Art et Scholastique
par Jacques Maritain

 I. LES SCOLASTIQUES ET LA THÉORIE DE L'ART

Les scolastiques n'ont pas écrit de traités spéciales intitulés « Philosophie de l’Art ». C'est là sans ; doute une conséquence de la rude discipline pédagogique à laquelle les philosophes du moyen s’étaient assujettis; occupés à creuser et fouiller en tous sens les problèmes de l’école, ils s’inquiétaient peu de laisser entre ces profonds puits et mines des régions inexploitées. On trouve cependant chez eux une théorie de l’Art profonde et consciencieuse, mais il faut la chercher dans des dissertations austères sur quelque problème de Logique, — « La Logique est-elle un art libéral? » — ou de la Théologie morale, —-comment la vertu de Prudence, vertu à la fois intellectuelle et morale, se distingue-t-elle de l’Art, il est une vertu intellectuelle? »

Dans ces dissertations, où la nature de l'Art n’est étudiée qu'à l’occasion d’autre chose, il est question de l’Art en général, depuis l’art du fabricant de navires jusqu'à l’art du Grammairien et du Logicien, il n'est pas question des beaux-arts en particulier, dont la considération n’intéresse pas « formellement » le problème agité. C’est à la Métaphysique des Anciens qu'il faut aller demander ce qu'ils pensaient du Beau, pour de là s’avancer à la rencontre de l’Art, et voir ce qu'il advient de la jonction de ces deux termes. Un tel procédé, s’il nous déconcerte, nous apporte du moins un utile enseignement, en nous rendant sensible l'erreur de l’ « Esthétique » des philosophes modernes, qui considérant dans l'art les seuls beaux-arts, et ne traitant du beau qu'au sujet de l'art, s'expose à vicier à la fois la notion de l’Art et celle du Beau. On pourrait donc, si l'on rassemblait et travaillait à nouveau les matériaux préparés par les scolastiques, en composer une riche et complète théorie de l'Art. Nous voudrions seulement indiquer ici quelques—uns des traits d'une telle théorie, en nous excusant de l'allure dogmatique ainsi imposée à notre humble essai, et en espérant que malgré leur insuffisance ces réflexions à propos et autour des maximes scolastiques attireront l'attention sur l'utilité d’un recours à la sagesse antique, comme sur l’intérêt possible d’une conversation entre philosophes et artistes, à une époque où tous sentent la nécessité de sortir de l'immense désarroi intellectuel hérité du IXe siècle, et de retrouver les conditions spirituelles d'un labeur honnête.

 II. ORDRE SPÉCULATIF ET ORDRE PRATIQUE

Il y a dans l’intelligence des vertus dont l’unique fin est de connaître. Elles appartiennent à l’ordre spéculatif. Telles sont: l’intelligence des Principes, qui, lorsque nous avons tiré de notre expérience sensible les idées d’Etre, de Cause, de Fin, etc., nous fait voir immédiatement, —- par l'effet de la lumière active qui est naturellement en nous, — les Vérités évidentes par elles—mêmes auxquelles toute notre connaissance est suspendue ; la Science, qui fait connaître par démonstration, en assimilant les causes; la Sagesse[1], qui fait contempler les causes premières, où l'esprit tient toutes choses dans l'unité supérieure d'un simple regard. Ces vertus spéculatives perfectionnent l'intelligence dans sa fonction la plus propre, dans l’activité où elle est purement elle-même ; car l'intelligence comme telle ne vise qu’à connaître. L'intelligence agit, et même son acte est, absolument parlant, la vie par excellence; mais c'est un acte immanent qui demeure tout entier en elle pour la parfaire, et par lequel, avec une voracité sans limites, elle se saisit de l’être et l’attire en elle, elle le mange et le boit, pour « devenir elle-même, d’une certaine façon, toutes choses ». Ainsi l’ordre spéculatif est son ordre à elle; elle y est bien. Peu lui importe le bien ou le mal du sujet, ses nécessités et ses convenances; elle jouit de l'être et ne voit que lui. L’ordre pratique s’oppose à l'ordre Spéculatif parce que l’homme y tend à autre chose que le seul connaître. S'il connaît ce n’est pas pour se reposer dans la vérité, et pour y trouver son frui; c'est pour se servir (uti) de ses connaissances, en vue de quelque œuvre ou de quelque action[2]. L'Art appartient à l’ordre pratique. Il est tourné vers l'action, non vers la pure intériorité du connaître. Il existe, il est vrai, des arts spéculatifs, qui sont en même temps des sciences, la logique par exemple : ces arts scientifiques perfectionnent l’intellect spéculatif, non l'intellect pratique ; mais les sciences en question retiennent dans leur mode quelque chose de la pratique, et ne sont des arts que parce qu’elles comportent une œuvre à faire, —— œuvre cette fois tout intérieure à l’intelligence, ne visant elle-même que la connaissance, et consistant à mettre en ordre nos concepts, à construire une proposition ou un raisonnement[3]. Il reste donc bien que partout où l’on trouve art, on trouve action ou opération à combiner, œuvre à faire.

 III. LE FAIRE ET L’AGIR

L 'Intellect ou raison est une faculté parfaitement une dans son être, mais qui travaille d’une façon toute différente selon qu’elle connaît pour connaître ou qu’elle connaît pour agir. L’intellect spéculatif n’aura sa joie parfaite, et infiniment surabondante, que dans la vision intuitive de l'essence divine ; c’est par lui que l’homme possédera alors la béatitude : gaudium de veritate. Ici-bas il est très rare qu'il s'exerce dans une absolue liberté, sauf chez le Sage, théologien ou métaphysicien, ou chez le pur Savant. En la grande majorité des cas la raison travaille dans l’ordre pratique, et pour les diverses fins des actions humaines. , Mais l’ordre pratique lui-même se divise en deux domaines entièrement distincts, que les anciens nommaient le domaine de l'Agir (agibile, πρακτον) et celui du Faire (factibile, ποιητον). L'Agir, au sens restreint où les scolastiques entendaient ce mot, consiste dans l'usage libre, en tant que libre, de nos facultés, ou dans l'exercice de notre libre arbitre considéré non pas par rapport aux choses elles-mêmes ou aux œuvres que nous produisons, mais purement par rapport à l'usage que nous faisons de notre liberté. Cet usage relève de notre Appétit proprement humain, ou de notre Volonté, qui de soi ne tend pas au vrai, mais uniquement et jalousement au bien de l'homme, cela seul existant pour l'appétit qui comble le désir ou l'amour et qui accroît l'être du sujet. Cet usage est bon s'il est conforme à la loi des actes humains, et à la vraie fin de toute la vie humaine; et s'il est bon, l'homme qui agit est lui-même bon, purement et simplement. Ainsi l'Agir est ordonné à la fin commune de toute la vie humaine, et il intéresse la perfection propre de l’être humain. Le domaine de l'Agir est le domaine de la Moralité, ou du bien humain comme tel. La Prudence, vertu de l'intellect pratique qui rectifie l'Agir, se tient tout entière dans la ligne humaine. Reine des vertus morales, noble et faite pour commander, parce qu'elle mesure nos actes par rapport à une fin dernière qui est Dieu même souverainement aimé, elle garde pourtant un goût de misère, parce qu'elle a pour matière la multitude des nécessités et des circonstances et des négoces où s'agite la peine humaine, et parce qu’elle imprègne d’humanité tout ce qu'elle touche. Par opposition à l'Agir, les scolastiques définissaient le Faire comme l’action productrice, considérée non pas par rapport à l’usage qu’en la posant nous faisons de notre liberté, mais purement par rapport à la chose produite ou à l’œuvre prise en soi. Cette action est ce qu’elle doit être, elle est bonne dans son ordre, si elle est conforme aux règles et à la fin propre de l’œuvre à produire ; et l’effet auquel elle va si elle est bonne, c’est que cette œuvre soit bonne en elle-même. Ainsi le Faire est ordonné à telle ou telle fin particulière, prise à. part et se suffisant, non à la fin commune de la vie humaine, et il a rapport au bien ou à la perfection propre, non de l’homme opérant, mais de l’œuvre effectuée. Le domaine du Faire est le domaine de l’Art, au sens le plus universel de ce mot. L’Art, qui rectifie le Faire et non l’Agir, se tient donc en dehors de la ligne humaine, il a une fin, des règles, des valeurs, qui ne sont pas celles de l’homme, mais celles de l’œuvre à produire. Cette œuvre est tout pour l’Art, il n’y a pour lui qu’une loi, — les exigences et le bien de l’œuvre.

De là le pouvoir tyrannique et absorbant de l’Art, et aussi son étonnant pouvoir d’apaisement; il délivre de l’humain; il établit l’artifex, artiste ou artisan, dans un monde à part, clos, limité, absolu, où il met sa force d’homme et son intelligence d’homme et son temps d’homme au service d’une chose qu’il fait. Cela est vrai de tout art, l’ennui de vivre et de vouloir s’arrête à 1a porte de tout atelier. Mais si l’art n’est pas humain par sa fin, il est humain, essentiellement humain, par son mode d’opérer. C’est une œuvre d’homme qu’il s’agit de faire, il y faut la marque de l’homme: animal rationale . L’œuvre d’art a été pensée avant d’être faite, elle a été pétrie et préparée, formée, couvée, mûrie dans une raison avant de passer dans la matière. Et là elle gardera toujours la couleur et .la saveur de l’esprit. Son élément formel, ce qui la constitue dans son espèce et la fait ce qu’elle est, c’est sa régulation par l’intelligence[4]. Pour peu que diminue cet élément formel, pour autant se dissipe la réalité de l’art. L’œuvre à faire n’est que la matière de l’art, sa forme est la droite raison. Recta ratio factibilium, disons, pour essayer de rendre en français cette forte définition aristotélicienne et scolastique, que l'art est la droite déduction des œuvres à faire[5].

IV. L'ART EST UNE VERTU INTELLECTUELLE

Résumons maintenant ce que les scolastiques enseignaient de l’art en général, considéré dans l'artiste ou dans l’artisan et comme quelque chose de lui. 1. L’art est avant tout d’ordre intellectuel, son action consiste à imprimer une idée dans une matière: c'est donc dans l'intelligence de l’artifex qu’il réside, ou comme on dit, qu’il est subjecté. Il est une certaine qualité de cette intelligence. 2. Les Anciens appelaient habitus (εξις) des qualités d’un genre à part, qui sont essentiellement des dispositions stables perfectionnant dans la ligne de sa nature le sujet en qui elles sont[6]. La santé, la beauté sont des habitus du corps, la grâce sanctifiante est un habitus (surnaturel) de l'âme[7] ; d'autres habitus ont pour sujet les facultés ou puissances de l'âme, et comme la nature de celles-ci est de tendre à l’action, les habitus qui y sont subjectés les perfectionnent dans leur dynamisme même, sont des habitus opératifs: telles les vertus intellectuelles et les vertus morales. Nous acquérons cette dernière sorte d'habitus par l'exercice et l'accoutumance[8] ; mais il ne faut pas pour cela confondre l'habitus avec l’habitude au sens moderne de ce mot, c'est-à-dire avec le pli mécanique et la routine; l’habitus est tout le contraire de l’habitude ainsi entendue[9]. L'habitude, qui atteste le poids de la matière, siège dans les centres nerveux. L’habitus opératif, qui atteste l'activité de l’esprit, n’a son siège principal que dans une faculté immatérielle, dans l’intelligence ou la volonté. Lorsque par exemple l'intelligence, originellement indifférente à connaître ceci plutôt que cela, se démontre une vérité, elle dispose sa propre activité d'une certaine manière, elle suscite en elle-même une qualité qui la proportionné et la commensure à tel ou tel objet de spéculation, qui la hausse et la fixe à l'égard de cet objet, elle acquiert l'habitus d'une science. Les habitus sont des surélévations intrinsèques de la spontanéité vivante, des développements vitaux qui rendent l’âme meilleure dans un ordre donné et qui la gonflent d'une sève active: turgentia ubera animae, comme les appelle Jean de Saint-Thomas. Et les vivants seuls (c’est-à-dire les esprits, qui sont seuls parfaitement vivants), peuvent les acquérir, parce que seuls ils sont capables d'élever le niveau de leur être par leur activité même: ils ont ainsi, dans leurs facultés enrichies, des principes secondaires d'action dont ils usent quand ils le veulent, et qui leur rendent facile et délectable ce qui de soi est ardu. Les habitus sont comme des titres de noblesse métaphysiques, et autant que les dons innés ils font l'inégalité parmi les hommes. L'homme qui possède un habitus a en lui une qualité que rien ne peut payer ni remplacer; et il est à l'égard de celui qui ne l’a pas comme un homme bardé de fer à l'égard d’un homme nu : mais c'est d’une armure vivante et spirituelle qu’il s'agit là. Enfin l'habitus proprement dit est stable et permanent (difficile mobilia) en raison même de l’objet qui le Spécifie; il se distingue ainsi de la simple disposition, comme l’opinion par exemple[10]. L'objet par rapport auquel il perfectionne le sujet est lui-même immuable, — telle la vérité infaillible de la démonstration pour l'habitus de Science, — et c’est sur cet objet que prend la « qualité développée dans le sujet. De là la force et la rigidité des habitus, de là leur susceptibilité, — tout ce qui s'écarte de la droite ligne de leur objet les écorche, — de là leur intransigeance, — quelle concession pourraient-ils admettre? ils sont fixés dans un absolu, -— de là leur incommodité sociale. Les gens du monde, qui sont polis sur toutes les faces, n'aiment pas l'homme à habitus avec ses aspérités. L'Art est un habitus de l’intellect pratique. 3. Cet habitus est une vertu, c'est-à-dire une qualité qui triomphant de l’indétermination originelle de la faculté intellective, aiguisant et trempant à la fois la pointe de son activité, la porte à l'égard d'un objet défini à un certain maximum de perfection, donc d’efficacité opérative. Toute vertu étant ainsi déterminée à l'ultimum dont la puissance est capable[11], et tout mal étant un manque et une infirmité, la vertu ne peut porter qu’au bien : impossible d'user d’une vertu pour mal Faire; elle est essentiellement habitus operativus boni[12]. L'existence d’une telle vertu dans l’ouvrier est nécessaire au bien de l'œuvre, car le mode de l’action suit la disposition de l’agent, et tel on est, telles choses on opère[13]. Il faut qu’à l’œuvre à faire, pour qu’elle vienne bien, réponde dans l'âme de l’ouvrier une disposition qui crée entre l’une et l'autre cette sorte de conformité et de proportion intime que les scolastiques appelaient « connaturalité »; la Logique, la Musique, l'Architecture greffent dans le logicien le syllogisme, dans le musicien l’harmonie, dans l’architecte l’é— quilibre des masses. Par la vertu (le l'Art présente en eux, ils sont en quelque sorte leur œuvre avant de la faire, ils lui sont conformés pour pouvoir la former. Mais si l’art est une vertu de l’intellect pratique, et si toute vertu porte exclusivement au bien, (c’est-à-dire au vrai, dans le cas d’une vertu de l’intelligence). il faut conclure de là que l’Art comme tel (je dis l’Art, et non l’artiste, lequel agit souvent contre son art) ne se trompe jamais, et qu’il comporte une rectitude infaillible. Sinon d’ailleurs il ne serait pas un habitus proprement dit, ferme de par sa nature même. Les scolastiques ont longuement discuté sur cette infaillible rectitude de l’art, et plus généralement des vertus de l’intellect pratique (Prudence dans l’ordre de l’Agir, Art dans l’ordre du Faire). Comment l’intellect peut-il être rendu infailliblement vrai dans le domaine de l’individuel et du contingent? Ils répondaient par la distinction fondamentale de la vérité de l’intellect spéculatif, qui consiste à connaître, conformément à ce qui est, et de la vérité de l’intellect pratique, qui consiste à diriger, conformément à ce qui doit être selon la règle et la mesure de la chose à opérer[14]; s’il n'y a de science que du nécessaire, s’il n’y a pas de Vérité infaillible dans le connaître au sujet de ce qui peut être autrement qu’il n’est, il peut y avoir Vérité infaillible dans le diriger, il peut y avoir art, comme il y a prudence, au sujet du contingent.

Mais cette infaillibilité de l’art ne concerne que l’élément formel de l’opération, c’est-à-dire la régulation de l’œuvre par l’esprit. Que la main de l’artiste détaille, que son instrument cède, que la matière fléchisse, le défaut ainsi introduit dans le résultat, dans l’eventus, n’affecte en rien l’art lui-même et ne prouve pas que l’artiste a manqué à son art : dès l’instant que l’artiste, dans l’acte de jugement porté par son intellect, a imposé la règle et la mesure qui convenaient au cas donné, il n’y a pas eu en lui d'erreur, c’est-à-dire de fausse direction. L’artiste qui a l’habitus de l’art et la main qui tremble, Che ha l’habito dell’arte e man che trema, produit une œuvre imparfaite mais garde une vertu sans défaut. De même dans l’ordre moral, l’événement peut faillir, l’acte posé selon les règles de la prudence n’en aura pas moins été infailliblement droit. Bien qu’extrinsèquement et du côté de la matière il comporte contingence et faillibilité, l’art en lui-même, c’est-à-dire du côté de la forme, et de la régulation qui vient de l’esprit, n’est pas oscillant comme l’opinion, il est planté dans la certitude.

ll suit de là que l'habileté manuelle ne fait pas partie de l'art, elle n'en est qu’une condition matérielle et extrinsèque ; le travail grâce auquel le virtuose qui « citharise » acquiert l’agilité des doigts n'accroît pas son art lui-même et n'engendre pas d'art Spécial, il ne fait qu'ôter un empêchement physique à l’exercice de l’art, « non generat novam artem, sed tollit impedimentum exercitii ejus[15] » : l’art se tient tout entier du côté de l’esprit. _ 4. —- Pour en mieux préciser la nature, les anciens le comparaient à la Prudence, qui est aussi une vertu de l’intellect pratique. En distinguant et en opposant ainsi l'Art et la Prudence, ils mettaient le doigt sur un point vital de la psychologie des actes humains. a) L’Art, nous l'avons déjà dit, est dans la ligne du Faire, la Prudence est dans la ligne de l’Agir. Elle discerne et applique les moyens de parvenir à nos fins morales, qui sont elles-mêmes subordonnées à la fin ultime de toute la vie humaine, c’est-à-dire à Dieu. Métaphoriquement elle est, si l’on veut, un art, mais c’est l'art du totum bene vivere[16],  art que seuls les saints possèdent pleinement[17], avec la Prudence surnaturelle, et surtout avec les Dons du Saint-Esprit, qui les meuvent aux choses divines selon un mode divin, et les font agir sous la régulation même de l’Esprit de Dieu, et de son Art amoureux, en leur donnant des ailes d'aigle pour les aider à marcher sur la terre : assument pennae ut aquilae, current, et non laborabunt, ambulabunt, et non deficien[18]t. L'Art ne s’occupe pas de notre vie, mais seulement de telles ou telles fins particulières et extrahumaines qui sont vis-à-vis de lui un terme ultime. La Prudence opère pour le bien de celui qui agit, ad bonum operantis, l'Art opère pour le bien de l’œuvre faite, ad bonum operis, et tout ce qui le détourne de ce but l'adultère et le diminue lui-même. Dès l’instant que l'Artiste œuvre bien, — comme dès l’instant que le Géomètre démontre, — « peu importe qu’il soit joyeux ou en colère[19] ». S'il est coléreux ou jaloux, il pèche comme homme, il ne pèche pas comme artiste[20]. L’Art ne tend nullement à ce que l’artiste soit bon dans son propre agir d’homme, il tendrait plutôt à ce que l’œuvre produite, si cela était possible, fît elle-même dans sa propre ligne un usage parfait de son activité[21] ; mais l’art humain ne produit pas d’œuvres qui se meuvent d’elles-mêmes à l’action, Dieu seul en fait de cette sorte, et ainsi les saints sont vraiment et à la lettre son chef-d’œuvre de maître-ouvrier. Après cela, comme l’artiste est homme avant d’être artiste, on voit aisément les conflits qui mettront aux prises, chez lui, l’Art et la Prudence, sa vertu de Fabricateur et sa vertu d’Homme. Sans doute la Prudence elle-même, qui juge en tout selon les cas particuliers, ne lui appliquera pas les mêmes règles qu’au laboureur ou au négociant, et ne demandera pas à Rembrandt ou à Léon Bloy de faire des œuvres qui rapportent, pour assurer les aises matérielles de leur famille. Il lui faudra pourtant un certain héroïsme pour se maintenir toujours dans la droite ligne de l’Agir, et pour ne pas sacrifier sa substance immortelle à l’idole dévorante qu’il a dans l’âme. A vrai dire de tels conflits ne peuvent être abolis que si une humilité profonde rend pour ainsi parler l’artiste inconscient de son art, ou si la toute-puissante onction de la sagesse donne à tout ce qui est en lui le sommeil et la paix de l’amour. Fra Angelico n’a pas ressenti ces contrariétés intérieures. Il reste néanmoins que le pur artiste abstraitement pris comme tel, reduplicative ut sic, est quelque chose d’entièrement amoral. b) La Prudence ne perfectionne l’intelligence qu’en présupposant que la volonté est droite dans sa ligne d’appétit humain, c’est-à-dire à l’égard de son propre bien, qui est le bien de tout l’homme[22] : en effet elle ne s’occupe que de déterminer les moyens, par rapport à telles fins humaines concrètes déjà voulues, elle présuppose donc que l’appétit est bien disposé à l’égard de ces fins. L’Art, au contraire, perfectionne l’intelligence sans présupposer la rectitude de la volonté dans sa propre ligne d’appétit humain, les fins qu’il vise étant hors de la ligne du bien humain. Aussi bien « le mouvement de l’appétit, qui corrompt l’estimation de la prudence, ne corrompt-il pas l’estimation de l’art, non plus que celle de la géométrie [23]. » C’est pourquoi l’art donne seulement le pouvoir du bien faire (facultas boni operis), et non pas l’usage même du bien faire[24]. L’artiste s’il veut, peut ne pas user ou mal user de son art, comme le grammairien, s’il veut, peut faire un barbarisme, la vertu d’art qui est en lui n’en est pas pour cela moins parfaite. Selon le mot célèbre d’Aristote[25], qui eût compris, n’en doutons pas, les fantaisies d’Erik Satie, l’artiste qui pèche contre son art n’est pas blâmé s’il pèche en le voulant comme s’il péchait sans le vouloir, au lieu que l’homme qui pèche contre la prudence ou contre la justice est blâmé davantage s’il pèche en le voulant que s’il pèche sans le vouloir. Les Anciens remarquaient là-dessus que l’Art et la Prudence ont l’un et l’autre à juger d’abord et à commander ensuite, mais que l’acte principal de l’art est seulement de juger, tandis que l’acte principal de la prudence est de commander. Perfectio artis consistit in judicando[26]. c) Enfin la Prudence ayant pour matière, non pas une chose a faire, un objet déterminé dans l’être, mais le pur usage que le sujet fait de sa liberté, n’a pas de voies certaines et déterminées, ou de règles fixes. Son point fixe c’est la droite fin à laquelle tendent les vertus morales, et dont il s'agit de déterminer le juste moyen. Mais pour atteindre cette fin, et pour appliquer les principes universels de la science morale, préceptes et conseils, à l'action particulière à produire, il n'y a pas de règles toutes faites; car cette action est enrobée dans un tissu de circonstances qui l’individualisent, et en font à chaque fois un cas vrai— ment nouveau[27]. En chacun de ces cas, et surtout quand il s’agit par exemple de déterminer la mesure exacte de deux vertus qui doivent être pratiquées en même temps, fermeté et douceur, humilité et magnanimité, miséricorde et vérité, etc. , il y aura une manière particulière de se conformer à la fin. C’est à la Prudence de trouver cette manière, en usant de voies ou de règles subordonnées à la volonté qui choisit selon l’occurrence des circonstances et des occasions, en elles-mêmes contingentes et non déterminées à l'avance, qui ne seront fixées avec certitude et rendues absolument déterminées que parle jugement ou l'arbitre du Prudent, et que les scolastiques appelaient à cause de cela regulae arbitrariae. Singulière pour chaque cas singulier, la régulation de la Prudence n'en est pas moins certaine et infaillible, comme il a été dit plus haut, parce que la vérité du jugement prudentiel se prend par rapport à l’intention droite (per conformitatem ad appetitum rectum), non par rapport à l’événement; et à supposer le retour d'un second cas, ou d'une infinité de cas, de tous points identiques à un cas donné, c’est strictement la même régulation; imposée à celui-ci qui devrait leur être imposée à tous : mais il n'y aura jamais un seul cas moral qui soit entièrement identique à un autre[28]. On voit par la qu’aucune science ne peut remplacer la Prudence, car la science, si casuistiquement compliquée qu'on la suppose, n'a jamais que des règles générales et déterminées. On voit aussi pourquoi la Prudence a absolument besoin, pour affermir son jugement, de recourir à cette exploration tâtonnante et multipliée que les anciens nommaient le consilium (la délibération, le conseil). L’Art au contraire, qui a pour matière une chose à faire, procède par des voies certaines et determinées, « imo nihil aliud ars esse videtur, quam certa ordinatio rationis, quomodo per determinata media ad determinatum finem actus humani perveniant[29]. » Les Scolastiques l'affirment constamment après Aristote, et ils Font de cette pos— session de règles certaines une propriété essentielle de l’art comme tel. Nous présenterons plus loin quelques remarques au sujet de ces règles fixes dans le cas des beaux-arts. Souvenons-nous ici que les Anciens traitaient de la vertu d’Art considérée en elle-même et dans toute sa généralité, non dans telle de ses espèces, en sorte que l'exemple le plus simple de l’art ainsi considéré, celui où se réalise tout d’abord le concept générique de l’art, doit être cherché dans les arts mécaniques. L'art du fabricant de navires ou de l'horloger a pour fin propre _une fin invariable et universelle, déterminée par la raison : permettre à l'homme d’aller sur l'eau, ou lui indiquer l’heure, la chose à faire, navire ou horloge, n’étant elle-même qu'une matière à. conformer selon cette fin. Et pour cela il y a des règles fixes, déterminées elles aussi par la raison, en fonction de ladite fin et d'un certain ensemble de conditions. Ainsi l’effet produit est sans doute individuel, et dans les cas où la matière de l’art est particulièrement contingente et défectible, comme dans la Médecine par exemple, ou dans l'Agriculture, ou dans l'Art militaire, il faudra que pour appliquer ses règles fixes l'art use de règles contingentes (regulae arbitrariae) et d'une sorte de prudence, il faudra aussi qu'il ait recours à la délibération, au consilium. Il n'en reste pas moins que de soi l’Art tient sa fermeté de ses règles rationnelles et universelles, non du consilium et que la rectitude de son jugement n'est pas prise, comme pour la Prudence, des circonstances et des occurrences, mais bien des voies certaines et déterminées qui lui sont propres[30]. C'est pourquoi certains arts peuvent être des sciences, —— sciences pratiques comme la Médecine ou comme la Chirurgie (que les théologiens de Salamanque conjoignaient irrévérencieusement à l'art du barbier, ara chirurgico-barbifica), ou même sciences spéculatives comme la Logique. 5. —En résumé, l'Art est donc plus exclusivement intellectuel que la Prudence. Tandis que la Prudence a pour sujet l'intellect pratique en tant que présupposant la volonté droite et dépendante d’elle[31], l’Art ne s'occupe pas du bien propre de la volonté, et des fins qu'elle poursuit dans sa ligne d'appétit humain; et s'il suppose une certaine rectitude de l’appétit[32], c’est encore par rapport à quelque fin proprement intellectuelle. Comme la Science c'est à un objet qu’il est rive' (objet à faire il est vrai, non à contempler). Il n'use du circuit de la délibération et du conseil que par accident. Bien qu'il produise des actes et des effets individuels, il ne juge pas, sinon accessoirement, d'après les contingences circonstancielles, et ainsi il regarde moins que la Prudence l'individuation des actions et le hic et nunc[33]. Bref si en raison de sa matière, qui est contingente, il convient avec la Prudence plus qu'avec la Science, selon sa raison formelle et en tant que vertu, il convient avec la Science et les habitus de l’intellect spéculatif plus qu'avec la Prudence : ars magis convenit cum habitibus speculativis in ratione virtutis, quam cum prudentia[34]. Le Savant est un Intellectuel qui démontre, l'Artiste est un Intellectuel qui opère, le Prudent est un Volontaire intelligent qui agit bien. Telle est, dans ses traits principaux, l'idée que les Scolastiques se faisaient de l’Art. Non seulement dans Phidias et dans Praxitèle, mais dans le menuisier et le forgeron de nos villages, ils reconnaissaient un déve10ppement intrinsèque de la raison, une noblesse de l'intelligence. La vertu de artifex n’était pas à leurs yeux la force du muscle ou la souplesse des doigts, ou la rapidité du geste chronométré et « taylorisé », elle n'était pas non plus cette pure agilité empirique (experimentum) qui se forme dans la mémoire et dans la raison animale (cogitative), qui imite l'art et dont l'art a absolument besoin[35], mais qui reste de soi extrinsèque à l'art. Elle était une vertu de l'intelligence, et elle dotait l’artisan le plus humble d’une certaine perfection de l’esprit. L'artisan, dans le type normal du développement humain et des civilisations vraiment humaines, représente le commun des hommes. Si le Christ a voulu être artisan de petite bourgade, c'est qu’il voulait assumer la condition ordinaire de l’humanité[36]. Les docteurs du moyen âge n’étudiaient pas seulement, comme beaucoup de nos psychologues introspecteurs, l’homme de ville, de bibliothèque ou d'académie, ils avaient souci de la grande humanité commune. Mais ce faisant ils étudiaient encore leur Maître. Considérant l’art ou l’activité propre de l'artifex, ils considéraient l'activité que le Seigneur a exercée par choix durant toute sa vie cachée; ils considéraient aussi, d'une certaine manière, l'activité même du Père ; car ils savaient que la vertu d'Art se dit en propre de Dieu, comme la Bonté et la Justice[37] , et que le Fils, en exerçant son métier de pauvre, était encore l'image du Père, et de son action qui ne cesse pas[38] : Philippe, qui videt Me, videt et Patrem. Il est curieux de constater que dans leurs classifications les anciens ne donnaient pas une place à parte ce que nous appelons les beaux-arts[39]. Ils divisaient les arts en serviles et libéraux, selon qu'ils exigeaient ou non le travail du corps[40], ou plutôt, car cette division, qui va plus loin qu'on ne pense, était prise du concept même de l'art, recta ratio factibilium, selon que l'œuvre à faire était dans un cas un effet produit dans la matière (factibile proprement dit), dans l'autre une pure construction Spirituelle demeurant dans l'âme[41].

A ce compte-là la Sculpture et la Peinture faisaient partie des arts serviles[42], et la Musique des arts libéraux, où elle voisinait avec l'Arithmétique et la Logique : car le Musicien dispose intellectuellement des sons dans son âme, comme l’Arithméticien y dispose des nombres, et le Logicien des concepts; l’expression orale ou instrumentale, qui Fait passer dans les successions fluides de la matière sonore les constructions ainsi achevées dans l'esprit, n’étant qu’une conséquence extrinsèque et un simple moyen de ces arts. Dans la structure puissamment sociale de la civilisation médiévale, l'artiste avait seulement rang d'artisan, et toute espèce de développement anarchique était interdite à son individualisme, parce qu’une naturelle discipline sociale lui imposait du dehors certaines conditions limitatives[43]. Il ne travaillait pas pour les gens du monde et pour les marchands, mais pour le peuple fidèle, dont il avait mission d’abriter la prière, d’instruire l’intelligence, de réjouir l’âme et les yeux. O temps incomparables, où un peuple ingénu était formé dans la beauté sans même s’en apercevoir, comme les parfaits religieux doivent prier sans savoir qu’ils prient[44]! où docteurs et imagiers enseignaient amoureusement les pauvres, et où les pauvres goûtaient leur enseignement, parce qu’ils étaient tous de la même race royale née de l’eau et de l’Esprit. On créait des choses plus belles alors, et on s’adorait moins. La bienheureuse humilité où l'artiste était placé exaltait sa force et sa liberté. La Renaissance devait affoler l'artiste, et en taire le plus malheureux des hommes, -—- au moment même où le monde allait lui devenir moins habitable, — en lui révélant sa propre grandeur, et en lâchant sur lui la féroce Beauté que la Foi tenait charmée, et menait après soi, docile, attachée par un fil de la Vierge[45].

 

V. L'ART ET LA BEAUTÉ

Saint Thomas, qui avait autant de simplicité que de sagesse, définissait le beau ce qui plaît à voir, id quod visum placet[46]. Ces quatre mots disent tout ce qu’il faut : une vision, c'est-à-dire une connaissance intuitive, et une joie. Le Beau est ce qui donne la joie, non pas toute joie, mais la joie dans le connaître ; non pas la joie propre de l’acte de connaître, mais une joie qui surabonde et déborde de cet acte à cause de l'objet connu. Si une chose exalte et délecte l'âme par là même qu'elle est donnée à son intuition, elle est bonne à appréhender, elle est belle[47]. La Beauté est essentiellement objet intelligence, car ce qui connaît; au sens plein du mot, c'est l'intelligence, qui seule est ouverte à l’infinité de l'être. Le lieu naturel de la Beauté est le monde intelligible, c’est de là qu'elle descend. Mais elle tombe aussi, d'une certaine manière, sous les prises des sens, dans la mesure où chez l’homme ils servent l’intelligence et peuvent eux-mêmes jouir dans le connaître : « c'est, parmi tous les sens, à la vue et à l’ouïe seulement que le beau a rapport, parce que ces deux sens sont maxime cognoscitivi[48]. » La part des sens dans la perception de la beauté est même rendue énorme chez nous du fait que notre intelligence n’est pas intuitive comme celle de l’ange; elle voit sans doute, mais à condition d’abstraire et de discourir; seule la connaissance sensitive possède à la perfection chez l’homme l’intuitivité requise à la perception du beau. Ainsi l’homme peut sans doute jouir de la beauté purement intelligible, mais le beau connaturel à l’homme, c’est celui qui vient délecter l’intelligence par les sens et par leur intuition. Tel est aussi le beau propre de notre Art, qui travaille une matière sensible pour faire la joie de l’esprit. Il voudrait croire ainsi que le paradis n’est pas perdu. Il a le goût du paradis terrestre, parce qu’il restitue, pour un instant, la paix et la délectation simultanée de l’intelligence et des sens. Si la beauté délecte l’intelligence, c’est qu’elle est essentiellement une certaine excellence ou perfection dans la proportion des choses à l’intelligence. De là les trois conditions que lui assignait

 

saint Thomas[49]  : intégrité, parce que l'intelligence aime l'être, proportion, parce que l'intelligence aime l'ordre et aime l'unité, enfin et surtout éclat ou clarté, parce que l'intelligence aime la lumière et l'intelligibilité. Un certain resplendissement est en effet d'après tous les anciens le caractère essentiel de la beauté, — claritas est de ratione pulchritudinis[50], lux pulchrificat, quia sine luce omnia sunt turpia[51] -- mais c'est un resplendissement d’intelligibilité : splendor veri, disaient les Platoniciens, splendor ordinis, disait saint Augustin, ajoutant que « l'unité est la forme de toute beauté[52] », splendor formae, disait saint Thomas dans son langage précis de métaphysicien : car la « forme », c’est-à-dire le principe qui fait la perfection propre de tout ce qui est, qui constitue et achève les choses dans leur essence et dans leurs qualités, qui est enfin, si l'on peut ainsi parler, l’être purement être ou l’être spirituel de toute réalité, est avant tout le principe propre d'intelligibilité, la clarté propre de toute chose. Aussi bien toute forme est-elle un vestige ou un rayon de l'Intelligence créatrice imprimé au cœur de l'être créé. Tout ordre et toute proportion d'autre part est œuvre d'intelligence. Et ainsi, dire avec les scolastiques que la beauté est le resplendissement de la forme sur les parties proportionnées de la matière[53], c'est dire qu'elle est une fulguration d'intelligence sur une matière intelligemment disposée. L’intelligence jouit du beau parce qu'en lui elle se retrouve et se reconnaît, et prend contact avec sa propre lumière. Cela est si vrai que ceux-là —tel un François d’Assise — remarquent et savourent davantage la beauté des choses, qui savent qu'elles sortent d'une intelligence, et qui les rapportent à leur auteur. Sans doute toute beauté sensible suppose une certaine délectation de l’œil lui—même ou de l’oreille ou de l'imagination; mais il n'y a beauté que si l’intelligence jouit aussi de quelque manière. Une belle couleur « rince l’oeil » comme un parfum puissant dilate la narine; mais de ces deux «formes » ou qualités la couleur seule est dite belle, parce qu'étant reçue, au contraire du parfum, dans un sens capable de connaissance désintéressée[54], elle peut être, même par son éclat purement sensible, un objet de joie pour l'intelligence. Au reste, plus l’homme élève sa culture, plus se spiritualise l'éclat de la forme qui le ravit.

Il importe toutefois de remarquer que dans le beau que nous avons appelé connaturel à l’homme, et qui est .propre à l'art humain, cet éclat de la forme, si purement intelligible qu'il puisse être en lui-même, est saisi donc le sensible et par le sensible, et non pas séparément de lui. L'intuition du beau artistique se tient ainsi à l'extrême opposé de l'abstraction du vrai scientifique. Car c'est par l’appréhension même du sens que la lumière de l’être Vient ici pénétrer l’intelligence. L'intelligence alors, détournée de tout effort d'abstraction, jouit sans travail et sans discours. Elle est dispensée de son labeur ordinaire, elle n'a pas à dégager un intelligible de la matière où il est enfoui, pour en parcourir pas à pas les divers attributs ; comme le cerf à la source d'eau vive, elle n'a rien à faire qu’à boire, elle boit la clarté de l'être. Fixée dans l’intuition du sens, elle est irradiée par une lumière intelligible qui lui est donnée d'un coup, dans le sensible même où elle resplendit, et qu'elle ne saisit pas sub ratione veri, mais plutôt sub ratione delectabilis, par l'heureuse mise en acte qu’elle lui procure et par la joie qui s'ensuit dans l'appétit, qui s’élance comme à son objet propre à tout bien de l'âme. Après coup seulement elle analysera plus ou moins bien les causes de cette joie par la réflexion[55]. Ainsi, quoique le beau tienne au vrai métaphysique en ce sens que tout resplendissement d’intelligibilité dans les choses suppose quelque conformité à l'intelligence cause des choses,- néanmoins le beau n'est pas une espèce de vrai, mais une espèce de bien[56]; la perception du beau a rapport à la connaissance, mais pour s'y ajouter, « comme à la jeunesse s'ajoute sa fleur »; elle est moins une espèce de connaissance qu'une espèce de délectation. Le beau est essentiellement délectable. C'est pourquoi, de par sa nature même et en tant que beau, il meut le désir et produit l'amour, il a une force unitive, tandis que le vrai comme tel ne fait qu'illuminer. « Omnibus igitur est pulchrum et bonum desiderabile et amabile et diligibile[57]. » C'est pour sa beauté que la Sagesse est aimée[58]. Et c'est pour elle-même que toute beauté est d'abord aimée, même si ensuite la chair trop faible est prise au piège. L'amour à son tour produit l’extase, c'est-à-dire qu’il met celui qui aime hors de son moi; ex-stase dont l'âme éprouve une forme diminuée quand elle est saisie par la beauté de l’œuvre d’art, et la plénitude quand elle est bue, comme la rosée, par la beauté de Dieu. Et de Dieu même, selon Denys l’Aréopagite[59], il faut oser dire qu’il souffre en quelque façon extase d’amour, à cause de l’abondance de sa bonté qui lui fait répandre en toutes choses une participation de sa Splendeur. Mais son amour à lui cause la beauté de ce qu’il aime, tandis que notre amour à nous est causé par la beauté de ce que nous aimons. Ce que les Anciens disaient du Beau doit être pris dans le sens le plus formel, en évitant de matérialiser leur pensée en aucune spécification trop étroite. Il n’y a pas une manière mais mille et dix mille manières dont la notion d’intégrité, ou de perfection, ou d’achèvement, peut se réaliser. L’absence de tête ou de bras est un manque d’intégrité fort appréciable dans une femme, et fort peu appréciable dans une statue, quelque chagrin qu’ait éprouvé M. Ravaisson de ne pouvoir compléter la Vénus de Milo. Le moindre croquis de Vinci, voire de Rodin, est plus achevé que le plus accompli Bouguereau. Et s’il plaît à un futuriste de ne faire qu’un oeil, ou un quart d’oeil, à la dame qu’il portraiture, nul ne lui en conteste le droit, on demande seulement, — là est tout le problème, - que ce quart d’oeil soit justement tout ce qu’il faut d’oeil à ladite dame dans le cas donné. Il en va de même pour la proportion, la convenance ou l’harmonie. Elles se diversifient selon les objets et selon les fins. La bonne proportion de l’homme n’est pas celle de l’enfant. Les figures construites selon le canon grec ou le canon égyptien sont parfaitement proportionnées dans leur genre. Mais les bonshommes de Rouault sont aussi parfaitement proportionnés, dans leur genre. Intégrité et proportion n’ont aucune signification absolue[60], et doivent s’entendre uniquement par rapport; à la fin de l’œuvre, qui est de faire resplendir une forme sur la matière. Enfin et surtout cet éclat de la forme lui-même, qui est l’essentiel de la beauté, a une infinité de manières diverses de briller sur la matière. C’est l’éclat sensible de la couleur ou du timbre, c’est la clarté intelligible d'une arabesque ou d'un équilibre, d'une activité ou d'un mouvement, c'est le reflet sur les choses d'une pensée d'homme ou d'une pensée divine, c'est surtout la Splendeur profonde de l'âme qui transparaît, de l'âme principe de vie et de force animale ou principe de vie spirituelle, de douleur et de passion. Il y a encore un resplendissement plus élevé, c'est celui de la grâce, que les Grecs n'ont pas connu. La beauté n'est donc pas la conformité à un certain type idéal et immuable, au sens où l'entendent ceux qui confondant le vrai et le beau, la connaissance et la délectation, veulent que pour percevoir la‘ beauté, l'homme découvre « par la vision des idées », « a travers l'enveloppe matérielle », « l'invisible essence des choses » et leur « type nécessaire»[61] . Saint Thomas était bien éloigné de ce pseudo platonisme, comme du bazar idéaliste de Winckelman et de David. Il y a beauté pour lui dès que le rayonnement d'une forme quelconque sur une matière convenablement proportionnée vient faire le bien-être de l'intelligence, et il prend soin de nous avertir que d'une certaine manière la beauté est relative, — relative non pas aux dispositions du sujet, au sens où les modernes entendent le mot relativité, mais à la nature propre et à la fin de la chose, et aux conditions formelles sous lesquelles elle est prise. « Pulchritudo quodammodo dicitur per respectum ad aliquid...[62] » « Alia enim est pulchritudo Spiritus et alia corporis, atque alia hujus et illius corporis[63] . » Et si belle que soit une chose créée, elle peut paraître belle aux uns et non aux autres, parce qu'elle n'est belle que sous certains aspects, que les uns découvrent et que les autres ne voient pas : elle est ainsi « belle en un lieu et non belle en un autre. » S'il en est ainsi, c’est que le beau appartient à l'ordre des trascendentaux, c'est-à-dire des concepts qui dépassent toute limite de genre ou de catégorie, et qui ne se laissent enfermer dans aucune classe, parce qu’ils imbibent tout et se retrouvent partout. Comme l’un, le vrai et le bien, il est l'être même pris sous un certain aspect, il est une propriété de l’être; il n'est pas un accident surajouté à l’être, il n’ajoute à l’être qu’une  relation de raison, il est l'être en tant que délectant par sa seule intuition une nature intellectuelle. Ainsi toute chose est belle, comme toute chose est bonne, au moins sous un certain rapport. Et comme l'être est partout présent et partout varié, le beau de même est partout répandu et partout varié. Comme l'être et les autres transcendentaux, il est essentiellement analogue, c’est— à-dire qu'il se dit à des titres divers, sub diversa ratione, des divers sujets dont il est dit : chaque sorte d'être est à sa manière, est bonne à sa manière, est belle à sa manière. Les concepts analogues se disent en propre de Dieu, en qui la perfection qu’ils désignent existe d'une façon “ formelle-éminente ", à l’état pur et infini. Dieu est leur " souverain analogué "[64] , et ils ne se retrouvent dans les choses que comme un reflet dispersé et prismatisé du visage de Dieu[65]. Ainsi la Beauté est un des noms divins. Dieu est beau. Il est le plus beau des êtres, parce que, comme l’exposent Denys l’Aréopagite et saint Thomas[66], sa beauté est sans altération ni vicissitude, sans augmentation ni diminution; et parce qu'elle n'est pas comme celle des choses, qui toutes ont une beauté particularisée, « particulatam pulchritudinem, sicut et particulatam naturam ». Il est beau par lui-même et en lui-même, beau absolument. Il est beau à l'excès (superpulcher), parce qu'en l'unité parfaitement simple de sa nature préexiste d'une manière surexcellente la fontaine de toute beauté. Il est la Beauté même, parce qu'il donne la beauté à tous les êtres créés, selon la propriété de chacun, et parce qu’il est la cause de toute consonance et de toute clarté. Toute forme en effet, c'est-à-dire toute lumière, est « une certaine irradiation provenant de la clarté première », « une participation de la divine clarté ». Et toute consonance ou toute harmonie, toute concorde, toute amitié et toute union quelle qu'elle soit entre les êtres procède de la divine beauté, type primitif et suréminent de toute consonance, qui rassemble toutes choses les unes avec les autres et qui les appelle toutes à soi, méritant bien en cela « le nom de καλος qui dérive d’appeler. » Ainsi « la beauté de la créature n’est rien d’autre qu’une similitude de la beauté divine participée dans les choses », et d’autre part toute forme étant prin— cipe d’être et toute consonance ou toute harmonie étant conservatrice de l’être, il faut dire que la beauté divine est cause de l’être de tout ce qui est. Ex divina pulchritudine esse omnium derivature [67]. Dans la Trinité, ajoute saint Thomas[68], c’est au Fils que le nom de Beauté est attribué en propre. Quant à l’intégrité en effet ou à la perfection, il a vraiment et parfaitement en soi, sans nulle diminution, la nature du Père. Quant à la proportion due ou à la consonance il est l’image du Père expresse et parfaitement ressemblante : et c'est là la proportion qui convient à l’image comme telle. Enfin quant à la clarté il est le Verbe, qui est la lumière et la Splendeur de l’intelligence, « verbe parfait à qui rien ne manque, et pour ainsi dire art du Dieu tout-puissant[69] ». La Beauté appartient donc à l’ordre transcendantal et métaphysique. C’est pourquoi elle tend d’elle-même à porter l’âme au-delà du créé. Parlant de l’instinct du Beau, « c’est lui », écrit le poète maudit à qui l’art moderne doit d’avoir repris conscience du caractère essentiellement métaphysique et de la Spiritualité despotique de la Beauté, « c'est cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la Terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C'est à la fois par la poésie et à travers; la poésie, par et à travers la musique, que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ; et quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d'une mélancolie irritée, d'une postulation des nerfs, d’une nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatement, sur cette terre même, d'un paradis révélé[70]. » Dès qu’on touche à un transcendantal, on touche à l'être lui—même, à une ressemblance de Dieu, à un absolu, à la noblesse et à la joie de notre vie; on entre dans le domaine de l’esprit. Il est remarquable que les hommes ne communiquent vraiment entre eux qu'en passant par l'être ou l'une de ses propriétés. C'est par là seulement qu'ils s’évadent de l’individualité où les enferme la matière. S'ils restent dans le plan de leurs besoins sensibles et de leur moi sentimental, ils ont beau se raconter les uns aux autres, ils ne se comprennent pas. Ils s'observent sans se voir, infiniment seuls chacun, quand même le travail ou la volupté les rive ensemble. Mais touche-t-on au Bien et à l'Amour, comme les saints, touche-t-on au Vrai, comme un Aristote, touche-t-on au Beau, comme un Dante ou un Bach ou un Giotto, alors le contact est mis, les âmes communiquent. Les hommes ne sont réunis réellement que par l’esprit, la lumière seule les rassemble, « intellectualia et rationalia omnia congregans, et indestructibilia faciens[71] ». L’Art en général tend à faire une œuvre. Mais certains arts tendent à faire une œuvre belle, et par là ils diffèrent essentiellement de tous les autres. L'œuvre à laquelle travaillent tous les autres arts est elle-même ordonnée à l'utilité de l’homme, elle est donc un pur moyen; et elle est tout entière enfermée dans un genre matériel déterminé. L'œuvre à laquelle travaillent les beaux-arts est ordonnée à la Beauté ; en tant que belle elle est une fin, un absolu, elle se suffit; et si en tant qu'œuvre à faire elle est matérielle et enfermée dans un genre, en tant que belle elle appartient au règne de l’esprit, et plonge dans la transcendance et dans l’infinité de l’être. Les beaux-arts se détachent ainsi dans le genre art comme l'homme se détache dans le genre animal. Et comme l'homme lui-même ils sont pareils à un horizon où la matière et l'esprit viendraient se toucher. Ils ont une âme spirituelle. De là pour eux bien des propriétés distinctives. Leur contact avec le Beau modifie en eux certains caractères de l’art en général, notamment, comme nous essaierons de le montrer, en ce qui concerne les règles de l'art; il accuse au contraire et porte à une sorte d'excès d'autres caractères génériques de la vertu artistique, avant tout son caractère d’intellectualité, et sa ressemblance avec les vertus spéculatives. Il y a une analogie singulière entre les beaux-arts et la sagesse. Ils sont comme elle ordonnés à un objet qui dépasse l’homme et qui vaut par soi, et dont l'amplitude est sans limite, car la beauté est infinie comme l'être. Ils sont désintéressés, désirés pour eux-mêmes, vraiment nobles parce que leur œuvre prise en soi n'est pas Faite pour qu'on s'en serve comme d'un moyen, mais pour qu'on en jouisse comme d’une fin, étant un fruit véritable, aliquid ultimum et delectabile. Toute leur valeur est Spirituelle, et leur mode d'être est contemplatif. Car si la contemplation n’est pas leur acte comme elle est l'acte de la sagesse, néanmoins ils visent à produire une délectation intellectuelle, c'est à dire une sorte de contemplation, et ils supposent aussi chez l'artiste une sorte de contemplation, d’où la beauté de l'œuvre doit surabonder. C'est pourquoi il est possible de leur appliquer, toutes proportions gardées, ce que saint Thomas dit de la sagesse lorsqu'il la compare au jeu[72] : « C'est avec raison que la contemplation de la sagesse est comparée au jeu, pour deux choses que l'on trouve dans le jeu. La première, c'est que le jeu est délectable, et la contemplation de la sagesse a la plus grande délectation, selon ce que la Sagesse dit d'elle-même dans l'Ecclésiastique : mon esprit est plus doux que le miel. La seconde, c'est que les opérations du jeu ne sont pas ordonnées à autre chose, mais sont recherchées pour elles-mêmes. Et il en est de même des délectations de la sagesse... C'est pourquoi la divine Sagesse compare au jeu sa délectation : je me délectais chaque jour, jouant devant lui dans l’orbe des terres[73] »  Mais l'Art demeure toujours essentiellement dans l'ordre du Faire, et c'est par un travail d'esclave sur une matière qu’il vise la joie de l’es— prit. De là pour l'artiste une condition étrange et pathétique, image elle-même de la condition de l’homme dans le monde, où il doit s’user parmi les corps et vivre avec les esprits. Tout en blâmant les vieux poètes qui faisaient la divinité envieuse, Aristote reconnaît qu'ils avaient raison de dire qu’à elle seule est réservée la possession de la sagesse en vraie propriété : « Ce n'est pas une possession humaine, car de beaucoup de manières la nature, des hommes est serve[74]. » Produire de la beauté appartient de même à Dieu seul en vraie propriété. Et si la condition de l'artiste est plus humaine, et moins haute, que celle du métaphysicien, elle est aussi plus discordante et plus douloureuse, parce que son activité ne se tient pas tout entière dans la pure immanence des opérations spirituelles, et ne consiste pas en elle— même à contempler, mais à faire. Sans avoir la lumière ni la nourriture de la sagesse, il est pris par les dures exigences de l'intelligence et de la vie spéculative, et il est condamne a toutes les misères serviles de la pratique et de la production temporelle. « O mon frère Léon, petite bête du bon Dieu, quand bien même un frère mineur parlerait la langue des anges et ressusciterait un homme mort depuis quatre jours, inscris bien que ce n’est pas là que se trouve la joie parfaite... » Quand l'Artiste enfermerait dans son œuvre toute la lumière du ciel et toute la grâce du premier Jardin, il n'aurait pas la joie parfaite, parce qu'il est sur les traces de la sagesse et court a l'odeur de ses parfums, mais ne la possède pas. Quand le Philosophe connaîtrait toutes les rai— sons intelligibles et toutes les vertus de l'être, il n'aurait pas la joie parfaite, parce que sa sagesse est humaine. Quand le théologien saurait toutes les analogies des processions divines et tous les pourquoi des actions du Christ, il n’aurait pas la joie parfaite, parce que sa sagesse a une origine divine mais un mode humain, et une voix humaine. Ah ! les voix, mourez donc, mourantes que vous êtes ! Les Pauvres et les Pacifiques ont seuls la joie parfaite parce qu'ils possèdent la sagesse et la contemplation par excellence, dans le silence des créatures et dans la voix de l'Amour; unis sans intermédiaire à la Vérité subsistante, ils connaissent « la douceur que Dieu donne, et le goût délicieux du Saint-Esprit[75] ». C’est ce qui faisait dire à saint Thomas, parlant quelque temps avant de mourir de sa Somme inachevée: « Cela me semble de la paille, mihi videtur ut palea. » Paille humaine que le Parthénon et Notre-Dame de Chartres, la Chapelle Sixtine et la Messe en ré, et qui sera brûlée au dernier jour. « Les créatures n'ont pas de saveur. » Le moyen âge connaissait cet ordre. La Renaissance l'a brisé. Après trois siècles d'infidélité, l'art prodigue a voulu devenir la fin dernière de l'homme, son Pain et son Vin, le miroir consubstantiel de la Beauté béatifique. En réalité il n’a fait que dissiper sa substance. Et le Poète affamé de béatitude qui demandait à l’art la plénitude mystique que Dieu seul peut donner, n’a pu déboucher que sur Sigê l'abîme. Le silence de Rimbaud marque peut-être la fin d'une apostasie séculaire. Il signifie clairement, en tout cas, qu'il est fou de chercher dans l'art les paroles de la vie éternelle et le repos du cœur humain ; et que l'artiste, pour ne pas briser son art, ni son âme, doit être simiplement, en tant qu'artiste, ce que l'art veut qu'il soit, — un bon ouvrier. Mais voici que le monde moderne, qui avait tout promis à l'artiste, bientôt ne lui laissera plus qu'à peine le moyen de subsister. Fondé sur les deux principes contre nature de la fécondité de l’argent et de la finalité de l’utile, multipliant sans aucun terme possible les besoins et la servitude, détruisant le loisir de l’âme, soustrayant le factible matériel à la régulation qui le proportionnait aux fins de l’être humain, et imposant à l'homme le halètement de la machine et le mouvement accéléré de la matière, le monde moderne imprime à l'activité humaine un mode proprement inhumain, et une direction proprement diabolique, car le but final de tout ce délire est d’empêcher l'homme de se souvenir de Dieu, dum nil perenne cogitat, seseaue culpis illigat. Par suite il doit logiquement traiter en inutile, donc en réprouvé, tout ce qui à un titre quelconque porte la marque de l'esprit. « Le patriciat dans l’ordre des faits, mais une barbarie vraiment démocratique de la pensée, voilà le partage des temps prochains; le rêveur, le spéculatif, pourront s’y maintenir au prix de leur sécurité ou de leur bien-être; les places, le succès ou la gloire récompenseront la souplesse de l'histrion : plus que jamais, dans une mesure inconnue aux âges de Fer, la pauvreté, la solitude expieront la fierté du héros ou du saint[76]. » Persécuté comme le sage et presque comme le saint, peut-être enfin l'artiste reconnaîtra-t-il ses Frères, et retrouvera-t-il sa vraie vocation; car d'une certaine manière il n'est pas de ce monde, étant, dès l'instant qu'il travaille pour la beauté, dans la voie qui conduit à Dieu les âmes droites, et qui leur manifeste les choses invisibles par les visibles. Si rares que soient alors ceux qui ne voudront pas plaire à la Bête et tourner avec le vent, c'est en eux, du seul fait qu’ils exerceront une activité désintéressée, que vivra la race humaine.

VI. LES RÈGLES DE L’ART

Tout l'élément formel de l’art consiste dans la régulation qu'il imprime à la matière. De plus il est de l'essence de l’art, d'après les anciens, d’avoir des règles certaines, viae certae et determinatae. Ce mot de règles certaines évoque en nous de mauvais souvenirs, nous pensons aux trois unités, et aux « règles d'Aristote ». Mais c’est de la Renaissance et de sa superstition de l’antique et de son Aristote empaillé, ce n’est pas de l’Aristote gourmées des grammairiens du grand siècle. Les règles certaines dont parlaient les scolastiques ne sont pas des impératifs de convention imposés du dehors à l’art, elles sont les voies d’opération de l’art lui—même, de la raison ouvrière, voies hautes et cachées[77]. Et tout artiste sait bien que sans cette forme intellectuelle dominatrice de la matière, son art ne serait qu’un gâchis sensuel[78]. Quelques explications cependant semblent ici nécessaires. En ce qui concerne d’abord l’art en général, arts mécaniques ou serviles comme beaux-arts et arts libéraux, il importe de comprendre que les règles en question ne sont rien, en fait, si elles ne sont à l’état vital et spirituel dans un habitus ou une vertu de l’intelligence, qui est proprement la vertu d’art. Par l’habitus ou vertu d’art surélevant du dedans son esprit, l’artiste est un dominateur qui use des règles selon ses buts; il est aussi peu sensé de le concevoir comme « asservi » aux règles que de tenir l'ouvrier pour « asservi » à ses instruments. A proprement parler il les possède et n’en est pas possédé, il n’est pas tenu par elles, c'est lui qui tient, par elles, la matière et le réel; et parfois, aux instants supérieurs où l’opération du génie ressemble dans l'art au miracle de Dieu dans la nature, il agira non pas contre les règles, mais en dehors et au-dessus d'elles, selon une règle plus haute et un ordre plus caché. Entendons ainsi le mot de Pascal : « La vraie éloquence se moque de l’éloquence, la vraie morale se moque de la morale, se moquer de la philosophie c'est vraiment philosopher », avec cette glose savoureuse du plus tyrannique et du plus jacobin des chefs d’académie: « Si vous ne vous foutez pas de la peinture, elle se foutra de vous[79]. » Il y a, nous l'avons indiqué plus haut, une incompatibilité foncière entre les habitus et l’égalitarisme. Le monde moderne a horreur des habitus, quels qu'ils soient, et l'on pourrait écrire une bien curieuse histoire de l’expulsion progressive des habitus par la révolution moderne. Cette histoire remonterait assez loin dans le passé. On y verrait, — c'est toujours « par la tête que le poisson pourrit » --, des théologiens comme Scot, puis Occam, et même Suarez, maltraiter d’abord les plus aristocratiques de ces êtres singuliers, à savoir les dons du Saint-Esprit, — sans parler des vertus morales infuses. Bientôt les vertus théologales et la grâce sanctifiante seront limées et rabotées par Luther, puis par les théologiens cartésiens. Entre temps Vient le tour des habitus naturels; Descartes, dans son ardeur niveleuse, s’attaque même au genus generalissumum dont font partie les maudits, et nie l’existence réelle des qualités et des accidents. Tout le monde est alors dans la ferveur des machines à calculer; tout le monde alors ne rêve que de méthode. Et Descartes concoit la méthode comme un moyen infaillible et facile de faire parvenir à la vérité « ceux qui n’ont pas étudié » et les gens du monde[80] . Leibniz invente finalement une logique et un langage dont la propriété la plus merveilleuse est de dispenser de penser[81]. On arrive alors à la spirituelle acéphalie du siècle des lumières. Ainsi la méthode ou les règles, regardées comme un ensemble des formules et de procédés jouant de soi-même et servant à l’esprit d’armature orthopédique et mécanique, tendent partout dans le monde moderne à remplacer les habitus; parce que la méthode est pour tous tandis que les habitus ne sont qu’à quelques—uns: or il n’est pas admissible que l'accession aux joies suprêmes dépende d'une vertu que quelques-uns possèdent et que les autres n’ont pas; en conséquence il faut que les choses belles soient rendues faciles. Χαλεπα τα καλα. Les Anciens pensaient que la vérité est difficile, que la beauté est difficile, et que la voie est étroite; et que pour vaincre la difficulté et la hauteur de l'objet, il est absolu— ment nécessaire qu'une force et une élévation intrinsèques, c'est—à-dire un habitus, -— soient développées dans le sujet. La conception moderne de la méthode et des règles leur aurait donc semblé une sanglante absurdité. D'après leurs principes les règles sont de l’essence de l'art, mais à condition que soit formé l’habitus règle Vivante. Sans lui elles ne sont rien. Plaquez la connaissance théorique accomplie de toutes les règles d'un art sur un énergique lauréat qui travaille quinze heures par jour mais en qui l'habitus ne germe pas, vous n’en ferez jamais un artiste, et il demeurera toujours infiniment plus éloigné de l’art que l’enfant ou le sauvage pourvu d’un simple don naturel : cela dit pour excuser les trop naïfs ou trop malins adorateurs de l’art nègre. Le problème est posé pour l’artiste moderne d’une manière insensée, entre la sénilité des règles académiques et la primitivité du don naturel; ici l’art n’est pas encore, sinon en puissance, là il n’est plus du tout; l’art est seulement dans l’intellectualité vivante de l’habitus. De nos jours on prend volontiers don naturel pour l’art lui-même, surtout s’il est recouvert d’un truquage facile et d'un bariolage voluptueux. Le don naturel n’est pourtant qu’une condition prérequise à l’art, ou encore une inchoation naturelle de l’habitus artistique. Cette disposition spontanée est évidemment indispensable; mais sans une culture et une discipline que les anciens voulaient longue et patiente et honnête, elle ne passera jamais à l’art proprement dit. L’art procède ainsi d’un instinct spontané comme l’amour, et i1 doit être cultivé comme l’amitié. C’est qu’il est une vertu comme elle.

Saint Thomas nous fait remarquer que les dispositions naturelles par lesquelles un individu diffère d'un autre se tiennent du côté du corps[82], elles intéressent nos facultés sensitives, et avant tout l'imagination, pourvoyeuse en chef de l’art, — qui apparaît ainsi comme le don par excellence par lequel on naît artiste, — et dont les poètes font volontiers leur faculté maîtresse, parce qu’elle est si intimement liée à l'activité de l’intellect créateur qu’ils ne savent pas toujours la distinguer de celui-ci. Mais la vertu d'art est un perfectionnement de l'esprit; aussi bien imprime-t-elle à l'être humain un caractère incomparablement plus profond que ne font les dispositions naturelles. Il peut arriver au surplus que la manière dont l'éducation cultive les dispositions naturelles atrophie le don spontané au lieu de développer l’habitus, surtout si cette manière est matérielle, et toute pourrie de recettes et d'habiletés, — ou encore si elle est théorique et spéculative au lieu d'être opérative, car l’intellect pratique, dont relèvent les règles des arts, procède en posant un effet dans l'être, non en prouvant ni en démontrant; et souvent ceux qui possèdent le mieux les règles d'un art savent le moins les formuler. On doit déplorer à ce point de vue la substitution (commencée par Colbert, achevée par la Révolution) de l’enseignement académique et scolaire à l'apprentissage corporatif[83]. Par là même que l’art est une vertu de l'intellect pratique, le mode d’enseignement qui lui convient par nature c'est l’éducation- apprentissage, le noviciat opératif sous un maître et en face du réel, non les leçons distribuées par professeurs; et à vrai dire, la notion même d’une Ecole des Beaux-Arts, au sens surtout où l'État moderne entend ce mot, recèle une inintelligence des choses aussi profonde que la notion d’un cours supérieur de vertu par exemple. De là les révoltes d’un Cézanne contre l’École et contre les professeurs, révoltes qui portent surtout, en réalité, contre une conception barbare de l'éducation artistique. Il reste que l’art, étant un habitus intellectuel, suppose nécessairement et en tout cas, une formation; de l'esprit, qui mette l’artiste en possession de règles d’opération déterminées. Sans doute, dans certains cas exceptionnels, l’effort individuel de l'artiste, d'un Giotto[84] par exemple ou d'un Moussorgsky, peut suffire à lui seul à procurer cette formation de l'esprit; et même on peut dire que ce qu'il y a de plus spirituel dans l'art, — l'intuition synthétique, la conception de l'œuvre à faire, — relevant de la via inventionis ou de l'effort d'invention, qui requiert la solitude et ne s'apprend pas d'autrui, l'artiste, en ce qui concerne la fine pointe et la plus haute vie de son art, se forme et s’élève lui-même et tout seul; plus on se rapprochera de cette pointe spirituelle de l'art, plus les viae determinatae auxquelles on aura affaire seront appropriées et personnelles à l'artiste, et faites pour ne se découvrir qu'à un seul[85]. Peut-être à ce point de vue risquons-nous à notre époque, où nous expérimentons si cruellement tous les maux de l’anarchie, de nous faire quelque illusion sur la nature et l'étendue des résultats que l'on peut attendre du retour aux traditions de métier. Cependant, pour l’immense part que l'art comporte de travail rationnel et discursif, la tradition d'une discipline, et une éducation par des maîtres, et la continuité dans le temps de la collaboration humaine, bref, la via disciplinae est absolument nécessaire, qu’il s’agisse de la technique proprement dite et des moyens matériels sans lesquels il n’y a pas d’art, ou de tout le ravitaillement conceptuel et rationnel que requièrent et charrient certains arts (les beaux-arts notamment, et avant tout l’art classique), —- ou enfin de l’indispensable maintien d’un niveau suffisamment élevé de culture dans la moyenne des artistes et des artisans, à chacun desquels il est absurde de demander d’être un « génie original » [86]. Ajoutons, pour avoir la pensée de saint Thomas dans son intégrité[87], qu’en toute discipline et tout enseignement, le maître ne fait qu’aider du‘ dehors le principe d’activité immanente qui est dans le disciple. L’enseignement rentre à ce point de vue dans la grande notion de l’ars cooperativa naturae : tandis que certains arts s’appliquent à leur matière pour la dominer, et lui imposer une forme qu’elle n’a qu’à recevoir, — tel l’art d’un Michel-Ange torturant le marbre en despote, — d’autres arts en effet, parce qu’ils ont pour matière la nature elle-même, s’appliquent à leur matière pour la servir, et pour l’aider à atteindre une forme ou une perfection qui ne peut être acquise que par l’activité d'un principe intérieur; ce sont des arts qui « coopèrent à la nature », à la nature corporelle, comme la médecine, à la nature spirituelle comme l'enseignement (comme aussi l’art de diriger les âmes). Ces arts n'opèrent qu'en fournissant au principe intérieur qui est dans le sujet les moyens et les secours dont il use pour produire son effet. C’est le principe intérieur, c'est la lumière intellectuelle présente en le disciple qui est, dans l’acquisition de la science et de l’art, la cause ou l’agent principal. S’agit-il après cela plus particulièrement des beaux-arts, leur contact avec l’être et les transcendantaux leur crée, quant aux règles de l'art, une condition toute spéciale. Et tout d'abord ils sont soumis à une loi de renouvellement, donc de changement, que ne con— naissent pas, du moins au même titre, les autres arts. La beauté a une amplitude infinie, comme l’être. Mais l’œuvre comme telle, réalisée dans la matière, est dans un certain genre, in aliquo genere. Et il est impossible qu'un genre épuise un transcendental. En dehors du genre artistique auquel appartient cette œuvre, il y a toujours une infinité de manières d'être une belle œuvre. On constate ainsi une sorte de conflit entre la transcendance de la beauté et l'étroitesse matérielle de l’œuvre à faire, entre la raison formelle de beauté, Splendeur de l’être et de tous les transcendentaux réunis, et la raison formelle d’art, droite industrie des œuvres à faire. Nulle forme d’art, si parfaite qu’elle soit, ne peut enfermer en soi la Beauté, comme la Vierge a contenu son Créateur. L'artiste est devant une mer immense et déserte, … sans mâls, sans mâls, ni fertiles îlols, et le miroir qu'il lui présente n'est pas plus grand que son cœur. Le génie, le créateur en art, est celui qui trouve un nouvel analogué[88] du beau, une nouvelle manière dont la clarté de la forme peut resplendir sur la matière. L'œuvre qu'il fait, et qui comme telle est dans un certain genre, est dès lors dans un genre nouveau et elle exige des règles nouvelles, — je veux dire une adaptation nouvelle des règles premières et éternelles[89], et même l’usage de viae certae et determinatae non employées jusque-là, et qui d’abord déconcertent. A ce moment l’activité contemplative en contact avec le transcendantal, qui fait la vie pr0pre des arts du Beau et de leurs règles, est évidemment prédominante. Mais il est presque fatal que le talent, l'habileté, la pure technique, l'activité seulement opérative qui relève du genre art prenne peu à peu le dessus, lorsqu’on ne s’emploiera plus qu'à exploiter ce qui a été une fois trouvé; les règles jadis vivantes et spirituelles se matérialiseront alors, et cette forme d'art finira par s’épuiser; un renouvellement sera nécessaire. Plaise au ciel qu'il se rencontre un génie pour l'opérer ! Même en ce cas d'ailleurs ce renouvellement abaissera peut-être le niveau général de l’art, il demeure cependant la condition de l'éclosion des plus hautes œuvres[90]. De Bach à Beethoven et de Beethoven à Wagner on peut croire que l'art en général, que la forme ou le genre d’art a baissé en qualité, en spiritualité, en pureté. Mais qui oserait dire que l'un de ces trois hommes est moins grand que l’autre? Il est bien vrai qu’il n’y a pas de progrès nécessaire en art, que la tradition et la discipline sont les conditions de l’existence même de l’art parmi les hommes, et les vraies nourrices de l’originalité; et que l’accélération fiévreuse que l’individualisme moderne, avec sa manie de révolution dans le médiocre, impose à la succession des formes d’art, des écoles avortées, des modes puériles, est le symptôme de la pire décadence intellectuelle et sociale; il reste toutefois pour l’art une nécessité foncière de nouveauté, il est saisonnier comme la nature . L’Art ne suppose pas comme la Prudence une rectification de l’appétit, c’est-à-dire de la puissance de vouloir et d’aimer, par rapport à la fin de l’homme ou dans la ligne morale[91] . Il suppose toutefois, comme l’explique Cajetan[92], que l’appétit tend droitement à la fin propre de l’art, en sorte que le principe: « la vérité de l’intellect pratique se prend non pas selon la conformité à la chose, mais selon la conformité à l’appétit droit », règle le domaine du Faire comme celui de l'Agir. Dans les beaux-arts la fin générale de l’art c’est la Beauté. Mais l’œuvre à faire n’est pas là une simple matière à ordonner à cette fin, comme une horloge qu'on fabrique pour cette fin d’indiquer l'heure ou un navire, qu'on construit pour cette fin d'aller sur l’eau. Etant une certaine réalisation individuelle et originale de la beauté, l'œuvre elle-même que l'artiste va faire est pour lui une fin en soi; non pas la fin générale de son art, mais la fin particulière qui domine son opération présente, et par rapport à laquelle tous les moyens doivent être réglés. Or, pour juger convenablement de cette fin individuelle, c'est-à-dire pour concevoir l'œuvre à faire[93], la raison toute seule ne suffit pas, une bonne disposition de l’appétit est nécessaire, car chacun juge de ses fins particulières selon ce qu’il est lui-même actuellement: « tel est un chacun, telle lui paraît la fin [94] ». Concluons de là que chez le Peintre, le Poète, le Musicien, la vertu d'art, qui siège dans l’intellect, ne doit pas seulement déborder dans les facultés sensitives et dans l’imagination, mais qu’elle exige aussi que toute‘ la faculté appétitive de l’artiste, passions et volonté, soit rectifiée par rapport à la fin générale de l’art, c’est-à-dire par rapport à la Beauté. Si toutes les puissances de désir et d’émotion de l’artiste ne sont pas foncièrement rectifiées et exaltées par rapport au beau, dont la transcendance et l’immatérialité sont surhumaines, la Vie humaine et le trantran des sens, et la routine de l'art lui-même aviliront sa conception. Il faut que l'artiste aime, qu’il aime la Beauté, en sorte que sa vertu soit bien, selon le mot de saint Augustin [95], ordo amoris ; en sorte que la Beauté lui devienne connaturelle, et s’inviscère en lui par l’affection, et que son œuvre sorte de son cœur et de ses entrailles comme de son esprit lucide. Ce droit amour est la règle suprême. Mais il présuppose l’intelligence; et c'est pour maintenir dans l'âme sa lumière qu’il est nécessaire, et, en tendant au Beau, il tend à ce qui peut la délecter. Enfin parce que dans les beaux-arts l'œuvre à faire elle-même, en tant que belle, est une fin, et que cette fin est quelque chose d'absolument individuel, de tout à fait unique, il y a chaque fois pour l'artiste une manière nouvelle et unique de se conformer à la fin, donc de régler la matière. De là une remarquable analogie entre les beaux— arts et la Prudence. Sans doute l’art garde toujours ses viae certae et determinatae, la preuve en est que toutes les œuvres d'un même artiste ou d'une même école sont signées des mêmes caractères certains et déterminés. Mais c’est avec prudence, eubulie, bon sens et perspicacité, circonspection, précaution, délibération, industrie, mémoire, prévoyance, intelligence et divination, c'est en usant de règles prudentielles et non déterminées à l'avance fixées selon la contingence des cas, c'est d'une façon toujours neuve et imprévisible que l’artiste applique les règles de son art: à cette condition seulement sa régulation est infaillible. « Un tableau, disait Degas, est une chose qui exige autant de rouerie, de malice et de vice que la perpétration d'un crime [96] ». Pour des raisons différentes, et à cause de la transcendance de leur objet, les beaux -arts participent ainsi, comme la chasse ou l'art militaire, aux vertus de gouvernement. Cette prudence artistique, cette sorte de sensibilité spirituelle au contact de la matière répond dans l’ordre Opératif à l'activité contemplative et à la vie propre de l’art au contact du beau. Dans la mesure où la règle académique prévaut sur elle, les beaux-arts font retour au type générique de l'art et à ses espèces inférieures, aux arts mécaniques.

VII. LA PURETÉ DE L’ART

Ce que nous demandons actuellement à l'art, notait Emile Clermont[97], c'est ce que les Grecs demandaient à tout autre chose, quelquefois au vin, le plus souvent à la célébration de leurs mystères : un délire, une ivresse. La grande folie bachique de ces mystères, voilà ce qui correspond à notre plus haut point d'émotion dans l'art, quelque chose venu d'Asie. Mais pour les Grecs l’art était tout différent[98]. . . Il n'avait pas pour effet de bouleverser l'âme, mais de la purifier, ce qui est précisément le contraire; « l'art purifie les passions», selon l’expression célèbre et généralement mal interprétée d'Aristote. Et pour nous ce qu'il faudrait d'abord sans doute, c'est purifier l’idée de la beauté... » Tant du côté de l’art; en général que du côté de la beauté, c’est l'intelligence, les docteurs scolastiques l’enseignent de mille manières, qui a le primat dans l'œuvre d'art. Sans cesse ils nous rappellent que le premier principe de toutes les œuvres humaines est la raison[99]. Ajoutons qu’en faisant de la Logique l’art libéral par excellence, et en un sens le premier analogué de l’art, ils nous montrent en tout art une sorte de participation vécue de la Logique. Là tout n’est qu’ORDRE et beauté, Luxe, calme et volupté[100]. Si en architecture tout placage inutile est laid, c'est qu'il est illogique; si dans l'art religieux, le toc et le trompe-l’œil sont odieux, c’est qu’ils sont illogiques, et en soi toujours, et particulièrement par rapport à leur usage religieux : car il est profondément illogique que le mensonge serve à orner la maison de Dieu[101]; Deus non eget nostro mendacio. « Est laid en art, disait Rodin, tout ce qui est faux, tout ce qui sourit sans motif, ce qui se manière sans raison, ce qui se cambre et se cabre, ce qui n’est que parade de beauté et de grâce, tout ce qui ment [102] ». -— « Je demande, ajoute Maurice Denis[103], que vous peigniez vos personnages de telle façon qu’ils aient l’air d’être peints, soumis aux lois de la peinture, qu’ils ne cherchent pas à me tromper l'oeil ou l'esprit; la vérité de l’art consiste dans la conformité de l’œuvre avec ses moyens et son but ». C'est dire avec les Anciens que la vérité de l'art se prend per ordinem et conformitatem ad regulas artis[104] , et c'est dire que toute œuvre d'art doit être logique. Là est sa vérité. Elle doit en quelque façon tremper dans la Logique : non pas dans la pseudo-logique des idées claires[105], mais dans la logique véritable, celle de la structure du vivant, et de la géométrie intime de la nature. Une cathédrale gothique est une merveille de logique autant que la Somme de saint Thomas;  le gothique flamboyant lui-même reste ennemi de tout placage, et le luxe où il s’épuise est exacte— ment celui des syllogismes ornés et contournés des logiciens de l’époque. Virgile, Racine, Poussin sont logiques. Shakespeare aussi. Et Baudelaire donc Chateaubriand ne l'est pas. — Les architectes du moyen âge ne restauraient pas « dans le style », à la manière de Viollet-le-Duc. Si le chœur d'une église romane était détruit par un incendie ils le reconstruisaient en gothique, sans penser plus loin. Mais voyez à la cathédrale du Mans ce raccord et ce passage, ce jaillissement soudain, et si sûr de lui, dans la splendeur : voilà de la logique Vivante, comme celle de l'orogénie des Alpes ou de l’anatomie de l’homme. La perfection de la vertu d'art consiste d'après saint Thomas dans l'acte de juger[106]. Quant à l'habileté manuelle, elle est une condition requise, mais extrinsèque à l’art. Elle est même pour l'art, en même temps qu’une nécessité, une menace perpétuelle, pour autant qu’elle risque de substituer

 

la direction de l’habitude musculaire à la direction de l’habitus intellectuel, et de faire échapper l’œuvre à l’influx de l’art. Car 'il y a’un influx de l’art, qui, per physicam et realem impressionem usque ad ipsam facultatem motivam membrorum, va, de l’intelligence où l’art réside, mouvoir la main, et faire « luire » en l’œuvre une « formalité » artistique[107]. Une vertu Spirituelle peut ainsi passer dans un trait maladroit. De la vient le charme qu’on trouve à la maladresse des primitifs : en soi cette maladresse n’offre absolument rien de charmant, elle n’exerce aucun attrait là où l’art est rudimentaire, comme chez le candide douanier Rousseau, et elle devient même purement odieuse quand elle est, si peu que ce soit, voulue pour elle-même ou pastichée. Mais chez les primitifs elle était une faiblesse sacrée par où se révélait l’intellectualité subtile de l’art[108]. L’homme vit tellement in sensibus, il a tant de peine à se tenir au niveau de l’intelligence, qu’on peut se demander si dans l’art comme dans la vie sociale le progrès des moyens matériels et de la technique scientifique, bon en soi, n’est pas un mal en fait, quant à l’état moyen de l'art et de la civilisation. Dans cet ordre, et au-delà d'une certaine mesure, ce qui ôte une gêne ôte une force, ce qui ôte une difficulté ôte une grandeur. Lorsque, visitant un musée, on passe des salles des primitifs à celles de l’art renaissant, dont la science et l'habileté matérielles sont bien plus considérables, le pied tait un pas sur le parquet, mais l'âme fait une chute à pic. Elle se promenait sur les collines éternelles, elle se trouve sur le plancher d'un théâtre, d'ailleurs magnifique. Au XVIe siècle le mensonge s’installe en maître dans la peinture, qui s'est mise à aimer la science pour elle-même, et qui veut donner l'illusion de la nature, et nous faire croire que devant un tableau nous sommes devant la scène ou le sujet peints, non devant un tableau. Les grands classiques ont réussi à purifier l’art de ce mensonge ; le réalisme, et en un sens l’impressionnisme, s'y sont complus. De nos jours le cubisme représente-t-il, malgré ses énormes déficiences, l'enfance encore trébuchante et hurlante d'un art de nouveau pur? Le dogmatisme barbare de ses théoriciens oblige d'en douter fortement, et d'appréhender que la nouvelle école ne tente de s'affranchir radicalement de l’imitation naturaliste que pour s’immobiliser dans les stultae questiones[109], en niant les conditions premières qui distinguent essentiellement la Peinture des autres arts, de la Poésie par exemple ou de la Logique. On constate cependant chez quelques-uns des artistes, —- peintres, poètes, musiciens surtout, -— que la critique logeait naguère à l’enseigne du Cube (d'un cube étonnamment extensible), l'effort le plus digne d’attention vers la cohérence logique, la simplicité et la pureté de moyens qui constituent proprement la véracité de l'art. Tous les gens bien, aujourd’hui, demandent du classique; je ne connais rien, dans la production contemporaine, de plus sincèrement classique que la musique de Satie. « Jamais de sortilèges, de reprises, de caresses louches, de fièvres, de miasmes. Jamais Satie ne « remue le marais». C'est la poésie de l'enfance rejointe par un maître technicien »[110]. Le cubisme pose d'une manière plutôt violente la question de l'imitation; dans l'art. L’art comme tel ne consiste pas à imiter, mais à faire, composer ou construire, et cela selon les lois de l’objet même à poser dans l'être (navire, maison, tapis, toile coloriée ou bloc taillé). Cette exigence de son concept générique prime tout chez lui; et lui donner pour but essentiel la représentation du réel, c’est le détruire. Platon, avec sa théorie de l'imitation à plusieurs degrés[111], et de la poésie illusionniste, méconnaît comme tous les intellectualistes outrés la nature propre de l’art; d’où son mépris pour la poésie : il est clair que si l’art était un moyen de savoir, il serait furieusement inférieur à la géométrie[112]. Mais si l’art en tant qu’art est étranger l’imitation, les beaux-arts en tant qu’ordonnés la Beauté ont à l’imitation un certain rapport, assez difficile d'ailleurs à préciser. Lorsqu’Aristote écrivait, à propos des causes premières de la poésie : « L'imiter est naturel aux hommes dès l’enfance..., l'homme est l’animal le plus imitateur, il acquiert par l’imitation ses premières connaissances et tout le monde goûte de la joie aux imitations ; on en trouve un signe dans les œuvres d’art : car les mêmes choses que nous voyons avec peine, nous nous réjouissons d'en contempler les images les plus exactes, telles, par exemple, les formes des bêtes les plus viles et des cadavres; cela tient à ce que le fait d’apprendre est tout ce qu’il y a de plus agréable non seulement aux philosophes mais aussi aux autres hommes...[113] », il énonçait une condition Spécifique imposée aux beaux—arts, condition saisie dans la première origine de ceux-ci. Mais c'est ici qu’il convient d'entendre Aristote en un sens formalissime ! Si le Philosophe, selon sa méthode ordinaire, va droit au cas primitif, ce serait se méprendre entièrement que d'en rester là, et de garder toujours au mot imitation sa signification vulgaire de reproduction ou de représentation exacte d’une réalité donnée. L'homme de l’âge du renne, quand il traçait sur la paroi des cavernes les Formes des animaux, était mû sans doute avant tout par le plaisir de reproduire un objet avec exactitude[114]. Mais depuis lors la joie de l’imitation  s’est singulièrement épurée. Essayons d'aiguiser le tranchant de cette idée de l’imitation dans l’art.

Les beaux-arts visent à produire, par l'objet qu'ils font, la joie ou la délectation de l'intelligence moyennant l'intuition du sens; (le but de la peinture, disait Poussin, est la délectation). Cette joie n’est pas la joie de l'acte même de connaître, joie de savoir, joie du vrai. C'est une joie qui déborde de cet acte, quand l'objet sur lequel il porte a une proportion excellente à l’intelligence. Ainsi cette joie suppose qu'on connaît, et plus il y aura de connaissance, ou de choses données à l’intelligence, plus vaste sera la possibilité de joie; c'est pourquoi l'art en tant qu’ordonné à la Beauté ne s'arrête pas, du moins lorsque son objet le lui permet, aux formes ni aux couleurs, ni aux sons ni aux mots pris en eux-mêmes et comme choses, mais il les prend aussi comme faisant connaître autre chose qu’eux, c'est-à-dire comme signes. Et la chose signifiée peut être signe à son tour, et plus l'objet d’art sera chargé de signification (mais de signification Spontanée et intuitivement saisie, non de signification hiéroglyphique), plus vaste et plus riche et plus haute sera la possibilité de joie et de beauté. La beauté d’un tableau ou d’une statue est ainsi incomparablement plus riche que celle d’un tapis, d’un verre de Venise ou d’une amphore. C’est en ce sens que la Peinture, la Sculpture, la Poésie, la Musique, la Danse même sont des arts d’imitation, c’est-à-dire des arts qui réalisent la beauté de l’œuvre et procurent la joie de l’âme en se servant de l’imitation, ou en rendant, par le moyen de certains signes sensibles, quelque chose d’autre que ces signes spontanément présent à l’esprit. La Peinture imite avec des couleurs et des formes planes des choses toutes faites données hors de nous, la Musique imite avec des sons et des rythmes, -— et la Danse avec le seul rythme, -— « les mœurs » comme dit Aristote[115], et les mouvements de l’âme, le monde invisible qui s’agite en nous; réserve faite de cette différence quant à l’objet signifié, la Peinture n’imite pas plus que la Musique et la Musique n’imite pas moins que la Peinture, si l’on entend précisément « imitation » au sens qui vient d’être défini. Mais la joie procurée par le beau ne consistant pas formellement dans l’acte même de connaître le réel, ou dans l’acte de conformité à ce qui est, ce dépend point de la perfection de l'imitation comme reproduction du réel ou de l'exactitude de la représentation. L'imitation comme reproduction ou représentation du réel, autrement dit l’imitation matériellement prise, n’est qu’un moyen, non un but; elle a rapport, avec l’habileté manuelle, et l'activité artistique, pas plus qu’elle elle ne la constitue. Et les choses rendues présentes à l’âme par les signes sensibles de l'art, -— par les rythmes, les sons, les lignes, les couleurs, les formes, les volumes, les mots, les mètres, les rimes, les images, la matière prochaine de l'art, -— ne sont elles-mêmes qu'un élément matériel de la beauté de l’œuvre, tout comme les signes en question; elles sont une matière éloignée, si l'on peut ainsi parler, que l’artiste dispose et sur laquelle il doit faire briller l'éclat d'une forme, la lumière de l’être. Se proposer pour fin la perfection de l’imitation matériellement prise, ce serait donc s'ordonner à ce qui est purement matériel dans l’œuvre d’art, et imiter servilement; cette imitation servile est absolument étrangère à l’art[116]. Ce qui est requis, ce n’est pas que la représentation soit exactement conforme à une réalité donnée, c’est que par les éléments matériels de la beauté de l’œuvre passe bien, souveraine et entière, la clarté d’une forme; 'd'une forme, et donc de quelque vérité : en ce sens-là le grand mot des Platoniciens, splendor veri, demeure toujours. Mais si la joie de l’œuvre belle Vient de quelque vérité, elle ne Vient pas de la vérité de l’imitation comme reproduction des choses, elle vient de la perfection avec laquelle l’œuvre exprime ou manifeste la forme, au sens métaphysique de ce mot, elle vient de la vérité de l’imitation comme manifestation d’une forme. Voilà le formel de l’imitation dans l’art : l’expression ou la manifestation, dans une œuvre convenablement proportionnée, de quelque principe d’intelligibilité qui resplendit. C’est là-dessus que porte dans l’art la joie de l’imitation. C’est aussi ce qui donne à l’art sa valeur d’universalité. Ce qui fait la pureté du vrai classique, c’est une subordination telle de la matière à la lumière de la forme ainsi manifestée, qu’aucun élément matériel provenant des choses ou du sujet ne soit admis dans l’œuvre qui ne soit pas strictement requis comme support ou comme véhicule de cette lumière, et qui vienne alourdir ou « débaucher » l’oeil, l’oreille ou l’esprit. Comparez à ce point de vue, dans l’ordre de la pensée, Aristote et saint Thomas d'Aquin à Luther ou à Jean-Jacques Rousseau, dans l’ordre de l'art, la mélodie grégorienne ou la musique de Bach "à la musique de Wagner ou de Stravinsky. En présence de l’œuvre belle, nous l'avons déjà indiqué, l’intelligence jouit sans discours. Si donc l’art manifeste ou exprime dans une matière un certain rayonnement de l’être, une certaine forme, une certaine âme, une certaine vérité, —- « vous finirez bien par avouer », disait Carrière à quelqu'un dont il faisait le portrait, —- il n'en donne pas dans l’âme une expression conceptuelle et discursive. C’est ainsi qu'il suggère sans faire proprement connaître, et qu'il exprime ce que nos idées ne peuvent pas exprimer. Â, ah, ah, s'écrie Jérémie, Domine Deus ecce nescio loqui[117]. Mais là où la parole s’arrête, commence le chant, exsultatio mentis prosumpens in vocem[118]. Ajoutons que' dans le cas des arts qui s'adressent à la vue (peinture, sculpture), ou à l'intelligence (poésie), une nécessité plus étroite d'imitation ou de signification vient extrinsèque— ment s'imposer à l'art, du fait de la faculté en jeu. Il faut, en effet, que cette faculté jouisse, à titre principal si c'est l'intelligence, à titre secondaire et instrumental, si c'est la vue[119]. Or, la vue et l'intelligence, étant souverainement cognoscitives et portées à l'objet, ne peuvent pas goûter de joie si elles ne connaissent pas d'une manière expresse l'obiet qui leur est signifié. L'oeil donc et l'intelligence demandent à percevoir ou à reconnaître dans l'œuvre une chose ou une pensée déterminée. Et si l'artiste ne répondait pas à cette exigence, il pécherait, par une sorte de vertige idéaliste, contre les conditions subjectives ou psychologiques auxquelles l'art doit satisfaire. Là est le péril des trop hardis voyages, si nobles qu'ils soient par ailleurs, au Cap de Bonne Espérance, et d'une poésie qui « taquine l'éternité » en offusquant volontairement l'idée sous des films d'images agencés avec un sens exquis. Quand, dans son horreur de l'impressionnisme ou du naturisme, un cubiste déclare qu'un tableau doit rester AUSSI beau si on 1e tourne tête en bas, comme un coussin, il affirme un retour fort curieux, et fort utile si on le prend bien, aux lois d'absolue cohérence constructive de l’art, en général[120]; mais il oublie et les conditions subjectives et les exigences les plus hautes du beau de la peinture. Il reste toutefois que si on entendait par « imitation » reproduction ou copie exacte du réel,[121] il faudrait dire que hors l'art du cartographe ou du dessinateur de planches anatomiques, il n’y a pas d’art d'imitation. En ce sens-là, et si déplorable que soit par ailleurs sa littérature, Gauguin, en affirmant qu’il fallait renoncer à faire ce qu’on voit, formulait une vérité première mise en pratique depuis toujours par les maîtres[122]. Cézanne, d'un mot plus typique et plus profond, exprimait la même Vérité : « Ce qu'il faut, c'est refaire le Poussin sur nature. Tout est là.[123] » Les arts d'imitation ne visent ni à copier les apparences de la nature, ni à figurer « l’idéal », mais à faire un objet beau en manifestant une forme à l'aide de signes sensibles. Cette forme, l'artiste ou le poète humain, dont l'intelligence n'est pas cause des choses comme l'intelligence divine, ne peut pas la tirer tout entière de son esprit créateur, il va la puiser d'abord et avant tout dans l'immense trésor des choses créées, de la nature sensible comme du monde des âmes, et du monde intérieur de son âme à lui. A ce point de vue il est d'abord et avant tout un homme qui voit plus profondément que les autres et qui découvre dans le réel des rayonnements spirituels que les autres n'y savent pas discerner[124]. Mais pour faire resplendir ces rayonnements dans son œuvre, et donc pour être vraiment docile et fidèle à l'invisible Esprit qui se joue dans les choses, il peut, et même il doit déformer en quelque mesure, reconstruire, transfigurer les apparences matérielles de la nature. Même dans un portrait « parfaitement ressemblant », dans les dessins d'Holbein par exemple, c'est toujours une forme engendrée dans l'esprit de l'artiste et véritablement née dans cet e5prit qui est exprimée par l'œuvre, les vrais portraits n'étant autre chose que « la reconstruction idéale des individus[125]. » L'art dans son fond, demeure donc essentiellement fabricateur et créateur. Il est la faculté de produire, non pas sans doute ex nihilo, mais d'une matière préexistante, une créature nouvelle, un être original, capable d'émouvoir à son tour une âme humaine. Cette créature nouvelle est le fruit d'un mariage spirituel, qui unit l'activité de l’artiste à la passivité d'une matière donnée. De là provient en l’artiste le sentiment de sa dignité particulière. Il est comme un associé de Dieu dans la facture des belles œuvres; en développant les puissances mises en lui par le Créateur, — car « tout don parfait vient d’en haut, et descend du Père des lumières », -— et en usant de la matière créée, il crée pour ainsi dire au second degré. Operatio artis fundatur super operationem naturae, et haec super creationem[126]. La création artistique ne copie pas celle de Dieu, elle la continue. Et de même que le vestige et l’image de Dieu apparaissent dans ses créatures, de même la marque humaine est imprimée sur l’œuvre d’art, la marque pleine, sensible et Spirituelle, non seulement celle des mains, mais de toute l’âme. Avant que l’œuvre d’art ne pro— cède de l’art dans la matière, par une action transitive, la conception même de l’art a dû procéder au dedans de l’âme, par une action immanente et vitale, comme la procession du verbe mental.

Processus artis est duplex scilicet artis a corde artificis, et artificiatorum ab arte[127]. Si l’artiste étudie et chérit la nature autant et beaucoup plus que les œuvres des maîtres, ce n’est pas pour la c0pier, mais pour se fonder sur elle. Et c’est qu’il ne lui suffit pas d’être l’élève des maîtres ; il doit être l’élève de Dieu, car Dieu connaît les règles de la fabrication des beaux ouvrages[128]. La nature n’importe essentiellement à l’artiste que parce qu’elle est une dérivation de l’art divin dans les choses, ratio artis divinae indita rebus. L’artiste, qu’il le sache ou non, consulte Dieu en regardant les choses. Elles existent pour un moment, lais tout de même c’était beau ! Il faut ignorer son art, pour trouver au Vôtre quelque défaut[129]. La nature est ainsi le premier excitateur et le premier régulateur de l’artiste, et non pas un exemplaire à décalquer servilement. Demandez aux vrais peintres comment ils ont besoin d’elle. Ils la craignent et la révèrent, mais d’une crainte de fils, non d’une crainte d’esclave. Ils l’imitent, mais d'une imitation vraiment filiale, et selon l'agilité créatrice de l'esprit, non d'une imitation littérale et servile. Au retour d'une promenade en hiver, Rouault me disait qu'en regardant la campagne sous la neige ensoleillée, il avait compris comment peindre les arbres blancs du printemps. « Le modèle, disait de son côté Renoir[130], n'est là que pour m'allumer, me permettre d'oser des choses que je ne saurais pas inventer sans lui... Et il me fait retomber sur mes pattes si je me fichais par trop dedans. » Telle est la liberté des fils du Créateur. L'art n'a pas à se défendre seulement contre l'entraînement de l'habileté manuelle et contre l'imitation servile. D'autres éléments étrangers menacent encore sa pureté. Par exemple, la beauté à laquelle il tend produit une délectation, mais c'est la haute délectation de l'esprit, qui est tout le contraire de ce qu'on appelle le plaisir, ou le chatouillement agréable de la sensibilité; et si l'art cherche à plaire, il tombe au-dessous de lui-même, et devient menteur. De même, il a pour effet de produire l’émotion, mais s'il vise l'émotion, le phénomène affectif, le remuement des passions, il s’adultère, et voilà un autre élément de mensonge qui pénètre en lui. Cela est vrai de la musique autant que des autres arts. Sans doute elle a ceci de propre que signifiant avec ses rythmes et ses sons les mouvements mêmes de l’âme, -— cantare amantis est, -— elle produit, en produisant l'émotion, précisément ce qu’elle signifie. Mais cette production n'est pas son but, non plus qu'une représentation ou une description des émotions. Les émotions qu’elle rend présentes à l’âme par des sons et par des rythmes, sont la matière) avec laquelle elle doit nous donner la joie sentie d'une forme spirituelle, d'un ordre rationnel, de la clarté de l'être. C'est ainsi que, comme la tragédie, elle purifie les passions[131], en les développant dans la mesure et dans l'ordre de la beauté, en les accordant à l'intelligence, dans une harmonie que partout ailleurs la nature déchue ne connaît pas. Appelons thèse toute intention extrinsèque à l'œuvre elle-même, lorsque la pensée qu'anime cette intention n’agit pas sur l'œuvre par le moyen de l’habitus artistique mû instrumentalement, mais qu’elle se juxtapose à cet habitus pour agir elle-même directement Sur l’œuvre; alors l’œuvre n’est pas produite tout entière par l’habitus artistique et tout entière par la pensée ainsi animée, mais partie par l’un et partie par l’autre, comme une barque est tirée par deux hommes. En ce sens-là toute thèse, qu’elle prétende démontrer ou qu’elle prétende émouvoir, est pour l’art un apport étranger, donc une impureté. Elle impose à l’art, dans sa sphère propre, c’est—à—dire dans la production même de l’œuvre, une règle et une fin qui n’est pas la sienne, elle empêche l’œuvre d’art de procéder du cœur de l’artiste avec la Spontanéité d’un fruit parfait, elle trahit un calcul, une dualité entre l’intelligence de l’artiste et sa sensibilité, que l’art précisément veut unies. Il y a de la thèse chez Gustave Moreau. Il y en a aussi, semble-t-il, dans le système symbolique auquel l’auteur de Théories garde ses préférences[132]. Parce qu’il fait consister la beauté de l’œuvre dans son pouvoir d’ébranlement affectif, ce système Vise trop le spectateur, et l’émotion à produire en lui. le veux bien subir l’ascendant de l’objet que l’artiste a conçu et qu’il propose à mes yeux, je m’abandonne alors sans réserve à l’émotion qui provient en lui et en moi d’une même beauté, d’un même transcendantal en lequel nous communiquons. Mais je me refuse à subir l’ascendant d’un art qui calcule des moyens de suggestion pour capter mon subconscient, je résiste à une émotion qu’une volonté d’homme prétend m’imposer. L’artiste doit être aussi objectif que le savant, en ce sens qu’il ne doit penser au spectateur que pour lui livrer du beau, comme le savant ne pense à celui qui l’écoute que pour lui livrer du vrai. Les constructeurs des cathédrales ne se proposaient aucune sorte de thèse. C’étaient, selon le beau mot de Dulac, « des hommes qui ne se savaient pas[133] ». Ils ne voulaient ni démontrer les convenances du dogme chrétien, ni suggérer par quelque artifice une émotion chrétienne. Ils croyaient, et tels qu’ils étaient-ils opéraient. Leur œuvre révélait la vérité de Dieu, mais sans le faire exprès, et parce qu’elle ne le faisait pas exprès.

VIII

ART CHRÉTIEN Par ces mots d’art chrétien, nous n’entendons pas art d’église, art spécifié par un objet, une fin, des règles déterminées, et qui n’est qu’un point d’application particulier, et éminent, de l’art chrétien. Nous entendons art chrétien au sens d’art qui porte en soi le caractère du christianisme. En ce sens—là l’art chrétien n’est pas une certaine espèce du genre art, on ne dit pas art chrétien comme on dit art pictural ou poétique, ogival ou byzantin, un jeune homme ne se dit pas je vais faire de l’art chrétien comme il se dirait je vais faire de l’agriculture, il n’y a pas d’école où l’on apprenne l’art chrétien[134]. C’est par le sujet où il se trouve et par l’esprit d’où il procède que l’art chrétien se définit, on dit art chrétien ou art de chrétien comme on dit art d’abeille ou art d’homme, en sorte que l’art chrétien a avec l’art non chrétien une communauté analogique ou quasi analogique plutôt qu’une communauté générique. C’est l’art de l’humanité rachetée. Il est planté dans l’âme chrétienne, au bord des eaux Vives, sous le ciel des Vertus théologales, parmi les souffles des sept Dons de l’Esprit. Il est naturel qu’il porte des fruits chrétiens. Si vous voulez faire une œuvre chrétienne, soyez chrétien, et cherchez à faire œuvre belle, où vous mettiez votre cœur, ne cherchez pas à «faire chrétien ». Ne tentez pas cette entreprise vaine et haïssable de dissocier en vous l'artiste et le chrétien. Ils sont un, si vous êtes vraiment chrétien, et si votre art n'est pas isolé de votre âme par quelque système esthétique. Mais appliquez seul l’artiste à l'ouvrage ; précisément parce qu'ils sont un, l’ouvrage sera tout entier de l'un comme de l'autre. Ne séparez pas votre art de votre foi, comme ferait un politicien de mensonge. Mais laissez distinct ce qui est distinct. N'essayez pas de confondre de force ce que la vie unit si bien. Si vous faisiez de votre esthétique un article de foi, vous gâteriez votre foi. Si vous faisiez de votre dévotion une règle d'opération artistique, ou si vous tourniez le souci d'édifier en un procédé de votre art, vous gâteriez votre art.

L'âme de l'artiste tout entière atteint et règle son œuvre, mais elle ne doit l'atteindre et la régler que par l’habitus artistique. Ici l'art ne souffre pas de partage. Il n'admet pas qu'aucun élément étranger vienne, se juxtaposant à lui, mêler dans la production de l'œuvre sa régulation à la sienne. Apprivoisez-le, il fera tout ce que vous voudrez. Usez de violence, il ne fera rien de bon. L'œuvre chrétienne veut l'artiste libre, en tant qu'artiste. Elle ne sera chrétienne cependant, elle ne portera dans sa beauté le reflet intérieur de la clarté de la grâce que si elle déborde d'un cœur possédé par la grâce. Car l'habitus artistique qui l'atteint et qui la règle immédiatement suppose la rectification de l'appétit à l'égard de la beauté de l'œuvre. Et si la beauté de l'œuvre est chrétienne, c’est que l'appétit de l'artiste est rectifié à l'égard d'une telle beauté, et que dans l'âme de l'artiste le Christ est présent par l'amour. La qualité de l'œuvre est ici le rejaillissement de l'amour dont elle procède, et qui meut la vertu d'art comme un instrument. Ainsi c'est en raison d'une surélévation intrinsèque que l'art est chrétien, et c'est par l'amour qu'a lieu cette surélévation.

Il suit de là que l’œuvre sera chrétienne dans l’exacte mesure où l’amour sera vivant. Ne nous y trompons pas, c’est l’actualité même de l’amour, c’est la contemplation qui est ici requise. L’œuvre chrétienne veut l’artiste saint, en tant qu’homme. Elle le veut possédé par l’amour. Qu’il fasse alors ce qu’il voudra. Là où l’œuvre rend un son moins purement chrétien, c’est que quelque chose a manqué à la pureté de l’amour[135]. L’art exige beaucoup de calme, disait Fra Angelico, et pour peindre les choses du Christ il faut vivre avec le Christ; c'est la seule parole que nous ayons de lui, et combien peu systématique... Il serait donc vain de chercher une technique ou un style ou un système de règles ou un mode d’opérer qui seraient ceux de l’art chrétien. En droit, l’art qui germe et grandit dans une humanité chrétienne peut en admettre une infinité. Mais ces formes d’art auront toutes un air de famille, et toutes elles différeront substantiellement des formes d’art non chrétiennes ; telle la flore des montagnes diffère de la flore des plaines. Considérez la liturgie, c’est le type transcendant et suréminent des formes d’art chrétiennes ; l’Esprit de Dieu l'a lui-même façonnée, pour pouvoir s'y complaire[136]. Les choses belles sont rares. Quelles conditions exceptionnelles il faudra supposer pour qu’une civilisation joigne ensemble, et dans les mêmes hommes, l'art et la contemplation! Sous le poids d'une nature qui résiste toujours et qui ne cesse pas de tomber, le christianisme a poussé partout sa sève, dans l'art et dans le monde, mais il n'a pas réussi, sinon au moyen âge, et parmi quelles difficultés, et quelles déficiences, à se former un art à lui, comme un monde à lui, et cela n'est pas étonnant. L'art classique a produit bien des œuvres chrétiennes, et admirables. Peut-on dire cependant que prise en elle-même cette forme d'art ait la saveur originelle du climat chrétien? C'est une forme née ailleurs, et transplantée. Si au milieu des catastrophes indicibles appelées par le monde moderne un temps doit venir, si court soit-il, de pur printemps chrétien, un dimanche des Rameaux pour l’Eglise, un bref hosanna de la pauvre terre au fils de David, il est permis d'espérer pour ces années-là, avec un merveilleux rayonnement de spiritualité et d’intellectualité catholiques, la regermination, pour la joie des hommes et des anges, d’un art vraiment chrétien. Et déjà cet art semble s'annoncer, dans l’effort individuel de quelques nobles artistes et de quelques poètes qui se succèdent depuis un demi-siècle, et dont quelques-uns comptent parmi les plus grands. N'essayons pas toutefois de le dégager et de l'isoler avant l'heure, et par un effort d'école, du grand mouvement de l'art contemporain[137]. Il ne se dégagera et ne s'imposera comme art chrétien; que s’il jaillit spontanément d'un commun renouveau de l'art et de la sainteté dans le monde. Le christianisme ne facilite pas l’art. Il lui ôte bien des moyens faciles, il barre son cours en bien des endroits, mais c'est pour en hausser le niveau. En même temps qu’il lui crée ces difficultés salutaires, il le surélève par le dedans, il lui fait connaître une beauté cachée qui est plus délicieuse que la lumière, il lui donne ce dont l'artiste a le plus besoin, la simplicité, la paix de la crainte et de la dilection, l’innocence qui rend la matière docile aux hommes et fraternelle.

 

IX

ART ET MORALITÉ

L’habitus artistique ne s'occupe que de l'œuvre à faire. Sans doute il admet la considération des conditions objectives, — usage pratique, destination, etc., — auxquelles l'œuvre doit satisfaire (une statue faite pour qu'on prie devant est autre qu’une statue de jardin), mais c’est parce que cette considération concerne la beauté même de l'œuvre, une œuvre qui ne serait pas adaptée à ces conditions manquant en cela de proportion donc de beauté. L’art a pour seule fin l'œuvre elle-même et sa beauté. Mais pour l’homme qui opéré, l'œuvre à faire entre elle-même dans la ligne de la moralité, et à ce titre elle n'est qu’un moyen. Si l’artiste prenait pour fin dernière de son opération, donc pour béatitude, la fin de son art ou la beauté de l'œuvre, il serait, purement et simplement, un idolâtre[138]. Il faut donc absolument que l’artiste, en tant qu'homme, travaille pour autre Chose que son œuvre, et de mieux aimé. Dieu est infiniment plus aimable que l'art.

Dieu est jaloux. « La règle du divin amour est sans miséricorde, disait Mélanie de la Salette. L’amour est un véritable sacrificateur ; il veut la mort de tout ce qui n’est pas lui. » Malheureux l’artiste au cœur partagé l Le bienheureux Angelico aurait planté là sa peinture sans hésiter pour aller garder les oies si l’obéissance "avait demandé. Dès lors un fleuve créateur jaillissait de son sein paisible. Dieu lui laissait cela, parce qu'il y avait renoncé. L’art n'a aucun droit contre Dieu. Il n'y a pas de bien contre Dieu, ni contre le Bien final de la vie humaine. L'art est libre dans son domaine, mais son domaine est subordonné. Aussi bien « si un art fabrique des objets dont les hommes ne peuvent pas user sans péché, l'artiste qui fait de tels ouvrages pèche—t-il lui-même, parce qu’il offre directement à autrui l’occasion de pécher; comme si quelqu’un fabriquait des idoles pour l’idolâtrie. Quant aux arts des œuvres desquels les hommes peuvent user bien ou mal, ils sont licites, et pourtant s’il y en a dont les œuvres sont employées dans les plus grand nombre des cas à mauvais usage, ils doivent, quoique licites en eux-mêmes, être extirpés de. la cité par l'office du Prince, secundum documenta Platonis »[139]. Heureusement pour les droits de l'homme, nos belles cités n'ont pas de Prince, et tout ce qui travaille pour l'idolâtrie et pour la luxure, dans la Couture ou dans les Lettres, n'est pas gêné par Platon. L'art, parce qu’il est dans l’homme et que son bien n'est pas le bien de l’homme, est donc soumis à une régulation extrinsèque, qui lui est imposée au nom d'une fin plus haute et plus nécessaire que la sienne. Mais chez le chrétien cette régulation va sans contrainte, parce que l'ordre immanent de la charité la lui rend connaturelle, et que la loi est devenue sa propre pente intérieure : spiritualis homo non est sub lege. C'est à lui que l’on peut dire : ama et fac quod vis ; si tu aimes, tu peux faire ce que tu veux, tu ne blesseras jamais l'amour. Une œuvre d'art qui blesse Dieu le blesse lui-même, et n’ayant plus de quoi délecter, elle perd à l'instant pour lui toute raison de beauté.

Il y a selon Aristote[140] un double bien de la multitude, d'une armée par exemple : l'un qui est dans la multitude elle-même, tel l'ordre de l'armée, l'autre qui est séparé de la multitude, tel le bien du chef. Et ce dernier est meilleur; parce que c'est à lui que l'autre est ordonné, -— l’ordre de l'armée étant pour réaliser le bien du chef, à savoir la volonté du chef dans l’obtention de la victoire[141]. On peut tirer de la que le contemplatif, étant ordonné directement au « bien commun séparé » de tout l'univers, c’est—à—dire à Dieu, sert mieux que tout autre le bien commun de la multitude humaine ; car le « bien commun intrinsèque » de cette multitude, le bien commun social, dépend du « bien commun séparé », qui lui est supérieur. Il en sera de même, analogiquement .et toutes proportions gardées, de tous ceux, métaphysiciens ou artistes, dont l’activité touche à l'ordre transcendantal, à la Vérité ou à la Beauté, et qui ont quelque part à la sagesse, même seulement naturelle. Laissez l’artiste à son art, il sert mieux la cité que l’ingénieur et le marchand. Cela ne signifie pas qu'il doive ignorer la cité, ni comme homme, cela est trop clair, ni même comme artiste. La question pour lui n'est pas de savoir s'il doit ouvrir son œuvre à tous les courants humains qui affluent à son cœur, et poursuivre en la faisant tel ou tel but humain particulier : le cas individuel est ici seul maître, et tout parti-pris serait malséant, comme portant détriment ä la spontanéité de l'art. La seule question pour l'artiste est de n'être pas un faible; c'est d'avoir un art qui soit assez robuste et assez droit pour dominer en tout cas sa matière sans rien perdre de sa hauteur et de sa pureté, et pour viser, dans l’acte même de l’opération, le seul bien de l'œuvre, sans être détourné ni troublé par les fins humaines poursuivies. A vrai dire l'art ne s’est isolé au XIXe siècle qu'à cause de la décourageante bassesse du milieu, mais sa condition normale est toute différente. Eschyle, Dante, Cervantès ne créaient pas en vase clos. En fait d’autre part il ne peut pas y avoir d'œuvre d'art purement « gratuite », -—- l'univers excepté. Non seulement notre acte de création artistique est ordonné à une fin dernière humaine, vrai Dieu ou faux dieu, mais il est impossible qu'il ne concerne pas, à causé du milieu humain où il trempe, certaines fins prochaines humaines; l'ouvrier travaille pour un salaire, et l’artiste le plus désincarné a quelque souci d'agir sur les âmes et de servir une idée, serait-ce seulement une idée esthétique. Ce qui est requis, c’est la parfaite discrimination pratique entre la fin de l'ouvrier (finis operantis disaient les scolastiques), et la fin de l’ouvrage (finis operis) : en sorte que l’ouvrier travaille pour son salaire, mais que l’ouvrage ne soit réglé et posé dans l'être qu'en ordre à son propre bien à lui, nullement en ordre au salaire ; en sorte que l’artiste travaille pour toutes les intentions humaines qu'il lui plaira, mais que l'œuvre prise en elle-même ne soit faite, construite et membrée que pour sa propre beauté. Grande chimère de croire que l'ingénuité ou la pureté de l'œuvre d'art dépend d'une scission d’avec les principes animateurs et moteurs de l’être humain, d'une ligne tirée entre l’art et le désir ou l'amour. Elle dépend de la force du principe générateur de l'œuvre, ou de la force de la vertu d’art.

Cet arbre disait : je veux être purement arbre, et porter des fruits purs. C'est pourquoi je ne veux pas pousser dans une terre qui n'est pas arbre, ni sous un climat qui est climat de Provence ou de Vendée, et non pas climat d'arbre. Mettez-moi à l’abri de l’air. Bien des questions se simplifieraient, si l'on distinguait l’art lui-même et ses conditions matérielles ou subjectives. L’art est quelque chose de l'homme, comment ne dépendrait-il pas des dispositions du sujet où il se trouve ? Elles ne le constituent pas, mais elles le conditionnent. Ainsi par exemple l'art comme tel est supra tempus et supra locum, il transcende comme l'intelligence toute limite de nationalité, et il n'a sa mesure que dans l'amplitude infinie de la Beauté. Comme la science, la philosophie, la civilisation, par sa nature et par son objet propres il est universel. Mais il ne réside pas dans une intelligence angélique, il est subjecté dans une âme qui est la forme substantielle d'un corps vivant, et qui par la nécessité naturelle où elle est d’apprendre et de se perfectionner difficilement et peu à peu, fait de l'animal qu’elle anime un animal naturellement politique. L'art est ainsi foncièrement dépendant de tout ce que la race et la cité, la tradition Spirituelle et l'histoire envoient au corps de l'homme et à son intelligence. Par son sujet et par ses racines, il est d’un temps et d'un pays. Voilà pourquoi dans l'histoire des peuples libres les époques de cosmopolitisme sont des époques d'abâtardissement intellectuel. Les œuvres les plus universelles et les plus humaines sont celles qui portent le plus franchement la marque de leur patrie[142]. Le siècle de Pascal et de Bossuet fut un siècle de nationalisme vigoureux. C'est lorsque la France, au temps des prodigieuses victoires pacifiques de Cluny, et au temps de saint Louis, envoyait sur la chrétienté entière le rayonnement intellectuel le plus authentiquement français, que le monde connut la plus pure et la plus libre internationale de l’esprit, et la culture la plus universelle[143]. Il apparaît ainsi qu'un certain nationalisme, -—- nationalisme politique et territorial, -— est le gardien naturel de la vie propre et immatérielle, et donc de l'universalité même de l'intelligence et de l'art; tandis qu'un autre nationalisme, -—- nationalisme métaphysique et religieux, celui qui culminait dans la divinisation fichtéenne et hégélienne de la nation, -— en essayant d’asservir l'intelligence, prise dans sa nature même et dans son objet, et non plus dans ses conditions matérielles, à la physiologie d'une race ou aux intérêts d'un Etat, met en péril de mort l'art et toute vertu de l'esprit. Toutes nos valeurs dépendent de la nature de notre Dieu. Or Dieu est Esprit. Progresser, -—- ce qui signifie pour toute nature, tendre à son Principe[144], -— c’est donc passer du sensible au rationnel et du rationnel au Spirituel et du moins Spirituel au plus spirituel ; civiliser c’est spiritualiser. Le progrès matériel peut y concourir, dans la mesure où il permet à l'homme le loisir de l'âme. Mais s’il n'est employé qu'à servir la volonté de puissance et à combler une cupidité qui ouvre une gueule infinie, —- concupiscentia est infinita[145], -—- il ramène le monde au chaos avec une vitesse accélérée; c'est là sa manière de tendre au principe. Foncière nécessité de l’art dans la cité humaine : « Personne, dit saint Thomas après Aristote, ne peut vivre sans délectation. C’est pourquoi celui qui est privé des délectations spirituelles, passe aux charnelles[146]. » L'art apprend aux hommes les délectations de l’esprit, et parce qu'il est sensible lui-même et adapté à leur nature, il peut le mieux les conduire à plus noble que lui. Il joue ainsi dans la vie naturelle le même rôle, si l’on peut dire, que les « grâces sensibles » dans la vie Spirituelle ; et de très loin, sans y penser, il prépare la race humaine à la contemplation (à la contemplation des saints), dont la délectation spirituelle excède toute délectation[147], et qui semble être la fin de toutes les opérations des hommes; car pourquoi les travaux serviles et le commerce, sinon pour que le corps, étant pourvu des choses nécessaires à la vie, soit en l'état requis pour la contemplation ? Pourquoi les vertus morales et la prudence, sinon pour procurer le calme des passions et la paix intérieure, dont la contemplation a besoin? Pourquoi le gouvernement tout entier de la vie civile, sinon pour assurer la paix extérieure nécessaire à la contemplation ? « De sorte qu’à les considérer comme il faut, toutes les fonctions de la vie humaine semblent au service de ceux qui contemplent la vérité[148] ». Si l’on cherchait, non pas certes à faire un impossible classement des artistes et des œuvres, mais à comprendre la hiérarchie normale des divers types d’art, on ne pourrait le faire qu’à ce point de vue humain de leur valeur proprement civilisatrice, ou de leur degré de spiritualité. On descendrait ainsi de la beauté des Écritures révélées et de la Liturgie, à celle des écrits des mystiques, puis à l’art proprement dit : plénitude spirituelle de l’art médiéval, équilibre rationnel de l'art hellénique et classique, équilibre pathétique de l’art shakespearien... La richesse imaginative et verbale du romantisme maintient en lui, malgré son déséquilibre intime et son indigence intellectuelle, le concept de l'art. Avec le naturalisme et le réalisme il disparaît complètement[149], Dans la magnificence de Jules II et de Léon X il y avait beaucoup plus qu'un noble amour de la gloire et de la beauté; de quelque vanité qu’elle s'accompagnât, un pur rayon y passait de l'Esprit qui n’a jamais manqué à l'Eglise. Cette grande Contemplative, instruite par le Don de Science, a le discernement profond de tout ce qu'il faut au cœur humain, elle sait la valeur unique de l'Art. C’est pourquoi elle l'a tellement protégé dans le monde. Bien plus, elle l’a appelé à l’opus Dei, et elle lui demande de composer les parfums de grand prix qu'elle répand sur la tête et sur les pieds de son Maître. Ut quid perditio ista? disent les philanthropes. Elle continue d'embaumer le corps de celui qu'elle aime, et dont chaque jour elle annonce la mort, donec veniat. Croyez—vous que Dieu qui « est appelé Zélote, dit Denys l’Aréopagite, parce qu’Il a l'amour et le zèle de tout ce qui est[150] », use de mépris à l'égard des artistes et de la fragile beauté qui sort de leurs mains? Rappelez-vous ce qu’Il dit des hommes qu'Il a lui—même députés à l'art sacré : « Sachez que le Seigneur a choisi et appelé Béseléel, fils d’Uri, fils de Hur, de la tribu de Iuda. Il l'a rempli de l’esprit de Dieu, de sagesse et d'intelligence, de science et de toute sorte de savoir, pour concevoir par la pensée et pour exécuter des ouvrages, en travaillant l'or, l’argent et l'airain, pour graver les pierres à enchâsser, et pour tailler le bois. Tout ce que l’art peut inventer, il l'a mis dans son cœur; il a fait de même à Ooliab, fils d'Achisamech, de la tribu de Dan. Il les a remplis tous deux de sagesse, pour exécuter tous les ouvrages de sculpture et d'art, pour tisser d'un dessin varié la pourpre violette, la pourpre écarlate, le cramoisi et le lin, pour exécuter toute espèce de travaux et pour trouver des combinaisons nouvelles[151]. » Nous avons signalé déjà l'opposition générale de l'Art et de la Prudence. Cette opposition est encore aggravée, dans les beaux-arts, par la transcendance même de leur objet. L'Artiste est soumis, dans la ligne de son art, à une sorte d'ascétisme, qui peut exiger parfois des sacrifices héroïques. Il le faut foncièrement rectifié quant à la fin de l’art, perpétuellement en garde non seulement contre l’attrait banal de la facilité et du succès, mais contre une multitude de tentations plus subtiles, et contre le moindre relâchement de son effort intérieur, car les habitus diminuent par la seule cessation de l’acte[152], bien plus par tout acte relâché, qui ne répond pas proportionnellement à leur intensité[153]. Il faut qu’il traverse des nuits, qu'il se purifie sans cesse, qu'il quitte volontairement des régions fertiles pour des régions arides et pleines d’insécurité. Dans un certain ordre et à un point de vue particulier, dans l’ordre du faire et au point de vue de la beauté de l’œuvre, il le faut humble et magnanime, prudent, probe, fort, tempérant, simple, pur, ingénu. Toutes ces vertus que les saints ont simpliciter, purement et simplement, et dans la ligne du Souverain Bien, l’artiste doit les avoir secundum quid, sous un certain rapport, dans une ligne à part, extrahumaine sinon inhumaine. Aussi bien prend-il volontiers un ton de moraliste lorsqu’il parle ou écrit sur l'art, et sait-il clairement qu’il a une Vertu à garder. « Nous abritons un ange que nous choquons sans cesse. Nous devons être gardiens de cet ange. Abrite bien ta vertu[154]... » Mais si cette analogie lui crée une singulière noblesse, et explique l'admiration dont il jouit parmi les hommes, elle risque de l’égarer misérablement, et de lui faire placer son trésor et son cœur dans un simulacre, ubi aerugo et tinea demolitur. D'autre part le Prudent comme tel, jugeant toutes choses sous l’angle de la moralité et par rapport au bien de l'homme, ignore d’une manière absolue tout ce qui est de l'art. Il peut sans doute, et il doit, juger l’œuvre d’art en tant qu'elle intéresse la moralité[155], il n’a pas le droit de la juger comme œuvre d'art. L'œuvre d'art est le sujet d’un singulier conflit de vertus. La Prudence, qui la considère dans son rapport avec la moralité, mérite à meilleur titre que l’Art le nom de vertu[156], car elle rend, comme toute vertu morale, l’homme qui agit, bon purement et simplement. Mais l'Art, en tant qu'il se rapproche davantage des vertus spéculatives, et qu’il détient ainsi plus de splendeur intellectuelle, est un habitus en lui-même plus noble, simpliciter loquendo, illa virtus nobilior est, quae habet nobilius objectum. La Prudence est supérieure à l’Art par rapport à l’homme. D'une façon pure et simple, l’Art, -— du moins celui qui visant la Beauté, a un caractère spéculatif, — lui est métaphysiquement supérieur[157]. Lorsqu'il réprouve une œuvre d'art, le Prudent, fermement planté sur sa vertu morale, a la certitude de défendre contre l'Artiste un bien sacré, celui de l'Homme, et il regarde l'Artiste comme un enfant ou un insensé. Juché sur son habitus intellectuel, l'Artiste est sûr de défendre un bien non moins sacré, celui de la Beauté, et il a l'air d'accabler le Prudent sous la sentence d'Aristote : Vita quae est secundum speculationem est melior quam quae secundum hominem[158]. Le Prudent et l'Artiste se comprennent donc difficilement. Au contraire le Contemplatif et l'Artiste, perfectionnés l'un et l'autre par un habitus intellectuel qui les rive à. l'ordre transcendantal, sont en état de sympathiser. Ils ont aussi des ennemis qui se ressemblent. Le Contemplatif, ayant pour objet la causa altissima dont dépend tout le reste, connaît la place et la valeur de l'art, et comprend l’artiste. L'Artiste comme tel ne peut pas juger le Contemplatif, mais il peut deviner sa grandeur. S'il aime vraiment la beauté et si un vice moral ne tient pas son cœur dans l'hébétude, passant à côté du Contemplatif il reconnaîtra l'amour et la beauté. Et puis, en suivant la ligne même de son art, il tend sans le savoir à passer au-delà de son art; comme une plante ignorante dirige sa tige vers le soleil, il est orienté, si bas qu'il habite, dans la direction de la Beauté subsistante dont les saints goûtent la douceur dans une lumière inaccessible à l'art et à la raison. « Ni la peinture, ni la sculpture, disait Michel-Ange devenu vieux, ne charmeront plus l'âme tournée vers Cet amour divin qui ouvrit ses bras sur la Croix pour nous recevoir. » Voyez sainte Catherine de Sienne, cette apis qui fut le conseiller d’un Pape et des princes de l'Église, entourée d’artistes et de poètes qu'elle emmène avec elle en paradis. Parfaitement prudents mais installés bien au-dessus de la Prudence, jugeant de toutes choses par la Sagesse, qui est « architectonique à l’égard de toutes les vertus intellectuelles », et au service de laquelle est la Prudence, « tel le portier au service du roi[159] », les Saints sont libres comme l'Esprit. Le sage s’intéresse comme Dieu à l'effort de toute vie. Délicat et non exclusif/Il sera du jour où nous sommes, Son cœur, plutôt contemplatif, Pourtant saura l’œuvre des hommes... Ainsi la Sagesse, étant placée au point de vue de Dieu, qui domine également celui de l’Agir et celui du Faire, peut seule accorder parfaitement l’Art et la Prudence. Adam pécha, parce qu'il a défailli dans la contemplation; dès lors la division s’est mise en l'homme. Se détourner de la Sagesse et de la contemplation, et Viser plus bas que Dieu, c’est pour une civilisation chrétienne la cause première de tout désordre[160]. C'est en particulier la cause de ce divorce impie entre l'Art et la Prudence, qu'on constate aux époques où les chrétiens n'ont plus la force de porter l'intégrité de leurs richesses. Voilà sans doute pourquoi on a vu la Prudence sacrifiée à l'Art au temps de la Renaissance italienne, dans une civilisation qui ne tendait plus qu'à la Virtù humaniste, et l'Art sacrifié à la Prudence, au XIXe siècle, dans des milieux bien pensants; qui ne tendaient plus qu’à l'Honnêteté.

 

 

« ART ET SCOLASTIQUE » QUE NOUS PUBLIONS ICI, AVEC DES ADDITIONS CONSIDÉRABLES, A PARU, POUR LA PREMIÈRE FOIS, DANS LA REVUE «LES LETTRES», N. DE SEPTEMBRE ET OCTOBRE 1919, ACTUELLEMENT ÉPUISÉS.

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Nous parlons ici de la Sagesse par mode de connaissance, Métaphysique et Théologie. Les scolastiques distinguent une sagesse plus haute, sagesse par mode d’inclination ou de connaturalité aux choses divines. Cette sagesse, qui est un des Dons du Saint-Esprit, ne s'arrête pas dans la connaissance, mais elle connaît en aimant et pour aimer. « Contemplatio Philosophorum est propter perfectionem contemplantis, et ideo sistit in intellectu, et ita finis eorum in hoc est cognitio intellectus. Sed contemplatio Sanctorum, quae est Catholicorum, est propter amorem ipsius, scilicet contemplati Dei: idcirco, non sistit in fine ultimo in intellectu per cognitionem, sed transit ad affectum per amorem. » ALB. MAGNUS, de Adhaer. Deo, cap. IX.

[2] « Finis practicae est opus, quia etsi « Practici », hoc est operativi, intendant cognoscere veritatem, quomodo se habeat in aliquibus rebus, non tamen quaerunt eam tanquam ultimum finem. Non enim considerant causam veritatis secundum se et propter se, sed ordinando ad finem operationis, sive applicando ad aliquod determinatum particulare, et ad aliquod determinatum tempus. » S. THOMAS, in lib. II Metaph., lect. 2. (ARISTOTF, Met., I. II, c. 1, 995 b 21.)

[3] Cf. JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philos. t. I. Log. IIa P., q. 1, pp. 190-225 ; Cursus theol., t. VI, q. 62, disp. 16, a. 4, p. 476-477.

[4] Le travail artistique est ainsi le travail proprement humain, par opposition au travail de bête ou au travail de machine. C'est pourquoi la production humaine est dans son état normal une production d’artisan, et exige en conséquence une stricte appropriation individuelle, car l'artiste comme tel ne peut pas être partageux : dans la ligne des aspirations morales il faut que l'usage des biens soit commun, mais dans la ligne de la production il faut que ces mêmes biens soient possédés en propre, c'est entre les deux branches de cette antinomie que saint Thomas enferme le problème social.
Quand le travail devient inhumain ou sous-humain, parce que le caractère artistique s'en efface et que la matière prend le dessus sur l'homme, il est naturel que les facteurs matériels de la civilisation, si on les laisse à eux-mêmes, tendent au communisme et à la mort de la production, à travers l'excès même de propriétarisme et de productivisme dû au règne du factibile.

[5] La Prudence est au contraire la droite déduction des actes à poser (recta ratio agibilium), et la Science, la droite déduction des objets de spéculation (recta ratio speculabilium).

[6] Pour simplifier notre exposé, nous ne parlons ici que des habitus qui perfectionnent le sujet ; il y a aussi des dispositions habituelles (telles que les vices par exemple) qui disposent le sujet en mal. Le mot latin habitus est beaucoup moins expressif que le mot grec εξισ ; il serait pédant toutefois d'employer couramment ce dernier terme. C'est pourquoi, en l'absence d'un équivalent français convenable, nous nous résignons à faire usage du mot habitus, dont nous espérons qu'on voudra bien excuser la lourdeur.

[7] Ces habitus, qui perfectionnent l'essence même, non les facultés, sont appelés habitus entitatifs.

[8] Nous parlons ici des habitus naturels, non des habitus surnaturels, (vertus morales infuses, vertus théologales, dons du Saint-Esprit), qui sont infus et non acquis.

[9] C'est pour n'avoir pas fait cette distinction que M. Ravaisson, dans sa célèbre thèse sur l'Habitude, a répandu de si profondes fumées leibnitziennes sur la pensée d'Aristote.

[10] Cf. CAJETAN, in II-II, q. 171, a. 2.

[11] ARISTOTE, de Cælo, lib. I.

[12] Sum theol., I-II, q. 55, a. 3.

[13] Ibid., a. 2, ad 1. Unumquodque enim quale est, talia operatur.

[14] Cf. CAJETAN, in I-II, q. 57, a. 5, ad. 3 ; JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus theol., t. VI, q. 62, disp. 16. a. 4, p. 467 : « Proprie enim intellectus practicus est mensurativus operis faciendi, et regulativus. Et sic ejus veritas non est penes esse, sed penes id quod deberet esse juxta reguIam, et mensuram talis rei regulandae. »

[15] JEAN DE SAINT-THOMAS, Curs. Phil., t. I. Log. IIa P., q. 1, a. 5, p. 213.

[16] C'est ainsi que saint Augustin définit la vertu ars recte vivendi (de Civ. Dei, lib. IV, cap. 21). - Cf. sur ce point ARISTOTE, Elb. Nic., lib. VI ; SAINT THOMAS, Sum. theol., II-II, q. 47, a. 2, ad 1 ; I-II, q. 21, a. 2, ad 2 ; q. 57, a. 4, ad 3.

[17] « S'il vous faut des œuvres d'art, ne passeront-ils pas avant Phidias ceux qui modèlent dans une argile humaine la ressemblance de la face même de Dieu? » (le P. Gardeil, Les dons du Saint-Esprit dans les Saints Dominicains. Lecoffre, 1903. Introd. p. 23-24).

[18] ISAÏE, XL, 31. « Ubi non absurde notandum, ajoute JEAN DE SAINT-THOMAS (Cursus theol., t. VI, q. 70, disp. 18, a. 1, p. 576) pennas aquilae promitti, non tamen dicitur quod volabunt, sed quod current, et ambulabunt, scilicet tanquam homines adhuc in terra viventes, acti tamen, et moti pennis aquilae, quae desuper descendit, quia dona Spiritus, etsi in terra exerceantur, et actionibus consuetis videantur fieri, tamen pennis aquilae ducuntur, quae superiorum spirituum ac donorum communicatione moventur et regulantur; et tantum differunt qui virtutibus ordinariis exercentur, ab his qui donis Spiritus sancti aguntur, quantum qui solis pedibus laborando ambulant, quasi proprio studio et industria regulati ; vel qui pennis aquilae, superiori aura inflatis moventur, et currunt in via Dei, quasi sine ullo labore. »

[19] Sum. theol., I-II, q. 57, a. 3.

[20] Ibid., q. 21, a. 2, ad 2.

[21] « Et ideo ad artem non requiritur, quod artifex bene operetur, sed quod bonum opus faciat : requireretur autem magis, quod ipsum artificiatum bene operaretur, sicut quod cultellus bene incideret, vel serra bene secaret, si proprie horum esset agere, et non magis agi quia non habent dominium sui actus. » Sum. theol., I-II, q. 57, a. 5, ad 1.

Lorsque Leibniz (Bendenken von Aufrichtung etc., Klopp, I, 133 sq.) opposait l'intériorité de l’art italien « qui s’est presque uniquement borné à faire des choses sans vie, immobiles et bonnes à contempler du dehors » à la supériorité de l'art allemand, qui s'est appliqué de tout temps à faire des œuvres qui se meuvent (montres, horloges, machines hydrauliques, etc.) ce grand homme qui brilla en tout sauf en esthétique, pressentait donc quelque vérité, mais confondait malheureusement le motus ab intrinseco d'une pendule avec celui d'un être vivant.

[22] Sum theol., I-II, q. 57, a. 4.

[23] ARISTOTE, Ethic. Nic., lib. VI. Cf. CAJETAN, in I-II, q. 58, a. 5.

[24] L'acte d'user de nos facultés (usus) dépend en effet de la volonté dans son dynamisme propre d'appétit humain. Cf. Sum. theol., I-II, q. 57, a. 1 ; q. 21, a. 2, ad 2.

[25] Eth. Nic., lib. VI, cap. 5.

[26] Sum. theol., II-II, q. 47, a. 8. « Pauvre maître, écrivait Léonard de Vinci, que celui dont l'œuvre dépasse le jugement ; celui-là seul marche vers la perfection de l'art, dont le jugement dépasse l'ouvrage. » (Textes choisis publiés par Péladan, Paris 1907, § 403.)

[27] « Ea quae sunt ad finem in rebus humanis non sunt determinata, sed multipliciter diversificantur secundum diversitatem personarum et negotiorum. » Sum. theol., II- II,q. 47, a. 15.

[28] Il va sans dire que vis-à-vis des préceptes de la loi morale, tous les cas sont identiques en ce sens que ces préceptes doivent toujours être obéis. Mais alors les cas moraux diffèrent encore individuellement quant aux modalités de la conduite à tenir conformément auxdits préceptes.

[29] SAINT THOMAS, in Poster. Analyt. lib. 1. lectio 1a, 1.

[30] JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus theol., t. VI, q. 62, disp. 16, a. 4, p. 470.

[31] Intellectus practicus in ordine ad voluntatem rectam. Sum. theol., I-II, q. 56, a. 3.

[32] Voir § VI, les Règles de l’Art.

[33] JEAN DE SAINT-THOMAS, op. cit., p. 470.

[34] Sum. theol., I-II, q. 57, a. 4, ad 2.

[35] Cf. ARISTOTE, Metaph., lib. I, c. 1 ; de saint Thomas, lect. 1, § 20-22 ; SAINT THOMAS, Sum. theol., II-II, q. 47, a. 3, ad 3 ; q. 49, a. 1, ad 1 ; CAJETAN, in I-II, q. 57, a. 4 ; in II-II, q. 47, a. 2.

[36] « Qui autem cum aliquibus conversatur, convenientissimum est ut se eis in conversatione conformet... Et ideo convenientissimum fuit, ut Christus in cibo et potu communiter se sicut alii haberet. » Sum. theol., III, q. 40, a. 2.

[37] Sum. contra Gent., lib. I, cap. 93.

[38] Et même, peut-on dire en un sens, de sa divine humilité : « Est ibi aliud inflammans animam ad amandum Deum, scilicet divina humilitas... Nam Deus omnipotens singulis Angelis sanctisque animabus in tantum se subjicit, quasi sit servus emptitius singulorum, quilibet vero ipsorum sit Deus suus. Ad hoc insinuandum transiens ministrabit illis dicens in Ps. LXXXI : Ego dixi, dii estis... Haec autem humilitas causatur ex multitudine bonitatis, et divinae nobilitatis, sicut arbor ex multitudine fructuum inclinatur... » Opusc. de Beautitudine, s. Thomæ adscriptum, cap. II.

[39] A vrai dire la division des arts en arts du beau (beaux-arts) et arts de l'utile, si importante qu'elle soit par ailleurs, n'est pas ce que les Logiciens appellent une division « essentielle » ; elle se prend de la n poursuivie, et un même art peut très bien poursuivre à la fois l'utilité et la beauté. Tel est par excellence le cas de l’architecture.

[40] Sum. theol., I-II, q. 57, a. 3, ad 3.

[41] JEAN DE SAINT-THOMAS, Curs. theol., t. VI, q. 62, disp. 16, a. 4, p. 474.

[42] Il est curieux de noter qu'à l'époque de Léonard de Vinci on ne comprenait plus la raison de ce classement, ni du rang ainsi assigné à la Peinture. Léonard n'en parle qu'avec une vive indignation. « C'est avec justice que la Peinture se plaint de ne pas être comptée au nombre des arts libéraux, car elle est une vraie fille de la nature, elle opère par l'œil, le plus digne de nos sens. » (Textes choisis, Paris, 1907, § 355.) Il revient souvent sur cette question, dont il traite les per accidens avec une ardeur remarquablement sophistique, et il attaque âprement les poètes, affirmant que leur art est bien inférieur à celui des peintres, parce que la poésie figure avec des paroles et pour l'oreille, tandis que la peinture figure pour l'œil et « par de vraies similitudes ». « Prenez un poète, qui décrive la beauté d'une dame à son amoureux, prenez un peintre qui représente la même dame, vous verrez où la nature tournera le juge amoureux. » (Ibid., § 368.) — La sculpture au contraire « n'est pas une science, mais un art mécanique qui engendre sueur et fatigue corporelle chez son opérateur... » « La preuve que cela est vrai, ajoute-t-il dans un passage qui fait bien voir à quelles niaiseries les grands génies se laissent aller parfois, c'est que le sculpteur, pour faire son ouvrage, use de la force de ses bras et frappe et façonne le marbre ou autre pierre dure d'où sortira la figure qui y est comme enclose ; travail tout mécanique qui le met incessamment en sueur, le couvre de poussière et de débris et lui rend le visage pâteux et tout enfariné de poussière de marbre, comme un mitron. Aussi, criblé de petits éclats, il semble couvert de flocons de neige et son habitation salie est remplie de gravats et de poudre de la pierre. — C'est tout le contraire pour le peintre, d'après ce qu'on dit des artistes célèbres. A son aise il est assis devant son œuvre, bien vêtu, et il tient un très léger pinceau, trempé de couleurs délicates. Il est aussi bien habillé qu'il lui plaît, son habitation remplie de panneaux charmants est belle ; souvent il se fait accompagner par la musique ou la lecture d’œuvres belles et variées, qui sans bruit de marteau ni aucun vacarme qui s’y mêle, sont écoutées avec grand plaisir. » (Ibid., § 379.)

A cette époque l’ « artiste » se distinguait donc de l'artisan, et commençait a le mépriser. Mais tandis que le peintre était déjà un « artiste », le sculpteur était resté un artisan. Il devait d'ailleurs parvenir rapidement lui aussi à la dignité d' « artiste ». Colbert en constituant définitivement l’Académie royale de peinture et de sculpture enregistrera et consacrera d'une manière officielle les résultats de cette évolution.

Le mot artiste, notons-le en passant, a une histoire des plus accidentées. Un artiste ou un artien était d'abord un maître ès arts (les arts comprenant les arts libéraux et la philosophie) :

« Lorsque Pantagruel et Panurge arrivèrent à la salle, tous ces grimaulx, artiens et intrans commencèrent frapper des mains comme est leur badaude coustume. »
(RABELAIS, Pantagruel, II, c. 18.)

« Vrayement je le nye
Que legistes ou decretistes
Soyent plus sages que les artistes. »
(Farce de Guillerme. Anc. Théâtre françois, II, p. 239.)

Ceux que nous appelons aujourd'hui des artistes étaient alors des artisans:

« Les artizans bien subtils
Animent de leurs outilz
L'airain, le marbre, le cuyvre. »
(J. DU BELLAY, Les deux Marguerites.)

« Peintre, poëte ou aultre artizan. »
(MONTAIGNE, III, 25.)

Plus tard le mot artiste devient lui-même synonyme d'artisan ; « Artisan ou Artiste, artifex, opifex, » dit Nicot dans son Dictionnaire. « Choses lesquelles se proposent tous bons ouvriers et artistes en cest art (de distillation). » (PARÉ, XXVI, 4.) On appelle notamment artiste celui qui travaille au grand art, (c.-à-d. à l'alchimie) ou encore à la magie ; dans l'édition de 1694, le Dictionnaire de l'Académie mentionne que ce mot « est dit particulièrement de ceux qui l‘ont les opérations magiques ».

C'est seulement dans l'édition de 1762 que le mot artiste figure dans le Dictionnaire de l'Académie avec le sens qu'il a de nos jours, comme opposé au mot artisan ; la rupture entre les beaux-arts et les métiers est alors consommée dans la langue elle-même.

Cette rupture était fonction des changements survenus dans la structure de la société, et en particulier de l'ascension de la classe bourgeoise.

 

[43] L'artisan est soumis à la commande, et c'est en tirant parti, pour mener à bien son ouvrage, des conditions, des imitations et des obstacles imposés par elle qu'il montre le mieux l'excellence de son art. L'artiste moderne au contraire semble regarder les conditions limitatives imposées par la commande comme un attentat sacrilège à sa liberté de faiseur de beauté. Cette incapacité de répondre aux exigences déterminées d'un travail à faire dénote en réalité, dans l'artiste, une faiblesse de l'Art lui-même pris selon la raison générique; mais elle apparaît aussi comme une rançon des exigences despotiques et transcendantes de la Beauté que l’artiste a conçue dans son cœur. Elle est ainsi un signe remarquable de l'espèce de conflit que nous signalons plus loin (pp. 45 et 64) entre la « raison » d'Art et la « raison » de Beauté dans les beaux-arts. Il faut à l'artiste une force peu ordinaire pour réaliser la parfaite harmonie entre ces deux éléments formels, dont l'un ressortit au monde matériel et l'autre au monde métaphysique ou spirituel. Il semble à ce point de vue que l'art moderne, depuis sa rupture avec les métiers, tende à sa manière à la même revendication d'indépendance absolue, d'aséité, que la philosophie moderne.

[44] « Ce saint homme, rapporte Cassien parlant de saint Antoine, disait de la prière cette parole surhumaine et céleste : il n’y a pas de prière parfaite si le religieux s’aperçoit lui-même qu’il prie. » CASSIAN., Coll. ix, cap. 31.

 

[45] En Grèce, à la belle époque de l'art classique, c'est la raison seule qui maintenait l'art dans la tempérance et dans une admirable harmonie. En comparant les conditions de l'art à Athènes et celles de l'art au XIIe et au XIIIe siècle, on peut apprécier en quelque façon ce qui distingue la tempérance « naturelle » de la tempérance « infuse ».

 

[46] Sum. theol., I, q. 5, a. 4, ad 1. Saint Thomas n'entend d'ailleurs donner ici qu'une définition par l’effet. C'est lorsqu'il assigne les trois éléments du Beau qu'il donne de celui-ci une définition essentielle.

 

[47] « Ad rationem pulchri pertinet, quod in ejus aspectu seu cognitione quietetur appetitus. » Sum. theol., I-II, q. 27, a. 1, ad 3.

 

[48] Ibid.

[49] Sum. Theol. I, q. 39 a.8.

 

[50] Saint Thomas, Comment. in lib. de Divin. Nomin. Lect. VI.

 

[51] Saint Thomas, Comment. in Psalm., Ps XXV, 5.

 

[52] De vera Relig., cap. 41

 

[53] Opusc de Pulchro et Bono, attribué à Albert le Grand et parfois à saint Thomas.

[54] Visus et auditus RATIONI DESERVIENTES. Sum. theol., I-II, q. 27, a. 1, ad 3.

[55] Cette question de la perception du beau par l'intelligence usant des sens comme d'instruments mériterait une analyse approfondie, qui, nous semble-t-il, a trop rarement tenté la subtilité des philosophes. Kant s'en est occupé dans la Critique du Jugement. Malheureusement les observations directes, intéressantes et parfois profondes, qu'on rencontre dans cette Critique beaucoup plus fréquemment que dans les deux autres, sont viciées et déformées par sa manie de système et de symétrie, et surtout par les erreurs fondamentales et le subjectivisme de sa théorie de la connaissance. L'une des définitions qu'il donne du Beau demande à être examinée avec attention. Le Beau, dit-il, est « ce qui plaît universellement sans concept1 ». Prise telle quelle, cette définition semble inacceptable, en effet le beau ne plaît « universellement » que parce qu'il s'adresse avant tout à l'intelligence,

 

1.        Spontanée de quelque concept, si confus, Le « concept » est d'ailleurs pour lui une forme imposée au donné sensible par le jugement, et constituant ce donné soit en objet de science, soit en objet d'appétition volontaire.

 

et comment notre intelligence pourrait-elle jouir sans s'exercer, et s’exercer sans produire quelque concept, aussi confus et indéterminé qu'on voudra1? La définition kantienne risque d'introduire une énorme erreur, et de faire oublier la relation essentielle que la beauté dit a l'intelligence. C'est ainsi qu'elle a fleuri chez Schopenhauer et chez ses disciples en une divinisation anti-intellectualiste de la Musique. Elle évoque cependant à sa manière le mot bien plus juste de saint Thomas, id quod visum placet, ce qui plaît étant vu, c'est-à-dire étant l’objet d’une intuition. En vertu même de cette dernière définition, la perception du Beau n'est pas, comme le voulait l'école de Leibniz-Wollf, une conception confuse de la perfection de la chose, ou de sa conformité à un type idéal. (Cf. Critique du Jugement, Analytique du Beau, § XV.) Si la production

 

1.        Voir là-dessus les pages très remarquables de Baudelaire, — l’Art Romantique, p. 213 et suiv., — où à propos des rêveries suggérées en lui par l'ouverture de Lohengrin, et qui coïncidaient d’une façon saisissante avec celles que le même morceau avait suggérées à Liszt, comme avec les indications du programme rédigé par Wagner, et que le poète ne connaissait pas, il montre que « la véritable musique suggère des idées analogues dans des cerveaux différents ».  Le concept dont nous parlons peut d'ailleurs être beaucoup plus général encore et beaucoup plus indistinct; parfois, semble-t-il, tout se borne à. une idée à peine perceptible où l'esprit se dit simplement à lui-même, d’une façon confuse et sommaire, l'œuvre même entendue ou contemplée, ct le genre d'art auquel elle appartient.

 

si vague, si obscur soit-il, doit nécessairement, semble-t-il, accompagner la perception du beau, elle n'en est pas le constitutif formel; la splendeur elle-même ou la lumière de la forme brillant dans l'objet beau n'est pas présentée à l'esprit par un concept ou par une idée, mais bien par l'objet sensible saisi intuitivement et en qui passe, comme par une cause instrumentale, cette lumière d'une forme. Ainsi on pourrait dire, — c'est là du moins, nous semble-t-il, la seule manière possible d'interpréter le mot de saint Thomas, — que dans la perception du beau l'intelligence est, par le moyen de l’intuition sensible elle-même, mise en présence d'une intelligibilité qui resplendit (et qui dérive en dernière analyse, comme toute intelligibilité, de l’intelligibilité première des Idées divines), mais qui en tant même quelle donne la joie du beau, n'est pas dégageable ni séparable de sa gangue sensible, et par suite ne procure pas une connaissance intellectuelle actuellement exprimable en un concept. Contemplant l'objet dans l’intuition que le sens en a, l'intelligence jouit d'une présence, elle jouit de la présence rayonnante d'un intelligible qui ne se révèle pas lui-même à ses yeux tel qu’il est. Se détourne-t-elle du sens pour abstraire et raisonner, elle se détourne de sa joie, et perd contact avec ce rayonnement. On comprend par-là que l'intelligence ne songe pas — sinon après coup et réflexivement — à abstraire du singulier sensible en la contemplation duquel elle est fixée les raisons intelligibles de sa joie, on comprend aussi que le beau soit un merveilleux tonique de l’intelligence, et pourtant ne développe point sa force d'abstraction ni de raisonnement ; et que la perception du beau s'accompagne de ce curieux sentiment de plénitude intellectuelle par lequel il nous semble être gonflés d'une connaissance supérieure de l'objet contemplé, et qui cependant nous laisse impuissants à l'exprimer et à le posséder par nos idées, et à faire œuvre de science à son sujet. Ainsi la Musique nous fait jouir de l'être, comme les autres arts d'ailleurs; mais elle ne nous le fait pas connaître et il est absurde d'en faire le substitut de la métaphysique. Ainsi la joie de la contemplation artistique est une joie avant tout intellectuelle, et il faut même affirmer avec Aristote (Poétique, IX, 3, 1451 b 6) que « la poésie est quelque chose de plus philosophique et de plus sérieux que l’histoire, parce que la poésie s’occupe davantage de l’universel et que l’histoire s’occupe seulement du singulier », et pourtant l'appréhension de l'universel ou de l'intelligible ont lieu là sans discours et sans effort d'abstraction3. Ajoutons que si l'acte même de la perception du beau a lieu sans discours et sans effort d'abstraction, le discursus conceptuel peut cependant avoir une part immense dans la préparation de cet acte. En effet, comme la vertu d'art elle-même, le goût, ou l'aptitude à percevoir la beauté et à juger d'elle, suppose un don inné, mais se développe par 

 

1.        La grande erreur de l'esthétique néo-hégélienne de Benedetto Croce, victime lui aussi du subjectivisme moderne (« Le beau n’appartient pas aux choses” » Esthétique, trad. franc. , Paris, 1904, p. 93) c’est de ne pas voir que la contemplation artistique, pour être intuitive, n’en est pas moins intellectuelle avant tout. L’esthétique doit être intellectuelliste et intuitiviste à la fois.

 

l'éducation et l'enseignement, notamment par l'étude et l'explication rationnelle des œuvres d'art: toutes choses égales d'ailleurs, plus l'intelligence est informée des règles, des procédés, des difficultés de l'art, et surtout de la fin poursuivie par l'artiste et de ses intentions, mieux elle est préparée à recevoir en elle, par le moyen de l'intuition du sens, le resplendissement intelligible qui émane de l'œuvre, et à percevoir ainsi spontanément, à goûter la beauté de celle-ci. C'est ainsi que les amis de l'artiste, qui savent ce que l'artiste a voulu, — comme les Anges connaissent les Idées du Créateur, — jouissent de ses œuvres infiniment mieux que le public; c'est ainsi que la beauté de certaines œuvres est une beauté cachée, accessible seulement à un petit nombre. On dit que l'œil et l’oreille s’habituent à des rapports nouveaux. C’est bien plutôt l'intelligence qui les accepte, dès qu’elle a compris à quelle fin, et à quelle sorte de beauté, ils sont ordonnés, et qui se prépare ainsi à mieux jouir de l'œuvre qui les comporte. — On peut noter encore que Kant a raison de regarder l’émotion; (« l'excitation des forces vitales ») comme un fait postérieur et consécutif dans la perception du beau. (Ibid., § IX. ) Mais pour lui le fait premier et essentiel est le « jugement esthétique », (qui n a d ailleurs dans son système qu'une valeur toute subjective) pour nous c'est la joie intuitive de l’intelligence (et secondairement des sens); ou pour parler d’une manière moins abrégée et plus exacte, c’est la joie de l’appetit1, (ad rationem pulchri pertinet,

 

1.        La joie est essentiellement un acte de la faculté appétitive.

quod in eius aspectu seu cognitione quietetur appetitus), c’est l’apaisement de notre puissance de Désir qui se repose dans le bien propre de la puissance cognoscitive parfaitement et harmonieusement mise en acte par l'intuition du beau. (Cf. Sum. theol., I-II, q. 11, a. 1, ad 2. Perfectio et finis cuiuslibet alterius potentiae continetur sub obiecto appetitivae, sicut proprium sub communi.) Sans doute cette joie est un « sentiment » (gaudium dans l' « appétit intellectif » ou volonté, joie proprement dite, en laquelle « nous communiquons avec les anges », ibid., q 31, a. 4, ad 3.) Toutefois il s'agit là d'un sentiment tout particulier, qui dépend purement du connaître, et de l'heureuse plénitude qu'une intuition sensible procure à l'intelligence. L'émotion au sens ordinaire du mot, l'ébranlement de la sensibilité, la production d'un état d'âme affectif, le développement de passions et de sentiments autres que cette joie intellectuelle, n’est qu'un effet -— absolument normal — de celle-ci; l'émotion est ainsi postérieure, sinon quant au temps, au moins quant à la nature des choses, à la perception du beau, et elle reste extrinsèque à ce qui la constitue formellement.

— Il est curieux de constater que le « venin » subjectiviste (comme dit Mattiussi), introduit par Kant dans la pensée moderne, a poussé presque fatalement les philosophes à chercher dans l'émotion, en dépit de Kant lui-même, l’essentiel de la perception esthétique. C’est ainsi que le subjectivisme kantien a donné son plus récent fruit dans la théorie de l'Einfüblung, de Lipps et de Volkelt, qui ramène la perception du beau a une projection ou à une infusion de nos émotions et de nos sentiments dans l'objet. (Cf. M. de Wulf, L’œuvre d’art et la beauté, Annales de l'Institut de philosophie de Louvain, t. IV, 1920, pp. 421 et suiv.)

 

[56] « Pulchrum est quaedam boni species ». Cajetan, in I- II, q. 27,a. 1(Cf.  le mot de saint Thomas cité plus haut, note 47. ) — C’est pourquoi les Grecs disaient d’un seul mot καλοκαγαθια.

 

[57] Denys l’Aréopagite,  De Divin. Nomin., cap. 4 : de s. Thomas, lect. 9. Continuons d’appeler l’Aréopagite, en vertu d’une séculaire possession de fait, celui que la critique moderne appelle le pseudo-Denys.

 

[58] Amator factus sum pulchritudinis illius. Sap., VIII, 2.

 

[59] De Divin. Nomin., cap. 4 : de s. Thomas, lect. 10.

[60] Remarquer que les conditions du beau sont beaucoup plus étroitement déterminées dans la nature que dans l'art, la fin des êtres de nature et la clarté formelle qui peut briller en eux étant elles-mêmes beaucoup plus étroitement déterminées que celles des œuvres d’art. Dans la nature il y a par .exemple certainement un type parfait (que nous le connaissions ou non) des proportions du corps de l’homme ou de la femme, parce que la fin naturelle de l'organisme humain est quelque chose de fixe et d'invariablement déterminé. Mais la beauté de l'œuvre d'art n’étant pas celle de l’objet représenté, la Peinture et la Sculpture ne sont nullement tenues à la détermination et a l'imitation d'un tel type. L'art de l'antiquité païenne ne s'y est cru tenu qu'en raison d'une condition extrinsèque, parce qu'il représentait avant tout les dieux d'une religion anthropomorphique.

[61] Cf. Lamennais, de l’Art et du Beau, ch. II.

 

[62] « Pulchritudino, sanitas et hujusmodi dicuntur quodammodo per respectum ad aliquid : quia aliqua contemperatio humorum facit sanitatem in puero, quae non facit in sene; aliqua enim est sanitas leonis, quae est mors homini. Unde sanitas est proportio humorum in comparatione ad talem naturam. Et similiter pulchritudo [corporis] consistit in proportione membrorum et colorum. Et ideo alia est pulchritudo unius, alia alterius. » S. Thomas, Comment. in Psalm., Ps. XLIV.

 

[63] S. Thomas. Comment. in lib. de Divin. Nomin., cap. IV, lect. 5.

 

[64] Les analogués (analoga analogata) d'un concept analogue (analogum analogans) sont les diverses choses en lesquelles ce concept se réalise et auxquelles il convient.

[65] C'est en Dieu seul que toutes ces perfections s'identifient selon leur raison formelle; en lui la Vérité est la Beauté, est la Bonté, est l’Unité, et elles sont Lui-même. Au contraire dans les choses d'ici-bas la vérité, la beauté, la bonté, etc., sont des aspects de l'être distincts selon leur raison formelle, et ce qui est vrai simpliciter (absolument parlant) peut n'être bon ou beau que secundum quid (sous un certain rapport), ce qui est beau simpliciter peut n'être bon ou vrai que secundum quid... C'est pourquoi la beauté, la vérité, la bonté (le bien moral) commandent des sphères distinctes de l'activité humaine, dont il serait vain de nier a priori les conflits possibles sous prétexte que les transcendantaux sont indissolublement liés les uns aux autres: principe métaphysique parfaitement vrai, mais qui veut être bien compris.

 

[66] De Divinis Nominibus, cap. 4, lect. 5 et 6 du Comment. de saint Thomas.

 

[67] Saint Thomas, ibid., lect. 5.

 

[68] Sum. theol., I, q. 39, a. 8.

[69] S. Augustin, De Doctr. Christ., I, 5.

 

[70] Baudelaire, L’Art romantique.

 

[71] Denys l’Aréop., De Divin. Nomin., cap. 4 (de s. Thomas, lect. 4).

[72] Opusc. LXVIII, in libr. Boetii de Hebdom., princ.

 

[73] Prov., VIII, 31.

 

[74] Metaph., lib. I, c. 2, 98a b.

 

[75] Rusbrock, (Vie de Rusbrock, en tête des œuvres choisies publiées par Hello, p. LII).

[76] Charles Maurras, l’Avenir de l’Intelligence.

[77] On peut appeler Technique l'ensemble de ces règles, mais à condition d’élargir et d'élever le sens ordinaire du mot technique: en effet, il s'agit là, non seulement des procédés matériels, mais aussi et surtout des moyens ct des voies d'opération d'ordre intellectuel que l'artiste emploie pour parvenir à la fin de son art. Ces voies sont déterminées, comme des sentiers tracés d'avance dans un fourré inextricable. Mais il faut les découvrir. Et les plus élevées d'entre elles, celles qui touchent de plus près à l'individualité de l'œuvre spirituellement conçue par l'artiste, sont strictement appropriées à celui-ci, et ne se découvrent qu'à un seul.

 

[78] « Il est évident, écrit Baudelaire, que les rhétoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamées par l'organisation même de l'être spirituel; et jamais les prosodies et les rhétoriques n’ont empêché l’originalité de se produire distinctement. Le contraire, à savoir qu’elles ont aidé l’éclosion de l’originalité, serait infiniment plus vrai. »

« Ce serait, écrit-il encore, un événement tout nouveau dans l'histoire des arts qu'un critique se faisant poète, un renversement de toutes les lois psychiques, une monstruosité; au contraire, tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques. Je plains les poètes que guide le seul instinct; je les crois incomplets. Dans la vie spirituelle des premiers, une crise se fait infailliblement, où ils veulent raisonner leur art, découvrir les lois obscures en vertu desquelles ils ont produit, et tirer de cette étude une série de préceptes dont le but divin est l’infaillibilité dans la production poétique. Il serait prodigieux qu'un critique devînt poète, et il est impossible qu'un poète ne contienne pas un critique » (L’Art romantique).

[79] Mot du peintre David.

 

[80] Cf. le titre même que Descartes pensait d'abord donner au traité dont le Discours de la Méthode est la préface: « Le Projet d’une Science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection. Plus la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, où les plus curieuses matières que l'auteur ait pu choisir, pour rendre preuve de la science universelle qu’il propose, sont en telle sorte, que ceux même qui n’ont point étudié, les peuvent entendre. » Quelques années plus tard, —— vers 1641 sans doute, —— Descartes travaillait à un dialogue en français qu'il laissa inachevé, et qui a pour titre : « La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, qui, toute pure et sans emprunter le secours de la Religion ni de la Philosophie, détermine les opinions que doit avoir un honnête homme touchant toutes les choses qui peuvent occuper sa pensée, et pénètre jusque dans les secrets des plus curieuses sciences. »

 

[81] « Ut animus a rebus ipsis distincte cogitandis dispensetur, nec ideo minus omnia recte proveniant. » Gerh., Phil., VII.

[82] Sum. theol., I-II, q. 51, a. 1.

[83] On sait que l’Académie royale de peinture et de sculpture a été définitivement constituée en 1663. Signalons ici le livre récemment publié par M. A. Vaillant, Théorie de l’Architecture (Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1919). Sur ce sujet de l'académisme, comme sur la notion générique de l'art, la thèse de l'auteur, qui s'inspire d'un positivisme très droit, bien qu'un peu étroit, vient heureusement rejoindre la pensée scolastique : « Ce fut sous Louis XIV, écrit M. Vaillant, que l'enseignement des beaux-arts commença à prendre le caractère scolaire que nous lui connaissons... Il faut reconnaître que l'influence académique fut très grande, aucunement néfaste encore. Et cela parce que les méthodes empiriques des maîtres d'apprentissage et leurs vieilles coutumes se maintinrent vivaces jusqu'à la suppression des corporations. Au fur et à mesure qu'elles s'affaiblirent, les effets de l'enseignement diminuèrent aussi; car la doctrine, âme de l'art, était naturellement contenue dans les traditions, dans la manière dont l'artiste recevait et s'assimilait la commande et y répondait... » « Tant que l'apprentissage fut le moyen de la formation des artistes et des artisans, on ne sentit pas la nécessité du raisonnement général. Chez les architectes en particulier, la méthode existait. Elle ressortait de l'exemple et de la collaboration familière a la vie professionnelle du maître, comme le montre si bien le Livre des Métiers d'Etienne Boileau. Quand l'enseignement fut substitué à l'action vivante et si diverse du maître, une grave erreur fut commise. » « La rupture académique avec les barbouilleurs de la peinture et les marbriers polisseurs de marbres n’a rien fait gagner à l'art ni à l'artiste ; et elle a enlevé à l'ouvrier le contact salutaire du supérieur et de l'excellent. Les académiciens n'eurent pas plus d’indépendance, et ils. perdirent, avec la technique, l'organisation rationnelle du travail d'art ».

Une des conséquences du divorce fut la disparition de la technique du broyeur de couleurs. On perdit avec le temps le sentiment des réactions chimiques auxquelles les couleurs et les colorants sont soumis par leur mélange, la nature du liant et le mode d'application. « Les tableaux de Van Eyck, cinq fois séculaires, ont toujours leur fraicheur primitive. Les tableaux modernes, demande M. Vaillant, peuvent-ils espérer une si longue jeunesse? » —_ « Comme la peinture moderne se plombe“! » répond M. Jacques Blanche parlant de Manet. « A peine quelques années, et un tableau, le plus brillant, est déjà calciné, détruit. Nous admirons des ruines, des ruines d'hier. Vous ne savez pas ce que fut le Linge, à son apparition! Je croirais devoir m en prendre a moi-même, ou à déplorer l’état de mes jeux, si, depuis cinq ans, je n’avais assisté à la destruction d'un chef-d’œuvre, le Trajan de Delacroix, au musée de Rouen. Je l'ai vu se ternir, se craqueler, et maintenant, il n’est plus qu'une bouillie brune. ,. » (Jacques-Emile Blanche, Propos de peintre, de David à Degas., Paris, Émile- Paul, 1919.) Augustin Cochin écrivait de son côté : « L’enseignement académique créé » [ou plutôt ‘érigé' en loi unique et universelle] « par les encyclopédistes, depuis Diderot jusqu’à Condorcet, a tué l'art populaire en une génération, phénomène Peut-être unique dans l'histoire. Instruire à l'école au lieu de former à l'atelier, — faire apprendre au lieu de faire faire, — expliquer au lieu de montrer et de corriger, — voilà en quoi consiste la réforme, conçue par les philosophes, imposée par la révolution. Les isolés ont survécu, mais comme des rochers, battus par la mer de banalité et d'ignorance, non comme les grands arbres dans la forêt. » (Les Sociétées de pensée, dans le Correspondant du 10 février 1920.)

[84] « Depuis, Giotto vint : ce Florentin né sur les monts solitaires, habités seulement des chèvres et bêtes semblables, sentant le visage de la nature à l'art semblable, se mit à dessiner sur les rochers les attitudes des chèvres qu'il gardait, et continua à faire tous les animaux qu'il trouva dans le pays; de telle façon qu'après beaucoup d'études il surpassa non seulement les maîtres de son temps, mais aussi ceux de beaucoup de siècles passés... » (Léonard de Vinci, Textes choisis, publiés par Péladan, Paris, 1907.)

 

[85] C'est ce qu'expriment fort bien ces vers de Goethe, dans les Wilhelm Meisters Wanderjahre : Zu erfinden, zu beschliessen Bleibe Künstler oft allein; Deines Wrirkens zu geniessen Eile freudig zum Verein !

 

[86] L'homme ne peut pas se passer de maître. Mais dans l'état d'anarchie qui caractérise le monde contemporain, le pouvoir du maître, étant inavoué, est devenu simplement moins profitable à l'élève et plus tyrannique. « Comme aujourd'hui chacun veut régner, personne ne sait se gouverner, écrivait Baudelaire. Un maître, aujourd'hui que chacun est abandonné à soi-même, a beaucoup d'élèves inconnus dont il n'est pas responsable, et sa domination, sourde et involontaire, s'étend bien au-delà de son atelier, jusqu'en des régions où sa pensée ne peut être comprise. » (Curiosités esthétiques, Salon de 1846.)

 

[87] Cf. Sum. theol., I, q. 117 a. 1 ; ibid., ad 1 et ad 3.

 

[88] Voir note 64.

[89] Ces règles, qu'il appartient aux diverses disciplines artistiques de préciser, ne sont immuables que prises formellement et analogiquement.

 

[90] Il suit de là que le philosophe et le critique peuvent bien et doivent bien juger de la valeur des écoles artistiques, comme de la vérité ou de la fausseté, de l'influence bonne ou mauvaise de leurs principes; mais que pour juger l'artiste ou le poète lui-même ces considérations sont radicalement insuffisantes : la chose qu'ici il importe avant tout de discerner, c'est si l'on a affaire à un artiste, à un poète, à un homme qui possède vraiment la vertu d'Art, vertu pratique et opérative, non spéculative. Un philosophe, si son système est faux, n'est rien, car alors il ne peut pas dire vrai, sinon par accident; un artiste, si son système est faux, peut-être quelque chose, et quelque chose de grand, car il peut créer beau malgré son système, et en dépit de l'intériorité de la forme d'art où il se tient. Au point de vue de l'œuvre faite, il y a plus de vérité artistique (et donc plus de véritable « classique ») dans un romantique qui a l'habitus que dans un classique qui ne l'a pas. Quand nous parlons de l'artiste ou du poète, craignons toujours de méconnaître la vertu qui peut être en lui, et d’offenser ainsi quelque chose de naturellement sacré.

 

[91] Voir plus haut, p. 20-21 [9-10].

[92] In I-II, q. 57, a. 5 ad 3.

 

[93] La conception de l'œuvre est tout autre chose que le simple choix du sujet (le sujet n'est que la matière.) de cette conception, et il y a même pour l’artiste ou le poète certains avantages — Goethe l’explique fort bien -—- à recevoir d'autrui cette matière) ; elle est aussi tout autre chose qu'une idée abstraite, un thème intellectuel ou une thèse que l'artiste aurait en vue (on demandait à Goethe quelle idée il avait voulu exposer dans le Tasso  : « Quelle idée? dit il est--ce que je le sais? J’avais la vie du Tasse, j’avais ma propre vie.., Ne pensez pas toujours que tout serait perdu, si on ne pouvait découvrir au fond d’une œuvre quelque idée, quelque pensée abstraite. Vous venez me demander quelle idée j’ai cherché à incarner dans mon Faust ! Comme si je le savais, comme si je pouvais le dire moi-même ! Depuis le ciel, à travers le monde, jusqu’à l’enfer, voilà une explication, s'il en faut une ; mais cela ce n'est pas l'idée, c'est la marche de l’action... » (Entretiens avec Eckermann, 6 mai 1827.) Enfin la conception de l'œuvre n'est pas non plus le projet élaboré de celle-ci ou son plan de construction (qui est déjà une réalisation. — dans l'esprit). C'est une vue simple, bien que virtuellement très riche en multiplicité, de l'œuvre à faire saisie dans son âme individuelle, vue qui est comme un germe spirituel ou une raison séminale de l'œuvre, et qui tient de ce que M. Bergson appelle intuition et schéma dynamique, qui intéresse non seulement l'intelligence, mais aussi l'imagination et la sensibilité de l'artiste, qui répond à une certaine nuance unique d'émotion et de sympathie, et qui à cause de cela est inexprimable en concepts. Ce que les peintres appellent leur « vision » des choses joue la un rôle essentiel. Cette conception de l'œuvre, qui dépend de tout l'être spirituel et sensible de l'artiste, et avant tout de la rectification de son appétit à l'égard de la Beauté, et qui porte sur la fin de l'opération, on pourrait dire qu'elle est par rapport à l'Art comme l'intention des fins des vertus morales est par rapport à la Prudence. Elle appartient à un autre ordre que les moyens, les voies de réalisation, qui sont le domaine propre de la vertu d'Art, comme les moyens d'atteindre les fins des vertus morales sont le domaine propre de la vertu de Prudence. Et elle est, en chaque cas particulier, le point fixe auquel l'artiste ordonne les moyens que l'art met en sa possession. M. Blanche nous dit que « les moyens sont loup en peinture » (Dc David à Degas, p. 151.) Entendons-nous. Les moyens sont le domaine pr0pre de l'habitus artistique, en ce sens-là on peut accepter cette formule. Mais il n'existe de moyens que par rapport à une fin, et les moyens qui « sont tout » ne seraient rien eux-mêmes sans la conception ou la vision qu'ils tendent à réaliser, et à laquelle est suspendue toute l'opération de l'artiste. Évidemment plus cette conception sera haute, plus les moyens risqueront d'être déficients. D'une telle déficience des moyens par rapport à la hauteur de la conception n'a-t-on pas un exemple éminent en Cézanne? S'il est si grand, et s'il exerce sur l'art contemporain une influence si dominatrice, c'est qu'il a apporté une conception ou une vision d'une qualité supérieure, — sa petite sensation comme il disait, -— à laquelle ses moyens restaient improportionnés. De là ses plaintes de ne pouvoir réaliser, — « Comprenez un peu, Monsieur Vollard, le contour me fuit! » — et son touchant regret de « n'être pas Bouguereau », qui, celui-là, a réalisé, et « développé sa personnalité ».

[94] ‘Οποιος ποθ΄ἐκαστος ἐστι, τοιουτο και το τελος φαινεται αυτω, Aristote, Eth. Nic., lib. III, c. 7, 1114a 32. Cf. Comment. de s. Thomas, lect. 13 : Sum. theol., I q. 83, a. 1, ad 5. – Lorsque saint Thomas enseigne (Sum. theol., III, q. 58, a. 5, ad 2) que « principia artificialium non dijudicantur a nobis bene vel male secundum appetitus nostri, sicut fines qui sunt moralium principia, sed solum per considerationem rationis », il pense d'une part aux dispositions morales de l'appétit (Cf. Caietan, loc. cit.), d'autre part à l'art pris selon que « factibilia non se habent ad artem sicut principia, sed solum sicut materia » (ibid., q. 65, a. 1, ad 4), ce qui n'est pas le cas des beaux-arts (les fins en effet sont principes dans l'ordre pratique, et l'œuvre à faire a dans les beaux-arts la dignité d'une véritable fin).

 

[95] In lib. de Moribus Ecclesiae. cap. 15. « Virtus est ordo amoris ».

 

[96] Cité par M. Etienne Charles dans la Renaissance de l’Art français, avril 1918.

[97] Louise Clermont, Emile Clermont, sa vie, son œuvre, Grasset, 1919.

 

[98] En tant que l'apollinisme domine souverainement dans l'art grec. Il serait curieux toutefois de rechercher si dans l'ombre un art dionysiaque ne s'est pas maintenu, comme celui auquel Goethe semble faire allusion dans le second Faust, avec les Phorkiades et les Kabires qui s'agitent dans la nuit classique de Walpurgis.

 

[99] « Omnium humanorum operum principium primum ratio est. » Saint Thomas, Sum. theol., I-II, q. 58, a. 2.

 

[100] Baudelaire écrit encore : « Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul » (L’Art Romantique) ; et encore : « La musique donne l’idée de l'espace. Tous les arts, plus ou moins ; puisqu'ils sont nombre et que le nombre est une traduction de l’espace. » (Mon cœur mis à nu.)

Toutefois le rapport des arts à la Logique est beaucoup plus profond et beaucoup plus universel encore que leur rapport à la science du Nombre.

[101] Cf. Maurice Denis, Les Nouvelles Directions de l’Art chrétien. (Conférences de la Revue des Jeunes, 4 févr. 1919.) « Tout mensonge est insupportable dans le temple de vérité. »

 

[102] Paul Gsell, Rodin.

 

[103] Le Symbolisme et l’Art religieux modern, Revue des Jeune, 10 nov. 1918, p. 516-517.

 

[104] Jean de Saint-Thomas, Curs. Theol., t. VI, q. 62, disp. 16, a. 4, p. 467.

 

[105] On sait que le Parthénon n'est pas géométriquement régulier. Il obéit à une logique et à une régularité beaucoup plus hautes, la direction zénithale de ses colonnes et la courbure de ses lignes horizontales et de ses aires compensant les déformations apparentes des lignes et des plans dans la perception visuelle, et assurant peut-être aussi une meilleure stabilité contre les oscillations sismiques du sol de l'Attique.

 

[106] Voir plus haut, p. 21.

[107] Jean de Saint-Thomas, ibid., p. 472-473.

 

[108] L'architecture fournit aussi des exemples remarquables de cette primauté accordée par l'art du moyen âge à la structure intellectuelle et spirituelle de l'œuvre, aux dépens de la correction matérielle, à l'égard de laquelle l'outillage et les connaissances théoriques de nos anciens constructeurs demeuraient très insuffisants. Dans l'architecture du moyen âge, « on ne rencontre nulle part de correction géométrique, à beaucoup près: aucun alignement rectiligne, jamais de croisement à angle droit, ni de contrepartie symétrique, des irrégularités et des repentirs à tout bout de champ. Aussi le cintrage des voûtes devait-il être préparé spécialement pour chaque travée, même dans les édifices les mieux construits de l'art médiéval. Les courbes, et notamment celles des arcs de voûtes, ne sont pas plus correctes que les alignements et les divisions des travées. Leur symétrie d'équilibre ne l'est pas davantage. Les clés ne se retrouvent pas au milieu des arcs ou de la voûte, parfois avec des différences importantes... Le côté droit d'un édifice n'est pour ainsi dire jamais symétrique au côté gauche... Tout est par à peu près dans cet art cependant très voulu, mais peu exigeant en correction. Peut-être est-ce à cette innocence de facture que la sincérité et le naturel de cette architecture doivent de rester si pleins de charme... : (A. Vaillant, op. cit., p. 119 et p. 364). Le même auteur fait remarquer qu'à cette époque les projets de construction ne pouvant se faire sur papier comme de nos jours, et le seul subjectile dont on disposait étant le vélin rare et coûteux, qu'on ménageait et qu'on lavait pour s'en resservir, c'est « par le modèle réduit, principalement, qu'on se représentait l'œuvre projetée dans ses éléments essentiels. On ne s'inquiétait des détails qu'au moment où ils devaient prendre forme, quand on avait l'exacte conscience de l'échelle, et en se servant de règles et d'éléments connus. C'est sur le tas, le lieu du travail, que la solution de tous les problèmes de construction se considérait, se découvrait, et que les difficultés se surmontaient. Il en est encore de même pour les ouvriers de nos jours; avec cette différence que dépourvus d'éducation et d'apprentissage, leur expérience n'est qu'une grossière routine ». « Quand on songe à l'énorme quantité de papier qui nous est nécessaire pour l'étude et la préparation de l'édification de nos édifices modernes, aux calculs indispensables ä l'élaboration de nos moindres projets, on est confondu de la hauteur de puissance intellectuelle, de l'étendue de mémoire et de la positivité de talent des Maîtres d'ouvrages et des maîtres d'œuvres de ces temps-là, qui ont su construire ces vastes et splendides bâtiments, en inventant chaque jour, en perfectionnant sans cesse. Le pouvoir de l'art du moyen âge est extraordinaire, en dépit d'une science exiguë et tâtonnante ». — La maladresse des peintres primitifs n'est pas due seulement à l'insuffisance de leurs moyens matériels. Elle est due aussi à ce qu'on pourrait appeler chez eux une sorte de réalisme intellectualiste. Signalons ici la remarquable étude de M. Maurice Denis sur la Gaucherie des Primitifs. Leur gaucherie, écrit—il très justement, « consiste à peindre les objets d'après la connaissance usuelle qu'ils en ont, au lieu de les peindre, comme les modernes, d'après une idée préconçue de pittoresque ou d'esthétique. « Le Primitif... préfère la réalité à l'apparence de la réalité. Plutôt que de se résigner aux déformations de la perspective qui n'intéressent pas son œil vierge, il conforme l'image des choses à la notion qu’il en a. » (Théories, Paris, Bibliothèque de l'Occident.)

[109] Ces stultae quaestiones sont celles qui, soulevées dans une certaine science ou discipline, iraient contre les conditions premières impliquées par cette science ou cette discipline elles-mêmes. (Cf. Saint Thomas, Comment. in ep. ad Titum, III, 9 ; à propos du mot de saint Paul : stultas questiones devita.)

 

[110] Jean Cocteau, Le Coq et l’Arlequin.

[111] République, livre X.

 

[112] « On s'est habitué depuis trop longtemps à considérer la vérité en art au seul point de vue de l'imitation. Il n’y a nul paradoxe à soutenir, au contraire, que tromper l'œil est synonyme de mensonge, et de mensonge avec l'intention de tromper. Une peinture est conforme à sa vérité, à la vérité, lorsqu'elle dit bien ce qu'elle doit dire, et qu'elle remplit son rôle ornemental, » Maurice Denis, article cité, p. 526.

 

[113] Poet., IV, 1448 b 5-14.

 

[114] Ou, plus vraisemblablement, par le désir de signifier un objet à l'aide d'un idéogramme, peut-être dans une intention magique; car ces dessins, se trouvant nécessairement dans l'obscurité, ne pouvaient être faits pour être regardés. D'une façon générale — comme il ressort en particulier de l'étude des vases de Suse récemment découverts et qui datent sans doute de 3000 ans avant ].-C., — il semble que l'art du dessin ait commencé par être une écriture, et par répondre à des préoccupations hiéroglyplfiques, idéographiques, ou même héraldiques, entièrement étrangères ä l’esthétique, la préoccupation du beau ne s’étant introduite que beaucoup plus tard.

[115] Poet, I, 1447, a 28.

[116] « (Cézanne) me demanda ce que les amateurs pensaient de Rosa Bonheur. Je lui dis qu'on s'accordait généralement à trouver Laboureur Nivernais très fort. — Oui, repartit Cézanne, c’est horriblement ressemblant. » (Ambroise Vollard, Paul Cézanne, Paris, Crès, 1919.)

 

[117] Jérém., I, 6.

 

[118] Saint Thomas, Comment. in Psalm., Prolog.

 

[119] La délectation du sens lui-même n'est requise dans l'art que ministerialiter, c'est pourquoi l'artiste la domine de si haut, et la dresse si librement; elle est requise cependant.

 

[120] C'est en vertu de ces lois que, selon la remarque de Baudelaire, « vu à une distance trop grande pour analyser ou même comprendre le sujet, un tableau de Delacroix a déjà produit sur l'âme une impression riche, heureuse ou mélancolique. » (Curiosités esthétiques, Salon de 1855.) Baudelaire écrit ailleurs (ibid., p. 92): «  La bonne manière de savoir si un tableau est mélodieux est de le regarder d'assez loin pour n'en comprendre ni le sujet ni les lignes. S'il est mélodieux, il a déjà un sens, et il a déjà pris sa place dans le répertoire des souvenirs. »

 

[121] A vrai dire il est malaisé de déterminer en quoi consiste précisément cette imitation-copie, dont le concept paraît si clair aux esprits qui se meuvent parmi les schèmes simplifiés de l'imagination vulgaire. Est-ce l'imitation ou le copie de ce qu’est la chose en elle-même, et de son type intelligible? Mais c'est là un objet de concept, non de sensation, quelque chose qui ne se voit ni ne se touche, et que l'art, par conséquent, ne peut pas directement reproduire. Est-ce l'imitation ou la copie des sensations produites en nous par la chose ? Mais ces sensations n'arrivent à la conscience de chacun que réfractées par une atmosphère intérieure de souvenirs et d'émotions, de plus elles varient sans cesse, dans un flux où toutes choses se déforment et s'entremêlent continûment, en sorte qu'au point de vue de la pure sensation il faut dire avec les futuristes qu' « un cheval courant n'a pas quatre pattes, mais qu'il en a vingt, que nos corps entrent dans les canapés sur lesquels nous nous asseyons, et que les canapés entrent en nous, que l'autobus s’élance dans les maisons qu'il dépasse, et qu'à leur tour les maisons se précipitent sur l'autobus et se fondent avec lui »... La reproduction ou la copie exacte de la nature apparaît ainsi comme l'objet d'une impossible poursuite, c’est un concept qui s'évanouit quand on veut le préciser. Pratiquement il se résout en l'idée d'une représentation des choses telle que la photographie ou le moulage pourraient la fournir, ou plutôt, car ces procédés mécaniques donnent eux-mêmes des résultats « faux » pour notre perception, en l'idée d'une représentation des choses capable de nous faire illusion et de tromper nos sens (ce qui n'est plus d'ailleurs une copie pure et simple, mais suppose au contraire un truquage artificieux), bref en l'idée de ce trompe l’œil naturaliste qui n'intéresse que l'art du Musée Grévin.

 

[122] Cf. Louis Dimier, Histoire de la Peinture française au XIXe siècle (Paris, Delagrave).

 

[123] Ambroise Vollard, Paul Cézanne, Paris, Crès, 1919. — Maurice Denis exprimait lui aussi la même vérité, en termes parfaitement justes, lorsqu'il écrivait « Se rappeler qu'un tableau, avant d'être une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » (Art et Critique, 23 août 1890.) « La nature, disait encore Cézanne, j'ai voulu la copier, je n'arrivais pas. Mais j'ai été content de moi lorsque j'ai découvert que le soleil, par exemple, ne se pouvait pas reproduire, mais qu'il fallait le représenter par autre chose... par de la couleur. (Maurice Denis, Théories.) « Il ne faut pas peindre d’après nature », disait de son côté, dans une boutade qui veut être bien entendue, ce scrupuleux observateur de la nature qu'a été M. Degas. (Mot rapporté par ].-E. Blanche, De David à Degas.) « En fait, remarque Baudelaire, tous les bons et vrais dessinateurs dessinent d'après l'image écrite dans leur cerveau, et non d'après la nature. Si l'on nous objecte les admirables croquis de Raphael, de Watteau et de beaucoup d'autres, nous dirons que ce sont là des notes très minutieuses, il est vrai, mais de pures notes. Quand un véritable artiste en est venu à l'exécution définitive de son oeuvre, le modèle lui serait plutôt un embarras qu'un secours. Il arrive même que des hommes tels que Daumier et M. Guys, accoutumés dès longtemps à exercer leur mémoire et à la remplir d'images, trouvent devant le modèle et la multiplicité de détails qu'il comporte leur faculté principale troublée et comme paralysée. « Il s'établit alors un duel entre la volonté de tout voir, de ne rien oublier, et la faculté de la mémoire qui a pris l'habitude d'absorber vivement la couleur générale et la silhouette, l'arabesque du contour. Un artiste ayant le sentiment parfait de la forme, mais accoutumé à exercer surtout sa mémoire et son imagination, se trouve alors comme assailli par une émeute de détails, qui tous demandent justice avec la furie d'une foule amoureuse d'égalité absolue.

Toute justice se trouve forcément violée; toute harmonie détruite, sacrifiée ; mainte trivialité devient énorme ; mainte petitesse, usurpatrice. Plus l'artiste se penche avec impartialité vers le détail, plus l'anarchie augmente. Qu'il soit myope ou presbyte, toute hiérarchie et toute subordination disparaissent. » (L’Art romantique.)

 

[124] « L'artiste, au contraire, voit : c'est-ä-dire, expliquait Rodin dans une heureuse formule, que son oeil enté sur son coeur lit profondément dans le sein de la Nature. » (Rodin, Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1911.)

[125] Baudelaire, Curiosités esthétiques (Le Musée Bonne-Nouvelle.) — Les considérations que nous présentons dans le texte permettent d'accorder entre elles deux séries d'expressions, contradictories en apparence, qu’on trouve employées par les artistes. Gauguin et Maurice Denis, artistes réfléchis et très conscients, — et combien d'autres dans la « jeune école! » — vous diront par exemple que « ce qu’il faut le plus déplorer, »... c'est « cette idée que l'Art c'est la copie de quelque chose » (Théories, p. 28); croire que l'Art consiste à copier ou à reproduire exactement les choses, c'est pervertir le sens de l'art. (Ibid., p. 36.) « Copier » est pris ici au sens propre du mot, il s'agit de l'imitation entendue matériellement, et comme visant au trompe-l'oeil. Ingres, au contraire, ou Rodin, plus passionnés, et d'intelligence moins aiguisée, vous diront qu'il faut « copier tout bonnement, tout bêtement. copier servilement ce qu'on a sous les yeux » (Amaury-Duval, L'Atelier d’Ingres), « en tout obéir à la Nature et jamais ne prétendre lui commander. Ma seule ambition est de lui être servilement fidèle » (Paul Gsell. Rodin)... -- Les mots « copier » et «  servilement » sont pris ici dans un sens très impropre, il s'agit en réalité non pas d'imiter servilement l'objet, mais, ce qui est tout différent, de manifester avec la plus grande fidélité, au prix de toutes les « déformations » qu'il faudra, la forme ou le rayon d'intelligibilité dont l'éclat est saisi dans le réel. M. Ingres, comme le montre si judicieusement Maurice Denis (Théories, p. 86-98), entendait copier la Beauté qu’il disecernait dans la Nature en fréquentant les Grecs et Raphaël1 ; il « croyait, dit Amaury-Duval,

 

1.        C'est donc non seulement une « forme » ingénûmcnt saisie dans le réel, mais c'est aussi un « idéal » artificiel imprégnant inconsciemment son esprit et sa vision, que M. lngres cherchait à manifester. De la vient que, jugeant des intentions d'après les oeuvres, Baudelaire attribuait à Ingres des principes entièrement opposés à ceux dont le peintre faisait profession : « je serai compris de tous les gens qui ont comparé entre elles les manières de dessiner des principaux maîtres en disant que le dessin de Dl. Ingres est le dessin d'un homme à système. Il croit que la nature doit être corrigée, amendée; que la tricherie heureuse, agréable, faite en vue du plaisir des yeux, est non seulement un droit, mais un devoir. On avait dit jusqu’ici que la nature devait être interprétée, traduite dans son ensemble et avec toute sa logique; mais dans les oeuvres du maitre en question ily a souvent dol, ruse, violence, quelquefois tricherie et croc-en-jambe. » (Curiosités esthétiques.)

 

nous faire copier la nature en nous la faisant copier comme il la voyait », et il était le premier à « faire des monstres », selon le mot d'Odilon Redon. Rodin de son côté ne s'attaquait. -— et combien justement! — qu'à ceux qui prétendent « embellir » ou « idéaliser » la nature par des recettes esthétiques, la figurer « non telle qu'elle est, mais telle qu'elle devrait être », et il lui fallait avouer qu'il accusait, accentuait, exagérait, pour reproduire, non seulement « l’extérieur », mais « en outre l’esprit, qui, certes, fait bien aussi partie de la nature », — l’esprit, un autre mot pour désigner ce que nous appelons la « forme ». Notons toutefois que les « déformations » opérées par le peintre ou par le sculpteur sont le plus souvent l'effet tout spontané d'une « vision » personnelle beaucoup plus que le résultat d'une réflexion calculée. Par un phénomène que les psychologues n'auraient pas de peine à expliquer, ils croient bonnement et fermement copier la nature, alors qu'ils expriment dans la matière un secret qu'elle a dit à leur âme. Si j’ai changé quelque chose à la nature, disait Rodin, « c'était sans m'en douter sur le moment même. Le sentiment, qui influençait ma vision, m'a montré la nature telle que je l'ai copiée... Si j'avais voulu modifier ce que je voyais, et faire plus beau, je n'aurais rien produit de bon. » C'est pourquoi « on pourrait dire que tous les novateurs, depuis Cimabuë », ayant le même souci d’interprétation plus fidèle, ont également « cru se soumettre à la Nature ». (J.-.E Blanche, Propos de Peintre, de David à Degas.) Ainsi l'artiste, pour imiter, transforme, comme disait Töppfer, aimable et bavard ancêtre qui a sur ce sujet, dans ses Menus propos, maintes judicieuses remarques ; mais d'ordinaire il ne s'aperçoit pas qu'il transforme. Cette illusion en quelque sorte naturelle, cette disparité entre ce que l'artiste fait et ce qu'il croit faire, expliquerait peut-être le singulier écart qu'on peut constater entre le grand . art lui- même, si filialement libre à l'égard de la nature, des classiques gréco-latins, et leur idéologie parfois si platement naturaliste (anecdote des raisins de Zeuxis par exemple). — Non sans qu’une telle idéologie, avouons- le, ne fasse planer sur leur art, pour peu que celui-ci relâche son effort, une sérieuse menace de naturalisme. De l'idéalisme grec en effet, qui prétend copier un exemplaire idéal de la nature, on glisse par une transition toute simple, très heureusement notée par l'auteur de Théories, au naturalisme, qui copie la nature elle-même dans sa matérialité contingente. Ainsi le trompe-l'oeil date de l’Antiquité, comme le dit M. Jacques Blanche; — oui, mais des parties basses de l'art antique. ' Si l'art médiéval a été sauvegardé à ce point de vue par sa sublime ingénuité, par son humilité, et aussi par les traditions hiératiques qui lui venaient des Byzantins, en sorte qu'il se tient ordinairement au niveau spirituel auquel l'art classique postérieur n’atteint que comme à des sommets, l’art de la Renaissance au contraire s'est laissé gravement contaminer. N'est-il pas étrange d’entendre un esprit aussi grand que Léonard de Vinci faire l'apologie de la peinture avec des arguments véritablement humiliants : « Il est arrive pour une peinture représentant un père de famille que les petits-fils se mirent à la caresser, quoiqu'ils fussent encore au maillot, et aussi le chien et le chat de la maison firent de même : et c'était chose merveilleuse qu'un tel spectacle. » « J'ai vu autrefois une peinture qui trompait le chien par sa ressemblance avec son maître, et l’animal faisait grande fête à ce tableau. J'ai vu aussi les chiens aboyer et vouloir mordre des chiens en peinture; et un singe faire mille folies a un singe peint; et aussi des hirondelles voler et se poser sur les fers peints qui étaient figu— rés sur les fenêtres des édifices. » « Un peintre fait un tableau et quiconque le voit, aussitôt bâille ; et cela a lieu chaque fois que l'oeil se fixe sur la peinture, qui a été faite à ce dessein. » (Textes choisis par Péladan, §§357, 362, 363.) Grâce au ciel, Léonard vivait la peinture autrement qu'il ne la pensait, bien qu'avec lui « s'établisse définitivement l'esthétique de la Renaissance, l’expression par le sujet1 », et bien qu'il soit vrai de dire de lui avec M. André Suarès : « Il semble ne vivre que pour connaître : beaucoup moins pour créer... Tant qu'il étudie et qu'il observe, il est l’esclave de la nature. Dès qu'il invente, il est l'esclave de ses idées; la théorie étouffe en lui le jeu ardent de la création. Nées de la flamme la plupart de ses figures sont tièdes, et quelques-unes glacées2 » . En tout cas ce sont des idées comme celles où il se complaisait qui, codifies

 

1.        Maurice Denis, Tbéories.

2.        Le voyage du Condottière. Vers Venise.

 

ensuite par l'enseignement académique, ont forcé l'artiste moderne à réagir, et à prendre une conscience réfléchie de sa liberté créatrice à l'égard de la nature (la nature n'est qu'un dictionnaire, répétait volontiers Delacroix), —- aux dépens parfois de l'ingénuité de sa vision, que le calcul et .l'analyse mettent en péril, pour le plus grand détriment de l'art. On ne saurait trop insister, à ce propos, sur la distinction indiquée plus haut (note 93) entre la « vision » de l'artiste, ou encore son invention, sa conception de l'œuvre, — et les moyens d'exécution ou de réalisation qu'il emploie. Du côté de la vision ou de la conception, l'ingénuité, la spontanéité, la candeur inconsciente d'elle-même est le plus précieux don de l'artiste, don unique, don par excellence, que Goethe regardait comme « démoniaque » tellement il paraît gratuit et supérieur à l'analyse. Si ce don fait place a un système ou à un calcul, à un parti pris de « style » comme celui que Baudelaire reprochait à Ingres, ou comme celui qu’on constate chez certains cubistes la « déformation » ingénue par fidélité spirituelle à la forme qui brille dans les choses et à leur vie profonde, fait place à la « déformation » artificielle, à la déformation au sens péjoratif du mot, c'est-à-dire à la violence ou au mensonge, et l'art se flétrit pour autant. Du côté des moyens au contraire c'est la réflexion, la conscience et l'artifice qui sont requis : entre la conception et l'œuvre faite il y a tout un intervalle, — domaine propre de l'art et de ses moyens, — rempli par un jeu de combinaisons réfléchies qui font de la réalisation « le résultat d'une logique patiemment conduite et consciente » (Paul Valéry) et d'une prudence toujours en éveil. C'est ainsi que les Vénitiens substituent artificieusement à la magie du soleil « l'équivalente magie de la couleur », et que Cézanne de même rend la lumière du soleil par des modulations de couleur. (Tbéories) Si les « déformations » dues à la vision ou à la conception de l'artiste s'imposent à lui, — dans la mesure même où son art est vraiment vivant, — avec une pure et comme instinctive spontanéité, il peut donc y en avoir d'autres qui dépendent des moyens de l'art, et celles-là sont voulues et calculées. On trouverait chez les maîtres, et chez le plus grand de tous, chez Rembrandt, bien des exemples de semblables transformations, déformations, abréviations, redispositions consciemment effectuées. Les œuvres des primitifs en sont pleines, parce qu'ils songeaient plus à signifier les objets ou les actions qu'à représenter leurs apparences. Dans le même ordre d'idées, Goethe tirait occasion d'une gravure de Rubens pour donner au bon Eckermann un utile enseignement. (Entretiens de Goethe et d’Eckermann, 18 août 1827.) Goethe montre cette gravure à Eckermann, qui en détaille toutes les beautés. «  Tous ces objets ici reproduits, demande Goethe, le troupeau de moutons, la charrette avec le foin, les chevaux, les ouvriers rentrant chez eux, de quel côté sont-ils éclairés? » — «  Ils reçoivent la lumière de notre côté, et projettent leurs ombres vers l'intérieur du tableau. Les ouvriers qui rentrent chez eux, surtout, sont en pleine lumière, ce qui produit un excellent effet... » — « Mais comment Rubens a-t-il amené ce bel effet?» — « En faisant ressortir ces figures claires sur un fond sombre. » — « Mais ce fond sombre, comment est-il produit? » — « Par la masse d'ombre que le groupe d'arbres projette du côté des figures; mais qu'est-ce donc! Ajoutai-je alors tout surpris, les figures projettent leur ombre vers l'intérieur du tableau, et le groupe d'arbres au contraire, projette son ombre vers nous! La lumière vient de deux côtés opposés! Voila certes qui est tout à fait contre nature ! » — « Voilà justement ce dont il s’agit, dit Goethe en souriant légèrement. — Voilà en quoi Rubens se montre grand et prouve que son libre esprit est au-dessus de la nature, et agit avec elle comme il convient à son but élevé. La double lumière est à coup sûr une violence et vous pourrez toujours dire qu'elle est contre nature ; mais si cela est contre nature, j'ajoute aussitôt que cela est plus haut que nature; je dis que c'est un coup hardi du maître qui montre avec génie que l'art n'est pas soumis entièrement aux nécessités imposées par la nature et qu’il a ses lois propres... L'artiste est avec la nature dans un double rapport : il est son maître et son esclave en même temps. Il est son esclave, en ce sens qu'il doit agir avec des moyens terrestres pour être compris; il est son maître en ce sens qu’il soumet et fait servir ces moyens terrestres à ses hautes intentions. L'artiste veut parler au monde par un ensemble; mais cet ensemble, il ne le trouve pas dans la nature; il est le fruit de son propre esprit, ou, si vous voulez, son esprit est fécondé par le souffle d'une haleine divine. Si nous ne jetons sur ce tableau qu'un regard peu attentif, tout nous semble si naturel que nous le croyons copié simplement d'après nature. Mais il n'en est pas ainsi. Un si beau tableau n'a jamais été vu dans la nature, aussi peu qu'un paysage de Poussin ou de Claude Lorrain, qui nous paraît très naturel, mais que nous cherchons en vain dans la réalité. »

 

[126] Cf. Sum. theol., I, q.. 45, a. 8. — La capacité de la matière d'obéir a l'artiste humain qui tire d'elle des effets supérieurs a tout ce qu elle pourrait donner sous l’action des agents physiques fournit même aux théologiens (cf. Saint Thomas, Compendium theologiae, cap. 104; Garrigou Lagrange, de Revelatione, t. I, p. 377) l'analogie la plus profonde de la puissance obedientielle qui est dans les choses et dans les âmes à l'égard de Dieu, et qui les livre jusqu'au plus profond de leur être a la puissance invincible du premier Agent, pour être élevées sous son action a l'ordre surnaturel ou à des effets miraculeux. « Je suis descendu à la maison du potier, et voici qu'il faisait son ouvrage sur la roue... Et la parole du Seigneur se fit entendre a moi, disant : Est-ce que je ne peux pas vous faire comme fait ce potier, maison d'Israël? Comme est l'argile dans la main du potier, ainsi vous dans ma main, maison d’Israël. » (Jérémie, XVIII, 6).

 

[127] Cf. Saint Thomas, in I Sent., d. 32, q.1, 3, 2m.

 

[128] L'adage ancien : ars imitatur ntluram, ne signifie pas : « l'art imite la nature en la reproduisant », mais bien : « l'art imite la nature en faisant ou opérant comme elle, ars imitatur naturam IN SUA OPERATIONE. » C'est ainsi que saint Thomas applique cet adage à la Médecine, qui n'est certes pas, pourtant, un « art d'imitation. » (Sum. theol, I, q. 117, a. 1).

 

[129] Paul Claudel, La Messe là-bas. – Sicchè l’arte vostra a Dio è nipote, disait Dante.

 

[130]  Mot rapport par M. Albert André, dans son récent volume sur Renoir (Crès, édit.)

 

[131] Cf. Aristote, Polit., VIII, 7, 1341 b 40; Poet., VI, 1449 b 27.

[132] « Le Symbolisme, écrivait-il récemment (article cité), est l'art de traduire et de provoquer des états d’âme, au moyen de rapports de couleurs et de formes. Ces rapports inventés ou empruntés à la nature, deviennent des signes ou symboles de ces états d'âme: ils ont le pouvoir de les suggérer... Le Symbole prétend faire naître d’emblée dans l’âme du spectateur toute la gamme des émotions humaines par le moyen de la gamme de couleurs et de formes, disons : de sensations, qui leur est correspondante... » Et après avoir cité ce passage de Bergson : « L’objet de l’art est d'endormir les puissances actives ou plutôt résistantes de notre personnalité et de nous amener ainsi à un état de docilité parfaite où nous réalisons l’idée qu on nous suggère, où nous sympathisons avec le sentiment exprimé, » Maurice Denis ajoute . « Tous nos souvenirs confus ainsi revivifiés, toutes nos forces subconscientes ainsi mises en branle, l'œuvre d'art digne de ce nom crée en nous un état mystique ou du moins analogue - à la vision mystique, et, dans une certaine mesure, nous rend Dieu sensible au cœur. » Réserves faites sur l'emploi ici du mot « mystique », qu'il conviendrait de laisser à son véritable usage, il est bien vrai que l'art a pour effet de provoquer en nous des états affectifs, mais ce n'est pas là sa fin ou son objet simple nuance si l'on veut, mais d’extrême importance. Tout se déforme si l’on prend pour la fin ce qui n’est qu’un effet conjoint ou une répercussion, et si l’on fait de la fin elle-même (produire un ouvrage où la Splendeur d'une forme brille sur une matière proportionnée) un simple moyen: (pour provoquer en autrui des états d’âme et des émotions). Cette petite querelle que nous cherchons à M. Maurice Denis ne nous fait pas méconnaître la profondeur et la vérité de bien des idées développées par lui dans ses remarquables articles. En particulier on ne saurait trop insister sur l'importance de ce principe très simple, mais bien souvent oublié depuis la Renaissance, et dont il a fait un des leit-motiv de sa doctrine, que l’expression dans l’art provient de l’œuvre même et des moyens employés, et non pas du sujet représenté. La méconnaissance de ce principe, auquel les imagiers d’autrefois étaient si spontanément fidèles, et auquel leurs œuvres devaient tant de hardiesse et tant de noblesse à la fois, est une des causes de la glaciale décrépitude de l'art religieux moderne.

[133] Lettres de Marie-Charles Dulac, Bloud, 1905; letter du 6 février 1896.

 

[134] Il n'y a pas d'école où l'on apprenne l'art chrétien au sens où nous avons défini ici « art chrétien ». Il peut fort bien au contraire y avoir des écoles où l'on apprenne l’art d’église ou l’art sacré, qui, étant donné son objet propre, a ses règles propres. L'école d'art sacré, — conçue non sur le type de l'académie, mais sur celui de l'atelier d'apprentissage et de production, — que Desvallières et Maurice Denis ont récemment fondée, représente à ce point de vue une tentative de haute portée. Puisse-t-elle rencontrer dans les milieux dont dépend la commande les appuis qui lui sont nécessaires, et contribuer ainsi efficacement à relever l'art d'église de la décadence où il est tombé ! De cette décadence nous ne parlons pas ici, il y aurait trop à dire. Citons seulement ces lignes de Marie-Charles Dulac : « Il y a quelque chose que je voudrais et pour quoi je prie : c'est que tout ce qui est beau soit ramené à Dieu et serve à le louer. Tout ce que nous voyons dans les créatures et dans la création, tout doit lui être retourné, et ce qui m’affiige c’est de voir son épouse, notre mère la Sainte Église, parée d horreurs. Tout ce qui la manifeste extérieurement est si laid, elle qui au-dedans est si belle ; tous les efforts sont pour la rendre grotesque; son corps a été, dès le début, nu, livré aux bêtes ; puis des artistes ont mis leurs âmes a la parer, puis la vanité et enfin l’industrie s'en mêlent, et, ainsi affublée, on la livre au ridicule. C’est un autre genre de bête, moins noble qu'un lion et plus mauvais... » (Lettre du 25 juin 1897.) « Ils sont satisfaits d'une œuvre morte... Ils sont à un niveau ultra-inférieur, comme compréhension de l'art. Maintenant je ne parle pas du goût public; et cela, je le remarque déjà à l'époque de Michel-Ange, de Rubens, dans les Pays-Bas, où il m'est impossible de trouver aucune vie d'âme dans ces gros corps. Vous comprenez que je ne parle pas autant du volume, mais de la privation complète de vie intérieure, et cela à la suite d'une époque où le cœur s'était si bien dilaté, où il avait parlé si franchement, on est retourné aux viandes grossières du paganisme pour en arriver jusqu'à l'indécence de Louis XIV. « Mais vous le savez, ce qui fait l'artiste, ce n'est pas l'artiste; c'est ceux qui prient. Et ceux qui prient n'ont que ce qu'ils demandent; aujourd'hui on ne leur met pas dans l'idée de chercher davantage. Je compte bien qu'il se fasse quelques lumières ; car si nous considérons les Grecs modernes qui imitent les rigides images des temps passés, les Protestants qui ne font rien et les Latins qui font n’importe quoi, je trouve que vraiment le Seigneur n’est pas servi par la manifestation du Beau, qu’il n’est pas loué par les Beaux- Arts en rapport des grâces qu’il tient à leur actif, qu'il y a eu même péché en rejetant ce qui était saint et à notre disposition et en prenant ce qui était souillé. » (Lettre du 13 mai 1898.) Voir sur le même sujet, l'essai de M. l'abbé Marraud, « Imagerie religieuse et Art populaire », et l'étude de M. Alexandre Cingria, « La Décadence de l'Art Sacré » (éd. des Cahiers vaudois, à Lausanne.)

[135] Nous ne disons pas que pour faire oeuvre chrétienne l'artiste doive être un saint canonisable ni un mystique parvenu à l'union transformante. Nous disons qu'en droit la contemplation mystique et la sainteté dans l'artiste sont le terme auquel tendent de soi les exigences formelles de l'œuvre chrétienne prise comme telle; et nous disons qu'en fait une œuvre est chrétienne dans la mesure où, -— de quelque manière et avec quelque déficience que ce soit, — une dérivation de la vie qui fait les saints et les contemplatifs passe par l'âme de l'artiste. Ce sont la des vérités d'évidence, simple application du principe éternel : operatio sequitur esse, l'action est à la mesure de l'être. «  Tout est là, disait Goethe. Il faut être quelque chose pour pouvoir faire quelque chose. » Léonard de Vinci illustrait ce même principe de bien curieuses remarques : « Le peintre qui a les mains lourdes les fera ainsi dans ses œuvres et reproduira le défaut de son corps, s'il ne s'en garde par une longue étude... S'il est prompt à parler et vif de manières, ses figures auront le même caractère. Si le maître est dévot, alors les personnages auront le cou tordu, et si le,maître est paresseux, les figures exprimeront la paresse au naturel... Chacun des caractères de la peinture est un des caractères du peintre.» (Textes choisis publie's par Péladan, §§415 et 422.) — Comment se fait-il, demande M Maurice Denis, dans une très remarquable conférence aux Amis des Cathédrales (16 décembre 1913), que des artistes de talent, et dont la foi personnelle était pure et vivante, — tel Overbeck, tels certains élèves d'Ingres, — aient produit des œuvres qui émeuvent peu notre sentiment religieux? La réponse n'est pas malaisée. D'abord il se pourrait que ce défaut d'émotion provînt tout simplement d'une insuffisance du côté de la vertu d'art elle-même, qui est tout autre chose que le talent, ou la science d'école. Ensuite, à parler tout à fait rigoureusement, la foi et la piété dans l’artiste ne suffisent pas pour que Louvre produise une émotion chrétienne : un tel effet dépendant toujours de quelque élément contemplatif, si déficient qu'on le suppose, et la contemplation supposant elle-même, d'après les théologiens, non seulement la vertu de Foi, mais encore l'influence des Dons du Saint-Esprit. Enfin et surtout il peut y avoir, du fait par exemple de principes d'école systématiques, des obstacles, des prohibentia empêchant l'art d'être mû instrumentalement et surélevé par l'âme tout entière. Car il ne suffit pas ici de la vertu d'art et des vertus surnaturelles de l'âme chrétienne, il faut encore que l'une soit sous l'influx des autres, ce qui a lieu naturellement, à condition toutefois qu'aucun élément étranger ne fasse obstacle. Loin que l'émotion religieuse que nous donnent les Primitifs résulte de quelque artifice voulu, elle est fonction du naturel et de la liberté avec laquelle ces nourrissons de la Mère Église laissaient leur âme passer dans leur art. -— Mais comment se fait-il que des artistes aussi peu dévots que beaucoup de ceux du XIVe et du XVe siècles aient produit des œuvres d'une intense émotion religieuse? D'abord ces artistes, si paganisants qu'on les suppose, restaient imbibés de foi, dans la structure mentale de leur être, infiniment plus que ne l'imagine notre courte psychologie. N'étaient-ils pas tout près encore du cœur de ce moyen âge tumultueux et passionné, mais héroïquement chrétien, dont quatre siècles de culture moderne n'ont pu effacer l'empreinte sur notre civilisation? Ils pouvaient se livrer aux pires facéties, ils gardaient en eux, toute vive encore, la vis impressa de la Foi du moyen âge, et non seulement de la Foi, mais aussi de ces Dons du Saint- Esprit qui s'étaient exercés avec tant de plénitude et de liberté dans les siècles chrétiens. En sorte qu'on pourrait soutenir sans témérité que les « libres jouisseurs » dont M. Maurice Denis nous parle d'après Boccace se retrouvaient en réalité plus « mystiques », lorsqu'ils étaient devant l'œuvre à peindre, que bien des hommes pieux en nos temps desséchés. Ensuite la qualité chrétienne commence précisément à s’altérer dans leurs œuvres. Avant de devenir, chez Raphaël et déjà chez Vinci, pure humanité et pure nature, elle n'est plus que grâce sensible chez un Botticelli ou un Filippo Lippi ; et elle ne s'est conservée grave et profonde que chez les grands primitifs du XIVe, Cimabuë et Giotto, ou plus tard chez l'Angelico, qui peut, parce qu'il est un saint, faire passer toute la lumière du ciel intérieur dans un art en lui-même déjà moins austère. A vrai dire il faut remonter assez haut dans le moyen âge, en amont des exquises tendresses de saint François, pour trouver la plus pure époque de l'art chrétien. Où trouverait-on mieux réalisé que dans les sculptures et les verrières de nos cathédrales le parfait équilibre entre une tradition hiératique puissamment intellectuelle, — sans laquelle il n'y a pas d'art sacré, — et ce sens libre et ingénu du réel qui convient à l'art sous la Loi de liberté? Aucune des interprétations postérieures n'atteint par exemple a la hauteur vraiment sacerdotale et théologique des scènes de la Nativité du Seigneur (Chœur de Notre- Dame de Paris, vitraux de Tours, de Sens, de Chartres, etc., — ponitur in praesepio, id est corpus Christi super altare ) ou du Couronnement de la Sainte Vierge (Senlis), telles qu on les concevait au XIIe et au XIIIe siècles. (Cf. Émile Male, l’Art religieux du XIIIe siècle en France ; Dom Louis Baillet, Le Couronnement de la Sainte Vierge, Van Onzen Tijd, AH. XII, 1910.)  Mais aussi l'art est-il en ces temps le fruit d’une race où agissent toutes les énergies du Baptême. M. Maurice Denis a bien raison d'insister sur l’ingénuité des Primitifs, et de rattacher à cette ingénuité l'émotion que nous éprouvons en face de leurs œuvres. Mais tout grand art est ingénu, et tout grand art n’est pas chrétien, sinon en ce sens extrêmement large où l'on peut dire que tout ce qui est vrai vient du Saint-Esprit, et que tout ce qui est beau tend au Christ. Si l'ingénuité de nos primitifs porte le cœur au Dieu vivant, c’est que cette ingénuité est d'une qualité unique, bien supérieure à toute autre ingénuité; c'est une ingénuité chrétienne, C'est comme une vertu infuse d'ingénuité émerveillée et de candeur filiale en face des choses créées par la Trinité sainte, c’est précisément dans l'art la marque propre de la Foi et des Dons passant en lui et le surélevant. Voilà pourquoi il est juste de dire du Primitif, avec Maurice Denis : « Il n'y a rien de païen, rien de platonicien, rien d'idéaliste dans son esthétique ni dans son art. Il aime, avec tout son cœur, la réalité du bon Dieu. » Voilà aussi pourquoi M. Gaston Latouche aura beau nous affirmer que le plafond de la chapelle du château de Versailles lui paraît aussi religieux que la voûte d'Assise, ]ouvenet continuera de ne pas exister devant Giotto, tant qu'un noir fanatisme « classiciste » n’aura pas triomphé du cœur chrétien.

 

[136] « Sicut corpus ]esu Christi de Spiritu sancto ex integritate Virginis Mariae natum est, sic etiam canticum laudum, secundum coelestem harmoniam per Spiritum Sanctum in Ecclesia radicatum », écrit sainte Hildegarde dans l'admirable lettre au chapitre de Mayence où elle revendique la liberté du chant sacré (Migne, col. 221 .)

[137] Il est curieux de noter que dans ses recherches les plus hardies l'art contemporain semble vouloir rejoindre tout ce qui, sous le rapport de la construction de l'œuvre, de la simplicité, de la franchise et de la rationalité des moyens, de la schématisation idéographique de l'expression, caractérise l'art primitif (dans ce qu'il a même de plus fruste). Qu'on examine à ce point de vue les miniatures du Scivias de sainte Hildegarde reproduites dans le beau travail de Dom Baillet ( « Les miniatures du Scivias conservé à la bibliothèque de Wiesbaden », 1" fascicule du t. XIX Monuments et Mémories de l'Acad. des Inscr. et Belles-Lettres, 1912), on y relèvera des analogies très suggestives avec certains efforts contemporains, avec les perspectives cubistes par exemple. Mais ces analogies sont toutes matérielles, le principe intérieur est entièrement différent. Ce que la plupart des modernes « avancés » cherchent dans la froide nuit d'une anarchie calculatrice, les primitifs le possédaient sans le chercher, dans la paix de l'ordre intérieur. Changez l'âme, le principe intérieur, supposez la lumière de la foi et de la raison à la place de l'exaspération des sens (et par1ois même de la stultitia), vous êtes en face d'un art capable de hauts développements spirituels. En ce sens-là, et bien qu'a d'autres points de vue il soit aux antipodes du christianisme, l'art contemporain se trouve beaucoup plus près d'un art chrétien que l'art académique.

 

[138] Le témoignage d'un poète aussi jalousement artiste que Baudelaire est sur ce point du plus vif intérêt. Son article sur l’Ecole paîenne, où il montre en termes saisissants quelle aberration c’est pour l'homme de s’ordonner à l'art comme à sa fin suprême, se termine par la page suivante : « Le goût immodéré de la forme pousse a des désordres monstrueux et inconnus. Absorbées par la passion féroce du beau, du drôle, du joli, du pittoresque, car il y a des degrés, les notions du juste et du vrai disparaissent. La passion frénétique de l'art est un chancre qui dévore le reste; et, comme l'absence nette du juste et du vrai dans l'art équivaut à l'absence d'art, l'homme entier s'évanouit; la spécialisation excessive d'une faculté aboutit au néant. je comprends les fureurs des iconoclastes et des musulmans contre les images. j'admets tous les remords de saint Augustin sur le trop grand plaisir des yeux. Le danger est si grand que j'excuse la suppression de l'objet. La folie de l'art est égale à l'abus de l'esprit. La création d'une de ces deux suprématies engendre la sottise, la dureté du coeur et une immensité d'orgueil et d'égoïsme... » (Baudelaire, L’Art romantique.)

 

[139] Saint Thomas, Sum. theol., II-II. Q. 169, a.2, ad 4.

[140] Met., l. XII, c. X, 1075 a 15. De saint Thomas, lect. 12. Cf. Sum. theol., I-II, q. 111, a. 5, ad 1.

 

[141] « Magis est bonum exercitus in duce, quam in ordine : quia finis potior est in bonitate his quae sunt ad finem; ordo autem exercitus est propter bonum ducis adimplendum, scilicet ducis voluntatem in victoriæ consecutionem. » Saint Thomas, Comment. Sur le passage cite d’Aristote. Ed. Cathala, §2630.

[142] M. André Gide écrit excellemment : « C'est en se nationalisant qu'une littérature prend place dans l'humanité et signification dans le concert... Quoi de plus espagnol que Cervantès, de plus anglais que Shakespeare, de plus italien que Dante, de plus français que Voltaire ou Montaigne, que Descartes ou que Pascal, quoi de plus russe que Dostoïewsky; et quoi du plus universellement humain que ceux-la? » (Réflexions sur l’Allemagne, Nouv. Revue franç., 1" juin 1919.)

[143] Parlant du peuple athénien, Charles Maurras écrivait (Anthinéa, XII) : « L'esprit philosophique, la promptitude à concevoir l'Universel, pénétrait tous ses arts, principalement la sculpture, la poésie, l'architecture et l'éloquence. Dès qu'il cédait à ce penchant, il se mettait en communion perpétuelle avec le genre humain. A la bonne époque classique, le caractère dominant de tout l'art grec, c'est seulement l'intellectualité ou l'humanité. Les merveilles qui ont mûri sur l'Acropole sont par la devenues propriété, modèle et aliment communs; le classique, l'attique est plus universel à proportion qu'il est plus sévèrement athénien, athénien d'une époque et d'un goût mieux purgés de toute influence étrangère. Au bel instant où elle n'a été qu'elle-même, l'Attique fut le genre humain ». Le génie français a, dans les temps modernes, des caractéristiques analogues.

 

[144] Saint Thomas, in II Sent., d. 18, q. 2, 2.

 

[145] Sum. theol., I-II, q. 30, a. 4.

 

[146] Sum. theol., II-II, q. 35, a. 4, ad 2. Cf. Eth. Nic., VIII, 5 et 6 ; X, 6.

[147] Sum. theol., I-II, q. 3, a. 4.

 

[148] « Ad hanc etiam [se. ad contemplationem] omnes aliae operationes humanae ordinari videntur, sicut ad finem. Ad perfectionem enim contemplationis requiritur incolumitas corporis, ad quam ordinantur artificialia omnia quæ sunt necessaria ad vitam. Requiritur etiam quies a perturbationibus passionum, ad quam pervenitur per virtutes morales et per prudentiam, et quies ab exterioribus passionibus, ad quam ordinatur totum regimen vitae civilis, ut sic, si recte considerentur, omnia humana officia servire videantur contemplantibus veritatem.  » Sum. contra Gent., lib. III, cap. 37, 6.

 

[149] Nous parlons ici du réalisme, copie servile ou abjecte de la nature, tel que le représentent par exemple dans un cas Meissonnier, dans l'autre Zola. Des artistes tels que Courbet, Manet, Degas, ont pu être classés et se classer eux-mêmes « réalistes », en vertu de quelque théorie littéraire ; ils ne sont pas réalistes au sens indiqué ici, et tiennent au contraire de l'art classique.

[150] De Div. Nomin., cap. IV.

 

[151] Exode, XXXV, 30-35.

 

[152] Sum. theol., I-II, q. 43, a. 3. « Cum igitur homo cessat ab usu intellectualis habitus, insurgunt imaginationes extraneae, et quandoque ad contrarium ducentes ; ita quod nisi per frequentem usum intellectualis habitus quodammodo succidantur, vel comprimantur, redditur homo minus aptus ad bene judicandum; et quandoque totaliter disponitur ad contrarium; et sic per cessationem ab actu diminuitur vel etiam corrumpitur intellectualis habitus ».

 

[153] Ibid., q. 42, a. 3.

[154] Jean Cocteau, Le Coq et l’Arlequin.

 

[155] De là tant de conflits entre le Prudent et l'Artiste, au sujet par exemple de la représentation du nu. Dans une belle académie, l'un, ne s'intéressant qu’au sujet représenté, ne voit que de l animalité, — et il craint des lors avec raison pour la sienne et pour celle d autrui; l autre, ne s intéressant qu à l œuvre elle-même, ne voit que l'aspect formel de la beauté. Maurice Denis (La Vie, 1 ' février 1920) nous signale ici le cas de Renoir, et il figures de celui-ci. Cette sérénité de l'oeuvre n'excluait pas toutefois chez le peintre lui—même une vive sensualité de vision. (Et que faudrait-il dire s'il s'agissait non plus de Renoir, mais de ce grand faune ouvrier qu'était Rodin ?) Quoi qu'il en soit de ce problème particulier, sur lequel le moyen âge fut sévère, et la Renaissance excessivement large (même dans les décorations d'églises), il reste que d'une façon générale le catholicisme est seul en état de concilier parfaitement la Prudence et l'Art, a cause de l'universalité, de la catholicité  même de sa sagesse, qui embrasse tout le réel : c'est pourquoi les protestants l'accusent d'immoralité, et les humanistes de rigorisme, reudant ainsi symétriquement témoignage à la divine supériorité de son point de vue. « Ce qu'il y a moralement et intellectuellement de magnifique dans le Catholicisme, écrivait Barbey d'Aurevilly, qui représente ici de splendide manière le point de vue de l'Artiste, c'est qu'il est large, compréhensif, immense; c'est qu'il embrasse la Nature humaine tout entière et ses diverses Sphères d'activité et que, par-dessus ce qu'il embrasse, il déploie encore la grande maxime : Malheur à qui se scandalise ! Le Catholicisme n'a rien de prude, de bégueule, de pédant, d'inquiet. Il laisse cela aux vertus fausses, aux pharisaïsmes tondus. Le Catholicisme aime les arts et accepte, sans trembler, leurs audaces. . . Il y a pour les esprits impurs de terribles indécences dans le tableau de Michel-Ange (le Jugement dernier), et on trouve dans plus d'une cathédrale de ces choses qui auraient fait couvrir les yeux d'un protestant avec le mouchoir de Tartuffe. Est-ce que le Catholicisme les condamne, les repousse et les a effacées? Est-ce que les plus grands Papes et les plus saints n'ont pas protégé les artistes qui faisaient de ces choses, dont l'austérité des protestants aurait eu et a eu horreur comme de sacrilèges ?. . . Les artistes sont catholiquement au-dessous des Ascètes, mais ils ne sont point des Ascètes, ils sont des artistes. Le Catholicisme hiérarchise les mérites, mais ne mutile pas l'homme... L'artiste n'est pas non plus un préfet de police d’idées. Quand il a cre'e' une réalité, en la peignant, il a accompli son oeuvre. » Pourtant, comme la plupart des hommes ne sont pas formés a la culture artistique, la Prudence a raison de redouter pour la foule bien des œuvres belles. Et le Catholicisme, qui sait quelles blessures le péché originel a faites à notre nature, et que le mal se rencontre ut in pluribus dans l'espèce humaine, qui d'autre part est tenu d'avoir souci du bien de la multitude, doit dans certains cas (cf. plus haut p. 56) interdire à l'Art, au nom de l'intérêt supérieur du bien humain, des libertés qui en elles-mêmes seraient licites. Sans doute la juste mesure est ici diflicile à garder. En tout cas cependant s'effrayer de l'art, le fuir et le faire fuir, n'est certainement pas une solution. Il serait désirable que les catholiques de notre temps se souvinssent que l'Eglise seule a réussi à former le peuple à la beauté, tout en le protégeant contre la « dépravation » dont Platon et Jean-Jacques Rousseau rendent l'art et la poésie responsables.

 

[156] Cf. Sum. theol., I-II, q. 66, a. 3 ; Il-II, q. .17. a. 4.

[157] Cf. Sum. theol., I-II, q. 66, a. 3, ad 1 : « Quod autem virtutes morales sunt magis necessariae ad vitam humanam, non ostendit eas esse nobiliores simpliciter, sed quoad hoc; quinimo virtutes intellectuales speculativae. ex hoc ipso quod non ordinantur ad aliud, sicut utile ordinatur ad finem, sunt digniores... »

 

[158] Eth. Nic., X, 8: Cf. Sum. theol., II-II, q. .47, a. 15.

[159] Sum. theol., I- II, q. 66, a. 5.

 

[160] Voir à ce sujet les remarques du savant théologien Arintero, O. P., dans son traité Cuestiones misticas, Salamanque, 1916.