Soutenance du mémoire de master II de philosophie :

« La doctrine de l’âme chez saint Thomas d’Aquin »

Soutenu par : Monsieur Alejandro Maria Sosa Laprida

Directeur de recherche : Monsieur Hervé Touboul

Membres du Jury : Messieurs Hervé Touboul et Stéphane Haber

Université de Franche-Comté, année universitaire 2006-2007

 

Dans son livre intitulé « Le hasard et la nécessité » (p. 34), Jacques Monod dit que « les êtres vivants sont des objets étranges ». Je souscris entièrement à son point de vue. Encore faut-il tenter de bien cerner cette impression d’étrangeté afin d’en identifier la cause. Elle me semble résider dans le fait que la matière, considérée en elle-même, dans ses composants élémentaires, n’est pas vivante. Elle ne se nourrit, ne grandit, ni ne se reproduit. Et encore moins, elle ne sent, ne désire ni ne réfléchit. Elle n’est pas non plus en mesure de conférer à un être l’unité. Pour preuve, tous les éléments d’un corps vivant se désagrègent  infailliblement après sa mort. La matière, soumise aux lois de la mécanique, de la physique et de la chimie, ne manifeste aucune des propriétés que l’on retrouve dans ces « étranges objets » que sont les êtres vivants.

 

Et ils sont ô combien étranges ces objets, on pourrait même dire qu’ils sont troublants. Car il s’agit bien d’objets matériels, composés par tous ces éléments de nature physico-chimique qui, livrés à eux-mêmes, sont dépourvus de vie et d’unité, qui ne peuvent se mouvoir que sous l’effet d’un agent extérieur et qui ne peuvent s’unir que par juxtaposition, sans jamais parvenir a constituer un être doué d’une unité de nature. Comment se fait-il alors que pendant un certain laps de temps, ces éléments se trouvent former un être unifié, dont la structure et le comportement ne peuvent être décrits en termes des lois qui régissent ces mêmes éléments? Voilà qui ne peut manquer de susciter la perplexité et de faire naître ce sentiment d’étrangeté dont parlait Jacques Monod.

 

Nous voici en effet confrontés à un paradoxe redoutable : ce qui manque de vie, ce qui de soi n’est qu’inertie, manque d’unité, absence de mouvement propre et de tout semblant de projet, voilà ce de quoi sont constitués ces êtres vivants qui s’offrent à nos regards perplexes et saisis d’étonnement. Etonnement et perplexité face à la matière vivante. Face à une matière dans laquelle sont dépassées, le temps d’une vie éphémère, les lois qui sont censées la régir. Matière qui redevient alors, de fait, ce qu’elle était déjà de tout temps en droit : passivité et indétermination. Si la vie que se manifeste dans ces « objets étranges » que sont les êtres vivants est un phénomène pour le moins déconcertant, quelle ne sera donc le sentiment d’étrangeté, voire de stupéfaction, dont sera saisi l’observateur qui, prenant conscience subitement qu’il en fait partie lui aussi, verra se substituer en lui l’approche du métaphysicien à celui du naturaliste.

 

Car, se savoir constitué de matière vivante n’est pas quelque chose d’anodin pour une conscience de soi : trouver que les êtres vivants sont de bien étranges objets est une chose, comprendre que l’on en fait partie soi-même, en est une autre. Il n’est plus alors question d’une simple interrogation objective, à savoir, celle par laquelle on se demandait comment se fait-il que ces objets étranges, composés de matière, soient  vivants. Il s’agit désormais d’un questionnement existentiel qui engage le sens même que l’on attribuera à cette vie déroutante qui nous porte et qui, il faut bien le reconnaître, se manifeste justement, et à un degré éminent, à travers cette interrogation même qui sourd de notre intériorité et dont l’objet n’est autre que cette vie elle-même. Face à un tel panorama, il devient très malaisé de ne pas être saisi de vertige. En effet, que la matière devienne vivante, voilà qui constitue un fait des plus étranges. Mais qu’en outre cette matière devienne pensante et s’interroge sur ce que cela implique de vivre et de penser, et que cette matière qui vit, qui pense et qui s’interroge soit justement tout ce qu’il y a de plus différent d’un « objet », c’est-à-dire, qu’elle soit rien moins qu’un « sujet », voilà qui n’est plus seulement quelque chose d’étrange, mais aussi de profondément troublant.

 

En effet, comment peut-il se faire que moi, ensemble d’éléments matériels divers et multiples, de soi inertes et qui tendent de toutes leurs forces vers leur désagrégation, puisse constituer un être « un », c’est-à-dire, doté d’une unité dépassant et intégrant la multiplicité des éléments qui me composent ? comment se fait-il qu’en moi ces mêmes éléments divers s’unifient pour constituer un organisme vivant dont la complexité de la structure et du fonctionnement dépasse infiniment la connaissance que j’en ai, et qui en plus n’en dépend nullement ? comment est-ce possible que moi, « étrange sujet  vivant », puisse être absolument certain de mon existence, mais rester aussi incertain que perplexe quant à la manière dont l’existence de la matière vivante et pensante que je suis peut être expliquée et réalisée ? Et bien, la réponse à toutes ces questions constitue l’objet propre de la théorie de l’âme, ou, ce qui revient au même, de la théorie de la vie, telle qu’il nous est donné de la rencontrer par l’entremise des sens. Elle se doit de s’interroger à ce propos et de tenter de fournir une réponse à la question de savoir comment il est possible que la matière puisse vivre, sentir et penser. Une théorie de l’âme prend donc acte du fait que, comme le dit Jacques Monod, « l’univers n’était pas gros de la vie, ni la biosphère de l’homme » (op. cit., p. 185), c’est-à-dire, que ni vie, ni perception, ni pensée ne sont contenues dans les éléments matériels qui composent notre monde.

 

Fort de ce constat, qui prend acte de l’hétérogénéité radicale existant entre matière brute et matière vivante, entre lois mécaniques et sensation, entre propriétés physico-chimiques et données de conscience, le métaphysicien se voit contraint de théoriser sur ce que ses sens ne perçoivent pas, à savoir, sur un principe vital qui doit par conséquent appartenir à un ordre de réalité transcendant la matière. Autrement dit, s’il avait recours à des principes d’ordre matériel, son explication serait inintelligible, car il est question précisément de rendre compte de ce qui, tout en se manifestant dans la matière, ne relève pas des lois auxquelles elle obéit ni ne fait partie des propriétés qui lui appartiennent. Ainsi, dans la démarche du métaphysicien y a-t-il bien au début ce constat empirique incontournable, dont il prend acte, et qui constitue pour lui le point de départ de son enquête.

 

Si le métaphysicien doit porter sa réflexion, comme son nom l’indique, au-delà des éléments physiques, purement matériels, ce n’est pas en vertu du caprice d’un esprit qui serait tourné vers le « magique » ou influencé par une quelconque « superstition » religieuse, réticent qu’il serait à se mettre une fois pour toutes au fait des avancées de la science positive. Non : s’il emprunte la voie de la réflexion métaphysique, c’est parce qu’il s’y voit contraint par une évidence empirique. En effet, c’est parce que les lois physico-chimiques ne rendent compte ni de la vie ni de la pensée qu’il se voit forcé d’engager la démarche qui consiste à aller quérir au-delà de la physique et de ses lois les principes pouvant expliquer la vie et la pensée. Le point de départ de sa démarche est donc légitime, car elle s’enracine dans un fait d’expérience.

 

Il est vrai que la suite n’ira pas sans péril et comportera maints écueils à éviter, car la tentation sera grande de se laisser aller à des spéculations ingénieuses et séduisantes, oubliant alors de coller au plus près des phénomènes de la vie et de la pensée tels qu’ils se présentent dans la réalité. Démarche risquée donc, et sujette à erreur, qui pourrait le nier ? Mais, faudrait-il pour autant évacuer le sujet, ou prétendre en rendre raison par des principes explicatifs qui méconnaissent la nature et de la vie et de la conscience, les ramenant à des sphères du réel qu’elles présupposent, puisqu’elles s’y manifestent, mais dont elles ne sauraient être le produit ni constituer un épiphénomène ? En outre, le fait que la démarche métaphysique ne soit pas à l’abri d’éventuelles méprises, ce qui est dû au degré très élevé d’abstraction des concepts mis en œuvre, n’implique pas, en droit, qu’elle ne puisse aboutir à une explication satisfaisante du phénomène vital et de la conscience.

 

A moins que l’on érige en dogme l’insuffisance structurelle de l’intellect humain à pouvoir connaître ce qui dépasse la légalité des phénomènes perçus par les sens, ou encore, que l’on établisse que, la réalité s’identifiant purement et simplement avec la matière, toute explication de la vie et de la pensée doit se fonder sur les données fournies par les recherches des sciences positives. Seulement, dans ces deux cas de figure, on ne peut éviter la contradiction, car on prétend ainsi disqualifier la démarche métaphysique concernant l’étude de l’âme comme étant illusoire et chimérique en prenant appui précisément sur des doctrines anthropologiques dont les fondements métaphysiques sont indéniables. Ainsi donc, lorsqu’il est question de se pencher sur l’âme, il n’y a pas moyen d’éluder le terrain métaphysique. La déclarer inconnaissable suppose une prise de position philosophique très lourde concernant la nature de l’esprit humain et sa façon de connaître. La déclarer inexistante suppose l’adhésion à une cosmologie matérialiste selon laquelle rien n’existerait en dehors de la matière. Or, ce sont là des théories qui dépassent la nature des données fournies par les sciences positives. 

 

Car, d’une part, comme le dit François Jacob dans son livre « La logique du vivant » (p. 327), « on n’interroge plus la vie aujourd’hui dans les laboratoires », et, d’autre part, la neurobiologie n’a affaire qu’à des modifications de l’état du cerveau, les états mentaux échappant entièrement à son observation. En effet, comment décrire et expliquer une croyance, une prise de décision, un élan poétique, un trait d’humour ou encore un idéal de vie en termes neurobiologiques, en assimilant de manière réductrice et inintelligible l’état mental à l’état neuronal ? L’élaboration d’une doctrine de l’âme s’avère donc être une démarche nécessaire en vue de rendre raison du phénomène vital en ses multiples manifestations.

 

Il sera donc question tout d’abord de se pencher sur ce qui permet d’attribuer le mot « vie » à des réalités aussi différentes que celles de la nutrition, la sensation et la pensée. Plus précisément : de se demander en quoi consiste la vie, quelle est cette caractéristique de l’être vivant qui le rend irréductible à tout autre corps naturel. Ensuite, il conviendra de considérer en quoi ces différentes formes de vie se distinguent-elles spécifiquement, c’est-à-dire, en vertu de quoi certains vivants en sont réduits à se nourrir, à grandir et à se reproduire, tandis que d’autres sont à même de posséder la connaissance du monde environnant par la sensation et d’autres encore, grâce à la pensée, sont en mesure de transcender les limites de leur milieu naturel, de se projeter par la pensée au-delà de l’ici et le maintenant, de transcender les données des sens et de se retrouver de plain-pied dans un domaine qui n’a pas de commune mesure avec la sphère des impressions sensibles, à savoir, le domaine du monde intelligible.

 

Pour le dire autrement, il faudra s’efforcer de discerner les différences spécifiques qu’il y a entre la vie d’un végétal, d’un animal et de l’homme, étant donné que, si tous les trois sont dits vivants grâce au principe vital qui leur communique la vie, celle-ci est prédiquée de tous les trois de manière analogique car, si la spontanéité et l’immanence sont des caractéristiques communes à la nutrition, à la perception et à la pensée, chacune de ces activités vitales se situe à un degré supérieur et irréductible par rapport à celle qui la précède. Il s’agira alors de résoudre la difficulté posée par l’existence d’une multiplicité spécifiquement distincte d’activités vitales au sein d’un être vivant faisant preuve d’une manifeste unité structurelle et fonctionnelle, ce qui requiert l’existence d’un principe vital unique, prenant en charge la multiplicité des fonctions, des organes et des opérations vitales.

 

Il y a des positions philosophiques qui me paraissent conduire la réflexion sur l’âme dans une impasse. Tout d’abord celle du dualisme ontologique issu de Descartes, qui, faisant de l’âme humaine une substance autonome et l’identifiant purement et simplement à la pensée, opère une scission irréversible entre une « âme-substance pensante », seule vraiment vivante, et un « corps-substance étendue », ramené au statut d’une machine très complexe qui s’expliquerait entièrement par les lois de la physique, aucun principe vital d’ordre supérieur à la matière ne jouant quelque rôle que ce soit dans son organisation et dans ses mouvements. La vie organique est ainsi censée être expliquée par les lois régissant les éléments matériels dépourvus de vie, autrement dit, on cherche paradoxalement à expliquer la vie justement par ce qui ne la possède pas.

 

Chez Descartes, corps et âme se retrouvent alors reliés de façon accidentelle, sans que l’on puisse voir pourquoi Dieu aurait uni deux substances qui se suffisent à elles-mêmes, et surtout, qui ne tirent aucun avantage de cette union, si ce n’est l’entrave que l’union au corps suppose pour l’âme, dont la seule opération de penser aura bien du mal à se réaliser convenablement. Et puis, l’unité substantielle de l’être humain ainsi brisée, il ne restait que deux voies possibles à suivre : d’un côté l’idéalisme, qui fera de la pensée humaine l’absolu, d’un autre côté le matérialisme, qui ramènera vie, perception et pensée à une matière organisée dont elles ne seraient que des propriétés, sans répondre finalement à la question brûlante de savoir justement en vertu de quoi la matière peut-elle s’organiser. Voilà en quoi a consisté la révolution cartésienne concernant l’âme, bouleversement dans la pensée occidentale dont  les effets continuent de se faire sentir.

 

Autre posture insuffisante me semble être celle du monisme matérialiste. Les penseurs de ce courant ont rejeté, en toute logique, le dualisme artificiel et inintelligible du grand rationalisme de l’âge classique, et, voulant à juste titre redonner à l’être humain l’unité qui est la sienne, ont cru trouver la solution en supprimant purement et simplement l’âme, au lieu de repenser la question à la lumière de la théorie hylémorphique d’Aristote. Cette position, née au siècle des « Lumières », domine de manière écrasante la réflexion du courant de pensée contemporain connu sous le nom, pour le moins paradoxal, de « philosophie de l’esprit », lequel, prétendant ne point faire de métaphysique, suit de près dans ses recherches les données fournies par les sciences cognitives et les neurosciences, largement tributaires pour leur part des vues de ce  monisme matérialiste qui fait de l’étant matériel la seule réalité.

 

La conception aristotélicienne me paraît représenter un effort fructueux dans l’élucidation des rapports entre l’âme et le corps, car elle réussit à trouver une position équilibrée entre matière et esprit, à trouver le juste milieu entre l’idéalisme platonicien et le matérialisme atomiste. Saint Thomas fait sienne la position d’Aristote, la développant de manière harmonieuse et rendant plus explicites certaines parties restées un peu obscures, notamment en ce qui concerne la nature de l’âme intellectuelle. En faisant droit aussi bien au corps qu’à l’âme au sein de l’unité substantielle du composé humain, la doctrine du Docteur Angélique me semble constituer un outil conceptuel valable pour mieux comprendre l’homme dans toute sa richesse et sa complexité. Je la crois même capable de contribuer à éclairer les recherches scientifiques contemporaines, pour peu qu’on ne tienne pas ces dernières pour la seule source légitime de connaissances sur l’être humain et sur cette vie de l’esprit qui fonde sa spécificité et lui confère sa dignité ontologique.