La liberté de conscience et la liberté de religion

 

En 1978, les Nations unies publièrent un document intitulé La Charte internationale des droits de l’homme. Sous ce titre, elles étageaient quatre sous-titres. Le premier est seul pertinent à notre réflexion : Déclaration universelle des droits de l’homme. Avec raison, le dernier mot de ce sous-titre, de l’homme, déplut à nombre de gens.  Et la femme ? Certains pays, dont le Canada, remplacèrent « de l’homme » par « de la personne ». De plus, comme cette Charte contient des libertés, et que toutes les chartes doivent en contenir, ils ajoutèrent ce mot dans le titre, qui devint une charte des droits et libertés de la personne.

 

Liberté n’est pas synonyme de droit

 

S’il n’y avait pas de différence entre un droit et une liberté, notre Charte canadienne n’en serait pas une de « droits et libertés » mais seulement de droits. Quelle est donc la différence entre un droit et une liberté ? Quand on examine les libertés fondamentales énumérées à l’article 3 de la Charte canadienne, on conclut qu’il s’agit, dans certains cas, d’une activité incontrôlable : l’opinion, la conscience… Incontrôlable si l’acte reste à l’intérieur. Personne ne connaît mes opinions si je ne les exprime pas par la parole, par l’écrit ou autrement (caricature, mimique…). Si je le fais, je peux avoir des problèmes, car « Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation » (art. 4). La Charte canadienne parle encore de libertés quand il s’agit de choses qui n’intéressent pas toute personne. La religion, par exemple. La Charte en fait un objet de liberté. Par contre, un droit évoque quelque chose dont tout le monde entend bénéficier : la vie, l’intégrité de la personne, la réputation, la propriété, etc.

 

Les droits et les devoirs

 

Les chartes de droits ont été réclamées par des gens qui en avaient soupé de vivre comme s’ils n’avaient que des devoirs. Cet abus en partie corrigé – nos détenus ont maintenant leur charte des droits –, l’impression contraire s’est souvent répandue : on n’avait plus dorénavant que des droits. N’avoir que des devoirs, n’avoir que des droits, ce sont deux extrêmes à éviter. Dans le juste milieu, où se tient la vertu, in medio stat virtus, on a des droits et des devoirs.

 

Tout droit authentique chez une personne engendre un devoir – au sens de dû, de dette – chez une autre, sinon on aurait un créancier sans débiteur. Si j’ai le droit de toucher un revenu qui permet une vie humaine décente, il faut que quelqu’un ait le devoir de me le verser ou de faire en sorte qu’il me soit versé. La déclaration de 1789 en est une des « droits de l’homme et du citoyen », mais, dès l’introduction, on s’empresse de dire que cette déclaration rappellera « aux membres du corps social » leurs droits et leurs « devoirs » puisqu’un droit authentique ne va pas plus sans un devoir qu’une médaille sans un revers.

 

On peut se demander si certaines revendications, présentées comme des droits, en sont vraiment : droit à la santé, droit au travail, droit à l’enfant, droit à l’erreur, droit à l’immigration… J’avais étonné un président d’association de retraités en lui demandant de retirer de la charte « le droit à la santé ». On a droit aux soins médicaux qu’offre le pays dans lequel on vit ou qu’il peut nous faire donner dans un autre, mais personne n’oserait  se présenter comme débiteur de la santé à qui prétend y avoir droit.

 

Droit au travail ou devoir de travailler ? Quand on parle du « devoir social », c’est au sens d’une dette envers la société. Comme la société est échange de services, chacun acquitte sa dette en offrant un service. Alors comment parler d’un droit au travail ? Il faut parler plutôt d’un devoir de travailler. Il s’ensuit que chaque citoyen doit acquérir la compétence requise pour rendre un service conforme à ses aptitudes et à ses goûts. Un chômeur ne peut pas exiger du gouvernement qu’il lui trouve un emploi. Le gouvernement favorise la création d’emplois, mais il n’a pas le devoir d’en créer pour chaque chômeur.

 

Droit à l’immigration ? On admet que tout être humain ait droit à un petit coin sur la Terre où il pourra vivre. Mais un immigrant ne jouit pas de la liberté de se présenter dans un pays et dire : « C’est ici que j’ai choisi de vivre. » Le pays concerné est justifié d’imposer des conditions, car les immigrants peuvent perturber le fonctionnement d’une société par leurs exigences. Par exemple, quand les adeptes d’une religion veulent que le pays qui les accueille satisfasse à leurs exigences concernant l’exercice de la médecine – refus des transfusions, par exemple – ; des exigences concernant le sexe du soignant ; des exigences concernant l’alimentation – kascher ou hallal : quand ils veulent maintenir des pratiques de leurs pays d’origine : la polygamie, l’homicide pour sauver l’honneur, le port de vêtements spéciaux, le refus d’obéir à une policière, des piscines unisexes, le port du kirpan, du turban, des temples et des jours fériés.

 

Les libertés et les contraintes

 

Une contrainte est une violence exercée contre une personne, c’est une entrave à sa liberté d’action. Les contraintes nous arrivent de partout : de la naissance, du hasard, de la société, des amis, de l’emploi, des circonstances, des parents, etc. Quelques exemples entre mille. La naissance apporte sa botte de contraintes : sexe, taille, couleur de la peau, langue, religion, pays, etc. L’état civil en comporte : célibat, mariage, divorce, veuvage, etc.

Dans l’un de ses Regards sur le monde actuel, Paul Valéry dénonce le nombre et la force des contraintes d’origine légale : « La loi saisit l’homme dès le berceau, lui impose un nom qu’il ne pourra changer, le met à l’école, ensuite le fait soldat jusqu’à la vieillesse, soumis au moindre appel. [Valéry parle de la France.] Elle l’oblige à quantité d’actes rituels, d’aveux, de prestations, et qu’il s’agisse de ses biens ou de son travail elle l’assujettit à ses décrets dont la complication et le nombre sont tels que personne ne les peut connaître et presque personne les interpréter[1]. »

 

Un seul autre exemple. Tacite, historien latin du début du deuxième siècle de notre ère, imagine cette formule bien d’actualité en parlant d’une société : legibus laborabatur, « elle était travaillée par les lois », comme on dit en français qu’une colique travaille l’intestin, qu’une angoisse travaille l’esprit, c’est-à-dire font souffrir, torturent. Et Tacite de partir à la recherche de ce qui, dans le passé, « a conduit à cette multitude et à cette variété infinies de lois[2] ».

 

D’où vient cette rage de régler chaque problème par une loi ou un règlement ? D’abord, il y a là une promesse de facilité. Qui passera le premier, de demander Pascal, qui cédera sa place à l’autre[3]? Le plus vertueux ? Le plus savant ? Le plus utile à la société ? Mais comment mesurer ces choses ? Et Pascal de poursuivre : « Qu’y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un pays, le premier fils d’une reine ? » Mais en attachant cette dignité à quelque chose d’incontestable [le premier fils de la reine, c’est moins contestable que le premier fils du roi], on évite la chicane.

 

S’en tenir rigoureusement à la lettre d’un règlement ou d’une loi, c’est opter pour la facilité. Ce genre d’administrateur est merveilleusement caricaturé par Antoine de Saint-Exupéry dans Vol de nuit : « Rivière disait de [Robineau] : “ Il n’est pas très intelligent, aussi rend-il de grands services.” Un règlement établi par Rivière était, pour Rivière, connaissance des hommes, mais pour Robineau n’existait plus qu’une connaissance du règlement. Au pilote qui décollait en retard à cause de la brume, il enlevait la prime d’exactitude. » Les protestations désespérées du malchanceux n’obtenait qu’un lamentable : « C’est le règlement. » Et Saint-Exupéry d’ajouter : « Robineau se retranchait dans son mystère. Il faisait partie de la direction. Seul parmi ces totons, il comprenait comment, en châtiant les hommes, on améliore le temps[4]. »

 

Il y a ensuite une certaine conception de la justice, qui suscite une véritable rage d’égalité.  « On a dit cent fois, écrit Alexis de Tocqueville, que nos contemporains avaient un amour bien plus tenace pour l’égalité que pour la liberté[5]. » Notre justice n’a pas coupé le cordon ombilical de son ascendance grecque : partager en deux parties égales[6]. Nous sommes satisfaits quand il y a autant de femmes que d’hommes, autant de noirs que de blancs, autant d’étudiants que de professeurs dans le comité… Cette conception de la justice a des appuis solides et anciens. Dans son traité Des devoirs, Cicéron dit qu’« on a toujours cherché à garantir par le droit l’égalité[7]. Et Alain de reprendre, deux mille ans plus tard : « Qu’est-ce que le droit ? C’est l’égalité[8]. »

 

I. La liberté de conscience

 

De nombreuses expressions du langage populaire nous incitent à penser que la conscience est une faculté comme l’intelligence, la volonté, l’imagination, la mémoire. Comment ne pas le penser quand on entend des expressions où la conscience figure parmi des facultés : volonté forte, conscience large, imagination fertile, mémoire d’éléphant ? On a quelque chose sur la conscience comme on a une poussière dans l’œil ; on met la main sur sa conscience comme on la met sur son ventre ; la conscience a une voix, comme en ont une les humains et les animaux – mais ces derniers n’ont pas le langage.

 

Si l’on parle proprement, la conscience n’est pas une faculté mais un acte. Cependant, jadis, comme de nos jours, les gens qui parlaient proprement étaient peu nombreux. Saint Augustin (354-430) en témoigne : « Rarement nous parlons des choses en termes propres, le plus souvent, c’est en termes impropres, mais nos auditeurs ou lecteurs comprennent ce que nous voulons dire[9]. » Ne nous étonnons donc pas que certains moralistes appellent conscience non pas l’acte, mais la faculté qui le produit. Thomas d’Aquin ne s’en formalise pas, car il est d’usage courant que l’on prenne l’effet pour la cause, le contenant pour le contenu, le signe pour la chose signifiée. Cette figure de rhétorique a nom métonymie. C’est ainsi qu’on appelle parfois intelligence non pas la faculté, mais la compréhension qu’on a d’une chose. Avoir l’intelligence d’un auteur peut signifier le comprendre et non pas avoir une intelligence aussi pénétrante que la sienne.

 

Le Petit Robert donne de la conscience la définition suivante : « Faculté ou fait de porter des jugements de valeur morale sur ses actes. » Le « fait de porter », c’est un acte. La conscience est donc considérée comme une faculté et comme un acte. Le père H.-D. Noble, o.p., joue également sur ces deux sens dans un ouvrage intitulé La Conscience morale : « La conscience morale est le jugement [acte] d’appréciation qu’à chaque instant notre raison porte sur nos actes réfléchis[10]. » À la page suivante : « Ce jugement […] est l’acte propre de ma conscience [puissance ou faculté maintenant] morale. »

 

La conscience est un acte

 

Pour Thomas d’Aquin, il est manifeste qu’à proprement parler la conscience n’est pas une faculté mais un acte. L’évidence découle pour lui de l’étymologie du mot et des fonctions que le langage commun attribue à la conscience.

 

- Argument tiré de l’étymologie du mot conscience

 

Conscience vient du latin conscientia, formé du préfixe cum, « avec », et de scientia, « connaissance » ; cum et scientia, c’est scientia cum, sous-entendu alio, « quelque chose », dit Thomas d’Aquin[11]. Le mot évoque donc une connaissance non pas isolée, mais en rapport avec quelque chose d’autre, une connaissance appliquée. D’après l’étymologie du mot, il semble bien que la conscience n’est pas une faculté mais un acte. Cependant, l’étymologie d’un mot est une chose, sa signification en est une autre, et c’est elle qui importe. Iode vient d’un mot grec qui signifie violet, mais l’iode n’est pas une couleur ; muscle vient du latin musculus, « petit rat », mais un muscle n’est pas un mammifère.

 

- Argument tiré des fonctions attribuées à la conscience

 

En second lieu, il apparaît que la conscience est un acte, et non une faculté, à l’examen des fonctions que la manière usuelle de parler lui attribue, secundum communem usum loquendi. Dans la Somme théologique, Thomas d’Aquin en distingue six : testificari, attester, instigare, inciter, vel ligare, lier, obliger, vel etiam accusare, accuser, vel remordere, causer du remords, sive reprehendere, blâmer (I, q. 79, a. 13). Ces fonctions résultent toutes de l’application de quelque connaissance à ce que nous faisons ou avons fait. Cette application de nos connaissances à ce que nous faisons, ad ea quæ agimus, s’effectue d’une triple façon.

 

Primo, selon que nous reconnaissons avoir posé un acte ou ne pas l’avoir posé. La conscience joue alors sa fonction d’attester, testificari. Le blessé inconscient ne se souvient de rien ; le somnambule non plus. Devant les tribunaux, il arrive – rarement, j’en conviens – que des accusés, sans qu’on les soumette à la torture, avouent des fautes qu’ils n’ont pas commises ; d’autres – fréquemment – nient avoir commis les fautes dont on les accuse et qu’ils ont commises ; enfin, les autres reconnaissent avoir commis les fautes dont on les accuse.

 

Dans le De Veritate, Thomas d’Aquin donne trois exemples choisis dans la Bible. Un premier, dans la Genèse : « Nous ne savons pas qui a mis notre argent dans nos sacs à blé », disent les frères de Joseph (42, 22). Mais, selon le texte latin que Thomas d’Aquin utilisait, ils n’ont pas dit : « Nous ne savons pas », mais : « Non est in conscientiis nostris. » Les traducteurs de la Bible de Jérusalem auraient pu serrer la lettre de plus près. Un second exemple, tiré de L’Ecclésiaste : « Bien des fois ton cœur a su que toi aussi avais maudit les autres » (7, 22). Les mêmes traducteurs ont employé « ton cœur » au lieu de « ta conscience ». Pourtant, dans le texte de Thomas d’Aquin, on lit : « Ta conscience sait », scit conscientia tua. Un troisième exemple, emprunté à saint Paul : « Ma conscience m’en rend témoignage » (Rom 9, 1). En latin : « Testimonium mihi perhibente conscientia mea. » Voilà, enfin, qui est très bien.

 

Secundo, l’application de nos connaissances à notre activité est l’occasion pour la conscience d’exercer trois autres fonctions : instigare, vel inducere, vel ligare. Instigare, c’est pousser à l’action ; « à l’instigation de » est une expression bien connue. Inducere est plus fort qu’instigare, il me semble. Dans son explication de l’Oraison dominicale (II-II, q. 83, a. 9), Thomas d’Aquin explique la demande suivante : « Ne nous fais pas entrer en tentation, et ne nos inducas in tentationem. » Nous demandons de ne pas succomber à la tentation. C’est ce que Thomas d’Aquin entend par entrer en tentation ou être induit en tentation, inducere in tentationem. Inducere ad opus, c’est succomber, donc plus fort qu’instigare. Enfin, ligare, c’est lier, obliger. Une personne peut se sentir obligée ou incitée à poser une action ou à ne pas la poser. On dit alors que la conscience oblige, ligat, ou incite, instigat. « Malheur à moi, disait saint Paul, si je n’annonce pas l’Évangile. » Mais, les passions l’emportant, une personne peut ne pas tenir compte de ce que lui dicte sa conscience : c’est ce que Thomas d’Aquin entend en disant que la conscience peut être « déposée », du verbe deponere, poser à terre ; ici, ignorer.

 

Tertio, l’application de nos connaissances à ce que nous avons fait ou omis de faire amène la conscience à exercer trois autres fonctions : excuser, accuser et engendrer du remords ou reprocher. Après s’être mal conduit, il est normal qu’un être humain cherche des excuses. On dit alors que sa conscience l’excuse. Parfois, elle accuse ou fait des reproches ; on peut penser à Caïn et à cet œil qui l’a poursuivi jusque sous terre : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn[12]. » Enfin, certains criminels avouent leurs fautes, mais n’éprouvent aucun remords. Les trois dernières fonctions de la conscience sont donc : excusare, accusare, remordere. Il est évident que toutes ces fonctions : attester, inciter, obliger, excuser, accuser, reprocher, sont consécutives à l’application de ses connaissances à ce qu’une personne a fait ou allait faire.

 

La liberté de conscience est une liberté de jugement

 

Avant de poursuivre, il importe de distinguer la conscience psychologique d’avec la conscience morale. Quand Pierre Teilhard de Chardin parle « de la montée de conscience[13] », il s’agit de la conscience psychologique et non de la conscience morale, qui nous intéresse ici. Le Petit Robert la définit ainsi: « Faculté ou fait de porter un jugement de valeur morale sur ses actes. »

 

La conscience étant un jugement de la raison, la liberté de conscience est une liberté de jugement. Celle que les chartes nous accordent peut s’exercer sous l’influence de l’ignorance, des passions, de la coutume et de la maladie. Examinons chacun de ces cas.

 

a) Jugement et ignorance

 

Que l’ignorance ait une influence sur le jugement, on le sait par expérience personnelle, et l’expérience des autres nous est révélée par cette petite phrase qu’on entend souvent : « Si j’avais su. » Sous-entendu : je n’aurais pas fait ou j’aurais fait telle ou telle chose. Le serpent avait promis au couple du jardin : « Si vous mangez de ce fruit, vous connaîtrez le bien et le mal », c’est-à-dire ce qui va tourner à votre avantage et ce qui va tourner à votre détriment. Ils en mangèrent en vain. Personne ne peut prévoir ces deux éventualités. Toute action comporte un risque, car les circonstances qui l’entourent sont en un nombre tel qu’Aristote (~384-~322) a pu écrire : « Nos fautes peuvent présenter mille formes, en revanche, il n’y a qu’une façon de réaliser le bien[14]. »

 

On peut se demander à qui pensait le dominicain Deman quand il a écrit : « [Thomas d’Aquin] entend bien, par exemple, que l’homme qui pécherait en croyant au Christ, à cause de la conscience qu’il a, pèche également en n’y croyant pas : car sa conscience est fausse, et il dépendait de lui de ne pas verser dans cette erreur[15]. » Comment pourrait-on dire qu’il dépend des musulmans ou des bouddhistes de ne pas « verser dans cette erreur » ? Deman a raison quand il s’agit d’une personne qui a une conscience erronée par sa faute. L’ignorance, c’est le fait de ne pas savoir. Mais il y a des connaissances que toute personne doit posséder et des connaissances que seules les spécialistes possèdent. Ne pas connaître ou, du moins, mal connaître une science qu’on devrait posséder, c’est proprement de l’ignorance. Dans l’autre cas, c’est du non-savoir. Le latin a le verbe nescire, « ne pas savoir », et  nescientia, le « non-savoir ».

 

b) Jugement et passions

 

Ceux qui ne disposent pas d’un traité des passions peuvent ouvrir leur Petit Robert au mot passion : « 1. Vieux : Souffrance. » Le mot vient en effet du verbe latin pati, qui signifie “ supporter, souffrir, éprouver, endurer ”. « 2. Vieux : Tout état ou phénomène affectif. » Pascal précise : “ La nature, qui n'est pas sensible, n'est pas susceptible de passions. ” Étant donné que l’affectivité comprend la volonté et la sensibilité, la restriction introduite par Pascal est nécessaire : les passions sont des mouvements de la sensibilité. Il n’y a pas de passions, à proprement parler, dans la volonté.

 

« 3. (1572).Surtout pluriel. État affectif et intellectuel assez puissant pour dominer la vie de l'esprit, par l'intensité de ses effets, ou par la permanence de son action. » Il faut supprimer “ intellectuel ” et limiter “ affectif ” à la sensibilité. Pour les stoïciens, toutes les passions étaient des maladies de l’âme, dont il fallait se guérir. Écoutons Sénèque : “ Vaut-il mieux avoir des passions modérées ou n’en point avoir du tout ? s’est-on souvent demandé. Nos stoïciens n’en veulent point ; les péripatéticiens [disciples d’Aristote] les acceptent, mais modérées. Moi, je ne vois pas comment peut être salutaire ou profitable une maladie même peu grave ”, lance Sénèque[16].

 

« 4. Spécialement : L'amour, quand il apparaît comme un sentiment puissant et obsédant. » Un crime passionnel, c’est un crime inspiré par l’amour. « 5. Vive inclination vers un objet que l'on poursuit, auquel on s'attache de toutes ses forces. » En ce sens, la passion peut porter sur le jeu,  la liberté, le pouvoir, les voyages. « 6. Affectivité violente qui nuit au jugement. »

 

Pour distinguer et nommer les passions, Thomas d’Aquin fait appel à l’expérience que chacun fait tous les jours et même plusieurs fois par jour. On cherche des biens sensibles : eau, nourriture, chaleur, etc. ; on fuit des maux sensibles : froid, bruit, douleur, mauvaise odeur. Cette recherche et cette fuite comportent parfois des difficultés, des obstacles. Personne ne conteste ces faits.

 

La perception d’un bien sensible fait naître l’amour, puis le désir, c’est-à-dire l’effort pour entrer en possession du bien aimé, enfin le plaisir de la possession. La perception d’un mal sensible fait naître un sentiment de répulsion, que l’on disait odium en latin, mais dont la traduction française, « haine », est trop forte. Suit ce que les péripatéticiens appellent l’aversion (contraire du désir, effort pour fuir) ; vient enfin la tristesse si le mal n’a pu être évité.

 

Face à l’obstacle, il faut distinguer l’obstacle au bien d’avec l’obstacle au mal. Quand le bien sensible convoité comporte un obstacle, une difficulté à vaincre, on espère ou l’on désespère d’y parvenir (espoir et désespoir, désespérance). Quand le mal sensible que l’on veut écarter comporte un obstacle, on oscille entre l’audace et la crainte, selon que l’obstacle ne semble pas invincible ou qu’il le semble. Si l’obstacle résiste, c’est la colère. Et l’on arrive à onze passions ou mouvements de la sensibilité : amour, désir, joie ; haine, aversion, tristesse ; espoir et désespoir (désespérance) ; audace, crainte et colère (I-II, q. 23, a. 4). Dans chacune on peut distinguer des espèces. Par exemple, Thomas d’Aquin distingue quatre espèces de tristesse (I-II, q. 35, a. 8).


      - Influence des passions sur le jugement

 

Quand le jugement est porté sous l’emprise de la colère, de la tristesse, du désir sexuel, voire de la joie, il est normal qu’il s’écarte de la raison. L’usage de la raison peut même être supprimé quand la passion est violente, sous l’effet d’un excitant hors de l’ordinaire ou en présence d’une sensibilité exceptionnelle. Encore davantage si ces deux facteurs conjuguent leur pouvoir. On conçoit assez facilement cette situation dans le cas d’une terreur panique, d’un accès de fureur ou d’une passion amoureuse. Pour avoir vu Bethsabée dans son bain, David devient meurtrier et adultère. Thomas d’Aquin parle d’une certaine nécessité d’agir quand une crainte imminente saisit une personne (II-II, q. 64, a. 5). La passion est telle, parfois, qu’elle supprime totalement l’usage de la raison (II-II, q. 156, a. 1).

 

Mais pour fausser le jugement, il n’est pas nécessaire que la passion soit violente. Voici à ce sujet les derniers mots écrits, pâles au crayon, de Paul Valéry, alité, juin ou juillet 1944 : « Toutes les chances d’erreur. Pire encore, toutes les chances de mauvais goût, de facilité vulgaire sont avec celui qui hait[17]. » Plus tôt dans sa vie, il avait écrit : « Avant que tu aies parlé, si tu m’es antipathique, ma négation est prête, quoi que tu doives dire – car c’est Toi que je nie[18]. »

 

Dans Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry donne un exemple encore plus décisif de la fragilité de nos jugements. L’astéroïde B 612 n’avait été aperçu qu’une fois en 1909 par un astronome turc, qui avait fait une démonstration de sa découverte à un congrès international d’astronomie, mais « personne ne l’avait cru à cause de son costume. Heureusement pour la réputation de l’astéroïde B 612, un dictateur turc imposa à son peuple, sous peine de mort, de s’habiller à l’européenne. L’astronome refit sa démonstration en 1920, dans un habit très élégant. Et cette fois-ci tout le monde fut de son avis[19]. »

 

Le père J.-D. Folghera, o.p., qui a traduit et commenté le traité de La Tempérance de la Somme théologique, écrit, en note, avant d’aborder les fautes de luxure : « On comprendra qu’en raison des délicates matières traitées en cette question 154, nous n’en donnions pas la traduction française[20]. » Il était influencé par son aversion pour les choses du sexe. Thomas d’Aquin avait sans doute l’odorat moins fin : il n’a pas changé de langue en traitant ces « délicates matières ». Il y dit, entre autres, que le désir charnel, libido, qui est dans l’appétit sensible, diminue le péché, car le péché est d’autant plus léger que celui qui pèche est entraîné par une plus grande passion. Or, c’est dans la fornication que le désir charnel est le plus grand. Aussi saint Augustin, un connaisseur, avoue que, parmi tous les combats des chrétiens, les plus durs sont les combats de la chasteté, la lutte y est quotidienne, mais rare la victoire (II-II, q. 154, a. 3, sol. 1). C’est dans le prolongement de cette pensée que se situe ce mot du même Augustin : Maintenant on vit assez bien si l’on vit sans crime – Nunc satis bene vivitur, si sine crimine [21].

 

En voulant supprimer totalement les passions, comme si elles étaient des maladies, les stoïciens ne tiennent pas compte de la nature de l’être humain, corps et âme, intelligence et sens, volonté et appétit sensible. Parce que nous cédons souvent malgré nous aux passions, saint Augustin aurait souhaité, lui aussi, que nous en soyons exempts, mais il reconnaissait qu’une complète impassibilité n’est pas conforme à la nature humaine et que, sans les passions, nous ne pouvons pas vivre correctement : si passiones omnino nullas habeamus, tunc non recte vivimus [22].

 

Selon les stoïciens, les péripatéticiens [les disciples d’Aristote] considèrent les passions comme nécessaires dans une vie humaine normale[23]. Selon eux, celui-là n’est pas un homme qui est incapable de colère, par exemple. La nature nous a dotés de passions pour que nous fassions plus facilement ce qui nous convient, c’est-à-dire notre bien. Elles mettent à tout instant leur précieux concours à notre disposition car, pour réussir brillamment, il faut avoir la passion de ce que l’on entreprend[24]. Sans elles, toute activité languit, toute vigueur morale se relâche, prétendent les péripatéticiens[25].

 

Thomas d’Aquin est d’accord avec les péripatéticiens : il faut parfois éveiller une passion pour mieux accomplir une tâche. Pour ne pas succomber à la pitié avant d’avoir atteint le terme d’une juste vengeance, on peut sentir le besoin de tisonner sa colère[26]. Dans Phèdre, Racine met les vers suivants dans la bouche de Thésée : « Dans toute leur noirceur, retracez-moi ces crimes ; échauffez mes transports trop lents, trop retenus[27]. » Mahomet le savait bien : « Vous infligerez à l’homme et à la femme adultères cent coups  de fouet à chacun. Que la compassion ne vous entrave pas dans l’accomplissement de ce précepte de Dieu[28]. »

 

- Passion et exécution

 

La passion violente, surtout la colère, perturbe le jugement de la raison (I-II, q. 48, a. 3), mais, quand le jugement a été formé sans passion ou sous l’influence d’une passion modérée, son exécution s’accommode d’une passion même forte, car, s’il faut réfléchir lentement, par contre, il faut agir vite[29]. La promptitude n’est pas la seule qualité de l’acte vertueux, d’accord, mais l’une des trois, les deux autres étant l’uniformité et le plaisir. La malice des choses, dit Alain, offre occasion sur occasion de revenir sur la délibération ; mais la porte doit être fermée de ce côté-là. Sinon, au premier obstacle, la meilleure résolution s’effrite, la délibération reprend et l’action est compromise. Qui délibère oublie de vouloir[30].

 

- Utilité de la colère

 

La colère, passion qui perturbe le plus le jugement de la raison, a quand même son utilité. Aristote la voit comme « une cause du courage ». Elle est « un aiguillon très puissant pour affronter les dangers[31]. » Résister et attaquer tels sont les deux actes du courage. Résister constitue son acte principal et le plus difficile. En effet, il est plus difficile de résister que de passer à l’attaque, car celui qui résiste est aux prises avec un mal présent – le fouet, par exemple –, tandis que celui qui attaque s’élance sur un mal absent, éventuel. La colère ne pourrait que compromettre la patience requise pour la résistance en suggérant sans cesse la violence, cette espèce de « fuite en avant », comme dit Georges Gusdorf[32]. Mais, quand le courage passe de la résistance à l’attaque, il trouve dans la colère une passion équipée à cette fin.

 

On pourrait montrer que la colère peut prêter son concours à n’importe quelle vertu. Thomas d’Aquin invoque à ce sujet l’autorité de Jean Chrysostome (~349-407) : « S’il n’y avait pas de colère, on ne défendrait pas la doctrine, on ne ferait pas respecter la justice, et le crime ne serait pas comprimé[33]. » En effet, des obstacles peuvent se dresser sur la route de n’importe quelle vertu. Pour les renverser, la colère sera éventuellement utile. Sauf s’il s’agit de la douceur,  la colère ne peut l’aider.

 

- La passion la plus nuisible au corps

 

De toutes les passions, la tristesse est la plus nuisible pour le corps : Tristitia inter omnes animæ passiones magis corpori nocet (I-II, q. 37, a. 4). Avant d’en élaborer la preuve, Thomas d’Aquin cite quelques passages de la Bible. D’abord, Proverbes, XVII, 22 : « Cœur joyeux améliore la santé, esprit déprimé dessèche les os. » Puis L’Ecclésiastique, XXXVIII, 18 : « Le chagrin mène à la mort. » Il va jusqu’à dire que la tristesse fait perdre parfois non seulement l’usage de la raison, mais la raison elle-même. Il faut donc la combattre comme une maladie mortelle, et il en indique des remèdes (I-II, q. 38). On remarque qu’il emploie ici le vocabulaire des stoïciens : maladie et remède.

 

Être vivant, c’est agir, et un être agit selon ce qu’il est, agere sequitur esse. Le végétal se nourrit, croît et se reproduit. L’animal ajoute plusieurs opérations : il voit, entend, goûte, fait des colères, manifeste son plaisir, etc. L’être humain ajoute l’intelligence et la volonté. Agir, pour un être humain, c’est rechercher son bien, c’est-à-dire ce qui lui convient, et éliminer, autant qu’il le peut, ce qui tournerait à son détriment. Or, la crainte ou la peur, le désespoir et la tristesse freinent l’action, surtout la tristesse, selon Thomas d’Aquin (I-II, q. 37, a. 4). Un exemple illustre l’escalade de ces sentiments. On craint de perdre un ami malade ; puis on perd tout espoir que le médecin le ramène à la santé ; enfin, c’est la tristesse de sa mort. Avec la mort, le mal est présent ; il ne l’était pas dans les deux premiers cas.

 

Alain fait de la peur le plus redoutable ennemi de la possession de soi[34]. Comme Thomas d’Aquin, il parle de « remèdes » contre la peur[35]. « Peur, écrit-il, ce n’est peut-être qu’action sans action ; tout s’agite en notre corps, et rien ne s’y décide. » Il cite Descartes pour qui « l’irrésolution est le plus grand des maux ». Puis Stendhal qui fait dire à son héros : « Qu’importe si j’ai peur maintenant, pourvu que je n’aie pas peur dans l’action. » Et Alain de conclure : « C’était dénouer déjà la peur, qui se redouble par la peur d’avoir peur, comme chacun sait. »

 

Thomas d’Aquin ne peut sûrement pas être taxé de pessimisme quand il affirme que la vie humaine est soumise à de multiples et inévitables maux (I-II, q. 5, a. 3). Il répartit nos malheurs en maux du corps, en maux de l’affectivité et en maux de l’intelligence. Bonne division pour ceux qui s’accordent à dire que l’être humain est corps, intelligence et affectivité.

 

Depuis le Moyen Âge, la science a beaucoup amélioré le sort de nos chers corps, mais il reste quand même quelques maladies obsédantes : cancer, sida, alzheimer, sclérose en plaques, maladies cardio-vasculaires, etc. Du point de vue de l’affectivité, la situation s’est améliorée sur certains points, mais elle s’est détériorée sur d’autres. « Le grand ennemi, “ l’ennemi no 1 ” du monde moderne, c’est l’ennui », selon Pierre Teilhard de Chardin[36]. Enfin, du point de vue de l’intelligence, nous cherchons chaque jour la réponse à quelque problème de notre quotidien.

 

- Les remèdes à la tristesse

 

Le remède qui peut, sinon guérir du moins soulager l’humanité aux prises avec tous ces problèmes, c’est… le plaisir, affirme saint Thomas d’Aquin (I-II, q. 38, a. 1). J’ai dit « saint » intentionnellement. D’un saint, on aurait pu s’attendre qu’il dise : « C’est la prière. » Mais non ; la tristesse affecte le corps ; le remède doit l’y rejoindre pour la déloger.

 

Chacun est bien obligé d’utiliser les remèdes dont il dispose. La personne qui ne connaît que les plaisirs sensibles, de l’ouïe, du goût, de la vue, du toucher, va les utiliser comme remèdes ; elle peut chasser la tristesse en écoutant de la musique, en dégustant son mets préféré, arrosé d’un bon vin, en caressant son animal de compagnie, etc. Celle qui connaît en outre  les plaisirs de la science et de l’art dispose de remèdes additionnels. Montesquieu a écrit : « L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne m’ait ôté[37]. » Dans Malaise dans la civilisation, Freud parle des plaisirs « délicats et plus élevés » que ressentent l’artiste en donnant forme aux images de sa fantaisie et le penseur qui trouve la solution d’un problème ou découvre une vérité[38]. Une personne triste se guérit par la lecture, une autre par la peinture, une autre par la musique, une autre par la pêche, une autre par le sport, une autre par l’alcool, etc. Celles qui ne trouvent de plaisir nulle part risquent de recourir à l’ultime expédient de Pascal…

 

c) Jugement et coutume

 

Dans ses voyages, Descartes nous dit qu’il a vu « plusieurs choses qui, bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples[39]. » Il reconnaissait ainsi la force de la coutume, qui fait porter des jugements très étonnants.

 

L’un des auteurs – que je connais – qui ont le mieux parlé de la coutume, c’est Pascal dans ses immortelles Pensées[40]. « La coutume est notre nature. Qui s’accoutume à la foi, la croit, et ne peut plus ne pas craindre l’enfer[41]. » « Qu’est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? […] Une différente coutume donnera d’autres principes naturels[42]. » « La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? J’ai grand’peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature[43]. »

 

À première vue, Pascal semble bien exagérer quand il ajoute : « Il n’y a rien qu’on ne rende naturel ; il n’y a naturel qu’on ne fasse perdre[44]. » Si l’on envisage le long terme de l’évolution, cette affirmation est défendable : l’évolution a sorti de l’eau les animaux marins ; elle a adapté au froid les ours blancs, les pingouins et les manchots. À court terme, ce qui est devenu naturel par l’habitude peut être perdu : par exemple, la torture, la peine de mort, l’interdiction de certains aliments, le port de certains vêtements. Certaines coutumes sont considérées comme barbares par les générations qui les ont abandonnées. Un éminent professeur de logique, Mgr Maurice Dionne, nous disait que les mœurs intellectuelles étaient plus difficiles à changer que les autres, c’est-à-dire « les habitudes de la pratique du bien et du mal », comme dit mon Petit Robert. Bref, il serait plus facile de ramener un alcoolique à la sobriété qu’un marxiste au capitalisme.

 

d) Jugement et maladie

 

Personne ne conteste qu’une maladie mentale puisse fausser le jugement. Ce que des gens contestent souvent, c’est le verdict : « Non criminellement responsable. » L’accusé était dérangé mentalement quand il a commis son crime. Tout le monde n’accepte pas qu’une maladie mentale dure quelques heures : le temps de tuer ses enfants, sa conjointe ou son conjoint.

 

L’Église catholique romaine et la liberté de conscience

 

- L’opinion de trois papes

 

Le pape Grégoire XVI a condamné la liberté de conscience dans son encyclique Mirari vos, en 1832. Il la considérait comme « un mal pestilentiel, véritable délire ».

 

Dans Entrez dans l’espérance, Jean-Paul II se réfère au texte de Thomas d’Aquin concernant la foi au Christ : « La position de saint Thomas est on ne peut plus nette : il est à tel point favorable au respect inconditionnel de la conscience qu’il soutient que l’acte de foi au Christ serait indigne de l’homme au cas où, par extraordinaire, ce dernier serait en conscience convaincu de mal agir en accomplissant un tel acte. L’homme est toujours tenu d’écouter et de suivre un appel, même erroné, de sa conscience qui lui paraît évident. Il ne faut toutefois pas en conclure qu’il peut persévérer impunément dans l’erreur, sans chercher à atteindre la vérité[45]. »

 

Ce texte soulève quelques difficultés. D’abord, dans le cas de « l’acte de foi au Christ », on ne peut pas parler d’évidence : personne n’a l’évidence qu’il doit rejeter la foi au Christ ni l’évidence qu’il doit l’accepter. On adhère à un objet de foi non pas parce qu’on voit mais parce qu’il plaît : non quia visum sed quia placet. De plus, l’expression « par extraordinaire » semble ignorer le milliard de musulmans qui croient autant au Coran que les chrétiens à l’Évangile. Et voici ce que le Coran leur apprend : « Ils [les chrétiens] disent : Dieu a un fils : loin de nous ce blasphème » (Sourate X, 69). « Dieu ne peut pas avoir d’enfant. Loin de sa gloire ce blasphème » (Sourate XIX, 36). « Dieu n’a point de fils, et il n’y a point d’autre Dieu à côté de lui » (Sourate XXIII, 92). Nous prêtons le flanc à leur critique quand nous disons, en parlant de Jésus Christ dans le Credo, qu’il : « est assis à la droite de Dieu, le Père tout-puissant. » Un Dieu assis à côté d’un Dieu, ça fait deux dieux. Pour eux, leur attitude n’est pas une erreur, et ils peuvent la conserver « impunément ». Comment pourraient-ils « chercher à atteindre la vérité » quand ils sont convaincus, autant que Jean-Paul II, de la détenir ? Dans le credo, « assis » ne signifie pas un lieu (III, q. 58, a. 2). Il aurait été facile de le dire avant que les fidèles ne se demandent sur quoi il peut bien être assis.

 

Abélard (1079-1142), entre autres, justifie l’attitude des musulmans et de bien d’autres : « Comme l’habitude devient une seconde nature, quel que soit l’objet du respect qu’on inculque à l’enfant, l’adulte y reste obstinément fidèle. Avant même que nous comprenions ce qu’on nous enseigne, nous affirmons notre foi[46]. » Descartes relaie Abélard avec son « pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes[47]. »

 

         Dans son Jésus de Nazareth, Joseph Ratzinger (Benoît XVI) écrit : « La pensée contemporaine tend à dire que chacun doit vivre sa religion ou peut-être même l’athéisme qui est le sien et que, de cette manière, il trouvera le salut[48]. » Avant de lire ce que Vatican II dit du salut des non-chrétiens, rappelons d’abord la déclaration solennelle du concile œcuménique de Florence (1442) : « La sainte Église romaine […] croit fermement, confesse et proclame qu’aucun de ceux qui vivent en dehors de l’Église, non seulement les païens, mais aussi les juifs ou les hérétiques et les schismatiques, ne peut avoir part à la vie éternelle, mis qu’ils iront au feu éternel, “ préparé pour le diable et ses anges ” (Mt 25, 41), sauf si, avant la fin de leur vie, ils sont revenus à l’Église[49]. »

 

         Voici maintenant ce que Vatican II a dit du salut des non-chrétiens. On flaire l’intervention du charpentier Joseph pour faire de la porte étroite une porte normale. Vatican II ouvre d’abord la porte du paradis aux juifs, puis aux musulmans. Enfin, puisque « le Sauveur veut le salut de tous les hommes » (I Tim 2, 4) : « Ceux qui, sans faute de leur part, ignorent l’Évangile du Christ et son Église et cependant cherchent Dieu d’un cœur sincère et qui, sous l’influence de la grâce, s’efforcent d’accomplir dans leurs actes sa volonté, qu’ils connaissent par les injonctions de leur conscience, ceux-là aussi peuvent obtenir le salut éternel[50]. » Bref, tous ceux qui agissent selon leur conscience peuvent être sauvés. Les athées ne sont pas exclus de ce contingent.

 

Ce texte n’est quand même pas d’une limpidité exemplaire. Comment peut-on s’efforcer d’accomplir la volonté de Dieu quand on le cherche ? Pour chercher Dieu, il faut savoir qu’il existe : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne me possédais[51]. » Thomas d’Aquin est sans doute plus logique : il regarde agir les humains et il conclut qu’ils se dirigent vers Dieu. Tout être désire le bien, omnia bonum appetunt. Or, rien n’est un bien sans être une participation du souverain bien. On peut donc dire que le vrai bien est ce que toute chose désire[52]. Il donnera au souverain bien le nom de Dieu.

 

 Ratzinger poursuit : « Est-ce que l’on sera bienheureux et reconnu par Dieu comme juste parce qu’on se sera scrupuleusement conformé aux devoirs qu’impose la vengeance par le sang ? Parce que l’on se sera engagé de toutes ses forces en faveur de la “ Guerre sainte ” et dans cette guerre?[53]» Pourquoi pas ? « Celui qui agit selon sa conscience, même erronée, à supposer que sa volonté soit droite, obéit lui aussi à la loi de Dieu, puisqu’il agit conformément à ce précepte, le premier de tous et le seul au fond : obéis à ta conscience », affirme le père Sertillanges, o.p.[54]. Ratzinger reconnaîtrait-il moins de sincérité aux combattants de la « Guerre sainte » qu’à ceux de la Sainte Inquisition ?

 

Sertillanges a employé l’expression « volonté droite ». L’adjectif droite n’a pas la même signification dans raison droite et dans volonté droite. La raison, nom que l’on donne à l’intelligence quand elle va à la vérité au moyen d’une démonstration, est dite droite quand elle atteint la vérité ; la volonté est dite droite quand elle tend au bien que lui propose la raison (I-II, q. 17, a. 5). À la volonté, la raison peut proposer le bien comme un mal et le mal comme un bien. Dans le premier cas, la volonté est droite si elle s’en détourne ; dans le second cas – si la raison lui propose le mal comme un bien – la volonté est droite si elle y tend.

 

- La position du Catéchisme de l’Église catholique

 

Le Catéchisme de l’Église catholique, dont Joseph Ratzinger a présidé à la rédaction, affirme : « Il ne convient pas d’opposer la conscience personnelle et la raison à la loi morale ou au Magistère de l’Église[55]. » Cette attitude peut déplaire, mais elle est tout à fait normale chez des chrétiens à qui on a dit : « Vous êtes l’Église. » Le Magistère de l’Église, chaque chrétien peut dire que c’est son Magistère ; il peut donc lui faire des suggestions. Les exemples de chrétiens qui en ont fait et qui ont provoqué des changements dans l’enseignement ou la pratique de l’Église sont nombreux.

 

Cependant, il n’est pas nécessaire « d’être l’Église » pour rejeter cette affirmation du Catéchisme de l’Église catholique. Il suffit d’être un être humain, intelligent et doué d’une volonté libre. Pour lui, la volonté de Dieu s’exprime par sa conscience et non par le Magistère. Thomas d’Aquin enseigne que la conscience lie par la force du précepte divin, conscientia ligare dicitur vi præcepti divini [56]. Puis il ajoute : « Comparer le lien de la conscience au lien qui découle du précepte du prélat, ce n’est rien d’autre que de comparer le lien du précepte divin au lien du précepte du prélat. » La conclusion est facile à tirer, et il le fait en ces termes : « Comme le précepte divin oblige contre le précepte du prélat et oblige davantage que le précepte du prélat, le lien de la conscience est plus fort que le lien du précepte du prélat, et la conscience obligera même si le précepte du prélat lui est contraire[57]. » Il semble donc évident que, selon Thomas d’Aquin, docteur commun de l’Église, la conscience personnelle peut s’opposer au Magistère. Voilà pour la conscience, mais le CEC ajoute qu’« il ne faut pas opposer la raison à la loi morale ou au Magistère de l’Église[58]. »

 

Il importe de préciser que la raison n’est pas une faculté différente de l’intelligence, mais une manière pour l’intelligence humaine d’aller à la vérité. Il y a des vérités qu’elle saisit immédiatement et d’autres qu’elle atteint par une démonstration. L’intelligence ne cède que devant l’évidence. Mon manuel de philosophie la définissait comme suit : « L’éclat de la vérité qui ravit l’assentiment de l’esprit. » Ravir a ici le sens d’emporter, d’emmener de force et non de plaire beaucoup. L’objet de la volonté est ce qui est proposé par la raison. Si un objet est présenté comme mauvais, la volonté devient mauvaise si elle se porte vers cet objet. Or, les choses bonnes peuvent être présentées comme mauvaises, les choses mauvaises présentées comme bonnes (I-II, q. 19, a. 5).

 

Les exemples qu’apporte Thomas d’Aquin sont pour le moins audacieux. Éviter la fornication, c’est une bonne chose. Cependant, elle n’est un bien pour la volonté que si la raison la lui présente comme un bien. Si la raison lui présente comme mauvais le fait d’éviter la fornication, la volonté qui s’y porterait serait mauvaise. Il s’ensuit que la personne qui est dans cet état d’esprit doit forniquer, car pour elle éviter la fornication est mal. Existe-t-il de telles personnes ? Je pense à Zorba le Grec. Si Thomas d’Aquin avait pris comme exemple : forniquer n’est pas un mal, il n’aurait forcé personne à forniquer, car personne ne peut ni ne doit faire tout ce qui est bien.

 

Le deuxième exemple qu’il apporte n’est pas moins audacieux. Croire au Christ est bon en soi et nécessaire au salut. Mais la volonté ne se porte vers cet objet que si la raison le lui présente comme un bien. Si la raison d’une personne lui présente comme mauvaise la foi au Christ, sa volonté doit s’en détourner. Ici, on n’a pas à chercher des Zorbas : pour plus d’un milliard de musulmans, la foi en un Christ Dieu et fils de Dieu est un blasphème, comme il a été dit ci-dessus.

 

Les fidèles trouvent normal de discuter avec le Magistère

 

Il n’est pas nécessaire d’être un mécréant pour s’opposer à certains enseignements du Magistère. Voici quelques exemples.

 

-         Le problème du divorce

 

Dans ses Dernières conversations, le cardinal Carlo Maria Martini répond, quand l’interviewer lui demande quels sont « les problèmes qu’on ne peut renvoyer à plus tard » : « Avant toute chose, l’attitude de l’Église vis-à-vis des divorcés[59]. » Il souhaite des conciles portant sur un seul sujet ; selon lui, « le rapport de l’Église avec les divorcés »  devrait être le sujet du prochain concile[60]. On sait que l’Église catholique romaine n’admet pas le divorce. Elle accepte la séparation des corps, sans remariage, et la déclaration de nullité, dans les cas où, selon elle, il n’y avait pas eu de vrai mariage.  Ce n’est donc pas une annulation de mariage.

 

Le Catéchisme de l’Église catholique reconnaît que « l’amour des époux exige, par sa nature même, l’unité et l’indissolubilité » (# 1644). L’amour exige l’unité, c’est-à-dire que l’union soit celle d’une seule femme avec un seul homme. Pour affirmer que l’amour exige l’indissolubilité, le CEC cite Mt 19, 6 : « Ils ne sont plus deux, mais une seule chair. » En note e de la Bible de Jérusalem, on lit : « Affirmation catégorique de l’indissolubilité du lien conjugal. » « Catégorique » ? J’ai consulté mon Petit Robert, il n’est pas théologien, mais il parle un langage que tout le monde comprend et devrait utiliser. Au mot catégorique : « Qui ne permet aucun doute, ne souffre ni discussion ni objection. » L’affirmation que les époux ne sont « qu’une seule chair » n’est évidente pour aucune personne mariée. Comme elle est littéralement fausse, il est normal d’en discuter ; elle exige une interprétation.

 

C’est bien beau en théorie, mais il arrive fréquemment que le feu de  l’amour baisse et finit par s’éteindre. Or, c’est l’amour qui exige l’unité et l’indissolubilité. Quand l’amour n’y est plus, quand il a fait place à l’indifférence puis à la violence verbale ou physique, ce qui exige l’unité et l’indissolubilité n’est plus présent. Voyons à ce sujet quelques principes bien catholiques susceptibles d’influencer.

 

Thomas d’Aquin enseigne que l’action singulière n’est pas réglée sur des principes absolus, mais sur des principes valables dans la plupart des cas, principes qui sont connus par l’expérience (II-II, q. 49, a. 1). Il ne fait pas d’exception pour l’indissolubilité du mariage. LE mariage est indissoluble, d’accord, mais qu’en est-il de CE mariage ? Quand on considère tel mariage, on n’est plus dans l’absolu : l’application aux cas particuliers des préceptes universels et immuables, même négatifs, nous plonge dans le mouvant, le changeant, le variable, hoc est mutabile (I-II, q. 100, a. 8, sol. 3). En morale thomiste, il faut marteler ces vérités.

 

Quand Thomas d’Aquin se demande s’il y eut un vrai mariage entre Marie et Joseph, étant donné qu’ils ne se seraient pas unis charnellement, il précise que « la forme du mariage, c’est l’union des esprits, conjunctio animorum, par laquelle chaque époux est tenu de garder une foi inviolable à son conjoint » (III, q. 29, a. 2). Il avait d’abord rappelé que « la forme donne à un être son espèce ». Telle forme donne une sphère, telle autre un triangle, telle autre un érable, etc. Quand la forme du mariage – l’union des esprits – disparaît, il n’y a plus de mariage. Comment parler encore d’indissolubilité du mariage ? Avec Thomas d’Aquin, on est à l’opposé du CEC : ce n’est plus une seule chair mais un seul esprit.

 

Dans La Certitude de la doctrine morale, l’abbé Lorenzo Roy écrit : « L’application d’une règle à telle situation unique et singulière [ce divorce, cet avortement, cette euthanasie] n’engage pas l’infaillibilité de l’Église[61]. » Que l’Église énonce un précepte de morale en vertu de son infaillibilité ne confère pas à ce précepte une rigueur géométrique. Il en est ainsi des paroles de l’Écriture sainte citées en théologie morale.

 

Dans un article sur le vœu (II-II, q. 88, a. 1), Thomas d’Aquin commente la parole suivante de Luc 9. 62 : « Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas propre au royaume de Dieu. » Cette sentence était servie comme une menace aux religieux qui jetaient le froc aux orties. De nouveau, Thomas d’Aquin voit les choses autrement. Celui qui met simplement la main à la charrue ne laboure pas, non arat. La personne qui a observé un vœu pendant un certain temps a labouré ; la parole de Luc ne s’applique donc pas à elle.

 

À l’article 9 de la même question, il se demande si l’on peut être dispensé d’un vœu. Il répond que la dispense du vœu se conçoit de la même manière que la dispense de la loi. Or, la loi prescrit ce qui est bon dans la plupart des cas (I-II, q. 96, a. 6). Il peut donc arriver qu’il ne soit pas bon de l’observer dans telle ou telle circonstance. Or, la personne qui fait un vœu s’impose à elle-même une sorte de loi qui l’oblige à faire une chose qui est bonne, de sa nature, dans le plus grand nombre de cas. Mais il peut arriver que la chose promise par vœu devienne mauvaise ou inutile, ou contraire à un plus grand bien. En l’occurrence, elle cesse de rencontrer les conditions requises pour constituer la matière d’un vœu, et la dispense du vœu doit être accordée. On peut appliquer cette doctrine au mariage.

 

- Le problème de l’homosexualité

 

L’abbé Pierre attaque la position de l’Église sur l’homosexualité. Dans son Testament[62], il critique la doctrine du Catéchisme de l’Église catholique, qui ne consacre que trois paragraphes à cette question, soit vingt lignes. Le deuxième paragraphe débute ainsi : « Une quantité non négligeable… » (# 2358). L’abbé Pierre s’indigne : « Cette formule m’a fait sauter au plafond : à partir de quel nombre des hommes deviennent-ils quantité non négligeable ? » Dans la suite de ce deuxième paragraphe, il salue un effort de compréhension.

 

Si l’abbé Pierre avait connu la doctrine de Thomas d’Aquin, il aurait pu dire que « le docteur commun de l’Église » fait à maintes reprises la distinction entre nature de l’espèce et nature particulière ou de l’individu : I-II, q. 51, a. 1 ; q. 34, a. 2 ; q. 58, a. 1 ; q. 85, a. 6 ; II-II, q. 65, a. 1, sol. 1, etc. Thomas d’Aquin a reconnu  que l’union des sexes est une inclination fondamentale chez les humains, car elle assure la survie de l’espèce (I-II, q. 94, a. 2). L’homosexualité est donc contraire à la nature de l’espèce, mais elle peut être conforme à la nature de certains individus. Seule la science est en mesure de trancher cette question. S’il arrivait qu’elle tranchât un jour en faveur des homosexuels, le respect de la morale pour la nature n’essuierait aucune rebuffade : le devoir de propager l’espèce n’est pas imposé à chaque individu en particulier.  « Le mariage […] n’est pas institué en vue de la seule procréation[63] », déclare Vatican II.

 

Thomas d’Aquin affirme que, chez certaines personnes, l’homosexualité provient de la nature d’une complexion corporelle, ex natura corporalis complexionis, qu’ils ont reçue dès le début, a principio. Chez d’autres, par contre, elle découle de l’habitude, parce que, par exemple, ils se sont habitués à de tels comportements depuis leur enfance, a pueritia. Il en va de même chez ceux qui y aboutissent à cause d’une maladie corporelle[64].

 

Après avoir défini l’homosexualité, le Catéchisme de l’Église catholique poursuit : « Sa genèse psychique reste largement inexpliquée. S’appuyant sur la Sainte Écriture, qui présente [les relations homosexuelles] comme des dépravations graves, la Tradition a toujours déclaré que “ les actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés ”. Ils sont contraires à la loi naturelle. Ils ferment l’acte sexuel au don de la vie. Ils ne procèdent pas d’une complémentarité affective et sexuelle véritable. Ils ne sauraient recevoir d’approbation en aucun cas » (# 2357).

 

Ces affirmations suscitent plusieurs commentaires. La psychologie peut identifier l’homosexualité non naturelle, mais elle est incapable d’identifier l’homosexualité que Thomas d’Aquin qualifie de naturelle. Ce dernier parle d’une homosexualité de naissance, a principio, à cause de la complexion naturelle du corps, ex natura corporalis complexionis. C’est la biologie qui pourrait, un jour, identifier des gênes qui expliqueraient le phénomène. La Sainte Écriture n’est pas un traité de biologie, ni un traité d’astronomie, ni un traité de psychologie féminine, ni d’aucune science.

 

Pour que les actes d’homosexualité « ferment l’acte sexuel au don de la vie », il faudrait que les homosexuels soient en mesure de le poser. Deux hommes ne le peuvent pas ni deux femmes, parce que l’acte sexuel qui donne la vie, c’est le coït, union d’un mâle et d’une femelle. Le CEC ajoute : « Les actes d’homosexualité sont contraires à la loi naturelle. » En prenant appui sur Thomas d’Aquin, on peut nuancer : l’homosexualité est contraire à l’inclination naturelle de l’espèce, mais il n’est pas prouvé qu’elle soit contraire à l’inclination naturelle d’une « quantité non négligeable » d’individus.

 

La première référence à la Sainte Écriture que donne le CEC pour condamner la sodomie, c’est Genèse 19, 1-29. Lot héberge deux étrangers pour la nuit. Les Sodomites l’apprennent et ils encerclent la maison, depuis les jeunes jusqu’aux vieux, tout le peuple sans exception. Ils appellent Lot et lui disent : « Où sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit ? Fais-les sortir, nous allons les violer. » La réponse de Lot laisse pantois : « Je vous en supplie, mes frères, ne commettez pas le mal. Écoutez, j’ai deux filles qui n’ont pas connu d’hommes, je les fais sortir et faites-leur ce que vous voulez. Mais ne touchez pas à ces hommes : ils sont sous la protection de mon toit » (op. cit., 19, 1-8). Le CEC aurait pu nous épargner ce texte. « Ne commettez pas le mal » en sodomisant les deux hommes qui sont sous mon toit, mais « faites ce que vous voulez avec mes deux filles vierges ». Pantois, en effet, on a le souffle coupé.

 

Il y a d’autres actes homosexuels dont on peut douter qu’ils soient intrinsèquement mauvais. Deux personnes hétérosexuelles mariées n’entretiennent pas leur amour seulement par le coït : ce n’est pas tout ou rien, écrit le cardinal Suenens. « La traduction physique de l’amour est nécessaire aux époux, même s’ils sont obligés de s’abstenir de l’acte final[65]. » L’amour s’alimente de mille petits gestes : sourires, paroles aimables, compliments, cadeaux, baisers, caresses, étreintes… Deux personnes homosexuelles – hommes ou femmes – vivant ensemble peuvent poser ces gestes. Dans sa lettre aux Romains (1, 26), saint Paul dénonce « les femmes qui ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature ; pareillement les hommes, délaissant l’usage naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétrant l’infamie d’homme à homme. » Il ne s’agit évidemment pas là de petits gestes amoureux. Aux Corinthiens (1, 6, 9-10) : « Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, [etc.] n’entreront dans le Royaume de Dieu. » Les dépravés, ce sont les hommes et les femmes nommés dans Romains 1, 26. Dans sa première lettre à Timothée, il nomme les homosexuels (1, 10).

 

Le CEC poursuit (# 2358) : « Un nombre non négligeable d’hommes et de femmes présentent des tendances homosexuelles foncières. Ils [en grammaire, le masculin l’emporte toujours sur le féminin ; de moins en moins dans la réalité] ne choisissent pas leur condition homosexuelle, elle constitue pour la plupart d’entre eux une épreuve. Ils doivent être accueillis avec respect, compassion et délicatesse. On évitera à leur égard toute marque de discrimination injuste. »

 

Si les auteurs du CEC avaient connu la position de Thomas d’Aquin, ils auraient été justifiés de parler d’une homosexualité découlant de la nature de la complexion corporelle de certaines personnes, comme il a été dit ci-dessus. Leur condition est une « épreuve » dans un monde qui ignore qu’on naît homosexuel comme on naît prédestiné à l’obésité, à cause d’un gène qui vient d’être découvert. Le CEC veut qu’on les traite « avec respect, compassion et délicatesse ». Avec respect et délicatesse, comme on doit traiter tout le monde ; compassion ? Non, car la compassion est « un sentiment qui porte à plaindre et partager les maux d'autrui ». Les homosexuels veulent être compris et non plaints. Le CEC ajoute : « On évitera à leur égard toute marque de discrimination injuste. » Bref, on s’en tiendra à la discrimination juste ! Difficile de ne pas tiquer.

 

Enfin (CEC, # 2359) : « Les personnes homosexuelles sont appelées à la chasteté. […] … elles peuvent et doivent se rapprocher graduellement et résolument de la perfection chrétienne. » Tout le monde doit pratiquer la chasteté, c’est-à-dire rendre conforme à la raison, règle de moralité, son inclination aux plaisirs sexuels, mais chacun doit le faire selon son état. Cependant, pour les auteurs du CEC, il n’y a qu’une morale, la morale catholique romaine hétérosexuelle. On veut donc l’imposer aux homosexuels. Depuis saint Paul, la psychologie et la biologie ont fait des progrès. Au lieu de répéter de siècle en siècle les mêmes interdictions, il faudrait sans doute repenser certaines positions.

 

- Le choix des évêques, dont celui de Rome

 

Dans ses Dernières conversations, le cardinal Carlo Maria Martini rapporte : « Quand vint mon tour de parler, [au consistoire qui a précédé le conclave] j’ai dit que nous devions élire l’évêque de Rome. Je voulais dire par là que, de toute façon, la compétence et la vocation pastorales doivent primer sur la compétence et la vocation diplomatiques ou théologiques[66]. » En parlant de l’évêque de Rome, il rappelait à ses collègues que le premier à porter le nom de pape fut Jules 1er (337-352). « Ce titre, inusité en Occident, était alors le titre courant des évêques d’Orient[67]. »

 

C’est Léon IX (1049-1054) qui institua le collège des cardinaux pour l’élection du pape. « En avril 1059, au synode du Latran, le tout-puissant cardinal Hildebrand fit voter un décret réservant désormais aux seuls cardinaux l’élection du pape, le peuple, le clergé et… l’empereur d’Allemagne devant se contenter simplement de l’approuver. Il est remarquable que le promoteur de ce décret, le cardinal Hildebrand, se gardera bien de l’observer lui-même et qu’il se fera élire 15 ans plus tard par les acclamations “ spontanées” du peuple, forçant ainsi la main aux cardinaux[68]. »

 

 Au cours des siècles, de nombreux changements ont été apportés au conclave. Le dernier remonte à Jean-Paul II qui décréta, en 1996, que seuls auront droit de vote les cardinaux qui n’ont pas 80 ans révolus. Il écartait ainsi tous ceux – moins un – qu’il n’avait pas lui-même faits cardinaux. Étonnante mesure : on n’est plus qualifié pour choisir un évêque de Rome quand on a 80 ans révolus, mais on l’est pour gouverner l’Église entière. On attend un décret qui stipulerait que l’évêque de Rome doit, comme tous les évêques, démissionner à 75 ans. Ce serait conforme à l’enseignement de Thomas d’Aquin pour qui le pouvoir à vie, per totam vitam, est redoutable, formidabile, du verbe formidare, « s’éloigner avec effroi, redouter, s’épouvanter[69]. » Les vieillards ont droit au respect, concédait volontiers Péguy, mais « le droit au respect n’est pas le droit au commandement[70]. » Avant le décret de 1059, le peuple et le clergé avaient leur mot à dire dans l’élection des papes. Il serait souhaitable qu’ils l’aient de nouveau un jour.

 

S’adressant à son fils spirituel, le cistercien devenu Eugène III, saint Bernard (1091-1153) le prévenait : « Considère avant tout que la sainte Église romaine, dont par la grâce de Dieu tu es le chef, est la mère des autres Églises, non leur souveraine ; tu n’es donc pas le souverain des autres évêques, mais l’un d’entre eux[71]. » Personne ne pense que Benoît XVI et Jean-Paul II se considéraient comme des évêques parmi les évêques : ils étaient leurs souverains. D’ailleurs, ils les nommaient tous après s’être assurés de leur orthodoxie et de leur soumission, tandis qu’au XIIe siècle, comme le dit saint Bernard, les évêques étaient choisis par les prêtres du diocèse[72]. Ici, on enregistre un recul notoire.

 

Contre le faste de la cour des papes, saint Bernard ne mâche pas ses mots quand il s’adresse à Eugène III : « Celui dont tu occupes le siège […], c’est saint Pierre lui-même, et je ne sache pas qu’on l’ait jamais vu processionner paré de pierreries ou de soies, ni abrité sous un dais d’or, ni chevauchant une blanche monture, ni escorté de soldats, ni entouré d’un bruyant cortège d’assistants. Ce faste […] fait de toi le successeur de Constantin et non de Pierre[73]. » « Tu t’avances, toi le pasteur, tout couvert d’or et revêtu de mille ornements. […] Si, pour quelque raison, tu te risques à t’abaisser un peu et à te rendre plus accessible : attention, s’écrie-t-on autour de toi, cela n’est pas de mise ; cela ne convient pas aux temps actuels ; cela ne convient pas à votre majesté[74]. » Jean XXIII avait dit à un ami de l’abbé Pierre : « Nous allons assister à la clôture de l’ère constantinienne[75]. »

 

 Deux gestes importants ont été posés par Paul VI. D’abord, le retrait de la tiare : « C’est trop lourd pour ma tête, mettez ça au musée. » Les trois couronnes de la tiare symbolisaient les trois pouvoirs que l’on reconnaissait au pape. L’unanimité ne règne pas à leur sujet. Puis le retrait de la sedia gestatoria : « Je suis bien trop lourd, mettez ça au musée. » Par ces mots, sedia gestatoria, les Italiens désignaient la chaise sur laquelle le pape était porté « à dos d’hommes », comme dit l’abbé Pierre. Jean XXIII l’avait utilisée pour son entrée dans la basilique de Saint-Pierre, le 4 novembre 1961, lors de son 80e anniversaire. J’étais présent.

 

La tiare et la sedia gestatoria retirées, il reste la crosse et la mitre qui exaspèrent l’abbé Pierre : « J’attends avec impatience le jour où disparaîtra la mitre dont sont toujours coiffés pape, évêques et abbés[76]. » Mitre et crosse « signifient le contraire de l’Évangile[77]». J’avais écrit à mon serviteur, le cardinal Marc Ouellet, après son spectacle à la basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré, qui soulignait son départ de Québec, pour lui dire que sa crosse ne ressemblait pas au bâton dont se munissaient les Douze dans leurs déplacements.

 

- « Une soumission de volonté et d’intelligence » ?

 

L’extrait suivant de Vatican II contient une affirmation qui me gêne : « Les évêques, quand ils enseignent en communion avec le Pontife romain, doivent être respectés par tous comme les témoins de la vérité divine et catholique ; et les fidèles doivent accepter l’avis donné par leur évêque au nom de Jésus-Christ en matière de foi et de morale, et y adhérer avec un respect religieux. Mais cette soumission religieuse de la volonté et de l’intelligence, on doit particulièrement l’offrir au magistère authentique du Pontife romain, même quand il ne parle pas ex cathedra[78]. »

 

Une « soumission religieuse de la volonté et de l’intelligence » ? La soumission ou obéissance fait manifestement partie de la justice puisqu’elle met en scène deux personnes, une qui donne des ordres et une autre qui est censée les exécuter (II-II, q. 4, a. 7). Thomas d’Aquin délimite ainsi le champ de la soumission : « La soumission en vertu de laquelle un homme (homo et non vir) est soumis à un autre homme (homo et non vir) concerne le corps, non l’âme, qui demeure libre – Servitus qua homo homini subiicitur ad corpus pertinet, non ad animam, quæ libera manet (II-II, q. 104, a. 6, sol. 1). C’est affirmer que l’intelligence et la volonté, facultés de l’âme humaine, ne sauraient être enchaînées par le commandement d’un autre homme. D’ailleurs il dit expressément qu’en ce qui concerne le mouvement intérieur de la volonté l’homme ne doit obéissance qu’à Dieu (II-II, q. 104, a. 5). Quant à l’intelligence, elle ne cède que devant l’évidence, que mon manuel de philosophie définissait ainsi : « L’éclat de la vérité qui ravit l’assentiment de l’esprit. » Quand le géomètre démontre devant ses élèves que la somme des angles intérieurs d’un triangle est égale à 180 degrés, il ne demande pas à leurs intelligences d’obéir. Céder devant l’évidence, ce n’est pas obéir.

 

Enfin, le bon sens n’accepte pas le devoir d’obéir comme une excuse. Les personnes d’un certain âge se souviennent du procès de Nuremberg. Les accusés disaient : « Nous avons obéi aux ordres. » Pour eux, un ordre ne se discutait pas : il s’exécutait. Mais, dans son commentaire des Sentences, Thomas d’Aquin soulève l’objection suivante. Si l’inférieur doit départager les cas où l’obéissance est de rigueur et ceux où elle ne l’est pas, il s’ensuit qu’il doit juger l’ordre qui lui est intimé. Il répond que l’inférieur n’a pas à juger l’ordre du supérieur, mais l’action que cet ordre lui demande de poser. Le supérieur a donné un ordre selon ses connaissances, l’inférieur doit juger d’après les siennes s’il doit l’exécuter[79].

 

- Les moyens artificiels de contraception

 

Il convient aussi de réfléchir sur l’interdiction des moyens artificiels de contraception condamnés par l’encyclique Humanæ vitæ de Paul VI, en 1968. Raison apportée : c’est contraire à la nature. D’abord, il faut rappeler que l’art est partout dans la vie humaine, car l’homme vit d’art et de raison : Homo arte et ratione vivit [80]. L’art médical intervient massivement à la fin de la vie ; pourquoi lui serait-il prohibé d’intervenir au début ? Mais supposons que l’on accepte le principe, devenu précepte, qui interdit l’usage des moyens artificiels de contraception. Je reviens encore une fois sur un principe capital de la morale thomiste : l’action singulière n’est pas réglée sur des principes absolus, mais sur des principes valables dans la plupart des cas, principes qui sont connus par l’expérience (II-II, q. 49, a. 1).

 

Dans l’application aux cas particuliers des préceptes universels et immuables, même négatifs, le problème se pose toujours de savoir si tel acte honore son père et sa mère, si tel acte est un homicide défendu par le commandement, si tel acte est un vol défendu par le commandement, etc. Hoc est mutabile, cela est changeant, variable, dit Thomas d’Aquin (I-II, q. 100, a. 8, sol. 3). Dans un petit livre intitulé L’Avortement, une tragédie, le père Marcel-Marie Desmarais, o.p. écrivait : « Voilà qui est clair et net en tant qu’il s’agit de la moralité objective. Pourtant, dans le cas précis que nous examinons, la moralité subjective pourrait facilement, semble-t-il, en arriver vertueusement à une autre conclusion[81] » Il en est ainsi des moyens artificiels de contraception condamnés par Paul VI. Chacun doit en juger selon sa conscience, dans la situation où il se trouve.

 

- Les femmes, infailliblement exclues du sacerdoce

 

L’Église s’attire bien des critiques en excluant les femmes du sacerdoce. Voici la position du Catéchisme de l’Église catholique : « Seul un homme (vir) baptisé reçoit validement l’ordination sacrée. Le Seigneur Jésus a choisi des hommes (viri) pour former le collège des douze, et les apôtres ont fait de même lorsqu’ils ont choisi des collaborateurs qui leur succéderaient dans leur tâche. […] L’Église se reconnaît liée par ce choix du Seigneur lui-même. C’est pourquoi l’ordination des femmes n’est pas possible » (# 1577).

Recevoir « validement » un sacrement, cela suppose que les conditions requises pour qu’il produise son effet sont respectées. Si l’on faisait sur une femme ce que l’on fait sur un homme (vir) pour qu’il devienne prêtre, elle ne deviendrait pas prêtre. Le sacrement de l’ordre ne produirait pas son effet. C’est comme si l’on baptisait un chien ; il ne deviendrait pas un enfant de Dieu. Bref on ne peut pas faire un prêtre avec une femme ; elle n’est pas une matière apte à recevoir cette forme. Comment vérifier qu’elle ne serait pas devenue prêtre ? Il existe de nombreux instruments dont le nom se termine par « mètre », mais il n’existe pas de sacerdomètre.

 

Jésus n’a choisi que des mâles, mais la plupart étaient mariés ; il n’a choisi que des juifs et seulement douze. L’Église n’a retenu que mâles. Bref, on semble invoquer l’exemple de Jésus quand ça fait l’affaire. Car Jésus a dit aussi que le Fils de l’homme n’avait pas une pierre pour reposer sa tête. Or, les papes, les cardinaux et les évêques n’ont pas pensé qu’ils devaient imiter son exemple. Ils ont presque tous rassemblé assez de pierres pour se construire des palais.

 

 

Selon le cardinal Ratzinger, Jean-Paul II engageait son infaillibilité, dans sa lettre apostolique du 22 mai 1994, qui excluait les femmes du sacerdoce. Sa lettre se terminait ainsi : « Je déclare, en vertu de ma mission de confirmer mes frères (Luc 22, 32), que l’Église n’a en aucune manière le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale à des femmes et que cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles de l’Église[82]. » De l’Église ? Pourtant, ce n’est pas l’Église qui s’est prononcée mais le pape, et le pape n’est pas l’Église. Cette question aurait dû être soumise au concile Vatican II, de même que la question des moyens artificiels de contrôle des naissances et quelques autres.

 

Une Note de présentation accompagnait la lettre du pape et insistait sur « la nature définitive et le caractère obligatoire de cette doctrine ». Il ne s’agit pas d’ « une simple disposition disciplinaire », mais d’une « doctrine certainement vraie ». « N’appartenant pas aux matières ouvertes à la discussion, elle requiert l’assentiment plénier et inconditionnel des fidèles, et enseigner le contraire revient à induire en erreur leur conscience. »

 

L’idée d’ordonner des femmes ne heurtait pas la majorité des catholiques des diocèses de Québec et de Montréal qui ont participé à des synodes. Celui de Québec, tenu de juin 1992 jusqu’à septembre 1995, groupa plus de 1000 personnes formant 198 équipes, qui formulèrent 492 propositions. De ces 1000 personnes, 360 furent invitées à former ce qui fut appelé l’Assemblée synodale, qui étudia les propositions, les groupa, les modifia parfois, puis se prononça par vote. Pour être acceptée, une proposition devait recueillir les deux tiers des voix. La proposition concernant l’accès des femmes au sacerdoce « n’avait pas obtenu, de justesse, le minimum [les 2/3] de voix requises par le règlement ». Tout près des 2/3 des 360 personnes formant l’Assemblée synodale étaient favorables à l’ordination des femmes. Le Synode du diocèse de Montréal donna des résultats analogues. La proposition concernant le mariage des prêtres obtint les 2/3 des voix ; pour être acceptée, il manqua quelques dixièmes à la proposition concernant l’ordination des femmes.

 

Ces personnes savaient que Jean-Paul II s’était prononcé, le 22 mai 1994, contre l’ordination des femmes ; elles savaient qu’il présentait sa position comme définitive et obligatoire, que ce n’était plus matière à discussion. Mais, comme membres du peuple de Dieu, ces personnes savaient qu’elles ont leur mot à dire dans l’Église. On leur a assez répété : « Vous êtes l’Église. » Le cardinal Carlo Maria Martini, s.j., archevêque de Milan, avait lu la lettre de Jean-Paul II ; cependant, de passage à Londres, le 12 mars 1995, il déclarait à la BBC que l’Église n’ordonnerait sûrement pas de femmes « pendant ce millénaire » [en 1995, le millénaire tirait à sa fin], mais « qu’il serait déjà content si, pour le moment, on étudiait la question de l’ordination des femmes au diaconat et si l’on arrivait à une solution positive[83] ».

 

L’épisode de la rencontre de Jésus et de la Samaritaine au puits de Jacob est bien connu. Le long entretien que Jésus eut avec elle se déroule pendant que les disciples sont allés à la ville pour acheter de quoi manger (Jean 4, 7-26). À leur retour, « ils s’étonnent de le voir parler à une femme » (Jean 4, 27). Un bon juif parlait peu à son épouse, dit-on, et pas du tout aux autres femmes. Autres temps, autres mœurs, mais les mœurs ne changent pas en quelques décennies, et saint Paul décrira la femme comme un être qui doit vivre dans la soumission à l’homme, au mâle, ne jamais le dominer; un être à qui il est interdit d’enseigner : « Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de faire la loi à l’homme. Quelle garde le silence[84]. » Cette interdiction tient toujours. Dans ma paroisse de Québec, nous avions une femme qui nous faisait des bijoux d’homélies. Le Vatican lui a cloué le bec.

 

Jean-Paul II a affirmé que le Christ n’obéissait pas à des motivations sociologiques ou culturelles propres à son temps. L’Évangile ne fournit aucune preuve de cette affirmation. Mais il est évident que le Christ avait d’excellentes raisons « sociologiques et culturelles » de ne pas choisir de femmes. Quand les mœurs du temps interdisent aux hommes de parler aux femmes, comment imaginer des mâles assis devant une femme qui les instruit ?

 

Le cardinal Arinze, préfet de la Congrégation du culte divin, sous Jean-Paul II et jusqu’à sa retraite – sous Benoît XVI – pensait qu’introduire des filles au service de l’autel fut une erreur. Bref, pas de femmes autour de l’autel, comme l’avait stipulé Boniface (pape de 418 à 422). Dans un décret, il avait interdit aux femmes, fussent-elles religieuses, de venir jusqu’à l’autel y brûler de l’encens et de toucher, même pour les laver, les linges sacrés. Pourtant, une femme avait fait plus que laver des linges sacrés, elle a lavé le Sacré (Jésus) lui-même : une jeune Juive, Marie, a porté le Fils de Dieu dans son ventre, elle l’a lavé, changé de couche, allaité… Dieu qui tète une jeune femme ! Saint Lin, évêque de Rome de 67 à 79, dates incertaines, avait interdit aux femmes d’assister nu-tête aux assemblées [pour nous, ces assemblées sont devenues les messes]. Cette interdiction a été observée jusqu’au milieu du XXe siècle.

 

- Les titres ronflants des dignitaires de l’Église

 

Les titres ronflants utilisés par les gens d’Église ne viennent pas du Seigneur Jésus ni des Douze : souverain pontife, sa sainteté, saint-père, éminence, excellence, monseigneur, chanoine ; saint-siège, sacrée congrégation de…, saint-office de l’inquisition, etc. Jésus a dit : « Je suis venu pour servir et non pour être servi. » On ne s’adresse pas à un serviteur en lui disant : Monseigneur, Éminence, Excellence. Dans un Motu proprio, en date du 7 décembre 1965,  Paul VI reconnaissait que des modifications au nom de certains organismes avaient dû être introduites avec l’évolution des temps. Par exemple, en 1542, Paul III avait fondé la « sacré Congrégation de l’Inquisition romaine et universelle ». En 1908, Pie X décida d’en faire plus modestement la « Congrégation du Saint-Office ». Paul VI en changea de nouveau le nom pour la « Congrégation pour la doctrine de la foi[85]».

 

Au début du christianisme, les fonctions ecclésiastiques étaient exercées par des episcopoi (pluriel grec d’episcopos) et des presbyteroi (pluriel grec de presbyteros). Ces mots grecs peuvent étonner ceux qui ne savent pas que le grec a été la langue liturgique de l’Église pendant plus de deux siècles. Dans episcopos, on voit facilement épiscopal, « qui appartient à l’évêque » ; dans presbyteros, on voit facilement presbytéral, « qui a rapport aux prêtres ». On peut même voir presbytie ! Le mot évêque se dit episcopus en latin ; ce mot vient du grec episkopos, qui signifie « surveillant, gardien ». Racines grecques: epi, « sur », scopein, « regarder ». On avait donc des évêques et des prêtres, qui s’appelaient par leur prénom. Ils s’adjoignirent des diacres et des diaconesses.

 

Au centurion Corneille qui tombe à ses pieds et se prosterne, Pierre s’empresse de dire : « Relève-toi. Je ne suis qu’un homme, moi aussi » (Actes 10, 34-35). Les papes n’ont pas remarqué ce geste de Pierre. Il fallait se prosterner trois fois pour s’approcher d’eux. Qui a mis fin à ce cérémonial nullement évangélique ? J’imagine Jean XXIII.

 

Le Saint-Siège ! C’est ainsi qu’on désigne parfois le pouvoir du souverain pontife, son gouvernement. Plusieurs, parmi ceux qui ont vu fonctionner ce pouvoir lui contestaient le qualificatif de « saint ». Pour moi, le dernier en lice fut mon éminent professeur de philosophie Charles De Koninck (1906-1965). De retour de Vatican II, où il agissait comme expert du cardinal Maurice Roy de Québec, il avait dit, devant une salle bondée d’étudiants : « Il ne fait pas bon aller dans la cuisine du bon Dieu. » De passage à Rome, le cardinal allemand Nicolas de Cuse (1401-1464) confiait à un ami : « Tout, absolument tout ce qui se passe ici, dans cette cour, me dégoûte. Tout y est pourri[86]. » Enfin, saint Bernard (1091-1153) à Eugène III : « Je sais dans quel milieu tu vis : ce ne sont autour de toi que gens impies. […] Tu es environné de loups, non de brebis[87]. »  

 

Paul IV (1555-1559) veut réformer l’Église, mais à sa manière, c’est-à-dire par l’Inquisition. Il permet aux inquisiteurs d’appliquer la torture non seulement aux inculpés, mais aussi aux témoins peu volubiles pour leur délier la langue. Même des cardinaux goûtèrent à sa médecine. Son père n’aurait pas obtenu grâce : « Si mon propre père devait le moins du monde être convaincu d’hérésie, je n’hésiterais pas un instant à lier de mes propres mains les fagots de son bûcher[88]. » Il ordonna de parquer dans des ghettos les juifs résidant dans les États pontificaux et les obligea à porter un chapeau jaune pour qu’on les distinguât facilement. En 1559, l’année de sa mort, il fit publier un index des livres à proscrire : des livres entiers de la Bible s’y trouvaient et de nombreux ouvrages des Pères de l’Église. On annula cet index au lendemain de sa mort.

 

Ces sept exemples, qui vont du problème du divorce aux titres ronflants que se donnent les gens d’Église,  montrent assez bien qu’il n’est pas nécessaire d’être un mécréant pour s’opposer à certains enseignements du Magistère et à certaines pratiques de l’Église. Ce  fut utile à l’un et à l’autre dans le passé et il n’y a pas de doute que ce l’est encore de nos jours.

 

 

 

Le premier de tous les préceptes : Obéis à ta conscience.

 

J’ai cité plus haut le passage suivant du père Sertillanges, o. p., mais il est bon  de le réitérer : « Celui qui agit selon sa conscience, même erronée, à supposer que sa volonté soit droite, obéit lui aussi à la loi de Dieu, puisqu’il agit conformément à ce précepte, le premier de tous et le seul au fond : obéis à ta conscience[89]. » Inutile de dire que la prédication ne nous a pas rebattu les oreilles de ce grand principe de morale. Sertillanges a employé l’expression « volonté droite ». L’adjectif droite n’a pas la même signification dans raison droite et dans volonté droite, comme il a été dit ci-dessus.

 

Sertillanges ne fait qu’interpréter les articles 3 et 5 de la q. 17 du De Veritate, où Thomas d’Aquin enseigne que la conscience lie par la force du précepte divin, conscientia ligare dicitur vi præcepti divini (a. 3). À l’article 5, il ajoute : « Comparer le lien de la conscience au lien qui découle du précepte du prélat, ce n’est rien d’autre que de comparer le lien du précepte divin au lien du précepte du prélat. » La conclusion est facile à tirer, et il le fait en ces termes : « Comme le précepte divin oblige contre le précepte du prélat et oblige davantage que le précepte du prélat, le lien de la conscience est plus fort que le lien du précepte du prélat, et la conscience obligera même si le précepte du prélat lui est contraire. »

 

Peu de temps avant la publication de l’encyclique Humanæ Vitæ de Paul VI (1968), Joseph Ratzinger avait écrit : « Au-dessus du pape comme  expression de l’autorité ecclésiale, il y a encore la conscience de chacun à laquelle il faut obéir avant tout, à la limite même à l’encontre des demandes des autorités de l’Église[90]. « La soumission religieuse de la volonté et de l’intelligence », dont on parlait ci-dessus, est ainsi malmenée.

 

Mais pourquoi la conscience a-t-elle cette dignité, au sens de fonction, qui la situe au premier rang des préceptes de la conduite humaine ? La conscience est un jugement de la raison. Or, la raison distingue l’être humain de l’animal. Elle caractérise la nature humaine. Et chaque être agit comme il convient s’il agit conformément à sa nature. On attend du prunier qu’il produise des prunes et non des cerises ; de la pierre, qu’elle reste rivée au sol et ne vole pas dans les airs comme les feuilles ; de l’être humain, qu’il agisse conformément à sa raison. Et la conscience morale est précisément le jugement que la raison porte sur l’acte à poser ou à ne pas poser. C’est ce lien entre nature humaine et raison que Marc Aurèle (121-180) avait bien saisi quand il écrivait, dans ses Pensées pour moi-même : « Pour l’être raisonnable, la même action qui est conforme à la nature est aussi conforme à la raison[91]. »

 

De plus, c’est la raison qui élabore la loi naturelle. Pour se faire une juste idée de cette loi, il importe d’abord d’oublier les jolies métaphores qui nous la présentent comme étant « gravée par Dieu dans le cœur » de l’homme ou encore « écrite et gravée dans l’âme », comme dit Léon XIII, cité par le Catéchisme de l’Église catholique (# 1954). Désigner Dieu comme graveur de cette loi crée l’impression d’une loi imposée de l’extérieur, comme la loi de l’impôt. Quand on lit, dans le CEC, les articles consacrés à la loi naturelle, on ne trouve aucune référence aux inclinations naturelles de l’être humain. Les auteurs disent bien que c’est « la raison qui l’édicte » ou encore qu’elle est « établie par la raison », mais à partir de quoi ? On n’en souffle mot, et l’impression demeure qu’elle a été « écrite dans le cœur » par une main invisible, comme les mots Mané, Thécel, Pharès, sur une muraille, pendant un festin du roi Balthazar (Daniel 5, 25-28).

 

Selon Thomas d’Aquin, la loi naturelle est élaborée par la raison humaine à partir des inclinations naturelles que l’être humain découvre en soi et qu’il trouve forcément bonnes : un homme ne peut pas trouver mauvais d’être incliné à boire quand il a soif, d’être incliné à manger quand il a faim, d’être incliné à se défendre quand il est attaqué, etc. Tous les êtres de la nature recherchent ce qui leur convient et repoussent, quand ils en sont capables, ce qui tournerait à leur détriment. C’est on ne peut plus évident chez les humains. Par contre, la plante déshydratée est incapable de s’approcher du ruisseau pour siphonner l’eau qui lui manque quand ses racines ne s’y rendent pas.

 

Cette observation du sens commun se formule de la manière suivante : « Tout être désire ce qui lui convient – et qu’on appelle son bien – et il fuit ce qui ne lui convient pas – et qu’on appelle son mal » (I-II, q. 94, a. 2). Tel est, selon Thomas d’Aquin, le premier principe de la raison pratique, ordonnée à l’opération – agir et faire – et non à la recherche de la vérité. Nous offensons Dieu, ajoute-t-il, quand nous agissons contre notre bien ; Non enim Deus a nobis offenditur nisi ex eo quod contra nostrum bonum agimus [92]. Notre bien, c’est ce qui nous convient : quod est conveniens alicui, est ei bonum [93]. Or, ce qui convient à un être humain ne convient pas nécessairement à un autre en raison des multiples différences qui les distinguent : sexe, âge, richesse, pauvreté, santé, alimentation, humeur, culture, profession, métier, vêtements, religion, langue, nationalité, opinions politiques, capitalisme, socialisme, etc.

 

« Oui, mais il faut éclairer sa conscience. »

 

Chaque fois qu’on parle de l’obligation d’obéir à sa conscience, la riposte jaillit comme l’éclair, chez certains : « Oui, mais il faut éclairer sa conscience. » D’accord, mais on cherche de la lumière quand on doute. Une personne qui ne doute pas ne cherche pas à s’éclairer. Si quelqu’un veut la ramener dans ce qui est pour lui le droit chemin, il doit d’abord la convaincre qu’elle est dans l’erreur puis l’inciter à s’éclairer. Éclairer sa conscience, ce n’est pas la mettre de côté et lui substituer celle d’un autre, fut-il prélat, Thomas d’Aquin l’a assez dit.

 

Le cardinal de Québec y est allé à la manière d’une corneille qui abat des noix : « Le viol est un crime, la femme violée qui se fait avorter ajoute un autre crime. » Il n’a convaincu aucune femme et il en a blessé plusieurs. À l’approche du conclave, il ne parlait plus de crime mais de « faute morale ». Pour éclairer les consciences, il faut prouver que l’avortement est une faute morale. Il se pratique dans le monde environ soixante millions d’avortements par année. La grande majorité de ces femmes ne pensent sans doute pas commettre un crime ni même une faute. Chez Thomas d’Aquin, l’énonciation : « L’avortement est un crime » serait la conclusion d’une discussion menée dans la plus grande sérénité et qui débuterait par « Il semble que non », Videtur quod non.

 

Selon Thomas d’Aquin, la personne qui recherche la vérité doit commencer par bien douter, bene dubitare [94]. Pour amener ses auditeurs à douter, il recueillerait les arguments qu’avancent ceux et celles qui ne considèrent pas l’avortement comme une faute morale. En voici quelques-uns qui ont cours. La femme est maîtresse de son corps, le fœtus n’est pas un être humain ou n’est pas une personne humaine ; on invoque le jeune âge de la mère ou le contraire, son âge avancé, etc. On peut penser à la fillette du Brésil, enceinte de jumeaux, à neuf ans, dont l’avortement a entraîné des excommunications.

 

Le fœtus est-il un être humain ? Est-il une personne ? On peut en discuter indéfiniment. Mais ce que le simple bon sens permet d’affirmer, c’est que le processus enclenché au moment de la conception a pour terme un être humain. Interrompre ce processus, c’est empêcher un être humain et non une truite de voir le jour.

 

Mon cardinal justifiait sa maladresse en disant que la vérité est difficile à accepter. Je lui ai envoyé un courriel précisant que c’était la vérité tronquée qui avait été rejetée. Comme il s’était borné à affirmer que l’avortement est un crime, il ne pouvait pas terminer en disant : « Si je ne vous ai pas convaincu, continuez d’agir selon votre conscience. »

 

L’application des préceptes universels, immuables et négatifs

 

En morale thomiste, il est un article qu’il faut se garder d’escamoter, je le répète : II-II, q. 49, a. 1. Thomas d’Aquin y dit que l’action singulière – ce mariage, ce divorce, cet avortement, cette euthanasie, etc. – entourée de circonstances nombreuses et variables, n’est pas réglée sur des principes absolus, mais sur des principes valables dans la plupart des cas. Des exceptions sont donc toujours possibles et elles sont connues par l’expérience.

 

Thomas d’Aquin prend position à ce sujet quand il se demande si l’on peut être dispensé parfois d’observer les préceptes du décalogue (I-II, q. 100, a. 8). On peut en être dispensé, dit-il, quand un cas particulier se présente où l’on irait à l’encontre de l’intention du législateur si l’on observait le précepte à la lettre. La première objection à laquelle il répond porte sur un précepte négatif. Le décalogue interdit l’homicide – « Tu ne tueras pas ». Or, les hommes dispensent de ce précepte puisque les lois humaines permettent de mettre à mort les auteurs de certains crimes. L’examen des diverses circonstances de l’action concrète va conduire à des principes propres, tirés de l’expérience, et ce sont ces principes propres et non les principes universels qui règlent immédiatement l’action singulière, concrète.

 

Et Thomas d’Aquin de conclure que les préceptes du décalogue sont, en soi, immuables – immutabilia sunt (I-II, q. 100, a. 8, sol. 3) : il sera toujours interdit de tuer injustement un être humain, de prendre injustement le bien d’autrui ou de commettre sciemment l’adultère ; on ne peut pas être dispensé d’honorer son père et sa mère, mais, dans l’application aux cas particuliers des préceptes universels et immuables, même négatifs, le problème se pose toujours de savoir si tel acte honore son père et sa mère, si tel acte est un homicide défendu par le commandement, si tel acte est un vol défendu par le commandement, etc. Hoc est mutabile, « cela est changeant, variable », enseigne Thomas d’Aquin (I-II, q. 100, a. 8, sol. 3). Ce n’est pas la « dictature du relativisme », mais le royaume du relatif : il n’y a pas d’absolu à ce niveau, affirme Thomas d’Aquin.

 

Pour la bonne conduite de la vie, les préceptes généraux, universels, immuables ne suffisent pas. Dans la Somme théologique (II-II, Prologue), Thomas d’Aquin écrit : Post communem considerationem de virtutibus et vitiis, et aliis ad materiam moralem pertinentibus, necesse est considerare singula in speciali. Pour ne pas se répéter, donc par économie, il commence par des considérations communes aux vertus et aux vices, et de tout ce qui appartient au domaine de la morale. Voici maintenant la deuxième phrase de son Prologue : Sermones enim morales universales minus sunt utiles, eo quod actiones in particularibus sunt. Les considérations universelles sur la morale sont moins utiles, du fait que les actions sont singulières.

 

 Certains traducteurs ont hésité devant l’expression minus sunt utiles, par crainte, peut-être, de trahir l’auteur : Traduttore, traditore. Il n’y a pourtant là rien de sorcier. Minus est le comparatif de parum, qui signifie « peu ». Ici, Thomas d’Aquin compare les considérations universelles aux considérations particulières ; non plus le vice ou la vertu, mais tel vice ou telle vertu ; non plus le mariage, mais ce mariage, et il dit que les considérations universelles ou communes sont moins utiles, minus utiles, que les considérations particulières.

 

L’exercice de la liberté de conscience

 

La liberté de conscience, comme toutes les autres libertés, ne s’exerce pas dans l’impunité. En agissant selon sa conscience, une personne peut enfreindre les lois du pays dont elle est citoyenne. Elle ne peut alors invoquer la liberté de conscience comme défense devant les tribunaux. Au cours de l’histoire, on ne compte plus les personnes qui ont payé de leur vie le fait d’avoir obéi à leur conscience. De nos jours, on peut être rayé de l’ordre de sa profession, exclu de son parti politique ou excommunié, parce qu’on reste « debout dans l’océan des dos courbés », comme dit Léon Bloy, ou qu’on révèle des secrets d’État, comme l’ont fait Julian Assange, Bradley Manning et Edward Snowden.

 

On entend souvent proclamer comme une évidence : « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. » Non, une liberté authentique n’est pas contraire à une autre liberté authentique. Ma liberté de pratiquer ma religion ne s’arrête pas où commence la liberté du juif, du musulman ou de l’anglican de pratiquer la leur. Ces libertés doivent s’exercer simultanément. Ce qui arrête ma liberté de m’exprimer, par exemple, de ne pas verser dans la calomnie, la médisance, les allégations, c’est ma conscience, dans l’immense majorité des cas. La loi peut être invoquée dans certains cas graves : « Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation[95]. » Il en est des droits comme des libertés. Deux droits authentiques ne se contredisent pas ; ils doivent s’exercer simultanément.

 

Conclusion

 

La conscience est un jugement de la raison, et la raison situe l’être humain dans une espèce déterminée. En philosophie, on le définit comme étant un animal raisonnable. Il agit donc selon sa nature en agissant selon sa raison. C’est pourquoi le dominicain Sertillanges a pu affirmer : « Celui qui agit selon sa conscience, même erronée, à supposer que sa volonté soit droite, obéit lui aussi à la loi de Dieu, puisqu’il agit conformément à ce précepte, le premier de tous et le seul au fond : obéis à ta conscience[96]. »

 

En morale thomiste, il est essentiel de savoir que l’action singulière n’est pas réglée sur des principes absolus, mais sur des principes valables dans la plupart des cas ; ces principes sont connus par l’expérience (II-II, q. 49, a. 1). Des exceptions sont donc toujours possibles, même si l’on est en présence d’un principe frappé au coin de l’infaillibilité. Dans l’application aux cas particuliers des préceptes universels et immuables, même négatifs, le problème se pose toujours de savoir si tel acte honore son père et sa mère, si tel acte est un homicide défendu par le commandement, si tel acte est un vol défendu par le commandement, etc. Hoc est mutabile, cela est changeant, variable, dit Thomas d’Aquin (I-II, q. 100, a. 8, sol. 3).

 

Enfin, Thomas d’Aquin enseigne que la conscience lie par la force du précepte divin, conscientia ligare dicitur vi præcepti divini [97]. Puis il ajoute : « Comparer le lien de la conscience au lien qui découle du précepte du prélat, ce n’est rien d’autre que de comparer le lien du précepte divin au lien du précepte du prélat. » La conclusion est facile à tirer, et il le fait en ces termes : « Comme le précepte divin oblige contre le précepte du prélat et oblige davantage que le précepte du prélat, le lien de la conscience est plus fort que le lien du précepte du prélat, et la conscience obligera même si le précepte du prélat lui est contraire[98]. »

 

II. La liberté de religion

 

Parfois on rencontre la formulation suivante : « La liberté de conscience et de religion », comme si ces deux libertés étaient des jumelles siamoises. Mais non : il s’agit de deux libertés différentes. La liberté de conscience ne s’exerce pas qu’en matière de religion, comme on a vu ci-dessus. Ce n’est pas le pape François qui veut mettre la main au collet d’Edward Snowden.

 

Thomas d’Aquin parle-t-il de la religion au bon endroit de la Somme théologique ?

 

Jean Grondin, professeur de philosophie à l’Université de Montréal, spécialiste de la philosophie allemande et de la métaphysique, dont les livres sont traduits dans une dizaine de langues, publiait, dans le journal Le Devoir du samedi 12 et du dimanche 13 janvier 2008, un article intitulé « L’existence de Dieu, une question philosophique oubliée ? »

 

Ce qui m’a étonné dans cet article, c’est l’affirmation suivante : « Thomas d’Aquin […] reconnaîtra à la religion un statut assez régional dans une lointaine section de la Somme [théologique]. La religion se limite chez lui aux exercices de dévotion de l’homme envers le divin (la prière, par exemple). »

 

Pour reconnaître que Thomas d’Aquin parle de la religion au bon endroit de la Somme théologique, il faut rappeler le plan de cet énorme ouvrage, dont Alain disait qu’il avait « grand respect pour la fameuse Somme[99]. » J’ai dit « énorme » car la traduction française, publiée en quatre tomes aux Éditions du Cerf en 1984, 1985 et 1986, fait 3716 pages.

 

Le Prologue de la Somme théologique

 

Le Prologue, d’une demi-page, mérite d’être cité : « Parce que le docteur de la vérité catholique ne doit pas seulement former ceux qui sont avancés, mais il lui incombe également d’instruire les débutants, selon cette parole de l’Apôtre (I Cor 3, 1-2) : “ Comme à de petits enfants dans le Christ, c’est du lait que je vous ai donné à boire et non de la nourriture ”, nous nous proposons, dans cet ouvrage, d’exposer ce qui concerne la religion chrétienne de la manière qui convient à des débutants.

 

« Nous avons, en effet, observé, que les débutants dans cette doctrine rencontrent de nombreux obstacles dans les écrits des auteurs. En partie à cause des problèmes inutiles qui sont soulevés, des nombreuses questions et arguments. En partie, parce que ce qu’il leur est nécessaire de savoir n’est pas exposé selon l’ordre requis par la matière, mais selon l’ordre requis par l’explication des livres ou par l’occasion des débats. En partie parce que les répétitions fréquentes engendrent le dégoût et la confusion dans l’esprit des auditeurs.     

 

« Nous efforçant d’éviter ces inconvénients et d’autres semblables, nous essaierons, confiant dans l’aide divine, d’exposer, brièvement et clairement, selon que la matière le permet, ce qui concerne la doctrine sacrée. » « Brièvement » ! 3716 pages, et il a laissé sa Summa theologiæ inachevée. Le Supplément, qui la complète est de l’un de ses disciples, Raynald de Piperno, comme il a été dit ci-dessus.

 

Des questions et des articles

 

La Somme théologique est composée de questions et d’articles. Le mot question vient du latin quæstio, du verbe quærere, « chercher ». Dans la Somme, une question n’est pas une interrogation, mais un sujet de recherche. Par exemple, quand il aborde le problème de l’éternité de Dieu, le sujet de cette recherche est formulé comme suit : De æternitate Dei. Cicéron (~-106-~-43) va titrer son livre sur la vieillesse : De senectute. Sénèque (~-4-65) son livre sur la colère : De ira. Dans mon Bornecque, la préposition latine de a treize significations ; à la dixième, on lit : « (très fréquent) Au sujet de (traductions variées) ».

 

Chaque sujet de recherche, chaque question, va susciter plusieurs interrogations ; ce seront autant d’articles. En latin, les articles de la Somme sont formulés par une interrogation indirecte. Cette forme d’interrogation est bien connue en français. Par exemple, quand on dit à une personne : « Je serais curieux de savoir votre âge. » Un article est une question, et Thomas d’Aquin utilise l’interrogation indirecte ; dans le cas de l’éternité de Dieu, il se demande si Dieu est éternel : Utrum Deus sit æternus. Sous-entendu : Quæritur, « on cherche ». Tous les traducteurs emploient l’interrogation directe : Dieu est-il éternel ?

 

Après avoir formulé son interrogation, Thomas d’Aquin répond toujours : Videtur quod non, « il semble que non ». Pour lui, la recherche de la vérité doit commencer par le doute, comme il a été dit ci-dessus. Quand il se demande si Dieu existe, il commence par dire : il semble que non, et il apporte des arguments à l’appui du non.

 

Après avoir apporté des arguments à l’appui du non – dans la Somme, il en apporte peu : trois, quatre ou cinq –, il en apporte d’ordinaire un à l’appui du oui. Comme la Somme est un ouvrage de théologie, l’argument à l’appui du oui sera, la plupart du temps, tiré de la Bible ou d’un Père de l’Église. Il répond alors à la question qu’il a posée, puis il réfute les objections.

 

Comme la Somme théologique est divisée en trois parties et que la deuxième partie est subdivisée en deux parties, une référence à cet ouvrage  prend l’une ou l’autre des formes suivantes : pour une référence à la première partie, I, q. 13, a. 2 ; pour une référence à la première partie de la deuxième partie, I-II, q. 94, a. 2 ; pour une référence à la deuxième partie de la deuxième partie, II-II, q. 44, a. 6 ; pour une référence à la troisième partie, III, q. 68, a. 11. Si l’on se réfère à la solution d’une objection, on pourrait avoir : III, q. 87, a. 4, sol. 3. Pour ceux qui citent en latin Ia signifie Prima pars, « première partie » ; ils vont écrire : Ia, q. 13, a. 2. Pour eux, Ia-IIae signifie : Prima pars secundæ partis « première partie de la seconde partie » ; ils vont écrire : Ia-IIae, et IIa-IIae pour la « deuxième partie de la deuxième partie». Enfin sol. 3, c’est ad 3 en latin.

 

L’ordre de la Somme

 

Un bref aperçu de l’ordre des thèmes que Thomas d’Aquin développe dans sa Somme théologique fera comprendre pourquoi il parle de la religion à l’endroit où il en parle et non plus tôt. Comme cet ouvrage s’adresse à des débutants en théologie, il est nécessaire de leur parler de cette science. C’est l’objet de la première question, qui comprend dix articles. La théologie ayant Dieu pour objet (I, q. 1, a. 8), Thomas d’Aquin parle ensuite de Dieu : existence, simplicité, bonté, infinité, éternité, unité, etc. Dieu créateur, Dieu fin dernière. Les lois (loi éternelle, loi naturelle, lois humaines). Les vertus théologales (foi, espérance, charité). Les vertus cardinales (prudence, justice, force et tempérance).

 

Pour Thomas d’Aquin, toute vertu qui se rapporte à autrui, peut être annexée à la justice (II-II, q, 80, a. 1). La religion en est une puisqu’elle met l’homme en rapport avec cet Autre qui est Dieu. Dans la Somme théologique, il va donc parler de la religion quand le temps sera venu de parler de la justice. Comme la justice est une vertu morale, les vertus annexées à la justice sont forcément des vertus morales et donc, pour Thomas d’Aquin, la religion est une vertu morale. Nous en dégagerons les conséquences. Mais avant de parler de la « liberté » de religion, il faut essayer de s’entendre sur la notion de religion, sinon nous ne saurions pas de quoi les chartes nous accordent la liberté.

 

Considérations sur le mot religion : étymologie et signification

 

- En latin  

 

Le mot français religion vient du latin religio. La simple curiosité nous pousse à chercher ce que les Romains signifiaient par ce mot. Dans mon Bornecque, on lit, au septième sens du mot : Religio, id est cultus deorum (Cicéron). « Religion, c’est-à-dire le culte des dieux. » Numa omnes partes religionis statuit (Cicéron). « Numa régla toutes les parties du culte. » Numa Pompilius fut le second roi légendaire de Rome (~715-~672). On lui attribue d’avoir organisé la vie religieuse romaine. Cicéron nous transmet donc les deux mots que nous continuons d’utiliser : religion et culte.

 

- En grec

 

Dans l’article cité, Jean Grondin affirme que le terme religion n’existe pas en grec. Pourtant, je l’ai trouvé dans mon Pessonneaux (dictionnaire grec), c’est thrêskeia, « pratique religieuse, religion, dévotion ». J’ai trouvé également beaucoup de mots qui concernent Dieu. Les deux principaux, ayant trait à mon propos, y sont : theologia, « science qui a Dieu pour

objet », et theolatria, « culte rendu à Dieu ». Ce dernier mot est formé de theos, « Dieu » et de latria, « culte ». En français, le mot latrie signifie le culte rendu à Dieu. Le grec a donc le mot religion et un mot qui a le même sens que religion pour nous, c’est-à-dire « culte rendu à Dieu ».

 

Jean Grondin ajoute : « On peut bien, si on y tient, parler de la religion des Grecs, mais les Grecs ne le faisaient pas. C’est qu’il n’y avait pas, pour eux, une sphère de leur existence qui relevait en propre de la croyance. Les dieux étaient partout, si bien que le rapport à eux ne s’exprimait jamais en termes de “ religion ”. » Dans son Socrate, Jacques Mazel confirme : « La religion grecque est partout présente, elle enveloppe l’homme, l’âme, le corps, la vie privée, la vie publique, les repas, les fêtes, les assemblées, les tribunaux, les combats[100]. » Pourtant, le Dieu des chrétiens est partout et cela n’empêche pas que le rapport à lui s’exprime dans une religion.

 

Mais, dans sa Politique, Aristote énumère les magistratures politiques puis ajoute : « Une autre forme de service concerne le culte des dieux : on a, par exemple, des prêtres et des administrateurs des biens sacrés pour la sauvegarde des édifices existants et la restauration des bâtiments qui menacent ruine, et aussi pour tout ce qui en outre est réservé au culte des dieux[101]. » Plus loin, il parle de nouveau « du service des dieux qu’on appelle le culte[102]. » Les Grecs avaient donc des dieux et ils leur rendaient un culte, comme le dit Aristote. Pour les Romains comme pour nous, c’est de la religion, et le mot ne leur était pas inconnu.

 

- En français

 

Au mot religion, le Petit Robert donne trois définitions. « I. (1170) Ensemble d'actes rituels liés à la conception d'un domaine sacré distinct du profane, et destinés à mettre l'âme humaine en rapport avec Dieu. » « 2. (XXe) Attitude particulière dans les relations avec Dieu : déisme, panthéisme, mysticisme, judaïsme, islam, protestantisme », etc. « 3. Une religion : Système de croyances et de pratiques, impliquant des relations avec un principe supérieur, et propre à un groupe social. » Cette définition englobe tout : les croyances et le culte. Il me semble que c’est ainsi que, de nos jours, la plupart des croyants conçoivent leur religion.

 

         Deux comportements à distinguer : croyances et culte

 

         Les croyances     

 

On entend souvent dire que la prostitution est le plus vieux métier du monde, mais les historiens des religions revendiquent cet honneur pour l’objet de leur étude. Selon eux, ce serait le sacerdoce. Tous les peuples avaient leur dieu et leur clergé, même les polythéistes vénéraient spécialement un chef de leurs dieux. C’est, entre autres, l’opinion du théiste Voltaire (1694-1778) : « J’ose croire, écrit-il, qu’on a commencé d’abord par reconnaître un seul Dieu, et qu’ensuite la faiblesse humaine en a adopté plusieurs[103]. » Chez les Grecs, c’était Zeus ; chez les Romains, Jupiter, chez les juifs, Jéhovah ou Iahvé, chez les musulmans, Allah, etc.

 

         Le culte

 

         Je consulte de nouveau mon Petit Robert au mot culte : « 1Hommage religieux rendu à une divinité, un saint personnage, ou un objet déifié. 2.  Ensemble des pratiques réglées par une religion, pour rendre hommage à la divinité. » Par le mot religion, nous entendons, dans ces pages, les pratiques qui rendent hommage à une divinité. Le culte peut être intérieur et extérieur

 

         - Le culte intérieur

 

         Un croyant peut parler à son dieu sans que personne de son entourage ne s’en aperçoive. Il peut prier son dieu, solliciter son aide, le remercier, lui témoigner son amour, lui demander pardon, etc. À ce niveau, il n’y a pas de contraintes possibles. Vatican II en convient : « L’exercice de la religion consiste avant tout en des actes intérieurs volontaires et libres. De tels actes ne peuvent être ni imposés, ni interdits par aucun pouvoir purement humain[104]. » Indétectables, ces actes intérieurs sont partant incontrôlables.

 

         Le culte extérieur

 

         C’est le culte extérieur qui soulève des problèmes quand les adeptes d’une religion veulent que le gouvernement satisfasse aux exigences dont il a été question plus haut. Il faut s’ingénier à faire comprendre que la liberté de religion ne s’étend pas au culte extérieur. Bref, personne ne peut imposer de la morale au nom de sa religion, ni aucune pratique extérieure interdite par les lois du pays. Par exemple, exiger la polygamie parce que sa religion la permet. La polygamie est un problème moral, et ce sont les moralistes qui l’étudient. Le vêtement est quelque chose de secondaire. Une personne ne peut pas dire que le gouvernement l’empêche de pratiquer sa religion parce qu’il interdit des choses à ce sujet. Thomas d’Aquin tranche en montrant que la religion est une vertu morale.

 

La religion, vertu morale

 

Si l’on faisait un sondage chez les catholiques romains, y en a-t-il, à part les dominicains et quelques thomistes, qui diraient que la religion est une vertu morale ? Voici comment Thomas d’Aquin parvient à distinguer une vertu morale de religion. Après avoir traité de la charité, troisième vertu théologale, il aborde les vertus cardinales, en commençant par la plus noble, la prudence, vertu intellectuelle (II-II, q. 47-56) ; enfin, il traite de la première vertu morale cardinale, la justice (II-II, q. 57-89) et il situe la religion parmi les vertus annexes à la justice, c’est-à-dire de la famille de la justice. Pour ce faire, il rappelle d’abord que la justice se rapporte à l’autre, à autrui, elle est ad alterum. Il s’ensuit donc que toutes les vertus qui se rapportent à autrui peuvent être considérées comme des vertus annexes à la justice. Ce sont, selon lui, la religion, la piété filiale, le respect, la vérité, la reconnaissance, la vengeance [il existe une juste vengeance], l’amitié et la libéralité (II-II, q. 80, a. 1).

 

Après avoir énuméré les vertus annexes à la justice, il traite de la religion (II-II, q. 81, a. 1). Du mot religion, il commence par donner trois étymologies qui ont cours en son temps : la première vient de Cicéron (~106-~43), la deuxième, d’Augustin (354-430) et la troisième, d’autres auteurs, qu’il n’identifie pas. Selon ces différents auteurs, l’étymologie du mot religion peut signifier relire, réélire ou relier. Pour Thomas d’Aquin, l’étymologie d’un mot est une chose, sa signification en est une autre, et c’est elle qui importe. Il trouve les trois étymologies justifiables, et il conclut que la religion, au sens propre du terme, comporte rapport à Dieu seul.

 

 À l’article 2, il apporte d’abord sa preuve que la religion est une vertu en rappelant simplement que tout acte bon découle d’une vertu. En effet, une vertu est une disposition stable, acquise par la répétition d’actes appropriés et qui fait poser des actes bons, avec uniformité, rapidité et plaisir[105]. Or, un acte est moralement bon quand il est conforme à la raison. Et comme il appartient à la religion de rendre à Dieu l’honneur qui lui est dû, il est manifeste à ses yeux que la religion est une vertu.

 

À l’article 5, il se demande si la religion est une vertu théologale comme la foi, l’espérance et la charité. Il répond qu’elle n’en est pas une parce qu’elle n’a pas Dieu pour objet, mais les actes que l’on pose en l’honneur de Dieu en lui rendant le culte qui lui est dû. En répondant à la troisième objection, il va préciser qu’il y a une sorte de juste milieu à observer dans les actes de religion (ou du culte) comme dans les actes de toute vertu morale, car les actes du culte divin doivent être rendus à qui l’on doit (Dieu), quand on le doit et comme on le doit. Pour être moral, le culte rendu à Dieu doit être conforme à la raison, règle de moralité. Et c’est ainsi que la religion devient à ses yeux une vertu morale.

 

Il traite ensuite des actes de religion (II-II q. 82). Il considère d’abord les actes intérieurs, qui sont les principaux ; puis les actes extérieurs, qui sont secondaires (II-II, q. 82, prologue). Ce qu’il y a d’essentiel dans une religion, les croyances et les actes intérieurs, échappe donc à tout contrôle et à toute contrainte. Le culte intérieur peut se pratiquer sans églises, sans synagogues, sans mosquées, sans temples. Indétectables, les actes intérieurs sont partant incontrôlables. Pendant les premiers siècles, les chrétiens ne pendaient pas de crucifix aux murs. Hans Küng en témoigne : « Longtemps encore après l’abolition [du supplice de la croix] par l’empereur Constantin, jusqu’au milieu du Ve siècle et parfois plus tard encore, les chrétiens ont craint de représenter Jésus souffrant sur la croix. Cette coutume ne s’est largement répandue qu’à l’époque du gothique médiéval[106]. » Crucifix, chapelet, scapulaire, burqa, niqab, turban, kirpan, hallal, kascher, il n’y a rien là d’essentiel aux diverses religion. Il n’est pas facile d’en persuader les adeptes.

 

         La vertu morale de religion à l’œuvre

 

Tous les actes du culte extérieur doivent être examinés à la lumière du « bon sens, chose du monde la mieux partagée », selon Descartes[107]. Du bon sens ou de la raison, règle de moralité. Quand il s’agit des actes intérieurs du culte, seule la conscience intervient, mais quand il s’agit du culte extérieur, la morale doit intervenir et parfois la loi. La mise à jour est commencée, marquée par des reculs. Je vais donner des exemples dans l’Église que je connais bien, l’Église catholique romaine, dont je suis un membre pratiquant depuis ma tendre enfance à Saint-Michel-de-Bellechasse.

 

- Une religion de liberté

 

         Dans les pratiques extérieures du culte, saint Augustin (354-430) a invité à la modération en des termes qui ne manquent pas de nous étonner : « Dieu dans sa miséricorde a voulu que la nouvelle religion qu’il nous a donnée fût une religion de liberté, puisqu’il l’a réduite à un très petit nombre de pratiques extérieures de la plus grande simplicité ; et voici que certains individus la surchargent d’une foule de pratiques serviles, au point que la condition des juifs, avec toutes leurs observances légales [l’Ancien Testament en contenait 613], serait encore plus supportable que celle qu’ils veulent nous faire, puisque les juifs, au moins, ne dépendaient pas des caprices humains[108]. »

 

         Thomas d’Aquin cite ce passage de saint Augustin quand il se demande si la loi nouvelle – celle de l’Évangile – est moins onéreuse que la loi ancienne (I-II, q. 107, a. 4). Du point de vue des cérémonies et des pratiques extérieures, elle est beaucoup moins onéreuse. Puisée dans la doctrine du Christ et des apôtres, elle n’ajoute qu’un très petit nombre de préceptes à ceux de la loi naturelle, élaborée par la raison, aliquid per rationem constitutum, comme il a été dit ci-dessus. Il est vrai que les saints Pères en ont établi d’autres plus tard, d’où la mise en garde d’Augustin. Ce que la loi nouvelle ajoute concerne surtout les dispositions intérieures.

 

L’acte vertueux doit être posé avec uniformité, promptitude et plaisir. On ne possède pas la vertu de justice quand on hésite à rendre le dû, qu’on ne le rend pas toujours ou qu’on le rend à contrecœur. Voilà qui est difficile, très difficile pour les personnes qui titubent sur le chemin de la vertu. De ce point de vue, les préceptes de la loi nouvelle sont plus onéreux que ceux de l’ancienne, car les mouvements intérieurs de l’âme, interdits par la loi nouvelle, ne l’étaient pas expressément par l’ancienne, du moins pas dans tous les cas. Quand ils l’étaient, aucune peine ne sanctionnait cette interdiction. Or, c’est ce qui est le plus difficile pour l’être humain peu avancé en vertu ; car, comme le dit encore Aristote : « Il est facile de faire ce que le juste fait, mais le faire comme il le fait [avec régularité, promptitude et plaisir] ce n’est pas chose facile pour une personne qui ne possède pas la vertu de justice[109]. » Voltaire se trompe quand il écrit : « Néron, le pape Alexandre VI, et d’autres monstres de cette espèce, ont répandu des bienfaits ; je réponds hardiment qu’ils furent vertueux ces jours-là[110]. » C’est trop de hardiesse : on n’est pas vertueux à si bon compte. Une hirondelle ne fait pas le printemps.

 

Pendant ma vie, plusieurs pratiques ont été abandonnées. Par exemple, les vêpres le dimanche soir à l’église, les quatre-temps, le premier vendredi du mois, l’angélus, le chapelet en famille, le mois de Marie, l’abstinence du vendredi, le jeûne, le scapulaire, la prière avant et après le repas, etc. On revient au jugement dernier, fondé sur la charité : « Venez, les bénis de mon Père, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger », etc. (Matthieu, 25, 31-46). L’entraide, de nos jours, s’étend à la terre entière. Certaines pratiques d’autres religions seront abandonnées avec le temps.

 

- La pratique de la communion eucharistique a évolué

 

Dans sa lettre 93, Basile le Grand, évêque de Césarée, décédé en 379, nous révèle des faits étonnants : « Tous les ermites qui vivent au désert, où il n’y a pas de prêtres, conservent chez eux les saintes espèces et les prennent de leur propre main. À Alexandrie et en Égypte, chaque fidèle, même laïc, garde le plus souvent les saintes espèces dans sa maison et se communie lui-même quand il le veut[111]. » Dans ma paroisse, certains jours, la messe est remplacée par une cérémonie de la Parole. Parce qu’il n’y a pas de prêtre présent, on ne distribue pas la communion. Ici, il faut noter un recul.

 

Le jeûne eucharistique, introduit au IVe siècle, a été supprimé. À la dernière Cène, les disciples avaient communié à la fin du repas , et les premiers chrétiens ne communiaient pas à jeun. Saint Paul nous dit comment les choses se passaient dans la communauté de Corinthe (I Cor 11, 20-22). « Lors donc que vous vous réunissez en commun, ce n’est plus le Repas du Seigneur [c’est ainsi qu’on appelait ce qui est devenu la messe] que vous prenez. Dès qu’on est à table, en effet, chacun prend d’abord son propre repas, et l’un a faim, tandis que l’autre est ivre. Vous n’avez donc pas de maison pour manger et boire ? Si quelqu’un a faim, qu’il mange chez lui » (I Cor 11, 20-22, 34). On était loin de la goutte d’eau avalée, peut-être, en allant à la messe par une matinée pluvieuse. Il est arrivé chez nous, au Québec, que des personnes, soucieuses d’avoir avalé une goutte d’eau, n’allaient pas communier par crainte de faire une communion sacrilège.

 

La croyance en la supériorité de l’homme sur la femme se manifestait même dans la manière de recevoir la communion. Jusqu’au VIe siècle, les hommes communiaient avant les femmes. Ils recevaient le corps du Christ dans le creux de leur main nue, puis le portaient à leur bouche. Les femmes s’avançaient ensuite, mais, dans plusieurs églises, surtout en Occident, leur main, sans doute considérée comme indigne ou impure, était recouverte d’un linge blanc nommé « dominicale ». Cette manière de procéder était recommandée par saint Césaire d’Arles (470-542) et par le trente-sixième canon du concile d’Auxerre (586). La communion sur la langue a débuté au VIe siècle. On voulait éviter que l’hostie soit déposée dans une main sale ou qu’une parcelle y demeure et soit profanée.

 

Quand Jean-Paul II est venu à Québec, en 1984, il fut étonné que des femmes distribuent la communion. Il a fallu que le cardinal Albert Vachon, archevêque de Québec, s’impose. Benoît XVI voulait revenir à la communion à genoux et sur la langue. Il n’avait pas remarqué qu’à la dernière cène les disciples étaient couchés et que Jésus ne leur avait pas dit : « À genoux et ouvrez la bouche » mais : « Prenez et mangez. »

 

- L’abstinence du vendredi

 

Penseur avant-gardiste, Abélard (1079-1142) a exposé, huit cents ans plus tôt, l’argument que le chanoine Jacques Leclercq avance contre l’abstinence du vendredi. Voici comment Abélard le formulait au XIIe siècle : « Actuellement, si nous nous abstenons de viande, est-ce un si grand mérite quand nos tables sont chargées d’une quantité superflue d’autres aliments ? Nous achetons à grands frais toutes sortes de poissons ; nous mélangeons les saveurs du poivre et des épices ; gorgés de vin, nous y ajoutons encore des boissons et des liqueurs fortes. L’excuse de tout cela, c’est l’abstinence de viandes à vil prix[112]. »

 

Voici en quels termes le chanoine Jacques Leclercq dénonçait, au XXe siècle, l’abstinence du vendredi : « Autrefois, on ne s’occupait que des riches, et on a l’impression que l’Église même ne pensait qu’à eux. […] Imposer à titre de pénitence de manger une fois par semaine du poisson, à des gens qui ne mangent jamais de viande, ou n’en mangent pas une fois par semaine, qui, de plus, sont trop pauvres pour acheter du poisson – car le poisson est le plus souvent un aliment cher – n’est-ce pas une dérision ? […] Un incroyant comprendra-t-il jamais qu’il y ait péché mortel à manger une bouchée de viande un vendredi, et qu’il n’y ait pas la plus petite faute morale à faire le banquet le plus raffiné, pourvu qu’il soit conforme à la règle ? Caviar, huîtres, langoustes, etc.[113] » Progrès.

 

-  L’abandon du latin

 

Contre le latin, que l’Église utilisait encore au XXe siècle, Abélard (1079-1142) protestait déjà. « Comment répondre “ amen ” si l’on n’a pas compris le sens de la prière qui a été faite ? Aussi voyons-nous souvent dans les églises des gens simples faire des prières qui leur sont nuisibles. En changeant une lettre d’un verbe latin qu’ils ne comprennent pas, ils demandent à Dieu de les écarter, amittere, des biens éternels au lieu de les y admettre, admittere[114]. » Sur ce point, il faut sans conteste parler de progrès.

 

- Les diaconesses

 

Il y eut des diaconesses au début du christianisme. Dans sa lettre aux Romains (16, 1), saint Paul mentionne « Phœbé, notre sœur, qui est diaconesse de l’Église de Cenchrée ». Au IIIe siècle, rares sont les Églises qui n’ont pas de diaconesses. Mais un décret du pape Boniface (418-422) qui interdisait aux femmes, fussent-elles religieuses, de venir jusqu’à l’autel y brûler de l’encens et de toucher, même pour les laver, les linges sacrés, rendait impossible l’ordination de diaconesses. Fidèle au décret de Boniface ou partageant ses idées, le concile d’Orange (441) décide qu’on n’ordonnera plus de diaconesses. La tradition se poursuit en Orient. Sous Justinien, empereur romain d’Orient de 527 à 565, Constantinople compte 60 diacres, 90 sous-diacres et 60 diaconesses. Pourquoi a-t-on cessé d’ordonner des diaconesses ? Je l’ignore. On peut facilement imaginer une raison. Ici, il faut parler de recul.

 

Saint Bernard avertit le pape Eugène III : « Que tes confrères dans l’épiscopat apprennent de toi à ne pas faire leur société de ces jeunes garçons à la longue chevelure, ni de ces adolescents par trop soignés. Non, il n’est pas convenable de voir toutes ces têtes frisées aller et venir parmi les têtes mitrées[115]. » S’il y avait eu des diaconesses en son temps, saint Bernard aurait sans doute trouvé les mots pour condamner cette pratique.

 

- Textes à bannir

 

Le Prions en Église du 22 juillet 2012 (p. 37) rapportait cette parole de Paul VI : « La rupture entre Évangile et culture est sans doute le drame de notre époque. » Pour rejoindre les gens, il faut parler un langage qu’ils comprennent. C’est ce qu’a dit le pape François aux JMJ de Rio de Janeiro. C’est ce que demandait Jean XXIII dans son discours d’ouverture de Vatican II : on conserve la doctrine, mais on l’adapte à son auditoire. Si certaines formulations ont été adaptées, je l’ignore.

 

Certains textes de la Bible ne devraient plus être lus à la messe. Par exemple, celui de saint Paul qui présente le mari comme « la tête de la femme » (Éph 5, 23). J’avais écrit au directeur du Prions en Église pour lui demander de retirer ce texte : les couples se regardent et rient. Il m’avait répondu qu’il n’avait pas le pouvoir de pratiquer cette chirurgie : les textes venaient d’en haut. C’est là que je devais m’adresser ; lui, il n’était qu’une courroie de transmission. J’ai choisi de continuer à rire et de regarder rire.

 

Le dimanche 7 octobre 2012, on nous faisait lire Genèse 2, 18-24. Le Seigneur Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je vais lui faire une aide qui lui correspondra. » Mais avant de la faire, il façonne les bêtes des champs et les oiseaux du ciel, les amène à l’homme pour qu’il leur donne un nom. Mais l’homme ne trouva, parmi ces bêtes et ces oiseaux, aucune aide qui lui corresponde. Le Seigneur n’avait donc plus le choix : il fallait lui en former une. Il fit tomber sur l’homme un sommeil mystérieux, et celui-ci s’endormit. Le Seigneur Dieu prit de la chair dans son côté, puis il referma. Avec ce qu’il avait pris à l’homme, il forma une femme et il l’amena vers l’homme. L’homme dit alors : « Cette fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! On l’appellera : “ femme”. »

 

Au XXIe siècle, beaucoup de catholiques romains pensent comme le cardinal Ratzinger, qui écrit, dans Entretien sur la foi : « Le récit de l’Écriture Sainte sur les origines ne parle pas à la manière historiographique, mais s’exprime au moyen d’images[116]. » Alors, pourquoi nous lit-on le récit précédent qui, lui aussi, fait rire les assistants ?

 

Le dimanche 21 octobre 2012, on nous lisait l’apologie de la souffrance selon Isaïe 53, 10-11. Elle nous plonge en plein dolorisme : « Broyé par la souffrance, le serviteur a plu au Seigneur. Mais, s’il fait de sa vie un sacrifice d’expiation, il verra sa descendance, il prolongera ses jours : par lui s’accomplira la volonté du Seigneur. À cause de ses souffrances, il verra la lumière, il sera comblé. Parce qu’il a connu la souffrance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes, il se chargera de leurs péchés. » Comme si Dieu, notre Père, aimait voir souffrir ses enfants.

 

- Délivre-nous du mal ou du Mal ?

 

La dernière demande du Notre Père, dans le Prions en Église, se lit, comme on s’y attend : « délivre-nous du Mal. » La majuscule échappe facilement : Mal et non mal. Dans le même Prions en Église, on a déjà vu les deux orthographes. Pour les auteurs du Catéchisme de l’Église catholique, ce Mal est une personne, Satan lui-même (# 2851). Mais telle n’est pas l’opinion de Thomas d’Aquin (II-II, q. 83, a. 9). Pour lui, le mal dont nous demandons d’être délivrés, ce sont les maux de la vie, pænalitas præsens. Voici ce que dit saint Jacques (1, 13-14) : « Que nul quand il est tenté ne dise : “ Ma tentation vient de Dieu ”. Car Dieu n’est pas tenté de faire le mal et il ne tente personne. Chacun est tenté par sa propre convoitise qui l’entraîne et le séduit. » Si saint Jacques avait connu le CEC, aurait-il dit : « Ce n’est pas Dieu qui vous tente, c’est Satan ? » On peut en douter.

 

-  L’instigateur du péché, le diable

 

Dans le rituel du baptême de l’Église catholique romaine, à un moment donné, le célébrant regarde le petit bébé et ordonne : « Sors de cet individu, esprit immonde. » Le Catéchisme de l’Église catholique maintient cette pratique : « Puisque le Baptême signifie la libération du péché et de son instigateur, le diable, on prononce un (ou plusieurs) exorcisme(s) sur le candidat (# 1257). Comment une personne quelque peu critique peut-elle penser que le démon est dans le petit bébé qui vient de naître ? Et qu’il y était avant la naissance, donc dans le ventre de la mère, comme le pensait et le disait Bossuet (1627-1704), d’abord évêque de Condom en 1669, puis de Meaux en 1681.  

 

Le diable, instigateur du péché ? J’ai demandé à mon Petit Robert ce qu’était un instigateur. Il m’a répondu : « Personne qui incite, qui pousse à faire quelque chose. » Le CEC parle comme si le diable était derrière tous les péchés qui se commettent dans le monde. S’il avait présenté le diable comme un instigateur de péchés, parmi d’autres, on aurait compris qu’il dirigeait peut-être une équipe, mais le CEC le déclare l’instigateur du péché. Thomas d’Aquin se demande précisément si tous les péchés des hommes sont causés par les suggestions du diable (I-II, q. 70, a. 4). Sa réponse : non. Et il cite une affirmation d’Origène (~185-~254) : « Même si le diable n’existait pas, les hommes éprouveraient l’attrait de la bonne chère, des plaisirs sexuels et d’autres semblables. » Parmi les autres, il faut citer l’argent, racine de tous les péchés, radix omnium peccatorum (I-II, q. 84, a. 1) et le pouvoir, libido dominandi, troisième concupiscence.

 

- La cupidité, racine de tous les maux

 

La racine de tous les maux, selon saint Paul, c’est la cupidité (I Tim 6, 10). Dans le Petit Robert la cupidité est ainsi définie : « Désir indécent et mesquin de gagner de l’argent, de faire argent de tout. » Thomas d’Aquin est plus concis, trois mots : appetitus inordinatus divitiarum, « désir désordonné des richesses ». Pour lui, il est évident que saint Paul donne au mot cupidité le sens de « désir immodéré des richesses » et c’est en ce sens que la cupidité est la racine de tous les péchés. En effet, par la richesse l’homme acquiert la possibilité de commettre bien des fautes auxquelles le pauvre ne peut que rêver, car, comme dit L’Ecclésiaste : « À l’argent tout obéit » (10, 19). « Tout », c’est excessif ; je dirais beaucoup de choses mais pas tout, car on ne peut pas acheter la santé ni un vrai ami.

 

- L’inclination fondamentale de l’être humain

 

Selon Thomas d’Aquin, l’inclination fondamentale de l’être humain est une inclination au bien (I-II, q. 94, a. 2). Et le bien est ce que toutes choses désirent, omnia bonum appetunt. Un habile tentateur qui veut faire tomber un humain ne le pousse pas vers le péché : il l’attire par quelque chose. Et saint Jacques (1, 14) précise : « C’est la convoitise qui attire et leurre. » La convoitise porte aussi le nom de désir et de concupiscence. Cette dernière se divise en trois espèces. Saint Jean les désigne ainsi : « Convoitise [ou concupiscence] de la chair, convoitise des yeux et orgueil de la richesse » (I, 2, 16). Saint Augustin donne à la troisième le nom d’« ambition du siècle[117]. » On résume et simplifie en disant que les humains sont séduits par le plaisir, la richesse et le pouvoir. Les traducteurs de la Bible publiée chez Bayard, Médiaspaul rendent ainsi le texte de saint Jacques (1, 14) : « C’est la convoitise qui attire et appâte. » Pour piéger un être humain, c’est l’un de ces trois biens qu’un habile trappeur utilise comme appât, car l’abus peut facilement s’y produire.

 

Un paragraphe du jésuite François Varillon m’étonne beaucoup : « Si l’homme ne se reconnaît pas pécheur, sa relation avec Dieu est fausse. […] Il y a, à notre racine, une orientation qui n’est pas une orientation vers Dieu[118]. » Thomas d’Aquin dit pourtant que l’inclination fondamentale de l’être humain est une inclination au bien (I-II, q. 94, a. 2). Il va même plus loin dans son Commentaire de l’Éthique de Nicomaque [119], où il étend le désir du bien à tous les êtres, omnia bonum appetunt. Non seulement les êtres doués de la connaissance [les humains et les animaux], mais également les êtres qui en sont dépourvus [les végétaux et les non-vivants] désirent le bien. Ces derniers tendent au bien en vertu d’un désir naturel. Or, comme rien n’est bon si ce n’est à cause d’une similitude et d’une participation au bien suprême, on doit conclure que c’est ce bien suprême qui habite le désir de tout bien. Et ainsi on peut dire que le vrai bien est ce que tous les êtres désirent.

 

L’abbé Pierre commençait la messe par le Gloria et non par le Confiteor. Dans son Testament, il écrit : « Ceux qui ont assisté à l’une des messes que je dis chaque jour ont pu remarquer qu’avant le Confiteor je préfère dire le Gloria. J’ai pris cette habitude après avoir lu ce qu’écrivait un père dominicain : “ Cela m’a toujours mis mal à l’aise que l’assemblée eucharistique commence par Mea culpa[120]. ” » Nous, nous commençons par une « Suggestion pour l’acte pénitentiel » ; suivent trois « Prends pitié de nous ». C’est un peu déprimant. Et Nietzsche de constater que les chrétiens n’avaient pas l’air sauvés.

 

- Les enfants morts sans baptême

 

Saint Augustin envoyait en enfer les enfants morts sans baptême. « Écoutez, mon Dieu. Nul n’est pur de péché en votre présence, pas même le petit enfant dont la vie n’est que d’un jour sur la terre[121]. » Le CEC (1215) enseigne que le baptême « signifie et réalise cette naissance de l’eau et de l’Esprit sans laquelle “ nul ne peut entrer au Royaume de Dieu ” (Jean 3, 5). » Si tel était le cas, nous reviendrions au concile de Florence (1442). Mais Dieu peut sauver sans les sacrements (III, q. 27, a. 1, sol 2). Et, comme l’affirme Vatican II : « Ceux qui, sans faute de leur part, ignorent l’Évangile du Christ et son Église et cependant cherchent Dieu d’un cœur sincère et qui, sous l’influence de la grâce, s’efforcent d’accomplir dans leurs actes sa volonté, qu’ils connaissent par les injonctions de leur conscience, ceux-là aussi peuvent obtenir le salut éternel[122]. »

 

Voici comment Thomas d’Aquin formule une objection à ce sujet dans la Somme théologique : « Le péché originel est le plus petit des péchés, minimum peccatorum. D’où saint Augustin dit que la peine la plus douce est réservée à ceux qui ne sont punis que pour le péché originel. Mais le péché originel soumet à une peine perpétuelle. Il s’ensuit que les enfants morts sans baptême ne verront jamais Dieu, comme il est évident selon cette parole de Jean (3, 5) : “ Nul s’il ne renaît de nouveau, [par le baptême] ne peut voir le Royaume de Dieu ” » (I-II, q. 87, a. 5, obj. et sol. 2).

 

Voilà l’objection à laquelle il va maintenant répondre, de façon décevante : « La peine éternelle imposée au péché originel ne tient pas à la gravité de la faute, mais à la condition du sujet qui en est affecté : il ne possède pas la grâce, qui seule remet la peine due au péché. » Thomas d’Aquin récidive quand il se demande « si un enfant qui naît dans le désert, où l’on ne peut trouver d’eau, et qui meurt sans baptême, peut être sauvé par la foi de sa mère croyante[123]. » De nouveau, c’est un effroyable non : Ille puer in deserto moriens, sine baptismo, salutem non consequitur. Il cite de nouveau Jean (3, 5).

 

Thomas d’Aquin répond comme si Dieu avait besoin des sacrements pour sauver les humains. Pourtant, il sait que Dieu peut sauver sans se servir des sacrements, il l’a écrit : « Dieu n’a pas lié sa puissance à la loi des sacrements de manière à ne pouvoir conférer sa grâce à certains, par un privilège spécial » (III, q. 27, a. 1). Bref, les chrétiens sont ainsi liés par les sacrements, mais Dieu de l’est pas. Nous devenons enfants de Dieu par le baptême, mais Dieu peut faire des enfants de Dieu sans passer par ce sacrement. J’aurais aimé qu’il le laisse entendre avant de tirer sa conclusion.

 

Le CEC soulève le problème des enfants morts sans baptême (# 1261) et affirme que « l’Église ne peut que les confier à la miséricorde de Dieu ». Ce n’est pas nécessaire ; Dieu s’est occupé des enfants morts sans baptême bien avant que la Commission théologique internationale les lui confie : « Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles ? Même si les femmes oubliaient, moi, je ne t’oublierai pas » (Isaïe 49, 15). On voit mal comment la miséricorde peut intervenir envers un bébé qui vient de naître. Comment imaginer que Dieu, dont la tendresse l’emporte sur celle d’une mère, jette en enfer des bébés parce qu’ils n’ont pas été baptisés ? Il faut être des théologiens aux entrailles de mâle pour le penser et l’enseigner ; des théologiens qui ne doutent pas malgré l’avertissement d’Isaïe (55, 8) : « Vos pensées ne sont pas mes pensées. » C’est pourquoi les manuels de philosophie de l’abbé Henri Grenier enseignaient qu’une mère devait être disposée à perdre sa vie temporelle, lors de l’intervention pour baptiser l’enfant à l’intérieur de son utérus, afin d’assurer la vie éternelle de son enfant.

 

- Tu es poussière

 

Le mercredi des Cendres, ceux qui mettaient une pincée de cendre sur le front des fidèles disaient : Memento homo quia pulvis es et in pulverem reverteris, « Souviens-toi, ô homme, que tu es poussière et que tu retourneras en poussière. » Erreur grossière : l’âme humaine, qui fait que l’homme est un être humain et non une bête, n’est pas de la poussière et elle ne retournera pas en poussière. L’acte d’humilité de mon petit Catéchisme reprenait la formule : « Mon Dieu, je ne suis que cendre et poussière », etc. Et il ajoutait cette énormité : « … apprenez-moi à me mépriser moi-même. » Un enfant de Dieu qui se méprise… Thomas d’Aquin parle de la dignité de la nature humaine et de la dignité de l’homme destiné à voir Dieu après la mort[124].

 

- « Dieu est amour » !

 

Je l’ai appris sur le tard. Le mot qui caractérise l’enseignement religieux que j’ai reçu dans ma jeunesse, c’est le mot PEUR. Bien d’autres, sans doute, pourraient en dire autant. L’objet de ma peur ? L’enfer. Mon petit Catéchisme le décrivait comme « un lieu [sic] de supplice, où ceux qui sont morts en état de péché mortel sont privés de la vue de Dieu pour toujours, et souffrent des tourments épouvantables et éternels » (# 488). Il me semblait que la privation de la vue de Dieu aurait été suffisante. Le Catéchisme en images, disponible dans la plupart des familles, peignait des scènes qui frappaient de terreur. Le Catéchisme de l’Église catholique maintient le cap : « L’enseignement de l’Église affirme l’existence de l’enfer et son éternité. Les âmes de ceux qui meurent en état de péché mortel descendent immédiatement après la mort dans les enfers [sic], où elles souffrent les peines de l’enfer, “ le feu éternel ”. La peine principale de l’enfer consiste en la séparation éternelle d’avec Dieu en qui seul l’homme peut avoir la vie et le bonheur pour lesquels il a été créé et auxquels il aspire » (# 1035). L’Église ne définit plus le ciel et l’enfer comme des lieux, mais comme des états d’âme.

 

Et l’enfer était surpeuplé. En 1943 – j’avais alors dix-neuf ans –, j’ai lu la Perfection chrétienne du jésuite Alphonse Saint-Jure. Il voyait les élus dans les épis qui restent sur le champ après la moisson ; les moissonneurs, embauchés par Satan, engrangeaient dans l’enfer. Il les voyait encore dans les raisins oubliés dans la vigne par les vendangeurs ; la cueillette aboutissait en enfer. Selon ce pessimiste, les damnés étaient donc immensément majoritaires. En songe, la grande Thérèse d’Avila avait vu les âmes tomber en enfer comme les feuilles par un grand vent d’automne. Vers 1946, alors que j’enseignais à Saint-Malo, paroisse de la ville de Québec, le curé avait fait un sermon sur le petit nombre des élus et il avait exhumé les comparaisons désolantes de Saint-Jure.

 

La question avait été posée à Jésus : « Seigneur, est-ce le petit nombre qui sera sauvé ? » lui demanda quelqu’un (Luc 13, 23). Jésus répondit : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne pourront pas » (ibid., 24). Après l’échange qui avait rendu « tout triste le notable fort riche », Jésus ajouta : « Comme il est difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu ![125] Oui, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu ! » Ceux qui avaient entendu insistèrent : « Mais qui donc peut être sauvé ? » Jésus répondit : « Ce qui est impossible pour les hommes est possible pour Dieu » (Luc 18, 23-27). Un chameau ne peut pas passer par le chas d’une aiguille, mais Dieu peut l’y faire passer, voire en faire passer deux, côte à côte, chamelier en selle. Lueur d’espoir pour les chameaux humains : Dieu les fera passer par la porte étroite, car c’est lui qui sauve et il veut le salut de tous, affirme saint Paul.

 

- La porte étroite

 

Pour Thomas d’Aquin, entrer par la porte étroite, c’est entrer par la porte de la vertu parfaite, per angustam portam perfectæ virtutis (I-II, q. 108, a. 3). Or, la vertu n’est pas une invention du christianisme. Au IVe siècle avant Jésus Christ, Aristote (~384-~322) affirmait : « Nous sommes naturellement prédisposés à acquérir les vertus ; il reste à les développer par l’exercice[126]. » Sénèque (~4-65) le relayait en ces termes : « La nature a mis en chacun de nous les semences des vertus[127]. » Mais Thomas d’Aquin a parlé de la vertu « parfaite ». Possède une vertu parfaite la personne qui en pose les actes avec uniformité, promptitude et plaisir. Ce n’est pas de l’héroïsme.

 

J’aurais aimé que Thomas d’Aquin nous dise également ce qu’il entendait par « porter sa croix ». Que je sache, il ne l’a pas fait. Voici donc, Deo favente, ce qu’il en est, à mon humble avis. Le mot croix évoque la souffrance. Or, il est naturel d’éliminer la souffrance autant qu’on le peut. Écoutons Pierre Teilhard de Chardin : « Lutter contre le Mal [la majuscule ne signifie pas qu’il s’agit d’une personne], réduire au minimum le Mal (même simplement physique) qui nous menace, – tel est indubitablement le premier geste de notre Père qui est aux cieux ; sous une autre forme, il nous serait impossible de le concevoir, et encore moins de l’aimer[128]. » Porter sa croix, c’est accepter les souffrances qu’on est incapable d’éliminer. Il en vient de la nature (cataclysmes), il en vient des autres (« L’enfer, c’est les autres. ») et il en vient surtout de nous. Sénèque parle des personnes qui n’arrivent pas à se détacher de leur croix, où elles se sont clouées elles-mêmes[129].

 

Quand il s’écrie : « Vous qui haïssez jusqu’au mot vertu » (ibid.), je ne puis m’empêcher de penser à Paul Valéry et à son « Rapport sur les prix de vertu », à l’Académie française, en 1934 : « VERTU, Messieurs [il n’y avait pas encore de femmes chez les Immortels], ce mot Vertu est mort, ou du moins, il se meurt. Vertu ne se dit plus qu’à peine. J’avoue ne l’avoir jamais entendu. Ou, plutôt, et c’est plus grave, les rares fois où je l’ai entendu, il était ironiquement dit. Je ne me souviens pas, non plus, de l’avoir lu dans les livres les plus lus et les plus estimés de notre temps[130]. »

 

Ces cas, que l’on pourrait multiplier, nous justifient de mettre en doute l’affirmation, déjà rapportée,  du Catéchisme de l’Église catholique, dont Joseph Ratzinger a présidé à la rédaction : « Il ne convient pas d’opposer la conscience personnelle et la raison à la loi morale ou au Magistère de l’Église » (# 2039). Si, il convient de le faire, je ne dis pas toujours, ni souvent, mais parfois.

 

Chaque religion devrait faire son ménage. Mon édition du Coran est préfacée par Mohammed Arkoun, un savant, à n’en pas douter. Quand il enseigne comment lire le Coran, il insiste sur le langage parfois symbolique et il donne l’exemple suivant : « Il faut en finir avec la dérision du “ paradis d’Allah peuplé de houris lascives et où coulent les rivières de vin, de miel ” », etc. Lire le Coran ou la Bible en sachant que leur langage est parfois symbolique change bien des interprétations.

 

Les avatars de la liberté religieuse

 

Partout où il y a une religion d’État, tout autre groupe qui veut s’imposer comme une religion rencontre des difficultés quasi insurmontables. Je remonterai seulement aux Grecs. Socrate est accusé d’incrédulité envers les dieux de l’État et de vouloir introduire d’autres divinités ; partant, de corrompre la jeunesse du point de vue religieux,  comme il le faisait du point de vue social et du point de vue politique. Il est condamné à boire la ciguë.

 

Les empereurs romains persécutaient les chrétiens pour défendre la religion de l’Empire, comme feront les chrétiens quand ils détiendront le pouvoir. Les premiers chrétiens n’ont pas eu la vie facile. Dans sa Supplique au sujet des chrétiens, composée vers 177, Athénagore d’Athènes s’adresse à l’empereur Marc Aurèle et à son fils Commode pour leur démontrer l’injustice de la délation dont sont victimes les chrétiens, qu’on accuse d’idolâtrie, de cannibalisme et d’inceste. Il s’attarde à prouver que les chrétiens ne sont pas des athées : ils ne croient pas aux dieux de l’empire, mais ils croient « en Dieu »[131]. Ils ne sont pas des cannibales : le corps du Christ qu’ils mangent n’est pas de la chair humaine. Ils ne sont pas incestueux parce qu’ils croient que le genre humain descend d’un couple unique, ou parce que, dans les assemblées, les femmes et les hommes ne sont pas séparés comme chez les juifs.

 

Constantin, empereur romain de 306 à 337, un génie politique selon certains, percevait que le vent avait tourné, qu’il ne fallait plus s’acharner contre les chrétiens. Son Édit de Milan, en 312, garantissait la pleine liberté de leur culte, mais il entendait bien utiliser l’Église à ses fins politiques. Les persécutés des premiers siècles devinrent persécuteurs à leur tour, et les juifs furent leurs principales victimes. « Une histoire de sang et de larmes », tel est le sous-titre qui introduit le récit des malheurs des juifs dans Être chrétien de Hans Küng[132]. Massacres de juifs en Europe occidentale pendant les trois dernières croisades et extermination des juifs en Palestine ; anéantissement de trois cents communautés juives dans l’Empire allemand en 1348-1349 ; expulsion des juifs d’Angleterre en 1290, de France en 1394, d’Espagne en 1492 et du Portugal en 1497 », etc. Paul IV, pape de 1555 à 1559, ordonna de parquer dans des ghettos tous les juifs de ses États et il les obligea à porter un chapeau jaune pour qu’on les distinguât facilement.

 

Charlemagne (742-814) fut roi des Francs de 768 à 814 et empereur d’Occident de 800 à 814. À cette époque, aucune distinction n’est observée entre le temporel et le spirituel. Charlemagne préside toutes les grandes assemblées qui se tiennent sur le territoire de l’Empire, y compris les conciles – seize durant son règne ; il légifère sur n’importe quelle question religieuse : repos du dimanche, assiduité aux offices, rituel du baptême, discipline monastique, etc. Des peines sévères frappent les contrevenants. La plus courante est la peine capitale. S’y expose quiconque viole le jeûne du carême, mange de la viande le vendredi ou refuse de se faire baptiser. Le « Crois ou meurs » qui, dans ma jeunesse, stigmatisait les musulmans, convient fort bien aux chrétiens.

 

Le IVe concile du Latran (1215) oblige les juifs et les musulmans à porter un signe distinctif, qui variait d’un pays à un autre. Quand les costumes ne distinguaient pas les adeptes de ces deux religions, des chrétiens risquaient d’avoir des rapports sexuels avec des femmes juives ou musulmanes. Il fallait éviter « le crime d’un tel mélange maudit ». Pendant la semaine sainte, les juifs ne devaient pas sortir de chez eux. Ils appartenaient au peuple « déicide ». Depuis Vatican II, on ne parle plus du « peuple déicide ». Jean XXIII a fait modifier la prière du Vendredi saint : « Prions pour les juifs perfides…» Elle est devenue polie : « Prions pour les juifs à qui Dieu a parlé en premier : qu’ils progressent dans l’amour de son Nom et la fidélité de son Alliance. » En français, perfide est une insulte ; en latin, le mot signifiait simplement que les juifs, comme peuple, n’avaient pas accueilli la foi nouvelle, prêchée par Jésus. J’ai dit « comme peuple », car beaucoup de juifs se firent baptiser. L’antisémitisme est du « racisme dirigé contre les juifs » (Petit Robert). Mais, comme les Arabes sont des Sémites, il faut dire antijudaïsme quand on ne parle que des juifs.] Vatican II a exprimé un profond regret : « L’Église […] déplore les haines, les persécutions et toutes les manifestations d’antisémitisme [d’antijudaïsme], qui, quels que soient leur époque et leurs auteurs [souvent les chrétiens] ont été dirigés contre les juifs[133]. »

 

En 1864, le pape Pie IX dénonce, dans le Syllabus, « quatre-vingts erreurs de notre temps », c’est-à-dire de son temps. Condamnée l’erreur XV : « Il est libre à chacun d’embrasser et de professer la religion qu’il aura considérée comme vraie d’après la lumière de la raison. » Condamnée l’erreur XXI : « L’Église n’a pas le pouvoir de définir dogmatiquement que la religion de l’Église catholique est l’unique vraie religion. » Vatican II corrigera Pie IX : il affirmera que chacun est libre de professer la religion de son choix ou de n’en professer aucune et il reconnaîtra qu’il existe des « religions » non chrétiennes[134]. Condamnée l’erreur XXIV : « L’Église n’a pas le droit d’employer la force. » Saint Augustin justifie l’emploi de la force : « L’Église persécute par amour, et les impies par cruauté[135]. » C’est un peu facile comme justification. D’abord, Jésus a dit : « Priez pour vos persécuteurs » (Mat 5, 44). Saint Bernard (1091-1153) a prêché la deuxième croisade. Par son éloquence, le « docteur melliflu » a levé des armées pour aller reprendre le tombeau du Christ alors au pouvoir des mahométans. Pour lui, c’était la guerre sainte.

 

L’Inquisition médiévale fut instituée par le pape Innocent III en 1199. Dans sa réglementation des châtiments à infliger aux hérétiques, il excluait la peine de mort. Il fallait deux dénonciateurs pour qu’une personne fût présumée coupable. Notre présomption d’innocence n’existait pas encore. Quand Grégoire IX (1227-1241) donna une assise juridique au tribunal de l’Inquisition, en 1231, celle-ci existait déjà et elle avait été instituée pour combattre l’hérésie des Albigeois, dans le Midi de la France. Commandés par Simon de Montfort, les croisés venus du Nord se livrèrent à des atrocités dignes des barbares. Innocent IV (1243-1254) autorisa le tribunal de l’Inquisition à faire appliquer la torture aux présumés coupables. Cependant, « on ne devait pas leur couper un membre ou les conduire aux portes de la mort ». Pour que cesse la torture, certains inculpés avouaient un crime qu’ils n’avaient pas commis. L’ineffable Paul IV (1555-1559) autorisa le tribunal de l’Inquisition à appliquer la torture aux témoins pour leur délier la langue. Le 16 mars 1244, au pied de la forteresse de Montségur, 200 hérétiques, qui ont refusé de renier la foi cathare, montent volontairement sur le bûcher. Cet événement marque la fin de la croisade contre les Albigeois.

 

Le pape Nicolas 1er (858-867) s’était élevé contre l’usage de la torture, mais Innocent IV n’a pas tenu compte de l’opinion de cet « illustre prédécesseur ». C’est au crépuscule du XVIIIe siècle qu’un jurisconsulte milanais provoqua un mouvement d’opinion qui entraîna la suppression de cette pratique barbare.

 

Dans la II-II, q. 11, a. 3, Thomas d’Aquin se demande si les hérétiques doivent être tolérés, Utrum hæretici sint tolerandi. Avant d’asséner son imprévisible non, il avait donné sa définition de l’hérétique. Si l’on interroge les fidèles sur des subtilités, dit-il, à peu près tous seront dans l’erreur, mais ils ne doivent pas être qualifiés d’hérétiques (II-II, q. 2, a. 6). Pour lui, un hérétique, c’est une personne qui a été retranchée de l’Église par l’excommunication et qui, après deux avertissements, s’obstine dans son erreur, une erreur importante. Si une telle personne corrompt la foi des autres, elle commet un crime plus grave que d’autres crimes pour lesquels l’État impose la peine de mort. Cependant, si l’hérétique revient à l’Église, il est pardonné ; il n’est livré au « bras séculier », pour être mis à mort, que s’il s’obstine après deux corrections. Pour qu’une telle doctrine fût appliquée, il fallait que la religion chrétienne soit la religion de l’État et que les pouvoirs civils acceptent de mettre à mort les personnes que le tribunal de l’Inquisition lui avait livrées. Il est évident que la « Sainte Inquisition » fonctionnait avec une définition plus sommaire de l’hérétique.

 

Les guerres de religion en France, ce sont huit conflits qui ont sévi pendant la seconde moitié du XVIe siècle. Ils opposaient les catholiques aux protestants calvinistes, désignés également du nom de huguenots. Les premières persécutions commencent dans le premier quart du siècle et se poursuivent, entrecoupées de périodes de paix, jusqu’à la fin. La Saint-Barthélemy est tristement célèbre. Il s’agit d’un massacre de protestants perpétré à Paris, dans la nuit du 23 au 24 août 1572, et qui se poursuivit en province jusqu’en octobre. L’édit de Nantes, signé par Henri IV, en 1598, accordait un statut légal aux protestants. Mais, en 1685, Louis XIV révoquait cet édit et supprimait tous les avantages accordés par Henri IV.

 

Marie Tudor (1516-1558), fille aînée d’Henri VIII, fut reine d’Angleterre de 1553 à 1558. Fervente catholique, elle réconcilie son royaume avec l’Église catholique et fait exécuter de nombreux protestants. Les premières exécutions ont lieu en 1555. En 1556, elle fait exécuter sur le bûcher, comme hérétique, nul autre que le premier archevêque anglican de Cantorbéry, Thomas Cranmer. Les persécutions continuent jusqu’à sa mort en 1558. Elles lui valurent le surnom de Bloody Mary, que lui collèrent les anglicans – en français, Marie la Sanglante.

 

En 1630, Galilée abjure son erreur. Dans Jésus parlait araméen, Éric Edelmann résume en ces termes le texte que Galilée a lu devant le tribunal de l’Inquisition : « Moi, Galilée, étant dans ma soixante-dixième année, prisonnier agenouillé, et devant vos Éminences, ayant devant les yeux le Saint Évangile sur lequel j’appose mes mains, j’abjure, maudit et déteste l’erreur et l’hérésie du mouvement de la terre[136]. » Selon les Éminences, Josué avait arrêté le soleil de tourner autour de la terre et non la terre de tourner sur elle-même. En 1981, Jean-Paul II nomme une commission pour qu’elle étudie le problème – 351 ans après la condamnation. Le rapport est déposé le 31 octobre 1992. Le cardinal Poupart, président de la commission, déclare, en conclusion de son exposé devant l’Académie pontificale des sciences : « Cette erreur subjective [sic] de jugement, si claire pour nous aujourd’hui, les [les membres du tribunal de l’Inquisition] conduisit à une mesure disciplinaire dont Galilée “ eut beaucoup à souffrir ”. Il faut loyalement reconnaître ces torts. » Une erreur « subjective » !

 

Les membres du tribunal de la Sainte Inquisition prenaient à la lettre le texte suivant du livre de Josué (10, 12-13) : « Josué s’adressa à Yahvé et dit, en présence d’Israël : “ Soleil, arrête-toi sur Gabaôn, et toi, lune, sur la vallée d’Ayyalôn ! ” Et le soleil s’arrêta, et la lune se tint immobile jusqu’à ce que le peuple se fût vengé de ses ennemis. Cela n’est-il pas écrit dans le livre du Juste ? Le soleil se tint immobile au milieu du ciel et près d’un jour entier retarda son coucher. » Le cardinal Cesare Baronius (1538-1607) n’était pas le seul à penser que « l’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on va au ciel et non comment va le ciel[137]. » Il avait prononcé cette parole de sagesse bien avant la condamnation de 1630.

 

De nos jours, la liberté religieuse est loin d’être acquise. Les médias nous rapportent régulièrement des heurts entre les groupes religieux ou entre un groupe religieux et le gouvernement de son pays. Inutile de donner des exemples ; ils sont bien connus. Mais il ne faut pas oublier que la liberté religieuse a des limites. Voici ce que dit Vatican II à ce sujet : « C’est dans la société humaine que s’exerce le droit [je dirais plutôt la liberté] en matière religieuse, aussi son usage est-il soumis à certaines règles qui le tempèrent[138]. »  « … la société civile a le droit de se protéger contre les abus qui pourraient naître sous prétexte de liberté religieuse, c’est surtout au pouvoir civil qu’il revient d’assurer cette protection ; ce qui ne doit pas se faire arbitrairement […], mais selon des normes conformes à l’ordre moral objectif[139]. »

 

 

Conclusion

 

Thomas d’Aquin place la religion parmi les vertus annexes à la justice. Pour ce faire, il rappelle d’abord que la justice se rapporte à l’autre, à autrui, elle est ad alterum. Il s’ensuit donc que toutes les vertus qui se rapportent à autrui peuvent être considérées comme des vertus annexes à la justice, vertu morale, et donc des vertus morales elles aussi. Pour lui, la religion est une vertu morale.

 

Il y a d’une part les croyances, d’autre part le culte que chacun rend à son Dieu. Chez les Grecs, c’était Zeus ; chez les Romains, Jupiter, chez les juifs, Jéhovah ou Iahvé, chez les musulmans, Allah, etc. Le culte peut être intérieur et extérieur. Un croyant peut parler à son dieu sans que personne de son entourage ne s’en aperçoive. Il peut prier son dieu, solliciter son aide, le remercier, lui témoigner son amour, lui demander pardon, etc. À ce niveau, il n’y a pas de contrainte possible : les actes indétectables sont incontrôlables.

 

 Et ce sont les actes du culte intérieur qui sont essentiels à la pratique religieuse ; les actes du culte extérieur sont secondaires, mais ce sont eux qui soulèvent des problèmes. Par exemple, quand les adeptes d’une religion veulent que le gouvernement satisfasse aux exigences de leur pratique censément religieuse. Il faut tenter de faire comprendre à tout le monde que la liberté de religion ne s’étend pas au culte extérieur. Bref, personne ne peut imposer de la morale au nom de sa religion, ni aucune pratique extérieure interdite par les lois du pays. Thomas d’Aquin le justifie en montrant que la religion est une vertu morale, c’est-à-dire une activité réglée par la raison. La liberté de religion que les chartes accordent n’inclut pas le culte extérieur.

 

La liberté religieuse a des limites, affirme Vatican II : « C’est dans la société humaine que s’exerce le droit [la liberté] en matière religieuse, aussi son usage est-il soumis à certaines règles qui le tempèrent[140]. » «… la société civile a le droit de se protéger contre les abus qui pourraient naître sous prétexte de liberté religieuse, c’est surtout au pouvoir civil qu’il revient d’assurer cette protection ; ce qui ne doit pas se faire arbitrairement […], mais selon les normes conformes à l’ordre moral objectif [141]. »

 



[1] Op. cit., Gallimard, Idées 9, 1945, p. 84.

[2] Annales, tome I, Paris, Les Belles Lettres, 1974, III, ch. 25, p. 162-163).

[3] Pensées, Paris, Nelson, 1949, section V, 319.

[4] Op. cit., Paris, Gallimard, Le Livre de Poche 3, 1958, p. 31-32.

[5] De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1961, tome II, p. 101.

[6] Aristote, Éthique de Nicomaque, Paris, Garnier, 1961, V, ch. IV, 9.

[7] Cicéron, De la vieillesse, de l’amitié, des devoirs, Paris, Garnier-Flammarion, GF 156, p. 188.

[8] Propos d’un Normand, (1906-1914), tome I, CVIII, p. 205.

[9] Les Confessions, Paris, Garnier, GF 21, 1964, XI, ch. 20, p.270.

[10] Op. cit.,  Paris, Lethielleux, 1923, p. 11-12.

[11] Somme théologique, I, q 79, a. 13. La forme des références à cet ouvrage étant bien connue, je n’en répéterai pas le titre.

[12] Victor Hugo, La Légende des siècles, La conscience.

[13] Le Phénomène humain, Paris, Seuil, 1955, p. 159.

[14] Éthique de Nicomaque, Classiques Garnier, 1961, II, ch. VI, 14.

[15] La Prudence, Éditions de la Revue des Jeunes, Paris, Tournai, Rome, 1949, p. 501.

[16] Lettres à Lucilius, Paris, Garnier, 1954, tome III, CXVI.

[17] Œuvres, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 72.

[18] Ibid., p. 287.

[19] Antoine de Saint-Exupéry, Œuvres, Gallimard, Pléiade, 1953, p. 421.

[20] Op. cit., Éditions de la Revue des Jeunes, tome premier, Paris, Tournai, Rome, 1928, p. 253.

[21] La Cité de Dieu, XIV, ch. 9.

[22] La Cité de Dieu, XIV, ch. 9.

[23] Cicéron, Tusculanes, Paris, « Les Belles Lettres », tome II, 1960, IV, ch. XVII, p. 73.

[24] Ibid., ch. XIX,.

[25] Sénèque, De la colère, Paris, « Les Belles Lettres », 1951, I, ch. XVII.

[26] Aristote, Rhétorique, II, ch. 4.

[27] Op. cit., acte IV, scène 4.

[28] Coran, sourate XXIV, 2.

[29] Aristote, Éthique de Nicomaque, Paris, Garnier, 1961, VI, ch. IX, 2.

[30] Alain, Philosophie, Paris, PUF, 1955, tome second, p. 6.

[31] Éthique de Nicomaque, III, ch. VII, 10.

[32] La Vertu de force, Paris, PUF, 1957, p. 80.

[33] II-II, q. 158, a. 1, sed contra.

[34] Philosophie, Paris, PUF, tome second, 1955, p. 38.

[35] Philosophie, Paris, PUF, tome premier, 1954, p. 127.

[36] L’Avenir de l’homme, Paris, Seuil, 1959, p. 184-185.

[37] Cahiers, Paris, Grasset, 1951, p. 3.

[38] Op. cit., Paris, PUF, 1951, p. 24-25.

[39] Discours de la méthode, Montréal, Variétés, p. 21.

[40] Op. cit., Paris, Nelson, 1949.

[41] Op. cit., section II, 87.

[42] Op. cit., section II, 92.

[43] Op. cit., section II, 93.

[44] Op. cit., section II, 94.

[45] Op. cit., Plon, Mame, 1994, p. 279-280.

[46] Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien, dans Œuvres choisies d’Abélard, Paris, Aubier, 1946, p 216-217.

[47] Discours de la méthode, Montréal, Variétés, 1947, p. 25.

[48] Op. cit., Paris, Flammarion, 2007, p. 113.

[49] Hans Küng, Être chrétien, Paris, Seuil, Points 284, 1978, p. 99-100.

[50] Les seize documents conciliaires, Montréal & Paris, Fides, 1967, p. 36.

[51] Pascal, Pensées, section VII, 555.

[52] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, I, leçon 1, 11.

[53] Jésus de Nazareth, p. 113.

[54] La philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 390.

[55] Op. cit., # 2039.

[56] De Veritate, q. 17, a. 3.

[57] De Vetitate, q. 17, a. 5.

[58] Op. cit., # 2039.

[59] Op. cit., Montréal, Novalis, 2013, p. 57.

[60] Ibid., p. 64.

[61] Op. cit., Québec, 1958, p. 113.

[62] Op. cit., Paris, Bayard, 1994, p. 22.

[63] Les seize documents conciliaires, p. 225.

[64] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, VII, leçon 5, 1374.

[65] Léon-Joseph Suenens, Amour et Maîtrise de soi, Desclée de Brouwer, 1960, p. 92-93

[66] Op. cit., Montréal, Novalis, 2013, p. 62-63.

[67] Jean Mathieu-Rosay, La véritable histoire des papes, Paris, Granger, p. 133.

[68] Jean Mathieu-Rosay, La véritable histoire des papes, p. 133.

[69] Commentaire de la Politique d’Aristote, II, leçon 14, 314.

[70] Charles Péguy, L’Argent suivi de L’Argent (suite), Paris, Gallimard, 1932, p. 217.

[71] La Considération, Montréal, Valiquette, p. 168.

[72] Ibid., p. 119.

[73] Ibid., p. 146.

[74] Ibid., p. 144-145.

[75] Abbé Pierre, Testament, p. 101.

[76] Testament, p. 110.

[77] Ibid..

[78] Les seize documents conciliaires, p. 47-48.

[79] De Veritate. q. 17, a. 5, sol. 4.

[80] Somme contre les Gentils, 3, ch. 122.

[81] Op. cit., Éditions du Jour, 1973, p. 54.

[82] La Documentation catholique, 19 juin 1994, no 2096.

[83] Giancarlo Zizola, Le Successeur, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p. 184.

[84] 1 Tim 2, 12, traduction de la Bible de Jérusalem.

[85] Les seize documents conciliaires, p. 628-629.

[86] Jean Mathieu-Rosay, La véritable histoire des papes,Paris, Granger,  p.224.

[87] La Considération, Montréal, Valiquette, p. 145.

[88] Jean Mathieu-Rosay, La véritable histoire des papes, Paris, Granger, 1991, p. 256.

[89] La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 390.

[90] Hans Küng, Mon Combat pour la liberté, Ottawa, Novalis, 2006, p. 525.

[91] Op. cit., livre VII, XI.

[92] Somme contre les Gentils, 3, ch. 122.

[93] Ibid., 3, ch. 3.

[94] Commentaire de la Métaphysique, III, leçon 1, # 339.

[95] Charte des droits et libertés de la personne, Québec, a. 4.

[96] La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, p. 390.

[97] De Veritate, q. 17. a. 3.

[98] Ibid., a. 5.

[99] Philosophie, tome second, Paris, PUF, p. 234.

[100] Op. cit., Fayard, 1987, p. 384.

[101] Op. cit., Gallimard, Tel 221, 1989, VI, VIII, 18.

[102] Ibid., 1986, VII, VIII, 7.

[103] Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 328.

[104] Les seize documents conciliaires, p. 560.

[105] Thomas d’Aquin, De Virtutibus in communi, q. 1. a. 1.

[106] Hans Küng, Être chrétien, p. 458.

[107] Discours de la méthode, Montréal, Variétés, p. 13.

[108] Œuvres complètes, Paris, Vivès, tome 4, lettre LV, p. 480-481.

[109] Éthique de Nicomaque, V, ch. IX, 14.

[110] Dictionnaire philosophique, GF 28, p. 374.

[111] Marie-Pierre Bussières, À l’Écoute des Pères de l’Église, Montréal, Médiaspaul, 2010, p. 116.

[112] Héloïse et Abélard, Lettres, Paris, coll. 10-18, 188-189, 1964, p. 224.

[113] Revue Maintenant, no 33, Montréal, septembre 1964.

[114] Héloïse et Abélard, Lettres, p. 233-234.

[115] La Considération, Montréal Valiquette, p. 166-167.

[116] Op. cit., Fayard, 1985, p. 94.

[117] Les Confessions, X, ch. 30.

[118] Joie de croire, joie de vivre, Le Centurion, 1981, p. 170.

[119] Op. cit., I, leçon 1, 11.

[120] Testament, p. 88.

[121] Les Confessions, I, VII.

[122] Les seize documents conciliaires, p. 36.

[123] Quodlibet 6, q. 3, a. 4.

[124] Somme contre les Gentils, 4, ch. 54.

 

[126] Éthique de Nicomaque, II, ch. 1, 3.

[127] Lettres à Lucilius, CVIII.

[128] Le Milieu divin, Paris, Seuil, 1957, p. 86.

[129] De la vie heureuse, XIX, 3.

[130] Œuvres, Paris, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 939-940.

[131] Marie-Pierre Bussières, À l’Écoute des pères de l’Église, p. 30.

[132] Op. cit., p. 185-186.

[133] Les seize documents conciliaires, p. 553.

[134] Ibid., p. 36.

[135] Œuvres complètes, Paris, Vivès, lettre 185.

[136] Op. cit., p. 47.

[137] Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, tome XVII, PUF, 1964, p. 346.

[138] Les seize documents conciliaires, p. 562.

[139] Ibid.

[140] Les seize documents conciliaires, p. 562.

[141] Ibid.