Claude Tresmontant
Le problème de l’âme
Le problème de l’âme
La notion d''âme est-elle périmée, et relève-t-elle
du musée des antiquités?
Si le problème que soulève cette notion semble aujourd'hui si
confus, c'est qu'il est lié à une quantité de
traditions et de doctrines qui se sont mêlées à travers l'histoire de la
culture, depuis l'orphisme, le platonisme, le néo-platonisme, et les
spéculations gnos-tiques. L'anthropologie cartésienne a pris le relais de
l'anthropologie platonicienne. L'analyse aristotélicienne n'a guère été comprise pendant de longs siècles, sauf par
les aristotéliciens chrétiens du XIIIe siècle. La pensée biblique et
néo-testamentaire concernant la chair et l'esprit a été souvent mal
interprétée.
Dans une première partie, Tresmontant rappelle brièvement la structure et le contenu de ces
différentes traditions de pensée, en ce qui concerne l'âme et le
problème des rapports entre l'âme et le corps.
Dans une seconde partie, il aborde le problème pour lui-même : cette notion d'âme correspond-elle à
quelque chose de réel, que l'analyse positive retrouve, si elle procède
à partir de ce que nous savons aujourd'hui de l'organisme? Si l'âme est bien
quelque chose, une substance, peut-on espérer qu'elle a un avenir ? Qu'en
est-il du problème de l'immortalité, et du problème de la résurrection?
Ce sont ces problèmes que l'auteur aborde d'une manière qui,
sans aucun doute, dérange des habitudes intellectuelles.
Nous
avons déjà eu l'occasion, à plusieurs reprises, dans des travaux antérieurs,
d'aborder le problème de l'âme et celui des rapports entre l'âme et le corps.
Mais comme les personnes susceptibles de s'intéresser à ce problème de l'âme ne
se préoccupent pas forcément aussi de la pensée hébraïque ou du développement
de la pensée chrétienne dans les premiers siècles de notre ère, nous avons
résolu de reprendre le problème pour
lui-même, dans son ensemble, et de tenter de lui donner les
développements nécessaires.
Le problème de l'âme, comme celui de Dieu, et plusieurs
autres problèmes philosophiques fondamentaux, est très confus dans la tête de
nos contemporains, d'abord parce que cette idée d'âme remonte très haut et très
loin dans l'histoire de la pensée humaine; elle comporte des racines
manifestement mythologiques; mais aussi parce que dans cette notion se mêlent
des traditions de pensée radicalement différentes, des problématiques
hétérogènes.
Que la notion d'âme, comme la notion de dieu, comporte des origines manifestement mythologiques, cela
n'est pas douteux. Mais cela ne constitue pas une raison suffisante pour
reléguer avec mépris le problème de l'âme ou le problème de Dieu dans le
grenier, ou le musée, des idées humaines périmées, anachroniques, comme le font
avec beaucoup de suffisance la plupart des philosophes aujourd'hui régnants.
Car la notion de matière aussi comporte, dans l'histoire de la pensée humaine,
une origine mythologique, et la notion d'univers pareillement, et bien d'autres
notions dont nous nous servons tous les jours, par exemple l'idée de nombre,
l'idée de temps (Chronos était un
dieu...), l'idée même de raison. De ce que l'idée de matière, ou de monde,
comporte une préhistoire mythique, on ne déduit pas que la matière n'est qu'un
mythe, ou que le monde n'existe pas.
Il en va de même pour le problème de l'âme et celui de Dieu.
De ce que ces notions ont une origine pré-scientifique, on ne peut déduire que
ces notions ne correspondent à rien.
Il faudra examiner, à l'analyse, si, après correction des
thèmes en effet mythiques, il resite quelque chose de réel que l'on puisse
légitimement appeler " âme ", ou de tout autre nom, si le mot « âme »
dégoûte par trop certains de nos contemporains.
Nous aurions pu, bien sûr, éviter l'inconvénient qu'il y a à
mettre d'une manière provocante dans le titre même de notre travail ce mot d' «
âme » qui suscite la détestation de tant de nos contemporains. Nous aurions pu
appeler notre travail « le problème du psychisme ». Personne n'aurait trouvé
rien à redire. Mais qui ne sait que le mot français psychisme utilisé par les savants les plus respectables et les plus
positifs, vient du grec psuchè, que
les latins ont traduit par anima et
les français par âme ?
Nous avons donc négligé cette précaution inutile, d'autant
plus que notre travail n'est pas un ouvrage de psychologie expérimentale, ce
dont tout le monde reconnaît la légitimité
mais — ce que l'on déteste le plus aujourd'hui —, un essai de métaphysique, portant sur la question de
l'âme en tant que substance, et, ce qui est le comble, sur le problème de son
immortalité...
Dans une première partie, nous ferons un exposé, aussi bref
que possible, de l'histoire du problème de l'âme, de l'histoire de la notion
d'âme qui a connu, à travers les siècles et les philosophies, tant de
transformations. Cet exposé rétrospectif n'est pas inutile, car dans notre
inconscient intellectuel d'hommes du XXe siècle, nous véhiculons,
que nous le sachions ou non, des thèmes et des schèmes souvent très archaïques,
et toujours très mêlés, appartenant à des traditions de pensée différentes.
Pour tenter de faire l'analyse correcte du problème de l'âme, il faut d'abord
nous délivrer de ces thèmes archaïques, et pour cela, rien n'est plus efficace que de les mettre en pleine lumière.
Cet exposé historique, au gré des uns, sera trop long, parce
qu'ils connaissent cette histoire, ou bien, au gré des autres, trop bref, parce
que chaque notice est réduite au minimum indispensable, et que par ailleurs
nous n'avons pas prétendu être complet. Nous n'avons pas entrepris de raconter
en quelques dizaines de pages toute l'histoire de la pensée humaine du point de
vue du problème de l'âme. Nous nous sommes contenté de choisir quelques moments
importants, qui nous semblent caractéristiques, dans cette histoire.
Dans une seconde partie, nous abordons le problème de l'âme
pour lui-même, aujourd'hui, en fonction de nos connaissances actuelles, et nous
nous demanderons ce que l'on peut penser du problème de l'immortalité de l'âme
et de celui de la résurrection.
PREMIÈRE PARTIE
Puisque nous entreprenons des recherches au sujet de l'âme,
il est nécessaire que, tout en examinant
les difficultés dont nous aurons, au cours de notre marche, à trouver la
solution, nous recueillions les opinions de nos prédécesseurs qui ont fait
savoir quelque chose à son sujet, afin de prendre ce qui a été bien dit, et, si quelque chose n'est
pas bon, de le rejeter.
Aristote,
Traité
de l'âme, I, II, 403 b.
Comme l'écrit Mircea Eliade dans son beau livre sur le Chamanisme,
« il n'y a aucune chance de
retrouver où que ce soit dans le monde ou dans l'histoire, un phénomène
religieux « pur » et parfaitement « originaire »... Nulle part dans l'histoire
des religions on n'a affaire à des phénomènes « originaires »[1]... »
Nous prendrons la doctrine de l'âme à un moment donné, dans
un contexte historique donné. Nous prendrons un fil, ou une fibre, qui a sans
doute une longue histoire antérieure. Le thème par lequel nous commencerons est
important, car il commande encore pour une part les idées vagues et confuses
que nous avons, au XXe siècle, au sujet de l'âme.
On trouve, dans les Upanishad, l'idée d'une descente des âmes
individuelles dans les corps. Cette descente est une individuation. En réalité,
seul l'Un, l'Absolu, existe. L'existence individuelle est une illusion. Mais
l'entrée dans cette illusion cosmique, c'est l'individuation, et c'est la
descente dans les corps, l'ensomatose. Les âmes particulières résultent de
l'individualisation de Brahman. En s'individuali-sant en entrant dans les
corps, les âmes entrent aussi dans le règne du souci, de la préoccupation.
L'esprit, lorsqu'il entre dans un corps en naissant, se charge de maux. Lorsque
au contraire il sort du corps, il se
débarrasse des maux. Les corps sont comparables à des cruches, dans
lesquelles l'âme universelle est fragmentée,
à des forteresses dans lesquelles l'âme est emprisonnée. " O
Seigneur ! dans ce corps insubstantiel et puant, magma d'os, de peau, de
muscles, de moelle, de chair de sperme, de sang, de mucus, de larmes, de
chassie, d'excréments, d'urine, de bile et de phlegme, à quoi bon la
satisfaction des désirs ? Dans ce corps en proie au désir, à la colère, à la convoitise, à l'égarement, à la
crainte, à l'abattement, à la jalousie, astreint à la séparation d'avec
ce qu'on aime à l'union avec ce que l'on n'aime pas, à la faim, à la soif à la vieillesse, à la mort, à la maladie, à
la peine et aux autres misères, à quoi bon la satisfaction des désirs[2] ? "
Le sage se délivrera de ce corps " insubstantiel et
puant ", et il s'efforcera de se détacher des soucis et préoccupations qui
concernent le corps. Il fera, en sens inverse, le chemin qu'a parcouru l'âme
lorsqu'elle s'est individualisée : elle était passée du Tout au particulier; le
sage s'efforcera de passer du particulier, de l'individuel, au Tout. Lorsque les cruches sont détruites, les espaces
particuliers qui étaient limités par les cruches se retrouvent
nondivisés dans l'espace universel. De même, les âmes individuelles et
particulières, lorsque les corps sont détruits, se retrouvent dans l'âme
universelle. La sagesse, c'est de reconnaître que l'âme qui se croit, à tort,
individuelle, est en fait l'âme universelle, le
Brahman. Ainsi, la lune unique se reflète dans l'eau mobile en des
images multiples, qui ne sont qu'apparence. " Un Atman unique doit être
reconnu dans les états de veille, de rêve de sommeil profond... Unique il
demeure en effet, âme individuelle en chaque être, telle la lune reflétée dans
l'eau, il est vu un et multiple.
Comme, lorsque est détruite une jarre qui enferme de l'espace, la jarre est
détruite mais non l'espace, ainsi en est-il pour l'âme incorporée[3]...
Délivré des liens du corps, le sage reconnaît son
essence divine et retourne à son origine. Il sait désormais que tous les êtres
sont l'Un. La multiplicité est illusoire. Cela, l'Absolu, tu l'es toi aussi[4]. "
" C'est par la pensée seule qu'on peut voir ceci : il n
y a ici-bas aucune diversité. Il va de mort en mort celui qui croit voir
ici-bas de la diversité[5]." Au
contraire, celui qui reconnaît l'existence de l'Absolu unique sous les
apparences du multiple, celui-là est sauvé. Lorsque l'âme se présente au
passage de la mort, le Brahman l'interroge : Qui es-tu ? Il faut lui répondre :
" Tu es toi-même le Soi de chaque être. Ce que tu es, je le suis[6]. " "
Ce suprême Brahman, Atman universel, grande demeure de tout ce qui exifte, plus
subtil que le subtil, confiant, il est toi, en vente, et toi, en vérité, tu es
lui... Quand on a reconnu : Le Brahman, c'est moi-même", on est délivré de
tout lien[7]»...
En se délivrant de l'illusion de l'existence individuelle, en
se séparant, par l'ascèse, des liens du corps, on retourne à l'Absolu. De même
que les rivières perdent leur inatvi-dualité en parvenant dans l'océan ainsi en
est-il des âmes : "
Comme les rivières qui coulent disparaissent dans l'océan, perdant nom
et forme, de même ^celui qui sait, affranchi du nom et de la forme, accède à
l'Etre divin... Qui connaît ce suprême Brahman devient lui-même le Brahman. Il
passe outre la souffrance. Il passe outre le mal. Délivré des nœuds intérieurs,
il devient immortel[8]".
Ce même thème de la divinité originelle et ontologique de
l'âme, de sa descente dans des corps, de son exil ici-bas, et de son retour à sa
condition antérieure, par l'initiation et l'ascèse, se retrouve en Grèce, au VIe
siècle avant notre ère, dans une nouvelle religion qui se manifesta par la
fondation des communautés orphiques. La patrie originelle de ces communautés
fut peut-être l'Attique, mais elles se répandirent rapidement en Italie du Sud
et en Sicile. Les poèmes qui contenaient la théologie des communautés orphiques
étaient attribués au Thrace Orphée[9].
On connaît la légende de Dionysos-Zagreus, le fils de Zeus et de Perséphone. Zeus avait confié à
Dionysos l'empire du monde. Poussés par Héra, les méchants Titans,
ennemis de Zeus, s'attaquent à Dionysos, et finissent par le tuer alors qu'il a pris la forme d'un taureau. Ses
ennemis le mettent en pièces et le dévorent. Athéna réussit à leur
soustraire le cœur de leur victime. Zeus l'avale pour donner naissance au
" nouveau Dionysos ". Pour punir les Titans de leur crime, Zeus les
frappe de sa foudre. Des cendres des Titans abattus est issu le genre humain,
dans la nature duquel l'élément titanique est ainsi mêlé à l'élément
dionysiaque. Les Titans représentent le principe du mal, et Dionysos le
principe du bien.
" Ce qui caractérisait les Orphiques, et leur production
littéraire, c'était, écrivait E. Rohde, l'alliance de la religion et d'une
spéculation semi-philosophique... C'était la spéculation qui occupait la place
essentielle[10]...
"
" Si la légende plonge ses racines dans l'ancienne et
sauvage coutume des Thraces, elle appartient au cercle de la pensée grecque par
son développement tout entier, et ce n'est que par cette union des deux
éléments qu'elle est orphique. Les méchants Titans appartiennent à l'antique
mythologie grecque. Devenus ici les meurtriers du dieu, ils représentent le
principe du mal. Ils mettent l'Un en mille pièces; par le crime, la divinité
une se perd dans la pluralité des créatures de ce monde[11]."
L'homme actuel est composé de l'élément titanique et de
l'élément divin, dionysiaque. Il doit se séparer, se libérer de l'élément
titanique pour retourner pur auprès du dieu dont une parcelle vit en lui.
L'homme doit se libérer des liens du corps, dans lequel l'âme est enfermée
comme dans une prison. L'âme a un long chemin à parcourir pour se délivrer de
cette incorporation. Elle n'a pas le droit de délier elle-même ses propres
liens par la violence, par le suicide, et la mort naturelle n'est pas la
libération définitive, car l'âme insuffisamment purifiée doit entrer de nouveau
dans un corps. Le kuklos tes geneseôs, c'est cette nécessité imposée à l'âme
de recommencer le cycle de l'ensomatose.
La seule espérance de salut, la seule
possibilité d'échapper finalement au
triste cycle des réincarnations, c'est l'initiation orphique et
l'ascèse. Il faut se délivrer de tout ce qui rattache l'âme, parcelle de la
divinité, au corps dans lequel cette parcelle est exilée. En particulier, les
adeptes de l'orphisme s'abstenaient de manger de la viande. Pour expier une
faute commise dans une vie antérieure, l'âme a été bannie dans le corps.
L'existence corporelle, physique, terrestre, est un châtiment. Le salut, c'est de se délivrer de cette vie corporelle elle-même.
Lorsque l'âme, par l'initiation orphique et par l'ascèse, s'est purifiée de
tout attachement au corps, elle est aussi
affranchie de la nécessité d'entrer de nouveau, après la mort, dans un
corps. Elle est délivrée de la nécessité de la réincarnation[12].
Pythagore, né entre 590 et 570 dans
l'île de Samos, fonda un ordre religieux. Dans cet ordre,
on enseignait aussi la doctrine de la transmigration des âmes. Nous sommes dans
ce monde des étrangers. L'âme est dans le corps comme dans un tombeau.
Cependant nous ne devons pas chercher à nous délivrer de l'existence corporelle
par le suicide, car nous sommes le troupeau de Dieu. Il est notre berger et
nous n'avons pas le droit de nous échapper sans son ordre. L'âme est astreinte
à des réincarnations multiples, jusqu'à ce qu'elle parvienne à se dégager de
cette nécessité. L'âme a été précipitée jadis des hauteurs où habitent les
dieux. Elle a été enfermée pour son châtiment dans cette " geôle "
qu'est le corps. L'âme est même parfois astreinte à s'incorporer dans un
animal. Le salut réside dans l'initiation et l'ascèse par laquelle nous
délivrons notre âme de cette souillure qu'est le corps.
Voici comment E. Rohde résume la doctrine pythagoricienne de
l'âme : " L'âme de l'homme, envisagée ici de nouveau comme le double du corps visible et de ses énergies, est
un être démoniaque immortel, précipité jadis des hauteurs où habitent les
dieux, et enfermé pour son châtiment dans la " geôle " du corps. Elle
n'a, avec ce dernier, aucun rapport intérieur; elle n'est pas ce qu'on pourrait
appeler la personnalité de tel ou tel homme visible : n'importe quelle âme
anime n'importe quel corps. Quand la mort la sépare du corps, elle doit, après
avoir passé quelque temps dans l'Hadès pour s'y purifier, revenir dans le monde
supérieur. Les âmes voltigent, invisibles, autour des vivants; dans les grains
de poussière qui s'agitent à travers les rayons de soleil, les Pythagoriciens
voyaient flotter des " âmes ". L'air est rempli d'âmes. Mais, arrivée
sur la terre, l'âme doit se chercher un nouveau corps, et cela un grand nombre
de fois. Elle accomplit ainsi un long
voyage à travers des corps d'hommes et d'animaux. D'antiques légendes
racontaient que Pythagore lui-même avait conservé le souvenir des précédentes
incarnations de son âme, et qu'il en parlait pour instruire et exhorter ses fidèles... Les conditions de la
nouvelle incarnation et le contenu de la nouvelle vie sont déterminés
par les aétions qui ont signalé la vie précédente. Ce que l'âme a fait alors,
elle doit le subir maintenant, redevenue l'homme... Le but dernier (de la
morale et de l'ascèse pythagoricienne) était de la soustraire complètement à
cette vie terrestre et de lui rendre une existence libre et divine[13]. "
Empédocle d'Agrigente, en Sicile, eut
son akmê vers 444. Ce
fut un homme politique, mais aussi un maître religieux Empédocle se fit
l'apôtre de cette nouvelle religion qui s'efforçait de délivrer l'homme du
triste cycle lassant des réincarnations.
Les thèses d'Empédocle sont très proches de celles que l'on
trouve exprimées dans la tradition brahmanique. Il n'existe pas, nous dit un
des fragments conservés, de genèse, de phusis, pour rien de ce qui est
périssable, pas plus que disparition dans la funeste mort, mais
seulement un mélange et une modification de ce qui a été mélangé. Le terme de
genèse, de création, de pbusis, n'est
qu'une appellation forgée par les hommes[14].
Ce sont des êtres puérils, ceux qui s'imaginent que peut
naître ce qui n'existait pas, ou que quelque chose peut entièrement périr et
être totalement détruit[15]. L'Un, qui est
l'Être, vit une vie rythmique : expansion et contraction, dispersion et retour
à soi. La naissance apparente des êtres, c'est le moment de la division et de la dispersion. La mort, le moment du
retour à l'Un, de la concentration. Le principe de la dispersion, c'est la
haine. C'est lui qui est responsable de la multiplicité des êtres. Le principe
du retour à l'Un, c'est l'amour. Il résorbe la multiplicité. " Je vais
annoncer deux choses : tantôt, en effet, l'Un grandit, jusqu'à demeurer seul, à
partir du multiple, Tantôt il se divise à nouveau et de l'Un surgit le
multiple... Tantôt tout se réunissant dans l'Un grâce à l'amour, tantôt chaque
élément étant emporté séparément par la répulsion de la haine. Ainsi, pour
autant que l'Un est accoutumé à naître du
multiple, et qu'inversement le multiple surgit de la dissolution de
l'Un, dans cette mesure ils naissent et leur vie n'est pas immuable.
" Mais dans la mesure où l'éternel
échange ne prend jamais fin, dans cette mesure ils
demeurent toujours immuables à travers ce cycle... Tantôt l'Un grandit à partir
du multiple jusqu'à demeurer seul, tantôt il se divise à nouveau et de l'Un
surgit le multiple : le feu, l'eau, la terre[16]... "
L'âme humaine n'est pas créée. Elle ne commence pas
réellement d'exister. Elle préexistait au sein de l'unité originelle. Le sage
est celui qui sait qu'il est d'essence divine : "Je marche parmi vous en
dieu incorruptible, affranchi de la mort à jamais[17]. "
Mais il y a eu, une chute, une catastrophe. " De quels
honneurs, de quels sommets de félicité suis-je tombé[18]... "
L'âme est tombée dans ce monde de la douleur et du souci : " Nous sommes
arrivés dans cette caverne ouverte[19]... " A la
naissance, si le nouveau-né crie, c'est qu'il souffre de cette chute : "
Je pleurai et je criai en voyant ces lieux auxquels je n'étais pas accoutumé[20]. " Le
corps est pour nous comme un revêtement, qui nous est étranger : " En les
revêtant d'un vêtement de chair qui leur est étranger[21]... "
Empédocle, comme les pythagoriciens,
professe la réincarnation ou métensomatose : " Car moi, en effet,
j'ai été déjà un garçon, une fille, une plante, un oiseau et un muet poisson
qui bondit hors de la mer[22]... "
Lorsque l'homme mange une bête, il commet un crime abominable puisqu'il s'en
prend à une âme réincarnée : " N'allez-vous pas cesser ce meurtre à
odieuse clameur? Ne voyez-vous pas que vous vous dévorez les uns les autres[23]... ? " La
réincarnation, la transmigration des âmes, est la conséquence nécessaire du
péché des âmes insuffisamment purifiées, le châtiment des crimes commis dans une existence antérieure : " Il existe un
oracle de la nécessité, des dieux, décret ancien, éternel, scellé par de
puissants serments : si jamais quelqu'un souille criminellement ses mains par
un meurtre, celui également qui, dans la
haine, a failli en jurant de faux serments, ceux-là, parmi les démons
qui ont obtenu très longue vie, doivent errer trois fois dix mille saisons loin
des bienheureux, naissant sous toutes les formes des mortels dans le cours du
temps, échangeant un dur sentier de vie contre un autre. Car la puissance de l'air les chasse dans la mer
et la mer les vomit sur le seuil de la terre, la terre à son tour dans
les rayons du brillant soleil, et celui-ci enfin les rejette dans le tourbillon
de l'air. L'un les reçoit de l'autre, mais tous les ont en horreur. Et moi, je
suis maintenant l'un d'eux, vagabond banni de chez les dieux, ayant mis ma
confiance en la haine furieuse[24]. "
" Empédocle d'Agrigente, écrit Rohde, n'appartenait pas
à l'école pythagoricienne, dont la communauté était déjà dissoute à l'époque où
il vivait; mais ses opinions sur l'âme de l'homme, sur ses destinées et sur ses
devoirs, se rapprochent tellement des
dogmes pythagoriciens qu'on ne peut mettre en doute l'influence de ces
derniers sur la formation de cette partie de sa doctrine[25]. "
Il n'est pas question, cela va sans dire, d'entreprendre ici
un exposé de l'anthropologie platonicienne, dans sa complexité et son
évolution. Nous rappelons simplement l'un des thèmes qui ont le plus marqué la
pensée philosophique et religieuse ultérieure. Nous en trouverons l'expression par exemple dans les pages célèbres du Phédon où Socrate expose sa
conception de la philosophie, de la mort et des rapports entre l'âme et le
corps : " Quiconque s'attache à la philosophie au sens droit du terme, les
autres hommes ne se doutent pas que son unique occupation, c'est de mourir, et
d'être mort[26]
! "
Socrate
poursuit par une définition de la mort : La mort " n'est rien autre chose,
n'est-ce pas, que la séparation de l'âme
d'avec le corps, τήν
τής φυχής άπο
του σώμάτος
άπάλλάγήν. Être mort, c'est bien ceci : à part de l'âme et séparé d'elle, le corps s'est isolé en lui-même;
l'âme, de son côté, à part du corps et séparée de lui, s'est isolée en elle-même ? La mort, n'est-ce pas, ce n'est rien
d'autre que cela[27]
? "
Nous verrons, lorsque nous reprendrons l'analyse du problème,
qu'en réalité la mort n'est pas la séparation de " l'âme " d'avec
" le corps ", mais la séparation d'un principe d'information, qu'on
peut appeler " âme " si l'on veut, d'avec la matière qu'elle
informait, pour constituer un corps vivant. Lorsque l'âme s'en va et se sépare,
il ne reste pas un " corps ", mais, ce qui est très différent, un
cadavre, c'est-à-dire un tas de matière qui avait été informé et qui ne l'est
plus, car il se décompose.
On peut, bien entendu, si on le veut, appeler " corps
" cette matière qui avait été informée, ou qui est informée dans
l'organisme vivant. Mais dans ce cas il y a un grave inconvénient à désigner
par le même terme " corps ", d'une part la matière qui a été
informée, ou la matière à part le principe d'information qui l'anime, et,
d'autre part, comme cela se fait dans le
langage courant, le corps vivant, c'est-à-dire la totalité informée, la
matière animée, en somme l'homme vivant et concret lui-même. Il n'est pas
possible de désigner du même nom ce qui est composé, la matière, et la
composition tout entière, âme et matière, telle qu'on la voit dans l'organisme
vivant.
Les préoccupations du philosophe, poursuit Socrate, " ne
vont pas à ce qui concerne le corps, peri
to sôma, mais au contraire, dans la
mesure où il le peut, elles s'en détachent, et c'est vers l'âme, pros tèn
psuchèn, qu'elles sont tournées[28] ". Le philosophe se manifeste
" lorsqu'il délie le plus possible l'âme de la communauté avec le corps[29]".
On voit que, dans l'anthropologie qui s'exprime par ces
textes, " l'âme " et " le corps " sont deux choses, deux
réalités, ou deux substances bien distinctes.
Ensuite, Socrate expose ce qui se passe pour l'actte de
connaissance. " Et maintenant, pour ce qui est de posséder proprement
l'intelligence, le corps, dis-moi, est-il, oui ou non, une entrave, si dans la
recherche on lui demande son concours ?... Est-ce que quelque vérité est
fournie aux hommes par la vue aussi bien que par l'ouïe, ou bien, là-dessus au
moins, en est-il comme les poètes nous le ressassent sans trêve, et
n'entendons-nous, ne voyons-nous rien exactement? Pourtant si parmi les
sensations corporelles celles-là sont sans exactitude et incertaines, on ne
saurait attendre mieux des autres, qui toutes en effet sont, je pense,
inférieures à celles-là... Quand donc, reprit Socrate, l'âme atteint-elle la
vérité ? D'un côté, en effet, lorsque c'est avec l'aide du corps qu'elle
entreprend d'envisager quelque question, alors, la chose est claire, il l'abuse
radicalement... N'est-ce pas par conséquent dans l'acte de raisonner que l'âme,
si jamais c'est le cas, voit à plein se manifester à elle la réalité d'un
être?... Et sans doute raisonne-t-elle au mieux, précisément quand aucun trouble
ne lui survient de nulle part, ni de l'ouïe, ni de la vue, ni d'une peine, ni
non plus d'un plaisir, mais qu'au contraire elle s'est le plus possible isolée
en elle-même, envoyant promener le corps, et quand, brisant autant qu'elle peut
tout commerce, tout contact avec lui, elle aspire au réel[30]. "
C'est le corps " qui trouble l'âme et l'empêche
d'acquérir vérité et pensée, toutes les fois qu'elle a commerce avec lui[31]". "
Aussi longtemps que nous aurons notre corps et que notre âme sera pétrie avec
cette chose mauvaise, jamais nous ne posséderons en suffisance l'objet de notre
désir[32]. "
" Inversement, si nous devons jamais savoir purement
quelque chose, il nous faudra nous séparer de lui et regarder avec l'âme en
elle-même les choses en elle-même... Pendant le
temps que peut durer notre vie, c'est ainsi que nous serons, semble-t-il,
le plus près de savoir, quand le plus possible nous n'aurons en rien avec le
corps société ni commerce à moins de nécessité majeure, quand nous ne serons
pas non plus contaminés par sa nature, mais que nous serons au contraire purs
de son contact, et jusqu'au jour où le dieu aura lui-même dénoué nos liens.
Étant enfin de la sorte parvenus à la pureté parce que nous aurons été séparés
de la démence du corps, nous serons vraisemblablement unis à des êtres pareils
à nous[33]... "
On le voit, une anthropologie qui pose que l' " âme
" est une chose, et " le corps " une autre, une anthropologie
qui de plus considère l'union du " corps " et de " l'âme "
comme une souillure et une impureté, qui considère le " corps " comme
la source de tous nos déboires, de toutes nos illusions et de toutes nos
erreurs, une telle anthropologie,
évidemment, aura tendance à considérer que la connaissance authentique
ne peut s'atteindre qu'en se séparant de la connaissance sensible, et donc
expérimentale. Une telle théorie de la connaissance aura tendance à privilégier
les opérations intellectuelles purement
spéculatives, aux dépens de la prise de connaissance sensible du monde
extérieur. C'est cette tendance que nous retrouverons développée chez Descartes
et chez Malebranche. La métaphysique, conçue
comme exercice a priori de
l'intelligence qui ne prend pas la peine de se fonder sur l'expérience
sensible, est le résultat d'une telle anthropologie.
Socrate revient à ce qu'il disait de la
mort, et maintenant il fait allusion à la doctrine de
l'orphisme : " Mais une purification, n'est-ce pas en fait justement ce
que dit l'antique tradition? Mettre le plus possible l'âme à part du corps,
l'habituer à se ramener, à se ramasser sur elle-même en partant de chacun des
points du corps, à vivre autant qu'elle peut, dans les circonstances actuelles
aussi bien que dans celles qui suivront, isolée et par elle-même, entièrement détachée du corps comme si elle l'était de ses
liens ?... N'est-il pas vrai que le sens précis du mot " mort
" c'est que l'âme est détachée et mise à part d'un corps ?... L'objet
propre de l'exercice des philosophes est même de détacher l'âme et de la mettre
à part du corps[34]...
"
"
Toute âme est immortelle[35]. " L'âme
est un principe, άρχή. A ce titre, elle est quelque
chose d'inengendré, άγενητου[36]. " Puisqu'elle est
inengendrée, elle est aussi nécessairement
incorruptible, άδίάφθορον [37]. Pas plus qu'il ne peut être détruit, ce principe qu'est l'âme ne peut
avoir commencé d'exister, τουτο
δέ οϋτ
άπόλλυσθάί
ουτέ γίγνέσθάί
δυνάτον[38].
" Lorsque l'âme est parfaite et ailée, elle chemine dans
les hauteurs et administre le monde entier; quand au contaire elle a perdu ses ailes, elle est entraînée
jusqu'à ce qu'elle soit saisie de quelque chose de solide; elle y établit sa
résidence, elle prend un corps de
terre... Ce qu'on a appelé un vivant, c'est cet ensemble d'une âme et
d'un corps solidement ajusté[39]... "
L'âme est par nature d'essence divine, et immortelle. Mais il
y a eu une chute de l'âme, une descente dans les corps matériels. Cette
descente est une faute. Et si l'âme n'est pas suffisamment purifiée, elle est
condamnée à se réincarner dans d'autres corps, conformément à ses options
profondes, qui se sont manifestées au cours d'existences terrestres
antérieures, et qui se manifestent dans le choix que l'âme fait de tel ou tel
corps.
" Toute âme qui, en faisant partie du cortège d'un dieu,
a eu quelque vision des réalités véritables, est jusqu'à la révolution suivante
exempte d'épreuve, et, si toujours elle est capable de réaliser cette
condition, à toujours elle est exempte de dommage; quand au contraire, faute
d'avoir été capable de suivre docilement,
elle ne voit point; quand par l'effet de quelque disgrâce, comblée
d'oubli et de perversion elle s'est
alourdie; que s'étant ainsi alourdie, elle a enfin perdu son plumage et
gît sur la terre, c'est alors une loi qu'elle n'aille s'implanter en aucune
sorte de bête dès la première génération; mais que celle qui aura eu la plus
copieuse vision aille s'implanter dans la semence d'un homme appelé à devenir
ami du savoir ou ami de la beauté[40]... "
Dans le xe Livre de la République, Platon expose de nouveau la
liberté du choix que fait l'âme de sa destinée corporelle : " Proclamation
de la vierge Lachésis, fille de la Nécessité. Ames éphémères, vous allez
commencer une nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle. Ce n'est
pas un génie qui vous tirera au sort, c'est vous qui allez choisir votre
destin... Chacun est responsable de son choix, la divinité est hors de cause[41]."
Comme l'écrit justement le père Festugière, dans l'œuvre de
Platon " il est aisé de discerner un double mouvement. Il y a d'abord,
c'est le plus apparent, un mouvement dualiste. Au monde de l'intelligible,
immuable et divin, s'oppose radicalement le monde du sensible, où tout change
et se corrompt. L'âme est enchaînée dans le corps comme dans une prison. Par
suite, tout l'effort du sage consiste à se délivrer du corps... Mais il y a un
autre platonisme, celui des derniers écrits,
du Timée et des Lois. Dans ces écrits, il n'y a plus opposition radicale du
sensible à l'intelligible. Le monde concret est relié aux idées par
l'intermédiaire de l'âme[42]... "
Au IIIe siècle de notre ère
déjà, Plotin avait relevé cette double tendance; à propos de la
doctrine de l'âme précisément :
" Il nous reste le divin Platon qui a dit sur l'âme
beaucoup de belles choses; en plusieurs endroits de ses traités, il a parlé de
sa venue en ce monde, et nous avons l'espoir d'en tirer quelque chose de clair.
Que dit donc ce philosophe? Il apparaîtra qu'il ne dit pas toujours la même
chose, de manière qu'on puisse voir facilement son intention. Mais toujours il
garde le mépris du sensible et reproche à l'âme son union avec le corps; il dit
qu'elle est dans une prison, qu'elle est en lui comme en un tombeau et que,
dans les mystères, on prononce une grande parole, en disant que l'âme est en
prison. La caverne, chez lui, comme l'antre chez Empédocle, signifie, me
semble-t-il, notre monde, où la marche vers l'intelligence, dit-il, est pour
l'âme la délivrance de ses liens et
l'ascension hors de la caverne. Dans le Phèdre,
la perte de ses ailes est la cause de son arrivée ici-bas; elle remonte ; puis l'achèvement de la période la ramène
ici. Ce sont des jugements, ou un
tirage au sort, ou un hasard, ou une nécessité qui envoient ici d'autres âmes. Ainsi d'après tous ces passages, la venue de l'âme dans le corps est chose
répréhensible. " Mais, parlant dans le Timée de l'univers visible, il fait l'éloge du monde et déclare
qu'il est un dieu bienheureux; l'âme est un don de la bonté du démiurge,
destiné à mettre l'intelligence dans l'univers; car il faut qu'il ait l'intelligence; mais cela n'est pas possible s'il n'a une
âme. C'est pourquoi l'âme de
l'univers a été envoyée en lui par Dieu, ainsi que l'âme de chacun de
nous, afin que l'univers fût parfait[43]... "
On sait, depuis les travaux de W. Jaeger et de F. Nuyens, que
" dans la première partie de sa vie, Aristote a fait sienne la conception
dualiste et platonicienne des relations entre l'âme et le corps... L'âme
préexiste au corps... L'étude des phénomènes psychophysiques amènera finalement
Aristote à nier cette préexistence, ou,
plus exactement, à la limiter au vouç qu'il place en dehors de la sphère des
phénomènes psycho-physiques et qui, dit-il, n'a " rien de corporel
". Une fois que l'âme, à un moment donné de son existence, a été unie au
corps, elle mène une vie qui est en opposition avec son essence propre (πάρά
φυσιν). Ce n'est qu'en
se libérant du corps qu'elle met fin à cette existence en partie double et peut
continuer sa véritable vie. Encore une idée à laquelle Aristote renoncera plus
tard dans la mesure où elle s'applique à l'âme, mais qui reparaîtra dans ses
vues concernant le νοΰς[44] ".
Dans un dialogue de jeunesse dont il ne nous reste que quelques fragments, l'Eudème ou de l'âme, Aristote exposait en effet au sujet de
l'âme les thèses orphiques et platoniciennes que nous avons rappelées : l'âme
préexistait au corps; elle vit maintenant dans le corps comme dans une prison;
la mort est une délivrance, un retour " à la maison ", l'âme vit en
exil; à la mort, elle commence à nouveau à vivre de sa vie propre[45].
Proclus, dans son Commentaire de la République de
Platon, nous a conservé un autre fragment de ce dialogue perdu
d'Aristote. " Le divin Aristote, écrit Proclus, nous apprend aussi pour
quelle raison l'âme, venant de l'autre monde dans celui-ci, oublie ce qu'elle a
contemplé là-haut, tandis que, ayant quitté cette vie, elle se rappelle parfaitement
dans l'au-delà ce qu'elle a éprouvé sur cette terre... La vie sans le corps,
pour les âmes, est conforme à leur nature, xaxà «puaiv, elle est comparable à
la santé, tandis que la vie dans les corps,
en tant qu'elle est contre nature, rcapà cpùaiv, est comparable à la
maladie. Car vivre là-bas est pour les âmes conforme à leur nature, vivre
ici-bas, contraire à leur nature. En sorte qu'il n'est pas étonnant si, venant
ici-bas, elles oublient les choses de là-haut, tandis que, quittant ce monde
pour un monde supérieur, elles gardent le souvenir des choses d'ici-bas[46]. "
Saint Augustin, par l'intermédiaire de l'Hortensius de Ciceron, et Jamblique, nous ont conservé un fragment
d'un autre dialogue perdu d'Aristote, le Protreptique.
Dans ce dialogue, Aristote exprimait l'idée orphique que nous sommes nés dans cette condition corporelle à cause
de crimes commis dans une existence antérieure et supérieure. Notre
condition actuelle est semblable à celle que les Étrusques infligeaient à leurs
prisonniers : ils attachaient leurs captifs vivants à des cadavres. Ainsi nos
âmes sont unies à des corps comme des vivants à des morts[47].
Il n'est pas nécessaire que nous suivions le développement de
la pensée d'Aristote en ce qui concerne le problème de l'âme et du corps : le
travail a été fait par François Nuyens. Ce qu'il importe de souligner ici,
c'est qu'Aristote, en adoptant la méthode expérimentale en philosophie,
s'est trouvé conduit à critiquer puis à éliminer le vieux mythe orphique de
la divinité originelle, de la préexistence
et de la chute des âmes dans des corps supposés mauvais. Nous verrons
que, peut-être, il est encore resté quelque chose à Aristote de cette antique
mythologie, à propos de la doctrine du nous,
mais, en gros, la révolution était faite. Il nous suffira de pousser jusqu'au bout l'analyse, sur des bases
expérimentales, conformément à la méthode inaugurée par Aristote, pour
nous délivrer complètement du mythe orphique.
La pensée ultime d'Aristote concernant le problème de l'âme
se trouve dans son Traité de Pâme, qui
date de la fin de sa vie.
Conformément à sa méthode habituelle, Aristote commence par étudier, et critiquer, les doctrines de
ses prédécesseurs. Puis il passe à l'exposé de sa propre pensée.
L'âme est quelque chose comme un principe des êtres vivants, οιον
άρχη των ζωων[48].
Jusqu'à présent, note Aristote, ceux qui ont traité de l'âme
et fait des recherches à son sujet, semblent s'être attachés seulement à
examiner l'âme humaine. Or il faut reconnaître qu'il existe aussi un psychisme
animal. N'y a-t-il qu'une seule
définition du psychisme, comme il y a une seule définition du vivant ? Ou bien
la définition de l'âme est-elle différente pouf chaque espèce vivante, pour le
cheval, pour le chien, pour l'homme ? Aristote, à l'encontre du point de vue
qui sera celui de Descartes, montre qu'il existe une psychologie animale, un
psychisme animal. Mais il précise que, pour
chaque espèce, la nature de ce psychisme est différent, selon le degré
d'organisation[49].
Aristote développe ce point aussi dans
son Histoire des animaux :
" Car il y a, dans la plupart des autres êtres vivants
aussi, des traces de caractères qui concernent l'âme, caractères qui, chez les
hommes, comportent des différences plus manifestes... Pour certains de ces
caractères, la différence entre l'homme et l'animal n'est qu'une différence de
degré; les uns sont plus marqués chez l'homme, d'autres chez les animaux.
D'autres traits, au contraire, n'ont entre eux qu'une relation d'analogie. A
l'instar de l'art, de la sagesse, de l'intelligence de l'homme, il y a chez
certains animaux une aptitude naturelle qui présente quelque ressemblance avec
ces qualités humaines. Ce qu'on vient d'exposer apparaît de façon évidente
quand on considère ce qui est propre à l'enfance. On peut voir, en effet, chez
les enfants, comme les traces et les germes des dispositions qui seront les
leurs plus tard; or l'âme de l'enfant, à cet âge, ne diffère pour ainsi dire en
rien de l'âme des animaux; en sorte qu'il n'y a rien de déraisonnable à ce que
certains caractères soient, les uns, identiques, d'autres fort ressemblants,
d'autres enfin analogues chez les autres vivants[50]. "
Aristote n'a bien entendu pas connu ni même pressenti la
notion moderne d'évolution biologique. Mais certaines de ses remarques
s'intègrent tout naturellement dans une perspective évolutive toute moderne :
" Toujours, en effet, le terme postérieur contient en puissance le terme
antérieur, qu'il s'agisse des figures ou des êtres animés : par exemple le
quadrilatère contient le triangle, la faculté sensitive contient la faculté
nutritive. Il faut donc pour chaque type d'être vivant se demander quelle sorte
d'âme lui appartient en propre : ainsi
quelle est l'âme propre à la plante, à l'homme, à la bête. Pour quelle
raison les différentes âmes sont-elles ainsi disposées en série[51]... "
En langage moderne, cela se traduirait : dans le message
génétique d'une espèce plus évoluée, et donc plus récente, nous retrouvons des
" informations " élaborées pour des espèces moins évoluées, donc
antérieures. L'homme, le dernier apparu, contient dans ses gènes, dans sa
" bibliothèque " chromosomique, des " chapitres " qui
concernent les poissons, les batraciens, etc. C'est ainsi que l'embryon humain
manifeste dans son développement des étapes qui rappellent le développement
historique de l'évolution biologique.
Aristote le naturaliste n'a pas dissocié l'homme de la
nature, l'homme du règne animal. Il a aperçu des analogies, des parentés. En cela il est plus moderne,
incomparablement, que son adversaire du XVIIe siècle de notre
ère, René Descartes.
En ce qui concerne la doctrine orphique et pythagoricienne de
l'âme et du corps, reprise par Platon, Aristote soulève une critique qui sera
valable aussi bien contre l'anthropologie de Descartes et celle de Malebranche
: cette théorie dualiste de l'âme et du corps ne nous explique pas pourquoi
l'âme est unie au corps. On nous raconte, il est vrai, le mythe de la chute de
l'âme dans le corps, mais précisément ce mythe comporte une absurdité interne,
car il présuppose que n'importe quelle âme peut descendre dans n'importe quel
corps. Or chaque corps, appartenant à chaque espèce vivante, a une structure,
une conformation particulière. On ne peut
pas imaginer que n'importe quelle âme descende
dans n'importe quelle organisation : " Voici encore une absurdité
entraînée par cette doctrine et par la plupart de celles qui traitent de l'âme : c'est qu'elles unissent et placent l'âme
dans le corps, sans préciser en rien la raison de cette union, ni comment le
corps se maintient. Pourtant il peut sembler
qu'une telle explication soit indispensable : car c'est en vertu de leur
communauté que l'une agit et que l'autre pâtit, que l'un est mû et l'autre
meut; aucune de ces relations réciproques n'est fortuite. Or ces philosophes
s'efforcent seulement d'expliquer la nature de l'âme, mais, en ce qui concerne
le corps qui la recevra, ils n'apportent aucune détermination supplémentaire : comme s'il était possible que, conformément
aux mythes pythagoriciens, une âme quelconque pût revêtir un corps quelconque.
Il semble bien que chaque corps possède une forme et une figure qui lui est
propre...[52] "
Aristote fait aussi la critique du mythe selon lequel le
psychisme serait présent dans l'univers entier, dans la matière non organisée :
" Il y a aussi certains philosophes pour qui l'âme est mélangée à
l'univers entier; et de là vient peut-être
que Thaïès a pensé que tout était plein de dieux. — Mais cette opinion
soulève certaines difficultés : pour quelle raison, en effet, l'âme, quand elle
est présente dans l'air ou dans le feu, ne
forme-t-elle pas un animal... Que l'on réponde d'une manière ou de
l'autre, on aboutit à une absurdité et à un paralogisme. Car soutenir que le
feu ou l'air est un animal, c'est là une opinion des plus paradoxales, et
refuser, par contre, le nom d'animal à ce qui contient une âme est une
absurdité[53].
"
Au deuxième livre de son Traité de l'âme, Aristote expose sa propre
doctrine de l'âme. Il part de l'analyse qu'il a faite auparavant, dans d'autres
traités, en particulier dans ceux qui ont
pris place dans cet ensemble que leur éditeur a appelé "
Métaphysique ", analyse qui porte sur les genres de l'être, ou de l'étant.
" L'un des genres de l'être est, disons-nous, la substance, ουσίά; or la substance, c'est, en un premier sens, la matière, ϋλη, c'est-à-dire ce qui par soi,
n'est pas un être
déterminé, τοδε τι; en un second sens, c'est la
forme et l'idée, μορφη,
είδοζ, suivant
laquelle, dès lors, la matière est appelée un être déterminé; et, en un
troisième sens, c'est le composé de la matière et de la forme. Or la matière
est puissance, et la forme est acte, η μεν
ϋλη δυνάμιζ, το
δ'είδοζ
εντελεχειά [54]. "
Aristote part d'un fait d'expérience : dans la nature, les
êtres sont composés. Tous les êtres sont composés, que ce soient les êtres naturels,
plantes ou animaux, ou les objets fabriqués par l'homme. On peut toujours
distinguer ce qui entre dans une composition, la multiplicité des éléments
matériels intégrés, et la forme ou la structure qui unifie et intègre ces
éléments dans l'unité d'un organisme vivant, ou d'un objet fabriqué par
l'homme. La différence, c'est que dans le cas des êtres naturels, le principe
d'information est immanent, tandis que dans le cas des objets fabriqués par
l'homme, il est extrinsèque.
Aristote appelle matière, ce qui est capable d'entrer dans
une composition, dans une synthèse, dans une structure, — que cette synthèse, d'ailleurs, soit physique ou seulement intellectuelle.
Car il existe aussi, Aristote nous le dit[55], une matière
des réalités non sensibles. Ainsi les mots, les syllabes, les lettres, sont la
matière d'un discours. Toute multiplicité, quelle qu'elle soit, qui entre dans
une composition, est une matière.
On le voit, pour Aristote, la matière
n'est pas, comme plus tard pour
Descartes, une chose, res, mais une
fonction : la fonction d'être intégré dans une composition.
Et c'est pourquoi aussi, comme le dit encore Aristote, la matière est un relatif, τών
πρόζ τι η ΰλη[56]. En effet, prenons notre exemple dans notre langage moderne : les atomes qui sont intégrés dans cette composition qu'est une
molécule géante, sont matière, par rapport à cette composition. Mais en
eux-mêmes, chacun d'eux est déjà structure. Car il n'y a rien, dans la nature,
qui ne soit structuré. Les molécules qu'étudie le biochimiste, à leur tour,
vont être matière par rapport à cette synthèse supérieure qu'est la cellule. Et
ainsi de suite. Nous allons, dans l'analyse des réalités naturelles, de
composition en composition supérieure qui intègre les compositions précédentes.
La nature biologique, l'être vivant, est une composition de compositions, forme
de formes, structure de structures, comme l'écrira un commentateur d'Aristote, Alexandre d'Aphrodise : είδος
γάρ πως είδων
γίνετάι το
τοιοΰτον είδος[57].
Un général prussien, ou autre, pourra considérer qu'une
multiplicité d'hommes constitue le " matériel " humain de son
régiment. Oubliant l'information propre à chacun des êtres humains, oubliant
l'originalité propre à chacun d'eux, il fera
le décompte des " éléments " de cet ensemble, comme si c'étaient
des pièces : tausend Stück.
On sait que, dans les guerres
coloniales récentes, lorsqu'on voulait justifier à ses propres yeux l'acte qui
consistait à tuer des hommes du Vietnam ou de l'Algérie, on commençait
par les transformer, par le langage, en matière
: " casser du Viet ", " crever du raton ".
On ne trouve nulle part, dans la nature, de réalité qui ne
soit aucunement informée, privée de toute forme, de toute structure. La
poussière qui résulte de la décomposition d'un être vivant est, en chacun de
ses éléments au moins, une structure moléculaire, chimique et physique,
extrêmement complexe. L'idée d'une matière qui serait purement matière sans
forme, est une idée limite, inaccessible, le résultat d'une analyse récurrente,
mais qui ne correspond à rien dans notre expérience. L'idée d'une telle matière
nous dit Aristote, n'est connaissable que par analogie[58]. Ce que le
marbre est à la statue, ce que le bois est au lit, voilà ce qu'est la matière
par rapport à la substance, qui est une composition de forme et de matériau intégré[59].
En elle-même, la matière est inconnaissable, si l'on entend par là ce qui n'est
aucunement informé[60].
Encore une fois, la matière, pour Aristote, ce n'est pas une chose, mais
une fonction.
La multiplicité qui entre dans une composition, cette
multiplicité qu'Aristote désigne par le terme de " matière ", est
bien incapable par elle-même de se donner à elle-même sa propre composition, sa
structure ou sa forme. Le principe d'information est distinct de la
multiplicité qu'il intègre, unifie, organise. Cela est vrai pour les lettres de
l'alphabet que l'imprimeur compose pour constituer un texte qui comporte une
information, un sens. Cela est vrai pour l'artisan qui prend des matériaux pour
construire une maison. Cela est vrai aussi pour la nature, qui compose les
êtres vivants. Dans toutes les compositions il faut distinguer la multiplicité intégrée, et le principe
d'information, la structure, la forme, l'idée directrice ou le plan.
La matière intégrée est donc " en puissance " par rapport
à cette structure dans laquelle elle est intégrée. Elle reçoit l'information.
Elle ne se la donne pas.
Le principe d'information, lui, est
justement ce qui unifie, une multiplicité de lettres dans le
poème, d'atomes et de molécules dans
l'organisme, de matériaux dans la construction. Il est le principe actif. Il est le lien. C'est pourquoi Aristote l'appelle
acte, ce qui réalise la finalité
propre au programme, au plan, à l'idée directrice, entelecheia.
Dans le texte qui ouvre le Livre II du Traité de l'âme, AriStote
remarque que le terme de substance, ousia,
peut signifier ou bien la matière, ou bien la forme, ou bien encore
le composé des deux, c'est-à-dire l'être concret que je désigne du doigt.
Pour le
langage commun, pour la plupart des gens, les substances, ce sont d'abord les
corps, τά
σώμάτά, Parmi les
corps, il faut distinguer les objets fabriqués par l'homme, les objets de notre
industrie, et puis les objets naturels, les êtres de la nature. Parmi les
réalités naturelles, les unes sont vivantes, les autres non. Corps inanimés,
objets de ce que nous appelons au XXe siècle la physique, et la
chimie; corps organisés et vivants, objets de la biologie. " Par vie, nous
dit AriStote, j'entends la capacité de se nourrir, de croître et de dépérir par
soi-même[61].
" Tout corps naturel qui a la vie en
partage est une substance, ομσίά, mais le mot substance, dans ce
cas, est pris au sens de " composé
" : composé d'une matière et d'un principe d'information.
AriStote va appeler corps,
το
σώμά, la matière qui est
intégrée dans un organisme vivant, pour en faire un corps, un corps vivant, ce
que tout le monde considère comme une substance.
On voit aussitôt que le mot corps, sôma, va désigner deux choses tout à fait différentes :
1)
D'une part, l'individu concret existant que je désigne du doigt. C'est un
corps, une substance.
2) Mais d'autre part la matière qui entre dans la composition
ou la constitution de ce composé qu'est l'organisme ou le corps vivant.
Le mot " corps " va désigner à la fois, aussi bien
en grec ancien qu'en français philosophique moderne, la totalité organique (sens
populaire) et ce qui entre dans la composition de cette totalité, la matière
intégrée, — sens philosophique.
Ce double usage du mot corps va susciter, nous le verrons,
des confusions et des difficultés, inextricables chez certains auteurs,
jusqu'aujourd'hui.
En somme, tout comme le mot ousia, la substance, qui signifie tour à tour, nous dit Aristote,
la matière, le principe d'information, et le tout composé concret, le mot
" corps " a, quant à lui, deux sens tout à fait différents, puisqu'il
signifie tantôt l'ensemble composé, tantôt la matière seulement qui entre dans
cette composition.
C'est extrêmement simple, mais encore
faut-il prêter attention à cette alternance des significations du mot
corps. Jusqu'aujourd'hui, le problème de 1' " âme " et du " corps
" reste embrouillé, parce qu'on ne respecte pas l'une ou l'autre des
significations du mot corps. On oscille entre l'une et l'autre.
Donc, dès le début du Livre II de son Traité de l'âme, Aristote va
appeler sôma le substrat, ΰποκείμενον, qui entre dans la composition qu'est l'organisme ou corps
vivant, c'est-à-dire la matière, ΰλή.[62]
Si Aristote désigne par le mot sôma, corps, cette matière de l'organisme, ou du corps vivant,
c'est parce qu'il a reçu d'une longue tradition philosophique un certain emploi
du mot corps. Il applique son analyse de la composition des substances
concrètes à l'organisme, et il appelle corps la matière de l'organisme. En
réalité, comme le remarque très justement le P.J.M. Le Blond, dans sa belle
introduction à son édition du livre premier du traité sur les Parties des animaux, en réalité "
il faut même reconnaître qu'en se servant des termes d'âme et de corps,
Aristote fait une concession au langage
commun à l'encontre de la stricte logique, laquelle exigerait qu'il
parlât de la composition entre l'âme et la matière[63] ".
Aristote va appeler " âme ", ψυχη
ce qui informe la matière qu'il a appelée "
corps ", pour en faire un vivant. En faisant cela, Aristote reprenait un
terme, celui d' " âme ", qui avait une très vieille histoire, dont
nous avons dit quelques mots. Mais Aristote pensait qu'il n'est pas opportun de
forger des termes nouveaux. Il a donc pris les termes du vocabulaire régnant,
et il leur a donné un autre sens.
" L'âme, nous dit-il, est la substance, en ce sens
qu'elle est la forme d'un corps naturel qui a la vie en puissance, οϋσίάν
είνάι ως είδος
σωμάτοζ
φμσικοΰ
δμνάμει ζωην
εχοντοζ[64].
L'ousia
prise en ce sens, c'est l'acte, l'entelecheia, le principe actif
d'information, ce qui réalise le corps vivant concret que je désigne du doigt. " L'âme est donc l'entelecheia d'un corps de cette nature[65]. "
La difficulté de la formule, son obscurité, proviennent de
nouveau de ce que le mot corps, sôma, a
deux sens : le composé, la matière. L'âme est la forme du corps : cela signifie
que l'âme est le principe actif d'information qui, à partir d'une matière
multiple, constitue, organise un corps vivant concret. Mais si l'on entend par
" corps " la matière qui est informée, alors on comprend la deuxième
partie de la phrase : le " corps ", pris en ce sens, a " en
puissance " la vie, c'est-à-dire qu'il ne l'a pas par lui-même en acte,
mais que si la matière est organisée et vitalisée, c'est que le principe
d'information, l'âme, lui fournit l'organisation qui est vie. En ce deuxième
sens, donc, le " corps ", c'est ce qui reçoit l'information, c'est-à-dire
la matière.
Aristote
reprend, développe, précise une deuxième fois, puis une troisième, sa
définition de l'âme : « L’âme est l'entelecheia première d'un corps naturel qui a la vie en puissance[66]. " " L'âme est l'entelecheia première d'un corps physique,
naturel, organisé[67]. "
Dans cette perspective, on le voit, il
n'y a plus de problème des rapports de 1' " âme
" avec le " corps ", car le corps, le corps vivant, organisé, c'est une âme qui informe une matière.
Les deux ensemble constituent ce qu'on appelle communément un corps vivant :
" C'est aussi pourquoi il n'y a pas à rechercher si l'âme et le corps sont
une seule chose, pas plus qu'on ne le fait pour la cire et pour l'empreinte, ni
d'une manière générale pour la matière d'une chose quelconque et ce dont elle
est la matière[68].
"
Un problème réel, par contre, c'est celui des rapports entre
l'âme et la matière qu'elle informe, c'est-à-dire : comment l'information
est-elle possible ?
La même idée est développée ailleurs par
Aristote : " La cause de toutes ces
erreurs a été de rechercher la raison unificatrice de la
puissance et de l'acte, et quelle est leur différence. En fait, nous l'avons
dit, la matière prochaine et la forme sont une seule et même chose, mais en
puissance d'un côté, et en acte de l'autre. Demander, par conséquent, comment
elles s'unifient, revient à rechercher quelle est la cause de l'unité, et
pourquoi ce qui est un est un[69]. "
Pour la mentalité moderne, formée (informée...) qu'elle le
veuille ou non, qu'elle le sache ou non, par la philosophie cartésienne, c'est
là un point souvent difficile à comprendre. Et pourtant ce que dit Aristote est
d'une extrême simplicité, et évidence. Un corps organisé est composé d'une
matière et d'une âme qui informe cette matière. Il n'y a pas de problème des
rapports entre l'âme et le corps, puisque le corps vivant c'est l'âme elle-même
en tant qu'elle informe une matière. Le trop célèbre problème des rapports
entre l'âme et le corps n'apparaît, — nous le verrons de nouveau lorsque nous
reprendrons l'analyse à notre tour — que lorsque, par suite d'une erreur
d'analyse, nous croyons voir deux choses ou deux réalités là où il n'y en a
qu'une. Il y a bien une certaine composition entre âme et matière pour faire un
corps. Mais non pas entre âme et corps. Cela, c'est — il faut bien oser
s'exprimer — l'erreur cartésienne.
Dans la Métaphysique, Aristote formule la même analyse : "
Il est évident que l'âme est la substance première, que le corps est matière,
et que l'homme en général, ou l'animal en général, est composé de l'âme et du
corps[70]... "
L'erreur des anthropologies dualistes, c'est, nous le verrons
plusieurs fois au cours de ce travail, de s'imaginer que " le corps "
peut subsister sans l'âme, sans information, puisque
aussi bien, selon les mythologies orphiques, 1'" âme" descend
dans un " corps ", qui est comme un vase, ou une prison. En réalité,
si l'on fait l'analyse correctement, on voit aussitôt que s'il n'y a pas d'âme,
pas de principe d'information, il n'y a pas de corps non plus. Il y a de la
matière non informée, ce qui est très différent de ce qu'on entend d'ordinaire
par " corps ".
Lorsque l'âme, principe d'information, s'en va, il ne reste pas un " corps ", mais il reste
la matière qui avait été informée, et qui ne l'est plus. Elle garde,
provisoirement, l'apparence d'une
organisation. En réalité, comme chacun sait, elle se décompose. C'est le
cadavre. Il n'y a en réalité aucun rapport entre le cadavre et le corps vivant,
si ce n'est que le cadavre est la matière qui avait été informée et intégrée
dans l'unité organique qu'on appelle le corps vivant.
Aristote rappelle souvent cette évidence : " C'est l'âme
qui tient, qui fait l'unité du corps, qui
en assure la consistance. Lorsqu'elle s'en va, il se dissipe et se
putréfie[71].
"
En réalité, il n'est même pas exact de dire que " le
corps " se décompose. Dès lors que l'homme, ou l'animal, est mort, il n'y
a plus de corps du tout. Il reste une matière, qui garde quelque temps les
apparences grimaçantes du corps, mais en réalité, ce n'est pas un corps. C'est
un tas. La matière qui avait été informée se décompose. Ce n'est pas le corps
qui se décompose. Le corps cesse d'être dès lors que l'âme cesse d'être là.
Aristote le répète en plusieurs endroits : le corps non
animé, non informé, les organes privés d'information, ne sont plus corps, ni
organes, si ce n'est pas homonymie, c'est-à-dire qu'on applique un même mot,
corps, organes, pour désigner des réalités totalement différentes : le corps
vivant, et la matière qui a été informée.
" Si l'œil, en effet, était un vivant, son âme serait la
vue : car c'est là en effet la substance (ousia)
de l'œil, substance au sens de raison. Quant à l'œil, il est la matière de
l'acte de voir. Si la vue vient à disparaître, il n'y a plus d'oeil, sinon par
homonymie, comme un œil de pierre ou un œil dessiné. Il faut étendre ce qui est
vrai des parties, à l'ensemble du corps vivant[72]. "
" Ni la main ni aucun autre membre
n'est en rien sans l'âme ni main ni membre. C'est simplement
une homonymie[73].
"
" Il n'y a pas de visage sans âme, ni de chair non plus,
et après la mort ce n'est que par homonymie qu'on parle de visage ou de chair,
exactement comme si ces parties étaient devenues de pierre ou de bois[74]. "
" La semence possède-t-elle une âme ou non ? Le même
raisonnement vaut que pour les parties du corps : il n'y aura pas de partie qui
ne participe pas à l'âme, sinon par homonymie, comme un œil de cadavre. Il est
donc évident que la semence a une âme...[75] "
" Il est impossible que n'importe quelle partie du
corps, visage, main ou chair, existe sans la présence en elle de l'âme
sensitive... Sinon, ce serait comme un cadavre ou une partie de cadavre[76]. "
"
Le doigt mort n'est un doigt que par homonymie[77]. "
Aristote, nous l'avons vu, a critiqué la doctrine "
idéaliste " selon laquelle l'âme préexisterait au corps, et descendrait en
lui. Le corps ne préexiste pas à l'âme : il est formé par elle.
Aristote critique par ailleurs les philosophes matérialistes
qui s'imaginent qu'il suffit, pour comprendre l'organisme, de décrire les
éléments dont il est constitué, en oubliant le principe d'information sans
lequel l'organisme n'est pas un organisme. La démonstration de l'existence de
l'âme en tant que substance apparaît ici : il ne suffit pas d'énumérer les éléments matériels qui entrent
dans la constitution de l'organisme. Il faut reconnaître l'existence du
principe qui fait de cette multiplicité d'éléments l'unité d'un organisme
vivant.
Ce point est particulièrement développé dans le premier livre
de l'ouvrage intitulé les Parties des
animaux : " Les anciens philosophes qui commencèrent à étudier la
nature faisaient porter leur examen sur le principe matériel, et sur la
causalité de ce principe; ils recherchaient sa nature et ses qualités, se
demandaient comment l'univers en est sorti, et sous l'impulsion de quel moteur,
par exemple la haine, l'amitié, l'intelligence ou le hasard... Voilà comment
ils représentent la genèse du monde. Et ils expliquent de la même façon celle
des animaux et des plantes... "
Or, ajoute Aristote, " il ne suffit pas de dire de quels
éléments ces parties sont formées, de feu ou de terre par exemple; car si nous
parlions d'un lit ou d'un objet de ce genre, nous nous attacherions à en
déterminer la forme plutôt que la matière, bronze ou bois... Car un lit, c'est telle chose en telle matière, ou telle chose avec
tel caractère, en sorte qu'il faudrait bien parler de sa configuration
et dire quelle est sa forme. En effet, la nature selon la forme a plus
d'importance que la nature matérielle ".
Cette forme n'est pas simplement extérieure, extrinsèque.
Elle est intérieure, informante, elle est substance :
" Cependant, si chacun des animaux et chacune de leurs
parties ne consistaient que dans la configuration extérieure et dans la
couleur, Démocrite serait dans le vrai : car telle semble bien être son
opinion. Il déclare, en tout cas, que tout
le monde voit clairement quelle est la forme de l'homme, puisque c'est
sa configuration extérieure et sa couleur qui permettent de la reconnaître.
Pourtant un cadavre a aussi la même forme extérieure, et néanmoins ce n'est pas
un homme. De plus, il est impossible qu'existe une main faite de n'importe
quoi, par exemple de bronze ou de bois, sinon par une homonymie comparable à
celle d'un dessin représentant un médecin. Car cette main ne pourra pas remplir
sa fonction, pas plus que des flûtes de pierre ou le médecin dessiné ne
rempliraient la leur. De même, il n'est pas une partie du cadavre qui conserve
encore le caractère d'une véritable partie du corps, par exemple l'œil ou la
main[78]. "
" Il est donc évident, poursuit Aristote, que ces
physio-logues sont dans l'erreur, qu'il faut définir la caractéristique du
vivant, décrire ce qu'il est, dire sa nature, ses propriétés, et examiner
chacune de ses parties prises à part, comme on procède pour expliquer la forme
du lit. On voit que si cette caractéristique est l'âme, ou une partie de l'âme,
ou quelque chose qui ne peut exister sans l'âme, (car c'est un fait que l'âme
disparue, l'être vivant n'existe plus, sauf quant à la configuration
extérieure, comme, dans la légende, les êtres
changés en pierre), si donc il en est ainsi, il appartiendra au
naturaliste de parler de l'âme, et d'en avoir la connaissance, sinon de l'âme
tout entière du moins de cette partie de l'âme qui fait que l'être vivant est
ce qu'il est... Dans l'étude de la nature on devrait plutôt parler de l'âme que
de la matière, d'autant plus que c'est grâce à l'âme que la matière est nature
au lieu de l'inverse[79]. "
On voit comment le problème de l'âLie se rattache au problème
de Dieu. Le matérialisme éternel, celui de Démo-crite comme celui
d'aujourd'hui, professe que l'information sort du chaos, du désordre, et, pour
se rendre la tâche plus facile, cherche constamment à réduire l'originalité, la
spécificité du vivant. Le matérialisme, depuis vingt-cinq siècles, cherche à
montrer qu'après tout, le vivant n'est que de la matière arrangée dans un
certain ordre, et cela par hasard.
Aristote montre que dans la description du vivant, il ne suffit pas de détailler les éléments matériels, —
nous dirions aujourd'hui les atomes, les molécules. Il reste à
comprendre l'organisation, l'information de cette multiplicité matérielle. Il
faut reconnaître chez le vivant l'existence d'une substance qui est le principe
d'information, distinct de la matière informée. Et il faudra, par conséquent,
chercher la source de cette information intelligente de l'organisme. Ce ne peut
être la matière multiple elle-même : elle est bien incapable par elle-même de
rendre compte de l'information, de l'organisation, de la vitalisation, de
l'existence du psychisme, encore moins de
l'existence d'un psychisme capable d'intelligence.
Dans le Traité de l'âme, et pour écarter tout contresens, Aristote
précise : " Ce n'est pas le corps séparé de son âme qui est en puissance
capable de vivre : c'est celui qui la possède encore[80]. "
Ce qui signifie que ce n'est pas le cadavre qui possède la
vie en puissance. L'analyse qui conduit à distinguer dans toute réalité
naturelle, et en particulier dans tout être vivant, la matière informée et la
forme informante, n'est pas une analyse physique ni chimique. C'est une analyse
philosophique. Dans cet individu concret et vivant, qui est un corps organisé,
je distingue le principe d'information et la matière informée. Dans cette
totalité organique, la matière qui reçoit l'information est en puissance par
rapport à l'acte de vivre qui lui est communiqué par l'âme. Mais dans le
cadavre, qui n'est qu'un tas, et qui ne reçoit plus aucune information, il n'y
a plus non plus de " puissance " à recevoir l'information, il n'y a plus de capacité à être vitalisé ou
animé. Le corps est donc, dans l'analyse d'Aristote, cette matière qui
en ce moment reçoit l'information, par l'âme, et qui à ce titre est " en
puissance " par rapport à l'acte de vivre.
Telle est en principe l'analyse d'Aristote, avec l'ambiguïté
que nous avons signalée, qui tient au langage, à savoir que le mot corps
désigne tantôt l'organisme vivant, tantôt la matière qui est informée : tantôt
la totalité constituée, tantôt un des éléments constituants.
Mais il nous semble que, en plus de cette fâcheuse
utilisation du mot corps pour désigner des réalités fort différentes, on
discerne parfois une " dérive " de la pensée d'Aristote vers le bon
vieux dualisme de son maître Platon. La même dérive, plus marquée peut-être
encore, se manifestera chez saint Thomas d'Aquin. Parfois, même dans les
traités de la fin de sa vie, Aristote parle de nouveau du corps comme s'il
s'agissait de quelque chose d'autre que l'âme, je veux dire qu'il parle du
corps organisé, comme s'il était
autre que l'âme. Or, nous l'avons vu, le corps organisé, c'est l'âme qui informe une matière.
Ainsi, lorsqu'il traite du problème psycho-physiologique, des
émotions, il remarque très justement que l'émotion est à la fois psychique et
somatique. Mais, pour dire cela, il parle
un langage qui est de nouveau le langage dualiste : " Il n'est aucune
affection que l'âme puisse, sans le corps, subir ou exercer... "
Dans ce même texte, Aristote soulève la
question de. l'immortalité de l'âme. Si l'âme peut exercer quelque
fonction sans le corps, alors elle pourra subsister sans le corps. Sinon, il
n'y a pas de subsistance de l'âme séparée de son corps : " Une difficulté se présente à propos des
affections de l'âme : sont-elles toutes communes à l'être qui possède
l'âme ou bien y en a-t-il aussi quelqu'une qui soit propre à l'âme elle-même ? Le déterminer est nécessaire, mais ce
n'est pas facile. Il apparaît que,
dans la plupart des cas, il n'eSt aucune affection que l'âme puisse,
sans le corps, subir ou exercer : telle la colère, l'audace, l'appétit, et, en
général, la sensation. S'il eSt pourtant une opération qui semble par
excellence propre à l'âme, c'est l'acte de penser; mais si cet acte eSt, lui
aussi, une espèce d'imagination ou qu'il ne puisse exister indépendamment de
l'imagination, il ne pourra pas davantage exister sans le corps. — Si donc il y
a quelqu'une des fonctions ou des
affections de l'âme qui lui soit véritablement propre, l'âme pourra
posséder une existence séparée du corps; par contre, s'il n'y en a aucune qui
lui soit propre, l'âme ne sera pas séparée... Or il semble bien que toutes les affections de l'âme soient données avec un corps
: le courage, la douceur, la crainte, la pitié, l'audace, et, encore, la
joie, ainsi que l'amour et la haine; car en même temps que se produisent ces
déterminations, le corps éprouve une modification.
Ce qui le montre en fait, c'est que, parfois, des causes d'affections
fortes et frappantes surviennent en nous, sans entraîner ni irritation ni
crainte, tandis que, d'autres fois, des causes légères et faiblement perçues
suffisent à provoquer des mouvements, quand le corps eSt déjà surexcité et se
trouve dans un état comparable à la colère. Mais voici une preuve plus claire
encore : en l'absence de toute cause de crainte, on peut éprouver les émotions
de la peur. S'il en est ainsi, il est
évident que les affedtions sont des formes engagées dans la matière, τά
πάθη λογοι εν
ΰλη εισιν[81]. "
Que l'organisme vivant soit une composition, dans laquelle il
faut reconnaître l'existence d'une multiplicité matérielle et l'existence d'un
principe substantiel d'information, c'est ce que l'analyse d'Aristote nous
semble avoir parfaitement établi. Nous verrons, dans la seconde partie de notre
travail, que l'on retrouve exactement le même résultat lorsqu'on reprend
l'analyse sur un donné expérimental moderne.
Que le biologique et le psychisme, ou le psychisme et
l'organique, soient indissociables dans la vie humaine aussi bien affective que
physiologique, c'est une autre vérité bien aperçue par Aristote, et que l'on retrouve aujourd'hui.
Mais
cela ne prouve pas que l'âme ne puisse subsister lorsqu'elle sera séparée,
non pas de son corps, mais de la matière qu'elle informait. Il
n'est pas établi que l'âme ne puisse subsister sans exercer la foncton
d'information par laquelle elle organise un corps.
Nous retrouverons ce problème — le problème de l'immortalité
de l'âme — dans la seconde partie de notre travail.
Aristote pour sa part, à cause de ses constatations d'ordre
psycho-physiologique, semble avoir conclu qu'il n'y a pas de subsistance de
l'âme hors de la matière qu'elle informe, séparée de la matière qu'elle
informait.
Pour Aristote, seul l'intellect, le vouç, est immortel. Il
est en l'âme quelque chose de divin. Il vient du dehors. Il n'exerce pas de
fonction d'information. Comme on l'a remarqué mainte fois, c'est donc le
dualisme platonicien qui reprend ici le dessus : " Quant à l'intelle£t, il
semble bien survenir en nous comme une substance, οΰσιά
τις οΰσά, et
n'être pas sujet à la corruption. Car il pourrait tout au plus périr sous l'action de l'affaiblissement dû
à la vieillesse. Mais, en réalité, il en est, sans doute, en ce cas,
comme pour les organes des sens : si le vieillard recouvrait un œil de bonne
qualité, il vernit aussi clair que le jeune homme. C'est donc que la vieillesse est due, non pas à une affection quelconque
de l'âme, mais à une affection de celui en qui elle réside, άλλ
εν φ, comme il arrive dans
l'ivresse et les maladies. L'exercice de la pensée et de la connaissance
déclinent donc quand un autre organe intérieur est détruit, mais, en lui-même,
l'intellect est impassible. Et la pensée, ainsi que l'amour ou la haine, sont
des affections, non pas de l'intellect, mais du sujet qui le possède, en tant
qu'il le possède. C'est pourquoi aussi, ce sujet une fois détruit, il n'y a
plus ni souvenirs, ni amitiés : ce ne sont pas, en effet, disions-nous, les
affections de l'intellect, mais du composé qui a péri. L'intellect quant à lui
est sans doute quelque chose de plus divin
et d'impassible, ο δε νοΰς
ίσως θειοτερον
τι κάι άπάθες
εστιν[82].
A propos des problèmes d'embryologie, Aristote nous le dit :
" Reste donc que l'intellect seul vienne du dehors et que seul il soit
divin : car une activité corporelle n'a rien de
commun avec son activité à lui, λείπετάι
δή τον νοΰν
μονον θΰράθεν
επεισιένάι κάι
θείον είναι
μονον ουθεν
γάρ αυτου τη
ενεργείά κοινωνει
σωματικη
ενεργεια[83]. "
En ce qui concerne cet " intellect ", " savoir
quand, comment et d'où les êtres qui participent à ce principe en reçoivent
leur part, cela constitue, nous dit Aristote, un problème extrêmement difficile[84] ".
Dans le Traité de
l'âme, Aristote écrit : " L'âme n'existe donc pas séparée du corps[85]. " Plus
loin, il expose que l'intellect, lui, est incorruptible : " Quant à
l'intellect, et la puissance de
connaissance contemplative, rien n'est encore évident, mais il semble
que ce soit un genre d'âme différent, et lui seul est susceptible d'être
séparé, comme l'éternel, du corruptible[86].
L'analyse aristotélicienne du problème de l'âme, et, plus
généralement, l'analyse aristotélicienne du problème de l'information, après la
mort d'Aristote, ne semble pas avoir eu de postérité, pendant de longs siècles.
Il faudra attendre les aristotéliciens chrétiens, Albert le Grand et Thomas
d'Aquin, pour que l'analyse aristotélicienne soit reprise, sans être poussée,
peut-être, jusqu'au terme normal des conséquences qu'elle implique.
L'anthropologie de type platonicien va continuer à attirer même des
aristotéliciens comme Thomas d'Aquin, qui oscille, nous semble-t-il, entre
l'analyse aristotélicienne formulée dans le Traité
de l'âme, et de vieilles habitudes de pensée, et de langage, qui sont
nettement platoniciennes.
A partir de la Renaissance, on le sait, le renouveau du
platonisme et du néoplatonisme va repousser de nouveau la méthode de pensée
aristotélicienne, à base expérimentale, et
les conclusions de ses analyses. Avec Descartes et les cartésiens, la
théorie aristotélicienne de l'information semble absolument incomprise. En tout
cas elle est rejetée, ridiculisée, piétinée. Elle fournira des aliments à la
comédie.
Il faudra attendre le XXe
siècle, le renouveau de la biologie, pour que la théorie
aristotélicienne de l'information soit retrouvée, éclairée, sur des bases
expérimentales nouvelles, et enrichie par des découvertes de la plus haute
importance. Nous verrons cela dans la seconde partie de notre travail.
Leucippe de Milet est né sans doute vers 500 avant notre ère.
Il aurait donc été à peu près contemporain d'Anaxagore. Démocrite, lui, aurait
été un peu plus vieux que Socrate, qui est né en 468. Il a dû naître aux
environs de 470, et la date de sa mort se situe autour de 370. Platon l'a sans
doute connu, mais ne le cite jamais. Aristote au contraire le cite abondamment,
et le tient en haute estime, malgré l'opposition fondamentale des philosophies.
Il est impossible, avec les documents qui nous restent, de
distinguer entre l'apport de Leucippe et celui de Démo-crite dans la genèse et
la constitution de l'atomisme. Aristote d'ailleurs exposait déjà leur
philosophie comme une œuvre commune au maître et au disciple.
Xénophane et Parménide, on le sait, avaient enseigné que
l'Être est un. La substance est unique. La multiplicité des êtres n'est qu'une apparence, une illusion. —
C'est en somme la doctrine professée dès le VIIe siècle avant
notre ère par les plus anciennes
Upanishad.
L'Être ne peut comporter ni commencement, ni genèse, ni
devenir. Il ne peut périr. Il est indestructible.
Or, cet Être, qui est Un, c'est le monde physique. L'Être est
un, mais il n'y a pas d'Être autre que le monde. Le monde est l'Etre, et il n'y
en a pas d'autre.
Il en résulte que le monde ne peut avoir eu un commencement,
qu'il ne peut comporter de genèse, de devenir, d'évolution ; que tout devenir,
comme toute multiplicité, dans le monde, ne peut être qu'une apparence et une
illusion.
Leucippe et Démocrite vont adopter un point de départ, et une
démarche, inverses de ceux de Parménide, tout en gardant de Parménide certaines thèses fondamentales concernant la
nature de l'être physique.
Parménide partait de l'Un. A partir de là, il était conduit, par la force du raisonnement, à nier l'existence
réelle de la Multiplicité des êtres.
Leucippe et Démocrite partent de la multiplicité, une
Multiplicité d'éléments incréés, éternels, impérissables, comme l'Être de
Parménide, mais ici pulvérisé.
Le problème, pour Leucippe et Démocrite, c'est d'expliquer
l'unification, l'organisation de ces éléments multiples, les atomes, dans ces
unités que sont les organismes, dans ces ensembles structurés que sont les
mondes. Comme l'écrivait justement Albert Rivaud, il s'agit, pour les
philosophes atomisées, d'expliquer le passage du chaos originel, celui des
atomes brassés dans le désordre initial, au cosmos, à l'ordre[87].
Un fragment de Théophraste souligne bien la filiation et
l'opposition entre l'école de Parménide et les atomistes : " Leucippe
d'Elée ou de Milet (car on le fait naître en ces deux villes) s'était associé
avec Parménide en philosophie. Il ne suivit pas, cependant, la même voie que
Parménide et Xénophane dans son explication des choses, mais, à ce que l'on
croit, la voie exactement contraire. Ils tenaient, (Parménide et Xénophane) le
Tout pour un, immobile, incréé et fini, et ne nous permettaient pas même de
nous enquérir de ce qui n'est pas. Il supposait, lui (Leucippe) d'innombrables
éléments, toujours en mouvement, à savoir les atomes. Et il en tenait les
formes pour infinies en nombre...[88] "
Aristote présente aussi la doctrine de
Leucippe et de Démocrite par rapport à celle de Xénophane et de Parménide
:
" Ce sont Leucippe et Démocrite qui ont procédé avec le
plus de méthode, en expliquant tous les phénomènes au moyen d'un seul
raisonnement et en adoptant pour point de départ ce qui est premier selon la
nature.
" A certains parmi les anciens, il avait semblé que
l'Être, de toute nécessité, est un et immobile...
" On est également forcé de dire qu'il n'y a pas de
mouvement.
«En vertu de ces arguments, ces philosophes, dépassant la
sensation et la dédaignant, dans la pensée qu'il faut s'en tenir au
raisonnement, prétendent que l'univers est un et immobile. Certains ajoutent
qu'il est infini...
« I y a donc des philosophes qui, pour
les raisons indiquées, ont professé au sujet de la vérité
de pareilles doctrines. Si, du point de vue du raisonnement, ces assertions
paraissent se tenir, par contre si l'on considère les faits, c'est presque de
la folie que de penser ainsi...
«Leucippe pensa posséder une théorie en accord avec les
exigences de la perception, et qui ne ruinait ni génération, ni corruption, ni
mouvement, ni multiplicité des êtres. Ce sont là les concessions qu'il faisait
à l'expérience; d'autre part, aux philosophes qui ont édifié la théorie de l'Un,
il concède qu'il ne peut y avoir de mouvement sans vide, et il accorde que le
vide est un non-être... l'Être, cependant, n'est pas un; au contraire, il y en
a une multiplicité infinie en nombre, et ils sont invisibles, en raison de la
petitesse de leur masse. Ils se meuvent dans le vide (car il y a un vide), et,
par leur réunion, ils produisent la génération, et par leur séparation, la
corruption[89]...
»On connaît la cosmogonie de Leucippe et de Démocrite, qui est résumée par
Diogène Laërte, d'après Théophraste :
" Il dit que le Tout est infini, et qu'il est en partie
plein, en partie vide. Ces parties (le plein et le vide) sont, dit-il, les
éléments. D'eux naissent et en eux se résolvent des mondes innombrables. Les
mondes se font de la manière suivante. Un grand nombre de corps présentant
toutes sortes de figures voltigent, par
suite de leur " séparation de l'infini " dans un " vide
immense ", et, réunis ensemble, produisent un seul tourbillon. Dans ce
tourbillon, quand ils entrèrent en collision les uns avec les autres, et furent
mis en cercle de toutes les manières
possibles, ceux qui étaient pareils se séparèrent des autres et se
réunirent à leurs pareils...
«De cette manière naquit la Terre, du fait que les choses qui
avaient été portées vers le centre y restèrent..., etc.[90] »A partir du
chaos originel, les atomes, en nombre infini, dans
un espace infini, se brassent, se rencontrent, s'associent, et ainsi, à
partir du désordre, se constitue le monde et tout ce qu'il contient.
La multiplicité des atomes matériels, comme l'Être de
Parménide, est incréée, impérissable, éternelle.
Mais ici, au lieu de partir de l'Un, nous partons d'une
multiplicité infinie.
Ce qui est propre à la philosophie de Leucippe et de
Démocrite, c'est de professer, contre Anaxagore, que pour constituer les
ensembles structurés et organisés que sont les êtres qui constituent le monde,
il n'est pas nécessaire de faire appel à une intelligence organisatrice
immanente.
C'est en cela précisément que la
philosophie des atomistes s'oppose à celle d'Anaxagore, puis
de Platon et d'Aristote. Les atomistes pensent que l'on peut passer du chaos
originel à l'ordre du cosmos sans un principe intelligent qui organise.
Anaxagore au contraire estimait qu'il fallait reconnaître l'existence et
l'action d'une intelligence. Platon dans sa cosmogonie demande au Démiurge, qui
est l'âme du monde, de mettre en ordre le chaos originel, le regard fixé sur le
monde intelligible des idées. Toute
l'analyse aristotélicienne, qui conduit à reconnaître l'existence de Dieu,
part du fait que précisément la multiplicité matérielle ne suffit pas à se
donner à elle-même sa propre organisation, sa propre information. Le principe
d'information est distinct de la matière informée. Le principe d'information
est l'acte, il est forcément premier. On ne passe pas du chaos originel à l'dre
du monde en vertu des
propriétés du chaos.
L'atomisme de Leucippe et de Démocrite, comme plus tard, la
cosmogonie de Descartes, a pour caractère distintif de rejeter l'idée d'une
information, d'une pensée organisatrice immanente. Les atomes multiples, en
nombre infini, dans un espace infini, suffisent, dans un temps infini, pour
expliquer la genèse et la constitution de mondes en nombre infini. La structure
et l'organisation des êtres sont expliquées suffisamment
— pensent-ils — par la multiplicité des atomes brassés dans le désordre
originel.
Dans ces conditions on devine ce que sera la doctrine des
atomistes concernant l'âme. L'âme, comme le corps, est composée d'atomes,
d'atomes ronds, plus légers et plus subtils que les autres. L'association des
atomes qui constituent l'âme est aussi plus fragile. Les atomes de l'âme sont
intercalés entre les atomes du corps. Tant que le corps est vivant, la présence
des atomes de l'âme est assurée parla respiration, qui renouvelle constamment
les atomes psychiques. Lorsque le corps vient à se corrompre, les atomes de
l'âme se dispersent et retournent à la circulation universelle. On le voit,
l'âme, dans cette perspective, n'est pas une unité, un principe d'information,
qui unifie la matière pour constituer un corps. L'âme est multiple, puisqu'elle
est un ensemble fragile d'atomes.
Aristote nous a donné un résumé de la doctrine de Démocrite
concernant l'âme : " Démocrite assure que l'âme est une sorte de feu et de
chaleur. Ses figures ou atomes sont, en effet, infinis, et ceux qui ont la
forme sphérique, il les appelle feu et âme; ils peuvent être comparés à ce
qu'on nomme les poussières de l'air, qui apparaissent dans les rayons solaires
à travers les fenêtres. De ces figures l'universelle réserve séminale
constitue, selon lui, les éléments de la nature entière. (Même théorie chez
Leucippe.) Et ceux d'entre ces atomes qui revêtent la forme sphérique sont
identifiés avec l'âme, parce que les figures de ce genre sont les plus aptes à
pénétrer à travers toutes choses et à mouvoir le reste[91]... "
Épicure enseigne au sujet de l'âme la même doctrine :
" L'âme est un corps composé de parties subtiles ή
ψϋχή σωμά εστι
λεπτομερες qui est disséminé dans tout
l'agrégat constituant notre corps et qui
ressemble de plus à un souffle mêlé de chaleur, se rapprochant en partie de
l'un, en partie de l'autre. Mais une certaine partie de l'âme se distingue
notablement de ces dernières propriétés par sa ténuité extrême et est de la
sorte mêlée plus intimement à notre corps...
" Lorsque l'organisme tout entier s'est dispersé, l'âme
se disperse...
" Ceux donc qui disent que l'âme est incorporelle
parlent sottement. Car si elle était telle, elle ne pourrait ni agir ni pâtir[92]... "
Même doctrine chez Lucrèce enfin. La nature de l'âme est corporelle, naturam animi atque animai corpoream esse. Puisque notre âme
est capable de porter nos membres en avant, diriger et gouverner le corps
humain tout entier, et qu'aucune de ces actions ne peut se produire sans
contact, qu'il n'existe pas de contact sans un corps, il faut donc reconnaître
que la nature de l'âme est corporelle[93].
L'âme est constituée de corps minuscules, minutis corpo-ribus[94]. Elle est faite d'éléments bien plus petits que
la liqueur transparente de l'eau, le
brouillard ou la fumée, tenuem constare
minuta corporibus docui, multoque minoribus esse prin-cipiis factam quam liquidus umor aquai, aut nebula
aut fumus[95]. Avec
la vieillesse et la mort, la substance de l'âme se dissipe, telle la
fumée, dans les hautes régions de l'air[96]. L'âme est sujette à la dissolution, animum quoque dissolvi fateare necessest[97].
Il faut la tenir pour mortelle, mortalis habendas[98]3;
mortalem esse animam fateare
necesse[99].
L'âme est divisible. Elle ne peut donc être éternelle[100].
Contre la doctrine orphique et pythagoricienne, Lucrèce
objecte que si l'âme était immortelle, et qu'elle entrait, comme le prétendent
les pythagoriciens, dans le corps au moment de la naissance, pourquoi
n'avons-nous aucun souvenir de notre existence antérieure[101] ? La mort
n'est donc rien pour nous et ne nous concerne en rien, puisque la nature de
l'âme est reconnue comme mortelle[102].
Avec l'atomisme de Leucippe, Démocrite, Épicure et Lucrèce,
nous avons atteint, en ce qui concerne la doctrine de l'âme, juste l'opposé de
ce qu'enseignaient les orphiques et les pythagoriciens. Pour l'orphisme et la
tradition pythagoricienne, l'âme est d'essence divine. Elle est immortelle par
nature, inengendrée, éternelle dans le passé et dans l'avenir, incorruptible. Elle
est seulement soumise à la dure nécessité
des réincarnations, tant qu'elle ne s'est pas suffisamment purifiée.
Avec les atomistes, l'âme est une composition matérielle
d'atomes subtils, qui se dissout et se disperse. Ce n'est même pas une
substance. Ce n'est qu'un agrégat.
Mais on remarquera, si forte est la
puissance de l'habitude, que les atomistes parlent aussi de
l'âme et du corps comme de deux choses
différentes. Ils restent dualistes, tout en professant le matérialisme.
Thalès avait prédit l'éclipse du soleil visible en Asie
mineure le 28 mai 585 avant notre ère. Thaïes était donc adulte autour de cette
année 585. Héraclite " florissait " vers
500 avant notre ère. Parménide aussi connut son " akmê" vers
les années 500. Platon est né en 427. Aristote est né en 385 ou 384.
Pendant ce temps, et bien avant, de l'autre côté de la
Méditerranée, en Palestine, un peuple avait produit une abondante littérature.
Vers l'an 1000 David libère le pays des
Philistins et soumet Jérusalem. Vers 960, le roi Salomon continue
l'œuvre de son père David. C'est de cette époque que datent les premières grandes œuvres des historiographes hébreux.
D'anciennes traditions orales sont recueillies aux Xe et IXe siècles avant notre ère. La « Geste
» d'Abraham, et des patriarches, la " Geste " de l'Exode, sont
mises par écrit. Vers 786, sous le règne de Jéroboam II, apparaissent les
premiers grands prophètes écrivains, Amos, Osée, puis, en 742, c'est le début
de l'enseignement du prophète Isaïe. Au VIIe siècle, sous le règne
de Josias, roi de Juda, c'est, en 627, le début de la prédication de Jérémie.
En 597, Nabuchodonosor II s'empare de Jérusalem. C'est la première déportation
à Babylone. En 587 de nouveau, Jérusalem est prise par Nabuchodonosor. Jérémie
est déporté en Égypte. Le prophète Ezéchiel est déporté à Babylone.
Lorsque apparaissent en Grèce les premiers grands
philosophes, vers 500, c'est, on peut le dire, la fin de la grande floraison des écrivains, historiens, prophètes et
sages hébreux.
Si l'on étudie cette bibliothèque qui s'est constituée petit
à petit dans ce peuple hébreu, on constate que nous sommes là en présence d'une
pensée tout à fait originale, si on la compare à la pensée qui se développait
en Inde depuis le Xe siècle avant notre ère, et en Grèce depuis le
VIe siècle. La pensée hébraïque a une structure, une nature, elle
est caractérisée par des tendances constitutives, qui en font une espèce de
pensée à part, je dis espèce au sens où les biologistes parlent d'espèce ou de phylum.
L'originalité de cette pensée n'a été que peu prise en
considération dans notre Occident dominé par la culture grecque et latine.
Cependant, rien n'est compréhensible dans le développement de la pensée
occidentale depuis le Ier siècle de notre ère, si l'on ne tient pas
compte du fait qu'à partir de ce moment-là, la pensée occidentale est tissée de
deux fils, ou encore qu'elle est constituée de deux courants, radicalement
hétérogènes au départ, qui se mêlent, se contrarient, s'opposent, et provoquent
des remous : le courant grec et le courant hébreu. En fait, il faut tenir
compte aussi du courant de pensée qui vient de l'Inde, puisque nous sommes
presque certains maintenant que la pensée de l'Inde, connue à Alexandrie et à
Rome au ine siècle de notre ère, a en fait pénétré dans la pensée
occidentale par l'intermédiaire de Plotin et d'Origène.
Nous avons eu plusieurs fois, dans des
travaux antérieurs, l'occasion de rappeler, ou de faire connaître,
l'originalité de la pensée hébraïque, les
caractères génuines qui la définissent. Nous n'y reviendrons pas ici.
Nous devons simplement ici, dans cet
exposé des moments principaux de l'histoire de la notion d'âme, rappeler,
pour le lecteur nouveau, quelle est l'originalité de l'anthropologie hébraïque,
quelle est la doctrine hébraïque de l'âme. C'est cette doctrine de l'âme, en
effet, qui va passer dans le Nouveau Testament grec, et qui va constituer la
base de l'anthropologie chrétienne.
Il existe en hébreu un mot, le mot nephesch, que l'on a traduit,
dans la Bible grecque, par psyché, en
latin par anima, et donc en
français par âme.
La grande illusion et la grande erreur consistent à
s'imaginer que l'on peut passer d'un univers de pensée à un autre simplement
lorsqu'on a établi une correspondance linguistique entre des termes qui, en
réalité, n'ont pas la même signification. L'illusion consiste à s'imaginer que
l'analogie verbale, qui résulte simplement de la traduction, recouvre une
analogie réelle. Parce que la Bible hébraïque comporte un terme que l'on a
traduit en grec par psyché et en
latin par anima, on s'est imaginé que
l'on pouvait raisonner sur ce que la Bible appelle " l'âme " comme
sur ce que Platon, Plotin ou Descartes appellent l'âme.
C'était là l'erreur. Sous l'identité du terme, dans les
traductions, les différences du contenu sont radicales.
Rappelons
ces différences.
Dans la tradition hébraïque, tout d'abord, et contrairement à
la tradition orphique, l'âme humaine est créée. Elle n'est pas, par nature,
consubstantielle à la divinité. Elle n'est pas issue de la substance divine.
Elle n'est pas une parcelle de la substance divine. Elle n'est aucunement de la
même nature que la divinité.
C'est un premier point, très important. Dans la tradition
orphique et platonicienne, nous l'avons vu, comme dans la tradition
néoplatonicienne, nous allons le voir, l'âme étant divine par nature est
immortelle de plein droit. Le salut pour elle consiste toujours à retourner à
sa condition antérieure, au sein de la divinité.
Dans la tradition hébraïque il n'en est rien. L'âme n'étant
pas divine par nature, ne " retourne " pas à la divinité, car elle
n'en est pas " sortie ". Elle a été créée, ce qui est tout à fait
différent. Elle est ontologiquement d'une autre substance que la divinité.
Deuxièmement,
l'âme humaine ne préexiste pas au corps ". La pensée hébraïque n'a aucune
idée du mythe orphique de la préexistence des âmes, de leur chute dans des
corps, ni de la transmigration des âmes de corps en corps. Tous ces thèmes sont totalement étrangers à la pensée hébraïque
biblique. Ils apparaîtront, beaucoup plus tard, dans les livres gnostiques juifs, c'est-à-dire dans la Kabbale.
La pensée hébraïque n'a aucune idée d'une " chute "
de l'âme, préexistante, dans le corps. L'idée que l'existence de l'âme dans le
corps serait un malheur, une catastrophe, la conséquence d'une faute, lui est
totalement étrangère. L'existence
corporelle, physique, dans la tradition hébraïque, n'est jamais
ressentie comme coupable, ni honteuse, ni impure.
La sexualité n'est jamais comprise comme coupable. L'ordre
biologique tout entier est considéré comme excellent, et la fécondité est un
bien éminent.
L'hébreu n'a aucune idée d'une dualité substantielle entre
" l'âme " d'une part, et " le corps " de l'autre. En
hébreu, il n'y a même pas de mot pour désigner " le corps " au sens où Platon ou Descartes parlent du corps,
une substance distincte de l'âme. En hébreu, il n'y a pas de mot pour
désigner le corps pris en ce sens. Il y a un mot pour désigner le cadavre, qui
n'est pas un corps.
Cette absence d'un terme pour désigner " le corps "
en tant que distinct de l'âme, est,
pensons-nous, significative. Elle
rejoint l'analyse que nous avons déjà ébauchée à propos de
l'anthropologie aristotélicienne, et que nous reprendrons dans notre seconde
partie : un corps sans âme, non seulement cela n'existe pas, mais cela n'a
aucun sens. C'est simplement le fruit d'une erreur d'analyse. Lorsqu'il n'y a
plus d'âme, il n'y a plus non plus de corps. Il n'y a, il ne teste, qu'un
cadavre, c'est-à-dire un tas, de la poussière qui se décompose. Confondre le
corps et le cadavre, c'est justement, nous le verrons, l'erreur cartésienne.
Il est tout à fait normal que le peuple hébreu, peuple de
paysans et de bergers, d'artisans, d'hommes qui travaillent la matière concrète et les éléments, n'ait pas
conçu un terme pour désigner ce qui n'existe pas, à savoir un corps sans
âme. Ils avaient un terme pour désigner le principe de vie, la nephesch,
un terme pour désigner le cadavre, mais pas de terme pour désigner
le corps en tant que distinct de l'âme.
Mais il y a en hébreu un terme, basar, que l'on a traduit en grec par sarx, en latin par caro, en
français par " chair ". La même erreur que tout à l'heure, à propos
de l'âme, n'a pas manqué d'être commise.
Ce que l'hébreu appelle basar
et que l'on traduit en français par
" chair ", ne correspond pas à ce que nous entendons, en
France au XXe siècle, par " chair ". Car plus ou moins
clairement, plus ou moins confusément, nous identifions, en français moderne,
le mot " chair " et le mot " corps ". La chair, pour nous,
c'est le corps.
Or, justement, en hébreu, il n'en est rien. En hébreu, la basar, ce n'est pas le corps en tant que
distinct de l'âme. La basar, c'est la totalité humaine, pour nous français " corps et
âme ", la totalité psycho-physiologique, ou psychosomatique. C'est le
biologique et le psychologique à la fois.
L'hébreu basar ne
correspond donc nullement à ce que nous appelons " le corps ", ni
" la chair ", distincte de l'âme, mais à ce que nous appelons l'homme
vivant, l'être vivant tout entier.
" Toute chair ", en hébreu, signifie : tous les
êtres vivants, aussi bien les animaux que
les hommes, tous les êtres animés[103],
mais plus spécialement tous les hommes[104].
" Que toute chair bénisse mon saint nom[105] " ;
" Toute chair avait corrompu sa voie[106] " ;
" Toute chair verra que Yahvé a parlé[107] ";
" Toute chair saura que je suis Yahvé[108] ". On
voit que ce que l'hébreu appelle " chair " ne correspond pas à ce que
nous appelons " le corps " mais plutôt à ce que nous appelons
l'homme, ou les hommes.
En hébreu, les fondions ou les affections que, dans une
anthropologie dualisée, on attribue au " corps ", sont attribuées à
la nephesch, à l'âme : " Mon âme
a faim[109].
" " Mon âme a soif[110]. "
" Si ton âme éprouve le désir de manger de la viande[111]... "
" Je rassasierai de graisse l'âme des prêtres[112]. "
" Notre âme a pris en dégoût cette misérable nourriture[113]. " L'âme
entend : " Tu entends, mon âme, le son de la trompette[114]. "
Par contre, les fondions ou les affections qui, dans une
anthropologie dualisée, sont attribuées d'ordinaire à l'âme, au psychisme, dans
l'anthropologie hébraïque sont attribuées aussi bien aux organes du "
corps " : " Ses entrailles furent émues[115]. "
" Mes entrailles tressailliront d'allégresse[116]. "
" Mes entrailles se sont émues pour mon bien-aimé[117]. "
" Pour lui mes entrailles se sont émues[118]. "
" Mes reins exultent[119]. "
" Même durant les nuits mes reins m'avertissent[120]. "
" Mes yeux languissent[121]. "
On le voit par ces quelques exemples, la tradition de pensée
hébraïque a une manière de traiter ce que nous appelons, en Occident, le
problème psycho-physiologique, qui l'apparente à la tendance moderne défendue
par les promoteurs de la médecine psycho-somatique, qui font effort pour nous
délivrer de l'anthropologie cartésienne, de ses dichotomies et de son mécanisme.
L'homme, en hébreu, est compris comme une unité psycho-somatique indissociable.
A cet égard, l'anthropologie hébraïque dans sa conception concrète, est
rejointe par l'analyse aristotélicienne du De
Anima. Et il n'est pas étonnant, comme nous le verrons, que finalement
l'anthropologie chrétienne ait préféré l'analyse aristotélicienne à l'analyse
platonicienne, pour exprimer ce qu'est le composé humain.
Dire que l'anthropologie hébraïque ignore la dualité
âme-corps, telle qu'elle est exprimée par Platon ou Plotin, ce n'est pas dire
du tout que, forcément, l'anthropologie hébraïque va nier l'immortalité de
l'âme. L'anthropologie hébraïque reconnaît bien une composition dans l'homme,
mais non pas entre une " âme " et un " corps " : elle
reconnaît une composition entre l'âme et la poussière qui reste lorsque l'âme
est partie[122].
Si l'anthropologie hébraïque ignore la dualité " âme '*
" corps " telle qu'elle est exprimée chez Empédocle, Platon, Plotin,
les gnostiques et les manichéens, par contre elle connaît une dimension
originale, qui semble absente de la philosophie grecque (sauf, peut-être,
certains textes d'Aristote concernant le nous).
Cette dimension est proprement surnaturelle. Elle est désignée par le terme
ruach, que l'on a traduit en grec par
pneuma, en latin par spiritus en français par "
esprit".
Le
pneuma, l'esprit, en nous, c'est ce par
quoi nous sommes capables de recevoir en nous l'Esprit même de Dieu, et
d'entendre ce qu'il nous dit, ce qu'il nous fait savoir. L'esprit, dans la
langue de la Bible, c'est ce par quoi nous pouvons entrer en relation avec Dieu
le créateur du monde et de nos âmes. Le prophète, c'est par excellence l'homme
de l'esprit, hanabi isch ha ruach[123].
Le mot ruach en hébreu, désigne
aussi bien l'esprit de Dieu, que l'esprit de l'homme. Lorsque Samuel eut oint
Saül, " l'esprit de Dieu fondit sur lui et il prophétisa[124] ". De
même pour David : " L'esprit de Yahvé fondit sur David[125]. " Le
Dieu d'Israël est " le Dieu des esprits de toute chair[126] ".
" Je répandrai mon esprit sur toute chair[127]. "
Cette doctrine de l'esprit, en tant que distinct de l'ordre
psychologique et biologique, est reprise et développée dans le Nouveau Testament grec. Saint Paul oppose l'homme qui est seulement psychique à l'homme spirituel[128].
Chez saint Paul, l'opposition entre l'ordre de la " chair
" et l'ordre de r " esprit ", pneuma, est identique à cette opposition entre le psychique et le
spirituel, et cela conformément à l'anthropologie hébraïque selon laquelle la
" chair ", c'est l'ordre psycho-somatique, ou psycho-physiologique[129].
L'opposition paulinienne entre " la chair " et
" l'esprit " n'est pas l'opposition platonicienne entre " le
corps " et " l'âme ", mais entre l'ordre du créé, qui chez
l'homme est à la fois psychologique et biologique, et l'ordre surnaturel,
l'ordre du prophétisme, l'ordre de la grâce.
La question de l'anthropologie a bien entendu une importance
décisive lorsqu'on veut comprendre ce que signifie exactement la doctrine
chrétienne de l'incarnation.
Au début du quatrième Évangile, nous lisons : " Au commencement était la parole... ", εν
άρχή ήν ο λογος; puis : " La parole est devenue
chair... ", καί ό
λογος σαρζ
έγένετο[130].
En ce qui concerne le logos,
nous savons maintenant avec certitude que ce mot grec traduit l'araméen memra, qui signifie la parole, et qui
traduit l'hébreu dabar. Dans le targum palestinien dont le manuscrit se
trouve à la Bibliothèque vaticane, et qui vient d'être édité récemment, on peut
lire :
" La Parole de Yahvé dit : " Qu'il y ait de la
lumière ! ", et il y eut de la lumière selon l'ordre de la Parole. Et il
apparut devant Yahvé que la lumière était bonne et la Parole de Yahvé sépara la
lumière des ténèbres. La Parole de Yahvé appela la lumière " jour
"... La Parole de Yahvé1 dit : " Qu'il y ait le
firmament... " Et Yahvé créa le firmament... Et il en fut ainsi selon la
Parole. La Parole de Yahvé appela le firmament " cieux "... La Parole
de Yahvé dit : " Que les eaux qui sont au-dessus des cieux se
réunissent... " Et il en fut ainsi selon sa Parole... Et la Parole de Yahvé
créa les deux grands luminaires... La Parole de Yahvé dit : " Que les eaux
pullulent d'un pullulement d'êtres vivants... " La Parole de Yahvé dit :
" Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce... " La
Parole de Yahvé créa le fils de l'homme[131]... "
Les targums
palestiniens les plus anciens nous fournissent l'expression
d'un développement de la théologie
juive. Entre les derniers grands textes de
la Bible hébraïque et le Nouveau Testament grec, nous avons désormais
accès à une littérature du judaïsme palestinien qui fournit les étapes
intermédiaires.
L'auteur, quel qu'il soit, du quatrième Évangile, a repris la doctrine du targum
concernant la Parole créatrice de Dieu : " Au commencement
était la Parole. La Parole était en la présence de Dieu. Elle était Dieu, la
Parole. Elle était au commencement en la présence de Dieu. Toutes choses par
elle sont devenues, et sans elle rien n'est devenu... En elle était la vie, et
la vie était la lumière des hommes... "
Lorsque le quatrième Évangile ajoute : " La Parole est
devenue chair et elle a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, gloire
comme celle d'un unique engendré de la part du Père... ", que veut-il dire
?
Si l'on se place dans la perspective de l'anthropologie
platonicienne, et si l'on identifie la " sarx " du Nouveau Testament avec le sôma de Platon, alors la proposition de Jean devient : " Le Logos est devenu un corps. "
Mais, nous l'avons vu, ce que la Bible hébraïque appelle basar ne correspond pas à ce que, dans l'anthropologie platonicienne,
et plus généralement dans toute anthropologie
dualisée, on appelle " le corps ".La basar hébraïque, que le Nouveau Testament grec désigne par
le mot sarx, désigne la totalité
humaine, psycho-somatique.
C'est-à-dire que la proposition du quatrième Évangile
signifie : " Le Logos est devenu
homme. " La Parole créatrice de Dieu est devenue homme.
C'est bien ainsi que l'a compris l'orthodoxie. Et cela est
d'autant plus remarquable que le plus grand nombre parmi les Pères, grecs et
latins, qui ont travaillé à l'explicitation du dogme, étaient formés,
intellectuellement, dans une culture grecque et latine. Il leur a donc fallu
sauver le contenu de la pensée biblique malgré des schèmes de pensée qui
n'étaient pas toujours, loin de là, adaptés à cette pensée biblique. A travers
le schéma de l'anthropologie qui était dominante à Alexandrie, à Rome ou à
Athènes, il fallait penser l'idée d'incarnation qui avait été formulée par le
quatrième Évangile dans le système de référence de la pensée hébraïque.
Le concile de Nicée, en 325,
formule le condensé de la pensée orthodoxe : " Nous croyons en un seul
Dieu, père tout-puissant, créateur de toutes les choses visibles et invisibles,
et en un seul seigneur, Jésus-Christ, le fils de Dieu, engendré du Père, unique
engendré, c'est-à-dire de la substance du Père, Dieu de Dieu, lumière de la
lumière, Dieu véritable du Dieu véritable, engendré, non créé, consubs-tantiel
au Père, par lequel toutes choses sont devenues, les choses qui sont dans le ciel et les choses qui sont sur la terre; lui
qui, à cause de nous les hommes, et à cause de notre salut, est descendu, s'est incarné, sapxcoOsvTa, est devenu homme,
èvav0pa)7U]cravTa.
Le symbole du premier concile de Constantinople (381) reprend
les mêmes expressions.
Le concile d'Éphèse, en 431, reprend et confirme la
seconde lettre de saint Cyrille, évêque d'Alexandrie, à Nestorius : Nous disons que " le Logos s'est uni à une
chair animée d'une âme raisonnable, σάρκα
έψυχωμενην
ψυχή λογική
ενώσας ό Λογος... il est devenu homme, γέγονεν
άνθρωπος[132]. "
Cyrille d'Alexandrie développe ce point à plusieurs reprises
: " Ayant appris à nous appliquer avec le plus grand soin à la vérité,
nous ne pouvons d'aucune manière donner raison à ceux qui disent la chair unie
au Verbe privée d'âme raisonnable. Il y a en effet des hommes qui montrent au
monde le Verbe revêtu de la seule chair, quoique douée de mouvements vitaux et sensitifs, mais refusent au
Fils unique l'opération de l'esprit et de l'âme. Car d'une manière
inexplicable ils craignent de confesser que le Verbe s'est uni substantiellement à la chair humaine animée d'une
âme'raisonnable. Ce faisant, ils ne tiennent aucun compte de la
tradition très ancienne qui nous vient des origines mêmes[133]... "
Apollinaire, évêque de Laodicée en Syrie depuis 362, avait,
semble-t-il, d'abord enseigné que le Logos a assumé un corps, sôma, sans âme.
Plus tard, l'évêque de Laodicée enseigna que le Logos a pris un corps et
une âme animale, mais non pas une âme spirituelle. Le Logos, de ce point de
vue, ne se serait pas uni à une âme humaine. Il n'aurait pas assumé l'humanité
intégrale. L'incarnation, dans ce cas, n'est donc pas une enanthrôpèsis. Ce qu'Apollinaire appelle " la chair " correspond à peu près à ce qu'en français moderne
courant on appelle la chair : quelque chose de distinct de l'âme
spirituelle. Mais elle ne correspond pas à ce que la Bible hébraïque et le
Nouveau Testament grec désignaient par les termes basar et sarx[134].
C'est contre la position d'Apollinaire que porte la critique
de saint Cyrille d'Alexandrie : " Ceux qui ont été séduits par l'opinion d'Apollinaire et qui, adhérant à sa
secte, pensent comme lui et disent avec insistance que le temple uni au
Verbe est privé d'âme et d'esprit... Il est donc de toute évidence que le Fils
unique est devenu homme en assumant un corps, non pas sans âme ou sans esprit,
mais au contraire animé d'une âme raisonnable[135]. "
Saint Cyrille, avec beaucoup d'autres (Athanase, Augustin...) remarque que, dans l'expression : "
Le Logos est devenu chair
", l'évangéliste a utilisé le mot sarx
pour désigner l'homme tout entier άντί
δε τοΰ
άνθρωπος
όλοκλήρω
είπείν τήν
σάρκα ωνόμασεν[136].
Saint Thomas s'exprime de la même manière. Nous remarquons
encore que, pour exprimer le contenu de ce que la pensée biblique appelle
" chair ", les auteurs formés dans une culture hellénique sont obligés
de dire : " l'âme et le corps ".
" Il est donc manifeste, écrit saint Thomas, que dans le
Christ il y eut un véritable corps humain et une véritable âme humaine. Lorsque
Jean écrit : Le Verbe a été fait chair, il
ne faut pas l'entendre comme si le Verbe avait été changé en chair; ni comme si
le Verbe avait assumé la chair seule; ou bien avec une âme sensitive, sans
intelligence; mais, selon la manière habituelle de l'Écriture, la partie est
prise pour le tout, en sorte que lorsqu'il est dit : Le Verbe a été fait chair, c'est comme s'il était dit : Le Verbe a été fait homme. Car, dans
l'Écriture, " l'âme "
est prise pour désigner l'homme. (Cf. Ex. i, 5 : " Toutes les âmes sorties
de la cuisse de Jacob étaient au nombre de soixante-dix. ") De même ici
" la chair " est prise pour
l'homme tout entier. Il est dit : " La gloire de Yahvé se révélera et
toute chair la verra, car la bouche de Yahvé a parlé. " Ainsi, ici aussi, chair est prise pour l'homme tout entier[137]. "
La littérature hermétique, nous dit le Père Festugière,
comporte deux sortes d'écrits très divers.
1. Une série d'écrits dont les plus anciens peuvent remonter
jusqu'au troisième siècle avant notre ère, et qui ressor-tissent à
l'astrologie, à l'alchimie, à la magie, et plus généralement aux sciences
occultes. Le Père Festugière a étudié cette forme d'hermétisme dans un volume
publié en 1944 et intitulé : La
Révélation d'Hermès Trismégiste, tome I : L'astrologie et les sciences occultes.
2.
Une autre
série d'écrits, composés dans l'ensemble aux deuxième et troisième siècles de
notre ère, et qui ressor-tissent cette fois à la philosophie et à la théologie.
C'est ce que le Père Festugière appelle l'hermétisme savant.
Ces
deux séries de textes ne sont pas sans rapports. Mais le seul point vraiment
commun qui permette de rapporter tous ces ouvrages à l'hermétisme, c'est qu'ils
se prétendent tous révélés, et dus à Hermès Trismégiste.
Nul ne croit plus maintenant, bien entendu, comme le note le
Père Festugière, sauf peut-être dans quelques groupes d'illuminés, que les
écrits hermétiques représentent une antique sagesse égyptienne[138].
" Sur les vérités les plus
essentielles de la religion, remarque le Père Festugière, — sur
Dieu, sur le monde et sur l'âme humaine —,
le Corpus hermeticum présente deux
doctrines inconciliables qui entraînent deux attitudes exactement
opposées. Dans l'une de ces doctrines, le monde est pénétré de la divinité,
donc beau et bon; par la contemplation de ce monde on atteint Dieu (traités V,
VIII, IX). Dans l'autre doctrine, le monde
est essentiellement mauvais, il n'est pas l'œuvre de Dieu, en tout cas,
du premier Dieu, car ce premier Dieu se tient infiniment au-dessus de la
matière, il est caché dans le mystère de son être : on ne peut donc atteindre
Dieu qu'en fuyant le monde, on doit se comporter ici-bas comme un étranger
(traités I, IV, VI, VII, XIII)[139]. "
Dans le tome III de son monumental ouvrage : La Révélation
d'Hermès Trismégiste, le Père
Festugière étudie précisément les doctrines de l'âme. Il remarque que
" le dogme premier de l'anthropologie, dans les systèmes de
philosophie religieuse sous l'Empire, est l'origine céleste de l'âme, soit
qu'on la tienne pour de la même essence que les astres, soit qu'on la regarde,
en tant qu'incorporelle et indissoluble, comme semblable aux Idées, ou au
divin, ou à Dieu... Cette doctrine est aussi le fondement de la gnose[140] ".
Dans les écrits hermétiques, comme dans l'antique tradition
orphique, et comme dans les systèmes gnostiques, l'âme, issue de la lumière,
est tombée dans la matière. Le salut pour elle consiste à être délivrée de la
matière. L'âme est divine, soit parce qu'elle est fille de Dieu (traité i) ou
détachée de la substance de Dieu par une émanation (traité XII, 1), soit parce
qu'elle a été créée par Dieu à l'aide d'un mélange " psychique " qui,
parmi ses éléments, comporte quelque chose de Dieu lui-même[141].
A propos de l'anthropologie comme à propos de la vision
d'ensemble du monde, on trouve les deux tendances que le Père Festugière a
formulées, et qui se retrouvent aussi, nous l'avons vu, chez Platon, comme
elles se retrouveront chez Plotin : "
Si l'âme en effet, fille de Dieu, est par définition bienheureuse,
pourquoi s'en vient-elle ici-bas ? Dans l'hermétisme
même, on découvre sur ce point deux doctrines. Tantôt l'homme est
considéré comme l'ornement du monde, il
achève la beauté du monde au regard de Dieu, et c'est donc en vertu d'un
décret divin que l'humanité existe[142]; tantôt, au
contraire, l'homme doit son origine à un péché originel du premier homme
céleste. On retrouve la même dualité de doctrine dans d'autres gnoses, et, de
fait, l'on ne peut guère concevoir que ces deux termes : ou un décret divin, ou
un choix personnel de l'âme[143]. "
Une page de l'Asclépius, par exemple, illustre la tendance optimiste
: " Pourquoi donc a-t-il fallu, ô Trismégiste, que l'homme fût établi dans
la matière au lieu de vivre en la félicité suprême où Dieu habite?
" — Quand le Seigneur et le
Créateur de toutes choses, qu'à bon droit nous appelons Dieu, eut
fait, second après lui, le dieu visible et sensible (...), quand donc Dieu eut
produit cet être, le premier qu'il eût tiré de lui-même mais le second après
lui, et que celui-ci lui eut paru beau, puisqu'il était totalement comblé de la
bonté de tous les êtres, il l'aima comme l'enfant de sa divinité. Alors donc,
en Dieu tout-puissant et bon, il voulut qu'il existât un autre être qui pût
contempler celui qu'il avait tiré de lui-même, et aussitôt il créa l'homme...
Or donc, après avoir créé l'homme " essentiel
", comme il voyait que cet homme ne pouvait prendre soin de toutes
choses s'il ne le couvrait d'une enveloppe matérielle,
il lui donna le corps pour domicile, et il prescrivit que tous les
hommes fussent tels, en composant, de l'une et l'autre nature, une fusion et un
mélange uniques dans la proportion convenable. C'est ainsi qu'il forma l'homme
de la nature de l'esprit et de celle du corps, c'est-à-dire de l'éternelle et
de la mortelle, pour que le vivant formé de la sorte pût satisfaire à sa double origine, admirer et adorer les choses célestes,
prendre soin des choses terrestres et les gouverner[144]. "
L'homme est double. Il est constitué d'une âme divine
enfermée dans un corps, qui est son enveloppe : " Seul donc parmi les
vivants, l'homme est double, et l'une des parties qui le composent est simple,
celle que les Grecs nomment "
essentielle ", et nous " formée à la ressemblance de Dieu ". L'autre
partie est quadruple, celle que les Grecs nomment " matérielle ", et
nous " terrestre ". C'est d'elle qu'a été fait le corps, qui sert
d'enveloppe à cette partie de l'homme dont nous venons de dire qu'elle est
divine, pour que, dans cet abri, la divinité de l'esprit pur, seule avec ce qui
lui est apparenté, c'est-à-dire les sens de l'esprit pur, se repose seule avec
soi, comme retranchée derrière le mur du corps[145]. "
La tendance franchement pessimiste s'exprime dans de nombreux
textes du Corpus Herméticum.
Ainsi, selon le dixième traité, la descente de l'âme dans le
corps engendre l'oubli et l'ignorance de la nature originelle de l'âme. L'âme est
aliénée dans le corps, séparée d'elle-même, de son vrai moi :
" Considère l'âme d'un enfant, mon fils : quand il ne
lui revient pas encore d'être séparée d'avec son vrai soi et que le corps
auquel elle appartient n'a encore qu'un petit volume et n'a pas atteint son
plein développement, comme elle est belle à voir de tout côté, à cette heure où
elle n'a pas été souillée encore par les
passions du corps et qu'elle est presque suspendue encore à l'âme du
monde ! Mais quand le corps a atteint son volume et qu'il arrache et tire l'âme
en bas vers les pesanteurs corporelles, l'âme, s'étant séparée de son vrai moi,
enfante l'oubli; alors elle n'a plus part au beau — et — bon; et c'est l'oubli
qui la rend mauvaise[146]. "
" Ciel, principe de notre naissance, s'écrient les âmes déchues, éther et air, mains et souffle sacré du
Dieu monarque, et vous, regards des dieux, astres resplendissants,
lumière indéfectible du soleil et de la lune, frères de lait issus de la même
origine, vous tous de qui brutalement séparées nous subissons des misères, et plus de misères encore, puisque, arrachées à des choses grandes et brillantes et à
la sainte atmosphère et au firmament magnifique, et, qui plus est, à la
vie bienheureuse que nous menions avec les dieux, nous allons être ainsi emprisonnées
en des tentes ignobles et viles ! Qu'avons-nous donc, malheureuses, commis de
si affreux ? Quel crime, qui mérite ces châtiments actuels ?[147] "
Pour accéder à la connaissance et retourner à notre patrie
divine, il faut déchirer la tunique qui nous revêt, le corps, qui est, comme le
dit la tradition orphique, ici reprise, une geôle, un tombeau, un cadavre, un
autre, un ennemi : " Où courez-vous, ô hommes, ivres que vous êtes, ayant
bu jusqu'à la lie le vin sans mélange de la doctrine d'ignorance, que vous ne
pouvez même pas porter, mais que déjà vous allez vomir ? Tirez-vous de
l'ivresse, arrêtez ! Regardez en haut avec
les yeux du cœur. Et si vous ne pouvez pas tous, du moins ceux qui le
peuvent. Car le mal de l'ignorance inonde toute la terre, et corrompt l'âme
emprisonnée dans le corps, sans lui permettre de jeter l'ancre aux ports du
salut. Ne vous laissez donc pas entraîner par la violence du flot...
Cherchez-vous un guide qui vous montre la route jusqu'aux portes de la
connaissance, là où luit la lumière brillante, pure de toute obscurité, là où
nul n'est ivre, mais où tous demeurent sobres, élevant le regard du cœur vers
Celui qui veut être vu. Car il ne se laisse ni entendre ni décrire, et il n'est
pas visible aux yeux du corps, mais seulement à l'intellect et au cœur. Mais,
d'abord, il te faut déchirer de part en part la tunique qui te revêt, le tissu
de l'ignorance, le support de la malice, le cadavre sensible, le tombeau que tu
emportes partout avec toi, le voleur qui habite en ta maison, le compagnon qui,
par les choses qu'il aime, te hait, et par les choses qu'il fait, te jalouse.
Tel est l'ennemi que tu as revêtu comme une tunique, qui t'étrangle et t'attire
en bas vers lui, de peur que, ayant jeté les yeux en haut et contemplé la
beauté de la vérité et du bien qui réside en elle, tu ne viennes à haïr la
malice de l'ennemi, ayant compris toutes les embûches qu'il a dressées contre
toi...[148]
"
Les divers systèmes gnostiques comportent en commun une certaine doctrine de l'âme et de son
histoire. Cette histoire, en substance, c'est toujours la même. C'est
celle que nous suivons à la trace depuis les premières expressions connues, au
VIe siècle avant notre ère, en Grèce. L'âme est par elle-tnême, par
son origine, d'essence divine. Elle est une partie de la substance divine.
Mais, par suite de catastrophes et de tragédies
au sein de la divinité elle-même, elle est tombée, exilée, aliénée dans le
monde de la matière et des corps. Maintenant, elle ne se souvient plus
de son essence divine. Elle ne sait plus qui
elle est. La gnose, l'initiation, c'est essentiellement la communication de cette connaissance qui porte sur
l'origine de l'âme, sa chute, et son retour à son origine.
Le schéma cyclique de cette histoire que nous racontent les
systèmes gnostiques se trouve résumé dans un fragment qui nous a été conservé
par Clément d'Alexandrie : " Qui étions-nous ? Que sommes-nous devenus ? —
Où étions-nous ? Où avons-nous été jetés? — Vers quel but nous hâtons-nous ?
D'où sommes-nous rachetés ? — Qu'est-ce que la génération ? Et la régénération[149] ? "
Un fragment cité par saint Irénée de Lyon nous livre le même schéma cyclique "Je suis fils venu du Père, du Père préexistant...
Je suis venu ici-bas tout voir, ce qui m'est étranger et ce qui m'est propre...
Je tire ma race du Préexistant, et je retourne de nouveau dans ma demeure, d'où
je suis venu[150].
"
L'Évangile
de vérité définit ainsi la gnose : "
Celui qui possédera ainsi la gnose connaît d'où il est venu et
où il va. Il sait, comme quelqu'un qui, ayant été ivre, s'est désenivré et qui,
revenu à lui-même, a rétabli ce qui lui est propre[151]. "
Dans le Ginsza, le Trésor des
Mandéens, on peut lire de nombreux textes qui expriment cette
expérience affective d'une chute de l'âme dans le corps, et le mépris, le
dégoût du corps, considéré comme un autre, comme un lieu de souillure : "
Pourquoi m'avez-vous arraché à mon lieu d'origine et pourquoi m'avez-vous jeté
dans des corps puants ? " " Qui m'a jeté dans la douleur du monde,
dans les ténèbres mauvaises ? " " Nous sommes jetés dans les ténèbres
mauvaises. " " Délivrez-nous de l'obscurité de ce monde où nous
sommes jetés. " " Je suis une étincelle de la grande vie. Qui m'a
jetée dans la misère des anges ? " " J'entends la voix de l'âme qui
pleure dans le corps. " " J'ai peine et mal dans l'habit corporel
dans lequel ils m'ont portée et m'ont jetée[152]. "
Dans le mythe manichéen, il faut distinguer, on le sait, deux
principes, incréés, éternels, hostiles l'un à l'autre, le principe lumineux,
principe du bien, et le principe des ténèbres, de la matière, du mal.
Dans un premier temps, ces deux principes sont séparés,
chacun dans son royaume. Mais dans un deuxième temps, le principe mauvais, le " roi des ténèbres " projette de
monter vers le " pays de lumière
" qu'il se prend à désirer. La matière, mauvaise, tumultueuse,
désordonnée, les princes des ténèbres, s'avancent vers le royaume de
lumière et l'envahissent. Alors le principe bon et lumineux, voyant que son
royaume était envahi par les princes des ténèbres, émet de sa substance une
puissance, appelée " mère de Vie ". Celle-ci à son tour émet le
" premier homme ". Un combat s'engage entre les princes des ténèbres
et la puissance émise par le principe lumineux.
Les princes des ténèbres dévorent la puissance f| émise par le
principe bon. Cette puissance issue de la substance du bon principe est aussi
appelée " âme ". Ainsi une part de la divinité bonne est retenue
prisonnière, aliénée, dans la matière mauvaise. Le deuxième temps est donc le
temps du mélange entre le principe bon et le principe mauvais. Les âmes humaines sont des parcelles
lumineuses du principe bon exilées, aliénées dans le royaume des ténèbres[153].
Les âmes sont issues du principe bon. Les corps au contraire
sont l'œuvre du principe mauvais. Le corps est par nature et par essence
mauvais, puisqu'il est issu du principe du mal. L'âme est bonne par nature
puisqu'elle est d'origine divine. " Dans le manichéisme, écrit M. Puech,
les âmes humaines sont des parties ou des parcelles de l'âme universelle
(c'est-à-dire de l'âme même de Dieu) englouties dans les Ténèbres à la suite de
la défaite de l'homme primordial et avec l'homme primordial lui-même[154]. " L'âme
est donc, selon l'exposé de saint Augustin, de
substantia dei. Elle est une " projection ", une " émanation
" de la substance divine, une "
partie " de Dieu : portio, membrum,
proles de ipsa substantiel Dei, ex una eademque substantia, particula
Dei substantiae. L'âme humaine est par nature consubstantielle à
Dieu.
Les manichéens enseignent en somme au sujet de l'âme humaine
ce que la théologie orthodoxe enseigne au sujet du Verbe incréé.
Némésius d'Émèse, dans son traité de la Nature de l'homme, consacre
une notice à la doctrine manichéenne de l'âme : " Ils disent (les manichéens) qu'elle est immortelle et incorporelle.
Ils disent aussi qu'unique et seule est l'âme de tous les êtres, morcelée et
divisée en descendant dans tous les corps particuliers, inanimés et animés...
En sorte que les âmes de chaque corps
particulier sont les parcelles de l'âme universelle... Ils disent que la
substance elle-même de l'âme est divisée en parcelles... Ils veulent que l'âme
soit disséminée dans les éléments, et
qu'elle se partage entre les éléments dans la genèse des corps, et puis
que, de nouveau, elle revienne à elle-même lorsque les corps sont détruits,
comme de l'eau qui serait divisée puis de nouveau réunie et mêlée. Ils disent
que les âmes pures vont dans la lumière, parce qu'elles sont lumière, tandis
que celles qui sont souillées par la matière vont dans les éléments, et puis, à
partir des éléments, dans les plantes et dans les bêtes... Ils disent que les
âmes sont châtiées par les métensoma-toses[155]... "
En descendant dans la matière dont elle est désormais captive, l'âme oublie sa nature originelle. Elle
est complètement aliénée. " L'âme se tourna en bas vers la matière;
elle s'en éprit et, brûlant du désir d'éprouver des plaisirs corporels, elle ne
voulut plus s'en détacher. Ainsi naquit le monde. De ce moment, l'âme s'oublia
elle-même; elle oublia sa demeure primitive, son centre véritable, son
existence éternelle... Mais, ne voulant pas abandonner l'âme dans sa
dégradation avec la matière, Dieu la dota d'une intelligence et de la faculté
de percevoir, dons précieux qui devaient
lui rappeler sa haute origine, le monde spirituel, (...) qui devaient
lui rendre conscience d'elle-même, lui indiquer qu'elle était étrangère
ici-bas... Dès que l'âme a reçu cette instruction par la perception de
l'intelligence, dès qu'elle a repris conscience d'elle-même, elle désire le
monde spirituel, comme un homme transporté sur une terre étrangère soupire après ses foyers lointains. Elle est
convaincue que, pour retourner à son état primitif, elle doit se
détacher des liens mondains, des concupiscences sensuelles, de toute chose
matérielle[156].
"
Les corps, nous l'avons vu, sont l'oeuvre de la nature
mauvaise, c'est-à-dire de la matière. Ils sont pour l'âme une prison. Sed Manichaii corpora humana opificium
dicunt esse gentis tenebrarum et carceres,
quibus victus inclusus est deus[157]. En fait,
c'est la divinité elle-même qui est aliénée, exilée, dans la matière
mauvaise, puisque les âmes ne sont rien d'autre que des parcelles de la substance divine. Le manichéisme nous propose
donc une doctrine de l'aliénation de la divinité. .
Dans les corps, les parcelles de la divinité oublient leur
essence divine : " Lorsque je fus enchaîné dans la chair, j'ai oublié ma
divinité[158].
" " O Dieu de lumière, chère âme ! qui a obscurci ton œil lumineux?
Sans cesse tu tombes d'une misère dans une
autre, et cela même, tu ne le reconnais pas... Et qui t'a, de ta
magnifique terre divine, conduite en exil,
et qui t'a enchaînée, et qui t'a enfermée dans cette sombre prison[159] ? "
La substance divine, aliénée dans la matière et dans la
nature, souffre à chaque pierre broyée, à chaque plante arrachée, à chaque arbre brisé, à chaque fruit cueilli, à chaque bête
dévorée. Elle " naît, souffre et meurt chaque jour "[160]. C'est la
doctrine de l'universelle crucifixion : Jésus est crucifié à chaque arbre, patibilem Jesum... ab omni ligno swpensus[161]
Jésus est présent dans les aliments consommés[162]. " Jésus
montra à Adam... sa propre personne exposée à tout, aux dents de la panthère et
aux dents de l'éléphant, dévorée par les
voraces, engloutie par les
gloutons, mangée par les chiens, mélangée et emprisonnée dans tout ce qui
existe, liée dans la puanteur des ténèbres[163]. " Les manichéens disent que
" une partie de la nature de Dieu est mêlée partout dans les cieux, sur la
terre, sous la terre, dans tous les corps, secs et humides, dans toutes les
chairs, dans toutes les semences des arbres, des herbes, des hommes et des
animaux... Elle y est liée, opprimée,
souillée, et eux, les manichéens, disent qu'ils la délient, qu'ils la libèrent
et la purifient[164].
" Le monde tout entier est la " Croix de la lumière ".
Le troisième temps, dans le mythe manichéen, c'est la
séparation, de nouveau, des deux principes, le bon et le mauvais. L'âme humaine
est une parcelle, une étincelle, de la substance divine prisonnière dans la
matière. L'initié, l'adepte de la secte, doit s'efforcer le plus possible de
libérer cette parcelle divine, en la séparant de la matière. Pas de nourriture
carnée, pas de mariage, le moins de contact possible avec la matière impure. Au terme du drame manichéen, les
deux substances, la pure et l'impure, seront de nouveau séparées, pour l'éternité, mais, cette fois-ci, sans risque d'une nouvelle
intrusion du principe mauvais dans le royaume de lumière.
La doctrine plotinienne de l'âme se situe dans la suite de la
grande tradition orphique et pythagoricienne, puis platonicienne. Nous n'avons
pas à rappeler ici la doctrine plotinienne de la procession : A partir de l'Un,
qui est l'Absolu et la source de
l'être, par réflexion sur lui-même, l'intellect procède, et cette procession
est déjà un schisme, une apostasie. De l'intellect, qui est le monde
intelligible de Platon, ' procède l'âme universelle.
" L'Un est parfait parce qu'il ne cherche rien, ne
possède rien, et n'a besoin de rien; étant parfait, il surabonde, et cette
surabondance produit une chose différente de lui. La chose engendrée se
retourne vers lui, elle est fécondée, et tournant son regard vers lui, elle
devient intelligence. Son arrêt (στασις) par rapport à l'Un, la produit comme être; et son
regard, sa contemplation tournée vers lui, comme intellect (νοΰς). Et puisqu'il s'est arrêté pour le regarder, il
devient à la fois Intellect et être.
" Étant semblable à l'Un, il produit comme lui, en
épanchant sa multiple puissance; ce qu'il produit est une image de lui-même; il
s'épanche comme l'Un, qui est avant lui, s'est épanché. Cette énergie qui
procède de la substance, c'est l'âme; dans cette génération, l'intellect
demeure immobile; de même la génération de l'intellect s'est opérée sans que
cesse de demeurer immobile celui qui est avant lui. Mais l'âme, elle, ne reste
pas immobile en produisant, mais elle se meut pour engendrer une image
d'elle-même. (...)
" Pourtant rien n'est séparé par une coupure de ce qui
le précède; c'est ainsi que l'âme semble s'avancer jusqu'aux plantes; elle s'y
avance en un sens, puisque lé principe végétatif appartient à l'âme; mais elle
ne s'y avance pas tout entière; elle vient dans les plantes, parce qu'en descendant
jusque-là dans la région inférieure, elle produit une autre existence dans cette procession même, et par
bienveillance j envers les êtres inférieurs; mais pour cette partie
supérieure d'elle-même qui se rattache à l'intellect et constitue sa propre intelligence, elle la laisse demeurer immobile en
elle-même... La procession se fait donc ainsi du premier au dernier;
chaque chose reste toujours à sa place propre; la chose engendrée a un rang
inférieur à celui de son générateur... Lorsque l'âme vient dans la plante,
c'est une partie d'elle-même qui est dans la
plante; c'est sa partie la plus audacieuse et la plus imprudente, puisqu'elle s'est avancée jusque-là[165]...
"
A partir de l'Un donc, et sans que celui-ci le veuille, une
hiérarchie de processions descend jusque dans la matière, et anime les êtres
vivants, les astres, les hommes, les bêtes, les minéraux. C'est un
panpsychisme. Plus tard, les Kabba-listes, et Spinoza, professeront une
doctrine analogue : Omnia, quamvis diversis gradibus, animata sunt[166].
Mais l'âme dont nous parle Plotin dans le texte que nous
venons de lire, c'est l'âme universelle, qui ressemble à ce que la métaphysique
des Upanishad appelle le Brahman.
Reste à comprendre comment l'âme universelle, qui est divine,
descend dans la matière et se divise, se fragmente, pour devenir, apparemment
du moins, une multitude d'âmes particulières.
Plotin, dans un texte de la quatrième Ennéade, nous relate
une expérience psychologique de " sortie " du corps et de "
descente " dans le corps : " Souvent je m'éveille à moi-même en
m'échappant de mon corps; étranger à tout autre chose, dans l'intimité de moi-même, je vois une beauté aussi merveilleuse
que possible. Je suis convaincu, surtout alors, que j'ai une destinée supérieure; mon activité est le plus haut degré
de la vie; je suis uni à l'être divin, et, arrivé à cette activité, je me fixe en lui au-dessus des autres
êtres intelligibles. Mais, après ce repos dans l'être divin, redescendu
de l'intelligence à la pensée réfléchie, je me demande comment j'opère
actuellement cette descente, et comment l'âme a jamais pu venir dans un corps,
étant en elle-même comme elle m'est apparue, bien qu'elle soit en un corps[167]. "
La doctrine de Plotin, concernant la descente de l'âme dans
le corps, comporte la même ambiguïté, la même duplicité de tendances que celle
que nous avons relevée chez Platon, et que Plotin lui-même relève chez Platon.
D'une part, pour Plotin, la descente de l'âme dans le corps est une faute, et
un châtiment. D'autre part, et selon d'autres textes, cette descente est une
nécessité.
La tendance qu'on peut appeler " optimiste "
s'exprime par exemple dans les textes suivants :
" Il ne doit pas exister une seule chose; sinon, tout
demeurerait caché, puisque les choses n'ont
dans l'Un aucune forme distincte; aucun être particulier n'existerait,
si l'Un restait immobile en lui-même; il n'y aurait pas cette multiplicité
d'êtres issus de l'Un, s'il n'y avait eu après lui la procession des êtres qui ont le rang d'âmes. De même les
âmes ne doivent pas exister seules, sans qu'apparaissent les produits de
leur activité; il est inhérent à toute nature de produire après elle et de se
développer en allant d'un principe indivisible, sorte de semence, jusqu'à un effet sensible; le terme antérieur reste
à la place qui lui est propre; mais son conséquent est le produit d'une
puissance ineffable qui était en lui[168]... "
" Il y a deux natures, la nature intelligible et la
nature sensible; il est mieux pour l'âme d'être dans l'intelligible, mais il
est nécessaire, avec la nature qu'elle a, qu'elle participe à l'être sensible[169]. "
" Ainsi l'âme, cet être divin, issu des régions
supérieures, vient à l'intérieur d'un corps : elle qui est la dernière des
divinités vient ici par inclination volontaire, pour exercer sa puissance et mettre
de l'ordre en ce qui est après elle; et si elle fuit au plus vite, elle ne
subit aucun dommage pour avoir pris connaissance du mal, pour avoir connu la
nature du vice, pour avoir manifesté ses
puissances et avoir produit des actes et des actions : toutes ces
forces, inactives dans le monde incorporel, seraient vaines si elles ne
passaient toujours à l'acte; l'âme même ignorerait qu'elle les possède, si elles ne se manifestaient et ne procédaient
d'elle; car l'acte manifeste toujours une puissance cachée et invisible[170]... "
Contre les gnostiques, Plotin enseigne que la descente de l'âme n'est pas totale. Ce n'est pas une
aliénation complète, intégrale. En effet, il faut que l'âme organise le
monde, et pour l'organiser, il faut qu'elle garde la mémoire de l'intelligible
: " Pour nous, nous pensons que la cause productrice du monde n'est pas
que l'âme s'incline vers la matière, c'est plutôt qu'elle ne s'incline pas; car
s'incliner, c'est évidemment oublier les intelligibles; et si elle les avait
oubliés, comment façonnerait-elle le monde? D'où vient qu'elle produit le monde, sinon des intelligibles qu'elle
a vus là-bas ? Si elle s'en souvient pour le produire, c'est qu'elle ne
s'est pas inclinée du tout[171]... "
Mais à côté de cette théorie qui pense expliquer la
procession de l'âme par une nécessité, il existe chez Plotin, en de nombreux
textes, une autre explication, selon laquelle la
descente de l'âme dans les corps particuliers est une faute, une
catastrophe, un mal.
La descente de l'âme universelle dans
des corps particuliers, c'est ensomatose, c'est aussi l'individuation,
la division de l'âme universelle
en âmes particulières
et individuelles.
Un désir s'est adjoint à l'âme universelle, désir de
l'individuation :
" Puisque l'intelligible est séparé, comment l'âme
vient-elle dans un corps ? — Tout ce qui est simple intelligence est un être impassible, qui reste éternellement
là-bas, menant une vie purement intellectuelle parmi les êtres
intelligibles; car il n'a ni tendance ni désir. Mais l'être qui s'adjoint le
désir, venant après l'intellect qui est là-bas, s'avance dès lors davantage par
cette addition; il tend à produire un ordre conforme
à ce qu'il a vu dans l'intellect; il en est comme gros, et il ressent
les douleurs de l'enfantement; alors il s'efforce de produire et de créer.
L'âme tendue par cet effort qui s'exerce
dans le sensible, associée à l'âme universelle (...), exerçant avec elle
sa providence sur le Tout, veut en gouverner un fragment (meros) en s'isolant; venue en cette portion dans laquelle elle est, elle n'appartient
pourtant pas tout entière au corps, mais elle garde quelque chose
d'extérieur à lui[172]... "
" Les âmes, si elles restent dans l'intelligible avec
l'âme universelle, doivent échapper à la souffrance; elles sont avec elle au
ciel et partagent son gouvernement, comme des rois qui sont avec le souverain
suprême gouvernent avec lui sans descendre en personne du palais; les âmes sont
alors ensemble et dans le même lieu.
" Mais elles changent et passent de l'universel au
particulier, au fragment (meros); chacune
veut être à elle-même; elles se fatiguent d'être avec un autre; elles se
séparent, chacune à part pour soi-même.
" Restée pendant longtemps dans cet éloignement et cette
séparation du Tout, sans diriger son regard vers l'intelligible, elle devient un fragment (meros), elle s'isole, elle s'affaiblit, elle multiplie son
aétion, elle s'agite (polupra-gmonei) et
n'envisage que des fragments; appuyée sur un seul objet séparé de l'ensemble,
elle s'éloigne de tout le reste; elle vient et se tourne vers cet unique objet,
battu par tous les autres; elle s'écarte de l'ensemble; elle gouverne avec
difficulté son objet particulier; elle est maintenant en contact avec lui; elle
le garantit des objets extérieurs, elle lui est présente et y pénètre enfin en
grande partie. — Voilà d'où vient ce qu'on appelle la perte des ailes, et
l'emprisonnement dans le corps, pour l'âme qui a dévié de la voie innocente
dans laquelle elle gouvernait les êtres supérieurs, guidée par l'âme universelle, et cet état antérieur était de
toute manière meilleur quand elle montait.
" Donc l'âme, après sa chute, a été
prise, elle est enchaînée, elle n'agit que par les sens, parce
qu'elle est empêchée, au début, d'agir par l'intelligence; elle est, dit-on,
dans un tombeau et une caverne, mais en se
retournant vers la pensée, elle se délivre de ses liens, et elle remonte
lorsqu'elle part de la réminiscence pour
contempler les êtres. Car elle contient toujours malgré tout une partie
supérieure. Les âmes ont nécessairement une double vie; elles vivent en partie
de la vie de là-bas, et en partie de la vie d'ici[173]... "
Le processus par lequel l'âme s'éloigne du monde
intelligible, le processus par lequel elle descend dans les corps, et celui par
lequel elle se divise en une multitudes d'âmes individuelles, c'est le même
processus :
" C'est dans le monde intelligible qu'est l'être
véritable; l'intellect (le Noûs) est
sa partie la meilleure. Mais les âmes y sont aussi, car c'est de là-bas
qu'elles viennent ici. Et ce monde-là
contient des âmes sans corps, tandis que celui-ci contient des âmes qui sont venues dans des corps,
et divisées, fragmentées {meristheisas) par les corps. Là-bas,
l'intellect total simultanément (homou pas), et non divisé ni fragmenté;
toutes les âmes à la fois, en même temps, en un monde unique, et non pas
dans la distance spatiale. Le Noûs éternellement
indivis et non fragmenté, l'âme là-bas indivise et non fragmentée. Mais il est
dans sa nature d'être fragmentée. Et sa fragmentation, c'est son éloignement du
monde intelligible, et sa venue dans le
corps, και γάρ ό
μερισμός αϋτής
τό άποστήναι
καί εν σώματι
γενέσθαι. On dit justement qu'elle est " divisible dans les corps " parce
qu'elle s'éloigne ainsi et se divise.
" En quel sens donc reste-t-elle également indivisible?
C'est qu'elle ne s'est pas éloignée tout entière, qu'il y a une partie
d'elle-même qui n'est pas venue, dont la nature n'est pas d'être partagée[174]... "
La descente de l'âme dans les corps est
donc une apostasie. L'âme
n'a pas supporté l'unité originelle, elle a voulu devenir individuelle, alors
qu'elle était universelle : " Mais l'âme est sortie du monde intelligible,
elle n'a pas supporté l'unité; elle s'est recherchée elle-même et elle a voulu
être autre chose, et elle s'est comme penchée[175]... "
En devenant un être particulier, un homme individuel, par
l'ensomatose, on cesse d'être le Tout, et pour revenir à la condition
originelle, il faudra renoncer à l'existence particulière et individuelle :
" Car devenu homme, on s'éloigne d'être tout; et il faut cesser d'être un
homme (particulier) pour s'élever comme dit Platon, et gouverner tout l'univers[176]... "
La doctrine de l'individuation, chez Plotin, est obscure,
confuse, et peut-être n'est-elle pas homogène. Dans certains textes, tels ceux
que nous avons lus, Plotin nous dit que " l'âme, là-bas, est indivise, non
fragmentée ", que " sa fragmentation, c'est son éloignement du monde
intelligible et sa venue dans le corps ".
Dans d'autres textes, au contraire, Plotin nous dit que, au
sein de l'âme universelle, des âmes multiples existaient déjà :
" Donc, l'unité de l'âme n'exclut pas la multiplicité
des âmes, pas plus que l'unité de l'être
n'exclut les êtres multiples, ni la multiplicité, là-bas, n'est en
opposition avec l'unité... Avant les corps, il y a une âme et des âmes
multiples. Dans le Tout, les âmes ne sont pas en puissance; chacune est en
acte. Et l'unité de l'âme totale n'empêche pas que la multiplicité des âmes
soit en elle, et la multiplicité n'empêche pas l'unité. Car elles sont
distinctes sans être distinctes et elles sont présentes les unes aux autres
sans être des étrangères; car elles ne sont pas séparées par des frontières, comme les sciences multiples ne sont pas séparées
dans une seule âme, et l'âme unique est telle qu'elle peut avoir en elle-même
toutes les âmes[177]. "
" L'âme est une et infinie; et toutes choses en elle
sont rassemblées à la fois; et elle contient chaque chose distincte et non
distincte jusqu'à la séparation... On peut dire qu'elle est infinie parce
qu'elle contient toutes choses à la fois, toute vie, toute âme, toute
intelligence. Chacune de ces choses n'est pas séparée par une frontière; c'est
pourquoi elle est une. L'âme unique ne doit pas posséder une seule vie, mais
une infinité de vies; et cependant une seule vie, et cette vie unique, unique
en ce sens que toutes les âmes sont là à la fois, non pas rassemblées en une
unité, mais procédant à partir d'une unité et demeurant là où elles ont leur
principe; mieux, elles n'ont pas de principe et ne commencent pas d'exister, mais
toujours elles ont été ainsi. Car là-bas il n'y a pas de naissance. Il n'y a pas de division non plus; elle
paraît être divisée seulement à celui qui la reçoit[178]... "
Quoi qu'il en soit de ce ténébreux problème de
l'indi-viduation des âmes, une chose est certaine, c'est qu'en descendant dans
les corps, dans la matière, les âmes oublient leur véritable nature, qui est
divine; elles oublient leur origine. L'individuation, l'ensomatose, a provoqué
une amnésie. Les âmes sont aliénées dans le monde des corps : " D'où vient
donc que les âmes ont oublié Dieu leur père, et que, fragments venus de lui et
complètement à lui, elles s'ignorent elles-mêmes et l'ignorent? Le principe du
mal pour elles, c'est l'audace, la génération, la différence première, et la volonté d'être à elles-mêmes, άρχή
μέν οΰν αΰταίς
τοΰ κακοΰ ή
τόλμα καί ή
γένεσις καί ή
πρώτη έτερότης
καί τό
βουληθήναι δε
έαυτών είναι.
" Joyeuses de leur indépendance, elles usent de la
spontanéité de leur mouvement pour courir à l'opposé de Dieu arrivées au point le plus éloigné, elles ignorent
même qu'elles viennent de lui : comme des enfants arrachés à leur père
et élevés longtemps loin de lui, s'ignorent eux-mêmes et ignorent leur père. Ne
le voyant plus et ne se voyant plus elles-mêmes, elles se méprisent parce
qu'elles ignorent leur race. Elles estiment tout le reste, et il n'est rien
qu'elles n'admirent plus qu'elles-mêmes; tout les frappe d'étonne-ment, les
passionne et les tient suspendues ; et elles rompent elles-mêmes autant
qu'elles peuvent avec les choses dont elles se sont éloignées par mépris pour
elles; si bien que la cause de leur totale ignorance de Dieu se trouve être
leur estime pour les choses d'ici-bas et leur mépris d'elles-mêmes[179]. "
Comment
les âmes descendent-elles dans les corps ? C'est l'objet de la quatrième Ennéade que de nous le dire. Les âmes
voient, du haut du ciel intelligible, les corps dans lesquels elles pourraient
descendre. Elles sont fascinées : " Et les âmes humaines ? Elles voient
leurs images comme dans le miroir de Dionysos, et, d'en haut, elles s'élancent
vers elles. Elles ne tranchent pourtant pas leurs liens avec leurs principes, qui sont les intelligences ;
elles ne descendent pas avec leur intelligence. Elles vont jusqu'à la
terre, mais leur tête reste fixée au-dessus du ciel. Il arrive pourtant
qu'elles descendent assez bas, parce que leur partie intermédiaire est
contrainte de donner tous ses soins au corps besogneux jusqu'où elles
s'étendent. Mais leur père Zeus a pitié de leur fatigue; il rend périssables
les liens qui les attachent à la peine; et il leur donne un repos temporaire,
en les libérant de leur corps, afin qu'elles puissent, elles aussi, venir dans
la région intelligible, où reste éternellement l'âme de l'univers sans se
tourner vers les choses d'ici-bas[180]... "
Comme chez Platon, les âmes sont libres, selon Plotin, de choisir le corps qui
leur convient. Au principe de la chute des âmes, il y a donc un actte de
liberté, qui n'exclut pas, nous l'avons vu, la nécessité de l'ensoma-tose :
" Chacune descend en un corps fait pour la recevoir et
conforme à sa propre disposition intérieure; elles sont transportées dans le
corps avec lequel elles ont le plus de ressemblance, l'une dans le corps d'un
homme, l'autre dans le corps d'une bête, différente pour chacune.
" L'inévitable nécessité et la justice consistant ainsi
en une nature qui commande à chaque âme de se diriger, suivant son rang, vers
l'image engendrée, modelée sur sa propre volonté et ses dispositions intimes;
toutes les âmes de cette espèce sont dans le voisinage de l'objet vers lequel
les portent leurs dispositions intimes; au moment voulu, il n'est pas besoin d'un être qui les envoie et
qui les conduise, afin qu'elles entrent à tel moment dans tel corps. Le
moment venu, elles y descendent spontanément et elles entrent où il faut. Ce
moment est différent pour chacune, mais quand il est arrivé, elle descend,
comme à l'appel d'un héraut, dans le corps qui lui est conforme. C'est à croire
qu'elle est alors mue et emportée par une
puissance magique d'une attraction irrésistible[181]. "
Les âmes descendent plus ou moins bas, dans des corps plus ou moins nobles. Les différences entre les
âmes proviennent de ces degrés divers d'ensomatose, de descente dans la
matière :
" Donc les âmes se penchent hors du monde intelligible,
descendent d'abord dans le ciel et y prennent un corps; à travers le ciel,
elles vont plus ou moins près des corps terrestres, selon qu'elles s'étendent
plus ou moins en longueur. Les unes passent du ciel à des corps inférieurs. Les
autres entrent d'un corps inférieur dans un autre, parce qu'elles n'ont pas la
force de se soulever de terre, toujours tirées vers la terre par leur pesanteur
et par l'oubli qui s'est appesanti sur
elles. La différence qu'il y a entre elles provient soit des corps où
elles ont pénétré, soit de leurs conditions, soit de leurs régimes, soit du
caractère différent qu'elles apportent avec elles, soit de toutes ces raisons,
soit de quelques-unes d'entre elles[182]... "
" Disons brièvement (...) que la différence qu'elles ont
dans le caractère et les actes réfléchis dérive et de leurs corps et des vies
antérieurement vécues; Platon dit en effet que les âmes font choix d'une vie
conforme à leurs vies antérieures[183]. "
Cependant, Plotin insiste sur le fait que la descente des
âmes dans les corps ne résulte pas d'un choix réfléchi : " La venue des
âmes n'est pas volontaire, et elles n'ont pas été envoyées; ou du moins leur
volonté ne consiste pas en une volonté de choix. Elles se meuvent vers le corps
sans réflexion, comme l'on saute d'instinct, ou comme l'on est porté sans
réflexion à désirer le mariage et, parfois, à accomplir de belles actions. Mais
tel être a toujours fatalement telle destinée, celle-ci maintenant et, à un
autre moment, une autre[184]. "
Certaines âmes descendent très bas dans la matière, trop bas,
cela est mauvais pour elles : " Certaines âmes descendent ensuite plus bas
pour éclairer les régions inférieures; mais ce n'est pas un bien pour elles de
procéder si avant. Les choses éclairées exigent tout leur soin. De même que,
sur un vaisseau ballotté par la tempête, le pilote s'applique tout entier au
soin du navire et se néglige lui-même au point d'oublier qu'il risque d'être
emporté par le naufrage, de même les âmes glissent plus bas qu'il ne faut et
perdent de vue leurs intérêts propres. Retenues à leurs corps, elles sont
enchaînées par des liens magiques et tout entières possédées par leur
sollicitude pour la nature du corps[185]. " Selon
Plotin, il ne faut pas voir de contradiction entre les deux types
d'explications proposées : nécessité de la descente des âmes, et faute des âmes
qui se sont éloignées de l'intelligible et se sont précipitées dans le monde
des corps et du souci, par désir d'être individuelles. Les deux thèmes, liberté
et nécessité, nous dit Plotin, se concilient : " Il n'y a donc pas de
divergence entre toutes ces expressions :
la semence des âmes dans le devenir; leur descente destinée à
l'achèvement de l'univers; le châtiment; la caverne; la nécessité et la liberté
de cette descente, — puisque la nécessité implique la liberté; l'existence dans
le corps, comme une chose mauvaise; pas plus qu'avec les expressions
d'Empédocle : l'exil qui sépare de Dieu, le voyage errant, la faute; ni avec
celle d'Héraclite : le repos dans l'exil. Et en général, la liberté dans la
descente n'est pas contradictoire avec la contrainte. C'est toujours
involontairement qu'on va au pire. Mais comme on y va par son mouvement propre,
on peut dire que l'on subit la peine de ce qu'on a fait. D'autre part,
puisqu'une loi éternelle de la nature nécessite ces actions et ces passions,
puisque l'être qui se joint au corps en descendant de la région supérieure
vient, par son arrivée, au-devant des besoins d'un autre être, on n'est en
désaccord ni avec soi-même ni avec la vérité, en disant que c'est Dieu qui l'a
envoyé. Et en effet les derniers effets d'un principe se rapportent toujours au
principe d'où ils sont issus, même si les intermédiaires sont nombreux. — Quant
à la faute, elle est double : celle dont l'âme est accusée pour être descendue,
et celle qui consiste dans les mauvaises actions qu'elle commet une fois venue
ici... Ainsi l'âme, cet être divin, issu des régions supérieures, vient à
l'intérieur d'un corps. Elle qui est la dernière des divinités vient ici par
inclination volontaire, pour exercer sa puissance et mettre de l'ordre en ce
qui est après elle. Et si elle fuit au plus vite, elle ne subit aucun dommage
pour avoir pris connaissance du mal, pour avoir connu la nature du vice[186]... "
La descente de l'âme dans un corps est comparable à une
addition, un supplément : à l'homme que nous étions, âme pure et spirituelle,
s'est ajouté un autre, le corps, qui est susceptible de nous aliéner
complètement si nous n'y prenons garde : " Avant de naître dans le
devenir, nous étions là-bas, hommes et quelquefois dieux, âmes pures et
intelligences unies à la substance tout entière. Nous étions des fragments {mérê) du monde intelligible, non
séparés ni retranchés, mais nous étions du Tout; maintenant même, nous n'en
sommes pas retranchés. Mais maintenant, de cet homme-là s'est approché un autre
homme qui veut exister, et qui nous a trouvés; car nous n'étions pas à
l'extérieur du Tout. Il nous a entourés, et il s'est joint à cet homme que
chacun d'entre nous était alors, et nous sommes devenus les deux ensemble, et
non plus cet autre, que nous étions d'abord. Et quelquefois nous sommes
seulement celui que nous nous sommes ajouté en second; cet homme antérieur que
nous étions, d'une autre manière, n'est plus là[187]. "
La descente des âmes dans les corps est un mal, précisément
parce qu'elle est une individuation. L'âme qui était universelle, qui reste
universelle, par cette individuation se particularise, se restreint, se limite
elle-même. Au lieu d'embrasser comme c'est son droit l'universel, elle s'engage
dans une voie où elle limite son champ de vision. Au lieu de s'intéresser au
Tout, elle va se préoccuper d'un corps particulier auquel elle s'associe. C'est
cela qui est mauvais : " Mais cette relation avec le corps est un mal, et
il est bon de s'en affranchir. Pourquoi? Bien que l'âme n'appartienne pas à ce
corps, on dit pourtant qu'elle est l'âme de ce corps; elle devient ainsi en
quelque façon une âme particulière, et elle sort du tout. Son activité n'est
plus dirigée vers le tout, bien qu'elle soit elle-même le tout. C'est comme si
l'on savait complètement une science et si l'on ne considérait jamais qu'un
théorème de cette science. Le bien, pour le savant, c'est d'avoir en vue non
pas une partie de la science, mais toute cette science. — Ainsi cette âme, qui
appartient au monde intelligible tout entier et qui cache dans l'universalité
de ce monde ce qu'elle a de particulier, bondit en quelque sorte hors de l'être
universel dans un être particulier, sur
lequel elle dirige une activité particulière. C'est comme si un foyer,
qui peut tout brûler, était contraint de brûler quelques petits objets,
quoiqu'il garde sa puissance entière. — L'âme, quand elle est complètement
séparée du corps, c'est chaque âme sans être chaque âme; mais lorsqu'elle se
sépare de l'âme universelle, non pas en s'éloignant d'elle, mais lorsqu'elle
devient en acte une chose particulière, elle est alors un fragment de l'âme
universelle, et non pas l'âme universelle, bien que, en un autre sens, elle
garde l'universalité. Enfin, si elle ne préside pas à un corps, elle est
entièrement universelle, bien qu'elle soit particulière en puissance[188]. "
La descente de l'âme dans la matière est aussi au sens propre
une aliénation, parce que l'âme au lieu de rester recueillie dans la
contemplation d'elle-même et de ce qui lui est supérieur, l'intelligible et
l'Un, se trouve entraînée vers ce qui est extérieur, multiple, spatial,
c'est-à-dire dans la direction de la matérialité : " Il ne lui est plus
permis de rester en elle-même, parce qu'elle est sans cesse attirée vers la région extérieure, inférieure, et
obscure, πρός το έζω
καί το κάτω καί
το σκοτεινόν[189].
Le mal est ainsi pour l'âme, avec la corporalité, quelque
chose de surajouté, une addition. Cette addition fâcheuse, c'est la matière. Comme dans toute la tradition
platonicienne, la cause du mal, c'est la matière.
La faiblesse de l'âme (άσθένεια
ψυχής) n’est pas
" dans l'âme séparée de la matière (cette âme en effet est pure; elle a
comme on dit des ailes; elle est parfaite et ne trouve pas d'obstacle à son
activité)... " Cette faiblesse se trouve " dans l'âme déchue qui
n'est ni pure ni purifiée; et la faiblesse est, pour cette âme, non pas la
suppression de quelque chose qu'elle possède, mais l'addition d'un élément qui
lui est étranger, comme le phlegme ou la bile dans le corps. Et, si l'on saisit
clairement et comme il convient la cause de la chute de l'âme, la solution de
la question devient évidente. La matière est une réalité et l'âme aussi; et il
y a pour elles un seul et même lieu (il n'y a pas en effet une région séparée
pour l'âme, par exemple la région terrestre pour la matière, et la région de
l'air pour l'âme...). " La matière " est la cause du devenir et de la
venue des âmes en elle. Car l'âme ne
viendrait pas en la matière, si la matière ne lui était présente. Telle
est la chute de l'âme; elle vient dans la matière et s'affaiblit, parce qu'elle
n'a plus toutes ses puissances... C'est donc la matière qui est pour l'âme
cause de faiblesse et vice. C'est elle d'abord qui est mauvaise et qui est le
premier mal. A cause de la matière, l'âme qui l'a subie devient génératrice du
devenir. En communion avec la matière, elle devient mauvaise. La présence de la
matière en est la cause[190]... "
On mesure toute la différence qui existe entre cette
perspective néo-platonicienne et l'analyse aristotélicienne que nous avons
évoquée plus haut. Ici, dans la tradition platonicienne accentuée par Plotin,
la matière est un principe mauvais. L'union de l'âme et de la matière ne peut
être que mauvaise pour l'âme, cause d'altération et de dégradation, d'avilissement, d'impureté. Chez Aristote
au contraire, au terme de son évolution philosophique tout au moins,
nous l'avons vu, la matière n'est pas une chose, elle est simplement ce qui entre dans une composition, un
ensemble d'éléments qui entrent dans une synthèse supérieure. Ces éléments
peuvent être eux-mêmes informés. Ils entrent dans une composition, et à ce
titre ils sont matière par rapport à
cette composition. L'information d'une multiplicité d'éléments par un principe
structural qui les unifie, qui les organise,
ne saurait être mauvaise. C'est au contraire quelque chose de positif.
Toute la réalité est ainsi faite par une succession d'informations qui
s'intègrent et s'englobent. — Deux tendances inverses : la tendance
plotinienne, pessimiste, voit dans la descente de l'âme une dégradation, une
calamité; la tendance aristotélicienne, celle du naturaliste et de
l'expérimentateur, voit dans l'information le principe même de l'organisation
des êtres vivants, et donc un bien.
Plotin
estime que le mal moral provient de
cette association de l'âme et du corps, de
cette ad jonction de la matière à l'âme. C'est la matérialité qui serait
responsable. — Il faut bien cependant admettre, du point de vue de Plotin
lui-même, qu'il existe une responsabilité et une faute dont la matière n'est pas
responsable, puisque la descente dans la matérialité est le fait d'une
substance qui, à l'origine, était purement spirituelle et pure. De plus, dans
cette perspective plotinienne, se délivrer du mal moral, c'est simplement se
délivrer du corps et de la matière. En réalité, comme le judaïsme et le
christianisme l'ont vu, les choses sont beaucoup plus complexes. Finalement,
dans toute anthropologie dualiste, c'est " le corps ", c'est-à-dire
" l'autre ", qui est responsable. On rejette sur " la matière
" la responsabilité dont le sujet devrait assumer le poids. On nous
propose en somme une explication physique
de la faute morale, et une
technique physique de la
purification. Nous sommes aux antipodes du christianisme :
"
Soit donc une âme laide, intempérante et injuste. Elle est pleine de nombreux
désirs et du plus grand trouble! craintive par lâcheté, envieuse par
mesquinerie. Elle pense bien, mais elle ne pense qu'à des objets mortels et
bas. Toujours oblique, inclinée aux plaisirs impurs, vivant de la vie des
passions corporelles, elle trouve son plaisir dans la laideur. Ne dirons-nous
pas que cette laideur elle-même est survenue en elle comme un mal acquis, qui
la souille, la rend impure et y mélange de grands maux ? De sorte que sa vie et
ses sensations ont perdu leur pureté. Elle mène une vie obscurcie par le
mélange du mal, une vie mélangée en partie de mort. Elle ne voit plus ce qu'une
âme doit voir. Il ne lui est plus permis de rester en elle-même, parce qu'elle
est sans cesse attirée vers la région extérieure, inférieure et obscure.
Impure, emportée de tous côtés par l'attrait des choses sensibles, contenant
beaucoup d'éléments corporels mêlés en elle, ayant en elle beaucoup de matière
et accueillant une forme différente d'elle, elle se modifie par ce mélange avec
l'inférieur. C'est comme si un homme plongé dans la boue d'un bourbier ne
montrait plus la beauté qu'il possédait, et comme si l'on ne voyait de lui que
la boue dont il est enduit. La laideur est survenue en lui par l'addition d'un
élément étranger, et s'il doit redevenir beau, c'est un travail pour lui de se
laver et de se nettoyer pour être ce qu'il était. Nous aurons donc raison de
dire que la laideur de l'âme vient de ce mélange, de cette fusion, de cette
inclination vers le corps et vers la matière. La laideur pour l'âme, c'est de
n'être ni propre ni pure, de même que pour l'or, c'est d'être plein de terre :
si on lui enlève cette terre, l'or reste.
Et il est beau quand on l'isole des autres matières et qu'il
est seul avec lui-même. De la même manière, l'âme isolée des désirs qui lui
viennent du corps, avec qui elle a une union trop étroite, affranchie des
autres passions, purifiée de ce qu'elle
contient quand elle est matérialisée, et restant toute seule, dépose
toute la laideur qui lui vient d'une nature différente d'elle[191]. "
" Il y a deux raisons, nous dit Plotin, qui nous rendent
insupportable l'union de l'âme et du corps; c'est d'abord qu'elle est un
obstacle à la pensée, et ensuite qu'elle remplit l'âme de plaisirs, de désirs
et de craintes[192]. "
Plotin pense, avec toute la tradition orphique et
pythagoricienne, que les âmes descendent jusque dans les corps des bêtes[193] et il
professe la transmigration des âmes, la métensomatose : " Il y a des âmes
qui changent de corps, et renaissent chaque
fois sous un aspect différent; lorsqu'elles le peuvent, elles
s'échappent à la naissance et s'unissent à l'âme de l'univers[194]. "
Lorsqu'elle sort du corps, l'âme prend un autre corps, conformément à sa
conduite antérieure[195]. L'âme
descend, nous l'avons vu, jusques aux plantes[196].
Dans la théorie aristotélicienne de l'information, et dans la
conception biologique moderne, on admet aussi une " animation " de
tous les êtres vivants, une " information " pour tous les êtres
organisés, animaux et plantes, un certain " psychisme " pour tous les
animaux. Mais dans la conception plotinienne, cette animation universelle est
comprise comme une descente, une chute, une catastrophe, et finalement, d'après
la plupart des textes, un mal et une faute. C'est l'exil et l'aliénation de
l'âme dans la matière. — Dans la conception aristotélicienne au contraire, nous
l'avons déjà noté, et encore plus dans la perspective biologique moderne, qui
est évolutive, cette information générale des êtres organisés, ce psychisme qui
est propre à chacun d'eux, constitue plutôt une montée, vers davantage d'organisation et un psychisme de plus en
plus développé. C'est un accroissement de richesse, la communication d'une
information génétique de plus en plus riche en contenu.
Dans
la métaphysique de Plotin, comme dans celle des Upanishad, il faut distinguer
deux mouvements : l'un, descendant, qui va
de l'Un au multiple, c'est la procession;
l'autre, au contraire, de retour à partir du multiple, vers l'Un,
c'est la conversion.
La " conversion ", dans la métaphysique de Plotin,
est rendue possible, par le fait — il nous le dit souvent —. que l'âme ne
descend pas tout entière. Elle n'est pas descendue totalement dans la matière.
Par son sommet, si l'on ose dire, elle reste suspendue au monde intelligible et
divin. La descente de l'âme dans la matière n'est pas une aliénation totale.
Car si elle était totale, il n'y aurait pas de réminiscence possible, ni de
possibilité de retour. L'âme serait irrémédiablement perdue dans la matière :
L'âme, " venue dans cette portion dans laquelle elle
est, n'appartient pourtant pas tout entière au corps, mais elle garde quelque
chose d'extérieur à lui[197]... "
" Et s'il faut oser dire, écrit Plotin, ce qui nous
paraît juste contrairement à l'opinion des autres, il n'est pas vrai qu'aucune
âme, pas même la nôtre, soit entièrement plongée dans le sensible. Il y a en elle quelque chose qui reste toujours dans
l'intelligible[198]... "
" Elle ne s'est pas éloignée tout entière, il y a une
partie d'elle-même qui n'est pas venue, dont la nature n'est pas d'être
partagée[199].
"
Le mouvement de retour, la conversion, l'épistrophê consiste essentiellement pour
l'âme à refaire le chemin inverse de celui qu'elle a suivi lors de la
procession et de la descente dans la matière, dans les corps, dans le multiple.
Le mouvement de procession est un mouvement qui va de l'Un au multiple. La conversion va du multiple à l'Un. Cest d'abord
un effort de recueillement : " Qu'on se retire du monde extérieur, et
qu'on se tourne totalement vers l'intérieur; qu'on ne se penche pas sur les
choses du dehors; qu'on ignore tout, d'abord en y disposant son âme, et au
moment de la contemplation, en en chassant toute forme[200]."
La purification, la catharsis,
c'est la séparation d'avec le corps et la matière qui était surajoutée à
l'âme comme une impureté :
" En se séparant du corps, l'âme se recueille en
elle-même avec toutes ses parties qui avaient un lieu distinct. Elle est tout à
fait impassible. Elle ne sent plus que les plaisirs indispensables... Elle ne
sent plus les souffrances, ou bien, si cela ne lui est pas possible, elle les
supporte sans aigreur[201]. "
" La purification, être purifié, c'est la suppression de
tout ce qui est étranger[202]. "
" La purification consiste à
isoler l'âme, à ne pas la laisser s'unir à d'autres choses[203]... "
Plotin donne ce conseil : "
Retranche toutes choses, aphele panta[204].
"
" C'est pourquoi il faut s'enfuir d'ici et nous séparer
de tout ce qui s'est ajouté à nous-mêmes. Il ne faut pas que nous soyons cet
être composite, ce corps animé, où la nature du corps domine et où il reste à
peine une trace d'âme, la vie commune de l'âme et du corps étant plutôt celle
du corps... Les maux viennent du mélange[205]. "
" Reviens en toi-même et regarde :
si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur
d'une statue qui doit devenir belle; il enlève une partie, il gratte, il polit,
il essuie jusqu'à ce qu'il se dégage de belles lignes dans le marbre. Comme
lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre
pour le rendre brillant, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue[206]... "
L'epistrophê,
la " conversion ", le retour à
l'Un, impliquent d'une part l'ascèse par laquelle l'âme se libère des
soins du corps et de l'aliénation que cela implique, et d'autre part une initiation
: le maître va enseigner au disciple ce que c'est que l'âme humaine : elle est,
nous l'avons vu souvent, parcelle, meras,
de l'âme universelle, qui est divine. Elle est l'âme universelle, et à ce
titre elle est en réalité divine. Mais elle l'a oublié par suite de sa descente
dans le corps et dans la matière :
" C'est pourquoi il faut deux raisonnements pour
s'adresser à ceux qui sont en cette disposition, si l'on veut qu'ils se
retournent en sens contraire, vers les êtres primitifs, et qu'ils soient ramenés
jusqu'au terme suprême, l'Un et le premier. Que sont l'un et l'autre discours ?
L'un montre l'infamie des choses que l'âme honore maintenant (...) L'autre
enseigne et fait ressouvenir à l'âme quelle est sa race et sa dignité[207]."
" Puisque l'âme est une chose si précieuse, et divine,
recherche Dieu avec assurance à l'aide d'un tel principe et remonte jusqu'à lui
: les intermédiaires ne sont pas nombreux. Considère donc, en cette âme divine,
comme la partie la plus divine celle qui est voisine de l'être supérieur après
lequel et duquel vient l'âme[208]... "
On remarquera que, dans la perspective plotinienne, puisque
le mal c'est la descente dans la matière, l'oubli de notre véritable nature,
l'ensomatose, — l'ascèse par laquelle nous nous séparons du corps, et
l'initiation par laquelle nous apprenons à connaître qui nous sommes, suffisent
au salut. Par nos propres forces, par l'ascèse et par la connaissance, nous pouvons accéder au salut, qui est le
retour à l'Un.
Nous sommes, on le perçoit, dans une perspective radicalement
différente de celle de la théologie chrétienne. Dans la théologie chrétienne,
l'âme n'est pas divine par nature, le mal n'est pas l'incorporation ni
l'existence matérielle, et l'ascèse, pas plus que la connaissance, ne suffisent
pour assurer le salut.
L'acte par lequel l'âme reprend
connaissance d'elle-même, en se ressouvenant de sa propre
essence, et l'acte par lequel l'âme retourne à son origine, à l'Un, sont un
seul et même actte : l'épistrophê : " Si donc une âme se
connaît elle-même, (...) elle tournera autour du centre dont elle est
issue; elle se suspendra à lui; elle se rassemblera vers ce point, vers lequel
devraient se porter toutes les âmes, mais vers lequel se portent seules les
âmes des dieux, éternellement. En se portant vers lui, elles sont des dieux;
car est dieu ce qui est attaché à lui; ce qui s'est séparé davantage, c'est
l'homme de la multitude, et la bête... Dans l'âme et autour d'elle se trouve
l'antique nature, ή άρχαία
φύσις. C'est d'elle que
les âmes proviennent. Bien plus, elles en
sont toutes séparées. Maintenant, puisqu'une partie de nous-mêmes est
retenue par le corps (comme si quelqu'un avait les pieds dans l'eau, mais par
le reste du corps se trouvait au-dessus de l'eau), — nous élevant au-dessus du
corps par la partie de nous-mêmes qui n'est pas immergée en lui, nous touchons
et nous nous rattachons par notre propre centre à Celui qui est comme le Centre de toutes choses, comme les centres des
grands cercles d'une sphère coïncident avec le centre de la sphère qui
les comprend. Et nous avons en lui le repos[209]. "
En nous délivrant des liens du corps, nous cessons de nous
préoccuper d'une portion de matière; nous nous dégageons de cette insertion
dans un corps individuel qui nous limitait; nous redevenons ce que nous étions
avant la chute, ce que par le sommet de nous-mêmes nous n'avons jamais cessé
d'être — mais nous l'avions oublié, nous redevenons l'âme universelle qui
elle-même procède de l'Un, et nous redécouvrons qu'en réalité tous les êtres
sont l'Un :
" Nous ne sommes pas séparés de
l'être, mais nous sommes en lui; et lui n'est pas séparé de
nous. Tous les êtres donc ne font qu'un, έν
άρα πάντα τά
όντα[210]. "
" Tous, nous sommes Un, πάντα
άρα έσμέν έν. Mais regardant hors de l'être dont nous dépendons,
nous ignorons que nous sommes Un. Nous sommes tous comme une tête à plusieurs
visages tournés vers le dehors, tandis qu'elle se termine, vers le dedans, par
un sommet unique. Si l'on pouvait se retourner ou si l'on avait la chance
d'avoir les cheveux tirés par Athéna "
on verrait à la fois Dieu, soi-même et l'être universel, θεόν
τε καί αΰτόν
καί τό πάν
όψεται[211]. "
" Tu es près du Tout, et tu ne t'es pas arrêté à un
fragment du Tout. Tu ne dis plus de toi-même : Je suis tel ! Tu laisses le tel, et tu deviens le Tout. Et cependant
déjà auparavant tu étais le Tout. Mais comme quelque chose d'autre t'était
ajouté (la matière) en plus du Tout,
tu étais diminué par cette adjonction. Ce n'est pas, en effet, de l'être que
venait cette adjonction (...) mais du non-être. Devenu quelqu'un, un individu
particulier, c'est par ce non-être qu'il n'est plus le Tout, sauf s'il rejette
ce non-être[212].
"
On voit que pour Plotin, comme pour la métaphysique du
brahmanisme, l'existence individuelle et personnelle résulte de quelque chose
de négatif : l'adjonction de la matérialité, la descente dans ces corps
particuliers par lesquels l'âme se divise, se multiplie et s'individualise. Il
suffit de se libérer de cette aliénation dans la matière pour se libérer aussi de l'illusion de l'existence individuelle,
car, Plotin nous le répète, en réalité nous sommes l'Un, mais nous
l'avions oublié. Il suffit de retrouver la connaissance de ce qu'on est en
réalité, pour retrouver aussi d'où nous venons : " Celui qui apprend qui il est saura aussi d'où il vient, ό
δέ μαθών
έαμτόν είδήσει
και όπόθεν[213]. "
Nous sommes, une fois de plus, dans une perspective
radicalement contraire à celle du christianisme. Selon le christianisme, l'existence individuelle ne résulte
pas de l'intervention de quelque chose de négatif, la matérialité.
L'existence individuelle et personnelle résulte d'un acte créateur voulu comme
tel, et il n'est pas question de résorber cette existence individuelle.
Origène est né en Egypte, à Alexandrie, d'une famille chrétienne, vers 185 ap. J.-C. Après des études
très poussées, Origène exerce la profession de grammairien. Il n'avait
que dix-huit ans, quand l'évêque Démétrius lui confie la direction de l'école
catéchétique d'Alexandrie. En 212, il fait le voyage de Rome pour connaître
" la très antique Église des Romains ". En 215, il ouvre à Alexandrie
une école supérieure privée accessible à tous, dans laquelle il enseigne la
doctrine chrétienne. Vers 230, il publie un ouvrage intitulé le Péri Archôn, le Traité des principes.
Peut-être Origène a-t-il été, avec Plotin, le disciple d'Am-monius Sakkas, qui les aurait initiés, dans ce
cas, à la sagesse de l'Inde. Le fait est qu'entre la métaphysique des
Upanishad et la métaphysique de Plotin, les analogies de structure et de
tendances sont frappantes, et qu'entre la doctrine de Plotin, et celle que nous lisons dans le Traité des principes d'Origène, les ressemblances ne sont
pas niables. Les différences sont d'ailleurs non moins certaines.
Origène est chrétien, chrétien fervent et savant. Il a voulu
faire une synthèse entre le christianisme et une philosophie qu'on appelle
aujourd'hui le néoplatonisme. La question est de savoir si cette synthèse est cohérente, si elle respecte les exigences
philosophiques du christianisme, si elle peut satisfaire un théologien
chrétien, et si elle pouvait satisfaire un philosophe néoplatonicien comme
Plotin ou Porphyre.
Au commencement du système d'Origène, comme au principe du système de Plotin, il y a l'Un, la Monade, ou Henade. Il est Intelligence, et la source d'où
procèdent toutes les natures intellectuelles, toutes les intelligences. Origène
professe, comme tous les théologiens juifs et chrétiens, la création, que
Plotin ignorait et qu'il aurait rejetée s'il l'avait connue. Selon Origène,
cette création est éternelle. Cela n'est pas conforme à la lettre de la
première page de la Bible
hébraïque, qui professe un commencement, bereschit, de la création. Mais à
la rigueur on peut concevoir un mono théisme et une théologie de la création
dans la perspective
d'une création éternellement renouvelée. Ce qui est plus grave, c'est que certains extraits du Traité des principes, qui nous
ont été conservés par saint Jérôme, laissent entendre
que les êtres spirituels créés sont consubstantiels à l'Un, " sont d'une seule substance " unius esse substantiae. — Si toutes
les natures rationnelles, c'est-à-dire, selon la citation
de saint Jérôme, le Père, le Fils, l'Esprit saint, les anges, les puissances,
les dominations, l'homme lui-même selon la dignité de l'âme, sont d'une seule substance,
alors on ne,
peut pas dire que l'homme ni les anges soient créés[214].
Selon Origène, cette première création, si création il y a,
est en tout cas création de substances spirituelles pures, d'intelligences
incorporelles. La première création était purement spirituelle. C'est à cause
d'une chute que ces substances intellectuelles pures sont devenues corporelles,
proportionnellement à leur chute, à leur éloignement de l'Un. Les substances
spirituelles créées se sont lassées de la contemplation divine, et de la vie au
sein de l'unité originelle. Elles se sont éloignées, écartées de leur béatitude
première. Elles se sont écartées de l'union
divine. Et elles se sont incorporées en proportion de cet éloignement.
On reconnaît la doctrine plotinienne de
l'apostasis, et de l'ensomatose.
Cette chute, selon Origène, est
absolument libre à l'origine. Les substances spirituelles créées en sont
pleinement responsables. — Ici, sans doute, une
différence d'avec la doctrine de Plotin, qui enseigne à la fois
la liberté et la nécessité de la procession. Origène insiste exclusivement sur
la liberté, et ne semble pas, à notre connaissance, parler d'une nécessité de
la chute.
La matérialisation est donc la
conséquence de la chute des substances spirituelles. La
matérialisation est proportionnelle à la chute. Mais, chez Origène — autre
différence d'avec Plotin — c'est Dieu qui a créé la matière dans laquelle les
substances spirituelles déchues sont reçues.
Chez Origène comme chez Plotin, l'animation est universelle. Le soleil, la lune, les étoiles, comme les
hommes et les bêtes, sont des âmes déchues, plus ou moins, dans des
corps plus ou moins épais et matériels.
Dans cette perspective, les âmes, bien entendu, préexistaient
à leur condition corporelle. C'est à cause d'un châtiment que les âmes sont descendues dans les corps. Les Pères n'ont
pas manqué de remarquer que c'est l'antique doctrine orphique et
pythagoricienne qui de nouveau trouvait un interprète chez Origène.
Le mouvement du " retour " chez Origène est
analogue à celui que nous avons rappelé chez Plotin. Si la chute des substances
intellectuelles pures a provoqué leur matérialisation, leur diversification,
leur ensomatose, le mouvement de retour consistera à opérer le processus
inverse : dématérialisation, séparation des corps, retour à l'unité originelle.
En sorte que, selon une citation d'Origène recueillie pat saint Jérôme, la fin
sera semblable au commencement, semper enim similis eH finis initia. Les
âmes abandonneront les corps qu'elles ont assumés pour leur châtiment.
La création ultime, comme la création initiale, sera incorporelle. La création
tout entière sera libérée de la servitude de la matière. Les substances
corporelles seront complètement abolies, corporales subHantias penitus dilapsuras. Alors
Dieu sera tout en tous.
En 332 avant J.-C, au moment où Alexandre le Grand fit le
siège de Tyr et de Gaza, Jérusalem dut ouvrir les portes à son nouveau maître.
A côté du judaïsme palestinien se développa un autre judaïsme, celui des colonies
juives installées dans des milieux beaucoup plus profondément hellénisés, en
Egypte notamment. Les Juifs d'Egypte adoptèrent la langue grecque. La Bible
hébraïque fut traduite en grec, vers le troisième siècle avant notre ère. Le
livre de la Sagesse atteste une
influence profonde de la philosophie et de la littérature grecques. Le livre de
la Sagesse enseigne l'immortalité de
l'âme, alors que les théologiens pharisiens de Palestine enseignaient la
résurrection des morts. On trouve dans le
livre de la Sagesse, du point de vue
de l'anthropologie, la marque évidente de l'influence platonicienne.
Philon d'Alexandrie est né aux environs de l'année 20 avant
notre ère. Il appartenait à une famille israélite fort riche. Il reçut une
éducation grecque soignée. L'œuvre de Philon d'Alexandrie atteste l'influence
philosophique grecque, en particulier l'influence du platonisme et du
stoïcisme. Son anthropologie porte la
marque de la pensée platonicienne.
Ainsi,
la rencontre entre le courant de pensée grec et le courant hébreu s'était
effectuée dès le troisième siècle avant notre ère.
Mais une autre rencontre allait se produire, entre la pensée
hébraïque et la pensée grecque, par cette secte nouvelle issue du judaïsme, par
ce bourgeon ou cette branche constituée par
les disciples du rabbi galiléen Ieschoua de Nazareth.
Le rabbi Schaoul de Tarse, un théologien pharisien, converti
à Ieschoua, dont le nom romain était Paul, a expérimenté physiquement cette rencontre entre la pensée hébraïque et la pensée grecque, lorsqu'il vint à Athènes
pour y annoncer la nouvelle doctrine. Le livre des Actes nous fait connaître les
réactions des philosophes grecs en présence de cette doctrine.
Que s'est-il passé par la suite ? La pensée chrétienne s'est implantée et développée dans différents milieux,
dans différentes nations. Elle s'est développée en particulier et
d'abord au sein d'une civilisation informée par la culture grecque et latine.
Comment la pensée chrétienne s'est-elle développée dans ces conditions ? Comment s'est opérée la rencontre entre la
pensée hébraïque et la pensée grecque dans cette longue histoire séculaire où
le christianisme s'est efforcé de s'exprimer
en grec, en latin, et dans toutes les langues des nations dans
lesquelles il pénétrait ? Qu'est devenue l'anthropologie biblique dans ce
développement? est-elle restée fidèle au substrat hébreu, ou bien s'est-elle
convertie entièrement à l'anthropologie des gens cultivés à Athènes, à
Alexandrie ou à Rome dans les premiers
siècles de notre ère ? Nous avons voulu
aller voir ce qui s'est passé, en ce qui concerne ce développement de la
pensée chrétienne dans un milieu culturel grec et latin. Nous avons publié le
résultat de notre enquête dans un travail antérieur. Nous n'y reviendrons pas
ici. Nous indiquerons simplement que, contrairement à ce qu'avaient affirmé
plusieurs savants au XIXe siècle et au XXe, la pensée
chrétienne orthodoxe a, pour l'essentiel, gardé les structures et les tendances
inscrites dans la pensée biblique hébraïque.
Ainsi pour l'anthropologie. Dès les premières générations des
penseurs chrétiens qui baignaient dans une culture hellénique, nous constatons
que ceux-ci n'acceptent pas les thèses constitutives de l'anthropologie
platonicienne. Saint Justin, dans son Dialogue avec Tryphon, rejette la doctrine
platonicienne selon laquelle l'âme serait par nature d'essence divine,
préexistante au corps, la doctrine de la transmigration des âmes. L'âme n'est
pas vie par elle-même. Elle reçoit la vie, le don de la vie, par création, ce
qui est tout différent. Ce n'est pas le corps qui fait obstacle à la
connaissance. Tatien va jusqu'à écrire : " L'âme humaine, en soi, n'est
pas immortelle, ô Grecs; elle est mortelle; mais cette même âme est capable
aussi de ne pas mourir. " Saint Irénée de Lyon reprend la critique que
saint Justin avait adressée à la doctrine pythagoricienne et platonicienne de
la métensomatose, et à la doctrine orphique et platonicienne selon J laquelle
l'âme serait immortelle parce qu'incréée. " Ce n'est, pas de nous, ni de
notre propre nature, que nous tenons la vie : elle nous est donnée, selon la
grâce de Dieu. " Tertul-lien critique la doctrine platonicienne de l'âme
et la doctrine de la transmigration. Même Clément d'Alexandrie, nourri de
culture hellénique, rejette la doctrine de la préexistence de l'âme, et l'idée
que le corps serait mauvais.
Mais une expérience symptomatique, ce fut la réaction de
l'orthodoxie à la métaphysique exposée par Origène dans son Traité des principes. Méthode
d'Olympe, dans son Dialogue sur la
Résurrection, écrit que l'homme, par nature, ce n'est ni l'âme sans le
corps, ni le corps sans l'âme, mais la synthèse composée de la conjonction de
l'âme et du corps en une seule forme, qui
est belle. Origène, lui, a prétendu que c'est l'âme seule qui constitue
l'homme, comme Platon. Le corps n'est pas, pour l'âme, une prison et les âmes
ne sont pas prisonnières, contrairement à ce qu'écrit Origène. Le corps n'est
pas là pour faire obstacle aux énergies de l'âme. Le corps, bien plutôt,
coopère avec l'âme et il agit avec elle.
Méthode d'Olympe analyse et critique les absurdités contenues
dans le mythe de la préexistence et de la chute des âmes.
Contre les gnostiques, Cyrille de Jérusalem maintient
qu'unique est le créateur des âmes et des corps. " Tu as constitué l'homme
double, formé conjointement d'une âme et d'un corps. " " Avant de
naître dans ce monde, l'âme n'a péché en rien. "
Grégoire de Nysse, nourri de l'œuvre d'Origène, reprend
plusieurs des thèses de ce dernier. Ainsi, pour Grégoire de Nysse, la sexualité
a été ajoutée par Dieu parce qu'il prévoyait la chute de l'homme. La sexualité
ne serait donc pas dans le plan primitif de la création. Elle est une
conséquence du péché. Cependant, Grégoire de Nysse rejette la doctrine de la
préexistence des âmes, et la doctrine de la transmigration des âmes.
Épiphane dans son Panarion
contre toutes les hérésies fait une critique extrêmement vive de la
doctrine de la préexistence des âmes et de leur chute exposée par Origène. Théophile d'Alexandrie, dans sa lettre pascale de
401, montre que la doctrine origéniste va à l'encontre de la doctrine
biblique de la création. Saint Jérôme reprend les critiques adressées par
Épiphane contre la doctrine du Peri
Archôn. Saint Augustin, dans le livre XI
de la Cité de Dieu, fait l'analyse
critique du mythe de la préexistence et de la chute des âmes. Plus
généralement, il fait la critique de l'anthropologie néoplatonicienne.
En 543, le synode de Constantinople, présidé par le
patriarche Menas, promulgue contre les doctrines origé-nistes les canons
proposés par l'empereur Justinien, et probablement confirmés par le pape Vigile
: " Si quelqu'un dit, ou pense, que les
âmes des hommes préexistaient, qu'elles étaient des substances intellectuelles et des puissances saintes; mais
qu'elles se sont prises de dégoût pour la contemplation divine et se sont
tournées vers le pire, et c'est pourquoi elles se sont refroidies quant à la
charité de Dieu... et que c'est par châtiment qu'elles ont été précipitées dans
les corps, — qu'il soit anathème. "
En 553, un concile particulier tenu à Constantinople reprend
les mêmes condamnations : " Si quelqu'un souscrit à la doctrine mythique
de la préexistence des âmes... — qu'il soit anathème... "
Les doctrines visées étaient directement celles d'Évagre le
Pontique. Mais elles atteignaient à travers les formules d'Évagre, la pensée
d'Origène dans le Traité des principes.
Ce qui nous importe d'ailleurs ici, c'est de constater que
l'orthodoxie rejette le mythe orphique et l'essentiel de l'anthropologie
platonicienne et néoplatonicienne.
Dès l'année 400, le concile de Tolède, dirigé contre les
Priscillianistes, avait défini que " l'âme de l'homme n'est pas une
substance divine, ni une partie de Dieu, mais une créature ", animam autem
hominis non divinam esse substantiam, aut Dei partem, sed creaturam. Le onzième anathématisme du même concile
condamne la doctrine manichéenne reprise par les priscillianistes : " Si
quelqu'un dit ou croit que l'âme humaine est une portion de Dieu, ou substance
de Dieu, — qu'il soit anathème. "
En 561, le concile de Braga, dirigé de nouveau contre
les priscillianistes, reprend
les mêmes condamnations :
" Si quelqu'un croit que les âmes humaines ou les anges sont issus de la substance de Dieu, comme l'ont
dit Manichée et Priscillien, — qu'il soit anathème.
" Si quelqu'un dit que les âmes humaines ont d'abord
péché dans une demeure céleste, et que, à cause de cela, elles ont été jetées
sur la terre dans des corps humains, comme l'a dit Priscillien, — qu'il soit
anathème. "
Constamment au cours des siècles, contre les gnostiques,
contre les manichéens, contre les moines origénistes, puis contre les cathares
au XIIe siècle, l'orthodoxie a affirmé l'excellence de l'ordre
biologique, corporel, et s'est orientée vers une anthropologie tout à fait différente
de celle que proposait Platon, vers une anthropologie non dualisée.
Nous n'avons pas à développer ici les raisons profondes pour
lesquelles saint Thomas d'Aquin, après son maître Albert le Grand, a choisi
comme guide en philosophie plutôt Aristote que Platon. Ces raisons sont
évidentes, si l'on considère la structure de la pensée biblique, ses tendances
constitutives, ce qu'on peut appeler sa nature. La doctrine platonicienne de la
matière, du sensible, du mal, de l'âme et du corps, était incompatible avec le
réalisme biblique, l'amour de toute la tradition hébraïque pour la création
sensible, physique, et avec l'anthropologie dont nous avons rappelé les
caractères.
Nous avons noté que, dès les premières générations, les penseurs chrétiens avaient vu les difficultés
que comportait l'anthropologie platonicienne du point de vue de la
théologie chrétienne. Finalement, les thèses fondamentales de l'anthropologie
orphique et pythagoricienne, qui étaient passées chez Platon, ont été rejetées
par l'orthodoxie.
Il n'est donc pas étonnant que saint Thomas ait repris
l'analyse que proposait Aristote dans son Traité
de l'âme, d'abord parce que cette analyse lui a paru vraie, et puis parce
qu'elle répondait aux exigences philosophiques du christianisme. Les deux
raisons d'ailleurs n'en font qu'une.
Dès son Commentaire des sentences, maître Thomas prend position
contre l'anthropologie platonicienne qu'il critique, et il adopte les
conclusions du Traité de Pâme d'Aristote
: " Nous disons que l'essence de l'âme rationnelle est immédiatement unie
au corps comme la forme l'est à la matière, et la figure à la cire, " et ideo dicimus quod essentia animae rationalis immédiate unitur corpori sicut forma
materiae, et figura cerae[215].
Bien
entendu, Thomas d'Aquin critique et rejette l'idée de préexistence de l'âme.
" Certains philosophes anciens, écrit-il, ont pensé que les âmes ont été
créées au commencement en dehors des corps. La cause de cette erreur fut qu'ils
admettaient que l'âme est unie au corps d'une manière accidentelle, comme le
marin à son navire, ou l'homme à son vêtement... Et c'est pourquoi Platon
enseignait que l'homme est une âme revêtue d'un corps. Et selon les
pytha-goriciens, l'âme était censée passer d'un corps dans un autre. Tout cela,
Aristote le réprouve. Il montre que l'âme donne l'existence substantielle
et spécifique à tel corps particulier : elle a donc une relation
essentielle au corps, hoc autem
Aristoteles reprobat... ostendens animamy cum det esse substantiale
et specificum tali corpori, habere essentiakm habi-tudinem ad corpus"[216].
"
Dans la Somme contre
les Gentils, saint Thomas reprend et développe la même critique de
l'anthropologie platonicienne. Si l'analyse platonicienne était exacte, si la
conce tion que Platon se fait de l'âme et du corps était vraie lorsque l'âme
s'en va, le corps devrait subsister, puisqu'il existe indépendamment de l'âme, comme l'âme existe indépendamment
de lui. Or nous constatons que cela est faux. Car, après le départ de l'âme, la
chair, les os, les mains et toutes les parties du corps ne sont désignées par
ces termes que d'une manière équivoque, puisque aucune de ces parties de ce qui
est désormais un cadavre, et non un corps, n'est plus capable d'effectuer son
opération propre[217].
Le corps et l'âme ne sont pas deux substances qui existent en acte, mais, du corps et de l'âme résulte une
seule substance en acte. Le corps de l'homme, en effet, n'est pas le
même lorsque l'âme est présente en acte, et lorsqu'elle est absente. C'est l'âme qui fait que le corps existe en acte, non enim corpus et anima
sunt duae substantiae actu existentes, sed ex eis duobus fit una substantia actu exiHens : corpus enim
homink non eH idem aftu prae sente
anima, et absente ; sed anima facit ipsum attuesse[218].
Le corps ne peut pas exister en acte s'il n'y a pas une âme
qui communique l'information à une matière pour constituer un organisme.
Par contre, et sur ce point sans doute maître Thomas dépasse
et prolonge la pensée d'Aristote, l'âme humaine, elle, peut exister sans informer une matière, " l'âme humaine est
une forme qui ne dépend pas du corps en ce qui concerne son exister ", anima humana
est forma non dependens a corpore secundum suum esse[219].
C'est ce qui va permettre d'établir l'immortalité de l'âme
qu'Aristote n'avait pas cru pouvoir inférer de son analyse.
Dans la Somme théologique[220],
saint Thomas pose la question : " est-ce
que l'âme humaine est quelque chose de subsistant ? " Il
répond : " Il est nécessaire de dire que cela qui est principe d'opération
intellectuelle, et que nous appelons l'âme de
l'homme, est un principe incorporel et subsistant, necesse est dicere id quod est principium intellectualis
operationis, quod dicimus animam
hominis, esse quoddam principium incorporeum et subsistens. "
Plus loin[221], saint Thomas
dépasse encore davantage son maître Aristote, pour qui l'intellect, le nous restait une substance séparée, qui
venait du dehors dans l'âme. Saint Thomas écrit :
" L'intellect, qui est le principe
de l'opération intellectuelle, est la forme
du corps humain, necesse est dicere quod
intellectus, qui est intellectualis opérationis principium, sit humani corporis
forma. "
" Ce principe par lequel nous exerçons l'a£te
d'intelligence, qu'on l'appelle intellect ou âme intelligente, est la forme du
corps, hoc ergo principium quo primo
intelligimus sive dicatur intellectus, sive anima intellectiva, est forma
corporis. "
Il reste chez saint Thomas une difficulté concernant ce
problème de l'âme et du corps, la même difficulté que nous avons déjà relevée,
après le P. Le Blond, à propos de l'analyse d'Aristote : en striéte logique,
Aristote et saint Thomas, conformément à leurs propres principes, devraient
parler de l'union de l'âme et de la matière, pour constituer un corps organisé
vivant en acte, mais non de l'union de l'âme et du corps, puisque le corps,
pour exister en tant que corps, doit être composé de matière informée par
l'âme. Parler de l'union de l'âme et du corps c'est faire comme si le corps
subsistait indépendamment de l'information communiquée par l'âme. C'est virer
de nouveau dans le dualisme platonicien.
En striéte rigueur, le mot corps signifie dans les analyses
d'Aristote et de saint Thomas la matière qui reçoit l'information. Mais dans ce
cas il est fâcheux d'utiliser le même mot corps pour désigner la matière qui
reçoit l'information, et la totalité informée.
Pour comprendre l'anthropologie de Descartes, il faut,
pensons-nous, partir de sa cosmologie, ou, si l'on veut, de sa cosmogonie.
Cette cosmologie et cette cosmogonie sont exposées dans un
ouvrage que Descartes n'a pas publié lui-même, mais qui ne le fut qu'après sa
mort, ouvrage intitulé le Monde-,
écrit en 1633.
Dans une lettre qu'il écrivit à Mersenne le 13 novembre 1629,
Descartes annonce qu'il a trouvé un subterfuge pour exposer sa pensée
cosmologique sans provoquer les réactions hostiles des thomistes.
Dans cette lettre, Descartes remercie d'abord son émi-nent
correspondant de " l'offre que vous me faites de faire imprimer ce petit
traité que j'ai dessein d'écrire ".
Descartes ajoute : " Mais je vous dirai qu'il ne sera
pas prêt de plus d'un an. Car depuis le temps que je vous avais écrit il y a un
mois, je n'ai rien fait du tout qu'en tracer l'argument, et au lieu d'expliquer
un phénomène seulement, je me suis résolu d'expliquer tous les phénomènes de la
nature, c'est-à-dire toute la physique. Et le dessein que j'ai me contente plus
qu'aucun autre que j'aie jamais eu, car je pense avoir trouvé un moyen pour
exposer toutes mes pensées en sorte qu'elles satisferont à quelques-uns et que
les autres n'auront pas occasion d'y contredire[222]. "
A la fin du cinquième chapitre de ce traité du Monde, Descartes écrit qu'il va proposer
une " fable " : , " Afin que la longueur de ce discours vous
soit moins ennuyeuse, j'en veux envelopper une partie dans l'invention d'une
fable, au travers de laquelle j'espère que la vérité ne laissera pas de
paraître suffisamment...[223] "
" Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de
sortir hors de ce monde pour en venir voir un autre tout nouveau que je ferai
naître en sa présence dans les espaces imaginaires... Supposons que Dieu crée
de nouveau tout autour de nous tant de matière que, de quelque côté que notre
imagination se puisse étendre, elle n'y aperçoive plus aucun lieu qui soit vide[224]. "
Comme le remarque très justement F. Alquié à propos de ce
texte, " à la lettre, et si, comme le pense Descartes, la matière est
identique à l'étendue, on voit mal en quoi consisterait cette création. Se
donnant l'espace, Descartes s'est donné
la matière. Là encore,
il nous conduit à sa physique à partir de conceptions qui lui sont
étran-gères[225].
Descartes
expose ce qu'il entend par matière. Ce n'est pas l'ensemble des éléments
concrets et sensibles, tels que la terre, le feu, l'air, le bois, la pierre ou
le métal. Ce n'est | pas non plus la matière d'Aristote, c'est-à-dire ce qui
est apte à entrer dans une composition, dans une synthèse, | et à recevoir une
information. Chez Aristote, nous l'avons
vu, la matière est en somme une fonction. On peut aussi bien parler de la
matière du discours (les mots, les syllables, les lettres) que de la matière de
l'organisme: la multiplicité intégrée dans l'unité d'un corps vivant. Pour
Descartes, la matière n'est rien de tout cela :
" Or puisque nous prenons la liberté de feindre cette
matière à notre fantaisie, attribuons-lui, s'il vous plaît, une nature en
laquelle il n'y ait rien du tout que chacun ne puisse connaître aussi
parfaitement qu'il est possible. Et pour cet effet, supposons expressément
qu'elle n'a point la forme de la terre, ni du feu, ni de l'air, ni aucune autre
plus particulière comme du bois, d'une pierre ou d'un métal, non plus que les
qualités d'être chaude ou froide, sèche ou humide, légère ou pesante, ou
d'avoir quelque goût ou odeur ou son ou couleur ou lumière ou autre
semblable...
" Et ne pensons pas aussi d'autre côté qu'elle soit
cette matière première des philosophes qu'on a si bien dépouillée de toutes ses
formes et qualités qu'il n'y est rien demeuré de
reste, qui puisse être clairement entendu. Mais concevons-la comme un
vrai corps parfaitement solide qui remplit également toutes les longueurs,
largeurs et profondeurs de ce grand
espace au milieu duquel nous avons arrêté notre pensée[226]... "
Cette matière est divisée en parties, et les particules sont mues dans tous les sens. — Tout ceci rappelle, le
lecteur s'en est aperçu, la
cosmogonie des anciens philosophes atomistes grecs. — A partir de ce
" chaos " originel de matière divisée en parties agitées, les "
lois de la nature ", établies, nous dit Descartes, par Dieu, vont démêler
ce désordre originel, et produire notre monde, avec tout ce qu'il contient. —
Dans la cosmogonie des philosophes grecs atomisées, c'était le hasard qui était
chargé de mettre en ordre le chaos originel de la matière, et d'expliquer
l'organisation. Ici, avec Descartes, ce sont les " lois de la nature
", établies par " Dieu ". Si, comme le feront plus tard certains
philosophes, on supprime " Dieu " et que l'on garde " les lois
de la nature " pour expliquer l'organisation, on obtient le même résultat.
D'ailleurs Descartes tient à limiter le plus possible l'action créatrice de
" Dieu " : même si Dieu ne crée rien de plus que ce chaos de matière,
et s'il n'intervient pas personnellement pour mettre de l'ordre dans ce chaos,
les " lois de la nature " suffisent pour expliquer l'organisation et
la constitution de tous les êtres du monde : " Ajoutons à cela que cette
matière peut être divisée en toutes les parties et selon toutes les figures que
nous pouvons imaginer; et que chacune de ses parties est capable de recevoir en
soi tous les mouvements que nous pouvons aussi concevoir. Et supposons de plus
que Dieu la divise véritablement en
plusieurs telles parties, les unes plus grosses, les autres plus
petites, les unes d'une figure, les autres d'une autre, telles qu'il nous
plaira de les feindre. Non pas qu'il les sépare pour cela l'une de l'autre, en
sorte qu'il y ait quelque vide entre deux :
mais pensons que toute la distinction qu'il y met consiste dans la
diversité des mouvements qu'il leur donne, faisant que, dès le premier instant
qu'elles sont créées, les unes commencent à se mouvoir d'un côté, les autres
d'un autre; les unes plus vite, les autres plus lentement (ou même, si vous
voulez, point du tout) et qu'elles continuent par après leur mouvement suivant
les lois ordinaires de la nature. Car Dieu a si merveilleusement établi ces
Lois qu'encore que nous supposions qu'il ne crée rien de plus que ce que j'ai
dit et même qu'il ne mette en ceci aucun ordre ni proportion, mais qu'il en
compose un chaos le plus confus et le plus embrouillé que les poètes puissent
décrire : elles sont suffisantes pour faire que les parties de ce chaos se
démêlent d'elles-mêmes et se disposent en si bon ordre qu'elles auront la forme
d'un monde très parfait et dans lequel on pourra voir non seulement de la
lumière, mais aussi toutes les autres choses, tant générales que particulières,
qui paraissent dans ce vrai monde[227]. "
Il faut remarquer que les " lois de la nature "
auxquelles Descartes fait appel pour expliquer la constitution du monde et de
tous les êtres qu'il renferme, sont en fait dégagées par l'analyse scientifique
de la réalité objective. C'est le savant qui dégage les lois naturelles. Les
lois naturelles ne sont pas un principe d'explication. Elles sont ce qu'il faut
expliquer. Si l'on fait des " lois de la nature " un principe
d'explication, si l'on prétend expliquer par elles l'organisation des réalités
de la nature, c'est que l'on considère ces lois de la nature comme
préexistantes, organisatrices, comme le Nous
d'Anaxagore. Dans cas, il faut se demander à qui appartient cette "
intelligence " organisatrice qui a fait passer le monde de la matière du
chaos à l'ordre. Descartes répond à cette question en affirmant que ces "
lois de la nature " ont été établies par Dieu.
Quelques années plus tard, dans la cinquième partie du Discours de la Méthode, Descartes résume
le contenu de son traité du Monde qu'il
n'a pas pu publier. Nous retrouvons la même cosmogonie : un chaos originel, et
les lois de la nature établies par Dieu qui mettent
en ordre ce chaos de matière. Dieu " ne fait autre chose que prêter
son concours ordinaire ". Descartes veut réduire le plus possible
l'intervention de Dieu. Les lois naturelles suffisent à expliquer la
constitution du monde et de tout ce qu'il renferme : " Pour... pouvoir
dire plus librement ce que j'en jugeais, sans être obligé de suivre ni de
réfuter les opinions qui sont reçues entre les doctes, je me résolus de laisser
tout ce monde ici à leurs disputes, et de parler seulement de ce qui arriverait
dans un nouveau, si Dieu créait maintenant quelque
part, dans les espaces imaginaires, assez de matière pour le composer,
et qu'il agitât diversement et sans ordre les diverses parties de cette
matière, en sorte qu'il en composât un chaos aussi confus que les poètes en
puissent feindre, et que, par après, il ne fît autre chose que prêter son
concours ordinaire à la nature, et la laisser agir suivant les lois qu'il a
établies[228]. "
Toujours dans la cinquième partie du Discours de la Méthode, Descartes reprend sa définition de la matière. Ce que Des carte s rejette expressément, c'est
la théorie aristotélicienne de l'information. Nous verrons l'importance et la conséquence de
ce fait en ce qui concerne l'anthropologie, le problème de l'âme et du corps.
Puis Descartes donne la formule de sa méthode déduâdve en physique : il déduit,
a priori, les lois de la nature de
l'idée qu'il se fait de Dieu et de ses " infinies perfections ".
C'est une physique déduite d'une métaphysique préalablement constituée. En
somme, au commencement de la cosmogonie cartésienne, il y a Dieu et le chaos.
Descartes tente de retracer la genèse du monde et de tout ce qu'il contient à
partir de Dieu, qui a établi des " lois naturelles " et de la matière,
en limitant le plus possible l'intervention créatrice de Dieu : " Ainsi,
premièrement, je décrivis cette matière et tâchai de la représenter telle qu'il
n'y a rien au monde, ce me semble, de plus clair ni de plus intelligible,
excepté ce qui a tantôt été dit de Dieu et de l'âme : car même je supposai,
expressément, qu'il n'y avait en elle aucune de ces formes ou qualités dont on dispute dans les écoles. (...) De plus, je fis
voir quelles étaient les lois de la nature; et, sans appuyer mes raisons
sur aucun autre principe que sur les perfections infinies de Dieu, je tâchai à
démontrer toutes celles dont on eût pu avoir quelque doute, et à faire voir
qu'elles sont telles, qu'encore que Dieu aurait créé plusieurs mondes, il n'y
en saurait avoir aucun où elles manquassent d'être observées. Après cela, je
montrai comment la plus grande part de la matière de ce chaos devait, en suite
de ces lois, se disposer et s'arranger d'une certaine façon qui la rendait
semblable à nos cieux; comment, cependant,
quelques-unes de jses parties devaient composer une terre, et
quelques-unes des planètes et des comètes, et quelques autres un soleil et des
étoiles fixes[229]...
"
Au chapitre septième de son traité du Monde, Descartes précise comment la " nature " seule peut
tirer l'ordre et l'organisation du chaos originel de matière. La " nature
", nous dit Descartes, n'est pas une
divinité. C'est seulement la matière,
avec les lois du mouvement qui lui sont immanentes. Les modifications qui apparaissent dans le monde
ne peuvent être attribuées à Dieu, nous dit Descartes, puisqu'il n'est
pas sujet à changer.
" Mais je ne veux pas différer plus longtemps à vous
dire par quel moyen la nature seule pourra démêler la confusion du Chaos dont
j'ai parlé, et quelles sont les lois que Dieu lui a imposées.
" Sachez donc, premièrement, que par la nature je
n'entends point ici quelque déesse, ou quelque autre sorte de puissance
imaginaire, mais que je me sers de ce mot pour signifier la matière même en
tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées
comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la
conserver en la même façon qu'il l'a créée. Car de cela seul qu'il continue
ainsi de la conserver, il suit de nécessité qu'il doit y avoir plusieurs
changements en ses parties, lesquels ne pouvant, ce me semble, être proprement
attribués à l'action de Dieu, parce qu'elle ne change point, je les attribue à la Nature; et les règles suivant lesquelles se
font ces changements, je les nomme les lois de la nature[230]. "
Dans la deuxième partie de son traité
du Monde, consacrée à l'Homme, Descartes décrit la genèse de
l'homme. L'homme est composé d'une " âme " et d'un "
corps ". On peut décrire " le corps " à part, et F " âme
" aussi à part. Le corps existe donc, et peut donc subsister, à part de
l'âme. — Nous verrons, lorsque nous reprendrons l'analyse du problème, que
c'est là que se trouve l'erreur. Le corps ne peut pas subsister à part, sans
âme, sans principe d'information. Car lorsque le principe d'information n'y est
plus, il ne reste pas non plus un corps, mais seulement la matière qui avait
été informée. — Mais Descartes n'accepte pas l'idée d'information. C'est
justement cette idée-là qu'il rejette. Descartes pense que le corps de l'homme,
comme une machine, peut subsister sans recevoir d'information :
" Ces hommes seront composés, comme nous, d'une âme et
d'un corps. Et il faut que je vous décrive, premièrement, le corps à part, puis
après, l'âme aussi à part; et enfin que je vous montre comment ces deux natures
doivent être jointes et unies, pour composer des hommes qui nous ressemblent.
" Je suppose que le corps n'est autre chose qu'une
statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus
semblable à nous qu'il est possible : en sorte que '.non seulement il lui donne
au-dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qu'il met
au-dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu'elle marche,
qu'elle mange, qu'elle respire, et enfin qu'elle imite toutes celles de nos fondions
qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la
disposition des organes.
" Nous voyons des horloges, des fontaines artificielles,
des moulins, et autres semblables machines, qui n'étant faites que par des
hommes, ne laissent pas d'avoir la force de se mouvoir d'elles-mêmes en
plusieurs diverses façons [231]... "
Dans la cinquième partie du Discours de la Méthode, lorsqu'il
résume son ouvrage antérieur qui n'a pas vu le jour, Descartes précise sa pensée : Dieu forme le corps d'un homme avec
de la matière, et sans mettre en lui, au commencement, aucun principe d'information. Et le corps peut cependant fonctionner sans animation. Simplement, il faut
admettre une certaine chaleur dans le cœur, pour expliquer la
circulation du sang. Descartes estime que le
corps ainsi constitué, sans âme, peut subsister et fonctionner
parfaitement. Toutes nos fonctions organiques, biologiques, inconscientes, sont
le fait du corps ainsi conçu. L'âme ne joue aucun rôle dans l'ordre biologique,
puisque sa nature n'est que de penser : " De la description des corps
inanimés et des plantes, je passai à celle des animaux et particulièrement à
celle des hommes. (...) Je me contentai de supposer que Dieu formât le corps
d'un homme, entièrement semblable à l'un des nôtres, tant en la figure
extérieure de ses membres qu'en la conformation intérieure de ses organes, sans
le composer d'autre matière que de celle que j'avais décrite, et sans mettre en lui, au commencement, aucune âme raisonnable,
ni aucune autre chose pour y servir d'âme végétante ou sensitive, sinon
qu'il excitât en son cœur un de ces feux sans lumière, que j'avais déjà
expliqués, et que je ne concevais point d'autre nature que celui qui échauffe
le foin, lorsqu'on l'a enfermé avant qu'il fût sec, ou qui fait bouillir les
vins nouveaux, lorsqu'on les laisse cuver sur la râpe. Car, examinant les
fondions qui pouvaient en suite de cela être en ce corps, j'y trouvais
exactement toutes celles qui peuvent être en nous sans que nous y pensions, ni
par conséquent que notre âme, c'est-à-dire cette partie distincte du corps dont
il a été dit ci-dessus que la nature n'est que de penser, y contribue, et qui
sont toutes les mêmes, en quoi on peut dire que les animaux sans raison nous ressemblent : sans que j'y en pusse pour
cela trouver aucune de celles qui, étant dépendantes de la pensée, sont les
seules qui nous appartiennent en tant qu'hommes, au lieu que je les y trouvais
toutes par après, ayant supposé que Dieu créât une âme raisonnable, et qu'il la
joignît à ce corps en certaine façon que je décrivais[232]. "
On sait que le médecin anglais William Harvey avait établi,
par l'observation, que la poussée du sang vers les sorties du cœur correspond à
une contraction de celui-ci. Descartes rejette cette explication, pourtant
fondée dans l'expérience, puisqu'elle fait appel à, ou plutôt met en lumière,
une activité propre du cœur.
Descartes prétend expliquer la circulation du sang par " un de ces deux
feux sans lumière " dont il vient de nous parler. Descartes écrit au P.
Mersenne, le 9 février 1639, à propos d'Harvey : "J'explique toutefois
tout ce qui appartient au mouvement du cœur d'une façon entièrement contraire à
la sienne... " Et il ajoute : " Je veux bien qu'on pense que, si ce
que j'ai écrit de cela (...) se trouve faux, tout le reste de ma philosophie ne
vaut rien... "
Dont
acte.
Dans un ouvrage ultérieur, et qui date de 1648, la Description du corps humain, Descartes
s'applique de nouveau à distinguer les fondions du " corps " de
celles de 1' " âme ". L'âme n'exerce aucune fonction physiologique.
L'ordre de
la pensée et l'ordre physiologique, biologique, sont radicalement séparés.
L'homme est l'association d'une machine, le corps, qui n'a pas besoin
d'aucun principe d'information, d'aucune âme, pour subsister, et d'une
substance angélique, l'âme, qui n'a pas besoin non plus du corps pour subsister
ni pour s'exercer :
" ... Je crois qu'on aurait pu trouver beaucoup de
préceptes très assurés, tant pour guérir les maladies que pour les prévenir, et
même aussi pour retarder le cours de la vieillesse, si on s'était assez étudié
à connaître la nature de notre corps, et qu'on n'eût point attribué à l'âme les
fonctions qui ne dépendent que de lui, et de la disposition de ses organes.
" Mais pour ce que nous avons tous éprouvé, dès notre
enfance, que plusieurs de ses mouvements obéissaient à la volonté, qui est une
des puissances de l'âme, cela nous a disposé à croire que l'âme est le principe
de tous. A quoi aussi a beaucoup contribué l'ignorance de l'anatomie et des mécaniques
: car ne considérant rien que l'extérieur du corps humain, nous n'avons point
imaginé qu'il eut en soi assez d'organes, ou de ressorts, pour se mouvoir de
soi-même, en autant de diverses façons que nous voyons qu'il se meut. Et cette
erreur a été confirmée, de ce que nous avons jugé que les corps morts avaient
les mêmes organes que les vivants, sans qu'il leur manquât autre chose que
l'âme, et que toutefois il n'y avait en eux aucun mouvement.
" Au lieu que, lorsque nous tâchons à connaître plus
distinctement notre nature, nous pouvons voir que notre âme, en tant qu'elle
est une substance distincte du corps, ne nous est connue que par cela seul
qu'elle pense, c'est-à-dire, qu'elle entend, qu'elle veut, qu'elle imagine,
qu'elle se ressouvient, et qu'elle sent, parce que toutes ces fonctions sont
des espèces de pensées. Et puisque les autres fonctions que quelques-uns lui
attribuent, comme de mouvoir le cœur et les artères, de digérer les viandes
dans l'estomac, et semblables, qui ne contiennent en elles aucune pensée, ne
sont que des mouvements corporels, et qu'il est plus ordinaire qu'un corps soit
mû par un autre corps, que non pas qu'il soit mû par une âme, nous avons moins
de raison de les attribuer à elle qu'à lui[233]. "
Bien entendu, Descartes ignore la notion moderne
d'inconscient psychologique. Tous les processus organiques qui ne sont pas
reconnus par nous comme dépendants de notre pensée
consciente et réfléchie ne relèvent pas de 1' " âme ", mais du
" corps ". L'inconscient psychologique est nié radicalement : "
... Lorsque le corps a tous ses organes disposés à quelque mouvement, il n'a
pas besoin de l'âme pour le produire; (...) par conséquent, tous les mouvements
que nous n'expérimentons point dépendre de notre pensée, ne doivent pas être attribués
à l'âme, mais à la seule disposition des organes[234]. "
Il n'y a pas plus de raison de penser que le corps humain est
informé par l'âme, que nous n'en avons de croire que les horloges sont animées
: " Il est vrai qu'on peut avoir de la difficulté à croire, que la seule
disposition des organes soit suffisante pour produire en nous tous les
mouvements qui ne se déterminent point par notre pensée; c'est pourquoi je
tâcherai ici de le prouver, et d'expliquer tellement toute la machine de notre
corps, que nous n'aurons pas plus de sujet de penser que c'est notre âme qui
excite en lui les mouvements que nous n'expérimentons point être conduits par
notre volonté, que nous en avons de juger qu'il y a une âme dans une horloge,
qui fait qu'elle montre les heures[235]. "
Il n'y a pas, selon Descartes, de différence de nature entre
les machines que l'homme fabrique et cette machine qu'est le corps humain ou
animal. C'est simplement une question de
dimension dans la finesse des pièces : " Je ne reconnais aucune
différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la
nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de
l'agencement de certains tuyaux ou ressorts ou autres instruments qui, devant
avoir quelques proportions avec les mains de ceux qui les font, sont toujours
si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les
tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement
trop petits pour être aperçus par nos sens2. "
Lorsqu'un homme meurt, l'âme, ou le principe d'information,
disparaît hors du champ de notre expérience. Il ne reste pas un corps, mais un
cadavre, c'est-à-dire un tas de matière qui garde encore quelque temps la forme
du corps qu'il était, mais qui en réalité se décompose. On pourrait donc en
déduire — et nous en déduirons en effet — que ce qui constitue le corps organisé, c'est le principe d'information ou
âme qui informe la matière. La mort, c'est la cessation de l'information.
— Non, répond Descartes ! Ce n'est pas parce que l'âme quitte
le corps que le corps devient inerte. Mais c'est une même cause qui explique la
mort du corps et la disparition de l'âme : "Et encore que tous ces
mouvements cessent dans le corps, lorsqu'il meurt, et que l'âme le quitte, on
ne doit pas inférer de là, que c'est elle qui les produit; mais seulement, que
c'est une même cause, qui fait que le corps n'est plus propre à les produire,
et qui fait aussi que l'âme s'absente de lui[236]. "
Dans les Passions de
l'âme, Descartes exprime la même idée. Ce n'est pas parce que l'âme s'en va
que " le corps " se corrompt. Mais c'est parce que le corps se
corrompt que l'âme s'en va : " Une erreur très considérable, en laquelle
plusieurs sont tombés... Elle consiste en ce que, voyant que tous les corps morts sont privés de chaleur, et
ensuite de mouvement, on s'est imaginé que c'était l'absence de l'âme
qui faisait cesser ces mouvements et cette chaleur. Et ainsi on a cru, sans
raison, que notre chaleur naturelle et tous les mouvements de nos corps
dépendent de l'âme : au lieu qu'on devait penser, au contraire, que l'âme ne
s'absente lorsqu'on meurt, qu'à cause, que cette chaleur cesse, et que les
organes qui servent à mouvoir le corps se corrompent[237]. "
Le corps, pour Descartes, c'est le cadavre qui, au lieu de se
corrompre, resterait structuré comme il l'est un instant après la mort. L'idée
que la matière peut être structurée et que cette structure peut subsister sans
information, c'est cela, nous le verrons,
l'erreur de Descartes dans cette analyse : " Je me considérais,
premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette
machine composée d'os et de chair, telle qu'elle paraît en un cadavre, laquelle
je désignais par le nom de corps[238]. "
Ce
que Descartes rejette, nous l'avons vu, c'est l'idée d'une fondion
physiologique, biologique, du psychisme, plus exadement cette idée qui s'impose
de nos jours, à savoir que le psychique et le biologique non seulement sont
indiscernables, mais sont les deux faces d'une même réalité. Tout ce qui est
biologique est aussi psychologique, tout ce qui est psychologique est aussi biologique. Il n'est pas suffisant, ni même
exad, de parler de l'action d'un ordre sur l'autre. Ce sont plutôt deux points
de vue sur le vivant, qui est forcément à la fois psychisme et physiologie.
Descartes au contraire n'accepte pas que le psychisme soit engagé dans l'ordre
biologique. L'âme, il le répète constamment, a pour seule nature et fondion, la
pensée. L'âme peut se passer du corps pour penser, et le corps, comme une
machine bien remontée, peut se passer de l'âme pour fonctionner :
" J'ai souvent apporté la véritable marque par laquelle
nous pouvons connaître que l'esprit est différent du corps, qui est que toute
l'essence ou toute la nature de l'esprit consiste seulement à penser, là où
toute la nature du corps consiste seulement en ce point, que le corps est une
chose étendue et aussi qu'il n'y a rien du tout de commun entre la pensée et
l'extension[239].
"
" Après avoir ainsi considéré toutes les fondions qui
appartiennent au corps seul, il est aisé de connaître qu'il ne reste rien en
nous que nous devions attribuer à notre âme, sinon nos pensées, lesquelles sont
principalement de deux genres : à savoir, les unes sont les adions de l'âme,
les autres sont ses passions[240]. "
En somme, l'âme, chez Descartes, est
réduite à ses fondions purement intelleduelles, et ses
fondions intelleduelles sont supposées n'avoir pas d'enracinement
physiologique. C'est pourquoi, plutôt que de parler d'âme, anima, mot utilisé par les aristotéliciens pour désigner le
principe d'information et de pensée qui constitue l'homme vivant en organisant
une matière, Descartes préfère souvent utiliser le terme de mens, que l'on peut traduire par esprit
ou intelligence : " D'autant que peut-être les premiers auteurs des noms
n'ont pas distingué en nous ce principe par lequel nous sommes nourris, nous
croissons et faisons sans là pensée toutes les autres fonctions qui nous sont
communes avec les bêtes, d'avec celui par lequel nous pensons, ils ont appelé
l'un et l'autre du seul nom d'âme; et,
voyant peu après que la pensée était différente de la nutrition, ils ont appelé
du nom d'esprit (latin : mens) cette chose qui en nous a la
faculté de penser, et ont cru que c'était la principale partie de l'âme. Mais
moi, venant à prendre garde que le principe par lequel nous sommes nourris est
entièrement distingué de celui par lequel nous pensons, j'ai dit que le nom d'âme, quand il est pris conjointement
pour l'un et l'autre, est équivoque, et que pour le prendre précisément pour ce
premier acte, ou cette forme principale
de l'homme, il doit être seulement entendu de ce principe par lequel nous
pensons : aussi l'ai-je le plus souvent appelé du nom à'esprit, pour ôter cette équivoque et ambiguïté. Car je ne
considère pas l'esprit comme une
partie de l'âme, mais comme cette âme tout entière qui pense[241]. "
Chacun sait que, dans la quatrième partie du Discours de
la Méthode, Descartes pense
donner une démonstration métaphysique de la distinction de l'âme d'avec
le corps : " Puis, examinant avec attention ce que j'étais, et voyant que
je pouvais feindre que je n'avais aucun corps, et qu'il n'y avait aucun monde,
ni aucun lieu où je fusse; mais que je ne pouvais pas feindre, pour cela, que
je n'étais point (...), je connus de là que j'étais une substance dont toute
l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin
d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose matérielle. En sorte que ce moi,
c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement
distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et
qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est[242]."
Le lecteur s'interrogera sans doute sur la structure logique
et la validité, d'un raisonnement qui nous fait passer de la possibilité
de feindre que nous sommes
incorporels à la conclusion qu'en réalité
nous sommes une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de
penser et qui pour être ne dépend d'aucune chose matérielle. Passer de la
possibilité d'une fiction à une conclusion ontologique portant sur la
distinction entre l'âme et le corps, c'est là franchir un abîme d'un pas
allègre, et Leibniz écrivait à ce sujet : " Je m'étonne qu'un homme
remarquable ait attribué une telle efficacité à si un léger sophisme[243]... "
Car enfin, de ce que nous pouvons feindre, comme certains schizophrènes,
que nous sommes incorporels, il n'en résulte pas qu'en réalité nous ne soyons
pas des corps, c'est-à-dire des âmes qui informent une matière pour constituer
des organismes vivants. Le cogito et la fiction cartésienne établissent
que je suis au moins une substance
pensante, mais non pas, comme Descartes pense pouvoir l'en déduire, que je ne sois qu'une substance pensante. Car je peux être une substance pensante,
comme Descartes le veut, et aussi être une substance qui informe une matière
pour constituer un corps, donc une substance qui exerce une action biologique,
physiologique, sans d'ailleurs savoir comment, ce qui implique que l'on
s'oriente vers une doctrine de l'inconscient.
L'analyse cartésienne qui aboutit à cette conception du " corps " et de " l'âme
" nous fait penser à ce phénomène bien connu qui se produit lorsque,
regardant un objet quelconque, on appuie sur l'œil : on voit deux objets là où
il n'y en a qu'un. En réalité, nous le verrons, " le corps " et
" l'âme " ne sont pas deux choses : un corps vivant, c'est une âme
qui informe une matière. Ce qui fait qu'un corps est un corps organisé et non
pas simplement de la matière, c'est le principe d'information, qu'on peut
appeler âme ou autrement.
Psychisme et organisme sont deux points de vue sur une même réalité qui est organo-psychique ou
psycho-somatique, comme on voudra dire. Descartes a hypostasié ces deux
points de vue. Il en a fait des êtres ou des substances, et a écartelé ces deux
points de vue hypostasiés, jusqu'à en faire des êtres qui peuvent subsister
l'un sans l'autre.
Tout le monde connaît les conséquences de l'anthropologie
cartésienne du point de vue de la théorie de la connaissance. La connaissance
sensible n'est pas une authentique source de connaissance : " A cause que
nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait aucune
chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer[244]... "
" Tout ce que j'ai reçu jusqu'à présent pour le plus vrai et assuré, je
l'ai reçu des sens, ou par les sens : or j'ai quelquefois éprouvé que ces sens
sont trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à
ceux qui nous ont une fois trompés[245]. " La
connaissance sensible est donc incapable,
par elle-même, selon Descartes, d'établir l'existence certaine du monde
extérieur. Cette existence devra être démontrée.
Puisque le point de départ de la connaissance, et donc de la
métaphysique, ne saurait se trouver dans l'expérience sensible, il reste qu'il
faut procéder a priori, par
construdion et déduction purement spéculative,
intellectuelle. Il faut
construire la métaphysique, non pas sur l'expérience sensible, mais sur un
autre fondement : " Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes
oreilles, je détournerai tous mes sens, j'effacerai même de ma pensée toutes
les images des j choses corporelles, ou du moins, parce qu'à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et
comme fausses, et ainsi m'entretenant seulement moi-même, et considérant
seulement mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu, et plus
familier à moi-même. Je suis une chose qui pense[246]... "
On reconnaît une attitude, et une démarche, qui est celle
exprimée par Platon, dans un texte du Phédon
que nous avons cité. La métaphysique, dans cette perspective, n'a plus de
base expérimentale objective. Elle est construite sur le sujet pensant et à
partir de lui. Elle devra être tout entière déduite a priori de principes discernés au
départ.
Il faudra déduire l'existence de Dieu d'une idée, celle de perfection, qui se trouve
dans le sujet pensant. Et puis, de l'idée que l'on se fait de Dieu et de ses
perfections, Descartes déduira sa physique. Toute la méthode de la métaphysique
cartésienne est enracinée dans son anthropologie, qui est de structure
platonicienne.
On peut se demander, du point de vue cartésien, pourquoi le
dieu de Descartes a joint et uni un corps qui, pour exister et subsister et
fonctionner, n'a aucunement besoin d'une âme, et une âme qui, pour être et pour
penser, n'a aucunement besoin d'un corps. Étant donné que, de plus, selon
Descartes, le corps est un obstacle à l'intelligence de la vérité, pourquoi
cette association en somme inutile et funeste ?
Le père Malebranche, de l'Oratoire de France, va reprendre
l'anthropologie cartésienne et en accentuer les caractères nettement
platoniciens.
Pour Malebranche, comme pour Descartes, " l'homme est
composé de deux substances, esprit et corps[247] ".
" Je suppose d'abord qu'on sache bien distinguer l'âme du corps par les
attributs positifs et par les propriétés qui conviennent à ces deux substances.
Le corps n'est que l'étendue en longueur, largeur et profondeur, et toutes ses
propriétés ne consistent que dans le repos et le mouvement, et dans une
infinité de figures différentes[248]. "
Malebranche, comme tous les philosophes appartenant à la tradition cartésienne
jusqu'aujourd'hui, parle de son corps comme s'il s'agissait d'un autre. Selon
Malebranche, l'homme n'est pas un
corps. Il a un corps. Le sujet qui
possède est différent de la chose possédée, en l'occurrence le corps. "
Mais on a un corps qui parle plus haut que Dieu même, et ce corps ne dit jamais
la vérité[249].
" L'homme, selon Malebranche, est un " esprit qui promène et qui exerce
son corps[250]
" ! Pour Malebranche, comme pour toute la tradition platonicienne, l'union
de l'âme et du corps est funeste pour l’ame :
" Pendant que nous sommes sur la terre, le poids du
corps appesantit l'esprit[251]. "
" L'esprit devient plus pur, plus lumineux, plus fort et
plus étendu à proportion que s'augmente l'union qu'il a avec Dieu, parce que
c'est elle qui fait toute sa perfection. Au contraire, il se corrompt, il
s'aveugle, il s'affaiblit et il se resserre à mesure que l'union qu'il a avec
son corps s'augmente et se fortifie, parce que cette union fait aussi toute son
imperfection[252].
"
Dans ces conditions, on peut se demander, comme pour le dieu
de Descartes, pourquoi le dieu de Malebranche a uni une âme qui est faite pour
s'unir à lui, avec un corps qui l'éloigné de lui, qui l'écrase, l'opprime,
l'asservit et l'abrutit. Dans la perspective platonicienne, on s'en souvient,
la descente des âmes dans les corps s'expliquait d'une part par une nécessité
cosmique, d'autre part par une chute des
âmes. Les âmes étaient responsables de leur chute, et cependant cette
chute était nécessaire. Dans une théologie de la création, il est plus
difficile de concilier l'idée d'une union funeste des âmes avec des corps, avec
l'idée d'une création réalisée par une puissance souveraine. Car enfin, si
cette union est si mauvaise, pourquoi le Créateur l'a-t-il réalisée ?
A cette difficulté, qui résulte d'une tentative pour associer
christianisme et platonisme, métaphysique de la création et métaphysique de la
chute, Malebranche répond un peu comme Origène le fit en son temps : c'est à
cause du péché originel que l'âme humaine est unie si étroitement à un corps
qui la gêne. Origène, nous l'avons vu, enseignait que l'ensomatose, la descente
des âmes dans les corps, résulte d'un péché commis dans une existence
antérieure à la création du monde. Malebranche ne va pas si loin. Il se situe
plutôt dans la ligne de Grégoire de Nysse et d'Augustin : par le péché
originel, le mode d'union de l'âme et du corps est modifié. Il a été fortifié.
" Le péché du premier homme a tellement affaibli l'union de notre esprit
avec Dieu... Au contraire, il a tellement fortifié l'union de notre âme avec
notre corps qu'il nous semble que ces deux parties de nous-mêmes ne soient plus
qu'une seule substance[253].
" " Avant le péché, nous dit le père Malebranche, il y avait
en faveur de l'homme des exceptions dans les lois de l'union de l'âme et du
corps[254].
" Adam " pouvait manger sans plaisir[255] ". Car,
pour Malebranche, " c'est véritablement un désordre, qu'un esprit capable
de connaître et d'aimer Dieu, et par conséquent fait pour cela, soit obligé de
s'occuper des besoins du corps[256] ". " Il est nécessaire depuis le
péché que notre esprit dépende de notre corps, et que nous sentions la loi de
notre chair résister et s'opposer sans cesse à la loi de notre esprit[257]. " Le
péché originel a donc modifié radicalement la structure de l'existence physique
de l'homme, et d'une certaine manière sa nature : " Le péché a corrompu la
nature[258].
"
Mais si l'on admettait, avec Malebranche, que par le péché le
mode d'union de " l'âme " et du " corps " se soit modifié,
resserré, nous ne comprenons toujours pas, dans la perspective cartésienne, qui est aussi celle de Malebranche, pourquoi
le dieu de cette théologie a voulu unir des âmes qui pour être et subsister
n'ont aucunement besoin d'un corps, et des corps qui pour subsister et
fonctionner n'ont aucun besoin d'une âme.
Dans les Méditations chrétiennes et métaphysiques[259],
le philosophe demande au Verbe, qui est la Raison et la Lumière :
" Pourquoi Dieu m'a-t-il donné un corps ? " " Il fallait, répond
le Verbe[260],
que l'âme fût unie au corps, parce que recevant par le corps une infinité de
sentiments agréables et désagréables, ainsi
que tu l'éprouves sans cesse, elle eût toujours quelque chose à
sacrifier à l'amour de l'ordre, et à l'honneur du vrai bien : et qu'elle pût
ainsi par une infinité de mérites différents recevoir avec quelque justice une
gloire qui y répondit... Pourquoi penses-tu que mon Père m'ait formé un corps?
C'est afin que je pusse être son pontife : c'est afin que j'eusse quelque chose
à lui offrir. Car mon Père, comme tu sais, ne se plaît pas à recevoir des
holocaustes ou les autres sacrifices de la loi des Juifs. Chaque chrétien en
particulier est prêtre aussi bien que moi. Il a un corps à sacrifier... "
Dans les Entretiens sur la métaphysique et sur la religion[261],
le philosophe dit à son interlocuteur : " Ne demandez
pas, Ariste, pourquoi Dieu veut unir des esprits à des corps. C'est un fait
constant, mais dont les principales raisons ont été jusqu'ici inconnues à la
philosophie. En voici une néanmoins qu'il est bon que je vous propose. C'est
apparemment que Dieu a voulu nous donner, comme à son Fils, une victime que
nous puissions lui offrir; c'est qu'il a voulu nous faire mériter, par une
espèce de sacrifice et d'anéantissement de nous-mêmes, la possession des biens
éternels. "
Bien entendu, dans cette perspective, la connaissance
sensible est dévaluée. Les sens sont des " faux témoins[262]". Dans
la préface à son premier ouvrage, De la
recherche de la vérité, Malebranche expose son dessein : " On y
démontre en plusieurs manières que nos sens, notre imagination et nos
passions nous sont entièrement inutiles pour découvrir la vérité et notre bien;
qu'ils nous éblouissent au contraire et nous séduisent en toutes rencontres, et
généralement que toutes les connaissances que l'esprit reçoit par le corps ou à
cause de quelques mouvements qui se font dans le corps sont toutes fausses et
confuses par rapport aux objets qu'elles
représentent, quoiqu'elles soient très utiles à la conservation du corps
et des biens qui ont rapport au corps. On y combat plusieurs erreurs... et l'on
fait voir qu'elles sont presque toutes des suites de l'union de l'esprit avec
le corps. On prétend en plusieurs endroits faire sentir à l'esprit sa servitude
et la dépendance où il est de toutes les choses sensibles, afin qu'il se
réveille de son assoupissement et qu'il fasse quelques efforts pour sa
délivrance[263]. "
La philosophie bergsonienne nous paraît travaillée du dedans,
et informée, par deux tendances qui sont peut-être hétérogènes et
incompatibles.
L'une de ces tendances s'exprime dans les textes où Bergson
formule sa méthode : c'est la méthode expérimentale, méthode inductive fondée
sur l'analyse scientifique du réel, en somme c'est la méthode aristotélicienne,
et ce n'est pas un hasard si Aristote et Bergson ont été, dans l'histoire de la
philosophie, les deux grands philosophes de la biologie. Bergson écrivait en
1912 au P. de Tonquédec : " La méthode philosophique, telle que je
l'entends, est rigoureusement calquée sur l'expérience (intérieure ou
extérieure) et ne permet pas d'énoncer une conclusion qui dépasse de quoi que
ce soit les considérations empiriques sur lesquelles elle se fonde. " C'est
au nom de cette méthode que Bergson, comme autrefois Aristote, accumule les
documents positifs et se livre à une enquête personnelle extrêmement poussée du point de vue scientifique, avant d'écrire Matière et Mémoire\ l'Évolution créatrice, et, plus tard, les Deux Sources de la morale et de la
religion.
C'est cette méthode qui nous a valu de remarquables analyses sur les relations entre le cerveau et la
pensée, le problème de la mémoire, le problème de l'évolution
biologique.
Mais on peut relever dans l'œuvre de Bergson l'action d'une
autre tendance. L'œuvre de Bergson semble informée par un " geste ",
qui n'est autre que le " geste " néoplatonicien. Bergson toute sa vie
durant a été fasciné par Plotin, et par Spinoza. Le fait est que l'on trouve
dans la métaphysique bergsonienne des thèmes et des thèses qui sont typiquement
plotiniens.
Il faut distinguer, dans la nature, nous dit Bergson, deux
mouvements, ou deux tendances : il y a d'une part un jaillissement créateur
d'imprévisible nouveauté. Et sur ce point Bergson a su merveilleusement mettre
en lumière cette genèse d'irréductible nouveauté dans la création évolutive!
qui est en train de se faire sous nos yeux. — En cela, il n'est| pas
platonicien. Il fait la critique du platonisme.
Mais il y a, selon Bergson, dans l'univers, une autre
tendance : c'est " le geste créateur qui se défait[264]. " Ce
geste créateur qui se défait, c'est lui qui est responsable de la matérialité du réel, de la multiplicité des êtres, de
la spatialisation des choses, et de l'orientation rétrospective de notre
intelligence. Bergson attachait une grande importance au principe de
Carnot-Clausius, " la plus métaphysique des lois de la physique[265] ".
Toutes les analyses montrent, écrit Bergson, " dans la
vie un effort pour remonter une pente que la matière descend[266]
". " Dans l'univers lui-même il faut distinguer... deux mouvements
opposés, l'un de " descente ", l'autre de " montée "[267]. " Le
physique... du psychique inverti[268]. "
Bergson nous propose " une cosmologie qui serait... une psychologie
retournée[269]
". " C'est la même inversion du même mouvement qui crée à la fois
l'intelle&ualité de l'esprit et la matérialité des choses[270]. "
" Au fond de la " spiritualité ", d'une part, et de la "
matérialité " avec l'intellectua-lité de l'autre, il y aurait donc deux
processus de direction opposée, et l'on passerait du premier au second par voie
d'inversion, peut-être même de simple interruption s'il est vrai qu'inversion
et interruption soient deux termes qui doivent être tenus ici pour synonymes[271]. " "
Tout ce qui apparaît comme positif au
physicien et au géomètre, deviendrait, de ce nouveau point de vue, interruption
ou inversion de la positivité vraie, qu'il faudrait définir en termes
psychologiques[272]. "
Ce n'est certes pas une méditation sur
le physique moderne qui a pu donner à Bergson l'idée que la matière, ou
matérialité, serait une inversion de l'esprit, une inversion de
l'élan créateur qui est d'ordre psychologique, une inversion du
psychisme. Par la méthode inductive, par analyse de ce que la physique moderne
nous enseigne sur la matière, on ne parvient pas à ce résultat. Par contre,
cette idée est très profondément et anciennement platonicienne, et surtout
plotinienne. La matière est quelque chose de négatif. Elle est ce qui divise, elle est responsable de la
division des êtres, de leur dispersion, de l'individuation de l'âme
universelle.
Bergson va précisément développer ce point. L'individuation
tient à la fois au mouvement positif, — "la vie est tendance et l'essence
d'une tendance est de se développer en forme de gerbe[273] ", — et
au mouvement d'inversion, qui est la matérialité : " La matière divise
effectivement ce qui n'était que virtuellement multiple, et, en ce sens,
l'individuation est en partie l'œuvre de la matière, en partie l'effet de ce
que la vie porte en elle[274]. "
" La matière est d'abord ce qui divise
et ce qui précise... La matière distingue, sépare, résout en individualités des
tendances jadis contenues dans l'élan originel de la vie[275]. "
Ce n'est pas non plus une méditation
positive sur la nature, une analyse inductive à base
expérimentale, qui a pu donner à Bergson l'idée que la matière divise ce qui
était un. Car en réalité, dans l'expérience concrète, la matière multiple est
unifiée dans des structures de plus en plus complexes, elle entre dans des
synthèses de plus en plus hautes. Mais on ne voit nulle part que la matière
soit responsable de la distinction entre ces structures, entre les êtres. Ce
sont bien plutôt les structures qui se
distinguent entre elles et constituent l'individualité des êtres. Ce
sont les principes d'information qui sont principes d'individualité, et non pas
la matière intégrée dans les structures physiques informées.
Cette tendance va fort loin chez
Bergson. Dans l'Évolution créatrice, toujours,
Bergson nous explique que : " En général, quand un même objet apparaît
d'un côté comme simple et de l'autre comme indéfiniment composé, les deux
aspects sont loin d'avoir la même importance, ou plutôt le même degré de réalité. La simplicité appartient alors à
l'objet même, et l'infini de complication à des vues que nous prenons
sur l'objet en tournant autour de lui, aux symboles juxtaposés par lesquels nos
sens ou notre intelligence nous le représentent[276]. "
Bergson applique cette idée au cas de l'œil : " La
nature n'a pas eu plus de peine à faire l'oeil que je n'en ai à lever la main.
Son acte simple s'est divisé automatiquement en une infinité d'éléments qu'on
trouvera coordonnés à une même idée[277]... "
Bergson nous propose d'imaginer que notre main ait à traverser de la limaille de fer qui se comprime et résiste au
fur et à mesure que nous l'enfonçons davantage. A un certain moment, la main
aura épuisé son effort, et, à ce moment précis, les grains de limaille se
seront juxtaposés et coordonnés en une forme déterminée, celle même de la main
qui s'arrête et d'une partie du bras. Il y a eu tout simplement un acte
indivisible, celui de la main traversant la limaille. " L'inépuisable
détail du mouvement des grains, ainsi que l'ordre de leur arrangement final,
exprime négativement, en quelque sorte, ce mouvement indivisé, étant la forme
globale d'une résistance et non pas une synthèse d'actions positives
élémentaires[278].
"
C'est: ici qu'on voit la différence
entre l'analyse aristotélicienne de l'information, et la
doctrine bergsonienne. Bergson compare la forme de l'œil, sa structure, son
organisation infiniment complexe, à la forme et à la structure du tas de
limaille pénétré par le geste de la main. Dans les deux cas, nous dit Bergson,
l'infinie complication n'est qu'un phénomène négatif, ce qui reste de mon geste
lorsqu'il s'est arrêté. — Qui ne voit cependant que la forme prise par un tas
de limaille pénétrée par une main, et la forme d'un organe vivant tel que
l'œil, ne sont pas pris dans le même sens ? Dans le cas de la limaille, il
s'agit d'un tas, c'est-à-dire d'un ensemble d'éléments extrinsèques qui n'a de
forme qu'apparente. En tous cas les éléments ne sont pas intégrés dans une
structure qui subsiste. Ils ne sont pas liés entre eux. Il ne s'agit pas d'une
organisation, mais d'un assemblage, que le moindre souffle va dissiper, ce qui
n'est pas le cas de l'organisme.
Comparer, donc, la forme de l'œil avec la forme prise par un
tas de limaille lorsqu'une main l'a pénétré, c'est, nous semble-t-il, mettre en
parallèle deux choses qui n'ont quasi aucun rapport.
La forme de l'œil est une Structure organique qui subsiste alors que chacun des atomes, chacune des
molécules intégrées, est renouvelée. Aucun rapport avec un tas qui a
reçu une empreinte.
Il se peut que, dans le cas du tas de limaille, l'ordre et la
forme et la structure (purement apparente encore une fois) soit quelque chose
de négatif, une simple interruption, et en effet nous n'avons pas eu besoin de
disposer les grains un par un selon un certain ordre pour obtenir la figure que
prend le tas de limaille après le retrait de notre main. Mais dans le cas de l'œil, ou de tout autre organe
vivant, les choses sont tout à fait différentes. L'ordre, et la forme, et la
structure ne sont pas quelque chose de négatif, un compromis entre le geste créateur et la matière qui résiste. Dans le
cas de l'organisme vivant, la forme et la structure sont le résultat
d'une composition
positive, qui est effectuée à
partir d'un plan inscrit dans les gènes.
Pour comprendre l'anthropologie des atomisées, celle de
Plotin, celle de Descartes, il nous a fallu, nous l'avons vu, dire un mot de
leur cosmologie, partir de leur vision du monde générale. Il en va de même,
ici, avec Bergson. Pour comprendre son anthropologie, il faut partir de sa
cosmologie, plus précisément de sa cosmogonie.
Si la matière est un principe négatif,
une inversion du geste créateur, une
détente, une retombée, alors la multiplicité des êtres
individuels va résulter de la rencontre entre le geste créateur et la retombée
qui est la matérialité : " Le courant (de vie) passe donc, traversant les
générations humaines, se subdivisant en
individus : cette subdivision était dessinée en lui vaguement, mais elle ne se fût pas accusée sans la matière. Ainsi
se créent sans cesse des âmes, qui cependant, en un certain sens, préexistaient[279]. "
Des âmes qui en un certain sens
préexistaient... Nous voilà revenus à la
doctrine de la préexistence des âmes, qui reçoivent l'individuation
par la puissance négative de la matérialité. Nous voilà revenus à Plotin.
Et ce n'est pas, une fois encore, dans
l'expérience concrète scientifiquement analysée que
Bergson a pu trouver cette idée d'une préexistence des âmes qui
s'individualisent sous l'action de la
matérialité. Car dans notre expérience concrète, celle que nous fournit
l'analyse du processus de la fécondation, et l'embryogenèse, nous constatons
que la genèse d'un être nouveau résulte de l'union de deux messages génétiques,
et non pas d'une division mythologique d'une âme universelle par une matière qui
retombe en sens inverse de l'élan vital.
Bergson pose une question qui n'aurait nullement surpris Plotin et son disciple Porphyre, — ilsjl'ont
traitée eux-mêmes :. " S'il existe ainsi des " âmes " capables d'une vie indépendante, d'où
viennent-elles ? quand, comment, pourquoi entrent-elles dans ce corps que nous
voyons, sous nos yeux, sortir très naturellement d'une cellule mixte empruntée
aux corps de ses deux parents[280] ? "
Ainsi donc, pour Bergson, le " corps " qui est
formé par l'union des deux cellules
germinales mâle et femelle, ne contient pas encore d'âme ? Il n'est pas
informé par elle dès son origine ? Le " corps " peut subsister avant
de recevoir " l'âme " ? L' " âme " descend dans le "
corps " comme dans un vase ?
Nous sommes ici de nouveau dans la tradition platonicienne,
et aux antipodes de l'analyse d'Aristote.
Le corps, pour Bergson, est ce qui limite notre connaissance, et non pas ce qui la permet. Ainsi l'œil
est ce qui limite la vue, et non pas ce qui permet la vue : " La vision
est une puissance qui atteindrait, en
droit, une infinité de choses inaccessibles à notre regard. Mais une telle
vision ne se prolongerait pas en action; elle conviendrait à un fantôme et non
pas à un être vivant. La vision d'un être vivant est une vision efficace, limitée
aux objets sur lesquels l'être peut agir :
c'est une vision canalisée, et
l'appareil visuel symbolise simplement le travail de canalisation. Dès
lors, la création de l'appareil visuel ne s'explique pas plus par l'assemblage
de ses éléments anatomiques que le percement d'un canal ne s'expliquerait par
un apport de terre qui en aurait fait les rives[281]."
On se souvient du texte de Plotin[282] : " C'est comme si l'on savait
complètement une science et si l'on ne considérait jamais qu'un théorème de
cette science... Ainsi cette âme bondit en quelque sorte hors de l'être
universel dans un être particulier, sur lequel elle dirige une activité
particulière. "
Dans la perspective de l'Évolution créatrice, " tout se
passe comme si un large courant de conscience avait pénétré dans la
matière[283]
". Mais, d'une certaine manière, cette pénétration dans la matière, qui
n'est rien d'autre que du psychisme inverti, est une aliénation, un exil.
" La nature détourne l'esprit de l'esprit, tourne l'esprit vers la matière[284]. " On se
souvient encore de Plotin : " Il ne lui est plus permis de rester en
elle-même, parce qu'elle est sans cesse attirée vers la région extérieure,
inférieure et obscure[285]. " La
conscience est prisonnière dans la matérialité. Il faut qu'elle parvienne finalement à se libérer : " La
conscience... pour se libérer elle-même[286]... "
" Avec l'homme, la conscience brise la chaîne... Chez l'homme, et l'homme
seulement, elle se libère[287]. "
On sait que Bergson a appelé " intelligence " la
pensée qui s'applique à la matière, qui se soucie pour le corps, qui veut
subvenir à ses besoins, une fonction pratique orientée dans le sens de la
matérialité, c'est-à-dire dans le sens de la descente
ou de l'inversion, — ce que Plotin appelait " procession ".
L'intelligence regarde les choses à l'envers, dans le sens où elles se défont, dans le sens de la croissance de l'entropie
: " Cette vision rétrospective est... la fonction naturelle de notre
intelligence[288].
"
Bergson a appelé " intuition
" l'intelligence convertie, l'intelligence
qui s'est détournée du souci, de la matérialité, pour se retourner dans le sens
où la réalité est en train de se créer,
dans le sens positif. Alors que l'intelligence est caractérisée "
par une incompréhension naturelle de la vie ", l' " intuition " est la connaissance libérée du souci, la
connaissance contemplative qui épouse la création en train de se faire.
" Notre esprit peut suivre la marche inverse... Il faut... qu'il se
violente, qu'il renverse le sens de l'opération par laquelle il pense
habituellement, qu'il retourne, ou plutôt refonde sans cesse ses catégories...
Philosopher consiste à invertir la direction habituelle du travail de la pensée[289]. " " Pour que notre
conscience coïncidât avec quelque chose de son principe, il faudrait qu'elle se
détachât du tout fait et qu'elle s'attachât au se faisant. Il faudrait que se retournant et se tordant sur elle-même, la faculté de voir ne fît plus qu'un avec
l'acte de vouloir[290].
"
La différence entre Plotin et Bergson,
c'est que pour Plotin le passage de l'Un au multiple
n'est qu'une dégradation, une dispersion, un éloignement de l'Un, un processus
négatif. Chez Bergson, il y a la connaissance de la création en train de se
faire. Mais cette création retombe, épuisée, sur elle-même, et c'est cela la matérialité : la création épuisée, retombée,
qui explique la multiplicité des êtres, tout comme, chez Origène, seule une
chute pouvait expliquer la diversité des êtres.
Au terme de cette promenade à travers l'histoire de la notion
d'âme, — nous n'avons considéré que quelques moments, qui nous ont paru
capitaux, de cette histoire, — nous pouvons constater que quelques courants de
penséeconstituent, dans notre inconscient intellectuel d'hommes du XXe
siècle, cette idée confuse d'âme, dans laquelle se mêlent des thèmes
orphiques, des thèmes platoniciens, des thèmes manichéens, des thèmes
cartésiens, et, dans une mesure moindre, des thèmes bibliques et quelques
résidus, parfois, d'analyse
aristotélicienne. Manifestement, c'est la tradition platonicienne qui
est dominante dans l'inconscient intellectuel de l'homme du XXe
siècle.
Il en va de la notion d'âme comme de la notion de Dieu, ou de
la notion de matière : autant de philosophies, autant de conceptions différentes. Mais il y a cependant des grands courants,
ou des familles philosophiques.
DEUXIEME
PARTIE
En voilà assez sur les doctrines traditionnelles de nos prédécesseurs au sujet de l'âme. Reprenons
de nouveau la question comme à son point de départ, et efforçons-nous de
déterminer ce qu'est l'âme et quelle peut être sa définition la plus générale.
Aristote, De Anima, II,
1, 412 a.
CHAPITRE I
Si nous considérons un être vivant quelconque, protozoaire
monocellulaire, vertébré ou invertébré, mammifère ou oiseau, une libellule, un
éléphant ou un homme, dans tous les cas nous constatons que cet être vivant est
composé chimiquement de carbone, d'hydrogène, d'oxygène, d'azote, de soufre, de
phosphore, chlore, calcium, magnésium, potassium, sodium. D'autres éléments se
trouvent encore dans les organismes vivants, en toute petite quantité. On admet
aujourd'hui l'existence absolument constante dans tous les organismes de
vingt-huit corps simples, treize métalloïdes et quinze métaux.
Métalloïdes : carbone, hydrogène, oxygène, azote, soufre,
phosphore, chlore, fluor, brome, iode, arsenic, silicium, bore.
Métaux : calcium, sodium, potassium, magnésium, fer, zinc,
cuivre, nickel, cobalt, manganèse, aluminium, plomb, titane, étain, molybdène.
Une fois qu'on a dit cela, on a dit ce dont est composé l'organisme
vivant, quel qu'il soit, ou, si l'on veut, ce qui reste lorsqu'il est décomposé.
Mais justement, un organisme vivant se distingue de la
matière du reste de l'univers par le fait qu'il est un être composé.
La composition de la matière dans l'être vivant s'opère à des
étages différents.
Il y a d'abord une composition en molécules, puis en macromolécules ou molécules géantes, qui sont
elles-mêmes composées de molécules déjà composées de molécules plus petites. Ainsi, comme on le sait, les protéines
sont des molécules géantes composées de molécules qui sont les acides-aminés.
Les acides nucléiques sont composés d'un acide phosphorique, de quatre
bases, d'un sucre. Une troisième famille de
molécules fondamentales est celle des composés riches en énergie. On
trouvera dans tout traité de biochimie la
description et l'analyse des molécules géantes qui entrent dans la
composition du vivant.
Ces molécules à leur tour entrent dans une composition qui
est celle de la cellule. On trouvera dans tout traité de biologie une
description et une analyse de la constitution de
la cellule. C'est un monde. Ou, plus exactement, le monde physique est
incomparablement moins complexe que cet univers de la cellule, qui est, comme
on l'a dit souvent, une cité industrielle capable de faire sa propre synthèse.
Dans les êtres monocellulaires, la
cellule est l'unité fonctionnelle, l'individu subsistant.
Dans les organismes pluri-cellulaires, des millions, des milliards de cellules
différenciées, spécialisées, coordonnées
dans leur existence et leui action, sont intégrées dans l'unité d'un
organisme.
Comme le remarque très justement A. Lwoff, il ne faut pas parler de " matière vivante " :
l'expression est incorrecte, Il n'y a pas de " matière vivante
".Le vivant est forcément une structure, un système : " On parle
souvent de matière vivante, mais il n'y a pas de matière vivante; une molécule organique
extraite d'un organisme n'est pas vivante; seuls les organismes sont vivants ; les organismes sont des sytèmes de structures et de
fonctions capables de se reproduire. Une molécule extraite de l'organisme n'est
pas vivante[291].
"
Ce
qui est vivant, c'est le système, non la matière.
Que le vivant soit un individu monocellulaire, ou qu'il soit un pluricellulaire, ce qui est remarquable
dans la composition qu'il constitue, c'est que, dans cette composition,
la matière est constamment renouvelée,
alors que la composition, ou la structure, subsiste, pendant toute la
durée de vie de l'être en question.
C'est ce que tous les biologistes, à
quelque école philosophique qu'ils appartiennent,
reconnaissent, et expriment, souvent dans les mêmes termes.
Ainsi Claude Bernard, dans ses Leçons sur les phénomènes de la vie
communs aux animaux et aux végétaux"[292].
" La nutrition est la continuelle mutation des
particules qui constituent l'être vivant. L'édifice organique est le siège d'un
perpétuel mouvement nutritif qui ne laisse de repos à aucune partie; chacune, sans cesse ni trêve, s'alimente dans le
milieu qui l'entoure et y rejette ses déchets et ses produits. Cette rénovation moléculaire est insaisissable
pour le regard; mais, comme nous en voyons le début et la fin, l'entrée
et la sortie des substances, nous en
concevons les phases intermédiaires, et nous nous représentons un
courant de matière qui traverse incessamment l'organisme et le renouvelle dans
sa substance en le maintenant dans sa forme.
" L'universalité d'un tel phénomène chez la plante et
chez l'animal et dans toutes leurs parties, sa constance, qui ne souffre pas
d'arrêt, en font un signal général de la vie... "
Claude Bernard cite des biologistes qui
l'ont précédé dans cette pensée : " C'est ainsi que de Blainville a
dit : " La vie est un double mouvement
interne de composition et de décomposition à la fois général et continu.
" Cuvier s'exprime de la même manière : " L'être vivant, dit-il, est
un tourbillon à direction constante, dans lequel la matière est moins
essentielle que la forme. " Flourens a paraphrasé cette idée du tourbillon vital ou du circulus
matériel, en disant : " La vie est une forme servie par la matière. "
Claude Bernard écrivait au siècle
dernier que " cette rénovation moléculaire est insaisissable
pour le regard ". Depuis, grâce à l'utilisation des atomes marqués
radioactifs, on peut suivre le renouvellement de la matière dans un être
vivant, monocellulaire ou pluricellulaire.
C'est ce qu'écrit par exemple A. I. Oparin : " La
structure coacervée propre au protoplasme vivant ne peut exister que tant
qu'elle est le siège d'une suite sans fin et très rapide d'une multitude de processus biochimiques, qui
tous ensemble constituent son métabolisme... Son existence se poursuit
et sa forme se conserve, non pas parce
qu'il est associé à l'immutabilité ou au repos, mais parce qu'il est en
continuel mouvement. "
Oparin ajoute, contre ceux qui s'imaginent pouvoir réduire
l'être vivant à n'être qu'une mécanique : " Les idées mécanises qui
régnaient chez les biologistes jusqu'à une date récente, considérant les êtres
vivants comme des machines faites de pièces
d'acier immuable, empêchaient de concevoir les organismes comme des
systèmes ouverts. Cependant l'utilisation des atomes marqués dans les
recherches de biochimie et de biophysique a montré de façon certaine que
presque toutes les substances de l'être vivant, ses protéines, ses acides nucléiques, ses lipides, etc., sont
complètement renouvelées dans un temps très court et que le support
matériel de la vie, constamment échangé avec le milieu ambiant, est
continuellement décomposé et de nouveau synthétisé à partir de substances provenant
du monde extérieur[293]. "
Un disciple français d'Oparin, M. E. Kahane, professeur de
biochimie à Montpellier, secrétaire de l'Union nationaliste, écrit de même :
" L'auto-renouvellement de la
substance est un des caractères fondamentaux de la vie et,
selon presque tous les biologistes, il est
même le caractère fondamental par excellence, celui dont procèdent tous
les autres. Il est si intense que, certains biochimistes aiment mieux parler de
tourbillon métabolique que de
métabolisme.
" Qu'est-ce qui est renouvelé de la sorte? Tout. Rien
n'est permanent dans la matière vivante, tout se renouvelle et se renouvelle sans cesse, à une vitesse
différente selon les tissus et selon les espèces chimiques, mais de
telle sorte qu'aucun organisme n'est jamais constitué de la même matière à
l'instant passé et l'instant présent... De plus, cet incessant renouvellement
n'est pas le fait d'une action qui s'exerce de l'extérieur sur l'être vivant,
il résulte de son activité propre, ce n'est pas un renouvellement quelconque,
c'est un auto-renouvellement[294]. "
E. Kahane ajoute : " Le problème concret du
renouvellement de la matière vivante est devenu l'objet essentiel des efforts
de la biochimie contemporaine. Les expériences consistent à suivre les éléments
" à la trace ", par l'emploi des éléments
marqués ou traceurs. C'est la
découverte... de la radioactivité artificielle par Frédéric et Irène
Joliot-Curie, qui a fourni en 1934 le moyen imprévu de définir en termes
concrets le problème du marquage des éléments, et de le résoudre de façon
générale, aisée et élégante. Les biochimistes ont immédiatement tiré parti de
l'instrument qui était ainsi mis à leur disposition. C'est grâce aux premiers
résultats accumulés que l'Américain Schönheimer a pu définir en 1936 ce qu'il a appelé l'état dynamique des constituants
biologiques, selon la conception qui anime désormais toute la biochimie[295]. "
E. Kahane conclut en insistant sur la " structure
", dont nous avons vu, écrit-il, " le caractère fondamental ".
" C'est dans la persistance de la structure, pour un peu je dirais dans la
permanence de la structure, que nous verrons la base concrète de
l'individualité de chaque vivant. Pour que persiste l'individu, il ne suffit
pas qu'à chaque constituant chimique de l'organisme s'en substitue un qui lui
soit chimiquement semblable, il faut que cette substitution se fasse au sein de
la structure, de sorte qu'à travers ces transformations incessantes, celle-ci reste en première approximation intacte,
et que son évolution soit disciplinée, lente et continue. Nous voyons ainsi
reparaître dans la dialectique de l'auto-renouvellement et de
l'auto-conservation, le double aspect, chimique et structurel, de la
constitution de l'être vivant. Il rend compte de la réalité sans que nous ayons
besoin de lui surajouter aucun élément métaphysique inconnaissable[296]. "
Il faut certes concéder à M. Kahane qu'il n'y a pas lieu de
" surajouter " aucun " élément métaphysique inconnaissable
". M. Kahane fait sans doute allusion, dans cette chute de phrase, à la
doctrine de l'âme telle qu'il l'entend. Il n'y a pas lieu de surajouter quoi
que ce soit, parce que c'est dans h, réalité objective, et par
l'analyse de cette réalité, telle que M. Kahane l'aborde, que l'on
trouve tout ce qui est nécessaire pour
construire une doctrine positive de l'âme. Ce que M. Kahane appelle la
" structure " dont il souligne la
persistance et même la permanence, c'est justement cela qu'Aristote
appelait l'âme.
D'autres savants, appartenant à des tendances philosophiques différentes, soulignent le même fait.
Ainsi M. A. Policard, dans ses Éléments de physiologie cellulaire[297]
: " Les complexes moléculaires
qui constituent la matière vivante sont en perpétuels échanges. Malgré cela,
les cellules restent stables, toujours semblables à elles-mêmes. Leur ensemble
reste invariable malgré d'incessantes mutations moléculaires internes. Les spécimens d'une espèce cellulaire donnée demeurent
semblables bien que leurs détails moléculaires changent constamment.
"
Louis Bounoure, dans son ouvrage intitulé L'Autonomie de
l'Être vivant[298], écrit : " L'équilibre dynamique
stationnaire, que la vie réalise en
tout organisme placé dans ses conditions naturelles d'existence,
concilie un incessant mouvement matériel et une constance parfaite de la
forme... L'organisme (...) ne cesse de détruire et de refaire sa propre substance, et, à travers ces changements matériels,
de maintenir son organisation et sa forme. "
Plus loin, dans le même ouvrage, L.
Bounoure développe cette même idée : " L'équilibre stationnaire de
la vie ne réalise jamais un état de repos; il est le résultat toujours mouvant
d'une tendance dynamique et d'un effort actif... Il s'exprime (...), chez
l'être adulte, par la permanence de l'organisation comme un tout qui se
conserve identique à lui-même. Or, cette permanence recouvre un renouvellement
incessant de presque tous les éléments constitutifs du corps... Éphémère ou
permanente, la cellule elle-même, et jusqu'aux organites microscopiques qu'elle
renferme, usent constamment leurs matériaux constituants et se réparent sans arrêt dans leur structure propre et
caractéristique. A tout niveau, totalité individuelle, organes, cellules,
constituants cellulaires et jusqu'aux molécules intégrantes, la
constance morphologique cache le changement matériel incessant. Cette
permanence structurale est évidemment soumise à un pouvoir de régulation
identique à celui qui assure les régénérations et, d'une manière générale,
l'intégrité du plan morphologique spécifique... "
C'est
aussi ce qu'écrit le professeur Max Aron dans son beau livre : Problèmes de la vie[299]
: " Une cellule Stable, qui ne se multiplie pas, qui ne croît pas, vit
parce qu'elle est le siège d'incessantes mutations de matière. Sans cesse elle
subit des destructions et les répare. La forme cellulaire se maintient au prix
d'une continuelle assimilation, ce qui veut dire que la cellule doit trouver,
en des matériaux étrangers à sa propre substance, les éléments chimiques grâce auxquels elle compense son usure ou fait face à
ses fonctions. "
Le professeur Philippe L'Héritier exprime la même pensée à
propos des problèmes d'hérédité : " Chercher à définir l'hérédité et à
comprendre son mécanisme, c'est affronter directement la propriété la plus
fondamentale et la plus générale de la matière vivante : l'aptitude à préserver
et à multiplier une structure complexe. Tous les systèmes vivants, même les
plus simples en apparence, telles les bactéries, sont infiniment plus complexes
qu'aucun système physique. Ils sont capables de réaliser un nombre très
important d'opérations biochimiques compliquées et apparaissent comme
intimement structurés sur toute l'échelle des dimensions : niveau anatomique
des organes, niveau histologique des cellules et des arrangements cellulaires,
niveau macromoléculaire enfin. Or cette structure est en définitive leur seule
réalité permanente. La matière dont ils sont constitués est toujours en effet à
des degrés divers ei perpétuel renouvellement et seule persiste la structure[300]. '
Philippe
L'Héritier ajoute : "" Chacun sait... qu'une bonne partie des cellules
dont est constitué le corps humain prolifèrent sans cesse et que celles qui
paraissent immuables en apparence sont le siège d'un continuel renouvellement
au niveau moléculaire. Il est clair, d'autre part, qu'aucui des atomes dont
était constitué un œuf humain au début de son développement n'a beaucoup de
chances de se retrouver dans l'homme
adulte, dont toutes les caractéristiques essentielles ont cependant été
déterminées par ce qui existait au niveau de l'œuf. Bien que le lien
unissant tout organisme à ceux qui l'ont précédé soit bien à chaque instant
fait de matière, son élément persistant n'est donc pas de nature matérielle;
(...) il se situe dans la structure assumée au passage par le courant de
matière et d'énergie[301]. "
Un autre généticien, le professeur Lejeune, exprime la même
idée à propos de la communication des messages génétiques qui se fait lors de
la fécondation. Ce qui importe dans ces messages, qui sont inscrits dans des
structures physiques, c'est le contenu même du message, c'est-à-dire la
structure signifiante. Les éléments matériels quant à eux peuvent être changés et renouvelés sans
inconvénient, comme des caractères d'imprimerie dans une composition, si
la structure qui porte le message est respectée : " Il est certain que
d'une génération à l'autre, qu'il s'agisse d'hommes ou de cellules, le lien qui unit le parent à l'enfant est constamment
de nature matérielle. Cependant, il est non moins certain que chaque atome
individuel ou même chaque molécule codée contenue dans un œuf est immanquablement
remplacée bien avant d'être elle-même incluse dans une cellule reproductrice.
En définitive le seul transfert existant d'une génération à une autre est celui
d'une certaine structure caractéristique des macromolécules codées. Il s'agit
donc de la transmission d'une information inscrite dans la matière et le terme
de message héréditaire définit très heureusement cette notion[302]. "
Nous remarquons par ces quelques textes — et nous aurions pu
multiplier les témoignages des savants à cet égard — que les biologistes sont
d'accord sur un point fondamental,
qu'ils expriment souvent
dans les mêmes termes, à quelque école philosophique
qu'ils appartiennent par ailleurs : le
vivant est un système, une structure, une forme, qui subsistey alors même que chacun des éléments matériels
intégrés est renouvelé.
Voilà une analyse qui est très remarquable à plusieurs
égards.
Elle montre d'abord que, si l'on procède à partir de l'expérience, en respectant l'expérience, et d'une
manière inductive, il est possible de s'entendre et de parvenir à un
résultat sur lequel on puisse se mettre d'accord.
En philosophie, comme on sait, les systèmes s'opposent aux
systèmes, et personne n'est d'accord avec personne sur rien. Si l'on consent à
utiliser la méthode expérimentale, à
procéder à partir de l'expérience scientifiquement explorée, alors il
est possible d'obtenir un résultat qui fasse l'unanimité.
Cette analyse conduit, d'autre part, nous venons de le voir,
à découvrir l'existence d'une structure qui subsiste alors même que chacun des éléments matériels intégrés est renouvelé.
Nous avons fait allusion à l'analyse chimique de l'organisme, qui a été effectuée par les chimistes et
les spécialistes de chimie biologique. Ils ont dégagé, nous l'avons
rappelé, les éléments matériels qui entrent dans la composition d'un organisme
vivant.
Mais ici, avec la structure, nous n'avons plus affaire à un
élément physique ou chimique. On ne peut pas aligner le terme de structure à la suite de la liste des éléments physiques qui
entrent dans la composition de l'organisme. La structure n'est pas un élément physique parmi d'autres.
Elle est ce qui intègre
une multiplicité d'éléments matériels dans l’unité d'une forme vivante
et subsistante.
L'analyse dont nous avons lu l'expression chez plusieurs
biologistes appartenant à des tendances philosophiques fort divergentes, n'est
pas une analyse chimique. C'est une analyse
vraie mais d'un autre ordre, qui conduit à reconnaître l'existence d'une
structure distincte des éléments intégrés, puisqu'elle subsiste alors qu'ils
sont changés. Et cette structure n'est pas matière. C'est une analyse qui porte
sur la composition de l'être vivant. En
fait, ces biologistes ont retrouvé, qu'ils
le sachent ou non, l'analyse d'Aristote effectuée dans le Traité de l'âme. L'analyse ici illustrée par quelques documents modernes
relève de la philosophie de la nature. C'est une analyse réussie, fondée sur
l'expérience, et qui fait l'unanimité. C'est déjà une analyse philosophique. On
peut même dire que c'est une analyse métaphysique.
En fait, et vraisemblablement, les biologistes, depuis un
siècle, ont non seulement retrouvé l'analyse aristotélicienne que l'on peut lire dans le Traité de l'âme. Mais ils ont découvert quelque chose de
plus, que sans doute Aristote n'avait pas vu : à savoir que le principe
d'information, le principe structural, subsiste malgré le renouvellement
continu de la matière. Cela, semble-t-il, Aristote ne l'avait pas vu, c'est ce
qui explique, peut-être, qu'il ait pensé et écrit que l'âme ne peut pas
subsister séparée du corps, c'est-à-dire de la matière qu'elle informe, car la
science de son temps ne lui avait pas permis de voir que la matière passe
constamment, alors que la forme demeure.
Ceci va jouer un rôle lorsque nous
aurons à aborder le problème de l'immortalité possible de
l'âme. Aristote, on s'en souvient, n'admettait d'immortalité que pour "
l'intellect ", substance divine qui vient en l'âme comme " du dehors
".
Cette structure, en effet, dont nous parlent les biologistes,
est relativement
indépendante des éléments matériels intégrés, puisqu'elle subsiste
alors qu'ils sont changés. Chez un monsieur de quatre-vingts ans, aucun des
atomes qui se trouvaient intégrés lorsqu'il avait dix ans n'a plus guère de chance de se trouver encore dans l'organisme
du vieillard. Et pourtant c'est le même homme, et il le sait. Le sujet a
subsisté.
Cette structure n'est pas, nous l'avons vu, un élément
matériel que nous puissions mettre à la suite des autres éléments physiques qui
entrent dans la constitution de l'organisme.
Cette structure est ce qui intègre, ce qui unifie, ce qui rassemble une
multiplicité d'éléments matériels dans l'unité d'un organisme vivant.
Ce qui subsiste, ce qui est permanent, n'est donc pas, de soi et en soi, quelque chose de matériel, de
physique, au sens moderne du mot physique. Ce qui est le plus
substantiel n'est pas physique, en l'occurrence. Ce qui est substance et sujet
n'est pas matériel.
Dans le cas de l'homme au moins, dans le cas du jeune enfant,
de l'homme adulte ou du vieux monsieur dont nous venons de parler, cette structure, nous l'avons remarqué, est sujet. Le vieux monsieur sait du dedans, il a l'expérience intérieure que
cet être qu'il était lorsqu'il était enfant, il l'est toujours. Il est le même.
Il a l'expérience de l'identité de sa personne, de son individualité, malgré ce
renouvellement physique, matériel, dont les
physiciens et les biologistes nous instruisent.
" Tels que nous voilà, tels que nous fûmes toujours. Car
de ceci nous sommes certains, nous qui nous connaissons du dedans : nous ne
différerons en rien à cette heure du déclin de l'être qui se manifestait au
dehors par un regard brillant et dont une mèche noire ombrageait le front... Le
vieil homme s'enchante sombrement d'une certitude dont il ne cherche à
convaincre personne (...), c'est qu'il n'est pas devenu un autre. O permanence
de l'âme ! Identité de soi-même avec soi-même, de tout temps et à jamais !...
C'est de cette identité de lui-même avec
lui-même qu'un vieil homme s'enchante quand il est seul dans sa chambre.
Il est toujours cet homme, toujours ce jeune
homme, toujours cet adolescent — il est toujours cet enfant[303]. "
Expérience
intérieure de l'unité et de la permanence, de la continuité. Découverte
du renouvellement matériel des
éléments, dans l'unité de l'organisme.
Nous pouvons appeler comme nous voulons
cette structure ou cette forme qui subsiste, qui est sujet et qui
demeure, une vie entière, alors que tous les éléments matériels intégrés sont
renouvelés. Aristote, nous l'avons vu, a appelé cette structure ou cette forme du vieux mot grec
psuchê traduit en latin par anima,
en français par " âme ". Si ce mot déplaît on peut en prendre un
autre. Cela n'a absolument aucune importance. Le principal est d'avoir un mot
pour désigner cette réalité qui est la
structure, qui n'est pas un élément, une chose matérielle, qui intègre
une multiplicité matérielle, et qui demeure pendant une vie entière alors que
la matière intégrée est changée. Aristote n'a pas répugné à reprendre un terme
qui, dans la tradition orphique et pythagoricienne, dans l'école platonicienne, avait un sens très différent de celui qu'il
allait pour sa part lui assigner. Nous pouvons donc soit conserver le mot
" âme ", en précisant quel sens nous lui donnons, soit en trouver un
autre, dont il faudra bien aussi préciser le sens, ce qui reviendra au même.
Lors de la communication de l'information génétique,
c'est-à-dire lors de la fécondation, un message, porté par une structure physique, la molécule géante d'acide nucléique
qui se trouve dans la tête du spermatozoïde, est communiqué au noyau de l'ovule, qui contient aussi un message
génétique. Deux messages, en s'unissant, vont constituer un message unique, qui va commander à la construction d'un
organisme adulte, plus ou moins ressemblant à celui des parents.
Ces messages génétiques sont contenus, inscrits, dans une
masse de matière infime, de l'ordre du cent millionième de milligramme.
C'est donc, peut-on dire, le message qui est premier, le
message inscrit dans une structure physique dont les éléments matériels, nous
l'avons vu, peuvent être remplacés. Ce qui
compte, c'est le sens du message
transporté, le contenu de l'information communiquée.
On peut donc dire que la forme est première, dans le processus
de la genèse d'un être vivant.
L'information génétique contenue dans l'œuf fécondé va
commander à la différenciation de l'œuf, à son développement, à la construction
de l'organisme adulte. L'œuf fécondé va assimiler des substances matérielles
empruntées au milieu. Cette assimilation est sélective. Elle obéit à une
régulation interne. C'est le principe formel, structural, qui commande
l'assimilation et se développe en assimilant des éléments matériels extérieurs,
qu'il élimine d'ailleurs aussi bien, s'ils ne
lui conviennent pas ou s'ils sont usés et ne lui conviennent plus. La
structure est première, elle est dominante, elle exerce l'hégémonie. Elle est
directrice, et régulatrice.
" Tout se passe, écrit le professeur Max Aron, comme si la cellule choisissait, dans son milieu, les
substances nécessaires, d'une part à son entretien, d'autre part à son
activité propre, et comme si sa perméabilité était adaptée à cette activité,
lui était liée[304]. "
Il y a une différence radicale, à cet
égard, entre les structures vivantes et les structures
matérielles édifiées par l'homme, par exemple une maison ou une machine.
Le
mot est le même, mais la réalité est toute différente.
Dans les structures vivantes, le principe d'information, le
principe structural est premier, et il assimile, il choisit, des éléments
matériels qu'il intègre, et puis qu'il élimine. Il se développe ainsi en
fonction d'une loi immanente inscrite dans son génotype. Il subsiste dans ce
développement alors qu'il renouvelle constamment ses constituants physiques.
Dans le cas d'une structure matérielle construite par
l'homme, le message ou le plan d'organisation se trouve d'abord dans la tête de
l'architecte ou de l'ingénieur, c'est-à-dire à l'extérieur. Par ailleurs, il y
a le tas des matériaux qui vont être
utilisés. Mais la construction de la maison ou de la machine ne procède
pas par assimilation d'éléments et élimination, — mais par juxtaposition,
assemblage. Il n'y a pas, dans la maison en train d'être construite ni dans la
machine en train d'être montée, un principe interne d'information. Le
plan n'est pas interne, comme c'est le cas chez le vivant. Le plan
est dans la tête d'êtres vivants qui ont conçu l'immeuble ou la machine.
Nous pouvons relire, à propos de cette notion d'information que la biologie moderne a remise en lumière,
et dont elle a découvert le fondement physique, une page célèbre de
Claude Bernard : " Quand un poulet se développe dans un œuf, ce n'est
point la formation du corps animal, en tant que groupement d'éléments
chimiques, qui caractérise essentiellement la force vitale. Ce groupement ne se
fait que par suite des lois qui régissent les propriétés chimico-physiques de
la matière; mais ce qui est essentiellement
du domaine de la vie et ce qui n'appartient ni à la chimie, ni à la physique,
ni à rien d'autre chose, c'est l'idée
directrice de cette évolution vitale. Dans tout germe vivant, il y a une
idée créatrice qui se développe et se manifeste par l'organisation. Pendant
toute sa durée, l'être vivant reste sous
l'influence de cette même force vitale créatrice, et la mort arrive
lorsqu'elle ne peut plus se réaliser. Ici, comme partout, tout dérive de l'idée
qui elle seule crée et dirige; les moyens de manifestation physicochimique sont
communs à tous les phénomènes de la nature et restent confondus pêle-mêle,
comme les caractères de l'alphabet dans une boîte où une force va les chercher
pour exprimer les pensées ou les mécanismes
les plus divers. C'est toujours
cette même idée vitale qui conserve, en reconstituant les parties vivantes
désorganisées par l'exercice ou détruites par les accidents et par les maladies[305]. "
Un des caractères remarquables et distinctifs des êtres
vivants, c'est la capacité qu'ils ont de régler et de diriger eux-mêmes les milliers et les dizaines de milliers
de réactions physico-chimiques qui
s'effectuent en chaque instant de leur développement. Cette capacité
d'autorégulation dans l'espace et
dans le temps, dans la durée, le développement et l'évolution du vivant,
se manifeste aussi bien au niveau cellulaire, chez le micro-organisme, qu'au
niveau de l'existence pluricellu-laire d'un organisme pourvu de milliards de
cellules différenciées et spécialisées.
Au niveau cellulaire, les processus de
régulation des opérations biochimiques sont de mieux en mieux connus :
" Il est vraisemblable d'admettre que le métabolisme cellulaire comporte un millier de réactions
métaboliques enzymatiques catalysées, dont un bon nombre se poursuivent simultanément
et sont de sens opposé. Il n'en résulte pas un chaos, mais au contraire un
ensemble ordonné, compartimenté, parfaitement régulé, capable de croître et de
se reproduire. Nous pensons que les phénomènes de régulation, auxquels nous
attribuons le fonctionnement harmonieux des
êtres vivants à l'échelle des organismes, existent aussi à l'échelle des mécanismes moléculaires qui
président au maintien de la structure et au développement des cellules[306]. "
" Le centre du problème de la vie, écrit M. Policard,
est d'abord de savoir comment la cellule construit ses propres protéines et,
par là, assure son développement, et ensuite comment elle contrebalance la
tendance des protéines à se dégrader. C'est là le problème fondamental de la
biologie.
" D'autre part, chaque cellule semble posséder le plan
du travail qu'elle a à accomplir[307]... "
M. Jacques Monod, dans sa leçon inaugurale au Collège de
France, souligne la multitude et la complexité des opérations biochimiques effectuées par la cellule pour la conservation de l'information contenue dans les molécules
géantes où elle se trouve inscrite : " Il importe de mesurer la
multitude et la complexité des opérations qu'implique la réalisation d'un tel
projet. Dans le système vivant le plus " simple " que nous connaissions, la cellule bactérienne, le
métabolisme proprement dit, c'est-à-dire l'ensemble des opérations assurant la
mobilisation du potentiel chimique et la synthèse des constituants cellulaires essentiels, comporte plus de deux mille réactions covalentes, distinctes et
stéréo-spécifiques, dont la plupart sont encore hors de la portée du
plus habile chimiste organicien. Chacune de
ces réactions cependant est effectuée avec un rendement de 100% grâce à
l'intervention d'une enzyme, catalyseur
spécifique agissant électivement au niveau de cette seule réaction[308]. "
Après avoir exposé les principales opérations qui
s'effectuent simultanément ou à la suite dans la cellule, J. Monod conclut :
" Il est évident que la puissance, la perfection
téléonomique d'un système aussi complexe implique une coordination
rigoureuse de toutes les activités, de tous les échanges de matière et
d'énergie qui s'y poursuivent. C'est en définitive sur la coordination de ces
activités, plus que sur ces activités elles-mêmes, que repose l'existence même
du système en tant que tel[309]. "
A. I. Oparin, dans son grand ouvrage sur l'Origine de la vie sur la terre, insiste sur la coordination des opérations biochimiques
qui permettent à l'être vivant de se développer dans le temps :
" Quand un organisme reçoit du milieu extérieur des composés qui lui sont étrangers, toute une série
de réactions coordonnées transforment ces composés en des substances de
sa propre nature. Ceci constitue la branche ascendante du métabolisme (l'anabolisme). Cependant l'assimilation est intimement
liée dans l'organisme au processus inverse, le catabolisme, c'est-à-dire la dégradation des composés faisant partie
de son corps, à la formation des produits finaux de cette décomposition et à
leur rejet dans le milieu extérieur.
" D'un point de vue purement chimique, l'ensemble du métabolisme, anabolisme et catabolisme, est une
associatioi compliquée d'un nombre énorme de réactions extrêmement simples et relativement uniformes. Bien connues
des chimistes, elles sont facilement
réalisables, en dehors de l'organisme vivant, dans les conditions du
laboratoire... Ce qui est spécifique de l'organisation du métabolisme
biologique paraît être l'harmonie et la stricte coordination des réactions dans
le protoplasme, ainsi que leur succession dans un ordre défini, régulier et non
aléatoire, constituant de longues séries,
des chaînes ramifiées et des cycles fermés de réactions chimiques[310]. "
Plus loin, l'illustre savant soviétique
ajoute : " Les dizaines et les centaines de milliers de
réactions qui se produisent dans le protoplasme et dont l'ensemble constitue
son métabolisme, sont non seulement rigoureusement coordonnées les unes aux autres dans le temps, harmonieusement
réparties en des séries simples de
processus qui se répètent constamment, mais encore toutes les séries de
réactions sont dirigées vers un but unique, vers l'autoconservation et
l'autorepro-duction du système vivant dans son ensemble, en liaison avec
les conditions du milieu environnant[311]. "
Un très grand biologiste, Paul Wintrebert, va jusqu'à reconnaître dans la cellule l'activité d'une
intelligence immanente : " La cellule, à son origine, doit donc
être considérée, dans la coordination physico-chimique des propriétés qui lui
sont imparties, comme le modèle d'une société, parfaitement organisée dès sa
naissance, dont les réalisations évolutives, merveilleuses, soulignent
l'intervention d'une intelligence sans égale, toujours victorieuse du milieu.
L'esprit de la matière vivante n'est pas une acquisition évolutive, mais la
propriété primitive et fondamentale de la vie. L'intelligence est inhérente à la structure dissymétrique de la macromolécule[312]. "
Comme on sait, l'œuf humain pèse à peu près un millionième de
gramme. Il contient, en son noyau, l'information génétique apportée par la
mère. Le spermatozoïde, lors de la fécondation,
ne lui ajoute que cinq billionièmes de gramme : le poids du télégramme communiqué par le père, et
qui comporte quelque treize milliards de paires de nucléotides, disons
de " phrases " : une bibliothèque faite de millions de volumes.
A partir de ces deux " messages
" unis l'un à l'autre s'opère le développement
embryonnaire.
" La cellule œuf, disent les
embryologistes, est totipotente elle possède en
puissance tous les caractères de l'espèce[313].
" C'est-à-dire que la cellule œuf fécondée contient
l'information nécessaire pour diriger le développement génétique,
épigénétique, de l'embryogenèse. —
On constate en passant que les embryologistes parlent
spontanément le langage aristotélicien de la puissance et de l’acte.
Le développement embryogénétique de l'être vivant à partir de
l'œuf fécondé atteste lui aussi un pouvoir d'autoré-gulation dans l'espace et
dans la durée. C'est ce qu'expose par
exemple Paul Brien : " Entre les gènes, qui sont les*déter-minants
initiaux, et les organes qui se forment, s'induisent, se cooptent en une unité
morphologique et physique, s'intercalent tous les processus de l'ontogenèse
proprement dite. En réalité l'organisation
est le résultat des fonctions épigéné-tiques
que domine le pouvoir de régulation. Celle-ci implique à la fois des
inductions et des inhibitions qui président à l'édification
harmonieuse des structures, c'est une action d'ensemble, en quelque
sorte coercitive, omniprésente, qui se manifeste dès le début du développement,
entre les premiers blastomères, qui disciplinent leurs potentialités, leurs
compétences, celles des ébauches, celles des organes et de leurs fonctions. La
régulation est aussi mystérieuse qu'elle est évidente. On ne peut ni l'ignorer
ni la méconnaître dans le problème qui nous occupe[314]. "
Depuis les célèbres expériences de Spemann en 1901, on sait
que l'œuf d'un amphibien, au stade de deux blastomères, séparé par une
ligature, une boucle de cheveu, peut donner, lorsque le plan de séparation de
ceux-ci coïncide avec le plan de symétrie
bilatérale, deux embryons complets, alors que normalement l'œuf n'était
destiné qu'à fournir un seul embryon.
Inversement si, comme l'ont réalisé Seidel et Mangold en 1927, on associe deux œufs au stade deux, de
tritons de couleurs différentes (Triturus alpestris et Triturus taeniatm), on peut
obtenir, si certaines conditions d'orientations sont réalisées, un unique
embryon géant.
Il existe donc chez les embryons un pouvoir de régulation :
ils sont capables de compenser des mutilations ou d'intégrer des cellules en
excès.
A propos de ce pouvoir de régulation des embryons, le professeur E. Wolff écrit dans son beau livre Les Chemins de la vie[315].
Ces phénomènes d'assimilation des
excédents, de reconstitution d'une unité à partir de deux
individualités potentielles... Comment se refait cette unité supérieure? Plus
précisément, car il ne s'agit pas d'un remaniement, comment se fait cette harmonie entre deux unités virtuelles ? Quel
système de corrélations, quel mécanisme coordinateur commande ce mélange, ce
malaxage de deux touts qui s'ignorent et qu'un simple contact transforme en un
nouveau système unitaire et harmonieux ? (...)
" On ne peut éviter le recours à un principe de
coordination, qui se trouve partout et qui n'est spécial à aucune partie, à
l'intérieur d'un champ morphogénétique. Dans les
embryons fragmentés comme dans les germes fusionnés, une unité
d'ensemble paraît se manifester; elle s'impose comme un plan, comme un projet
dont les grandes lignes se précisent en premier lieu, dont le détail apparaît
ensuite et se conforme à cette première esquisse.
" C'est là qu'il (le biologiste) retrouve la finalité
inhérente à l'organisme en voie de développement. Sans doute pourrons-nous
pousser plus loin l'analyse, déceler les facteurs ou les substances qui
exercent ici une inhibition, là une induction modificatrice, et là une
stimulation. Mais nous retrouverons toujours le problème de la coordination de
ces facteurs, de leur répartition dans l'espace et dans le temps. "
Un autre caractère distinctif du vivant, c'est d'être capable
de se régénérer.
Dans le cas d'organismes vivants très archaïques, comme par exemple les planaires, cette capacité de régénération
va très loin : n'importe quelle partie peut régénérer le tout. Comme le notent
les embryologistes, il n'y a pas de différence fondamentale entre les processus
de la régénération et ceux de la reproduction asexuée. La régénération est une deuxième morphogenèse dont les
mécanismes ont beaucoup de
caractères communs avec le développement embryonnaire[316].
Cette capacité, propre à l'organisme vivant, de régénérer des
parties amputées, atteste de nouveau la dominance, l'hégémonie du principe
d'information, du principe structural, sur la matière. La structure est capable
de se régénérer dans certains cas et dans
certaines conditions, en recommençant le processus d'embryogenèse
contrôlé et régulé.
Comme on le sait, la maison de pierre et la machine à coudre
ne sont pas capables d'en faire autant. Si on enlève un pan de mur ou une pièce
à la machine, ces structures, construites par l'homme, ne se régénèrent pas
spontanément, toujours pour la même raison : elles n'ont pas en elles-mêmes
leur principe d'information.
Comme
l'écrit Jean Rostand, dans la préface au livre cité d'Etienne Wolff, "
Etienne Wolff ne craint pas de laisser paraître
son émerveillement devant les phénomènes de la vie ; il avoue qu'il
reste confondu devant ces pouvoirs de réparation, de régulation, d'adaptation
qui caractérisent le vivant, devant cette intelligence inconsciente qui
appartient à n'importe quelle cellule du
moindre organisme et lui permet d'accomplir des prouesses interdites à
la plus brillante des intelligences humaines[317]."
Encore un biologiste qui nous parle d'
" intelligence inconsciente " à
propos de la cellule...
Il faut reconnaître que cette capacité de régulation que nous
avons évoquée chez l'embryon, la capacité de régénération, de cicatrisation, la
capacité d'abord d'organisation, qui est
propre au vivant, ne correspond pas au schéma mécanisme. Si les vivants étaient
des machines, comme l'ont rêvé les cartésiens, ils ne sauraient pas se
réparer, se régénérer, parer aux déficiences si on les coupe en deux, assimiler
les excédents, éliminer les toxines, s'adapter, etc.
Si les vivants ne sont pas des machines, qui n'ont pas en
elles-mêmes leur plan de construction, si les vivants ont en eux-mêmes, comme
le montre l'expérience, leur propre plan de
genèse, leur loi de développement, et un plan capable de s'adapter à des
circonstances imprévues, comme la mutilation, alors il faut reconnaître une
certaine existence à ce x qui commande à la construction de l'organisme, et
aussi une certaine intelligence à ce principe d'organisation qui fait silencieusement dès les premières minutes de
la conception des opérations de synthèse biochimique et d'organisation
biologique qu'avec tous nos laboratoires et toute notre science nous ne sommes pas encore capables d'imiter.
Comme l'écrivent justement des auteurs qui ne sont pas suspects de spiritualisme : " Au Stade actuel
du développement de la technique des calculateurs électroniques, le fait
essentiel consiste en ce que la machine ne
peut effectuer ces opérations extrêmement compliquées et d'apparence
humaine qu'à la condition que l'homme lui assigne un programme... La deuxième sorte de différence, et la plus fondamentale,
réside dans le fait que la machine est une espèce d'agrégat structuré
qui a été créé brutalement une fois pour toutes, alors qu'un organisme vivant
est un système qui se renouvelle sans cesse, se reconstitue lui-même, se
maintient grâce à des processus chimiques perpétuels, et qui se développe non
seulement au cours de son existence individuelle mais aussi en reproduisant
dans toute une postérité de générations de nouveaux systèmes vivants qui se
développent par eux-mêmes et " s'autorégularisent " à leur tour.
L'autorégulation d'un système vivant est telle qu'en parcourant le cycle
déterminé de son développement il ne suit pas seulement le programme de
croissance individuelle qui a été déposé en lui, pour parler en termes de
cybernétique, mais il renferme également à l'état virtuel le développement et
l'activité des générations futures[318]. "
Léon Brillouin, dans son beau livre Vie, Matière et Observation, compare la machine mathématique et le cerveau humain. " Chaque machine, remarque-t-il, si complexe
soit-elle, exige un homme, plus exactement le cerveau d'un homme,
pour la diriger. La machine mathématique ne marche pas seule. Il lui faut une
équipe de savants pour la manœuvrer. Cet état-major réfléchit, organise le
travail, prépare une bande de papier perforé qui représente toutes les
opérations mécaniques à accomplir. La machine obéit aveuglément, elle ne pense pas, mais exécute. Une machine
parfaite suit rigoureusement le programme de la bande perforée et
imprime sans erreurs les résultats du calcul. Si la machine a des ratés, si ses organes mécaniques ou
électriques fonctionnent de travers, elle fournit une solution inexacte.
La machine se compare au câble
télégraphique, qui peut transmettre un message correctement, lorsque
tout fonctionne au mieux. Quelques erreurs de transmission et le message est
déformé, une partie de l'information est perdue. L'entropie du système a
augmenté. La machine reçoit sur sa bande perforée toutes les informations du
problème à résoudre. Elle y trouve aussi marquées
toutes les règles du calcul à appliquer. La machine applique aveuglément
le programme préparé. La machine ne réfléchit pas, elle ne pense pas, elle
n'invente rien et elle est tout à fait incapable d'imagination. La machine
traduit les informations qui lui sont fournies et elle les émet dans un langage
différent. La machine ne fabrique aucune information nouvelle. Elle traduit les
informations fournies en une autre série d'informations équivalentes. La
machine ne peut avoir l'initiative d'une comparaison. Elle exécute aveuglément
le programme prévu. La machine mathématique est incapable de pensée créatrice.
Elle peut suppléer le travail du cerveau humain dans un rôle purement passif.
L'inventeur qui a conçu la machine a produit un travail créateur. Le
mathématicien qui manœuvre la machine fait tout l'effort de réflexion
indispensable. La pensée créatrice est en eux, dans leurs cerveaux, mais ne se
trouve pas dans les rouages, dans les
circuits électriques ou les tubes électroniques[319]. "
Comme l'écrit encore Paul Wintrebert, " l'erreur des
mécanistes est de ne pas se rendre compte que le vivant est régi par des lois
propres, qu'il possède des fondions créatrices,
inconnues du monde physique, qu'il assimile, s'immunise, s'adapte. Ils
n'ont pas l'air de comprendre la transformation radicale qu'ont engendrée, dans
la matière physique, non seulement son changement en macromolécule complexe et
dissymétrique, mais l'acquisition de son individualité. Celle-ci la sépare du
milieu environnant, l'enclôt en soi, la fait travailler pour soi, captant,
dévorant, digérant, assimilant les éléments matériels dont elle fait sa proie[320]... "
Nous avons déjà noté que la notion de structure, appliquée à l'être vivant et à l'objet fabriqué par l'homme,
immeuble de pierres ou machine, n'est pas univoque.
Dans les deux cas, dans le cas de l'organisme et dans celui
de la maison ou de la machine, nous avons bien affaire à une structure, c'est-à-dire à un ensemble d'éléments disposés selon
un certain ordre fonctionnel.
Mais
l'analogie s'arrête là.
Dans le cas de l'organisme, c'est la structure qui est
première, et elle assimile des matériaux qu'elle transforme. Le plan de
construction n'est pas hors de ce qui est en train de se construire, extérieur,
mais au contraire immanent. Il commande à l'organisation, à la différenciation
des cellules, à l'assimilation et à l'élimination. — Tandis que dans le cas des
machines ou constructions fabriquées par l'homme, le plan est dans la tête de
l'architecte ou de l'ingénieur, mais non immanent à la maison ou à la machine.
Le vivant s'adapte, avec souplesse, au milieu. Il est capable
de se régénérer s'il est amputé, dans des proportions variables selon les
espèces. Il est capable de se cicatriser. Il manifeste une spontanéité d'action
et de réaction. Il se reproduit, c'est-à-dire qu'il communique l'information
génétique qu'il porte et qui l'a organisé.
Nous voyons pat là même la différence entre la notion
d'information, appliquée à une machine et à un vivant.
La machine reçoit une information, d'abord dans sa structure,
dans sa construction, mais cette information ne pénètre pas jusqu'au niveau
moléculaire. Si vous cassez le bras de la Vénus de Milo ou une pièce de
machine, vous pouvez constater que l'information n'a pas pénétré dans
l'intimité du marbre ou du métal. L'information est externe. Elle n'est pas
immanente.
Au contraire, dans le cas de l'organisme
vivant, il y a information jusqu'au niveau moléculaire et même atomique.
L'information pénètre à fond la matière qu'elle organise.
Dans le cas de la machine calculatrice qui reçoit un
programme, ce programme ne constitue pas la machine, ne l'engendre pas, ne
l'informe pas dans sa structure et son être. C'est un message reçu du dehors,
un programme communiqué par l'ingénieur, mais, encore une fois, le programme
n'est pas immanent. Il passe à travers la machine mais ne l'engendre pas du dedans. Ce n'est pas un programme génétique.
De plus, nous l'avons vu, dans le cas du développement
embryogénétique, le programme créateur est capable de s'adapter à des
agressions, des mutilations, et de répondre, de riposter d'une manière
créatrice à des interventions. Il est capable de surmonter des obstacles
terribles, telles les expériences de Spemann.
Le sens du mot information, dans le cas du vivant et dans le
cas de la machine, est donc tout à fait différent. Dans les deux cas il y a
bien une structure et un message. Mais dans le cas du vivant, le message se
comporte comme un être.! Et il est un
être. Il est un psychisme.
Tout être vivant, tout organisme est un psychisme. Sur ce point encore, tous les biologistes
semblent d'accord. Voici par exemple ce qu'écrit le professeur P. P. Grasse :
" Psychisme et matière vivante sont intimement, indissolublement liés.
L'amibe, apparemment si simple, manifeste un comportement où s'esquissent et
parfois s'affirment les linéaments de la conduite des animaux supérieurs. Toute
matière vivante constituant une unité définie, un individu, possède son psychisme propre. Il faut accepter cette
évidence, quelles qu'en soient les conséquences philosophiques[321]. "
Lorsqu'on parvient à l'homme, on sait que ce psychisme peut accéder à la conscience de soi, à la
réflexion, à la pensée abstraite et rationnelle.
Il nous manque des termes exacts pour désigner la nature de ce psychisme animal qui précède l'apparition
de l'homme. Il nous manque aussi des mots adaptés pour désigner ce que
plusieurs biologistes, nous l'avons vu, appellent " l'intelligence inconsciente " opérante dans le vivant.
Car le paradoxe est flagrant. Depuis que nous sommes conçus, nous savons
faire, biologiquement, biochimiquement, des opérations de synthèse
biochimique d'une si extraordinaire complexité, qu'avec tous nos laboratoires
et toute notre science nous ne savons pas, en imitant la nature, reproduire ces opérations. Dans l'organisme humain, il
y a environ 60 millions de millions de cellules. Chaque jour environ 500
000 millions de cellules sont détruites et autant sont formées.
Nous faisons cela, dès notre vie
embryonnaire, et nous ne savons pas
comment nom le faisons. Pour savoir ce
que nous faisons, pour connaître ces opérations biochimiques
extra-ordinairement savantes que nous
réalisons dès notre conception, il nous faut aller l'apprendre, dans des
traités de biologie et des traités de chimie biologique. Et nous sommes encore
très loin d'avoir découvert tout ce que nous savons faire constamment, pendant
notre sommeil ou pendant que nous nous
promenons, sans en avoir conscience réfléchie.
Le paradoxe est là : une science biologique qui est en nous,
et dont nous n'avons pas conscience. Une sagesse biologique créatrice
inconsciente. Nous sommes à nous-mêmes un
mystère biologique. Nous devons partir en exploration pour savoir ce qui
se passe en nous à chaque instant, ce que nom faisons, biochimiquement et biologiquement.
Ce paradoxe de l'intelligence organisatrice, inconsciente
pour nous, qui opère en nous, qui nous fait être ce que nous sommes, sans que
nous sachions comment, se retrouve bien entendu au niveau animal, puisque le
moindre des monocellulaires sait faire des
opérations biochimiques de synthèse que nous sommes incapables, avec
toute notre science, tous nos laboratoires et nos armées de chercheurs, de
reproduire, même en recopiant sur la nature.
Ce principe d'information, qu'on appellera comme on voudra,
en intégrant une multiplicité matérielle d'atomes et de molécules relativement
simples, en informant cette multiplicité, en l'organisant, en composant avec
elle des structures cellulaires, des tissus, des organes, en opérant la régulation de tout cet ensemble de systèmes, —
va constituer ce qu'on appelle un corps vivant, ou un organisme.
Lorsqu'on fait l'analyse, donc, on trouve qu'en effet un
corps vivant ou un organisme vivant, est composé : d'une matière physique d'une
part, les éléments ou corps simples que nous avons indiqués, — et d'un x que
nous avons appelé principe d'information, et qui organise cette multiplicité
d'atomes divers.
Le principe d'information plus la matière intégrée
constituent un corps vivant.
Lorsque le principe d'information disparaît, il reste la
matière qui avait été informée, qui avait été composée, et qui se décompose.
C'est ce qu'on appelle le cadavre.
Mais il est absurde de dire, comme l'a
fait toute la tradition platonicienne et cartésienne, que
l'homme, par exemple, est composé d'une âme et d'un corps. C'est bien plutôt le
corps vivant qui est composé d'un principe d'information, qu'on peut appeler
" âme " si l'on veut, et d'une matière multiple. Si l'on dit que
l'homme vivant est composé d'une âme et d'un corps, on s'exprime comme si le
corps était autre chose que l'âme. Or, nous venons de le voir, le corps, c'est
l'âme qui informe une matière. Dans la formule proposée par la tradition
cartésienne, on a donc dans le premier membre de la phrase, d'une manière
explicite, le terme " âme ". Et dans le second membre, d'une manière
implicite, sous le terme de " corps ", encore une fois le principe
d'information. Car il n'y a pas de corps sans information ou animation. Le
corps ne peut pas subsister sans information ou animation. Parler de l'union de
" l'âme " et du " corps ", c'est parler de l'union de l'âme
avec l'âme qui informe une matière, ce qui donne un corps. C'est parler de
l'union de l'âme avec elle-même.
On fait comme si le corps pouvait subsister sans l'âme, sans
information, comme s'il pouvait exister sans l'âme. Or il n'en est rien. Un
corps sans âme n'existe pas. S'il n'y a plus d'âme, il n'y a plus non plus de
corps. Il ne reste que la matière qui avait été informée.
L'erreur, comme on le voit, était grossière, et l'analyse est
extrêmement simple qui permet de décrire correctement ce qu'est la constitution
d'un être vivant.
Descartes, nous l'avons vu, avait rejeté toute idée
d'information. Il s'imaginait qu'un corps vivant peut subsister, exister, sans
information, comme une machine construite par l'homme.
C'est qu'il n'avait pas médité suffisamment, sans doute, sur la différence abyssale qui existe entre la
structure mécanique et la structure organique, la forme d'une machine et
la forme d'un vivant. L'une est externe, extrinsèque, figée, fournie du dehors,
le plan était dans la tête de l'inventeur ou du constructeur. L'autre est
immanente, active, souple, capable de s'adapter, et apparemment intelligente.
C'est déjà un psychisme, qui est même capable de réaliser des opérations
biologiques telles que, lorsque l'un de nos savants
ou de nos laboratoires parvient à reproduire la moindre d'entre elles,
il reçoit le prix Nobel.
Il faut donc dire qu'un organisme vivant est un principe
d'information qui a organisé une matière multiple pour en faire un corps. Si
l'on veut bien reconnaître que ce principe d'information est aussi un
psychisme, alors il faut dire qu'un organisme
vivant, c'est un psychisme, qui informe
une matière. Lorsque le
psychisme s'en va, il reste la matière qui avait été informée.
La dualité en nous est donc entre le
principe d'information, qui subsiste pendant toute la durée
de notre vie, d'une part, et la matière intégrée et informée, qui, elle, est
renouvelée constamment, d'autre part. Par là même, nous l'avons vu, se manifeste la relative indépendance du principe
d'information par rapport à la matière informée, puisqu'il subsiste
alors qu'elle est changée.
Non pas, donc, dualité entre " l'âme " et " le
corps ", mais entre le principe d'information, qu'on peut appeler " âme " si l'on veut, et la matière
informée, les deux ensemble constituant le corps vivant, qui est sujet, le corps vivant que
je suis, et non pas que
" j'ai ", comme disent les cartésiens.
De même il ne faut pas dire que " j'ai " une âme,
car ce serait faire du sujet qui possède autre chose que l'âme qui est
possédée. Il faut dire : " je suis une âme " vivante. Et dire que
" je suis une âme vivante ", ou que " je suis un corps vivant
", c'est dire la même chose, puisque le corps vivant que je suis n'est
rien d'autre que l'âme vivante que je suis et qui informe une matière.
Il n'y a pas lieu de se demander où est l'âme, comme si elle était
logée quelque part dans le " corps ". Car l'âme vivante, c'est ce qui
constitue le corps vivant tout entier. Ce que je désigne du doigt, lorsque je
désigne un homme vivant, c'est un corps vivant et c'est aussi une âme vivante.
On peut dire que l'âme est visible, par le fait même qu'elle organise une
matière pour constituer un corps vivant. Un médecin matérialiste du siècle
dernier disait qu'il n'avait pas trouvé l'âme sous
son scalpel. S'il appliquait son scalpel à un cadavre, il ne risquait
pas de la trouver. Mais s'il l'appliquait à un homme vivant, alors ce n'était
pas la peine de prendre un scalpel pour
rechercher l'âme : il suffit de regarder cet homme, il est une âme
vivante.
Mais il existe en nous une autre dualité, mal explorée, entre cette part de notre psychisme dont nous
avons, croyons-nous, possession, et que nous apercevons en pleine
lumière, et cette autre part qui est
capable de réaliser à chaque instant, quoique nous fassions, des
opérations biochimiques innombrables et d'une prodigieuse complexité, dont nous
sommes obligés d'aller étudier péniblement la nature à la Faculté des sciences ou dans les traités de biochimie. Et,
comme on le sait, nous venons à
peine de soulever le voile, et nous commençons à peine à entrevoir, avec
notre science, ce que nous sommes capables de faire, depuis que nous sommes un
embryon, et donc ce que nous savons faire, même si nous sommes analphabètes
ou idiots. Nous sommes en train de découvrir, lentement, péniblement, ce que
nous savons faire, depuis toujours, ce que le moindre des monocellulaires sait
faire.
C'est sur l'emploi du mot savoir
que réside l'ambiguïté. Nous savons
effectuer les multiples opérations biochimiques grâce auxquelles nous
vivons, puisque nous les réussissons. Mais
nous ne savons pas avec notre tête ce
que nous savons faire biologiquement. Il y a une dualité
en nous entre l'intelligence, la sagesse biologique, inconsciente pour nous, géniale, capable de construire tous les
dispositifs biologiques, capable
d'opérer jour et nuit, que nous dormions ou que nous veillions (et mieux encore
quand nous dormons et n'y faisons pas obstacle ...), — et l'intelligence
réflexive, qui est capable de
construire des machines, de bâtir des maisons, et de découvrir petit à
petit, en tâtonnant, et par la méthode expérimentale, ce que le moindre fœtus
sait faire spontanément.
Qui donc est le sujet actif de ces opérations biochimiques et
biologiques extraordinairement compliquées que nous effectuons depuis que l'œuf fécondé dont nous sommes issus a commencé son développement ? Qui commande au
développement embryologique ? Qui
fournit la norme de ce développement ? On dira, à juste titre, que cette
norme est précisément inscrite dans les messages génétiques contenus dans l'œuf
et le spermatozoïde. — Mais alors, quelle est la source de cette information
génétique ? Comment comprendre, au cours du temps, au cours de l'histoire
naturelle des espèces, l'invention de
messages génétiques de plus en plus complexes, de plus en plus riches,
qui commandent à la formation d'organismes de plus en plus complexes et
différenciés ?
Ce problème de l'origine de l'information nous renvoie au
problème de Dieu, que nous avons abordé par ailleurs.
Notre problème, ici, est distinct, encore qu'il soit en
relation avec lui. Un organisme, dès lors qu'il se développe, à partir de l'œuf
fécondé, a en lui la norme génétique de son développement. Cette norme, il l'a
reçue. Il faut donc rechercher l'origine de l'information génétique, et ceci
pour chaque espèce vivante. Faut-il dire alors que l'intelligence organisatrice qui opère dans l'organisme que je
suis, depuis la fécondation de l'œuf, est une intelligence qui opère en
moi sans être moi ? Dois-je reconnaître une dualité dans mon organisme, dans
l'organisme que je suis, entre l'intelligence organisatrice qui m'a constitué,
qui continue de m'informer et de m'organiser, et ma propre intelligence, qui
est bien incapable de faire la moindre des choses qui se font en moi, dans l'organisme que je suis ? Ou bien faut-il
dire que je sais faire
inconsciemment ce que je ne
sais pas faire, ce que je ne sais pas du tout, avec ma conscience
réfléchie ?
Qui renouvelle en moi chaque jour
500000 millions de cellules, alors qu'avec tous nos
laboratoires, dans le monde entier, nous ne
sommes pas encore capables de faire la synthèse d'une seule cellule ? Dois-je dire que c'est moi qui le fais, ou bien
dois-je reconnaître que c'est un autre ?
Qui commande au processus de croissance et de cicatrisation
lorsque je me suis blessé ? est-ce moi, ou un autre ?
De toute manière, je ne peux pas dire que je me sois créé
moi-même, puisque mon commencement d'existence est daté lors de la rencontre et
de la fusion de deux messages génétiques. Je ne suis pas l'inventeur du message
génétique qui a commandé à mon organisation. L'existence biologique est pour
moi-même quelque chose de reçu. Mon organisme est pour moi mystère. Je
l'explore et je le déchiffre petit à petit. Mais je ne peux pas dire
sérieusement que je sois créateur de l'organisme que je suis.
Il faut donc, semble-t-il, reconnaître une certaine dualité
entre l'intelligence organisatrice géniale qui a été capable d'inventer le
message génétique de l'homme, après avoir inventé
les messages génétiques de millions d'espèces vivantes,? qui continue
d'opérer en moi dans ma croissance, mon développement, le renouvellement de mes
cellules, de mes tissus, les processus de cicatrisation et de régénération, —
et le moi qui est issu de tout ce travail d'organisation. Car le moi n'est pas
" tombé " dans l'organisme. Le moi est bien plutôt ce qui émerge de
cette organisation infiniment complexe. Les
racines biologiques de ce moi me sont aussi mystérieuses que la
structure et la physiologie de cet organisme que
je suis et que je commence à connaître, avec l'aide d'une armée de
chercheurs. Mes propres tendances, mes propres instincts, ces instincts de
l'intelligence qu'on appelle les exigences
de la raison ou les premiers principes de la raison, tout cela, au
départ, est pour moi quelque chose de reçu,
quelque chose que je n'ai pas créé moi-même. Mon intelligence et ma
conscience plongent dans un inconscient antérieur, dont je ne suis pas
l'auteur.
Quel rapport existe entre cette intelligence organisatrice
qui m'a constitué comme organisme et comme psychisme, et mon propre psychisme,
ma propre intelligence ? L'intelligence
organisatrice fait en moi ce que je ne sais pas faire. Quelles relations existent entre elle et moi ?
Comment puis-je exister, d'une manière autonome, si je suis travaillé, informé,
organisé, créé en somme, par un autre ?
Deux hypothèses peuvent être envisagées. Ou bien, comme nous
venons de le suggérer, il faut reconnaître l'existence et l'action continuée,
l'opération en nous d'une intelligence créatrice qui commande aux processus
biochimiques et biologiques depuis que l'œuf est fécondé, et auparavant dans tous les organismes, dans toutes
les espèces vivantes. Ou bien alors, si c'est moi-même qui suis capable
de commander aux opérations biochimiques et biologiques que j'effectue depuis
que je suis conçu, dans ce cas je suis, et avec moi tous les êtres vivants
jusqu'aux monocellulaires les plus simples, pourvu, comme le pensait
Wintrebert, d'une intelligence inconsciente hors de pair, géniale, puisqu'elle
a été capable d'inventer, et qu'elle reste capable de faire, des systèmes et
des opérations biochimiques et biologiques
d'une extrême complexité, qu'avec toute notre science nous ne savons pas encore reproduire en copiant
sur la nature.
Les deux hypothèses ne s'excluent d'ailleurs pas forcément
l'une l'autre. Car on peut admettre, du point de vue métaphysique et
théologique, que l'action créatrice, ou le Verbe créateur, suscitent des
intelligences créées capables de réaliser
ces opérations biochimiques et biologiques auxquelles nous assistons
dans la nature Mais dans ce cas il s'agit, comme l'écrit Wintrebert, d'une
intelligence organisatrice inconsciente,
car une chose est certaine, c'est que le je
réflexif et conscient est incapable de rendre compte de ces opérations
qui s'effectuent dans l'organisme sans lui, ou du moins sans qu'il en ait conscience.
Dans l'inconscient de l'homme, il n'y a donc pas seulement ni
même d'abord ce que j'ai " refoulé ", des souvenirs que je me
dissimule à moi-même II y a d'abord l'inconscient biologique, organisateur, qui
opère en moi, dans l'organisme que je suis, sans que je sache comment. C'est un
premier niveau de l'inconscient, un premier ordre ou domaine de l'inconscient.
Il y a peut-être aussi, à ce que disent certains philosophes et théologiens,
dans mon inconscient, un dialogue souterrain, secret, inaperçu souvent, entre
la sagesse créatrice qui opère en moi et qui
m'a constitué, et moi-même. Il se peut qu'elle me sollicite, m'attire en
secret, ou me contrarie. Il se peut que je la contrarie, ou que je consente à aller dans le sens qu'elle me suggère. Une sagesse
semble habiter en moi, qui est une autre, que j'écoute ou que je
n'écoute pas.
CHAPITRE II
LE PROBLÈME
DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME
La doctrine de l'immortalité de l'âme avait un sens clair et
simple dans la tradition orphique, pythagoricienne, chez Platon et chez Plotin,
comme chez les gnostiques. Si l'âme est divine par nature, si elle préexistait
à sa descente dans les corps, si elle est
un fragment de la substance divine, alors en effet on conçoit que, tout
comme elle était éternelle avant d'entrer dans le corps, dans le passé,
puisqu'elle est incréée, elle continuera de
l'être dans l'avenir. Si nous sommes divins par nature, alors nous
savons que nous sommes immortels. " Nous sentons et nous expérimentons que
nous sommes éternels. "
Dans la perspective hébraïque, juive et chrétienne, les
choses sont beaucoup plus complexes. Si l'âme humaine n'est pas divine par
nature, si elle n'est pas incréée, si elle a commencé d'exister, il y a vingt
ans, trente ans, cinquante ans, — alors comment savoir si elle continuera
d'exister lorsqu'elle aura cessé d'informer une matière pour constituer le
corps que je suis ?
Paradoxalement, la doctrine de l'immortalité de l'âme est plus difficile, dans la métaphysique juive et
chrétienne, que dans la philosophie platonicienne, pour la raison que
nous venons d'indiquer. Puisque l'âme est
créée, elle n'est pas sa propre existence, elle n'est pas pour elle-même
la vie. Elle reçoit l'existence, elle reçoit le don de la vie. Elle est
onto-logiquement dépendante. Et dans ce cas, si l'existence est pour elle un
don, comment savoir si ce don sera continué lorsque nous aurons cessé
d'informer de la matière pour constituer un corps ? L'immortalité de l'âme,
dans la perspective juive et chrétienne, ne va pas de soi. L'immortalité n'est
pas un droit, une propriété de nature pour l'âme. Elle est, elle sera,
peut-être, un don.
Les choses se compliquent encore plus, dans la perspective
chrétienne, parce que, selon la théologie chrétienne, le but de l'existence humaine, ce n'est pas du tout de retourner à une condition
antérieure, comme l'enseignaient les orphiques,
les platoniciens et les gnostiques. Le but de l'existence humaine, le
but de la création, selon la théologie chrétienne, c'est d'entrer dans l'économie de la vie divine, sans confusion des
natures ni des personnes. Dans la perspective orphique et platonicienne, l'âme est immortelle parce qu'elle est divine par
nature. Elle n'a qu'à retourner à sa condition antérieure, qui est divine. Dans la perspective chrétienne,
l'âme humaine n'est pas divine par
nature. Elle est divinisable par grâce, ce
qui est très différent. Elle n'a pas à retourner à une condition divine
qui n'a jamais été la sienne. Elle a à coopérer à une action créatrice et
divinisatrice en elle, qui la conduira peut-être, si elle y est finalement
apte, à prendre part à la vie divine.
Il ne s'agit donc pas tellement, ou principalement, dans la
perspective chrétienne, de savoir si l'âme est par nature immortelle ou non, si
elle va survivre après qu'elle aura cessé d'informer une matière, ou non. Le
problème est plus grave que cela. Il s'agit de savoir si l'âme humaine créée va
être jugée apte, ou non, à prendre part à la vie divine.
Car il y a dans la théologie
chrétienne, on le sait, une doctrine terrible. Une âme peut bien subsister, ne
pas être anéantie, et cependant ne pas avoir part à la vie, à la vie
divine. Sa condition alors est pire que le néant.
On
le voit, entre le point de vue platonicien et le point de vue chrétien, il y a des différences radicales à la fois théologiques
et philosophiques. Du côté platonicien, il s'agit d'immortalité de l'âme, de
retour de l'âme à sa condition antérieure,
divine. Du côté chrétien, il s'agit de nouvelle
naissancey par laquelle l'âme créée devient une créature nouvelle, si elle y consent, et cette nouvelle naissance est
une condition nécessaire pour son entrée dans l'économie de la vie
divine. Il ne s'agit donc pas seulement de
savoir si l'âme va continuer d'exister. Il s'agit de savoir si elle a
consenti à cette nouvelle naissance qui va la faire participante de la nature
divine, de la vie divine.
Reste que, du point de vue
philosophique, il faut cependant examiner si, dans sa condition
actuelle, l'âme humaine est capable ou non de subsister lorsqu'elle aura cessé d'informer une matière. Car si l'âme est une poussière
d'éléments, comme le prétendaient Leucippe et Démocrite, alors, par
constitution, elle ne peut pas survivre. Si la " forme " du corps se
brise et se disperse comme la forme d'un vase que je jette à terre, ou d'une statue
grecque cassée par les vandales, alors il ne peut y avoir ni immortalité de
l'âme au sens platonicien ni destinée
surnaturelle au sens chrétien.
Le problème de l'immortalité de l'âme reste donc posé, comme étape nécessaire mais non suffisante, du point
de vue de la théologie chrétienne.
Nous avons vu, au cours de nos pages précédentes, que la
forme ou la structure de l'organisme n'est pas comme la forme de la statue ou
la structure de la machine. La forme de
l'organisme subsiste alors que chacun des éléments matériels intégrés
est renouvelé. Dans le cas de l'objet fabriqué par l'homme, la forme ne
subsiste pas. Elle est seulement externe. Elle n'est pas immanente. Elle n'est
pas active. Ce n'est pas une substance. Si
je casse une statue, ou une machine, c'est bien la forme que je casse.
Il n'y a pas d'immortalité de la forme de
telle machine ni de telle statue, sinon peut-être dans la tête des
hommes qui la conçoivent et qui s'en souviennent. Si je coupe une planaire en
deux, chaque moitié reconstitue une
planaire. Si je me coupe, je suis capable de régénérer au moins
l'épiderme disparu. En tout cas et surtout, nous l'avons vu, sur vingt ans,
cinquante ans, quatre-vingts ans, je suis
le même, j'ai subsisté, alors que la matière que j'informais a été constamment
renouvelée.
Cela, nous l'avons noté, Aristote ne l'avait semble-t-il pas
observé. Et c'est, sans doute, la raison pour laquelle il a pensé et écrit que l'âme ne subsiste pas séparée
du " corps ". Avec l'analyse que nous fournissent les
biologistes, depuis plus d'un siècle, nous pouvons dire qu'il n'y a apparemment
aucune difficulté décisive à admettre que l'âme continuera de subsister
lorsqu'elle aura cessé d'informer une matière, puisque dès maintenant nous
constatons une indépendance relative entre l'âme qui subsiste et la matière
informée qui passe. S'il y avait, comme dans le cas du vase, de la statue, de
la machine, ou de tout autre objet fabriqué par l'homme, blocage entre la forme
et la matière, si la subsistance de la forme
était associée à la fixité des éléments matériels rassemblés, si la
forme n'attestait aucune existence indépendante, alors nous ne pourrions pas
soutenir l'hypothèse d'une possible immortalité de l'âme. Mais dans le cas de
l'être vivant, la forme est substance. Sa relative indépendance présente par
rapport à la matière intégrée peut nous laisser espérer qu'elle est capable de subsister sans informer aucune matière.
Il n'y a en tout cas pas contradiction ni absurdité dans l'hypothèse.
Les philosophes d'aujourd'hui, lorsqu'ils traitent du
problème de la mort, écrivent de gros livres en partant du principe, admis par eux comme évident, que la mort est
une annihilation. Cela leur paraît aller de soi. Mort égale néant. Et
pourtant, qu'en savent-ils ? C'est un présupposé. C'est une pétition de
principe. Leur raisonnement, s'il était explicité, se formulerait à peu près
ainsi. " Nous constatons dans notre expérience qu'il y a des gens qui
vivent. Et puis, un jour, nous constatons qu'ils disparaissent du champ de
notre expérience. Il reste leur cadavre. Donc ces gens sont annihilés. Ils
n'existent plus d'aucune manière. "
Comme on le voit, ce raisonnement présuppose comme mineure :
" Tout ce qui disparaît hors du champ de notre expérience est annihilé.
"
La mineure est hardie. Elle demande à être établie. Cela n'a
pas encore été fait.
Mais, dira-t-on, de l'autre côté, vous
ne pouvez pas établir non plus que l'âme subsiste alors
qu'elle a cessé d'informer une matière pour constituer un corps. Car nous
n'avons aucune expérience d'une âme qui
subsiste sans informer une matière.
Cela est vrai. Nous n'avons aucune expérience sensible d'une
âme qui existerait sans informer une matière pour constituer un corps. Nous ne
pouvons pas avoir une expérience sensible de ce qui n'informe aucune matière.
Mais de ce que nous n'avons aucune expérience sensible d'âmes
existantes sans informer de la matière, nous ne pouvons pas conclure d'une
manière apodiétique que les âmes n'existent pas si elles n'informent pas une
matière.
Nous pouvons simplement, en première analyse, rester dans le
doute, car la négation dogmatique repose sur une pétition de principe
grossière.
Maintenant, pouvons-nous aller plus
loin ? Pouvons-nous donner des raisons valables en faveur de l'hypothèse
d'une subsistance, d'une existence possible
des âmes qui ont cessé d'informer une matière?
La fonction
qui consiste à informer une matière pour constituer un
organisme vivant est-elle si indissolublement liée à l'existence de l'âme,
principe d'information, que lorsque la fonction cesse, l'existence cesse
aussi ? Peut-on conclure, de la cessation
de l'activité organisatrice du psychisme, à la cessation de l'existence
de ce psychisme?
Nous l'avons vu, si l'on admet le point de vue platonicien,
ou le point de vue spinoziste, c'est facile. Si l'on admet avec Spinoza que " l'âme humaine est une partie
de l'entendement infini de Dieu
" (mentent humanam partem esse
infiniti intellectus Dei[322])
alors nous pouvons être certains de l'immortalité de l'âme. Reste à savoir
si cette immortalité est personnelle ou non, c'est une autre question. Reste
surtout à savoir s'il est vrai que nous
soyons une partie de l'intellect infini de Dieu.
Mais dans la perspective juive et
chrétienne, l'âme humaine n'est pas divine par nature, elle
n'est pas une partie de l'entendement infini de Dieu. Elle est créée. Elle a
reçu le don de l'existence. Elle le reçoit à chaque instant, d'une manière
continuelle. Qu'est-ce qui nous prouve qu'elle continuera à recevoir ce don de
l'être lorsqu'elle aura fini d'informer une matière pour organiser un corps ?
Nous pouvons repousser les assauts de ceux qui nous disent
qu'il est bien évident qu'à la mort l'âme est annihilée, car cela n'est pas
évident du tout, et ils n'en savent rien. Nous pouvons faire valoir que l'âme a
bien été capable pendant quatre-vingts ans ou plus d'exister d'une manière
personnelle et de rester la même alors que les matériaux assimilés ont été
constamment renouvelés. Nous pouvons donc établir que dans notre expérience
concrète correctement analysée, rien ne s'oppose absolument à l'hypothèse d'une
subsistance de l'âme lorsqu'elle aura fini d'informer de la matière.
Mais pouvons-nous aller plus loin ?
Pouvons-nous assurer que l'âme survivra après le décès ?
Dans la perspective chrétienne, l'affirmer, c'est miser sur
la permanence du don qui nous est fait de l'existence. Si l'âme avait en
elle-même, comme le pensaient les platoniciens et Spinoza, de quoi rendre
compte de sa propre existence, si l'on pouvait appliquer à l'âme l'argument
ontologique, si l'essence ou la nature de l'âme impliquait d'une matière
nécessaire son existence, alors l'immortalité future de l'âme serait prouvée
d'une manière apodictique.
Mais dans la perspective chrétienne, nous l'avons vu, il n'en
est rien. On ne peut pas appliquer à l'âme humaine créée l'argument
ontologique. On ne peut pas déduire, de l'essence de l'âme, son existence
nécessaire et éternelle. L'âme n'est pas à elle-même son propre exister. Elle
reçoit le don de l'être. Qui prouve qu'elle
continuera de le recevoir ?
On voit, comme nous l'annoncions, qu'il est plus difficile d'établir l'immortalité de l'âme dans la
perspective chrétienne que dans la perspective platonicienne.
Cependant, nous pouvons considérer la nature et les
caractères de cette substance qu'est l'âme, pour voir si nous ne trouverions
pas des indications en faveur de sa mortalité ou de son immortalité, disons
avec plus de précision en faveur de son annihilation future ou en faveur de sa
subsistance future?
Platon avait mis en valeur un argument qui a été repris souvent au cours des siècles et en particulier par
saint Thomas d'Aquin. Dans notre expérience, nous constatons qu'il
existe des êtres qui se corrompent. L'expérience de la mort, c'est d'abord
l'expérience de la corruption. Nous avons vu que le problème reste entier de
savoir si la décomposition du cadavre implique l'annihilation du principe qui
l'informait lorsqu'il était un corps. Quoi qu'il en soit de ce point, une chose
est certaine, c'est qu'il n'y a de corruption, c'est-à-dire de décomposition,
que des réalités composées. Le processus de décomposition est l'inverse du
processus de composition. Or l'âme, nous l'avons vu, n'est pas le résultat
d'une synthèse. Elle n'est pas une composition. Elle est bien plutôt ce qui compose une matière multiple pour
en faire un organisme. Elle n'est pas une chose matérielle. On ne voit donc pas
du tout pourquoi elle se décomposerait, puisqu'elle n'est pas composée.
Dans notre expérience, au fond, nous n'avons
connaissance d'aucun cas d'annihilation. Ce qu'on appelle en physique " l'annihilation " de certains
corpuscules, n'est pas une annihilation au sens propre du terme. Dirac avait
prévu l'existence d'électrons positifs, ou
positons, inverses électriques des électrons, c'est-à-dire qu'ils ont
même masse avec une charge électrique égale mais de signe contraire. Un de ces
électrons ne peut apparaître qu'en même temps qu'un électron négatif, comme
l'exige le principe de la conservation de l'électricité. Il y a alors "
création " d'une paire électron-positon. L'énergie nécessaire à la "
création " de cette paire doit être empruntée à un agent extérieur, tel
qu'un photon de grande fréquence, susceptible d'apporter cette énergie. Les
électrons positifs ainsi prévus doivent avoir une forte tendance, quand ils
traversent la matière, à s'unir à un électron négatif pour " s'annihiler
" avec lui. Leur énergie globale s'échappe sous forme de rayonnement. Ce
processus " d'annihilation " d'une paire électron-positon est ainsi
exactement l'inverse du processus de " création " d'une telle paire.
Dans ces processus d'apparition ou de disparition de paires électron-positon
avec absorption ou émission concomitante d'énergie radiante, on peut dire qu'il
y a matérialisation de l'énergie radiante dans le premier cas et
dématérialisation de l'énergie électronique dans le second. Ces prévisions de
Dirac ont été vérifiées par l'expérience. L'électron positif ou positon est en
effet une particule légère ayant même masse que l'électron avec une charge
électrique égale et de signe contraire. La création d'une paire
électron-positon exige l'action d'un quantum de radiation apportant au moins
l'énergie nécessaire pour créer les deux particules. Inversement, la
disparition d'un positon par annihilation avec un électron produit une quantité
d'énergie qui peut être mesurée, et qui l'a été par Jean Thibaud et Frédéric
Joliot[323].
Il ne s'agit donc pas d'annihilation au sens propre du terme, mais de transformation
de particules matérielles en énergie lumineuse, transformation de matière en lumière. De même, lors
de la formation des particules, il ne s'agissait pas de " création "
proprement dite, mais de transformation de lumière en matière.
Nous n'avons donc, encore une fois, aucune expérience, dans
la nature, d'aucune annihilation quelle qu'elle soit. Nous avons l'expérience
de disparitions, hors du champ de
notre expérience, mais resite à établir, ce qui n'a pas encore été fait, que
toute disparition est une annihilation.
Nous avons par contre une expérience concrète de la création
qui s'effectue dans la nature, non pas à propos de la transformation de la
lumière en matière, mais dans ce processus universel de composition et
d'information croissante qu'on appelle l'évolution cosmique et biologique.
L'invention d'un message génétique nouveau, qui commande à la formation d'un
type nouveau d'organisme, est une création, au même titre que l'invention du
plan d'une fusée capable d'aller d'une planète à l'autre. L'évolution
biologique représente objectivement une création en train de se faire depuis
deux ou trois milliards d'années.
Lorsque certains affirment, d'une manière dogmatique, que
l'âme est annihilée à la mort, que la mort égale annihilation, nous ne savons
pas sur quoi ils se fondent pour affirmer cela avec tant d'assurance, et
d'ailleurs ils ne nous le disent pas, ils s'en gardent bien, car la seule chose
qu'ils pourraient nous dire est celle-ci : " Nous ne voyons plus notre ami
qui était là, et qui est mort. Il ne reste plus que son cadavre, c'est-à-dire la matière qu'il a informée en dernier lieu.
Donc notre ami est annihilé. "
S'ils mettaient ainsi en forme leur propre raisonnement, ils
seraient frappés eux-mêmes par le caradère grossier de ce paralogisme.
Mais de plus, comme nous n'avons aucune expérience d'une
annihilation quelconque dans la nature, lorsqu'ils professent que l'âme est
annihilée à la mort, c'est à eux qu'incombe la charge d'établir qu'une
substance, qui a fait ses preuves pendant vingt, cinquante ou quatre-vingts
ans, a été annihilée.
Bien entendu, s'ils n'admettent pas que l'âme soit une
substance, même ;maintenant alors qu'elle informe une matière pour constituer
un organisme, alors ils peuvent soutenir que l'âme se dissipe comme une
poussière à la mort. Ils reprennent alors l'argumentation de Démocrite. La
question est de savoir si l'analyse de Démocrite est correcte, et si l'âme est
vraiment un agrégat d'éléments matériels.
Négativement, nous pouvons donc reprendre l'argument de
Platon et de saint Thomas, qui reste parfaitement valable : puisque l'âme n'est
pas un agrégat, mais ce qui unifie une multiplicité matérielle, puisque l'âme
n'est pas une composition, on ne voit pas comment elle pourrait se décomposer,
comme le cadavre. Rien ne permet d'établir aujourd'hui que la mort soit égale à
l'annihilation. C'est une pétition de principe et un sophisme que de
l'affirmer.
Mais pouvons-nous aller plus loin, et affirmer positivement
que l'âme subsistera après la mort ?
Saint Thomas d'Aquin met en avant d'autres arguments. Il
analyse l'acte de connaissance, et il met en lumière le fait que cet acte transcende
la matière. L'être qui est capable de l'acte de connaissance ne peut pas se
corrompre avec la matière qui se décompose.
Saint Thomas fait aussi état du désir naturel qui habite
chacun de nous de vivre et de vivre toujours. La nature, d'après ce que nous en
savons, n'a pas pour habitude de mettre dans les êtres des instincts ou des
désirs qui ne correspondent à rien. Ce désir naturel d'immortalité est donc
significatif.
Ces arguments nous paraissent parfaitement valables, et très
forts.
Mais il resite que, dans une perspective chrétienne, et
juive, l'existence, nous l'avons vu, est un don, que nous recevons. Comment
pouvons-nous être assurés que ce don, que nous avons reçu, que nous recevons,
nous le recevrons encore, avec en plus le don de la participation à la vie
divine, si nous le voulons, après notre mort ?
Il nous semble que, dans l'état actuel de nos analyses
tâtonnantes, nous ne pouvons pas avoir cette assurance en nous fondant sur nous-mêmes, en appuyant notre analyse sur la nature de
cette substance qu'est l'âme, car elle n'est pas l'être pour elle-même, mais
elle le reçoit. On ne peut pas appliquer à l'âme humaine l'argument
ontologique, si l'âme humaine n'est pas divine par nature.
Nous pouvons bien discerner dans la nature de cette substance
qu'est l'âme humaine les traces ou les prédispositions naturelles à cette
destinée immortelle qui lui est proposée.
Nous pouvons examiner comment elle est construite pour une destinée
surnaturelle, comment elle est préadaptée à une destinée immortelle et surnaturelle.
Mais nous ne pouvons pas, nous semble-t-il, et dans l'état
actuel de nos analyses, assurer, en nous fondant sur la nature de l'âme
elle-même, que le don de l'existence lui sera encore accordé après la mort,
demain peut-être, avec un don beaucoup plus excellent, celui de la
participation à la vie divine.
Nous pouvons espérer en
une existence ultérieure, dans les conditions qu'indique le christianisme, mais
non pas en nous fondant sur ce que nous sommes. Bien plutôt en nous fondant sur
celui dont nous avons reçu l'être, et dont nous pouvons espérer qu'il nous
accordera encore l'être, et la vie, et la béatitude.
—
Mais alors, nous dira-t-on,
vous retombez dans le fidéisme, vous renoncez à une démonstration philosophique
de l'immortalité de l'âme ?
—
Nous ne retombons pas dans
le fidéisme, parce que nous pensons que
l'athéisme est impensable et que, d'ailleurs, il n'a jamais été
réellement pensé, ce qui s'appelle penser. Il a été professé, proclamé. On peut
le crier et même le mettre en musique. Mais en réalité il n'a jamais été pensé,
d'une manière cohérente, en tenant compte de la réalité objective, c'est-à-dire
du monde et de ce qu'il contient.
Nous pensons donc que l'existence d'un être qui est source de
l'information créatrice est établie par l'analyse objective et rationnelle de
ce qui est donné dans notre expérience.
Nous pensons que l'âme est une substance, relativement
indépendante de la matière qu'elle informe, et qu'aucun argument, dans l'état
aétuel des choses, ne peut permettre d'affirmer,
comme cela se fait dans la littérature philosophique contemporaine, que
la mort est une annihilation.
Mais nous ajoutons que, dans la perspective de la
métaphysique chrétienne où nous nous plaçons, parce qu'après analyse elle nous est apparue comme correcte et
raisonnable, nous n'avons pas d'argument rationnel décisif et contraignant qui puisse nous permettre d'assurer, en nous appuyant seulement
sur ce que nom sommes, que nous
continuerons d'exister après la mort, demain peut-être, puisque dans la
perspective de la métaphysique chrétienne l'existence est pour nous un don.
Qu'est-ce qui peut nous assurer que ce don nous sera conservé, avec des biens
plus excellents encore ? Ce n'est pas en nous, en notre propre nature, que nous
pouvons trouver cette assurance, mais seulement en celui dont nous recevons
l'être aujourd'hui. C'est de lui, et non pas de nous-mêmes, que nous attendons
le don de la vie éternelle. L'attente de la vie éternelle reste une espérance
fondée en lui, et non pas en nous. Du passé de notre existence, et du présent
de notre existence, on ne peut pas déduire avec certitude, nous
semble-t-il, l'avenir de notre existence, dans la perspective de la
métaphysique juive et chrétienne, si ce n'est en nous appuyant sur celui
qui donne l'existence et dont nous avons des raisons de penser qu'il est
fidèle.
Reste à établir que cette espérance est
raisonnable, fondée, justifiée en raison. Pour ce faire,
il faut recommencer le trajet, que nous avons essayé de parcourir dans nos
études précédentes. Il faut établir que le monde n'est pas le seul être, et
qu'il ne peut pas l'être. Il faut établir qu'il existe un Être qui est pour le
monde la source de l'être et de l'information créatrice. Il faut établir que
cet Être se soucie de nous, et qu'il a, nous concernant, un dessein. Qu'il nous
réserve, qu'il nous prépare, un avenir.
La démonstration de l'immortalité de l'âme, qui ne peut pas
s'établir, nous semble-t-il, en se fondant sur la seule considération de l'âme
elle-même, passe, si nous ne nous trompons, par ce détour.
A l'intention de ceux qui n'ont pas encore parcouru ce
trajet, par lequel la théologie peut être fondée en raison, ou de ceux qui
n'ont pas envie de le parcourir ni même de l'examiner, ajoutons cependant, en
attendant, une remarque. L'apparition de l'homme, qui date, selon la manière
dont on définit l'homme, de soixante mille ans, ou de deux millions d'années
(Homme de Cro-Magnon, ou Australopithèque...) est le résultat, le fruit, d'un
long travail. Pendant près de trois milliards d'années, l'évolution biologique
a été l'histoire de l'invention de messages génétiques de plus en plus riches
en information, de plus en plus complexes, pour commander à la construction
d'organismes de plus en plus complexes, différenciés, céphalisés.
Cette évolution biologique elle-même a pris le relais d'une
évolution chimique, physique, et cosmique. L'ensemble de l'évolution cosmique,
physique, biologique, nous présente un speétacle qui a manifestement une
structure et une orientation. Au cours du temps, dans l'histoire naturelle du
monde, l'information augmente, d'une
manière continuelle et accélérée.
Il est difficile de nier, en présence des faits, et personne,
semble-t-il, ne nie plus, que révolution ne soit orientée, dans un certain sens, qui est celui de la céphalisation
croissante et de la montée du psychisme.
S'il en est ainsi, on ne peut pas dire que l'aventure
créatrice de la nature soit absurde. On
ne peut plus dire non plus que l'homme soit " tombé dans le monde "
ou " jeté dans le monde ". L'homme n'est pas plus tombé dans le monde que la pomme n'est tombée dans le pommier.
L'homme est le fruit d'un long travail, toujours orienté dans le même sens, et qui a pris plusieurs milliards d'années.
Dans ce cas on peut se dire, même si l'on n'a pas parcouru le
chemin de l'analyse qui conduit à reconnaître l'existence d'un Être qui est
l'auteur de ce poème en train d'être composé, la source de l'information, on
peut se dire qu'il est assez peu vraisemblable que " la nature " ait
pris la peine, pendant des milliards d'années, d'inventer progressivement un
être pourvu d'un cerveau de quatorze milliards de neurones, d'une conscience
réfléchie, de la capacité de se poser des questions, et de s'inquiéter, pour
ensuite l'annihiler radicalement. Lui avoir
donné la conscience de son existence dans le monde, simplement pour
qu'il ait l'angoisse de la mort, un instant, et puis le précipiter dans le
néant...
Si cela était, alors l'histoire naturelle du monde, qui
aboutit après un si long travail à un être pensant, serait en effet absurde et
inutile.
Des philosophes le disent, le proclament. Mais,
remarquons-le, ce sont des philosophes qui ne se sont jamais intéressés à la
nature, qui ne l'aiment pas, et qui ne l'ont pas étudiée. Leur ignorance de
tout ce qui concerne l'univers et la nature est sans lacune...
Du côté des scientifiques, en particulier du côté des
biologistes, on trouvera beaucoup moins facilement des esprits prêts à affirmer
que toute cette histoire de l'évolution cosmique et biologique est absurde, et
qu'elle débouche sur le vide, qu'elle finit, comme on dit en français, "
en queue de poisson ".
Ce n'est pas une preuve, ce n'est pas une démonstration.
C'est simplement une remarque, qui a son poids, car elle est fondée dans l'expérience. Quand on a une
longue pratique de la nature et de ses œuvres, on n'est guère porté à
déclarer qu'elle est " absurde ". Ce sont ceux qui l'ignorent qui le
disent, mais non ceux qui l'étudient.
CHAPITRE III
LE PROBLÈME
DE LA RÉSURRECTION
Tout le monde connaît la célèbre vision des ossements du
prophète Ézéchiel (VIe siècle avant notre ère) : " La main de
Yahvé fut sur moi et, par son esprit, Yahvé me fit sortir et me déposa au
milieu de la vallée : celle-ci était pleine d'ossements. Il me fit passer près
d'eux en tous sens et voici qu'ils étaient très nombreux sur la surface de la
vallée et voici qu'ils étaient très secs. Il me dit : Fils de l'homme, ces
ossements peuvent-ils revivre ? Je dis : Adonaï Yahvé, c'est toi qui le sais!
Alors il me dit : Prophétise sur ces ossements ! Tu leur diras : Ossements
désséchés, écoutez la parole de Yahvé ! Ainsi a dit Adonaï Yahvé à ces
ossements : Voici que moi je vais faire venir en vous un esprit et vous vivrez.
Je mettrai sur vous des nerfs, je ferai croître sur vous de la chair, je vous
recouvrirai de peau, je mettrai en vous un esprit, vous vivrez et vous saurez
que je suis Yahvé. — Je prophétisai comme j'en avais reçu l'ordre et, comme je
prophétisais, il y eut un branle-bas : les ossements se rapprochèrent les uns
des autres. Je regardai et voici qu'il y
avait sur eux des nerfs, de la chair croissait et il étendit sur eux de
la peau par-dessus, mais il n'y avait pas d'esprit en eux. Il me dit alors :
Prophétise à l'adresse de l'esprit, prophétise, fils de l'homme ! Tu diras à
l'adresse de l'esprit : Ainsi a dit le Seigneur Yahvé : Viens des quatre vents,
esprit ! Souffle sur tous ces morts et qu'ils vivent ! Je prophétisai comme il
me l'avait ordonné et l'esprit entra en eux; ils prirent vie et se dressèrent
sur leurs pieds, armée très très nombreuse.
— Il me dit : Fils de l'homme, ces ossements-là c'est toute la maison
d'Israël. Les voilà qui disent : Nos os sont desséchés, notre espérance a péri;
c'est la fin pour nous. C'est pourquoi prophétise ! Tu leur diras : Ainsi a dit
le Seigneur Yahvé : Voici que moi je vais ouvrir vos tombes, je vous ferai
monter de vos tombes, ô mon peuple, et je vous amènerai sur le sol d'Israël.
Vous saurez que je suis Yahvé quand j'ouvrirai vos tombes et quand je vous
ferai remonter de vos tombes, ô mon peuple ! Je mettrai mon esprit en vous,
vous vivrez, je vous installerai sur votre sol et vous saurez que moi, Yahvé,
j'ai parlé et j'ai agi[324]…
Comme l'indique le texte lui-même, cette vision porte sur le
peuple Israël, exilé, déporté, annihilé politiquement. Le prophète Ézéchiel
annonce que ce peuple revivra. Il ne s'agit donc pas, semble-t-il, dans ce
texte, d'un enseignement portant sur la résurrection des hommes individuels,
mais sur la résurrection d'un peuple.
Un texte, non moins) célèbre, du livre de Job, qui date du Ve ou IVe siècle avant notre ère, semble bien,
lui, enseigner une résurrection réelle d'un individu, Job en
l'occurrence : " Dans la peau ma chair a pourri et j'ai rongé mes os avec
mes dents... Qui donnera que soient écrites mes paroles ! ...Moi, je sais que
mon défenseur est vivant et que, dernier sur la terre, il se lèvera et derrière
ma peau je me tiendrai debout et de ma chair je verrai Éloah, lui que, moi, je
verrai, moi et que mes yeux regarderont, et non un autre : mes reins
languissent dans mon sein[325] ! "
On peut lire, dans l'actuel livre du prophète Isaïe, une
série d'oracles, dont la date de composition est difficile à déterminer, mais
que l'on peut situer avec quelque probabilité
autour du IIIe ou du IIe siècle avant notre ère : "
Yahvé, notre Dieu, des souverains
autres que toi ont été nos maîtres... Les morts ne revivront pas, les
ombres ne se relèveront pas ! De fait, tu as sévi, tu les as exterminés, tu as
fait disparaître tout souvenir d'eux. Tu as augmenté la nation, Yahvé ! Tu as
augmenté la nation par laquelle tu as été glorifié; tu as élargi les limites du
pays. Yahvé, dans la détresse ils ont eu recours à toi; ils ont été angoissés,
ton châtiment les a pressés. Comme une femme enceinte qui s'apprête à enfanter,
qui est en travail et pousse des cris de douleur, ainsi avons-nous été devant
toi, Yahvé. Nous avons conçu, nous avons été en travail : comme si nous
enfantions du vent ! Nous n'opérons pas la délivrance du pays et point ne
naissent les habitants du monde ! Que revivent
tes morts, que mes cadavres se relèvent ! Réveillez-vous et poussez des
acclamations, habitants de la poussière ! Car ta rosée est une rosée lumineuse
et la terre accouchera des ombres[326]... "
Le livre de Daniel a été composé après la profanation du
Temple par Antiochus Épiphane (décembre 168 avant notre ère), et après les
premiers succès des Maccabées.
Au chapitre xn du livre de Daniel, nous pouvons lire : "
En ce temps-là se lèvera Mikaël, le grand chef, celui qui se tient auprès des
enfants de ton peuple. Ce sera un temps de détresse, qui ne s'est pas produite
depuis qu'il existe un peuple jusqu'à ce temps-ci. Dans ce temps-là, ton peuple
échappera, tous ceux qui seront trouvés inscrits dans le livre. Beaucoup de
ceux qui dorment dans la terre de la poussière se réveilleront : ceux-ci pour
la vie éternelle, ceux-là pour la honte, pour l'horreur éternelle. Les gens
intelligents brilleront comme l'éclat du firmament, et ceux qui en ont amené
beaucoup à la justice, comme des étoiles, pour l'éternité et pour toujours. "
Le second livre des Maccabées
date vraisemblablement du second ou du premier siècle avant
notre ère. Le chapitre septième raconte l'atroce supplice infligé aux sept
frères arrêtés avec leur mère, et auxquels le roi voulut imposer de violer la Torah en mangeant de la viande de porc.
Avant de mourir, le second des frères suppliciés dit à son tortionnaire :
" Scélérat que tu es, tu nous exclus de cette vie présente, mais le Roi du
monde nous ressuscitera pour une vie éternelle, nous qui mourons pour être fidèles
à ses lois. " (ό
δέ τοΰ κόσμομ
βασιλεύς ... είς
αίώνον
άναβιωσιν ζωής
ήμάς άναστήσει[327].) Le troisième frère, présente sa langue et ses mains
au bourreau qui va les arracher. Il déclare : " C'est du ciel que je les
ai acquis, mais à cause de ses lois je les méprise et c'est de lui que j'espère
les recouvrer un jour[328]. " Le
quatrième dit : " Mieux vaut mourir de la main des hommes en tenant de
Dieu l'espoir d'être ressuscité par lui, car pour toi il n'y aura pas de
résurrection à la vie. " (σοι
μέν γάρ
άνάστασις εις
ζωήν οϋκ έσται[329]). La mère des garçons suppliciés sous; ses yeux leur disait
: " Je ne sais comment vous avez apparu dans mes entrailles; ce n'est pas
moi qui vous ai gratifiés de l'esprit et de la vie; ce n'est pas moi qui ai
organisé les éléments qui composent chacun de vous. Aussi bien le créateur du
monde, qui a formé l'homme à sa naissance et qui préside à l'origine de toutes
choses, vous rendra-t-il dans sa miséricorde et l'esprit et la vie[330]... "
Au chapitre xn du même livre des Maccabées, à propos de Judas
qui fait une collecte et envoie deux mille drachmes à Jérusalem pour qu'on
offre un sacrifice pour le péché des soldats juifs morts en combattant, le
rédacteur ajoute qu'il a ainsi agi fort bien et noblement " dans la pensée
de la résurrection " (ϋπέρ
άναστάσεως
διαλοψιζόμενος). " Si en effet il n'avait pas espéré que les soldats tombés dussent
ressusciter, il était superflu et sot de prier pour les morts[331]. "
Enfin, au chapitre XIV, le second livre des Maccabées nous
raconte comment mourut un résistant juif nommé Razis. " Inculpé de
judaïsme " dans les premiers temps de la révolte, il est dénoncé auprès de
Nicanor, qui envoie plus de cinq cents soldats pour l'arrêter. Razis, plutôt
que de se rendre à l'ennemi, préfère se
suicider. Avant de mourir, il s'arrache les entrailles et les prenant
dans ses deux mains il les jeta sur la
foule, " priant le maître de la vie et de l'esprit de les lui
donner de nouveau[332] ".
Ainsi, aux approches du commencement de notre ère, le
judaïsme, du moins l'une des branches du judaïsme, la branche représentée par
le parti pharisien, enseigne explicitement l'espérance d'une résurrection, en
grec anaffa&ù, du verbe aniHemi
qui signifie : faire lever, relever, rétablir, traduction de l'hébreu qum (prononcer : quoum) qui
signifie : se lever ; forme hiphil : heqim, faire se lever, ériger, susciter.
Ceux qui étaient morts, et couchés dans les tombeaux, se relèveront. Telle est l'espérance d'Israël
vers les deuxième et premier siècles avant notre ère.
Pour bien comprendre cette doctrine de la " relevée
" des morts, il faut de nouveau penser à la structure de l'anthropologie
hébraïque. L'homme est une âme vivante, nephesch haiia. Il est basar, chair,
c'est-à-dire cette totalité psycho-somatique que je constate dans mon
expérience. Nephesch et basar ne sont pas deux choses, deux
substances différentes, comme la psuchê
et le sôma chez Platon, mais deux
mots pour désigner l'homme, du point de vue du psychisme, et du point de vue de
son organisation psychobiologique.
L'espérance d'Israël, en sa branche pharisienne, c'est que
l'homme vivra, après la mort. On ne nous donne pas de détail sur la manière
dont il vivra. On ne nous décrit pas le processus de la résurrection, ni les
modalités de cette existence nouvelle attendue. Simplement on nous dit, dans la
théologie pharisienne, qu'il y a une espérance pour l'homme, et que Dieu qui
l'a créé lui redonnera la vie après la mort.
Il est eh l'occurrence absurde de se
demander si c'est " avec le corps " ou " sans le
corps ", car, du point de vue de l'anthropologie hébraïque, la question
n'a pas de sens, puisque l'homme est un
corps vivant, ou, ce qui signifie la même chose, une âme vivante présente dans
le monde. La question de savoir si les théologiens juifs pharisiens pensaient
que l'homme ressuscitera avec son
corps ou sans son corps, n'a de sens que si l'on essaie d'appréhender cette
idée juive d'une " relevée " des morts à travers le schéma d'une
anthropologie dualisée qui n'était pas la leur.
Le rabbi Ieschoua de Nazareth, d'après les textes qui nous
restent, traite une fois seulement du problème de la résurrection, dans une circonstance qui nous est
relatée par Marc[333],
Matthieu[334], et Luc[335]. Lisons le
texte de Marc :
" Viennent vers lui les Sadducéens, eux qui disent qu'il
n'y a pas de résurrection. Et ils l'interrogent en disant : Rabbi, Moïse a
écrit pour nous que, si le frère de quelqu'un meurt, et laisse une femme sans
enfant, que le frère de celui qui est mort prenne la femme et qu'il suscite une
descendance à son frère. Il y avait sept frères. Le premier prit une femme, et
il mourut et il ne laissa pas de descendance. Le second la prit, et il mourut,
sans laisser de descendance. Et le troisième de même. Et les sept ne laissèrent
pas de descendance. Finalement, la femme
aussi mourut. A la résurrection, de qui parmi eux sera-t-elle la femme?
Car les sept l'ont eue pour femme.
" Ieschoua leur dit : N'est-ce pas
à cause de cela, que vous vous trompez, parce que vous ne
connaissez pas les Écritures ni la puissance de Dieu? Car lorsqu'ils
ressuscitent d'entre les morts, ils n'épousent pas et elles ne sont pas
épousées, mais ils sont comme les anges dans les cieux.
" Au sujet des morts, qu'ils se lèvent (qu'ils
ressuscitent), n'avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, à l'endroit du
buisson, comment Dieu lui a parlé, en disant : Moi, le Dieu d'Abraham et le
Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob ? Il n'est pas Dieu des morts mais des
vivants. Vous vous trompez beaucoup. "
Ce texte contient deux enseignements. D'abord le rabbi
Ieschoua enseigne qu'à la résurrection il n'y aura plus de procréation. Nous
entrons dans une économie nouvelle, et Ieschoua
écarte des représentations calquées sur l'existence présente. Le
problème soulevé par les Sadducéens, pour ridiculiser la doctrine pharisienne
de la résurrection, ne se pose donc pas. — D'autre part, Ieschoua rappelle que
le Dieu d'Israël est le Dieu des vivants, et non des morts, ce qui signifie
qu'Abraham, Isaac, Jacob, et plus généralement tous les justes, sont actuellement
vivants. Dieu ne traîne pas derrière lui, si l'on ose dire, un
peuple de morts, de gens qui ont vécu mais n'existent plus sinon dans le
souvenir de leur descendance. Il est le Dieu d'hommes qu'il a créés, vivifiés,
sanctifiés, et qui sont actuellement et pour toujours vivants.
Lorsque Ieschoua raconte le mâschâl de l'homme riche et du pauvre Lazare qui était couché à sa
porte[336]
il suppose aussi admis que Abraham est actuellement vivant : " Le pauvre
mourut et il fut emporté par les anges dans le sein d'Abraham... "
A part cette discussion provoquée par les Sadducéens qui
n'admettaient pas la doctrine pharisienne de la résurrection, Ieschoua, d'après
les documents qui nous restent de son enseignement dans les évangiles
synoptiques, n'a pas parlé de la résurrection.
La raison en est, nous semble-t-il, que
sa perspective propre était différente de celle qui était
devenue populaire sous l'influence de la théologie pharisienne. Ieschoua ne
parle pas habituellement de la résurrection, pour la même raison, nous
semble-t-il, qu'il ne s'attribue pas à lui-même le titre de messie :
parce que cela prêterait à malentendu. Parce qu'il comprenait sa
fonction autrement que selon les représentations
populaires du messie. Parce que ses
vues sur l'avenir humain ne correspondaient pas non plus avec les
représentations populaires concernant la résurrection.
Nous avons essayé de l'exposer dans un travail antérieur :
Ieschoua de Nazareth est venu communiquer un enseignement de vie, c'est-à-dire
un enseignement qui nous donne les conditions, les lois, les normes de l'accès
à la vie, qui est la vie de Dieu, ou la vie éternelle. Ieschoua est venu
apporter non pas ce que nous appelons aujourd'hui une " morale ",
mais une science de l'être, pour une humanité inachevée. Il est venu apporter
l'information créatrice par laquelle l'humanité peut être achevée, si elle le
veut, si elle y consent, et parvenir à sa fin.
Ce que Ieschoua est venu enseigner,
donc, ce sont les conditions et les moyens d'entrée dans
l'économie de la vie, qui est la vie divine,
et qu'il appelle aussi la malkouta di
schemaiia, le royaume des cieux ou le royaume de Dieu. Telle est sa
perspective propre : l'enseignement d'une science qui nous permette d'entrer
dans la vie.
Car cette entrée dans l'économie de la vie n'est pas automatique. Elle ne va pas de soi. Il faut que
l'homme y consente et y coopère ; et il ne peut en être autrement. Car
on ne voit pas comment un être entrerait dans l'économie de la vie divine s'il
n'y consent pas, et malgré lui. La création d'un être capable de Dieu implique
forcément que cet être donne d'une manière active quelque chose de lui-même, et
qu'il devienne créateur à son tour.
Si
quelqu'un reçoit l'enseignement créateur de Ieschoua, et se l'assimile, se
l'incorpore, alors il est déjà entré dans l'économie de la vie, qui est la vie
éternelle. " Le royaume de Dieu ne vient pas d'une manière spectaculaire,
et l'on ne dira pas : Tenez, il est ici ! ou là ! Car le royaume de Dieu est à
l'intérieur de vous[337]. "
Là encore, Ieschoua écarte des représentations populaires
concernant le royaume, qui n'est pas un espace, un lieu, mais de l'être, la
participation à l'être de Dieu.
Le quatrième Évangile nous rapporte une parole de Ieschoua adressée à ses accusateurs : " Vrai,
vrai, je vous le dis; si quelqu'un garde ma parole, il ne verra pas la
mort, pour l'éternité[338]. "
Ailleurs, Ieschoua, toujours selon le quatrième Évangile, dit que celui qui
donne son assentiment à son enseignement,
celui-là " a la vie éternelle[339]
". Ieschoua ne dit pas qu'il l'aura, plus tard, mais qu'il l'a, dès
maintenant, d'une manière actuelle, et pour toujours. C'est donc bien
maintenant que le " royaume de Dieu " est en formation, en genèse, en
nous. La vie éternelle est déjà présente dans le peuple de ceux qui donnent
leur assentiment à l'enseignement de Ieschoua, qui vivent de cet enseignement,
qui reçoivent de lui l'information créatrice. Dans le même texte, Ieschoua
compare l'enseignement qu'il est, enseignement qui doit être assimilé afin
d'être vivifiant, à du pain : " Moi, je suis le pain de la vie. Vos pères
ont mangé dans le désert la manne, et ils sont morts. Voici le pain qui est descendu du ciel, afin que celui qui en mange ne
meure pas[340].
"
Selon Jean encore, Ieschoua dit : " Vrai, je vous le
dis, celui qui écoute ma parole et qui croit en celui qui m'a envoyé, celui-là a la vie éternelle... Il est passé de la
mort à la vie[341].
"
Ainsi, selon la théologie du quatrième Évangile, qui
constitue un " développement " et une explicitation de l'enseignement
de Ieschoua tel que nous le trouvons exprimé dans les Évangiles synoptiques,
l'accès à la vie éternelle, l'entrée dans l'économie de la vie divine, n'est
pas automatique. Elle est conditionnelle. Elle dépend de l'assentiment que nous
donnons à l'enseignement du Verbe incarné. Si nous recevons en nous librement
et volontairement l'information créatrice qui vient du Verbe créateur et
incarné, alors nous pouvons avoir accès à
la vie divine. Si nous assimilons, comme du pain, cet enseignement qui
est vie, alors nous pouvons entrer dans l'économie de la vie éternelle.
Mais, comme on le voit, il s'agit bien d'une seconde naissance, et d'une seconde création, par laquelle
nous devenons, comme le dit Paul " créature nouvelle ".
On mesure ici pleinement la différence ontologique radicale
entre la doctrine platonicienne de l'immortalité de l'âme et la doctrine
chrétienne de l'avenir humain. Dans le cas du platonisme, l'immortalité de
l'âme est une propriété de nature, qui tient à ce que l'âme humaine est
naturellement, congénitalement, originellement divine. Il suffit de retourner à
notre condition originelle. — Dans l'enseignement chrétien, l'entrée dans la
vie éternelle est soumise à une condition : recevoir en nous la parole
créatrice, l'enseignement créateur qui vient de Dieu.
Toujours selon le quatrième Évangile, leschoua dit à Martha,
la sœur de Lazare qui est dans le tombeau depuis quatre jours déjà : " Ton
frère se lèvera. " Martha lui dit : " Je sais qu'il se lèvera lors de
la " relevée " (des morts) au dernier jour. " leschoua lui dit
alors : " Je suis la résurrection, anastasis)
et la vie. Celui qui croit en moi, même s'il est mort, il vivra. Et tout
homme qui vit et qui croit en moi ne mourra plus pour "l'éternité[342]. "
Ce dialogue, comme la discussion avec les Sadducéens, est instructif, car il montre la différence qui
existe entre les représentations populaires concernant la "
résurrection " ou " relevée " des morts dans le judaïsme au
premier siècle de notre ère, et l'enseignement de Ieschoua.
Les représentations populaires pourraient se formuler comme suit : Les hommes meurent, ils sont
ensevelis. Si ce sont des justes, à la fin des temps, Dieu les fera se
relever, il les fera revivre.
Ieschoua corrige cette représentation. Dans les Évangiles
synoptiques comme dans le quatrième Évangile, il enseigne que la communication
de la science du royaume de vie qu'il apporte
est en train de réaliser actuellement ce
royaume de vivants, qui est en train de se former. La vie éternelle,
c'est maintenant
qu'il en donne le germe. Elle
résulte de cet enseignement de vie que communique Ieschoua.
La pensée de Ieschoua concernant ce problème de la mort et de
la résurrection est exprimée d'une manière parfaitement claire, pensons-nous,
dans cette ultime parole adressée à son compagnon de crucifixion qui lui dit :
" Ieschoua, souviens-toi de moi lorsque tu entreras dans ton royaume.
" Ieschoua lui répond : " Vrai, je te le dis, aujourd'hui, avec moi,
tu seras dans le paradis[343]. "
Ieschoua ne dit pas à son camarade torturé : A la fin des
temps, Dieu te ressuscitera. Il lui dit : aujourd'hui.
Le rabbin pharisien Schaoul de Tarse, converti à la doctrine
et à la personne de Ieschoua de Nazareth, écrira à la communauté chrétienne de
Philippes : " Car pour moi, vivre, c'est le Christ, et la mort m'est un
gain. Mais si de vivre dans la chair, c'est pour moi un fruit d'oeuvre, que
choi-sirai-je? Je ne sais pas. Je suis pressé des deux côtés. J'ai le désir d'être résolu et d'être avec le Christ,
c'est de beaucoup le meilleur. Mais, rester dans la chair, c'est plus
nécessaire, à cause de vous[344]... " Là
encore, Schaoul-Paul ne dit pas : Je vais mourir, et puis à la fin des temps,
j'ai l'espérance de ressusciter. Il écrit : " Je désire être résolu et
être avec le Christ. " C'est on ne peut plus clair. Paul pense que,
lorsqu'il sera " délié " de la condition charnelle, il sera,
aussitôt, avec le Verbe incarné, et c'est
cela qui est le meilleur, de beaucoup. Il n'y a donc pas d'attente, ni
de période intermédiaire. C'est immédiatement que Paul pense et espère "
être avec le Christ ".
Il est évident, d'après ce que nous venons de voir, qu'en
chrétienté, aujourd'hui, les représentations populaires issues du judaïsme
pharisien continuent de se mêler, en des proportions variées, avec
l'enseignement de Ieschoua de Nazareth. Ce qu'enseigne Ieschoua, ce sont les
conditions de l'entrée dans la vie éternelle, et l'actualité de cette entrée,
pour ceux qui y consentent. Le judaïsme pharisien, tel que nous le connaissons
du moins par les textes de l'époque, enseignait
une résurrection à la fin des temps, c'est-à-dire
que les morts devaient attendre la
résurrection. Pour Ieschoua, c'est aujourd'hui que l'homme justifié entre
dans la vie divine. Chacun d'entre nous entre aujourd'hui, en mourant,
dans l'éternité, s'il est capable de la vie éternelle.
Il ne faut pas confondre la doctrine de Ieschoua concernant
l'accès à la vie éternelle de l'homme qui reçoit en lui l'enseignement du Verbe
incarné, avec l'idée, ou la représentation, d'une réanimation des cadavres.
D'ailleurs la résurrection de Ieschoua lui-même ne peut pas
non plus être identifiée à la réanimation d'un cadavre. La résurrection de
Ieschoua signifie qu'il est personnellement
et actuellement vivant, et qu'il l'a prouvé en se manifestant à des
témoins dignes de foi. Si même l'on avait trouvé le squelette[345] de Ieschoua
dans son tombeau, cela ne changerait rien au fait de la résurrection,
c'est-à-dire que la question du tombeau
vide, et les problèmes exégétiques qu'elle soulève, est radicalement
distincte de la question de la résurrection.
La
résurrection de Ieschoua est ontologiquement différente de la résurrection de
Lazare, qui, elle, est la réanimation d'un cadavre.
On nous dira : Mais la résurrection, c'est la résurrection de
l'homme tout entier, corps et âme. — Oui, la résurrection, c'est-à-dire l'entrée de l'homme dans la vie éternelle,
est le fait de l'homme tout entier, de la personne tout entière, et non
pas simplement d'une partie. Toute la question est de savoir si la personne est
diminuée, amputée, par le fait qu'elle n'informe plus une matière pour
constituer un corps organisé. La question est de savoir si la fonction
d'information est liée d'une manière inhérente à l'existence et à l'essence
même de l'âme vivante, si celle-ci ne peut exister qu'en informant une matière
et en constituant un corps, si la personnalité humaine est amputée par le fait
qu'elle n'exerce plus de fonctions physiologiques, ce qui sera justement le cas
lors de la résurrection.
Mais alors, nous dira-t-on peut-être encore, que faites-vous
de la résurrection des corps ?
Si l'on nous posait cette question, et si l'on nous adressait
cette objection, la preuve serait faite que toutes nos analyses précédentes
auraient été totalement inutiles... La force
des habitudes intellectuelles acquises à l'école est presque invincible.
Car enfin, de quoi parle-t-on ? De la résurrection des "
corps " en tant que distincts des " âmes " ?
Dans
ce cas, il nous faudrait reprendre le refrain :
1e Dans le système de référence de l'anthropologie
hébraïque, qui est celle de Ieschoua, la
question n'a aucun sens, car le corps n'est pas quelque chose d'autre que l'âme
vivante. Il n'y a pas de corps distinct de l'âme vivante.
2e Si l'on fait l'analyse, en laissant de côté
l'anthropologie hébraïque, on parvient au même résultat : la question n'a non
plus aucun sens. Car il n'existe pas dans la nature de corps séparé de l'âme,
c'est-à-dire de corps non animé. Un corps, c'est une âme vivante qui informe
une matière. La résurrection " des corps ", si l'expression a un
sens, c'est la résurrection des âmes qui informent une matière, c'est-à-dire la
résurrection des nommes !
Toute la question est de savoir si le
christianisme contient vraiment en
lui-même l'enseignement que les âmes des justes, les âmes vivifiées par le Verbe créateur, vont de nouveau, à la fin des
temps, informer une matière pour constituer de nouveau des corps organisés. Le
fait est que de grands docteurs, comme saint Jérôme, et saint Thomas d'Aquin,
l'ont pensé. Le fait est que c'est ainsi
que le christianisme s'enseigne. Mais la question est de savoir si c'est
bien cela l'enseignement de Ieschoua. Et il ne le semble pas. Ieschoua
enseignait, nous l'avons vu, que s'ils reçoivent l'Enseignement qu'il est, les
hommes peuvent parvenir à la vie éternelle. Il a promis à son compagnon torturé
à côté de lui qu'aujourd'hui il serait avec lui au paradis. Il ne lui a pas
promis qu'à la fin des temps son âme irait réinformer une matière pour
reconstituer un corps. Dans la discussion avec les Sadducéens, il a enseigné
que dans l'économie nouvelle il n'y aurait plus de procréation. Paul enseignera
de même : " Les aliments sont pour le ventre, et le ventre pour les
aliments. Dieu détruira et le ventre et les aliments[346]. "
D'après l'enseignement de Ieschoua et de Paul donc, les
hommes entrés dans l'économie de la vie éternelle n'auront plus de fonction
physiologique à exercer.
On peut se demander, dans ces conditions, ce que pourrait
être un corps organisé, sans fonction organique, c'est-à-dire sans organe...
D'autre part, l'orthodoxie enseigne fermement, à la suite de
l'enseignement de Ieschoua et de Paul, que l'humanité tout entière est appelée,
invitée, à prendre part à la vie éternelle, qui est la vie divine, et que les
hommes et les femmes qui ont reçu en eux l'enseignement du Verbe incarné sont
aujourd'hui vivifiés, qu'ils sont passés de la mort à la vie, qu'ils sont
actuellement vivants, sans confusion des natures ni des personnes au sein de la
vie divine, et qu'il est possible de les prier.
On voit mal, dans ces conditions, ce qu'ils pourraient avoir
à gagner à aller, à la fin des temps, ré-informer une matière pour reconstituer
de nouveau des corps organisés qui d'ailleurs, d'après les textes formels du
Nouveau Testament, ne comporteraient plus de fonction biologique.
On nous objectera immanquablement le chapitre quinzième de la première Lettre de Paul aux chrétiens
de Corinthe. Que dit Paul dans ce chapitre? Paul rappelle d'abord aux
chrétiens de Corinthe ce qu'il leur a enseigné : Le Christ est mort, il a été
enseveli, le troisième jour, il est ressuscité. Il s'est manifesté à Kêpha, puis
aux douze. Ensuite il s'est manifesté à cinq cents frères, dont la plupart sont
encore vivants, mais certains sont déjà morts. Finalement, il s'est manifesté
aussi à Paul. Dans ces conditions, comment certains peuvent-ils dire qu'il n'y
a pas de résurrection des morts ? Le fait est que le Christ est ressuscité
d'entre les morts, puisqu'il s'est manifesté à des témoins (qui n'étaient heureusement pas des intellectuels, ni de gauche
ni de droite) et dont beaucoup sont encore vivants. Par conséquent la
résurrection d'entre les morts est possible. Mais alors, demandent certains,
comment s'opère cette résurreétion ? "
Avec quel corps reviennent-ils donc ? "
ποίω
σώματι
έρχονται; — On remarque
que Paul s'adresse à des chrétiens de Corinthe, c'est-à-dire à des chrétiens
formés dans une langue et une culture grecques. Ils posent donc tout
naturellement la question que poserait aujourd'hui un français moyen qui
confondrait l'idée de résurrection, ou plus précisément ce que Ieschoua visait
à travers cette notion, et l'idée de réanimation du cadavre —, ce qui n'a aucun
rapport.
Les chrétiens de Corinthe demandent donc : " Avec quel corps vont-ils revivre, ces
ressuscites ? " Paul s'engage alors
dans une explication qui vise à distinguer l'existence biologique actuelle de l'existence à venir.
Ce que Paul enseigne dans ce texte, c'est
qu'il y aura une transmutation, une transformation comparable à celle que subit
le grain de blé semé en terre et devient une plante. Nous devons passer, dit
Paul, d'une existence de type psycho-biologique (la " chair " au sens
hébreu) à une existence spirituelle (l'esprit
au sens hébreu encore, c'est-à-dire la dimension surnaturelle,
prophétique). L'homme a d'abord été créé " âme vivante ". Il doit
devenir " esprit vivifiant ". Mais ce n'est pas le spirituel qui est
premier. C'est, dans l'ordre de la création, le psycho-biologique qui est
premier. Le spirituel vient ensuite, contrairement à ce qu'enseignaient déjà
des sectes gnostiques qui prétendaient que la première création, la création originelle,
avait été celle d'un homme originel (Prôto-Anthrôpos) purement spirituel
qui, par suite d'une faute, était déchu et tombé au rang d'âme descendue
dans un corps. Nous avons aperçu ce thème à propos de l'hermétisme et de la
Gnose. Au temps de Paul, ce thème commençait déjà à avoir quelque diffusion, et
c'est pourquoi Paul insiste sur le fait qu'au contraire, dans la perspective
biblique, ce n'est pas le spirituel qui est premier; c'est l'ordre physique,
puis biologique qui est premier; le spirituel vient à la fin.
Ce qui est semé, écrit Paul, c'est un " corps psychique
", ce qui ressuscite, c'est un " corps spirituel ". " Je
dis ceci, frères : la chair et le sang ne peuvent pas hériter le royaume de
Dieu. " — C'est-à-dire, encore une fois, que l'ordre psycho-biologique
actuel est un ordre provisoire, appelé à une transmutation radicale. L'homme
passe d'un type d'existence biologique à un autre type d'existence, qui n'est
plus d'ordre biologique.
Le Nouveau Testament grec, bien entendu, et pour les raisons
que nous avons dites, ne parle jamais de la " résurrection des corps ". Cette expression
n'aurait aucun sens dans le système de référence de l'anthropologie biblique.
Le Nouveau Testament grec parle de " la résurrection d'entre les morts
", άνάστασιν
τήν έκ νεκρών[347], ou, plus souvent, de " la résurrection des
morts ", άνάστασιν
νεκρών[348].
Les
plus anciennes professions de foi de l'Église parlent de la " résurrection de la chair ", σαρκός
άνάστασιν, carnis resurrectionem, avant de parler de la " résurrection des morts ", άνάστασιν
νεκρών (Symbole de Constantinople).
Nous pouvons supposer qu'il n'est plus nécessaire de répéter une fois de plus que chair dans le langage biblique, qu'emprunte ici l'orthodoxie
pour se formuler, ce n'est pas le corps, mais la totalité humaine. " Le Logos s'est fait chair "
ne signifie pas que le Logos a pris un
corps, mais qu'il s'est fait homme. La
résurrection " de la chair ", ce n'est pas la résurrection " du
corps ", mais la résurrection de l'homme, ou des hommes, puisque, dans
la Bible, basar est souvent
pris dans un sens collectif pour désigner l'ensemble des hommes vivants :
" Toute chair verra... "
Nous avons exposé ailleurs dans quelles difficultés se sont
engagés les théologiens des premiers siècles qui ont voulu penser la doctrine
chrétienne de la " résurrection de la chair " à travers le schème
d'une anthropologie qui ne lui était pas adaptée[349]. Nous n'y
reviendrons donc pas ici. Si l'on gratte un peu aujourd'hui sous le vernis qui
recouvre la conscience chrétienne, on retrouve d'ailleurs à peu près les mêmes
pseudo-problèmes et on soulève les mêmes
discussions qu'au temps d'Origène et de saint Jérôme.
Deux erreurs fondamentales sont, nous semble-t-il, à
l'origine de ces
pseudo-problèmes. D'abord on lit
une doctrine pensée et exprimée en
langage biblique à travers une
philosophie qui ne lui est pas adaptée. Et puis l'on oublie que
l'enseignement fondamental de Ieschoua
ne portait pas sur une résurrection comprise à la manière du judaïsme pharisien. Ce
qu'il enseignait, c'est une entrée, aujourd'hui, dans la vie éternelle.
Mais alors, nous dira-t-on, vous revenez en somme à
une doctrine de l'immortalité de l'âme detype platonicien ! — Non, pas du tout.
Nous avons vu, à plusieurs reprises, au cours de ce travail, la différence
fondamentale qui existe entre la doctrine de l'âme chez Platon, et la doctrine
de l'âme dans la tradition biblique. Chez Platon, l'âme est immortelle de plein
droit parce qu'elle est divine par nature. Dans la pensée biblique, l'âme n'est
pas divine par nature, l'existence est pour elle un don reçu, elle est appelée,
invitée, à une destinée qui est une divinisation mais par grâce. Et il faut
qu'elle y consente.
De plus, dans la pensée biblique, l'existence présente,
l'existence corporelle, c'est-à-dire l'existence d'une âme vivante qui vit dans
le monde, n'est pas considérée comme le résultat d'une chute, ni comme
mauvaise. Elle est seulement provisoire. C'est
une étape, excellente, mais non définitive, dans une histoire, un
développement, un processus créateur qui est inachevé. Lorsque l'homme entre
dans l'économie de la vie divine, il ne mange plus, il ne procrée plus. Il
n'exerce plus de fonction biologique.
C'est ainsi que, au sein de l'orthodoxie, la grande tradition
ascétique et mystique a compris les choses. La vie contemplative, la vie
monastique et ascétique des Pères du désert, est une anticipation de
l'existence à venir.
Il en est de la théologie, de la pensée de l'orthodoxie comme
d'un grand arbre qui se développe, qui explicite petit à petit, au cours des
siècles, et selon les besoins, l'information qu'il contient dans son germe. Ce
développement de la pensée de l'orthodoxie se fait sur les différents fronts de
la doctrine, d'une manière inégale. La christologie, la théologie trinitaire,
se sont développées d'abord, d'une manière intense, et elles ont abouti aux
grandes formules des conciles de Nicée, Ëphèse et Chalcédoine. Mais il faut
reconnaître qu'en ce qui concerne ce qu'on appelle dans les manuels de
théologie " les fins dernières ", la théologie ne s'est pas beaucoup
développée depuis le temps où saint Jérôme et les disciples d'Origène se
disputaient à propos de la résurrection " des corps ".
Ce
développement reste à effectuer.
Pour réaliser d'une manière correcte ce développement
nécessaire, l'exégèse scientifique des textes bibliques est la première
condition. Mais elle n'est pas suffisante. Car il n'est pas possible de
manipuler des notions comme celles de " vie ", " mort ",
" âme ", " corps ", " chair ", etc., sans savoir
exactement de quoi l'on parle, c'est-à-dire sans avoir fait l'analyse de ces
notions, pour voir ce qu'elles signifient. En d'autres termes, — telle est du
moins la thèse que nous défendons, — il n'est pas possible de faire de l'exégèse sans faire aussi de la philosophie. Car
si l'on prétend faire de l'exégèse scientifique sans faire aussi, et
peut-être d'abord, l'analyse des notions que l'on rencontre, on fera de la
philosophie quand même, mais d'une manière non critique. On utilisera des
notions et des schèmes philosophiques appartenant à une culture donnée, et que
l'on croit aller de soi, pour aborder un texte, ou une série de textes, qui
appartiennent à une autre culture.
Paris, octobre 1970.
TABLE
[1] M. Eliade,
Le Chamanisme, p. 24.
[2] I. Maitry Upanishad, I, 3; trad. A. M. Esnoul.
[3] Brahmabind Upanishad, 12-14.
[4] Chandog ya Upanishad, 8, 7 sq.
[5] Katha Upanishad, IV, II.
[6] Kausitaki Upanishad, première leçon.
[7] Kaivalyopanisad, I, 16-19.
[8] Mundaka Upanishad, III, 2, 8-9.
[9] Cf. J. Burnet, L'Aurore de la philosophie grecque; trad. fr., p. 87 et sq.
[10] E. Rohde, Psyché ; trad. fr. p. 358.
[11] E. Rohde, op. cit., p. 360.
[12] Pour le contenu de la doctrine orphique, cf. E. Rohde, Psyché, chap. x, " Les Orphiques
[13] E. Rohde, op. cit.t p. 395 et sq.
[14] Frag. 8.
[15] Frag. 11
[16] Frag. 17.
[17] Frag. 11.
[18] Frag. 119.
[19] Frag. 120.
[20] Frag. 118.
[21] Frag. 126.
[22] Frag. 117
[23] Frag. 136
[24] Frag. 115
[25] E. Rohde, op. cit., p. 404
[26] Pbédon; trad. L. Robin, 64 a.
[27] Ibid., 64 c.
[28] Phédon, 64 e
[29] Ibid.s 65 a.
[30] Phédon, 65 a-c.
[31] Ibid. 66 a.
[32] Ibid., 66 b.
[33] Ibid., 66 d- 67 a.
[34] Pbédon, 67 c-d.
[35] Phèdre, 245 c.
[36] Ibid., 245 c.
[37] Ibid., 245 d.
[38] Ibid., 245 d
[39] Ibid 246 c
[40] Ibid, 248 c.
[41] République, X, xv, 617 d
[42] A. J. Festugière, La Révélation d'Hermès Trismêgiste, 11, p. XII-XIII
[43] Plotin, Ennéades, IV, 8, I; trad. E. Bréhier
[44] . F. Nuyens, L'Évo-lution de la psychologie d'Aristote, Louvain, 1948, p. 86.
[45] Cf. Cicéron, Div. ad Brut, 1, 25; Ross, Aristotelis Fragmenta selecta, p. 16; Nuyens, p. 82-83 : Ex quo ita illud somnium esse interpreta-tum ut, cum animus Eudemi e corpore excesserit, tum domum revertisse videatur.
[46] Proclus, In Plat. Remp., 11, p. 349; Ross, p. 18; Nuyens, p. 84.
[47] Augustin, Contra Julianum Pelag., 4, 17, 78; Ross, p. 41; Nuyens, p. 90 : Qui nos ob aliqua scelera suscepta in vita superiore poenarum luendarum causa natos esse dixerunt... Sic noïiros animos cum corporibus copulatos ut vivos cum mortuis esse cuniunctos. Même citation chez Jamblique, Protrep-tique, 8; Ross, p. 41, Nuyens, p. 90.
[48] De Anima, I, 1, 402 a.
[49] De Anima, 402 b.
[50] Aristote, Histoire des animaux, VIII, i, 588 a.
[51] De Anima, II, 3, 414 b.
[52] De Anima, I, 3, 407 b; trad. J. Tricot, modifiée.
[53] De Anima, I, 5, 411 a; trad. cit.
[54] De Anima, II, i, 412 a ; trad. cit. modifiée
[55] Métaphysique, Z, 1037 a.
[56] Physique, II, 2, 194 b.
[57] Alexandre d'Aphrodise, De Anima, 8, 12.
[58] Physique, 1,7,191 a
[59] Ibid.
[60] Métaphysique, Z, 10, 1036 a.
[61] De Anima, II, 412 a.
[62] Traité de l'âme, II, 412 a.
[63] J. M. Le Blond, Aristote, Traité sur les parties des animaux, Paris, Aubier, p. 32.
[64] De Anima, II, 412 a.
[65] Ibid.
[66] Traité de l'âme, II, 412 a
[67] Ibid., 412 b.
[68] Ibid., 412 b.
[69] Métaphysique, H, 6, 1045 b.
[70] Métaphysique, Z, 11,1037 a; trad. Tricot.
[71] De Anima, 1, 5, 411 b.
[72] De Anima, II, i, 412 b.
[73] De Generatione animalium,!, 19, 726 b.
[74] . Ibid. II, 1, 734 b.
[75] Ibid., II, 1, 735 a.
[76] De Generatione animalium, II, 5, 741 a.
[77] . Métaphysique, Z, 10, 1035 b.
[78] Les Parties des animaux, I, 640 a; trad. P. Louis.
[79] Les Parties des animaux, I, 641 a; trad. Cit.
[80] Traité de l'âme, II, 1, 412 b.
[81] Aristote, De Anima, I, 1, 403 a; trad. J. Tricot.
[82] De Anima, I, 4, 408 b; trad. cit. modifiée.
[83] De la génération des animaux, II, 3, 736 b; trad. cit.
[84] Ibid
[85] Traité de l'âme, II, 1, 413 a.
[86] Traité de l'âme, II, 2, 413 b.
[87] A. Rivaud, Le Problème du devenir et la Notion de matière dans la philosophie grecque depuis les origines jusqu'à Théophraste, Paris, 1906, p. 144 et sq.
[88] Théophraste, apud.t Simplicius, Phys. 28, 4
[89] , De la Génération et de la Corruption, I, 8, 325 a; trad. Tricot modifiée.
[90] Diogène Laerte, IX, 31 sq.
[91] Aristote, Traité de l'âme, I, 2, 404 a.
[92] Épicure, "Lettre à Hérodote, apud Diogène Laerte, X, 63; trad. M. Solovine.
[93] De Rerum Natura, III, 161.
[94] Ibid., III, 180.
[95] Ibid., III, 425
[96] De Rerum Natura., III, 455
[97] Ibid., III, 470
[98] Ibid., III, 532
[99] Ibid., III, 543
[100] Ibid., III, 640.
[101] Ibid., III, 670
[102] Ibid., III, 830
[103] Gn 6, 13; 6, 17; 7, 15 ; Ps 136, 25.
[104] Gn 6, 12; Is 40, 6; Jr 25, 31; Ps 145, 21.
[105] Ps 145, 21.
[106] Gn 6, 12
[107] Is 40, 5
[108] Is 49, 26.
[109] Ps 107, 9.
[110] Prov 25, 25
[111] Deut 12, 20.
[112] Jr 31, 14
[113] Numb 21, 5
[114] . Jr 4, 9.
[115] Gn 43, 30
[116] Prov 23, 16
[117] Cant 5, 4
[118] Jr 31, 20
[119] Prov 23, 16
[120] Ps 16, 7.
[121] Ps 119, 123
[122] Pour ce qui est de la doctrine hébraïque de l'âme, on se reportera au savant travail de Daniel Lys, Nephesh, Histoire de l'âme dans la Révélation d'Israël..., Paris, P. U. F., 1959.
[123] Os 9, 5.
[124] Sam 10, 1.
[125] Sam 16, 13.
[126] Numb 27, 12 et sq.
[127] Jo 3,1.
[128] Co 2, 10-15.
[129] Pour la doctrine de l'esprit dans la
Bible hébraïque, on se reportera au travail de D. Lys, " Ruach "
le Souffle dans l'Ancien Testament, Paris,
P. U. F., 1962.
[130] Jn I, 14.
[131] Alejandro Diez Macho, Néophyti I, tome I, Genesisy texte araméen p. 3 et sq.; traduction française par le père Le Deaut, p. 353 et sq.
[132] Enchiridion Symbolorum, Denzinger-Schônmetzer, 250.
[133] Cyrille
d'Alexandrie, De recta fide ad Theodosium,
P. G., lxxvi, 1156-1168; trad. H.
M. Diepen, Aux origines de l'anthropologie de saint Cyrille d'Alexandrie,
Paris, 1957, p. 91.
[134] La traduction française du Credo : Et incarnatus est de Spiritu Sancto ex Maria Virgine..,. par : " Il a pris chair du sein de la
Vierge... " reconduit par la main les chrétiens de France à
l'hérésie d'Apollinaire de Laodicée, puisqu'en français moderne on entend par
" chair " à peu près ce qu'on entend par " le corps ", en
tant que distinct de l'âme.
[135] Cyrille d'Alexandrie, De recta fide ad Augusta, P. G., lxxvi, 1412-1413; trad. H. M. Diepen, op. cit.y p. 109.
[136] Cyrille d'Alexandrie, Homélie pascale, VIII, 5 ; P. G., lxxvii, 569 D.
[137] Saint Thomas d'Aquin, Sum. contra Gent., IV, cap. 33 : " Mani-festum est igitur ex praedictis quod in Christo verum corpus humanum et vera anima humana fuit. Sic igitur quod Ioannes dicit, Verbum caro factum est, non sic intelligitur quasi Verbum sit in carnem conversum; neque sic quod Verbum carnem solam assumpserit; aut cum anima sensitiva, sine mente; sed secundum consuetum modum Scripturae ponitur pars pro toto, ut sic dictum sit : Verbum caro factum est, ac si diceretur, Verbum homo factum est ; nam et anima interdum pro homine ponitur in Scriptura... Similiter etiam caro pro toto homine ponitur... Sic igitur et hic caro pro toto homine ponitur... "
[138] A. J. Festugière, L'Hermétisme,
Lund, 1948, p. 2. et 3. Repris
dans Hermétisme et Mystique païenne, Paris,
Aubier, 1967, p. 28 et sq.
[139] A. J. Festugière, op. cit., p.
10.
[140] A. J. Festugière, La Révélation..., tome III, p. 33.
[141] « L'Hermétisme, p. 39.
[142] Corpus Herméticum, IV, 2; Asclépius,
8 et 10.
[143] L'Hermétisme, p. 39.
[144] Corpus Hermeticum, Asclépius, 7-8; trad. A. J. Festugière
[145] Asclépius, 7; trad. cit.
[146] Corpus Hermeticum, X, 15; trad. cit.
[147] Koré Kosmou, 34-35; apud Festugière, La Révélation..., III, p.
63.
[148] Corpus Hermeticum VII; trad. cit.
[149] Clément
d'Alexandrie, Extraits de Théodote, 78 ; trad. F. Sagnard : τίνες
ήμεν, τί
γεγόναμεν πού
ήμεν, ποΰ
ενεβλήθημεν
ποϋ σπεϋδομεν,
πόθεν
λϋτροϋμεθα τι
γέννησις, τι
αναγέννησις.
[150] Irénée, Adv. Haer., I, XXI, 5 ; P. G., VII, 668
[151] Evangelium Veritatis, éd. Malinine, Puech, Quispel, Zurich, 1956, f. XI, p. 22
[152] Ginza der Schatz oder das grosse Buch der Mandäer ; éd. et trad. M. Lidzbarski, Gottingen, 1925.
[153] Pour l'exposé du mythe manichéen, on lira H. C. Puech, Le Manichéisme, Paris, 1949. A. Adam, Texte zum Manichäismus, Berlin, 1954. Nous avons exposé les grandes lignes du mythe manichéen, avec textes à l'appui, dans notre travail déjà cité, La Métaphysique du christianisme..., p. 292 et sq.
[154] H. C. Puech, op. laud., p. 154.
[155] Nemesius d'Émèse, De natura hominis, P. G., xl, 577.
[156] El-Khatibi, cité par Puech, op. cit., p. 165.
[157] Augustin, Contra Faustum, XX, 21.
[158] A Manichaean Psa/m-Book, éd. Allberry, p. 17.
[159] Ein manichäisches Bet- und Beichibuch.
[160] Evodius, De Fide, XXXIV.
[161] Augustin, Contra Faustum, XX, 2.
[162] Ibid., XX, 13.
[163] Théodore bar Khônai, cité par F. Cumont, Recherches sur le manichéisme, I, la Cosmogonie manichéenne d'après Théodore bar Khônai, Bruxelles, 1908, p. 48.
[164] Augustin, De Natura boni, p. 44.
[165] Plotin, Ennéades, V, 2, 1-2; trad. E. Bréhier.
[166] Spinoza, Éthique, II, schol. de la prop. XIII.
[167] Ennêades, IV, 8, 1 ; trad. cit.
[168] Ennêades, IV, 8, 6.
[169] Ibid., IV, 8, 7.
[170] EnnéadeSy IV, 8, 5.
[171] Ibid., II, 9, 4.
[172] Ennéades, IV, 7, 13.
[173] Ennéades, IV, 8, 4.
[174] Ennéades, IV, 1.
[175] Ibid., IV, 4, 3.
[176] Ibid., V, 8, 7.
[177] Ennéades, VI, 4, 4.
[178] Ibid., VI, 4, 14.
[179] Ennéades, V, 1, 1.
[180] Ennéades, IV, 3, 12.
[181] Ibid., IV, 3, 13.
[182] Ennéades, IV, 3, 15.
[183] Ibid.y IV, 3, 8.
[184] Ibid., IV, 3, 13.
[185] Ennéades, IV, 3, 17.
[186] Ennéades, IV, 8, 5.
[187] Ibid., VI, 4, 14.
[188] Ennéades, VI, 4, 16.
[189] Ibid., L, 6, 5.
[190] Ennêades, I, 8, 14.
[191] Ennéades, I, 6, 5.
[192] Ibid., IV, 8, 2.
[193] Ibid., IV, 7, 14.
[194] Ibid., III, 2, 4.
[195] Ibid., III, 2, 4.
[196] Ibid., V, 2, 2.
[197] Ennéades, IV, 7, 13.
[198] Ibid., IV, 8, 8.
[199] Ibid., IV, 1.
[200] Ennéades, VI, 9, 7.
[201] Ibid., I, 2, 5.
[202] Ibid., I, 2, 4.
[203] Ibid., III, 6, 5.
[204] Ibid., V, 3, 17
[205] Ibid., II, 3, 9
[206] Ibid., I, 6, 9
[207] Ennéades, V, 1, 1
[208] Ibid., V, 1, 3
[209] EnnêadeSy VI, 9, 8.
[210] Ennéades, VI, 5, 1.
[211] Ibid., VI, 5, 7
[212] Ibid., VI, 5, 12.
[213] Ibid., VI, 9. 7.
[214] Pour les références et les textes grecs et latins sur lesquels s'appuie notre bref résumé de la doctrine de l'âme chez Origène, on se reportera, si l'on veut, à notre travail : La Métaphysique du christianisme et la Naissance de la philosophie chrétienne, éd. du Seuil, Paris, 1962, IIe partie, chap. 3.
[215] II, Sent. à. 1, q.
[216] Ibid., d. 17, q. 2. a. 2.
[217] Sum. contra Gent, II, cap. 57, n° 1335.
[218] Sum contra Gent., II, 69, 1461.
[219] Ibid., II, cap. 79, 1606.
[220] Somme théologique, I, qu. 75, a. 2.
[221] Ibid,, 76, a. 1.
[222] Descartes, éd. Adam-Tannery, I, p. 70.
[223] Le Monde, A. T., XI, p. 31; éd.
F. Alquié, tome I, p. 343.
[224] Ibid, chap. vi, A. T., XI, p.
31; éd. F. Alquié, I, p. 343.
[225] F. Alquié, Œuvres philosophiques de Descartes, I, p. 344.
[226] Descartes. Le Monde, chap. vi, éd. A. T., XI,p. 33 ; éd. F. Alquié, I, p. 345.
[227] Descartes, Le Monde, chap. vi; A. T., XI, p. 34-35 ; éd. F. Alquié, I, p. 346-347-
[228] Descartes, Discours de la Méthode, V; éd. F. Alquié, I, p. 615.
[229] Descartes, Discours de la Méthode, V; éd. F. Alquié, I, p. 615.
[230] Descartes, Le Monde, chap. vu, A. T., XI, p. 36-37; éd. F. Alquié, I, p. 349-350.
[231] Descartes, Le Monde, Traité de l'homme, A, T., XI, p. 119-120; éd. F. Alquié, I, p. 379.
[232] Descartes, Discours de la Méthode, V, A. T., t. VI, p. 45.
[233] Descartes, La Description du corps humain... (1648), A. T., XI, p. 223-225.
[234] La Description du corps humain, A.
T., XI, p. 225.
[235] La Description du corps humain, A.
T., XI, p. 226. 2. Descartes, Principes, IV, 203.
[236] La Description du corps humain, A. T., XI, p. 225.
[237] Descartes, Les Passions
de l'âme, I, V, A. T., XI, p. 330.
[238] Descartes, Méditations, II, éd. F. Alquié, II, p. 417.
[239] Desçartes, Réponses aux cinquièmes objections, éd. de la Pléiade, p. 375
[240] Les Passions de l'âme, I, 17; A.
T., XI, p. 342.
[241] Descartes, Réponses aux cinquièmes objections, IV; éd. F. Aquié, II, p. 797.
[242] Descartes, Discours de la Méthode, IVe partie.
[243] Leibniz, Animadversiones in Cartesium; éd. Gerhardt, IV, p. 357.
[244] Discours de la Méthode, IV
[245] Méditations, I.
[246] Méditations, III, au commencement.
[247] Entretiens métaphysiques, IV, XX, 146.
[248] Recherche de la vérité, I, 54.
[249] Recherche de la vérité, I, XVII.
[250] Entretiens sur la métaphysique..., IV, XIV, p. 140.
[251] Recherche de la vérité,1, XII.
[252] Recherche de la vérité, I, XI
[253] Recherche de la vérité, I, VIII
[254] Entretiens sur la mêtaph., IV, XVIII, p. 144
[255] Ibid, IV, XVIII, p. 145.
[256] Ibid, IV, XIII, 140
[257] Recherche de la vérité, I, XI.
[258] Entretiens sur la métaphysique..., VI, VII, p. 189.
[259] Méditations chrétiennes et métaphysiques, XI, IV, Œuvres complètes, x, p. 116.
[260] Ibid., XI, IX, p. 118.
[261] Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, IV, XII, p. 139
[262] Ibid, IV, XVI, p. 142.
[263] De la recherche de la vérité, I, p. XIII
[264] Évolution créatrice, p. 248
[265] Ibid., p. 244
[266] Ibid., p. 246
[267] Ibid., p. 11
[268] Ibid., p. 203
[269] Ibid., p. 209
[270] Ibid., p. 207
[271] Évolution créatrice, p. 202
[272] Ibid., p. 209
[273] Ibid., p. 100
[274] Ibid., p. 259
[275] Ibid., p. 22.
[276] Évolution créatrice, p. 90.
[277] Ibid, p. 92
[278] Évolution créatrice, p. 95.
[279] Évolution créatrice, p. 270
[280] Évolution créatrice p. 269
[281] Évolution créatrice, p. 95
[282] Enn. VI, 4, 16
[283] Évolution créatrice, p. 182
[284] La Pensée et le Mouvant, p. 41.
[285] Enn. I, 6, 5
[286] Évolution créatrice, p. 186
[287] Ibid., p. 264
[288] Ibid., p. 238
[289] La Pensée et le Mouvant'; p. 213
[290] Evolution créatrice, p. 238
[291] A. Lwoff, Le Concept d'information dans la biologie moléculaire, apud le Concept d'information dans la science contemporaine, Paris, 1965, p. 195
[292] Leçons sur les phénomènes de la vie..., p. 35-36
[293] A.I. Oparin, LOrigine de la vie sur la terre; trad. fr., Paris, 1965, p. 279-280
[294] E. Kahane, La Vie n'existe pas !, éd. de l'Union rationaliste, Paris, 1962, p. 165-166
[295] E. Kahane,
op. cit., p. 166.
[296] E. Kahane, op. cit., p. 172
[297] Éléments de physiologie cellulaire, Paris, 1966, p. 70
[298] Autonomie de l'Être vivant, Paris, 1949, p. 41
[299] Problèmes de la vie, p. 19
[300] Ph. L'Héritier, Qu'es-ce quel'hérédité, apud «Hérédité et Génétique », Paris, Fayard, 1964, p. 13
[301] Ph. L'Héritier, Qu'est-ce que l'hérédité ?, op. cit., p. 13-14
[302] J. Lejeune,
préface au livre de J. de
Crouchy, Le Message héréditaire, Paris,
1965, p. ix.
[303] François Mauriac, Bloc-Notes, 16 février 1964
[304] M. Aron, Problèmes de vie, p. 23
[305] Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, p. 140
[306] M. Durand et P. Favard, La Cellule, Paris, éd. Hermann, 1967, p. 181
[307] Policard, Éléments de physiologie cellulaire, Paris, Masson, 1966, p. 70
[308] J. Monod, Leçon inaugurale, p. 16
[309] J. Monod, Leçon inaugurale, p. 17-18
[310] A. I. Oparin, L'Origine de la vie sur la terre, p. 287-288
[311] A. I. Oparin, L'Origine de la vie sur la terre, p. 301
[312] P. Wintrebert, Le Vivant Créateur de son évolution,? Paris, 1962, p. 116
[313] L. Gallien, L'Embryologie, apud Biologie, Encyclopédie de la Pléiade, p. 399
[314] P. Brien, L’Évolution épigénétique, L'année biol, t. 6, facs. 9-10, 1967, p. 476
[315] Les Chemins de la vie, p. 120
[316] Cf. E. Wolff, dans biologie générale, éd. Masson, Paris 1966, p. 690 et sq.
[317] J. Rostand, apud E. Wolff, Les Chemins de la vie, préface, p. xiv.
[318] G. Frank et V. Engelhardt, La Physique et la Chimie dans la recherche biologique, Recherches internationales à la lumière du marxisme, 25-26, p. 41-42
[319] L. Brillouin, Vie, Matière et Observation, p. 71
[320] P. Wintrebert, Le Vivant Créateur de son évolution, Paris, éd. Masson, 1962, p. 30-31
[321] P. P. Grasse, Traité de typologie, T..1, préface, p. x.
[322] Éthique, II, prop. XI, corol.
[323] Cf. Louis de Broglie, Physique et Microphysique, Paris, Albin-Michel, 1947, p. 23 et sq.
[324] Ez 37
[325] Jb 19, 20; trad. E. Dhorme
[326] Is 26, 13 sq.
[327] Mac 7, 9.
[328] Ibid., 7, 11.
[329] Ibid., 7, 14
[330] Ibid., 7, 23.
[331] Mac xii, 43.
[332] Mac xiv, 46.
[333] Mc 12, 18.
[334] Mt 22, 23
[335] Lc 20, 27
[336] Lc 16, 19 s.
[337] Lc 17,20
[338] Jn 8, 51
[339] In 6, 47
[340] Jn 6, 48
[341] Jn 5,24
[342] Jn II, 23 sq
[343] Lc, 23, 42-43
[344] Phi 1, 22
[345] C'est-à-dire la matière qu'il avait informée en dernier lieu.
[346] I Co 6, 12.
[347] Ac4, 2
[348] Ac 17, 32; 23, 6; 26, 23; Ro 1,4; Co 15, 12, 13, 21,42; Hé 6, 2; 11, 35.
[349] La Métaphysique du christianisme et
la Naissance de la philosophie chrétienne, p. 613 et sq.