Nécessité de la dialectique
Yvan Pelletier, professeur retraité
Faculté de philosophie
Université Laval
Québec
Nécessité de la
dialectique[1]
La dialectique est, le plus radicalement, l’activité
naturelle de la raison en quête de vérité sur des questions difficiles.
Privée initialement des principes scientifiques qu’elle privilégie, ceux qui
présentent évidence, certitude, nécessité et convenance appropriée, elle quête
spontanément son départ de ceux qui s’imposent naturellement à l’observation
accessible à tous : les endoxes, que par conséquent tous lui concèdent, y
reconnaissant le fruit et l’expression familière de leur commune expérience.
– La dialectique constitue aussi, par suite, le talent inné de la raison à puiser ainsi en son propre fonds endoxal
pour soutenir l’investigation des problèmes qui se présentent à elle; une puissance
de faire surgir de ce fonds des signes et conjectures à propos de réalités sur
lesquelles elle n’a pas encore ou peut-être n’obtiendra jamais d’évidence
directe. – L’homonymie fait enfin de la dialectique un art : la méthode qui confirme ce pouvoir naturel,
la vertu qui guide son opération.
Elle justifie même, au bout du compte, le titre de Dialectique pour le
traité qui expose cette méthode, bien qu’Aristote ait de fait intitulé le sien Topiques,
focalisant sur l’œuvre principale de cette méthode : livrer les lieux
d’argumentation.
Comment cette
partie de la logique obtient-elle ce résultat? Sous quels aspects cette dialectica
docens rendra-t-elle plus efficace l’activité dialectique, dialectica
utens? De quelles fins lui facilitera-t-elle l’accès? C’est ce qu’entend
éclairer le déconcertant deuxième chapitre des Topiques que je me
propose ici de relire.
Aristote commence avec une question : « Πρὸς πόσα καὶ τίνα χρήσιμος ἡ πραγματεία; – À combien et quels chefs cette étude se rendra-t-elle utile? » À noter tout de suite le sujet de sa question : ἡ πραγματεία, ce traité : les Topiques. La dialectique dont il se propose ici de recenser les utilités, c’est son troisième homonyme : pas la dialectique au sens premier, l’activité elle-même, ni le talent qui y habilite, mais la partie de la logique qui s’y consacre et dont les Topiques représentent l’exposé. La distinction est importante. La négliger fera concevoir les utilités énumérées comme extérieures à la dialectique comme telle[2], bénéfices plus ou moins marginaux de sa pratique; y accorder due attention ouvrira au contraire la possibilité de les reconnaître éventuellement comme des aspects essentiels de l’activité dialectique, à l’efficacité de laquelle ce traité logique se donne mission de collaborer. À quels aspects, donc, de la dialectique ou de ce qui en ressort, ces Topiques prétendent-ils procurer une aide?
Ἔστι δὴ πρὸς τρία· πρὸς γυμνασίαν, πρὸς τὰς ἐντεύξεις, πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας.[3]
Comment rendre
cette énumération un peu surprenante? Tricot propose :
Ce traité
est utile de trois façons : comme exercice, dans les rencontres
journalières, et pour les sciences philosophiques.[4]
Du moins, Tricot rapporte clairement l’utilité au traité. Toutefois,
« comme exercice »
semble, en contresens, faire des Topiques comme tels cet exercice. Chose plus importante,
malgré une traduction assez littérale, l’énumération disparate offerte par
cette première lecture ne fait pas très sérieux. Elle amène à soupçonner
Aristote de faire flèche de tout bois pour justifier après coup un travail
motivé par sa soif personnelle de systématisation. Les notes avec lesquelles
Tricot concrétise son choix de termes poussent dans cette direction. L’exercice
concerné, dit-il, s’inspirant d’Alexandre[5], tient
« à une époque … où toutes les discussions étaient verbales,
procédant par des arguments pour ou contre »[6]. Ce qui
tient ‘à une époque’, le lecteur ne risque pas d’en attendre un impératif naturel de l’investigation.
Encore plus malséante aux contraintes de la recherche sérieuse de la vérité, la
référence aux ‘rencontres journalières’ : le recours aux endoxes, nous déclare Tricot,
constitue une condescendance du philosophe dans ses conversations avec les
‘honnêtes gens’ inaptes à la démonstration.
Ἔντευξις signifie
exactement la discussion
avec le premier venu, au hasard de la rencontre. C’est une πρὸς τοὺς πολλὸυς συνουσία[7], une conversation
d’honnêtes gens, où les arguments apodictiques ne seraient pas compris et où
il faut se contenter du probable.[8]
Je ne cite pas Tricot comme un interprète spécial. Il reflète la lecture
qui se fait généralement de ces lignes d’Aristote : le sage n’a pas besoin
de la dialectique, car il peut et préfère démontrer[9]. Son
recours à elle, plutôt que nécessité intellectuelle, procède d’une
bienveillance morale; c’est une prévenance envers son concitoyen moins capable
de haute voltige rationnelle.[10]
La troisième utilité se déguise plus difficilement en mode d’époque,
mais sur l’élan de cette interprétation des deux premières utilités, on y
arrive. Aristote signale qu’on anticipera plus facilement la conclusion à
démontrer, une fois qu’on aura considéré l’appui endoxal dont chaque
contradictoire se réclame. C’est assez manifestement un incontournable
naturel. Pourtant, moyennant quelques hellénismes, Tricot, comme Hamelin et
Maier, colore aussi ce fruit de la dialectique en méthode
antique privilégiée par Aristote et Platon :
La méthode diaporématique est très employée par
Aristote… « L’ἀπορία, dit Hamelin (Le Syst. D’Ar., p. 233), est la mise en présence de deux opinions, contraires
et également raisonnées, en réponse à une même question. »
Développer l’aporie, c’est διαπορῆσαι; la
résoudre, c’est εὐπορῆσαι.[11]
Rien de faux là, sinon la connotation contingente insistante qui cache
le propos exact d’Aristote. Un glissement d’accent voile de même le type d’aide
que la dialectique apporte à la découverte des principes scientifiques.
Clairement, la démonstration ne peut les donner; ils doivent la précéder. Une
réflexion qui y conduit doit donc emprunter à d’autres sources, que la
dialectique justement est de nature à fournir. Tricot livre assez exactement
cette idée, sauf à lui conférer une connotation absurde : discourir (διελθεῖν) des
principes, ou même raisonner (εἰπεῖν) à leur
sujet, comme il le traduit, on peut le concéder au pouvoir dialectique, mais
charger celui-ci d’établir ces principes,
voilà qui passe ultra
vires. Privé d’évidence, le dialecticien, on vient de le remarquer, ne peut
établir les conclusions démonstratives, il ne peut les démontrer; mais il
fournirait au démonstrateur la lumière plus haute grâce à laquelle celui-ci les
démontrera?!? Étrange disproportion. C’est pourtant ce que Tricot veut
observer chez Aristote : « Voir, par exemple, Mét., Γ, 4, où
Aristote établit ἐλεγτικῶς le principe
de contradiction. »[12]
Je le disais plus haut, ce discours ne se trouve pas carrément faux.
Seule sa teinte finale, seul ce contexte imposé par ces connotations érudites
détourne de l’intention simple d’Aristote : souligner l’acte dialectique
comme un besoin naturel incontournable de la raison en quête de vérité. À
garder fermement le focus sur cette intention, c’est ma conviction, on découvre
les trois utilités énumérées par Aristote pour plus que des bénéfices marginaux
d’une activité qui leur est fondamentalement étrangère. Il s’agit plutôt de la
substance même de cette activité, regardée sous trois angles différents.
Ὅτι μὲν οὖν πρὸς γυμνασίαν χρήσιμος, ἐξ αὐτῶν καταφανές ἐστι· μέθοδον γὰρ ἔχοντες ῥᾷον περὶ[13] τοῦ
προτεθέντος ἐπιχειρεῖν δυνησόμεθα. – Qu’elle assiste l’exercice, voilà qui le
manifestera : dotés de méthode, nous pourrons plus facilement attaquer la
position initiale.[14]
Voilà qui
déroute ses interprètes : Aristote définit l’exercice en question comme l’attaque
de la position initiale. Il donne là l’opération dialectique fondamentale, non
quelque jeu ou amusement connexe. L’attitude naturelle de la raison en quête
de vérité, c’est de vérifier avec diligence toute suggestion de solution au
problème qu’elle se pose. Elle le fait le plus efficacement en s’efforçant de
réfuter cette suggestion, étiquetée position initiale. C’est
exactement à cette tâche que Platon occupe son Socrate assoiffé de vérité. On
donne ‘une belle femme’ comme l’essence de la beauté? Voyons voir : attaquons
à toutes forces cette suggestion d’Hippias, en relevant ses conséquences les
plus ridicules, comme le fait qu’on voudra alors trouver une belle femme dans
un beau cheval et dans un beau chaudron. On croit que la vertu s’enseigne?
Attaquons encore : vérifions le niveau de vertu auquel parviennent les
fils de nos concitoyens les plus vertueux.
Attaquer la
position initiale, c’est clairement ce qu’Aristote regarde comme la première
préoccupation de la raison en recherche. On le voit bien quand il centre sur
l’attaque l’attention du directeur d’investigation :
Τί ἐστιν ἔργον ... τοῦ καλῶς ἐρωτῶντος; Ἔστι δὲ τοῦ μὲν ἐρωτῶντος τὸ
οὕτως
ἐπαγαγεῖν
τὸν λόγον
ὥστε ποιῆσαι
τὸν
ἀποκρινόμενον
τὰ
ἀδοξότατα λέγειν
τῶν διὰ τὴν
θέσιν
ἀναγκαίων. – Quelle est la fonction de celui
qui demande correctement? Il lui appartient de conduire le dialogue de manière
à faire énoncer à son répondeur les conséquences les plus paradoxales de sa
position.[15]
Plus frappant encore, Aristote charge le répondeur d’assister l’attaque. Son apparence d’adversaire tiendra à ce qu’il garantit la qualité de l’attaque; il a fonction d’éviter que celle-ci porte à faux, que les paradoxes ne soient pas dus à elle, mais à quelque maladresse étrangère à elle. Pour cela, il dresse toute objection susceptible de forcer le demandeur à resserrer sa proposition, à lui conférer la plus forte malignité à l’encontre de la position initiale.
Ἔστι τοῦ
δ’ ἀποκρινομένου τό μὴ δι’ αὐτὸν φαίνεσθαι συμβαίνειν
τὸ ἀδύνατον ἢ τὸ παράδοξον, ἀλλὰ διὰ τὴν θέσιν. – Il appartient en contrepartie au répondeur
de veiller à ce que ces conséquences paradoxales ne soient manifestement pas
dues à lui, mais à la position.[16]
Ce contexte
s’évanouit dès qu’on oublie qu’Aristote s’intéresse au fonctionnement normal
de la raison en apprentissage. Les étapes de cet apprentissage deviennent alors
les figures d’une chorégraphie ludique. Quelles sont ces étapes? D’abord un
sujet d’intérêt, par exemple l’essence de la beauté; puis une suggestion de
réponse, à la fois problème, comme question, position initiale, comme réponse,
et ainsi cible de l’activité dialectique subséquente, occupée à l’attaquer sous
tous ses angles : “Ne serait-ce pas une belle femme?” Une suggestion
d’endoxe se joint alors à cette position initiale : “Mais un beau chaudron
n’est-il pas beau?” La réduction au paradoxe couronne l’entreprise : “Un
beau chaudron devra donc comporter une belle femme!!!”
Qui ne
reconnaît pas la démarche rationnelle normale dans cette cascade de demandes
et réponses mise en scène par les personnages de Platon et décrite dans les Topiques
élabore des fictions hautement créatives pour leur fournir un cadre légitime.
La médaille du genre va sans conteste à Paul Moraux[17], pour son idée de tournois dialectiques
auxquels les concitoyens cultivés d’Aristote se seraient adonnés et pour
lesquels les Topiques auraient constitué comme le livret
d’instruction. Ce mythe est devenu la référence commune des aristotélisants
contemporains et même des meilleurs traducteurs des Topiques.
Ainsi :
Les Topiques,
vademecum
du parfait dialecticien, risquent de nos jours d’apparaître comme un art de
gagner à un jeu auquel personne ne joue plus.[18]
Pareille
fiction s’auto-détruit pourtant. Faute de témoins historiques, elle vire rapidement
en pétition de principe : les Topiques s’expliquent comme les
règles de joutes dialectiques, mais la seule raison de croire en leur existence
reste d’interpréter de la sorte les Topiques, de ne pas y reconnaître
les règles de progrès que sa nature impose à la raison et que les dialogues de
Platon illustrent concrètement.
If the Topics
had been lost we would have no solid reason for believing in the occurrence of
anything other than what is depicted in Plato's dialogues, and that is
something different?[19]
Il faut certes
concéder que le mot ‘exercice’ sollicite un peu l’imagination dans cette
direction. Il ne le devrait pas cependant. On a tort de ne pas considérer
l’exercice comme une activité sérieuse[20]. Sans doute, quand on s’exerce à
une activité, on ne l’exécute pas ‘pour le vrai’, on la découpe
artificiellement et on reste assez détaché du résultat final. Mais tout
l’exercice, toute la pratique, vise à maximiser son efficacité au moment de s’y
remettre ‘pour le vrai’. Surtout l’exercice est toujours exactement l’activité
elle-même, bien que découpée en ses parties pour un maximum de rendement, de
façon à ne pas en affronter toutes ensemble les difficultés.
La dialectique
est l’occasion privilégiée, pour la raison, de poser son acte le plus caractéristique :
raisonner, et d’entretenir et développer sa facilité à l’accomplir. Même démontrer
sera encore raisonner, bien que raisonner le plus puissamment. L’occasion en
est rare, toutefois, présupposant plusieurs étapes; de plus, une seule
démonstration suffit à engendrer la science. À l’opposé, une position doit
s’attaquer à répétition pour en vérifier la pertinence. La démonstration,
donc, couronne plus qu’elle n’exerce; en face, la recherche dialectique qui
précède sa découverte exerce adéquatement la raison à conférer la plus grande
rigueur formelle à sa démarche.
Qu’est-ce
qu’exercer, en effet? C’est conférer aisance et rendement accrus à des
opérations, par leur répétition ad nauseam. En fait, tout usage d’une
faculté lui tient lieu d’exercice[21] en vue de son action ultérieure.
C’est en courant qu’on s’exerce à courir, en sautant que l’on saute de plus en
plus haut et facilement. De même, c’est en raisonnant qu’on raisonne plus facilement
et sûrement. Incidemment, certaines dispositions affectent l’opération
voulue comme exercice et optimisent son efficacité. Surtout, une espèce de gratuité détache l’opération de sa fin
et de son principe naturels. La course tend naturellement à une destination
précise, à atteindre au plus vite; le saut veut surmonter un obstacle
déterminé; sans aboutir là, ils perdent leur intérêt, ils échouent. À l’autre
bout, une course, un saut, une escalade ne commencent normalement pas non plus
n’importe où ni n’importe quand. Une portion majeure de la difficulté tient
souvent au départ. Le coureur, l’alpiniste, le skieur voient parfois leur
activité compromise avant de l’entreprendre, faute d’atteindre le terrain
propice. Toute autre est la condition d’exercice. L’exercisant est indifférent
à la destination ou à l’obstacle proposé; une destination différente, un autre
obstacle lui convient aussi bien, du moment qu’il fournisse prétexte à courir
ou à sauter. En conséquence, l’exercice s’interrompt et se reprend à discrétion[22]; se divise, pour faire affronter
chaque difficulté séparément; se répète à volonté, en tout ou en partie, tant
que chaque mouvement ne s’exécute pas aussi facilement que souhaité. Corollaire
paradoxal : l’exercice produit son effet aussi bien, sinon mieux, si
l’opération ne va pas jusqu’à son terme naturel; dans le cas où elle l’atteint,
l’exercisant y reste assez insensible pour recommencer indéfiniment. Qui
s’exerce se préoccupe peu aussi du point de départ. Il préfère un terrain d’exercice
artificiel où tout soit disposé de façon à centrer l’effort et l’énergie sur le
mouvement à exercer, sans s’inquiéter de ceux qui le précéderaient
naturellement. Une école d’alpinisme s’équipera d’un mont artificiel pour
obtenir ce résultat.
Les Grecs ont
su marquer ce détachement de tout ce qui limite et entrave le mouvement dans le
nom qu’ils ont imposé à l’exercice : γυμνασία annonce une activité effectuée de préférence nu, sa performance ne
rencontrant pas même la résistance du vêtement. La dialectique se pratique dans
une nudité aussi embarrassante, dégagée tant de la fin que des principes qui
habillent normalement la perfection de l’activité rationnelle. Aussi met-elle
la raison en situation idéale d’exercice; méthode, puissance ou activité, elle
trouve sa première utilité à exercer la raison. La dialectique, face à la
science, revêt en effet la gratuité d’un exercice. Le démonstrateur fait sérieux : il ne parle que pour dire
la vérité, et la vérité la plus nécessaire, rigoureuse, assurée. Jamais il ne
dit quoi que ce soit qu’il devra ensuite retirer pour conduire la raison à son
bien propre : la vérité, la vérité connue comme telle. Le dialecticien
montre plus de liberté. Obligé ni à une contradictoire ni à l’autre, il conjecture,
attaque tout ce qu’on propose, varie et multiplie les propositions, retourne
l’affaire sous tous ses angles et ne termine jamais avec l’assurance définitive
d’avoir atteint la vérité. « Sistitur in ipsa inquisitione. »[23] Par essence, la discussion reste
toujours à reprendre, laisse à ses protagonistes la crainte que la conclusion
opposée se conformerait mieux à la réalité. « La raison adhère totalement
à une partie de la contradiction, mais en gardant quelque crainte de
l’autre. »[24] On n’a jamais fini de discuter,
comme on n’a jamais fini de s’exercer. En contexte dialectique comme en toute
situation d’exercice, la fin prochaine n’est pas le bien propre et normal de la
faculté; c’est son opération, c’est une aisance accrue à la poser. Ce n’est pas
la vérité; c’est la conclusion[25]. Cet aspect nu de la dialectique s’observe aisément. Le praticien inexpérimenté
risque de n’y voir que jeu, étourdissement de distinctions et ivresse
d’argumentation à tout prix[26].
Le détachement
du dialecticien s’étend aussi aux principes. Par définition, d’ailleurs, la
dialectique sert la raison avant qu’elle ne dispose des principes qui lui
garantiraient la vérité. Se mettre en possession des principes de la
démonstration s’avère souvent difficile, vu le contact direct requis avec la
réalité, avec une réalité nécessaire.
La dialectique, exonérée de pareille exigence, use de principes succédanés
qu’elle puise dans l’expérience rationnelle commune à tous. Ceux-ci ne la font
bien sûr accéder qu’à un succédané de la vérité : l’opinion accréditée,
l’endoxe médiat. Mais ils l’habilitent, quel que soit l’objet, à raisonner sur
lui sans risquer de panne de principes. Sans
souci d’évidence propre, elle ne s’occupe que d’imposer une forme rigoureuse à
des principes accessibles à tous. Ce détachement de la vérité permet de multiplier
les opérations semblables, de varier à l’infini propositions et objections,
lieux et attaques, divisions et inductions. Le dialecticien interrompt et
reprend à son gré, fixe s’il le veut un temps à son examen, toutes opportunités
qui qualifient la dialectique comme exercice par excellence de la raison et en
font une préparation efficace pour finalement raisonner démonstrativement.
Voilà pourquoi Aristote pointe l’attaque[27] comme l’exercice rationnel le
plus approprié. Il fera plus loin du dialecticien, en face du disciple
scientifique, le μανθάνων, le γυμναζόμενος[28], l’exercisant.
Soyons
clair : Aristote ne crédite pas à cette méthode l’exercice de
l’attaque. Elle y sert, oui, mais Aristote est plus radical : il identifie attaque et exercice[29]. La méthode dialectique va aider
l’exercice rationnel en facilitant
l’attaque, qui est l’exercice. La
raison sort de chaque séance dialectique plus prompte et habile à raisonner sur
n’importe quel sujet, et à accéder à la démonstration sur les sujets les plus
exercés. Diverses astuces amélioreront le rendement : faire suivre chaque
exercice d’un effort réflexif pour ancrer dans la mémoire, en vue d’autres
occasions, les attaques montées, les objections soulevées, les jugements
portés[30]; pratiquer chaque difficulté
séparément, s’exercer à part à « convertir les raisonnements »[31], à découvrir pour chaque position les attaques et les objections[32]; « s’accoutumer à faire, d’un
seul, plusieurs raisonnements »[33]; soumettre à une étude (μελετή), à une mémorisation, les
résultats obtenus et spécialement les divers lieux, les formes communes en
usage[34]. Ces dispositions rentabilisent au
centuple l’exercice dialectique. On peut encore, pour assurer une assimilation
plus organique de tous ces éléments, les réutiliser dans des discussions
artificielles. Cette hypertrophie d’artifice
ne doit néanmoins pas faire oublier que, déjà dans son essence, même au cours
de l’investigation la plus sincère, la dialectique exerce la raison[35]. Il ne faut surtout pas réduire la
dialectique à ces excroissances, et à leur administration la visée des Topiques[36]. Ce travers s’évitera mieux en
considérant les autres aspects de la dialectique que les Topiques
veulent confirmer.
L’attaque
dialectique est essentiellement exercice. Elle est aussi probation, πεῖρα. Un
lien organique relie les trois services attendus de la méthode topique. L’acte
qu’elle facilite constitue par nature un exercice rationnel qui prépare la
découverte de la démonstration et de la science[37]; il fait gravir trois degrés en
approche de la démonstration. Nous avons considéré le premier[38], où la raison s’exerce, en une
matière plus facile d’accès, à imposer à ses jugements la forme rigoureuse que
les principes scientifiques devront revêtir quand elle démontrera; la
méthode y contribue expressément en fournissant les lieux qui inspirent
l’attaque[39]. Le second degré touche cette
matière plus facile d’accès, ces principes succédanés, provisoires, ces
endoxes dont l’usage oblige au dialogue, à un échange où un demandeur propose
des prémisses d’attaque et où un répondeur vérifie leur caractère endoxal.
Cette rencontre est assez incontournable pour valoir son nom à la
‘dialectique’[40]. Ἔντευξις, en effet, est simplement synonyme
de διάλογος.
Πρὸς δὲ τὰς ἐντεύξεις, διότι τὰς τῶν πολλῶν κατηριθμημένοι δόξας οὐκ ἐκ τῶν ἀλλοτρίων, ἀλλ’ ἐκ τῶν οἰκείων δογμάτων ὁμιλήσομεν πρὸς αὐτούς, μεταβιβάζοντες ὅ τι ἂν μὴ καλῶς φαίνωνται λέγειν ἡμῖν. – Cette
étude sert ... aux rencontres aussi, du fait que, une fois dénombrées les opinions
communes, on s’en prendra[41] à chacun non point à partir de
pensées[42] qui lui seraient étrangères, mais à
partir des siennes propres, et fera ressortir ce qu’il nous paraîtra ne pas
dire correctement.[43]
Cette rencontre
n’est pas seulement, n’est pas même principalement, comme beaucoup le croient
superficiellement, la « rencontre fortuite d’un passant quelconque
dans la rue », où le savant devrait éviter de s’exprimer d’une manière
trop élevée pour son ignorant d’interlocuteur. Cette interprétation rétrécie
tient à ce qu’on prend les choses à rebours : la méthode dialectique, en
effet, ne s’adresse pas d’abord à celui qui sait déjà; elle ne veut pas
appliquer un vernis supplémentaire, conférer quelque souplesse dans le
commerce des rustres. Cette rencontre coïncide avec l’activité
dialectique : l’investigation d’un problème dont aucun interlocuteur ne
détient encore la solution scientifique.
Sous ce second chef d’utilité, Aristote explicite davantage comment la
méthode rendra plus efficace cette activité naturelle. D’abord, elle donne des
directives pour « recueillir les opinions communes »[44]. L’appel aux πολλῶν ne doit pas abuser, elle ne renvoie pas exclusivement à des « rencontres
journalières », des « discussions avec le premier venu »,
quelque « conversation d’honnêtes gens »[45], des « rapports avec les πολλοί »[46]. Elle résume la définition de
l’endoxe. De l’endoxe absolu, déjà, principe obligé de toute enquête
intellectuelle : « Ἔνδοξα δὲ τὰ δοκοῦντα πᾶσιν ἢ τοῖς πλείστοις ἢ τοῖς σοφοῖς... »[47] Les endoxes sont les opinions que
la majorité – tous ou la plupart ou les sages – partagent… Ces πολλοί, c’est tout le monde, mais un
tout le monde qui inclut les sages, le signe d’une constance d’opinion assez
large pour témoigner de la nature; ce fonds endoxal, c’est ce qu’on pense assez
naturellement pour y enraciner toute recherche de vérité. Il ne connote aucun
mépris, il n’est pas limité aux individus grossiers dont le témoignage n’a
aucune valeur. De l’endoxe relatif, aussi et plus précisément : cette
affirmation d’autorité peut-être moindre, mais au moins reçue de
l’interlocuteur qui a besoin qu’on le remette à sa place, qu’on secoue sa
compétence prétendue, qu’on le recentre sur la recherche d’une vérité qu’il
connaît moins qu’il se l’imagine.
Les Topiques,
en dirigeant la collecte de ces endoxes, les font ordonner selon leur sujet,
leur généralité, leur autorité, de sorte qu’on soit prêt à attaquer quelque
position que ce soit pour en vérifier la solidité. Ils aident aussi à
collaborer avec quelque interlocuteur que ce soit. Le demandeur ou le répondeur
avec qui on a affaire ne montre pas toujours les meilleures dispositions. Il
perd parfois de vue que c’est la vérité qu’on cherche, pas la victoire sur
l’interlocuteur; il est quelquefois tenté de vouloir à tout prix la destruction
de la position ou son salut, quitte à se contenter d’en donner l’impression.
Alors il ne parlera pas adéquatement : il demandera des prémisses
d’autorité trop restreinte, il en refusera de trop légitimes. Il faudra le rappeler
à l’ordre et pour cela la discussion prendra allure de probation de
l’interlocuteur, l’attaque et l’objection tourneront ad hominem. En
faisant bien noter l’exacte autorité dont chaque endoxe recueilli se réclame,
les Topiques préparent un interlocuteur à s’en prendre à son
vis-à-vis récalcitrant sur la base des prémisses que lui-même demande ou
concède – ἐκ τῶν οἰκείων δογμάτων – pour le rendre conscient qu’il ne parle pas
correctement – μὴ καλῶς φαίνωνται λέγειν. Les Topiques compléteront cette
assistance en multipliant les conseils pour piéger plus efficacement
l’interlocuteur déficient.[48]
Cette lecture
éclaire une autre lettre difficile, une division de l’intention du dialecticien
qu’Aristote introduit au moment de l’opposer à celles du savant et du
chicanier. Les dialecticiens s’y caractérisent comme « faisant leurs
raisonnements à des fins d’exercice et de probation » — « γυμνασίας καὶ πείρας
»[49]. Exercer formellement la raison, éprouver en plus l’interlocuteur sur le problème à l’examen,
voilà justement les deux facettes de l’acte dialectique. Aristote subdivise
le deuxième membre, πεῖρα, selon que la mise à l’épreuve presse plus
spécialement le fonctionnement de l’interlocuteur ou le problème soulevé :
« πείρας καὶ
σκέψεως χάριν, à des
fins de probation et d’investigation »[50]. Πεῖρα, probation, mise à l’épreuve,
d’abord d’intention globale, se réserve alors à l’examen de la performance
de l’interlocuteur; un nouveau terme,
σκέψις, investigation, désigne, une fois
les dispositions personnelles à leur meilleur, l’examen principal, celui du
problème proposé.
On observe là,
en plus net, le processus de division déjà à l’œuvre dans le chapitre qui nous
intéresse. En première utilité, en effet, dite γυμνασία, les Topiques facilitent l’acte rationnel, le raisonnement, en
sa forme. En seconde utilité, ils facilitent encore le raisonnement, mais en
relation à une matière investiguée. Cette matière se dédoublant en problème
et interlocuteur, il faut diviser en conséquence la deuxième utilité. Aussi sa
définition embrasse-t-elle jusqu’à la probation des dispositions de
l’interlocuteur. Là, les prémisses ne se contentent pas d’une endoxalité pure,
elles doivent fidèlement rejoindre les pensées propres de l’interlocuteur mis
en examen, recourir à l’endoxe qui lui est relatif. Comme de plus, vu la
faiblesse intellectuelle et morale humaine, cet aspect de l’examen occupe la
plus grande partie de l’énergie et du temps du dialecticien[51], il n’est pas inattendu que la
description de la seconde utilité prenne spécialement cette couleur : partir
de leurs propres pensées, ἐκ τῶν οἰκείων δογμάτων, s’en prendre aux interlocuteurs, ὁμιλήσομεν πρὸς αὐτούς, faire
ressortir ce qu’ils ne nous paraissent pas dire correctement, μεταβιβάζοντες ὅ τι ἂν μὴ καλῶς φαίνωνται λέγειν ἡμῖν, voilà le
vocabulaire typique de l’attaque ad hominem, quoiqu’il s’étende
aisément à l’attaque ad rem.
Cette attention
majoritaire portée à l’interlocuteur de dispositions inadéquates revêt un
caractère encore plus manifeste quand la vérité en cause concerne des faits
singuliers, des actions à juger. La cible reste le jugement le plus vrai à
porter sur ces actions : « Οὐ γὰρ δεῖ τὰ φαῦλα πείθειν
– Pas question de persuader
le mal! »[52]
Φανερὸν ὅτι τοῦ μὲν ἀμφισβητοῦντος
οὐδέν ἐστιν
ἔξω τοῦ
δεῖξαι τὸ
πρᾶγμα ὅτι
ἔστιν ἢ
οὐκ ἔστιν
ἢ γέγονεν
ἢ οὐ
γέγονεν. – Manifestement, rien d’autre ne concerne le
contestant que de montrer ce que l’action est ou n’est pas, et qu’elle a eu
lieu ou non.[53]
Et la voie
privilégiée reste l’argument le plus rigoureux disponible, celui qui imite le
mieux la démonstration en prenant appui sur les éléments de preuve les plus
sérieux.
Ἡ μὲν ἔντεχνος μέθοδος περὶ τὰς πίστεις ἐστίν, ἡ δὲ πίστις
ἀπόδειξίς τις, τότε γὰρ
πιστεύομεν
μάλιστα
ὅταν ἀποδεδεῖχθαι
ὑπολάβωμεν. – La voie conforme à l’art porte
sur les preuves et la preuve est une espèce de démonstration, car nous adhérons
le plus quand nous prenons pour démontré.[54]
Mais la vérité
en question reste si contingente – on parle même mieux de vraisemblance (τὸ ὅμοιον τῷ
ἀληθεῖ) que de vérité (τὸ ἀληθές) – et les intérêts pratiques en jeu émeuvent si fort des passions
susceptibles d’influencer le jugement qu’on doit s’attendre encore plus là à
avoir affaire à des interlocuteurs de dispositions inadéquates,
intellectuellement et affectivement, que les meilleures prémisses,
fussent-elles scientifiques, ne suffiront pas à apprivoiser à la vérité. Aussi
Aristote reviendra-t-il dans la Rhétorique sur la nécessaire
préparation à leur faire face. On devra pouvoir les conduire à l’option la
plus vraisemblable en prenant appui sur des propositions plus communes, davantage
à la portée de ces gens ordinaires et qu’ils ne puissent refuser.
Ἔτι δὲ πρὸς ἐνίους οὐδ’ εἰ τὴν ἀκριβεστάτην ἔχοιμεν ἐπιστήμην, ῥᾴδιον ἀπ’ ἐκείνης πεῖσαι λέγοντας· διδασκαλίας γάρ ἐστιν ὁ κατὰ τὴν ἐπιστήμην λόγος, τοῦτο δὲ ἀδύνατον, ἀλλ’ ἀνάγκη διὰ
τῶν κοινῶν ποιεῖσθαι τὰς πίστεις καὶ
τοὺς λόγους, ὥσπερ καὶ
ἐν τοῖς τοπικοῖς ἐλέγομεν περὶ τῆς πρὸς τοὺς πολλοὺς ἐντεύξεως. – Il y a d’ailleurs des gens qu’il ne serait pas facile de persuader
même en puisant à la science la plus exacte. L’argumentation inspirée de la
science est réservée à l’enseignement et ne peut avoir cours avec eux. Il faut alors
fonder ses preuves et ses arguments sur les notions communes, tel qu’indiqué
dans les Topiques, en rapport à la rencontre avec la majorité.[55]
À cette
condition, dont la satisfaction nécessite une méthode rhétorique, le poids supérieur
de la vérité, croit un Aristote optimiste à l’extrême, lui garantit encore d’avoir
le dessus.
Χρήσιμος δέ ἐστιν
ἡ ῥητορικὴ διά τε τὸ φύσειν εἶναι κρείττω
τἀληθῆ καὶ
τὰ δίκαια
τῶν ἐναντίων,
ὥστε ἐὰν
μὴ κατὰ τὸ
προσῆκον αἱ
κρίσεις
γίγνωνται,
ἀνάγκη δι’ αὐτῶν
ἡττᾶσθαι. – Elle est utile la rhétorique, car
le vrai et le juste l’emportent par nature sur leurs contraires, de sorte que
si les jugements ne sortent pas comme il convient, on a nécessairement le
dessous par sa propre faute.[56]
Aristote ouvre
ensuite une troisième utilité pour revenir plus spécialement sur l’aide
apportée à l’investigation du problème lui-même.
Πρὸς δὲ τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας, ὅτι δυνάμενοι πρὸς ἀμφότερα
διαπορῆσαι, ῥᾷον ἐν ἑκάστοις κατοψόμεθα τἀληθές τε καὶ
τὸ ψεῦδος.
– Cette étude sert encore ... aux sciences propres à la philosophie, puisque, capable
de faire problème des deux côtés, on apercevra partout plus facilement le vrai
et le faux.[57]
Aristote ne
nomme encore pas quelque bénéfice
marginal de la dialectique; il signale la substance de son
investigation : en deçà de la démontration scientifique, elle anticipe
pourtant sa probable conclusion. Elle anticipe même l’intuition de ses principes.
Elle y aboutit en développant une très forte impression[58] qu’éventuellement telle contradictoire,
plutôt que son opposée, se verra démontrée, ou assumée comme principe[59]. La rencontre dialectique, à se
prolonger, à multiplier ses attaques, finit par ‘pré-intuitionner’[60] la conclusion scientifique, et même
ses principes, par discerner matériellement le vrai et le faux. En
augmentant le pouvoir de créer de
l’embarras aux deux contradictoires, la méthode assiste la puissance
dialectique en ce qu’elle a de plus central; c’est en effet à la facilité plus
grande de réfuter son opposée qu’on pré-intuitionne la vérité d’une
contradictoire.
Pré-intuition. J’insiste sur le préfixe, pour
marquer qu’il ne s’agit pas encore proprement de l’évidence scientifique, ni
de l’intuition des principes, mais seulement de leur préparation, sans
évacuation de toute crainte d’errer. Il ne faut rien imaginer ici de subjectif,
ni se figurer quelque faculté originale parallèle ou antérieure à la raison. Il
s’agit de l’acte tout à fait objectif de cette dernière : à force de
discuter, le dialecticien remarque très objectivement au bout du compte qu’il
réfute plus sérieusement une contradictoire que l’autre. Cela procure au futur
savant, pour parler comme Aristote, un instrument précieux. Il l’affirme
dans des lignes très fortes où il désigne respectivement comme ‘connaissance’
et ‘prudence’ philosophiques la conclusion démonstrative et l’intuition des
principes que sert cet ‘instrument pas petit’.
Πρός τε γνῶσιν καὶ
τὴν κατὰ φιλοσοφίαν φρόνησιν τὸ δύνασθαι συνορᾶν καὶ συνεωρακέναι τὰ ἀφ’ ἑκατέρας συμβαίνοντα τῆς ὑποθέσεως
οὐ μικρὸν ὄργανον. – En vue de la connaissance et de la
prudence philosophiques, pouvoir et même avoir déjà embrassé ce qui s’ensuit de
l’une et l’autre supposition n’est pas
qu’un petit instrument.[61]
En qualifiant
d’instrument le discernement dialectique issu de l’attaque aussi vigoureuse
que possible des deux contradictoires, Aristote défend de le confondre avec les
actes où le savant assume proprement ses principes et en tire sa démonstration.
Pas question de consacrer cette activité comme méthode proprement scientifique.
Mais il marque sans ambiguïté le besoin incontournable du futur savant à se
plier à cet exercice dialectique pour se rendre capable, éventuellement, de
saisir ses principes avec sa lumière propre et d’orienter correctement la
démonstration qu’il en tirera. Il laisse même entendre que ce qui reste à
accomplir, une fois cet instrument à point, est somme toute peu de chose, tout
essentiel que ce soit et distinct de l’activité dialectique.
Λοιπὸν γὰρ τούτων ὀρθῶς ἑλέσθαι θάτερον. – Il
ne reste plus qu’à
adopter correctement l’une d’elles.[62]
Ce complément
ne requiert qu’une intelligence heureusement douée, heureusement nourrie aussi
dans le dialogue, non pas déformée par une mauvaise éducation, des coutumes
perverses, des préjugés insurmontables. L’intelligence heureusement disposée
discerne aisément le vrai du faux, quand on les lui présente dans une clarté
suffisante.
Δεῖ δὲ πρὸς τὸ τοιοῦτον ὑπάρχειν ἐυφυᾶ, καὶ
τοῦτ’ ἔστιν ἡ κατ̓ ἀλήθειαν εὐφυία, τὸ δύνασθαι καλῶς ἑλέσθαι
τἀληθὲς καὶ φυγεῖν τὸ ψεῦδος·
ὅπερ οἱ πεφυκότες εὖ
δύνανται ποιεῖν· εὖ
γὰρ φιλοῦντες καὶ
μισοῦντες τὸ προσφερόμενον εὖ
κρίνουσι τὸ βέλτιστον. – Pareille fin requiert par ailleurs une
heureuse disposition naturelle - en regard de la vérité c’est-à-dire -, ce qui
revient à pouvoir correctement choisir le vrai et fuir le faux. Les gens de
bonne nature peuvent le faire : aimant et haïssant correctement ce qu’on
leur propose, ils discernent correctement le meilleur.[63]
On le voit bien, Aristote évite les deux
extrêmes : il ne confond pas l’acte scientifique avec l’acte dialectique,
mais il ne méprise pas le second. Il garde son domaine au savant : c’est
lui qui, dans une intuition immédiate, assume ses principes; c’est encore lui
qui démontre ses conclusions. Mais il a dû d’abord se livrer à un long labeur;
c’est la discussion qui lui a pointé la direction, qui lui a même dévoilé la
matière tant de ses principes que de ses conclusions. Sans dialectique, le
savant n’accéderait pas à la science; et pourtant, comme dialecticien, il
n’était arrivé à appréhender son contenu que sous la forme d’opinion légitime.
Aussi ferme qu’il l’ait élaborée, il n’est pas arrivé à lui conférer
nécessité. Aussi faut-il dénoncer une grave légèreté chez les interprètes qui
ou bien dénoncent chez Aristote un profond mépris pour la dialectique, ou bien
la lui font consacrer en méthode strictement philosophique; ou bien encore
opposent catégoriquement Aristote à Platon sur sa conception.[64] Soupçonner Aristote de mépriser la dialectique parce qu’il fait
relever d’un autre pouvoir l’intuition des principes nécessaires et la saisie
scientifique de leurs conséquences, c’est en fait sous-estimer la grande difficulté
de se mettre en possession des principes.
La dialectique
ne fait pas de différence entre ce qui sera pour le savant principe ou conclusion
propres. Pratiquement tout apparaît au dialecticien comme problème à investiguer,
et l’occasion d’y pré-intuitionner ce que cela comporte de vérité ou de
fausseté, par la facilité plus ou moins grande de l’attaquer. Aussi le bénéfice
de cette pré-intuition du contenu scientifique s’étend-il jusqu’aux principes
les plus élevés. Elle est même encore plus précieuse là, car le savant ne
possède aucune voie à lui vers ses principes propres, son point de départ
absolu. La réflexion dialectique les lui présente; une fois mûr, il en a
évidence… immédiate. Mais même alors, sont-ils mis en question, il n’a rien à
dire pour leur défense et doit retourner à la dialectique à cet effet.
Ἔτι δὲ πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ ἑκάστην
ἐπιστήμην. Ἐκ μὲν γὰρ τῶν οἰκείων τῶν κατὰ τὴν προτεθεῖσαν ἐπιστήμην ἀρχῶν ἀδύνατον εἰπεῖν τι περὶ αὐτῶν, ἐπειδὴ πρῶται αἱ ἀρχαὶ ἁπάντων
εἰσί, διὰ
δὲ τῶν περὶ ἕκαστα ἐνδόξων ἀνάγκη περὶ αὐτῶν διελθεῖν. Τοῦτο δ’ ἴδιον ἢ μάλιστα οἰκεῖον τῆς διαλεκτικῆς ἐστιν· ἐξεταστικὴ γὰρ οὖσα πρὸς τὰς ἁπασῶν τῶν μεθόδων ἀρχὰς ὁδὸν ἔχει. – De plus, cette étude sert aux principes
premiers en chaque science. C’est qu’il est impossible d’en dire quoi que ce
soit à partir des principes propres de la science qu’on se propose, puisqu’il
s’agit des principes les premiers de tous; aussi est-il nécessaire d’en
discourir par le biais des endoxes qui les concernent. Or c’est là quelque
chose de propre ou du moins de surtout approprié à la dialectique; du fait de
sa nature investigatrice, en effet, elle tient une voie aux principes de toutes
les recherches.[65]
Cette
pré-intuition dialectique, répétons-le, est précieuse, indispensable même.
Aristote y voit l’accès le plus normal[66] aux principes propres d’une matière
donnée[67] comme pour appréhender le chemin
démonstratif qui conduit d’eux aux conclusions susceptibles d’en découler. À
le comprendre, on s’évitera de graves confusions sur la façon dont l’analytique
remplace la topique. L’enthousiasme pour la démonstration pousse
d’aucuns à déclarer caduques la dialectique et les Topiques après la rédaction des Analytiques[68]. De fait, la science vaut mieux que
l’opinion; la démonstration génère une connaissance plus précieuse que le
dialogue. Bien plus, l’intérêt principal de la dialectique, en plus de se
substituer à la science dans les matières impropres à la connaissance scientifique
parce qu’irrémédiablement contingentes, c’est de préparer la voie à l’intuition
des principes démonstratifs et d’indiquer, comme par anticipation, l’objet des
démonstrations[69]. Une fois cet office rempli, une
fois les principes de la démonstration disponibles, la raison peut s’élever
au-dessus de l’opinion, quitter le dialogue et entrer dans la ‘solitude’ du
philosophe, contempler le vrai dans une évidence assez éclatante pour annuler
le besoin de quérir l’assentiment commun. Comme l’affirme bellement Viano,
« le philosophe est le solitaire qui a franchi le seuil de l’intuition
des principes »[70]. Mais il y a loin entre cette
affirmation et la relégation de la dialectique au musée. C’est à la pièce que la dialectique se périme
et non pas tout d’un coup et pour tout. Chaque fois que la raison aperçoit les
principes d’une démonstration, elle peut connaître scientifiquement sa
conclusion et se hausser au-dessus de l’opinion pour cette conclusion. La dialectique ne lui est plus utile pour
connaître cette conclusion. Et
encore, la raison peut et même doit y recourir pour préparer des disciples à
recevoir cette démonstration. Mais, pour tout le reste, pour tout ce qui n’est
pas effectivement démontré, la raison
garde la dialectique comme son instrument de connaissance privilégié. Il ne suffit pas d’écrire les Analytiques pour s’élever au-dessus de
la dialectique; il ne suffit pas de savoir qu’il est théoriquement possible de procéder par démonstration : il faut
démontrer de fait, exigence qui ne se trouve pas satisfaite dans une simple
déclaration de bonne intention[71]. Bref, la dialectique et
l’investigation dialogique qu’elle anime ne seront effectivement rendues inutiles
que lorsque l’on aura de fait tout démontré ce qui s’y prête et que tous en
auront compris la démonstration. Aussi bien dire jamais. Quelle erreur alors,
quelle légèreté d’affirmer que « la théorétisation de la dialectique
naît chez Aristote seulement quand la découverte de l’analytique a rendu
impossible la situation dialogique et a éliminé la discussion comme instrument
de recherche »[72]. Au contraire, pour Aristote en
tout cas, la dialectique reste pour toujours l’instrument indispensable de la
recherche rationnelle; il est inscrit dans la nature de la raison. Et sur tout ce qui, trop contingent, ne prête
de toute façon pas à démonstration, l’opinion légitime que génère la
dialectique reste la plus haute connaissance qui se puisse ambitionner.
La lecture de
ce second chapitre des Topiques trouve d’abord à l’énumération aristotélicienne
des utilités de la méthode dialectique un goût hétéroclite, tant chacune de ces
utilités, à première vue, ne présente aucun lien avec les autres. Le lecteur,
je l’espère, se trouve maintenant en mesure d’apprécier la rigueur extrême
d’Aristote.
Ainsi que
l’enjoint saint Thomas à plusieurs reprises, interpréter correctement ce
maître requiert de rattacher scrupuleusement ses dires à leur unité
d’intention. L’énumération, ici, ne se fait pas au hasard de l’imagination.
Les trois utilités de la méthode s’articulent rigoureusement sur trois traits
qui définissent la dialectique comme telle : la forme de son
attaque, qu’une méthode de lieux contribue efficacement à découvrir en abondance;
sa matière, qu’une méthode instrumentale vient enrichir d’endoxes
absolus et relatifs sur tous les sujets et tous les auteurs à discuter
éventuellement; sa fin propre, même : une opinion légitime que la
conjugaison méthodique des endoxes sur les lieux fera sortir plus efficacement
de la confrontation des contradictoires, pour préparer le savant à l’intuition
de ses principes et à la direction de ses démonstrations.
[1] D’abord donné comme communication à la Société
d’Études Aristotélico-Thomistes, au colloque tenu à Québec les 19 et 20 août
2016. – Je reprends ici et simplifie des considérations qu’on pourra retrouver
développées différemment à la fin du second chapitre de mon livre La
Dialectique Aristotélicienne, Montréal : Bellarmin [Collection Noêsis],
1991, pp. 82-97; 3e éd. Québec : Société d’études
aristotéliciennes [Monographies Philosophia Perennis #3], 2012,
pp. 91-110.
[2] Considérer par exemple cette présentation
initiale d’un article, par ailleurs excellent : « Aristotle sees many
uses for dialectic. The first use of dialectic is for
the exercise of the reason… The second use of dialectic is for intellectual
encounters with others… The third use of dialectic is in reference to the
sciences… » (Duane
Berquist, Descartes and
Dialectics, dans Laval théologique et philosophique, vol. 20, #2,
176-177)
[3] Top., I, 2,
101a25-28.
[4] Tricot, dans Aristote, Les Topiques,
traduction et notes par J. Tricot, Paris : Vrin, éd. 1965, p. 5.
– Brunschwig va assez dans le
même sens : « [Ces services] sont au nombre de trois :
l’entraînement intellectuel, les contacts avec autrui, les connaissances de
caractère philosophique. » Lui aussi use de termes trop généraux pour
qu’on saisisse qu’Aristote renvoie à des aspects précis et techniques de
l’activité dialectique.
[5] In I Top.,
28, 2 : « … κατασκευάζοντές τε καὶ ἀνασκευάζοντες … τὸ κείμενον. »
[6] Tricot, ibid., note 2.
[7] Tricot compte encore sur l’autorité d’Alexandre (28, 2).
[8] Tricot, ibid., note 1.
[9] Viano affiche encore plus clairement ce dédain de la
dialectique : « Une fois admise la possibilité de
rejoindre, sur les questions de majeure importance, un accord, sans discuter,
mais en utilisant seulement l’œil solitaire de l’esprit, une logique de la
discussion risquait de demeurer privée de toute raison d’être.» (La Dialettica in Aristotele, dans Studi
sulla dialettica, Torino : Taylor, 1969, 52) Pour lui, la rédaction
des Analytiques, pourtant pré-requise aux Topiques, les rend
d’avance caduques : « La théorétisation de la dialectique naît chez
Aristote seulement quand la découverte de l’analytique a rendu impossible la
situation dialogique et a éliminé la discussion comme instrument de recherche. »
(Ibid., 50) Pierre Aubenque
n’est pas moins clair : « Si l’on admet que, de tous les hommes, le
philosophe est celui qui a le plus de part à l’intuition, on admettra aussi
qu’il est celui qui se passe le mieux de la dialectique, bien plus, qu’en tant
que philosophe, il échappe entièrement aux limitations qui rendraient
nécessaire l’usage de la dialectique. » (Le problème de l’être chez
Aristote : essai sur la problématique aristotélicienne, Paris :
P.U.F., 1962, 296)
[10] Brunschwig l’entend aussi de même : « La
dialectique est un moyen pour le philosophe de rencontrer le non-philosophe,
de retrouver avec lui un langage commun, et d’agir éventuellement sur lui en
épousant ses propres présupposés. » (Aristote, Topiques, texte
établi et traduit par Jacques Brunschwig, Paris : Les Belles Lettres,
1967, xii)
[11] Ibid., note
6. – Mes italiques (Je ne le répèterai pas chaque fois, ce sera généralement le
cas dans les citations de cet article).
[12] Ibid.,
p. 6, note 2. – On sourit devant cette formulation : ‘établit ἐλεγτικῶς’,
c’est-à-dire ‘établit en réfutant’, en
attaquant.
[13] Bailly fait une remarque intéressante sur le sens de περί : « II pour, c. à d.: 1 au sujet de (sens qui se rattache au préc. par l’usage primit. de περὶ avec les verbes marquant
l'idée de combattre) μάχεσθαι περὶ νηός... ou περὶ θανόντος... combattre autour d’un vaisseau, autour d’un
mort, c. à d. pour un vaisseau, pour
un mort... » (Dictionnaire
grec-français, Paris : Hachette, ©1950,1518)
[14] Top., I,
2, 101a28-30.
[15] Ibid.,
VIII, 4, 159a18-20.
[16] Ibid.,
159a20-22.
[17] Voir « La Joute dialectique d’après le huitième livre des Topiques. » Dans Aristotle on Dialectic. The Topics. Ed. G.E.L. Owen. Oxford : Clarendon, 1968, 277-311.
[18] Brunschwig, ibid., IX.
[19] Robinson, The Historical Background of Aristotle's Topics VIII, dans Plato’s Earlier Dialectic, Oxford: Clarendon, 1953, 438.
[20] « La philosophie est d’abord une activité
sérieuse, un travail adulte de l’esprit, aux prises avec l’être qu’il veut
saisir et comprendre; la dialectique est un exercice d’entraînement, une
gymnastique de l’intelligence, une sorte de jeu éducatif où l’esprit forge ses
instruments et affirme ses pouvoirs sur des objets-mannequins. » (Brunschwig, ibid., xi-xii)
[21] « Selon Victorinus, la nature habilite à
telles activités; l’art et la science y confèrent facilité; mais l’usage y rend puissant. » (S. Albert, In I Top., tr. 1, c. 1)
[22] Il faut d’ailleurs fixer arbitrairement le temps de l’exercice, décider quand il commence et quand il finit; car de soi il se prolonge indéfiniment.
[23] « Il s’arrête en pleine
investigation. » (voir s. Thomas,
In Boet. de Trin., q. 6, a. 1, c.)
[24]
« … licet cum formidine alterius. » (S. Thomas, In Post. Anal., Prooemium, #6)
[25] Le profit de la discussion s’évalue en
facilité à conclure une contradictoire plutôt que l’autre, non en évidence
obtenue de la vérité.
[26] « Les adolescents qui ont une fois goûté
à la dialectique en abusent et s’en font un jeu, ils ne s’en servent que pour
contredire; à l’exemple de ceux qui les confondent, ils confondent les autres à
leur tour et, semblables à de jeunes chiens, ils prennent plaisir à tirailler
et déchirer avec le raisonnement tous ceux qui les approchent. » (République, VII, 17, 539b; trad. E.
Chambry)
[27] « Un syllogisme dialectique c’est une
attaque. » (Top., VIII, 11,
162a16)
[28] Voir Top.,
VIII, 3, 159a12. – Il s’agit alors justement de distinguer le dialecticien, cet
exercisant, du savant, et ce
précisément par sa plus grande latitude dans le choix des principes :
« Le disciple ne doit proposer que du plus connu, tandis que l’exercisant
doit proposer tout ce qui a l’air vrai. Manifestement, donc, demandeur et
maître ne doivent pas exiger de la même manière leurs propositions. » (Ibid., 159a11-14)
[29] Le Socrate de Platon assimile lui aussi monter une attaque et s’exercer : « Qu’est-ce qui empêche..., le temps que tu vas répondre, que je ne contrepropose à tes positions de manière à ce que tu m’exerces le plus parfaitement possible? » (Hippias majeur, 287a)
[30] Voir Top., VIII, 14, 164a16ss.
[31] Ibid., 163a31.
[32] Voir ibid., 163a36-b2.
[33] Ibid.,
163b35.
[34] Ibid.,
163b22.
[35] Paul Moraux
distingue comme deux choses essentiellement différentes la dialectique
« noble recherche de la vérité » et la dialectique qui « veut
être essentiellement une gymnastique intellectuelle » (voir La Joute dialectique..., 288). Pour Aristote, c’est matériellement la même
chose, « le progrès (préscientifique) vers la découverte de la
vérité » et « l’acquisition d’une δύναμις particulière, l’aptitude à raisonner et à discuter », entre
lesquels Moraux (voir ibid.), comme pratiquement tous les
auteurs, veut voir une distinction essentielle.
[36] On peut sans doute s’entraîner à la
dialectique. Cependant, chose plus importante, la dialectique en elle-même est
un entraînement, c’est elle qui exerce la raison, nourrit les rencontres et
prépare la science. C’est pour l’assister dans ces fonctions-là qu’Aristote élabore ses Topiques. On montre ne pas saisir du
tout cette essence de la dialectique, quand, comme Paul Moraux, on ne voit aucun rapport entre Topiques et entretiens socratiques : « Il y a loin du
dialogue socratique à la joute dialectique aristotélicienne. Celle-ci a visiblement
une allure beaucoup plus scholastique. Les deux partenaires sont fixés dès le
début sur leurs positions respectives, savent exactement à quoi va tendre
l’adversaire, se sont préparés du mieux qu’ils pouvaient à l’attaque et à la
défense et n’ignorent pas que chacune de leurs réactions inadéquates peut leur
être fatale; l’entretien socratique, libre et enjoué, s’est sclérosé en un
exercice d’école régi par des règles strictes; l’une d’entre elles, qui prévoit
pour le questionneur la mission de diriger la marche du raisonnement, et pour
le répondant l’interdiction presque absolue de répondre autrement que par oui
ou par non, exclut la possibilité d’une réelle confrontation d’arguments et
d’un véritable échange d’idées; elle correspond à une situation qui se
rencontre ici et là dans les premiers dialogues de Platon, mais dont on ne
saurait pour autant faire une marque essentielle de l’entretien
socratique. » (Moraux, ibid.,
297)
[37] Alexandre d’Aphrodise marque bien l’articulation serrée
des trois utilités : en les expliquant, il se promène de l’une à l’autre,
incapable de ne pas parler de la troisième à l’occasion de la première :
« Pareil exercice quant aux raisonnements est utile pour la découverte des
vérités que l’on cherche, comme Aristote lui-même le dira par le biais de ce
qu’il posera comme l’utilité de la dialectique pour la philosophie. Car cet
exercice prépare l’âme. De même, en effet, qu’en ce qui a trait au corps,
l’exercice réglé par un art assure au corps sa bonne disposition, de même aussi,
en ce qui a trait à l’âme, l’exercice en
raisonnements réglé par une méthode assure à l’âme la bonne disposition qui lui
est appropriée. Et la bonne
disposition appropriée à l’âme rationnelle est la puissance qui l’habilite à
découvrir et à discerner la vérité. » (Alexandre, In I Top.,
27, 24-31)
[38] C’est pour cette raison et non, comme le croit
Moraux, parce qu’il verrait moins
que Platon un profit à tirer de
la dialectique dans la quête de la vérité, qu’Aristote
met l’exercice en premier dans son énumération. « Tandis que Platon
assignait comme but ultime à la dialectique la découverte de la vérité et en
faisait une démarche véritablement philosophique, Aristote met surtout l’accent
sur la virtuosité intellectuelle qu’elle permet d’acquérir et ne mentionne
qu’en second lieu le profit que les sciences philosophiques en pourront
tirer. » (Moraux, ibid.,
300) Il est d’ailleurs incorrect, ainsi qu’en témoigne Robinson, de vanter chez Platon une dialectique avec accent
moindre sur l’exercice. « Dialectic is a skill to be acquired, much more than
it is a body of propositions to be learnt. Plato does not regard the philosopher's
or the dialectician's work as the construction or accumulation of something
external to himself, but as the alteration of his own personality in a
fundamental way, as character-building. The nature of the alteration is vaguely
indicated by the phrase 'becoming wise'. That is why he frequently insists on
the training of the soul (e.g. ψυχῆς παίδευσις Phdr. 241C), and why he states that we should value 'the pursuit of the
ability to divide according to forms' above the knowledge thereby obtained, and
that the most important thing is to become more capable of discoveries (εὐρετικώτερος Plts. 286D-287A). » (Robinson, Plato's Earlier Dialectic, 74)
[39] « Tenant une méthode de découverte des
attaques [la connaissance des lieux], nous pourrons plus facilement
attaquer. » (Alexandre, In I Top., 27, 19-21)
[40] Διαλεκτικὴ, étymologiquement, qualifie
une activité qui prend naturellement forme de dialogue, c’est-à-dire
de raisons (λόγοι) qui divisent (δία), séparent,
dépècent, bref concluent dans les deux sens.
[41] « Ὁμιλήσομεν... 3 avec idée d’hostilité,
se rencontrer, en venir aux mains... avec qqn; abs. en parlant de deux armées ennemies qui en viennent aux prises... »
(Bailly, 1373)
[42] Δογμάτων. Autre mot de la famille δοκῶ. De sens voisin de δόξα, mais
plus proche encore du verbe — « le nom verbal le plus usuel » (Chantraine, 290) — dont il partage plus
le caractère concret.
[43] Top., I, 2,
101a30-34.
[44] Les Topiques multiplient cette
activité en l’ensemble des instruments que le dialecticien doit proprement
maîtriser. Voir Top., I, c. 13 à 18.
[45] Tricot, ibid., p. 5, note 1.
[46] Brunschwig, ibid., p. 116, notes complémentaires
à la p. 3, note 3.
[47] Top., I, 1,
100b21-22.
[48] C’est le huitième qui rend plus spécifiquement ce service.
[49] Voir Top., VIII, 5, 159a25.
[50] Voir ibid., 159a33.
[51] Les dialogues de Platon l’illustrent on ne peut mieux, où Socrate ne dépasse souvent pas cet
examen de l’interlocuteur. Ce dernier, une fois confondu, plutôt que de
purifier ses dispositions, s’en va généralement en claquant la porte, au lieu
de se mettre à un examen sérieux du problème en cause.
[52]
Rhét., I, 1, 1355a31.
[53]
Ibid., 1354a27-28.
[54]
Ibid., 1355a4-6.
[55] Ibid.,
1355a24-29.
[56] Ibid.,
1355a21-23.
[57] Top., I, 2, 101a34-36.
[58] Mais pas encore une évidence et une certitude
absolue, réservée à la science (ἐπιστήμη) pour les vérités médiates et à l’intellect (νοῦς) pour les
principes immédiats. « Le savoir authentique », à savoir la science,
« suppose », comme préparation instrumentale (voir ibid., VIII, 14, 163b11), « un long commerce avec son objet... Le logos qui traverse la trame des opinions dans le dialogue remplit
la double fonction de purificateur d’opinions et d’évocateur de la vérité;
il ne conduit jamais à des conclusions péremptoires. » (Yvon Lafrance, La théorie platonicienne
de la doxa, Paris : Les Belles Lettres [Noêsis], 1981, 47)
Cette description de la fonction platonicienne de la dialectique convient très
bien aux vues aristotéliciennes. Je ne vois pas pourquoi son auteur dénonce là
une forte opposition.
[59] « La philosophie est une activité
judicatrice, qui prononce sur le vrai et le faux un verdict souverain; la
dialectique a pour fonction, en quelque sorte, d’en instruire les procès, d’en
constituer les dossiers, en réunissant les données des problèmes et en
recueillant tous les arguments favorables ou défavorables à chacune des
parties. » (Brunschwig, ibid.,
xii)
[60] « Le logos n’enseigne pas, mais il purifie
d’abord l’âme de ses opinions fausses pour ensuite lui suggérer la vérité. » (Lafrance,
ibid., 49) – Il ne faut pas, comme plusieurs, faute de bien comprendre
la nature commune des principes dialectiques, identifier dialectique et méthode
scientifique. Par exemple : « La dialectique, si, dans sa
signification première et plus générale, elle est une méthode de discussion, en
cette autre signification plus féconde, qui est justement la diaporétique,
devient de fait la méthode même de la
philosophie. Chez Aristote non moins que chez Platon. » (Leo Lugarini, Dialettica e
Filosofia iin Aristotele, dans Il Pensiero, 4 (1959), 67) —
« Le caractère dialectique et à la
fois scientifique de la défense du principe de non-contradiction permet de
dire que la philosophie, au moins en
ce cas, qui n’est pas négligeable, puisqu’il représente l’exécution d’un devoir
spécifiquement philosophique, procède
selon une méthode dialectique. » (Enrico Berti, La Dialettica in Aristotele, dans L’attualità
della problematicità aristotelica, Atti del convegno franco-italiano su
Aristotele, aprilio 1967, Padova : Antenore, 1970, 75) — « Il
faudrait maintenant montrer que l’entière philosophie d’Aristote, et non
seulement sa phase initiale, comme le retient Lugarini, ou même son intention
ultime, et non seulement sa réalisation effective, comme le retient Aubenque,
se résout en problématicité. De cette manière, on aurait de fait complété la réduction de la méthode même de la
philosophie à la dialectique. » (Berti,
ibid., 77) Avec pareille conception, on ne comprendra plus quel profit
ajoutera la démonstration, et comment les Analytiques
en assistent la conception. On croira que tout est déjà là, quand le
dialecticien se tait, et qu’il s’agit simplement d’ordonner l’exposition de ses
trouvailles. Par exemple : « [Avec la démonstration,] il s’agira
tout simplement d’exposition de résultats, ou de leur mise en forme, et non de
processus de recherche. » (Lugarini,
ibid., 60)
[61] Top., VIII, 14, 163b9-11.
[62] Ibid.,
163b11-12.
[63] Ibid.,
163b12-16.
[64] Par exemple : « [Pour Aristote,] il
n’y a plus rien de commun entre la recherche de la vérité et la
dialectique. » (Octave Hamelin,
Système d’Aristote, Paris : Vrin, 196, 230) — « La conception
aristotélicienne s’éloigne, par son pessimisme, de l’expérience platonicienne
et même socratique du dialogue. La rencontre dialectique est jugée par lui ou
inutile ou vaine. Si les deux interlocuteurs se rencontrent dans l’unité d’une
même essence, ils se mettent tout de suite d’accord, mais alors le dialogue est
inutile ou bien ne représente que la distance qui nous sépare accidentellement
du savoir. Si, au contraire, aucune essence n’est donnée comme moyen terme, le
dialogue est vain, se ramenant à l’affrontement apparemment sans issue de deux
thèses contradictoires, ou, ce qui revient au même, ne fournissant aucune
raison scientifique de choisir. » (Aubenque,
ibid., 292) — « On sait
qu’Aristote considérait comme peu valable la méthode du dialogue, pour la
raison toute simple que le dialogue, partant d’opinions purement probables, ne
pouvait déboucher finalement que sur une conclusion probable, et jamais sur une
conclusion certaine. » (Lafrance,
37-38) Voir aussi Brunschwig, ibid.,
ix-x. Comparer Platon :
« La foule ne sait pas que, sans ce développement sur tout et ce
vagabondage, il est impossible de rencontrer la vérité et d’acquérir
l’intelligence. » (Parménide,
136e)
[65] Top., I, 2,
101a36-b4.
[66] Bien qu’immédiate de nature, l’intuition a besoin
de longue préparation. Non seulement, comme le croit Aubenque, pour des handicapés face à l’intuition. On ne naît
pas philosophe. S’il est juste que la dialectique « ne fait que déblayer
le terrain pour l’intuition, qui demeure le seul fondement pour la
démonstration et, par celle-ci, de la science » (Aubenque, ibid.,
296), il est abusif, par contre, d’en conclure que « la dialectique ne
jouerait donc d’autre rôle que celui d’un adjuvant, pourrait-on dire,
pédagogique à l’usage des esprits insuffisamment intuitifs » (ibid.), et de croire qu’au philosophe
les intuitions viennent sans cette préparation (voir par exemple la
citation d’Aubenque, supra,
note #9) Au contraire, justement; devant le plus accéder à l’intuition, il a le plus grand besoin de la préparation
dialectique.
[67] À bien remarquer néanmoins que, pour Aristote, le travail dialectique prépare seulement l’intuition des principes. Il ne « supplée » pas, comme dit Le Blond, « l’intuition directe de l’essence » et celle-ci ne se réduit jamais complètement au « fruit de ces recherches difficiles et plus ou moins hasardeuses » (voir Jean-Marie Le Blond, Logique et méthode chez Aristote : étude sur la recherche des principes dans la physique aristotélicienne, Paris : Vrin, 1939, 41). Il est également incorrect d’oublier totalement cette intuition pour faire de la dialectique « l’inévitable pis-aller » par lequel seront connus les principes, inaccessibles au discours scientifique même (voir Brunschwig, ibid., xii). Négliger ce point favorise les confusions les plus graves. Comme conséquence extrême, on verra des auteurs poser la dialectique en méthode de la métaphysique. Aubenque, par exemple (voir Le Problème de l’être, 300), en fait une thèse importante. Le Blond croit le lire chez Aristote en confondant dans ses propos deux sens de δόξα : son sens propre d’opinion, d’endoxe, et son sens plus large d’“énoncé auquel on adhère spontanément” : « La méthode de la métaphysique présente, au moins, plusieurs caractères communs avec celle de la dialectique… Aristote n’a pas pu ne pas s’en rendre compte, et il lui est arrivé, de fait, de rapprocher explicitement, dans la métaphysique, ἀρχὴ et δόξα et de mettre des opinions à la base des démonstrations métaphysiques [« J’appelle principes de démonstration, dit-il, par exemple, les opinions communes (κοινὰς δόξας), sur lesquelles tout le monde se base, pour démontrer, par exemple, que toute chose doit être affirmée ou niée. » (voir Mét., B 2, 996b27)]. » (Le Blond, ibid., 51)
[68] Par exemple W.D. Ross :
« It is his own Analytics that
have made his Topics out of date. »
(Aristotle, London:
Methuen anc Co., 1923, 59) et Solmsen, cité par Éric Weil : « L’analytique annule
les Topiques. » (La place de
la logique dans pensée aristotélicienne, dans Revue de Métaphysique
et de Morale, 56 [1951], 286)
[69] Contrairement à ce qu’affirme Suzanne Mansion; trop centrée sur le fait que
le contingent constitue un objet exclusif pour la dialectique, elle en infère
« qu’il en est l’objet principal, celui qui donne à ce mode de savoir son
intérêt et sa valeur » (Le Jugement d’existence chez Aristote,
Louvain : Desclée de Brouwer, 1946, 114) D’ailleurs, elle fait dès la
phrase suivante une pirouette qui recentre l’importance de la dialectique sur
son aptitude à considérer la matière des principes scientifiques :
« Aristote attache, en effet [un ‘en effet’ étrange qui prend pas appui
sur la phrase précédente, mais la réfute], une grande importance à la
dialectique, à cette connaissance du probable qui prépare celle du vrai et aide
l’esprit dans la découverte des premiers principes de la science. » (ibid.)
[70] Viano, ibid., 59.
[71] Aubenque, quant à lui, reconnaît, même après la
découverte de la théorie de la démonstration, que la dialectique reste encore
indispensable pour les matières impropres à la démonstration : « Si
la dialectique s’efface devant la démonstration partout où celle-ci est
possible, c’est-à-dire toujours à l’intérieur de certaines limites, elle
affirmera son droit le plus absolu à régir le discours humain hors des limites
de la démonstration : soit qu’il s’agisse de propositions indémontrables —
principes ou définitions —, soit qu’il s’agisse de domaines où la
démonstration projetterait une nécessité qui ne s’y trouve pas en fait, comme
c’est le cas en éthique ou en politique. » (Aubenque, La Dialectique chez Aristote, dans L’Attualità
della problemaica aristotelica, op.cit., 17) Mais cela est déjà
trop restrictif : la dialectique ne s’efface pas tout de suite devant la
démonstration dès que celle-ci est possible,
mais seulement quand elle est effectuée.
De fait, on sous-estime très gravement la difficulté de la science quand on
s’imagine qu’il suffit de savoir théoriquement démontrer pour décider
validement de tenir désormais son discours au niveau de la science en toute
matière de recherche et d’enseignement. C’est en conséquence de cette méprise
qu’on s’attendra à ne trouver dans un traité de science que des démonstrations
en bonne et due forme et qu’on se scandalisera d’y rencontrer des adjuvants
dialectiques. Par exemple : « La méthode dialectique, qu’Aristote a
si nettement opposée à la méthode propre de la science, joue en effet, comme
on a souvent essayé de le montrer avec succès, un rôle plus important dans la
pratique aristotélicienne de la recherche scientifique ou philosophique que
celui auquel paraissait la destiner son statut théorique; à voir combien les
démarches effectives d’Aristote s’éloignaient de la description qu’il avait
lui-même donnée des exigences et des méthodes de la science démonstrative, on a
pu se demander s’il était opportun de prendre pour argent comptant les
déclarations de principe par lesquelles il semblait définir restrictivement
les pouvoirs de la dialectique. Beaucoup d’excellents interprètes de son œuvre
ont été ainsi conduits à reprendre l’examen des Topiques, avec l’espoir d’y trouver quelque chose comme la théorie
de sa pratique réelle. » (Brunschwig,
xvi-xvii) Viano aussi incarne
bien cette illusion d’optique (voir supra note #9).
[72] Ibid., 50.