CONSCIENCE ET SYNDÉRÈSE

 

 

Dans la Somme théologique, Thomas d’Aquin clarifie la notion de conscience quand il traite des puissances de l’âme (Ia, q 79, a. 13). En se référant au traité De l’âme d’Aristote (II, 3), il distingue cinq genres de puissances : la puissance végétative (nutrition, croissance et génération), la sensitive (sens internes et sens externes), la locomotrice, les intellectives et les appétitives. Tricot emploie le mot faculté à la place de puissance, qui signifie dans ce contexte un principe d’opération (Ia, q. 77, a. 5). Dans le cas des puissances supérieures, comme l’intelligence et la volonté, mon vieux professeur de psychologie thomiste à l’Université Laval préférait parler de facultés. Conduire avec des « facultés affaiblies », ce n’est pas conduire avec une digestion laborieuse.

 

La question sur les puissances intellectives se divise en treize articles ; c’est le treizième et dernier qui porte sur la conscience (Ia, q. 79, a. 13). Il ne s’agit pas ici de la seule conscience morale, mais de la conscience dans toute l’acception du terme. Contre ceux qui faisaient de la conscience une puissance, Thomas d’Aquin va prouver qu’elle est un acte. Mais, avant d’y arriver, il a clarifié plusieurs notions ; quelques-unes sont davantage pertinentes à notre propos : distinction entre intelliger  et raisonner (Ia, q. 79, a. 8) ; distinction entre l’intellect et l’intelligence (Ia, q. 79, art. 10) ; distinction entre l’intellect spéculatif et l’intellect pratique (Ia, q. 79, a. 11).

 

Quelques distinctions importantes

 

D’abord, la distinction entre intelligere, intelliger  et ratiocinari, raisonner (Ia, q. 79, a. 8). Dans l’être humain, la raison et l’intellect, ratio et intellectus, ne sont pas deux puissances distinctes. Pour en faire l’évidence, il suffit de considérer les actes. En français, le verbe intelliger n’existe pas. À mon sens, c’est une lacune, puisqu’on a intelligibilité et intelligible. Je le fabrique donc. Intelliger, c’est saisir immédiatement la vérité ; la saisir sans parce que. Quand on dit que le tout est plus grand que sa partie, on ne peut pas donner de raison à celui qui demanderait pourquoi. Tout au plus faudrait-il lui expliquer les termes s’il ne les comprend pas : le tout c’est l’éléphant, la partie c’est la trompe du même éléphant. Mais on pourrait lui donner une raison s’il demandait pourquoi l’âme humaine est immortelle. Elle est immortelle  parce qu’elle est spirituelle. Raisonner, c’est aller à la vérité en passant d’une chose connue à une autre, de uno intellecto ad aliud. Comme c’est la manière normale chez les êtres humains de parvenir à la vérité intelligible, on les définit comme des animaux raisonnables et non comme des animaux intelligents. Dieu ne raisonne pas ; il est intelligent. Thomas d’Aquin dit que raisonner est à intelliger comme se mouvoir à être au repos, comme acquérir à posséder. Chez Thomas d’Aquin, le mot intellectus n’a pas le même sens que le mot intelligentia (Ia, q. 79, a. 10). À proprement parler, dit-il, le mot intelligentia signifie l’acte de l’intellectus, qui est l’intellection ou intelliger.

 

Thomas d’Aquin distingue l’intellect spéculatif de l’intellect pratique, bien que ces deux intellects soient une même puissance (Ia, q. 79, a. 11). Un objet perçu par l’intellect peut être ordonné ou non à l’œuvre, ad opus : faire l’aumône ou faire un pont, mais non faire pitié. Quand il distingue le comportement des personnes continentes et des incontinentes, il dit que les continentes éprouvent des désirs, mais qu’elles ne passent pas à l’acte, non operantur. Les incontinentes, au contraire, cèdent à leurs désirs[1].  L’intellect est dit spéculatif quand il n’ordonne pas à l’œuvre ce qu’il appréhende, mais seulement à la considération de la vérité. On peut désirer connaître la manière de construire un gratte-ciel à l’épreuve des secousses sismiques pour le plaisir de savoir. L’intellect est qualifié de pratique, practicus, id est operativus, quand il ordonne à l’œuvre les connaissances acquises. Thomas d’Aquin invoque alors Aristote : « L’intellect pratique diffère de l’intellect théorétique [ou spéculatif] par sa fin [2]. 

 

La conscience n’est pas une puissance

 

De nombreuses expressions du langage populaire nous incitent à penser que la conscience est une faculté comme l’intelligence, la volonté, l’imagination, la mémoire. Comment ne pas le penser quand on entend les expressions : volonté forte, conscience de soi, imagination fertile, mémoire d’éléphant ? On a quelque chose sur la conscience comme on a une poussière dans l’œil ; on met la main sur sa conscience comme on la met sur son ventre ; la conscience a une voix, comme en ont une les humains et les animaux – mais ces derniers n’ont pas le langage.

 

Thomas d’Aquin est donc justifié de se demander si la conscience est une puissance, un pouvoir d’agir (Ia, q. 79, a. 13).  Aux objections qu’il apporte, il oppose, contrairement à son habitude, une affirmation non fondée sur une autorité : « La conscience peut être mise de côté, deponi, mais  une puissance ne peut l’être. Donc la conscience n’est pas une puissance. »

 

Si l’on parle proprement, proprie loquendo, la conscience n’est pas une puissance mais un acte. Cependant, de son temps comme de nos jours, les gens qui parlaient proprement étaient rares. Augustin en témoigne : « Rarement nous parlons des choses en termes propres, le plus souvent, c’est en termes impropres, mais nos auditeurs ou lecteurs comprennent ce que nous voulons dire[3]. » C’est pourquoi certains moralistes appellent conscience non pas l’acte, mais la faculté qui le produit. Thomas d’Aquin ne s’en étonne pas, car il est d’usage courant que l’on prenne l’effet pour la cause, le contenant pour le contenu, le signe pour la chose signifiée. Cette figure de rhétorique a nom métonymie. C’est ainsi qu’on appelle parfois intelligence non pas la faculté, mais la compréhension qu’on a d’une chose. Avoir l’intelligence d’un auteur peut signifier le comprendre et non pas avoir une intelligence aussi pénétrante que la sienne.

 

Le Petit Robert donne de la conscience la définition suivante : « Faculté ou fait de porter des jugements de valeur morale sur ses actes. » Le « fait de porter », c’est un acte. La conscience est donc considérée comme une faculté et comme un acte. Le père H.-D. Noble, o.p., joue également sur ces deux sens : « La conscience morale est le jugement [acte] d’appréciation qu’à chaque instant notre raison porte sur nos actes réfléchis[4]. » À la page suivante : « Ce jugement […] est l’acte propre de ma conscience [puissance ou faculté maintenant] morale. »

 

La conscience est un acte

 

Pour Thomas d’Aquin, il est manifeste qu’à proprement parler la conscience n’est pas une puissance mais un acte. L’évidence découle pour lui de l’étymologie du mot et des fonctions que le langage commun attribue à la conscience.

 

a) Argument tiré de l’étymologie du mot conscience

 

On chercherait en vain le mot conscience – suneidêsis en grec – dans l’éthique d’Aristote ; la droite raison, orthos logos, lui suffit. Le mot suneidêsis apparaissait dans un fragment de Démocrite (~ 460 – ~ 370), soit un siècle avant Aristote, mais ce dernier n’a pas jugé nécessaire de se l’approprier. « Il se pourrait », selon le père Deman, que l’on doive à Cicéron le mot conscientia, dont Thomas d’Aquin va tirer un premier argument[5].

 

Le mot conscientia est formé du préfixe cum, avec, et de scientia, connaissance ;  cum et  scientia, c’est scientia cum, sous-entendu alio, « quelque chose », dit Thomas d’Aquin (Ia, q. 79, a. 13). Le mot évoque donc une connaissance non pas isolée, mais en rapport avec quelque chose d’autre, une connaissance appliquée. D’après l’étymologie du mot, il est donc manifeste que la conscience n’est pas une puissance mais un acte.

 

b) Argument tiré des fonctions attribuées à la conscience

 

En second lieu, il apparaît que la conscience est un acte, et non une puissance, à l’examen des fonctions que la manière usuelle de parler lui attribue, secundum communem usum loquendi. Dans la Somme théologique, Thomas d’Aquin en distingue six :  testificari, attester, instigare, pousser, vel ligare, lier, obliger,  vel etiam accusare, accuser,  vel remordere, causer du remords, sive reprehendere, blâmer (Ia, q. 79, a. 13). Ces fonctions résultent toutes de l’application de quelque connaissance à ce que nous faisons ou avons fait. Dans le De Veritate, il ajoute une septième fonction de la conscience, inducere : instigare, vel inducere, vel ligare (op. cit., q. 17, a. 1).

 

Cette application de nos connaissances à ce que nous faisons, ad ea quae agimus, s’effectue d’une triple façon. Primo, selon que nous reconnaissons avoir posé un acte ou ne pas l’avoir posé. La conscience joue alors sa fonction d’attester, testificari. Le blessé inconscient ne se souvient de rien ; le somnambule non plus. Devant les tribunaux, il arrive – rarement, j’en conviens – que des accusés, sans qu’on les soumette à la torture, avouent des crimes qu’ils n’ont pas commis ; d’autres nient – fréquemment – avoir commis les crimes dont on les accuse et qu’ils ont commis ; enfin, les autres reconnaissent avoir commis les crimes dont on les accuse. Dans le De Veritate, Thomas d’Aquin donne trois exemples choisis dans la Bible. Un premier, dans la Genèse : « Nous ne savons pas qui a mis notre argent dans nos sacs à blé », disent les frères de Joseph (XLII, 22). Mais, si l’on se fie au texte latin de Thomas d’Aquin,  ils  n’ont pas dit : « Nous ne savons pas » ; ils ont dit : « Non est in conscientiis nostris. » Les traducteurs de la Bible de Jérusalem auraient pu serrer la lettre de plus près. Un second exemple, tiré de l’Ecclésiaste : « Car bien des fois ton cœur a su que toi aussi avais maudit les autres » (7, 22). Les mêmes traducteurs ont employé « ton cœur » au lieu de « ta conscience ». Pourtant, dans le texte de Thomas d’Aquin, on lit : « Scit conscientia tua. » Un troisième exemple, emprunté à saint Paul : « Ma conscience m’en rend témoignage » (Romains 9, 1). En latin : « Testimonium mihi perhibente conscientia mea. »  Voilà, enfin, qui est très bien.

 

Secundo, l’application de nos connaissances à notre activité est l’occasion pour la conscience d’exercer trois autres fonctions : instigare, vel inducere, vel ligare. Instigare, c’est pousser à l’action ; « à l’instigation de » est une expression bien connue. Inducere est plus fort qu’instigare, il me semble. Dans son explication de l’Oraison dominicale (IIa-IIae, q. 83, a. 9), Thomas d’Aquin explique la demande suivante : « Ne nous fais pas entrer, inducere, en tentation, et ne nos inducas in tentationem. Nous demandons de ne pas succomber à la tentation. C’est ce que Thomas d’Aquin entend par entrer en tentation ou être induit en tentation, inducere in tentationem. Inducere ad opus, c’est succomber, donc plus fort qu’instigare. Enfin, ligare, c’est lier, obliger. Une personne peut se sentir obligée ou incitée à poser une action ou à ne pas la poser. On dit alors que la conscience oblige, ligat, ou incite, instigat. « Malheur à moi, disait saint Paul, si je n’annonce pas l’Évangile. » Mais, les passions l’emportant, une personne peut ne pas tenir compte de ce que lui dicte sa conscience : c’est ce que Thomas d’Aquin entendait ci-dessus en disant que la conscience peut être « déposée », du verbe deponere, poser à terre ; ici, ignorer.

 

Tertio, l’application de nos connaissances à ce que nous avons fait ou omis de faire amène la conscience à exercer trois autres fonctions : excuser, accuser et engendrer du remords ou reprocher. Après s’être mal conduit, il est normal qu’un être humain cherche des excuses. On dit alors que sa conscience l’excuse. Parfois, elle accuse ou fait des reproches ; on peut penser à Caïn et à cet œil qui l’a poursuivi jusque sous terre. Enfin, certains criminels avouent leurs fautes, mais n’éprouvent aucun remords. Les trois dernières fonctions de la conscience sont donc : excusare, accusare, remordere.  Il est évident que toutes ces fonctions : attester, inciter, obliger, excuser, accuser, reprocher, sont consécutives à l’application de nos connaissances à ce que nous avons fait ou allons faire.

 

LA SYNDÉRÈSE

 

Puisque certains auteurs désignent la conscience du nom de syndérèse, on ne peut éviter d’en parler. Rares sont les personnes qui savent qu’elles ont une syndérèse ; parmi elles, bien peu savent quel rôle elle joue dans leur vie de tous les jours. Guidés par Thomas d’Aquin, essayons de nous en faire une idée claire et distincte.

 

 

Une chose d’abord, puis un nom bizarre

 

La syndérèse est d’abord une chose. On a découvert le « mammifère d'Afrique, voisin du cheval, à la robe rayée de bandes noires ou brunes, à la courte crinière en brosse, au galop très rapide », puis on lui a donné l’excellent nom de  zèbre. Excellent nom, car nous nommons les choses comme nous les connaissons, et notre connaissance va du sensible à l’intelligible : omnis nostra cognitio a sensu initium habet  (Ia., q. 1, a. 9). Les mots devraient donc prendre appui sur les sens. Thomas d’Aquin donne l’exemple du nom lapis, « pierre », dont on pensait, en son temps où les gens allaient souvent pieds nus, qu’il dérivait de laedere pedem, blesser le pied. Sans oublier que le psalmiste avait dit : « De peur que votre pied ne heurte la pierre » (92, 12). Quelle est la chose ou quelles sont les choses qui ont été désignées un jour du nom de syndérèse ?

 

         a) La chose ou les choses

 

         Sur le plan pratique comme sur le plan spéculatif, le raisonnement doit partir de principes indémontrables, sinon il faudrait remonter à l’infini[6], ou se résigner à n’avoir jamais de certitude dans les conclusions qui en découleraient. Pour faire l’évidence de la nécessité de tels principes, avant de les identifier, Thomas d’Aquin se réfère à l’article où il présente le raisonnement humain comme un certain mouvement, qui part de notions naturellement connues, c’est-à-dire sans recherche de la raison, absque investigatione rationis, qui nous permettent d’évoluer comme d’un point de départ immobile à partir duquel se déroule le raisonnement (Ia, q. 79, a. 8)..

 

De même donc que nous avons des principes naturellement connus, c’est-à-dire sans recherche de la raison, qui nous permettent d’évoluer sur le plan spéculatif, de même, et pour les mêmes raisons, il nous en faut pour évoluer sur le plan pratique (Ia, q. 79, a. 12). Ces principes sont naturellement connus, évidents, per se nota. Et Thomas d’Aquin distingue une double façon de parler d’un principe per se notum : en soi, secundum se, et pour nous, quoad nos (Ia-IIae, q. 94, a. 1).

 

Une proposition est dite connue par elle-même, per se nota, quand le prédicat entre dans la définition du sujet. Mais, pour une personne qui ignore la définition du sujet, la proposition ne sera pas connue par elle-même. Il donne comme exemple la proposition suivante : L’homme est un animal raisonnable. Elle est connue par elle-même en raison de sa nature, car qui dit homme dit raisonnable ; mais, pour la personne qui ignore cette définition de l’homme – il y a d’autres définitions de l’homme –, elle n’est pas connue par elle-même. Sont connues de tous, par elles-mêmes, les propositions dont personne n’ignore le sens des termes. Par exemple, tout le monde admet qu’un tout est plus grand que sa partie ; tout le monde admet également que deux choses égales à une même troisième sont égales entre elles.

 

Mais il y a des propositions qui ne sont connues par elles-mêmes que pour les seuls savants, solis sapientibus, parce que ces derniers sont seuls à connaître le sens des termes de la proposition en cause. Pour quelqu’un qui croit qu’un ange n’a pas de corps, dit Thomas d’Aquin, il est évident que l’ange n’est pas circonscrit dans un lieu. Pour quelqu’un qui sait qu’il n’y a en Dieu ni changement ni ombre de changement[7],  il est évident que Dieu ne s’est pas repenti d’avoir créé l’homme : langage métaphorique, dit Thomas d’Aquin. Ce langage convient parfaitement quand il s’agit de faire comprendre la Sainte Écriture à tous les auditeurs, parmi lesquels abondent les esprits peu cultivés, rudes  (Ia, q. 1, a. 9). 

 

Ce qui tombe avant tout sous l’appréhension, c’est l’être, ens, dont l’idée se trouve dans tout ce que l’on connaît – Dieu seul connaît les non-êtres (Ia, q. 14, a. 9). Avant d’affirmer que la chose que l’on voit est vivante, animal, raisonnable, on sait qu’il s’agit de quelque chose et non de rien, c’est de l’être et non du non-être. Tous les jours, des gens – scientifiques, médecins, détectives, chasseurs, pompiers, etc. – constatent qu’il y a quelque chose ou qu’il n’y a rien ; s’il y a quelque chose, ils essaient ensuite de l’identifier. C’est pourquoi, dit Thomas d’Aquin, le premier principe indémontrable sur le plan spéculatif est le suivant : On ne peut pas en même temps affirmer et nier. Il y a quelque chose dans ce poumon ou bien il n’y a rien ; pas les deux en même temps. Ce principe repose sur les notions d’être et de non-être, et tous les autres principes de l’ordre spéculatif sont fondés sur celui-là[8].

 

Thomas d’Aquin passe ensuite au domaine de l’opération, domaine de la raison non plus spéculative –  qui recherche la vérité pour elle-même –, mais de la raison pratique, qui recherche la vérité en vue de l’opération. Le médecin veut savoir de quelle maladie souffre son patient non pas pour satisfaire sa curiosité, mais en vue de le guérir. De même que l’être est le premier objet qui tombe sous l’appréhension de la raison spéculative, de même le bien est le premier objet qui tombe sous l’appréhension de la raison pratique, qui est ordonnée à l’œuvre, ad opus. En effet, tout agent agit pour une fin qui, à ses yeux, apparaît comme un bien. C’est pourquoi le premier principe de la raison pratique est fondée sur l’idée de bien et il se formule ainsi : Le bien est ce que toutes choses désirent (Ia-IIae, q. 94, a. 2). Voilquin traduit ainsi : « Le bien est ce à quoi on (sic) tend en toutes circonstances[9]. » Et Tricot :  « Le bien est ce à quoi toutes choses tendent[10]. » Il est difficile de loger « toutes choses » sous le « on » de Voilquin. Et Thomas d’Aquin rejoint Tricot en identifiant tendre et désirer

 

En disant que le bien est ce que « toutes choses » désirent, Thomas d’Aquin n’exclut ni les cailloux ni les arbres. Il s’explique dans son commentaire de l’Éthique à Nicomaque. Ce principe ne doit pas être entendu des seuls êtres doués de facultés cognitives, comme les animaux et les hommes, mais également des êtres dépourvus de telles facultés. Ces derniers tendent au bien en raison d’un appétit naturel ; ils ne connaissent pas le bien, mais ils y tendent parce qu’un être connaissant les meut vers le bien, c’est-à-dire qu’ils y sont ordonnés par l’intellect divin, ex ordinatione divini intellectus, comme la flèche aveugle est dirigée vers la cible par l’archer qui la voit. Or, tendre au bien, c’est désirer le bien. D’où l’on est justifié d’affirmer que toutes choses désirent le bien parce qu’elles tendent vers le bien[11].

 

Thomas d’Aquin identifie le premier principe de la raison pratique quand il se demande si la loi naturelle contient un seul précepte ou plusieurs (Ia, q. 94, a. 2). Quand on observe les êtres de la nature : minéraux, végétaux, animaux et humains, il semble que chacun recherche ce qui lui convient et repousse – quand il en est capable – ce qui ne lui convient pas. C’est on ne peut plus évident chez les humains. Cette observation du sens commun se formule de la manière suivante : Tout être désire ce qui lui convient – le bien – et il fuit ce qui ne lui convient pas – le mal. Et nous détenons le premier principe de la raison pratique. Si quelqu’un n’admettait pas l’évidence de ce principe, il suffirait de lui expliquer le sens des mots bien et mal.

 

 Il faut distinguer avec soin principe et précepte. En prenant conscience de cette inclination fondamentale de sa nature – qu’il trouve nécessairement bonne comme toute inclination naturelle –, l’être humain SE donne une règle de conduite, un précepte : Je dois faire ce qui convient à ma nature d’être humain et repousser ce qui ne lui convient pas. En d’autres mots, je dois faire le bien et éviter le mal. La loi naturelle commence à se constituer par cet acte de la raison, qui dégage une règle de conduite, un précepte, de notre inclination fondamentale. Thomas d’Aquin emploie cette formule fort étonnante mais capitale : Lex naturalis est aliquid per rationem constitutum – la loi naturelle est quelque chose de constitué par la raison (Ia-IIae, q. 94, a. 1). Il ne dit pas que Dieu commence, à ce moment-là, à écrire dans le cœur humain. Quand je lis dans La splendeur de la vérité – Veritatis Splendor, de Jean-Paul II : « Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir » (p. 88), je ne puis m’empêcher de penser que la loi nouvelle, loi évangélique, n’a ajouté que très peu de préceptes à ceux de la loi naturelle, constituée par la raison (Ia-IIae, q. 107. a. 4). L’homme s’est donc donné lui-même le plus grand nombre des préceptes qu’on présente souvent comme étant écrits dans son cœur par la main de Dieu.

 

Dans le Catéchisme de l’Église catholique, on ne trouve aucune référence aux inclinations naturelles dans les articles consacrés à la loi naturelle. Les auteurs disent fort bien que c’est « la raison qui l’édicte » ou encore qu’elle est « établie par la raison », mais à partir de quoi ? Ils n’en disent rien, et l’impression demeure qu’elle a été écrite « dans le cœur » par une main invisible, comme les mots Mané, Thécel, Pharès l’ont été sur une muraille pendant un festin du roi Balthasar[12].

 

Sous le premier grand principe de la raison pratique : Tout être désire ce qui lui convient – le bien – et il fuit ce qui ne lui convient pas – le mal, Thomas d’Aquin distingue trois domaines où s’exerce l’activité humaine sous l’impulsion d’une inclination naturelle. Il considère successivement l’homme d’abord en tant que substance, puis en tant qu’animal et en tant que doué de raison.

 

Selon la nature qu’il partage avec toutes les substances, cum omnibus substantiis, l’être humain ressent une inclination à la conservation de son être, sui esse.  L’inclination à persévérer dans l’être est naturelle, innée, et se retrouve chez tout être humain. Quelques suicidaires n’autorisent pas à nier cette inclination. Est naturel, en effet, pour Thomas d’Aquin, ce vers quoi incline le plus grand nombre. Quand le père Maximilien Kolbe, dans le camp d’Auschwitz, s’offre pour mourir de faim et de soif à la place d’un père de famille, ce n’est pas sous l’influence d’une inclination naturelle. Souvent, l’être humain pose des actes qui ne sont pas inspirés par la nature, mais que des recherches rationnelles ou la foi lui font considérer comme bons (Ia-IIae, q. 94, a. 3).

 

Thomas d’Aquin fait clairement la distinction entre l’inclination naturelle et les règles de conduite que la raison humaine en dégage : selon cette inclination appartiennent à la loi naturelle les choses par lesquelles la vie de l’homme est conservée et le contraire empêché. Secundum hanc inclinationem pertinent ad legem naturalem ea per quae vita hominis conservatur et contrarium impeditur. Et il convient d’insister : ce n’est pas l’inclination naturelle qui fait partie de la loi naturelle, mais les règles de conduite que la raison en dégage et qui sont nécessaires ou utiles pour que l’inclination naturelle atteigne son but. Il est nécessaire de boire et de manger ; utile de bien manger et de bien boire.

 

Selon la nature qu’il partage avec les autres animaux, l’être humain ressent une inclination vers certaines choses particulières à l’animal. Sa nature animale l’incline vers ce que la nature a enseigné à tous les animaux, comme l’union du mâle et de la femelle, l’éducation des enfants et autres choses semblables. Même s’il existe un certain nombre d’homosexuels, on peut affirmer que cette inclination est naturelle ; car, pour être naturelle, une inclination n’a pas à se retrouver chez tous les individus de l’espèce humaine. D’ailleurs, Thomas d’Aquin recourt souvent à la distinction entre ce qui est naturel à l’espèce et ce qui est naturel à tel individu[13]. Nietzsche était étonné de cette inclination humaine à l’union sexuelle : « Que je considère les hommes avec bonté ou malveillance, je les trouve toujours, tous tant qu’ils sont et chacun en particulier, occupés d’une même tâche : se rendre utiles à la conservation de l’espèce[14]. » Le jésuite Marc Oraison voit l’être humain « comme pris dans cette immense dynamique de l’espèce[15]. » Ce n’est pas sous l’influence d’une inclination naturelle que certaines personnes optent pour la virginité évangélique, qu’elles se font « eunuques pour le royaume des cieux ».

 

Enfin, selon la nature de la raison, qui lui est propre – l’âme raisonnable est la forme propre de l’être humain –, ce dernier incline à vivre selon la raison, ce qui est vivre selon la vertu (Ia, q. 94, a. 3). Et l’homme découvre en soi les germes de toutes les vertus. « La nature a mis en nous la semence des vertus », écrivait Sénèque à son ami Lucilius (Lettre CVIII). Avoir en soi le germe des vertus, cela veut dire ressentir une inclination naturelle à rendre le dû, objet de la justice ; à soulager la misère, objet de la miséricorde ou de la compassion ; avoir de la répugnance pour la lâcheté, vice opposé au courage, en avoir pour la pédophilie, l’inceste, l’adultère, vices opposés à la chasteté, etc. Exemple surprenant : quand il présente la vengeance comme une vertu, il recourt à l’inclination naturelle à prévenir les coups et à punir ceux qui ont porté. À cause de la raison qui est propre à l’homme, Thomas d’Aquin voit, de plus,  en lui, une inclination naturelle à connaître la vérité au sujet de Dieu (Ia, q. 2, a. 1, sol. 1).

 

À cause de la raison qui lui est propre, l’être humain ressent une inclination naturelle à vivre en société. Après Aristote, Thomas d’Aquin distingue la société conjugale, qui permet à l’être humain de vivre ; et la société civile, qui lui permet de bien vivre. Séparé de la société, l’homme ne peut pas plus se suffire que la main ou le pied séparés du corps[16].  « J’ai souvent dit, écrit Alain, qu’un homme raisonnable devait aimer la loi, le gendarme, et même le percepteur, et qu’une société seulement passable était la plus utile de toutes les inventions humaines[17]. »  

 

Une inclination le pousse à faire reculer l’ignorance. Les opérations dont l’être humain est le plus fier, ce sont les opérations de la vie intellectuelle : sciences et arts. Redisons avec Pascal : « Pensée fait la grandeur de l’homme. Toute notre dignité consiste en la pensée[18]. » Thomas d’Aquin ne tarit pas d’éloges à l’égard de l’intelligence : elle est quelque chose de divin ; c’est par elle que l’homme ressemble le plus à Dieu (IIa-IIae, q. 180, a. 8, sol. 3) ; rien n’est plus noble ni plus parfait que l’acte d’intelligence[19].  Il s’ensuit que la vérité, bien de l’intelligence, est également quelque chose de divin, et que, partant, le sage aime et honore l’intelligence, chose la plus aimée de Dieu parmi les réalités humaines : Sapiens diligit et honorat intellectum, qui maxime amatur a Deo inter res humanas[20]. À ce sujet, je cède au désir de citer Freud quand il parle des plaisirs « plus délicats et plus élevés » qu’on peut « retirer du labeur intellectuel et de l’activité de l’esprit » : plaisirs que « l’artiste trouve dans la création ou éprouve à donner corps aux images de sa fantaisie, ou [ceux] que le penseur trouve à la solution d’un problème ou à découvrir la vérité[21] ».  

 

Enfin, la raison incite l’être humain à ne pas blesser les autres avec lesquels il doit vivre. Bref, négativement, elle l’incite à ne pas commettre l’injustice ; positivement, à pratiquer la justice, dont l’acte propre consiste à rendre à chacun ce qui lui revient, son dû, quod suum est (IIa-IIae, q. 58, a. 11) Et Thomas d’Aquin met en évidence les rapports entre paix, justice et charité. Quand la paix ne règne plus, non seulement la vie en société n’est d’aucune utilité, mais elle devient un fardeau pour les membres de la société[22]. Or, c’est la justice qui engendre la paix en supprimant les occasions de conflits (IIa-IIae, q. 180, a. 2, sol. 2). C’est donc indirectement qu’elle produit la paix ; directement, la paix est le fruit de la charité : Pax est opus justitiae indirecte, […] sed est opus charitatis directe (IIa-IIae, q. 29, a. 3, sol. 3). Aussi le législateur humain doit-il se fixer comme premier objectif de faire régner l’amitié entre les citoyens (Ia-IIae, q. 99, a. 2, sol. 2).  

 

Toutes ces inclinations naissent d’une même racine : communicant in una radice, à savoir la première inclination de la raison pratique, faire le bien et éviter le mal (Ia, q. 94, a. 2, sol. 1). Les inclinations communes à tous les humains sont convertibles avec ce principe suprême de la raison pratique. Est convertible une proposition dont le sujet peut en devenir le prédicat ; le prédicat, le sujet. Tout homme est animal, mais tout animal n’est pas homme. Cette proposition n’est donc pas convertible. Mais celle-ci est convertible : Tout animal raisonnable est homme, et tout homme est animal raisonnable. Image implique ressemblance, mais toute ressemblance n’est pas image. Appliquées à notre propos, ces considérations donnent ceci. Manger et boire pour conserver sa vie, c’est observer le premier principe de la raison pratique : faire le bien et fuir le mal. Faire le bien et se détourner du mal, c’est manger et boire pour conserver sa vie. Mais, si on remplace « manger et boire » par une cuisine particulière – l’italienne ou la française, – la conversion n’est plus possible : l’inclination à conserver sa vie n’incline pas vers une cuisine plutôt que vers une autre. En ce domaine, c’est l’habitude qui prévaut.

 

b) Un habitus naturel

 

Toutes les inclinations naturelles, principes de la raison pratique, Thomas d’Aquin en fait un « habitus naturel ». De nouveau, il se réfère aux premiers principes spéculatifs qui, eux aussi, sont naturellement en nous, et dont on fait un habitus spécial, car ni la prudence, ni la science, ni la sagesse ne peuvent avoir la connaissance des principes ; il reste que c’est l’intellect qui peut les saisir. C’est pourquoi cet habitus naturel a nom intellect des principes[23]. Il est donc normal que les principes de la raison pratique soient l’objet, eux aussi, d’un habitus naturel dont on déterminera le nom en son temps.

 

Le Petit Robert a sauvé de l’oubli le mot habitus :  « 1586 ; mot latin " manière d'être " . » Il vaut mieux conserver  habitus plutôt que de le remplacer par habitude, comme font certains traducteurs. Certaines personnes ont l’habitude de se ronger les ongles, mais cette habitude ne s’élèvera jamais à la dignité d’habitus. Pour définir l’habitus, Thomas d’Aquin renvoie aux Catégories d’Aristote (8, 27-30). L’habitus est une disposition stable : les sciences, les vertus, les vices sont des habitus. Aussi Voltaire a-t-il tort quand il écrit : « Certains monstres ont répandu des bienfaits ; je réponds hardiment qu’ils furent vertueux ce jour-là[24]. »  Non ! un acte bon ne rend pas vertueux, car la vertu est une disposition stable ; elle confère à l’opération uniformité, promptitude et plaisir[25]. La santé et la maladie sont des dispositions mais instables : personne n’est définitivement en santé ; on passe facilement de la santé à la maladie puis de la maladie à la santé.

 

L’habitus des principes du raisonnement pratique est une qualité stable de la raison. Quand Thomas d’Aquin se demande si la loi naturelle peut être abolie du cœur de l’homme, a corde hominis, il répond que la loi naturelle comprend des préceptes très communs, praecepta communissima, connus de tous, et des préceptes secondaires, qui sont comme des conclusions des premiers. En ce qui concerne les principes (il ne dit pas préceptes) communs, la loi naturelle ne peut, d’aucune façon, être effacée du cœur des hommes,  in universali, mais elle peut l’être in particulari, car la raison peut être empêchée d’appliquer un principe commun à une opération particulière. Il en formule comme suit des causes : propter malas persuasiones, pravas consuetudines et habitus corruptos. Les « mauvaises persuasions », c’est l’endoctrinement ou lavage de cerveau qui amène des êtres humains à commettre des crimes abominables et à susciter l’admiration. Des « coutumes dépravées » ou contre nature, saint Paul en décrit dans sa lettre aux Romains : « Leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature ; pareillement, les hommes, délaissant l’usage naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétrant l’infamie d’homme à homme » (1, 26-28). Les habitus corrompus sont engendrés quand « les auteurs de pareilles actions, non seulement les commettent régulièrement, mais quand ils les approuvent encore chez ceux qui s’y livrent » (1, 32). Les préceptes, qu’il faut toujours distinguer des principes, sont des règles de conduite que la raison se donne à partir des principes communs que sont les inclinations naturelles (Ia, q. 94, a. 6).

 

Thomas d’Aquin parle d’un habitus naturel. Naturel pour le distinguer des habitus acquis, comme les sciences et les vertus morales, et des habitus surnaturels, comme la théologie sacrée, qui reçoit ses principes de la révélation, et comme les vertus infuses de foi, d’espérance et de charité. Un habitus naturel est donné avec la nature. Tout être humain en est doué.

 

c) Le nom de cet habitus naturel : syndérèse !

 

L’immense majorité des humains ignorent qu’ils ont une syndérèse, comme ils ignorent l’existence et le rôle de bien d’autres pièces de leur organisme physique ou mental. Parmi les rares personnes qui connaissent le mot, la plupart en ignorent la signification, et elles n’ont pas la moindre idée du rôle que joue la syndérèse dans leur vie quotidienne.  Heureusement, elle peut le jouer à leur insu, comme le pancréas joue le sien à l’insu de la plupart des gens.

 

Le faisceau d’inclinations naturelles, que nous avons identifiées ci-dessus, et que l’on trouve à l’origine du raisonnement pratique, a reçu le nom bizarre de syndérèse. Sans être « hérissé de grec », comme disait Boileau, on sent que le mot nous vient tout droit d’Athènes. Le préfixe syn, que l’on rencontre dans plusieurs mots français, c’est le cum latin, qui a donné nos con, com et col français. Il semble qu’en parlant d’éthique Aristote n’ait jamais employé le mot suntêrêsis (syndérèse), tout comme il n’a jamais employé le mot suneidêsis (conscience). Le mot suntêrêsis (syndérèse) nous serait venu des Stoïciens, qui l’employaient pour « désigner cette loi primordiale selon laquelle tout être tend à vivre conformément à sa nature[26]. » Cicéron a traduit suntêrêsis par conservatio, action de conserver. Tel est bien le rôle de la syndérèse, puisqu’elle est inextinguible, comme nous verrons : son contenu, elle le conserve.

 

J’ai d’abord cherché dans quelques dictionnaires français que j’ai sous la main. Ni mon Petit Robert ni mon Petit Larousse n’ont  retenu le mot syndérèse. Tout heureux, je l’ai trouvé dans mon Petit Littré, qui en donne l’origine grecque et la définition suivante : « Terme de dévotion. Remords de conscience. » L’expression « terme de dévotion » m’a amusé. Mon  Grand Robert a retenu le mot syndérèse et il dit que le mot est emprunté au grec suntêrêsis et qu’il signifie d’abord « conservation ». Fort intéressant.

 

Dans mon dictionnaire grec (Pessonneaux), je trouve, évidemment, suntêrêsis, car le mot n’est pas, pour les Grecs, un terme technique ; il appartient au langage de la majorité ; il est membre d’une famille bien connue ; ce n’est pas un orphelin, comme notre stérile syndérèse, qui n’a engendré aucun verbe ni aucun adjectif. Mon Pessonneaux donne l’étymologie du mot :  suntêrêsis vient de suntêréo, lui-même formé de sun et de têréô, verbe qui signifie « conserver ensemble » ; conserver, garder avec soin. Le mot latin synderesis est un calque du grec ; le mot français, syndérèse, un calque du latin.

 

Qu’est-ce que la syndérèse conserve ? Thomas d’Aquin va nous le dire, d’abord dans la Somme théologique, où il consacre un court article à cette notion (Ia, q. 79, a. 12) – court, c’est normal, car il dit s’adresser alors à des « débutants » en théologie –, puis dans le De Veritate, q. XVI. Dans la Somme, il se demande si la syndérèse est une puissance spéciale, distincte des autres puissances de l’âme. Il va conclure qu’elle n’est pas une puissance, mais un habitus naturel. Pour le prouver, il se réfère à l’article 8 de cette question 79, où il dit que le raisonnement est un certain mouvement qui progresse de notions naturellement connues, c’est-à-dire sans recherche de la raison, comme d’un principe immobile.

 

Or, de même que la raison spéculative raisonne en vue de connaître la vérité pour elle-même, de même la raison pratique raisonne pour connaître la vérité en vue de l’opération. Il faut donc qu’il y ait naturellement en nous des principes certains, évidents, indémontrables dans l’un et l’autre domaine. Or, les principes à partir desquels fonctionne l’intellect spéculatif n’appartiennent pas à une puissance spéciale, mais à un habitus spécial que Thomas d’Aquin appelle l’intellect des principes, intellectus principio-rum[27]. Comme il a distingué plus tôt intellect et intelligence, je pense qu’il est préférable de traduire intellectus principiorum par intellect des principes et non par intelligence des principes.

 

C’est cet habitus naturel des principes des opérables que Thomas d’Aquin désigne du nom de syndérèse, un intellectus principiorum, elle aussi. Le rôle de la syndérèse est d’inciter au bien et de détourner du mal, instigare ad bonum, et murmurare de malo (Ia, q. 79, a. 12). Murmurare, c’est répondre par un murmure ; j’imagine une sorte de grondement, comme ferait un chien. C’est pourquoi il s’agit d’une réaction dont tout être humain est naturellement capable, dès qu’il conserve l’usage de sa raison. Dans la Somme théologique, il n’en dit pas plus. Pour en savoir davantage, il faut aller au De Veritate, q. XVI, où il consacre trois longs articles à cette notion.

 

Il se demande d’abord si la syndérèse est une puissance ou un habitus (q. XVI, a. 1). Il nous a dit, dans la Somme théologique, qu’elle était un habitus naturel (Ia, q. 79, a. 12). Qu’est-ce qu’il ajoute ici ? Il y a, tant dans le domaine spéculatif que dans le domaine pratique, une connaissance de la vérité sans recherche, sine inquisitione. Et il faut que cette connaissance soit le principe de toute connaissance qui va en découler, soit spéculative, soit pratique, puisque les principes doivent être plus stables et plus certains que les conclusions qu’on en tire. C’est pourquoi cette connaissance doit être naturellement dans l’homme, comme la semence, seminarium, de toute connaissance qui va en découler. Il faut que cette connaissance y soit sous forme d’habitus pour qu’il l’ait pour ainsi dire sous la main, ut in promptu, quand il en a besoin.

 

À l’article 2 de cette question XVI, il se demande si la syndérèse peut se tromper : Utrum synderesis possit  peccare. Il répond qu’il ne peut y avoir de certitude dans les conclusions qui découlent de principes à moins que ces principes ne soient eux-mêmes certains. Pour qu’il y ait de la rectitude dans les opérations humaines, il faut qu’on puisse remonter à des principes permanents à partir desquels toutes les œuvres qui en découlent soient décidées et confrontées. Le principe permanent, dans lequel tous les autres s’enracinent, c’est précisément la syndérèse, qui résiste à tout mal et consent à tout bien. Dans ce rôle,  remurmurare malo et inclinare ad bonum, elle ne peut pas se tromper. Cependant, l’erreur peut s’insinuer dans l’application de ce principe universel à une action particulière, mais c’est la conscience qui est alors en jeu et non plus la syndérèse.

 

À l’article 3, il se demande si la syndérèse peut s’éteindre dans une personne : Utrum synderesis in aliquo extinguatur.  L’idée de conserver, que l’on a rencontrée à quelques reprises, prédestinait le mot à nommer des choses qui ne peuvent se perdre. Thomas d’Aquin commence, selon son habitude, par quelques distinctions. Le verbe s’éteindre peut s’entendre de deux manières. D’abord, du point de vue de la lumière elle-même que projette cet habitus qu’est la syndérèse. De ce point de vue, il est impossible que la syndérèse s’éteigne, tout comme il est impossible que l’âme de l’homme soit privée de la lumière de l’intellect agent (Ia, q. 79, a. 3) par lequel les premiers principes dans l’ordre spéculatif comme dans l’ordre pratique sont en nous, nobis innotescunt. Cette lumière appartient à la nature même de l’âme humaine, et c’est par elle que l’âme humaine est dite intellectuelle.

 

Le verbe s’éteindre peut s’entendre d’une deuxième manière : du point de vue de l’acte, et cela de deux manières. D’abord, l’acte de la syndérèse – incliner au bien et répugner au mal – est rendu impossible chez les personnes qui n’ont pas l’usage de leur libre arbitre ou qui ont perdu l’usage de la raison à la suite d’une lésion au cerveau, par exemple. Puis, du point de vue de son acte, la syndérèse peut s’éteindre non pas in universali, mais in particulari, c’est-à-dire dans l’application à une opération particulière du principe universel : inclination au bien, répulsion face au mal. Cette mise en veilleuse de la syndérèse peut se produire sous l’empire de la passion : passion amoureuse, terreur panique, accès de fureur, etc. Quand un accès de passion préside au jugement de la raison, il peut en abolir l’usage (IIa-IIae, q. 156, a. 1).

 

L’application des principes universels et immuables

 

L’application de nos connaissances à notre activité, comme il a été dit ci-dessus, peut se faire avant l’action. C’est le rôle propre de la conscience morale. Elle va pousser à l’action ou en détourner. Cette application soulève des difficultés sur lesquelles la géométrie est en mesure de jeter quelque lumière.

 

En géométrie, les principes ne souffrent pas d’exceptions. Les théorèmes concernant telle ou telle figure s’appliquent sans examen. C’est pourquoi le géomètre, en tant que géomètre, n’a pas de conscience : sa science géométrique n’a pas besoin d’être assistée d’une conscience géométrique. Ce bonheur du géomètre faisait rêver Spinoza, et il a voulu inventer une Ethica more geometrico demonstrata, dont les démonstrations se terminent par un Q.E.D., l’équivalent de notre C.Q.F.D – ce qu’il fallait démontrer. Malheureusement, le mode géométrique est inapplicable à la matière morale, variable, contingente, mobile. La morale entend régler l’action particulière, circonstanciée. L’être  humain ne peut pas y être dirigé par des vérités absolues et nécessairement vraies ; force lui est de se guider sur ce qui arrive dans la plupart des cas, ex his quae ut in pluribus accidunt. Et ce qui est vrai dans la plupart des cas, c’est l’expérience qui l’enseigne (IIa-IIae, q. 49, a. 1).

 

Quand il disserte sur la « différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse », Pascal affirme que les gens « accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier » (Pensées, 1). Tels sont les principes qui règlent la conduite humaine. Les êtres humains ne sont pas des figures géométriques sèches, froides, immuables. Ce qui convient à l’un ne convient pas à son voisin ; ce qui convenait hier ne convient plus aujour-d’hui ; ce qui convient aujourd’hui ne conviendra peut-être plus demain ; ce qui convient dans tel pays ne convient pas dans tel autre. Thomas d’Aquin revient à plusieurs reprises sur ce trait de notre nature, qu’il qualifie de  mutabilis (IIa-IIae, q. 57, a. 2, sol. 1) et de variabilis (Sentences, IV, d. 33, q. 1, a. 2, sol. 1).

 

Les dépôts doivent être rendus, c’est de l’élémentaire justice. Si une personne m’a confié son chat avant de partir en vacances, elle ne doute pas que je vais le lui rendre à son retour, car elle me pense honnête. Mais ce principe général comporte des exceptions. Par exemple, le dépôt peut en être un d’armes, et le dépositaire sait que son propriétaire le réclame pour commettre un crime. En l’occurrence, le dépôt ne doit pas être rendu si c’est au pouvoir du dépositaire de le conserver un peu plus longtemps en sa possession. Il est facile d’imaginer d’autres cas où le dépôt ne devrait pas être rendu au moment où il est réclamé. Thomas d’Aquin ajoute que les exceptions sont d’autant plus nombreuses qu’on descend davantage dans les détails, ad particularia, (Ia-IIae, q. 94, a. 4).

 

Et il donne d’autres exemples d’application des préceptes généraux aux cas particuliers quand il se demande s’il peut y avoir des exceptions aux préceptes du décalogue (Ia-IIae, q, 100, a. 8, sol. 3 ; q. 94, a. 5, sol. 2) L’objection à laquelle il répond porte sur le commandement suivant : « Tu ne tueras pas. » Selon lui, il y a un mot de sous-entendu : « Tu ne tueras pas injustement. » Certaines versions de la Bible ont rendu inutile cet ajout en disant : « Tu ne commettras pas de meurtre », le meurtre étant un homicide injuste. Mais Thomas d’Aquin a sous les yeux la formulation suivante : Non occides. Il ne voit pas qu’on viole la justice ni le précepte du décalogue en exécutant un malfaiteur ou un ennemi de la patrie. Dans ce cas et dans d’autres dont il parlera ailleurs – la légitime défense, par exemple –, la mise à mort d’un être humain, occisio hominis, ne constitue pas l’homicide défendu par le commandement.

 

Thomas d’Aquin ne s’en tient pas à l’objection sur l’homicide. Il saisit l’occasion de clarifier le cas d’un autre commandement : « Tu ne voleras pas. » Selon lui, il existe des circonstances où il est conforme à la raison d’enlever à une personne quelque chose qui lui appartient, sans se rendre coupable du vol défendu par le commandement (Ia-IIae, q. 100, a. 8, sol. 3). On ne violerait pas le commandement en s’emparant d’armes qui vont servir à commettre un crime. Dans le cas d’extrême nécessité, il n’y a pas de vol à prendre ouvertement ou en secret ce qui appartient à autrui pour subvenir à ses besoins ou aux besoins d’une autre personne (IIa-IIae, q. 56, a. 7).

 

En soi, les préceptes du décalogue sont immuables ; mais, dans leur application à des cas particuliers, ils ne le sont pas : hoc est mutabile. Cet acte est-il un homicide, un vol ou un adultère ? Hoc est mutabile. Il a ajouté adultère, mais il ne développe pas ici. Il va le faire ailleurs (Ia-IIae, q. 19, a. 6). Un homme peut se tromper et prendre pour son épouse une femme qui ne l’est pas. Exemple assez étonnant ; mais, avec un peu d’imagination, on comprend. Si l’erreur de la raison consiste à dire que l’homme est tenu de s’approcher, accedere, de la femme d’autrui, la volonté en accord avec cette raison errante est mauvaise, parce que cette erreur de la raison découle de l’ignorance de la loi de Dieu, que l’homme est tenu de connaître. Mais si l’erreur consiste en ce qu’il prend pour sa femme une femme qui ne l’est pas et qui demande le dû, ea petente debitum, il est normal qu’il veuille la connaître [au sens biblique du terme]. La volonté de cet homme a là une excuse, et elle n’est pas qualifiée de mauvaise, car cette erreur provient d’une circonstance ; elle excuse et cause l’involontaire. Thomas d’Aquin distingue trois choses : le volontaire, l’involontaire et le non-volontaire. L’involontaire entraîne le regret de l’acte posé. Le chasseur qui abat son ennemi en pensant tuer un cerf pose une action non volontaire ; mais, quand il constate qu’il a abattu l’ennemi qu’il cherchait à abattre, il se réjouit ; son action est non volontaire, mais elle n’est pas involontaire.

 

Thomas d’Aquin conclut que, dans leur application aux cas particuliers de la vie – déterminer, par exemple, si tel acte est un homicide, un vol ou un adultère –, les préceptes du décalogue ne sont pas immuables. Bref, l’application aux actes circonstanciés de la vie des préceptes universels, immuables ou négatifs nous plonge dans le mouvant,  hoc est mutabile. Parfois l’exemption du précepte est autorisée par Dieu lui-même : maître de la vie et auteur du mariage, il a pu ordonner à Abraham de tuer son fils innocent et au prophète Osée de s’approcher d’une femme adultère sans commettre lui-même l’adultère. Pendant le temps des persécutions, de saintes femmes que l’Église célèbre se sont enlevé la vie pour que leur corps, temple du Saint-Esprit, comme dit saint Paul, ne soit pas profané. Augustin attribue ce geste étonnant à l’inspiration du Saint-Esprit (IIa-IIae, q. 64, a. 5, sol. 4). Quand il s’agit de matières où les hommes ont juridiction, l’exception au précepte du décalogue vient de l’autorité humaine ; on dit alors que les hommes administrent  au nom de Dieu, homines gerunt vicem Dei, mais ils ne partagent pas son administration en tout, non quantum ad omnia (Ia-IIae, q. 100, a. 8, sol. 3).

 

À la lumière de ces principes de Thomas d’Aquin, l’encyclique La splendeur de la vérité ne heurte plus quand elle parle de « normes morales universelles et immuables », de « normes valables toujours et pour tous, sans aucune exception », de « normes morales qui interdisent le mal intrinsèque ; il n’y a de privilège ni d’exception pour personne » (Op. cit., p. 150-151). Les exemples de Thomas d’Aquin – le meurtre, le vol et l’adultère – sont des actes intrinsèquement mauvais, c’est-à-dire mauvais en eux-mêmes et non pas en raison d’une circonstance, cependant, dit le docteur commun de l’Église, leur application aux actes particuliers de la vie nous plonge dans le mouvant : hoc est mutabile.

 

Le père Marcel-Marie Desmarais, o.p., a écrit un petit livre intitulé L’Avortement, une tragédie[28]. Après avoir défendu sa thèse avec la compétence qu’on lui reconnaissait, il écrit : « Voilà qui est clair et net en tant qu’il s’agit des principes de la moralité objective. Pourtant, dans le cas précis que nous examinons, la moralité subjective  pourrait facilement, semble-t-il, en arriver vertueusement à une autre conclusion » (op. cit., p. 54).

 

Quelques adjectifs à démêler

 

Le mot adjectif est formé de ad, vers, et de jacere, jeter, lancer, comme on lance des pierres ou des flèches. En l’occurrence, ce sont des adjectifs qui sont lancées aux mots raison, conscience, volonté. En voici quelques-uns : droite, vraie, fausse, erronée, errans, en désaccord, discordans, en accord, concordans, bonne, mauvaise. Il en manque peut-être. Le passage suivant du père Sertillanges, o.p., incite à lancer le débat des adjectifs : « Celui qui agit selon sa conscience, même erronée, à supposer que sa volonté soit droite, obéit lui aussi à la loi de Dieu, puisqu’il agit conformément à ce précepte, le premier de tous et le seul au fond : obéis à ta conscience[29]. »

 

Qu’est-ce qu’une volonté droite ? Dans raison droite, volonté droite et conscience droite, l’adjectif droite a-t-il la même signification ? Deux articles de la Somme théologique (Ia-IIae, q. 19, a. 5 et 6) soulèvent des questions dans lesquelles la volonté va recevoir plusieurs qualificatifs. Essayons de voir si certains pourraient être remplacés par des synonymes. Voici la première question (a. 5) : Une volonté  en désaccord avec une raison dans l’erreur est-elle mauvaise ? Utrum voluntas discordans a ratione errante sit mala. La deuxième (a. 6) : Une volonté en accord avec une raison dans l’erreur excuse-t-elle du mal ? Utrum voluntas concordans rationi erranti sit bona. Les adjectifs discordans et concordans dérivent des verbes discordare et concordare qui signifient être en désaccord et être en accord.

 

En réponse à la première question, Thomas d’Aquin rappelle que la conscience est l’application de la connaissance à un acte (Ia, q. 79, a. 3). Il revient donc au même de chercher si une volonté en désaccord avec une raison dans l’erreur est mauvaise que de chercher si une conscience dans l’erreur oblige. Dans l’ordre pratique, enraciné dans la notion de bien, la raison est dans l’erreur quand elle considère comme bon ce qui est mauvais et comme mauvais ce qui est bon. Une volonté en désaccord avec une telle raison ira dans le sens opposé à celui que lui indique la raison, c’est-à-dire qu’elle inclinera vers le bien quand la raison voit le mal, et vers le mal quand la raison voit le bien. Cela revient à se demander si la conscience qui erre oblige, dit Thomas d’Aquin.

 

À ce sujet, des auteurs ont distingué trois sortes d’actes : les actes bons en eux-mêmes, les actes indifférents et les actes mauvais en eux-mêmes, et ils disent qu’il n’y a pas d’erreur quand la raison ou la conscience commande de faire une chose bonne en elle-même. Il en est ainsi quand elle commande de ne pas faire une chose mauvaise en elle-même. Car c’est en vertu du même principe que le bien est prescrit et le mal défendu. Mais, si la raison ou la conscience dit à quelqu’un qu’il est tenu en vertu d’un précepte de faire une chose mauvaise de sa nature ou de ne pas faire une chose bonne de sa nature, la raison ou la conscience est alors dans l’erreur, errans. Il en sera de même si la raison ou la conscience de quelqu’un lui interdit ou lui ordonne de poser un acte en soi indifférent. Cette raison ou cette conscience sera dans l’erreur.

 

Ces auteurs concluent que la raison ou conscience (jugement de la raison) qui se trompe en ordonnant ou interdisant des choses indifférentes oblige, de sorte que la volonté qui ne lui obéit pas est mauvaise ; mais qu’elle n’oblige pas si elle se trompe en ordonnant des choses mauvaises en elles-mêmes et en interdisant celles qui sont bonnes en elles-mêmes et nécessaires au salut. D’où il suit que, dans ces cas, la volonté en désaccord avec la raison ou la conscience dans l’erreur n’est pas mauvaise, non est mala.

 

Après avoir rapporté les opinions de ces auteurs, Thomas d’Aquin tranche : De tels propos sont irrationnels : hoc irrationabiliter dicitur. Dans les choses indifférentes, la volonté est mauvaise qui est en désaccord avec la raison ou la conscience, c’est-à-dire qui incline vers autre chose que ce que la raison présente comme bon ou ne se détourne pas de ce que la raison présente comme mauvais. Cette volonté est mauvaise, non pas à cause de l’objet de l’acte lui-même, qui peut consister à lever une paille, mais parce que l’objet de la volonté est ce que propose la raison, et tel que la raison le propose. Quel que soit l’acte que la raison propose comme mauvais, la volonté devient elle-même mauvaise en s’y portant.

 

Cela se produit non seulement dans les actes indifférents, mais également dans les actes bons en eux-mêmes et dans les actes mauvais en eux-mêmes, car les actes indifférents ne sont pas les seuls à pouvoir devenir bons ou mauvais, par accident. Les actes mauvais en eux-mêmes peuvent devenir bons et les actes bons en eux-mêmes devenir mauvais si la raison les considère ainsi. Par exemple, s’abstenir de la fornication est un acte bon en soi. Cependant, la volonté y tend selon qu’il est proposé par la raison. Si une raison errante considère comme un mal de s’abstenir de la fornication, la volonté qui incline quand même vers l’abstention de la fornication sera mauvaise parce qu’elle veut le mal, non pas le mal en soi, mais ce qui est mal par accident à cause de la manière dont la raison le perçoit. Si Thomas d’Aquin avait pris la fornication comme exemple, une personne dont la raison la considérerait comme bonne ne serait pas obligée de forniquer ; mais, en prenant comme exemple l’abstention de la fornication, une personne qui considère cette abstention comme mauvaise est obligée de forniquer raisonnablement.

 

Le deuxième exemple qu’il prend n’est pas moins étonnant. Croire au Christ est, de soi, bon et nécessaire au salut. Mais la volonté ne se porte vers cet objet, voluntas non fertur in hoc, que selon la manière dont la raison le présente, nisi secundum quod a ratione proponitur. Si donc la raison le présente comme un mal, si a ratione proponitur ut malum, la volonté s’y portera comme vers un mal, voluntas feretur in hoc ut malum, non pas un mal en soi, mais un mal par accident à cause de la manière dont la raison le voit. Et Thomas d’Aquin de conclure que toute volonté en désaccord avec la raison, droite ou errante, sive recta, sive errante, est toujours mauvaise (Ia-IIae, q. 19, a. 5).

 

Si tel est le cas, il faut conclure que la volonté en accord avec une raison errante est bonne. Est-elle droite ? La volonté est une faculté passive ; elle est mue par le bien ou le mal perçu par la raison (Ia, q. 80, a. 2). Son objet propre n’est pas la vérité, comme c’est le cas pour la raison et la conscience, mais le bien tel qu’il est perçu par la raison. On ne peut donc rien reprocher à une volonté qui tend vers un mal que la raison considère comme un bien ou qu’elle se détourne d’un bien que la raison considère comme un mal. C’est en cela que consiste sa droiture. Sertillanges est donc justifié de dire que la volonté peut être droite même quand la conscience est erronée.

 

Il n’en est pas ainsi de la raison et de la conscience, qui ont pour objet la vérité. Une raison et une conscience qui s’écartent de la vérité ne peuvent pas être qualifiées de droites. C’est pourquoi l’encyclique La Splendeur de la vérité identifie conscience droite et conscience vraie (p. 98). Certains écrivent à tort que la sincérité de la personne autorise à dire qu’elle agit avec une conscience droite. Sincérité n’est pas vérité. Or, l’objet de la raison et de la conscience, c’est la vérité et non la sincérité. D’autres qualifient de droite la conscience fausse d’une personne bien intentionnée. La réponse est la même : la conscience, tout comme la raison, n’est droite que si elle est vraie.  

 

La volonté peut être détournée de son objet propre par des mauvaises habitudes – tabagisme, alcool, drogue, etc. – ou par un accès passager de passion, comme ce fut le cas pour le roi David à la vue de Bethsabée dans son bain. Il faut distinguer trois moments de l’action : savoir, vouloir et pouvoir. Une personne peut savoir que le tabagisme nuit à sa santé, mais ne pas vouloir s’amender ; elle peut vouloir s’amender, mais s’en croire incapable. 

 

La deuxième question que soulève Thomas d’Aquin : Est-ce que la volonté en accord avec la raison errante est bonne ? Utrum voluntas concordans rationi erranti sit bona (Ia-IIae, q. 19, a. 6). Cette deuxième question, dit-il, revient à se demander si la conscience fausse excuse. La réponse découle de ce qui a été dit précédemment sur l’ignorance (Ia-IIae, q. 6, a. 8). Parfois l’ignorance cause l’involontaire, parfois non. Et parce que le bien moral ou le mal moral se trouve dans un acte dans la mesure où il est volontaire, il est évident que l’ignorance qui cause l’involontaire fait qu’il n’y a ni bien moral ni mal moral dans l’acte posé, mais il n’en est pas de même de l’ignorance qui ne cause pas l’involontaire.

 

Dans les rapports de l’ignorance à l’acte de la volonté, Thomas d’Aquin distingue trois cas. Dans le premier cas, il qualifie l’ignorance de concomitante, c’est-à-dire qu’elle accompagne l’acte qui est posé, mais de telle sorte qu’on le poserait quand même si on savait. Il prend le même exemple d’un homme qui, pensant tuer un cerf, tue l’ennemi qu’il avait la ferme intention de tuer quand l’occasion se présenterait. Une telle ignorance ne cause pas l’involontaire parce que le résultat de l’acte ne répugne pas à la volonté. Cette ignorance produit le non-volontaire : on ne peut pas vouloir ce que l’on ignore.

 

Dans le deuxième cas, l’ignorance elle-même est volontaire. Et cela se produit de deux manières. D’abord quand l’ignorance est directement voulue. C’est le cas d’une personne qui ne veut pas savoir pour ne pas être perturbée dans sa conduite. Thomas d’Aquin cite Job, 21 : « Nous ne voulons pas la science de vos voies. » Il qualifie d’affectée une telle ignorance, ignorantia affectata. Nous, nous parlons d’ignorance crasse. L’ignorance est qualifiée de volontaire d’une deuxième manière : c’est l’ignorance d’une personne qui peut et doit savoir, mais qui ne sait pas. Ce serait, entre autres, le cas d’une personne qui ne se soucie pas d’acquérir les connaissances requises pour l’exercice de son métier ou de sa profession. Quand l’ignorance est volontaire de l’une ou de l’autre de ces deux manières, elle ne cause pas l’involontaire proprement dit, simpliciter ; elle le cause cependant sous un rapport, secundum quid, en tant qu’elle précède le mouvement de la volonté à faire quelque chose qu’on ne ferait pas si l’on savait.

 

Dans le troisième cas, l’ignorance n’est pas volontaire ; mais, à cause d’elle, une personne veut ce qu’autrement elle ne voudrait pas. Ce serait le cas d’une personne qui ignore, d’un acte qu’elle va poser, quelque circonstance qu’elle n’était pas tenu de connaître. Ignorant cette circon-stance, elle pose un acte qu’elle n’aurait pas posé si elle  avait connu cette circonstance. Thomas d’Aquin donne l’exemple d’un tireur à l’arc qui, après avoir pris les précautions convenables, tue un homme qui passe dans la trajectoire de la flèche qu’il a lancée. Une telle ignorance cause l’invo-lontaire proprement dit, simpliciter (Ia-IIae, q. 6, a. 8).

 

Si donc la raison ou la conscience erre d’une erreur volontaire, c’est-à-dire d’une erreur qui porte sur des connaissances qu’une personne n’a pas voulu acquérir ou  sur des connaissances que, par négligence, elle ne possède pas, mais qu’elle devrait normalement posséder, dans ces cas, la conscience erronée n’excuse pas. Par contre, l’erreur découlant de quelque circonstance, sans qu’il y ait négligence, une telle erreur de la raison ou de la conscience excuse d’être mauvaise la volonté en accord avec la raison errante.

 

L’obligation d’éclairer sa conscience

 

Chaque fois qu’on évoque l’obligation de suivre sa conscience même fausse (Ia-IIae, q. 19, a. 5), l’objection jaillit comme l’éclair : « Oui, mais il faut éclairer sa conscience. » D’accord, mais qu’est-ce qu’une conscience éclairée ? Cette formule, devenue limpide par la répétition, consueta sunt nobis magis nota, ne constitue pas la moindre objection dès qu’on la scrute un peu.

 

L’obligation d’agir selon sa conscience ne comporte aucune excep-tion : on ne doit jamais agir selon la conscience des autres, même pas selon celle de son pape. La conscience oblige plus que le précepte du prélat (De Veritate, q. XVII, a. 5). Quelqu’un peut me conseiller d’éclairer ma con-science, chercher à me convaincre de la nécessité, selon lui, que je le fasse, mais c’est à moi de décider. Bref, c’est ma conscience qui peut m’inciter ou m’obliger à l’éclairer.

 

La seule manière de procéder pour un éclaireur de conscience – l’expression " directeur " de conscience avait de quoi agacer –, c’est de chercher à convaincre en produisant de la lumière, en produisant l’évidence, quand l’évidence est possible. Parfois c’est facile, parfois non. Il est facile d’éclairer la conscience du distrait qui enfile mon manteau, mais il le serait moins de convaincre l’espèce de Zorba qui pense que la fornication est une activité vertueuse. Une conscience éclairée, ce n’est pas une conscience qu’on a cherché à éclairer, mais une conscience qui est éclairée, c’est-à-dire qui n’est plus dans l’erreur.

 

Dans Entrez dans l’espérance, Jean-Paul II évoque le texte de Thomas d’Aquin concernant la foi au Christ : « La position de saint Thomas est on ne peut plus nette : il est à tel point favorable au respect inconditionnel de la conscience qu’il soutient que l’acte de foi au Christ serait indigne de l’homme au cas où, par extraordinaire, ce dernier serait en conscience convaincu de mal agir en accomplissant un tel acte. L’homme est toujours tenu d’écouter et de suivre un appel, même erroné, de sa conscience qui lui paraît évident. Il ne faut toutefois pas en conclure qu’il peut persévérer impunément dans l’erreur, sans chercher à atteindre la vérité[30]. »

 

Ce texte soulève quelques difficultés. D’abord, dans le cas de « l’acte de foi au Christ », on ne peut parler d’évidence : personne n’a l’évidence qu’il doit rejeter la foi au Christ ni l’évidence qu’il doit l’accepter. On adhère à un objet de foi non pas parce qu’on voit mais parce qu’il plaît : non quia visum sed quia placens. De plus, l’expression « par extraordinaire » semble ignorer le milliard de musulmans qui croient autant au Coran que les chrétiens à l’Évangile. Et voici ce que le Coran leur apprend : « Ils [les chrétiens] disent : Dieu a un fils : loin de nous ce blasphème » (Sourate X, 69). « Dieu ne peut pas avoir d’enfant. Loin de sa gloire ce blasphème » (Sourate XIX, 36).  « Dieu n’a point de fils, et il n’y a point d’autre Dieu à côté de lui » (Sourate XXIII, 92).  À leurs yeux, leur attitude n’est pas une erreur, et ils peuvent la conserver « impunément ». Comment pourraient-ils « chercher à atteindre la vérité » quand ils sont convaincus, autant que Jean-Paul II, de la détenir ?

 

Abélard (1079-1142), entre autres, justifie l’attitude des musulmans et de bien d’autres : « Comme l’habitude devient une seconde nature, quel que soit l’objet du respect qu’on inculque à l’enfant, l’adulte y reste obstinément fidèle. Avant même que nous comprenions ce qu’on nous enseigne, nous affirmons notre foi[31]. » Descartes relaie Abélard avec son « pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes[32]. »  Et comment oublier Pascal ? « Qu’est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés[33] ? »

 

Je me demande à qui pensait le père Deman quand il a écrit : « [Thomas d’Aquin] entend bien, par exemple, que l’homme qui pécherait en croyant au Christ, à cause de la conscience qu’il a, pèche également en n’y croyant pas : car sa conscience est fausse, et il dépendait de lui de ne pas verser dans cette erreur[34]. » Comment pourrait-on dire qu’il dépend des musulmans ou des bouddhistes de ne pas « verser dans cette erreur » ? Deman a raison quand il s’agit d’une personne qui a une conscience erronée par sa faute.

 

 

CONCLUSION

 

Quand on écarte les métaphores, la conscience se présente sèchement comme un jugement de la raison pratique qui applique, dans une situation déterminée, hic et nunc, les connaissances qu’une personne possède À plusieurs reprises, La Splendeur de la vérité définit la conscience comme une voix (p. 88, 95, 147, par exemple). C’est une métaphore, figure de rhétorique qui nous dit non pas ce qu’est une chose, mais à quoi elle ressemble. À la page 88, on cite le concile Vatican II qui a parlé du « fond » de la conscience. Proprie loquendo, la conscience n’a pas de fond, car elle est un jugement, opération de l’esprit qui n’a ni fond ni sommet.

 

Les êtres humains ne sont pas des figures géométriques sèches, froides, immuables. Ce qui convient à l’un ne convient pas à son voisin ; ce qui convenait hier ne convient plus aujourd’hui ; ce qui convient aujourd’hui ne conviendra peut-être plus demain ; ce qui convient dans tel pays ne convient pas dans tel autre. Est bien connu le mot de Pascal : « Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà » (Pensées, 294). Thomas d’Aquin revient à plusieurs reprises sur ce trait de notre nature, qu’il qualifie de  mutabilis (IIa-IIae, q. 57, a. 2, sol. 1) et de variabilis (Sentences, IV, d. 33, q. 1, a. 2, sol. 1).

 

À la lumière de ces principes de Thomas d’Aquin, La Splendeur de la vérité ne heurte plus du tout quand elle parle de « normes morales univer-selles et immuables », de « normes valables toujours et pour tous, sans aucune exception », de « normes morales qui interdisent le mal intrinsèque ; [sans] privilège ni exception pour personne » (Op. cit.,  p. 150-151). Les exemples de Thomas d’Aquin : le meurtre, le vol et l’adultère, sont des actes intrinsèquement mauvais, c’est-à-dire mauvais en eux-mêmes et non pas en raison d’une circonstance, cependant, dit le docteur commun de l’Église, leur application aux actes particuliers de la vie nous extrait de l’immuable pour nous plonger dans le mouvant : hoc est mutabile.

 

Le raisonnement de la raison pratique s’enracine dans un premier principe connu de tous et qui s’énonce comme suit : Le bien est ce que toutes choses désirent, le mal, son contraire, est ce que toutes choses rejettent.  Ce premier et grand principe de la conduite humaine est inné, connu de tout être humain, indélébile, inextinguible. Quand La splendeur de la vérité parle d’hommes qui ne distinguent plus le bien du mal (p. 146), Thomas d’Aquin préciserait : ils le distinguent toujours in universali, mais ils se trompent in particulari, c’est-à-dire quand ils appliquent cette disposition qui est en eux et en vertu de laquelle ils tendent naturellement au bien et se détournent tout aussi naturellement du mal. C’est cette disposition indélébile, inextinguible que Thomas d’Aquin appelle la syndérèse. 

 

 



[1]  In III De Anima, Lect. XIV, n. 817.

[2]  De l’âme, Trad. Tricot, Paris, Vrin, 1947, III, 10, p. 203.

[3]  Les Confessions, XI, c. 20

[4]  La Conscience morale, Paris, Lethielleux, 1923, p. 11-12.

[5]  Th. Deman, o.p., La Prudence, Éditions de la Revue des Jeunes, Paris, Tournai, Rome, 1949, p. 483.

[6]  In VI Ethicorum,  lect. 5,  n. 1177.

 [7]  Augustin, Les Confessions, III, chap. VI.

 [8]  Aristote, Métaphysique, Γ 3, 1005 b 19-24.

 [9]  Éthique à Nicomaque, Garnier, 1961, I, chap. 1, 1.

[10]  Éthique à Nicomaque, Vrin, 1997, I, chap. 1, 1.

[11]  In I Eth.., lect. 1, 11.

[12]  Daniel, V, 25-28.

[13]  Ia-IIae, q. 51, a. 1 ; q. 85, a. 6 ; IIa-IIae, q. 65, a. 1.

[14]  Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, Idées ; 28, p. 35.

[15]  Marc Oraison, Le Mystère humain de la sexualité, Paris, Seuil, 1966, p. 15.

[16]  In I Pol., lect. 1, n. 39.

[17]  Alain, Propos, Gallimard, La Pléiade, p. 45.

[18]  Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1945,  346, 347.

[19]  Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, III, chap.  27.

[20]  In X Eth.,  lect. 13, n. 2134.

[21]  Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 24-25.

[22]  Thomas d’Aquin, De Regimine principum, I, chap. 2, n. 750.

[23]  Aristote, Éthique à Nicomaque, Trad. Jean Voilquin, Classiques Garnier, 1961, VI, chap. VI, 2.

[24]  Dictionnaire philosophique, GF ; 28, p. 373.

[25]  Thomas d’Aquin, Q.D. De Virtutibus in communi, q. 1, a.1.

[26]  Th. Deman, o.p., La Prudence, p. 482.

[27]  In VI Eth., lect. 5, n. 1179.

[28]  Montréal, Éditions du Jour, 1973, 171 pages.

[29]  La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, Montaigne, 1946, p. 390.

[30]  Op. cit., Plon/Mame, 1994, p. 279-280.

[31]  Dialogue entre un philosophe, un juif  et un chrétien, dans Œuvres choisies d’Abélard, Paris, Aubier, 1946, p. 216-217.

[32]  Discours de la méthode, Montréal, Variétés, 1947, p. 25.

[33]  Pensées, 92.

[34]  La Prudence, p. 501.