Il est indispensable, tout d’abord, de connaître le mystère [de l’Église],
c’est-à-dire la supériorité de son être par rapport à notre capacité
d’entendement.
L’Église n’est pas un fait purement naturel…
L’Église est une pensée divine,
un dessein de Dieu qui se greffe dans la
vie et dans l’histoire de l’homme...
Il ne faut pas nous étonner si notre
langage
ne trouve pas de terme précis pour
définir ce mystère
(Paul VI, Audience générale du
mercredi 5 septembre 1973).
L |
es premiers chapitres de la constitution
Lumen Gentium nous font pénétrer dans
la connaissance de l’Église en approfondissant la signification et les
harmoniques de ses différents noms. aucun
d’entre eux cependant n’exprime intégralement la réalité de l’Église : celle-ci
demeure un mystère. C’est ce qu’exprime, en tête du
document, le titre d’un premier chapitre non prévu dans le schéma
initial : « Le mystère de l’Église ».
Dès
le premier paragraphe cependant, les Pères donnent une
quasi définition de l’Église, à partir de la notion de sacrement :
Le
Christ est la lumière des peuples ; réuni dans l’Esprit Saint, le saint
Concile souhaite donc ardemment, en annonçant à toutes créatures la bonne
nouvelle de l’Évangile répandre sur tous les hommes la clarté du Christ qui
resplendit sur le visage de l’Église (cf. Mc 16, 15). L’Église étant, dans
le Christ, en quelque sorte le sacrement,
c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de
l’unité de tout le genre humain, elle se propose de préciser davantage, pour
ses fidèles et pour le monde entier, en se rattachant à l’enseignement des
précédents Conciles, sa propre nature et sa mission universelle[1].
Que nous apprend chacun de ces deux
termes ? Et comment expliquer leur rapprochement ?
Le
mot grec musthrion est
dérivé de muein, « tenir fermés » les yeux ou la bouche. Il signifie dans la
langue classique « secret » (de famille, de la nature)[3].
Pour les oreilles helléniques cependant, il suggère dès l’époque classique[4],
outre l’idée de secret, un sens religieux tel qu’il était conçu dans les
mystères, dans lesquels on introduisait des initiés (musthV)[5],
comme les mystères d’Isis, de Mithra ou d’Éleusis. Il faut distinguer :
le musthrion cultuel
consistait dans le renouvellement liturgique d’une légende divine. C’était
l’ensemble des cérémonies reproduisant le drame de l’histoire du Dieu, de sa
passion, paqh. Le
myste (c’est-à-dire l’initié) s’assimilant au dieu s’efforçait d’éprouver ses
sentiments de souffrance ou de joie. Au terme de l’initiation, il se trouvait
sous la protection particulière de la divinité. Il était sûr d’obtenir la swthria, d’être sauvé ici-bas du
malheur, de la fatalité. Dans l’initiation on trouve le symbole de l’ascension
vers les régions les plus hautes du ciel, au-dessus des parties soumises à la
fatalité et à la souffrance. À Éleusis, on acquérait une vie bienheureuse et
immortelle parmi les dieux après la mort. Mais cette vie plus haute
n’impliquait aucunement des obligations morales plus élevées, du moins à
l’époque pré-chrétienne. Même l’attirail de mortifications qui précédait
l’initiation visait à une pureté purement rituelle : les mythes et rites
des cultes à mystères contenaient des tendances grossières et même franchement
immorales[6].
Ils
visent essentiellement la connaissance, gnwsiV. Il s’agit d’un enseignement mystique secret, réservé à ceux qui parviennent
à un certain niveau de connaissance, et procurant automatiquement le salut. Les
philosophes transposent ce terme religieux pour désigner une sagesse visant à
la contemplation du divin.
En
hébreu, le mot courant pour
désigner un secret, un mystère, est sôd
(Am 3, 7 : secretum dans la Vulgate). À la différence des autres
versions grecques, la Septante n’emploie pas musthrion pour traduire ce mot. En
revanche, musthrion traduit l’araméen râz dans le livre de Daniel
(Dan 2 , 18… 30, et passim), pour désigner les secrets divins concernant le dessein
éternel du salut ; leur portée est eschatologique et messianique :
Daniel rentra dans sa maison
et fit part de la chose à Ananias, Misaël et Azarias, ses compagnons, les
engageant à implorer la miséricorde du Dieu du Ciel au sujet de ce mystère,
pour qu’il soit épargné à Daniel et à ses compagnons de périr avec les autres
sages de Babylone. Alors le mystère fut révélé à Daniel dans une vision
nocturne. Et Daniel fit bénédiction au Dieu du Ciel […].
Daniel répondit devant le
roi : « Le mystère que poursuit le roi, sages, devins,
magiciens et exorcistes n’ont pu le découvrir au roi ; mais il y a un Dieu
dans le ciel, qui révèle les mystères et qui a fait connaître au roi
Nabuchodonosor ce qui doit arriver à la fin des jours. Ton songe et les visions
de ta tête sur ta couche, les voici : « Ô roi, sur ta couche, tes
pensées s’élevèrent concernant ce qui doit arriver plus tard, et le révélateur
des mystères t’a fait connaître ce qui doit arriver. À moi, sans que j’aie plus de sagesse
que quiconque, ce mystère a été révélé, à seule fin de faire savoir au
roi son sens, et pour que tu connaisses les pensées de ton cœur » (Dan 2,
17-19, 27-30).
Chez
le Siracide, dans des passages dont nous ne possédons pas le correspondant
hébreu, il s’agit des secrets divins, de la sagesse cachée du Créateur :
[Le sage] acquerra la
droiture du jugement et de la connaissance, il méditera ses mystères
cachés. Il fera paraître l’instruction qu’il a reçue, et mettra sa fierté dans
la loi de l’alliance du Seigneur (Sir 39, 7-8).
Qui peut le glorifier comme
il le mérite ? Il reste beaucoup de mystères plus grands que
ceux-là, car nous n’avons vu qu’un petit nombre de ses œuvres (Sir 43, 31-32).
À
Alexandrie, au ier
siècle avant jésus-Christ, le
livre de la Sagesse emprunte au monde païen, toujours en un sens religieux, la
notion du mystère, vulgarisée par le syncrétisme religieux et philosophique de
l’époque. Tantôt l’auteur condamne les cultes à mystères :
Un père que consumait un
deuil prématuré a fait faire une image de son enfant si tôt ravi, et celui qui
hier encore n’était qu’un homme mort, il l’honore maintenant comme un dieu, et
il transmet aux siens des mystères et des rites, puis avec le temps la
coutume se fortifie et on l’observe comme loi (Sg 14, 15-16).
Avec leurs rites
infanticides, leurs mystères occultes, ou leurs orgies furieuses aux
coutumes extravagantes, ils ne gardent plus aucune pureté ni dans la vie ni
dans le mariage, l’un supprime l’autre insidieusement ou l’afflige par
l’adultère (Sg 14, 23-24).
Tantôt
il présente la doctrine de la Bible, avant Philon d’Alexandrie[7],
dans le langage des religions à mystères, déjà imposé par la tradition. Le musthrion désigne ici un discours sacré
donnant un enseignement allégorique :
Ce qu’est la Sagesse et
comment elle est née, je vais l’exposer ; je ne vous cacherai pas les mystères,
mais je suivrai ses traces depuis le début de son origine, je mettrai sa
connaissance en pleine lumière, sans m’écarter de la vérité (Sg 6, 22).
Pour
les impies les desseins divins demeurent des secrets, musthria (2, 22), mais la sagesse « initie à la science de
Dieu » : mustiV
thV tou
qeou episthmhV (Sg 8, 4).
Ces
usages de la Bible grecque[8]
autorisaient les hagiographes du Nouveau testament
à employer ce mot pour désigner la religion chrétienne.
Dans
l’ensemble du Nouveau Testament, on peut distinguer deux sens principaux du mot
musthrion :
—
Sens profond de certaines réalités, souvent caché sous un symbole ou une
allégorie (Ap 1, 20 ; 17, 7 ; cf. Apocalypse d’Esdras, 10, 38 ;
12, 36). Ainsi, le destin d’Israël (Ro 11, 25), l’activité de l’anti-Christ (2
Th 2, 7), et surtout le mariage (Ep 5, 32), qui est un « grand
mystère » (Ep 5, 32), parce qu’il symbolise l’union du Christ et de
l’Église.
—
Secret de Dieu relatif au salut des hommes : la swjia divine a conçu un plan
inconnaissable pour les hommes, « caché en Dieu » (Ep 3, 9).
chez les synoptiques, musthrion ne se trouve que dans le chapitre des
paraboles du royaume. La signification du mot, c’est l’aspect caché du
Royaume ; mais ce secret est révélé aux Apôtres. Ainsi, dans les synoptiques,
musthrion est
employé pour désigner les secrets divins du salut, connus des seuls disciples
fidèles de Jésus. L’objet suprême de la foi est l’Incarnation
rédemptrice : « C’est que, répondit-il, à vous il a été donné de
connaître les mystères (musthria,
Vulg. mysteria) du Royaume des Cieux, tandis qu’à
ces gens-là cela n’a pas été donné » (Mt 13, 11, cf. Mc 4, 11 ; Lc 8, 10). Le
terme demeure cependant rare dans la bouche du Seigneur.
C’est
chez saint Paul, Juif de la diaspora, qu’on trouve les emplois les plus
nombreux et les plus significatifs du mot. Voici les principaux passages :
Ro 11, 25-26 : Car je ne
veux pas, frères, vous laisser ignorer ce mystère, de peur que vous ne
vous complaisiez en votre sagesse : une partie d’Israël s’est endurcie
jusqu’à ce que soit entrée la totalité des païens, et ainsi tout Israël sera
sauvé, comme il est écrit : « De Sion viendra le Libérateur, il ôtera les
impiétés du milieu de Jacob ».
1 Co 4, 1 : Qu’on nous regarde donc
comme des serviteurs du Christ et des intendants des mystères de Dieu.
1 Co 13, 1-2 : Quand je parlerais les
langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus
qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie
et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand
j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je
n’ai pas la charité, je ne suis rien.
1 Co 15, 51 : Oui, je vais vous dire un
mystère: nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons transformés.
Ep 5, 31-32 : Voici donc que l’homme
quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux ne feront
qu’une seule chair : ce mystère est de grande portée ; je veux
dire qu’il s’applique au Christ et à l’Église.
Col 4, 3-4 : Priez pour nous en
particulier, afin que Dieu ouvre un champ libre à notre prédication et que nous
puissions annoncer le mystère du Christ ; c’est à cause de lui que
je suis dans les fers ; obtenez-moi de le publier en parlant comme je le
dois.
1 Tim, 3, 16 : Oui, c’est
incontestablement un grand mystère que celui de la piété : Il a été
manifesté dans la chair, justifié dans l’Esprit, vu des anges, proclamé chez
les païens, cru dans le monde, enlevé dans la gloire.
Saint
Paul a emprunté au judaïsme alexandrin, à des fins pédagogiques, un mot concret
pour exprimer une réalité nouvelles, sans doute avec
une pointe de polémique, selon un procédé rhétorique classique[9].
De fait, le christianisme est un mystère : issu des desseins secrets de
Dieu, c’est une religion universelle ; il est Révélation et objet
d’enseignement doctrinal.
Mais
il est aussi un anti-mystère. Il ne repose pas sur un mythe mais sur l’histoire
concrète de jésus-Christ.
Ce
qui caractérise les religions à mystères, c’est le précepte du silence. Au
contraire, dans le Nouveau Testament, musthrion est presque toujours en relation avec
des termes de révélation. Le mystère paulinien est révélé, promulgué, dévoilé
le plus largement possible. Il n’intéresse pas un petit groupe d’initiés ou une
élite privilégiée, mais l’humanité entière. Il rayonne dans l’Église comme une
lumière sur le monde.
Tous
les musthria
païens sont faux. Seul le musthrion chrétien est vrai : c’est le
mystère de la foi, le mystère de la piété : la vraie et unique religion
révélée.
L’instruction
des mystes ne consistait pas en dogmes, mais en phrases rituelles souvent
inintelligibles, sans démonstration ni réflexion. L’initiation chrétienne est
essentiellement liée à une prédication, une bonne nouvelle à répandre qui est
aussi une sagesse à approfondir. Elle offre un aspect doctrinal, voire
spéculatif.
Le
contenu de ce secret, c’est la sagesse de Dieu et concrètement le Christ, musthrion
tou qeou (Col 2, 4 ; 4, 3), avec
ses richesses insondables (Ep 3, 8), son inhabitation dans les chrétiens (Col
1, 27) ; il exprime et porte la sagesse cachée de Dieu (1 Co 1, 24). En lui se dévoile le mystère de Dieu.
Le
sort final d’Israël est un musthrion (Ro, 11, 25). Un autre aspect particulier
du mystère est le salut des païens (Ro 16, 25), la participation des gentils à
l’héritage du Christ (Ep 3, 8 ; Col 1, 27), la réunion dans le Christ de
toutes choses terrestres et célestes (Ep 1, 10).
Ce
mystère, obscurément annoncé dans les Écritures, a été maintenant, nun (Ro 16, 26 ; Col 1, 26),
révélé clairement par l’Esprit (1 Co 2, 10), et manifesté aux saints (Col 1,
26), particulièrement aux apôtres et aux prophètes, aux principautés et aux
puissances célestes (Ep 3, 9-10). La prédication chrétienne tout entière est
donc la révélation d’un mystère. Les Apôtres sont les dispensateurs (les
« économes ») du mystère de Dieu. (1 Co 4, 1). Leur rôle consiste à
révéler et à accomplir cette oikonomia tou musthriou (Ep 3, 9). C’est par eux que les
hommes reçoivent communication du mystère, qui est à la fois sotériologique et
eschatologique. Cette connaissance les met sur la voie du salut : le
mystère, préparé et caché en Dieu, est révélé par les Apôtres et mis à
exécution quand en acceptant la foi les hommes bénéficient de la vertu divine
(Tim 2, 4). La révélation surnaturelle a pour but de préparer le salut. La
vérité, alhqeia,
objective, c’est donc le « mystère de la foi », musthrion thV
pistewV (1 Tim 3, 9). L’acceptation par l’homme de la
disposition providentielle l’introduit dans le salut.
Ce
mystère est parallèle au musthrion thV eusebeiaV : le mystère au sens technique,
le Christ dans son œuvre entière en relation avec les hommes :
« l’économie (oikonomia, dispensatio)
du mystère caché depuis les siècles en Dieu » (Ep 3, 9). Le Christ, swjia
tou qeou, révèle
ses desseins.
Le musthrion est l’expression fondamentale
de l’Évangile paulinien : c’est le plan divin du salut réalisé par le
Christ.
De
cette vérité, l’Église est gardienne : le musthrion, c’est justement la réunion des
Juifs et des gentils dans l’Église. L’Église est le terme définitif du
mystère, la réalisation la plus éclatante de la sagesse divine, son
expression visible et stable. Le mystère du salut est réalisé effectivement
dans l’Église, agent permanent du salut du monde.
Dans
les Pastorales en particulier, le musthrion comprend ainsi quatre éléments :
—
Dessein de salut de Dieu
—
salut réalisé par l’Incarnation et la mort du Christ
—
révélation du Christ Sauveur à laquelle on adhère par la
foi
—
Église comme organe de cette révélation salutaire.
Après
la rédaction du Nouveau Testament, musthrion apparaît rarement dans les premiers
textes grecs chrétiens d’Occident : on ne le trouve ni chez Clément de
Rome, ni dans le Pasteur d’Hermas. En revanche, il figure chez saint
Ignace d’Antioche, au sens de « vérité cachée » :
La virginité de Marie, son
enfantement, avec la mort du Sauveur, sont les trois mystères de clameur, qui
ont été perpétrés dans le silence de Dieu[10].
Chez
les Pères apologistes, le sens ordinaire se rapporte aux mystères païens, avec
une note d’infamie à leur égard. Justin cependant emploie fréquemment musthrion pour désigner un sens caché,
typique ou allégorique, comme celui de l’agneau[11],
des prophéties[12], de la croix[13].
Chez
Clément et Origène, le mot désigne le culte rendu aux faux dieux, mais aussi
les mystères du Christ, ou de la foi[14],
qu’on ne doit pas livrer aux profanes. L’initiation chrétienne constitue les
« petits mystères », qui préparent la connaissance des grands[15].
Mais
ce n’est qu’au ive
siècle, chez saint Épiphane et saint Jean Chrysostome, que l’on trouve une
doctrine pleinement élaborée du mystère chrétien. Celui-ci désigne les
mystérieuses réalités de notre foi cachées à titre primordial sous les faits
évangéliques — l’amour de Dieu manifesté par le mystère pascal —, et par suite
sous les rites sacrés, notamment le baptême[16] :
Il y a mystère quand nous
considérons des choses autres que celles que nous voyons… Autre est ici le
jugement du fidèle, autre celui de l’infidèle. Moi, j’entends que le Christ a
été crucifié et aussitôt j’admire son amour pour les hommes ; l’infidèle
l’entend aussi, et estime que ce fut folie… L’infidèle, connaissant le baptême,
estime que ce n’est que de l’eau ; moi, ne considérant pas seulement ce
que je vois, je contemple la purification de l’âme effectuée par l’Esprit
Saint. L’infidèle estime le baptême comme une simple ablution réalisée sur le
corps ; moi, je crois qu’il rend aussi l’âme pure et sainte, et je pense
au sépulcre, à la résurrection, à la sanctification, à la justice, à la
rédemption, à l’héritage céleste, au royaume des cieux, au don du Saint-Esprit[17].
En
latin, le mot musthrion sera, tantôt simplement translittéré en mysterium,
tantôt traduit par sacramentum. Cette évolution linguistique entraînera
d’importantes conséquences théologiques. Aussi nous faut-il en retracer les
grandes lignes, sans prétendre résoudre ici le problème de la sacramentalité en
général, sur lequel nous reviendrons à propos des sept sacrements de la
nouvelle alliance.
Le
premier à notre connaissance parmi les écrivains chrétiens, Tertullien emploie sacramentum comme équivalent de musthrion. Il puise ce mot dans l’usage
courant, mais sa haute fréquence dans son œuvre, avec un sens riche et nuancé,
est sans doute due à une prédilection personnelle. Peu après, dans l’Afra, sacramentum traduit régulièrement musthrion. Comment expliquer cette
équivalence, qui ne s’est pas maintenue dans la latinité chrétienne ?
Musthrion est l’un des nombreux termes
techniques grecs importés en Occident avec la doctrine chrétienne par voie de
prédication orale. Au cours du processus de latinisation, qui pouvait
s’effectuer de bien des manières, les idées abstraites étaient traduites par
des mots latins, les choses concrètes (au sens large) par simple
translittération des mots grecs. Or le mot mysterium, et son pluriel mysteria,
existaient depuis longtemps en latin, et désignaient des réalités
concrètes : au singulier, un secret ou un mystère ; au pluriel, les
mystères païens. C’est pourquoi on a préféré sacramentum à mysterium,
trop lié aux cultes païens. Tertullien distingue nettement entre les deux mots[19].
or, au cours des premiers siècles
chrétiens, l’Église a tendu à exclure rigoureusement les mots liés aux cultes
païens[20],
surtout orientaux, comme sacra, arcana, initia. Il était très difficile
de réunir en un seul mot latin toutes les notions incluses dans mysterium :
caractère sacré, secret, initiatique.
Les
Latins ont donc adopté sacramentum, mot d’origine profane[21]
à l’histoire complexe. Selon Meillet[22],
sacer, sacramentum, sancio, etc.… doivent être rapprochés de agioV,
agnoV,
azomai
(« j’ai pour une chose religieuse le respect qu’il faut »). Ce sens a
pris en latin — trait caractéristique des conceptions religieuses romaines —
une nuance juridique : sancio signifie : « je donne la
garantie religieuse à quelque chose ». Les sens de tous les mots italiques
de ce groupe se rattachent à ce sens fondamental[23],
avec une prédominance tantôt de l’élément religieux (sacer), tantôt de
l’élément juridique (sancio) — aspect qui a empêché le mot de devenir un
terme technique de la langue des mystères. Sacramentum se distingue de ius iurandum par la présence de l’élément sacré,
et d’initiatio par la présence d’un élément juridique. Ce double
sans est parfaitement conservé dans sacramentum, dont le sens profane
primitif est : « engagement religieux ». Ce sens
fondamental s’est développé de diverses manières :
—
Admission, par la voie de cet engagement, dans une communauté religieuse,
d’où initiation.
—
Acte de l’engagement juridique et sacré, donc serment d’initiation.
—
Lien sacré et juridique, union sacrée.
—
Caution, dépôt fait aux dieux comme garantie de la bonne foi, sans doute
accompagné d’un serment (ce sens propre à la langue du droit n’a pas exercé
d’influence sur le latin des chrétiens).
Le
sens de « serment » se rattache probablement lui-même au premier
sens : « initiation confirmée par un serment »[24].
Il s’agissait surtout de l’initiation au service militaire, et sacramentum
peut désigner le service militaire lui-même. Toutefois le sens primitif
d’initiation ne s’est jamais affaibli, et on le trouve entre autres chez
Tertullien, qui parle du sacramentum infanticidii, « l’initiation
par l’égorgement d’un petit enfant »[25].
Le
sens de « lien sacré et juridique » apparaît aussi en latin profane[26],
et joue un rôle important dans le cadre de l’évolution chrétienne du mot. On le
voit par exemple chez Lactance : « Que celui qui une épouse ne
cherche rien au dehors, mais qu’il se contente d’elle seule, et garde le
sacrement (les liens sacrés) d’un lit chaste et inviolable, casti et
inviolabilis cubilis sacramenta custodiat »[27].
Comment
sacramentum a-t-il repris le ou les sens de musthrion ?
Les traducteurs de la
Bible, confrontés à la tâche de traduire musthrion, ont pu relever des points de contact entre ce mot et sacramentum. Ainsi
l’idée d’union mystique du Christ et des fidèles se rapproche du troisième sens
de sacramentum, « union sacrée » — musthrion.offrant plutôt un sens théologique,
et sacramentum un sens sacral. De même, l’idée mystère divin, qu’on
trouve dans le logion sur le but des paraboles cité plus haut. Or, les anciens
traducteurs cherchaient scrupuleusement un équivalent latin des mots grecs,
puis le leur substituait systématiquement, sans tenir compte des différents
sens de ces mots[28]. Ce procédé pourrait
contribuer à expliquer l’usage de sacramentum dans les anciennes
versions.
Toutefois,
le musthrion
biblique offre presque toujours un sens théologique et abstrait ; au
contraire, sacramentum implique toujours une nuance sacramentelle et
liturgique : c’est le sacrum et non l’arcanum qui prédomine.
La substitution s’explique donc plus probablement par l’usage courant des
communautés chrétiennes du iie
siècle, qui associait au sens biblique de musthrion un sens plus concret et sacramentel. Tertullien et les
anciens traducteurs auraient ensuite adopté universellement sacramentum
pour traduire musthrion en ses différents sens.
Tertullien,
il est vrai, met en évidence une relation entre « serment militaire »
et sacramentum chrétien[29].
Mais ce rapprochement ne constitue sans doute pas une étymologie scientifique,
mais un jeu de mots édifiant destiné à des lecteurs encore attachés aux
traditions romaines, comme pour paganus, statio, etc.
En
tout état de cause, la langue de Tertullien et celle de Cyprien, comme leurs
idées, se trouvaient en plein mouvement : il faut se garder d’appliquer à
leur terminologie un système rigoureux où chaque mot trouverait sa place fixe.
Par
ailleurs, l’usage de sacramentum n’a sans doute pas été universel.
Tertullien, puriste, a exclu de son vocabulaire des mots d’emprunt très
fréquents comme baptizare. Mais mysterium, acclimaté en latin
depuis l’époque de Cicéron, a toujours été utilisé en latin chrétien pour
désigner le mystère théologique, la vérité divine cachée, et le sens
typologique : on le trouve déjà dans les Actes des martyrs de Scillium
(180), au sens de « doctrine chrétienne, vérité religieuse ».
Saint
Hilaire emploie souvent sacramentum pour désigner ce que nous appelons
les sacrements, notamment le baptême, sacrement de la nouvelle naissance[30].
Mais il n’a pas rompu avec les autres sens du mot : sacrement-serment[31] ;
foi ou profession de foi, signe sacré du salut[32] ;
et surtout sacrement-mystère : sacrement de l’unité de Dieu[33],
de la substance divine[34],
du Père[35],
du Fils[36],
etc.
Saint
Ambroise tend à distinguer les mysteria, qui désignent le sens profond
de l’Écriture, et les sacramenta, les rites sacrés.
Quant
à saint Augustin, il emploie le plus souvent mysterium et sacramentum
dans un sens équivalent[37],
mais l’équivalence chez lui n’est pas complète et sacramentum n’élimine pas
mysterium : mysterium désigne de préférence la parole en laquelle
Dieu se révèle ou les actes salvifiques du christ,
désigné lui-même
comme le Mystère du salut : Non est
enim aliud Dei mysterium, nisi Christus[38].
En revanche, sacramentum, sans perdre sa polyvalence originelle, suggère souvent un contexte
liturgique.
Avant de l’appliquer aux rites, Augustin étudie la
notion de signe en un sens que nous pourrions appeler générique :
Un signe est une chose qui,
au-delà de l’apparence qu’elle offre aux sens, fait venir quelque chose d’autre
à notre pensée[39].
Parmi les signes, les
sacrements présentent cette différence spécifique qu’ils se rapportent au divin : « Les signes, quand ils se rapportent aux
réalités divines, sont appelés sacrements »[40].
Ce qui se réalise surtout dans la liturgie :
Il y a sacrement, sacramentum,
dans une célébration, quand la mémoire d’un fait accompli s’effectue de telle
sorte que l’on comprenne qu’elle signifie quelque chose qui doit s’entendre sancte,
en un sens sacré (et/ou sanctifiant)[41].
Le sacramentum
se réalise par l’union d’un élément matériel et d’une parole. Il se distingue
de la virtus sacramenti, la « vertu » productrice de l’effet
signifié : le « fruit spirituel »[42],
la grâce, l’action de l’homme demeurant purement ministérielle. C’est le Christ
qui, par son Église agissant par ses ministres, continue à enseigner et à
sanctifier le monde[43].
Le
sens large du mot subsiste au xiie
siècle, où les sacramenta incluent encore ce que nous appelons les
sacramentaux. Au xiiie
siècle encore, saint Thomas parle des sacrements de la loi ancienne, et même de
la loi de nature, non sans les distinguer soigneusement des sept sacrements de
la nouvelle Alliance : le mot reste chez lui analogue — nous y
reviendrons. Ce n’est que par la suite, et surtout en réaction contre les
erreurs protestantes, qu’on réservera le terme (pris en un sens univoque ou
quasi univoque) au septénaire sacramentel.
On
peut conclure avec Christine Mohrmann :
sacramentum a été le substitut latin universel de musthrion, mais par suite du sens qui était inhérent à la racine
même du mot, sens qui n’a jamais complètement disparu, il était — et il est
resté — plus apte à rendre le sens liturgique et sacramentel que le sens
purement théologique et abstrait — raison pour laquelle il n’a jamais pu
supplanter complètement mysterium. D’autre part, ce n’est que lentement
et péniblement que mysteria, au pluriel, terme technique des mystères
païens, prend possession du terrain sacramentel[44].
Ces
brèves notions nous permettent dès l’abord d’affirmer avec le Concile que
l’Église est un mystère. Mais en quel sens ?
Les
contemporains de Jésus, comme après eux les hommes de tous les temps, ont pu
porter trois regards sur le prophète de Nazareth. certains voyaient simplement en lui un charpentier, fils de
Joseph, qui, vers la trentaine, avait prêché aux foules, mais avait échoué dans
sa mission, puisque ses ennemis l’avaient crucifié. pour d’autres — ils sont actuellement légion —, il s’agissait
d’un juste et d’un sage, aux qualités exceptionnelles — « jamais un homme n’a parlé comme cet
homme » (Jn 7, 46)—, voire d’un prophète :
« Cet homme fait beaucoup de signes » (Jn 11, 47)… « Pour les
uns, il est Jean-Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres
encore, jérémie, ou l’un des
prophètes » (Mt 16, 14). Quelques uns, à la vue de ses miracles,
soupçonnaient en lui un mystère transcendant : « Le
Christ, quand il viendra, fera-t-il plus de signes que n’en a fait celui-ci ? »
(Jn 7, 31). Les Apôtres enfin, adhérant à la révélation du Père, dans l’Esprit, par la foi
surnaturelle, reconnurent en lui « le Christ, le Fils du Dieu
vivant » (Mt 16, 16) : « Mon Seigneur et mon Dieu ! »
(Jn 20, 28)
De
même, les politiques, les historiens et les sociologues païens ou agnostiques
ont toujours considéré l’Église comme une société religieuse parmi d’autres,
aux structures et aux pratiques bien déterminées, plus redoutable que d’autres
pour les régimes totalitaires du fait de son rattachement à un centre d’unité
situé hors des frontières nationales : le siège de Pierre.
Les
plus perspicaces ont reconnu dans la papauté « le phénomène le plus
extraordinaire de l’histoire du monde »[46].
Ils ont admiré tel de nos saints, géants de la charité comme Vincent de Paul ou
Térésa de Calcutta, et même mystiques, comme saint François et sainte thérèse, en ils ont remarqué « un
immense courant de vie… une énergie, une audace, une puissance de conception et
de réalisation extraordinaires »[47].
Mais
seul le regard de la foi permet de saisir dans l’Église, au-delà de tout ce qui
en apparaît au-dehors, le corps du Christ habité par l’Esprit Saint : Credo
unam, sanctam et apostolicam Ecclesiam. Est-ce à dire que la véritable
Église soit une réalité invisible, adéquatement distincte de tout ce que nous
pouvons en percevoir ?
Le
Credo de Nicée-Constantinople, pas plus qu’aucun symbole baptismal ancien, ne
mentionne parmi les propriétés de l’Église sa visibilité : celle-ci, pour
les anciens, allait de soi ; chacun pouvait constater l’existence de la
société ecclésiale, de sa hiérarchie, de ses rites :
Est-ce qu’il nous faut
montrer cette montagne comme on montre la lune tierce ? Quand les hommes
veulent voir la nouvelle lune, ils disent : « Voici la lune, elle est
ici ». Et s’il se trouve des gens incapables de l’apercevoir, demandant
où, on la leur montre du doigt pou qu’ils la voient. Parfois, rougissant de
passer pour aveugles, ils disent qu’ils ont vu quand ils n’ont pu voir. Est-ce
ainsi, mes frères, que nous montrons l’Église ? N’est-elle pas
évidente ? N’est-elle pas manifeste ? Ne s’étend-elle pas à tous les
peuples ? Et ce qui avait été promis depuis si longtemps à Abraham, à
savoir que toute les nations seraient bénies en sa
descendance, ne s’est-il pas accompli ? La promesse a été faite à un seul
croyant, et le monde s’est rempli de milliers de croyants. Voici la montagne
couvrant toute la face de la terre, voici la cité dont il est dit :
« Elle ne peut être cachée, la cité bâtie sur la montagne »[49].
Cette
visibilité sociologique, cependant, ne relève encore que du premier des trois
regards sur l’Église que nous avons mentionnés plus haut, ou tout au plus du
second. À la vue des faiblesses de certains membres de la hiérarchie, les
« spirituels » du moyen âge[50],
et après eux les réformateurs du xvie
siècle, ont prétendu que la véritable Église, « en laquelle nuls ne sont
compris sinon ceux qui par la grâce d’adoption sont enfants de Dieu, et par la
sanctification de son Esprit sont vrais membres de Jésus-Christ » [51],
celle des prédestinés, est d’ordre purement spirituel et échappe à toute
observation humaine :
Qui nous montrera l’Église,
puisqu’elle est cachée dans l’Esprit et seulement crue ? C’est ainsi que
nous disons : « Je crois l’Église sainte »[52].
Ce
n’est pas que, pour eux, l’Église ne s’étende pas aussi
« aucunement » à une Église visible, « en laquelle il y a
plusieurs hypocrites mêlés aux bons »[53].
Il nous est même « commandé d’avoir cette Église visible en honneur, et de
nous tenir en la communion d’icelle »[54].
Mais entre ces deux Églises, il n’existe qu’un lien accidentel. C’est pourquoi il peut arriver que la vraie
Église disparaisse, c’est-à-dire perde toute visibilité pendant un certain laps
de temps :
[Les catholiques ne
reconnaissent point l’Église], si elle ne se voit présentement à l’œil… Nous,
au contraire, affirmons que l’Église peut consister sans apparence visible…
Combien de fois, depuis l’avènement de Christ, a-t-elle été cachée sans
forme ? Permettons cela au Seigneur, que puisqu’il est seul connaissant
qui sont les siens, que aussi aucune fois il puisse
ôter la connaissance extérieure de son Église de la vue des hommes[55].
Soyons-en convaincus :
la vie de l’Église ne va pas sans résurrection [donc sans mort] ; bien
plus, sans beaucoup de résurrections[56].
Bref,
l’évidente visibilité de l’Église comme institution est, pour les protestants,
purement matérielle : formellement, ce qu’il y a de visible dans l’Église
ne permet pas de reconnaître l’Église « invisible », celle des
prédestinés :
On peut appeler l’Église
invisible, non que les hommes dont elle est composée le soient, mais parce
qu’elle est souvent cachée à nos yeux, et que, connue de Dieu seul, elle
échappe à la vue des hommes[57].
Cette
« chimère d’Église invisible »[58]
vise, sans doute, de l’aveu du ministre Jurieu, à résoudre l’objection
catholique : « Où était votre Église il y a cent cinquante
ans ? »[59]
Mais elle repose, plus profondément, sur un dualisme anthropologique et
philosophique lié aux origines même de la Réforme.
Ce
dualisme a resurgi, sous des formes nouvelles, dès la première moitié du xxe siècle, parmi les
théologiens catholiques, et surtout, après le concile, dans la vulgarisation
théologique. On oppose alors — tout en admettant souvent leur nécessaire
« équilibre » et leur bénéfique « tension » — non seulement
Église visible et Église invisible, mais divin et humain, céleste et terrestre,
vie et institution, organisme et organisation, eschatologie et histoire,
communion et société, intérieur et extérieur, etc.[60].
Une telle présentation, inspirée par l’idéalisme kantien et la dialectique
hégélienne, ne trouve aucun fondement dans la Révélation.
De
son côté, le magistère de l’Église a toujours affirmé nettement le caractère
visible de celle-ci, soit indirectement en condamnant la conception hussite de
l’Église des prédestinés, en appelant le pape chef visible de l’Église, ou en
évoquant le gouvernement visible de l’Église par la hiérarchie apostolique,
soit, à une époque plus récente, directement :
Parce qu’elle est un corps,
elle est visible… Il s’ensuit que ceux-là sont dans une grande et pernicieuse
erreur, qui, façonnant l’Église au gré de leur fantaisie, se l’imaginent comme
cachée et nullement visible[61].
Cette visibilité
inclut, bien entendu, une visibilité matérielle :
l’Église est composée d’hommes visibles, dotés de biens spirituels qui leur
parviennent par des moyens visibles[62], « unis entre eux par des liens visibles, et pareils
à un immense troupeau conduit par un souverain et unique Pasteur »[63].
Mais il s’agit aussi
d’une visibilité formelle : par ce qui est
en elle visible à tous les yeux, l’Église manifeste dans quelque mesure son
mystère :
Parce que l’Église est un
corps, elle est visible ; parce qu’elle est le corps du Christ, elle est
un corps vivant, actif, plein de sève, soutenu qu’il est et animé par jésus-Christ qui la pénètre de sa
vertu, à peu près comme le cep de la vigne nourrit et rend fertiles les rameaux
qui lui sont unis. Dans les êtres animés, le principe vital est invisible et
caché au plus profond de l’être ; mais il est signalé et se manifeste par
le mouvement et l’action des membres. Ainsi le principe de vie surnaturelle qui
anime l’Église apparaît à tous les yeux par les actes qu’elle produit[64].
Cette
visibilité formelle de l’Église constitue plus qu’un attribut accidentel
quelconque, et même plus qu’une propriété ou une « note » : elle
en est, pour un catholique, un élément fondamental de l’Église, antérieur à
toutes les propriétés, ce que Journet appelle une pré-propriété :
La visibilité n’est pas
seulement une propriété accidentelle de la véritable Église : elle
appartient à son essence même, elle est la suprême expression de cette essence…
Toutes les oppositions entre catholiques et protestants touchant à la doctrine
de l’Église sont concentrées, comme dans un foyer, dans la question de savoir
si l’Église est ou n’est pas, nécessairement et constamment, aussi longtemps
qu’elle existe, visible en soi…
Nous n’affirmons pas
seulement une visibilité matérielle de l’Église, résultant du fait que
ses membres, ses rites, son comportement et son gouvernement tombent évidemment
sous le sens. En ce sens, la visibilité de l’Église est hors de question, et
personne ne peut la nier. Ce qui est en question, c’est la visibilité formelle
de l’Église. Et donc, sous cet aspect, c’est une doctrine de foi catholique que
l’Église est visible en tant que vraie Église instituée par le Christ, qu’elle
peut être discernée extérieurement des autres Églises qui se sont égarées, et
que les promesses du Seigneur concernent cette Église visible.
Sans doute, elle n’est pas
visible par tout son être et sous tout aspect directement, unmittelbar.
Elle ne serait telle que si l’on considérait exclusivement son corps. Son âme,
au contraire, n’est visible que médiatement, mittelbar, pour autant qu’à
la ressemblance de l’âme humaine, elle se manifeste par des signes extérieurs.
Entendue de cette façon, la visibilité appartient à la véritable Église en tant
que telle… L’Église est constamment et nécessairement visible essentialiter,
c’est-à-dire (par institution divine) en raison même de son essence : elle
ne devient pas telle en raison des circonstances[65].
En
réaction contre les dénégations protestantes, on se rappelle que l’apologétique
post-tridentine avait tendu à insister exclusivement sur l’aspect visible de la
société ecclésiale, sans prétendre donner ainsi une « parfaite
définition » de l’Église, ni « en établir l’union intérieure par la
foi, par la charité »[66],
que nul ne contestait. Le risque était grand, dès lors, de sembler « faire
une Église dont la communion soit purement extérieure de sa nature, et intérieure
seulement par accident », alors que « le fond de l’Église est au
contraire la communion intérieure dont la communion extérieure est la
marque »[67].
Or
nul chrétien ne peut douter du caractère mystérieux de l’Église. Cela, quant à
ses causes extrinsèques (efficiente, finale et exemplaire), puissamment mises
en lumière au début de la constitution Lumen gentium : appelée par
le dessein éternel du Père (chapitre ier,
n° 2), rachetée grâce à la mission du Fils dans la chair (n° 3), et sanctifiée
par l’envoi de l’Esprit (n° 4), l’Église, plebs de unitate Trinitatis
adunata[68], est
actuellement, dans sa partie terrestre, en marche vers une fin eschatologique
transcendante[69]. La Commission théologique
internationale commente :
Le « mystère »
appliqué à l’Église renvoie à la disposition libre de la sagesse et de la bonté
du Père de se communiquer ; communication qui s’effectue dans la mission
du Fils et l’envoi de l’Esprit, à l’intention des hommes et en vue de leur
salut Dans cet acte divin s’origine la création comme histoire des hommes,
puisque celle-ci a son « principe », au sens le plus prégnant du
terme, en Jésus-Christ, le Verbe fait chair. Celui-ci, exalté à la droite du
Père, donnera et répandra l’Esprit Saint qui devient principe de l’Église en la
constituant comme Corps et Épouse
du Christ, et donc dans un rapport particulier, unique et exclusif, à l’égard
du Christ, et en conséquence non indéfiniment extensible[70].
Mais
aussi, quant à la « splendeur de la vérité » qui l’illumine, l’amour
divin qui consume ses saints, la force divine qui soutient ses martyrs, le
jaillissement perpétuel de sources vives de spiritualité qui la renouvelle sans
interruption depuis deux mille ans. Bref, toute sa vie de grâce, dérivant de la
grâce capitale du Christ, non seulement par mode de mérite, mais aussi
« par une certaine efficacité »[71],
dépasse sans comparaison ce que les historiens et les sociologues peuvent en
découvrir.
L’Église
est enfin, si on la prend dans sa dimension céleste aussi bien que terrestre,
et jusque dans son achèvement eschatologique, la réalisation plénière du
dessein de salut de Dieu, dessein caché depuis les siècles et révélé en elle et
par elle, grâce à la médiation du Christ :
Elle
« est le projet visible de l’amour de Dieu pour l’humanité »[72]
qui veut « que le genre humain tout entier constitue un seul peuple de
Dieu, se rassemble dans le Corps unique du Christ, soit construit en un seul
temple du Saint-Esprit »[73].
Ce
que Dieu voulait réaliser, c’est l’Église, la réunion dans son Fils de toute
l’humanité réconciliée de tous les temps et de tous les pays, juifs et gentils,
hommes et femmes, esclaves et hommes libres, corps et plénitude du Verbe
incarné, adoptée par le Père, animée de son Esprit. Mystère qui dépasse toutes
les capacités d’investigation purement humaines, et ne se dévoile qu’à la foi.
Alors
que le protestantisme, en raison de ses origines philosophiques, a toujours été
tenté de dissocier visibilité et spiritualité, le concile Vatican II a insisté
avec vigueur sur l’union indissoluble de ces deux aspects :
Le Christ, unique médiateur,
crée et continuellement soutient sur la terre, comme un tout visible, son
Église sainte, communauté de foi, d’espérance et de charité, par laquelle il
répand, à l’intention de tous, la vérité et la grâce. Cette société organisée
hiérarchiquement d’une part et le Corps mystique d’autre part, l’assemblée discernable
aux yeux et la communauté spirituelle, l’Église terrestre et l’Église enrichie
des biens célestes, ne doivent pas être considérées comme deux choses, elles
constituent au contraire une seule réalité complexe, faite d’un double élément
humain et divin[75].
L’important
document ecclésiologique de la commission théologique internationale déjà cité
plus haut approfondit ces vues :
Le peuple de Dieu est
simultanément mystère et sujet historique ; de telle sorte que le mystère
constitue le sujet historique, et le sujet historique dévoile le mystère. ce serait pur nominalisme que de
séparer dans l’Église-peuple de Dieu l’aspect du mystère et l’aspect de sujet
historique[76].
Mais comment et pourquoi visibilité et
spiritualité, société hiérarchique et unité mystique, etc., sont-elles donc
inséparables ?
Il
est clair que dans l’Église, tout l’élément humain, tout l’appareil visible de
la hiérarchie, des rites, etc., est ordonné au salut spirituel de ses
membres : ainsi, entre autres, les sacrements, opérant ex opere operato
des effets spirituels, mais aussi les sacramentaux, entendus au sens le plus
large, et la liturgie, qui rend présents quodammodo[77] les mystères de
notre salut : In actibus Ecclesiæ spiritualia corporalibus respondent[78]. De même, les
fonctions visibles des évêques et des prêtres, les voyages du pape, le
gouvernement ecclésiastique, ses structures, ses rapports avec les États, sa
discipline, et jusqu’aux édifices du culte et au port de l’habit religieux, ont
pour but le salut des âmes, règle suprême de toute action dans l’Église.
Sans
doute, il peut arriver que les actions visibles de l’Église n’obtiennent pas
réellement leur effet, faute des dispositions nécessaires chez les
sujets : nul ne peut affirmer, d’une certitude de foi, qu’il se trouve en
état de grâce, même après réception des sacrements, ni être sûr de son salut.
Mais, de soi, les actes de d’Église sont — à des degrés divers, selon la nature
de leur causalité et leur rapport à la cause première — saints et sanctifiants
pour qui les accueille ou y participe droitement.
Cette
approche, rendue nécessaire par la controverse anti-protestante, privilégie un
mouvement de bas en haut, de l’extérieur à l’intérieur, de l’humain au divin.
Elle ne doit cependant pas exclure une autre approche, de haut en bas, de
l’intérieur à l’extérieur, du divin à l’humain : c’est l’ordre proprement
théologique, cher à l’orthodoxie byzantine.
Étant
donné la nature de l’homme, les réalités spirituelles dans l’Église ne peuvent
pas ne pas rejaillir visiblement sur la pratique et même l’apparence extérieure
de ses membres, surtout les plus fervents. En elle « le visible jaillit de
l’invisible »[79].
Le sourire d’un saint Vincent de Paul, d’une mère Térésa, et de tant de saints
anonymes, expriment l’intensité de leur vie théologale de manière plus
frappante que tous les discours. Même si, en cas de persécution, l’Église peut
être amenée à rentrer dans les catacombes, la foi et la charité des chrétiens
se manifeste inévitablement dans leur comportement, parfois au point de
bouleverser leurs compagnons de captivité, voire leurs bourreaux. L’histoire du
xxe siècle en fournit
la confirmation la plus éblouissante : plus l’Église est spirituelle,
c’est-à-dire plus ses membres sont saints, plus elle tend à se manifester
visiblement pour illuminer le monde. Au contraire, on pourrait s’interroger sur
la vie spirituelle de chrétiens (ou de religieux) qui éviteraient toute
expression extérieure de leur vie intérieure (ou de leur consécration).
C’est
particulièrement en ce sens que l’Église est un mystère. La commission romaine
chargée d’interpréter les documents conciliaires précise :
Le mot « mystère »
n’indique pas seulement quelque chose d’inconnaissable ou de caché, mais, comme
cela est reconnu par beaucoup aujourd’hui, désigne une réalité divine,
transcendante et salvifique, qui est de quelque façon visible révélée et
manifestée. C’est pourquoi ce vocabulaire, qui est surtout biblique, est
apparu comme particulièrement apte à désigner l’Église[80].
Dans
une perspective protestante, il ne peut y avoir de spiritualité que par
séparation, par exclusion de tout le sensible : impossible que « la
foi redescende jusqu’au sensible », puisque « rien de ce qui est corps
ne tombe sous la foi »[81].
Dieu ne fera tout que si nous ne faisons rien, la grâce excluant le
mérite ; le Christ ne sera notre unique Médiateur qu’en éliminant toute
autre médiation, même subordonnée ; chez Calvin, un lieu de culte, une
prière n’exprimera la transcendance de Dieu que par l’exclusion de tout
symbole, de toute représentation. Dans la conception ancienne, au contraire,
tant en Orient qu’en Occident, le sensible peut et doit devenir l’icône du
spirituel par transfiguration. Cela est vrai pour les images, comme l’a affirmé
vigoureusement le viie
concile[82],
mais plus encore pour la liturgie, qui touche et façonne les âmes par
l’intermédiaire de la sensibilité, et finalement pour le chrétien lui-même et
toute son activité :
Jusqu’en plein moyen âge,
tous les anciens — et saint Thomas en est convaincu — affirment que le souvenir
de Dieu et la charité dans sa profondeur transforment l’homme jusque dans son
corps. La charité transfigure l’être jusqu’au bout de ses doigts[83].
C’est
ainsi que loin de devoir devenir invisible pour être pleinement spirituelle,
l’Église, « communion de tous ceux qui se laissent transfigurer par
l’Esprit »[84], devra au contraire
devenir de plus en plus visible, non uniquement d’une visibilité matérielle,
encore que celle-ci ne soit pas exclue, mais d’une visibilité formelle :
elle devra devenir de plus en plus transparente au mystère qui l’habite, le
laisser rayonner en elle et à-travers elle sur le monde à sauver.
Ainsi,
ce qui est visible dans l’Église n’a rien d’accidentel, mais appartient à sa
substance même, comme le corps fait partie de la nature humaine, comme
l’humanité est unie substantiellement à la divinité en Jésus. Cependant le plus
important, le « plus principal »[85]
en elle est évidemment sa dimension spirituelle et, finalement, divine. Depuis
Journet, les thomistes lui ont souvent appliqué le couple principal/secondaire,
que saint Thomas attribue d’une part (implicitement) aux deux natures et
(explicitement), aux deux esse du Christ[86],
et d’autre part aux deux dimensions de la Loi nouvelle :
« toute
réalité se définit par ce qu’il y a en elle de plus important », comme le
dit le Philosophe au Ixe
livre des Éthiques. Or, ce qui est le plus important dans la loi de la
nouvelle alliance, ce en quoi réside toute son efficacité, c’est la grâce du
Saint-Esprit, donnée par la foi au Christ… C’est donc la grâce du Saint-Esprit,
donnée à ceux qui croient au Christ, qui constitue principalement, principaliter,
la loi nouvelle… Il y a toutefois dans la loi nouvelle certaines dispositions
qui préparent à la grâce du Saint-Esprit, ou qui tendent à la mise en œuvre de
cette grâce, qui sont en quelque sorte secondaires, secundaria, dans la
loi nouvelle, et dont il a fallu que ceux qui croient au Christ fussent
instruits, oralement et par écrit, tant pour ce qui est à croire que pour ce
qui est à faire. Il faut donc conclure que la loi nouvelle est principalement, principaliter,
une loi intérieure, mais que secondairement, secundario, elle est une
loi écrite[87].
De
même, l’Église est principalement mystère, communion de vie surnaturelle
visible seulement aux yeux du cœur, mais elle l’est comme issue de la médiation
de la hiérarchie apostolique. Cet aspect est second et secondaire, mais il
n’est pas accidentel : l’Église est fondée inséparablement sur la mission
de l’Esprit Saint et sur celle des Apôtres.
C’est,
précise encore saint Thomas, parce que la grâce du Saint-Esprit, élément
principal de la Loi nouvelle, nous vient du Verbe incarné, qu’elle doit nous
parvenir par des éléments bien visibles, les sacrements, et produire en nous
des effets non moins visibles, les actes des vertus :
L’élément principal de
la loi nouvelle, redisons-le, c’est la grâce du Saint-Esprit, grâce qui
s’exprime dans la foi agissant par la charité. Or c’est par le Fils de Dieu
fait homme que nous obtenons cette grâce, qui a d’abord comblé son humanité et
s’est répandue de là jusqu’à nous. On lit en effet : « Le Verbe s’est fait
chair... il est plein de grâce et de vérité » (Jn 1, 14). Et un peu plus
loin : « De sa plénitude nous avons tous reçu, grâce après grâce... La grâce et
la vérité sont données par Jésus Christ » (Jn 1, 16-17). Il convient donc
que certaines réalités extérieures d’ordre sensible amènent jusqu’à nous la
grâce découlant du Verbe incarné, et que des oeuvres extérieures d’ordre
sensible émanent de cette grâce intérieure qui soumet la chair à l’esprit.
Ainsi donc les activités extérieures peuvent rattacher à la grâce de deux
manières. Les unes introduisent de quelque façon à la grâce : ce sont les actes
sacramentels institués dans la loi nouvelle, comme le baptême, l’eucharistie
etc. Mais il y a aussi les œuvres extérieures produites sous l’inspiration de
la grâce…[88].
Le
concile Vatican II, après Léon XIII, a repris cette analogie théandrique pour
éclairer la réalité intime de l’Église :
C’est pourquoi, en vertu
d’une analogie qui n’est pas sans valeur, on compare [l’Église] au mystère du
Verbe incarné. Tout comme en effet la nature prise par le Verbe divin est à son
service comme un organe vivant de salut qui lui est indissolublement uni, de
même le tout social que constitue l’Église est au service de l’Esprit du Christ
qui lui donne la vie, en vue de la croissance du corps (cf. Ep 4, 16) [89].
Le
Christ individuel, en qui la nature divine et une nature humaine individuelle
sont unies hypostatiquement, est le modèle du Christ total, où Dieu s’unit la
nature humaine collective par une union de grâce et d’inhabitation. Dans
l’Église comme dans le Christ, la foi étreint simultanément le divin et
l’humain, l’esprit et la chair, l’esprit par la chair. On pourrait aussi, avec
Pie XII et Journet, recourir à l’analogie du corps et de l’âme, elle-même
classique pour rendre compte de l’union hypostatique, réalisation suprême de la
loi d’Incarnation.
Mais,
dans le cas de l’Église comme dans celui du Christ, « tous les exemples de ce genre sont
déficients »[90] :
l’Église est
divine dans ses causes extrinsèques, mais, à la différence du Verbe incarné,
elle n’est pas une personne divine. on
pourrait avec plus de rigueur[91]
la comparer à l’humanité du Sauveur, composée d’un corps humain et d’une âme
comblée in summo d’une grâce créée résultant de l’union hypostatique. On
peut effectivement parler de son corps (ou de sa cause matérielle) : ses
membres, et de son âme — son âme transcendante, le Saint-Esprit, mais aussi son
âme créée, la charité orientée, selon Journet. Mais on se gardera de succomber
à la tentation récurrente d’éliminer l’un ou l’autre, en ne voyant dans
l’Église que l’institution ou que la vie divine, et de séparer l’un de l’autre,
en affirmant que ce corps et cette âme créée peuvent n’être pas coextensifs, ce
qui aboutirait à ruiner l’unité, la vie et l’existence même de l’Église.
Avec
la notion de « visibilité mystérique » ou de « transparence au
mystère », on atteint à l’un des aspects les plus incontestables, les plus
profonds, les plus fondamentaux de l’ecclésiologie catholique. Qu’en est-il de
celle de sacrement ?
Nous
l’avons montré dans la deuxième partie de cette étude :
Le mot
grec musthrion
a été traduit en latin par deux termes : mysterium et sacramentum.
Dans l’interprétation ultérieure, le terme sacramentum
exprime davantage le signe visible de la réalité cachée du salut, indiquée par
le terme mysterium. En ce sens, le Christ est Lui-même le
Mystère du salut[93].
Si
l’Église est un mystère, musthrion, peut-on en déduire qu’elle est aussi un sacrement, sacramentum ? On pouvait en douter, après que le
concile de Trente eut défini qu’il n’existait que sept sacrements[94].
Néanmoins, on l’a vu, dans la ligne d’un puissant mouvement théologique, le
concile Vatican II l’affirme explicitement :
L’Église
est, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le
signe et l’instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le
genre humain[95].
Comment
interpréter cette affirmation, posée au seuil de la constitution sur l’Église,
et diversement interprétée par les théologiens ?
Depuis la fin du
moyen âge, on avait assisté à la réduction de la notion de sacramentalité aux
sept sacrements de la nouvelle Alliance. À partir du xixe siècle, en revanche, on redécouvre « la
sacramentalité comme régime général de salut, c’est-à-dire comme étant
l’expression du mode choisi par Dieu pour sauver le monde »[96].
Déjà Scheeben, dans Les mystères du
christianisme, avait rapproché avec une rare profondeur « le mystère
de l’Église » de « ses sacrements » : « Le caractère
mystérieux de l’Église se manifeste par excellence dans ses sacrements »[97]. Sacramentum, d’abord
employé comme équivalent de musthrion, est appliqué par la suite à
« des choses visibles qui contiennent d’une certaine façon un mystère au
sens propre, qui sont donc mystérieuses, malgré leur visibilité »[98],
le mystère étant lié à l’élément apparent. Le mystère sacramentel, défini comme « le mystère
caché dans le sacrement »[99],
se réalise fondamentalement dans le Christ, grand « sacrement de la piété
qui a été manifesté dans la chair »[100] ;
puis dans l’eucharistie qui rend cette chair mystérieusement présente, et enfin
dans l’Église :
L’union hypostatique avec le verbe est ici le mystère contenu dans
le sacrement de la chair. Cette chair elle-même, élevée par la vertu de
la divinité à un mode d’existence spirituel et surnaturel, devient à son tour
le mystère contenu dans le sacrement de l’eucharistie… En connexion avec
l’Incarnation et avec l’eucharistie, l’Église devient un grand sacrement,
un mystère sacramentel ; extérieurement visible, apparaissant sous cet
aspect comme une société d’hommes, elle cache intérieurement le mystère d’une
union merveilleuse avec le Christ incarné qui habite dans son sein et avec le
Saint-Esprit qui la féconde et la dirige[101].
Le mystère
sacramentel non seulement vient dans le visible, mais se communique à nous dans
et par le visible comme par un instrument[102].
C’est de la « chair vivifiante » du Verbe incarné que « jaillit
pour nous la vie surnaturelle »[103].
Cela, à un double niveau : « Dans
l’Incarnation le Fils de Dieu a fait de son union corporelle avec le genre
humain la base de son union surnaturelle avec lui »[104].
En transformant le pain et le vin à sa chair et à son sang, il a étendu
« la fécondité merveilleuse de son corps personnel à son corps mystique,
l’Église, et aux éléments matériels dont elle se sert », faisant ainsi de
la chair le « véhicule du Saint-Esprit »[105].
Ainsi « la sacramentalité, c’est-à-dire l’union du surnaturel avec
l’élément naturel et corporel, loin de supprimer le mystère ou de nuire à sa
signification surnaturelle, est en elle-même un mystère sublime »[106].
Dès
1937, le P. Congar
avançait :
En son être terrestre,
l’Église est comme un grand sacrement où tout signifie sensiblement et procure
une unité intérieure de grâce…
Et de
suggérer en note l’application à l’Église des différents éléments structurant
les sept sacrements dans la théologie classique :
On pourrait, pour exprimer ce
que nous venons de dire dans ces pages, faire appel aux catégories théologiques
élaborées pour les sacrements, de sacramentum tantum (la seule
institution ecclésiastique), sacramentum et res (la valeur de cette
institution pour procurer la réalité sacramentelle qu’elle signifie), res
tantum (la pure réalité intérieure de l’Église, le corps mystique)[107].
Après
Karl Rahner évoquant l’Église
sous le titre de sacramentum radicale[108], et avant le P.
de Lubac la rapprochant de
l’humanité du Christ, « sacrement de Dieu »[109],
Otto Semmelroth, s. j., la présentait en 1953[110]
comme Ursakrament, « proto-sacrement » ou « sacrement
primordial », à la suite du Christ, épiphanie de Dieu, ou comme
« signe qui renferme tous les autres signes ». Les sept sacrements
sont l’épanouissement de ce « sacrement-source », et nous permettent
de remonter vers celui-ci, notamment en lui appliquant les catégories
scolastiques sacramentum tantum (en l’occurrence, l’Église-société) /
res (la vie de grâce). L’Église est pour ceux qui lui sont unis présence
sacramentelle de l’œuvre rédemptrice, et finalement de la Trinité Sainte.
Vers
la même époque, le P. Schillebeeckx,
o. p. (encore orthodoxe à l’époque), reprenait la question dans une remarquable
étude[111], d’inspiration plus
thomiste (malgré des influences phénoménologiques) et d’une composition plus
rigoureuse. Avec le P. Chenu[112],
il présentait d’abord le Christ comme le « sacrement de Dieu » (chap.
I), prolongé, après sa glorification, par l’Église, « corps du
Seigneur » sur la terre et « sacrement du Christ céleste »
(chap. II), avant de montrer le « caractère ecclésial des sacrements »
(chap. III) et de développer la théologie de ceux-ci à cette lumière (chap. IV
à VII).
Le
concile Vatican II devait faire droit à ce qu’il y a de fécond dans
l’ecclésiologie sacramentelle issue de Scheeben : outre le texte de Lumen
gentium cité plus haut, et repris deux fois dans Gaudium et spes
(nn. 42 et 45), on trouve plusieurs allusions à ce thème dans le corpus
conciliaire :
Dieu a convoqué la multitude
de ceux qui regardent avec foi vers Jésus-Christ auteur du salut et principe
d’unité et de paix, et a constitué par eux l’Église, afin qu’elle soit, pour
tous les hommes, le sacrement visible de cette unité salvifique[113].
Le Seigneur fonda son Église
comme sacrement de salut[114].
Le
pape Jean-Paul II a repris cette quasi définition à
maintes reprises, et elle est entrée dans l’enseignement commun du Magistère
post-conciliaire. Le Catéchisme de l’Église catholique commente :
L’œuvre
salvifique de l’humanité sainte et sanctifiante [du Christ] est le sacrement du
salut qui se manifeste et agit dans les sacrements de l’Église (que les Églises
d’Orient appellent aussi « les saints Mystères»). Les sept sacrements
sont les signes et les instruments par lesquels l’Esprit Saint répand la grâce
du Christ, qui est la Tête, dans l’Église qui est son Corps. L’Église contient
donc et communique la grâce invisible qu’elle signifie. C’est en ce sens
analogique qu’elle est appelée « sacrement ».
Être le
sacrement de l’union intime des hommes
avec Dieu : c’est là le premier but de l’Église. Parce que la
communion entre les hommes s’enracine dans l’union avec Dieu, l’Église est
aussi le sacrement de l’unité du genre
humain. En elle, cette unité est déjà commencée puisqu’elle rassemble des
hommes « de toute nation, race, peuple et langue » (Ap 7, 9) ; en même temps,
l’Église est « signe et instrument » de la pleine réalisation de
cette unité qui doit encore venir.
Comme
sacrement, l’Église est instrument du Christ. « Entre ses mains
elle est l’instrument de la Rédemption de tous les hommes » (LG 9), « le sacrement universel du salut » (LG 48), par lequel le Christ « manifeste et actualise l’amour
de Dieu pour les hommes » (GS 45)[115].
Ces
indications laissent cependant place à une marge d’interprétation assez large.
De toute évidence, comme l’affirme le catéchisme
de l’Église catholique, c’est analogiquement, « selon des raisons qui
sont partiellement diverses et partiellement non diverses »[116],
que l’on prédique « sacrement » du Verbe incarné, de son Église, des
rites de la loi de nature, de ceux de la loi mosaïque et de ceux de la loi
nouvelle. Mais, étant donné l’histoire complexe du mot « sacrement »,
lequel de ces sens faut-il considérer comme premier ?
Dans
une analogie entre « deux choses dont l’une a un rapport avec
l’autre »[117],
il existe toujours une chose unique, unum, à laquelle chaque attribution
« se réfère selon son rapport propre »[118] :
Analogiquement, c’est-à-dire
selon un ordre ou un rapport, respectum, à une chose unique, ad
aliquid unum[119].
Dans tous les noms qui se
disent analogiquement de plusieurs choses, il est nécessaire que tous se disent
par rapport à une seule chose ; et c’est pourquoi il faut que cette chose
unique, illud unum, entre dans la définition de tous[120].
Le
mot analogue, dans une analogie de proportion, se dira donc per prius et
per posterius. selon
l’ordre de notre connaissance, on considère logiquement comme premier, le sens
qui réalise notre notion « selon une raison parfaite »[121] :
ainsi, « sain » se dit d’abord de l’animal, qui en est le sujet, puis
de la médecine, de la nourriture, de l’urine, etc. :
Tous les êtres ordonnés, même
sous des rapports divers, à une seule et même réalité, ad unum aliquid,
peuvent lui emprunter leur nom. C’est ainsi que la santé, qui se trouve dans
l’animal, permet d’appeler sain non seulement l’animal qui la possède, mais le
remède qui la produit, le régime qui la conserve, l’urine qui en présente les
signes[122].
Ce
sens peut être premier dans l’ordre de causalité (ens se dit
premièrement de la substance, et la substance est réellement première par
rapport aux accidents), mais il ne l’est pas nécessairement :
dans ce qui se dit per prius et per
posterius, il n’est pas toujours nécessaire que ce qui reçoit per prius
la prédication du commun soit comme la cause des autres, mais ce en quoi la
raison du commun se trouve complète en premier lieu ; par exemple,
« sain » se dit per prius de l’animal, dans lequel la raison
parfaite de santé se trouve per prius, bien qu’on dise que la médecine
est saine, parce qu’elle est cause efficiente de la santé[123].
On dit que l’animal est sain
avant, per prius, de le dire de la médecine, qui est cause de santé[124].
De
même, tous les noms que nous attribuons à Dieu (par analogie de
proportionnalité) conviennent d’abord, « quant à l’imposition du
nom »[125] (ou : « la
raison des noms »[126])
à la créature ; « quant à la réalité signifiée », les noms
désignant des perfections pures, et eux seuls, conviennent d’abord à Dieu[127].
Comment
appliquer ce procédé à notre
propos ?
Pouvons-nous
connaître adéquatement la sacramentalité de l’Église à partir du sens actuel
restreint de « sacrement », appliqué aux sept sacrements de la
nouvelle Alliance ?
La
plupart des auteurs du xxe
siècle cités plus haut l’ont pensé, suivis par des théologiens plus récents
comme W. Kasper et J. Dupuis. Certaines des expressions employées par le
concile lui-même — « à la fois le signe et l’instrument » — et par le CEC
— « L’Église contient donc et communique la grâce invisible qu’elle
signifie »... « comme sacrement, l’Église
est instrument du Christ » — peuvent à première vue sembler favoriser
cette interprétation. Les sept sacrements de la nouvelle alliance étant définis comme des signes sensibles,
institués par Jésus-Christ, procurant efficacement, à titre instrumental, la
grâce qu’ils signifient, on remontera des sacrements au
« proto-sacrement », et l’on dira que l’Église visible est un grand
signe élevé sur le monde, source de grâce pour le monde — cette source de grâce
se spécialisant pour ainsi dire selon les sept sacrements, comme les doigts par
rapport à la main, selon la comparaison proposée par le P. Semmelroth.
Dans une
perspective thomiste, on appliquera à l’Église ce que saint Thomas dit du
sacrement : « Ce qui est le signe d’une réalité sacrée [la grâce], en
tant qu’elle est sanctifiante pour les hommes »[128]. Comme les sacrements, l’Église
correspond par sa structure à la fois visible et spirituelle tant à l’ontologie
du Verbe incarné, cause de l’Église comme des sacrements, qu’à la nature des
hommes qui constituent l’Église et reçoivent les sacrements :
Dans les sacrements, on peut envisager la cause qui sanctifie : c’est le Verbe incarné auquel le sacrement se conforme en ce qu’il joint le verbe à la chose sensible ; ainsi dans le mystère de l’Incarnation, le Verbe de Dieu est-il uni à une chair sensible.
On peut envisager l’homme qu’il s’agit de sanctifier par les sacrements. L’homme est un composé d’âme et de corps, auquel s’adapte parfaitement le remède sacramentel qui, par la chose visible, touche le corps, et, par la parole, devient un objet de foi pour l’âme[129].
Poussant
plus loin le parallélisme, on notera ensuite que, dans le cas des sept
sacrements, le sacrement (sacramentum) étant posé, la grâce (res)
peut ne pas advenir, faute des dispositions requises, et qu’inversement Dieu
demeure toujours libre de conférer sa grâce en dehors du sacrement[130].
De même, ajoutera-t-on, pour l’Église « comme dans le cas des sacrements
individuels, le signe et la chose signifiée ne peuvent jamais être ni séparés
ni identifiés »[131].
On
opposera alors l’Église visible, signe et moyen de salut, et l’Église comme
réalité de salut :
Malgré ce lien [entre visible
et réalité invisible] qui relève de sa nature même, l’Église visible n’est pas
tout simplement identique à la réalité qu’elle atteste. Dans des situations
extrêmes, le signe extérieur ( ?) et la réalité de salut intérieure
peuvent aussi se scinder[132].
Cette
interprétation, à première vue séduisante, se heurte cependant à de sérieuses
difficultés, du point de vue logique (« quant à l’imposition du
nom »), comme du point de vue théologique (« quant à la réalité
signifiée »).
En
premier lieu, on peut se demander si, même d’un point de vue purement logique,
« sacrement » se dit per prius du septénaire sacramentel. Cet
emploi représente historiquement une spécialisation tardive au sein d’un sens à
l’origine beaucoup plus large. selon
saint Thomas, « il n’y a pas là équivoque, mais analogie, c’est-à-dire
rapports divers à un unum, ici la réalité sacrée »[133],
la grâce. Mais le premier sujet de cet unum n’est pas, précise
l’Aquinate, le sacrement pris du « point de vue particulier » des
rites sacramentels : ceux-ci n’en sont que le signe — efficace,
pour les sept sacrements de la nouvelle Alliance :
On peut d’abord appeler sacrement une chose
ayant en soi une sainteté cachée, et alors sacrement équivaut à secret
sacré ; mais on peut encore appeler sacrement ce qui est ordonné à cette
sainteté, comme cause, ou comme signe, ou sous tout autre rapport. Or, en ce
moment nous parlons des sacrements à ce point de vue particulier : comme
impliquant le rapport de signe. A ce point de vue le sacrement se classe donc
dans le genre signe[134].
Mais
ne pourrait-on, d’un point de vue théologique, expliquer la sacramentalité de
l’Église à la lumière de celle des sept sacrements ?
Fondamentalement,
une telle démarche tend à privilégier, dans les divers sens du mot
« sacrement », le plan du sacramentum tantum : l’Église
serait un sacrement, parce qu’elle serait un signe, normalement efficace, d’une
réalité extérieure à elle, la vie de la grâce. Or, une telle réduction ne
correspond pas à la réalité de l’Église telle que la présente la Révélation.
Sans doute, l’Église « comporte en elle-même les moyens de sa propre
édification »[135] :
une hiérarchie, des sacrements. Mais, tous les thomistes y insistent, elle
n’est pas seulement cela : « Dans sa totalité vivante, l’Église est
plus que le sacramentum », au sens restreint qui nous occupe,
« elle est aussi la vie nouvelle de l’humanité »[136], communion de
vie théologale :
à la vérité, une définition de l’Église comme sacrement n’est
parfaitement valable que si, avec les Pères de l’Église, on accepte l’équivalence du terme sacrement et du terme mystère. Vous savez que
ce qui correspond à sacramentum en
latin, c’est justement le mot musthrion en grec. Donc,
[cette définition est valable] s’il s’agit du mystère de l’Église en toute son amplitude. Mais une
définition comme sacrement ne serait que partielle. Car elle n’est pas
seulement moyen de grâce. Elle en est aussi la dépositaire et la demeure, le
réceptacle, le temple. Pour parler dans le vocabulaire de la théologie, elle
n’est pas seulement sacramentum, mais
elle est la res sacramenti[137].
Même
si l’on se refuse à exclure de l’Église la réalité de grâce produite par la
hiérarchie et les sacrements, l’opposition entre sacramentum et res peut
dans son cas s’avérer périlleuse. En effet, sa structure visible elle-même, sa
hiérarchie, sa liturgie, est « elle-même déjà manifestation du
mystère »[138].
Ses moyens de salut, les sacrements, font déjà découler sur ses membres la
grâce capitale du sauveur[139].
Ou plutôt, on ne devient membre du Christ et donc bénéficiaire de sa grâce
capitale qu’en devenant de quelque manière membre de l’Église.
Aussi
bien, la foi fera place un jour à la vision bienheureuse. Alors les sacrements
cesseront, la hiérarchie ecclésiastique perdra toute raison d’être ;
l’Église ne passera pas, elle ne s’effacera pas devant le Royaume, mais, sans
pour autant se désincarner, elle s’accomplira totalement dans la vie céleste.
Par
ailleurs, les conséquences de cette première interprétation en confirment
l’insuffisance. Si, comme le pense
W. Kasper, « le signe extérieur et la réalité de salut intérieure peuvent
aussi se scinder », c’est donc qu’il existe, à côté d’une économie sacramentelle
ordinaire destinée à ceux qui peuvent en bénéficier, une autre économie,
extra-sacramentelle et extra-ecclésiale, destinée aux autres :
l’Église-sacrement sera le sacramentum, le signe efficace, et le Royaume
de Dieu, la res sacramenti, la réalité ultime que les non-chrétiens
pourront rejoindre sans passer par l’Église. Telle était justement la position
d’un Jacques Dupuis dans Pour
une théologie chrétienne du pluralisme religieux[140] : l’Église, « sacrement
du Royaume », ne constituerait plus qu’une voie parmi d’autres,
privilégiée sans doute, mais nullement exclusive, pour accéder à Dieu :
En tant que signe efficace,
[l’Église,] contient et produit la réalité qu’elle signifie et donne accès au
Royaume de Dieu par sa parole et son action. Mais l’Église n’en appartient pas
moins à la sphère sacramentelle, et donc au domaine du relatif. Sa nécessité
n’est pas telle que l’accès au royaume
de Dieu ne soit possible qu’à travers elle ; les « autres »
peuvent faire partie du Royaume de Dieu et du Christ sans être membres de
l’Église et sans passer par sa médiation[141].
Mais
on sait que, dans la ligne d’une tradition unanime et immémoriale, la Sacrée
Congrégation pour la doctrine de la foi a réprouvé cette théorie dans Dominus
Iesus, et a demandé à l’auteur de souscrire, entre autres, à la proposition
suivante :
L’Église
est signe et instrument de salut pour tous les hommes. Les autres
religions ne constituent pas des voies complémentaires de salut. Leurs adeptes
sont eux aussi ordonnés à l’Église.
Si
l’Église est ainsi « signe et instrument de salut » — donc sacrement
—, pour tous les hommes, alors que nombre de ceux qui sont sauvés
l’ignorent, c’est évidemment qu’elle n’est pas seulement un signe, une
réalité visible qui fait connaître, et, dans le cas particulier des sept
sacrements, qui produit autre chose : elle est la communauté de ceux qui —
grâce aux sacrements en ce monde, sans eux dans la vie future — participent à
cette autre chose : la grâce et la gloire.
Parmi
les sept sacrements, il en est cependant un qui présente des particularités
uniques. C’est le sacrement par excellence, « perfection des autres
sacrements »[142] :
le « saint Sacrement », l’eucharistie, « source et sommet de
toute la vie de l’Église »[143].
Dans tous les autres sacrements, la réalité de grâce n’est présente que comme
le signifié dans le signe, « car le sacrement est le signe de la
grâce », et comme l’effet dans la cause, car « le sacrement de la Loi
nouvelle est la cause instrumentale de la grâce », bref, « selon une
certaine vertu instrumentale, qui est fluente et incomplète quant à l’être de
nature »[144]. Ce sont des actions,
qui, en raison de la vertu du Christ, produisent leur effet en sanctifiant le
sujet qui les reçoit, et passent avec le rite. Seule l’eucharistie, sacrement
permanent, demeure. En effet, non seulement elle applique la vertu de la
passion du Christ, mais elle le « contient réellement »[145] :
Dans l’eucharistie, le Christ lui-même est contenu substantiellement ; dans les autres, est contenue une certaine vertu instrumentale participée du Christ[146].
C’est
pourquoi l’eucharistie est sainte non seulement dans ses effets, mais en
elle-même. Elle est sanctifiante parce qu’elle est sainte[147].
Comme l’eucharistie, l’Église nous sanctifie non
seulement parce que elle pose des actions saintes et sanctifiantes — les
sacrements —, mais parce qu’elle est sainte, parce qu’elle reçoit en
elle-même et fait dériver sur ses membres la sainteté de celui qui lui influe sa grâce capitale.
Aussi
existe-t-il un rapport particulièrement intime entre l’Église, corps mystique
du Christ, et l’eucharistie, son corps sacramentel. Comme le dit le concile
Vatican II après le P. de Lubac, « l’Église fait l’eucharistie, et
l’eucharistie fait l’Église »[148]. Par
son corps eucharistique, qui est son « vrai corps », verum corpus
natum de Maria virgine, le
Christ s’assimile les membres qui doivent constituer son corps mystique. Il y a
ainsi non seulement causalité réciproque, mais identité mystique, entre les
deux « corps ». Tel est le fondement d’une « ecclésiologie
eucharistique » souvent développée de nos jours[149], en
convergence avec l’ecclésiologie orthodoxe, mais qui appelle quelques
précisions.
En
insistant sur le lien qui unit l’Église à l’eucharistie, le concile se fait
l’écho d’une tradition immémoriale en Orient et en Occident. Déjà le rituel
juif de la Pâque, qui devait être consommée en famille ou en communauté,
baignait dans une atmosphère de fraternité[150].
Au Ier siècle, la Didachè lie explicitement eucharistie et
unité de l’Église : « Comme ce pain rompu disséminé sur les montagnes
a été rassemblé pour être un, que ton Église soit rassemblée de la même manière
dans ton Royaume »[151].
Pendant toute cette période, on constate un fort accent sur le thème de l’unité
de l’Église, associée à l’unité eucharistique. C’est, pour saint Cyprien, cette
unité des fidèles avec Dieu et entre eux que signifie le mélange de vin et
d’eau dans le calice :
Quand [l’eau] est mélangée avec [le vin], et que, se confondant, ils ne font plus qu’un, alors le mystère spirituel et céleste est accompli. Le calice du Seigneur n’est donc pas plus la seule eau ou le vin seul, sans mélange des deux, que le corps du Seigneur ne peut être la farine seule ou l’eau seule, sans le mélange des deux, et sans une union pour composer du pain. Par là se trouve figurée l’unité du peuple chrétien : de même que les grains multiples réunis, moulus et mêlés ensemble, font un seul pain, ainsi dans le Christ qui est le pain du ciel, il n’y a, sachons-le bien, qu’un seul corps, avec lequel notre pluralité est confondue[152].
Il ne
s’agit pas, saint Hilaire y insiste, d’une unité purement psychologique, mais
réelle :
Combien cette unité est, en nous réelle, lui-même le déclare en ces termes : « Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui ». Personne ne sera dans le Christ, sinon celui dans lequel il aura été, et il n’assumera en lui la chair de personne, sinon de ceux qui auront pris la sienne. La mystérieuse formule de cette unité parfaite, il l’enseigne en disant : « Comme mon Père qui est vivant m’a envoyé, et comme moi aussi je vis par mon Père, ainsi, celui qui mange ma chair vivra aussi par moi ». Il vit donc du Père, et la façon dont il vit du Père est la façon même dont nous vivons de lui[153].
C’est
saint Augustin qui apporte, pour l’Occident, l’enseignement le plus audacieux
et le plus profond. Corps eucharistique et corps ecclésial sont chez lui
mystiquement identifiés :
Par [le pain sanctifié et le contenu de la coupe], le Seigneur Christ a voulu nous confier son corps et son sang, qu’il a répandu pour nous en rémission de nos péchés. Si vous les avez reçus dans de bonnes dispositions, vous êtes ce que vous avez reçu… Si vous êtes devenus membres du Christ, où se trouve votre Tête ?… C’est au ciel qu’est notre Tête… Parce qu’il a voulu que nous soyons nous-mêmes son sacrifice, ce qui est clairement indiqué dès qu’a été déposé ce sacrifice de Dieu que nous sommes nous aussi — ou plutôt le signe qui nous représente — voici donc qu’est achevée la sanctification[154].
« Vous êtes le corps du Christ et ses membres » (1 Co 12, 27). Puisque vous êtes le corps du Christ et ses membres, c’est votre propre mystère qui repose sur la table du Seigneur. C’est à ce que vous êtes que vous répondez : « Amen ». « Le Corps du Christ ». Tu réponds : « Amen ». Sois donc un membre du corps du Christ pour que ton Amen soit vrai[155].
Ce pain est le corps du Christ dont l’Apôtre dit : « Vous êtes le Corps du Christ et ses membres »[156].
Vous êtes sur la table et vous êtes dans le calice, vous êtes cela avec nous. Ensemble nous le sommes. Ensemble nous le buvons, parce qu’ensemble nous le vivons[157].
D’où
une exigence absolue d’unité ecclésiale :
Il a consacré sur sa table le mystère de notre paix et de notre unité. Quiconque reçoit ce mystère de l’unité sans garder le lien de la paix, ne reçoit pas le mystère pour son profit, mais plutôt en témoignage qui le condamne[158].
Le festin du Seigneur, c’est l’unité du corps du Christ dans le sacrement de l’autel, mais aussi dans le lien de la paix[159].
En
Orient, saint Jean Chrysostome à Antioche et Constantinople, saint Cyrille à
Alexandrie rejoignent pour l’essentiel la pensée d’Augustin, sinon ses images
hardies. Cyrille considère l’unité des fidèles autour du Christ comme la fin de
« l’eulogie mystique » : « par sa chair sacrée, faire de
tous une seule existence en lui » :
Pour nous unir, nous aussi, nous fondre en l’unité de Dieu et entre nous, alors que nous sommes chacun, par l’âme et le corps, séparés en personnalités distinctes, le Fils unique a inventé un moyen qu’il a trouvé en sa sagesse, selon le conseil du Père. En effet, par son corps, son propre corps, il bénit ses fidèles, dans la communion mystique, les faisant concorporels avec lui et entre eux. Qui pourrait maintenant séparer, priver de leur union physique, ceux qui ont été reliés ensemble par l’unité dans le Christ, au moyen de son corps unique et saint ? Car si tous nous mangeons de l’unique pain, nous formons tous un seul corps. La division ne peut exister dans le Christ[160].
Cette
unité eucharistique, pour les Pères, se réalise à un premier niveau autour de
l’évêque local : il ne doit y avoir qu’une seule eucharistie autour de
l’évêque[161] ; « Si
quelqu’un n’est pas avec l’évêque, il n’est pas avec l’Église »[162].
Mais
la considération de l’Église locale n’exclut nullement, pour les Pères, la
catholicité :
Il y a un seul Dieu, un seul Christ, une seule Église et une seule chaire, fondée sur Pierre par la voix du Seigneur[163]… une seule Église dans le membre entier, divisée en membres multiples [les Églises locales][164].
Les communiants deviennent le corps du Christ,
non plusieurs corps, mais l’unique corps[165].
Au moyen âge, la lectio divina monastique méditera
inlassablement le donné patristique sur l’eucharistie, synthétisé ensuite par
l’enseignement universitaire et finalement par le magistère ordinaire :
« L’eucharistie signifie et effectue l’unité de l’Église »[166].
Saint Thomas intègre à sa théologie de l’eucharistie
l’essentiel de cette tradition. Mais, à la lumière d’une philosophie
renouvelée, il le présente sous une forme affinée évitant toute ambiguïté.
L’eucharistie est le signe sacramentel d’une double
réalité : le « vrai corps » du Christ (res et sacramentum)
et son corps ecclésial (res tantum) :
Dans ce
sacrement, comme dans tous les autres, ce qui est sacramentum est signe
de ce qui est res sacramenti. Or la res de ce sacrement est
double, comme on l’a dit plus haut, q 73, a 6 ; l’une, qui est signifiée
et contenue, à savoir le Christ lui-même ; l’autre, qui est signifiée et
non contenue, à savoir le corps mystique du Christ, qui est la société (societas,
« communion ») des saints. Donc quiconque consomme ce sacrement
signifie par le fait même qu’il est uni au Christ et incorporé à ses membres,
ce qui se réalise par la foi informée [par la charité][167].
La réalité ultime signifiée et produite par ce sacrement, c’est
donc l’unité de l’Église : « L’eucharistie est par sa nature même sacramentum Ecclesiæ,
sacrement de l’Église en acte de communion »[168].
Le corps
mystique… est signifié dans ce sacrement[169].
Le corps
[eucharistique] du Christ… est le sacrement de l’unité ecclésiale, selon cette
parole de l’Apôtre : « Nous sommes un seul pain et un seul corps,
nous tous qui participons à un seul pain et une seule coupe » (1 Co 10,
17)[170].
La res de ce sacrement… est l’unité du corps mystique, sans laquelle il ne peut y avoir de salut[171].
Chez saint Thomas, plus encore que chez les Pères, il est
clair que la manducation commune de l’eucharistie produit non seulement l’unité
de l’Église locale[172], mais
celle de l’Église universelle :
Dans ce
sacrement, on touche à ce qui appartient à l’Église tout entière[173].
[Le prêtre]
opère dans la personne du Christ[174]…
[Le ministre, dans les messes privées] tient la place de tout le peuple
catholique.
Le corps du
Christ, c’est l’Église, qui surgit, consurgit, dans l’unité d’un seul
corps à partir de beaucoup de fidèles[175].
Dans
cette perspective, on a pu se demander ce qui dans l’Église correspond au sacramentum
tantum, à la res et à la res et sacramentum de l’eucharistie.
On a répondu : la réalité ultime de l’Église, c’est sans aucun doute la
grâce. Son sacramentum tantum, la réalité extérieure posée en elle comme
signe et accessible à tout regard attentif, c’est, si l’on veut, sa réalité
sociale accessible à tous les regards, avec ses rites et sa structure
hiérarchique. La réalité intermédiaire découlant infailliblement de cette
réalité sociale, et antérieure à la grâce, c’est, pour les uns, la hiérarchie
apostolique, « instrument par lequel les dons privilégiés du Ciel affluent
secrètement à l’intérieur même de l’Église » [176].
Ce sont, pour d’autres, les « liens réels et permanents » fondés sur
la foi et les caractères sacramentels qui unissent les fidèles[177],
ou, en d’autres termes, une « manifestation communautaire »
constituée par
d’une part, l’annonce constante de l’Évangile dans son
intégralité et son intégrité, et d’autre part la célébration ininterrompue des
sacrements authentiques, qui contiennent assurément ce qu’ils signifient[178].
C’est
« le domaine des sancta, des réalités sanctifiantes », par
opposition à celui des sancti, des personnes sanctifiées par les sancta[179].
On ne
peut guère nier qu’il existe un rapport privilégié entre la sacramentalité de
l’Église et celle de l’eucharistie. Néanmoins, quelques remarques s’imposent.
On
peut assurément distinguer entre ce qu’il y a de visible de l’Église, envisagé
d’un point de vue sociologique (sacramentum tantum), et « le
domaine des sancta, des réalités sanctifiantes », qui n’est
accessible qu’à la foi (res et sacramentum). Mais en réalité, il n’y a
rien dans la structure de l’Église comme société qui ne soit déjà de l’ordre
des « réalités sanctifiantes », en sorte qu’on a pu douter[180]
qu’il existe en elle un sacramentum tantum, un signe qui ne soit que
signe. On pourrait dire en tout cas que la distinction entre sacramentum
tantum et res et sacramentum n’est, dans son cas, que de
raison : il s’agirait de la même réalité, envisagée soit du point de vue
du sociologue, soit de celui du croyant. On peut se demander si le P. Tillard,
malgré ses profondes intuitions sur la place de l’eucharistie dans l’Église, ne
retombe pas dans le dualisme ecclésiologique évoqué plus haut, quand il
écrit :
La hiérarchie ecclésiale — c’est là sa grandeur et sa nécessité — appartient à la texture de l’Église pérégrinante comme sacramentum de la source même de la communion. Celle-ci seule définit, iam ab Abel iusto et jusque dans l’éternité, l’Église de Dieu… La hiérarchie appartient au sacramentum ; la communion que fait l’eucharistie est la res eschatologica, déjà ![181].
Ce
texte définit l’Église par la « seule » communion, res de
l’eucharistie, comme adéquatement distincte de la hiérarchie. Il s’agit donc
d’une communion purement spirituelle et invisible, à l’exclusion de la
« communion hiérarchique » souvent évoquée par le concile. La
hiérarchie échappe par conséquent à la définition de l’Église : elle le
lui est donc pas essentielle, mais accidentelle. Serait-ce que, de sa nature,
l’Église est purement invisible ? Mais qui célébrera l’eucharistie, si ce
n’est un ministre ordonné par un successeur des Apôtres, normalement en
communion avec le successeur de Pierre ? Et cette « communion que
fait l’eucharistie », qui en est la res, ne se référera-t-elle pas
dans ses manifestations concrètes à cette hiérarchie qui se trouve à la
« source de la communion » universelle ?
L’eucharistie
elle-même, « trésor de l’Église »[182],
appartient, malgré sa grandeur unique et suréminente, au régime actuel de
l’Église. Elle contient à l’intention des viateurs celui que les compréhenseurs contemplent face à face. « ordonnée, comme à sa fin, à la jouissance de
la patrie »[183], elle s’effacera un jour pour
laisser place à la vision du Christ « sous son aspect propre », et non plus « sous
l’aspect du sacrement »[184] :
On peut manger spirituellement le Christ lui-même de deux manières. Selon la première, on mange le Christ selon qu’il existe sous son aspect propre. C’est selon cette manière que les anges mangent spirituellement le Christ lui-même, en tant qu’ils lui sont unis par la jouissance de la charité parfaite et par la vision à découvert (c’est le pain que nous espérons manger dans la patrie), non par la foi, qui nous unit à lui ici-bas. On peut manger spirituellement le Christ d’une seconde manière, en tant qu’il existe sous les espèces sacramentelles, c’est-à-dire en tant qu’on croit au Christ, avec le désir de manger ce sacrement. Et cela n’est pas seulement manger spirituellement le Christ, mais encore manger spirituellement ce sacrement. Cela n’appartient pas aux anges. C’est pourquoi, s’il est vrai que les anges mangent spirituellement le Christ, il ne leur convient pas de manger spirituellement ce sacrement[185].
A la société du corps mystique appartiennent et les hommes et les anges ; mais les hommes par la foi, et les anges par la vision à découvert. Or les sacrements sont proportionnés à la foi, par laquelle on voit la vérité « dans un miroir et d’une manière obscure ». Et c’est pourquoi, dans le régime actuel, à parler en rigueur de termes, ce n’est pas aux anges mais aux hommes qu’il appartient de manger spirituellement ce sacrement[186].
L’Église,
comme le Christ, demeurera pour l’éternité. Elle restera un mystère, mais elle
n’aura plus besoin de rites extérieurs pour rendre le Christ réellement
présent, ni pour obtenir sa grâce ; elle sera inondée jusque dans la chair
de ses enfants, par la gloire de Dieu et de l’Agneau : lucerna eius est
Agnus.
Ainsi,
si l’eucharistie, en tant qu’elle contient substantiellement le Christ, est
plus grande que l’Église, elle le contient selon un mode adapté à un état
provisoire de l’Église : l’état de voie. Mais l’Église ne se limite pas à
cet état. Il nous faut donc chercher au-delà d’elle le premier sujet de cette
réalité sainte et sanctifiante qu’est la grâce, la première source créée du
« mystère sacramentel » de l’Église.
Ce
premier sujet, nécessaire à la définition de tous les emplois dérivés —
priorité d’ordre logique —, cette source inépuisable de la plénitude de
laquelle « nous avons tous reçu » — priorité réelle, n’est autre que
le Christ, le Verbe incarné, archétype de tout mystère sacramentel, unique et
véritable Ursakrament, pour reprendre le vocabulaire des théologiens
allemands de la sacramentalité de l’Église. C’est ce que suggère, dans la quasi définition de l’Église comme sacrement proposée au
début de Lumen gentium, l’incise « dans le Christ » : in
Christo, veluti sacramentum. Cette incise, selon une remarque du P. de La
Soujeole, ne figurait pas dans le projet allemand initial, qui suivait la thèse
de l’Église « sacrement primordial »[187].
Elle offre donc une importance capitale et témoigne du caractère
christocentrique de l’ecclésiologie conciliaire. Elle se situe dans la droite
ligne de Scheeben, qui montre dans l’Incarnation Dieu « se communiquant à
nous dans et par le visible comme par son instrument »[188].
Le grand théologien situe l’eucharistie dans cette perspective :
Le caractère sacramentel de l’Homme-Dieu réalise… la plus belle union de Dieu et de sa grâce surnaturelle avec la nature sensible et matérielle ; la chair de l’Homme-Dieu, qui contient vraiment et essentiellement la plénitude de la divinité, devient pour nous une chair vivifiante d’où jaillit pour nous la vie surnaturelle[189].
Au-delà
de Scheeben, on peut fonder solidement cette interprétation sur des
orientations essentielles de la christologie de saint Thomas, et
fondamentalement sur sa doctrine de la grâce capitale.
Dans
l’Incarnation, la nature humaine est unie hypostatiquement au verbe. Dès lors, elle est comblée de
grâce et de vérité in summo, avec une plénitude indépassable et quasi
infinie, destinée à rejaillir sur toute l’humanité :
Dans les réalités qui sont remplies d’une bonté ou d’une perfection quelconque, on constate que ceci est plus plein, qui rejaillit également sur les autres, par un corps est plus lumineux, qui peut illuminer les autres. Donc, parce que le Christ homme a reçu la suprême plénitude de grâce comme Fils unique du Père, il en a résulté que [cette plénitude] a rejailli de lui, sur les autres, en sorte que le Fils de l’homme fît les hommes dieux et fils de Dieu… or du fait que du Christ la grâce et la vérité dérivent vers les autres hommes, il lui convient d’être tête de l’Église[190].
Instrument
conjoint universel de la divinité, l’humanité sainte fait du Christ le
Médiateur de toutes les grâces accordées à l’humanité : « Désormais ce n’est plus un Dieu seul, c’est un Dieu homme,
Deus et homo, qui influe avec abondance le flot des grâces »[191]
sur ses membres, « par mérite et par une certaine efficience »[192]
instrumentale. Dieu se communique par la médiation d’une nature créée.
Cela,
non seulement par l’âme spirituelle de Jésus, mais encore par son corps, qui
contribue aussi instrumentalement à l’influx de la grâce dans les membres du
Christ — principalement quant à l’âme et secondairement quant au corps :
Le corps humain possède un ordre naturel à l’âme rationnelle, qui est sa forme propre et son moteur. En tant qu’elle est sa forme, l’âme lui communique la vie ; et les autres propriétés qui conviennent au corps humain selon son espèce. Mais en tant que l’âme est moteur du corps, l’âme se sert du corps instrumentalement.
L’humanité du Christ possède le pouvoir d’influer en tant qu’elle est conjointe au verbe de Dieu, auquel le corps est uni par l’âme.
Ainsi toute l’humanité du Christ, à savoir l’âme et le corps, influe sur les hommes, et quant à l’âme, et quant au corps ; mais principalement quant à l’âme, secondairement quant au corps.
D’une manière, en tant que les membres de notre corps sont offerts comme armes de justice (Ro 6, 13), existant dans l’âme par le Christ ; d’une autre manière, en tant que la vie de la gloire dérive de l’âme vers le corps, selon cette parole de l’épître aux Romains (8, 11) : « Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts vivifiera aussi vos corps, à cause de l’Esprit saint qui habite en vous » [193].
Le sens spirituel de la grâce ne parvient pas au corps premièrement et principalement, mais secondairement et instrumentalement, comme il a été dit[194].
On
peut donc s’attendre à ce que l’Église, nouvelle Ève née du côté du nouvel
Adam, corps mystique ne faisant qu’une seule personne mystique avec sa tête[195],
reproduise de quelque manière ce caractère sacramentel de l’humanité de Jésus,
par laquelle descendent vers nous tous les biens célestes.
Le
rôle instrumental de l’humanité de jésus,
comblée de « la perfection de toutes les grâces », se manifeste
notamment dans ses tria munera, sacerdoce, prophétie[196], royauté, que nous avons
envisagés plus haut. Dans le sacerdoce en particulier, institué par un rite
sacramentel en vue de la collation des sacrements aux autres chrétiens, se
manifeste le rôle de médiation du visible par rapport à la grâce invisible. communs à tout le peuple de Dieu, en
tant qu’inséparables des vertus théologales, ces trois privilèges sont aussi
distribués à un titre tout particulier à quelques uns, en raison de charismes
ordonnés (ordres sacrés) ou non ordonnés (grâces gratis datæ), qui
structurent l’Église et font descendre sur elle la grâce et la vérité divines
par la médiation des rites sacramentels :
Les autres hommes possèdent certaines grâces particulières, mais le Christ, en tant que tête de tous les hommes, possède la perfection de toutes les grâces. Et c’est pourquoi, en ce qui regarde les autres hommes, l’un est législateur, l’autre prêtre, l’autre roi ; au contraire, toutes ces qualités sont réunies dans le Christ en tant que source de toutes les grâces. Aussi lisons-nous dans Isaïe (Is 33, 22) : « Le Seigneur est notre juge, le Seigneur est notre législateur, notre roi ; il viendra et nous sauvera »[197].
Cette
sacramentalité « descendante » n’exclut cependant pas, mais suscite
et intègre, la sacramentalité « ascendante » des sacrements. Si le
divin vient à nous par l’humain, le spirituel par le visible, il est vrai aussi
de dire que dans les sacrements le visible, en vertu de l’économie divine qui
en a disposé ainsi, non seulement permet à chacun de recevoir la grâce en
s’incorporant au Christ par l’Église, mais « consacre, institue,
fabrique » l’Église, nouvelle Ève, signifiée avec le baptême et
l’eucharistie par l’eau et le sang. Ainsi, c’est du corps du Christ que
jaillissent — mouvement descendant — les signes-instruments constructeurs de
l’Église dans son état actuel — mouvement ascendant :
Du côté du Christ endormi sur la croix ont coulé les sacrements, c’est-à-dire le sang et l’eau, par lesquels l’Église est instituée[198].
De même que du côté du Christ endormi sur la croix ont coulé le sang et l’eau, par lesquels l’Église est consacrée ; de même du côté d’Adam endormi a été formée la femme, qui préfigurait l’Église elle-même[199].
Mais
c’est l’Église tout entière, non seulement celle de la terre, mais aussi celle
du ciel, qui reçoit l’influx du Christ-homme, compréhenseur et viateur :
L’Église assurément possède un double état, à savoir la grâce pour le présent, et la gloire dans l’avenir. Mais c’est la même Église, et le Christ en est la Tête selon l’un et l’autre état, car il est premier en grâce et premier en gloire[200].
L’Église selon l’état de voie, c’est l’assemblée des fidèles (de ceux qui ont la foi, congregatio fidelium) ; mais selon l’état de la patrie c’est l’assemblée des compréhenseurs (bienheureux, comprehensorum). Or le Christ n’était pas seulement pèlerin, viator, mais aussi compréhenseur, comprehensor. Et c’est pourquoi il était la Tête non seulement des fidèles, mais aussi des compréhenseurs, comme possédant pleinement la grâce et la gloire[201].
Parvenue
à son terme, l’Église n’aura plus besoin, ni de sacrements pour la sanctifier,
ni d’une hiérarchie pour l’instruire et la gouverner. Le Christ aura ressuscité
les âmes et les corps par sa divinité et son humanité :
Ressusciter les âmes et les corps est attribué à la divinité comme à l’agent principal, à l’humanité comme à l’instrument. Cependant on attribue la vie des âmes à la divinité du Verbe, et celle des corps à l’humanité, par une certaine appropriation, pour montrer la conformité entre la tête et les membres[202].
Alors
il continuera d’influer instrumentalement, par son âme et son corps, sa grâce
capitale aux ressuscités, qui contempleront pour toujours sa divinité, mais
aussi, de leurs yeux, son humanité glorifiée. Cette contemplation du visage
humain de l’homme-Dieu, unique
Médiateur entre Dieu et les hommes pour l’éternité, contribuera à la béatitude
de son corps, l’Église. Et chacun de ses membres se réjouira de la beauté
spirituelle et corporelle de chacun des autres, où il reconnaîtra un reflet de
la beauté de leur Chef à tous, y puisant un motif supplémentaire de louer la
Trinité sainte. En ce sens, le régime sacramentel de notre salut ne connaîtra
pas de fin.
Du secret profane aux
mystères païens
De l’Ancien Testament
hébreu au judaïsme alexandrin
Musthrion chez les Pères grecs
Des Pères du ive siècle à l’usage moderne
En quel sens l’Église
est-elle un mystÈre ?
Une visibilité
matérielle évidente
Contestations
protestantes et « pensée en binôme »
Affirmations
catholiques : une visibilité formelle
Dans ses causes
extrinsèques transcendantes
Dans son accomplissement
achevé
Une spiritualité de
transfiguration
En quel sens l’Église
est-elle un sacrement ?
Le retour de la
sacramentalité en ecclésiologie avant Vatican II
Indications du magistère
conciliaire et post-conciliaire
Application à la sacramentalité de
l’Église
[1] Lumen Gentium, n° 1.
[2] Nous utilisons dans cette section C. Spicq, Pastorales, p. 116, Excursus V ; K.
Prümm, article « Mystères » du Supplément au Dictionnaire de la
Bible de Pirot, t. vi, col. 1
sq. (très développé).
[3] Cf. Platon, Theæt. 156 a.
[4] Ainsi, chez Hérodote, Xénophon, Platon, Euripide.
[5] Emploi attesté chez Xénophon, Euripide, Plutarque.
[6] Au contraire, le mystère chrétien n’est pas seulement objet de connaissance, mais de morale.
[7] « Philon a pris vis-à-vis des mystères une position très ferme et très nette : non seulement il les répudie, mais il sait le danger de contamination qu’ils font courir au judaïsme. Lorsque nous le voyons se servir des formules de ces mêmes mystères pour introduire son exégèse, n’est-il pas raisonnable de croire que ces formules littéraires lui sont en partie imposées par la tradition, et qu’elles sont tellement courantes chez les siens qu’elles ont perdu leur nocivité ?» (P. Cerfaux, cité par K. Prümm, loc. cit., col. 177).
[8] Josèphe, de son côté, présente la vie du peuple théocratique comme mettant en œuvre les « mystères et initiations » pendant toute la vie (Contre Appien, II, 22, 88 avant Jésus-Christ).
[9] Cf. Quintilien, Instit. XII, 10, 21).
[10] S. Ignace d’Antioche, Eph., xi, 1.
[11] S. Justin, Dialogue 40.
[12] Cf. Dialogue 24, 48, 78, 85, 138.
[13] Cf. Dialogue 74, 91, 106, 131 ; Apologie I, 13.
[14] Clément d’Alexandrie, Stromates V, 9-10 ; VI, 15.
[15] Stromates IV, 1.
[16] Musthrion désigne le baptême chez Clément d’Alexandrie et S. Grégoire de Nazianze ; l’eucharistie, chez S. Basile et S. Grégoire de Nysse.
[17] S. Jean Chrysostome, In I epist. ad Cor., Hom. I, n° 7.
[18] Nous utilisons dans ce développement C. Mohrmann, « Sacramentum dans les plus anciens textes chrétiens », Harvard Theological Review 47, 1954, p. 141-152. I.-H Dalmais, article « Sacrement » du DS, t. 14, col. 45 sq.
[19] Cf. De præscriptione hæreticorum 40 : Qui ipsa quoque res sacramentorum divinorum idolorum mysteriis æmulatur.
[20] Il s’agit d’un fait incontestable, contrairement à la thèse d’O. Casel selon laquelle les chrétiens auraient adopté le vocabulaire des religions à mystères.
[21] Les mots chrétiens sont tous issus de la langue commune et adaptés par un processus de spécialisation aux idées chrétiennes.
[22] A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine.
[23] Cf. A. Meillet, cité par C. Mohrmann.
[24] Cf. Tite-Live, Histoire, 39, 15, 3.
[25] Tertullien, Apologie, 7, 1.
[26] Cf. Pétrone, Satiricon, 80 : Ego mori debeo, qui amicitiæ sacramentum delevi.
[27] Lactance, Épître 61, cité par C. Mohrmann.
[28] C’est le cas pour exomologeisqai = confiteri ; doxa = gloria.
[29] Ad martyres 3 ; De corona 11 ; Scorpiace 4.
[30] In Ps. 91, n° 9.
[31] In Ps. 62, n° 12.
[32] De Trinitate VII, 6 ; In Matth. 11, 25.
[33] De Trinitate IX, 19.
[34] De Trinitate VI, 19.
[35] De Trinitate XI, 31.
[36] De Trinitate VII, 7.
[37] Cf. C. Couturier, « Sacramentum et mysterium dans l’œuvre de S. Augustin », Études augustiniennes, 1953, p. 163-332.
[38] S. Augustin, Ep. 187, 11, 34.
[39] S. Augustin, De doctrina christiana, I, 2.
[40] S. Augustin, Ep. 138, n° 7.
[41] S. Augustin, Ep. 55 ad Ianuarium, 1, 2.
[42] S. Augustin, Tract. 26 in Ioan., 11-13.
[43] S. Augustin, Enar. ii in Ps. 30, n° 4.
[44] C. Mohrmann, art. cit., in Études sur le latin des chrétiens, Rome, 1958, p. 244.
[45] Nous nous inspirons librement dans ce développement de C. Journet, Théologie de l’Église, 1958, chap. ier, et L’Église du Verbe incarné, t. ii, chap. ier, p. 1-49 ; dans cette partie et la suivante, M. Cagin, « L’Église sacrement ou “l’Église dans sa transparence au mystère” », dans Quand un homme témoigne de Dieu, éditions Parole et Silence, Saint-Maur, 1997, p. 113-134.
[46] F. Hurter (historien protestant cité par C. Journet), Geschichte Papst Innocenz des Dritten, Hambourg, 1834, t. i, p. 56.
[47] H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, paris, 1932, p. 242-243.
[48] Voir sur cette question, outre C. Journet, B.-D. de La Soujeole, Le sacrement de la communion, au début de la seconde partie : « Pour une approche renouvelée de la visibilité ecclésiale », p. 153 sq.
[49] S. Augustin, In Epist. Ioannis, I, 13.
[50] Notamment les Fratricelles, condamnés en 1318 par Jean XXII pour avoir distingué « deux Églises : l’une, charnelle, écrasée sous les richesses, noyée sous les délices, souillée par les crimes, que l’évêque de Rome et les prélats inférieurs disent régir ; l’autre, purifiée par la frugalité, ornée par la vertu, allégée par la pauvreté, qi’ils constituaient eux-mêmes avec leurs sectaeurs, et qu’ils gouvernaient par l’ascendant de leur vie spirituelle » (Constitution Gloriosam Ecclesiam, 23 janvier 1318).
[51] Calvin, Institution de la religion chrétienne, IV, i, 7.
[52] Luther, De abroganda missa privata, édit. d’Iéna, 1566, t. ii, p. 445.
[53] Calvin, Institution, IV, i, nn. 3 et 7.
[54] Ibid., n° 7.
[55] Calvin, Institution de la religion chrétienne, Épître au roi.
[56] Mot de Calvin cité par K. Barth, dans Parole de Dieu et parole humaine, Paris, 1933, p. 156.
[57] Confession helvétique, Corpus et syntagma confessionum fidei, Genève, 1604, p. 34.
[58] Bossuet, Histoire des variations, XV, 16-17.
[59] Ibid.
[60] On trouvera un édifiant florilège de cette littérature dans Le sacrement de la communion, aux chapitres : « Une façon commune d’exposer en théologie » et « La pensée en binôme », p. 186 et sq.
[61] Léon XIII, encyclique Satis cognitum, 29 juin 1896.
[62] Ibid.
[63] Pie XII, allocution aux nouveaux époux, 21 janvier 1942.
[64] Léon XIII, encyclique Satis cognitum, 29 juin 1896. Cf. M.-J. Scheeben,Le mystère de l’Église et de ses sacrements, Unam Sanctam 15, Paris, 1946, p. 78.
[65] M.-J. Scheeben, Dogmatik, réédition de 1933, Fribourg i. B., t. iv, p. 306.
[66] Bossuet, réflexions sur les écrits de M. Claude, œuvres complètes, Bar-le-Duc, t. v, p. 374.
[67] Bossuet, ibid.
[68] 8e préface des dimanches per annum, cf. S. Cyprien.
[69] Cf. Lumen Gentium 48.
[70] Commission théologique internationale, « Thèmes choisis d’ecclésiologie », DC n° 1909, 5 janvier 1986, p. 61.
[71] IIIa, q 8, a 1, ad 1.
[72] Paul VI, discours 22 juin 1973.
[73] CEC 776, citant AGD 7, cf. LG 17.
[74] M.-J. Le Guillou, Le Christ et l’Église, théologie du mystère, Le Centurion, 1963, p. 315, cité par M. Cagin.
[75] Lumen Gentium 8.
[76] CTI, ubi supra.
[77] Sacrosanctum Concilium, citant Pie XII.
[78] In IV Sent., d 24, q 3, a 1, qla 2, arg. 1. dans sa réponse à l’objection S. Thomas ne contestera pas cet adage.
[79] M. Cagin, ubi supra, n° 10.
[80] Relatio de la commission théologique du concile sur le titre de LG I, AS III/1, p. 170.
[81] Zwingli, cité par C. Journet, Théologie de l’Église, p. 24.
[82] « En effet, plus on les voit [La Vierge et les saints], grâce à leur représentation par l’image, plus en contemplant leurs images on est amené à se rappeler et à aimer les modèles originaux et à leur donner salutations et respectueuse vénération ; non pas l’adoration véritable propre à notre foi, qui convient à la nature divine seule, mais comme on le fait pour la représentation de la glorieuse et vivifiante croix, pour les saints évangiles et tous les autres objets sacrés ; et on fera en leur honneur des encensements et l’apport de lumières, selon la pieuse coutume des Anciens. Car “l’honneur rendu à l’image s’en va au modèle original”, et celui qui vénère l’image vénère en elle la personne de celui qu’elle représente » (1996 Denzinger 601).
[83] J.-M. Le Guillou, L’Église, lumière dans notre nuit, p. 84 (cité par M. Cagin).
[84] M.-J. Le Guillou, cité par M. Cagin.
[85] S. Thomas, De rationibus fidei 6, à propos de la nature divine dans le Verbe incarné.
[86] Cf. De unione, a 4.
[87] Ia-IIæ, q 106, a 1.
[88] Ia-IIæ, q 108, a 1.
[89] Lumen Gentium 8 (suite du passage cité plus haut).
[90] De unione, a 1. Dans le contexte, S. Thomas renvoie aux différentes analogies ou métaphores employées pour éclairer le mystère de l’union hypostatique.
[91] Avec J.-H. Nicolas, « Le sens et la valeur ecclésiologique du parallélisme de structure entre le Christ et l’Église », Angelicum, 1966, p. 353 sq., suivi par M. Cagin et B.-D. de La Soujeole.
[92] Nous utilisons dans cette section m. Cagin, ubi supra ; B.-D. de La Soujeole, Le sacrement de la communion, p. 246 sq. ; « Questions actuelles sur la sacramentalité », RT 99/III, 483-496.
[93] CEC n° 774.
[94] Cf. 1996 Denzinger 1601 : « Si quelqu’un dit que les sacrements de la Loi nouvelle n’ont pas été tous institués par Jésus Christ notre Seigneur ou bien qu’il y en a plus ou moins que sept, à savoir : le baptême, la confirmation, l’eucharistie, la pénitence, l’extrême-onction, l’ordre et le mariage, ou encore que l’un de ces sept n’est pas vraiment et proprement un sacrement : qu’il soit anathème». — Il s’agit des « sacrements de la Loi nouvelle », donc des sacrements au sens le plus étroit.
[95] LG n° 1, déjà cité plus haut dans son contexte.
[96] B.-D. de La Soujeole, « Qustions actuelles sur la sacramentalité », p. 483.
[97] M.-J. Scheeben, Le mystère de l’Église et de ses sacrements, Unam Sanctam 15, Paris, 1946, p. 99.
[98] Op. cit., p. 100.
[99] Ibid.
[100] Ibid., p. 102.
[101] Ibid., p. 103.
[102] Ibid., p. 104-105.
[103] Ibid., p. 107.
[104] Ibid., p. 108.
[105] Ibid.
[106] Ibid., p. 108-109.
[107] Y.-M. Congar, Chrétiens désunis, p. 108 et note 1. — Noter la contestable réduction du corps mystique à la « pure réalité intérieure de l’Église ».
[108] Cf. De pænitentia tractatus historico-dogmaticus, cours ronéoté, Innsbrück, 1955.
[109] H. de Lubac, Méditation sur l’Église, Aubier, Paris, 1954, p. 175 l « [L’Église] est ici-bas le sacrement de jésus-Christ, comme Jésus-Christ est de même pour nous, dans son humanité, le sacrement de Dieu ».
[110] O. Semmelroth, Die Kirche als Ursakrament, Francfort, 1953, trad. française de G. Varin sous le titre (peu fidèle) de L’Église, sacrement de la Rédemption, Saint-Paul, Paris, 1962.
[111] E.-H. Schillebeeckx, Le Christ, sacrement de la rencontre avec Dieu, Anvers, 1957, trad. française par A. Kerkvoorde, Cerf, Paris, 1964.
[112] Pour qui l’Incarnation (ou la sacramentalité) désigne « un principe général de l’économie de grâce, qui est une économie d’alliance et de communication » (B.-D. de la Soujeole, RT 99, p. 483)
[113] LG n° 9.
[114] AG n° 5 ; cf. SC n° 26 et LG n° 48.
[115] CEC, nn. 774-776.
[116] In IV Metaph., leç. 1, nn. 535-536
[117] De veritate, q 2, a 11.
[118] In IV Metaph., leç. 1, n° 536.
[119] I CG, 34 ; cf. Compendium I, 27 ; In IV Metaph., leç. 1, n° 536.
[120] Ia, q 13, a 6.
[121] In II Sent., d 42, q 1, a 3.
[122] IIIa, q 60, a 1.
[123] De veritate, q 1, a 2
[124] Ia, q 13, a 6.
[125] Ibid. : impositio nominis, opposé à res significata
[126] I CG, 34 : ratio nominum, opposé à la res nominum.
[127] Cf. Ia, q 13, a 6 et I CG, 34.
[128] IIIa, q 60, a 2.
[129] IIIa, q 60, a 6.
[130] En réalité, selon S. Thomas, on peut être sauvé par la seule res des sacrements, sans la célébration effective du rite, mais non sans un certain votum des sacrements : « la res d’un sacrement peut être obtenue avant la réception du sacrement, du fait du désir lui-même de recevoir le sacrement » (IIIa, q 73, a 3). Et « l’accès au salut n’est ouvert à personne en dehors de l’Église, pas plus que, lors du déluge, en dehors de l’arche de Noé, qui signifie l’Église, comme il est dit en 2 P 3 » (ibid.).
[131] K. Rahner, cité par J. Dupuis, Pour une théologie chrétienne du pluralisme religieux, Paris, 1997, p. 536.
[132] W. Kasper, La théologie et l’Église, Paris, 1990, p. 357, cité par B.-D. de la Soujeole.
[133] IIIa, q 60, a 1, ad 3.
[134] IIIa, q 60, a 1.
[135] M. Cagin, ubi supra, n° 10.
[136] Cf. M.-M. Labourdette, RT 63, p. 297, citant J. Hamer, L’Église est une communion.
[137] M.-V. Leroy, session sur la constitution Lumen Gentium, mars 1994.
[138] M. Cagin, ubi supra, n° 11.
[139] Cf. M.-J. Le Guillou, article « Église », encyclopédie Catholicisme, col 1419.
[140] J. Dupuis, op. cit. p. 536 sq.
[141] J. Dupuis, op. cit. p. 537.
[142] In IV Sent., d 8, q 1, a 1, qla 1.
[143] LG n° 11.
[144] IIIa, q 62, a 3 et 4, cf. a 4.
[145] IIIa, q 75, a 1.
[146] IIIa, q 65, a 2.
[147] Cf. B.-D. de la Soujeole, Le sacrement de la communion, p. 259.
[148] Cf. H. de Lubac, Méditation sur l’Église, p. 129, et Corpus mysticum en entier.
[149] Voir par exemple J.-M. Tillard, Chair du Christ, chair de l’Église, aux sources de l’ecclésiologie de communion, coll. « Cogitatio fidei » n° 168, Cerf, Paris, 1992, que nous utilisons librement dans la suite de ce développement. — Mise au point sur la catholicité de l’Église construite par l’eucharistie par L. Scheffczyk, « Das Problem der eucharistischen ekklesiologie im Lichte der Kirchen- und Eucharitie Lehre des heiligen Thomas von Aquin », Indubitanter ad veritatem, Budel, 2003, p. 388 sq.
[150] Cf. Flavius Josèphe, La guerre des Juifs, VI, 9 (vers 100).
[151] Didachè 9, 4. L’image passe ensuite dans la plupart des grandes liturgies.
[152] S. Cyprien, Epist. 63, 4.
[153] S. Hilaire, De Trinitate, VIII, 15-16, PL 10, 247-248.
[154] S. Augustin, Sermon 227 (aux néophytes), SC 116, p 235... 243.
[155] S. Augustin, Sermon 272, PL 38, 1246... 1268.
[156] S. Augustin, Sermo Guelferbytanus, n° 7, PLS II, 554-556.
[157] S. Augustin, Sermon Denis 6, PL 46, 834.
[158] S. Augustin, Sermon 272, PL 38, col. 1248.
[159] S. Augustin, Epist. 185, 24, PL 33, 804.
[160] S. Cyrille d’Alexandrie, In Ioan. XI, 11, PG 74, 560.
[161] Cf. S. Ignace d’Antioche, Aux Smyrniotes, 8. S. Ignace est par ailleurs le premier à appeler l’Église « catholique », et l’on connaît sa déférence pour l’Église de Rome.
[162] S. Cyprien, Epist. 66, 8.
[163] S. Cyprien, Epist. 43, 5.
[164] S. Cyprien, Epist. 55, 24.
[165] S. Jean Chrysostome, Homélie sur la 1e épître aux Corinthiens.
[166] Innocent III, De sacro altaris mysterio, PL 217, 879 D.
[167] IIIa, q 80, a 4.
[168] J.-M Tillard, op. cit., p. 95.
[169] IIIa, q 83, a 5.
[170] IIIa, q 67, a 2.
[171] IIIa, q 73, a 3.
[172] Comme le soutiennent l’ecclésiologie orthodoxe et une certaine ecclésiologie eucharistique catholique.
[173] IIIa, q 83, a 4, ad 6.
[174] IIIa, q 22, a 9.
[175] In Ioan. 6, leç. 6.
[176] C. Journet, « Le mystère de la sacramentalité », Nova et vetera 1974, p. 177-178, cité par B.-D. de La Soujeole.
[177] J.-H. Nicolas, Synthèse dogmatique, p. 645.
[178] B.-D. de La Soujeole, Le sacrement de la communion, p. 267.
[179] Ibid., p. 268.
[180] Cf. entretien avec B.-D. de La Soujeole, 1er octrobre 1996 : « Pour l’Église (et le Christ) il n’y a pas de sacramentum tantum. L’état de nature pure n’existe pas réellement. Il y a l’humanité grâciée et l’humanité disgraciée. Pour le Christ, l’humanité est déjà res et sacramentum. De même pour l’Église : on ne peut pas dire : le sacramentum tantum, c’est la hiérarchie — idée jésuite liée à une conception moliniste de la grâce, par causalité coordonnée. La hiérarchie est déjà res et sacramentum, instrument-signe de la grâce, alors, que dans l’eucharistie, les espèces, avant la consécration, ne sont que du pain. Et la res et sacramentum, ce sont les espèces transsubstantiées ». Peut-être faut il voir une certaine évolution de cet auteur dans Le sacrement de la communion.
[181] Op. cit., p. 94.
[182] Jean-Paul II, passim.
[183] IIIa, q 80, a 2, ad 1.
[184] Ibid.
[185] IIIa, q 80, a 2.
[186] IIIa, q 80, a 2, ad 1.
[187] Cf. Le sacrement de la communion, p. 252, note 17, renvoyant à AS, I/IV, p. 601-639.
[188] M.-J. Scheeben, Le mystère de l’Église..., p. 105
[189] Ibid., p. 107.
[190] Compendium, I, 214.
[191] S. Thomas, In III Sent., Prologue.
[192] IIIa, q 8, a 1, ad 1.
[193] IIIa, q 8, a 2.
[194] IIIa, q 8, a 2, ad 2.
[195] Cf. De veritate, q 27, a 7, ad 11.
[196] Cf. IIIa, q 7, a 8 : « Le Christ, avant sa passion, se trouvait dans le même état que nous, puisqu’il était non seulement compréhenseur, mais encore voyageur. Il pouvait donc, à la manière d’un prophète, connaître et annoncer les choses qui n’étaient pas à la portée des autres voyageurs. Sous ce rapport on peut dire qu’il possédait le don de prophétie ».
[197] IIIa, q 22, a 1, ad 3.
[198] Ia, q 92, a 2.
[199] In Ioann. 19, leç. 5, Busa lignes 196... 244.
[200] In Ad Col. 1, leç. 5.
[201] IIIa, q 8, a 4, ad 2.
[202] De veritate, q 29, a 4, ad 1. — Cf. In ioann. 5 : « La résurrection des corps se réalise par la dispensation de l’humanité, qui n’est pas coéternelle au Père ».