L’Éthique, science approximative

Yvan Pelletier

Faculté de Philosophie

Université Laval

Québec

Tous les disciples sérieux d’Aristote le savent : dû à la con­tingence de son objet, l’éthique doit composer avec une méthode approximative qui ne lui laisse, d’une science, que le statut d’un homonyme de bonne volonté : elle veut bien consti­tuer une science, mais y arrive à peu près à la manière dont le scalpel de Dr Fiston, en plastic, réussit à passer pour un scalpel.

Nous aurons suffisamment rempli notre tâche si nous donnons les éclaircis­sements que comporte la nature du sujet que nous traitons. C’est qu’en effet on ne doit pas chercher la même rigueur dans toutes les discussions indiffé­remment, pas plus qu’on ne l’exige dans les productions de l’art. Les choses belles et les choses justes qui sont l’objet de la Politique donnent lieu à de telles divergences et à de telles incertitudes qu’on a pu croire qu’elles exis­taient seulement par convention et non par nature. Une pareille incertitude se présente aussi dans le cas des biens de la vie, en raison des dommages qui en découlent souvent : on a vu, en effet, des gens périr par leur richesse, et d’autres périr par leur courage. On doit donc se contenter, en traitant de pareils sujets et partant de pareils principes, de montrer la vérité d’une façon grossière et approchée ; et quand on parle de choses simplement cons­tantes et qu’on part de principes également constants, on ne peut aboutir qu’à des conclusions de même caractère. C’est dans le même esprit, dès lors, que devront être accueillies les diverses vues que nous émettons : car il est d’un homme cultivé de ne chercher la rigueur pour chaque genre de choses que dans la mesure où la nature du sujet l’admet : il est évidemment à peu près aussi déraisonnable d’accepter d’un mathématicien des raisonnements pro­bables que d’exiger d’un orateur des démonstrations proprement dites.[1]

Pour se pénétrer du bon sens de cette mise en garde, il est de bon ton de développer l’analogie avec les arts suggérée par Aristote. Personne n’attend d’objets d’argile la solidité du métal ; personne ne s’aviserait non plus, pour un meilleur rendement, de souder de la glaise plutôt que de la cuire.

Voilà! Tout semble dit, tout semble clair, et chacun se rit de l’extravagance d’un Spinoza ambitionnant une Ethica more geometrico.

Mais concrètement, dépasse-t-on vraiment la pieuse déclaration de principe? Observe-t-on, chez les moralistes, la réserve annoncée? L’attend-on, même? Il me semble plutôt que généralement on cherche beaucoup à accommoder le goût naturel de la raison pour les explications précises, complètes, pour les preuves définitives. Qu’on veut beaucoup amener les considérations éthiques au statut d’une mathêma, d’une disci­pline qui satisfait, qui démontre définitivement, qui s’apprend facilement. On râle spontanément devant toute incohérence, on résiste à toute double théorie.

Je me propose de confronter cette remarque à quelques discussions peu satisfaisantes.

I. La division des vertus

L’infini, le contingent, l’indéterminé, l’accidentel, la con­tradiction se dé­robent à la raison. Pour le non-être qu’ils courtisent. Or l’activité humaine s’en trouve contaminée au plus haut degré. Vu la complexité du bonheur à atteindre, la nature a renoncé à pourvoir chaque homme des instruments, affections et connaissances requises. Elle a confié sa réalisa­tion à une vaste collaboration entre les hommes et a laissé à leur liberté de déterminer qui d’entre eux devrait savoir et vouloir faire quoi, comme avec quels outils il devrait s’y essayer. Pareille indétermination voulait faciliter une adapta­tion à l’infinité des circonstances possibles. C’était proprement génial de laisser la raison aussi ouverte, pour parer à l’infinité des circonstances où s’incarne éventuellement l’action ordon­née à la perfection humaine. Mais ensuite, comment réduire à une science, à des règles déterminées, un objet aussi flou, fluctuant, inachevé?

Par exemple, l’essentiel du domaine moral, son appellation l’indique, tient au développement de mœurs idoines, de vertus qui habilitent l’individu à prendre et exécuter en chaque situation les décisions les plus propices à le conduire au bonheur. Mais comment décrire l’éducation propre à favoriser ce développement? Comment énumérer ces vertus dont propo­ser l’acquisition? L’infinité de situations possibles ne va-t-elle pas requérir une infinité proportionnée de connaissances à développer, d’affections à promouvoir, d’habiletés à découvrir et à entraîner? Ne faudra-t-il pas même en venir à penser, vouloir et savoir faire le contraire, d’une situation à l’autre?

Comment joindre ces deux inconciliables : une raison apte seulement à embrasser l’être et, du fait même, l’un, le limité, avec une activité d’une infinie multiplicité? Des facultés capables seulement d’habitus déterminés, avec le besoin d’une infinie souplesse?

Voilà ce qui oblige à tourner les coins ronds, à se résigner à une méthode approximative, à ériger des principes qu’on sait d’avance truffés d’exceptions. Il faut accepter de feindre, il faut fermer les yeux sur beaucoup d’aspects pour prêter à la matière morale une rationalité qu’elle n’a pas tout à fait. Con­former sa vie à la raison aura ce prix.

A. À chacune de trois ou quatre conditions essentielles sa vertu

Comment donner prise à la raison dans la distinction de vertus innombrables? Parmi toutes les habiletés à développer par tant de facultés, on en marquera de principales, que toute décision, que toute action réclame, et on les déclarera cardi­nales, assurant que toute l’activité morale roule sur elles. En toute situation pratique, il faut discerner du bien et du mal; il faut s’aligner sur le bien, refuser le mal; il faut tenir contre les dérapages induits par les passions. Voilà, peut-on penser, tout ce dont il y a à être capable pour être vertueux, pour être à même d’agir bien en toutes situations. De fait, Aristote ramène à ces trois conditions l’appréciation de l’agir vertueux.

Une action faite selon les vertus n’a pas assez de l’être d’une certaine manière : de façon juste ou modérée. Son agent aussi doit revêtir une certaine disposition au moment d’agir : il doit d’abord savoir ce qu’il fait ; ensuite, le choisir, et le choisir comme tel ; en troisième, le faire en étant ferme et inébranlable.[2]

Voilà certainement l’énumération la plus restreinte des vertus : prudence, justice et courage. Pour fonder un traité d’éthique, une approximation si grossière contente difficile­ment. Quelqu’un divisera plus tard en tempérance et courage la troisième, distinguant entre la modération des passions qui font sortir du bien discerné par la raison et le soutien d’autres qui font surmonter les difficultés risquant de faire renoncer à ce bien.

Il faut imposer un ordre rationnel aux passions, vu leur répu­gnance à la raison. Pareille répugnance se présente de deux ma­nières. De l’une, en ce que la passion pousse à une chose contraire à la raison ; il faut alors réprimer la passion, et c’est de cette nécessité que dérive la tempérance. De l’autre, en ce que la passion, par exemple, la peur des dangers ou des efforts, fait quitter le dictat de la raison : il faut alors s’affermir en ce qui tient de la raison, pour ne pas céder ; c’est de cette seconde nécessité que dérive la force.[3]

Quatre vertus, donc : prudence, justice, courage et tempé­rance. On est prudent chaque fois qu’on discerne le bien ; juste, quand on le choisit ; tempérant, quand on ne se laisse pas distraire par ses désirs ou ses plaisirs ; courageux, quand les difficultés ne nous rebutent pas.

Appelons prudence toute vertu qui assure que la raison s’acquitte bien de sa considération ; justice toute vertu qui assure à nos opérations d’être droites et comme elles se doivent ; tempérance toute vertu qui retient et affaiblit les pas­sions ; et force toute vertu qui maintient la fermeté d’âme face à n’importe quelles passions. C’est ainsi que beaucoup parlent de ces vertus, tant les docteurs sacrés que même les philosophes. De la sorte, toutes les autres vertus [concevables] se contiennent sous celles-là.[4]

C’est la manière de compter les vertus qu’on rencontre chez Cicéron, Sénèque, saint Ambroise, saint Augustin, saint Grégoire, presque tous les moralistes. Aristote s’était-il trompé? Avait-il eu la vue un peu courte? Doit-on discuter qui a raison? L’homme de bien doit-il acquérir trois ou quatre vertus cardinales? La question se pose seulement si on oublie qu’il s’agit d’office, ici, d’approximation : on énumère les habiletés requises, mais seu­lement les principales, sans prétendre à une impossible exhaustivité. En donner trois, en donner quatre, le motif est plus pratique que spéculatif, tient plus à facilité d’exposition qu’à nécessité d’essence ; il a quelque chose d’ar­bitraire. En somme, on ne se trouve pas devant deux doctrines opposées, mais devant un peu moins ou un peu plus de précision, étant d’avance entendu qu’on ne dépassera pas l’approximation grossière.

B. Une seule vertu versatile

Saint Grégoire, d’ailleurs, simplifiera. Il reviendra à l’unité, insistant qu’il n’y a pas de vertu privée de l’une de ces quatre habiletés : il n’y a somme toute qu’une vertu cardinale, à regarder sous quatre angles :

Il n’existe pas de vraie prudence qui ne soit juste, tempérante et forte ; ni de tempérance parfaite qui ne soit forte, juste et prudente ; ni de force intégrale qui ne soit prudente, tempérante et juste ; et pas non plus de vraie justice, qui ne soit prudente, forte et tempérante.[5]

Si chacune de ces quatre vertus intègre chacune des trois autres, il est clair qu’elles ne font qu’une, car « jamais les espèces du même genre ne se dénomment entre elles »[6].

C. À chaque accent sa vertu cardinale, avec espèces et parties poten­tielles

Aristote parle autrement. Très différemment. Pas seule­ment du fait de compter jusqu’à trois plutôt qu’à quatre, qui fait une différence superficielle, je l’ai déjà dit. Mais il ne compte pas ces trois ou quatre traits comme des vertus. Pour lui, discerner, rectifier, modérer et raffermir constituent des conditions incontournables pour toute vertu, des éléments que chaque vertu doit intégrer. Dans sa manière à lui, la distinction des vertus colle à celle des matières sur lesquelles elles portent. Discerner, rectifier, modérer et raffermir ne se font pas pareil­lement, ne comportent pas le même style de difficulté, ne procède pas de la même habileté, s’il s’agit de les assurer en rapport à risquer sa vie, ou à exercer sa sexualité, ou à se nourrir, ou à payer ce qu’on doit, choisir les moyens les mieux adaptés à une fin, donner généreusement, prendre de grandes responsabilités et ainsi de suite. Les difficultés inhérentes à chaque situation spécifique requièrent une qualité spécifique­ment différente : courage, chasteté, abstinence, justice commutative, prudence, libéralité, magnanimité…

Faut-il alors condamner les philosophes romains et les pères de l’Église comme moralistes superficiels? Saint Thomas ne parle pas ainsi. Introduisant la division aristotélicienne après celle des pères, il qualifie : « Et melius. »[7] C’est dans ce type d’appréciation qu’on peut reconnaître qu’un philosophe n’exige pas de la matière morale plus qu’elle ne peut donner : elle laisse être plus ou moins approximatif, mais pas exact. Des façons très opposées de s’exprimer peuvent ne s’opposer ulti­mement que comme du plus ou du moins précis, plutôt que comme du vrai et du faux.

a) À chaque matière, sa vertu particulière

De fait, partant d’Aristote, saint Thomas éclaircit beaucoup le paysage. Chaque vertu devient un habitus qui rend capable de discerner facilement le bien du mal; chacune habilite aussi à opter facilement pour le droit, pour ce qu’il faut faire; chacune facilite le contrôle des passions, qu’elles portent à un mal ou qu’elles fassent renoncer à un bien. Cependant, le courage le fait pour une matière très déterminée : exposer sa vie à une mort violente quand la cause le mérite; la justice vise une situation bien différente : rendre à autrui ce qui est sien; la chasteté s’adresse, elle, à une activité qui présente de tous autres défis : la maintenance de l’espèce humaine; l’abstinence assure l’aspect moral de la nutrition; la prudence répond à un autre besoin spécifique : le choix de moyens adaptés, une fois fixée la fin à poursuivre. De même, la libéralité, la patience, la magnanimité, la magnificence, l’humilité et une myriade de vertus répondent aux besoins les plus divers en discernement, rectitude, modération et fermeté.

Retourne-t-on alors à un infini que la raison ne saurait parcourir? Impossible à inclure dans un traité d’éthique? À gouverner lequel aucune éducation ne pourrait préparer décem­ment? Non, une manière différente de regarder les vertus cardinales permet une rationalisation plus subtile de l’en­semble des vertus.

Que deviennent donc alors les vertus cardinales, que les autres vertus tournent sur elles pour offrir une porte d’entrée aisée au bonheur? Elles sont tout simplement les vertus parti­culières qui déterminent notre raison, notre volonté et nos appétits concupiscible et irascible à éliciter les actions les mieux ordonnées au bonheur dans les matières qui résistent le plus aux opérations de ces facultés. Les opérations à faire garantir par chaque vertu pour chaque matière morale ont été approximativement réduites à quatre principales; pour chacune de ces quatre, une matière présente le plus de difficulté. Affronter la mort, pour ce qui est de maintenir une fermeté qui ne renonce pas au bien discerné : voilà l’objet du courage. L’aliment et la sexualité, à peu près ex aequo, quant à contenir désirs et plaisirs susceptibles de faire déraper vers des con­duites perverses : voilà qui occupera la tempérance. Payer le dû, comme occasion la plus tentante de s’écarter de la rectitude : la justice y remédiera. Décider des moyens concrets les plus adéquats, voilà le plus grand défi du discernement : la prudence le relèvera. On mesurera la portée de ces attributions en comparant avec la situation plus concrète de l’entraînement sportif. La multitude des sports met elle aussi en jeu un certain nombre d’habiletés principales indispensables à chacun : courir, sauter, manipuler, prévoir ses pas et mouvements. Mais chaque sport — 100 mètres, course d’endurance; saut en hauteur, en longueur, à la perche; tennis, volleyball, baseball, football, basketball, hockey — applique ces opérations de base à des terrains, situations, finalités différentes et demande des qualités spécifiques, ainsi qu’un entraînement adapté. Mais là aussi, on peut compter que de savoir courir, sauter, manipuler et prévoir dans les occasions les plus difficiles aidera à le faire dans des situations plus faciles, quoique différentes.

Il faut le concevoir clairement : nos quatre vertus sont maintenant des vertus particulières, pas des genres pour toutes les autres, ni des éléments inclus en chaque autre; et chacune préside à la fois au discernement, à la rectitude, à la modération et à la fermeté que requiert sa matière. Ce qui leur mérite le titre de cardinales parmi toutes les autres, c’est la difficulté éminente de leur matière. Car on peut s’attendre que qui a développé chacune et réussit à agir vertueusement dans le contexte le plus difficile, se débrouillera aussi dans des con­textes différents, réclamant donc des vertus distinctes, mais moins difficiles.

Qui peut ce qui est plus difficile peut aussi ce qui est moins difficile. Ainsi, qui peut refréner ses désirs relatifs aux plaisirs du toucher pour les empêcher de dépasser la mesure, chose la plus difficile, en devient par là même plus habile pour refréner son audace face aux dangers de mort[8], pour qu’elle n’aille pas outre mesure elle non plus, ce qui est beaucoup plus facile.[9]

En portant ainsi son attention sur les plus difficiles des vertus, en leur reconnaissant un rôle principal, on impose au champ moral un ordre qu’il ne présente pas dans le concret. La raison peut alors embrasser l’ensemble des vertus requises de l’homme heureux en les imaginant comme toutes rattachées à ces quatre cardinales. Elles n’en sont pas strictement des parties, ni intégrantes ni subjectives, mais elles participent du même style de puissance, dans la mesure où elles affrontent un même style de difficulté. La patience n’est pas du tout une partie du courage : les petites et grandes contrariétés attachées à la poursuite des biens moraux ne sont pas une partie du risque de mourir. Mais le plus difficile à assurer, pour la patience, est la fermeté à garder devant ces contrariétés, comme pour le courage c’est la fermeté à garder devant la perspective de mourir de mort violente.

On appelle parties potentielles d’une vertu principale des vertus secondaires qui observent, en d’autres matières, où ce n’est pas aussi difficile, le même mode qu’observe la vertu principale sur la matière principale.[10]

Voilà qui est bien. Voilà qui est mieux, comme dit saint Thomas. Mais cela n’infirme pas les dires des pères. Ce n’est pas qu’ils se soient trompés, alors qu’Aristote et saint Thomas verraient juste. La matière morale ne permet pas tant de netteté. Voilà simplement des angles différents, d’autres manières de donner à la matière morale assez de rationalité pour la saisir; une rationalité qu’elle n’a pas tout à fait, en réalité, dans le chaos de sa contingence. C’est pourquoi saint Thomas laisse les deux vues comme compatibles, malgré leur apparente op­position. Il signale tout simplement qu’on préfère parfois ranger les vertus, plus grossièrement, d’après leur mode formel ou d’autres fois, plus subtilement, d’après leur matière, mais il ne condamne pas une manière au profit exclusif de l’autre.

Différents philosophes ont distingué les quatre vertus mentionnées de deux manières. Certains, en effet, les ont tenues pour signifier des conditions générales de l’esprit humain que l’on trouve dans toutes les vertus. La prudence, ainsi, ne serait rien d’autre qu’une espèce de rectitude du discerne­ment en n’importe quels actes ou matières. La justice, elle, serait une espèce de recti­tude d’esprit par laquelle on ferait ce qu’on doit en n’importe quelle matière. La tempérance serait une disposition d’esprit qui imposerait une mesure à n’importe quelles passions ou opérations, de sorte qu’elles ne se porteraient pas au-delà de ce qu’elles doivent. Le courage, enfin, serait une disposition de l’âme par laquelle elle se trouverait raffermie en ce qui s’accorde à la raison, contre n’importe quelles pressions d’impulsions de passions ou d’opérations.[11]

Ces quatre conditions, affirme saint Thomas, n’entraînent aucune multiplicité de vertus; elles doivent apparaître en toute vertu, de sorte que s’il y a plus d’une vertu, il faudra que cela vienne d’un autre critère.

Ces quatre conditions ainsi distinguées n’impliquent pas une diversité entre des habitus vertueux comme la justice, la tempérance et le courage. Toute vertu morale, en effet, comme habitus, comporte une fermeté, grâce à laquelle elle ne se laisse pas mouvoir par son contraire : cela, disait-on, tient du courage. Comme vertu, elle est ordonnée au bien, ce qui implique la notion de droit ou de dû : cela, disait-on, tient de la justice. Comme vertu morale, participant à la raison, elle conserve la mesure de la raison en toutes choses, et ne passe pas outre : cela, disait-on, tient de la tempérance. Seul le discernement, qu’on attribuait à la prudence, semble se distinguer des trois autres, du fait d’appartenir à la raison par essence ; les trois autres impliquent une certaine participation de la raison, qui se trouve appliquée aux passions ou aux opérations. Ainsi donc, suivant ce qu’on vient de dire, la prudence, sans doute, constituerait une vertu distincte des trois autres ; mais les trois autres ne formeraient pas des vertus distinctes entre elles. Manifestement, en effet, la même et unique vertu est à la fois un habitus, une vertu et est morale.[12]

L’autre présentation, à partir des différences matérielles, est plus féconde à ce propos, et confère aux vertus cardinales le statut de vertus particulières, chacune présentant les quatre conditions générales auparavant décrites.

D’autres, et mieux, reçoivent ces quatre vertus comme contrac­tées à des matières spéciales. Chacune d’elles porte sur une seule matière, dans laquelle on loue principalement la condition générale dont cette vertu tire son nom. Sous cet angle, les vertus mentionnées constituent manifestement des habitus distincts, à distinguer suivant les différences de leurs objets.[13]

J’ai souligné : principalement. Car la tempérance ne se limite pas à modérer des passions; sans doute son rôle le plus difficile et le plus marquant con­siste-t-il à garder la concu­piscence dans des limites rationnelles pour ce qui est des désirs et des plaisirs en matière de nourriture, de boisson, de sexualité ; mais c’est à elle que revient aussi de discerner où se situe ce juste milieu; à elle encore d’assurer la rectitude d’élection en cette matière; à elle enfin de garantir les efforts nécessaires pour surmonter les difficultés, s’il s’en présente, pour maintenir ce juste milieu. Il en va de même pour chacune des autres vertus, cardinales ou potentielles : chacune a la responsabilité d’assurer tous les aspects de la conduite vertueuse en ce qui concerne son objet particulier.

Certainement, ce principe de division mérite le compliment de « meilleur » que lui décerne saint Thomas. Mais vu la matière, la division générée demeurera grossière et approxima­tive. Sujette, donc, à distinctions multiples… et opposées.

b) À chaque vertu cardinale, un nombre variable d’espèces

Au niveau des espèces des vertus cardinales, par exemple. On devait assigner la tempérance à la matière la plus difficile à modérer. Mais il se trouve que la nourriture et la sexualité présentent des niveaux de difficulté comparables. Très bien, distinguons deux parties subjectives de la tempérance, deux tempérances : l’abstinence et la chasteté. Mais, côté chasteté, la difficulté ne varie-t-elle pas spécifiquement pour le conjoint marié et pour le célibataire? Pour qui se destine au mariage et pour qui se destine au célibat consacré? Pour l’enfant et pour l’adulte? Pour l’homme et pour la femme?[14] Pour qui s’est déjà livré à des relations sexuelles et pour qui s’en est gardé? Faudra-t-il diviser la chasteté en autant de parties subjectives? Ou adjoindre à la chasteté des vertus auxiliaires?

Faudra-t-il, par exemple, réserver la chasteté pour l’acte le plus difficile à contenir : l’union sexuelle elle-même, et lui adjoindre une vertu auxiliaire pour ce qui est de toutes les intimités qui préparent cette union : regards, compliments, caresses, baisers, vertu qu’on pourrait appeler pudeur, du nom de la passion qui incline naturellement à cette retenue?

Quant au plaisir principal de l’union même, il y a la chasteté ; quant aux plaisirs accessoires, ceux qu’il y a dans les baisers, touchers et embrassades, on leur assigne la pudeur.[15]

La virginité, par exemple, sera-t-elle une espèce de vertu dans le même genre que la chasteté? Ou une partie de la chasteté? Ou une vertu plus excellente? On devrait voir qu’il n’y a pas moyen d’aller rigoureusement au bout de ces questions et qu’il faudra décider arbitrairement, à un certain moment, de s’ar­rêter quelque part dans ces divisions. Il s’agit de guider l’agir, l’éducation, et la minutie, là, ne pourra que paralyser.

Et côté abstinence, ne faut-il pas reconnaître une difficulté spéciale pour les breuvages alcoolisés et instaurer une vertu spéciale de sobriété? Faudra-t-il de même assigner une vertu spéciale pour modérer l’usage des narcotiques? De la nicotine? Où arrêter la division? Là encore, il y faudra un arbitraire approximatif justifié par l’intérêt pratique.

Côté justice, comment procéder? Aristote et saint Thomas distinguent entre une justice générale, ou légale, et une justice particulière. Le critère de division est assez étrange pour indiquer qu’on n’aura pas là strictement deux espèces sous un même genre. Il faudra aussi reconnaître le besoin, pour la justice, de se soumettre à une vertu plus élevée qu’elle, dotée de plus de discernement, pour les cas spéciaux que la loi ne peut trancher. Encore là, impossible de ranger strictement l’équité et la justice sous un même genre. Et si on parle plus strictement de justice, on doit encore distinguer la dette qui concerne un bien commun et celle qui vise un bien propre : une justice distributive et une justice commutative. On se rap­proche d’espèces d’un même genre, mais en a-t-on vraiment au sens strict? Saint Thomas donne comme une règle très générale que la division des vertus ne produit jamais d’espèces strictes, puisqu’elle implique toujours de l’antérieur et du postérieur, et faci­lement du principal et de l’accessoire :

Quand on divise un genre univoque en ses espèces, les parties de la division entretiennent un rapport égal avec la notion commune qui constitue le genre; même si, quant à la nature réelle, une espèce revêt principauté et perfection davantage qu’une autre, comme l’homme en rapport aux autres animaux. Par contre, quand il s’agit de la division d’un analogue dit de plusieurs entités selon quelque antériorité et postériorité, rien n’empêche l’un de revêtir principauté davantage que l’autre, même quant à leur notion commune; par exemple, la substance mérite davantage que l’accident l’attribution de l’être. Or telle est la division des vertus en différents genres de vertus, où le bien de la raison ne se trouve pas en toutes au même degré.[16]

Côté prudence, on rencontrera le même problème d’inéga­lité entre les espèces, et la même infinité potentielle dans la division. Il est difficile, en effet, de considérer les prudences politique, familiale et individuelle sur un même pied. Quant à la prudence politique, il est clair qu’il en faudra des éditions différentes pour le chef d’état, le législateur, le juge et le simple citoyen; pour le chef de famille, sa femme, ses enfants et les autres membres de sa maison.

c) À chaque vertu cardinale, un nombre variable de parties potentielles

La multiplicité croîtra de manière exponentielle quand on distinguera les vertus à ranger sous chacune des vertus cardi­nales comme leurs parties potentielles. Selon quels principes fixer leur énumération? Chaque vertu cardinale inspirera des critères différents; chaque moraliste proposera sa division particulière. Il relèvera d’un esprit trop mathématique de cher­cher qui a raison et d’imposer quelque symétrie dans ces divi­sions. Saint Thomas, pour sa part, considère avec bienveillance les suggestions les plus opposées des auteurs et tire de chacune le profit de quelque étincelle de lumière, dans une matière dont la contingence résiste tenacement à l’être et à la raison.

1. De trois à neuf tempérances…

La tempérance, on l’a dit, tempère les désirs et les plaisirs du toucher, le plus difficile à tempérer. Tout autre objet en besoin de modération, tout autre objet, plus précisément, où l’élément de vertu le plus difficile à assurer tiendra en ce be­soin de modération, requerra une vertu à ranger comme partie potentielle de la tempérance.

Toute vertu modérant quelque matière et freinant l’appétit de quoi que ce soit peut se considérer partie de la tempérance, comme vertu adjointe à celle-ci.[17]

Mais le champ à couvrir est immense. Il y aura d’abord d’autres objets de désir et de plaisir capables de vaincre la volonté; il y aura aussi les objets d’autres passions puissantes : espoir, audace, colère. Pour échapper à l’irrationalité de l’infini, il faudra ne nommer que le plus important, assigner par exemple à la continence de fortifier la volonté contre tous les autres désirs puissants, à l’humilité de garder espoir et audace à l’intérieur d’ambitions raisonnables, et à la douceur, à la clémence, de ne pas laisser la vengeance dépasser un niveau raisonnable. Manifestement, ici, on n’a pas affaire à une stricte division : l’humilité et la douceur visent des objets principaux de modération, tandis que la continence s’adresse à l’ensemble de tous les autres objets plus ou moins équivalents susceptibles de renverser la rectitude de la volonté. Selon qu’on vise à plus ou moins de précision, on peut y inclure ou non l’humilité et la douceur.

L’énumération n’est même pas complète. Déjà la stricte tempérance ne se contente pas de limiter les désirs et les plaisirs du toucher; elle garde aussi dans les limites de la raison les actions que ces passions inspirent et l’usage de biens exté­rieurs impliqués. Il en ira de même de ses parties potentielles en rapport aux autres actions et usages difficiles à modérer, impossibles à recenser exactement. Encore un champ potentiel­lement infini, auquel il faut imposer d’autorité des limites pour le décrire et le prendre en mains. Il y faudra toujours garder ses actions à l’intérieur de l’ordre le plus propice à assurer le bonheur, à quoi on peut assigner une vertu d’ordre; respecter les convenances dans ses relations avec les autres, d’où le besoin d’une bienséance; et tout spécialement mesurer ses propos et ses conversations, ce qui requerra une gravité, un sérieux. Encore des vertus qui se chevauchent plus ou moins l’une l’autre, dans une division où l’une est facilement plus générale que l’autre; et des vertus que différents auteurs divisent plus ou moins grossièrement — Cicéron, par exemple, ramasse le tout dans une unique modestie —, ou plus ou moins différemment, et sous une variété d’étiquettes.

Quant aux mouvements et actes physiques, c’est la modestie qui assure la modération et le frein. Andronicus la divise en trois. Une première permet de discerner ce qui est à faire et ce qui est à éviter, et l’ordre à y mettre, et la persistance ferme à y garder : pour cela, il assigne l’ordre. Une autre fait observer de la décence en ce que l’on fait : pour cela, il met le décorum. Et la troisième concerne les conversations avec les amis, ou avec n’importe qui : quant à cela, il met la gravité.[18]

Pareil flottement accompagne la division de vertus assi­gnées à la modération nécessaire dans l’usage de biens exté­rieurs. Des comparaisons effectuées entre ses sources, saint Thomas retient surtout le besoin de se garder du superflu et du ‘surraffinement’, en notant que les auteurs ne nomment pas de la même manière les vertus destinées à ces modérations parti­culières.

Pour les choses extérieures, une double modération doit intervenir. En premier, certes, ne pas chercher le superflu : à cette fin, Macrobe met la frugalité, et Andronicus l’autosuffisance. En second, ne pas trop exiger de raffinement : à cette fin, Macrobe met la modération, et Andronicus la simplicité.[19]

On constate l’apparente opposition entre un Cicéron, qui ramène cette floraison de tempérances potentielles à trois : la continence, la clémence et la modestie; et des moralistes comme Macrobe et Andronicus, qui s’étendent jusqu’à une dizaine. Leur propos particulier, plutôt qu’une divergence d’opinion, explique la différence de prolixité : un rhéteur a besoin de moins de précision pour former des orateurs, qu’un moraliste pour guider l’éducation la mieux susceptible de préparer une vie heureuse.

2. Sept, huit, neuf justices…

La justice aussi ouvre un champ sans limites d’opérations, d’usages et de passions plus ou moins difficiles à rectifier. Mais quel critère solliciter pour les départager et les affecter à des vertus spécifiquement différentes? Le critère de la rectitude ne s’impose pas avec la même spontanéité de plus et de moins que celui de la modération. Tellement que les listes fournies par différents auteurs varient en nombre et en identité au point de donner l’impression de s’inspirer de la plus haute fantaisie.

Tout de même, remarque saint Thomas, un aspect se démarque, en ce qui implique la plus grande difficulté de rectitude : la relation à autrui. On comprend aisément, en effet, qu’on ressente forcément moins de motivation pour un bien qui concerne plus directement autrui que pour son propre bien. On reconnaîtra par suite des parties potentielles de la justice en tout ce qui est de rendre quoi que ce soi à autrui.

Dans les vertus adjointes à une vertu principale, il y a deux aspects à considé­rer. D’abord, bien sûr, ces vertus doivent ressembler sous quelque rapport à la vertu principale ; en second, il doit quand même leur manquer un aspect de sa définition parfaite. Comme la justice a rapport à autrui, toutes les vertus en rapport à autrui peuvent s’annexer à la justice, en raison de cette ressemblance.[20]

Mais comment cela sortira-t-il du domaine propre de la justice comme telle? Du fait d’une déficience quant à l’un des deux éléments de la définition de l’objet strict de la justice : face à ce qu’on est incapable de rendre vraiment; et face à ce qu’on ne doit pas vraiment.

Par ailleurs, la définition de la justice consiste à ce qu’on rende en toute égalité à autrui ce qui lui est dû. C’est donc de deux manières qu’une vertu en rapport à autrui peut faire défaut à la définition de la justice : d’une manière, pour autant qu’elle fait défaut à l’aspect d’égalité ; de l’autre, pour autant qu’elle fait défaut à l’aspect de dette.[21]

Qu’est-ce alors, qu’on doit vraiment, mais qu’on est incapable de rendre à suffisance, pour quoi on devra passer sa vie à inventer des actions de restitution qui ne compenseront jamais avec exactitude ce qu’on a reçu? La création, l’univers, la vie, pour lesquels on n’adorera jamais suffisamment Dieu; la vie, l’éducation, l’entretien, pour lesquels on ne compensera jamais en proportion ses parents; le bien commun, l’instruction, la paix, la justice, pour lesquels on ne récompensera jamais assez sa patrie, ses maîtres, les modèles de vertus autour de nous, les concitoyens, etc. Voilà qui oblige à développer les vertus de religion, de piété, de respect, et bien d’autres diffi­ciles à énumérer exhaustivement.

Il y a, en effet, des vertus qui rendent à autrui son dû, mais qui ne peuvent pas le lui rendre à égalité. D’abord, certes, tout ce qu’on rend à Dieu lui est vraiment dû ; mais cela ne peut pas lui être remis à égalité, de sorte, à savoir, qu’on lui rendrait autant qu’on lui doit… Sous ce rapport, on adjoint à la justice la religion… — On ne peut pas non plus compenser à égalité ce qu’on doit à ses parents… Ainsi, on adjoint à la justice la piété. — On ne peut non plus récompenser à égalité personne pour sa vertu… Aussi adjoint-on à la justice le respect.[22]

Mais il y a d’autres dettes pour lesquelles on ne pourrait nous poursuivre devant un tribunal. Des dettes qui ne sont pas strictement des dettes. Des dettes morales plutôt que légales. Des actes à poser en rapport à ceux qui nous entourent non pas en réponse à des choses ou à des services reçus, mais parce que sans se conduire ainsi l’ensemble de la vertu nous deviendra inaccessible, et aussi le bonheur, par conséquent.

Pour ce qui est de manquer à l’aspect de dette de la justice, il faut tenir compte d’une double dette, à savoir, morale et légale… La dette légale est ce à rendre quoi on est astreint par la loi ; c’est la justice comme vertu principale qui s’occupe proprement de cette dette. La dette morale, par ailleurs, est ce qu’on doit en raison du bien de la vertu.[23]

À ce chapitre, il y aura une manière d’agir à laquelle on se devra. Et une autre qu’autrui méritera. En raison de notre nature politique. Parce qu’aucune vertu n’est possible sans l’aide d’autrui, il sera dû à autrui qu’on lui accorde tout ce qui est requis à la vie commune, au contexte d’une collaboration qui rende possible le partage de connaissances, de coutumes, d’outils. Voilà par exemple la dette de la vérité : car tout mensonge, toute simulation, toute hy­pocrisie compromet la vie commune. Et voilà la dette de la reconnaissance, car le concitoyen maintient sa motivation à collaborer dans la mesure où on reconnaît les services qu’il rend et qu’on les honore et les rend en proportion. Qu’on reconnaît aussi et rétribue convenablement les torts dont il se rend coupable; faute de punir le fautif sous sa responsabilité, on compromet d’une autre manière encore la vie commune : la punition aussi tombe sous le devoir d’une certaine justice.

Une dette implique nécessité, ce qui donne deux degrés à cette dette. Une partie de cette dette morale est à ce point nécessaire que sans elle la rectitude des mœurs ne peut se conserver : cela répond davantage à la définition d’une dette. Pareille dette peut se regarder du côté du débiteur. Il lui appartient alors qu’on se montre à autrui, en paroles et en actions, tel qu’on est ; c’est ainsi qu’on adjoint à la justice la vérité… — Pareille dette peut aussi se regarder du côté du créancier, c’est-à-dire, pour autant qu’on remette à quelqu’un ce qu’il a fait. Parfois en bien ; on adjoint ainsi à la justice la reconnaissance… — Parfois aussi en mal ; et ainsi on adjoint à la justice la vengeance.[24]

Enfin, il y a encore une dette morale, moindre en ce que sa négligence ne compromet pas tout, qui appelle une partie potentielle distincte de la justice : c’est la gentillesse qui facilite les rapports sociaux. Personne ne sera traduit devant un tribunal pour son acrimonie ou sa mauvaise grâce, mais ces défauts vaudront d’affronter beaucoup plus seul les difficultés de la vie.

Une autre dette n’est due qu’en vue d’une plus parfaite rectitude, bien que sans elle une rectitude minimum puisse s’assurer. C’est de cette dette que prend soin la libéralité, l’affabilité ou l’amitié, ou une vertu de la sorte. Cicéron la néglige dans son énumération, pour le peu qu’elle répond à la définition d’une dette.[25]

3. Trois ou quatre prudences…

La prudence offre encore un paysage tout différent. Le dis­cernement le plus difficile, celui des moyens de détail requis à l’atteinte de la fin de chacune des vertus morales, appartient tout entier à la prudence comme telle, dans la foison de ses parties subjectives. En quoi faudrait-il aussi des vertus ad­jointes, des parties potentielles? Pour des raisons à nouveau différentes, propres à son objet. Le discernement prudentiel est complexe, il recouvre une variété d’actes successifs néces­saires les uns en vue des autres, et si différents de nature et de difficulté qu’ils requièrent une kyrielle de vertus subordonnées. Les moralistes ne se font pas faute, une autre fois, de produire de riches énumérations.

Saint Thomas met quelque ordre dans ces énumérations. D’abord il refuse le titre propre de vertus à des habiletés qui appartiennent intimement à la prudence comme telle, indispen­sables à son acte le plus propre. La prudence gouverne la conduite; son rôle le plus exact est de décider de la conduite particulière, d’imposer leurs opérations aux autres facultés. « La prudence, elle, porte sur l’acte principal, qui est de commander. »[26] Bien des conditions s’imposent. Certaines du côté de la connaissance, pour lesquelles la prudence est une vertu intellectuelle : elle doit compter sur l’expérience du passé, se faire enseigner ou découvrir les nécessités et les contin­gences du présent, deviner quelque chose du futur. Il lui faut enfin appliquer tout cela à la situation proposée. Aussi saint Thomas regarde-t-il la mémoire, l’intelligence, la docilité, la sagacité et la raison moins comme des vertus distinctes que comme des parties intégrantes de la prudence même. Il fait de même avec la prévoyance, la circonspection et la vigilance, qui précisent les actes et les habiletés de la raison qui applique ses connaissances d’ensemble à la situation qu’il s’agit de résoudre. Tous ces actes, toutes les habiletés correspondantes, naturelles et développées, interviennent dans la décision prise, dans le commandement donné à la volonté et aux autres facultés pour mettre en place les moyens requis aux fins imposées.

Mais ce précepte prudentiel ne résulte pas d’une génération spontanée. Il se prépare par des actes spécifiquement distincts requérant d’autres habiletés, d’autres vertus. Ces dernières sont assez indispensables à la prudence pour lui appartenir, mais assez distinctes, assez incomplètes en elles-mêmes, pour mériter le statut de parties potentielles de la prudence, plutôt que d’en constituer des espèces. Car avant de décider des moyens, il faut discerner lesquels conviennent le mieux; et pour être à même d’effectuer ce discernement, il faut avoir découvert et comparé les moyens disponibles, ce qui s’appelle délibérer.

On appelle encore parties potentielles d’une vertu des vertus adjointes à elle, ordonnées à des actes ou à des matières secondaires, pour autant qu’elles n’ont pas toute la puissance de la vertu principale. Sous ce rapport, on met comme parties de la prudence l’euboulie, qui porte sur la délibération ; et la synesis, qui porte sur le jugement de ce qui arrive communément.[27]

Voilà une autre occasion d’observer de près le mode spécialement inexact, approximatif, mouvant, de l’éthique. Ce qu’on a énuméré comme des parties intégrantes de la prudence, comment refuser qu’elles ne soient aussi, et peut-être même d’abord, parties intégrantes du discernement et de la délibération? Par ailleurs, on a remarqué que les parties poten­tielles de chaque vertu cardinale sont déclarées potentielles en raison de critères chaque fois nouveaux, selon un nombre que ne limite pas tant la matière que le bon sens du moraliste, qui sent bien qu’il doit s’arrêter quelque part, s’il veut garder de l’efficacité à sa doctrine. L’attribution de parties potentielles à la prudence peut descendre à plus d’exactitude. En effet, des situations plus délicates appellent un type de discernement plus raffiné, attribuable à une vertu plus élevée, la pondération.

… et la gnomè, qui porte sur le jugement de ce en quoi il faut parfois s’écarter de la loi commune.[28]

4. Entre quatre et sept courages…

Le courage diverge encore dans son traitement. Approxi­mativement, on pourrait lui reconnaître comme objet d’affron­ter la mort, ce qui est toujours fort difficile. On lui attribuerait alors comme espèces les qualités requises pour affronter la mort en des situations aussi distantes que la guerre, la naviga­tion, la maladie et ainsi de suite. Aristote et saint Thomas préfèrent mettre l’accent sur la difficulté toute spéciale que présente la mort violente à affronter laquelle on ne dispose pas de préparation professionnelle. Son objet est si précis, alors qu’il ne prête pas à division en espèces de la vertu concernée. Ce que, en parlant plus grossièrement, on aurait attribué à des vertus multiples de courage, on préfère plus exactement le confier à des arts ou des habiletés professionnelles diverses : art militaire, navigation, ou à une partie potentielle : la résigna­tion.

Au courage, en tant que vertu spéciale, on ne peut assigner de parties subjec­tives. Il ne se divise pas, en effet, en plusieurs vertus spécifiquement différentes, car il porte sur une matière trop spéciale.[29]

Quant à ses parties intégrantes et potentielles, elles se res­sembleront assez pour être tout à fait homonymes. Les diffé­rents aspects de l’acte courageux, appliqués à des objets moins extrêmes que la mort violente, relèveront de parties poten­tielles du courage. Affronter le risque imminent de mort violente, déclare saint Thomas, se fait en deux actes, chacun multiplié en deux aspects. Attaquer, en effet, demande de s’y trouver déjà disposé puis de passer à l’acte; quant à supporter ce risque, cela demande de souffrir les plus grands maux, et à les souffrir tout le temps qu’il faudra.

Il y a double acte du courage, à savoir, attaquer et supporter. Pour l’acte d’attaquer, deux choses sont requises. La première concerne la préparation de l’âme, de sorte que l’on ait l’âme prompte à attaquer. C’est sous ce rapport que Cicéron propose l’assurance La seconde concerne la réalisation de l’œuvre, qu’on ne défaille pas dans l’exécution de ce que l’assurance a commencé. À cette fin, Cicéron propose la magnificence Pour l’autre acte du courage, qui est de supporter, encore deux choses sont requises. La première en est que l’âme ne soit pas brisée par la tristesse, en raison de la difficulté de maux imminents, et ne décline de sa grandeur. Pour cela, il propose la patience L’autre est qu’on ne se fatigue pas jusqu’à abandonner, du fait de souffrir longuement des difficultés… À cette fin, il propose la persé­vérance.[30]

Sur le même principe qui avait conduit à distinguer des vertus cardinales, saint Thomas explique que, parmi les objets moraux qui présentent comme principale difficulté celle de la fermeté, certains résistent surtout au premier ou au deuxième acte constitutif du courage, et à l’intérieur de chaque acte, à son premier ou à son deuxième aspect. Cela conduira à distinguer la magnanimité et la magnificence, la patience et la persévérance, comme des parties potentielles distinctes du courage. En effet, les grandes causes demandent plus que tout de la grandeur d’âme; les grandes dépenses appellent une gran­deur de libéralité; les contrariétés qui accompagnent la re­cherche de biens importants exigent une signifiante capacité de souffrir; enfin, les grands retards obligent à tenir le coup longtemps.

La magnanimité et la magnificence, contractées à la matière propre du courage, à savoir, aux dangers de mort, seront comme des parties intégrantes, sans lesquelles il ne peut y avoir de courage. Mais si on les rapporte à d’autres ma­tières dans lesquelles il y a moins de difficulté, elles seront des vertus distinctes du courage, spécifiquement, mais lui seront toutefois adjointes comme du second à du principal : ainsi, le Philosophe rapporte la magnificence aux grandes dépenses ; et la magnanimité, mani­festement la même chose que l’assurance, aux grands honneurs…

La patience et la persévérance aussi, si on les contracte à la matière propre du courage, en seront comme des parties intégrantes. Tandis que si on les rapporte à n’importe quelles autres matières difficiles, elles seront des vertus distinctes du courage, et lui seront toutefois adjointes comme des vertus secondaires à une princi­pale.[31]

Cette explication claire satisfait la raison friande de clarté. Mais sa clarté ne doit pas faire oublier l’obscurité de sa matière, inapte à soutenir pareille clarté. On ne peut trouver définitif et indiscutable que tout acte moral qui demande surtout de la fermeté le fasse nécessairement en rapport à l’un de ces quatre besoins. Le prétendre, c’est un peu tourner les coins ronds. D’ailleurs, Macrobe et Andronicus s’y refusent et tiennent à reconnaître d’autres parties au courage : la sécurité, la constance, la tolérance, la fermeté, la bonté d’âme, l’effort, la virilité. Mais trop de précision, là, finit par confondre l’esprit plutôt que de le conduire à l’acquisition des vertus requises. Saint Thomas a raison de faire entrer cette profusion de courages dans un nombre limité.

Macrobe propose les quatre vertus mentionnées que propose Cicéron, à savoir, l’assurance, la magnificence, la tolérance, qu’il met au lieu de la patience, et la fermeté, qu’il met au lieu de la persévérance. Il leur en ajoute trois, dont deux, à savoir, la magnanimité et la sécurité, sont comprises par Cicéron sous l’assurance. Mais Macrobe préfère descendre davantage dans le détail. En effet, l’assurance implique chez un homme l’espoir de grandes choses. Or l’espoir de quoi que ce soit présuppose un appétit qui se porte par le désir à de grandes choses, ce qui relève de la magnanimité : l’espoir, en effet, présuppose amour et désir de la chose espérée. Ou, peut-être mieux, l’assurance relève de la certitude de l’espoir, tandis que la magnanimité relève de la grandeur de la chose espérée. — Par ail­leurs, l’espoir ne peut se garder ferme qu’avec la suppression de son contraire ; parfois, en effet, quant à soi, on espérerait une chose, mais l’espoir disparaît en raison de l’empêchement opposé par la crainte, car la crainte est d’une certaine manière contraire à l’espoir. C’est pourquoi Macrobe ajoute la sécurité, qui écarte la crainte. — Il ajoute une troisième vertu, à savoir, la constance, qui peut se comprendre sous la magnificence. En effet, en ce qu’on réalise magnifiquement, il faut garder un esprit constant. C’est pourquoi Cicéron fait appartenir à la magnificence non seulement l’administration des grandes choses, mais aussi la permanente concentration de l’esprit sur elles. La constance peut aussi relever de la persévérance, car on est dit persévérant du fait de ne pas lâcher à cause de la durée ; on est constant, par ailleurs, du fait de ne pas lâcher pour aucune autre répugnance.

Ce qu’Andronicus propose revient manifestement au même. Il propose en effet la persévérance et la magnificence avec Cicéron et Macrobe ; et la magnanimité avec Macrobe. — L’effort, par ailleurs, est la même chose que la patience ou la tolérance : en effet, dit-il, « l’effort est l’habitus prompt à mettre les efforts qu’il faut et à soutenir ce que la raison dit ». — La bonté d’âme, elle, c’est-à-dire, la bonne agressivité, est manifestement la même chose que la sécurité : en effet, dit-il, elle est « une force de l’âme pour accomplir ses œuvres ». — Quant à la virilité, elle est manifestement la même chose que l’assurance : en effet, dit-il, « la virilité est l’habitus qui se suffit à lui-même pour les œuvres de vertu ». — À la magnificence, par ailleurs, il ajoute la loyauté, comme une espèce de bonté virile, qui, chez nous, s’appellerait de la diligence. Il relève en effet de la magnificence non seulement qu’on persiste dans l’exécution des grandes œuvres, ce qui relève de la constance ; mais aussi qu’on les exécute avec une espèce de prudence et de sollicitude virile, ce qui relève de la loyauté ou diligence. Aussi dit-il que « la loyauté est chez un homme la vertu inventive des œuvres de collaboration.

Ainsi appert-il que toutes les parties potentielles du courage se ramènent aux quatre principales que Cicéron propose.[32]

Comme toujours, le verbe de saint Thomas se fait très clair; mais on voit maintenant, je l’espère, l’espèce de violence que cette clarté inflige à la matière morale. Tant que la raison n’y jette pas quelque lueur d’intelligibilité propre à elle, la matière morale présente en elle-même une multiformité qui ne peut que confondre tout effort de représentation et d’explication.

D. À chaque faculté sa vertu cardinale avec espèces et parties potentielles

Un autre point de vue peut encore nous en persuader. À un certain moment, saint Thomas propose un autre angle pour voir de l’ordre entre les vertus : il les regarde suivant la faculté qu’elles mettent en vedette. On l’a mentionné, pour guider les actions humaines, il y a plusieurs facultés à éduquer : la rai­son, la volonté et les appétits concupiscible et irascible. Chaque vertu devra les perfectionner. Pour ordonner et identifier les vertus, on peut alors se demander de quelle faculté elles assurent le bien. Là encore, le nombre de facultés à perfection­ner déterminera le nombre de vertus à honorer comme cardi­nales.

À la raison, bien sûr, reviendra de répondre au besoin du discernement, et c’est en elle qu’il faudra trouver le siège de la prudence; opter avec rectitude pour le bien discerné appartien­dra certainement à la volonté; quant à ce qu’il faut de modération au désir et au plaisir, le siège devra s’en trouver dans l’appétit concupiscible; enfin, raffermir ne peut visible­ment concerner que l’irascible.

Partant des sujets des vertus, on arrive au même nombre. On découvre en effet un quadruple sujet pour la vertu dont nous parlons maintenant. Il y a le rationnel par essence, que la prudence parfait ; et le rationnel par participation, qui se divise en trois : en la volonté, qui fournit le sujet de la justice ; en le concupiscible, sujet de la tempérance ; et en l’irascible, sujet du courage.[33]

Cette remarque se prête on ne peut mieux à illustrer le caractère approximatif de la considération morale. À stricte­ment parler, un habitus parfait une seule faculté. Facilement, donc, on interprète rigidement cette attribution de sièges aux vertus, réservant la prudence à la raison, la justice à la volonté et ainsi de suite. Mais cela jure avec tout ce qu’on a découvert sur les vertus. Le discernement, en effet, la rectitude, la modé­ration et la fermeté représentent des conditions indispensables de toute vertu morale. Saint Thomas même y a insisté : « À toute vertu morale… convient une certaine fermeté… ; cha­cune aussi a d’être ordonnée au bien… et de garder la mesure de la raison en toutes choses. »[34]

Pas de tempérance, donc, sans discernement. Tellement que le génie grec a marqué dans son nom qu’il y trouvait principalement de l’intelligence : σωφροσύνη, en effet, renvoie à la santé de l’intelligence[35]. Pas de tempé­rance non plus sans droiture, et donc sans bonne volonté; ni sans fermeté. La tem­pérance, donc, sollicite peut-être plus spectaculairement l’ap­pétit concupiscible, mais fait aussi travailler la raison, la volonté et l’irascible. Et il en va de même de chaque vertu morale, cardinale ou non : pas de prudence, de justice, de courage, pas non plus de patience, d’humilité, de douceur, de libéralité, ni aucune vertu morale, qui n’implique un habitus développé à la fois dans la raison, la volonté et les deux appétits sensibles. Encore une fois, on se retrouve devant des affirmations impossibles à faire tenir ensemble strictement : des habitus qui en sont plusieurs, qui résident en plusieurs facultés, redondants les uns sur les autres ; des espèces qui se recouvrent, qui se rangent sous plusieurs genres ; des éléments qui sont à la fois des genres…

Tout cela ne peut s’accepter que dans un contexte : une matière faible en être, et donc en rationalité, dont on ne peut parler que très grossièrement, à laquelle on doit ajouter fictivement être et rationalité pour la comprendre, de sorte à donner lieu à des préférences de présentation pas tout à fait com­patibles entre elles. Il n’y aura en fait problème à cela que si on oublie cet état de cause et qu’on insiste pour chercher l’exactitude auquel prête l’objet mathématique.

II. La division des circonstances

La matière morale présente énormément de contingence et se prête très peu à exactitude. On est condamné à n’en parler que très grossièrement et confusément, à moins de réduire l’infinité potentielle de ses conditions à des principes limités, en usant d’une certaine violence rationnelle.

On a observé le fait abondamment à l’occasion de la division des vertus morales. Il se vérifie en chaque considéra­tion éthique, mais certaines l’illustrent de manière privilégiée. C’est le cas de la division des circonstances qui entourent nos actions. Même la définition de ces circonstances résiste à trop de précision.

Dès qu’on essaie de dire ce qui fait la nature d’une cir­constance, le nom déjà heurte, comme s’il lui convenait mal. À considérer les énumérations qu’Aristote et Cicéron font des circonstances, on conçoit difficilement comment, pour la plu­part, elles pourraient ‘entourer’ une action comme de l’exté­rieur. Quid, n’est-ce pas la substance même de l’action? Et comment regarder ses causes les plus déterminantes : sa fin et ses agents premier et second, son cur, son quis et son quibus auxiliis, comme extérieures, du moins comme accidentelles à l’action? Et sa matière, son circa quid, n’est-ce pas encore de l’essence intime de l’action? Enfin, on ne regarde pas facile­ment non plus comme accidentelle la forme précise qu’adopte l’action, son quomodo. En somme, seulement le lieu et le temps de l’action paraissent assez hors d’elle pour l’entourer sans la constituer ce qu’elle est. Seulement l’ubi et le quando pourraient changer sans que se modifie la nature de l’action.

On appelle circonstance d’un acte ce qui se rapporte à lui de l’extérieur. Or c’est seulement le temps et le lieu qui sont de la sorte. Il y a donc seulement deux circonstances : quand et .[36]

Faut-il alors blâmer ce nom de circonstance comme mal choisi, comme témoignant d’une conception initiale erronée de l’entité concernée, à la façon de l’atome, qui nomme par son indivisibilité une réalité en fait divisible? Pour répondre, ce qui implique de trancher entre l’essentiel et l’accidentel d’une action, il faut d’abord identifier adéquatement ce qui en fait la subs­tance.

La constitution d’un acte humain appelle nécessairement un agent à faire quelque chose, éventuellement en rapport à un objet matériel et/ou à des personnes, en usant possible­ment d’instruments, d’une certaine ma­nière, dans un temps et un lieu donnés, en vue d’une intention, tout en obtenant des résultats déterminés qui incluent, mais diffèrent plus ou moins, de l’intention. Voilà tous des éléments essentiels d’une action, sans lesquels elle ne serait pas ce qu’elle est et revêtirait une autre nature. Ils inhèrent intimement à l’action et ne méritent pas d’être nommés comme s’ils l’entouraient de l’extérieur. Sauf, la plupart du temps, son lieu et son temps. La plupart du temps, mais pas toujours : voler et s’enivrer n’ont plus l’allure de sacrilèges si cela ne se commet pas dans l’église ou durant l’eucharistie.

Ces éléments essentiels de l’action ne satisfont aucunement à la définition de la circonstance comme ‘quelque accident extérieur qui la touche de quelque façon’.

On appelle ses circonstances certaines conditions qui, extérieures à la subs­tance d’un acte humain, le touchent de quelque manière.[37]

Mais voilà : chacun de ces éléments essentiels de l’acte comporte ensuite une infinité de caractères, généralement in­différents à sa bonté ou malice, mais occasionnellement plus ou moins susceptibles de modifier la nature morale de l’acte, d’en faire quelque chose de bon ou de mauvais, de meilleur ou de pire. Ces accidents entourant les éléments de l’acte, voilà les circonstances de l’acte.

L’agent comme tel n’est pas une circonstance, un accident plus ou moins accessoire de l’acte qu’il accomplit; il le fait ce qu’il est. Mais l’agent peut être grec ou canadien, plus vieux ou plus jeune, sobre ou ivre, député ou simple citoyen, musicien ou mécanicien, glabre ou poilu, et ainsi de suite à l’infini. Foule d’accidents de l’agent, tout cela touche indirec­tement à l’acte et l’entoure de quelque manière. Voilà les circonstances désignées sous le nom d’agent; il ne s’agit pas de l’agent lui-même.

L’agent s’empare de la possession d’autrui : voilà le quid, ce qu’il fait. Mais l’objet volé peut être important ou insigni­fiant, rouge ou bleu, en cuir ou en métal, proche ou loin, appartenir à un ami ou à un étranger, être d’acquisition récente ou ancienne. Les accidents ainsi rattachés au genre de l’action et à l’objet ou aux personnes sur lesquels il porte composent encore une foule virtuellement innombrable. Voilà les circons­tances nommées quid.

Que le vol se commette par effraction ou sous apparence de légalité, sa manière en fera un cambriolage ou une fraude. Mais vite ou lentement, avec ou sans bruit, seul ou à deux, voilà de purs accidents du quomodo.

Quant aux instruments utilisés, le set de crochets ou la fausse monnaie feront sans doute quelque chose à la nature de l’action; mais leur nouveauté ou vétusté, leur origine ou leur marque, leur fabriquant, tout cela n’aura sur elle qu’une incidence accidentelle qui les relaiera comme circonstances du qui­bus auxiliis.

Enfin, l’intention de faire l’aumône, ou de se payer des vacances, ou d’éponger ses dettes appartiendra à l’essence du crime perpétré, tandis que le fait de donner de l’argent ou des aliments, de payer des billets d’avion ou de train, ou d’éponger une hypothèque ou un prêt auto feront des circonstances plus superficielles du propter quid.

De même, certains résultats non désirés comme tels colle­ront de près à la nature de l’acte, dans la mesure de leur nécessaire prévisibilité. Mais bien des effets de détail plus ou moins surprenants ne compteront que comme des circons­tances accidentelles.

On comprend plus facilement à quoi tient qu’une circons­tance soit une circonstance : « elle atteint l’acte d’une certaine manière, mais reste à l’extérieur de sa substance »[38]. On est néanmoins à même de voir que cette description rationnelle­ment satisfaisante tient plus à l’acuité de l’intelligence d’un Thomas d’Aquin qu’à la clarté de la matière décrite : on s’en apercevra dès qu’on essaiera de départager, dans des actes singuliers, ce qui relève déterminément de sa substance, et de ses propriétés, et ce qui ne lui touche que superficiellement. Le contexte fera souvent changer telle ou telle condition de statut. Des circonstances généralement indifférentes qualifieront par­fois la bonté ou la malice d’un acte, quand elles ne feront pas carrément passer cet acte de bon à mauvais.

On pourrait d’ailleurs discuter les exemples que j’ai four­nis et pondérer de manières différentes leur poids dans le juge­ment des actions qu’ils touchent.

III. La division du mensonge

Il est un autre domaine de l’agir dont la considération se prête au plus haut point à l’observation de la grossièreté inévi­table de la méthode éthique. Ce sont les efforts qu’on dépense pour distinguer des espèces au mensonge.

A. Définition

Déjà la définition du mensonge oppose une résistance farouche à l’intelligence. Il faut suivre saint Augustin dans les discuties de son De Mendacio et de son Contra Mendacium pour mesurer la facilité de passer à côté, la tentation forte de donner à des éléments extérieurs le rôle essentiel. Quasi tous identifient l’essence du mensonge dans l’intention de tromper. Augustin le fait lui-même dans la plupart de ses tentatives : « La faute du menteur est son désir de tromper. »[39] On peut réaliser l’erreur là impliquée, quand on fait le compte des absurdités qui en découlent : on mentira sans parler, par ses actes, si c’est pour donner une fausse impression qu’on les accomplit; en gardant le silence, si c’est dans l’intention de tromper qu’on se tait; on mentira même en disant la vérité, si c’est en escomptant d’être mal interprété ou simplement de ne pas être cru qu’on la dit. Il ne restera plus de différence entre menteur, hypocrite, réservé, discret.

Un autre dérapage sera de procéder négativement et d’ac­cuser de mensonge quiconque ne dit pas la vérité. L’éthique est approximative, mais pas grossière à ce point : là encore la discrétion se confond avec le mensonge.

Saint Thomas, encore une fois, pousse au maximum la précision que permet l’objet moral, en distinguant ici entre la matière, la forme et la fin naturelle du mensonge. L’essence précise du mensonge, comme de toute autre chose, tient à sa forme, dans le cas le fait intentionnel de parler en opposition avec sa pensée.

La notion de mensonge se prend de la fausseté formelle, à savoir, du fait qu’en parlant, on ait la volonté d’énoncer du faux.[40]

Normalement, si telle est l’intention du locuteur, il optera pour une matière adéquate, à savoir, un énoncé faux. Le men­songe normal, donc, sera une parole fausse, quelque chose qu’on sait en opposition avec la réalité.

Si donc les [deux] concourent : que soit faux ce qu’on énonce, et qu’on ait la volonté d’énoncer du faux…, il y aura alors fausseté matérielle, puisqu’on dit du faux, et fausseté formelle, en raison de la volonté de dire faux.[41]

Mais l’effet naturel de l’énoncé faux est de tromper l’auditeur. Quand on parle, c’est pour transmettre une information, donner à l’auditeur l’oppor­tunité de compter sur ce qu’on sait comme s’il le savait lui-même. L’auditeur tend à recevoir pour vrai ce qu’on lui dit ; le plus souvent donc, il se trouvera trompé, si on lui parle faussement, si on va à l’envers de sa propre pensée. Aussi le mensonge fournit-il de par sa nature l’instrument idéal pour tromper ; son effet naturel étant tel, l’intention régulière de celui qui le commet sera de tromper. Mais tromper reste seulement son effet normal, pas sa nature comme telle. Saint Thomas parle de fausseté effective.

S’il y a en plus intention de tromper…, alors il y aura fausseté effective, en raison de l’intention de transmettre une fausseté.[42]

Voilà donc, avec exactitude, la définition du mensonge : il s’agit de paroles (généralement fausses) prononcées dans l’intention de dire faux. On sera déjà dans l’homonymie si on qualifie de mensonge l’acte de simulation d’un hypocrite qui, sans parler, se conduit d’une façon susceptible de trom­per, sur ses intentions, son caractère, ses dispositions affectives. Ou si on appelle mentir le fait de dire faux par erreur. Ou si on traite de menteur l’agent de tout acte, ou de toute omission, visant à tromper.

B. Jugement

On voudra peut-être en appeler au caractère approximatif de l’éthique pour lénifier le jugement à porter sur le mensonge. On pointera du doigt tous les personnages bibliques qu’il paraît difficile, parfois impossible, d’innocenter totalement de men­songe. On énumérera de grands maux dont un petit mensonge sauverait, de très grands biens qu’un petit mensonge assurerait. On appellera à la barre le ‘bon sens’, qui répugne à condamner les blagues, les mensonges salvateurs, et à qui, tout au con­traire, les rigides partisans de la vérité à tout prix inspirent un dégoût spontané.

Mais là on est en deçà de l’éthique, pourrait-on dire. Il s’agit plus proprement de considération naturelle, avec l’exactitude plus grande qui s’y attache. Il s’agit de la nature politique de l’homme, que contrarie par essence tout ce qui compromet la confiance entre les citoyens, le mensonge en occupant le premier rang. Il s’agit de la nature de la parole, toute ordonnée à l’expression de la pensée. Rien ne peut légitimer le mensonge, il est à condamner sans recours, sans exception, par nature, bien que tout mensonge ne revête pas la même gravité et que beaucoup de mensonges singuliers s’incarnent dans des circonstances qui atténuent leur malice. Mais qui dit circonstances atténuantes parle déjà inévitable­ment d’un acte mauvais.

Ce qui, par soi, est mauvais dès son genre ne peut d’aucune façon devenir bon et permis… Le mensonge, justement, est mauvais dès son genre, car il s’agit d’un acte posé en une matière incorrecte : la parole se trouvant naturellement signe des concepts, il va contre nature et est incorrect de signifier avec elle ce qu’on n’a pas dans l’esprit. Aussi, au dire du Philosophe, « le mensonge est par soi de travers et à éviter, alors que le vrai est à la fois bon et louable »[43]. Ainsi donc, tout mensonge est péché. C’est ce qu’affirme aussi Augustin, dans son livre Contre le mensonge.[44]

Aussi dérangeant que soit ce discours, il est plus occasion de trouver de l’exactitude et de la certitude dans le discours moral que d’observer le caractère grossier et approximatif nor­malement lié à lui. Par contre, si on descend à identifier des espèces au mensonge, on rencontrera là une appro­ximation qui confine au chaos.

C. Division

Ce qui frappe en premier, dans l’effort de réduire le mensonge en espèces, c’est la variété des suggestions : le men­songe est faux ou vrai; ironie ou jactance; officieux, joyeux ou pernicieux; pour ou contre Dieu ou l’homme, ou neutre. Pareille diversité ne laisse pas espérer trop d’exactitude, ni de véritable exhaustivité. La raison désespère, devant tant de fantaisie.

Encore une fois, saint Thomas nous secourt et ordonne les critères de la division : matière, forme ou fin.

a) Matière : vérité ou fausseté

Du premier critère ne peut sortir qu’une division assez superficielle, plutôt accidentelle : on ment avec du faux ou avec du vrai. On ne fait manifestement pas là deux espèces sur le même pied. La vérité ne constitue pas une matière adéquate pour mentir, puisque mentir implique l’intention de dire faux. C’est seulement par accident que le mensonge sera vrai, dans la mesure où on croit fausse la vérité exprimée.

b) Forme : inégalité

La division la plus exacte se fondera sur la forme, comme il se doit, la forme étant ce qui confère le plus son essence à quoi que ce soit. « D’une certaine façon, le mensonge peut se diviser suivant la notion même de mensonge. Voilà la division propre et par soi du mensonge. »[45] C’est celle que livre Aristote : les deux espèces du mensonge embrasseront alors la jactance (ἀλαζονεία) et l’ironie (εἰρωνεία). Quelle surprise! On a d’abord l’impression d’un arbitraire total. Bien sûr, on ment très souvent à propos de qualités et de défauts qu’on a ou qu’on n’a pas, en les grossissant ou les diminuant. Mais com­ment cela épuiserait-il la marge ouverte au mensonge, car on ment à propos de n’importe quoi, on peut dire l’opposé de quoi que ce soit qu’on pense. Prétendre que la vache a des ailes, que la flèche du temps s’inverse, que l’univers a commencé dans un big bang, qu’aucune différence ne distingue intelligence et imagination ou que l’intelligence réside dans le cerveau, comment traiter ces mensonges de vantardises ou d’ironies?

Cependant, fait remarquer saint Thomas, la vérité est question de conformité, d’égalité, pourrait-on dire, entre parole, concept et réalité. La fausser implique donc quelque inégalité : c’est en mettre trop ou pas assez sur le compte de la réalité.

Sous ce rapport, le mensonge se divise en deux : celui qui dépasse la vérité en plus, ce qui relève de la jactance ; et celui qui s’éloigne de la vérité vers le moins, ce qui relève de l’ironie, comme il appert par le Philosophe.[46]

Par ailleurs, s’il est vrai qu’on ne ment pas seulement sur ses qualités et ses défauts, sur ses exploits et ses gaffes, il reste que voilà certainement le sujet principal de nos mensonges. Dans des considérations qui veulent surtout régler nos actes, il n’est certes pas mauvais de resserrer le focus sur ce qui nous occupe avant tout. Quant au reste, il n’y aura pas grande difficulté à y étendre l’homonymie de la jactance et du men­songe, qu’il s’agisse des grandeurs et des petitesses d’autrui, sur quoi on ment beaucoup, ou de quoi que ce soit d’autre.

On en arrive d’ailleurs là même à partir d’une description plus sérieuse et sobre de la fausseté. Si, par exemple, on la définit par le fait de « dire qu’est ce qui n’est pas ou que n’est pas ce qui est ».

Dire que ce qui est n’est pas ou que ce qui n’est pas est, voilà le faux.[47]

N’est-ce pas justement là vanter le non-être et ironiser l’être? augmenter l’un au-delà de ses attributs réels, diminuer l’autre en deçà?

Aussi mathématique que paraisse ce critère du grossir ou diminuer la vérité, on découvre sa teinte d’approximation quand on tente de l’appliquer aux mensonges concrets de son expérience. Quel mensonge est jactance et lequel est ironie? Il intervient d’abord un problème de langage : quand on ‘ironise’, on a plus souvent l’impression de grossir les choses, plutôt que de les diminuer, pour attirer l’attention sur elles et ridiculiser les personnes. “Oui, vraiment, c’est très intelligent ce que tu as fait là!” “Non, mais quel athlète ce Pierrot!” C’est à la fois vanter et diminuer : on vante quelqu’un pour le diminuer dans l’estime d’autrui. On ironise, mais le mensonge qu’on commet grossit la vérité, dans l’intention qu’il en reste finalement moins. On fera d’ailleurs l’inverse pour les défauts : on les diminuera dans la description qu’on en fait, pour qu’il en reste plus que nature dans l’estime des gens. “Il n’y a rien là, n’est-ce pas?” “C’est juste la dixième fois que tu réessaies.” La matière, on le voit, se tranche mal au couteau.

Peut-être même ironise-t-on indifféremment en grossissant et diminuant, selon le contexte. Ou peut-être peut-on considé­rer que l’ironie, d’allure plus subtile, vient à couvrir l’en­semble du mensonge, en servant de genre à la jactance et à l’ironie, comme l’animal sert de genre à l’homme et à l’animal. Mais on ressent difficilement une impression d’exacte exhaus­tivité, avec pareille division; on sent plutôt l’approximation pratique qui ne vise que les cas les plus utiles.

c) Circonstances atténuantes ou aggravantes

On est généralement plus familier et confortable avec la division accidentelle du mensonge en pernicieux, officieux et joyeux. Que cette division fait accidentel, on n’en est pas sou­vent conscient; pourtant, ce n’est pas tant le mensonge qu’elle divise que son intention seconde, plus éloignée. Comme le fait remarquer saint Thomas, cette division présuppose la malice du mensonge et considère comment l’intention dans laquelle on le commet atténue ou aggrave cette malice. Car c’est un bien ou un mal qu’on vise, quand on ment; le mensonge est toujours mauvais, mais moins s’il prépare un bien, et plus s’il garantit un mal.

On peut diviser le mensonge en tant qu’il revêt la nature d’une faute, d’après ce qui aggrave ou diminue cette faute du mensonge du côté de la fin recherchée.[48]

Bien évidemment, si on ment pour causer un tort à quel­qu’un, on fait pire que mentir : voilà le mensonge dit perni­cieux. Si par contre c’est un bien qu’on a en vue, le mensonge est moins grave, mais garde tout de même la malice propre au mensonge. Comme, par ailleurs, on peut se proposer deux genres de biens distincts, c’est-à-dire un plaisir ou une utilité, on distinguera deux espèces : le mensonge joyeux, si on l’ac­complit pour plaire, faire rire; le mensonge officieux, s’il prétend servir. Certes, mauvais de nature, le mensonge ne constitue jamais un bien honnête.

Encore une fois, la clarté de la division donne une fausse impression d’exactitude. À y regarder plus attentivement, on mesure la distance entre cette division très élémentaire et la réalité infiniment diversifiée qu’elle prétend recouvrir. D’a­bord, qu’en est-il du mensonge pur, dit pour lui-même, sans viser ni bien ni mal ultérieur, sans même intention déterminée de tromper? Aristote, Thomas et Augustin le reconnaissent comme une espèce à part.

Voilà le mensonge issu de la seule envie de mentir, tournée en habitus. Aussi, au dire du Philosophe[49], le menteur, en raison de la qualité que lui confère son habitus, jouit du mensonge même.[50]

Ensuite, le mal ou le bien qu’on cherche en mentant revêt une multitude de degrés de malice ou de bonté responsables d’aggravations ou atténuations potentiellement infinies. C’est sans doute Augustin qui a cherché le plus à les circonscrire. On peut nuire à quelqu’un en menaçant sa relation à Dieu, ou en le privant d’avantages humains de différentes natures : vertu, santé, biens matériels. De même, les biens que le mensonge prétend procurer varient en perfection, du simple plaisir à l’utilité matérielle, corporelle et spirituelle. Augustin arrive ainsi à distinguer huit espèces. Avec le nombre d’espèces croît plutôt la crainte d’en oublier que le sentiment d’en avoir réussi un recensement complet. Par exemple, si on peut mentir pour plaire et faire rire, ce qu’on appelle un mensonge joyeux, ne peut-on pas le faire aussi pour déplaire et faire pleurer? Ne faudrait-il pas reconnaître un mensonge fâcheux, en face du joyeux? Beaucoup de calomnies ne sont-elles pas dites simple­ment pour peiner, sans viser d’utilité?

Enfin, et voilà qui dénonce au mieux le caractère sommaire de cette division, les espèces décrites ne se recouvrent-elles pas les unes les autres à l’infini? Quel mensonge pernicieux ne vise pas en même temps quelque service pour soi ou pour autrui, se classifiant ainsi comme officieux? Quelle blague n’in­flige au­cun tort à personne, en le ridiculisant plus ou moins malicieu­sement? Quel mensonge officieux ne plaît à personne? On reste loin d’espèces mathématiques impénétrables les unes aux autres. Les triangles équilatéraux, eux, n’admettraient certes pas dans leur équipe quelques scalènes ou isocèles.

Conclusion

Il nous était déjà familier à tous que l’éthique présente une méthode compositive, approximative, grossière. J’espère, avec mes quelques exemples, avoir réussi à rendre la chose plus concrète. Et ce faisant, être arrivé à manifester l’importance extrême de garder présent à l’esprit l’inaliénable rudimentarité de toute considération morale.

Un autre constat qui me semble résulter de cette réflexion, c’est le goût tout aussi inaliénable de notre raison pour les représentations claires. Notre raison est faite pour l’être, pour assumer la forme de l’être et elle y tend sans relâche. Pour cela, elle s’intéresse de préférence à ce qui a le plus d’être; c’est ce qui se connaît le mieux, l’objet qui amène une intelligence à sa plus haute perfection. Elle répugne à l’obscur, au vague, à l’ébauche, à l’approximation, à la simple conjecture, qui tiennent plus du néant que de l’être.

Et en même temps, sa faiblesse la disqualifie pour la représentation de l’être suprême, l’oblige à s’en tenir à un être mobile, fuyant; à même n’apercevoir l’être le plus parfait et le plus nécessaire que dans un mode plus adapté à la connais­sance de l’imparfait, du contingent.

Cette schizophrénie naturelle lui inspire des comporte­ments qui ne sont pas sans risque. Spécialement, elle tendra à prêter à l’objet qui se présente à elle plus d’être, plus de déter­mination qu’il n’en a, pour se le représenter mieux, plus clairement. Elle se formera des conceptions plus claires que ne s’y prêtent les objets auxquels elle s’applique. Le procédé aura l’avantage d’une certaine efficacité dans le développement de ses connaissances, et surtout dans le progrès de leurs applications utiles. On le constate à l’explosion des sciences expérimentales et des techniques issues d’elles. Le grand danger, ce sera d’oublier le côté hypothétique, artificiel, con­jectural, de pareilles représentations. Ou d’en préférer la simplicité, l’universalité, la nécessité, au chaos de l’univers réel contingent. Peut-être au point, comme Kant, d’écarter la réalité comme un objet inaccessible; ou même, comme Hegel, de… lui nier toute réalité.

N’est-ce pas une autre manifestation de ce combat intérieur qu’on trouve chez le scrupuleux? Insécure dans l’inévitable compromis que l’infinité des circonstances impose aux inten­tions et aux actions, il voudrait tout faire entrer dans la fidélité à quelques règles sans cesse tenues en échec. Jamais sûr que tout est bien, incapable d’accepter cette incertitude, cette impossibilité comme une nécessaire conséquence de la réalité contingente dans laquelle il vit. Terrifié par l’inaptitude de sa raison à parcourir et maîtriser l’infinité des circonstances et des méandres affectifs.[51]

 

[Extrait du Péripatétikos No 8 (2011)]

 



[1] Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094b12-27.

[2] Ibid., II, 3, 1105a28-33.

[3] Thomas d’Aquin, Summa theologiae, IaIIae, q. 61, a. 2, c.

[4] Ibid., a. 3, c.

[5] Grégoire, Moralia, XXII, c. 1 (ML 76, 212CD).

[6] IaIIae, ibid., a. 4, obj. 1.

[7] Ibid., c.

[8] On aurait plutôt attendu l’exemple d’une vertu où il s’agit principalement de freiner quelque passion concupiscible, comme le désir de conserver ses richesses; le plaisir de connaître; le désir de manifester son excellence; le désir de vengeance.

[9] Ibid., ad 1.

[10] IIaIIae, q. 143, a. unique, c.

[11] IaIIae, q. 61, a. 4, c.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Aristote insiste beaucoup (Politique, I, 13) sur la différence entre les vertus de l’homme, de la femme, de l’enfant, de l’esclave, de l’artisan, etc. Par exemple : « Évidemment, la vertu morale concernent toutes les personnes mentionnées. Toutefois, ce n’est pas la même tempérance pour la femme et pour l’homme, ni le même courage, ni la même justice, comme le pensait Socrate. Chez l’un, il s’agit du courage qui com­mande, chez l’autre de celui qui se soumet ; et il en va pareillement des autres vertus. » (1260a20-24)

[15] IIaIIae, q. 143, a. unique, c.

[16]IaIIae, q. 61, a. 1, ad 1.

[17] IIaIIae, ibid.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Ibid., q. 80, a. unique, c.

[21] Ibid.

[22] Ibid.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] Ibid.

[26] Ibid., q. 48, a. unique, c., fin.

[27] Ibid.

[28] Ibid.

[29] Ibid., q. 128, a. unique, c.

[30] Ibid.

[31] Ibid.

[32] Ibid.

[33] Ibid., IaIIae, q. 61, a. 2, c.

[34] Ibid., a. 4, c.

[35] De σάος, intègre, sain, et φρὴν, intelligence.

[36] IaIIae, q. 7, a. 3, obj. 1.

[37]Ibid., a. 1, c. Voir aussi a. 3, c.

[38] Ibid., a. 3, ad 1.

[39] Saint Augustin, Contra Mendacium, III, 3.

[40] IIaIIae, q. 110, a. 1, c.

[41] Ibid.

[42] Ibid.

[43] Aristote, Éth. Nic., IV, 13, 1127a28-29.

[44] IIaIIae, q. 110, a. 3, c.

[45] Ibid., a. 2, c.

[46] « À peu près dans le même contexte, on trouve la médiété entre la jactance et l’ironie. » (Éth. Nic., IV, 13, 1127a13-14)

[47] Aristote, Métaphysique, Γ, 7, 1011b26.

[48] IIaIIae, q. 110, a. 2, c.

[49] « Il y a un menteur qui se réjouit du mensonge en lui-même. » (Éth. Nic., IV, 7, 1127b16)

[50] IIaIIae, ibid.

[51] Le contenu de cet article a été présenté comme communication au colloque de la Société d’Études Aristotéliciennes tenu le 6 août 2011 à l’Université Laval.