Réflexions inspirées par le rapport

de la Commission théologique internationale :

« À la recherche d’une éthique universelle :

nouveau regard sur la loi naturelle »

 

Abélard a écrit Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien[1]. Il s’était rendu la tâche facile en jouant les trois personnages : il mettait lui-même les idées dans la tête du juif et les mots dans sa bouche, et ainsi du chrétien. Les membres de la « Commission théologique internationale » ont d’abord formé une sous-commission d’une dizaine de membres qui devaient parler au nom de plusieurs personnages ou institutions : un hindoue, un bouddhiste, un taoïste, un confucianiste, un représentant des traditions africaines, un musulman, un platonicien, un aristotélicien, un stoïcien, l’écriture sainte, l’Église, son Magistère. Mais il y a d’autres écritures considérées comme saintes ou sacrées par leurs adeptes – les unes tombées du ciel, d’autres dictées par des extra-terrestres, les autres inspirées – et d’autres groupements se considèrent, avec raison, comme des Églises, car le mot église vient du grec ekklesia qui signifie « assemblée ».

 

J’aurais préféré que ce fût une Commission internationale de philosophie qui élabore un projet d’éthique universelle « dans un langage éthique commun » ([3] et [4] [2] et donc accessible à tous puisqu’il « concerne tous les hommes » [3]. J’aurais aimé qu’un hindoue parle au nom de l’hindouisme, un bouddhiste au nom du bouddhisme, un juif au nom du judaïsme, un chrétien au nom des chrétiens, un musulman au nom des musulmans, un mormon au nom des mormons, un athée, un pauvre, un riche, un homosexuel, une lesbienne, un couple marié, un couple divorcé remarié, etc. Une éthique universelle ne doit pas être imposé à tous par un groupe, quel qu’il soit. Comme ce rapport lance un appel au dialogue [52], j’ose exprimer mon point de vue, même si le rapport de la sous-commission a été approuvé à l’unanimité de la Commission théologique, et que son cardinal président l’a approuvé pour publication. Voici les réflexions que m’a inspirées ce rapport intitulé : « À la recherche d’une éthique universelle : nouveau regard sur la loi naturelle. »  

 

Valeurs et valeurs morales, bien et bien moral

 

Le paragraphe [1] débute ainsi : « Y a-t-il des valeurs morales objectives », etc. Les notions de « valeurs morales » objectives ou subjectives sont loin d’être claires. « Nous vivons sur des notions vagues », affirme Paul Valéry[3], et la notion de « valeurs morales » en est une et non des moindres. Mais, avant de parler abruptement de valeurs morales, il faut parler de valeurs. Si l’on demande à une personne quelles sont ses valeurs, elle peut comprendre la question et en énumérer quelques-unes ; si elle ne la comprend pas, on lui demande d’aligner ce qui est important pour elle dans la vie. Ce peut être la santé, la famille, les enfants, l’amitié, un sport, une profession, l’argent, une science, un art, le pouvoir, son patelin, sa langue, sa religion, voire le sexe…

 

Le mot valeur apparaît ainsi comme un fourre-tout dans lequel on entasse des choses fort diverses. Pour mettre de l’ordre dans ce fouillis, il faut un principe de classification. L’ordre se dit toujours par rapport à un principe : Ordo semper dicitur per comparationem ad aliquod principium (Ia, q. 42, a. 3)[4]. On pourrait classer les valeurs en fonction du bonheur, que tout être humain recherche : Homo  non potest non velle  esse beatus (Ia-IIae, q. 5, a. 4, sol. 2). Mais, comme dit Saint-Exupéry : « Pour que soit un homme heureux, il faut d’abord que soit un homme[5]. » Il me semble donc valable de prendre comme principe de classification des valeurs l’être humain à construire ; la métaphore est du même Saint-Exupéry[6]. Or, dans un être humain il y a le corps, l’affectivité (sensibilité et volonté) et l’intelligence. Développer des êtres humains, but de la famille et de la société, c’est leur faire acquérir les qualités qui correspondent à chacune des ces composantes : qualités du corps (santé, vigueur, beauté, etc.), qualité de l’appétit sensible (courage et tempérance) ; qualité de la volonté (justice), qualités de l’intelligence (sciences, sagesse, prudence et arts). On a donc des valeurs corporelles, des valeurs morales, des valeurs intellectuelles et s’ajoutent des valeurs religieuses pour la majorité des gens, il me semble.

 

À la question de la CTI : « Y a-t-il des valeurs morales objectives ? » je répondrais que toutes les vertus morales sont des valeurs morales objectives, mais elles ne deviennent subjectives, c’est-à-dire possédées par nous qu’à certaines conditions. Il y a une différence essentielle entre une valeur et une valeur morale, de même qu’entre un bien et un bien moral. L’argent, par exemple, est une valeur, mais cette valeur n’est, en soi, ni morale ni immorale ; elle deviendra morale par les vertus qui règlent son désir, son acquisition et son usage ; elle deviendra immorale par des vices comme l’avarice et la prodigalité.

 

La CTI ajoute « objectives » ; cette épithète nous oblige à parler des valeurs morales « subjectives ». Par valeurs morales « subjectives », on entend les valeurs que telle personne a choisies dans la liste des valeurs  morales qu’un enseignement objectif lui a proposées ou que son état de vie l’oblige à développer. Les vertus morales sont censément des valeurs morales, mais de même qu’on peut faire le bien sans le faire moralement, comme nous verrons dans un instant, de même on peut poser des actes de justice sans posséder la vertu de justice. Thomas d’Aquin cite Aristote à ce sujet : « Il est facile de faire ce que fait le juste – rendre le dû –, mais le faire comme il le fait, (c’est-à-dire avec promptitude et  plaisir), ce n’est pas une chose aisée pour celui qui ne possède pas la vertu de justice » (Ia-IIae, q. 107, a. 4). La justice valeur morale ou qualité morale, c’est la justice à l’état de vertu, c’est-à-dire comme disposition stable qui fait poser les actes avec régularité, promptitude et plaisir[7]. On pourrait en dire autant de toutes les vertus morales. Et il y a des degrés dans la vertu. Dans la même personne, elle peut être plus grande ou plus petite à des époques différentes (Ia-IIae, q. 71, a. 1). À plus forte raison, dans des personnes différentes.

 

Thomas d’Aquin développe davantage cette idée dans son commentaire de l’Éthique à Nicomaque, (II, lect. 4). Pour montrer qu’il ne suffit pas de rendre le dû pour être considéré comme possédant la vertu de justice, à la suite d’Aristote il compare les vertus morales à l’art. Le bien de l’art est atteint quand l’œuvre extérieure réalisée est bonne. Les admirateurs ne se posent pas de questions sur l’humeur de l’artiste, sur ses motifs ou sur toute autre circonstance qui a entouré l’exécution de l’œuvre. Une personne regarde la Joconde, écoute la 9e de Beethoven ou lit Les fleurs du mal de Baudelaire et s’exclame : « Ce sont des chefs-d’œuvre ! » Un point c’est tout.  

 

Il n’en est pas ainsi des vertus morales. Elles sont principes d’actions qui ne passent pas dans la matière extérieure, comme c’est le cas de la sculpture, par exemple ; en tant que morales, elles demeurent dans les agents eux-mêmes. Il s’ensuit que de telles actions perfectionnent les agents. Et c’est pourquoi le bien de telles actions réside essentiellement dans les agents eux-mêmes[8]. Il existe des musées des œuvres d’art, mais il n’y a pas de musées des actions morales héroïques.

 

Pour que les actions répondent aux exigences des vertus morales, il ne suffit pas que les œuvres soient bonnes : que le droit soit rendu, que le verre de trop ne soit pas avalé, que la femme du voisin ne soit pas importunée. Il faut que celui qui agit ainsi le fasse comme il convient, debito modo. Ce debito modo exige que l’on tienne compte de trois choses. La première relève de l’intellect ou de la raison. La personne qui accomplit l’œuvre de vertu morale ne doit pas l’accomplir par ignorance ou par hasard, il faut qu’elle sache ce qu’elle fait.

 

La deuxième exigence est prise du côté de la puissance appétitive. Deux choses à observer de ce point de vue. La première, que l’action ne soit pas accomplie sous l’influence d’une passion : un acte de vertu peut être posé sous l’effet de la peur. Par exemple, on rentre à la maison en taxi, après une soirée bien arrosée, par crainte de perdre son permis de conduire. Ça ressemble à de la sobriété, mais ce n’en est pas. La deuxième, que l’acte de vertu soit posé par choix, parce qu’on aime cet acte, de sorte qu’il ne soit pas posé pour quelque motif extérieur ; par exemple, pour l’argent ou la vaine gloire.

 

La troisième exigence est prise de la notion d’habitus ; la vertu est un habitus, une disposition stable. Certains traducteurs rendent habitus simplement pas disposition. Pourtant, Aristote est clair : « Une première espèce de qualité peut être appelée habitus et disposition. Mais l’habitus diffère de la disposition en ce qu’il a beaucoup plus de durée et de stabilité. Sont des habitus les sciences et les vertus. […]  Par contre, on appelle simplement dispositions les qualités qui peuvent facilement être mues et rapidement changées, telles que la chaleur et le refroidissement, la maladie et la santé, et ainsi de suite[9]. » Émanant d’une disposition stable, l’acte vertueux sera posé avant fermeté,  firme idest constanter, aucune influence extérieure ne pourra le faire dévier, immobiliter idest a nullo exteriori ad hoc removeatur[10].  Si la troisième des trois exigences n’est pas satisfaite, on a le bien moral, mais non le bien moral vertueux.  On voit tout de suite ce qui cloche dans cette affirmation de Voltaire : « Néron, le pape Alexandre VI, et d’autres monstres de cette espèce, ont répandu des bienfaits ; je réponds hardiment qu’ils furent vertueux ce jour-là[11]. » Non ; ils ont posé des actes apparemment vertueux. Mais une hirondelle ne fait pas le printemps ; de même, un seul acte ne rend pas vertueux comme un seul acte ne rend pas vicieux.

 

Deux lignes plus bas [1], les auteurs du rapport écrivent : « Ces questions – ils en ont soulevé quatre – de toujours autour du bien et du mal », etc. Le bien et le mal ne sont pas définis. En 2.2, quand ils parleront du précepte premier de la loi naturelle : « Il faut faire le bien », le bien ne sera pas défini. Pourtant, il importe de marquer nettement la distinction entre le bien et le bien moral, comme entre valeur et valeur morale.  Quand Thomas d’Aquin dit, à la suite d’Aristote, que toutes choses désirent le bien –  Omnia bonum appetunt, le bien n’est pas appelé dans tous les cas à devenir le bien moral. Car le pluriel neutre omnia englobe les êtres inanimés – le feu, l’eau, le vent, la pierre – les végétaux, les animaux et les humains. Le prunier tend vers le bien de ses prunes, mais il n’y tend pas moralement ; les animaux prennent soin de leurs petits, mais ils ne le font pas moralement.

 

Thomas d’Aquin définit ainsi le bien en général : Quod est conveniens alicui est ei bonum[12].  Ce qui convient à une personne, à une bête, à une plante ou à une pierre est le bien pour elle. Le relatif pointe un nez beaucoup plus long que celui de Cyrano, car ce qui convenait ne convient plus, ce qui convient ne conviendra plus, ce qui convient dans un pays ne convient pas dans un autre, ce qui convenait à une époque ne convient plus à une autre, etc. « Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà[13]. » Ce n’est pas la « dictature du relativisme » qui désole Benoît XVI, mais le relatif abonde en morale. La nature de l’homme est changeante : Natura hominis est mutabilis (IIa-IIae, q. 57, a. 2, sol. 1). Quand Thomas d’Aquin parle du mâle, il emploie le mot Vir ; homo, c’est l’être humain, homme et femme. La donna è mobile, chante le Duc de Mantoue dans Rigoletto de Verdi, mais le mâle aussi est changeant comme plume au vent.  

 

Les auteurs du rapport parlent nommément du « bien moral » dans six paragraphes [40, 41, 42, 43, 45, 47]. « Le bien moral correspond, disent-ils  [41], au désir profond de la personne humaine qui – comme tout être – tend spontanément, naturellement, vers ce qui la réalise pleinement, vers ce qui lui permet d’atteindre la perfection qui lui est propre, le bonheur. Malheureusement, le sujet peut toujours se laisser entraîner par des désirs particuliers et choisir des biens ou poser des gestes qui vont à l’encontre du bien moral qu’il perçoit. » Une personne qui se laisse entraîner hors du droit chemin ne possède pas la vertu, comme il a été dit ci-dessus à propos de l’exigence découlant de l’habitus ; elle agit fermement, immobiliter, selon le choix vertueux qu’elle a fait ; rien d’extérieur ne peut l’en détourner, a nullo exteriori ad hoc removeatur[14]. Mais le bien que la raison présente à la volonté n’est pas toujours le bien réel. Thomas d’Aquin le dit clairement dans la Ia-IIae, q. 19, a. 5. J’y reviens à l’instant.  

 

[42] Selon la CTI, l’être humain posséderait une « aptitude naturelle à connaître le bien moral ». Cette formulation m’embarrasse. Thomas d’Aquin parle d’une inclination au bien et non pas au bien moral ; le bien moral ne se découvre pas à l’état pur. Quand le bien est découvert, on peut le faire ou ne pas le faire, on peut le faire sans le faire moralement, comme il a été dit. On peut savoir que le tabagisme nuit à la santé, mais ne pas vouloir l’abandonner ; on peut vouloir mais ne pas pouvoir. L’aptitude naturelle à connaître le bien, c’est la raison, mais elle ne le connaît pas naturellement au sens de facilement. Elle peut prendre le bien apparent pour le bien réel, prendre le mal pour le bien. Thomas d’Aquin est clair sur ce point (Ia-IIae, q. 19, a. 5). De plus, pour qu’il y ait justice, il ne suffit pas de déterminer le dû : il faut le rendre. Enfin, pour qu’il y ait « vertu » de justice, il faut rendre le dû de trois façons : toujours, promptement et avec plaisir[15]. On ne peut y parvenir qu’après un long entraînement.

 

[43] « L’obligation morale que perçoit le sujet ne vient donc pas d’une loi qui lui serait extérieure (hétéronomie pure), mais elle s’affirme à partir de lui-même. En effet, comme l’indique l’axiome que nous avons évoqué : “ Il faut faire le bien et éviter le mal ”, le bien moral que la raison détermine “ s’impose ” au sujet. Il « doit » être accompli. »  Ce que la CTI désigne du nom d’axiome n’est rien d’autre que le premier précepte de la loi naturelle, et la raison humaine le dégage de la tendance fondamentale de toutes choses au bien[16]. Le bien s’impose comme étant avantageux ; en morale thomiste, faire le bien, c’est se faire du bien. Dans cet extrait du rapport de la CTI, la distinction n’est pas marquée entre le bien et le bien moral. La raison détermine, avec possibilité d’erreur, ce qui est bien pour telle personne ; ce qui est bien sera accompli moralement si la personne satisfait aux deux premières exigences dont il été question ci-dessus. Déterminer le bien, c’est une chose ; l’accomplir moralement, c’en est une autre. Thomas d’Aquin insiste encore sur ce point quand il distingue la prudence de l’art. Pour dire d’une personne qu’elle agit moralement ou vertueusement, il ne suffit pas de considérer ce qu’elle fait, mais comment elle le fait : Non solum requiritur quid faciat, sed etiam quomodo faciat (Ia-IIae, q. 57, a. 5).  

 

[45] « Dans sa recherche du bien moral, la personne humaine se met à l’écoute de ce qu’elle est et elle prend conscience des inclinations fondamentales de sa nature, qui sont tout autre chose que de simples poussées aveugles du désir. Percevant que les biens vers lesquels elle tend par nature sont nécessaires à son accomplissement moral, elle se formule à elle-même, sous forme d’injonctions pratiques le devoir moral de les mettre en œuvre dans sa vie. Elle s’exprime à elle-même un certain nombre de préceptes très généraux qu’elle partage avec tous les êtres humains et qui constituent le contenu de ce qu’on appelle la loi naturelle. » La CTI accole trop facilement l’épithète moral au bien. Quand Thomas d’Aquin énonce le premier précepte de la loi naturelle, il ne dit pas : Il faut faire le bien moral et le rechercher moralement ; il dit seulement : Il faut faire et rechercher le bien. Le faire moralement, c’est s’élever à un échelon supérieur, le faire vertueusement, c’est l’idéal à atteindre.

De plus les biens vers lesquels la « personne humaine » tend par nature ne sont pas tous en vue de « son accomplissement moral », car l’« accomplissement moral » n’est qu’une dimension de l’être humain, et non la principale, selon Thomas d’Aquin. Selon lui, les vertus morales disposent à la contemplation de la vérité[17] et y sont ordonnées comme à leur fin[18]. Il s’ensuit que le bonheur parfait de l’être humain, même ici-bas, consiste principalement dans la vie spéculative, secondairement dans la pratique des vertus morales[19]. Dans En esprit et en vérité, Karol Wojtyla écrit : « Ce qui, pour la personne, est le plus caractéristique, ce en quoi (en prenant en compte l’ordre naturel) elle se réalise de la manière la plus plénière et la plus propre, c’est la morale[20]. » À ce moment-là, il n’était pas encore pape, donc pas infaillible ! Thomas d’Aquin tient des propos très différents : « C’est par l’intelligence que nous ressemblons le plus à Dieu[21]. » Puis : « L’acte d’intelligence est ce qu’il y a de plus parfait[22]. » Enfin : « La vie morale dispose à la vie contemplative et y est ordonnée comme à sa fin[23]. » 

La recherche n’est pas d’abord une « recherche du bien moral » [45], mais une recherche du bien ; le bien devient moral, puis vertueux quand il est accompli selon des exigences que Thomas d’Aquin expose de façon très claire[24].  De plus, les préceptes généraux – que Thomas d’Aquin dégage dans la Ia-IIae, q. 94, a. 2 – ne constituent pas à eux seuls la loi naturelle : les préceptes seconds en font également partie. Et ce sont eux qui règlent la plupart des actions singulières ; des principes propres règlent les autres cas. J’y reviendrai en commentant [47].

[47] « Pour sortir de cette généralité et éclairer les choix concrets à faire, il faut faire appel à la raison discursive, qui va déterminer quels sont les biens moraux susceptibles d’accomplir la personne  – et l’humanité – et formuler des préceptes plus concrets capables de diriger son agir. Dans cette nouvelle étape, la connaissance du bien moral procède par raisonnement. Ce raisonnement demeure assez simple à l’origine : une expérience de vie limitée y suffit et il se maintient à l’intérieur des possibilités intellectuelles de chacun. On  parle ici des “ préceptes seconds ” de la loi naturelle, découverts grâce à une plus ou moins longue considération de la raison pratique, par contraste avec les préceptes généraux fondamentaux que la raison saisit de façon spontanée et qui sont appelés “ préceptes premiers ”. »

 

Quand la CTI parle de « cette généralité » [47], il faut entendre les préceptes premiers de la loi naturelle dont elle a parlé dans les paragraphes [44], [45] et [46] et que Thomas d’Aquin énumère dans la Ia-IIae, q. 94, a. 2. Quand elle parle des « biens moraux susceptibles d’accomplir la personne », il faut préciser que les biens moraux, ou valeurs morales, ou vertus morales ne développent qu’une seule dimension de la personne, et ce n’est pas la principale, selon Thomas d’Aquin, comme il a été dit ci-dessus. Une fois de plus, elle ne dissocie pas le bien d’avec le bien moral, et elle parle de la « connaissance du bien moral ».

 

La CTI parle encore de « préceptes plus concrets capables de diriger l’agir » qu’elle désigne correctement par l’expression « préceptes seconds ». Ces préceptes seconds, dégagés des préceptes premiers par un raisonnement facile sont, par exemple : Tu ne voleras pas, tu ne tueras pas, honore ton père et ta mère, etc. Mais ces préceptes communs dirigent l’agir, l’acte singulier, dans la plupart des cas seulement ; certains cas font exception et nécessitent une réflexion particulière qui aboutira à un principe propre à tel ou tel cas. L’expression « principe propre » ne se trouve nulle part dans le rapport de la CTI. Parlons-en un peu.  

 

Je commencerai par citer la IIa-IIae, q. 49, a. 1 : « La prudence a pour objet les actions humaines en leur contingence, comme il a été dit (q. 47, a. 5). En ce genre de choses, l’homme ne peut être dirigé par des vérités absolues et nécessaires, mais selon des règles dont le propre est d’être valables dans la plupart des cas, ut in pluribus. […] Or, ce qui est vrai dans la plupart des cas, on ne peut le savoir que par l’expérience. » Ces règles valables dans la plupart des cas comportent donc des exceptions auxquelles le principe commun ne peut s’appliquer. Le principe commun, c’est, par exemple : Tu ne voleras pas. C’est ici qu’intervient la notion de principe propre au cas à solutionner, par opposition au principe commun, qui s’applique dans la plupart des cas, mais pas dans celui-ci.

 

Par exemple, il ne faut pas voler ; le précepte est clair. Mais, par expérience, on sait que des personnes peuvent être dans une nécessité extrême. Thomas d’Aquin se demande alors si on peut voler en cas de nécessité (IIa-IIae, q. 66, a. 7). Et il va élaborer une doctrine propre à ce cas que le précepte commun ne résolvait pas. Ce qui est de droit humain, dit-il, ne doit pas déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l’ordre naturel établi par la divine providence, les êtres inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités des hommes. C’est pourquoi leur division et leur appropriation, œuvre du droit humain, n’excluent pas qu’on s’en serve  parfois pour subvenir aux nécessités de l’homme. Aussi, les biens que certains possèdent en surabondance sont-ils dus, en vertu du droit naturel, au soutien des pauvres. Si la nécessité est évidente et urgente, n’importe qui peut secourir une personne avec le bien d’autrui pris ouvertement – ce serait une rapine, car on pourrait devoir user d’une certaine violence, au moins verbale – ou pris en secret – ce serait un vol. Thomas d’Aquin se demandait si l’on peut voler dans le cas de nécessité ; il répond qu’il n’y aurait ni vol ni rapine à subvenir, à même le bien d’autrui, à une nécessité urgente et manifeste.

 

Le droit de propriété doit se développer dans le respect de la fin des biens extérieurs : subvenir aux nécessités des humains. La propriété dévie quand elle empêche les biens extérieurs de satisfaire les besoins de certains, comme il arrive quand les richesses s’accumulent entre les mains d’un petit nombre. Thomas d’Aquin reprend ainsi deux théories d’Aristote : d’une part, il est de beaucoup préférable que les biens soient possédés privément ; mais, d’autre part, l’usage doit en demeurer commun d’une certaine manière[25]. Le bon législateur y pourvoira.   

 

Pour Thomas d’Aquin, les préceptes seconds sont des quasi-conclusions, quasi conclusiones. Pas des conclusions, mais des quasi-conclusions. Il emploie  l’expression à plusieurs reprises[26]. La quasi-conclusion diffère de la conclusion du point de vue de la certitude. De la spiritualité de l’âme humaine, on conclut à son immortalité ; mais, du précepte commun : « Il ne faut pas voler », on ne conclut pas, sans un raisonnement additionnel, qu’il est permis, dans certaines circonstances, de prendre ce qui appartient à autrui.

 

La règle d’or

 

[12] « La “ règle d’or ” (“ Ne fais à personne ce que tu n’aimerais pas subir ” [Tobie 4, 15]) se retrouve sous une forme ou sous une autre dans la plupart des traditions de sagesse. » Nous avons donc là un excellent départ pour la discussion et l’action : un point sur lequel règne l’unanimité. Cette règle d’or est un appel à la pratique de la justice, car cette vertu règle les choses de la vie humaine qui concernent autrui[27]. Les autres vertus ordonnent l’homme en lui-même tandis que la justice l’ordonne par rapport à autrui (IIa-IIae, q. 60, a. 1, sol. 3). Les autres vertus, comme la tempérance et le courage, règlent les passions. Dans la IIa-IIae, 141, a. 8, où Thomas d’Aquin se demande si la tempérance est la plus grande des vertus, il conclut qu’elle est moins excellente que la justice et la force, parce qu’une vertu utile à plusieurs, comme la justice, d’abord, puis le courage, l’emporte sur une vertu utile à un seul, comme c’est le cas de la tempérance qui règle les désirs et les plaisirs.

 

Si j’avais participé au débat de la CTI, j’aurais donc essayé de lancer la discussion sur la justice. Dans le rapport du synode des évêques, tenu à Rome en octobre 1971, on lit : « Face à la situation du monde actuel, marquée par le grand péché de l’injustice, nous ressentons, d’une part, notre responsabilité et, d’autre part, notre impuissance à l’éliminer. » Je le ferais aussi à la suggestion d’Alain : « L’homme aime l’action plus que le plaisir, l’action réglée et disciplinée plus que toute autre action, et l’action pour la justice par-dessus tout[28]. »  Si l’on veut faire bouger les gens, il faut leur proposer quelque action valorisante. Je choisis donc la justice à instaurer, non pas dans un seul pays, mais sur la terre entière. On ne peut pas purifier l’air seulement au-dessus de son pays. Je la choisirais surtout parce que le monde en a un urgent besoin. Selon mes modestes connaissances, c’est un problème au moins deux fois et demi millénaire.

 

Dans L’Assemblée des Femmes, Aristophane (~ 455 – ?) nous présente les femmes d’Athènes bien résolues à s’emparer du pouvoir pour mettre fin au paupérisme. La division du peuple en riches et en pauvres sera effacée, promettent-elles ; chacun puisera dans le fonds commun ce qui est nécessaire à sa subsistance. Si, 2500 ans plus tard, la pauvreté n’a pas été éliminée, faut-il conclure que c’est une tâche impossible, qu’il faut se résigner, qu’il y aura toujours des pauvres ?

 

La situation actuelle

 

D’abord, quelle est la situation actuelle ? Le Rapport des Nations unies pour le développement (PNUD) de 1994 avance des chiffres qui feraient s’arracher les cheveux à Protagoras, la présidente de L’Assemblée des Femmes athéniennes. En 1960, les 20 % d’individus les plus pauvres de la terre se partageaient 2,3 % du revenu mondial ; en 1991, ils s’en partageaient 1,4 % ; en 1994, 1,1 %. Cette portion a continué de s’amincir, disent les auteurs du rapport. Quant à la part du revenu mondial des 20 % d’individus les plus riches de la terre, elle était de 30 fois supérieure à celle des 20 % les plus pauvres, en 1960 ; de 61 fois supérieure en 1991, et de 78 fois en 1994. Il y aurait, dans le monde, environ un milliard de personnes qui souffriraient de la faim ; environ sept millions d’enfants mourraient de faim chaque année, soit environ 19 000 par jour ; près de trois milliards de personne n’auraient pas accès à l’eau potable. À treize reprises, la CTI parle de l’importance de la métaphysique, science de l’être en tant qu’être, alors que trois milliards de personne ont besoin de l’être PPP – puits, pain, paix.

 

Selon Amnesty International, on compte au moins 300 000 enfants soldats dans le monde, et ce nombre ne cesse d’augmenter, car la plupart des pays en guerre depuis des années voient le nombre de leurs adultes diminuer sans cesse. Pour continuer à combattre, ils ont recours aux enfants. La plupart du temps, des militaires les kidnappent dans les églises, les écoles, les stades ou dans la rue. Certains n’ont que six ou sept ans. Parfois, des enfants dont la famille a été éliminée rejoignent volontairement l’armée où ils seront habillés, nourris et armés. Plus de quarante pays entretiennent des enfants soldats. Il arrive qu’on ait recours aux enfants soldats pour certaines tâches que seuls des enfants peuvent accomplir.

 

Selon le Bureau International du Travail, 276 millions d’enfants de 5 à 14 ans travaillent, dont 80 millions dans des conditions qu’on peut assimiler à l’esclavage. Le travail des enfants dépend des entreprises et des sous-traitants intéressés à verser de faibles salaires et à disposer d’une main-d’œuvre docile. Les solutions existent, mais les Nations unies sont impuissantes à les faire appliquer. 

 

Incroyable, mais les institutions financières internationales comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont provoqué une augmentation du travail des enfants en exigeant que les pays lourdement endettés réduisent les dépenses publiques affectées à l’enseignement, aux soins de santé et à la création d’emplois réels. Inimaginable ! Réduire les dépenses affectées à l’enseignement et aux soins de santé ; pas un mot des dépenses militaires qui, dans certains pays, coûtent plus cher que la santé et l’enseignement réunis.

 

C’est par millions que se comptent les enfants qui sont livrés à la prostitution. Ils sont enlevés ou achetés à leurs parents puis abandonnés à des proxénètes, notamment pour alimenter un inqualifiable tourisme. L’enfant devenu marchandise se vend bien et constitue un commerce très lucratif. Les sociétés occidentales se livreraient honteusement à l’exploitation sexuelle des enfants.

 

On pourrait apporter biens d’autres chiffres effarants sur l’analphabétisme, le sida, l’accès aux médicaments, etc. Ces chiffres désolants corroborent une affirmation devenue banale : Les riches deviennent de plus en plus riches ; les pauvres, de plus en plus pauvres. Léon XIII, pape de 1878 à 1903, s’étonnerait du peu de progrès que nous avons fait en un siècle, lui qui dénonçait « l’affluence de la richesse dans les mains du petit nombre à côté de l’indigence de la multitude » (Encyclique Rerum novarum, 1891, début). Se proposer d’éliminer la pauvreté, est-ce donc utopique ? Même si ce l’était, il ne faudrait pas renoncer ; René Dumont avertissait dès 1973 : c’est l’utopie ou la mort[29].  

 

Grâce aux moyens de communications modernes, jamais l’injustice mondiale n’a été présentée avec autant d’horreur. Pour y remédier, on imagine des structures toujours plus ingénieuses et l’on institue des enquêtes qui finissent en queue de poisson. Pourtant, l’évidence crève les yeux : On n’éliminera pas les injustices sans changer l’homme, sans le changer moralement, affirme René Dumont, à maintes reprises, dans L’Utopie ou la mort[30]. Et Péguy d’affirmer : « La révolution sociale sera morale ou elle ne sera pas[31]. » 

 

Les actions à entreprendre ou à intensifier

 

Le Rapport mondial pour le développement humain de 1997 contient cette déclaration presque incroyable : « Le monde dispose des ressources et du savoir-faire nécessaires pour faire disparaître la pauvreté en moins d’une génération. Il n’y a pas là d’idéalisme nébuleux, mais un objectif pratique et réalisable » (page iii). Quel optimisme ! Qui se serait cru pessimiste en accordant quelques siècles ?

 

L’objectif est réalisable et il faut le réaliser. Écoutons F.A. Hayek, un économiste présenté comme un néolibéral : « Il n’y a pas de raison pour que le gouvernement d’une société libre doive s’abstenir d’assurer à tous une protection contre un dénuement extrême, sous la forme d’un revenu minimum garanti, ou d’un niveau de ressources au-dessous duquel personne ne doit tomber. Souscrire une telle assurance contre l’infortune excessive peut assurément être dans l’intérêt de tous ; ou l’on peut estimer que c’est clairement un devoir moral pour tous, au sein d’une communauté organisée, de venir en aide à ceux qui ne peuvent subsister par eux-mêmes[32]. » En affirmant que c’est « dans l’intérêt de tous », Hayek rejoint une vieille conviction d’Aristote : « Les pauvres et les exclus sont autant d’ennemis de l’État [33]. »  

 

- Éliminer les dictatures

 

La création de la richesse, première condition de l’élimination de la pauvreté, en suppose une autre, selon le PNUD : « L’espace démocratique doit être préservé par l’État afin d’encourager l’expression pacifique des revendications des populations » (Rapport de 1997, p. 11). Cette « expression pacifique des revendications » n’est possible qu’en démocratie ; aucun dictateur ne la tolère. On connaît le traitement qui a été réservé aux manifestants de deux grands pays, récemment. Certains ont été condamnés à mort. Ce qui distingue un pays pauvre d’un pays riche, c’est davantage la forme de son gouvernement que sa situation géographique, contrairement à ce qu’on nous répète trop souvent : riche au Nord, pauvre au Sud. L’Australie est plus au sud que bien des pays pauvres ; la Corée du Sud est plus au sud que la Corée du Nord ; Haïti plus au nord que le Brésil, etc. Quand on ne considère que la Méditerranée, il est vrai de dire : riche au nord, pauvre au sud ; ce n’est plus vrai quand on considère le monde entier.

 

- Éliminer la corruption

 

L’économiste ghanéen George B. N. Ayittey dénonçait, dans la revue  L’actualité de janvier 1999, la majorité des leaders africains qui ont érigé la corruption en système. La vraie cause du malheur du continent africain, affirmait-il, ce n’est pas le colonialisme, ni l’Occident exploiteur, ni le capitalisme : ce sont les Africains eux-mêmes. Admettons qu’il est un peu sévère, car l’Afrique a été exploitée et l’est encore. Cependant, la corruption n’est pas qu’en Afrique, elle est partout ; elle est chez nous.

 

- Éliminer les paradis fiscaux

 

La revue L’actualité du 15 juin 1999 nous apprenait que les îles Caïmans comptaient alors 590 banques pour une population de 35 000 habitants, que la valeur des dépôts atteignait 500 milliards de dollars. Soit une banque pour soixante habitants et quatorze millions de dépôt par habitant. Les Caïmanais sont les gens les plus riches du monde ou bien ces milliards viennent de l’étranger pour s’y soustraire à l’impôt. Brigitte Alepin, fiscaliste, nous dévoilait, dans Ces riches qui ne paient pas d’impôts, le résultat des ses recherches et de ses calculs. Les paradis fiscaux déroberaient au ministère canadien du Revenu des dizaines de milliards de dollars chaque année. Interrogé à ce sujet, alors qu’il était Premier ministre, M. Paul Martin, dont les bateaux sont enregistrés dans un paradis fiscal, répondait à peu près ceci : Tous mes compétiteurs le font ; si je ne le fais pas, je dois vendre mes bateaux. Donc un problème qui doit se résoudre au niveau mondial.

 

- Éliminer les comptes secrets

 

La plupart des pays pauvres ont à leur tête des dictateurs qui vivent comme des pachas et qui siphonnent la richesse nationale pour l’acheminer vers des banques étrangères complices. Bien des particuliers ont leur compte secret en Suisse ou ailleurs.

 

- Corriger les tables d’impôt

 

Personne ne pense que la loi de l’impôt est juste, dit Alain. Qui va le contredire, même si la plupart des contribuables ne pourraient pas préciser  en quoi elle est injuste ? Voyons ce qu’elle est au Canada en 2008. Le contribuable canadien paye 15 % d’impôt sur la première tranche de 37 885 $ de revenu imposable ; 22 % sur la deuxième tranche de 37 884 $ ; 26 % sur la troisième tranche de 47 415 $ ; 29 % sur ce qui excède 123 184 $. L’immense majorité des contribuables canadiens ont des revenus imposables inférieurs à 123 184 $ et sont soumis à un impôt progressif. On se demande pourquoi l’impôt cesse d’être progressif quand le revenu imposable est supérieur à 123 184 $.  

 

- Promouvoir l’égalité entre l’homme et la femme

 

« Lorsque nous parlons de l’homme et de la femme, il ne faut jamais oublier, écrit Jean Rostand, que nous comparons, non pas deux types naturels et biologiques, mais deux types artificiels et sociaux, dont la divergence relève certainement, en partie, de facteurs éducatifs[34]. » Dans la plupart des pays, la femme a maintenant accès aux études universitaires et à tous les programmes. On connaît les malheureuses exceptions. Personne ne conteste l’impact sur la prospérité d’un pays. Une des injustices les plus criantes consiste à violer le principe pourtant évident qui exige qu’à travail égal on verse un salaire égal.

 

- Sabrer dans les dépenses militaires

 

En 2006, les dépenses militaires mondiales ont atteint 1204 milliards. Si l’on divise par 365 jours, cela donne 3 298 630 136 $ par jour. Que de choses on pourrait faire si l’on consacrait à la vie des humains ces sommes destinées à la mort ! Selon le PNUD, la croissance des dépenses militaires,  dans les pays du Tiers-Monde, est l’un des problèmes les plus alarmants et les moins discutés. Les dépenses militaires de certains pays pauvres représentaient, dans les années 1990, trois fois celles de la santé et de l’enseignement réunies. Il serait peut-être temps de songer à faire vivre les habitants de la planète au lieu de s’armer toujours plus pour les exterminer. Jadis on disait : Qui veut la paix prépare la guerre – Qui vis pacem para bellum. Les temps ont changé : Qui veut la paix prépare la paix.

 

- Inciter les pauvres à jouer leur rôle

 

Lanza del Vasto rappelle aux faibles et aux démunis qu’ils sont exploités parce qu’ils sont exploitables.  « C’est par la force qu’un être est et continue d’être. […] De la faiblesse, on ne peut attendre que la servitude et l’écrasement[35]. » Puis il place la force à la portée d’une bonne portion de la population : « Toute la puissance de l’homme est dans l’intelligence. » Une intelligence développée, il va sans dire. « Être plus, c’est d’abord savoir plus », lance Teilhard de Chardin[36]. » Qui veut rendre un service à la société dont il est membre doit savoir faire quelque chose de ses dix doigts. Analphabète et sans aucun métier, on n’est pas exclu : on s’exclut soi-même. 

 

Justice et paix ; paix et amitié

 

Le combat pour la justice est d’autant plus important que, selon Thomas d’Aquin, la justice engendre la paix : Pax causatur ex justitia (IIa-IIae, q. 180, a. 2, sol. 2). Vertu qui règle les rapports avec autrui, la justice, en empêchant qu’on lèse les droits des autres, supprime les occasions de conflits. C’est donc indirectement, en tant qu’elle écarte l’obstacle, que la justice produit la paix ; directement, la paix est le produit de la charité : Pax est opus charitatis directe (IIa-IIae, q. 29, a. 3, sol. 3).  

 

Puisque la paix est l’effet propre de la charité, le législateur humain doit se fixer comme premier objectif de faire régner l’amitié parmi les hommes : Intentio principalis legis humanae est ut faciat amicitiam hominum ad invicem (Ia-IIae, q. 99, a. 2, sol. 2). Il n’est pas inutile de rappeler que l’amitié, pour Thomas d’Aquin comme pour Aristote, est un amour de bienveillance réciproque (IIa-IIae, q. 23, a. 1). Cet amour supprime on ne peut mieux ce qui pourrait détruire la paix[37], car l’amitié unit ce qui était séparé[38].  

 

Pour que la société civile soit, à la disposition des citoyens, un moyen efficace d’atteindre sa fin, sa perfection et son bonheur, il faut d’abord que la paix y règne. La paix s’impose donc comme le but principal des efforts du             chef. Quand la paix ne règne pas ou ne règne plus, non seulement la vie en société n’est d’aucune utilité ; elle devient même un fardeau pour les membres de la société divisée[39].  

 

D’après son expérience – Aristote avait étudié plus de cent cinquante-huit constitutions –, l’amitié qui règne entre les citoyens semble être la cause de la conservation d’une cité. C’est pourquoi les législateurs doivent se préoccuper davantage d’entretenir l’amitié entre les citoyens que de conserver la justice elle-même, suspendant parfois la justice, par exemple, dans les peines à imposer, pour éviter des dissensions[40]. La seconde raison invoque le fait que, là où elle règne, l’amitié assume en quelque sorte la justice. Entre amis, en effet, tout est commun (Platon, Phèdre, fin), l’ami étant un autre soi-même. Or, il n’y a pas de justice d’un homme envers lui-même[41]. 

 

Cependant, Aristote avait constaté que, comme de nos jours, toutes les différences sont causes éventuelles de dissensions  : différence de sexe, de langue, de couleur, de nationalité, de fortune, d’instruction, etc. Manifestement, on ne peut pas les effacer toutes. Il est donc sage de suivre le conseil de Saint-Exupéry : « Unifier, c’est nouer mieux les diversités particulières, non les effacer par un ordre vain[42]. » Au sujet de la différence de langue, saint Augustin a eu cette réflexion amusante : « Un homme préfère son chien a un autre homme ne parlant pas la même langue[43]. » Les guerres de religion sont bien connues, de même que les guerres de nationalités, de clans, de tribus.

 

De la justice au courage, à la tempérance et à la prudence

 

L’élimination de la pauvreté et de toutes les autres formes de l’injustice obligera à prendre des décisions courageuses, c’est évident. De plus, il faudra éduquer à la tempérance. « On ne devient pas tyran pour se garantir du froid », avait remarqué Aristote[44]. La version latine du texte grec d’Aristote dit : non ut rigeant. Rigere signifie « être raide de froid ». On devient donc tyran avant d’être raidi par le froid. Sans la tempérance, dit Xénophon (~ 430 – ~ 355), qui peut apprendre quelque chose de bien et le mettre en pratique ? Elle est le fondement de la vertu[45]. Platon : « Il est bien certain que si l’on n’est pas tempérant, il est impossible que naisse la justice » (Les Lois, III, 696, c). La tempérance maîtrise les voluptés et les désirs (Le Banquet, 196, c). On sait que les voleurs à cravate ont des goûts très dispendieux. Voltaire se trompe quand il écrit : « Que m’importe que tu sois tempérant ? C’est un précepte de santé que tu observes ; tu t’en porteras mieux, et je t’en félicite[46]. » Au temps de Voltaire, il n’était peut-être pas inquiétant que le cocher ait pris un verre de trop ; c’est différent de nos jours quand le conducteur d’une voiture automobile a pris un verre de trop ou que le chirurgien en a pris un de trop. La main du chirurgien éméché ne mérite pas les éloges que lui décerne Paul Valéry dans son « Discours aux chirurgiens[47]. » De la justice, on passe à la nécessité du courage, puis à celle de la tempérance.

 

Pour former le célèbre quatuor des vertus, il reste à Aristote et à Thomas d’Aquin à prouver qu’il n’y a pas de prudence sans vertu morale[48], puis qu’il n’y a pas de vertu morale sans prudence[49]. Sur le même sujet, voir la IIa-IIae, q. 47, a. 6 et 7. La justice nous conduirait donc aux quatre vertus.

 

Le mot prudence évoque pour nous précaution, lenteur, timidité ; il exclut l’audace. Ouvrons le Petit Robert à ce mot : « 1. Vx Relig. Sagesse, conduite raisonnable (vertu cardinale). 2. (1596), Moderne. Attitude d'esprit d'une personne qui, réfléchissant à la portée et aux conséquences de ses actes, prend ses dispositions pour éviter des erreurs, des malheurs possibles, s'abstient de tout ce qu'elle croit pouvoir être source de dommage. » La prudence est devenue une précaution, et la lenteur est sa caractéristique. C’est pourquoi Voltaire la qualifiait de « sotte vertu ». Chez Aristote et Thomas d’Aquin, la prudence n’exclut ni l’audace ni la rapidité de la décision.

 

Si l’on avait demandé à Aristote ou à Thomas d’Aquin ce qu’est la prudence, ils auraient répondu qu’elle est une « habileté », comme l’isocèle est un triangle et le rabot, un outil. Mais il fallait distinguer l’habileté de l’homme de bien de l’habileté du fraudeur. L’habileté du fraudeur évoque le mal, sonat in malum, tandis que l’habileté de l’homme vertueux évoque le bien,  sonat in bonum[50]. Pour être qualifié de prudent, à leurs yeux, il faut poursuivre une fin moralement bonne par des moyens moralement bons. Or, comme ce sont les vertus morales qui assurent le choix des bonnes fins, il s’ensuit qu’il n’y a pas de prudence sans vertu morale, ni de vertu morale sans prudence.

 

L’origine des quatre vertus

 

Les quatre vertus ne dérivent pas de la Bible, mais de la philosophie grecque. « Un verset du livre de la Sagesse est cité quelquefois, en traduction latine, par les théologiens scolastiques, comme les nommant et les recommandant : Sobrietatem enim et prudentiam docet et justitiam et virtutem, quibus utilius nihil est in vita hominum (Sagesse 8, 7). La nécessité toutefois de changer la « sobriété » en tempérance et la « vertu » en force est l’indice suffisant que l’origine véritable des vertus cardinales n’est point là. Par l’intermédiaire de Cicéron, elles dérivent chez les auteurs chrétiens de la philosophie stoïcienne[51]. » Les traducteurs de la Bible de Jérusalem ont effectué les changements dont parle le père Deman : « Aime-t-on la justice ? Ses labeurs, ce sont les vertus ; elle enseigne, en effet, tempérance et prudence, justice et force » (Sagesse 8, 7). Ceux de la Bible Bayard – Médiaspaul ne les ont pas effectués : « Aime-t-on la justice ? Les vertus sont le fruit de ses efforts, car elle enseigne modération et intelligence, justice et courage. »

 

Les chrétiens, comme dit le père Deman, ont connu les quatre vertus par l’intermédiaire de Cicéron (~ 106 – ~ 43) parce qu’ils ne connaissaient ni Platon (~ 428 – ~ 348) ni Aristote (~ 384 – ~322), qui en ont beaucoup parlé, surtout Aristote. Dans Le Banquet, Platon parle des vertus du Dieu : justice, tempérance, courage et savoir (196 b – 197 a-b). Vertu intellectuelle, la prudence est un savoir. Dans La République, il mentionne les quatre vertus de l’État : sagesse, courage, tempérance et justice (IV, 427, e). Cette sagesse peut être identifiée à la prudence, car par elle on est de bon conseil (Ibid., 428 b). Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote parle longuement des quatre vertus. Du courage et de la tempérance (Livre III) ; de la justice (Livre V) ; des vertus intellectuelles, dont fait partie la prudence (Livre VI).

 

Les quatre vertus « premières » des stoïciens, saint Ambroise de Milan (~ 330-340 – 397) les a faites cardinales (Deman, p. 394). L’adjectif cardinal vient du latin cardo, qui signifie « gond ». Le mot gond s’emploie encore dans l’expression « sortir de ses gonds », que l’on applique à quelqu’un qui est hors de lui-même. Pour goûter cette formule, il faut se rappeler qu’on l’appliquait jadis aux portes. Les gonds, c’étaient les pièces de fer en forme d’équerre sur lesquelles tournaient les pentures des portes et des fenêtres. La technique s’est modifiée ; nos portes et nos fenêtres ne tournent plus sur de tels gonds : le gond fait maintenant partie de la penture. Mais l’expression vertu « cardinale » remonte à cette époque, et elle a survécu à la disparition de ce genre de gonds. Une porte à laquelle il manquait un gond tournait mal ; elle tournait mal également si les gonds étaient en mauvais état. Par analogie, une vertu cardinale est une vertu qui joue un rôle analogue à celui d’un gond de porte. Sans ces vertus dites cardinales, ou si elles ne sont pas suffisamment développées, la vie humaine ne tourne pas bien.

 

Dans la lettre 120 à Lucilius, Sénèque (~ 4 – 65)  trace le portrait de l’homme de vertu parfaite : « … il était toujours le même, et dans toute sa conduite, pareil à soi, bon non plus seulement par dessein, mais entraîné par l’habitude non seulement il pouvait se conduire correctement, mais, à moins que ce fût droit, il ne pouvait rien faire. Nous avons compris qu’il possédait la vertu parfaite. Nous l’avons divisée en parties : il fallait refréner les désirs, comprimer les craintes, prévoir la conduite à tenir et distribuer à chacun son dû : nous avons reconnu la tempérance, le courage, la prudence, la justice, et avons confié à chacune son ministère. »

 

Saint Bernard (1091 – 1153) parle des vertus cardinales dans son célèbre traité de La Considération[52]. Il les présente dans l’ordre suivant : prudence, force, tempérance, justice. Il dit peu de choses de la prudence ; il en sera ainsi en milieu chrétien tant que l’Éthique à Nicomaque d’Aristote ne sera pas entre les mains des penseurs. Bernard présente la prudence comme mère de la force (chap. 9, p. 59). Sa maternité s’étendra plus tard à toutes les vertus quand on aura prouvé qu’il n’y a pas de vertu morale sans prudence. Au sujet de la tempérance, l’austère moine nous étonne et il corrige Alain, comme nous verrons, quand il écrit : « Non, ce n’est pas seulement à tailler dans les abus que consiste la tempérance ; son rôle est tout autant de permettre ce qu’il faut » (chap. 9, p. 60). Au chapitre 10, il en arrive à la justice. « La règle même de la justice consiste à ne jamais faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît » – c’est la règle tirée de Tobie 4, 15, mais Bernard ajoute : « Ne jamais leur refuser ce que nous voudrions qu’on nous fît à nous-mêmes » (chap. 10, p. 60). « Mais cette vertu [la justice] ne va pas seule. Observe maintenant avec moi [il s’adresse à son fils spirituel devenu Eugène III] l’heureuse liaison, l’union étroite de la justice avec la tempérance, puis de ces deux vertus avec celles dont nous avons parlé d’abord : la prudence et la force » (chap. 10, p. 61).

 

Thomas d’Aquin (1224 ou 1225 – 1274) avait en main l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, qu’il commentera longuement. De plus, il nous a livré, dans la Somme théologique, un long exposé de chacune des vertus cardinales dans l’ordre suivant : la prudence, la justice, la force (ou courage) et la tempérance (ou modération) (IIa-IIae, q. 47-170).

 

Voici comment Thomas d’Aquin justifie l’ordre dans lequel il présente les vertus cardinales. Comme Aristote, il distingue l’intellect spéculatif, orienté vers la conquête de la vérité, et l’intellect pratique, orienté vers l’opération (l’agir et le faire). Puis il distingue trois vertus de l’intellect spéculatif : l’habitus des principes, la science et la sagesse, et deux vertus de l’intellect pratique : la prudence (qui dirige l’action) et l’art (qui dirige le faire). La prudence étant une vertu intellectuelle, il va de soi qu’elle a la prééminence sur les trois autres, qui sont des vertus morales, et donc ordonnées à la vie spéculative comme à leur fin[53].

 

Il reste à hiérarchiser les trois vertus morales : justice, courage et tempérance. Il se demande donc si la justice détient la prééminence (IIa-IIae, q. 58, a. 12).  Aux objections de ceux qui veulent accorder le premier rang à une autre vertu – chaque vertu a ses partisans –, il oppose une affirmation de Cicéron : « C’est dans la justice que la beauté de la vertu est le plus grande, et elle donne son nom à l’homme de bien[54]. » Et voici comment il prouve que la justice occupe le premier rang parmi les vertus morales. 

 

Si nous parlons de la justice légale, il est évident qu’elle est la plus belle, praeclarior, des vertus morales du fait que le bien commun, en vue de quoi les lois sont promulguées, est supérieur au bien particulier. C’est pourquoi Aristote déclare : « La plus belle, praeclarissima, de toutes les vertus, c’est la justice ; ni l’étoile du soir, hesperus, ni celle du matin, lucifer, ne sont à ce point admirables. » Thomas d’Aquin donne comme référence Éthique de Nicomaque, V, chap. 1, 15. Voilquin traduit : « Aussi, souvent, la justice semble-t-elle la plus importante des vertus et plus admirable même que l’étoile du soir et que celle du matin. » Traduire praeclara par « importante » ne me semble pas très heureux : praeclara signifie brillante, d’où la comparaison aux étoiles du soir et du matin. Mais le texte grec lui donne raison : kratistos signifie le meilleur, le plus important.

 

La justice occupe le premier rang des vertus morales quand on considère la justice légale, et elle l’occupe également quand on considère la justice particulière. Voici comment Aristote parle des vertus dans la Rhétorique : « Les plus importantes sont nécessairement les plus utiles à autrui, puisque la vertu est la faculté d’être bienfaisant. Aussi honore-t-on surtout les hommes justes et bienfaisants ; le courage est utile à autrui pendant la guerre ; la justice est utile à la fois pendant la guerre et pendant la paix[55]. » Dire seulement que le courage est utile pendant la guerre, c’est trop restrictif ; du courage, il en faut tous les jours.

 

Au sujet de la force (courage), Thomas d’Aquin soulève la même question qu’au sujet de la justice. Comme il a répondu que la justice l’emportait sur les deux autres vertus morales, on est certain qu’il ne dira pas le contraire dans la IIa-IIae, q. 123, a. 12. Comme la crainte des dangers de mort est ce qu’il y a de plus efficace pour détourner l’homme du bien que lui dicte la raison, la force, qui règle le comportement dans les périls, surtout les périls de mort, vient avant la tempérance, dont le rôle est de régler l’inclination au plaisir. Or, il est plus difficile de supporter la douleur que de s’abstenir du plaisir[56]. Thomas d’Aquin commente ainsi ce passage d’Aristote : « Il est plus difficile de supporter la tristesse, ce qui relève de la force, que de s’abstenir des plaisirs, ce qui relève de la tempérance. Il s’ensuit que la force est plus louable, laudabilior, que la tempérance [57]. »  

 

En tant que vertu intellectuelle, la prudence l’emporte sur la justice, la justice l’emporte sur la force et la tempérance. Il reste à savoir laquelle des deux, la force ou la tempérance l’emporte sur l’autre. C’est la question à laquelle il va répondre dans la IIa-IIae, q. 141, a. 8. La question varie légèrement ; il se demande si la tempérance est la plus grande, maxima, des vertus (IIa-IIae, q. 141, a. 8). Pour répondre à cette question, il se réfère à l’Éthique de Nicomaque (I, chap. 2, 7) : « Le bien de la multitude est plus divin que celui de l’individu. » C’est pourquoi plus une vertu a pour objet le bien de la multitude, meilleure elle est. Or, la justice et la force (courage) concourent davantage au bien de la multitude que la tempérance. En effet, la justice règle les relations avec autrui et la force (courage) permet d’affronter, entre autres, les périls des combats livrés pour le salut de la patrie, tandis que la tempérance ne règle que les convoitises et les plaisirs individuels. Il est donc manifeste que la justice et la force (courage) sont des vertus qui l’emportent, excellentiores, sur la tempérance.

 

La justice nous conduit donc aux quatre vertus connues depuis des milliers d’années : prudence, justice, force et tempérance. On ne les rencontre pas toujours ni peut-être souvent dans cet ordre, que Thomas d’Aquin a justifié, mais les quatre sont présentes. Chez Alain, par exemple[58] : « Les anciens enseignaient quatre vertus ; c’est dire qu’ils apercevaient quatre ennemis de la possession de soi. Le plus redoutable, c’est la peur, car elle fausse les actions et les pensées. Le courage est le premier aspect de la vertu, le plus honoré ; si la justice se présentait toujours sous l’apparence du courage, il y aurait plus de justice. […]

 

« L’autre ennemi de l’homme, c’est le plaisir ; ainsi la tempérance est la sœur du courage. Sœur moins honorée. Et pourquoi ? » L’explication qu’il donne est contestable. « C’est que la tempérance, qui va toujours à refuser, peut venir de ne point désirer assez, ou encore de craindre trop les suites. » Thomas d’Aquin ne craint pas d’affirmer que personne ne peut vivre sans quelque plaisir sensible et corporel (Ia-IIae, q. 34, a. 1), et que la tempérance « ne va pas toujours à refuser » car il considère l’insensibilité comme un vice (IIa-IIae, q. 142, a. 1). Est insensible une personne qui refuse le plaisir nécessaire à la conservation de l’individu ou à celle de l’espèce, sauf si elle le fait dans un but louable. Elle ne refuse pas le plaisir de boire et de manger, ni le plaisir sexuel, mais elle exige qu’il soit conforme à la raison.

 

« La richesse nous tient fort, poursuit Alain. Nous l’envions, et nous voilà esclaves : si nous l’avons, elle nous tient encore mieux. Nous voulons gagner sur tout, c’est-à-dire donner moins ou recevoir plus. Et la vertu, ou puissance intime par laquelle nous résistons à cet attrait de voler, c’est la justice. Non pas justice forcée par gendarmes et juges, mais justice libre. […] À considérer ces trois vertus, on s’aperçoit qu’elles sont comme des ombres portées par la quatrième, qui est la sagesse, » Ici, Alain diffère des anciens dont il se réclame. Aristote distingue nettement la sagesse de la prudence[59]. Pour Aristote, la sagesse est une vertu de l’intellect spéculatif ; la prudence, vertu de l’intellect pratique, dirige l’action ; elle est recta ratio agibilium, dira Thomas d’Aquin. Cependant Alain a raison quand il dit que les trois premières sont « comme des ombres portées par la quatrième », si l’on entend par là, comme le prouve Aristote, qu’il n’y a pas de vertus morales sans prudence. C’est ainsi qu’on a pu dire que la prudence était la mère de toutes les vertus. L’inverse est également vrai : il n’y  pas de prudence sans vertus morales. Il en a été question ci-dessus.

 

Je termine l’histoire des quatre vertus, premières ou cardinales, par ce beau texte de E. F. Schumacher, tiré de Small is Beautiful : « Il n’est guère vraisemblable enfin que l’homme du XXe siècle soit appelé à découvrir une vérité qui n’a jamais été découverte auparavant. Dans la tradition chrétienne comme dans toutes les traditions authentiques de l’humanité, on a énoncé la vérité en termes religieux, langage devenu presque incompréhensible à la majorité des hommes modernes. On peut corriger le langage, et des auteurs contemporains l’ont fait, tout en laissant la vérité intacte. Dans toute la tradition chrétienne, il n’y a peut-être pas d’enseignement qui soit plus approprié et qui convienne mieux à la conjoncture moderne que la doctrine merveilleusement subtile et réaliste des quatre vertus cardinales : prudentia, justitia, fortitudo et temperantia[60].  » C’est pourquoi je bâtirais une éthique universelle sur le roc des quatre vertus – cardinales ou pas, si le mot agace –  roc aussi solide que celui de Gibraltar.

 

L’usage originellement commun des biens

 

Il est un grand principe avec lequel tout le monde semble d’accord – en principe – et qui s’énoncerait comme suit : « Chaque être humain a droit à sa part des biens que le terre entière met à la disposition du genre humains. » Dans son traité Des Devoirs, Cicéron (mort vers - 43) énonce déjà ce principe : « La justice nous oblige à maintenir la communauté de toutes les choses que la nature a faites pour le commun usage des hommes[61]. » Ce principe a été martelé tout au long de l’histoire. En voici quelques exemples.  

 

Saint Jean Chrysostome : « Ne nous montrons pas plus féroces que les animaux les plus stupides. Chez eux, tout est commun : la terre, les sources, les pâturages, les montagnes, les bois[62]. » Le bon saint ignorait que les animaux ont des territoires qu’ils défendent férocement, mais sa conclusion reste valable. Saint Ambroise de Milan proclame le même principe : « Ce n’est pas de ton bien que tu distribues au pauvre, c’est seulement sur le sien que tu lui rends. Car tu es seul à usurper ce qui est donné à tous pour l’usage de tous. La terre appartient à tous et non aux riches » (Pierre Bigot, Op. cit., p. 30).  Écoutons maintenant saint Basile (330 - 379), considéré comme le plus économiste des Pères grecs : « Celui qui dépouille un homme de ses vêtements aura nom de pillard. Et celui qui ne vêt point la nudité du gueux, alors qu’il peut le faire, mérite-t-il un autre nom ? À l’affamé appartient le pain que tu gardes. À l’homme nu, le manteau que recèlent tes coffres. Au va-nu-pieds, la chaussure qui pourrit chez toi. Au miséreux, l’argent que tu tiens enfoui » (Pierre Bigot, Op. cit., p. 28).  

 

En citant ce passage de saint Basile, Thomas d’Aquin ajoute : « En conséquence, tes injustices sont aussi nombreuses que les dons que tu pourrais faire » (IIa-IIae, q. 32, a. 5). Plus loin, il dira que la propriété privée des biens mis à la disposition de tous par la nature n’est légitime que si elle permet de mieux satisfaire les besoins de chacun. Il s’ensuit que les choses que certains possèdent en surabondance doivent, en vertu du droit naturel, servir à satisfaire les besoins des pauvres (IIa-IIae, q. 66, a. 7). 

 

« Tout homme a naturellement droit à tout ce qui lui est nécessaire », clame Jean-Jacques Rousseau[63]. La nature donne en commun le séjour et les aliments (Ibid.). « Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne » (Ibid., p. 292). Enfin, René Dumont : « La planète n’est pas le monopole des riches et des puissants, mais propriété commune, même si cette notion n’est pas inscrite dans le droit romain, ni dans le Code civil[64]. » 

 

L’usage de la propriété privée doit demeurer commun dans une certaine mesure  

 

Il est manifeste, selon Thomas d’Aquin, qu’il est de beaucoup préférable, multo melius, que certains biens soient possédés en propre, mais qu’ils demeurent communs d’une certaine manière du point de vue de l’usage[65]. » Puis il ajoute : « La manière dont les biens possédés en propre puissent demeurer communs d’une certaine manière relève de la providence du bon législateur. » À l’intention de ceux que le mot providence semblerait trop religieux, je citerai Alain, qui n’a rien d’un bigot : « Messieurs les moutons, je suis votre prévoyance qu’on dit plus noblement providence[66]. »

 

Après s’être efforcé de prouver qu’il est avantageux que certains biens soient possédés à titre de propriété (IIa-IIae, q. 66, a. 2), Thomas d’Aquin va chercher à nous convaincre que la propriété doit demeurer commune d’une certaine manière ; en d’autres mots, que l’usage des biens possédés en propre ne doit pas être exclusif ; ou encore, que le droit de propriété n’inclut pas le droit d’usage exclusif de ce dont on est propriétaire. Aristote (~ 384 –  ~ 322) écrivait déjà à ce sujet : « Nous ne pensons cependant pas que tous les fonds doivent être communs ; nous croyons seulement que l’usage en doit être communiqué comme entre amis, en sorte qu’aucun citoyen ne puisse manquer de pain[67]. » L’expression « comme entre amis » nous rappelle l’importance qu’il accordait à l’amitié entre les citoyens.  

 

L’aumône

 

Thomas d’Aquin précise sa pensée au sujet de la surabondance et du superflu quand il traite de l’aumône, dont il fait un précepte » (IIa-IIae, q. 32, a. 5). L’amour du prochain est de précepte ; c’est l’un des deux commandements qui résument toute la loi. Il s’ensuit que tout ce qui est requis pour entretenir l’amour du prochain est aussi de précepte : « Celui qui aime son prochain accomplit la loi » (Rom 13, 8).Or, en vertu de cet amour, non seulement nous devons vouloir du bien à notre prochain, mais nous devons lui en faire : « Petits enfants, n’aimons ni de mots ni de langue, mais en actes et en vérité » (Première épître de saint Jean 3, 18).

 

L’aumône étant un acte de vertu, il faut qu’elle soit, comme tout acte moral, conforme à la raison droite ou au bon sens. Le donateur doit faire l’aumône à même son superflu. Or, le superflu, ce n’est pas seulement ce qui excède les besoins personnels du donateur, mais encore les besoins de ceux dont il a la charge. Il doit donner lorsqu’il possède un superflu qui, selon toutes probabilités, ne lui sera pas nécessaire dans l’immédiat. Il ne doit pas s’arrêter à tout ce qui pourrait arriver dans l’avenir : ce serait avoir souci du lendemain, ce que l’évangile interdit » (Matthieu 6, 34). Il y a une différence essentielle entre planifier et se faire du souci. Ainsi le superflu et le nécessaire doivent être appréciés d’après les circonstances probables et communes, et non d’après les circonstances possibles et exceptionnelles.

 

Du côté du bénéficiaire éventuel de l’aumône, il faut qu’il y ait nécessité, car l’aumône n’a pas sa raison d’être en l’absence de la nécessité. Mais, comme il est impossible à chacun de secourir tous ceux qui sont dans le besoin, le précepte n’oblige pas à faire l’aumône dans tous les cas de nécessité, mais seulement quand la nécessité est urgente et que personne d’autre ne se présente à ce moment-là pour porter secours.

 

Thomas d’Aquin conclut en disant que c’est un précepte de faire l’aumône de son superflu et de la faire à qui est dans une extrême nécessité, in extrema necessitate. En dehors de ces deux conditions, faire l’aumône n’est pas de précepte mais de conseil, comme est de conseil n’importe quel bien meilleur, sicut de quolibet meliori bono. Faire le bien est de précepte ; faire ce qu’il y a de meilleur est de conseil.

 

Superflu et nécessaire

 

Thomas d’Aquin revient sur la notion de superflu à l’article suivant (IIa-IIae, q.32, a. 6), où il se demande si l’on doit faire l’aumône en prenant sur son nécessaire. Comme toujours, il introduit une distinction. Le nécessaire peut signifier deux choses. D’abord, il signifie ce sans quoi une chose ne peut exister : l’eau pour le poisson, l’air pour nous. Il ne faut pas faire l’aumône à même le nécessaire ainsi entendu. Une personne réduite à ce qui lui est indispensable pour vivre et faire vivre sa famille est dispensée de faire l’aumône : ce serait s’enlever la vie à elle-même et aux siens.

 

Une exception cependant. C’est le cas où une personne se priverait du nécessaire, voire donnerait sa vie en faveur d’un personnage important dont le salut de l’État dépendrait. S’exposer à la mort pour sauver un tel personnage est digne d’éloge puisqu’on doit toujours faire passer le bien commun avant son bien propre, quand les deux sont de même ordre. On peut penser à ce garde du corps qui s’est jeté devant Napoléon et qui a reçu le coup mortel. D’autres gardes du corps en ont fait autant.

 

Par nécessaire, on peut entendre, en second lieu, ce sans quoi on ne peut pas vivre selon les exigences de sa condition et des personnes dont on a la charge. En parlant du culte extérieur rendu à Dieu, Thomas d’Aquin en précise d’abord le but : inspirer le respect de la divinité. Or, l’homme est ainsi fait qu’il a peu de respect pour les choses ordinaires et non distinctes des autres : ea quae communia sunt et non distincta ab aliis. C’est pourquoi la coutume veut que les rois et les princes portent de riches vêtements et habitent de grands et beaux palais. Il conclut qu’il était normal que, dans l’ancienne loi, on consacre au culte divin des jours particuliers, un tabernacle particulier, des vases particuliers et des ministres particuliers » (Ia-IIae, q. 102, a. 4).

 

La limite d’un tel nécessaire n’est pas un indivisible ; ce n’est pas une ligne mais une large bande : on peut y ajouter beaucoup sans penser qu’on dépasse un tel nécessaire ; on peut en retrancher beaucoup et garder encore assez de biens pour vivre de la façon qui convient à son état. Faire l’aumône en prenant sur le nécessaire entendu en ce sens est bon, mais c’est de conseil et non de  précepte. Personne n’est obligé de vivre d’une façon qui ne conviendrait pas à son état. On verrait mal Benoît XVI se promener dans Rome en jean et coiffé d’un béret.

 

Comment rendre commun l’usage des biens possédés privément

 

Après avoir montré pourquoi les biens possédés privément doivent demeurer communs dans une certaine mesure, il reste à savoir comment. Thomas d’Aquin en confie la responsabilité à la providence du bon législateur[68]. Il appartient au bon législateur de faire des lois qui empêchent les puissants et les habiles d’accaparer trop de biens ; de même, il lui appartient de rendre commun, dans une certaine mesure, l’usage des biens possédés privément.

 

Il commence par nous faire admirer les sages prescriptions de la loi de Moïse à ce sujet. J’ai bien dit admirer et non imiter ; les moyens de siphonner le superflu ont beaucoup changé : les impôts, les taxes, les fonds et les collectes, qui se multiplient. À chaque détour, il y a une main tendue. Mais revenons à Moïse. La propriété privée demeurait commune de deux manières : quant au soin à y apporter, quantum ad curam, puis quant aux fruits qu’elle produisait, quantum ad fructum » (Ia-IIae, q. 105, a. 2).

 

Quant au soin, on lit dans la Genèse qu’après le meurtre d’Abel  Yahvé dit à Caïn : « Où est ton frère Abel ? » Et Caïn de répondre : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » La loi de Moïse allait beaucoup plus loin en faisant de chacun le gardien non seulement de son frère et de sa sœur, mais également de son bœuf et de sa brebis : « Si tu rencontres la brebis égarée de ton frère, ramène-la-lui. » Des prescriptions de ce genre imposaient à tous indistinctement le soin des biens possédés privément.

 

Quant aux fruits de la propriété privée, la loi permettait à n’importe qui d’entrer dans la vigne d’un ami – notons quand même le mot ami – et de manger du raisin. Elle lui interdisait toutefois d’en emporter. À l’égard des pauvres, elle se faisait encore plus généreuse. Leur étaient réservés les raisins restés dans la vigne après les vendanges et les gerbes oubliées sur le champ après la récolte ; de plus, ils avaient part à la récolte de la septième année. La loi contenait également des prescriptions à l’adresse du propriétaire lui-même. Elle le priait de distribuer gratuitement une part de sa récolte. À cela se rattache l’aumône dont il a été question.

 

Il ne faut pas confondre le partage avec l’aumône, que le Petit Robert définit fort bien comme « un don charitable fait aux pauvres ». Le partage dont il est question ne relève pas de la charité mais de la justice. « Les biens possédés en surabondance doivent, de par le droit naturel, subvenir aux besoins des pauvres » (IIa-IIae, q. 66, a. 7). On ne peut évidemment pas tracer une ligne pour déterminer où finit le nécessaire et où commence le superflu.

 

Une objection hante certains esprits : Si on appliquait ces principes de partage du superflu des pays riches et des individus riches, la richesse serait-elle quand même produite ? Il semble que oui. D’une part, le plaisir de brasser des affaires l’emporte sur l’appât du gain, paraît-il ; d’autre part, au-dessus d’un certain niveau, les augmentations de salaire n’ont aucune influence sur la productivité.

 

Les auteurs du rapport du PNUD de 1997 croyaient possible d’éradiquer la pauvreté de la terre entière en une génération si la volonté politique de TOUS les États – et non de quelques-uns seulement – était mobilisée. Un pays seul peut difficilement éliminer la pauvreté à l’intérieur de ses frontières si le pays voisin invite ou incite les riches à venir s’installer chez lui. Certains problèmes ne peuvent être résolus qu’à l’échelle mondiale : pollution de l’air, de l’eau… Présentement, la volonté politique n’y est pas parce les pauvres ne sont pas considérés comme dangereux.

 

La recherche d’un langage commun

 

[3] Dans ce paragraphe qui débute par « La recherche de ce langage éthique commun », la CTI cite quatre fois le Nouveau Testament, et le paragraphe  se termine ainsi : « Ils savent [les chrétiens] que Jésus-Christ “ notre paix ” (Éphésiens 2, 14), lui qui a réconcilié tous les hommes avec Dieu par sa croix, est le principe d’unité le plus profond vers lequel le genre humain est appelé à converger. » En entendant cette affirmation, le musulman sursaute. Lui vient en mémoire ce passage du Coran : « Ils disent : “ Nous avons mis à mort le Messie, Jésus, fils de Marie, l’apôtre de Dieu. ” Non, ils ne l’ont point tué, ils ne l’ont point crucifié ; un autre individu qui lui ressemblait lui fut substitué » (Sourate IV, 156). Les membres de la CTI ne tiennent pas compte du Quodlibet quartum, q. 9, a. 3, dans lequel Thomas d’Aquin donne quelques conseils aux discuteurs. S’il y a des juifs dans l’auditoire, c’est l’Ancien Testament qu’il faut citer et non le Nouveau ; s’il y a des musulmans, il faut citer le Coran, etc. Nous verrons à plusieurs reprises que les membres de la CTI n’ont pas tenu compte de cette recommandation.

 

[4]  « Le cœur de pierre […] doit se transformer, sous l’action de l’Esprit, en un cœur de chair » (Ezéchiel 36, 26). Dans les paragraphes [3] et [4], la Trinité a été évoquée. Le Coran ne permet pas aux musulmans d’adhérer à ce dogme. « Ne dites point : Il y a Trinité. Car Dieu est unique. Loin de sa gloire qu’il ait eu un fils » (Sourate IV, 169). « Infidèle est celui qui dit : Dieu, c’est le Messie, fils de Marie » (Sourate V, 76). « Infidèle est celui qui dit : Dieu est un troisième de la Trinité. Il n’y a point de Dieu si ce n’est le Dieu unique » (Sourate V, 77).  « Ils disent : “ Dieu a un fils ” : loin de sa gloire ce blasphème » (Sourate X, 69). « Un livre [le Coran] destiné à avertir ceux qui disent : “ Dieu a un fils ” » (Sourate XVIII, 3). « Créateur du ciel et de la terre, comment aurait-il des enfants, lui qui n’a point de compagne ? » (Sourate VI, 101). « Dieu ne peut pas avoir d’enfants. Loin de sa gloire ce blasphème » (Sourate XIX, 36). Les juifs non plus ne croient pas en la Trinité.

 

[26] Chez les Pères de l’Église, « la loi naturelle est désormais comprise dans le cadre d’une histoire du salut qui amène à distinguer différents états de la nature (nature originelle, nature déchue, nature restaurée) dans lesquels la loi naturelle se réalise différemment. » En entendant « nature originelle, nature déchue, nature restaurée », bien des sages dont la CTI entend résumer  la pensée auraient demandé la parole. Les Pères de l’Église, y compris Augustin, l’inventeur de la formule « péché originel », lisait le récit de la création et de la chute comme s’il s’agissait d’un récit historique. C’était le cas de Thomas d’Aquin et de bien d’autres par la suite jusqu’à nos jours. Quand on entend élaborer une éthique planétaire, il faut éviter de parler de nature originelle, déchue et restaurée.

 

Le jésuite François Varillon n’a pas été condamné, que je sache, pour avoir écrit : « Il faut écarter l’idée proprement mythique d’un temps où le premier homme aurait vécu, avant d’avoir péché, dans un état de béatitude et de perfection sans trouble[69]. » « L’Église, ajoute Varillon, n’a jamais défini qui est Adam ; la plupart des théologiens contemporains admettent qu’Adam, c’est l’humanité tout entière. Par conséquent, l’histoire d’Adam qui nous est racontée est aussi bien notre histoire à nous » (Ibid., p. 164-165).

 

En plus de lire la Genèse comme si elle était un livre historique, les Pères de l’Église étaient fixistes, c’est-à-dire non évolutionnistes. Alors que, de nos jours, l’évolutionnisme est accepté même par l’Église. Quand on est évolutionniste, voici comme on voit les choses. Il y a deux ou trois millions d’années (Varillon, Op. cit., p. 165), certains primates ont évolué vers l’humanité. En présence d’athées, on se garde de dire que Dieu leur a infusé une âme raisonnable. On disait et on le dit encore que « l’homme descend du singe », mais Albert Jacquard affirme que ce n’est pas exact : « En fait, les hommes et les singes actuels descendent d’un ancêtre commun[70]. » Dans cette hypothèse, il n’est plus question d’Adam, considéré comme le mâle, créé en premier, et d’Ève, la femelle tirée d’Adam. Ces croyances, qui étaient celles de saint Paul, ont fait dire bien des bizarreries à l’Apôtre des Gentils. Un seul couple  (monogénisme) a-t-il accédé à l’humanité ou plusieurs (polygénisme) ? On ne le sait pas. Où cela s’est-il produit ? On ne le sait pas. Certains scientifiques pensent que c’est en Afrique. Ces premiers humains étaient plus proches de leurs géniteurs que de nous. Le premier mâle ne ressemblait pas du tout à l’Adam que Thomas d’Aquin décrit dans la Somme théologique (Ia, q. 94-98).  

 

[32] Selon le « rationalisme moderne », affirme la CTI, « La loi naturelle s’imposerait à tous “ même si Dieu n’existait pas (etsi Deus non daretur) ”[71]. » Pourquoi pas ? La loi naturelle est constituée par la raison à partir des inclinations naturelles (Ia-IIae, q. 94, a. 2). Or, il est bien évident que les inclinations naturelles sont les mêmes chez les croyants et les non-croyants, et la raison des incroyants peut, aussi facilement que celle des croyants, en dégager les préceptes premiers de la loi naturelle.   

 

[34] « Avant le XIIIe siècle, […] la loi naturelle était généralement assimilée à la morale chrétienne. » Dans la Ia-IIae, q. 100, a. 1, Thomas d’Aquin prouve que tous les préceptes moraux de la loi ancienne appartiennent à la loi naturelle. À un point tel que saint Paul a pu dire : « Les Gentils, qui n’ont pas la loi, font naturellement ce qui est selon la loi » (Rom 2, 14). À l’article 3, il prouve que tous les préceptes de la loi ancienne se résument dans les dix commandements du décalogue. À l’article 4 de la question 107, il se demande si la loi nouvelle est plus onéreuse que la loi ancienne. Il répond que, du point de vue des actes extérieurs, la loi ancienne était beaucoup plus onéreuse que la loi nouvelle, multo gravior quam lex nova. Cette dernière ajoute très peu de préceptes à ceux de la loi naturelle.

 

À ce sujet, il cite saint Augustin : « Dieu, dans sa miséricorde, a voulu que la nouvelle religion qu’il nous a donnée fût une religion de liberté, puisqu’il l’a réduite à un très petit nombre de pratiques extérieures de la plus grande simplicité. Mais certains individus la surchargent d’une foule de pratiques serviles, au point que la condition des Juifs, avec toutes leurs observances légales, serait encore plus supportable puisque les Juifs ne dépendaient pas des caprices humains » (Lettre 105, chap. 19).

 

L’autre difficulté des actes vertueux concerne les dispositions intérieures. L’acte vertueux doit être posé avec promptitude et plaisir, prompte et delectabiliter, ce qui est très difficile pour qui ne possède pas la vertu en cause. De ce point de vue, la loi nouvelle est plus exigeante que la loi ancienne, car les mouvements intérieurs de l’âme, défendus par la loi nouvelle, ne l’étaient pas expressément par l’ancienne. Au sujet des actes intérieurs prescrits par la loi nouvelle, Thomas d’Aquin s’explique longuement à la question 108, a. 3. En ce qui concerne l’adultère, par exemple, les scribes et les pharisiens pensaient que seul l’acte extérieur était défendu, mais non le mouvement intérieur qui pousse à le commettre.  

 

[37] Je suis tout à fait d’accord quand la CTI reconnaît que « … la présentation de la loi naturelle par saint Thomas d’Aquin apparaît particulièrement pertinente » ; cependant il me semble qu’elle n’en tient pas suffisamment compte. On ne voit pas l’opposition célèbre : « On vous a dit… Moi je vous dis… » Par exemple, en 2.2, elle titre : L’expérience morale : « Il faut faire le bien ». Si le précepte était : « Il faut faire le bien moral », « l’expérience morale » aurait sa place dans le titre, mais tel n’est pas le précepte. On peut faire le bien sans le faire moralement, on peut le faire moralement sans le faire vertueusement, comme il a été expliqué au début. De plus, le bien n’ayant pas été défini, le précepte tombe comme une contrainte : Il faut. Mais il n’en est plus ainsi quand on connaît la définition thomiste du bien : Quod est conveniens alicui, est ei bonum – ce qui convient à quelqu’un est le bien pour lui (Somme contre les Gentils, III, chap. 3). Mais ce qui est un bien pour lui pourrait être un mal pour un autre. Et le relatif s’installe à demeure en morale. Ailleurs il écrit : Aliquis delectatur quia habet bonum aliquod sibi conveniens – un être (personne ou animal) éprouve du plaisir quand il possède un bien qui lui convient (Ia-IIae, q. 2, a. 6). Quand le bien est ce qui me convient, « il faut » peut se rendre par « il convient » comme dans le proverbe : « Quand le vin est tiré, il faut le boire. » On peut le dire en pensant : Il est avantageux pour chacun de faire ce qui lui convient, son bien. Faire le bien, c’est alors se faire du bien. Pour chacun, éviter le mal, c’est écarter ce qui ne lui convient pas, ce qui tournerait à son détriment. « Dieu n’est pas offensé par nous si ce n’est quand nous agissons contre notre bien », affirme Thomas d’Aquin[72]. C’est une phrase que je n’avais jamais entendue avant de la lire dans la Somme contre les Gentils.

 

Trois titres dont la pertinence m’échappe :

2.2. L’expérience morale : « Il faut faire le bien »

2.3. La découverte des préceptes de la loi naturelle : universalité de     la loi naturelle

2.4. Les préceptes de la loi naturelle

 

Ces titres soulèvent pour moi quelques difficultés. En 2.2, il est question du premier précepte de la loi naturelle. Quand on aborde 2.3, on détient déjà un précepte de la loi naturelle, le précepte premier : « Il faut faire et rechercher le bien, et éviter le mal. » En 2.3, va-t-on découvrir les autres préceptes ? Le titre ne laisse pas entendre qu’il y en a un de découvert. Et 2.4, qui nous annonce Les préceptes de la loi naturelle, que nous réserve-t-il que nous ne sachions déjà ?

[39] Quelle est cette présentation de la loi naturelle par Thomas d’Aquin que la CTI juge « particulièrement pertinente » ? On n’en a pas une idée bien claire en lisant le paragraphe [39]. « Tout être humain qui accède à la conscience et à la responsabilité fait l’expérience d’un appel intérieur à accomplir le bien. Il découvre qu’il est fondamentalement un être moral, capable de percevoir et d’exprimer l’interpellation qui, comme on l’a vu, se retrouve à l’intérieur de toutes les cultures : “ Il faut faire le bien et éviter le mal ” ». Cet « appel intérieur », Thomas d’Aquin lui donne le nom d’inclination. L’être humain découvre-t-il par cette inclination qu’il est « fondamentalement un être moral » ? J’en doute : On découvre qu’on est un être moral quand on agit moralement. Thomas d’Aquin énumère les exigences de l’acte moral dans son commentaire de l’Éthique. Il n’est pas inutile de répéter la référence déjà donnée : II, lect. 4, n. 283).  

Une fois de plus, il est bon de suivre le conseil d’Alain : « Boire dans le creux de sa main et non dans une coupe empruntée. » Lisons la Ia-IIae, q. 94, a. 2, où Thomas d’Aquin se demande si la loi naturelle contient plusieurs préceptes ou un seul. Nous verrons comment il dégage le premier précepte de la loi naturelle.

 

Il se réfère d’abord à une démonstration antérieure où il a établi que tout raisonnement, qu’il soit de la raison spéculative ou de la raison pratique, dérive de principes naturellement connus –  omnis ratiocinatio derivatur a principiis naturaliter notis (Ia-IIae, q. 91, a. 2, sol. 2). Sinon il faudrait remonter à l’infini pour obtenir la certitude des conclusions. « Connus naturellement » ne signifie pas innés, mais connus sans avoir recours à un syllogisme.

 

Or, les préceptes, praecepta, de la loi de nature sont à la raison pratique ce que les premiers principes, principia, des démonstrations sont à la raison spéculative. En effet, dans l’un et l’autre domaine, il y a des principes évidents, connus de soi, per se nota. Or, per se notum s’entend en deux sens : D’abord l’expression s’entend de principes connus de soi, secundum se, puis elle s’entend de principes connus de nous, quoad nos. En soi, est évidente toute proposition dont le prédicat entre dans la définition du sujet. Cependant il arrive qu’une personne puisse ignorer la définition du sujet ; une proposition de soi évidente ne le sera pas pour cette personne. Boèce enseigne que certaines propositions évidentes sont connues de tous ; ce sont des propositions dont les termes sont connus de tous. Il apporte comme premier exemple : « Le tout est plus grand que sa partie. » Tout le monde comprend : le tout, c’est l’éléphant ; la partie, c’est la trompe, ou les oreilles, ou les défenses. Deuxième exemple : « Deux choses égales à une même troisième sont égales entre elles. » C’est plus subtil, mais une banale application, avec dessin au tableau noir, projette toute la lumière requise. Si Pierre et Paul ont le même âge que Jean, l’âge de Pierre égale celui de Paul.

 

Thomas d’Aquin va maintenant appliquer ces notions à la question qu’il a soulevée : La loi naturelle renferme-t-elle plusieurs préceptes ou seulement un ? Dans les choses qui tombent sous l’appréhension de tous, évidentes pour tous, il existe un certain ordre. Ce qui tombe d’abord sous l’appréhension, c’est l’être – et non le néant –, l’être, dont l’idée se trouve dans tout ce que l’on conçoit. S’il n’y a rien, on ne peut rien concevoir. Et c’est pourquoi le premier principe indémontrable est le suivant : Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps, au même sujet, sous le même rapport. En même temps, un homme peut être bon et mauvais, de points de vue différents : mauvais mari, bon comédien. Ce principe est fondé sur les notions d’être et de non-être, qui s’excluent, et sur ce principe sont fondés tous les autres principes, comme l’enseigne Aristote dans la Métaphysique[73].  

 

 Après avoir parlé de la raison spéculative ordonnée à la recherche, à la découverte et à la contemplation de la vérité, Thomas d’Aquin aborde la raison pratique ordonnée à l’opération (agir et faire). Il complète ainsi le parallèle qu’il a amorcé entre la raison spéculative et la raison pratique. De même que l’être est le premier objet qui tombe sous l’appréhension comme telle, de même le bien est le premier objet qui tombe sous l’appréhension de la raison pratique ordonnée à l’opération (agir et faire). En effet, tout agent agit pour une fin qui pour lui se présente comme un bien. C’est pourquoi le premier principe de la raison pratique est fondé sur la notion de bien et il s’énonce ainsi : « Le bien est ce vers quoi tendent toutes choses – Bonum est quod omnia appetunt. »

 

Thomas d’Aquin commente ce principe dans son commentaire de l’Éthique à Nicomaque (I, lect. 1, n. 11). Le pronom neutre pluriel, omnia, que l’on traduit par « toutes choses » ou tous les êtres, englobe les humains, les bêtes, les végétaux et les êtres inanimés. Ce principe ne doit pas être entendu des seuls êtres doués de facultés cognitives, comme les animaux et les hommes, mais également des êtres dépourvus de telles facultés, comme les végétaux et les êtres inanimés. Ces derniers tendent au bien en raison d’un appétit naturel ; sans connaître le bien, ils y tendent parce qu’un être connaissant les meut vers le bien, à la manière dont la flèche aveugle est dirigée vers la cible par l’archer qui la voit. Or, tendre au bien, c’est désirer le bien, tendere in bonum est appetere bonum (Ibid.) D’où l’on est justifié d’affirmer que toutes choses désirent le bien parce qu’elles tendent vers le bien.

 

De cette inclination commune à tous les êtres, Thomas d’Aquin conclut que le premier précepte de la loi naturelle est le suivant : Le bien est à faire et à rechercher, et le mal à éviter – Bonum est faciendum et prosequendum, et malum vitandum. Seul l’être humain tire cette conclusion, car la loi est quelque chose de la raison, aliquid rationis, qu’il est seul à posséder  (Ia-IIae, q. 90, a. 1). Ailleurs, il dira que la loi naturelle est quelque chose de constitué par la raison, aliquid per rationem constitutum (Ia-IIae, q. 94, a. 1). Quand un auteur nous dit que la loi naturelle est gravée dans le cœur par la main de Dieu, il faut savoir qu’il parle alors comme un poète et non comme un philosophe : Dicere enim aliquid per metaphoras pertinet ad poëtas[74].  La CTI n’a pas jugé nécessaire de passer par l’inclination de toutes choses au bien pour dégager le premier précepte de la loi naturelle, contrairement à ce qu’a fait Thomas d’Aquin.

 

Avant de poursuivre, revenons au titre : 2.2. L’expérience morale : « Il faut faire le bien ». Comme il a été dit plus haut, on peut faire le bien, c’est-à-dire « ce qui convient », sans le faire moralement ; on peut le faire moralement sans le faire vertueusement[75]. Il n’y a donc pas nécessairement expérience morale à faire le bien ; il n’y a expérience morale que si on le fait moralement. Qui le fait pas hasard ou par crainte ne fait aucune expérience morale (Éthique, n. 283).

 

Le titre suivant : 2.3. La découverte des préceptes de la loi naturelle : universalité de la loi naturelle, semble ignorer qu’il y en a déjà un de découvert, le premier, précepte fondamental, racine de tous les autres (Ia-IIae, q. 94, a. 2, sol. 2). Le titre suivant m’étonne davantage : 2.4. Les préceptes de la loi naturelle. Il me semble que ceux que Thomas d’Aquin avait découverts dans la Ia-IIae, q. 94, a. 2 avaient été identifiés par la CTI. Il me semble encore qu’on aurait pu remplacer ces trois titres par les deux suivants : 2.2. Les préceptes premiers de la loi naturelle. 2.3. Les préceptes seconds de la loi naturelle. C’est à ce niveau que l’action commence à se dérouler : « Il ne faut pas voler », principe commun, valable dans la plupart des cas, et qui exigera des solutions particulières ou propres à certains cas, comme on verra.

 

Revenons à Thomas d’Aquin (Ia-IIae, q. 94, a. 2). Après avoir dégagé le premier précepte de la loi naturelle à partir de l’inclination fondamentale de tous les êtres – inclination ou tendance au bien, axiome sur lequel se fondent tous les autres préceptes premiers de la loi naturelle –, Thomas d’Aquin va dégager les autres préceptes premiers de la loi naturelle.

 

Armé du seul précepte : « Il faut faire le bien et éviter le mal », l’être humain se sentirait souvent démuni face aux situations infiniment variées de la vie quotidienne. Il sollicite donc plus de précision. Thomas d’Aquin va lui en fournir. Comment va-t-il procéder ? Trois mots à retenir de la manière dont il a dégagé le premier précepte : nature, inclination, précepte. Comme la raison procède du commun au particulier, il va appliquer ce principe à la considération de l’être humain en le voyant d’abord comme substance, puis comme animal et enfin comme étant doué de raison. Il va nous montrer par là ce que signifie « faire le bien et éviter le mal » quand on considère l’être humain de chacun de ces trois points de vue. L’ordre des nouveaux préceptes de la loi naturelle va donc suivre l’ordre des inclinations naturelles.

 

D’abord, il y a dans l’homme une inclination selon la nature, secundum naturam – l’expression va être employée trois fois, car une inclination naturelle est enracinée dans une nature – qu’il partage avec toutes les substances. Toute substance tend à la conservation de son être selon la nature qui lui est propre. [L’être humain y parvient pendant un certain nombre d’années, de même que le chien ou le chêne.] Et secundum hanc inclinationem – l’expression sera employée trois fois, car le précepte est dégagé de l’inclination. Selon cette inclination, appartiennent à la loi naturelle tout ce par quoi la vie humaine est conservée et est repoussé ce qui lui est contraire. On se borne souvent à ne donner que la définition étymologique de la substance, sub, sous, et stare, se tenir. Et la substance n’est alors qu’un simple support d’accidents, mais le mot substance évoque plus profondément la permanence dans l’être.

 

En second lieu, il y a dans l’homme une inclination à rechercher certains biens spéciaux, conformes à la nature, secundum naturam, qu’il partage avec les autres animaux. Et secundum hoc (hoc, i.e. hanc inclinationem, etc.). Selon cette inclination, sont dites appartenir à la loi naturelle les choses que la nature enseigne à tous les animaux, comme l’union du mâle et de la femelle, le soin des petits, et autres choses semblables (leur apprendre à voler, à chasser pour se nourrir, à se défendre contre les prédateurs, à se laver, etc.) Thomas d’Aquin dit : educatio liberorum. Le Cerf traduit par « le soin des petits » ; il ne me semblerait pas incorrect de traduire par l’«éducation des enfants », puisque Thomas d’Aquin parle d’une inclination qui est dans l’homme : inest homini inclinatio, etc.

 

En troisième lieu, il y a dans l’homme une inclination au bien conforme à sa nature d’être raisonnable, secundum naturam rationis, qui lui est propre ; ainsi a-t-il une inclination naturelle à connaître la vérité sur Dieu et à vivre en société. Et secundum hoc, etc. Selon cette inclination, appartient à la loi naturelle tout ce qui regarde cette inclination : par exemple, que l’homme évite l’ignorance, qu’il ne blesse pas les autres avec lesquels il doit vivre, et tous les autres préceptes qui visent ce but.

 

Thomas d’Aquin s’était demandé, au début de cet article, si la loi naturelle contenait plusieurs préceptes ou seulement un (Ia-IIae, q. 94, a. 2). À partir des quatre inclinations naturelles qu’il a distinguées, il dégage quatre groupes de préceptes. Un premier, très vague : Il faut faire le bien et éviter le mal ; puis trois autres plus précis.

 

Le paragraphe [39] du rapport de la CTI se termine par cette phrase : « Traditionnellement, cette connaissance du premier principe de la vie morale est attribuée à une disposition intellectuelle innée qu’on appelle la syndérèse. » Quand on cherche un « langage éthique commun » [3] et [4], il faut peut-être éviter l’emploi du mot barbare syndérèse. Bien peu de gens savent qu’ils ont une syndérèse et quel rôle elle joue dans leur vie. Beaucoup diraient sans doute qu’elle est une glande ! Aristote n’a employé ni le mot syndérèse ni le mot conscience dans l’élaboration de sa morale. De plus, le père H.-D. Gardeil, o.p., affirme, à l’encontre de la CTI, que « les premiers principes ne sont pas des vérités innées » (Métaphysique, Cerf, 1952, p. 70). « S’ils ne sont pas innés, ces principes sont cependant naturels à notre intelligence, car ils font naturellement suite à son exercice : toute intelligence qui s’est quelque peu exercée les possède nécessairement. Par rapport à cette intelligence, ils constituent ce que l’on appelle un habitus, c’est-à-dire une disposition stable qui assure à la faculté la facilité et la sûreté de son exercice. Cet habitus se subdivise lui-même suivant qu’il s’agit des premiers principes dans l’ordre spéculatif [que Thomas d’Aquin désigne par l’expression intellectus principiorum] ou des premiers principes dans l’ordre de l’action pratique [la syndérèse]. Retenons que l’habitus des premiers principes spéculatifs de l’intelligence, sans être inné, perfectionne cependant de façon naturelle cette faculté[76]. » 

 

Étant donné que Thomas d’Aquin élabore la loi naturelle à partir des inclinations naturelles, qui sont les mêmes chez les croyants et les non-croyants, il faut, comme j’ai dit ci-dessus, donner raison à Grotius : La loi naturelle s’imposerait à tous « même si Dieu n’existait pas, etsi Deus non daretur » [32]. Cependant, pour être précis, il ne faut pas dire qu’ « elle s’imposerait à tous » ; il faut dire que tous l’observeraient librement dans ses préceptes premiers, qui sont les mêmes chez tous et connus de tous (Ia-IIae, q. 94, a. 4). Dieu n’en demeure pas moins le fondement ultime de la loi naturelle pour ceux qui croient que Dieu est l’auteur de la nature, institutor naturae[77]. Les auteurs du Catéchisme de l’Église catholique disent fort justement que la loi naturelle est « établie par la raison » (n. 1956), mais ils n’osent pas dire que c’est à partir des inclinations naturelles, éléments  essentiels chez Thomas d’Aquin, pour qui appartient à la loi naturelle tout ce vers quoi l’homme incline naturellement (Ia-IIae, q. 94, a, 2 et 4).

 

         La CTI titre : 2.3. La découverte des préceptes de la loi naturelle : universalité de la loi naturelle. J’ai dit que ce titre m’étonnait parce qu’il y  avait déjà un précepte de découvert, le premier [39]. Dans la Ia-IIae, q. 94, a. 2, Thomas d’Aquin énonce en effet comme étant le premier précepte de la loi naturelle : Le bien est à faire et à rechercher, et le mal à éviter. La CTI ne devrait-elle pas nous annoncer les autres ? Elle dit plutôt [44] : « Une fois posée l’affirmation de base qui introduit dans l’ordre moral – “ il faut faire le bien et éviter le mal ” », etc. Cette « affirmation de base », Thomas d’Aquin l’appelle le premier « précepte » de la loi naturelle. Si « la présentation de la loi naturelle par saint Thomas d’Aquin apparaît particulièrement pertinente » [37], il faut en tenir compte, sinon comment le lecteur saura-t-il que la CTI lui propose « un nouveau regard sur la loi naturelle s’il ignore comment Thomas d’Aquin l’a présentée » ?   

 

         Le titre 2.3 mentionne l’universalité de la loi naturelle. Il eût été opportun, il me semble, de citer la Ia-IIae, q. 94, a. 4, où Thomas d’Aquin se demande précisément si la loi naturelle est la même chez tous [les hommes] – Utrum lex naturae sit una apud omnes. Après une longue comparaison entre la raison spéculative et la raison pratique, il conclut que la loi de nature est identique chez tous les hommes en ce qui concerne les premiers principes généraux, prima principia communia, et il ajoute qu’ils sont les mêmes autant selon la rectitude que selon la connaissance, et secundum rectitudinem et secundum notitiam. Par exemple, tout être humain comprend en quoi consiste faire le bien et il le sait ; tout être humain comprend ce que signifie agir selon la raison et il le sait. Personne n’est dans l’erreur à ce sujet ni  personne dans l’ignorance. On pourrait en dire autant des autres préceptes ou principes premiers de la q. 94, a. 2.

 

         La CTI dit fort bien que la « personne humaine s’exprime à elle-même un certain nombre de préceptes très généraux qu’elle partage avec tous les êtres humains ». Cependant je me demande pourquoi elle ajoute : « et qui constituent le contenu de ce qu’on appelle la loi naturelle » ? Les préceptes très généraux de la Ia-IIae, q. 94, a. 2 ne constituent pas la loi naturelle dans son intégralité, car les préceptes seconds, qui sont des quasi-conclusions des principes communs, en font partie également (Ia-IIae, q. 94, a. 4). Quand un précepte premier ou second devient la majeure d’un syllogisme, on le désigne du nom de principe.

 

         Sous le titre 2.4. Les préceptes de la loi naturelle, les « grands ensembles » de [46] sont des inclinations ; c’est plus thomiste. Le premier est ainsi formulé : « Nous avons identifié chez la personne humaine  une première inclination qu’elle partage avec tous les êtres : l’inclination à conserver et à développe son existence » [48]. Cette inclination est première par rapport aux deux qui vont suivre ; elle n’est pas absolument première. L’inclination absolument première, c’est l’inclination au bien : Omnia bonum appetunt.  Il ne faut confondre les deux inclinations qualifiées de premières.

 

Cette précision apportée, revenons à nos moutons. En [46], la CTI disait : « avec tout être substantiel » ; c’était préférable ; ici, elle dit moins bien « avec tous les êtres ». L’inclination à conserver sa vie est première quand il considère l’homme comme substance, puis comme animal et en troisième lieu comme doué de raison, puisqu’il faut aller du commun au propre. De plus, la formulation de Thomas d’Aquin est fort différente Il y a d’abord dans l’homme, dit-il,  une inclination au bien selon la nature, secundum naturam, qu’il a en commun avec toutes les substances, et non avec « tous les êtres », comme dit la CTI. Or, toute substance recherche la conservation de son être, selon sa nature. Le lion cherche à conserver sa nature de lion, le chêne sa nature de chêne et l’homme sa nature d’homme. L’expression « selon la nature » est importante, car les inclinations naturelles doivent être enracinées dans une nature, comme il a été dit.

C’est la formulation du principe.  Voici le précepte. Selon cette inclination, appartiennent à la loi naturelle tout ce par quoi la vie humaine est conservée [alimentation saine et activité physique, par exemple] et tout ce qui lui est contraire [l’obésité, la sédentarité, le tabagisme, l’abus d’alcool, le stress].  Voici la formulation du précepte selon la CTI. « À partir de ces inclinations, l’être humain se formule des fins à réaliser qui contribuent au développement harmonieux et responsable de son être propre et qui, à ce titre, lui apparaissent comme des biens moraux, des valeurs à poursuivre, des obligations à remplir, voire des droits à faire valoir. En effet, le devoir de préserver sa propre vie a comme corrélatif le droit de réclamer ce qui est nécessaire à sa conservation dans un environnement favorable. » La CTI emploie le pluriel : « ces inclinations », parce que, sous la première inclination, elle en a distingué d’autres. Mais quand elle parle, à ce niveau, celui de l’homme en tant que substance, du développement harmonieux et responsable « de son être propre », je suis mal à l’aise : L’être propre de l’homme, ce n’est pas son être substantiel. De plus, « l’être humain se formule des fins à réaliser […] qui lui apparaissent comme des “ biens moraux ” », etc. Je bifferais « moraux ». Comme j’ai dit au début, on recherche le bien, puis on tente de le faire moralement.

[49] La CTI écrit : « La deuxième inclination, qui est commune à tous les vivants, concerne la survie de l’espèce qui se réalise par la procréation. » C’est assez différent de ce que dit Thomas d’Aquin : « En deuxième lieu, il y a dans l’homme une inclination à des choses plus spéciales selon la nature, secundum naturam, qu’il partage avec les autres animaux. » En laissant tomber le secundum naturam de Thomas d’Aquin, la CTI déracine les inclinations naturelles. De plus, en employant le mot « vivants », au lieu du mot « animaux » qu’emploie Thomas d’Aquin, elle englobe les végétaux, que Thomas d’Aquin excluait, et qu’il faut exclure quand on parle de la nature que l’homme partage avec les autres animaux, cum ceteris animlaibus, et non avec les végétaux.

 

Plus bas dans ce paragraphe, on lit : « Le dynamisme vers la procréation est intrinsèquement lié à l’inclination naturelle qui porte l’homme vers la femme et la femme vers l’homme, donnée universelle reconnue dans toutes les sociétés. » Thomas d’Aquin ne parle pars d’une inclination naturelle de l’homme vers la femme et de la femme vers l’homme ; il parle d’une inclination à l’union du mâle et de la femelle, commixtio maris et feminae. Le substantif commixtio est très suggestif. Il vient de commiscere, qui signifie « mêler, confondre, mêler avec ».

 

Thomas d’Aquin formule en ces termes le précepte qui se dégage de cette inclination. Selon cette nature, secundum naturam, que l’homme a en commun avec les autres animaux, sont dites appartenir à la loi naturelle toutes les choses que la nature a enseignées aux animaux comme l’union du mâle et de la femelle, l’éducation des enfants, educatio liberorum, et autres choses semblables. » La CTI parle pudiquement d’« inclination à se reproduire » alors que Thomas d’Aquin parle crument d’« union du mâle et de la femelle », commixtio maris et feminae.

 

De plus, selon Thomas d’Aquin, pour qu’un effet soit dit naturel, il n’est pas nécessaire qu’il se produise dans tous les cas, mais la plupart du temps[78]. Même si l’inclination naturelle de l’homme vers la femme et vice versa est qualifiée d’« universelle » par la CTI, il ne faut pas en conclure que cette inclination est ressentie par chaque homme et par chaque femme, car il y a des femmes et des hommes qui sont attirés par les personnes du même sexe. À maintes reprises, Thomas d’Aquin fait la distinction entre ce qui est naturel à l’espèce humaine et ce qui est naturel à tel individu[79]. Selon le Catéchisme de l’Église catholique, « Un nombre non négligeable [ce serait environ 10 %] d’hommes et de femmes présentent des tendances homosexuelles foncières. Ils ne choisissent pas leur condition homosexuelle », etc. (n. 2358). Parler de nombre « non négligeable » suggère la question de savoir quel serait le nombre négligeable.

 

On ne trouvera pas chez Thomas d’Aquin l’expression « tendances homosexuelles foncières » ; mais, après avoir énuméré les plaisirs contraires à la nature, il les ramène à deux groupes. Le premier groupe comprend les plaisirs que certains goûtent en raison d’une complexion corporelle reçue au départ, a principio ; le deuxième groupe comprend les plaisirs qui résultent d’habitudes contractées dès le bas âge, a pueritia[80]. Le franciscain Roger Poudrier écrit : « Les corrigendas au Catéchisme de l’Église catholique (1997) rappellent aux traducteurs que l’adjectif  “ foncier ” n’est pas synonyme de “ inné ”[81]. » Thomas d’Aquin trancherait : Si ces personnes ne sont pas homosexuelles a principio, c’est-à-dire de naissance ou innées, elles le sont a consuetudine. Et le CEC dit qu’il y a des personnes qui ne sont pas homosexuelles de naissance, mais qui sont « homosexuelles sans avoir choisi  leur condition homosexuelle » ; j’ajouterais, comme elles n’ont pas choisi leur langue ni leur religion. Elles seraient homosexuelles par suite de l’habitude contractée dès l’enfance de vivre toujours avec des jeunes du même sexe.

 

Le CEC n’est pas tendre envers l’homosexualité. « S’appuyant sur la Sainte Écriture, qui les présente comme des dépravations graves (Gn 19, 1-29 ; Rom 1, 24-27 ; 1 Cor 6, 10 ; 1 Tm 1, 10), la Tradition a toujours déclaré que “ les actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés ”. Ils sont contraires à la loi naturelle. Ils ferment l’acte sexuel au don de la vie » (n. 2357). Galilée a été condamné par des hommes qui s’appuyaient sur la Sainte Écriture. Ce n’est pas la Sainte Écriture qu’il faut chercher la réponse à la question de savoir s’il y a de l’homosexualité conforme à la nature de certains individus.  

 

« La Bible parle toujours d’actes homosexuels pratiqués par des personnes hétérosexuelles. Pour les auteurs sacrés, toute l’humanité est hétérosexuelle. Ainsi, pour agir selon la nature, il faut un comportement hétérosexuel. Or, nous savons maintenant que nos sociétés développées comptent environ 90 % d’hétérosexuels et quelque 10 % d’homosexuels » (Miséricorde, p. 103). Et Poudrier de conclure : « La Bible condamne les relations homosexuelles entre personnes hétérosexuelles, mais elle ne dit rien des personnes homosexuelles qui ont des relations en conformité avec leur orientation » (Ibid., p. 106). « Elles sont appelées à la chasteté », comme dit le CEC, mais à une chasteté selon leur état. Il n’appartient pas aux hétérosexuels de leur dicter ce qu’elle doit être. 

 

[50] « Le troisième ensemble d’inclinations est spécifique à l’être humain comme être spirituel, doté de raison, capable de connaître la vérité, d’entrer en dialogue avec les autres et de nouer des relations d’amitié. Aussi doit-on lui attacher une importance toute particulière. » En [46], la CTI l’avait formulé ainsi : « Le troisième, qui lui est propre comme être rationnel, comporte l’inclination à connaître la vérité sur Dieu ainsi que l’inclination à vivre en société. »  La formulation de Thomas d’Aquin diffère quelque peu : Troisièmement, il y a dans l’homme une inclination au bien selon la nature de la raison, qui lui est propre ; par exemple, l’homme a une inclination naturelle à connaître la vérité sur Dieu et à vivre en société. Voilà pour l’inclination qui va être principe des préceptes que la raison va en déduire. Voici comment Thomas d’Aquin les formule : Selon cette inclination appartiennent à la loi naturelle tout ce qui découle de cette inclination particulière, par exemple qu’il évite l’ignorance, qu’il ne blesse pas les gens avec lesquels il doit vivre et toutes les autres prescriptions qui visent ce but, et caetera hujusmodi quae ad hoc spectant.

 

Universalité et immutabilité des préceptes premiers

 

[52] La CTI parle ensuite d’un « ensemble de préceptes […] qui peuvent être considérés comme universels, car ils s’appliquent à toute l’humanité ». Thomas d’Aquin ne dit pas que ces préceptes « peuvent être considérés comme universels » ; il dit qu’ils sont connus de tous (Ia-IIae, q. 94, a. 6). Il ne dit pas qu’ « ils s’appliquent à toute l’humanité », car ce serait laisser entendre qu’ils peuvent s’imposer de l’extérieur ; comme ils sont connus de tous, il faut plutôt dire que chacun se les applique pour son plus grand bien. Par exemple, on n’est pas obligé de convaincre qui que ce soit qu’il lui est avantageux de vivre selon la raison. La CTI avait une meilleure formule en [45] quand elle disait que « la personne humaine s’exprime à elle-même un certain nombre de préceptes très généraux ».    

 

« Ils [les préceptes premiers] revêtent aussi un caractère d’immutabilité », etc. Cependant rien ne va plus quand la CTI ajoute : « Il peut toutefois arriver qu’ils soient obscurcis ou même effacés du cœur de l’homme en raison du péché, […] du relativisme généralisé, des structures de péché », etc. Et la CTI donne la référence suivante : Ia-IIae, q. 96, a. 6, où Thomas d’Aquin se demande si la loi de nature peut être effacée du cœur de l’homme – Utrum lex naturae possit a corde hominis aboleri. Voici sa réponse, qui rectifie la position de la CTI sans parler du péché ni des structures de péché !  

 

En ce qui concerne les préceptes très communs [ou préceptes premiers, qui ont été établis dans la Ia-IIae, q. 94, a. 2], la loi naturelle ne peut d’aucune manière, nullo modo, être détruite ou effacée du cœur des hommes en général, in universali ; elle peut l’être in particulari operabili, c’est-à-dire dans un cas particulier si la raison est empêchée d’appliquer un précepte général à cause de la concupiscence ou de toute autre passion, comme il a été dit dans la Ia-IIae, q. 77, a. 2. [On peut penser au roi David qui perd la tête en voyant Bethsabée dans son bain.]

 

La CTI renvoie en note 56 le cas des préceptes seconds que Thomas d’Aquin traite pourtant dans le corps de l’article 6 de la question 96. En ce qui concerne les préceptes seconds, qui sont comme des conclusions des préceptes communs ou très communs, la loi naturelle peut être effacée du cœur des hommes. D’abord, par de mauvaises persuasions, propter malas persuasiones. On peut convaincre certaines personnes que le précepte : « Il ne faut pas voler », ne s’applique pas dans tel cas où normalement il devrait s’appliquer et où elles l’appliquaient. Thomas d’Aquin dit que la persuasion peut être efficace même dans le cas de conclusions nécessaires. Par exemple, au sujet de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu.

 

En ce qui concerne les préceptes seconds, la loi naturelle peut encore être détruite par des coutumes dépravées, propter pravas consuetudines, et des dispositions stables corrompues, et habitus corruptos. Chez certains peuples, le brigandage, latrocinium, n’était pas considéré comme une faute, voire le crime contre nature, nous apprend saint Paul dans sa lettre aux Romains, quand il parle de ceux qui sont sous la colère de Dieu : « Aussi Dieu les a-t-il livrés à des passions avilissantes, car leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature ; pareillement, les hommes, délaissant l’usage naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétuant l’infamie d’homme à homme. Non seulement ils commettent ces actions, mais ils approuvent ceux qui les commettent » (Op. cit., I, 26, 27, 32).  En note, la Bible de Jérusalem dit : « La tradition latine a lu : “ Connaissant bien que Dieu est juste, ils ne comprirent pas que les auteurs de pareilles actions sont dignes de mort ; et non seulement leurs auteurs, mais encore ceux qui les approuvent. ” » La Bible Bayard / Médiaspaul dit plutôt : « Ils encouragent leurs adeptes à le commettre. »

 

Dans [52], a CTI ne tient pas compte de la distinction qu’introduit Thomas d’Aquin entre les préceptes premiers, prima praecepta, et les préceptes seconds, secunda praecepta (Ia-IIae, q. 94, a. 5). C’est pourquoi elle peut dire : « Il faut être modeste et prudent lorsqu’on invoque l’“ évidence ” des préceptes de la loi naturelle. » Pas quand il s’agit des préceptes premiers ; ce sont les préceptes seconds qui peuvent être effacés du cœur des hommes par les raisons indiquées : mauvaises persuasions, habitudes dépravées, dispositions corrompues. Thomas d’Aquin ne parle pas de « relativisme généralisé » ni de « structures de péché ». Les préceptes premiers ne peuvent être abolis du cœur des hommes ; il peut seulement arriver que, dans un cas particulier, sous l’emprise de la passion, on n’en tienne pas compte.

 

2.5. L’application des préceptes communs : historicité de la loi naturelle

 

La CTI développe les deux  thèmes de ce titre dans [53] et [54]. En [53], elle développe le premier thème : l’application des préceptes communs.  « Il est impossible de demeurer au niveau de généralité qui est celui des principes premiers de la loi naturelle. La réflexion morale, en effet, a besoin de descendre dans le concret de l’action pour y jeter sa lumière. Mais plus elle affronte des situations concrètes et contingentes, plus ses conclusions sont affectées d’une note de variabilité et d’incertitude. »

 

 Dans le titre, la CTI emploie l’expression préceptes « communs » ; dans la première phrase de [53], elle emploie l’expression principes « premiers ». Ce ne sont pas des expressions synonymes. Les préceptes premiers sont détaillés dans la Ia-IIae, q. 94, a. 2. On peut les qualifier de communs, mais ils ne sont pas les seuls à être communs. Sont également communs les préceptes seconds ou quasi-conclusions que l’on peut déduire des préceptes ou principes premiers. Par exemple, prenons le précepte premier suivant (Ia-IIae, q. 94, a. 2) : Il ne faut pas nuire aux personnes avec lesquelles on vit. Or, le vol nuit aux personnes avec lesquelles on vit. Donc le vol est interdit.  Ce précepte est valable dans la plupart des cas seulement. L’expérience de la vie nous met en face de situations où le précepte second ne s’applique pas. Le précepte commun ne s’appliquant pas, il faut des principes qui soient propres à ces situations. Je ne réitère  pas la position de Thomas d’Aquin à ce sujet (IIa-IIae, q. 49, a. 1). Cet article capital n’a pas été cité par la CTI.

 

Je ne vois pas pourquoi la CTI n’a pas saisi l’occasion qui lui était offerte dans sa « descente dans le concret de l’action » d’évoquer la notion de principe propre, essentielle en morale. Les solutions aux cas particuliers auxquels les préceptes communs ne s’appliquent pas sont dégagées de l’expérience et de la coutume. La CTI dit fort bien : « Plus le moraliste aborde des situations concrètes, plus il doit faire appel à la sagesse de l’expérience », etc. Il eût été indiqué de citer ici la IIa-IIae, q. 49, a. 1, où Thomas d’Aquin précise le rôle de l’expérience dans le cas des préceptes qui comportent des exceptions ; c’est la Ia-IIae, q. 94, a. 4, qui ne dit mot de l’expérience, qui est citée.

 

Recourir à l’expérience, c’est procéder en sens inverse de la déduction. En morale, on ne peut pas toujours déduire. Chez Thomas d’Aquin, le recours à l’expérience est constant. Par exemple, dans la Somme contre les Gentils, quand il prouve que le mariage doit unir un seul homme à une seule femme, il invoque l’expérience à deux reprises. L’un des arguments porte sur l’amitié qui doit régner entre l’épouse et son mari. Or, l’amitié consiste en une certaine égalité. Si un mari avait plusieurs épouses, il les traiterait comme des servantes ; l’expérience le prouve, dit-il. Dans un autre argument, il invoque l’expérience pour prouver qu’il y aurait discorde dans la maison. Longtemps avant Thomas d’Aquin, l’expérience l’avait appris à Mahomet : « Vous ne pourrez jamais traiter également toutes vos femmes, quand même vous le désireriez ardemment[82]. » Il s’ensuit la discorde dont parle Thomas d’Aquin. L’expérience fournit donc la solution à certains cas particuliers que le précepte commun ne solutionnait pas. J’ai pris le cas du vol, mais j’aurais pu prendre aussi bien le cas du meurtre.

 

En plus de l’expérience, la coutume peut parfois fournir la solution sage à un cas particulier. Thomas d’Aquin invoque la coutume quand il se demande si les lois humaines doivent toujours être changées quand il se présente quelque chose de meilleur (Ia-IIae, q. 97, a. 2). Étonnamment, il répond non. Pourquoi ? Parce que la coutume contribue beaucoup à l’observance de la loi. Il s’ensuit que les modifications qui vont à l’encontre de la coutume paraissent facilement lourdes même si elles sont légères. C’est pourquoi il ne faut changer la loi que s’il y a une impérieuse nécessité de le faire ou qu’une grave injustice le réclame. Les témoignages en ce sens abondent. Je m’en tiendrai à celui de Rousseau : « C’est surtout la grande antiquité des lois qui les rend saintes et vénérables ; le peuple méprise bientôt celles qu’il voit changer tous les jours[83]. »  

 

Dans La Splendeur de la vérité, Jean-Paul II écrit : « Les préceptes moraux négatifs, c’est-à-dire ceux qui interdisent certains actes ou comportements concrets intrinsèquement mauvais, n’admettent aucune exception légitime ; ils ne laissent aucun espace moralement acceptable pour “ créer ” une quelconque détermination contraire[84]. » On se sent coincé, mais l’est-on vraiment ? D’abord, quelques exemples de préceptes moraux négatifs : Tu ne commettras pas de meurtres ; tu ne voleras pas ; tu ne commettras pas d’adultères ; tu ne convoiteras pas le bœuf ni la femme de ton voisin, etc.

 

Thomas d’Aquin énonce ce principe qu’il faut marteler : « Quand il doit poser une action humaine concrète, c’est-à-dire entourée de circonstances nombreuses et variables, l’être humain ne peut s’appuyer sur des principes absolus, mais sur des règles dont le propre est d’être vraies dans la plupart des cas. Or, ce qui est vrai dans la plupart des cas, on ne peut le savoir que par l’expérience » (IIa-IIae, q. 49, a. 1). Comme j’ai dit, le rapport de la CTI ne donne pas cette référence. Pourtant, le principe qu’elle contient est d’une importance capitale, je le répète. L’action humaine concrète, c’est ce mariage par opposition au mariage. On ne contracte pas LE mariage, mais CE mariage.

 

En ce qui concerne l’application des préceptes universels, immuables et négatifs, Thomas d’Aquin prend position quand il se demande si l’on peut être dispensé parfois d’observer les préceptes du décalogue (Ia-IIae, q. 100, a. 8). On peut être dispensé d’observer un précepte du décalogue, dit-il, quand un cas particulier se présente où l’on irait à l’encontre de l’intention du législateur si l’on observait le précepte à la lettre. La première objection à laquelle il répond porte sur un précepte négatif : Le décalogue défend l’homicide – « Tu ne tueras pas ». Or, les hommes dispensent de ce précepte puisque les lois humaines permettent de mettre à mort, entre autres, les malfaiteurs et les ennemis de la patrie.

 

En répondant à l’objection, Thomas d’Aquin ajoute un mot : Tu ne tueras pas injustement. Dans certains cas, il est conforme à la justice de tuer un être humain. L’homicide que le commandement défend, c’est l’homicide injuste, qu’on appelle communément le meurtre, et que le Petit Robert définit ainsi : « Action de tuer volontairement (sic) un être humain. » Volontairement ne convient pas ; il faut dire injustement, car, à la guerre, on tue volontairement, mais pas toujours injustement.  

 

Après avoir répondu à l’objection portant sur l’homicide, Thomas d’Aquin applique son principe à d’autres cas. Il est dit : « Tu ne voleras pas. » C’est un autre précepte négatif, comme dit l’encyclique de Jean-Paul II. Thomas d’Aquin entre dans le débat avec son gros bon sens. Selon lui, il existe des circonstances où il est conforme à la raison, donc moral, d’enlever à une personne quelque chose qui lui appartient. En l’occurrence, on ne commet pas le vol défendu par le commandement. L’encyclique dit que le commandement négatif « interdit toujours et dans tous les cas », alors que Thomas d’Aquin enseigne que l’action singulière n’est pas réglée par des principes absolus, mais par des règles valables dans la plupart des cas (IIa-IIae, q. 49, a. 1). Il faut savoir reconnaître les cas auxquels s’applique l’interdiction et les cas auxquels elle ne s’applique pas. Or, il existe des cas où le commandement : « Tu ne voleras pas » ne s’applique pas. Par exemple, dans le cas d’extrême nécessité non seulement une personne peut prendre sur le bien d’autrui ce qui lui est nécessaire pour subsister, mais une tierce personne peut le prélever pour elle (IIa-IIae, q. 66, a. 7). Autre exemple : dérober les armes des terroristes, ce n’est pas voler.

 

Thomas d’Aquin enchaîne ensuite avec un autre commandement négatif : « Tu ne commettras pas l’adultère. » On pourrait croire qu’il est un de ces commandements négatifs qui s’appliquent, comme dit l’encyclique, toujours et en toute circonstance, tel un théorème de géométrie. Ce n’est pas l’enseignement de Thomas d’Aquin. Une relation sexuelle avec une personne engagée dans les liens du mariage n’est pas nécessairement un adultère. Il donne l’exemple d’un homme qui, dans des circonstances qu’il imaginait facilement au XIIIe siècle, prendrait pour son épouse une femme qui ne l’est pas. Cette « circonstance », dit-il, ferait que la relation sexuelle avec elle ne constituerait pas l’adultère interdit par le commandement (Ia-IIae, q. 6, a. 8).

 

Le père Marcel-Marie Desmarais, o.p., a écrit un petit livre intitulé L’Avortement, une tragédie. Après avoir cité Humanae Vitae de Paul VI : « Nous devons encore une fois déclarer qu’est absolument à exclure […] l’avortement directement voulu et procuré, même pour des raisons thérapeutiques », le père Desmarais enchaîne : « Voilà qui est clair et net en tant qu’il s’agit des principes de la moralité objective. Pourtant, dans le cas précis que nous examinons, la moralité subjective pourrait facilement, semble-t-il, en arriver vertueusement à une autre conclusion[85]. » On pourrait apporter l’exemple tout frais de la mère qui a fait avorter sa fillette de neuf ans enceinte de jumeaux, après avoir été violée pendant des années par son beau-père. Thomas d’Aquin donne un exemple qui peut éclairer ce problème. Dans le cas d’extrême nécessité, dit-il, il faut abandonner les enfants et non les parents (IIa-IIae, q. 31, a. 3, sol. 4). Sauver la mère avant le fœtus. Et c’est le médecin qui avait la compétence pour apprécier la gravité des risques que courait la jeune fille si elle menait sa grossesse à terme. Ceux qui sont obsédés par la mort d’enfants innocents peuvent voler au secours des vingt mille qui meurent de faim chaque jour dans le monde.

 

La Splendeur de la vérité disait donc : « Les préceptes moraux négatifs, c’est-à-dire ceux qui interdisent certains actes ou comportements concrets intrinsèquement mauvais, n’admettent aucune exception légitime ; ils ne laissent aucun espace moralement acceptable pour “ créer ” une quelconque détermination contraire[86]. » Parler ainsi, c’est oublier la Ia-IIae, q. 19, a. 5, où Thomas d’Aquin affirme que les actes objectivement bons peuvent devenir subjectivement mauvais si la raison les considère comme mauvais, et vice versa les actes objectivement mauvais devenir subjectivement bons si la raison les considère comme bons. À cause de l’inviolabilité de la conscience, il peut donc y avoir, subjectivement, des « exceptions légitimes » et des « déterminations contraires » même dans le cas d’actes intrinsèquement mauvais.

 

Les exemples que Thomas d’Aquin apporte pour illustrer sa pensée sont on ne peut plus percutants. Éviter la fornication est une chose bonne en elle-même, cependant elle n’est un bien pour la volonté que si la raison la lui présente comme telle. Si donc la raison présente comme mauvais à la volonté le fait d’éviter la fornication et que la volonté s’y porte quand même, elle deviendra mauvaise parce qu’elle veut le mal, non pas ce qui est mal en soi, mais ce qui est mal par accident à cause d’un jugement erroné de la raison.

 

L’autre exemple n’est pas moins percutant. Croire au Christ est bon de soi et nécessaire au salut, cependant la volonté tend vers cet objet selon qu’il lui est proposé par la raison. Il s’ensuit que si la foi au Christ lui est proposée  comme mauvaise, la volonté va s’en détourner. Non pas que la foi au Christ soit mauvaise en soi ; elle le devient par accident à cause d’une erreur de la raison.  

 

L’article se termine ainsi : Toute volonté en désaccord avec la raison, que celle-ci se trompe ou non, est toujours mauvaise – Omnis voluntas discordans a ratione sive recta, sive errante, semper est mala (Ia-IIae, q. 19, a. 5).

 

2..5. […] : historicité de la loi naturelle

 

 [53] Le paragraphe précédent se terminait par une citation de Ia-IIae, q. 94, a. 4, où il est dit : « Dans le domaine de l’action, la vérité ou la rectitude pratique n’est pas la même chez tous dans les applications particulières, mais uniquement dans les principes généraux. […] Et plus on descend dans le détail, plus l’indétermination augmente. » La CTI ajoute : « Il suffit d’évoquer l’évolution de la réflexion morale sur des questions comme l’esclavage, le prêt à intérêt, le duel ou la peine de mort. »

 

À part la peine de mort, ce ne sont pas des sujets dont on discute beaucoup de nos jours. Au sujet de la peine de mort, je lis dans mon édition du Catéchisme de l’Église catholique : « Préserver le bien commun de la société exige la mise hors d’état de nuire de l’agresseur. À ce titre l’enseignement traditionnel de l’Église a reconnu le bien-fondé du droit et du devoir de l’autorité publique légitime de sévir par des peines proportionnées à la gravité du délit, sans exclure dans des cas d’une extrême gravité la peine de mort[87]. » Pourtant, bien des pays l’ont exclue totalement.

 

Il existe, sans conteste, de meilleurs exemples d’évolution de la morale de l’Église catholique romaine que le duel, le prêt à intérêt et l’esclavage. Les sujets de brûlante actualité sont, par exemple, l’avortement, l’euthanasie, le cas des divorcés remariés, les moyens artificiels de contrôle des naissances, l’homosexualité, le sacerdoce des femmes, le mariage des prêtres.

 

Les premiers exemples qui me viennent à l’esprit m’arrivent de la doctrine sur le mariage. Jusqu’à ce qu’il soit supplanté par Thomas d’Aquin, saint Augustin a été le docteur de l’Église et en particulier le « docteur du mariage chrétien ». Selon lui, le mariage avait besoin d’excuse, c’est-à- dire d’une compensation pour le dommage qu’il cause. Les biens qui excusent le mariage sont le sacrement (ou l’indissolubilité), la fidélité et l’enfant. Le Catéchisme de l’Église catholique désigne les mêmes biens (l’indissolubilité, la fidélité et la fécondité, mais il ne parle plus d’excuse (n. 1643). Pour saint Augustin, les relations sexuelles ne sont exemptes de fautes que si elles ont pour but la procréation ; quand la femme est enceinte ou devenue stérile par l’âge, elles constituent une faute au moins vénielle, saltem venialis. Ce n’est plus le cas. Dans les manuels de philosophie de l’abbé Henri Grenier (Québec), l’une des « fins secondaires du mariage » était « l’apaisement de la concupiscence », certains parlaient de remède. On s’inspirait de saint Paul : « Je dis toutefois aux célibataires et aux veuves qu’il leur est bon de demeurer comme moi. Mais s’ils ne peuvent se contenir, qu’ils se marient : mieux vaut se marier que de brûler » (I Cor 7, 9), 

À propos du divorce, la position de l’Église catholique romaine est toujours celle que rapporte l’évangéliste Marc. Le Christ aurait dit : « Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre, commet un adultère à son égard ; et si une femme répudie son mari et en épouse un autre, elle commet un adultère » (Marc 10, 11-12). En note e la Bible de Jérusalem précise : « Cette clause [la répudiation du mari par l’épouse] reflète le droit romain, car le droit juif n’accordait le droit de répudiation qu’à l’homme et non à la femme. » Je n’ai pas fait de recherches, mais j’imagine que l’épouse répudiée ne partait pas avec la moitié des biens acquis depuis le mariage. De plus, j’aimerais savoir combien de nos divorcés remariés pensent vivre dans l’adultère. La Ia-IIae, q. 19, a. 5 s’applique à eux aussi. S’ils sont convaincus de ne pas commettre d’adultère, ils n’en commettent pas, quoi qu’en dise la doctrine officielle.

 

En 1252, le pape Innocent IV promulguait la constitution Ad extirpenda qui réglementait le fonctionnement de l’Inquisition. L’un des articles autorisait les inquisiteurs à faire appliquer la torture par un représentant du pouvoir civil[88]. Pour faire cesser la torture, il arrivait que des innocents avouent des crimes qu’ils n’avaient pas commis. Après environ cinq siècles, l’Église a aboli la torture. On ne peut plus imaginer de nos jours qu’un dominicain comme Giordanno Bruno (1548 – 1600), si extravagant qu’il fût, ait été condamné à mort par l’Inquisition et brûlé vif à Rome. Enfin, Vatican II a demandé qu’on ne condamne plus sans avoir entendu l’accusé.  

 

[54]Le paragraphe débute ainsi : « Cette perspective rend compte de l’historicité de la loi naturelle, dont les applications concrètes peuvent varier dans le temps. » Les exemples qui précèdent montrent que la morale a changé, qu’elle est devenue moins cruelle, mais j’hésiterais à dire que la torture, par exemple, était « une application concrète de la loi naturelle ». La CTI avait combien raison de mettre en garde : « Il faut être modeste et prudent lorsqu’on invoque l’“ évidence ” des préceptes de la loi naturelle » [52].

 

Si la loi naturelle peut changer

 

         Thomas d’Aquin s’est demandé si la loi naturelle pouvait changer (Ia-IIae, q. 94, a. 5). Cela peut s’entendre de deux manières : d’abord, par mode d’addition. Quand on entend en ce sens le changement de la loi naturelle, rien n’empêche qu’elle soit changée. En effet ont été ajoutées à la loi naturelle – soit par la loi divine, soit par la loi humaine – beaucoup de prescriptions qui sont utiles à la vie humaine. D’autre part, on peut entendre le changement de la loi naturelle par mode de soustraction, en ce sens qu’une prescription disparaisse de la loi naturelle alors qu’elle en faisait partie auparavant. La réponse de Thomas d’Aquin fait de nouveau appel aux principes premiers et aux principes seconds. La loi naturelle est tout à fait immuable quant à ses principes premiers (Ia-IIae, q. 94, a. 2). Quant à ses principes seconds, dont nous avons dit à l’article précédent (Ia-IIae, q. 94, a. 4) qu’ils étaient comme des conclusions propres, proches des premiers principes, la loi naturelle ne change pas, non immutatur, sans que son contenu cesse d’être juste dans la plupart des cas, ut in pluribus. Cependant elle peut changer dans un cas particulier si quelques causes spéciales empêchent d’observer de tels préceptes, comme il a été dit (a. 4).

 

La conscience morale

 

Dans le rapport de la CTI, le mot conscience apparaît dans une vingtaine de paragraphes ; en fait, j’en ai compté vingt-et-un ; l’expression « conscience morale » n’est employée qu’une seule fois [8]. Cependant on rencontre l’équivalent, « jugement de conscience », à deux reprises [55] et [60]. Mais les auteurs ne s’attardent pas à définir ce mot éculé par l’usage qui en est fait. Pourtant, dans un effort pour élaborer une éthique universelle, je pense qu’il faut consacrer quelques paragraphes à la notion de conscience morale à cause du rôle primordial qu’elle doit jouer dans la vie humaine.  

 

La conscience morale, qu’on désigne d’ordinaire par le seul mot conscience, a toujours été suspecte sinon bâillonnée, même dans l’Église catholique, en dépit d’un enseignement limpide de Thomas d’Aquin à ce sujet. « Le pape Grégoire XVI, dans son encyclique Mirari vos (15 août 1832), la première des grandes encycliques modernes, condamne la liberté de conscience, la liberté d’association et la séparation de l’Église et de l’État. Il considère aussi la liberté de conscience comme un “ mal pestilentiel, véritable délire… ”, condamnation reprise en 1864 par le Syllabus de Pie IX, dans les propositions 15, 78 et 79. Le Concile Vatican II a affirmé le primat de la conscience et sa légitime liberté » (Roger Poudrier, Miséricorde, p. 25, note 31). 

 

Dans Miséricorde, encore, Roger Poudrier ajoute : « Au XXe siècle, dans le Code de droit canonique de 1983, a été incluse, au dernier moment, une norme qui n’a jamais été discutée par la Commission internationale ; elle stipule que tout désaccord avec le Magistère sur des points de doctrine non infaillibles est un délit passible de sanctions graves. Un chrétien ne peut donc plus discuter en toute liberté un point de doctrine faillible du Magistère[89]. »   

 

Dans le Catéchisme de l’Église catholique, dont le cardinal Ratzinger a présidé la rédaction, même si la formulation s’est adoucie, il reste encore ceci, qui, de toute évidence, est de trop : « Il ne convient pas d’opposer la conscience personnelle et la raison à la loi morale et au Magistère de l’Église » (n. 2039). Ça ne convient peut-être pas, mais cela se fait couramment, et il est normal que cela se fasse par des fidèles à qui l’on a dit qu’ils étaient l’Église, et à qui Thomas d’Aquin a appris que la conscience d’une personne oblige davantage que le précepte du prélat (De Veritate, q. 17, a. 5), comme nous verrons ci-dessous. La CTI n’a pas donné cette référence.

 

Concernant la conscience, voici ce que dit Jean-Paul II : « La position de saint Thomas est on ne peut plus nette : il est à tel point favorable au respect inconditionnel de la conscience qu’il soutient que l’acte de foi au Christ serait indigne de l’homme au cas où, par extraordinaire, ce dernier serait en conscience convaincu de mal agir en accomplissant un tel acte (Ia-IIae, q. 19, a. 5). L’homme est toujours tenu d’écouter et de suivre un appel, même erroné, de sa conscience qui lui paraît évident[90]. »   

 

Dans cette citation, je n’aime pas le mot « appel » ; il évoque pour moi la « voix » dont il est question dans La Splendeur de la vérité (p. 88, 95, 147, etc.) et me rappelle la petite chèvre de Monsieur Seguin, sourde aux appels répétés de son bon maître. Or, la conscience morale est tout simplement un jugement de la raison pratique décidant que tel acte doit être posé ou non. Jean-Paul II ajoute, et c’est malheureux : « Il ne faut toutefois pas en déduire qu’il peut persévérer impunément dans l’erreur, sans chercher à atteindre la vérité » (Ibid.). Pour qu’une personne dans l’erreur cherche à atteindre la vérité, il faut qu’elle doute. Tant qu’elle ne doute pas, elle persévère « impunément » dans son erreur.

 

Dans son Jésus de Nazareth, Joseph Ratzinger / Benoît XVI termine par ce long paragraphe, que j’ai cité dans un autre article, son commentaire de la quatrième béatitude : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés » (Matthieu 5, 6). « Le moment est venu, me semble-t-il, de partir du Nouveau Testament pour parler du salut de ceux qui ne connaissent pas le Christ. La pensée contemporaine tend à dire que chacun doit vivre sa religion ou peut-être même l’athéisme qui est le sien et que, de cette manière, il trouvera le salut. Une telle opinion présuppose une étrange image de Dieu et une étrange conception de l’homme et de la juste façon d’être homme. Essayons d’expliciter cela en posant quelques questions pratiques. Est-ce que l’on sera bienheureux et reconnu par Dieu comme un juste parce qu’on se sera scrupuleusement conformé aux devoirs qu’impose la vengeance par le sang ? Parce que l’on se sera engagé de toutes ses forces en faveur de “ la Guerre Sainte ” et dans cette guerre ? Ou parce que l’on aura offert certains sacrifices d’animaux ? Ou parce que l’on aura satisfait à l’observance des ablutions rituelles ou de quelque autre précepte religieux ? Parce qu’on aura érigé en norme de conscience ses opinions et ses désirs et qu’ainsi on se sera érigé soi-même en critère ? Non, Dieu exige l’inverse, il exige le réveil intérieur à son exhortation silencieuse, qui est présente en nous, afin de nous arracher aux simples habitudes, nous conduisant sur le chemin de la vérité. “ Avoir faim et soif de la justice ”, tel est le chemin qui s’offre à chacun de nous, un chemin qui prend fin auprès de Jésus Christ[91]. »

 

En évoquant « la Guerre Sainte », Benoît XVI nous fait penser aux musulmans comme s’il les avait nommés. Les musulmans sont certes aussi convaincus que les catholiques romains de la valeur de leur religion et du devoir de la propager dans le monde entier. « Nous vous appellerons à marcher contre des nations puissantes, dit le Coran ; vous les combattrez jusqu’à ce qu’elles embrassent l’islamisme. Si vous obéissez, Dieu vous accordera une belle récompense ; mais, si vous tergiversez comme vous l’avez déjà fait autrefois, il vous infligera un châtiment douloureux » (Sourate XLVIII, 16). Julien Green nous apprend, dans son Frère François, que les fils de François d’Assise allaient prêcher le christianisme chez les musulmans dans l’espoir d’y subir le martyre. « Une nouvelle lui [à François] parvint à la fin du printemps qui le fit tressaillir : cinq de ses frères avaient subi le martyre au Maroc, en janvier. La joie remplit le cœur de François. Pour la première fois, le sang franciscain coulait chez les Infidèles, comme il avait jadis coulé chez les païens de Rome[92]. » Le martyre fascine tout autant les musulmans qu’il a fasciné certains chrétiens. Pour eux, nous sommes les Infidèles qu’il faut convertir.

 

Le savant pape semble oublier que toute personne qui agit selon sa conscience fait la volonté de Dieu, comme dit le père Sertillanges, o.p. : « Celui qui agit selon sa conscience, même erronée, à supposer que sa volonté soit droite, obéit lui aussi à la loi de Dieu, puisqu’il agit conformément à ce précepte, le premier de tous et le seul au fond : obéis à ta conscience[93]. » Il importe de souligner la distinction entre raison droite et volonté droite. La raison est droite quand elle n’est pas dans l’erreur ; la volonté est droite quand elle tend au bien tel qu’il lui est présenté par la raison. Si le mal lui est présenté comme un bien, la volonté est droite en y tendant ; si le bien lui est présenté comme un mal, la volonté est droite en s’en détournant.

 

La Somme théologique contient un article capital à ce sujet (Ia-IIae, q. 19, a. 5) ; c’est un autre texte que la CTI n’a pas cité. Voici ce qu’il contient. L’objet de la volonté, c’est ce qui est proposé par la raison, tel qu’il est proposé. Or, ce qui est bon peut être considéré comme mauvais par la raison ; ce qui est mauvais peut être considéré comme bon. Et Thomas d’Aquin apporte deux exemples assez audacieux. Premier exemple,  s’abstenir de la fornication, c’est bien ; cependant la volonté ne tend vers ce bien que si la raison le lui présente comme un bien. Si une raison errante lui présente comme un mal le fait de s’abstenir de la fornication, la volonté qui y tendrait quand même serait mauvaise. Il s’ensuit qu’une personne qui considérerait comme un mal de s’abstenir de la fornication devrait forniquer raisonnablement – la raison est la règle de moralité – puisqu’elle considérerait comme mauvais de s’en abstenir. Si Thomas d’Aquin avait donné l’exemple d’une personne qui ne considère pas comme mauvaise la fornication, cette personne n’aurait pas été obligée de forniquer, car personne n’est obligé ni capable de faire tout ce qui est bien. Deuxième exemple, croire au Christ est bon et nécessaire au salut. Cependant la volonté ne tend vers cet objet que si la raison le lui présente comme bon. Il s’ensuit que si la raison d’une personne le lui présente comme un mal, la volonté droite s’en détourne.

 

Il existe un autre texte de Thomas d’Aquin que je n’avais jamais entendu citer avant de le lire moi-même dans le De Veritate, q. 17, a. 5. Je l’ai annoncé ci-dessus. La phrase choc : « La conscience d’un chacun l’oblige davantage que le précepte du prélat. » Voici la justification qu’en donne Thomas d’Aquin. La solution à cette question apparaît suffisamment après ce qui a été dit à l’article 3. La conscience ne lie ou n’oblige que par la force du précepte divin ou selon la loi naturelle en nous (De Veritate, q. 17, a 3). Comparer le lien de la conscience au lien qui découle du précepte du prélat, ce n’est rien d’autre que de comparer le lien du précepte divin (sic) au lien découlant du précepte du prélat. C’est pourquoi, puisque le précepte divin oblige contre le précepte du prélat, et qu’il oblige davantage que le précepte du prélat, il s’ensuit que le lien de la conscience est plus grand, maius que le lien du précepte du prélat, et la conscience liera ou obligera en dépit d’un précepte du prélat allant en sens contraire,  praecepto praelati in contrarium existente.

 

Si donc il y avait conflit – et les conflits ne manquent pas – entre un précepte même papal et une conscience convaincue d’être dans la vérité, c’est la conscience qu’il faut suivre. Pourtant, le CEC dit malheureusement qu’« il ne convient pas d’opposer la conscience personnelle à la loi morale de l’Église » (n. 2039). Dans certains cas, on peut contester le précepte général. Par exemple, l’interdiction des moyens artificiels de contrôle des naissances. Beaucoup de gens ne comprennent pas que l’art étant partout dans la vie humaine, surtout pendant les dernières années, il n’ait pas sa place à l’origine. Dans d’autres cas, on peut être d’accord avec le précepte général, mais décider en conscience qu’il ne s’applique pas dans tel cas. Par exemple, l’interdiction de l’avortement. J’ai apporté plus haut le cas décrit par le père Desmarais, o.p., à ce sujet.

 

Quelques précisions sur la notion de conscience

 

Dans ses « Propos sur l’intelligence », Paul Valéry nous conseille de nous frotter les yeux de l’esprit, qui sont les mots, car nous vivons sur des notions vagues[94]. Le mot conscience en est un à frotter patiemment. De nombreuses expressions du langage populaire nous incitent à penser que la conscience est une faculté comme l’intelligence, la volonté, l’imagination, la mémoire. Comment en serait-il autrement quand on entend les expressions : volonté forte, conscience de soi, imagination fertile, mémoire d’éléphant ? On a quelque chose sur la conscience comme on a une poussière dans l’œil ; on met la main sur sa conscience comme on la met sur son ventre ; la conscience a une voix, comme en ont une les humains et les animaux – mais ces derniers n’ont pas le langage.

 

Thomas d’Aquin est donc justifié de se demander si la conscience est une puissance, un pouvoir d’agir (Ia, q. 79, a. 13). Si l’on parle proprement, proprie loquendo, la conscience est un acte et non une puissance. Cependant, de son temps comme de nos jours, les gens qui parlaient proprement étaient rares. Augustin en témoigne pour son époque : « Rarement nous parlons des choses en termes propres, le plus souvent, c’est en termes impropres, mais on comprend ce que nous voulons dire[95]. » C’est pourquoi certains moralistes appellent conscience non pas l’acte, mais la faculté qui le produit. Thomas d’Aquin ne s’en étonne pas, car il est d’usage courant que l’on prenne l’effet pour la cause, le contenant pour le contenu, le signe pour la chose signifiée. Cette figure de rhétorique a nom métonymie. C’est ainsi qu’on appelle parfois intelligence non pas la faculté, mais la compréhension qu’on a d’une chose. Avoir l’intelligence d’un auteur peut signifier le comprendre et non pas avoir une intelligence aussi pénétrante que la sienne.

 

Le Petit Robert donne de la conscience la définition suivante : « Faculté ou fait de porter des jugements de valeur morale sur ses actes. » Le « fait de porter », c’est un acte. La conscience est donc considérée comme une faculté et comme un acte. Le père H.-D. Noble, o.p., joue également sur ces deux sens : « La conscience morale est le jugement [acte] d’appréciation qu’à chaque instant notre raison porte sur nos actes réfléchis[96]. »  À la page suivante : « Ce jugement […] est l’acte propre de ma conscience [puissance ou faculté maintenant] morale. »

 

Pour Thomas d’Aquin, il est manifeste qu’à proprement parler la conscience est un acte et non une puissance. L’évidence découle pour lui de l’étymologie du mot et des fonctions que le langage commun attribue à la conscience. On chercherait en vain le mot conscience – suneidêsis en grec – dans l’éthique d’Aristote ; la droite raison, orthos logos, lui suffit. Le mot suneidêsis apparaissait dans un fragment de Démocrite (~ 460 – ~ 370), soit un siècle avant Aristote, mais ce dernier n’a pas jugé nécessaire de se l’approprier. « Il se pourrait », selon le père Deman, o.p., que l’on doive à Cicéron le mot conscientia, dont Thomas d’Aquin va tirer un premier argument[97].   

 

Le mot conscientia est formé du préfixe cum, « avec », et de scientia, « connaissance » ; cum et scientia, c’est scientia cum, sous-entendu alio, « quelque chose », dit Thomas d’Aquin (Ia, q. 79, a. 13). Le mot évoque donc une connaissance en rapport avec quelque chose d’autre, une connaissance appliquée. D’après l’étymologie du mot, il est donc manifeste que la conscience n’est pas une puissance mais un acte. Dans le De Veritate, Thomas d’Aquin dit que la conscience n’est rien d’autre que l’application de la connaissance à l’acte (q. 17, a. 3).

 

En second lieu, il apparaît que la conscience est un acte, et non une puissance, à l’examen des fonctions que la manière usuelle de parler lui attribue. Dans la Somme théologique, Thomas d’Aquin en distingue six :  testificari, attester, instigare, pousser, vel ligare, lier, obliger, vel etiam accusare, accuser, vel remordere, causer du remords, sive reprehendere, blâmer (Ia, q. 79, a. 13). Ces fonctions résultent toutes de l’application de quelque connaissance à ce que nous faisons ou avons fait. Dans le De Veritate, il ajoute une septième fonction de la conscience, inducere : instigare, vel inducere, vel ligare (Op. cit., q. 17, a. 1).

 

Cette application de nos connaissances à ce que nous faisons, ad ea quae agimus, s’effectue d’une triple façon. Primo, selon que nous reconnaissons avoir posé un acte ou ne pas l’avoir posé. La conscience joue alors sa fonction d’attester, testificari. Le blessé inconscient ne se souvient de rien ; le somnambule non plus. Devant les tribunaux, il arrive – rarement, j’en conviens – que des accusés, sans qu’on les soumette à la torture, avouent des crimes qu’ils n’ont pas commis ; d’autres  – fréquemment – nient avoir commis les crimes dont on les accuse et qu’ils ont commis ; enfin, les autres reconnaissent avoir commis les crimes dont on les accuse.

 

Secundo, l’application de nos connaissances à notre activité est l’occasion pour la conscience d’exercer trois autres fonctions : instigare, vel inducere, vel ligare. Instigare, c’est pousser à l’action ; « à l’instigation de » est une expression bien connue. Inducere est plus fort qu’instigare, il me semble. Dans son commentaire de l’Oraison dominicale (IIa-IIae, q. 83, a. 9), Thomas d’Aquin explique la demande suivante : « Ne nous fais pas entrer, inducere, en tentation, et ne nos inducas in tentationem.» Nous demandons de ne pas succomber à la tentation. C’est ce que Thomas d’Aquin entend par entrer en tentation ou être induit en tentation, inducere in tentationem. Inducere ad opus, c’est succomber, donc plus fort qu’instigare. Enfin, ligare, c’est lier, obliger. Une personne peut se sentir obligée ou incitée à poser une action ou à ne pas la poser. On dit alors que la conscience oblige, ligat, ou incite, instigat. « Malheur à moi, disait saint Paul, si je n’annonce pas l’Évangile. » Les passions l’emportant, une personne peut ne pas tenir compte de ce que lui dicte sa conscience ; c’est ce que Thomas d’Aquin entend quand il dit que la conscience peut être déposée, du verbe deponere, poser à terre ; ici, ignorer.

 

Tertio, l’application de nos connaissances à ce que nous avons fait ou omis de faire amène la conscience à exercer trois autres fonctions : excuser, accuser et engendrer du remords ou reprocher. Après s’être mal conduit, il est normal qu’un être humain cherche des excuses. On dit alors que sa conscience l’excuse. Parfois, elle accuse ou fait des reproches ; on peut penser à Caïn et à cet œil qui l’a poursuivi jusque sous terre. Enfin, certains criminels avouent leurs fautes sans en éprouver de remords. Les trois dernières fonctions de la conscience sont donc : excusare, accusare, remordere.  Il est évident que toutes ces fonctions : attester, inciter, obliger, excuser, accuser, reprocher, sont consécutives à l’application de nos connaissances à ce que nous avons fait ou allons faire.

 

La conscience morale, c’est celle qui incite à poser une action ou à ne pas la poser. Elle exerce donc son activité avant que l’acte ne soit posé ou omis. Le père Noble, o.p., l’a définie ci-dessus comme « le jugement [acte] d’appréciation qu’à chaque instant notre raison porte sur nos actes réfléchis. Dans La Splendeur de la vérité, on lit : « Le lien qui existe entre la liberté de l’homme et la Loi de Dieu se noue dans le “ cœur ” de la personne, c’est-à-dire dans sa conscience morale : “ Au fond de sa conscience – écrit le Concile Vatican II –, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. Cette voix qui ne cesse de le presser d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal, résonne au moment opportun dans l’intimité de son cœur : “ Fais ceci, évite cela. ” Car c’est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme ; sa dignité est de lui obéir, et c’est elle qui le jugera (Rom 2, 14-16)[98].

 

Ce texte de Vatican II est bien poétique. « Au fond de sa conscience » et il s’agit de la conscience morale. Or, la conscience morale est un simple jugement de la raison. Comment lui donner un fond ? On parle d’une loi que l’homme ne s’est pas donnée. Il ne s’agit donc pas de la loi naturelle qui est aliquid per rationem constitutum. Il faut qu’il s’agisse des inclinations naturelles, qui sont les principes d’où Thomas d’Aquin dégage les préceptes. Ces inclinations ne sont pas écrites, ce ne sont pas des lois ; elles sont ressenties. On parle ensuite d’une « voix qui ne cesse de le presser d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal ». Chez Thomas d’Aquin, c’est le premier précepte de la loi naturelle qui joue ce rôle ; et il n’est pas une voix. Cette loi n’est pas inscrite par Dieu au cœur de l’homme : elle est en l’homme sous forme d’inclinations naturelles. On ajoute : « Sa dignité est de lui obéir. » Thomas d’Aquin dirait plutôt que c’est avantageux pour l’homme de faire le bien et d’éviter le mal, car il a dit, dans la Somme contre les Gentils : Non Deus a nobis offenditur nisi ex eo quod contra nostrum bonum agimus (III, ch. 122). En français : Dieu n’est pas offensé par nous si ce n’est du fait que nous agissons contre notre bien. Simplifiant : Nous offensons Dieu quand nous agissons contre notre bien. « Et c’est elle qui nous jugera » (Rom 2, 14-16). C’est notre conscience qui nous jugera. C’est pourquoi saint Paul a pu écrire : « Quand des païens privés de la Loi accomplissent naturellement les prescriptions de la Loi, ces hommes, sans posséder la Loi, se tiennent à eux-mêmes lieu de Loi ; ils montrent la réalité de cette loi inscrite dans leur cœur, à preuve le témoignage de leur conscience », etc. En note, la Bible de Jérusalem précise : « C’est-à-dire agissent selon leur conscience, I, Cor 4, 4 +, sans le secours d’une Loi positivement révélée. La Loi n’est pas un principe de salut, mais un guide. À ce titre, la loi naturelle, inscrite au cœur de tout homme, peut en tenir lieu. »

 

« Jésus-Christ, accomplissement de la loi naturelle »

 

Ce titre du chapitre 5 du Rapport de la CTI devrait étonner quelques lecteurs. Non pas qu’il soit inédit ; j’ai lu l’équivalent dans Le milieu divin de Pierre Teilhard de Chardin il y a cinquante ans[99]. On y rencontre le titre suivant : « 3. La solution définitive : Tout effort coopère à achever le monde “ in Christo Jesu ”. » Plus récemment, François Varone titrait : « Le plan de Dieu : Tout rassembler en Jésus[100]. »

 

Cependant il n’est pas interdit de citer, dans l’élaboration d’une éthique rationnelle, n’importe quel écrit qui suggère des règles de conduite susceptibles d’épanouir des humains et de faciliter la vie en société ; il importe peu que ces écrits soient considérés comme tombés du ciel, dictés par les anges ou inspirés par le Saint-Esprit. Exemples : les Védas, les Upanishads, La Bhagavad Gita, la Bible, version hébraïque ou chrétienne, le Coran, le Livre de Mormon, le Livre d’Urantia, etc. Quand le Dalaï-Lama parle de Jésus avec des chrétiens, il prend des textes de l’Évangile et dégage les enseignements à retenir[101]. Que Jésus ait existé ou non, qu’il soit Dieu ou simplement un prophète n’a pas d’importance pour lui, car le bouddhisme est une religion non théiste (p. 126). Ailleurs il dira que le bouddhisme n’est pas une religion mais un mode de vie (p. 307).  Quand on lit : « Point de violence en matière de religion. La vérité se distingue assez de l’erreur », l’unanimité règne avant la référence (Le Coran, Sourate II, 257). Cette affirmation-là ressemble à cette autre : « La vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même » (Vatican II, La liberté religieuse, 1).

 

Et le paragraphe [101] du rapport de la CTI débute ainsi : « La grâce ne détruit pas la nature mais elle la guérit (sic), la conforte et la porte à son plein épanouissement. » Plusieurs participants à la table ronde se demanderaient et demanderaient : « Qu’est-ce que la grâce ? » Ils tiqueraient aussi sur l’affirmation que la grâce « guérit » la nature. Comme la CTI a parlé en [26] de « nature originelle, nature déchue, nature restaurée », on peut comprendre que la grâce guérit la nature déchue, blessée par le péché originel. Il ne faut pas introduire ce problème dans une discussion devant mener à une ébauche d’éthique universelle. Thomas d’Aquin dit que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne (Ia, q. 1, a. 8). De plus, en [3], on trouve cette phase : « Ils (les chrétiens) savent que Jésus-Christ “ notre paix ” (Éphésiens 2, 14), lui qui réconcilie tous les hommes avec Dieu par sa croix, est le principe d’unité le plus profond vers lequel le genre humain est appelé à converger. » On imagine facilement la réaction des juifs, des musulmans et des athées – pour ne nommer que ceux-là – en lisant cette phrase. J’ai de plus en plus la conviction que la CTI élabore une éthique catholique romaine qu’elle souhaiterait voir devenir celle du monde entier.

 

         Le paragraphe suivant [102] débute ainsi : « Le dessein de salut dont le Père éternel à l’initiative va se réaliser dans la mission du Fils qui donne aux hommes la Loi nouvelle, la Loi de l’Évangile, qui consiste principalement dans la grâce de l’Esprit saint agissant dans le cœur des croyants pour les sanctifier. » Je ne vois plus où est le langage commun, susceptible d’inaugurer un dialogue entre les gens nommés au début. Ce sont des catholiques romains qui parlent à des catholiques romains. D’ailleurs, c’est dit clairement en conclusion : « En apportant notre contribution propre à la recherche d’une éthique universelle, […] nous souhaitons inviter les experts et les porte-parole des grandes traditions religieuses, sapientielles et philosophiques de l’humanité à procéder à un travail analogue à partir de leurs propres sources afin d’aboutir à la reconnaissance commune de normes morales universelles fondées sur une approche rationnelle de la réalité. » Fort bien : « une approche rationnelle de la réalité ». Mais alors, que vient faire cette affirmation : « Notre conviction de foi est que le Christ révèle la plénitude de l’humain en l’accomplissant dans sa personne » ?

 

Conclusion

 

Quand des théologiens catholiques romains s’appliquent à élaborer une éthique universelle en un langage accessible à tous, ils risquent de faire trop facilement appel à leur spécialité. L’humble tablier de la servante de la théologie ne leur plaît pas. C’est ce qui frappe dans ce rapport. Qu’on cite des livres sacrés – tombés du ciel, dictés ou inspirés –, je n’en ai cure, mais qu’on évite, en éthique rationnelle, les affirmations qui relèvent de la foi. J’en ai noté quelques-unes au passage.

 

Si l’on veut mobiliser le monde entier, proposons-lui une cause qui fait l’unanimité. Il semble bien que ce soit « la règle d’or » qui l’indique. J’ai cité à ce sujet le rapport du synode des évêques, tenu à Rome en octobre 1971 : « Face à la situation du monde actuel, marquée par le grand péché de l’injustice, nous ressentons, d’une part, notre responsabilité et, d’autre part, notre impuissance à l’éliminer. » J’ai montré aussi que la justice exigeait le courage, la tempérance et la prudence, bref les quatre vertus quelques fois millénaires.

 

Mais, puisqu’il s’agit d’un « nouveau regard sur la loi naturelle », il faut rattacher ce projet à ladite loi naturelle. Le lien est facile à nouer entre la justice, règle d’or, et la loi naturelle. En effet, l’un des préceptes premiers de la loi naturelle enjoint de ne rien faire qui offense les personnes avec lesquelles on forme société (Ia-IIae, q. 94, a. 2). Or, c’est la vertu de justice qui règle les rapports avec autrui. Familiers avec les personnes divines, la CTI précise toujours qu’elle parle de la personne « humaine ».

 

J’aime bien que la CTI invite à la modestie : « Il faut être modeste et prudent lorsqu’on invoque l’“ évidence ” des préceptes de la loi naturelle » [52].Cependant, quand il s’agit des préceptes premiers, compris et connus de tous, la modestie et la prudence peuvent prendre congé. C’est dans les préceptes seconds, quasi-conclusions des préceptes premiers, que la modestie et la prudence, au sens de précaution, s’imposent. Par exemple, le fil qui rattache à la loi naturelle l’adultère des divorcés remariés est plus que ténu ; celui qui rattache à la même loi l’interdiction des moyens artificiels de contrôle des naissances n’est pas un câble.

 

Il aurait fallu que le rapport de la CTI cite IIa-IIae, q. 49, a. 1 : « La prudence a pour objet les actions humaines en leur contingence, comme il a été dit (q. 47, a. 5). En ce genre de choses, l’homme ne peut être dirigé par des vérités absolues et nécessaires, mais selon des règles dont le propre est d’être valables dans la plupart des cas, ut in pluribus. […] Or, ce qui est vrai dans la plupart des cas, on ne peut le savoir que par l’expérience. » Ce texte de Thomas d’Aquin dépouille les « principes moraux universels, immuables et négatifs » de leur caractère géométrique.

 

Enfin, j’aurais aimé trouver dans le rapport de la CTI deux textes capitaux de Thomas d’Aquin sur la conscience. D’abord, Ia-IIae, q. 19, a. 5, où il est dit qu’un acte objectivement bon, quel qu’il soit, peut devenir subjectivement mauvais si la raison le considère comme mauvais, et vice versa un acte objectivement mauvais peut devenir subjectivement bon si la raison le considère comme bon. Ensuite, j’aurais aimé trouver une référence au De Veritate, q. 17, a. 5, où Thomas d’Aquin prouve que la conscience oblige davantage et contre le précepte du prélat. La primauté inviolable de la conscience va jusque-là.

 



[1] Œuvres choisies d’Abélard, Aubier, Éditions Montaigne, 1945, p. 213-331.

[2] Les paragraphes du rapport sont numérotés de [1] à [116], les références ,de [1] à [105], et les numéros placés entre crochets. Pour éviter toute confusion, quand il s’agit d’un numéro de référence, je le signale.

[3] Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome I, 1957, p. 1041.

[4] En discutant avec la CTI, j’invoquerai constamment Thomas d’Aquin parce que sa « présentation de la loi naturelle [lui] apparaît particulièrement pertinente » [37].

[5] Citadelle, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1953, LXXX, p. 697.

[6] Ibid., XCIV.

[7] Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae, De virtutibus in communi, q. unique, a. 1.

[8] In II Eth., lect. 4, n. 282 et 283 ; VI, lect. 10, n. 1271.

[9] Aristote, Catégories, chap. 8, b 27 - 9 a 3.

[10] In II Eth., lect. 4, n. 283.

[11] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Garnier – Flammarion , GF 28, 1964, p. 373.

[12] Somme contre les Gentils, III, chap. 3 ; Ia-IIae, q. 2, a. 6 ; q. 29, a. 1.

[13] Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1949, Section V, 294, p. 176.

[14] In II Eth., lect. 4, n. 283.

[15] Q.D. De virtutibus in communi, q. un., a. 1.

[16] Ia-IIae, q. 94, a. 2 ; In I Eth., lect. 1, n. 11.

[17] In III Sent., d. 35, q. 1, a. 3, sol. 3.

[18] Ibid., a. 4, sol. 1.

[19] In X Eth., lect. 12.

[20] Op. cit., Paris, Le Centurion, 1980, p. 96.

[21] In IX Eth., lect. 4, n. 1807.

[22] In XII Metaph., lect. 8, n. 2544.

[23] In III Sent., d. 35, q. 1, a. 3, sol. 3 ; Somme contre les Gentils, III, chap. 37.

[24] Q.D. De virtutibus in communi, q. un., a. 1 ; In II Eth., lect. 4, n. 283 ; VI, lect. 10, n. 1271.

[25] In II Pol., lect. 4, n. 201.

[26] Ia-IIae, q. 94, a. 4, 5, 6 ; q. 99, a. 2, sol. 2 ; In IV Sent., d. 33, q. 1, a. 2, sol. 1.

[27] IIa-IIae, q. 57, a. 1 ; q. 58, a. 2 ; q. 60, a. 1, sol. 3.

[28] Alain, Propos sur le bonheur, Paris, Gallimard, Idées ; 362, 1928,  p. 119.

[29] René Dumont, L’Utopie ou la Mort, Paris, Seuil, 1973.

[30] Ibid., p. 7, 9, 68, 78, 167, 168, 178.

[31] Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, 10-11, 1920, Couverure.

[32] F.A. Hayek, Droit et liberté, Paris, PUF, Vol. 2, 1981, p. 105. 

[33] Aristote, La Politique, Paris, PUF, Denoël / Gonthier, Médiations ; 14, 1980, p. 154.

[34] Jean Rostand, L’Homme, Paris, Gallimard, Idées ; 5, 1962, p. 98.

[35] Lanza del Vasto, Pour éviter la fin du monde, Montréal, La Presse, 1973, p. 35.

[36] Pierre Teilhard de Chardin, L’Avenir de l’homme, Paris, Seuil, 1959, p. 31.

[37] Somme contre les Gentils, III, chap. 117.

[38] In III De Caelo, lect. 6, n. 585.

[39] De Regimine principum, I, chap. 2, n. 750.

[40] In VIII Eth., lect. 1, n. 1542.

[41] Ibid., n. 1543.

[42] Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1953, LXXXIX, p. 710.

[43] De la Cité de Dieu, XIX, chap. 7, dans Œuvres complètes, tome XXIV, p. 501.

[44] Aristote, La Politique, Paris, Vrin, II, chap. 7, p. 120.

[45] Xénophon, Œuvres complètes, Paris, Garnier-Flammarion, tome 3, GF 152, 1967, p. 307-308.

[46] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 373.

[47] Paul Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome I, 1957, p. 907-923.

[48] In VI Eth., lect. 10, n. 1270-1274.

[49] Ibid., lect. 11, n. 1275-1289.

[50] In VI Eth., lect. 10, n. 1272.

[51] Th. Deman, o.p., La Prudence, Éditions de la Revue des Jeunes, 1949, p. 394.

[52] O.p., Montréal, Valiquette, I, 8-11, p. 58-64.

[53] In III Sent., d. 35, q. 1, a. 4, sol. 1 ; Somme contre les Gentils, III, chap. 37

[54] Cicéron, Des Devoirs, Paris, Garnier-Flammarion, GF 156, 1967, I, chap. 7, p. 119.

[55] Aristote, Rhétorique, Paris, « Les Belles Lettres », 1932, chap. 9, 1366 b, p. 108.

[56] Aristote, Éthique de Nicomaque, trad. Voilquin, III, chap. 9, 2.

[57] In III Eth., lect. 18, n. 585.

[58] Philosophie, tome second, Paris, PUF, 1955, p. 38-39.

[59] Éthique à Nicomaque, VI, chap. 4.

[60] Op. cit., Contretemps/Le Seuil, 1978, p. 306.

[61] Cicéron, Des Devoirs, Garnier-Flammarion, GF 156, 1967, I, chap. VII, p. 119.

[62] Cité par Pierre Bigot, La Doctrine sociale de l’Église, Paris, PUF, 2e édition, 1966, p. 31, note 3.

[63] Du Contrat social et Discours, Paris, Union Générale d’Éditions, 10-18 ; 89-90, 1963, p. 66-67.

[64] L’Utopie ou la Mort, Paris, Seuil, coll. Politique ; 87, p. 16.

[65] In II Pol., lect. 4, n. 201.

[66] Alain, Propos, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1946, p. 494.

[67] Aristote, La Politique, Paris, Éditions Gonthier, PUF, Médiations ; 14, 1980, p. 93.

[68] In II Pol., lect. 4, n. 201.

[69] François Varillon, Joie de croire, joie de vivre, Paris, Centurion, 1981, p. 164.

[70] Albert Jacquard, Moi et les Autres, Paris, Seuil, 1983, Inédit Virgule, V 17, p. 76.

[71] Hugo Grotius, De jure et belli, Prolegoma. La CTI ne précise pas davantage.

[72] Somme contre les Gentils, III, chap. 122.

[73] Op. cit., Paris, Vrin, 1970, tome I, p. 194-195.

[74] In II Meteo., lect. 5, n. 167.

[75] In II Eth., lect. 4, n. 283.

[76] H. D. Gardeil, o.p., Métaphysique, Paris, Cerf, 1952, p. 70 ; In IV Metaph., lect. 6, n. 599.

[77] Somme contre les Gentils, II, chap. 55 ; Ia-IIae, q. 4, a. 2, sol. 2.

[78] Ia-IIae, q 84, a. 1, sol. 3 ; q. 96, a. 1, sol. 3.

[79] Ia-IIae, q. 58, a 1 ; q. 34, a. 2 ; q. 51, a. 1 ; q. 85, a. 6 ; IIa-IIae, q. 65, a. 1, sol. 1.

[80] In VII Eth., lect. 5, n. 1374.

[81] Roger Poudrier, Miséricorde, Montréal, Médiaspaul, 2005, p. 103, note 181.

[82] Le Coran, Sourate IV, 127.

 

[83] Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social et Discours, coll. 10-18, ; 89-90, 1963, p. 237.

[84] Op. cit., Montréal, Éditions Paulines, 1993, p. 107.

[85] Op. cit., Montréal, Éditions du Jour, 1973, p. 54.

[86] Op. cit., Montréal, Éditions Paulines, 1993, p. 107.

[87] Op. cit., Ottawa, 1993, n. 2266.

[88] Fernand Haward, Que faut-il penser de l’Inquisition ? Fayard, 1958, p. 47.

[89] Bernard Häring, Quelle morale pour l’Église ? Paris, Cerf, 1989, p. 110.

[90] Jean-Paul II, Entrez dans l’espérance, Plon-Mame, 1944, p. 279-280.

[91] Op. cit., Paris, Flammarion, 2007, p. 113-114.

[92] Op. cit., Paris, Seuil, 1983, p. 242.

[93] A.D.Sertillanges, La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 390.

[94] Paul Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome I, p. 1040.

[95] Les Cconfessions, XI, chap. 20.

[96] La Conscience morale, Paris, Lethielleux, 1923, p. 11-12.

[97] Th. Deman, La prudence, Éditions de la Revue des Jeunes, Paris, Tournai, Rome, 1949, p. 483.

[98] La Splendeur de la vérité, Montréal, Éditions Paulines, p. 88-89.

[99] Op. cit., Paris, Seuil, 1957, p. 41.

[100] Ce Dieu absent qui fait problème, Paris, Cerf, 10e édition, 2000, p. 102.

[101] Le Dalaï-Lama parle de Jésus, Paris, Éditions Brépols, J’ai lu ; 4739, 2008.