Ave Maria, gratia plena !

Martin Blais, 2011

La salutation adressée par l’archange Gabriel à une jeune fille de Nazareth nommée Marie : « Je vous salue, pleine de grâce » a connu une célébrité inégalée. Selon Jacques Duquesne, l’Ave Maria apparut d’abord partiellement dans la liturgie grecque, puis se répandit à partir du Xe siècle.  Il attribue aux Dominicains au XVe siècle et non à saint Dominique au XIIe  l’invention du rosaire, psautier des analphabètes : 150 psaumes, 150 Ave. Enfin, « Sainte Marie, mère de Dieu » daterait du XVIe siècle [1]. Puis, grâce surtout à Franz Schubert (1797 - 1828) et à Bach-Gounod, cette salutation est souvent chantée de nos jours – Bach-Gounod parce que Charles Gounod (1818 - 1893) a choisi une pièce de Johann Sebastian Bach (1685 - 1750) pour l’accompagnement de son Ave Maria et il en a composé la mélodie.

 

Le Coran célèbre l’annonciation (Sourate III, 37-42), mais Gabriel ne se présente pas seul : « Les anges dirent à Marie : Dieu t’a choisie, il t’a rendue exempte de toute souillure » (ibid., 37). «  Dieu t’annonce son Verbe. Il se nommera le Messie, Jésus, fils de Marie » (ibid., 40). Enfin : « Seigneur, répondit Marie, s’adressant au porte-parole des anges présents, comment aurais-je un fils ? Aucun homme ne m’a approchée.  C’est ainsi, reprit l’ange, que Dieu crée ce qu’il veut » (ibid., 42). Plus d’un milliard de musulmans connaissent ces textes qui donnent une bonne idée de la doctrine chrétienne concernant la vierge Marie.

 

Le traité de l’Incarnation

 

Le « Traité de l’Incarnation » de la Somme théologique amenait naturellement Thomas d’Aquin à parler de la mère de Jésus, le Fils de Dieu incarné, Filius Dei incarnatus. Le mot incarnatus comporte une certaine équivoque vite dissipée par « la nature humaine qu’il s’est unie », natura humana sibi unit. Le Fils de Dieu ne s’est pas uni à la nature humaine, comme le laisse entendre incarnatus : il s’est uni la nature humaine, il l’a assumée – du verbe assumere, « prendre, se donner, acquérir ». Thomas d’Aquin parle de la mère de Jésus dans le traité qui suit celui de l’Incarnation et qui est intitulé « Traité des mystères du Christ » (IIIa, q. 27). Il traite d’abord de ce qui concerne son entrée dans le monde : de his quæ pertinent ad ingressum ejus in mundo (IIIa, q. 27, Prologue). Contrairement à nous, il n’est pas entré par la porte étroite.

 

Nous examinerons dix des nombreuses questions que Thomas d’Aquin soulève concernant celle qu’il appelle la bienheureuse Vierge Mère de Dieu. Ces questions s’échelonnent de l’immaculée conception à l’assomption en passant par la virginité, l’opération du Saint-Esprit et la maternité divine. La première question n’est peut-être pas celle que certains attendaient, mais elle achemine vers l’immaculée conception.   

 

1. La bienheureuse Vierge, Mère de Dieu, a-t-elle été sanctifiée avant sa naissance ?

 

Thomas d’Aquin se demande d’abord si la bienheureuse Vierge Mère de Dieu a été sanctifiée avant sa naissance (IIIa, q. 27, a. 1) : Utrum beata mater Dei fuerit sanctificata ante nativitatem ex utero. Pour qu’on ne se méprenne pas au sujet de cette naissance, il précise : sa naissance ex utero. Les traductions que j’ai consultées ont laissé tomber ex utero. Une pudeur que Thomas d’Aquin n’avait pas, comme nous verrons à maintes reprises. La préposition e ex devant une voyelle – signifie « en sortant de ». Il a suffi d’un accent aigu pour franciser le mot latin uterus. Naître ex utero, c’est naître « en sortant » de l’utérus et non des fonts baptismaux. Cette précision était nécessaire, car Jésus avait eu un entretien avec Nicodème, un notable des Juifs, au sujet d’une autre naissance (Jean 3, 3-4). Invité à renaître, Nicodème, interloqué, lui avait demandé candidement : « Comment un homme peut-il naître, étant vieux ? Peut-il une seconde fois entrer dans le sein de sa mère et naître ? » Pour ne pas être mal interprété par les Nicodèmes [2], Thomas d’Aquin précise que sa question porte sur la naissance ex utero.

 

D’abord, bien douter

 

Comme toujours, il commence par semer le doute dans l’esprit de ses auditeurs. C’est le conseil qu’il donne à ceux qui veulent chercher la vérité : bien douter d’abord : bene dubitare [3]. Dans la Somme théologique, il apporte peu d’objections : trois, quatre ou cinq, rarement plus. Aux objections, il oppose d’ordinaire une seule opinion contraire. Dans les Questions disputées, « produit accompli de la pensée scolastique [4] », il peut apporter une vingtaine d’opinions : dix dans un sens, dix dans l’autre. Mais la Somme théologique est un ouvrage pour débutants, comme il dit dans le Prologue de cette cathédrale de la théologie.

 

Deux objections

 

            À cause des objections qui vont suivre pour semer le doute dans les esprits, il semble que la bienheureuse Vierge, Mère de Dieu, n’a pas été sanctifiée avant sa naissance. Thomas d’Aquin en apporte quatre ; j’ai retenu les deux premières seulement parce que les deux autres impliquent le péché originel, qui réapparaîtra à la question suivante.

 

Première objection. Il semble que la bienheureuse Vierge n’a pas été sanctifiée avant sa naissance ex utero. L’apôtre Paul dit en effet : « Ce n’est pas le spirituel qui vient d’abord, mais ce qui est animal, vient ensuite ce qui est spirituel » (1 Cor 15, 46). Or, par la grâce sanctifiante, l’homme naît spirituellement en fils de Dieu, selon cette parole de Jean : « Ils sont nés de Dieu » (1, 13). La naissance ex utero est la naissance animale. Il s’ensuit que la bienheureuse Vierge n’a pas été sanctifiée avant sa naissance ex utrero.

 

Deuxième objection. Augustin dit, dans sa lettre à Dardanus (187, 10) : « La sanctification par laquelle nous devenons temples de Dieu ne se produit pas avant notre renaissance» Or, personne ne renaît s’il n’est d’abord né. Il s’ensuit que la bienheureuse Vierge n’a pas été sanctifiée avant sa naissance ex utero.

 

À ces objections, Thomas d’Aquin oppose la pratique de l’Église qui célèbre la nativité de la bienheureuse Vierge. Or, l’Église ne célèbre de fête que pour quelque chose de saint. La bienheureuse Vierge était donc sainte à sa naissance et, par conséquent, sanctifiée avant sa naissance.

 

Réponse de Thomas d’Aquin à la question soulevée

 

Thomas d’Aquin amorce sa réponse en rappelant que l’Écriture canonique – l’épithète canonique exclut les écrits apocryphes – ne dit rien de la sanctification de Marie dans le sein de sa mère, Anne, rien non plus de sa naissance. Cependant, poursuit-il, de même qu’Augustin avance des preuves de raison pour établir, dans un sermon sur l’Assomption, que la Vierge a été enlevée au ciel avec son corps, de même nous pouvons apporter des preuves de raison, en faveur de sa sanctification dans le sein de sa mère, in utero.

 

Il est raisonnable de croire,  rationabiliter enim creditur, que la femme qui a engendré « le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité » (Jean 1, 14) a reçu de plus grands privilèges de grâce que tous les autres saints. C’est pourquoi l’ange s’adresse à elle en ces termes : « Je vous salue, pleine de grâce » (Luc 1, 28). Nous savons en outre que la faveur d’être sanctifiés dans le sein de leurs mères a été octroyée à d’autres. Le prophète Jérémie, par exemple : « Je vous ai sanctifié avant que vous fussiez sorti du sein de votre mère » (Jérémie 1, 5).

 

Voici la formulation que Thomas d’Aquin avait sous les yeux : Antequam exires de vulva, sanctificavi te. Dans la traduction qu’elle donne de cette phrase, la Bible publiée chez Bayard, Mediaspaul ne contient pas le mot sanctifié, mais « mis à part ». La Bible de Jérusalem emploie consacré, et en note : « Consacrer indique moins une sanctification intérieure qu’une mise à part pour le ministère prophétique. » L’exemple de Jérémie n’est donc pas très contraignant.

 

Le second exemple, c’est celui de Jean Baptiste. Voici d’abord la formule latine dont disposait Thomas d’Aquin : Spiritu sancto replebitur adhuc ex utero matris suæ. La Bible de Jérusalem traduit ainsi : « Il sera rempli d’Esprit saint dès le sein de sa mère » (Luc 1, 15). Mais, en note : « Chez Luc, cette expression ne signifie pas une plénitude de grâce sanctifiante, mais un don de prophétie qui fait parler de façon inspirée. »

 

Ces deux exemples militent bien mollement en faveur de la sanctification de la Vierge Marie dans le sein de sa mère, Anne. Il reste la parole de l’ange : « Ave, gratia plena » (Luc 1, 28). La Bible de Jérusalem traduit : « Réjouis-toi, comblée de grâce. » Thomas d’Aquin conclut qu’il est raisonnable de croire que la bienheureuse Vierge a été sanctifiée avant de naître ex utero : Rationabiliter creditur quod beata Virgo sanctificata fuerit, antequam ex utero nasceretur (IIIa, q. 27, a. 1)

 

Solutions des deux objections retenues

 

Solution de la première objection. Même chez la bienheureuse Vierge, répond Thomas d’Aquin, ce qui est animal a précédé ce qui est spirituel, parce qu’elle fut d’abord conçue selon la chair et sanctifiée ensuite selon l’esprit.

 

Solution de la deuxième objection. Augustin parle selon la loi commune ; selon cette loi, personne n’est régénéré par les sacrements s’il n’est d’abord né. Mais Dieu n’a pas lié sa puissance à cette loi des sacrements de manière à ne pouvoir conférer sa grâce à certains, par un privilège spécial, avant leur naissance ex utero. Bref, le commun des mortels est lié par les sacrements, mais Dieu de l’est pas. Nous devenons enfants de Dieu par le baptême, mais Dieu peut faire des enfants de Dieu sans les baptiser.

 

2. La bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant d’être animée ?

 

Thomas d’Aquin vient de prouver (IIIa, q. 27, a. 1) – prouver n’est pas démontrer, c’est pourquoi il laisse des sceptiques –  que la bienheureuse Vierge a été sanctifiée avant sa naissance ex utero. Maintenant, il se demande si elle a été sanctifiée avant d’être animée : Utrum beata Virgo fuerit sanctificata ante animationem (IIIa, q. 27, a. 2). La vierge Marie a été sanctifiée avant sa naissance ex utero (a. 1), mais à quel moment ? Cet article 2 va apporter quelque précision au  précédent : À quel moment, entre la conception et l’accouchement, la vierge Marie a-t-elle été sanctifiée ?

 

Les spécialistes distinguent trois stades dans la gestation : zigote, embryon, fœtus. Mais d’abord précisons le sens des mots clés de la nouvelle question : « sanctifiée avant l’animation »  (IIIa, q. 27, a. 2). D’abord, être sanctifié, c’est recevoir la grâce qui fait enfant de Dieu. Quant au substantif animatio et au verbe animare, ils viennent d’anima, qui signifie « âme », et l’âme est un principe de vie ; mais il y a trois espèces d’âme : la végétative, la sensitive et l’intellective. Chacune d’elle donne la vie, donc anime. On verra que Thomas d’Aquin a en vue l’âme intellective quand il parle de l’animation de Marie ; c’est cette âme qui fait d’elle une personne humaine « divinisable », comme dit le jésuite François Varillon [5].  

 

         Quand on dit que Thomas d’Aquin n’a pas enseigné l’immaculée conception de Marie, il faut se rappeler la vieille doctrine d’Aristote qu’il relayait : l’âme raisonnable n’est pas introduite avant que la matière ne soit suffisamment préparée, et Aristote précisait que la préparation durait quarante jours dans le cas d’un garçon ; quatre-vingts jours dans le cas d’une fille. Cette opinion a été reprise par Thomas d’Aquin, et Charles De Koninck nous l’enseignait dans les années 1950, à la Faculté de philosophie de l’Université Laval de Québec ; il nous disait seulement d’oublier les nombres de jours. Cette opinion était propagée par les manuels de philosophie de l’abbé Henri Grenier, et le père Sertillanges, o.p. ne voyait pas la nécessité de l’abandonner.

 

Thomas d’Aquin expose, dans Ia, q. 118, a. 2, sol, 2, sa pensée sur la succession des âmes dans la génération humaine. Au moment de la conception, le futur être humain a une âme nutritive (ou végétative), qui est ensuite remplacée par une âme sensitive, qui assume les fonctions de la précédente, et celle-ci est finalement remplacée par une âme intellective, créée par Dieu ; cette dernière assume les fonctions des deux précédentes. Il était donc évident pour lui que ce qui est animal avait précédé, même chez la bienheureuse Vierge, ce qui est spirituel.

 

Comme le sujet de la grâce n’est autre que la créature raisonnable – la grâce sanctifiante est une qualité de l’âme humaine (Ia-IIae, q. 110, a. 2) –, la « bienheureuse Vierge » n’a pas été sanctifiée avant l’introduction en elle de l’âme raisonnable (IIIa, q. 27, a. 2) ; elle n’a donc pas été sanctifiée au moment de la conception dans le sein de sa mère, Anne. Pour Thomas d’Aquin, une sanctification au moment de la conception n’avait aucun sens : il aurait fallu que la grâce sanctifiante soit octroyée à un être ne possédant que la vie végétative.

 

Les traducteurs du Cerf émettent ce commentaire : Thomas d’Aquin « croira devoir nier la possibilité d’une sanctification dans le moment même de l’"animation " » [6]. Étonnant. Thomas d’Aquin dit que la bienheureuse Vierge n’a pas été sanctifiée avant l’infusion de l’âme raisonnable, ante infusionem animæ rationalis, mais qu’elle l’a été avant sa naissance ex utero. Il ne nie pas qu’elle l’ait été « dans le moment même de l’animation », c’est-à-dire au moment même de l’introduction de l’âme raisonnable. Il ne précise pas davantage. Mais Pie IX a précisé, comme nous verrons : « au premier instant de sa conception ». L’instant, nunc, n’est pas du temps, car alors il serait divisible : il est le commencement du temps (Ia, q. 46, a. 3, sol. 3).   

 

Le dogme de l’Immaculée Conception

 

Six siècles plus tard – Thomas d’Aquin est décédé en 1274 –, le dogme viendra corriger Thomas d’Aquin. En effet, le 8 décembre 1854, le pape Pie IX proclamait en ces termes le dogme de l’Immaculée Conception de Marie, mère de Jésus : « La bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception, par une grâce et une faveur singulière du Dieu Tout-Puissant, en vue des mérites de Jésus Christ, Sauveur du genre humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel [7]. » Le dogme niait donc la succession des âmes enseignée par Thomas d’Aquin.

 

Quelques précisions

 

Il est bon de préciser quelques mots de la proclamation de Pie IX. D’abord le mot conception. On peut adopter la définition du Petit Robert : « Formation d'un nouvel être dans l'utérus maternel à la suite de la fusion d'un spermatozoïde et d'un ovule. » Cette fusion donne ce que les spécialistes appellent le zigote. Quand Pie IX parle du « premier instant de sa conception », c’est là qu’il faut porter sa pensée. Autre précision : quand il parle de la conception immaculée de Marie, il importe de bien préciser de quoi il s’agit, car beaucoup de catholiques romains confondent la conception immaculée de Marie dans le sein de sa mère, Anne, avec la conception de Jésus dans le sein de Marie. L’Église n’a jamais parlé d’une opération du Saint-Esprit en faveur d’Anne, la mère de Marie. Joachim et Anne se sont accouplés, comme de bons animaux raisonnables, et le fruit de cet accouplement a donné une fille, Marie, la future mère de Jésus. Enfin, comme il a été dit, l’instant est l’indivisible dans le temps : deux événements qui se produiraient dans le même instant coïncideraient. Nous en aurons des exemples.

 

La parole suivante du Cantique des cantiques a été adaptée à Marie : « Tu es toute belle, ma bien-aimée, et sans aucune tache. »  Tota pulchra es, o Maria, et macula non est in te. Macula vient de maculare, qui signifie « tacher, souiller ». La liturgie a ajouté originalis à macula. À la messe du 8 décembre, elle fait chanter : Tota pulcha es, o maria, et macula originalis non est in te. L’ajout doriginalis était conforme au dogme proclamé en 1854. Comme l’instant n’est pas du temps mais le commencement du temps, il ne s’est pas écoulé de temps pendant lequel Marie aurait porté la souillure du péché originel. Et ce n’est pas tout : « Marie est restée pure de tout péché personnel tout au long de sa vie » (ibid., § 493). En nous, selon le petit Catéchisme, le baptême effaçait le péché originel, mais il ne préservait pas des péchés personnels.

 

Un litige de langage

 

Le Catéchisme de l’Église catholique dit que Marie a été « rachetée dès sa conception » (§ 491). Au lieu de dire qu’elle a été « rachetée », le jésuite François Varillon dirait qu’elle a été faite enfant de Dieu dès sa conception. Le verbe racheter fait partie du vocabulaire des « théoriciens de la satisfaction ». « Longtemps on a laissé croire, on l’a même enseigné, qu’“ en donnant sa vie en rançon ”, Jésus rachetait l’homme  à Satan qui le possédait depuis qu’il s’était donné à lui par le péché [8]. » Le mot « rançon » est bel et bien dans Marc (10, 45) : « Le Fils de l’Homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude. » On ne peut pas gommer le mot, dit Varillon ; mais on se trompe en l’interprétant selon les catégories de l’Ancien Testament [9].  

 

Selon F. Lachat, cet article 2 de la question 27 ne serait pas de Thomas d’Aquin, et il émet ce commentaire audacieux : « Ce n’est pas une démonstration assurément, c’est tout au plus une induction qu’a prétendu nous donner l’auteur [inconnu] de ce corps d’article. Induction pour induction, nous aimons mieux celle-ci de notre immortel Bossuet : “ Le vice originel règne dans les enfants nouvellement nés ; Jésus l’y surmonte par le saint baptême. Ce n’est pas tout, le diable, par ce péché, pénètre jusqu’aux ventres de nos mères, et là, tout impuissants que nous sommes, il nous rend ennemis de Dieu.” »

 

Ce langage est intolérable pour nombre de chrétiens du XXIe siècle. « Le diable dans le ventre de nos mères »… Ceux qui ont élaboré le rituel du baptême le croyaient, c’est pourquoi ils y ont incorporé la formule d’exorcisme suivante : « Je t’adjure, esprit immonde, [au nom de……] de te retirer de cette créature de Dieu », etc. Je n’ai pas assisté récemment à des baptêmes, mais j’imagine que nombre de célébrants escamotent cette formule.

 

 Augustin avait tenu des propos semblables à ceux de Bossuet : « Nul n’est pur de péché en votre présence [mon Dieu], non pas même le petit enfant dont la vie n’est que d’un jour sur la terre [10]. »  Et il s’ingénie à prouver ce qu’il vient d’avancer. « En quoi donc ai-je péché, alors ? Était-ce un péché de convoiter le sein en pleurant ? Si je convoitais maintenant avec une pareille ardeur, non pas le sein nourricier, mais l’aliment convenable à mon âge, on me raillerait et on me reprendrait à bon droit. Ce que je faisais était donc répréhensible » (ibid.). Cette petite anecdote montre combien il est facile de déraisonner, même quand on est un génie comme Augustin. Comment un enfant d’un jour peut-il pécher ? À un jour, un bébé ne peut pas dire à sa mère : « Déboutonne ton corsage ; j’ai faim. » Il s’exprime par le seul langage que lui a donné la nature, dont Dieu est l’auteur : il pleure.

 

3. La Mère de Dieu a-t-elle été vierge en concevant le Christ ?

 

Thomas d’Aquin soulève la question controversée depuis toujours de la virginité de Marie (IIIa, q. 28). Il tente de prouver – prouver n’est pas démontrer, je le répète – que Marie a été vierge en concevant, in concipiendo (a. 1) ; vierge dans l’enfantement, in partu (a. 2) ; et vierge après l’enfantement, post partum (a. 3). Les réponses affirmatives à ces questions constituent la doctrine que l’Église catholique a faite sienne quand, en 1986, Jean-Paul II a « confié à une commission de douze cardinaux et évêques, présidée par le cardinal Joseph Ratzinger, la tâche de préparer un projet pour le catéchisme demandé par les Pères du Synode » [11]. Les auteurs exposent la doctrine catholique romaine sur la virginité de Marie quand ils expliquent ce passage du credo : « … conçu du Saint-Esprit, né de la Vierge Marie [12]. »

 

Thomas d’Aquin se demande d’abord si la bienheureuse Marie a été vierge dans la conception, in concipiendo (IIIa, q. 28, a. 1), c’est-à-dire, pour nous, lors de la fusion d'un spermatozoïde et d'un ovuleEn temps ordinaire, ces deux éléments se rencontrent à la suite de l’accouplement d’un mâle et d’une femelle. Ici, il s’agit de la conception virginale de Jésus dans le sein de Marie, sa mère.

 

Thomas d’Aquin apporte d’abord cinq objections

 

Première objection. Aucun enfant ayant un père et une mère n’est conçu d’une vierge mère. Mais on ne dit pas que le Christ a eu seulement une mère : on dit aussi qu’il a eu un père : « Son père et sa mère étaient dans l’étonnement de ce qui se disait de lui » (Luc 1, 33). Après l’avoir cherché pendant trois jours, sa mère lui fait ce reproche : « Ton père et moi, nous te cherchions, angoissés » (Luc 1, 48). Donc le Christ n’a pas été conçu par une mère vierge.

 

Deuxième objection. L’évangile de Matthieu débute par une généalogie du Christ : 2 : Abraham engendra Isaac ; 6 : Jessé engendra le roi David ; 16 : Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle naquit Jésus, que l’on appelle le Christ, qui fut le fils d’Abraham et de David par le fait que Joseph descendait de David. Cette preuve serait sans valeur  si Joseph n’avait pas été le père du Christ. Il semble donc que la mère du Christ l’a conçu par la semence de Joseph, ex semine Joseph, et qu’ainsi elle n’a pas été vierge dans la conception du Christ.

 

Troisième objection. Aux Galates (4, 4), Paul écrit : « Dieu envoya son fils, né d’une femme. » Or, le mot femme, dans le langage courant, désigne l’épouse d’un homme. Donc le Christ n’a pas été conçu d’une mère vierge.

 

Quatrième  objection. Les êtres de même espèce ont un même mode de génération, parce que la génération est spécifiée par son terme comme tous les autres mouvements. Or, le Christ a été de la même espèce que les autres hommes, selon ce que dit Paul aux Philippiens (2, 7) : « Devenu  semblable aux hommes et reconnu comme un homme à son comportement. » Ainsi donc puisque les autres hommes sont engendrés par l’union du mâle et de la femelle, ex commixtione maris et fœminæ, il semble que le Christ aussi a été engendré de cette manière ; et ainsi il ne semble pas avoir été conçu d’une mère vierge.

 

Cinquième objection. Toute forme naturelle a sa matière déterminée, hors de laquelle elle ne saurait exister. Or, la matière de la forme humaine semble être la semence du mâle et de la femelle. Si donc le Christ n’a pas été conçu de la semence du mâle et de la femelle, semen maris et fœminæ, il n’a pas eu un vrai corps humain ; ce qui ne convient pas, quod est inconveniens. Donc le Christ n’a pas été conçu d’une mère vierge.

 

À ces objections, Thomas d’Aquin oppose simplement l’oracle d’Isaïe, qu’il avait en latin sous les yeux : « Voici que la vierge concevra » : Ecce virgo concipiet (7, 14).

 

Un litige de langage

 

            L’oracle d’Isaïe a suscité un vif débat de langage. Comment traduire virgo ? Dans mon Bornecque, le mot signifie : « 1) Jeune  fille, vierge. 2) Jeune femme. » Lachat et le Cerf  traduisent de la même manière : « Voici que la vierge concevra » (7, 14). Cependant, le latin leur permettait de substituer « jeune femme » à vierge.

 

Plaçons dans son contexte la courte citation d’Isaïe. « Yahvé parla encore à Achaz en disant : " Demande un signe à Yahvé, ton Dieu, au fond, dans le shéol, ou vers les hauteurs, au-dessus. " Et Achaz dit : " Je ne demanderai rien, je ne tenterai pas Yahvé. ”  Il dit alors : " Écoutez donc, maison de David, est-ce trop peu pour vous de lasser les hommes, que vous lassiez aussi mon Dieu ? C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe : Voici, la jeune femme est enceinte, elle va enfanter un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel " » (Isaïe 10, 14). En note e, on lit dans BJ : « La traduction grecque porte “ la vierge ”, précisant ainsi le terme hébreu ‘almah qui désigne soit une jeune fille, soit une jeune femme récemment mariée, sans expliciter davantage. » Thomas d’Aquin optera pour vierge.

 

Jacques Duquesne soutient que « Justin [apologiste chrétien de langue grecque, ~100 - 165] s’accroche à la traduction grecque – fausse – du texte d’Isaïe (7, 14) : " voici que la Vierge concevra " » (Marie, p. 65). Uta Ranke-Heinemann – la première femme à occuper une chaire de théologie catholique ; elle fut interdite d’enseigner après le scandale provoqué par son interprétation de la conception virginale de Marie –, soutient que l’on voit apparaître le mot vierge chez Luc (1, 26-27) et chez Matthieu (1, 23) à cause de la version grecque de la Bible (ou Septante) qui, au IIIe siècle avant Jésus Christ, eut recours au terme grec parthenos, « vierge », pour traduire le mot hébreu alma [13].

 

Dans mon dictionnaire grec Pessonneaux, le nom parthenos n’a pas que le sens de « vierge » : il peut signifier également « fille, jeune femme, jeune vierge, femme non encore mariée ». En traduisant du grec le passage de Luc, qui emploie parthenos, les traducteurs auraient pu rendre ce mot par « jeune femme ». Et même, selon Uta Ranke-Heinemann, le mot hébreu alma peut signifier « vierge », mais ce n’est pas obligatoire (ibid., p. 37). 

 

Voici, dans Bayard, Médiaspaul, la traduction du même texte de l’annonciation : « Dieu a envoyé le messager Gabriel dans une ville de Galilée appelée Nazareth auprès d’une jeune femme fiancée à un homme nommé Joseph. Il appartenait à la maison de David. La jeune femme se nommait Marie. » 

 

– Luc et Matthieu à la rescousse d’Isaïe

 

Si Thomas d’Aquin n’avait pas eu sous les yeux le texte d’Isaïe, en latin : Ecce virgo concipiet, il aurait pu utiliser un texte de Luc pour prouver que Marie a été vierge in concipiendo. Voici d’abord la mise en scène telle que rapportée dans la Bible de Jérusalem : « L’ange Gabriel fut envoyé par Dieu, dans une ville de Galilée, du nom de Nazareth, à une vierge [sic] fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David ; et le nom de la vierge [sic] était Marie » (Luc 1, 26-27). S’il s’agit de la même personne que dans Isaïe 7, 14, pourquoi les traducteurs de la BJ ont-ils employé « jeune femme » en traduisant Isaïe et « vierge » en traduisant Luc ? Ce débat ne nous apprend rien de l’opération du Saint-Esprit. L’écheveau n’est donc pas encore démêlé. Voyons si Luc va ajouter d’autres précisions qui nous permettront d’en venir à bout.

 

Marie est troublée par la salutation de l’ange Gabriel : « Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi » (Luc 1, 28). Gabriel la rassure : « Sois sans crainte, Marie, car tu as trouvé grâce devant Dieu. Voici que tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus » (Luc 1, 30-31). Quelque peu désemparée, Marie demande : « Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais pas d’homme (Luc 1, 34) ? » [Dans la Bible, connaître signifie avoir des relations sexuelles. Genèse 4, 1 est sans équivoque : « L’homme connut Ève, sa femme ; elle conçut et enfanta Caïn. »] La traduction de Bayard, Médiaspaul est moins claire : « Marie demande au messager : Comment est-ce possible puisque je ne vis auprès d’aucun homme ? »

 

Selon Bayard, Médiaspaul, l’ange répond : « Un souffle saint viendra sur toi et une force du Très-Haut te couvrira d’ombre. C’est pourquoi celui qui va naître est saint et sera appelé fils de Dieu. Élisabeth ta parente est enceinte, elle aussi, dans ses vieux jours, d’un fils. Elle le porte depuis six mois, et pourtant on l’avait dite stérile. Car Rien n’est impossible à Dieu. » Marie a répondu : « Je suis l’esclave du Seigneur. Qu’il m’arrive selon ce que tu dis. Le messager l’a quittée » (Luc 1, 35-38).

 

Matthieu rapporte cet épisode de la manière suivante : « Voici quelles furent les origines de Jésus, le Christ. Marie, sa mère, était promise [fiancée] à Joseph. Ils ne vivaient pas encore ensemble quand le souffle saint agit en elle et la fit mère. Joseph, son mari, était un homme droit. Pourquoi compromettre sa femme ? Mieux valait la renvoyer en secret. Il en était là dans ses pensées quand le messager du Seigneur lui apparut en rêve et lui dit : “ Joseph, fils de David, garde sans crainte Marie pour épouse, car la vie qui est en elle vient du souffle saint ” » (Matthieu 1, 18-21).

 

Ces textes de Luc et de Matthieu nous permettent d’oublier la querelle concernant la traduction. Ils disent clairement que Marie a conçu par l’opération du Saint-Esprit, selon les mots du credo, ou qu’elle a conçu du « souffle saint », car la personne du Saint-Esprit ne s’était pas encore nettement détachée du Père et du Fils. Selon le livre des Nombres (19, 15) « Le témoignage de deux ou trois témoins clôt le litige. » Dans ces nombres de témoins, deux ou trois, déterminés par la loi, Thomas d’Aquin voit le signe de la vérité infaillible des personnes divines, qui sont comptées parfois au nombre de deux, le Saint esprit étant le lien des deux, nexus duorum, parfois au nombre de trois (Ia-IIae, q. 105, a. 2, sol. 8). De nos jours, on ne parle jamais d’un Dieu en deux personnes liées par l’Esprit saint.     

 

Thomas d’Aquin prouve que Marie a conçu virginalement

 

Selon Thomas d’Aquin (IIIa, q. 28, a. 1), il faut absolument confesser que la mère du Christ a conçu en restant vierge. Soutenir le contraire serait verser dans l’hérésie des ébionites et de Cérinthe, qui faisaient du Christ un homme ordinaire, né de l’un et l’autre sexe, de utroque sexu. [Cérinthe était un contemporain de l’évangéliste Jean.] La position de Jacques Duquesne (Marie, p. 58) concernant la conception de Jésus a donc l’âge du christianisme.  

 

Thomas d’Aquin va apporter quatre raisons de convenance. En note, les traducteurs du Cerf précisent : « Raisons qui ne sont que de " convenance ".  Sans aucun doute le Verbe aurait pu s’incarner en assumant une " chair " résultant de l’union de l’homme et de la femme. Mais l’Incarnation nous a été révélée et n’a été crue par l’Église que comme s’étant réalisée dans le sein d’une vierge [14]. » Les arguments de Thomas d’Aquin portent, quelle que soit la traduction que l’on adopte du mot virgo. Aucun des quatre n’est fondé sur le texte d’Isaïe.

 

Premier argument. Pour sauvegarder la dignité du Père qui envoie son Fils, il convenait que le Christ fût conçu d’une vierge.  En effet, puisque le Christ est vrai Fils de Dieu par nature, il ne convenait pas qu’un autre, Joseph en l’occurrence, porte le nom de père du Christ, Fils de Dieu incarné. La dignité de Père de Dieu, dignitas Dei Patris, aurait été partagée avec Joseph, ce qui ne convenait pas.

 

Deuxième argument. Que le Christ fût conçu d’une vierge convenait à son caractère propre de Fils, qui est envoyé. [« Dieu a tellement aimé le monde qu’il a envoyé son Fils unique » (Jean 3, 16).] Il est le Verbe de Dieu. Or, le verbe (la parole) est conçu dans le cœur sans corruption d’aucune sorte. Bien plus, la corruption du cœur empêche la conception d’un verbe parfait. Donc, parce que la chair a été assumée par le Verbe de Dieu pour qu’elle soit sa chair, il convenait que cette chair fût conçue sans atteinte à l’intégrité de la mère. Le cardinal Cajetan, o.p. (1469 - 1534) va décrypter cet argument mystérieux. “ Le verbe de notre cœur, explique le savant dominicain [15], c’est le concept que forme l’intelligence quand elle comprend un objet ; ce concept demeure à l’intérieur de l’intelligence et il en sort par le mot qui l’exprime, sans causer le moindre dommage. ” Cajetan va maintenant faire appel à la notion d’analogie. “ C’est analogiquement que le nom de « verbe » est dit du Fils de Dieu et de nos concepts. Pour comprendre ce qu’il signifie quand il est dit du Fils de Dieu, il faut recourir au sens qu’il revêt quand il est dit du concept, mieux connu de nous.] Si le verbe humain ne cause aucun dommage, à plus forte raison le Verbe tout-puissant de Dieu ne doit-il pas en causer.

 

Le troisième argument soulève un sérieux problème. D’abord, la voici. Que le Fils de Dieu naquît d’une vierge convenait à la dignité de l’humanité du Christ. Le péché ne devait pas souiller cette nature humaine par laquelle le péché devait être ôté du monde, selon cette parole de saint Jean : « Voici l’agneau de Dieu (c’est-à-dire sans tache) qui ôte le péché du monde. » [Jusqu’ici, ça va.] Or, d’une nature déjà corrompue, corrupta, par une relation charnelle [sic], ex concubitu, une chair n’aurait pu naître sans être souillée par le péché originel. [Pose problème l’expression « une nature corrompue par une relation charnelle », car Thomas d’Aquin dit dans Ia-IIae, q. 81, a. 2, sol. 3 que c’est le péché originel qui a corrompu la nature humaine, primum peccatum corrumpit naturam humanam. Puis la nature une fois corrompue, le péché originel se transmet par la semence masculine comme par sa cause instrumentale – In semine corporali est peccatum originale sicut in causa instrumentali (Ia-IIae, q.83, a. 1). [La notion augustinienne d’un péché « héréditaire » ne convainc pas tous les théologiens ; que l’instrument de cette transmission soit la semence masculine renforce leur scepticisme. Que les effets d’une faute des parents affectent les enfants, ils l’admettent, mais que la faute elle-même leur soit transmise, ils le refusent.] Thomas d’Aquin termine sa réponse à la troisième objection par ce passage qui reflète bien la pensée d’Augustin sur les relations sexuelles : « Seuls manquent ici (dans le mariage de Marie et de Joseph) les rapports conjugaux, parce qu’on ne pouvait s’adonner, dans une chair de péché [celle de Joseph comme celle de tous les descendants d’Adam], sans la convoitise de la chair, qui vient du péché. Celui [le Christ] qui voulait être sans péché ne devait pas accepter d’être conçu dans le péché [16]. »

 

« Pour Augustin, seul l’acte posé dans le but exclusif de la procréation est licite et bon, affirme le dominicain Vincent Harvey. Dans les autres cas, par exemple lorsque la femme est enceinte ou qu’elle est devenue stérile par l’âge, les rapports sexuels constituent une faute [au moins] vénielle (saltem venialis), puisqu’ils ne procèdent pas du légitime désir de la procréation, mais de la concupiscence et de l’incontinence des époux [17]. » 

 

L’expression « une nature corrompue par une relation charnelle » ne  fait pas tiquer que des impies. Les traducteurs du Cerf ont voulu atténuer l’effet : « L’acte conjugal n’est pas “ corrompu ” et, malgré certaines concessions à un langage augustinien, S. Thomas ne pense ni n’enseigne que la transmission du péché originel viendrait de ce que la sexualité aurait de désordonné mais seulement de ce qu’elle transmet la nature “ corrompue ” (ce qui veut dire : privée de la grâce originelle) [18]. » Cette remarque est loin de faire l’unanimité. Le jésuite François Varillon écrit : « Il faut écarter l’idée proprement mythique d’un temps où le premier homme aurait vécu, avant d’avoir péché, dans un état de béatitude et de perfection sans trouble [19]. » 

 

Quatrième argument. À cause de la fin même de l’Incarnation du Christ, qui visait à ce que les hommes renaissent en Fils de Dieu « non par la volonté de la chair, ni par la volonté de l’homme, vir, mais par Dieu », c’est-à-dire par la puissance de Dieu (Jean 1, 13). Le modèle de cette régénération devait apparaître dans la conception même du Christ. D’où ce mot d’Augustin : « Il fallait que, selon la chair, notre chef, par un insigne miracle, naquît d’une vierge ; ce qui signifierait que ses membres devaient, selon l’esprit, naître d’une Église vierge [20]. »

 

Naître d’une Église vierge

 

Une Église « vierge » ? Cette épithète avait été reléguée dans l’ombre des quatre bien connues : « une, sainte, catholique et apostolique ». Quand Augustin parle d’une Église « vierge », on peut s’inspirer de la définition de « sainte » dans Église sainte, ainsi qualifiée parce que Jésus Christ son fondateur est saint. Mais on peut découvrir davantage de virginité en exhumant la définition que Thomas d’Aquin donne de l’Église (IIIa, q. 8, a. 3).

 

L’Église est un corps « mystique », par analogie avec le corps « naturel » de l’homme. Quand le Catéchisme de l’Église catholique titre : « L’Église – Corps du Christ » (p. 173), Thomas d’Aquin aurait suggéré aux auteurs d’insérer « mystique ». Le Christ est la tête de ce corps mystique, composé de tous les hommes qui ont existé depuis le commencement du monde et qui existeront jusqu’à la fin. Â l’article suivant, il ajoutera les anges (IIIa, q. 8, a. 4). Revenons aux hommes.

 

Thomas distingue cinq degrés d’appartenance à ce corps :  Primo le Christ est la tête principalement de ceux qui lui sont unis, uniuntur ei, dans la gloire ; secundo de ceux qui lui sont unis, uniuntur ei, par la charité ; tertio de ceux qui lui sont unis, uniuntur ei, par la foi ; quarto de ceux qui lui sont unis, uniuntur ei, seulement en puissance, une puissance non encore actualisée, mais qui le sera un jour ; quinto de ceux qui lui sont unis, ei uniti, en puissance, mais une puissance qui ne passera jamais à l’acte. Ces derniers sont les hommes qui vivent présentement sur la terre, mais, quand ils quittent la vie présente, ils cessent totalement d’être membres du Christ parce qu’ils ne sont plus en puissance de lui être unis, nec sunt in potentia ut Christo uniantur. La présence des anges et des bienheureux ajoute beaucoup de virginité certifiée dans l’Église.

 

L’Église de mes catéchismes

 

Mon petit Catéchisme m’apprenait que « L’Église est la société de tous ceux qui professent la foi de Jésus Christ, qui participent aux mêmes sacrements, et qui sont gouvernés par leurs pasteurs légitimes sous un seul chef visible » (no 130).  « Le chef invisible de l’Église est Jésus Christ » (n131). « C’est notre Saint-Père le Pape, l’évêque de Rome, qui est le vicaire de Jésus Christ et le chef visible de l’Église » (no 132). Il est évident que mon petit Catéchisme me décrivait l’Église catholique romaine et non l’Église, corps mystique, de Thomas d’Aquin.

 

Quand il parle de l’unité de l’Église, le gros Catéchisme de l’Église catholique envisage « la réconciliation de tous les chrétiens dans l’unité d’une seule et unique Église du Christ » (§ 822). Cette Église n’est pas encore celle que définit Thomas d’Aquin comme étant le corps mystique de Jésus Christ (IIIa, q. 8, a. 6). Dans son encyclique Mystici Corporis (1943), Pie XII va identifier Église et corps mystique de Jésus Christ.

 

Le concile de Florence (1442) explicitait ainsi la formule de Cyprien, évêque de Carthage (~200 - 248) « Hors de l’Église, point de salut » : « La sainte Église romaine croit, confesse et proclame qu’aucun de ceux qui vivent en dehors de l’Église, non seulement les païens, mais aussi les juifs ou les hérétiques et les schismatiques, ne peut avoir part à la vie éternelle, mais qu’ils iront au feu éternel préparé pour le diable et ses anges (Matthieu 25, 41), sauf si, avant la fin de leur vie, ils se sont remis à l’Église [21]. »  Selon la définition thomiste de l’Église, personne ne vit en dehors de l’Église ; pour le concile de Florence, « se remettre à l’Église », c’est rentrer dans l’Église romaine si on l’a quittée ou en devenir membre si on ne l’a jamais été.

 

La double influence de la tête sur les membres

 

Thomas d’Aquin distingue une double influence de la tête sur les autres membres du corps naturel. D’abord, une influence intrinsèque en ce sens que les mouvements de tous les membres viennent de la tête : aucun des membres d’un homme décapité ne fonctionne. Thomas d’Aquin voyait ensuite une sorte de gouvernement extérieur dans le fait que la vue et les autres sens, qui ont leur siège dans la tête, servent à diriger l’homme dans ses actes extérieurs.

 

Il appliquait ensuite au corps mystique ces deux sortes d’influence. Nul autre que le Christ ne peut exercer l’influence intérieure de la grâce. Mais l’influence sur les membres du corps mystique, quant à leur gouvernement extérieur, peut convenir à d’autres. En ce sens, on peut leur donner le titre de chefs de l’Église, capita Ecclesiæ. Puis il souligne une double différence entre le Christ et les autres chefs. Le Christ est le chef de tous ceux qui appartiennent à l’Église, [corps mystique, q. 8, a. 3], en tout lieu, en tout temps et en toute condition, tandis que le pape est chef de l’Église non pas au sens de corps mystique mais chef, pour un temps, de l’Église catholique romaine; quant aux évêques, ils sont chefs pour un temps et dans un lieu. Mais la principale différence réside dans le fait que le Christ est le chef de l’Église par sa propre puissance et sa propre autorité, tandis que les autres sont appelés chefs en tant qu’ils exercent la fonction du Christ, in quantum gerunt vicem Christi. Paul écrivait aux Corinthiens : « Nous sommes donc en ambassade pour le Christ ; c’est comme si Dieu exhortait par nous » (2 Cor 5, 20). Faut-il souligner que l’ambassadeur du Christ n’est pas le Christ. C’est pourquoi Paul précise : c’est « comme si » Dieu exhortait par lui, car il n’est pas Dieu, seulement son ambassadeur. De même, on dit que le pape est le vicaire du Christ, c’est-à-dire son suppléant.

 

Réponse aux objections.

 

Solution de la première objection. Bède [dit le Vénérable, né ~ 672 ou 673 - 735] explique ainsi le passage de Luc : « Joseph était appelé le père du Sauveur non qu’il fût vraiment son père, comme le prétendaient les photiniens [disciples de Photin] ; mais, pour que l’honneur de Marie fût sauvegardé, il était nécessaire qu’il soit considéré par tous comme son père. C’est pourquoi Luc s’exprime ainsi (3, 23) : « Il était, à ce qu’on croyait, fils de Joseph. » À ce sujet, Augustin écrit : « Joseph est appelé le père du Christ de la même manière qu’il est appelé l’époux de Marie, vir Mariae, sans union charnelle, à cause de l’union du mariage qui l’unissait plus étroitement au Christ que s’il l’avait adopté autrement. On devait l’appeler le père du Christ non parce qu’il l’aurait engendré par une union charnelle, mais parce qu’il aurait été le père d’un enfant adopté, même si son épouse ne l’avait pas mis au monde [22]. »

 

Solution de la deuxième objection. Dans son commentaire de Matthieu, Jérôme dit que, même si Joseph n’est pas le père du Sauveur, la généalogie descend jusqu’à lui, d’abord parce que ce n’est pas l’usage des Écritures de constituer une généalogie par les femmes ; ensuite parce que Joseph et Marie étaient de la même tribu ; c’est pourquoi la loi lui faisait un devoir de l’épouser. Puis Augustin prétend que « la série des générations devait se terminer à Joseph pour ne pas déprécier, dans ce mariage, le sexe masculin, assurément le meilleur, utique potiori, et la vérité n’y perdrait rien, puisque Joseph et Marie descendaient tous les deux de David. »  

 

Une autre couleuvre à avaler : « pour ne pas déprécier le sexe masculin, assurément le meilleur, utique potiori. » Le Coran l’affirme sans détour : « Les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci » (Sourate IV, 38). On ne trouve pas d’affirmation semblable dans l’Évangile, mais Paul prête un flanc de bœuf à cette interprétation quand il écrit à Timothée (2, 12) : « Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni d’avoir autorité sur l’homme. »  

 

Solution de la troisième objection. Aux Galates (4, 4), Paul écrit : « Dieu envoya son fils, né d’une femme », ex muliere. Selon la Glose [commentaire ajouté entre les lignes ou dans les marges pour expliquer un mot étranger], le nom femme, mulier, est employé pour fœmina, « femelle, par opposition au mâle ; femme ». Selon l’usage des Hébreux, mulieres désignait toutes les personnes du sexe féminin, fœminæ, vierges ou pas..

 

Solution de la quatrième objection, qui affirme que les êtres de même espèce ont un même mode de génération. Or, le Christ a été de la même espèce que les autres hommes. Donc… Cet argument est valable, répond Thomas d’Aquin, quand il s’agit des êtres qui viennent à l’existence par la voie naturelle, per viam naturæ. Car la nature ayant un effet déterminé [le prunier produit toujours des prunes, jamais des cerises], elle n’a qu’une manière de le produire. Mais la puissance surnaturelle divine n’est pas astreinte à un seul acte ni à un seul moyen de le produire. C’est pourquoi de même que la puissance divine a pu former le premier homme du limon de la terre, de même elle a pu former le corps du Christ dans l’utérus d’une vierge, sans semence virile, absque virili semine. [Pour Thomas d’Aquin comme pour Augustin, le récit de la création et de la chute était historique (Ia, q. 102, a. 1)]

 

Solution de la cinquième objection. Selon le Philosophe [23] [Aristote],  la semence du mâle n’est pas comme la matière dans la conception animale, mais seulement comme l’agent, le principe actif. La femelle seule fournit la matière de la conception. D’où, comme la semence du mâle a fait défaut dans la conception du corps du Christ, il ne s’ensuit pas qu’ait fait défaut la matière appropriée. [Ceux qui sourient en lisant : « La femelle seule fournit la matière de la conception » doivent se rappeler qu’on était alors à plus de deux millénaires de la découverte de l’ovule.]

 

Cependant, supposons que la semence du mâle ait été la matière du fœtus conçu chez les animaux. Il est évident que cette matière ne subsiste pas sous la même forme, mais qu’elle est transformée. Or, la vertu naturelle [de la chienne] ne peut transformer en une certaine forme [en chiots] qu’une matière déterminée, mais la puissance divine, qui est infinie, peut transformer n’importe quelle matière en n’importe quelle forme : [de l’eau en vin, par exemple]. Donc de même que Dieu a transformé le limon de la terre pour en faire le corps d’Adam, de même il aurait pu transformer la matière fournie par la mère pour en faire le corps du Christ, même si ce n’était pas une matière convenable pour une conception naturelle.

 

4. Marie a-t-elle été vierge dans l’enfantement ?

 

Après avoir prouvé – il était convaincu de l’avoir fait –, par des arguments de convenance, que Marie a été vierge dans la conception du Christ, et répondu aux objections, comme on pouvait le faire au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin se demande si elle a été vierge dans l’enfantement : Utrum Mater Dei fuerit virgo in partu (IIIa, q. 28, a. 2). Enfanter sans perdre sa virginité, cela signifie sans que soit déchiré l’hymen, « membrane qui obstrue partiellement l’orifice vaginal, chez la vierge ».

 

Quelques objections

 

Première objection. Elle est tirée du commentaire d’Ambroise sur Luc, chap. 1 : « Celui qui a sanctifié un sein étranger, vulvam alienam, pour en faire naître un prophète, c’est celui qui a ouvert le sein de sa mère pour en sortir immaculé. » Or, l’ouverture de la vulve, apertio vulvæ,  exclut la virginité. Donc la mère du Christ n’a pas été vierge dans l’enfantement, in partu. [À trois reprises, Ambroise emploie le mot vulva, que les traducteurs du Cerf rendent par « sein ». Dans le premier cas, d’accord : il s’agit bien de la « partie du corps de la femme où elle porte l'enfant qu'elle a conçu », l’utérus, précisément. Dans les deux autres cas, il ne s’agit plus de l’utérus, et il me semble que vulva aurait dû être traduit tout simplement par « vulve ».]

 

Deuxième objection. Rien, dans le mystère du Christ, ne devait faire imaginer que son corps était irréel. Or, sortir par un orifice clos, per clausa transire, ne semble pas convenir à un corps réel mais à un corps fantastique, car deux corps ne peuvent pas occuper en même temps le même lieu. Il s’ensuit que le corps du Christ n’a pas dû sortir de l’utérus clos de sa mère, ex matris utero clauso. Et ainsi il ne convenait pas qu’elle fût vierge dans l’enfantement, in partu.

 

Troisième objection. Elle est tirée d’une homélie prononcée par saint Grégoire à l’octave de Pâques : « Quand, après sa résurrection, le Seigneur entra dans le lieu où étaient ses disciples, les portes étant fermées, januiis clausis, il montra que son corps était de même nature, ejusdem naturæ, mais d’une autre gloire, alterius gloriæ. Passer par des portes closes, per clausa transire, semble être une propriété du corps glorieux. Mais le corps du Christ, lors de sa conception [et de sa naissance] n’était pas un corps glorieux mais passible, « semblable à notre chair de péché », comme dit Paul (Romains 8, 3). Il s’ensuit que la Vierge n’a pas enfanté par un utérus clos, non exivit per uterum clausum.

 

À ces objections, Thomas d’Aquin oppose le passage suivant d’une intervention de Théodore, évêque d’Ancyre, au concile d’Éphèse en 431 : « La nature ne connaît plus de vierge après l’enfantement, mais la grâce a montré la parturiente, et parientem ostendit, et a fait une mère, et matrem fecit, sans nuire à sa virginité. » La mère du Christ fut donc vierge dans l’enfantement.

 

Quelques distinctions préalables  

 

Thomas d’Aquin introduit des distinctions en ce qui concerne la virginité quand il soulève le problème suivant : Utrum Deus possit virginem corruptam reparare [24]. Ici, il faut traduire avec précaution. L’adjectif corruptus, qui fait corrupta au féminin et corruptam à l’accusatif féminin singulier, vient du verbe corrumpere, qui signifie « détruire ou ruiner », au sens propre et au sens figuré. L’expression virginem corruptam ne doit pas être traduite par « vierge corrompue » au sens de « dépravée ». On ne commettrait pas de contresens  en traduisant par « virginité perdue » ou détruite. Et la question deviendrait : Dieu peut-il réparer une virginité perdue ?

 

En réponse à cette nouvelle question, Thomas d’Aquin affirme qu’en matière de virginité, il y a deux choses à considérer. L’une d’elles est l’intégrité même de l’esprit et du corps. De ce double point de vue – intégrité de l’esprit et intégrité du corps –, Dieu peut réparer la destruction ou la ruine de la virginité. Sa grâce peut ramener à la virginité un esprit qui s’en était éloigné par sa conduite désordonnée ; miraculeusement, il peut réparer un hymen détruit par une relation sexuelle.

 

La deuxième chose à considérer dans la virginité, c’est la cause de la double intégrité dont on vient de parler : intégrité de l’esprit et intégrité du corps. Dieu est tout-puissant : « Je crois en Dieu, le père tout-puissant. » Il ne faut pas entendre par là qu’il peut faire n’importe quoi ; il faut entendre qu’il peut faire n’importe quoi de ce qui est possible. Par exemple, il ne peut pas faire que Napoléon n’ait pas existé ni qu’Augustin n’ait pas été un salaud avant sa conversion.

 

La mère de Dieu est demeurée vierge dans l’enfantement.

 

Demeurer vierge dans l’enfantement, c’est demeurer physiquement vierge. Bref, une naissance miraculeuse. L’Évangile ne le laisse pas entendre. Luc rapporte simplement : « Comme ils étaient là [à Bethléem, pour le recensement], les jours furent accomplis où elle devait enfanter. Elle enfanta son fils premier-né, l’enveloppa de langes [elle en avait apporté] et le coucha dans une crèche » (2, 6-7). On imagine que Joseph a écarquillé les yeux en voyant l’enfant passer du ventre de sa mère à ses bras. Puisque personne ne l’aurait cru, on est justifié de penser  que, comme son épouse, « il gardait fidèlement toutes ces choses en son cœur » (Luc 2, 51). Pour justifier ce miracle, Thomas d’Aquin va apporter trois raisons de convenance.

 

Sans aucun doute, il faut affirmer que la mère du Christ est demeurée vierge non seulement dans la conception mais aussi dans l’enfantement. Car le prophète ne dit pas seulement : « Voici que la Vierge concevra », il ajoute : « Elle enfantera un fils. » [Si l’on substitue « jeune fille » à « vierge », la citation d’Isaïe perd sa force de persuasion.]

 

Primo, que la mère du Christ demeurât vierge dans l’enfantement  convenait à ce qui est le propre de celui qui naîtrait, et qui est le Verbe de Dieu. [Jean 1, 14 : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous. » Le Verbe, c’est donc le Fils de Dieu.] Car non seulement le verbe est conçu dans notre cœur sans le corrompre, mais c’est aussi sans corruption qu’il sort du cœur. [Ci-dessus (IIIa, q. 28, a. 1), Cajetan a expliqué cet argument que Thomas d’Aquin avait utilisé pour prouver que Marie avait été vierge en concevant ; il utilise le même argument pour prouver qu’elle a été vierge dans l’enfantement.] Pour montrer que ce corps était celui-là même du Verbe de Dieu, il convenait qu’il naquît de l’utérus intact d’une vierge, de incorrupto virginis utero. D’où ce qu’on lit dans un discours au concile d’Éphèse : « Celle qui engendre la chair seule cesse d’être vierge. Mais parce que le Verbe est né de la chair, il protège la virginité de sa mère, montrant par là qu’il est le Verbe. Notre verbe [ou concept], quand nous le formons puis l’exprimons n’endommage en rien notre esprit ; par sa puissance, le Verbe de Dieu, formé dans le sein de Marie, en sort sans préjudice pour sa mère, c’est-à-dire qu’il ne détruit pas sa  virginité. »

 

Secundo, que Marie demeurât vierge dans l’enfantement convenait à l’effet de l’incarnation du Christ, venu pour enlever notre corruption, ut nostram corruptionem tolleret. [Pour réparer, pensait Thomas d’Aquin, les dommages causés par le péché originel.] D’où il n’aurait pas été convenable qu’il détruisît en naissant la virginité de sa mère. [Quand on vient réparer ce qui avait été détruit, on ne détruit rien, même pas un humble hymen.] Le mot « corruption » est employé par Thomas d’Aquin quand il parle des conséquences du péché originel : le premier péché a corrompu la nature humaine : primum peccatum corrumpit naturam humanam (Ia-IIae, q. 81, a. 2, sol. 3 ; q. 83, a. 4).

 

Le mot corruption, comme il a été dit, vient du verbe corrumpere, qui signifie « détruire ». Pour Thomas d’Aquin, qui lisait le récit de la chute de la Genèse comme s’il était historique, la faute de nos premiers parents avait détruit le bel équilibre qui régnait dans l’homme auparavant. Puis ce fut le « coup du divin plombier [25] », comme dit François Varillon, s.j.  La réparation fut telle que, le Samedi saint, l’Église a fait chanter par le prêtre : O certe necessarium Adæ peccatum : « Ô péché d’Adam assurément nécessaire. » Puis le célébrant s’enflammait : O felix culpa quæ talem ac tantum meruit habere Redemptorem : « Ô heureuse faute qui nous a mérité d’avoir un tel et si grand Rédempteur. »]

 

Tertio, celui qui a prescrit d’honorer ses parents ne devait pas en naissant diminuer l’honneur dû à sa mère. [En note, les traducteurs du Cerf nuancent : « L’assimilation de la perte de la virginité à une perte d’intégrité, voire à une “ corruption ”, voilà des thèmes patristiques dont le Moyen Âge a hérité et qui nous touchent moins facilement aujourd’hui [26]. »] Il faut rappeler ce qui vient d’être répété : corruption vient du latin corrumpere, qui signifie « détruire ».

 

Solution des objections

 

Solution de la première objection. Ce passage d’Ambroise commente la loi citée par l’évangéliste Luc (2, 23) : « Tout mâle qui ouvre le sein maternel sera consacré au Seigneur. » C’est ainsi, explique Bède le Vénérable, qu’on parle d’une naissance ordinaire ; il ne s’ensuit pas que le Seigneur, après avoir sanctifié cette demeure en y entrant, lui ait fait perdre sa virginité en en sortant. De plus, dans ce passage, « ouvrir le sein », ne signifie pas, comme d’ordinaire, que le sceau de la pudeur virginale est détruit, mais seulement que l’enfant est sorti de l’utérus de sa mère, de utero matris. [C’est l’interprétation de Bède.]  

 

Solution de la deuxième objection. Le Christ a voulu montrer la réalité de son corps, mais en même temps manifester sa divinité. C’est pourquoi il a voulu mêler les choses admirables, mira, aux humbles, humilibus. Aussi, afin de montrer la réalité de son corps, il naît d’une femme ; afin de montrer sa divinité, il naît d’une vierge. « Un tel enfantement convient à Dieu », dit Ambroise dans une hymne de la Nativité : Veni Redemptor gentium.

 

Solution de la troisième objection. Thomas d’Aquin commence par écarter l’opinion de ceux qui ont prétendu que, pour naître sans causer de dommage, le Christ avait revêtu la subtilité des corps glorieux, de même qu’en marchant sur les eaux il avait revêtu leur agilité. Mais cela ne s’accorde pas avec ce qui a été déterminé antérieurement (IIIa, q. 14). Ces qualités des corps glorieux proviennent de la gloire de l’âme qui rejaillit sur le corps, comme il sera dit plus loin en parlant des corps glorieux. [Ce qui a été dit plus loin, Supplément, q. 82 à 85, n’est pas de Thomas d’Aquin.] Or, le Christ, avant la passion, permettait à sa chair de faire et de souffrir ce qui lui était propre ; le rejaillissement de la gloire de l’âme sur le corps ne se produisait pas (IIIa, q. 14). C’est pourquoi il faut affirmer que tous ces faits, omnia ista facta, sont survenus miraculeusement par la puissance divine. « À la masse du corps, habitée par la divinité, les portes closes ne constituaient pas un obstacle, affirme Augustin.  Le Christ a pu entrer sans qu’elles s’ouvrent, comme, en naissant, il avait laissé inviolée la virginité de sa mère. »

 

5. Marie est-elle demeurée vierge après l’enfantement ?

 

Le chapitre 6 de la Marie de Jacques Duquesne est intitulé : « Marie, mère de famille nombreuse ». Il ne doute pas : « Que Marie ait été mère de famille nombreuse, voilà une affirmation qui ne pose plus de problème aux historiens, ni aux exégètes (même si tous ne l’avouent pas nettement). Mais elle heurte beaucoup, j’en ai recueilli maints témoignages, nombre de catholiques » (p. 80). Personne ne pense qu’il a recueilli l’opinion de tous les historiens et de tous les exégètes. Quoi qu’il en soit, la vérité ne se décide pas à la majorité des voix.

 

Comme il nous invite à relire les textes du Nouveau Testament, pour nous convaincre de sa position, nous pouvons donner la parole à Thomas d’Aquin, qui connaissait ces textes et les a présentés comme des objections à la  solution du problème soulevé quand il se demande si la Mère de Dieu est demeurée vierge après l’enfantement : Utrum Mater Dei permanserit Virgo post partum (IIIa, q. 28, a. 3). Comme toujours, il semble que non.

 

Six objections

 

Première objection. Il semble que la Mère du Christ n’est pas demeurée vierge après l’enfantement. En effet, il est dit dans Matthieu 1, 18 : « Avant qu’ils eussent cohabité, convenirent, elle se trouva enceinte de l’Esprit saint. » Or, l’évangéliste n’aurait pas dit antequam convenirent si ce n’est du fait qu’ils devaient un jour cohabiter, nisi de conventuris, parce que personne ne dit de quelqu’un : « avant qu’il ne prenne son repas » s’il ne doit pas le prendre. Il semble donc qu’il y eut relation charnelle, carnalis copula, entre la bienheureuse Vierge et Joseph quand elle cohabita avec lui. Il s’ensuit qu’elle ne demeura pas vierge après l’enfantement

 

Deuxième objection. L’ange rassure Joseph (Matthieu 1, 20) : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme. » Or, le mariage est consommé par l’union charnelle, per carnalem copulam. Il semble donc qu’il y eut parfois, quandoque, union charnelle entre Joseph et Marie et qu’elle n’est pas demeurée vierge après l’enfantement.  

 

Troisième objection. Matthieu poursuit (1, 24-25) : « Joseph prit chez lui sa femme et il ne la connut pas jusqu’au jour où elle enfanta son fils premier-né. » « Jusqu’à ce que », donec, exprime un temps déterminé après lequel se fait ce qui ne se faisait pas jusqu’à ce moment-là. Et le verbe connaître, cognoscere, dans ce contexte, évoque le coït, ad coitum refertur, comme dans Genèse 4, 1 : « Adam connut sa femme. » Il semble donc qu’après l’enfantement la bienheureuse Vierge connut charnellement Joseph et qu’elle ne demeura pas vierge.

 

Quatrième objection. Premier-né ne peut s’affirmer d’un enfant que si des frères le suivent. C’est pourquoi Paul dit aux Romains (8, 29) : « Ceux que d’avance il a discernés, il les a aussi prédestinés à reproduire l’image de son Fils pour qu’il soit l’aîné d’une multitude de frères. » Or, l’évangéliste Luc (2, 7) appelle le Christ le premier-né de sa mère, primogenitum matris ejus. Elle a donc eu d’autres fils après le Christ. Et ainsi il ne semble pas qu’elle demeura vierge après l’enfantement.

 

Cinquième objection. Il est dit dans saint Jean (2, 12) : « Après quoi, il descendit à Capharnaüm, lui, ainsi que sa mère et ses frères. » Or, frères se dit d’enfants qui ont les mêmes parents. Il semble donc que la bienheureuse Vierge a eu d’autres enfants après le Christ.

 

Sixième objection. La Bible de Jérusalem traduit ainsi Matthieu 27, 55 : « Il y avait là de nombreuses femmes qui regardaient à distance, celles-là mêmes qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée et le servaient, entre autres Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée. » Le texte que Thomas d’Aquin avait sous les yeux diffère quelque peu : « Il y avait là, près de la croix du Christ, de nombreuses femmes venues de loin, a longe. » Dans le premier texte, les femmes regardent de loin ; dans le deuxième, elles viennent de loin. Or, il semble que cette Marie, qui est dite mère de Jacques et de Joseph, était aussi la mère du Christ : « Près de la croix de Jésus se tenait Marie, sa mère » (Jean 19, 25). Il semble donc que la mère du Christ n’est pas demeurée vierge après l’enfantement.   

 

À ces objections, Thomas d’Aquin oppose Ézéchiel 44, 2 : « Cette porte sera fermée, et ne sera pas ouverte, et l’homme ne passera pas par elle, parce que le Seigneur, Dieu d’Israël, est entré par elle. » Augustin explique ce texte dans un sermon : « Que signifie “ la porte close, dans la maison du Seigneur ”, si ce n’est que Marie sera toujours intacte ? Et que signifie “ aucun homme ne passera par elle ” si ce n’est que Joseph ne la connaîtra jamais ? Et que signifie “ le Seigneur seul entre et sort par elle ”, si ce n’est que l’Esprit saint la rendra enceinte et que le Seigneur des anges naîtra d’elle ? Et que signifie “ elle sera fermée pour toujours ” si ce n’est que Marie est vierge avant l’enfantement, vierge dans l’enfantement et vierge après l’enfantement ? »

 

La mère de Dieu est demeurée vierge après l’enfantement

 

Sans aucun doute, affirme Thomas d’Aquin, il faut exécrer l’erreur d’Helvidius, qui osa dire, qui dicere præsumpsit, qu’après l’enfantement, la Mère du Christ fut connue charnellement, esse carnaliter cognitam, par Joseph et qu’elle a engendré d’autres fils.

 

Primo, cela  porte d’abord atteinte à la perfection du Christ qui, selon la nature divine, est le  Fils unique du Père, parfait en tout ; ainsi, il convenait qu’il fût le fils unique de sa mère, comme son plus parfait rejeton, tanquam perfectissimum germen ejus.

 

Secundo, cette erreur fait injure au Saint-Esprit qui fit de l’utérus virginal, uterus virginalis, le sanctuaire dans lequel il forma la chair du Christ. D’où il ne convenait pas que, par un autre, ce sanctuaire fût profané, violaretur, par une union virile, per commixtionem virilem.

 

Tertio, c’est une atteinte à la dignité et à la sainteté de la Mère de Dieu, qui semblerait très ingrate si, d’un tel fils, elle n’eût pas été satisfaite et si elle eût, par des rapports charnels, per carnis concubitum,  volontairement perdu la virginité qui lui avait été miraculeusement conservée [dans l’enfantement, in partu].

 

Quarto, Joseph lui-même aurait été imputable de la plus grande audace, ad maximam præsumptionem imputandum, s’il avait tenté de souiller, polluere attentaret, celle dont il savait, par la révélation de l’ange, qu’elle avait conçu Dieu, Deum concepisse, par l’opération du Saint-Esprit. C’est pourquoi il faut affirmer, sans restriction, que la Mère de Dieu, qui est restée vierge en concevant et en enfantant, est encore restée vierge après l’enfantement et à jamais le demeura.

 

Solutions des objections

 

Solution de la première objection. Jérôme répond à Helvidius que la préposition « avant », ante, indique souvent ce qui va suivre, mais parfois elle évoque seulement des projets qu’on avait conçus, mais qui ne se sont pas réalisés, parce qu’une circonstance est intervenue qui a entravé leur réalisation. Quand l’Évangéliste dit : « Avant qu’ils fussent ensemble, elle se trouva enceinte du Saint-Esprit », cela ne signifie pas qu’ils s’uniraient par la suite, mais que, tandis qu’ils semblaient devoir le faire, la conception par le Saint-Esprit est intervenue, et cette circonstance imprévue les détourna de le faire.

 

Solution de la deuxième objection, tirée de la parole de l’ange à Joseph : « “ Ne crains pas de prendre Marie, ton épouse. ” Or, les épousailles se consomment par l’union charnelle. » Thomas d’Aquin répond par deux citations. La première d’Augustin : « La Mère de Dieu est appelée “ femme de Joseph ”, conjux Joseph, à cause de la première foi des fiançailles, ex prima desponsationis fide, bien qu’il ne l’eût pas connue par des rapports charnels, per concubitum, et qu’il  ne dût pas la connaître [27]. » La deuxième citation est d’Ambroise : « Ce n’est pas la perte de la virginité, mais l’affirmation d’un mariage et la célébration de noces qui sont manifestées » [par cette parole].

 

Solution de la troisième objection, tirée de Matthieu (1, 24-25) : « “ Joseph prit chez lui sa femme et il ne la connut pas jusqu’au jour où elle enfanta un fils. ” Or, “ jusqu’à ce que ”, donec, exprime un temps déterminé après lequel se fait ce qui ne se faisait pas jusqu’à ce moment-là. » Certains ont pensé que, dans ce texte, il ne s’agissait pas de la connaissance du coït, de cognitione coitus, mais de la connaissance intellectuelle. Jean Chrysostome, par exemple : « Joseph ne la connut pas avant qu’elle eût enfanté : il ne savait pas quelle était sa dignité ; mais, après qu’elle eût enfanté, il comprit qu’elle était devenue, par son enfant, plus belle que l’univers entier, parce que celui que l’univers ne peut contenir elle l’avait reçu seule dans l’étroite chambre de son utérus, in angusto cubiculo uteri. […] Par contre, Jérôme accorde qu’il s’agit bien de la connaissance du coït, de cognitione coitus, mais il rappelle que, dans les Écritures, le mot usque ou donec « jusqu’à ce que » a un double sens. Parfois il désigne un temps déterminé, comme dans Galates 3, 19 : « En vue de la transgression, la loi fut ajoutée, jusqu’à la venue de la descendance à qui était destinée la promesse. » Parfois il exprime un temps indéfini, comme dans ce verset du psaume 122, 2 : « Nos yeux sont dirigés vers le Seigneur, notre Dieu, jusqu’à ce qu’il ait pitié de nous. » Cela ne veut pas dire que, la miséricorde une fois obtenue, on se détournera du Seigneur.

 

Solution de la quatrième objection, tirée du fait que l’Évangéliste appelle le Christ le premier-né de sa mère, primogenitum matris ejus. L’usage des divines Écritures, répond Thomas d’Aquin, est d’appeler premier-né, primogenitum, non seulement celui qui a des frères après lui, mais aussi celui qui est né le premier. Car, si était premier-né celui seulement que des frères ont suivi, le droit de primogéniture, fixé par la loi, n’aurait été dû aux prêtres qu’après d’autres naissances. Ce qui est évidemment faux, puisque, selon la loi, les premiers-nés devaient être rachetés après un mois (Nombres 18, 16).

 

Solution de la cinquième objection, tirée de Jean 2, 12 : « Après quoi, il descendit à Capharnaüm, lui, ainsi que sa mère et ses frères. » Dans son commentaire de Matthieu, Jérôme dit que, selon certains, « les frères du Seigneur, dont parle l’Évangile, étaient des enfants que Joseph avait eus d’une autre épouse. Pour lui, précise-t-il, les frères du Seigneur ne sont pas les fils de Joseph, mais bien les cousins du Sauveur, fils d’une autre Marie, sa tante. » Les Écritures distinguent quatre sortes de frères, à savoir par la nature, par la nation, par la parenté et par l’affection.  Il s’ensuit que les « frères du Seigneur », dont parle l’Évangile, ne sont pas dits tels selon la nature, comme s’ils étaient nés de la même mère : ils ne sont ses frères que par la parenté, secundum cognationem, ou la consanguinité. Quant à Joseph, nous devons croire qu’il demeura vierge, comme le pense Jérôme, contre Helvidius, parce qu’« il n’est pas écrit qu’il eut une autre épouse, et un saint homme ne commet pas la fornication ». [Les traducteurs du Cerf écrivent, en note : « Laissons à S. Jérôme la responsabilité de cette inacceptable assimilation de l’usage du mariage à la fornication [28]. »] 

 

Solution de la sixième objection, tirée de Matthieu 27, 55 : « Il y avait là de nombreuses femmes qui regardaient à distance, celles-là mêmes qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée et le servaient, entre autres, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée. » La mère de Jacques et de Joseph se nommait Marie, mais elle n’était pas la mère du Seigneur, que l’Évangile n’a pas coutume de nommer sans accompagner son nom du titre de sa grandeur, qui est d’être mère de Jésus. La Marie dont il est question serait l’épouse d’Alphée, dont le fils, Jacques le Mineur, était appelé le frère du Seigneur.

 

6. Y eut-il entre Marie et Joseph un vrai mariage ?

 

Thomas d’Aquin se demande s’il y eut, entre Marie et Joseph, un vrai mariage : Utrum inter Mariam et Joseph fuerit verum matrimonium (IIIa, q. 29, a. 2). Comme toujours, il semble que non.

 

Trois objections

 

Première objection. Jérôme affirme, contre Helvidius, que « Joseph fut le gardien, custos, de Marie plutôt que son mari, maritus ejus  ». S’il y avait eu un vrai mariage, Joseph aurait été vraiment son mari. Il semble donc qu’il n’y a pas eu de vrai mariage entre Marie et Joseph.

 

Deuxième objection. Au sujet de Matthieu 1, 19 : « Jacob engendra Joseph, époux de Marie, virum Mariæ », Jérôme prévient son lecteur : « Que ce terme d’époux, vir, n’évoque pas en toi l’idée de noces. Souviens-toi que c’est l’usage des Écritures d’appeler époux, viri, les fiancés, et épouses, uxores, les fiancées. » Or, ce qui fait le vrai mariage, ce ne sont pas les fiançailles mais les noces. » Il n’y a donc pas eu de vrai mariage entre la bienheureuse Vierge et Joseph.

 

Troisième objection. Il est dit dans Matthieu 1, 19 : « Joseph, son époux, vir ejus, puisqu’il était juste et ne voulait pas l’amener, nollet eam traducere (c’est-à-dire l’amener dans sa maison pour cohabiter avec elle), voulut la renvoyer en secret, c’est-à-dire changer le temps des noces, comme l’explique Remi d’Auxerre. Il semble donc, puisque les noces n’avaient pas encore été célébrées, qu’il n’y avait pas encore de vrai mariage, d’autant plus qu’une fois le mariage contracté il n’était plus permis à un homme de renvoyer son épouse.

 

Mais Augustin soutient le contraire : « Joseph n’avait pas le droit, d’après l’évangéliste Matthieu, de renvoyer son épouse Marie, du fait qu’elle avait enfanté le Christ étant vierge et non par des rapports sexuels, ex concubitu. C’est en effet un magnifique exemple pour les époux mariés qui, d’un consentement réciproque, observent la continence ; le mariage demeure et est ainsi appelé, sans union corporelle de sexe, non permixto corporis sexu [29]. »  

 

Réponse de Thomas d’Aquin

 

Le mariage ou union conjugale, matrimonium sive conjugium, est dit vrai s’il atteint sa perfection. Or, un être est capable d’une double perfection. La première consiste dans sa forme même, qui lui confère son espèce. [Par la forme d’une pièce de métal, on voit que c’est une scie.] La seconde perfection d’un être consiste dans l’opération par laquelle il atteint sa fin. [La fin d’une scie, c’est de scier.]

 

Or, la forme du mariage consiste en l’union indissoluble des esprits, animorum, par laquelle un conjoint est tenu de garder à l’autre une fidélité inviolable. Quant à la fin du mariage, elle consiste à engendrer et élever des enfants. [Dans la Somme contre les Gentils, 3, chap. 123, Thomas d’Aquin va élargir, comme nous verrons, cette vue très augustinienne de la fin du mariage.] La première fin, engendrer des enfants, est atteinte par l’acte du mariage ; la seconde, par les actes que le mari et l’épouse mettent en commun pour élever leurs enfants, ad prolem nutriendum. [nutriendum vient du latin nutriere, qui signifie aussi bien nourrir qu’élever.]  

 

Ainsi donc, en ce qui concerne la perfection première du mariage [sa forme], il faut dire que l’union entre la Vierge Marie, Mère de Dieu, et Joseph fut un mariage tout à fait vrai, omnino verum, car l’un et l’autre ont consenti à l’union conjugale, mais non expressément à l’union charnelle, si ce n’est sous condition : s’il plaisait à Dieu, si Deo placeret. Aussi l’ange appelle-t-il Marie l’épouse de Joseph quand il rassure celui-ci : « Ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse, conjugem tuam (Matthieu 1, 20). Ce qu’Augustin commente ainsi : « Elle est appelée épouse, conjux, en raison du premier engagement des fiançailles, elle qui n’avait jamais connu – au sens biblique du terme – ni ne devait jamais connaître Joseph [30]. »

 

Quant à la seconde perfection du mariage, qui s’atteint par l’acte du mariage, per actum matrimonii, si l’on entend par cet acte l’union charnelle qui engendre les enfants, ce mariage n’a pas été consommé. Ce qui fait dire à Ambroise : « Ne sois pas ému si l’Écriture l’appelle souvent épouse, conjux : ce n’est pas pour lui enlever sa virginité, mais pour attester le lien du mariage et la célébration des noces [31]. » Cependant, ce mariage a atteint la seconde perfection, l’éducation de l’enfant : « Tout le bien des noces, nuptiarum bonum, est accompli chez les parents du Christ : l’enfant, la fidélité et le sacrement. L’enfant, nous le reconnaissons dans le Seigneur Jésus ; la fidélité, en ce qu’il n’y eut aucun adultère ; le sacrement en ce qu’il n’y eut aucune séparation. Une seule chose est absente : l’union charnelle, concubitus non fuit [32]»

 

Solutions des objections

 

Solution de la première objection, tirée de Jérôme qui répond à Helvidius que « Joseph fut le gardien, custos, de Marie plutôt que son mari, maritus ejus  ». Pour Jérôme, tranche Thomas d’Aquin, le mot maritus, « mari », signifie un mariage consommé, c’est-à-dire qui avait comporté des relations sexuelles. Mais il vient d’être établi qu’un vrai mariage ne comporte pas nécessairement des relations sexuelles.

 

Solution de la deuxième objection. Thomas d’Aquin répond de nouveau qu’il s’agit du sens que Jérôme donne à « noces » ; pour lui, c’est l’union sexuelle, nuptialis concubitus.

 

Solution de la troisième objection. Thomas d’Aquin répond longuement à cette objection. D’après Jean Chrysostome, la bienheureuse Vierge était fiancée à Joseph et habitait dans sa maison. « Car chez la femme qui conçoit dans la maison de son mari, la conception est considérée comme légitime, tandis qu’elle considérée comme suspecte chez celle qui conçoit à l’extérieur, extra domum» Et ainsi la réputation de la bienheureuse Vierge n’aurait pas été suffisamment protégée si elle avait été seulement fiancée à Joseph sans habiter sa maison. D’où quand l’évangéliste dit : « Il ne voulut pas l’emmener », on interprète mieux ces paroles en disant : « Il ne voulut pas la diffamer en public » qu’en disant : « Il ne voulut pas l’introduire dans sa maison. » Aussi l’évangéliste ajoute-t-il : « Il résolut de  la renvoyer en secret. »  

 

Cependant, quoique la bienheureuse Vierge habitât déjà dans la maison de Joseph, à cause de la fidélité promise aux fiançailles, il n’y avait pas eu encore de célébration solennelle des noces ni, par conséquent, de rapports conjugaux. Jean Chrysostome le signale : « L’évangéliste ne dit pas : “ Avant qu’elle fût conduite dans la maison de son époux ”, car elle y était déjà. La coutume des anciens était, en effet, d’avoir déjà chez eux leurs fiancées. » C’est pourquoi l’ange dit à Joseph : « Ne crains pas de prendre Marie comme épouse », c’est-à-dire : « Ne crains pas de célébrer avec elle des noces solennelles. » Toutefois, d’autres auteurs disent qu’elle n’avait pas été introduite dans la maison de Joseph, qu’elle était seulement sa fiancées. La première explication s’harmonise mieux avec l’Évangile, conclut Thomas d’Aquin.

 

Les fins du mariage

 

Dans le corps de l’article (IIIa, q. 29, a. 2), Thomas d’Aquin assignait comme fin du mariage engendrer et à élever des enfants, finis matrimonium est proles generanda et educanda. C’est par trop augustinien. Voici comment le dominicain Vincent Harvey résume la position d’Augustin à ce sujet. « Pour Augustin, en effet, à qui la tradition a donné le titre de docteur du mariage chrétien, le plaisir sexuel est à vrai dire une conséquence du péché originel. Il est essentiellement mauvais. C’est pourquoi l’acte conjugal, qui est toujours entaché de cette concupiscence, a besoin d’excuse. D’où les trois biens excusateurs : l’enfant, la fidélité et le sacrement (ou l’indissolubilité). De ces trois biens, seul l’enfant excuse totalement l’acte conjugal. En d’autres termes, pour Augustin, seul l’acte posé dans le but exclusif de la procréation est licite et bon. Dans les autres cas, par exemple lorsque la femme est enceinte ou qu’elle est devenue stérile par l’âge, les rapports sexuels constituent une faute [au moins] vénielle (saltem venialis), puisqu’ils ne procèdent pas du légitime désir de la procréation, mais de la concupiscence et de l’incontinence des époux [33]. » Pourtant, la procréation et l’éducation d’enfants n’est pas le seul but du mariage hétérosexuel.

 

Vieux professeur de philosophie à la retraite, j’ai enseigné avec les manuels, tant français que latins,  de l’abbé québécois Henri Grenier – abbé décédé monseigneur. Dans le manuel français, voici le paragraphe 485, consacré aux fins du mariage : « a) La fin première du mariage est la génération et l’éducation des enfants ou, en termes plus simples, la propagation du genre humain. » Puis : « b) Les fins secondaires du mariage sont le secours mutuel des époux et l’apaisement de la concupiscence. » Dans le manuel latin, Grenier précise que les fins « secondaires » sont « subordonnées » à la fin première (volume II, § 1049).

 

Des milliers de jeunes Québécois, qui ont fait l’ancien cours classique, ont appris que telles étaient les fins du mariage chrétien. Ils souriaient en lisant que l’une d’elles était « l’apaisement de la concupiscence ». On ne les ramenait  pas à la gravité requise par le sujet à l’étude en leur apprenant que cette fin était suggérée par saint Paul : « À ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves, je dis qu’il leur est bon de demeurer comme moi. Mais, s’ils ne peuvent garder la continence, qu’ils se marient. Il vaut mieux se marier que de brûler » (1 Cor 7, 8-9). Les jeunes d’alors ne comptaient pas tellement sur le mariage pour apaiser leur concupiscence. Augustin non plus. Quand on l’eut convaincu de se marier, la femme qu’il demandait ne serait nubile que dans deux années. C’était trop pour son sexe goulu : il prit une maîtresse en attendant [34].   

 

Dans les années 1950, Charles De Koninck – père de douze enfants – disait à ses étudiants – j’en étais alors – qu’il ne fallait pas hiérarchiser les fins du mariage et considérer les fins qualifiées de « secondaires » comme étant moins importantes. Vatican II a donné raison à mon éminent professeur : « Le mariage et l’amour conjugal sont d’eux-mêmes ordonnés à la procréation et à l’éducation. D’ailleurs, les enfants sont le don le plus excellent du mariage et ils contribuent grandement au bien des parents eux-mêmes. » Et le Concile d’ajouter : « sans sous-estimer pour autant les autres fins du mariage [35]. »

 

L’expression « sans sous-estimer » m’intriguait : tout traducteur est parfois traître : Traduttore, traditore. Je suis donc allé au latin du texte conciliaire. Le verbe qui a été traduit par « sous-estimer », c’est posthabere, qui signifie « placer en second rang, faire passer après ». Les traducteurs auraient mieux fait de préférer « sans mettre en second rang » ou « sans faire passer après » les autres fins du mariage. Ils auraient ainsi éliminé la catégorie des fins « secondaires ». Dans 50, 3, Vatican II ajoute : « Le mariage n’est pas institué en vue de la seule procréation. » On peut donc se marier pour une autre raison. Et c’est pourquoi l’Église catholique romaine bénit des mariages de personnes âgées, de personnes handicapées, de couples stériles. Sans possibilité d’avoir des enfants, sans concupiscence à apaiser, on peut se marier pour s’offrir des secours réciproques. Le Christ a dit : « Mon joug est doux et mon fardeau léger » (Matthieu 11, 30). Encore plus léger quand on le porte à deux dans le mariage.

 

Ces secours sont innombrables. Ce peut être simplement l’ennui à vaincre : « Le grand ennemi, “ l’ennemi no 1 ”, du monde moderne, c’est l’ennui [36]. » Qui ne connaît des veufs et des veuves qui s’ennuient ? Surtout des veufs. Pour l’abbé Pierre, c’est la tendresse ; écoutons-le : « Ce qui, tout au long de ma vie, m’a sûrement coûté le plus, ce fut le volontaire renoncement à la tendresse. […] Le plus douloureux à vivre, ce fut vraiment le vœu de chasteté, qui conduit à renoncer à la tendresse. […] La tendresse d’une femme, celle de chaque jour, je ne l’ai jamais vécue. De cela, j’ai éprouvé une souffrance constante, quotidienne, toute ma vie. Car je ne pense pas que, pour un homme, la tendresse existe sans la présence d’une femme. Ou alors, il faut vraiment que Dieu s’en mêle beaucoup [37]. » « Que Dieu s’en mêle beaucoup » ou que l’homme soit homosexuel.

 

La procréation des enfants a été considérée jadis comme la fin première et unique du mariage. Il fut un temps où « le célibat était une chose mauvaise et punissable [38]. » « Le mariage était donc obligatoire. Il n’avait pas pour but le plaisir, son objet principal n’était pas l’union de deux êtres qui se convenaient et qui voulaient s’associer pour le bonheur et pour les peines de la vie » (ibid., p. 52). Platon apporte sa caution : « Le mariage utile à l’État, voilà en fait, dans chaque cas, celui auquel on doit être prétendant, et non pas celui qui nous plaît le plus à nous-mêmes. […] S’il arrive qu’à trente-cinq ans, on ne soit pas encore marié, on paiera une amende annuelle [39]. » Dans son traité Des Lois, Cicéron énumère les tâches des censeurs, c’est-à-dire de ces magistrats chargés chez les Romains d’établir le cens [dénombrement des citoyens et évaluation de leur fortune] et qui avaient le droit de contrôler les mœurs des citoyens. L’une de ces responsabilités : « Ils ne permettront pas le célibat » (III, chap. III). Les Juifs avaient une prescription semblable : « Il n’y aura pas de stérile chez toi, de l’un et l’autre sexe » (Deutéronome 7, 14). Marie connaissait cette prescription, elle en savait les exigences, et Thomas d’Aquin ne doute pas qu’elle était disposée à les assumer si Dieu le voulait, si Deo placeret (IIIa, q. 28, a. 4, sol. 1). Fiancée à Joseph, elle savait ce qui l’attendait, si l’ange Gabriel n’était pas intervenu.

                                                           

J’ai dit que, dans la Somme contre les Gentils (3, chap. 123), Thomas d’Aquin élargit la vue très augustinienne de la fin du mariage qu’il a rapportée dans IIIa, q. 29, a. 2. Il y disait, je le répète, que la fin du mariage  était d’engendrer et d’élever des enfants : Finis matrimonii est proles generanda et educanda. Dans la Somme contre les Gentils, il voit d’autres avantages au mariage. Entre un mari et son épouse semble régner la plus grande amitié, maxima amicitia. En effet, ils s’unissent non seulement dans l’acte de la copulation charnelle, in actu carnalis copulæ, qui, même chez les bêtes, produit une société agréable, suavem societatem, mais encore dans le partage de toute la vie domestique.

 

Quand on reconnaît l’importance de l’amitié : « L’amitié est absolument indispensable à la vie ; sans amis, nul ne voudrait vivre, même en étant comblé de tous les autres biens [40] » ; quand on sait que la vie en couple est le lieu de la plus grande amitié, maxima amicitia, on ne s’étonne pas de voir les gens vivre en couple. Le Phèdre de Platon se termine ainsi : « … entre amis tout est commun. » Or, c’est dans le mariage ou dans la vie en couple que la communauté est le plus large : même lit, même table, mêmes joies, mêmes peines, mêmes problèmes, l’ennui n’a pas sa place : dès le réveil, on a quelqu’un à qui parler.

 

7. Le Saint-Esprit a-t-il été le principe actif de la conception du Christ ?

 

Thomas d’Aquin consacre la question 32 de la IIIa  à l’intervention du Saint-Esprit dans la vie de Marie. Il se demande d’abord si le Saint-Esprit a été le principe actif de la conception du Christ : Utrum Spiritus sanctus fuerit principium activum conceptionis Christi (IIIa, q. 32, a. 1). Il faut d’abord remarquer le mot « conception » : il ne dit pas de la procréation ni de la gestation. Pour Thomas d’Aquin, la conception, c’est premièrement, principaliter, la « formation du corps » (IIIa, q. 33, a. 1).  « Premièrement »  parce qu’une âme raisonnable, créée par Dieu, viendra animer ce corps (q. 33, a. 2), et la nature humaine ainsi constituée d’un corps et d’une âme sera assumée par la personne du Fils de Dieu. Tout cela se fera dans l’instant, in instanti (q 33, a. 3, sol. 1). L’instant, c’est l’indivisible dans le temps, comme il a été expliqué.

 

Deux découvertes capitales

 

D’abord, celle de l’Allemand Antoni van Leuwenhoek (1632 -1723). Après avoir inventé le microscope, il ne se contenta pas d’examiner  des gouttes d’eau d’un marécage ; il eut la brillante idée d’examiner le sperme humain. Stupéfaction. « Il a découvert des êtres curieux, animés de mouvements vifs, que nous appelons maintenant spermatozoïdes, et qu’il nomma “ homoncules ”. Il avait cru voir, dans la tête enflée de ces spermatozoïdes, un bébé tout fait ; le rôle de la mère, pendant neuf mois, était simplement de nourrir et faire grandir ce bébé préfabriqué par le père [41]. » Spermatozoïde vient de trois racines grecques : sperma « semence », zoon « animal » et eidos « aspect » ; homoncule vient du latin homonculus, diminutif de homo « homme ». 

 

Autre découverte encore plus importante, celle de l’ovule, par Karl Ernst von Baer en 1827. Les conséquences de cette découverte ne seront pas connues le lendemain. « Quand s’ouvrira le XIXe siècle, le problème de la génération est toujours aussi obscur ; les positions fondamentales n’ont pas varié. On ne devait commencer à y voir un peu clair qu’à la faveur de la théorie cellulaire (1839) : encore ne fut-ce qu’avec quelque retard qu’on tira de cette théorie les leçons qu’elle comportait quant au problème de la génération [42]. »

 

Il faudra du temps pour que l’on découvre que, parmi les millions de spermatozoïdes d’une éjaculation, le plus vigoureux, infiniment petit – selon Jacquard, il y en aurait « plusieurs centaines de millions à chaque éjaculation [43] »  –, ira féconder l’ovule, 80 000 fois plus gros que lui, et réaliser la conception. Un spermatozoïde en train de féconder un ovule ressemble à une épingle plantée dans une balle de tennis.

 

La notion de passivité

 

Dans le traité des passions (Ia-IIae, q. 22, a. 1), Thomas d’Aquin signale que le verbe latin pati, peut s’entendre en trois sens. D’abord, en un sens très général, on emploie ce verbe chaque fois que quelque chose est reçu, que la réception plaise ou déplaise, qu’il s’agisse d’une caresse ou d’une gifle : omne recipere est pati. Il parle donc de passivité dans le cas de la femelle qui reçoit la semence du mâle et pendant qu’elle la reçoit : quand l’averse est terminée, on ne reçoit plus de pluie, la passivité a cessé. Mon Bornecque donne comme premier sens « supporter, souffrir, éprouver, endurer ». La passivité de la femelle ne doit pas être de cette nature si le mâle sait faire. 

 

Depuis des temps immémoriaux, les humains savent que, pour engendrer naturellement des enfants, il faut l’accouplement d’un mâle et d’une femelle, comme dans le cas des bêtes. Pour une raison qui devient facilement évidente, ils appelaient principe actif le rôle du mâle et principe passif le rôle de la femelle, lors de la conception. C’est le mâle, en effet, qui va déposer la semence dans la femelle – celle-ci n’étant pas équipée d’une trompe pour la siphonner – et qui déclenche le processus. Ce qui se passe à l’intérieur de la femelle, on ne l’a pas appris en 1827, lors de la découverte de l’ovule, ni en 1839, par la théorie cellulaire, mais, comme a dit ci-dessus Rostand, c’est « avec quelque retard qu’on tira de cette théorie les leçons qu’elle comportait quant au problème de la génération ». Cependant, même au temps de Thomas d’Aquin, on reconnaissait quelque activité à la femelle (IIIa, q. 33, a. 1).  

 

Passive pendant le réception de la semence du mâle, la femelle avait été  active d’abord en produisant l’ovule – elle n’a pas attendu 1827 pour en produire , puis, après cette première intervention du mâle, pendant laquelle elle est passive, le temps d’une petite minute, la femelle entre en action, car les puissances végétatives – nutrition, croissance, génération – sont des puissances actives. Et elle est active pendant neuf mois, soit un minimum de 272 jours (1 de 28, 4 de 30 et 4 de 31) x 24 heures x 60 minutes : donc pendant 391 680 minutes. C’est pendant le dépôt de la semence qu’elle est passive, mais seulement du point de vue de ce dépôt, car cette passivité est accompagnée de l’activité des deux partenaires dans les échanges amoureux.

 

La supériorité du rôle de la femme dans la formation de l’enfant

 

Dans la préface de Maternité et Biologie, Jean Rostand revendique pour les généticiens et les embryologistes le « grand honneur » d’avoir « concouru à réhabiliter le sexe féminin ». Il arrive à la conclusion que le rôle de la femme dans la formation de l’enfant est beaucoup plus important et complexe que celui de l’homme ; que la maternité est une fonction plus riche que la paternité.

 

Duquesne prétend que « les évangélistes Luc et Matthieu ignoraient une donnée capitale : la semence masculine ne suffit pas, même nourrie et développée dans le ventre de la mère, à former, seule, un enfant [44]. » Même s’ils avaient connu ce que l’on a ignoré jusqu’au XIXe siècle, ils n’auraient pas été obligés d’en parler. On peut rappeler ici, en le transposant, le mot du cardinal Caesar Baronius (1538 - 1607) à propos de la condamnation de Galilée (1564 - 1642) : « L’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on va au ciel et non comment va le ciel [45]. », ni comment se déroule la procréation. La Bible contient des erreurs historiques et des erreurs scientifiques, mais elle ne contient pas d’erreurs concernant le salut.

 

Trois objections du XIIIe siècle

 

Première objection. Il semble que la conception du corps du Christ ne doit pas être attribuée au Saint-Esprit. Selon Augustin, les œuvres de la Trinité sont indivises, comme est indivise l’essence de la Trinité [46]. Or, réaliser la conception du corps du Christ est une œuvre divine. Il s’ensuit qu’elle ne doit pas être attribuée au Saint-Esprit plus qu’au Père ou au Fils.

 

Deuxième objection. Paul s’adressant aux Galates (4, 4) : « Quand vint la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils né d’une femme, factum ex muliere. Augustin commente : « Assurément, il a été envoyé par celui qui l’a fait naître d’une femme [47]. » Mais l’envoi du Fils est attribué surtout au Père, comme on l’a montré (Ia, q. 43, a. 8). Donc la conception, selon laquelle il est né de la femme, doit être attribuée surtout au Père.

 

Troisième objection. Il est dit dans les Proverbes (9, 1) : « La Sagesse s’est bâti une maison. » Or, la sagesse de Dieu, et sa puissance, c’est le Christ : « Le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (1 Cor 1, 24). La maison de cette sagesse, c’est le corps du Christ, qu’on dit aussi son temple : « Il disait cela du temple de son corps » (Jean 2, 21). Il semble donc que la conception du corps du Christ doit être surtout attribuée au Fils et non à l’Esprit saint.

 

À ces objections, Thomas d’Aquin oppose cette simple phrase de Luc (1, 35) : « L’Esprit saint viendra sur toi. »

 

Réponse de Thomas d’Aquin à la question soulevée

 

Le Saint-Esprit a-t-il été le principe actif de la conception du Christ ? – Utrum Spiritus sanctus fuerit principium activum conceptionis Christi. Thomas d’Aquin commence par rappeler que la conception du corps du Christ – c’est du corps qu’il s’agit – est l’œuvre de toute la Trinité, dont l’opération est indivise, comme il a été dit. Cependant, pour trois raisons, on attribue au Saint-Esprit l’œuvre de la conception du corps du Christ.

 

 Première raison. Attribuer au Saint-Esprit la conception du corps du Christ convient au motif de l’Incarnation envisagée  du côté de Dieu. En effet, l’Esprit saint est l’amour du Père et du Fils (Ia, q. 37, a. 1). Or, que le Fils de Dieu ait pris chair dans le sein d’une femme – jeune ou vieille, vierge ou pas, peu importe pour le moment – provient d’un très grand amour de Dieu : « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jean 3, 16).

 

Deuxième raison. La conception du corps du Christ par l’opération du Saint-Esprit convient au motif de l’Incarnation envisagé du côté de la nature assumée. On entend par là que l’assomption de la nature humaine par le Fils de Dieu, dans l’unité de sa personne, ne vient pas de quelconques mérites, ex aliquibus meritis, mais uniquement de la grâce, ex sola gratia, laquelle est attribuée au Saint-Esprit : « Il y a diversité de grâces, mais c’est le même Esprit » (2 Cor 12, 14).

 

Troisième raison. Cela convenait au terme de l’Incarnation : que l’homme ainsi conçu fût le Saint, le Fils de Dieu. Ce sont là deux effets attribués à l’Esprit saint ; c’est par lui que les hommes sont faits enfants de Dieu, selon Galates 4, 6 : « Comme vous êtes les enfants de Dieu, Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans vos cœurs, et c’est lui qui crie : Abba, Père. » Il est aussi l’Esprit de sanctification, comme le dit encore le même Apôtre (Romains 2, 4). De même donc que les autres hommes sont sanctifiés par l’Esprit saint, pour être enfants de Dieu par adoption, de même le Christ a été conçu dans la sainteté, par l’opération de cet Esprit, pour être le Fils de Dieu par nature. Aussi, d’après l’explication que donne une Glose, l’Apôtre ayant dit : « Il a été prédestiné à être Fils de Dieu par sa puissance », il ajoute aussitôt, pour mieux expliciter sa pensée : « En vertu de l’Esprit sanctificateur », c’est-à-dire parce qu’il a été conçu de l’Esprit saint. Le céleste messager de l’Incarnation lui-même, après avoir dit à Marie : « L’Esprit saint viendra en vous », tire en quelque sorte la conclusion de cette parole en ajoutant : « Voilà pourquoi l’être saint qui naîtra de vous sera appelé Fils de Dieu. »

 

Solutions des objections

 

Solution de la première objection. Sans doute, l’œuvre de la conception est commune à toute la Trinité, Cependant, sous tel ou tel rapport, on peut l’attribuer à chacune des personnes. Ainsi on attribue au Père l’autorité sur la personne du Fils qui, par la conception, a assumé la nature humaine ; au Fils, on attribue l’assomption même de la chair ; à l’Esprit saint, on attribue la formation du corps assumé par le Fils. Car l’Esprit saint est l’Esprit du Fils, selon Galates 4, 6 : « Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils. » La force de Dieu, qui est le Christ (1 Cor 1, 24), a formé, par l’intermédiaire de l’Esprit saint, le corps qu’il a assumé. Et c’est ce que montrent les paroles de l’ange : « L’Esprit saint viendra sur  toi » comme pour préparer et former la matière du corps du Christ ; et « la force du Très-Haut », c’est-à-dire le Christ, « te couvrira de son ombre ».

 

Solution de la deuxième objection. La mission se rapporte à la personne qui l’assume et qui est envoyée par le Père, mais la conception se rapporte au corps assumé, formé par l’opération de l’Esprit saint. C’est pourquoi, bien que mission et conception s’identifient dans le sujet, parce qu’elles diffèrent en raison, la mission est attribuée au Père, réaliser la conception est attribuée au Saint-Esprit, mais assumer la chair est attribué au Fils.

 

Solution de la troisième objection. Selon Augustin, ce texte peut recevoir une double interprétation. D’abord, la maison du Christ, c’est l’Église, qu’il a bâtie par son sang ; ensuite, on peut appeler maison du Christ son corps, comme il a parlé du temple de son corps. Et l’objection se terminait ainsi : « Il semble donc que la conception du corps du Christ doit être surtout attribuée au Fils et non à l’Esprit saint. » Thomas d’Aquin répond que l’œuvre du Saint-Esprit peut aussi être appelée l’œuvre du Fils à cause de l’unité de nature et de volonté qui règne entre eux.

  

Deux irréductibles : Uta Ranke-Heinemann et Jacques Duquesne

 

Uta Ranke-Heinemann affirme sa dissidence

 

« Activité masculine et passivité féminine se retrouvent également, selon Aristote, dans l’acte procréateur : l’homme “ fait ” et la femme “ se fait faire ” un enfant. Le langage familier n’a pas pris en compte la découverte de l’ovule par K.E. von Baer en 1827 et donc la révélation de la participation de la femme pour moitié dans l’acte de procréation. Grâce à saint Thomas, l’idée que la semence masculine serait le seul principe actif s’est à ce point imposée [48] », etc. 

 

Thomas d’Aquin ne reconnaîtrait pas sa pensée dans la lecture qu’en fait Uta Ranke-Heinemann. Thomas d’Aquin ne parle pas de l’« acte procréateur » mais de la conception, c’est-à-dire du point de départ du devenir un être humain. Il ne dit pas non plus que la semence masculine est le « seul principe actif » ; il dit qu’elle est le principe actif au sens défini ci-dessus : le mâle dépose sa semence, la femelle la reçoit. Pour Thomas d’Aquin, toute réception, je le répète, est une passivité : omne recipere est pati. Chez l’homme, comme chez les grands mammifères, la génération commence par un acte du mâle : étalon, taureau, bélier, coq, etc. Et le mot « principe » signifie un point de départ. La tour du plongeur et le bloc de départ du sprinteur sont seulement des principes, simples points de départ ; par contre, le plongeoir et le trampoline sont principes et causes.

 

 

Uta Ranke-Heinemann poursuit : « Si l’on pouvait dire jusqu’en 1827 que Marie avait reçu son enfant du Saint-Esprit, on ne le peut plus à présent sans nier l’existence de l’ovule féminin [49]. » Thomas d’Aquin ne dit pas que « Marie avait reçu son enfant du Saint-Esprit », il dit que le Saint-Esprit s’est substitué à Joseph, qu’il a été le « principe actif » de la conception de Jésus dans le sein de Marie. Le Saint-Esprit a joué le rôle que Joseph aurait pu jouer. Le Fils de Dieu aurait pu assumer une chair conçue par la semence de Joseph. Dans le Christ, il y a trois choses à distinguer : la personne du Fils de Dieu, l’âme humaine et le corps humain (q. 33, a. 2). Si le Christ avait été conçu par la semence de Joseph, ex semine  Joseph (q. 28, a. 1, obj. 2), ce dernier n’aurait été cause efficiente que du corps : l’âme raisonnable que le Christ a assumée a été créée par Dieu, comme les nôtres l’ont été.

 

URH insiste : « Toutefois, accepter cette donnée scientifique [le découverte de l’ovule] serait nier le fait que Dieu ait agi seul ; l’action du Saint-Esprit n’aurait plus été dans ce cas qu’une participation à cinquante pour cent [50]. » Thomas d’Aquin ne dit pas que Dieu a agi seul : il dit que le Christ a été conçu du Saint-Esprit (IIIa, q. 32, a. 2), comme il aurait pu dire : conçu de la semence de Joseph, s’il avait plu à Dieu qu’il en fût  ainsi. Le Saint-Esprit a fait ce que Joseph  aurait pu faire, mais il l’a fait autrement. Le Saint-Esprit était au courant de l’existence de l’ovule ; il a pu attendre la production d’un ovule pour le féconder par sa puissance, ex potentia, et non par sa substance, ex substantia. Thomas d’Aquin l’affirme clairement (IIIa, q. 32, a. 2, sol. 1)  Quant à « la participation à cinquante pour cent », ce n’est pas la découverte de l’ovule qui a permis de l’affirmer, mais celle des chromosomes vers 1900-1910. « L’enfant, issu de la fusion de ces deux cellules reçoit des chromosomes provenant pour moitié de son père, pour moitié de sa mère [51]. »  

 

Jacques Duquesne affirme lui aussi sa dissidence

 

« Thomas d’Aquin, aux prises avec cette question ardue – [que la partie paternelle vienne de l’Esprit saint] –, a écrit, dans sa Somme contre les Gentils, que " l’Esprit Saint n’a pas produit la nature humaine dans le Christ à propos [sic] de sa propre substance ; seul son pouvoir a œuvré à cette production" » (Marie, p. 57). (J’aurais apprécié qu’il donne la référence ; ceux de ses lecteurs qui voulaient « boire dans le creux de leur main et non dans une coupe empruntée », comme dit Alain, l’ont-ils trouvée dans un ouvrage de  mille pages ?) Voici ce texte de Thomas d’Aquin : Spiritus Sanctus non produxit humanam naturam in Christo ex sua substantia, sed sola sua virtute operatus est ad ejus productionem [52]. On voit que c’est l’expression ex sua substantia que Duquesne a malencontreusement traduite par « à propos de sa propre substance ». Or, dans cette expression, ex a le même sens que dans l’expression une statue de marbre, ex marmore. Il indique ce dont une chose est faite. Or, le corps du Christ n’a pas été fait de la substance du Saint-Esprit, mais par sa toute-puissance. Il ne s’ensuit donc pas que le Christ soit un fils de l’Esprit saint et que l’Esprit saint en soit le père. Thomas d’Aquin exposera sa pensée à ce sujet dans IIIa, q. 32, a. 3. 

 

Jacques Duquesne poursuit : « Si Jésus est un véritable homme, comme le dit fermement le Credo des chrétiens, aussi fermement qu’il le dit vrai Dieu, cela signifie qu’il possède une partie paternelle et une partie maternelle. Si la partie paternelle ne vient pas de Joseph mais de Marie seule, nous nous trouvons dans une situation de parthénogenèse » (Marie, p. 57).  Thomas d’Aquin a répondu à cette objection : la partie paternelle ne vient pas de Marie ; elle vient miraculeusement de Dieu, de la Trinité ; on l’attribue à l’Esprit saint pour les raisons qui ont été fournies ci-dessus (IIIa, q. 32, a. 1). La conception du corps du Christ dans l’utérus de Marie a été miraculeuse, mais la suite s’est déroulée naturellement jusqu’à l’accouchement, miraculeux lui aussi. 

 

Duquesne insiste : « Si la partie paternelle vient de l’Esprit saint, Jésus devient un fils de l’Esprit saint pour ce qui concerne sa réalité humaine » (Marie, p. 57). Il aurait raison si le corps du Christ avait été fait de la substance de l’Esprit saint, mais il a été fait par sa toute-puissance. Il ne s’ensuit donc pas que le Christ soit un fils de l’Esprit saint et que l’Esprit saint en soit le père (IIIa, q. 32, a. 3).  

 

Duquesne ne lâche pas : « … ou bien c’est l’Esprit saint lui-même qui s’incarne. Dès lors, le dogme de la Trinité est mis en cause » (ibid.). Thomas d’Aquin a répondu à cette objection dans son traité de l’Incarnation (IIIa, q. 3, a. 5). N’importe quelle personne de la Trinité aurait pu s’incarner. Quand le Fils de Dieu s’est incarné, il n’a pas « mis en cause » le dogme de la Trinité, parce que Jésus n’en est pas une quatrième personne ; il est une de ces trois personnes, la deuxième, qui a assumé la nature humaine, qui se l’est  unie. Il en aurait été ainsi dans l’hypothèse où le Saint-Esprit aurait assumé la nature humaine. Le père François Varillon, s.j. démêle l’écheveau : « Depuis la résurrection, la Trinité, ce n’est plus le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; c’est le Père, le Fils incarné, mort et ressuscité, et le Saint-Esprit ; c’est le Père, le Christ et le Saint-Esprit [53]. »

 

Duquesne s’obstine : « Autrement dit, la partie paternelle a été créée par un miracle provoqué par l’Esprit. Mais quelle est alors la “ substance ” qui l’a produite ? Si elle vient de Dieu le Père, l’homme Jésus n’est pas le Fils éternel “ engendré, non pas créé ”, comme le souligne le credo. Il est créé quant à sa “ nature humaine ”. Et, en outre, pourrait-il être considéré comme un homme véritable (ibid., p. 57) ? On n’a pas à se demander quelle substance a produit la partie paternelle : elle a été produite par la puissance de l’Esprit saint. Ce qui est « engendré, non pas créé », ce n’est pas « l’homme Jésus », c’est le Fils de Dieu. Quant à savoir si Jésus était un homme véritable, on peut se fier aux témoignages de ceux qui ont vécu avec lui : il mangeait, buvait, dormait, ressentait la fatigue, la colère, l’angoisse, etc.  

 

8. Doit-on dire que le Saint-Esprit est père du Christ selon la chair ?

 

Thomas d’Aquin se demande si le Saint-Esprit doit être appelé père du Christ selon la chair : Utrum Spiritus sanctus dici debeat pater Christi secundum carnem (IIIa, q. 32, a. 3). Cette question est encore débattue. Si la « partie paternelle », comme dit Duquesne, vient de l’Esprit saint, la question surgit de savoir s’il est le père du Christ. Thomas d’Aquin va soulever la question, mais en précisant : père « selon la chair ». Dans le Christ, en effet, il y a trois composantes, comme il a été dit : un corps comme les nôtres, une âme créée par Dieu [comme le sont nos âmes] et la personne du Fils de Dieu qui s’est uni la nature humaine au premier instant, in primo instanti, de la conception (IIIa, q. 33, a. 3). La question ne peut donc se poser qu’à propos du corps.

 

L’essentiel, selon Duquesne, c’est que « ces hommes et ces femmes » du temps de Jésus « ne savaient pas comment se faisaient vraiment les enfants ». Si Matthieu et Luc « voulaient démontrer que Jésus était le fils de Dieu, ils n’avaient pas le choix » : ils devaient « attribuer à Dieu la paternité de l’enfant » (Marie, p. 54). Thomas d’Aquin ne serait pas d’accord. Essayons de le suivre.

 

Un enfant conçu par l’opération du Saint-Esprit (de Dieu ou de la Trinité) n’est pas nécessairement Fils de Dieu, comme il a été dit ci-dessus au sujet de la distinction entre ex sua substantia et ex sua virtute. Si Jésus est devenu Fils de Dieu, ce n’est pas parce que la « partie paternelle » en lui avait été produite par Dieu, mais parce que le Fils de Dieu a assumé la nature humaine formée par le Saint-Esprit, en ce qui a trait à la partie paternelle, et par Marie en ce qui a trait à la partie maternelle. Si, après la conception par l’opération du Saint-Esprit, le Fils de Dieu avait décidé de retarder son incarnation, l’enfant né de Marie aurait été un homme en tout semblable aux autres, incluse l’éventualité de pécher. Dans le cas de tout être humain, les parents préparent la matière, mais l’âme spirituelle est créée par Dieu. Dans le cas de Jésus, Joseph n’a pas eu son mot à dire dans la préparation de la matière, mais l’âme humaine du Christ a été créée par Dieu comme le sont toutes les âmes. Il n’était pas Fils de Dieu pour autant.

 

Duquesne poursuit : « On ne peut pas croire à la fois en l’Incarnation et en la conception virginale. » « Pour que Jésus soit " vrai homme ", il est indispensable qu’il soit né d’un père humain et d’une mère humaine dans une relation sexuelle normale, l’intervention de l’Esprit-Saint [Esprit Saint ou saint] n’étant pas charnelle » (Marie, p. 58). Ceux qui croient « à la fois à [54] l’Incarnation et à la conception virginale » (ibid.) croient que Dieu, quoique pur esprit, a créé le ciel et la terre : un esprit tout-puissant peut faire tout ce qui n’implique pas contradiction. Quand on peut changer de l’eau en vin, multiplier les pains et les poissons, faire entendre les sourds, voir les aveugles, parler les muets, on peut sans doute féconder une femme sans utiliser un pénis et du sperme. Pour ceux qui ont la foi, cette façon de concevoir est miraculeuse.

 

Comme il s’agit d’un fait non historique et donc invérifiable, il a fallu que Marie dévoile elle-même ce secret. Elle ne l’avait même pas confié à Joseph puisqu’il a voulu « la répudier en secret » (Matthieu 1, 19). Un ange a dû le rassurer. À qui l’a-t-elle dévoilé ? Quand ? On n’en sait rien. Jean-Paul II pensait « que Luc tenait ses informations de Marie elle-même » (Marie, p. 47). Quant à la citation de la lettre aux Hébreux, « semblable en tout à ses frères » (2, 17), elle n’ébranle pas la foi des croyants. Duquesne lui-même ne conteste pas qu’il faille ajouter « sauf le péché ». Cependant, pour Thomas d’Aquin, d’autres ajouts s’imposent : sauf l’ignorance, sauf l’inclination au mal, sauf la difficulté de faire le bien, sauf la maladie (IIIa, q. 14, a. 4). Enfin, aucun contemporain de Jésus n’a douté qu’il était un vrai homme. La manière dont un homme est conçu n’entre pas dans sa définition. Ni la manière dont un vin est obtenu : aucun des invités de Cana n’a soupçonné qu’à la fin de la noce il buvait de l’eau changée en vin.  

 

Aux objections sans grand intérêt pour nous, Thomas d’Aquin oppose une affirmation d’Augustin : « Le Christ n’est pas né fils du Saint-Esprit, mais fils de la Vierge Marie. »

 

L’Esprit saint n’est pas le père du Christ selon la chair

 

Voici comment Thomas d’Aquin réfute que le Saint-Esprit soit le père du Christ selon la chair. Les noms de paternité, de maternité et de filiation sont reliés à une génération ; non pas à une génération quelconque, mais à une génération d’êtres vivants, et surtout à une génération d’animaux. (Il y a génération chez les plantes, mais on n’y parle pas de paternité ni de maternité, mais on en parle chez les animaux. D’un veau on peut dire, en pointant un taureau : « Voilà son père. » En pointant une vache : « Voilà sa mère. »)

 

Cependant, on ne parle pas de filiation à propos de tout ce qui est engendré chez les animaux. On en parle seulement quand il y a ressemblance entre l’engendré et le générateur. Nous ne disons pas, dit Augustin, que le cheveu qui pousse sur le crâne d’un homme est fils de cet homme-là ; nous ne disons pas non plus que l’enfant qui naît est fils de la semence de son père. Pourquoi ? Parce que le cheveu ne ressemble pas à l’homme, ni le nouveau-né à la semence de son père : c’est à son père que le nouveau-né ressemble. C’est pourquoi on le dit fils de son père.

 

Mais la ressemblance peut être parfaite et elle peut être imparfaite. Si la ressemblance est parfaite, il y aura filiation parfaite. Cela peut se produire aussi bien sur le plan humain que sur le plan divin. Sur le plan divin, c’est  une ressemblance imparfaite qui existe entre l’homme et Dieu, d’abord parce que l’homme a été créé une première fois à l’image de Dieu, puis il y a la ressemblance conférée par la grâce, qui le rend participant de la vie divine. C’est pourquoi l’homme peut être appelé fils de Dieu de ces deux manières.

 

Or, il faut considérer que, lorsqu’un nom – Fils de Dieu – convient à un être – au Christ – selon son sens parfait, on ne doit pas lui appliquer ce nom selon les sens imparfaits qu’il comporte. Le Christ est Fils de Dieu selon une parfaite filiation. C’est pourquoi on ne doit l’appeler d’aucune manière Fils du Saint-Esprit, ni même Fils de toute la Trinité.

 

9. Marie doit être appelée Mère de Dieu 

 

À quelques reprises, dans les questions précédentes, Thomas d’Aquin a désigné la Vierge Marie du titre de Mère de Dieu. Comme ce titre avait  soulevé des objections, presque des tempêtes, il importait de le justifier. Il le fait quand il se demande si la bienheureuse Vierge doit être appelée Mère de Dieu : Utrum beata Virgo debeat dici Mater Dei (IIIa, q. 35, a. 4). Sa réponse est ferme : Il est hérétique de nier que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu, hæreticum est negare beatam Virginem esse matrem Dei.

 

Les personnes âgées, qui ont récité l’Ave Maria des milliers de fois trouvent cette question superflue, car elles ont répété aussi souvent : « Sainte Marie, Mère de Dieu », etc. Les choses familières finissent par nous sembler évidentes, et nous ne nous posons pas de questions. Certains s’en sont posé jadis, et d’autres s’en posent encore de nos jours. Thomas d’Aquin rapportent trois objections qui circulaient en son temps.

 

Trois objections

 

Première objection. L’Écriture sainte ne dit nulle part que la bienheureuse Vierge est la mère ou la génitrice, mater aut genitrix, de Dieu. mais elle dit qu’elle a été la mère du Christ, mater Christi, [« Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle naquit Jésus, que l’on appelle Christ » (Matthieu 1, 16)], ou la mère de l’enfant, mater pueri : « Entrant dans le logis, les mages virent l’enfant avec Marie, sa mère » (Matthieu 2, 11)]  Comme on ne doit employer, concernant les divins mystères, que les expressions contenues dans l’Écriture sainte, il s’ensuit qu’on ne doit pas dire que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu.

 

Deuxième objection. Le Christ est appelé Dieu en raison de sa nature divine. Mais la nature divine n’a pas commencé d’exister par la Vierge, non accepit initium essendi ex Virgine. Donc la bienheureuse Vierge ne doit pas être appelée mère de Dieu.

 

Troisième objection : « Le nom Dieu se dit également du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Si donc la bienheureuse Vierge est mère de Dieu, il semble s’ensuivre qu’elle est également la mère du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ce qui ne convient pas, quod est inconveniens. La bienheureuse Vierge ne doit donc pas être appelée mère de Dieu. »

 

On pourrait tirer des objections du Coran. Si c’est un blasphème de dire que Dieu a un fils (Sourate X, 69), à plus forte raison en est-ce un de dire qu’il a une mère, donc qu’il est lui-même fils d’une femme, comme, dans la mythologie grecque, Cybèle était la vénérable mère des Dieux, magna deorum genitrix. « Dieu ne peut pas avoir d’enfants. Loin de sa gloire ce blasphème » (Sourate XIX,  36). « Dieu n’a point de fils, et il n’y a point d’autre Dieu à côté de lui » (Sourate XXIII, 92).

 

À ces objections, Thomas d’Aquin oppose des propos de Cyrille d’Alexandrie (né entre 376 et 380 - décédé en 444), approuvés par le concile d’Éphèse : « Si quelqu’un ne confesse pas que Dieu est le véritable Emmanuel, et qu’à cause de cela la sainte Vierge est génitrice de Dieu (en effet, elle a engendré charnellement le verbe fait chair), qu’il soit anathème. »

 

Intervention de Jacques Duquesne

 

Jacques Duquesne consacre à cette question de la maternité divine le chapitre 8 de sa Marie. Il ne fait aucune allusion à la position de Thomas d’Aquin. S’il avait lu IIIa, q. 35, a. 4, il aurait affronté un interlocuteur de taille. Son chapitre 8, intitulé « Disputes dans une cathédrale… et ailleurs »,  s’ouvre sur un esclandre du patriarche de Constantinople, Nestorius (~ 380 - 451, patriarche de 428 à 431), qui avait invité « un certain Proclus » à prêcher dans sa cathédrale. [Ce Proclus n’était pas le philosophe grec néo-platonicien né en 412. En 428, quand Nestorius devint patriarche de Constantinople, il n’avait que 16 ans.] Le prédicateur invité avait choisi de parler de Marie. Après avoir célébré toutes les qualités de cette illustre femme, il concluait : « Voici la description exacte de la Théotokos, Sainte Marie. »

 

En entendant le mot théotokos, Nestorius bondit de son siège et s’avance vers le prédicateur pour l’enguirlander. Selon lui, Marie peut être dite chistotokos, mais pas théotokos, mot formé de Théos, « Dieu », et de tokos, « action d’enfanter ». Théotokos est habituellement traduit par « mère de Dieu », écrit Duquesne, mais en note il dit que « des spécialistes proposent une traduction plus précise : « Celle qui a enfanté Dieu » (Marie, p. 202, note 1). Sans vouloir donner facilement raison à Thomas d’Aquin, il est bon de rappeler qu’en formulant la première objection il avait dit : mater aut genitrix Dei. En français, un géniteur ou une génitrice, c’est une personne qui a engendré quelqu’un.

 

Proclus n’avait pas inventé le mot théotokos ; il n’était pas le premier non plus à l’appliquer à Marie. Mais il a gaffé en l’employant devant le bouillant Nestorius pour qui Marie était mère de Jésus ou du Christ, christotokos, mais pas mère de Dieu. Nestorius soutenait qu’il y avait deux personnes dans le Christ : une personne humaine puisque le Christ avait un corps humain et une âme humaine, puis la personne divine du Fils de Dieu. Thomas  d’Aquin va exclure la personne humaine en montrant que le Fils de Dieu a assumé la nature humaine à l’instant de la conception (IIIa, q. 33, a. 3).

 

 Selon d’autres, Jésus était un homme extraordinaire, mais un homme. Ce fut, entre autres, la position d’Arius (~ 280 - ~ 326), un prêtre d’Alexandrie, qui a donné son nom à l’hérésie appelée arianisme. Ce sera la position de Mahomet. « Infidèle est celui qui dit : Dieu, c’est le Messie, fils de Marie » (Sourate V, 76). « Le Messie, fils de Marie, n’est qu’un apôtre ; d’autres l’ont précédé » (Sourate V, 79). Enfin, il y a la position de Thomas d’Aquin, qui est celle de l’Église catholique romaine, qui définit l’Incarnation comme l’union de la nature humaine à la nature divine dans la personne du Fils de Dieu. Bref, deux natures, une seule personne, mais une personne divine.

 

Réponse de Thomas d’Aquin

 

Voici comment Thomas d’Aquin établit que la bienheureuse Vierge doit être appelée Mère de Dieu. Il a été prouvé (IIIa, q. 16, a. 1) que tout nom signifiant une nature au sens concret, [une nature au sens concret du terme, c’est homme par opposition à humanité, c’est animal par opposition à animalité] peut se dire, potest supponere, de n’importe quel individu appartenant à cette nature. Homme peut donc se dire de tout individu qui concrétise la nature humaine : Pierre, Paul, Jean, etc.

 

Or, comme l’union de l’Incarnation – union de la nature humaine à la nature divine – s’est faite dans la personne [du Fils de Dieu], comme il a été dit (IIIa, q. 2. a. 2 et 3), il est manifeste que le nom Dieu peut représenter la personne ayant la nature divine et la nature humaine. C’est pourquoi tout ce qui convient à la nature divine ou à la nature humaine peut être attribué à cette personne, qu’elle soit désignée par un nom exprimant la nature divine ou qu’elle le soit pas un nom exprimant la nature humaine.

 

Or, la conception et la naissance s’appliquent à la personne selon la nature dans laquelle se sont produites la conception et la naissance. Donc puisque, dès le premier instant de la conception, la nature humaine [corps humain et âme humaine créée par Dieu] a été assumée par la personne divine du Fils de Dieu (IIIa, q. 33, a. 1), il s’ensuit qu’on peut vraiment dire que Dieu a été conçu et est né de la Vierge. Or, une femme est appelée mère de quelqu’un du fait qu’elle le conçoit et l’engendre. D’où il suit que la bienheureuse Vierge est, avec raison, appelée Mère de Dieu.

 

On pourrait nier que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu dans les deux hypothèses suivantes : d’abord, si l’humanité avait été sujette à la conception et à la naissance avant que cet homme, Jésus, devienne Fils de Dieu, comme le pensait Photin ; ou bien que l’humanité n’ait pas été assumée dans une même personne, mais en deux personnes, comme le pensait Nestorius. Selon Thomas d’Aquin, ces deux hypothèses sont erronées, car l’union de la nature humaine à la nature divine s’est réalisée au moment même de la conception (IIIa, q. 33, a. 3), et que l’union de ces deux natures s’est réalisée dans une seule personne, la personne divine du Fils de Dieu. D’où sa conclusion : il est hérétique de nier que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu.

 

Solutions des objections

 

Solution de la première objection, que Thomas d’Aquin attribue à Nestorius : « L’Écriture sainte ne dit nulle part que la bienheureuse Vierge est la mère ou la génitrice, mater aut genitrix, de Dieu, mais elle dit qu’elle a été la mère de Jésus Christ, mater Jesu Christi (Jean 2, 3) ou la mère de l’enfant, mater pueri (Matthieu 1, 11). Thomas d’Aquin concède que l’Écriture ne dit pas expressément que la bienheureuse Vierge est mère de Dieu, mais elle dit expressément que Jésus Christ est vrai Dieu (1 Jean 5, 20) et que la bienheureuse Vierge est mère de Jésus Christ, mater Jesu Christi (Matthieu 1, 18). Il découle nécessairement des termes de l’Écriture qu’elle est mère de Dieu, puisqu’elle est mère de Jésus Christ et que Jésus Christ est Dieu ; elle est donc forcément mère de Dieu.

 

Solution de la deuxième objection que Thomas d’Aquin attribue également à Nestorius : « Le Christ est appelé Dieu en raison de sa nature divine, mais la nature divine n’a pas tiré son origine de la Vierge, non accepit initium essendi ex Virgine» Thomas d’Aquin donne la parole à Cyrille [d’Alexandrie], qui, dans une lettre contre Nestorius, résout l’objection en établissant une comparaison entre, d’une part, l’âme et le corps, et, d’autre part, entre le Fils de Dieu né de la substance du Père et le Fils de Dieu incarné. « L’âme de l’homme naît avec son propre corps, et est considérée comme ne faisant qu’un avec lui, tanquam unum reputatur. Donc si quelqu’un voulait dire que la Vierge a engendré la chair, cependant sans avoir engendré l’âme, il parle plus qu’il n’est nécessaire,  nimis superflue loquitur. Il y a quelque chose de semblable dans la génération du Christ. Verbe de Dieu, il est né de la substance du Père ; mais, comme il a assumé une chair, il est nécessaire de confesser que, selon la chair, il est né d’une femme. » Après avoir exposé ce passage de Cyrille, Thomas d’Aquin conclut : « Il faut dire que la bienheureuse Vierge est appelée Mère de Dieu, non pas parce qu’elle est la mère de la divinité, mais parce qu’elle est mère, selon l’humanité, d’une personne [Jésus ou le Christ] qui possède la divinité et l’humanité. » [La mère d’un pape n’est pas mère de la papauté.]

 

Solution de la troisième objection : « Le nom Dieu se dit également du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Si donc la bienheureuse Vierge est mère de Dieu, il semble s’ensuivre qu’elle est également la mère du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ce qui ne convient pas, quod est inconveniens» Il est vrai, répond Thomas d’Aquin, que le nom Dieu est commun aux trois personnes de la Trinité, cependant il s’applique parfois à la seule personne du Père, parfois à la seule personne du Fils ou de l’Esprit saint (Ia, q. 39, a. 7). Et ainsi, quand on dit : « La bienheureuse Vierge est Mère de Dieu», le nom Dieu s’applique à la seule personne incarnée du Fils.

 

10. L’Assomption de Marie

 

Quand Thomas d’Aquin s’est demandé (IIIa, q. 27, a. 1) si la bienheureuse Vierge Mère de Dieu a été sanctifiée avant sa naissance, il a reconnu que l’Écriture sainte ne nous apprend rien à ce sujet, qu’elle ne fait même pas mention de la naissance de Marie. Cependant, de même qu’Augustin prouve de façon rationnelle, argumentatur rationabiliter, dans un sermon sur l’Assomption, que la Vierge a été élevée au ciel avec son corps (ce que l’Écriture ne dit pas), de même on peut prouver par la raison, rationabiliter, qu’elle a été sanctifiée dans le sein de sa mère. Selon Thomas d’Aquin, on peut donc apporter des arguments de raison en faveur de l’assomption de Marie.

 

Comme ce dogme n’a aucun fondement dans la Bible, il n’est pas étonnant qu’il ait suscité beaucoup d’opposition chez les protestants, les orthodoxes et beaucoup de catholiques. Hans Küng ne fait donc que reprendre l’idée de Thomas d’Aquin quand, dans ses Mémoires, il dit que ce dogme n’a aucun fondement dans la Bible (tome I, p. 97). De même Duquesne n’invente rien en affirmant que le dogme de l’Assomption « n’est fondé sur aucun texte du Nouveau Testament » (Marie, p. 152). On pourrait ajouter : ni de l’Ancien. Ces deux savants n’ignorent pas que, pour les catholiques romains, la Révélation n’est pas entièrement contenue dans la Bible ; elle l’est en partie dans la Tradition, la « Tradition sacrée », comme dit Vatican II [55].

 

L’épithète « sacrée » distingue cette tradition d’avec les traditions ou coutumes populaires. La dinde de Noël et le jambon de Pâques ne relèvent pas de la tradition « sacrée ». Exemple plus sérieux : jusqu’en 769, aucun évêque ne pouvait devenir pape, car un règlement en vigueur dans l’Église interdisait qu’un évêque change de diocèse. Ce ne fut que 113 ans plus tard qu’un évêque devint pape. La même année 769, un règlement fut adopté qui barrait aux laïcs la route de la papauté. Malgré ce règlement, un laïc fut encore élu pape en 1024. Dans sa lettre Sacerdotalis ordinatio (22 mai 1994), Jean-Paul II invoque l’exemple des Églises d’Orient, qui ont fidèlement conservé la tradition de ne pas ordonner de femmes, mais il ne dit mot du mariage, qui y est accessible aux prêtres. Il se sentait lié par « la pratique constante de l’Église [romaine] qui a imité le Christ en ne choisissant que des hommes », mais il ne se sentait pas lié par le fait que le Christ n’en avait choisi que douze, tous Juifs, ni par le fait que le Christ avait choisi comme chef de son Église un homme marié.

 

La Mère de Dieu a connu la mort

 

Que les chrétiens aient cru à l’assomption de la Vierge Marie dès les premiers siècles et que la fête en son honneur ait toujours été célébrée le 15 août, c’est de Tradition sacrée. « À l’origine, affirme Charles De Koninck, l’objet de la fête du 15 août était la mort même de la Mère de Dieu. Ce n’est qu’au VIIIe siècle, à Rome, que le mot assomption a remplacé le mot dormition [56]. Dans son sermon sur l’assomption de Marie, Augustin ne laisse planer aucun doute sur la mort de la Vierge Marie. Dans La Piété du Fils (p. 71), Charles De Koninck cite ce passage du plan de ce sermon pour la fête de l’Assomption : « Mais je parlerai d’abord de son trépas, c’est-à-dire de son sommeil ou assomption. Les Antidicomarianites et Nestorius affirmaient que la chair de la Bienheureuse Vierge avait subi la décomposition du tombeau, et qu’elle n’avait été l’objet d’aucun privilège ; les Collydiriens, au contraire, faisaient de Marie une déesse immortelle. L’Église tient le chemin royal du milieu ; elle professe que Marie ne fut pas immortelle, mais qu’elle mourut, et pourtant qu’elle jouit d’un privilège spécial… Elle est donc morte [57]. »

 

La Mère de Dieu est morte mais de quelle mort ? 

 

Écoutons Charles De Koninck, philosophe et théologien, expert du cardinal Maurice Roy à Vatican II, nous parler de l’assomption rationabiliter.

 

Pour épargner à la dépouille de la Mère de Dieu la corruption du tombeau, certains auteurs ont émis l’hypothèse de son immortalité ; d’autres, comme les « collyridiennes, qui offraient à la Vierge des petits gâteaux nommés collyrides, pensaient que Marie n’avait pas un corps véritable mais seulement une apparence de corps » (Marie, p. 153).

 

Charles De Koninck va nous apprendre comment il faut parler de la mort de Marie [58]. Non seulement on écarte la pourriture consécutive à la mort, mais on écarte également la détérioration graduelle qui la précède d’ordinaire chez les humains : on dit de quelqu’un qu’il meurt quand il se dirige vers la mort, dicitur aliquis mori, dum movetur in mortem (IIa-IIae, q. 164, a. 1, sol. 7). La mort de la Mère de Dieu n’a ressemblé à celle du commun des mortels ni en ce qui la précède ni en ce qui la suit : aucune détérioration antérieure ni putréfaction postérieure. Sa mort et sa résurrection s’étant produites dans un instant – l’instant est toujours l’indivisible dans le temps –, il n’y a jamais eu de temps où elle était mourante, ni de temps où elle était morte. La Vierge Marie n’aurait pas constaté, comme saint Paul (2 Timothée 4, 6) : « Déjà je tombe en ruine, et le temps de ma dissolution approche. »

 

Il va de soi que Charles De Koninck refuserait le récit suivant, rapporté par Jacques Duquesne dans sa Marie (p. 217, note 21) : « Lorsque Marie fut à l’agonie, “ les apôtres accoururent tous, de chaque pays, vers sa maison ”. Ils veillaient sur elle. “ Le Seigneur survint, escorté de ses anges et, recevant l’âme de Marie, il la remit à l’archange Michel et se retira. ” Au point du jour, les apôtres mirent le corps dans le tombeau, attendant son retour : “ Tout à coup, Jésus leur apparut de nouveau et, enlevant ce corps sacré dans un nuage, il la [sic] fit transporter ainsi dans le paradis où maintenant, ayant repris son âme [sic], Marie savoure avec les élus les biens de l’éternité [59]. » [Il faut sûrement il le fit et non il la fit transporter. Puis comme la personne de Marie, ce n’est ni son corps seul ni son âme seule, mais le composé de corps et d’âme, on ne peut pas dire : Marie ayant repris son âme, ni : Marie ayant repris son corps.]

 

« La parfaite incorruption du tombeau est-elle incompatible avec la mort ? » se demande Charles De Koninck [60]. Il prouve que la mort et la résurrection peuvent se réaliser dans l’instant, l’instant étant, comme il a été dit et répété, l’indivisible dans le temps. De Koninck s’appuie sur saint Paul se prononçant sur la résurrection à la fin des temps : « Tous nous serons changés, en un instant, en un clin d’œil » (1 Cor 15, 51). La mort véritable et la résurrection sans intervalle de temps n’impliquent  aucune contradiction.

 

Proclamation du dogme par Pie XII

 

Le 1er novembre 1950, Pie XII proclama en ces termes le dogme de l’Assomption de Marie : « Nous proclamons, déclarons et définissons que c’est un dogme divinement révélé que Marie, l’Immaculée Mère de Dieu toujours Vierge, à la fin du cours de sa vie terrestre, expleto terrestris vitæ cursu, a été élevée en corps et en âme à la gloire céleste [61]. » Pie XII parle d’un dogme « divinement révélé » même si cette révélation n’est pas contenue dans la Bible ; le complément de la révélation biblique est dans la « Tradition sacrée », comme il a été dit.

 

Cette traduction du dogme ne parle ni de mort ni de dormition. Le Petit Robert rappelle qu’anciennement la théologie catholique employait le mot dormition pour désigner « Le dernier sommeil de la Vierge Marie, au cours duquel eut lieu son assomption ». Le Catéchisme de l’Église catholique emploie le mot dans une citation tirée de la liturgie byzantine : « Dans ton enfantement tu as gardé la virginité, dans ta dormition tu n’as pas quitté le monde, ô Mère de Dieu : tu as rejoint la source de la vie, toi qui conçus le Dieu vivant et qui, par tes prières, délivras nos âmes de la mort » (CEC, § 966).

 

Au ciel corps et âme

 

Pie XII dit que Marie a été élevée « corps et âme » à la gloire céleste. Cette affirmation a été l’objet d’interprétations différentes. Par exemple, dans sa Petite Catéchèse sur Marie, André Boulet écrit : « Celle qui a été préservée du péché originel devait être aussi préservée de la corruption du tombeau. » Selon cette affirmation, on dirait que c’est la Vierge Marie qui a été préservée de la corruption du tombeau. Ce n’est même pas son corps ; si les anges ne l’ont pas emporté, c’est son cadavre qui a été déposé dans le tombeau et qui aurait été soustrait à la corruption.

 

On pourrait peut-être jeter de la lumière sur ce problème en examinant la réponse que fait Thomas d’Aquin quand il se demande si la substance du pain et du vin est anéantie après la consécration (IIIa, q. 75, a. 3). Certains, considérant comme impossible que la substance du pain et du vin soit changée au corps et au sang du Christ, ont soutenu qu’elle avait été anéantie ou réduite à la matière première. Contre eux, Thomas d’Aquin soutient que le vrai corps du Christ ne commence d’être dans ce sacrement que par le changement de la substance du pain en lui-même, per conversionem substantiæ panis in ipsum. De même, le corps de chair de la Vierge n’est pas anéanti, au terme de sa vie terrestre, il est changé en un corps de gloire : « Semé corps animal, il ressuscite corps spirituel » (1 Cor 15, 44).

 

Quand certains amis d’Augustin demandèrent à sa mère, Monique, si elle ne craignait pas de laisser son corps loin de la patrie, elle répondit : « Rien n’est loin pour Dieu, et il n’y a pas à craindre qu’il ne reconnaisse, à la fin des temps, le lieu où il doit me ressusciter [62]. » Elle parlait comme si Dieu avait besoin, pour la ressusciter, d’aller à l’endroit où l’on avait déposé son cadavre et en retirer de la poussière – In pulverem reverteris. C’est ainsi qu’elle entendait le dogme de « la résurrection de la chair ». Certains textes de l’Écriture sainte peuvent s’interpréter en ce sens. Par exemple, quand Job expose sa conception de la résurrection : « Je sais que mon Rédempteur est vivant, et que je ressusciterai de la terre au dernier jour ; et je serai de nouveau vêtu de cette peau, et je verrai mon Dieu dans ma chair » (19, 25). Ézéchiel également : « Ô mon peuple, je vais ouvrir vos tombeaux, je vous tirerai de vos sépulcres, et je vous ferai entrer dans la terre d’Israël » (37, 12). Enfin, un texte de saint Paul prête lui aussi à confusion en laissant entendre que ce sont nos vrais corps qui vont ressusciter : « Dieu qui a ressuscité Jésus d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels » (Romains 8, 11).

 

Quand l’âme se sépare d’un corps humain, ce dernier n’est plus un corps humain, mais, comme disait Bossuet, « un je ne sais quoi qui n’a de nom dans aucune langue ». On parle quand même du corps d’un défunt, comme on appelle œil un œil de verre. Un borgne peut dire : « Mon œil droit est en verre. » Cet œil de verre n’est pas un œil au sens propre. De même, quand on parle du corps d’un défunt, ce corps n’est pas plus son corps que son œil de verre n’est son œil.

 

« Il convenait que la Mère de Dieu ne cessât jamais d’exister comme personne. « Si l’âme de Marie avait été séparée de son corps durant un intervalle de temps, si bref fût-il, la Mère de Dieu aurait cessé d’exister pendant ce temps, car l’âme n’est pas la personne, et la relation réelle de maternité est dans la substance complète, corps et âme, et dès lors “ Mère de Dieu ” ne se vérifie que de la personne [63]. »

 

Cinq grands privilèges dont Marie a été gratifiée

 

Le premier privilège dont Marie a été gratifiée, c’est d’avoir été sanctifiée au premier instant de sa conception dans le sein de sa mère Anne. Le dogme proclamé par Pie IX en 1854 rectifiait la position de Thomas d’Aquin pour qui une sanctification au moment de la conception était inconcevable puisque, selon lui, le devenir humain débutait par un être doué d’une âme végétative : « La bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception […] préservée intacte de toute souillure du péché originel [64]. » Et donc faite enfant de Dieu à l’état de zigote.

 

Le deuxième privilège – la conception de Jésus dans le sein de Marie, sans union charnelle avec Joseph – nous est connu par Matthieu 1, 20 : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme, car ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit saint. » Donc Marie a conçu en restant physiquement vierge.

 

Le troisième privilège : elle est demeurée vierge dans l’enfantement. Ce n’est attesté par aucun texte de l’Évangile. Thomas d’Aquin apporte des arguments de convenance. Il s’agissait donc d’une naissance miraculeuse. Qu’elle soit demeurée vierge après l’enfantement n’est pas un privilège mais une décision qu’elle avait prise de concert avec son époux. Thomas d’Aquin apporte de nouveau des raisons de convenance qu’il en fût ainsi.

 

Le quatrième privilège : la maternité divine. C’est un privilège d’avoir été choisie pour devenir la mère d’un fils qui était Dieu.  L’ange Gabriel lui avait dit : « Tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus. Il sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut » (Luc 1, 31-32). 

 

Le cinquième privilège : sa mort particulière et son assomption. Le 1er novembre 1950, Pie XII proclama en ces termes le dogme de l’Assomption de Marie : « Nous proclamons, déclarons et définissons que c’est un dogme divinement révélé que Marie, l’Immaculée Mère de Dieu toujours Vierge, à la fin du cours de sa vie terrestre, expleto terrestris vitæ cursu, a été élevée en corps et en âme à la gloire céleste [65]. »

 

 



[1] Jacques Duquesne, Marie, Plon, 2004, p. 2007.

[2] Ma première grammaire disait que les noms propres prennent la marque du pluriel quand ils désignent des individus semblables.

[3] Commentaire de la Métaphysique, III, leçon 1, 339.

[4] M.D. Chenu, o.p., Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin, Montréal, Paris, 1954, p. 241.

[5] Joie de croire, joie de vivre, Centurion, 1981, p. 22.

[6] Somme théologique, tome 4, p. 212, note 2.

[7] Catéchisme de l’Église catholique, § 491.

[8] Abbé Pierre, Testament, Paris, Bayard Éditions, 1974, p. 77.

[9] François Varillon, s.j., Joie de croire, joie de vivre, p. 73.

[10] Saint Augustin, Les Confessions, I, VII.

[11] Catéchisme de l’Église catholique, 1993, p. 7.

[12] Ibid., § 484-507.

[13] Uta Ranke-Heinemann, Des Eunuques pour le royaume des cieux, Paris, Laffont, 1990, p. 37.

[14] Somme théologique, Cerf, tome 4, p. 221, note 1.

[15] Somme théologique, Vie de Jésus, tome Premier, Éditions de la Revue des Jeunes, Paris, Tournai, Rome, 1947, p. 252, note 32.

[16] Des Noces et de la Concupiscence, chap. 12.

[17] Vincent Harvey, o.p., L’Homme d’espérance, Montréal, Fides, 1973, p. 202.

[18] Somme théologique, tome 4, p. 222, note 2.

[19] Joie de croire, joie de vivre, p. 164.

[20] Augustin, De la sainte virginité, chap. 6.

[21] Hans Küng, Être chrétien, Paris, Seuil, Points 284, 1978, p. 100.

[22] Du Bien conjugal, II, 1.

[23] De la Génération des animaux, I, II, 716 a 9.

[24] Questions quodlibétiques, Turin, Rome, Marietti, 1949, p. 99.

[25] François Varillon, s.j., Joie de croire, joie de vivre, p. 163.

[26] Somme théologique, tome 4, p. 222-223, note 3.

[27] Des Noces et de la Concupiscence, chap. 11.

[28] Somme théologique, tome 4, p. 226, note 4.

[29] De Consensu Evangelistarum , 2, chap. 1.

[30] De Nuptiis et Concupiscentia, 1, chap. 11-12.

[31] Commentaire de Luc, 2, chap. 1, v. 26-27.

[32] De Nuptiis et Concupiscentia, 1, chap. 11-12.

[33] Vincent Harvey, o.p., L’Homme d’espérance, Montréal, Fides, 1973, p. 202.

[34] Les Confessions, VI, XV.

[35] L’Église dans le monde de ce temps, Deuxième partie, chap. 1, Dignité du mariage et de la famille, 50, 1.

[36] Pierre Teilhard de Chardin, L’Avenir de l’homme, Paris, Seuil, 1959, p. 184.

[37] Abbé Pierre, Testament, Paris, Bayard Éditions, 1994, p. 67, 68, 69.

[38] Fustel de Coulanges, La Cité antique, Paris, Hachette, p. 51.

[39] Platon, Les Lois, VI, 772, 773, 774.

[40] Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Garnier, 1961, VIII, chap. premier, 1.

[41] Albert Jacquard, Moi et les autres, Paris, Seuil, Inédit Virgule, 17, 1983, p. 14-15.

[42] Jean Rostand, Maternité et Biologie, Paris, Gallimard, Idées 111, 1966, p. 64.

[43] Albert Jacquard, Moi et les autres, p. 24.

[44] Jacques Duquesne, Marie, p. 56.

[45] Galilée, « Lettre à Madame Christine de Lorraine, Grande-Duchesse de Toscane », 1615. Cette lettre est reproduite dans la Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 1964, tome XVII, PUF. Le mot de Baronius est à la page 346.

[46] Saint Augustin, De la Trinité, I, chap. 5.

[47] Ibid., IV, chap. 20.

[48] Uta Ranke-Heinemann, Des Eunuques pour le royaume des cieux, p. 211-212.

[49] Uta Ranke-Heinemann, Des Eunuques pour le royaume des cieux, p. 212.

[50] Ibid.

[51] Albert Jacquard, Moi et les autres, p. 19.

[52] Somme contre les Gentils, 4, chap. 47.

[53] Joie de croire, joie de vivre, p. 43.

[54]  Dans le credo, on croit en chacune des personnes divines, puis on croit à pour le reste. Dans le credo de Nicée, on croit également en l’Église. Ici, il faudrait croire à l’Incarnation et à la conception virginale et non en, car ce ne sont pas des personnes.

[55] Les seize documents conciliaires, Fides, Montréal et Paris, 1967, p. 105-108.

[56] Charles De Koninck, La Piété du Fils,  p. 46.  

[57] Saint Augustin, Œuvres complètes, tome VIII, p. 137-138.

[58] La piété du Fils, p. 140.

[59] Grégoire de Tours [~539-594], Le Livre des miracles, Paris, 1857.

[60] La Piété du Fils, p. 97.

[61] Ibid., p. 92

[62] Saint Augustin, Les Confessions, IX, XI, fin.

[63] La Piété du Fils, p. 142.

[64] Catéchisme de l’Église catholique, § 491.

[65] La Piété du Fils, p. 92.