PLAT RECTO

 

Claude Tresmontant

 

 

 

 

 

 

 

 

Les premiers éléments

de la théologie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A l'usage des élèves
des classes terminales des Lycées
et des classes préparatoires
aux Grandes Écoles

 

 

 

 

O.E.I.L.


PLAT VERSO

 

 

Zone de Texte: A -_LES PREMIERS ÉLÉMENTS DE LA THÉOLOGIE

 

 

Ces premiers éléments de la théologie sont destinés à des garçons et des filles de 16 ans qui ont étudié les éléments des mathématiques modernes, les éléments de la physique moderne, les éléments de la chimie et ceux de la biologie. Ils sont donc habitués à raisonner et ont besoin d'une nourri­ture substantielle.

 

La théologie est une science, bien fondée, fondée dans l'expérience, fondée sur des faits :

 

-        le fait de la création, qui est discernable pour l'intelli­gence à partir de ce que nous connaissons aujourd'hui de l'his­toire de l'Univers et de la nature ;

 

-        le fait de la révélation discernable par l'intelligence à partir de ce que nous connaissons de l'histoire du peuple hébreu depuis Abraham l'émigrant ;

 

-        le fait de l'incarnation, discernable par l'intelligence à partir de ce que nous savons du rabbi galiléen et judéen par sa mère, Ieschoua ha-nôtzeri ;

 

-        le fait de l'Église, la nouvelle Humanité en régime de formation, de transformation.

 

Les sciences de l'Univers et de la Nature portent sur le passé et sur le présent de l'Univers et de la nature. La théologie est la science qui porte sur l'avenir de la création. Elle est la science qui est nécessaire pour que l'Homme puisse connaître la finalité de la création et donc coopérer activement et intelligemment à cette création inachevée.


DU MÊME AUTEUR

 

 


Aux mêmes éditions O.E.I.L.

 

Le Christ hébreu

L'Évangile de Jean, traduction et notes

L'Évangile de Matthieu, traduction et notes

L'Évangile de Luc, traduction et notes

L'Apocalypse de Jean, traduction et notes

Schaoul qui est appelé aussi Paulus, et la théorie de la Méta­morphose (Saint Paul, sa vie et sa pensée)

L'Histoire de l'Univers et le sens de la création

 

 

Aux éditions Gabalda

 

Le Prophétisme hébreu

 

 

Aux éditions du Seuil

 

La Métaphysique du Christianisme et la naissance de la Philosophie chrétienne, - Prix Emmanuel Mounier, 1962 Introduction à la Métaphysique de Maurice Blondel, 1963 La Métaphysique du Christianisme et la Crise du XIIIe siècle, 1964

Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, 1966

Le Problème de la Révélation, 1969

L'Enseignement de Ieschoua de Nazareth, 1970

Les Problèmes de l'Athéisme, 1972

Couronné par l'Institut. - Prix Maximilien Kolbe 1973

Introduction à la Théologie chrétienne, 1974

Couronné par l'Académie française

Sciences de l'Univers et Problèmes métaphysiques, 1976 La Mystique chrétienne et l'Avenir de l'Homme, 1977 La Crise moderniste, 1979

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© O.E.I.L. Paris 1987      I.S.B.N. 2.86839.099.4


AVANT-PROPOS

 

Ces Éléments de théologie nous ont été commandés par un éditeur parisien en automne de l'année 1979. - Nous avons remis notre manuscrit au printemps de l'année 1980. Ils paraissent chez un autre éditeur, sept ans plus tard. - Le philoso­phe Epictète, - Epiktètos, c'est un surnom, et personne ne sait ce qu'il signifie, - né vers l'an 50 à Hiérapolis, en Asie mineure, - distinguait dans la réalité, dans les événements, dans les faits, - ta eph'hèmin, ce qui dépend de nous, - et ta ouk eph' hèmin, ce qui ne dépend pas de nous. Il dépen­dait de nous de rédiger ces Éléments, qui nous avaient été commandés, mais il ne dépendait pas de nous de les publier.

Les peintres savent que lorsqu'une toile est finie, terminée, achevée, il ne faut pas, plusieurs années plus tard, y appor­ter des retouches. Un livre est dans le même cas. Il est ce qu'il est lorsqu'il sort du four. On peut, si l'on veut, en faire un autre. Mais on ne peut pas le retoucher plusieurs années plus tard sans l'abîmer.

Nous avons donc laissé ces Éléments tels que nous les avons rédigés. Nous nous sommes contenté de retouches mineures portant sur des points de détail, et d'ajouter en notes quel­ques indications supplémentaires.

Ces Cléments ont été conçus et rédigés pour des garçons et des filles de seize ans, qui ont étudié les Éléments de la Physique, les Éléments de la Chimie, les Éléments de la Bio­logie, et les Éléments des mathématiques modernes. Ils sont donc habitués à raisonner.

Les personnes d'un âge ultérieur, qui n'auraient pas envie de raisonner, et donc de se fatiguer, sont priées de ne pas tou­cher à ces premiers Éléments de la théologie, qui ne leur sont pas destinés.

Il est évident que lorsqu'on entreprend d'exposer les fon­dements d'une science quelconque, - les mathématiques, la physique, la biologie, ou, ce qui est ici le cas, la théologie, - on est conduit parfois à modifier certaines représentations, certaines habitudes intellectuelles, certaines notions que l'on croyait claires à cause de l'habitude et qui en réalité étaient confuses, - par exemple en physique les notions de temps, de matière, d'espace, de causalité, et bien d'autres.

La théologie chrétienne a maintenant bientôt vingt siècles. Durant ces vingt siècles, les mots ont changé de sens. Dans le passage de l'hébreu au grec, du grec au latin, du latin aux langues des nations païennes, des notions qui avaient un sens en hébreu, ont pris un tout autre sens.

Tout cela est très fatigant. Chacun sait qu'à partir d'un certain âge, - et cet âge vient pour certains très vite - les intelligences ont horreur de changer leurs habitudes, c'est-à-dire ce qu'elles ont appris à l'école.

Dans ce bref exposé des Cléments de la théologie, nous aurons l'occasion d'expliquer le sens de certains termes, qui s'est modifié au cours du temps et de dissiper par là même un certain nombre de malentendus.

Nous avons donc préféré nous adresser à des intelligences qui, en ce domaine, n'ont pas encore pris des habitudes. L'illustre physicien Marx Planck, dans son Autobiographie scientifique, fait observer que la révolution survenue au début de ce siècle en physique, dans les représentations principa­les, était si profonde, que seuls les étudiants, qui n'avaient pas encore pris d'habitudes intellectuelles, ont pu aisément comprendre le sens de cette révolution. « Une vérité nouvelle en science n'arrive jamais à triompher en convainquant les adversaires et en les amenant à voir la lumière, mais plutôt parce que finalement ces adversaires meurent et qu'une nou­velle génération grandit, à qui cette vérité est familière ».

La théologie est une science, la science qui porte sur la finalité ultime de la création et de l'Univers. Elle a besoin de temps en temps, tout comme les autres sciences, de faire sa toilette, de se rafraîchir les idées, de revoir son vocabulaire et de repenser ses notions fondamentales.

A Paris le 25 mars 1987, fête de l'Annonciation.


Le mot français catéchisme vient d'un verbe grec : katê­cheô, qui signifie : retentir, résonner, faire  retentir aux oreil­les, d'où : instruire de vive voix. La katêchèsis, c'était l'action d'instruire de vive voix.

Un catéchisme est donc un livre qui contient sous forme écrite une instruction que l'on pourrait, ou que l'on devrait donner de vive voix. Un manuel de physique, un traité de biologie, sont des catéchismes de physique ou de biologie.

Le christianisme est une doctrine, c'est-à-dire un ensem­ble de connaissances, qui peuvent s'apprendre, et qui peuvent donc aussi s'enseigner. En règle générale - et jusqu'à présent nous ne connaissons pas d'exception à cette règle - les connaissances vont de celui qui les possède à celui qui ne les possède pas. Ainsi celui qui a joué toute sa vie d'un ins­trument de musique, par exemple le piano, le clavecin ou le violon, l'enseigne à l'enfant qui n'a encore jamais joué. Jusqu'à présent, nous n'avons pas encore vu d'enfant don­ner des leçons de piano à Arthur Rubinstein. De même, celui qui a étudié longuement la physique moderne, la biologie moderne, ou la biochimie, peut-il tenter d'enseigner la physi­que, la biologie ou la biochimie à ceux qui l'ignorent.

En général donc la science va de celui qui l'a, à celui qui ne l'a pas, mais lorsque Louis de Broglie enseigne la physi­que quantique et la mécanique ondulatoire à l'Institut Henri Poincaré, à Paris, rue Pierre Curie, devant une centaine d'étu­diants, les uns écoutent plus ou moins attentivement ; d'autres s'appliquent mais ne sont pas doués, ou ne sont pas préparés pour comprendre ce que dit l'illustre physicien ; certains comprennent intégralement ce que dit l'inventeur de la mécanique ondulatoire : ils reçoivent, ils assimilent toute l'information qui vient de la source, en l'occurrence Louis de Broglie. Mais dans tous les cas, lorsque Louis de Broglie communique la science qu'il a acquise, par un long travail, durant des années de recherche, la science qu'il communi­que ne le quitte pas. Il ne perd pas la science qu'il donne. Sa science reste auprès de lui, en lui. Il peut même se trouver qu'en enseignant tel problème de physique, il fasse un progrès dans la connaissance qu'il en a lui-même.

 

Nous connaissons aujourd'hui l'Univers et son histoire sur une période d'environ vingt milliards d'années, grâce aux sciences qui étudient l'Univers, la nature et tout ce qu'ils contiennent : l'astrophysique, la physique, la chimie, la bio­chimie, la biologie, la zoologie, la paléontologie, la neurophy­siologie, la psychologie expérimentale, animale et humaine, etc.

Lorsqu'un savant étudie l'Univers, ou un sous-ensemble de l'Univers, c'est-à-dire une galaxie ; ou la matière, ou une molécule composée complexe ; ou un système biologique, - ce qu'il atteint, ce qu'il découvre, ce qu'il connaît, finalement, c'est de l'information. Tout est information dans l'Univers et dans la nature. Un atome est une structure, une composi­tion : c'est déjà de l'information. Une molécule est une com­position de compositions atomiques : c'est de l'information. Certaines molécules géantes sont des messages, des télégram­mes qui contiennent les instructions nécessaires pour com­poser un animal vivant : ce sont les messages génétiques. Tout est information dans l'Univers et dans la nature, tout sauf la poussière qui résulte de la décomposition des systè­mes qui ont été composés. Et encore faut-il préciser : au niveau moléculaire et atomique un grain de poussière est cons­titué d'éléments qui sont eux-mêmes composés, et donc informés.

Dans l'Univers, dans la nature, dans notre minuscule système solaire, dans l'histoire humaine, il existe un fait entre les faits, un fait incontestable et incontesté, un fait objectif qui peut être objet de science comme tous les faits d'expé­rience : le fait hébreu.

C'est un fait en apparence minuscule à son tour. Mais il ne faut pas se fier aux apparences spatiales : le noyau qui se trouve dans la tête du spermatozoïde aussi est une réalité minuscule : il contient pourtant toute une bibliothèque, et toutes les informations requises pour construire un enfant de lion, d'éléphant ou d'homme.

Le fait hébreu, si on l'examine de près, minutieusement, à la loupe, contient une information, et même une série d'informations créatrices, que nous allons examiner.

 

La théologie, c'est-à-dire la science qui a Dieu pour objet, est fondée sur trois faits :

1.  Le fait de la création.

2.  Le fait de la révélation.

3.  Le fait de l'incarnation.

 

On peut et on doit même ajouter un quatrième fait, le fait de l'Église.

Bien entendu, pour que la théologie commence, et avant qu'elle ne commence, il faut avoir établi ces trois faits, et aussi le quatrième qui en résulte, c'est-à-dire qu'aucun de ces faits ne doit être admis à l'aveuglette, les yeux fermés, ou par un « acte de foi ». Tous ces faits doivent être examinés les yeux grands ouverts, avec toute notre intelligence, tout notre esprit critique. Il n'est pas question de recevoir aucun de ces faits d'une manière passive, et par simple obéissance. Obéissance à qui, et au nom de quoi ? Nous devons aller voir nous-même si ces faits sont bien des faits réels.

Ces trois faits, auxquels s'ajoute celui de l'Église, nous four­niront le plan de notre catéchisme, c'est-à-dire de notre manuel d'instruction, ou encore de notre initiation à cette science qui s'appelle la théologie. La cosmologie est la science de l'Univers, la biologie est la science des êtres vivants, l'anthropo­logie est la science de l'homme, la théologie est la science de Dieu et de son oeuvre, de son dessein créateur.


I-              LE FAIT DE LA CRÉATION

 

 

Comme je l'ai déjà dit, nous connaissons aujourd'hui l'Univers sur une durée d'environ vingt milliards d'années. Nous avons une idée de ce qu'il était dans ses premiers instants : matière et rayonnement ; des électrons et leurs antiparticu­les, les positrons, des photons, des neutrinos et des antineu­trinos. Les astrophysiciens évaluent la température de l'Univers dans les tout premiers instants, dans les premiers centiè­mes de secondes, à environ cent milliards de degrés Kelvin[1].

Très vite, l'Univers se détend et donc se refroidit.

Ce qui est d'ores et déjà certain, c'est qu'au cours du temps la matière, qui constitue ce que nous appelons aujourd'hui l'Univers, se trouve emportée dans un processus de compo­sition croissante : en physique, les atomes les plus complexes sont aussi les plus récents. L'Univers est en régime de com­position depuis environ vingt milliards d'années. Les étoiles, les galaxies, se sont formées progressivement, certaines étoi­les sont encore aujourd'hui en régime de formation. Nous savons aujourd'hui que l'Univers est un gaz de galaxies, c'est-à-dire un gaz dont chaque molécule est une galaxie. Or une galaxie comme la nôtre, celle dans laquelle nous sommes, comporte environ cent milliards d'étoiles.

Notre étoile, c'est-à-dire celle que nous appelons le soleil, s'est formée sans doute il y a un peu plus de cinq milliards d'années. Notre système solaire a donc à peu près cet âge. Notre vieille planète est de formation un peu plus récente : environ quatre milliards six cents millions d'années. Mais tous ces chiffres sont susceptibles de révision.

Sur notre obscure planète, la Terre, dès qu'elle a été physi­quement prête, la matière a continué son processus de com­position. Des atomes arrangés avec d'autres atomes, cela donne des molécules. Des molécules arrangées avec d'autres molécules, cela donne des molécules géantes. Des molécules géantes arrangées avec des molécules géantes, cela donne des molécules qui sont des télégrammes, des bibliothèques, qui contiennent toutes les instructions ou informations nécessai­res pour commander à la construction d'un être vivant, d'abord monocellulaire, puis plus complexe, composé ou constitué de millions puis de milliards de cellules différen­ciées, spécialisées.

C'est donc une loi générale de l'histoire de l'Univers et de la matière qui se découvre à nous en cette fin du XXe siècle.

Au cours du temps, la matière se trouve prise et emportée dans un processus de composition qui la porte vers des struc­tures de plus en plus complexes et donc de plus en plus impro­bables, du point de vue statistique.

En un langage plus simple : Dans l'Univers, l'information augmente constamment au cours du temps. L'Univers est un système historique, évolutif, génétique, dans lequel l'infor­mation augmente d'une manière irréversible.

On trouve, dans tous les bons ouvrages de physique et de biochimie, des exposés sur la genèse et la complexification de la matière, la formation des noyaux lourds, etc. [2] ; sur l'étude de la formation des molécules à partir des atomes, et des molécules géantes à partir des molécules antérieures qui sont plus simples[3]. En somme, aujourd'hui, nous pou­vons étudier l'histoire de l'Univers et l'histoire de la matière.

Nous savons aujourd'hui que les premiers êtres vivants, les plus simples, sont apparus sur notre planète Terre il y a environ trois milliards et cinq cents, ou six cents millions d'années. Là encore, les chiffres peuvent être révisés.

Ce qui est certain, c'est que les premiers êtres vivants parus, j'allais dire publiés, - ont été les plus simples : des systè­mes biologiques constitués d'une seule cellule. Le message génétique. nécessaire pour commander à la construction d'un tel système biologique est cependant déjà extrêmement riche en information, car il doit contenir toutes les instructions ou informations requises pour commander non seulement à la construction d'un système biologique déjà très complexe, capable de subsister en renouvelant tous les atomes qu'il intè­gre, mais, de plus, capable de se reproduire, de communi­quer à d'autres l'information génétique qu'il contient, capa­ble aussi de s'adapter au milieu, et capable, enfin, d'évoluer, de se transformer. Car, de fait, ces systèmes biologiques monocellulaires ont évolué et se sont transformés. Voir dans un bon ouvrage de biologie fondamentale la description de ces systèmes biologiques élémentaires, les premiers vivants, les plus simples[4].

Après les systèmes biologiques les plus simples, sont venus des systèmes biologiques de plus en plus complexes : c'est l'histoire naturelle des êtres vivants.

Les traités de zoologie[5] nous présentent cette histoire de l'invention progressive, depuis plus de trois milliards et demi d'années, de tous les êtres vivants qui ont peuplé notre pla­nète. Certains de ces êtres sont encore autour de nous. La plupart sont disparus. Nous les connaissons par les fossiles.

Ce qui apparaît certain, lorsqu'on étudie cette longue his­toire, c'est qu'au cours du temps des systèmes biologiques de plus en plus complexes apparaissent, constitués de cellu­les différenciées, d'organes spécialisés. Et donc, pour com­mander à la genèse ou à la formation de ces systèmes biolo­giques de plus en plus complexes, de plus en plus différen­ciés et spécialisés, il a bien fallu des messages génétiques de plus en plus riches en information et contenant toutes les ins­tructions requises pour commander à la genèse de ces systè­mes. C'est ce que les biologistes et les biochimistes nous disent en effet aujourd'hui : les messages génétiques, au cours du temps, augmentent en taille et en richesse, du point de vue de l'information.

Au cours du temps, la vie s'oriente vers la composition d'organismes de plus en plus mobiles, autonomes et pourvus d'un système nerveux de plus en plus développé. L'encé­phale augmente continuellement en taille et en complexité au cours de l'histoire naturelle. L'histoire naturelle de la vie se présente à nous comme une montée irréversible vers des psychismes de plus en plus développés.

Les premiers êtres vivants parus sont des psychismes, élé­mentaires, rudimentaires, mais des psychismes quand même. Il n'existe pas d'être vivant qui ne soit un psychisme. Tout ce qui est biologique est aussi psychique.

La biologie et la psychologie, - la psychologie expérimen­tale s'entend, animale et humaine, - portent sur la même réalité : les êtres vivants, qui sont des systèmes biologiques, et qui sont des psychismes, d'une manière, indissociables.

Descartes s'est donc lourdement trompé sur ce point, lui qui pensait que les animaux sont des machines et ne sont pas des psychismes. Le même s'est d'ailleurs aussi lourdement trompé en croyant que notre organisme est une machine. Une machine ne se répare pas elle-même, ne se régénère pas, ne se développe pas, ne grandit pas, et ne renouvelle pas cons­tamment et sans cesse tous les atomes qu'elle intègre.

Au cours du temps, avec le développement neurophysio­logique, corrélativement au développement neurophysiolo­gique, le psychisme se développe. Et avec l'Homme, un ani­mal pourvu d'environ cent milliards de neurones (ce chiffre peut se modifier avec des découvertes à venir), apparaît un être pourvu non seulement de psychisme, mais de psychisme capable de réflexion, de connaissance, de prévision, de mémoire, de nostalgie, de regrets, de désirs conscients, de sou­venirs charmants et de remords.

Au cours du temps, dans l'histoire naturelle des êtres vivants, le psychisme augmente d'une manière continuée et irréversible. Pour faire un être pourvu d'un cerveau consti­tué de plusieurs milliards de cellules nerveuses avec leurs connexions, il faut un message génétique d'une extraordinaire richesse du point de vue de la quantité et de la qualité d'information.

Les généticiens nous le disent, en effet : le message géné­tique de l'homme, celui qui est contenu dans le noyau du sper­matozoïde et dans le noyau de l'ovule, c'est une immense bibliothèque, contenue dans une masse de matière infime, de quelques millionièmes de milligramme : de l'information presque sans masse.

Lorsqu'un homme et une femme qui s'aiment sont unis, l'homme communique à la femme des messages. L'un de ces messages va se combiner avec le message qui est contenu dans l'un des ovules que la femme garde en elle, et de la combi­naison de ces deux messages, va résulter un nouveau message, un message original, tellement original et tellement nou­veau que, - tous les biologistes sont d'accord sur ce point,

-     l'enfant qui est ainsi conçu sera totalement et absolument original, unique dans toute l'histoire de la nature et de la vie. L'enfant qui est conçu est comme un poème unique et inouï, un poème inédit. Mais alors, me direz-vous, pour étudier le catéchisme, c'est-à-dire la doctrine chrétienne élémentaire, il faut s'initier à l'histoire de l'Univers, à l'histoire de la matière, à l'histoire de la vie, à l'histoire de l'Homme ? Dans le catéchisme de ma grand-mère, il n'y avait pas tout cela.

-     C'est vrai, mais nous, en cette fin du XXe siècle, nous avons besoin de voir, de comprendre et de savoir comment le christianisme s'insère dans l'histoire de l'Univers et de la nature, quelle est la place et la fonction du christianisme dans l'histoire de la création que nous découvrons par les sciences expérimentales. Car unique est l'auteur de la nature et de la grâce. Nous allons voir que tout ce que les savants décou­vrent et vont découvrir va nous servir pour mieux compren­dre et connaître l'oeuvre de la création.

De tout ce que les sciences expérimentales ont découvert depuis un siècle et plus, il apparaît que l'Univers est un système évolutif, historique, génétique, dans lequel l'information aug­mente d'une manière continue et irréversible, depuis les débuts jusqu'aujourd'hui.

Or, il est tout à fait évident que l'Univers, à un moment donné quelconque de son histoire, ne peut pas se donner à lui-même une information nouvelle qu'il ne possédait pas, précisément parce qu'il ne la possédait pas. Il faut donc bien reconnaître objectivement que l'Univers est un système his­torique, évolutif, génétique, qui reçoit constamment, au cours du temps, de l'information, de l'information créatrice, qui constitue des systèmes physiques et biologiques nouveaux.

Or l'athéisme est une philosophie qui prétend que l'Univers est seul : Il est le seul être, ou encore l'Être purement et simplement, ou encore l'Être absolu.

Si l'Univers est seul, le seul être, comme le prétend l'athéisme, alors il ne peut pas se donner à lui-même ce qu'il n'a pas, et il ne peut pas non plus le recevoir d'ailleurs ou d'un autre, puisqu'il est seul. L'Univers devrait donc rester ce qu'il est, ce qu'il était de toute éternité, et ne pas évoluer, ne pas s'enrichir en information.

Or l'Univers n'est pas aujourd'hui ce qu'il était il y a dix ou douze milliards d'années. Il y a dix ou douze milliards d'années, l'Univers était matière relativement simple. La vie n'était pas encore apparue, dans notre système solaire du moins. Et si d'ailleurs elle est apparue un peu plus tôt, ou peu plus tard, il reste certain qu'elle est apparue il y a quelque temps et flue l'Univers d'il y a dix ou douze milliards d'années ne pouvait comporter de systèmes solaires prêts avons besoin de voir, de comprendre et de savoir comment le christianisme s'insère dans l'histoire de l'Univers et de la nature, quelle est la place et la fonction du christianisme dans l'histoire de la création que nous découvrons par les sciences expérimentales. Car unique est l'auteur de la nature et de la grâce. Nous allons voir que tout ce que les savants décou­vrent et vont découvrir va nous servir pour mieux compren­dre et connaître l'oeuvre de la création.

De tout ce que les sciences expérimentales ont découvert depuis un siècle et plus, il apparaît que l'Univers est un système évolutif, historique, génétique, dans lequel l'information aug­mente d'une manière continue et irréversible, depuis les débuts jusqu'aujourd'hui.

Or, il est tout à fait évident que l'Univers, à un moment donné quelconque de son histoire, ne peut pas se donner à lui-même une information nouvelle qu'il ne possédait pas, précisément parce qu'il ne la possédait pas. Il faut donc bien reconnaître objectivement que l'Univers est un système his­torique, évolutif, génétique, qui reçoit constamment, au cours du temps, de l'information, de l'information créatrice, qui constitue des systèmes physiques et biologiques nouveaux.

Or l'athéisme est une philosophie qui prétend que l'Univers est seul : Il est le seul être, ou encore l'Être purement et simplement, ou encore l'Être absolu.

Si l'Univers est seul, le seul être, comme le prétend l'athéisme, alors il ne peut pas se donner à lui-même ce qu'il n'a pas, et il ne peut pas non plus le recevoir d'ailleurs ou d'un autre, puisqu'il est seul. L'Univers devrait donc rester ce qu'il est, ce qu'il était de toute éternité, et ne pas évoluer, ne pas s'enrichir en information.

Or l'Univers n'est pas aujourd'hui ce qu'il était il y a dix ou douze milliards d'années. Il y a dix ou douze milliards d'années, l'Univers était matière relativement simple. La vie n'était pas encore apparue, dans notre système solaire du moins. Et si d'ailleurs elle est apparue un peu plus tôt, ou peu plus tard, il reste certain qu'elle est apparue il y a quelque temps et flue l'Univers d'il y a dix ou douze milliards d'années ne pouvait comporter de systèmes solaires prêts physiquement à recevoir ces systèmes biologiques complexes que sont les êtres vivants.

Il faut donc bien reconnaître que l'Univers évolue au cours du temps et dans une direction très précise : vers la consti­tution de systèmes physiques et biologiques de plus en plus complexes. C'est-à-dire que l'information augmente au cours du temps.

L'athéisme est une philosophie qui assure que l'Univers est seul. Il ne peut donc pas recevoir d'information nouvelle. Et il ne peut pas non plus se la donner, puisqu'il ne l'a pas. Il devrait donc rester ce qu'il est, stagnant, fixé à ses formes initiales. Or de fait il évolue et il s'enrichit. C'est donc que l'athéisme est une philosophie fausse.

Si l'athéisme est vrai, alors l'Univers est seul, et il ne sau­rait donc s'enrichir en être nouveau, en êtres nouveaux. Or l'Univers est un système qui s'enrichit constamment en réalités nouvelles, originales, au cours du temps. Donc l'athéisme est faux.

L'athéisme, aujourd'hui, et compte tenu de ce que nous savons de l'histoire de l'Univers, est absolument impensable. On peut bien entendu continuer à l'enseigner, dans les uni­versités, dans les lycées et même dans les écoles communa­les, mais on ne peut plus le penser, si toutefois on appelle penser : intégrer dans l'unité d'une synthèse qui n'implique pas de contradictions, l'ensemble des informations que nous recevons de l'Univers et de la nature par les sciences expérimentales.

Au fond, l'athéisme sera de plus en plus une philosophie pour les littéraires, pour ceux qui ignorent quelle a été l'his­toire, l'aventure de l'Univers, de la matière, de la vie et de l'Homme.

La découverte de la création, du fait de la création, s'effec­tue parce que nous connaissons de mieux en mieux l'histoire de l'Univers, de la matière et de la vie. Nos aïeuls se repré­sentaient plus ou moins la création comme une opération située exclusivement au début, au commencement. Ils se repré­sentaient aussi la création comme une opération quasi ins­tantanée, ou effectuée dans le cadre d'une semaine. En cette fin du XXe siècle, nous savons que la création, commencée il y a peut-être vingt milliards d'années (plus ? ou moins ? nous verrons) se continue depuis lors, par l'invention ou la composition de nouveaux systèmes physiques, de nouveaux atomes, de nouvelles étoiles, de nouvelles galaxies, de nou­velles molécules qui n'existaient pas auparavant, de nouveaux systèmes biologiques, qui n'existaient pas avant leur inven­tion, - et cela jusqu'à nos jours, puisque l'Homme vient d'apparaître. L'Homo appelé sapiens par les paléontologis­tes (ils sont bienveillants...) est apparu il y a quelques dizai­nes de milliers d'années. Qu'est-ce que cela auprès des durées cosmiques ?

C'est parce que nous connaissons de mieux en mieux l'his­toire de la création que nous découvrons de mieux en mieux le fait de la création, le fait de la création continuée, depuis environ vingt milliards d'années. Nous assistons, si j'ose dire, - et je l'ose, - à la création en train de se faire. Nous la voyons surgir. Nous assistons à la composition, à l'improvi­sation géniale qui suscite les nouveaux systèmes physiques, les nouveaux systèmes biochimiques, les nouveaux messages génétiques et donc les nouveaux systèmes biologiques.

L'Univers est comparable à une symphonie inachevée, en train d'être composée.

Dire qu'une symphonie se compose elle-même, cela n'a aucun sens. C'est parler pour ne rien dire. C'est bruiter une apparence de parole. Or l'Univers est une symphonie inache­vée dans laquelle les compositions sont des êtres et même parfois des êtres vivants et pensants.

Dire que cette composition se fait seule, c'est énoncer une proposition dépourvue de signification. Car la multiplicité des notes de la symphonie ne se compose pas elle-même. Elles sont composées, intégrées dans des ensembles qui sont des formes. Aucune multiplicité, quelle qu'elle soit, ne peut se donner à elle-même une information qu'elle n'a pas.

L'athéisme est une philosophie impensable, si toutefois l'on veut rester rationaliste. On peut, bien entendu, continuer à professer l'athéisme, mais à la condition de renoncer à l'usage de l'analyse rationnelle et aux informations fournies par les sciences expérimentales.

Une philosophie irrationnelle et littéraire, tel est bien en effet l'athéisme contemporain, qui se détourne avec horreur des sciences de l'Univers, des sciences de la nature. L'athéisme contemporain, chez les philosophes qui règnent (Nietzsche, Heidegger, Sartre) a horreur de la nature. II la fuit, il l'ignore délibérément.

Dans le cas de Marx et de ses disciples, la situation est plus compliquée. Marx et Engels, son ami, ont bien élaboré une philosophie de la nature. Ils ont professé que la Nature est l'Être même, et qu'à cause de cela elle ne peut comporter ni commencement ni fin, ni usure ni vieillissement. Elle est un système cyclique[6].

Toutes ces thèses métaphysiques, les sciences expérimen­tales, depuis un siècle, nous ont montré qu'elles sont fausses. Il faut donc fuir l'enseignement des sciences expérimentales pour pouvoir continuer à professer l'athéisme.

Dans cette analyse, et pour cette analyse, nous ne nous sommes pas appuyé sur les découvertes les plus récentes qui conduisent les astrophysiciens à nous décrire, fraction de seconde par fraction de seconde, les premiers instants de l'Univers. Nous avons laissé de côté le premier ou les tout pre­miers commencements de l'Univers. C'était trop facile : si l'Univers a commencé, comme nous le disent les astrophysi­ciens, alors il ne peut pas être le seul être, ou l'Être purement et simplement. Car l'Être, ou la totalité de l'être, ne peut pas surgir du néant absolu, ou négation de tout être. Le néant absolu est stérile. Cela, les philosophes athées le concèdent depuis vingt-cinq siècles. Du néant absolu, ou négation de tout être quel qu'il soit, rien ne peut surgir ou venir à l'être. Si donc l'Univers est seul, ou le seul Être, comme le préten­dent les philosophes athées, alors il ne peut pas avoir com­mencé. Il doit être éternel dans le passé, comme il doit être éternel dans l'avenir, puisqu'il est l'Être, le seul Être ou encore l'Être absolu.

- Si l'athéisme est vrai, alors l'Univers ne peut pas avoir commencé.

- Si l'astrophysique établit, ce qu'elle est en train de faire, que l'Univers a commencé, alors l'athéisme n'est pas vrai.

 

La question de l'âge de l'Univers est aujourd'hui un pro­blème qui relève de la compétence de la physique cosmique. Les analyses, les calculs et les évaluations se font à partir de trois domaines distincts.

1.    L'âge des étoiles a été déterminé : dans notre galaxie on parvient à des chiffres qui se situent entre dix et quinze milliards d'années.

2.    La formation des noyaux lourds comme les différents Ura­niums, formés à l'intérieur des étoiles au dernier stade de leur évolution, par exemple lors de l'explosion des supernovae, est aujourd'hui datée : il y a environ sept ou huit milliards d'années. Les éléments radioactifs nous permettent de sup­poser que les premières fusions chimiques, dans notre galaxie, remontent à environ huit milliards d'années ou plus.

3.    Les théories de l'expansion de l'Univers, qui sont toujours en discussion, fournissent un âge probable assigné au com­mencement de l'expansion qui est du même ordre : environ vingt milliards d'années. Comme le souligne justement Paul Couderc, ces trois résultats précédents conduisent à des chif­fres du même ordre pour l'âge des plus vieilles étoiles, pour le début des activités chimiques et pour le début de l'expan­sion. Or ces trois évaluations sont fondées sur des données tout à fait distinctes les unes des autres[7].

Notre bon vieux soleil est une étoile qui transforme son stock d'hydrogène en hélium d'une manière irréversible. Si le soleil était éternel, alors il aurait transformé son stock d'hydrogène en hélium depuis une éternité ; et donc, depuis une éternité, il n'y aurait plus de soleil. La proposition : le soleil est éternel, - est une proposition qui est physiquement dépourvue de sens.

Même raisonnement pour chacune des cent milliards d'étoi­les de notre galaxie, et pour chacune des étoiles des milliards de galaxies qui constituent l'Univers.

Si notre galaxie était éternelle, alors les étoiles qui la cons­tituent auraient transformé chacune son stock d'hydrogène depuis une éternité et donc, depuis une éternité, il n'y aurait plus de galaxie.

La proposition : notre galaxie est éternelle, - est une proposition qui est physiquement dépourvue de sens.

Même raisonnement pour l'ensemble des galaxies, c'est-à-dire l'Univers. Dans l'Univers, les éléments, à savoir les étoi­les, ont un âge ; les sous-ensembles, à savoir les galaxies, ont un âge ; - comment l'ensemble, à savoir l'Univers, n'aurait-il pas d'âge ?

La question de l'âge de l'Univers est distincte de la ques­tion de l'expansion de l'Univers. Même si l'expansion de l'Univers se trouvait critiquée, il reste que l'Univers est un système historique, évolutif, génétique, dans lequel tout a un âge.

Nous avons donc constaté que l'histoire de l'Univers, c'est l'histoire d'une série de commencements, autant de commen­cements que de degrés de réalité, ou de degrés d'être nou­veau. La création s'effectue aussi bien il y a trois milliards d'années et un peu plus, avec l'invention des premiers systè­mes biologiques, ou il y a trois cents millions d'années, avec l'invention de nouveaux groupes zoologiques, ou il y a quelques dizaines de milliers d'années, avec l'invention, la composition du cerveau de l'Homme nouveau, qu'avec les premières compositions physiques, il y a quinze ou vingt milliards d'années. Chaque instant est commencement dans l'histoire de l'Univers.

L'existence de Dieu est connue, à partir de la création, à partir de l'histoire de la création, exactement comme l'exis­tence de Jean-Sébastien Bach est connue par ses Cantates. La différence, c'est que les Cantates de Bach sont des compositions, ce ne sont pas des êtres, ce ne sont pas des substances.

Et puis, les Cantates de Bach ont été composées, au XVIII° siècle. Elles prouvent, aujourd'hui, l'existence de leur com­positeur, car une cantate ne saurait se composer toute seule. Mais elles ne sont pas actuellement en régime de composi­tion. Tandis que l'Univers, lui, est une composition qui est actuellement et toujours, et encore, en régime de composi­tion, et les compositions les plus récentes sont des êtres, des substances, ce sont même des psychismes, et parmi les plus récentes, des personnes, vous et moi.

La démonstration de l'existence de Dieu à partir du monde est donc beaucoup plus forte que la démonstration de l'exis­tence de Jean-Sébastien Bach à partir de ses Cantates, et pourtant cette dernière démonstration était parfaitement valide et irréfutable. D'ailleurs, personne ne s'est encore risqué à prétendre que les Cantates de Bach s'étaient composées tou­tes seules et que Jean-Sébastien Bach n'a jamais existé.

Par contre, pour cette composition actuelle qui est l'Univers, il y a des gens, qui se font appeler eux-mêmes philoso­phes et qui le prétendent. Mais, comme disait un très vieux philosophe d'autrefois, tout ce qu'on dit, il n'est pas néces­saire qu'on le pense. On peut même dire ce qui est impensable.

L'existence de Dieu n'est pas une question de croyance, ni de foi au sens où l'on entend aujourd'hui le terme de foi, c'est-à-dire dissociée de la raison et de l'intelligence. L'exis­tence de Dieu relève de la compétence de l'intelligence humaine, de la raison humaine, de l'analyse rationnelle fon­dée sur et dans l'expérience universelle. Elle est objet de connaissance, et de connaissance certaine. Cette connaissance est fondée sur le fait de la création, sur le fait de la révéla­tion, et sur le fait de l'incarnation. Et aussi sur le fait de l'Église. Nous examinerons ces faits l'un après l'autre.

L'existence de Dieu ne saurait être une question de croyance ou de foi, au sens contemporain de ce terme, pour une raison simple : c'est que, faire porter la foi sur l'existence d'un être, quel qu'il soit, n'a aucun sens.

Je prends un exemple simple. Supposons que je veuille apprendre à nager à un enfant. Je lui explique tranquillement que l'eau étant ce qu'elle est, et la densité de son corps étant ce qu'elle est, l'eau va le porter et qu'il ne peut pas couler. Il est très difficile d'aller au fond de l'eau ; il y faut faire de gros efforts.

L'enfant peut me croire ou ne pas me croire. Il peut avoir confiance ou non. S'il se fie à ma parole, il va s'allonger sur l'eau, calmement, la tête dans le prolongement du corps, et il va constater que, sans faire aucun mouvement, il flotte. Il va donc vérifier que ce que je lui ai dit était vrai. S'il ne me croit pas, il va se raidir, se contracter, s'agiter, boire de l'eau, crier : l'expérience est manquée.

Mais, qu'il me croie ou qu'il ne me croie pas, qu'il ait confiance ou non, dans tous les cas sa foi en moi, ou sa défiance, ne porte pas sur mon existence. Celle-ci est présup­posée connue et d'une manière certaine. Je lui demande de croire à la vérité de ce que je lui dis, en ajoutant qu'il va véri­fier par lui-même la vérité de ce que je lui ai dit.

Demander à quelqu'un de croire en l'existence d'un être n'a aucun sens. Vous pouvez vous fier en l'un de vos amis, ou ne pas vous y fier. Mais, dans tous les cas, votre foi ou votre défiance ne portent pas sur son existence.

Il en va de même dans la Sainte Écriture, comme nous le verrons plus loin.

La foi en Dieu ne porte pas sur l'existence de Dieu, laquelle est connue d'une manière certaine à partir de la création, de toutes les créations de Dieu et à partir des oeuvres de Dieu dans l'histoire, de même que l'existence de Jean-Sébastien Bach est connue par ses Cantates. La foi, dans la Bible hébraï­que et dans les livres de la Nouvelle Alliance, porte non pas sur l'existence de Dieu, mais sur la vérité de la parole de Dieu, vérité qui peut et qui doit d'ailleurs être vérifiée par l'intelli­gence comme nous le verrons aussi.

Autrement dit, la manière dont aujourd'hui les chrétiens utilisent le terme de foi, en l'appliquant à tout et n'importe comment, en l'appliquant en particulier à l'existence de Dieu, cette manière de faire est absolument aberrante et incohérente. D'abord la foi est un acte de la pensée, de la pensée intelligente. C'est un assentiment de l'intelligence et non pas de l'affectivité. C'est un jugement de vérité. Et de plus la foi en la parole de Dieu présuppose la connaissance certaine de l'existence de Dieu, connaissance possible et réelle à partir de la création.

L'existence de Dieu n'est donc pas l'objet d'une foi irra­tionnelle ou dissociée de l'intelligence, comme un grand nom­bre de chrétiens le répètent aujourd'hui. L'existence de Dieu est l'objet d'une connaissance, et d'une connaissance certaine, par l'intelligence humaine qui réfléchit sur l'oeuvre de la créa­tion. La création est la première manifestation de Dieu.

C'est la doctrine de l'Église depuis toujours. C'est la doc­trine de l'Écriture sainte, c'est-à-dire du peuple hébreu qui a légué l'expression de sa pensée dans cette bibliothèque que nous appelons la Bible. C'est la doctrine de saint Paul. Par conséquent, les chrétiens qui rejettent ou repoussent la pos­sibilité d'une connaissance certaine de l'existence de Dieu à partir de la création, au nom de la révélation, ou qui rejet­tent la possibilité d'une connaissance de Dieu à partir de la création, et qui disent s'en remettre à la révélation, - ces chrétiens-là se mettent eux-mêmes dans une situation déplo­rable, car ce sont les livres de la révélation eux-mêmes qui enseignent et professent que Dieu est connu par la création, sa première manifestation.

Texte de saint Paul, Lettre aux chrétiens de Rome, écrite sans doute pendant l'hiver 56-57, à Corinthe.

 

Romains 1, 18: Car elle se manifeste, la colère de Dieu, du ciel, sur toute impiété et injustice des hommes qui retiennent la vérité prisonnière dans l'injustice. Car ce qui est connaissable de Dieu est manifeste parmi eux. Car Dieu le leur a manifesté. Car ses propriétés invisi­bles, à partir de la création de l'Univers, par ses oeuvres, sont discernées par l'intelligence, et sa puissance éter­nelle, et sa divinité, en sorte qu'ils sont inexcusables. Car ayant connu Dieu, ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ni ne lui ont rendu grâces, mais ils sont devenus vains dans leurs raisonnements, et leur coeur sans intelligence s'est enténébré. Se vantant d'être intelligents ils sont deve­nus stupides, et ils ont changé la gloire du Dieu incor­ruptible pour la ressemblance d'une image d'homme cor­ruptible et d'oiseaux et de quadrupèdes et de reptiles.

C'est pourquoi Dieu les a livrés aux passions de leurs coeurs en eux-mêmes, eux qui ont changé la vérité de Dieu pour le mensonge, et qui ont adoré et servi l'être créé au lieu du créateur, lui qui est béni pour les durées éter­nelles. Amen.

 

Cette doctrine - à savoir la possibilité de connaître Dieu à partir de la création - est constante chez les Pères grecs et les Pères latins, chez les grands Docteurs du Moyen Age. Elle a été solennellement définie par l'Église au premier Concile du Vatican, en 1870 :

 

La même sainte mère l'Église tient et enseigne que Dieu, qui est le principe et la fin de tous les êtres, peut être connu d'une manière certaine à la lumière naturelle de la raison humaine à partir des réalités créées.

Canon : Si quelqu'un disait que Dieu unique et véri­table, le créateur et notre seigneur, ne peut pas être connu d'une manière certaine à la lumière naturelle de la raison  humaine, - qu'il soit anathème.

 

Dans ce chapitre, nous n'avons donné que quelques brè­ves indications concernant la démarche de l'intelligence qui, à partir du monde réel, physique, va jusqu'à découvrir l'exis­tence de Celui sans lequel ce monde serait impensable. Nous avons développé ces analyses dans quelques livres[8].

 

 

Création et évolution

 

 

Ici nous nous arrêtons un instant pour aborder un problème qui a beaucoup embarrassé nos grands-parents et qui, pourtant, n'existe pas.

La théorie de l'évolution est une théorie scientifique. Ce n'est pas, en principe du moins, une théorie métaphysique. La théorie scientifique de l'évolution, proposée depuis le début du 'axe siècle par Lamarck (Philosophie zoologique, 1809), prétend que les groupes zoologiques et les espèces apparaissent dans l'histoire naturelle de la vie, selon un certain ordre, qui va du simple au complexe, des êtres vivants les plus sim­ples aux plus composés. Cette assertion a été amplement véri­fiée depuis deux siècles.

D'autre part, la théorie scientifique de l'évolution prétend que les groupes zoologiques et les espèces se rattachent physi­quement, ou mieux, génétiquement, les uns aux autres. Ce qui signifie qu'un nouveau groupe zoologique, une nouvelle espèce de vivant, n'apparaît pas à partir de la matière telle que l'étudie le physicien, de la matière telle qu'elle était sur notre planète il y a quatre milliards d'années, mais à partir d'un autre groupe zoologique, à partir d'une autre espèce, autrement dit par une sorte de filiation.

Prenons une analogie et reportons-nous à un domaine qui n'est pas celui de la biologie : celui de la linguistique. Si nous considérons des langues telles que le français, l'italien, l'espa­gnol, etc., nous constatons des parentés dans le vocabulaire, la grammaire, etc. De ces parentés nous inférons une origine commune. Cette origine commune, nous la connaissons, nous avons les textes, c'est le latin.

Si nous considérons maintenant le sanscrit, le zend, le grec, le latin, etc., nous découvrons aussi des analogies, des res­semblances, dans le vocabulaire, les conjugaisons, la syntaxe, etc., et nous en inférons l'existence d'une langue dont le sans­crit, le zend, le latin et le grec sont issus, par dérivations, par évolution.

La différence, c'est que nous connaissons le latin directement, par les textes qui nous en restent, par les inscriptions. Tandis que l'existence de cette langue originelle qui est la sou­che dont sont issus le sanscrit, le zend, le grec, le latin, cette existence est postulée ou inférée, mais il ne nous reste pas de documents directs qui en attestent l'existence. C'est donc une inférence, et une inférence nécessaire, car sans cette infé­rence nous ne comprenons pas les parentés entre le sanscrit, le zend, le grec et le latin. Si l'on n'admet pas une origine commune à ces diverses langues, les ressemblances linguisti­ques nombreuses qui existent entre elles devraient être attri­buées à un prodigieux hasard. Or ces ressemblances sont trop nombreuses pour que l'on songe à faire appel à des coïnci­dences pour les expliquer. On émet donc l'hypothèse qu'il a dû exister une langue originelle que l'on appelle l'indo-européen. Chacune des populations de langue indo-européenne a modelé et transformé à sa manière la langue héritée des ancêtres. Les Hellènes, groupe indo-européen fixé en Grèce, en ont fait ce que nous appelons le grec ; les Indo-Européens d'Italie ont transformé la langue qu'ils avaient reçue, en cette langue qui est le latin. A partir des langues connues dont nous disposons, il est possible de reconstruire en partie la langue primitive dont sont issues les langues dites indo-européennes. La langue-mère ne nous est connue que dans la mesure où les correspondances permettent de la reconstituer[9].

Pour tous les groupes de langues actuellement étudiés, on procède à la recherche d'une langue commune initiale, que les Allemands appellent Ursprache. La restitution hypothé­tique de cette langue originelle peut être vérifiée dans le cas des langues romanes, puisque nous connaissons par ailleurs la langue latine. Or, observent les savants linguistes, la lan­gue commune, la langue originelle à laquelle on est conduit et que l'on pourrait reconstituer à partir des langues roma­nes que nous connaissons, ne fournirait pas et ne permettrait pas de reconstituer tout ce qu'était le latin au moment où ces langues se sont séparées les unes des autres. De plus, entre la langue commune initiale, restituée par la méthode de la comparaison entre des langues connues, et la langue attestée en fait par les documents, il peut s'intercaler une ou plusieurs langues communes intermédiaires. C'est ainsi que, entre l'indo-européen, d'une part, et les langues romanes de l'autre, s'insère une grande langue commune, le « roman commun » que l'on appelle aussi le « latin vulgaire ». De même, entre l'indo-européen, d'une part, le gothique, le vieux haut alle­mand et le vieil anglais, de l'autre, il y a eu une langue com­mune, que l'on appelle le « germanique commun », langue non attestée en fait, mais dont l'existence est supposée, d'une manière nécessaire, par l'existence d'un ensemble de données linguistiques[10].

Il en va exactement de même pour les langues sémitiques. L'hébreu, l'arabe, ont tellement de points de ressemblance que déjà les savants juifs du Xe siècle avaient reconnu leur parenté, leur communauté d'origine. Les ressemblances entre l'hébreu et l'araméen sont encore plus visibles. C'est pourquoi les grands orientalistes du XVIII siècle avaient déjà acquis une conception de l'unité du groupe des langues sémitiques[11].

Eh bien, les biologistes raisonnent de la même manière que les linguistes. A partir d'analogies morphologiques, physio­logiques, biochimiques et autres, ils sont conduits à penser que les grands groupes zoologiques et les espèces dérivent les uns des autres, de même que les langues modernes dérivent d'une souche originelle, qui dérive elle-même, avec d'autres, d'une souche commune. Cela ne signifie pas, bien entendu, que le français actuel dérive de l'espagnol actuel ou de l'ita­lien actuel. Mais cela signifie que le français actuel, l'espagnol actuel, l'italien actuel, etc., dérivent d'une souche com­mune, que nous connaissons par chance et qui est le latin. Il en va de même des groupes zoologiques. Il n'est pas ques­tion de supposer que l'Homme actuel dérive du singe actuel ou d'un type contemporain de singe. Par contre, des analo­gies anatomiques, physiologiques et biochimiques précises conduisent à penser qu'il doit y avoir, en reculant suffisam­ment dans le temps, une souche commune dont dérivent les singes anthropomorphes actuels et les Hommes modernes.

Il n'est pas question d'entrer ici dans un exposé des preu­ves de la théorie de l'évolution. Cela se trouve dans tous les traités modernes de biologie[12].

Rappelons simplement que ces preuves sont fondées sur l'unité de composition chimique des êtres vivants, l'unifor­mité du plan cellulaire, l'uniformité des organites cellulaires. Il existe des preuves paléontologiques, des preuves embryo­logiques, des preuves anatomiques, etc.

Nous n'avons pas ici à défendre ni à accuser la théorie scien­tifique de l'évolution. Il nous suffit de constater qu'en tant que telle elle ne présente aucun inconvénient pour nous, du point de vue théologique. Car la théorie scientifique de l'évo­lution, en tant que telle, ne se prononce ni par oui ni par non sur la question de savoir si les groupes zoologiques nouveaux qui apparaissent, les nouveaux types de vivants qui apparaissent au cours du temps, sont l'oeuvre d'une création, ou non.

La théorie de l'évolution, en tant que telle, ne le dit pas, parce qu'elle ne peut pas le dire. Et elle ne peut pas le dire, parce qu'elle n'est pas une théorie métaphysique, mais une théorie scientifique. En tant que théorie scientifique, elle n'a pas à traiter le problème posé par l'existence des êtres. La théorie scientifique de l'évolution nous dit simplement de quelle manière les êtres vivants sont apparus dans l'histoire naturelle, dans quel ordre, et selon quelles parentés. Dire qu'il y a parenté, ce n'est pas dire que le groupe zoologique ultéZone de Texte: Lerieur est produit par le groupe zoologique antérieur dont il est issu. Ce n'est pas du tout dire que le plus s'explique par le moins. C'est dire qu'un groupe zoologique nouveau, plus riche en information génétique, a été créé après et à partir d'un groupe zoologique antérieur, plus pauvre en information.

Non seulement la théorie scientifique de l'évolution, en tant que telle, ne prend pas parti contre la théorie métaphysique et théologique de la création - sur laquelle nous allons revenir - mais elle nous fournit les éléments, les données empiri­ques, pour découvrir le fait de la création. En effet, nous l'avons déjà dit, ce que la biologie depuis un siècle a décou­vert peut-être de plus important, c'est que la création d'un nouveau groupe zoologique, d'un nouveau système biologi­que, n'est possible que s'il y a d'abord création d'un nou­veau message génétique, c'est-à-dire communication d'une nouvelle information.

Spontanément, et comme contrainte par la réalité elle-même, la biologie parle le langage de la création : la genèse d'un nouveau groupe zoologique, c'est une création, et cette création n'est possible que par la création de nouveaux gènes. Par conséquent, non seulement la théorie de l'évolution n'entre pas en conflit avec la théorie de la création, mais elle nous conduit par la main à voir, à discerner la création en train de se faire. C'est cela en réalité l'évolution : la création en train de se faire.

Nos grands-parents ont été gênés parce qu'ils se représen­taient plus ou moins la création comme quelque chose d'ins­tantané et sur le modèle de la fabrication humaine : le Dieu potier qui prend de la terre glaise et qui façonne chaque ani­mal nouveau et puis enfin l'Homme. - Dieu ne procède pas ainsi, il ne recommence pas à chaque fois à partir de la matière non informée du début. Lorsqu'il a créé un message généti­que, il s'en sert, il l'utilise pour continuer sa création en ajou­tant au premier message génétique un complément qui est inté­gré, et ainsi de suite tout au long de l'histoire naturelle. C'est ainsi que nous avons dans nos messages génétiques des chapitres entiers qui ont été composés il y a plusieurs centaines de millions d'années.

La preuve de la théorie scientifique de l'évolution, c'est que si on ne l'admet pas, on est obligé de penser que chaque groupe zoologique nouveau apparu dans l'histoire naturelle des êtres vivants est une création qui procède à partir de la matière non informée. On est donc obligé de prêter à Dieu, dans cette hypothèse, les méthodes du potier. Mais si les grou­pes zoologiques procèdent ainsi de créations discontinues, séparées les unes des autres et à partir de la matière brute, alors on ne comprend plus les analogies, les parentés anato­miques, physiologiques, biochimiques, etc., qui existent chez les êtres vivants des diverses espèces.

Laissons maintenant cette affaire de l'évolution. Il reste qu'il faut rendre compte de l'existence des groupes zoologi­ques nouveaux qui apparaissent au cours du temps dans l'his­toire naturelle et qu'en effet un message génétique plus ancien, et plus pauvre en information, ne suffit pas à expliquer la genèse d'un message génétique nouveau, plus riche en infor­mation. Il faut donc bien reconnaître ici l'effet d'une créa­tion et la communication d'une nouvelle information géné­tique, qui n'existait pas auparavant.

Ce qui a fait difficulté au siècle précédent, et même au début de celui-ci, c'est que certains savants, certains biologistes, qui professaient la théorie de l'évolution, ont prétendu rempla­cer la théorie métaphysique de la création par la théorie de l'évolution. Et alors, la théorie de l'évolution n'était plus, entre leurs mains du moins, une théorie scientifique, mais une théorie métaphysique. Leurs adversaires monothéistes ont accepté ce champ de bataille et ont cru, à tort, qu'il fallait choisir entre création ou évolution. Les uns, les adversaires de la création et donc du monothéisme, étaient partisans de l'évolution. Les autres, les partisans de la création, furent adversaires de l'évolution.

Mais les uns et les autres commettaient la même erreur d'analyse, car ils partaient ensemble du même présupposé, à savoir qu'il faut choisir entre création ou évolution. Or il n'y a pas à choisir entre création ou évolution. Les faits de l'histoire naturelle nous montrent que la création s'est effec­tuée ou réalisée d'une manière évolutive, par étapes, progres­sivement, du simple au complexe, et que les êtres vivants se rattachent les uns aux autres par une histoire génétique commune.

L'affaire de l'évolution a été particulièrement chaude à pro­pos de la genèse de l'Homme. Les théologiens, et plus géné­ralement les monothéistes, maintenaient que la création de l'Homme requiert une création spéciale et toute particulière de Dieu. - Mais la théorie scientifique de l'évolution, en tant que telle, n'y contredit pas. Elle nous dit simplement que dans le processus de l'anthropogenèse, il faut reconnaître certai­nes étapes et certaines filiations. Pour passer de l'Australo­pithèque à l'Homme d'aujourd'hui, il a fallu communiquer de nouveaux chapitres génétiques : la voilà la création qui est à l'oeuvre, à l'intérieur même du processus évolutif.

Ajoutons enfin, pour comprendre et excuser les difficul­tés de nos grands-parents, que certains savants ont prétendu expliquer le fait de l'évolution, par exemple par la théorie des mutations fortuites ou encore celle des erreurs de copie dans le processus de l'auto duplication des molécules géantes qui portent le message génétique. Mais alors, ce n'est plus la théorie scientifique de l'évolution elle-même que l'on nous présente : c'est une interprétation philosophique de la théo­rie de l'évolution et du fait de l'évolution. On prétend que les erreurs de copie dans l'histoire naturelle suffisent à expli­quer toutes les inventions des systèmes biologiques nouveaux depuis les micro-organismes jusqu'à l'Homme. C'est une thèse philosophique qui relève de la critique philosophique. Nous ne l'examinerons pas ici puisque nous l'avons tentée ailleurs[13].


II- LE FAIT DE LA RÉVÉLATION

 

 

La création est, pour nous, la première manifestation de Dieu, celle dont nous devons partir pour le connaître. Mais, comme nous l'avons déjà noté, la création est une oeuvre his­torique, qui procède par étapes. Chacune de ces étapes, cha­que création nouvelle, est un nouveau point de départ pour connaître Dieu qui est le créateur.

Avec l'apparition de l'Homme, la création et l'histoire de la création changent de régime.

Jusqu'à l'Homme, la création s'effectue par communica­tion de nouveaux messages, de nouvelle information. Un nouveau groupe zoologique qui est créé, c'est d'abord un nouveau message génétique qui est intégré à un message génétique antérieur, plus simple. Mais le Créateur ne demande pas à l'être créé sa permission pour, à partir de cet être, procéder à une nouvelle création. La création, avant l'appa­rition de l'Homme, s’effectue - il semble du moins - sans la coopération de l'être créé.

Avec l'apparition de l'Homme, la création change de régime, car avec cet être nouveau qui est l'Homme, apparaît dans l'Univers et dans la nature un être capable de penser, capable de réflexion et de connaissance.

Pour continuer sa création à partir de cet être-là, Dieu continue à communiquer des messages et des informations.

Mais désormais ces messages ne sont plus inscrits dans ce que les biologistes appellent le patrimoine génétique de l'être vivant ; ils sont communiqués à l'intelligence de cet être nou­veau qui vient d'apparaître, à sa pensée, à sa liberté. Il peut les recevoir et les assimiler. Il peut aussi les rejeter. La créa­tion désormais s'effectue avec l'Homme, avec le consentement de l'Homme, s'il le veut. Dieu a entrepris de créer un autre lui-même, un être à son image et à sa ressemblance. Et cet être qui est en ce moment en gestation, Dieu le traite comme un dieu :

 

Psaume 82,6: Moi j'ai dit : vous êtes des dieux, vous, et des fils du Très-Haut, tous ! Et cependant, comme de l'homme vous mourrez...

 

Les spécialistes de l'étude des origines humaines distin­guaient naguère quatre étapes principales dans l'histoire de la genèse de l'Homme :

1.    Les Australopithèques, qui ont vécu pendant le Pléisto­cène inférieur ; ils sont bipèdes et de petite taille ; le volume de leur cerveau est de l'ordre de 500 cm3.

2.    Les Archanthropiens qui datent de la première partie du Pléistocène moyen ; leur cerveau est déjà plus volumineux : environ 1 000 cm[14].

3.    Les Paléanthropiens qui apparaissent au Pleistocène moyen : leur cerveau atteint 1 500 cm.

4.    Les Néanthropiens fossiles qui apparaissent dans la seconde partie du Pléistocène supérieur ; leur cerveau est en général de l'ordre de 1 300 cm.

Plus récemment, certains savants éminents ont estimé que la théorie d'après laquelle le processus de l'hominisation s'est réalisé par la succession de types bien définis, à savoir les Aus­tralopithèques, les Pithécanthropes, les Hommes de Néan­dertal et les Hommes modernes, est trop simple. Ces savants estiment que la théorie en question oublie que l'évolution ani­male est diversifiante et que les lignées ne cessent de buissonner[15].

Ce qui est certain, c'est que l'on voit, depuis quelques millions d'années, des formes humaines qui surgissent et dont il nous reste des témoins, fossiles ou non. Ces formes suc­cessives d'êtres qui ne sont plus des Simiens et qui ne sont pas encore des hommes modernes nous permettent de discer­ner au moins dans son ensemble le film ou l'histoire de la genèse de l'Homme. Par les découvertes des paléontologis­tes, nous assistons à la formation de l'Homme, de même que par l'astrophysique nous assistons à la genèse de l'Univers.

L'histoire de la genèse de l'Homme est orientée, dans son ensemble, vers la genèse d'un cerveau de plus en plus com­plexe. Le cerveau de l'Homme moderne est le système le plus complexe que nous connaissions à ce jour dans l'Univers : environ cent milliards de neurones ; chaque neurone donne naissance à un buisson touffu de dendrites qui entrent en con­nexion les unes avec les autres. Pour l'ensemble du cortex humain, cela donne à peu près seize billions de synapses...

Nous ne savons pas très bien, en 1986, parmi ces êtres que la paléontologie nous découvre depuis un siècle au moins, lequel nous pouvons et nous devons appeler « Homme ». Il nous faudrait un critère objectif. Les savants disposent de critères empiriques : la capacité de faire du feu, de fabriquer des outils, etc.

Le théologien a une idée sur la question. Il appelle Homme proprement dit l'être qui est capable de recevoir de Dieu le créateur une information, un message, un enseignement, une parole, une pensée, et qui peut répondre à Dieu, parler à Dieu, lui adresser la parole, en somme l'être qui est capable d'entrer en relation de dialogue avec Dieu le créateur.

Ce par quoi l'homme est capable d'entrer avec Dieu en rela­tion de dialogue, c'est ce que la Sainte Écriture appelle l'esprit ; en hébreu ruah[16] : en grec pneuma ; en latin spiritus.

L'esprit, c'est ce par quoi l'homme peut entrer en relation avec Dieu, recevoir de Dieu des messages, des informations, et répondre à Dieu. L'homme de l'esprit, hébreu isch haruah, c'est le prophète (Osée 9, 7).

L'Homme, c'est un être capable de devenir prophète, invité, appelé à devenir prophète. Un être capable, par nature, c'est-à-dire par création, de recevoir de Dieu, par grâce, l'Esprit saint qui fera de lui un prophète.

Le point de vue du paléontologiste et du zoologiste, et le point de vue du théologien sont donc distincts. Distincts, mais non opposés ni en contradiction l'un avec l'autre. Complé­mentaires au contraire. Et le théologien a beaucoup à appren­dre de ce que lui dit le biologiste, le neurophysiologiste, le zoologiste et le paléontologiste.

Le zoologiste nous apprend que l'Homme est un animal - le dernier animal né sur notre planète - particulièrement fragile et démuni, en ce sens u'il a perdu la plus grande partie des comportements instinctifs qui régissent la vie de l'animal ou des animaux qui le précèdent. L'Homme est un être parvenu, par son cerveau, à la conscience réfléchie ; la sagesse innée, instinctive, génétiquement programmée de l'animal, doit être remplacée par une sagesse acquise. L'Homme est un animal qui a absolument besoin, pour survivre, d'une sagesse acquise, car celle de l'instinct lui fait en grande par­tie défaut.

L'animal obéit aux programmations inscrites dans son patrimoine génétique, en ce qui concerne l'alimentation, la chasse, la défense du territoire, les amours, la vie sociale, etc. L'Homme est un animal qui, à cause de la conscience réfléchie à laquelle il a accédé, est capable de faire à peu près n'importe quoi, en ce qui concerne la nourriture, les amours, la vie sociale et politique, la guerre et le reste, - et il le fait.

L'Homme est un animal qui, à cause de la conscience réflé­chie, est capable de devenir méchant, et il le devient. Il est capable de massacrer inutilement, de torturer, ce que ne font pas les fauves. Et lorsqu'on traite de fauves certains massa­creurs, on fait gravement injure aux lions et aux tigres, qui ne pratiquent pas les horreurs que nous avons vues au XXe siècle. Les lionnes ne tuent pas leurs propres enfants. Lorsqu'on parle, à propos de certaines sociétés humaines, de retour à la jungle, on fait injure à la jungle, car dans la jun­gle on ne torture pas et on ne massacre pas pour le plaisir. La loi de la jungle, ce n'est pas du tout ce que nous avons vu au XXe siècle : les camps de la mort et les chambres à gaz.

A cause de son accès à la connaissance réfléchie, l'Homme est un animal qui est entré dans une phase redoutable. Et cer­tains se demandent aujourd'hui si l'Humanité ne va pas se détruire elle-même avec les armes dont elle dispose et dont elle accroît constamment le nombre et la puissance destructrice.

Un vieux théologien hébreu du IXe ou Xe siècle avant notre ère avait dit cela à sa manière, dans son langage à lui. Il uti­lisait sans doute des traditions antérieures, qu'il a remode­lées, pour dire ce qu'il avait à dire, tout comme Jean de la Fontaine utilisait des fables et des histoires antérieures pour composer ses propres fables et nous dire ce qu'il avait envie de nous dire.

Ce théologien hébreu ne disposait pas, comme nous, d'expressions telles que : accès à la conscience réfléchie, ou seuil de la réflexion. Mais il disposait d'une vieille expres­sion hébraïque : la connaissance du bon et du mauvais. Accé­der à la connaissance du bon et du mauvais, chez les Hébreux, c'est accéder au seuil de la conscience réfléchie, ce que nous appelons l'âge de raison, l'âge où l'enfant sait discerner le sens de ses actes.

Genèse 2, 7. sq : Et il façonna, YHWH Dieu, l'Homme (en hébreu ha-adam) poussière prise de la terre (hébreu haadamah), et il insuffla dans sa narine un souffle de vie et l'Homme (ha-adam) devint une âme vivante. Et il planta, YHWH Dieu, un jardin en Eden, à l'Orient, et il plaça là l'Homme (ha-adam) qu'il avait formé. Et il fit germer, YHWH Dieu, de la terre tout arbre agréa­ble à voir, et bon à manger, et l'arbre de la vie au milieu du jardin et l'arbre de la connaissance du bon et du mau­vais. (...)

Et il prit, YHWH Dieu, l'Homme (ha-adam) et il le conduisit dans le jardin d'Eden pour le travailler et pour le garder. Et il donna cet ordre, YHWH Dieu, à l'Homme en disant : de tout arbre du jardin, manger tu mangeras. Et de l'arbre de la connaissance du bon et du mauvais, tu n'en mangeras pas, car le jour où tu en man­geras, mourir tu mourras.

Et il dit, YHWH Dieu : il n'est pas bon que l'Homme soit seul en face de lui-même. Je lui ferai une aide sem­blable à lui.

Et il façonna, YHWH Dieu, à partir de la terre, tout être vivant du champ et tout oiseau des cieux et il les con­duisit vers l'Homme pour voir quoi il leur crierait. Et tout ce qu'il leur criait, l'Homme, à tout âme vivante, c'est son nom !

Et il cria, l'Homme, des noms à tout animal à quatre pattes et à l'oiseau des cieux et à tout vivant du champ. Mais pour l'Homme il ne trouva pas d'aide comme à sa ressemblance.

Et il fit tomber, YHWH Dieu, un profond sommeil sur l'Homme et il s'endormit. Et il prit l'une de ses côtes et il referma de la chair à sa place. Et il construisit, YHWH Dieu, la côte qu'il avait prise de l'Homme, en Femme et il la conduisit vers l'Homme.

Et il dit, l'Homme : Celle-ci, cette fois, os de mes os et chair de ma chair. A celle-ci il sera crié : Femme ! (hébreu ischah) car de l'Homme (hébreu isch) elle a été prise, celle-ci !

C'est pourquoi il abandonnera, l'Homme (isch), son père et sa mère et il s'attachera à sa femme (ischetô) et ils seront une seule chair.

Et ils étaient tous deux nus, l'Homme (ha-adam) et sa femme et ils ne s'en faisaient pas honte.

 

Nous lirons plus loin le texte dans lequel la signification du tétragramme YHWH est donnée.

Pour quelles raisons n'ai-je pas mis de voyelles au nom pro­pre de Dieu ?

D'abord par respect pour nos frères aînés du judaïsme, qui ne prononcent pas le nom propre de Dieu. Lorsqu'ils le lisent dans la Bibliothèque hébraïque inspirée, ils prononcent ado­naï; c'est-à-dire : seigneur. Les savants judéens qui, vers le Ive, IIIe ou IIe siècle avant notre ère, ont traduit la Bible hébraïque en grec, ont rendu le tétragramme par le mot grec kyrios, c'est-à-dire qu'ils ont traduit l'hébreu adonaï, puisque kyrios signifie : seigneur. Les Latins qui ont traduit la traduction grecque en latin ont rendu le grec kyrios par le latin dominus, et les Français ont traduit : le seigneur. En sorte que, dans une liturgie en latin, lorsque l'on entend un psaume dans lequel il est dit dominus, il y a le tétragramme YHWH dans le texte hébreu qui est sous le texte latin.

Les Judéens fidèles ne prononcent pas le tétragramme, ils lisent adonaï en sorte que, dans nos éditions imprimées de la Bible hébraïque, sous les consonnes de YHWH, on peut lire les voyelles d'adonaï. Les manuscrits hébreux anciens ne comportaient aucune voyelle. Ce sont des savants judéens qui, aux VIIe et V1lle siècles de notre ère, ont mis des voyelles sous les consonnes du texte sacré, afin qu'on se souvienne de la manière dont il convient de prononcer l'hébreu. La lecture absurde : Jéhovah résulte de la lecture des consonnes de YHWH avec les voyelles d'adonaï. Aussi absurde que si on lisait les consonnes de Félix avec les voyelles de Potin.

Une deuxième raison pour laquelle nous ne mettons pas de voyelles au tétragramme, c'est que nous ne sommes pas certains de la prononciation du nom propre de Dieu. C'est objet de controverse. Plutôt que de proposer une prononcia­tion arbitraire, je préfère y renoncer.

Une troisième raison, c'est qu'au fond et à la réflexion, nos frères aînés du judaïsme ont raison de ne pas vouloir qu'on prononce à tout bout de champ le nom propre de l'Unique, de l'Absolu, du Premier. Nous ne sommes pas sur le même plan que Dieu. Il est l'Incréé. Il vaut donc mieux évi­ter un usage vulgaire du nom de Dieu et réserver la pronon­ciation de son nom unique à des circonstances exceptionnel-les. C'est ainsi que le comprend le judaïsme depuis de longs siècles et dès avant l'ère chrétienne. Dans ce texte, comme dans Genèse 1 que nous lirons plus loin, et comme dans toute la Bible hébraïque, le mot ha-adam n'est pas un nom pro­pre, désignant un individu singulier. C'est un nom commun qui signifie : l'Homme, l'Humanité. L'hébreu a pour habi­tude d'utiliser un mot au singulier pour désigner une collec­tivité ou une multitude ; par exemple : l'Oiseau des cieux, - pour dire : les oiseaux multiples appartenant à de multiples espèces.

Le théologien qui a composé ce texte, sans doute à partir de traditions orales antérieures, ne se propose donc pas de nous parler d'un individu singulier appelé Adam. Il nous parle de l'Homme, de la création de l'Homme, du passé de l'Homme, du destin de l'Homme, et aussi, nous le verrons, de l'avenir de l'Homme.

L'idée de ce théologien hébreu, qui vivait sans doute au IX° siècle avant notre ère, c'est que l'Homme, lorsqu'il fut créé, vivait de la cueillette, qu'il vivait nu, et que la chasse, ainsi que l'habillement, sont venus plus tard.

Lorsque l'Homme est apparu, en Afrique du Sud ou en Afrique orientale, en tout cas dans une région tropicale, lorsque s'est effectuée la mutation hominisante, ou, disons mieux, lorsque se sont effectuées les premières mutations qui devaient conduire aux formes humaines, les êtres qui ont résulté de ces premières mutations vivaient bien entendu tout comme les grands singes anthropoïdes, et, comme eux, se nourris­saient principalement de cueillette. D'ailleurs, du point de vue anatomique, physiologique et biochimique – métabolisme des acides nucléiques - les hommes actuels sont très pro­ches des grands singes anthropomorphes.

Il se pourrait donc - c'est une pure hypothèse de travail que le vieux théologien hébreu nous relate dans ce texte un souvenir très archaïque d'une époque où l'humanité vivait de cueillette, et sans être astreinte à la nécessité de se vêtir. S'il ne s'agit pas d'un très vieux souvenir, transmis par la tra­dition orale, alors c'est une coïncidence.

Voyons maintenant la page suivante dans laquelle le théo­logien hébreu nous raconte comment, à son avis, l'humanité

-     hébreu ha-adam - a perdu cette condition initiale heu­reuse. Le genre littéraire du texte, c'est ce qu'en hébreu on appelle un mâschâl, c'est-à-dire une comparaison, une ana­logie, une fable qui s'appuie sur des données concrètes pour communiquer un enseignement de sagesse. Le mot hébreu mâschâl a été traduit en grec par parabolè. Les traducteurs français ont rendu le grec parabolè par le français parabole, ce qui ne les a pas trop fatigués. Bien entendu, le théologien qui a composé ce mâschâl n'était pas davantage dupe de son procédé que Jean de la Fontaine lorsqu'il fait parler les loups, les renards et les agneaux.

 

Genèse 3,1-13 : Et le serpent était nu-et-rusé (en hébreu aroum signifie à la fois nu et rusé ; c'est donc un jeu de mots) plus que tout vivant du champ qu'avait fait YHWH Dieu et il dit à la femme :

- Serait-ce qu'il a dit, Dieu : vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin ?

Elle dit, la femme, au serpent : - Du fruit d'arbre du jardin, nous mangeons. Mais du fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : vous n'en mange­rez pas, et vous n'y toucherez pas, afin de ne pas mourir.

Et il dit, le serpent, à la femme : - Non, de mort vous ne mourrez pas. Mais c'est qu'il sait, Dieu, que le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux, connaissant le bon et le mauvais.

Et elle vit, la femme, qu'il était bon, l'arbre, à man­ger, et qu'il était désirable, lui, pour les yeux, et qu'il était agréable, l'arbre pour l'intelligence, et elle prit de son fruit et elle mangea et elle donna aussi à son homme avec elle et il mangea.

Alors s'ouvrirent les yeux de l'un et de l'autre et ils connurent qu'ils étaient nus, eux, et ils cousirent de la feuille de figuier et ils firent pour eux des pagnes.

Et ils entendirent la voix de YHWH Dieu qui se promenait dans le jardin au souffle du jour, et ils se cachè­rent, l'homme et sa femme de devant la face de YHWH Dieu, au milieu de l'arbre (sic) du jardin.

Et il cria, YHWH Dieu, vers l'homme et il lui dit : - Où es-tu ?

Et il dit : - Ta voix, je l'ai entendue dans le jardin, et j'ai eu peur, car je suis nu, moi, et je me suis caché.

Et il dit : - Qui t'a annoncé que tu es nu, toi ? Est-ce que de l'arbre au sujet duquel je t'ai ordonné de n'en pas manger, est-ce que tu en as mangé ?

Et il dit, l'homme : - La femme que tu as donnée avec moi, c'est elle qui m'a donné de l'arbre et j'ai mangé.

Et il dit, YHWH Dieu, à la femme : - Qu'est-ce cela que tu as fait ?

Et elle dit, la femme : - Le serpent m'a trompée et j'ai mangé...

 

La pensée du théologien hébreu qui a composé ce texte, ou qui a transmis une vieille tradition qu'il a présentée à sa manière, est donc celle-ci : l'humanité a été créée dans des conditions heureuses. L'homme vivait de cueillette, il n'avait donc pas besoin de chasser ni de travailler la terre ; il vivait nu, il n'avait pas besoin de vêtement.

L'humanité a pris connaissance de la distinction qui existe entre le bon et le mauvais. Elle est entrée dans un régime nou­veau. L'homme est désormais contraint de travailler la terre péniblement ; il est vêtu, il connaît la pudeur qu'il ignorait lorsqu'il était nu comme les animaux. Avec la connaissance, la peur a fait son entrée dans l'existence humaine.

Toutes ces données, que le théologien hébreu d'il y a trente siècles nous communique, sous la forme d'une fable, sous la forme d'un mâschâl, correspondent à quelque chose pour celui qui étudie les origines humaines : le passage de l'ani­malité à l'humanité, ou, pour parler comme les anthropolo­gues, l'émergence de l'humanité hors de l'animalité ; c'est bien en effet, avec la formation d'un cerveau complexe, et plus précisément d'un néocortex exceptionnellement déve­loppé, l'accès à la conscience réfléchie. Cet accès à la cons­cience réfléchie comporte des risques et même des risques mor­tels pour l'humanité ; notre génération sera peut-être en mesure de le vérifier par elle-même. Il est vrai que l'homme a commencé par vivre de cueillette et vivre nu ; la culture de la terre et la chasse (les peaux de bêtes de Genèse 3, 21) sont venues plus tard. Il existe donc bien une correspondance entre ce que nous dit ce texte et ce que nous savons aujourd'hui, au XXe siècle, des origines humaines.

Ce texte peut être compris de deux manières, ou interprété dans deux directions, qui ne sont d'ailleurs pas nécessairement exclusives l'une de l'autre.

Une direction pessimiste, tout d'abord. C'est l'interpréta­tion catastrophique du texte. Il faut savoir que les Pères grecs et latins étaient formés dans un milieu culturel, intellectuel, philosophique et théologique, dans lequel dominaient les phi­losophies platoniciennes, le néoplatonisme et les divers systè­mes gnostiques.

Les systèmes gnostiques sont des doctrines qui ont poussé et se sont développées comme des champignons dans les pre­miers siècles de l'ère chrétienne, et dès l'époque de la forma­tion des livres du Nouveau Testament. Sans entrer ici dans un exposé de ce qu'ont été les systèmes gnostiques - exposé qui ne serait vraiment pas à sa place ici - contentons-nous de noter que ces systèmes ou doctrines présentent l'existence cosmique, physique, corporelle et humaine comme une catas­trophe, une chute, chute de l'âme divine et préexistante dans une matière supposée mauvaise. Les gnostiques pensent que le principe de ce monde physique, à savoir le créateur, est un principe ou un dieu mauvais. L'existence humaine est le  résultat d'une chute, et le salut ne peut consister qu'à retourner à notre condition antérieure, supposée divine[17].

D'autre part, les philosophies platoniciennes et néoplato­niciennes dans lesquelles baignaient littéralement les intelli­gences des premiers siècles de notre ère, dès lors qu'elles rece­vaient une formation philosophique, ces philosophies concevaient aussi l'existence physique, cosmique et corporelle comme le résultat d'une chute et d'une catastrophe.

Dès lors la tentation était très forte de comprendre ou d'interpréter notre texte hébreu dans le système de référence de ces philosophies gnostiques ou néoplatoniciennes. Et il faut bien reconnaître qu'aussi bien chez les Pères de langue grecque (par exemple Origène d'Alexandrie ou Grégoire de Nysse) que chez les Pères de langue latine, comme Augustin, qui avait été neuf ans adepte de la secte manichéenne avant de venir au christianisme, notre texte hébreu a été compris et inter­prété principalement dans un sens catastrophique. Origène y voit une chute dans la matière, une descente des âmes préexistantes dans des corps mauvais, qui sont comme des prisons[18] ; Grégoire de Nysse explique que sans cette « chute » la procréation ne se ferait pas selon les méthodes connues aujourd'hui ; Augustin écrit que sans cette « chute » l'amour physique, ou l'union physique de l'homme et de la femme, n'aurait pas présenté les caractères qu'il présente. Une tendance générale chez nombre de Pères grecs et latins est donc de comprendre ce texte d'une manière quelque peu gnos­tique. Certains vont même jusqu'à penser que ce texte nous enseigne la chute des substances spirituelles dans le monde multiple, et cette doctrine d'Origène d'Alexandrie se retrouve en plein XIXe siècle dans les oeuvres théosophiques du philo­sophe allemand Schelling et en plein XXe siècle chez des chré­tiens que je préfère ne pas nommer pour ne pas leur faire de la peine.

Mais tous les Pères n'ont pas compris ce texte d'une manière catastrophique. Certains ont proposé une interprétation inverse. L'un d'entre eux, saint Irénée, évêque de Lyon (né entre 140 et 160 à Smyrne, sans doute), a écrit un ouvrage monumental contre les hérésies de l'époque, qui étaient prin­cipalement des hérésies de type gnostique. Irénée connaissait très bien ces doctrines gnostiques, et les exposés qu'il nous en donne sont largement confirmés par les découvertes d'ouvrages gnostiques originaux découverts en plein milieu du XXe siècle. Saint Irénée a très bien vu que les doctrines gnostiques, les systèmes gnostiques, sont très exactement et point par point l'inverse de la doctrine chrétienne. Comme nous le verrons, la doctrine chrétienne orthodoxe professe, tout comme le judaïsme, l'excellence de la création physique, cosmique, biologique, l'excellence de l'existence humaine cor­porelle ; les systèmes gnostiques professent que l'Univers, la matière et les corps sont mauvais. Le christianisme orthodoxe conçoit la création comme un don de l'unique Créateur ; les systèmes gnostiques comprennent l'existence du monde comme le résultat d'une chute et la conséquence d'une tra­gédie qui a ses racines au sein même de la divinité.

Aussi bien saint Irénée de Lyon, l'adversaire des gnosti­ques, propose-t-il une tout autre interprétation de Genèse, chapitre 3. L'homme, lorsqu'il a été créé, était inachevé. Et il n'est pas possible de créer immédiatement l'Homme achevé. Cette impossibilité ne tient pas à Dieu. Elle tient à la condi­tion de l'être créé. La création de l'homme est forcément un processus qui procède par étapes, une genèse progressive. La plénitude n'est pas en arrière de nous dans le temps, au com­mencement, comme le racontent les gnostiques. La plénitude est en avant de nous, dans l'avenir. Et le texte de Genèse, chapitre 3 nous explique qu'en effet l'Homme, pour accéder à la condition de l'âge adulte, doit franchir le seuil de la réflexion, il doit accéder à la connaissance. Cela comporte des risques, cela est dangereux, mais absolument nécessaire pour que l'Homme quitte sa condition animale et parvienne à la condition à laquelle Dieu veut le conduire. La puberté aussi comporte des risques. Mais elle est une phase nécessaire de la croissance et du développement. Il n'est donc pas ques­tion de regretter l'accès de l'Homme à la conscience, et il n'est pas non plus question de retourner, ou de régresser à la condition du jardin d'Éden, à la vie arboricole. Irénée conçoit donc l'accès à la connaissance du bon et du mauvais comme un moment périlleux mais nécessaire du développement et de la croissance de l'Homme ou de l'humanité. Cette interpré­tation est beaucoup plus proche du texte hébreu que celle d'Origène d'Alexandrie qui va en sens inverse[19].

Quoi qu'il en soit de ce texte célèbre et de son interpréta­tion, ce qui est sûr et certain c'est qu'à partir du moment où l'humanité a émergé, comme disent les paléontologistes, de l'animalité et accédé au seuil de la conscience réfléchie, le régime de la création est modifié, et un risque d'échec est en effet possible. La création, d'une certaine manière, est remise entre les mains d'un être créé, l'Homme, qui peut la conti­nuer, y coopérer activement et intelligemment, ou la détruire.

Nous savons par l'histoire et par l'expérience que de fait l'humanité a exploré ces deux directions : celle de la création et celle de la destruction.

Le texte de Genèse, chapitre 3 porte donc sur l'ensemble du destin de l'humanité. C'est vraisemblablement un texte prophétique tout autant qu'un texte portant sur le passé de l'humanité.

A partir du moment où l'Homme a accès à la conscience réfléchie, la parole de Dieu peut lui être adressée. Et donc, lorsque apparaît l'Homme, le temps de la révélation com­mence, et la création se continue dans ce nouveau régime qui est celui de la révélation.

Qu'est-ce que la révélation ? C'est la communication par des risques, cela est dangereux, mais absolument nécessaire pour que l'Homme quitte sa condition animale et parvienne à la condition à laquelle Dieu veut le conduire. La puberté aussi comporte des risques. Mais elle est une phase nécessaire de la croissance et du développement. Il n'est donc pas ques­tion de regretter l'accès de l'Homme à la conscience, et il n'est pas non plus question de retourner, ou de régresser à la condition du jardin d'Eden, à la vie arboricole. Irénée conçoit donc l'accès à la connaissance du bon et du mauvais comme un moment périlleux mais nécessaire du développement et de la croissance de l'Homme ou de l'humanité. Cette interpré­tation est beaucoup plus proche du texte hébreu que celle d'Origène d'Alexandrie qui va en sens inverse 6.

Quoi qu'il en soit de ce texte célèbre et de son interpréta­tion, ce qui est sûr et certain c'est qu'à partir du moment où l'humanité a émergé, comme disent les paléontologistes, de l'animalité et accédé au seuil de la conscience réfléchie, le régime de la création est modifié, et un risque d'échec est en effet possible. La création, d'une certaine manière, est remise entre les mains d'un être créé, l'Homme, qui peut la conti­nuer, y coopérer activement et intelligemment, ou la détruire.

Nous savons par l'histoire et par l'expérience que de fait l'humanité a exploré ces deux directions : celle de la création et celle de la destruction.

Le texte de Genèse, chapitre 3 porte donc sur l'ensemble du destin de l'humanité. C'est vraisemblablement un texte prophétique tout autant qu'un texte portant sur le passé de l'humanité.

A partir du moment où l'Homme a accès à la conscience réfléchie, la parole de Dieu peut lui être adressée. Et donc, lorsque apparaît l'Homme, le temps de la révélation com­mence, et la création se continue dans ce nouveau régime qui est celui de la révélation.

Qu'est-ce que la révélation ? C'est la communication par Dieu incréé d'une information créatrice à l'Homme créé. Nous l'avons vu précédemment à propos de la création : toute créa­tion dans l'histoire de l'Univers et de la nature s'effectue, se réalise par communication d'une information nouvelle. A partir du moment où l'Homme apparaît, un être capable de connaissance, la création de l'Homme se poursuit et se continue par communication d'information créatrice, mais cette information communiquée s'adresse désormais à l'esprit de l'homme, à sa pensée, à son intelligence et à sa liberté. Elle n'est plus inscrite génétiquement dans le patrimoine géné­tique de l'Homme. Elle est inscrite dans sa mémoire, dans sa tradition, orale d'abord, écrite ensuite s'il y a lieu.

 

Psaume 78 : Prête l'oreille, mon peuple, à mon ensei­gnement (hébreu torah) et tendez votre oreille aux paroles de ma bouche. Je vais ouvrir dans une comparaison (mâs­châl) ma bouche, je vais énoncer les énigmes d'autrefois.

Ce que nous avons appris en l'entendant et ce que nous savons, et ce que nos pères nous ont raconté, nous ne le cacherons pas à leurs fils, à la génération qui vient après nous le raconterons, les louanges de YHWH et sa puissance et les merveilles qu'il a faites.

Il a institué un témoignage en Jacob, et une Instruc­tion (torah) il a mise en Israël, qu'il a ordonné à nos pères de faire connaître à leurs fils, afin que les connaissent ceux de la génération qui vient après, les fils qui allaient naître, qu'ils se lèvent et qu'ils les racontent à leurs fils, afin qu'ils mettent leur confiance en Dieu, qu'ils n'oublient pas les oeuvres de Dieu...

 

Voilà ce qu'est dans ce peuple hébreu, comme dans d'autres peuples anciens, la transmission de l'information. Elle va de la bouche à l'oreille et elle est conservée dans la mémoire. Dans ce peuple, comme dans les autres peuples anciens qui procèdent de même, il n'est pas nécessaire de savoir lire et écrire pour être savant, pour avoir la science : il suffit de l'avoir reçue et de la garder dans sa mémoire. Le texte écrit est tardif, il n'est pas premier, il est secondaire et de toute manière il ne remplace pas la transmission de l'information qui va de la bouche à l'oreille.

Pour nous, les peuples qui avons perdu la mémoire, parce que nous nous en remettons au texte écrit, cette méthode de transmission de l'information nous paraît peu sûre. Mais l'his­toire et l'expérience montrent que cette méthode orale était au moins aussi sûre que la nôtre. La bibliothèque d'Alexan­drie a brûlé. La mémoire orale ne brûle pas tant que le peu­ple subsiste et tant que la tradition est transmise.

Pour que Dieu puisse parler à l'Homme, lui communiquer des informations, des connaissances, il faut que l'Homme soit capable de l'entendre, de le comprendre, d'assimiler ces infor­mations qui lui sont communiquées. Il faut donc que l'Homme ait atteint un certain développement neurophysio­logique. La révélation ne peut pas être communiquée à n'importe quel être vivant, parce que n'importe quel être vivant n'a pas atteint un développement neurophysiologique suffisant pour être en mesure de comprendre l'enseignement qui vient de Dieu. Les théologiens, nous l'avons vu, appellent Homme l'être qui est capable d'entendre ce que Dieu lui dit, et lui fait savoir.

C'est donc que l'Homme n'est plus un être en régime de pure nature, puisqu'il est capable d'entendre ce que Dieu lui dit, de le comprendre, de l'assimiler, et de répondre à Dieu. Il est donc un être en relation avec l'Unique incréé et cette relation est déjà surnaturelle.

La communication des informations créatrices qui viennent de Dieu et qui sont adressées à l'Homme, ne peut être que progressive ; elle ne peut procéder que par étapes, pour une raison simple, c'est que l'Homme ne pouvait pas compren­dre, recevoir, porter, assimiler, au commencement, la pléni­tude de la révélation. C'est la pensée de saint Irénée de Lyon, de nouveau. Vous ne pouvez pas enseigner la physique quan­tique, la mécanique ondulatoire ou la théorie relativiste de la gravitation à un enfant de sept ans, même très doué, pour une raison simple : c'est qu'il n'a pas acquis en physique les informations antérieures qui sont requises pour être en mesure d'assimiler des informations nouvelles que sont les découvertes de Max Planck, de Louis de Broglie ou d'Albert Einstein. C'est dire que la communication de l'information ne peut pas être instantanée. Elle ne peut procéder que par étapes, pro­gressivement, du simple au complexe.

Il n'était pas possible, il y a trois milliards d'années, d'imposer aux messages génétiques des micro-organismes monocellulaires la charge ou le supplément d'information que constitue le message génétique des anthropoïdes. Il a fallu procéder progressivement, par étapes, par enrichissement progressif des messages génétiques, enrichissement qui impli­que restructuration, assimilation. L'enrichissement des messages génétiques dans l'histoire naturelle des êtres vivants ne peut être que progressif. Autrement dit, la création ne pou­vait pas être instantanée. La théorie de l'évolution non seulement est prouvée de fait, mais elle représente une condition nécessaire à la réalisation de la création.

De même, la communication de l'information créatrice qui est la révélation ne pouvait pas être instantanée, complète ou intégrale depuis le début, car l'Homme du début n'y aurait rien compris ; il n'aurait pas pu en supporter le poids, il n'aurait pas pu assimiler le message complet. Il a donc fallu procéder par étapes.

C'est d'ailleurs ce que dit saint Paul dans une de ses let­tres à la communauté chrétienne de Corinthe :

 

1 Corinthiens 3, 2 : Jusqu'à présent, je n'ai pu vous don­ner que du lait, comme à des bébés dans le Christ ; je n'ai pas pu vous donner de la nourriture solide, car vous ne pouviez pas la supporter, c'est-à-dire l'assimiler.

 

Ce texte de Paul est constamment cité par saint Irénée de Lyon et, plus tard, au XVIe siècle, par saint Jean de la Croix, qui étudie la transformation de l'Homme ancien en Homme nouveau.

La révélation, c'est-à-dire la communication par Dieu à l'homme de l'information créatrice, était inévitablement et nécessairement progressive, et c'est ce qu'a établi la critique biblique.

Qu'est-ce que la critique biblique ? C'est tout simplement l'étude scientifique de cette bibliothèque que constitue l'ensemble des livres ou documents que l'on appelle la Bible, du grec ta biblia, les livres[20].

L'étude scientifique de cette bibliothèque est relativement récente. En gros et pour simplifier, disons que cette étude scientifique commence au XVIIe siècle, avec le grand Richard Simon. Tout comme la biologie.

L'étude scientifique de la Bibliothèque hébraïque, à savoir la Bible du judaïsme, et de la Bibliothèque en langue grecque que les chrétiens appellent le Nouveau Testament, a permis de découvrir que la révélation s'était communiquée pro­gressivement, et par étapes, parce qu'on a analysé l'âge des documents. Avant la naissance de la critique, on pensait com­munément, - juifs et chrétiens - que le Pentateuque, par exemple, était l'oeuvre de Moïse, XIIIe siècle avant notre ère. On mettait donc cet ensemble de livres et de documents que constitue le Pentateuque sous la responsabilité d'un seul homme, Moïse, en un seul moment, le XIIIe siècle avant notre ère. Lorsqu'on a découvert que cette bibliothèque est consti­tuée de documents divers dont la composition s'étale sur plusieurs siècles, on a découvert un processus évolutif, un développement, non pas biologique, mais dans la pensée théologique du peuple hébreu. C'est ainsi qu'un savant émi­nent en ce domaine, Édouard Dhorme, a pu publier en 1937 un ouvrage intitulé : L'Évolution religieuse d'Israël. Il y a évolution au cours du temps, c'est-à-dire transformation, mais transformation orientée, dans une certaine direction, et s'il y a transformation orientée dans une certaine direction, c'est parce que l'humanité, en cette zone germinale, reçoit de l'information.

Ainsi, au XIXe siècle, on a découvert le fait de l'évolution biologique, c'est-à-dire le fait que la création dans l'histoire naturelle des espèces vivantes procède par étapes, du plus sim­ple au plus complexe ; et au XXe siècle on a découvert que cette évolution biologique s'effectue par communication d'information génétique nouvelle.

- Et le fait que la révélation n'a pas été communiquée d'un seul coup à Moïse sur le mont Sinaï, mais progressivement, par étapes.

Et il ne peut pas en être autrement, parce que communi­quer une information à l'humanité, c'est la transformer. Cette transformation ne peut être que lente et progressive, parce qu'il faut que l'humanité assimile ces informations nouvel-les qui lui sont communiquées. Et cela ne se passe pas sans mal, sans difficulté. Car l'humanité, l'expérience le montre, résiste, et parfois farouchement, à l'information créatrice nou­velle qui s'efforce de la transformer. L'humanité résiste à sa propre transformation.

Dans les travaux modernes sur la théorie de l'information, on a étudié ce qui se passe lors de la transmission de l'infor­mation : c'est généralement un processus dans lequel l'entro­pie augmente, c'est-à-dire que l'information diminue.

Le mot entropie est décalqué sur un mot grec, entropè, que les Grecs d'aujourd'hui prononcent entropi, et qui signifie exactement l'inverse de l'évolution : l'involution. Si Albert Einstein veut communiquer, de Princeton aux U.S.A., à son confrère Louis de Broglie qui habite à Paris, un message savant, par exemple une découverte dans le domaine de la physique ; s'il doit remettre son message à une télégraphiste qui n'est pas physicienne ; si celle-ci doit transmettre le message reçu à une seconde télégraphiste ; et s'il y a cent télégraphistes intermédiaires entre Albert Einstein et Louis de Broglie, - on sait à l'avance que le message ainsi transmis ne sera pas amélioré dans la transmission. Il va au contraire se dégrader, les erreurs de copie vont s'accumuler, l'infor­mation diminuer. On dit que l'entropie du système a augmenté[21].

Remarquons en passant que dans le cas de l'évolution bio­logique ou histoire naturelle des êtres vivants, l'information ne diminue pas au cours du temps ; elle augmente au contraire, ce qui prouve précisément qu'il s'agit d'une créa­tion qui s'effectue au cours du temps.

Dans le cas de la révélation, l'information augmente aussi au cours du temps, depuis les origines jusqu'à sa plénitude, lorsque fut venue la plénitude du temps, comme dit Paul.

Les spécialistes de la théorie de l'information, disions-nous, ont étudié ce qui se passe lorsque les messages sont transmis. Mais ils n'ont pas étudié, à ma connaissance du moins, la résistance à l'information. Pour l'étudier, il est intéressant d'examiner ce qui s'est passé dans cette zone germinale ou embryonnaire de l'humanité qu'est le peuple hébreu. Mais on peut aussi étudier cette résistance dans l'histoire des scien­ces : toute découverte nouvelle provoque ou suscite une résistance de la part de ceux qui enseignent, et qui sont assis sur les chaires de Moïse de la physique, de l'astronomie, de la biologie ou de la médecine, - résistance qui est proportion­nelle à la nouveauté de la découverte. Voir par exemple ce qui s'est passé autour de la Galilée, autour d'Albert Einstein, ou autour de Lamarck.

Il existe une résistance à l'information qui est normale, qui est saine, c'est celle que l'on observe dans les systèmes vivants, les organismes : si vous inoculez à un organisme sain un virus ou une bactérie, et par conséquent de l'information, qui tend même à se multiplier elle-même à l'intérieur de l'organisme, l'organisme réagit en suscitant contre ces molécules étrangè­res des molécules qu'il compose lui-même pour éliminer les molécules toxiques. C'est la résistance de l'organisme à l'infec­tion. On peut considérer que la résistance à une doctrine toxi­que est saine, nécessaire : c'est une résistance par l'intelli­gence. Toute résistance à une information nouvelle n'est donc pas, en tant que telle, un processus négatif.

C'est donc au cours du XIXe siècle qu'on a commencé à découvrir la réalité du temps, c'est-à-dire la réalité de ce fait : la création ne s'est pas effectuée ou réalisée instantanément, d'un seul coup, mais progressivement. La révélation ne s'est pas effectuée d'un seul coup, instantanément, mais elle est progressive, elle aussi, pour les mêmes raisons, au fond, parce qu'il ne peut pas en être autrement.

Ces deux découvertes - et celle sur laquelle nous revien­drons, du développement du dogme, par John Henri Newman en 1845 - vont susciter, de la part des chrétiens et d'autres, une résistance violente, acharnée, qui n'est pas encore éteinte. Certains aujourd'hui même ne sont pas parvenus à comprendre que création et évolution ne s'opposent pas, mais au contraire s'impliquent et s'appellent mutuellement.

En ce qui concerne la théorie de la révélation, les difficul­tés ont été bien entendu différentes de ce qu'elles furent autour de l'histoire naturelle des espèces vivantes.

On était habitué, depuis dix-neuf siècles, à l'idée que Moïse a écrit tout le Pentateuque, y compris le récit de sa propre mort. Les travaux philologiques, historiques, critiques éta­blissent que ce n'est pas possible. Il fallait donc, et il suffisait, de reconnaître que la question de l'auteur et la question de l'inspiration sont des questions distinctes. Si tel document, par exemple celui que nous avons traduit, n'est pas de Moïse, alors il est d'un autre. Cela ne change rien à l'inspiration du texte. - On était habitué, depuis dix-neuf siècles, à l'idée que le livre d'Isaïe tel que nous le lisons dans la Bible hébraï­que et donc dans les traductions, est d'un prophète de ce nom qui vivait au VIIIe siècle avant notre ère. Les travaux savants établissent que ce livre est constitué de plusieurs documents, dont certains appartiennent en effet au prophète Isaïe du VIIIe siècle avant notre ère, mais dont d'autres, par exemple les chapitres 40 et suivants, ne peuvent pas être de la main du prophète du ville siècle avant notre ère, mais d'un pro­phète inconnu qui a pris part à la déportation de Babylone, au vie siècle avant notre ère, qui annonce le retour des Hébreux déportés dans la mère patrie, et qui nomme Cyrus par son nom. Blaise Pascal avait élaboré un argument sur le fait que le prophète du VIIIe siècle avant notre ère connaît par son nom Cyrus qui devait vivre deux siècles plus tard. L'argument s'effondre. - On était habitué à l'idée que le livre de Daniel avait été écrit par un prophète de ce nom lors de la captivité de Babylone au VIe siècle avant notre ère. Il fallut se rendre à l'évidence : Daniel est l'oeuvre d'un inconnu qui vivait au temps d'Antiochus Épiphane, au IIe siècle avant notre ère. - On était habitué à l'idée que les Psaumes dits de David sont l'oeuvre du roi d'Israël. La critique remet les psaumes à leurs places, à leurs dates approximatives, dans l'histoire du peuple hébreu.

Ce sont donc des habitudes intellectuelles qui ont causé la crise et la résistance aux découvertes nouvelles, ici, à propos de la critique biblique, comme dans d'autres domaines, astro­nomie, physique, biologie, médecine...

Les habitudes, c'est ce qu'on enseignait avant. La décou­verte, c'est ce qui oblige à repenser tout ce qu'on enseignait avant. C'est fatigant, très fatigant. Mieux vaut refouler la découverte que de s'astreindre à repenser toute la physique sous le prétexte qu'un jeune homme de vingt-cinq ans vient d'établir que l'éther, dont tout le monde enseignait l'existence dans toutes les chaires de physique, n'existe pas. Le jeune homme en question s'appelait Albert Einstein. Il n'était même pas professeur, ce qui aggravait son cas.

Il existe donc une inertie naturelle à l'intelligence humaine, inertie comparable à certains égards à celle que la physique discerne dans la matière. Cette inertie se trouve en nous tous, et non pas simplement chez quelques-uns, les autres.

La crise fut terrible dans les séminaires à la fin du XIXe siè­cle et au début du XXe siècle, lorsque des savants français tels que Renan ou Loisy firent connaître aux Français les tra­vaux des savants allemands.

Non seulement il fallait apprendre à distinguer soigneusement la question de l'auteur et la question de l'inspiration, mais de plus il fallait apprendre à voir, avec les yeux de l'intel­ligence, que l'Écriture sainte, c'est-à-dire la Bibliothèque sainte des Hébreux et celle des chrétiens, est pleinement inspirée, c'est-à-dire travaillée par l'Esprit saint, c'est-à-dire l'Esprit de Dieu, c'est-à-dire Dieu qui est Esprit ; - mais qu'elle est aussi pleinement humaine, ce qu'on avait parfois oublié de souligner.

L'Écriture sainte, telle qu'elle se présente à nous, c'est la pâte humaine travaillée, transformée progressivement par Dieu le créateur qui communique son Esprit saint. Dans cette réalité totale qu'est l'Écriture sainte, il faut donc distinguer l'humanité, ou la nature humaine, - la pâte humaine, - et l'inspiration, que l'on pourrait appeler la nature divine de la Sainte Écriture.

On avait dit, on avait enseigné dans les séminaires, que l'Écriture sainte est parole de Dieu, et c'est vrai. Mais on avait parfois un peu négligé d'enseigner et de faire apercevoir que l'Écriture sainte est aussi humaine, pleinement humaine, ce qui ne signifie pas exclusivement humaine.

Lorsque les travaux savants de la critique biblique, en Alle­magne d'abord, puis dans le monde entier, ont mis en vive lumière l'humanité de la Sainte Écriture, la crise a été redou­table, parce que les esprits n'étaient pas préparés, les intelli­gences n'étaient pas prêtes à recevoir cette découverte et à l'assimiler. Il s'est donc produit des réactions de rejet, comme autour de l'affaire Galilée[22].

La découverte de la distinction nécessaire à faire entre la question de l'auteur et la question de l'inspiration, la découverte d'une révélation progressivement communiquée, par éta­pes, et la découverte de la nature humaine de l'Écriture sainte, qui est la pâte humaine travaillée par l'Esprit de Dieu et progressivement transformée, - ces trois découvertes étaient connexes. C'est par la critique biblique que nous y sommes parvenus. Il n'y a donc pas lieu d'avoir peur de la critique biblique, pas plus que d'aucune discipline scientifique. Bien au contraire, il nous faut reconnaître maintenant, en cette fin du XXe siècle, tout le bénéfice que nous retirons ou pou­vons retirer de la critique du point de vue théologique.

Si, feuilletant la Bible hébraïque nous lisons

 

Exode 22, 28 : Tu me donneras le premier-né de tes fils. Tu feras de même du premier-né de ta vache et de ta brebis...

 

texte qui réclame incontestablement un sacrifice humain, celui du premier-né ; - ou bien si nous lisons Deutéronome, chapitres 2, 3, 7, 20 et d'autres qui non seulement racontent les massacres des populations du pays de Chanaan, mais qui les recommandent ; - si nous n'avons pas une préparation critique et théologique suffisante, si nous avons une concep­tion monophysite de l'Écriture sainte, c'est-à-dire une conception selon laquelle l'Écriture sainte est Parole de Dieu exclusivement, alors nous rencontrerons des difficultés, à vrai dire insurmontables. Car, dans cette hypothèse, il nous fau­dra attribuer à Dieu même des représentations ou des conduites qui sont celles de l'homme.

Si au contraire nous avons une théorie correcte de l'inspi­ration et de la double nature de l'Écriture sainte, nous ne serons pas plus scandalisés de rencontrer dans ces vieux textes un document qui prône le sacrifice du premier-né, que nous ne le sommes dans un terrain fossilifère, de rencontrer des restes de quelque préhominien. Les Hébreux nomades sont issus d'une civilisation, d'un milieu ethnique, dans lequel on pratiquait les sacrifices humains. En Chanaan, on pratiquait les sacrifices humains. Les législateurs ont remplacé la prati­que des sacrifices humains par celle des sacrifices d'animaux, et les grands prophètes d'Israël, aux Xe, IXe, VIII, VIIe et VIe siècles avant notre ère, ont tonné contre cette pratique abo­minable des sacrifices humains. Il reste dans la Sainte Écri­ture des textes, des documents fossiles, qui attestent que la religion des Hébreux nomades est partie du fonds sémitique commun, dans lequel les sacrifices humains se pratiquaient.

Il faut donc reconnaître et discerner la double nature de l'Écriture sainte, sa nature humaine et sa nature divine, comme il faut reconnaître et discerner, nous le verrons plus loin, la double nature du Christ, et, nous y viendrons encore plus loin, la double nature de l'Église.

Une conception monophysite de l'Écriture sainte, du Christ et de l'Église aboutissent inévitablement à des catastrophes.

L'Écriture sainte, disions-nous, c'est la pâte humaine pro­gressivement transformée par une information qui vient de Dieu même, par un travail du Créateur dans la mentalité humaine, la pensée humaine, les moeurs de l'homme, ses cou­tumes, ses représentations. On trouve donc dans cet ensem­ble de documents qui constituent la Bible hébraïque, pour ne parler que d'elle ici, des étapes très archaïques de cette transformation de l'humanité, de ce développement théolo­gique et moral.

C'est le travail de la critique biblique qui nous a permis de voir ce travail progressif de Dieu à l'oeuvre à l'intérieur de la pâte humaine. Et ainsi la critique biblique retrouve et rejoint une doctrine qui a toujours, et dès le début, été celle de l'Église : pour comprendre la révélation, il faut s'orien­ter vers l'avenir, vers le terme de la révélation, et non vers son passé ou ses commencements. L'Écriture sainte est intel­ligible en référence au terme, à la plénitude de la révélation.

Il n'est donc pas possible de brandir n'importe quel texte, appartenant à n'importe quel âge de la Sainte Écriture, à n'importe quelle couche géologique, à n'importe quelle stra­tification. Par exemple :

 

Nombres 15, 32: Comme les fils d'Israël étaient au désert, ils trouvèrent un homme ramassant du bois le jour du sabbat... Alors YHWH dit à Moïse : L'homme doit être mis à mort ; toute la communauté doit le lapider avec des pierres en dehors du camp !

Deutéronome 22, 21 : ... On fera sortir la jeune fille à l'entrée de la maison de son père et les gens de la ville la lapideront avec des pierres, elle mourra.

Deutéronome 22, 24 : ... Vous les ferez sortir tous deux à la porte de cette ville, vous les lapiderez avec des pier­res et ils mourront...

 

On ne peut pas brandir ces textes et s'écrier : Parole de Dieu ! Application, aujourd'hui même !

L'Australopithèque a été un être certainement très respec­table, en son temps, et sans doute une étape importante dans le processus de l'anthropogenèse. Mais enfin, cette étape est dépassée. Le Créateur, depuis, a fait mieux. - De même ces textes représentent une étape, ou des étapes, qui ont sans doute été utiles ou nécessaires dans la transformation de l'huma­nité. Mais nous ne pouvons pas sérieusement les considérer comme actuels. Des législations très archaïques, qui nous reportent au XIVe ou XVe siècle avant notre ère, peuvent avoir eu une signification et une portée. Mais elles peuvent aussi être périmées aujourd'hui[23].

Il existe donc une lecture archaïque ou archaïsante de l'Écri­ture sainte qui, de fait, est régressive, car elle nous reporte aux plus anciennes couches ou stratifications de la Sainte Écri­ture. Les livres de la révélation doivent être lus dans leur sens, dans leur direction historique, c'est-à-dire en regardant vers l'avenir et non vers le passé. La plénitude de la révélation se trouve au terme de la révélation et non dans ses commen­cements. Bien entendu, ceux qui sont attachés ou fixés à une lecture archaïsante de l'Écriture sainte refusent aussi la criti­que biblique.

Une bonne histoire scientifique du peuple hébreu : Magistraie est l'Histoire ancienne d'Israël publiée par le P. R. de Vaux aux éditions Gabalda.

Pour que Dieu puisse se faire connaître à l'homme, pour qu'il puisse lui communiquer une information, un message, une connaissance, il faut que Dieu parle à l'homme dans la langue de l'homme, il faut qu'il s'adresse à son intelligence de telle manière qu'il puisse être compris. Si Dieu parlait dans sa propre langue à l'homme, l'homme ne le comprendrait pas. Donc, pour que la parole de Dieu soit adressée à l'homme, il faut que celle-ci soit humanisée.

On discerne déjà, en réfléchissant sur ce qu'est la révéla­tion, et les conditions de possibilité de la révélation, la théo­rie de l'incarnation qui vient, et dont nous parlerons plus loin.

Pour que Dieu puisse communiquer un enseignement à l'humanité, il faut qu'un homme transmette l'information reçue de Dieu dans le langage des hommes. Cet homme, qui est le médiateur entre Dieu et les hommes, c'est le prophète, en hébreu nabi, l'homme de l'Esprit, ha-nabi isch ha-ruah (Osée 9, 7).

 

« Car YHWH ne fait rien sans avoir révélé son secret à son serviteur le prophète » (Amos 3, 7).

 

Le prophète est le médiateur entre Dieu et l'homme, celui qui reçoit de Dieu l'information, la science, la connaissance, et qui la transmet dans le langage des hommes, en l'occur­rence l'hébreu ou l'araméen. Là encore, c'est-à-dire chez les prophètes d'Israël, la théorie et la réalité de l'incarnation sont déjà en formation.

Lorsque Louis de Broglie communique la science qu'il a acquise par son travail de chercheur, en l'occurrence la physi­que théorique, il ne perd pas la science qu'il communique. Les autres, à savoir ses étudiants, la reçoivent plus ou moins bien, selon leurs aptitudes, leurs capacités, leur attention, leur intérêt, mais lui, Louis de Broglie, ne perd rien de ce qu'il communique.

Lorsque Dieu communique l'information créatrice dans l'histoire de la création de l'Univers, depuis les origines jusqu'aujourd'hui, il ne perd pas la science qu'il communi­que, sa science reste auprès de lui. C'est ce que dit un savant théologien judéen, devenu disciple du rabbi Ieschoua de Naza­reth, au début de son livre :

 

Jean 1, 1 : Au commencement était le Parler [de Dieu]. Et le Parler était à Dieu. Et il était Dieu, le Parler. Tout par lui a été créé, et sans lui rien n'a été créé...

 

Lorsque Dieu communique sa pensée, sa sagesse, sa science, le secret de son dessein, à son serviteur le prophète, pour que celui-ci les communique au peuple à qui cette connaissance est adressée, Dieu ne perd pas la connaissance qu'il communique.

La parole de Dieu est humanisée pour être communiquée et pour devenir intelligible à l'homme, pour pouvoir être assi­milée par lui, mais, en elle-même, elle reste inaltérée, non modifiée.

La communication par Dieu de sa science, de sa sagesse, de sa parole, n'est pas un exil ou une aliénation de la parole de Dieu. Le Logos de Dieu reste auprès de Dieu, le Logos de Dieu, c'est Dieu lui-même qui se communique, ce n'est pas un être créé, et dans cette communication le Logos de Dieu n'est aucunement altéré. Nous retrouverons ce point lorsque nous aborderons la christologie, c'est-à-dire la science qui a pour objet cet être singulier concret qui est Jésus de Nazareth.

Lorsque le prophète communique le message, la science, la connaissance qu'il a reçu de Dieu, au peuple à qui il est chargé de communiquer cette connaissance, il rencontre une résistance, plus ou moins acharnée, plus ou moins violente, et qui peut aller jusqu'au meurtre du prophète.

Cette résistance est notée dans les livres hébreux depuis les livres qui racontent l'histoire de Moïse, prophète et média­teur entre Dieu et son peuple. L'humanité résiste avec achar­nement, avec fureur parfois, à l'information créatrice qui vient de Dieu et qui s'efforce de la transformer. C'est là un fait, un fait d'expérience, que toute l'histoire humaine atteste, et ce fait est noté, lui aussi, dans les livres saints, dans les livres hébreux de la Bible hébraïque et dans les livres grecs de la Nouvelle Alliance.

Le prophète, pour consentir librement à cet office, à cette charge, à cette fonction, à cette mission, qui consiste à com­muniquer à l'humanité, en son peuple, une information qui vient de Dieu le Créateur, - le prophète est préparé, préa­dapté, présanctifié même, par Dieu lui-même. Les prophè­tes hébreux sont des saints. On trouve l'expression de ce fait par exemple tout au début du livre du prophète Jérémie, qui vivait au vile siècle avant notre ère, et qui a commencé de communiquer la parole de Dieu autour des années 626, la trei­zième année du roi Josias. Voici ce que dit Jérémie :

 

Jérémie 1, 1 : Paroles de Iremiahou, fils de Hilquiya­hou, un des prêtres qui étaient à Anatot au pays de Ben­jamin. Que fut la parole de YHWH sur lui, aux jours de Ioschiiahou', fils d'Amon, roi de Juda, en la treizième année de son règne...

Et elle fut, la parole de YHWH sur moi, pour dire : Avant que je te forme dans le ventre, je t'ai connu, et avant que tu sortes de la matrice, je t'ai sanctifié, pro­phète pour les nations je t'ai donné d'être !

Et alors moi je dis : Ah ! Ah ! Seigneur YHWH, voici que moi je ne sais pas parler, car je suis un tout jeune homme.

Et il dit, YHWH, à moi : Ne dis pas : je suis un jeune homme, car pour tout ce pour quoi je t'enverrai, tu iras, et tout ce que je t'ordonnerai, tu le diras. N'aies pas peur de devant leurs faces (cela se traduirait très bien en lan­gage populaire : tu vois comment ?), car je suis avec toi, moi, pour te sauver, oracle de YHWH !

Et il étendit, YHWH, sa main, et il toucha sur ma bou­che, et il dit, YHWH, à moi : Voici que j'ai donné mes paroles dans ta bouche. Vois ! Je t'ai visité en ce jour pour que tu sois sur les nations et les royaumes pour déra­ciner et pour renverser, pour perdre et pour démolir, pour construire et pour planter.

 

Le vrai prophète, lorsque la parole de Dieu lui est adres­sée, lorsque la mission lui est confiée, résiste lui aussi, dans nombre de cas, à cette mission qui lui est confiée, parce qu'il sait ce qui l'attend : il sait que l'information qui vient de Dieu, et qu'il va communiquer à son peuple, va susciter une réac­tion et une résistance plus ou moins violente. Le faux pro­phète, celui à qui Dieu n'a pas parlé, se met en avant, il prend l'initiative. Le vrai prophète, celui à qui Dieu parle, baisse l'échine sous la charge que Dieu met sur ses épaules. Nous retrouverons ce trait lorsque nous lirons le texte qui raconte la vocation, c'est-à-dire l'appel, du prophète Moïse, plus loin. C'est l'un des signes, l'un des critères auxquels on reconnaît le vrai prophète et qui permet de le distinguer du faux prophète.

Le prophète authentique est sanctifié, préparé, pré adapté, depuis sa conception, créé pour cette fonction, par Dieu créa­teur. Il est créé pour être le médiateur entre Dieu et les hom­mes. Son intelligence, son courage, son énergie, sa sainteté, lui sont donnés depuis sa création pour être en mesure d'accomplir sa redoutable mission de prophète.

Nous retrouverons cela lorsque nous parlerons de Mariam la mère de Ieschoua, qui a été présanctifiée, depuis sa pro­pre conception à elle, pour recevoir, pour consentir librement à recevoir l'Information plénière de Dieu, la parole de Dieu, et pour l'humaniser en elle d'une manière éminente.

On voit donc que dans l'étude du prophétisme, on aper­çoit la formation ou la genèse de la christologie. Les prophè­tes d'Israël annoncent le Christ qui vient, non seulement par ce qu'ils disent, mais tout d'abord par ce qu'ils sont. Le pro­phète d'Israël est une préfiguration du Christ, de même que le Christ est l'achèvement du prophétisme hébreu.

Depuis un bon nombre de pages nous parlons de la révéla­tion, des modalités de la révélation. Mais la première ques­tion à traiter serait de savoir si révélation il y a, c'est-à-dire qu'il faudrait tout d'abord établir le fait de la révélation.

En effet, la théologie est une science. Elle prétend être une science vraie, une science bien fondée, et pour parler un peu en galimatias, une science épistémologiquement saine et bien fondée. Comment est-ce possible ?

La théologie est une science qui procède à partir de la révé­lation que Dieu communique à l'humanité, pour l'humanité entière, par l'intermédiaire de ces hommes qui sont les pro­phètes d'Israël et par l'intermédiaire de celui qui est l'Homme nouveau uni à Dieu de telle sorte qu'il est en Dieu, que Dieu est en lui, et qu'en lui habite corporellement la plénitude de la divinité.

Mais pour que cette science soit bien fondée, il faut d'abord avoir établi deux faits :

 

1.  Qu'il existe un être, distinct du monde, créateur de l'Univers, et que l'on puisse appeler Dieu.

2.    Que cet être, qui est l'Être absolu ou premier, a parlé, c'est-à-dire qu'il a bien communiqué une information ou des infor­mations à l'humanité, par l'intermédiaire de ces hommes qui sont les prophètes d'Israël.

 

Si ces deux faits n’ont pas été établis, la théologie tout entière repose sur deux pétitions de principe, sur deux pos­tulats, sur deux « actes de foi », sur deux hypothèses :

 

1.  L'existence de Dieu, et

2.  Le fait de la révélation.

 

Si la théologie tout entière repose sur deux suppositions, deux « actes de foi » au sens moderne et contemporain du terme, sur deux hypothèses, deux postulats, deux pétitions de principe, alors elle n'est pas une science. Elle est une cons­truction tout entière hypothétique, puisqu'elle repose sur deux hypothèses non établies.

L'humanité, de plus en plus formée par les sciences expé­rimentales, aura de plus en plus de mal à accorder son assen­timent, et même son attention, à une telle construction qui, si les conditions préalables ne sont pas réalisées, ressemblerait plus à un poème, à une oeuvre littéraire, qu'à une science, c'est-à-dire à une connaissance certaine, par l'intelligence, et fondée dans la réalité objective.

Le problème philosophique qui est posé est celui de l'assen­timent. Par la pratique des sciences expérimentales, l'huma­nité apprend de mieux en mieux à discerner ce qu'est un assentiment raisonnable, légitime, de l'intelligence, par exemple à une théorie scientifique.

Le christianisme est une théorie générale du Réel, qui porte sur l'origine radicale de tout ce qui existe, et sur la finalité de l'univers entier, sur la finalité de la création. C'est une théorie qui prétend dire quelle est l'origine de la création, sa raison d'être, son but, sa finalité, et qui prétend nous com­muniquer les informations qui sont requises pour que nous puissions accéder à cette finalité, la réaliser, c'est-à-dire coo­pérer à l'achèvement de la création, en nous.

Si l'on continue à dire et à répéter, comme cela se fait maintenant depuis plusieurs générations, mais surtout depuis quel­ques années, que le christianisme n'est pas une théorie géné­rale du Réel, qu'il n'est pas une doctrine, qu'il n'a pas de contenu intelligible, qu'il n'y a d'ailleurs rien à enseigner ni rien à apprendre, qu'il n'a pas de fondement objectif ; que la raison humaine ne peut pas décider de sa vérité, ni de sa fausseté éventuelle, que l'assentiment au christianisme est une question de « foi », au sens contemporain de ce terme, c'est-à-dire un assentiment dissocié de l'acte d'intelligence, - alors nous pouvons être sûrs et certains d'une chose : c'est que du christianisme, dans quelques générations, il ne restera que quelques sectes de convulsionnaires.

L'humanité de plus en plus formée par les sciences expéri­mentales n'accordera plus son assentiment ni même son intérêt à une doctrine dont on nous répète de tous côtés que ce n'est même pas une doctrine, qu'elle n'est pas fondée objectivement et que la question de sa vérité n'est pas décidable par et pour l'intelligence humaine.

La question posée est donc la question de la vérité du chris­tianisme. La question posée est aussi celle de l'assentiment de l'intelligence à cette vérité. Car c'est l'intelligence qui seule peut accorder librement son assentiment.

Le problème est donc de savoir : à quelles conditions l'intelligence humaine peut-elle accorder son attention, son intérêt et finalement son assentiment, à cette doctrine qui est le christianisme ? Réponse : A la condition que cette doc­trine, ou théorie générale du Réel, soit bien fondée, dans la réalité objective, et que l'intelligence humaine puisse discer­ner d'une manière critique ces fondements.

Ce que je dis ici n'est pas une innovation, n'est pas une improvisation ; c'est la doctrine constante de l'Église depuis qu'elle existe. C'est une maladie toute récente de mettre en doute cette évidence : on ne peut pas accorder son assenti­ment à la doctrine chrétienne, si l'on n'a pas des raisons objec­tives, valables, légitimes, communicables, de lui accorder son assentiment.

C'est-à-dire que la foi, dans la pensée de l'Église, dans le langage de l'Église - qui n'est pas le langage de nos contemporains - est un assentiment de l'intelligence (et non pas de l'affectivité) à la vérité discernée, reconnue. Cet assen­timent est libre, comme tout assentiment à quelque vérité que ce soit, car la vérité ne fait jamais violence. Cet assentiment qui est un acte de l'intelligence est donné par Dieu, parce que l'être, la vie et l'intelligence sont des dons de Dieu. Mais il reste que l'assentiment à la vérité est un acte d'intelligence, et non de l'affectivité, et que lorsque Dieu nous a donné l'intelligence de ce qui est, cette intelligence est bien en nous, à nous, par don, mais réellement.

Aussi bien l'Église a-t-elle toujours maintenu, pensé et professé que l'existence de Dieu peut être connue d'une manière certaine à partir de la création, qui est pour nous la première manifestation de Dieu, comme nous l'avons vu précédem­ment, et nous avons cité les textes décisifs à cet égard.

Et l'Église pense aussi que le fait de la révélation doit être établi aux yeux de l'intelligence humaine, ou de la raison humaine, faute de quoi en effet la théologie procéderait à partir d'une vaste pétition de principe. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le pape Pie IX et le cardinal Deschamps, l'un des rédacteurs de la Constitution de fide au premier Concile du Vatican, en 1870 :

 

Pie IX, Encyclique « Qui pluribus », 9 novembre 1846 :

 

La raison humaine, afin que dans une affaire d'une telle importance elle ne soit pas déçue et afin qu'elle n'erre pas, il faut qu'elle fasse une enquête, d'une manière appliquée, pour établir le fait de la révélation divine, afin qu'il soit certain pour elle, la raison humaine, que c'est Dieu qui a parlé, et afin que à Dieu, comme l'enseigne très sagement l'Apôtre Paul, elle puisse accorder un culte raisonnable (= logique) Romains 12, 1.

 

Cardinal Deschamps, L'infaillibilité et le concile général, 29 mai 1869, apud E. Cecconi, Histoire du concile du Vatican, t. IV, trad. fr., 1887, p. 49 :

 

C'est la raison (...) qui appelle la révélation et c'est à la raison que la révélation s'adresse. C'est à la raison que Dieu parle, c'est à la raison qu'il demande la foi, et il ne la lui demande qu'après lui avoir fait voir que c'est bien lui qui parle. La raison qui demande le témoi­gnage de Dieu sur les réalités de la vie future n'adhère donc à ce témoignage avec la certitude surnaturelle de la foi, qu'après avoir vu de ses propres yeux, c'est-à-dire vérifié par sa propre lumière et avec la certitude natu­relle qui lui est propre, le fait divin de la révélation.

 

Paul, dans la lettre aux Corinthiens déjà mentionnée, dit aux chrétiens de Corinthe qu'il ne peut leur donner que du lait, parce qu'ils sont encore des bébés dans le Christ, et qu'il ne peut pas encore leur donner de la nourriture solide, le pain des forts, parce qu'ils seraient incapables de le supporter, de l'assimiler. Mais dans la même lettre, il donne déjà une nour­riture forte, substantielle, riche en information ; et dans d'autres lettres il expose sa connaissance du mystère du Christ, qui est la théologie.

Aujourd'hui, semble-t-il, certains ont décidé de donner aux chrétiens depuis leur enfance jusqu'à leur âge terminal une nourriture pour édentés.

Il est évidemment absurde de partir de la « foi », comme on le fait trop souvent aujourd'hui, comme si la foi était un point de départ premier. La foi est l'assentiment de l'intelli­gence à la vérité elle-même, elle doit donc être fondée, elle doit être justifiée aux yeux de l'intelligence elle-même, faute de quoi ce n'est plus un assentiment logique, comme dit Paul dans le texte cité par Pie IX. Il est absurde de partir de la parole de Dieu, comme le fait l'illustre théologien protestant Karl Barth, sans avoir d'abord établi qu'il existe bien un être que l'on peut appeler Dieu et que celui-ci a parlé. Le rocher sur lequel est fondée et construite la théologie, c'est la connaissance certaine de l'existence de Dieu, à partir de la création, et la connaissance certaine du fait de la révélation.

Mais comment fait-on pour accéder à la connaissance cer­taine du fait de la révélation ?

Nous avons tenté d'aborder et de traiter ce problème dif­ficile, sur les bases modernes, dans deux essais antérieurs[24] et il n'est donc pas question de les reproduire ici. Contentons-nous d'indiquer la méthode.

Il faut partir bien entendu du donné objectif, incontesta­ble et incontesté, en l'occurrence le fait hébreu, ou le fait cons­titué par l'existence de ce peuple qui prétend porter en lui l'information créatrice qui vient de Dieu, ou, en son propre langage, la parole de Dieu. La question est de savoir si cela est vrai. Il faut étudier ce peuple en profitant de toutes les méthodes critiques, historiques, philologiques, dont nous disposons au XXe siècle. Lorsqu'on entreprend cette étude, on constate que ce minuscule peuple hébreu constitue ce que les naturalistes appellent un phylum mutant. En réalité, c'est une nouvelle espèce d'humanité qui est en formation, à partir de la mutation qui est mise par l'Écriture sainte sous le nom d'Abraham :

 

Genèse 12, 1-4 : Et il dit, YHWH, à Abram (sic) : Va-t'en quant à toi de ton pays et de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te montrerai. Et je ferai de toi une grande nation et je te bénirai et je gran­dirai ton nom et tu seras une bénédiction... Et il s'en alla, Abram, comme le lui avait dit YHWH...

 

La création d'une humanité nouvelle qui commence avec Abraham s'effectue d'abord par une séparation, un arrachement : Abraham quitte la prestigieuse civilisation d'Ur en Sumer, et il devient nomade. Jusqu'à la fin des temps, tous les disciples d'Abraham, c'est-à-dire ceux qui sont engendrés par l'acte d'Abraham, seront des nomades eux aussi, des étrangers et des voyageurs sur la terre.

Nous connaissons assez bien maintenant, depuis les fouil­les réalisées aux XIXe et XXe siècles, l'antique civilisation d'Ur, et nous connaissons aussi la religion qui était celle de Sumer. Nous avons une idée de ce qu'a connu Abram, né dans la grande ville d'Ur, dans une civilisation très avancée. Il est devenu nomade ultérieurement. C'est à partir de lui que nous discernons une véritable mutation dans cette zone germinale de l'humanité qui est le peuple hébreu, issu d'Abram, ou Abraham[25].

Sir Leonard Woolley estime que les deux noms donnés par les textes hébreux, Abram et Abraham, s'expliquent par le fait que les très anciennes généalogies dans lesquelles ont puisé les rédacteurs de nos textes hébreux comportaient en effet ces deux noms dont le premier nous fournit l'orthographe ouest-sémitique, la plus ancienne, et que plusieurs hommes, d'une même famille et de même nom, peut-être le grand-père et le petit-fils, ont été rassemblés par les derniers rédacteurs sous un nom unique, ce qui expliquerait les chiffres excessifs concernant la longévité.

Quoi qu'il en soit de ce point qui est mineur pour notre propos, ce qui est incontestable c'est que l'humanité, en ce point, en ce lieu, en ce temps, a subi une transformation concernant la pensée, l'action et l'être. Cette transformation a été progressive, mais elle a commencé par cet exil du père du peuple hébreu.

Transformation du point de vue de la pensée, d'abord. Si nous comparons ce que nous connaissons des doctrines, des religions de l'Orient ancien, avec la théorie de l'Univers qui s'est développée à partir d'Abram-Abraham, le contraste est saisissant.

Dans les plus anciens textes que nous connaissions de l'Égypte ancienne, de Sumer, d'Akkad, de Chanaan, puis de la Grèce antique, nous discernons une doctrine qui comporte des ressemblances manifestes, une certaine vision du monde. Dans tous ces textes, ce qui est premier, absolument premier, c'est le Chaos originel. C'est donc lui l'Être absolu, l'Être premier, dont tout est issu. Les dieux sont issus de ce Chaos originel. Il existe une genèse des dieux, une théogonie. Les dieux se font la guerre les uns aux autres : c'est ce qu'on appelle, d'un mot grec, une théomachie. C'est à partir d'un dieu massacré, à partir du sang, ou du sperme, ou du cra­chat d'un dieu sacrifié, que les hommes sont faits. Vision tra­gique du monde, donc : la tragédie est à l'origine de tout, à l'origine de notre Univers visible, à l'origine de l'existence humaine. La tragédie est au fond de l'être[26].

Dans toutes les religions antiques connues, chez tous les peuples qui ont précédé et entouré ce peuple hébreu en train de se former depuis le XXe ou le XIXe siècle avant notre ère (époque présumée de la sortie d'Abraham), c'est la nature elle-même qui est divine : les astres sont des divinités. A Sumer, la divinité suprême est le dieu Lune, avec son épouse. Mais toutes les religions de l'Orient ancien considèrent que les astres sont des dieux, et toutes divinisent les forces naturelles. On trouvera une expression de cette théorie de l'Univers, en plein Ive siècle avant notre ère, chez le plus grand des métaphysiciens grecs, Aristote, Traité du Ciel. Les astres sont des substances divines, l'Univers tout entier est divin, il échappe à la genèse et à la corruption, il n'a pas d'origine, il n'a pas commencé, il est inusable, il ne finira jamais. II est l'Être même. Cette doctrine, cette théorie de l'Univers, qui était déjà celle de Platon, se perpétuera chez les philoso­phes platoniciens, aristotéliciens, et néoplatoniciens, jusqu'aux grands et derniers philosophes grecs des premiers siècles de notre ère et l'on peut dire que, lors de ce qu'on a appelé la Renaissance, c'est encore cette doctrine de la divinité de l'Univers qui va refleurir chez les philosophes. On la retrouve, laï­cisée mais substantiellement la même, dans le matérialisme moderne qui professe que l'Univers ne peut comporter ni com­mencement, ni évolution irréversible, ni usure, ni fin. C'est la doctrine par exemple des pères du marxisme : Marx lui-même, Engels son ami, et Lénine son disciple[27].

Si l'on considère ces faits de l'histoire de la pensée humaine, on est frappé par l'extraordinaire audace de ce microscopi­que peuple hébreu, qui le premier a osé enseigner, contre tous, que l'Univers n'est pas divin, que les astres ne sont pas des substances divines, que rien de l'Univers n'est divin, que la nature n'est pas divine, que les forces naturelles ne sont pas des divinités, et qui a toujours refusé de diviniser les rois, de diviniser l'homme, alors que les anciens Égyptiens, comme les Babyloniens, les Grecs et plus tard les Romains, divini­saient leurs rois et leurs césars[28].

Le petit peuple hébreu, aussi haut que l'on puisse remon­ter dans son histoire, dans l'histoire de sa pensée, a dé-divinisé, désacralisé l'Univers et la nature. Il a donc fait, le premier, oeuvre rationnelle, oeuvre d'authentique rationalisme. Parce que l'Univers n'est pas divin, parce qu'il n'est pas l'Être absolu, il n'y a aucun inconvénient à penser qu'il ait com­mencé, et qu'il s'use, qu'il vieillisse comme un manteau, comme un tapis.

 

Psaume 102, 26 : Jadis tu as fondé la Terre, et les cieux sont l'oeuvre de tes mains ;

eux, ils périront, mais toi, tu subsistes,

eux tous, comme un habit, ils s'usent,

comme un vêtement tu les changes et ils changent...

 

Le texte hébreu qui ouvre aujourd'hui la Bible hébraïque, texte relativement récent, car sa rédaction remonte sans doute au vie siècle avant notre ère, est l'oeuvre de théologiens dont le nom ne nous est pas connu, peut-être d'un groupe auxquels appartenaient Ezéchiel le prophète déporté à Babylone, et l'inconnu, déporté lui aussi, qui a composé les oracles qui ont été joints à ceux du prophète Isaïe du ville siècle avant notre ère, à savoir les chapitres 40 et suivants du rouleau d'Isaïe - mais c'est là une hypothèse purement personnelle.

Ce texte récapitule, met en forme, résume une doctrine bien plus ancienne et qui pourrait remonter à Abraham lui-même, Abraham qui a connu les grand textes religieux sumériens, ou du moins les grands thèmes religieux sumériens, comme nos théologiens inconnus déportés à Babylone au VIe siècle avant notre ère ont connu les grands textes religieux babyloniens.

Nous traduisons le texte en serrant comme d'habitude au plus près le texte hébreu, dût notre langue française souffrir de cet exercice, afin que le lecteur français non hébraïsant puisse goûter quelque peu la saveur de ce document :

 

Genèse 1, 1-2, 3 : En un commencement, il créa, Dieu, les cieux et la terre.

Et la terre était désert (sic) et vide, et une ténèbre sur la face de l'abîme et l'esprit de Dieu planait sur la face des eaux.

Et il dit, Dieu : Soit lumière ! Et fut lumière.

Et il vit, Dieu, la lumière, qu'elle était belle, et il sépara, Dieu, entre la lumière et entre la ténèbre.

Et il cria, Dieu, à la lumière : Jour ! Et à la ténèbre il cria : Nuit ! - Fut un soir, fut un matin, jour un.

Et il dit, Dieu : Soit une étendue solide au milieu des eaux et qu'elle soit une séparation entre les eaux et les eaux !

Et il fit, Dieu, l'étendue solide et il sépara entre les eaux qui sont au-dessous de l'étendue et entre les eaux qui sont au-dessus de l'étendue. Et ce fut ainsi.

Et il cria, Dieu, à l'étendue solide : Cieux ! - Fut un soir, fut un matin, jour deuxième.

Et il dit, Dieu : Que se rassemblent les eaux de dessous les cieux en un lieu unique et que se fasse voir la sèche ! Et ce fut ainsi.

Et il cria, Dieu, à la sèche : Terre ! Et au rassemblement des eaux il cria : Mers ! Et il vit, Dieu, que c'était beau.

Et il dit, Dieu : Qu'elle verdoie, la Terre, de verdure, de l'herbe parsemant semence, de l'arbre à fruit qui fait du fruit selon son espèce, avec sa graine en lui, sur la terre ! Et ce fut ainsi.

Et elle fit sortir, la Terre, de la verdure, de l'herbe semant semence selon son espèce et de l'arbre qui fait du fruit avec sa semence en lui selon son espèce et il vit, Dieu, que c'était beau. Fut un soir, fut un matin, jour troisième.

Et il dit, Dieu : Soient des luminaires dans l'étendue solide des cieux pour séparer entre le jour et entre la nuit et qu'ils soient là pour signes, et pour saisons, et pour jours et années ! Et qu'ils soient là comme luminaires dans l'étendue solide des cieux pour illuminer sur la Terre ! Et ce fut ainsi. Et il fit, Dieu, les deux luminai­res, les grands, le luminaire le plus grand pour régner sur le jour, et le luminaire le plus petit pour régner sur la nuit, et les étoiles. Et il les donna, Dieu, dans l'éten­due des cieux, pour illuminer sur la Terre et pour régner sur le jour et sur la nuit et pour séparer entre la lumière et entre la nuit. Et il vit, Dieu, que c'était beau. - Fut un soir, fut un matin, jour quatrième.

Et il dit, Dieu : Qu'elles foisonnent, les eaux, d'une foison d'âme (sic, au singulier) vivante et que de l'Oiseau vole au-dessus de la Terre et sur la face de l'étendue des cieux ! Et il créa, Dieu, les grands Reptiles et toute âme vivante qui rampe, dont foisonnent les eaux, selon leur espèce et tout Oiseau avec ses ailes selon son espèce. Et il vit, Dieu, que c'était beau. Et il les bénit, Dieu, en disant : Fructifiez, et devenez nombreux et remplissez les eaux dans les mers et que l'Oiseau devienne nombreux sur la Terre ! Et fut un soir, et fut un matin, jour cinquième.

Et il dit, /Dieu : Qu'elle fasse sortir, la Terre, de l'âme vivante selon son espèce, du bétail et du reptile, et de l'animal sauvage de la Terre, selon son espèce ! Et ce fut ainsi. Et il fit, Dieu, l'animal sauvage de la Terre selon son espèce et le bétail selon son espèce et tout reptile de la terre selon son espèce. Et il vit, Dieu, que c'était beau.

Et il dit, Dieu : Faisons de l'Homme à notre image, selon notre ressemblance et qu'ils (sic) dominent sur le Poisson de la mer et sur l'Oiseau des cieux et sur le bes­tiau et sur toute la terre et sur tout reptile qui rampe sur la Terre !

Et il créa, Dieu, l'Homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa.

Et il les bénit, Dieu, et il leur dit, Dieu : fructifiez et devenez nombreux et remplissez la Terre et dominez-la, et régnez sur le Poisson de la mer et sur l'Oiseau des cieux et sur tout vivant qui rampe sur la Terre !

Et il dit, Dieu : Voici, je vous ai donné toute plante verte semant semence qui est sur la face de toute la Terre et tout arbre qui a en lui du fruit d'arbre semant semence. Pour vous ce sera pour nourriture ! Et à tout vivant de la Terre et à tout Oiseau des cieux et à tout rampant sur la Terre, qui a en lui âme vivante, toute herbe verte pour nourriture. Et ce fut ainsi.

Et il vit, Dieu, tout ce qu'il avait fait, et voici c'était très beau. - Fut un soir et fut un matin, jour; sixième.

Et furent terminés les cieux et la Terre et toute leur armée. Et il termina, Dieu, au jour septième, son oeuvre qu'il avait faite et il se reposa, au jour septième, de toute son oeuvre qu'il avait faite. Et il bénit, Dieu, le jour sep­tième et il le consacra car en lui il se reposa de toute son oeuvre qu'il a créée, Dieu, pour la faire.

 

En français, le mot terre a au moins deux sens :

1.  La terre, l'élément que travaille le laboureur, la motte de terre.

2.  La planète Terre.

Un troisième sens peut être annexé au premier, c'est :

Le territoire.

En hébreu, le mot eretz désigne la Terre, ce que nous appe­lons notre planète, et qui n'était pas connu comme Planète par les Hébreux, c'est-à-dire l'ensemble, et aussi le territoire. Pour désigner la terre, l'élément que l'on laboure et que l'on sème, l'hébreu a le mot adamah, qu'en français nous som­mes bien obligés de traduire aussi par « terre ». J'ai mis une majuscule quand le mot eretz désigne la Terre, le tout.

Dans ce texte, le ou les théologiens qui l'ont composé ne désignent pas Dieu par son nom propre, le tétragramme, YHWH, mais se servent du nom commun, Dieu, en hébreu elohim, qui est un pluriel, comme d'ailleurs ha-schamaïm est aussi un pluriel. Pour quelle raison le mot dieu, en hébreu, est-il un pluriel ? Les savants en discutent. Peut-être tout sim­plement parce que ce terme a été pris à un vieux fonds sémi­tique dans lequel la divinité était conçue comme plurale.

Le ou les théologiens exposent l'oeuvre de la création dans un certain ordre : l'Univers physique, puis les plantes, puis les animaux, enfin l'Homme. Ils se servent de termes qui en hébreu sont au singulier, pour désigner une pluralité, par exemple le Poisson, l'Oiseau, l'Homme. C'est une habitude, en hébreu, d'utiliser des termes au singulier pour désigner une multitude. En somme, le ou les théologiens visent l'espèce, et même le genre, le genre Oiseau par exemple, ou le genre Reptile, ou le Quadrupède.

En gros, en très gros, l'ordre qu'ils nous proposent est le bon, c'est celui que nous connaissons par les sciences expéri­mentales. Il va de l'Univers physique à l'Homme, et non pas l'inverse. D'autres doctrines ont proposé un ordre inverse : d'abord création ou production de l'Homme, de l'Homme primordial, puis de l'Univers physique : ce sont les systèmes théosophiques et gnostiques qui ont pullulé dans les premiers siècles de notre ère.

La création de la lumière est proposée avant la création du soleil. On a beaucoup ri, pendant des siècles, de ces pau­vres Hébreux qui s'imaginaient que la lumière est créée avant le soleil. On a cessé de rire aujourd'hui puisque les scientifi­ques ont démontré qu'en effet l'Univers a d'abord été lumière, dans ses tout premiers instants, avant d'être matière compo­sée, et bien avant la genèse des premières galaxies, à plus forte raison bien avant la formation des systèmes solaires tels que le nôtre.

Dans ce document, comme dans celui que nous avons tra­duit précédemment, et qui est plus ancien, l'idée du théolo­gien est que dans son état initial la nourriture de l'Homme, ce sont les graines et les fruits, la nourriture principale des grands Singes anthropomorphes, les Gorilles, les Orangoutans et les Chimpanzés, dont nous sommes les plus pro­ches du point de vue anatomique, physiologique et biochi­mique. Lorsque l'Homme est apparu, nous l'avons déjà noté, il vivait bien évidemment de cueillette. Il y a peut-être dans ce texte, comme dans le précédent, la trace d'un souvenir du temps où l'Humanité vivait de cueillette, sans être astreinte ni à la chasse ni au travail de la terre.

Il est vrai que l'auteur de notre document semble considé­rer que les autres animaux aussi se nourrissent de végétation, ce qui est en partie erroné.

On s'écriera (j'entends la clameur...) : Mais tout cela, c'est du concordisme ! Vous versez dans le concordisme Arrêtons-nous un instant sur cette protestation.

 

 

Concordisme

 

 

On a appelé concordisme, au siècle dernier, une tentative pour faire s'accorder ou concorder les textes bibliques avec les découvertes de la géologie et de la zoologie. Ainsi, là où le théologien hébreu inconnu qui a composé notre texte parlait de « jours », on a tenté de trouver des périodes géologi­ques qui pourraient concorder avec ces jours. On a cherché, tout comme nous le faisons, à voir si l'ordre de la création proposé par le théologien hébreu concordait avec ce que nous savons de l'histoire de la création par les sciences.

Étant donné que ces concordances ont été souvent forcées, étant donné que ces tentatives ont souvent été vaines et parfois ridicules, les exégètes ont trouvé une issue qui leur épar­gnait ces déboires. Ils ont déclaré : les textes bibliques ne sont pas chargés de nous renseigner sur l'Univers, la nature et tout ce que les sciences naturelles sont chargées de nous enseigner. L'objet des textes bibliques est exclusivement religieux. Ne cherchons donc pas à faire s'accorder l'enseignement des textes bibliques avec l'enseignement des sciences.

C'est depuis ce temps-là que le terme de « concordisme » est devenu une injure redoutée de tous, - mais non de l'auteur de ces lignes.

La solution paraissait parfaite ; elle était simple : chacun de son côté, les exégètes dans les textes bibliques, les savants dans leurs expériences, et surtout pas de rencontre, pas de communication. Une muraille de Chine doit séparer les textes bibliques des sciences de l'Univers et de la nature. Cha­cun chez soi, il n'y aura plus de conflit, il n'y aura plus de problèmes.

Malheureusement pour les tenants de cette séparation sans communication, elle comporte quelques inconvénients. D'abord le terme de « religieux » que l'on utilise est si vague qu'il peut désigner à peu près n'importe quoi. Contrairement à ce que tout le monde, ou presque, répète, le terme latin reli­gio ne vient pas du verbe latin religare, lier, attacher, mais du verbe relegere, qui signifie recueillir de nouveau, rassem­bler, etc. Le mot latin religio signifie au sens premier : une attention scrupuleuse, un scrupule, puis un scrupule « reli­gieux »... Nous voilà bien avancés. Il suffit de lire une His­toire des Religions pour constater que le terme de « religion » est si vague, si flou, qu'il recouvre à peu près n'importe quoi. On ne peut même pas soutenir que des termes de « religion » ou « religieux » impliquent quelque rapport à une divinité, car il existe des religions athées ! Le terme de « religion » désigne donc une doctrine qui porte sur le tout et l'Histoire des religions est une histoire des plus anciennes doctrines de l'Humanité.

Si le terme de religion » est si vague, si flou, le terme de « religieux » l'est tout autant, et lorsqu'on affirme, pour se protéger contre le spectre du concordisme, que la Bible se cantonne dans le « religieux », ou que les textes bibliques n'ont pas d'autre objet que de nous donner un enseignement « religieux », on ne dit pas grand-chose.

Mais il y a plus grave. La Bible nous dit quelque chose sur l'Univers, sur l'histoire de la création, sur l'histoire humaine. La Bible nous dit par exemple que l'Univers a commencé. Elle nous dit aussi qu'il s'use et qu'il finira. Ce dont nous parle la Bible, c'est bien de cet Univers-ci, celui de notre expé­rience, celui par conséquent qu'atteignent nos sciences expé­rimentales. Si donc l'on se refuse à tout concordisme, il faut alors poser en principe que la Bible ne nous dit rien de l'Univers réel, celui de notre expérience, ni - pourquoi pas ? - de l'histoire réelle, celle qu'atteignent les historiens.

Et dans ce cas-là, dans cette hypothèse, que resterait-il de la Bible ? Un ensemble de contes, de légendes, sans aucun rapport avec la réalité objective ?

Lorsque des savants éminents comme Sir Leonard Wool­ley, (Abraham, trad. cit.), André Parrot, (Abraham et son temps, éd. cit.), Roland de Vaux (Histoire ancienne d'Israël, éd. cit.) et avant eux Edouard Dhorme : Abraham dans le cadre de l'histoire (Recueil Edouard Dhorme, Paris, Impri­merie Nationale, 1951) - se demandent quel rapport, quelles relations existent entre les textes bibliques qui nous relatent l'histoire des patriarches, et l'histoire telle que nous pouvons l'atteindre par les voies scientifiques, ils font, eux aussi, du concordisme, puisqu'ils se demandent quel rapport existe entre ce que dit la Bible et la réalité !

Dès lors qu'on se demande quel rapport existe entre ce que dit l'Écriture sainte et la réalité, quelle qu'elle soit, on fait du concordisme.

En somme, pour éviter le concordisme, il faudrait soute­nir que l'Écriture sainte n'a aucun rapport avec aucune réalité quelle qu'elle soit.

 

André Parrot, Abraham et son temps, éd. cit.

 

La documentation profane est (...) en parfaite concordance avec les données bibliques. (p. 53).

Tout ce que nous savons de l'époque et du milieu, grâce à la documentation historique et archéologique, extrabiblique, s'accorde parfaitement avec la tradition biblique consignée dans la Genèse. Abraham est un sémite, de provenance trans-euphratéenne, qui campe auprès du chêne de Mamré, près d'Hébron. C'est le chef d'une tribu, à l'origine nomade et qui pratique mainte­nant le semi-nomadisme. Des circonstances, difficiles à définir, ont provoqué ce déplacement qui se situe au XIXe ou au XVIII° siècle avant J.-C. et qui doit être rattaché aux grandes migrations, révélées entre autres par les textes de Mari. Tribu de bergers, qui poussent leurs moutons, de pâturage en pâturage et qui ont abouti très loin de leur point de départ. (p. 84).

La « geste » patriarcale s'insère parfaitement dans ce que nous connaissons par ailleurs de l'histoire politique du moment. (p. 87).

 

Il n'est donc pas si simple, pour exorciser le spectre du concordisme, de se réfugier dans le « religieux » dont personne ne sait trop ce qu'il signifie ni ce qu'il contient. Il existe des relations entre ce qu'enseigne l'Écriture sainte, et ce qu'enseignent les sciences de l'Univers, de la nature et de l'homme. Ces relations pourraient être des relations de conflit, d'opposition, d'exclusion mutuelle. Par exemple si la Bible enseignait que l'Univers est un système éternel, inusable, sans commencement et sans fin, et un système cyclique, que ferions-nous aujourd'hui, en cette fin du XXe siècle, puisque nous avons appris par les sciences de l'Univers et de la nature que l'Univers est un système historique, évolutif, génétique, dans lequel les sous-ensembles, à savoir les galaxies, ont un âge ; les éléments, à savoir les étoiles, ont un âge ; tout ce qui existe dans l'Univers a un âge ; comment l'Univers lui-même n'aurait-il pas d'âge ? Parler d'un système solaire qui n'a pas commencé, d'une étoile qui n'a pas commencé, d'une galaxie qui n'a pas commencé ; imaginer une étoile qui ne s'userait pas, qui ne transformerait pas son stock d'hydro­gène en hélium, c'est, du point de vue physique, une hypo­thèse dépourvue de signification.

Si donc l'Écriture sainte enseignait le contraire de ce qu'enseignent les sciences expérimentales, en l'occurrence l'astrophysique et la physique, que ferions-nous ? Nous devrions choisir entre l'enseignement certain des sciences expé­rimentales et l'enseignement des livres hébreux qui nous rela­tent des traditions qui remontent au XXe siècle avant notre ère. Le choix serait évident, il n'y aurait pas d'hésitation.

Pendant des siècles, les juifs et les chrétiens ont été justement dans cette situation, puisque, sous l'influence des phi­losophies grecques, d'Aristote en particulier, les savants, les philosophes, enseignaient comme un dogme que l'Univers n'a pas commencé, qu'il ne s'use pas et qu'il ne finira pas.

Que faisaient donc les juifs, les chrétiens et les musulmans dans ces conditions ? Ou bien ils sacrifiaient la doctrine de la révélation aux philosophies, supposées rationnelles. Ou bien ils sacrifiaient Aristote à la révélation. Ou bien ils établissaient une double comptabilité, la foi d'un côté, la raison de l'autre, et ils vivaient séparés, divisés en eux-mêmes. - Ou bien ils parvenaient à faire la critique des philosophies païennes et à montrer que le dogme d'un Univers éternel, sans commen­cement, sans fin, sans évolution et sans usure, est un mythe sans aucun fondement dans l'expérience.

Nous ne sommes plus dans cette situation pénible, parce que nous savons maintenant, en fin du XXe siècle, que la cos­mologie d'Aristote, qui a passé pour l'expression de la science et de la raison pendant des siècles, est en réalité une théolo­gie, une mythologie. C'est parce que l'Univers était divinisé qu'il était considéré comme incréé, éternel, sans commencement, sans fin, sans usure ni vieillissement. Ce sont les sciences expérimentales, au XXe siècle, qui nous ont délivrés de cette cosmologie mythique qui nous venait des Grecs.

Par conséquent les sciences expérimentales sont venues à la rencontre de ce qu'enseignaient les anciens Hébreux quelque quinze ou vingt siècles avant notre ère, et les savants qui nous racontent aujourd'hui le premier quart d'heure de l'Univers et même les trois premières minutes de l'Univers, frac­tion de seconde par fraction de seconde, font du concordisme

Pour peu qu'ils établissent une relation entre ce qu'ils disent et ce que disait la vieille tradition hébraïque - et cela leur arrive - ils versent dans le concordisme

La question est de savoir comment les Hébreux ont fait pour savoir eux-mêmes, au XVe ou XXe siècle avant notre ère, que l'Univers n'est pas divin, que les astres ne sont pas des substances divines, que l'Univers n'est pas l'Être absolu, que l'Univers a commencé, qu'il s'use comme un tapis, et qu'il finira. - Ce que nous venons de découvrir depuis un siècle, par les moyens et les instruments des sciences expérimentales.

 

 

Révélation et inspiration

 

 

Il faut distinguer soigneusement deux concepts, deux notions, qui ne se recouvrent pas : le concept de révélation et le concept d'inspiration.

Tous les livres de la Sainte Écriture sont inspirés, mais tous ne contiennent pas une révélation. Par exemple les livres his­toriques qui nous racontent les règnes de Saül, de David et des rois d'Israël et de Juda, peuvent être inspirés et ils sont inspirés ; mais ils ne contiennent pas une révélation proprement dite. De même tel psaume, tel livre de sagesse, tel roman philosophique et théologique, comme par exemple le livre de Ruth.

Le terme de révélation doit être réservé précisément à la communication d'une connaissance que l'intelligence humaine ne pouvait pas atteindre à partir de l'expérience, par exem­ple et tout particulièrement la connaissance de l'avenir. Ce qui relève du prophétisme relève très précisément de la révé­lation. La connaissance du dessein de Dieu sur l'humanité dans l'avenir ne peut être acquise par l'homme que s'il reçoit le don de cette connaissance : c'est une révélation proprement dite.

 

Amos 3, 7 : Car il ne fait pas, le Seigneur YHWH, quelque chose, sans avoir révélé son secret à ses serviteurs les prophètes.

Le lion a rugi : qui n'aurait peur ? Le Seigneur YHWH a parlé : qui ne prophétiserait ?

 

La révélation proprement dite porte sur ce qui est inacces­sible à l'intelligence humaine à partir du donné passé ou présent, à partir de la création passée ou présente. La révélation proprement dite porte sur l'avenir de la création et comme la création est libre, comme Dieu est absolument libre dans sa création, Dieu seul sait ce qu'il va créer, ce qu'il va faire, et lui seul peut communiquer à l'Homme, s'il le veut, la connaissance de son dessein, de son secret comme le dit le prophète Amos.

Un texte peut être inspiré sans que l'auteur de ce texte ait eu conscience d'être inspiré. L'inspiration, c'est le travail secret de Dieu dans l'esprit, l'intelligence de l'homme, tra­vail par lequel Dieu guide, régénère, libère l'intelligence humaine, pour lui faire voir ce qui est vrai.

Ainsi, dans le chapitre 1 de la Genèse, Dieu a fait connaî­tre à l'homme ce qui est vrai, à savoir que les astres, le soleil, la lune, les étoiles, ne sont pas des divinités ; que l'Univers n'est pas l'Être absolu ; que l'Univers a commencé ; ce texte est donc certainement inspiré. Mais faut-il parler exactement de révélation ? Ce texte porte sur le passé de la création, sur l'histoire de la création, sur ce qui en droit et en fait relève de la compétence de l'intelligence humaine qui s'instruit de la réalité objective par les sciences expérimentales. Ce texte est donc certainement inspiré mais il n'est pas évident qu'il faille parler à son propos de révélation.

L'inspiration qui travaille du dedans et en secret l'intelli­gence du prophète hébreu, du théologien, ne se substitue pas à l'intelligence humaine : au contraire elle la suscite, elle l'éclaire, elle la libère, elle l'épanouit et la conduit à la pléni­tude de ses puissances.

Lorsque les théologiens hébreux ont pensé, dit et écrit que l'Univers n'est pas divin, que les astres ne sont pas des divi­nités et que l'Univers a commencé, ce sont eux qui ont été d'authentiques rationalistes, car ce sont eux qui ont commencé à libérer l'intelligence humaine des mythologies dans lesquelles le grand Aristote est resté prisonnier.

Reste à savoir pourquoi et comment l'intelligence humaine a sombré dans ces mythologies sanglantes, dont elle a besoin d'être libérée.

La question du concordisme n'est donc pas réglée, et encore moins réglée par le mépris ou le sarcasme, comme c'est la coutume aujourd'hui. Car les Hébreux nous ont bien donné un enseignement concernant cet Univers-ci, celui de notre expérience, et ils ne pouvaient pas dire n'importe quoi, concernant cet Univers-ci, car n'importe quoi, dans l'ordre de l'expérience, et donc des sciences, n'est pas compatible avec n'importe quoi en théologie.

Dès lors que vous dites que l'Univers est divin, qu'il est l'Être absolu, vous êtes obligé aussi de dire qu'il n'a pas com­mencé, qu'il ne s'use pas, qu'il ne vieillit pas, et qu'il ne finira pas. Dès lors que vous dites que l'Univers est divin, vous dites quelque chose qui va pouvoir être contrôlé par les sciences expérimentales. Car si les sciences expérimentales établissent, ce qui est aujourd'hui le cas, que tout dans l'Univers a com­mencé, que tout est en train de s'user et de vieillir irréversi­blement dans l'Univers, alors il en résulte que votre proposi­tion initiale était fausse.

N'importe quoi en théologie n'est donc pas compatible avec n'importe quoi en physique. N'importe quoi en métaphysi­que n'est pas compatible avec n'importe quoi en physique.

Nos modernes, qui ont horreur de voir établir des relations entre l'ordre des sciences expérimentales et l'ordre de la théo­logie, ont non moins horreur de voir dégagées des relations entre l'ordre des sciences expérimentales et l'ordre de l'analyse métaphysique.

Il est entendu, aujourd'hui, dans l'enseignement de la phi­losophie qui est communément dispensé, que la philosophie n'a pas et ne saurait avoir de fondement expérimental. C'est quasiment un dogme, dans les universités françaises tout au moins. La philosophie fait bande à part. Les sciences font bande à part. L'exégèse fait bande à part, elle aussi. Tout le monde fait bande à part.

Si la philosophie ne peut avoir de fondement expérimen­tal, si la philosophie ne peut procéder à partir de l'expérience scientifiquement explorée, alors il ne reste plus, comme base à la philosophie, que l'explication des textes des philosophes d'autrefois. C'est ce qui arrive. Donc, dans cette affaire du concordisme, des présupposés philosophiques sont entrés en jeu.

Les théologiens hébreux, qui ont découvert que l'Univers n'est pas divin, que rien dans l'Univers et dans la nature n'est divin, que l'Univers n'est pas l'Être absolu, et que l'Être absolu est autre que l'Univers, ont accédé à une authentique connaissance métaphysique. Ils ont pris position, en métaphy­sique, contre les thèses fondamentales de Parménide, d'Héra­clite, d'Aristote et généralement de toute la philosophie grecque, même s'ils ne la connaissaient pas, car ils connaissaient les thèses dont les philosophies grecques dérivent, à savoir la divinisation de l'Univers, de la nature, des forces naturelles.

Encore une affirmation qui ne plaira pas, car il n'est pas de bon ton, aujourd'hui, de soutenir que les théologiens hébreux ont accédé à une authentique connaissance métaphy­sique. Il est entendu, chez nos modernes, qu'il n'y a de métaphysique que grecque. D'ailleurs, c'est ce qu'enseigne le philosophe allemand Martin Heidegger. N'est-ce pas une raison suffisante ?

Les théologiens hébreux ne pouvaient pas dire ce qu'ils ont dit en théologie sans dire aussi quelque chose concernant la cosmologie, c'est-à-dire la théorie de l'Univers. Et c'est ce qu'ils ont fait. L'ordre des sciences expérimentales, l'ordre de l'analyse métaphysique, l'ordre de la théologie sont des ordres distincts les uns des autres, mais non pas séparés par des cloisons étanches. Il existe une circulation entre ces ordres et des communications. C'est ce que la phobie du concor­disme semble méconnaître.

Remarquez l'extraordinaire audace et la tranquillité avec laquelle les auteurs de Genèse, chapitre 1 affirment que le soleil et la lune ne sont que des luminaires, des lampes, pourquoi pas des lampions ! Si on se reporte à l'enseignement, au dogme de la religion de Sumer, d'Akkad et de Babylone, on réalisera que cette affirmation des auteurs de notre texte est un véritable sacrilège : le dieu Lune réduit au rôle de lampadaire !

Comme on l'a remarqué depuis longtemps, cette histoire de la création est présentée par les théologiens hébreux, auteurs de ce texte, dans le cadre de la semaine juive, qui se termine par le jour du schabbat. Il pourrait en résulter l'idée que la création a été terminée le sixième jour.

C'est contre cette perspective que plusieurs textes s'élèvent. Dieu ne cesse pas de créer, il ne se fatigue pas. Une prière du matin dans le livre de prières du juif fidèle s'exprime en ces termes :

 

Toi qui renouvelles chaque jour continuellement l'oeuvre du commencement.

 

Et notre Seigneur, dans une discussion avec des théologiens judéens, précisément à propos du schabbat, dit ceci :

 

Jean 5, 17: Mon Père est à l'oeuvre, - il opère, - jusqu'à maintenant, et moi aussi j'opère, - je suis à l'oeuvre.

 

Texte fulgurant, comme tout ce qui est sorti de la bouche de notre Seigneur, et qui enseigne la création continuée.

Il n'est donc pas exclu, et nous verrons que le cas se présente souvent, que certains textes bibliques se corrigent les uns les autres.

L'Écriture sainte est pleinement inspirée, mais elle est aussi pleinement humaine. L'humanité de l'Écriture sainte se mani­feste dans les représentations qui sont celles des auteurs ins­pirés, ici les représentations propres aux théologiens qui ont composé ce texte.

A remarquer aussi, dans ce texte, l'affirmation constante de l'excellence de la création, cosmique, physique, biologi­que, humaine. C'est une thèse fondamentale du monothéisme hébreu, juif, chrétien et musulman, s'il est orthodoxe, que cette excellence de la création, excellence de tout ce qui existe, en tant que cela existe, car tout ce qui existe a été créé par l'Unique, et rien de ce qu'il a créé ne saurait être mauvais, par nature ou par constitution.

Les théologiens hébreux qui ont composé ce texte de la Genèse connaissaient parfaitement les mythes sumériens, akkadiens et babyloniens de la création des dieux et du monde à partir du chaos originel. De toute la cosmogonie, théogo­nie et théomachie qui caractérise ces religions de l'Orient ancien, il ne reste rien dans notre texte.

L'Être premier, l'Être absolu, et qui ne dépend d'aucun autre, ce n'est pas le Chaos originel ou primordial. C'est Dieu.

Du chaos originel il ne reste aucune trace dans notre texte, car l'expression hébraïque tohou wa-bohou ne signifie pas, ne désigne pas le chaos originel des cosmogonies assyro­babyloniennes, mais très précisément : lorsque la Terre a été créée, et avant qu'elle ne fut plantée, peuplée, elle était un désert et elle était vide. Cela n'a donc rien à voir avec le Chaos originel préexistant à l'Univers.

De la Genèse des dieux, il ne reste rien. De la guerre, des batailles entre les dieux, il ne reste rien. De l'idée d'une tra­gédie antérieure à l'origine du monde, il ne reste rien. Tout a été repensé, nettoyé, délivré des mythologies sanglantes. Il reste un texte de haute portée métaphysique, qui va comman­der à tout le développement de la pensée juive, chrétienne et musulmane, les trois branches du monothéisme hébreu.

Nous disions en commençant ce développement qu'ici, en ce point, en ce temps, c'est-à-dire autour de cette tribu nomade conduite par Abram ou Abraham, l'humanité a subi une mutation dans sa pensée, son agir, son être.

Du point de vue de la pensée, on commence à apercevoir en quoi consiste la transformation. Elle est radicale. Elle porte sur toute la vision du monde. Elle est une découverte métaphy­sique du Dieu vivant, distinct de l'Univers, créateur de l'Univers, libre par rapport à l'Univers.

La notion de création, qui apparaît à notre connaissance dans l'histoire de la pensée humaine avec les Hébreux, est une notion très difficile à penser pour nous les hommes, peut-être la plus difficile de toutes, parce que, contrairement à ce qu'on répète souvent, non seulement ce n'est pas une notion anthropomorphique, mais, bien au contraire, nous n'avons pas en réalité l'expérience de la création, en ce sens que nous les hommes nous ne sommes pas créateurs d'être ou créateurs d'êtres.

Nous savons fabriquer des objets, par exemple des statues à partir d'un bloc de marbre, ou des cruches avec de l'argile.

Nous fabriquons, mais nous ne créons pas un être capable de subsister. Nous donnons une forme extérieure à un matériau.

Dieu seul est créateur d'être. C'est ce qu'enseigne la Sainte Écriture qui réserve le verbe hébreu bara, créer, à Dieu seul.

Lorsque nous procréons, lorsque nous engendrons, nous ne créons pas non plus, à proprement parler. L'homme com­munique à la femme qu'il aime un message génétique qu'il a reçu lui-même. La femme communique aussi un message génétique. A partir de la combinaison des deux messages géné­tiques commence un être nouveau qui va se développer. Mais ni le message génétique fourni par l'homme, ni celui fourni par la femme, ni la combinaison des deux messages généti­ques ne suffisent à rendre compte de l'existence nouvelle de cet être qui commence d'exister à la conception. Il faut donc admettre qu'une création s'effectue lors de la combinaison des deux messages génétiques, c'est-à-dire lors de la concep­tion. Mais ni l'homme ni la femme ni les deux ensemble ne sont en réalité créateurs d'être. La création s'effectue par leur union. Tout au plus peut-on dire qu'ils consentent et qu'ils coopèrent à la création de l'enfant qui est conçu. Mais le créa­teur de l'enfant nouveau qui commence d'exister est autre que l'homme et la femme. Nous retrouverons ce problème lorsque nous parlerons de la conception de Jésus le Christ.

Nous n'avons donc pas l'expérience directe, personnelle, de la création, car nous ne sommes pas réellement créateurs d'être. Mais nous avons une connaissance du créé, ou de la création si l'on entend par ce terme l'ensemble des êtres créés. Et c'est à partir de cet ensemble des êtres créés que, par notre intelligence, par notre analyse, nous pouvons découvrir que cet ensemble dépend de l'Unique qui donne l'être. La connaissance que nous pouvons avoir de l'acte de création est donc une connaissance par l'intelligence, procédant à partir de l'expérience du créé.

L'idée de création signifie tout d'abord que l'Univers existe, objectivement, réellement, indépendamment de notre intel­ligence qui le connaît et bien avant l'apparition de l'Homme, bien avant l'apparition du Cogito pour parler comme les phi­losophes cartésiens.

La pensée hébraïque se situe donc aux antipodes de la grande tradition idéaliste qui trouve son expression par exemple dans la vénérable tradition métaphysique de l'Inde, selon laquelle l'univers n'est qu'une apparence, une illusion, un songe, une duperie.

L'idée de création signifie tout d'abord que l'Univers est un être, ou un ensemble d'êtres, réel, objectivement réel. Mais l'idée de création signifie aussi que cet ensemble d'êtres qui est l'Univers physique n'est pas l'Être absolu ou la totalité de l'Être, n'est pas l'Être purement et simplement.

En cela la pensée hébraïque s'oppose à la grande tradition matérialiste qui trouve son expression par exemple chez les plus anciens philosophes grecs, lesquels enseignaient que l'Univers physique, c'est l'Être. Marx, Engels et Lénine, à la fin du me siècle et au début du XXe, ne diront pas autre chose.

L'Univers est un être ou un ensemble d'êtres, mais il n'est pas l'Être absolu. L'Être absolu est autre que l'Univers, dis­tinct de l'Univers et l'Univers dépend de lui. C'est cela que signifie l'idée de création.

L'Univers n'est donc pas une fabrication à partir d'un chaos originel préexistant, ni à partir d'une matière éternelle et incréée préexistante.

L'Univers n'est pas non plus le résultat d'une génération, d'un épanchement de la substance divine. L'Univers n'est pas consubstantiel à la divinité. Il n'est pas d'essence divine. Il ne résulte pas d'une modification de la substance divine. Il est une création, il résulte d'une création, c'est-à-dire qu'il n'est aucunement divin et qu'il est tout autre que Dieu.

Telle est la pensée des théologiens hébreux et telle est la pensée des théologiens chrétiens.

Cette doctrine n'est pas reçue passivement par les théolo­giens chrétiens. Elle est pensée, repensée, vérifiée, retrouvée. C'est-à-dire que si l'intelligence humaine donne finalement son assentiment à la doctrine de la création, c'est parce qu'elle pense que cette doctrine est vraie.

Ainsi ont procédé les plus grands théologiens et métaphy­siciens chrétiens, par exemple saint Thomas d'Aquin au XIII° siècle et le bienheureux Jean Duns Scot un peu plus tard, une génération après saint Thomas.

La doctrine de la création ne doit pas être reçue passivement, les yeux fermés, comme un article de foi, si l'on entend par « foi » un assentiment aveugle. La doctrine de la créa­tion doit être reçue parce qu'elle est vraie, parce qu'elle cor­respond à la réalité objective et parce que l'intelligence peut s'assurer de cette vérité.

Telle est la doctrine constante de l'Église. La doctrine de la création n'est pas reçue seulement parce qu'elle se trouve inscrite dans les Livres qui contiennent la révélation. Elle peut être découverte par l'intelligence humaine indépendamment de la révélation.

Le fait que cette doctrine de la création se trouve inscrite dans les Livres hébreux ne prouve rien, par lui-même. La ques­tion est de savoir si ce que disent les Livres hébreux est vrai.

D'ailleurs si l'on dit que la doctrine de la création est reçue seulement parce qu'elle est inscrite dans les Livres qui contiennent la révélation, il reste à se demander comment les théo­logiens hébreux sont parvenus à la découvrir et à la penser ; et il reste à savoir si elle est vraie. Si l'on dit qu'elle est vraie parce qu'elle est inscrite dans les Livres de la révélation, il faut avoir établi le fait de la révélation et l'autorité de ces Livres. Et si cette autorité est établie, il reste toujours à savoir comment les théologiens hébreux en sont venus à penser la création.

Notre assentiment à la doctrine de la création et donc au Dieu vivant doit être finalement un assentiment intelligent, un assentiment de l'intelligence qui sait pour quelles raisons elle accorde librement cet assentiment. Nous ne pouvons pas nous contenter de dire : nous professons la création du monde parce que c'est écrit dans la Bible. Car n'importe quel enfant vous objectera : pour quelles raisons faut-il tenir compte de ce qu'enseigne la Bible ? Nous sommes donc bien renvoyés au problème que nous avons abordé en commen­çant ce chapitre, le problème du fait de la révélation. Et il ne suffit pas d'avoir établi le fait de la révélation. Le contenu de la révélation doit être pensable, intelligible pour nous, et la vérité du monothéisme doit être discernable à partir de la création. Par conséquent nous ne pouvons pas nous dispenser d'une démarche qui est philosophique, si nous voulons que notre assentiment soit raisonnable et non pas aveugle.

C'est, nous l'avons vu, la doctrine de l'Église qui est très exigeante pour notre intelligence, plus exigeante que certains qui font aujourd'hui l'opinion et qui renonceraient volon­tiers à cette activité nécessaire de notre pensée rationnelle.

Le fait de la création est connaissable par notre intelligence à partir de la réalité objective, l'Univers et la nature, ce fait est inscrit dans les Livres qui contiennent la révélation. C'est parce que nous pouvons vérifier par notre intelligence une vérité enseignée par les Livres de la révélation que nous pou­vons aussi nous prononcer sur la vérité des Livres qui contiennent cette révélation. Car si ces livres enseignaient quelque chose d'invérifiable, nous ne pourrions pas nous pronon­cer sur leur vérité. Notre assentiment serait aveugle.

Le fait de la création doit être vérifié par notre intelligence, par l'analyse rationnelle, à partir de l'expérience et indépen­damment de la révélation. Le fait de la révélation doit être établi aux yeux de notre intelligence à partir du fait hébreu. Si l'analyse qui procède à partir de l'expérience, et indépen­damment de la révélation, aboutissait à un résultat contraire ou opposé à ce que nous disent les livres qui contiennent la révélation, alors nous serions divisés, déchirés, et nous ne pourrions pas accorder un assentiment raisonnable aux Livres de la révélation. Nous pourrions douter que révélation il y ait. C'est parce qu'il n'y a pas conflit ni contradiction, mais accord, c'est à cause de cela que nous pouvons penser que révélation il y a. Ce n'est pas une raison suffisante, mais c'est une raison nécessaire. Ce n'est pas une condition suffisante, mais c'est une condition au moins nécessaire.

La doctrine de la création enseignée par les Livres saints contient, de plus, que la création est don. Elle est grâce, la première grâce, la grâce créatrice. Dieu, qui est l'Être absolu, l'Être premier, Celui qui n'a pas de commencement, qui ne comporte pas de genèse ni d'évolution, n'a pas besoin du monde pour se réaliser - contre Hegel, contre les théosophes.

La création n'est pas une procession nécessaire à partir de la substance divine - contre les néoplatoniciens, tels que Plotin et ses disciples arabes. La création ne résulte pas d'une tragédie en Dieu - contre les mythologies assyro­babyloniennes, contre les systèmes gnostiques, contre la théo­sophie hégélienne.

La création est don. C'est un des enseignements les plus formidables de la révélation. Notre existence, l'existence du monde, de la nature, ne résulte pas d'une nécessité ni d'une tragédie, ni du hasard, mais d'un don. Celui qui est l'objet et le bénéficiaire de ce don est aimé par le Créateur. Nous approchons ici du secret des secrets que contient et que révèle toute la tradition biblique.

L'intelligence humaine, indépendamment de la révélation, pouvait-elle aller jusque-là ?

Des très grands métaphysiciens chrétiens, comme par exem­ple saint Thomas d'Aquin, XIIIe siècle, le bienheureux Jean Duns Scot, fin du XIIIe-début du XIVe siècle, et, au XXe siè­cle, Maurice Blondel, sont parvenus très près par l'analyse métaphysique. Ils établissent d'abord que l'Univers ne se suffit pas, qu'il dépend d'un autre : c'est la découverte de la créa­tion. Ils établissent ensuite par l'analyse que cet autre est un être qui, lui, ne dépend d'aucun autre, qu'il n'a besoin de rien, qu'il est pleinement réalisé, qu'il n'est pas en genèse ni en évolution, - analyses qui portent à l'avance contre Hegel. Et ils établissent enfin que l'existence des êtres multiples ne peut pas résulter d'une nécessité inhérente à Dieu, d'une procession nécessaire, d'un manque, d'un besoin.

Il ne reste donc, pour expliquer l'existence des êtres, que le don libéral de l'existence.

Il ne faut jamais refouler l'activité de l'intelligence, il faut au contraire la pousser aussi loin qu'elle peut aller.

Il nous est très difficile de penser la création, non seulement parce que nous ne sommes pas créateurs d'être ou d'êtres, mais seulement fabricateurs, - mais aussi parce qu'il nous est difficile d'accéder à l'expérience du don, du don de l'être. L'expérience la plus proche, celle qui nous permet d'entrevoir ce qu'est le don de l'être par la création, c'est l'expérience de la paternité ou de la maternité. Là, si elle est libre et consentie, il y a une expérience du consentement à la création. C'est la raison pour laquelle, pour désigner Dieu, notre Seigneur utilisera plus volontiers le terme de père, en araméen abba, qui est le terme familier dont les enfants se servaient en Palestine pour appeler leur père.

Toute la philosophie moderne, ou presque, rejette, repousse, élimine l'idée hébraïque, juive et chrétienne de créa­tion. Spinoza, au XVIIe siècle, la rejette parce qu'il pose en principe que l'Être est unique. On peut l'appeler Dieu ou la Nature. Par conséquent il ne saurait y avoir d'amour réel de Dieu pour les autres êtres puisque tous les êtres n'en forment qu'un, à savoir Dieu lui-même. Il n'existe pas de relations, de dialogue possible entre Dieu et les êtres, puisque la Subs­tance est unique.

Après Spinoza, la découverte hébraïque de la création est rejetée aussi bien du côté de la grande tradition idéaliste que du côté de la grande tradition matérialiste. Du côté de la tra­dition idéaliste, la création de l'Univers est rejetée puisqu'en réalité l'Univers n'a pas d'existence objective, réelle, indé­pendante du sujet connaissant humain. Le monde est ma représentation. D'autre part, l'une des thèses fondamenta­les des maîtres de l'idéalisme allemand, thèse qu'ils doivent à l'un des maître du néoplatonisme, Plotin, IIIe siècle de notre ère, c'est que le sujet individuel, le moi singulier, est au fond identique au Moi absolu, c'est-à-dire qu'au fond du fond je suis l'Absolu, je suis Dieu. Et par conséquent je ne suis pas créé.

Du côté matérialiste, la doctrine hébraïque juive et chré­tienne de la création est repoussée, puisque le principe même du matérialisme, c'est que l'Univers, c'est l'Être ; il n'en existe pas d'autre. Puisque l'Univers est l'Être, l'Être absolu, le seul Être, il n'est pas créé : nous sommes très proches des doctrines de Spinoza, dont en fait le matérialisme français et allemand du XVIIIe et XIXe siècle est nourri. - Il faut donc supposer que l'Univers, qui est l'Être même, ne comporte ni commencement, ni usure, ni évolution, ni vieillissement, ni fin. Et c'est la raison pour laquelle, depuis un siècle, les phi­losophes et les savants appartenant à cette école repoussent avec horreur toutes les découvertes expérimentales qui nous montrent, qui nous démontrent, que l'Univers a commencé, qu'il s'use d'une manière irréversible, qu'il évolue, qu'il vieillit, et que les étoiles meurent comme les fleurs des champs.

L'idée de création est l'apport fondamental du monothéisme hébreu. Découvrir le fait de la création, découvrir l'existence du Dieu vivant, c'est le même acte de l'intelligence. C'est parce que nous découvrons par notre intelligence que de fait l'Univers est en régime de création continuée ; c'est à cause de cela, nous l'avons vu, que l'athéisme est totalement impensable.

La découverte de la création, c'est la découverte de la dis­tinction entre Celui qui crée et ceux qui sont créés, et par conséquent la découverte d'une possibilité de dialogue entre Lui et nous.

Les Psaumes nous montrent constamment l'homme qui prie, s'adressant à Dieu ; il crie vers Dieu, et, comme le dit le Psalmiste, ou les Psalmistes, Dieu répond.

Cela aussi est un fait d'expérience.

Avec Abraham l'émigrant commence donc une véritable transformation, une mutation, qui concerne la vision du monde. Cette mutation a des conséquences concernant l'agir. En comparant par exemple les grands prophètes hébreux des VIIIe, VIIe et VIe siècles avant notre ère, aux plus grands des philosophes grecs, Platon et Aristote qui vivaient aux Ve et IVe siècles avant notre ère, on aperçoit la différence. Après la mutation qui s'effectue à partir d'Abraham, l'humanité, en cette zone, en cette région embryonnaire ou germinale qu'est le peuple hébreu, découvre progressivement ce qu'est l'homme, le prix de l'homme, sa valeur, sa dignité. L'huma­nité découvre, en ce peuple, le sens de l'homme, le sens de la justice. La cité platonicienne idéale est une cité bâtie, construite sur le système des castes qui prévaut aussi dans l'Inde ancienne. Aristote estime que l'esclavage est fondé en nature. En lisant les grands prophètes hébreux, on voit que notre humanisme moderne, ce qui nous reste d'humanisme, le peu d'humanisme qui travaille encore les nations païennes modernes qui se disent elles-mêmes civilisées, ce peu d'huma­nisme résiduel vient du ferment ou du levain hébreu. C'est d'ailleurs ce qu'ont très bien vu certains théoriciens comme Charles Maurras ou Nietzsche qui professaient une horreur insurmontable pour le prophétisme hébreu à cause précisément de ce ferment de justice que le prophétisme hébreu a inséré dans la vieille pâte humaine.

Toutes les religions sémitiques anciennes, et les autres aussi, pratiquaient les sacrifices humains. Les Grecs faisaient de même. Souvenons-nous du sacrifice d'Iphigénie. On pourra faire observer qu'il n'y a pas de différence notable entre le paganisme ancien, qui sacrifiait les enfants des hommes à leur naissance, et le paganisme contemporain, qui sacrifie les enfants avant leur naissance, ou après, dans des guerres de plus en plus meurtrières. Le paganisme ancien et le paganisme moderne se ressemblent, ils sont au fond identiques. Les seules différences appréciables portent sur les moyens techniques de massacre et de torture. Sur ce point, il faut reconnaître que le paganisme contemporain, parmi les nations qui se disent elles-mêmes civilisées, marque un progrès technique certain.

Le peuple hébreu, avec le culte des astres, des forces natu­relles divinisées, a rejeté, éliminé progressivement la prati­que des sacrifices humains. Les prophètes d'Israël tonnent contre cette pratique qui était commune au pays de Chanaan dans lequel les Hébreux se sont installés, d'abord au terme de la migration conduite par Abraham l'Hébreu, puis après la sortie d'Égypte. Les Hébreux ont été fascinés par ces reli­gions qui dominaient dans les pays de la Palestine ancienne et tout l'effort du prophétisme hébreu a consisté à arracher le peuple à cette fascination pour les cultes païens.

Finalement c'est une transformation progressive mais réelle de l'être même de l'homme qui est à l'oeuvre à l'intérieur de cette zone embryonnaire ou germinale qu'est le peuple hébreu. Petit à petit, progressivement, ici, dans cette zone, l'huma­nité est délivrée des mythologies, des représentations, des rites païens. Elle est sanctifiée progressivement, et par étapes. C'est une humanité nouvelle qui est en train de se former dans ce peuple.

Les naturalistes savent que si un groupe zoologique nouveau apparaît dans l'histoire naturelle des espèces, si un nou­veau système biologique apparaît qui n'existait pas, c'est qu'un message génétique nouveau est apparu, a été créé, a été communiqué, qui a commandé à la formation de ce nou­veau type biologique, de ce nouveau système biologique. C'est au niveau des génotypes que la création s'effectue. Le phénotype ne fait qu'exprimer, manifester l'invention, la création effectuée dans le secret du noyau de la cellule qui contient la molécule géante sur laquelle sont inscrites les infor­mations qui commandent à la construction de l'organisme nouveau.

Dans le cas de la genèse de ce peuple nouveau, qui est en fait une nouvelle forme d'humanité, il en va de même. C'est un message qui est à l'origine des transformations de l'huma­nité en ce point, en ce lieu, en ce temps ; et ce message, com­muniqué progressivement, c'est précisément ce que nous appe­lons la révélation, à savoir une information communiquée par Dieu le créateur à`l'humanité créée, pour la créer nouvelle.

Entre la théorie de la création et la théorie de la révéla­tion, il y a donc non seulement analogie, parenté, mais sur certains points, identité. La création, dans l'Univers et dans la nature, s'effectue par communication d'information. La création d'une nouvelle espèce d'humanité autour du XXe siè­cle avant notre ère s'effectue aussi par la communication d'un message, d'une information, mais cette fois-ci la communi­cation du message ou des messages s'adresse à l'homme, à l'intelligence de l'homme, à sa pensée, à sa liberté. Il peut y consentir ou ne pas y consentir. Nous l'avons noté déjà : la création change de régime.

Quand on étudie scientifiquement, minutieusement, avec tous les moyens techniques dont nous disposons, ce peuple hébreu sur les vingt siècles environ qui vont de la migration d'Abraham au rabbi Ieschoua de Nazareth, on ne peut man­quer d'être frappé par la continuité du processus et l'orien­tation du développement qui constitue ce peuple hébreu. De siècle en siècle, d'âge en âge, par l'intermédiaire d'hommes différents par leur caractère, leur milieu, leur tempérament, leurs idées personnelles, - le message de la révélation est communiqué d'une manière constante et orientée. C'est vraiment un organisme qui se développe. Ce n'est pas une série de messages incohérents qui partent dans tous les sens. C'est une même doctrine, une même théologie fondamentale qui se développe, qui se précise, qui s'éclaire et qui forme progres­sivement une humanité nouvelle dans ce peuple.

Une telle continuité, une telle constance dans le dévelop­pement ne peuvent être un effet du hasard.

De plus, ce qui est enseigné, ce qui est communiqué au peu­ple hébreu, disons : à l'humanité dont il est un spécimen, - l'information communiquée rencontre une résistance d'autant plus violente qu'elle exige une transformation plus profonde de la pensée, de l'agir et de l'être de l'homme. Le prophète hébreu, depuis les origines jusqu'à Jean le baptiseur du Jour­dain et jusqu'au rabbi Ieschoua de Nazareth, rencontre une résistance qui va souvent jusqu'au meurtre du prophète. L'information créatrice qui vient de Dieu rencontre de la part de l'humanité, en ce point, en ce lieu, en ce temps, une résis­tance telle que celui qui est chargé de communiquer l'infor­mation créatrice doit subir la violence de ceux qui ne veulent pas l'entendre.

La Bible nous donne maints exemples de cette résistance violente, chaque fois qu'un prophète hébreu est chargé de communiquer un message nouveau, depuis Moïse jusqu'à Amos, Isaïe, Jérémie, et les autres qui suivent.

Si l'information communiquée par le prophète et adressée au peuple tout entier rencontre une telle résistance, si vio­lente et qui va jusqu'au meurtre du prophète, c'est bien évi­demment que l'information communiquée ne vient pas de l'humanité à qui elle est communiquée. Elle n'est pas une sécrétion de l'humanité en ce point, en ce lieu, en ce temps. Une analyse de type sociologique ou marxiste ne s'applique donc pas. Le message prophétique vient toujours à contre-courant. Ce qui distingue le faux prophète du vrai prophète, c'est précisément que le faux prophète, le prophète de cour, dit au roi, aux princes, à ceux qui dirigent le peuple et au peuple lui-même, ce que ceux-ci désirent entendre. Le faux prophète n'est pas persécuté puisqu'il exprime la conscience collective, la conscience nationale.

L'authentique prophète d'Israël n'exprime pas la conscience collective ou nationale : il va à l'encontre des normes de l'égoïsme tribal ou national. Non seulement l'information qu'il communique au roi, aux princes, aux chefs du peuple et au peuple lui-même, rencontre une résistance violente, mais de plus le prophète lui-même reconnaît et ressent en lui une résistance non pas au message lui-même, mais à la fonction, à la charge de prophète.

Au début du livre de l'Exode, Moïse fait tout son possible pour que Dieu ne le charge pas de la mission prophétique, il fait tout son possible pour se débarrasser de ce fardeau ; au début du rouleau du prophète Jérémie, celui-ci se plaint de la charge que Dieu lui a confiée. L'authentique prophète a reçu une mission, et il sait qu'elle ne vient pas de lui, parce qu'il sait ce qu'il va lui en coûter d'accomplir cette mission.

La démonstration de la réalité du prophétisme hébreu s'effectue de la manière la plus simple qui soit et la plus incon­testable. Les prophètes hébreux eux-mêmes connaissaient fort bien ce critère et l'ont souvent formulé : l'authentique pro­phète, celui qui vient de Dieu, qui est envoyé par Dieu, et qui communique à son peuple un message qui vient de Dieu, et non de lui-même, c'est celui dont les oracles sont vérifiés par l'expérience, par l'expérience historique.

Le faux prophète, c'est celui dont les oracles ne sont pas vérifiés par l'expérience historique.

Pour vérifier ce point, il faut se plonger dans la lecture des prophètes hébreux, muni de bons commentaires savants et critiques. La question posée est la suivante : Est-il vrai que le prophétisme hébreu était une réalité ? C'est-à-dire : Est-il vrai qu'en Israël et en Juda des hommes, les prophètes, ont reçu de Dieu la capacité de connaître l'avenir, ce qui n'est pas encore réalisé ? La réponse à cette question s'obtient par l'étude et l'analyse des livres des prophètes hébreux eux-mêmes, dans le contexte historique qui fut le leur[29].


Un exemple de prophétisme hébreu, un seul, mais massif, énorme, vérifiable immédiatement en quelques heures de lec­ture. Dans quantité de passages du livre de la Genèse, il est dit à Abraham, à Isaac, à Jacob : Je ferai de toi une grande nation ; tu deviendras le père d'une multitude de peuples ; si tu peux compter les étoiles du ciel et les grains de sable qui sont au bord de la mer, alors tu pourras compter aussi ta pos­térité, ta semence, ta descendance. Je ferai de toi une assem­blée de peuples, qehal-ammim, une assemblée de nations, qehal-goiim ; toutes les nations de la terre se béniront en toi.

Mettons les choses au pire, admettons que tout cela n'ait pas été dit à Abraham, ni à Isaac, ni à Jacob. Il reste en tout cas une chose certaine, c'est que les textes sont là, sous nos yeux ; ces textes ont été mis par écrit à des dates diverses, XIe, VIIIe, VIe siècles avant notre ère, mais ils ne font que fixer des traditions orales beaucoup plus anciennes et utiliser même des documents écrits qui peuvent remonter fort haut.

Il faut donc admettre que fort tôt ce minuscule peuple hébreu a eu conscience d'être une zone embryonnaire, ou une zone germinale, et de porter un message destiné à l'huma­nité entière. Le mutant qu'est Abraham, ou le peuple issu d'Abraham, a eu conscience très tôt d'être le germe d'une nouvelle humanité. Lisons par exemple ce texte du prophète Isaïe, ville siècle avant notre ère :

 

Isaïe 2, 1-3: La parole qu'a vue Ischayahou fils d'Amotz au sujet de Juda et de Jérusalem.

Et sera, dans l'après des jours, constituée la Monta­gne de la Maison de YHWH sur la tête des montagnes et plus élevée que les collines. Et s'écouleront vers elle, comme des fleuves, toutes les nations. Et viendront des peuples nombreux et ils diront : Allons ! Et montons vers la Montagne et YHWH, vers la maison du Dieu de Jacob. Et qu'il nous enseigne ses voies et que nous allions dans ses sentiers. Car de Sion surgira l'Instruction (Torah) et la parole de YHWH de Jérusalem...

 

Le même texte se trouve chez le prophète Michée, chapitre 4, dont les premiers oracles ont été prononcés avant la chute de Samarie, en 722. Peu nous importe ici la question de la paternité de cet oracle que nous venons de lire. On retrouve la même idée chez les prophètes d'Israël dont les ora­cles nous ont été conservés. Ce qui est certain, c'est donc qu'au VIIIe siècle avant notre ère (la philosophie grecque commence au VIe siècle avant notre ère...) le peuple hébreu avait en lui la conscience qu'il était un peuple germinal et que les nations païennes viendraient un jour recevoir l'Information qu'il contient et qui le constitue.

Après avoir lu ces différents textes des prophètes hébreux, regardons autour de nous, en cette fin du XXe siècle : des juifs, dans le monde entier, regardent vers Jérusalem ; des chrétiens, par centaines de millions, éparpillés en des milliers de sectes, regardent vers Jérusalem et attendent du prophé­tisme hébreu l'Instruction dont ils se nourrissent depuis bientôt vingt siècles ; les musulmans, par centaines de millions, regardent aussi `du côté de Jérusalem, et reçoivent aussi l'Information qui a été communiquée depuis et à partir d'Abraham. Des peuples de toutes races, de toutes couleurs, reçoivent cette Information communiquée à l'humanité entière à partir d'Abraham le prophète et l'ami de Dieu.

Voilà donc une prophétie accomplie, massive, monumen­tale, sur la planète entière. Il suffit de lire les textes hébreux et de regarder ce qui se passe aujourd'hui sur la Terre pour s'en assurer.

Toute l'histoire du peuple hébreu, depuis ses origines, est une vérification expérimentale de l'action et donc de l'exis­tence de Dieu. Dieu se fait vérifier dans l'histoire du peuple dans lequel il continue d'opérer, comme dans toute la créa­tion d'ailleurs. Les paysans, les nomades, les bergers hébreux n'étaient certes pas des philosophes appartenant à l'espèce kantienne. Pour suivre le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le Dieu des pères, pour suivre Moïse, pour écouter et suivre finalement les prophètes hébreux, il leur fallait des raisons solides, des raisons expérimentales, fondées dans l'expérience concrète, c'est-à-dire dans l'histoire. Toute l'his­toire de ce peuple est vérification de l'action de Dieu.

La méthode que Dieu utilise constamment dans cette his­toire du peuple hébreu est la suivante : il se sert de moyens dérisoires, infimes, pour obtenir des résultats qui, à vues humaines, et du point de vue des probabilités humaines, sont impossibles. Telle est sa méthode constante depuis les origi­nes et on peut dire qu'il utilise la même méthode aujourd'hui encore, comme on le constate en lisant les textes des grands aventuriers de Dieu, par exemple Thérèse d'Avila.

La méthode de Dieu se décompose en plusieurs temps qui sont les suivants :

1.    Le prophète annonce de la part de Dieu ce que Dieu va faire. Ce que Dieu va faire est, à vues humaines et avec les moyens dont dispose l'homme, absolument impossible.

2.    Dieu réalise ce qu'il a annoncé par son serviteur le pro­phète, et le peuple peut constater que l'annonce, la promesse, la prophétie, est accomplie, réalisée, objectivement.

3.    Le prophète interprète et analyse les faits, les événements, l'expérience. Il fait l'analyse de l'événement comme un savant qui analyse et interprète une expérience.

 

La démonstration de cette méthode et son application se trouve dans toute l'histoire du peuple hébreu, c'est pourquoi il faut lire attentivement, critiquement, cette histoire, car les raisons qui ont été bonnes pour les nomades, les paysans et les ouvriers hébreux du XIIIe, du Xe, ou du VIIe siècle avant notre ère, sont aussi bonnes pour nous.

Quelques exemples de l'application de cette méthode. Bien entendu, tout d'abord la sortie d'Égypte. Même si on laisse de côté les amplifications légendaires, l'orchestration, les exa­gérations et les miracles physiques, il reste que ce petit peu­ple qui était captif du peuple égyptien et réduit à l'état de Lumpenproletariat pour parler comme Marx, est sorti, malgré l'armée et la police de Pharaon, de la maison de servitude.

Au XIIe siècle avant notre ère, les enfants d'Israël sont ins­tallés en terre de Chanaan. Tout Madian, Amalek et les fils de l'Orient s'unirent ensemble, passèrent le Jourdain et campèrent dans la plaine de Jizréël. Madian, Amalek et tous les fils de l'Orient étaient étendus dans la plaine, aussi nombreux que les sauterelles, et leurs chameaux étaient sans nombre, en quantité comparable au sable qui est au bord de la mer (Livre des Juges, chapitres 6 et 7). L'Esprit de YHWH revê­tit Gédéon, qui sonna du cor. Il envoya des messagers dans tout Manassé, puis en Aser, en Zabulon, en Nephtali, qui montèrent pour se joindre à l'armée de Gédéon.

Que fait Dieu ? Il dit à Gédéon :

 

Le peuple qui est avec toi est trop nombreux pour que je livre Madian en leurs mains, de peur qu'Israël ne s'enorgueillisse contre moi, en disant : C'est ma main qui m'a sauvé !

 

Gédéon renvoie donc tous les hommes d'Israël, chacun à ses tentes, et il ne retient avec lui que trois cents hommes.

Comme on le voit, la méthode ici est systématiquement exposée : la causalité de Dieu, l'efficace causalité de Dieu se démontre précisément parce que les moyens humains mis en oeuvre sont dérisoires.

C'est la disproportion, éclatante, entre les moyens humains mis en oeuvre, la causalité humaine et l'effet produit, qui atteste, qui démontre qu'une autre causalité est intervenue, qui n'est pas humaine.

Autre exemple. Au Xe siècle, c'est le combat célèbre entre l'adolescent David contre le géant philistin. Là encore la méthode est parfaitement consciente d'elle-même. David dit au Philistin :

 

Toi tu viens contre moi avec une épée, une lance, un jave­lot, et moi, je viens contre toi au nom de YHWH des armées... En ce jour YHWH te livrera en ma main, pour que toute la terre sache qu'il y a un Dieu pour Israël (1 Samuel 17, 45, sq).

 

Troisième exemple. Au milieu du Ixe siècle avant notre ère, Salmanassar III entreprend d'étendre son empire au-delà de l'Euphrate. Il soumet la Syrie septentrionale. Entre 853 et 845 il s'attaque au royaume d'Aram. Il est vaincu en 853 par Bar-Hadad à la bataille de Qarqar. En 869, le roi d'Israël est Achab. Nous sommes au temps des prophètes Elie et Élisée. Or, nous dit le premier livre des Rois (chapitre 20, 1) :

 

Ben-Hadad, roi d'Aram, rassembla toute son armée. Il avait avec lui trente-deux rois, des chevaux et des chars. Il monta assiéger Samarie et l'attaqua. Il envoya des mes­sagers à Achab, roi d'Israël, dans la ville, et lui dit : « Ainsi a parlé Ben-Hadad : Ton argent et ton or, c'est à moi ; tes femmes et tes fils les plus beaux sont à moi... Demain à pareille heure j'enverrai vers toi mes serviteurs. Ils fouilleront ta maison et les maisons de tes serviteurs ; tout ce qui plaira à leurs yeux, ils le mettront en leur main et l'emporteront...

 

Un prophète s'avança vers Achab, roi d'Israël, et il lui dit :

 

Ainsi a parlé YHWH : Vois-tu cette grande multitude ? Voici que moi aujourd'hui je la livre en ta main et ainsi tu sauras que je suis YHWH...

 

De fait, les Araméens sont battus et s'enfuient. Mais ils reviennent l'année suivante. Et le texte hébreu nous dit ceci :

 

Les fils d'Israël campèrent en face d'eux, comme deux troupeaux de chèvres, tandis que les Araméens remplis­saient le pays.

Cette fois encore, l'homme de Dieu s'avance et parle au roi d'Israël. Il dit : « Ainsi parle YHWH : Parce que les Araméens ont dit : YHWH est un dieu des monta­gnes et il n'est pas un dieu des plaines, je vais livrer en ta main toute cette grande multitude et vous saurez que je suis YHWH. » (1 Rois 20, 27 sq).

 

Quatrième exemple. Le second livre des Rois nous apprend ce qui s'est produit sous le règne d'Ezéchias, roi de Juda à partir sans doute de 716 avant notre ère. En l'an quatorze du roi Ezéchias, Sennachérib, roi d'Assur, monta contre toutes les villes fortifiées de Juda et s'en empara. Cette campa­gne de Sennachérib contre Juda et Jérusalem est relatée non seulement par le second livre des Rois, mais aussi par le pro­phète Isaïe, chapitres 36-38 de son rouleau. Le roi d'Assur envoya de Lachis à Jérusalem, vers le roi Ezéchias, son général en chef, le grand eunuque (c'est-à-dire le chef des eunuques) et son grand échanson (id.) avec une armée importante. Ils arrivèrent à Jérusalem. Ils appelèrent d'abord le roi de Juda. Puis le grand échanson s'adressa directement au peuple, non plus en araméen mais en judéen. Il leur cria :

 

Écoutez la parole du grand Roi, du roi d'Assur ! Ainsi a parlé le Roi : Qu'Ezéchias ne vous abuse pas, car il ne peut pas vous sauver de ma main ! Et qu'Ézéchias ne vous inspire pas confiance en YHWH, en disant : YHWH nous sauvera sûrement et cette ville (Jérusalem) ne sera pas livrée à la main du Roi d'Assur !... N'écou­tez pas Ézéchias, car il vous trompe lorsqu'il vous dit : YHWH nous sauvera ! Est-ce que les dieux des nations ont pu chacun sauver son pays de la main du Roi d'Assur ? Où sont les dieux de Hamath et d'Arpad ? Où sont les dieux de Samarie ? Ont-ils pu sauver Samarie de ma main ? Parmi tous les dieux des pays, quels sont ceux qui ont pu sauver leur pays de ma main, pour que YHWH sauve Jérusalem de ma main ? (2 Rois 18, 17 sq.)

 

Les trois messagers du roi Ézéchias qui avaient entendu ces propos des messagers du grand Roi reviennent vers Ezéchias, les habits déchirés et ils lui rapportent les paroles du grand échanson. Lorsque le roi Ezéchias entendit ces paroles, il déchira lui aussi ses vêtements, il se couvrit d'un sac, puis il vint dans la Maison de YHWH. Et il envoie des messagers vers le prophète Isaïe (2 Rois 19, 1 sq.).

Plus tard, le roi d'Assur envoie de nouveau des messagers à Ézéchias :

 

Vous parlerez ainsi à Ézéchias, roi de Juda : Que ton dieu, en qui tu mets ta confiance, ne t'abuse pas, en disant : Jérusalem ne sera pas livrée à la main du Roi d'Assur ! Voici que tu as appris ce qu'ont fait les Rois d'Assur à tous les pays, en les vouant à l'anathème (= à l'extermination), et toi, tu serais sauvé ! Est-ce que leurs dieux les ont sauvées, les nations que mes pères ont exter­minées ? (2 Rois 19, 9 sq.).

Ézéchias prend la lettre de la main des messagers du grand Roi, il monte à la Maison de YHWH, il déroule la lettre devant YHWH et il dit :

 

YHWH, Dieu d'Israël, toi qui sièges sur les Kerou­bim, c'est toi le seul Dieu pour tous les royaumes de la Terre, c'est toi qui as fait les cieux et la Terre. Tends l'oreille, YHWH, et entends ; ouvre les yeux, YHWH, et vois ! Entends les paroles que Sennachérib nous a adressées pour insulter le Dieu vivant ! Il est vrai, YHWH, que les rois d'Assur ont ruiné les nations et leurs territoires ; ils ont livré au feu leurs dieux, car ce n'étaient pas des dieux, mais l'oeuvre des mains de l'Homme, ce n'était que du bois et de la pierre ; ils les ont anéantis. Et maintenant, YHWH, notre Dieu, dai­gne nous sauver de sa main, afin que tous les royaumes de la Terre sachent que toi seul, YHWH, tu es Dieu ! (2 Rois 19, 14 sq.).

 

L'expérience historique qui va être réalisée a pour but de faire connaître - ce qui s'appelle connaître - que le Dieu d'Abraham n'est pas une fiction de l'imagination des hom­mes, mais qu'il est le Créateur de l'Univers et qu'il fait ce qu'il veut dans l'histoire des hommes.

Le prophète Isaïe intervient une seconde fois. Il envoie dire à Ézéchias :

 

Ainsi a parlé YHWH, Dieu d'Israël : J'ai entendu la prière que tu m'as adressée au sujet de Sennachérib, roi d'Assur. Voici la parole que dit YHWH contre lui :

Elle te méprise, elle se moque de toi, la vierge, fille de Sion ! Elle secoue la tête après toi, la fille de Jérusalem !

Qui as-tu insulté et blasphémé ? Contre qui as-tu élevé la voix et levé tes yeux ? - Contre le Saint d'Israël !

Je vais mettre mon anneau dans ta narine et mon mors à tes lèvres et je te reconduirai par le chemin par lequel tu es venu (2 Rois 19, 20 sq.).

 

C'est en effet ce qui arriva.

 

Sennachérib, roi d'Assur, partit, il s'en retourna et il demeura à Ninive. Comme il était prosterné dans la Maison de son dieu, Nisrok, ses fils le frappèrent de l'épée et ils s'enfuirent. Son fils Asarhaddon régna à sa place (2 Rois 19, 36 sq.).

 

Les catholiques ont tort, trop souvent, de ne pas lire les Livres de la vieille Bible hébraïque. Il reste chez eux des tra­ces de l'hérésie de Marcion (11e siècle) qui opposait violem­ment judaïsme et christianisme, et qui professait, comme les autres gnostiques d'ailleurs, que le dieu de l'Ancien Testament est le dieu mauvais, le principe mauvais qui est le créa­teur de l'Univers physique.

Ils ont tort, car les Livres hébreux contiennent un ensei­gnement qui vient de Dieu et qui est actuel, aujourd'hui comme hier et demain. L'enseignement des prophètes hébreux a une portée qui s'étend sur toute l'histoire humaine. Les Pères de l'Église, les grands docteurs chrétiens, les plus grands théo­logiens et les grands docteurs mystiques, comme saint Jean de la Croix, s'en nourrissaient jour et nuit. C'était, chez cer­tains d'entre eux, leur unique lecture, avec, bien entendu, les livres de la Nouvelle Alliance.

Toute l'information, dont la théologie tire sa substance, est contenue dans les livres hébreux de la Bible hébraïque et dans les livres en langue grecque du Nouveau Testament.

Le fait de la révélation ne doit pas être reçu à l'aveuglette ; il doit être pensé, compris, et pour ce faire il faut étudier l'his­toire du peuple hébreu. Pour terminer ce chapitre, traduisons le texte dans lequel un théologien hébreu du IX° ou ville siècle avant notre ère donne l'interprétation, la signification du nom propre de Dieu d'Israël, le tétragramme, YHWH.

 

Exode 3,1-14 : Moïse faisait paître le troupeau de petit bétail (moutons, chèvres, etc.) de Jéthro, son beau-père, prêtre de Madian, et il conduisit le troupeau derrière le désert, et il arriva à la Montagne de Dieu, Horeb.

Et il se manifesta, le messager de YHWH, à lui, dans une flamme de feu, au milieu d'un buisson. Et il (= Moïse) regarda et voici que le buisson était en train de brûler dans le feu et le buisson n'était pas dévoré (par le feu). Alors il dit, Moïse : Faisons le tour et voyons cette grande manifestation ! Pourquoi donc le buisson ne brûle-t-il pas ?

Et il vit, YHWH, qu'il avait fait le tour pour voir et il lui cria, Dieu, depuis le buisson et il dit : Moïse ! Moïse !

Et il (= Moïse) dit : Me voici !

Et il (= Dieu) dit : Ne t'approche pas d'ici, enlève tes sandales de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens debout, sur lui, c'est terre sainte !

` Et il dit : Moi je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob.

Et il se cacha, Moïse, son visage car il avait peur de regarder vers Dieu.

Et il dit, YHWH : Voir, j'ai vu l'humiliation de mon peuple qui est en Égypte, et leur cri, je l'ai entendu, de devant la face de ceux qui les oppriment, car je connais ses douleurs. Et je suis descendu pour le délivrer de la main de l'Égypte et pour le faire monter de ce pays-ci vers un pays beau et spacieux, vers un pays ruisselant de lait et de miel, vers le lieu du Chananéen, du Hittite, de l'Amorrhéen, du Perizzien, du Hévéen et du Jébu­séen. Et maintenant voici que le cri des fils d'Israël est venu jusqu'à moi et même j'ai vu l'oppression que (= en bon français : dont) les Égyptiens les oppriment. Et maintenant, va ! Et je t'enverrai vers Pharaon et tu feras sortir mon peuple, les fils d'Israël, d'Égypte.

Et il dit, Moïse, à Dieu : Qui suis-je, moi, pour que j'aille vers Pharaon et pour que je fasse sortir les fils d'Israël d'Égypte ?

Et il (= Dieu) dit : Parce que JE SUIS avec toi et ceci (sera) pour toi le signe que c'est bien moi qui t'ai envoyé : lorsque tu feras sortir le peuple d'Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne-ci.

Alors il dit, Moïse, à Dieu : Voici que moi je vais aller vers les fils d'Israël et je leur dirai : le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous ; alors ils me diront : Quoi son nom ? Qu'est-ce que je leur dirai?

Alors il dit, Dieu, à Moïse :

JE SUIS - CELUI QUI - (JE) SUIS

Et il dit : Ainsi tu parleras aux fils d'Israël :

JE SUIS m'a envoyé vers vous !

 

Au début de ce texte, au verset 2, il est dit :

« ... se manifesta le messager de YHWH... »

Le mot hébreu maleak signifie bien : le messager. Il a été traduit en grec par aggelos, qui signifie aussi le messager ; décalqué en latin par angelus et en français par ange, - fati­gue des traducteurs.

Au verset 4, il est dit :

« Et il vit, YHWH, qu'il faisait le tour... »

et

« ... Il cria vers lui, Dieu, du milieu du Buisson... »

Ce qui prouve que, pour l'ultime rédacteur de ce texte, le messager de Dieu, YHWH, et Dieu ne font qu'un. Le mes­sager de Dieu, c'est Dieu lui-même qui se manifeste. Quan­tité de textes, dans la Bible hébraïque, s'expriment de la même manière.

Cela prouve que, pour quantité de textes, dans la Bible hébraïque, le messager de Dieu n'est pas un être créé distinct de Dieu mais simplement Dieu se manifestant, ou la mani­festation de Dieu.

A noter aussi que Moïse n'a pas du tout envie de s'embarquer dans cette galère qui est la mission prophétique. Il résiste autant qu'il peut à l'ordre que Dieu lui donne. C'est un fait constant dans l'histoire du prophétisme ancien, et aussi dans celle du prophétisme ultérieur.

En ce qui concerne le texte célèbre : Je suis - celui qui - je suis, - il faut savoir que l'hébreu ne pense pas le temps comme nous, Grecs, Latins, Gaulois, etc. Nous distinguons le passé, le présent, le futur ; notre conception du temps se représente bien sur une ligne.

L'hébreu pense autrement. Il pense : ce qui est achevé, l'action qui est achevée, - et l'action qui est en train de se faire. L'action achevée peut être achevée dans le passé, dans le présent, dans le futur. De même, l'action qui est inache­vée et en train de se faire peut être pensée dans le passé, dans le présent, dans le futur. La traduction d'un verbe hébreu par nos temps passés, notre présent ou nos futurs est donc en grande partie arbitraire et en ce sens nous passons d'un système de référence, d'un système optique, à un autre ; en réalité nous ne pouvons pas, en français, rendre le verbe hébreu dans sa dimension propre.

Ainsi, dans le texte hébreu Exode 3, 14, le verbe est à la forme qui indique une action inachevée et continuée. Du point de vue philologique, on pourrait aussi bien, dans une langue comme le français, traduire par un imparfait, un présent, ou un futur. Nous avons traduit par un présent, parce qu'il faut bien choisir, mais pour être complet il faudrait traduire : « J'étais, je suis, je serai ».

C'est bien ainsi que l'a compris l'auteur, qui était un Hébreu, de l'Apocalypse 1, 8 :

 

Moi je suis l'Alpha et l'Oméga, dit le Seigneur, Dieu, celui qui est, celui qui était et celui qui sera, le tout-puissant.

 

L'auteur, quel qu'il soit, de l'Apocalypse développe, déroule, si j'ose dire, toute la signification du tétragramme, dans le système de référence de la langue grecque. Pour rendre en grec ce que contient l'hébreu, il faut dire le verbe à l'imparfait, au présent et au futur.

D'autre part, il faut savoir que le pronom relatif, en hébreu ascher, peut être aussi bien un masculin, un neutre, un fémi­nin et même un pluriel.

Les théologiens judéens qui ont traduit la Bible hébraïque en grec, au Ive, IIIe ou IIe siècle avant notre ère, ont compris : « Moi je suis celui qui est ».

Les Latins ont traduit : ego sum qui sum, je suis celui qui suis. Cette formule a exercé une action puissante sur tout le développement de la pensée chrétienne à travers les siècles, depuis les origines jusqu'à Étienne Gilson.

Dernière remarque : Quel que soit le sens de ce verset Exode 3, 14 dans sa première partie, - en tout cas Dieu dit à Moïse :

 

Ainsi tu parleras aux fils d'Israël : JE SUIS m'envoie vers vous...

 

Dieu s'appelle donc lui-même : JE SUIS. C'est son nom propre.

D'après l'éminent philologue que fut Édouard Dhorme, le tétragramme YHWH (prononcer les lettres hébraïques : yod, hé, waw, hé) est, en ouest-sémitique, la troisième personne du verbe être et signifie donc : IL EST[30].

Certains philologues n'aiment pas la métaphysique et pen­sent que les Hébreux étaient incapables de pensée métaphy­sique, comme c'est parfois leur propre cas.


III-    LE FAIT DE L'INCARNATION

 

 

« Lorsque fut venue la plénitude du temps... », écrit Paul dans sa lettre aux chrétiens de Galatie.

Que signifie cette expression ? Elle signifie, nous l'avons vu déjà, que la création de n'importe quoi n'est pas possible à n'importe quel moment. La création des premiers êtres vivants n'était pas possible avant que tel ou tel système solaire fût physiquement prêt, avant qu'une planète fût physiquement prête pour recevoir, héberger et protéger ces molécules géantes dont sont composés les premiers vivants. L'appari­tion de systèmes biologiques complexes n'était pas possible avant la composition des systèmes biologiques plus simples ; un message génétique plus complexe ne peut pas précéder un message génétique plus simple, et n'importe quel complément d'information génétique ne peut pas s'ajouter à n'importe quel ensemble de gènes. Il faut que l'ensemble de gènes qui reçoit un supplément d'information puisse le porter, le sup­porter, l'intégrer, l'assimiler, pourrait-on dire. L'apparition de l'Homme dans l'Univers a demandé sans doute environ vingt milliards d'années de travail, d'évolution cosmique, physique et biologique. Il est très vraisemblable que, s'il en a été ainsi, c'est qu'il ne pouvait pas en être autrement. Ce n'est pas par caprice que la genèse de l'Homme a été retar­dée jusqu'à ce matin à l'aube, puisque l'Homme vient d'apparaître.

La création est temporelle, historique, de fait, parce qu'il ne peut pas en être autrement.

De même, nous l'avons vu, pour la révélation : il n'est pas possible de dire n'importe quoi à n'importe qui n'importe quand. Ou plutôt si, on le peut, mais on n'est pas compris. L'initiation à une science ne peut être que progressive. La révélation, qui est communication par Dieu à l'homme d'une science créatrice, a été de fait progressive parce qu'il ne pou­vait pas en être autrement. C'est progressivement que Dieu a transformé la pâte humaine qui a résisté à cette transfor­mation, et qui résiste toujours. Nous l'avons vu : le fruit de deux siècles d'analyse critique des Livres saints a été de mieux voir ou discerner cette progressive transformation de l'homme par l'information qui vient de Dieu.

L'incarnation n'était pas possible à n'importe quel moment de l'histoire de l'Univers, de l'histoire de la vie, de l'histoire de la genèse de l'Homme. L'incarnation n'a été possible que lorsque l'humanité a été prête à recevoir ce don ultime du Créateur incréé. La préparation de l'humanité à ce don ultime s'est effectuée dans cette zone que nous avons appelée embryonnaire ou germinale : le peuple hébreu qui a été lon­guement préparé, préadapté à cette venue, à cette visite, à cette nouvelle création, à cette communication ultime.

La christologie est une science, c'est-à-dire une connais­sance par l'intelligence et comportant une base expérimen­tale, portant sur cet être singulier concret que les chrétiens appellent le Christ.

Le terme de christ est tout simplement le mot grec christos qui vient du verbe chriô, oindre avec de l'huile. C'est la tra­duction du verbe hébreu maschach (prononcer le ch final comme dans l'allemand Buch) qui signifie lui aussi, oindre avec de l'huile. Christos est la traduction de l'hébreu mâschiach.

Pour savoir ce que signifie l'onction effectuée avec l'huile sainte dans la Bible hébraïque, il suffit - mais il faut aller voir les textes nombreux dans lesquels il est question de cette onction. Par exemple, le premier livre de Samuel nous raconte comment le prophète Samuel a oint d'huile celui qui devient ainsi le roi Saül : Samuel prit une fiole d'huile et en versa sur sa tête, puis il le baisa et dit : N'est-ce pas YHWH qui t'a oint comme chef sur son peuple Israël ? Et c'est toi qui gouverneras le peuple de YHWH, toi qui le sauveras de la main de ses ennemis d'alentour (chapitre 10). Dès que Saül eût tourné le dos pour s'en aller d'auprès de Samuel, il arriva que Dieu lui changea le coeur. L'esprit de Dieu fondit sur lui et il prophétisa (chapitre 10).

A noter la relation entre l'onction avec l'huile sainte par le prophète, et la communication de l'Esprit de Dieu, l'Esprit saint, le prophétisme. Saül devient prophète parce qu'il est oint par Samuel, et il devient prophète parce que l'Esprit de Dieu vient en lui.

Le même livre de Samuel nous raconte comment, quelques années plus tard, le même prophète Samuel a oint d'huile consacrée l'adolescent David. Samuel prit la corne d'huile et il l'oignit au milieu de ses frères, et l'Esprit de YHWH fon­dit sur David à partit de ce jour et dans la suite (chapitre 16).

La christologie est une science qui, comme toute science réelle, part d'un fait empirique. Celui qui de son nom hébreu s'appelait Ieschoua a été observé, écouté, regardé par ceux qui l'ont suivi. Ce sont leurs observations qui ont été trans­mises, parce qu'elles avaient été tout d'abord notées, dans les Évangiles. Le nom propre du rabbi Ieschoua provient du verbe hébreu iascha qui signifie : sauver. Ieschoua, en hébreu, signifie le salut. La forme complète du nom : Iehos­choua, qui est le nom hébreu de celui que nous appelons Josué, est un nom composé à partir du tétragramme YHWH et du verbe iascha.

Le mot évangile provient du grec euaggelion, qui provient du verbe euaggelizô, annoncer une bonne nouvelle. Le verbe grec euaggelizein traduit l'hébreu basar, qui signifie annon­cer une heureuse nouvelle. La besorah, c'est l'heureuse annonce.

Le fait initial, le donné initial, c'était donc Ieschoua lui-même. Les observateurs, ce furent des hommes et des fem­mes de Galilée, de Judée et d'ailleurs. Ceux qui ont transmis l'information étaient des hommes simples, habitués à travailler les éléments physiques, habitués au réel objectif.

Ieschoua parlait un dialecte araméen propre à la Galilée, et l'hébreu[31]. Ses compagnons, ceux qui l'ont suivi, parlaient aussi ce dialecte et l'hébreu. Pour comprendre pleinement la pensée de Ieschoua, c'est donc ce dialecte araméen galiléen et l'hébreu qu'il parlait, qu'il faudrait retrouver, reconstituer, afin de retrouver, de reconstituer l'expression originale de son enseignement.

L'enseignement du rabbi a été donné en dialecte araméen et en hébreu. Ce n'est que plus tard que cet enseignement a été traduit dans le grec populaire de l'époque. Les manus­crits et les livres dont nous disposons, les Évangiles, ne sont donc que des traductions[32].

Dans toute traduction, l'information se perd, plus ou moins. Le Nouveau Testament grec a été traduit en latin, puis dans nos langues modernes. Là encore, de traduction en tra­duction, l'information se perd.

Le mot français testament vient du latin testamentum. Dans la langue française du XIXe siècle, un testament, nous dit Littré, c'est un acte authentique par lequel on déclare ses dernières volontés. Le mot latin testamentum a traduit le mot grec diathèkè. C'était, nous disent A. Ernout et A. Meillet[33], un contresens. Le mot grec diathèkè signifie : disposition, arrangement, ordonnance, convention, arrangement entre deux parties. Il traduit l'hébreu berit qui signifie l'alliance :

 

Genèse 15, 18 : En ce jour-là, il conclut, YHWH, avec Abram une alliance, berit, en disant : A ta semence j'ai donné cette terre-ci depuis le fleuve d'Égypte jusqu'au Grand Fleuve, le fleuve Euphrate...

 

La traduction du mot hébreu berit par diathèkè était à peu près convenable : d'une langue à l'autre on ne trouve pas tou­jours l'équivalent exact. Mais la traduction du grec au latin est franchement, nous disent les savants philologues cités, un contresens. Quant à la traduction du latin en français, ce n'est même pas une traduction : le mot latin a été tout simplement décalqué, comme les enfants décalquent une image ou un dessin. C'est le cas de la plupart des termes de la théologie, comme nous le verrons souvent. Mais traduire, ce n'est pas décalquer. Traduire, c'est faire passer l'information qui se trouve inscrite ou simplement dite en une langue, dans un autre système linguistique, dans lequel les mots sont diffé­rents. Ce qu'il s'agit de transmettre, ce n'est pas le son du mot de la première langue, mais le sens, avec les mots de la seconde langue. Le système du décalque qui a été presque constamment utilisé consiste à transmettre le son mais non pas le sens.

L'expression française actuelle nouveau testament signi­fie donc : nouvelle alliance, et l'expression nouvelle alliance est la traduction française d'un texte du prophète Jérémie, VIIe siècle avant notre ère :

 

Jérémie 31, 31-34 : Voici que des jours viennent, oracle de YHWH, et je conclurai avec la maison d'Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle, berit hadaschah. Non pas comme l'alliance que j'ai conclue avec leurs pères au jour où je les ai saisis par la main pour les faire sortir du pays d'Égypte, - alliance qu'eux ont rompue... Car voici l'alliance que je conclurai avec la maison d'Israël après ces jours-là, oracle de YHWH : je met­trai mon Instruction (torah) au-dedans d'eux et sur leur coeur je l'écrirai et je serai pour eux Dieu et eux ils seront pour moi un peuple. Et ils n'instruiront plus encore cha­cun son compagnon et un homme son frère en disant : Connaissez YHWH ! Car eux tous ils me connaîtront depuis les petits d'entre eux jusqu'aux grands, oracle de YHWH...

 

En ce qui concerne la traduction du mot hébreu torah, la déformation a eu lieu dès la traduction de l'hébreu en grec. Les théologiens judéens qui ont traduit la Bible hébraïque en grec ont rendu l'hébreu torah par le grec : nomos, qui signi­fie, nous dit Bailly : usage, coutume, opinion générale, maxime, règle de conduite, loi. Le mot grec nomos a été tra­duit en latin par lex, la loi, et en français par loi. - Or l'hébreu torah signifie tout d'abord et principalement l'ins­truction, la communication de la connaissance. Il est vrai que cette instruction est aussi une norme. Mais le sens du mot hébreu torah déborde et dépasse de beaucoup le sens du grec nomos, du latin lex et du français loi. Il en est résulté, de cette traduction déplorable, le trop célèbre malentendu concernant la Bible hébraïque et même le Dieu d'Abraham, - c'est-à-dire Dieu lui-même, qui s'est fait connaître à Abra­ham : la réduction de la Bible hébraïque à un ensemble de lois. Il existe bien dans la Bible hébraïque des livres qui contiennent des lois, des législations. Mais ce n'est pas le tout de la sainte Bibliothèque hébraïque.

L'information est donc partie de Ieschoua qui est ici la source ou l'origine de l'information ; elle a été transmise d'abord en araméen et en hébreu, puis en grec, puis en latin, puis dans toutes les langues du monde, et ce n'est pas fini.

Les compagnons de Ieschoua ont observé d'abord qu'il était un homme dans tous les sens du terme, intégralement : ana­tomiquement, physiologiquement, psychologiquement, etc. Comme eux il avait faim lorsqu'il n'avait pas mangé depuis longtemps ; comme eux il avait soif : il était fatigué lorsqu'ils avaient beaucoup marché ; il dormait ; il pleurait lorsqu'il voyait la peine des hommes, et en présence de la mort par la crucifixion que les armées d'occupation romaine réservaient à leurs prisonniers condamnés à mort, il a exprimé son horreur.

Les compagnons de Ieschoua ont aussi observé que cet homme n'était pas seulement un homme, n'était pas exclusivement homme. Il y avait en lui une science, une sagesse, une puissance, une sainteté, qui ne sont pas de l'homme mais de Dieu. Dieu seul peut guérir une rétine malformée depuis la naissance, parce qu'il est le Créateur. Il peut réinformer ce qui a été déformé. Il peut recréer ce qui est décréé. Lui seul le peut. La science de la création nouvelle que Ieschoua a com­muniquée, c'est la science créatrice qui vient de Dieu lui-même.

Les compagnons de Ieschoua ont donc eu à intégrer deux ensembles ou deux séries d'informations : celles qui attestent que cet homme était un homme, comme eux ; et celles qui attestent qu'il n'était pas seulement homme, mais que Dieu opère en lui, avec lui, et qu'il dispose de la science de Dieu, de la puissance de Dieu, de la sagesse de Dieu.

Telle est la double expérience qu'il a fallu intégrer.

Depuis le début, depuis les premières générations, des ten­dances se sont manifestées qui visaient à éliminer ou à atté­nuer ou à exténuer le pleine humanité du Christ : ce sont les tendances que l'on appelle docètes, du verbe grec dokein, il semble, il paraît. - Selon ces courants et ces tendances, le Christ n'était homme qu'en apparence, il n'a souffert qu'en apparence, il n'a été crucifié qu'en apparence ; il n'avait pas en lui la plénitude des puissances humaines, intelligence humaine, volonté humaine, liberté humaine, etc.

Cette tendance qui consiste à évacuer plus ou moins la pleine humanité du Christ subsiste jusqu'aujourd'hui et sub­sistera sans doute jusqu'à la fin des temps.

L'Église a rejeté cette tendance. Elle affirme, nous le ver­rons, avec la plus grande énergie, la pleine et intégrale huma­nité du Christ.

Une autre tendance, inverse, est apparue elle aussi depuis le commencement, depuis les premières générations chrétien­nes : elle consiste à reconnaître la pleine humanité du Christ, mais à ne le considérer que comme un prophète, éminent cer­tes, mais seulement prophète : un homme qui, de temps à autres, reçoit de Dieu des informations pour les communi­quer aux hommes ses frères.

L'Église a fait observer que cette interprétation, et donc cette tendance, ne correspond pas à l'expérience initiale de ceux qui ont été compagnons et témoins de la vie, de la mort et de la résurrection du rabbi galiléen. Celui-ci était beaucoup plus qu'un prophète, car la sagesse, la puissance et la sain­teté de Dieu habitaient en lui et il en disposait comme de son bien propre. L'Église n'a donc pas reçu non plus cette ten­dance qui, elle aussi, subsiste et subsistera jusqu'à la fin des temps.

L'Église s'en tient à l'expérience initiale qui a été consi­gnée, notée par les compagnons, par les témoins de la pre­mière génération : toute l'expérience initiale ; et rien, pas une miette de cette expérience, ne doit être perdu. Toutes les infor­mations que nous avons reçues des compagnons de Ieschoua et qui nous ont été transmises doivent être conservées, gar­dées, intégrées et pensées. Celui qui en laisse perdre une par­tie est un hérétique. Il ampute, il mutile l'information initiale.

La christologie a donc procédé à partir de cette expérience initiale. Elle s'est développée et elle continue, aujourd'hui même, à se développer à partir de l'expérience initiale. C'est cette expérience initiale qui est critère de vérité ou de faus­seté pour toute christologie. La christologie n'est donc pas une science hypothético-déductive, comme certaines mathé­matiques ; elle est une science inductive, qui part d'un fait concret, et qui procède à partir de ce fait par analyse de plus en plus poussée de son contenu. Il s'agit de dégager toute l'information contenue dans ce fait.

Le fait lui-même déborde, dépasse de beaucoup ce qui a été noté, ce qui nous reste par écrit. Les textes écrits qui nous restent - et qui nous restent dans des traductions grecques -, ne contiennent pas toute l'information initiale, toute l'expé­rience des premiers compagnons, des premiers témoins ; et l'expérience elle-même des premiers compagnons et témoins n'était pas exhaustive : elle n'épuisait pas ce qui est contenu dans le Rabbi galiléen. Les premiers compagnons n'ont aperçu, n'ont vu que partiellement et progressivement les richesses, les trésors de la science et de la connaissance, pour parler comme Paul, qui sont contenus dans celui qui s'appe­lait lui-même le fils de l'homme.

L'origine radicale de l'information, c'est donc bien Ies­choua lui-même. Les textes qui nous restent ne sont que des intermédiaires, des documents par lesquels l'information est transmise, incomplètement, comme l'écrit l'auteur du qua­trième Évangile :

 

Jean 21, 25 : Il y a encore beaucoup d'autres choses que Ieschoua a faites. Si on les mettait par écrit et si on les rassemblait, je pense que l'Univers entier ne pourrait pas contenir les livres écrits.

 

Le texte écrit n'est donc pas lui-même une source. Il est ce par quoi l'information est transmise à partir de sa source ou origine radicale, Ieschoua lui-même.

A la rigueur, la transmission de l'information depuis son origine jusqu'à nous pouvait être intégralement orale, de la bouche à l'oreille. Le texte écrit n'est en somme que la nota­tion partielle d'un/enseignement oral beaucoup plus déve­loppé. Et tout le monde a observé que le Rabbi lui-même ne mettait pas par écrit : il enseignait vivant à des hommes vivants, de la bouche à l'oreille. De même, l'enseignement oral de Paul dépasse de beaucoup ce qui nous en est resté par les quelques lettres dont nous disposons.

En toute hypothèse, ce qui compte en définitive, ce n'est pas le texte écrit en lui-même, mais l'intelligence qu'en prend le lecteur, aujourd'hui, par l'intermédiaire ou par la média­tion du texte écrit, du contenu de l'information qui a été mise ici par écrit. L'information va d'une pensée à une pensée, d'une intelligence à une intelligence. Le texte écrit est l'un des moyens de mémorisation. Il n'est pas le seul. Et encore faut-il que le texte écrit soit lu et compris. Il faut donc fina­lement en revenir à l'explication orale du texte écrit, ne serait-ce que pour expliquer le sens des mots.

 

Le dogme christologique s'est développé par crises, comme le dogme trinitaire et tous les autres dogmes, sauf peut-être le dogme marial

Le mot français dogme est tout simplement le décalque du grec dogma qui signifie : ce qui paraît bon, opinion, doc­trine ; nous dirions aujourd'hui, dans le langage des logi­ciens : une proposition. Un dogme est une proposition qui affirme une vérité. L'Église pense que quelque chose est vrai et elle le dit. Elle n'est pas sceptique. Elle ne passe pas son temps à dire : Que sais-je ? Elle ne passe pas son existence dans le doute.

On affecte souvent aujourd'hui de se scandaliser de cela. Il n'y a pas de quoi. Toute science professe quelques vérités, que ce soit l'astrophysique, la physique, la chimie, la biochi­mie, la biologie. Par exemple, il y a quelques années, les bio­logistes énonçaient ce qu'ils appelaient eux-mêmes « le dogme fondamental » : l'information va de l'A.D.N. à l'A.R.N., - c'est la phase dite de transcription : puis de l'A.R.N. à la protéine construite à partir de l'information transmise par l'A.R.N, messager, - c'est la phase dite de traduction. L'information, disaient les biologistes, ne va pas en sens inverse[34]. - Oui, dira-t-on, mais justement, en science, les dogmes sont contestés et peuvent être révisés, ce qui est jus­tement le cas pour l'exemple cité. En théologie dogmatique il n'en va pas de même. Comment cela est-il possible ? Nous reprendrons ce problème plus loin lorsque nous aborderons la théorie de l'Église.

 

Les dogmes se développent, il existe un développement dog­matique. Qu'est-ce que cela signifie ? - Cela signifie que l'Église qui est, comme nous le verrons, un organisme spiri­tuel, prend conscience de plus en plus clairement et explici­tement du contenu de la révélation et de l'incarnation, de l'information contenue dans la révélation et dans l'incarnation.

 

Il existe en biologie deux cas distincts :

 

1. Le cas de l'évolution biologique. Dans ce cas, l'information génétique augmente au cours du temps, au cours de l'his­toire naturelle, puisque des messages génétiques nouveaux et qui ne préexistaient pas, apparaissent au cours du temps, au cours de l'histoire naturelle. C'est justement cela la création en train de se faire, sous nos yeux pour ainsi dire.

 

2. Le cas de l'embryogenèse ou de l'ontogenèse, c'est-à-dire le développement de l'être vivant à partir de l'oeuf fécondé. Dans ce cas, nous disent les biologistes, l'information n'aug­mente pas au cours du développement. L'information initiale inscrite dans les molécules géantes qui se trouvent dans le noyau de l'oeuf fécondé, commande à la construction de l'organisme, selon un programme fixe. Mais il n'y a pas plus d'information au terme du développement qu'au commen­cement, pas plus d'information dans le cerisier que dans le noyau de cerise, dans le lion adulte que dans la tête du sper­matozoïde du lion, ou dans le noyau de l'ovule de la lionne.

 

Le développement dogmatique, en théologie, est de ce second type. Il n'y a pas plus d'information au terme actuel du développement dogmatique qu'au temps de saint Paul ou de l'auteur quel qu'il soit du quatrième évangile. Mais l'Église, le Corps des chrétiens, sait d'une manière plus expli­cite ce qui était contenu dans la pensée de l'Église lorsqu'elle était toute petite, lorsqu'elle a été conçue, à partir du message qui est la révélation et l'incarnation. Le développement dogmatique n'est donc pas comparable à l'évolution biolo­gique mais plutôt au développement embryo-génétique.

Le grand livre à lire sur la question est celui de John Henri Newman, Essai sur le développement de la doctrine chré­tienne[35] . Newman ne connaissait évidemment pas la biologie moderne lorsqu'il a composé son livre terminé en 1845, mais les caractères qu'il dégage pour discerner un développement dogmatique normal, sain, d'un développement pathologique, sont des caractères biologiques.

Nous allons considérer brièvement quelques-unes des gran­des crises qui ont permis le développement du dogme christologique.

 

 

L'hérésie de Noêtos,
de Sabellius et de Praxéas

 

 

L'une des premières hérésies christologiques connues, c'est celle de Noêtos de Smyrne, qui nous est fort bien connue par deux documents : un fragment contre Noêtos, publié sous le nom d'Hippolyte de Rome, qui vivait au IIIe siècle de notre ère. - Et un ouvrage intitulé Elenchos, c'est-à-dire réfuta­tion, de toutes les écoles philosophiques connues à l'époque, grec airesis, qui signifie précisément : école de pensée. Cet ouvrage capital a été publié lui aussi sous le nom d'Hippolyte de Rome par les savants éditeurs allemands, mais cette attri­bution est douteuse.

Que disait donc ce Noêtos de Smyrne ? Il disait que le Christ, c'est le Père lui-même, et qu'ainsi, le Père lui-même est né ; qu'il a souffert ; et qu'il est mort.

Pour bien comprendre cette affaire, il faut se reporter à la formule la plus simple, la plus sûre, la plus claire, celle que nous lirons plus loin, du pape Léon, dans sa lettre adressée à Julien, évêque de l'île grecque de Cos, le 13 juin 449 : L'Homme véritable a été uni à Dieu véritable, verus homo vero unitus est Deo.

Dans une lettre que nous lirons aussi plus loin, la grande lettre dogmatique adressée au patriarche de Constantinople Flavien, le 13 juin 449 aussi, - le pape Léon écrit ceci :

 

Il était d'un égal péril, de professer que notre Seigneur Jésus le Christ est, ou bien Dieu seulement, sans l'Homme, - ou bien l'Homme seul, sans Dieu, et aequa­lis erat periculi dominum Iesum Christum aut Deum tantummodo sine homine, aut sine Deo solum hominem credidisse.

 

La conception orthodoxe de l'incarnation, celle des papes de Rome, c'est celle que formule Léon le grand : L'Homme véritable a été uni à Dieu véritable. C'est cela le but, le terme, la finalité et la raison d'être de toute la création.

Que disait Noêtos ? D'après le texte cité, il disait que le Christ, c'est le Père lui-même, c'est-à-dire, dans le langage des livres de la Nouvelle Alliance, Dieu lui-même, - Dieu seulement, Deum tantummodo sine homine, - Dieu sans l'Homme qui lui est uni. - La christologie de Noêtos de Smyrne est hérétique, parce qu'il y manque l'Homme, l'Homme véritable uni à Dieu véritable !

Dans le système de Noêtos, le Christ, c'est Dieu lui-même, sans l'Homme qui lui est uni, - qui vient se promener parmi nous. Il naît, il est crucifié, il meurt. C'est donc en fait une théorie de type gnostique, puisque le propre de la Gnose, depuis les origines jusqu'à la théosophie hégélienne, c'est d'introduire la tragédie en Dieu même.

Et c'est la raison pour laquelle l'orthodoxie a toujours eu horreur de la doctrine de Noêtos, qui est identique à celle de Sabellius, et à celle de Praxeas, parce que, dans ce système, c'est Dieu lui-même qui souffre, qui pâtit et qui meurt. C'est pourquoi on a aussi appelé cette hérésie patripassienne, l'héré­sie qui fait souffrir le Père, c'est-à-dire, dans le langage des livres de la Nouvelle Alliance, Dieu lui-même.

Lettre du pape Léon aux évêques d'Espagne, à propos de Priscillien, le 21 juin 447 :

 

Les disciples de Sabellius sont appelés à juste titre patri­passiens. Parce que si le fils = le Christ Jésus, est le même que le Père = Dieu, - alors la croix du fils est la souffrance du Père.

 

L'Église a toujours pensé et professé que Dieu est absolument unique, absolument simple, et qu'il ne subit aucune modification, aucune transformation, aucune souffrance. Elle a toujours eu horreur des mythes gnostiques qui introduisent la tragédie en Dieu. C'est pourquoi elle a toujours eu hor­reur de l'hérésie de Noêtos et de Sabellius.

Notons ici que la notion d'orthodoxie et la notion d'héré­sie ne sont pas des notions arbitraires, des notions à priori. Ce sont des notions expérimentales : est orthodoxe une doc­trine qui intègre les informations initiales, celles qui ont été notées par les compagnons du Rabbi, celles qui sont confor­mes à l'expérience initiale. Est hérétique une doctrine qui n'est pas conforme à l'expérience initiale notée et transmise par les premiers compagnons. Il est évident que la doctrine de Noêtos n'est pas conforme à l'expérience initiale.

Dans l'autre ouvrage dont nous avons parlé, l'Elenchos, la réfutation de toutes les écoles de pensée, publié sous le nom d'Hippolyte de Rome, on trouve la même formulation de l'hérésie de Noêtos :

Les disciples de Noêtos disent que le Père = Dieu, est le même que le fils, est identique au fils = Jésus le Christ, - et ainsi ils font venir Dieu sous le règne du devenir, de la genèse et de la mort.

 

Si on supprime l'Homme, dans l'équation formulée par le pape Léon : l'Homme véritable uni à Dieu véritable, - il ne reste plus que Dieu. Et dans ce cas-là, c'est Dieu lui-même, en lui-même, qui est soumis au devenir, à la souffrance et à la mort. - C'est justement ce que le christianisme ortho­doxe a toujours rejeté avec horreur.

L'intérêt de l'étude des hérésies des premiers siècles, ce n'est pas seulement de comprendre clairement quel a été le déve­loppement de la pensée de l'Église, - car l'Église a une pen­sée qui lui est propre. C'est aussi de nous délivrer aujourd'hui d'idées fausses, ou de représentations fausses, concernant par exemple le Christ. Car si on n'étudie pas ces hérésies du passé, on constate qu'elles sont toujours vivantes aujourd'hui, mais comme des bactéries qui préfèrent l'obscurité à la lumière et qui se développent dans la ténèbre.

Si l'on comprend de travers ce que l'Église entend par le terme d'incarnation, à savoir l'union de l'Homme créé à Dieu incréé, - alors c'est toute la création qui perd sa significa­tion, car le but de la création, sa finalité, sa signification ultime, c'est cette union de l'Homme créé à Dieu incréé.

 

 

La crise apollinariste

 

Apollinaire devient évêque de Laodicée en 362. Selon Apol­linaire de Laodicée, le Logos de Dieu a pris un corps, en grec sôma, un corps privé d'âme intellectuelle. L'incarnation, selon Apollinaire de Laodicée, c'est donc : le Logos de Dieu qui prend un corps, une chair, mais non pas une âme intellectuelle.

Apollinaire part du présupposé, qu'il partage avec d'autres, que le Logos de Dieu, qu'il appelle Fils de Dieu, est un Indi­vidu divin. A partir de là, il est conduit à diminuer la part du verus homo, de l'Homme véritable, uni à Dieu véritable.

Pour expliquer cette crise, il faut revenir en arrière, jusqu'à la première page `du quatrième Évangile.

Nous n'entrerons pas ici dans une discussion concernant la question de savoir qui est l'auteur du quatrième Évangile[36].

Un problème critique et théologique se posait au siècle dernier, à propos du quatrième Évangile. Nous connaissons par les trois Évangiles dits « synoptiques » - (parce qu'on peut les mettre l'un à côté de l'autre, en trois colonnes, et compa­rer des récits) - nous connaissons, par les trois synoptiques, des paroles de Jésus le Galiléen. En comparant les textes des trois synoptiques, nous pouvons parvenir à retrouver ce qu'a dit le Rabbi, et même parfois ce qu'il a dit en araméen ou en hébreu. C'est à ce travail que se sont consacrés des savants comme Franz Delitzsch, Gustav Dalman[37], et, de nos jours, l'illustre savant allemand Joachim Jeremias, dont plusieurs ouvrages sont maintenant traduits en langue française.

Lorsqu'on a longuement pratiqué ces textes, on acquiert une habitude, une connaissance expérimentale du style du Rabbi, de sa frappe, de sa manière de s'exprimer. On recon­naît un propos authentique d'un propos inauthentique trans­mis par exemple par un évangile apocryphe, tout comme un historien de l'art habitué à la pratique de Rembrandt ou de Picasso sait discerner du premier coup d'oeil un vrai d'un faux. C'est ce qu'on appelle « le flair ».

Lorsqu'on lit le quatrième Évangile, et en particulier les discours de Jésus dans le quatrième Évangile, le style n'est plus le même. Précisément, dans cet Évangile, on peut par­ler de discours, souvent longs. La frappe n'est plus la même.

La question critique de portée théologique était donc, au siècle dernier, au temps de Renan, par exemple, la suivante :

-     Faut-il considérer les discours de Jésus transmis par le qua­trième Évangile comme les paroles mêmes de Jésus, au même titre que les propos transmis par les trois Évangiles synopti­ques, Matthieu, Marc et Luc ?

-     Ou bien faut-il penser que l'auteur, quel qu'il soit, du qua­trième Évangile, a mis dans la bouche de Jésus des propos et des discours qui expriment la théologie de l'auteur du qua­trième Évangile, un peu comme Platon a mis dans la bouche de Socrate les idées de Platon ?

Il n'y a pas d'ailleurs forcément alternative tranchée iné­vitable entre ces deux hypothèses, car il peut y avoir alter­nance entre le premier cas et le second, ou passage gradué du premier au second. En somme, c'est une question de proportion, et l'on peut poser la question en ces termes : Dans quelle mesure les discours de Jésus transmis par le quatrième Évangile sont-ils bien de Jésus lui-même ? Dans quelle mesure et dans quelle proportion sont-ils l'expression de la théologie de l'auteur du quatrième Évangile ?

Supposons que Paul, au lieu d'écrire les lettres que nous connaissons parce qu'elles nous ont été conservées, ait com­posé des dialogues, un peu comme Platon ; et supposons qu'il ait mis dans la bouche de Jésus des propos qui expri­ment les idées de Paul, la pensée théologique de Paul.

Est-ce que le quatrième Évangile est dans ce cas ? Telle est la question critique qui semblait inévitable au siècle dernier, au temps de Renan. Du point de vue théologique, les consé­quences étaient les suivantes :

 

Ire hypothèse. - Si l'auteur du quatrième Évangile a totalement déformé la pensée du Rabbi galiléen, s'il a surimposé à l'enseignement de Ieschoua sa propre théologie ; s'il n'y a pas de continuité entre sa pensée et celle du Rabbi, - alors le quatrième Évangile n'exprime pas la pensée de Ieschoua.

 

2e hypothèse. - Si au contraire l'auteur du quatrième Évan­gile est un disciple authentique du Rabbi, et même peut-être celui qu'il appelle « le disciple que Jésus aimait », s'il a retenu de l'enseignement du Rabbi des doctrines plus difficiles que celles qui ont été transmises par les trois synoptiques ; s'il a exprimé la pensée authentique du Rabbi en mettant dans la bouche de son maître des propos qui, s'ils n'ont pas été pro­noncés tels quels, expriment en tout cas sa pensée ; - alors, du point de vue théologique, il n'y a aucun inconvénient à se servir des textes du quatrième Évangile tout comme nous nous servons des lettres de Paul.

 

Cette question critique ainsi posée, - et elle était mal posée, - est totalement renouvelée, dès lors que l'on aper­çoit qu'en réalité le texte grec de l'Évangile de Jean est traduit à partir de notes écrites en hébreu, exactement comme les Évangiles de Matthieu, de Luc et de Marc[38]. L'auteur du quatrième Évangile, qui s'appelait en effet Iôhanan, était très probablement un kôhen, un membre du haut Sacerdoce du Temple de Jérusalem. Il a noté ce qu'a dit et fait le Rabbi lorsqu'il était à Jérusalem. Il a noté en particulier les contro­verses entre le Rabbi et les théologiens judéens des années 27-30 ou 31. - Lorsque le Rabbi enseignait dans les campa­gnes de la Galilée, il utilisait un mode d'expression qui est le mâschâl, traduction grecque parabolè, l'analogie, la com­paraison. - Lorsqu'il discute avec des théologiens de métier, en hébreu, il n'a pas le même style, c'est évident. Lorsqu'il enseigne à ses compagnons, en privé, des doctrines théologi­ques très difficiles, il n'a pas le même style que lorsqu'il ensei­gne dans les campagnes de la Galilée. Il utilise d'ailleurs aussi des comparaisons, des meschâlim, qui sont rapportées par l'Évangile de Jean. - Lorsque Jean Racine écrit son histoire de Port-Royal, il a une langue. Lorsqu'il écrit à son fils, il a une autre langue. Lorsqu'il écrit Phèdre, c'est encore une autre langue. Et lorsqu'il écrit les Plaideurs, cela fait déjà quatre langues, - et ce n'est pas fini. - Le Rabbi galiléen et judéen Ieschoua ha-nôtzeri ne parlait pas la même langue dans les campagnes et en ville, lorsqu'il s'adressait à des pay­sans, et lorsqu'il discutait avec des théologiens de métier. - L'argument avancé était donc nul et non avenu, la difficulté inexistante. Lorsque saint Thomas d'Aquin se promenait rue Mouffetard ou sur les quais de la Seine, il parlait une lan­gue, le français du XIIIe siècle. Lorsqu'il écrit la Somme théo­logique, il écrit une autre langue. C'est le même Thomas d'Aquin.

C'était donc un faux problème.

Il est très possible, il est même très vraisemblable, que lorsqu'il enseignait dans les campagnes de la Galilée, le Rabbi parlait le patois des campagnes, c'est-à-dire le dialecte araméen-galiléen que les érudits s'efforcent de reconstituer. - Lorsqu'il enseignait et lorsqu'il discutait dans l'enceinte sacrée du Temple de Jérusalem, il enseignait en hébreu, il dis­cutait en hébreu, parce que l'hébreu, dans ce temps-là, dans ces années-là, n'était pas une langue morte, contrairement à ce que s'était imaginé Ernest Renan, après beaucoup d'autres, et avant ceux qui vont le suivre sur ce point. Les découvertes faites depuis plusieurs dizaines d'années mon­trent que la littérature savante, théologique, est en hébreu, avant, pendant et après le premier siècle de notre ère[39]. Et les disciples des rabbis prennent des notes, et des notes en hébreu. C'est ainsi que les parties les plus anciennes du Tal­mud sont des recueils de notes.

A la suite de ce bon Monsieur Renan, qui était professeur au Collège de France au siècle dernier, nombre d'auteurs se sont imaginé, - se sont plu à imaginer, - que le Rabbi et ses compagnons constituaient une bande d'analphabètes qui ne savaient parler que le patois des campagnes, c'est-à-dire le dialecte araméen-galiléen. C'est là un thème qui aujourd'hui encore fait fureur dans les milieux catholiques. C'est une ima­gerie d'Épinal à laquelle les vieilles gens sont attachées et dont ils ont du mal à se déprendre. - Mais non. Les découvertes faites depuis un demi-siècle en Judée, en Israël, montrent que Jérusalem avant sa destruction, en été de l'année 70, était le lieu le plus intensément lettré de la planète entière. C'est au pays des Hébreux que l'écriture a été inventée, il y a de nom­breux siècles avant notre ère. Tous les oracles des anciens pro­phètes hébreux avaient été notés. Pourquoi donc, tout d'un coup, les compagnons du Rabbi, et le Rabbi lui-même, se seraient-ils transformés en analphabètes réduits à la trans­mission orale de l'information, comme les sociétés archaï­ques qui n'ont jamais connu l'écriture ?

Cette histoire, cette mythologie que le bon Monsieur Renan a tant aimé favoriser de sa haute autorité, n'était pas inno­cente. Il s'agissait de persuader les populations des villes et des campagnes de France, que les disciples et les compagnons du Rabbi, et le Rabbi lui-même, étaient des naïfs, des primi­tifs, des innocents, des êtres un peu simplets et quelque peu demeurés, des illuminés, - sans compter les femmes qui, aux yeux de Renan, étaient des hystériques. C'est ainsi que s'expli­quait, dans la pensée de Renan, la genèse du christianisme : un mélange sui generis d'imposture et de naïveté, de crédu­lité, - en somme de sottise. Et donc il était avantageux de soutenir que tout ce petit monde ne savait ni lire ni écrire.

Cela était avantageux encore, aux yeux de Monsieur Renan, pour étayer et soutenir sa thèse : à savoir que le christianisme, en réalité, c'est un ensemble de légendes qui se sont formées progressivement, un peu comme on fait monter la mayon­naise. Il fallait donc soutenir que les Évangiles ont été mis par écrit tardivement, afin de laisser le temps au Volks-Geist de produire, comme ils disent, les Évangiles. Tout le système se tenait très bien. Il était cohérent. Le christianisme est une illusion. Ce sont des naïfs, des hystériques et des analphabè­tes, qui ont cru voir et qui n'ont rien vu. Les Évangiles se sont formés progressivement, comme on fait monter la crème Chantilly en allemand Schlag-sahne. Les Allemands en raf­folent. Les mythes chrétiens se sont formés petit à petit. Et puis tardivement, - le plus tardivement possible, - on a mis ces histoires inventées de toutes pièces par écrit. Pour que la légende puisse se former, pour que les mythes puissent se développer, il faut absolument donner la priorité à la tradi­tion orale, qui permet de faire monter la mayonnaise. Et il faut absolument soutenir que le groupe des compagnons étaient des illettrés, des analphabètes.

Tout le système se tenait fort bien, en effet. Il était cohé­rent. - Malheureusement pour ses partisans, il était faux. Les compagnons du Rabbi n'étaient pas des analphabètes. Le Rabbi n'était pas un analphabète. Jérusalem, dans les années trente de notre ère, n'était pas une tribu d'analpha­bètes, comme on en trouvait encore au début de ce siècle en Afrique noire. - L'hébreu n'était pas une langue morte. - Les compagnons du Rabbi n'étaient pas idiots. Et ils ne se sont pas privés de noter les propos de leur Rabbi. Ils n'avaient aucune raison de s'en priver. En sorte que toute l'histoire de la tradition orale, qui produit des mythes, - retombe comme une mayonnaise qui a mal tourné, ou comme une crème Chan­tilly qui n'était pas fraîche.

Il reste que, très vraisemblablement, la pensée de Ieschoua a été repensée par l'auteur du quatrième Évangile, tout comme la pensée de Ieschoua a été repensée par Paul tel que nous le connaissons par ses lettres.

Et c'est justement cela l'économie de l'incarnation, comme nous l'avions déjà indiqué à propos du prophétisme : la pen­sée de Dieu, la parole de Dieu, pour devenir intelligible pour nous et assimilable par nous, doit être humanisée ; elle passe par des hommes qui ont leur tempérament propre, leur carac­tère propre, leur culture propre, leur vision du monde propre. Cela est inévitable. Cela est normal. Dans le cas du quatrième Évangile, nous serions en présence d'un cas où la pensée de Dieu a été reçue, assimilée et repensée par un théo­logien de grande race, en sorte qu'on trouve peut-être davan­tage la marque de l'homme qui transmet l'information dans le quatrième Évangile que dans les synoptiques.

Il reste certain que, pour le quatrième Évangile comme pour les trois Évangiles synoptiques, les lettres de Paul et tous les écrits du Nouveau Testament, il ne faut pas oublier ce que nous avons indiqué à propos des Livres hébreux : l'Écriture sainte est pleinement, totalement, entièrement inspirée par Dieu ; mais elle est aussi entièrement, pleinement humaine. Il faut distinguer` les deux natures de l'Écriture sainte.

L'incarnation s'effectue aussi et déjà dans les livres de la Sainte Écriture, puisque l'incarnation c'est l'humanisation de la parole de Dieu. Et c'est justement un texte concernant la théorie de l'incarnation que nous avons à lire, le texte dans lequel l'auteur quel qu'il soit du quatrième Évangile exprime et formule sa propre théorie de l'incarnation, c'est-à-dire comment il comprend pour sa part l'incarnation. D'ailleurs le terme même d'incarnation vient de son texte.

 

Jean 1, 1 : Au commencement était le Parler [de Dieu]. Et le Parler de Dieu était à Dieu ! (l'hébreu n'a pas le verbe avoir). - Et il était Dieu, le Parler [de Dieu] ! C'est lui [le Parler] qui était au commencement à Dieu ! Tous les êtres, l'Univers entier, par lui a été créé, et sans lui rien n'a été créé... En lui était la vie et la vie était la lumière de l'Homme...

 

Jean 1, 14 : Et le Parler [de Dieu], c'est [un être de] chair qu'il a été, et il a campé au milieu de nous et nous avons vu sa gloire, la gloire [qui est] comme celle d'un fils unique et chéri issu du Père = de Dieu, - plein de grâce et de vérité...

 

L'auteur de ce texte est un théologien judéen, très savant, devenu le disciple de Ieschoua. Il connaît très bien, il connaît même par coeur le texte que nous avons traduit et qui ouvre aujourd'hui la Bible hébraïque :

 

Au commencement, il créa, Dieu, les cieux et la terre... Et il dit, Dieu : Soit Lumière !... Et il dit, Dieu : Soit une étendue solide... ! Et il dit, Dieu : Que se rassem­blent les eaux [qui sont] en dessous des cieux, en un lieu unique... ! Et il dit Dieu : Qu'elle verdoie, la Terre... ! Et il dit, Dieu : Soient des luminaires... ! Et il dit Dieu : Qu'elles pullulent, les eaux d'un pullulement (ou : qu'elles grouillent d'un grouillement) d'âme vivante... ! Et il dit, Dieu : Qu'elle fasse sortir, la Terre, de l'âme vivante... ! Et il dit, Dieu : Faisons de l'Homme... !

 

Le théologien judéen qui connaissait ce texte par coeur n'a pas de peine à écrire :

 

Au commencement [de la création] était l'acte de parler de Dieu. - Cet acte de parler, c'est Dieu lui-même qui parle. - Tout a été créé par cet acte de parler.

 

C'est une doctrine constante dans toute la tradition hébraï­que que la création s'effectue ou se réalise par la parole de Dieu. Toute création est communication d'un message. Tout dans l'Univers et dans la nature est pensée ; tout a été pensé, tout est l'oeuvre d'une pensée, et ce que le savant cherche et trouve, qu'il le sache ou non, c'est la pensée créatrice imma­nente à la création, puisque la création est son oeuvre.

Encore du concordisme !

Nous en rajoutons : Si tout dans l'Univers et dans la nature est intelligible - c'est ce qui émerveillait Einstein et Louis de Broglie - c'est parce que tout dans l'Univers et dans la nature a été pensé.

Notre cas devient pendable.

L'auteur du quatrième Évangile n'était pas le seul ni le pre­mier à penser ainsi, puisque c'est la tradition hébraïque tout entière qui pense ainsi. Dans le Targum palestinien on trouve encore la même doctrine.

Qu'est-ce que le Targum ? C'est la traduction en dialecte araméen de la Bible hébraïque. Après le retour de l'Exil de Babylone[40], les Hébreux revenus dans leur patrie perdent de plus en plus la pratique de l'hébreu, et parlent les divers dia­lectes araméens parlés en Palestine. Dans la synagogue, lors de l'Office, il faut donc traduire la Sainte Écriture pour le peuple en langue populaire, à savoir un dialecte araméen. C'est cela l'origine du Targum, d'abord oral puis mis par écrit[41].

Dans un targum palestinien édité il y a quelques années par une équipe sous la direction d'Alejandro Diez Macho (Bar­celone 1968), on voit que partout où, dans le texte hébreu que nous avons 1u, le sujet de la proposition était Dieu lui-même, - dans le targum, le sujet de la proposition c'est : la parole de Dieu :

« La Parole de YHWH dit : Qu'il y ait de la lumière ! » « La Parole de YHWH dit : Qu'il y ait le firmament au-dessus des eaux... etc. »[42].

Voilà donc un premier point d'acquis. La création est l'oeuvre de la parole de Dieu. La parole de Dieu, c'est Dieu lui-même qui se communique soit dans la création, soit dans la révélation, qui est aussi création.

Le terme grec logos, qu'on lit dans le texte du quatrième

 

Évangile, est donc purement et simplement la traduction du mot araméen memra, qui signifie parole, et de l'hébreu dabar, qui signifie la même chose. Il est donc tout à fait inutile d'aller chercher du côté de la philosophie grecque pour découvrir la signification de ce mot logos dans le quatrième Évangile.

Ce mot logos a été traduit en latin par verbum en sorte que nos prédicateurs nous parlent du verbe de Dieu, ce qui n'éclaire pas beaucoup les enfants qui écoutent, car le mot verbe, en français moderne, est un terme de grammaire. Pour un enfant, c'est ce qui se conjugue. On ne lui facilite vraiment pas l'intelligence du texte du quatrième Évangile en tra­duisant logos par verbe.

Jusqu'à présent l'auteur du quatrième Évangile parle en théologien judéen. Et maintenant il va énoncer une proposi­tion qui va faire de lui un des premiers théologiens chrétiens :

 

Et le parler, c'est un [être de] chair qu'il a été et il a campé parmi nous...

 

Arrêtons-nous sur le mot grec que nous avons traduit, comme tout le monde aujourd'hui, par chair. C'est le grec sarx, qui recouvre l'hébreu basar, et l'araméen bisra. Mais il suffit de lire attentivement la Bible hébraïque pour consta­ter que le mot hébreu basar, que nous traduisons par chair, ne signifie pas ce que signifie le mot chair en français au XXe siècle, mais autre chose. Le mot chair, aujourd'hui, signifie les parties charnues d'un être vivant, tout ce qui n'est pas les os. A la rigueur, il pourrait être tenu pour synonyme de corps, en tant que distinct de l'âme. En tout cas, il n'inclut pas l'âme et ne signifie pas la totalité humaine.

En hébreu au contraire, dans une multitude de textes, que saint Athanase et saint Augustin ont souvent relevés, quoiqu'ils n'aient lu la Bible hébraïque que dans la traduc­tion grecque pour le premier, latine pour le second, - en hébreu donc basar signifie et désigne l'homme tout entier. Il est, dans nombre de textes, synonyme de adam, l'homme. Kol basar, toute chair, et kol adam, tout homme, sont synony­mes. « Que peut me faire basar ? (Psaume 56, 5) et « Que peut me faire adam ? » (Psaume 56, 12) - sont strictement synonymes.

Par conséquent, pour l'auteur du quatrième Évangile, qui pensait en hébreu et en araméen, qui était nourri de la Bible hébraïque, le sens de la proposition Jean 1, 14, c'est :

 

Et le logos, c'est-à-dire la parole de Dieu, est devenu homme.

 

Si l'on traduit le mot grec sarx par le mot français chair, le grammairien est content, car il sait que le mot français chair traduit le latin caro qui traduit le grec sarx.

Le grammairien est satisfait, mais du point de vue théolo­gique le sens est complètement faussé. Car le mot français chair ne signifie pas aujourd'hui ce que signifiait le mot hébreu basar. Chair désigne ou signifie aujourd'hui tout au plus une partie du composé humain ; le mot hébreu basar désigne la totalité humaine.

L'information, dans ce cas, n'a pas seulement été arrêtée dans les transmissions, dans les traductions de langue à lan­gue. L'information a été faussée, ce qui est au moins aussi grave.

Revenons maintenant à Apollinaire de Laodicée. Formé dans le système de référence de la culture hellénique, tout par­ticulièrement de la philosophie grecque et plus spécialement de la philosophie platonicienne et néoplatonicienne, il a pensé que le mot grec sarx qu'il lisait dans l'Évangile de Jean signi­fiait à peu près la même chose que ce que Platon ou Plotin appellent sôma, le corps.

Dans le système de référence de l'anthropologie platoni­cienne, l'homme est composé de deux choses :

 

1.    L'âme, d'essence divine, en grec psychè.

2.    Et le corps, dans lequel l'âme est descendue, en grec sôma.

 

Apollinaire de Laodicée a pensé la théorie de l'incarnation formulée par l'auteur du quatrième Évangile dans le système de référence de l'anthropologie platonicienne et néoplatonicienne. Ce fut la catastrophe. Il a pensé que l'incarnation signifie :

Le logos de Dieu a pris un corps, - sans âme, ou du moins sans âme intellective. Le logos de Dieu se substitue à l'âme humaine, à l'intelligence humaine. Par conséquent l'homme assumé et uni à Dieu n'est plus complet.

Contre cette thèse, contre cette interprétation, l'orthodoxie a réagi, comme un organisme vivant réagit lorsqu'on tente d'introduire en lui une molécule (de l'information...) étran­gère à sa nature, à sa substance, à sa norme constitutive. L'Église est un organisme spirituel qui a en lui sa norme de développement. Si l'on tente d'introduire ou de greffer une pensée, une doctrine, une théorie, qui est incompatible avec cette norme constituante, l'Église réagit comme un organisme vivant : en éliminant cette substance étrangère incompatible avec sa propre pensée.

C'est ce que l'Église a toujours fait depuis le commencement, et elle continue. Cela prouve qu'elle est un organisme vivant. Sur un cadavre, il n'y a aucune réaction.

Certains affectent de s'indigner de ce que l'Église élimine des doctrines, des thèses, des assertions, qui sont incompati­bles avec sa propre nature, sa propre essence, sa propre pen­sée. Ne font-ils pas de même, en tant qu'organismes, lorsqu'ils éliminent eux-mêmes toute molécule ou toute substance étran­gère, et donc toxique, que leur propre organisme ne peut pas tolérer ? Lorsqu'on ne réagit plus aux toxines, c'est que l'on va mourir.

L'Église a donc réagi, et énergiquement, comme un orga­nisme en pleine santé, à l'inoculation tentée par Apollinaire de Laodicée, et l'a rejetée. Voici par exemple ce qu'écrit le pape Damase, dans une lettre adressée aux évêques d'Orient, autour de 374 :

 

Nous affirmons, frères, que le fils de Dieu est Dieu intégral, perfectum Deum, et qu'il a pris, ou assumé, l'homme complet, intégral, et hominem suscepisse perfectum.

Nous professons, nous affirmons que Dieu intégral, perfectum Deum, a assumé l'homme intégral, perfectum suscepisse hominem.

 

Ce que nous appelons l'incarnation est déjà pensé par le pape Damase en termes d'union : Dieu s'unit l'homme com­plet, intégral, et non pas seulement une partie du composé humain, la chair au sens français moderne du terme.

Ainsi donc l'incarnation, ce n'est pas Dieu qui a pris un corps, sans âme ; - c'est Dieu qui a pris et qui s'est uni l'Homme, l'Homme complet, intégral. L'incarnation, c'est une union de l'Homme créé à Dieu incréé.

Aujourd'hui, quand on traduit : « Le logos a pris chair... » - compte tenu de la signification actuelle du mot chair en langue française actuelle, on prend les catholiques français par la main, et on les reconduit à l'hérésie d'Apolli­naire de Laodicée.

 

 

La crise nestorienne

 

 

Nestorios ou, prononciation latine, Nestorius, est sacré évê­que de Constantinople le 10 avril 428. Un de ses prêtres prê­che dans la cathédrale de Constantinople, en 428 et il s'écrie :

 

Que personne n'appelle Maria, mère de Dieu, theoto­kon. Car Maria est un être humain. Que d'un être humain Dieu soit enfanté, cela est impossible.

 

La crise nestorienne était commencée. Elle fut terrible. Le problème posé était le suivant : Quelle est la nature de l'union entre l'homme assumé et Dieu qui assume ? Quel est le terme de cette union ? Quel est le moment de cette union ?

Si nous considérons Jésus de Nazareth, avec les yeux de notre intelligence, nous considérons un être concret, singu­lier, qui est homme, pleinement homme, intégralement homme - contre Apollinaire - mais qui n'est pas seulement homme.

 

Le père - c'est-à-dire Dieu - est en moi et moi je suis dans le père (Jean 10, 38).

Moi je suis dans le père et le père est en moi (Jean 14, 10).

Moi je suis dans le père et le père est en moi (Jean 14, 11).

 

Il y a donc immanence réciproque entre Jésus, celui qui dit : Je, moi, - et Dieu, qu'il appelle le père, ou : mon père.

En considérant Jésus de Nazareth avec les yeux de l'intel­ligence, nous n'atteignons pas l'homme seul, ou l'homme seu­lement, homo solitarius pour parler comme les Latins ; - mais nous atteignons le tout, ou l'ensemble relationnel : Dieu qui s'unit l'Homme, ou, ce qui revient strictement au même : l'Homme véritable uni à Dieu véritable.

Si cette union est effectuée, réalisée, comme l'enseigne la Sainte Écriture, depuis l'instant de la conception, c'est-à-dire depuis l'instant de la création de l'âme humaine de Jésus, alors il en résulte que l'enfant que Maria a porté en elle pendant neuf mois et qu'elle a mis au monde, n'est pas un enfant d'homme seulement, exclusivement, - mais c'est l'enfant d'homme uni à Dieu depuis l'instant de la conception ou, ce qui revient strictement au même, Dieu qui s'unit cet enfant d'homme.

Par conséquent, si nous considérons comme il convient de le faire, à cause de l'union, cet ensemble relationnel : Dieu qui s'unit l'Homme, ou l'Homme uni à Dieu, - nous pou­vons et nous devons dire que Maria était mère de Dieu, en grec theotokos puisque celui qu'elle a porté et mis au monde, c'est Dieu qui s'unit l'Homme.

Cela ne signifie pas, bien évidemment, que Maria ait créé Dieu : proposition absurde. C'est Dieu qui a créé Maria ; c'est Dieu qui a créé l'enfant d'homme qui se développe en elle ; c'est Dieu qui s'est uni, depuis l'instant de la concep­tion, cet enfant d'homme. Mais il reste que, à cause de cette union, il est légitime de dire que Maria est mère de Dieu.

Lorsque le prédicateur, ami du patriarche Nestorios et soutenu par lui, proclame dans la cathédrale de Constantinople qu'il ne faut pas dire que Maria est theotokos, il semble dire que l'enfant porté par Maria est seulement homme, ou exclu­sivement homme ; et donc l'union de l'Homme créé à Dieu incréé n'est pas réalisée depuis l'instant de la conception. C'est plus tard, peut-être, que cette union s'effectuera ? Et de quel type, de quelle nature, est cette union ? Est-ce une union de type moral, comme une alliance, une relation d'amitié ? Ou bien une union de type juridique ? Ou bien une association ? Un contact ?

C'est contre cette théorie - ou ce qui semblait être la théo­rie de Nestorios, patriarche de Constantinople, - que tonne le patriarche d'Alexandrie, Cyrille.

Les érudits se demandent si Cyrille a bien compris la pen­sée de Nestorios. Nous n'avons pas à nous occuper ici de cette question d'histoire. Ce qui compte, ce que l'Église a retenu, c'est que l'union de Dieu qui assume, à l'homme assumé, ou, mieux, de l'homme assumé à Dieu qui assume, n'est pas sim­plement une union de type moral, juridique, extrinsèque. C'est une union qui aboutit à un être qui est un - quoique, nous allons le voir, il faille distinguer en lui les deux natures, la divine et l'humaine, sans confusion, sans mélange ; - c'est une union non pas seulement morale, ni juridique, mais onto­logique, substantielle ; une union qui concerne et qui atteint l'être même de l'homme uni à Dieu.

C'est cette union qu'après Cyrille les théologiens ont appe­lée hypostatique, parce que le terme utilisé par Cyrille, hypos­tases, signifie la substance.

Cette union est réalisée depuis la conception, dès l'instant même de la conception, c'est-à-dire dès l'instant de la créa­tion de l'âme humaine de l'enfant uni à Dieu. Cet enfant n'a donc pas à se convertir pour passer de la vieille humanité à l'humanité nouvelle. Il n'y a pas chez lui un état qui précède la sanctification de son âme humaine créée. Son âme humaine créée est sainte depuis la conception, c'est-à-dire depuis la création, à cause de l'union que les théologiens vont appe­ler, à la suite de Cyrille d'Alexandrie, hypostatique, ou selon l'hypostase, c'est-à-dire selon la substance, ou, plus simplement : union substantielle, union réelle et non pas factice ni symbolique ni extrinsèque.

Ainsi, dans ce développement du dogme christologique, la formule du quatrième Évangile : « Le Logos est devenu homme... » a été remplacée très vite par le concept d'union, tel que l'a déjà exprimé le pape Damase :

 

L'homme véritable a été uni à Dieu véritable

Dieu a pris, a assuré, l'homme intégral, complet.

 

Nous verrons plus loin que, dans son progrès, le dogme christologique va dégager de plus en plus clairement qu'en réalité il n'y a et il ne saurait y avoir aucune modification, aucune altération de la part du Logos de Dieu, qui est Dieu lui-même, du fait de l'incarnation. Car Dieu qui est absolument transcendant est aussi absolument impassible. Il ne subit aucune modification de par l'incarnation. Et, comme nous le verrons aussi plus loin, le terme même d'incarnation n'est pas sans reproche à cet égard.

En 431, le Concile oecuménique d'Éphèse dépose le patriar­che de Constantinople et reprend à son compte l'une des let­tres de Cyrille adressée à Nestorios[43].

 

 

La crise monophysite

 

 

Eutychès était un vieux moine, supérieur d'un couvent près de Constantinople. En 448 éclate à son propos une nouvelle crise doctrinale. Eutychès professait qu'après l'union de la nature divine et de la nature humaine dans le Christ, il n'y a plus en celui-ci qu'une seule nature, cela se dit en grec mia physis. Monos, toujours en grec, signifie : un seul, au mas­culin. On appelle hérésie monophysite l'hérésie qui consiste à soutenir que dans l'unique personne singulière et concrète de Jésus le Christ, il n'y a qu'une seule nature. Cela peut s'entendre, si l'on fait l'analyse logique, de trois manières possibles :

 

1.    Ou bien il n'y a dans le Christ qu'une seule nature, qui est la nature divine : et dans ce cas Dieu ne s'est pas uni l'humanité, la nature humaine, l'homme complet. L'incar­nation n'existe pas.

 

2.    Ou bien il n'y a dans le Christ qu'une seule nature, la nature humaine : et dans ce cas il n'y a pas union de la nature humaine à la nature divine, de l'Homme créé à Dieu incréé ; de nouveau, dans cette hypothèse, il n'y a pas d'incarnation.

 

3.    Ou bien la nature divine et la nature humaine sont mélan­gées, confondues, mêlées, comme l'eau et le vin, en sorte que de leur mélange et de leur confusion il résulte une seule nature mixte : c'est impossible, parce que Dieu est Dieu, il est abso­lument transcendant, impassible, inaltérable, non modifia­ble, et la nature divine ne peut se mêler ni se confondre à la nature humaine. Il ne saurait y avoir de mélange entre la nature divine et la nature humaine. Il peut y avoir union res­pectueuse des différences, des distinctions, mais non mélange ni confusion.

 

En juin 449 le pape Léon adresse à Flavien, le patriarche de Constantinople, un texte célèbre, un des grands textes de la théologie, dans lequel il explique qu'il faut reconnaître dans l'unique personne concrète de Jésus le Christ, deux natures.

Serait-ce, écrit Léon à Flavien, qu'Eutychès s'imagine que notre Seigneur Jésus le Christ n'est pas de notre nature ? Les textes évangéliques sont formels sur ce point : notre Seigneur était pleinement homme.

Il faut donc admettre que la propriété de chaque nature et substance, la divine et l'humaine, est sauve. Les deux natures convergent dans une unique personne singulière et concrète. - Salva igitur proprietate utriusque naturae et subs­tantiae, et in unam coéunte personam...

Par conséquent, dans une nature intégrale et parfaite d'homme véritable, le Dieu véritable est né : In integra ergo veri hominis perfectaque natura verus natus est Deus.

Celui qui demeurant en la forme (en la condition) de Dieu a créé l'homme, celui-là, le même, dans la condition de ser­viteur a été fait homme : Qui manens in forma Dei fecit hominem, idem in forma servi factus est homo.

Chaque nature retient, garde, maintient, conserve, sans déficience, sans aucune perte, ce qui lui est propre : Tenet enim sine defectu proprietatem suam utraque natura.

Celui qui est Dieu véritable, celui-là, le même, est homme véritable : Qui enim verus est Deus, idem verus est homo.

Chaque forme - c'est-à-dire chaque nature, ou, ce que le pape Léon appelait plus haut chaque substance, la divine et l'humaine - opère en accord avec l'autre ce qui lui est propre. Le Logos de Dieu opère ce qui est propre au Logos, et la chair - c'est-à-dire l'humanité complète - réalise ou effectue ce qui est propre à l'homme : Agit enim utraque forma cum alterius communione quod proprium est : Verbo scilicet operante quod Verbi est, et carne exsequente quod carnis est[44].

Dans ce document mémorable, la lettre du pape Léon au patriarche de Constantinople Flavien, on observe que le terme latin persona, que nous avons traduit imprudemment par le mot français personne, désigne le Tout relationnel, l'Ensemble relationnel, constitué par Dieu qui s'unit l'Homme, et l'Homme uni à Dieu, - et non pas l'un des éléments de cet ensemble.

C'est la manière de s'exprimer de saint Augustin.

Cet être singulier concret, que nous appelons en hébreu le maschiah et en grec le christos, celui qui a reçu l'onction de l'huile sainte, - cet être singulier concret que mon intelli­gence considère, il est l'Homme véritable uni à Dieu vérita­ble. Et par conséquent, lorsque je considère cet être, je ne vois pas l'Homme seul, ni Dieu seul, mais l'Union de l'Homme créé à Dieu incréé. Je vois un être qui est tel qu'il peut dire : Le Père est en moi, et moi je suis dans le Père.

C'est ce Tout que le pape Léon, à la suite de saint Augus­tin, appelle persona.

Aujourd'hui, en français moderne, le mot personne dési­gne et signifie un individu pourvu d'une conscience, d'une liberté, d'une volonté, d'une autonomie. Dans le latin d'Augustin, qui est celui du pape Léon, le mot persona dési­gne un Tout relationnel dans lequel l'intelligence discerne deux opérations, deux libertés, deux volontés, deux autonomies, comme nous allons le voir au chapitre suivant.

Il est donc trompeur de traduire le latin persona par le fran­çais personne, puisque le sens n'est pas le même.

Et nous verrons plus loin, en exposant la Sainte Triade, que chez les docteurs de langue latine, le mot persona a encore un autre sens, lorsqu'il désigne en Dieu des relations qui n'altè­rent en rien l'absolue unité et simplicité de Dieu.

Dans une série de lettres qu'il écrivit à ce propos, le pape Léon revient sur cette doctrine. Par exemple dans une lettre adressée à l'impératrice Pulchérie en 449 :

Nestorius s'est trompé en affirmant que notre Seigneur Jésus le Christ né de la Vierge sa mère était seulement homme, hominem solum asserit natum.

Eutychès se trompe tout autant qui ne croit pas que de la même Vierge notre substance a été mise au monde, non nos-tram credit editam esse substantiam. Eutychès veut que l'enfant qui est né d'elle soit seulement de nature divine, solius Deitatis. Il pense donc que celui qui a pris forme ou la condition de serviteur est seulement une image ou une appa­rence de notre humanité, mais non pas véritablement homme, imago non veritas.

Dans une lettre adressée à un évêque appelé Julien en 449, Léon revient sur ce point.

Nestorius s'est écarté de la vérité en séparant la divinité du Logos de la substance de l'Homme assumé : Nestorius a veritate discessit, deitatem Verbi ab adsumpti hominis subs­tantia separando.

Eutychès se trompe tout autant, lui qui enseigne que le fils unique de Dieu est né de la matrice de la Sainte Vierge de telle manière qu'il a certes l'apparence, la figure du corps de l'homme, mais qui assure que la vérité de la chair humaine

-     c'est-à-dire de l'humanité complète - n'a pas été unie au Logos : sed humanae carnis veritas Verbo unita non fuerit.

Celui qui nie que Jésus le Christ est un homme véritable, qui enim negat verum hominem Iesum Christum (ou, autre traduction : celui qui nie l'homme véritable Jésus le Christ), il est inévitable qu'il tombe dans de multiples impiétés. Il faut qu'il adopte le point de vue d'Apollinaire de Laodi­cée, ou bien qu'il verse dans la gnose de Valentin ou la théo­rie de Mani (ces théosophes ont pensé que dans le Christ l'exis­tence humaine, physique était purement apparente).

Le Logos n'a pas été transformé en humanité, et l'huma­nité n'a pas été transformée en Logos, nec Verbum igitur in carnem, nec in Verbum caro mutata est.

Quant à ce que raconte Eutychès, à savoir qu'avant l'incar­nation il y avait deux natures dans le Christ, après l'incarna­tion une seule nature, c'est doublement absurde.

Celui qui professe une telle absurdité doit sans doute s'ima­giner que l'âme humaine que le Sauveur a assumée préexis­tait dans le ciel, avant de naître de la Vierge Marie, et que le Logos s'est uni cette âme préexistante dans la matrice de Marie.

Les intelligences et les oreilles catholiques ne peuvent pas supporter une telle histoire, car notre Seigneur n'a pas amené avec lui du ciel une âme préexistante ni une chair qu'il n'aurait pas prise du corps de sa mère. En effet notre nature n'a pas été assumée de telle manière que, d'abord créée, elle aurait été ensuite assumée. Mais notre doctrine c'est que : Elle a été créée par le fait même qu'elle a été assumée, ipsa adsump­tione crearetur.

C'est à juste titre, poursuit Léon, que chez Origène d'Alexandrie cette doctrine a été condamnée, doctrine selon laquelle les âmes préexistaient avant d'avoir été insérées dans des corps[45].

La chair - c'est-à-dire l'humanité - de notre Seigneur n'était pas d'une autre nature que la nôtre.

Un homme véritable a été uni à Dieu véritable, verus homo vero unitus est deo.

Car il ne serait pas le médiateur de Dieu et des hommes s'il n'était pas Dieu,-le même, et Homme, le même.

Dans une autre lettre adressée aux citoyens de Constanti­nople en 449, Léon revient sur le même problème.

Nous ne disons pas que le Christ est Dieu seulement, unde non Deum tantum dicimus Christum, comme le font les héré­tiques manichéens ; - ni homme seulement, nec hominem tantum, comme le disent les disciples de Photius.

Et nous ne disons pas qu'il est homme en ce sens qu'il lui manquerait quelque chose qui appartient certainement à la nature humaine, que ce soit l'âme humaine, ou l'intelligence humaine rationnelle, ou bien une chair qu'il n'aurait pas prise de la femme.

Ce sont là des doctrines fausses qui sont répandues par les disciples d'Apollinaire.

Et nous ne disons pas non plus que la bienheureuse Vierge Marie a conçu un homme sans divinité, un homme qui, créé par l'Esprit saint, aurait été plus tard, ultérieurement, assumé par le Logos de Dieu : c'est la doctrine de Nestorius qui a été à juste titre condamnée.

Mais nous disons que le Christ, le fils de Dieu, Dieu véri­table, est né de Dieu le père sans aucun commencement tem­porel, et que lui, le même, est né homme véritable d'une mère humaine lorsque la plénitude du temps fut accomplie.

 

Arrêtons-nous un instant sur ce point qui est capital.

L'incarnation, ce n'est pas Dieu l'Incréé qui vient se promener parmi nous, qui se manifeste à nous, en revêtant une apparence d'homme, un corps d'homme, une chair humaine. Jésus de Nazareth, ce n'est pas seulement Dieu, déguisé en homme.

L'incarnation, d'après la doctrine orthodoxe définie par Léon le Grand, c'est l'union de l'Homme créé, créé nouveau pour cette union, à Dieu incréé.

Dans le premier système, dans la première formule, la créa­tion était négligée, méprisée. Dans la seconde formule, qui est orthodoxe, la création est exaltée : le but de la création, ce n'est pas pour Dieu l'Incréé de poser hors de lui des êtres qui subsisteraient ainsi éternellement dans cette condition extérieure.

Le but de la création, sa finalité ultime, c'est l'Union de l'Homme créé et de Dieu incréé.

Cette Union est réalisée en la personne de Jésus le Christ. C'est pourquoi il est le premier-né de la nouvelle Création, le Germe de la Création nouvelle et qu'en lui, comme l'écrit Paul, toute la création trouve sa consistance.

Il est, comme l'écrira beaucoup plus tard le bienheureux Jean Duns Scot, le summum opus Dei, l'oeuvre suprême de Dieu, la réalisation suprême et ultime de Dieu. Il réalise en lui la finalité de toute la création, il nous la fait connaître, et il nous permet de coopérer à la réalisation de cette finalité.

L'homme véritable a été uni à Dieu véritable, verus homo vero unitus est Deo.

La formule du pape Léon est peut-être la plus simple, la plus sûre, pour exprimer la doctrine orthodoxe de l'incarnation.

En mathématiques, en physique, en chimie et en biochi­mie, il existe des formules. En voici une qui relève de cette science qui est la théologie, plus précisément la christologie.

 

En 451, le Concile oecuménique de Chalcédoine, réuni dans l'Esprit saint comme tous les Conciles oecuméniques, formule la pensée de l'Église universelle :

Suivant les saints Pères, tous en choeur nous avons ensei­gné qu'il faut professer : Unique et le même fils notre Sei­gneur Jésus Christ, intégral le même en divinité, et intégral, le même, en humanité ; Dieu véritablement, et homme véri­tablement, le même, constitué d'une âme intelligente et d'un corps ; - consubstantiel au Père selon la divinité (ou : quant à la divinité) ; et consubstantiel à nous (les hommes), le même, quant à l'humanité ; en toutes choses semblable à nous, à part le péché ; - avant les temps engendré du Père, quant à la divinité ; à la fin des jours, lui, le même, à cause de nous et pour nôtre salut, (engendré) de Marie la vierge, la mère de Dieu, quant à l'humanité.

Un unique et le même Christ, fils, seigneur, unique engen­dré, en deux natures, sans mélange, sans modification, sans division, sans séparation : c'est ainsi qu'il est reconnu.

D'aucune manière la différence des natures n'est abolie par l'union. Bien au contraire, elle est sauvée la propriété de cha­que nature. (Les deux natures) convergent dans un unique personnage et dans un être unique ; elles ne sont pas sépa­rées entre deux personnes ; mais unique et le même (est) le fils, unique engendré, Logos de Dieu, Seigneur Jésus le Christ...

 

 

La crise monothélite

 

 

Avec la formule du Concile oecuménique de Chalcédoine, la crise n'était pas terminée, loin de là. Elle allait reprendre au VII° siècle sous une autre forme, mais aussi virulente.

Au VIIe siècle, l'Empire byzantin est menacé de toutes parts : par les Perses et bientôt, à partir de 634, par les Arabes.

Les Empereurs, pour tenter de se défendre contre les menaces extérieures, essaient de reconstituer l'unité politique de l'Empire et donc de refaire l'unité des églises séparées depuis les secousses précédentes. Une partie des églises d'Orient n'acceptait pas les définitions de Chalcédoine : on les appelle églises monophysites, puisqu'elles professent une seule nature dans le Christ.

Les patriarches de Constantinople, les Empereurs, le patriarche d'Alexandrie, proposent des formules de conci­liation qui visaient à accommoder tout le monde.

Le problème était le suivant : Faut-il reconnaître, dans cet ensemble relationnel qui est le Christ, personne unique cons­tituée de deux natures, la divine et l'humaine, Homme véri­table uni à Dieu véritable comme disait Léon, - une seule volonté ou deux volontés ? - Une seule opération ou deux opérations ? - Une seule liberté ou deux libertés ? - Une seule autonomie ou deux autonomies ?

Le problème peut paraître subtil, mais en mathématiques, en physique quantique, en biologie moléculaire, le principal, ce qui est décisif, est subtil lui aussi. C'est au niveau de la microphysique, au niveau moléculaire et même infra moléculaire que se produisent les phénomènes qui ont la plus grande importance, qui sont de la plus grande conséquence.

Il en va de même en théologie. La théologie est une disci­pline technique, qui n'est ni plus ni moins difficile que la physique moderne ou la biochimie ou la biologie. La théolo­gie s'apprend, tout comme les autres sciences, et donc, puisqu'elle peut s'apprendre, c'est que vraisemblablement on peut aussi l'enseigner. Et vice versa.

Quoi qu'il en soit de ce point, d'ailleurs évident, il est enfan­tin et tout à fait régressif de refuser à la théologie ce qu'on ne refuse pas, et pour cause, aux autres sciences, à savoir l'analyse au microscope de problèmes techniques. Il est pué­ril de vouloir réduire la théologie à une sorte de bouillie.

Une différence, cependant, entre la théologie et les sciences comme la physique, la biochimie ou la biologie. Dans ces sciences, pour accéder au niveau de la recherche, quelques années suffisent. Des grandes découvertes de la physique moderne ont été réalisées par des hommes très jeunes et l'une des plus grandes découvertes de la biologie, par un jeune chi­miste, Watson qui avait à peine 25 ans. Son compagnon, Fran­cis Crick, n'était pas beaucoup plus âgé. En théologie, les études sont inévitablement beaucoup plus longues.

Après cette parenthèse, revenons à nos moutons. Dans cet ensemble relationnel qui est Jésus le Christ, c'est-à-dire Dieu qui s'unit l'Homme, sans confusion, ou, ce qui revient stric­tement au même, et pour reprendre la formule du pape Léon : l'Homme véritable uni à Dieu véritable, - il est évi­dent que si les deux natures sont distinctes, non confondues, non mélangées, non séparées, mais unies, - alors il faut aussi reconnaître l'existence des opérations qui sont propres à ces natures.

Si Jésus le Christ est pleinement homme, aussi, alors il a une intelligence humaine - contre Apollinaire de Laodicée ; une volonté humaine, une liberté humaine, des opérations humaines, et donc, dans l'ensemble relationnel constitué par Dieu et l'Homme unis, mais non confondus, il faut recon­naître deux opérations, deux libertés, deux autonomies, deux volontés.

Cette évidence n'était sans doute pas suffisamment écla­tante pour les Empereurs, peut-être davantage militaires que théologiens, et qui se préoccupaient avant tout de réunifier leur Empire.

Mais quelques théologiens ont fort bien vu que si l'on professe que dans cet ensemble relationnel constitué par l'Union de Dieu et de l'Homme, on ne reconnaît qu'une seule opéra­tion, une seule volonté, une seule liberté, - alors c'en est fini de la théorie de l'incarnation, telle qu'elle s'impose à partir de l'expérience initiale transmise par les premiers témoins, consignée, mise par écrit, et définie solennellement par les Pères du Concile oecuménique de Chalcédoine en 451.

Les théologiens qui ont très bien vu ce problème s'appellent Sophronius, évêque de Jérusalem en 634 ; Maxime dit le Confesseur (né vers 580), et le pape Martin (649)[46].

En 649, sans demander l'avis ni la permission de l'Empe­reur, le pape Martin réunit un concile à Rome dans la basili­que du Latran. Ce concile précise et complète la définition de Chalcédoine :

 

Et au sujet de Jésus le Christ, de même que nous reconnaissons et professons les deux natures, unies sans confusion, sans division, de même nous reconnaissons et professons aussi les deux volontés qui se rapportent à chaque nature, la volonté divine et l'humaine ; et les deux opérations naturelles, la divine et l'humaine...

 

Les Pères du Concile du Latran de 649 faisaient suivre leur définition d'un certain nombre de canons, parmi lesquels celui-ci, qui vise directement notre problème :

 

Si quelqu'un ne reconnaît pas, conformément aux saints pères, en toute propriété de langage, en termes pro­pres, et en vérité, qu'elles sont deux les volontés du même et unique Christ notre Dieu, unies d'une manière congénitale, la divine et l'humaine, puisque c'est par cha­cune de ses deux natures qu'il a voulu être, lui, le même, l'opérateur de notre salut, - qu'il soit condamné.

 

En 680, le pape Agathon adresse aux Empereurs une let­tre dans laquelle il précise tout d'abord que dans la Sainte Triade, le Père, le Fils et l'Esprit saint, unique est l'opéra­tion, unique la volonté : c'est la doctrine orthodoxe classi­que comme nous le verrons plus loin.

Puis le pape poursuit et expose la doctrine orthodoxe de l'incarnation :

Nous affirmons que tout est double en l'unique et même Seigneur, notre sauveur Jésus Christ, selon la tra­dition évangélique ; c'est-à-dire que nous enseignons deux natures, la divine et l'humaine, desquelles et en lesquelles, même après son admirable et inséparable union, il subsiste. Et nous professons que chacune de ces deux natures possède sa propriété naturelle : la nature divine a tout ce qui est divin, et l'humaine tout ce qui est humain, exception faite du péché. Et chacune de ces deux natures de l'unique et même Dieu incarné, c'est-à-dire humanisé (id est humanati), nous reconnaissons qu'elles sont sans confusion, d'une manière inséparable, d'une manière immuable ; seule l'intelligence discerne ce qui est uni...

Lorsque nous professons deux natures, deux volon­tés naturelles et deux opérations naturelles dans l'unique Seigneur Jésus Christ, nous ne disons pas qu'elles sont contraires l'une à l'autre, ni qu'elles sont opposées l'une à l'autre. Nous ne disons pas non plus qu'elles sont comme séparées en deux personnes... Mais nous disons que le même, notre Seigneur Jésus Christ, de même qu'il a deux natures, de même il a aussi en lui deux volontés naturelles et deux opérations naturelles, la divine et l'humaine...

Dans l'unique personne de notre Seigneur Jésus Christ, médiateur de Dieu et des hommes, nous professons deux natures, c'est-à-dire la divine et l'humaine. En ces deux natures, il subsiste même après l'admirable union. Par conséquent, de même que nous professons deux natu­res de l'unique et même (Seigneur), de même nous professons d'une manière cohérente deux volontés naturel-les et deux opérations naturelles.

 

En 681, la Concile de Constantinople (VIe Concile oecu­ménique) reprend les définitions du pape Léon, du Concile de Chalcédoine, du pape Agathon, et définit solennellement la doctrine des deux volontés et des deux opérations :

 

Et de même nous proclamons deux volontés naturel-les ou vouloirs, en lui ; et deux opérations naturelles, sans division, sans changement, sans partage, sans confusion, conformément à l'enseignement des saints pères.

 

Ces deux volontés naturelles ne sont pas opposées l'une à l'autre - loin de là ! - contrairement à ce que disent les hérétiques impies. Mais sa volonté humaine suit, accompagne, s'accorde librement, et elle ne s'oppose pas, elle n'entre pas en lutte, mais bien plutôt elle est soumise à sa volonté divine toute-puissante...

 

De la même manière que sa toute sainte et impecca­ble chair animée (= son humanité complète) a été divi­nisée (en grec theotheïsa) et n'a pas été abolie, mais elle est restée dans ses limites propres et dans son propre concept (Logô), - de même sa volonté humaine, divini­sée (theôthen), n'a pas été abolie, mais elle a bien plutôt été sauvée, conformément à ce que dit Grégoire le Théo­logien (= Grégoire de Nazianze) ; Car son vouloir n'est pas opposé à Dieu, il est totalement divinisé[47].

 

Nous affirmons deux opérations naturelles, sans divi­sion, sans changement, sans séparation, sans confusion dans le même Jésus Christ notre Dieu véritable, c'est-à-dire une opération divine et une opération humaine, comme le dit Léon... [48].

 

Arrêtons-nous de nouveau sur ce point, qui est capital lui aussi. En définissant que dans l'unique personne de Jésus le Christ il faut reconnaître deux volontés, deux libertés, deux autonomies, deux opérations, le Concile oecuménique de Constantinople confirmait, précisait, complétait la définition de Chalcédoine. L'incarnation, ce n'est pas seulement Dieu qui vient parmi nous. L'incarnation c'est Dieu qui s'unit l'Homme nouveau créé pour cette union, et dans cette union, l'Homme coopère activement, intelligemment et librement à l'oeuvre de la création, de la rédemption et de la divinisation :

 

Jean 5, 17 : Mon Père (= Dieu) opère jusqu'à mainte­nant, et moi aussi j'opère.

 

Par cette définition capitale, le Concile de 681 définissait que l'Homme créé nouveau et assumé, uni à Dieu, verus homo vero unitus Deo, coopère à l'oeuvre de la création et à l'oeuvre de la divinisation.

Son humanité est divinisée, dit le texte du Concile, et son opération, sa volonté sont aussi divinisées.

Par conséquent, l'homme qui est greffé, enté sur le Christ Jésus, va pouvoir lui aussi coopérer activement à l'oeuvre de la création et de la divinisation.

La rédemption, fa divinisation, ce n'est pas seulement Dieu qui l'opère dans le Christ : c'est Dieu avec l'Homme consen­tant, coopérateur. Dans Jésus le Christ, l'Homme coopère avec Dieu.

Lorsqu'au Concile de Trente, au XVIe siècle, les Pères vont condamner la doctrine luthérienne selon laquelle l'homme ne peut pas coopérer activement à l'oeuvre de la divinisation ; ils seront en conformité avec ce que les Pères du VIe Concile oecuménique ont défini dans la personne du Christ.

Et les théologiens, les métaphysiciens chrétiens orthodoxes, par exemple saint Thomas d'Aquin au XIIIe siècle, vont tou­jours insister - ainsi Maurice Blondel au XXe siècle - sur l'efficace causale de l'homme créé. Car un être qui n'est pas capable d'agir propre n'est pas encore un être.

La dignité de la création, c'est la dignité de cet être capa­ble, selon l'expression de saint Thomas, d'être réellement cause.

Dans le Christ, cette dignité a été reconnue par les Pères du VIe Concile oecuménique. Ce fut capital pour tout l'ave­nir non seulement de la christologie, mais aussi de l'anthro­pologie chrétienne, qui est enracinée dans la christologie.

Dans les définitions solennelles du VIe Concile oecuméni­que, les expressions : son humanité a été divinisée, sa volonté a été divinisée, son vouloir a été divinisé ne sont pas là des exagérations plus-qu'orientales. C'est la doctrine des Pères grecs, de saint Athanase le Grand, de Grégoire de Nazianze et de beaucoup d'autres ; c'est, dans l'église latine, la doc­trine d'un des plus grands docteurs mystiques : saint Jean de la Croix.

Le but de la création, la finalité de la création, ce n'est pas, pour Dieu, de poser hors de lui des êtres qui demeureraient ainsi extérieurs à lui. Le but et la finalité de la création, c'est une authentique, une réelle union de l'homme créé à Dieu Incréé, et cette union est une authentique, une réelle divinisation.

C'est cette union, cette divinisation réelle qui est réalisée dans la personne de Jésus le Christ, depuis sa propre conception humaine, c'est-à-dire depuis la création de son âme humaine. Et c'est la raison pour laquelle Jésus le Christ est la cellule mère de cet organisme spirituel nouveau qui va se développer : l'Église, qui n'est rien d'autre que l'huma­nité en régime de divinisation.

Il faut bien comprendre cette doctrine de la divinisation, pour ne pas commettre de contresens.

La différence entre le christianisme orthodoxe et le panthéisme est abyssale. Ce n'est pas la même métaphysique. Il existe une métaphysique qui prétend que l'Univers est divin, que la Nature est divine, que la Nature, c'est elle la divinité : Natura sive Deus. Cette métaphysique rejette, repousse l'idée de création, évidemment, puisque l'idée de création, nous l'avons vu, signifie tout d'abord que l'Univers n'est pas divin. On appelle panthéiste une métaphysique qui prétend que la nature est divine.

Le christianisme orthodoxe n'est bien évidemment pas une métaphysique panthéiste, puisqu'il pense, tout comme le judaïsme orthodoxe, que l'Univers n'est pas divin, qu'il est créé.

Dans des métaphysiques dont nous trouvons l'expression dans l'Inde, puis dans les écoles néoplatoniciennes, on trouve l'idée que l'âme humaine est naturellement divine ; son essence est divine ; elle est tombée dans un corps mauvais, elle est aliénée, exilée dans un corps mauvais. Il lui faut s'en délivrer afin de retourner à sa condition antérieure, qui est divine. On trouve ce thème déjà dans les tablettes orphiques ; on le trouve chez certains philosophes qui appartiennent à cette tradition, par exemple Empédocle ; on le retrouve chez Platon.

Le christianisme professe exactement le contraire. Il affirme avec toute la tradition hébraïque que l'âme humaine n'est pas divine par nature, puisqu'elle est créée. Il n'est donc pas ques­tion de retourner à notre condition antérieure, supposée divine, puisque nous n'avons jamais été dans cette condition antérieure prétendue divine. Le christianisme orthodoxe n'a rien de commun avec la tradition orphique, platonicienne et néoplatonicienne.

L'âme humaine, créée n'est pas divine par nature, elle est divinisable par grâce, ce qui est tout à fait différent. Cette divinisation ultérieure, finale, n'est pas du tout un retour à l'Unité originelle. L'âme humaine, dans la tradition orphi­que, est une partie ou une parcelle de la substance divine, exilée, aliénée dans un monde mauvais.

Selon la théologie chrétienne orthodoxe, puisque l'âme humaine est créée comme tout ce qui existe, sauf Dieu, elle n'est pas une partie ni une parcelle de la Substance divine. Il ne s'agit donc pas du tout de retourner à Dieu ou de retour­ner en Dieu, de réintégrer l'Unité divine, car nous n'y avons jamais été.

La doctrine de la divinisation, dans le christianisme ortho­doxe, maintient la différence métaphysique première, fon­damentale entre l'ordre du créé et l'ordre de l'Incréé, c'est-à-dire de Dieu.

C'est ce que nous avons vu dans les définitions du Concile de Chalcédoine : dans le Christ Jésus, l'ordre du créé, à savoir son humanité créée, son âme humaine créée, n'est pas confondu, n'est pas mélangé avec l'ordre de l'Incréé, à savoir Dieu. L'union qui est réalisée dans le Christ Jésus, entre Dieu Incréé et l'homme créé, n'est pas un mélange, ni une confusion.

Pour qu'il y ait union réelle, substantielle, il faut qu'il y ait d'abord distinction, entre l'ordre du créé et l'ordre de l'Incréé. C'est pourquoi l'Église a réagi si vigoureusement aux formules d'Eutychès : parce que ces formules semblaient conduire à l'idée que dans Jésus le Christ, la divinité et l'humanité étaient mêlées, et que des deux natures il résul­tait, par mélange, une seule nature composée.

C'est cela que l'orthodoxie a rejeté.

Dans Jésus le Christ, les deux natures restent distinctes. Et c'est parce qu'elles sont distinctes que l'union est possible.

Pour comprendre ce point, prenons l'analogie de l'homme et de la femme. Un homme et une femme qui s'aiment et qui s'unissent physiquement, n'aboutissent pas à un mélange des personnes. Pour qu'il y ait union, pour qu'il y ait amour de l'homme par la femme, de la femme par l'homme, encore faut-il qu'ils soient distincts et d'une certaine manière irré­ductible. Dans le cas de l'amour physique entre l'homme et la femme, ce qui constitue la richesse inépuisable de la rela­tion qui est l'amour, c'est justement que chaque être est dif­férent, absolument unique, absolument irremplaçable. Cha­que être est pour l'autre un secret inépuisable, c'est-à-dire un mystère.

Cette analogie, elle a été choisie par les grands prophètes hébreux du VIIIe siècle avant notre ère, Osée, Isaïe, et ceux qui les ont suivis, pour exprimer la relation qui existe entre Dieu et l'humanité qu'il a épousée en son peuple.

Voici par exemple ce que dit le prophète Jérémie, VIIe siè­cle avant notre ère, ou, plus exactement, voici ce que dit Dieu lui-même :

 

Jérémie 31, 1-4 : En ce temps-là, oracle de YHWH, je serai Dieu pour toutes les familles d'Israël et eux ils seront mon peuple. Ainsi a parlé YHWH : Il a trouvé grâce dans le désert le peuple des réchappés du glaive...

 

De loin YHWH m'est apparu : d'un amour éternel je t'ai aimée... vierge d'Israël ! Le prophète Osée, un siècle plus tôt, comparait Dieu à un homme qui recherche celle qu'il aime :

 

Osée 2, 16 : C'est pourquoi (c'est Dieu qui parle) voici que moi je l'ai séduite et je l'ai conduite au désert et là je parlerai à son coeur.

 

Le prophète Ézéchiel, au VIe siècle avant notre ère, repren­dra cette analogie de l'homme et de la femme pour signifier la relation qui existe entre Dieu et son peuple, la Vierge d'Israël (Ezéchiel, chapitre 16).

Il existe, dans la Bible hébraïque, un livre entier qui est consacré à cette analogie, c'est Schir ha-schirim, le chant des chants, le chant par excellence (celui que nous avons appelé en français : le Cantique des cantiques) et qui commence par ces mots :

 

Qu'il me baise des baisers de sa bouche. Tes caresses sont meilleures que le vin...

 

En effet, l'amour entre l'homme et la femme est le chant des chants qui s'élève de la création.

Et lorsque Paul veut exprimer la relation qui existe entre Jésus le Christ, c'est-à-dire Dieu qui s'est uni l'Homme, ou, ce qui est identique, l'Homme véritable uni à Dieu véritable, - et l'Église, c'est-à-dire l'Humanité en régime de transfor­mation et de divinisation par l'action du Christ, il choisit de nouveau cette analogie, cette réalité : l'amour qui existe entre l'homme et la femme. Parlant dans sa lettre aux chrétiens d'Éphèse de cet amour entre l'homme et la femme, il ajoute ceci :

 

Ce mystèrion est grand, je veux dire par rapport au Christ et à l'Église (Éphésiens 5, 32).

 

Puisque nous avons rencontré le mot grec mystèrion, arrêtons-nous un instant pour l'expliquer.

Nous ne l'avons pas traduit par mystère, ce qui était pour tant tentant, et nous l'avons laissé provisoirement en grec ; d'ailleurs, si nous avions mis mystère à la place de mystèrion nous n'aurions pas traduit : nous aurions laissé le mot grec en français sous une forme à peine modifiée.

Le mot grec mystèrion vient du verbe muô, qui signifie : se fermer, être fermé, clos, en parlant des yeux, des lèvres ou de la bouche. Se tenir les yeux fermés ou la bouche close. Le mystèrion en grec ancien, c'est une chose secrète, une céré­monie religieuse secrète.

Mais le mot grec mystèrion, que les traducteurs français rendent par mystère, traduit, dans la traduction grecque de la Bible faite par des savants judéens aux Ille et 11e siècles avant notre ère, l'araméen raz et razah qui signifie le secret, et qui lui-même traduit l'hébreu sôd, qui signifie aussi le secret.

 

Amos 3, 7: Car il ne fait rien, le Seigneur YHWH, il ne fait pas une chose sans avoir dévoilé, ou révélé, son secret - sôdô - à ses serviteurs les prophètes.

 

Le targum, c'est-à-dire la traduction en araméen de la Bible hébraïque, a rendu l'hébreu sôd par l'araméen raz.

Le livre de Daniel, qui a été composé au lie siècle avant notre ère, et dont le texte actuel est en grande partie en ara­méen, nous fournit plusieurs exemples de l'emploi de l'ara­méen raz ou razah : Daniel 2, 18 ; 2, 19 ; 2, 27; 2, 28 ; 2, 29 ; 2, 30 ; 2, 47; 4, 6.

Le mot grec mystèrion, utilisé dans les livres du Nouveau Testament, traduit l'araméen raz ou razah qui signifie le secret que Dieu découvre ou dévoile.

Lorsque notre Seigneur, après avoir exposé l'analogie du semeur qui est sorti pour semer sa semence, dit à ceux qui sont auprès de lui : « A vous il a été donné de connaître les mystèria du royaume de Dieu... » (Matthieu, 13,11), le mot grec mystèria traduit l'araméen razah.

Ce texte doit donc être traduit : « A vous il a été donné de connaître les secrets du royaume de Dieu... »

En français contemporain, le mot mystère signifie quelque chose que l'on ne peut pas connaître, quelque chose que l'on ne peut pas comprendre.

Dans le grec du Nouveau Testament, et en particulier dans les lettres de Paul, le mot grec mystèrion signifie exactement l'inverse : ce qui est si riche, si profond, ce qui est intelligi­ble d'une manière si inépuisable, que nous ne pourrons pas venir à bout de connaître toutes les richesses contenues dans cette réalité si précieuse qu'il ne faut pas la divulguer à n'importe qui, n'importe comment, car n'importe qui n'est pas prêt à la recevoir. Le mystèrion, dans le langage du Nou­veau Testament, c'est un secret, une science secrète, qui se communique de la bouche à l'oreille, parce qu'elle est trop précieuse pour être mise, si j'ose dire, dans la rue, à la por­tée de n'importe qui, sans être préparé pour la recevoir.

Le mystèrion, dans la langue du Nouveau Testament, n'est donc pas ce qui n'est pas intelligible, mais ce qui est éminem­ment intelligible, pain inépuisable pour notre intelligence, pain assimilable. Le mystèrion est le pain de notre intelligence, et le pain physique va devenir mystèrion.

Les docteurs latins, lorsqu'ils ont rencontré le mot grec mystèrion dans la traduction grecque de la Bible hébraïque et dans le Nouveau Testament grec, ont traduit ce mot grec mystèrion par le mot latin sacramentum.

En sorte que le mot français sacrement, à travers le latin sacramentum et le grec mystèrion, traduit finalement l'ara­méen raz ou razah et l'hébreu sôd qui signifient : le secret intelligible que Dieu nous communique et nous donne à connaître, car ce secret est le pain de l'intelligence, et le secret de Dieu venu parmi nous, c'est lui le Pain donné par Dieu à nos intelligences. C'est pourquoi celui qui est le Pain de Dieu est le sacrement par excellence.

 

Après cette parenthèse, revenons aux grandes définitions du VIe Concile oecuménique.

L'amour entre deux êtres n'est possible que s'ils existent, et sont distincts l'un de l'autre. Une métaphysique de l'Un, une métaphysique qui prétend ou qui assure que la Substance est unique - c'est le cas de la métaphysique de Spinoza - ne permet pas, bien entendu, l'amour entre les êtres, ni l'amour des êtres créés pour Dieu Incréé, ni l'amour de Dieu Incréé pour les êtres créés. C'est ce que dit expressément Spinoza :

 

Si nous disons (...) que Dieu n'aime pas les hommes, cela ne doit pas être compris comme s'il les abandon­nait, pour ainsi dire, à eux-mêmes, mais en ce sens que, l'homme étant en Dieu conjointement à tout ce qui est, et Dieu étant formé de la totalité de ce qui est, il ne peut y avoir d'amour proprement dit de Dieu pour autre chose, puisque tout ce qui est ne forme qu'une seule chose, à savoir Dieu lui-même (Court Traité, II, chap. XXIV, trad. Appuhn, p. 182).

 

S'il n'y a pas de création, par Dieu, des êtres multiples réel­lement existants, alors il ne saurait y avoir d'amour proprement dit de Dieu pour les êtres, ni d'amour des êtres pour Dieu, ni d'amour des êtres entre eux.

Autrement dit, une métaphysique de l'amour est forcément fondée sur une métaphysique de la création. Si vous ôtez celle-ci, celle-là disparaît avec elle.

La mystique chrétienne orthodoxe, par exemple celle de sainte Thérèse d'Avila ou de saint Jean de la Croix, est fon­dée sur la christologie orthodoxe, enracinée en elle. De même que dans l'unique personne du Christ il n'y a pas confusion entre l'ordre du créé et l'ordre de l'Incréé, entre l'Homme assumé et Dieu qui assume, mais union réelle, substantielle, qui aboutit à une réelle divinisation de la nature humaine assu­mée, - de même, selon les grands docteurs mystiques, au terme de la transformation qui est la vie mystique elle-même, l'homme sera réellement divinisé, mais sans confusion de la nature créée et de la nature incréée, c'est-à-dire celle Dieu, - sans confusion des personnes.

La mystique chrétienne orthodoxe n'est pas une mystique de la fusion ou du retour à l'Un. Elle est une mystique de l'Union et celle-ci, comme nous venons de le voir, présuppose la création et la consistance de la création dans l'union elle-même.

Une mystique de l'union, c'est tout le contraire d'une mysti­que de l'Un.

Une mystique de l'Un, telle qu'on la trouve par exemple dans la grande et vénérable tradition de l'Inde, repose sur le principe métaphysique qu'en réalité l'Être est un ; la mul­tiplicité des êtres n'est qu'une illusion ou une apparence. Il nous faut faire retourner cette apparence de multiplicité à l'unique réalité, celle du Brahman.

Une mystique de l'union, telle que nous la trouvons vécue et exprimée chez les grands docteurs chrétiens, présuppose la création, c'est-à-dire la distinction ontologique indélébile entre l'Être Incréé et les êtres créés[49].

C'est même une marque, un signe, un critère qui permet de distinguer avec certitude les mystiques chrétiens qui appar­tiennent à la tradition du christianisme orthodoxe, et ceux qui appartiennent, qu'ils le sachent ou non, à la grande tra­dition moniste : savoir s'ils reconnaissent ou non cette réalité de la création et cette consistance du créé dans l'union elle-même.

L'homme créé est appelé, invité, selon le christianisme orthodoxe, à participer à la vie même de Dieu l'Incréé, après une transformation qui est une authentique divinisation.

Le christianisme orthodoxe n'est rien moins que cela, et si on décapite le christianisme orthodoxe en n'enseignant pas cette doctrine ultime de la divinisation, qui est la finalité de la doctrine chrétienne, alors tout s'effondre, comme une cathédrale dont on aurait arraché la clef de voûte. C'est ce qui est arrivé, par exemple, avec l'idée que le philosophe alle­mand Emmanuel Kant s'est faite du christianisme.

Reste à se demander quelles sont les conditions requises pour que ce dessein créateur et divinisateur se réalise.

L'homme créé, au départ, émerge de l'animalité. Pour devenir capable de cette destinée surnaturelle à laquelle il est invité, il lui faut consentir à une transformation, à une véritable nais­sance. C'est l'enseignement du Seigneur dans le quatrième Évangile ; c'est l'enseignement de saint Paul.

Il existe donc un état qui précède cette nouvelle naissance et cela non pas pour des raisons accidentelles, mais pour des raisons qui sont inhérentes à notre condition d'être créé. Nous retrouverons ce problème plus loin. C'est ce que Maurice Blondel, un des plus grands métaphysiciens chrétiens de tous les temps, a appelé le problème capital de la métaphysique chrétienne.

La différence, l'une des différences entre le Christ et nous, c'est que dans le Christ l'union est réalisée depuis l'instant même de la conception, c'est-à-dire depuis l'instant même de la création de son âme humaine ; il n'a pas à se convertir ; il n'y a pas chez lui un temps qui précède l'union hypostati­que ; il n'a pas à naître nouveau, à passer du vieil homme à l'homme nouveau. Il est l'Homme nouveau uni à Dieu depuis l'instant de sa propre conception.

Tandis que nous, nous naissons dans la vieille humanité, et nous avons à naître nouveau, à consentir à cette nouvelle naissance, pour entrer dans l'économie de la nouvelle créa­tion, c'est-à-dire pour entrer, librement, si nous le voulons, dans l'Église.

 

Après les grands conciles du VIIe siècle, le développement du dogme christologique n'est pas terminé. Jusqu'à la fin des temps l'Église va scruter le contenu intelligible et substantiel du mystère du Christ, ce mystère dont Paul dit, dans sa let­tre aux chrétiens de Colosses, qu'en lui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science (Colossiens 2, 2) ; car en lui habite toute la plénitude de la divinité, corporellement (Ibid. 2, 8).

 

Arrêtons-nous un instant à considérer comment un très grand théologien du XIII° siècle, l'un des plus grands théolo­giens de l'Église latine, saint Thomas d'Aquin, a compris l'incarnation.

Dans la troisième partie de la Somme théologique, saint Thomas, traitant de l'incarnation, Question II, article 7, dit ceci :

 

L'union dont nous parlons est une certaine relation, qui est considérée entre la nature divine et la nature humaine, pour autant qu'elles se réunissent dans l'unique personne du fils de Dieu. Or, comme nous l'avons dit dans la première partie (de la Somme théologique, q. 13, a. 7), toute relation qui est considérée par nous entre Dieu et l'être créé, est réellement, certes, dans l'être créé, car cette relation naît en lui par une transforma­tion de l'être créé ; - mais cette relation n'est pas réel­lement en Dieu, mais elle est, cette relation, du point de vue de la raison seulement (c'est-à-dire : seulement pour l'intelligence qui considère cette relation entre Dieu et l'être créé.) Car, ajoute saint Thomas, elle ne naît pas en Dieu d'une transformation qui aurait lieu en Dieu.

Par conséquent il faut dire que cette union dont nous parlons (à savoir l'union hypostatique, c'est-à-dire l'incarnation) n'est pas en Dieu réellement, mais du point de vue de la raison seulement. Tandis que dans la nature humaine (assumée) qui est une certaine créature, elle (cette relation) s'y trouve réellement. Et c'est pourquoi il faut dire qu'elle est quelque chose de créé.

 

La théorie des relations joue un très grand rôle dans la métaphysique et la théologie de saint Thomas.

On trouve cette théorie des relations utilisée à propos de la création, qui est une relation de dépendance unilatérale de l'Univers par rapport à Dieu, unilatérale parce que Dieu, lui, ne dépend pas de l'Univers. Et la dépendance ontologique de l'Univers par rapport à Dieu n'entraîne en Dieu aucune modification. C'est ce que rappelle saint Thomas dans la réponse à la seconde objection dans l'article même que nous venons de citer.

On la trouve ici, à propos de la théorie de l'incarnation. On la retrouvera à propos de la théologie trinitaire.

Saint Thomas d'Aquin, à la suite d'Aristote, distingue plusieurs types de relations.

Vous avez par exemple des relations qui sont réelles prises par les deux bouts, aux deux extrémités, c'est-à-dire si l'on considère les deux termes entre lesquels cette relation existe.

Exemples : deux amis, la relation d'amitié est réelle prise des deux côtés ; la relation père-fils : la relation est réelle prise du côté du père, réelle prise du côté du fils ; la relation de filiation : c'est une relation physique, réelle prise du côté du père qui communique l'information génétique, réelle prise du côté du fils qui est constitué par cette communication même ; les relations d'inimitié, de haine : la haine est réelle chez les deux qui se haïssent, ils sont l'un et l'autre modifiés par cette haine qui les ronge.

Par contre si l'on considère une statue, et un petit chat qui fait le tour de la statue : lorsque le petit chat est à la droite de la statue, la statue est à sa gauche ; le petit chat fait le tour de la statue, ou du moins le demi-tour : il est alors à gauche de la statue, et la statue est à droite du petit chat. Pour le petit chat, ou du point de vue du petit chat : être-à-droite­-de, être-à-gauche-de, sont des relations réelles, parce qu'il se déplace. Pour la statue qui ne bouge pas, être-à-gauche ou à-droite du petit chat, sont des relations de pure raison, c'est-à-dire des relations qui apparaissent à une intelligence qui considère l'ensemble relationnel constitué par la statue et le chat mais qui, si l'on ose dire, ne touchent pas la statue elle-même, puisqu'elle n'est pas modifiée par ces relations.

Autre exemple, meilleur (du moins je l'espère). Considé­rons une toile, une peinture, au musée du Louvre, par exem­ple la Joconde, ou une statue, par exemple la Vénus de Milo. Des centaines de milliers de visiteurs passent, s'arrêtent, et prodiguent leurs commentaires. Des centaines de milliers de relations s'établissent donc entre chacun de ces visiteurs et la Joconde, ou la Vénus de Milo.

Du point de vue du visiteur qui regarde la Joconde, ou la Vénus de Milo, la relation qui s'établit entre lui et elle est une relation réelle : car il est modifié par ce qu'il regarde. Il est modifié puisqu'il reçoit une information. Pour la Joconde qui est regardée, ou pour la Vénus de Milo, ces mêmes relations sont de pure raison ; elles n'existent que pour celui qui observe l'ensemble relationnel constitué par le visiteur et la Joconde, le visiteur et la statue. Que les visi­teurs se multiplient à l'infini, la Joconde ou la statue n'en sont pas modifiées, ni altérées, heureusement pour elles.

Troisième exemple, Le Prince Louis de Broglie fait une conférence à l'Institut Henri Poincaré. Sa conférence porte sur la mécanique ondulatoire. Dans l'amphithéâtre, cent étu­diants. Les uns écoutent, les autres parlent avec leur voisine. L'un d'entre eux lit son journal. Certains comprennent mal ce qu'enseigne l'illustre physicien. Certains comprennent par­tiellement. L'un d'entre eux comprend tout.

Quoi qu'il en soit de la manière dont l'information com­muniquée par Louis de Broglie est reçue par ses auditeurs, en tout cas lui, Louis de Broglie, n'est pas modifié par cette diversité des réceptions, et la science qu'il communique n'est ni augmentée ni diminuée par le fait qu'il la communique.

Supposons que sur le bureau devant lequel se trouve Louis de Broglie, on ait branché un micro et que sa conférence soit transmise à des milliers, à des centaines de milliers, à des millions d'auditeurs.

De la part de chaque auditeur, une relation s'établit entre lui et Louis de Broglie. C'est une relation réelle, car l'audi­teur reçoit une information. Il est donc modifié, enrichi, plus ou moins selon les cas.

Du point de vue de Louis de Broglie qui enseigne, et qui - supposons-le - ne s'est même pas aperçu qu'on avait bran­ché un micro devant lui, les relations ainsi établies entre ses auditeurs inconnus et lui sont des relations de pure raison. Nous apercevons ces relations, parce que nous considérons l'ensemble relationnel constitué par Louis de Broglie et son auditeur. Mais cette relation qui modifie l'auditeur (relation réelle prise de ce côté) ne modifie aucunement Louis de Broglie (relation de pure raison de son côté).Au cours du développement dogmatique du dogme chris­tologique, l'Église a toujours maintenu avec la plus grande fermeté que l'incarnation ne modifie aucunement l'absolue transcendance de Dieu. Dieu lui-même est absolument impas­sible de par l'incarnation comme il l'est de par la création. Il n'est aucunement modifié par l'incarnation, de même qu'il n'est aucunement modifié par la création. Il ne subit aucune altération par l'incarnation, comme il ne subit aucune alté­ration par la création.

Autrement dit, l'incarnation n'est aucunement un exil, une aliénation, une aventure de Dieu, une kénôse de Dieu : Dieu ne se dépouille pas, ne se vide pas, ne se répand pas comme un liquide ; il ne devient pas pour lui-même un autre, par l'incarnation, de même qu'il ne s'exile pas et ne s'aliène pas par la création.

Autrement dit encore : la doctrine orthodoxe de la créa­tion et la doctrine orthodoxe de l'incarnation sont exactement aux antipodes de - et très exactement contraires à, - et en opposition absolue avec, la doctrine hégélienne de la créa­tion et de l'incarnation[50].

Ce que saint Thomas a voulu sauver par sa théorie des rela­tions, appliquée à la théorie de la création et à la théorie de l'incarnation, c'est l'absolue transcendance de Dieu qui n'est aucunement modifié par la création (de même que Louis de Broglie n'est pas modifié par le fait que sa science est reçue par d'autres), ni par l'incarnation.

Cette analyse de saint Thomas, d'une extraordinaire audace, écarte et condamne toute représentation romantique de l'incarnation.

D'ailleurs, saint Thomas revient souvent sur cette doctrine, par exemple dans un ouvrage intitulé De rationibus fidei, daté de 1264 :

Lorsque nous disons que Dieu est devenu homme, que personne n'estime qu'il faille comprendre cela comme si Dieu se transformait en homme... Car la nature divine est immuable (chapitre 6).

 

Dans la Somme théologique encore :

 

Lorsqu'on dit : Dieu a été fait homme, il n'y a pas à comprendre une mutation de la part de Dieu, mais seu­lement de la part de la nature humaine (III, q. 16, a. 6, ad. 2).

 

Il faut donc bien se rendre à l'évidence : Maître Thomas, à la suite de toute la tradition orthodoxe, corrige le texte grec, le texte reçu par lui en latin, du quatrième Évangile puisque celui-ci disait :

 

Et le Logos - c'est-à-dire la parole de Dieu - est ? devenu chair, c'est-à-dire homme (Jean 1, 14).

 

Saint Thomas, à la suite de toute la tradition orthodoxe explique nettement que le Logos de Dieu, qui est Dieu lui-même, et non pas un autre dieu que Dieu ni un dieu second, - le Logos de Dieu n'est rien devenu du tout, car il ne peut pas y avoir de devenir en Dieu.

Le texte grec de Jean 1, 14 se traduit littéralement :

Et le logos, chair il est devenu, grec sarx egeneto.

La traduction latine que saint Thomas avait sous les yeux :

et verbum caro factum est et habitavit in nobis.

Traduction littérale :

le verbe a été fait chair...

Que dit saint Thomas ? Le verbe n'est rien devenu du tout, parce que le verbe de Dieu, c'est Dieu lui-même ; et Dieu ne peut subir aucun devenir, aucune modification. - Comment est-ce possible ?

L'explication est très simple. Les inconnus qui ont traduit la sainte Bibliothèque hébraïque de l'hébreu en grec, à partir du Ve ou du IVe siècle avant notre ère, ont traduit par le grec egeneto, - le verbe être hébreu, suivi d'une particule, le lamed hébreu, qui désigne l'intention, la finalité, l'orientation, la direction, l'attribution. Nous l'avons déjà noté : l'hébreu n'a pas le verbe avoir. De même il n'a pas de verbe pour dire ou désigner le devenir. Il se sert du verbe être, suivi du lamed, le signe de la direction.

 

Genèse 2, 7 : Et il a façonné, il a modelé, YHWH Dieu, l'Homme, hébreu ha-adam, poussière prise de la terre, et il a insufflé dans sa narine un souffle de vie, et il a été, l'Homme, hébreu ha-adam une âme vivante !

 

Nous avons mis une flèche pour traduire l'hébreu le, qui désigne et signifie l'orientation, la direction, la finalité, l'appartenance.

Traduction grecque : kai egeneto ho anthrôpos eis psuchèn zôsan.

Traduction française littérale de la traduction grecque : et il est devenu, l'Homme, à ou vers, une âme vivante !

Le texte grec de Jean 1, 14 traduit une proposition hébraï­que dans laquelle, sous le verbe grec egeneto, qui signifie le devenir, il y avait le verbe être hébreu, suivi du lamed, qui désigne la relation d'appartenance et la direction.

Par conséquent frère Thomas a retrouvé le sens exact de l'hébreu, sous la traduction latine de la traduction grecque, qu'il avait sous les yeux. C'est cela le génie, en théologie.

 

Dans la traduction française de Jean 1, 14, trois catastro­phes sont possibles.

 

1.       Laisser croire, ou laisser entendre, au lecteur ou à l'enfant qui apprend le catéchisme, que le logos de Dieu est un indi­vidu divin, un être autre que Dieu, un dieu second.

Cette catastrophe est consommée lorsque l'on traduit le mot grec logos, qui traduit l'hébreu dabar, par le décalque fran­çais du mot latin verbum, le verbe.

En réalité, comme nous l'avons vu, le Parler de Dieu, c'est Dieu lui-même qui parle, ou qui cause. Le Parler de Dieu, et Dieu, cela ne fait pas deux individus.

 

2.       Deuxième catastrophe : traduire le grec sarx, qui traduit l'hébreu basar, par le français chair. - Parce que la chair, en français contemporain, ne signifie pas ce que signifie basar en hébreu. Basar en hébreu signifie et désigne l'Homme tout entier, perfectus homo, comme disent les papes Damase et Léon.

 

3.             Troisième catastrophe : traduire le mot grec egeneto par le français : il est devenu, - parce que si on le fait, on laisse croire ou entendre au lecteur et à l'enfant qui apprend son catéchisme, que le verbe de Dieu, un individu divin, est devenu quelque chose qu'il n'était pas, à savoir de la chair.

 

 

Or le verbe n'est pas un individu divin. - Le verbe de Dieu, c'est Dieu lui-même qui parle. - Et Dieu ne devient rien du tout.

 

C'est pour éviter ces trois catastrophes qui menaçaient déjà, que les papes Damase et Léon ont retourné la proposition de Jean 1, 14. 'Au lieu de dire ou de laisser entendre :

le verbe de Dieu est devenu chair.

ils disent :

Dieu s'est uni l'Homme intégral, perfectus homo. ou bien :

L'Homme véritable a été uni à Dieu véritable.

Ainsi les trois catastrophes sont évitées.

En Dieu, il n'y a pas de devenir, et par conséquent ce qu'on appelle l'incarnation, c'est Dieu qui s'unit l'Homme, sans que de la part de Dieu cela n'entraîne aucune modification, aucune altération.

Ainsi la pensée de l'Église a retrouvé le sens génuine, la veritas hebraica comme disait saint Jérôme, sous des traduc­tions grecque ou latine, qui pouvaient prêter à malentendu ou à contresens.

 

Un autre très grand théologien, né à peu près quarante ans après saint Thomas, vers 1265 ou 1266, l'un des princes de l'École franciscaine, le bienheureux Jean Duns Scot, reprend la même doctrine au sujet de la théorie de l'incarnation.

L'expression même de verbe incarné, à laquelle nous som­mes tant habitués, en latin Verbum incarnatum, est correcte pour le grammairien, mais elle ne l'est pas pour le théolo­gien de métier, comme l'était Jean Duns Scot.

En effet, au verbe passif incarnatum, correspond un verbe actif, incarnare. Au passé français incarné correspond un verbe actif, incarner.

Or, au verbe incarner à sa forme active, il faut un sujet. Ce sujet ne peut être que Dieu. C'est Dieu qui est le sujet unique de toute opération. Mais le complément d'objet du verbe incarner, qui est-ce ? Sera-ce le Logos de Dieu ? Sera-ce le Logos de Dieu qui subira l'opération signifiée par le verbe actif incarner ? - Impossible. Le Logos de Dieu, qui est Dieu lui-même se communiquant, et non pas un autre dieu que Dieu, ni un dieu second, - le Logos de Dieu ne saurait subir aucune passion ; il ne subit rien du tout, aucune modi­fication, aucune altération.

Et c'est pourquoi le bienheureux Jean Duns Scot, comme son grand aîné Thomas d'Aquin, explique que l'incarnation est une union, elle est l'acte d'assumer. Cette opération, cette action porte sur la nature humaine assumée, qui est le com­plément d'objet direct du verbe incarner, mais non pas sur le Logos éternel et incréé de Dieu (Commentaire des Senten­ces de Pierre Lombard par le bienheureux Jean Duns Scot, à Oxford, III, d. I, q. 1, n. 16). - A l'action de la Sainte-Trinité correspond bien un subir, un pâtir, mais celui qui subit cette action, c'est la nature humaine assumée dans un indi­vidu singulier, ce n'est pas le Logos de Dieu (Même Com­mentaire, IV, d. II, q. 2, n. 5). - L'incarnation est une union, cette union est une certaine relation, et cette relation est réelle prise du côté de l'Homme assumé, mais elle est de pure raison si on la considère du côté du Logos de Dieu. Le Logos de Dieu ne saurait être le terme d'un subir, d'un pâtir quelconque (Commentaire fait à Paris, IV, d. II, q. 2, nn 5 et 6).

Cette union qui est l'incarnation est donc une relation réelle prise à l'un de ses termes (l'homme assumé) mais de pure raison prise ou considérée à l'autre extrême, du côté de Dieu qui assume (Commentaire d'Oxford, III, d. I, q. 1, n. 3).

La théologie chrétienne orthodoxe de l'incarnation n'est pas romantique. Elle n'est pas gnostique. Elle n'est pas hégélienne.

 

Quelle est la raison d'être de l'incarnation ? Quelle est sa finalité ? Quel est son motif ? Deux thèses, deux écoles sont en présence :

 

1.    Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique, III, question 1, article 3 : Est-ce que, si l'Homme n'était pas devenu cri­minel, néanmoins Dieu se serait incarné ? Réponse : Les théo­logiens, sur cette question, ont des opinions diverses. Cer­tains disent que, même si l'Homme n'était pas devenu crimi­nel, le Fils de Dieu se serait cependant incarné. - D'autres affirment le contraire. Et c'est à leur thèse qu'il convient, semble-t-il, d'accorder son assentiment, davantage qu'à la pre­mière. En effet, ce qui provient de la seule volonté de Dieu, et qui se trouve au-delà de tout ce qui est dû à l'être créé, - nous ne pouvons pas le connaître, si ce n'est pour autant que cela est communiqué par la Sainte Écriture (= la révéla­tion). C'est par la Sainte Écriture (= la révélation) que la volonté de Dieu nous est connue. - Il en résulte que, puisque dans la Sainte Écriture, partout, dans tous les cas, la raison d'être de l'incarnation est déterminée, fixée, à partir de la faute du premier homme, - il est plus convenable de dire que l'oeuvre de l'incarnation est disposée par Dieu pour remé­dier à la faute, en sorte que, s'il n'y avait pas eu la faute, il n'y aurait pas eu non plus d'incarnation. - Mais cepen­dant, ajoute frère Thomas, la puissance de Dieu n'est pas limi­tée à cela. Dieu aurait pu, s'il avait voulu, et même sans la faute, s'incarner.

 

2.    (thèse exactement inverse) Le bienheureux Jean Duns Scot, qui avait lu frère Thomas, - Commentaire d'Oxford, III, distinction 7, question 3. - Est-ce que cette prédestination de l'Homme nouveau créé, à être uni à Dieu, en sorte qu'il soit le Fils de Dieu, - est-ce que cette prédestination exige d'une manière nécessaire la chute, la faute, le crime de l'Humanité ? Si l'Homme n'était pas devenu criminel - ce

 

que, de fait, il est devenu - est-ce qu'il y aurait eu cepen­dant incarnation ?

 

Jean Duns Scot répond en théologien et en métaphysicien.

D'ailleurs un grand théologien est toujours un grand métaphysicien. - Dieu le créateur unique et incréé veut tout d'abord la finalité ultime de la création. II envisage tout d'abord la finalité ultime de la création. Qu'est-ce que cette finalité ? C'est l'union sans confusion ni mélange, de l'Homme véritable et créé, à Dieu incréé. Cette finalité se réalise dans celui en qui précisément se réalise cette union de l'Homme nouveau créé, à Dieu incréé. Cette finalité, voulue la première, est indépendante du fait historique et contingent, - contingent parce que non nécessaire, - que l'humanité est devenue criminelle. Le but, la finalité ultime de la créa­tion, se réalise dans le maschiah, dans le Christ. C'est ce but qui est voulu premièrement. Ce qui est ultime, ou dernier, dans l'ordre de l'exécution, est premier dans l'ordre de l'inten­tion. Si l'on soutient que l'incarnation a eu lieu à cause du crime de l'humanité, que la raison d'être de l'incarnation, c'est le crime de l'Homme, - alors il en résulte que, si l'Homme n'était pas devenu criminel, il n'y aurait pas de Christ. Et donc, dans cette hypothèse, dans cette conjecture, le Chef-d'OEuvre de Dieu, le summum opus Dei, serait un accident, un fait qui résulte d'un accident, occasionatum. En somme, dans cette conjecture, le plus grand des biens, le Christ, proviendrait, résulterait de la faute de l'Homme. C'est tout à fait déraisonnable, irrationnel, valde irrationabile.

Il faut distinguer deux choses. - Le but de la création, la finalité ultime de la création, se réalise par et dans le Christ, celui en qui Dieu s'unit l'Homme créé. Cette finalité est pre­mière dans la pensée créatrice de Dieu. Elle est première voulue.

De fait et historiquement, l'humanité est devenue crimi­nelle et elle l'est de plus en plus. Cela explique que le Christ, qui communique à la vieille humanité, l'Information créa­trice nouvelle, subisse de la part de la vieille humanité, partout où cette Information créatrice nouvelle est communiquée, une réaction de fureur qui va jusqu'à la mise à mort de celui qui communique la nouvelle Information créatrice. Le Christ est souffrant à cause du crime de l'Humanité. Mais le Christ est le premier voulu, et conçu, et pensé, dans le dessein créa­teur et divinisateur de Dieu. C'est d'ailleurs ce qu'il dit lui-même, dans une discussion rapportée par Jean 8, 58 :

 

Avant qu'Abraham ne naisse, c'est Moi !

 

Abraham a pu connaître le jour du maschiah et s'en réjouir, parce que le maschiah est le premier voulu, le premier conçu, le premier pensé, dans le dessein créateur et divinisateur. Ce qui est premier dans l'ordre de la conception, de l'intention, est ultime dans l'ordre de l'exécution.

 

Cette affaire, cette grande controverse entre les deux éco­les, celle de saint Thomas et celle de Jean Duns Scot, est évi­demment très importante. L'Église est une pensée qui se déve­loppe d'une manière indépendante par rapport à ses plus grands docteurs. Aucun docteur du passé ne coïncide exac­tement sur tous les points avec la pensée de l'Église. Nous verrons dans l'avenir comment l'Église va s'orienter en ce qui concerne cette grande controverse.


 

IV-         LA SAINTE TRIADE

 

 

Le terme trias, en grec, signifiant le nombre trois ou un ensemble de trois, est utilisé, par les Pères grecs pour dési­gner l'ensemble constitué par : le Père, le Fils, le Saint-Esprit. Il a été traduit en latin par le mot trinitas, qui signifie la même chose.

Le mot latin trinitas a été traduit - si l'on peut dire - en langue française par le mot trinité. Les philologues nous disent que ce mot apparaît dans la langue française au milieu du XIe siècle.

Une fois de plus, nous constatons que les traducteurs - si l'on peut dire - des termes théologiques se sont surme­nés. Car décalquer un terme latin testamentum, sacramen­tum, trinitas, christus, etc. pour obtenir : testament, sacrement, trinité, christ, etc., ce n'est pas traduire.

En lisant attentivement les livres de la Bible hébraïque, dans le texte original ou à défaut dans une traduction, on observe que, des centaines, des milliers de fois il est question de Dieu, en hébreu elohim, qui est toujours un pluriel, nous l'avons vu. Les savants judéens qui ont traduit la Bible hébraïque en grec au IVe, IIIe ou II° siècle avant notre ère ont traduit l'hébreu elohim par le grec ho theos.

Des centaines, des milliers de fois aussi on trouve le tétra­gramme, YHWH, que l'on ne prononce pas dans la synagogue, comme nous l'avons vu ; lorsqu'on rencontre ce nom, qui est Le Nom, on prononce adonaï, Seigneur. C'est pourquoi sous les consonnes de YHWH on trouve, dans les Bibles imprimées, les voyelles d'adonai; ce qui a donné lieu à l'affreux mélange chéri par Victor Hugo et d'autres : jeho­vah. Absurde.

Chaque fois qu'ils ont rencontré dans le texte sacré le tétra­gramme YHWH, les savants judéens ont rendu le Nom en grec par kurios, Seigneur, ce qui est la traduction exacte de adonaï - sans l'article.

Les Latins, qui ont traduit la Bible grecque en latin, ont traduit kurios par dominus en sorte que, chaque fois que nous entendons dominus dans la liturgie en langue latine, par exem­ple dans le chant des psaumes, c'est que dans le texte hébreu, il y a le tétragramme YHWH.

Des centaines de fois, il est fait mention de la parole de Dieu. D'abord pour la création, ou à propos de la création : « Par la parole de YHWH les cieux ont été faits... » (Psaume 33, 6).

En hébreu, le mot que nous traduisons par parole, c'est dabar. Il a été traduit en grec par ho logos, en latin par ver­bum, ce qui a donné dans les traductions ecclésiastiques le verbe.

D'autre part, il est fait mention de la parole de Dieu à pro­pos de la communication par Dieu à l'homme, au prophète, de ce qu'il a à lui dire. Et ainsi on trouve l'expression : la parole de Dieu, dans tous les livres des prophètes hébreux.

 

Amos 1, 3 ; 1, 6 ; etc. : Ainsi a parlé YHWH... Amos 3, 1 : Écoutez cette parole qu'a dite YHWH... Amos 3, 11 : Ainsi a parlé le Seigneur YHWH...

 

Osée 1, 1 : La parole de YHWH qui fut sur Osée... Osée 1, 2 : Commencement de la parole de YHWH par l'intermédiaire de Osée... Et il dit, YHWH, à Osée...

 

Michée 1, 1 : Parole de YHWH qui fut adressée à Michée...


Jérémie 1, 1 : A lui fut adressée la parole de YHWH... Elle fut, la parole de YHWH, à moi pour dire... Elle fut, la parole de YHWH, sur moi pour dire (1, 11; 1, 13 ; 2, 1).

 

Jérémie 7, 1 : La parole qui fut adressée à Jérémie de la part de YHWH pour dire... (11, 1; 14, 1) etc.

 

Des centaines de fois, il est fait mention dans la Bible hébraïque de l'Esprit de Dieu, en hébreu ruah (prononcer le h final comme le ch de l'allemand Buch), traduction grecque pneuma, traduction latine spiritus.

 

Genèse 41, 38 (à propos de Joseph) : Se trouvera-t-il un homme comme celui-ci qui ait en lui l'Esprit de Dieu, ruah elohim ?

 

Nombres 24, 1 s : Balaam leva les yeux, il vit Israël ins­tallé par tribus et l'Esprit de Dieu fut sur lui, ruah elohim.

 

1 Samuel 10, 1 et s. A propos de Saül : Alors Samuel prit la fiole d'huile et en versa sur sa tête, puis il le baisa et dit : N'est-ce pas YHWH qui t'a oint comme chef sur son peuple, Israël ? ... Alors fondra sur toi l'Esprit de YHWH, ruah YHWH, et tu prophétiseras, ... L'Esprit de Dieu, ruah elohim, fondit sur lui et il prophétisa...

 

Nous avons déjà observé à propos de ce texte la relation qui existe entre l'onction et la communication de l'Esprit saint, c'est-à-dire de l'Esprit de Dieu.

 

1 Samuel 16, 1 s. : Samuel prit une corne d'huile et il l'oignit au milieu de ses frères et l'Esprit de YHWH fon­dit sur David à partir de ce jour et dans la suite... L'Esprit de YHWH se retira de Saül...

 

Juges 3, 7 : L'Esprit de YHWH fut sur lui... Juges 6, 34 : L'Esprit de YHWH revêtit Gédéon... Juges 11, 29 : L'Esprit de YHWH fut sur Jephté...

 

2 Samuel 23, 1 : L'Esprit de YHWH parle par moi...

 

Psaume 51, 12 s. : Ne me rejette pas de devant ta face et ton esprit de sainteté, ne le retire pas de moi...

 

Isaïe 11, 1 s. : Et repose sur lui l'Esprit de YHWH, esprit de sagesse et d'intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte de YHWH.

Isaïe 42, 1 : Voici mon serviteur, mon élu en qui mon âme se complaît. J'ai donné mon esprit sur lui...

 

Isaïe 61, 1 : L'Esprit du Seigneur YHWH est sur moi parce qu'il m'a oint, YHWH. Pour annoncer une heu­reuse nouvelle aux pauvres, il m'a envoyé...

 

Osée 9, 7 : Le prophète, c'est l'homme de l'Esprit, ha-nabi isch ha-ruah.

 

Michée 3, 8 : Moi je suis rempli de force par l'Esprit de YHWH...

 

Joël 3, 1 : Et il arrivera après cela, je répandrai mon esprit sur toute chair, et ils prophétiseront, vos fils et vos filles.

Nombres 11, 16 sq. : YHWH dit à Moïse : Rassemble-moi soixante-dix hommes, des anciens d'Israël... Tu les amèneras à la Tente du rendez-vous et ils se tiendront là avec toi. Alors je descendrai et là je parlerai avec toi. Je reprendrai de l'esprit qui est sur toi et j'en mettrai sur eux...

YHWH descendit dans la nuée et lui parla. Il reprit de l'esprit qui était sur lui et en mit sur les soixante-dix hommes, les anciens. Or, dès que l'esprit se reposa sur eux, ils prophétisèrent.

Deux hommes étaient restés dans le camp... L'esprit se reposa sur eux... et ils prophétisèrent dans le camp. Un jeune homme courut l'annoncer à Moïse... Josué fils de Noun... prit la parole et dit : Mon seigneur Moïse, empêche-les !

Mais Moïse lui dit : Es-tu jaloux pour moi ? Qui donnera que tout le peuple de YHWH soit des prophètes parce que YHWH donnerait son Esprit sur eux !

 

Ainsi donc, dans la Bible hébraïque, il est question de Dieu, de la Parole de Dieu, de l'Esprit de Dieu. Les trois ne sont pas trois dieux. Dieu est unique :

 

Deutéronome 6, 4 : Écoute Israël, YHWH notre Dieu, YHWH unique. Et tu aimeras YHWH ton Dieu de tout ton coeur et de toute ton âme et de toute ta force...

 

La Parole de Dieu, c'est Dieu qui s'exprime, qui commu­nique la science qu'il a, qui est la sienne, dans l'oeuvre de la création, tout d'abord ; et puis dans cette oeuvre créatrice, elle aussi, de la révélation qui est, nous l'avons vu, création d'une nouvelle humanité.

L'Esprit saint, c'est l'Esprit de Dieu, c'est-à-dire Dieu lui-même, qui est Esprit, et qui se communique à l'esprit de l'homme. Cette communication, c'est le prophétisme même. Et c'est par l'immanence de l'Esprit de Dieu en l'homme que Dieu communique l'information qu'il veut communiquer, c'est-à-dire sa parole.

La communication, à l'homme, de l'Esprit saint, c'est-à-dire de l'Esprit de Dieu, c'est sans doute, nous l'avons vu, ce qui définit l'Homme : l'Homme est un animal capable de recevoir en lui l'Esprit de Dieu, c'est-à-dire un animal capa­ble de devenir prophète.

Nous avons donc un premier tableau :

 

 

Tableau n° 1


La Sainte Triade dans la Bible hébraïque

 

·      Dieu : en hébreu elohim ; - trad. grecque ho theos ; - en latin Deus.

 

·      YHWH, qui se prononce adonaï ; - trad. grecque kurios ; - trad. latine Dominus ; Seigneur.

 

·      La Parole de Dieu : en hébreu dabar ; en araméen memra ; trad. grecque ho logos ; - trad. latine verbum.

 

·      L'Esprit de Dieu : en hébreu ruah ; - en grec : pneuma ; en latin : spiritus.

 

 

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* *

 

 

Dans les livres du Nouveau Testament, - c'est-à-dire, en traduction, de la nouvelle alliance, - dont il ne nous reste malheureusement que la traduction grecque, mais non les ori­ginaux hébreux ou araméens, lorsqu'ils ont existé, - nous avons bien entendu le terme ho theos, Dieu, qui traduit l'hébreu elohim ; nous avons le terme kurios, Seigneur, qui traduit le tétragramme.

Mais quelque chose de nouveau apparaît dans les Évangi­les synoptiques et dans le quatrième Évangile : le rabbi gali­léen Ieschoua, celui que nous appelons Jésus, désignait Dieu, appelait Dieu, parlait à Dieu, et parlait de Dieu, en utilisant un terme araméen qui est :

Abba, qui signifie « père », mais dans un sens familier et semble-t-il moins solennel que notre mot français « père ». Abba est le terme dont les enfants se servaient pour appeler ou désigner leur propre père ; il correspond donc, semble-t-il, à peu près à notre mot français « papa ». Les exemples sont très nombreux dans les quatre Évangiles. Nous n'en indi­querons ici que quelques-uns[51].

Une expression fréquente, pour désigner Dieu, dans la bou­che du rabbi galiléen, c'est : « Votre père qui est dans les cieux... » pour distinguer, bien entendu, le père des cieux, l'abba des cieux, à savoir Dieu, - de l'abba de la terre, le père au sens naturel du terme.

Exemples : Matthieu 5, 16 ; 5, 45 ; 5, 48 ; 6, 1; 6, 8 ; 6, 14 ; 6, 15 ; 6, 26; 6, 32 ; 7,11;10, 29. Marc 11, 25. ou bien : ton père : Matthieu 6, 4; 6, 6; 6, 18.

Très souvent, Jésus appelle Dieu : « père », ou « le père », tout simplement, si l'on en croit notre traduction grecque.

 

Matthieu 11, 25 : En ce temps-là, il répondit Ieschoua et il dit : Je te rends grâces à toi, père (abba), Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché ces choses loin des sages et des intelligents, et que tu les as révélées aux petits. Oui, père (abba) parce qu'ainsi il a paru bon devant ta face...

 

Jean 5, 45 : Ne croyez pas que moi je vous accuserai devant le père...

 

Jean 6, 37: Tout être que m'a donné le père, viendra vers moi...

 

Jean 10, 32 : Beaucoup d'oeuvres belles je vous ai mon­trées qui venaient du père...

 

Jean 12, 26 : Si quelqu’un me sert, le père l’honorera…

 

Jean 15, 16 : Ce que vous demanderez au père en mon nom, cela vous sera donné…

 

Jean 16, 3 : Ils feront cela parce qu'ils n'ont pas connu le père ni moi...

 

Jean 16, 23 : Vrai, je vous le dis, tout ce que vous demanderez au père en mon nom, il vous le donnera...

 

Jean 16, 25 : Toutes ces choses, je vous les ai dites en utilisant des comparaisons, des analogies ; elle vient, l'heure, où je ne vous parlerai plus en utilisant des com­paraisons, mais d'une manière découverte je vous annon­cerai tout ce qui concerne le père...

 

Jean 16, 26 : Et je ne vous dis pas que moi je prierai le père pour vous. Car le père lui-même vous aime...

 

Jean 17, 10 : Père saint, garde-les en ton nom...

 

Jean 18, 11 : La coupe que m'a donnée le père...

 

Mais dans un ensemble ou une série d'autres textes, Jésus appelle Dieu : « mon père », ou : « mon père qui est dans les cieux ».

 

Matthieu 10, 32 : Tout homme qui me reconnaîtra devant la face des hommes, moi aussi je le reconnaîtrai devant la face de mon père qui est dans les cieux. Mais tout homme qui me reniera devant la face des hommes, moi aussi je le renierai devant la face de mon père qui est dans les cieux.

 

Matthieu 11, 27 : Tout m'a été donné par mon père, et personne ne connaît le fils si ce n'est le père. Et personne ne connaît le père si ce n'est le fils et celui à qui le fils veut le révéler.

 

Matthieu 12, 50 : Celui qui fera la volonté de mon père qui est dans les cieux, c'est celui-là qui est mon frère, et ma soeur et ma mère...

 

Matthieu 15, 13 : Toute plante que n'a pas plantée mon père qui est dans les cieux, sera déracinée.

 

Matthieu 16, 27 : Le fils de l'homme va venir dans la gloire de son père...

 

Matthieu 18, 10 : Voyez à ne pas mépriser l'un de ces petits. Car je vous le dis : leurs messagers dans les cieux constamment regardent le visage de mon père qui est dans les cieux.

 

Matthieu 18, 19 : De nouveau je vous le dis : si deux sont d'accord parmi vous sur la terre au sujet de toute chose qu'ils demanderont, - cela leur sera donné de la part de mon père qui est dans les cieux.

 

Matthieu 18, 35 : Ainsi mon père qui est aux cieux fera pour vous ...

 

Matthieu 20, 23 : Pour ce qui est d'être assis à ma droite ou à ma gauche, cela ne m'appartient pas de le donner, mais cela est pour ceux à qui cela est préparé par mon père.

 

Matthieu 26, 29 : Dans le royaume de mon père...

 

Matthieu 26, 39 : Il tomba sur sa face, priant et disant : mon père, si cela est possible, que passe loin de moi cette coupe. Mais cependant, non pas comme moi je veux mais comme toi tu veux...

 

Matthieu 26, 42 : Mon père...

 

Marc 8, 38 : Celui qui aura honte de moi et de mes paro­les dans cette génération présente..., le fils de l'homme aura honte de lui lorsqu'il viendra dans la gloire de son père...

 

Luc 2, 48 : Sa mère lui dit... Voici que ton père et moi nous étions tourmentés et nous te cherchions... Et il leur dit : Qu'en est-il pour que vous me cherchiez ? Ne savez-vous pas qu'il faut que je sois dans ce qui concerne mon père ?

 

Dans ce texte, nous avons donc les deux emplois du mot père

1.    le père de la terre, - c'est ainsi que l'entend Marie.

2.    le père du ciel, à savoir Dieu : c'est ainsi que l'entend Jésus.

 

Luc 10, 21 : Dans cette heure-là, il exulta dans l'esprit saint et il dit : Je te rends grâces, père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché ces choses loin des sages et des intelligents, mais tu les as révélées aux petits. Oui, père, parce qu'ainsi il a été bon devant ta face. Tout m'a été donné par mon père et personne ne connaît qui est le fils si ce n'est le père, et qui est le père, si ce n'est le fils, et celui à qui le fils veut le révéler.

 

Jean 2, 16 : Ne faites pas de la maison de mon père (= le temple) une maison de trafic...

 

Jean 5, 17 : Mon père jusqu'à maintenant est à l'oeuvre. Et moi aussi je suis à l'oeuvre... C'est pourquoi les Judéens cherchaient encore plus à le tuer, parce que non seulement il déliait l'obligation du sabbat, mais aussi parce qu'il appelait Dieu son propre père, patera idion, se faisant ainsi égal à Dieu...

 

On voit par ce texte que l'emploi par Jésus de l'expression « mon père » pour désigner Dieu avait été remarquée par ses compagnons, par ses disciples et par ses adversaires.

 

Jean 8, 49 : J’honore mon père…

 

Jean 8, 54 : C’est mon père qui me glorifie…

 

Jean 10, 15 : De même que le père me connaît, moi aussi je connais le père…

 

Jean 10, 25 : Les oeuvres que je fais au nom de mon père...

 

Jean 10, 29 : Mon père qui a donné est plus grand que tous...

 

Jean 10, 30 : Moi et mon père nous sommes un…

 

Jean 14, 21 : Celui qui m’aime sera aimé par mon père…

 

Jean 14, 23 : Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole et mon père l'aimera et nous viendrons vers lui et nous ferons notre demeure auprès de lui...

 

Jean 14, 28 : Mon père est plus grand que moi...

 

Jean 15, 1 : Moi je suis la vigne, la véritable, et mon père, c'est le vigneron...

 

Jean 15, 8 : C'est en ceci qu'il sera glorifié, mon père, afin que vous portiez du beau fruit...

 

Jean 15, 10 : Comme moi j'ai gardé les commandements de mon père...

 

Jean 15, 15 : Tout ce que j'ai entendu de la part (ou : venant de) mon père, je vous l'ai fait connaître...

 

Jean 15, 23 : Celui qui me hait, il hait aussi mon père...

 

Jésus appelle ou désigne Dieu en se servant des expres­sions : « votre père », « ton père », « mon père ». Mais jamais il ne dit : « notre père », - c'est-à-dire que jamais il ne se met dans le même ensemble que ceux à qui il parle.

Ce qui prouve qu'il a clairement conscience que la rela­tion qui va de lui à Dieu, - relation de filiation qui lui permet de dire : « mon père », en parlant de Dieu, - est différente de la relation qu'il aperçoit entre nous et Dieu, relation à cause de laquelle nous pouvons aussi appeler Dieu « notre père » ou « notre père qui est dans les cieux », en araméen : abounah di-bischemaiia.

Jamais il n'emploie l'expression « notre père », sauf dans un cas unique, lorsqu'il enseigne à ses compagnons et disci­ples la prière nouvelle. Mais dans ce cas, ce sont les disciples qui diront :

 

Matthieu 6, 9 : Ainsi vous prierez, vous :

Notre père des cieux,

qu'il soit sanctifié, ton nom,

qu'il vienne, ton règne,

qu'elle soit faite, ta volonté,

comme elle l'est dans les cieux,

ainsi sur la terre.

Notre pain du jour qui vient,

donne-le-nous aujourd'hui.

Et remets-nous nos dettes,

comme nous aussi nous avons remis

à ceux qui nous doivent

et ne nous fais pas venir en épreuve,

mais délivre-nous du méchant.

 

 

*
* *

 

Il apparaît donc que, dans tous les textes du Nouveau Tes­tament, dans les quatre Évangiles comme dans les lettres de Paul et dans les autres textes, le terme de père désigne Dieu, purement et simplement.

Il est strictement synonyme de Dieu.

Autrement dit, on peut poser l'égalité :

le père = Dieu

Cette remarque si simple, cette évidence si élémentaire, sera d'une très grande importance pour comprendre ce que signi­fie exactement dans la langue du Nouveau Testament, dans le système logique et cohérent du Nouveau Testament, la Sainte Triade, à savoir :

le Père, le Fils, et le Saint-Esprit

 

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Voyons maintenant l'emploi du terme de « fils » dans les livres du Nouveau Testament.

Jésus de Nazareth avait pour habitude de se désigner lui-même par l'expression :

« Le fils de l'homme », en araméen bar enascha, qui tra­duit l'hébreu ben adam, qui a été traduit en grec ho huios tou anthrôpou, en latin filius hominis.

Les textes sont très nombreux. Nous n'en citerons que quelques-uns.

 

Matthieu 8, 20 : Le fils de l'homme n'a pas où poser sa tête...

 

Matthieu 9, 6: Afin que vous sachiez que le fils de l'homme a la puissance sur la terre de remettre les fautes...

Matthieu 11, 19 : Le fils de l'homme est venu mangeant et buvant...

 

Matthieu 12, 8: Il est maître du sabbat, le fils de l'homme...

 

Matthieu 13, 37 : Celui qui sème la bonne semence, c'est le fils de l'homme...

 

Matthieu 16, 28 : Vrai, je vous le dis : il y en a qui se trouvent ici qui ne goûteront pas de la mort jusqu'à ce qu'ils voient le fils de l'homme venu dans son règne...

 

Matthieu 17, 12 : C'est ainsi que le fils de l'homme doit souffrir par eux...

 

Matthieu 17, 22 : Le fils de l'homme sera livré aux mains des hommes et ils le tueront...

 

Matthieu 19, 23 : Lors de la nouvelle naissance, lorsqu'il sera assis, le fils de l'homme, sur le trône de sa gloire...

 

Matthieu 20,,18: Voici que nous montons à Jérusalem, et le fils de l'homme sera livré aux grands prêtres et aux lettrés...

 

Matthieu 20, 28 : De même que le fils de l'homme n'est pas venu pour être servi mais pour servir et pour don­ner son âme (sa vie) comme rachat en faveur d'une multitude...

 

Matthieu 24, 27 : Comme l'éclair surgit de l'Orient et se manifeste jusqu'au Couchant, ainsi en sera-t-il de la venue (parousia, traduite d'ordinaire, si l'on peut dire, par parousie !) du fils de l'homme...

 

Matthieu 24, 36 : Au sujet de ce jour-là, et au sujet de l'heure, personne ne sait, ni les messagers des cieux (c'est-à-dire de Dieu), ni le fils, si ce n'est le père seul.

 

Matthieu 24, 37 : Comme lors des jours de Noê, ainsi sera la venue (parousia) du fils de l'homme...

 

Matthieu 25, 31 : Lorsque le fils de l'homme viendra dans sa gloire...

 

Matthieu 26, 2 : Le fils de l'homme sera livré pour être crucifié...

 

Matthieu 26, 24 : Le fils de l'homme s'en va comme il est écrit à son sujet. Mais malheur à l'homme par qui le fils de l'homme est livré...

 

Matthieu 26, 45 : Voici qu'elle s'est approchée l'heure et le fils de l'homme va être livré aux mains des criminels...

 

Marc 2, 10 : Afin que vous sachiez qu'il a puissance, le fils de l'homme, de remettre les fautes sur la terre...

 

Marc 2, 27 : En sorte qu'il est maître, le fils de l'homme, aussi du schabbat...

 

Marc 8, 31 : Et il commença à les enseigner, qu'il faut que le fils de l'homme souffre beaucoup...

 

Luc 9, 26 : Celui qui aura honte de moi et de mes paro­les, celui-là le fils de l'homme en aura honte lorsqu'il viendra dans sa gloire qui est aussi la gloire de son père...

 

Jean 1, 51 : Vous verrez le ciel ouvert et les messagers de Dieu montant et descendant sur le fils de l'homme...

 

Jean 6, 27 : Faites, travaillez, non pas la nourriture qui se perd, qui se détruit, - mais la nourriture qui sub­siste pour la vie éternelle, celle que le fils de l'homme vous donnera. Celui-ci (à savoir : le fils de l'homme), le père l'a scellé de son sceau, le père, c'est-à-dire Dieu (ho patèr - ho theos)...

 

Jean 6, 53 : Si vous ne mangez pas la chair du fils de l'homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n'avez pas la vie éternelle en vous...

 

Jean 12, 34 : Le peuple lui répondit : Nous, nous avons entendu dire par la lecture de la Torah que le Christ (le oint) subsiste pour l'éternité. Alors, comment se fait-il que toi tu dises : il faut que le fils de l'homme soit élevé ? Qui est-il ce fils de l'homme ?

 

L'expression fils de l'homme reste obscure pour nous comme elle l'était, semble-t-il, pour les foules qui l'ont entendue.

Il faut savoir qu'en hébreu l'expression ben-adam, fils de l'homme, signifie tout simplement : l'homme, ou : l'individu appartenant à l'espèce humaine. Ha-adam, en hébreu, rappelons-le, signifie : l'Homme, au sens spécifique du terme. L'hébreu n'a pas de terme pour désigner l'espèce et pour dire que tel individu fait partie de telle espèce. Pour exprimer cela, il dit : fils de... Ainsi le fils de l'homme, c'est un être qui appartient à l'espèce humaine.

Mais, depuis le prophète Ezéchiel (vie siècle avant notre ère) et surtout depuis le livre de Daniel (composé au 11e siè­cle avant notre ère) l'expression fils de l'homme a pris une signification particulière.

 

Daniel 7, 13 : Je regardais dans mes visions nocturnes, et voici, avec' les nuées du ciel, venant comme un fils d'homme...

 

Araméen : ke-bar enôsch

Traduction grecque : hôs huios anthrôpou

Traduction latine : quasi filius hominis

 

A lui furent donnés la domination, la gloire et le règne... Sa domination est une domination éternelle qui ne passera pas et son royaume ne sera pas détruit...[52]

 

Sauf de très rares exceptions, les disciples n'ont pas osé appeler leur maître en se servant de l'expression araméenne que lui-même, utilisait pour se désigner lui-même, « fils de l'homme ».

Les disciples appellent Jésus : « fils de Dieu ». En ara­méen : bar-elaha.

S'ils utilisent cette expression, c'est parce que lui-même, en de nombreuses occasions, a appelé Dieu : mon père, comme nous l'avons vu. C'est aussi parce qu'en quelques occasions, Dieu lui-même a appelé Jésus : mon fils :

 

Matthieu, 3, 16 : Ieschoua a été baptisé et aussitôt il sor­tit de l'eau. Et voici que s'ouvrirent les cieux et il vit l'Esprit de Dieu qui descendait comme une colombe et qui venait sur lui. Et voici une voix qui venait des cieux et qui disait : Celui-ci, c'est mon fils bien-aimé, en qui mon âme se complaît.

 

Marc 1, 10 : Et aussitôt il remonta hors de l'eau et il vit les cieux ouverts et l'Esprit qui descendait comme une colombe sur lui. Et une voix se fit entendre des cieux : Toi, tu es mon fils bien-aimé, en toi mon âme s'est complue.

 

Luc 3, 21 : Il arriva que tout le peuple a été baptisé et Jésus a été baptisé. Pendant qu'il priait, le ciel s'ouvrit, et l'Esprit saint descendit sur lui sous une apparence cor­porelle, comme une colombe, et une voix se fit entendre du ciel : Toi tu es mon fils mon aimé, en toi mon âme s'est complue.

 

Jean 1, 29 : Le lendemain il vit Ieschoua qui venait vers lui et il dit : Voici l'agneau de Dieu qui porte le péché du monde... Et il attesta, Jean, en disant : J'ai vu l'Esprit descendre comme une colombe du ciel et demeu­rer sur lui. Et moi je ne le connaissais pas, mais celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, celui-là m'a dit : Celui sur lequel tu verras l'Esprit descendre et demeu­rer sur lui, c'est celui-là qui baptise dans l'Esprit saint. Et moi j'ai vu, et j'ai attesté que celui-ci, c'est le fils de Dieu.

 

Dans ce texte, on trouve déjà la Sainte Triade telle que l'entend, telle que la comprend le Nouveau Testament, c'est-à-dire :

 

1.  Dieu, appelé aussi « père » ou « le père ».

2.  Jésus le Christ, qui s'appelait lui-même « le fils de l'homme » et qui est appelé ici « le fils de Dieu » par Jean, parce que Dieu lui-même l'appelle « mon fils ».

3.  L'Esprit saint qui descend de Dieu sur Jésus le Christ.

 

On voit par ces textes que Ieschoua est appelé fils de Dieu, parce que l'Esprit saint, c'est-à-dire l'Esprit de Dieu, descend sur lui et demeure en lui d'une manière constante. Il existe une relation entre la communication de l'Esprit saint et la filiation.

Cette relation se trouve exprimée dans le texte qui relate comment le messager de Dieu annonce à Marie la venue sur elle de l'Esprit saint :

 

Luc 1, 35 : Et il répondit le messager (le mot grec agge­los, nous l'avons vu, traduit l'hébreu maleak qui signi­fie le messager), et il lui dit : L'Esprit saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C'est pourquoi celui qui va naître sera appelé saint, fils de Dieu.

 

Dans une autre série de textes, Jésus est encore appelé « mon fils » par Dieu lui-même :

 

Matthieu 17, 1... 5 : Après six jours Ieschoua prend Kei­pha (= le Rocher), Jacob et Iohanan son frère, et il les conduit sur une montagne élevée, seul avec eux. Et il fut transformé devant eux, et son visage illumina comme le soleil... Voici qu'une nuée lumineuse les recouvrit et voici qu'une voix issue de la nuée qui disait : Celui-ci, c'est mon fils bien-aimé en qui mon âme se complaît. Écoutez-le...

 

Textes parallèles : Marc 9, 2 ; Luc 9, 28.

A la suite de ce texte de Matthieu, nous lisons :

 

Matthieu 17, 9 : Ils descendirent de la montagne et Ies­choua leur prescrivit : Ne dites à personne ce que vous avez vu, jusqu'à ce que le fils de l'homme soit relevé d'entre les morts...

 

Donc, alors que Dieu lui-même appelle Jésus « mon fils », celui-ci continue de s'appeler lui-même : « le fils de l'homme ».

Ce qui est tout à fait remarquable, c'est que, d'après un bon nombre de textes, les démoniaques, les possédés, ceux qui sont habités par des esprits impurs, reconnaissant Jésus pour ce qu'il est, discernent qui il est, plus vite, semble-t-il, que les autres hommes. Il y aurait donc une sorte d'intelli­gence de la haine, ou de perspicacité de la détestation. L'esprit mauvais reconnaît en Jésus de Nazareth l'Esprit de Dieu :

 

Matthieu 8, 28 : ... Deux démoniaques sortaient des tombeaux... Et voici qu'ils criaient, en disant : Qu'y a-t-il entre nous et toi, fils de Dieu ? Est-ce que tu es venu ici pour nous tourmenter avant l'heure ?

 

Textes parallèles : Marc, 5, 1; Luc, 8, 26.

 

Marc 1, 23 : Il y avait dans leur synagogue un homme qui était dans un esprit impur (sic). Et il cria, en disant : Qu'y a-t-il entre nous et toi, Jésus de Nazareth ? Es-tu venu pour nous détruire ? Je sais qui tu es : tu es le saint de Dieu...

 

Marc 3, 11 : Et les esprits impurs, lorsqu'ils le voyaient, tombaient devant lui et criaient en disant : Toi tu es le fils de Dieu...

 

Les hommes du commun, moins intelligents semble-t-il que les démoniaques, ont cependant fini par apercevoir et discer­ner qui est Jésus de Nazareth :

 

Matthieu 16, 13 s. : Ieschoua vient dans la région de Césarée de Philippe. Il interrogea ses disciples en disant :

- Qui, disent-ils, les hommes, est le fils de l'homme ? (= les gens, qui disent-ils qu'est le fils de l'homme ?).

Alors eux, les disciples, dirent :

- Les uns, Jean le baptiseur ; les autres, Elie ; d'autres, Jérémie ou l'un des prophètes.

Il leur dit :

- Et vous, qui dites-vous que je suis ?

Schiméon Keipha (= le Rocher) dit :

- Toi tu es l'Oint de Dieu, le fils du Dieu vivant. Il répondit Ieschoua et il lui dit :

- Tu es heureux, Shiméon Bar-lôna (= fils de Jonas), parce que la chair et le sang ne t'ont pas révélé (cela) mais c'est mon père qui est dans les cieux. Et moi je te dis que tu es Rocher (Keipha) et sur cette Roche je cons­truirai mon église... Je te donnerai les clefs du royaume des cieux, malkouta di-schemaiia...

 

Texte capital, bien entendu, et à tous égards, puisqu'il mon­tre que Keipha, celui que nous appelons Pierre (à cause de la traduction grecque Petros du nom araméen) a accédé à la connaissance, à l'intelligence de qui est Jésus son rabbi, et avec lui le groupe de ses compagnons.

Et cette connaissance, cette intelligence qui porte sur la question de savoir qui est Jésus, - c'est ce que Jésus ensei­gne ici - ce n'est pas la chair et le sang qui la fournissent, = elle ne vient pas de l'homme. C'est Dieu qui donne cette connaissance et cette intelligence.

Et c'est bien une connaissance et une intelligence que Dieu donne. Le texte dit : c'est mon père des cieux, c'est-à-dire Dieu, qui t'a révélé qui je suis.

Et c'est parce que Pierre a accédé à cette connaissance qu'il est le Rocher sur lequel l'Église est fondée, construite. Car de fait, l'Église est fondée sur cette connaissance.

 

Par ces quelques textes, et ceux de tous les livres du Nou­veau Testament, il apparaît que le terme de « fils », l'expression « fils de Dieu », dans le Nouveau Testament, désigne toujours, et sans aucune exception, Jésus de Nazareth pris ou considéré concrètement, - c'est-à-dire celui que plus tard, dans le langage de la théologie ultérieure, on appellera le Verbe incarné.

Autrement dit, toujours et dans tous les textes du Nouveau Testament, le terme de « fils », l'expression « fils de Dieu » désignent le Christ historique, celui" lût objet d'expérience pour ceux qui l'ont suivi et accompagné ; celui que le pape Léon, nous l'avons vu, définit par ces termes : Verus homo vero unitus Deo, l'Homme véritable uni à Dieu véritable.

 

Mais pourrait-il en être autrement ? Oui ; il en a été autrement plus tard. A partir du IIIe siècle, et peut-être même un peu avant, quelques théologiens, éminents d'ailleurs, ont appelé « fils » et « fils de Dieu », non plus Jésus de Naza­reth considéré concrètement, ou, plus exactement - non pas d'abord Jésus de Nazareth considéré concrètement et histo­riquement -, mais le Logos de Dieu considéré en son éter­nité, avant l'incarnation et indépendamment de l'incarnation[53].

 

Dans ce cas, le système logique est déplacé. C'est un autre système logique qui se présente. Nous sommes dans un autre système de référence, pour parler comme les mathématiciens.

Dans le système logique constitué par tous les textes du Nouveau Testament, le terme de « père » désigne Dieu, purement et simplement. Père est strictement synonyme de Dieu. Le père = Dieu, et réciproquement.

Le terme de « fils » désigne Jésus de Nazareth pris concrètement ou considéré concrètement en son existence his­torique, empirique : c'est donc celui que plus tard on appellera « le Verbe incarné », c'est-à-dire, en un autre langage, Dieu qui s'unit l'Homme, ou, ce qui revient strictement au même, l'Homme véritable uni à Dieu véritable.

Dans le nouveau système logique qui apparaît autour du IIIe siècle - nous allons y revenir - le terme de « fils » ne désigne plus directement ou immédiatement Jésus de Naza­reth pris concrètement ou considéré concrètement, mais le Logos de Dieu considéré ou envisagé avant son incarnation, indépendamment de l'incarnation, et en son éternité.

Il en résulte que le terme de « père » change de significa­tion, par un effet de rétroaction, pour parler comme les cybernéticiens.

Dans le système logique du Nouveau Testament, le terme de « père » désigne Dieu purement et simplement.

Dans le nouveau système logique inauguré par les théolo­giens qui ont décidé d'appeler « fils » le Logos de Dieu considéré en son éternité, le terme de « père » en vient par la force des choses à signifier le père du Logos, c'est-à-dire celui qui, en Dieu, est père de son propre Logos !

Et aussitôt une difficulté apparaît, qui est celle-ci. Dans notre expérience, le terme de « fils » désigne un être, une subs­tance, distincte de son père, qui est un autre être, une autre substance. Dans notre expérience, un fils est un être qui est pourvu d'une conscience propre, distincte de celle de son père, d'une autonomie propre, distincte de celle de son père, d'une liberté propre, d'une volonté propre, distinctes de celles de son père.

Si on applique, si on transporte le terme de « fils » tel que notre expérience l'a instruit, le concept de « fils » tel que notre expérience l'a élaboré et nourri, en Dieu, sans correction, on obtient le résultat suivant :

En Dieu il existe un être, qui est le père, avec sa conscience propre, son autonomie propre, sa volonté propre, sa liberté propre ; - et un autre être qui est son fils, le Logos de Dieu, qui a sa conscience propre, son autonomie propre, sa volonté propre, sa liberté propre.

Cette catastrophe a un nom. Elle s'appelle le dithéisme, c'est-à-dire la théorie selon laquelle il existe deux dieux. Pour peu que l'on effectue la même opération avec l'Esprit saint, on obtient trois dieux, ce qui s'appelle en grec le trithéisme.

 

Or l'orthodoxie a toujours pensé et professé - nous y reviendrons - qu'unique est l'opération de la Sainte Triade, unique sa volonté, unique sa conscience. Dieu est absolument unique. Non seulement il est unique, mais il est un, absolument simple et, comme le soulignera saint Thomas d'Aquin après tous les autres théologiens orthodoxes, il n'y a en lui aucune composition.

La théologie trinitaire orthodoxe doit respecter l'absolu monothéisme qui est l'orthodoxie même. Le christianisme orthodoxe est aussi monothéiste que le judaïsme et que l'islam. Il est absolument monothéiste, sans aucune compromission avec le polythéisme, sans aucune altération du plus strict monothéisme.

Remarque importante pour les discussions avec nos frères monothéistes qui appartiennent au judaïsme et nos frères monothéistes qui appartiennent à l'islam, et qui nous soup­çonnent de ne plus être monothéistes, à cause précisément de notre théologie trinitaire. Il faut donc leur montrer que sur ce point ils se trompent.

 

Revenons maintenant au langage concret et simple du Nou­veau Testament. Les textes sont nombreux, dans les quatre Évangiles, qui nous font savoir que Jésus prie. Il prie Dieu, qu'il appelle son père.

 

Matthieu 14, 23 : Il renvoya les foules, il monta dans la montagne pour prier seul...

 

Marc 1, 35 : Il se leva tôt le matin, bien avant le jour, il sortit, il alla dans un lieu désert et là il priait...

 

Marc 6, 46 : Il alla dans la montagne pour prier...

 

Luc 5, 16 : Il se retirait dans des lieux  déserts et il priait…

 

Luc 6, 12 : Il sortit dans la montagne pour prier, et il passait la nuit dans la prière à Dieu…

 

Luc 9, 28 : Il prend Pierre, Jean et Jacques, il monte dans la montagne pour prier...

 

Il nous reste les terribles prières de la nuit au terme de laquelle il fut livré :

 

Marc 14, 36 : Et il dit : Abba, c'est-à-dire père, tout est possible pour toi. Écarte cette coupe loin de moi. Mais non pas ce que je veux, mais ce que tu veux.

 

Textes parallèles : Matthieu 26, 36 sq. ; Luc, 22, 39 sq.

 

Lettre aux Hébreux 5, 7 : Lui qui dans les jours de sa chair (c'est-à-dire de son existence empirique) a présenté des prières et des supplications à celui qui pouvait le sau­ver de la mort, avec un grand cri et avec des larmes...

 

Ces textes sont décisifs pour la christologie, c'est-à-dire pour la théorie du Christ, puisqu'ils attestent la pleine humanité du Christ - contre les hérésies docètes -, la distinction objec­tive entre Jésus de Nazareth, qui prie, et Dieu, c'est-à-dire, dans le langage concret du Nouveau Testament, entre le fils et le père, - contre l'hérésie que nous allons retrouver plus loin, et qui prétend que le fils, c'est le père ; - enfin contre les hérésies que nous avons déjà rencontrées dans notre cha­pitre précédent, et qui prétendaient que, dans l'ensemble rela­tionnel que constitue Jésus le Christ, à savoir Dieu qui s'unit l'Homme, ou l'Homme uni à Dieu, il n'y a qu'une seule volonté.

Les textes que nous venons d'indiquer sont formels : Jésus distingue sa volonté propre de celle de Dieu son père.

La distinction objective entre Jésus de Nazareth et Dieu est enseignée par les textes du Nouveau Testament et par Jésus lui-même, y compris après la résurrection.

 

Ainsi Marc 16, 19 : Le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, a été élevé au ciel et il s'est assis à la droite de Dieu.

 

Le quatrième Évangile marque fortement, tout comme les évangiles synoptiques, la distinction objective entre Jésus de Nazareth, le fils, et Dieu, le père.

 

Jean 5, 19 : Vrai, vrai je vous le dis : le fils ne peut pas faire quoi que ce soit de lui-même, s'il ne voit pas le père qui le fait. Ce que celui-ci (à savoir : Dieu, le père) fait, ces choses-là, semblablement, le fils les fait. Car le père aime le fils et il lui a montré toutes choses que lui-même (= le père) fait...

 

Jean 5, 25 : Comme le père a la vie en lui, ainsi et de même il a donné au fils d'avoir la vie en lui... Et il lui a donné le pouvoir de faire le jugement, parce qu'il est le fils de l'homme...

 

Le quatrième Évangile enseigne l'immanence réciproque de Jésus de Nazareth et de Dieu, immanence réciproque qui implique et qui présuppose la distinction objective entre Jésus de Nazareth, l'Homme uni à Dieu, et Dieu lui-même. Nous avons déjà rencontré ces textes. Rappelons quelques-uns d'entre eux :

 

Jean 10, 38... afin que vous connaissiez et que vous sachiez qu'il est en moi, le père, et moi (je suis) dans le père.

 

Jean 14, 10 : Moi (je suis) dans le père et le père reste en moi...

 

Jean 14, 20 : Dans cette heure-là, vous connaîtrez, vous que moi (je suis) dans mon père et vous (vous serez) en moi et moi en vous...

 

Ce dernier texte enseigne donc non seulement l'immanence réciproque de Dieu et de Jésus, mais l'immanence des chré­tiens en Jésus le Christ et l'immanence de Jésus le Christ dans l'ensemble des chrétiens, qui est l'Église.

 

Jean 17, 21 : Afin que tous soient un, comme toi, père, (tu es) en moi et moi (je suis) en toi, afin que eux aussi soient en nous...

 

C'est parce qu'il y a immanence réciproque, et donc dis­tinction objective préalable (j'insiste lourdement sur ce point, et à dessein...) entre Dieu et l'Homme qui lui est uni, c'est à cause de cette immanence réciproque que Jésus le Christ, c'est-à-dire le fils, dans le langage concret du Nouveau Tes­tament, manifeste Dieu, c'est-à-dire le Père :

 

Jean 14, 6 : Moi je suis le chemin, et la vérité, et la vie. Personne ne vient vers le père, si ce n'est en passant par moi. Si vous me connaissez, moi, alors vous connaîtrez aussi mon père. Et maintenant déjà vous le connaissez et vous l'avez vu.

Philippe lui dit : - Seigneur, montre-nous le père, et cela suffit pour nous.

Jésus lui dit : - Depuis si longtemps je suis avec vous et tu ne m'as pas connu, Philippe ? Celui qui m'a vu a vu le père...

 

Et c'est la raison pour laquelle Thomas peut dire, après la résurrection, en considérant Jésus de Nazareth manifesté après sa mort, - c'est-à-dire en considérant l'Homme véri­table uni à Dieu véritable, celui en qui se réalise l'immanence réciproque de Dieu et de l'homme :

 

Jean 20, 28 : Mon Seigneur et mon Dieu...

 

En effet, dans cet être singulier et concret qui est Jésus de Nazareth, Dieu est présent. Non seulement présent, mais à cause de l'immanence réciproque, il y a unité réelle, alors que les natures, la divine et l'humaine, sont distinctes aux yeux de notre intelligence, comme le disent les textes des Conciles que nous avons lus.

Cette manifestation de Dieu, à savoir le Père, par Jésus, à savoir le fils, n'est pas enseignée seulement par le quatrième Évangile, mais aussi par les Synoptiques :

 

Matthieu 11, 27 : Toutes choses m'ont été remises par mon père, et personne ne parvient à la connaissance du père, si ce n'est le fils et celui à qui le fils veut bien le manifester.

 

Texte parallèle, Luc 10, 21 : Toutes choses m'ont été remises par mon père, et personne ne connaît qui est le fils si ce n'est le père ; et qui est le père si ce n'est le fils et celui à qui le fils veut bien le révéler.

 

Ainsi donc, nous l'avons vu, c'est Dieu lui-même qui révèle, et fait connaître à Keipha le Rocher, qui est Jésus de Naza­reth, à savoir le fils. Et c'est le fils qui fait connaître le père, à savoir Dieu.

 

Voyons maintenant quelques textes concernant l'Esprit saint, c'est-à-dire l'esprit de Dieu.

 

Matthieu 10, 16 : Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme des serpents et simples comme des colombes. Faites atten­tion, tenez-vous en garde, devant les hommes (le texte grec donne apo, qui marque un mouvement d'éloigne­ment). Car ils vous livreront aux tribunaux, et dans leurs assemblées ils vous flagelleront. Et devant les gouver­neurs et les rois vous serez conduits à cause de moi, pour être des témoins pour eux et pour les païens. Lorsqu'ils vous livreront, ne vous faites pas du souci pour savoir comment vous parlerez ou ce que vous direz. Car vous sera donné, en cette heure-là, ce que vous aurez à dire. Car ce ne sera pas vous qui parlerez, mais l'esprit de votre père qui parle en vous.

 

Jean 14, 16 : Moi je demanderai au père et il vous don­nera un autre avocat de la défense, grec paraklètos, afin qu'il soit avec vous pour toujours, l'esprit de vérité...

Jean 14, 26 : L'avocat de la défense, grec paraklètos, l'Esprit saint qu'enverra le père en mon nom, lui il vous enseignera toutes choses et il vous fera ressouvenir (ou remémorer) toutes les choses que je vous ai dites...

 

Jean 15, 26 : Lorsque viendra l'avocat de la défense, que moi je vous enverrai à vous, venant du père, l'esprit de vérité qui est issu du père, celui-là il témoignera à mon sujet...

 

Jean 16, 12 : J'ai encore beaucoup de choses à vous dire mais vous ne pouvez pas les porter. Lorsqu'il viendra, celui-ci, l'esprit de vérité, il vous conduira dans toute la vérité. Car il ne parlera pas de lui-même, mais ce qu'il entendra il le dira et il vous annoncera ce qui arrivera dans l'avenir. Celui-ci me glorifiera car il recevra ce qui vient de moi et il vous l'annoncera. Tout ce qui est au père est à moi. C'est pourquoi j'ai dit qu'il prendra de ce qui est à moi et vous annoncera...

 

Jean 20, 21 : Il leur dit : Schalom ! La paix soit sur vous ! De même que le père m'a envoyé, ainsi moi aussi je vous envoie. Et disant cela il souffla sur eux et il leur dit : Recevez l'Esprit saint...

 

Il ne sert à rien de traduire le grec paraklètos par le fran­çais : Paraclet, en mettant une majuscule, car ce n'est pas traduire du tout. C'est transporter le mot grec en français. Le mot grec paraklètos se trouve dans le quatrième Évangile et dans la première lettre de Jean.

 

Jean 2, 1 : Si quelqu'un fait le mal, nous avons un paraklètos, ici : avocat, - devant la face du père (= Dieu), Jésus Christ (qui est) juste...

 

Dans la langue des rabbins des premiers siècles de notre ère, le peraqelith ou peraqelitah, mot manifestement formé à partir du grec paraklètos, c'est celui qui parle pour ou en faveur de l'accusé dans un procès, celui qui parle pour l'homme en présence de Dieu. Moïse est un bon peraqelith.

C'est le sens de paraklètos dans le texte que nous venons de citer de la première lettre de Jean.

La traduction de paraklètos par « consolateur » est un contresens.

Le sens premier paraît donc être : celui qui parle en faveur de ..., le médiateur.

 

Par les textes que nous venons de lire, et par bien d'autres, on constate que la Sainte Triade, dans les quatre Évangiles, ne présente aucune difficulté intellectuelle ni métaphysique. C'est :

 

 

Tableau n° 2

 

1.  Dieu, appelé « père » par Jésus de Nazareth ; « votre père », quand il s'adresse à nous ; « mon père » s'il parle de la relation spécifique qui existe entre lui et Dieu.

 

2.  Jésus de Nazareth, le Christ de Dieu, appelé « fils » :

a)             lui-même s'appelle « fils de l'homme »

b)             Dieu lui-même puis ses disciples l'appellent « fils de Dieu ».

 

3.  L'Esprit saint, qui est l'Esprit de Dieu, c'est-à-dire Dieu qui est esprit : « Dieu est esprit » (Jean 4, 24).- et qui se communique à nous, à notre propre esprit. C'est donc à juste titre qu'on l'a appelé par la suite le don de Dieu : Dieu qui se donne lui-même.

 

Nous allons voir que saint Paul parle le même langage, qu'il pense la Sainte Triade dans le même système logique concret que les quatre Évangiles, et que les professions de foi baptis­males des premiers siècles parlent aussi le même langage.

Mais auparavant, regardons comment Keipha, le Rocher, pense et exprime la Sainte Triade :

 

Actes 10, 38 :... Ieschoua, celui qui vient de Nazareth, comment Dieu l'a oint de l'Esprit saint et de puissance, lui qui est passé faisant du bien et guérissant tous ceux qui étaient sous la puissance de l'adversaire, parce que Dieu était avec lui. Et nous sommes témoins de tout ce qu'il a fait dans le pays des Judéens et à Jérusalem. Lui qu'ils ont fait mourir en le pendant au bois. Celui-là Dieu l'a relevé le troisième jour et lui a donné de devenir visi­ble (manifesté), non pas au peuple tout entier mais à des témoins choisis d'avance par Dieu, à nous qui avons mangé et bu avec lui après qu'il se soit relevé d'entre les morts...

Pendant que Pierre disait encore ces paroles, l'Esprit saint descendit sur tous ceux qui écoutaient la parole...

 

Dans ce texte nous avons la Sainte Triade telle que Pierre la pense et l'expose :

1.    Dieu.

2.    Jésus le Christ.

3.  L'Esprit saint dont Jésus a été oint par Dieu et qui des­cend sur ceux qui l'écoutent.

 

Lorsque nous lisons à la fin de l'Évangile de Matthieu :

 

Matthieu 28, 19 : Allez et enseignez toutes les nations païennes, baptisez-les dans le nom du père et du fils et du saint esprit...

 

cela signifie très précisément, et conformément au système linguistique et logique des quatre Évangiles :

 

au nom de Dieu, qui est le père ; - au nom de Jésus le Christ, qui est le fils de Dieu ; - au nom de l'Esprit saint, qui est l'Esprit de Dieu, c'est-à-dire l'Esprit du père, et l'Esprit de Jésus le Christ, c'est-à-dire l'Esprit du fils, puisque, comme nous le verrons, c'est ainsi que Paul s'exprime.

 

Voyons maintenant comment Paul entend la Sainte Triade. Exactement comme les Évangiles, Paul entend par « père » et désigne par le terme de « père » Dieu lui-même. Paul dit :

 

« notre père » ou bien : « le père de notre Seigneur Jésus le Christ ». Il distingue donc, comme Jésus lui-même l'avait fait, la relation de paternité qui va de Dieu à nous les hommes créés et adoptés, - et la relation de paternité qui va de Dieu à Jésus ; - ou, ce qui revient au même, la relation de la filia­tion qui va de Jésus à Dieu son père, - et la relation de filia­tion qui va de nous à Dieu. Nous verrons là différence.

Au début de la lettre qu'il écrivait aux chrétiens de la com­munauté de Rome vers 57 ou 58, Paul dit ceci :

 

Romains 1, 7 : A tous ceux qui sont à Rome, aimés de Dieu, appelés à être saints ; grâce sur vous et paix de la part de Dieu notre père et du Seigneur Jésus Christ.

 

Plus loin, Paul poursuit :

 

Romains 5, 1 : Étant donc justifiés par la foi nous avons la paix par rapport à Dieu (ou envers Dieu) par notre Seigneur Jésus Christ.

 

L'Esprit saint est enseigné :

 

Romains 5, 5 : L'amour de Dieu est infusé dans nos coeurs par l'Esprit saint qui nous a été donné.

 

Romains 5, 15 : ... Combien plus la grâce de Dieu et le don dans la grâce qui se trouve dans l'homme unique Jésus Christ, a-t-elle surabondé pour les multitudes...

 

De nouveau la doctrine de l'Esprit,

 

Romains 8, 14 : Ceux qui sont conduits (ou menés) par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. Car vous n'avez pas reçu un esprit de servitude, de nouveau, pour la crainte, mais vous avez reçu un esprit d'adoption filiale, en qui nous nous écrions : Abba, c'est-à-dire père. L'Esprit lui-même atteste avec notre esprit que nous sommes enfants de Dieu, cohéritiers du Christ, si toutefois nous souffrons avec le Christ afin d'être glorifiés avec lui...

 

Dans ce texte, Paul enseigne que c'est par l'infusion de l'Esprit saint, c'est-à-dire de l'Esprit de Dieu, que nous deve­nons fils de Dieu, en sorte que nous pouvons appeler Dieu comme Jésus le Christ lui-même le faisait, en nous servant du terme : Abba, qui signifie, nous l'avons vu, père en un sens familier, puisque c'est le mot qu'utilisaient les enfants dans le pays de Jésus pour parler à leur propre père.

 

La différence entre Jésus le Christ et nous, c'est que chez lui la filiation est contemporaine de sa création. L'union hypostatique, nous l'avons vu, est effectuée ou réalisée en même temps, à l'instant même de sa conception, c'est-à-dire de la création de son âme humaine.

Tandis que nous, nous avons à nous convertir, à passer du vieil homme à l'homme nouveau ; nous devons naître nouveau, dans l'Esprit, afin de devenir nouvelle création et homme nouveau.

 

Dans ce texte, en tout cas, nous trouvons la Sainte Triade telle que Paul la pense et l'enseigne :

1.    Dieu.

2.    L'Esprit de Dieu.

3.    Le Christ.

 

Paul entend par « père », nous l'avons dit, Dieu lui-même, qui est notre père et le père de notre Seigneur Jésus le Christ. Exemple :

 

Romains 15, 6 : ... afin que vous glorifiiez celui qui est Dieu et le père de notre Seigneur Jésus Christ.

 

La Triade telle que Paul l'entend se retrouve dans une formule de

 

Romains 15, 30 : Je vous en supplie, frères, par notre Seigneur Jésus Christ, et par l'amour de l'Esprit, de com­battre avec moi dans les prières qui s'adressent à Dieu...

 

Dans cette formule, donc, nous avons, dans l'ordre indiqué :

1.    Jésus le Christ.

2.    L'Esprit saint.

3.    Dieu.

 

Au début de la première lettre adressée par Paul aux chré­tiens de Corinthe, vers 57, il s'exprime ainsi :

 

1 Corinthiens 1, 1 : Paul, appelé à être envoyé (= apô­tre) du Christ Jésus, par la volonté de Dieu... Grâce sur vous et paix de la part de Dieu, notre père, et de notre Seigneur Jésus le Christ...

 

Le terme de « fils » chez Paul, comme dans les Évangiles, désigne toujours Jésus le Christ, considéré concrètement :

 

1 Corinthiens 1, 9 : Il est fidèle, Dieu, par qui vous avez été appelés à la communauté de son fils Jésus Christ notre Seigneur.

 

La Sainte Triade dans la première lettre aux Corinthiens :

 

1 Corinthiens 6, 11 : Mais vous avez été justifiés dans le nom de notre Seigneur Jésus Christ et dans l'esprit de notre Dieu.

 

Ici, l'ordre indiqué est donc :

1.    Jésus le Christ.

2.    L'Esprit saint.

3.    Dieu.

 

La distinction objective entre Jésus le Christ est toujours fortement marquée, ainsi que l'unité de Dieu appelé « père ». Ainsi ce texte de Paul :

 

1 Corinthiens 8, 6 : Mais pour nous, unique est Dieu, le père, de qui sont toutes choses (ou : de qui provien­nent toutes choses) et nous, nous sommes pour lui, orien­tés vers lui (en grec : eis auton) ; - et un seul Seigneur Jésus Christ par qui toutes choses et nous (nous som­mes) par lui...

 

Début de la seconde lettre adressée par Paul aux chrétiens de Corinthe :

 

2 Corinthiens 1, 2 : Grâce sur vous et paix de la part de Dieu notre père et de notre Seigneur Jésus Christ...

 

2 Corinthiens 1, 3 : Béni soit Dieu (qui est) aussi père de notre Seigueur Jésus Christ, le père des miséricordes et Dieu de toute consolation...

 

Le fils de Dieu, c'est Jésus considéré concrètement :

 

2 Corinthiens 1, 19 : Car le fils de Dieu, Jésus Christ...

 

La Sainte Triade :

 

2 Corinthiens 1, 21 : Et celui qui nous affermit avec vous dans le Christ, et qui nous a oints, c'est Dieu, qui nous a aussi scellés et nous a donné les arrhes de l'Esprit dans nos coeurs...

 

Ici, l'ordre est

1.    Le Christ.

2.    Dieu.

3.    L'Esprit.

 

2 Corinthiens 11, 31 : Dieu (qui est) aussi père du Sei­gneur Jésus...

 

La Sainte Triade :

 

2 Corinthiens 13, 13 : Que la grâce du Seigneur Jésus Christ, et l'amour de Dieu, et la communauté du Saint Esprit (soit) avec vous tous...

 

Début de la lettre aux Galates, écrite aux alentours de 53 ou 54 :

 

Galates 1, 1 s. : Paul envoyé, non pas de la part des hommes ni par l'homme, mais par Jésus Christ et Dieu (le) père qui l'a relevé des morts... Grâce sur vous et paix de la part de Dieu notre père et du Seigneur Jésus Christ...

 

Galates 2, 20 : Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi. Pour autant que je vive maintenant dans la chair, je vis dans la foi qui est celle du fils de Dieu qui m'a aimé et qui s'est livré pour moi...

 

Là encore, l'expression « fils de Dieu » désigne bien évi­demment Jésus le Christ considéré concrètement, c'est-à-dire dans l'union de ses deux natures, comme on dira plus tard.

 

Galates 4, 4 : Lorsqu'est venue la plénitude du temps, il a envoyé, Dieu, son fils, né de la femme, né sous la Torah (l'Instruction, la Norme), afin de racheter ceux qui sont sous (le règne de) la Torah, afin que nous rece­vions l'adoption filiale. Et parce que (maintenant) vous êtes fils, Dieu a envoyé l'esprit de son fils dans nos coeurs, criant : Abba, c'est-à-dire : père, en sorte que tu n'es plus esclave, mais fils. Mais si tu es fils, alors tu es héri­tier de Dieu...

 

Voilà encore la Sainte Triade selon Paul :

1.  Dieu.

2.  Son fils né de la femme.

3.    L'esprit de son fils, qui est l'esprit de Dieu, par lequel nous appelons Dieu en nous servant du mot araméen que Jésus, le fils, a utilisé : Abba.

 

Début de la lettre aux Éphésiens :

 

Éphésiens 1, 2 : Grâce sur vous et paix de la part de Dieu notre père et du Seigneur Jésus Christ. Béni soit Dieu, le père de notre Seigneur Jésus Christ...

 

La Sainte Triade :

 

Éphésiens 1, 17 : ... Afin que le Dieu de notre Seigneur Jésus Christ, le père de la gloire, vous donne un esprit de sagesse et de révélation...

 

Éphésiens 3, 14 : C'est pourquoi je ploie les genoux en présence du père, duquel (à partir duquel) toute pater­nité dans les cieux et sur la terre est nommée, afin qu'il vous donne... d'être fortifiés par son esprit, dans l'homme intérieur, pour que le Christ habite par la foi dans vos coeurs...

 

Dieu est appelé « père » parce qu'il est le créateur de tous les êtres :

 

Éphésiens 4, 6 : Unique est Dieu et père de tous les êtres, qui est sur tous les êtres, qui (opère) à travers tous les êtres et dans tous les êtres...

 

La salutation finale :

 

Éphésiens 6, 23 : Paix aux frères et amour avec la foi de la part de Dieu père et du Seigneur Jésus Christ...

 

Épître aux Philippiens 1, 2 : Grâce sur vous et paix de la part de Dieu notre père et du Seigneur Jésus Christ.

 

Philippiens 4, 20 : A Dieu (qui est) aussi notre père, la gloire dans les durées éternelles...

 

Lettre aux Colossiens 1, 2 : Grâce sur vous et paix de la part de Dieu notre père. Nous rendons grâce à Dieu père de notre Seigneur Jésus Christ en tout temps à votre sujet.

 

Colossiens 2, 2 : ... Toute la richesse de la plénitude de l'intelligence, pour la connaissance du mystère (= secret) de Dieu, le Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance...

 

Colossiens 2. 9 : ... Car en lui habite toute la plénitude de la divinité corporellement.

 

Première lettre aux Thessaloniciens (écrite autour de 51) 1, 1 : Paul... à l'église des Thessaloniciens (qui est) en Dieu le père et dans le Seigneur Jésus le Christ : grâce pour vous et paix...

 

1 Thessaloniciens 1, 9 : ... Comment vous vous êtes tournés vers Dieu en vous éloignant des idoles, pour servir le Dieu vivant et véritable, et attendre son fils (venant) des cieux, qu'il a relevé des morts, Jésus qui nous arra­che à la colère qui vient...

 

1 Thessaloniciens 3, 11 : Lui-même, Dieu (qui est) aussi notre père, - et notre Seigneur Jésus... Pour affermir vos coeurs irréprochables en sainteté devant la face de Dieu (qui est) aussi notre père, dans la manifestation de notre Seigneur Jésus avec tous ses saints.

 

1 Thessaloniciens 4, 8 : ... Dieu qui a donné son esprit saint en vous...

Deuxième lettre aux Thessaloniciens 1, 2 : Paul... à l'église des Thessaloniciens (qui est) en Dieu notre père et dans le Seigneur Jésus Christ. Grâce à vous et paix de la part de Dieu le père et du Seigneur Jésus Christ.

 

2 Thessaloniciens 2, 16 : Lui-même le Seigneur, notre Seigneur Jésus Christ et Dieu notre père, qui nous a aimés et qui nous a donné la consolation...

 

Première lettre à Timothée 2, 5 : Car unique est Dieu, et unique le médiateur de Dieu et des hommes, l'homme Christ Jésus, qui s'est donné lui-même...

 

Lettre à Tite 1, 4 : Grâce et paix de la part de Dieu père et du Christ Jésus notre sauveur...

 

Conclusions. Pour Paul, comme pour les quatre Évangi­les, le terme de « père » désigne Dieu lui-même, qui est notre père, et le père de notre Seigneur Jésus Christ. Le terme de « fils » désigne Jésus de Nazareth pris concrètement.

Par conséquent, la Sainte Triade c'est :

 

Dieu = le père.

Jésus le Christ = le fils.

et l'Esprit saint, qui est l'Esprit de Dieu, qui est aussi l'Esprit du Seigneur Jésus le Christ.

 

Le système linguistique et donc logique est exactement le même dans tous les autres écrits du Nouveau Testament.

 

 

Tableau récapitulatif

 

La Sainte Triade, dans tous les écrits du Nouveau Testament, c'est

 

1.    Dieu = le père, notre père, le père de notre Seigneur Jésus le Christ.

2.    Jésus le Christ, le fils de l'homme, le fils de Dieu.

3.    L'Esprit saint, l'Esprit de Dieu, Dieu qui est Esprit, l'Esprit du père, l'Esprit de son fils bien-aimé.

 

C'est d'une extrême simplicité et il n'y a pas l'ombre d'une difficulté intellectuelle, logique spéculative, métaphysique ou théologique. D'ailleurs il n'y a pas trace que, dans les toutes premières générations chrétiennes, la Sainte Triade telle qu'elle était enseignée à partir des Évangiles ou à partir de saint Paul, ait suscité la moindre difficulté intellectuelle.

Les difficultés intellectuelles vont venir plus tard, avec le changement de système logique.

Lorsqu'elles descendent d'un navire, après une traversée houleuse, et qu'elles mettent le pied sur la terre ferme, cer­taines personnes ressentent alors un malaise et comme un mal de mer paradoxal qui provient de ce que la terre n'est pas houleuse. - Il en va de même pour certains esprits qui, après avoir passé de longues années dans les analyses transcendan­tes des grands scolastiques - nous allons voir ce qu'est la théorie des relations subsistantes -, lorsqu'ils remettent le pied sur le terrain des Évangiles, ressentent comme un malaise, parce que, pensent-ils, le langage, le système logique du Nou­veau Testament, en ce qui concerne la Sainte Triade, est vraiment trop simple.

Mais il semble difficile de dénoncer au Saint-Office l'exposé de la Sainte Triade, telle que l'énonce saint Pierre, dans le texte des Actes chapitre 10 que nous avons cité, pour héré­sie, hérésie de trop grande simplicité.

En somme, tout dépend de l'emploi exact et de la signifi­cation précise du terme de « fils ».

Si, comme c'est le cas dans tous les écrits du Nouveau Tes­tament - sans exception - le terme de « fils » désigne Jésus de Nazareth pris concrètement, c'est-à-dire l'Homme vérita­ble uni à Dieu véritable, alors, comme c'est le cas aussi dans tous les écrits du Nouveau Testament, le terme de « père » signifie et désigne Dieu, purement et simplement. Dieu est le père de tous les êtres, parce qu'il est le Créateur. Il est le père, en un sens tout particulier, de Jésus le Christ, parce que Jésus le Christ est l'Homme véritable uni à Dieu véritable depuis l'instant même de sa conception, c'est-à-dire de sa créa­tion. Il existe donc une relation de filiation qui va de Jésus à Dieu, relation de filiation qui tient à cette union, que depuis Cyrille d'Alexandrie on appelle hypostatique. Dieu est notre père si, par sa grâce et par notre conversion, nous devenons ses fils, par l'inhabitation en nous de l'Esprit saint.

Dans le langage ultérieur par contre, le terme de « fils » ne désigne plus directement Jésus de Nazareth pris concrètement, mais le Logos de Dieu considéré en son éternité, avant l'incarnation, et indépendamment de l'incarnation. Dans ce cas, le terme de « père » ne peut plus signifier, comme c'est le cas dans les écrits du Nouveau Testament, Dieu purement et simplement. Il en vient à signifier Celui qui, en Dieu, est le père de son propre Logos, qui est son fils !

Le système logique est déplacé ou, comme on dirait dans les disciplines physiques qui s'occupent des ondes lumineu­ses, déphasé. Le terme de « fils » a changé de sens, et donc le terme de « père » aussi. Nous verrons plus loin en quoi consiste ce troisième système, - puisque le premier, c'était le système de la Bible hébraïque ; le second, le système du Nouveau Testament.

Ajoutons ici simplement que l'idée de considérer Dieu comme étant le père de son propre Logos est une idée étran­gère à la tradition biblique, aussi bien hébraïque que néotes­tamentaire. C'est une idée qui a sans doute son origine dans des spéculations de type théosophique sur le Logos de Dieu, spéculations comme on en voit se développer par exemple chez le philosophe judéen Philon d'Alexandrie, au premier siècle de notre ère.

Dans le langage simple et concret du Nouveau Testament, puisque le terme de « fils » désigne Jésus le Christ, pris con­crètement, il importe, il est nécessaire, pour comprendre ce que signifie la Sainte Triade, - le père, le fils et le Saint-Esprit -, de savoir qui est le fils.

C'est la raison pour laquelle nous avons étudié qui est le fils avant d'aborder l'exposé de la Sainte Triade. La christo­logie est la science qui étudie le second terme de la Sainte Triade, dans la langue simple et concrète du Nouveau Testament.

 

 

Les pères apostoliques

 

 

Les pères que l'on appelle apostoliques, parce qu'ils ont vécu aux temps des Apôtres, qu'ils ont connu les Apôtres ou qu'ils auraient pu connaître l'un d'entre eux, continuent le plus souvent à parler le langage concret du Nouveau Testament.

Ainsi par exemple le texte intitulé La Doctrine des Douze Apôtres, qui date du premier siècle, et qui est sans doute contemporaine de la formation des livres du Nouveau Tes­tament, lorsqu'elle relate comment l'on procède lors du Repas du Seigneur :

 

Au sujet de l'eucharistie (c'est-à-dire de l'action de grâ­ces sur le pain et sur le vin), rendez grâces ainsi. D'abord sur la coupe : Nous te rendons grâces, notre père, pour ta sainte vigne de David ton serviteur, que tu nous as fait connaître par Jésus ton serviteur (ou : ton enfant : en grec païs peut signifier serviteur et enfant)...

Puis, pour le pain rompu : Nous te rendons grâces, notre père, pour la vie et la science que tu nous as fait connaître par Jésus ton serviteur (ou : ton enfant)... Après vous être rassasiés, rendez grâces ainsi : Nous te rendons grâces, père saint, pour ton saint nom que tu as fait habiter dans nos coeurs, pour la connai­ssance, la foi et l'immortalité que tu nous as révélées par Jésus ton serviteur (ou : ton enfant)... (chap. IX et X).

 

Ainsi s'exprime encore Clément de Rome, l'un des tout pre­miers évêques de l'église de Rome, autour de 92-101, dans sa lettre adressée à l'église de Corinthe (59, 2) :

 

Que le Créateur de l'Univers conserve intact le nombre compté de ses élus, par son enfant (ou : serviteur) bien-aimé Jésus Christ, par qui il nous a appelés des ténèbres à la lumière, de l'ignorance à la pleine connaissance de la gloire de son nom.

Toi le créateur de tout esprit et qui veilles sur tout esprit, toi qui multiplies les peuples sur la Terre et qui as choisi au milieu d'eux ceux qui t'aiment, par Jésus Christ ton enfant (ou : serviteur) bien-aimé... (59, 3).

Que tous les peuples te connaissent, parce que toi tu es le seul Dieu, et Jésus est ton serviteur (païs)[54] et nous, nous sommes ton peuple et les brebis de tes pâturages (59, 4).

 

Saint Ignace d'Antioche, mort martyr autour de 110, à Rome, dans sa lettre adressée à l'église de Smyrne, s'exprime ainsi :

 

Ignace, appelé aussi Théophore, à l'église de Dieu père (theou patros) et de notre bien-aimé Jésus Christ... Je glorifie Jésus Christ Dieu (Ièsoun christon theon) qui vous a rendu si sages... Notre Seigneur qui est vérita­blement de la semence de David selon la chair (Rom. 1, 3), fils de Dieu par la volonté et la puissance de Dieu... (chap. 1)

 

Lettre aux chrétiens de l'église de Tralles :

 

Ignace... à l'église sainte aimée de Dieu, le père de Jésus Christ, église qui se trouve à Tralles en Asie...

Soyez donc sourds, lorsque quelqu'un vous parle sans vous entretenir de Jésus Christ, lui qui est de la semence de David, lui qui est né de Maria, lui qui véritablement est né, véritablement il a mangé et bu ; véritablement il a été crucifié et il est mort... Lui qui véritablement aussi s'est relevé d'entre les morts : c'est son père qui l'a relevé, son père qui, d'une manière analogue, nous relè­vera aussi, nous qui croyons en lui - ainsi nous relè­vera son père, dans le Christ Jésus, sans qui nous n'avons pas le vivre véritable...

Si donc, comme certains le disent (...), il n'a souffert qu'en apparence - c'est eux qui sont une apparence - pourquoi suis-je enchaîné, et pourquoi est-ce que je désire combattre avec les bêtes ? C'est donc pour rien que je meurs...

 

On remarquera, dans ce texte, comment l'accent est mis fortement sur la réalité physique, concrète, de Jésus le Christ, sur son existence humaine, à l'encontre des tendances qui se développaient alors, et selon lesquelles l'existence humaine du Christ n'aurait été qu'une apparence (hérésies dites docè­tes, du grec dokein : sembler, avoir l'air de...).

On remarque aussi que saint Ignace d'Antioche parle le lan­gage concret du Nouveau Testament : Dieu est le père de Jésus le Christ, qui est donc son fils.

Dans sa lettre adressée à l'église de Magnésie, Ignace écrit ceci :

 

... unique est Dieu, qui s'est manifesté lui-même par Jésus Christ, son fils, qui est sa parole (en grec : logos) qui s'avance en sortant du silence...(chap. VIII).

 

On aperçoit ici le passage ébauché du langage concret, - Jésus de Nazareth est le fils de Dieu - au langage abstrait, c'est-à-dire celui qui va considérer la parole de Dieu, le Logos de Dieu avant l'incarnation.

 

Jésus de Nazareth, c'est en effet, comme l'écrit le quatrième Évangile, le Logos de Dieu, mais c'est le Logos de Dieu, c'est-à-dire Dieu lui-même, qui s'est uni l'Homme. Jésus désigne donc l'ensemble constitué par le Logos + l'Homme, et non pas le Logos tout seul. Le terme de « fils », dans le Nouveau Testament, désigne aussi ce même ensemble, et non pas le Logos tout seul. Petit à petit, et progressivement, des théo­logiens vont attribuer au Logos tout seul, considéré à part, ce que le Nouveau Testament disait de l'ensemble, à savoir du Logos de Dieu avec l'homme, ou, ce qui revient au même, de l'homme uni au Logos de Dieu.

 

A la fin de cette même lettre aux chrétiens de l'église de Magnésie, saint Ignace d'Antioche nous montre comment il comprend la Sainte Triade : c'est le système du Nouveau Testament :

 

Appliquez-vous donc à vous tenir fermement ancrés dans les dogmes du Seigneur et des apôtres (envoyés du Sei­gneur), ... dans le Fils et le Père et dans l'Esprit, au début comme à la fin, avec votre vénérable évêque (episcopos : celui qui est chargé de veiller sur la communauté chré­tienne, c'est-à-dire l'Église). Soyez soumis à votre évê­que et les uns aux autres, comme Jésus Christ (a été soumis) au Père selon la chair, et les apôtres (les envoyés) au Christ et au Père et à l'Esprit, afin que votre unité soit physique et spirituelle. (chap. XIII).

 

De 177 environ date un texte qui nous relate le martyre de saint Polycarpe, brûlé vif sur le bûcher. Avant de mourir, il pria en ces termes :

 

« Seigneur, Dieu tout-puissant, toi le père de ton enfant (en grec : pais) bien-aimé et béni Jésus Christ, par qui nous avons acquis la connaissance de ce qui te concerne, toi le Dieu des messagers (aggelôn) et des puissances et de toute la création, et de toute la race des justes qui vivent devant ta face, je te bénis parce que tu m'as jugé digne de ce jour et de cette heure, digne de prendre part au nombre des témoins (martyrôn) dans la coupe de ton Christ, pour la résurrection de la vie... A cause de cela et pour toutes choses je te loue, je te bénis, je te glorifie par l'éternel et céleste Grand prêtre Jésus Christ, ton enfant (pars) bien-aimé, par qui à toi avec lui et avec l'Esprit saint, la gloire et maintenant et dans les durées qui viennent... »

 

Par ce texte, on voit comment saint Polycarpe entend le terme de « père, celui de « fils » et la Sainte Triade : c'est toujours le langage concret du Nouveau Testament : Dieu, le père ; - Jésus le Christ, le fils de Dieu ; - le Saint Esprit.

Le mot grec martus, génitif martyros, signifie : témoin. Les martyrs sont les témoins. Témoins de la foi, comme on dit aujourd'hui ? Non, mais témoins d'un fait, le fait de la résurrection du Seigneur. C'est en ce sens que l'utilise le livre des Actes.

 

Actes 2, 32 : Ce Jésus, Dieu l'a relevé (d'entre les morts), ce dont nous sommes tous témoins.

 

Actes 3, 15 : Vous avez tué le prince de la vie, que Dieu a relevé d'entre les morts, ce dont nous sommes témoins.

 

Actes 1, 21 : Il faut donc que parmi les hommes qui ont été avec nous en tout temps où il est entré et où il est sorti avec nous (expression hébraïque fréquente dans la Bible) le Seigneur Jésus, en commençant par le baptême de Jean jusqu'au jour où il a été élevé (loin) de nous, un témoin de sa résurrection, - il faut que l'un de ceux-là soit avec nous...

 

Actes 4, 33 : Les envoyés (= apôtres) rendirent témoi­gnage de la résurrection du Seigneur Jésus...

 

Témoins aussi de l'existence concrète du Seigneur :

 

Actes 10, 39 : Et nous, nous sommes témoins de tout ce qu'il a fait dans la région des Judéens et à Jérusalem. Lui qu'ils ont tué en le pendant au bois. Celui-là Dieu l'a relevé le troisième jour et il lui a donné de devenir manifeste, non pas au peuple tout entier mais à des témoins qui ont été préparés par Dieu, à nous qui avons mangé avec lui et bu avec lui après qu'il ait été relevé d'entre les morts...

 

Les premiers témoins, ou martyrs, sont morts dans les jar­dins de Néron ou ailleurs pour attester un fait qu'ils avaient vu : le Seigneur vivant. Les témoins ultérieurs, qui n'ont pas vu le Seigneur vivant et manifesté, tenaient la main de ceux qui l'avaient vu, et c'est parce que les précédents avaient vu le Seigneur vivant que les seconds, ceux qui venaient après et qui n'ont pas vu, sont morts eux aussi dans les persécu­tions pour attester le même fait[55].

Un raisonnement simple permet de conclure que si les pre­miers n'avaient pas vu le Seigneur relevé d'entre les morts, ils n'auraient pas consenti à mourir brûlés comme des tor­ches, ou décapités, ou crucifiés par la police de Néron.

C'est ce raisonnement simple qu'ont tenu ceux qui sont venus après les premiers et qui ont connu les premiers ; et ainsi de suite jusqu'à nos jours.

L'expression « témoin de sa foi », ou « témoigner de sa foi » que l'on utilise si volontiers et si souvent aujourd'hui ne signifie pas grand-chose. Avoir une conviction ne prouve rien. Il existe beaucoup de convictions sur la Terre ; les fanatiques du nazisme sont morts, eux aussi, pour leurs convic­tions. Mourir pour une conviction ne prouve donc rien du tout, si ce n'est que l'on est convaincu. Mais cela ne prouve pas la vérité de ce dont l'on est convaincu. Or la seule chose qui nous importe, en définitive, c'est de savoir ce qui est vrai, c'est-à-dire, plus simplement, ce qui est.

Les martyrs chrétiens ne sont pas morts suppliciés pour ren­dre témoignage à leurs convictions, mais pour attester un fait réel, objectif. C'est sur ce fait réel et objectif qu'était fondée leur conviction. On met donc les choses à l'envers lorsqu'on nous demande de témoigner de notre foi, après nous avoir ôté les faits objectifs qui nous permettent seuls de fonder notre assentiment.

Les premiers témoins, les témoins oculaires de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus, n'avaient bien entendu aucun doute sur la résurrection de Jésus, puisqu'ils avaient vu, de leurs yeux vu, le Seigneur vivant. Et ils sont morts sup­pliciés parce qu'ils l'avaient vu. La seconde génération n'avait aucun doute non plus sur ce point, puisqu'ils connaissaient ceux qui avaient vu le Seigneur ressuscité. Et ainsi de suite, jusqu'à nous. Si les premiers n'avaient pas vu le Seigneur res­suscité, il n'y aurait pas eu d'Église. Le fait de l'Église est donc aujourd'hui la preuve de la résurrection du Seigneur, puisque l'Église est fondée sur ce fait. Et elle s'en souvient. La foi n'est pas un assentiment qui comporte un doute. La foi est un assentiment certain de l'intelligence et qui ne laisse place à aucun doute.

 

Dans l'une des Apologies de saint Justin 6, la première, composée entre 150 et 155, nous trouvons mention d'une formule qui est une formule baptismale, c'est-à-dire une formule utilisée pour baptiser ceux qui passaient, librement et volon­tairement, du paganisme au christianisme :

 

« Au nom du père de toutes choses et Seigneur, Dieu, et de notre sauveur Jésus Christ, et de l'Esprit saint... »

 

C'est la Sainte Triade comme la pense le Nouveau Testament : Dieu, Jésus le Christ, le Saint-Esprit.

 

Dans le Dialogue avec Tryphon (VII, 3) qui date des années 155-165, nous retrouvons la même formule :

 

Le Créateur de toutes choses, Dieu et père, et le Christ son fils...

 

Plus tard, de saint Irénée de Lyon (né entre 140 et 160, à Smyrne sans doute, prêtre de l'église de Lyon en 177 ou 178, puis évêque de Lyon), il nous reste par exemple la formule suivante, extraite de la Démonstration de la prédication apos­tolique, 3 :

 

Nous avons reçu le baptême pour la rémission des péchés au nom de Dieu père et au nom de Jésus Christ le fils de Dieu incarné et mort et ressuscité, et dans l'Esprit saint de Dieu.

 

 

Les Symboles baptismaux des églises anciennes

 

 

Mais plus importants encore et plus décisifs que ces témoi­gnages des Pères des toutes premières générations, sont les textes des Symboles baptismaux des églises anciennes, c'est-à-dire les textes de ces résumés de la doctrine chrétienne que les églises demandaient aux païens qui se convertissaient au christianisme d'apprendre par coeur, afin de pouvoir les réciter la nuit de leur baptême. Ces textes, ou plutôt ces formules qui ramassent, récapitulent en quelques mots l'essentiel et la doctrine chrétienne, le minimum nécessaire et suffisant pour prétendre professer la doctrine chrétienne, ne devaient pas être mis par écrit,'à cause des païens et des persécutions. Ils devaient être appris par coeur et transmis par la voie orale. C'étaient donc des secrets qui se transmettaient lors de l'ini­tiation au christianisme. Et c'est pourquoi on appelait ce secret de la doctrine chrétienne un sacramentum, puisque, nous l'avons déjà vu, le latin sacramentum, rendu en français par sacrement traduisait le grec mystèrion qui traduisait l'araméen razah qui signifie le secret.

C'est pourquoi on disait au païen, converti au monothéisme chrétien, qui s'était fait instruire (c'est cela, le catéchisme, l'instruction) et à qui l'on confiait le secret de la doctrine chré­tienne, qui est comme un trésor qu'il ne faut pas jeter aux chiens ni mettre à la portée des porcs :

 

Recevez, nos très chers, le secret du symbole évangé­lique, evangelici symboli sacramentum, inspiré par le Seigneur, institué par les Apôtres, dont les paroles sont brèves, mais les mystères sont grands...

 

Le vieux mot grec symbolon signifiait tout d'abord : le signe de la reconnaissance. On cassait un objet en deux, par exemple un morceau de bois, chacun des compagnons gar­dait l'un des morceaux et le transmettait à ses enfants ; ceux-ci mettant bout à bout les deux morceaux prouvaient ainsi l'alliance qui avait été conclue par leurs pères.

Le symbole chrétien est donc le résumé de la doctrine chré­tienne qui permet à des voyageurs chrétiens de reconnaître qu'ils font partie de la même église.

Ces Symboles, qui synthétisent et rassemblent en un mini­mum de mots le minimum nécessaire et suffisant pour entrer en christianisme, ont été par la suite conservés par écrit, reconstitués, et nous en avons toute une collection[56].

De ces symboles nous ne citerons ici que quelques exemples.

 

De l'église de Rome, IIIe siècle, questionnaire proposé au candidat au baptême :

 

Est-ce que tu crois en Dieu le père tout-puissant ?

Est-ce que tu crois dans le Christ Jésus, le fils de Dieu, qui est né du Saint-Esprit, né de la vierge Marie, qui a été crucifié sous Ponce Pilate, est mort, a été mis au tombeau, est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux, est assis à la droite du père, d'où il viendra juger les vivants et les morts ?

Crois-tu dans le Saint-Esprit, la Sainte Église et la résurrection de la chair ?

 

L'expression « résurrection de la chair » signifie : résur­rection de l'homme, en vertu de l'égalité que nous avons déjà relevée à propos de la crise apollinariste : le Logos est devenu chair = le Logos est devenu homme, puisque le mot chair, sarx dans le Nouveau Testament grec, recouvre l'araméen bisra, l'hébreu basar, qui signifie : l'homme tout entier. Basar = adam.

Les Symboles baptismaux des églises anciennes parlent le langage biblique. Par conséquent, la résurrection de la chair, ce n'est pas la résurrection du corps en tant que distinct de l'âme ; c'est la résurrection de l'homme tout entier ; c'est le fait que l'homme se relèvera après sa mort.

 

De l'église de Rome, IIIe siècle, texte original grec (Hahn, p. 22) :

 

Je crois en Dieu le père tout-puissant et dans le Christ Jésus, son fils, son unique, notre Seigneur, engendré de l'Esprit saint et de Maria la vierge,

qui sous Ponce Pilate a été crucifié, a été mis au tombeau, et le troisième jour s'est relevé des morts, qui est monté aux cieux, et qui est assis à la droite du père, d'où il viendra juger les vivants et les morts.

Et dans l'Esprit saint, la Sainte Église, la rémission des péchés, la résurrection de la chair, la vie éternelle.

 

De l'Église de Rome, IIIe siècle, texte latin (Hahn p. 25) :

 

Je crois en Dieu le père tout-puissant, et dans le Christ Jésus, son fils unique, notre Seigneur,

qui est né du Saint-Esprit et de Maria la vierge,

qui sous Ponce Pilate a été crucifié et mis au tombeau, le troisième jour est ressuscité des morts, est assis à la droite du père, d'où il viendra juger les vivants et les morts.

Et dans l'Esprit saint, l'Église catholique (= répan­due sur toute la terre habitée), la rémission des péchés, la résurrection de la chair.

 

De l'église de Milan, fin du Ive siècle, texte latin (Hahn, p. 36) :

 

Je crois en Dieu le père tout-puissant.

Et en Jésus Christ son fils unique, notre Seigneur, qui est né de l'Esprit saint, né de Maria la vierge, Sous Ponce Pilate il a souffert, il est mort et il a été

mis au tombeau, le troisième jour il s'est relevé d'entre les morts, il est monté aux cieux, il est assis à la droite du père, d'où il viendra juger les vivants et les morts.

Et dans l'Esprit saint, la Sainte Église, la rémission des péchés, la résurrection de la chair.

 

De l'église de Ravenne, Ve siècle, texte latin (Hahn p. 41) :

 

Je crois en Dieu le père tout-puissant,

Et dans le Christ Jésus, son fils unique, notre Seigneur, qui est né de l'Esprit saint, né de Maria la vierge, qui sous Ponce Pilate a été crucifié et mis au tombeau, le troisième jour s'est relevé d'entre les morts, est monté aux cieux, est assis à la droite du père, d'où il viendra juger les vivants et les morts.

Je crois en l'Esprit saint, la Sainte Église, la rémis­sion des péchés, la résurrection de la chair.

 

De l'église d'Aquilée, fin du Ive siècle, texte latin (Hahn, p. 42) :

 

Je crois en Dieu le père tout-puissant, invisible et impassible.

Et dans le Christ Jésus, son fils unique, notre Seigneur, qui est né de l'Esprit saint, né de Maria la vierge, cruci­fié sous Ponce Pilate et mis au tombeau, il est descendu aux enfers, le troisième jour il s'est relevé des morts, il est monté aux cieux, il est assis à la droite du père, d'où il viendra juger les vivants et les morts.

Et dans l'Esprit saint, la Sainte Église, la rémission des péchés, la résurrection de cette chair-ci.

 

De l'église de Florence, VIIe siècle, texte latin (Hahn p. 46) :

 

Je crois en Dieu le père tout-puissant,

Et en Jésus Christ son fils unique, notre Seigneur, né de l'Esprit saint et de Maria la vierge ; sous Ponce Pilate il a été crucifié et mis au tombeau, le troisième jour il s'est relevé d'entre les morts, il est monté aux cieux, il est assis à la droite du père, et de là il viendra juger les vivants et les morts.

Et dans l'Esprit saint, dans la Sainte Église, dans la rémission des péchés, la résurrection de la chair.

 

Des églises d'Afrique, il nous reste des Symboles, en voici un transmis par saint Augustin, en latin, au Ve siècle (Hahn, p. 58) :

 

Nous croyons en Dieu le père tout-puissant, créateur de l'universalité des êtres, roi des mondes (le latin sae­culum, traduit d'ordinaire en français par siècle, même traduction du grec aiôn, qui traduit l'hébreu olam, signi­fiant : le monde et la durée. Olam ha-bah, c'est le monde qui vient, ou la durée qui vient) - immortel et invisible.

Nous croyons aussi en son fils notre Seigneur Jésus Christ

né de l'Esprit saint, né de la vierge Marie, crucifié sous Ponce Pilate, mort et mis au tombeau, le troisième jour il s'est relevé d'entre les morts, il est monté aux cieux, il est assis à la droite du Dieu le père, de là il viendra juger les vivants et les morts.

Nous croyons aussi dans l'Esprit saint, (nous croyons) la rémission des péchés, la résurrection de la chair, la vie éternelle par la Sainte Église catholique (= répan­due sur toute la terre habitée).

 

Des églises d'Espagne et de Gaule il nous reste aussi des Symboles anciens. Voici, d'une église de la Gaule méridio­nale, un Symbole conservé et transmis par Fauste, évêque de Riez entre 450 et 480 (Hahn p. 70) :

 

Je crois en Dieu le père tout-puissant.

Je crois aussi en Jésus Christ, son fils unique, notre Seigneur,

qui a été conçu de l'Esprit saint, est né de la vierge Marie, a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié et mis au tombeau, le troisième jour s'est relevé des morts, est monté aux cieux, est assis à la droite du père, d'où il vien­dra juger les vivants et les morts.

Je crois aussi dans l'Esprit saint, la Sainte Église, la communion des saints, la rémission des péchés, la résur­rection de la chair, la vie éternelle.

 

Nous pourrions poursuivre la lecture de ces Symboles des églises anciennes, lire ceux des églises d'Espagne, d'Angleterre, de Germanie. Mais les quelques exemples proposés suf­fisent, pensons-nous à démontrer ceci :

 

Dans les églises anciennes, la Sainte Triade, c'est ce qu'enseigne le Nouveau Testament, à savoir :

1.    Dieu, appelé le père.

2.    Jésus le Christ, notre Seigneur et notre Sauveur, appelé le fils de Dieu.

3.    Le Saint-Esprit.

 

Par conséquent, les églises anciennes parlent le langage concret du Nouveau Testament. Les Symboles baptismaux des églises anciennes gardent, conservent, le langage concret et donc le système logique concret du Nouveau Testament.

Lorsqu'un païen se convertissait et passait du paganisme au christianisme, lorsqu'il demandait le baptême, il fallait tout d'abord qu'il passe du polythéisme au monothéisme et qu'il professe la première proposition : un seul Dieu créateur de l'Univers, de toutes les choses visibles et invisibles, - puisqu'il y avait des gnostiques qui prétendaient qu'à la rigueur on pou­vait admettre que Dieu était l'auteur des êtres invisibles, mais certainement pas des réalités visibles.

Mais s'il se contentait de professer un seul Dieu, créateur de l'Univers, il n'était pas encore entré en christianisme. Pour entrer dans la doctrine chrétienne, il faut encore professer que Dieu s'est uni l'Homme dans l'unité d'une personne, qui est appelée « fils de Dieu » à cause de cette union même. D'où la seconde proposition, qui enseigne l'incarnation, dont nous avons étudié la signification.

La troisième proposition signifie que Dieu communique son Esprit aux prophètes et à la nouvelle humanité qui est en train de se former dans l'Église, laquelle est habitée, travaillée du dedans par Dieu qui est l'Esprit, par l'Esprit de Dieu qui est Dieu lui-même se communiquant à nos esprits ; c'est pourquoi, à juste titre, on a appelé l'Esprit saint « le don de Dieu », le don que Dieu fait de lui-même.

Si, après sa conversion, un païen ne professe que la pre­mière et la troisième proposition, il peut entrer en judaïsme, s'il accepte les commandements de la Torah, mais il ne peut pas entrer en christianisme s'il ne professe pas la seconde proposition. Le judaïsme en effet professe la première proposition, un seul Dieu créateur de l'Univers, et la troisième proposition : l'Esprit saint, qui est l'Esprit de Dieu, commu­niqué par Dieu au prophète.

C'est donc la seconde proposition qui distingue le chris­tianisme du judaïsme.

 

Voyons maintenant les Symboles baptismaux des églises d'Orient.

Voici tout d'abord le Symbole baptismal de l'église de Jéru­salem reconstitué à partir des Catéchèses (c'est-à-dire des cours d'instruction chrétienne) de saint Cyrille, évêque de Jérusa­lem, autour des années 348, texte grec, (Hahn, p. 132).

Nous croyons en un seul Dieu, père tout-puissant, créa­teur du ciel et de la terre, de toutes les choses visibles et invisibles.

Et en un seul Seigneur Jésus Christ, le fils de Dieu, l'unique engendré, qui a été engendré du père, Dieu véri­table, avant tous les siècles, par qui toutes choses ont été faites,

descendu, incarné, in-humanisé, crucifié, mis au tombeau, ressuscité d'entre les morts, monté aux cieux, assis à la droite du père, et qui viendra dans la gloire juger les vivants et les morts, lui dont le royaume n'aura pas de fin.

Et dans un unique Saint-Esprit, l'avocat, celui qui a parlé dans les prophètes ; et en un seul baptême de conversion pour la rémission des péchés, et en une unique Sainte Église universelle, et en la résurrection de la chair, et en la vie éternelle.

 

D'Asie mineure nous avons deux formules, une brève et une longue, transmises par saint Épiphane de Salamine, dans un ouvrage composé en 374. Voici la formule brève, texte grec (Hahn, p. 134) :

 

Nous croyons en un seul Dieu, père tout-puissant, créa­teur du ciel et de la terre, de toutes les choses visibles et invisibles.

Et en un seul Seigneur Jésus le Christ, le fils de Dieu, l'unique engendré, engendré du père avant tous les siè­cles, c'est-à-dire de la substance du père, lumière issue de la lumière, Dieu véritable issu de Dieu véritable, engen­dré, non pas créé, consubstantiel au père ; par qui tou­tes choses sont venues à l'être, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre,

lui qui pour nous les hommes et pour notre salut est descendu des cieux et s'est incarné de l'Esprit saint et de Maria la vierge, et s'est in-humanisé, a été crucifié, pour nous, sous Ponce Pilate ; qui a souffert, a été mis au tombeau, est ressuscité le troisième jour selon les Écri­tures, est monté aux cieux, est assis à la droite du père, et de nouveau viendra avec gloire juger les vivants et les morts, lui dont la royauté n'aura pas de fin.

Et dans l'Esprit saint, le seigneur et le vivifiant, qui est issu du père, qui avec le père et avec le fils est co-­adoré et co-glorifié, lui qui a parlé par les prophètes ; en une seule sainte, universelle et apostolique église ; nous reconnaissons un seul baptême pour la rémission des péchés, nous attendons la résurrection des morts et la vie de la durée qui vient, amèn.

 

Ce Symbole transmis par saint Épiphane dépend pour une grande part du Symbole de Nicée que nous lirons plus loin.

Mais il reste que dans ces deux Symboles que nous venons de lire, nous retrouvons le système linguistique et logique des Symboles des églises latines, c'est-à-dire que le terme de « père » désigne Dieu purement et simplement, et que le terme de « fils » désigne directement Jésus le Christ.

 

La Sainte Triade, c'est donc, dans ces Symboles, comme dans les églises latines :

1.    Dieu, appelé père.

2.    Jésus le Christ, appelé fils de Dieu.

3.    L'Esprit saint.

 

A noter que, dans ce Symbole de l'église de Jérusalem trans­mis par saint Épiphane, l'expression « résurrection de la chair » (= l'homme se relèvera), lue dans les Symboles pré­cédents, est remplacée par l'expression : « résurrection des morts », ou « d'entre les morts » = les morts se relèveront.

 

Mais voici un Symbole baptismal, transmis par Eusèbe de Césarée, dans lequel nous assistons au glissement que nous avons annoncé : le passage d'un système logique, celui du Nouveau Testament, à un autre système logique. Eusèbe assure qu'il a été baptisé selon cette formule. Le texte dans lequel Eusèbe nous a conservé ce Symbole baptismal date de 325, l'année du Concile de Nicée. Et il nous apprend que cette formule a été soumise aux Pères du Concile de Nicée. C'est à partir de ce texte que les Pères du Concile de Nicée ont éla­boré leur propre formule. Ils ont, si l'on ose dire, brodé sur ce texte grec (Hahn, p. 131) :

 

Nous croyons en un seul Dieu père tout-puissant, le créateur de tous les êtres visibles et invisibles.

Et en un seul Seigneur Jésus le Christ, le Logos de Dieu, Dieu issu de Dieu, lumière issue de la lumière, vie issue de la vie, fils unique engendré, premier-né de toute la création, avant tous les temps engendré du père, par qui aussi toutes choses sont venues à l'être, lui qui pour notre salut s'est incarné et a séjourné parmi les hommes, il a souffert, il est ressuscité le troi­sième jour, et il est monté vers le père, et il reviendra de nouveau en gloire juger les vivants et les morts.

Nous croyons aussi en un seul Esprit saint.

 

On voit le changement de système logique.

Dans les précédents Symboles, que nous avons lus, la seconde proposition s'énonçait :

« Et en Jésus le Christ le fils de Dieu... » - langage concret : c'est Jésus qui est appelé fils de Dieu.

Ici, dans le Symbole remis par Eusèbe de Césarée aux Pères du Concile de Nicée, nous avons bien la première partie de la seconde proposition :

« Et en un seul Seigneur Jésus Christ... » qui atteste que ce Symbole se rattache génétiquement aux Symboles que nous avons lus précédemment.

Mais le Symbole présenté par Eusèbe ajoute :

« ... le Logos de Dieu, Dieu issu de Dieu... fils unique engendré... »

Et c'est donc le Logos de Dieu, ici, qui est appelé directement fils de Dieu.

Le système logique s'est déplacé. Imaginons un système optique très sensible et tel qu'un léger déplacement d'une pièce modifie tout le spectacle ; ou un appareil de radio très sen­sible tel qu'une légère pression sur un bouton nous fait chan­ger de longueur d'ondes. Ici, avec le Symbole d'Eusèbe de Césarée, nous avons changé de longueur d'ondes.

Le savant éditeur de ces textes, Hahn, ajoute dans une note que l'expression « le Logos de Dieu » qui a été intercalée ici ne se trouve dans aucun autre Symbole baptismal et il se demande si cette addition ne serait pas l'oeuvre d'Eusèbe lui-même.

Quoi qu'il en soit de ce point d'histoire et de critique, ce qui est sûr c'est qu'à partir du moment où l'on appelle « fils » le Logos de Dieu, on change de système logique.

Nous avons déjà indiqué précédemment les difficultés qui ne vont pas manquer de se présenter. Dans notre expérience, un fils est un être distinct de son père, avec sa conscience propre, sa volonté propre, sa liberté propre, son autonomie propre. Si l'on transporte ce concept de fils avec toutes ces connotations, en Dieu, on obtient donc :

Il existe en Dieu deux êtres, un père et un fils, chacun a sa conscience propre, sa volonté propre, sa liberté propre, etc. C'est la destruction du monothéisme.

Il faudra donc corriger le terme de « fils », le limer sérieu­sement, si l'on veut le garder en théologie trinitaire. II fau­dra lui enlever tout son contenu expérimental, en ne gardant que l'idée de génération, la relation de paternité et celle de filiation.

Mais le langage a sa pesanteur propre. Si l'on emploie le terme de « fils » pour désigner le Logos de Dieu lui-même, avant son incarnation, indépendamment de l'incarnation, le peuple chrétien sera inévitablement porté, à cause du sens du mot « fils » dans notre expérience, à se représenter en Dieu un être autre que son père, avec sa conscience propre, sa volonté propre, son autonomie propre, sa liberté propre.

A partir du moment où l'on a décidé d'appeler « fils » le Logos même de Dieu envisagé dans son éternité, avant l'incar­nation et indépendamment de l'incarnation, il est bien évi­dent que le terme de « père » va changer de sens, lui aussi, par effet rétroactif : puisque le Logos est le fils de Dieu, c'est que Dieu est le père de son propre Logos. Le terme de « père » va, à partir de ce moment-là, changer de sens. Dans les écrits du Nouveau Testament, nous l'avons vu, le terme de « père » désigne Dieu purement et simplement, Dieu créateur, notre père et le père de notre Seigneur Jésus le Christ. Maintenant, avec la modification du système linguistique et donc logique, le terme de « père » désigne celui qui, en Dieu, est père de son propre Logos, ou celui qui, dans l'ordre de la divinité, est père de son propre Logos...

 

Dans le Symbole d'Eusèbe de Césarée, nous lisons :

 

... le Logos de Dieu, Dieu issu de Dieu, lumière issue de la lumière, vie issue de la vie, fils unique engendré, premier-né de toute la création...

 

L'expression française premier-né recouvre et traduit le grec prôtotokos qui se trouve dans quelques textes du Nouveau Testament :

 

Luc 2, 7 : elle enfanta son fils, son premier-né...

 

Romains 8, 29 : « ... afin que lui (son fils, le fils de Dieu, Jésus le Christ), soit le premier-né parmi une mul­titude de frères...

 

Colossiens 1, 12 sq : Nous rendons grâce au père..., lui qui nous a arraché de la puissance de la ténèbre et nous a transporté dans le royaume du fils de son amour, en qui nous avons la rédemption (nous expliquerons ce terme plus loin cf. p. 298), la rémission des péchés, lui qui est l'image visible du Dieu invisible, le premier-né de toute la création...

 

Dans ces trois textes, le terme grec de prôtotokos premier-né, désigne Jésus le Christ considéré concrètement et en son existence historique. C'est Jésus le Christ qui est l'Ikône visible du Dieu invisible.

 

Colossiens 1, 18... lui (= Jésus le Christ) il est la Tête du Corps, c'est-à-dire de l'Église ; lui qui est le principe (archè), le premier-né d'entre les morts, afin qu'en tou­tes choses il soit le premier.

 

Le terme grec prôtotokos recouvre et traduit un mot hébreu, bekôr, qui signifie : celui qui déchire la matrice. Le terme hébreu que traduit le grec prôtotokos ne comporte donc pas la notion de numération. Un vieux psaume hébreu est peut-être à l'origine de l'emploi de ce terme de prôtotokos par saint Paul :

 

Psaume 89, 21 sq : J'ai trouvé David mon serviteur et je l'ai oint de mon huile sainte... Ma fidélité et ma grâce seront avec lui... Lui il m'invoquera : Tu es mon père, mon Dieu et le rocher de mon salut. - Aussi ferai-je de lui le premier-né, le plus haut des rois de la Terre, je lui garderai ma grâce à jamais et mon alliance lui sera fidèle. J'établirai sa postérité pour toujours et son trône autant que les jours des cieux...

 

Quoi qu'il en soit de cette filiation vraisemblable, ce qui est sûr et certain c'est que le Symbole d'Eusèbe de Césarée a déplacé le sens et la portée du terme de prôtotokos, premier-né : dans les quelques textes du Nouveau Testament qui l'uti­lisent, ce terme, ou cette expression, se rapporte à Jésus le Christ pris concrètement : Le Symbole d'Eusèbe l'attribue au Logos de Dieu, ce qui modifie complètement le système logique.

Dans le Symbole d'Eusèbe de Césarée, l'incarnation est cer­tes mentionnée, mais non pas aussi fermement explicitée que dans les formules que nous avons lues du pape Damase ou du pape Léon. Il est dit, dans le Symbole d'Eusèbe, que le Logos de Dieu s'est incarné et qu'il a séjourné parmi nous. Mais on ne nous explique pas en quoi consiste cette incarna­tion ; il est vrai que le rôle d'un Symbole n'est pas d'expli­quer, mais de résumer la doctrine. Mais il reste qu'avec ce Symbole seulement on peut se représenter le Logos de Dieu venant parmi nous revêtu de chair. On est loin des fortes formules de Damase et de Léon : il a pris l'Homme tout entier, c'est l'homme tout entier qui est uni à Dieu.

On comprend que des formules du type que représente le Symbole d'Eusèbe aient pu permettre ou laisser le champ libre à l'hérésie monophysite.

 

D'Égypte et datant du milieu du IV° siècle il nous reste un Symbole qui va tout à fait dans le même sens que celui que nous venons de lire[57]. Texte grec, nous ne lirons que les deux premières lignes :

 

Je crois en un seul Dieu, père tout-puissant, et en son Logos consubstantiel, par qui il a créé les durées cosmiques...

 

Mais dans ce genre et dans cette direction, le document le plus remarquable est peut-être le Symbole composé par Gré­goire dit le Thaumaturge, né d'une famille païenne à Néo-Césarée dans le Pont, vers 213. C'est un disciple d'Origène d'Alexandrie. Il devient évêque de sa ville natale et meurt entre 270 et 275. Texte grec (Hahn, p. 253) :

 

Unique est Dieu, père du logos vivant, de la sagesse substantielle, et de la puissance, de l'empreinte éternelle. Parfait générateur du parfait, père du fils unique engen­dré. Un seul seigneur, unique issu de l'unique, Dieu issu de Dieu, empreinte et image de la divinité, Logos opé­rant, sagesse qui embrasse la composition de l'Univers, puissance créatrice de toute la création. Fils véritable du père véritable, invisible fils de l'invisible, incorruptible fils de l'incorruptible, immortel fils de l'immortel...etc. [58].

 

Remarquable dans ce texte le fait que ce qui est directement visé, ce n'est plus Jésus de Nazareth pris concrètement, mais le Logos éternel de Dieu : c'est lui qui est appelé fils unique, image du père, et expressément, dès les premiers mots, Dieu est dit le père de son propre Logos...

Nous allons voir comment les Pères du Concile de Nicée, en 325, ont transformé le texte que leur avait soumis Eusèbe de Césarée.

Mais, auparavant, il nous faut examiner deux crises qui ont joué un très grand rôle dans le développement du dogme trinitaire : d'abord la crise provoquée par l'hérésie de Noêtos, Praxéas et Sabellios ; puis la crise provoquée par Arius. Ensuite nous regarderons ce que les Pères de Nicée ont fait du Symbole de l'église d'Eusèbe de Césarée.

 

 

L'hérésie de Noêtos, Praxéas et Sabellius

 

 

Nous l'avons déjà rencontrée, à propos de la théorie du Christ, et nous en avons dit un mot.

Entre les années 180 et 200, un certain Noêtos enseignait à Smyrne. Voici ce qu'il enseignait, d'après les rares docu­ments qui nous restent :

 

Il disait que le Christ, c'est le père lui-même, et que le père lui-même est né, a souffert et est mort.

 

Noêtos enseignait donc ceci :

Dieu = le père = Jésus le Christ = le fils.

Il y a identité entre Dieu, c'est-à-dire le père, et Jésus le Christ, c'est-à-dire le fils.

Nous avons vu précédemment, lorsque nous avons exposé et expliqué ce qu'est la doctrine orthodoxe de l'incarnation, que la formule orthodoxe de l'incarnation a été fournie par les papes Damase, Léon et bien d'autres. C'est :

L'Homme véritable uni à Dieu véritable

 

Le fils, c'est-à-dire Jésus de Nazareth, ce n'est pas Dieu tout seul ; ni l'homme tout seul ; c'est Dieu qui s'unit l'Homme, ou, ce qui revient strictement au même, l'Homme uni à Dieu.

L'hérésie de Noêtos consiste à dire que Jésus, le fils, c'est Dieu, purement et simplement. Autrement dit, Noêtos oublie l'Homme, uni à Dieu. Autrement dit encore, il abolit la doc­trine de l'incarnation, qui est la théorie de l'union de l'Homme à Dieu. L'hérésie de Noêtos est donc tout d'abord et essen­tiellement une hérésie christologique, une hérésie de type monophysite, puisqu'elle ne reconnaît dans Jésus le Christ,  le fils, qu'une seule nature, celle de Dieu. Le Christ, dans le système de Noêtos, c'est Dieu et seulement Dieu.

Dans ses discussions avec les Anciens de l'église de Smyrne, nous apprenons que Noêtos disait :

 

Qu'est-ce que je fais de mal ? Je glorifie un seul Dieu, le Christ, et je n'en connais pas d'autre que lui, qui est né, qui a souffert, qui est mort !

 

Les Anciens répondaient à Noêtos :

 

Nous aussi nous glorifions un seul Dieu, mais comme nous savons, et nous tenons le Christ, mais comme nous savons, fils de Dieu ; c'est lui qui a souffert, comme il a souffert ; qui est mort, comme il est mort ; qui est res­suscité le troisième jour ; qui est monté aux cieux ; qui est assis à la droite du père ; qui viendra juger les vivants et les morts[59].

 

Les Anciens répondent donc très bien à Noêtos, et ils réci­tent le Symbole de leur église :

1.    Un seul Dieu.

2.    Un seul Christ, qui est le fils de Dieu. C'est le fils de Dieu qui a souffert, qui est mort, qui est ressuscité le troisième jour, qui est à la droite du père, c'est-à-dire de Dieu.

Ce n'est pas Dieu, en tant que tel, qui est né, qui a souf­fert, qui a été crucifié, qui est mort : c'est l'Homme vérita­ble uni à Dieu. Car Dieu est absolument transcendant et abso­lument impassible.

 

La distinction objective entre le père et le fils, c'est celle-ci :

le père = Dieu.

le fils = Dieu qui s'unit l'Homme, ou l'Homme uni à Dieu.

 

Noêtos a oublié l'Homme dans son système. Il en résulte forcément que, dans son système, c'est Dieu lui-même qui est né, qui a été crucifié, qui a souffert et qui est mort.

Autrement dit, pour avoir oublié l'Homme uni à Dieu dans l'incarnation, la théorie de Noêtos est une théorie gnostique de l'incarnation, qui revient à prêter à Dieu une aventure tra­gique et douloureuse : c'est Dieu lui-même qui est aliéné, exilé dans l'histoire et qui pâtit.

C'est déjà, très en avance, la théorie hégélienne de l'incarnation.

L'argumentation de Noêtos et de ses disciples, on la trouve toujours dans le même document :

Puisque je professe que le Christ, c'est Dieu, il est par conséquent le père, puisque le père, c'est Dieu. Dieu est unique. Or le Christ a souffert, lui qui est Dieu lui-même. Par conséquent le père a souffert, puisque le Christ, c'est le père.

 

Mis en forme, le raisonnement de Noêtos et de ses disci­ples est donc le suivant :

1.    Dieu est unique,

2.    Or Jésus le Christ, c'est Dieu lui-même,

3.    Jésus de Nazareth, le Christ, est né, a été crucifié, a souf­fert, est mort.

4.    Donc Dieu est né, a été crucifié, a souffert, est mort.

 

Ou encore :

1.    Dieu est unique, c'est le père.

2.    Jésus le fils, c'est Dieu lui-même, sans plus.

3.    Par conséquent, le fils = le père.

4.    Jésus de Nazareth est né, a été crucifié, a souffert, est mort.

5.    Donc le père est né, a été crucifié, a souffert, est mort.

 

La première proposition, Dieu est unique, est exacte.

La seconde proposition :

Jésus le Christ = Dieu

ou

le fils = le père

n'est pas exacte, puisque Jésus le Christ, le fils, c'est Dieu uni à l'Homme ou l'Homme uni à Dieu, mais non Dieu tout seul ou Dieu seulement.

L'erreur du raisonnement tient à cette erreur qui se trouve dans la seconde proposition. La conclusion est fausse parce que la seconde proposition est fausse.

Les Anciens répondent fort bien à Noêtos. « Mais en réalité il n'en est pas ainsi. Car ce n'est pas de cette manière que les Écritures présentent les choses... »

En effet, les quatre Évangiles nous enseignent que Jésus est pleinement homme, verus homo, perfectus homo. C'est cela qu'a oublié Noêtos. Et c'est en quoi son hérésie est une hérésie docète et gnostique.

Les Anciens ont très bien vu que l'erreur de Noêtos est exac­tement symétrique et inverse de celle d'un certain Théodote qui disait que le Christ est un homme seulement. Noêtos considère que le Christ c'est Dieu seulement. La vérité c'est que le Christ, c'est l'Homme avec Dieu, ou Dieu avec l'Homme, l'union de Dieu incréé et de l'Homme créé, ou l'union de l'Homme créé à Dieu incréé.

Les Anciens rappellent la doctrine de l'incarnation c'est-à-dire de l'humanisation : le père, c'est-à-dire Dieu, était dans le fils ; le fils dans le père ; et c'est ainsi que le Christ, c'est-à-dire le fils, a séjourné parmi les hommes. Ce n'est pas Dieu tout seul.

Noêtos argumentait en se servant du texte que nous connaissons, Jean 10, 30 : « Moi et le père nous sommes un ». Noêtos voulait ainsi établir l'unité, ou mieux l'identité ontologique entre Dieu et Jésus le Christ. - Les Anciens répondent fort bien à Noêtos : Remarque bien qu'il n'a pas dit : « Moi et le père je suis un », mais : « nous sommes un ». - Ce qui était en effet marquer fortement la distinc­tion en même temps que l'union. - Le pluriel « nous som­mes », ajoutent les Anciens, ne se dit pas d'un seul, mais se dit de deux. Et les Anciens ajoutent : « Il a ainsi montré, ou manifesté, deux prosôpa, mais une seule puissance. »

En grec, au temps où se situe cette discussion, prosôpon signifie le visage, la figure, d'où : le personnage.

 

A Noêtos, les Anciens opposent leur propre doctrine :

1.    Le père, Dieu tout-puissant.

2.    Le Christ Jésus, le fils de Dieu, Dieu devenu homme, à qui le père a tout soumis sauf lui-même.

3.    Et l'Esprit saint.

 

Cela fait trois, ajoutent les Anciens.

Contre Noêtos, ils affirment en choeur ;

 

Dieu est unique, en qui il faut croire, mais sans géné­ration, non susceptible de souffrir, immortel, faisant tou­tes choses, tout ce qu'il veut, comme il le veut, lorsqu'il le veut...

 

Ce que les Anciens défendent contre Noêtos, c'est donc la transcendance, l'impassibilité de Dieu et sa liberté, contre une théorie de l'incarnation qui revient, comme nous l'avons vu, à prêter à Dieu une venture tragique, à la manière des gnos­tiques, et, très à l'avance, à la manière de Hégel.

Dans un autre document, attribué par certains historiens au même Hippolyte, par d'autres historiens à un inconnu, nous trouvons une description de l'hérésie de Noêtos qui com­plète la précédente (à moins qu'elle ne la précède...). Les dis­ciples de Noêtos disent que c'est un seul et même Dieu qui est le créateur de l'Univers et qu'il lui a plu, bien qu'étant invisible, de se manifester. Quand il ne se laisse pas voir, il est invisible, et visible quand il se laisse voir. Noêtos ensei­gne l'identité du père et du fils. Avant d'être né, le père por­tait à bon droit le nom de père ; mais quand il lui plut de se soumettre à la génération, il devint, par cette génération même, son propre fils. Le père et le fils sont, sous deux noms différents, un seul et même être. Il est appelé successivement père et fils. C'est lui qui a souffert, qui a été cloué sur la croix, qui s'est rendu à lui-même son propre esprit qui est mort, qui s'est ressuscité le troisième jour[60].

D'après ce document on voit de nouveau que l'hérésie de Noêtos est bien une hérésie christologique qui consiste à avoir nié que Dieu se soit réellement uni l'Homme. Il en résulte que Jésus le Christ, c'est Dieu tout seul, et en conséquence, d'après cette hérésie, il faut dire que la divinité elle-même est née, a souffert, a été crucifiée. L'incarnation n'est plus l'union de Dieu et de l'Homme, mais une aventure de Dieu. C'est simplement la manifestation de Dieu, du Dieu invisible, parmi nous : d'après Noêtos, on appelle fils Dieu devenu visible.

 

Tertullien (né à Carthage vers 155 ou 160) nous décrit dans un de ses ouvrages l'hérésie d'un certain Praxéas qui disait : le père lui-même est descendu dans une vierge, c'est lui-même qui est né de la vierge, c'est lui qui a souffert : c'est lui qui est Jésus le Christ.

Enfin nous savons par d'autres historiens anciens, par exemple par Ephiphane évêque de Salamine, qu'un certain Sabellios, prononciation latine Sabellius, et ses disciples ensei­gnaient que le père est le même que le fils.

C'est donc, semble-t-il, à peu près la même doctrine.

En 259 ou 260 l'évêque de Rome, qui s'appelait Denys, écrit à l'évêque d'Alexandrie qui s'appelait Denys lui aussi, une lettre dans laquelle il dit ceci :

 

Ensuite, je dois m'adresser à ceux qui divisent, qui séparent et qui détruisent le dogme vénérable de l'église de Dieu, l'unité de principe, en trois puissances et subs­tances séparées, en trois divinités. Car j'ai appris qu'il existe parmi vous certains qui enseignent la doctrine chré­tienne, qui professent la divine parole et qui introdui­sent cette opinion. Ils s'opposent diamétralement, pour ainsi dire, à la doctrine de Sabellios. Celui-ci blasphé­mait en disant que le fils est le même que le père, et réci­proquement. Mais eux, ils annoncent d'une certaine manière trois dieux ; ils séparent, ils divisent la sainte Unité en trois substances étrangères les unes aux autres et complètement séparées...

 

Par conséquent, à Alexandrie, au IIIe siècle, certains ensei­gnaient une théorie de la Sainte Triade qui aboutissait à faire de celle-ci un ensemble de trois dieux.

C'est ce qu'on appelle le trithéisme.

Jusqu'aujourd'hui, c'est une tendance et même une tenta­tion très forte chez les chrétiens, des églises grecques et des églises latines, de verser dans cette conception de la trinité. Nous allons y revenir.

 

 

La crise arienne et le concile de Nicée

 

 

Arios ou Arius, prêtre d'Alexandrie, au début du Ive siè­cle, enseigne que le Logos de Dieu, c'est-à-dire, nous le savons, la parole de Dieu, est un être transcendant, éminent, mais créé. Il n'a pas toujours existé : il fut un temps où il n'exis­tait pas.

Nous n'avons pas à rechercher ici les origines de cette spé­culation. Il nous suffit de noter qu'objectivement, et d'un point de vue strictement philologique, la doctrine d'Arius ne correspond pas à l'enseignement de l'Écriture sainte. Dans la Bible hébraïque, la parole de Dieu n'est pas un être créé. C'est Dieu lui-même qui s'exprime, qui se manifeste, qui se communique, qui communique sa science dans l'oeuvre de la création et dans l'oeuvre de la révélation[61].

En 325, l'empereur Constantin convoque un concile dans la ville de Nicée, non loin de Constantinople. Deux cent soixante évêques ou plus ont pris part à ce concile.

Les historiens nous disent que la formule du Symbole de Nicée a été élaborée à partir du Symbole présenté par Eusèbe de Césarée. Cette dernière formule semble être elle-même une modification du Symbole baptismal de l'église de Césarée.

Pour voir comment les Pères de Nicée ont transformé, adapté, modifié, complété, la formule de l'église de Césarée, voici les deux formules en présence l'une de l'autre :

 

Symbole de l'église de Césarée, 111e siècle, (Hahn p. 131) Enchiridion Symbolorum ed. cit. p. 30 :

 

Nous croyons en un seul Dieu le père tout-puissant, le créateur de toutes les choses visibles et invisibles.

Et en un seul seigneur Jésus Christ,

Le Logos de Dieu, Dieu issu de Dieu, lumière issue de la lumière, vie issue de la vie, fils unique engendré, premier-né de toute la création, avant tous les temps engendré du père, et par qui toutes choses sont venues à l'être,

lui qui à cause de notre salut s'est incarné et a séjourné parmi les hommes, qui a souffert, qui est ressuscité le troisième jour, qui est remonté vers le père, et qui vien­dra de nouveau en gloire juger les vivants et les morts.

Nous croyons aussi en un seul Esprit saint.

 

Symbole de Nicée, 19 juin 325 :

 

Nous croyons en un seul Dieu, le père tout-puissant, le créateur de toutes les choses visibles et invisibles,

et en un seul seigneur Jésus Christ, le fils de Dieu, engendré du père, unique engendré, c'est-à-dire de la substance du père, Dieu (issu) de Dieu, lumière (issue) de la lumière, Dieu véritable (issu) de Dieu véritable, engendré non pas créé, consubstantiel au père, par qui toutes choses sont venues à l'être, celles qui sont dans le ciel et celles qui sont sur la terre,

lui qui pour nous les hommes et pour notre salut est descendu, s'est incarné, s'est in-humanisé, a souffert, est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux, il vien­dra juger les vivants et les morts,

et dans le Saint-Esprit.

 

Quant à ceux qui disent : « il fut un temps où il n'existait pas », ou bien : « avant d'être engendré il n'existait pas », ou bien encore qu'il est venu à l'être à partir du néant ou bien qu'à partir d'une autre substance (en grec : hypostasis) ou substance (en grec : ousia) il existe, ou bien qu'il est créé, ou susceptible de varier ou de devenir autre, le fils de Dieu, - ceux-là, elle les considère hors de son corps, l'Église catholique.

 

Les Pères du concile de Nicée ont repris un fond commun à toutes les formules que nous avons lues jusqu'à présent, tant en Occident qu'en Orient :

1.    Dieu le père créateur.

2.    Jésus Christ le fils de Dieu.

3.    Le Saint-Esprit.

 

Ils ont supprimé la formule d'Eusèbe :

« le Logos de Dieu... »

et l'ont remplacée par

« le fils de Dieu... »

qui s'applique de nouveau directement à Jésus le Christ. En cela, les Pères de Nicée reviennent donc à la manière de par­ler et de penser des églises d'Occident. Ils reviennent à la manière concrète de parler, celle du. Nouveau Testament : c'est Jésus le Christ qui est le fils de Dieu.

 

La formule d'Eusèbe :

« ... fils unique engendré (qui s'appliquait dans sa formule directement au Logos de Dieu), premier-né de toute la créa­tion, avant tous les siècles engendré du père... »

 

est remplacée par :

« engendré du père, unique engendré... »

 

qui s'applique et se rapporte directement à Jésus le Christ, le fils de Dieu, considéré concrètement.

 

De plus, les Pères de Nicée ont ajouté plusieurs expressions dirigées directement contre Arius et ses disciples :

« c'est-à-dire de la substance du père... »
« engendré et non pas créé... »
« consubstantiel au père... »

 

Après : « il s'est incarné... », les Pères de Nicée ont ajouté un terme, une expression, qui accentue, confirme et précise : « in-humanisé », c'est-à-dire : il est devenu homme. Ce que la formule d'Eusèbe pourrait avoir d'un peu insuffisant se trouve donc fortifié.

Enfin ils ont ajouté les anathématismes dirigées contre les thèses d'Arius.

Le terme hébreu herem (prononcer le h initial à la manière du ch dur allemand) désigne une chose ou un être qui est consacré et désormais intouchable. L'expression est utilisée dans la Bible hébraïque dans les textes où il est question des guerres d'extermination. Le mot herem se lit aussi dans les textes où il est dit que, par exemple, celui qui offre des sacri­fices aux divinités païennes sera herem, c'est-à-dire exterminé, exclu de la communauté du peuple hébreu (Exode 22, 19). Ce mot hébreu a été traduit en grec par anathèma ; les Latins ont gardé le même terme, anathema, et les Français ont trans­mis en façonnant le décalque anathème. C'est ce terme qu'uti­lisent les conciles depuis les origines pour signifier que telle ou telle doctrine est exclue et que ceux qui la soutiennent sont eux-mêmes exclus du corps de la pensée de l'Eglise, puisque l'Église a une pensée, qui a une certaine structure, une cer­taine consistance, et qu'on ne peut pas dire n'importe quoi et être en accord avec elle...

Cette particularité se retrouve aussi dans d'autres discipli­nes, par exemple la physique, la biologie et quelques autres sciences.

Dans la traduction des anathématismes, c'est-à-dire des formules d'exclusion, j'ai laissé deux fois de suite le mot subs­tance, précisément parce que les Pères de Nicée, dans ce texte, considèrent comme synonymes les deux mots grecs : hypos­tasis et ousia.

En grec, en grec philosophique tout particulièrement, le mot ousia peut désigner deux choses distinctes. Il peut signifier la substance singulière concrète, par exemple tel homme particulier, tel lion, telle tulipe ; - ou bien l'essence univer­selle, par exemple l'essence du lion, ou de l'homme, ou du papillon, c'est-à-dire l'ensemble des déterminations objecti­ves, extraites de l'expérience, qui permettent de distinguer un lion d'un tigre, un homme d'un gorille ; - l'ensemble des caractères anatomiques, physiologiques, biochimiques, neu­rophysiologiques, psychiques et autres qui permettent de déterminer l'espèce du lion, du tigre, de l'homme ou du canard.

Les Pères de Nicée entendent ici le mot grec ousia au pre­mier sens : il s'agit de la substance individuelle singulière et concrète. Et donc, lorsqu'ils disent que notre Seigneur Jésus Christ, le fils de Dieu, est issu de la substance du père et qu'il est consubstantiel (homoousion) au père, cela ne signifie pas seulement qu'il soit de la même essence ou nature que le père, comme tous les petits canards d'une même espèce sont de la même espèce. - Car, pris en ce sens, toutes les divinités de l'Olympe sont de même nature, puisqu'elles sont toutes de la nature de la divinité. - Non, les Pères de Nicée veulent définir précisément contre Arius que Jésus le Christ est issu de la substance singulière de Dieu et qu'il est de la même subs­tance que Dieu.

Ici il faut se souvenir de la formule du concile oecuméni­que de Chalcédoine (cf. p. 151). Que disait le concile de Chalcédoine ?

 

... Un unique et le même fils le Seigneur Jésus Christ, intégral, le même, en divinité, et intégral le même, en humanité : Dieu véritablement, et homme véritablement, le même, (constitué) d'une âme intelligente et d'un corps ; consubstantiel au père (c'est-à-dire à Dieu) quant à la divinité, et consubstantiel à nous, lui, le même, quant à l'humanité...

 

Les Pères de Chalcédoine, en 451, ont donc ajouté quelque chose à la définition des Pères de Nicée, en 325. Car la définition des Pères de Nicée dit bien, contre Arius, que Jésus le Christ est consubstantiel à Dieu ; mais ils ne disaient pas qu'il est aussi, lui, le même, consubstantiel aux hommes. Et donc la définition était incomplète. Elle permettait, ou du moins elle laissait la place aux hérésies qui sont de fait surve­nues : celle d'Apollinaire de Laodicée et celle d'Eutychès, qui méconnaissaient l'un et l'autre, de manières diverses, la pleine et intégrale humanité du sauveur.

Nous avons sous les yeux un exemple de développement dogmatique. Les Pères de Chalcédoine complètent ce qui man­quait à la formule de Nicée. Et, comme le remarquait le car­dinal John Henri Newman, c'est un signe d'hérésie que de ne pas vouloir suivre un développement. Nombre d'évêques, lors du concile de Chalcédoine, ont protesté contre les défi­nitions du nouveau concile et ont affirmé qu'ils s'en tiendraient aux définitions du vénérable concile de Nicée. C'est là un phénomène qui s'est produit constamment dans l'his­toire de l'Église, depuis les origines jusqu'aujourd'hui.

Les Pères de Nicée, fascinés par le problème soulevé par Arius, qui prétendait que le Logos de Dieu est un être trans­cendant mais créé, veulent répondre à cette doctrine et s'y opposer. Ils intercalent donc des formules dirigées contre les doctrines d'Arius dans un texte qui, à l'origine, ne se posait pas cette question, et traitait de Jésus le Christ pris concrètement. Les Pères de Nicée disent donc de Jésus de Nazareth, le fils de Dieu, ce qui est vrai du Logos de Dieu, à savoir qu'il est de la substance singulière de Dieu, qu'il est consubstan­tiel à Dieu. Mais ils ne disent pas, ce que le concile de Chal­cédoine va souligner fortement, que Jésus le fils de Dieu est aussi pleinement le fils de l'homme. Les Pères de Nicée ne le disent pas, parce qu'ils ne se posent pas cette question à ce moment-là, tout préoccupés qu'ils sont par la guerre contre l'arianisme. Lorsque la question se posera, bientôt, avec Apol­linaire, l'Église va formuler sa pensée sur ce point et équili­brer les formules de Nicée.

Le développement dogmatique est donc un progrès dans la pensée de l'Église. Refuser de suivre ce développement dog­matique c'est refuser de suivre ce progrès. Ce refus même est une hérésie, puisqu'il est une méconnaissance de la réalité vivante de l'Église qui est un Organisme spirituel en régime de croissance et de développement[62].

 

Après le concile de Nicée, la crise arienne n'est pas termi­née, loin de là. Des secousses redoutables vont secouer l'Église pendant longtemps encore à cause de l'arianisme ; Athanase (né vers 295 à Alexandrie) fut l'un des héros de cette guerre de la pensée[63].

A partir de ce moment-là, chez les Pères, les docteurs, les évêques des églises de langue grecque, le système logique a été changé ; le registre n'est plus le même.

Dans les écrits du Nouveau Testament, et dans les Symbo­les des églises de langue latine, nous l'avons vu, la Sainte Triade c'est :

 

 

Tableau n° 2

 

1.    Dieu, appelé père et créateur de toutes choses, notre père et le père de notre Seigneur Jésus le Christ.

2.    Jésus le Christ, le fils de Dieu.

3.    L'Esprit saint.

 

Maintenant, avec les Pères de langue grecque, le système logique de la Sainte Triade, ce sera :

 

 

Tableau n° 3

 

1.    Dieu, créateur de toutes choses visibles et invisibles.

2.    Le Logos de Dieu, éternel, appelé « fils » de Dieu.

3.    L'Esprit saint.

 

Ce nouveau système logique va prévaloir chez les plus grands théologiens grecs et latins. Nous allons le retrouver chez les théologiens de langue latine, chez saint Augustin, saint Thomas d'Aquin, le bienheureux Jean Duns Scot.

Mais, comme nous le verrons aussi, dans les Symboles solennels des Conciles, l'Église va garder volontiers le lan­gage et le système logique concret du Nouveau Testament et des anciens Symboles. Il va donc exister une certaine dispa­rité, un léger hiatus, entre la pensée spéculative des plus grands théologiens, et les Symboles des grands Conciles.

 

La transformation du système logique est bien antérieure à Athanase puisque nous l'avons déjà observée dans le Symbole de Grégoire dit le Thaumaturge, disciple d'Origène. Il semble qu'Origène d'Alexandrie (né vers 185) soit l'une des sources de cette transformation. Mais il n'est pas la source première. Il faut remonter plus haut et rechercher les spécu­lations métaphysiques sur le Logos de Dieu appelé « fils » de Dieu par des métaphysiciens, par exemple Numénius d'Apamée (IIe siècle).

 

Nous avons déjà indiqué les inconvénients de ce nouveau langage, qui n'est pas celui du Nouveau Testament. Il y a inconvénient à appeler « fils » le Logos de Dieu considéré en son éternité et indépendamment de l'incarnation, parce qu'une pente fatale et irrésistible va conduire les esprits à pen­ser que le Logos de Dieu est un autre être que Dieu, ce qui est précisément la pente qui conduit tout droit aux spécula­tions d'Arius d'Alexandrie. Il va donc falloir corriger cons­tamment le concept de « fils » et lui ôter tout ce qu'il doit à notre expérience, en ne gardant qu'une relation de filiation.

 

Mais le problème de la théologie trinitaire va se compli­quer encore plus, par le fait que les docteurs de langue grecque vont appeler hypostasis chacun des termes de la Sainte Triade : le père, le fils, c'est-à-dire maintenant le Logos de Dieu considéré en lui-même, et le Saint-Esprit. A partir de maintenant, nous l'avons noté, le terme de « père » va changer de sens, puisqu'il va désigner celui qui, en Dieu, est père de son propre Logos. C'est, diront les Pères de langue grecque, une hypostase. Le Logos de Dieu, appelé désormais « fils » de Dieu, est aussi une hypostase. Enfin le Saint-Esprit est une hypostase. Cela fait donc trois hypostases. Or, en grec, hypostasis signifie substance concrète. Par conséquent, trois hypostases, cela fait trois substances. Comment dans ces conditions échapper au trithéisme, c'est-à-dire à la doctrine selon laquelle il existe trois dieux ? Nous nous souvenons de la lettre du pape Denys de Rome à l'évêque Denys d'Alexan­drie, lui aussi disciple d'Origène d'Alexandrie, précisément à ce sujet. Relisons un fragment de cette lettre du pape Denys :

 

J'adresse des reproches à ceux qui divisent, et qui cou­pent et qui détruisent la proclamation vénérable de l'Église de Dieu, à savoir la doctrine de l'unique Prin­cipe ontologique, grec, tèn monarchian, - en trois puis­sances et en trois hypostases séparées et en trois divinités...

 

L'Église de Rome, pour sa part, depuis les origines, a tou­jours été monothéiste, strictement monothéiste, absolument monothéiste, exactement comme le judaïsme et comme l'islam, ni plus ni moins.

On trouve même une attestation de cette constance dans l'affirmation du monothéisme le plus strict, dans le livre dont nous avons parlé, l'Elenchos contre toutes les écoles de pen­sée, publié sous le nom d'Hippolyte de Rome. L'auteur quel qu'il soit de ce savant ouvrage professe que le Logos de Dieu est le fils éternel de Dieu. Il professe donc, comme Origène d'Alexandrie et comme Tertullien de Carthage, le troisième système logique. Or que nous dit-il ? Il nous dit que le pape de Rome, Calliste, pape entre 217 ou 218 et 222 ou 223, - lui a adressé le reproche suivant :

- Vous êtes dithéistes ! - Elenchos, IX, 11.

Ce qui était fort bien vu.

Et donc, depuis les origines, les papes de Rome ont tou­jours tenu fermement la barre dans le sens orthodoxe du plus strict monothéisme. On ne peut pas en dire autant de tous les patriarches d'Orient.

Chez certains théologiens de langue grecque, Dieu, la Sainte Triade, se présente comme une gerbe constituée de trois dieux, gerbe qui a une racine commune ; mais il reste que les trois hypostases se présentent comme trois êtres, - ce qui est la destruction du monothéisme.

Chez les plus grands parmi les théologiens de langue grecque, on assiste alors à un effort considérable pour surmon­ter cette difficulté théorique, - les plus grands, c'est-à-dire Athanase d'Alexandrie, Basile de Césarée (né vers 330 à Césa­rée de Cappadoce), son frère Grégoire de Nysse (né vers 335), Grégoire de Nazianze (né vers 330), Cyrille d'Alexandrie (né peut-être autour de 380) et quelques autres. Ils sont monothéistes, certes, mais à quel prix ! Il faut expliquer comment il peut y avoir en Dieu trois hypostases sans que pour autant on puisse dire qu'il y a trois êtres, c'est-à-dire trois dieux. Par exemple, Basile de Césarée écrit une lettre à son frère Grégoire de Nysse, en 369 ou 370 (à moins que ce ne soit l'inverse : Grégoire écrit à Basile, mais peu nous importe ici), lettre dans laquelle l'un des deux frères explique à l'autre que c'est très simple. Le terme d'ousia désigne ce qui est com­mun, par exemple ce qui est commun à l'espèce humaine. Le terme d'hypostasis désigne ce qui est propre, ce qui est parti­culier à chacun d'entre nous, en somme l'individu singulier, par exemple Pierre, Paul ou Jacques. Ainsi Dieu est une seule ousia, une seule essence, et il y a en lui trois hypostases[64].

C'est en effet très simple ; malheureusement pour cette explication ce n'est pas possible du point théologique, parce qu'il n'y a pas en Dieu trois individus, et la substance de Dieu n'est pas une essence universelle comportant trois individus singuliers. L'ousia de Dieu est une substance singulière, individuelle, absolument simple. Voici d'ailleurs ce qu'en dit le premier Concile du Vatican, en 1870 :

 

« Dieu est une substance spirituelle, singulière, absolument simple et immuable »

 

una singularis, simplex omnino et incommutabilis subs­tantia spiritualis

 

(Constitution dogmatique « Dei filius » de fide catholica, chap. I, DeDeo, Enchriridion Symbolorum, éd. cit, n° 3001).

La solution de la difficulté va apparaître avec Grégoire de Nazianze qui explique dans l'un de ses cours de théologie donnés à Constantinople entre 379 et 381 que 1'hypostasis ne dési­gne pas la substance mais une certaine relation. En Dieu la substance est unique, mais il existe des relations qui sont la paternité, la filiation...[65].

C'est cette solution qui a été reprise par les Latins, en par­ticulier par saint Augustin et à sa suite par les grands doc­teurs scolastiques.

Les Latins avaient eu de grosses difficultés avec la théolo­gie trinitaire des Grecs, puisque les Grecs disaient : trois hypostases et une ousia. Cela donnait en traduction latine : tres substantiae, trois substances, et una substantia, et une substance. Il nous reste une lettre de saint Jérôme (né autour de 347) au pape Damase dans laquelle Jérôme explique au pape Damase qu'il n'y comprend plus rien[66].

D'ailleurs, le passage du latin au grec, c'est-à-dire la tra­duction du langage des théologiens latins dans la langue grecque, ne donnait pas des résultats meilleurs. Les Latins dési­gnaient les trois de la Sainte Triade par le terme de persona que nous allons retrouver bientôt. En traduction grecque, cela donnait : prosôpon. Or le prosôpon, en grec, et tout parti­culièrement dans les écrits du Nouveau Testament, c'est le visage, la figure : Matthieu 6, 16 sq : « Toi, lorsque tu jeû­nes, parfume-toi la tête et lave-toi la figure, prosôpon » ;

Actes 20, 25 : « Et maintenant, voici, je sais que vous ne reverrez plus jamais mon visage, prosôpon... »

Par conséquent les Grecs pensaient que leurs frères latins pensaient que Dieu avait trois visages ! Et ils ajoutaient : Ces pauvres Latins, la rusticité et la pauvreté de leur langue ne leur permet pas de penser la Sainte Triade...[67]

Avant de passer aux docteurs latins, lisons le Symbole du Concile oecuménique de Constantinople, 381. Il a été formé à partir du Symbole de l'église de Jérusalem tel que nous le connaissons par Cyrille de Jérusalem et Épiphane de Salamine (cf. textes cités plus haut, p. 231 et p. 232). Il reprend le langage concret du Nouveau Testament et des anciens Symboles :

 

Nous croyons en un seul Dieu, le père tout-puissant créateur du ciel et de la terre, de toutes les choses visi­bles et invisibles.

et en un seul seigneur Jésus Christ, le fils de Dieu, l'unique engendré, engendré du père avant tous les temps, lumière (issue) de la lumière, Dieu véritable (issu) de Dieu véritable, engendré, mais non pas créé : consubstantiel au père : par qui tout est venu à l'être ;

lui qui à cause de nous les hommes, et pour notre salut, est descendu des cieux, s'est incarné de l'Esprit saint et de Maria la vierge, il s'est in-humanisé, il a été crucifié pour nous sous Ponce Piliate, il a souffert, il a été mis au tombeau, il est ressuscité le troisième jour conformément aux Écritures, il est assis à la droite du père, et de nouveau il reviendra avec gloire juger les vivants et les morts ; son règne n'aura pas de fin ;

et en l'Esprit saint, le Seigneur, qui vivifie, qui est issu du père, lui qui avec le père et le fils est co-adoré et co­-glorifié, lui qui a parlé par les prophètes. En une seule sainte universelle et apostolique église. Nous professons un seul baptême pour la rémission des péchés. Nous attendons la résurrection des morts et la vie du monde (ou : de la durée) à venir. Amèn

 

Dans ce Symbole du concile de Constantinople, de nou­veau le terme de « père » désigne Dieu purement et simplement, Dieu le créateur ; le terme de « fils » désigne Jésus le Christ, le fils de Dieu. Par conséquent nous voilà revenus au langage concret du Nouveau Testament et la Sainte Triade c'est :

 

1.             Dieu.

2.             Jésus le Christ.

3.             L'Esprit saint.

 

Entre le concile de Nicée, 325, et le concile de Constanti­nople, 381, des théologiens s'étaient avisés de nier la divinité de l'Esprit saint. Il suffit de lire attentivement l'Écriture sainte pour constater que l'Esprit saint, c'est l'Esprit de Dieu, c'est-à-dire Dieu lui-même qui est Esprit et qui consent à se com­muniquer à notre propre esprit. Ce n'est pas un autre dieu que Dieu l'unique, et c'est encore moins un être créé. C'est contre ces théologiens qui niaient la divinité du Saint-Esprit que les Pères du concile de Constantinople définissent que l'Esprit saint est Seigneur, vivifiant, qu'il est issu du père, c'est-à-dire de Dieu, puisqu'il est l'Esprit de Dieu, et que c'est cet Esprit de Dieu qui a parlé par les anciens prophètes hébreux, comme nous l'avons vu.

 

La Sainte Triade est maintenant, avec la définition du Symbole de Constantinople, au grand complet. C'est

 

1.  Dieu appelé aussi le père, le créateur de tous les êtres visi­bles et invisibles.

2.  Jésus le Christ, le fils de Dieu, c'est-à-dire Dieu qui s'est uni l'Homme, ou, ce qui revient exactement au même, l'Homme véritable uni à Dieu véritable.

3.  L'Esprit de Dieu, c'est-à-dire l'Esprit du père, qui est aussi l'Esprit de Jésus, l'Esprit du Christ, puisque Jésus le Christ, c'est Dieu, c'est-à-dire le père, qui s'unit l'homme.

 

Bien évidemment, il n'y a pas trois dieux, mais un seul Dieu, un seul principe, une seule substance spirituelle singulière.

 

 

Saint Augustin

 

 

Saint Augustin, né en 354 à Tagaste, aujourd'hui Souk Ahras en Algérie, est baptisé en 387 après avoir passé neuf ans dans une secte manichéenne. En 391 il est ordonné prê­tre à Hippone. En 396 il devient l'évêque d'Hippone. Il meurt en 430. En 399, il commence la composition de son grand traité consacré à la Trinité, et l'achève en 419 : vingt ans de travail, sans compter les années de réflexion qui précèdent.

La solution à laquelle aboutit saint Augustin est celle de Grégoire de Nazianze. Ce qu'on appelle en latin persona ne désigne pas la substance, mais une relation. Le problème posé par la théologie trinitaire telle que les docteurs grecs l'avaient léguée aux docteurs latins, c'était de concilier la théorie des trois hypostases avec le monothéisme, qui est l'orthodoxie même. Grégoire de Nazianze avait dégagé l'idée (si toutefois c'est lui qui en est l'inventeur) que les hypostases désignent des relations. Saint Augustin transpose cette analyse dans le langage des Latins. Les Grecs disaient : trois hypostases et une ousia. Les Latins disent : trois personae et une essentia ou substantia.

Pour désigner les trois de la Sainte Triade, ils utilisent le terme latin de persona.

Mais en français, aujourd'hui, une personne, c'est un être, une substance singulière concrète, pourvue de conscience, de raison, de volonté, de liberté, d'autonomie. On distingue la personne de l'individu. On convient de dire que l'amibe est un individu biologique mais on lui dénie le titre de personne parce qu'on suppose, ce qui est assez vraisemblable, que l'amibe n'a pas de raison ni de liberté.

Si donc on transpose en théologie trinitaire le terme fran­çais de personne, alors on obtient ceci :

En Dieu, il y a trois êtres, trois substances, pourvus de cons­cience, de volonté, de liberté, d'autonomie, c'est-à-dire trois dieux en un.

C'est la destruction du monothéisme.

Chez saint Augustin, le mot latin persona n'avait pas le sens fort qu'il a aujourd'hui. Pour s'en assurer, il suffit de lire attentivement son grand traité sur la Sainte Trinité. Il dit, par exemple, De Trinitate, livre V, 10 :

 

Lorsqu'on se demande, - lorsqu'on nous demande : trois quoi ? - le langage humain souffre d'une grande indigence. Alors on dit : trois personnes, tres personae. Ce n'est pas tellement pour dire cela, mais pour ne pas rester sans rien dire, non ut illud diceretur, sed ne taceretur

 

Et ailleurs (De Trinitate, VI, 11) :

 

Mais pourquoi donc n'appellons-nous pas ces trois - le père, le fils, l'Esprit saint - une seule personne, unam personam, comme nous disons une seule essence, unam essentiam, et un seul Dieu, et unum Deum ? Mais nous disons trois personnes, tres personas, étant donné que nous ne disons pas trois dieux ou trois essences. Pourquoi, sinon parce que nous voulons trouver un mot qui désigne chacun des termes de la Sainte Triade, afin de ne pas rester complètement muets quand on nous deman­dera : trois quoi ? - puisque de fait nous professons qu'il y a trois...

 

Donc, lorsque nous enseignons à notre tour le catéchisme aux petits enfants, faisons très attention à ne pas appuyer lour­dement sur le mot français personne pour exposer la théolo­gie trinitaire ; souvenons-nous de la modestie avec laquelle saint Augustin se sert du mot latin persona. Il s'en sert faute de mieux, parce qu'il n'a pas trouvé autre chose pour nommer, pour désigner les trois termes de la Sainte Triade d'un mot qui leur soit commun. Mais toute son oeuvre est consa­crée à établir que Dieu est unique, absolument simple, et que les trois de la Sainte Triade ne font pas trois dieux mais un seul Dieu. N'oublions surtout pas d'expliquer que le terme latin de persona en théologie trinitaire, chez les théologiens de langue latine, ne signifie pas ce que signifie le mot personne aujourd'hui en français ; le poids d'une langue est tel que les esprits reviendront toujours à l'idée qu'en Dieu il y a trois êtres, puisque le mot français personne, aujourd'hui, signifie un être pourvu de raison et de liberté.

 

Saint Augustin savait que l'Église a condamné et rejeté la doctrine de Sabellius, qui est, sans doute, celle de Praxéas et de Noêtos.

Mais, semble-t-il, il ne savait plus très exactement pourquoi ; ou, mieux, en quoi consistait exactement cette hérésie.

L'hérésie de Noêtos, nous l'avons vu, c'est de dire que Jésus le Christ, c'est Dieu, purement et simplement, et sans plus. Noêtos oubliait l'Homme dans l'incarnation.

Noêtos disait donc que le fils, c'est-à-dire Jésus le Christ, c'est le père, c'est-à-dire Dieu, puisque Noêtos parlait encore le langage du Nouveau Testament : pour lui, le terme de père désigne Dieu, et le terme de fils désigne Jésus. Il posait donc l'égalité.

 

le fils = le père

 

dans son propre système de référence.

Plus tard, nous l'avons vu, le terme de fils en vient à dési­gner le Logos lui-même, avant l'incarnation, indépendam­ment de l'incarnation. Dans ce nouveau système de référence, l'hérésie de Noêtos, Praxéas et Sabellios devient :

Le Logos = Dieu

 

Les Pères qui pensaient l'hérésie de Noêtos, de Praxéas et de Sabellios à l'intérieur de ce second système de référence, réfractée, si j'ose dire, dans ce nouveau système optique, ne pensaient plus en réalité l'hérésie de Noêtos telle que Noêtos l'avait lui-même pensée. Il aurait été sans doute très étonné si on lui avait dit ce que sa doctrine allait signifier plus tard.

 

Quoi qu'il en soit de ce point, ce qui est sûr c'est que pour les Pères des IVe et Ve siècles, l'hérésie de Noêtos, de Praxéas et de Sabellios, c'est bien :

 

Le Logos = Dieu

 

Ils sont donc obligés de se battre sur deux fronts.

1.    Contre Arius qui disait que le Logos de Dieu est créé et qu'il n'est pas de la substance singulière de Dieu.

2.    Contre Noêtos, Praxéas et Sabellios qui enseignaient, croyaient-ils, que le Logos = Dieu, c'est-à-dire, dans leur pro­pre langage à eux : le fils = le père.

D'où les difficultés de la théologie trinitaire à partir de ce moment et par la suite.

 

Il nous semble - mais peut-être est-ce une erreur - que jusqu'aujourd'hui quelques théologiens n'ont pas une idée très claire de ce qu'a été l'hérésie de Noêtos, et qu'ils la com­prennent, cette hérésie, transposée, réfractée, dans un système de référence qui n'était pas le sien, mais celui des Pères grecs ultérieurs.

C'est peut-être la raison pour laquelle ils soupçonnent d'hérésie sabellienne des théologiens tout à fait orthodoxes qui professent ce que professe l'orthodoxie, à savoir que le Logos de Dieu, c'est Dieu lui-même, et non pas un autre dieu que Dieu.

Bien entendu, on peut parfaitement accorder qu'il existe une certaine différence objective entre le Logos de Dieu et Dieu, mais il n'en reste pas moins que la Parole de Dieu, c'est Dieu lui-même, de même que l'Esprit de Dieu, c'est Dieu lui-même et non pas un autre.

 

Saint Augustin a donc adopté le système trinitaire des Pères grecs. Pour saint Augustin, la Sainte Trinité c'est :

1.  Dieu.

2.  La Parole de Dieu, ce que les Grecs appelaient le Logos et qu'Augustin va appeler verbum, qui est la traduction du grec logos. - Ce Logos est envisagé dans son éternité, avant l'incarnation, indépendamment de l'incarnation. Il est appelé « fils » de Dieu.

3.  L'Esprit saint.

 

Les Grecs appelaient les trois de la Sainte Triade des hypos­tases. Saint Augustin va les appeler des personae. Pour surmonter la difficulté théorique suscitée par l'emploi de ce terme, Augustin va décider qu'en théologie trinitaire, persona désigne non pas la substance, mais une relation.

 

Dans la grande lettre du pape Léon à Flavien, lettre datée du 13 juin 449, le pape Léon disait à propos du Christ :

 

Elle est sauve la propriété de l'une et l'autre nature (c'est-à-dire de la nature divine et de la nature humaine) et elles convergent en une seule personne, salva igitur pro­prietate utriusque naturae et in unam coeunte personam...

 

Le terme de persona, dans ce texte du pape Léon, désigne la personne singulière et concrète de Jésus le Christ, pleinement Dieu, pleinement homme, sans confusion des natures, le Tout relationnel, ou l'Ensemble relationnel, dans lequel, ou à l'intérieur duquel, l'intelligence distingue Dieu qui s'unit l'Homme, et l'Homme uni à Dieu.

Par conséquent, le terme de persona, en christologie, n'a pas le même sens qu'en théologie trinitaire.

En christologie il signifie, il désigne une personne concrète, une substance singulière, la personne du Christ.

En théologie trinitaire, il signifie une relation.

Le fait est là. Il est regrettable, mais c'est un fait. Raison de plus pour être extrêmement modeste dans l'emploi du mot personne en théologie trinitaire.

Il s'explique, ce fait, parce que le développement du dogme christologique et le développement du dogme trinitaire ont constitué deux séries, ou deux développements, en relation bien entendu l'un avec l'autre, mais cependant relativement indépendants. Chaque développement s'est forgé son voca­bulaire propre. Les deux systèmes linguistiques ne sont pas parfaitement appariés. Le pape Léon parle le langage concret : la personne, c'est ce que je désigne du doigt. Augus­tin, dans son grand traité de la Trinité, est conduit, contraint même, à faire signifier au terme de persona l'idée de rela­tion, afin de ne pas avoir trois dieux, lorsqu'il dit tres personae.

Nous sommes donc en présence de deux systèmes linguis­tiques distincts et on ne peut pas passer de l'un à l'autre sans risque de catastrophe.

Ajoutons que dans cette personne singulière et concrète dont parle le pape Léon à propos du Christ, il faut distin­guer et reconnaître deux natures, chacune avec ses opérations propres, et, nous diront les grands conciles de 681, deux libertés, deux volontés.

Par conséquent, même en christologie, le terme de personne, appliqué à Jésus le Christ considéré concrètement, ne correspond pas exactement au mot personne tel que nous l'uti­lisons dans notre expérience courante.

 

 

Pierre Lombard

 

 

Pierre Lombard ou le Lombard, né, comme son nom l'indi­que, en Lombardie à la fin du XIe siècle ou au début du XIIe, arrive en France vers 1136. Il est élu évêque de Paris en 1159. Il achève en 1152 un traité de théologie, qui connaîtra une fortune extraordinaire, puisqu'il va servir de traité ou de manuel pendant plusieurs siècles, jusqu'au XVI° et même le début du XVIIe. Il sera commenté par tous les professeurs de théologie ou presque.

Pierre Lombard, dans ce traité, que l'on appelle les Sentences de Pierre Lombard, récapitule tout l'effort théologique des siècles passés, en particulier il suit saint Augustin. Mais il a aussi connaissance de la traduction latine de l'oeuvre de Jean Damascène ou Jean de Damas, né à Damas vers 674 et qui a composé lui-même une somme de philosophie et de théo­logie qui récapitule tout l'effort des Pères de langue grecque. Cet ouvrage s'appelle La Source de Vie. Il comporte d'abord une préparation philosophique, une brève histoire des hérésies, et puis une « Exposition exacte de la foi orthodoxe. »

Dans cet ouvrage, Jean de Damas reprend la doctrine tri­nitaire des Pères grecs, telle que nous l'avons indiquée. Il uti­lise même, il recopie, un auteur inconnu qui a écrit, quelques années auparavant, un traité de la Sainte Trinité, qui se lit aujourd'hui parmi les oeuvres de saint Cyrille d'Alexandrie.

Lorsque l'oeuvre capitale de Jean de Damas est traduite du grec en latin, au milieu du XIIe siècle, c'est la théologie grecque qui pénètre de nouveau la théologie latine. Pierre Lombard est le premier à profiter de cette nouvelle source théologique toute fraîche.

 

Pierre Lombard entend par Trinité ce que les Pères grecs et, à leur suite, saint Augustin entendent par là, c'est-à-dire :

1.  Dieu.

2.  La Parole éternelle et incréée de Dieu, considérée avant l'incarnation et indépendamment de l'incarnation.

3.  L'Esprit de Dieu.

 

C'est une théologie trinitaire sans Christ, sans homme, puisque le Christ, c'est l'Homme qui reçoit l'onction.

 

Remarquons en passant que ce système logique, cette manière de comprendre la Sainte Triade, revient en substance au premier tableau que nous avons présenté ici même, c'est-à-dire à la Sainte Triade telle que la connaît et la pense la Bible hébraïque :

 

1.    Dieu.

2.    La Parole de Dieu.

3.    L'Esprit de Dieu.

 

La Bible hébraïque connaît ces trois termes, nous l'avons vu. La théologie trinitaire des Pères grecs, qui consiste à considérer le Logos éternel et incréé de Dieu avant son incarna­tion, indépendamment de l'incarnation, revient donc en fait au point de vue de la Bible hébraïque, qui ne connaît pas encore le fait de l'incarnation.

 

Par conséquent, le système logique, le système de la théo­logie trinitaire conçu et élaboré par les Pères grecs, transmis par eux aux grands docteurs latins, n'est pas spécifiquement chrétien. Il est chrétien en tant qu'il est monothéiste et pour autant qu'il le reste, ce qui n'est pas toujours le cas. Mais il n'est pas spécifiquement chrétien puisqu'un théologien judéen, qui reçoit la Bible hébraïque, mais qui ne reçoit pas le fait de l'incarnation, peut fort bien l'admettre, pour peu qu'il ait le goût des spéculations métaphysiques et un sens de l'abstraction suffisant pour comprendre la théorie des hypostases qui sont des relations. Il n'y a pas d'inconvénient majeur, il n'y a pas d'impossibilité théologique, pour un théo­logien judéen orthodoxe, à admettre cette théorie trinitaire-là, celle des Pères grecs transmise à saint Augustin puis, par Pierre Lombard, aux grands docteurs du Moyen Age.

 

Tandis qu'un théologien judéen orthodoxe ne peut abso­lument pas admettre la Sainte Triade telle que la pense saint Paul :

 

1.    Dieu, le père.

2.    Jésus le Christ, le fils de Dieu.

3.    L'Esprit saint, c'est-à-dire l'Esprit de Dieu qui est aussi l'Esprit du Christ.

 

Il ne le peut pas, parce que cette théologie trinitaire-là, celle de saint Paul, fait intervenir, comme second terme, Jésus de Nazareth le Christ, le fils de Dieu, en qui habite corporellement la plénitude de la divinité.

C'est cette théologie trinitaire-là qui est spécifiquement chrétienne.

Lorsque Pierre Lombard compose son grand traité de théo­logie, à l'usage des écoles, il traite, dans le premier livre, de la Sainte Trinité. C'est tout à fait normal, puisque pour lui, comme pour saint Augustin, comme pour les Pères grecs, la Sainte Trinité c'est :

 

1.    Dieu.

2.    La Parole éternelle de Dieu, envisagée avant l'incarnation et même avant la création.

3.    L'Esprit de Dieu.

 

Ensuite, dans son second livre, il traite de la création. Ce n'est que dans son troisième livre qu'il traite du Christ et de l'incarnation.

La théologie trinitaire précède la théorie de l'incarnation. Tandis que dans le langage concret qui est celui du Nouveau Testament et en particulier de saint Paul, c'est Jésus le Christ pris concrètement qui est le second terme de la Sainte Triade, celui que le pape Léon appelle une personne au sens concret du terme.

Par conséquent, de ce point de vue, avant d'exposer la théo­logie trinitaire, il faut exposer la christologie. C'est le plan que nous avons suivi.

Le Livre des Sentences de Pierre Lombard va être com­menté pendant plusieurs siècles, nous l'avons vu, par tous les grands scolastiques et aussi par les petits. Et c'est la raison pour laquelle dans l'exposition de la théologie, ils suivent l'ordre proposé par Pierre Lombard :

 

1.    La Trinité.

2.    La création.

3.    La christologie.

 

C'est le cas, par exemple, de saint Thomas d'Aquin.

Nous allons nous arrêter à examiner comment saint Thomas entend la Sainte. Trinité, puisqu'il est le docteur com­mun de l'église latine. Sa conception n'est pas foncièrement différente de celle des Pères grecs, sauf sur un point : la ques­tion de la procession du Saint-Esprit.

Mais auparavant, nous allons lire quelques lignes des deux lettres que le pape Alexandre III consacre le 28 mai 1170 et 18 février 1177 à la christologie de Pierre Lombard, arche­vêque de Paris, le maître en théologie de tous les grands scolastiques.

Voici ce qu'écrit le pape le 28 mai 1170 :

 

Lorsque tu étais en ma présence, je t'ai ordonné de vive voix, pour que tu fasses ce qui est nécessaire pour abroger la doctrine perverse de Pierre, qui a été évêque de Paris, abrogationem pravae doctrinae Petri quondam Parisiensis episcopi, - doctrine selon laquelle le Christ, pour autant qu'il est Homme, ou un Homme, n'est pas quelque chose, quod Christus secundum quod est homo, non est aliquid.

 

Et le pape rappelle la doctrine constante des papes de Rome:

 

de même qu'il est Dieu intégral, perfectus Deus, de même aussi il est Homme intégral, perfectus homo.

 

C'est la doctrine des papes Damase, Léon, etc.

Dans une seconde lettre datée du 18 février 1177, le pape Alexandre III revient à la charge, sur ce même point, contre Pierre Lombard :

 

Étant donné que le Christ, c'est Dieu intégral et l'Homme intégral, il est étonnant que quelqu'un ait osé dire, avec témérité, que le Christ n'est pas quelque chose, pour autant qu'il est Homme, quod Christus non sit ali­quid secundum quod homo.

Et le pape commande : Nous ordonnons que tu interdises à qui que ce soit d'avoir l'audace de dire que le Christ n'est pas quelque chose, aliquid, pour autant qu'il est un Homme...

Car de même qu'il est Dieu véritable, verus Deus, de même il est Homme véritable, ita verus est homo...

 

Nous n'avons pas à examiner ici la question de savoir si ces deux lettres du pape Alexandre III dirigées contre la doc­trine de Pierre Lombard, évêque de Paris, sont sévères, trop sévères, ou non, par rapport au texte de l'ouvrage de Pierre Lombard.

Ce qui est intéressant dans ces deux lettres, c'est que nous y discernons clairement la continuité de la christologie des papes de Rome, et la souveraine indépendance de la pensée de l'Église de Rome, par rapport à ses plus grands ou célè­bres docteurs.

 

 

Saint Thomas d'Aquin

 

 

Saint Thomas d'Aquin est né sans doute en 1225 à Rocca-Secca. En 1244 Thomas entre dans l'ordre des Dominicains. En 1245 il est l'étudiant d'Albert le Grand, au couvent domi­nicain de Saint-Jacques. Puis il suit son maître à Cologne et revient en 1252 à Paris. Entre 1254 et 1256 il commente le traité des Sentences de Pierre Lombard. C'est sa première grande oeuvre théologique. Entre 1267 et 1273 il compose la Somme théologique. C'est cet ouvrage que nous allons examiner.

Le plan de la Somme théologique suit, dans ses très gran­des lignes, le plan du traité de Pierre Lombard.

Première partie : L'objet et le but de la théologie. Dieu. La connaissance de l'existence de Dieu. La simplicité de Dieu. La perfection de Dieu. L'infinité de Dieu. L'immutabilité de Dieu. L'éternité de Dieu. L'unité de Dieu. La science de Dieu. La volonté de Dieu. Et, à partir de la question 27, la théolo­gie trinitaire, que nous allons examiner.

Ensuite, à partir de la question 44, la théorie de la création.

La seconde partie de la Somme théologique est consacrée à tous les problèmes d'éthique, au bonheur, aux vertus, aux dons du Saint-Esprit, au péché, à la foi, l'espérance et la cha­rité, etc.

 

Ce n'est que dans la troisième partie de la Somme théolo­gique que maître Thomas aborde l'étude de la christologie.

 

La théologie trinitaire est donc étudiée avant la christolo­gie, puisque pour saint Thomas comme pour saint Augustin la théologie trinitaire c'est :

 

1.    Dieu.

2.    La Parole de Dieu considérée en son éternité avant l'incar­nation et indépendamment de l'incarnation.

3.    L'Esprit de Dieu.

 

A la question 28 de la première partie de la Somme théo­logique, article 1, saint Thomas établit qu'il existe en Dieu des relations réelles, qui ne sont donc pas des relations de pure raison. Ainsi, dit-il, la paternité et la filiation sont des relations réelles.

A l'article 2 de la, même question, saint Thomas montre que la relation qui existe réellement en Dieu est la même chose que son essence, si l'on se place au point de vue de la réalité. En réalité, l'essence et la relation sont la même chose. La rela­tion ne diffère de l'essence que du point de vue de l'intelli­gence qui les considère. Dans la relation, en effet, se trouve contenue l'idée d'une opposition à son contraire, idée qui ne se trouve pas dans la notion d'essence. Il est donc manifeste, écrit maître Thomas, qu'en Dieu l'être de la relation n'est pas autre chose que l'être de l'essence, mais une seule et même chose. Patet ergo quod in Deo non est aliud esse relationis et esse essentiae sed unum et idem.

A l'article 3 de la même question 28, saint Thomas expli­que que les relations qui sont en Dieu se distinguent réellement les unes des autres. En Dieu, la relation est réelle, la relation opposée aussi. Par conséquent, en Dieu il existe une distinction réelle, non pas certes selon ou du point de vue de la Trinité absolue, qui est l'essence elle-même, essence dans laquelle règne la plus grande unité et simplicité, - mais du point de vue de la réalité relative : Unde oportet quod in Deo sit realis distinctio, non quidem secundum rem absolutam, quae est essentia, in qua est summa unitas et simplicitas : sed secundum rem relativam.

Plus loin, dans la réponse à la première objection, maître Thomas y revient : Quoique la paternité soit, du point de vue de la réalité, la même chose que l'essence, et de même la filia­tion, cependant ces deux (relations) en leurs propres notions impliquent une opposition l'une par rapport à l'autre. Et c'est donc ainsi qu'elles se distinguent l'une de l'autre.

A la question 29, article 4, maître Thomas explique que le terme de persona que l'on utilise en théologie trinitaire, à cause du défi constitué par les hérétiques, a été accommodé, accomodatum est, par les Conciles, pour désigner des rela­tions, ut possit poni pro relativis.

Le terme de personne, note-t-il justement, dans la langue commune, signifie une substance individuelle de nature ration­nelle. La personne désigne ce par quoi un être est distinct d'un autre. Mais dans la réalité divine, la distinction n'existe que par les relations d'origine. Cette relation, dans la divinité, est l'essence divine elle-même. Elle n'est pas un accident. La divinité, c'est Dieu même. Ainsi, la paternité divine, c'est Dieu le Père qui est une personne divine. Par conséquent la personne divine signifie une relation en tant que celle-ci est sub­sistante : Persona igitur divina significat relationem ut subsistentem.

Deux paragraphes plus loin, Thomas d'Aquin revient sur ce qu'il disait : cette signification du mot personne n'était pas connue avant les controverses avec les hérétiques. Mais par la suite ce nom de personne a été accommodé pour dire une relation, sed postmodum accomodatum est hoc nomen per­sona ad standum pro relativo.

A la question 30, article 1, saint Thomas ajoute : Dieu est absolument un et simple. Par conséquent, toute pluralité est exclue de son essence, mais non pas une pluralité de relations, parce que les relations n'introduisent pas de composition en celui de qui elles sont dites (ad tertium).

Le problème qui s'imposait à saint Thomas d'Aquin comme il s'imposait à saint Grégoire de Nazianze et à saint Augus­tin, est le suivant :

Dieu est une substance spirituelle unique, absolument sim­ple et il n'y a en Dieu aucune composition : manifestum est quod Deus nullo modo compositus est, sed est omnino sim­plex (Somme théologique, I, q. 3, a. 7, Respondeo)

Comment comprendre, dans ces conditions, qu'il y ait en Dieu trois hypostases pour parler comme les Grecs, ou trois personae pour parler comme les Latins ?

La seule solution c'est admettre que les hypostases ou les personnes sont de pures relations qui n'altèrent en rien l'abso­lue unité et simplicité de Dieu.

 

Après saint Thomas d'Aquin, l'analyse de ce problème métaphysique transcendant, s'il en est, s'est poursuivi avec le bienheureux Jean Duns Scot, en particulier.

Le problème métaphysique qui s'impose à Jean Duns Scot comme à ses confrères qui l'ont précédé, c'est le suivant :

Comment comprendre l'existence en Dieu de relations subsistantes distinctes les unes des autres, mais qui n'intro­duisent cependant aucune composition en Dieu, qui est une unique substance singulière, absolument simple et non modifiable, una singularis, simplex omnino et incommuta­bilis substantia spiritualis, comme l'a défini le premier Concile du Vatican le 24 avril 1870. Parce que, comme l'écrivait saint Thomas, Somme théologique, I, question 28, article 2 : La relation qui existe réellement en Dieu, elle est identique à l'essence [de Dieu] en réalité. Elle ne diffère de l'essence [de Dieu] que du point de vue de l'intelligence qui raisonne, pour autant que, dans la relation, est impliqué ou inclus un rap­port à la relation opposée... Il apparaît donc évident et certain que, en Dieu, l'acte d'être de la relation, esse relationis, n'est pas autre chose que l'acte d'être de l'essence, esse essentiae, mais une unique et même chose.

Frère Thomas avait expliqué auparavant que l'essence de Dieu, c'est l'acte même d'exister ou d'être, actus essendi, et qu'il n'y a donc aucune distinction entre l'essence de Dieu, ce qu'il est, - et l'acte d'être qu'il est. Car lui seul peut dire de lui-même, Exode 3, 14 : Je suis celui qui suis... Ainsi tu parleras aux fils d'Israël : JE SUIS m'envoie vers vous...

Et donc les relations en Dieu sont réellement identiques à l'esse de Dieu. Elles n'introduisent en Dieu aucune composi­tion, puisque Dieu est absolument un, absolument simple.

Si l'on veut exposer la théorie scolastique de la Sainte Tri­nité, il faut aller jusque-là, et surtout ne pas s'arrêter en route, parce que si l'on commence par dire qu'en Dieu il existe trois personnes, et si l'on oublie d'expliquer que les personnes sont des relations distinctes entre elles, mais identiques à l'essence de Dieu, qui est elle-même identique à l'acte d'exister qu'il est, - alors on a pris l'enfant par la main et on l'a reconduit au trithéisme, c'est-à-dire au polythéisme réduit à trois indi­vidus divins.

Si l'on trouve qu'il est trop difficile d'expliquer aux enfants la théorie scolastique des relations, on peut se souvenir qu'il existe une théorie de la Sainte Triade, qui était celle de Kei­pha, de Schaoul qui est appelé aussi Paulus, de Iôhanan que nous appelons Jean, de Iaaqôb que nous appelons Jacques, et en somme de toute la première Communauté de Jérusalem :

 

1.    Dieu, c'est Dieu, le père, le créateur de tous les êtres, le père de notre Seigneur Jésus le Christ, notre père.

2.    Jésus le Christ, c'est le fils de Dieu, c'est-à-dire, selon la forte expression de Léon le grand, l'Homme véritable uni à Dieu véritable, ou, ce qui revient strictement au même, Dieu qui s'unit l'Homme.

3.    Le Saint-Esprit, c'est l'Esprit de Dieu, c'est-à-dire Dieu lui-même qui est Esprit et qui se communique, par grâce, à notre esprit créé.

 

Cela ne fait pas trois dieux. Il n'y a qu'un seul Dieu.

 

 

La querelle du Filioque

 

 

Les églises grecques, une grande partie des églises d'Orient, sont séparées de l'église de Rome depuis des siècles. Laissons ici de côté les problèmes politiques, les questions d'hommes.

Il reste un problème dogmatique, qui porte justement sur le Saint-Esprit.

Faut-il dire que l'Esprit saint est du père et du fils ? Ou bien seulement : du père ?

Toute la question est de savoir comment l'on va entendre le terme de « fils » et par conséquent, par action rétroactive, le terme de « père ».

Si, comme le pensent les Pères grecs depuis Origène d'Alexandrie au moins, le terme de « fils » désigne directement le Logos éternel et incréé de Dieu, avant son incarna­tion et indépendamment de l'incarnation, et si l'on suppose de plus que le « fils » ainsi compris est un Individu divin, distinct de cet autre Individu divin qui est appelé « le père », alors il y aura en effet quelque difficulté à comprendre que l'Esprit saint, à savoir l'Esprit de Dieu, procède du père et du fils.

Mais si l'on entend le terme de « fils » dans le système de référence du langage concret du Nouveau Testament, alors le terme de « fils » désigne Jésus pris concrètement, et donc celui que, dans une théologie ultérieure, on appellera le Verbe incarné, ou encore, dans le langage concret des papes, l'Homme véritable uni à Dieu véritable, ou Dieu qui s'unit l'Homme. Le terme de « fils » désigne alors un ensemble rela­tionnel constitué par Dieu, le père, et Jésus, le fils de l'homme. Les deux, ensemble, constituent le « fils » de Dieu, c'est-à-dire l'Homme véritable uni à Dieu véritable.

Dans ce cas, il n'y a pas de difficulté à comprendre que l'Esprit du fils soit aussi l'Esprit du père, c'est-à-dire de Dieu, puisque le fils, c'est le père qui s'unit l'homme.

Paul, dans sa lettre aux Galates (4, 4) écrit ceci, que nous avons déjà lu :

 

.... Parce que vous êtes fils, Dieu a envoyé l'esprit de son fils dans nos coeurs, (esprit) qui crie : Abba, c'est-à-dire : père !

 

De même, dans sa lettre aux Romains (8, 9), Paul écrit :

 

Vous, vous n'êtes pas dans l'ordre de la chair, (c'est-à-dire de la seule humanité), mais dans celui de l'esprit, si toutefois l'esprit de Dieu habite en vous. Si quelqu'un n'a pas l'esprit du Christ, il n'appartient pas au Christ...

 

Si Jésus le Christ c'est Dieu qui s'est uni l'homme, alors l'esprit du Christ, c'est l'esprit de Dieu qui s'unit l'homme.

Le Concile de Lyon, quatorzième concile oecuménique, définit ce point lors de sa session du 18 mai 1274 :

 

Nous professons que l'Esprit saint éternellement procède du Père et du Fils, non pas comme à partir de deux Principes, mais comme à partir d'un seul Principe, non pas par deux spirations, mais par une unique spiration...

 

On objectera que, dans ce texte solennel, les Pères du concile de Lyon disent :

 

L’Esprit saint procède éternellement du Père et du Fils...

 

C'est donc qu'ils se situent, eux aussi, dans le système logi­que de la théologie trinitaire professé par les Pères grecs puis par les grands docteurs latins. C'est exact. Mais il reste qu'ils maintiennent ce qu'enseigne le Nouveau Testament, à savoir que l'Esprit saint est l'Esprit de Dieu et qu'il est aussi l'Esprit du Christ, c'est-à-dire du fils.

C'est-à-dire, si nous ne nous trompons pas, que les Pères du concile de Lyon disent ce que dit la révélation, à savoir le Nouveau Testament, dans un langage et dans un système de référence qui est celui des Pères grecs et des grands doc­teurs latins, et qui est différent de celui du Nouveau Testament.

Le concile de Florence, dix-septième concile oecuménique, revient sur ce point dans la formule d'union avec les Grecs, le 6 juillet 1439 :

 

Au nom de la Sainte Trinité, du Père et du Fils et de l'Esprit saint - ce saint concile universel de Florence l'approuvant - nous définissons, afin que cette vérité de foi soit crue et reçue par tous les chrétiens, que l'Esprit saint est du Père (ex Patre) et du Fils éternellement, et que son essence et son être subsistant, il l'a du Père (ex Patre) simultanément et du Fils, et que de l'un et l'autre éternellement comme d'un seul principe et par une unique spiration, il procède...

 

Lorsqu'on suit le travail de la théologie trinitaire chez les Pères grecs, on est moins étonné de cette différence qui éclate entre les églises qui sont sous l'influence de la théologie des Pères grecs et l'église de Rome. Les Pères grecs, en appelant hypostases les trois de la Sainte Triade ont souvent été tentés de considérer l'ousia qui leur est commune comme étant l'essence commune de la divinité, et non pas sa substance indi­viduelle singulière. Certes les plus grands d'entre eux, comme par exemple saint Athanase, affirment hautement qu'unique est l'opération de la Sainte Triade. Saint Grégoire de Nysse l'affirme aussi. Mais il reste une pente qui conduit vers l'idée ou la représentation de trois individus de même nature ou essence.

L'église de Rome, depuis le début, a toujours tenu fermement le gouvernail dans le sens et du côté du plus strict monothéisme. Cela se voit déjà dans les controverses violentes qui ont opposé Hippolyte de Rome au pape Calliste (pape entre 217 ou 218 et 222 ou 223). Hippolyte accusait le pape Calliste de pencher du côté de l'hérésie de Noêt, parce que le pape Calliste n'admettait pas la théorie du Logos dont Hippolyte était l'un des protagonistes. Et le pape Calliste disait déjà à Hippolyte et à ses disciples : Vous êtes dithéistes

Nous nous souvenons aussi de la grande lettre du pape Denys (pape entre 259 et 238) à Denys, évêque d'Alexandrie : elle va dans le même sens. C'est une ferme mise en garde contre le trithéisme, la théorie des trois hypostases qui sont comme trois individus et donc trois dieux.

Le pape Denys y affirme le dogme vénérable de l'église de Dieu, en grec : monarchia, traduction française : l'unité du principe de tous les êtres, c'est-à-dire Dieu.

C'est cette unicité du Principe que rappelle le Concile de Lyon, nous venons de le lire.

Le premier concile du Vatican, en 1870, définit Dieu, nous l'avons vu déjà :

 

une substance spirituelle unique, singulière, absolument simple et non modifiable.

 

una singularis, simplex, omnino et incommutabilis substantia spiritualis.

 

Il n'est donc pas question de supposer qu'il y ait en Dieu trois individus.

Plus près de nous encore, fin du XIXc siècle, dans sa lettre encyclique Divinum illud munus du 9 mai 1897, le pape Léon XIII écrit à propos de la doctrine de la Sainte Triade :

 

C'est pourquoi Innocent XII (pape entre 1691 et 1700), notre prédécesseur, a refusé absolument à ceux qui le lui demandaient d'instaurer une fête spéciale en l'honneur du Père, une fête qui lui soit propre. Que si les mystères du Verbe incarné sont célébrés chacun certains jours (la nativité, la circoncision, etc.) par certaines fêtes, cepen­dant le Verbe lui-même, considéré seulement en sa nature divine, n'est pas célébré par aucune fête qui lui soit pro­pre, ou particulière. Et les fêtes solennelles de la Pentecôte elles-mêmes n'ont pas été instaurées depuis l'Anti­quité pour que l'Esprit saint considéré en lui-même et exclusivement soit honoré, mais pour nous rappeler sa venue (adventus) c'est-à-dire sa mission externe... »

 

On ne fête pas à part le Père, à part le Logos de Dieu, à part l'Esprit de Dieu, parce que le Père, le Logos et l'Esprit ne sont pas trois individus, ne sont pas trois êtres, ne sont pas trois dieux en un.

L'église de Rome a bien gardé le strict monothéisme hébreu. Il n'y a pas de différence entre le judaïsme et le christianisme sur ce point. La différence porte sur l'incarnation.

 

Si l'on se place dans le système de référence logique qui a été adopté par les Pères grecs, puis, à leur suite, par les Pères latins, c'est-à-dire : la Sainte Triade = Dieu, la Parole éter­nelle et incréée de Dieu, l'Esprit de Dieu, - alors, pour maintenir et sauver le monothéisme il faut bien entendu affirmer et maintenir que les trois de la Sainte Triade ne sont pas trois êtres mais un seul être, un seul individu, un seul Dieu. Dans ce cas et dans cette optique, dans ce système de référence, l'Esprit saint qui procède du Père procède forcément aussi du Fils, puisque le Père et le Fils ne font pas deux êtres, deux individus, deux dieux, mais un seul être, un seul individu, un seul Dieu. Dieu est un seul principe, en grec archè. L'Esprit saint qui est l'Esprit de Dieu s'il procède du Père, procède aussi du Fils, comme d'un seul principe, puisque le Père et le Fils sont un seul et unique Principe, à savoir Dieu lui-même.

Il est à craindre qu'en refusant ces inférences évidentes, les théologiens des églises séparées de l'église de Rome ne désé­quilibrent le système logique de la théologie trinitaire et qu'ils n'introduisent le risque d'une disparité entre le Père et le Fils, tels qu'ils les entendent, dans leur propre système logique de référence, cela va sans dire. Plus grave encore : il est à crain­dre que, au fond, ils n'acceptent pas le point de départ de l'inférence, à savoir que les trois de la Sainte Triade sont un seul être, un seul individu, un seul principe. Et dans ce cas, si cela était, nos craintes seraient malheureusement confir­mées : c'est-à-dire qu'ils n'acceptent plus le strict monothéisme.

L'introduction de ce supplément : le Saint-Esprit procède du Père et du Fils (en latin : Filioque) apparaît dans divers conciles des églises d'Espagne, les conciles de Tolède en par­ticulier, à partir de 400. Petit à petit cette insertion est reçue par l'église de Rome. De nouveau, voici un exemple de ce qu'est un développement dogmatique. Parce que certains n'acceptaient pas de dire que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, les Symboles précisent ce point en ajoutant : et du Fils. Du point de vue de l'analyse logique, cela semble une nécessité, si l'on veut maintenir le strict monothéisme qui est l'orthodoxie elle-même. Objecter qu'il s'agit là d'une inno­vation ne constitue pas une objection valable car, nous l'avons vu, le concile de Chalcédoine ajoute quelque chose au concile de Nicée, et il fait bien, pour rééquilibrer l'exposé de la doc­trine et éviter de laisser la porte ouverte aux hérésies de type monophysite qui de fait se sont développées. Le premier concile de Constantinople, en 381, avait aussi ajouté au Symbole du concile de Nicée des précisions nécessaires concernant le Saint-Esprit, dont la divinité était niée par cer­tains. Les grands conciles de 680 et 681 contre les partisans d'une seule volonté et opération dans le Christ ajoutent aussi des précisions nécessaires à cause des nouvelles hérésies. Le processus du développement dogmatique se continue avec l'insertion du Filioque dans le Symbole de Constantinople. Il n'y a lieu ni de s'en étonner, ni de s'en offusquer. Si l'on admet le principe du développement dogmatique pour les six premiers conciles oecuméniques - et comment faire autrement ? - on peut aussi admettre le développement dogma­tique ultérieur. La seule question sérieuse est de savoir si ce développement dogmatique ultérieur est vrai, conforme à la révélation et à l'incarnation.

 

Si nous reprenons l'analyse purement logique de ce pro­blème qui reste aujourd'hui encore sans solution, nous aper­cevons tout d'abord que le terme de « fils » peut en principe, en théorie et en hypothèse, être appliqué à trois objets distincts :

 

1. A Jésus de Nazareth considéré seulement en tant qu'homme, à part de son lien avec Dieu. - Dans ce cas, on verse dans l'hérésie de ceux qui considèrent que Jésus est seu­lement un homme, très vieille hérésie que nous avons vue naî­tre et s'exprimer dès les toutes premières générations chré­tiennes. On coupe le lien ontologique qui rattache l'homme assumé à Dieu qui assume. On ne considère plus que l'homme, à part de cette union. Coupure arbitraire puisqu'elle n'a jamais existé.

Si, dans cette hypothèse arbitraire, on continue d'appeler « père » Dieu lui-même, - c'est, nous l'avons vu, le langage du Nouveau Testament, - alors l'Esprit saint, qui est l'Esprit de Dieu, procède du père seul.

Dans cette hypothèse, donc, on ne peut pas dire que l'Esprit saint procède du père et du fils.

 

2.    Le terme de « fils » est appliqué à Jésus de Nazareth pris concrètement : c'est le langage du Nouveau Testament. Dans ce cas il nous reste à nous demander ce qu'est le fils, qui il est, quelle est sa constitution métaphysique. Ce travail a été effectué, nous l'avons vu, pendant les siècles qui virent le déve­loppement du dogme christologique. Ce développement dog­matique a abouti au résultat suivant : le fils, Jésus le Christ, c'est Dieu qui s'unit l'homme nouveau créé pour cette union, ou l'Homme véritable uni à Dieu véritable.

Dans ce cas, le terme de « fils » désigne un ensemble rela­tionnel constitué par Dieu, qui s'unit l'homme, et l'homme, uni à Dieu.

Dans ce cas, l'Esprit du fils, ou l'Esprit du Christ, ou l'Esprit de Jésus, pour reprendre les expressions du Nouveau Testament, c'est l'Esprit de Dieu qui s'unit l'homme.

Et donc on a le droit de dire que l'Esprit est l'esprit du père, à savoir de Dieu, et l'esprit du fils, à savoir de Dieu qui s'unit l'homme.

Bien entendu, dans ce cas, la procession du Saint-Esprit à partir du Père (= Dieu) et du fils (= Dieu qui s'unit l'homme) n'est pas une procession à partir de deux princi­pes, mais à partir d'un seul principe, qui est Dieu lui-même.

C'est ainsi que s'expriment les définitions du concile de Lyon et du concile de Florence.

 

3.    On entend par fils non plus Jésus le Christ pris concrètement, mais le Logos de Dieu envisagé en son éternité, avant l'incarnation et indépendamment de son incarnation. C'est le langage des Pères grecs, repris par les Pères latins et les théologiens latins ultérieurs, en particulier saint Thomas, Jean Duns Scot et bien d'autres.

Dans ce cas, pour maintenir le strict monothéisme, il faut dire que le Logos de Dieu, maintenant appelé « fils », et Dieu, appelé « père » de son propre Logos, ne constituent pas deux êtres ni deux principes. Car si on le disait, on sortirait du monothéisme.

Par conséquent, dans cette hypothèse et dans ce système logique, si l'Esprit saint est l'Esprit de Dieu, il est l'esprit du père ; et il est l'Esprit du fils, puisque le père et le fils sont un seul et même être : la distinction entre le père et le fils, dans ce système logique, n'est pas une distinction entre deux êtres, mais seulement la distinction entre deux relations, cel­les de paternité et de filiation, relations qui ne sont pas en réalité distinctes de la substance unique et singulière de Dieu.

On est donc obligé, dans cette perspective, de dire que l'Esprit procède du père et du fils comme d'un seul principe, - définition de Lyon II et de Florence.

Faute de quoi on serait conduit à l'hypothèse que le père et le fils ne sont pas un seul et même être, un seul et même principe, mais deux êtres, deux principes.

 

Nous craignons, pour notre part, que ce soit bien sur cette pente que se trouve engagée la dialectique de Photius, patriar­che de Constantinople, qui rejette avec horreur et comme héré­tique le dogme latin, à savoir que le Saint-Esprit procède du père et du fils.

Du point de vue de l'analyse logique du problème, la théorie selon laquelle le Saint-Esprit procède du père seul ne se jus­tifie que dans l'hypothèse où le terme de « fils » désigne un homme seulement, un homme considéré à part, coupé de son lien ontologique avec Dieu qui s'est uni cet homme singulier concret sans confusion des natures ni des opérations.

La discussion sur cette question du filioque a été et reste très confuse; avec la meilleure volonté du monde les théo­logiens grecs et latins ne parviennent pas à s'entendre, d'abord pour la raison que nous avons déjà dite: on ne s'est pas mis d'accord sur cette question simple entre toutes: que signifie le terme de « fils » ? Que désigne-t-il directement et immé­diatement, Jésus le Christ, le Logos incarné, ou le Logos avant l'incarnation et indépendamment de l'incarnation ?

Et puis, seconde raison et cause de la confusion dans les discussions : dans ces controverses, on invoque l'autorité souveraine des textes du Nouveau Testament. Or, nous l'avons vu amplement dans les textes du Nouveau Testament, le terme de « fils » désigne toujours Jésus le Christ pris concrètement, c'est-à-dire celui que plus tard, dans le langage ultérieur de la christologie, on appellera aussi le Logos de Dieu incarné. - Mais on a invoqué aussi dans ces longues controverses des textes des Pères grecs, Basile, Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze, Jean de Damas, et bien d'autres ; et des textes des Pères latins, Augustin, Ambroise, Hilaire et bien d'autres ; or ces Pères latins et grecs entendent généralement par « fils » le Logos de Dieu avant l'incarnation et indépen­damment de l'incarnation.

On comprend que dans ces conditions on ne soit pas parvenu à y voir clair dans cette controverse. Tout tourne autour de la signification exacte du mot « fils » qui n'a pas été déter­minée avec précision.

Résumons une dernière fois et le plus brièvement possible toute l'affaire. Dès lors que l'on tend à considérer Dieu, le Logos de Dieu, et l'Esprit de Dieu, comme trois Individus divins, grec hypostases, on est sorti du monothéisme hébreu et on ne peut pas concevoir que l'Esprit saint procède du Père et du Logos de Dieu, que l'on a appelé Fils de Dieu. - Mais de plus, dès lors que l'on a fait du Logos de Dieu un Indi­vidu divin, que l'on a appelé le Fils de Dieu, on ne sait plus comment faire pour sauver l'unité de celui qui s'appelait lui-même le fils de l'Homme, et qui a été appelé fils de Dieu par ses compagnons et par ses disciples. On diminue, on exténue le plus possible la part de l'Homme : c'est la tendance repré­sentée par Apollinaire de Laodicée. C'est justement ce que le pape Alexandre III reproche amèrement à Pierre Lombard. - Ou bien alors, si l'on veut sauvegarder la plénitude de l'Homme assumé et uni à Dieu, on ne sait plus comment expri­mer l'unité du fils de l'Homme et du fils de Dieu, puisque l'on a appelé Fils de Dieu le Logos de Dieu envisagé en son éternité. C'est dire qu'Apollinaire de Laodicée et Nestorius partent d'un même présupposé, à savoir que le Logos de Dieu est un Individu divin, qu'ils appelaient l'un et l'autre Fils de Dieu.


V- LE FAIT DE L’ÉGLISE

 

 

L'Église est un système biologique en régime de dévelop­pement, un système biologique qui, comme tous les systèmes vivants, est pourvu d'un système d'autorégulation. L'Église a sa norme propre, immanente, constitutive, comme tous les systèmes vivants. Cette norme immanente et constitutive, c'est la révélation, c'est Dieu lui-même qui la fournit par son inha­bitation dans l'Église qu'il travaille du dedans. L'Église est en train d'être créée, depuis bientôt vingt siècles. Elle est un système en régime de formation. Elle est l'humanité infor­mée, travaillée du dedans, par Dieu le Créateur. C'est donc la création elle-même qui se continue dans l'Église. L'Église continue le peuple hébreu. Elle est le peuple hébreu continué.

Certains, depuis un bon nombre d'années déjà, du côté catholique comme du côté protestant, affectent de parler de l'Église comme d'une institution. Bien entendu, elle est une institution comme tout ce qui tient debout. Mais le terme nous paraît mal choisi, parce qu'il atteste une méconnaissance de la réalité biologique de l'Église : elle est plus qu'une institu­tion humaine, comme par exemple la Caisse d'épargne, ou le parlement ; elle est un fait de création, elle est une nou­velle création dans l'histoire de la création. Elle est l'ensem­ble des hommes, des femmes et des enfants, appartenant à toutes les nations et à tous les peuples, à toutes les races, l'ensemble informé actuellement par Dieu qui s'est uni l'Homme. Ce n'est pas simplement une réalité juridique. C'est l'humanité en régime de transformation et de divinisation dans une zone germinale qui porte l'information créatrice qui vient de Dieu même.

Le mot français église traduit, si l'on ose dire, le latin eccle­sia qui traduit, si l'on peut dire, le grec ekklèsia qui signi­fie : assemblée réunie par convocation. Le mot grec ekklè­sia traduit, réellement cette fois, l'hébreu qahal qui signifie : l'assemblée, l'ensemble.

 

Isaac appela Jacob, il le bénit et il lui dit : Que Dieu te bénisse et te fasse fructifier et qu'il te multiplie et que tu deviennes un ensemble de peuples, qehal ammim... (Genèse 28, 3).

 

Dieu dit à Jacob : Fructifie, multiplie-toi, une nation, une assemblée de nations, qehal goïm, sera à partir de toi (Genèse 35, 11)...

 

Jacob dit à. Joseph : Dieu m'est apparu à Louz au pays de Chanaan et il m'a béni. Il m'a dit : Voici que je te ferai fructifier et je te multiplierai et je ferai de toi une assemblée (ou un ensemble) de peuples, li-qehal ammim (Genèse 48, 4).

 

L'Église, c'est la réalisation de ces très anciennes prophé­ties : elle est bien l'ensemble des peuples travaillé du dedans par l'Information créatrice qui vient de Dieu. Elle est un Orga­nisme spirituel, le Corps de Celui qui est Dieu uni à l'Homme, ou l'Homme uni à Dieu.

Dans ce Corps, il faut donc distinguer l'Information créa­trice qui vient de Dieu, qui est sainte. Et l'humanité qui reçoit, plus ou moins, l'Information qui vient de Dieu. L'humanité en elle-même n'est ici ni pire ni meilleure qu'ailleurs. Peut-être est-elle davantage responsable à cause de l'Information reçue. Mais c'est ici, en cette zone embryonnaire, que Dieu fait connaître la finalité de la création. L'Église, c'est la zone germinale de l'humanité dans laquelle se trouve la conscience de la finalité de la création.

Nous l'avons vu : la finalité de la création, c'est la divini­sation réelle et non métaphorique de l'Homme créé, sans confusion des natures ni des personnes. C'est cette divinisa­tion qui est en train de se réaliser dans cette zone de l'huma­nité qui est précisément l'Église. En réalité on ne comprend pas le sens de la création si on ne connaît pas cette finalité, on ne comprend pas la raison d'être de la création si on ne discerne pas quelle est sa fin. Dans la philosophie occiden­tale, depuis Spinoza au moins, ceux qui rejettent la création rejettent bien entendu aussi la finalité de la création et toute finalité. Reconnaître la cause première et discerner la fina­lité ultime, c'est au fond un seul acte de l'intelligence.

L'Église est un fait d'expérience, tout comme le peuple hébreu, et tout comme l'a été dans son existence terrestre le rabbi galiléen Ieschoua. Mais discerner ce qu'est l'Église, ce qu'est et ce que,contient le peuple hébreu, ce qu'est et ce que contient en lui-même le rabbi galiléen, cela relève d'un dis­cernement de l'intelligence qui sait voir ce qui se trouve dans la réalité empirique.

 

 

Les deux natures de l'Église

 

 

A propos de l'Église, il faut éviter de commettre les erreurs que nous avons relevées à propos du Christ.

L'Église n'est pas seulement divine. Elle est l'humanité en train d'être informée et transformée par Dieu le créateur, et l'humanité, ici comme ailleurs, résiste à l'information créa­trice ou transformatrice qui vient de Dieu. L'humanité est plus ou moins informée, plus ou moins transformée par Dieu, parce qu'elle reçoit plus ou moins l'information qui vient de lui, elle consent plus ou moins à la transformation créatrice. Négliger ou méconnaître la nature humaine de l'Église conduit à sacraliser ce qui est de l'homme, son inintelligence, ses impostures, ses crimes.

L'Église n'est pas seulement humaine, puisqu'elle est l'humanité en régime de transformation sous le travail de Dieu. Ne voir, n'apercevoir que l'humanité de l'Église, c'est ne pas discerner sa nature divine, sa consistance, ce qui fait d'elle un Corps, un Organisme qui contient les messages de Dieu créateur.

Les deux natures ne sont pas confondues, elles ne sont pas séparées non plus. Il n'y a pas d'une part l'Église visible, toute humaine, - et d'autre part une Église invisible toute divine. Il y a union des deux natures sans confusion. Il y a l'opéra­tion de Dieu et la coopération active de l'homme transformé, de l'homme divinisé.

Toutes les hérésies christologiques peuvent donc se retrou­ver à propos de l'Église.

Si l'on ne discerne pas la nature divine de l'Église, c'est-à-dire l'action et la présence réelle de Dieu, son opération imma­nente, avec la coopération de l'homme, alors on ne peut plus du tout comprendre l'existence même de l'Église qui dure depuis bientôt vingt siècles et qui se développe d'une manière irréversible. L'existence même de l'organisme est inintelligi­ble si vous enlevez le principe informant. Si vous ôtez le prin­cipe informant, il ne reste pas un organisme mais une multi­plicité d'éléments épars, c'est-à-dire un cadavre qui s'en va en poussière. L'Église est un organisme spirituel et physique. C'est donc qu'elle est informée. Et l'Église a conscience, cons­cience actuelle, de recevoir actuellement l'information qui vient de Dieu, non seulement l'information qui vient de la révélation, mais l'information qui provient de l'inhabitation, de la présence réelle de Dieu créateur dans l'Église, c'est-à-dire dans l'humanité en régime de transformation.

L'Église pense quelque chose. Il ne faut pas le lui repro­cher : nous sommes tous dans le même cas. L'Église pense que ce qu'elle pense est vrai, parce qu'elle l'a reçu, parce qu'elle reçoit actuellement cette pensée de Dieu. N'importe quoi n'est pas compatible avec la pensée actuelle de l'Église : c'est un problème de simple et élémentaire logique ; n'importe quelle proposition n'est pas compatible avec n'importe quelle autre proposition. La pensée de l'Église est un ensemble cohérent qui se développe, mais comme un orga­nisme, conformément à l'information initiale constituante. C'est ce que le cardinal Newman, dans son grand livre déjà cité (Essai sur le développement de la doctrine chrétienne) a appelé la conformité au type originel.

L'Église, nous l'avons vu tout au long de ces pages, éli­mine toute doctrine qui n'est pas compatible avec sa propre essence, sa propre nature, sa propre norme constituante : en cela elle procède comme tout organisme vivant qui élimine lui aussi, tant qu'il est vivant, tout message moléculaire qui est incompatible avec sa norme génétique propre. On le repro­che à l'Église : c'est lui reprocher d'être un organisme spiri­tuel, un organisme de pensée. C'est lui reprocher d'être.

 

 

Infaillibilité

 

 

L'infaillibilité de l'Église n'est pas l'infaillibilité de l'huma­nité assumée, mais l'infaillibilité de Dieu qui assume. Cette infaillibilité signifie que Dieu réalise réellement son oeuvre de création et de divinisation à l'intérieur de l'histoire humaine et qu'il ne faiblit pas dans cette opération. C'est fermement qu'il mène à terme ce qu'il a entrepris, son oeuvre de créa­tion et de divinisation. C'est à l'intérieur de l'Église que cette opération s'effectue. Dieu n'abandonne pas l'humanité à ses propres forces. Il est présent et opérant dans l'Église. L'Église est donc un mystèrion c'est-à-dire une réalité physique, sen­sible, visible, qui contient l'opération de Dieu. Mystèrion, nous l'avons vu, se traduit en latin par sacramentum. L'Église est le sacrement du monde.

L'infaillibilité de l'évêque de Rome ne signifie pas que l'individu singulier, en tant que tel, qui est évêque de Rome, soit par lui-même infaillible. L'infaillibilité de l'évêque de Rome est une infaillibilité de fonction. Elle signifie que lorsque l'évêque de Rome consulte la pensée de l'Église univer­selle, qui est la pensée de Dieu qui opère dans l'Église uni­verselle, alors il dit, il formule, il exprime la pensée de Dieu, le dessein de Dieu. Il n'est pas absolument nécessaire de réu­nir un concile oecuménique pour exprimer la pensée de l'Église qui est la pensée de Dieu opérant en elle.

Bien entendu, si l'on n'admet pas la présence réelle de l'opé­ration de Dieu dans l'Église, alors l'idée d'infaillibilité n'a plus aucun sens. Si l'Église est une institution exclusivement humaine, alors la prétention à l'infaillibilité est exorbitante. Mais si l'on n'admet pas la présence réelle et l'action créa­trice de Dieu dans l'Église, alors l'existence même de l'Église est impensable, inintelligible. Dans ce cas, l'Église devrait être seulement une poussière d'individus.

Il faut ajouter, avec le recul dont nous disposons mainte­nant, que de fait, dans les grandes controverses des siècles passés, la crise provoquée par Noêtos, la crise arienne, la crise apollinariste, la crise nestorienne, la crise pélagienne, la crise monophysite, la crise provoquée par les monothélites (ceux qui prétendaient que dans l'ensemble relationnel que consti­tue Jésus le Seigneur il convient de ne reconnaître qu'une seule opération, une seule volonté, une seule liberté), - plus tard lors de la grande crise luthérienne, qui porte sur l'anthropo­logie, la crise janséniste, dans les temps modernes la crise pro­voquée par les courants et les tendances fidéistes, - il faut reconnaître objectivement, et indépendamment de tout présupposé, que l'Église de Rome a gardé l'enseignement de la révélation, de la Bible hébraïque et du Nouveau Testament grec. Elle n'a pas failli.

Cela aussi est vérifiable. Cela ne dépend pas d'une déci­sion arbitraire mais d'une connaissance de l'histoire et du développement dogmatique. C'est un fait singulier, mais c'est un fait. C'est donc qu'il existe là, dans l'Organisme, un cen­tre ou un foyer d'autorégulation.

 

 

Transmission de l'information

 

 

L'Église a pour devoir vital, bien entendu, de communi­quer à toutes les cellules vivantes de l'Organisme qu'elle est l'Information qui la constitue en tant qu'Organisme : c'est cela qu'en grec on appelle la catéchèse, et un catéchisme n'est rien d'autre qu'un manuel qui a pour but de communiquer aux nouvelles cellules de l'Organisme les rudiments de l'Information.

Communiquer l'information c'est pour une part, nous l'avons vu, traduire de l'hébreu et de l'araméen en français, en passant par le grec et le latin. Si l'information reste pri­sonnière à la frontière entre deux langues, elle ne passe pas. Nous avons pu observer que le plus souvent l'information restait en panne à la frontière entre la langue latine et la lan­gue française.

Les cellules de l'organisme ne peuvent pas vivre si elles ne reçoivent pas toute l'information qui constitue l'Organisme.

C'est ce que disait déjà Osée 4, 6 : « Mon peuple se meurt faute de connaissance... »

L'Église n'est pas une société secrète dans laquelle la connaissance plénière serait réservée à une caste d'élus : tous les membres de l'Église sont invités à la connaissance plénière et l'Église ne connaît pas le régime des castes.

L'autorité dans l'Église n'est pas un système de type mili­taire ou analogue au modèle des armées. L'Église est un système organique ; chaque cellule de cet Organisme fait par­tie de l'Église d'une manière plénière, proportionnellement à la sainteté, et une information nouvelle, venant de Dieu, peut être communiquée par une bergère analphabète.

L'Église est chargée de transmettre à l'humanité entière l'Information créatrice qu'elle contient et qui la constitue en tant qu'Organisme spirituel. Elle ne doit pas garder pour elle, renfermée sur elle-même, cette Information. Elle est, dans l'humanité, le levain dans la pâte. C'est de l'information. - La communication par l'Église à l'humanité entière de l'Infor­mation qu'elle contient, c'est ce qu'on appelle la mission.

L'humanité tout entière doit devenir l'Église puisque l'huma­nité tout entière est appelée à la divinisation.

 

 

La sainte liturgie

 

 

Un organe de la transmission de l'Information dans cet Organisme spirituel qu'est l'Église, c'est la sainte liturgie. Le mot français liturgie est simplement le décalque du grec lei­tourgia qui signifie : la fonction publique, le service public ; le verbe grec leitourgeô signifie : exercer à ses frais certaines fonctions. Le grec leitourgia traduit l'hébreu abôdah, le ser­vice du Temple.

La sainte liturgie transmet la parole de Dieu, c'est-à-dire la révélation, au peuple de Dieu. Il n'est pas nécessaire de savoir lire et écrire pour recevoir et pour transmettre l'infor­mation, qui est reçue par l'oreille, par l'enseignement oral. La sainte liturgie transmet l'enseignement des mystères chré­tiens, c'est-à-dire des secrets les plus précieux de la doctrine chrétienne, qui sont le pain de l'intelligence, sa nourriture.

Dans et par la sainte liturgie, l'Église transmet à l'huma­nité qu'elle assume, à l'humanité assumée en elle, le Pain de Dieu, c'est-à-dire le Christ lui-même.

L'Église a toujours pensé que la transmission de l'infor­mation est relativement indépendante de celui qui la trans­met. Peu importe que le prêtre qui relate ou rapporte les paro­les du Seigneur, et donc qui transmet l'information, soit grand ou petit, gros ou maigre, qu'il nous plaise ou qu'il ne nous plaise pas, qu'il soit vertueux ou débauché : s'il transmet cor­rectement l'information, alors l'information est transmise : c'est la messe. Elle ne dépend pas de celui qui transmet l'infor­mation, elle dépend exclusivement de la Source ou Origine radicale de l'information, à savoir, en l'occurrence, Jésus lui-même. Le prêtre transmet l'information qui vient de Jésus. Il est le messager.

L'Église a toujours pensé aussi que l'on peut parfaitement traduire les paroles du Seigneur, de l'araméen en grec, en latin et dans toutes les autres langues. Ce qui doit être transmis, c'est donc le message lui-même, l'information, le sens, et non pas le son. Les paroles du Seigneur sont dites dans toutes les langues du monde, l'information passe : c'est la messe, c'est le repas du Seigneur, aujourd'hui comme hier et comme demain. Ce n'est donc pas de la magie. C'est tout juste le contraire. Car une pratique magique exigerait que le son soit conservé ou maintenu scrupuleusement. Ici, avec la transmis­sion des paroles du Seigneur, au contraire, le son n'a aucune importance. Ce qui compte, ce qui importe, c'est la trans­mission du sens. L'information passe d'une langue à l'autre avec une souveraine indépendance, - sauf les accidents que nous avons signalés. L'information est donc relativement indépendante de la lettre qui la porte ou la supporte.

 

 

Les conditions de la divinisation

 

 

La doctrine de la divinisation telle que nous la trouvons formulée dans le sixième Concile oecuménique nous fournit la clef, la clef de voûte, la signification ultime de toute la créa­tion, puisqu'elle nous en indique la finalité. Mais il reste à nous demander comment cette finalité est réalisable pour nous.

Elle est réalisée dans Jésus le Christ, le fils de Dieu. Comment est-elle réalisable pour nous ?

La création d'un être appelé à participer à la vie divine - c'est la définition de l'Homme - après une transformation qui le rende capable de cette destinée surnaturelle, implique des conditions discernables par notre intelligence.

Si Dieu veut réellement créer un autre lui-même, cet être qu'il veut conduire à une telle hauteur, à une telle élévation, à une telle dignité, ne saurait recevoir d'une manière purement passive le don de la création.

Car s'il recevait d'une manière purement passive le don de la création, il ne serait pas un être créé à l'image et à la res­semblance de Dieu. Il serait une contrefaçon, il serait une sorte de poupée qui reçoit tous ses attributs d'une manière passive. Il ne serait pas réellement un être.

Il faut donc que l'Homme consente et coopère activement et intelligemment à l'oeuvre de sa propre création. Il faut qu'il porte fruit. Un être réel est un être qui porte fruit. Cette doc­trine est fondamentale, essentielle à la doctrine chrétienne. Elle est enseignée par le Seigneur dans de nombreux textes, par exemple la parabole des talents (Matthieu 25, 14) et d'autres (Luc 13, 6). Les conditions de la fructification sont enseignées dans des propos rapportés par Jean, chapitre 15 :

 

Moi je suis la vigne véritable et mon père est le vigne­ron. Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il l'enlève et tout sarment qui porte fruit, il l'émonde afin qu'il porte davantage de fruit...

 

Il existe donc une distinction discernable entre la création de l'Homme, sa première création, et le temps requis pour qu'il ratifie le don de la création, pour qu'il consente à sa propre création, pour qu'il coopère activement et intelligem­ment à cette création en portant fruit afin de devenir réellement un être, à l'image et à la ressemblance de Dieu.

Mais il y a plus. Cet être est appelé, invité à prendre part à la vie personnelle de Dieu après une transformation qui l'en rende capable. Cet être créé animal est appelé à devenir, comme l'écrit saint Jean de la Croix, un compagnon de Dieu. Il est appelé, invité à devenir fils avec le Christ. Il est appelé à l'adoption filiale, comme l'enseigne Paul et tout le Nou­veau Testament.

Cette divinisation réelle de l'Homme implique une réelle transformation, et cette transformation ne peut pas être subie par l'Homme d'une manière purement passive. Car si l'Homme subissait cette transformation d'une manière purement passive, il ne deviendrait pas un être créé à l'image et à la ressemblance de Dieu ; il ne serait pas conforme au fils de Dieu. Il serait tout au plus un animal, ou un esclave, couvert des oripeaux du Roi, des vêtements du Roi, des insignes royaux, de la couronne royale. Mais il ne serait pas trans­formé, recréé du dedans. Il serait de nouveau une contrefaçon.

Pour que l'Homme réalise la destinée à laquelle il est invité par la Liberté créatrice, il faut non seulement qu'il consente au don de la création et qu'il ratifie et coopère activement au don de la création afin de le faire fructifier en lui, mais il faut de plus qu'il entende l'invitation qui lui est adressée de prendre part à la vie divine ; qu'il consente à cette invita­tion ; et qu'il naisse nouveau pour devenir capable de pren­dre part à la vie personnelle de l'Unique incréé.

Tel est le sens, tel est le dessein de la création selon le chris­tianisme orthodoxe.

Nous connaissons d'une manière certaine l'existence de Dieu par la création qui le manifeste et par son oeuvre créa­trice elle aussi à l'intérieur de ce peuple qui est la nouvelle création en train de se faire.

Mais le dessein ultime, la finalité dernière de la création, nous ne pouvons pas la connaître en étudiant le passé de la création. Nous ne pouvons connaître ce dessein ultime, cette finalité dernière, que si Dieu lui-même nous la fait connaî­tre. La raison d'être de la révélation, c'est de nous faire connaître la finalité ultime de la création et les voies qui sont requises pour réaliser cette fin.

C'est la doctrine aussi bien de saint Thomas d'Aquin que de Jean Duns Scot.

Si l'homme est appelé à une telle destinée, la participation à la vie divine, la divinisation, après une transformation qui le rende capable de cette participation, de cette divinisation ; si l'homme doit consentir à sa propre création, librement ; porter fruit, librement ; s'il doit consentir à l'invitation qui lui est adressée de prendre part à la vie divine, - car en ce domaine il n'y a pas de nécessité possible, nous sommes dans l'ordre et le règne de la Liberté incréée qui appelle, qui suscite d'autres libertés ; - si l'Homme doit consentir à une nouvelle naissance, s'il doit naître nouveau, s'il doit devenir créature nouvelle, homme nouveau pour prendre part au règne de Dieu, à la durée ou au monde qui vient, comme disent les rabbins : c'est l'enseignement du quatrième Évangile et de saint Paul ; - alors il en résulte qu'avant cette nouvelle naissance il existe un état qui précède cette nouvelle naissance. L'enfant qui vient de naître est bel et bon ; il est ontologi­quement une création excellente. Mais il n'est pas encore un saint, parce que la sainteté implique l'invitation de Dieu à prendre part à la vie de Dieu, et un consentement, une conversion personnelle et libre. L'enfant qui vient de naître est donc ontologiquement bon, mais inachevé, et il n'est pas un saint. Il est appelé à la sainteté, c'est-à-dire à devenir une nouvelle créature, une nouvelle création, un Homme nouveau, conforme au dessein créateur ultime de Dieu. Il y faudra son consentement actif et sa coopération.

L'enfant, lorsqu'il naît, est donc dans un état qui précède l'ordre de la sainteté, et cela non pas d'une manière acciden­telle, mais pour des raisons inhérentes aux modalités de la création de l'Homme. Avant de consentir à la nouvelle nais­sance, l'Homme est dans un certain état qui n'est pas encore la sainteté. L'entrée dans l'économie de la sainteté, c'est-à-dire de la nouvelle création, c'est-à-dire l'économie de la vie divine, requiert le don de Dieu qui appelle, et le consentement de l'Homme qui coopère.

Il existe un état qui précède cette nouvelle naissance, ce consentement à la nouvelle naissance.

Même si l'humanité n'était pas devenue criminelle, ce qu'elle est devenue de fait, il resterait en toute hypothèse que la création de l'Homme et l'invitation qui lui est adressée de prendre part à la vie divine, impliquent que l'Homme puisse consentir au don de la création, au don de la divinisation, coopérer activement au don de la création, coopérer activement au don de la divinisation, car ce don ne saurait être contraint. Dieu ne saurait créer un autre lui-même malgré lui. Par conséquent, même si l'humanité n'était pas devenue cri­minelle, il resterait que l'Homme créé est d'abord dans un état qui précède l'entrée dans l'économie de la destinée ultime à laquelle il est invité, l'économie de la participation à la vie personnelle de Dieu.

 

 

La possibilité de la perdition

 

 

C'est dire qu'en toute hypothèse le risque de perdition est possible, pour les personnes que nous sommes et pour l'huma­nité entière. Puisqu'il s'agit d'une oeuvre de liberté qui veut susciter d'autres libertés créées, il n'est pas possible de dire ou d'affirmer que cette oeuvre de création est un processus qui parviendra nécessairement à sa fin. Dire que ce proces­sus de création est nécessaire et qu'il ne comporte pas de risque de perdition, c'est dire qu'il ne s'agit pas de créer une liberté, mais une chose. Autrement dit le dogme de l'enfer, qui signifie cette possibilité de perdition, signifie la même chose que la doctrine de la liberté de la création qui tend à susciter des libertés. C'est pourquoi Dante dit (un texte que Maurice Blondel aimait à citer) que l'enfer est l'oeuvre du pre­mier amour. Le dogme de l'enfer, - possibilité de la perdi­tion, - signifie la même chose, regardée sous sa forme néga­tive, que le dessein créateur lui-même qui vise à élever jusqu'à Dieu des êtres créés, élévation qui ne peut être que libre de la part du Créateur incréé et de la part de l'être créé qui y consent.

 

Luc 18, 8 : Le fils de l'homme, lorsqu'il viendra, est-ce qu'il trouvera la foi sur la Terre ?

 

C'est une question posée. Elle est inéluctable.

 

Mais de fait et de plus, l'humanité est devenue criminelle. Ce n'était certes pas une nécessité qui lui était imposée mais c'était une possibilité ouverte par l'accès à la connaissance réfléchie. Nous avons vu cela antérieurement.

Que l'humanité soit devenue criminelle, c'est là un fait d'expérience et un fait d'histoire. Aussi loin que nous remon­tions dans l'histoire humaine, nous pouvons constater que l'homme est un animal qui massacre, qui torture, qui asser­vit, qui opprime, qui avilit l'homme son frère. La différence entre l'humanité du temps des rois d'Ur, d'Assyrie ou de Babylone et nous, tient simplement à ce que nous disposons, pour massacrer, pour torturer, pour avilir et abêtir les hom­mes, de moyens techniques plus puissants. A ce détail près, il n'y a pas de différence notable, substantielle, du point de vue de la cruauté, entre l'homme d'aujourd'hui et l'homme du temps de Sargon d'Akkad ou de Hammurabi. - Si, cepen­dant, il existe une toute petite nuance : les nations dites civi­lisées ou prétendues civilisées qui pratiquent aujourd'hui la torture dans les salles de police, dans les caves ou dans les bureaux, se croient obligées de se cacher et de mentir lorsqu'on les accuse de ces pratiques. Non pas qu'elles aient honte, - ce serait trop demander, - mais cela n'est plus admis dans le concert des nations, en théorie. C'est la seule différence que nous parvenions à apercevoir.

Une autre différence cependant que l'on peut observer, c'est qu'autrefois les hommes étaient les principaux artisans des massacres. Les femmes étaient nettement moins massacreu­ses. Aujourd'hui, surtout dans les nations dites civilisées, les femmes demandent la liberté de tuer leurs propres enfants avant leur naissance. Ce phénomène, à grande échelle, est nou­veau lui aussi.

L'expérience montre donc que l'humanité est criminelle aussi loin que nous remontions dans son histoire. Et les vieux théologiens hébreux avaient noté ce fait :

 

Genèse, chapitre 6: Et il arriva qu'il commença, l'Homme (hébreu ha-adam) à se multiplier sur la face de la terre (ha-adamah) et des filles leur naquirent...

Et il vit, YHWH, qu'il était multiple, nombreux, le mal de l'Homme (ha-adam) sur la Terre et que toute pro­duction des pensées de son coeur, rien que du mal, tout le jour. Et il se repentit, YHWH, parce qu'il avait fait l'Homme (ha-adam) sur la Terre et il s'irrita en son coeur. Et il dit, YHWH : je supprimerai l'Homme (et-haadam) que j'ai créé de la face de la terre (haadamah), depuis l'Homme (me-adam) jusqu'au Bestiau, jusqu'au Rep­tile et jusqu'à l'Oiseau des cieux, car je regrette de les avoir faits...

La Terre se corrompit devant la face de Dieu et elle fut remplie, la Terre, de violence. Et il vit, Dieu, la Terre et voici qu'elle était corrompue car toute chair (kôl-basar = kôl adam) avait corrompu sa voie sur la Terre. Et il dit, Dieu, à Noé : la fin de toute chair est venue devant ma face car la Terre est remplie de violence...

 

L'enfant qui naît aujourd'hui dans une nation qui se prétend elle-même civilisée ou dans une autre, s'il en reste, naît donc dans une humanité plus criminelle qu'elle ne l'a jamais été. Jamais l'humanité n'a autant massacré et torturé qu'au XXe siècle et comme chacun sait les nations qui se disent civi­lisées se préparent activement, avec énergie, zèle et force dépenses, à se massacrer les unes les autres d'une manière décisive et définitive. Tout Oiseau des cieux, toute bête des champs et tout rampant, comme dit la Bible, disparaîtra avec le prochain massacre.

Nous utilisons les termes de « crime » et « criminel » plutôt que le terme de « péché » que l'on trouve dans le caté­chisme de grand-mère, parce que le mot « péché » en fran­çais a pris, si j'ose dire, une certaine odeur, depuis quelques siècles, à force d'être utilisé par les romanciers qui nous racon­tent des histoires d'alcôve et pour qui le péché par excellence est justement de cet ordre.

L'enfant qui naît aujourd'hui doit donc, pour réaliser la finalité qui est la finalité de tout homme, consentir au don de la création ; consentir au don de la divinisation ; coopé­rer activement au don de la création et au don de la divinisa­tion ; consentir à devenir nouvelle création, humanité nouvelle ; - et cela en toute hypothèse, que l'humanité soit devenue criminelle ou non.

Mais de plus et de fait, il porte le poids d'une humanité criminelle ; il est formé, éduqué, élevé, dans une humanité criminelle.

Par conséquent, l'enfant naît dans un état qui n'est pas la sainteté ; et il naît dans une humanité qui est criminelle de fait. L'enfant qui vient de naître pourra consentir à la sainteté, ou bien il pourra contribuer à augmenter à son tour les crimes de l'humanité.

Il faut donc distinguer entre les crimes que l'enfant va com­mettre lui-même, dès qu'il aura accédé à la connaissance de la distinction entre le bon et le mauvais, - et les crimes de l'humanité dans laquelle il est né, crimes dont lui, l'enfant qui vient de naître, n'est pas personnellement responsable, mais dont il va cependant porter le poids et subir les déterminismes.

Son acte de liberté, son acte de rupture avec cette huma­nité criminelle, sera donc plus difficile que dans l'hypothèse d'une naissance à l'intérieur d'une humanité sainte.

Une naissance hypothétique dans une humanité sainte ne l'aurait d'ailleurs pas dispensé d'un acte personnel de consentement à la sainteté. La sainteté n'est pas héréditaire, elle ne passe pas automatiquement des parents aux enfants. Le crime non plus, d'ailleurs.

Comme le disait justement Tertullien, on ne naît pas chré­tien, on le devient. Si on le veut.

 

 

Rédemption

 

 

Le mot français rédemption recouvre le latin : redemptio qui vient du verbe redimere : racheter. Le latin redemptio tra­duit le grec apolutrôsis qui vient du verbe apolutroô qui signi­fie lui aussi, lui déjà : racheter, délivrer moyennant rançon. Le grec apolutrôsis et apolutroô traduit les verbes hébreux : padah et gaal. Padah signifie racheter un esclave, d'où : libé­rer un esclave. Dieu a racheté son peuple Israël prisonnier en Égypte, c'est-à-dire qu'il l'a délivré. Le verbe gaal signi­fie lui aussi racheter. Dieu a racheté, c'est-à-dire délivré Israël (Exode 6, 6). Il est donc le Libérateur d'Israël, en hébreu : goel (Isaïe 41, 14 et s.).

Notre Seigneur est rédempteur de l'humanité puisqu'en effet il la libère, il la guérit. Mais il n'est pas seulement rédempteur, puisqu'il l'achève aussi, il la conduit à son terme final en réalisant en lui-même ce qui est la finalité ultime de la création : l'union de l'Homme créé à Dieu incréé.

Deux conceptions ou deux représentations du christianisme se présentent ici. L'une d'entre elles est principalement cen­trée sur la réparation, la restauration, la rédemption de l'humanité. Elle a tendance à considérer que la plénitude était donnée au commencement, elle a tendance à interpréter le dogme du péché originel dans un sens gnostique. - L'autre représentation du christianisme est celle de saint Paul, de saint Irénée de Lyon, de saint Jean de la Croix. C'est la concep­tion orthodoxe du christianisme. La perfection, la plénitude de l'oeuvre de Dieu, ne se trouvent pas dans le passé, aux ori­gines, au commencement ; la perfection et la plénitude de l'oeuvre de Dieu se trouvent au terme, dans l'avenir. Le chris­tianisme n'est pas rétrospectif mais prospectif. Le Christ est rédempteur, oui, mais il achève aussi la création et la conduit à son terme qui est la divinisation de l'Homme créé, sans confusion des natures.

Deux manières, donc, d'entendre le christianisme et de le présenter.

 

 

Mariam

 

Mariam de son nom araméen, Mariam en hébreu, a consenti librement à l'union hypostatique, à la création puis à l'union en elle de l'Homme véritable créé nouveau pour cette union à Dieu incréé. Il suffit de lire l'histoire du peuple hébreu pour voir et discerner que Dieu le créateur ne fait pas vio­lence. Dans le régime de la nouvelle création, il opère, il crée avec le consentement de l'homme. Il demande ce consentement. Ainsi Abraham a consenti à quitter Ur en Sumer autour du XXe ou XIXe siècle avant notre ère. Les prophètes hébreux - et Abraham était prophète - sont des saints. Ils sont créés pour cette mission qui leur est confiée, cette oeuvre à laquelle ils sont invités à coopérer. Ils sont pré adaptés à cette oeuvre. C'est par exemple ce que dit le prophète Jérémie lui-même et de lui-même dans un texte que nous avons déjà lu :

 

Jérémie 1, 4 : Et elle fut, la parole de YHWH, sur moi pour dire : Avant que je te forme dans le ventre (de ta mère), je t'ai connu. Avant que tu sortes de la matrice, je t'ai rendu saint. Prophète pour les nations je t'ai établi.

 

Toute l'histoire du peuple hébreu est l'histoire d'une sanc­tification progressive de l'humanité en cette zone que nous avons appelée embryonnaire ou germinale. Il faut bien com­prendre que Dieu ne peut pas se manifester, se faire connaî­tre, s'il ne transforme pas l'humanité pour la rendre capable de le connaître. Avec Mariam ou Miriam, cette sanctifica­tion de l'humanité dans ce peuple parvient au point qu'une jeune fille d'Israël peut consentir librement à l'union hypos­tatique qui va se réaliser, pour l'éternité, en elle. Il n'est pas dans les méthodes de Dieu de réaliser une telle oeuvre sans le consentement de l'homme, de l'humanité. C'est Mariam qui a consenti à cette union désormais éternelle de l'Homme créé à Dieu incréé. En elle la création du peuple hébreu - qui est une sanctification - est parvenu à un point de matu­rité suffisant pour qu'une jeune fille de ce peuple consente librement à ce que le bienheureux Jean Duns Scot a appelé l'oeuvre suprême ou ultime de Dieu, summum opus Dei, à savoir l'union hypostatique qui donne son sens à toute la créa­tion, puisque c'est vers cette union hypostatique que la créa­tion, depuis les origines, est ordonnée.

Le dogme concernant Marie, qui se développe doucement à travers les siècles, n'est pas un dogme qui se développe à cause ou de par l'affectivité des moines ou des peuples chré­tiens. C'est un dogme qui se développe au fur et à mesure que croît dans l'Église l'intelligence du sens de la création, des conditions métaphysiques de la réalisation du dessein de Dieu. Le consentement libre de Marie à l'union hypostati­que a été l'une des conditions métaphysiques à la réalisation du dessein ultime de Dieu. C'est ce qui explique le privilège et même la priorité que les théologiens ont reconnu à Miriam ou Mariam. Elle a été la première à consentir au Christ, à donner son assentiment au Christ. Elle a consenti à la créa­tion en elle de l'Homme nouveau uni à Dieu depuis l'instant même de la conception. Pendant des années, elle a eu la garde et la charge de cet enfant qui était le trésor ultime de toute la création, la clef de la voûte de toute la création, le lien subs­tantiel, vinculum substantiale, entre l'Incréé et le créé.

Ajoutons ici et à ce propos, contrairement à ce que racon­tent certains qui ne sont pas compétents en philologie, qu'il est parfaitement exact que le terme de « frère » en hébreu n'a pas le sens étroit qu'il comporte dans la langue française d'aujourd'hui. Pour s'en convaincre, il suffit au lecteur de se reporter aux textes nombreux de la Bible hébraïque dans lesquels est utilisé le terme de « frère ».

 

Par exemple : Genèse 13, 8 : « Abraham dit à Loth, fils de son frère ».

Genèse 12, 5 : « Qu'il n'y ait pas de dispute entre moi et entre toi, entre mes bergers et entre tes bergers, car nous sommes des hommes frères... »

Genèse 14, 12 : « Ils avaient pris aussi Loth... C'était le fils du frère d'Abraham et il habitait à Sodome. Un fuyard vint annoncer la chose à Abraham l'Hébreu... Dès qu'Abram entendit que son frère avait été emmené captif... ».

Genèse 29, 12 : « Jacob annonça à Rachel qu'il était le frère de son père et qu'il était le fils de Rébecca. Elle courut l'annoncer à son père. Quand Laban entendit la nouvelle, à savoir que c'était Jacob, le fils de sa soeur... » Genèse 29, 15 : « Laban dit à Jacob : Est-ce parce que tu es mon frère... ».

Genèse 31, 54 : « Puis Jacob sacrifia un sacrifice sur la montagne et invita ses frères à manger du pain... »

 

Les « frères » en l'occurrence ce sont les hommes de la tribu de Laban :

 

Genèse 31, 22 : « Au troisième jour, on annonça à Laban que Jacob avait fui. Il prit ses frères avec lui... ». Genèse 31, 46 : « Jacob dit à ses frères... » (= les hom­mes de la tribu de Laban).

Lévitique 10, 1 : « Les fils d'Aaron, Nadab et Abihou, prirent chacun sa cassolette et y mirent le feu... Puis Moïse convoqua Mishaël et Elsaphan, fils d'Ouzziel, l'oncle d'Aaron, et leur dit : Approchez ! Emportez vos frères de devant le sanctuaire... ».

Juges 9, 1 : «Abimélech, fils de Jeroubbaal, alla à Sichem, vers les frères de sa mère ; il leur parla... Souvenez-vous que je suis votre os et votre chair... Les frères de sa mère redirent toutes ces paroles aux oreilles des habitants de Sichem et le coeur de ceux-ci pencha vers Abimélech, car ils se dirent : C'est notre frère...

 

 

Les textes sont très nombreux. On voit que l'expression hébraïque que l'on trouve dans nos Évangiles : « les frères de Jésus » ne signifie pas nécessairement ce qu'elle signifierait en langue française d'aujourd'hui.

L'Église a défini, exprimé, formulé ce qu'elle pense à ce sujet le 8 décembre 1854. Après avoir consulté plus de six cents évêques et obtenu cinq cent quarante-six réponses favo­rables à cette définition (cela équivaut donc à un concile) le pape Pie IX a exprimé la pensée de l'Église : Marie a été créée sainte, par la grâce de Dieu. Elle n'a pas eu, comme nous, à se convertir, à passer de la vieille humanité à l'humanité nouvelle. Il n'y a pas, dans son cas, un état qui précède la nouvelle naissance, la naissance à la vie de Dieu qui est la sainteté. Depuis le premier instant de sa conception, c'est-à-dire de sa propre création, elle a, par grâce, été présanctifiée. Le manque de la sainteté à laquelle nous sommes tous appe­lés et invités, ce manque dans lequel nous naissons tous, les théologiens latins l'appellent « péché originel ». Maria a été depuis le premier instant de sa propre conception indemne de ce manque. En langage positif, deux négations s'annulant, cela signifie qu'elle est sainte depuis sa propre conception.

C'était la thèse défendue par le bienheureux Jean Duns Scot à la Sorbonne (elle a bien changé depuis) en 1308.

Le 1er novembre 1950, par la bouche de Pie XII, l'Église a défini et formulé ce qu'elle pensait : dès l'instant de sa mort, Marie est entrée dans la gloire de Dieu. Elle n'a pas attendu, elle n'attend pas la fin des temps pour entrer dans la gloire de Dieu.

 

Paris le 20 janvier 1980

 


TABLE DES MATIÈRES

 

 

 

PLAT RECTO.. 1

PLAT VERSO.. 2

 

DU MÊME AUTEUR.. 3

 

AVANT-PROPOS.. 4

 

I-      LE FAIT DE LA CRÉATION.. 7

Création et évolution.. 14

 

II-     LE FAIT DE LA RÉVÉLATION.. 18

Concordisme. 38

Révélation et inspiration.. 41

 

III-        LE FAIT DE L'INCARNATION.. 55

L'hérésie de Noêtos, de Sabellius et de Praxéas.. 60

La crise apollinariste. 61

La crise nestorienne. 67

La crise monophysite. 69

La crise monothélite. 72

 

IV-        LA SAINTE TRIADE. 86

Les pères apostoliques.. 108

Les Symboles baptismaux des églises anciennes.. 111

L'hérésie de Noêtos, Praxéas et Sabellius.. 118

La crise arienne et le concile de Nicée. 122

Saint Augustin.. 128

Pierre Lombard.. 131

Saint Thomas d'Aquin.. 134

La querelle du Filioque. 136

 

V-     LE FAIT DE L’ÉGLISE. 142

Les deux natures de l'Église. 143

Infaillibilité. 143

Transmission de l'information.. 144

La sainte liturgie. 145

Les conditions de la divinisation.. 145

La possibilité de la perdition.. 147

Rédemption.. 149

Mariam... 149

 



[1] Sur cette question, cf. par exemple Steven WEINBERG (Prix Nobel de physique 1979), Les trois premières minutes de l'Univers, trad. fr. éd. du Seuil, 1978 ; ou bien : Jean HEIDMANN, Au-delà de notre Voie lactée, Un étrange Univers, éd. Hachette, 1979. Voir aussi, du même auteur, le chapitre : Évolution de l'Univers et des galaxies, dans La Nouvelle Astro­nomie, sous la direction de Jean-Claude PECKER, éd. Hachette, 1971.

[2] Cf. par exemple, pour débuter : Jean Audouze et Sylvie VAUCLAIR, L'Astrophysique nucléaire, coll. Que Sais-je ? Presses Universitaires de France, 1972.

[3]Par exemple : A. LEHNINGER, Biochimie, trad. fr. éd. Flammarion, 1973, ou Jacques KRUH, Biochimie, éd. Hermann, 1978.

[4] Par exemple : Pierre - P. GRAssÉ, Précis de Biologie générale, éd. Masson, 1966.

[5] Cf. par exemple Pierre-P. GRASSÉ, Précis de Zoologie, éd. Masson. Lire aussi : Max de CECCATY, La Vie de la cellule à l'Homme, éd. du Seuil. Joël de ROSNAY, Les Origines de la vie, éd. du Seuil.

 

[6] Sur ce point, cf. notre étude : Les Problèmes de l'athéisme, éd. du Seuil, 1972, pp. 143 et sq.

 

[7] Paul COUDERC, Astronome titulaire de l'Observatoire de Paris, L'Expansion de l'Univers : les faits, apud La Nouvelle Astronomie, éd. cit.

 

[8] Claude TRESMONTANT, Comment se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu, Paris, éd. du Seuil, 1966. Le même ouvrage, édi­tion augmentée, en livre de poche, éd. du Seuil, 1970. Les Problèmes de l'athéisme, éd. du Seuil, 1972. Sciences de l'Univers et problèmes métaphy­siques, Paris, éd. du Seuil, 1976. L'Histoire de l'Univers et le sens de la création, O.E.I.L., 1985.

 

[9] Cf. Joseph MANSION, Esquisse d'une Histoire de la Langue sans­crite, Paris, 1931.

[10] Cf. A. MEILLET, La méthode comparative en linguistique histori­que, Paris, 1924, éd. Champion.

[11] Cf. C. BROCKELMANN, Précis de linguistique sémitique, Paris, 1910, éd. Genthner.

[12] Cf. par exemple P.P. GRASSÉ, A. HOLLANDE, P. LAVIOLETTE, V. NIGON, E. WOLFF, Biologie générale, Paris, éd. Masson, 1966.

[13] Ouvrages cités plus haut, p. 29. (Voir note 8, p. 14)

 

[14] Sur cette question, cf. E. GENET-VARCIN, Éléments de Primatolo­gie. A la recherche du Primate ancêtre de l'Homme, Paris, éd. Boubée et Cie, 1969. Jean PIVETEAU, Traité de Paléontologie, tome VII : Primates Paléontologie humaine, éd. Masson, 1957. Du même auteur : L'Ori­gine de l'Homme, éd. Hachette, 1962. Origine et destinée de l'Homme, éd. Masson, 1973. L'Apparition de l'Homme, Le point de vue scientifi­que, O.E.I.L. 1986.

[15] Cf. P.P. Grassé, Précis de Zoologie, Vertébrés, tome III, éd. Masson, 1977.

[16] Prononcer : rouach, le ch final dur, comme dans l'allemand Buch

[17] Pour savoir ce qu'est la Gnose, la tradition gnostique et les systèmes gnostiques, cf. Histoire des Religions sous la direction d'H.C. PUECH, Encyclopédie de la Pléiade, t. II, les chapitres consacrés à la Gnose, à l'her­métisme et au manichéisme. Et aussi : H.C. PUECH, En quête de la Gnose, Paris, éd. Gallimard, 1978 ; H. JONAS, La Religion gnostique, éd. Flam­marion, 1978.

[18] Cf. notre étude : La Métaphysique du christianisme et la naissance de la philosophie chrétienne, Paris, éd. du Seuil, 1962, p. 395 et sq.

 

[19] IRÉNÉE de LYON, Contre les Hérésies, texte et traduction coll. Sources chrétiennes, éd. du Cerf, livre IV.

[20] Il existe plusieurs introductions scientifiques à la Bible de haut niveau, en français, en allemand, ou en anglais. En français, un ouvrage déjà ancien, mais excellent comme introduction à la Bible hébraïque : L'His­toire de la Littérature hébraïque et juive d'Adolphe Lods, éditions Payot, - une vie de travail. Du même auteur : Israël, des origines au milieu du VIIIe siècle (éd. Albin Michel) et Les prophètes d'Israël et les débuts du judaïsme (même éditeur). Plus récente et portant sur toute l'Écriture sainte, y compris les livres du Nouveau Testament, est l'Introduction à la Bible publiée sous la direction d'A. Robert et A. Feuillet, éditions Desclée & Cie, 1959 ; on y trouvera tous les renseignements nécessaires pour abor­der l'étude des Livres saints, y compris des données théologiques. Plus récente encore est la traduction en langue française de l'ouvrage améri­cain de Wilfrid Harrington, Nouvelle Introduction à la Bible, éditions du Seuil, 1971.

[21] Sur cette question, cf. par exemple les beaux livres de Léon BRIL­LOUIN, Vie, Matière et Observation, éd. Albin Michel, et : La Science et la Théorie de l'Information, éd. Masson. François BONSACK, Informa­tion, thermodynamique, vie et pensée, éd. Gauthier-Villars.

[22] Nous avons essayé d'exposer plus amplement ces problèmes dans notre ouvrage, La Crise moderniste, Paris, éd. du Seuil, 1979.

[23] Cf. René DUSSAUD, Les Origines cananéennes du sacrifice israélite, Paris, éd. Ernest Leroux, 1921.

[24] Le problème de la révélation, Paris, éd. du Seuil, 1970. Le Prophé­tisme hébreu, éd. Gabalda, 1982.

[25] On se reportera aux beaux ouvrages de Sir Leonar WOOLLEY, Ur en Chaldée, trad. fr. éd. Payot, 1949 ; Abraham, Découvertes récentes sur les origines des Hébreux, trad. fr. éd. Payot, 1949 ; Ur, Histoire d'une découverte, éd. Albert Guillot, Paris, 1957 ; et André PARROT, Abraham et son temps, Cahiers d'Archéologie biblique, n° 14, éd. Delachaux & Niestlé, 1962.

[26] On trouvera commodément rassemblés ces textes très anciens dans l'ouvrage collectif : La Naissance du Monde, coll. Sources orientales, éd. du Seuil, 1959. Il faut y ajouter les plus anciennes mythologies helléni­ques qui sont enracinées dans ces mythologies de l'Orient ancien, par exem­ple celle d'Hésiode, Théogonie, texte grec et trad. fr. éd. Les Belles Let­tres, Paris, 1951.

[27] Nous avons relevé et analysé critiquement les textes dans notre ouvrage déjà cité, Les Problèmes de l'athéisme, éd. du Seuil, 1972.

[28] Cf. L. CERFAUX et J. TONDRIAU, Le Culte des Souverains dans la civilisation gréco-romaine, éd. Desclée & C°, 1957.

[29] Un bon livre d'introduction : J. CHAINE, Introduction à la lecture des prophètes, éd. Gabalda.

[30] E. DHORME, Le nom du Dieu d'Israël, Revue d'Histoire des reli­gions, janv.-mars 1952.

[31] En ce qui concerne le milieu ethnique, sociologique, culturel, linguis­tique, historique, cf. le superbe livre de Madame GENOT, Un Homme nommé Salut..., éd. O.E.I.L.

[32] Sur cette question, voir nos travaux ultérieurs, postérieurs à la rédac­tion de ces Éléments : Le Christ hébreu, nos traductions des Évangiles et de l'Apocalypse. (Note de 1987.) Ainsi que le beau livre déjà cité de Madame GENOT.

[33] Dictionnaire étymologique de la langue latine, au mot testis, p. 689.

[34] Cf. par exemple James D. WATSON, Biologie moléculaire du gène, trad. fr. 2e éd., pp. 304-305.

[35] Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, trad. fr., Des­clée de Brouwer.

[36] Nous avons abordé cette question plus tard, après la rédaction de ces Éléments de théologie, dans notre traduction de l'Évangile de Jean. Voir le livre déjà cité de Madame GENOT, Un Homme nommé Salut..., éd. O.E.I.L. Cf. également le livre d'O. CULLMANN, Le Milieu johannique.

[37] Gustaf DALMAN, Die Worte Jesu, nouv. éd. 1965, (Les paroles de Jésus) ; malheureusement cet ouvrage magistral n'a pas trouvé de traduc­teur en langue française.

[38] C'est ce que nous avons établi ultérieurement dans nos traductions de Jean, Matthieu et Luc. - J. CARMIGNAC, La Naissance des Évangiles synoptiques, O.E.I.L., 1984. J. GENOT, Un Homme nommé Salut..., éd. O.E.I.L., 1986.

[39] Voir sur ce point encore le livre de Madame GENOT.

[40] En 538, Édit de Cyrus : fin de la captivité des Judéens et commen­cement du retour. Cf. Histoire Universelle, I, des Origines à l'Islam, sous la direction de René Grousset et Émile G. LÉONARD, Encyclopédie de la Pléiade, Librairie Gallimard, p. 426 sq.

[41] Un bon livre sur cette question : R. LE DÉAUT, Introduction à la littérature targumique, Institut Biblique Pontifical, Rome, 1966.

[42] La traduction française de ce targum palestinien est maintenant édi­tée : Targum du Pentateuque, traduction par Roger Le DÉAUT, coll. Sources chrétiennes, éd. du Cerf, 1978.

[43] J'ai essayé de traduire les plus importantes lettres de Cyrille, patriar­che d'Alexandrie, contre Nestorios, patriarche de Constantinople, dans : Introduction à la Théologie chrétienne, Paris, éd. du Seuil, 1974, p. 177 et sq.

[44] J'ai traduit cette lettre capitale dans l'ouvrage déjà cité, Introduc­tion à la théologie chrétienne, p. 217.

[45] Origène d'Alexandrie, né vers 185. Dans un ouvrage célèbre, le Traité des Principes, Origène avait repris les doctrines orphiques, pythagoricien­nes et platoniciennes, que l'on trouve aussi chez son contemporain et peut-être condisciple Plotin : les âmes, d'essence divine, préexistaient et elles sont tombées dans des corps mauvais à cause d'une faute antérieure à la création du monde physique. Cf. C. TRESMONTANT, La Métaphysique du christianisme et la philosophie chrétienne, Paris, éd. du Seuil, 1962, p. 395 et sq.

[46] Nous avons traduit une partie de la Lettre de Sophronius adressée au pape Honorius et aux patriarches de Constantinople et d'ailleurs, Intro­duction à la Théologie... p. 236 sq.

[47] Grégoire de Nazianze, Oratio 30, 12.

[48] Nous avons traduit le texte complet dans notre Introduction à la théologie, p. 268 et sq.

[49] Nous avons essayé de développer ce point dans une petite brochure : La Mystique chrétienne et l'avenir de l'Homme, Paris, éd. du Seuil, 1977.

[50] Sur cette doctrine proprement gnostique et théosophique de la créa­tion et de l'incarnation, que Hegel a reçue de Jacob Bôhme et des tradi­tions gnostiques, ainsi que de la Kabbale, qui est la Gnose juive, cf. notre petit excursus, La Métaphysique du christianisme et la naissance de la phi­losophie chrétienne, Paris, éd. du Seuil 1962, Appendice : Notes sur la permanence de la Gnose et du néoplatonisme dans la pensée occidentale.

[51] Sur cette question, voir le beau et grand livre de Joachim JEREMIAS, Abba, Gôttingen, éd. Vandenhoeck & Ruprecht, 1964. Et aussi : W. MAR­CEL, Abba, Père ! La prière du Christ et des chrétiens, Rome, Institut Biblique, 1963.

[52] Au sujet de la signification de l'expression pour nous encore obs­cure le fils de l'homme : Oscar CULLMANN, Christologie du Nouveau Tes­tament, éd. Delachaux & Niestlé, 1958.

Joachim JEREMIAS, Neutestamentliche Théologie, traduction française : Théologie du Nouveau Testament, éd. du Cerf, coll. Lectio divina, n° 76.

 

[53] Le premier qui, à notre connaissance du moins, a effectué cette trans­formation logique, c'est le philosophe judéen alexandrin Philon, contem­porain de saint Paul. Il appelle le propre Logos de Dieu, « fils de Dieu », et même il va jusqu'à l'appeler dieu second !

[54] Le grec païs est l'une des traductions de l'hébreu ebed, le serviteur, dans la traduction grecque de la Sainte Bibliothèque hébraïque.

[55] Cf. les grands ouvrages de Paul ALLARD, La Persécution de Dio­clétien, éd. Gabalda ; Histoire des persécutions pendant la première moi­tié du troisième siècle, éd. Gabalda ; Les dernières persécutions du troi­sième siècle, éd. Gabalda ; Histoire des persécutions pendant les deux pre­miers siècles, éd. Gabalda.

[56] Hahn, Bibliothek der Symbole und Glaubensregeln der alten Kirche, réédition, Georg Olms Verlagsbuchhandlung, Hildesheim, 1962.

[57] Enchiridion Symbolorum, éd. 34e, p. 36.

[58] Nous avons traduit le texte complet dans notre Introduction à la théo­logie chrétienne, p. 355.

[59] Nous traduisons ces textes d'après le Fragment d'Hippolyte Contre toutes les hérésies, éd. P. Nautin, éd. du Cerf.

[60] Hippolyte ou Pseudo-Hippolyte, (comme on voudra), Elenchos contre toutes les Hérésies, livre IX.

[61] Nous avons traduit quelques-uns des textes et documents d'Arius et concernant' Arius dans notre Introduction à la théologie chrétienne, pp. 359 et sq.

[62] Sur ce point, je recommande la lecture d'un théologien espagnol du début de ce siècle qui s'appelle Juan G. ARINTERO, La evolucion mis­tica, Biblioteca de Autores cristianos, Madrid.

[63] Une bonne Histoire de l'Église, par exemple celle dirigée par Augus­tin FLICHE et Victor MARTIN, publiée aux éditions Bloud & Gay. Le tome III est consacré à cette période.

[64] Lettre 38. Nous avons traduit ces documents dans notre Introduc­tion à la théologie chrétienne, pp. 379 et sq.

[65] Nous avons traduit ces documents, op. cit., p. 406 et sq.

[66] Nous l'avons traduite, op. cit. p. 384.

[67] Par exemple Grégoire de Nazianze, Oratio 21 ; trad. op. cit. p. 405.