Comment se vivent les principes moraux universels,  immuables et négatifs !

 

Un tel titre : « Comment se vivent les principes moraux universels,  immuables et négatifs », évoque chez certains la morale géométrique de Spinoza : Ethica more geometrico demonstrata, dont les démonstrations se terminent par un Q.E.D. latin, l’équivalent de notre C.Q.F.D. français – ce qu’il fallait démontrer. Voici ce qu’en dit l’encyclique de Jean-Paul II, La splendeur de la vérité : « Les préceptes moraux négatifs, c’est-à-dire ceux qui interdisent certains actes ou comportements concrets intrinsèquement mauvais, n’admettent aucune exception légitime ; ils ne laissent aucun espace moralement acceptable pour “ créer ” une quelconque détermination contraire[1]. » On se sent coincé, mais l’est-on vraiment ?

 

La morale de Thomas d’Aquin, qui tient plus de l’esprit de finesse, dont parle Pascal, que de l’esprit de géométrie, introduit quelques distinctions qui rendent moins rébarbatifs ces austères principes de la conduite humaine. D’abord celui-ci : « Quand il doit poser une action humaine concrète, c’est-à-dire entourée de circonstances nombreuses et variables, l’être humain ne peut s’appuyer sur des principes absolus, mais sur des règles dont le propre est d’être vraies dans la plupart des cas[2]. »  L’action humaine concrète, c’est ce mariage par opposition au mariage. On ne contracte pas LE mariage, mais CE mariage.

 

Thomas d’Aquin prouve que la loi nouvelle – celle de l’Évangile – est beaucoup moins onéreuse que l’ancienne, du point de vue des actes extérieurs à poser. La loi nouvelle, qui nous vient du Christ et des Apôtres, ajoutait très peu de préceptes, paucissima praecepta, à ceux de la loi naturelle (I-II, q. 107,  a. 4). Pour lui, tous les préceptes moraux de la loi ancienne – qu’il distingue des préceptes cérémoniels et des préceptes judiciaires – appartiennent à la loi naturelle, et les dix commandements du décalogue en sont le résumé. La question qu’il soulève est claire : Utrum omnia praecepta moralia veteris legis reducantur ad decem praecepta decalogi. Il se demande donc si tous les préceptes moraux de la loi ancienne se ramènent aux dix  préceptes du décalogue, et il prouve que tel est bien le cas (I-II, q. 100. a. 3).

 

La notion thomiste de loi naturelle

 

L’évocation de la loi naturelle exige quelques considérations sur cette notion bien floue ; elle n’est pas la seule à l’être. « Nous vivons sur des notions très vagues et très grossières, qui d’ailleurs vivent de nous. Ce que nous savons, nous le savons par l’opération de ce que nous ne savons pas », affirme Paul Valéry[3].  

 

Pour se faire une juste idée de la loi naturelle, selon Thomas d’Aquin, il importe d’abord d’oublier les jolies métaphores qui nous la présentent comme étant « gravée par Dieu dans le cœur » de l’homme ou encore « écrite et gravée dans l’âme », comme dit Léon XIII, cité par le Catéchisme de l’Église catholique (1954). Désigner Dieu comme graveur de cette loi crée l’impression d’une loi imposée de l’extérieur, comme la loi de l’impôt. Quand on lit les articles consacrés à la loi naturelle dans le CEC, on ne trouve aucune référence aux inclinations naturelles de l’être humain. Les auteurs disent fort bien que c’est « la raison qui l’édicte » ou encore qu’elle est « établie par la raison », mais à partir de quoi ? On n’en souffle mot, et l’impression demeure qu’elle a été « écrite dans le cœur » par une main invisible, comme les mots Mané, Thécel, Pharès l’ont été sur une muraille, pendant un festin du roi Balthazar (Daniel V, 25-28).

 

Selon Thomas d’Aquin, la loi naturelle est élaborée par la raison humaine à partir des inclinations naturelles que l’être humain découvre en lui et qu’il trouve forcément bonnes : un homme ne peut pas trouver mauvais d’être incliné à boire quand il a soif, d’être incliné à manger quand il a faim, d’être incliné à se défendre quand il est attaqué, etc. Tous les êtres de la nature recherchent ce qui leur convient et repoussent, quand ils en sont capables – la plante déshydratée est incapable de s’approcher du ruisseau pour siphonner l’eau qui lui manque – ce qui leur ne leur convient pas.  C’est on ne peut plus évident pour les humains.

 

Cette observation du sens commun se formule de la manière suivante : « Tout être désire ce qui lui convient – et qu’on appelle son bien – et il fuit ce qui ne lui convient pas – et qu’on appelle son mal » (I-II, q. 94, a. 2). Tel est, selon Thomas d’Aquin, le premier principe de la raison pratique, ordonnée à l’opération – agir et faire – et non à la recherche de la vérité. Nous offensons Dieu, écrit Thomas d’Aquin, quand nous agissons contre notre bien ; Non enim Deus a nobis offenditur nisi ex eo quod contra nostrum bonum agimus[4]. Mais qu’est-ce que le bien ? Ce qui convient à quelqu’un, est le bien pour lui : quod est conveniens alicui, est ei bonum[5]. Or, ce qui convient à l’un ne convient pas nécessairement à un autre en raison des multiples différences qui les distinguent : sexe, âge, richesse, pauvreté, santé, alimentation, humeur, culture, profession, métier, vêtements, religion, langue, nationalité, opinions politiques, capitalisme, socialisme, etc. 

 

La dictature du relativisme

 

Cette énumération de différences évoque l’homélie prononcée par le cardinal Ratzinger, le 18 avril 2005, à la veille du conclave qui fera de lui le successeur de Jean-Paul II. Il n’était donc pas encore infaillible à ce moment-là… Pour décrire les enfants dans la foi, il fait appel à saint Paul : ce sont gens « ballottés et emportés à tout vent de la doctrine » (Éphésiens 4, 14). « Peu à peu se constitue une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui ne retient comme ultime mesure que son propre ego et ses désirs. »

 

Ces propos me semblent un peu pessimistes. Depuis des millénaires, les humains ont reconnu comme valeurs constitutives de la personne humaine, les valeurs corporelles (santé, vigueur, beauté), les valeurs morales (justice, courage, tempérance), les valeurs intellectuelles (prudence, sciences et arts) et la majorité des êtres humains font une place à un être suprême au sommet de la création et dans leur vie : juifs, chrétiens, musulmans, anglicans, luthériens, mormons, etc. Il n’y a pas beaucoup de ballottement entre ces groupes. Le peu de progrès que fait l’œcuménisme en est la preuve.

 

J’ai parlé des valeurs constitutives de l’être humain. Il y a aussi des valeurs extérieures. Là non plus le ballottement est peu sensible. Si l’on demandait aux gens d’inscrire les principales de ces valeurs extérieures, on obtiendrait dans le désordre : l’argent, l’amitié, le pouvoir, la réputation. L’Ecclésiaste grincheux a dit : « L’argent a réponse à tout » (X, 19). Thomas d’Aquin avait en main la traduction suivante : « Tout obéit à l’argent, pecunia obediunt omnia. » Sur l’amitié, voici l’opinion d’Aristote : « L’amitié est absolument indispensable à la vie ; sans amis, nul ne voudrait vivre, même en étant comblé de tous les autres biens[6]. » Au sujet du pouvoir, voici l’opinion de Mgr T. D. Roberts, S.J., ancien archevêque de Bombay : « Toute autorité entre des mains humaines, à plus forte raison s’il s’agit d’une autorité considérée comme d’origine divine, monte à la tête, comme une drogue, pire encore que l’alcool[7]. »

 

Je pense que rien n’a tellement changé : Nihil novi sub sole. Je ne dirais donc pas avec Ratzinger qu’il n’y a rien de « définitif ». Si ce n’est pas définitif, c’est d’une solidité admirable. Qu’il essaie d’amener les musulmans et les juifs dans sa bergerie ; il verra qu’il est difficile de provoquer du ballottement d’un groupe religieux à un autre. Ratzinger conclut : « Une dictature du relativisme […] qui ne retient comme ultime mesure que son propre ego et ses désirs. »  Je n’imagine pas cette phrase dans une encyclique ; mais, dans une homélie, elle n’étonne pas tellement.

 

On apprend chez Thomas d’Aquin et chez les grands moralistes de son école qu’il existe deux règles de moralité : une règle prochaine et subjective, c’est la conscience ; une règle éloignée et objective, c’est la raison droite. Ratzinger parle de l’« ultime mesure », ce ne peut être que la conscience, car la raison droite n’intervient pas dans l’agir des gens égarés dont il parle. Mais je ne vois pas comment l’ego peut être la mesure ultime de la moralité d’une action. La conscience morale est un jugement de la raison ; l’ego n’est ni un jugement ni une faculté. 

 

Ratzinger a dit que « l’ultime mesure » de la moralité chez l’homme vivant sous la dictature du relativisme était « son propre ego et ses désirs. » Situons les désirs dans le processus de l’acte humain. Thomas d’Aquin a posé comme premier principe : Le bien est ce que tous les êtres désirent (I-II, q. 94, a. 2). Il en a déduit le premier précepte : Il faut faire le bien et fuir le mal (Ibid.). Une chose bonne déclenche l’amour, l’amour produit le désir de posséder la chose bonne pour en jouir. Il n’y a pas que sous la « dictature du relativisme » que les humains fonctionnent ainsi ; tous fonctionnent ainsi, de la Papouasie au Vatican, du clochard jusqu’au pape. Tout le monde veut réaliser ses désirs parce qu’ils émanent d’un bien qu’il aime, bien réel ou apparent. Les pardons que Jean-Paul II a implorés à quelques reprises témoignent du fait que les désirs des gens de l’Église n’ont pas toujours été enracinés dans l’amour de biens à poursuivre.

 

Conjuguons l’affirmation déjà citée de Thomas d’Aquin : Non Deus a nobis offenditur nisi eo quod contra nostrum bonum agimus[8], affirmation fort peu connue, comme tant d’autres du même auteur. Cela donne : j’offense Dieu quand j’agis contre mon bien ; tu offenses Dieu quand tu agis contre ton bien ; il offense Dieu quand il agit contre son bien, etc. Mon bien, c’est le bien de mon moi, de mon ego, si j’ai un ego au lieu d’un moi. Quand Pascal dit : « Le moi est haïssable[9] », le moi, c’est alors la personnalité dans sa tendance à ne considérer que soi. C’est en ce sens que Ratzinger entend l’ego.

 

L’affirmation de Thomas d’Aquin pulvérise l’affirmation que l’on trouve dans Les frères Karamazov : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis. » Que Dieu existe ou n’existe pas, rien de plus ni rien de moins n’est permis puisque nous l’offensons quand nous agissons contre notre bien. Agirions-nous contre notre bien s’il n’existait pas ? La façon thomiste de dire les choses est plus claire que le souhait du Notre Père : « Que votre volonté soit faite. »  Car qui peut connaître cette volonté quand Isaïe formule ainsi un oracle de Yahvé : « Vos pensées ne sont pas mes pensées, et mes voies ne sont pas vos voies. Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant sont élevées mes voies au-dessus de vos voies, et mes pensées au-dessus de vos pensées[10] » ? Thomas d’Aquin dit bien que nous offensons Dieu quand nous agissons « contre notre bien » et non contre le bien du prochain, ou contre le bien commun, ou contre la volonté de Dieu. Car l’homme bon de Thomas d’Aquin développe toutes ses dimensions, et les qualités de chacune. Il est forcément un bon citoyen. C’est pourquoi Aristote dira : « Ce qui est très bon pour chacun en particulier l’est aussi pour l’État[11]. »  

 

De l’inclination fondamentale au premier précepte

 

En prenant conscience de l’inclination fondamentale de sa nature, à savoir : « Le bien est ce vers quoi tendent tous les êtres », l’être humain SE donne une règle de conduite, un précepte : « Je dois faire ce qui convient à ma nature d’être humain et éviter ce qui ne lui convient pas. » Bonum est faciendum et prosequendum, et malum vitandum (I-II, q. 94, a. 2). Il faut noter avec soin la distinction que fait Thomas d’Aquin entre principe et précepte. Ces deux mots reviennent constamment dans les articles consacrés la loi naturelle.

 

Par ce premier précepte de la loi naturelle, l’être humain ne se sent aucunement contraint de l’extérieur : il reconnaît qu’il y va de son intérêt de l’observer. La loi morale naturelle commence alors à se constituer par cet acte de la raison humaine, qui transforme en règle de conduite, en précepte, l’évidence, face à notre inclination naturelle fondamentale, qu’il nous est avantageux de faire ce qui nous convient [le bien] et d’éviter ce qui ne nous convient pas [le mal], dans tous les domaines de notre activité. C’est pourquoi Thomas d’Aquin a cette formule étonnante pour les tenants du Dieu graveur : Lex naturalis est aliquid per rationem constitutum – la loi naturelle est quelque chose de constitué par la raison [humaine] (I-II, q. 94, a. 1).

 

Ceux qui fréquentent Maurice Zundel rencontreront ici une difficulté. Thomas d’Aquin dit qu’il faut faire le bien, bonum est faciendum, alors que Zundel le contredit : « Il ne s’agit pas de faire le bien, il faut le devenir, il faut l’être. Le bien ce n’est pas quelque chose à faire, c’est quelqu’un à aimer, quelqu’un qui est là, qui se donne, qui ne s’impose jamais tout en se proposant toujours[12]. » Je pense qu’on peut dire ici, avec Saint-Exupéry : « … ces litiges ne sont que litiges de langage[13]. » En effet, c’est en faisant le bien qu’on le devient ; par exemple, à force de rendre le dû, on devient juste. Mais, à la limite, pour un chrétien, le bien sera quelqu’un à aimer, Jésus Christ. Zundel ne veut pas dire que l’amour de Jésus Christ dispense de rendre le dû et d’éviter l’adultère. Mais il peut vouloir dire que si une personne aime le Christ, que, pour elle, comme pour saint Paul, vivre, c’est le Christ, elle évitera l’adultère et le vol. Quand on considère son corps comme le temple de l’Esprit saint, on ne le traîne pas dans la boue de l’impureté.

 

L’ordre des autres préceptes de la loi naturelle

 

Après avoir établi le premier principe de la loi naturelle et en avoir dégagé le premier précepte, Thomas d’Aquin enchaîne : Et super hoc fundantur omnia alia praecepta legis naturae (I-II, q. 94, a. 2 et sol. 2). Par hoc, il entend le précepte qu’il vient de dégager de notre inclination naturelle fondamentale, qui est le premier principe de la raison pratique. Toutes les choses vers lesquelles il incline naturellement, l’homme les juge bonnes et à rechercher ; les choses contraires, qui le repousse, il les juge mauvaises et à éviter.  Thomas d’Aquin va préciser ces choses.

 

L’ordre des préceptes de la loi naturelle est conforme à l’ordre des inclinations naturelles : Secundum igitur ordinem inclinationum naturalium est ordo praeceptorum legis naturae (I-II, q. 94, a. 2). De cette racine commune (Ibid., sol. 2) qu’est le premier précepte de la loi naturelle, d’autres préceptes vont naître que Thomas d’Aquin distingue en considérant l’homme en tant que substance, puis en tant qu’animal et enfin en tant que raisonnable.

 

Tout d’abord, en tant que substance, l’être humain ressent une puissante inclination à conserver sa vie. Tout être humain admet reconnaître en soi cette inclination. Mais de là à voir que cette inclination découle du fait qu’il est une substance, il y a une marge que franchiraient seuls ceux qui s’astreindraient à une étude de la notion de substance. Je m’en tiendrai à l’inclination. Le Malheureux de La Fontaine « appelait tous les jours la Mort à son secours ». La Mort entend ses gémissements et présente sa hideuse face. Le Malheureux lui hurle : « N’approche pas, ô mort ; ô mort, retire-toi. » Suit une citation attribuée à Mécénas : « Qu’on me rende impotent, cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme je vive, c’est assez, je suis plus que content[14]. » « Le bonheur, écrit Alain, c’est la saveur même de la vie. Comme la fraise a goût de fraise, ainsi la vie a goût de bonheur. […] Nous ne sommes point condamnés à vivre ; nous vivons avidement[15]. » Thomas d’Aquin serait d’accord avec Mécénas et Alain. Selon ce saint, brûlant du désir de voir Dieu, la mort est la plus grande perte qu’un être humain puisse subir, maximus defectus[16]. L’être humain fuit naturellement la mort : naturaliter homo refugit mortem (I-II, q. 5, a. 3). Cependant, bien que la mort soit un mal irrémédiable, on ne la craint que si elle est imminente (I-II, q. 52, a. 6, sol. 2). L’homme vertueux lui-même aime la vie non seulement parce qu’elle est un bien naturel, mais également parce qu’elle est nécessaire pour accomplir des actes de vertus (II-II, q. 123, a. 8). « Pour moi, certes, la Vie c’est le Christ et mourir représente un gain, écrivait saint Paul aux Philippiens. Cependant, si la vie dans cette chair doit me permettre encore un fructueux travail, j’hésite à faire un choix. Je me sens pris dans cette alternative : d’une part, j’ai le désir de m’en aller et d’être avec le Christ, ce qui serait, et de beaucoup, bien préférable ; mais d’autre part, demeurer dans la chair est plus urgent pour votre bien » (Op. cit., 1, 21-24). Remarquez qu’il n’a pas été question de la souffrance ; c’est elle, il me semble, qui fait désirer la mort.

 

Le texte latin marque clairement la distinction à faire entre l’inclination naturelle et les règles de conduite que la raison en dégage : Secundum hanc inclinationem pertinent ad legem naturalem ea per quae vita hominis conservatur et contrarium impeditur (I-II, q. 94, a. 2).

 

Ensuite, l’homme incline vers des choses plus spéciales en vertu de la nature qu’il partage avec les autres animaux. Et selon cette inclination sont dites appartenir à la loi naturelle les choses que la nature a enseignées à tous les animaux, comme l’union du mâle et de la femelle, commixtio maris et feminae, l’éducation des enfants ou des petits, et autres choses semblables.

 

Enfin, troisième inclination : il y a dans l’homme une inclination au bien selon la nature de la raison, qui lui est propre. En vertu de cette inclination, l’homme désire connaître la vérité au sujet de Dieu, et il ressent une inclination à vivre en société. Il s’ensuit qu’appartiennent à la loi naturelle les choses qui concernent cette double inclination. Par exemple, que l’homme évite l’ignorance, qu’il ne commette pas d’injustices envers les personnes avec lesquelles il doit vivre, et toutes les autres choses de ce genre qui concernent cette inclination. La joie de connaître nous est familière ; du moins la formule. « La soif de connaître reste, il me semble, la dernière région du vouloir vivre », écrit Nietzsche[17].  

 

La loi naturelle est la même chez tous les hommes

 

Thomas d’Aquin se demande ensuite si la loi naturelle est une ou identique chez tous les hommes : Utrum lex naturae sit una apud omnes (I-II, q. 94, a. 4). Dans les articles 1 et 2, il employait l’expression lex naturalis ; dans les articles 3, 4 et 5, il emploie l’expression lex naturae, loi de nature. On présume que ce sont des expressions équivalentes.

 

Comme il a été dit ci-dessus (a. 2), appartiennent à la loi naturelle les choses vers lesquelles l’homme est naturellement incliné, parmi lesquelles il est propre à l’homme d’être incliné à agir selon la raison. Or, la raison procède du commun au propre, ex communibus ad propria. En morale, par exemple, Thomas d’Aquin va parler des habitus en général, in communi, notion qui englobe les vertus et les vices, puis il va parler de ce qui est propre aux vertus puis aux vices, enfin ce qui est propre à chaque vertu et à chaque vice.

 

Cette démarche du commun au propre ou du général au particulier diffère selon qu’il s’agit de la raison spéculative, orientée vers la vérité, ou de la raison pratique, orientée vers l’opération (agir et faire). Comme la raison spéculative exerce son action principalement au sujet des choses nécessaires, qui ne peuvent être autrement qu’elles sont, elle atteint la vérité sans jamais défaillir tant dans les conclusions qu’elle dégage que dans les principes communs d’où elle part. Mais la raison pratique déploie son activité dans les choses contingentes, dont font partie les opérations de l’homme. C’est pourquoi s’il y a du nécessaire au niveau des principes communs de l’opération, plus on descend vers les cas particuliers, plus on rencontre de défaillances ou d’exceptions. C’est ce qui se produit quand on va du mariage à ce mariage.

 

Ainsi donc il est évident qu’en ce qui concerne les principes communs de la raison, tant spéculative que pratique, la vérité ou rectitude est la même chez tous et elle est également connue. Mais en ce qui concerne les conclusions propres de la raison spéculative, la vérité est la même chez tous, cependant elle n’est pas également connue de tous. Par exemple, chez tous, en effet, il est vrai que le triangle a trois angles égaux à deux droits, quoique cela ne soit pas connu de tous, mais de ceux-là seuls qui ont fait de la géométrie.

 

En ce qui concerne les conclusions propres de la raison pratique, la vérité ou rectitude n’est pas la même chez tous, et chez ceux où elle est la même, elle n’est pas également connue. Chez tous, en effet, il est vrai qu’il faille agir selon la raison. De ce principe, il suit, par exemple, comme une conclusion propre, que le dépôt doit être rendu, mais cela n’est vrai que dans la plupart des cas, ut in pluribus, car il peut se présenter des cas où il serait nuisible et, partant, irrationnel, de rendre le dépôt. Par exemple, si quelqu’un réclamait un dépôt d’armes pour attaquer la patrie ou commettre des attentats terroristes. Et les exceptions au principe général de rendre le dépôt sont d’autant plus nombreuses qu’on descend davantage dans les précisions. En effet, la manière de rendre le dépôt peut exiger que le dépositaire tienne compte de certaines circonstances de lieu, de temps, de personne, etc. Plus on fixe de conditions à la reddition du dépôt, plus il y a de causes qui peuvent rendre injuste de rendre ou de ne pas rendre le dépôt.

 

Ainsi donc il faut dire qu’en ce qui concerne les préceptes communs,   la loi naturelle la même chez tous les hommes du double point de vue de la rectitude objective et de la connaissance. Personne ne conteste qu’il faille faire le bien et éviter le mal, ou encore qu’il faille vivre selon la raison. Mais, en ce qui concerne les conclusions tirées de principes communs, la loi naturelle n’est la même chez tous que dans la plupart des cas seulement, du double point de vue de la rectitude et de la connaissance ; mais, dans un petit  nombre de cas, la loi naturelle peut ne pas être la même chez tous les hommes de l’un et de l’autre point de vue : celui de la rectitude et celui de la connaissance.

 

La loi naturelle peut ne pas être la même chez tous les hommes du point de vue de la rectitude des conclusions tirées des principes communs, à cause de certains empêchements particuliers. L’inclination vers le sexe opposé, en vue de la génération, peut ne pas être ressentie par le petit nombre des personnes attirées par les personnes de même sexe. À maintes reprises, Thomas d’Aquin fait une distinction entre ce qui est naturel à l’espèce et ce qui est naturel à l’individu (I-II, q. 51, a, 1). Cette distinction aurait permis aux auteurs du Catéchisme de l’Église catholique d’atténuer leurs propos excessifs sur l’homosexualité : « S’appuyant sur la Sainte Écriture, qui les présente comme des dépravations graves (Genèse 19, 1-29 ; Romains 1, 24-27 ; I Cor 6, 10 ; 1 Tim 1, 10), la Tradition a toujours déclaré que “ les actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés ”. Ils sont contraires à la loi naturelle » (Op. cit., 2357).  Thomas d’Aquin nuancerait : l’homosexualité est contraire à la nature de l’espèce, mais elle est conforme à la nature de certains individus. Il ne s’agit donc pas pour eux de « dépravations graves ».

 

La loi naturelle peut ne pas être la même chez tous les hommes du point de vue de la connaissance des conclusions tirées des principes communs du fait que certains ont une raison dépravée par la passion, ou bien à cause d’une mauvaise habitude, ou encore d’une mauvaise disposition naturelle. C’est ainsi que, chez les anciens Germains, dit-on, le brigandage, latrocinium, expressément défendu par la loi naturelle, n’était pas considéré comme un vol.

 

La loi naturelle peut-elle changer ?

 

En I-II, q. 94, a. 5, Thomas d’Aquin se demande si la loi naturelle peut changer : Utrum lex naturae mutari possit. Cette question, dit-il, peut s’entendre de deux manières. D’abord, en ce sens que quelque précepte y serait ajouté ; en l’occurrence, elle changerait par addition. Si l’on comprend changer en ce sens, il faut répondre que la loi naturelle peut changer. En effet, beaucoup de choses utiles à la vie des hommes ont été ajoutées à la loi naturelle tant par la loi divine que par les lois humaines, mais Thomas d’Aquin ne donne pas d’exemples à cet endroit. Il est facile de donner des exemples d’ajouts faits par la loi humaine à la loi naturelle : les allocations familiales, la pension de la sécurité de la vieillesse, l’assurance chômage, le bien-être social, etc.

 

En ce qui concerne la loi divine, il faut revenir à la q. 91, a. 4, où il en établit la nécessité sur quatre raisons. Primo, si la fin de l’homme n’excédait pas la portée des capacités humaines, la loi naturelle et la loi humaine, qui en dérive, suffiraient à le diriger vers sa fin. Mais, comme il a pour fin la béatitude éternelle, qui surpasse les capacités humaines (I-II, q. 5, a. 1), il faut qu’en plus des deux lois précitées il soit dirigé par une loi venue de Dieu, divinitus data. Secundo, à cause de l’incertitude du jugement humain (surtout dans les choses contingentes et particulières), il arrive qu’au sujet des actes humains des jugements divers soient portés. Il s’ensuit que des lois diverses et contraires soient promulguées. Pour que l’homme puisse savoir sans aucun doute ce qu’il doit faire et ce qu’il doit éviter, il était nécessaire qu’il soit dirigé, dans certains cas, par une loi divine, dont il serait certain qu’elle ne peut errer. Ex. tirés de l’Évangile : divorce, nourriture, vin.  Tertio, l’homme ne peut faire de lois que sur les choses dont il peut juger. Or, il ne peut juger des mouvements intérieurs de l’âme, mais seulement des actes extérieurs. Cependant, la perfection de la vertu exige la rectitude tant dans les mouvements intérieurs que dans les actes extérieurs. Comme la loi humaine ne peut régler les mouvements intérieurs, il était nécessaire que la loi divine intervienne. Quand il se demande si la loi nouvelle est plus onéreuse que l’ancienne (I-II, q. 107, a. 4), Thomas d’Aquin répond qu’en ce qui concerne les actes extérieurs, la loi ancienne était plus onéreuse ; mais elle l’était moins en ce qui concerne les mouvements intérieurs de l’âme, qui sont défendus par la loi nouvelle, mais ne l’étaient pas expressément par l’ancienne, dans tous les cas du moins, quoiqu’ils le fussent quelquefois ; et alors aucune peine ne sanctionnait cette défense. Or, c’est là ce qu’il y a de plus difficile pour l’homme qui n’est pas vertueux ; car, comme le dit Aristote : « Il est facile de faire ce que fait le juste, mais le faire comme il le fait (c’est-à-dire avec promptitude et plaisir) ce n’est pas une chose facile pour celui qui ne possède pas la vertu de justice[18]. » Quarto, enfin, comme le remarque saint Augustin, la loi humaine ne peut punir ou interdire tout ce qui se fait de mal, parce que si elle voulait empêcher toutes les actions mauvaises, elle en empêcherait beaucoup de bonnes et compromettrait le bien commun, nécessaire à la conservation de la société. Pour qu’aucun mal ne reste sans interdiction et sans punition, l’intervention de la loi divine était nécessaire.

 

Si l’on entend changer par mode de soustraction, en ce sens que quelque chose serait soustrait de la loi naturelle, c’est-à-dire que quelque chose qui faisait partie de la loi naturelle cesserait d’en faire partie, la réponse est moins catégorique. Thomas d’Aquin commence par rappeler sa distinction entre les préceptes premiers et les préceptes seconds de la loi naturelle. Les préceptes premiers, on les trouve en I-II, q. 94, a. 2 : faire le bien, éviter le mal ; faire ce qui conserve la vie, éviter ce qui la met en péril ; propager l’espèce et bien éduquer ses enfants ; vivre en société ; agir selon la raison. Du point de vue de ces préceptes premiers, la loi naturelle est tout à fait immuable, omnino immutabilis. L’immense majorité des hommes, trouve normal de faire ce qui leur convient, le bien, et d’éviter ce qui tourne à leur détriment, le mal ; l’immense majorité des hommes trouvent normal de vivre en société et d’agir selon la raison.

 

Quant aux préceptes seconds, qui sont comme des conclusions ou des quasi-conclusions tirées des préceptes premiers, la loi naturelle ne change pas dans la plupart des cas. Elle peut cependant changer dans un cas particulier, in aliquo particulari, et dans un petit nombre de cas, in paucioribus, en raison de certaines causes qui empêchent l’observance de tels préceptes, comme il a été dit à l’article 4.   

 

 La loi naturelle peut-elle être détruite dans le cœur de l’homme ?

 

Thomas d’Aquin ne parle pas souvent de la loi naturelle écrite « dans le cœur » de l’homme.  Pour lui, la loi naturelle est constituée par la raison, aliquid per rationem constitutum (I-II, q. 94, a. 1). Les préceptes qui la composent ne sont évidemment pas déposés dans le cœur ; les articles du Code civil ne sont pas dans le cœur de l’avocat, mais dans sa mémoire. Il en est ainsi de la loi naturelle. Si l’on me demande quels sont les premiers préceptes de la loi naturelle, je ne cherche pas dans mon cœur mais dans ma mémoire ou dans la Somme théologique (I-II, q. 94, a. 2). Mais, en I-II, q. 94, a. 6, il invoque  saint Augustin pour faire contrepoids aux objections rapportées. Or, le texte d’Augustin se lit comme suit : « Il est une loi écrite dans les cœurs des hommes qu’aucune iniquité ne peut effacer » (Les Confessions, II, chap. 4). Si l’on supprime les métaphores contenues dans les mots écrite, cœurs et effacer, il reste que la loi naturelle ne peut pas être détruite. La question de Thomas d’Aquin se lit comme suit : Utrum lex naturae possit a corde hominis aboleri (I-II, q. 94, a. 6). Aboleri est la forme passive d’abolere, qui signifie : 1) détruire ; 2) effacer.

 

Comme toujours, ou presque toujours, Thomas d’Aquin introduit une distinction : d’une part, il y a des préceptes très communs, praecepta communissima ; d’autre part, il y a des préceptes plus propres, magis propria. Or, il a été dit ci-dessus (a. 4 et 5), qu’appartiennent d’abord, primo, à la loi naturelle certains préceptes très communs, praecepta communissima, qui sont connus de tous. [Pour se rappeler ces préceptes très communs, il suffit de se reporter à l’article 2 : faire le bien et éviter le mal, conserver sa vie, propager l’espèce et éduquer ses enfants, vivre selon la raison, chasser l’ignorance et vivre en société. Quelques exceptions de suicidaires n’interdisent pas de qualifier un précepte de naturel et connu de tous.]

 

Appartiennent à la loi naturelle, en second lieu, secundario, certains préceptes plus propres, magis propria, qui sont comme des conclusions des principes très communs. [Par exemple, le souci de conserver sa vie va faire tirer des conclusions pratiques concernant l’alimentation, le tabagisme, les drogues, le repos, le vêtement, etc.]

 

Thomas d’Aquin répond maintenant à sa question. En ce qui concerne les préceptes communs, la loi naturelle ne peut d’aucune manière, nullo modo, être détruite ou effacée du cœur des hommes en général, in universali. Mais elle peut l’être in particulari operabili, c’est-à-dire dans un cas particulier si la raison est empêchée d’appliquer un précepte général à cause de la concupiscence ou de toute autre passion, comme il a été dit en I-II, q. 77, a. 2. [On peut penser au roi David qui perd la tête en voyant Bethsabée dans son bain.]

 

En ce qui concerne les préceptes secondaires, qui sont comme les conclusions des préceptes communs ou très communs, la loi naturelle peut être effacée du cœur des hommes. D’abord, à cause de mauvaises persuasions, propter malas persuasiones. On peut convaincre certaines personnes que le précepte : « Il ne faut pas voler », ne s’applique pas dans tel cas où normalement il devrait s’appliquer et où elles l’appliquaient. Thomas d’Aquin dit que la persuasion peut être efficace même dans le cas de conclusions nécessaires. Ex. immortalité de l’âme, existence de Dieu.

 

En ce qui concerne les préceptes secondaires, la loi naturelle peut encore être détruite par des coutumes dépravées, propter pravas consuetudines, et des dispositions corrompues, et habitus corruptos. Chez certains peuples, comme il a été dit, le brigandage, latrocinium, n’était pas considéré comme une faute, voire le crime contre nature, nous apprend saint Paul dans sa lettre aux Romains, quand il parle de ceux qui sont sous la colère de Dieu : « Aussi Dieu les a-t-il livrés à des passions avilissantes, car leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature ; pareillement, les hommes, délaissant l’usage naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétuant l’infamie d’homme à homme. Non seulement ils commettent ces actions, mais ils approuvent ceux qui les commettent » (Op. cit., I, 26, 27, 32). En note, la Bible de Jérusalem dit ceci : « La tradition latine a lu : “ Connaissant bien que Dieu est juste, ils ne comprirent pas que les auteurs de pareilles actions sont dignes de mort ; et non seulement leurs auteurs, mais encore ceux qui les approuvent. ” » La Bible Bayard / Médiaspaul dit plutôt : « Ils encouragent leurs adeptes à le commettre. »

 

L’application des préceptes universels, immuables et négatifs

 

Après avoir dépouillé la loi naturelle de ses atours métaphoriques, venons-en à l’application des préceptes universels, immuables et négatifs. Thomas d’Aquin prend position à ce sujet quand il se demande si l’on peut être dispensé parfois d’observer les préceptes du décalogue (I-II, q. 100, a. 8). On peut être dispensé d’observer un précepte du décalogue, dit-il, quand un cas particulier se présente où l’on irait à l’encontre de l’intention du législateur si l’on observait le précepte à la lettre. La première objection à laquelle il répond porte sur un précepte négatif : Le décalogue défend l’homicide – « Tu ne tueras pas ». Or, les hommes dispensent de ce précepte puisque les lois humaines permettent de mettre à mort, entre autres, les malfaiteurs et les ennemis de la patrie.

 

En répondant à l’objection, Thomas d’Aquin ajoute un mot : Tu ne tueras pas injustement. Dans certains cas, il est conforme à la justice de tuer un être humain. L’homicide que le commandement défend, c’est l’homicide injuste, qu’on appelle communément le meurtre, et que le Petit Robert définit ainsi : « Action de tuer volontairement (sic) un être humain. » Volontairement ne convient pas : il faut dire injustement, car, à la guerre, on tue volontairement mais pas toujours injustement[19].  

 

En commentant l’Écriture sainte, Thomas d’Aquin ajoute parfois des mots à des textes trop concis. Quand il commente cette parole de saint Paul : « Tout pouvoir vient de Dieu », il ajoute : « ce qui est bon ». Et la parole de saint Paul devient : « Tout ce qui est bon dans le pouvoir vient de Dieu. » Ce qui laisse entendre que tout n’est pas nécessairement bon dans le pouvoir. Autre exemple. Saint Paul enjoint : « Enfants, obéissez en tout à vos parents ; serviteurs, obéissez en tout à vos maîtres. » Thomas d’Aquin ajoute un important déterminatif au pronom tout : « ce qui les concerne ». La parole de saint Paul devient : « Enfants, obéissez à vos parents en tout ce qui les concerne. » De même pour les serviteurs. La précision est de taille. Il y a des choses qui ne concernent ni les parents ni les maîtres.

 

La traduction de la Bible publiée chez Bayard / Médiaspaul dit : « Tu ne commettras pas de meurtre » (Exode 20, 13 ; Deutéronome 5, 17) au lieu de « Tu ne tueras pas », que l’on trouve dans la Bible de Jérusalem. Si Thomas d’Aquin avec travaillé avec Bayard / Médiaspaul, il n’aurait pas été obligé d’ajouter injustement, car le meurtre est, par définition, un homicide injuste. Notre petit Catéchisme québécois formulait ainsi ce 5e commandement de Dieu :

               Homicide point ne seras,

               De fait ni volontairement.

Ce n’est pas génial comme formulation. Les traducteurs de Bayard / Médiaspaul remplaceraient homicide par meurtrier ; Thomas d’Aquin ajouterait injustement, car un homicide volontaire peut être juste. Volontairement a ici le sens d’intentionnellement, comme quand le Christ a dit que celui qui désire la femme de son voisin a déjà commis l’adultère dans son cœur.

 

Après avoir répondu à l’objection portant sur l’homicide, Thomas d’Aquin applique son principe à d’autres cas. Il est dit : « Tu ne voleras pas. » C’est un autre précepte négatif, comme dit l’encyclique de Jean-Paul II, La splendeur de la vérité. Thomas d’Aquin entre dans le débat avec son gros bon sens. Selon lui, il existe des circonstances où il est conforme à la raison, donc moral, d’enlever à une personne quelque chose qui lui appartient. En l’occurrence, on ne commet pas le vol défendu par le commandement. L’encyclique a beau dire que le commandement négatif « interdit toujours et dans tous les cas », il faut savoir reconnaître les cas auxquels s’applique l’interdiction et les cas auxquels elle ne s’applique pas. Or, il existe des cas où le commandement : « Tu ne voleras pas » ne s’applique pas. Par exemple, dans le cas d’extrême nécessité non seulement une personne peut prendre sur le bien d’autrui ce qui lui est nécessaire pour subsister, mais une tierce personne  peut le prélever pour elle (II-II, q. 66, a. 7). Autre exemple : dérober les armes des terroristes, ce n’est pas voler.

 

Thomas d’Aquin enchaîne ensuite avec un autre commandement négatif : « Tu ne commettras pas d’adultère. » On pourrait croire qu’il est un de ces commandements négatifs qui s’appliquent, comme dit l’encyclique, toujours et en toute circonstance, tel un théorème de géométrie. Ce n’est pas l’enseignement de Thomas d’Aquin. Une relation sexuelle avec une personne engagée dans les liens du mariage n’est pas nécessairement un adultère. Il donne l’exemple d’un homme qui, dans des circonstances qu’il imaginait facilement au XIIIe siècle, prendrait pour son épouse une femme qui ne l’est pas. Cette « circonstance », dit-il, ferait que la relation sexuelle avec elle ne constituerait pas l’adultère interdit par le commandement (I-II, q. 6, a. 8).

 

Le père Marcel-Marie Desmarais, o.p., a écrit un petit livre intitulé L’avortement, une tragédie[20]. Après avoir cité Humanae Vitae de Paul VI : « Nous devons encore une fois déclarer qu’est absolument à exclure […] l’avortement directement voulu et procuré, même pour des raisons thérapeutiques », le père Desmarais enchaîne : « Voilà qui est clair et net en tant qu’il s’agit des principes de la moralité objective. Pourtant, dans le cas précis que nous examinons, la moralité subjective pourrait facilement, semble-t-il, en arriver vertueusement à une autre conclusion » (Op. cit., p. 54). On pourrait apporter l’exemple tout frais de la mère qui a fait avorter sa fillette de neuf ans enceinte de jumeaux après avoir été violée pendant des années par son beau-père. Thomas d’Aquin donne un exemple qui peut éclairer ce problème. Dans le cas d’extrême nécessité, dit-il, il faut abandonner les enfants et non les parents (II-II, q. 31, a. 3, sol. 4). Sauver la mère avant le fœtus. Et c’est le médecin qui avait la compétence pour apprécier la gravité des risques que courait la jeune fille si elle menait sa grossesse à terme. Ceux qui sont préoccupés par la mort d’enfants innocents peuvent voler au secours des vingt mille qui meurent de faim chaque jour dans le monde.

 

Les principes propres

 

L’examen des diverses circonstances de l’action concrète va conduire à des principes propres, tirés de l’expérience, et ce sont ces principes propres et non les principes universels qui règlent immédiatement l’action singulière, concrète. Thomas d’Aquin est catégorique à ce sujet : « Dans les actions humaines particulières [ce mariage et non le mariage, cet avortement et non l’avortement], l’homme ne peut s’appuyer sur des principes absolus ; il doit s’appuyer sur des règles vraies dans la plupart des cas seulement. Ces règles que l’expérience lui enseigne, ce sont les principes propres de l’action concrète » (II-II, q. 49, a. 1). L’encyclique parle de la « connaissance universelle » (p. 55) que la conscience applique à l’action concrète, mais elle ne mentionne pas que cette application se fait par le truchement du principe propre, fruit de l’expérience, dont parle Thomas d’Aquin. Pourtant, c’est le principe propre, fruit de l’expérience et valable dans la plupart des cas seulement, qui règle l’action singulière. Ce principe comporte donc des exceptions puisqu’il n’est valable que dans la plupart des cas. Et la morale thomiste est de moins en moins géométrique.

 

Et Thomas d’Aquin de conclure que les préceptes du décalogue sont, en soi, immuables – immutabilia sunt (I-II, q. 100, a. 8, sol. 3) : il sera toujours interdit de tuer injustement un être humain, de prendre injustement le bien d’autrui ou de commettre sciemment l’adultère ; on ne peut pas être dispensé d’honorer son père et sa mère. Il aurait pu dire avec l’encyclique, s’il l’avait connue, que ces préceptes sont, en soi, « universels et immuables » ; mais, dans l’application aux cas particuliers des préceptes universels et immuables, même négatifs, le problème se pose toujours de savoir si tel acte honore son père et sa mère, si tel acte est un homicide défendu par le commandement, si tel acte est un vol défendu par le commandement, etc. Hoc est mutabile, cela est changeant, variable, dit Thomas d’Aquin (I-II, q. 100, a. 8, sol. 3). Ce n’est pas la « dictature du relativisme », mais le royaume du relatif : il n’y a pas d’absolu à ce niveau, affirme Thomas d’Aquin.  Et l’on n’est plus agressé par les principes moraux universels et immuables dont parle La splendeur de la vérité.

 

Insuffisance des préceptes généraux

 

Pour la bonne conduite de la vie, les préceptes généraux, universels, immuables ne suffisent pas. Dans la Somme théologique (II-II, Prologue), Thomas d’Aquin écrit : Post communem considerationem de virtutibus et vitiis, et aliis ad materiam moralem pertinentibus, necesse est considerare singula in speciali. Pour ne pas se répéter, donc par économie, Thomas d’Aquin commence par des considérations communes aux vertus et aux vices : les uns et les autres sont des habitus, c’est-à-dire des dispositions stables, il précise le sujet des habitus, les causes qui les produisent, l’augmentation et la destruction des habitus, la distinction des habitus : les vertus, habitus bons ; les vices, habitus mauvais ; les vertus intellectuelles et les vertus morales ; les vertus cardinales et les vertus théologales, etc.

 

Voici maintenant la deuxième phrase de son Prologue : Sermones enim morales universales minus sunt utiles, eo quod actiones in particularibus sunt. Certains traducteurs ont hésité devant l’expression minus sunt utiles, par crainte, peut-être, de trahir l’auteur : Traduttore, traditore. Il n’y a pourtant là rien de sorcier. Minus est le comparatif de parum, qui signifie « peu ». Ici, Thomas d’Aquin compare les considérations universelles aux considérations particulières ; non plus le vice ou la vertu, mais tel vice ou telle vertu ; non plus le mariage, mais ce mariage, et il dit que les considérations universelles ou communes sont moins utiles, minus utiles, que les considérations particulières.

 

Dans Miséricorde, le franciscain Roger Poudrier traduit ainsi : « En morale, selon saint Thomas, les principes universels ne servent pas à grand-chose, car la morale traite toujours de cas particuliers[21]. » Comme il omet la première phrase, le lecteur ne peut deviner que Thomas d’Aquin établit une comparaison entre les considérations générales et les considérations particulières, comparaison qui justifie l’emploie de minus. Thomas d’Aquin ne dit pas que les principes universels « ne servent pas à grand-chose » ni qu’ils sont inutiles, ou peu utiles ; il dit qu’ils sont moins utiles, minus utiles.

 

Aristote soulève et tranche cette question dans son Éthique de Nicomaque[22]. Voici comment Thomas d’Aquin le comprend. Il s’agit alors de la prudence. La prudence, dit-il, considère non seulement les universels, qui ne sont pas le lieu de l’action, in quibus non est actio ; mais il faut qu’elle connaisse les singuliers, car l’action porte sur les singuliers, actio est circa singularia. On ne contracte pas le mariage mais ce mariage. Il s’ensuit que ceux qui ne possèdent pas la science universelle, mais ont l’expérience des cas particuliers, sont de meilleurs conseillers que ceux qui ne possèdent que la science universelle,

 

Thomas d’Aquin donne l’exemple d’un médecin qui saurait que les viandes légères sont faciles à digérer et bonnes pour la santé, mais qui ignorerait quelles sont les viandes légères ; ce médecin ne pourrait pas guérir,  facere sanitatem. Par contre, celui qui saurait que la chair des oiseaux est légère, facile à digérer et bonne pour la santé, pourrait davantage guérir, magis poterit sanare, que le précédent. Puisque la prudence est la raison engagée dans l’action, il faut que le prudent possède les deux sortes de connaissance, celle des universels et celle des particuliers ; s’il lui arrive de ne posséder que l’une des deux, il lui est plus avantageux de posséder la connaissance des particuliers, car ils sont plus proches de l’opération[23].  

 

La conscience morale aux prises avec les préceptes négatifs !

 

Dans l’application des préceptes universels, immuables, négatifs ou positifs, il est un intervenant de taille dont il faut tenir compte : la conscience morale. Plusieurs expressions du langage courant nous incitent à penser qu’elle est une faculté comme l’intelligence, la volonté, l’imagination, la mémoire. En effet, on dit de la même manière : volonté forte, conscience large ; on a quelque chose sur la conscience comme on a une poussière dans l’œil ; on met la main sur sa conscience comme on la met sur son ventre ; la conscience a une voix, etc.  

 

Thomas d’Aquin est donc justifié de se demander si la conscience est une puissance, un pouvoir d’agir (I, q. 79,  a. 13).  Aux objections qu’il apporte, il oppose, contrairement à son habitude, une affirmation non fondée sur une autorité : « La conscience peut être mise de côté, deponi, mais une puissance ne peut l’être. On ne peut pas déposer sa puissance locomotrice ; qu’on l’utilise ou non, elle est en nous. La conscience n’est donc pas une puissance. »

 

Si l’on parle proprement, proprie loquendo, la conscience n’est pas une puissance mais un acte. Cependant, de son temps comme de nos jours, les gens qui parlaient proprement étaient rares. Saint Augustin en témoigne pour le sien : « Rarement nous parlons des choses en termes propres, le plus souvent, c’est en termes impropres, mais [l’interlocuteur] comprend ce que nous voulons dire[24]. » C’est pourquoi certains moralistes appellent conscience non pas l’acte, mais la faculté qui le produit. Thomas d’Aquin ne s’en étonne pas, car il est d’usage courant que l’on prenne l’effet pour la cause, le contenant pour le contenu, le signe pour la chose signifiée. Cette figure de rhétorique a nom métonymie. C’est ainsi qu’en français on appelle parfois intelligence non pas la faculté, mais la compréhension qu’on a d’un auteur ou d’une notion. Avoir l’intelligence d’un auteur peut signifier le comprendre et non pas avoir une intelligence aussi pénétrante que la sienne.

 

Le Petit Robert donne de la conscience la définition suivante : « Faculté ou fait de porter des jugements de valeur morale sur ses actes. » Le « fait de porter », c’est un acte. Il considère donc la conscience comme une faculté et comme un acte. Le père H.-D. Noble, o.p., joue également sur ces deux sens : « La conscience morale est le jugement [acte] d’appréciation qu’à chaque instant notre raison porte sur nos actes réfléchis[25]. » À la page suivante : « Ce jugement […] est l’acte propre de ma conscience [puissance ou faculté maintenant] morale. »

 

La conscience est un acte

 

Pour Thomas d’Aquin, il est manifeste qu’à proprement parler la conscience n’est pas une puissance mais un acte. L’évidence découle pour lui de l’étymologie du mot et des fonctions que le langage commun attribue à la conscience.

 

Le mot conscientia est formé du préfixe cum, avec, et de scientia, connaissance ;  cum et scientia, c’est scientia cum, sous-entendu alio, quelque chose, dit Thomas d’Aquin (I, q. 79, a. 13). Le mot évoque donc une connaissance non pas isolée, mais une connaissance en rapport avec quelque chose d’autre, une connaissance appliquée. D’après l’étymologie du mot, il est donc manifeste que la conscience n’est pas une puissance mais un acte.

 

En second lieu, il apparaît que la conscience est un acte, et non une puissance, à l’examen des fonctions que la manière usuelle de parler lui attribue, secundum communem usum loquendi. Dans la Somme théologique, Thomas d’Aquin en distingue sept :  testificari, attester, instigare, pousser, vel ligare, lier, obliger,  vel etiam accusare, accuser,  vel remordere, causer du remords, sive reprehendere, blâmer (I, q. 79, a. 13). Ces fonctions résultent toutes de l’application de quelque connaissance à ce que nous nous disposons à faire ou à ne pas faire, ou à ce que nous avons fait.

 

Cette application s’effectue d’une triple façon. D’abord, selon que nous reconnaissons avoir posé un acte ou ne pas l’avoir posé. La conscience joue alors sa fonction d’attester, testificari. Le blessé inconscient ne se souvient de rien ; le somnambule non plus. Devant les tribunaux, il arrive – rarement, j’en conviens – que des accusés, sans qu’on les soumette à la torture, avouent des crimes qu’ils n’ont pas commis ; d’autres nient – fréquemment – avoir commis les crimes dont on les accuse et qu’ils ont commis ; enfin, les autres reconnaissent avoir commis les crimes dont on les accuse. Cette conscience est dite psychologique. Il va de soi qu’on ne trouve pas cette expression chez Thomas d’Aquin.

 

Ensuite, l’application de nos connaissances à notre activité est l’occasion pour la conscience d’exercer trois autres fonctions : instigare, vel inducere, vel ligare. Instigare, c’est pousser à l’action ; agir « à l’instigation de » quelqu’un, c’est suivre ses conseils ou subir son influence ; l’expression est bien connue. Inducere est plus fort qu’instigare. Dans son commentaire  de l’Oraison dominicale (II-II, q. 83, a. 9), Thomas d’Aquin explique la demande suivante : « Ne nous fais pas entrer, inducere, en tentation, et ne nos inducas in tentationem. Nous demandons de ne pas succomber à la tentation. C’est ce que Thomas d’Aquin entend par entrer en tentation ou être induit en tentation, inducere in tentationem. Enfin, ligare, c’est lier, obliger. Une personne peut se sentir obligée ou incitée à poser une action ou à ne pas la poser. On dit alors que la conscience oblige, ligat, ou incite, instigat. « Malheur à moi, disait saint Paul, si je n’annonce pas l’Évangile. » Mais, les passions l’emportant, une personne peut ne pas tenir compte de ce que lui dicte sa conscience.

 

Enfin, l’application de nos connaissances à ce que nous avons fait ou omis de faire amène la conscience à exercer trois autres fonctions : excuser, accuser et engendrer du remords ou reprocher. Après s’être mal conduit, il est normal qu’un être humain cherche des excuses. On dit alors que sa conscience l’excuse. Parfois, elle accuse ou fait des reproches ; on peut penser à Caïn et à cet œil qui l’a poursuivi jusque dans la tombe. Enfin, certains criminels avouent leurs fautes, mais n’éprouvent aucun remords. Les trois dernières fonctions de la conscience sont donc : excusare, accusare, remordere.  Il est évident que toutes ces fonctions : attester, inciter, obliger, excuser, accuser, reprocher, sont consécutives à l’application de nos connaissances à ce que nous avons fait ou allons faire.

 

Définition de la conscience morale

 

Thomas d’Aquin ne parle pas plus de conscience morale que de conscience psychologique : il parle de la conscience et il lui reconnaît les sept fonctions que nous venons de distinguer. Cependant, les manuels thomistes parlent de la conscience morale et ils en donnent une définition. Chercheront-ils à y loger les sept fonctions que Thomas d’Aquin reconnaît à la conscience ? Non ; ils commenceront par écarter la conscience psychologique, puis des six autres fonctions de la conscience, c’est le premier groupe de trois qui est le plus important : instigare, inducere, ligare. Si tout se passe bien à ce stade-là, les trois dernières fonctions n’auront pas à s’exercer : pas d’excuse, pas d’accusation, pas de remords. Il est donc normal qu’une bonne définition de la conscience morale s’inspire de l’une ou l’autre de ces trois fonctions.

 

Pour s’assurer qu’il en est bien ainsi, on peut consulter le De Veritate, q. 17, a. 5, où l’on trouve cette affirmation agaçante pour les pouvoirs religieux, qui se sont bien gardés de la citer devant leurs sujets : « La conscience oblige plus que les préceptes des prélats. » Bref, s’il y a conflit entre la conscience d’une personne et l’ordre de son prélat, que ce soit son curé, son évêque ou le pape, c’est sa conscience qu’elle doit suivre.

 

Dans sa réponse, Thomas d’Aquin commence par dire que suffit ce qui a été dit à l’article 3. Il y a été dit, en effet, que la conscience ne lie ou n’oblige que par la force du précepte divin, ou selon la loi en nous de la nature. Donc comparer le lien, ligamen, de la conscience au lien qui découle du précepte du prélat, n’est rien d’autre que de comparer le lien du précepte divin au lien du précepte du prélat. D’où, comme le précepte divin oblige contre le précepte du prélat, et oblige davantage que le précepte du prélat, le lien de la conscience est plus fort que le lien du précepte du prélat, et c’est la conscience qui liera quand un précepte de prélat ira en sens contraire, praecepto praelati in contrario existente.

 

Même fausse, la conscience oblige

 

« Celui qui agit selon sa conscience, même erronée, à supposer que sa volonté soit droite, obéit lui aussi à la loi de Dieu, puisqu’il agit conformément à ce précepte, le premier de tous et le seul au fond : obéis à ta conscience[26]. »  Une précision s’impose concernant la distinction entre raison droite et volonté droite. La raison est droite quand elle n’est pas dans l’erreur ; la volonté est droite quand elle tend au bien tel qu’il lui est présenté par la raison. Si le mal lui est présenté comme un bien, la volonté est droite en y tendant, et vice versa.

 

« J’aime à faire observer, dit le cardinal Newman, que la conscience ne juge pas de quelque vérité spéculative ou de quelque doctrine abstraite ; elle est un principe de décision qui regarde immédiatement la vie pratique : Que peut-on faire ou ne pas faire ? “ La conscience, dit saint Thomas, est le jugement pratique de la raison par lequel nous jugeons, hic et nunc, ici et maintenant, si nous pouvons faire telle chose parce qu’elle est bonne, ou si nous devons l’éviter parce qu’elle est mauvaise. ” En sorte que la conscience ne peut venir en conflit avec l’infaillibilité de l’Église et du pape. En effet, du moment que la conscience est un impératif pratique, une opposition entre elle et l’autorité du pape n’est possible que quand le pape donne des ordres particuliers. Or le pape, dans ses lois, ses ordres, ses commandements, n’est pas infaillible[27]. » 

 

Le Catéchisme de l’Église catholique dit ceci dans l’article sur la conscience morale : « Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. Cette voix qui ne cesse de le presser d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal, au moment opportun résonne dans l’intimité de son cœur. (…) C’est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme. La conscience est le centre le plus intime et le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre » (Op. cit., 1776). Le prophète Jérémie rapporte cet oracle de Yahvé : « Je mettrai ma loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur » (31, 33).  

 

Ceux qui ont fréquenté le moindrement Thomas d’Aquin ont déjà conclu que le texte du CEC n’est pas de lui. La conscience morale étant un jugement de la raison, il est anormal de parler de son fond comme de sa surface. La loi que l’homme doit observer, c’est la loi naturelle ; l’homme se l’est donnée : elle est aliquid per rationem constitutum, il faut le répéter. Elle n’est pas inscrite par Dieu au cœur de l’homme. Dire que « la conscience est le sanctuaire où [l’homme] est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre », c’est de la poésie. Un jugement n’est pas un sanctuaire. À supposer qu’il en soit un, l’homme n’y est pas seul avec Dieu : il y est avec ses passions. Et, la plupart du temps, plerumque, dit Thomas d’Aquin, le jugement de la raison suit les passions (I-II, q. 77, a.1).  

 

Dans Miséricorde, Roger Poudrier rapporte : « Le pape Grégoire XVI, dans son encyclique Mirari vos (15 août 1832), la première des grandes encycliques modernes, condamne la liberté de conscience, la liberté d’association et la séparation de l’Église et de l’État. Il considère aussi la liberté de conscience comme “ un mal pestilentiel, véritable délire…”, condamnation reprise en 1864 par le Syllabus de Pie IX, dans les propositions 15, 78 et 79 » (Op. cit., p. 25, note).

 

Plus loin, page 72, le même auteur écrit : « Au XXe siècle, dans le Code de droit canonique de 1983, a été incluse, au dernier moment, une norme qui n’a jamais été discutée par la Commission internationale ; elle stipule que tout désaccord avec le Magistère sur des points de doctrine non infaillibles est un délit passible de sanctions graves. » Le Catéchisme de l’Église catholique, rédigé sous la direction du cardinal Joseph Ratzinger –  maintenant pape – ne va pas aussi loin, mais trop loin selon bien des catholiques romains : « Il ne convient pas d’opposer la conscience personnelle et la raison à la loi morale ou au Magistère de l’Église » (Op. cit., 2039). Au début de ce paragraphe 2039, on lit : « … la conscience de chacun, dans son jugement moral sur ses actes personnels, doit éviter de s’enfermer dans une considération individuelle. » Ici, je pense à ce passage déjà cité de Thomas d’Aquin : Non enim Deus a nobis offenditur nisi ex eo quod contra nostrum bonum agimus[28].  Nous offensons Dieu quand nous agissons contre notre bien, dit Thomas d’Aquin dans ce passage. Or, son bien, c’est chacun qui en décide.   

 

Le 22 mai 1994, Jean-Paul II publiait une lettre apostolique désignée en latin par ses deux premiers mots : Ordinatio sacerdotalis, mais dont le titre français dégage bien l’idée principale du document : Sur l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes. Une Note de présentation accompagnait la lettre du pape en insistant sur « la nature définitive et le caractère d’obligation de cette doctrine ». Il ne s’agit pas d’« une simple disposition disciplinaire », mais d’une doctrine « certainement vraie ». « N’appartenant pas aux matières ouvertes à la discussion, elle requiert l’assentiment plénier et inconditionnel des fidèles, et enseigner le contraire revient à induire en erreur leur conscience. » L’année suivante, soit en 1995, le cardinal Ratzinger aurait écrit une note dans laquelle il disait que la lettre de Jean-Paul II engageait l’infaillibilité. L’infaillibilité aurait pu s’en passer.

 

L’idée d’ordonner des femmes ne heurtait pas la majorité des catholiques des diocèses de Québec et de Montréal appelés à former des équipes synodales. Le Synode de Québec, tenu de juin 1992 à septembre 1995, groupa plus de 1000 personnes formant 198 équipes, qui formulèrent 492 propositions. De ces 1000 personnes, 360 furent invitées à former ce que les responsables ont appelé l’Assemblée synodale, qui étudia les propositions, les modifia parfois, en fusionna, puis se prononça par vote. Il avait été statué que, pour être acceptée, une proposition devait recueillir les deux tiers des voix.

 

La proposition concernant l’accès des femmes au sacerdoce « n’avait pas obtenu, de justesse, le minimum [les 2/3] de voix requises par le règlement ». Tout près des 2/3 des 360 personnes formant l’Assemblée synodale – la crème des 1000 qui avaient été membres de 198 équipes – avaient voté en faveur de l’ordination des femmes.

 

Ces 360 personnes savaient que, le 22 mai 1994, Jean-Paul II s’était prononcé contre l’ordination des femmes ; elles savaient que sa position était définitive et obligatoire, que ce n’était pas matière à discussion. Mais, comme membres du peuple de Dieu, ces 360 personnes savaient qu’elles ont leur mot à dire dans l’Église ; on leur a assez répété : « Vous êtes l’Église. »

 

Le Synode du diocèse de Montréal donna des résultats analogues. La proposition concernant le mariage des prêtres obtint les 2/3 des voix requises par le règlement ; il manqua quelques dixièmes à la proposition concernant le sacerdoce des femmes pour être acceptée.

 

Jean-Paul II et la conscience

 

Concernant la conscience, voici ce que dit Jean-Paul II : « La position de saint Thomas est on ne peut plus nette : il est à tel point favorable au respect inconditionnel de la conscience qu’il soutient que l’acte de foi au Christ serait indigne de l’homme au cas où, par extraordinaire, ce dernier serait en conscience convaincu de mal agir en accomplissant un tel acte (I-II, q. 19, a. 5). L’homme est toujours tenu d’écouter et de suivre un appel, même erroné, de sa conscience qui lui paraît évident[29]. » 

 

Dans cette citation, je n’aime pas le mot « appel » ; il évoque pour moi la « voix » dont il est question dans La splendeur de la vérité (p. 88, 95, 147, etc.) et me rappelle la petite chèvre de Monsieur Seguin. Or, la conscience morale est tout simplement un jugement de la raison pratique décidant que tel acte doit être posé ou non. Jean-Paul II ajoute, et c’est malheureux : « Il ne faut toutefois pas en déduire qu’il peut persévérer impunément dans l’erreur, sans chercher à atteindre la vérité » (Ibid.). Pour qu’une personne dans l’erreur cherche à atteindre la vérité, il faut qu’elle doute. Tant qu’elle ne doute pas, elle persévère « impunément » dans son erreur.

 

Il y a plus d’un milliard de musulmans pour qui c’est un blasphème de croire que Jésus est Dieu, fils de Dieu et l’une des trois personnes d’un Dieu trine. Voici quelques versets du Coran sur ces sujets. « Ils disent : Dieu a un fils : loin de sa gloire ce blasphème » (Sourate X, 69). « Ne dites point : Il y a Trinité. […] Car Dieu est unique » (Sourate IV, 169). « Le Messie, fils de Marie, n’est qu’un apôtre ; d’autres l’ont précédé » (Sourate V, 79). Ce n’est donc pas « par extraordinaire » que des humains n’adhèrent pas à des enseignements fondamentaux du christianisme : ils sont plus d’un milliard ! Et ils ne cherchent pas la vérité, car ils sont convaincus de la détenir, tout comme l’était Jean-Paul II.

 

Selon mon Petit Robert, l’adverbe impunément signifie : « Sans dommage pour soi, sans s'exposer à aucun risque, à aucun inconvénient. » Dire ça aux musulmans… On imagine facilement la réaction si Benoît XVI leur disait : « Vous ne persévérerez pas impunément dans votre négation de la divinité de Jésus, Fils de Dieu. » On assisterait à un autre Ratisbonne.

 

Benoît XVI et la conscience

 

Dans son Jésus de Nazareth, Joseph Ratzinger / Benoît XVI termine par ce long paragraphe son commentaire de la quatrième béatitude : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés » (Matthieu 5, 6). « Le moment est venu, me semble-t-il, de partir du Nouveau Testament pour parler du salut de ceux qui ne connaissent pas le Christ. La pensée contemporaine tend à dire que chacun doit vivre sa religion ou peut-être même l’athéisme qui est le sien et que, de cette manière, il trouvera le salut. Une telle opinion présuppose une étrange image de Dieu et une étrange conception de l’homme et de la juste façon d’être homme. Essayons d’expliciter cela en posant quelques questions pratiques. Est-ce que l’on sera bienheureux et reconnu par Dieu comme un juste parce qu’on se sera scrupuleusement conformé aux devoirs qu’impose la vengeance par le sang ? Parce que l’on se sera engagé de toutes ses forces en faveur de “ la Guerre Sainte ” et dans cette guerre ? Ou parce que l’on aura offert certains sacrifices d’animaux ? Ou parce que l’on aura satisfait à l’observance des ablutions rituelles ou de quelque autre précepte religieux ? Parce qu’on aura érigé en norme de conscience ses opinions et ses désirs et qu’ainsi on se sera érigé soi-même en critère ? Non, Dieu exige l’inverse, il exige le réveil intérieur à son exhortation silencieuse, qui est présente en nous, afin de nous arracher aux simples habitudes, nous conduisant sur le chemin de la vérité. “ Avoir faim et soif de la justice ”, tel est le chemin qui s’offre à chacun de nous, un chemin qui prend fin auprès de Jésus Christ[30]. »  

 

En évoquant la « Guerre Sainte », Benoît XVI nous fait penser aux musulmans comme s’il les avait nommés. Mais les musulmans sont certes aussi convaincus que les catholiques romains de la valeur de leur religion et du devoir de la propager dans le monde entier. « Nous vous appellerons à marcher contre des nations puissantes, dit Le Coran ; vous les combattrez jusqu’à ce qu’elles embrassent l’islamisme. Si vous obéissez, Dieu vous accordera une belle récompense ; mais si vous tergiversez comme vous l’avez déjà fait autrefois, il vous infligera un châtiment douloureux » (Sourate XLVIII, 16). Les fils de François d’Assise allaient prêcher le christianisme chez les musulmans dans l’espoir d’y subir le martyre. Julien Green nous apprend, dans son Frère François : « Une nouvelle lui [à François d’Assise] parvint à la fin du printemps qui le fit tressaillir : cinq de ses frères avaient subi le martyre au Maroc, en janvier. La joie remplit le cœur de François. Pour la première fois, le sang franciscain coulait chez les Infidèles, comme il avait jadis coulé chez les païens de Rome[31]. » Le martyre fascine tout autant les musulmans qu’il a fasciné certains chrétiens. Pour eux, nous sommes les Infidèles qu’il faut convertir.

 

Le savant pape semble oublier que toute personne qui agit selon sa conscience fait la volonté de Dieu, comme dit Sertillanges, dans un passage déjà cité, mais qu’il n’est pas inutile de répéter : « Celui qui agit selon sa conscience, même erronée, à supposer que sa volonté soit droite, obéit lui aussi à la loi de Dieu, puisqu’il agit conformément à ce précepte, le premier de tous et le seul au fond : obéis à ta conscience[32]. » Je répète également la distinction entre raison droite et volonté droite. La raison est droite quand elle n’est pas dans l’erreur ; la volonté est droite quand elle tend au bien tel qu’il lui est présenté par la raison. Si le mal lui est présenté comme un bien, la volonté est droite en y tendant.

 

À ce sujet, il y a un article capital dans la Somme théologique (I-II, q. 19, a. 5). L’objet de la volonté, c’est ce qui est proposé par la raison, tel qu’il est proposé. Or, ce qui est bon peut être considéré comme mauvais par la raison ; ce qui est mauvais peut être considéré comme bon. Et Thomas d’Aquin apporte deux exemples assez étonnants. Premier exemple : s’abstenir de la fornication, c’est bien ; cependant, la volonté ne tend vers ce bien que si la raison le lui présente comme un bien. Si une raison errante lui présente comme un mal le fait de s’abstenir de la fornication, la volonté qui y tendrait quand même serait mauvaise. Il s’ensuit qu’une personne qui considérerait comme un mal de s’abstenir de la fornication devrait forniquer raisonnablement – la raison est la règle de moralité – puisqu’elle considérerait comme mauvais de s’en abstenir. Si Thomas d’Aquin avait donné l’exemple d’une personne qui ne considère pas comme mauvaise la fornication, cette personne n’aurait pas été obligée de forniquer, car personne n’est obligé ni capable de faire tout ce qui est bien. Deuxième exemple : croire au Christ est bon et nécessaire au salut. Mais la volonté ne tend vers cet objet que si la raison le lui présente comme bon. Il s’ensuit que si la raison d’une personne le lui présente comme un mal, la volonté s’en détourne.

 

Conclusion générale

 

J’ai posé au départ la question suivante : « Comment se vivent les principes moraux universels, immuables et négatifs ? » Rappelons ce qu’en dit l’encyclique de Jean-Paul II, La splendeur de la vérité : « Les préceptes moraux négatifs, c’est-à-dire ceux qui interdisent certains actes ou comportements concrets intrinsèquement mauvais, n’admettent aucune exception légitime ; ils ne laissent aucun espace moralement acceptable pour “ créer ” une quelconque détermination contraire[33]. » On se sentait piégé, mais on ne l’était pas.

 

Rappelons d’abord ce texte capital : « Dans les actions humaines particulières [ce mariage et non le mariage, cet avortement et non l’avortement], l’homme ne peut s’appuyer sur des principes absolus ; il doit s’appuyer sur des règles vraies dans la plupart des cas seulement. Ces règles que l’expérience lui enseigne, ce sont les principes propres de l’action concrète » (II-II, q. 49, a. 1). S’il n’y a pas de « principes absolus » sur le plan de l’action concrète, il faut conclure qu’on est alors dans le relatif.

 

Thomas d’Aquin nous a montré, à partir d’exemples tirés du décalogue qu’au niveau de l’action les décisions n’avaient rien de géométrique. Il a pris des préceptes négatifs bien connus : « Tu ne commettras pas de meurtre » ; « Tu ne voleras pas » ; « Tu ne commettras pas d’adultère. » D’accord, ce genre de commandement, comme dit Jean-Paul II, « ne laisse aucun espace moralement acceptable pour “ créer ” une quelconque détermination contraire ». Mais le problème, dans le concret de la vie, c’est de savoir s’il est toujours interdit de prendre ce qui appartient à autrui. La réponse, comme on l’a vu, c’est non. À ce niveau, comme dit Thomas d’Aquin, on est dans le mouvant, hoc est mutabile (I-II, q. 100, a. 8, sol. 3). Il en est ainsi dans tous les autres cas.

 

La conscience perturbe à son tour l’application des principes universels, immuables et négatifs. À ce sujet, il faut buriner dans sa mémoire l’article capital de la Somme théologique (I-II, q 19, a. 5), où Thomas d’Aquin enseigne qu’un acte objectivement bon devient subjectivement mauvais si la raison le considère comme mauvais, et la volonté qui y tendrait serait mauvaise ; par contre, un acte objectivement mauvais devient subjectivement bon si la raison le considère comme bon, et la volonté qui y tend est bonne. D’accord, il faut éclairer sa conscience ; mais, pour chercher à l’éclairer, il faut douter. Jean-Paul II ne doutait pas de sa position concernant le sacerdoce des femmes, ni Paul VI de la sienne concernant les moyens artificiels de contrôler les naissances.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Op. cit., Montréal, Éditions Paulines, 1993, p. 107.

[2] Somme théologique, II-II, q. 49, a. 1. Désormais je laisserai dans le texte les références à la Somme théologique sans en indiquer la provenance.

[3] Paul Valéry, Œuvres, Gallimard, La Pléiade, tome I, p. 1041.

[4] Somme contre les Gentils, 3, chap. 122.

[5] Ibid., 3, chap. 3.

[6] Éthique de Nicomaque, Traduction et notes par Jean Voilquin, VIII, chap. Premier.

[7] Mgr T. D. Roberts, S.J., Réflexions sur l’exercice de l’autorité, Paris, Cerf, 1956, p. 126.

[8] Somme contre les Gentils, 3, chap. 122.

[9] Pensées, 455.

[10] Isaïe 55, 8-9.

[11] La Politique, Denoël / Gonthier, Médiations, 14, p. 65.

[12] Jocelyne Chemier Mishkin, En Quête, Québec, Éditions Anne Sigier, 2008, p. 233.

[13] Citadelle, XIV.

[14] La Fontaine, Fables, I, XV.

[15] Alain, Philosophie, Tome Second, Paris, PUF, 1955, p. 18.

[16] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, I, XV, 180.

[17] Friedrich Nietzsche, Lettres choisies, Paris, Gallimard, 5e édition, p. 131.

[18] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, VI, XV, 1074.

[19] Saint Augustin, Du Libre Arbitre, I, chap. 4. ,

[20] Marcel-Marie Desmarais, o.p., L’Avortement, une tragédie, Montréal, Éditions du Jour, 1973, 163 p.

[21] Op. cit., Montréal, Médiaspaul, 2005, p. 73.

[22] Op. cit., VI, VII, 1141 b 15-22.

[23] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, VI, VI, 1194.

[24] Les Confessions, XI, chap. 20.

[25] H.-D. Noble, o.p., La Conscience morale, Paris, Lethielleux, 1923, p. 11.12.

[26] A.-D. Sertillanges, o.p., La philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 390.

[27] Théodule Rey-Mermet, Conscience et liberté, Paris, Nouvelle Cité, 1990, p. 138.

[28] Somme contre les Gentils, 3, chap. 122.

[29] Entrez dans l’espérance, Plon-Mame, 1994, p. 279-280.

[30] Op. cit., Paris, Flammarion, 2007, p. 113-114.

[31] Op. cit., Paris, Seuil, 1983, p. 242.

[32] A.-D. Sertillanges, o.p., La philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 390.

[33] Op. cit., p. 107.