L’Église, corps du
Christ
Pour
définir et décrire cette véritable église
de Jésus-Christ,
celle
qui est sainte, catholique, apostolique, romaine,
on
ne peut rien trouver de plus noble, de meilleur, rien enfin de plus divin
que
l’expression qui la désigne comme le corps mystique de Jésus-Christ.
C’est
celle, du reste, qui découle, qui fleurit pour ainsi dire,
de
ce que nous exposent fréquemment les saintes écritures
et
les écrits des saints Pères
(Pie
XII, encyclique Mystici corporis).
L |
a doctrine de l’Église comme corps du Christ, d’origine paulinienne, joue un
rôle essentiel dans l’ecclésiologie patristique et scolastique, notamment chez
saint Thomas d’Aquin. Reléguée au second plan dans la théologie
post-tridentine, elle a retrouvé une place d’honneur dans l’école romaine du xixe siècle, puis dans la
première moitié du xxe
siècle, avec d’innombrables études dont la plus connue est celle du P. Émile
Mersch, Le corps mystique du Christ,
et surtout avec l’encyclique Mystici
corporis de Pie XII (29 juin 1943). à
la même époque, elle s’est cependant trouvée en butte à certaines attaques. Le
concile Vatican II l’a reprise dans la constitution Lumen gentium, mais il l’a complétée par celle du peuple de Dieu et
diverses images. Depuis le synode de 1985, la notion le plus souvent mise en
relief dans l’ecclésiologie catholique est la notion de communion, qui
s’inscrit, en son sens le plus authentique, dans la ligne de la théologie du
corps mystique.
Après quelques précisions de vocabulaire sur les expressions « corps
du Christ » et « corps mystique du Christ », nous recueillerons
les données majeures de l’Écriture et de la Tradition en vue d’une
compréhension plus profonde de ce que cette image nous enseigne sur l’Église.
Chez saint Paul,
on le verra, il n’est jamais question, pour désigner l’Église, de « corps
mystique », mais de « corps du Christ ». Formule vigoureuse et
inattendue, comme le note le P. de Lubac :
La métaphore paulinienne du corps — qui par elle-même n’avait rien d’original — prend une signification très énergique du fait que Paul ne dit pas seulement le corps des chrétiens, comme on pouvait dire le corps des Hellènes, ou le corps des Juifs, mais le corps du Christ, et qu’il la commente par sa formule incessamment répétée : dans le Christ, dans le Christ Jésus »[2].
Au ixe siècle, la formule corpus mysticum désignait encore
l’eucharistie, d’abord parce que le corps sacramentel du Christ s’enveloppe
mystérieusement — mystiquement, au sens ancien — des espèces du pain et du
vin ; en second lieu, parce qu’il porte en lui le mystère du corps
sacrifié une fois pour toutes sur la croix ; et enfin parce qu’il est le
foyer du corps mystérieux dont le Christ est la tête : l’Église.
Dans la seconde
moitié du xiie siècle,
cette expression avait commencé à glisser du sens sacramentel au sens
ecclésial : de l’eucharistie, dite corps « vrai » ou
« propre » du Christ, à l’Église, son corps « mystique ».
Au xiiie siècle, les grands
scolastiques tendent à accréditer cette évolution. Chez saint Thomas[3],
l’expression corpus mysticum (140
occurrences) désigne l’Église — corpus
Christi mysticum ou corpus Ecclesiæ
mysticum[4]
—, soit en général, soit comme communion de grâce, soit par opposition au corpus Christi verum (naturel ou
eucharistique : seul le contexte permet de le préciser), soit pour
désigner la res de l’eucharistie (qui
est l’unité du corps mystique), soit dans le contexte de la théologie du
sacerdoce, pour distinguer le pouvoir du prêtre de celui de l’évêque. Parfois
aussi l’Aquinate parle simplement de corpus
Christi, ou de corpus Ecclesiæ,
des membres mystiques du Christ, de Tête mystique, etc. L’expression corpus Christi mysticum, en lien avec
l’eucharistie, insinue que l’Église est conformée au Christ parce qu’incorporée
à lui par l’assimilation eucharistique.
Ce déplacement de signification est sanctionné pour la première fois en
1302 par Boniface VIII dans la bulle Unam
sanctam, déclarant que l’Église « représente
l’unique corps mystique : corps dont le Christ est la tête, Dieu cependant
étant celle du Christ »[5].
Comment
interpréter cette expression ? Pour Jean de Turrecremata,
« mystique » désigne ce qui est consacré, divin, secret, figuratif.
Or l’Église est :
— consacrée, comme temple de Dieu ;
— divine, car ses membres sont divinisés par
la grâce ;
— secrète, car nous ignorons qui en fait
partie en acte ;
— figurative : elle a la figure d’un
corps humain, aux membres diversifiés, unis à une seule Tête, le Christ, animés
par un même Esprit, et formant avec le Christ « un seul homme, une seule
personne »[6].
En résumé, outre
que l’origine eucharistique de l’expression suggère le rôle de l’eucharistie
dans l’unité de l’Église, « mystique » nous avertit de la double
transposition qu’on doit faire subir à l’image du corps pour lui faire exprimer
la nature de l’Église :
— métaphysique : passage d’un tout
physique substantiel à un tout moral accidentel ;
— théologique : passage d’une
communauté naturelle (comme le corps de l’État) à une communauté surnaturelle,
rassemblée ineffablement et divinement dans le Christ et par l’Esprit Saint.
De même, on
parlera du Christ comme de la Tête « mystique » de l’Église, du fait
que, s’il est chef de son corps au titre de sa grâce capitale créée, il possède
celle-ci comme une propriété découlant de l’union hypostatique ; et du
Christ total, Tête et corps, comme d’une unique « personne
mystique ». Nous y reviendrons.
L’image du corps,
proche de l’image johannique de la vigne, s’avère dans l’Écriture
spécifiquement paulinienne. On ne la trouve guère dans l’Ancien Testament. Elle
provient, comme image, de la philosophie stoïcienne, et devient un lieu commun
de la pensée gréco-latine : on la trouve chez Platon, Cicéron, Tite-Live
(dans la fable des membres et de l’estomac[7]),
Marc-Aurèle : « Nous sommes faits pour coopérer comme les pieds, les
mains… Agir les uns contre les autres est donc contre nature ». L’idée de
ces auteurs est que les parties doivent agir pour le bien du tout. Rien de plus
naturel : toute société est une « corporation », un corps. Mais
surtout, l’image du corps est préparée, quant à son contenu, par diverses
notions vétéro-testamentaires et évangéliques.
La notion d’un
corps dont Dieu serait la tête était inconcevable pour la religion d’Israël,
antérieurement à l’Incarnation. Néanmoins l’Ancien Testament insiste sur
l’unité du peuple, considéré comme une vigne unique (Is 5, 1 s. ; Ps 79,
9-20, etc.), un cèdre (Éz 17, 22) ou un olivier (Jr 11, 16) unique, une brebis
unique (Jr 50, 17), et surtout une personne unique, homme (Is 1, 2, 5), enfant
(Ex 4, 22-23 ; Jr 31, 9, 20) ou surtout femme (passim). Dans la littérature rabbinique, quelques textes montrent
l’interdépendance de la tête et du corps. Par ailleurs, ce peuple est uni très
étroitement à Dieu, qui habite en lui (Lev 26, 12), se rend solidaire de sa
cause (Jr 51, 36 et psaumes, passim),
considère l’honneur de son peuple comme son propre honneur (Éz 39, 6-7, etc.),
parce qu’Israël est son fils, semblable à son père par la sainteté (Lev 11,
44-45, et passim), à la fois légale
et morale. On ne pouvait alors espérer davantage.
Dans l’ensemble,
les synoptiques emploient peu le mot « Église », et point du tout
l’expression « corps mystique ». En revanche, ils parlent beaucoup,
on l’a vu, du royaume de Dieu, des cieux (synonyme du précédent) et du Christ.
Ce royaume sera spirituel ; il consistera dans la communication de la vie
même du roi à ceux de ses sujets qui l’auront reconnu, en lui-même et dans les
siens, auxquels il s’identifie (Lc 10, 16 ; Mt 10, 40 ; 25, 31-46).
Saint Augustin applique spontanément l’image du corps mystique à ces réalités :
Dans tous les chrétiens, c’est lui qu’il faut aimer, lui qui a dit : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ». Il ne dit pas en effet : « Vous leur avez donné », mais : « Vous m’avez donné ». Tant est grande la charité de la Tête envers son corps[8].
Chez saint Jean,
l’image de la vigne, que nous avons déjà étudiée, correspond approximativement
à celle du corps. Au chapitre 17e, la prière du Seigneur pour
l’unité en donne la signification ultime : « Qu’ils soient un comme
nous sommes un, moi en eux et toi en moi, pour qu’ils soient consommés dans
l’unité, afin que le monde connaisse que tu m’as envoyé et que tu les as aimés
comme tu m’as aimé » (Jn 17,22b-23). Unis au Christ et entre eux, les
disciples sont unis au Père et témoignent de son amour à la face du monde.
Dans les Actes,
on relèvera la parole du Seigneur à Paul : « Saul, Saul, pourquoi me
persécutes-tu ?… Je suis Jésus que tu persécutes ». Déjà, dans
l’Ancien Testament, Dieu se solidarisait avec Moïse ou les prophètes qu’il
envoyait. Mais ici, la solidarité n’est plus seulement morale, mais réelle et
ontologique. Dès lors, Paul n’oubliera plus que le Christ et ses fidèles ne
font qu’un.
Chez saint Paul,
la notion de corps mystique apparaît dans les premières épîtres, aux
Corinthiens et aux Romains, toujours pour expliquer ou démonter autre chose —
ce qui suggère qu’elle devait être familière à ses correspondants. Elle prend
tout son développement, avec la notion de Christ-Tête, dans les épîtres de la
captivité.
Dans la 1e épître aux Corinthiens, on trouve déjà indirectement l’affirmation que les fidèles appartiennent
au corps du Christ, unis à lui dans l’Esprit même par leur corps. L’Apôtre,
en vue de détourner ses lecteurs de la fornication, argue que leurs membres
sont « les membres du Christ » :
Le corps n’est pas
pour la fornication ; il est pour le Seigneur, et le Seigneur pour le
corps. Et Dieu, qui a ressuscité le Seigneur, nous ressuscitera, nous aussi,
par sa puissance. Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du
Christ ? Et j’irais prendre les membres du Christ pour en faire des
membres de prostituée ! Jamais de la vie ! Ou bien ne savez-vous pas
que celui qui s’unit à la prostituée n’est avec elle qu’un seul corps ?
Car il est dit : Les deux ne seront
qu’une seule chair. Celui qui s’unit au Seigneur, au contraire, n’est avec
lui qu’un seul esprit. Fuyez la fornication ! Tout péché que l’homme peut
commettre est extérieur à son corps ; celui qui fornique, lui, pèche
contre son propre corps. Ou bien ne savez-vous pas que votre corps est un
temple du Saint-Esprit, qui est en vous et que vous tenez de Dieu ? Et que
vous ne vous appartenez pas ? Vous avez été bel et bien achetés !
Glorifiez donc Dieu dans votre corps (1
Co 6, 13-20).
Le raisonnement est le suivant. S’unir à une femme,
c’est devenir une seule chair avec elle, faire de ses membres les siens. Mais
en raison de la Rédemption opérée par le Christ, nos corps, régénérés dans le
Christ par le baptême en même temps que notre âme en vue de la résurrection, ne
nous appartiennent pas, mais appartiennent au Christ dont ils sont devenus les
membres[9],
unis à lui par l’Esprit Saint qui habite en eux comme dans son temple. Dès
lors, « par la fornication, les membres du Christ deviennent les membres
de la prostituée, ce qui est inadmissible, inconveniens »[10].
Un second texte concerne le problème des idolothytes.
En elles-mêmes, ces viandes ne peuvent souiller personne. Mais participer au
repas cultuel où elles sont servies constitue une véritable apostasie :
La coupe de
bénédiction que nous bénissons, n’est-elle pas communion au sang du Christ? Le
pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ ? Parce
qu’il n’y a qu’un pain, à plusieurs nous ne sommes qu’un corps, car tous nous participons à ce pain unique. Considérez
l’Israël selon la chair. Ceux qui mangent les victimes ne sont-ils pas en
communion avec l’autel ? Qu’est-ce à dire ? Que la viande immolée aux
idoles soit quelque chose ? Ou que l’idole soit quelque chose ? Mais
ce qu’on immole, c’est à des démons et à ce qui n’est pas Dieu qu’on l’immole.
Or, je ne veux pas que vous entriez en communion avec les démons. Vous ne
pouvez boire la coupe du Seigneur et la coupe des démons ; vous ne pouvez
prendre part à la table du Seigneur et à la table des démons (1 Co 10, 16-21).
Participer à un
sacrifice, que ce soit celui du temple de Jérusalem, ceux des idoles, ou
l’eucharistie, unit au Dieu auquel le sacrifie est offert. Mais il est
impossible de se solidariser à la fois avec le Christ et avec les idoles. Donc
on ne peut participer aux repas sacrificiels des païens :
La participation
des chrétiens au banquet eucharistique est mise en parallèle avec celle des
Israélites à l’autel, et celle des païens aux démons. Manger une victime
sacrifiée, c’est s’unir à la divinité à laquelle le sacrifice est offert… On ne
peut concevoir qu’un chrétien qui consomme cette hostie lie société avec des
démons (Dt 32, 17 ; Ba 4, 7). Il y a équivalence entre mystère et
festin : « s’avancer vers les tables », c’est être initié aux
mystères… L’eucharistie réalise la koinwnia avec le Christ : impossible de la réaliser avec les démons[11].
Seulement, la
ressemblance n’est pas complète. Dans l’eucharistie, ce qui est mangé, c’est le
vrai corps du Christ. Dès lors, ceux qui le mangent deviennent son corps, ses
membres, au sens le plus réaliste : « La communion nous transforme en
ce que nous prenons »[12].
C’est pourquoi elle est la source de l’unité du corps ecclésial :
Boire à ce calice
ne représente pas une communion au sang du Christ, c’est la communion
même : estin, comme la
manducation du pain est communion au corps du Christ. Il y a là l’affirmation
de la présence du Sauveur dans ces éléments bénis : c’est certainement
autre chose qu’un rapport spirituel au Christ dans son état de gloire.
L’eucharistie est participation au corps et au sang du Christ comme moyen
d’entrer en société et en union avec le Christ au sens le plus réaliste : koinwnia, plus fort que metacoh, « participation ». Il s’agit d’une
entrée en communauté avec le Christ et entre nous par la participation commune
au corps et au sang du Christ. Il ne s’agit pas d’un simple lien moral avec
Jésus, mais, comme l’indique la séparation du corps et du sang, d’un rapport
précis et actuel au sacrifice de la Passion (cf. 1 Co 11, 27-30 ; Jn 6,
53-56). Il est absolument certain que les anciens croyaient consommer dans le
pain le corps du Christ et dans le vin son sang…
à l’union au corps du
Christ principe d’unité suit l’union des fidèles entre eux. L’espèce du pain,
aliment solide, représente mieux la force de concrétion qui unit les fidèles en
un corps compact. C’est l’unité de ce pain qui unit le corps. Saint Augustin
souligne que ce n’est pas nous qui assimilons le pain, c’est le Christ qui nous
transforme en lui. Nous devenons son corps. C’est le Christ qui est l’élément
le plus fort. Nous assimilons la nourriture, c’est le Christ qui nous assimile.
Tous les jours on se christifie davantage… Au terme de notre vie « nous
lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est »[13].
Au chapitre 12e,
saint Paul fait l’éloge de la charité. Face à la turbulence des jeunes
convertis de Corinthe, avides de charismes extraordinaires, il rappelle que
chacun doit se tenir à sa place dans le corps ecclésial, exerçant les dons dont
l’unique Esprit l’a gratifié en vue du bien commun :
Tout cela [les
divers charismes, ordonnés ou non ordonnés], c’est l’unique et même Esprit qui
l’opère, distribuant ses dons à chacun en particulier comme il l’entend. De
même, en effet, que le corps est un, tout en ayant plusieurs membres, et que
tous les membres du corps, en dépit de leur pluralité, ne forment qu’un seul
corps, ainsi en est-il du Christ (1 Co 12, 12-13).
L’Église n’est
pas un agrégat d’individus, mais une société organisée où les fidèles se
rendent mutuellement service. Davantage : un organisme vital animé par un
principe intérieur d’un genre nouveau. Au
verset 13, « de même que le corps est un… », on attendrait comme
second terme de la comparaison : « ainsi en est-il de
l’Église ». Or l’Apôtre écrit : « ainsi en est-il du
Christ » : c’est son unité qui est le principe de l’unité des chrétiens.
Saint Jean Chrysostome commente : « Comme la tête et le corps sont un
seul homme, ainsi le Christ et l’Église sont un, et voilà pourquoi il met
“Christ” au lieu d’“Église” ».
Saint Paul poursuit :
Aussi bien est-ce
en un seul Esprit que nous tous avons été baptisés en un seul corps, Juifs ou
Grecs, esclaves ou hommes libres, et tous nous avons été abreuvés d’un seul
Esprit.
L’unité du corps
vient de l’unité de l’Esprit reçu au baptême, « l’âme du corps de
l’Église », comme l’appelle saint Augustin, suivi par une grande partie de
la Tradition. Par ailleurs, les membres du corps sont divers et
solidaires :
Aussi bien le corps
n’est-il pas un seul membre, mais plusieurs. Si le pied disait: « Parce
que je ne suis pas la main, je ne suis pas du corps », il n’en serait pas
moins du corps pour cela. Et si l’oreille disait: « Parce que je ne suis
pas l’œil, je ne suis pas du corps », elle n’en serait pas moins du corps
pour cela. Si tout le corps était œil,
où serait l’ouïe ? Si tout était oreille, où serait l’odorat ? Mais,
de fait, Dieu a placé les membres, et chacun d’eux dans le corps, selon qu’il a
voulu. Si le tout était un seul membre,
où serait le corps ? Mais, de fait, il y a plusieurs membres, et cependant
un seul corps. L’œil ne peut donc dire à la main : « Je n’ai pas
besoin de toi », ni la tête à son tour dire aux pieds : « Je
n’ai pas besoin de vous ». Bien plus, les membres du corps qui sont tenus
pour plus faibles sont nécessaires ; et ceux que nous tenons pour les
moins honorables du corps sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus
d’honneur, et ce que nous avons d’indécent, on le traite avec le plus de
décence ; ce que nous avons de décent n’en a pas besoin. Mais Dieu a
disposé le corps de manière à donner davantage d’honneur à ce qui en manque,
pour qu’il n’y ait point de division dans le corps, mais qu’au contraire les
membres se témoignent une mutuelle sollicitude. Un membre souffre-t-il ?
Tous les membres souffrent avec lui. Un membre est-il à l’honneur ? Tous
les membres se réjouissent avec lui (1 Co 12, 14-25).
Tous les membres
appartiennent au même corps. Parmi eux, les plus humbles ne sont pas les moins
nécessaires. Tous sont mus par un instinct de solidarité qui les pousse à
collaborer à la défense de ceux qui se trouvent en danger, à suppléer ceux qui
font défaut.
L’application de
l’allégorie suit d’elle-même :
Or vous êtes, vous,
le corps du Christ, et membres chacun pour sa part. Et ceux que Dieu a établis
dans l’Église sont premièrement les apôtres, deuxièmement les prophètes,
troisièmement les docteurs... Puis il y a les miracles, puis les dons de
guérisons, d’assistance, de gouvernement, les diversités de langues. Tous
sont-ils apôtres ? Tous prophètes ? Tous docteurs ? Tous
font-ils des miracles ? Tous ont-ils des dons de guérisons ? Tous
parlent-ils en langues ? Tous interprètent-ils ? (1 Co 12, 26-30)
L’organisation
externe, faite d’éléments différenciés, appartient donc à l’essence même de
l’Église. Dans l’Église, chacun doit exercer une fonction propre : apôtres
(cf. Ep 4, 11), dotés du charisme de la mission (cf. Ac 14, 4, Ro 16, 7) ;
prophètes, qui poursuivent l’œuvre des fondateurs de l’Église (cf. Ac 11,
27 ; 13, 1 ; 21, 9-10) ; docteurs ou didascales, catéchistes
assurant un enseignement local régulier (cf. Ro 12, 7 ; 1 Tim 4, 13 ;
5, 17 ; 2 Tim 3, 16 ; Jc 3, 1), qui doivent être « jugés plus
sévèrement ». Cette première triade donne l’armature de l’Église
enseignante. Viennent ensuite les charismes d’assistance, notamment
l’hospitalité, souvent réservés aux diacres, les « serviteurs » ;
puis les charismes de gouvernement et d’administration, confiés sans doute aux episkopoi, les « surveillants » ; et
en tout dernier lieu le don des langues, et son interprétation. Selon une
remarque du P. Bouyer[15], on
notera qu’alors que les modernes ont tendance à opposer les ministères aux
charismes, saint Paul tend à les intégrer tous parmi les dons — tous
authentiques et nécessaires — que l’Esprit accorde à l’Église.
En Ro 12, 3-8
encore, il est question de charité, et de la jalousie et l’orgueil qui la
compromettent :
Au nom de la grâce
qui m’a été donnée, je le dis à tous et à chacun: ne vous surestimez pas plus
qu’il ne faut vous estimer, mais gardez de vous une sage estime, chacun selon
le degré de foi que Dieu lui a départi. Car, de même que notre corps en son
unité possède plus d’un membre et que ces membres n’ont pas tous la même
fonction, ainsi nous, à plusieurs, nous ne formons qu’un seul corps dans le
Christ, étant, chacun pour sa part, membres les uns des autres. Mais, pourvus
de dons différents selon la grâce qui nous a été donnée, si c’est le don de
prophétie, exerçons-le en proportion de notre foi ; si c’est le service,
en servant ; l’enseignement, en enseignant; l’exhortation, en exhortant. Que celui qui
donne le fasse sans calcul ; celui qui préside, avec diligence ;
celui qui exerce la miséricorde, en rayonnant de joie.
On retrouve ici la synthèse des affirmations
antérieures :
—
comme un corps biologique, nous formons un corps unique,
—
dont le principe de vie et d’unité est le Christ,
—
dont les membres sont différenciés, mais unis les uns
aux autres dans la charité et interdépendants,
—
et ont des fonctions complémentaires, à exercer en vue
du bien commun.
En bref, on peut
résumer comme suit l’enseignement de ces deux premières épîtres : nous
sommes les membres solidaires et complémentaires d’un corps, et c’est le corps
du Christ, swma Cristou.
Ce premier
enseignement va connaître un développement nouveau dans les épîtres de la
captivité, qui vont mettre en relief le rôle du Christ comme Tête de ce corps.
Ce n’est qu’avec les épîtres aux Colossiens et aux éphésiens qu’on voit apparaître l’idée du Christ Chef, tandis que, si je puis dire, dans l’image antérieure, la tête faisait partie des membres : c’est le corps tout entier, le corps social, qui était mystiquement identifié au corps du Christ, par le baptême, l’eucharistie… Ici au contraire, en raison des difficultés d’une certaine gnose que saint Paul rencontre en Asie Mineure, les épîtres aux Colossiens et aux éphésiens soulignent la primauté, la transcendance du Christ en tout ordre, également dans celui de la création, en raison de sa filiation divine : « le premier né de toute créature », donc de la souveraineté du Christ Chef. L’idée de chef est d’abord celle qu’évoque le mot de osh en hébreu, qui veut dire « souverain, premier ». Mais en même temps elle entraîne l’idée hellénique de kejalh, de tête, qui anime, qui du dedans vivifie le corps, de sorte qu’il y a un exposé partiellement nouveau, qui intègre à la doctrine du corps élaborée antérieurement la présence et la prééminence de la tête[16].
Dans la splendide
hymne au Christ qui ouvre l’épître aux Colossiens, Paul rend grâces pour le
transfert des croyants du domaine du mal à celui du Fils, Dieu créateur et conservateur
de l’univers avec le Père dont il est l’Image parfaite, et sauveur de l’Église
qui est son corps :
Vous remercierez le
Père qui vous a mis en mesure de partager le sort des saints dans la lumière.
Il nous a en effet arrachés à l’empire des ténèbres et nous a transférés dans
le Royaume de son Fils bien-aimé, en qui nous avons la rédemption, la rémission
des péchés. Il est l’Image du Dieu invisible, Premier-né de toute
créature, car c’est en lui qu’ont été créées
toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles,
Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances ; tout a été créé par lui et
pour lui. Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui. Et il est aussi la Tête du Corps,
c’est-à-dire de l’Église : il est le Principe, Premier-né d’entre les
morts, (il fallait qu’il obtînt en tout la primauté), car Dieu s’est plu à
faire habiter en lui toute la Plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres
pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le
sang de sa croix.
L’hymne développe
successivement le rôle du Fils, Image de Dieu (donc Sagesse) dans la création,
puis dans la Rédemption. Au début de la seconde étape, apparaît l’affirmation
capitale pour notre propos : le Christ « est la Tête du corps,
c’est-à-dire de l’Église ».
D’après le
contexte, kejalh ne désigne pas la tête en un sens purement
biologique, comme un membre ayant besoin des autres pour subsister (comme en
1 Co 12, 21), puisqu’il « est avant toute chose et [que] tout
subsiste par lui », mais connote l’autorité du Christ sur l’Église, liée à
son autorité sur tout le créé. L’Église est le
corps du Christ (alors qu’en Col 2, 10 le Christ sera « tête des
principautés et des puissances », mais que celles-ci ne forment pas son
corps). Ce n’est plus l’Église, comme unité organique inséparable de la
diversité et de la complémentarité des ses membres, qui se trouve ici en
relief, mais sa dépendance unique par rapport au Christ.
Dans la suite de
l’épître, l’Apôtre met les Colossiens en garde contre les déviations
gnostiques. Dans le Christ, qui l’emporte de beaucoup sur toutes les puissances
célestes censées gouverner le cosmos, les croyants reçoivent toute la
plénitude, et ils n’ont nul besoin de pratiques cultuelles ou ascétiques qui
supposeraient que ses dons sont incomplets :
En lui habite corporellement, swmatikwV, toute la plénitude, plhrwma[19], de la divinité ; et vous avez été comblés, peplhrwmenoi, en lui qui est le chef, kejalh, de toute principauté et puissance.
SwmatikwV a été entendu diversement par les
Pères : « pleinement » (Jérôme), « réellement »
(Augustin, Cyrille d’Alexandrie), « par l’Incarnation », ou encore
« dans l’Église », car elle est le corps du Christ :
« Certains disent qu’il parle de l’Église, en qui habite aussi la
divinité, comme lui-même le fait entendre ailleurs : “Il remplit tout en
tous” »[20].
Ce dernier sens paraît exclu par le contexte : la plénitude se trouve dans
le Christ, en autw, et en nul autre
(univers ou Église), parce qu’il est Dieu :
Corporaliter, car c’est la divinité même, et non pas une grâce ou un rayon d’icelle ; c’est la substance même de ce Soleil incréé et de cette lumière divine qui habite en Jésus, in ipso inhabitat. Et la divinité n’habite pas en lui selon une de ses perfections seulement, mais c’est toute la plénitude de la divinité qui y habite, omnis plenitudo divinitatis. Et cette plénitude de la divinité habite en cette humanité réellement et uniquement, substantiellement et personnellement, selon la plénitude et énergie de ces sacrées paroles : In ipso inhabitat omnis plenitudo divinitatis corporaliter[21].
Dès lors, il
possède en lui toute la plénitude de la vie surnaturelle humaine. Et à cette
plénitude, plhrwma, les Colossiens
et tous ceux qui sont incorporés au Christ peuvent aussi participer : ils
en sont même comblés, peplhrwmenoi. Ils n’ont pas à chercher un autre médiateur parmi les anges :
associés à celui qui est le Chef des puissances célestes, ils leur sont
supérieurs et ne doivent à aucun prix se soumettre à elles.
Puisque le Christ
l’emporte de beaucoup sur les puissances célestes, les fidèles ne doivent pas
se laisser intimider par ces forces spirituelles inférieures, par des pratiques
ascétiques qui ne reflètent qu’imparfaitement les réalités solides et
éternelles, si elles ne sont pas une pure illusion. Bien plus, la philosophie
gnostique sépare du Christ, de qui seul le corps reçoit la croissance, et ruine
l’unité de l’Église et son développement. Ne pas se tenir uni au Christ Tête
équivaut à se séparer du corps ecclésial :
Que personne ne vous juge pour le manger et le boire, en matière de fête ou de nouvelle lune ou de sabbat : tout cela est l’ombre des choses à venir, mais la réalité (lit. : le corps, swma), est du Christ. Que personne ne vous disqualifie, se complaisant dans l’humilité et le culte des anges, donnant toute son attention à ce qu’il a vu, infatué en vain par son intelligence charnelle, et ne tenant pas à la tête, de qui le corps tout entier, pourvu et uni par les jointures et les ligaments, tire la croissance que Dieu lui donne[22].
C’est sans doute
dans l’épître aux Éphésiens que la notion de corps mystique trouve son
développement le plus ample et le plus profond. Dans le prologue triomphal de
l’épître, l’Apôtre chante le mystère de la restauration de l’humanité dans le
Christ. Le Père, voulant faire de nous ses fils adoptifs par le Christ, nous a
comblés de grâces dans son Fils bien-aimé. Celui-ci, non seulement nous a
rachetés par son sang, mais nous a inondés de lumières, pour nous faire
connaître le dessein de récapituler tout l’univers dans le Christ :
En lui nous trouvons la rédemption, par son sang, la rémission des fautes, selon la richesse de sa grâce, qu’il nous a prodiguée, en toute sagesse et intelligence : Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : récapituler (anakejalaiwsasqai) toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres.
Anakejalaiw offre trois sens principaux :
1°) Réparer,
restaurer. C’est l’interprétation de Tertullien et Augustin, mais elle ne rend
pas compte de la richesse du texte grec.
2°) Résumer,
récapituler (Irénée), soit que le Christ résume la perfection de tout
l’univers, soit qu’il réalise les figures de l’ancienne loi, soit qu’il
représente le nouvel Adam.
3°) Unifier,
couronner (saint Jean Chrysostome), Dieu donnant à toutes choses leur
couronnement dans le Christ. Ce troisième sens, qui n’exclut pas le second, est
le plus satisfaisant : le Christ, sorti du Père, vient rassembler en lui
toute la création pour la ramener à son principe : le Père (Scheeben). De
même qu’il est par sa divinité principe de création, il est par son humanité
principe de rédemption et de réunion en lui des hommes, qui deviennent son
corps (cf. Col 1, 17-18). Mais en outre, de même que le péché du premier Adam
avait détruit l’harmonie du cosmos en le séparant de son centre divin, de même
le nouvel Adam doit rétablir cette harmonie et ramener tout l’univers à l’unité
en lui. Le corps mystique du Christ reçoit ainsi une sorte de prolongement
d’une ampleur impressionnante :
Dieu veut résumer, récapituler, ramener à leur principe, à l’unité, à la paix, toute la première création, disjointe et déconcertée par la faute d’origine : toute renouveler dans le Christ. La création tout entière, suivant son chef, s’en est allée loin de Dieu. Dieu veut la ramener toute à lui, et dans ce dessein, il la ramasse et la recueille en un second Adam… Oui, c’est la création tout entière qui est comprise dans le dessein de Dieu. Les anges aussi se ressentiront de cette révolution : ils auront pour chef un homme-Dieu, et c’est par lui qu’ils loueront Dieu[23].
Par le Christ,
Juifs et Gentils ont été réconciliés entre eux et unis en un corps
unique :
Il est lui-même notre paix, lui qui a fait de l’un et l’autre [Israël et les gentils] une seule chose, et a détruit dans sa chair le mur qui les séparait [la clôture séparant dans le Temple le parvis des Gentils], la haine, évacuant la loi [consistant dans] les commandements dans les décrets, pour réunir les deux en lui-même en un seul homme nouveau, établissant la paix, et réconcilier les deux dans un seul corps, pour Dieu, par la croix, tuant la haine en lui-même[24].
Des peuples ennemis, Dieu a fait un « homme nouveau » unique,
comme un nouvel Adam, qui est à la fois le Christ et l’humanité renouvelée dont
il est le prototype. Cet « homme nouveau » a « un seul
corps » : le corps physique du Christ crucifié et ressuscité, mais
aussi le corps mystique qui a ce corps physique pour centre, ou pour tête.
Au chapitre 4e de l’épître aux Éphésiens, saint Paul, exhortant
les fidèles à l’unité chrétienne, montre que la diversité des dons est ordonnée
à la « construction du corps ». On ne mentionne ici que les fonctions
d’enseignement, non les autres chrismes. Il existe donc une croissance du corps
(ecclésial) du Christ, qui aboutit à la constitution d’un homme unique, adulte
et parfait, plénitude du Christ :
C’est lui encore
qui « a donné » aux uns d’être apôtres, à d’autres d’être prophètes,
ou encore évangélistes, ou bien pasteurs et docteurs, organisant ainsi les
saints [lit. : « pour l’instruction, katartismon, des saints »], pour l’œuvre du
ministère, en vue de la construction du corps
du Christ, au terme de laquelle nous devons parvenir, tous ensemble, à ne
faire plus qu’un dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, et à
constituer cet Homme parfait, dans la force de l’âge, qui réalise la plénitude
du Christ [lit. : à la mesure de l’âge de la plénitude du Christ] (Ep 4,
11-13).
C’est par la vérité et la charité que tous et chacun grandissent et construisent
le corps ecclésial, uni par sa Tête, le Christ :
Ainsi…, professant
la vérité [lit. : faisant la vérité] dans la charité, nous grandirons de
toutes manières vers Celui qui est la Tête,
le Christ, dont le corps tout entier
reçoit concorde et cohésion (compactum et connexum) par toutes sortes de jointures qui le
nourrissent et l’actionnent selon le rôle de chaque partie, opérant ainsi sa
croissance et se construisant lui-même, dans la charité (Ep 4, 15-16).
Compactum et connexum : le corps ecclésial est étroitement
uni, indissoluble, comme un organisme bien ordonné, souple et résistant, grâce
à des organes de transmission (les « jointures ») qui assurent
l’alimentation et le bon fonctionnement de chaque partie. On pense évidemment
au rôle de la hiérarchie apostolique, structurant l’Église et la nourrissant
par la parole et les sacrements en vue de sa croissance harmonieuse jusqu’à
assimilation parfaite au Sauveur, in
ipsum. Mais ce rôle est inséparable de la charité (fondée sur la foi),
véritable vie du corps ecclésial.
Nous avons déjà évoqué l’image de l’Église-épouse dans l’Écriture et chez
les Pères. Notons seulement ici qu’elle rejoint l’image du corps par le biais
de la parole de la Genèse : « Ils seront deux dans une seule
chair » (« corps », swma, traduit souvent le mot hébreu signifiant « chair »,
littéralement sarx). Dans la Bible, la
femme n’est pas un complément de l’homme venu de l’extérieur, mais la
« chair de sa chair et l’os de ses os » : sa côte. De même
l’Église est tirée du Christ et n’a aucune existence séparée de lui. Cependant
elle ne s’identifie pas entièrement à lui. D’où les considérations de saint
Paul dans l’épître aux Éphésiens :
Les maris doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps. Aimer sa femme, c’est s’aimer soi-même. Car nul n’a jamais haï sa propre chair ; on la nourrit au contraire et on en prend bien soin. C’est justement ce que le Christ fait pour l’Église : ne sommes-nous pas les membres de son Corps ? (Ép 5, 30-32)
Le rapport de l’Église, corps et épouse, au Christ, pose une question plus
délicate : peut-on dire que l’Église complète le Christ comme ève complète Adam dont elle est
tirée ? Serait-ce en ce sens qu’elle est sa « plénitude » ?
Cette interrogation à son tour pose le problème plus large du plérôme, plhrwma, diversement interprété par les exégètes,
et que nous avons déjà rencontré au passage en Col 2, 9 ?
En grec profane et biblique, plhrwma offre ordinairement un sens passif : le contenu d’une chose, puis sa
plénitude, son intégralité. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’on le trouve au
sens actif (complément, fait de compléter), normalement réservé à plhrwsiV. Dans la gnose, plhrwma désigne souvent la totalité des éons qui émanent
de la divinité. Dans les Évangiles (Mt 9, 16 ; Mc 2, 21 ; 6,
43 ; 8, 20 ; Jn 1, 16) et les premières épîtres de saint Paul
(1 Co, 10, 26 ; Ro 11, 12 et 25 ; 13, 8-10 ; 15, 29 ; Gal
4, 4), la traduction du mot n’offre aucune difficulté : il s’agit soit du
contenu (des corbeilles, des cratères), soit de la totalité ou de la plénitude
(de la Loi, des temps). Les controverses sur sa signification proviennent des
épîtres de la captivité, aux Colossiens et aux Éphésiens.
On s’est demandé si le terme « plérôme » était emprunté aux
gnostiques de Colosses (vide supra),
ou à la philosophie stoïcienne populaire. L’abbé Feuillet, sans exclure ces
interprétations, pense qu’il s’agit d’une réminiscence sapientiale : la
Sagesse est souvent comparée aux eaux abondantes qui remplissent les fleuves,
représentant les disciples. La plénitude des dons de l’Esprit réside en
permanence dans la Sagesse, et la Sagesse à son tour habite dans le Fils de
l’homme : « l’Apôtre nous fait contempler dans la personne du
rédempteur, Messie promis par les prophètes et Sagesse incarnée, l’habitation
de la plénitude des biens divins, ce qui fait que sa venue sur la terre
signifie l’habitation de Dieu au sein de l’humanité »[26].
En Ep 1, 23, c’est l’Église à son tour qui est qualifiée de
« plérôme » du Christ :
Puisse-t-il [Dieu] illuminer les yeux de votre cœur pour vous faire voir quelle espérance vous ouvre son appel, quels trésors de gloire renferme son héritage parmi les saints, et quelle extraordinaire grandeur sa puissance revêt pour nous, les croyants, selon la vigueur de sa force, qu’il a déployée en la personne du Christ, le ressuscitant d’entre les morts et le faisant siéger à sa droite, dans les cieux, bien au-dessus de toute Principauté, Puissance, Vertu, Seigneurie, et de tout autre nom qui se pourra nommer, non seulement dans ce siècle-ci, mais encore dans le siècle à venir. « Il a tout soumis sous ses pieds », et il et l’a constitué, au sommet de tout, Tête pour l’Église, qui est le corps et la plénitude de celui qui remplit tout en tout (Ep 1, 19-23).
La « plénitude » ou le « plérôme » apparaît ici comme une quasi définition de l’Église. Mais « l’Église, en tant que plérôme, complète-t-elle le Christ, ou est-elle comblée par lui de tous les biens ? »[27] Selon beaucoup de Pères et d’exégètes (le P. Prat par exemple), l’Église complète le Christ en ce sens que le Christ sans l’Église est aussi inconcevable qu’une tête sans corps : le corps complète sa tête, comme la femme son mari. D’autres rétorquent que l’Église n’apporte rien au Christ, mais reçoit tout de lui, ce qui est incontestable. On peut, semble-t-il, répondre que l’Église ne complète pas le Christ en tant qu’individu, mais le Christ total, et cela, non qualitativement — le Christ seul est aussi parfait que le Christ avec son corps mystique, et il est tête en ce sens qu’il donne à son corps, non qui’il profite de ses services[28] — mais quantitativement : « Jésus-Christ est la vraie tête de toute l’Église, de sorte que, ni pour ce qui est du pouvoir, ni pour ce qui est de la noblesse et de la sainteté, il n’est partie de l’Église »[29].
De même, en Col 1, 24, « je complète, antanaplhrw, dans ma chair ce qui manque aux
souffrances du Christ pour son corps qui est l’Église », il n’est
évidemment pas question d’affirmer qu’il manque quelque chose à la passion du
Christ comme telle. Beaucoup de Pères l’appliquent aux souffrances des membres
du corps mystique en faveur de ce corps. En tout cas Paul a conscience de
devoir communier aux souffrances de son maître en faveur des ses frères.
On le voit : les épîtres de saint Paul offrent déjà un riche
enseignement sur l’Église comme corps mystique. L’Apôtre nous présente les
chrétiens comme les membres d’un corps unique : le corps du Christ, où
réside l’Esprit Saint. à ce
corps, ils communient réellement par l’eucharistie (1 Co 10-11). C’est pourquoi
ils ne peuvent profaner leurs corps par la fornication (1 Co 6, 15-18) ou
l’idolâtrie (1 Co 10, 16-17). Dans ce corps, réunissant Juifs et païens en une
humanité renouvelée comme en un seul « homme nouveau » (Ép 2, 14-16),
les membres sont différenciés mais complémentaires : ils reçoivent de
l’Esprit des dons divers, hiérarchiquement ordonnés ou charismatiques, en vue
du bien de tout le corps (1 Co 12, 12-30 ; Ro 12, 3-8 ; Ép 4, 11
sq.). De même que le Christ exerce sa primauté sur toute la création, il est la
Tête du corps ecclésial (Col 1, 16-20), non seulement par sa domination — comme
c’est le cas vis-à-vis des puissances célestes —, mais parce qu’il comble son
Église des biens de la vie divine qu’il possède lui-même en plénitude (Col 2,
9-10). C’est lui qui assure sa cohésion et sa croissance, jusqu’au jour où tous
les membres seront pleinement assimilés à leur Chef dans la charité de l’Esprit
(Ép 4, 12-16). Au terme, il doit récapituler l’univers entier (Ép 1, 10), qu’il
a réconcilié par sa passion (Col 1, 20). En attendant, chacun de ses membres
doit, à son rang, participer à sa passion, dans l’intérêt de tous (Col 1, 24).
Les indications de l’Apôtre ont fait l’objet de la méditation assidue d’une
grande partie de la tradition chrétienne, synthétisée au xxe siècle par le magistère
ecclésial. Rappelons l’essentiel de ce qui touche à notre sujet, selon un ordre
théologique et non toujours strictement chronologique.
Chez les premiers Pères, la doctrine du corps mystique n’est jamais développée pour elle-même : elle se confond avec celle de l’unité ecclésiale, menacée par le schisme et l’hérésie.
La datation de la Didachè a fait
l’objet de nombreuses controverses ; selon une hypothèse récente, elle
aurait été composée en deux étapes, vers 60 (donc avant une partie du Nouveau
Testament) et au second siècle. Quoi qu’il en soit, cet écrit, sans mentionner
explicitement le corps mystique, développe admirablement l’affirmation de saint
Paul : « Nous sommes un seul corps, nous qui mangeons un seul
pain ». De l’unité catholique, le pain consacré est le signe
efficace : le rassemblement des grains de blé figure le rassemblement de
l’Église, consommé dans le royaume à venir :
Nous te rendons grâces, notre Père, pour la vie et la science que tu nous as données par Jésus-Christ, ton enfant. Gloire à toi dans les siècles.
Comme ce pain était répandu par-dessus les montagnes, et que, rassemblé, il est devenu un ; ainsi, que soit rassemblée ton Église des extrémités de la terre, en ton royaume. Car à toi est la gloire et la puissance par Jésus-Christ dans les siècles[31].
Après vous être rassasiés, vous rendrez grâces comme ceci : « Nous te rendons grâces, Père saint, à cause de ton saint nom que tu as fait habiter en nos cœurs, et à cause de la science de la foi, de l’immortalité, que tu nous as fait connaître par Jésus-Christ, ton enfant. Gloire à toi dans les siècles »[32].
Souviens-toi, Seigneur, de ton Église. Souviens-toi de la délivrer de tout mal, de la perfectionner dans ta charité, et rassemble-la des quatre vents, sanctifiée en ton royaume que tu lui as préparé. Car à toi est la puissance et la gloire dans les siècles. Vienne ta grâce et passe ce monde[33].
Opposant aux troubles suscités par les factieux dans l’Église de Corinthe
une leçon de concorde, Clément cite en exemple les légions romaines, si bien
hiérarchisées, et le corps humain, si bien organisé ; il est question de
dons hiérarchiques, dans la perspective d’une hiérarchie de service, non de
dons charismatiques :
Les grands ne peuvent être sans les petits, ni les petits sans les grands ; il existe en tout un certain mélange, et chaque chose a besoin d’une autre[34]. Prenons notre corps : la tête n’est rien sans les pieds, ni de même les pieds sans la tête ; les plus petits membres de notre corps sont nécessaires et utiles au corps entier ; oui, tous consentent à vivre dans une subordination mutuelle pour le salut du corps entier. Assurons donc le salut que corps entier que nous formons dans le Christ Jésus, et que chacun se soumette à son prochain, selon le don qui lui a été conféré[35].
Par suite, les schismatiques, en déchirant l’unité, commettent un attentat
contre les membres du Christ, qui sont leur propre corps, et contre Dieu
lui-même :
Attachons-nous aux saints et aux justes. ne sont-ils pas les élus de Dieu ? Comment y a-t-il entre vous des querelles, des colères, des disputes, des scissions (scismata) et la guerre ? N’avons-nous pas un seul Dieu, un seul Christ, et un seul esprit de grâce qui a été répandu sur nous, et une seule vocation dans le Christ ? Pourquoi écarteler[36] et diviser les membres du Christ ? Pourquoi vous rebeller contre notre propre corps, et en arriver à un tel degré de démence ? Oublions-nous que nous sommes membres les uns des autres ?[37]
On se rappelle qu’Ignace d’Antioche se présente par excellence comme
« l’homme de l’unité ». Rien d’étonnant si l’on trouve chez lui de
nombreuses mentions du « corps », image par excellence de l’unité de
l’Église autour de son Chef. Notons quelques traits caractéristiques du corps
mystique selon Ignace.
à plusieurs reprises, le martyr présente le corps mystique, la lumière et
l’unité qu’il procure, comme la fin de l’Incarnation, ou de la Passion. Ainsi,
le Christ crucifié lui-même appelle les croyants à s’unir à lui comme les
membres à la tête. Aussi bien l’Incarnation rédemptrice du Chef n’a de sens
qu’en vue de l’union des hommes à Dieu :
Par sa croix, le Christ en sa passion vous appelle, vous qui êtes ses membres. La tête ne peut être sans les membres. C’est Dieu qui nous promet cette union, qu’il est lui-même[38].
La grâce d’union (« l’onction ») accordée au Chef est ordonnée à
l’illumination de l’Église, son corps :
Si le Seigneur a reçu une onction sur la tête, c’est afin d’exhaler pour son Église un parfum d’incorruptibilité[39].
La passion vise au rassemblement de tous les hommes, Juifs et gentils, dans
l’unique Église :
Notre Seigneur…
véritablement fils de David selon la chair, Fils de Dieu selon la volonté et la
prescience de Dieu, véritablement né d’une Vierge,… a été véritablement cloué
pour nous dans sa chair sous Ponce Pilate et Hérode le tétrarque… pour
<rassembler> ses saints et ses fidèles, <venus> soit des Juifs soit
des gentils, dans l’unique corps de
son Église[40].
En effet, pour participer à Dieu, il faut faire partie du corps du Christ,
ce qui requiert les bonnes œuvres, lesquelles se résument dans l’unité. Pour
exprimer cette idée, Ignace passe sans transition de l’image du chœur à cette
du corps :
Que chacun de vous, vous deveniez un chœur, afin que dans l’harmonie de votre accord, prenant le ton de Dieu dans l’unité, vous chantiez d’une seule voix par Jésus-Christ [une hymne] au Père, afin qu’il vous écoute et qu’il vous reconnaisse, par vos bonnes œuvres, comme les membres de son Fils. Il est donc utile pour vous d’être dans une inséparable unité, afin de participer toujours à Dieu[41].
Le corps mystique offre un caractère inséparablement spirituel et charnel.
Aux docètes qui niaient la réalité physique du corps du Christ, et
s’insurgeaient contre la hiérarchie visible, Ignace rétorque que l’unité visible
et pour ainsi dire « corporelle » de l’Église est nécessaire comme la
chair du Christ. Puisqu’il n’y a qu’une seule chair du Christ, il ne peut y
avoir qu’une eucharistie et une Église locale légitime :
Ayez soin de ne participer qu’à une seule eucharistie ; car il n’y a qu’une seule chair de notre Seigneur Jésus-Christ, et un seul calice pour nous unir à son sang, un seul autel comme un seul évêque et un seul presbyterium et les diacres, mes compagnons de service ; ainsi, tout ce que vous ferez, vous le ferez selon Dieu[42].
Du fait de leur union au Christ par cette unique eucharistie, les fidèles
sont unis comme physiquement, en même temps que spirituellement, à Dieu et
entre eux :
Je salue votre évêque, digne de Dieu, votre presbyterium si respectable, les diacres mes compagnons de service, et tous individuellement et en commun, au nom de Jésus-Christ et en sa chair et en son sang, en sa passion et sa résurrection, en unité de chair et d’esprit avec Dieu et entre vous[43].
Nous ne nous attarderons pas ici sur les
Alexandrins, platoniciens chez qui le corps mystique n’offre guère de relief.
Clément d’Alexandrie emploie peu la métaphore du corps mystique, mais
l’expression corrélative : « être dans le Christ » en est pratiquement
l’équivalent. Il envisage la « transplantation » en lui[44]
comme essentiellement spirituelle, par la connaissance (la gnose véritable) et
l’imitation. Le Chef du corps mystique, pour lui, c’est le LogoV dans sa
divinité, non précisément le Christ homme.
Origène, grand connaisseur de l’Écriture, ne pouvait pas ne pas évoquer
l’Église comme corps mystique, dont le Verbe est la tête et comme l’âme :
Nous disons, d’après la divine Écriture, que le corps du Christ, animé par le Fils de Dieu, c’est toute l’Église de Dieu ; que les membres de ce corps, ce sont chacun des croyants. Comme l’âme anime et meut le corps, qui, sans elle, serait inerte, ainsi le Verbe donne force et mouvement pour le bien de tout ce corps qu’est l’Église. Il meut chaque membre de l’Église, et aucun ne fait rien sans lui[45].
Ce corps est embaumé par l’onction de son Chef (envisagé comme Dieu, non
précisément comme homme), sanctifié par l’Esprit Saint, destiné à être tout
entier réuni et ressuscité au dernier jour comme les ossements desséchés
d’Ézéchiel. En un sens très large, le corps qui doit être récapitulé par le
Christ s’étend à l’univers entier[46].
Le thème du corps mystique se trouve indirectement, dès la fin du iie siècle, au centre de la
pensée d’Irénée, par l’intermédiaire de la notion de récapitulation.
On sait que le thème de la récapitulation
représente le cœur de la pensée d’Irénée de Lyon. Qui dit tête dit, évidemment,
corps. Le corps mystique occupe donc, indirectement, une place importante chez
lui, même quand le mot « corps » est absent.
Par la récapitulation, Dieu reprend toute son œuvre depuis l’origine, pour
la purifier et la sanctifier dans le Verbe incarné, qui devient pour tous une
souche nouvelle, une tête nouvelle. Ainsi, la récapitulation inclut chez Irénée
un grand nombre de notions : résumé, reprise depuis l’origine,
recommencement, restauration, réorganisation, et finalement incorporation sous
un seul Chef, de tout ce qui a été créé dans le Verbe et s’est éloigné de Dieu
par le péché. La récapitulation indique comment le corps mystique se construit
et comment, en lui, s’opère le salut du monde. Tout ce qui est récapitulé est
intégré dans le corps, ou lui est uni de quelque manière, afin de faire retour
à Dieu :
C’est le Verbe de Dieu, le Fils de Dieu, Jésus-Christ notre Seigneur, qui est apparu aux prophètes en la forme décrite en leurs oracles, et selon l’économie spéciale du Père, [le Verbe] par lequel tout a été fait, et qui, dans la plénitude des temps, pour récapituler et contenir toutes choses, s’est fait homme, afin de détruire la mort et de montrer la vie, et de rétablir l’union entre Dieu et l’homme[47].
Ce que le Christ récapitule, c’est ce qu’il a modelé lui-même, to idion plasma, dans l’œuvre des six jours. C’est aussi
toute l’histoire des hommes depuis Adam :
Il a récapitulé en lui la longue histoire des hommes, nous donnant et résumant en lui le salut, pour que nous retrouvions en Jésus-Christ ce que nous avions perdu en Adam, c’est-à-dire l’image et la ressemblance de Dieu[48].
Déjà les prophètes de l’ancienne Loi étaient membres du Christ, et, tous
ensemble, le préfiguraient :
Les prophètes ont prédit les supplices des martyrs…, et, en eux-mêmes, ils en ont représenté d’avances les traits, pour l’amour de Dieu et pour son Verbe. Car eux aussi étaient membres du Christ, et chacun d’eux en tant que membre manifestait celui que, comme prophète, il prédisait. à eux tous, ils forment une image de l’unique Sauveur et ils annoncent les événements de sa vie. De même que, dans l’ensemble de nos membres, se manifeste l’activité de l’organisme, et que le dessin du corps nous est donné, non par un seul membre, mais par tous à la fois ; ainsi les prophètes, tous ensemble, dessinent d’avance l’unique Sauveur, et chacun d’eux, pour autant qu’il est membre, sert à montrer d’avance quelque aspect du Christ[49].
En même temps, ils préfiguraient les futurs membres du Christ, les
chrétiens :
Et de même que dans les justes de l’ancienne Loi nous étions figurés et formés d’avance, ainsi ces justes sont reproduits en nous, c’est-à-dire dans l’Église, et ils reçoivent la récompense de leurs peines[50].
Corrélativement à la récapitulation, le corps mystique du Christ offre donc
une dimension historique très accusée. Par ailleurs, du fait que par
l’Incarnation le Chef de l’univers invisible est devenu Chef de l’univers
visible, ce corps se prolonge — en un sens différent : il concerne d’abord
les hommes — dans tout l’univers spirituel et corporel :
Il y a donc un seul Dieu, Père, comme nous l’avons montré, et un seul Jésus-Christ, notre Seigneur, qui vient par tout l’Ancien Testament et récapitule tout en lui-même. Il est donc, en toutes choses, homme, tel que Dieu a créé l’homme, et il a donc récapitulé l’homme en lui. L’invisible est devenu visible, l’incompréhensible est devenu compréhensible, l’impassible est devenu passible, et le Verbe est devenu homme, récapitulant toutes choses en lui. Par là, de même qu’il est premier dans les choses célestes, spirituelles et invisibles, il est aussi premier dans les choses visibles et corporelles, il prend la qualité de chef en lui-même, et, se mettant comme tête à l’Église, il attire tout à lui au temps marqué[51].
Chez Irénée, la doctrine du corps mystique atteint une ampleur inégalée.
Elle s’inscrit dans une ecclésiologie qui est en même temps une sotériologie.
Le corps mystique est le lieu du salut. Il remonte à Adam, doit inclure tous
les hommes, et attirer dans sa mouvance tout l’univers spirituel et matériel.
Il est cependant un, dans l’Ancien et le Nouveau Testament. En lui, le Fils
reconduit notre race au Père.
Comme Irénée, Athanase se présente comme un grand défenseur de la foi,
manifestant un sens profond de la vie du Christ dans l’Église. Sa pensée sur le
corps mystique offre deux périodes.
Dans ses premier ouvrages, il évoque le corps mystique à la lumière de la
philosophie grecque. L’univers entier est comme un grand corps où le Verbe
réside, et qu’il gouverne dans l’harmonie :
Les philosophes grecs disent que le monde est un grand corps. En cela, ils ont raison. Nous le constatons, d’ailleurs, et ses parties tombent sous nos sens. Si donc, en ce monde qui est un corps, le Verbe de Dieu réside, s’il se trouve en toutes et chacune de ses parties, est-il étonnant ou singulier que le Verbe se trouve dans l’homme ?[52]
Comme un musicien qui a accordé sa lyre en tire des sons graves, aigus, ou moyens, si bien fondus les uns aux autres qu’ils ne font qu’une mélodie, ainsi la sagesse de Dieu, tenant l’univers comme une lyre, adapte les unes aux autres et chacune à toutes les choses qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre ; elle les mène toutes selon sa volonté et fait ainsi le monde un, et un aussi, l’ordre du monde, d’une façon belle et harmonieuse[53].
Athanase fait ainsi parler le Verbe :
Toutes choses ont été créées en moi et par moi (Col 1, 16). Mais, comme il fallait que, dans les choses aussi, fût créée la sagesse, par ma substance (ousian), j’étais avec le Père, mais par condescendance, j’appliquais ma ressemblance aux choses, de telle sorte que le monde entier, comme uni en un seul corps, ne fût pas en discorde, mais fût en concorde avec lui-même[54].
Ainsi, toute la création participe au Verbe dans l’Esprit[55], car
il a racheté par son sang toute la terre. Mais Athanase prend soin d’écarter
l’idée stoïcienne d’un Dieu dont le monde ne serait que le déploiement[56].
L’idée que le Verbe incarné, « levain du monde »[57],
fait en lui l’unité et l’harmonie, non seulement des hommes, mais de tout
l’univers, demeurera chère aux Pères de l’Église[58].
Elle apporte une conception immense et profonde du plan providentiel de Dieu et
du corps mystique.
Mais le jeune diacre d’Alexandrie ne s’en tient pas à cette conception
essentiellement philosophique. Dans le Discours
sur l’Incarnation du Verbe, il montre la communication de vertu, de force,
de sainteté, de vie surnaturelle, qui s’établit entre les chrétiens et le
Christ, et manifeste l’union de la Tête et des membres, ou l’unité du corps
mystique. La terre entière est remplie du Christ. La mort des martyrs témoigne
de l’éternelle infusion dans l’Église d’une vie surnaturelle supérieure à la
mort. Celui qui opère de tels prodiges ne peut être que Dieu. Mais sa
transcendance même, au lieu de le séparer de nous, le rend intérieur aux âmes,
et même actif dans tout l’univers. « Notre commun Sauveur »,
précisément parce qu’il est vivant en lui-même, est en même temps la vie des
âmes :
S’il est vrai que les morts ne peuvent plus rien, que leur mémoire ne subsiste que près de leur tombeau et pour peu de temps, s’il est vrai que les vivants seuls agissent et travaillent sur les hommes, chacun peut penser et juger par lui-même de la vérité. Puisque le Sauveur opère de telles choses dans les âmes, puisqu’il persuade tous les jours à une telle multitude de Grecs et de barbares d’embrasser sa doctrine et d’obéir à son enseignement, quelqu’un peut-il douter encore que le Sauveur soit ressuscité, qu’il soit vivant ou plutôt qu’il soit la vie ?[59]
C’est en termes de vie, de communication de la vie divine du Père au Fils,
du Fils à son humanité sainte et de celle-ci aux hommes, que l’Église grecque formulera
de préférence sa doctrine du corps mystique.
Cette communication de la vie divine, les Pères grecs l’appellent :
divinisation. Pour Arius, le Verbe n’est Dieu que par participation. Mais
« l’union à une simple créature n’aurait pas divinisé l’homme ». Donc
le Verbe est vrai Dieu[60]. Le
Saint-Esprit aussi est Dieu, puisqu’il nous divinise[61].
Cependant, nous ne sommes par incorporés à lui. Mais dans le Christ se trouve
non seulement le principe causal de notre divinisation, mais pour ainsi dire
son principe vital : il nous divinise, non seulement en produisant quelque
chose en nous, mais en le produisant par
union à lui, par communication du Chef aux membres, au titre de l’humanité qu’il a assumée dans l’union
hypostatique. Dès lors, notre chair unie à son humanité est sauvée et divinisée
en celle-ci, et tous les actes humains de Jésus — et d’abord sa passion — nous
appartiennent, nous les posons « en
lui ». C’est en ce sens que la doctrine de la divinisation est une
doctrine du corps mystique :
[Le Fils de Dieu], ayant pris une chair créée, est devenu fils de l’homme. Or, tous les hommes étaient condamnés à la mort. Mais lui qui est innocent a offert pour tous son corps à la mort, de sorte que tous sont morts par lui, tous même sont morts en lui, et la sentence qui nous condamnait est accomplie…
Comme on l’a souvent expliqué, dès que le Verbe a revêtu la chair, tout le venin du serpent a été éteint en elle ; tous les mouvements mauvais en ont été extirpés, et en même temps, la mort, suite du péché, a été supprimée… La chair ayant ainsi délivrée de ses misères, tous, à cause de notre parenté selon la chair, nous avons été délivrés, et nous avons été unis au Verbe. Ainsi, unis que nous sommes à Dieu, nous ne sommes pas destinés à demeurer sur la terre, mais, selon sa parole, où il est, nous serons…
Par là, la vérité montre que le Verbe n’est pas une des créatures ; mais qu’il est bien plutôt le Créateur. Il a, en effet, pris un corps créé et mortel ; comme créateur, il l’a renouvelé, il l’a divinisé en lui, pour nous mener tous dans le royaume des cieux à sa ressemblance…
C’est pourquoi l’union s’est faite entre la véritable nature de la divinité et la véritable nature de l’humanité, de façon que le salut et la divinisation soient assurés[62].
Par l’Incarnation, ce n’est pas seulement la chair du Christ, mais tout
homme qui, « pris en lui », est divinisé. La chair du Verbe, ce sont
tous les membres du Christ. Toute chair humaine peut dire :
Oui, je suis faite de terre et mortelle par moi-même. Mais je suis devenue la chair du Verbe : il a porté mes misères, bien qu’il leur soit supérieur, et moi, j’en ai été délivrée… De même en effet que le Verbe, ayant pris un corps, est devenu homme, ainsi nous, les hommes, pris par la chair du Verbe, nous sommes divinisés par lui et fait héritiers de la vie éternelle[63].
C’est pourquoi, dès à présent, nous ne sommes pas unis seulement par une
communauté de nature. Il y a en outre l’union de la charité et de la concorde.
Il y a surtout « quelque chose de plus excellent et de plus parfait :
le Verbe est descendu en nous, lorsqu’il a pris notre corps »[64].
Le corps du Christ est devant le Père une muette intercession pour que nous
soyons consommés en lui en un seul corps :
Je suis ton Verbe et tu es en moi. Or moi, je suis en eux par le corps. Ainsi, par toi, se réalise en moi le salut des hommes. Je te demande donc qu’ils deviennent un eux aussi, selon le corps qui est en moi et selon l’achèvement de ce corps. Qu’eux donc aussi deviennent parfaits, unis avec ce corps et devenant un en lui. Que ce soit comme si je les portais tous en moi, qu’ils soient un seul corps, un seul esprit, un seul homme parfait. Tous, en effet, par participation au même Christ, nous devenons un seul corps, possédant en nous-mêmes l’unique Seigneur[65].
Nous sommes donc uns d’une unité divine, comme le Fils est un avec son
Père. Jésus peut dire à ce dernier :
Les voyant si parfaits [si unis], le monde saura que tu m’as envoyé. Si ce n’était pas moi qui étais venu et qui avais porté leur corps, aucun d’entre eux n’aurait été rendu parfait, mais tous seraient demeurés corruptibles. Travaille donc en eux, Père. Comme tu m’as donné de porter ce corps, donne leur ton Esprit, afin qu’eux aussi, en lui, deviennent un, et afin qu’ils soient rendus parfaits en moi. Leur perfection est une preuve que ton verbe est venu. Et le monde, les voyant parfaits et remplis de Dieu, croira tout à fait que tu m’as envoyé, et que je suis venu. D’où leur serait arrivée la perfection si moi, ton Verbe, ayant pris un corps, je n’étais devenu homme, et si je n’avais accompli l’œuvre que tu m’as donnée ? Or, l’œuvre est accomplie, car les hommes, purifiés du péché, ne sont plus des morts. Bien plus, ils sont même divinisés…
Le Verbe est dans le Père, et l’Esprit est donné au Verbe. Il faut donc que nous recevions l’Esprit, pour que l’ayant reçu, nous ayons ainsi l’Esprit du Verbe qui est dans le Père et que par là il apparaisse que, nous aussi, nous sommes devenus un par l’Esprit dans le Fils, et, par le Fils, dans le Père[66].
On voit la profondeur trinitaire de cette conception : nous devons
recevoir l’Esprit du Fils pour devenir par cet Esprit un dans le Fils, et par
lui dans le Père.
En vertu du principe que « ce qui est écrit du Sauveur selon
l’humanité… doit se rapporter au genre humain »[67],
Athanase retourne contre les Ariens tous les arguments alléguant contre sa
divinité les infirmités du Christ. Si « Dieu l’a exalté », ce n’est
point qu’il en eût besoin, mais pour nous faire entrer au ciel[68]. Les
portes du ciel n’étaient pas closes pour lui, mais pour nous[69]. Au
Jourdain, il se purifiait pour nous et recevait l’Esprit pour nous[70].
L’Écriture peut même dire qu’il a été « créé » : il ne s’agit là
que de son humanité et de nous[71].
Autrement, le Christ ne serait qu’un maître qui enseigne du dehors. Mais il
est notre vie et notre résurrection :
S’il en est ainsi, si le Christ n’est qu’un maître qui enseigne au dehors, le péché règne autant qu’avant dans la chair, il n’en est pas expulsé. Mais tout cela, l’Apôtre le repousse en disant : « Nous sommes l’œuvre de Dieu, créés dans le Christ Jésus » (Ép 2, 10). Si maintenant nous avons été créés dans le Christ, ce n’est pas lui qui est créature, mais c’est nous qui sommes créatures en lui, et c’est pour nous qu’est écrit le mot « créé ». à cause de notre malheur, le Verbe a consenti à prendre le langage des créatures, mais ce langage ne lui convient pas en tant qu’il est le Verbe : il est le nôtre, à nous qui avons été créés en lui[72].
Chez Athanase comme chez Irénée, la doctrine du corps mystique n’est pas
toujours exprimée isolément et pour elle-même. Il s’agit d’une doctrine de la
divinisation du Chrétien : nous avons été changés, adoptés, divinisés, par
suite de l’union de grâce que le Verbe incarné nous donne avec lui.
L’Incarnation, par sa vertu propre, unit à Dieu dans le Christ tout le genre
humain régénéré. Comment cela ? Athanase ne l’explique pas. Il sera
complété en cela par Hilaire et Cyrille d’Alexandrie. Mais il aura posé un principe
d’exégèse capital : le principe de notre identité mystique avec le
Sauveur.
Si Tertullien apporte sur le corps mystique peu d’éléments nouveaux
destinés à être intégrés à la grande tradition patristique[73],
saint Cyprien, passionné pour l’unité de l’Église, mentionne souvent ce thème.
L’unité du corps ecclésial est à la fois visible et spirituelle. Garantie par
l’unité de la Tête, elle n’est pas rompue par la diversité des traditions locales.
Au plan sacramentel, la source en est, pour l’évêque de Carthage comme pour
toute la Tradition, l’eucharistie :
Quand, dans le calice, l’eau est mélangée au vin, le peuple est uni au Christ, et la foule des croyants est rattachée et jointe à celui en qui elle croit… De même que la multitude des grains recueillis, moulus, pétris ensemble, ne fait qu’un pain, ainsi dans le Christ, qui est le pain du ciel, sachons que nous sommes un seul corps, et que, en lui, notre multitude est jointe et réunie[74].
Au plan structurel, c’est l’épiscopat, son « unanimité », chaque
évêque étant responsable de l’Église entière. Mais en cas de conflit, vers qui
se tourner pour résoudre la difficulté ? Cyprien, malgré de belles
formules sur le primat pétrinien dans la version longue de De unitate Ecclesiæ, ne le précise pas.
Au ive siècle, on
rencontre les premières affirmations d’ensemble sur le corps mystique.
On se rappelle les fortes expressions du docteur de Poitiers[75]
signifiant que le Christ a pris en lui toute l’humanité, d’abord par
l’Incarnation, puis par le baptême :
Notre propre corps et notre nom ont été assumés par lui… Il n’avait pas besoin de purification, et cependant par l’autorité de son exemple, il consomme l’œuvre sainte de notre salut, en sanctifiant l’homme, et par l’Incarnation, et par l’eau[76].
Les Juifs, au lieu d’aimer leur prochain comme eux-mêmes, ont persécuté jusqu’à la croix leur prochain, c’est-à-dire le Christ, qui a pris le corps de nous tous et, en raison du corps assumé, s’est fait notre prochain[77].
Notre Seigneur est versé dans le corps et l’âme de chacun des fidèles[78].
Il y avait en lui tout homme, la nature de nous tous ; et inversement,
il habite la nature de tout homme, de toute chair[79].
D’une certaine façon, tous les hommes sont devenus intérieurs au Sauveur. Dès
lors, en lui, nous pouvons nous contempler tous[80], et
lui habite au-dedans de chacun[81].
Que signifie ici le mot « nature » ? Sans doute, l’influence
du platonisme n’en est pas absente, mais ce n’est jamais sur une doctrine
philosophique que s’appuie Hilaire. Notre assomption dans le Christ constitue
le mystère, sacramentum, par
excellence. Tel est le but de l’Incarnation :
C’est pour le genre humain que le Fils de Dieu est né de la Vierge et de l’opération du Saint-Esprit. Le Saint-Esprit, qui est Dieu, a couvert de sa force comme d’une ombre les débuts de sa vie corporelle, et il a présidé à la formation de sa chair, en sorte que l’homme, tiré de la Vierge, prît en lui la réalité, naturam, de la chair, et que, par la communion, societatem, de cette admixtion, le corps du genre humain tout entier fût sanctifié en lui. Ainsi, de même que tous seraient établis et restaurés en lui, par ce qu’il a voulu prendre de corporel ; de même, il s’établirait en tous par ce qu’il a d’invisible[82].
Si le Verbe a pris « la chair de notre corps »[83],
c’est pour que l’homme « (acquière) de devenir Dieu » :
Ce n’est pas lui qui avait besoin de devenir homme, lui qui a créé l’homme. C’est nous qui avions besoin que Dieu se fît chair et habitât parmi nous, et que, prenant une chair individuelle, assumptione carnis unius, il habitât l’intérieur de toute chair, interna universæ carnis incoleret[84]…
Ce mystère s’est réalisé, non pour Dieu, ni pour nous. Lui ne gagne rien à nous assumer, mais ses abaissements volontaires deviennent notre exaltation : lui ne perd rien de ce qu’est Dieu, et l’homme acquiert de devenir Dieu[85]…
Le Dieu, Fils unique, est né homme de la Vierge, pour donner en lui-même à l’homme la dignité de Dieu[86].
L’union au Verbe qui réside dans le Christ en plénitude s’écoule pour ainsi
dire par participation, en vertu de la continuité qui les unit, en ceux qui
demeurent dans son « corps » :
Il dit : « Vous êtes remplis en lui » (Col 2, 9-11). De même en effet que se trouve la plénitude de la divinité, de la même façon, nous, en lui, nous sommes remplis. Et en vérité il ne dit pas simplement : « Vous êtes remplis », mais : « Vous êtes remplis en lui », parce que tous, régénérés que nous sommes par l’espérance de la foi pour la vie éternelle, nous demeurons tous maintenant dans le corps du Christ….
Tel est le mystère de sa nature à lui et de notre assomption : la plénitude de la divinité demeurant en lui, nous, en lui, par sa naissance humaine, nous sommes remplis[87].
Dans le corps mystique, on le voit, le corps physique de Jésus occupe une
place nécessaire : c’est par son humanité individuelle[88] que
l’humanité en général est unie à Dieu. Aussi Hilaire juge-t-il absurde l’idée
arienne d’une simple unanimité morale entre les fidèles comme entre les
personnes divines. Rien de plus réel que l’unité « naturelle »
produite par « cette vie nouvelle et unique qui nous est donnée au
baptême, cette réalité éternelle déposée en tous par la grâce » :
« Qu’on ne vienne donc plus nous parler d’une simple union de concorde
entre ceux qui sont un dans la “nature” (natura,
réalité) d’une même régénération ! »[89]
Cette unité en effet vient des sacrements de baptême et d’eucharistie, qui sont
on ne peut plus réels et physiques :
L’Apôtre lui-même enseigne que cette unité des fidèles provient de la « nature » (réalité) des sacrements… Cette unité, faite d’une telle diversité de nations, de conditions et de sexes, la rattache-t-il à la concorde des volontés ou à l’unité du sacrement, à ce baptême qui est le même pour tous et qui nous revêt tous d’un seul Christ ? Que vient faire ici une simple unanimité, quand nous sommes un, parce que nous avons tous revêtu un seul Christ, dans la « nature » d’un seul baptême ?[90]
Unité si réelle qu’elle témoigne de l’unité des Trois
consubstantiels :
Quiconque niera que le Père soit dans le Fils par nature, qu’il nie d’abord qu’il soit par nature dans le Christ, ou que le Christ [soit par nature] en lui. Le Père, et le Christ en nous, nous font être un en eux. Donc si le Christ a vraiment assumé la chair de notre corps, et s’il est vraiment homme, le Christ qui est né de Marie, et si nous mangeons vraiment la chair de son corps dans le mystère [le sacrement] — et nous serons un, du fait que le Père est en lui, et lui en nous —, comment parle-t-on l’unité de volonté, alors que sa présence « naturelle » par le sacrement est le sacrement de l’unité parfaite ?… Il est donc en nous par la chair, et nous sommes en lui ; ainsi, avec lui, ce que nous sommes est en Dieu…
Donc, ce qui nous donne la vie, c’est que nous avons le Christ demeurant par sa chair en nous qui sommes charnels ; et nous fera vivre par lui dans cette condition [ea conditione, « par ce principe »]dans laquelle il vit par le Père[91].
Et de conclure :
La gloire du Fils qui nous est donnée, et l’habitation du Fils en nous par sa chair, et l’union inséparable que nous avons en lui par le corps, tout cela montre qu’il faut affirmer, et bien haut, le mystère d’une unité véritable et naturelle[92].
« La chair, le corps, une unité véritable et naturelle » :
toutes ces expressions témoignent du réalisme
de la conception que se faisait le docteur de Poitiers du corps mystique. C’est
ce réalisme qui l’amène à comparer l’unité du corps mystique à celle de la
Trinité, et à celle que produit la présence sacramentelle du Christ dans
l’eucharistie.
Comme celle d’Athanase, cette doctrine est une doctrine de la divinisation : nous sommes tous
divinisés par le corps pris par le Verbe dans l’Incarnation, par le moyen de
l’eucharistie : c’est donc, non directement dans la divinité, mais dans l’humanité du Christ que nous sommes
incorporés. Mais si le Christ nous divinise en tant qu’homme, c’est parce qu’il
est Dieu. L’Incarnation du Verbe dans le sein de la Vierge a donc pour
conséquence une sorte d’incarnation collective et mystique, qui n’est que
l’irradiation, la consommation de la première.
Mais comment l’union à la divinité rend-elle l’humanité du Christ capable
de nous contenir tous mystiquement ? L’Athanase des Gaules ne le dit pas.
Fervent disciple de saint Paul, Jean
Chrysostome ne pouvait pas négliger l’enseignement de l’Apôtre sur notre
incorporation au Christ. Lui aussi se distingue, en la matière, par sa vigueur
et son réalisme. Il insiste
très particulièrement sur la place de l’eucharistie dans notre union sans
intermédiaire au Christ dans le corps mystique :
« Mange-moi, ai-je dit, et bois-moi ». Ce n’est pas assez que je possède au ciel tes prémices [le corps physique du Christ] : cela n’assouvit pas mon amour. Je descends encore sur la terre, non seulement pour me mélanger à toi, mais pour m’enlacer en toi. je suis mangé, je suis mis en pièces, afin que soient profonds le mélange, la fusion, l’union. Les choses qu’on unit demeurent chacune en elle-même. Moi, je m’insinue en toi de toutes parts. Je ne veux plus rien entre nous deux. Je veux que les deux deviennent un[94].
Retournant un
procédé d’exposition classique depuis Origène, il montre comment l’Incarnation
aide à comprendre notre divinisation : si le Fils de Dieu s’est fait fils
de David, pourquoi l’homme ne deviendrait-il pas fils de Dieu ?
Élève ton âme et écarte toute pensée basse. Le comble de tout est que le Fils de Dieu, le véritable Fils, a souffert d’être appelé fils de David, pour te faire fils de Dieu, qu’il a souffert d’avoir pour père un esclave, afin de te donner le Seigneur pour père, à toi l’esclave. D’un tel début, tu peux comprendre quelle sera l’heureuse annonce ; et si tu hésites à croire ce qui te concerne, le Christ te mène à la foi. Il est bien plus difficile, autant que l’homme peut juger, pour Dieu de devenir homme, que pour l’homme d’être sacré fils de Dieu. Quand donc tu entends que le Fils de Dieu est le fils de David et d’Abraham, ne doute plus que toi, fils d’Adam, tu sois fils de Dieu. Ce n’est pas en vain qu’il s’est tellement abaissé, mais bien pour nous élever. Il est né selon la chair, pour que tu naisses selon l’Esprit. Il est né de la femme, pour que tu ne sois plus un [simple] fils de la femme… Il est comme quelqu’un qui se dresserait entre deux autres séparés, et qui, étendant les mains et saisissant les leurs, les ferait se rejoindre. Ainsi a-t-il fait, rattachant l’Ancien Testament au Nouveau, la nature divine à la nature humaine, ce qui est à lui à ce qui est à nous[95].
Dans le corps mystique, le Christ est la source inépuisable de tout
bien :
Il n’a pas la grâce par participation, mais il est la source même et la racine même de tous les biens. Il est la vie même et la lumière même et la vérité même. Il ne retient pas en lui l’abondance de ses dons, mais il les répand dans tous les autres, et quand il les a répandus, il en reste rempli. Il n’a rien de moins après ses largesses, mais tout en les donnant sans cesse et en communiquant à tous tous les biens, il demeure dans la même plénitude… Si l’on prend une goutte dans la mer, la mer en est diminuée, si petite que soit la perte. Mais, de cette source, on n’en peut dire autant : on peut y puiser tant qu’on veut, elle est toujours aussi riche[96].
Tout vient donc par lui ; c’est en son côté transpercé que les hommes
sont unis à Dieu et entre eux. Et l’ensemble des sauvés n’est que le
« corps » du Sauveur.
Avec saint Cyrille, la synthèse doctrinale de l’Église grecque sur le corps
mystique atteint sa pleine élaboration. Le docteur d’Alexandrie reprend
lui-même des aspects déjà mis en lumière avant lui, mais il les récapitule en
un ensemble organique auquel il donne définitivement droit de cité.
Avec Athanase et Hilaire, la doctrine du corps mystique se présentait
fondamentalement, dans le contexte des controverses trinitaires suscitées par Arius, comme une doctrine de la divinisation. à ce premier point de vue, et en pleine continuité avec les
acquis précédents, Cyrille en ajoute un second : celui de l’Incarnation.
Il est toujours question de recevoir du Verbe incarné une communication de la
vie trinitaire, mais on voit mieux comment l’union de l’Incarnation elle-même
nous rattache à la Trinité.
Ce qui nous vivifie, c’est la chair du Verbe. Comment le peut-elle, alors
que, de soi, la chair n’a rien de vivifiant ? Parce qu’elle est unie au
Verbe par une unité « physique »,
réelle, et non purement morale comme le pensaient les nestoriens[97]. Le
Verbe s’est vraiment fait chair. Or le Verbe est la vie même. Donc la chair et
le sang du Christ sont vie et vivifiants. Ils renferment donc en eux toute la
vie de l’humanité. L’unité vitale qui nous incorpore à lui constitue tout le
corps mystique sous un seul chef :
Si l’on considère la nature de la chair, en elle-même et à part du reste, il est évident qu’elle ne paraîtra pas vivifiante. Aucune des créatures n’a le pouvoir de vivifier, mais chacune, au contraire, a besoin d’un principe vivifiant. Mais, si l’on considère attentivement le mystère de l’Incarnation, on verra quel est celui qui habite[98] dans la chair, et, à moins de blasphémer l’Esprit Saint, on croira qu’elle peut vivifier, encore que, par elle-même, la chair ne serve de rien. Du moment qu’elle est unie au verbe vivifiant, elle est devenue tout entière vivifiante, élevée qu’elle est à la vertu du Verbe, et sans que ce soit elle qui rabaisse à son niveau ce qui ne peut être diminué… Elle est le corps de la Vie elle-même, et non d’un homme ordinaire, dont on pourrait dire : « La chair ne sert de rien ». Ce n’est pas en effet la chair de Paul ou de Pierre qui accomplirait cela en nous, mais, seule et par excellence, la chair de notre Sauveur, le Christ, « dans lequel habite toute la plénitude de la divinité corporellement » (Col 2, 9)[99].
Le Verbe, par lui-même, fait que son corps est vivifiant, car il le transporte en son énergie à lui. le comment d’un tel mystère dépasse notre conception et notre langage. Notre devoir est de le révérer dans la foi qui est au-dessus de l’esprit[100].
Dès lors, l’humanité du Christ est rendue capable de produire des miracles,
et Dieu ne remet pas le péché ni ne ressuscite les morts sans se l’associer. Ce
n’est jamais le LogoV
asarkoV qui nous sauve :
Même pour ressusciter les morts, le Sauveur ne se contente pas d’agir en Dieu, par un simple mot, par un ordre. Il prend comme coopératrice, si l’on peut dire, pour cette œuvre si magnifique, sa propre chair, pour montrer en elle le pouvoir de vivifier et pour faire voir qu’elle ne fait qu’un avec lui. Elle est, en effet, sa chair à lui, et non un corps étranger. C’est ce qui arriva quand il ressuscita la fille du prince de la synagogue, en lui disant: « Mon enfant, lève-toi » (Mc 5, 41). Il la vivifia, comme Dieu, par un commandement tout-puissant, et il la vivifia aussi par le contact de sa sainte chair… De même encore, quand il arriva dans une ville nommée Naïm, et que l’on enterrait le fils unique de la veuve, il toucha le cercueil en disant : « jeune homme, je te le dis, lève-toi » (Lc 7, 13-17). Ainsi, non seulement il confère à ses ordres la vertu de ressusciter, mais encore, pour montrer que son corps est vivifiant,… il touche les défunts, et, par sa chair, il infuse la vie dans les cadavres[101].
De même, les événements de la vie du Christ ont eu la même vertu
sanctifiante :
Nous disons, et c’est un sentiment très orthodoxe, que toutes les choses qu’a souffertes le Christ lui sont arrivées à cause de nous et pour nous, et qu’elles ont la vertu d’écarter et de détruire les maux qui nous viennent, bien justement, du péché[102].
Aussi l’Écriture parle-t-elle parfois simultanément de l’humanité
individuelle du Christ et de la nôtre :
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Considère que le Monogène devenu homme et l’un de nous prononce ces paroles au nom de toute notre nature. C’est comme s’il disait : « Le premier homme a péché… mais je me suis implanté comme une seconde souche pour les habitants de la terre, et l’on m’appelle second Adam. Tu vois en moi la nature humaine purifiée, rendue à sa rectitude première et toute pure… Tel est, à mon avis, le sens des paroles du Sauveur : ce n’est pas pour lui, mais plutôt pour nous qu’il implore la miséricorde du Père. Car, de même qu’à partir de la première racine la colère s’était répandue sur toute la nature… ainsi, à partir du second principe, qui est le Christ, s’épanche en nous ce qui lui appartient à lui[103].
L’unité physique du corps mystique se réalise par « l’eulogie mystique »,
l’eucharistie, qui nous transforme en vie :
Si le simple contact de la chair sainte [de Jésus] vivifie ce qui est corrompu, comment n’éprouverions-nous pas des effets encore plus splendides lorsque nous recevons la sainte eulogie ? Assurément, elle transformera entièrement en sa propre grandeur, c’est-à-dire en immortalité, ceux qui y participeront… Pense que l’eau, par nature, est froide, mais que, mise sur un brasier, elle oublie en quelque sorte sa nature et reçoit l’énergie victorieuse du feu. De même… tout corruptibles que nous sommes en notre chair, par le mélange [avec l’eulogie], nous déposons notre propre faiblesse et nous sommes transformés en ce qui lui est propre : en vie[104].
Si, comme le prétendait Nestorius, la chair du Christ n’était pas la chair
du Verbe, l’eucharistie ne serait pas vivifiante, ce qui est inadmissible. Au
contraire, dans l’eucharistie, nous recevons la chair du Verbe, et c’est
pourquoi nous sommes vivifiés et unis en un corps unique :
Nous mangeons la propre chair du Verbe, qui est devenue vivifiante en devenant la chair de celui qui vit par le Père… Nous devenons concorporels en ceci, que, « le pain étant un, nous devenons tous un seul corps, car tous nous participons à l’unique pain » (1 Co 10, 17). Le corps du Christ qui est en nous nous lie dans l’unité, puisqu’il n’est en aucune façon divisé[105].
Il existe une chaîne indissoluble entre la Trinité, l’Incarnation,
l’eucharistie et le corps mystique :
Nous croyons que le verbe de Dieu, s’étant uni par une union ineffable au corps né de la Vierge et animé d’une âme raisonnable, a rendu ce corps vivifiant, lui qui est la vie même. Son but était de nous faire participer à lui, d’une façon à la fois spirituelle et corporelle, de nous élever ainsi au-dessus de la corruption, et d’éteindre par lui-même la loi du péché qui sévit en nos membres[106].
Le Fils unique de Dieu, qui apparaît à nos regards dans la substance même du Père, et qui tient en sa nature son Père tout entier, est devenu chair, selon l’Écriture. Il s’est comme mélangé à notre nature, par une union ineffable avec un corps de cette terre. Ainsi, ce Dieu véritable est devenu, en toute vérité, un homme céleste, non un homme porteur de Dieu, comme disent certains qui ne comprennent pas toute la profondeur du mystère. Mais il était, dans un seul et même être, Dieu et homme… La communion de l’Esprit Saint, en effet, est descendue jusqu’à nous ; l’Esprit a habité en nous aussi. Cela a commencé dans le Christ et s’est réalisé dans le Christ le premier. Lorsqu’en effet il est devenu semblable à nous, c’est-à-dire homme, il a été oint et consacré, quoique en sa nature divine, en tant qu’il vient du Père, il sanctifiât lui-même par son propre Esprit le temple de sa chair, et l’univers qu’il a créé, dans la mesure où tout doit être sanctifié. Le mystère qui s’est passé dans le Christ est donc le commencement et le moyen de notre participation à l’Esprit et de notre union avec Dieu[107]…
Or, pour nous unir, nous aussi, et nous fondre dans l’unité avec Dieu et entre nous… le fils unique a inventé un moyen trouvé en sagesse, selon le conseil du Père. Par un seul corps, son propre corps, il bénit, eulogwn, ses fidèles dans la communion mystique, les faisant concorporels avec lui et entre eux[108].
Ainsi, l’unité du corps mystique est l’unité même du Sauveur, communiquée
aux chrétiens. C’est pourquoi elle est, elle aussi, « physique ».
Elle vient de l’Esprit Saint, que nous recevons par le Fils :
Notre retour vers Dieu, qui
se fait par le Christ, notre Sauveur, ne s’opère que dans la communion et la
sanctification de l’Esprit. Ce qui nous élève vers le Fils et nous unit ainsi à
Dieu, c’est l’Esprit. En le prenant en nous, nous devenons participants et
communiants à sa nature divine. Or, nous le recevons par le Fils, et dans le
Fils, nous recevons le Père[109]…
Recevant tous en nous-mêmes
le même unique Esprit, c’est-à-dire l’Esprit Saint, nous sommes par là mélangés
tous ensemble et avec Dieu. Quoique nous soyons distincts les uns des autres et
qu’en chacun habite l’Esprit du Père et du Fils, cet Esprit cependant est un et
indivisible. Il réunit donc par lui-même les esprits multiples et distincts,
les rendant en quelque sorte un seul esprit en lui. De même que la vertu de la
chair sainte rend concorporels entre eux ceux qui la reçoivent, de la même
façon, à mon avis, l’Esprit un, qui vient habiter en tous, les mène tous à
l’unité spirituelle… En vérité, si l’unique Esprit de Dieu réside en nous tous,
seul le Père de tous sera Dieu en nous et il amènera par son Fils dans l’unité
entre eux et avec lui ceux qui participent de l’Esprit[110].
De l’Incarnation découle une « union salutaire » entre le Verbe
et nous, qui nous fait fils de Dieu non seulement par grâce, mais « par
nature », en tant que nous avons la même nature que le Fils :
Le Christ est à la fois le Fils unique et le fils premier-né. Il est Fils unique comme Dieu ; il est fils premier-né, par l’union salutaire qu’il a mise entre nous et lui, en devenant homme. Par là, nous, en lui et par lui, nous sommes faits fils de Dieu par nature et par grâce. Nous le sommes par nature, en lui, et en lui seul ; nous le sommes par participation et par grâce, par lui, en l’Esprit. De même donc qu’il est devenu propre à l’humanité dans le Christ d’être Fils unique, parce qu’elle est unie au Verbe selon l’économie du salut, ainsi il est devenu propre au Verbe d’être premier-né et d’être parmi beaucoup de frères, à cause de son union à la chair[111].
Ainsi, la vie de l’Église n’est que l’écoulement en nous de la vie divine
surabondante dont l’humanité de Jésus est comblée par l’Incarnation : tout
ne vient que de la vie et de l’unité du Sauveur.
Parmi les Pères latins de l’âge d’or, nous ne retiendrons qu’Augustin
d’Hippone, dont la doctrine sur le corps mystique, ou plutôt sur le Christ
total, Tête et corps, a marqué de manière indélébile la tradition occidentale.
Cet enseignement, d’une richesse inépuisable, Se déploie dans diverses
directions, selon les circonstances et les adversaires que l’évêque d’Hippone
devait affronter.
« Jusqu’au temps des Donatistes, on n’avait pas encore parlé avec
abondance de l’unité du Christ, comme on l’a fait après »[113]. De
fait, la doctrine de Cyprien, trop imprécise sur l’unité des évêques entre eux
et le critère permettant de discerner, en cas de conflit, la véritable Église,
se révélait inopérante contre le schisme donatiste. Aux objections des
schismatiques, qui allaient jusqu’à excommunier le monde entier, Augustin
répond par la doctrine de l’unité de la Tête et du corps.
Quiconque demeure dans l’unité du corps, même s’il vient à pécher, peut
être guéri. Quiconque s’en sépare, est perdu :
Votre foi n’ignore pas, mes très chers, et nous savons que vous l’avez appris ainsi à l’école du maître céleste en qui repose notre espérance, que notre Seigneur Jésus-Christ, qui autrefois a souffert pour nous et est ressuscité, est la tête de l’Église, et que l’Église est son corps. Dans son corps, l’union des membres et le lien de la charité est comme la santé. Tout ce qui se refroidit dans la charité devient malade dans le corps du Christ. Mais celui qui a déjà glorifié notre tête est assez puissant pour guérir aussi ses membres, à condition qu’ils ne poussent pas l’impiété jusqu’à se séparer du corps, mais qu’ils restent dans le corps jusqu’à ce qu’ils soient guéris. Tant qu’on reste uni au corps, on peut espérer la guérison, mais dès qu’on s’en sépare, plus de remède, plus d’espoir[114].
Unité universelle, dont les Donatistes se coupent d’une manière
insensée :
Ils ne manquent pas, ceux qui disent maintenant au corps du Christ qui est répandu sur toute la terre : « Race de traditeurs ! »[115]
Si eux [les donatistes] avaient été à l’intérieur [de l’Église], ils auraient connu le corps du Christ, ils auraient connu l’unité du Christ[116].
En réalité, en refusant de faire partie du corps, ils se séparent de
l’unique Tête :
Ils couvrent la Tête de l’huile de l’adulation, ils prétendent être eux-mêmes les têtes, parce qu’ils ne veulent pas être sous l’unique Tête qui est dans le ciel, dans l’unité du corps qui est par toute la terre[117].
En refusant les sacrements de l’Église, les Donatistes renient l’efficacité
de l’action du Christ :
Pourquoi rebaptisez-vous ? leur demande-t-on. Si vous me haïssez, moi, du moins épargnez le Christ en moi[118].
Les catholiques, eux, ne voient dans l’Église que le Christ mystiquement
prolongé. L’unique tête d’où dérive toute la vie chrétienne, c’est lui.
Dans sa prédication, le docteur d’Hippone développe avec une ampleur et une
profondeur sans pareilles sa pensée sur le Christ total, Chef et membres :
Notre Seigneur Jésus-Christ, comme un homme entier et parfait, est tête et corps. Son corps, c’est l’Église ; non pas l’Église qui est ici seulement, mais celle qui est ici et celle qui est par toute la terre. Et non pas seulement l’Église qui vit maintenant, mais depuis Abel jusqu’à ceux qui naîtront à la fin du monde et qui croiront dans le Christ, tout le peuple des saints qui ne font qu’une cité[119]. Cette cité est le corps du Christ… Et le Christ, c’est cela, le Christ total et universel uni à l’Église[120].
Et d’insister :
Ne pensez pas que le Christ soit dans la Tête et non dans les membres, mais bien que le Christ entier est dans la Tête et dans le corps[121].
Dès lors, c’est la tête qui souffre dans ses membres :
Déjà notre Tête est au ciel, et pourtant elle y souffre aussi longtemps qu’ici souffre l’Église. Ici le Christ a faim, il a soif, il est nu, il est errant, il est infirme, il est en prison. Tout ce que son corps souffre ici, il dit que c’est lui qui le souffre… « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger… Tout ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 42-45). Tout comme dans notre corps, la tête est en haut, les pieds sur la terre, cependant si, dans la cohue et la bousculade, quelqu’un t’écrase le pied, n’est-ce pas la tête qui dit : « Tu m’écrases ! »… Ainsi le Christ, tête que personne n’écrase, dit : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger »[122].
Ainsi, la passion du Christ se continue dans son corps jusqu’à la fin du
monde :
Le corps entier du Christ gémit dans les épreuves, et jusqu’à la fin des siècles, jusqu’à ce que finissent les épreuves, cet homme gémit et crie vers Dieu, et chacun de nous, pour sa part, crie dans le corps de cet homme. Tu as crié durant les jours de ta vie, et tes jours se sont écoulés. Un autre alors t’a remplacé, et il a crié durant ses jours à lui. Toi ici, lui là, un autre ailleurs : le corps du Christ durant le jour n’a cessé de crier, un membre remplaçant l’autre quand le premier se taisait. Il y a donc un homme unique qui dure jusqu’à la fin des temps, et ce sont toujours ses membres qui crient[123].
C’est ce qui explique que l’Apôtre puisse « compléter dans sa chair ce
qui manque aux souffrances du Christ », sans que pour autant il manque
quelque chose à la passion du Christ en lui-même :
L’Apôtre dit : « Je supplée dans ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ » (Col 1, 24). Je supplée, dit-il, ce qui manque aux souffrances, non les miennes, mais celles du Christ ; et cela, dans la chair, non plus du Christ, mais dans la mienne. Le Christ, donc, endure encore des souffrances, mais non plus dans sa chair dans laquelle il est remonté au ciel, mais dans sa chair qui peine sur la terre[124].
La passion du Christ n’est pas seulement dans le Christ ; ou plutôt, elle n’est que dans le Christ. Si vous considérez la tête et le corps, la passion du Christ n’est que dans le Christ. Si, dans le Christ, vous ne pensez qu’à la tête, la passion du Christ n’est pas que dans le Christ…. Si donc tu es dans les membres du Christ,… si tu es uni aux membres du Christ, tout ce que tu souffres de la part de ceux qui ne sont pas parmi les membres du Christ manquait aux souffrances du Christ. Cela est ajouté, parce que cela manquait. Tu remplis la mesure, tu ne la fais pas déborder ; tu souffriras exactement ce qui, dans tes souffrances, doit être versé dans la passion totale du Christ, qui a souffert en tant que notre chef, et qui souffre encore en ses membres, c’est-à-dire en nous. à ce trésor commun, nous versons chacun ce que nous devons, et, d’après nos forces, nous apportons tous notre part. La mesure de la passion ne sera pleine que quand le monde sera fini.[125].
Inversement, c’est tout le corps du Christ qui monte au ciel avec son Chef,
sans que celui-ci cesse d’être un :
La tête est descendue, elle remonte avec le corps, revêtue de son Église, qu’il s’est faite sans tache ni ride. C’est donc seul qu’il remonte. Mais nous, quand nous sommes unis à lui de telle sorte que nous soyons en lui, ses membres, même avec nous, il est encore seul, et donc un, et toujours un[126].
Il est descendu du ciel par miséricorde, et lui seul y est monté, mais par la grâce, nous aussi nous y sommes montés en sa personne. De ce fait, le Christ seul est descendu, et le Christ seul est monté ; non que la dignité de la tête se répande indifféremment dans le corps, mais l’unité du corps ne lui permet pas de se séparer de la tête[127].
Finalement, on aboutit à une sorte d’identification mystique entre la tête
et le corps. Il s’agit d’un seul vivant, s’annonçant par lui-même, s’enseignant
lui-même, agissant lui-même, allant par lui-même en lui-même, se sanctifiant
lui-même :
Que veut dire : « Je me sanctifie moi-même pour eux », sinon : je me sanctifie en moi-même, pour qu’ils soient moi ?… « Pour qu’eux aussi soient sanctifiés en vérité », qu’est-ce à dire, sinon « en moi », puisque le Verbe qui était au commencement est la vérité ?… « Je me sanctifie moi-même », c’est-à-dire : je les sanctifie en moi comme moi-même, puisqu’en moi ils sont moi[128].
L’Église, corps du Christ, est sainte de la sainteté du Christ. Mais
comment se fait l’écoulement de sa sainteté sur ses membres ? Augustin va
tenter de répondre à cette question dans sa controverse avec Pélage.
Pélage affirmait la possibilité pour chacun d’observer tous ses devoirs par
lui-même et sans aide. Il rejetait la doctrine du péché originel comme une
offense à la justice de Dieu : Adam nous a donné un mauvais exemple, mais
qui l’imite ne peut s’en prendre qu’à lui-même ; le Christ nous a donné un
bon exemple, et même nous a mérité des secours pour observer les commandements
avec plus de facilité.
Pour Augustin, la question du salut se ramène non à des individus isolés,
mais à deux « masses » vastes comme la terre, et ultimement à deux
hommes : les deux Adam, portant chacun en lui l’une de ces
« masses » :
Un homme et un autre ; et comme le premier ne fait qu’un, l’autre aussi ne fait qu’un[129].
Tout homme est Adam, de même que, chez les fidèles, tout homme est le Christ, parce que tous sont les membres du Christ[130].
Personne ne naît pour la mort, si ce n’est par Adam ; personne ne naît à la vie, si ce n’est par le Christ[131].
Dans l’histoire de deux hommes, dont l’un nous a perdus en lui, en faisant sa volonté et non celle de celui qui l’avait créé, et dont l’autre nous a sauvés, en faisant, non sa volonté, mais celle de celui qui l’avait envoyé, en l’histoire de ces deux hommes tient proprement toute la foi chrétienne[132].
Tous les hommes sont Adam ; en lui, tous ont péché et naissent
condamnés — au moins radicalement, radicaliter[133] :
Tout ce qui naît est Adam ; il naît, condamné, d’un condamné[134]…
Adam a été répandu sur le monde entier ; il est tombé, et ses morceaux ont, en quelque sorte, rempli la terre[135].
Mais Dieu a pitié de l’humanité : à la solidarité dans le mal, il
remédie par la solidarité dans le bien. Dans la massa damnata, Dieu choisit un certain nombre de prédestinés, masse
sainte et immaculée dont il va constituer le corps de son Fils On y entre par le
baptême. Toute sa sainteté lui vient de son chef, sans aucun mérite préalable
des membres, comme la grâce du Christ, commencement de la grâce chrétienne,
n’avait été précédée dans l’humanité de Jésus d’aucun mérite :
Il y a une grande lumière sur la prédestination et la grâce dans le Sauveur lui-même, dans le Médiateur de Dieu et des hommes, le Christ Jésus (1 Tim 2, 5). Car enfin, pour être élevés à cette dignité, quels mérites préalables ou de bonnes œuvres ou de la foi pouvait alléguer la nature humaine qui est en lui ? Qu’on me réponde : cet homme (sic) qui a été assumé par le Verbe coéternel au Père en unité de personne, d’où a-t-il mérité cela ? Qu’a-t-il fait, qu’a-t-il cru, qu’a-t-il demandé, pour être placé si haut ? L’opération du Verbe qui le prenait en lui n’a-t-elle pas été telle qu’en commençant à être homme, il a commencé du même coup à être le Fils éternel de Dieu ?…
Toutes ces choses admirables et tout ce qu’on pourrait encore dire de lui en toute vérité, la nature humaine, c’est-à-dire notre nature, l’a reçu en lui sans aucun mérite précédent… C’est donc par grâce qu’il est tout ce qu’il est[136].
Celui donc qui a fait, de la race de David, cet homme juste qui n’a jamais été injuste, et cela, sans aucun mérite préalable de sa volonté, celui-là aussi fait, avec les injustes, des justes, sans aucun mérite préalable de leur volonté, de telle sorte qu’il soit leur tête, et eux ses membres… Il l’a donc prédestiné, et lui, et nous. Car, pour qu’il soit notre tête et pour que nous, nous soyons son corps, ce ne sont pas nos mérites préalables que Dieu a considérés dès l’éternité, mais ses propres œuvres futures[137].
Alors que l’argument sotériologique prouvait ce qu’est le chef à partir de
ce que sont les membres, Augustin prouve ici ce qui concerne les membres — le
caractère gratuit de leur grâce — à partir de ce qui concerne le Chef : la
gratuité de la grâce d’union. L’union hypostatique a d’abord conféré à
l’humanité du Christ une sainteté hors pair. Puis cette sainteté se communique
du Chef aux membres. Sans être encore parvenu à la notion de grâce capitale,
Augustin pose des jalons en ce sens.
L’image du corps mystique joue un rôle privilégié chez les Pères, en vue
d’inculquer aux fidèles le sens de l’unité
de l’Église, locale (Clément, Ignace, Cyprien), mais aussi universelle
(Augustin face aux donatistes). Elle se développe chez eux selon trois cercles
concentriques.
On trouve chez beaucoup de Pères l’idée, inspirée de la philosophie
stoïcienne, que le Verbe incarné (dont l’humanité est un microcosme) ne peut
qu’être le chef du « corps de l’univers » (Athanase), non seulement
humain, mais angélique et même matériel, qui, corrompu par le péché de l’homme,
doit être « consacré » par l’Incarnation (martyrologe de Noël) et
finalement récapitulé par le Christ, pour être ramené à Dieu (Irénée, Origène,
etc.). Mais il ne s’agit encore que d’un sens très métaphorique — car l’univers
matériel n’est pas apte à recevoir la grâce —, d’un prolongement du corps
mystique proprement dit.
En assumant en lui-même une humanité bien réelle et individuelle, le Verbe
s’est fait consubstantiel à nous comme il est consubstantiel au Père. Il s’est
ainsi uni radicalement toute l’humanité au plan de la nature, pour la sauver et la diviniser (Athanase). Dans son
humanité individuelle était comme incluse ontologiquement toute l’humanité
(Hilaire). Dès lors, toute l’humanité est d’une certaine manière unie au Verbe
et par lui au Père dans l’Esprit (Hilaire). Cela, par la médiation de la
« chair » du Christ, qui, en raison de son union
« physique » au Verbe, est divinisée et divinisante (Cyrille
d’Alexandrie). Ce point de vue, particulièrement développé par les Pères grecs,
est aussi présent chez les Pères latins et dans la liturgie romaine (par
exemple dans le Te Deum).
Néanmoins, les hommes ne sont incorporés effectivement au Christ que par la
foi informée par la charité (Cyrille, Augustin) et les sacrements, surtout
l’eucharistie, qui les met en contact « physique » avec sa chair
vivifiante (Cyprien, Hilaire, Jean Chrysostome, Cyrille) et les assimile à lui
(Augustin). Son corps eucharistique, en faisant des fidèles ses membres,
construit son corps ecclésial (Augustin, Cyrille). Ainsi incorporés au nouvel
Adam, les chrétiens échappent à la condamnation du premier Adam (Augustin).
Tous les Pères insistent sur le réalisme de l’image du corps. Le corps
s’identifie, de quelque manière, à la Tête (Athanase, Augustin). La Tête et le
corps constituent le Christ total (Augustin), déjà glorifié au ciel et encore
souffrant sur la terre (Augustin, Léon). Les fidèles doivent à tout prix demeurer
dans ce corps pour vivre de la vie de la Tête (Augustin, etc.), et se garder de
déchirer l’Église par les schismes et les hérésies, sous peine d’attenter au
propre corps de leur Sauveur (Clément, Augustin).
On se rappelle que le haut moyen âge avait transmis pieusement la doctrine
de saint Augustin sur l’Église comme corps du Christ, son identification
mystique au Sauveur, la notion de Christ total. La scolastique du xiie siècle[138]
avait hérité de ces thèmes, mais avait tenté, grâce à la méthode dialectique de
la quæstio, une élaboration
théologique plus poussée sur plusieurs points : à quel titre le Christ
est-il chef ? quels sont ses membres ? Cependant, faute d’instruments
philosophiques assez affinés, elle n’avait pas réussi à donner des réponses
pleinement convaincantes à toutes ces questions. Au xiiie siècle[139],
l’image du corps devient dominante. Tous les grands maîtres apportent leur
contribution à l’élaboration de la théologie du corps mystique (toujours
envisagée dans le cadre de la christologie, généralement dans les commentaires
de la distinction 13 du iiie
livre des Sentences). Mais c’est
assurément saint Thomas qui offre sur cette question la synthèse la plus
puissante et la plus décisive.
La doctrine de la grâce capitale, qui informe toute la conception
thomasienne de l’Église comme corps mystique, ne pouvait en effet se développer
sans l’exploitation de deux notions aristotéliciennes ignorées ou négligées par
ses prédécesseurs : la notion d’habitus
et la notion de causalité instrumentale.
Alors que Pierre Lombard n’avait pas encore saisi l’existence en nous d’une
charité créée, distincte de la charité divine incréée, Alain de Lille, à la fin
du xiie siècle, avait
appliqué aux vertus la notion d’habitus,
introduite par Abélard, en l’opposant à l’usage actuel, usus.
Saint Thomas l’appliquera à la grâce (créée) elle-même, réalité produite
par Dieu dans l’homme et nettement distinguée de la grâce incréée qui
s’identifie réellement à l’essence divine :
Dans le langage
courant, le mot grâce revêt une triple signification. Il désigne en premier
lieu la dilection que l’on a pour quelqu’un ; ainsi l’on dit d’ordinaire
que tel soldat a la grâce du roi, en ce sens qu’il est aimé du roi. En outre,
on emploie le mot grâce pour signifier un don accordé gratuitement, quand on
dit par exemple : je te fais cette grâce. Enfin on donne au mot le sens
d’un remerciement pour un bienfait gratuit ; ainsi quand nous rendons
grâces pour les bienfaits reçus. De ces trois significations, la deuxième
découle de la première : c’est en effet parce qu’on aime quelqu’un qu’on
lui fait des cadeaux ; et la troisième découle de la deuxième, puisque
c’est à cause des bienfaits reçus que l’on rend grâces.
Pour ce qui est des
deux derniers sens, il est manifeste que la grâce est quelque chose de réel
dans celui à qui elle est attribuée, soit qu’il s’agisse du don reçu
gratuitement, soit qu’il s’agisse de la reconnaissance manifestée à l’occasion
du don. Quant au premier sens, il y a une différence à établir entre la grâce
de Dieu et la grâce de l’homme. Le bien de la créature en effet vient de la
volonté divine, et par conséquent l’amour par lequel Dieu veut du bien à la
créature, fait jaillir le bien en elle. Au contraire, la volonté de l’homme est
mue par le bien qui préexiste dans les choses ; d’où il suit que son amour ne
cause pas la totalité du bien qui est dans la chose aimée, mais qu’il le
présuppose en tout ou en partie. Il est donc clair que tout acte d’amour de
Dieu fait naître dans la créature un bien, qui est causé, non coéternel à cet
amour, lequel, lui, est éternel. Et c’est selon la différence du bien qu’il
cause qu’on peut différencier l’amour de Dieu pour sa créature. Il y a en effet
un amour commun selon lequel Dieu « aime tout ce qui existe », comme l’affirme
le livre de la Sagesse (Sg 11, 25) , faisant largesse aux choses de leur
être naturel. Mais autre est l’amour spécial selon lequel Dieu élève la
créature rationnelle au-dessus de sa condition de nature. Celui que Dieu aime
ainsi, il est dit simplement l’aimer, car par cet amour ce qu’il veut pour sa
créature n’est pas un autre bien que le bien éternel qu’il est lui-même.
Ainsi donc, quand
nous disons que l’homme a la grâce de Dieu, cela signifie qu’une réalité
surnaturelle lui est communiquée par Dieu. Parfois cependant, on entend par
grâce de Dieu son amour éternel, et c’est en ce sens que l’on parle de la grâce
de la prédestination pour signifier que Dieu a prédestiné ou élu certains d’une
façon toute gratuite, et non en considération de leurs mérites, selon cette
parole de l’Apôtre (Ep 1, 5-6) : « Il nous a prédestinés à être pour
lui des fils adoptifs, à la louange de gloire de sa grâce »[140].
Le mot habitus,
explique saint Thomas, peut désigner, soit le post-prédicament
« avoir », c’est-à-dire la possession[141],
soit un accident du genre qualité :
Le Philosophe
affirme dans les Prédicaments[142]
que « l’habitus est une qualité
qui ne change pas facilement ».
Ce nom d’habitus est tiré du verbe habere, avoir. Il en dérive de deux
manières. En premier lieu, au sens ou l’on dit qu’on possède quelque chose on,
c’est-à-dire l’homme ou quelque autre réalité. D’autre part, au sens où une
réalité en quelque sorte se possède, en elle-même ou à l’égard d’autre chose […].
Si posséder est pris dans le sens ou l’on dit qu’une réalité en quelque sorte
se possède, en elle-même ou à l’égard d’autre chose, comme cette façon de
posséder suppose de la qualité, c’est là un habitus
qui est de l’ordre de la qualité. Et c’est de celui-là que le
Philosophe dit : « On appelle habitus
l’arrangement suivant lequel un être est bien ou mal disposé, ou par rapport à
soi ou à l’égard d’autre chose ; et ainsi la santé est un habitus ». Et c’est en ce sens que
nous parlons maintenant de l’habitus.
Il faut donc conclure que l’habitus
est une qualité[143].
Il s’agit, précise-t-il encore avec Aristote, de la
première espèce de qualité : la disposition, et une disposition
stable :
Si la détermination
ou la modalité du sujet est en fonction de la nature même, on a cette première
espèce de qualité qui n’est autre que l’habitus
et la disposition. Parlant en effet des habitus
de l’âme et du corps, le Philosophe dit que ce sont « dans un être parfait des
dispositions au meilleur ; quand je dis parfait, cela s’entend de l’état
de la nature ». Cette fois, parce que « la forme même d’une chose, sa
nature, est réellement une fin et la cause pour laquelle la chose existe »,
inévitablement dans cette première espèce de qualité on regarde le bien et le
mal ; et aussi, puisqu’une nature est la fin d’une génération et d’un
changement, on regarde si c’est facilement ou difficilement changeant. De là
cette définition donnée par le Philosophe : « L’habitus est l’état suivant lequel on est en bonne ou mauvaise
disposition » ; et celle-ci : « Les habitus
sont ce qui nous fait réagir bien ou mal dans les passions ». En effet, quand
c’est un mode d’être qui s’accorde avec la nature de la réalité, alors il a
raison de bien ; mais quand il ne s’accorde pas, alors il a raison de mal. Et
parce que la nature est ce que l’on regarde en premier lieu dans une réalité,
il s’ensuit que l’habitus constitue
la première espèce de qualité[144].
Pour Aristote, l’habitus
concerne essentiellement les vertus acquises (ou les vices) ; il est
d’ordre naturel et résulte de la répétition des actes. Saint Thomas applique
également ce mot, par analogie, aux vertus infuses (habitus opératifs), mais aussi à la grâce (habituelle, bien
distinguée de la grâce actuelle ou grâce-motion), habitus entitatif produit dans l’âme par Dieu comme principe
intérieur ultime des actes surnaturels qui nous conduisent vers Dieu
Dire de quelqu’un
qu’il a la grâce de Dieu c’est dire qu’il y a en lui un effet déterminé produit
par l’amour gratuit de Dieu. Nous avons dit d’autre partit que l’homme est aidé
d’une double manière par cette volonté divine toute gratuite. D’une part, en ce
sens que l’âme humaine est mue par Dieu soit pour connaître, soit pour vouloir,
soit pour agir. Sous ce rapport, l’effet gratuit produit dans l’homme n’est pas
une qualité, mais un certain mouvement
de l’âme : selon Aristote en effet, « le mouvement est l’acte de
l’agent moteur, considéré dans le mobile ».
D’autre part,
l’homme est secouru par la volonté gratuite de Dieu en ce sens que Dieu infuse
dans l’âme un don habituel. Et il le
fait parce qu’il ne convient pas que sa providence soit moins attentive à
l’égard de ceux que son amour gratifie du bien surnaturel, qu’à l’égard des
créatures auxquelles son amour donne le bien naturel. Quand il s’agit des
simples créatures en effet, Dieu, dans sa providence, ne se contente pas de les
mouvoir à leurs actes naturels ; mais encore il leur octroie des formes et
des vertus qui sont les principes de leurs actes et les portent à agir en tel
ou tel sens conformément à ce qu’elles sont elles-mêmes. C’est pourquoi les
mouvements que Dieu imprime aux créatures leur sont connaturels et faciles,
selon cette parole du livre de la Sagesse (Sg 8, 1) : « Il
dispose toutes choses avec douceur ». à
bien plus forte raison, en ceux qu’il meut vers la conquête du bien surnaturel
éternel, Dieu infuse des formes et des qualités surnaturelles grâce auxquelles
ils sont mus par lui avec suavité et promptitude vers l’acquisition du bien
éternel. Et c’est ainsi que le don de la grâce est une qualité[145].
à ce titre, la grâce n’est
pas cause efficiente, mais formelle :
La grâce, en tant
qu’elle est une qualité, n’agit pas sur l’âme par manière de cause efficiente,
mais par manière de cause formelle ; ainsi la blancheur rend un objet
blanc, la justice fait d’un individu un juste[146].
La notion d’habitus
permet à saint Thomas d’exprimer le caractère réaliste et intrinsèque de la
grâce créée, qui est comme la vie du corps mystique (ce qui exclut la
justification forensique), de distinguer nettement entre grâce d’union et grâce
habituelle dans le Christ (ce qui permet une définition précise de la grâce
capitale), et entre grâce habituelle et grâce motion en nous (distinction
importante par rapport à l’appartenance à l’Église).
Autre notion clef dans la théologie de la grâce
capitale (et par suite du corps mystique) : la notion de cause
instrumentale. Nous passons cette fois de la ligne de la causalité formelle à
celle de la causalité efficiente.
La causalité instrumentale — « ce par quoi quelqu’un opère » — constitue un cas éminent de subordination des causes : l’instrument, c’est « ce par quoi quelqu’un opère » [148] (I q 45 a 5).
la cause principale associe si étroitement la cause instrumentale qu’elle l’élève à produire un effet qui est son propre effet, donc qui dépasse la virtualité, les ressources propres de l’instrument : celui-ci reçoit, ut instrumentum, sa vertu de l’agent principal, en tant que mû par elle. L’effet est tout ensemble effet de la cause principale et de la cause instrumentale. Les notions de vertu et d’instrumentalité apparaissent donc connexes : par définition, agit instrumentalement ce qui agit « par la vertu d’un autre », in virtute alterius[149]. Il s’agit d’une seule et même action, d’une seule et même efficience :
On dit qu’un instrument exerce une action du fait qu’il est mû par l’agent principal... Ainsi donc l’action de l’instrument en tant qu’instrument n’est pas distincte de l’action de l’agent principal... Aussi l’opération qui appartient à la nature humaine dans le Christ, en tant qu’il est l’instrument de la divinité, n’est pas distincte de l’opération de la divinité[150].
Dans les Sentences, saint Thomas précisait : « L’influx causal de l’instrument » — en tant que tel, ut instrumentum — « n’est autre qu’un rejaillissement de la causalité exercée par l’agent principal. C’est pourquoi l’opération exercée par l’instrument, considérée dans sa totalité, n’est pas attribuée à l’instrument, mais à l’agent principal »[151].
Néanmoins, l’efficacité de la cause principale ne passe pas seulement par l’instrument, elle émane de lui. La cause instrumentale est véritablement cause. Il n’y a d’efficience instrumentale que s’il y a d’abord efficience propre :
Il arrive qu’un
être participe de l’action propre d’un autre, non par son pouvoir, mais par
manière d’instrument, en tant qu’il agit par le pouvoir de cet autre ;
ainsi l’air est capable, par le pouvoir du feu, de chauffer et de brûler. […]
Mais […] une cause seconde instrumentale ne participe de l’action de la cause
supérieure que dans la mesure où, par un effet qui lui est propre, elle agit
par manière de disposition pour produire l’effet de l’agent principal. Donc, si
elle ne faisait rien selon ce qui lui est propre, il serait inutile de
l’employer, et il n’y aurait pas besoin de choisir des instruments déterminés
pour produire des actions déterminées. Ainsi nous voyons qu’une hache, en
coupant le bois, fait ce qu’elle tient de sa forme propre, et produit la forme
d’un banc, qui est l’effet propre de l’agent principal[152].
Dès lors, comme cause, l’instrument a deux actions : l’une qu’il exerce par sa propre nature, de par la virtualité de sa forme : ut res ; l’autre qu’il exerce en tant qu’il est mû par l’agent principal : ut instrumentum :
L’action de celui qui est mû par un
autre, est double : l’une qu’il tient de sa propre forme ; l’autre, qu’il reçoit de l’agent qui
le meut. Ainsi la hache possède par sa forme une action, qui est de couper ; en
tant qu’elle est actionnée par l’artisan, son action est de fabriquer un
escabeau. L’opération qu’une chose possède par sa forme, lui est
donc propre, et elle ne devient celle de l’agent
moteur que parce que celui-ci s’en
sert pour sa propre opération ; l’action
de chauffer est propre au feu, et elle devient celle de l’ouvrier en tant que celui-ci utilise le feu pour chauffer le fer.
Quant à l’opération que la chose
tient de celui qui la meut, elle ne diffère pas de l’opération du moteur lui-même ; faire un escabeau n’est pas pour la hache une opération
séparée de celle de l’artisan. Par
conséquent, toutes les fois que le moteur et le mobile ont des formes ou des
puissances d’action diverses, l’opération propre du moteur sera
nécessairement différente de l’opération
propre du mobile ; mais le mobile participera de l’opération du moteur, et le moteur utilisera l’opération du mobile ; chacun d’eux
agira donc en communion avec l’autre[153].
L’instrument a une
double action : une action instrumentale selon laquelle il opère non par
sa vertu propre, mais par la vertu de l’agent principal ; et aussi une
action propre qui lui revient en vertu de sa forme propre, comme il revient à
la hache de couper en raison de son tranchant, tandis qu’il lui revient de
faire un lit en tant qu’elle est l’instrument de l’idée artistique. Toutefois,
elle n’accomplit son action instrumentale qu’en exerçant son action
propre : c’est en coupant qu’elle fait le lit[154].
Ce que l’instrument, comme chose (ut res), opère, c’est une autre action que celle de l’agent principal (utilisée et surélevée par celui-ci). Ce qu’il opère comme instrument, ut instrumentum, c’est ce que l’agent principal opère de par sa propre forme et moyennant la motion par laquelle il élève l’instrument. C’est en exerçant son action connaturelle que l’instrument coopère à l’action de l’agent principal et agit de par sa vertu.
Ce que l’instrument opère ut res est une disposition (cause dispositive)[155] à ce que l’agent principal opère par lui, donc à ce qu’il opère ut instrumentum (cause perfective).
Du point de vue de l’effet de la cause instrumentale, on distingue en effet la cause dispositive, qui dispose seulement à la perfection ultime, et la cause perfective qui produit la perfection ultime elle-même.
En règle générale, l’action de la cause instrumentale comme instrument atteint à la perfection ultime que vise à produire l’agent principal. L’effet est tout entier dans l’un et dans l’autre.
Parfois cependant, l’action de la cause instrumentale ne peut s’étendre à la production de tout l’effet de la cause principale. Il faut distinguer :
— Ce que l’instrument ut res accomplit (disposition à l’action de l’agent principal ou à ce que lui-même opère ut instrumentum) : la hache coupe.
— Ce que l’agent principal accomplit par la cause instrumentale et qui dépasse la virtualité propre de celle-ci : la hache maniée par l’artisan fait un lit.
— Ce que l’agent principal est seul à produire, son effet exclusif : créer ou anéantir.
Par exemple, dans la génération animale, les générateurs sont cause perfective de l’âme du nouvel animal parce qu’elle est éduite de la matière. Dans la génération humaine, les parents sont seulement cause dispositive de l’âme de l’enfant, car celle-ci n’est pas seulement forme du corps, mais aussi substance spirituelle, ce qui ne peut être produit que par Dieu immédiatement et exclusivement par l’action créatrice. Dieu seul crée l’âme humaine. Donc Dieu est seule cause perfective de l’homme.
C’est ce qui explique la première position de saint Thomas, dans une perspective qui tient que la grâce ne peut venir à l’être que par mode de création. Par analogie avec la génération humaine, on considère que la grâce est produite par mode de création, avec intervention de la causalité dispositive. Dès lors, aucune nature créée ne peut intervenir, au titre de la causalité perfective, même instrumentale, dans la production de la grâce :
Ce qui est l’effet
propre de Dieu qui crée, c’est ce qui est présupposé à tous les autres effets,
à savoir l’être pris absolument. Aussi aucun autre être ne peut-il rien opérer
par manière de disposition et d’instrument en vue de cet effet, puisque la
création ne se fait à partir de rien de présupposé qui pourrait être disposé
par l’action de l’agent instrumental. Ainsi donc il est impossible qu’il
convienne à aucune créature de créer, ni par sa vertu propre, ni par sa vertu
instrumentale, ni à titre ministériel[156].
S. Thomas développe progressivement toutes les conséquences du thème de l’humanité sainte, instrument du Verbe, à partir du Contra Gentiles, et cette notion joue un rôle essentiel dans la Somme pour la doctrine de la grâce capitale, de l’opération du Christ, de la rédemption et des sacrements[157].
Nous avons déjà relevé dans notre Historique[158]
l’enseignement de saint Thomas dans ses Collationes
in Credo sur l’Église, corps mystique du Christ : una anima, unum corpus, diversa membra.
On retrouve dans ses commentaires scripturaires les mêmes idées, auxquelles
s’ajoute la notion de service mutuel :
On appelle l’Église
corps par comparaison avec un homme
unique, et cela de deux manières : quant à la distinction des membres (« Il a donné aux uns d’être apôtres,
aux autres, prophètes »… Eph 4), et quant aux services que, bien qu’ils soient distincts, l’un rend pourtant à
l’autre : « Que les membres aient de la sollicitude les uns pour les
autres » (1 Co 12) ; « Puisqu’il n’y a qu’un seul pain, malgré
notre nombre, nous ne sommes qu’un seul corps » ( Gal 6)[159].
L’Apôtre assigne
ici une raison tirée de la ressemblance entre le corps mystique et le corps
naturel. Et d’abord, dans le corps naturel il touche trois choses. D’abord
l’unité du corps, quand il dit : « comme dans un corps unique » ;
en second lieu, la pluralité des membres, quand il dit : « nous avons
des membres multiples » ; en effet le corps humain est un organisme
constitué de membres divers, organicum ex
diversitate membrorum constitutum ; troisièmement la diversité des
offices, quand il dit : « tous les membres n’exercent pas le même
acte. En effet c’est en vain qu’il existerait des membres divers, s’ils
n’étaient ordonnés à des actes divers. Ensuite il applique ces trois éléments
au corps mystique du Christ, qui est l’Église : « Il l’a donné pour
tête à toute l’Église, qui est son corps » (Ep 1, 22). à ce sujet, il touche aussi trois
points : d’abord la multitude
des fidèles, comparable à celle des membres, quand il dit : « de
même, malgré notre nombre… » [160].
Dans la Somme, notre docteur
synthétise ces notions en quelques mots :
De même que l’on
dit que l’Église entière constitue un unique corps mystique, par similitude
avec le corps naturel de l’homme, selon que les différents membres ont des
actes divers, comme l’enseigne l’Apôtre (Ro 12, 4)…[161]
De ce corps, la tête est le Christ. Toute la tradition patristique le
montre comme la source de la vie de l’Église, représentée par le sang et l’eau
jaillis de son côté : c’est le thème du Cœur du Sauveur comme fons vitæ, thème universellement répandu
pendant tout le premier millénaire et au-delà, et bien présent chez saint
Thomas : « Du côté du Christ dormant sur la croix ont coulé le sang
et l’eau, par lesquels l’Église est consacrée »[162].
Les docteurs médiévaux, à leur tour, répètent à l’envi que le Christ est tête
de l’Église parce qu’il « influe » le sens et le mouvement[163],
ou la grâce, en elle. Mais à quel
titre ? Comme Dieu, ou comme homme ? Comme Dieu, il n’est pas de même
nature que son corps mystique. Mais comment un homme peut-il causer la grâce,
qui est participation à la nature divine ? à cette question, saint Bonaventure[164]
répondait dans son Commentaire sur les
Sentences de manière complexe et nuancée, mais sans recourir à la notion de
causalité instrumentale, et sans attribuer à l’humanité autre chose qu’une
causalité méritoire et donc purement morale : la conformité lui revient au
titre de sa nature humaine ; le rôle de principe, au titre de sa nature
divine ; l’influx de la grâce, au titre de la divinité « par mode de
dispensation » (ou de cause efficiente perfective), et de l’humanité
seulement « par mode de préparation » (de cause dispositive) :
La tête se dit au
sens figuré, transsumptive, dans les
réalités spirituelles par référence à la tête dans les réalités corporelles. Or
tous ceux qui opèrent une transposition (ou une métaphore, transferentes) le font selon une certaine ressemblance, et c’est
pourquoi on parle de tête, dans les réalités spirituelles, selon une
concomitance avec une certaine propriété de la tête matérielle. Or dans la tête
matérielle on trouve ces trois éléments : elle est conforme aux
membres ; elle est le principe des membres ; elle influe (est influxivum) le sens et le
mouvement. Et c’est pourquoi dans la tête on trouve les sens de manière plus
parfaite que dans les autres membres.
On peut trouver
toutes ces propriétés dans le Christ vis-à-vis des biens. Et c’est pourquoi
c’est à très juste titre que la sainte Écriture dit que le Christ est la tête
de l’Église.
Mais la première
propriété : la conformité, lui convient au titre de la nature humaine.
Aussi Augustin dit-il, dans son Commentaire
sur saint Jean[165] :
« La vigne et les sarments sont de même nature. C’est pourquoi alors qu’il
était Dieu, il s’est fait homme, afin qu’en lui la nature humaine fût la vigne,
dont nous aussi, les hommes, nous pourrions être les sarments ». En effet
il faut entendre [l’image de] la tête exactement comme [celle de] la vigne.
La seconde
propriété, en revanche, celle d’être principe, lui convient à raison de la
nature divine, selon laquelle il est principe de toute chose. C’est pourquoi
« il est lui-même tête du corps de l’Église, lui qui est principe,
etc. », comme le dit la Glose. Il est principe selon la divinité,
c’est-à-dire fondateur de l’Église ; car tous les justes qui sont
engendrés depuis Abel jusqu’au dernier des justes, sont illuminés par la vertu
divine.
Quant à la
troisième propriété, celle d’influer le sens et le mouvement, elle lui revient
à la fois selon la divinité et selon l’humanité. En effet on peut influer le
sens et le mouvement de deux manières : ou par mode de préparation, ou par
mode de dispensation.
Si c’est par mode
de préparation, alors cela convient au Christ à raison de sa nature humaine,
dans laquelle il a souffert pour nous, a satisfait, a enlevé l’inimitié [qui
nous séparait de Dieu, inimicitias],
et nous a disposés à recevoir la grâce parfaite.
Si c’est comme
auteur du don, alors cela appartient à Dieu seul qui illumine les âmes pieuses,
lui seul qui baptise à l’intérieur du fait que notre âme est immédiatement
formée par la vérité elle-même, comme le dit souvent Augustin.
Et ainsi influer
par mode de préparation appartient au Christ homme ; par mode de don, au
Christ Dieu. Ou en d’autres termes, et cela revient au même : influer par
mode de mérite appartient au Christ homme ; par mode d’efficience, au
Christ Dieu. Ou bien : influer quant à la rémission de la peine est le
fait du Christ homme ; quant à la rémission de la faute, au Christ Dieu.
Et ainsi l’influence regarde le Christ, d’une manière, selon la nature humaine
créée ; d’une autre manière, selon la nature divine incréée.
Si donc on appelle
grâce capitale cette grâce selon laquelle le Christ est capable d’influer le
mouvement et le sens dans les membres, il reste qu’il faut poser ceci : la
grâce capitale d’une manière dénomme la grâce incréée ; d’une autre
manière, non seulement la grâce incréée, mais encore la grâce créée[166].
Ad 1m à
ce qu’on objecte en premier lieu, qu’il ne peut s’agir d’une grâce créée, car
celle-ci ne peut influer, la réponse est déjà patente : car bien qu’elle
ne puisse influer par mode de cause efficiente, effective et causative, elle peut cependant influer par mode de
mérite et de disposition.
Quelques années plus tard, dans le Breviloquium,
le docteur séraphique, établissant la plénitude de chacune des trois grâces du
Christ en fonction du plan divin d’exitus-reditus,
présente la causalité de l’humanité de Jésus de manière moins réductrice :
il n’est plus question de la limiter à une causalité morale et dispositive, on
évoque même son « efficacité » et l’image de la source intarissable
suggère une influence très étendue. Cependant ce très beau texte n’offre pas toute
les précisions désirables quant au comment de cette influence :
Un principe n’est
pas efficace pour influer, s’il ne possède en soi la plénitude de la source, plenitudinem fontalem, et de l’origine,
qui n’est pas seulement une plénitude de suffisance, mais de
surabondance ; c’est pourquoi il est nécessaire que le Verbe incarné soit
plein de grâce et de vérité, de sorte que de sa plénitude tous les justes
puissent recevoir, comme tous les membres reçoivent de la tête l’influence du
mouvement et du sens. Et cette grâce est
appelée grâce capitale, gratia capitis,
du fait que comme la tête possède en soi la plénitude du sens, et est conforme
aux autres membres, et préside aux autres, et apporte aux autres le bienfait de
son influence, de même le Christ, ayant en lui-même une grâce surabondante, et
nous étant semblable par la nature, [lui qui est] saint et juste plus que tous
les autres, offre aux autres qui s’approchent de lui, le bienfait de la grâce
et de l’Esprit, qui représentent le sens et le mouvement dans les réalités
spirituelles[167].
Saint Thomas, dès l’époque du Scriptum,
connaît déjà par le Damascène l’application de la notion d’instrument à
l’humanité du Christ : Ipsa
humanitas est instrumentum Deitatis[168].
Ce statut d’instrument est l’une des raisons qui autorisent à dire que la chair
du Christ est déifiée[169],
et il sert à rendre compte de l’existence d’une grâce habituelle créée dans la
Christ[170], et de
la synergie des opérations des deux natures[171].
Cependant notre auteur ne l’applique pas encore à la grâce capitale. Il
attribue toutes les caractéristiques de la tête au Christ dans ses deux
natures, à l’exception de la conformité :
On dit que le
Christ est tête de l’Église par similitude[172]
avec une tête naturelle. En effet, dans la tête naturelle, on trouve trois
conditions vis-à-vis des autres membres pris en particulier.
La première est
qu’elle excelle par cette dignité en trois choses : l’élévation de sa
position, la noblesse de sa vertu propre (car les puissances les plus nobles,
comme l’imagination, la mémoire, et autres de ce genre, ont leur siège dans la
tête) ; et aussi la perfection, car c’est dans la tête que sont rassemblés
tous les sens, alors que dans les autres membres il y a seulement le toucher.
La seconde est que
de la tête découlent toutes les puissance animales dans les autres membres, et
ainsi on dit qu’elle est le principe des autres membres, donnant aux autres le
sens et le mouvement.
La troisième est
qu’elle dirige tous les autres membres dans leurs actes, en raison de
l’imagination et du sens, qui abondent formellement en elle.
Par ailleurs, elle
a une quatrième propriété commune avec les autres membres : elle leur est
conforme en nature.
Donc à raison de la
première propriété : la perfection, on appelle tête tout ce qui est le
plus parfait dans n’importe quelle nature. Ainsi, le lion parmi les animaux.
à raison de la
seconde, on appelle tête tout principe, par exemple, on dit que la source est
tête du fleuve, et l’on parle de tête du livre, ou de tête de la route.
à raison de la
troisième propriété, on appelle tête tout homme qui dirige, comme un roi, un
général ou un pontife..
Donc, quant à ces
trois propriétés de la tête, on peut appeler le Christ tête, et selon la nature
humaine, et selon la nature divine. Car selon la nature divine, « il y a
en lui la plénitude de toute la divinité », comme le dit l’Apôtre aux
Colossiens. Aussi est-il « Dieu béni pour tous les siècles » (Ro 9).
Et de même c’est de lui, en tant que Dieu, que nous recevons toute grâce
spirituelle, de même, en tant que Dieu, il nous dirige vers lui-même.
Mais toutes ces
[propriétés] lui conviennent aussi selon la nature humaine. Celle-ci est, dans
le Christ, d’une dignité souveraine en raison de son élévation ; car elle
a été exaltée jusqu’à l’union dans la personne divine ; à raison de sa
propre opération, car elle a posé un acte d’une dignité suprême dans
l’Église : la racheter et la construire dans son sang ; et aussi à
raison de sa perfection, car toute grâce se trouve en lui, comme tous les sens
dans la tête. De même aussi on l’appelle tête à raison de la seconde propriété,
car c’est par lui que nous avons reçu le sens de la foi et le mouvement de la
charité : « La grâce et la vérité nous sont venues par Jésus-Christ »
(Jn 1). Et de même il nous a dirigés par sa doctrine et son exemple, car
« Jésus commença à agir et à enseigner » (Ac 1, 1).
Mais la quatrième
condition du Christ lui convient selon la nature humaine seulement, et cette
dernière achève en lui la raison [formelle] de tête. Car le Christ, a raison de
la nature humaine, a possédé une perfection homogène aux autres, et il est un
principe quasi univoque, et il est une règle de même forme et d’un genre
unique. Aussi, à parler en général (communiter),
peut-on dire que le Christ, selon qu’il est Dieu est tête de l’Église en même
temps que le Père et l’Esprit Saint. Mais à proprement parler il est tête selon
la nature humaine, et on parle de grâce capitale selon que les propriétés
susdites lui conviennent, surtout d’influer sur les autres membres[173].
Pas plus que chez saint Bonaventure, il n’est encore
question de causalité efficiente instrumentale dans l’ordre de la grâce. C’est
qu’à cette époque saint Thomas considérait encore que celle-ci était produite
par mode de création. Or aucune créature ne peut
coopérer, même à titre instrumental, à la création[174]
En revanche, dans la QD De veritate, q 27, consacrée
à la grâce, et écrite peu après les Sentences,
le statut instrumental de l’humanité de Jésus est mis explicitement en rapport
avec notre justification :
Comme le dit le Damascène, la nature humaine dans
le Christ était instrument de la divinité, et donc [175]
elle participait à ce qu’opérait la puissance divine : Christus tangendo leprosum mundavit : le
Christ purifia le lépreux en le touchant. C’est le contact même de la chair du
Christ qui cause instrumentalement la purification du lépreux : sic enim ipse tactus Christi causabat
instrumentaliter salutem leprosi[176].
Or la nature humaine du Christ communiait aux effets de la puissance divine,
tant par les effets spirituels que par les effets temporels. Et c’est pourquoi
le sang du Christ répandu pour nous avait la puissance de nous purifier de nos
péchés : « Il nous a lavés de nos péchés dans son sang » (Ap 1,
5)... Et donc l’humanité du Christ est la cause instrumentale de notre
justification[177].
Dans la QD De
veritate 29, après avoir montré comment le double rapport unissant la tête
et le corps : de distinction (par dignité, gouvernement et causalité) et
de conformité (de nature, d’ordre et de continuité), s’applique au Christ et à
l’Église, l’Aquinate précise à quel titre l’humanité sainte était capable de
nous influer sa grâce : non à titre de cause principale, ce qui
n’appartient qu’à Dieu, mais à titre de cause instrumentale :
On peut entendre de
deux manières que quelqu’un influe pour le sens et le mouvement spirituels.
En premier lieu,
comme agent principal, et ainsi il appartient à Dieu seul de faire découler la
grâce sur les membres de l’Église.
D’une autre
manière, instrumentalement, et de la sorte, l’humanité du Christ, elle aussi,
est cause de l’influence susdite. Car comme le dit le Damascène[178],
de même que le fer brûle à cause du feu qui lui est conjoint, de même les
actions de l’humanité du Christ, à cause de la divinité à laquelle elle est
unie, et dont l’humanité était comme l’organe. Et ceci semble suffire à la
notion de tête. Car la tête du corps naturel, elle aussi, n’influe que par une
vertu cachée[179].
Ad 2m, cependant, il semble encore limiter
la causalité de l’humanité sainte à une simple disposition, encore que le texte
soit peu clair :
Les autres
ministres de l’Église ne disposent ni n’opèrent la vie spirituelle par leur
propre vertu… mais le Christ le fait par sa vertu propre.
Ad 17m encore, il bloque les deux notions
de cause principale et de cause efficiente, principaliter
et effective, pour les dénier à l’humanité sainte :
Il appartient à
Dieu seul d’illuminer les âmes à titre de cause principale et efficiente ;
mais ce n’est pas ainsi que l’humanité du Christ influe sur nous, mais d’une
autre manière, comme on l’a dit.
à l’article suivant, saint
Thomas montre pourquoi l’humanité de Jésus jouissait de ce privilège : en
raison de la plénitude unique de sa grâce habituelle, découlant de la grâce
d’union :
Comme l’affirme le
Damascène, l’humanité du Christ était comme un instrument de la divinité ;
et c’est pourquoi ses actions pouvaient nous être salutaires. Donc en tant
qu’elle était un instrument spécial de la divinité, il fallait qu’elle eût une
conjonction spéciale avec la divinité.
Or toute substance
participe d’autant plus pleinement à la bonté de Dieu, qu’elle s’approche
davantage de sa bonté, comme Denys le montre avec évidence au xiie livre de la Hiérarchie ecclésiastique.
C’est pourquoi
l’humanité du Christ, elle aussi, du fait même qu’elle était plus que toute
autre voisine et spécialement conjointe à la divinité, a participé plus
excellemment à la bonté divine par le don de la grâce. Il en résultait en elle
une aptitude, non seulement à posséder la grâce, mais aussi à transfuser la
grâce dans les autres, comme par les corps les plus lumineux la lumière du
soleil se répand sur les autres. Et parce que le Christ infuse d’une certaine
manière les effets des grâce sur toutes les créatures raisonnables, il est lui-même principe de toute grâce
selon l’humanité, de même que Dieu est principe de tout être. Aussi, de
même qu’en Dieu toute la perfection de l’être est rassemblée, de même dans le
Christ toute la plénitude de la grâce et de la vertu, par laquelle il peut non
seulement agir lui-même dans l’ordre de la grâce, mais encore amener les autres
à la grâce. Et c’est ainsi qu’il a raison de tête. En effet dans la tête
naturelle il n’y a pas seulement la puissance sensible permettant de sentir par
la vue, l’ouïe, le tact, et autres de ce genre. Mais encore elle se trouve en
elle comme dans sa racine, de laquelle les sens se répandent dans les autres
membres[180].
Le même principe réapparaît dans le Compendium, allégé de toute discussion
technique :
Dans les réalités
qui sont remplies d’une bonté ou d’une perfection quelconque, on constate que
ceci est plus plein, qui rejaillit également sur les autres ; ainsi, un
corps qui peut illuminer les autres est plus lumineux. Donc, parce que l’homme
Christ a reçu la suprême plénitude de grâce comme Fils unique de Dieu, il en a
résulté, consequens fuit, que [cette
plénitude] a rejailli de lui sur les autres, en sorte que le Fils de Dieu fait
homme fît les hommes dieux et fils de Dieu, selon cette parole de
l’Apôtre : « Dieu a envoyé son Fils unique, fait de la femme, fait
sous la loi, pour racheter ceux qui étaient sous la loi, afin de leur conférer
l’adoption des fils » (Gal 4, 41).
Or du fait que du
Christ la grâce et la vérité dérivent sur les autres, il lui convient d’être
tête de l’Église. Car c’est de la tête que les sens et le mouvement dérivent
d’une certaine manière sur les autres membres, qui lui sont conformes en
nature. C’est ainsi que du Christ la grâce et la vérité dérivent vers les autres
hommes. Aussi [Paul] écrit-il aux Éphésiens : « Il l’a donné comme
tête à toute l’Église, qui est son corps »[181].
Dans De
potentia, q 3, de creatione, la
pensée de saint Thomas sur la production des accidents commence à évoluer :
ils ne sont pas à proprement parler créés, mais « concréés », concreari. Ce qui est proprement créé,
ce sont les subsistants[182].
Comment la production de la grâce n’exclut-elle pas toute forme de coopération instrumentale ? Comme dans la génération humaine, cette coopération reste purement dispositive : l’instrument produit la disposition ultime qui appelle la production ultime par Dieu seul de l’effet créé[183].
L’instrumentalité est comme arrêtée en chemin : si la grâce n’était pas créée, on pourrait faire droit à la conception d’une causalité instrumentale perfective. C’est l’aboutissement auquel saint Thomas arrive dans la Somme.
Dans la Somme de théologie, notre auteur
parvient à sa position définitive, grâce à l’approfondissement de la notion de
grâce.
La grâce n’est pas créée au sens propre du terme, à la différence de l’âme humaine, forme spirituelle, et en ce sens subsistante. La grâce divine est dans l’âme un accident, dont l’être est d’inesse. Donc elle n’est ni créée ni concréee, mais parvient à l’être par la mutation de son sujet. Elle est produite par la causalité divine dans l’âme à partir de la capacité (purement obédientielle), ex qua, que l’âme offre à cette réception. Elle est éduite de l’âme en tant que celle-ci est en puissance obédientielle à cette participation de la nature divine :
Comme dit Boèce,
« être pour l’accident, c’est inhérer, inesse
(à la substance) ». C’est pourquoi l’on donne à l’accident le nom d’être,
non pas parce qu’il possède l’être, mais en ce sens que, par lui, quelque chose
est ; aussi, selon Aristote, doit-on le regarder plutôt comme [une
détermination] de l’étant que comme un étant, proprement dit, magis dicitur entis quam ens. Et puisque
le devenir et la corruption appartiennent à ce qui est, il s’ensuit qu’à
proprement parler l’accident ni ne devient, ni ne se corrompt ; si on lui
attribue le devenir ou la corruption, c’est en ce sens que le sujet commence ou
cesse d’être actualisé par lui. Et c’est dans ce sens qu’on dit que la grâce
est créée, pour dire que les hommes sont créés en l’être de grâce, c’est-à-dire
qu’ils reçoivent un être nouveau à partir de rien, c’est-à-dire : non à partir
de mérites antécédents, selon cette parole de l’Apôtre (Ep 2, 10) :
« Nous sommes créés dans le Christ Jésus en vue des bonnes œuvres »[184].
Si Dieu seul est cause de la grâce, comme cause principale, car la grâce est participation à la nature divine (comme le feu peut seul donner la chaleur), cela n’exclut pas le concours de causes instrumentales pour la production de la grâce. La créature peut être élevée instrumentalement à produire la grâce par la vertu de l’agent principal. Ainsi, l’humanité du Christ donne la grâce, non par sa vertu propre, mais par la vertu d’un agent principal, la divinité, à laquelle elle était conjointe, et qui donnait aux actes de cette humanité d’être salutaires :
L’humanité du
Christ est « comme l’organe de sa divinité », selon l’expression du Damascène.
Or l’instrument ne réalise pas l’action de l’agent principal par sa propre
vertu, mais par la vertu de cet agent. C’est pourquoi l’humanité du Christ ne
cause pas la grâce par sa propre vertu, mais par la vertu de la divinité qui
lui est unie et qui fait que les actions humaines du Christ sont salutaires.
Dans la personne du
Christ, l’humanité cause notre salut par la grâce sous l’action de la vertu
divine qui est l’agent principal[185].
Cette doctrine de la grâce une fois établie, saint Thomas devait en tirer toutes les conséquences christologiques dans la IIIa Pars. Après avoir scruté dans les premières questions l’ontologie du Verbe incarné, il déduit du mode d’union l’existence et la plénitude sans pareille de la grâce habituelle du Christ (q 7), et de celle-ci son caractère capital (q 8). On se rappelle les grandes lignes du corps de q 8, a 1. Relevons seulement ici la réponse à la première objection : Dieu seul est cause de la grâce :
Donner la grâce ou
le Saint-Esprit convient au Christ selon qu’il est Dieu, au titre de
sa propre autorité, auctoritative.
Mais cela lui revient instrumentalement en tant qu’il est homme, à savoir, en
tant que son humanité était l’instrument de sa divinité.
Cela lui revient, non seulement d’un point de vue
ontologique, statique, mais par toutes ses actions et passions, dans lesquelles
il agit « dans la vertu » de la divinité :
Et ainsi ses
actions, par la vertu de la divinité, nous étaient salutaires, comme causant la
grâce par le mérite et une certaine efficience, per efficaciam quamdam[186].
Saint Thomas l’avait déjà affirmé dans des œuvres
anciennes, De veritate, et sans
préciser encore la nature exacte de cette causalité secondaire, Contra Gentiles :
L’opération humaine du Christ tirait une certaine
efficacité du fait de l’union avec la divinité, comme l’action d’un agent
secondaire tire une certaine efficacité de l’action de l’agent principal. Il en
résulte que n’importe quelle action ou
passion (du Christ) fut salutaire. C’est pourquoi Denys (Div. nomin. II) appelle l’opération
humaine du Christ théandrique, c’est-à-dire humano-divine, et aussi parce
qu’elle appartient à Dieu et à l’homme [187].
Cela est vrai, à un titre unique, de sa passion
rédemptrice :
La cause principale
du salut des hommes, c’est Dieu. Mais puisque l’humanité du Christ est
l’instrument de sa divinité, il se fait, en conséquence, que toutes les actions
et souffrances du Christ opèrent à la manière d’instruments, par la vertu de sa
divinité, pour le salut du genre humain[188].
Il en est de même pour « tout ce qui est arrivé
à la chair du Christ, même après la séparation de l’âme »[189],
et après sa résurrection[190].
Comme le dit le Damascène, l’humanité elle-même du Christ a été comme un certain instrument de la divinité, et c’est pourquoi ce qui appartient à son humanité, comme sa résurrection, sa passion, et le reste, joue en quelque sorte le rôle d’instrument vis-à-vis de l’effet de la divinité. Ainsi donc, la résurrection du Christ ne cause pas en nous la résurrection spirituelle comme cause efficiente principale, mais comme cause instrumentale[191].
Cette causalité instrumentale s’exerce à un double
titre. Le mérite, d’abord, ce dont
nul n’a jamais douté, et ce que le docteur séraphique reconnaissait volontiers.
Saint Thomas le répète à maintes reprises :
Chacune de ses passions et opérations nous fut profitable
pour le salut, non seulement par mode d’exemple, mais encore par manière de
mérite, en tant qu’il a pu nous mériter la grâce, à raison de l’abondance de la
charité et de la grâce qui était en lui, en sorte que ses membres reçussent
ainsi de la plénitude de la tête[192].
Si le Christ pouvait ainsi mériter pour nous, c’est que l’Église constitue
avec lui un unique corps, une unique « personne mystique » :
Comme nous l’avons
dit, le Christ ne possédait pas seulement la grâce à titre individuel, mais
aussi comme tête de toute l’Église, à qui tous sont unis comme les membres à
leur tête, pour constituer avec lui une seule personne mystique. Aussi le
mérite du Christ s’étend-il aux autres hommes en tant qu’ils sont ses membres ;
ainsi, dans un individu, l’action de la tête appartient de quelque manière à
tous ses membres, car ce n’est pas seulement pour elle que ses sens agissent,
mais pour tous ses membres[193].
Nous l’avons dit
précédemment, le Christ a reçu la grâce non seulement à titre individuel, mais
aussi comme tête de l’Église, de telle façon que sa grâce rejaillisse de lui
sur ses membres. Voilà pourquoi les actions du Christ ont pour ses membres
aussi bien que pour lui les mêmes effets que les actions d’un homme en état de
grâce en ont pour lui-même. Or, il est évident que tout homme en état de grâce
qui souffre pour la justice mérite par le fait même le salut pour lui, d’après
cette parole en S. Matthieu : « Heureux ceux qui souffrent persécution
pour la justice ». Il s’ensuit que
le Christ par sa passion a mérité le salut non seulement pour lui, mais aussi
pour tous ses membres[194].
Après sa mort, le Christ ne peut plus mériter pour
nous. Il continue cependant d’influer sur nous par « une certaine efficience ». Il ne
s’agit pas d’une influence purement morale ou juridique, mais réelle,
« physique ». C’est ainsi que l’humanité de Jésus nous vivifie par sa
résurrection, nous entraîne vers le Père par son ascension. :
Aristote dit :
« Ce qui est premier dans un genre est cause de tout ce qui en fait
partie »[195]. Or,
dans l’ordre de notre résurrection, ce qui est premier c’est la résurrection du
Christ, on l’a vu plus haut. Il faut donc que la résurrection du Christ soit la
cause de notre résurrection. L’Apôtre écrit (1 Co 15, 20) : « Le
Christ est ressuscité d’entre les morts, prémices de tous ceux qui se sont
endormis ; car si la mort a été causée par un seul homme, c’est aussi par
un seul homme qu’est causée la résurrection des morts. Et cela est conforme à
la raison. Le principe de la vie des hommes, c’est le Verbe de Dieu, dont il
est dit dans le Psaume (Ps 36, 10) : « En toi est la source de
la vie ». Aussi lui-même déclare-t-il en S. Jean (Jn 5, 21) :
« Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, le Fils vivifie ceux
qu’il veut ». Or, l’ordre naturel institué par Dieu dans les choses veut
que chaque cause agisse d’abord sur l’être qui lui est le plus proche et, par
cet être, sur les plus éloignés ; par exemple, le feu chauffe d’abord l’air qui
est tout près de lui et, par l’air, les corps qui sont plus distants ; Dieu
lui-même illumine en premier lieu les substances qui sont le plus rapprochées
de lui, et, par elles, éclaire celles qui sont le plus éloignées de lui, selon
Denys. C’est pourquoi le Verbe de Dieu a d’abord conféré la vie immortelle au corps
qui lui était uni par nature et, par lui, il opère la résurrection de tous les
autres hommes[196].
L’ascension du
Christ est la cause de notre salut, non par mode de mérite, mais par mode
d’efficience, comme nous l’avons montré pour la résurrection.
La passion du
Christ est au sens propre la cause de notre ascension au ciel, en écartant le
péché qui nous en fermait l’entrée, et par mode de mérite. Et l’ascension du
Christ est la cause directe de la nôtre, parce qu’elle l’a commencée dans notre
chef, auquel il faut que ses membres soient unis[197].
Un instrument peut être « extrinsèque et adventice », ou séparé, « comme la hache ou le glaive par rapport à l’homme »[198], mais aussi intrinsèque, « propre et conjoint... comme le corps d’un homme ou ses membres par rapport à l’âme »[199]. Réduire l’humanité du Sauveur à un instrument extrinsèque revient à la théorie de Nestorius, qui voyait en « l’homme Jésus » un pur instrument séparé du Verbe — hérésie réfutée par saint Cyrille dans sa Ie Lettre aux moines d’Egypte. Comme le note Cajetan, dans le cas du Christ, l’instrumentalité remonte, par-delà l’ordre de la cause, à celui de l’être : dire que l’humanité sainte est l’instrument conjoint du Verbe, c’est dire qu’elle « appartient à sa personne »[200], à « l’unité de son hypostase »[201]. La causalité instrumentale de l’humanité du Christ s’enracine dans son ontologie. Et à son tour, elle rejaillit sur l’Église : « Le Christ a reçu la grâce, non seulement comme personne singulière, mais en tant qu’il est chef de l’Église, c’est-à-dire de telle sorte qu’elle déborde de lui sur ses membres »[202]. L’Église, comme corps mystique, n’est autre chose que la communauté de grâce de tous ceux qui reçoivent de la plénitude dont le Verbe comble son humanité en se l’unissant.
La Somme de
théologie, traitant du corps mystique en christologie, fait peu d’allusions
au rôle de l’Esprit Saint dans l’Église. Dans les Collationes in Credo, mais déjà dans les Sentences, saint Thomas reprend l’image augustinienne classique de
l’Esprit comme âme de l’Église : « le Saint-Esprit… est la perfection
dernière et principale du corps mystique, comme l’âme dans le corps
naturel »[203].
On connaît aussi[204]
l’idée originale selon laquelle le Saint-Esprit est cœur de l’Église, comme le
Christ en est la tête. Cette idée est déjà présente, avec une certaine
hésitation, dans la QD De veritate
29 :
Le cœur est un
membre caché, la tête, [un membre] apparent. Aussi par le cœur peut-on
signifier la divinité du Christ, ou du Saint-Esprit ; mais par la tête on
désigne le Christ lui-même selon sa nature visible, sur laquelle influe la
nature de la divinité invisible[205].
Dans le Commentaire sur l’épître
aux Romains, le rôle de l’Esprit Saint est mis en relief en relation avec
celui du Christ :
Ensuite, il touche
à l’unité du corps mystique, quand il
dit : « nous sommes un seul corps »… Or l’unité du corps
mystique est une unité spirituelle, par laquelle nous sommes unis tous ensemble
à Dieu par la foi et l’affection de la charité, selon Ep 4 : « un
seul corps et un seul Esprit ». Et parce que l’Esprit d’unité dérive du
Christ en nous — « Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, il ne lui
appartient pas » (Ro 8) —, il ajoute : « dans le Christ »,
qui, par son Esprit qu’il nous donne, nous unit ensemble et avec Dieu :
« afin qu’ils soient un en nous, comme nous sommes un » (Jn 17)[206].
L’image du corps suggère que sont membres de l’Église ceux qui reçoivent
l’influx vital de la tête, et vice versa.
C’est bien la conclusion qu’avaient tirée les Pères de l’Église, notamment
saint Augustin. Mais alors, faut-il, à l’encontre de toute la tradition
ancienne, exclure de l’Église, non seulement les infidèles, mais les Pères de
l’Ancien Testament, et, comme tendaient à le faire plusieurs des prédécesseurs
immédiats de saint Thomas, tous ceux qui ne possèdent pas actuellement la grâce
ou la gloire ? Et qu’en est-il des anges, dont le Christ est assurément le
roi, mais qui ne sont pas de même nature ?
Certains auteurs, comme Guillaume d’Auxerre, ne reconnaissaient dans le
corps mystique du Christ, comme dans son corps naturel, que des « membres
très purs ». Les Sententiæ
divinitatis[207] n’y plaçaient même que les prédestinés,
doctrine qui, reprise par Huss, Wicliff, Luther et Calvin, sera condamnée par
l’Église. Plus modérés, Hugues de Saint-Victor, Alexandre de Halès, saint
Albert, saint Bonaventure, soutenaient que si les pécheurs appartenaient à l’Église,
ils n’appartenaient pas à l’unité de l’Église. Ainsi, saint Bonaventure[208] se
demande seulement si la grâce capitale atteint toutes les créatures
raisonnables « ayant la grâce », et répond, en fonction de sa
conception de l’influence de l’humanité du Christ, limitée à la causalité
méritoire et à l’impétration :
La grâce de la Tête influe dans les membres par la grâce incréée dans l’ordre de l’efficience, mais par la grâce créée, par mode de mérite et de disposition. Car en raison du mérite promis de la passion du Christ, Dieu a donné aux Pères qui l’ont précédé la grâce de la réconciliation ; et en raison du mérite réalisé, il nous donne avec plus d’abondance la grâce de la réconciliation, dans laquelle consiste le « sens » de la connaissance et le « mouvement » de l’affection. Et à cause de cette passion la porte a été ouverte, afin que tous les membres du Christ reçoivent l’amour et la connaissance[209] de gloire dans lesquels consiste la perfection du mouvement et du sens…
Il faut donc concéder que la grâce capitale rejaillit sur tous les citoyens de la Jérusalem céleste, quoique inégalement. Car elle le fait plus sur les homes qui sont rachetés que sur les anges, dont les défections sont compensées, et en ceux qui suivent son avènement, qu’en ceux qui l’ont précédé, car ils voient et croient plus clairement, et ils sont inondés davantage des dons des charismes. C’est pourquoi, si la passion promise a eu pour eux assez d’efficacité pour les mener sur la voie du salut, à plus forte raison la passion offerte et réalisée a dû produire ce résultat[210].
Quant aux membres qui ne sont pas unis à la tête, le Christ-Tête peut,
« selon sa nature divine, faire d’un non-membre un membre, et, selon sa
nature humaine, le mériter et l’obtenir, et ainsi influer le sens et le
mouvement et s’unir » ceux qui étaient d’abord séparés de lui[211].
Il précisait un peu plus loin : il est vrai que ce qui n’existe pas ne peut agir par mode d’efficience, mais par mode de mérite, cela n’a rien d’impossible : la foi du croyant au mérite du Christ à venir, et son amour pour lui, suffisent à le vivifier :
à ce qu’on objecte, que la grâce capitale soit accompagne, soit précède, il faut dire que… la tête spirituelle ne doit pas être unie matériellement et naturellement, mais spirituellement, par la connaissance et l’amour ; c’est de la même manière qu’il faut l’entendre du rapport temporel. Aussi, pour que le Christ fût la tête des justes qui l’ont précédé, n’était-il pas nécessaire que [la grâce capitale] fût contemporaine en réalité, mais par la foi, et ainsi elle l’a été assurément[212].
à ce qu’on dit, que ce qui n’a pas l’être ne peut influer sur autre
chose, il faut dire que cela est vrai par mode de principe efficient[213].
Mais cela ne l’est pas de l’influx par mode de mérite. Il suffit en effet que celui-ci existe dans la foi et la
dilection du croyant ; et par là, quand on croit et que l’on aime, du fait
même celui qui croit et aime est vivifié[214].
On le voit : pour le docteur séraphique, l’humanité de Jésus n’exerce
qu’une causalité purement morale.
à l’époque des Sentences, saint
Thomas pose déjà avec clarté le problème des différentes catégories d’hommes
qui peuvent sembler exclus du corps mystique, en les situant par rapport aux
différents modes selon lesquels se réalise l’union de ce corps Mais il se place
manifestement dans la perspective des opinions alors dominantes : celle de
Guillaume d’Auxerre (arg. 2), des Sententiæ
divinitatis (arg. 3), d’Alexandre de Halès et de ses disciples (corps). Après
quatre arguments opposés à ce que le Christ soit tête de tous les hommes, deux
arguments en sens contraire soutiennent qu’il l’est, en raison de
l’universalité de la rédemption (arg. 5), et du fait que tous ressusciteront
par lui (arg. 6). Dans le corps, l’Aquinate expose d’abord les quatre manières
dont les membres d’un corps naturel sont unis, applique ces « quatre
unions » à l’Église, et montre comment les différentes catégories d’hommes
se situent par rapport à elles : en chacune, il recherche une unité
numérique, seule unité purement et simplement :
Dans un corps naturel, on trouve une quadruple union entre les membres. La première provient de la conformité de nature, car tous les membres sont constitués de parties semblables, et sont de même raison, comme la main et le pied [sont constitués] de chair et d’os. Et ainsi on dit que les membres sont de même genre ou espèce. La seconde vient du fait qu’ils sont reliés entre eux par les nerfs et les jointures, et ainsi on dit qu’ils sont un par continuité. La troisième, du fait que le souffle vital et les puissances se diffusent par tout le corps. La quatrième, du fait que tous les membres sont perfectionnés par l’âme, qui est une numériquement dans tous les membres.
Et on rencontre ces quatre unions dans le corps mystique. La première consiste en ce que tous les membres sont de même nature, espèce ou genre. La seconde, en ce qu’ils sont reliés entre eux par la foi, car ainsi ils se trouvent en continuité par un unique objet de créance. La troisième, en ce qu’ils sont vivifiés par la grâce et la charité. La quatrième, en ce qu’en eux se trouve le Saint-Esprit, qui est la perfection ultime et principale de tout le corps mystique, comme l’âme dans le corps naturel.
Or la première de ces unions n’est pas une union purement et simplement ; car ce en quoi elle se trouve n’est pas un numériquement, comme c’est le cas des trois suivantes. Car par la foi et la charité [les fidèles] sont unis par un seul [objet] cru et aimé. De même le Saint-Esprit, qui est un numériquement, remplit tous les hommes.
Donc les infidèles [qui n’ont avec le Christ qu’une unité de nature] n’appartiennent pas à l’union du corps de l’Église, en tant qu’il est un purement et simplement. Et c’est pourquoi le Christ n’est pas leur tête sinon en puissance, selon qu’ils sont susceptibles d’être unis au corps.
Les fidèles pécheurs [qui n’ont que la foi, non la charité] appartiennent certes de quelque manière à l’unité de l’Église, en tant qu’ils sont en continuité avec elle par la foi, ce qui constitue une unité matérielle. Cependant on ne peut les dire membres au sens propre, sinon comme des membres morts, c’est-à-dire équivoquement[215]. Et parce que l’unité du corps est constituée par les membres, certains[216] disent qu’ils n’appartiennent pas à l’unité du corps de l’Église, bien qu’ils appartiennent à l’unité de l’Église. Et comme les opérations qui ont pour terme un autre peuvent de quelque manière être accomplies par des membres desséchés, comme de frapper, ou autres de ce genre, mais non pas les opérations effectuées par l’âme dans les membres ; de même aussi les méchants ne reçoivent pas les opérations vitales de l’Esprit Saint. Cependant le Saint-Esprit opère par eux la vie spirituelle dans les autres, en tant qu’ils administrent certains sacrements, ou enseignent les autres.
Mais les fidèles en état de grâce sont unis selon la troisième union [de grâce et de charité], qui est formelle par rapport à la seconde, et aussi selon la quatrième [la présence de l’Esprit Saint, corrélative de la grâce], qui achève le tout. Et c’est pourquoi on dit proprement que le Christ est leur tête[217].
Les fidèles, il est vrai, ne sont pas uns numériquement, mais l’Esprit
Saint, qui est leur « complément ultime », et, dans son terme, la
charité répandue par lui, le sont. Ils sont donc unis « dans une racine
unique numériquement »[218].
Ceux qui représentent le vrai corps du Christ, ce sont les membres vivants
de son corps mystique, non ceux qui ne sont membres que par équivoque[219].
Les Pères de l’Ancien Testament étaient déjà justifiés par la foi, qui n’a
pas changé. Mais l’influence du Christ était moins forte que maintenant, du
fait que l’obstacle du péché n’était pas enlevé, ni les sacrements de la
nouvelle Alliance institués[220].
Si certains ne profitent pas de la rédemption effectivement, cela provient
de leur faute, non de l’insuffisance de celle-ci[221].
Tous ressusciteront, mais les méchants ne ressusciteront pas à la vie
glorieuse. Aussi ne sont-ils pas membres à proprement parler[222].
La QD De veritate ne consacre pas
d’article particulier à la question des membres du corps mystique. Elle apporte
pourtant quelques compléments sur le statut des Pères de l’Ancien Testament.
Puisque beaucoup de membres de l’Église ont précédé l’Incarnation, n’est-ce pas que le Christ n’est pas leur tête, au moins selon l’humanité ? Comment ce qui n’existait pas encore — l’humanité de Jésus — pouvait-il agir ? C’est que, de même que Dieu nous justifie principalement par son action, mais aussi par la nôtre, en tant qu’objet connu et aimé, de même il faut distinguer entre l’action du Christ, « en tant qu’il a mérité et satisfait pour nous », et la nôtre, « selon que l’on dit que nous sommes justifiés par la foi en lui »[223]. C’est que le Christ n’est pas seulement notre tête par son action, mais par la nôtre[224]. Avant l’Incarnation, son mérite « n’était pas encore en acte, non plus que sa satisfaction »[225]. Mais il avait déjà « la raison de tête »[226] en tant qu’homme du fait qu’il était déjà l’objet de la foi des Pères, et à ce titre il les justifiait déjà même dans son humanité[227].
Mais comme son mérite et sa satisfaction n’étaient pas encore actuels, la
plénitude de grâce octroyée était moindre[228].
Réponses encore hésitantes, qui seront perfectionnées ultérieurement.
Sans se trouver en contradiction avec les conclusions des œuvres
antérieures, l’article de la Somme
s’en distingue par la méthode et la largeur de vues de la solution adoptée.
Les objections évoquent avec précision les trois cas litigieux : celui
des infidèles, qui n’appartiendraient en aucune façon au corps mystique ;
celui des fidèles pécheurs, qui ne peuvent appartenir à une Église « sans
tache ni ride » ; celui des Pères de la première Alliance, dont le
culte n’était que « l’ombre des réalités à venir ».
Le sed contra rappelle deux
textes du Nouveau Testament insistant sur l’universalité de la
Rédemption : 1 Tm 4, 10 (« Il est le Sauveur de tous les
hommes ») et 1 Jn 2, 2 (« Il est propitiation… pour les péchés du
monde entier »). Mais ce rôle relève justement de sa grâce capitale. Donc…
Le corps de l’article repose sur une distinction nouvelle, inconnue des
œuvres plus anciennes : au lieu de détailler une fois de plus les
ressemblances qui unissent corps naturel et corps mystique, avant de les
appliquer à son propos, saint Thomas part cette fois de ce qui les
oppose : les membres du corps naturel sont simultanés, ceux du corps
mystique sont successifs, tant du point de vue de l’esse naturæ — le moment historique de leur existence naturelle —
que de l’esse gratiæ :
« Parmi les hommes qui existent à un même moment, quelques uns sont privés
de la grâce, mais ils la recevront plus tard » — c’est donc qu’ils la
possèdent en puissance, non en acte —, alors que d’autres la possèdent
déjà » en acte — mais la perdront peut-être un jour[229].
Dès lors, il convient d’envisager l’appartenance au corps mystique, non
seulement selon que les membres sont tels en
acte, mais encore selon qu’ils le sont en
puissance. On reconnaît ici la division analogique du mot membre (au sens
métaphorique qui nous occupe) selon l’acte et la puissance. C’est cette
distinction fondamentale qui confère au raisonnement de saint Thomas,
simultanément, sa rigueur et son extraordinaire largeur de vues.
Parmi les membres en puissance, certains ne le seront jamais en acte.
D’autres le sont en acte à un moment donné, selon trois degrés : la foi,
la charité de l’état de voie (corrélative de la grâce), la gloire.
D’où cette conclusion d’une hardiesse surprenante :
Ainsi donc, si l’on prend la question d’une manière générale, selon toute la durée du monde, le Christ est la tête de tous les hommes, mais à des degrés divers[230].
Ils se répartissent selon trois degrés de proximité avec le Christ :
—
Gloire :
ce sont les saints du ciel qui, unis au Christ par la vision et la charité
béatifiques, sont les plus proches de lui, reçoivent le plus abondamment de la
plénitude de sa grâce capitale, et sont le plus parfaitement ses membres.
—
Charité :
les hommes en état de grâce, prédestinés ou non.
—
Foi
informe : les fidèles pécheurs et les schismatiques. S. Thomas les place
dans l’Église, sinon simpliciter, du
moins secundum quid :
« Celui qui a la foi sans la charité ni les bonnes œuvres a cependant
quelque chose qui l’unit à Dieu »[231].
—
Ceux
qui le seront un jour en acte : les prédestinés, actuellement encore
infidèles.
—
Ceux
qui ne le seront jamais : ceux qui, n’ayant pas été baptisés, optent pour
le mal à l’âge de discrétion[232] et
ne se convertissent jamais par la suite.
Ces derniers, quand ils meurent, sont fixés définitivement dans leur refus
de Dieu. Ils ne sont donc plus en puissance à lui être unis. Seuls, avec les
démons, ils sont totalement exclus du corps du Christ.
Cette analyse, sainement interprétée, garde toute sa valeur. Il suffira
d’en préciser le contenu exact en fonction de l’enseignement ultérieur du
magistère.
Saint Thomas apporte ensuite quelques précisions sur les différentes
catégories d’hommes faisant difficulté.
Il s’agit des infidèles au sens strict, « non selon une pure
négation » — car « en ceux qui n’ont rien entendu de la foi,
l’infidélité n’a pas raison de péché » —, mais « selon une opposition,
contrarietatem, à la foi, par
laquelle quelqu’un résiste à la foi dont il entend parler, ou même la
méprise »[233].
Ne possédant même pas la foi informe, ils n’appartiennent pas au corps
mystique en acte, mais en puissance. Cette puissance repose sur deux
fondements :
—
Principalement,
« la vertu du Christ, qui suffit au salut de tout le genre humain ».
Sa grâce, « principe universel de gratification dans la nature
humaine »[234],
pourra un jour se répandre sur ceux qui la refusent aujourd’hui.
—
Secondairement,
le libre arbitre, qui demeure flexible tant que dure l’état de voie[235], du
fait que la raison appréhende le vrai en discourant d’une chose à l’autre[236].
Comment l’Église sainte, « sans tache ni ride », pourrait-elle
englober des pécheurs ? Tel est à toutes les époques — notamment au moyen
âge, mais déjà lors de la querelle donatiste — le raisonnement récurrent de
tous les sectaires, prétendant identifier la véritable Église avec
« l’Église des saints » — la leur ! C’est ce qui avait poussé
saint Augustin[237],
sous la pression du schisme donatiste, à renoncer à reconnaître l’Église
« sans tache ni ride » dans l’Église de la terre, et à lui donner un
sens purement eschatologique. De son côté, saint Thomas retient les deux
interprétations de la formule de l’Apôtre, entendue, soit de l’Église de la
terre, soit de celle du ciel.
Dans son Commentaire sur l’épître aux
Éphésiens, il laisse une large place à la première :
Pour se présenter à lui-même une Église glorieuse. Comme si l’Apôtre disait : il ne convient pas que l’Époux immaculé prenne une épouse souillée. Et c’est pourquoi il se la présente à lui-même immaculée, ici-bas par la grâce, mais dans le siècle futur par la gloire. Aussi dit-il : « glorieuse », c’est-à-dire par la clarté de l’âme et du corps : « Il réformera notre corps de misère… » (Phil 3, 21). Et c’est pourquoi il ajoute : n’ayant ni tache — « Marchez dans une voie sans tache » (Ps. 100) ; « Bienheureux ceux qui sont sans tache dans leur voie » (Ps. 118) —ni ride, c’est-à-dire sans le défaut de la passibilité ; car, comme le dit l’Apocalypse (chap. 7), « ils n’auront plus ni faim ni soif » — ni rien de tel, mais qu’elle soit sainte, par la confirmation en grâce, et immaculée, [exempte] de toute souillure. Et nous pouvons entendre tout cela de la présentation qui aura lieu dans l’avenir par la gloire. Mais si on l’entendait de la présentation par la foi, alors on dirait : pour se présenter, à savoir, par la foi, une Église glorieuse, par ce que « c’est une grande gloire que de suivre le Seigneur » (Sir 23), n’ayant ni tache, c’est-à-dire, de crime mortel — « Tu t’es souillée dans ton iniquité » (Jr 2) — ni ride, c’est-à-dire, de duplicité d’intention, que n’ont pas ceux qui sont dûment unis au Christ et à l’Église — « Mes rides témoignent contre moi » (Jb 24) — mais plutôt sainte et immaculée par son absolue pureté[238].
Dans la Somme, il semble opter
pour l’interprétation eschatologique, sans exclure l’application à l’Église
pèlerine :
Pour l’Église, être « glorieuse, sans tache ni ride », constitue la fin dernière, à laquelle nous sommes conduits par la passion du Christ. Aussi ceci ne se réalisera-t-il que dans l’état de la patrie, non dans l’état de voie, où « si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes » (1 Jn 1, 8).
La sainteté de l’Église ne peut être que celle de ses membres. Or ceux-ci
ne sont « sans tache ni ride » que dans la patrie. Actuellement, ils
ne peuvent être exempts de tout péché — à l’exception de la Vierge immaculée.
Il est insensé de prétendre exclure entièrement les pécheurs de l’Église de la
terre.
Saint Thomas n’ignore pas pour autant que « l’Église du Christ »,
dès à présent, « est sainte »[239].
Tous ses membres sont « lavés par le sang du Christ »,
« consacrés par une onction spirituelle pour être sanctifiés »,
« lieu saint » où réside la Trinité[240].
« dans tous les fidèles du
Christ se trouve la sainteté de la grâce, qu’ils ont obtenue par le
baptême »[241].
Tous « ceux qui sont membres du Christ par l’union actuelle de la
charité »[242]
sont exempts de péché mortel. Mais cette sainteté n’exclut pas tout péché
véniel, sinon à un moment déterminé, du moins pour l’ensemble de la vie des
fidèles[243].
Globalement, « le Christ et l’Église sont une seule personne mystique dont
la tête est le Christ et le corps, tous les justes ; n’importe quel
juste » — y compris, sans aucun doute, les justes de l’Ancien Testament,
mais aussi ceux des païens qui « eurent une croyance implicite en la
Providence divine, croyant que Dieu était le libérateur des hommes de la
manière qui lui plaisait »[244].
Mais qu’en est-il des fidèles en état de péché mortel ? Ils sont
membres de l’Église au moins en puissance : ils peuvent encore se
convertir. Ils ne sont membres en acte qu’imparfaitement, « par la foi au
Christ qui unit au Christ d’un certain point de vue, et non purement et
simplement, c’est-à-dire de manière que l’homme obtienne la vie de la
grâce ». Leur foi est morte. Cependant ils ne sont pas totalement exclus
de l’influence de la Tête : ils « reçoivent du Christ un certain acte
de vie, qui consiste à croire ». Or la foi informe est une foi véritable,
et elle n’est pas n’est pas un habitus
distinct de la foi vive[245] :
« Le caractère informe de la foi n’appartient pas à la raison de l’espèce
de la foi elle-même, puisque la foi est dite informe à cause du défaut d’une
certaine forme extérieure » : la charité, par laquelle « l’acte
de foi est parfait et formé »[246].
Saint Thomas compare ces fidèles pécheurs à « un membre nécrosé »,
que l’on peut néanmoins mouvoir de quelque manière : un tel membre n’est
pas séparé du corps, même s’il ne lui appartient pas au même titre qu’un membre
vivant.
Saint Thomas n’explicite pas formellement le principe fondamental du
cardinal Journet : l’Église est sans péché mais non sans pécheurs. Mais il
affirme déjà clairement la même vérité fondamentale :
Les baptisés pécheurs (sauf le cas spécial des pécheurs par hérésie ou schisme) sont vraiment membres de l’Église pérégrinante. Mais ils n’y sont pas en raison de leur péché (qui est la part d’eux-mêmes refusée au Christ… et à son corps)… L’Église visible est le corps mystique du Christ. Celui-ci subsiste dans ses membres saints, et dans ses membres pécheurs, en raison des valeurs surnaturelles qui demeurent en eux (la notion de membre est analogique)[247].
La tradition patristique la plus antique est unanime à reconnaître que les
justes de l’ancienne Alliance appartenaient déjà au corps mystique du Christ
par leur foi au Christ à venir :
Les anciens justes, avant l’Incarnation du Verbe, furent justifiés par cette foi au Christ et par cette véritable justice qu’est pour nous le Christ, croyant que se réaliserait dans l’avenir ce que nous croyons réalisés, et ils furent sauvés par la foi[248].
Dans le Breviloquium, le séraphique docteur développe avec onction la pensée d’Augustin :
On accède à lui par la foi, ou par le sacrement de la foi[249], et la foi au Christ est la même dans ceux qui ont vécu autrefois, ceux qui vivent à présent et ceux qui vivront dans l’avenir ; c’est pourquoi la raison de l’influence du Christ se pose en considération de tous, passés, présents, et aussi futurs : ceux qui croient au Christ et qui renaissent dans le Christ sont par la foi unis au Christ, et par la grâce qui s’épanche sur eux ils deviennent membres du Christ, temples du Saint-Esprit et par là fils de Dieu le Père… De même que [le lien de la charité] n’est pas rompu par la distance des lieux, de même il n’est pas brisé par la longueur du temps. De là vient que tous les justes, à quelque époque qu’ils aient existé, composent l’unique corps mystique du Christ[250].
Cette affirmation
offrait cependant de sérieuses difficultés : comment les anciens Pères, et à plus forte raison les « bons païens » comme Job par exemple, pouvaient-ils être unis à leur Tête, avant
l’Incarnation, et recevoir l’influence de sa grâce capitale, alors qu’elle
n’existait pas encore ? Comment pouvaient-ils se porter par la foi vers le
Christ, dont ils n’avaient qu’une idée fort vague, quand ils accomplissaient
les rites de l’état de nature ou de l’ancienne Loi ?
C’est, explique saint Thomas dans la Somme,
que « les saints Pères ne s’arrêtaient pas aux sacrements de la Loi comme
à des réalités », mais comme à des images et des ombres des [mystères] à
venir ». Tel est, pour saint Thomas comme pour toute la tradition
patristique et le nouveau Testament lui-même, le vrai sens de l’économie
ancienne, et en particulier de ses rites, qui, outre leur valeur intrinsèque,
figuraient la loi nouvelle comme celle-ci figure l’état définitif de la
patrie :
Dans l’ancienne Loi, ni la vérité divine n’avait été manifestée, ni la voie pour y parvenir découverte, comme le dit l’Apôtre (He 9). Et ainsi il fallait que le culte extérieur de l’ancienne Loi non seulement figure la vérité future qui doit être manifestée dans la patrie, mais aussi soit figurative du Christ, qui est la voie conduisant à la vérité de cette patrie[251].
La fin des préceptes cérémoniels est double : ils étaient ordonnés au culte de Dieu pour leur temps, et à figurer le Christ… et ainsi ils ont des raisons figuratives et mystiques[252].
En effet,« c’est le même mouvement qui se porte vers l’image en tant
qu’image, et vers la réalité, comme on le voit clairement chez le
Philosophe » [253].
On peut dire du culte ancien, mutatis
mutandis, ce que saint Thomas dit des icônes :
On ne rend pas aux images un culte religieux selon qu’on les considère en elles-mêmes, mais selon qu’elles sont des images conduisant au Dieu incarné. Or le mouvement qui porte vers l’image ne s’arrête pas à elle, mais tend à ce dont elle est l’image[254].
Le mouvement qui se porte vers une image en tant que c’est une image, se réfère à la réalité dont elle est l’image[255].
Comme le dit le Philosophe, le mouvement qui porte l’âme vers une image est double : l’un est vers l’image elle-même, selon qu’elle est une certaine chose ; l’autre, vers l’image, en tant qu’elle est l’image d’autre chose. Et entre les deux il y a cette différence que le premier mouvement par lequel on est mû vers une image en tant que c’est une chose se distingue du mouvement qui va à la réalité [signifiée]. En revanche, le second mouvement, qui se porte vers une image en tant que c’est une image, est identique à celui qui se porte vers la réalité[256].
Dès lors, « les anciens Pères, en observant les sacrements de la Loi,
se portaient vers le Christ », promis avec une précision croissante,
« par la même foi et le même amour qui nous portent aussi vers lui ».
Quant aux bons païens, outre que quelques uns ont pu, comme la Sibylle,
recevoir une révélation du Christ à venir, ils ont pu aussi être sauvés par une
foi implicite, entendue en un sens large :
Si certains ont pu être sauvés sans avoir reçu de révélation [du Christ], ils n’ont pas été sauvés sans la foi au Médiateur ; car bien qu’ils n’aient pas eu la foi explicite, ils ont cependant eu une foi implicite en la divine Providence, en croyant que Dieu était le libérateur des hommes, selon les modes qui lui plaisaient, et selon que l’Esprit Saint l’aurait révélé à certains qui connaissaient la vérité[257].
« C’est pourquoi » les uns et les autres « appartenaient au
même corps de l’Église auquel nous appartenons nous-mêmes ».
Le corps mystique englobe, en acte ou en puissance, tous les hommes, sauf
les damnés. Mais qu’en est-il des (bons) anges ? Cette question, qui
suscite chez nos contemporains un intérêt assez limité, passionnait les
médiévaux. Le Christ est certes, selon l’Apôtre, « chef de toute
principauté et de toute puissance » (Col 2, 10). Mais en quel sens ?
Au seul titre de sa divinité, comme l’on pensé certains Pères grecs, ou aussi
de son humanité ? En tout cas, tous reconnaissaient que même en son
humanité, le Christ est supérieur aux anges, que les anges et les hommes constituent
une unique cité de Dieu, et que le Christ exerce une certaine influence sur les
anges. Selon Denys, « Jésus lui-même, par lui-même, sans aucun
intermédiaire, enseigne [aux plus élevés des anges, et à plus forte raison aux
autres] les notions sacrées, et leur accorde, par une communication immédiate,
la connaissance de son action bienveillante sur les hommes »[258]. Si
certains antiqui, et encore Guillaume
d’Auxerre, inclinaient à penser que le Christ n’était le chef des anges qu’en
tant que Dieu, c’était une doctrine commune, au xiiie siècle, qu’il l’était aussi en son humanité.
Cette position, suggérée par la plus grande partie de la tradition patristique
latine, et notamment saint Augustin, offrait cependant deux difficultés. D’une
part, « la tête et les membres sont de même nature »[259], ce
qui n’est pas le cas du Christ et des anges. D’autre part, les bons anges,
n’ayant pas péché, n’avaient pas besoin de rédemption. Selon saint Bonaventure,
l’influence du Christ sur les anges demeurait donc indirecte et accidentelle,
et ne suffisait pas à faire de ceux-ci les membres de son corps. Du coup,
l’influence du Christ s’étendait au-delà des limites de son corps mystique au
sens propre. Mais de quelle influence s’agit-il ? Faute d’envisager la
causalité instrumentale, le docteur franciscain reste très restrictif à cet
égard. :
Du fait [de la passion], beaucoup de mystères sont révélés aux anges, et leur restauration, qui se trouve réalisée par le Christ, leur apporte beaucoup de joies. Et c’est pourquoi eux aussi reçoivent le sens et le mouvement, non, dis-je, celui qui est de l’essence de la grâce, mais celui qui appartient à son bene esse et à sa perfection[260].
Bien que les anges ne soient pas membres, cependant une influence du Christ peut s’exercer dans les anges, non seulement quant à la nature divine, mais même selon la nature humaine, par accident toutefois, parce qu’en influant sur les membres et en les rachetant, le Christ répara la ruine angélique[261]. Quand on dit que la grâce capitale n’influe que sur les membres, si on l’entend des membres au sens propre, cela n’est pas vrai, à moins de réduire l’influence à l’influence proprement dite, du genre de l’influence de grâce et de gloire[262].
Le Commentaire sur les Sentences
de saint Thomas se ressent de la même difficulté : dans la ligne du pseudo
Aréopagite, notre auteur limite à cette époque l’influence du Christ sur les
anges à des actes hiérarchiques d’illumination et de perfectionnement, comme
les anges supérieurs peuvent en exercer sur les inférieurs. En effet, à la
différence des hommes, ils ne sont pas de même nature que lui, et n’ont pas
besoin de rédemption. Leur appartenance au corps mystique n’est donc pas aussi
étroite :
Le Christ en tant qu’homme est le chef des anges, mais non pas dans un sens aussi propre que pour les hommes, ni d’une manière absolument identique. Cela, pour deux raisons.
En premier lieu, il a avec les hommes une communauté de nature dans l’espèce même ; avec les anges, au contraire, il n’y a plus communauté de l’espèce, mais seulement dans le genre de la nature intellectuelle.
D’autre part, quant à l’influence. Car il n’influe pas sur les anges en enlevant un obstacle, ou en méritant la grâce, ou en priant pour eux, car ils sont déjà bienheureux ; mais en ce qui concerne les actes hiérarchiques, en tant qu’un ange en illumine un autre, le purifie et le perfectionne, comme on l’a dit au livre II, d 6 ; cela en effet, ils le reçoivent du Christ d’une manière beaucoup plus éminente[263].
Dans De veritate, en revanche, où
le statut instrumental de l’humanité sainte est nettement affirmé, notre
docteur élargit l’influence de la grâce capitale à « toute
grâce » : « le Christ influe d’une certaine manière les effets
des grâces sur toutes les créatures raisonnables » — c’est-à-dire, à
proprement parler, les hommes, mais dans le contexte les anges ne paraissent
pas exclus[264].
Quant au mérite, on ne peut dire que le Christ ait mérité pour les anges
« quant à la récompense essentielle », car de ce point de vue ils ne
sont pas viateurs, mais accidentellement le mérite du Christ rejaillit sur eux
« en tant qu’ils sont à notre service »[265]. Ce
qui insinue leur solidarité avec nous au sein d’un même corps mystique.
Dans les commentaires scripturaires, saint Thomas reprend les thèmes de
l’illumination et de la réparation des rangs des anges décimés par la
chute ; il a l’occasion d’insister sur l’élévation du Christ au-dessus de
tous les anges, mais aussi sur le fait qu’ils appartiennent à la même Église que
les hommes :
« Tout ce qui est dans les cieux », dis-je, c’est-à-dire les anges. Non que le Christ soit mort pour les anges, mais parce qu’en rachetant les hommes il a restauré la ruine des anges[266].
« Dieu le Père l’a donné comme tête au-dessus des toute l’Église », à savoir, tant militante, celle des hommes qui vivent [de la vie] présente, que triomphante, composée des hommes et des anges dans la patrie. En effet le Christ, selon certaines raisons communes, est la tête aussi des anges… quant à la prééminence et quant à la diffusion. Car le Christ est supérieur aux anges, même selon l’humanité… De même, le Christ en tant qu’homme illumine les anges et exerce son influence, influit, sur eux, comme Denys le prouve à partir d’Isaïe 63 : « Quel est celui-ci qui vient d’Édom », disant que ces dernières paroles concernent les anges les plus élevés… En revanche, quant à la conformité de nature, le Christ n’est pas la tête des anges…[267]
Dans le Commentaire sur saint Jean,
de peu antérieur à la IIIa
Pars, saint Thomas affirme sans ambages l’infusion de la grâce par le
Christ non seulement aux hommes, mais aussi aux anges :
« De sa plénitude nous avons tous reçu ». Tous, c’est-à-dire tous les apôtres, patriarches, prophètes et justes passés, présents, et futurs, et même tous les anges… La plénitude de grâce qui est dans le Christ est cause de toutes les grâces qui se trouvent dans toutes les créatures intellectuelles[268].
Se demandant dans la Somme si le
Christ est tête des anges, le docteur commun l’établit d’abord par un
syllogisme dont la mineure, ecclésiologique, touche directement notre
problème :
Majeure : Ce qui fait partie d’un corps unique a une tête unique.
Mineure : Or les anges et les hommes constituent l’unique corps de
l’Église.
Conclusion : Donc le Christ est
tête non seulement des hommes mais encore des anges.
Il confirmera ensuite cette conclusion par des arguments scripturaires.
Pour prouver que les anges font partie du corps de l’Église, notre auteur
part d’une définition du corps (au sens métaphorique) : « On appelle
par similitude corps unique une multitude ordonnée à une fin unique selon des
actes et des offices distincts ». Unité d’ordre, services mutuels :
telle est bien la conception du corps ecclésial dégagée par saint Thomas dans
les épîtres pauliniennes : « Il existe une certaine unité d’ordre
entre la tête et les membres qui se servent les uns les autres »[269].
Ici l’Aquinate insiste sur la fin ultime des anges et des hommes : la
béatitude : « Or il est manifeste que c’est à une fin unique, à
savoir la gloire de la fruition divine, que sont ordonnés les hommes[270] et
les anges » — ceux-ci l’ayant obtenue « immédiatement après le
premier acte de charité par lequel ils ont mérité la béatitude »[271].
Dans la Ia Pars, il a
montré les services que nous rendent les anges : ils sont « envoyés
en ministère »[272]
auprès des hommes, « à la garde desquels ils sont députés pour que par eux
ils soient réglés et mus vers le bien »[273].
Inversement, l’auteur du De divinis
moribus (parfois attribué à S. Thomas) invite les hommes à ne pas
contrister les anges par leurs péchés :
Ayons soin des anges, afin qu’ils ne soient pas par notre faute frustrés de la joie qu’ils doivent recevoir des progrès que, grâce à leurs bons offices et à leur protection, nous faisons dans le bien[274].
En raison de sa proximité avec Dieu, due à l’union hypostatique, le Christ
en son humanité jouit d’une plénitude de grâce supérieure à celle des anges
comme à celle des hommes. Par conséquent, « de son influence reçoivent non
seulement les hommes, mais aussi les anges ». Cela, non seulement dans
l’ordre des illuminations hiérarchiques, de la restauration des rangs des
anges, ou d’une récompense purement accidentelle, mais, semble-t-il — depuis
l’Incarnation, bien entendu — de l’influx de la grâce (ou de la gloire), comme
c’est le cas pour les hommes. Néanmoins, alors que l’Incarnation est ordonnée
au salut des hommes, réalisé par l’influx de la grâce et de la gloire,
« l’influx dans les anges n’est pas la fin de l’Incarnation, mais une
conséquence de l’Incarnation »[275].
Entre l’homme et l’ange, la communauté d’espèce fait défaut, et de ce point
de vue le Christ « n’est pas la tête des anges »[276] :
Mais, note saint Thomas dans la Somme,
c’est « principalement quant à l’âme que l’influence du Christ s’exerce
sur les hommes ». Or, de ce point de vue, les hommes sont de même nature
que les anges quant au genre : celui de la substance intellectuelle :
Il a avec les hommes une communauté de nature selon l’espèce elle-même ; avec les anges au contraire, il n’y a pas de communauté dans l’espèce, mais uniquement dans le genre de la nature intellectuelle[277].
Dès lors, rien ne s’oppose à ce que les anges appartiennent au même corps.
L’une des définitions classiques de l’Église, congregatio fidelium, semble exclure les anges, qui n’ont pas la
foi, mais jouissent de la vision. Mais cette définition ne s’applique qu’à l’un
des deux états de l’Église : celui de l’état de voie. Or cet état n’est
pas le seul : certains des membres du corps mystique jouissent déjà de la
béatitude, et ce sera le cas de tous à la fin des temps.« Selon l’état de
la patrie », l’Église, « c’est l’assemblée des bienheureux »[278].
Saint Thomas le notait déjà dans son commentaire sur l’épître aux
Colossiens :
L’Église assurément possède un double état : de grâce dans le présent, et de gloire dans l’avenir. Mais c’est la même Église, et le Christ en est la tête selon l’un et l’autre [état], car il est premier en grâce et premier en gloire[279].
Le Christ est le chef de l’Église selon ces deux états. Les anges (et les
saints du ciel) lui ressemblent même davantage, en ce que comme lui ils
jouissent de la vision face à face.
Cette conception très ample permet de dépasser les étroitesses de ceux qui
voudraient réduire l’Église à ses structures visibles et aux limites
personnelles des hommes qui la constituent actuellement.
Un célèbre texte de saint Augustin[280]
assigne la résurrection des âmes au Verbe, celle des corps à l’humanité de
Jésus. Comment celle-ci peut-elle exercer son influence sur un pur esprit, ce
que requiert la notion de membre ? Cela n’est évidemment pas possible par
la puissance de l’humanité en tant que telle, séparément du Verbe. Mais en
raison de l’union hypostatique cette humanité est capable d’influer « non
seulement sur les esprits des hommes, mais encore sur ceux des anges ».
Dernier problème, d’une actualité plus évidente : le Christ est tête,
chef du corps mystique, mais en est-il le seul chef ? Est-il légitime
d’appeler, avec une tradition patristique bien établie, le pape chef de
l’Église[281],
les évêques chefs de leurs diocèses respectifs[282] ?
Selon les orthodoxes, ce serait contrevenir à l’unique capitalité du Sauveur
que d’accorder le premier point — mais ils ne font pas difficulté à admettre le
second. Saint Thomas étudie cette question ex
cathedra une seule fois, en IIIa,
q 8, a 6[283],
et lui apporte une réponse particulièrement nuancée ; nous interpréterons
celle-ci à l’aide des passages assez nombreux traitant de sujets connexes,
notamment du rôle du pontife romain dans l’Église[284].
Déjà Pierre de Poitiers, en 1169, distinguait entre la fonction de
médiateur, qui implique la plénitude des vertus, et celle de tête, qui ne
requiert qu’une simple prééminence, sicut
Dominus papa hodie est caput Ecclesiæ[285].
Saint Albert applique au moins une fois, sans s’en expliquer davantage,
l’expression caput au pape,
« première tête », de qui le « parfum » divin découle sur
les évêques :
Notre évêque est comme un canal par lequel la communion de l’unité descend sur nous de la première tête, le pape, comme le parfum descend d’abord de la tête sur la barbe qui tient à la tête, et de la barbe découle sur les [parties] supérieures, et des [parties] supérieures sur les [parties] moyennes, et découle jusqu’au bord et à la frange du vêtement[286].
Saint Bonaventure se demande dans les Sentences
comment la grâce capitale pourrait être identique à la grâce habituelle,
alors que la première est communiquée, non la seconde. Il répond :
à ce qu’on objecte, que la grâce capitale est communiquée, il faut dire que la grâce capitale n’est pas communiquée aux autres de telle sorte qu’elle soit chez eux une grâce capitale, mais de telle sorte qu’elle soit efficace pour les autres. Et cela assurément convient à la grâce de la personne singulière et d’union, car c’est à raison de celle-ci qu’il a mérité et satisfait pour nous. Mais bien que la grâce du Christ, dite de n’importe quelle façon, exerce une efficacité sur nous, cependant ce n’est pas n’importe quel nom qui donne à entendre cette efficacité, mais seulement ce nom de grâce capitale. C’est ainsi en effet qu’on l’appelle en raison de sa vertu et de son efficacité pour influer[287].
Le vocabulaire reste flou : la « vertu et l’efficacité pour
influer » renvoient, non à la causalité efficiente instrumentale, mais
uniquement à la causalité méritoire ; et il n’est pas question de la grâce
capitale en tant que possédée par un chef de l’Église qui exercerait à son tour
un influx sur l’Église, mais en tant que source de justification pour chaque
chrétien.
Dans De perfectione evangelica
(1256), il se pose plus directement notre problème, et distingue entre
« l’influx intérieur des charismes » et la « dispensation extérieure
des ministères » ; il attribue la seconde au pontife romain :
Comme l’Église elle-même est une hiérarchie unique, un corps unique et une épouse unique, il est nécessaire qu’elle ait un hiérarque principal, une seule tête et un seul époux ; et puisqu’une telle unité ne vient pas seulement dans l’Église de l’influx intérieur des charismes, mais aussi de la dispensation extérieure des ministères, l’Église ne possède pas seulement un hiérarque principal, sa tête et son époux, Jésus-Christ lui-même, qui régit, vivifie et féconde l’Église intérieurement, mais encore, il doit y avoir à l’extérieur un ministre principal tenant lieu du premier hiérarque, tête et époux, en sorte que l’Église puisse être conservée non seulement intérieurement, mais encore extérieurement[288].
D’après le Breviloquium (1257 au
plus tard), il semble que si le pape règne à l’extérieur, le Christ ne jouisse
que de l’influx intérieur : « le bienfait de la grâce et de l’esprit,
par lesquels s’effectuent le sens et le mouvement dans les [créatures]
spirituelles »[289].
Dans le Lignum vitæ (1257-1258)
cependant, il précise que le Christ « dispense les offices des dignités,
en distribuant les dons des charismes », ce qui semble relever du
gouvernement. Par ailleurs, dans De
perfectione evangelica, il établit, avec moins de réserve que saint Thomas,
un parallèle entre la plénitude de sens et de mouvement propre à la tête et la
plénitude des dignités qui réside dans le pape :
De même que dans la tête, pour l’ornement de tout le corps, tous les sens se trouvent réunis; de même dans le souverain Pontife, on doit trouver réunies toutes les dignités[290].
Dès le premier séjour parisien, pressé par les revendications des maîtres
séculiers contre la légitimité des Ordres mendiants, étroitement liés au
pontife romain, saint Thomas emploie plusieurs fois l’image de la tête
(appliquée tantôt au pape, tantôt à l’Église romaine) et du corps dans Contra impugnantes (1256), citant
volontiers des décrétales ou des textes patristiques :
[Selon une décrétale], celui qui s’efforce d’arracher à la tête suprême de toutes les Églises le privilège conféré à l’Église romaine, celui-ci, sans aucun doute, tombe dans l’hérésie[291].
[Comme le dit saint Cyrille d’Alexandrie], nous devons rester attachés comme des membres à notre tête apostolique, le trône des pontifes romains, auprès duquel il nous appartient de chercher ce que nous devons croire et ce que nous devons tenir[292].
[Selon saint Jean Chrysostome, l’ordre du Seigneur en Jean 21, pasce oves meas, signifie] sois la tête de tes frères, esto caput fratrum[293].
Dans d’autres œuvres de jeunesse cependant, saint Thomas peut sembler
circonspect dans l’attribution du titre de caput
à d’autres qu’au Christ. Ainsi, dans le Scriptum :
le roi, le pontife, celui qui dirige une Église, est dit, dicitur, tête du royaume ou de l’Église dont il a la charge, alors
que le Christ est tête et pontife, est
caput et pontifex, de tout le genre humain[294]. Ailleurs,
il écrit que le pape tient lieu de la tête (vicem
capitis tenet papa), les évêques, seulement des « membres
principaux »[295].
Le rôle de la tête (le mot n’est pas employé ici, mais il est impliqué par
le contexte) consiste à préserver l’unité du corps :
Puisque l’ensemble de l’Église forme un seul corps, il faut donc, si l’on doit conserver cette unité, qu’il y ait, au-dessus du pouvoir épiscopal qui gouverne chaque Église particulière, un pouvoir gouvernemental par rapport à l’ensemble de l’Église. Tel est le pouvoir du pape[296].
Ce n’est pas qu’à cette époque Thomas doutât des privilèges de l’évêque de
Rome : il en traite abondamment en In
IV Sent. d 24, q 3, a 2, qla 3. Il emploie plusieurs fois
l’expression plenitudo (pontificalis)
potestatis ou plenitudo auctoritatis,
recourt, pour fonder la structure monarchique de l’Église, à l’analogie qui
existe entre la hiérarchie céleste et la hiérarchie ecclésiastique[297], et
affirme que « le pape a juridiction immédiate sur tous les
chrétiens »[298].
Mais c’est l’image de la tête qui est employée avec une certaine parcimonie.
Cette réserve est expliquée dans De
veritate : au titre de l’influx de la grâce, on ne peut dire que les
ministres soient caput ;
peut-être cette appellation serait-elle légitime en un sens très large, pour
désigner le gouvernement, comme chez les rois de la terre :
Les autres ministres ne disposent pas à la vie spirituelle[299], ni ne la confèrent, comme par leur propre vertu (virtute, puissance), mais par la vertu d’un autre ; mais le Christ le fait par sa vertu propre. Et de là vient que le Christ pouvait produire par lui-même l’effet des sacrements, car toute l’efficacité des sacrements se trouvait originellement en lui ; mais cela, les autres, qui sont ministres de l’Église, ne le peuvent pas. Aussi ne peut-on les appeler têtes, sinon peut-être à raison du gouvernement, comme on appelle tête n’importe quel prince[300].
Chargé par le pape, en vue d’un rapprochement avec l’Orient, d’étudier une
série de textes attribués aux Pères grecs (1263-1264), l’Aquinate a de nouveau
l’occasion d’insister sur le primat du pontife romain : « On montre
que d’être soumis au pontife romain est de nécessité de salut ». Il
l’établit à partir de la nécessité pour un corps unique d’avoir une tête unique
— en l’occurrence, l’Église romaine, assimilée à son chef. Mais il
n’approfondit pas particulièrement l’image de la tête :
Quand [les Grecs] nient qu’il y ait une tête unique de l’Église, à savoir la sainte Église romaine, ils dissolvent manifestement l’unité du corps mystique. En effet il ne peut y avoir un corps unique, sans qu’il y ait une tête unique, ni une seule société, congregatio, s’il n’y a pas un homme unique pour la gouverner, unus rector[301].
Et de citer une fois de plus saint Cyrille : « Demeurons attachés
comme des membres à notre tête apostolique… »[302].
Le texte le plus remarquable, avant la Somme,
sur le rôle du pape, figure probablement dans la Somme contre les Gentils, IV, 76 : « De la dignité
épiscopale, et que parmi les évêques il y en a un qui tient le rang
suprême ». Nous ne relèverons dans ce chapitre fondamental que ce qui
concerne l’image de la tête et du corps :
Il est manifeste que, bien que les peuples se distinguent en divers diocèses et cités, cependant de même qu’il y a une Église unique, de même il doit y avoir un seul peuple chrétien. De même donc que dans le peuple spirituel d’une Église unique il faut un seul évêque, qui devient la tête de tout le peuple ; de même dans tout le peuple chrétien il est requis qu’il y ait une tête unique de toute l’Église[303].
Curieusement, la notion de tête (ou chef) est appelée directement ici par
celle de peuple, non directement par celle de corps. Il semble que notre
docteur se limite à l’analogie politique : le pape est la tête de l’Église
universelle, l’évêque celle de l’Église particulière, comme saint Louis par
exemple se considérait comme la tête de son peuple. C’est encore la perspective
du De veritate, q 29, a 4, ad 2,
envisagée seulement de manière plus favorable à une certaine capitalité des
évêques et du pape. En revanche, quelques paragraphes plus loin, saint Thomas
s’oriente vers un point de vue tout théologique. Il établit un parallèle entre
la nécessité de ministres pour conférer les sacrements, et celle d’une
juridiction universelle sur l’Église : de même que le Christ, après
l’Ascension, a établi des ministres, pour dispenser ses sacrements aux fidèles
en son nom, de même, il a dû pourvoir aux nécessités du gouvernement de son
Église en lui laissant un chef qui tiendrait sa place :
Si l’on dit que le Christ est la tête unique et le pasteur unique de l’Église, lui qui est son unique époux, cette réponse n’est pas suffisante. Il est manifeste en effet que c’est le Christ qui accomplit tous les sacrements de l’Église…, et pourtant, parce qu’il ne devait pas dans l’avenir être présent corporellement à ses fidèles, le Christ s’est choisi des ministres par lesquels il dispenserait ses dons aux fidèles.
Pour la même raison, puisqu’il allait retirer à son Église sa présence corporelle, il a fallu qu’il confiât à quelqu’un le soin de gouverner à sa place l’Église universelle. Voilà pourquoi avant son Ascension il dit à Pierre : « Pais mes brebis » (Jn 21), et avant sa passion : « Quand tu seras revenu, affermis tes frères (Lc 22, 32) ; et c’est à lui seul qu’il fit cette promesse : « Je te donnerai les clés du royaume des cieux » (Mt 16), afin de montrer que le pouvoir des clefs dérive de lui sur les autres, afin de conserver l’unité de l’Église.
« Afin de conserver l’unité de l’Église » : telle est la fin de l’institution
d’un chef unique — car « un chef unique est beaucoup plus apte qu’un grand
nombre à assurer l’unité » —, non seulement pour la première génération
chrétienne, mais pour l’Église de tous les temps :
Par ailleurs, on ne peut dire que, bien qu’il ait donné cette dignité à Pierre, cependant elle ne dérive pas sur les autres. Car il est manifeste que le Christ a institué l’Église de telle sorte qu’elle dure jusqu’à la fin des siècles… Donc il est manifeste qu’il a établi dans le ministère ceux qui vivaient à cette époque, de telle sorte que leur pouvoir dérivât sur leurs successeurs, en vue de l’unité de l’Église ; cela, d’autant plus qu’il dit lui-même, au dernier chapitre de saint Matthieu : « Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des siècles »[304].
Thomas ne met pas en relief ici[305] la
différence qui oppose, du point de vue de la capitalité, les deux aspects du
pastorat chrétien, ordre et juridiction. De même, ses commentaires
scripturaires, assez riches d’indications sur la place du pape dans l’Église,
n’approfondissent guère l’image de la tête à lui appliquée. Il n’en est pas de
même dans la Somme de théologie.
D’après l’orientation des objections et du sed contra, saint Thomas semble, globalement, réserver au seul
Christ le titre de tête de l’Église. Néanmoins, sa réponse nuancée fait droit à
ce qu’il peut y avoir de vrai dans les arguments opposés
Les deux premières arguent de l’existence d’autres chefs, ou têtes, en
Israël (1 R 15, 17), qui était l’Église de l’ancienne Alliance[306]
(arg. 1), et (arg. 2), dans le Nouveau Testament, d’expressions qui semblent impliquer
le don de la grâce par les chrétiens, en dehors de l’économie sacramentelle (Ep
4, 29). La troisième relève que d’autres titres, plus ou moins synonymes de
« tête » — pasteur, fondement —, sont appliqués à d’autres qu’au
Christ.
Le sed contra s’appuie sur Col 2,
19 pour affirmer que si le Christ est tête, c’est que l’Église tire de lui seul
sa cohésion et sa croissance, per nexus
et coniunctiones. Si, selon saint Augustin, « la tête influe à tous
les membres le sens et le mouvement », c’est en effet que, « les
médecins disent », suivant la physiologie d’Hippocrate, « que les
nerfs tirent leur origine de la tête, ainsi que tout ce qui relève des
puissances animales d’appréhension et de mouvement »[307].
Le corpus repose sur une
distinction claire entre les deux « influx » de la tête :
intérieur et extérieur :
—
« un
certain influx intérieur, selon que la vertu motrice et sensitive dérive de la
tête vers les autres membres » ;
—
« un
certain gouvernement extérieur, selon que l’homme se dirige dans ses actions
extérieures d’après la vue et les autres sens qui sont enracinés » (pour
les anciens, la racine est la tête des plantes) « dans la tête ».
Ces deux aspects correspondent aux deux « pouvoirs spirituels »
par lesquels le Christ pourvoit aux besoins de son corps mystique :
d’ordre, ou sacramentel, et de juridiction[308] :
Le pouvoir spirituel est double : l’un sacramentel, l’autre juridictionnel[309].
Le pouvoir de sanctifier de l’intérieur, d’influer sa grâce capitale,
appartient au Christ seul, parce que seule « son humanité, du fait qu’elle
est unie à la divinité, possède la vertu de justifier » — par mode de
mérite de condigno, ce qui lui
appartient en propre, et par « une certaine efficacité »,
c’est-à-dire causalité efficiente instrumentale, mais c’est celle d’un
instrument conjoint, et non d’un instrument séparé, à la manière des ministres
humains — « par la vertu même de la divinité à laquelle elle est jointe et
qui donne à ses actions d’être salutaire »[310]. En
vertu de l’union hypostatique, elle n’est pas seulement instrument, mais
source, et source créée ultime, de grâce ; c’est pourquoi le Christ est
tête dans cet ordre
Les ministres humains, eux, sont des instruments séparés. Ils agissent in persona Christi : ce n’est point
leur grâce, mais celle du Christ, qui rejaillit sur les fidèles dans les
sacrements. « La causalité instrumentale
(rigoureusement sacramentelle, agit in
persona Christi) ne représente pour le ministre aucune sorte de capitalité
accordée aux hommes»[311].
Le Christ aurait pu
communiquer à d’autres son pouvoir d’excellence, c’est-à-dire « une telle
plénitude de grâce que leur mérite aurait opéré pour l’effet des sacrements »[312],
mais il ne l’a pas fait, pour éviter de multiplier les têtes de l’Église[313], et
de susciter ainsi des divisions dans son corps mystique[314].
En revanche, l’influx extérieur par mode de gouvernement, de juridiction,
« peut convenir à d’autres ». Saint Thomas cite, pour le manifester,
Amos 6, 1 : « Les notables sont les têtes des peuples »[315].
Dans ce domaine, les hommes ne sont pas de purs instruments, mais plutôt des
causes secondes, jouissant d’une certaine autonomie[316].
C’est pourquoi, dans leur ordre, ils peuvent être dits têtes.
Cependant, c’est à un titre bien différent, quant à l’extension, et quant
au mode.
—
Quant
à l’extension : universalité et limites de temps, de lieu et d’état
Le pouvoir du Christ est universel quant au lieu, quant au temps, et quant
à « l’état » (il est aussi le chef de l’Église triomphante). Celui
des évêques est limité quant au temps et au lieu. Celui du pape, quant au
temps. Et ni les papes ni les évêques n’ont d’autorité sur l’Église céleste[317]. Il
n’est pas question des curés, considérés par les maîtres séculiers comme les
successeurs des soixante-douze disciples[318]).
—
Quant
au mode : autorité propre et autorité vicariale
Surtout, « le Christ est tête de l’Église par sa propre vertu et
autorité ; mais les autres sont dits têtes en tant qu’ils tiennent la
place du Christ ».
Est caput… dicuntur capita : chez les autres que le Christ, ce
titre est moins propre, c’est une dénomination plutôt qu’une prédication.
Vicem gerunt Christi : ils sont vicaires du Christ, « dont
le Souverain Pontife tient la place dans l’Église »[319],
ils n’agissent pas « de leur propre autorité »[320],
mais ils s’acquittent d’une « délégation au nom du Christ »[321],
qui agit en eux et par eux :
« Sur toi, Pierre, je bâtirai… » Mais quoi ? le fondement, est-ce le Christ ou Pierre ? C’est le Christ lui-même, selon lui-même , secundum se, et Pierre en tant qu’il est son vicaire… Ainsi, les papes [sont fondements] non par eux-mêmes, mais par une concession du Christ et une autorité conférée par le Christ[322].
« Suis-moi » (Jn 21). Selon Chrysostome, c’est comme s’il disait : de même que je tiens de Dieu le Père le soin de l’Église, de même, toi, sois à ma place à la tête de toutes les Églises[323].
Dans le domaine du gouvernement, il n’y a pas de difficulté à parler de
chef, ou de tête, pas plus dans l’ordre ecclésial que dans l’ordre
politique :
Métaphoriquement, on donne le nom de tête à tout ce qui est principe et exerce une direction. Ainsi, des hommes qui dirigent les autres et les gouvernent, on dit qu’ils sont à la tête des autres[324].
Ainsi n’importe quel prince ou prélat est tête de la multitude qui lui est soumise[325].
Saint Thomas explique ailleurs comment il interprète l’exemple de
David :
Le mot tête se prend en trois sens…. D’une troisième manière, tête signifie prince et celui qui gouverne le peuple. Car les autres membres du corps sont de quelque manière gouvernés par la tête. Et c’est en ce sens qu’on emploie « tête » en 1 R 15, 17 : « Alors que tu étais petit à tes propres yeux, tu es devenu tête des tribus d’Israël »[326].
Quand saint Paul parle de « donner la grâce aux auditeurs » (Ep
4, 28), il ne s’agit certainement pas d’un influx intérieur, mais d’une
« persuasion extérieure », qui joue seulement le rôle d’une cause
dispositive :
Souvent un homme, frappé de componction par une bonne parole, et par la puissance de la bonne parole entendue, est disposé à la grâce : « Alors que Pierre prononçait encore ces paroles, le Saint-Esprit tomba sur tous ceux qui écoutaient la parole » (Ac 10)[327].
Une telle causalité ne suffit pas à conférer le rôle de tête. Quant aux
ministres, ils donnent bien par les sacrements la grâce ex opere operato, mais non par leur propre vertu : par la virtus Christi, ce qui exclut toute
capitalité[328].
Comme le dit Augustin, si d’autres que le Christ — Pierre, paul, et tous les bons pasteurs —sont
pasteurs, c’est qu’ils sont membres de l’unique Pasteur. « De même,
d’autres peuvent être dits têtes et fondements, parce qu’ils sont membres d’une
unique Tête et d’un unique fondement ». L’image de la tête est ici
explicitement assimilée à celle du fondement, analysée ailleurs par saint
Thomas à l’aide du couple principal/secondaire :
L’Église a pour principal fondement le Christ. l’Apôtre dit (1 Co 3) : « Personne ne peut établir d’autre fondement que celui qui a été établi : le Christ Jésus ». Elle a pour fondements secondaires les Apôtres et leur doctrine ; et c’est pourquoi elle est solide. Aussi dans l’Apocalypse est-il dit que « La cité avait douze fondements, où se trouvaient écrits les noms des douze apôtres » (Ap 21). Et de là vient que l’Église est apostolique. De là vient aussi que pour signifier la fermeté de cette Église, on appelle le bienheureux Pierre son chef (ou : sa tête, vertex, au sens poétique)[329].
Augustin remarque cependant que le Christ s’est réservé le nom de porte,
« parce que la porte implique l’autorité principale, en tant que c’est par
la porte que tous entrent dans la maison ; et c’est seulement par le
Christ que “nous avons accès à cette grâce en laquelle nous tenons ferme” (Ro
5, 2) [330] »,
du fait qu’il est l’unique Médiateur entre Dieu et les hommes. Saint Thomas le
notait déjà In Ioannem :
Cette porte, c’est-à-dire le Christ, est petite par son humilité ; ne peuvent entrer par elle que ceux qui imitent l’humilité du Christ…
L’office de la porte est de faire pénétrer à l’intérieur de la maison ; et tel est bien celui du Christ : c’est par lui que quiconque doit passer pour entrer dans les secrets de Dieu[331].
Le Christ chef continuera à exercer son gouvernement sur l’Église
triomphante. Il en est de même, bien entendu, pour son influx intérieur sur les
âmes : pour toute l’éternité, il présentera au Père les mérites de sa
passion pour les élus, et influera à l’âme de ceux-ci la gloire, qui n’est
autre chose que la grâce consommée. Leurs corps n’échapperont pas à son
influence[332].
Et c’est du Christ que « tous les hommes tirent leur corps immortel, selon
cette parole de l’Apôtre : “De même que tous meurent en Adam, de même dans
le Christ tous seront vivifiés” (1 Co 15, 22) »[333]…
« Nos corps seront conformés au corps du Christ par la vie de la
gloire »[334].
Il n’est pas jusqu’à la création matérielle qui ne doive participer à cette
gloire :
Une fois fini le jugement dernier, la nature humaine sera entièrement fixée en son terme. Mais, puisque toutes les choses corporelles sont de quelque façon faites pour l’homme, il est convenable qu’à ce moment aussi l’état de toute la création matérielle soit changé, afin d’être adapté à l’état des hommes qui seront alors…
Puisque les hommes ne seront pas seulement délivrés de la corruption, mais aussi revêtus de gloire, et puisque la création matérielle sera finalement disposée en conformité avec l’état des hommes, il faudra aussi que la création matérielle reçoive une certaine splendeur de gloire. C’est pourquoi il est écrit (Ap 21, 1) : « J’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle », et encore (Is 45, 17-18) : « Je créerai des cieux nouveaux et une terre nouvelle, et on ne se souviendra plus des anciens et on n’y pensera plus, mais vous serez dans la joie et dans l’allégresse pour toujours ». Amen[335].
Sous l’influence conjuguée de l’école française, où la doctrine de
l’incorporation au Christ joue un rôle central, et du progrès des études
scripturaires et patristiques, en honneur en Allemagne et dans l’école romaine,
le magistère du xixe
et du xxe siècle
accorde une place importante au thème du corps mystique. Nous ne signalerons
ici que les étapes majeures de ce développement.
On se rappelle[336] que
le schéma De l’Église du Christ,
préparé pour le concile Vatican I par les jésuites romains Schrader et
Franzelin, et réutilisé à maintes reprises par Léon XIII, donne comme première
caractéristique de l’Église d’être le corps de notre Sauveur. ce corps, constitué
d’ « hommes nouveaux », est présenté comme la fin de
l’Incarnation :
Lorsque fut réalisée cette plénitude des temps, fixée d’avance par les desseins éternels[337], le Fils unique de Dieu, qui illumine tout homme venant en ce monde et qui n’a jamais refusé, à aucune époque, son secours aux misérables enfants d’Adam, s’est fait semblable aux hommes (Ph 2, 7) et s’est rendu visible en prenant la forme de notre corps, pour que les hommes terrestres et charnels, en revêtant l’homme nouveau qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité (Ép 4, 24), forment désormais un corps mystique dont lui-même serait la tête.
Son unité est réalisée par le baptême, qui effectue l’incorporation au
Christ (cause efficiente instrumentale) ; la grâce et les vertus
théologales (cause formelle) ; le Saint-Esprit qui le vivifie (cause
efficiente principale) :
Afin de réaliser l’union de ce corps mystique, le Christ Notre Seigneur a institué le bain sacré de la régénération et de la rénovation, grâce auquel les enfants des hommes, divisés entre eux à tant d’égards et surtout déchus par leurs péchés, seraient purifiés de toute souillure de leurs fautes et deviendraient membres d’un même corps. Unis à leur divin Chef par la foi, l’espérance et la charité, ils seraient tous vivifiés par un unique Esprit et comblés par l’abondance des grâces et des faveurs célestes.
Et d’insister sur l’importance de cette conception dans la pastorale :
Voilà l’image sublime de l’Église qu’on ne saura jamais proposer avec assez d’insistance à l’esprit des fidèles pour qu’elle s’y fixe profondément[338].
Le corps mystique a pour tête le Christ :
La tête de l’Église, c’est le Christ (Col 1, 18), et c’est par lui que le corps tout entier, coordonné et uni par les liens des membres, dont chacun opère selon sa mesure d’activité, grandit et se perfectionne dans la charité.[339]
L’image du corps n’exclut pas l’appellation de société (n° III), société
visible et « corps visible,… auquel appartiennent, non seulement les
justes et les prédestinés » (contre le protestantisme et diverses sectes),
« mais même les pécheurs, pourvu qu’ils lui demeurent joints par la
profession de foi et la communion » (n° IV).
Contre certains Anglicans (mais ce point demeure très actuel), le n° V
précise que l’Église n’est pas un tout dont les différentes dénominations
chrétiennes (en l’occurrence catholicisme, anglicanisme et orthodoxie)
représenteraient les parties, mais que le corps de l’Église catholique
elle-même, qui est une et bien visible, est identique au corps mystique :
Aucune des sociétés séparées de l’unité de la foi ou de la communion de ce corps, ne peut d’aucune façon en être considérée comme une partie ou un membre. Elle n’est pas non plus dispersée ou disséminée à travers les divers groupements de nom chrétien, mais toute réunie en elle-même et foncièrement cohérente, elle offre dans son unité visible l’aspect d’un corps indivisé et indivisible, lequel est lui-même le corps mystique du Christ. C’est de lui que parle l’Apôtre quand il dit : « Il n’y a qu’un seul corps… » (Ep 4, 4).
C’est justement ce qui explique la nécessité de l’appartenance à l’Église
pour le salut : impossible d’être uni intimement au Christ sans appartenir
à son corps (n° VI).
De ce corps, le pape est, après Pierre, la tête visible (n° XI et canon
14).
Les consulteurs ne reprirent pas la distinction bellarminienne entre le
corps et l’âme de l’Église, « parce qu’elle est scolastique et surtout
nouvelle dans la façon de s’exprimer des conciles »[340].
Pour les auteurs du schéma, le thème du corps mystique exprimait « le tout
de l’Église, l’entier mystère ecclésial, et pas seulement son aspect
invisible »[341] :
« Église » et « corps mystique » sont pour eux des
dénominations équivalentes. « Société » recouvre la même réalité[342].
Léon XIII et ses successeurs maintiendront cet enseignement. Ainsi saint
Pie X, définissant l’Église, dans Ad diem
illud, comme « un corps spirituel, ou, comme on dit, mystique, qui est
la société de ceux qui croient dans le Christ ».
Nous avons analysé plus haut cette encyclique, remarquable par sa richesse
et sa précision doctrinale. Nous ne ferons ici que quelques remarques sur des
points particuliers, proprement relatifs au corps mystique.
Dès la première phrase de l’introduction, le pontife assimile purement et
simplement l’Église au corps mystique. Il y revient dans la première partie,
juste avant d’étudier la notion d’Église comme corps.
à l’époque de l’encyclique, plusieurs doutaient de la possibilité même de
donner une définition de l’Église. Pie XII emploie — en le doublant par
« décrire » — le verbe « définir » pour exprimer le rapport
unissant Église et corps mystique. Il est clair qu’on ne peut donner d’une
réalité unique une définition de type logique, par genre et différence
spécifique, puisque précisément il ne s’agit pas d’une espèce. Néanmoins, on
peut en donner une définition « thématique »[344],
grâce à une image biblique, d’une richesse et d’une profondeur insondables
parce que divines.
Par ailleurs, même les théologiens qui reconnaissaient la valeur de l’image
du corps mystique lui accolaient le plus souvent un autre terme, pour désigner
l’aspect visible et institutionnel de l’Église, considérant que l’expression
« corps mystique » n’exprimait que son aspect spirituel et invisible.
Au contraire, le pape précise, à la suite de Léon XIII, que c’est justement
parce qu’elle est un corps que l’Église est visible, dotée d’organes
diversifiés et hiérarchisés, et des moyens de vie surnaturelle : les
sacrements. Ce corps est inséparablement réalité de grâce et moyen de grâce.
Le corps mystique est composé de membres déterminés :
Seuls sont réellement, reapse, à compter comme membres de l’Église ceux qui ont reçu le baptême de la régénération et professent la vraie foi, qui d’autre part ne sont pas pour leur malheur séparés de l’ensemble du corps, ou qui n’en ont pas été retranchés pour des fautes très graves par l’autorité légitime… Ceux qui sont divisés pour des raisons de foi ou de gouvernement ne peuvent vivre dans ce même corps, ni par conséquent de ce même Esprit divin[345].
L’incorporation au corps mystique suppose donc la pleine intégration à
l’Église catholique. Ceux qui ne se trouvent pas dans cette situation peuvent
cependant être ordonnés au corps
mystique par un vœu inconscient, et cette ordination peut déjà être salutaire[346]
(alors que, pour les pécheurs, l’incorporation peut ne pas l’être). Les
chrétiens non catholiques ne sont pas encore distingués des non chrétiens.
L’encyclique pousse l’élaboration de la notion de corps mystique beaucoup plus loin que les
documents magistériels antérieurs. Le corps mystique est distingué du corps
physique, dont les parties ne possèdent aucune personnalité : au
contraire, le corps mystique est ordonné à la gloire de Dieu, mais aussi au
bien de chacun des fidèles personnellement.
Il est aussi distingué d’un corps moral, qui n’a d’autre principe d’unité
que sa fin commune et la commune poursuite de cette fin. Il s’y ajoute, dans le
cas de l’Église, un principe intérieur surnaturel qui n’est autre que l’Esprit
Saint, qui, « un et unique, remplit toute l’Église et en fait l’unité »[347]. De
ce corps, le Christ est la tête. Les membres sont unis à leur tête et entre
eux, non seulement par des liens juridiques — d’ailleurs eux-mêmes surnaturels,
puisque fondamentalement établis par le Christ — mais, sans qu’il puisse
exister aucune opposition entre ces deux points de vue, par la vie théologale
de foi, d’espérance et de charité, produite par l’Esprit Saint qui habite en
nos âmes, et nourrie par l’eucharistie, signe d’unité.
Nulle part dans l’encyclique il n’est question d’expliquer le salut des
infidèles par la distinction, chère aux théologiens de ce temps, entre un corps
et une âme de l’Église qui ne seraient pas coextensifs. Le pape préfère du
reste, en général, parler de « ce corps qu’est l’Église » plutôt que
du « corps de l’Église », pour éviter toute ambiguïté Ce n’est pas
cependant qu’il ignore cette distinction traditionnelle, qu’il emploie à deux
reprises pour exprimer la complexité de l’être ecclésial. La première fois,
elle lui sert à montrer, contre une conception naturaliste réduisant l’Église à
une société de type naturel, la supériorité des « dons spirituels »
accordés à l’Église par rapport à sa « structure sociale » :
L’organisme de notre corps est assurément une œuvre merveilleuse du Créateur, mais combien il est dépassé par la haute dignité de notre âme ! De même, la structure sociale de la communauté chrétienne, qui proclame d’ailleurs la sagesse de son divin architecte, est cependant d’un ordre tout à fait inférieur, dès qu’on la compare aux dons spirituels dont elle est ornée et dont elle vit, et à leur source divine[348].
La seconde fois, il s’agit d’écarter toute dissociation entre « Église
juridique » et « Église de l’amour » :
Il ne peut y avoir aucune opposition, aucun désaccord réels entre la mission dite invisible du Saint-Esprit, et la fonction juridique, reçue du Christ, des pasteurs et des docteurs ; car — comme en nous le corps et l’âme — elles se complètent et s’achèvent mutuellement, elles proviennent d’un seul et même Sauveur, qui n’a pas dit seulement en insufflant l’Esprit divin : « Recevez les Saint-Esprit », mais qui a encore ordonné hautement et clairement : « Comme mon Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie » (Jn 20, 21), et : « Celui qui vous écoute, m’écoute » (Lc 10, 16)[349].
Le concile Vatican II dans Lumen Gentium maintient la place privilégiée de
l’image du corps, tout en faisant droit à d’autres quasi définitions :
peuple de Dieu, sacrement. Il lui consacre explicitement les numéros 7 et 8.
Au n° 7, le concile offre d’abord une solide synthèse des éléments acquis
par la théologie biblique.
Après avoir exposé l’origine du corps mystique : l’Incarnation
rédemptrice, source du don de l’Esprit, et les signes-instruments de sa
construction par incorporation de ses membres : le baptême et
l’eucharistie, on reprend d’abord l’enseignement des « grandes
épîtres » (Ro et 1 Co), qui présente, on s’en souvient, essentiellement
l’aspect horizontal du corps mystique (diversité, complémentarité et union
entre les membres). Il s’agit d’une communauté bien visible, discernable
extérieurement, structurée par la grâce de l’apostolat à laquelle sont soumis
les charismes eux-mêmes :
Le Fils de Dieu,
dans la nature humaine qu’il s’est unie, a racheté l’homme en triomphant de la
mort par sa mort et sa résurrection, et il l’a transformé en une créature
nouvelle (cf. Gal 6, 15 ; 2 Co 5, 17). En effet, en communiquant son
Esprit à ses frères, qu’il rassemblait de toutes les nations, il a fait d’eux,
mystiquement, comme son Corps.
Dans ce corps, la
vie du Christ se répand dans les croyants que les sacrements, d’une manière
mystérieuse et réelle, unissent au Christ souffrant et glorifié[350].
Par le baptême, en effet, nous sommes rendus semblables au Christ : «
Car nous avons tous été baptisés en un seul Esprit pour n’être qu’un seul
corps » (1 Co 12, 13). Par ce rite sacré est signifiée et réalisée l’union
avec la mort et la résurrection du Christ. « Nous avons été mis au
tombeau avec lui par le baptême qui nous plonge en sa mort », et « si
nous sommes devenus avec lui un même être par une mort semblable à la sienne,
nous le serons aussi par une semblable résurrection » (Ro 6, 4).
Participant réellement au Corps du Seigneur dans la fraction du pain
eucharistique, nous sommes élevés à la communion avec lui et entre nous.
Puisqu’il n’y a qu’un seul pain, à nous tous nous ne formons qu’un corps, car
tous nous avons part à ce pain unique » (1 Co 1, 17). Nous devenons ainsi
les membres de ce corps (cf. 1 Co 12, 27) « étant chacun pour sa part
membres les uns des autres » (Ro 12, 5).
Mais comme tous les
membres du corps humain, malgré leur multiplicité, ne forment cependant qu’un
seul corps, ainsi les fidèles dans le Christ (cf. 1 Co 12, 12). Dans le travail
d’édification du Corps du Christ règne également une diversité de membres et de
fonctions. Unique est l’Esprit qui distribue ses dons variés pour le bien de l’Église
à la mesure de ses richesses et des exigences des services (cf. 1 Co 12, 11).
Parmi ces dons, la grâce accordée aux apôtres tient la première place :
l’Esprit lui-même soumet à leur autorité jusqu’aux bénéficiaires des charismes
(cf. 1 Co 14, 14-24). Le même Esprit qui est par lui-même principe d’unité dans
le corps où s’exerce sa vertu et où il réalise la connexion intérieure des
membres, produit et stimule entre les fidèles la charité. Aussi un membre ne
peut souffrir que tous les membres ne souffrent, un membre ne peut être à
l’honneur que tous les membres ne se réjouissent avec lui (cf. 1 Co 12, 26).
Puis vient l’aspect vertical, développé dans les épîtres de la
captivité : l’union du corps à son Chef, l’association des membres à ses
mystères, le don qu’il leur fait de ses grâces, de son Esprit, de sa vie, son
amour pour son corps-épouse. On signale au passage la place privilégiée des
ministères :
De ce corps le
Christ est la tête. Il est l’image du Dieu invisible et en lui toutes choses
ont été crées. Il est antérieur à tous et l’univers subsiste en lui. Il est la
tête du corps qu’est l’Église. Il est Principe, premier-né d’entre les morts,
afin d’exercer en tout la primauté (cf. Col 1, 15-18). Sa grande puissance lui
donne domination sur les choses du ciel et celles de le terre et, par sa
perfection et son action souveraine, il comble des richesses de sa gloire le
corps tout entier (cf. Ep 1, 18-22)[351].
Tous les membres
doivent se conformer à lui jusqu’à ce que le Christ soit formé en eux (cf. Gal
4, 19). C’est pourquoi nous sommes assumés dans les mystères de sa vie,
configurés à lui, associés à sa mort et à sa résurrection, en attendant de
l’être à son règne (cf. Phil 3, 21 ; 2 Tim 2, 11 ; Ep 2, 6 ; Col
2, 12, etc.). Encore en pèlerinage sur la terre, mettant nos pas dans la trace
des siens, à travers la tribulation et la persécution, nous sommes associés à
ses souffrances comme le corps à la tête, unis à sa passion pour être unis à sa
gloire (cf. Ro 8, 17).
De lui « le
corps tout entier, par les ligaments et jointures, tire nourriture et cohésion
pour opérer sa croissance en Dieu » (Col 2, 19). Dans son corps,
c’est-à-dire dans l’Église, il dispose continuellement les dons des ministères
par lesquels nous nous apportons mutuellement, grâce à sa vertu, les services
nécessaires au salut, en sorte que, par la pratique d’une charité sincère, nous
puissions grandir de toutes manières vers celui qui est notre tête (cf. Ep 4,
11-16 grec).
Pour que nous
puissions nous renouveler en lui sans cesse (cf. Ep 2, 23), il nous fait part
de son Esprit qui, étant unique et le même dans la tête et dans les membres,
vivifie le corps entier, l’unifie et le meut, si bien que son action a pu être
comparée par les saints Pères à la fonction que remplit dans le corps humain le
principe de la vie, c’est-à-dire l’âme[352].
Le Christ aime
l’Église comme son épouse, se faisant le modèle de l’époux qui aime son épouse
comme son propre corps (cf. Ep 5, 25-28). Quant à l’Église elle est soumise à
son chef (v. 23-24). « Puisqu’en lui habite corporellement toute la
plénitude de la divinité » (Col 2, 9), il emplit de ses dons divins
l’Église, qui est son corps et sa plénitude (cf. Ep 1, 22), pour qu’elle tende
et parvienne à la plénitude totale de Dieu (cf. Ep 3, 19).
Ces deux dimensions sont simultanément visibles et spirituelles. Nulle
part, il n’est question d’opposer une communauté sociale, hiérarchique, et une
communauté spirituelle et invisible.
Le numéro suivant approfondit ce premier exposé
positif. L’ « unique Église du Christ », inséparablement visible et
spirituelle, constitue non « deux choses », mais « une seule
réalité complexe ». On ne doit pas séparer société et corps mystique — ce
premier couple figure dans tous les états du texte —, « assemblée
discernable aux yeux » et « communauté spirituelle », Église
terrestre et « Église enrichie des biens célestes » (ajouts du
dernier projet). Les distinctions, fréquentes à l’époque, société-communion,
institution-communion, organisme-organisation, structure-vie, etc., ne sont pas
assumées :
Le Christ, unique
médiateur, crée et soutient continuellement sur la terre, comme un tout
visible, son Église sainte, communauté de foi, d’espérance et de charité, par
laquelle il répand, à l’intention de tous, la vérité et la grâce[353].
Cette société organisée hiérarchiquement d’une part et le Corps mystique
d’autre part, l’assemblée discernable aux yeux et la communauté spirituelle,
l’Église terrestre et l’Église enrichie des biens célestes ne doivent pas être
considérées comme deux choses, elles constituent au contraire une seule réalité
complexe, faite d’un double élément humain et divin[354].
Cette unité et cette complexité sont manifestées par
l’analogie déjà classique de la structure théandrique du Verbe incarné :
C’est pourquoi, en
vertu d’une analogie qui n’est pas sans valeur, on la compare au mystère du
Verbe incarné. Tout comme en effet la nature prise par le Verbe divin est à son
service comme un organe vivant de
salut qui lui est indissolublement uni, de même le tout social que constitue
l’Église est au service de l’Esprit du Christ qui lui donne la vie, en vue de
la croissance du corps. (cf. Ep 4,
16)[355].
Comme le note le cardinal Journet, suivi par le P. de
La Soujeole[356], la
comparaison porte, d’une part, sur la constitution du Verbe incarné, vrai Dieu
et vrai homme, et de l’Église, indissolublement communauté de grâce et société visible ;
d’autre part, sur le caractère instrumental de l’humanité du Christ, et de
l’Église en tant qu’organe de salut prolongeant de façon vicaire cette
humanité.
Nous nous contenterons de citer ici la suite du n° 8,
où figure la fameuse expression subsistit
in, déjà étudiée dans notre Historique[357] :
C’est là l’unique
Église du Christ, dont nous professons dans le symbole l’unité, la sainteté, la
catholicité et l’apostolicité[358],
cette Église que notre Sauveur, après sa résurrection, remit à Pierre pour
qu’il en soit le pasteur (Jn 21, 17), qu’il lui confia, à lui et aux
autres apôtres, pour la répandre et la diriger (cf. Mt 28, 18, etc.) et dont il a fait pour toujours
la « colonne et le fondement de la vérité » (1 Tm 3, 15). Cette
Église, comme société constituée et organisée en ce monde, c’est dans l’Église
catholique qu’elle subsiste, gouvernée par le successeur de Pierre et les
évêques qui sont en communion avec lui[359],
bien que des éléments nombreux de sanctification et de vérité demeurent hors de
ses structures, éléments qui, appartenant proprement par don de Dieu à l’Église
du Christ, appellent par eux-mêmes l’unité catholique.
Nous avons également déjà évoqué cette question dans notre étude générale
de Lumen gentium. Rappelons que
certains redoutaient que l’image du corps mystique n’obligeât à des
simplifications abusives en ce qui concerne l’appartenance à l’Église : on
est ou non membre d’un corps. En fait, Vatican II distingue soigneusement entre
la pleine incorporation des
catholiques, l’union plus ou moins
parfaite des chrétiens des autres confessions, et l’ordination des non chrétiens au corps mystique. Le concile remplace
donc la distinction à deux termes de Mystici
corporis par une distinction à trois termes, accordant une place
particulière aux baptisés non catholiques. Quant aux non chrétiens, la notion
dynamique d’ordination évite de considérer les religions non chrétiennes comme
des voies parallèles d’accès au salut et à la vérité : leur valeur vient
de ce qu’elles conduisent à la foi au Christ et à l’incorporation à l’Église[360].
Par ailleurs, le concile considère la question de l’appartenance au corps
mystique, non plus au plan purement individuel, mais au plan des communautés,
plus ou moins proches de l’Église, vrai corps mystique de l’unique Médiateur.
Certains théologiens des xixe
et xxe siècles ont
considéré l’image du corps mystique[361]
comme peu apte à exprimer théologiquement la réalité profonde de l’Église, du
fait qu’il s’agit évidemment d’une métaphore, comme le notent saint Albert[362],
saint Bonaventure[363] et
saint Thomas[364].
En réalité, compte tenu de la difficulté d’embrasser tout ce qu’est l’Église
dans une expression unique, le mode de signifier de cette locution ne doit pas
faire méconnaître sa richesse et sa profonde adéquation.
Fondamentalement, elle exprime, mieux que toute autre, le caractère vital,
réaliste, des liens qui unissent les membres du corps mystique entre eux —
liens de proximité, de complémentarité, de solidarité, de service mutuel — et
au Christ notre tête, qui nous communique non seulement son mérite mais sa
propre vie divine et filiale. Comme tout corps vivant, l’Église est toujours et
partout semblable à elle-même en substance, et pourtant différente par le
renouvellement de ses membres, le développement de sa doctrine, l’adaptation de
ses structures et de sa discipline. Elle est visible, mais comporte
inséparablement un élément spirituel essentiel, auquel tout le reste est
subordonné comme le corps à l’âme. Elle offre un caractère ordonné, structuré,
qui la différencie de toute masse ou agrégat, sa hiérarchie constituant ici-bas
ses organes de vie et de gouvernement. Ses membres — en bonne santé ou malades,
voire nécrosés —, sont unis simultanément au corps et à la tête par le corps.
L’image offre assez de souplesse pour qu’on puisse l’appliquer à trois
niveaux : au sens strict, aux substances spirituelles jouissant de la
gloire et de la grâce ; en un sens plus large, à tout être humain vivant
en ce monde, en tant qu’il se trouve au moins en puissance à la grâce et à la
gloire ; en un sens très large, à l’univers entier, en tant qu’il est
ordonné à la gloire du Verbe incarné et au bien des hommes, et qu’une fois renouvelé
au dernier jour pour s’adapter au statut définitif de l’humanité, il sera
récapitulé dans le Christ Seigneur.
On ne peut que s’écrier avec saint Léon : « Reconnais, ô
chrétien, ta dignité. Puisque tu participes maintenant à la nature divine,…
rappelle-toi à quelle tête tu appartiens, et de quel corps tu es membre »[365].
Néanmoins, l’expresssion n’épuise pas à elle seule tous les aspects de
l’Église. « Corps » n’exprime, ni le caractère personnel des membres,
ni la relation d’altérité et d’amour qui les unit au Christ. Pour signifier les
divers degrés de proximité entre le Sauveur et les hommes, les notions de
membre et d’incorporation, même employées analogiquement, ne suffisent
pas : il faut leur joindre celles d’union et d’ordination. Aussi convient-il
d’ajouter à cette image privilégiée d’autres expressions complémentaires :
temple du Saint-Esprit, peuple de Dieu, sacrement, communion.
Table des matières
Une définition nominale : Ecclesia 3
Images
de l’Église 5
Images
rurales 6
Images
sociales 13
Royaume
de Dieu 23
Note
préliminaire : corps du Christ et corps mystique du Christ 47
Le
donné scripturaire 49
L’Ancien
Testament 49
Les
Évangiles et les Actes 50
Saint
Paul 50
Le
donné de la Tradition 61
Les
Pères 61
Saint
Thomas d’Aquin 84
Le
Magistère de Vatican I à Vatican II 125
Conclusion :
une métaphore divine 133
«
[1] Cf. H. de Lubac, Corpus mysticum, l’Eucharistie et l’Église au moyen âge, Paris, 1944 ; C. Journet, L’Église du Verbe incarné, II, 120-126, que nous utilisons dans cette introduction.
[2] Catholicisme, Paris, 1938, p. 19.
[3] Voir M. Morard, « Corpus mysticum et persona Mystica dans l’œuvre de S. Thomas d’Aquin », RT 1995/4, p. 653 sq., dont nous nous inspirons dans ce développement.
[4] L’étude des occurrences de corpus Ecclesiæ (mysticum) chez S. Thomas suggère qu’Ecclesiæ est pris comme un génitif d’identité: « le corps qui est l’Église » : corpus mysticum, id est Ecclesia.
[5] 1996 Denzinger 870.
[6] Jean de Torquemada, Summa de Ecclesia, I, XLIII, cité par C. Journet, II, 123.
[7] Histoire, II, 32.
[8] S. Augustin, Sermon 197, PL 38, 1024.
[9] L’expression « un seul esprit », alors que le parallélisme ferait attendre : « un seul corps », s’explique peut-être par la crainte de profaner une union sainte (c’est l’interprétation d’E. Mersch, I, p. 144), peut-être aussi parce que cette union est spirituelle, au sens de surnaturelle et scellée par l’Esprit Saint.
[10] S. Thomas, In 1 Ad Cor., 6, leç. 3, Marietti, 1896, p. 277.
[11] C. Spicq, session sur la 1e épître aux Corinthiens, août 1986.
[12] S. Léon, cité par le P. Spicq.
[13] C. Spicq, ibid.
[14] Nous utilisons largement dans ce développement le commentaire du P. Spicq, ubi supra ; cf. aussi É. Mersch, I, 148 sq.
[15] L. Bouyer, L’Église de Dieu, p. 350.
[16] M.-V. Leroy, session sur Lumen gentium, mars 1994.
[17] Nous utilisons librement dans l’analyse de ce passage J.-N. Aletti, commentaire de Saint Paul : Épître aux Colossiens, Gabalda, Paris, 1993, p. 104 sq.
[18] Cf. J.-N. Aletti, op. cit., p. 168-170.
[19] Nous consacrerons plus loin un développement particulier à cette notion.
[20] S. Jean Chrysostome (Homélies sur Col VI, 2, PG 62, 318), qui adopte ensuite cette position.
[21] P. de Bérulle, VIIe Discours de l’état et des grandeurs de Jésus, p. 297.
[22] Cf. J.-N. Aletti, op. cit., p. 190-200.
[23] D. P. Delatte, commentaire de l’épître aux Éphésiens, in Le Christ dans saint Paul, Solesmes, 1985, p. 29-30.
[24] Traduction littérale de la néo-Vulgate, qui suit le grec de près.
[25] Nous utilisons ici l’excellent article « Plérôme » d’A. Feuillet dans le Supplément au Dictionnaire de la Bible de Pirot, t. VIII, col. 18 sq.
[26] A. Feuillet, loc. cit., col. 30.
[27] Ibid.
[28] Cf. IIIa, q 8, a 1 et passim.
[29] Cajetan, Comparatio auctoritatis papæ et concilii, n° 138, cité par C. Journet, II, 586.
[30] Nous utilisons largement dans cette partie É. Mersch, Le corps mystique, pour compléter en ce qui concerne spécifiquement le corps mystique les indications données dans notre Historique.
[31] Didachè IX, 3-4, cité par É. Mersch, I, 293.
[32] Didachè, X, 2.
[33] Ibid, X, 5-6.
[34] Lieux communs de la pensée grecque : A. Jaubert cite Sophocle, Euripide, Platon.
[35] I Clementis, n° xxxvii, 4-5 ; XXXVIII, 1.
[36] Il ne dit pas purement et simplement, à la différence de J. Guitton : « écartèlent le Christ » : les schismatiques s’excluent eux-mêmes, ils ne peuvent briser l’unité de l’Église. Mais on trouve de semblables expressions métaphoriques chez S. Augustin : « Ils ont déchiré le Christ » (In Ps. 30, Serm. 11)… « Ils ont mis le Christ en lambeaux » (Serm. 129).
[37] Ibid., n° XLVI, 4-7.
[38] Trall. XI, 2.
[39] Éph. XVII, 1. Le « parfum d’incorruptibilité », c’est, pour les premiers Pères, la connaissance de Dieu.
[40] Smyrn. 1, 1-2.
[41] Éph. IV, 2.
[42] Phil. IV.
[43] Smyrn. XII, 2
[44] Cf. notre Historique 1, p. 39.
[45] Contre Celse, VI, 48, PG 11, 1373.
[46] Ibid., p. 42-44.
[47] Démonstration de la prédication évangélique, vi, cité par É. Mersch, I, 320.
[48] Adv. hær. III, 18, 1.
[49] Adv. hær. IV, 33, 10.
[50] Adv. hær. IV, 22, 2.
[51] Adv. hær. III, 16, 6.
[52] Oratio de Incarnatione Verbi, XLI, PG 25, 68.
[53] Oratio contra gentes, XLII, PG 25, 84.
[54] II Contra arianos, LXXXVI, PG 26, 317. Cf. I Contra Arianos, XLVI, PG 26, 108 : « Toutes choses participent du Verbe et de la Sagesse, et toutes sont sanctifiées par lui dans l’Esprit ». III Contra arianos, IX, PG 36, 340 : « C’est en lui que la création tout entière est créée et est adoptée comme fille ».
[55] I Ad Serapionem, XXIII, PG 26, 585.
[56] Cf. II Contra Arianos, XI, PG 26, 169.
[57] Or. de Incarnatione XXV, PG 25, 140. L’air lui-même a été sanctifié par le Sauveur quand il était suspendu à la croix.
[58] Notamment Denys d’Alexandrie, S. Grégoire de Nazianze, S. Grégoire de Nysse, S. Cyrille d’Alexandrie.
[59] Or. de Incarnatione, XXX, PG 25, 148.
[60] Cf. notre Historique I, p. 58.
[61] I Ad Serapionem, XXII sq., PG 26, 584 sq., SC 15, p. 122 sq.
[62] II Contra Arianos, LXX, PG 26, 296.
[63] III Contra Arianos, XXXIV, PG 26, 397.
[64] III Contra Arianos, XVII, sq., PG 26, 368.
[65] III Contra Arianos, XXII, PG 26, 368-369.
[66] Ibid., XXIV, col. 372 et XXV, col. 376.
[67] Apologia pro fuga sua, XIII, PG 25, 661.
[68] Cf. I Contra Arianos, XXI, PG 26, 96-97.
[69] Cf. ibid. et De incarnatione Verbi, XXV, PG 25, 140.
[70] Cf. I Contra Arianos, XLVI-XLVII, PG 26, 108-109.
[71] Cf. II Contra Arianos, LV, PG 26, 264-265.
[72] II Contra Arianos, LVI, PG 26, 101.
[73] Cf. Historique p. 34-35.
[74] Ep. XLIII, PL 4, 383.
[75] Cf. Historique I, p. 78 sq.
[76] In Matth. II, 5, PL 9, 927.
[77] In Matth. XIX, 5, PL 9, 935.
[78] In Matth. XXVIII, 1, PL 9, 1063.
[79] De Trinitate, XI, 16, PL 10, 409. In Ps. 51, 16 ; 54, 9, PL 9, 317-318, 352.
[80] In Ps. 124, 3-4, PL 9, 681.
[81] De Trinitate, XI, 16, PL 10, 409.
[82] De Trinitate, II, 24, PL 10, 66.
[83] De Trinitate, IX, 3, PL 10, 282.
[84] De Trinitate, II, 25, PL 10, 67.
[85] De Trinitate, IX, 3, PL 10, 282.
[86] De Trinitate, IX, 4, PL 10, 284.
[87] De Trinitate, IX, 8, PL 10, 287.
[88] Le Verbe n’a pas assumé une pure idée platonicienne, même si l’ambiance platonicienne de l’époque favorisait l’idée de l’inclusion ontologique de l’humanité dans l’humanité de Jésus.
[89] De Trinitate, VIII, 7, PL 10, 241.
[90] De Trinitate, VIII, 8, PL 10, 242
[91] De Trinitate, VIII, 13… 16, PL 10, 246… 249, cf. LM, t. III, p. 371 sq.
[92] De Trinitate, VIII, 17, PL 10, 249.
[93] Voir Historique I, p. 112 sq.
[94] In I Tim. hom. XV, PG 62, 586.
[95] In Mt. hom. II, 2, PG 57, 25.
[96] In Ioan. hom. 14, PG 59, 9.
[97] L’actualité de cette affirmation ne doit pas nous échapper : les théologiens qui relativisent l’importance de l’Église, qui est le corps mystique du Christ, sont souvent aussi ceux qui ont tendance au dualisme en christologie.
[98] Expression approximative que le patriarche d’Alexandrie corrigera par la suite, sans renoncer à désigner l’humanité sainte comme le « temple » pris par le Verbe.
[99] In Ioan. IV, PG 73, 601.
[100] Ibid., col. 604.
[101] Ibid., col. 577.
[102] In Ioan. VI, PG 73, 964.
[103] Quod unus sit Christus, PG 75, 1325.
[104] In Ioan. IV, 2, PG 73, 577.
[105] Adv. Nest. IV, PG 76, 193.
[106] Ibid., col. 197.
[107] In Ioan. XI, 11, PG 74, 557.
[108] Ibid., col. 560.
[109] Ibid., n° 10, col. 545.
[110] In
Ioan. XI, 11, PG 74, 560-561.
[111] De recta fide ad Theodosium, PG 76, 1177.
[112] Cf. Historique, p 151 sq.
[113] In Ps. 54, PL 36, 643.
[114] Serm. 137, PL 38, 754.
[115] In Ps. 36, Serm. 2, PL 36, 374. Cf. De baptismo, IV, 7, PL 43, 160.
[116] In Ps. 30, Serm. 2, PL 36, 244.
[117] Contra epist. parm., III, 5, PL 43, 103.
[118] In Ps. 54, PL 36, 639.
[119] Noter la superposition des trois images: corps, peuple, cité.
[120] In Ps. 90, serm. 2, PL 37, 1159.
[121] Tractatus 28 in Ioan., PL 35, 1622.
[122] Serm. 137, 2, PL 38, 755.
[123] In Ps. 85, PL 37, 1085.
[124] In Ps. 142, PL 37, 1846.
[125] In Ps. 61, PL 36, 739, LH, 12 mai, cf. LJ, p. 1453.
[126] In Ps. 122, PL 37, 1630.
[127] Homélie pour l’Ascension, LH, Ascension, LJ, p. 470.
[128] Tract. 108 in Ioan., 5, PL 35, 1916.
[129] Opus imperfectum contra Iulianum, VI, 31, PL 45, 1585.
[130] In Ps. 70, serm. 2, PL 36, 891.
[131] Serm. 293, PL 38, 1333.
[132] De gratia Christi et de peccato originali, II, 24, PL 44, 398.
[133] Enchiridion, 48, PL 40, 255.
[134] In Ps. 122, PL 37, 1635.
[135] In Ps. 95, PL 37, 1236.
[136] De prædestinatione sanctorum, XV, PL 44, 981-982.
[137] De dono perseverantiæ, XXIV, PL 45, 1034.
[138] Voir Historique II (moyen âge), p. 350-354.
[139] Cf. ibid., p. 369.
[140] Ia-IIæ, q.110, a. 1. Voir aussi Compendium I, 214 et IIIa, q 7, a 1.
[141] Cf. In V Metaph., n° 1062.
[142] Catégories, c. 6 ; cf. 8, 8 b 27-9 a 13 ; Métaphysique, D, c. 20 : « On appelle habitus une disposition difficilement mobile, selon laquelle ce qui est disposé est bien ou mal disposé, soit en soi, soit relativement à autre chose ».
[143] Ia-IIæ, q.49, a. 1, sed contra et corps.
[144] Ia-IIæ, q 49, a. 2.
[145] Ia-IIæ, q 110, a. 2, corps.
[146] Ibid., ad 1.
[147] Nous utilisons dans cette section un enseignement de M.-V. Leroy sur la causalité de sacrements (1988), notes cursives prises par M. Cagin.
[148] IIIa, q 62, a 1.
[149] Ia, q 45, a 5.
[150] IIIa, q 19, a 1, ad 2.
[151] In IV Sent., d 1, q 1, a 4, qla 3 ; cf. d 8, q 2, a 3, ad 1.
[152] Ia, q 45, a 5. Cf. q 62 a 2.
[153] IIIa, q.19, a. 1.
[154] IIIa, q 62, a 1, ad 2.
[155] Cf. supra Ia, q 45, a 5.
[156] Ia, q 45, a 5.
[157] Voir IV CG 41, n° 3797-3800 ; Compend. I, 239 ; In Ad Rom. 4, 25, n° 380 ; IIIa, q 2, a 6, arg. 4 ; q 7, a 1, ad 3 ; q 8, a 1, ad 1 ; q 13, a 2, 3, 4 ; q 16, a 11 ; q 18, a 1 ad 2 ; q 48, a 6 ; q 50, a 6, ad 3 ; q 55, a 1, ad 2 ; q 62, a 5, ad 1, etc...
[158] Collatione in Credo, art. 9, n° 125, in Historique II, p. 384.
[159] In Ad Col. 1, 18, leç. 5, Marietti p. 121.
[160] In Ad Rom., 8, 4.
[161] IIIa, q 8, a 1.
[162] Sicut de latere Christi dormientis in cruce fluxit sanguis et aqua, quibus consecratur Ecclesia ; ita de latere Adæ dormientis formata est mulier, quae ipsam Ecclesiam præfigurabat (In Ioannem 19, leç. 5, lignes 237-240).
[163] C’est l’expression de S. Augustin dans la lettre ad Dardanum.
[164] Cf. Historique II, p. 373-374.
[165] Tract. 30, au début.
[166] In III Sent., d 13, a 2, q 1.
[167] Breviloquium IV, 5.
[168] In III Sent., d 18, q 1, a 6, qla 1.
[169] « On dit que la chair est déifiée… parce qu’elle est comme un instrument par lequel la vertu divine opère notre salut : en effet en touchant le lépreux par sa chair il l’a guéri par la vertu divine, et en mourant dans la chair il a vaincu la mort par la vertyu de la divinité. or la vertu de l’agent est de quelque manière dans l’instrument, par la médiation duquel quelque chose agit » (In III Sent., d 5, q 1, a 2, ad 6.). Noter le rapport vertu de l’agent/instrument.
[170] In III Sent., d 13, q 1, a 1, arg. 4 et ad 4.
[171] In III Sent., d 18, q 1, a 1, ad 4. L’humanité de Jésus est présentée comme instrument, mais sa causalité est limitée au mérite, donc à une causalité morale.
[172] La similitude enveloppe tant l’analogie que la métaphore. En l’occurrence, il s’agit d’une métaphore, comme S. Thomas le précise ailleurs — mais d’une métaphore divine, inspirée.
[173] In III Sent., d 13, q 2, a 1.
[174] Cf. Ia, q 45, a 5 ; IIIa, q 13, a 1
[175] « C’est le mot de saint Léon dans le Tome à Flavien : agit utraque forma cum communione alterius : “l’une et l’autre nature fait en communion avec l’autre ce qui lui est propre” (M.-V. Leroy, citant le Tome à Flavien, FC, n° 312).
[176] « Ceci est un symbole de ce qui s’opère dans l’ordre de la grâce et du salut » (M.-V. Leroy, ubi supra).
[177] De veritate, q 27, a 4.
[178] De fide orthodoxa III, 15, 17, etc.
[179] De veritate, q 29, a 4.
[180] De veritate, q 29, a 5.
[181] Compendium I, 214.
[182] De potentia, q 3, a 1, ad 12.
[183] Cf. De potentia, q 3, a 4, ad 7 et ad 8.
[184] Ia-IIæ, q 110, a 2, ad 3.
[185] Ia-IIæ, q 112, a 1, ad 1 et ad 2.
[186] IIIa, q 8, a 1, ad 1.
[187] IV CG 36, 8°, n° 3748.
[188] IIIa, q 48, a 6. Cf. In Ad. Rom 4, leç. 3, n° 380).
[189] IIIa, q 50, a 6. Cf. Compend. I, 239.
[190] Cf. IIIa, q 56, a 1 et 2 ; q 57, a 6, ad 1
[191] De veritate, q 27, a 7, ad 2.
[192] Compendium I, 231.
[193] IIIa, q 19, a 4.
[194] IIIa, q 48, a 1.
[195] C’est toujours le principe quod maxime tale.
[196] IIIa, q 56, a 1.
[197] IIIa q.57, a. 6, ad 1 et ad 2.
[198] Cf. IIIa, q 2, a 6, ad 4.
[199] Cf. ibid. et IIIa, q 62, a 5.
[200] IV CG 41, voir n° 3798-3800.
[201] IIIa, q 2, a 6, ad 4.
[202] IIIa, q 48, a 1.
[203] In III Sent., d 13, q 2, a 1, ad 1.
[204] Cf. IIIa, q 8, a 1, ad 3.
[205] De veritate, q 29, a 4, ad 7. Pour les anciens , le cœur influe sur la tête, non l’inverse.
[206] In Ad Rom., 8, 4.
[207] IV, 3.
[208] Voir Historique II, p. 375 sq.
[209] Noter l’ordre.
[210] S. Bonaventure, In III Sent., d 13, a 2, q 3.
[211] Ibid., ad 2.
[212] In III Sent., d 13, a 2, q 1, ad 4.
[213] En réalité, par mode de causalité efficiente physique. Le mérite relève de la causalité morale, et peut agir par anticipation.
[214] In III Sent., d 13, a 2, q 3, ad 5. Il explique ad 6 : à ce titre, le temps précédant la venue du Sauveur n’était pas privé de la grâce. On doit cependant l’appeler, non temps de grâce, mais « ombre du jour ». Ainsi une grappe de raisin portée sur un bâton est soutenue par ceux qui la précèdent et ceux qui la suivent, mais seuls ces derniers la voient clairement.
[215] On se rappelle que pour Aristote et S. Thomas un membre mort, par exemple un œil séparé du corps, n’est dit membre que par équivoque.
[216] Alexandre de Halès notamment.
[217] In III Sent., d 13, q 2, a 2, qla 2.
[218] Ibid., ad 1.
[219] Ibid., ad 2.
[220] Ibid., ad 4.
[221] Ibid., ad 5. Cf. d 19, a 1, qla 1, ad 4 : « L’influx de la tête n’arrive pas aux membres séparés de la tête, mais seulement à ceux qui lui sont unis, quelque suffisante à influer que soit d’ailleurs la tête. Ainsi, quoique le mérite du Christ soit suffisant en lui-même pour effacer les péchés, cependant, pour qu’il les efface effectivement, sont requis nécessairement les liens qui unissent à la tête ».
[222] Ibid., ad 6.
[223] De veritate, q 29, a 4, ad 9.
[224] Ibid., ad 1 Ibid., ad 11.
[225] Ibid., ad 10.
[226] Ibid., ad 11.
[227] De veritate, q 29, a 4, ad 9.
[228] Ibid., ad 10.
[229] IIIa, q 8, a 3.
[230] Ibid.
[231] Compendium I, 243.
[232] Cf. Ia-IIæ, q 89, a 6.
[233] IIa-IIæ, q 10, a 1.
[234] IIIa, q 7, a 11.
[235] Cf. IIa-IIæ, q 14, a 3, ad 3.
[236] Cf. Ia, q 64, a 2.
[237] Rétractations, II, 8.
[238] In Ad Eph 5, 27-28, Marietti, 1896, p. 70.
[239] Collationes in Credo, 12.
[240] Ibid.
[241] In I Ad Cor., 3, leç. 3, éd. cit. p. 254.
[242] IIIa, q 8, a 3.
[243] Cf. IIIa, q 79, a 4, ad 2.
[244] IIa-IIæ, q 2, a 7.
[245] Cf. IIa-IIæ, q 4, a 4.
[246] IIa-IIæ, q 4, a 3, cf. q 6, a 2.
[247] M.-V. Leroy, lettre du 13 mai 1992
[248] S. Augustin, De pat., XXI, 18, PL 40, 621. LG cite dans le même sens : S. Grégoire le Grand, Hom. 19 in Evang., 1, PL 76, 1154 B ; S. Augustin, Serm. 341, 9, 11, PL 39, 1499 sq. ; S. Jean Damascène, Adv. icon. 11, PG 96, 1357.
[249] On voit que ces expressions ne sont pas propres à notre auteur.
[250] Breviloquium, IV, 5.
[251] Ia-IIæ, q 101, a 2.
[252] Ia-IIæ, q 102, a 2, cf. a 3.
[253] De memoria et reminiscentia, c. 1, S. Thomas, leç. 3, Busa, p. 388.
[254] IIa-IIæ, q 81, a 3, ad 3.
[255] IIa-IIæ, q 103, a 3, ad 3.
[256] IIIa, q 25, a 3.
[257] IIa-IIæ, q 2, a 7, ad 3.
[258] Cæl. hier. VII.
[259] S. Bonaventure, In III Sent., d 13, a 2, q 3, sed contra 3.
[260] In III Sent., d 13, a 2, q 3, corps.
[261] L’idée vient directement de S. Augustin, Enchiridion 61, PL 40, 261 : « Le Christ n’est pas mort pour eux ; cependant ils ont eu part aux bienfaits de cette mort, car par elle les hommes sont en quelque sorte réconciliés avec eux, et deviennent leurs amis ». En outre la Rédemption comble les vides laissés par la révolte des mauvais anges.
[262] In III Sent., d 13, a 2, q 3, ad 3.
[263] In III Sent., d 13, q 2, a 2, qla 1.
[264] De veritate, q 29, a 5.
[265] De veritate, q 29, a 7, ad 5.
[266] In Ad Eph. 1, 10, leç. 3, Marietti, p. 9
[267] In Ad Eph. 1, 22, leç. 8, p. 17.
[268] In Ioan. 1, 16, leç. 10, Marietti, p. 69.
[269] In Ad Col. 1, 18, leç. 5.
[270] Cf. Ia-IIæ, q 2, a 8 ; q 3, a 8.
[271] Ia, q 62, a 5.
[272] Ia, q 112, a 1.
[273] Ia, q 113, a 11.
[274] De divinis moribus, p. 34.
[275] De veritate, q 29, a 4, ad 5.
[276] In Ad Eph. 1, leç. 8, p. 17.
[277] In III Sent., d 13, q 2, a 2, qla 1.
[278] IIIa, q 8, a 4, ad 2.
[279] In Ad Col. 1, 18, leç. 5.
[280] Tractatus XIX in Ioannem, n° 15.
[281] Les textes émanent surtout des papes, mais aussi de leurs sujets, notamment des conciles.
[282] Attestations provenant surtout des Pères grecs, .(v g. S. Athanase, S. Pachôme, S. Basile, S. Jean Chrysostome), mais aussi des Pères latins (S. Grégoire le Grand en particulier).
[283] Voir sur cet article L. Artur, Est-il propre au Christ d’être tête de l’Église ? mémoire de maîtrise, juillet 2001.
[284] Voir à ce sujet S.-T. Bonino, « La place du pape dans l’Église, selon saint Thomas », RT 86/3, p. 392 sq.
[285] Sentientiarum libri quinque, V, 13, PL 211, 1219.
[286] De sacrificio missæ, III, vi, 9.
[287] In III Sent., d 13, a 2, q 2, ad 2.
[288] De perfectione evangelica, q 4, a 3.
[289] Breviloquium, IV, 5.
[290] De perfectione evangelica, q 4, a 3.
[291] Contra impugnantes, II, chap. 2, ad 8.
[292] Ibid.
[293] II, chap. 3, corps.
[294] Cf. In III Sent., q 2, a 1, s. c. 2 et corps.
[295] In IV Sent., d 38, q 1, a 4, qla 2.
[296] In IV Sent., d 24, q 2, a 2, qla 3.
[297] In IV Sent., d 19, q 1, a 3, qla 1.
[298] In IV Sent., d 24, q 3, a 2, qla 3.
[299] S. Thomas semble hésiter entre causalité dispositiive et causalité perfective.
[300] De veritate, q 29, a 4, ad 2.
[301] Contra errores Græcorum, II, Prologue.
[302] Ibid., chap. 36.
[303] IV CG, 76, n° 2 (Busa).
[304] IV CG, 76, n° 6 (Busa).
[305] Au chapitre 77, il montrera que le pouvoir d’ordre est purement instrumental : « Les ministres de l’Église n’agissent pas par leur vertu propre, mais par la vertu du Christ, dont il est dit : “C’est lui qui bapptise” (Jn 1, 33). Aussi dit-on que les ministres agissent comme un instrument ». Cf. aussi In Matth. 16, 18-19, n° 1380.
[306] En effet, « il n’y a qu’une seule Église de l’Ancien et du Nouveau testament ». Cf. Collationes in Credo,, VI, 12 : « cette Église a commn,ecé avec Abel, et elle contnuera jusqu’à la fin des siècles ».
[307] De veritate, q 29, a 4.
[308] On sait que les modernes distinguent en outre le pouvoir d’enseigner : on a ainsi les tria munera des mages, correspondant aux trois fonctions du Christ, prêtre, prophète et roi. Les anciens considéraient ce pouvoir d’enseignement comme une partie du pouvoir de juridiction.
[309] IIa-IIæ, q 39, a 3. Cf In IV Sent., d 24, q 3, a 2, qla 2, arg. 3 : « Dans l’Église, il n’y a de pouvoir spirituel que d’ordre et de juridiction ».
[310] Ia-IIæ, q 112, a 1, ad 1.
[311] M.-V. Leroy, lettre du 13 mai 1992.
[312] IIIa, q 64, a 4.
[313] Ibid., ad 3.
[314] Ibid., ad 1.
[315] Cf. De veritate, q 29, a 4 : « Certaines choses ont une conformité entre elles à selon une union d’ordre, parce qu’elles sont ordonnées à une fin unique ; et on leur attribue le nom de tête à raison du gouvernement, qui est ordonné à la fin ; et c’est ainsi que les notables sont appelés têtes du peuple, selon cette parole d’Amos, 6, 1 : “les notables sont les têtes des peuples” ». En effet, « comme dans l’ancienne loi on promettait des biens terrestres, qui devaient être offerts à un peuple religieux non par les démons mais par Dieu, pour la même raison on lit que les prêtres étaient soumis aux rois » (De regimine principum, I, 15). Dans la Somme, il est question de « têtes de l’Église », capita Ecclesiæ.
[316] Ils sont de ce fait des « causes contingentes, faillibles, et qui peuvent ne pas produire leurs effets » (Ia, q 19, a 8).
[317] En cela, notre article semble plus restrictif que des œuvres plus anciennes : Quodlib. II, q 6, a 1 et In 1 Ad Cor. 15, leç. 3, cf. ibid.
[318] Pour S. Thomas, ce sont tous les prêtres qui succèdent aux soixante-douze (cf. In 2 Ad Cor., 1, leç. 1, cité par L. Artur).
[319] IIa-IIæ, q 39, a 1.
[320] In 2 Ad Cor., 2, 10, leç. 2, p. 428.
[321] In 2 Ad Cor., 5, 20, leç. 5, p. 457.
[322] In Matth. 16.
[323] In Ioann. 21, leç. 3.
[324] Ia-IIæ, q 84, a 3.
[325] IIIa, q 8, a 7.
[326] De malo, q 8, a 1.
[327] In Ad Eph. 4, 28, leç. 9, p. 60.
[328] Vide supra De veritate, q 29, a 4, ad 2.
[329] Collationes in Credo, VI, 12.
[330] Cf. In Ad Rom. 5, 2, éd. cit. p. 67.
[331] In Ioannem, nn. 1368 et 1382.
[332] Cf. IIIa, q 8, a 2.
[333] IIIa, q 8, a 2, ad 3.
[334] In Ioann. 5, n° 791. à la résurrection, « tout l’homme (sera) rendu parfait, mais dans sa partie inférieure par rejaillissement de la supérieure » (Ia-IIæ, q 3, a 3, ad 3).
[335] IV CG, 76 (le second paragraphe conclut l’ouvrage).
[336] Cf. Historique IV, p. 65. Nous reproduisons ici le n° I, en raison de son importance.
[337] Cf. S. Ambroise, De fide ad B. Hieron.
[338] In « Les enseignements pontificaux », L’Église, t. 2, p. 2* sq., n° I.
[339] Ibid.
[340] Cité par B.-D. de La Soujeole, Le sacrement de la communion, p. 62. Nous utilisons largement cet ouvrage dans le développement qui suit.
[341] B.-D. de La Soujeole, op. cit. p. 64.
[342] Cette distinction fut reprise dans les annotations du 1er schéma distiribué le 21 janvier 1970. Elle ne reparaît pas chez les papes postérieurs, du moins dans le contexte de l’appartenance à l’Église.
[343] Ici encore, nous utilisons B.-D. de La Soujeole, op. cit., p. 68 sq.
[344] Ibid.
[345] L’Église, t. II, n° 1021.
[346] Cf. Lettre à Mgr Cushing, Historique IV, p. 133.
[347] S. Thomas, De veritate, q 29, a 4, cité par Pie XII.
[348] L’Église, t. II, n° 1062.
[349] Ibid., n° 1064.
[350] Cf. IIIa, q 62, a 5, ad 1.
[351] Cf. Pie XII, encycl. Mystici Corporis, 29 juin 1943, AAS 35 (1943), p. 208.
[352] Cf. Léon XIII, encycl. Divinum illud. 9 mai 1897: ASS 29 (1896-97), p. 650 ; Pie XII, encycl. Mystici Corporis, I, c. pp. 219-220 ; S. Augustin, Serm. 268, 2.
[353] Léon XIII, encycl. Sapientiæ christianæ, 10 Janvier 1890 : ASS 22 (1889-90), p. 392 ; encycl. Satis cognitum, 29 juin 1896 : ASS 28 (1895-96), pp. 710 et 724 ss. ; Pie XII, encycl. Mystici Corporis, I.c. pp. 199-200.
[354] Cf. Pie XII, encycl. Mystici Corporis, I.c. p. 221 ss. ; encycl. Humani generis, 12 août 1950 : AAS 42 (1950), 571.
[355] Léon XII, encycl. Satis cognitum, I.c. p. 713.
[356] Op. cit., p. 81-82.
[357] Historique IV, p. 183, sq.
[358] Cf. Symbolum Apostolicum: DS 6-9 (10-13). Symb. Nic. Const. Denz. 86 (150) - coll. Prof. fidei Trid.: DS 994; DS 999 (1862 et 1868).
[359] Dicitur "Sancta (catholica apostolica) Romana Ecclesia": in Prof. fidei Trid. I.c. et Conc. Vat. I, Sess. 3, Const. dogm. De fide cath.: DS 1872 (3001).
[360] Cf. B.-D. de La Soujeole, op. cit., p. 74-77.
[361] De même, celle de la vigne. « C’est une image », objectait K. Barth aux catholiques qui s’appuyaient sur le chapitre 15e de S. Jean pour démontrer le caractère intrinsèque de la grâce. C. Journet répondait : « C’est une image, mais une image divine ! » (Entretiens sur la grâce).
[362] Cf. De eucharistia, d 3, tr 1, c 5.
[363] Cf. In III Sent., d 13, a 2, q 1.
[364] Cf. IIIa q 8, a 1, ad 2.
[365] S. Léon le Grand, Homélie pour Noël, LH, 25 décembre, cité par Pie XII dans Mystici corporis.