Soutenance du mémoire de maîtrise de philosophie : 

 « Mal et béatitude chez Saint Thomas d’Aquin »

Soutenu par : Monsieur Alejandro Maria Sosa Laprida

Directeur de recherche: Monsieur Hervé Touboul

Membres du Jury : Messieurs  Hervé Touboul et Louis Ucciani

Université de Franche-Comté, année scolaire 2005-2006

 

Le bien et le mal. Voilà deux notions que l’on retrouve à l’origine de toutes les mythologies, à la base de toutes les pensées religieuses, deux notions qui ont sollicité la réflexion de tous les grands penseurs de l’histoire de l’humanité, deux notions qui sous-tendent quasiment toute la production artistique et culturelle des sociétés humaines. En effet, l’immense majorité des oeuvres littéraires n’auraient pas vu le jour si les notions de bien et de mal n’avaient pas été là pour en tisser la trame. Concernant notre époque, et seulement à titre d’exemple, peut -on imaginer un seul instant ce qui resterait de la production cinématographique si elle ne pouvait faire des gros plans sur la méchanceté et l’héroïsme, la cruauté et la souffrance, l’injustice et la révolte, la trahison et la vengeance?

 

Et il en est de même dans la vie quotidienne des hommes: ainsi, peut-on concevoir un langage qui n’aurait plus recours à la pléiade de jugements de valeur qui émaillent nos conversations? En effet, ils sont omniprésents, au point de ne plus attirer l’attention du locuteur sur l’acte de jugement qu’il pose en permanence. Voilà donc qui se bousculent d’un côté, les « c’est bien », « j’approuve », « chapeau », « bravo » et autres encouragements et félicitations diverses; et, d’un autre côté, revers sombre et problématique de la médaille, on retrouve les « c’est ignoble », « je tombe des nues », « je suis consterné », « qui l’aurait cru », « ce n’est pas vrai » et autres expressions de l’indignation ou de la stupeur face à ce qui choque.

 

Il faut se rendre à l’évidence, et l’emploi courant du langage est bien là pour l’attester: il y a bien des choses dans la vie dont la présence suscite un mouvement automatique de rejet, une réaction instantanée d’indignation, un premier mouvement d’incrédulité ou de négation. « Il n’est pas possible que cela soit vrai »; et pourtant, cela l’est. « Cela est inacceptable »; et pourtant, il faut bien composer avec, vivre avec, le supporter. Néanmoins, il est difficile de ne pas s’interroger: pourquoi cela est-il comme ça, alors que personne n’en veut? Pourquoi, puisqu’il s’agit là de ce que tout le monde redoute et que tous cherchent à fuir? Pourquoi cela, alors que tout le monde sait, plus ou moins confusément, qu’il s’agit là de quelque chose qui ne devrait pas être là?

 

Il y a cependant une question qui, à ce propos, ne peut manquer d’être soulevée: peut-on avoir raison contre la réalité? C’est-à-dire, a-t-on raison de considérer le mal comme quelque chose qui ne devrait pas être là? Après tout, peut-être que ce soi-disant mal n’est pas, en soi, si mauvais que cela. Peut-être même qu’il n’est pas un mal purement et simplement, qu’il ne l’est que du point de vue limité, partiel, qui est le nôtre, incapables que nous serions de prendre en considération la totalité du réel, aveugles quant à ce qui, tout en contrariant la partie, est bon envisagé du point de vue de l’ensemble. Alors, serions-nous ainsi victimes d’une illusion concernant ce qu’on appelle le mal?

 

La question mérite d’être posée, car, si sa présence  constitue un bien lorsqu’on l’envisage sous l’angle de la totalité, de quel droit la partie de ce tout pourrait-elle appeler ce qui la contrarie un mal et, qui plus est, le dénoncer et s’efforcer de lui faire barrage? Dans ce cas de figure, il serait bien plus sage d’accepter le cours du monde tel qu’il est, de cesser de se battre contre lui, de s’indigner, de se plaindre et de porter des jugements de valeur à tout bout de champ.

 

Seulement, ce point de vue holiste, pour l’appeler ainsi, est loin d’apporter une solution satisfaisante à la question qui nous occupe. En effet, à travers cette position négatrice, ou, au mieux, relativisante du mal, on ne fait que se dérober face au problème qui affecte au plus haut point la vie des hommes telle qu’elle se déroule dans l’histoire et dans nos propres vies. Lorsque l’on invoque le bien du tout ou la perfection de l’ensemble pour enlever au mal son contenu spécifique, deux objections majeures se présentent à l’esprit: tout d’abord, comment peut-on comprendre que le bien de la totalité présuppose le malheur de ses parties les plus éminentes, à savoir, les personnes, alors que chacune d’entre elles doit être considérée comme une fin en soi, eu égard à leur dignité ontologique? Et ensuite: si ce soi-disant mal n’est qu’un moyen incontournable de promouvoir le bien de l’ensemble, ce qui du coup le transforme en un bien purement et simplement, quelle est dans ce cas la nature spécifique de ce bien universel et englobant, quels sont les sujets dans lesquels il se réalise et qui sont ainsi en mesure d’en profiter?

 

Si, à proprement parler, il n’y a pas de mal, mais que tout ce qui advient dans l’univers contribue et s’ordonne de façon nécessaire au plus grand bien de l’ensemble, le résultat qui en découle, paradoxalement, est que l’on aboutit par là même justement à la dissolution de la notion que l’on voulait mettre en valeur pour relativiser celle de mal: c’est-à-dire, la notion de bien, car il n’y a de bien que pour une conscience qui puisse l’appréhender et qui soit à même d’en faire ainsi son bonheur. Or, un ensemble, une totalité, ne peuvent se constituer en sujets de bonheur, à moins de verser dans un monisme panthéiste dans lequel les consciences personnelles ne seraient que des simples engrenages transitoires et jetables, des simples instruments contingents au service d’une nécessité impitoyable et sans visage qui n’a que faire de leurs destinées individuelles.

 

Il faudra donc tenir simultanément et l’existence du bien et celle du mal, prendre en charge dans notre réflexion ces deux notions opposées afin de parvenir à établir leur nature. Cette coexistence écarte d’emblée tout monisme ou panthéisme, pour le motif que l’on vient d’exposer, ainsi que tout dualisme, car celui-ci confine le bien et le mal dans des sphères irréductibles et étanches, ce qui implique qu’il est vain d’espérer  éradiquer  la présence du mal dans nos vies, c’est-à-dire, sans que l’on puisse jamais envisager de parvenir à la béatitude, laquelle implique, en droit, le dépassement total et définitif du mal. Par ailleurs, il conviendra de commencer par l’étude du bien, dont le mal est l’opposé qui le parasite, l’intrus indésirable qui l’affaiblit, afin de jeter un peu de lumière sur cette paire de contraires dont l’existence relève de l’évidence dans le langage courant, mais qui pose de problèmes tellement ardus à la réflexion philosophique.

 

Voilà en effet le paradoxe absolu: les deux notions les plus utilisées dans le langage, celles qui explicitement ou implicitement constituent le critère permanent de tous nos choix, celles sur lesquelles se fondent tous nos jugements de valeur, voilà précisément deux notions sur lesquelles l’accord entre philosophes est loin d’être fait. Il en va de ces notions comme de celle du temps: on sait tous ce que cela veut dire quand on en parle, mais il suffit d’y porter son attention, de s’y arrêter, de vouloir dépasser le seuil du sens commun afin de réussir à les définir en bonne et due forme, pour que l’on s’enlise dans des méandres inextricables et multiformes. Par ailleurs, cette question du bien, et forcément par la suite celle du mal, devra être formulée de deux manières différentes, elle devra être dédoublée de la façon suivante: « qu’est-ce que le bien » et « qu’est-ce qui est bien ».

 

La première formulation, « qu’est-ce que le bien », considère le bien en tant que tel, existant de manière autonome, le bien « en soi », si l’on préfère,  envisagé comme réalité extramental. Cette question, « qu’est-ce que le bien », est une question à laquelle il est absolument impossible de répondre si l’on n’ose pas assumer une posture métaphysique; bien plus, sans se placer d’emblée sur le terrain métaphysique non seulement il serait impossible de répondre à la question, mais, en outre, le simple fait de la formuler constituerait un non-sens notoire. Par la deuxième formulation, « qu’est-ce qui est bien », ce qui est visé n’est plus une réalité ontologique, une chose en soi subsistant en dehors de l’univers extramental. A travers cette seconde manière d’interroger le bien, l’attention est portée sur l’action d’un agent doué de conscience et maître de son agir en vertu du libre arbitre de sa volonté. Ici, la perspective morale se substitue au point de vue ontologique.

 

Seulement, la distinction est moins tranchée qu’il n’y paraît. En effet, ici il y a lieu de faire intervenir le vieil adage scolastique selon lequel « operari sequitur esse », l’opération suit l’être; cela signifie que la nature d’une opération dépend de celle de la faculté dont elle émane, celle-ci dépendant à son tour du sujet auquel on attribue l’opération. Et nous voilà à nouveau placés de plain-pied dans le domaine ontologique, si bien que nos deux questions « qu’est-ce que le bien » et « qu’est-ce qui est bien » se rejoignent foncièrement, tout en gardant chacune sa spécificité propre. Nous voilà donc amenés, si l’on veut se donner les moyens d’effectuer une étude sérieuse de la question, à poser côte à côte les notions de bien et de mal, chacune d’elles, à leur tour, s’inscrivant dans un double niveau ontologique et moral.

 

Néanmoins, tout cela est encore insuffisant pour rendre compte de l’expérience humaine du bien et du mal. En effet, si chacun fuit ce qui lui apparaît comme étant un mal pour lui, c’est parce qu’il tient à son bien-être, à son intégrité physique et morale, à ce qui à ses yeux, en définitive, est de nature à le rendre heureux. Il apparaît ainsi que chacun cherche à s’approprier différentes choses sous la raison commune de bien, dans la mesure où il espère trouver en elles son bonheur. De même, chacun s’efforce d’éviter tout ce qui se présente à lui sous la raison de mal, à savoir,  en tant que représentant une menace pour son bonheur, en somme, comme constituant pour lui une source de malheur. Il en découle qu’aux deux niveaux précédemment mentionnés, ontologique et moral, vient s’en ajouter un troisième qu’il faudra également prendre en considération dans la recherche: il s’agit, bien évidemment, de la dimension psychologique du bien et du mal, en tant qu’ils sont ressentis, en tant qu’ils sont vécus d’une manière relativement stable par une conscience de soi, à savoir, ce que l’on appelle communément le bonheur et le malheur.

 

Pour ce qui touche au bonheur, il sera requis à son tour de le mettre en rapport avec les trois couches du réel déjà mentionnées, à savoir, les dimensions ontologique, morale et psychologique. Concernant la sphère ontologique, il sera question de déterminer la nature du ou des biens qui peuvent faire naître un tel état chez l’homme; sur un plan moral, il conviendra d’analyser les rapports existant entre bonheur et moralité, à savoir, si la recherche du bonheur peut constituer la règle de la moralité des actes humains, ou bien si le respect de celle-ci est une condition sine qua non pour parvenir à celui-là. Finalement, pour ce qui a trait au domaine psychologique, il faudra se pencher sur la nature du bonheur, c’est-à-dire, sur la nature de l’acte spécifique à travers lequel cet état se réalise de manière radicale dans l’individu bienheureux.

 

Pour nous résumer: traiter du mal et de la béatitude exige de traiter aussi des notions qui leur sont opposées. En outre, trois niveaux d’analyse distincts devront être mis en oeuvre: ontologique, moral et psychologique. Chacun de ces trois niveaux sera à l’origine de chacune des trois premières parties de l’enquête. La dernière partie, qui porte sur un quatrième niveau de réalité que l’on peut nommer à titre provisoire « spirituel » ou « transcendent », trouvera sa raison d’être dans une certaine insuffisance qui se dégagera de la réponse que la raison naturelle fournit concernant la possibilité de parvenir à la béatitude. Cette insuffisance sera palliée par cette même raison, éclairée cette fois-ci par la lumière de la foi, laquelle lui permettra, d’un côté, de consolider les conclusions auxquelles la raison naturelle est parvenue par sa démarche purement philosophique et, d’un autre côté, de parfaire ces mêmes conclusions par des données qui, tout en dépassant la raison de part la transcendance de leur objet, ne se retrouvent pas en contradiction avec elle, mais qui sont, au contraire, de nature à satisfaire ses aspirations existentielles les plus profondes.

 

La conclusion proprement philosophique à laquelle aboutit Saint Thomas concernant notre sujet est donc la suivante: le dépassement complet et définitif du mal a lieu lorsque la créature raisonnable assouvit complètement l’appétit de ses facultés spirituelles par la connaissance et l’amour du souverain bien qui constitue la fin dernière de tous ses actes et qui est à l’origine de l’état subjectif de satisfaction plénière de toutes ses facultés, ce en quoi consiste la béatitude, grâce à laquelle tout mal est dépassé, la volonté étant à jamais fixée dans le bien.

 

Seulement, tous ces acquis strictement philosophiques sont de nature à satisfaire le métaphysicien, nullement l’homme commun qui ne cherche pas à spéculer sur la béatitude, mais qui veut seulement savoir s’il est possible pour lui d’avoir un espoir fondé de parvenir à cette béatitude vers laquelle il tend de toutes ses forces. Mais, pour qu’un objectif soit visé par un agent raisonnable, il lui faut au préalable penser qu’il est atteignable. Or, toute la recherche métaphysique de Saint Thomas aboutit à la conclusion sans appel selon laquelle il est impossible pour l’homme de parvenir par ses seules forces naturelles à la béatitude consistant en la contemplation de l’essence divine, car il ne peut franchir la distance infinie séparant le créateur de la créature. Saint Thomas fait néanmoins un pas de plus et il établit qu’il ne répugne pas à la créature raisonnable, foncièrement ouverte sur le vrai et le bien universels, d’être surélevée par Dieu à un ordre qui la dépasse mais dans lequel seulement elle peut trouver la béatitude: celui de la vision de l’essence divine.

 

Mais Saint Thomas sait bien qu’autre chose est de prouver la possibilité de cette surélévation à l’ordre surnaturel, autre chose est de conclure à sa réalisation effective, laquelle, on vient de le dire, ne dépend nullement des efforts de l’homme. Ce qui veut dire, en l’occurrence, que l’initiative doit venir de Dieu. Et c’est justement là qu’intervient une donnée nouvelle, qui dépasse la raison à cause de l’infinitude de son objet, mais qui n’est pas en contradiction avec elle: la lumière que Dieu lui-même, a travers la révélation, offre à la raison humaine concernant la destinée en vue de laquelle toute créature intelligente a été créée, à savoir, l’union avec son créateur par une relation de connaissance et d’amour.

 

Il me semble que la raison humaine se retrouve dans une véritable impasse quant à ce qui lui tient le plus à coeur, à savoir, son bonheur. Elle se révèle impuissante à déterminer avec précision ce en quoi ce bonheur consiste, les moyens d’y parvenir ainsi que ceux d’y demeurer, car un bonheur dont on sait par avance qu’il sera un jour perdu à jamais ne peut qu’être entaché d’une tristesse irrémédiable et ne saurait donc revêtir le caractère d’un bonheur véritable.

 

Selon Saint Thomas, il ne saurait y avoir de contradiction entre ce que l’homme parvient à connaître par l’industrie de sa raison et ce qu’il apprend par révélation divine. Le fait que par cette dernière la raison soit dépassée est considéré par lui comme normal, en raison de l’infinitude de son objet, mais il s’attache à prouver que la raison n’est ni niée ni humiliée en recevant des connaissances qui la transcendent; bien au contraire, la raison humaine, participation de la raison divine, éclairée par cette dernière, acquiert une plus grande dignité, car elle prend part quelque peu à la connaissance que Dieu a de lui-même et des créatures. Et ces dernières, lorsqu’elles sont douées d’intelligence, n’ont de cesse de rechercher cette béatitude vers laquelle elles tendent de toutes leurs forces et qui, au dire de Saint Thomas, ne peut être atteinte que dans la participation à la vie immuable de l’essence divine, où le mal n’a pas de place et où la béatitude n’est pas une notion, mais la vie même de Dieu participée aux créatures.