Cours d’ecclésiologie

 

 

 

 

Qest ista ?

Des noms de lÉglise à sa réalité

 

 

 

 

 

 

 

 

Qest ista, qprogreditur quasi aurora consurgens,

pulchra ut luna ? (Ct 6)

 

 

 

 

 

 

 

Abbaye Saint-Michel de Kergonan

2002


 


Les noms et les images de l’Église

 

A

près avoir suivi le développement de la réflexion de l’Église sur elle-même au cours des siècles, nous cherchons à présent à découvrir ce qu’est l’Église, ou qui elle est, quæ sit ista, avant d’en étudier les propriétés énumérées par le Symbole, et les lignes de causalité correspondantes.

Une telle entreprise s’avère difficile. Comme le Verbe incarné, l’Église est une réalité unique. Elle déborde tout concept, toute définition au sens strict, par genre et différence spécifique. Pour entrer dans son « mystère inépuisable[1] », et pour tenter de parvenir à une définition (en un sens analogique) théologique, il nous faudra, après en avoir donné une définition nominale, déjà riche de sens, l’aborder, à l’exemple des écrivains du Nouveau Testament et des Pères de Vatican II, par une série d’images scripturaires dont chacune apporte une note distincte, complémentaire des autres, mais dont aucune ne peut être prise en un sens univoque et à l’exclusion des autres. Comme le note le CEC, ces images se regroupent, pour l’Ancien Testament, autour du thème du peuple de Dieu ; pour le Nouveau, autour de celui du corps mystique :

Les images prises de l’Ancien Testament constituent des variations d’une idée de fond, celle du « Peuple de Dieu ». Dans le Nouveau Testament (cf. Ep 1, 22 ; Col 1, 18), toutes ces images trouvent un nouveau centre par le fait que le Christ devient « la Tête » de ce peuple (cf. LG 9), qui est dès lors son Corps[2].

Parmi ces images, nous relèverons d’abord quelques métaphores retenues par Lumen Gentium, qui nous permettront une première approche, puis nous nous efforcerons d’approfondir les grands thèmes de l’ecclésiologie de l’Écriture et de la Tradition. Mais d’abord, quelle est l’origine du mot « Église » ?

Ecclesia : une définition nominale

Dans la Bible hébraïque : Qahal Yahvé

Le peuple de Dieu était souvent appelé dans l’Ancien Testament Qahal Yahvé, « la convocation de Dieu », employé surtout par l’école deutéronomique pour désigner l’assemblée de l’Horeb (Dt 4, 10), des steppes de Moab (Dt 31, 30), ou de la terre Promise (Jos 8, 35 ; Jg 20, 2), et par le chroniste pour désigner l’assemblée liturgique d’Israël au temps des rois ou après l’exil. Qahal Yahvé, désignait le peuple de Dieu comme « choisi entre les nations infidèles pour adorer et pour servir le Très-Haut ». Porteur des promesses messianiques, le premier peuple de Dieu était saint « d’une sainteté inaugurée »[3] : « Tu es un peuple saint à Yahvé, ton Dieu. Yahvé, ton Dieu, t’a choisi pour être son peuple particulier parmi tous les peuples qui sont sur la face de la terre » (Dt 7, 6).

Dans les LXX : Ekklhsia tou qeou

Les Septante traduisent habituellement Qahal par ekklhsia, qui, dans  le monde grec, désigne l’assemblée du peuple comme force politique, dhmoV (cf. Ac 19, 32.39 sq.). pour désigner l’assemblée du peuple élu convoqué devant Dieu en vue d’un geste religieux, souvent cultuel (Dt 23 ; I R 8 ; Ps 22, 26), surtout pour l’assemblée du Sinaï où Israël reçut la Loi et fut constitué par Dieu comme son peuple saint.

Dans le psautier, les LXX traduisent le mot sacerdotal edah par sunagwgh, « rassemblement » (qui s’employait aussi pour les animaux) et qahal par ekklhsia[4].  Les deux termes s’opposeront nettement lorsque les chrétiens se seront approprié le premier en réservant le second aux Juifs récalcitrants : « Église est un mot grec qui signifie convocation, car l’Église appelle à elle tous les hommes… Synagogue est un mot grec qui signifie rassemblement, et qui servit à désigner en propre le peuple juif »[5]. Mais s’il est vrai que l’Église n’est jamais appelée synagogue, l’ancien peuple de Dieu peut être appelé Église : dans les Actes des Apôtres (7, 38), Étienne évoquera le rôle de Moïse dans l’Église du désert.

Le mot Ekklhsia a sans doute été choisi, d’une part en raison de son assonance avec qahal, d’autre part en raison des suggestions de son étymologie : ce terme, venant d’ekkalew, « j’appelle à partir de, je convoque », indiquait par lui-même que le peuple de Dieu était le rassemblement des hommes convoqués par l’initiative divine, et il rejoignait une expression sacerdotale exprimant l’idée d’appel : klhth agia, miqra kodèsh, « convocation sainte » (Ex 12, 16 ; Lev 23, 3 ; Nb 29, 1).

Le Nouveau Testament : Ekklhsia tou Cristou

Il était tout naturel que Jésus, fondant le nouveau peuple en continuité avec l’ancien, le désigne par le nom biblique des assemblées religieuses d’Israël (sans doute qehala en araméen), traduit par Ekklhsia en Matthieu 16, 18. De même, « en s’appelant “Église”, la première communauté de ceux qui croyaient au Christ se reconnaît héritière de cette assemblée. En elle, Dieu “convoque” son Peuple de tous les confins de la terre »[6]. Ce nouveau peuple de Dieu (cf. 1 P 2, 10) est conscient d’être « l’Israël de Dieu » (Ga 6, 16). Dépositaire des promesses messianiques, le peuple nouveau est saint d’une sainteté accomplie : « Paul, par vocation apôtre de Jésus-Christ, par la volonté de Dieu, et Sosthène son frère, à l’Église de Dieu qui est à Corinthe, aux sanctifiés dans le Christ Jésus, à ceux qui par vocation sont saints… » (1Co 1, 1-2). Dans le Nouveau Testament, Ekklhsia tou qeou représentera « le nouveau groupement de l’humanité où Dieu entend établir son règne : le peuple saint ou le nouvel Israël des temps messianiques »[7]. L’Église, c’est l’appelée, la « convocation sainte, klhth agia » des derniers temps (cf. 1 Co 1, 2 ; Ro 1, 7) qui doit embrasser Juifs et gentils, « la multitude entière des hommes en tant qu’elle est appelée » [8] à la communion avec Dieu et à la sainteté. Le Catéchisme du concile de Trente mettait fortement en lumière les connotations spirituelles de ce sens originel :

De grands mystères sont recouverts par ce nom d’Église. D’abord le mot de convocation, qui traduit celui d’Église, manifeste aussitôt la bénignité et la splendeur de la grâce divine, et marque toute la distance qui sépare l’Église des autres réalités temporelles ; celle-ci en étant un effet de la raison et de la prudence humaines, celle-là, au contraire, un effet de la sagesse et du conseil de Dieu, qui nous convoque d’une part intérieurement, par le souffle de l’Esprit Saint ouvrant les cœurs, d’autre part extérieurement, par l’action et le ministère de ses pasteurs et de ses prédicateurs. En outre, ce mot de vocation manifestera excellemment quelle fin nous devons avoir devant les yeux, à savoir la connaissance et la possession des choses éternelles[9].

L’Église, les Églises et les églises

Quel est le contenu exact du mot Église, ou église, dans le Nouveau Testament et la Tradition chrétienne ? Simultanément l’Église universelle, l’Église particulière (qui est présence de l’Église universelle) et l’assemblée liturgique, réunie en un lieu qui prendra plus tard, par métonymie (passage du contenu au contenant), le nom d’église :

Dans le langage chrétien, le mot « Église » désigne l’assemblée liturgique (cf. 1 Co 11, 18 ; 1 Co 14, 19 ; 1 Co 14, 28 ; 1 Co 14, 34 ; 1 Co 14, 35 ), mais aussi la communauté locale (cf. 1 Co 1, 2 ; 1 Co 16, 1 ) ou toute la communauté universelle des croyants (cf. 1 Co 15, 9 ; Ga 1, 13 ; Ph 3, 6). Ces trois significations sont en fait inséparables. « L’Église », c’est le Peuple que Dieu rassemble dans le monde entier. Elle existe dans les communautés locales et se réalise comme assemblée liturgique, surtout eucharistique. Elle vit de la Parole et du Corps du Christ et devient ainsi elle-même Corps du Christ[10].

Lequel de ces sens est premier ? Déjà F. Kattenbusch en 1921, puis le P. Braun en 1942, notaient que si l’Église est vraiment le nouveau Qahal Yahvé, « l’Église de Dieu qui est à Corinthe » n’est pas simplement une assemblée particulière juxtaposée à une autre, celle de Rome par exemple, mais la grande Église universelle telle qu’elle est présente à Corinthe[11]. On se rappelle que la Congrégation pour la doctrine de la foi a confirmé ce point de vue en 1992 dans Quelques aspects de l’Église comme communion. On y reviendra.

Images de l’Église

« Tout comme dans l’ancien Testament la révélation du royaume est souvent présentée sous des figures, de même maintenant c’est sous des images variées que la nature intime de l’Église nous est montrée, images tirées soit de la vie pastorale ou de la vie des champs, soit du travail de construction ou encore de la famille et des épousailles, et qui se trouvent ébauchées déjà dans les livres des prophètes »[12].

Avec la constitution dogmatique Lumen gentium, nous scruterons en premier lieu les images les plus extérieures de l’Église, qui offrent déjà une riche moisson d’enseignements.

Images rurales

Pasteur et troupeau

On sait que déjà dans l’Ancien Testament Dieu présentait son peuple comme le troupeau dont il voulait se faire lui-même le pasteur : « Car ainsi parle le Seigneur Yahvé : Voici que j’aurai soin moi-même de mon troupeau et je m’en occuperai » (Éz 34, 11, cf. Ps. 22 et 79). Dans l’Évangile, le vrai pasteur, « le seul qui fasse paître avec justice », dit saint Augustin[13], c’est le Christ. L’Église est l’unique bercail dont il « est l’entrée unique et nécessaire » (Jn 10), en même temps que le troupeau, « dont les brebis, quoiqu’elles aient à leur tête des pasteurs humains »[14] — à commencer par Pierre, à qui il a dit : « Pais mes agneaux, pais mes brebis » (Jn 21)[15] — « sont cependant continuellement conduites et nourries par le Christ même, Bon Pasteur et Prince des pasteurs (1 P 5, 4), qui a donné sa vie pour ses brebis (cf. Jn 10, 11 sq.) ».

Il faut rapprocher de la figure johannique du bon pasteur la parabole synoptique de brebis perdue, la centième, qui inspira si souvent les Pères : la centième brebis, c’est la gentilité, c’est le pécheur, c’est, selon Origène suivi par une grande partie de la tradition patristique[16], l’humanité appelée à combler les rangs des anges déchus — brebis unique, « car tout le genre humain est une seule brebis que tu as prise sur tes épaules »[17].

Finalement, le pasteur s’identifie à l’Agneau, pour conduire son troupeau vers les sources d’eau vive de la béatitude céleste (Ap 7 , 14, cf. 14, 4). Simultanément, le pasteur est l’Époux qui, dans le Cantique des cantiques, « mène paître son troupeau parmi les lis » ; et, au chapitre 19e de l’Apocalypse, l’Agneau s’unit comme Époux la cité-épouse, à laquelle il a donné la robe blanche des iustificationes sanctorum.

Toutes ces images convergent pour suggérer l’amour inouï du Christ pour son Église et pour chacun de ses membres, surtout les infirmes et les égarés : par amour, il les nourrit, les guide, les protège, et finalement donne sa vie pour eux. Sa relation très personnelle avec eux appelle la réciprocité : font partie de ce troupeau ceux qui reconnaissent la voix de leur Sauveur, quand il les appelle nominatim. Mais cette relation intime ne se réalise, en droit, que dans le sein de l’unique Église, qui doit devenir universelle, rassembler tous les hommes, même les plus éloignés, par leur origine ou par leurs péchés :

C’est lui qui, sans excepter aucun peuple, forme de toutes les nations qui sont sous le ciel un seul troupeau de brebis saintes, et qui accomplit chaque jour ce qu’il avait promis : J’ai encore d’autres brebis, qui ne sont pas de cette bergerie : il faut que je les conduise avec les autres. Elles écouteront ma voix : il y aura un seul troupeau, un seul pasteur[18].

Champ de Dieu

La constitution Lumen gentium retient trois autres images agricoles : celle du champ, celle de l’olivier et celle de la vigne.

« L’Église est le terrain de culture, le champ de Dieu (1 Co 33, 9) ». Le concile a songé directement à une image paulinienne :

Moi, j’ai planté, Apollos a arrosé ; mais c’est Dieu qui donnait la croissance. Ainsi donc, ni celui qui plante n’est quelque chose, ni celui qui arrose, mais celui qui donne la croissance : Dieu. Celui qui plante et celui qui arrose ne font qu’un, mais chacun recevra son propre salaire selon son propre labeur. Car nous sommes les coopérateurs de Dieu ; vous êtes le champ de Dieu, l’édifice de Dieu (1 Co 3, 6-9).

Dans l’Église, les prédicateurs accomplissent diverses tâches en dépendance de Dieu à l’œuvre duquel ils coopèrent. Chacun recevra le salaire de son travail, mais celui-ci ne porte du fruit que par la grâce divine.

Mais cette image évoque l’antique thème de la bonne terre — liée au peuple —qui « donne son fruit » (cf. Ps. 66 et 84) quand « les cieux distillent la rosée », que « les nuées font pleuvoir le juste » (cf. Is 45, 8), qui n’est autre que la Parole de Dieu qui, comme la pluie et la neige, descend sur la terre et n’en remonte que quand elle y a accompli sa mission de fécondation (Is 55, 10 sq.). Encore faut-il que la terre qui reçoit cette parole, celle de Jésus, et Jésus lui-même, soit une bonne terre, qui comprenne la parole (cf. Mt 13, 23), l’accueille (Mc 4, 20 sq.), la garde (Lc 8, 15). Alors elle portera du fruit à cent pou un : la croissance de l’Église s’identifie à sa croissance (Ac 6, 7 ; 12, 24 ; 19, 20). Cela, même si, dans le champ de l’Église, le Malin sème aussi de l’ivraie, qui y restera mêlée au bon grain jusqu’au dernier jour (Mt 13, 24-30 ; 36-43).

Cette image montre le don de la parole de Dieu, et de sa Parole incarnée, à l’origine de l’Église. De cette initiative divine, chacun en tire profit selon ses dispositions, et fondamentalement sa réceptivité à la grâce. Celle-ci peut être entravée par les « fausses richesses » (Mt 13, 22), les soucis et les plaisirs. Par ailleurs, le démon ne manque pas de susciter le péché, l’hérésie, le schisme et la division — la zizanie, zizania ! — parmi les membres de l’Église. Cependant les pécheurs ne sont pas définitivement exclus de celle-ci avant le jugement final, pour exercer les bons, et surtout pour laisser aux méchants une chance de se convertir :

Si l’on risque d’arracher le blé en même temps que l’ivraie, ne serait-ce pas que beaucoup commencent par être ivraie, pour devenir ensuite forment ? Or, s’ils n’étaient patiemment supportés lorsqu’ils sont mauvais, on ne verrait jamais se réaliser en eux cette louable transformation. Les arracher serait donc déraciner aussi le bon grain qu’ils seraient devenus si on les eût épargnés[19].

Arbre

L’olivier

Autre image : celle de l’olivier : « Dans ce champ croît l’antique olivier dont les patriarches furent la racine sainte et dans lequel s’opère et s’opérera la réconciliation entre Juifs et Gentils ». Le concile fait ici allusion à l’épître aux Romains :

Or je vous le dis à vous, les païens, je suis bien l’apôtre des païens et j’honore mon ministère, mais c’est avec l’espoir d’exciter la jalousie de ceux de mon sang et d’en sauver quelques-uns. Car si leur mise à l’écart fut une réconciliation pour le monde, que sera leur admission, sinon une résurrection d’entre les morts? Or si les prémices sont saintes, toute la pâte aussi ; et si la racine est sainte, les branches aussi. Mais si quelques-unes des branches ont été coupées tandis que toi, sauvageon d’olivier, tu as été greffé parmi elles pour bénéficier avec elles de la sève de l’olivier, ne va pas te glorifier aux dépens des branches. Ou si tu veux te glorifier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte. Tu diras : On a coupé des branches, pour que, moi, je fusse greffé. Fort bien. Elles ont été coupées pour leur incrédulité, et c’est la foi qui te fait tenir. Ne t’enorgueillis pas ; crains plutôt. Car si Dieu n’a pas épargné les branches naturelles, prends garde qu’il ne t’épargne pas davantage. Considère donc la bonté et la sévérité de Dieu : sévérité envers ceux qui sont tombés, et envers toi bonté, pourvu que tu demeures en cette bonté ; autrement tu seras retranché toi aussi. Et eux, s’ils ne demeurent pas dans l’incrédulité, ils seront greffés : Dieu est bien assez puissant pour les greffer à nouveau. En effet, si toi tu as été retranché de l’olivier sauvage auquel tu appartenais par nature, et greffé, contre nature, sur un olivier franc, combien plus eux, les branches naturelles, seront-ils greffés sur leur propre olivier ! Car je ne veux pas, frères, vous laisser ignorer ce mystère, de peur que vous ne vous complaisiez en votre sagesse : une partie d’Israël s’est endurcie jusqu’à ce que soit entrée la totalité des païens, et ainsi tout Israël sera sauvé, comme il est écrit: « De Sion viendra le Libérateur, il ôtera les impiétés du milieu de Jacob » (Ro 11, 13-26).

Saint Thomas commente :

Cette expression, « jusqu’à ce que », peut désigner la cause de l’aveuglement des Juifs. En effet, si Dieu a permis qu’ils fussent aveuglés, c’était pour que la plénitude des nations entrât, comme il est patent d’après ce qui précède. Elle peut aussi désigner le terme : l’aveuglement des Juifs durera jusqu’à ce que la plénitude des nations accède à la foi. Et avec cette interprétation s’accorde ce qu’il ajoute plus bas au sujet de la future guérison des Juifs, quand il dit : et alors, à savoir, quand la plénitude des nations sera entrée, tout Israël sera sauvé, non individuellement, particulariter, comme à présent, mais tous universellement : Je les sauverai dans le Seigneur leur Dieu (Os 1)… Il reviendra et nous fera miséricorde (Mi ult.)[20].

La similitude de l’olivier apporte de précieuses indications sur les rapports entre Israël et les païens dans l’Église, et le plan de Dieu sur son peuple. Les chrétiens issus de la gentilité, ont été greffés sur Israël, rendus participants de ses biens, de sa grâce, de son élection. Ils ne doivent pas pour autant s’enorgueillir face aux Juifs : si une partie d’entre ceux-ci a refusé le Messie — non tous —, le premier peuple élu, d’où est issu le Sauveur, est appelé à se convertir, quand tous les païens auront été évangélisés.

Le figuier

On peut ajouter à l’image paulinienne de l’olivier l’image évangélique du figuier. Celui-ci désigne sans doute d’abord Israël, puis toute l’humanité (y compris les membres de l’Église), épargnée par Dieu malgré ses péchés grâce à l’indulgente sollicitude du vigneron divin, le Christ Jésus — et, si l’on veut, des pasteurs qui sont ses vicaires. Les trois ans d’efforts que celui-ci consacre à son figuier représentent, pour saint Grégoire, les trois âges du monde, et de l’Église : avant la Loi, sous la Loi, sous la grâce :

Il est venu avant la Loi, car par la lumière naturelle chacun a connu comment il devait agir à l’égard du prochain, comme pour soi-même. Il est venu sous la Loi, car il a enseigné par ses préceptes. Il est venu après la Loi par la grâce, car dans sa bonté il s’est rendu lui-même présent. Cependant il se plaint de n’avoir pas en ces trois ans trouvé de fruit… Et que symbolise le vigneron, sinon l’ordre des prélats ? Car gouvernant l’Église, ils prennent soin de la vigne du Seigneur. Le premier vigneron de cette vigne a été l’apôtre Pierre. Nous lui succédons, malgré notre indignité, dans la mesure où nous travaillons à vous former par notre enseignement, notre prière et nos corrections[21].

Peu avant la passion, le figuier ne portant aucun fruit, le Christ le dessèche par sa malédiction (Mt 21, 18) — figure tragique du sort qui attend Israël quelques décennies plus tard.

La vigne

Dernière image agricole, d’une importance capitale car elle s’enracine dans l’ancienne tradition prophétique et est largement développée par le Seigneur lui-même : celle de la vigne.

La vigne d’Israël

Déjà, chez les prophètes, la « vigne choisie » représente le peuple élu, choyé par son Seigneur, le « vigneron céleste », mais infidèle (Os 3, 1 ; 10, 1), stérile en bonnes œuvres (Jr 2, 21 ; 8, 13), et même criminel : « Que je chante à mon bien-aimé le chant de mon ami pour sa vigne. Mon bien-aimé avait une vigne, sur un coteau fertile… J’attendais qu’elle produisît des raisins, mais elle a produit des épines » (Is 5, 1-2). Il la livre à la dévastation (Is 5, 7 ; Jr 5, 10 ; 12, 10 ; cf. Éz 19, 10-14 ; 15, 6 sq.). Un jour cette vigne sera fidèle (Ps 79, 9-17). Mais ce n’est pas Israël qui tiendra cette promesse.

Les vignerons homicides et les vignerons fidèles

Dans les paraboles du Seigneur Jésus, la vigne est clairement identifiée, comme l’a vu toute la Tradition,  à « la vigne du Dieu des armées, la maison d’Israël » (Is 5, 7). Si elle ne rapporte pas de fruits à son propriétaire, c’est que les vignerons, les chefs d’Israël[22], en détournent le profit, tuant les prophètes et finalement, hors de Jérusalem le Fils unique lui-même.

Aussi seront-ils châtiés et le royaume de Dieu sera-t-il confié à d’autres :

« Écoutez une autre parabole. Un homme était propriétaire, et il planta une vigne; il l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et y bâtit une tour ; puis il la loua à des vignerons et partit en voyage. Quand approcha le moment des fruits, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour en recevoir les fruits. Mais les vignerons se saisirent de ses serviteurs, battirent l’un, tuèrent l’autre, en lapidèrent un troisième. De nouveau il envoya d’autres serviteurs, plus nombreux que les premiers, et ils les traitèrent de même. Finalement il leur envoya son fils, en se disant : Ils respecteront mon fils. Mais les vignerons, en voyant le fils, se dirent par-devers eux : Celui-ci est l’héritier : venez! tuons-le, que nous ayons son héritage. Et, le saisissant, ils le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. Lors donc que viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là ? » Ils lui disent : « Il fera misérablement périr ces misérables, et il louera la vigne à d’autres vignerons, qui lui en livreront les fruits en leur temps ». Jésus leur dit: « N’avez-vous jamais lu dans les Écritures :

La pierre qu’avaient rejetée les bâtisseurs

c’est elle qui est devenue pierre de faîte ;

c’est là l’œuvre du Seigneur

et elle est admirable à nos yeux ?

Aussi, je vous le dis : le royaume de Dieu vous sera retiré pour être confié à un peuple qui lui fera produire ses fruits » (Mt 21, 33-43).

Les vignerons fidèles, ce sont tous ceux qui accepteront effectivement de travailler à la vigne (et non seulement en paroles, comme le fils aîné de. Mt 21, 28-32, qui représente les chefs du premier peuple élu), même embauchés à la dernière heure (Mt 20, 1-15). Saint Grégoire résume l’interprétation ecclésiologique traditionnelle de cette parabole :

Le royaume des cieux est comparé à un père de famille, qui engage des ouvriers pour travailler à sa vigne. Qui ressemble davantage à un père de famille que notre Créateur, qui gouverne ses créatures, et dispose de ses élus dans ce monde, comme un maître le fait de ses serviteurs dans sa maison ? Il a une vigne, l’Église universelle, qui, depuis le juste Abel jusqu’au dernier élu qui naîtra à la fin du monde, a poussé comme autant de sarments qu’elle a produit de saints. Ce père de famille engage donc des ouvriers pour cultiver sa vigne, le matin, à la troisième heure, à la sixième, à la neuvième, et à la onzième ; car depuis le commencement du monde jusqu’à la fin, il ne cesse jamais de recruter des prédicateurs pour l’instruction du peuple fidèle. Le matin du monde, c’est le temps qui s’est écoulé depuis Adam jusqu’à Noé ; la troisième heure va de Noé à Abraham, la sixième d’Abraham à Moïse, la neuvième de Moïse à l’avènement du seigneur, la onzième enfin de l’avènement du Seigneur jusqu’à la fin du monde. C’est au cours de celle-ci que les saints apôtres ont été envoyés pour prêcher, et, bien qu’arrivant sur le tard, ils reçoivent le plein salaire.

Aussi, à aucun moment le Seigneur n’a cessé d’envoyer des ouvriers pour travailler à sa vigne… Ceux qui ont travaillé dès le matin, à la troisième heure, à la sixième et à la neuvième, figurent l’ancien peuple des Hébreux, dont les élus, s’appliquant dès l’origine du monde à honorer Dieu par une foi droite, n’ont pour ainsi dire jamais cessé de donner leurs soins à cette vigne. Les gentils ne sont appelés qu’à la onzième heure…. car aucun patriarche n’était venu à eux, aucun prophète. Et que signifie : Personne ne nous a embauchés pour le travail, sinon : personne ne nous a prêché les sentiers de la vie ?[23]

Saint Ambroise rapproche la parabole des vignerons infidèles de l’allégorie de la vigne en Jean 15 :

La vigne est notre figure. Car le peuple de Dieu, basé sur la souche de la vigne éternelle, s’élève au-dessus de la terre, et, parure d’un sol sans beauté, tantôt pousse bourgeons et fleurs, tantôt s’entoure d’un vêtement de verdure, tantôt accueille le joug aimable, lorsqu’elle a grandi et que ses bras mûris sont les sarments d’un vignoble fécond. Le vigneron est le Père tout-puissant, la vigne est le Christ et nous les rejetons (cf. Jn 15, 1-5). Et si nous ne portons pas de fruit dans le Christ, la serpe du vigneron éternel nous retranche. Il est donc juste d’appeler vigne le peuple du Christ, soit parce qu’il orne son front du signe de la croix, soit parce qu’on récole ses fruits à la dernière saison de l’année, soit parce que, comme pour les rangs de la vigne, ainsi pour tous, pauvres et riches, humbles et puissants, serviteurs et maîtres, il y a dans l’Église de Dieu mesure égale, aucune distinction (cf. Col 3, 25)[24].

Le Christ total, vigne du Père

Tel est en effet le texte majeur du Nouveau Testament sur le vigne-Église. Sa signification est proche de celle du corps mystique, sur lequel nous reviendrons longuement :

« Je suis la vigne véritable et mon Père est le vigneron. Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il l’enlève, et tout sarment qui porte du fruit, il l’émonde, pour qu’il porte encore plus de fruit. Déjà vous êtes purs grâce à la parole que je vous ai fait entendre. Demeurez en moi, comme moi en vous. De même que le sarment ne peut de lui-même porter du fruit s’il ne demeure pas sur la vigne, ainsi vous non plus, si vous ne demeurez pas en moi. Je suis la vigne ; vous, les sarments. Celui qui demeure en moi, et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit ; car hors de moi vous ne pouvez rien faire (Jn 15, 1 sq.)

On passe ici, en apparence, de la vigne-Église à la vigne Christ :

La Vigne véritable, c’est le Christ : c’est lui qui donne vie et fécondité aux rameaux que nous sommes : par l’Église nous demeurons en lui, sans qui nous ne pouvons « rien faire »[25].

Le Christ est la vigne, « en tant qu’il est le Fils de l’homme, l’homme Jésus-Christ »[26]. Par l’Incarnation, il s’est fait de notre nature, comme le cep est de même nature que les sarments :

Car la vigne et les sarments sont de la même nature, c’est pourquoi, alors qu’il était Dieu, de la nature duquel nous ne sommes pas, il s’est fait homme, afin qu’en lui la nature humaine fût la vigne de laquelle, nous aussi les hommes, nous pouvons être les sarments[27].

Cependant les sarments aussi font partie de la vigne. En réalité, la vigne, c’est le Christ total, cep et sarments, ou, selon l’image paulinienne correspondante, tête et corps. Ainsi, il y a communion de sève, de vie, de grâce, entre le Christ et son Église :

« Le Christ communique sans cesse sa force aux justifiés, comme la tête le fait aux membres, comme le cep le fait aux rameaux »[28].

Celui qui, dans l’Église, connaît l’épreuve, ne doit pas s’en inquiéter : c’est l’émondage normal qui doit augmenter sa fécondité :

En effet, quel est celui qui en cette vie est assez émondé pour n’avoir pas besoin de l’être de plus en plus ?… Dieu émonde donc ceux qui, ayant déjà été taillés, portent du fruit, afin qu’ils portent d’autant plus de fruit qu’ils seront plus émondés[29].

Impossible de porter du fruit sans recevoir la sève du cep :

Afin que personne ne pense que le sarment peut porter de lui-même au moins un peu de fruit… le Christ ne dit pas : « Sans moi, vous ne pouvez faire que peu de chose », mais « vous ne pouvez rien faire »[30].

Aussi, malheur à qui se coupe de la vigne par l’hérésie ou le schisme : il se prive lui-même de la vie du cep :

Il n’y a que deux états qui conviennent aux branches : ou sur le cep, ou dans le feu. Qu’elles restent donc unies à la vigne, afin de n’être pas jetées au feu[31].

Qu’on retranche un serment, d’autres pourront pulluler de la racine vivante ; mais le rameau coupé ne peut vivre sans la racine… Car la vigne est soudée aux branches pour leur fournir l’aliment vital, mais non pour le recevoir d’elles[32].

Synthèse sur les images agricoles

L’image de la terre suggère avant tout la réceptivité de l’Église par rapport à l’initiative de Dieu, la fécondant par sa parole. Les images végétales indiquent le caractère vital de l’Église, sa croissance mystérieuse, progressive mais irrésistible — et la mort spirituelle promise à qui se coupe de sa vie.

Images sociales

Les images « sociales » de l’Église nous acheminent à un titre particulier vers l’intelligence de son mystère.

L’édifice

L’image de l’édifice est liée à celle du temple, à laquelle nous consacrerons un chapitre spécial. Signalons pourtant dès à présent, avec Lumen Gentium et le Catéchisme de l’Église catholique, les sources scripturaires essentielles de cette image et leur interprétation patristique traditionnelle.

Construction de Dieu

« Bien souvent…, l’Église est dite la construction de Dieu ».

Le concile se réfère directement à la 1e épître aux Corinthiens, où saint Paul compare l’Église à un édifice fondé sur une pierre unique : le Christ, par des ouvriers apostoliques qui auront à rendre compte de la qualité de leur construction au jour du jugement :

Vous êtes le champ de Dieu, l’édifice de Dieu. Selon la grâce de Dieu qui m’a été accordée, tel un bon architecte, j’ai posé le fondement. Un autre bâtit dessus. Mais que chacun prenne garde à la manière dont il y bâtit. De fondement, en effet, nul n’en peut poser d’autre que celui qui s’y trouve, c’est-à-dire Jésus Christ. Que si sur ce fondement on bâtit avec de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, du bois, du foin, de la paille, l’œuvre de chacun deviendra manifeste ; le Jour, en effet, la fera connaître, car il doit se révéler dans le feu, et c’est ce feu qui éprouvera la qualité de l’œuvre de chacun. Si l’œuvre bâtie sur le fondement subsiste, l’ouvrier recevra une récompense ; si son œuvre est consumée, il en subira la perte ; quant à lui, il sera sauvé, mais comme à travers le feu (1 Co 3, 9-15).

Du rocher d’Israël à la pierre rejetée par les bâtisseurs

« Le Seigneur lui-même », citant le psaume 117e, « s’est comparé à la pierre rejetée par les bâtisseurs et devenue pierre angulaire (Mt 21, 42) ». Cette image est empruntée à l’Ancien Testament, où l’inexpugnable « rocher d’Israël », le « rocher éternel » (Is 26, 4 ; 30, 29), c’est Dieu lui-même. Qui lui donne sa foi ne bronchera pas (Is 28, 16), mais qui refuse de s’y appuyer s’y brisera (Is 8, 14). Dans le Nouveau Testament, c’est le Christ qui est la pierre fondamentale (Ro 9, 33), la « pierre que les bâtisseurs (ont) dédaignée, et qui est devenue la pierre d’angle » (Ac 4,11), la « tête d’angle » à laquelle se heurtent les incrédules (1 P 2, 7). Saint Grégoire commente :

Le poids total de l’édifice est porté par son fondement, car seul notre Rédempteur soutient le fardeau de nos vies à tous. De lui, Paul déclare : Les fondations, personne ne peut en poser d’autres que le fondement qui est déjà posé, le Christ Jésus. Le fondement porte les pierres, et les pierres ne le portent pas ; ainsi notre Rédempteur supporte toutes nos misères, mais en lui ne s’est trouvé aucun mal qui dût être supporté. Lui seul assume la charge de nos vies et de nos fautes, lui qui porte tout l’édifice de la sainte Église[33].

Pierre et les apôtres, fondements de l’édifice ecclésial

« Sur ce fondement, l’Église est construite par les apôtres, et de ce fondement elle reçoit fermeté et cohésion ». Tel est l’enseignement de l’épître aux Éphésiens :

Vous n’êtes plus des étrangers ni des hôtes ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la maison de Dieu. Car la construction que vous êtes a pour fondations les apôtres et prophètes, et pour pierre d’angle le Christ Jésus lui-même (Ep 2, 19-20).

Origène y insiste :

Quand il s’agit de pierres de construction, nous savons qu’on veille à placer en premier lieu dans les fondations les pierres les plus solides et les plus résistantes, pour qu’on puisse leur confier et leur superposer le poids de l’édifice entier… S’il s’agit de pierres vivantes, quelles sont les pierres placées dans les fondations ? Ce sont les apôtres et les prophètes, selon l’enseignement de saint Paul : Vous avez été intégrés à la construction, qui a pour fondations les apôtres et les prophètes ; et la pierre angulaire, c’est le Christ Jésus, notre Seigneur[34].

Pierre, rocher sur lequel est fondée l’Église, nouvel Abraham, carrière d’où sont tirées les pierres vivantes (cf. Is 51, 1 sq. et Mt 3, 9), participe à un titre spécial à la stabilité de la pierre par excellence (cf. Mt 16) :

à Simon, qui croyait en la pierre qu’est le Christ, il a accordé le nom de Pierre, et, poursuivant sa métaphore de la pierre, il lui dit à bon droit : Sur toi, je bâtirai mon Église[35].

Il est tout relatif à la vraie pierre qui est le Christ :

Pierre tient son nom de la pierre, et ce n’est pas de Pierre que la pierre tire son nom. Pierre vient de la pierre, se réfère à la pierre, comme le chrétien vient du Christ et se réfère au Christ. Veux-tu savoir de quelle pierre Pierre tire son nom ? Écoute Paul : Frères, je ne veux pas que vous l’ignoriez : nos pères ont tous été sous la nuée, et tous ils ont traversé la mer ; tous, au temps de Moïse, ils ont été baptisés dans la nuée et dans la mer ; et tous ils ont mangé la même nourriture spirituelle, tous ils ont bu au même breuvage spirituel : car ils buvaient à la pierre spirituelle qui les accompagnait, et cette pierre était le Christ. Voilà d’où est Pierre[36].

Dans son successeur, il poursuit sa mission de fondement :

Ce solide fondement sur lequel s’élève de toute sa hauteur l’édifice de l’Église ne se lasse aucunement de porter la masse du temple qui repose sur lui… La disposition voulue par la vérité demeure donc, et le bienheureux Pierre, persévérant dans cette solidité qu’il a reçue, n’a pas abandonné le gouvernail de l’Église remis entre ses mains. Car il a été institué avant les autres, pour que le fait d’être appelé Pierre, proclamé fondement,… nous apprenne, par les mystères mêmes de ces appellations, quelle était son intimité avec le Christ[37].

La maison de Dieu et ses pierres vivantes

Les noms de l’édifice ecclésial

« Cette construction », poursuit le Catéchisme, « est décorée d’appellations diverses » et connexes :

    « La maison de Dieu » — qui est « l’Église du Dieu vivant, colonne et support de la vérité » (1 Tim 3, 15) —, « dans laquelle habite la famille »  de Dieu, comme la liturgie appelle l’Église.

    « l’habitation de Dieu dans l’Esprit » :

En lui toute construction s’ajuste et grandit en un temple saint, dans le Seigneur ; en lui, vous aussi, vous êtes intégrés à la construction pour devenir une demeure de Dieu, dans l’Esprit (Ep 2, 21-22).

    « La demeure de Dieu chez les hommes » :

J’entendis alors une voix clamer, du trône : « Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux; ils seront son peuple, et lui, Dieu-avec-eux, sera leur Dieu » (Ap 21, 3).

    « Le temple saint, lequel, représenté par les sanctuaires de pierres, est l’objet de la louange des saints Pères et comparé à juste titre dans la liturgie à la Cité sainte, la nouvelle Jérusalem », Urbs Ierusalem beata[38].

Pierres vivantes

« En effet, nous sommes en elle sur la terre comme les pierres vivantes qui entrent dans la construction ». On sait que l’expression « pierres vivantes » est empruntée à la 1e épître de saint Pierre, qui l’associe au thème isaïen du sacerdoce spirituel universel du peuple saint[39] :

Vous-mêmes, comme pierres vivantes, prêtez-vous à l’édification d’un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint, en vue d’offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus Christ (1 P 2, 5 ).

Le temple où Dieu a promis d’exaucer nos requêtes, c’est la paix de l’Église :

Vous qui croyez au Christ, et qui croyez au point de l’aimer : aimer le Christ, c’est en effet vraiment croire au Christ. Tous ceux qui croient ainsi sont comme les pierres vivantes dont s’édifie le temple de Dieu, ils sont comme les bois imputrescibles dont fut construite l’arche qui ne put être submergée par le déluge. Tel est bien, en effet, le temple de Dieu, ce sont les hommes eux-mêmes ; c’est là que Dieu est prié, c’est là qu’il exauce. Celui qui prie dans la paix de l’Église, prie dans le temple de Dieu que forme l’unité du corps du Christ à partir de la multitude des croyants répandus sur toute la terre ; et c’est pourquoi celui qui prie dans le temple est exaucé. Car il prie en esprit et en vérité, celui qui prie dans la paix de l’Église, et non dans cet ancien temple qui en était la figure[40].

Contenu théologique

Les images de construction nous montrent l’Église constituée par Dieu à partir du Christ, et, de manière dérivée, de Pierre et des autres apôtres. L’Église nous rassemble, nous protège, est pour nous le lieu de la rencontre avec Dieu. En même temps, elle ne nous est pas extérieure : elle est constituée par des hommes qui vivent de la vie de Dieu dans la mesure où ils s’intègrent à son unité.

Transition : la cité de Dieu

De l’image de l’édifice, ou du temple, le catéchisme passe à celle de la cité, cité-épouse déjà présente de quelque manière ici-bas, mais dont les noces définitives n’auront lieu que dans l’éternité : « Cette Cité sainte, Jean la contemple descendant du ciel d’auprès de Dieu à l’heure où se renouvellera le monde, prête comme une fiancée parée pour son époux ». On fait évidemment allusion à la finale de l’Apocalypse :

Puis je vis un ciel nouveau, une terre nouvelle — car le premier ciel et la première terre ont disparu, et de mer, il n’y en a plus. Et je vis la Cité sainte, Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, de chez Dieu ; elle s’est faite belle, comme une jeune mariée parée pour son époux (Ap 21, 1-2).

On se rappelle la profonde méditation d’Augustin sur le sacrifice universel de la « cité rachetée », identifiée au « corps d’un tel chef » :

Toute la cité rachetée elle-même, c’est-à-dire le rassemblement et la société des saints, est offerte à Dieu comme un sacrifice universel par le grand prêtre qui s’est lui-même offert pour nous dans la passion, afin que nous soyons le corps d’un tel chef, sous la forme de serviteur. C’est elle, c’est son humanité en effet, qu’il a offerte, car c’est selon celle-ci qu’il est médiateur, qu’il est prêtre, qu’il est sacrifice[41].

La femme

Avec l’image de la cité, on est passé du registre de la construction à celui de la famille — registres d’ailleurs connexes, puisque, comme le note le CEC, la famille habite la maison. Dans la famille de Dieu, l’Église représente l’épouse et la mère.

La femme dans l’Écriture

L’Écriture désigne l’amour qui unit le Seigneur à son peuple — et au-delà, à l’humanité tout entière[42] — par la similitude du couple humain. Dans l’Ancien Testament, Israël est souvent désigné par l’image de la femme, l’épouse que Dieu a aimée « d’un amour éternel » (Jr 31, 3), « créée » (cf. Is 54, 5), appelée en vertu d’une élection toute gratuite (cf. Éz 16, 4-6) arrachée à la misère pour se l’unir, qui s’est montrée scandaleusement infidèle, mais que Dieu veut, après un temps de purification, combler de nouveau de son amour et de ses dons (Os 2 et 3 ; Is 50, 1-2)). Ce peuple-épouse, ou la cité sainte, est la mère des fils d’Israël, longtemps stérile mais destinée à une fécondité prodigieuse :... Hic et ille natus est in ea (Ps. 86, 5)[43].

Dans le Nouveau Testament, « l’homme, c’est le Christ, et la femme, c’est l’Église »[44]. Aux noces de Cana, et dans les paraboles du festin des noces (Mt 22, 2-10) et des dix vierges (Mt 25, 1-13), l’Époux représente le Christ, et l’épouse, à laquelle s’identifient paradoxalement les invités, l’Église. à la Croix, la maternité universelle conférée à Marie représente probablement aussi, dans la pensée de l’Évangéliste, la maternité de l’Église[45].

Notre mère l’Église

Le concile relève, lui aussi, le double titre de mère et d’épouse : « L’Église s’appelle encore “la Jérusalem d’en haut” et “notre mère” »[46].

Saint Paul compare ici les deux peuples, Israël et l’Église des nations, représentées par les deux épouses d’Abraham : « La Jérusalem d’en haut est libre, et elle est notre mère » (Gal 4, 26, cf. Ap 12, 17). Spontanément, il donne le nom de mère, naguère réservé au premier peuple élu, à la communauté de ceux qui croient en Jésus, et il oppose la liberté de celle-ci au pesant régime de la loi mosaïque.

La tradition patristique la plus antique a longuement insisté sur le thème de l’Ecclesia mater[47], enfantant les fidèles à une vie nouvelle. Pour être passer de la mort à la vie, il faut en effet « une nouvelle naissance accordée par Dieu… en signe de salut, et qui est une renaissance de la Vierge (Église) par la foi »[48]. Par l’intégrité de sa foi, l’Église est une mère vierge comme Marie est la mère virginale de l’Emmanuel. La virginité féconde de Marie est le signe privilégié de celle de l’Église :

Marie… est assurément la mère de ses membres, que nous sommes ; car elle a coopéré par la charité à ce que les fidèles naissent dans l’Église, comme les membres de cette Tête. Mais de corps, elle est mère de la Tête elle-même. En effet il fallait que, par un insigne miracle, notre Tête naisse d’une Vierge, afin de signifier que ses membres naîtraient selon l’esprit de l’Église vierge. Seule, donc, Marie est mère et vierge de corps, mère du Christ, et vierge du Christ ; mais l’Église, dans les saints appelés à posséder le royaume de Dieu, est spirituellement tout entière mère du Christ, tout entière vierge du Christ ; mais de corps, elle est vierge du Christ non tout entière, mais en quelques uns, et mère en quelques uns, mais non du Christ[49].

Les Pères ont souvent établi un parallèle entre ces deux mères :

Il y a peu de temps encore, tu t’étonnais de ce qu’un homme pût naître de l’intégrité virginale : étonne-toi maintenant — ce qui n’est pas moins inouï — qu’il en puisse aussi renaître. Comparons, si tu le veux bien, ces deux mères, et l’enfantement de chacune affermira notre foi en celui de l’autre. Le Saint-Esprit est descendu secrètement en Marie, il l’a couverte de son ombre et il l’a ainsi rendue mère ; l’infusion du Saint-Esprit a uni l’Église au Christ comme épouse, dans la fontaine bénie. Marie a engendré sans péché un Fils, et l’Église a consumé les péchés de ceux qu’elle a régénérés. Par Marie est né celui qui était au commencement, par l’Église est rené ce qui avait péri au commencement. La première a enfanté dans l’intérêt d’une multitude, la seconde a enfanté des peuples. Celle-là, nous le savons, a mis au monde une seule fois un fils en demeurant vierge ; celle-ci enfante toujours par son Époux vierge. Ainsi ce que tu prenais pour un miracle unique dans tous les siècles, reconnais désormais qu’il s’agit d’un don qui est accordé chaque année[50].

Et de s’extasier devant ce mystère :

La sainte Église, immaculée quant à l’union et féconde en postérité, est vierge par sa chasteté, mère par ses enfants… Notre mère n’a pas de mari, mais elle a un Époux, en ce sens que soit l’Église au milieu des peuples, soit l’âme en chacun de nous, s’unit au Verbe de Dieu comme à son éternel Époux, sans aucun dommage pour sa pureté[51].

Cette naissance se réalise concrètement par le baptême, par lequel « les baptisés reçoivent la marque, la nature et le caractère humain du Christ,… de sorte qu’en chacun le Christ naît de façon spirituelle »[52]. De tous les baptisés, « il n’y a qu’une seule mère, riche des réussites successives de sa fécondité »[53], « sein maternel qui nous apporte le salut »[54] :

Voici à présent que, selon des lois qui dépassent la nature, des foules innombrables sont procréées sur toute la terre du seul sein de la fontaine baptismale, comme par un enfantement virginal. Voyez combien de frères, à nous qui sommes déjà si nombreux, l’Église, père et épouse devenue féconde, nous a donnés en une seule nuit de son sein intact[55].

Après leur naissance, la mère Église nourrit ses enfants du lait de la parole de Dieu et de l’eucharistie :

Les enfants s’abreuvent du lait de ses seins, et ainsi chacun, s’abreuvant à la loi de l’Évangile, reçoit un aliment d’éternité. Les deux Testaments sont la source d’où coule le lait des commandements. Recherche à sa source ce lait de la Parole, afin de devenir un disciple parfait[56].

Il ne pouvait se faire que celle qui avait enfanté un fils (notre Seigneur), n’ait pas du lait en abondance pour élever le peuple et les enfants de ce fils qui étaient nés le même jour ; qu’elle ne leur présentât pas deux mamelles… intactes et fermes avec toute leur beauté virginale, les deux Testaments qui versent aux âmes le lait de la raison (ou : du Verbe)[57].

[L’eucharistie] Voici les nourritures bien faites pour nous que le Seigneur donne généreusement [par la mère Église] : il offre sa chair et il verse son sang. Rien ne manque aux petits enfants pour qu’ils grandissent[58].

Elle est la mère des peuples :

Ceux qui sont nés dans l’Église sont les étrangers ; ceux de Tyr, le peuple d’Éthiopie, voilà ceux qui ont reçu une nouvelle naissance dans l’Église ; ils croient à l’Église et naissent dans son sein, car s’ils n’étaient pas baptisés, ils ne deviendraient pas ses enfants. Or, ceux qui ont reçu le baptême dans l’Église appellent l’Église notre mère[59].

à sa maternité participent tous les croyants avancés dans les voies de la grâce : en faisant la volonté du Père, ils sont avec Marie et l’Église mères du Christ dans les âmes :

Lorsque [Paul] était encore imparfait dans le Christ, il fut tout d’abord engendré lui-même et nourri de lait, comme un enfant. Ananie lui présenta l’Évangile… Mais lorsqu’il devint un homme adulte, et fut alors élevé et transformé jusqu’à la perfection spirituelle,… alors survinrent aussi en lui les douleurs de l’enfantement de ceux qui, grâce à sa parole, devenaient des croyants du Seigneur[60].

Les croyantes mariées et les vierges consacrées à Dieu, par des mœurs saintes, la charité jaillissant d’un cœur pur, une bonne conscience et une foi non feinte, parce qu’elles font la volonté du Père, sont spirituellement mères du Christ[61].

Les enfants de l’Église lui doivent un fervent amour, à défaut duquel ils ne peuvent prétendre plaire à leur Père :

De l’amour que tu dois à tes parents, apprends l’amour que tu dois à Dieu et à l’Église. S’il te faut tant aimer ceux qui t’ont engendré pour la mort, de quel amour dois-tu aimer ceux qui t’ont engendré pour parvenir à l’éternité, et pour demeurer éternellement ![62]

Aimons le Seigneur notre Dieu, aimons l’Église. Celui-là comme notre Père, celle-ci comme notre mère… Personne ne saurait offenser l’un et rester dans l’amitié de l’autre… Que personne ne dise :… « Je ne consulte pas les sortilèges,… je ne sers pas des statues de pierre, mais j’appartiens à la secte de Donat ». Que te sert-il de ne pas offenser ton Père, qui venge l’offense que tu fais à ta mère ? Quel avantage à confesser le Seigneur, à honorer Dieu, à le faire connaître, à connaître son Fils, à reconnaître qu’il est assis à la droite du Père, si tu blasphèmes son Église ? Les exemples du mariage humain ne te mettent pas dans la voie ? Si tu avais un bienfaiteurs que tu saluerais chaque jour, dont tu foulerais le seuil pour son service, que tous les jours tu saluerais, que dis-je ? que tu adorerais, à qui tu présenterais tes fidèles services, si tu disais le moindre mal de sa femme, est-ce que tu pourrais te présenter chez lui ? Gardez donc, bien-aimés, gardez donc tous unanimement Dieu le Père aussi bien que la Mère Église[63].

Qui se tient à l’extérieur de cette « source scellée » se prive de la vie et de la sainteté :

Si l’Église est une source scellée, celui qui est à l’extérieur et n’a aucun accès à la source ne peut y boire ni recevoir son sceau[64]. Et s’il n’y a qu’une fontaine d’eau vive, celle qui coule à l’intérieur [de l’Église], celui qui se tient à l’extérieur ne peut être vivifié et sanctifié par cette eau dont seuls peuvent faire usage et que seuls peuvent boire ceux qui sont à l’intérieur de l’Église[65].

L’épouse du Christ

Si l’Église nous a enfantés, c’est parce que le Christ s’est uni à elle, et, ultimement, à l’humanité dans l’Incarnation, par la vertu du Saint-Esprit :

Le peuple chrétien est né de ces noces, sur lesquelles est descendu l’Esprit du Seigneur. Par l’infusion et le mélange d’une semence venue du ciel, aussitôt, avec les substances de nos âmes, nous nous développons dans son sein, nous vivons dans le Christ[66].

Aussi l’Écriture et une grande partie de la Tradition évoquent-elles l’Église essentiellement comme l’épouse du Christ[67]. De même, le concile Vatican II accorde à cette similitude une importance particulière. L’Église est, selon la symbolique de l’Apocalypse,«  l’épouse immaculée de l’Agneau immaculé »[68]

Soyons dans l’allégresse et dans la joie, rendons gloire à Dieu, car voici les noces de l’Agneau, et son épouse s’est faite belle :on lui a donné de se vêtir de lin d’une blancheur éclatante -- le lin, ce sont en effet les bonnes actions des saints (Ap 19, 7-8).

Alors, l’un des sept Anges aux sept coupes remplies des sept derniers fléaux s’en vint me dire : « Viens, que je te montre la Fiancée, l’Épouse de l’Agneau » (21, 9)…

L’Esprit et l’Épouse disent : « Viens ! » Que celui qui entend dise : « Viens ! » Et que l’homme assoiffé s’approche, que l’homme de désir reçoive l’eau de la vie, gratuitement (22, 17).

Naguère « noire » comme l’épouse du Cantique, elle s’est parée pour ses noces, comme les nouveaux baptisés, du lin blanc des « œuvres de justice des saints » qui lui ont été « données » :

L’Église, qui porte ces vêtements blancs pour les avoir endossés grâce au bain de la nouvelle naissance, dit dans le Cantique des cantiques : Je suis noire et belle, filles de Jérusalem. Noire par la fragilité de la nature humaine, belle par la grâce, noire parce que composée de pécheurs, belle par le sacrement de la foi. En voyant ces vêtements, les filles de Jérusalem disent, dans leur stupéfaction : Qui est celle-ci, qui monte toute blanche ? Elle qui était noire, comment est-elle devenue blanche tout à coup ? Quant au Christ, voyant son Église en vêtements blancs, — c’est pour elle, dit le prophète Zacharie, qu’il avait pris des vêtements sales —, ou bien voyant l’âme purifiée et lavée par le sacrement de la nouvelle naissance, il lui dit : Que tu es belle, mon amie, que tu es belle, tes yeux sont beaux comme ceux de la colombe, cette colombe dont le Saint-Esprit avait pris l’apparence pour descendre du ciel[69].

On retrouve l’image nuptiale chez saint Paul, dans le contexte d’une parénèse aux époux chrétiens. Le Christ, poursuit le concile avec l’Apôtre, « l’a aimée, il s’est livré pour elle afin de la sanctifier, il se l’est associée par un pacte indissoluble, il ne cesse de la nourrir et de l’entourer de soins ». On reconnaît l’admirable doctrine de l’épître aux Éphésiens :

Que les femmes soient [soumises] à leurs maris comme au Seigneur : en effet, le mari est chef de sa femme, comme le Christ est chef de l’Église, lui le sauveur du Corps ; or l’Église se soumet au Christ ; les femmes doivent donc, et de la même manière, se soumettre en tout à leurs maris. Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église : il s’est livré pour elle, afin de la sanctifier en la purifiant par le bain d’eau qu’une parole accompagne ; car il voulait se la présenter à lui-même toute resplendissante, sans tache ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée. De la même façon les maris doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps. Aimer sa femme, c’est s’aimer soi-même. Car nul n’a jamais haï sa propre chair ; on la nourrit au contraire et on en prend bien soin. C’est justement ce que le Christ fait pour l’Église : ne sommes-nous pas les membres de son Corps ? Voici donc que l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair : ce mystère est de grande portée ; je veux dire qu’il s’applique au Christ et à L’Église (Ep 5, 22-32).

La grandeur du mariage chrétien vient de ce qu’il signifie les noces du Christ et de l’Église. Le Christ a aimé l’Église au point de se livrer pour elle ; il l’a purifiée par la baptême, pour qu’elle soit toute sainte en vue de cette union ; il la nourrit sans cesse de sa parole et de son corps. Pour elle il a assumé la nature humaine, se dépouillant de la gloire qui lui revenait en vue de s’unir l’humanité par la communauté de « chair ». Saint Augustin explique :

C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils seront deux en une seule chair (Gen 2, 24). Si donc le Christ s’est attaché à l’Église pour n’être avec elle qu’une seule chair, comment a-t-il quitté son Père, comment a-t-il quitté sa mère ? Il a quitté son Père, parce qu’étant en forme de Dieu, il n’a pas tenu pour une rapine son égalité avec dieu mais il s’est anéanti lui-même, prenant la forme d’esclave (Ph 2, 6) Comment a-t-il quitté sa mère ? En quittant la synagogue des Juifs, de qui il était né selon la chair, pour s’attacher à l’Église, qu’il a rassemblée de toutes les nations[70].

Dès lors, le Christ et l’Église sont deux en un :

Le Christ et l’Église sont deux en une seule chair (Gen 2, 24 ; Ep 5, 32). En regard de l’éloignement de la majesté : deux. Deux, absolument. Ce n’est pas nous qui sommes le Verbe. Nous ne sommes pas, certes « Dieu au commencement auprès de Dieu ». Nous ne sommes pas non plus celui par qui tout a été fait. Mais, si l’on considère la chair, là est le Christ, aussi bien que nous[71].

Entre l’Époux et l’épouse, tout est commun :

L’Époux, qui est un avec le Père et un avec l’épouse, a enlevé à celle-ci tout ce qu’il a trouvé en elle d’étranger, le fixant à la croix où il a porté ses péchés sur le bois et les a détruits par le bois. Ce qui est naturel et propre à l’épouse, il l’a assumé et revêtu ; ce qui lui est propre et divin, il le lui a donné. Il a en effet supprimé le diabolique, assumé l’humain, donné le divin, si bien que tout est commun à l’Époux et à l’épouse[72].

Attenter à l’unité de l’Église, c’est trahir son Époux :

Le Seigneur lui-même recommande aux Apôtres l’unité de l’Église… Il la recommande aussitôt après sa résurrection… Au moment de partir, il recommanda son épouse à ses amis. Non point pour qu’elle aimât l’un d’eux, mais lui-même comme époux. Voilà ce que les amis de l’époux doivent poursuivre avec zèle ; et qu’ils ne la laissent pas se corrompre par un amour impur… Regardez l’ami zélé de l’Époux, lorsqu’il entend dire que l’épouse s’est prostituée parmi les amis de l’Époux : « J’entends dire qu’il y a parmi vous des sectes, dit-il, et je le crois en partie » (1 Co 11, 18)… « Le Christ est-il divisé ? Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ? » (1 Co 1, 11-13) Voilà l’ami : il repousse loin de lui une femme qui appartient à un autre. Il ne veut pas être aimé à la place de l’époux, afin de régner avec l’Époux[73].

Cependant l’Église n’a pas encore atteint son état définitif. Elle aspire au jour où son union avec le Christ sera consommée dans la gloire : « L’Église se considère comme exilée, en sorte qu’elle est en quête des choses d’en haut dont elle garde le goût, tournée là où le Christ se trouve, assis à la droite de Dieu, là où la vie de l’Église est cachée avec le Christ en Dieu, attendant l’heure où, avec son époux, elle apparaîtra dans la gloire (cf. Col 3, 1-4) »[74].

En attendant, elle l’aime de tout son pouvoir, ayant déjà reçu dans la croix le gage de l’amour indéfectible de son Époux :

elle peut aimer en toute sécurité, celle-ci. Même avant qu’elle lui soit unie, elle l’aime, et, de loin, elle soupire tout au cours de son pèlerinage. Lui seul la prendra, car seul il lui a donné un tel gage. Qui peut épouser ainsi ? Lui, il meurt pour celle qu’il épouse[75].

Contenu théologique

L’image de la femme offre un contenu théologique particulièrement riche. Alors que les images purement biologiques évoquaient surtout l’unité vitale du Christ total, elle suggère la nature des relations de l’Église avec le Christ et avec nous[76]. Dans l’union de l’Église avec le Christ, toute l’initiative vient de lui, qui a donné pour elle sa propre chair et ne cesse de la combler d’amour de grâces. Elle, de son côté, répond à cet amour prévenant par un amour brûlant, exclusif. Grâce à cette union, les hommes accèdent à la foi et grandissent dans la vie théologale, qui est la vie du Christ en eux, par la prédication, les sacrements, la sainteté. Les fidèles à leur tour sont individuellement, par participation, comme un microcosme de l’Église : épouses du Christ par un amour sans partage et mères des hommes, ou du Christ dans les âmes, par la fécondité spirituelle du témoignage et de la charité.

Le cas particulier du royaume de Dieu

« Jésus attendait le royaume, et c’est l’Église qui est venue »[77]. Cette boutade de Loisy montre d’emblée l’importance du thème du royaume de Dieu dans le débat ecclésiologique contemporain. Le rapport unissant l’Église et le royaume a fait, depuis un siècle environ, l’objet d’âpres discussions, révélatrices d’un problème ecclésiologique fondamental : celui de la nécessité de l’appartenance à l’Église. nulle part dans l’Écriture il n’est dit explicitement, ou indiqué sans ambiguïté, que l’expression « royaume de Dieu » soit équivalente à « Église ». Il est nécessaire au salut, sans doute, de faire partie du royaume, mais, si celui-ci est réellement distinct de l’Église, est-il bien utile d’être membre de cette dernière ? Il paraît pourtant clair que le contenu des deux termes est au moins apparenté. Comment définir précisément leur relation ?

Le donné scripturaire[78]

La royauté divine est une idée commune à toutes les religions de l’ancien Orient. Elle offre pourtant des traits originaux dans la tradition judéo-chrétienne.

Ancien Testament

Dès l’installation d’Israël en Chanaan, se répand la représentation symbolique du Seigneur roi d’Israël (Jg 8, 23 ; 1 S 8, 7), in æternum et ultra (Ex 15, 18), roi de l’univers (psaumes, passim), roi des nations (Jr 10, 7, 10), parmi lesquelles le peuple hébreu constitue un « royaume de prêtres et une nation consacrée » (Ex 19, 6). à partir de Salomon, la célébration cultuelle, où le Seigneur « monte parmi les acclamations » apparaît comme une sorte de victoire liturgique de Dieu. à l’époque royale, le roi est considéré mystiquement comme le lieutenant de Dieu. Devant les faiblesses des rois humains, les prophètes se tournent vers un roi Messie qui établira le royaume de Dieu en Israël et sur toute la terre. Après l’écroulement de la monarchie, on attend le moment où le Seigneur lui-même viendra régner sur son peuple : la bonne nouvelle que l’on attend, c’est : « Ton Dieu règne » (Is 52, 7). Et l’on entrevoit une extension indéfinie du royaume ainsi constitué (seconde partie du livre d’Isaïe et psaumes). Lors des persécutions du iie siècle, naît une piété apocalyptique élargissant la notion de royaume à des dimensions éternelles et célestes, par-delà les souffrances du temps actuel :

Je regardai pendant mes visions nocturnes, et voici, sur les nuées des cieux arriva quelqu’un de semblable à un fils de l’homme ; il s’avança vers l’ancien des jours, et on le fit approcher de lui. On lui donna la domination, la gloire et le règne ; et tous les peuples, les nations, et les hommes de toutes langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle qui ne passera point, et son règne ne sera jamais détruit… Le règne, la domination, et la grandeur de tous les royaumes qui sont sous les cieux, seront donnés au peuple des saints du Très Haut. Son règne est un règne éternel, et tous les dominateurs le serviront et lui obéiront (Dn 7, 13-14, 27).

Nouveau Testament

Au début du Nouveau Testament, la prédication de Jean-Baptiste et de Jésus est centrée sur l’annonce d’un royaume de Dieu, ou des cieux. Les paraboles du royaume montrent sa croissance à partir d’une humble semence (Mt 13, 3… 23 et par.), jusqu’à ce qu’il devienne un grand arbre où nicheront tous les oiseaux du ciel (Mt 13, 31 sq. et par.), toutes les nations. La constitution Lumen Gentium synthétise cet enseignement comme suit :

Ce royaume brille aux yeux des hommes dans la parole, les œuvres et la présence du Christ. La parole de Dieu est en effet comparée à une semence qu’on sème dans un champ (Mc 44, 14) : ceux qui l’écoutent avec foi et sont agrégés au petit troupeau du Christ (Lc 12, 32) ont accueilli son royaume lui-même ; puis, par sa propre vertu, la semence germe et croît jusqu’au temps de la moisson (cf. Mc 4, 26-29). Les miracles de Jésus apportent également la preuve que le royaume est déjà venu sur la terre : « si c’est par le doigt de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le royaume de Dieu est arrivé parmi vous » (Lc 11,20, cf. Mt 12,28 ). Avant tout cependant, le royaume se manifeste dans la personne même du Christ, Fils de Dieu et Fils de l’homme, venu « pour servir et donner sa vie en rançon d’une multitude » (Mc 10, 45 )...[79]

Tous y sont appelés, mais tous ne sont pas élus (Mt 22, 11-14). L’accès au royaume requiert certaines conditions résumées dans les Béatitudes : pauvreté, douceur, soif de la justice divine, pureté, support des persécutions (Mt 5). En un sens, il est déjà là (Mt 11, 12 sq.), « au milieu de (nous) » (Lc 17, 20), et pourtant il est appelé à grandir jusque dans l’éternité, où les « bénis du Père » les posséderont (Mt 25, 34). D’ici là, les fidèles crient vers Dieu : Adveniat regnum tuum.

Le débat théologique[80]

Les grandes interprétations du royaume de Dieu dans l’histoire

Ce donné complexe a donné lieu, depuis l’antiquité, à des interprétations différentes. On peut les résumer ainsi :

    Interprétation eschatologique : on l’attribue à saint Irénée : « [Dieu] introduit dans le royaume des cieux Abraham et sa postérité, c’est-à-dire l’Église »[81]. L’Église étant identifiée à la postérité d’Abraham, elle semble distincte du royaume, mais la nature de cette distinction n’est pas explicitée.

    Interprétation mystico-spirituelle : le royaume s’identifie à un bien spirituel déjà présent (la gnose, la contemplation, ou la pratique de la vertu) ou à venir (le ciel). Le premier représentant de cette conception est Origène :

En tous les saints Dieu règne, et en tous ceux qui obéissent à ses lois spirituelles, le Seigneur habite, comme en une cité bien administrée… Le royaume (ou plutôt le règne) de Dieu en nous, qui sommes des marcheurs infatigables, atteindra sa perfection quand s’accomplira la parole de l’Apôtre : Lorsque le Christ aura soumis tous ses ennemis, il remettra son règne (ou plutôt son royaume) à Dieu le Père ; et ainsi, Dieu sera tout en tous[82].

    Interprétation politique : le royaume de Dieu s’identifie à une structure ou à un programme politique, par exemple l’empire de Constantin en Orient ou celui de Charlemagne en occident. Le premier théoricien de cette idée est Eusèbe de césarée, conseiller de Constantin.

    Interprétation ecclésiale : le royaume de Dieu s’identifie à l’Église. Proposée avec précautions par saint Augustin dans La cité de Dieu, elle a été reprise par la majorité des catholiques (et par les pères de la réforme) jusqu’à une date récente. Nous y reviendrons.

Dans la théologie contemporaine, on oscille souvent entre un accent exclusif sur un royaume terrestre (sécularisation et théologie de la libération) et un primat de l’eschatologie (théologies « de l’espérance »). Un certain consensus paraît se dégager en faveur d’une position relativement équilibrée :

Il y a accord croissant parmi les chercheurs sur le fait qu’une description du royaume prêché par Jésus impliquerait un déjà et un pas encore, bien que les auteurs placent de manière variable l’accent mis sur chacun des termes de cette dialectique[83].

Bien des éléments cependant requièrent encore une clarification.

Non-identification de l’Église et du royaume ?

Depuis Loisy, un grand nombre de théologiens refusent d’identifier l’Église et le royaume de Dieu. Pourquoi ?

Loisy : « un rudiment de société qui est devenu l’Église »

On a souvent cru que Loisy, par la formule citée plus haut, niait toute intention de Jésus de fonder une Église[84]. Telle n’était pas exactement sa pensée, comme il s’en expliquera après la condamnation romaine :

J’ai donc affirmé que Jésus n’avait pas fondé lui-même la constitution de l’Église catholique, mais un rudiment de société qui est devenu l’Église. On me fait dire que Jésus aurait institué l’Église comme une société qui ne devait pas durer : assertion dénuée de sens. Jésus s’efforçait de regrouper des croyants dont la société serait éternelle, comme le royaume où ils devaient entrer[85].

Pour Loisy, Jésus ne pouvait que partager les illusions de ses contemporains, vivant dans l’attente fiévreuse du royaume de Dieu, inauguré par une intervention foudroyante, attendue d’un moment à l’autre, et qui constituerait la fin du monde. Comme eux, il croyait à l’imminence d’une catastrophe qui remplacerait le monde de péché actuel par un monde idéal, et se considérait comme chargé par Dieu de préparer son peuple à l’irruption de ce royaume. L’arrivée de ce royaume était considérée comme tellement proche qu’on pouvait le considérer comme déjà présent[86].

Dans une telle perspective, on voit mal la relation de Jésus avec l’Église : « L’Église telle que nous la connaissons est largement différente de quoi que ce soit dont on pourrait dire de manière plausible que Jésus de Nazareth en aurait eu l’intention »[87].

Un royaume purement eschatologique ?

Même si Loisy parle rarement d’eschatologie, ce concept est toujours présent chez lui. Il triomphe chez Albert Schweitzer, qui considère le royaume de Dieu comme purement eschatologique. Jésus aurait cru que le royaume de Dieu serait révélé dans l’avenir, et qu’alors seulement il se manifesterait comme le Messie. Son attente ne s’étant pas réalisée, l’idée aurait « surgi en lui que le royaume ne (pourrait) être inauguré que quand lui-même, futur Messie, (aurait) par sa souffrance et sa mort expié pour les élus du royaume »[88], réduits au petit groupe de ses disciples. Impossible dans cette perspective, bien entendu, d’identifier le royaume à l’Église[89].

Plus récemment, nombre d’exégètes ont cru devoir refuser d’identifier Église et royaume, du fait que le Nouveau Testament ne dit pas que l’Église soit le royaume. Mais si, comme le pensaient nombre de Pères de Vatican II, les synoptiques parlent de l’Église en termes de royaume, ce silence peut constituer un argument en faveur de leur identification.

Par ailleurs, l’Église demande la venue d’un royaume ultime et triomphant, qui doit « faire irruption dans l’avenir »[90], alors que l’Église « appartient encore au temps de la croissance et de la maturation »[91]. L’Église n’est pas le royaume parce que le royaume n’est pas totalement accompli.

De manière plus surprenante, des théologiens catholiques semblent suggérer que le royaume n’est pas l’Église, car il est eschatologique. Ainsi, le P. de Lubac, en 1938, semblait d’abord supposer que le royaume ne devait pas être visible :

L’Église en tant que visible n’est pas le royaume, elle n’est pas non plus le corps mystique, bien que la sainteté de ce corps rayonne à travers sa visibilité même[92].

Après cette concession à la dialectique Église visible/invisible, sa familiarité avec les Pères le ramène à des vues plus traditionnelles :

L’Église terrestre n’est pas seulement le « vestibule » de l’Église du ciel. Elle est avec la patrie dans un rapport d’analogie mystique où nous devons voir le reflet d’une identité profonde. C’est en effet la même cité qui se construit sur terre et qui a déjà son fondement dans le ciel, et saint Augustin s’écriait : « L’Église actuelle, c’est le royaume du Christ et le royaume des cieux ! » Sans être de tout point coextensive au corps mystique[93], l’Église n’est pas adéquatement distincte de lui[94].

De même, pour le P. Bouyer, en 1970, le royaume ne peut s’identifier à l’Église, car il exclut tout péché chez ses membres[95] :

L’Église n’est pas une sphère du monde où le péché n’existerait plus, aboli dans la charité parfaite. Sinon l’Église serait déjà le royaume de Dieu réalisé. Mais elle est la sphère où la lutte est poursuivie contre le péché : la préparation au royaume[96].

Pour lui en effet, l’Église n’est pas l’épouse, mais la fiancée de l’Agneau :

Dans le temps où nous sommes, jusqu’à la Parousie, l’Église n’est pas encore l’épouse du Christ[97], consommée dans son unité avec lui. Elle est seulement la fiancée de l’Agneau, que l’Esprit de l’Époux prépare pour ses noces auxquelles il la fait aspirer. Sainte dans son terme comme à son principe, l’Église n’en reste pas moins composée de pécheurs[98], et elle porte sur elle, et portera jusqu’à la fin des temps, les stigmates de leurs péchés[99].

Malgré tout, le P. Bouyer reconnaît bien l’identité substantielle entre l’Église de la terre et l’Église consommée en gloire ; ce qu’il oppose en réalité à l’Église actuelle, c’est le règne de Dieu, qui mettra fin à toutes ses caractéristiques transitoires. Au terme,

toutes les sociétés autres que l’Église s’évanouiront dans le règne de Dieu, et elle-même y perdra toutes les caractéristiques sociologiques transitoires qui l’apparentent aux sociétés temporelles[100].

Le P. Edward Schillebeeckx développe, en apparence, la même distinction, mais il en fournit la clef en expliquant ce qu’il entend par « Église ». Il commence par lier Église et royaume en montrant très justement comment la fondation de l’Église dépend de la prédication du royaume :

Jésus s’engage tout entier dans son message, et son intention est d’amener les gens à y croire… Il existe un lien essentiel entre la venue du royaume telle qu’il la prêche, et sa propre praxis[101] de ce royaume. Il en résulte que les disciples à leur tour sont convaincus que la mission de Jésus a une signification définitive, eschatologique et universelle (ce qu’affirme clairement le Nouveau Testament). Cela rend nécessaire… un prolongement de la mission de Jésus par l’action de ses disciples, par-delà les limites de sa vie terrestre… La mission des apôtres et celle de l’Église post-apostolique sont donc nécessaires à partir du caractère eschatologique et définitif de la mission de Jésus, de sa vie publique et de leur signification. Ce caractère a son fondement dans l’intention de Jésus et est reconnu comme tel par ses disciples[102].

Il distingue ensuite entre l’Église, qui est présente, et le royaume qui, semble-t-il, est eschatologique :

L’Église ne s’identifie pas au royaume de Dieu, mais par la parole et le sacrement elle en témoigne symboliquement, et par sa praxis elle l’anticipe, en réalisant hic et nunc (dans des situations qui ne sont plus celles du temps de Jésus) ce que Jésus fit de son temps…[103].

Il définit enfin ce qu’il entend par Église[104] : ensemble des catholiques actuellement vivants, surtout des hommes d’Église, à commencer par le pape, insuffisamment convertis et sujets à la « critique évangélique » des représentants autorisés d’un « royaume de Dieu » qui, s’il est, en principe, eschatologique, est anticipé ici-bas par les traits caractéristiques de la dissidence : « liberté, non puissance et vulnérabilité sans défense » — sans défense par rapport à un magistère jugé oppressif, s’entend, non par rapport aux régimes athées et persécuteurs :

L’Église de Dieu et de Jésus-Christ demeure, dans ses formes empiriques, un phénomène qui participe de l’ambiguïté de l’histoire ; cela fait partie de son statut : elle est l’œuvre des croyants. Chaque fois que l’Église voudra montrer le royaume, chaque fois elle devra, dans ses propres rangs, rappeler tout ce que comporte le maître mot de la Bible : metanoia, ou changement de vie, toujours à reprendre, jamais achevé… C’est pourquoi l’Église, dans son chef et dans ses membres, demeure toujours sujette à la critique évangélique du royaume de Dieu, qui est espace de liberté, non-puissance et vulnérabilité sans défense[105].

Ainsi, la ligne de partage entre Église (présente) et royaume (eschatologique) recouvre en réalité, chez lui, la vieille opposition entre Église visible et Église invisible, hiérarchie corrompue et Église des saints (contestataires).

Éviter le triomphalisme ?

D’autres expriment plus clairement encore leurs raisons de ne pas identifier l’Église et le royaume : une telle identification comporterait un risque de triomphalisme. Ainsi le P. John Fuellenbach :

[Le paragraphe 45 de Gaudium et spes] remplace ce qui était peut-être le plus sérieux malentendu ecclésiologique d’avant Vatican II : l’identification de l’église avec le Royaume de Dieu sur terre. Cette conception erronée est pour beaucoup dans le triomphalisme ecclésial qui considère l’église comme au-delà de tout besoin d’une réforme institutionnelle et conçoit comme sa mission d’amener tout le monde dans son sein en vue d’assurer le salut. La distinction entre le Royaume et l’église a porté de fruits immédiats dans le développement de la théologie post-conciliaire, au moins dans deux domaines théologiques : la théologie de la libération et la théologie des religions… Certains théologiens, particulièrement en Inde, sont effrayés de ce que l’on se dirige une fois de plus vers une crypto-identification de l’église et du Royaume… C’est seulement si nous maintenons la distinction entre église (sic : church) et Royaume (Kingdom) clairement et sans compromis, que  nous pouvons comprendre comment un tel symbole peut une fois encore devenir le symbole religieux de notre temps[106]

Le raisonnement est le suivant. Il importe au premier chef de développer une théologie éliminant la nécessité de l’appartenance à l’église (sic : l’Église entendue uniquement comme institution) pour le salut. Par ailleurs, il est nécessaire d’offrir aux croyants un « symbole religieux », si possible une notion biblique, englobant les élus, les bons, les pauvres, etc., sans connoter directement l’idée de hiérarchie, de magistère et d’autorité, et la notion de Royaume (avec majuscule) convient parfaitement pour cela. Donc il faut séparer les deux notions.

Les partisans de cette dissociation ont bien conscience de s’écarter d’une tradition antique en employant le mot Église dans un sens aussi réducteur :

Au cours des dernières décennies, l’on s’est écarté de la coutume patristique et scolastique de donner au mot « Église » un sens large au point d’inclure tous ceux qui sont sauvés[107]. Le sens plus restreint du mot ne cherche pas à nier ce que l’usage précédent permettait de percevoir, mais plutôt à mieux servir l’Église d’aujourd’hui, avec sa vive conscience des valeurs inhérentes aux autres religions et au monde en général, et son effort pour travailler de concert avec ceux-ci en vue de réaliser plus pleinement le royaume de Dieu[108].

Le but est de réaliser l’idéal actuel d’union entre les diverses religions. Dire que les « justes du dehors » appartiennent invisiblement à l’Église constitue une entreprise triomphaliste (que l’auteur oppose ensuite à la vraie gloire de l’Église). Il faut au contraire, à l’encontre d’une tradition immémoriale, employer le mot « Église » en un sens restreint, uniquement pour désigner la hiérarchie et ceux qui lui obéissent, et de réserver à l’ensemble de ceux qui sont ou seront sauvés le mot « Royaume », censé moins offensant pour les oreilles non catholiques, du fait qu’il n’exprime pas à première vue l’appartenance à un groupe hiérarchisé.

Implications œcuméniques

Effectivement, il est difficile d’aborder le dialogue œcuménique en déclarant d’emblée, comme le faisait l’encyclique Mystici corporis, que l’Église catholique romaine s’identifie purement et simplement avec la véritable Église du Christ — ce qui est vrai, mais à entendre dans un sens non exclusif. Pour éviter cette difficulté, il suffit de dire avec Vatican II[109] que « la véritable Église subsiste dans l’Église catholique », c’est-à-dire s’y trouve en plénitude, avec tous les moyens de salut, sans nier que d’autres confessions chrétiennes gardent aussi, dans une proportion variable, certaines valeurs ecclésiales.

Cependant, plusieurs théologiens, catholiques ou non, soutiennent qu’il est nécessaire au dialogue œcuménique d’affirmer « le caractère provisoire de l’Église dans sa relation au royaume »[110]. Le P. Christian Ducoq considère la distinction comme condition sine qua non du dialogue entre Églises — mais il parle de « règne », non de « royaume », et l’on comprend mal comment il peut comparer celui-ci aux Églises : « Lorsqu’elles entrent dans la négociation œcuménique, leur renoncement à la violence les garantit de s’identifier personnellement au Règne »[111].

Dialogue interreligieux

L’argument principal des partisans de la distinction cependant concerne le dialogue interreligieux. Selon ces théologiens, il pourrait y avoir des hommes qui appartiennent au royaume sans appartenir à l’Église : « Le royaume est plus vaste que l’Église »[112]… « Le royaume de Dieu n’est pas quelque chose qui doive être monopolisé par l’Église, mais plutôt une réalité qui transcende les frontières de l’église » (sic : church)[113].

Karl Rahner soutient ce point de vue, mais il oppose en réalité l’état présent de l’Église comme société au Reich Gottes, à un règne ou royaume (?) de Dieu qui n’adviendra définitivement qu’à la fin du monde :

L’Église n’est pas identique au règne (ou royaume ?) de Dieu, Reich Gottes, mais elle est, dans l’histoire du salut, le sacrement du royaume de Dieu dans la phase eschatologique, constituée avec le Christ, de l’histoire du salut, qui fait apparaître le règne (ou royaume, Reich Gottes) de Dieu. Aussi longtemps que dure l’histoire, l’Église n’est pas identique au Reich Gottes. Ce Reich Gottes est définitivement là à la fin de l’histoire avec la venue du Christ et le jugement du monde... Le Reich Gottes lui-même devient présent dans l’histoire du monde (pas seulement de l’Église !) partout où l’obéissance vis-à-vis de Dieu dans la grâce survient comme acceptation de l’autocommunication de Dieu. Mais cela n’arrive pas seulement dans l’Église saisie en tant que communauté, constituée en société et historiquement saisissable, des rachetés, et n’arrive pas seulement dans la secrète intériorité des consciences…[114]

Dès lors, il importe peu de travailler à l’unité et à l’extension de l’Église du Christ : ce qui importe, c’est de travailler ensemble à l’avènement du royaume, indépendamment de son roi : le Christ Jésus. On distinguera alors une perspective ecclésiocentrique (bien dépassée), une perspective christocentrique (en voie de perdre du terrain) et une perspective théocentrique[115], cherchant à rassembler tous les hommes autour d’une vague notion de transcendance, sans considérer l’unique médiation du Verbe incarné comme nécessaire au salut. Telle est, on l’a vu, la position de John Hick. Jacques Dupuis[116] la résume ainsi :

Dans le récent débat sur la théologie des religions, un second changement de paradigme [après l’élimination de « l’ecclésiocentrisme »], plus radical encore, est préconisé par un nombre croissant d’auteurs. à un christianisme inclusiviste [assuré de posséder la vérité tout entière mais incluant dans le salut en Jésus-Christ tous les justes n’ayant qu’une foi implicite, au titre de leur volonté bonne : c’est la position catholique officielle depuis Pie IX] est opposée une perspective théocentrique… Ces auteurs veulent abandonner non seulement l’opinion qui plaçait l’Église au centre de la perspective théologique, mais également celle pour laquelle c’est le mystère de Jésus qui est au centre[117].

Jacques Dupuis lui-même prétend récuser cette dernière perspective, et lui préférer un christianisme christocentrique. Mais on se rappelle que le Verbe qui est, selon lui, l’unique Médiateur, c’est le LogoV asarkoV[118], non le Christ en tant qu’homme. Quant à l’Église, elle ne s’identifie nullement au règne-royaume (?) :

Le Règne de Dieu en sa réalité historique, s’étend, au-delà de l’Église, à l’humanité entière… Il est présent là où sont à l’œuvre les valeurs évangéliques et où les personnes s’ouvrent à l’action de l’Esprit… L’Église est dans le monde au service du Règne à travers l’histoire… Le Règne est une réalité plus ample que l’Église, une réalité en fait universelle[119].

Elle en est le sacrement, au sens où, selon Karl Rahner, pour elle « comme pour le cas des sacrements individuels, le signe et la chose signifiée ne peuvent être ni séparés ni identifiés »[120]. Or Dieu n’est pas lié aux sacrements. Par conséquent, si le royaume de Dieu est « signifié et rendu présent dans l’Église, il serait aussi présent hors de sa médiation »[121] :

Cela veut dire qu’on peut rejoindre la réalité du Royaume de Dieu sans passer par le sacrement de l’Église et l’appartenance à son corps. Les « autres » peuvent ainsi être membres du Règne[122] de Dieu sans faire partie de l’Église et sans passer par sa médiation. L’Église n’en est pas moins le signe efficace, voulu par Dieu, de la présence dans le monde et dans l’histoire de la réalité du Royaume de Dieu ; elle doit en témoigner et le servir…

La présence de l’Église dans le monde témoigne donc que Dieu y a établi son Royaume en Jésus-Christ. En outre, en tant que signe efficace, elle contient et produit la réalité qu’elle signifie et donne accès au Royaume de Dieu par sa parole et son action. Mais l’Église n’en appartient pas moins à la sphère sacramentelle, et donc au domaine du relatif. Sa nécessité n’est pas telle que l’accès au Règne de Dieu ne soit possible qu’à travers elle ; les « autres » peuvent faire partie du Royaume de Dieu et du Christ sans être membres de l’Église et sans passer par sa médiation… L’Église n’a pas le monopole du Règne de Dieu[123].

Identification entre Église et royaume

Cette position, fréquente depuis quelques décennies, marque, comme le reconnaît le P. Henn, une rupture avec celle qui était tenue habituellement dans la Tradition chrétienne depuis l’antiquité. Un rapide sondage suffira pour nous en convaincre.

Les Pères

Dès le début du iiie siècle, on peut relever le témoignage de saint Hippolyte, qui, dans un réquisitoire contre le pape Calliste, applique spontanément à l’Église une parabole concernant le royaume :

Il disait que la parabole de l’ivraie se rapportait à cela [le mariage des clercs] : « Laissez l’ivraie croître avec le blé », c’est-à-dire : [laissez] dans l’Église les pécheurs[124].

Vers 345, Aphraate le Syrien décrit le royaume du Christ en des termes qui ne conviennent qu’à l’Église :

David a été sacré par Samuel… Jésus a été sacré par Jean… David a épousé deux filles de roi ; Jésus a épousé deux filles de roi, la communauté du peuple [juif] et la communauté des peuples [païens]… David a transmis le royaume à Salomon et a été réuni à ses pères ; Jésus a transmis les clefs à Simon, est monté [aux cieux] et est allé à celui qui l’avait envoyé[125].

Saint Augustin explique dans un Traité sur saint Jean ce qu’il faut entendre par royaume : l’ensemble des hommes arrachés au pouvoir du péché, appartiennent au Christ en tant qu’ils sont régénérés en lui par la foi. Ce royaume est déjà présent en ce monde, et atteindra son plein accomplissement dans l’au-delà :

Qu’est-ce que le royaume du Christ, sinon l’ensemble des hommes qui croient en lui et auxquels il déclare : Vous n’êtes pas du monde, comme je ne suis pas du monde ?… Il ne dit pas : « Mon royaume n’est pas ici », mais : Mon royaume n’est pas d’ici. Car il est bien ici, son royaume, jusqu’à la fin des temps, avec l’ivraie qui s’y mêle jusqu’à la moisson. La moisson, c’est la fin des temps, lorsque viendront les moissonneurs, c’est-à-dire les anges, qui enlèveront de son royaume tout ce qui est pierre de scandale pour les autres ; ce qui assurément n’arriverait pas, si son royaume n’était pas ici. Et pourtant, il n’est pas d’ici, car il est pèlerin dans le monde… Est de ce monde tout ce qui, chez les hommes, a certes été créé par le vrai Dieu, mais a été engendré de la lignée pécheresse d’Adam. Est au contraire devenu le royaume, désormais étranger à ce monde, tout ce qui, arraché de là, s’est trouvé régénéré dans le Christ. Car c’est ainsi que Dieu nous a arrachés au pouvoir des ténèbres, et nous a fait entrer dans le royaume de son Fils bien-aimé ; royaume dont le Christ déclare : Mon royaume n’est pas de ce monde, ou encore : Mon royaume n’est pas d’ici[126].

Il consacre un chapitre de La cité de Dieu[127] à montrer que l’Église s’identifie, soit au royaume de Dieu, soit au royaume du Christ. Dans l’Évangile il est parfois question du règne de Dieu, ou du royaume dans son état de consommation, mais dans les paraboles du royaume, c’est évidemment de l’Église actuelle qu’il s’agit. En réalité, l’Église et le royaume sont à la fois des réalités présentes et à venir :

Indépendamment de ce règne qu’il doit à la fin des temps inaugurer par ces mots : « Venez, les bénis de mon Père, posséder le royaume qui vous est préparé », si dès aujourd’hui il ne partageait pas un royaume bien inférieur avec tous les saints auxquels il dit : « Je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles », l’Église sans doute ne serait pas appelée son royaume ou le royaume des cieux. Car c’est aujourd’hui que dans ce royaume est instruit ce scribe qui tire de son trésor du neuf et de l’ancien… Et c’est de l’Église que les moissonneurs doivent séparer l’ivraie à laquelle le père de famille permet de croître avec le froment, jusqu’à la moisson… C’est donc de ce royaume-ci, qui est l’Église d’ici-bas, qu’ils seront rassemblés…

Il faut donc distinguer le royaume des cieux où se trouvent, en un rang inégal à la vérité, et celui qui enfreint ses enseignements, et celui qui les accomplit, de cet autre royaume où l’on n’entre qu’à condition de faire ce que l’on enseigne. Ainsi le royaume qui réunit ces deux hommes, c’est l’Église telle qu’elle est aujourd’hui ; et le royaume qui n’admet que l’un d’eux, c’est l’Église, telle qu’elle sera quand les méchants n’y seront plus[128].

Et de résumer sa pensée par des formules bien frappées :

Par conséquent, maintenant aussi l’Église est le royaume du Christ et le royaume des cieux… L’Église, qui dès maintenant est le royaume du Christ… L’Église, qui est le royaume du Christ… L’ivraie, qui à la fin du monde doit être rejetée de son royaume, qui est l’Église…

Saint Grégoire n’est pas moins catégorique :

L’Église est appelée le royaume des cieux[129]… Il faut savoir que souvent dans la sainte Écriture l’Église du temps présent est appelée le royaume des cieux[130]… Je me souviens de vous avoir dit souvent que la plupart du temps dans le saint Évangile l’Église présente est appelée le royaume des cieux[131]… Par royaume des cieux, c’est la sainte Église qui est désignée[132].

Le moyen âge : saint Thomas d’Aquin

La pensée d’Augustin et de Grégoire marquera tout le moyen âge latin : « Le catholicisme vulgaire du moyen âge identifie l’Église romaine et le royaume de Dieu »[133]. Mais la pensée de saint Thomas sur ce point s’inscrit dans une conception beaucoup plus vaste.

Pour saint Thomas, « le corps qu’est l’Église[134] est constitué par les hommes qui vécurent depuis le commencement du monde jusqu’à la fin »[135], tous les hommes donc à l’exception des damnés, mais les uns en puissance, les autres en acte. Toute grâce découle de la grâce capitale du Christ, unique Médiateur entre Dieu et les hommes — et cela en tant qu’homme, car Dieu répare par un homme les effets de la faute d’un homme[136]. Toute grâce reçue du Christ construit, à divers titres, le corps du Christ. C’est pourquoi le royaume — la portion de l’humanité sur laquelle notre Roi exerce son règne, c’est-à-dire son action sur les âmes[137] — ne peut qu’être identique à l’Église : « Le royaume de Dieu est l’Église »[138]. Le royaume comme l’Église connaissent des situations différentes actuellement et dans l’état de consommation finale :

Royaume vient de régner, régner est un acte de la providence, et avoir le royaume (ou plutôt la royauté), c’est avoir les autres sous sa providence. Les hommes seront dans le royaume de Dieu quand ils seront parfaitement soumis à sa providence. Le propre de la providence est d’ordonner les choses à leur fin. Elles peuvent l’être de deux façons : en étant conduites à leur fin, quand elles en sont encore distantes ; en étant conservée dans leur fin, quand elles l’ont déjà rejointe. La providence ayant pour règle la fin, les choses qui sont déjà parvenues à leur fin sont parfaitement soumise à la providence : en elles, rien n’échappe à l’ordre de la providence. Quant aux choses qui sont distantes de la fin, elles sont plus ou moins soumises à la providence, selon qu’elles s’éloignent plus ou moins de la fin. Mais ceux qui tendent vers la fin sont tout proches de la fin. La voie vers la fin est la foi qui opère par la charité. Et c’est pourquoi le royaume de Dieu signifie par antonomase deux choses : 1°) la communauté de ceux qui marchent dans la foi, et en ce sens c’est l’Église militante qui est le royaume de Dieu ; 2°) la réunion de ceux qui sont déjà stabilisés [J. Carmignac : qui se reposent] dans la fin, et en ce sens c’est l’Église triomphante qui est le royaume de Dieu, et être dans le royaume de Dieu, c’est être dans la béatitude[139].

Les temps modernes
Du côté protestant

Les pères de la Réforme — Luther, Bucer, Calvin — reprennent à leur compte la conception augustinienne, qui passera dans l’exégèse protestante traditionnelle. Calvin par exemple considère l’identification entre Église et royaume comme évidente :

Christ même dit que le royaume de Dieu est en nous, et appelle aucunes fois l’Église le royaume des cieux… Ensuite, puisque l’Église est le règne du Christ, et puisque Christ ne règne que par sa parole…[140]

Luther, lui aussi, identifie parfois l’Église et le royaume : « L’Église est appelée royaume de Dieu et elle l’est, parce qu’en elle Dieu seul règne, commande, parle, agit, est glorifié »[141]. Opposant très souvent le royaume de Dieu ou du Christ au royaume du diable (ou de l’antichrist, ou du pape !), il paraît supposer que le premier constitue la véritable Église, et le second, la fausse. Mais sa conception de l’Église comme invisible le conduit surtout à identifier règne de Dieu et justification :

Le règne de Dieu sera en nous quand aucun péché ne dominera plus sur nous et que nous unirons à Dieu tous nos membres et tous nos sentiments, en sorte que ce ne soit plus nous, mais Dieu qui règne en nous[142]… Le règne du Christ… n’est rien d’autre que la rémission des péchés entre Dieu et les hommes, et aussi entre les hommes[143]… En ceci consiste la justification : appartenir à ce règne[144]… Le règne de Dieu, qui consiste dans la parole… et qui nous donne le pardon des péchés et la vie éternelle…[145]

Du côté catholique

Du côté catholique, il suffit de citer Bossuet, témoin sur ce point de la Tradition : le royaume s’identifie à l’Église catholique, entendue dans son sens le plus ample (« peuple de Dieu ») et le plus spirituel (« Jésus-Christ répandu et communiqué »), en même temps que le plus concret (« société ») :

Le royaume de Jésus-Christ, c’est son Église catholique ; et j’entends ici, par Église, toute la société du peuple de Dieu[146].

Qu’est-ce que l’Église ? C’est l’assemblée des enfants de Dieu, l’armée de Dieu vivant, son royaume, sa cité, son temple, son trône, son sanctuaire, son tabernacle. Disons même quelque chose de plus : l’Église, c’est Jésus-Christ, mais Jésus-Christ répandu et communiqué[147].

L’époque contemporaine

Ces positions demeurent, dans l’ensemble, incontestées jusqu’à la fin du xixe siècle, tant parmi les catholiques que parmi les protestants. à partir de cette date, les exégètes et les théologiens opposés à l’identification entre Église et royaume sont beaucoup plus nombreux, chez les protestants et les anglicans d’abord, puis chez les catholiques. Cependant certains protestants et bon nombre de catholiques ont maintenu, ou retrouvé, la position traditionnelle, pour des raisons exégétiques ou théologiques.

Protestants

Parmi les protestants partisans de l’identification[148], nous ne retiendrons que Karl Barth (1886-1968), dont le cas est exemplaire. Dans sa jeunesse, le théologien réformé avait adopté d’enthousiasme, sous l’influence d’Overbeck, une interprétation eschatologique sans nuances du royaume de Dieu :

Le royaume de Dieu n’est « point » sur terre, pas même dans ses plus petites particules, mais il a été annoncé. Il n’est point « venu », pas même sous sa forme la plus sublime, mais il est proche… Un christianisme qui n’est pas strictement, rigoureusement et absolument, ganz und gar und restlos, eschatologie, n’a rigoureusement rien de commun avec le Christ... L’Église, c’est le lieu… où l’on attend, de manière suprêmement immédiate, le royaume de Dieu[149].

Mais plus tard, dans sa Dogmatique, sa pensée évolue. Dès 1938, il reconnaît que l’Église « devient dans le monde le signe du royaume de Dieu qui s’est approché »[150]. En 1940, il note que l’on ne peut, dans les Synoptiques, séparer le royaume de Dieu de celui qui en est le roi[151], mieux, qui est lui-même le royaume[152]. Il se critique lui-même avec une admirable loyauté :

Que nous n’étions pas sûrs de notre affaire, c’est ce que trahissent positivement les passages de mon exégèse où j’ai dû traiter d’une manière positive de l’avenir divin et de l’espérance comme telle. Chacun peut voir que, si j’étais capable de parler de « l’au-delà » du royaume de Dieu comme il faut, j’étais beaucoup moins au clair en ce qui concerne sa venue...

En renouant comme elle l’a fait avec l’eschatologie, [notre théologie] a pris l’aspect d’une réaction exagérée, c’est-à-dire arbitraire. Si, en face de l’immanentisme d’hier, il était nécessaire et juste de rappeler avec une nouvelle force que Dieu vient, il ne convenait pas de voir la doctrine chrétienne que sous cet angle eschatologique… La doctrine du Dieu vivant ne tolère pas nos marottes ! Et c’est pourquoi on trouve chez les partisans du renouveau eschatologique tant d’idées-force qui, après avoir exercé une certaine influence, ont provoqué la lassitude, et que l’on a dû abandonner l’une après l’autre pour ne pas tomber dans la stérilité[153].

Son évolution s’accentue encore par la suite. Le passé de Jésus, dont la vie a été présence du royaume de Dieu, ne saurait être moins important que le présent apostolique. L’Église est liée de plus en plus étroitement au royaume :

L’Église est constituée par le royaume de Dieu qui s’est approché, et non pas par quelque empire historique… [La communauté chrétienne] vit dans la mesure où elle remplit sa tâche au service du royaume de Dieu… La communauté chrétienne… n’est-elle pas une œuvre du Saint-Esprit ? Elle n’a aucune raison d’être en dehors du royaume de Dieu… Elle atteste le royaume de Dieu par le simple fait qu’elle existe toujours à nouveau[154].

En 1955, le théologien suisse en arrive, avec de multiples nuances, à affirmer :

Le « royaume de Dieu » désigne la seigneurie dressée dans le monde en Jésus-Christ, le règne de Dieu qui s’exerce en lui… La communauté n’est pas le royaume de Dieu. Mais… en tant qu’il se manifeste lui-même dans la période entre la première et la dernière révélation, le royaume de Dieu est la communauté… à côté de sa signification absolue, christologique et eschatologique, le royaume de Dieu possède une autre signification dérivée, relative et historique, laquelle permet de dire qu’il est effectivement l’Église[155].

Catholiques

Chez les catholiques, nous citerons quelques auteurs connus, qui indiquent bien dans quelle direction la pensée catholique s’oriente spontanément :

    Humbert Clérissac :

Notre Seigneur… a voulu que son Église demeurât un royaume… Notre Seigneur a trouvé mieux encore en parlant du royaume de Dieu, de son royaume et de son Église[156].

    Yves Congar (qui soutiendra ailleurs des opinions assez différentes) :

Pour nous l’Église est le royaume de Dieu visible, et le royaume non pas vidé de son Roi, qui serait trop transcendant, mais le royaume avec son roi, une arche-tabernacle, avec son Dieu dans le tabernacle, une « barque qui porte son pain » (Pr 31, 14)[157].

    François-Marie Braun montre bien l’homogénéité de l’Église et du royaume, mais semble réserver à celui-ci la dimension eschatologique :

L’Église est le royaume en tant qu’elle est pénétrée par la force du royaume ici-bas et que, de tout son être, elle se porte vers le royaume glorieux et consommé du siècle à venir. Et vice versa : le royaume est l’Église, en tant que la vertu du royaume descendue dans ce monde sous forme de grâce et de vie éternelle par Jésus s’exerce principalement et normalement, quoique non exclusivement, dans la communauté des fidèles fondée par les Douze… [Il faut] montrer l’homogénéité de l’Église et du royaume, tout en discernant dans le royaume deux phases successives : une phase céleste… et une phase terrestre[158].

    Pie XII (29 juin 1943) :

Le Père éternel a voulu que [l’Église] fût le « royaume de son Fils bien-aimé » (Col 1, 13)[159].

    Yves de Montcheuil (fusillé le 10 août 1944), saisit bien que l’Église comme le royaume offre deux phases, terrestre et céleste :

L’Église n’est pas seulement la préparation du royaume de Dieu, elle en est aussi la réalisation… Le royaume de Dieu existe en deux états : sur terre, dans sa réalisation inchoative, et dans sa plénitude au ciel. Or, dans l’un et l’autre état, ce royaume, c’est encore l’Église… Même dans sa vie sur terre, l’Église est plus qu’un moyen en vue d’une fin, plus qu’une voie menant à un terme… Elle est déjà parmi nous la réalité de ce royaume[160].

    Charles Journet donne toute sa précision à cette idée. L’Église et le royaume sont réellement identiques ; l’une et l’autre sont à la fois actuels et eschatologiques ; il n’existe entre eux qu’une distinction de raison :

La notion de royaume est eschatologique. Mais précisément, avec le Christ, l’eschatologie est entrée dans le temps. Le royaume est déjà sur la terre et l’Église est déjà dans le ciel. Renoncer à l’équivalence de l’Église et du royaume, c’est oublier cette révélation majeure…

L’Église, le royaume, le corps mystique, c’est tout cela qui commence sur la terre pour s’achever dans le ciel, qui est germe avant d’être fleur…

Le royaume et l’Église sont coextensifs ; ils se distinguent entre eux non pas réellement, mais seulement conceptuellement…

Nous ne croyons pas qu’on puisse renoncer à identifier l’Église et le royaume. Il y a là deux notions, mais une seule réalité. L’Église est le royaume, le royaume est l’Église[161].

    Louis Cerfaux, qui avait soutenu cette position dès 1942 dans Théologie de l’Église selon saint Paul, puis dans un article de la Vie Spirituelle en 1946, exprime la même pensée en 1953 :

C’est tout le royaume de Dieu, présent au ciel, qui a touché la terre… L’Église réunit déjà dans son sein unique, en mystère, les saints du ciel et les fidèles de la terre[162].

    Jean Carmignac la défend avec énergie en 1979 dans Le mirage de l’eschatologie, que nous avons largement utilisé dans ce chapitre. Il cherche à désamorcer les objections par des éclaircissements de vocabulaire et une étude exégétique poussée.

    Jean-Miguel Garrigues montre la possibilité de l’identification entre Église et royaume à partir de l’eucharistie, présence réelle mais « masquée » du Christ :

L’Église n’est certes pas le sacrement du royaume à la manière d’un sacramental, comme le simple signe ou indice d’une réalité qui lui serait extrinsèque. Elle ne l’est même pas à la manière de la plupart des sacrements, qui effectuent ce qu’ils signifient, mais en rendant présente la réalité de la grâce seulement en dehors d’eux-mêmes. L’Église est le sacrement du royaume à la manière du seul sacrement qui non seulement opère ce qu’il signifie, mais est ce qu’il signifie : l’eucharistie. L’eucharistie construit le corps mystique parce qu’elle est le corps du Christ. L’Église construit sacramentellement le royaume parce qu’elle est ce même royaume substantiellement présent en elle. Cette présence substantielle est néanmoins sous mode sacramentel. Mais, comme dans l’eucharistie et à la différence des autres sacrements, la réalité signifiée est réellement et non pas virtuellement présente… Cette approche théologique permet de sauvegarder la tension eschatologique vers le royaume achevé dont témoigne tout le Nouveau Testament. Si on identifie l’Église et le royaume sous un mode non sacramentel, il s’ensuit une eschatologie complètement réalisée qui contredit tout ce que le Nouveau Testament dit sur le salut « en espérance »[163].

Ce voile qu’est la dimension sacramentelle est appelé à disparaître :

Dans son ministère de sanctification, l’Église comporte une dimension sacramentelle de signe efficace, qui disparaîtra quand viendra le royaume de la charité consommée[164].

Cette approche enrichit certainement notre réflexion sur la « dimension sacramentelle » de l’Église. Mais cette dimension n’est qu’un aspect de l’Église du temps présent. Il faut se garder de croire que, lorsque le royaume sera parvenu à sa consommation, et que cet aspect aura perdu toute raison d’être, l’Église disparaîtra avec lui.

Indications magistérielles

Certains des théologiens partisans de dissocier Église et royaume soutiennent que, si l’identification entre ces deux notions est habituelle chez les Pères et les scolastiques, elle est rejetée par le magistère récent, et en particulier par le concile Vatican II. Telle n’était pas, en tout cas, l’interprétation de Paul VI, qui parlait, dix mois après avoir promulgué la constitution Lumen Gentium, de « ce bienheureux royaume de Dieu qu’est l’Église »[165].

La constitution Lumen Gentium (1964)[166]

Le n° 3

Au n° 3, le concile affirme sans ambages l’identité de l’Église et du « royaume du Christ » (il n’est pas question directement du royaume de Dieu) :

L’Église, ou le royaume du Christ déjà mystérieusement présent, opère dans le monde, par la puissance de Dieu, sa croissance visible.

« Dès à présent, contre tout malentendu, l’affirmation de leur identité fondamentale est posée : l’église est le Royaume du Christ déjà présent actuellement dans le mystère »[167]. On ne peut exclure de ce « mystère » la dimension sacramentelle de l’Église. La Commission théologique du concile avait précisé :

Le mot « mystère » n’indique pas seulement une chose inconnaissable et cachée mais, comme cela est reconnu par beaucoup, désigne une réalité divine, transcendante et salvifique qui est par quelque moyen visible révélée et manifestée[168].

Le n° 5

Le n° 5 est d’interprétation plus délicate. Relevons-en trois éléments fondamentaux.

— L’avènement du royaume coïncide avec la fondation de l’Église :

Le mystère de l’Église sainte se manifeste en sa fondation. En effet, le Seigneur Jésus donna naissance à son Église en prêchant l’heureuse nouvelle, l’avènement du règne de Dieu promis dans les Ecritures depuis des siècles : « que les temps sont accomplis et que le royaume de Dieu est là » (Mc 1, 15, cf. Mt 4, 17)…

— L’Église annonce le royaume et en est le germe :

Aussi l’Église, pourvue des dons de son fondateur, et fidèlement appliquée à garder ses préceptes de charité, d’humilité et d’abnégation, reçoit mission d’annoncer le royaume du Christ et de Dieu et de l’instaurer dans toutes les nations, formant de ce royaume le germe et le commencement sur la terre.

« Elle a mission, elle aussi, dans son Maître, dans son Chef, non seulement d’annoncer mais d’instaurer le royaume, d’établir le royaume qu’elle est elle-même. En effet, elle-même constitue déjà sur terre, dit le texte, le germe et le commencement de ce royaume »[169]. Le germe n’est pas l’achèvement, mais il est la même réalité qui se développe, comme l’enfant n’est pas l’adulte mais est la même personne qui devient adulte. La Commission Théologique Internationale commente :

Le sort de l’Église et le sort du royaume apparaissent dans leurs commencements comme inséparables : « Le Seigneur Jésus donna naissance à l’Église en prêchant l’heureuse nouvelle, l’avènement du règne de Dieu ». Commencement de l’Église et avènement du royaume se manifestent dans une parfaite simultanéité. Il en est de même de la croissance de l’un et de l’autre. En effet, ceux qui accueillent dans la foi la parole du Christ et qui « sont agrégés au petit troupeau du Christ (Lc 12, 32) ont accueilli son royaume lui-même » (LG 5). Appartenir à l’Église revient au même : « Tous ceux qui croient au Christ, le Père a voulu les appeler à former la sainte Église » (LG 2). On peut donc décrire la croissance du royaume et la croissance de l’Église dans les mêmes termes (LG 5). C’est même dans la croissance de l’Église que le concile décèle la croissance du royaume : « Le Christ, pour accomplir la volonté du Père, inaugura le royaume des cieux sur la terre… L’Église, qui est le royaume des cieux déjà présent in mysterio, opère dans le monde, par la puissance de Dieu, sa croissance visible » (LG 3). L’Église pérégrinante est donc « le royaume de Dieu déjà mystérieusement présent », et tandis qu’elle croît, elle s’élance vers le royaume achevé, mais sa croissance n’est autre chose que l’accomplissement de sa mission[170].

— L’Église et le royaume ont une destinée eschatologique commune :

Cependant, tandis que peu à peu elle s’accroît, elle-même aspire à l’achèvement de ce royaume, espérant de toutes ses forces et appelant de ses vœux l’heure où elle sera, dans la gloire, réunie à son Roi (LG 5).

Dans sa consommation finale, remarque encore la Commission Théologique Internationale, l’Église s’identifie de toute évidence avec le royaume :

Lorsqu’on examine les textes qui traitent de la consommation finale, on ne peut trouver de différence entre l’Église et le royaume ; d’un côté il est dit de l’Église que « tandis que peu à peu elle s’accroît, elle aspire à l’achèvement de ce royaume » (LG 5) ; alors que d’un autre côté, c’est l’Église qui aura elle-même sa consommation dans la gloire céleste (LG 46 et 68). D’un côté, l’achèvement final sera réalisé « lorsque le Christ remettra à son Père un royaume éternel et universel » (GS 39, cf. 1 Co 15, 24 et PO 2) ; de l’autre côté, le concile affirme que c’est l’Église qui, « au terme des siècles, se consommera dans la gloire » (LG 2)… C’est l’Esprit Saint qui « achemine l’Église vers l’union parfaite avec son Époux » (LG 4). Et c’est encore l’Église qui « espère de toutes ses forces et appelle de tous ses vœux l’heure où elle sera, dans la gloire, réunie à son Roi », alors qu’ailleurs le concile peut dire que le peuple de Dieu a « pour destinée le royaume de Dieu », en ajoutant qu’ « à la fin des siècles, il recevra de Dieu son achèvement » (LG 9). Il est donc évident que, dans l’enseignement du concile, il ne peut y avoir de différence, quant à la réalité à venir à la fin des temps, entre l’Église achevée (consummata) et le royaume achevé (consummatum)[171].

La constitution Gaudium et spes (1965)

On a parfois aussi invoqué à l’encontre de l’identification entre Église et royaume le n° 45 de Gaudium et Spes : « Qu’elle aide le monde ou qu’elle reçoive de lui, l’Église tend vers un but unique : que vienne le regnum Dei ». La traduction français officielle, aussi bien que le sens obvie du texte (à rapprocher du Pater, adveniat regnum tuum), entendent regnum au sens de « règne », non « royaume ». Nul n’a jamais douté que Dieu puisse régner sur les âmes plus complètement qu’il ne le fait actuellement, et ce fait n’a rien à voir avec notre problème.

L’encyclique Redemptoris missio (1990)

Devant l’évidence des faits, la plupart des théologiens adversaires de l’identification renoncent à invoquer l’autorité du concile à l’appui de leur théorie. Mais les pères Fuellenbach et Dupuis croient déceler une évolution sur ce point dans l’encyclique Redemptoris missio (7 décembre 1990), qui développe la relation entre Église et royaume dans le contexte de l’annonce de la foi. Jean-Paul II montre que la mission est nécessaire, même s’il se trouve quelques valeurs conformes à l’Évangile en dehors des limites visibles de l’Église.

Le pape cherche d’abord à éliminer les visions réductrices, purement « anthropocentriques », du royaume :

On parle beaucoup aujourd’hui du Royaume, mais pas toujours en accord avec la pensée de l’Église. Il existe, en effet, des conceptions du salut et de la mission que l’on peut appeler « anthropocentriques », au sens réducteur du terme, dans la mesure ou elles sont centrées sur les besoins terrestres de l’homme. Suivant cette manière de voir, le Royaume tend à devenir une réalité exclusivement humaine et sécularisée ou ce qui compte, ce sont les programmes et les luttes pour la libération sociale et économique, politique et aussi culturelle, mais avec un horizon fermé à la transcendance. Sans nier qu’il y ait des valeurs à promouvoir également à ce niveau, cette conception reste toutefois dans les limites d’un royaume de l’homme privé de ses dimensions authentiques et profondes, et elle se traduit facilement par l’une des idéologies de progrès purement terrestre. Le Royaume de Dieu, au contraire, "n’est pas de ce monde..., il n’est pas d’ici " (cf. Jn 18, 36)[172].

Il en vient ensuite aux conceptions « régnocentriques », séparant l’Église du royaume qu’elle annonce, royaume eschatologique, spirituel mais nullement surnaturel, vers lequel elle serait en marche au même titre que les autres religions :

Il y a d’autres conceptions qui mettent délibérément l’accent sur le Royaume et se définissent comme « régnocentriques »; elles mettent en avant l’image d’une Église qui ne pense pas à elle-même, mais se préoccupe seulement de témoigner du Royaume et de le servir. C’est une «  Église pour les autres », dit-on, comme le Christ est « l’homme pour les autres ». On analyse la tâche de l’Église comme si elle devait être accomplie dans deux directions: d’une part, promouvoir ce qu’on nomme les « valeurs du Royaume », telles que la paix, la justice, la liberté, la fraternité ; d’autre part, favoriser le dialogue entre les peuples, les cultures, les religions, afin que, grâce à un enrichissement mutuel, ils aident le monde à se renouveler et à avancer toujours plus vers le Royaume[173].

Le prétendu « théocentrisme » de ces théories exclut en réalité le Christ et marginalisent l’Église, accusée d’ecclésiocentrisme :

à côté d’aspects positifs, ces conceptions comportent souvent des aspects négatifs. D’abord, elles gardent le silence sur le Christ : le Royaume dont elles parlent se fonde sur un « théocentrisme », parce que dit-on le Christ ne peut pas être compris par ceux qui n’ont pas la foi chrétienne, alors que les peuples, les cultures et les diverses religions peuvent se rencontrer autour de l’unique réalité divine, quel que soit son nom. Pour le même motif, elles privilégient le mystère de la création qui se reflète dans la diversité des cultures et des convictions, mais elles se taisent sur le mystère de la Rédemption. En outre, le Royaume tel qu’elles l’entendent, finit par marginaliser ou sous-estimer l’Église, par réaction à un « ecclésiocentrisme » supposé du passé et parce qu’elles ne considèrent l’Église elle-même que comme un signe, d’ailleurs non dépourvu d’ambiguïté.

Une telle conception du royaume est erronée. Le royaume ne peut être dissocié de son roi :

Or il ne s’agit pas là du Royaume de Dieu tel que nous le connaissons par la Révélation et que l’on ne peut séparer ni du Christ ni de l’Église. Comme il a été dit, non seulement le Christ a annoncé le Royaume, mais c’est en lui que le Royaume lui-même s’est rendu présent et s’est accompli, et pas seulement par ses paroles et par ses actes : « Avant tout, le Royaume se manifeste dans la personne même du Christ, Fils de Dieu et Fils de l’homme, venu pour servir et donner sa vie en rançon d’une multitude » (LG 5, citant Mc 10, 45) Le Royaume de Dieu n’est pas un concept, une doctrine, un programme que l’on puisse librement élaborer, mais il est avant tout une Personne qui a le visage et le nom de Jésus de Nazareth, image du Dieu invisible (GS 22). Si l’on détache le Royaume de Jésus, on ne prend plus en considération le Royaume de Dieu qu’il a révélé, et l’on finit par altérer le sens du Royaume, qui risque de se transformer en un objectif purement humain ou idéologique, et altérer aussi l’identité du Christ, qui n’apparaît plus comme le Seigneur à qui tout doit être soumis (cf. 1 Co 15, 27)[174].

Le royaume ne peut pas davantage être séparé de l’Église. Dans la suite du texte pontifical, le P. Dupuis oublie de citer la première phrase, et l’adjectif « visible »[175]. Cette dernière omission modifie profondément le sens du texte, car l’appartenance à l’Église peut dépasser, et dépasse certainement de fait, ses limites visibles :

De même, on ne peut disjoindre le royaume (ou : le règne) et l’Église. Certes, l’Église n’est pas à elle-même sa propre fin, car elle est ordonnée au royaume  de Dieu dont elle est germe, signe et instrument. Mais, alors qu’elle est distincte du Christ et du Royaume, l’Église est unie indissolublement à l’un et à l’autre. Le Christ a doté l’Église, son corps, de la plénitude des biens et des moyens de salut; l’Esprit Saint demeure en elle, la vivifie de ses dons et de ses charismes, il la sanctifie, la guide et la renouvelle sans cesse (LG 4). Il en résulte un lien des plus étroits, singulier et unique qui, sans exclure l’action du Christ et de l’Esprit Saint hors des limites visibles de l’Église, confère à celle-ci un rôle spécifique et nécessaire. D’ou aussi le lien spécial de l’Église avec le Royaume de Dieu et du Christ qu’elle a « la mission d’annoncer et d’instaurer dans toutes les nations » (LG 5)[176].

Le royaume ne peut se réduire à la promotion humaine, encore qu’il l’appelle à titre secondaire. L’accusation d’ecclésiocentrisme est fallacieuse :

C’est dans cette perspective d’ensemble qu’il faut comprendre la réalité du Royaume. Certes, il exige la promotion des biens humains et des valeurs que l’on peut bien dire « évangéliques », parce qu’elles sont intimement liées à la Bonne Nouvelle. Mais cette promotion, à laquelle l’Église tient, ne doit cependant pas être séparée de ses autres devoirs fondamentaux, ni leur être opposée, devoirs tels que l’annonce du Christ et de son Évangile, la fondation et le développement de communautés qui réalisent entre les hommes l’image vivante du Royaume. Que l’on ne craigne pas de tomber là dans une forme d’ « ecclésiocentrisme » ! Paul VI, qui a affirmé l’existence d’un « lien profond entre le Christ, l’Église et l’évangélisation »[177], a dit aussi: « L’Église n’est pas à elle-même sa propre fin, mais elle désire avec ardeur être tout entière du Christ, dans le Christ et pour le Christ; tout entière également des hommes, parmi les hommes et pour les hommes »[178] .

Dominus Iesus (6 août 2000)

L’instruction Dominus Iesus enfin consacre sa Ve partie (n° 18-19) aux rapports qui unissent « Église, royaume de Dieu et royaume du Christ ». Elle note judicieusement que les expressions « royaume des cieux, de Dieu, du Christ » n’ont pas une acception unique dans l’Écriture et les actes du magistère. C’est pourquoi l’Église peut être dite à la fois signe et instrument du royaume, et germe et principe de ce royaume. Après avoir rappelé la nécessité d’unir étroitement Église et royaume, et cité le passage de Redemptoris missio reproduit plus haut, on distingue le royaume de l’Église « dans sa réalité visible et sociale », et on reconnaît que Dieu agit « hors des limites visibles de l’Église ». Mais on affirme sans ambages que les conceptions dites « régnocentriques », fondées sur le « théocentrisme », et faisant l’impasse sur le Christ, sous prétexte de récuser un « ecclésiocentrisme supposé », sont « contraires à la foi catholique, parce qu’elles nient l’unicité du rapport du Christ et de l’Église avec le royaume de Dieu ».

On voit que, si le Magistère n’impose pas une identification stricte de l’Église et du royaume, il exclut toute théorie tendant à les dissocier et à affaiblir la nécessité d’une certaine appartenance à l’Église pour le salut.

Vers une clarification

Le sens des mots

On aura remarqué que, la plupart du temps, les adversaires de l’identification opposent un sens partiel du mot « royaume » à un sens partiel du mot « Église ». Il est nécessaire, pour clarifier le débat, de se pencher un instant sur la signification de ces deux termes.

Royauté, règne, royaume

On entend souvent le royaume dans un sens purement eschatologique, ou crypto-marxiste (théologies de la libération). C’est presque toujours dans une telle perspective qu’on oppose l’Église au royaume.

Il conviendrait en premier lieu de s’assurer, dans chaque cas où l’on se trouve en face de basileia ou regnum, de la traduction exacte qui lui convient. L’abbé Carmignac a montré que ces mots recouvrent en français, comme en hébreu, trois mots : « royauté » (dignité de roi : celle de Dieu est évidemment éternelle), « règne » (exercice concret du pouvoir royal), « royaume » : territoire ou ensemble d’hommes sur lesquels ce pouvoir s’exerce. Entre les deux derniers surtout, le choix n’est pas toujours facile, et une erreur peut entraîner un grave sophisme : ainsi, quand on traduit par « royaume » un mot renvoyant au règne (eschatologique) de Dieu, on laisse penser que le royaume de Dieu est une réalité purement eschatologique et ne connaît aucune phase historique, sociale et institutionnelle. Il reste que le règne et le royaume sont normalement connexes, et que cette première distinction ne peut suffire à éviter toute équivoque.

En réalité, « règne » et « royaume » sont des images signifiant le domaine de Dieu sur l’univers en général et son peuple en particulier. Cette influence, on le verra, peut s’exercer de diverses manières.

Église

Le nom d’Église est, en théologie chrétienne, un nom propre, qui ne devrait se prêter à aucune ambiguïté. En fait, en réaction contre la conception luthérienne d’une « Église invisible », on l’utilise souvent, depuis Bellarmin, pour désigner le seul aspect visible, social et institutionnel de l’Église du monde présent, et on l’oppose à une Église invisible, spirituelle, charismatique, eschatologique, etc., qui recouvre à peu près la même réalité que le « royaume ».

Application théologique

Une étude exégétique approfondie montre que, dans le Nouveau Testament, les synoptiques appellent « royaume », saint Paul, « Église » ou « corps du Christ », et l’Apocalypse, « cité », une réalité qui, déjà présente dès les origines de l’humanité, et surtout par l’Incarnation, se manifeste lors du baptême de Jésus, prend son essor, après la croix et la résurrection, avec la descente de l’Esprit sur les Apôtres, s’accroît progressivement, et parviendra à sa consommation finale à la parousie. Le royaume comme l’Église connaît donc une étape terrestre et une étape céleste. Tous deux sont à la fois présents et à venir, déjà réalisés et eschatologiques — car depuis l’avènement du Messie, on est arrivé à « ces temps qui sont les derniers ». Il n’est nullement nécessaire de les opposer pour expliquer le salut des « justes du dehors » : ce n’est pas que l’Église soit visible et le royaume invisible, c’est que ces justes appartiennent invisiblement à l’Église et au royaume, tous deux inséparablement visibles et spirituels. Les deux termes ont donc même supposition, mais ils n’expriment pas la même notion : « royaume » suggère le résultat de l’action divine, et offre des connotations eschatologiques en raison de son rapport avec « règne » ; « Église » renvoie à l’ensemble des croyants ; mais ceux-ci sont convoqués en vue de la vie éternelle :

L’église inaugure dans le temps, non pas un royaume devant lequel elle s’effacerait, mais ce qu’elle sera elle-même : le royaume du ciel, c’est l’église elle-même, dans la plus parfaite et pleine réalisation d’elle-même. Quand on parle donc d’église et de royaume, il s’agit d’une même réalité, mais prise de deux bouts différents. Le Royaume est eschatologique, certes, il appartient à l’ordre des réalités éternelles, mais il est dans le dessein de Dieu, avec l’Incarnation éminemment, engagé dans l’histoire. Il comporte un plan terrestre d’établissement… Ce Royaume croît visiblement, et pour le temps de cette croissance comporte cette cohabitation, si j’ose dire, des bons et des mauvais, jusqu’à la purification eschatologique qui aura lieu, dit Jésus, seulement à la moisson. Jusqu’alors, que le blé et l’ivraie croissent ensemble. C’est seulement lorsque le filet est tiré en terre qu’on rejette à la mer les mauvais [poissons] pour ne retenir que les bons.

L’église est une réalité historique, elle désigne d’abord cette convocation des hommes au cours de l’histoire, elle est assemblée visible. Mais ceux qu’elle rassemble visiblement, ce sont les hommes pour la vie éternelle. Elle comporte, certes, des traits qui sont caractéristiques du temps de la croissance, des réalités avant-dernières. Mais cela ne lui est pas essentiel. Un temps viendra où il n’y aura plus besoin de pouvoir magistériel, comme disait déjà Isaïe, il n’y aura plus un homme pour dire à un autre : « Connais le Seigneur », car toute la terre sera remplie de la connaissance de Dieu, comme le fond de la mer est rempli par les grandes eaux. De même il n’y aura plus évidemment de nécessité des sacrements, du culte sacramentel, qui est par définition de l’ordre du symbole et de la représentation, qui sont liés au régime de la foi. La disparition de ce qui est lié à la foi devant l’accomplissement du ciel, de la patrie, n’empêche pas l’église d’être dès à présent le Royaume, au contraire, elle le manifeste selon qu’une fois atteint, [après] l’âge de la croissance, l’âge de la taille adulte, il n’y aura plus en elle que ce qui est définitif, à savoir d’être communion de vie théologale[179].

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] CEC, n° 753.

[2] Ibid.

[3] C. Journet, L’Église du Verbe incarné, II, p. 1173.

[4] Ailleurs, sunagwgh, congregatio, rend parfois qahal (Nb 16, 3 ; Dt 5, 22). cf. L. Cerfaux, cité par C. Journet, op. cit., t. II, p. 1172, et le Vocabulaire de théologie biblique, p. 324.

[5] S. Isidore de Séville, Etymologiarum liber VIII, 1, PL 82, 293, cité supra. Isidore s’inspire de S. Augustin, Epistolæ ad Romanos inchoata expositio, n° 2, et/ou Expositio in Ps. 81, n° 1, cf. C. Journet, op. cit., p. 50-51.

[6] CEC, n° 751.

[7] F.-M. Braun, cité par C. Journet, op. cit., t. II, p. 1173.

[8] C Journet, II, 51.

[9] Catéchisme du concile de Trente, Pars I, cap. x, n° 3.

[10] CEC, n° 752.

[11] Cf. C. Journet, II, 52.

[12] LG 6. — On peut y ajouter, avec le Catéchisme de l’Église catholique, une image cosmique : celle de la lune, suggérée par le Cantique des cantiques (-cité en exergue) qui l’associe à celle de l’épouse « appuyée sur son bien aimé » (Ct 8, 5) : « L’Église n’a pas d’autre lumière que celle du Christ ; elle est, selon une image chère aux Pères de l’Église, comparable à la lune dont toute la lumière est reflet du soleil » (CEC n° 748).

[13] Homélie sur les pasteurs, LH, 25e jeudi per annum, LJ, p. 1172.

[14] « Les bons pasteurs ne manquent pas, mais se trouvent en un seul… Ce n’est pas vrai que les pasteurs se taisent maintenant, et que le Seigneur est appelé pasteur parce qu’il n’a pas trouvé à qui confier ses brebis. Il les a confiées à quelqu’un, parce qu’il a trouvé Pierre… Ne croyons pas qu’on manque aujourd’hui de bons pasteurs, ne croyons pas que, dans sa miséricorde, Dieu ne va pas les engendrer et les instituer… Que tous les pasteurs… fassent entendre la voix unique du Pasteur,… que tous fassent entendre une seule voix, non pas des voix discordantes. Cette voix, que les brebis l’écoutent. Qu’elles suivent leur pasteur qui leur dit : Les brebis qui sont à moi entendent ma voix, et elles me suivent » » (S. Augustin, op. cit., LH, 25e vendredi par annum, LJ p. 1174-1175).

[15] « Celui qui régit la charge de tous les bons pasteurs, c’est le Seigneur seul ; et il nourrit ceux qui viennent vers la “pierre” dans des pâturages si plaisants et si bien arrosés que des brebis innombrables, fortifiées par la richesse de son amour, n’hésitent pas à mourir pour le nom de leur pasteur, de même que le bon Pasteur a daigné donner sa vie pour ses brebis » (S. Léon, Homélie sur la Passion, LH, 2e mercredi du temps pascal, LJ p. 380).

[16] S. Thomas, quant à lui, refuse de penser que l’homme n’ait été créé que dans ce but.

[17] S. Grégoire de Nysse, 2e Homélie sur le cantique des cantiques, LH, 33e jeudi per annum.

[18] S. Léon, ubi supra.

[19] S. Augustin, Dix-sept questions sur l’évangile de S. Matthieu, xii, PL 35, 1371.

[20] In Ad Romanos 11, leç. 4, Marietti 1896, p. 162.

[21] S. Grégoire le Grand, 31e Homélie sur les Évangiles, PL 76, 1228-1232.

[22] « C’est bien contre les vignerons [qu’il y a une charge], car jusque là ce n’est pas du peuple, mais de ses chefs, que vient le mal » (S. Thomas, In Ioan. 21, leç. 2, LM VI, 27e dimanche per annum, A, p. 392-393).

[23] S. Grégoire le Grand, 19e Homélie sur les Évangiles, PL 76, 1154 sq.

[24] S. Ambroise, Commentaires sur saint Luc, IX, 23-33, PL 15, 1799-1802.

[25] CEC, ubi supra.

[26] S. Thomas, In Ioan. 15, n°1981.

[27] S. Augustin, Tract. 80 in Ioan., n° 1, PL 35, 1839.

[28] Concile de Trente, Dz 809.

[29] S. Augustin, Tract. 80 in Ioan., n° 2, PL 35, 1840.

[30] S. Augustin, Tract. 81 in Ioan., n° 3, PL 35, 1841.

[31] Ibid.

[32] S. Augustin, Tract. 81 in Ioan., n° 1, PL 35, 1841.

[33] S. Grégoire le Grand, Homélies sur Ézéchiel, livre II, hom. 1, 5, SC 360, 60, LM VI, p. 1529.

[34] Origène, Homélie 9 sur Josué, 1-2, SC 71, 244-245, LM III, p. 907.

[35] S. Jérôme, Commentaire sur S. Matthieu, livre III, SC 259, 14-16, LM V, p. 1325.

[36] S. Augustin, Sermon 295, 1 sq., PL 38, 1348 sq., LM V, p. 1315-1317.

[37] S. Léon le Grand, Sermon 94, 2-3, SC 200, 256-258, LM VI, p. 1549 sq.

[38] Cf. aussi Sacramentarium Gregorianum : PL 78, 160 B, ou C. Mohlberg, Liber Sacramentorum romanæ ecclesiæ, Romæ, 1960, p. 111, XC : « Dieu qui par le rassemblement des saints construis pour toi une demeure éternelle… » (=une des oraisons de la dédicace dans le Missel de Paul VI).

[39] Cf. Is 61 ,6 : Vos autem sacerdotes Domini vocabimini, ministri Dei nostri dicetur vobis.

[40] S. Augustin, Enarr. in psalm. 130, 1, LM VI, p. 1533.

[41] S. Augustin, De civitate Dei, X, 6, LH, 28e vendredi per annum, LJ, p. 1233.

[42] Cf. Jean-Paul II, Mulieris dignitatem, 25 : « Tous les êtres humains, les hommes comme les femmes, sont appelés à être l’épouse du Christ… Ainsi le fait d’être “épouse”, et donc le “féminin”, devient le symbole de tout l’humain ». C’est pourquoi c’est en ève que « s’est accompli le mystère céleste de l’Église » (S. Ambroise, L’instruction d’une vierge, n° 24, éd. D. Tissot, p. 235).

[43] Cf. Ps. 112, 9 : habitare facit sterilem in domo, matrem filiorum lætantem. Is 60, 4, etc.

[44] II Clementis, 14, 2.

[45] Telle est l’interprétation du P. de la Potterie, et elle rejoint celle de la Tradition la plus authentique, de S. Ambroise à Isaac de l’Étoile, vide supra.

[46] Cf. S. Cyrille de Jérusalem, Catéchèses prébaptismales sur le Symbole de la foi, LH, 17e jeudi per annum, LJ, p. 994-995 : « Elle offre une image et une imitation de la Jérusalem d’en haut, qui est libre et qui est notre mère à tous. Après avoir été stérile, elle a maintenant de nombreux enfants ». L’Église de la terre est la figure de la Jérusalem céleste. Davantage : elle l’inaugure.

[47] Voir K. Delahaye, Ecclesia mater, coll. Unam sanctam n° 46, Cerf, Paris, 1964, auquel nous empruntons un certain nombre de citations.

[48] S. Irénée, Adv. hæreses, IV, 33, 11.

[49] S. Augustin, De sancta virginitate, I, 6.

[50] S. Césaire d’Arles, Homélie 3, PL 67, 1048, LM, 27e samedi per annum, année 1.

[51] S. Ambroise, De virginibus, I, 52, éd. D. Tissot, p. 45.

[52] Méthode d’Olympe, Banquet, VIII, 8.

[53] S. Cyprien, De unitate Ecclesiæ, c. 5.

[54] S. Cyprien, Ép. 59, 13.

[55] S. Césaire d’Arles, ubi supra.

[56] S. Hippolyte, Commentaire sur le Cantique des cantiques, II.

[57] S. Jérôme, In Isaiam 18, 66, 10, PL 24, 473 B.

[58] Clément d’Alexandrie, Pédagogue, I, 6, 42.

[59] S. Jérôme, In Ps. 86, 5.

[60] Méthode d’Olympe, Banquet, VIII, 8.

[61] S. Augustin, De sancta virginitate, I, 6.

[62] S. Augustin, Serm. 344, 2, PL 38, 1512.

[63] S. Augustin, Enarr. in Ps. 88, 11, 14, PL 38, 1140-1141.

[64] On reconnaît les figures du baptême et de la chrismation.

[65] S. Cyprien, Ep. 69, 2.

[66] S. Pacien de Barcelone, Homélie sur le baptême, n° 5-6, PL 13, 1092-1093, LH, 19e vendredi per annum, LJ, p. 1041.

[67] Nous empruntons dans ce développement quelques citations à Saint Augustin : le visage de l’Église, textes choisis et présentés par H. Urs von Balthasar, coll. Unam sanctam 31, Cerf, Paris, 1958.

[68] LG 6.

[69] S. Ambroise, De sacramentis, LH, 15e jeudi per annum, LJ, p. 956.

[70] Tract. 9 in Ioan., 10, PL 35, 1463.

[71] S. Augustin, Enarr. in Ps. 142, 3, PL 37, 1847).

[72] Isaac de l’Étoile, Homélie sur la guérison d’un lépreux, PL 194, 1728 A sq., LH, 23e vendredi per annum, LJ, p. 1134.

[73] S. Augustin, Serm. 268, 3-4, PL 38, 1233-1234.

[74] LG 6.

[75] S. Augustin, Enarr. in Ps. 122, 5, PL 37, 1633.

[76] Cf. Bossuet, Lettre à une demoiselle de Metz, supra.

[77] A. Loisy, L’Évangile et l’Église, Paris, 1902, p. 255.

[78] Nous utilisons dans ce développement : Vocabulaire de théologie biblique, « royaume » ; A. Descamps, «Le royaume de Dieu », in Thèmes bibliques, p. 167 sq. ; J. Carmignac, Le mirage de l’eschatologie, Letouzey et Ané, Paris, 1979 ; A. Feuillet, « La double venue du Règne de Dieu et du Fils de l’homme en Luc 17, 20-18, 8 », RT 19.., p. 5 sq.

[79] LG 5.

[80] Nous utilisons largement dans la suite de cette étude, outre J. Carmignac, op. cit., et A. Feuillet, art. cit., deux articles de C. Morerod dans Nova et vetera : juil.-sept. 1999, p. 5 sq. ; oct.-déc. 1999, p. 37 sq., reproduit avec des notes janv.-mars 2000, p. 39 sq. Nous empruntons nombre de citations à J. Carmignac et C. Morérod.

[81] Adv. hæreses, IV, 8, 1.

[82] Origène, Traité sur la prière, n° 25, PG 11, 495 sq., LM VI, p. 1066-1069.

[83] C. Marucci, cité par C. Morérod, NV 1999/3, p. 8.

[84] En réalité, dans le contexte, il s’opposait à l’idée protestante d’une pureté originelle suivie d’une longue décadence : « Il n’est aucune institution sur la terre ni dans l’histoire des hommes dont on ne puisse contester la légitimité et la valeur, si l’on pose en principe que rien n’a droit d’être que dans son état originel » (L’Évangile et l’Église, p. 155-156).

[85] A. Loisy, Simples réflexions sur le décret du Saint-Office Lamentabili sine exitu et sur l’encyclique Pascendi Dominici gregis, Chez l’auteur, Ceffonds, 1908, p. 98-99.

[86] Cf. J. Carmignac, op. cit., p. 154.

[87] J. Hick, God and the Universe of Faith, Oxford, 1993, p. 92.

[88] A. Schweitzer, Ma vie et ma pensée, p. 46-48.

[89] La position de Bultmann, hautement contestable à bien des égards, s’écarte ici de la théorie dominante, puisqu’elle fait non seulement du royaume, mais encore de l’Église une réalité purement eschatologique. Comme beaucoup d’autres, Bultmann ne voit dans le règne-royaume de Dieu qu’une réalité supra-historique, éternelle et divine, opposée par définition à tout ce qui est terrestre et humain : « La prédication eschatologique regarde le temps présent à la lumière du futur ; elle dit aux hommes que le monde actuel, le monde de la nature et de l’histoire, celui dans lequel nous vivons et établissons nos projets, n’est pas le seul, mais qu’il est temporel, éphémère, et finalement, aussi vide qu’irréel au regard de l’éternité » (R. Bultmann, Jésus-Christ et la mythologie, 1951, p. 195). Mais l’Église elle aussi est pour lui eschatologique : « L’Église constitue la communauté eschatologique des élus, des saints, qui sont déjà justifiés et qui vivent parce qu’ils sont en Christ » (op. cit., p. 202). « Après Paul, Jean a démythologisé de la manière la plus radicale l’eschatologie. Pour Jean, l’arrivée et le départ de Jésus constituent l’événement eschatologique » (p. 203). « La parole de Dieu et l’Église sont étroitement solidaires…. Puisque la parole n’est parole de Dieu que comme l’événement, l’Église n’est vraiment l’Église que comme un événement qui se produit à chaque instant… Car l’Église est la communauté eschatologique des saints » (p. 242). Cependant Bultmann ne va pas jusqu’à rapprocher le royaume et l’Église : pour lui, l’eschatologie est une notion plus vaste que l’un et l’autre, et ne suffit pas à les identifier.

[90] H. Schlier, « Reich Gottes und Kirche », Studia catholica, 32, 1957, p. 188.

[91] R. Schnackenberg, L’Église dans le Nouveau Testament, Unam sanctam 47, Cerf, Paris, 1964, p. 208.

[92] H. de Lubac, Catholicisme, Cerf, Paris, 1938, p. 38.

[93] L’auteur se ressent ici de l’ecclésiologie bellarminienne, dont il percevra plus tard les limites.

[94] Op. cit., p. 42

[95] Cependant la présence des pécheurs dans le royaume est clairement indiquée par Mt 13, 24-30, 36-43 (le bon grain et l’ivraie), 47-50 (le filet rapportant des poissons bons et mauvais) ; 25, 1-10 (les vierges sages et folles).

[96] L. Bouyer, L’Église de Dieu, Cerf, Paris, 1970, p. 131.

[97] Cette négation s’oppose à l’usage de l’ensemble de la Tradition, qui désigne dès à présent l’Église par la métaphore « épouse du Christ ». Évidemment, comme il s’agit d’une métaphore, elle ne peut être parfaitement adéquate à la réalité, et il peut exister diverses manières de l’employer.

[98] On pourrait discuter cette expression. La Tête de l’Église est sainte, son membre le plus éminent, Marie, aussi, tous les anges et les saints déjà glorifiés au ciel, aussi. Ses membres vivant en ce monde lui appartiennent, non au titre de leurs péchés, mais au titre de leur foi et de leur charité.

[99] L. Bouyer, L’Église de Dieu, p. 198.

[100] Op. cit., p. 591-592.

[101] Noter le vocabulaire.

[102] E. Schillebeeckx, L’histoire des hommes, récit de Dieu, « Cogitatio fidei » 166, Cerf, Paris, 1992, p. 240.

[103] Op. cit., p. 242.

[104] Telle n’est pas, est-il besoin de le préciser, la conception des deux théologiens très orthodoxes que nous venons de citer.

[105] Op. cit., p. 244.

[106] J. Fuellenbach, The Kingdom of God, The Message of Jesus today, Orbis Books, Maryknoll, 1995, p. 15, 16, 17 (texte anglais dans NV 1999/3, p. 15-16 ; traduction revue).

[107] Y compris les « justes du dehors », qui ont part sans le savoir à la grâce capitale du Christ et donc font partie de son corps qui est l’Église. Il faudrait y ajouter, en un sens différent, les pécheurs baptisés, qui ne cessent pas d’appartenir à l’Église, même s’ils ne lui sont pas unis par la charité.

[108] W. Henn, « The Church and the Kingdom of God », Studia missionalia, 1997, p. 146.

[109] LG 8 et doctuments magistériels postérieurs, passim, vide supra.

[110] Le règne de Dieu et notre unité, Rapport de la Commission internationale de dialogue entre Anglicans et réformés (SPCK), Edimbourg, 1984.

[111] C. Ducoq, Des Églises provisoires, « Théologies », Cerf, Paris, 1985, p. 114.

[112] Commission Mission et evangélisation du Conseil œcuménique des Églises, Que ton Règne vienne, Melbourne, 1980, « Labor et fides », Genève, 1982, n° 11, p. 247.

[113] J. M. Lochmann, L’église et le monde à la lumière du royaume de Dieu, Genève, 1986, p. 60.

[114] K. Rahner,« L’Église et le monde », in Sacramentum mundi, Herder, Fribourg, 1968, p. 1339.

[115] Il ne s’agit pas, bien entendu, de la perspective de l’École française par exemple, centrant toute sa réflexion théologique et spirituelle sur la Trinité et l’Incarnation, non sur la créature !

[116] Cf. notre Historique IV, p. 220-221, utilisant RT 1998/4, p. 609, sq., à laquelle nous empruntons ici encore plusieurs citations.

[117] J. Dupuis, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, « Cogitatio fidei » 200, Cerf, Paris, 1997, p. 281.

[118] Telle était déjà la position des ariens, combattus par plusieurs Pères.

[119] J. Dupuis, op. cit., p. 516 et 535.

[120] K. Rahner, « Église et monde », Sacramentum mundi, II, p. 1340, cité par J. Dupuis.

[121] RT 1998/4, p. 614.

[122] On notera le passage constant, sans explications, de « Royaume » à « Règne ».

[123] J. Dupuis, op. cit., p. 536, 537, 539.

[124] S. Hippolyte de Rome, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 12, cité par J. Carmignac, op. cit. p. 103.

[125] S. Aphraate le Syrien, Démonstration XXI, n° 13, Patrologie syriaque, Paris, 1894, vol. I, 963-966.

[126] S. Augustin, Tract. 115 in Ioan., 2, LM VI, p. 1080-1083.

[127] De civ. Dei, XX, 9, édition L. Moreau, Paris, 1899, t. III, p. 291 sq. (traduction corrigée).

[128] Op. cit., p. 291… 293.

[129] S. Grégoire le Grand, Moralia, XXXIII, 18, n° 34, PL 76, 695.

[130] Homélies sur les Évangiles, I, 17, n° 1, PL 76, 1118.

[131] Homélies sur les Évangiles, II, 38, n° 2, PL 76, 1282.

[132] In primum Regum, I, 3, sur I R 2, 6, PL 79, 76 (attribué à S. Grégoire).

[133] G. Schrenk, 1923, cité par J. Carmignac, p. 104.

[134] Telle est chez l’Aquinate la signification de l’expression corpus Ecclesiæ, qui n’est jamais opposée à une âme de l’Église qui ne lui serait pas coextensive.

[135] IIIa, q 8, a 3.

[136] Cf. De veritate, q 29, a 4, ad 3.

[137] Cf. Ia-IIæ, q 108, a 1, ad 1 : « Le règne de Dieu consiste principalement en des actes intérieurs… Puisque le règne de Dieu est la justice intérieure, la paix et la joie spirituelle… »

[138] In Psalm. 33, 1, Busa, n° 1.

[139] In IV Sent., d 49, q 1, a 2, qla 5, traduction de C. Journet, II, p. 57.

[140] J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, Belles-Lettres, paris, 21961, t. III, p. 179 et IV, p. 163.

[141] M. Luther, De votis monasticis (1521), édition de Weimar, t. VIII, p. 656. Voir J. Carmignac, op. cit., p. 124-125.

[142] T. IV, p. 712.

[143] T. XV, p. 721.

[144] T. XXII, p. 274.

[145] T. LI, p. 21.

[146] Bossuet, Sermon du 2 avril 1662.

[147] Allocution aux nouvelles catholiques, avent 1669.

[148] Voir l’étude très développée de J. Carmignac sur ce point, op. cit., p. 105 sq.

[149] Römer Brief, 21922, p. 101, 301, 319.

[150] Dogmatique, Ier volume, t. 2, 3e partie, p. 305.

[151] Dogmatique, IIe volume, t. 1, 2e partie, p. 23.

[152] Ibid., p. 361.

[153] Ibid., p. 390-391. P. 392, les théories de Schweitzer et de ses épigones sont qualifiées de « malheur exégétique ».

[154]Op. cit., IIIe volume, tome 4, 2e partie (1951), p. 180 sq.

[155] Op. cit., IVe volume, 2e tome, p. 49… 52 (1955).

[156] H. Clérissac, Le mystère de l’Église, p. 40-41 (1918).

[157] Y.-M. Congar, Vie intellectuelle, 1932, p. 28-29= Sainte Église, 1964, p. 456. Plus loin, l’auteur refuse de « parler de l’Église comme étant le royaume à l’éta pérégrinal et crucifié, car l’état pérégrinal et crucifié, qui caractérise l’Église terrestre, est précisément exclu du royaume » (p. 81). Mais l’Église se limite-t-elle à l’Église terrestre, et le royaume ne commence-t-il pas dès à présent ?

[158] F.-M. Braun, Aspects nouveaux du problème de l’Église, Fribourg, 1941, p. 166-167.

[159] Encyclique mystici corporis.

[160] Y. de Montcheuil, Aspects de l’Église, Unam sanctam, n° 18, Cerf, Paris, 1948.

[161] C. Journet, L’Église du verbe incarné, II, p. 57, 77, 86, 997 (1951). Même position chez M.-V. Leroy, session sur La constitution Lumen gentium, mars 1993, p. 17, 19, 20-21.

[162] « L’itinéraire du règne de Dieu au royaume de Dieu », Bible et vie chrétienne, 1953/3, p. 20-30.

[163] J.-M. Garrigues, « L’inachèvement du salut, composante essentielle du temps de l’Église », NV LXXI, 1996/2, p. 24.

[164] Ibid., p. 24-25.

[165] Discours d’inauguration de la 4e session du concile, 14 septembre 1965.

[166] Voir dans NV janvier/mars 2000, p. 45 sq., l’étude très approfondie du P. Morérod sur les interventions des pères au concile au sujet de notre problème.

[167] M.-V. Leroy, session citée, p. 19.

[168] Relatio sur le titre du chap. 1 de LG, cité dans RT 98/4, p. 615.

[169] M.-V. Leroy, ubi supra.

[170] CTI, Thèmes choisis d’ecclésiologie, n° 10-2, DC 1909 (5 janvier 1986), p. 72-73.

[171] CTI, loc. cit.

[172] Redemptoris missio, n° 17.

[173] Ibid.

[174] Ibid., n° 18.

[175] Cf. RT 98/4, p. 611.

[176] Redemptoris missio, n° 18.

[177] Evangelii nuntiandi, n° 16.

[178] Redemptoris missio, n° 19, citant le discours de Paul VI à l’ouverture de la IIIe session du concile Vatican II, 14 septembre 1964.

[179] M.-V. Leroy, ubi supra.