Mgr Maurice Dionne, maître authentique

Yvan Pelletier, professeur retraité

Faculté de philosophie

Université Laval

Québec

Il serait difficile d’exagérer la marque imprimée par Mgr Mau­rice Dionne sur les premières générations d’étudiants qui ont fréquenté la faculté de philo­sophie de l’Université Laval. Sa con­tribution, jointe à celle de Charles De­ Koninck et de plusieurs philosophes épris de l’enseignement de Thomas d’Aquin, n’a pas seulement conduit à la mise sur pied d’une faculté qui a re­mis à l’honneur la tradition issue du docteur commun. Venir après une tra­dition aussi considérablement développée risquait lourdement, si cela avait été le fait d’esprits moins puissants, d’aboutir à la transmission de for­mulations abstraites peu profondément intelli­gées, figées dans un jargon formel. Il y a d’ailleurs eu occasion de craindre qu’il en résulte ainsi, tant on faisait de cas, au début, de la manière dont Jean de Saint-Thomas transmettait le contenu de cette tradition.

Le grand mérite de Mgr a consisté à insuffler une âme à ce retour à saint Thomas et à Aristote. Grâce à lui, cette faculté ne s’est pas contentée de trans­mettre la pensée de ces maîtres en répétant leurs formules. On s’y est pénétré profondé­ment des prin­cipes de cette pensée, on a exploré à fond les besoins naturels de la raison humaine dans son apprentissage et on en est venu à la fois à faire siennes personnellement les pensées de saint Thomas et d’Aristote, puis à les réinvestir en vue de la solution de problèmes intellectuels plus présents à notre époque et spéciale­ment afin de mesurer la nature, la portée et les limites de la méthode de la science expérimentale contempo­raine.

I. Éléments biographiques                                                            

Maurice Dionne naît en 1910, à L’Islet-sur-Mer, village situé sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, à une centaine de kilo­mètres à l’est de Québec. Il doit certai­ne­ment à cette origine pay­sanne le solide bon sens dont jamais les idées les plus abstraites et les modes intellectuelles les plus modernes ne réussiront à le déraciner. Il fait con­naissance avec la philosophie et la théo­logie à l’Uni­versité Laval, puis, à 26 ans, déjà prêtre du diocèse de Québec, on l’envoie compléter un doctorat à Paris, sous la direc­tion de Jacques Mari­tain. Des désaccords importants l’obligent bientôt, comme Aris­tote face à Platon, à choisir entre l’amitié d’un maître prestigieux et celle de la vérité. Comme tout étudiant en philosophie, il doit clarifier ce qui lui tient le plus à cœur : un diplôme réputé ou une formation effective?

L’abbé Dionne renonce alors à ce doctorat et s’attache plutôt, pour le reste de son séjour de trois ans en France, à un théolo­gien domi­nicain, le père Philippe Thomas Dehau. Dans un échange touchant, il reçoit privément son enseignement et lui prête en retour ses yeux, le père Dehau se trouvant aveugle et très âgé. C’est au contact de ce disciple de saint Thomas d’Aquin qu’il développe l’affection pour le docteur commun qui le fera devenir lui-même un maître précieux pour ses étudiants. Car il retourne à Québec juste avant la guerre et y enseigne la théologie à l’Univer­sité Laval, puis la philo­sophie, à la Faculté de philosophie de la même université, et ce pour 35 ans, de 1940 à 1975. Sa compé­tence et son en­seignement seront assez appréciés pour lui valoir le statut de prélat, puis une invitation comme observateur au con­cile Vatican II.

À la faculté de philosophie, il a le bonheur de collaborer avec de grands esprits : Charles De Koninck, pour nommer le plus illustre, ainsi que Jac­ques de Monléon, Jasmin Boulay, Eugène Babin, Louis-Émile Blanchet, Émile Simard, Al­phonse Saint-Jacques, Warren Murray et plusieurs autres. De leur collabora­tion naît une tradition vi­vante qui approfondit Aristote et Thomas d’Aquin, et ap­plique leur enseignement concernant chacune des disciplines fondamentales de la philosophie – logique, physique et méta­physique, éthique et politique, mathéma­tique et esthétique – aux défis du XXe siècle : redonner à la logique son sujet et son rôle; apprécier la nature et la méthode des sciences expéri­mentales en regard de la philosophie de la nature; distinguer mathéma­tique et calcul; donner l’heure exacte dans les débats sur le communisme et le libéra­lisme, la contra­ception et l’avortement, et d’autres menaces à la société et à la fa­mille; apprécier pour ce qu’elles valent les doctrines issues de la phi­losophie moderne : idéa­lisme, logistique, exis­tentialisme… Grâce à leurs travaux, Aristote et Thomas d’Aquin retrouvent leur place de maîtres à penser vivants et ne se traitent plus en dinosaures incontournables de la pen­sée an­cienne.

Mgr Dionne donne discrètement le ton à ce travail par son insistance à mettre en lu­mière les exigences inaliénables du mode naturel de connaître de l’intelligence hu­maine. Il respecte avec grand soin la pédagogie sans la­quelle, plutôt que de contribuer à la perfection de l’intelligence, étu­dier et enseigner la philosophie en causent la sclérose par excès d’érudition, de fièvre de publi­cation, par servitude aux modes intellectuelles. Il partage aussi le poids du décanat avec Charles De Koninck, le remplaçant de 1956 à 1964.

Chez tous ces hommes, une chose déconcerte l’intellectuel d’aujour­d’hui : leur pré­dilection pour l’enseignement oral. Charles De Ko­ninck ex­cepté, ils ont très peu publié par écrit. Leur publication orale a pourtant attiré des étudiants de toute provenance, spéciale­ment bon nombre d’Améri­cains, qui, de­venus leurs disciples, ont poursuivi à Québec ou ont ramené et développé chez eux ce style vivant de tradition aristotéli­cienne. Mgr Dionne, quant à lui, n’a publié par écrit qu’un court article théologique dans la revue conjointe des facultés de théologie et de philosophie[1]. Un article dif­ficile de lecture, qui reflète l’in­fluence qu’exerçait sur lui Jean de Saint-Thomas, en dé­but de carrière. Par la suite, la fréquenta­tion directe du texte de saint Thomas lui a donné d’in­tégrer à sa pédagogie les exigences du mode naturel de connaître, dont le style d’ensei­gne­ment du docteur commun, autant que sa doctrine, l’a rendu conscient. On peut véri­fier la différence de ton et d’accessibilité qui a peu à peu marqué son enseignement, en consultant la reconstitution d’un certain nombre de ses cours, effectuée par quelques-uns de ses étudiants.[2]

Sa réticence à écrire lui a ménagé beaucoup de loisir pour étudier et pour ren­contrer en dehors de la classe les étudiants intéressés à recevoir une formation philosophique plus approfon­die que celle, inévitablement rapide et limitée, offerte par les cours de la faculté. Durant toute sa vie profes­sion­nelle, Mgr s’est montré disponible pour ces ren­contres informelles au domicile d’étudiants où un ou plusieurs à la fois lui présentaient à l’infini toutes les questions sur lesquelles ils butaient. C’est sous ce mode que pour ma part j’ai reçu l’essentiel de ma formation. On pouvait en ces occasions découvrir combien Mgr était loin d’un intellec­tuel désincarné et prenait plai­sir, après la séance proprement philosophique, à partager un bon repas et à se distraire, en parti­cipant à une partie de cartes ou en suivant une bonne joute de hockey, de baseball ou de football. Son objectivité transparaissait jusque-là : il n’affichait aucun parti-pris nationaliste ou local, mais sou­hai­tait que gagne l’équipe qui montrait le meilleur jeu. On l’a aussi connu dans des activités aussi étrangères à la philoso­phie et à la théologie que la direction de cho­rale grégorienne et la pastorale des bûcherons.

Une fois retraité, Mgr Dionne a vu sa santé décliner assez tôt. Il nous a quittés le 14 mai 1980, à 70 ans.

II. La manuductio

Je ne trouve rien de mieux, pour faire apprécier l’aide reçue de Mgr pour entreprendre sur un bon pied une vie intellectuelle, que de présenter quelques enseignements qui lui tenaient à cœur.

Incontestablement, ce qui a le plus frappé ses auditeurs, et sur quoi il reve­nait régu­lièrement, c’est son respect des exigences de la démarche naturelle de notre intelligence et sa conviction que nul ne peut arriver à au­cune vérité sans s’y soumettre. Il tenait d’Aristote et de saint Thomas, confirmés en sa propre observation, que chacun de ses pas doit porter notre intel­ligence du connu à l’inconnu, de la puissance à l’acte, d’une connais­sance moins par­faite à une plus parfaite. Plus qu’adhésion à un dogme tradi­tion­nel, c’était chez lui conscience viscérale que notre intelligence à la fois tire de l’obser­vation sensible toute et chacune de ses re­présenta­tions, et se les forme d’abord confusé­ment, avant d’en concevoir l’objet distinctement.

Tant de philosophes, à commencer par Platon, se sont trouvés mystifiés par le début de la démarche intellectuelle. Que notre intelligence, en tout progrès, s’appuie forcé­ment sur ce qu’elle connaît déjà, a paru à Platon, puis à tant d’autres, nécessiter au dé­part des connaissances innées. Ce sophisme initial n’a jamais exercé d’attrait sur Mgr. Il avouait l’ignorance absolue de l’intelli­gence humaine naissante et comprenait que le sens lui suggère ses premières notions, lui dont chaque opération n’en pré-requiert au­cune.

Tant de philosophes aussi, à l’inspiration de Descartes, ont méprisé toute con­nais­sance confuse, jusqu’à la tenir principale responsable de l’er­reur. On ne trouvait pas cet orgueil chez Mgr, disposé à respecter le besoin de nos sens, et par conséquent de notre intelligence, de tout saisir d’abord globale­ment, avant d’en atteindre le détail. L’imper­fection de l’enfance, aimait-il à dire, n’est pas un mal; elle ouvre le chemin obligé vers la perfection de l’âge adulte. De même, assurait-il, l’imperfection de la connais­sance confuse pro­pose à la perfection que constitue sa distinction une étape indispensable; elle en consti­tue même le socle défi­nitif. La connaissance distincte ne renie pas l’uni­ver­selle; elle s’y enracine et ne saurait s’en détacher sans virer en une confusion où elle multiplierait les informations de détail sans cons­cience claire de leur objet. Tel le juriste, au fait d’une infinité de lois parti­culières, mais souvent sans notion claire de la nature du droit et de la loi. Tel le bio­logiste, capable de décrire dans le détail le fonctionnement de l’œil, mais facilement aveugle à ce qu’est la vue, la sensation, la connaissance, la vie.

Mgr ne se contentait pas d’énoncer théoriquement ces deux principes d’ordre et de les défendre contre tout innéisme et contre toute spécialisation préci­pitée. Il les tournait en exigences péda­gogiques. Tout enseignement, il en était convaincu, n’apprend quoi que ce soit à qui que ce soit que dans la mesure où il respecte ces deux ordres. Tous ses étudiants ont retenu cette conviction de Mgr, ce leitmotiv de son enseignement, sous l’étiquette de manu­ductio. Notre in­telligence est faible, reconnaissait-il ; sur le che­min de la vérité, elle tombe facilement, elle glisse aisément en erreur. Elle a besoin, comme un enfant, d’être prise par la main et conduite à la vérité.

Dans sa faiblesse et sa totale ignorance initiale, expliquait-il, notre intel­ligence a besoin que le sens et l’appétit lui donnent la main. Si la culture ambiante n’a pas forcé en elle des mœurs intellec­tuelles con­traires, une in­telligence reconnaît et respecte natu­rellement ce besoin dans la voie de découverte. Mais dans la voie d’enseignement, le maître doit consciemment user d’instru­ments pertinents pour assurer cette double ma­nu­ductio.

Pour que le sens conduise par la main l’intelligence de son disciple, le maître doit s’imposer une présentation con­crète, multi­plier les exemples et illustra­tions qui font apercevoir à quoi de sensible, de déjà observé, res­semble l’ob­jet plus intellectuel visé. Le sens donne la main à l’intelligence dans la mesure aussi où les exemples globaux précèdent ceux de détail, de façon que la raison marche au pas du sens, qui perçoit lui-même d’abord confusé­ment avant de le faire distinctement. Cette préoccupation s’in­carne jusque dans le vocabulaire, qui doit lui aussi se faire concret, ne pas se hâter de devenir technique, user de mots familiers à l’étudiant, liés à des objets sensibles.

L’appétit aussi, insistait Mgr, doit porter l’intelligence, pour qu’elle con­çoive avec vérité. Il est peu de choses qu’on pense de force, à quoi l’évi­dence contraint d’adhérer, y serait-on réticent. Il faut en général le vouloir pour se ral­lier à une vérité. Il le faut en tout cas pour la confesser en paroles. Par conséquent, le maître doit aussi, pour faire adopter chaque vérité, y inté­resser son disciple, la lui faire aimer et désirer. Ce besoin est satisfait dans la mesure où le maître prend la peine d’étonner, de dé­noncer la double igno­rance, de faire bien sentir les diffi­cul­tés, de soutenir l’espoir de com­prendre en pour­voyant les outils d’évi­dence requis.

Ce rôle de péda­gogue, l’appétit sensible et la volonté le jouent très tôt dans la vie intellectuelle, et le plus fortement à ses débuts. Une saine vie spécu­la­tive requiert une volonté droite et une concupiscence qui se laisse or­donner par elle. Pas de vie philo­so­phique riche, autrement dit, sans racines en une saine éducation ; sa privation laisse l’in­telligence quasi aveugle aux plus hautes vérités. C’est qu’en absence de criante évi­dence, notre intel­ligence re­connaît plus facilement comme vrai ce qui plaît, d’où l’im­portance que l’édu­cation, comme le souhaite Platon, habitue à prendre plaisir au bien véritable et peine au mal véritable. La volonté exerce légi­timement pareille autorité sur la raison, du moins en attendant que celle-ci accède à l’évi­dence, par le fait que la vérité est un bien, de sorte que vouloir cor­rectement le bien porte à adhérer au vrai.

Le besoin de manuductio englobe aussi celui d’une saine tradition, Mgr en était sûr. Notre intelligence individuelle est trop faible pour découvrir seule toute la vérité. C’est un autre aspect sous lequel « l’homme est par nature un animal poli­tique »[3]. La richesse d’une vie spéculative dépend énormément de la chance de fréquenter dès le départ des maîtres authen­tiques, eux-mêmes portés par une longue tradition de maîtres antérieurs. Mgr satisfai­sait à cette exigence, lui qui goûtait avec un émerveillement ja­mais lassé la solidité des enseigne­ments d’Aristote et de Thomas d’Aquin, et sa­vait toujours puiser chez eux les textes capables d’éclairer les problèmes les plus difficiles. Il se laissait volontiers inspirer par ce que ses prédécesseurs avaient déjà connu, obéis­sant ainsi à la propension naturellement dialectique de notre intel­ligence, qui recourt couramment à l’endoxe, au familier, à ce que sa nature la porte spontanément à penser, dont elle tire le signe dans le fait que tous ou la plupart le pensent déjà ou l’ad­mettraient sans réticence. Nul n’accède à l’évidence scientifique sans jouer de ce ressort dialectique.

III. Le sujet de la logique[4]

Entre tous les sujets auxquels Mgr a appliqué sa manu­ductio, le plus marquant a peut-être été sa présentation de la nature et du sujet de la lo­gique, au printemps 1975. Je vais en signaler briève­ment les étapes, en es­pérant que cette brièveté ne compromette pas trop la péda­gogie dont Mgr a usé. Illustrer par là la proportion que l’enseignement de la philoso­phie doit respecter pour former sérieusement affiche une audace peut-être excessive. Je m’y risque tout de même, comme à un argument a fortiori : si, même abrégée, la démarche de Mgr sur une matière aussi abstraite y fait com­prendre quelque chose, on goûtera la puissance impression­nante de la manuductio pour éclairer une intelligence, aussi diffi­cile que soit le sujet.

Il faut d’abord rappeler que Mgr ne voyait pas en la logique le tout de la méthode qui mène de l’ignorance à la science. Il la situait comme la voie médiane parmi les trois qui s’im­posent à l’intelligence. Il nommait comme première le chemin inné com­mun à tout apprentissage. Celui-ci implique, comme j’y ai fait allusion, l’amorce et le soutien affec­tifs de l’étonnement, ainsi que quelques con­traintes naturelles d’ordre : du connu à l’inconnu, du facile au difficile, du sensible à l’intelligible, du confus au distinct, de l’universel au particulier, du semblable au différent, avec les étapes qui jalonnent le parcours dialec­tique de la tradition à la dé­couverte : recueil et examen des positions endo­xales, revue et solution des difficultés encore irrésolues. Voilà un chemin pré-logique, inné, obligé, mais mieux suivi si on a pris conscience de ses impé­ratifs et qu’on les a intégrés en de saines mœurs intellec­tuelles.

Il désignait comme troisième voie, complément indispensable de la lo­gique au moment d’accéder à une science, la méthode propre de cette der­nière. Comme Aristote, il ne croyait pas pos­sible de progresser sérieusement en la connais­sance scientifique d’un objet, sans un souci distinct pour l’ap­pren­tissage de la mé­thode à laquelle ce sujet astreint.

Mgr comprenait la logique comme une voie médiane entre ces deux ‘παι­δείαι’ intellectuelles, l’une commune à tous les appren­tissages, l’autre propre à chaque science,[5] et considérait rarissime que des auteurs en identi­fient exactement le sujet. Il employa tout le printemps 1975 à y amener ses étu­diants.

Une touche permanente de l’enseignement de Mgr Dionne consistait à em­prunter à saint Thomas, à Aristote ou à quelque autre maître les outils de sa manuductio. Il faut, disait-il, cueillir à saint Thomas comme à un arbre. Les fruits susceptibles de nour­rir ne se trouvent pas tous à la même branche, mais dispersés entre toutes. De même, saint Thomas offre géné­ralement des consi­dérations précieuses sur tout sujet de ré­flexion, mais sou­vent où on ne les attendrait pas. Durant ce trimestre, Mgr sol­licita des sources fort inatten­dues : un recoin du Commen­taire sur les Sentences et l’opus­cule De l’être et de l’essence, deux textes aux­quels personne ne songerait pour éclairer le sujet de la logique. Leur lecture et commentaire en a pourtant progressive­ment clari­fié la définition. On a peu à peu compris que ce sujet est…

A. L’essence des choses !

Définir quoi que ce soit force d’abord à repérer à quoi il res­semble et, du fait même, à l’opposer à quoi il ne ressemble pas. Seule­ment ensuite, en marquant sa différence avec son congénère, peut-on délimiter ses justes contours.

À quoi ressemble la logique, et en quoi lui ressemble-t-elle ? C’est à quelques lignes cachées au cœur du Commentaire des Sentences que Mgr l’a demandé. Bien cachées elles étaient, car le texte qui les recèle concerne tout autre chose : saint Thomas y justifie la division du mal en peine et faute, trois entités sans rapport à la logique. Au surplus, ces lignes introduisent la réponse à une cinquième ob­jection !

Passio potest sumi dupliciter: vel quantum ad naturam rei, prout logicus et naturalis passionem considerat…; vel quantum ad modum significandi, prout grammaticus con­siderat, et sic illud passive dici­tur quod a verbo passivo derivatur.[6]

Mgr tenait à citer saint Thomas dans l’original latin. Difficulté inutile, ob­jectaient certains; accroc à la sacrosainte manuductio, reprochaient d’autres. Tout au contraire, il obligeait l’étudiant à la fréquentation directe du texte; il lui rendait sensible le caractère concret de l’écriture du maître, qu’une tra­duction voile le plus souvent. Il entendait venir à bout de la crainte irra­tion­nelle qui porte tant d’étudiants à lire un vulgarisateur, de préférence à saint Tho­mas même. Quitte à traduire et expliquer au fur et à me­sure. Revoici donc en français l’étonnante cita­tion :

La passion peut intéresser sous deux angles : on porte at­tention à sa nature, comme font le lo­gicien et le natura­liste…, ou à la fa­çon de la signifier, comme fait le gram­mairien, ce qui fait concevoir comme passion ce qu’on exprime à la voix passive.[7]

Qu’assigne à la logique ce texte comme congénère? Et de quoi les dis­tingue-t-il? Certaines peines, disait l’objec­tion, ne sont pas des pas­sions, mais de simples privations; il n’y a donc pas lieu de distinguer tout mal en faute, c’est-à-dire action, et peine, c’est-à-dire passion. Pour répondre, saint Tho­mas distingue deux regards sur la pas­sion : celui qui vise sa réalité et celui qui s’inspire de la manière de la si­gnifier. Mgr s’émer­veillait de voir à cette occasion associer logique et physique[8], opposées ensemble à la gram­maire.

Quel mirum !, s’exclame-t-il : saint Thomas range la logique avec la phy­sique, plutôt qu’avec la grammaire, comme on aurait spontanément ten­dance à le faire. À quoi ressemble la logique? À la physique! Son intérêt vise la nature de la chose considérée, tandis que la grammaire re­garde et qualifie toute chose selon la manière de la signifier. À regarder la passion d’après ce qu’elle est, toute peine ne sera pas passion. À porter at­tention par contre au fait qu’elle se signifie par un verbe au passif, comme être puni, toute peine prend allure de passion. Il ne faut pas attendre du gram­mairien une idée juste de la nature des choses : il signifie souvent une réalité active avec la voie passive et une réalité passive avec la voie active, une réalité sans genre avec un nom masculin ou féminin. En somme, le grammairien ne se fait pas faute de fonder le mode de signifier en de pures fic­tions. Il en­gage par exemple la personne pour signifier le sujet des verbes : il considère comme 1ère, 2e ou 3e personne le sujet d’un verbe selon qu’il parle, qu’on lui parle ou qu’on en parle, sans se préoccuper que ce sujet soit de fait ou non une personne.

Quaelibet res demonstrabilis, grammatice loquendo, persona dici potest, licet secundum rei naturam non sit persona. – Toute chose démontrable, à parler en grammairien, peut se traiter de personne, même si elle n’en est pas une, en sa nature.[9]

On ne peut mieux manifester la parenté étonnante entre logique et phy­sique, relève Mgr, qu’en les opposant ainsi à la gram­maire. Ni le naturaliste ni le logicien ne se donnent la liberté du gram­mairien ; c’est la réalité qui fonde leurs pro­pos, ils ne peuvent les en dis­so­cier. Comme le naturaliste, le logicien montre un respect scrupuleux des natures dont il parle. Aussi aide-t-il éven­tuelle­ment le métaphysicien à concevoir adéquate­ment la nature de l’être, comme on voit Aristote en trai­ter modo logico en sa méta­physique.

Tout le livre VII manifeste d’une certaine façon la subs­tance en s’appuyant sur la logique. Or la logique ne pour­rait pas être ainsi principe de manifestation de la substance, si elle n’avait que des chi­mères pour objet.[10]

Certes, Mgr en était pleinement conscient, cette assimilation de la logique à la physique évoque facilement l’avertissement de Platon :

Pour notre sécurité, ce qui est par-dessus tout néces­saire, c’est de monter bonne garde autour des ressem­blances, car c’est un genre ex­trêmement glissant.[11]

C’est que la ressemblance rapproche des entités de natures dif­férentes. Le plus souvent, elle porte sur un aspect assez accidentel. Mais ici, elle touche un aspect fondamental des deux disciplines. Et c’est un trait incon­tournable de notre intelligence qu’elle ne rejoint des différences qu’en pre­nant racine dans des res­sem­blances, puisqu’elle procède du confus au dis­tinct. Mgr y insiste tout au long du trimestre : apercevoir la ressemblance qui lie la logique à la physique est indispensable pour en saisir le sujet en son fondement, de nécessité aussi pour en saisir la fin. Certes, malgré cet objet commun, les deux disciplines se distinguent radicale­ment et il fau­dra mani­fester leur différence pour délimiter clairement le sujet de la logique. Mais saisir d’abord leur ressemblance est primordial. À défaut, on risque fort, comme le logicien récent, de réduire ce sujet à une chi­mère, à une fiction encore plus éloignée de la réalité que ne l’est le mode de la signi­fier défini par le grammairien.

Malgré l’étonnement, peut-être même la stupéfaction, que pro­voque l’as­similation de la logique à la physique, il faut pleinement prendre conscience que de fait, comme la physique, la logique considère le réel et ne peut s’en détacher. On s’en convaincra en considérant attentivement le rapport entre logique et raison. La logique dirige la raison et, pour ce faire, en étudie les œuvres. Car en un sens la raison produit des œuvres qui se laissent dis­tinguer de ses opérations.

 Sicut in actibus exterioribus est considerare operatio­nem et ope­ratum, puta aedificationem et aedificatum; ita in operibus rationis est considerare ipsum actum rationis, qui est intelligere et ratiocinari, et aliquid per huiusmodi actum constitutum. – Lors d’activités ex­té­rieures, il y lieu de discerner entre opération et œuvre, par exemple entre édification et édifice. Il faut de même discerner entre l’acte même de la raison : intelliger et raisonner, et une certaine œuvre qui en résulte.[12]

Quelle est ou, mieux, car elles sont multiples, quelles sont ces œuvres ? L’universel, l’attribution, la définition, l’énonciation, le raisonnement, la dé­monstration, l’attaque, l’enthymème, le so­phisme, pour ne nommer que les princi­pales. Comme voilà son sujet d’étude, conclut Mgr, « il s’ensuit une parfaite subordination de la logique à la raison »[13] et même, renchérit-il, « une su­bordination de la logique à la physique »[14]. Impossible, autrement, que la lo­gique coopère avec la raison, tout comme la médecine ne pourrait coopérer avec la nature si elle ne se subordonnait à la biologie. Médecine et logique agissent comme ‘minis­tri naturae’. La logique, affirme saint Tho­mas, « mi­nistrat specu­la­tioni sua instrumenta »[15]. Or « la raison spécula­tive, rappelle Mgr, est me­su­rée par les choses »[16].

La conception qu’on se fait de la logique, par suite, dépend tout à fait de celle qu’on se fait de la raison, élabore Mgr. Kant imagine une logique ‘trans­cendantale’, c’est-à-dire en totale abstraction du contenu de la con­naissance. C’est qu’à l’issue de la critique qu’il fait de la raison, il ne lui reconnaît pas la compétence de se représenter la réalité comme elle est. Plutôt, il ne recon­naît pas à la réalité de mesurer la vérité de l’intelligence. Qualifiant sa con­ception de révolution copernicienne, il prétend absurde­ment qu’au con­traire ce sont les choses qui doivent se conformer à la repré­sentation que la raison en élabore. Hegel surenchérit, qui se construit une ‘Grande Logique’, consi­dérant que tout procède de la raison toute nue, sans aucune mesure imposée à elle par quelque réalité extérieure. Un peu leur hé­ritier, le logicien symbolique conçoit l’activi­té intellec­tuelle à l’instar d’un calcul. Il croit pouvoir cons­truire une logique purement formelle, entière­ment abstraite de l’objet connu. Aristote voit la logique de manière plus réaliste, du fait de concevoir la raison spéculative toute ordonnée à la représentation conforme d’une réalité indé­pendante d’elle. La logique ca­pable de diriger pareille raison devra elle-même se laisser mesurer par la réalité pour connaître laquelle elle a rôle d’adminis­trer les ins­tru­ments adé­quats. « C’est en revenant sur l’acte de la raison que l’homme a décou­vert la logique »[17], comme c’est en revenant sur l’activité de la main qu’il a élaboré les arts manuels. Aussi distante reste-t-elle de la gram­maire, avec laquelle on risque pourtant de la confondre, à l’occa­sion de cer­taine con­sidération qu’elle fait, par exemple du nom et du verbe, la lo­gique véritable s’éloigne davantage de la logique symbolique, qui se prétend encore plus libre de la réalité et pleinement autorisée d’user de fiction pour représen­ter énonciation et raisonnement.

Voilà donc une première lumière sur le sujet de la logique : il s’agit de la réalité qui s’offre à notre connaissance, il s’agit de l’essence des choses. Mais de…

B. L’essence signifiée ‘per modum totius’

Comme le naturaliste, donc, le logicien se propose comme sujet l’es­sence des choses naturelles. Il ne devra jamais l’oublier, sous peine que sa considé­ration enfante une contrefaçon de la logique. Cependant, faut-il maintenant se mettre à préciser, il s’intéresse à cette essence autrement que ne le fait le naturaliste. C’est en lisant et commentant l’opuscule De ente et essentia que Mgr s’est attelé à clarifier cette importante différence. Dans ce court traité, saint Thomas éclaire pour sa part la considération naturelle de l’es­sence en l’oppo­sant à sa considération logique.

Quid nomine essentiae et entis signifi­cetur et quo­modo in diversis inveniatur et quomodo se habeat ad intentiones lo­gicas, scilicet ge­nus, speciem et differentiam ? – Que signifient les noms d’essence et d’être, et comment cela se rapporte-t-il aux intentions logiques de genre, espèce et différence ?[18]

C’est ce qui a permis à Mgr, en inversant la procédure, de trou­ver là de quoi élucider la considération logique en la confrontant à la considération natu­relle. L’élucidation commence en confron­tant des sujets d’intérêt phy­sique : la matière et la forme qui composent l’essence des êtres naturels, avec les in­tentions lo­giques dégagées sous leur inspiration : le genre et la diffé­rence qui la définissent. Cette considération de sujets particuliers de la lo­gique apporte une pre­mière précision à notre définition du sujet de la logique. Il faut soigneusement éviter d’assimiler le genre à la matière et la diffé­rence à la forme, bien que les seconds se tirent des pre­mières. En fait…

Genus sumitur ex materia, quamvis non sit materia… Differentia vero e converso est sicut quaedam denomi­natio a forma determinate sumpta. – Le genre se tire de la matière, bien qu’il ne soit pas la ma­tière… La différence, quant à elle, est inversement une dénomination tirée de la forme déterminée.[19]

Comment comprendre leur distinction et en quoi contribue-t-elle à mieux apercevoir le sujet de la logique? Avant d’en arriver là, saint Thomas avait manifesté comment distinguer entre la matière qui fait l’indi­vi­du et celle qui, faisant la nature universelle, entre dans sa définition : c’est par leur degré de détermination. La matière de l’individu, de Socrate par exemple, est toute détermi­née, jus­qu’à la désignation en elle de trois dimen­sions précises, qui font qualifier la matière individuelle de ‘signata’, toute dési­gnée. La déter­mination de sa nature universelle, l’homme, ne descend pas jusqu’à cette désignation précise. « Essentia hominis et essentia Socratis non differunt nisi secundum signatum et non signatum. – L’essence de l’homme et celle de Socrate ne diffèrent que du fait d’être désignées ou non. »[20] Saint Tho­mas rapproche de cette distinction celle à saisir entre genre et espèce : on trouve plus de détermination en la seconde qu’en le premier. Leur mode de détermi­nation diffère néanmoins de manière impor­tante. « Sic etiam essen­tia generis et essentia speciei secundum signatum et non signatum differunt, quamvis alius modus desig­nationis sit utrobique. – C’est de même aussi que l’es­sence du genre et celle de l’espèce diffèrent : du fait de comporter ou non désigna­tion; cependant, un mode différent de désignation intervient en chaque cas. »[21] On descend de l’espèce à l’indi­vidu en assignant des dimen­sions exactes à sa matière; mais du genre à l’espèce par la différence qui la consti­tue, tirée de la forme concernée.

Designatio individui respectu speciei est per mate­riam determina­tam dimensionibus; designatio autem speciei respectu generis est per differentiam constitutivam, quae ex forma rei sequi­tur. – La détermi­nation de l’individu par rapport à son espèce tient à ce que sa matière reçoive des dimensions exactes, tandis que celle de l’espèce en rap­port à son genre passe par une différence constitutive découlant de la forme concernée.[22]

Or voici la distinction capitale à appréhender : alors que la matière et la forme qui requièrent l’attention du naturaliste repré­sentent des parties inté­grantes de la nature qu’il cherche à con­naître, le genre et la différence, eux, n’en sont pas pour l’espèce qu’ils constituent.

Haec autem determinatio vel designatio, quae est in specie res­pectu generis, non est per aliquid in essentia speciei existens, quod nullo modo in essentia generis sit; imo quidquid est in specie, est etiam in genere ut non determinatum. – La détermination ou désigna­tion qu’on trouve en l’espèce en regard du genre ne se doit pas à quoi que ce soit dans l’essence de l’espèce qui serait absent de l’es­sence du genre. Bien au contraire, tout ce qui se trouve en l’espèce se trouve aussi dans le genre, bien que sans y être précisé.[23]

On en trouve la confirmation dans la façon spontanée dont on formule l’attribution qui rend compte du jugement porté sur la nature des choses. ‘L’homme est animal’, dit-on avec justesse, ce qu’on ne pourrait faire, si l’animal n’était qu’une partie de l’homme. Une partie intégrante ne s’identi­fie pas à son tout.

Si enim animal non esset totum quod est homo, sed pars ejus, non praedicaretur de eo; cum nulla pars integrale praedicetur de suo toto. – Si l’animal n’était pas tout ce que l’homme est, mais seulement l’une de ses parties, on ne pourrait le lui attribuer; car la partie intégrante ne s’attribue pas à son tout.[24]

Le défaut de saisir ce nouveau rapport entre partie et tout que présente le tout universel ferait confondre genre et matière, diffé­rence et forme. Voilà, souligne Mgr, une distinction absolument fondamentale en lo­gique : le tout intégral et sa partie d’une part, le tout universel et sa partie subjective, par ailleurs. Le tout intégral, c’est par exemple l’homme, com­posé d’un corps et d’une âme; c’est encore l’énonciation, composée du nom et du verbe. Le tout universel, c’est l’animal, attribué à ses parties subjec­tives, l’homme, le che­val, le chien. En ce second cas, tout et partie s’assi­milent. Chacun est iden­tique à l’autre, si ce n’est qu’en ladite partie, le tout se trouve plus com­plète­ment déterminé. « Le genre n’est pas une partie intégrante, c’est un tout, mais un tout qui comporte indétermina­tion. »[25] La distinction est difficile à appré­hender. Saint Thomas y aide avec l’exemple concret du corps, qui, se­lon le contexte, se fait tantôt partie intégrante du vi­vant, tantôt son genre.

Hoc autem quomodo contingat, videri potest, si inspi­ciatur quali­ter differat corpus secundum quod ponitur pars animalis, et secun­dum quod ponitur genus; non enim potest dici eo modo esse genus, quo est pars integralis. – Comment cela se produit, on le verra à exa­miner comment le corps diffère comme partie d’animal et comme genre; on ne peut en effet le déclarer genre de la façon dont il est partie inté­grante.[26]

Le corps s’appréhende comme la partie d’un tout intégral quand il se comprend comme entité susceptible de trois dimen­sions sans ouvrir sa si­gni­fication à aucune autre perfection. Tout ajout d’être – vie, sensation, in­tellection – serait distinct de lui, éventuel supplément d’une troisième entité, d’un tout qu’ils for­meraient ensemble : vivant, animal, homme.

Potest ergo hoc nomen ‘cor­pus’ significare rem quam­dam quae habet talem formam, ex qua se­quitur in ipsa designabilitas trium di­mensionun cum praecisione, ut scilicet ex illa forma nulla ulterior perfectio sequatur, sed, si aliquid aliud superadditur, sit praeter signi­ficationem corporis sic dicti; et hoc modo corpus erit integralis et materialis pars animalis : quia sic anima erit praeter id quod signifi­catum est nomine corporis, et erit super­veniens ipsi corpori, ita quod ex ipsis duobus, scilicet ex anima et corpore, sicut ex partibus, cons­tituitur animal. – Le nom ‘corps’ peut signifier une entité de telle forme que s’ensuive exclusivement en elle la désignabilité de trois dimensions : aucune perfection ultérieure n’accompagne pa­reille forme et toute autre qui s’y ajouterait resterait extérieure au sens du corps ainsi appréhendé. En ce sens, le corps sera une partie intégrante et matérielle de l’animal, par exemple, car ainsi l’âme restera en de­hors de sa signi­fication et s’ajoutera au corps de façon que des deux, de l’âme et du corps, l’animal se constitue comme de ses parties.[27]

De même, ajoute Mgr, « nom et verbe forment l’énonciation, âme et corps constituent l’homme; mais l’énonciation n’est ni nom ni verbe, et l’homme n’est ni corps ni âme; l’homme se constitue de corps et d’âme comme de deux parties dont aucune n’est tout l’homme »[28]. À l’opposé, le corps se conçoit comme entité apte à se déployer en trois dimensions, mais sans pré­ciser l’ouverture ou la fermeture de cette forme à quelque autre per­fection. Le corps n’est plus alors une partie de l’animal, mais son genre : car l’ani­mal ne com­porte aucune perfection qui soit absente du corps qu’il est.

Non enim anima est alia forma ab illa, per quam in re illa poterant designari tres dimensiones: et ideo, quando dicebatur quod « corpus est quod habet talem formam, ex qua possunt tres dimensiones de­signari in eo », intelligebatur quaecumque forma esset illa, sive ani­malitas, sive lapideitas, sive quaecumque alia forma. Et sic forma animalis implicite in corpore, sive in corporis forma, continetur, prout corpus est genus ejus. – Son âme ne représente pas pour une entité une autre forme que celle qui permet de désigner en elle trois dimensions. Aussi, quand on disait que « le corps est ce qui a telle forme qui permet d’y désigner trois dimensions », on sous-entendait “quelle qu’en soit la forme, qu’il s’agisse d’animalité, de lapidéité ou de toute autre”. De la sorte, la forme d’animal se trouve implicite­ment contenue dans le corps, ou dans la forme de corps, dans la me­sure où le corps est son genre.[29]

Il faut dire la même chose de l’animal, dans sa relation à l’homme. Il est partie intégrante de l’homme, s’il signifie un être capable de sentir et de se déplacer, à l’exclusion de toute autre faculté; mais il est genre de l’homme, si plutôt il signifie cet être sans exclure aucune forme susceptible de le faire tel, « s’agisse-t-il d’une âme seulement sensible ou d’une âme à la fois sen­sible et rationnelle »[30]. L’animal « ainsi conçu comme genre signifie, sans le préciser en détail, tout ce qui se retrouve en son espèce »[31], l’homme; « il n’en signifie pas seulement la matière »[32].

On tient là une caractéristique inaliénable du sujet logique, de la notion à laquelle s’intéresse le logicien. On a aperçu plus haut que son sujet est la réalité, que c’est sa nature. On apprend ici qu’il s’agit de cette nature re­gar­dée comme un tout, non comme la partie de quoi que ce soit. Qui ne le saisit pas ne comprend rien à l’essence de l’attribution et se perdra à débattre s’il faut l’inter­préter en compréhension ou en extension. Le De ente initie là-dessus une induction, en étendant ces caractéristiques du genre à la diffé­rence, à l’espèce, à la définition, à toute nature conçue universelle­ment.

Similiter etiam differentia significat totum et non signi­ficat for­mam tantum; et etiam definitio significat totum et etiam species. – La différence, pareillement, signifie le tout et non seulement une par­tie; il en va ainsi également de la définition et de l’espèce.[33]

Chacune de ces intentions logiques vise le tout de l’être qu’elle repré­sente; elles ne se distinguent que par ce qu’elles ont d’explicite et d’im­pli­cite. Le genre est plus explicite sur la matière, la différence sur la forme, l’espèce sur ni l’une ni l’autre, la définition sur les deux.

Genus significat totum ut quaedam denomina­tio deter­minans id quod est materiale in re sine determina­tione propriae formae; unde genus sumitur a materia, quamvis non sit materia; unde patet quod corpus dicitur ex hoc quod habet talem perfectionem ut possint in eo designari tres dimen­sio­nes : quae quidem perfectio est ut materia­liter se habens ad ulteriorem perfectio­nem. Differentia vero e converso est sicut quaedam determinatio a forma determinata sumpta praeter hoc quod de primo intellectu eius sit materia determinata; ut patet cum dicitur ‘animatum’, scilicet illud quod habet animam : non de­terminatur quid sit, utrum corpus vel aliquid aliud… Sed definitio sive species com­prehendit utrumque, scilicet determinatam materiam quam designet nomen ge­neris et determinatam formam quam desig­nat nomen differentiae. – Le genre signifie le tout à titre de dénomi­nation précisant ce que la chose comporte de matériel, mais non sa forme propre. Aussi le corps se dit-il du fait de prêter à la désigna­tion de trois dimensions, une perfection offrant matière à perfection ultérieure. La différence, inversement, implique précision tirée d’une forme déter­minée, sans inclure en son premier concept la précision d’une matière déterminée. Cela appert avec ‘animé’ : il s’agit de ce qui possède une âme, sans précision de ce qu’est ce sujet, qu’il s’agisse d’un corps ou de quoi que ce soit d’autre… La définition, ainsi que l’espèce, com­prend les deux : une matière déterminée, que désigne le nom du genre et une forme déterminée, que désigne le nom de la différence.[34]

Apparaît ainsi le rapport respectif du genre, de l’espèce et des différences à la matière, à la forme et à leur composé, impliqué par une nature, sans qu’ils s’y assimilent exactement : « Le genre n’est pas la matière, mais s’en tire pour signifier le tout; de même, la différence n’est pas la forme, mais s’en tire pour signifier le tout »[35]. C’est ce qui contraint à identifier l’homme à l’animal rationnel, plutôt qu’à le dire constitué de l’animal et du rationnel, alors qu’on pouvait bien le regarder comme une troisième entité composée d’âme et de corps sans qu’il ne soit ni l’un ni l’autre.

Saint Thomas se sert principalement de l’attribution logique pour mani­fester l’essence des substances composées. En retour, il fournit une aide pré­cieuse à qui cherche, partant inversement de cette essence, à saisir la na­ture de l’attribution.

Quia autem cui convenit ratio generis, speciei vel diffe­rentiae, praedicatur de hoc singulari signato, impossibile est quod ratio gene­ris vel speciei vel differentiae conveniat essentiae secundum quod per modum partis significatur, ut nomine humanitatis vel animalita­tis. – Ce qui admet la nature de genre, d’espèce ou de différence s’attribue à tel singulier désigné. Par conséquent, la notion de genre, d’espèce ou de différence ne peut pas convenir à l’essence pour autant que signifiée sous mode de partie, comme avec les noms hu­manité et animalité.[36]

Nous instituons spontanément des noms concrets et des noms abstraits pour distinguer ces deux modes de signification. Quand nous visons la nature animale comme partie de la nature humaine, et celle-ci comme partie de l’individu, nous parlons d’animalité et d’humanité. Tandis que lorsque nous signifions le tout de l’être concerné, nous parlons d’animal et d’homme.

Essentiam hominis significat hoc nomen homo et hoc nomen hu­manitas, sed diversimode, ut dictum est : quia hoc nomen homo si­gnificat eam ut totum, in quantum scili­cet non praeci­dit designatio­nem materiae, sed implicite continet eam et indistincte, sicut dictum est quod genus continet differentiam, et ideo praedicatur hoc nomen homo de individuis; sed hoc nomen huma­nitas significat eam ut par­tem, quia non continet in sua significatione nisi id quod est hominis in quantum est homo, et praecidit omnem designationem materiae, unde de individuis hominis non praedica­tur. – Les noms homme et huma­nité signifient l’essence de l’homme, mais différemment. Homme la signifie comme tout, du fait de ne pas exclure la désigna­tion de la matière, qu’il contient toutefois impli­citement et indistinc­tement, comme on a dit que le genre contient la différence. Aussi homme s’attribue-t-il aux individus. Par contre, humanité la signifie comme une partie, du fait de ne contenir en sa signification que ce qui appar­tient à l’homme du fait d’en être un et d’exclure toute dési­gnation de matière. Aussi ne s’attribue-t-il pas aux individus hu­mains.[37]

On trouve, signale Mgr, la même doctrine exposée plus brièvement dans la Métaphy­sique et en son commentaire. Le genre, y réitère saint Thomas, n’ex­clut pas ses espèces. « Pas d’animal qui ne soit ni homme, ni bœuf, ni quelque autre entité de la sorte. »[38] À moins de le prendre non comme genre, mais comme matière, car la même chose a parfois occasion de se prendre d’une manière comme de l’autre. « La voix, par exemple, se donne comme le genre des lettres et en procure la matière. Leur genre, évidem­ment, puisque ce sont des différences ajoutées à la voix qui déterminent les espèces des voix arti­culées. Leur ma­tière aussi, tout aussi évidemment, puisque c’est avec la voix qu’on produit les éléments, c’est-à-dire les lettres, comme issues de leur matière.[39]

Comme dans le De ente, saint Thomas précise alors que c’est à la prendre autrement que la même chose intervient ou comme genre ou comme matière.

Materia enim est pars integralis rei, et ideo de re prae­dicari non potest. Non enim potest dici quod homo sit caro et os. Genus autem praedicatur de specie. Unde oportet quod significet aliquo modo to­tum. – La matière est une partie intégrante de la chose; aussi ne s’y peut-elle pas attribuer : on ne peut dire que l’homme soit chair et os. Le genre, lui, s’attribue à l’espèce; aussi doit-il de quelque manière signifier le tout.[40]

L’exemple du corps revient aussi en ce lieu.

Corpus enim potest accipi, et ut materia animalis, et ut genus. Si enim in intellectu corporis intelligatur substantia completa ultima forma, habens in se tres dimensiones, sic corpus est genus, et species eius erunt substantiae per­fectae per has ultimas formas determinatas, sicut per formam auri, vel argenti, aut olivae, aut hominis. Si vero in intellectu corporis non accipiatur nisi hoc, quod est habens tres di­mensiones cum aptitudine ad formam ulti­mam, sic corpus est mate­ria. – Le corps peut se prendre tant comme matière que comme genre de l’animal. Si son concept inclut une substance complétée jusqu’à sa forme ultime présentant trois dimensions, le voilà un genre et ses espèces seront les substances que parfont d’éven­tuelles formes ul­times déterminées, celle de l’or, de l’argent, de l’olivier ou de l’homme. Mais si son concept n’admet que ce qui présente trois dimensions, avec une aptitude à quelque forme ultime, alors le voilà matière.[41]

Il reprend ensuite l’exemple de la voix pour lui apporter les mêmes consi­dérations, concluant pour finir que le genre ne peut se trouver hors de toute espèce, tandis que la matière, elle, peut bien se trouver sans avoir encore reçu de forme qui la fasse partie d’un tout.

Vox, secundum quod est genus, non potest esse sine speciebus. Non enim potest esse sonus formatus, quin aliquem determinatam formam habeat huius vel illius literae. Sed si omnino careret forma literali prout est materia, sic inveniretur sine literis, sicut aes inveni­tur absque his quae fiunt ex aere. – La voix, en tant que genre, ne peut se trouver sans espèces : il ne peut y avoir de son articulé qui ne présente la forme de telle ou telle lettre. Cependant, si, en tant que matière, elle manquait tout à fait de forme articulée, on la trouverait alors sans lettres formées, comme l’airain peut se trouver sans qu’on en ait produit quoi que ce soit.[42]

Dans la recherche en cours d’une indication claire du sujet de la logique, souligne Mgr à grands traits, « on doit retenir cette opposition irréductible entre parties intégrantes et univer­selles »[43]. Le logicien ordonne toute sa ré­flexion à la découverte et à l’expression de la vérité, à une réalité repré­sentée en conformité à son être. Or tout cet effort réside en une ordonnance des concepts que la réalité sug­gère naturellement à l’intelligence. Ordon­nance où cette dernière traduit l’aptitude de ces concepts à représenter dû­ment les réalités conçues, ce qu’elle fait moyennant énoncia­tion, laquelle compose des notions univer­selles en les attribuant les unes aux autres, soit en vertu d’une évidence im­médiate, soit en vertu d’une conséquence qu’obligent des énon­ciations anté­rieures. Aussi n’y a-t-il rien à comprendre du raisonnement et des énoncia­tions qu’il met en jeu, si on ne voit d’abord que leur sujet est, comme on vient de le décrire, l’essence même des choses réelles, conçue comme leur tout, ce qu’implique de les qualifier d’univer­selles. « Le tout universel, dé­clare Mgr, permet l’attribution »[44], l’assimila­tion parfaite de l’attribut au sujet, tandis que « la partie intégrante, non »[45]. Mgr s’émerveille de la lumière que cette déclaration jette sur la nature de la logique. « C’est énorme, cela, au point de vue logique! »[46]

Il ne s’agit pas d’exclure de la logique toute allusion à des parties inté­grantes. On s’y intéresse aux parties intégrantes de la définition : le genre et la différence; à celles de l’énonciation : le nom et le verbe; à celles du raison­nement : les prémisses majeure et mineure, les termes majeur, mineur et moyen. Mais jamais ces sujets d’intérêts ne s’attribueront à leurs parties intégrantes, ni inversement; et toujours ce seront leurs genres et leurs diffé­rences qu’il faudra leur attribuer pour les définir : la définition n’est ni genre ni différence; l’énonciation n’est ni nom ni verbe; le raisonnement n’est ni prémisse, ni conclusion, ni terme. Ils sont tous ‘oratio’, phrase[47], intelli­gence complexe, avec appel de diffé­rences : phrase ‘signifiant la quiddité’, phrase ‘signifiant la vérité ou la fausseté’, phrase ‘signifiant la conséquence néces­saire de vérité connue à vérité inconnue’.

Il est capital ici de saisir que le sujet de la logique est l’essence des choses réelles, mais conçue comme le tout de la chose, sans fermeture sur elle-même susceptible d’empê­cher la hiérarchie et l’ordre proprement lo­gique.[48]

C. L’essence connue

Il faut préciser davantage et le De ente va encore y aider, en poursuivant l’éclairage de l’essence de la substance composée grâce, tou­jours, à sa con­frontation avec des notions logiques. On suit ainsi un chemin plutôt long, convient Mgr, pour amener une définition généralement donnée en une phrase. Néanmoins, ex­plique-t-il, voilà peut-être la seule façon de faire net­tement com­prendre que le sujet de la logique n’est pas chimère ou fiction, mais réside dans l’es­sence même des choses et cons­titue à proprement par­ler un objet de science.[49]

Il faut écarter d’emblée une hypothèse que Platon favoriserait. Cette es­sence prise comme tout que regarde le logicien, celui-ci ne la regarde pas comme extérieure aux individus, lesquels consti­tuent tout ce qu’il y a de réel. La lo­gique ne se propose pas comme sujet une essence en soi à cher­cher dans quelque champ d’idées séparées.

Similiter etiam non potest dici quod ratio generis vel speciei con­veniat essentiae secundum quod est quaedam res existens extra sin­gularia, ut Platonici ponebant. – On ne peut soutenir, à la manière des Platoniciens, que les concepts de genre ou d’espèce conviennent à une essence qui consti­tuerait une réalité existant en dehors des sin­gu­liers.[50]

« Voilà qui est très intéressant, s’exclame Mgr, c’est une réfu­tation très brève, très sommaire, des idées séparées »[51]. Notre preuve, poursuit-il, en est notre expérience naturelle de l’attri­bution : « C’est l’individu qui en est le premier sujet; pour cela, l’attribut ne peut consister en quelque chose qui rési­de­rait hors de lui »[52]. Rien d’étranger à lui ne contribue en tant que tel à le représenter en ce qu’il est. Pareille supposition est de soi absurde.

Sic genus et species non praedicarentur de hoc indivi­duo; non enim potest dici quod Socrates sit hoc quod ab eo separatum est; nec separatum illud proficit in cogni­tione hujus singularis. – De la sorte, le genre et l’espèce ne s’attribueraient pas à tel individu; on ne peut attribuer à Socrate ce qui en est séparé. En outre, pareille entité sépa­rée de lui ne peut servir à la connaissance de tel singulier.[53]

a) L’essence ‘ut habens esse in anima

Prudemment, nous avons fait deux pas importants dans l’iden­tification du sujet de la logique. C’est, comme en physique, l’essence des choses réelles, rien de fictif. Puis nous avons préci­sé qu’il s’agit de cette essence, mais prise non comme partie du tout qu’est la chose réelle ; prise plutôt comme toute cette chose réelle, quoiqu’en en gardant de ses aspects indéter­minés, sans tou­tefois les ex­clure. Il s’agit de leur essence prise universellement, autre­ment dit.

Ratio generis vel speciei conveniat essentiae, se­cun­dum quod si­gnificatur per modum totius, ut in nomine hominis vel animalis, prout implicite et indistincte continet totum hoc quod in individuo est. – Les concepts de genre, espèce et différence con­viennent à une essence signifiée comme un tout, comme dans le cas des noms ‘homme’ et ‘animal’, en tant qu’elle contient implicitement et indis­tinctement tout ce qui se trouve en l’individu.[54]

Cependant, toute considéra­tion de l’essence comme tout ne coïncide pas avec le su­jet de la logique. Circonscrire celle dont il s’agit passe par l’énu­mération de ses consi­dérations possibles. Saint Thomas passe par là lui aussi, dans son intention inverse de distinguer celle qu’en font le natu­raliste et le métaphysicien de celle qu’en fait le lo­gicien.

Il faut d’abord partager les considérations absolue et relative. « Natura autem vel essentia sic accepta potest dupliciter conside­rari. – La nature ou essence prise ainsi peut se regarder sous deux angles. »[55]

C’est en elle-même, absolument, que le naturaliste regarde l’essence, en totale abstraction de propriétés qui pourraient s’y ajouter du fait de son exis­tence réelle. C’est elle qu’il travaille à définir au mieux, ce sont ses pro­priétés essentielles et inaliénables qu’il veut découvrir. Sous cet angle, on se trompe­rait en lui accolant quoi que ce soit qui ne la concerne pas en tant que telle.

Uno modo, secundum rationem propriam, et haec est absoluta consideratio ipsius ; et hoc modo nihil est verum de ea nisi quod conveniat sibi secundum quod huiusmodi: unde, quidquid aliorum sibi attribuitur, falsa est attributio. – Une première considération pos­sible s’intéresse à sa conception propre ; c’en est une considération absolue. Sous cet angle, rien n’en est vrai que ce qui lui convient en tant que telle ; par suite, tout autre attribut qu’on lui assignerait ferait fausse l’attribution.[56]

Qu’est-ce qu’un homme, considéré aussi absolument ? Un animal ra­tion­nel, capable de rire, doté d’une âme immortelle. Lui attribuer sous cet angle quoi que ce soit qui sorte de sa définition ou des pro­priétés qui en découlent immédiatement, c’est parler faus­sement. Le dire blanc ou noir, par exemple, français ou canadien, le traiter d’indi­vidu ou d’espèce, tout cela excède sa nature. L’homme n’est pas tel en tant qu’homme; la preuve en est qu’il est tantôt l’un tantôt l’autre, se­lon les aléas de son existence.

Quodcumque quod non est de ratione humanitatis, non convenit homini in eo quod est homo. Unde si quaeratur utrum ista natura possit dici una vel plures, neutrum concedendum est: quia utrumque est extra intellec­tum humanitatis, et utrumque potest sibi accidere. Si enim pluralitas esset de ratione eius, numquam posset esse una, cum tamen una sit se­cundum quod est in Socrate. Similiter, si unitas esset de intellectu et ratione eius, tunc esset una et eadem natura Socratis et Platonis nec posset in pluribus plurificari. – Rien de ce qui dé­borde le concept d’humanité ne convient à l’homme en tant qu’homme. À qui demande si cette nature doit se dire une ou mul­tiple, on ne doit concéder ni l’un ni l’autre. Les deux débordent le concept d’humanité et les deux peuvent lui échoir. Si c’était la plura­lité qui lui appartenait, cette nature ne pourrait pas être unique, comme elle l’est en Socrate. Pa­reillement, si l’unité s’attachait à son concept, la nature de Socrate et celle de Platon n’en seraient qu’une et la nature humaine ne pourrait se diversifier en plusieurs indivi­dus.[57]

L’orateur, l’avocat, le médecin jettent un regard différent sur l’homme. Ils se font plus concrets. Ils s’intéressent à ce que devient l’homme en son existence. Tout ce que le naturaliste a découvert de l’homme reste vrai pour eux, mais leur intérêt se porte plus volontiers à des accidents qui s’ac­colent à lui en son existence réelle. L’homme qui attire leur attention est une per­sonne, il est blanc, coupable, malade, ou non, selon le sujet qu’ils ren­contrent. Voilà une considération relative de l’essence, relative à son exis­tence dans la réalité extérieure.

Alio modo consideratur, secundum quod habet esse in hoc vel in illo: et sic de ipsa aliquid praedicatur per acci­dens, ratione eius in quo est, sicut dicitur quod homo est albus, quia Socrates est albus, quamvis hoc non conveniat homini in eo quod est homo. – L’autre considération vise ce que l’essence considérée comporte en tel ou tel sujet. Les attributs qu’on lui reconnaît alors s’as­signent à elle par ac­cident, en raison du sujet où elle se réalise. C’est ainsi qu’on recon­naît l’homme comme blanc, du fait que Socrate le soit, même si cet attribut ne convient pas à l’homme en ce qu’il est homme.[58]

Le logicien ne porte sur les essences ni ce regard absolu du naturaliste, ni ce regard de l’avocat, de l’homme politique, du médecin, de l’historien, re­la­tif à ce que l’existence réelle en fait. Il leur applique lui aussi une consi­dé­ra­tion relative, relative aussi à leur existence, mais à leur existence en l’in­telligence, à cette existence nouvelle qu’elles acquièrent en renaissant en l’intelli­gence comme connues. Chaque essence est ainsi susceptible d’une double existence, l’une comme individu réel, l’autre comme conçue par une intelligence qui se la représente. Et cette seconde existence va elle aussi lui valoir de nouvelles propriétés accidentelles, surajoutées à l’essence prise absolument.

Haec autem natura habet duplex esse: unum in singu­laribus, aliud in anima; et secundum utrumque, conse­quuntur dictam naturam acci­dentia. – Chaque nature est susceptible d’une double existence : l’une en des singu­liers, l’autre en l’âme; et selon chaque existence s’y atta­cheront divers accidents.[59]

« Le voilà enfin bien clairement, le sujet de la logique : c’est l’es­sence ‘prout habet esse in anima’. Tou­jours sans oublier qu’il s’agit de l’es­sence même des choses, pas de quelque fiction ou chimère. »[60] Considé­rée abso­lument, on le disait, l’essence offre leur sujet à la phy­sique et à la méta­physique. À leur différence, la logique considère l’essence en les pro­priétés qu’elle acquiert du fait d’être con­nue, du fait de venir à exister en l’âme, en l’intelli­gence qui la connaît. Remarquons que la considération ab­solue n’ex­cluait pas, ne condamnait pas les considérations relatives à l’exis­tence. Elle en faisait simplement abstrac­tion, les laissait à d’autres intérêts. « Natura hominis ab­solute consi­derata abstrahit a quo­libet esse, ita tamen quod non fiat prae­ci­sio alicuius eorum. – La nature de l’homme considérée absolument fait abs­traction de toute existence, mais sans en exclure aucune. »[61] Récipro­que­ment, les considérations relatives ne renient pas l’acquis lors de la consi­dé­ration ab­so­lue; tout ce que celle-ci a découvert reste vrai pour elles et pré­re­quis à tout ce qu’elles ajouteront en raison d’exis­tence réelle ou ration­nelle. « Haec natura sic considerata est quae praedicatur de omnibus individuis. – La nature considérée absolu­ment s’attribue à tous les individus. »[62]

b) L’essence ‘ut ratio

Il est, affirme Mgr, un sens de ‘ratio’ qui désigne l’essence sous l’angle précis où elle fait l’in­térêt du logicien. En ce sens, ‘ratio’ rassemble tous les éléments associés durant ce cours à la défini­tion du sujet de la logique. Certes, les sens obvies de ce mot ‘raison’ visent des entités réelles : d’abord la faculté intellectuelle grâce à laquelle nous par­venons à appréhender jus­qu’à l’essence des choses naturelles; puis aussi l’opéra­tion de cette faculté.

Quandoque enim ratio dicitur id quod est in ratio­cinante, scilicet ipse actus rationis, vel potentia quae est ratio. – Parfois, on nomme raison ce qu’on trouve en qui raisonne : l’acte même de sa raison, ou cette puissance qu’est sa raison.[63]

Cependant, on a aussi institué ce mot pour nommer non plus la réalité de notre opération intellectuelle, mais l’œuvre qui en résulte, toute ordonnée à la représentation d’une réalité, quoique sans en faire partie ni absolument ni en son existence réelle, présente seulement en l’intelligence qui conçoit, juge et raisonne. La raison devient alors un synonyme de l’intention lo­gique, dite intention du fait de n’avoir d’autre motif d’être que de tendre à la représen­tation vraie de choses réelles.

Quandoque autem ratio est nomen intentionis, sive … prout ratio est definitio, sive prout ratio dicitur argumen­tatio. – Parfois, raison est le nom de l’intention; elle équivaut alors tantôt … à définition, tantôt à raisonne­ment.[64]

Tel qu’expliqué en en parlant comme d’accidents de l’essence, liés à son existence en une intelligence du fait d’être connue, ces raisons ou inten­tions n’existent pas dans la réalité extérieure; elles se rencontrent seulement en l’intelligence. Elles n’y interviennent toutefois pas gratuitement, mais for­cées par les es­sences, qui les imposent à notre intelligence pour en être con­nues.

In omnibus autem intentionibus hoc communiter verum est, quod intentiones ipsae non sont in rebus, sed in anima tantum: sed habent aliquid in re respondens, scilicet naturam, cui intellectus hujusmodi intentiones attribuit. – Il y a de communément vrai en toutes ces in­tentions, qu’elles ne se rencontrent pas en les choses, mais seule­ment en l’âme. Quelque chose leur répond toutefois dans les choses, la nature de ces dernières, à laquelle l’intelli­gence les attribue.[65]

Pour le dire autrement, raison et intention, dans ce contexte, ne dé­signent ni l’essence directement, ni même la conception qu’on s’en fait. Cela, c’est simplement le nom de la chose concer­née qui le désigne, car c’est le plus naturellement aux choses réelles qu’on donne des noms et c’est comme on les connaît qu’on les nomme. La raison, l’intention, c’est le style de relation que leur conception entretient avec les choses réelles. C’en est le genre, l’espèce, la différence, la définition, ou même l’énoncia­tion ou la dé­mons­tration. En somme, une première production de noms vise les choses, leur essence comme telle. Réfléchissant sur son activité, l’intelli­gence en effec­tue une seconde pour désigner ces rapports de ses conceptions avec les choses qu’elle se représente.

Nec tamen hoc nomen ratio significat ipsam conceptio­nem, quia hoc significatur per nomen rei; sed significat intentionem hujus con­ceptionis, sicut et hoc nomen definitio, et alia nomina secundae im­positionis. – Le nom raison ne signifie plus alors la conception même, laquelle se trouve signifiée par le nom de la chose. Il signifie plutôt l’intention de cette conception, comme le fait le nom défini­tion et les autres noms de seconde imposition.[66]

Ce rapport, cette relation spéciale du concept avec la chose, n’existe que dans l’intelligence. Mais on comprend qu’il y a un angle où on prétendra sans dérailler qu’il se trouve aussi dans la réalité. C’est du fait du fondement réel qui le motive.

Ex hoc patet … qualiter ratio dicatur esse in re. Non enim hoc di­citur, quasi ipsa intentio quam significat nomen ra­tionis, sit in re; aut etiam ipsa conceptio, cui convenit talis intentio, sit in re extra ani­mam, cum sit in anima sicut in subiecto : sed dicitur esse in re, inquantum in re extra animam est aliquid quod respondet conceptio­ni animae, sicut significatum signo. – Il en appert en quel sens on peut dire cette raison dans la chose réelle. On ne parle pas ainsi du fait que l’intention que signifie le nom raison soit en la chose; ni même du fait que la conception à laquelle convient pareille intention se retrouve en la chose hors de l’âme, puisqu’elle réside en l’âme comme en son su­jet. On la dit en la chose, du fait qu’il y ait en la chose hors de l’âme quelque chose qui réponde à la conception de l’âme, à la manière d’un signifié à un signe.[67]

Bref, ce que conçoit l’intelligence peut entretenir trois types de rapports avec la réalité. « Ipsa conceptio intellectus tripliciter se ha­bet ad rem quae est extra animam. – La conception de l’intelligence se rapporte de trois façons à la réalité extérieure à l’âme. »[68] Ou bien ce concept est cette réalité même, représentée en son essence ou ses accidents réels. C’est le cas de la conception à laquelle on renvoie quand on déclare tel sujet un homme, un cheval, une statue.

Aliquando enim hoc quod intel­lectus concipit, est simi­litudo rei existentis extra animam, sicut hoc quod concipitur de hoc nomine homo; et talis conceptio intellec­tus habet fundamentum in re imme­diate, inquantum res ipsa, ex sua con­formitate ad intellectum, facit quod intel­lectus sit verus, et quod no­men significans illum intellec­tum proprie de re dicatur. – Parfois, ce que l’intelligence conçoit est une image de la chose qui existe hors de l’âme, comme il en est de ce qu’on conçoit sous le nom homme. Pareil concept détient immé­diatement un fondement en la chose, en autant que la chose même, de par sa con­formité avec l’intelligence, rend l’intelligence vraie et que le nom qui le signifie s’attribue proprement à la chose.[69]

Ou bien ce concept n’est pas une image de la chose réelle, mais découle de la façon de se faire pareille image. Voilà ce que sont les intentions lo­giques dont on a parlé. Ni genre, ni définition, ni énonciation ne sont des images de choses réelles. Ils décrivent simplement le style d’images que notre intelli­gence est contrainte de se former pour les représenter correcte­ment. Il n’y a aucune fausseté à s’en rendre compte.

Aliquando autem hoc quod significat nomen non est similitudo rei existentis extra animam, sed est aliquid quod consequitur ex modo intelligendi rem quae est extra animam; et hujusmodi sunt intentio­nes quas intel­lectus noster adinvenit; sicut significatum hujus nomi­nis genus non est similitudo alicuius rei extra animam existentis; sed ex hoc quod intellectus intelligit animal ut in pluribus spe­ciebus, attribuit ei inten­tionem generis et huiusmodi intentionis licet proxi­mum funda­men­tum non sit in re, sed in intellectu, tamen remotum fundamentum est res ipsa. Unde intellectus non est falsus, qui has in­tentiones adin­ve­nit. Et simile est de omnibus aliis qui con­sequuntur ex modo intelli­gendi, sicut est abstractio mathematicorum et hujus­modi. – Parfois aussi, ce que signifie un nom n’est pas une image d’une chose existant hors de l’âme, mais un trait qui s’ensuit de notre façon d’appréhender cette chose. C’est de la sorte que sont les intentions que notre intelli­gence découvre. Ainsi, ce que signifie le nom genre n’est l’image d’aucune réalité existant hors de l’âme. Simple­ment, du fait que l’in­telligence appréhende l’animal comme le fait de plusieurs espèces, elle lui attribue l’inten­tion de genre. Bien que ce type d’intention ne trouve pas son fondement prochain en la chose, mais en l’intelli­gence, la chose lui procure tout de même un fondement éloigné. Aussi l’intel­ligence ne devient-elle pas fausse du fait de découvrir de telles inten­tions. Il en va pa­reillement de toutes autres qui découlent de notre mode d’appré­hen­der, comme l’abstrac­tion des entités mathématiques et d’autres de la sorte.[70]

Saint Thomas le redit autrement ailleurs, parlant d’êtres de raison plutôt que d’intentions ou de raisons, en opposition aux êtres détenteurs de na­tures :

Ens est duplex: ens scilicet rationis et ens naturae. Ens autem rationis dicitur proprie de illis intentionibus, quas ratio adinvenit in rebus consideratis; sicut intentio generis, speciei et similium, quae quidem non inveniuntur in rerum natura, sed considerationem ratio­nis consequuntur. Et hujusmodi, scilicet ens rationis, est proprie sub­iectum logicae. – On distingue deux types d’êtres : l’être de raison et l’être de nature. On appelle proprement des êtres de raison les in­ten­tions que la raison découvre dans les choses connues : les intentions de genre, d’espèce et autres pa­reilles, qui ne se rencontrent pas dans la nature des choses, mais découlent de la considération qu’en fait la raison.[71]

Enfin, ce que conçoit et nomme l’intelligence peut ne pas comporter du tout de fondement réel. Il peut s’agir de pure fiction, qu’il serait tout à fait faux de créditer d’une relation avec la réalité.

Aliquando vero id quod significatur per nomen, non habet funda­mentum in re, neque proximum, neque remotum, sicut conceptio chi­merae : quia neque est simili­tudo alicuius rei extra animam, neque consequitur ex modo intelligendi rem aliquam vere : et ideo ista con­ceptio est falsa. – Parfois enfin, ce qu’on signifie avec un nom n’a aucun fondement en la réalité, ni prochain ni éloigné, comme la con­ception de chimère. Celle-ci n’est pas l’image de quelque chose que ce soit hors de l’âme; elle ne découle pas non plus de notre façon d’appréhender en vérité quelque chose que ce soit. Il s’agit donc d’une conception fausse.[72]

Conscient de la grande difficulté qu’a notre esprit d’appri­voiser l’usage du mot intention dans le contexte cognitif, Mgr signale qu’on peut lui subs­ti­tuer celui de relation. « Pour préciser le sens d’intentio, dit-il, nous allons voir comment, chez saint Thomas, ce mot signifie relatio. »[73] Nous avons com­mencé par apercevoir, dans le ‘De ente’, qu’à la nature une fois conçue en l’intelligence, « à la nature ‘ut habens esse in anima’, s’ac­crochent des moda­lités, des propriétés, et que ce sont elles qui font le sujet de la lo­gique »[74]. Nous venons de prendre cons­cience que « ces qualités-là sont des inten­tions »[75], c’est-à-dire n’existent que pour faciliter la représen­tation, la con­naissance des natures visées par les conceptions intellectuelles. Il faut mainte­nant apercevoir que « certaines in­tentions ainsi formées par l’intelli­gence dé­bordent le sujet de la logique »[76]. Pour y arriver, il y a besoin de se rendre compte qu’en fait « toutes ces intentions ont la nature de rela­tions »[77]. C’est pourquoi, annonce Mgr, « un texte comme celui que nous allons maintenant lire, qui explique en quel sens l’intention dont nous par­lons en logique est relation, procure finalement la définition la plus pré­cise qui se puisse donner du sujet de la logique »[78].

En se formant en elle-même une conception de l’essence d’un être réel, notre intelligence lui assigne une relation avec cette essence. Pareille re­la­tion en est une de raison, à ne pas confondre avec les relations réelles, pré­sentes entre différentes réalités indé­pendamment de notre intelligence.

Sicut realis relatio consistit in ordine rei ad rem, ita relatio rationis consistit in ordine intellectuum. – Une relation réelle consiste en un ordre d’une chose à une autre ; pareillement, une rela­tion de raison consiste en un ordre entre des concepts.[79]

Ces relations que la raison introduit entre ses concepts ne présentent néan­moins pas toutes le même sta­tut. Certaines, et ce sont elles qui font le sujet de la logique, caractérisent le rapport de ses conceptions avec les réali­tés con­nues. La raison en prend conscience après coup, elle découvre qu’elles af­fectent la réalité à mesure qu’elle la connaît, en tant même qu’elle la connaît.

Uno modo secundum quod iste ordo est adinventus per intellec­tum, et attributus ei quod relative dicitur; et huius­modi sunt rela­tio­nes quae attribuuntur ab intellectu rebus intel­lectis, prout sunt intel­lectae, sicut relatio generis et speciei: has enim relationes ratio adin­venit considerando ordinem eius quod est in in­tellectu ad res quae sunt extra, vel etiam ordinem intellectuum ad invicem. – Un type de ces relations résulte de ce que l’intelligence découvre pareil ordre et l’at­tribue à ce qu’elle considère comme relatif. Il s’agit des relations qu’elle attribue aux choses qu’elle a appréhendées, du fait qu’elles se trouvent appréhendées : par exemple, les relations de genre et d’es­pèce. La raison découvre ces relations en portant attention à l’ordre qui relie aux choses exté­rieures ce qui se trouve en son concept, ou encore à l’ordre qui intervient entre ses concepts.[80]

Par ailleurs, son mode de connaître contraint parfois notre intelligence à créer d’autres relations entre les choses pour se les représenter. « Dans ce cas, dit Mgr, ce qui de fait n’est pas du tout relation, l’intelligence en fait, elle, une relation »[81], contrairement au cas précédent, fondé en réalité. Et pourtant notre intelligence va attribuer ces relations aux réalités qu’elle connaît. C’est par exemple en sa réalité qu’on qualifie Dieu de Seigneur, de Maître, de ‘Dominus’; on ne qualifie pas ainsi le concept qu’on se forme de lui, ni Dieu en tant que connu. Il n’existe pourtant pas de relation réelle entre Dieu et nous, puisqu’aucune dé­pendance ne le relie à nous. Si pourtant notre intelligence procède ainsi, explique Mgr, « c’est qu’elle ne peut se représenter Dieu sans le tour­ner, pour ainsi dire, vers sa créature. C’est elle qui le tourne ainsi et cependant c’est à Dieu en tant que tel, pas à Dieu en tant que connu, qu’elle attribue d’être Seigneur. »[82] La grande différence, ici, c’est que « quelque chose qui suit du mode de connaître est tout de même attribué à la réalité »[83]. Alors qu’auparavant, « être un genre, attaché à une nature en tant que connue, ne lui était pas attribué en tant que réelle, mais seulement en tant que con­nue »[84].

Le cas de la relation entre la science spéculative et son objet est sem­blable. « La science spéculative, rappelle Mgr, se laisse sans aucun doute mesurer par son ob­jet; il s’agit d’une relation réelle. »[85] Or on ne peut saisir cette relation sans la réciproquer, sans considérer comme son objet la réalité à la­quelle s’intéresse la science, en absence là pourtant de relation réelle. En qualifiant les êtres concernés comme objets de science, « l’intelligence les or­donne elle-même, elle les tourne elle-même vers la science »[86]. « Ce type de relation de raison, conclut Mgr, est à exclure du sujet de la logique. »[87]

Alio modo, secundum quod huiusmodi relationes con­sequuntur modum intelligendi, videlicet quod intellectus intelligit aliquid in or­dine ad aliud; licet illum ordinem intellectus non adinveniat, sed ma­gis ex quadam necessitate consequatur modum intelligendi. Et huius­modi relationes intellectus non attribuit ei quod est in intellectu, sed ei quod est in re. – L’autre type de ces relations résulte de notre mode d’appréhension, qui nous force à regarder une chose en rela­tion à une autre. Cet ordre entre elles, cependant, notre intelligence ne le dé­couvre pas après coup dans les choses une fois celles-ci ap­préhen­dées; il suit plutôt avec une certaine nécessité son mode d’ap­pré­hen­der. Ces relations-là, notre intelligence ne les attribue pas à ce qui se trouve en son concept, mais à ce qui se trouve en la réalité.[88]

Ce n’est pas qu’on pense sérieusement qu’existe dans la réalité cette rela­tion qu’on lui impose. Le faire constituerait une erreur. Plutôt, notre intelli­gence est de telle nature que certaines choses qui ne comportent aucun ordre, elle se trouve contrainte à se les représenter et à en parler comme si elles en pré­sen­taient un. Tout comme on a vu que ce qui est matériel, elle le connaît selon un mode imma­tériel et que ce qui est simple elle n’en connaît la vérité que selon un mode composé.

Hoc quidem contingit secundum quod aliqua non habentia se­cun­dum se ordinem, ordinate intelliguntur; licet intellectus non intel­ligat ea habere ordine, quia sic esset falsus. Ad hoc autem quod ali­qua habeant ordinem, oportet quod utrumque sit ens, et utrumque distinc­tum (quia eiusdem ad seipsum non est ordo) et utrumque ordinabile ad aliud. – Cela se produit du fait que des réalités qui ne comportent aucun ordre entre elles s’appré­hendent sous un ordre, sans pourtant que notre intelligence ne considère qu’elles comportent cet ordre, car ce serait faux. Pour présenter un ordre, en effet, deux réalités doivent exister toutes les deux, se trouver dis­tinctes – car rien n’est en rela­tion avec soi-même – et être chacune or­donnable à l’autre.[89]

Il s’agit donc de pures relations de raison – « Est relatio rationis tan­tum. »[90] –, sans fondement même éloigné dans la réalité, et elles n’ont rien à voir avec le sujet de la logique.

c) Tout!

Quel est le sujet de la logique? C’est l’essence, disions-nous, c’est la chose réelle; c’est donc, sous un certain angle, tout être. Aucun ne lui est étranger.

Anima data est homini loco omnium formarum, ut sit homo quo­dammodo totum ens, inquantum secundum ani­mam est quodam­mo­do omnia, prout eius anima est recep­tiva omnium formarum. – L’âme est donnée à l’homme en guise de toutes formes, de sorte que l’homme devienne tout être, en tant que par son âme il est d’une certaine manière toutes choses, du fait que son âme est réceptive de toutes formes.[91]

On a rarement conscience de cet avantage que confère l’apti­tude à con­naître : alors que les minéraux et les végétaux, privés d’elle, sont confinés à n’être que ce qu’ils sont, les animaux, en connaissant, revêtent, en plus de leur forme, celle de tous les êtres qu’ils connaissent : ils renaissent avec elles et deviennent ainsi, quodammodo, d’une certaine manière, tous ces êtres. Certes, la réserve ‘quodammodo’ avertit que « ce n’est pas physique­ment que l’âme est ainsi toutes choses »[92]. Elle n’en adopte pas la matière.

« Une conséquence s’ensuit, pour le sujet de la logique, cet ‘ens in ani­ma’ : l’universalité de l’âme entraîne l’uni­versalité de la logique. Si le sujet de la logique est l’être ‘ut est in anima’ et qu’en l’âme on retrouve ‘quodammodo omnia’, forcément la logique est ‘quodammodo de omnibus’. »[93] Ainsi que nous le signale Mgr, saint Thomas le déclare sans ambiguïté en commen­tant les Seconds Analytiques :

Quia circa omnia quae in rebus sunt habet negotiari ratio, logica autem est de operationibus rationis; logica etiam erit de his, quae communia sunt omnibus, idest de intentionibus rationis, quae ad omnes res se habent. – La raison s’affaire à propos de tout ce qui existe et la logique porte sur les opérations de la raison. La logique portera donc aussi sur ce qui est commun à tout, à savoir sur les intentions de la raison, lesquelles se rapportent à toutes choses.[94]

Voilà qui permet de comprendre l’affinité spéciale qu’Aristote aperçoit entre la logique et la métaphysique. Saint Thomas affirme même : « Quo­dammodo idem subiectum habet. – En un sens, elle a le même sujet. » Attention! ‘Quodammodo’! « Ce texte souligne bien l’universalité de la lo­gique. Notre intelligence peut tout connaître et la logique la dirige dans toutes ses opérat­ions. Alors, rien de ce que connaît la raison n’est purement et sim­plement étranger à la logique. »[95] Un autre extrait de saint Tho­mas insiste encore sur ce rapport étroit entre relations lo­giques et réalité.

Huiusmodi autem intentiones intelligibiles[96] entibus natu­rae ae­quiparantur, eo quod omnia entia naturae sub consideratione rationis cadunt. Et ideo subiectum logicae ad omnia se extendit, de quibus ens naturae praedicatur. Unde concludit, quod subiectum lo­gicae ae­quiparatur subiecto philosophiae, quod est ens naturae. – Pareilles intentions intelligibles et les êtres dotés de nature sont à égalité, du fait que tout être doté de nature tombe sous la considération de la rai­son. Le sujet de la logique s’étend donc à tout ce à quoi l’être doté de nature s’attribue. Il égale donc, conclut-il, le sujet de la philoso­phie, qui est justement l’être doté de nature.[97]

D. Découverte de la logique

L’intérêt du logicien se porte donc sur tout être, sur chaque être conçu comme tout, mais spécialement en les accidents qu’il revêt en l’intelligence qui se le représente. Le principal de ces accidents, l’origine de tous les autres, c’est l’universalité. En connaissant l’essence d’un être, notre intelli­gence lui confère universalité. Cette essence n’était pas déjà universelle en elle-même, elle ne n’était pas devenue non plus en son existence réelle, où elle constituait plutôt un individu, un singulier.

Cela se vérifie aisément. L’universalité ne peut convenir absolument à une essence, puisqu’elle se définit par l’unité et la communauté.

Non tamen potest dici quod ratio universalis conveniat naturae sic acceptae; quia de ratione universalis est unitas et communitas. – On ne peut accorder le caractère universel à la nature prise absolument, car le concept d’universel requiert unité et communauté.[98]

Or l’homme, par exemple, n’est absolument ni un ni commun. Autre­ment, tout ce qui en revêtirait la nature serait commun. Or aucun homme réel ne l’est; Socrate, Platon et tout autre homme sont des individus et tout ce qu’on trouve d’humain en eux est purement individuel.

Si enim communitas esset de intellectu hominis, tunc in quocum­que inveni­tur humanitas inveniretur com­munitas. Et hoc falsum est, quia in Socrate non invenitur communi­tas aliqua, sed quidquid est in eo est individuatum. – Si le concept d’homme requérait communau­té, on trouverait de la communauté en tout ce qui présenterait de l’humanité. Or ce n’est pas le cas, puisqu’en Socrate on n’en trouve pas du tout : en lui tout est individué.[99]

Les hommes réels ne présentent pas non plus d’unité spéci­fique de na­ture. Chacun existe selon sa propre nature humaine individuelle et celle-ci ne lui convient qu’à lui. Pas question de trouver en Platon rien de la nature humaine qui réside en Socrate.

Non potest dici quod ratio generis accidat naturae humanae se­cundum illud esse quod habet in individuis; quia non invenitur in individuis natura humana secundum unitatem, ut sit unum quid om­nibus conveniens, quod ratio universalis exigit. – On ne peut accor­der que le caractère de genre échoie à la nature humaine en l’exis­tence qu’elle détient en les individus. C’est qu’on ne trouve pas chez eux cette nature sous mode d’unité, de sorte qu’elle soit quelque chose d’un qui convienne à tous, ce qu’exige le caractère universel.[100]

Le caractère universel doit qualifier une essence en l’existence qu’elle ac­quiert en l’intelligence, du fait d’être connue. Pour la connaître, celle-ci doit taire tout ce qui l’approprie à chacun de ses individus. C’est en la con­cevant de la sorte qu’elle la tourne en représentation adéquate de quiconque la re­vêt.

Ratio speciei accidat naturae humanae secundum illud esse quod habet in intellectu. Ipsa enim natura in intel­lectu habet esse abstrac­tum ab omnibus individuantibus, et ideo habet rationem uniformam ad omnia individua, quae sunt extra ani­mam, prout aequaliter est imago omnium et inducens in cognitionem omnium inquantum sunt homines. – Le caractère d’espèce échoit à la nature humaine en l’exis­tence qu’elle détient dans l’intelligence. Elle y re­vêt là une existence abstraite de tout aspect individuant; aussi pré­sente-t-elle un rapport uniforme avec tous les individus hors de l’âme, puisqu’elle constitue également une image de tous et conduit à la connaissance de tous en tant qu’ils sont hommes.[101]

En se remémorant cette façon dont elle a conçu une essence, et sa re­la­tion avec les êtres réels qu’elle fonde, l’intelligence découvre les ca­ractères dont elle la revêt. C’est là qu’elle découvre la logique. Pre­nant conscience que la nature telle qu’elle la conçoit en elle entretient avec tous les individus réels qui relèvent de cette nature un rapport de représen­ta­tion conforme, elle « dé­couvre la relation d’espèce et la lui attri­bue »[102]. Observant ensuite qu’une nature conçue autrement entretient pa­reille relation non seulement avec des individus, mais aussi avec des es­pèces, elle découvre la notion de genre. Et elle continue à développer la lo­gique à mesure qu’elle découvre chacune de pareilles relations qu’elle doit imposer entre les natures pour les connaître de plus en plus complètement.

Tout cela est fascinant. Et étonnant. Comment une intelligence comme la nôtre, toute dépendante de l’observation sensible et donc tributaire d’objets sensibles matériels, peut s’élever à découvrir et contempler des natures en pareille exis­tence immatérielle? Saint Thomas, signale Mgr, affirme claire­ment que « notre intelligence a pour objet propre la quiddité des choses matérielles et qu’elle ne peut jamais connaître immédiatement le pur intel­ligible »[103].

Immediate autem ferri non potest intellectus noster secundum statum viae in essentiam divinam, et alias sepa­ratas essentias, quia immediate extenditur ad phantasma­ta, ad quae comparatur, sicut vi­sus ad colorem. Et sic immediate potest concipere intellectus quiddi­tatem rei sensibilis, non autem alicujus rei intellectualis. – Notre intelligence ne peut pas, en cette vie, se porter immédia­tement à l’essence divine et aux autres essences séparées, car elle s’étend im­médiatement aux phantasmes, auxquels elle se rapporte comme la vue à la couleur. Elle peut donc concevoir immédiatement la quid­dité d’une chose sensible, mais d’aucune chose intellectuelle.[104]

« Notre intelligence, reprend Mgr, ne pourra pas atteindre le ‘quid’ de la substance séparée; voilà pourquoi d’ailleurs, il n’y a pas de science qui prenne pour objet la substance séparée. »[105] Mais « le cas des intelligibles qui forment le sujet considéré en logique »[106] est spécial, tire Mgr de la suite du texte de saint Thomas. « Notre intelligence peut en atteindre le ‘quid’ mé­diatement. C’est qu’en voyant ce qu’est ‘homme’ et ce qu’est ‘animal’, on voit très bien le rapport genre et espèce. »[107]

Quaedam invisibilia sunt, quorum quidditas et natura perfecte exprimitur ex quidditatibus rerum sensibilium notis, et de talibus intelligibilibus possumus scire quid est, sed mediate : sicut ex hoc quod scitur quid est homo et quid est animal sufficienter innotescit habitudo unius ad alterum, et ex hoc scitur quid est genus, et quid est species. – Il existe des êtres invisibles dont la quiddité et la nature s’exprime parfaitement à partir des quiddités des choses sensibles connues; de pareils êtres intelligibles, nous pouvons savoir ce qu’ils sont, mais médiatement : par exemple, savoir ce qu’est l’homme et ce qu’est l’animal, fait connaître suffisamment la relation de l’un à l’autre; par là on découvre ce qu’est un genre et ce qu’est une es­pèce.[108]

« Autrement dit, rappelle Mgr, de même qu’en considérant l’acte de la main, on a décou­vert un art de forger, de même, en considé­rant l’acte de la raison, on a dé­couvert la logique. »[109] « Bref, l’intelligence découvre dans son propre acte ce qui s’y trouve déjà… Examinant les natures telles qu’elle les connaît, elle découvre l’unité, la communauté, l’uni­versa­lité qu’elles revêtent en étant connues, et le type de rapport qu’elles gardent avec les réalités extérieures : voilà la découverte de la logique. »[110]

C’est l’occasion de souligner une très belle formulation qu’on trouve déjà chez Avicenne, reprise ensuite par Averroès : « Intellectus est qui facit uni­versalitatem in rebus. – C’est l’intelligence qui fait l’universalité dans les choses. »[111] Il est regrettable toutefois que prenant occasion de cette unité, de cette universalité que l’intelligence introduit dans les natures en les con­ce­vant, nos philo­sophes arabes croient que tous les individus humains par­tagent une in­telli­gence unique, arborant le même concept numériquement pour cha­cune des natures con­nues. Bien évidemment, saint Thomas ne les suit pas en cette erreur, qu’il combattra plus exhaustive­ment dans son traité Sur l’unité de l’intelligence.

Quamvis haec natura intellecta habeat rationem uni­versalis secun­dum quod comparatur ad res extra animam, quia est una similitudo omnium; tamen, secundum quod habet esse in hoc intellectu vel in illo, est species quaedam intellecta particularis. Et ideo patet defec­tus Commenta­toris, in III de Anima, qui voluit ex universalitate for­mae intellectae unitatem intellectus concludere; quia non est univer­salitas illius formae secundum hoc esse quod habet in intellectu, sed secundum quod refertur ad res ut simi­litudo rerum, sicut etiam, si esset una statua corporea repraesentans multos homines, constat quod illa imago vel species statuae haberet esse singulare et pro­prium secundum quod esset in hac materia, sed habe­ret rationem communitatis secundum quod esset commune reprae­sentativum plu­rium. – La nature intelligée présente un rapport universel en autant qu’on la compare aux réalités extérieures, car elle constitue une seule image de toutes. Cependant, en l’existence qu’elle détient en telle ou telle intelligence, elle se trouve une conception singulière. On voit par là l’erreur du Commen­tateur, qui a voulu conclure à l’unité de l’intelli­gence de l’universalité de la forme intelligée. C’est que l’univer­sa­lité de cette forme ne tient pas à son existence en l’in­telligence, mais à son rapport aux choses comme leur image. De mëme, s’il existait une statue corporelle qui représente plusieurs hommes, clairement elle dé­tiendrait une existence singulière et propre en se trouvant en telle matière, mais une relation de commu­nauté en tant que représentation commune de ces hommes mul­tiples.[112]

« Toute l’unité, explique Mgr, se tient du côté de la nature abs­traite; mais il reste tout de même qu’elle est saisie par ce concept-ci chez un tel indivi­du, par ce concept-là chez tel autre. »[113] C’est l’intelligence qui fait l’univer­salité dans les choses, oui, mais chaque intelligence individuelle le fait. Autrement dit, « Que l’homme soit homme, il ne le doit pas à l’intelligence. Mais qu’il soit un et universel, là, c’est son œuvre. »[114]

L’âne, par exemple, est bien un animal. L’animal est effecti­vement sa nature. En le découvrant, la raison en fait un genre, quand elle prend con­science qu’une fois conçue, la nature animale fait également con­naître le che­val, le chien, l’homme. Mais cette intention de genre, cette apti­tude à s’at­tribuer à tant d’espèces distinctes, n’appartient à l’animal qu’en l’intelli­gence; c’est seule­ment son contenu, la nature animale comme telle, qui se retrouve dans l’âne et s’y attribue. « Ce n’est pas l’intention de genre qui est présente en l’âne, mais la nature animale à la­quelle l’intelli­gence at­tribue cette inten­tion. »[115] L’âne est un animal, mais il n’est pas un genre. Plutôt, il est une espèce. Et encore là, seule­ment en l’intelligence. Celle-ci en fait une espèce quand elle prend conscience que l’essence de l’âne, une fois conçue, sert à la représenta­tion d’une multi­tude d’indivi­dus. Là en­core, c’est uniquement la nature d’âne qu’on trouve en l’âne réel : il est un âne, mais pas une espèce; tout au contraire, il est un individu.

C’est encore en revenant sur les propriétés des essences une fois conçues et connues, sur le statut et les relations qu’elles entre­tiennent dans l’intelli­gence quand celle-ci les interprète pour juger de leur conformité aux choses extérieures, que l’intelligence dé­couvre aussi le type de composition et de division par lequel elle juge de la vérité et de la fausseté. C’est là qu’elle se rend compte de la nature de l’attribution et des aptitudes corréla­tives de chaque essence conçue quant à se faire sujet ou attribut. Ce qu’on vérifie encore aisément à observer à quelles attributions se prêtent les essences ani­male et humaine.

Quia naturae humanae, secundum suam absolutam consideratio­nem, convenit quod praedicetur de Socrate, et ratio speciei non con­venit sibi secundum suam considera­tionem absolutam, sed est de accidentibus quae conse­quuntur eam secundum esse quod habet in intellectu; ideo nomen speciei non praedicatur de Socrate, ut dicatur : ‘Socrates est species’, quod de necessitate accideret, si ratio speciei conveniret homini secundum esse quod habet in Socrate, vel secun­dum suam absolutam consideratio­nem, scilicet in quantum est homo. Quidquid enim conve­nit homini in quantum est homo, prae­dicatur de Socrate. Et tamen praedicari convenit generi per se, cum in ejus defi­nitione ponatur. – La nature humaine, en sa considéra­tion absolue, se laisse attribuer à Socrate. Son caractère d’espèce ne lui convient tou­tefois pas en cette considéra­tion absolue; il fait partie des accidents qui découlent de l’existence qu’elle mène dans l’intelligence. Aussi le nom d’espèce ne s’attribue-t-il pas à Socrate, de sorte qu’on di­rait : ‘Socrate est une espèce.’ Il le ferait pourtant forcé­ment, si le caractère d’espèce convenait à l’homme en l’existence qu’il revêt en Socrate ou en sa considération absolue, à savoir en tant qu’homme. Car tout ce qui con­vient à l’homme en tant qu’homme s’attribue à Socrate. Par contre, s’attribuer convient par soi au genre, puisque cela entre en sa définition.[116]

Par ailleurs, ce n’est pas gratuitement que l’intelligence se met à attri­buer. C’est bien en elle que cela se passe, c’est une opération purement in­tellec­tuelle et on ne la trouve ni dans l’essence considérée absolument, ni en les individus qui l’incarnent dans la réalité extérieure. Ce sont cependant stricte­ment les choses réelles et leurs essences qui la motivent et la légi­timent.

Praedicatio enim est quoddam quod completur per actionem intel­lectus componentis et dividentis, habens tamen fundamentum in re, ipsam unitatem eorum quorum unum de altero dicitur. – L’attribu­tion est une opération qui s’effectue par l’action de l’intelligence qui com­pose les essences et les divise. C’est pourtant dans la réalité même qu’elle trouve son fondement, qui est justement l’unité entre les es­sences dont elle attribue l’une à l’autre.[117]

C’est ce qui contraint à insérer l’aptitude à s’attribuer dans la définition même du genre, de l’espèce, de la différence, de la définition, de toutes ces intentions logiques que produit l’activité de l’intelligence.

Ratio praedicabilitatis potest claudi in ratione hujus intentio­nis quae est genus, quae similiter per actum intellectus completur. – Le caractère d’attribuabilité peut entrer dans la définition de cette inten­tion qu’est le genre, elle-même pareillement complétée par l’acte de l’intelli­gence.[118]

Il reste tout de même que ce que de fait l’intelligence attribue, quand elle compose un genre à une espèce, ce n’est pas son caractère de genre, et elle ne l’attribue pas au caractère d’espèce. C’est la nature même conçue comme genre, qu’elle attribue à celle qu’elle conçoit comme une espèce.

Id cui intellectus intentionem praedicabilitatis attribuit, com­po­nens id cum altero, non est ipsa intentio generis, sed potius illud cui intellectus intentionem generis attribuit, sicut quod significatur hoc nomine ‘animal’. – Ce à quoi l’intelligence attribue l’intention d’at­tri­buabilité, en le composant à autre chose, n’est pas l’intention même de genre, mais plutôt la nature à laquelle elle attribue l’in­ten­tion de genre, comme ce qui se trouve signifié par le nom ‘animal’.[119]

Voilà exactement cerné le sujet de la logique. Ce que saint Thomas conclut de l’espèce à cette occasion peut s’étendre à tout ce que comprend l’intérêt propre du logicien. Il ne s’agit de rien de ce qui convient absolu­ment aux essences des choses, ni de rien de ce qui accompagne leur exis­tence réelle. Cela, on l’a dit, est le royaume du naturaliste, du métaphysicien et du mathé­maticien d’une part, de l’historien, de l’orateur, du médecin et de qui­conque suit les réalités dans leur existence réelle d’autre part. Le logicien se concentre tout à fait, lui, sur ce qui survient à une nature du fait d’être connue, conçue en l’intelligence.

Sic ergo patet qualiter essentia vel natura se habet ratione speciei; quia ratio speciei non est de his quae conveniunt ei secundum suam absolutam considerationem, neque est de accidentibus quae conse­quuntur ipsam secundum esse quod habet extra animam, ut albedo vel nigredo, sed est de accidentibus quae consequuntur eam secun­dum esse quod habet in intellectu, et per hunc mo­dum convenit etiam sibi ratio generis vel differentiae. – On voit comment l’essence ou la nature se rapporte au carac­tère d’espèce : celui-ci ne lui con­vient pas en sa considéra­tion absolue ni en les accidents qui l’ac­com­pagnent lorsqu’elle existe hors de l’âme, comme le blanc ou le noir. Elle fait partie des accidents qui accompagnent son existence dans l’intelli­gence. C’est aussi là qu’elle ac­quiert d’être genre ou diffé­rence.[120]

Au naturaliste seul revient de parler scientifiquement de l’être mobile; au mathématicien seul d’en parler abstraction faite de sa matière sensible; au métaphysicien d’en parler en abstraction de toute matière. Mais tous les trois, remarque Mgr, le font avec la même intelligence. Les trois le font en attachant les mêmes propriétés rationnelles à l’être qu’ils consi­dèrent. Les trois, ce faisant, font de cet être tour à tour un sujet et un attribut; un genre, une dif­férence et une espèce. Les trois composent et divisent l’être qu’ils conçoivent et ce en se pliant aux contraintes qui leur viennent de cet être. C’est pourquoi le logicien peut les assister, en les rendant conscients de toutes ces propriétés nouvelles et de tous ces rapports que l’être – mo­bile, mathématique ou sim­plement en tant qu’être – développe du fait de leur pensée. C’est pourquoi aussi sa considération se distingue de la leur, en constituant comme une se­conde, qui revient sur cette première considération des essences qu’eux ont réalisée; seconde, parce qu’elle ne vise première­ment aucune réalité exté­rieure à l’intelli­gence, mais une entité présente seu­lement en elle, purement intelligible. « Tota enim logica videtur esse de ente et non ente sic dicto. – Toute la logique concerne manifestement l’être et le non-être en ce sens. »[121] Au sens où il s’agit de son existence en l’intelli­gence, en vue de l’interpréta­tion de la vérité et de la fausseté : l’ens verum et l’ens falsum.

Conclusion

Dans sa démarche à la fois étonnante et simple, bien que le thème com­porte une inévitable abstraction, Mgr Dionne nous a transmis une idée claire du sujet précis qui occupe la logique. Il s’agit, comme en physique et en métaphy­sique, de l’être, mais, à leur différence, de l’être en ce que l’intelli­gence doit lui ajouter de propriétés pour être à même de se le représenter. Propriétés qualifiées traditionnellement d’êtres de raison, pour marquer leur aspect d’additions faites à l’essence des êtres en vue de se les repré­sen­ter; d’inten­tions logiques, pour marquer que toute leur raison d’être vise à autre chose qu’elles, à la conception vraie d’êtres réels; de relations lo­giques, du fait que toutes ont trait à des relations établies par la raison entre ses conceptions, et entre ses conceptions et les réalités qu’elles conçoivent. En soulignant une distinction que saint Thomas appelle à reconnaître entre opé­ration et œuvre de l’intelligence, Mgr ajoute encore un titre : la lo­gique étu­die les œuvres de la raison, à la différence de la physique, qui, en sa partie concernant le vivant, en étudie l’opération.

Sicut in actibus exterioribus est considerare operatio­nem et opera­tum, puta aedificationem et aedificatum; ita in operibus rationis est considerare ipsum actum rationis, qui est intelligere et ratiocinari, et aliquid per huiusmodi actum constitutum. – Dans les activités ex­té­rieures, il y a lieu de discerner entre opération et œuvre, par exemple entre édification et édifice. Il faut de même discerner entre l’acte même de la raison : intelliger et raisonner, et une certaine œuvre qui en résulte.[122]

Préoccupé de soutenir l’étonnement jusqu’au bout, Mgr, en finissant, qua­li­fie comme déclaration de saint Thomas « peut-être la plus belle »[123] pour ca­ractériser le sujet de la lo­gique, que le logicien considère les choses au­trement qu’elles ne sont. L’ap­prenti phi­losophe s’en choquera spontané­ment, puisque la for­mule coïnci­de avec la définition de la fausseté. Comme souvent, le contexte est plutôt déroutant : peut-on affirmer quoi que ce soit à propos de Dieu ? Vraiment, quel éclairage attendre de là sur la lo­gique?

On se trouve face à une troisième objection qui soutient : non, on ne peut rien dire de vrai de Dieu affirmativement.

Omnis intellectus intelligens rem aliter quam sit, est falsus. Sed Deus habet esse absque omni compositione. Cum igitur omnis intel­lectus affirmativus intelligat aliquid cum compositione, videtur quod propositio affirmativa vere de Deo formari non possit. – Toute intel­ligence qui conçoit une chose autrement qu’elle n’est, est fausse. Or Dieu détient un être sans aucune composition. Comme toute intelli­gence affirmative conçoit quoi que ce soit avec composition, aucune proposition affirmative, manifeste­ment, ne peut se former sur Dieu avec vérité.[124]

Devant composer et diviser pour connaître la vérité, nous nous voyons interdit, à ce qu’il semble, de connaître en vé­rité aucun être simple. Le logi­cien, s’il parle des es­sences des choses autrement qu’elles ne sont en réalité, comme justement on vient de mon­trer longuement qu’il le fait, paraît de même con­damné à en parler faussement. Plutôt troublant, non? La réponse projette une lumière éminente sur le sujet de la logique.

Haec propositio, “intellectus intelligens rem aliter quam sit, est falsus”, est duplex. – L’énoncé : “Une intelli­gence qui conçoit une chose autrement qu’elle n’est, est fausse”, s’interprète en deux direc­tions.[125]

Saint Thomas dénonce ainsi une amphibolie, sophisme qui consiste à traiter comme déclaration unique celle où, en une formu­lation identique, on associe à un terme tantôt une fonction tantôt une autre.

Hoc adverbium ‘aliter’ potest determinare hoc verbum ‘intelligit’ ex parte intellecti, vel ex parte intelligentis. – L’adverbe autre­ment peut qualifier le verbe conçoit quant à son complément ou quant à son sujet.[126]

Il le fait en rap­port à son complément quand la formule se prend comme définition de la fausseté, mais en rapport à son sujet quand il s’agit de décrire le mode spé­cial qui s’attache au procédé de notre intelligence ou quand il s’agit de définir le sujet de la logique. Cette double interpréta­tion gramma­ticale entraîne des significations si dif­fé­rentes que leur confusion fausse des déclarations vraies. D’attacher l’adverbe au complément résulte une défini­tion vraie du faux : le sens devient qu’on se trompe dès qu’on saisit que des choses sont autre­ment que de fait elles sont.

Si ex parte intellecti, sic propositio vera est, et est sensus : qui­cumque intellectus intelligit rem esse aliter quam sit, falsus est. – Si c’est quant à son complé­ment, la proposition est vraie; voici alors son sens : toute intelli­gence qui conçoit qu’une chose est autrement qu’elle n’est, est fausse.[127]

Inver­se­ment, attacher l’adverbe au sujet marque adéquatement la diffé­rence entre la manière dont les choses existent en leur réalité et le traitement que notre intelligence doit leur donner pour se les représenter conformément à ce qu’elles sont. Bien que Dieu soit simple, c’est à un procédé de composi­tion que la nature de notre intelligence oblige pour l’appréhen­der… comme simple. La même interprétation signale adéquate­ment la diffé­rence entre l’essence en sa réalité – elle y est singulière – et en sa con­cep­tion – elle y est universelle –, telle qu’elle constitue le sujet de la lo­gique.

Par contre, appliquer cette seconde interprétation rend fausse la définition de la fausseté. Il n’est pas vrai qu’user, pour con­naître, d’un procédé qui diffère de la manière réelle d’être de son objet, ré­sulte d’office en fausseté.

Si vero ex parte intelligentis, sic propositio falsa est. Alius est enim modus intellectus in intelligendo, quam rei in essendo. – Si par contre c’est quant à son sujet, alors la proposition est fausse, car la manière dont notre intel­ligence conçoit diffère effectivement de celle dont les choses sont.[128]

Cela se constate aisément : quelque composé que soit le juge­ment qu’on porte sur Dieu quand on le dit simple, c’est simple qu’on le dit être, non composé. Pareillement, tout universelle que soit l’humanité en l’état où s’y intéresse le logicien, elle reste une représentation conforme de l’huma­nité singulière de n’importe quel homme réel.

Intellectus noster, formans propositionem de Deo, non dicit eum esse compositum, sed simplicem. – Notre intelli­gence, en formulant une proposition sur Dieu, dit qu’il est non pas composé, mais simple.[129]

« Voilà pourquoi, déduit Mgr, Platon, qui identifiait le mode d’être et le mode de connaître, ne pouvait découvrir la logique. Pour recevoir l’unité et l’uniformité d’un universel dans l’intelli­gence, une nature n’a pas besoin d’être une et uniforme en elle-même ou en sa réalité. »[130] Cela s’applique à toute œuvre logique; celle-ci se tient du côté du connaissant, n’existe que dans l’intelli­gence et laisse la nature tout à fait intacte en elle-même et en son existence extérieure. « L’erreur ne vient pas de là »[131], mais de ne pas respecter la nature en elle-même ou de lui assigner en sa réalité extérieure des accidents qu’elle ne porte pas.

Un autre aspect où l’essence, prise absolument ou en sa réalité exté­rieure, diffère d’elle-même conçue en l’intelligence, sans générer pour au­tant d’er­reur, c’est qu’en sa réalité elle peut être matérielle et sensible, tout en étant immatérielle et intelligible en son existence rationnelle.

Intellectus noster res materiales infra se existentes intelligit imma­terialiter; non quod intelligat eas esse immateriales, sed habet mo­dum immaterialem in intelli­gendo. – Notre intelligence conçoit im­maté­riellement les choses matérielles d’existence inférieure à elle. Ce n’est pas qu’elle les tient pour immatérielles, mais qu’elle use d’un procédé immatériel pour les concevoir.[132]

Ce processus immatériel ne la force pas à concevoir ces choses comme immatérielles, tout comme son processus compositif pour apercevoir la vérité ne l’oblige pas à prétendre composées les êtres simples.

On peut donc, sans vilipender la logique, se rendre compte qu’elle con­naît les êtres autrement qu’ils ne sont, en les dé­couvrant en l’intelligence comme genres, espèces, différences, comme universels en somme, alors que toute réalité est indivi­duelle en son existence extérieure, et ni universelle ni indivi­duelle en son essence même. « Ce qui fait le sujet de la logique, c’est juste­ment cet être autre et ces accidents propres qui s’attachent à une nature telle qu’elle existe en l’intelligence qui la connaît. »[133]

« Voilà comment, donnait Mgr comme conclusion à ce cours, on peut arriver à mieux saisir, dans des textes aussi précis que les derniers que nous avons lus, quel est le sujet de la logique. »[134] Mais le long chemin parcouru était indispensable pour ne pas mésinterpréter ces textes et faire du logicien, comme le font les partisans de la préten­due lo­gique mathématique, un poète, au sens étymologique, c’est-à-dire un libre faiseur de fictions. « Il fallait pré­pa­rer ces textes en faisant bien voir la ressemblance entre logique et phy­sique : toutes deux s’intéressent à la nature des êtres. Même s’il fallait aussi, bien entendu, manifester leur différence : alors que la physique vise la na­ture des êtres selon un regard absolu, la logique, quant à elle, se propose de connaître cette même nature se­lon le mode d’existence qu’elle revêt dans l’intelligence qui la con­naît. »[135]

Quelques pages ne peuvent évidemment pas rem­placer une fréquentation de plusieurs années. Je garde toutefois l’espoir que celles qui précèdent manifestent un peu le style de maître que mes confrères et moi avons trouvé en Mgr Maurice Dionne. Et qu’elles le font en usant suf­fisamment de la manuductio dont il s’est fait tant d’années le promoteur pour la faire goûter un peu et suggérer l’intention de la pratiquer.

 

[Extrait du Péripatetikos No 15 (2020)]



[1] Maurice Dionne, « La grâce de Marie est d’ordre hypostatique », dans Laval Théol. et Phil., vol. 10 (1954), no 2, pp. 141-145.

[2] Initiation à la logique (1969-70), Les principes de vérité de la logique (1972), Logique et mot (1972), Le proème (1973), Le sujet de la logique (1975), Réfutations sophistiques (1976), Le problème de l’analogie (1977), La nécessité de la logique en regard de chacune des vertus intellectuelles (1977). – On peut trouver ces enseignements reconstitués sur le site de la Société d’études aristotélico-thomistes : www.at-studies.com.

[3] Aristote, Politique, I, 2, 1253a2-3 : « Ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζον. »

[4] Je développe ici plus à loisir des considérations que j’ai présentées plus brièvement dans le contexte forcément plus restreint d’une courte communica­tion donnée en mars 2020 dans le cadre du colloque que l’IPC a tenu à Paris, à l’occasion des festivités entourant son cin­quantenaire.

[5] Voir Aristote, Parties des animaux, I, 1, 639a5-12.

[6] Sup. II Sent., d. 35, q. 1, a. 1, ad 5.

[7] Ibid. – Pour les fins de cet article, j’accompagnerai systé­matiquement chaque citation latine d’une traduction française. Je crédite toutefois mon lec­teur d’une certaine connais­sance du latin. Aussi traduirai-je très librement, de manière à faire voir le plus clairement possible de quelle façon Mgr comprend et utilise le texte.

[8] Mgr Dionne parlait toujours de ‘science de la nature’ ou de ‘philosophie de la nature’, et de ‘naturaliste’, pour éviter la confusion avec la physique expérimentale contemporaine et le physicien qui s’y adonne. Je garderai dans le présent texte le nom de ‘naturaliste’, mais je parlerai de ‘physique’, pour alléger. On comprendra qu’il s’agit de la physique telle que la comprennent Aristote et Thomas d’Aquin, c’est-à-dire de la philosophie de la nature, et non de la physique expérimentale.

[9] Ia, q. 39, a. 8, c., fin.

[10] Mgr Maurice Dionne, Le sujet de la logique, 2e éd., Québec : IAR, 1976, p. 81. – Je ren­verrai par la suite à ce cours reconstitué simplement par Dionne et le numéro de page.

[11] Le Sophiste, 231a.

[12] IaIIae, q. 90, a. 1, ad 2.

[13] Dionne, 85.

[14] Ibid.

[15] In Boetii de Trin., pars 3, q. 5, a. 1, ad 2.

[16] Dionne, 85.

[17] Ibid. – Comme c’est en réfléchissant sur l’activité de la main qu’il a élaboré les arts manuels. Comparer : « Du fait de la réflexion de la raison sur l’acte de la main, l’art d’édifier et de forger se sont découverts, qui permettent d’accomplir pareils actes facile­ment et avec ordre; il y a pareil besoin d’un art qui dirige l’acte même de la raison et permette d’y procéder avec ordre, facilement et sans erreur. » (In Sec. Anal., proème, #1)

[18] De ente et essentia (ci-après EE), proème, #1.

[19] EE, 2, #11.

[20] Ibid.. #7.

[21] Ibid.

[22] EE, 2, #11.

[23] Ibid.., #8.

[24] Ibid.

[25] Dionne, 155.

[26] EE, 2, #8.

[27] EE, 2, #9.

[28] Dionne, 157.

[29] EE, 2, #9.

[30] Ibid., #10.

[31] Ibid.

[32] Ibid.

[33] EE, 2, #11.

[34] EE, 2, #11.

[35] Ibid., #12.

[36] Ibid., 3, #16.

[37] EE, 2, #15.

[38] In VII Met., leç. 12, #1545.

[39] In VII Met., leç. 12, #1545.

[40] Ibid., #1546.

[41] Ibid., #1547.

[42] In VII Met., leç. 12, #1548.

[43] Dionne, 167.

[44] Dionne, 164.

[45] Ibid.

[46] Ibid.

[47] Comme traduction pour ‘λόγος’ et ‘oratio’, je préfère ‘phrase’ à ‘discours’, le terme un peu étrange auquel la tradition nous a accoutumés. D’inspiration grammaticale, comme ‘nom’ et ‘verbe’, ses parties intégrantes, il accepte aussi facilement qu’eux la nouvelle im­position logique. Pour plus ample justifica­tion, voir ma traduction du ‘Peri Herme­neias’ : Le traité ‘De l’interprétation’ d’Aristote et son commentaire thomiste, Québec : SEAT [Mono­graphies Philosophia Perennis No 5], p. 106, la note 86.

[48] Voir Dionne, 168.

[49] Voir Dionne, 171.

[50] EE, 3, #16.

[51] Dionne, 174.

[52] Ibid.

[53] EE, 3, #16.

[54] Ibid.

[55] Ibid., #17.

[56] EE, #17.

[57] EE, #17.

[58] Ibid.

[59] EE, 3, #18.

[60] Dionne, 178.

[61] EE, 3, #18.

[62] EE, 3, #18.

[63] Sup. I Sent., d. 33, q. 1, a. 1, ad 3.

[64] Ibid.

[65] Sup. I Sent., d. 33, q. 1, a. 1, ad 3.

[66] Sup. I Sent., d. 2, q. 1, a. 3, sol., init.

[67] Ibid.

[68] Ibid.

[69] Sup. I Sent., d. 2, q. 1, a. 3, sol., init.

[70] Sup. I Sent., d. 2, q. 1, a. 3, sol., init.

[71] In IV Met., leç. 4, #574.

[72] Sup. I Sent., ibid.

[73] Dionne, 201.

[74] Ibid.

[75] Ibid.

[76] Ibid.

[77] Ibid.

[78] Ibid.

[79] Q.D. de potentia, q. 7, a. 11, c.

[80] Ibid.

[81] Dionne, 203.

[82] Ibid.

[83] Ibid.

[84] Ibid.

[85] Ibid.

[86] Ibid.

[87] Ibid.

[88] Q.D. de potentia, q. 7, a. 11, c.

[89] Q.D. de potentia, q. 7, a. 11, c.

[90] Ibid.

[91] In III de Anima, leç.  13, #790.

[92] Dionne, 193.

[93] Dionne, 193.

[94] In I Post. Anal., leç. 20, #171.

[95] Dionne, 194.

[96] Genre, espèce, différence, énonciation, division, définition, raisonnement, etc.

[97] In IV Met., leç. 4, #574.

[98] Ibid.

[99] In IV Met., leç. 4, #574.

[100] Ibid.

[101] EE, #19.

[102] Ibid.

[103] Dionne, 182.

[104] In Boetii de Trin., q. 6, a. 3, c.

[105] Dionne, 182.

[106] Ibid.

[107] Ibid.

[108] In Boetii de Trin., q. 6, a. 3, c.

[109] Dionne, 183.

[110] Dionne, 183.

[111] EE, 3, #19.

[112] EE, 3, #19.

[113] Dionne, 184.

[114] Ibid., 186.

[115] Ibid.

[116] EE, 3, #20.

[117] Ibid.

[118] EE, 3, #20.

[119] EE, 3, #20.

[120] EE, 3, #20.

[121] In VI Met., leç. 4, #1233.

[122] IaIIae, q. 90, a. 1, ad 2.

[123] Dionne, 191.

[124] Ia, q. 13, a. 12, obj. 3.

[125] Ia, q. 13, a. 12, ad 3.

[126] Ibid.

[127] Ia, q. 13, a. 12, ad 3.

[128] Ibid.

[129] Ia, q. 13, a. 12, ad 3.

[130] Dionne, 192.

[131] Ibid.

[132] Ia, q. 13, a. 12, ad 3.

[133] Dionne, 193.

[134] Dionne, 104.

[135] Ibid.