Art et
Scholastique
par
Jacques Maritain
I. LES SCOLASTIQUES ET LA THÉORIE DE L'ART
Les
scolastiques n'ont pas écrit de traités spéciales intitulés « Philosophie de
l’Art ». C'est là sans ; doute une conséquence de la rude discipline
pédagogique à laquelle les philosophes du moyen s’étaient assujettis; occupés à
creuser et fouiller en tous sens les problèmes de l’école, ils s’inquiétaient
peu de laisser entre ces profonds puits et mines des régions inexploitées. On
trouve cependant chez eux une théorie de l’Art profonde et consciencieuse, mais
il faut la chercher dans des dissertations austères sur quelque problème de
Logique, — « La Logique est-elle un art libéral? » — ou de la Théologie morale,
—-comment la vertu de Prudence, vertu à la fois intellectuelle et morale,
se distingue-t-elle de l’Art, il est une vertu intellectuelle? »
Dans ces
dissertations, où la nature de l'Art n’est étudiée qu'à l’occasion d’autre
chose, il est question de l’Art en général, depuis l’art du fabricant de navires
jusqu'à l’art du Grammairien et du Logicien, il n'est pas question des
beaux-arts en particulier, dont la considération n’intéresse pas « formellement
» le problème agité. C’est à la Métaphysique des Anciens qu'il faut aller
demander ce qu'ils pensaient du Beau, pour de là s’avancer à la rencontre de
l’Art, et voir ce qu'il advient de la jonction de ces deux termes. Un tel
procédé, s’il nous déconcerte, nous apporte du moins un utile enseignement, en
nous rendant sensible l'erreur de l’ « Esthétique » des philosophes modernes,
qui considérant dans l'art les seuls beaux-arts, et ne traitant du beau qu'au
sujet de l'art, s'expose à vicier à la fois la notion de l’Art et celle du
Beau. On pourrait donc, si l'on rassemblait et travaillait à nouveau les
matériaux préparés par les scolastiques, en composer une riche et complète
théorie de l'Art. Nous voudrions seulement indiquer ici quelques—uns des traits
d'une telle théorie, en nous excusant de l'allure dogmatique ainsi imposée à
notre humble essai, et en espérant que malgré leur insuffisance ces réflexions
à propos et autour des maximes scolastiques attireront l'attention sur
l'utilité d’un recours à la sagesse antique, comme sur l’intérêt possible d’une
conversation entre philosophes et artistes, à une époque où tous sentent la
nécessité de sortir de l'immense désarroi intellectuel hérité du IXe
siècle, et de retrouver les conditions spirituelles d'un labeur honnête.
II. ORDRE SPÉCULATIF ET ORDRE PRATIQUE
Il y a
dans l’intelligence des vertus dont l’unique
fin est de connaître. Elles
appartiennent à l’ordre spéculatif. Telles sont: l’intelligence des Principes,
qui, lorsque nous avons tiré de notre expérience sensible les idées d’Etre, de
Cause, de Fin, etc., nous fait voir immédiatement, —- par l'effet de la lumière
active qui est naturellement en nous, — les Vérités évidentes par elles—mêmes
auxquelles toute notre connaissance est suspendue ; la Science, qui fait
connaître par démonstration, en assimilant les causes; la Sagesse[1],
qui fait contempler les causes premières, où l'esprit tient toutes choses dans
l'unité supérieure d'un simple regard. Ces vertus spéculatives perfectionnent
l'intelligence dans sa fonction la plus propre, dans l’activité où elle est
purement elle-même ; car l'intelligence comme telle ne vise qu’à connaître.
L'intelligence agit, et même son acte est, absolument parlant, la vie par
excellence; mais c'est un acte immanent
qui demeure tout entier en elle pour la parfaire, et par lequel, avec une
voracité sans limites, elle se saisit de l’être et l’attire en elle, elle le
mange et le boit, pour « devenir elle-même, d’une certaine façon, toutes choses
». Ainsi l’ordre spéculatif est son ordre à elle; elle y est bien. Peu lui
importe le bien ou le mal du sujet, ses nécessités et ses convenances; elle
jouit de l'être et ne voit que lui. L’ordre pratique
s’oppose à l'ordre Spéculatif parce que l’homme y tend à autre chose que le seul connaître. S'il connaît ce n’est pas pour
se reposer dans la vérité, et pour y trouver son frui; c'est pour se servir (uti)
de ses connaissances, en vue de quelque œuvre ou de quelque action[2].
L'Art appartient à l’ordre pratique. Il est tourné vers l'action, non vers la
pure intériorité du connaître. Il existe, il est vrai, des arts spéculatifs,
qui sont en même temps des sciences, la logique par exemple : ces arts
scientifiques perfectionnent l’intellect spéculatif, non l'intellect pratique ;
mais les sciences en question retiennent dans leur mode quelque chose de la pratique, et ne sont des arts que parce
qu’elles comportent une œuvre à faire, ——
œuvre cette fois tout intérieure à l’intelligence, ne visant elle-même que la
connaissance, et consistant à mettre en ordre nos concepts, à construire une
proposition ou un raisonnement[3].
Il reste donc bien que partout où l’on trouve art, on trouve action ou
opération à combiner, œuvre à faire.
III. LE FAIRE ET L’AGIR
L
'Intellect ou raison est une faculté parfaitement une dans son être, mais qui
travaille d’une façon toute différente selon qu’elle connaît pour connaître ou
qu’elle connaît pour agir. L’intellect spéculatif n’aura sa joie parfaite, et
infiniment surabondante, que dans la vision intuitive de l'essence divine ;
c’est par lui que l’homme possédera alors la béatitude : gaudium de veritate. Ici-bas il est très rare qu'il s'exerce dans
une absolue liberté, sauf chez le Sage, théologien ou métaphysicien, ou chez le
pur Savant. En la grande majorité des cas la raison travaille dans l’ordre
pratique, et pour les diverses fins des actions humaines. , Mais l’ordre
pratique lui-même se divise en deux domaines entièrement distincts, que les
anciens nommaient le domaine de l'Agir (agibile,
πρακτον)
et celui du Faire (factibile,
ποιητον).
L'Agir, au sens restreint où les scolastiques entendaient ce mot, consiste dans
l'usage libre, en tant que libre, de nos facultés, ou dans l'exercice de notre
libre arbitre considéré non pas par rapport aux choses elles-mêmes ou aux
œuvres que nous produisons, mais purement par rapport à l'usage que nous
faisons de notre liberté. Cet usage relève de notre Appétit proprement humain,
ou de notre Volonté, qui de soi ne tend pas au vrai, mais uniquement et
jalousement au bien de l'homme, cela seul existant pour l'appétit qui comble le
désir ou l'amour et qui accroît l'être du sujet. Cet usage est bon s'il est
conforme à la loi des actes humains, et à la vraie fin de toute la vie humaine;
et s'il est bon, l'homme qui agit est lui-même bon, purement et simplement.
Ainsi l'Agir est ordonné à la fin commune de toute la vie humaine, et il
intéresse la perfection propre de l’être humain. Le domaine de l'Agir est le domaine
de la Moralité, ou du bien humain comme tel. La Prudence, vertu de l'intellect
pratique qui rectifie l'Agir, se tient tout entière dans la ligne humaine.
Reine des vertus morales, noble et faite pour commander, parce qu'elle mesure
nos actes par rapport à une fin dernière qui est Dieu même souverainement aimé,
elle garde pourtant un goût de misère, parce qu'elle a pour matière la
multitude des nécessités et des circonstances et des négoces où s'agite la
peine humaine, et parce qu’elle imprègne d’humanité tout ce qu'elle touche. Par
opposition à l'Agir, les scolastiques définissaient le Faire comme l’action productrice, considérée non pas
par rapport à l’usage qu’en la posant nous faisons de notre liberté, mais
purement par rapport à la chose produite
ou à l’œuvre prise en soi. Cette action est ce qu’elle doit être, elle est
bonne dans son ordre, si elle est conforme aux règles et à la fin propre de l’œuvre
à produire ; et l’effet auquel elle va si elle est bonne, c’est que cette œuvre
soit bonne en elle-même. Ainsi le Faire est ordonné à telle ou telle fin
particulière, prise à. part et se suffisant, non à la fin commune de la vie
humaine, et il a rapport au bien ou à la perfection propre, non de l’homme
opérant, mais de l’œuvre effectuée. Le domaine du Faire est le domaine de
l’Art, au sens le plus universel de ce mot. L’Art, qui rectifie le Faire et non
l’Agir, se tient donc en dehors de la ligne humaine, il a une fin, des règles,
des valeurs, qui ne sont pas celles de l’homme, mais celles de l’œuvre à produire.
Cette œuvre est tout pour l’Art, il n’y a pour lui qu’une loi, — les exigences
et le bien de l’œuvre.
De là le
pouvoir tyrannique et absorbant de l’Art, et aussi son étonnant pouvoir
d’apaisement; il délivre de l’humain; il établit l’artifex, artiste ou artisan, dans un monde à part, clos, limité,
absolu, où il met sa force d’homme et son intelligence d’homme et son temps
d’homme au service d’une chose qu’il fait. Cela est vrai de tout art, l’ennui
de vivre et de vouloir s’arrête à 1a porte de tout atelier. Mais si l’art n’est
pas humain par sa fin, il est humain, essentiellement humain, par son mode
d’opérer. C’est une œuvre d’homme qu’il s’agit de faire, il y faut la marque de
l’homme: animal rationale . L’œuvre
d’art a été pensée avant d’être faite, elle a été pétrie et préparée, formée,
couvée, mûrie dans une raison avant de passer dans la matière. Et là elle
gardera toujours la couleur et .la saveur de l’esprit. Son élément formel, ce qui la constitue dans son
espèce et la fait ce qu’elle est, c’est sa régulation par l’intelligence[4].
Pour peu que diminue cet élément formel, pour autant se dissipe la réalité de
l’art. L’œuvre à faire n’est que la
matière de l’art, sa forme est la droite
raison. Recta ratio factibilium, disons, pour essayer de rendre en français
cette forte définition aristotélicienne et scolastique, que l'art est la droite déduction des œuvres à faire[5].
IV. L'ART
EST UNE VERTU INTELLECTUELLE
Résumons
maintenant ce que les scolastiques enseignaient de l’art en général, considéré
dans l'artiste ou dans l’artisan et comme quelque chose de lui. 1. L’art est
avant tout d’ordre intellectuel, son action consiste à imprimer une idée dans
une matière: c'est donc dans l'intelligence de l’artifex qu’il réside, ou comme on dit, qu’il est subjecté. Il est
une certaine qualité de cette
intelligence. 2. Les Anciens appelaient habitus
(εξις)
des qualités d’un genre à part, qui sont essentiellement des dispositions
stables perfectionnant dans la ligne de sa nature le sujet en qui elles sont[6].
La santé, la beauté sont des habitus du corps, la grâce sanctifiante est un
habitus (surnaturel) de l'âme[7]
; d'autres habitus ont pour sujet les facultés ou puissances de l'âme, et comme
la nature de celles-ci est de tendre à l’action, les habitus qui y sont
subjectés les perfectionnent dans leur dynamisme même, sont des habitus opératifs: telles les vertus
intellectuelles et les vertus morales. Nous acquérons cette dernière sorte
d'habitus par l'exercice et l'accoutumance[8]
; mais il ne faut pas pour cela confondre l'habitus avec l’habitude au sens
moderne de ce mot, c'est-à-dire avec le pli mécanique et la routine; l’habitus
est tout le contraire de l’habitude ainsi entendue[9].
L'habitude, qui atteste le poids de la matière, siège dans les centres nerveux.
L’habitus opératif, qui atteste l'activité de l’esprit, n’a son siège principal
que dans une faculté immatérielle, dans l’intelligence ou la volonté. Lorsque
par exemple l'intelligence, originellement indifférente à connaître ceci plutôt
que cela, se démontre une vérité, elle dispose sa propre activité d'une
certaine manière, elle suscite en elle-même une qualité qui la proportionné et
la commensure à tel ou tel objet de spéculation, qui la hausse et la fixe à
l'égard de cet objet, elle acquiert l'habitus d'une science. Les habitus sont
des surélévations intrinsèques de la spontanéité vivante, des développements
vitaux qui rendent l’âme meilleure dans un ordre donné et qui la gonflent d'une
sève active: turgentia ubera animae,
comme les appelle Jean de Saint-Thomas. Et les vivants seuls (c’est-à-dire les
esprits, qui sont seuls parfaitement vivants), peuvent les acquérir, parce que
seuls ils sont capables d'élever le niveau de leur être par leur activité même:
ils ont ainsi, dans leurs facultés enrichies, des principes secondaires
d'action dont ils usent quand ils le veulent, et qui leur rendent facile et
délectable ce qui de soi est ardu. Les habitus sont comme des titres de
noblesse métaphysiques, et autant que les dons innés ils font l'inégalité parmi
les hommes. L'homme qui possède un habitus a en lui une qualité que rien ne
peut payer ni remplacer; et il est à l'égard de celui qui ne l’a pas comme un
homme bardé de fer à l'égard d’un homme nu : mais c'est d’une armure vivante et
spirituelle qu’il s'agit là. Enfin l'habitus proprement dit est stable et
permanent (difficile mobilia) en raison même de l’objet qui le
Spécifie; il se distingue ainsi de la simple disposition, comme l’opinion par
exemple[10].
L'objet par rapport auquel il perfectionne le sujet est lui-même immuable, —
telle la vérité infaillible de la démonstration pour l'habitus de Science, — et
c’est sur cet objet que prend la «
qualité développée dans le sujet. De là la force et la rigidité des habitus, de
là leur susceptibilité, — tout ce qui s'écarte de la droite ligne de leur objet
les écorche, — de là leur intransigeance, — quelle concession pourraient-ils
admettre? ils sont fixés dans un absolu, -— de là leur incommodité sociale. Les
gens du monde, qui sont polis sur toutes les faces, n'aiment pas l'homme à
habitus avec ses aspérités. L'Art est un habitus de l’intellect pratique. 3. Cet
habitus est une vertu, c'est-à-dire une qualité qui triomphant de
l’indétermination originelle de la faculté intellective, aiguisant et trempant
à la fois la pointe de son activité, la porte à l'égard d'un objet défini à un certain maximum de perfection, donc d’efficacité opérative. Toute vertu étant
ainsi déterminée à l'ultimum dont la puissance est capable[11],
et tout mal étant un manque et une infirmité, la vertu ne peut porter qu’au
bien : impossible d'user d’une vertu pour mal Faire; elle est
essentiellement habitus operativus boni[12].
L'existence d’une telle vertu dans l’ouvrier est nécessaire au bien de l'œuvre,
car le mode de l’action suit la
disposition de l’agent, et tel on est, telles choses on opère[13].
Il faut qu’à l’œuvre à faire, pour qu’elle vienne bien, réponde dans l'âme de
l’ouvrier une disposition qui crée entre l’une et l'autre cette sorte de
conformité et de proportion intime que les scolastiques appelaient «
connaturalité »; la Logique, la Musique, l'Architecture greffent dans le
logicien le syllogisme, dans le musicien l’harmonie, dans l’architecte l’é—
quilibre des masses. Par la vertu (le l'Art présente en eux, ils sont en
quelque sorte leur œuvre avant de la faire, ils lui sont conformés pour pouvoir
la former. Mais si l’art est une vertu de
l’intellect pratique, et si toute vertu porte exclusivement au bien, (c’est-à-dire
au vrai, dans le cas d’une vertu de
l’intelligence). il faut conclure de là que l’Art comme tel (je dis l’Art, et
non l’artiste, lequel agit souvent contre son art) ne se trompe jamais, et
qu’il comporte une rectitude infaillible.
Sinon d’ailleurs il ne serait pas un habitus proprement dit, ferme de par sa
nature même. Les scolastiques ont longuement discuté sur cette infaillible
rectitude de l’art, et plus généralement des vertus de l’intellect pratique
(Prudence dans l’ordre de l’Agir, Art dans l’ordre du Faire). Comment
l’intellect peut-il être rendu infailliblement vrai dans le domaine de
l’individuel et du contingent? Ils répondaient par la distinction fondamentale
de la vérité de l’intellect spéculatif,
qui consiste à connaître,
conformément à ce qui est, et de la vérité
de l’intellect pratique, qui consiste à diriger,
conformément à ce qui doit être selon la règle et la mesure de la chose à
opérer[14];
s’il n'y a de science que du
nécessaire, s’il n’y a pas de Vérité infaillible dans le connaître au sujet de
ce qui peut être autrement qu’il n’est, il peut y avoir Vérité infaillible dans
le diriger, il peut y avoir art,
comme il y a prudence, au sujet du
contingent.
Mais
cette infaillibilité de l’art ne concerne que l’élément formel de l’opération,
c’est-à-dire la régulation de l’œuvre par l’esprit. Que la main de l’artiste
détaille, que son instrument cède, que la matière fléchisse, le défaut ainsi
introduit dans le résultat, dans l’eventus,
n’affecte en rien l’art lui-même et ne prouve pas que l’artiste a manqué à son
art : dès l’instant que l’artiste, dans l’acte de jugement porté par son
intellect, a imposé la règle et la mesure qui convenaient au cas donné, il n’y
a pas eu en lui d'erreur,
c’est-à-dire de fausse direction. L’artiste qui a l’habitus de l’art et la main
qui tremble, Che ha l’habito dell’arte e
man che trema, produit une œuvre imparfaite mais garde une vertu sans
défaut. De même dans l’ordre moral, l’événement peut faillir, l’acte posé selon
les règles de la prudence n’en aura pas moins été infailliblement droit. Bien
qu’extrinsèquement et du côté de la matière il comporte contingence et
faillibilité, l’art en lui-même, c’est-à-dire du côté de la forme, et de la
régulation qui vient de l’esprit, n’est pas oscillant comme l’opinion, il est
planté dans la certitude.
ll suit
de là que l'habileté manuelle ne fait pas partie de l'art, elle n'en est qu’une
condition matérielle et extrinsèque ; le travail grâce auquel le virtuose qui «
citharise » acquiert l’agilité des doigts n'accroît pas son art lui-même et
n'engendre pas d'art Spécial, il ne fait qu'ôter un empêchement physique à
l’exercice de l’art, « non generat novam artem, sed tollit impedimentum
exercitii ejus[15]
» : l’art se tient tout entier du côté de l’esprit. _ 4. —- Pour en mieux
préciser la nature, les anciens le comparaient à la Prudence, qui est aussi une
vertu de l’intellect pratique. En distinguant et en opposant ainsi l'Art et la
Prudence, ils mettaient le doigt sur un point vital de la psychologie des actes
humains. a) L’Art, nous l'avons déjà dit, est dans la ligne du Faire, la
Prudence est dans la ligne de l’Agir. Elle discerne et applique les moyens de
parvenir à nos fins morales, qui sont elles-mêmes subordonnées à la fin ultime
de toute la vie humaine, c’est-à-dire à Dieu. Métaphoriquement elle est, si
l’on veut, un art, mais c’est l'art du totum
bene vivere[16],
art que seuls les saints possèdent
pleinement[17],
avec la Prudence surnaturelle, et surtout avec les Dons du Saint-Esprit, qui
les meuvent aux choses divines selon un mode divin, et les font agir sous la
régulation même de l’Esprit de Dieu, et de son Art amoureux, en leur donnant
des ailes d'aigle pour les aider à marcher sur la terre : assument pennae ut aquilae, current, et non laborabunt, ambulabunt, et
non deficien[18]t.
L'Art ne s’occupe pas de notre vie, mais seulement de telles ou telles fins
particulières et extrahumaines qui sont vis-à-vis de lui un terme ultime. La
Prudence opère pour le bien de celui qui agit, ad bonum operantis, l'Art opère pour le bien de l’œuvre faite, ad bonum operis, et tout ce qui le
détourne de ce but l'adultère et le diminue lui-même. Dès l’instant que
l'Artiste œuvre bien, — comme dès l’instant que le Géomètre démontre, — « peu
importe qu’il soit joyeux ou en colère[19]
». S'il est coléreux ou jaloux, il pèche comme homme, il ne pèche pas comme
artiste[20].
L’Art ne tend nullement à ce que l’artiste soit bon dans son propre agir
d’homme, il tendrait plutôt à ce que l’œuvre produite, si cela était possible,
fît elle-même dans sa propre ligne un usage parfait de son activité[21]
; mais l’art humain ne produit pas d’œuvres qui se meuvent d’elles-mêmes à
l’action, Dieu seul en fait de cette sorte, et ainsi les saints sont vraiment
et à la lettre son chef-d’œuvre de maître-ouvrier. Après cela, comme l’artiste
est homme avant d’être artiste, on voit aisément les conflits qui mettront aux
prises, chez lui, l’Art et la Prudence, sa vertu de Fabricateur et sa vertu
d’Homme. Sans doute la Prudence elle-même, qui juge en tout selon les cas
particuliers, ne lui appliquera pas les mêmes règles qu’au laboureur ou au
négociant, et ne demandera pas à Rembrandt ou à Léon Bloy de faire des œuvres qui rapportent, pour assurer les aises
matérielles de leur famille. Il lui faudra pourtant un certain héroïsme pour se
maintenir toujours dans la droite ligne de l’Agir, et pour ne pas sacrifier sa
substance immortelle à l’idole dévorante qu’il a dans l’âme. A vrai dire de
tels conflits ne peuvent être abolis que si une humilité profonde rend pour
ainsi parler l’artiste inconscient de son art, ou si la toute-puissante onction
de la sagesse donne à tout ce qui est en lui le sommeil et la paix de l’amour.
Fra Angelico n’a pas ressenti ces contrariétés intérieures. Il reste néanmoins
que le pur artiste abstraitement pris comme tel, reduplicative ut sic, est quelque chose d’entièrement amoral. b) La
Prudence ne perfectionne l’intelligence qu’en présupposant que la volonté est
droite dans sa ligne d’appétit humain, c’est-à-dire à l’égard de son propre
bien, qui est le bien de tout l’homme[22]
: en effet elle ne s’occupe que de déterminer les moyens, par rapport à telles fins humaines concrètes déjà voulues,
elle présuppose donc que l’appétit est bien disposé à l’égard de ces fins.
L’Art, au contraire, perfectionne l’intelligence sans présupposer la rectitude
de la volonté dans sa propre ligne d’appétit humain, les fins qu’il vise étant
hors de la ligne du bien humain. Aussi bien « le mouvement de l’appétit, qui
corrompt l’estimation de la prudence, ne corrompt-il pas l’estimation de l’art,
non plus que celle de la géométrie [23].
» C’est pourquoi l’art donne seulement le pouvoir du bien faire (facultas boni operis), et non pas l’usage même du bien faire[24].
L’artiste s’il veut, peut ne pas user ou mal user de son art, comme le
grammairien, s’il veut, peut faire un barbarisme, la vertu d’art qui est en lui
n’en est pas pour cela moins parfaite. Selon le mot célèbre d’Aristote[25],
qui eût compris, n’en doutons pas, les fantaisies d’Erik Satie, l’artiste qui
pèche contre son art n’est pas blâmé s’il pèche en le voulant comme s’il
péchait sans le vouloir, au lieu que l’homme qui pèche contre la prudence ou
contre la justice est blâmé davantage s’il pèche en le voulant que s’il pèche
sans le vouloir. Les Anciens remarquaient là-dessus que l’Art et la Prudence
ont l’un et l’autre à juger d’abord
et à commander ensuite, mais que
l’acte principal de l’art est seulement de juger, tandis que l’acte principal
de la prudence est de commander. Perfectio
artis consistit in judicando[26].
c) Enfin la Prudence ayant pour matière, non pas une chose a faire, un objet
déterminé dans l’être, mais le pur usage que le sujet fait de sa liberté, n’a
pas de voies certaines et déterminées, ou de règles fixes. Son point fixe c’est
la droite fin à laquelle tendent les vertus morales, et dont il s'agit de
déterminer le juste moyen. Mais pour atteindre cette fin, et pour appliquer les
principes universels de la science morale, préceptes et conseils, à l'action
particulière à produire, il n'y a pas de règles toutes faites; car cette action
est enrobée dans un tissu de circonstances qui l’individualisent, et en font à
chaque fois un cas vrai— ment nouveau[27].
En chacun de ces cas, et surtout quand il s’agit par exemple de déterminer la mesure
exacte de deux vertus qui doivent être pratiquées en même temps, fermeté et
douceur, humilité et magnanimité, miséricorde et vérité, etc. , il y aura une
manière particulière de se conformer à la fin. C’est à la Prudence de trouver
cette manière, en usant de voies ou de règles subordonnées à la volonté qui
choisit selon l’occurrence des circonstances et des occasions, en elles-mêmes contingentes
et non déterminées à l'avance, qui ne seront fixées avec certitude et rendues
absolument déterminées que parle jugement ou l'arbitre du Prudent, et que les
scolastiques appelaient à cause de cela regulae
arbitrariae. Singulière pour chaque cas singulier, la régulation de la
Prudence n'en est pas moins certaine et infaillible, comme il a été dit plus
haut, parce que la vérité du jugement prudentiel se prend par rapport à l’intention
droite (per conformitatem ad appetitum
rectum), non par rapport à l’événement; et à supposer le retour d'un second
cas, ou d'une infinité de cas, de tous
points identiques à un cas donné, c’est strictement la même régulation; imposée à celui-ci qui devrait leur être imposée à
tous : mais il n'y aura jamais un seul cas moral qui soit entièrement identique
à un autre[28].
On voit par la qu’aucune science ne
peut remplacer la Prudence, car la science, si casuistiquement compliquée qu'on
la suppose, n'a jamais que des règles générales et déterminées. On voit aussi
pourquoi la Prudence a absolument besoin, pour affermir son jugement, de
recourir à cette exploration tâtonnante et multipliée que les anciens nommaient
le consilium (la délibération, le
conseil). L’Art au contraire, qui a pour matière une chose à faire, procède par
des voies certaines et determinées, «
imo nihil aliud ars esse videtur, quam certa ordinatio rationis, quomodo per
determinata media ad determinatum finem actus humani perveniant[29].
» Les Scolastiques l'affirment constamment après Aristote, et ils Font de cette
pos— session de règles certaines une propriété essentielle de l’art comme tel.
Nous présenterons plus loin quelques remarques au sujet de ces règles fixes
dans le cas des beaux-arts. Souvenons-nous ici que les Anciens traitaient de la
vertu d’Art considérée en elle-même et dans toute sa généralité, non dans telle
de ses espèces, en sorte que l'exemple le plus simple de l’art ainsi considéré,
celui où se réalise tout d’abord le concept générique de l’art, doit être
cherché dans les arts mécaniques. L'art du fabricant de navires ou de
l'horloger a pour fin propre _une fin invariable et universelle, déterminée par
la raison : permettre à l'homme d’aller sur l'eau, ou lui indiquer l’heure, la
chose à faire, navire ou horloge, n’étant elle-même qu'une matière à. conformer
selon cette fin. Et pour cela il y a des règles fixes, déterminées elles aussi
par la raison, en fonction de ladite fin et d'un certain ensemble de conditions.
Ainsi l’effet produit est sans doute individuel, et dans les cas où la matière
de l’art est particulièrement contingente et défectible, comme dans la Médecine
par exemple, ou dans l'Agriculture, ou dans l'Art militaire, il faudra que pour
appliquer ses règles fixes l'art use de règles contingentes (regulae arbitrariae) et d'une sorte de
prudence, il faudra aussi qu'il ait recours à la délibération, au consilium. Il n'en reste pas moins que
de soi l’Art tient sa fermeté de ses règles rationnelles et universelles, non
du consilium et que la rectitude de
son jugement n'est pas prise, comme pour la Prudence, des circonstances et des
occurrences, mais bien des voies certaines et déterminées qui lui sont propres[30].
C'est pourquoi certains arts peuvent être des sciences, —— sciences pratiques
comme la Médecine ou comme la Chirurgie (que les théologiens de Salamanque
conjoignaient irrévérencieusement à l'art du barbier, ara chirurgico-barbifica), ou même sciences spéculatives comme la
Logique. 5. —En résumé, l'Art est donc plus
exclusivement intellectuel que la Prudence. Tandis que la Prudence a pour
sujet l'intellect pratique en tant que
présupposant la volonté droite et dépendante d’elle[31],
l’Art ne s'occupe pas du bien propre de la volonté, et des fins qu'elle poursuit
dans sa ligne d'appétit humain; et s'il suppose une certaine rectitude de
l’appétit[32],
c’est encore par rapport à quelque fin proprement intellectuelle. Comme la
Science c'est à un objet qu’il est
rive' (objet à faire il est vrai, non à contempler). Il n'use du circuit de la
délibération et du conseil que par accident. Bien qu'il produise des actes et
des effets individuels, il ne juge pas, sinon accessoirement, d'après les
contingences circonstancielles, et ainsi il regarde moins que la Prudence l'individuation
des actions et le hic et nunc[33].
Bref si en raison de sa matière, qui est contingente, il convient avec la
Prudence plus qu'avec la Science, selon
sa raison formelle et en tant que vertu, il convient avec la Science et les
habitus de l’intellect spéculatif plus qu'avec la Prudence : ars magis convenit cum habitibus
speculativis in ratione virtutis, quam cum prudentia[34].
Le Savant est un Intellectuel qui démontre, l'Artiste est un Intellectuel qui
opère, le Prudent est un Volontaire intelligent qui agit bien. Telle est, dans
ses traits principaux, l'idée que les Scolastiques se faisaient de l’Art. Non
seulement dans Phidias et dans Praxitèle, mais dans le menuisier et le forgeron
de nos villages, ils reconnaissaient un déve10ppement intrinsèque de la raison,
une noblesse de l'intelligence. La vertu de artifex
n’était pas à leurs yeux la force du muscle ou la souplesse des doigts, ou la
rapidité du geste chronométré et « taylorisé », elle n'était pas non plus cette
pure agilité empirique (experimentum)
qui se forme dans la mémoire et dans la raison animale (cogitative), qui imite
l'art et dont l'art a absolument besoin[35],
mais qui reste de soi extrinsèque à l'art. Elle était une vertu de
l'intelligence, et elle dotait l’artisan le plus humble d’une certaine
perfection de l’esprit. L'artisan, dans le type normal du développement humain
et des civilisations vraiment humaines, représente le commun des hommes. Si le
Christ a voulu être artisan de petite bourgade, c'est qu’il voulait assumer la
condition ordinaire de l’humanité[36].
Les docteurs du moyen âge n’étudiaient pas seulement, comme beaucoup de nos
psychologues introspecteurs, l’homme de ville, de bibliothèque ou d'académie,
ils avaient souci de la grande humanité commune. Mais ce faisant ils étudiaient
encore leur Maître. Considérant l’art ou l’activité propre de l'artifex, ils considéraient l'activité
que le Seigneur a exercée par choix durant toute sa vie cachée; ils
considéraient aussi, d'une certaine manière, l'activité même du Père ; car ils
savaient que la vertu d'Art se dit en propre de Dieu, comme la Bonté et la
Justice[37]
, et que le Fils, en exerçant son métier de pauvre, était encore l'image du
Père, et de son action qui ne cesse pas[38]
: Philippe, qui videt Me, videt et Patrem.
Il est curieux de constater que dans leurs classifications les anciens ne
donnaient pas une place à parte ce que nous appelons les beaux-arts[39].
Ils divisaient les arts en serviles et libéraux, selon qu'ils exigeaient ou non
le travail du corps[40],
ou plutôt, car cette division, qui va plus loin qu'on ne pense, était prise du
concept même de l'art, recta ratio
factibilium, selon que l'œuvre à
faire était dans un cas un effet produit dans la matière (factibile proprement dit), dans l'autre
une pure construction Spirituelle demeurant dans l'âme[41].
A ce
compte-là la Sculpture et la Peinture faisaient partie des arts serviles[42],
et la Musique des arts libéraux, où elle voisinait avec l'Arithmétique et la
Logique : car le Musicien dispose intellectuellement des sons dans son âme, comme
l’Arithméticien y dispose des nombres, et le Logicien des concepts;
l’expression orale ou instrumentale, qui Fait passer dans les successions fluides
de la matière sonore les constructions ainsi achevées dans l'esprit, n’étant
qu’une conséquence extrinsèque et un simple moyen de ces arts. Dans la
structure puissamment sociale de la civilisation médiévale, l'artiste avait
seulement rang d'artisan, et toute espèce de développement anarchique était
interdite à son individualisme, parce qu’une naturelle discipline sociale lui
imposait du dehors certaines conditions limitatives[43].
Il ne travaillait pas pour les gens du monde et pour les marchands, mais pour
le peuple fidèle, dont il avait mission d’abriter la prière, d’instruire l’intelligence,
de réjouir l’âme et les yeux. O temps incomparables, où un peuple ingénu était
formé dans la beauté sans même s’en apercevoir, comme les parfaits religieux
doivent prier sans savoir qu’ils prient[44]!
où docteurs et imagiers enseignaient amoureusement les pauvres, et où les
pauvres goûtaient leur enseignement, parce qu’ils étaient tous de la même race
royale née de l’eau et de l’Esprit. On créait des choses plus belles alors, et
on s’adorait moins. La bienheureuse humilité où l'artiste était placé exaltait
sa force et sa liberté. La Renaissance devait affoler l'artiste, et en taire le
plus malheureux des hommes, -—- au moment même où le monde allait lui devenir
moins habitable, — en lui révélant sa propre grandeur, et en lâchant sur lui la
féroce Beauté que la Foi tenait charmée, et menait après soi, docile, attachée
par un fil de la Vierge[45].
V. L'ART
ET LA BEAUTÉ
Saint
Thomas, qui avait autant de simplicité que de sagesse, définissait le beau ce
qui plaît à voir, id quod visum placet[46].
Ces quatre mots disent tout ce qu’il faut : une vision, c'est-à-dire une connaissance intuitive, et une joie. Le Beau est ce qui donne la joie,
non pas toute joie, mais la joie dans le connaître ; non pas la joie propre de
l’acte de connaître, mais une joie qui surabonde et déborde de cet acte à cause
de l'objet connu. Si une chose exalte et délecte l'âme par là même qu'elle est
donnée à son intuition, elle est bonne à appréhender, elle est belle[47].
La Beauté est essentiellement objet intelligence,
car ce qui connaît; au sens plein du
mot, c'est l'intelligence, qui seule est ouverte à l’infinité de l'être. Le
lieu naturel de la Beauté est le monde intelligible, c’est de là qu'elle
descend. Mais elle tombe aussi, d'une certaine manière, sous les prises des
sens, dans la mesure où chez l’homme ils servent l’intelligence et peuvent
eux-mêmes jouir dans le connaître : « c'est, parmi tous les sens, à la vue et à
l’ouïe seulement que le beau a rapport, parce que ces deux sens sont maxime cognoscitivi[48].
» La part des sens dans la perception de la beauté est même rendue énorme chez
nous du fait que notre intelligence n’est pas intuitive comme celle de l’ange;
elle voit sans doute, mais à condition d’abstraire et de discourir; seule la
connaissance sensitive possède à la perfection chez l’homme l’intuitivité
requise à la perception du beau. Ainsi l’homme peut sans doute jouir de la
beauté purement intelligible, mais le beau connaturel
à l’homme, c’est celui qui vient délecter l’intelligence par les sens et par
leur intuition. Tel est aussi le beau propre de notre Art, qui travaille une
matière sensible pour faire la joie de l’esprit. Il voudrait croire ainsi que
le paradis n’est pas perdu. Il a le goût du paradis terrestre, parce qu’il
restitue, pour un instant, la paix et la délectation simultanée de
l’intelligence et des sens. Si la beauté délecte l’intelligence, c’est qu’elle
est essentiellement une certaine excellence ou perfection dans la proportion
des choses à l’intelligence. De là les trois conditions que lui assignait
saint
Thomas[49] : intégrité, parce que l'intelligence aime
l'être, proportion, parce que l'intelligence aime l'ordre et aime l'unité,
enfin et surtout éclat ou clarté, parce que l'intelligence aime la lumière et
l'intelligibilité. Un certain resplendissement est en effet d'après tous les
anciens le caractère essentiel de la beauté, — claritas est de ratione pulchritudinis[50],
lux pulchrificat, quia sine luce omnia sunt turpia[51]
-- mais c'est un resplendissement d’intelligibilité : splendor veri, disaient les Platoniciens, splendor ordinis, disait saint Augustin, ajoutant que « l'unité est
la forme de toute beauté[52]
», splendor formae, disait saint
Thomas dans son langage précis de métaphysicien : car la « forme », c’est-à-dire le principe qui fait la perfection propre de
tout ce qui est, qui constitue et achève les choses dans leur essence et dans
leurs qualités, qui est enfin, si l'on peut ainsi parler, l’être purement être
ou l’être spirituel de toute réalité, est avant tout le principe propre
d'intelligibilité, la clarté propre
de toute chose. Aussi bien toute forme est-elle un vestige ou un rayon de
l'Intelligence créatrice imprimé au cœur de l'être créé. Tout ordre et toute
proportion d'autre part est œuvre d'intelligence. Et ainsi, dire avec les
scolastiques que la beauté est le resplendissement
de la forme sur les parties proportionnées de la matière[53],
c'est dire qu'elle est une fulguration d'intelligence sur une matière
intelligemment disposée. L’intelligence jouit du beau parce qu'en lui elle se
retrouve et se reconnaît, et prend contact avec sa propre lumière. Cela est si
vrai que ceux-là —tel un François d’Assise — remarquent et savourent davantage
la beauté des choses, qui savent qu'elles sortent d'une intelligence, et qui
les rapportent à leur auteur. Sans doute toute beauté sensible suppose une
certaine délectation de l’œil lui—même ou de l’oreille ou de l'imagination;
mais il n'y a beauté que si l’intelligence jouit aussi de quelque manière. Une
belle couleur « rince l’oeil » comme un parfum puissant dilate la narine; mais
de ces deux «formes » ou qualités la couleur seule est dite belle, parce qu'étant reçue, au
contraire du parfum, dans un sens capable de connaissance désintéressée[54],
elle peut être, même par son éclat purement sensible, un objet de joie pour
l'intelligence. Au reste, plus l’homme élève sa culture, plus se spiritualise
l'éclat de la forme qui le ravit.
Il
importe toutefois de remarquer que dans le beau que nous avons appelé connaturel
à l’homme, et qui est .propre à l'art humain, cet éclat de la forme, si
purement intelligible qu'il puisse être en lui-même, est saisi donc le sensible et par le sensible, et
non pas séparément de lui. L'intuition du beau artistique se tient ainsi à l'extrême
opposé de l'abstraction du vrai scientifique. Car c'est par l’appréhension même
du sens que la lumière de l’être Vient ici pénétrer l’intelligence.
L'intelligence alors, détournée de tout effort d'abstraction, jouit sans
travail et sans discours. Elle est dispensée de son labeur ordinaire, elle n'a
pas à dégager un intelligible de la matière où il est enfoui, pour en parcourir
pas à pas les divers attributs ; comme le cerf à la source d'eau vive, elle n'a
rien à faire qu’à boire, elle boit la clarté de l'être. Fixée dans l’intuition
du sens, elle est irradiée par une lumière intelligible qui lui est donnée d'un
coup, dans le sensible même où elle resplendit, et qu'elle ne saisit pas sub ratione veri, mais plutôt sub ratione delectabilis, par l'heureuse
mise en acte qu’elle lui procure et par la joie qui s'ensuit dans l'appétit,
qui s’élance comme à son objet propre à tout bien de l'âme. Après coup
seulement elle analysera plus ou moins bien les causes de cette joie par la
réflexion[55].
Ainsi, quoique le beau tienne au vrai métaphysique en ce sens que tout
resplendissement d’intelligibilité dans les choses suppose quelque conformité à
l'intelligence cause des choses,- néanmoins le beau n'est pas une espèce de
vrai, mais une espèce de bien[56];
la perception du beau a rapport à la connaissance, mais pour s'y ajouter, «
comme à la jeunesse s'ajoute sa fleur »; elle est moins une espèce de
connaissance qu'une espèce de délectation. Le beau est essentiellement
délectable. C'est pourquoi, de par sa nature même et en tant que beau, il meut
le désir et produit l'amour, il a une force unitive, tandis que le vrai comme
tel ne fait qu'illuminer. « Omnibus igitur est pulchrum et bonum desiderabile
et amabile et diligibile[57].
» C'est pour sa beauté que la Sagesse est aimée[58].
Et c'est pour elle-même que toute beauté est d'abord aimée, même si ensuite la
chair trop faible est prise au piège. L'amour à son tour produit l’extase,
c'est-à-dire qu’il met celui qui aime hors de son moi; ex-stase dont l'âme éprouve
une forme diminuée quand elle est saisie par la beauté de l’œuvre d’art, et la
plénitude quand elle est bue, comme la rosée, par la beauté de Dieu. Et de Dieu
même, selon Denys l’Aréopagite[59],
il faut oser dire qu’il souffre en quelque façon extase d’amour, à cause de
l’abondance de sa bonté qui lui fait répandre en toutes choses une
participation de sa Splendeur. Mais son amour à lui cause la beauté de ce qu’il
aime, tandis que notre amour à nous est causé par la beauté de ce que nous
aimons. Ce que les Anciens disaient du Beau doit être pris dans le sens le plus
formel, en évitant de matérialiser leur pensée en aucune spécification trop
étroite. Il n’y a pas une manière mais mille et dix mille manières dont la
notion d’intégrité, ou de perfection,
ou d’achèvement, peut se réaliser. L’absence de tête ou de bras est un manque
d’intégrité fort appréciable dans une femme, et fort peu appréciable dans une
statue, quelque chagrin qu’ait éprouvé M. Ravaisson de ne pouvoir compléter la Vénus de Milo. Le moindre
croquis de Vinci, voire de Rodin, est plus achevé que le plus accompli
Bouguereau. Et s’il plaît à un futuriste de ne faire qu’un oeil, ou un quart
d’oeil, à la dame qu’il portraiture, nul ne lui en conteste le droit, on
demande seulement, — là est tout le problème, - que ce quart d’oeil soit
justement tout ce qu’il faut d’oeil à ladite dame dans le cas donné. Il en va de même pour la proportion, la
convenance ou l’harmonie. Elles se diversifient selon les objets et selon les
fins. La bonne proportion de l’homme n’est pas celle de l’enfant. Les figures
construites selon le canon grec ou le canon égyptien sont parfaitement
proportionnées dans leur genre. Mais les bonshommes de Rouault sont aussi
parfaitement proportionnés, dans leur genre. Intégrité et proportion n’ont
aucune signification absolue[60],
et doivent s’entendre uniquement par
rapport; à la fin de l’œuvre, qui est de faire resplendir une forme sur la
matière. Enfin et surtout cet éclat de la forme lui-même, qui est l’essentiel
de la beauté, a une infinité de manières diverses de briller sur la matière.
C’est l’éclat sensible de la couleur ou du timbre, c’est la clarté intelligible
d'une arabesque ou d'un équilibre, d'une activité ou d'un mouvement, c'est le
reflet sur les choses d'une pensée d'homme ou d'une pensée divine, c'est
surtout la Splendeur profonde de l'âme qui transparaît, de l'âme principe de
vie et de force animale ou principe de vie spirituelle, de douleur et de
passion. Il y a encore un resplendissement plus élevé, c'est celui de la grâce,
que les Grecs n'ont pas connu. La beauté n'est donc pas la conformité à un
certain type idéal et immuable, au sens où l'entendent ceux qui confondant le
vrai et le beau, la connaissance et la délectation, veulent que pour percevoir
la‘ beauté, l'homme découvre « par la vision des idées », « a travers
l'enveloppe matérielle », « l'invisible essence des choses » et leur « type
nécessaire»[61]
. Saint Thomas était bien éloigné de ce pseudo platonisme, comme du bazar
idéaliste de Winckelman et de David. Il y a beauté pour lui dès que le
rayonnement d'une forme quelconque sur une matière convenablement proportionnée
vient faire le bien-être de l'intelligence, et il prend soin de nous avertir
que d'une certaine manière la beauté est relative,
— relative non pas aux dispositions du sujet, au sens où les modernes entendent
le mot relativité, mais à la nature propre et à la fin de la chose, et aux
conditions formelles sous lesquelles elle est prise. « Pulchritudo quodammodo
dicitur per respectum ad aliquid...[62]
» « Alia enim est pulchritudo Spiritus et alia corporis, atque alia hujus et illius
corporis[63]
. » Et si belle que soit une chose créée, elle peut paraître belle aux uns et
non aux autres, parce qu'elle n'est belle que sous certains aspects, que les
uns découvrent et que les autres ne voient pas : elle est ainsi « belle en un
lieu et non belle en un autre. » S'il en est ainsi, c’est que le beau
appartient à l'ordre des trascendentaux,
c'est-à-dire des concepts qui dépassent toute limite de genre ou de catégorie,
et qui ne se laissent enfermer dans aucune classe, parce qu’ils imbibent tout
et se retrouvent partout. Comme l’un, le vrai et le bien, il est l'être même
pris sous un certain aspect, il est une propriété de l’être; il n'est pas un
accident surajouté à l’être, il n’ajoute à l’être qu’une relation de raison, il est l'être en tant que
délectant par sa seule intuition une nature intellectuelle. Ainsi toute chose
est belle, comme toute chose est bonne, au moins sous un certain rapport. Et
comme l'être est partout présent et partout varié, le beau de même est partout
répandu et partout varié. Comme l'être et les autres transcendentaux, il est
essentiellement analogue, c’est—
à-dire qu'il se dit à des titres divers, sub
diversa ratione, des divers sujets dont il est dit : chaque sorte d'être est à sa manière, est bonne à sa manière, est belle à sa manière. Les concepts
analogues se disent en propre de Dieu, en qui la perfection qu’ils désignent
existe d'une façon “ formelle-éminente ", à l’état pur et infini. Dieu est
leur " souverain analogué "[64]
, et ils ne se retrouvent dans les choses que comme un reflet dispersé et
prismatisé du visage de Dieu[65].
Ainsi la Beauté est un des noms divins. Dieu est beau. Il est le plus beau des
êtres, parce que, comme l’exposent Denys l’Aréopagite et saint Thomas[66],
sa beauté est sans altération ni vicissitude, sans augmentation ni diminution;
et parce qu'elle n'est pas comme celle des choses, qui toutes ont une beauté
particularisée, « particulatam pulchritudinem, sicut et particulatam naturam ».
Il est beau par lui-même et en lui-même, beau absolument. Il est beau à l'excès
(superpulcher), parce qu'en l'unité
parfaitement simple de sa nature préexiste d'une manière surexcellente la
fontaine de toute beauté. Il est la Beauté même, parce qu'il donne la beauté à
tous les êtres créés, selon la propriété de chacun, et parce qu’il est la cause
de toute consonance et de toute clarté. Toute forme en effet, c'est-à-dire
toute lumière, est « une certaine irradiation provenant de la clarté première
», « une participation de la divine clarté ». Et toute consonance ou toute
harmonie, toute concorde, toute amitié et toute union quelle qu'elle soit entre
les êtres procède de la divine beauté, type primitif et suréminent de toute
consonance, qui rassemble toutes choses les unes avec les autres et qui les
appelle toutes à soi, méritant bien en cela « le nom de καλος qui
dérive d’appeler. » Ainsi « la beauté de la créature n’est rien d’autre qu’une
similitude de la beauté divine participée dans les choses », et d’autre part toute
forme étant prin— cipe d’être et toute consonance ou toute harmonie étant
conservatrice de l’être, il faut dire que la beauté divine est cause de l’être
de tout ce qui est. Ex divina pulchritudine esse omnium derivature [67].
Dans la Trinité, ajoute saint Thomas[68],
c’est au Fils que le nom de Beauté est attribué en propre. Quant à l’intégrité
en effet ou à la perfection, il a vraiment et parfaitement en soi, sans nulle
diminution, la nature du Père. Quant à la proportion due ou à la consonance il
est l’image du Père expresse et parfaitement ressemblante : et c'est là la
proportion qui convient à l’image comme telle. Enfin quant à la clarté il est
le Verbe, qui est la lumière et la Splendeur de l’intelligence, « verbe parfait
à qui rien ne manque, et pour ainsi dire art du Dieu tout-puissant[69]
». La Beauté appartient donc à l’ordre transcendantal et métaphysique. C’est
pourquoi elle tend d’elle-même à porter l’âme au-delà du créé. Parlant de
l’instinct du Beau, « c’est lui », écrit le poète
maudit à qui l’art moderne doit d’avoir repris conscience du caractère
essentiellement métaphysique et de la Spiritualité despotique de la Beauté, «
c'est cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la Terre et ses
spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif
insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la
plus vivante de notre immortalité. C'est à la fois par la poésie et à travers; la poésie, par et à travers la musique, que l’âme
entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ; et quand un poème exquis
amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un excès
de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d'une mélancolie irritée,
d'une postulation des nerfs, d’une nature exilée dans l’imparfait et qui
voudrait s’emparer immédiatement, sur cette terre même, d'un paradis révélé[70].
» Dès qu’on touche à un transcendantal, on touche à l'être lui—même, à une
ressemblance de Dieu, à un absolu, à la noblesse et à la joie de notre vie; on
entre dans le domaine de l’esprit. Il est remarquable que les hommes ne
communiquent vraiment entre eux qu'en passant par l'être ou l'une de ses
propriétés. C'est par là seulement qu'ils s’évadent de l’individualité où les
enferme la matière. S'ils restent dans le plan de leurs besoins sensibles et de
leur moi sentimental, ils ont beau se raconter les uns aux autres, ils ne se
comprennent pas. Ils s'observent sans se voir, infiniment seuls chacun, quand
même le travail ou la volupté les rive ensemble. Mais touche-t-on au Bien et à
l'Amour, comme les saints, touche-t-on au Vrai, comme un Aristote, touche-t-on
au Beau, comme un Dante ou un Bach ou un Giotto, alors le contact est mis, les
âmes communiquent. Les hommes ne sont réunis réellement que par l’esprit, la
lumière seule les rassemble, « intellectualia et rationalia omnia congregans,
et indestructibilia faciens[71]
». L’Art en général tend à faire une œuvre. Mais certains arts tendent à faire
une œuvre belle, et par là ils
diffèrent essentiellement de tous les autres. L'œuvre à laquelle travaillent
tous les autres arts est elle-même ordonnée à l'utilité de l’homme, elle est
donc un pur moyen; et elle est tout entière enfermée dans un genre matériel déterminé.
L'œuvre à laquelle travaillent les beaux-arts est ordonnée à la Beauté ; en
tant que belle elle est une fin, un absolu, elle se suffit; et si en tant qu'œuvre
à faire elle est matérielle et enfermée dans un genre, en tant que belle elle
appartient au règne de l’esprit, et plonge dans la transcendance et dans
l’infinité de l’être. Les beaux-arts se détachent ainsi dans le genre art comme l'homme se détache dans
le genre animal. Et comme l'homme
lui-même ils sont pareils à un horizon où la matière et l'esprit viendraient se
toucher. Ils ont une âme spirituelle. De là pour eux bien des propriétés
distinctives. Leur contact avec le Beau modifie en eux certains caractères de
l’art en général, notamment, comme nous essaierons de le montrer, en ce qui
concerne les règles de l'art; il accuse au contraire et porte à une sorte
d'excès d'autres caractères génériques de la vertu artistique, avant tout son
caractère d’intellectualité, et sa ressemblance avec les vertus spéculatives.
Il y a une analogie singulière entre les beaux-arts et la sagesse. Ils sont comme
elle ordonnés à un objet qui dépasse l’homme et qui vaut par soi, et dont
l'amplitude est sans limite, car la beauté est infinie comme l'être. Ils sont
désintéressés, désirés pour eux-mêmes, vraiment nobles parce que leur œuvre
prise en soi n'est pas Faite pour qu'on s'en serve comme d'un moyen, mais pour
qu'on en jouisse comme d’une fin, étant un fruit
véritable, aliquid ultimum et delectabile.
Toute leur valeur est Spirituelle, et leur mode d'être est contemplatif. Car si
la contemplation n’est pas leur acte comme elle est l'acte de la sagesse,
néanmoins ils visent à produire une délectation intellectuelle, c'est à dire
une sorte de contemplation, et ils supposent aussi chez l'artiste une sorte de
contemplation, d’où la beauté de l'œuvre doit surabonder. C'est pourquoi il est
possible de leur appliquer, toutes proportions gardées, ce que saint Thomas dit
de la sagesse lorsqu'il la compare au jeu[72]
: « C'est avec raison que la contemplation de la sagesse est comparée au jeu,
pour deux choses que l'on trouve dans le jeu. La première, c'est que le jeu est
délectable, et la contemplation de la sagesse a la plus grande délectation,
selon ce que la Sagesse dit d'elle-même dans l'Ecclésiastique : mon esprit est plus doux que le miel. La seconde, c'est que les opérations du
jeu ne sont pas ordonnées à autre chose, mais sont recherchées pour
elles-mêmes. Et il en est de même des délectations de la sagesse... C'est
pourquoi la divine Sagesse compare au jeu sa délectation : je me délectais chaque jour, jouant devant
lui dans l’orbe des terres[73]
» Mais l'Art demeure toujours
essentiellement dans l'ordre du Faire, et c'est par un travail d'esclave sur
une matière qu’il vise la joie de l’es— prit. De là pour l'artiste une
condition étrange et pathétique, image elle-même de la condition de l’homme
dans le monde, où il doit s’user parmi les corps et vivre avec les esprits.
Tout en blâmant les vieux poètes qui faisaient la divinité envieuse, Aristote
reconnaît qu'ils avaient raison de dire qu’à elle seule est réservée la possession
de la sagesse en vraie propriété : « Ce n'est pas une possession humaine, car
de beaucoup de manières la nature, des hommes est serve[74].
» Produire de la beauté appartient de même à Dieu seul en vraie propriété. Et
si la condition de l'artiste est plus humaine, et moins haute, que celle du
métaphysicien, elle est aussi plus discordante et plus douloureuse, parce que
son activité ne se tient pas tout entière dans la pure immanence des opérations
spirituelles, et ne consiste pas en elle— même à contempler, mais à faire. Sans
avoir la lumière ni la nourriture de la sagesse, il est pris par les dures
exigences de l'intelligence et de la vie spéculative, et il est condamne a
toutes les misères serviles de la pratique et de la production temporelle. « O
mon frère Léon, petite bête du bon Dieu, quand bien même un frère mineur
parlerait la langue des anges et ressusciterait un homme mort depuis quatre
jours, inscris bien que ce n’est pas là que se trouve la joie parfaite... »
Quand l'Artiste enfermerait dans son œuvre toute la lumière du ciel et toute la
grâce du premier Jardin, il n'aurait pas la joie parfaite, parce qu'il est sur
les traces de la sagesse et court a l'odeur de ses parfums, mais ne la possède
pas. Quand le Philosophe connaîtrait toutes les rai— sons intelligibles et
toutes les vertus de l'être, il n'aurait pas la joie parfaite, parce que sa
sagesse est humaine. Quand le théologien saurait toutes les analogies des
processions divines et tous les pourquoi des actions du Christ, il n’aurait pas
la joie parfaite, parce que sa sagesse a une origine divine mais un mode
humain, et une voix humaine. Ah !
les voix, mourez donc, mourantes que vous êtes ! Les Pauvres et les
Pacifiques ont seuls la joie parfaite parce qu'ils possèdent la sagesse et la contemplation
par excellence, dans le silence des créatures et dans la voix de l'Amour; unis
sans intermédiaire à la Vérité subsistante, ils connaissent « la douceur que
Dieu donne, et le goût délicieux du Saint-Esprit[75]
». C’est ce qui faisait dire à saint Thomas, parlant quelque temps avant de
mourir de sa Somme inachevée: « Cela me semble de la paille, mihi videtur ut palea. » Paille humaine
que le Parthénon et Notre-Dame de Chartres, la Chapelle Sixtine et la Messe en
ré, et qui sera brûlée au dernier jour. « Les créatures n'ont pas de saveur. » Le
moyen âge connaissait cet ordre. La Renaissance l'a brisé. Après trois siècles
d'infidélité, l'art prodigue a voulu devenir la fin dernière de l'homme, son
Pain et son Vin, le miroir consubstantiel de la Beauté béatifique. En réalité
il n’a fait que dissiper sa substance. Et le Poète affamé de béatitude qui
demandait à l’art la plénitude mystique que Dieu seul peut donner, n’a pu
déboucher que sur Sigê l'abîme. Le
silence de Rimbaud marque peut-être la fin d'une apostasie séculaire. Il
signifie clairement, en tout cas, qu'il est fou de chercher dans l'art les
paroles de la vie éternelle et le repos du cœur humain ; et que l'artiste, pour
ne pas briser son art, ni son âme, doit être simiplement, en tant qu'artiste,
ce que l'art veut qu'il soit, — un bon ouvrier. Mais voici que le monde
moderne, qui avait tout promis à l'artiste, bientôt ne lui laissera plus qu'à
peine le moyen de subsister. Fondé sur les deux principes contre nature de la fécondité
de l’argent et de la finalité de
l’utile, multipliant sans aucun terme possible les besoins et la servitude,
détruisant le loisir de l’âme, soustrayant le factible matériel à la régulation qui le proportionnait aux fins de
l’être humain, et imposant à l'homme le halètement de la machine et le
mouvement accéléré de la matière, le monde moderne imprime à l'activité humaine
un mode proprement inhumain, et une direction proprement diabolique, car le but
final de tout ce délire est d’empêcher l'homme de se souvenir de Dieu, dum nil perenne cogitat, seseaue culpis
illigat. Par suite il doit logiquement traiter en inutile, donc en
réprouvé, tout ce qui à un titre quelconque porte la marque de l'esprit. « Le
patriciat dans l’ordre des faits, mais une barbarie vraiment démocratique de la
pensée, voilà le partage des temps prochains; le rêveur, le spéculatif,
pourront s’y maintenir au prix de leur sécurité ou de leur bien-être; les
places, le succès ou la gloire récompenseront la souplesse de l'histrion : plus
que jamais, dans une mesure inconnue aux âges de Fer, la pauvreté, la solitude
expieront la fierté du héros ou du saint[76].
» Persécuté comme le sage et presque comme le saint, peut-être enfin l'artiste
reconnaîtra-t-il ses Frères, et retrouvera-t-il sa vraie vocation; car d'une certaine
manière il n'est pas de ce monde, étant, dès l'instant qu'il travaille pour la
beauté, dans la voie qui conduit à Dieu les âmes droites, et qui leur manifeste
les choses invisibles par les visibles. Si rares que soient alors ceux qui ne
voudront pas plaire à la Bête et tourner avec le vent, c'est en eux, du seul
fait qu’ils exerceront une activité désintéressée,
que vivra la race humaine.
VI. LES
RÈGLES DE L’ART
Tout
l'élément formel de l’art consiste dans la régulation
qu'il imprime à la matière. De plus il est de l'essence de l’art, d'après les
anciens, d’avoir des règles certaines, viae
certae et determinatae. Ce mot de règles certaines évoque en nous de
mauvais souvenirs, nous pensons aux trois unités, et aux « règles d'Aristote ».
Mais c’est de la Renaissance et de sa superstition de l’antique et de son
Aristote empaillé, ce n’est pas de l’Aristote gourmées des grammairiens du
grand siècle. Les règles certaines dont parlaient les scolastiques ne sont pas
des impératifs de convention imposés du dehors à l’art, elles sont les voies
d’opération de l’art lui—même, de la raison ouvrière, voies hautes et cachées[77].
Et tout artiste sait bien que sans cette forme intellectuelle dominatrice de la
matière, son art ne serait qu’un gâchis sensuel[78].
Quelques explications cependant semblent ici nécessaires. En ce qui concerne
d’abord l’art en général, arts mécaniques ou serviles comme beaux-arts et arts
libéraux, il importe de comprendre que les règles en question ne sont rien, en
fait, si elles ne sont à l’état vital et spirituel dans un habitus ou une vertu de l’intelligence, qui est proprement la vertu
d’art. Par l’habitus ou vertu d’art
surélevant du dedans son esprit, l’artiste est un dominateur qui use des règles selon ses buts; il est
aussi peu sensé de le concevoir comme « asservi » aux règles que de tenir
l'ouvrier pour « asservi » à ses instruments. A proprement parler il les
possède et n’en est pas possédé, il n’est pas tenu par elles, c'est lui qui tient,
par elles, la matière et le réel; et parfois, aux instants supérieurs où
l’opération du génie ressemble dans l'art au miracle de Dieu dans la nature, il
agira non pas contre les règles, mais en dehors et au-dessus d'elles, selon une
règle plus haute et un ordre plus caché. Entendons ainsi le mot de Pascal : «
La vraie éloquence se moque de l’éloquence, la vraie morale se moque de la
morale, se moquer de la philosophie c'est vraiment philosopher », avec cette
glose savoureuse du plus tyrannique et du plus jacobin des chefs d’académie: «
Si vous ne vous foutez pas de la
peinture, elle se foutra de vous[79].
» Il y a, nous l'avons indiqué plus haut, une incompatibilité foncière entre
les habitus et l’égalitarisme. Le
monde moderne a horreur des habitus, quels qu'ils soient, et l'on pourrait
écrire une bien curieuse histoire de
l’expulsion progressive des habitus par la révolution moderne. Cette
histoire remonterait assez loin dans le passé. On y verrait, — c'est toujours «
par la tête que le poisson pourrit » --, des théologiens comme Scot, puis Occam,
et même Suarez, maltraiter d’abord les plus aristocratiques de ces êtres
singuliers, à savoir les dons du Saint-Esprit, — sans parler des vertus morales
infuses. Bientôt les vertus théologales et la grâce sanctifiante seront limées
et rabotées par Luther, puis par les théologiens cartésiens. Entre temps Vient
le tour des habitus naturels;
Descartes, dans son ardeur niveleuse, s’attaque même au genus generalissumum dont font partie les maudits, et nie
l’existence réelle des qualités et des accidents. Tout le monde est alors dans
la ferveur des machines à calculer; tout le monde alors ne rêve que de méthode.
Et Descartes concoit la méthode comme un moyen infaillible et facile de faire
parvenir à la vérité « ceux qui n’ont pas étudié » et les gens du monde[80]
. Leibniz invente finalement une logique et un langage dont la propriété la
plus merveilleuse est de dispenser de
penser[81].
On arrive alors à la spirituelle acéphalie du siècle des lumières. Ainsi la méthode ou les règles, regardées comme un
ensemble des formules et de procédés jouant de soi-même et servant à l’esprit
d’armature orthopédique et mécanique, tendent partout dans le monde moderne
à remplacer les habitus; parce que la
méthode est pour tous tandis que les habitus ne sont qu’à quelques—uns: or il
n’est pas admissible que l'accession aux joies suprêmes dépende d'une vertu que
quelques-uns possèdent et que les autres n’ont pas; en conséquence il faut que
les choses belles soient rendues faciles. Χαλεπα τα καλα. Les
Anciens pensaient que la vérité est difficile, que la beauté est difficile, et que
la voie est étroite; et que pour vaincre la difficulté et la hauteur de
l'objet, il est absolu— ment nécessaire qu'une force et une élévation intrinsèques,
c'est—à-dire un habitus, -— soient développées
dans le sujet. La conception moderne de la méthode et des règles leur aurait
donc semblé une sanglante absurdité. D'après leurs principes les règles sont de
l’essence de l'art, mais à condition que soit formé l’habitus règle Vivante. Sans
lui elles ne sont rien. Plaquez la connaissance théorique accomplie de toutes
les règles d'un art sur un énergique lauréat qui travaille quinze heures par
jour mais en qui l'habitus ne germe pas, vous n’en ferez jamais un artiste, et
il demeurera toujours infiniment plus éloigné de l’art que l’enfant ou le
sauvage pourvu d’un simple don naturel : cela dit pour excuser les trop naïfs
ou trop malins adorateurs de l’art nègre. Le problème est posé pour l’artiste moderne
d’une manière insensée, entre la sénilité des règles académiques et la
primitivité du don naturel; ici l’art n’est pas encore, sinon en puissance, là
il n’est plus du tout; l’art est seulement dans l’intellectualité vivante de l’habitus. De nos jours on prend
volontiers don naturel pour l’art
lui-même, surtout s’il est recouvert d’un truquage facile et d'un bariolage
voluptueux. Le don naturel n’est pourtant qu’une condition prérequise à l’art,
ou encore une inchoation naturelle de
l’habitus artistique. Cette disposition spontanée est évidemment indispensable;
mais sans une culture et une discipline que les anciens voulaient longue et
patiente et honnête, elle ne passera jamais à l’art proprement dit. L’art
procède ainsi d’un instinct spontané comme l’amour, et i1 doit être cultivé
comme l’amitié. C’est qu’il est une vertu comme elle.
Saint
Thomas nous fait remarquer que les dispositions naturelles par lesquelles un
individu diffère d'un autre se tiennent du côté du corps[82],
elles intéressent nos facultés sensitives, et avant tout l'imagination,
pourvoyeuse en chef de l’art, — qui apparaît ainsi comme le don par excellence par lequel on naît
artiste, — et dont les poètes font volontiers leur faculté maîtresse, parce
qu’elle est si intimement liée à l'activité de l’intellect créateur qu’ils ne
savent pas toujours la distinguer de celui-ci. Mais la vertu d'art est un
perfectionnement de l'esprit; aussi bien imprime-t-elle à l'être humain un
caractère incomparablement plus profond que ne font les dispositions
naturelles. Il peut arriver au surplus que la manière dont l'éducation cultive
les dispositions naturelles atrophie le don spontané au lieu de développer
l’habitus, surtout si cette manière est matérielle, et toute pourrie de
recettes et d'habiletés, — ou encore si elle est théorique et spéculative au
lieu d'être opérative, car l’intellect pratique, dont relèvent les règles des
arts, procède en posant un effet dans l'être, non en prouvant ni en démontrant;
et souvent ceux qui possèdent le mieux les règles d'un art savent le moins les
formuler. On doit déplorer à ce point de vue la substitution (commencée par
Colbert, achevée par la Révolution) de l’enseignement académique et scolaire à
l'apprentissage corporatif[83].
Par là même que l’art est une vertu de l'intellect pratique, le mode
d’enseignement qui lui convient par nature c'est l’éducation- apprentissage, le
noviciat opératif sous un maître et en face du réel, non les leçons distribuées
par professeurs; et à vrai dire, la notion même d’une Ecole des Beaux-Arts, au sens surtout où l'État moderne entend ce
mot, recèle une inintelligence des choses aussi profonde que la notion d’un cours supérieur de vertu par exemple. De
là les révoltes d’un Cézanne contre l’École et contre les professeurs, révoltes
qui portent surtout, en réalité, contre une conception barbare de l'éducation
artistique. Il reste que l’art, étant un habitus intellectuel, suppose
nécessairement et en tout cas, une formation; de l'esprit, qui mette l’artiste
en possession de règles d’opération déterminées. Sans doute, dans certains cas
exceptionnels, l’effort individuel de l'artiste, d'un Giotto[84]
par exemple ou d'un Moussorgsky, peut suffire à lui seul à procurer cette
formation de l'esprit; et même on peut dire que ce qu'il y a de plus spirituel
dans l'art, — l'intuition synthétique, la conception de l'œuvre à faire, —
relevant de la via inventionis ou de
l'effort d'invention, qui requiert la solitude et ne s'apprend pas d'autrui,
l'artiste, en ce qui concerne la fine pointe et la plus haute vie de son art,
se forme et s’élève lui-même et tout seul; plus on se rapprochera de cette
pointe spirituelle de l'art, plus les viae
determinatae auxquelles on aura affaire seront appropriées et personnelles
à l'artiste, et faites pour ne se découvrir qu'à un seul[85].
Peut-être à ce point de vue risquons-nous à notre époque, où nous expérimentons
si cruellement tous les maux de l’anarchie, de nous faire quelque illusion sur
la nature et l'étendue des résultats que l'on peut attendre du retour aux
traditions de métier. Cependant, pour l’immense part que l'art comporte de
travail rationnel et discursif, la tradition d'une discipline, et une éducation
par des maîtres, et la continuité dans le temps de la collaboration humaine,
bref, la via disciplinae est absolument nécessaire, qu’il s’agisse de la
technique proprement dite et des moyens matériels sans lesquels il n’y a pas
d’art, ou de tout le ravitaillement conceptuel et rationnel que requièrent et
charrient certains arts (les beaux-arts notamment, et avant tout l’art
classique), —- ou enfin de l’indispensable maintien d’un niveau suffisamment
élevé de culture dans la moyenne des artistes et des artisans, à chacun
desquels il est absurde de demander d’être un « génie original » [86].
Ajoutons, pour avoir la pensée de saint Thomas dans son intégrité[87],
qu’en toute discipline et tout enseignement, le maître ne fait qu’aider du‘
dehors le principe d’activité immanente qui est dans le disciple.
L’enseignement rentre à ce point de vue dans la grande notion de l’ars cooperativa naturae : tandis que
certains arts s’appliquent à leur matière pour la dominer, et lui imposer une
forme qu’elle n’a qu’à recevoir, — tel l’art d’un Michel-Ange torturant le
marbre en despote, — d’autres arts en effet, parce qu’ils ont pour matière la nature
elle-même, s’appliquent à leur matière pour la servir, et pour l’aider à
atteindre une forme ou une perfection qui ne peut être acquise que par
l’activité d'un principe intérieur; ce sont des arts qui « coopèrent à la
nature », à la nature corporelle, comme la médecine, à la nature spirituelle
comme l'enseignement (comme aussi l’art de diriger les âmes). Ces arts
n'opèrent qu'en fournissant au principe intérieur qui est dans le sujet les
moyens et les secours dont il use pour produire son effet. C’est le principe intérieur, c'est la lumière
intellectuelle présente en le disciple qui est, dans l’acquisition de la
science et de l’art, la cause ou l’agent principal. S’agit-il après cela
plus particulièrement des beaux-arts, leur contact avec l’être et les
transcendantaux leur crée, quant aux règles de l'art, une condition toute
spéciale. Et tout d'abord ils sont soumis à une loi de renouvellement, donc de
changement, que ne con— naissent pas, du moins au même titre, les autres arts.
La beauté a une amplitude infinie, comme l’être. Mais l’œuvre comme telle,
réalisée dans la matière, est dans un certain genre, in aliquo genere. Et il est impossible qu'un genre épuise un
transcendental. En dehors du genre artistique auquel appartient cette œuvre, il
y a toujours une infinité de manières d'être une belle œuvre. On constate ainsi une sorte de conflit entre la
transcendance de la beauté et l'étroitesse matérielle de l’œuvre à faire, entre
la raison formelle de beauté, Splendeur de l’être et de tous les transcendentaux
réunis, et la raison formelle d’art, droite industrie des œuvres à faire. Nulle
forme d’art, si parfaite qu’elle soit, ne peut enfermer en soi la Beauté, comme
la Vierge a contenu son Créateur. L'artiste est devant une mer immense et
déserte, … sans mâls, sans mâls, ni
fertiles îlols, et le miroir qu'il lui présente n'est pas plus grand que
son cœur. Le génie, le créateur en art, est celui qui trouve un nouvel analogué[88]
du beau, une nouvelle manière dont la clarté de la forme peut resplendir sur la
matière. L'œuvre qu'il fait, et qui comme telle est dans un certain genre, est
dès lors dans un genre nouveau et elle exige des règles nouvelles, — je veux
dire une adaptation nouvelle des règles premières et éternelles[89],
et même l’usage de viae certae et determinatae
non employées jusque-là, et qui d’abord déconcertent. A ce moment l’activité
contemplative en contact avec le transcendantal, qui fait la vie pr0pre des
arts du Beau et de leurs règles, est évidemment prédominante. Mais il est
presque fatal que le talent, l'habileté, la pure technique, l'activité
seulement opérative qui relève du genre
art prenne peu à peu le dessus, lorsqu’on ne s’emploiera plus qu'à exploiter ce
qui a été une fois trouvé; les règles jadis vivantes et spirituelles se
matérialiseront alors, et cette forme d'art finira par s’épuiser; un
renouvellement sera nécessaire. Plaise au ciel qu'il se rencontre un génie pour
l'opérer ! Même en ce cas d'ailleurs ce renouvellement abaissera peut-être
le niveau général de l’art, il demeure cependant la condition de l'éclosion des
plus hautes œuvres[90].
De Bach à Beethoven et de Beethoven à Wagner on peut croire que l'art en
général, que la forme ou le genre d’art a baissé en qualité, en spiritualité,
en pureté. Mais qui oserait dire que l'un de ces trois hommes est moins grand que
l’autre? Il est bien vrai qu’il n’y a pas de progrès nécessaire en art, que la
tradition et la discipline sont les conditions de l’existence même de l’art
parmi les hommes, et les vraies nourrices de l’originalité; et que
l’accélération fiévreuse que l’individualisme moderne, avec sa manie de
révolution dans le médiocre, impose à la succession des formes d’art, des
écoles avortées, des modes puériles, est le symptôme de la pire décadence
intellectuelle et sociale; il reste toutefois pour l’art une nécessité foncière
de nouveauté, il est saisonnier comme la nature . L’Art ne suppose pas comme la
Prudence une rectification de l’appétit, c’est-à-dire de la puissance de
vouloir et d’aimer, par rapport à la fin de l’homme ou dans la ligne morale[91]
. Il suppose toutefois, comme l’explique Cajetan[92],
que l’appétit tend droitement à la fin
propre de l’art, en sorte que le principe: « la vérité de l’intellect pratique
se prend non pas selon la conformité à la chose, mais selon la conformité à
l’appétit droit », règle le domaine du Faire comme celui de l'Agir. Dans les
beaux-arts la fin générale de l’art c’est la Beauté. Mais l’œuvre à faire n’est
pas là une simple matière à ordonner à cette fin, comme une horloge qu'on
fabrique pour cette fin d’indiquer l'heure ou un navire, qu'on construit pour
cette fin d'aller sur l’eau. Etant une certaine réalisation individuelle et
originale de la beauté, l'œuvre elle-même que l'artiste va faire est pour lui
une fin en soi; non pas la fin générale de son art, mais la fin particulière
qui domine son opération présente, et par rapport à laquelle tous les moyens
doivent être réglés. Or, pour juger
convenablement de cette fin individuelle, c'est-à-dire pour concevoir l'œuvre à
faire[93],
la raison toute seule ne suffit pas, une bonne
disposition de l’appétit est nécessaire, car chacun juge de ses fins
particulières selon ce qu’il est lui-même actuellement: « tel est un chacun,
telle lui paraît la fin [94]
». Concluons de là que chez le Peintre, le Poète, le Musicien, la vertu d'art,
qui siège dans l’intellect, ne doit pas seulement déborder dans les facultés
sensitives et dans l’imagination, mais qu’elle exige aussi que toute‘ la
faculté appétitive de l’artiste, passions et volonté, soit rectifiée par
rapport à la fin générale de l’art, c’est-à-dire par rapport à la Beauté. Si
toutes les puissances de désir et d’émotion de l’artiste ne sont pas
foncièrement rectifiées et exaltées par rapport au beau, dont la transcendance
et l’immatérialité sont surhumaines, la Vie humaine et le trantran des sens, et
la routine de l'art lui-même aviliront sa conception. Il faut que l'artiste
aime, qu’il aime la Beauté, en sorte que sa vertu soit bien, selon le mot de
saint Augustin [95],
ordo amoris ; en sorte que la
Beauté lui devienne connaturelle, et s’inviscère en lui par l’affection, et que
son œuvre sorte de son cœur et de ses entrailles comme de son esprit lucide. Ce
droit amour est la règle suprême. Mais il présuppose l’intelligence; et c'est
pour maintenir dans l'âme sa lumière qu’il est nécessaire, et, en tendant au
Beau, il tend à ce qui peut la délecter. Enfin parce que dans les beaux-arts l'œuvre
à faire elle-même, en tant que belle, est une fin, et que cette fin est quelque
chose d'absolument individuel, de tout à fait unique, il y a chaque fois pour
l'artiste une manière nouvelle et unique de se conformer à la fin, donc de
régler la matière. De là une remarquable analogie entre les beaux— arts et la
Prudence. Sans doute l’art garde toujours ses viae certae et determinatae, la preuve en est que toutes les œuvres
d'un même artiste ou d'une même école sont signées des mêmes caractères
certains et déterminés. Mais c’est avec prudence, eubulie, bon sens et
perspicacité, circonspection, précaution, délibération, industrie, mémoire,
prévoyance, intelligence et divination, c'est en usant de règles prudentielles
et non déterminées à l'avance fixées selon la contingence des cas, c'est d'une
façon toujours neuve et imprévisible que l’artiste applique les règles de son
art: à cette condition seulement sa régulation est infaillible. « Un tableau,
disait Degas, est une chose qui exige autant de rouerie, de malice et de vice
que la perpétration d'un crime [96]
». Pour des raisons différentes, et à cause de la transcendance de leur objet,
les beaux -arts participent ainsi, comme la chasse ou l'art militaire, aux
vertus de gouvernement. Cette prudence artistique, cette sorte de sensibilité
spirituelle au contact de la matière répond dans l’ordre Opératif à l'activité
contemplative et à la vie propre de l’art au contact du beau. Dans la mesure où
la règle académique prévaut sur elle, les beaux-arts font retour au type
générique de l'art et à ses espèces inférieures, aux arts mécaniques.
VII. LA
PURETÉ DE L’ART
Ce que
nous demandons actuellement à l'art, notait Emile Clermont[97],
c'est ce que les Grecs demandaient à tout autre chose, quelquefois au vin, le
plus souvent à la célébration de leurs mystères : un délire, une ivresse. La
grande folie bachique de ces mystères, voilà ce qui correspond à notre plus
haut point d'émotion dans l'art, quelque chose venu d'Asie. Mais pour les Grecs
l’art était tout différent[98].
. . Il n'avait pas pour effet de bouleverser l'âme, mais de la purifier, ce qui
est précisément le contraire; « l'art purifie les passions», selon l’expression
célèbre et généralement mal interprétée d'Aristote. Et pour nous ce qu'il
faudrait d'abord sans doute, c'est purifier l’idée de la beauté... » Tant du
côté de l’art; en général que du côté
de la beauté, c’est l'intelligence, les docteurs scolastiques l’enseignent de mille
manières, qui a le primat dans l'œuvre d'art. Sans cesse ils nous rappellent
que le premier principe de toutes les
œuvres humaines est la raison[99].
Ajoutons qu’en faisant de la Logique l’art libéral par excellence, et en un
sens le premier analogué de l’art, ils nous montrent en tout art une sorte de
participation vécue de la Logique. Là
tout n’est qu’ORDRE et beauté, Luxe, calme et volupté[100].
Si en architecture tout placage inutile est laid, c'est qu'il est illogique; si
dans l'art religieux, le toc et le trompe-l’œil sont odieux, c’est qu’ils sont
illogiques, et en soi toujours, et particulièrement par rapport à leur usage
religieux : car il est profondément illogique que le mensonge serve à orner la
maison de Dieu[101];
Deus non eget nostro mendacio. « Est
laid en art, disait Rodin, tout ce qui est faux, tout ce qui sourit sans motif, ce qui se manière sans raison, ce qui se cambre et se
cabre, ce qui n’est que parade de beauté et de grâce, tout ce qui ment [102]
». -— « Je demande, ajoute Maurice Denis[103],
que vous peigniez vos personnages de
telle façon qu’ils aient l’air d’être peints, soumis aux lois de la peinture,
qu’ils ne cherchent pas à me tromper l'oeil ou l'esprit; la vérité de l’art
consiste dans la conformité de l’œuvre avec ses moyens et son but ». C'est dire
avec les Anciens que la vérité de l'art se prend per ordinem et conformitatem ad regulas artis[104]
, et c'est dire que toute œuvre d'art doit être logique. Là est sa vérité. Elle
doit en quelque façon tremper dans la Logique : non pas dans la pseudo-logique
des idées claires[105],
mais dans la logique véritable, celle de la structure du vivant, et de la
géométrie intime de la nature. Une cathédrale gothique est une merveille de logique
autant que la Somme de saint Thomas; le
gothique flamboyant lui-même reste ennemi de tout placage, et le luxe où il
s’épuise est exacte— ment celui des syllogismes ornés et contournés des
logiciens de l’époque. Virgile, Racine, Poussin sont logiques. Shakespeare
aussi. Et Baudelaire donc Chateaubriand ne l'est pas. — Les architectes du
moyen âge ne restauraient pas « dans le style », à la manière de Viollet-le-Duc.
Si le chœur d'une église romane était détruit par un incendie ils le
reconstruisaient en gothique, sans penser plus loin. Mais voyez à la cathédrale
du Mans ce raccord et ce passage, ce jaillissement soudain, et si sûr de lui, dans
la splendeur : voilà de la logique Vivante, comme celle de l'orogénie des Alpes
ou de l’anatomie de l’homme. La perfection de la vertu d'art consiste d'après saint
Thomas dans l'acte de juger[106].
Quant à l'habileté manuelle, elle est une condition requise, mais extrinsèque à
l’art. Elle est même pour l'art, en même temps qu’une nécessité, une menace
perpétuelle, pour autant qu’elle risque de substituer
la
direction de l’habitude musculaire à la direction de l’habitus intellectuel, et
de faire échapper l’œuvre à l’influx de l’art. Car 'il y a’un influx de l’art,
qui, per physicam et realem impressionem
usque ad ipsam facultatem motivam membrorum, va, de l’intelligence où l’art
réside, mouvoir la main, et faire « luire » en l’œuvre une « formalité » artistique[107].
Une vertu Spirituelle peut ainsi passer dans un trait maladroit. De la vient le
charme qu’on trouve à la maladresse des primitifs : en soi cette maladresse n’offre
absolument rien de charmant, elle n’exerce aucun attrait là où l’art est
rudimentaire, comme chez le candide douanier Rousseau, et elle devient même
purement odieuse quand elle est, si peu que ce soit, voulue pour elle-même ou
pastichée. Mais chez les primitifs elle était une faiblesse sacrée par où se
révélait l’intellectualité subtile de l’art[108].
L’homme vit tellement in sensibus, il
a tant de peine à se tenir au niveau de l’intelligence, qu’on peut se demander
si dans l’art comme dans la vie sociale le progrès des moyens matériels et de
la technique scientifique, bon en soi, n’est pas un mal en fait, quant à l’état
moyen de l'art et de la civilisation. Dans cet ordre, et au-delà d'une certaine
mesure, ce qui ôte une gêne ôte une force, ce qui ôte une difficulté ôte une
grandeur. Lorsque, visitant un musée, on passe des salles des primitifs à
celles de l’art renaissant, dont la science et l'habileté matérielles sont bien
plus considérables, le pied tait un pas sur le parquet, mais l'âme fait une
chute à pic. Elle se promenait sur les collines éternelles, elle se trouve sur le
plancher d'un théâtre, d'ailleurs magnifique. Au XVIe siècle le mensonge
s’installe en maître dans la peinture, qui s'est mise à aimer la science pour
elle-même, et qui veut donner l'illusion
de la nature, et nous faire croire que devant un tableau nous sommes devant la
scène ou le sujet peints, non devant un tableau. Les grands classiques ont
réussi à purifier l’art de ce mensonge ; le réalisme, et en un sens l’impressionnisme,
s'y sont complus. De nos jours le cubisme représente-t-il, malgré ses énormes
déficiences, l'enfance encore trébuchante et hurlante d'un art de nouveau pur? Le dogmatisme barbare de ses
théoriciens oblige d'en douter fortement, et d'appréhender que la nouvelle
école ne tente de s'affranchir radicalement de l’imitation naturaliste que pour
s’immobiliser dans les stultae questiones[109],
en niant les conditions premières qui distinguent essentiellement la Peinture
des autres arts, de la Poésie par exemple ou de la Logique. On constate
cependant chez quelques-uns des artistes, —- peintres, poètes, musiciens
surtout, -— que la critique logeait naguère à l’enseigne du Cube (d'un cube
étonnamment extensible), l'effort le plus digne d’attention vers la cohérence
logique, la simplicité et la pureté de moyens qui constituent proprement la
véracité de l'art. Tous les gens bien,
aujourd’hui, demandent du classique; je ne connais rien, dans la production contemporaine,
de plus sincèrement classique que la
musique de Satie. « Jamais de sortilèges, de reprises, de caresses louches, de
fièvres, de miasmes. Jamais Satie ne « remue le marais». C'est la poésie de
l'enfance rejointe par un maître technicien »[110].
Le cubisme pose d'une manière plutôt violente la question de l'imitation; dans l'art. L’art comme tel
ne consiste pas à imiter, mais à faire, composer ou construire, et cela selon
les lois de l’objet même à poser dans l'être (navire, maison, tapis, toile
coloriée ou bloc taillé). Cette exigence de son concept générique prime tout
chez lui; et lui donner pour but essentiel la représentation du réel, c’est le
détruire. Platon, avec sa théorie de l'imitation à plusieurs degrés[111],
et de la poésie illusionniste, méconnaît comme tous les intellectualistes outrés
la nature propre de l’art; d’où son mépris pour la poésie : il est clair que si
l’art était un moyen de savoir, il
serait furieusement inférieur à la géométrie[112].
Mais si l’art en tant qu’art est étranger l’imitation, les beaux-arts en tant
qu’ordonnés la Beauté ont à l’imitation un certain rapport, assez difficile
d'ailleurs à préciser. Lorsqu’Aristote écrivait, à propos des causes premières
de la poésie : « L'imiter est naturel
aux hommes dès l’enfance..., l'homme est l’animal le plus imitateur, il
acquiert par l’imitation ses premières connaissances et tout le monde goûte de
la joie aux imitations ; on en trouve un signe dans les œuvres d’art : car les
mêmes choses que nous voyons avec peine, nous nous réjouissons d'en contempler
les images les plus exactes, telles, par exemple, les formes des bêtes les plus
viles et des cadavres; cela tient à ce que le fait d’apprendre est tout ce
qu’il y a de plus agréable non seulement aux philosophes mais aussi aux autres hommes...[113]
», il énonçait une condition Spécifique imposée aux beaux—arts, condition
saisie dans la première origine de ceux-ci. Mais c'est ici qu’il convient
d'entendre Aristote en un sens formalissime !
Si le Philosophe, selon sa méthode ordinaire, va droit au cas primitif, ce
serait se méprendre entièrement que d'en rester là, et de garder toujours au
mot imitation sa signification vulgaire de reproduction
ou de représentation exacte d’une réalité donnée. L'homme de l’âge du
renne, quand il traçait sur la paroi des cavernes les Formes des animaux, était
mû sans doute avant tout par le plaisir de reproduire un objet avec exactitude[114].
Mais depuis lors la joie de l’imitation
s’est singulièrement épurée. Essayons
d'aiguiser le tranchant de cette idée de l’imitation dans l’art.
Les
beaux-arts visent à produire, par l'objet qu'ils font, la joie ou la
délectation de l'intelligence moyennant l'intuition du sens; (le but de la
peinture, disait Poussin, est la délectation). Cette joie n’est pas la joie de
l'acte même de connaître, joie de savoir, joie du vrai. C'est une joie qui
déborde de cet acte, quand l'objet sur lequel il porte a une proportion
excellente à l’intelligence. Ainsi cette joie suppose qu'on connaît, et plus il
y aura de connaissance, ou de choses données à l’intelligence, plus vaste sera
la possibilité de joie; c'est pourquoi l'art en tant qu’ordonné à la Beauté ne
s'arrête pas, du moins lorsque son objet le lui permet, aux formes ni aux
couleurs, ni aux sons ni aux mots pris en eux-mêmes et comme choses, mais il les prend aussi comme faisant connaître autre
chose qu’eux, c'est-à-dire comme signes.
Et la chose signifiée peut être signe à son tour, et plus l'objet d’art sera
chargé de signification (mais de signification Spontanée et intuitivement saisie,
non de signification hiéroglyphique), plus vaste et plus riche et plus haute
sera la possibilité de joie et de beauté. La beauté d’un tableau ou d’une
statue est ainsi incomparablement plus riche que celle d’un tapis, d’un verre de
Venise ou d’une amphore. C’est en ce sens que la Peinture, la Sculpture, la Poésie,
la Musique, la Danse même sont des arts d’imitation, c’est-à-dire des arts qui
réalisent la beauté de l’œuvre et procurent la joie de l’âme en se servant de
l’imitation, ou en rendant, par le moyen de certains signes sensibles, quelque chose
d’autre que ces signes spontanément présent à l’esprit. La Peinture imite avec des couleurs et des formes
planes des choses toutes faites données hors de nous, la Musique imite avec des sons et des rythmes, -—
et la Danse avec le seul rythme, -— « les mœurs » comme dit Aristote[115],
et les mouvements de l’âme, le monde invisible qui s’agite en nous; réserve
faite de cette différence quant à l’objet signifié, la Peinture n’imite pas
plus que la Musique et la Musique n’imite pas moins que la Peinture, si l’on
entend précisément « imitation » au sens qui vient d’être défini. Mais la joie
procurée par le beau ne consistant pas formellement dans l’acte même de
connaître le réel, ou dans l’acte de conformité à ce qui est, ce dépend point
de la perfection de l'imitation comme reproduction du réel ou de l'exactitude
de la représentation. L'imitation comme reproduction ou représentation du réel,
autrement dit l’imitation matériellement
prise, n’est qu’un moyen, non un but; elle a rapport, avec l’habileté
manuelle, et l'activité artistique, pas plus qu’elle elle ne la constitue. Et
les choses rendues présentes à l’âme par les signes sensibles de l'art, -— par
les rythmes, les sons, les lignes, les couleurs, les formes, les volumes, les
mots, les mètres, les rimes, les images, la
matière prochaine de l'art, -— ne sont elles-mêmes qu'un élément matériel
de la beauté de l’œuvre, tout comme les signes en question; elles sont une matière éloignée, si l'on peut ainsi
parler, que l’artiste dispose et sur laquelle il doit faire briller l'éclat
d'une forme, la lumière de l’être. Se proposer pour fin la perfection de
l’imitation matériellement prise, ce serait donc s'ordonner à ce qui est
purement matériel dans l’œuvre d’art, et imiter servilement; cette imitation servile est absolument étrangère à
l’art[116].
Ce qui est requis, ce n’est pas que la représentation soit exactement conforme
à une réalité donnée, c’est que par les éléments matériels de la beauté de l’œuvre
passe bien, souveraine et entière, la clarté d’une forme; 'd'une forme, et donc
de quelque vérité : en ce sens-là le
grand mot des Platoniciens, splendor veri,
demeure toujours. Mais si la joie de l’œuvre belle Vient de quelque vérité, elle ne Vient pas de la
vérité de l’imitation comme reproduction
des choses, elle vient de la perfection avec laquelle l’œuvre exprime ou
manifeste la forme, au sens métaphysique de ce mot, elle vient de la vérité de l’imitation
comme manifestation d’une forme. Voilà le formel de l’imitation dans l’art
: l’expression ou la manifestation, dans une œuvre convenablement
proportionnée, de quelque principe d’intelligibilité qui resplendit. C’est
là-dessus que porte dans l’art la joie de
l’imitation. C’est aussi ce qui donne à l’art sa valeur d’universalité. Ce qui fait la pureté du
vrai classique, c’est une subordination telle de la matière à la lumière de la
forme ainsi manifestée, qu’aucun élément matériel provenant des choses ou du
sujet ne soit admis dans l’œuvre qui ne soit pas strictement requis comme
support ou comme véhicule de cette lumière, et qui vienne alourdir ou «
débaucher » l’oeil, l’oreille ou l’esprit. Comparez à ce point de vue, dans
l’ordre de la pensée, Aristote et saint Thomas d'Aquin à Luther ou à
Jean-Jacques Rousseau, dans l’ordre de l'art, la mélodie grégorienne ou la
musique de Bach "à la musique de Wagner ou de Stravinsky. En présence de
l’œuvre belle, nous l'avons déjà indiqué, l’intelligence jouit sans discours.
Si donc l’art manifeste ou exprime dans
une matière un certain rayonnement de l’être, une certaine forme, une
certaine âme, une certaine vérité, —- « vous finirez bien par avouer », disait
Carrière à quelqu'un dont il faisait le portrait, —- il n'en donne pas dans
l’âme une expression conceptuelle et discursive. C’est ainsi qu'il suggère sans
faire proprement connaître, et qu'il exprime ce que nos idées ne peuvent pas
exprimer. Â, ah, ah, s'écrie Jérémie,
Domine Deus ecce nescio loqui[117].
Mais là où la parole s’arrête, commence le chant, exsultatio mentis prosumpens in vocem[118].
Ajoutons que' dans le cas des arts qui s'adressent à la vue (peinture,
sculpture), ou à l'intelligence (poésie), une nécessité plus étroite d'imitation
ou de signification vient extrinsèque— ment s'imposer à l'art, du fait de la
faculté en jeu. Il faut, en effet, que cette faculté jouisse, à titre principal
si c'est l'intelligence, à titre secondaire et instrumental, si c'est la vue[119].
Or, la vue et l'intelligence, étant souverainement cognoscitives et portées à
l'objet, ne peuvent pas goûter de joie si elles ne connaissent pas d'une manière
expresse l'obiet qui leur est signifié. L'oeil donc et l'intelligence demandent
à percevoir ou à reconnaître dans l'œuvre une chose ou une pensée déterminée.
Et si l'artiste ne répondait pas à cette exigence, il pécherait, par une sorte
de vertige idéaliste, contre les conditions
subjectives ou psychologiques
auxquelles l'art doit satisfaire. Là est le péril des trop hardis voyages, si
nobles qu'ils soient par ailleurs, au Cap
de Bonne Espérance, et d'une poésie qui « taquine l'éternité » en offusquant
volontairement l'idée sous des films d'images agencés avec un sens exquis.
Quand, dans son horreur de l'impressionnisme ou du naturisme, un cubiste
déclare qu'un tableau doit rester AUSSI beau
si on 1e tourne tête en bas, comme un coussin, il affirme un retour fort
curieux, et fort utile si on le prend bien, aux lois d'absolue cohérence
constructive de l’art, en général[120];
mais il oublie et les conditions subjectives et les exigences les plus hautes
du beau de la peinture. Il reste
toutefois que si on entendait par « imitation » reproduction ou copie exacte du
réel,[121]
il faudrait dire que hors l'art du cartographe ou du dessinateur de planches
anatomiques, il n’y a pas d’art d'imitation. En ce sens-là, et si déplorable que
soit par ailleurs sa littérature, Gauguin, en affirmant qu’il fallait renoncer
à faire ce qu’on voit, formulait une
vérité première mise en pratique depuis toujours par les maîtres[122].
Cézanne, d'un mot plus typique et plus profond, exprimait la même Vérité : « Ce
qu'il faut, c'est refaire le Poussin sur nature. Tout est là.[123]
» Les arts d'imitation ne visent ni à copier les apparences de la nature, ni à
figurer « l’idéal », mais à faire un objet beau en manifestant une forme à l'aide de signes sensibles. Cette
forme, l'artiste ou le poète humain, dont l'intelligence n'est pas cause des
choses comme l'intelligence divine, ne peut pas la tirer tout entière de son esprit
créateur, il va la puiser d'abord et avant tout dans l'immense trésor des choses
créées, de la nature sensible comme du monde des âmes, et du monde intérieur de
son âme à lui. A ce point de vue il est d'abord et avant tout un homme qui voit
plus profondément que les autres et qui découvre dans le réel des rayonnements
spirituels que les autres n'y savent pas discerner[124].
Mais pour faire resplendir ces rayonnements dans son œuvre, et donc pour être vraiment
docile et fidèle à l'invisible Esprit qui se joue dans les choses, il peut, et
même il doit déformer en quelque mesure, reconstruire, transfigurer les
apparences matérielles de la nature. Même dans un portrait « parfaitement
ressemblant », dans les dessins d'Holbein par exemple, c'est toujours une forme
engendrée dans l'esprit de l'artiste et véritablement née dans cet e5prit qui
est exprimée par l'œuvre, les vrais portraits n'étant autre chose que « la
reconstruction idéale des individus[125].
» L'art dans son fond, demeure donc essentiellement fabricateur et créateur. Il
est la faculté de produire, non pas sans doute ex nihilo, mais d'une matière préexistante, une créature nouvelle,
un être original, capable d'émouvoir à son tour une âme humaine. Cette créature
nouvelle est le fruit d'un mariage spirituel, qui unit l'activité de l’artiste
à la passivité d'une matière donnée. De là provient en l’artiste le sentiment
de sa dignité particulière. Il est comme un associé de Dieu dans la facture des
belles œuvres; en développant les puissances mises en lui par le Créateur, —
car « tout don parfait vient d’en haut, et descend du Père des lumières », -—
et en usant de la matière créée, il crée pour ainsi dire au second degré. Operatio artis fundatur super operationem
naturae, et haec super creationem[126].
La création artistique ne copie pas celle de Dieu, elle la continue. Et de même
que le vestige et l’image de Dieu apparaissent dans ses créatures, de même la
marque humaine est imprimée sur l’œuvre d’art, la marque pleine, sensible et Spirituelle,
non seulement celle des mains, mais de toute l’âme. Avant que l’œuvre d’art ne
pro— cède de l’art dans la matière, par une action transitive, la conception
même de l’art a dû procéder au dedans de l’âme, par une action immanente et vitale,
comme la procession du verbe mental.
Processus artis est duplex
scilicet artis a corde artificis, et artificiatorum ab arte[127].
Si l’artiste étudie et chérit la nature autant et beaucoup plus que les œuvres
des maîtres, ce n’est pas pour la c0pier, mais pour se fonder sur elle. Et c’est qu’il ne lui suffit pas d’être l’élève
des maîtres ; il doit être l’élève de Dieu, car Dieu connaît les règles de la
fabrication des beaux ouvrages[128].
La nature n’importe essentiellement à l’artiste que parce qu’elle est une
dérivation de l’art divin dans les choses, ratio
artis divinae indita rebus. L’artiste, qu’il le sache ou non, consulte Dieu
en regardant les choses. Elles existent
pour un moment, lais tout de même c’était beau ! Il faut ignorer son art,
pour trouver au Vôtre quelque défaut[129].
La nature est ainsi le premier excitateur et le premier régulateur de
l’artiste, et non pas un exemplaire à décalquer servilement. Demandez aux vrais
peintres comment ils ont besoin d’elle. Ils la craignent et la révèrent, mais
d’une crainte de fils, non d’une crainte d’esclave. Ils l’imitent, mais d'une
imitation vraiment filiale, et selon
l'agilité créatrice de l'esprit, non d'une imitation littérale et servile. Au
retour d'une promenade en hiver, Rouault me disait qu'en regardant la campagne sous
la neige ensoleillée, il avait compris comment peindre les arbres blancs du
printemps. « Le modèle, disait de son côté Renoir[130],
n'est là que pour m'allumer, me permettre d'oser des choses que je ne saurais
pas inventer sans lui... Et il me fait retomber sur mes pattes si je me fichais
par trop dedans. » Telle est la liberté des fils du Créateur. L'art n'a pas à
se défendre seulement contre l'entraînement de l'habileté manuelle et contre l'imitation
servile. D'autres éléments étrangers menacent encore sa pureté. Par exemple, la
beauté à laquelle il tend produit une délectation, mais c'est la haute
délectation de l'esprit, qui est tout le contraire de ce qu'on appelle le
plaisir, ou le chatouillement agréable de la sensibilité; et si l'art cherche à
plaire, il tombe au-dessous de
lui-même, et devient menteur. De même, il a pour effet de produire l’émotion, mais s'il vise l'émotion, le phénomène affectif, le remuement des passions,
il s’adultère, et voilà un autre élément de mensonge qui pénètre en lui. Cela
est vrai de la musique autant que des autres arts. Sans doute elle a ceci de
propre que signifiant avec ses rythmes et ses sons les mouvements mêmes de
l’âme, -— cantare amantis est, -—
elle produit, en produisant l'émotion, précisément ce qu’elle signifie. Mais
cette production n'est pas son but, non plus qu'une représentation ou une
description des émotions. Les émotions qu’elle rend présentes à l’âme par des
sons et par des rythmes, sont la matière) avec laquelle elle doit nous donner
la joie sentie d'une forme spirituelle, d'un ordre rationnel, de la clarté de
l'être. C'est ainsi que, comme la tragédie, elle purifie les passions[131],
en les développant dans la mesure et dans l'ordre de la beauté, en les
accordant à l'intelligence, dans une harmonie que partout ailleurs la nature
déchue ne connaît pas. Appelons thèse
toute intention extrinsèque à l'œuvre elle-même, lorsque la pensée qu'anime cette
intention n’agit pas sur l'œuvre par le moyen de l’habitus artistique mû
instrumentalement, mais qu’elle se juxtapose à cet habitus pour agir elle-même
directement Sur l’œuvre; alors l’œuvre n’est pas produite tout entière par
l’habitus artistique et tout entière par la pensée ainsi animée, mais partie
par l’un et partie par l’autre, comme une barque est tirée par deux hommes. En
ce sens-là toute thèse, qu’elle prétende démontrer ou qu’elle prétende
émouvoir, est pour l’art un apport étranger, donc une impureté. Elle impose à
l’art, dans sa sphère propre, c’est—à—dire dans la production même de l’œuvre,
une règle et une fin qui n’est pas la sienne, elle empêche l’œuvre d’art de
procéder du cœur de l’artiste avec la Spontanéité d’un fruit parfait, elle
trahit un calcul, une dualité entre l’intelligence de l’artiste et sa
sensibilité, que l’art précisément veut unies. Il y a de la thèse chez Gustave
Moreau. Il y en a aussi, semble-t-il, dans le système symbolique auquel l’auteur
de Théories garde ses préférences[132].
Parce qu’il fait consister la beauté de l’œuvre dans son pouvoir d’ébranlement
affectif, ce système Vise trop le spectateur, et l’émotion à produire en lui. le
veux bien subir l’ascendant de l’objet
que l’artiste a conçu et qu’il propose à mes yeux, je m’abandonne alors sans
réserve à l’émotion qui provient en lui et en moi d’une même beauté, d’un même
transcendantal en lequel nous communiquons. Mais je me refuse à subir
l’ascendant d’un art qui calcule des moyens de suggestion pour capter mon
subconscient, je résiste à une émotion qu’une volonté d’homme prétend
m’imposer. L’artiste doit être aussi objectif que le savant, en ce sens qu’il
ne doit penser au spectateur que pour lui livrer du beau, comme le savant ne
pense à celui qui l’écoute que pour lui livrer du vrai. Les constructeurs des
cathédrales ne se proposaient aucune sorte de thèse. C’étaient, selon le beau
mot de Dulac, « des hommes qui ne se savaient pas[133]
». Ils ne voulaient ni démontrer les convenances du dogme chrétien, ni suggérer
par quelque artifice une émotion
chrétienne. Ils croyaient, et tels qu’ils étaient-ils opéraient. Leur œuvre
révélait la vérité de Dieu, mais sans le faire
exprès, et parce qu’elle ne le faisait pas exprès.
VIII
ART
CHRÉTIEN Par ces mots d’art chrétien, nous n’entendons pas art d’église, art spécifié par un objet, une fin, des règles
déterminées, et qui n’est qu’un point d’application particulier, et éminent, de
l’art chrétien. Nous entendons art chrétien au sens d’art qui porte en soi le
caractère du christianisme. En ce sens—là l’art chrétien n’est pas une certaine
espèce du genre art, on ne dit pas art chrétien comme on dit art pictural ou
poétique, ogival ou byzantin, un jeune homme ne se dit pas je vais faire de
l’art chrétien comme il se dirait je vais faire de l’agriculture, il n’y a pas
d’école où l’on apprenne l’art chrétien[134].
C’est par le sujet où il se trouve et par l’esprit d’où il procède que l’art chrétien
se définit, on dit art chrétien ou art de chrétien comme on dit art d’abeille
ou art d’homme, en sorte que l’art chrétien a avec l’art non chrétien une
communauté analogique ou quasi analogique plutôt qu’une
communauté générique. C’est l’art de
l’humanité rachetée. Il est planté dans l’âme chrétienne, au bord des eaux
Vives, sous le ciel des Vertus théologales, parmi les souffles des sept Dons de
l’Esprit. Il est naturel qu’il porte des fruits chrétiens. Si vous voulez faire
une œuvre chrétienne, soyez chrétien,
et cherchez à faire œuvre belle, où vous mettiez votre cœur, ne cherchez pas à
«faire chrétien ». Ne tentez pas cette entreprise vaine et haïssable de
dissocier en vous l'artiste et le chrétien. Ils sont un, si vous êtes vraiment chrétien, et si votre art
n'est pas isolé de votre âme par quelque système esthétique. Mais appliquez
seul l’artiste à l'ouvrage ; précisément parce qu'ils sont un, l’ouvrage sera
tout entier de l'un comme de l'autre. Ne séparez
pas votre art de votre foi, comme ferait un politicien de mensonge. Mais
laissez distinct ce qui est distinct.
N'essayez pas de confondre de force ce que la vie unit si bien. Si vous faisiez
de votre esthétique un article de foi, vous gâteriez votre foi. Si vous faisiez
de votre dévotion une règle d'opération artistique, ou si vous tourniez le
souci d'édifier en un procédé de votre art, vous gâteriez votre art.
L'âme de
l'artiste tout entière atteint et règle son œuvre, mais elle ne doit
l'atteindre et la régler que par
l’habitus artistique. Ici l'art ne souffre pas de partage. Il n'admet pas
qu'aucun élément étranger vienne, se juxtaposant à lui, mêler dans la
production de l'œuvre sa régulation à la sienne. Apprivoisez-le, il fera tout
ce que vous voudrez. Usez de violence, il ne fera rien de bon. L'œuvre
chrétienne veut l'artiste libre, en tant qu'artiste. Elle ne sera chrétienne
cependant, elle ne portera dans sa beauté le reflet intérieur de la clarté de
la grâce que si elle déborde d'un cœur possédé par la grâce. Car l'habitus
artistique qui l'atteint et qui la règle immédiatement suppose la rectification
de l'appétit à l'égard de la beauté de l'œuvre. Et si la beauté de l'œuvre est
chrétienne, c’est que l'appétit de l'artiste est rectifié à l'égard d'une telle
beauté, et que dans l'âme de l'artiste le Christ est présent par l'amour. La
qualité de l'œuvre est ici le rejaillissement de l'amour dont elle procède, et
qui meut la vertu d'art comme un instrument. Ainsi c'est en raison d'une surélévation
intrinsèque que l'art est chrétien, et c'est par l'amour qu'a lieu cette
surélévation.
Il suit
de là que l’œuvre sera chrétienne dans l’exacte mesure où l’amour sera vivant.
Ne nous y trompons pas, c’est l’actualité même de l’amour, c’est la
contemplation qui est ici requise. L’œuvre chrétienne veut l’artiste saint, en
tant qu’homme. Elle le veut possédé par l’amour. Qu’il fasse alors ce qu’il
voudra. Là où l’œuvre rend un son moins purement chrétien, c’est que quelque
chose a manqué à la pureté de l’amour[135].
L’art exige beaucoup de calme, disait
Fra Angelico, et pour peindre les choses
du Christ il faut vivre avec le Christ; c'est la seule parole que nous
ayons de lui, et combien peu systématique... Il serait donc vain de chercher
une technique ou un style ou un système de règles ou un mode d’opérer qui
seraient ceux de l’art chrétien. En droit, l’art qui germe et grandit dans une
humanité chrétienne peut en admettre une infinité. Mais ces formes d’art auront
toutes un air de famille, et toutes elles différeront substantiellement des
formes d’art non chrétiennes ; telle la flore des montagnes diffère de la flore
des plaines. Considérez la liturgie, c’est le type transcendant et suréminent
des formes d’art chrétiennes ; l’Esprit de Dieu l'a lui-même façonnée, pour
pouvoir s'y complaire[136].
Les choses belles sont rares. Quelles conditions exceptionnelles il faudra
supposer pour qu’une civilisation joigne ensemble, et dans les mêmes hommes,
l'art et la contemplation! Sous le poids d'une nature qui résiste toujours et
qui ne cesse pas de tomber, le christianisme a poussé partout sa sève, dans
l'art et dans le monde, mais il n'a pas réussi, sinon au moyen âge, et parmi
quelles difficultés, et quelles déficiences, à se former un art à lui, comme un
monde à lui, et cela n'est pas étonnant. L'art classique a produit bien des œuvres
chrétiennes, et admirables. Peut-on dire cependant que prise en elle-même cette
forme d'art ait la saveur originelle du climat chrétien? C'est une forme née
ailleurs, et transplantée. Si au milieu des catastrophes indicibles appelées par
le monde moderne un temps doit venir, si court soit-il, de pur printemps
chrétien, un dimanche des Rameaux pour l’Eglise, un bref hosanna de la pauvre
terre au fils de David, il est permis d'espérer pour ces années-là, avec un merveilleux
rayonnement de spiritualité et d’intellectualité catholiques, la regermination,
pour la joie des hommes et des anges, d’un art vraiment chrétien. Et déjà cet
art semble s'annoncer, dans l’effort individuel de quelques nobles artistes et de
quelques poètes qui se succèdent depuis un demi-siècle, et dont quelques-uns
comptent parmi les plus grands. N'essayons pas toutefois de le dégager et de
l'isoler avant l'heure, et par un effort d'école, du grand mouvement de l'art
contemporain[137].
Il ne se dégagera et ne s'imposera comme art
chrétien; que s’il jaillit spontanément d'un commun renouveau de l'art et
de la sainteté dans le monde. Le christianisme ne facilite pas l’art. Il lui
ôte bien des moyens faciles, il barre son cours en bien des endroits, mais
c'est pour en hausser le niveau. En même temps qu’il lui crée ces difficultés salutaires,
il le surélève par le dedans, il lui fait connaître une beauté cachée qui est
plus délicieuse que la lumière, il lui donne ce dont l'artiste a le plus
besoin, la simplicité, la paix de la crainte et de la dilection, l’innocence
qui rend la matière docile aux hommes et fraternelle.
IX
ART ET
MORALITÉ
L’habitus
artistique ne s'occupe que de l'œuvre à faire. Sans doute il admet la
considération des conditions objectives, — usage pratique, destination, etc., —
auxquelles l'œuvre doit satisfaire (une statue faite pour qu'on prie devant est
autre qu’une statue de jardin), mais c’est parce que cette considération
concerne la beauté même de l'œuvre, une œuvre qui ne serait pas adaptée à ces
conditions manquant en cela de proportion donc de beauté. L’art a pour seule
fin l'œuvre elle-même et sa beauté. Mais pour l’homme qui opéré, l'œuvre à
faire entre elle-même dans la ligne de la moralité, et à ce titre elle n'est
qu’un moyen. Si l’artiste prenait pour fin dernière de son opération, donc pour
béatitude, la fin de son art ou la beauté de l'œuvre, il serait, purement et
simplement, un idolâtre[138].
Il faut donc absolument que l’artiste, en tant qu'homme, travaille pour autre
Chose que son œuvre, et de mieux aimé. Dieu est infiniment plus aimable que
l'art.
Dieu est
jaloux. « La règle du divin amour est sans miséricorde, disait Mélanie de la
Salette. L’amour est un véritable sacrificateur ; il veut la mort de tout ce
qui n’est pas lui. » Malheureux l’artiste au cœur partagé l Le bienheureux
Angelico aurait planté là sa peinture sans hésiter pour aller garder les oies
si l’obéissance "avait demandé. Dès lors un fleuve créateur jaillissait de
son sein paisible. Dieu lui laissait cela, parce qu'il y avait renoncé. L’art
n'a aucun droit contre Dieu. Il n'y a pas de bien contre Dieu, ni contre le
Bien final de la vie humaine. L'art est libre dans son domaine, mais son
domaine est subordonné. Aussi bien « si un art fabrique des objets dont les
hommes ne peuvent pas user sans péché, l'artiste qui fait de tels ouvrages
pèche—t-il lui-même, parce qu’il offre directement à autrui l’occasion de
pécher; comme si quelqu’un fabriquait des idoles pour l’idolâtrie. Quant aux
arts des œuvres desquels les hommes peuvent user bien ou mal, ils sont licites,
et pourtant s’il y en a dont les œuvres sont employées dans les plus grand nombre des cas à mauvais usage, ils doivent,
quoique licites en eux-mêmes, être extirpés de. la cité par l'office du Prince,
secundum documenta Platonis »[139].
Heureusement pour les droits de l'homme, nos belles cités n'ont pas de Prince,
et tout ce qui travaille pour l'idolâtrie et pour la luxure, dans la Couture ou
dans les Lettres, n'est pas gêné par Platon. L'art, parce qu’il est dans
l’homme et que son bien n'est pas le bien de l’homme, est donc soumis à une
régulation extrinsèque, qui lui est imposée au nom d'une fin plus haute et plus
nécessaire que la sienne. Mais chez le chrétien cette régulation va sans
contrainte, parce que l'ordre immanent de la charité la lui rend connaturelle, et
que la loi est devenue sa propre pente intérieure : spiritualis homo non est sub lege. C'est à lui que l’on peut dire :
ama et fac quod vis ; si tu aimes, tu
peux faire ce que tu veux, tu ne blesseras jamais l'amour. Une œuvre d'art qui blesse
Dieu le blesse lui-même, et n’ayant plus de quoi délecter, elle perd à l'instant
pour lui toute raison de beauté.
Il y a
selon Aristote[140]
un double bien de la multitude, d'une armée par exemple : l'un qui est dans la
multitude elle-même, tel l'ordre de l'armée, l'autre qui est séparé de la multitude,
tel le bien du chef. Et ce dernier est meilleur; parce que c'est à lui que
l'autre est ordonné, -— l’ordre de l'armée étant pour réaliser le bien du chef,
à savoir la volonté du chef dans l’obtention de la victoire[141].
On peut tirer de la que le contemplatif, étant ordonné directement au « bien
commun séparé » de tout l'univers, c’est—à—dire à Dieu, sert mieux que tout
autre le bien commun de la multitude humaine ; car le « bien commun intrinsèque
» de cette multitude, le bien commun social, dépend du « bien commun séparé », qui
lui est supérieur. Il en sera de même, analogiquement .et toutes proportions
gardées, de tous ceux, métaphysiciens ou artistes, dont l’activité touche à
l'ordre transcendantal, à la Vérité ou à la Beauté, et qui ont quelque part à
la sagesse, même seulement naturelle. Laissez l’artiste à son art, il sert
mieux la cité que l’ingénieur et le marchand. Cela ne signifie pas qu'il doive
ignorer la cité, ni comme homme, cela est trop clair, ni même comme artiste. La
question pour lui n'est pas de savoir s'il doit ouvrir son œuvre à tous les
courants humains qui affluent à son cœur, et poursuivre en la faisant tel ou
tel but humain particulier : le cas individuel est ici seul maître, et tout parti-pris
serait malséant, comme portant détriment ä la spontanéité de l'art. La seule
question pour l'artiste est de n'être pas un faible; c'est d'avoir un art qui
soit assez robuste et assez droit pour dominer en tout cas sa matière sans rien
perdre de sa hauteur et de sa pureté, et pour viser, dans l’acte même de
l’opération, le seul bien de l'œuvre, sans être détourné ni troublé par les
fins humaines poursuivies. A vrai dire l'art ne s’est isolé au XIXe
siècle qu'à cause de la décourageante bassesse du milieu, mais sa condition
normale est toute différente. Eschyle, Dante, Cervantès ne créaient pas en vase
clos. En fait d’autre part il ne peut pas y avoir d'œuvre d'art purement «
gratuite », -—- l'univers excepté. Non seulement notre acte de création
artistique est ordonné à une fin dernière humaine, vrai Dieu ou faux dieu, mais
il est impossible qu'il ne concerne pas, à causé du milieu humain où il trempe,
certaines fins prochaines humaines; l'ouvrier travaille pour un salaire, et
l’artiste le plus désincarné a quelque souci d'agir sur les âmes et de servir
une idée, serait-ce seulement une idée esthétique. Ce qui est requis, c’est la
parfaite discrimination pratique entre la fin de l'ouvrier (finis operantis disaient les
scolastiques), et la fin de l’ouvrage (finis operis) : en sorte que l’ouvrier
travaille pour son salaire, mais que l’ouvrage ne soit réglé et posé dans
l'être qu'en ordre à son propre bien à lui, nullement en ordre au salaire ; en
sorte que l’artiste travaille pour toutes les intentions humaines qu'il lui
plaira, mais que l'œuvre prise en elle-même ne soit faite, construite et
membrée que pour sa propre beauté. Grande chimère de croire que l'ingénuité ou la pureté de l'œuvre d'art
dépend d'une scission d’avec les principes animateurs et moteurs de l’être
humain, d'une ligne tirée entre l’art et le désir ou l'amour. Elle dépend de la
force du principe générateur de
l'œuvre, ou de la force de la vertu
d’art.
Cet
arbre disait : je veux être purement arbre, et porter des fruits purs.
C'est pourquoi je ne veux pas pousser dans une terre qui n'est pas arbre, ni
sous un climat qui est climat de Provence ou de Vendée, et non pas climat
d'arbre. Mettez-moi à l’abri de l’air. Bien des questions se simplifieraient,
si l'on distinguait l’art lui-même et ses conditions matérielles ou
subjectives. L’art est quelque chose de l'homme, comment ne dépendrait-il pas
des dispositions du sujet où il se trouve ? Elles ne le constituent pas, mais
elles le conditionnent. Ainsi par exemple l'art comme tel est supra tempus et supra locum, il transcende comme l'intelligence toute limite de
nationalité, et il n'a sa mesure que dans l'amplitude infinie de la Beauté. Comme
la science, la philosophie, la civilisation, par sa nature et par son objet
propres il est universel. Mais il ne réside pas dans une intelligence angélique,
il est subjecté dans une âme qui est la forme substantielle d'un corps vivant,
et qui par la nécessité naturelle où elle est d’apprendre et de se
perfectionner difficilement et peu à peu, fait de l'animal qu’elle anime un
animal naturellement politique. L'art est ainsi foncièrement dépendant de tout
ce que la race et la cité, la tradition Spirituelle et l'histoire envoient au
corps de l'homme et à son intelligence. Par son sujet et par ses racines, il
est d’un temps et d'un pays. Voilà pourquoi dans l'histoire des peuples libres
les époques de cosmopolitisme sont des époques d'abâtardissement intellectuel.
Les œuvres les plus universelles et les plus humaines sont celles qui portent
le plus franchement la marque de leur patrie[142].
Le siècle de Pascal et de Bossuet fut un siècle de nationalisme vigoureux.
C'est lorsque la France, au temps des prodigieuses victoires pacifiques de
Cluny, et au temps de saint Louis, envoyait sur la chrétienté entière le
rayonnement intellectuel le plus authentiquement français, que le monde connut
la plus pure et la plus libre internationale de l’esprit, et la culture la plus
universelle[143].
Il apparaît ainsi qu'un certain nationalisme, -—- nationalisme politique et territorial, -— est le gardien
naturel de la vie propre et immatérielle, et donc de l'universalité même de
l'intelligence et de l'art; tandis qu'un autre nationalisme, -—- nationalisme métaphysique et religieux, celui qui culminait dans la divinisation fichtéenne et
hégélienne de la nation, -— en essayant d’asservir l'intelligence, prise dans
sa nature même et dans son objet, et non plus dans ses conditions matérielles,
à la physiologie d'une race ou aux intérêts d'un Etat, met en péril de mort
l'art et toute vertu de l'esprit. Toutes nos valeurs dépendent de la nature de notre
Dieu. Or Dieu est Esprit. Progresser, -—- ce qui signifie pour toute nature,
tendre à son Principe[144],
-— c’est donc passer du sensible au rationnel et du rationnel au Spirituel et
du moins Spirituel au plus spirituel ; civiliser c’est spiritualiser. Le
progrès matériel peut y concourir, dans la mesure où il permet à l'homme le
loisir de l'âme. Mais s’il n'est employé qu'à servir la volonté de puissance et
à combler une cupidité qui ouvre une gueule infinie,
—- concupiscentia est infinita[145],
-—- il ramène le monde au chaos avec une vitesse accélérée; c'est là sa manière
de tendre au principe. Foncière nécessité de l’art dans la cité humaine : «
Personne, dit saint Thomas après Aristote, ne peut vivre sans délectation.
C’est pourquoi celui qui est privé des délectations spirituelles, passe aux
charnelles[146].
» L'art apprend aux hommes les délectations de l’esprit, et parce qu'il est
sensible lui-même et adapté à leur nature, il peut le mieux les conduire à plus
noble que lui. Il joue ainsi dans la vie naturelle le même rôle, si l’on peut
dire, que les « grâces sensibles » dans la vie Spirituelle ; et de très loin,
sans y penser, il prépare la race humaine à la contemplation (à la
contemplation des saints), dont la délectation spirituelle excède toute
délectation[147],
et qui semble être la fin de toutes les opérations des hommes; car pourquoi les
travaux serviles et le commerce, sinon pour que le corps, étant pourvu des
choses nécessaires à la vie, soit en l'état requis pour la contemplation ?
Pourquoi les vertus morales et la prudence, sinon pour procurer le calme des
passions et la paix intérieure, dont la contemplation a besoin? Pourquoi le
gouvernement tout entier de la vie civile, sinon pour assurer la paix
extérieure nécessaire à la contemplation ? « De sorte qu’à les considérer comme il faut, toutes les fonctions de la
vie humaine semblent au service de ceux qui contemplent la vérité[148]
». Si l’on cherchait, non pas certes à faire un impossible classement des
artistes et des œuvres, mais à comprendre la hiérarchie normale des divers
types d’art, on ne pourrait le faire qu’à ce point de vue humain de leur valeur
proprement civilisatrice, ou de leur degré de spiritualité. On descendrait
ainsi de la beauté des Écritures révélées et de la Liturgie, à celle des écrits
des mystiques, puis à l’art proprement dit : plénitude spirituelle de l’art
médiéval, équilibre rationnel de l'art hellénique et classique, équilibre
pathétique de l’art shakespearien... La richesse imaginative et verbale du
romantisme maintient en lui, malgré son déséquilibre intime et son indigence intellectuelle,
le concept de l'art. Avec le naturalisme et le réalisme il disparaît
complètement[149],
Dans la magnificence de Jules II et de Léon X il y avait beaucoup plus qu'un
noble amour de la gloire et de la beauté; de quelque vanité qu’elle s'accompagnât,
un pur rayon y passait de l'Esprit qui n’a jamais manqué à l'Eglise. Cette
grande Contemplative, instruite par le Don de Science, a le discernement
profond de tout ce qu'il faut au cœur humain, elle sait la valeur unique de
l'Art. C’est pourquoi elle l'a tellement protégé dans le monde. Bien plus, elle
l’a appelé à l’opus Dei, et elle lui
demande de composer les parfums de grand prix qu'elle répand sur la tête et sur
les pieds de son Maître. Ut quid perditio
ista? disent les philanthropes. Elle continue d'embaumer le corps de celui
qu'elle aime, et dont chaque jour elle annonce la mort, donec veniat. Croyez—vous que Dieu qui « est appelé Zélote, dit Denys l’Aréopagite, parce
qu’Il a l'amour et le zèle de tout ce qui est[150]
», use de mépris à l'égard des artistes et de la fragile beauté qui sort de
leurs mains? Rappelez-vous ce qu’Il dit des hommes qu'Il a lui—même députés à
l'art sacré : « Sachez que le Seigneur a choisi et appelé Béseléel, fils d’Uri,
fils de Hur, de la tribu de Iuda. Il l'a rempli de l’esprit de Dieu, de sagesse
et d'intelligence, de science et de toute sorte de savoir, pour concevoir par
la pensée et pour exécuter des ouvrages, en travaillant l'or, l’argent et
l'airain, pour graver les pierres à enchâsser, et pour tailler le bois. Tout ce
que l’art peut inventer, il l'a mis dans son cœur; il a fait de même à Ooliab,
fils d'Achisamech, de la tribu de Dan. Il les a remplis tous deux de sagesse,
pour exécuter tous les ouvrages de sculpture et d'art, pour tisser d'un dessin
varié la pourpre violette, la pourpre écarlate, le cramoisi et le lin, pour exécuter
toute espèce de travaux et pour trouver des combinaisons nouvelles[151].
» Nous avons signalé déjà l'opposition générale de l'Art et de la Prudence. Cette
opposition est encore aggravée, dans les beaux-arts, par la transcendance même
de leur objet. L'Artiste est soumis, dans la ligne de son art, à une sorte
d'ascétisme, qui peut exiger parfois des sacrifices héroïques. Il le faut
foncièrement rectifié quant à la fin de l’art, perpétuellement en garde non
seulement contre l’attrait banal de la facilité et du succès, mais contre une
multitude de tentations plus subtiles, et contre le moindre relâchement de son effort
intérieur, car les habitus diminuent par la seule cessation de l’acte[152],
bien plus par tout acte relâché, qui ne répond pas proportionnellement à leur
intensité[153].
Il faut qu’il traverse des nuits, qu'il se purifie sans cesse, qu'il quitte
volontairement des régions fertiles pour des régions arides et pleines
d’insécurité. Dans un certain ordre et à
un point de vue particulier, dans l’ordre du faire et au point de vue de la
beauté de l’œuvre, il le faut humble et magnanime, prudent, probe, fort,
tempérant, simple, pur, ingénu. Toutes ces vertus que les saints ont simpliciter, purement et simplement, et dans
la ligne du Souverain Bien, l’artiste doit les avoir secundum quid, sous un certain rapport, dans une ligne à part, extrahumaine
sinon inhumaine. Aussi bien prend-il volontiers un ton de moraliste lorsqu’il
parle ou écrit sur l'art, et sait-il clairement qu’il a une Vertu à garder. «
Nous abritons un ange que nous choquons sans cesse. Nous devons être gardiens
de cet ange. Abrite bien ta vertu[154]...
» Mais si cette analogie lui crée une singulière noblesse, et explique
l'admiration dont il jouit parmi les hommes, elle risque de l’égarer
misérablement, et de lui faire placer son trésor et son cœur dans un simulacre,
ubi aerugo et tinea demolitur. D'autre
part le Prudent comme tel, jugeant toutes choses sous l’angle de la moralité et
par rapport au bien de l'homme, ignore d’une manière absolue tout ce qui est de
l'art. Il peut sans doute, et il doit, juger l’œuvre d’art en tant qu'elle
intéresse la moralité[155],
il n’a pas le droit de la juger comme œuvre d'art. L'œuvre d'art est le sujet
d’un singulier conflit de vertus. La Prudence, qui la considère dans son
rapport avec la moralité, mérite à meilleur titre que l’Art le nom de vertu[156],
car elle rend, comme toute vertu morale, l’homme qui agit, bon purement et
simplement. Mais l'Art, en tant qu'il se rapproche davantage des vertus spéculatives,
et qu’il détient ainsi plus de splendeur intellectuelle, est un habitus en lui-même
plus noble, simpliciter loquendo, illa
virtus nobilior est, quae habet nobilius objectum. La Prudence est
supérieure à l’Art par rapport à l’homme. D'une façon pure et simple, l’Art, -—
du moins celui qui visant la Beauté, a un caractère spéculatif, — lui est
métaphysiquement supérieur[157].
Lorsqu'il réprouve une œuvre d'art, le Prudent, fermement planté sur sa vertu
morale, a la certitude de défendre contre l'Artiste un bien sacré, celui de
l'Homme, et il regarde l'Artiste comme un enfant ou un insensé. Juché sur son habitus
intellectuel, l'Artiste est sûr de défendre un bien non moins sacré, celui de
la Beauté, et il a l'air d'accabler le Prudent sous la sentence d'Aristote : Vita quae est secundum speculationem est
melior quam quae secundum hominem[158].
Le Prudent et l'Artiste se comprennent donc difficilement. Au contraire le
Contemplatif et l'Artiste, perfectionnés l'un et l'autre par un habitus
intellectuel qui les rive à. l'ordre transcendantal, sont en état de
sympathiser. Ils ont aussi des ennemis qui se ressemblent. Le Contemplatif, ayant
pour objet la causa altissima dont
dépend tout le reste, connaît la place et la valeur de l'art, et comprend
l’artiste. L'Artiste comme tel ne peut pas juger le Contemplatif, mais il peut deviner
sa grandeur. S'il aime vraiment la beauté et si un vice moral ne tient pas son
cœur dans l'hébétude, passant à côté du Contemplatif il reconnaîtra l'amour et
la beauté. Et puis, en suivant la ligne même de son art, il tend sans le savoir
à passer au-delà de son art; comme une plante ignorante dirige sa tige vers le soleil,
il est orienté, si bas qu'il habite, dans la direction de la Beauté subsistante
dont les saints goûtent la douceur dans une lumière inaccessible à l'art et à
la raison. « Ni la peinture, ni la sculpture, disait Michel-Ange devenu vieux,
ne charmeront plus l'âme tournée vers Cet amour divin qui ouvrit ses bras sur
la Croix pour nous recevoir. » Voyez sainte Catherine de Sienne, cette apis qui
fut le conseiller d’un Pape et des princes de l'Église, entourée d’artistes et
de poètes qu'elle emmène avec elle en paradis. Parfaitement prudents mais installés
bien au-dessus de la Prudence, jugeant de toutes choses par la Sagesse, qui est
« architectonique à l’égard de toutes les vertus intellectuelles », et au
service de laquelle est la Prudence, « tel le portier au service du roi[159]
», les Saints sont libres comme l'Esprit. Le sage s’intéresse comme Dieu à
l'effort de toute vie. Délicat et non
exclusif/Il sera du jour où nous sommes, Son cœur, plutôt contemplatif,
Pourtant saura l’œuvre des hommes... Ainsi la Sagesse, étant placée au
point de vue de Dieu, qui domine également celui de l’Agir et celui du Faire,
peut seule accorder parfaitement l’Art et la Prudence. Adam pécha, parce qu'il
a défailli dans la contemplation; dès lors la division s’est mise en l'homme. Se
détourner de la Sagesse et de la contemplation, et Viser plus bas que Dieu,
c’est pour une civilisation chrétienne la cause première de tout désordre[160].
C'est en particulier la cause de ce divorce impie entre l'Art et la Prudence,
qu'on constate aux époques où les chrétiens n'ont plus la force de porter
l'intégrité de leurs richesses. Voilà sans doute pourquoi on a vu la Prudence sacrifiée
à l'Art au temps de la Renaissance italienne, dans une civilisation qui ne
tendait plus qu'à la Virtù humaniste,
et l'Art sacrifié à la Prudence, au XIXe siècle, dans des milieux bien pensants; qui ne tendaient plus
qu’à l'Honnêteté.
« ART ET
SCOLASTIQUE » QUE NOUS PUBLIONS ICI, AVEC DES ADDITIONS CONSIDÉRABLES, A PARU,
POUR LA PREMIÈRE FOIS, DANS LA REVUE «LES LETTRES», N. DE SEPTEMBRE ET OCTOBRE
1919, ACTUELLEMENT ÉPUISÉS.
[1]
Nous parlons ici de la Sagesse par mode
de connaissance, Métaphysique et Théologie. Les scolastiques distinguent
une sagesse plus haute, sagesse par mode
d’inclination ou de connaturalité aux
choses divines. Cette sagesse, qui est un des Dons du Saint-Esprit, ne
s'arrête pas dans la connaissance, mais elle connaît en aimant et pour aimer. «
Contemplatio Philosophorum est propter perfectionem contemplantis, et ideo
sistit in intellectu, et ita finis eorum in hoc est cognitio intellectus.
Sed contemplatio Sanctorum, quae est Catholicorum, est propter amorem ipsius,
scilicet contemplati Dei: idcirco, non sistit in fine ultimo in intellectu per
cognitionem, sed transit ad affectum per amorem. » ALB. MAGNUS, de Adhaer. Deo, cap. IX.
[2]
« Finis practicae est opus, quia etsi « Practici », hoc est operativi,
intendant cognoscere veritatem, quomodo se habeat in aliquibus rebus, non tamen
quaerunt eam tanquam ultimum finem. Non enim considerant causam veritatis
secundum se et propter se, sed ordinando ad finem operationis, sive applicando
ad aliquod determinatum particulare, et ad aliquod determinatum tempus. » S. THOMAS, in lib. II Metaph., lect. 2. (ARISTOTF, Met., I. II, c. 1, 995 b 21.)
[3] Cf. JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philos. t. I. Log. IIa
P., q. 1, pp. 190-225 ; Cursus theol.,
t. VI, q. 62, disp. 16,
a. 4, p. 476-477.
[4] Le travail artistique est ainsi
le travail proprement humain, par opposition au travail de bête ou au travail
de machine. C'est pourquoi la production humaine est dans son état normal une
production d’artisan, et exige en
conséquence une stricte appropriation individuelle, car l'artiste comme tel ne
peut pas être partageux : dans la ligne des aspirations morales il faut que
l'usage des biens soit commun, mais dans la ligne de la production il faut que
ces mêmes biens soient possédés en propre, c'est entre les deux branches de
cette antinomie que saint Thomas enferme le problème social.
Quand le travail devient inhumain ou sous-humain, parce que le caractère
artistique s'en efface et que la matière prend le dessus sur l'homme, il est
naturel que les facteurs matériels de la civilisation, si on les laisse à
eux-mêmes, tendent au communisme et à la mort de la production, à travers
l'excès même de propriétarisme et de productivisme dû au règne du factibile.
[5] La Prudence est au contraire la
droite déduction des actes à poser (recta
ratio agibilium), et la Science, la droite déduction des objets de
spéculation (recta ratio speculabilium).
[6] Pour simplifier notre exposé,
nous ne parlons ici que des habitus qui perfectionnent
le sujet ; il y a aussi des dispositions habituelles (telles que les vices par
exemple) qui disposent le sujet en mal.
Le mot latin habitus est beaucoup
moins expressif que le mot grec εξισ ; il serait
pédant toutefois d'employer couramment ce dernier terme. C'est pourquoi, en
l'absence d'un équivalent français convenable, nous nous résignons à faire
usage du mot habitus, dont nous
espérons qu'on voudra bien excuser la lourdeur.
[7] Ces habitus, qui perfectionnent
l'essence même, non les facultés, sont appelés habitus entitatifs.
[8] Nous parlons ici des habitus naturels, non des habitus surnaturels, (vertus morales infuses,
vertus théologales, dons du Saint-Esprit), qui sont infus et non acquis.
[9] C'est pour n'avoir pas fait cette
distinction que M. Ravaisson, dans sa célèbre thèse sur l'Habitude, a répandu
de si profondes fumées leibnitziennes
sur la pensée d'Aristote.
[10]
Cf. CAJETAN, in II-II, q. 171, a. 2.
[11]
ARISTOTE, de Cælo, lib. I.
[12] Sum theol., I-II, q. 55, a. 3.
[13] Ibid., a. 2, ad 1. Unumquodque
enim quale est, talia operatur.
[14] Cf. CAJETAN,
in I-II, q. 57, a. 5, ad. 3 ; JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus theol., t. VI, q. 62, disp. 16. a. 4, p. 467 : « Proprie
enim intellectus practicus est mensurativus operis faciendi, et regulativus. Et
sic ejus veritas non est penes esse, sed penes id quod deberet esse juxta
reguIam, et mensuram talis rei regulandae. »
[15] JEAN DE SAINT-THOMAS, Curs. Phil., t. I. Log. IIa
P., q. 1, a. 5, p. 213.
[16] C'est ainsi que saint Augustin
définit la vertu ars recte vivendi
(de Civ. Dei, lib. IV, cap. 21). -
Cf. sur ce point ARISTOTE, Elb. Nic.,
lib. VI ; SAINT THOMAS, Sum. theol.,
II-II, q. 47, a. 2, ad 1 ; I-II, q. 21, a. 2, ad 2 ; q. 57, a. 4, ad 3.
[17] « S'il vous faut des œuvres
d'art, ne passeront-ils pas avant Phidias ceux qui modèlent dans une argile
humaine la ressemblance de la face même de Dieu? » (le P. Gardeil, Les dons du Saint-Esprit dans les Saints
Dominicains. Lecoffre, 1903. Introd. p. 23-24).
[18] ISAÏE, XL, 31. « Ubi non absurde
notandum, ajoute JEAN DE SAINT-THOMAS (Cursus
theol., t. VI, q. 70, disp. 18, a. 1, p. 576) pennas aquilae promitti, non
tamen dicitur quod volabunt, sed quod current, et ambulabunt, scilicet tanquam
homines adhuc in terra viventes, acti tamen, et moti pennis aquilae, quae
desuper descendit, quia dona Spiritus, etsi in terra exerceantur, et actionibus
consuetis videantur fieri, tamen pennis aquilae ducuntur, quae superiorum
spirituum ac donorum communicatione moventur et regulantur; et tantum differunt
qui virtutibus ordinariis exercentur, ab his qui donis Spiritus sancti aguntur,
quantum qui solis pedibus laborando ambulant, quasi proprio studio et industria
regulati ; vel qui pennis aquilae, superiori aura inflatis moventur, et currunt
in via Dei, quasi sine ullo labore. »
[19] Sum. theol., I-II, q. 57, a.
3.
[20] Ibid., q. 21, a. 2, ad 2.
[21] « Et
ideo ad artem non requiritur, quod artifex bene operetur, sed quod bonum opus
faciat : requireretur autem magis, quod ipsum artificiatum bene operaretur,
sicut quod cultellus bene incideret, vel serra bene secaret, si proprie horum
esset agere, et non magis agi quia non habent dominium sui actus. » Sum.
theol., I-II, q.
57, a. 5, ad 1.
Lorsque Leibniz (Bendenken von
Aufrichtung etc., Klopp, I, 133 sq.) opposait l'intériorité de l’art
italien « qui s’est presque uniquement borné à faire des choses sans vie,
immobiles et bonnes à contempler du dehors » à la supériorité de l'art
allemand, qui s'est appliqué de tout temps à faire des œuvres qui se meuvent
(montres, horloges, machines hydrauliques, etc.) ce grand homme qui brilla en
tout sauf en esthétique, pressentait donc quelque vérité, mais confondait
malheureusement le motus ab intrinseco
d'une pendule avec celui d'un être vivant.
[22] Sum theol., I-II, q. 57, a. 4.
[23] ARISTOTE, Ethic. Nic., lib. VI. Cf. CAJETAN, in I-II, q. 58, a. 5.
[24] L'acte d'user de nos facultés (usus)
dépend en effet de la volonté dans son dynamisme propre d'appétit humain. Cf. Sum. theol., I-II, q. 57, a. 1 ; q. 21,
a. 2, ad 2.
[25] Eth. Nic., lib. VI, cap. 5.
[26] Sum. theol., II-II, q. 47, a. 8. « Pauvre maître, écrivait Léonard
de Vinci, que celui dont l'œuvre dépasse le jugement ; celui-là seul marche
vers la perfection de l'art, dont le jugement dépasse l'ouvrage. » (Textes
choisis publiés par Péladan, Paris 1907, § 403.)
[27] « Ea quae sunt ad finem in rebus
humanis non sunt determinata, sed multipliciter diversificantur secundum
diversitatem personarum et negotiorum. » Sum.
theol., II- II,q. 47, a. 15.
[28] Il va sans dire que vis-à-vis des
préceptes de la loi morale, tous les cas sont identiques en ce sens que ces préceptes doivent toujours être obéis. Mais
alors les cas moraux diffèrent encore individuellement quant aux modalités de la conduite à tenir
conformément auxdits préceptes.
[29] SAINT
THOMAS, in Poster. Analyt. lib. 1.
lectio 1a, 1.
[30] JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus theol., t. VI, q. 62, disp. 16, a.
4, p. 470.
[31]
Intellectus practicus in ordine ad voluntatem rectam. Sum. theol., I-II, q. 56, a. 3.
[32] Voir § VI, les Règles de l’Art.
[33] JEAN DE SAINT-THOMAS, op. cit., p. 470.
[34] Sum. theol., I-II, q. 57, a.
4, ad 2.
[35] Cf.
ARISTOTE, Metaph., lib. I, c. 1 ; de
saint Thomas, lect. 1, § 20-22 ; SAINT THOMAS, Sum. theol., II-II, q. 47, a. 3, ad 3 ; q. 49, a. 1, ad 1 ;
CAJETAN, in I-II, q. 57, a. 4 ; in II-II, q. 47, a. 2.
[36] « Qui autem cum aliquibus
conversatur, convenientissimum est ut se eis in conversatione conformet... Et
ideo convenientissimum fuit, ut Christus in cibo et potu communiter se sicut
alii haberet. » Sum. theol., III, q.
40, a. 2.
[37] Sum. contra Gent., lib. I, cap. 93.
[38] Et même, peut-on dire en un sens,
de sa divine humilité : « Est ibi aliud inflammans animam ad amandum Deum,
scilicet divina humilitas... Nam Deus omnipotens singulis Angelis sanctisque
animabus in tantum se subjicit, quasi sit servus emptitius singulorum, quilibet
vero ipsorum sit Deus suus. Ad hoc insinuandum transiens ministrabit illis
dicens in Ps. LXXXI : Ego dixi, dii estis...
Haec autem humilitas causatur ex multitudine bonitatis, et divinae nobilitatis,
sicut arbor ex multitudine fructuum inclinatur... » Opusc. de Beautitudine, s. Thomæ adscriptum, cap. II.
[39] A vrai dire la division des arts
en arts du beau (beaux-arts) et arts de l'utile, si importante qu'elle soit par
ailleurs, n'est pas ce que les Logiciens appellent une division « essentielle »
; elle se prend de la fin
poursuivie, et un même art peut très bien poursuivre à la fois l'utilité et la
beauté. Tel est par excellence le cas de l’architecture.
[40] Sum. theol., I-II, q. 57, a. 3, ad 3.
[41] JEAN DE SAINT-THOMAS, Curs. theol., t. VI, q. 62, disp. 16, a.
4, p. 474.
[42] Il est curieux de noter qu'à
l'époque de Léonard de Vinci on ne comprenait plus la raison de ce classement,
ni du rang ainsi assigné à la Peinture. Léonard n'en parle qu'avec une vive
indignation. « C'est avec justice que la Peinture se plaint de ne pas être
comptée au nombre des arts libéraux, car elle est une vraie fille de la nature,
elle opère par l'œil, le plus digne de nos sens. » (Textes choisis, Paris, 1907, § 355.) Il revient souvent sur cette
question, dont il traite les per accidens
avec une ardeur remarquablement sophistique, et il attaque âprement les poètes,
affirmant que leur art est bien inférieur à celui des peintres, parce que la
poésie figure avec des paroles et pour l'oreille, tandis que la peinture figure
pour l'œil et « par de vraies similitudes ». « Prenez un poète, qui décrive la
beauté d'une dame à son amoureux, prenez un peintre qui représente la même
dame, vous verrez où la nature tournera le juge amoureux. » (Ibid., § 368.) — La sculpture au
contraire « n'est pas une science, mais un art mécanique qui engendre sueur et
fatigue corporelle chez son opérateur... » « La preuve que cela est vrai,
ajoute-t-il dans un passage qui fait bien voir à quelles niaiseries les grands
génies se laissent aller parfois, c'est que le sculpteur, pour faire son
ouvrage, use de la force de ses bras et frappe et façonne le marbre ou autre
pierre dure d'où sortira la figure qui y est comme enclose ; travail tout
mécanique qui le met incessamment en sueur, le couvre de poussière et de débris
et lui rend le visage pâteux et tout enfariné de poussière de marbre, comme un
mitron. Aussi, criblé de petits éclats, il semble couvert de flocons de neige
et son habitation salie est remplie de gravats et de poudre de la pierre. —
C'est tout le contraire pour le peintre, d'après ce qu'on dit des artistes
célèbres. A son aise il est assis devant son œuvre, bien vêtu, et il tient un
très léger pinceau, trempé de couleurs délicates. Il est aussi bien habillé
qu'il lui plaît, son habitation remplie de panneaux charmants est belle ;
souvent il se fait accompagner par la musique ou la lecture d’œuvres belles et
variées, qui sans bruit de marteau ni aucun vacarme qui s’y mêle, sont écoutées
avec grand plaisir. » (Ibid., § 379.)
A cette époque l’ « artiste » se distinguait donc de l'artisan, et commençait a
le mépriser. Mais tandis que le peintre était déjà un « artiste », le sculpteur
était resté un artisan. Il devait d'ailleurs parvenir rapidement lui aussi à la
dignité d' « artiste ». Colbert en constituant définitivement l’Académie royale
de peinture et de sculpture enregistrera et consacrera d'une manière officielle
les résultats de cette évolution.
Le mot artiste, notons-le en passant, a une histoire des plus accidentées. Un artiste ou un artien était d'abord un maître ès
arts (les arts comprenant les
arts libéraux et la philosophie) :
« Lorsque Pantagruel et Panurge arrivèrent à la salle, tous ces grimaulx,
artiens et intrans commencèrent frapper des mains comme est leur badaude coustume.
»
(RABELAIS, Pantagruel, II, c. 18.)
« Vrayement je le nye
Que legistes ou decretistes
Soyent plus sages que les artistes. »
(Farce de Guillerme. Anc. Théâtre
françois, II, p. 239.)
Ceux que nous appelons aujourd'hui des artistes
étaient alors des artisans:
« Les artizans bien subtils
Animent de leurs outilz
L'airain, le marbre, le cuyvre. »
(J. DU BELLAY, Les deux Marguerites.)
« Peintre, poëte ou aultre artizan. »
(MONTAIGNE, III, 25.)
Plus tard le mot artiste devient lui-même synonyme d'artisan ; « Artisan ou
Artiste, artifex, opifex, » dit Nicot dans son Dictionnaire. « Choses
lesquelles se proposent tous bons ouvriers et artistes en cest art (de
distillation). » (PARÉ, XXVI, 4.) On appelle notamment artiste celui qui
travaille au grand art, (c.-à-d. à l'alchimie) ou encore à la magie ; dans
l'édition de 1694, le Dictionnaire de l'Académie mentionne que ce mot « est dit
particulièrement de ceux qui l‘ont les opérations magiques ».
C'est seulement dans l'édition de 1762 que le mot artiste figure dans le
Dictionnaire de l'Académie avec le sens qu'il a de nos jours, comme opposé au
mot artisan ; la rupture entre les beaux-arts et les métiers est alors
consommée dans la langue elle-même.
Cette rupture était fonction des changements survenus dans la structure de la
société, et en particulier de l'ascension de la classe bourgeoise.
[43] L'artisan est soumis à la commande, et c'est en tirant parti, pour
mener à bien son ouvrage, des conditions, des imitations et des obstacles
imposés par elle qu'il montre le mieux l'excellence de son art. L'artiste
moderne au contraire semble regarder les conditions limitatives imposées par la
commande comme un attentat sacrilège à sa liberté de faiseur de beauté. Cette
incapacité de répondre aux exigences déterminées d'un travail à faire dénote en
réalité, dans l'artiste, une faiblesse de l'Art lui-même pris selon la raison
générique; mais elle apparaît aussi comme une rançon des exigences despotiques
et transcendantes de la Beauté que l’artiste a conçue dans son cœur. Elle est ainsi
un signe remarquable de l'espèce de conflit que nous signalons plus loin (pp.
45 et 64) entre la « raison » d'Art et la « raison » de Beauté dans les
beaux-arts. Il faut à l'artiste une force peu ordinaire pour réaliser la parfaite
harmonie entre ces deux éléments formels, dont l'un ressortit au monde matériel
et l'autre au monde métaphysique ou spirituel. Il semble à ce point de vue que l'art
moderne, depuis sa rupture avec les métiers, tende à sa manière à la même revendication
d'indépendance absolue, d'aséité, que la philosophie moderne.
[44] « Ce saint homme, rapporte
Cassien parlant de saint Antoine, disait de la prière cette parole surhumaine et
céleste : il n’y a pas de prière parfaite
si le religieux s’aperçoit lui-même qu’il prie. » CASSIAN., Coll. ix, cap.
31.
[45] En Grèce, à la belle époque de
l'art classique, c'est la raison seule qui maintenait l'art dans la tempérance et
dans une admirable harmonie. En comparant les conditions de l'art à Athènes et
celles de l'art au XIIe et au XIIIe siècle, on peut
apprécier en quelque façon ce qui distingue la tempérance « naturelle » de la
tempérance « infuse ».
[46] Sum. theol., I, q. 5, a. 4, ad 1. Saint Thomas n'entend d'ailleurs donner
ici qu'une définition par l’effet. C'est
lorsqu'il assigne les trois éléments du Beau qu'il donne de celui-ci une
définition essentielle.
[47] « Ad
rationem pulchri pertinet, quod in ejus aspectu seu cognitione quietetur
appetitus. » Sum. theol., I-II, q.
27, a. 1, ad 3.
[48] Ibid.
[49] Sum. Theol. I, q. 39 a.8.
[50] Saint Thomas, Comment.
in lib. de Divin. Nomin. Lect. VI.
[51] Saint Thomas, Comment.
in Psalm., Ps XXV, 5.
[52] De vera Relig., cap. 41
[53] Opusc de Pulchro et Bono, attribué à Albert le Grand et parfois à
saint Thomas.
[54] Visus et auditus RATIONI DESERVIENTES. Sum. theol., I-II, q. 27, a. 1, ad 3.
[55] Cette question de la perception
du beau par l'intelligence usant des sens comme d'instruments mériterait une
analyse approfondie, qui, nous semble-t-il, a trop rarement tenté la subtilité
des philosophes. Kant s'en est occupé dans la Critique du Jugement. Malheureusement les observations directes,
intéressantes et parfois profondes, qu'on rencontre dans cette Critique
beaucoup plus fréquemment que dans les deux autres, sont viciées et déformées par
sa manie de système et de symétrie, et surtout par les erreurs fondamentales et
le subjectivisme de sa théorie de la connaissance. L'une des définitions qu'il
donne du Beau demande à être examinée avec attention. Le Beau, dit-il, est « ce
qui plaît universellement sans concept1
». Prise telle quelle, cette définition semble inacceptable, en effet le
beau ne plaît « universellement » que parce qu'il s'adresse avant tout à
l'intelligence,
1.
Spontanée
de quelque concept, si confus, Le « concept » est d'ailleurs pour lui une forme
imposée au donné sensible par le jugement, et constituant ce donné soit en objet
de science, soit en objet d'appétition volontaire.
et comment notre intelligence pourrait-elle
jouir sans s'exercer, et s’exercer sans produire quelque concept, aussi confus
et indéterminé qu'on voudra1? La définition kantienne risque
d'introduire une énorme erreur, et de faire oublier la relation essentielle que
la beauté dit a l'intelligence. C'est ainsi qu'elle a fleuri chez Schopenhauer
et chez ses disciples en une divinisation anti-intellectualiste de la Musique.
Elle évoque cependant à sa manière le mot bien plus juste de saint Thomas, id quod visum placet, ce qui plaît étant vu, c'est-à-dire étant l’objet d’une intuition. En vertu même de cette dernière
définition, la perception du Beau n'est pas, comme le voulait l'école de
Leibniz-Wollf, une conception confuse de la perfection de la chose, ou de sa
conformité à un type idéal. (Cf. Critique
du Jugement, Analytique du Beau, § XV.) Si la production
1.
Voir
là-dessus les pages très remarquables de Baudelaire, — l’Art Romantique, p. 213 et suiv., — où à propos des rêveries suggérées en lui par
l'ouverture de Lohengrin, et qui coïncidaient d’une façon saisissante avec
celles que le même morceau avait suggérées à Liszt, comme avec les indications
du programme rédigé par Wagner, et que le poète ne connaissait pas, il montre que
« la véritable musique suggère des idées analogues dans des cerveaux différents
». Le concept dont nous parlons peut
d'ailleurs être beaucoup plus général encore et beaucoup plus indistinct;
parfois, semble-t-il, tout se borne à. une idée à peine perceptible où l'esprit
se dit simplement à lui-même, d’une façon confuse et sommaire, l'œuvre même
entendue ou contemplée, ct le genre d'art auquel elle appartient.
si vague, si obscur soit-il, doit
nécessairement, semble-t-il, accompagner
la perception du beau, elle n'en est pas le constitutif formel; la splendeur
elle-même ou la lumière de la forme brillant dans l'objet beau n'est pas
présentée à l'esprit par un concept ou par une idée, mais bien par l'objet
sensible saisi intuitivement et en qui passe, comme par une cause
instrumentale, cette lumière d'une forme. Ainsi on pourrait dire, — c'est là du
moins, nous semble-t-il, la seule manière possible d'interpréter le mot de
saint Thomas, — que dans la perception du beau l'intelligence est, par le moyen de l’intuition sensible
elle-même, mise en présence d'une intelligibilité qui resplendit (et qui dérive
en dernière analyse, comme toute intelligibilité, de l’intelligibilité première
des Idées divines), mais qui en tant même quelle donne la joie du beau, n'est
pas dégageable ni séparable de sa gangue sensible, et par suite ne procure pas
une connaissance intellectuelle actuellement exprimable en un concept.
Contemplant l'objet dans l’intuition que le sens en a, l'intelligence jouit
d'une présence, elle jouit de la présence rayonnante d'un intelligible qui ne
se révèle pas lui-même à ses yeux tel qu’il est. Se détourne-t-elle du sens
pour abstraire et raisonner, elle se détourne de sa joie, et perd contact avec
ce rayonnement. On comprend par-là que l'intelligence ne songe pas — sinon
après coup et réflexivement — à abstraire du singulier sensible en la contemplation
duquel elle est fixée les raisons intelligibles de sa joie, on comprend aussi
que le beau soit un merveilleux tonique
de l’intelligence, et pourtant ne développe point sa force d'abstraction ni de
raisonnement ; et que la perception du beau s'accompagne de ce curieux
sentiment de plénitude intellectuelle par lequel il nous semble être gonflés
d'une connaissance supérieure de l'objet contemplé, et qui cependant nous
laisse impuissants à l'exprimer et à le posséder par nos idées, et à faire
œuvre de science à son sujet. Ainsi la Musique nous fait jouir de l'être, comme
les autres arts d'ailleurs; mais elle ne nous le fait pas connaître et il est absurde d'en faire le substitut de la métaphysique.
Ainsi la joie de la contemplation artistique est une joie avant tout intellectuelle, et il faut même affirmer avec Aristote (Poétique, IX, 3, 1451 b 6) que « la
poésie est quelque chose de plus philosophique et de plus sérieux que l’histoire,
parce que la poésie s’occupe davantage de l’universel et que l’histoire
s’occupe seulement du singulier », et pourtant l'appréhension de l'universel ou
de l'intelligible ont lieu là sans discours et sans effort d'abstraction3.
Ajoutons que si l'acte même de la perception du beau a lieu sans discours et
sans effort d'abstraction, le discursus conceptuel peut cependant avoir une
part immense dans la préparation de
cet acte. En effet, comme la vertu d'art elle-même, le goût, ou l'aptitude à
percevoir la beauté et à juger d'elle, suppose un don inné, mais se développe
par
1.
La
grande erreur de l'esthétique néo-hégélienne de Benedetto Croce, victime lui
aussi du subjectivisme moderne (« Le beau n’appartient pas aux choses” » Esthétique, trad. franc. , Paris, 1904,
p. 93) c’est de ne pas voir que la contemplation artistique, pour être intuitive, n’en est pas moins intellectuelle avant tout. L’esthétique
doit être intellectuelliste et intuitiviste à la fois.
l'éducation et l'enseignement, notamment
par l'étude et l'explication rationnelle des œuvres d'art: toutes choses égales
d'ailleurs, plus l'intelligence est informée des règles, des procédés, des
difficultés de l'art, et surtout de la fin poursuivie par l'artiste et de ses
intentions, mieux elle est préparée à
recevoir en elle, par le moyen de l'intuition du sens, le resplendissement
intelligible qui émane de l'œuvre, et à percevoir ainsi spontanément, à goûter la beauté de celle-ci. C'est
ainsi que les amis de l'artiste, qui savent ce que l'artiste a voulu, — comme
les Anges connaissent les Idées du Créateur, — jouissent de ses œuvres
infiniment mieux que le public; c'est ainsi que la beauté de certaines œuvres
est une beauté cachée, accessible seulement à un petit nombre. On dit que l'œil
et l’oreille s’habituent à des rapports nouveaux. C’est bien plutôt
l'intelligence qui les accepte, dès qu’elle a compris à quelle fin, et à quelle
sorte de beauté, ils sont ordonnés, et qui se prépare ainsi à mieux jouir de
l'œuvre qui les comporte. — On peut noter encore que Kant a raison de regarder l’émotion; (« l'excitation des forces
vitales ») comme un fait postérieur
et consécutif dans la perception du
beau. (Ibid., § IX. ) Mais pour lui
le fait premier et essentiel est le « jugement esthétique », (qui n a d
ailleurs dans son système qu'une valeur toute subjective) pour nous c'est la
joie intuitive de l’intelligence (et secondairement des sens); ou pour parler
d’une manière moins abrégée et plus exacte, c’est la joie de l’appetit1, (ad rationem pulchri pertinet,
1.
La
joie est essentiellement un acte de la faculté appétitive.
quod in eius aspectu seu cognitione
quietetur appetitus), c’est l’apaisement de notre puissance de Désir qui se
repose dans le bien propre de la puissance cognoscitive parfaitement et
harmonieusement mise en acte par l'intuition du beau. (Cf. Sum. theol., I-II, q. 11, a. 1, ad 2. Perfectio et finis cuiuslibet
alterius potentiae continetur sub obiecto appetitivae, sicut proprium sub
communi.) Sans doute
cette joie est un « sentiment » (gaudium
dans l' « appétit intellectif » ou volonté, joie proprement dite, en laquelle
« nous communiquons avec les anges », ibid.,
q 31, a. 4, ad 3.) Toutefois il
s'agit là d'un sentiment tout particulier, qui
dépend purement du connaître, et de l'heureuse plénitude qu'une intuition
sensible procure à l'intelligence. L'émotion au sens ordinaire du mot,
l'ébranlement de la sensibilité, la production d'un état d'âme affectif, le
développement de passions et de sentiments autres que cette joie
intellectuelle, n’est qu'un effet -— absolument normal — de celle-ci; l'émotion
est ainsi postérieure, sinon quant au temps, au moins quant à la nature des
choses, à la perception du beau, et elle reste extrinsèque à ce qui la
constitue formellement.
— Il est curieux de constater que le «
venin » subjectiviste (comme dit Mattiussi), introduit par Kant dans la pensée
moderne, a poussé presque fatalement les philosophes à chercher dans l'émotion,
en dépit de Kant lui-même, l’essentiel de la perception esthétique. C’est ainsi
que le subjectivisme kantien a donné son plus récent fruit dans la théorie de
l'Einfüblung, de Lipps et de Volkelt,
qui ramène la perception du beau a une projection ou à une infusion de nos
émotions et de nos sentiments dans l'objet. (Cf. M. de Wulf, L’œuvre
d’art et la beauté, Annales de l'Institut de philosophie de Louvain, t. IV,
1920, pp. 421 et suiv.)
[56] « Pulchrum est quaedam boni species ». Cajetan, in I- II, q. 27,a. 1(Cf. le mot de saint Thomas cité plus haut, note
47. ) — C’est pourquoi les Grecs disaient d’un seul mot καλοκαγαθια.
[57] Denys
l’Aréopagite, De Divin. Nomin., cap. 4 : de s. Thomas,
lect. 9. Continuons d’appeler l’Aréopagite,
en vertu d’une séculaire possession de fait, celui que la critique moderne
appelle le pseudo-Denys.
[58] Amator
factus sum pulchritudinis illius. Sap., VIII, 2.
[59] De Divin. Nomin., cap. 4 : de s. Thomas, lect. 10.
[60] Remarquer que les conditions du
beau sont beaucoup plus étroitement déterminées dans la nature que dans l'art,
la fin des êtres de nature et la clarté formelle qui peut briller en eux étant
elles-mêmes beaucoup plus étroitement déterminées que celles des œuvres d’art.
Dans la nature il y a par .exemple certainement un type parfait (que nous le
connaissions ou non) des proportions du corps de l’homme ou de la femme, parce
que la fin naturelle de l'organisme humain est quelque chose de fixe et
d'invariablement déterminé. Mais la beauté de l'œuvre d'art n’étant pas celle de l’objet représenté,
la Peinture et la Sculpture ne sont nullement tenues à la détermination et a
l'imitation d'un tel type. L'art de l'antiquité païenne ne s'y est cru tenu
qu'en raison d'une condition extrinsèque, parce qu'il représentait avant tout
les dieux d'une religion anthropomorphique.
[61] Cf. Lamennais, de l’Art et
du Beau, ch. II.
[62] « Pulchritudino, sanitas et
hujusmodi dicuntur quodammodo per respectum ad aliquid : quia aliqua
contemperatio humorum facit sanitatem in puero, quae non facit in sene; aliqua
enim est sanitas leonis, quae est mors homini. Unde sanitas est proportio
humorum in comparatione ad talem naturam. Et similiter pulchritudo [corporis] consistit
in proportione membrorum et colorum. Et ideo alia est pulchritudo unius, alia
alterius. » S. Thomas, Comment. in Psalm., Ps. XLIV.
[63] S.
Thomas. Comment. in lib. de Divin.
Nomin., cap. IV, lect. 5.
[64] Les analogués (analoga analogata) d'un concept analogue
(analogum analogans) sont les
diverses choses en lesquelles ce concept se réalise et auxquelles il convient.
[65] C'est en Dieu seul que toutes ces
perfections s'identifient selon leur raison formelle; en lui la Vérité est la Beauté,
est la Bonté, est l’Unité, et elles sont Lui-même. Au contraire dans les choses
d'ici-bas la vérité, la beauté, la bonté, etc., sont des aspects de l'être distincts
selon leur raison formelle, et ce qui
est vrai simpliciter (absolument
parlant) peut n'être bon ou beau que secundum quid (sous un certain rapport), ce qui est beau simpliciter peut n'être bon ou vrai que secundum quid...
C'est pourquoi la beauté, la vérité, la bonté (le bien moral) commandent des sphères
distinctes de l'activité humaine, dont il serait vain de nier a priori les
conflits possibles sous prétexte que les transcendantaux sont indissolublement
liés les uns aux autres: principe métaphysique parfaitement vrai, mais qui veut
être bien compris.
[66] De Divinis Nominibus, cap. 4, lect. 5 et 6 du Comment. de saint
Thomas.
[67] Saint Thomas, ibid.,
lect. 5.
[68] Sum. theol., I, q. 39, a. 8.
[69] S.
Augustin, De Doctr. Christ.,
I, 5.
[70] Baudelaire,
L’Art romantique.
[71] Denys
l’Aréop., De Divin. Nomin.,
cap. 4 (de s. Thomas, lect. 4).
[72] Opusc.
LXVIII, in libr. Boetii de Hebdom.,
princ.
[73] Prov., VIII, 31.
[74] Metaph., lib. I, c. 2, 98a b.
[75] Rusbrock,
(Vie de Rusbrock, en tête des œuvres
choisies publiées par Hello, p. LII).
[76] Charles
Maurras, l’Avenir de
l’Intelligence.
[77] On peut appeler Technique
l'ensemble de ces règles, mais à condition d’élargir et d'élever le sens
ordinaire du mot technique: en effet, il s'agit là, non seulement des procédés
matériels, mais aussi et surtout des moyens ct des voies d'opération d'ordre
intellectuel que l'artiste emploie pour parvenir à la fin de son art. Ces voies
sont déterminées, comme des sentiers tracés d'avance dans un fourré
inextricable. Mais il faut les découvrir. Et les plus élevées d'entre elles,
celles qui touchent de plus près à l'individualité de l'œuvre spirituellement
conçue par l'artiste, sont strictement appropriées à celui-ci, et ne se découvrent
qu'à un seul.
[78] « Il est évident, écrit
Baudelaire, que les rhétoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies
inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamées par l'organisation
même de l'être spirituel; et jamais les prosodies et les rhétoriques n’ont
empêché l’originalité de se produire distinctement. Le contraire, à savoir qu’elles
ont aidé l’éclosion de l’originalité, serait infiniment plus vrai. »
« Ce serait, écrit-il encore, un événement
tout nouveau dans l'histoire des arts qu'un critique se faisant poète, un renversement
de toutes les lois psychiques, une monstruosité; au contraire, tous les grands
poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques. Je plains les poètes
que guide le seul instinct; je les crois incomplets. Dans la vie spirituelle
des premiers, une crise se fait infailliblement, où ils veulent raisonner leur
art, découvrir les lois obscures en vertu desquelles ils ont produit, et tirer
de cette étude une série de préceptes dont le but divin est l’infaillibilité
dans la production poétique. Il serait prodigieux qu'un critique devînt poète,
et il est impossible qu'un poète ne contienne pas un critique » (L’Art romantique).
[79] Mot du peintre David.
[80] Cf. le titre même que Descartes
pensait d'abord donner au traité dont le Discours
de la Méthode est la préface: « Le
Projet d’une Science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut
degré de perfection. Plus la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, où
les plus curieuses matières que l'auteur ait pu choisir, pour rendre preuve de
la science universelle qu’il propose, sont en
telle sorte, que ceux même qui n’ont point étudié, les peuvent entendre. »
Quelques années plus tard, —— vers 1641 sans doute, —— Descartes travaillait à
un dialogue en français qu'il laissa inachevé, et qui a pour titre : « La
Recherche de la vérité par la lumière naturelle, qui, toute pure et sans emprunter le secours de la Religion ni
de la Philosophie, détermine les opinions que doit avoir un honnête homme touchant toutes les choses qui peuvent
occuper sa pensée, et pénètre jusque dans les secrets des plus curieuses
sciences. »
[81] « Ut animus a rebus ipsis
distincte cogitandis dispensetur, nec ideo minus omnia recte proveniant. »
Gerh., Phil., VII.
[82] Sum. theol., I-II, q. 51, a.
1.
[83] On sait que l’Académie royale de peinture
et de sculpture a été définitivement constituée en 1663. Signalons ici le livre
récemment publié par M. A. Vaillant,
Théorie de l’Architecture (Paris,
Nouvelle Librairie nationale, 1919). Sur ce sujet de l'académisme, comme sur la
notion générique de l'art, la thèse de l'auteur, qui s'inspire d'un positivisme
très droit, bien qu'un peu étroit, vient heureusement rejoindre la pensée
scolastique : « Ce fut sous Louis XIV, écrit M. Vaillant, que l'enseignement
des beaux-arts commença à prendre le caractère scolaire que nous lui
connaissons... Il faut reconnaître que l'influence académique fut très grande,
aucunement néfaste encore. Et cela parce que les méthodes empiriques des
maîtres d'apprentissage et leurs vieilles coutumes se maintinrent vivaces jusqu'à
la suppression des corporations. Au fur et à mesure qu'elles s'affaiblirent,
les effets de l'enseignement diminuèrent aussi; car la doctrine, âme de l'art,
était naturellement contenue dans les traditions, dans la manière dont
l'artiste recevait et s'assimilait la commande et y répondait... » « Tant que
l'apprentissage fut le moyen de la formation des artistes et des artisans, on
ne sentit pas la nécessité du raisonnement général. Chez les architectes en
particulier, la méthode existait. Elle ressortait de l'exemple et de la
collaboration familière a la vie professionnelle du maître, comme le montre si
bien le Livre des Métiers d'Etienne
Boileau. Quand l'enseignement fut substitué à l'action vivante et si diverse du
maître, une grave erreur fut commise. » « La rupture académique avec les barbouilleurs de la peinture et les marbriers polisseurs de marbres n’a rien
fait gagner à l'art ni à l'artiste ; et elle a enlevé à l'ouvrier le contact
salutaire du supérieur et de l'excellent. Les académiciens n'eurent pas plus
d’indépendance, et ils. perdirent, avec la technique, l'organisation
rationnelle du travail d'art ».
Une des conséquences du divorce fut la
disparition de la technique du broyeur de couleurs. On perdit avec le temps le
sentiment des réactions chimiques auxquelles les couleurs et les colorants sont
soumis par leur mélange, la nature du liant et le mode d'application. « Les
tableaux de Van Eyck, cinq fois séculaires, ont toujours leur fraicheur
primitive. Les tableaux modernes, demande M. Vaillant, peuvent-ils espérer une
si longue jeunesse? » —_ « Comme la peinture moderne se plombe“! » répond M.
Jacques Blanche parlant de Manet. « A peine quelques années, et un tableau, le
plus brillant, est déjà calciné, détruit. Nous admirons des ruines, des ruines
d'hier. Vous ne savez pas ce que fut le
Linge, à son apparition! Je croirais devoir m en prendre a moi-même, ou à
déplorer l’état de mes jeux, si, depuis cinq ans, je n’avais assisté à la
destruction d'un chef-d’œuvre, le Trajan
de Delacroix, au musée de Rouen. Je l'ai vu se ternir, se craqueler, et maintenant,
il n’est plus qu'une bouillie brune. ,. » (Jacques-Emile
Blanche, Propos de peintre, de
David à Degas., Paris, Émile- Paul, 1919.) Augustin Cochin écrivait de son
côté : « L’enseignement académique créé » [ou plutôt ‘érigé' en loi unique et
universelle] « par les encyclopédistes, depuis Diderot jusqu’à Condorcet, a tué
l'art populaire en une génération, phénomène Peut-être unique dans l'histoire.
Instruire à l'école au lieu de former à l'atelier, — faire apprendre au lieu de
faire faire, — expliquer au lieu de montrer et de corriger, — voilà en quoi
consiste la réforme, conçue par les philosophes, imposée par la révolution. Les
isolés ont survécu, mais comme des rochers, battus par la mer de banalité et d'ignorance,
non comme les grands arbres dans la forêt. » (Les Sociétées de pensée, dans le Correspondant du 10 février 1920.)
[84] « Depuis, Giotto vint : ce
Florentin né sur les monts solitaires, habités seulement des chèvres et bêtes semblables,
sentant le visage de la nature à l'art semblable, se mit à dessiner sur les
rochers les attitudes des chèvres qu'il gardait, et continua à faire tous les
animaux qu'il trouva dans le pays; de telle façon qu'après beaucoup d'études il
surpassa non seulement les maîtres de son temps, mais aussi ceux de beaucoup de
siècles passés... » (Léonard de Vinci,
Textes choisis, publiés par Péladan, Paris,
1907.)
[85] C'est ce qu'expriment fort bien
ces vers de Goethe, dans les Wilhelm
Meisters Wanderjahre : Zu erfinden, zu beschliessen Bleibe Künstler
oft allein; Deines Wrirkens zu geniessen Eile freudig zum Verein !
[86] L'homme ne peut pas se passer de
maître. Mais dans l'état d'anarchie qui caractérise le monde contemporain, le
pouvoir du maître, étant inavoué, est devenu simplement moins profitable à
l'élève et plus tyrannique. « Comme aujourd'hui chacun veut régner, personne ne
sait se gouverner, écrivait Baudelaire. Un maître, aujourd'hui que chacun est
abandonné à soi-même, a beaucoup d'élèves inconnus dont il n'est pas
responsable, et sa domination, sourde et involontaire, s'étend bien au-delà de
son atelier, jusqu'en des régions où sa pensée ne peut être comprise. » (Curiosités esthétiques, Salon de 1846.)
[87] Cf. Sum. theol., I, q. 117 a. 1 ; ibid., ad 1 et ad 3.
[88] Voir note 64.
[89] Ces règles, qu'il appartient aux
diverses disciplines artistiques de préciser, ne sont immuables que prises formellement et analogiquement.
[90] Il suit de là que le philosophe
et le critique peuvent bien et doivent bien juger de la valeur des écoles
artistiques, comme de la vérité ou de la fausseté, de l'influence bonne ou
mauvaise de leurs principes; mais que pour juger l'artiste ou le poète lui-même
ces considérations sont radicalement insuffisantes : la chose qu'ici il importe
avant tout de discerner, c'est si l'on a affaire à un artiste, à un poète, à un homme qui possède vraiment la vertu d'Art,
vertu pratique et opérative, non spéculative. Un philosophe,
si son système est faux, n'est rien, car alors il ne peut pas dire vrai, sinon par accident; un
artiste, si son système est faux, peut-être quelque chose, et quelque chose de
grand, car il peut créer beau malgré
son système, et en dépit de l'intériorité de la forme d'art où il se tient. Au
point de vue de l'œuvre faite, il y a plus de vérité artistique (et donc plus
de véritable « classique ») dans un romantique qui a l'habitus que dans un
classique qui ne l'a pas. Quand nous parlons de l'artiste ou du poète, craignons
toujours de méconnaître la vertu qui peut être en lui, et d’offenser ainsi
quelque chose de naturellement sacré.
[91] Voir plus haut, p. 20-21 [9-10].
[92] In I-II, q. 57, a. 5 ad
3.
[93] La conception de l'œuvre est tout autre chose que le simple choix du
sujet (le sujet n'est que la matière.) de cette conception, et il y a même pour
l’artiste ou le poète certains avantages — Goethe l’explique fort bien -—- à
recevoir d'autrui cette matière) ; elle est aussi tout autre chose qu'une idée abstraite, un thème intellectuel ou
une thèse que l'artiste aurait en vue (on demandait à Goethe quelle idée il
avait voulu exposer dans le Tasso : « Quelle idée? dit il est--ce que je le
sais? J’avais la vie du Tasse, j’avais ma propre vie.., Ne pensez pas toujours
que tout serait perdu, si on ne pouvait découvrir au fond d’une œuvre quelque
idée, quelque pensée abstraite. Vous venez me demander quelle idée j’ai cherché
à incarner dans mon Faust ! Comme si je le savais, comme si je pouvais le
dire moi-même ! Depuis le ciel, à
travers le monde, jusqu’à l’enfer, voilà une explication, s'il en faut une
; mais cela ce n'est pas l'idée, c'est la marche
de l’action... » (Entretiens avec
Eckermann, 6 mai 1827.) Enfin la conception de l'œuvre n'est pas non plus
le projet élaboré de celle-ci ou son plan de construction (qui est déjà une
réalisation. — dans l'esprit). C'est une vue simple, bien que virtuellement
très riche en multiplicité, de l'œuvre à faire saisie dans son âme
individuelle, vue qui est comme un germe spirituel ou une raison séminale de l'œuvre, et qui tient de ce que M. Bergson appelle
intuition et schéma dynamique, qui intéresse non seulement l'intelligence, mais
aussi l'imagination et la sensibilité de l'artiste, qui répond à une certaine
nuance unique d'émotion et de sympathie, et qui à cause de cela est
inexprimable en concepts. Ce que les peintres appellent leur « vision » des choses joue la un rôle
essentiel. Cette conception de l'œuvre, qui dépend de tout l'être spirituel et
sensible de l'artiste, et avant tout de la rectification de son appétit à
l'égard de la Beauté, et qui porte sur la fin
de l'opération, on pourrait dire qu'elle est par rapport à l'Art comme
l'intention des fins des vertus morales est par rapport à la Prudence. Elle
appartient à un autre ordre que les moyens,
les voies de réalisation, qui sont le
domaine propre de la vertu d'Art, comme les moyens d'atteindre les fins des
vertus morales sont le domaine propre de la vertu de Prudence. Et elle est, en chaque
cas particulier, le point fixe auquel l'artiste ordonne les moyens que l'art
met en sa possession. M. Blanche nous dit que « les moyens sont loup en
peinture » (Dc David à Degas, p.
151.) Entendons-nous. Les moyens sont le domaine pr0pre de l'habitus
artistique, en ce sens-là on peut accepter cette formule. Mais il n'existe de
moyens que par rapport à une fin, et les moyens qui « sont tout » ne seraient rien eux-mêmes sans la conception ou la
vision qu'ils tendent à réaliser, et à laquelle est suspendue toute l'opération
de l'artiste. Évidemment plus cette conception sera haute, plus les moyens
risqueront d'être déficients. D'une telle déficience des moyens par rapport à
la hauteur de la conception n'a-t-on pas un exemple éminent en Cézanne? S'il
est si grand, et s'il exerce sur l'art contemporain une influence si
dominatrice, c'est qu'il a apporté une conception ou une vision d'une qualité
supérieure, — sa petite sensation
comme il disait, -— à laquelle ses moyens restaient improportionnés. De là ses
plaintes de ne pouvoir réaliser, — «
Comprenez un peu, Monsieur Vollard, le contour me fuit! » — et son touchant
regret de « n'être pas Bouguereau », qui, celui-là, a réalisé, et « développé sa personnalité ».
[94] ‘Οποιος
ποθ΄ἐκαστος ἐστι,
τοιουτο και το
τελος φαινεται
αυτω, Aristote, Eth. Nic., lib. III, c. 7, 1114a 32. Cf. Comment. de s. Thomas, lect. 13 : Sum. theol., I q. 83, a. 1, ad 5. – Lorsque saint Thomas enseigne
(Sum. theol., III, q. 58, a. 5, ad 2) que « principia artificialium non
dijudicantur a nobis bene vel male secundum
appetitus nostri, sicut fines qui
sunt moralium principia, sed solum per considerationem rationis », il pense
d'une part aux dispositions morales
de l'appétit (Cf. Caietan, loc. cit.),
d'autre part à l'art pris selon que « factibilia non se habent ad artem sicut
principia, sed solum sicut materia » (ibid.,
q. 65, a. 1, ad 4), ce qui n'est pas
le cas des beaux-arts (les fins en effet sont principes dans l'ordre pratique,
et l'œuvre à faire a dans les beaux-arts la dignité d'une véritable fin).
[95] In lib. de Moribus Ecclesiae. cap. 15. « Virtus est ordo
amoris ».
[96] Cité par M. Etienne Charles dans la Renaissance de l’Art français, avril 1918.
[97] Louise
Clermont, Emile Clermont, sa vie,
son œuvre, Grasset, 1919.
[98] En tant que l'apollinisme domine
souverainement dans l'art grec. Il serait curieux toutefois de rechercher si dans
l'ombre un art dionysiaque ne s'est pas maintenu, comme celui auquel Goethe
semble faire allusion dans le second Faust, avec les Phorkiades et les Kabires
qui s'agitent dans la nuit classique de Walpurgis.
[99] «
Omnium humanorum operum principium primum ratio est. » Saint Thomas, Sum. theol.,
I-II, q. 58, a. 2.
[100] Baudelaire écrit encore : « Tout
ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul » (L’Art Romantique) ; et encore : « La
musique donne l’idée de l'espace. Tous les arts, plus ou moins ; puisqu'ils
sont nombre et que le nombre est une
traduction de l’espace. » (Mon cœur mis à
nu.)
Toutefois le rapport des arts à la
Logique est beaucoup plus profond et beaucoup plus universel encore que leur rapport
à la science du Nombre.
[101] Cf. Maurice Denis, Les
Nouvelles Directions de l’Art chrétien. (Conférences de la Revue des
Jeunes, 4 févr. 1919.) « Tout mensonge est insupportable dans le temple de
vérité. »
[102] Paul
Gsell, Rodin.
[103] Le Symbolisme et l’Art religieux modern, Revue des Jeune, 10 nov. 1918,
p. 516-517.
[104] Jean
de Saint-Thomas, Curs. Theol., t. VI, q. 62, disp. 16, a. 4, p. 467.
[105] On sait que le Parthénon n'est
pas géométriquement régulier. Il obéit à une logique et à une régularité beaucoup
plus hautes, la direction zénithale de ses colonnes et la courbure de ses
lignes horizontales et de ses aires compensant les déformations apparentes des
lignes et des plans dans la perception visuelle, et assurant peut-être aussi
une meilleure stabilité contre les oscillations sismiques du sol de l'Attique.
[106] Voir plus haut, p. 21.
[107] Jean
de Saint-Thomas, ibid., p.
472-473.
[108] L'architecture fournit aussi des
exemples remarquables de cette primauté accordée par l'art du moyen âge à la
structure intellectuelle et spirituelle
de l'œuvre, aux dépens de la correction matérielle, à l'égard de laquelle l'outillage
et les connaissances théoriques de nos anciens constructeurs demeuraient très
insuffisants. Dans l'architecture du moyen âge, « on ne rencontre nulle part de
correction géométrique, à beaucoup près: aucun alignement rectiligne, jamais de
croisement à angle droit, ni de contrepartie symétrique, des irrégularités et
des repentirs à tout bout de champ. Aussi le cintrage des voûtes devait-il être
préparé spécialement pour chaque travée, même dans les édifices les mieux
construits de l'art médiéval. Les courbes, et notamment celles des arcs de
voûtes, ne sont pas plus correctes que les alignements et les divisions des
travées. Leur symétrie d'équilibre ne l'est pas davantage. Les clés ne se
retrouvent pas au milieu des arcs ou de la voûte, parfois avec des différences
importantes... Le côté droit d'un édifice n'est pour ainsi dire jamais
symétrique au côté gauche... Tout est par à peu près dans cet art cependant très
voulu, mais peu exigeant en correction. Peut-être est-ce à cette innocence de
facture que la sincérité et le naturel de cette architecture doivent de rester
si pleins de charme... : (A. Vaillant,
op. cit., p. 119 et p. 364). Le même
auteur fait remarquer qu'à cette époque les projets de construction ne pouvant
se faire sur papier comme de nos jours, et le seul subjectile dont on disposait
étant le vélin rare et coûteux, qu'on ménageait et qu'on lavait pour s'en
resservir, c'est « par le modèle réduit, principalement, qu'on se représentait
l'œuvre projetée dans ses éléments essentiels. On ne s'inquiétait des détails
qu'au moment où ils devaient prendre forme, quand on avait l'exacte conscience de
l'échelle, et en se servant de règles et d'éléments connus. C'est sur le tas, le lieu du travail, que la solution
de tous les problèmes de construction se considérait, se découvrait, et que les
difficultés se surmontaient. Il en est encore de même pour les ouvriers de nos
jours; avec cette différence que dépourvus d'éducation et d'apprentissage, leur
expérience n'est qu'une grossière routine ». « Quand on songe à l'énorme
quantité de papier qui nous est nécessaire pour l'étude et la préparation de
l'édification de nos édifices modernes, aux calculs indispensables ä
l'élaboration de nos moindres projets, on est confondu de la hauteur de
puissance intellectuelle, de l'étendue de mémoire et de la positivité de talent
des Maîtres d'ouvrages et des maîtres d'œuvres de ces temps-là, qui ont su
construire ces vastes et splendides bâtiments, en inventant chaque jour, en
perfectionnant sans cesse. Le pouvoir de l'art du moyen âge est extraordinaire,
en dépit d'une science exiguë et tâtonnante ». — La maladresse des peintres
primitifs n'est pas due seulement à l'insuffisance de leurs moyens matériels.
Elle est due aussi à ce qu'on pourrait appeler chez eux une sorte de réalisme intellectualiste. Signalons ici
la remarquable étude de M. Maurice Denis sur la Gaucherie des Primitifs. Leur gaucherie, écrit—il très justement, «
consiste à peindre les objets d'après la connaissance usuelle qu'ils en ont, au
lieu de les peindre, comme les modernes, d'après une idée préconçue de
pittoresque ou d'esthétique. « Le Primitif... préfère la réalité à l'apparence
de la réalité. Plutôt que de se résigner aux déformations de la perspective qui
n'intéressent pas son œil vierge, il
conforme l'image des choses à la notion qu’il en a. » (Théories, Paris, Bibliothèque de l'Occident.)
[109] Ces stultae quaestiones sont celles qui, soulevées dans une certaine
science ou discipline, iraient contre les conditions premières impliquées par
cette science ou cette discipline elles-mêmes. (Cf. Saint Thomas, Comment.
in ep. ad Titum, III, 9 ; à propos du mot de saint Paul : stultas questiones devita.)
[110] Jean
Cocteau, Le Coq et l’Arlequin.
[111] République, livre X.
[112] « On s'est habitué depuis trop
longtemps à considérer la vérité en art au seul point de vue de l'imitation. Il
n’y a nul paradoxe à soutenir, au contraire, que tromper l'œil est synonyme de
mensonge, et de mensonge avec l'intention de tromper. Une peinture est conforme
à sa vérité, à la vérité, lorsqu'elle dit bien ce qu'elle doit dire, et qu'elle
remplit son rôle ornemental, » Maurice
Denis, article cité, p. 526.
[113] Poet., IV, 1448 b 5-14.
[114] Ou, plus vraisemblablement, par
le désir de signifier un objet à l'aide d'un idéogramme, peut-être dans une intention
magique; car ces dessins, se trouvant nécessairement dans l'obscurité, ne
pouvaient être faits pour être regardés. D'une façon générale — comme il
ressort en particulier de l'étude des vases de Suse récemment découverts et qui
datent sans doute de 3000 ans avant ].-C., — il semble que l'art du dessin ait
commencé par être une écriture, et par répondre à des préoccupations
hiéroglyplfiques, idéographiques, ou même héraldiques, entièrement étrangères ä
l’esthétique, la préoccupation du beau ne s’étant introduite que beaucoup plus
tard.
[115] Poet, I, 1447, a 28.
[116] « (Cézanne) me demanda ce que les
amateurs pensaient de Rosa Bonheur. Je lui dis qu'on s'accordait généralement à
trouver Laboureur Nivernais très
fort. — Oui, repartit Cézanne, c’est
horriblement ressemblant. » (Ambroise
Vollard, Paul Cézanne, Paris,
Crès, 1919.)
[117] Jérém.,
I, 6.
[118] Saint
Thomas, Comment. in Psalm.,
Prolog.
[119] La délectation du sens lui-même
n'est requise dans l'art que ministerialiter,
c'est pourquoi l'artiste la domine de si haut, et la dresse si librement; elle
est requise cependant.
[120] C'est en vertu de ces lois que,
selon la remarque de Baudelaire, « vu à une distance trop grande pour analyser ou
même comprendre le sujet, un tableau de Delacroix a déjà produit sur l'âme une
impression riche, heureuse ou mélancolique. » (Curiosités esthétiques, Salon de 1855.) Baudelaire écrit ailleurs (ibid., p. 92): « La bonne manière
de savoir si un tableau est mélodieux est de le regarder d'assez loin pour n'en
comprendre ni le sujet ni les lignes. S'il est mélodieux, il a déjà un sens, et
il a déjà pris sa place dans le répertoire des souvenirs. »
[121] A vrai dire il est malaisé de
déterminer en quoi consiste précisément cette imitation-copie, dont le concept paraît si clair aux esprits qui se
meuvent parmi les schèmes simplifiés de l'imagination vulgaire. Est-ce
l'imitation ou le copie de ce qu’est la chose en elle-même, et de son type
intelligible? Mais c'est là un objet de concept, non de sensation, quelque
chose qui ne se voit ni ne se touche, et que l'art, par conséquent, ne peut pas
directement reproduire. Est-ce l'imitation ou la copie des sensations produites en nous par la chose ? Mais ces sensations
n'arrivent à la conscience de chacun que réfractées par une atmosphère
intérieure de souvenirs et d'émotions, de plus elles varient sans cesse, dans
un flux où toutes choses se déforment et s'entremêlent continûment, en sorte
qu'au point de vue de la pure sensation il
faut dire avec les futuristes qu' « un cheval courant n'a pas quatre pattes,
mais qu'il en a vingt, que nos corps entrent dans les canapés sur lesquels nous
nous asseyons, et que les canapés entrent en nous, que l'autobus s’élance dans les
maisons qu'il dépasse, et qu'à leur tour les maisons se précipitent sur
l'autobus et se fondent avec lui »... La reproduction ou la copie exacte de la
nature apparaît ainsi comme l'objet d'une impossible poursuite, c’est un
concept qui s'évanouit quand on veut le préciser. Pratiquement il se résout en
l'idée d'une représentation des choses telle que la photographie ou le moulage
pourraient la fournir, ou plutôt, car ces procédés mécaniques donnent eux-mêmes
des résultats « faux » pour notre perception, en l'idée d'une représentation
des choses capable de nous faire illusion
et de tromper nos sens (ce qui n'est plus d'ailleurs une copie pure et
simple, mais suppose au contraire un truquage artificieux), bref en l'idée de
ce trompe l’œil naturaliste qui n'intéresse
que l'art du Musée Grévin.
[122] Cf. Louis Dimier, Histoire
de la Peinture française au XIXe siècle (Paris, Delagrave).
[123] Ambroise Vollard, Paul
Cézanne, Paris, Crès, 1919. — Maurice
Denis exprimait lui aussi la même vérité, en termes parfaitement
justes, lorsqu'il écrivait « Se rappeler qu'un tableau, avant d'être une
quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de
couleurs en un certain ordre assemblées. » (Art
et Critique, 23 août 1890.) « La nature, disait encore Cézanne, j'ai voulu la copier, je
n'arrivais pas. Mais j'ai été content de moi lorsque j'ai découvert que le
soleil, par exemple, ne se pouvait pas reproduire, mais qu'il fallait le représenter
par autre chose... par de la couleur. (Maurice
Denis, Théories.) « Il ne faut
pas peindre d’après nature », disait de son côté, dans une boutade qui veut
être bien entendue, ce scrupuleux observateur de la nature qu'a été M. Degas. (Mot
rapporté par ].-E. Blanche, De David à Degas.) « En fait, remarque
Baudelaire, tous les bons et vrais dessinateurs dessinent d'après l'image
écrite dans leur cerveau, et non d'après la nature. Si l'on nous objecte les
admirables croquis de Raphael, de Watteau et de beaucoup d'autres, nous dirons
que ce sont là des notes très minutieuses, il est vrai, mais de pures notes.
Quand un véritable artiste en est venu à l'exécution définitive de son oeuvre,
le modèle lui serait plutôt un embarras
qu'un secours. Il arrive même que des hommes tels que Daumier et M. Guys,
accoutumés dès longtemps à exercer leur mémoire et à la remplir d'images,
trouvent devant le modèle et la multiplicité de détails qu'il comporte leur faculté
principale troublée et comme paralysée. « Il s'établit alors un duel entre la
volonté de tout voir, de ne rien oublier, et la faculté de la mémoire qui a
pris l'habitude d'absorber vivement la couleur générale et la silhouette,
l'arabesque du contour. Un artiste ayant le sentiment parfait de la forme, mais
accoutumé à exercer surtout sa mémoire et son imagination, se trouve alors
comme assailli par une émeute de détails, qui tous demandent justice avec la
furie d'une foule amoureuse d'égalité absolue.
Toute justice se trouve forcément violée;
toute harmonie détruite, sacrifiée ; mainte trivialité devient énorme ; mainte petitesse,
usurpatrice. Plus l'artiste se penche avec impartialité vers le détail, plus
l'anarchie augmente. Qu'il soit myope ou presbyte, toute hiérarchie et toute
subordination disparaissent. » (L’Art
romantique.)
[124] «
L'artiste, au contraire, voit : c'est-ä-dire, expliquait Rodin dans une
heureuse formule, que son oeil enté sur
son coeur lit profondément dans le sein de la Nature. » (Rodin, Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1911.)
[125] Baudelaire, Curiosités
esthétiques (Le Musée Bonne-Nouvelle.) — Les considérations que nous
présentons dans le texte permettent d'accorder entre elles deux séries
d'expressions, contradictories en apparence, qu’on trouve employées par les
artistes. Gauguin et Maurice Denis, artistes réfléchis et très conscients, — et
combien d'autres dans la « jeune école! » — vous diront par exemple que « ce
qu’il faut le plus déplorer, »... c'est « cette idée que l'Art c'est la copie de quelque chose » (Théories, p. 28); croire que l'Art
consiste à copier ou à reproduire
exactement les choses, c'est pervertir le sens de l'art. (Ibid., p. 36.) « Copier »
est pris ici au sens propre du mot, il s'agit de l'imitation entendue
matériellement, et comme visant au trompe-l'oeil. Ingres, au contraire, ou Rodin,
plus passionnés, et d'intelligence moins aiguisée, vous diront qu'il faut « copier tout bonnement, tout bêtement.
copier servilement ce qu'on a sous les yeux » (Amaury-Duval, L'Atelier
d’Ingres), « en tout obéir à la Nature et jamais ne prétendre lui
commander. Ma seule ambition est de lui être servilement fidèle » (Paul Gsell. Rodin)... -- Les mots « copier » et « servilement »
sont pris ici dans un sens très impropre, il s'agit en réalité non pas d'imiter
servilement l'objet, mais, ce qui est tout différent, de manifester avec la
plus grande fidélité, au prix de toutes les « déformations » qu'il faudra, la forme ou le rayon d'intelligibilité dont
l'éclat est saisi dans le réel. M. Ingres, comme le montre si judicieusement Maurice
Denis (Théories, p. 86-98), entendait
copier la Beauté qu’il disecernait dans
la Nature en fréquentant les Grecs et Raphaël1 ; il « croyait,
dit Amaury-Duval,
1.
C'est donc non seulement une « forme » ingénûmcnt
saisie dans le réel, mais c'est aussi un « idéal » artificiel imprégnant inconsciemment
son esprit et sa vision, que M. lngres cherchait à manifester. De la vient que,
jugeant des intentions d'après les oeuvres, Baudelaire attribuait à Ingres des
principes entièrement opposés à ceux dont le peintre faisait profession : « je
serai compris de tous les gens qui ont comparé entre elles les manières de dessiner
des principaux maîtres en disant que le dessin de Dl. Ingres est le dessin d'un
homme à système. Il croit que la nature doit être corrigée, amendée; que la
tricherie heureuse, agréable, faite en vue du plaisir des yeux, est non
seulement un droit, mais un devoir. On avait dit jusqu’ici que la nature devait
être interprétée, traduite dans son ensemble et avec toute sa logique; mais
dans les oeuvres du maitre en question ily a souvent dol, ruse, violence, quelquefois
tricherie et croc-en-jambe. » (Curiosités
esthétiques.)
nous faire copier
la nature en nous la faisant copier comme il la voyait », et il était le
premier à « faire des monstres », selon le mot d'Odilon Redon. Rodin de son
côté ne s'attaquait. -— et combien justement! — qu'à ceux qui prétendent «
embellir » ou « idéaliser » la nature par des recettes esthétiques, la figurer
« non telle qu'elle est, mais telle qu'elle devrait être », et il lui fallait
avouer qu'il accusait, accentuait,
exagérait, pour reproduire, non seulement « l’extérieur », mais « en outre
l’esprit, qui, certes, fait bien aussi partie de la nature », — l’esprit, un
autre mot pour désigner ce que nous appelons la « forme ». Notons toutefois que
les « déformations » opérées par le peintre ou par le sculpteur sont le plus
souvent l'effet tout spontané d'une « vision » personnelle beaucoup plus que le
résultat d'une réflexion calculée. Par un phénomène que les psychologues
n'auraient pas de peine à expliquer, ils croient bonnement et fermement copier
la nature, alors qu'ils expriment dans la matière un secret qu'elle a dit à
leur âme. Si j’ai changé quelque chose à la nature, disait Rodin, « c'était
sans m'en douter sur le moment même. Le sentiment, qui influençait ma vision,
m'a montré la nature telle que je l'ai copiée... Si j'avais voulu modifier ce
que je voyais, et faire plus beau, je n'aurais rien produit de bon. » C'est
pourquoi « on pourrait dire que tous les novateurs, depuis Cimabuë », ayant le
même souci d’interprétation plus fidèle, ont également « cru se soumettre à la
Nature ». (J.-.E Blanche, Propos de Peintre, de David à Degas.) Ainsi
l'artiste, pour imiter, transforme, comme disait Töppfer, aimable et bavard
ancêtre qui a sur ce sujet, dans ses Menus
propos, maintes judicieuses remarques ; mais d'ordinaire il ne s'aperçoit
pas qu'il transforme. Cette illusion en quelque sorte naturelle, cette
disparité entre ce que l'artiste fait et ce qu'il croit faire, expliquerait
peut-être le singulier écart qu'on peut constater entre le grand . art lui-
même, si filialement libre à l'égard de la nature, des classiques gréco-latins,
et leur idéologie parfois si platement naturaliste (anecdote des raisins de
Zeuxis par exemple). — Non sans qu’une telle idéologie, avouons- le, ne fasse
planer sur leur art, pour peu que celui-ci relâche son effort, une sérieuse
menace de naturalisme. De l'idéalisme grec en effet, qui prétend copier un exemplaire idéal de la nature,
on glisse par une transition toute simple, très heureusement notée par l'auteur
de Théories, au naturalisme, qui
copie la nature elle-même dans sa matérialité contingente. Ainsi le
trompe-l'oeil date de l’Antiquité,
comme le dit M. Jacques Blanche; — oui, mais des parties basses de l'art
antique. ' Si l'art médiéval a été sauvegardé à ce point de vue par sa sublime
ingénuité, par son humilité, et aussi par les traditions hiératiques qui lui
venaient des Byzantins, en sorte qu'il se tient ordinairement au niveau spirituel auquel l'art classique postérieur
n’atteint que comme à des sommets, l’art de la Renaissance au contraire s'est
laissé gravement contaminer. N'est-il pas étrange d’entendre un esprit aussi
grand que Léonard de Vinci faire l'apologie de la peinture avec des arguments
véritablement humiliants : « Il est arrive pour une peinture représentant un
père de famille que les petits-fils se mirent à la caresser, quoiqu'ils fussent
encore au maillot, et aussi le chien et le chat de la maison firent de même :
et c'était chose merveilleuse qu'un tel spectacle. » « J'ai vu autrefois une
peinture qui trompait le chien par sa ressemblance avec son maître, et l’animal
faisait grande fête à ce tableau. J'ai vu aussi les chiens aboyer et vouloir
mordre des chiens en peinture; et un singe faire mille folies a un singe peint;
et aussi des hirondelles voler et se poser sur les fers peints qui étaient
figu— rés sur les fenêtres des édifices. » « Un peintre fait un tableau et
quiconque le voit, aussitôt bâille ; et cela a lieu chaque fois que l'oeil se
fixe sur la peinture, qui a été faite à ce dessein. » (Textes choisis par Péladan, §§357, 362, 363.) Grâce au ciel,
Léonard vivait la peinture autrement qu'il ne la pensait, bien qu'avec lui «
s'établisse définitivement l'esthétique de la Renaissance, l’expression par le sujet1 », et bien qu'il soit vrai de
dire de lui avec M. André Suarès : « Il semble ne vivre que pour connaître :
beaucoup moins pour créer... Tant qu'il étudie et qu'il observe, il est
l’esclave de la nature. Dès qu'il invente, il est l'esclave de ses idées; la
théorie étouffe en lui le jeu ardent de la création. Nées de la flamme la
plupart de ses figures sont tièdes, et quelques-unes glacées2 » . En
tout cas ce sont des idées comme celles où il se complaisait qui, codifies
1.
Maurice Denis, Tbéories.
2.
Le voyage du Condottière. Vers Venise.
ensuite par l'enseignement académique, ont
forcé l'artiste moderne à réagir, et à prendre une conscience réfléchie de sa
liberté créatrice à l'égard de la nature (la nature n'est qu'un dictionnaire,
répétait volontiers Delacroix), —- aux dépens parfois de l'ingénuité de sa
vision, que le calcul et .l'analyse mettent en péril, pour le plus grand
détriment de l'art. On ne saurait trop insister, à ce propos, sur la
distinction indiquée plus haut (note 93) entre la « vision » de l'artiste, ou
encore son invention, sa conception
de l'œuvre, — et les moyens
d'exécution ou de réalisation qu'il emploie. Du côté de la vision ou de la
conception, l'ingénuité, la spontanéité, la candeur inconsciente d'elle-même
est le plus précieux don de l'artiste, don unique, don par excellence, que
Goethe regardait comme « démoniaque » tellement il paraît gratuit et supérieur
à l'analyse. Si ce don fait place a un système ou à un calcul, à un parti pris
de « style » comme celui que Baudelaire reprochait à Ingres, ou comme celui
qu’on constate chez certains cubistes la « déformation » ingénue par fidélité
spirituelle à la forme qui brille
dans les choses et à leur vie profonde, fait place à la « déformation »
artificielle, à la déformation au
sens péjoratif du mot, c'est-à-dire à la violence ou au mensonge, et l'art se
flétrit pour autant. Du côté des moyens au contraire c'est la réflexion, la conscience
et l'artifice qui sont requis : entre la conception et l'œuvre faite il y a
tout un intervalle, — domaine propre de l'art et de ses moyens, — rempli par
un jeu de combinaisons réfléchies qui font de la réalisation « le résultat d'une
logique patiemment conduite et consciente » (Paul Valéry) et d'une prudence toujours en éveil. C'est ainsi que
les Vénitiens substituent artificieusement à la magie du soleil « l'équivalente
magie de la couleur », et que Cézanne de même rend la lumière du soleil par des
modulations de couleur. (Tbéories) Si les « déformations » dues à
la vision ou à la conception de
l'artiste s'imposent à lui, — dans la mesure même où son art est vraiment
vivant, — avec une pure et comme instinctive spontanéité, il peut donc y en
avoir d'autres qui dépendent des moyens de
l'art, et celles-là sont voulues et calculées. On trouverait chez les maîtres, et
chez le plus grand de tous, chez Rembrandt, bien des exemples de semblables
transformations, déformations, abréviations, redispositions consciemment
effectuées. Les œuvres des primitifs en sont pleines, parce qu'ils songeaient plus
à signifier les objets ou les actions
qu'à représenter leurs apparences. Dans le même ordre d'idées, Goethe tirait
occasion d'une gravure de Rubens pour donner au bon Eckermann un utile
enseignement. (Entretiens de Goethe et
d’Eckermann, 18 août 1827.) Goethe montre cette gravure à Eckermann, qui en
détaille toutes les beautés. « Tous ces objets ici reproduits, demande
Goethe, le troupeau de moutons, la charrette avec le foin, les chevaux, les
ouvriers rentrant chez eux, de quel côté sont-ils éclairés? » — « Ils
reçoivent la lumière de notre côté, et projettent leurs ombres vers l'intérieur
du tableau. Les ouvriers qui rentrent chez eux, surtout, sont en pleine lumière,
ce qui produit un excellent effet... » — « Mais comment Rubens a-t-il amené ce
bel effet?» — « En faisant ressortir ces figures claires sur un fond sombre. » —
« Mais ce fond sombre, comment est-il produit? » — « Par la masse d'ombre que
le groupe d'arbres projette du côté des figures; mais qu'est-ce donc! Ajoutai-je
alors tout surpris, les figures projettent leur ombre vers l'intérieur du
tableau, et le groupe d'arbres au contraire, projette son ombre vers nous! La
lumière vient de deux côtés opposés! Voila certes qui est tout à fait contre
nature ! » — « Voilà justement ce dont il s’agit, dit Goethe en souriant
légèrement. — Voilà en quoi Rubens se montre grand et prouve que son libre
esprit est au-dessus de la nature, et agit avec elle comme il convient à son
but élevé. La double lumière est à coup sûr une violence et vous pourrez toujours
dire qu'elle est contre nature ; mais si cela est contre nature, j'ajoute
aussitôt que cela est plus haut que nature; je dis que c'est un coup hardi du
maître qui montre avec génie que l'art n'est pas soumis entièrement aux
nécessités imposées par la nature et qu’il a ses lois propres... L'artiste est
avec la nature dans un double rapport : il est son maître et son esclave en
même temps. Il est son esclave, en ce sens qu'il doit agir avec des moyens
terrestres pour être compris; il est son maître en ce sens qu’il soumet et fait
servir ces moyens terrestres à ses hautes intentions. L'artiste veut parler au
monde par un ensemble; mais cet ensemble, il ne le trouve pas dans la nature;
il est le fruit de son propre esprit, ou, si vous voulez, son esprit est fécondé
par le souffle d'une haleine divine. Si nous ne jetons sur ce tableau qu'un
regard peu attentif, tout nous semble si naturel que nous le croyons copié
simplement d'après nature. Mais il n'en est pas ainsi. Un si beau tableau n'a
jamais été vu dans la nature, aussi peu qu'un paysage de Poussin ou de Claude
Lorrain, qui nous paraît très naturel, mais que nous cherchons en vain dans la
réalité. »
[126] Cf. Sum. theol.,
I, q.. 45, a. 8. — La capacité de la matière d'obéir a l'artiste humain qui
tire d'elle des effets supérieurs a tout ce qu elle pourrait donner sous l’action
des agents physiques fournit même aux théologiens (cf. Saint Thomas, Compendium
theologiae, cap. 104; Garrigou
Lagrange, de Revelatione, t.
I, p. 377) l'analogie la plus profonde de la puissance obedientielle qui est dans les choses et dans les âmes à
l'égard de Dieu, et qui les livre jusqu'au plus profond de leur être a la
puissance invincible du premier Agent, pour être élevées sous son action a
l'ordre surnaturel ou à des effets miraculeux. « Je suis descendu à la maison
du potier, et voici qu'il faisait son ouvrage sur la roue... Et la parole du
Seigneur se fit entendre a moi, disant : Est-ce que je ne peux pas vous faire
comme fait ce potier, maison d'Israël? Comme est l'argile dans la main du
potier, ainsi vous dans ma main, maison d’Israël. » (Jérémie, XVIII, 6).
[127] Cf. Saint Thomas, in I Sent., d. 32, q.1, 3, 2m.
[128] L'adage
ancien : ars imitatur ntluram, ne
signifie pas : « l'art imite la nature en la reproduisant », mais bien : «
l'art imite la nature en faisant ou
opérant comme elle, ars imitatur
naturam IN SUA OPERATIONE. » C'est ainsi que saint Thomas applique cet
adage à la Médecine, qui n'est certes pas, pourtant, un « art d'imitation. »
(Sum. theol, I, q. 117, a. 1).
[129] Paul Claudel, La Messe là-bas. – Sicchè l’arte vostra a Dio è nipote,
disait Dante.
[130] Mot rapport par M. Albert André, dans son récent volume sur Renoir (Crès, édit.)
[131] Cf. Aristote, Polit., VIII, 7, 1341 b 40; Poet.,
VI, 1449 b 27.
[132] « Le
Symbolisme, écrivait-il récemment (article
cité), est l'art de traduire et de provoquer
des états d’âme, au moyen de rapports de couleurs et de formes. Ces rapports
inventés ou empruntés à la nature, deviennent des signes ou symboles de ces
états d'âme: ils ont le pouvoir de les suggérer... Le Symbole prétend faire naître d’emblée dans l’âme du
spectateur toute la gamme des émotions humaines par le moyen de la gamme de
couleurs et de formes, disons : de sensations, qui leur est correspondante... »
Et après avoir cité ce passage de Bergson : « L’objet de l’art est d'endormir les puissances actives ou plutôt
résistantes de notre personnalité et de nous amener ainsi à un état de docilité
parfaite où nous réalisons l’idée qu on nous suggère, où nous sympathisons avec
le sentiment exprimé, » Maurice Denis ajoute . « Tous nos souvenirs confus ainsi revivifiés, toutes
nos forces subconscientes ainsi mises en branle, l'œuvre d'art digne de ce nom
crée en nous un état mystique ou du moins analogue - à la vision mystique, et,
dans une certaine mesure, nous rend Dieu sensible au cœur. » Réserves faites
sur l'emploi ici du mot « mystique », qu'il conviendrait de laisser à son
véritable usage, il est bien vrai que l'art a pour effet de provoquer en nous des états affectifs, mais ce n'est pas
là sa fin ou son objet simple nuance si l'on veut, mais d’extrême importance. Tout
se déforme si l’on prend pour la fin
ce qui n’est qu’un effet conjoint ou
une répercussion, et si l’on fait de
la fin elle-même (produire un ouvrage
où la Splendeur d'une forme brille sur une matière proportionnée) un simple moyen:
(pour provoquer en autrui des états d’âme et des émotions). Cette petite
querelle que nous cherchons à M. Maurice Denis ne nous fait pas méconnaître la
profondeur et la vérité de bien des idées développées par lui dans ses remarquables
articles. En particulier on ne saurait trop insister sur l'importance de ce
principe très simple, mais bien souvent oublié depuis la Renaissance, et dont
il a fait un des leit-motiv de sa doctrine, que l’expression dans l’art provient de l’œuvre même et des moyens
employés, et non pas du sujet représenté. La méconnaissance de ce principe,
auquel les imagiers d’autrefois étaient si spontanément fidèles, et auquel
leurs œuvres devaient tant de hardiesse et tant de noblesse à la fois, est une
des causes de la glaciale décrépitude de l'art religieux moderne.
[133] Lettres de Marie-Charles Dulac,
Bloud, 1905; letter du 6 février 1896.
[134] Il n'y
a pas d'école où l'on apprenne l'art chrétien au sens où nous avons défini ici
« art chrétien ». Il peut fort bien au contraire y avoir des écoles où l'on
apprenne l’art d’église ou l’art sacré, qui, étant donné son objet propre,
a ses règles propres. L'école d'art sacré, — conçue non sur le type de l'académie,
mais sur celui de l'atelier d'apprentissage et de production, — que
Desvallières et Maurice Denis ont récemment fondée, représente à ce point de
vue une tentative de haute portée. Puisse-t-elle rencontrer dans les milieux
dont dépend la commande les appuis
qui lui sont nécessaires, et contribuer ainsi efficacement à relever l'art
d'église de la décadence où il est tombé ! De cette décadence nous ne parlons
pas ici, il y aurait trop à dire. Citons seulement ces lignes de Marie-Charles Dulac
: « Il y a quelque chose que je voudrais et pour quoi je prie : c'est que tout
ce qui est beau soit ramené à Dieu et serve à le louer. Tout ce que nous voyons
dans les créatures et dans la création, tout doit lui être retourné, et ce qui
m’affiige c’est de voir son épouse, notre mère la Sainte Église, parée d
horreurs. Tout ce qui la manifeste extérieurement est si laid, elle qui au-dedans
est si belle ; tous les efforts sont pour la rendre grotesque; son corps a été,
dès le début, nu, livré aux bêtes ; puis des artistes ont mis leurs âmes a la
parer, puis la vanité et enfin l’industrie s'en mêlent, et, ainsi affublée, on
la livre au ridicule. C’est un autre genre de bête, moins noble qu'un lion et plus mauvais... »
(Lettre du 25 juin 1897.) « Ils sont satisfaits d'une œuvre morte... Ils sont à
un niveau ultra-inférieur, comme compréhension de l'art. Maintenant je ne parle
pas du goût public; et cela, je le remarque déjà à l'époque de Michel-Ange, de
Rubens, dans les Pays-Bas, où il m'est impossible de trouver aucune vie d'âme
dans ces gros corps. Vous comprenez que je ne parle pas autant du volume, mais
de la privation complète de vie intérieure, et cela à la suite d'une époque où
le cœur s'était si bien dilaté, où il avait parlé si franchement, on est
retourné aux viandes grossières du paganisme pour en arriver jusqu'à
l'indécence de Louis XIV. « Mais vous le savez, ce qui fait l'artiste, ce n'est
pas l'artiste; c'est ceux qui prient. Et ceux qui prient n'ont que ce qu'ils
demandent; aujourd'hui on ne leur met pas dans l'idée de chercher davantage. Je
compte bien qu'il se fasse quelques lumières ; car si nous considérons les
Grecs modernes qui imitent les rigides images des temps passés, les Protestants
qui ne font rien et les Latins qui font n’importe quoi, je trouve que vraiment
le Seigneur n’est pas servi par la manifestation du Beau, qu’il n’est pas loué
par les Beaux- Arts en rapport des grâces qu’il tient à leur actif, qu'il y a
eu même péché en rejetant ce qui était saint et à notre disposition et en
prenant ce qui était souillé. » (Lettre du 13 mai 1898.) Voir sur le même
sujet, l'essai de M. l'abbé Marraud, « Imagerie religieuse et Art populaire »,
et l'étude de M. Alexandre Cingria, « La Décadence de l'Art Sacré » (éd. des Cahiers vaudois, à Lausanne.)
[135] Nous ne
disons pas que pour faire oeuvre chrétienne l'artiste doive être un saint
canonisable ni un mystique parvenu à l'union transformante. Nous disons qu'en droit
la contemplation mystique et la sainteté dans l'artiste sont le terme auquel
tendent de soi les exigences formelles de l'œuvre chrétienne prise
comme telle; et nous disons qu'en fait une œuvre est chrétienne
dans la mesure où, -— de quelque manière et avec quelque déficience que ce
soit, — une dérivation de la vie qui fait les saints et les contemplatifs passe
par l'âme de l'artiste. Ce sont la des vérités d'évidence, simple application
du principe éternel : operatio sequitur
esse, l'action est à la mesure de l'être. « Tout est là,
disait Goethe. Il faut être quelque
chose pour pouvoir faire quelque
chose. » Léonard de Vinci illustrait ce même principe de bien curieuses remarques
: « Le peintre qui a les mains lourdes les fera ainsi dans ses œuvres et reproduira le
défaut de son corps, s'il ne s'en garde par une longue étude... S'il est prompt
à parler et vif de manières, ses figures auront le même caractère. Si le maître
est dévot, alors les personnages auront le cou tordu, et si le,maître est
paresseux, les figures exprimeront la paresse au naturel... Chacun des caractères
de la peinture est un des caractères du peintre.» (Textes choisis publie's par Péladan, §§415 et 422.) — Comment se
fait-il, demande M Maurice Denis, dans une très remarquable conférence aux Amis
des Cathédrales (16 décembre 1913), que des artistes de talent, et dont la foi
personnelle était pure et vivante, — tel Overbeck, tels certains élèves
d'Ingres, — aient produit des œuvres qui
émeuvent peu notre sentiment religieux? La réponse n'est pas malaisée. D'abord il se pourrait que ce
défaut d'émotion provînt tout simplement d'une insuffisance du côté de la vertu
d'art elle-même, qui est tout autre chose que le talent, ou la science d'école.
Ensuite, à parler tout à fait rigoureusement, la foi et la piété dans l’artiste
ne suffisent pas pour que Louvre produise une émotion chrétienne : un tel effet
dépendant toujours de quelque élément contemplatif, si déficient qu'on le
suppose, et la contemplation supposant elle-même, d'après les théologiens, non
seulement la vertu de Foi, mais encore l'influence des Dons du Saint-Esprit.
Enfin et surtout il peut y avoir, du fait par exemple de principes d'école
systématiques, des obstacles, des prohibentia
empêchant l'art d'être mû instrumentalement et surélevé par l'âme tout entière.
Car il ne suffit pas ici de la vertu d'art et des vertus surnaturelles de l'âme
chrétienne, il faut encore que l'une soit sous l'influx des autres, ce qui a
lieu naturellement, à condition toutefois qu'aucun élément étranger ne fasse
obstacle. Loin que l'émotion religieuse que nous donnent les Primitifs résulte
de quelque artifice voulu, elle est fonction du naturel et de la liberté avec
laquelle ces nourrissons de la Mère Église laissaient leur âme passer dans leur
art. -— Mais comment se fait-il que des artistes aussi peu dévots que beaucoup
de ceux du XIVe et du XVe siècles aient produit des
œuvres d'une intense émotion religieuse? D'abord ces artistes, si paganisants
qu'on les suppose, restaient imbibés de foi, dans la structure mentale de leur être,
infiniment plus que ne l'imagine notre courte psychologie. N'étaient-ils pas
tout près encore du cœur de ce moyen âge tumultueux et passionné, mais
héroïquement chrétien, dont quatre siècles de culture moderne n'ont pu effacer
l'empreinte sur notre civilisation? Ils pouvaient se livrer aux pires facéties,
ils gardaient en eux, toute vive encore, la vis
impressa de la Foi du moyen âge, et non seulement de la Foi, mais aussi de
ces Dons du Saint- Esprit qui s'étaient exercés avec tant de plénitude et de liberté
dans les siècles chrétiens. En sorte qu'on pourrait soutenir sans témérité que
les « libres jouisseurs » dont M. Maurice Denis nous parle d'après Boccace se
retrouvaient en réalité plus « mystiques », lorsqu'ils étaient devant l'œuvre à
peindre, que bien des hommes pieux en nos temps desséchés. Ensuite la qualité chrétienne commence précisément à
s’altérer dans leurs œuvres. Avant de devenir, chez Raphaël et déjà chez Vinci,
pure humanité et pure nature, elle n'est plus que grâce sensible chez un
Botticelli ou un Filippo Lippi ; et elle ne s'est conservée grave et profonde que
chez les grands primitifs du XIVe, Cimabuë et Giotto, ou plus tard
chez l'Angelico, qui peut, parce qu'il est un saint, faire passer toute la
lumière du ciel intérieur dans un art en lui-même déjà moins austère. A vrai
dire il faut remonter assez haut dans le moyen âge, en amont des exquises
tendresses de saint François, pour trouver la plus pure époque de l'art
chrétien. Où trouverait-on mieux réalisé que dans les sculptures et les verrières
de nos cathédrales le parfait équilibre entre une tradition hiératique
puissamment intellectuelle, — sans laquelle il n'y a pas d'art sacré, — et ce
sens libre et ingénu du réel qui convient à l'art sous la Loi de liberté? Aucune
des interprétations postérieures n'atteint par exemple a la hauteur vraiment
sacerdotale et théologique des scènes de la Nativité du Seigneur (Chœur de
Notre- Dame de Paris, vitraux de Tours, de Sens, de Chartres, etc., — ponitur in praesepio, id est corpus Christi
super altare ) ou du Couronnement de la Sainte Vierge (Senlis), telles qu
on les concevait au XIIe et au XIIIe siècles. (Cf. Émile Male, l’Art religieux du XIIIe siècle en France ; Dom Louis Baillet, Le Couronnement de la Sainte Vierge, Van Onzen Tijd, AH. XII,
1910.) Mais aussi l'art est-il en ces
temps le fruit d’une race où agissent toutes les énergies du Baptême. M.
Maurice Denis a bien raison d'insister sur l’ingénuité des Primitifs, et de rattacher à cette ingénuité
l'émotion que nous éprouvons en face de leurs œuvres. Mais tout grand art est ingénu,
et tout grand art n’est pas chrétien, sinon en ce sens extrêmement large où
l'on peut dire que tout ce qui est vrai vient du Saint-Esprit, et que tout ce
qui est beau tend au Christ. Si l'ingénuité de nos primitifs porte le cœur au
Dieu vivant, c’est que cette ingénuité est d'une qualité unique, bien
supérieure à toute autre ingénuité; c'est une ingénuité chrétienne, C'est comme
une vertu infuse d'ingénuité émerveillée et de candeur filiale en face des
choses créées par la Trinité sainte, c’est précisément dans l'art la marque
propre de la Foi et des Dons passant en lui et le surélevant. Voilà pourquoi il
est juste de dire du Primitif, avec Maurice Denis : « Il n'y a rien de païen,
rien de platonicien, rien d'idéaliste
dans son esthétique ni dans son art. Il aime, avec tout son cœur, la réalité du
bon Dieu. » Voilà aussi pourquoi M. Gaston Latouche aura beau nous affirmer que
le plafond de la chapelle du château de Versailles lui paraît aussi religieux
que la voûte d'Assise, ]ouvenet continuera de ne pas exister devant Giotto,
tant qu'un noir fanatisme « classiciste » n’aura pas triomphé du cœur chrétien.
[136] « Sicut
corpus ]esu Christi de Spiritu sancto ex integritate Virginis Mariae natum est,
sic etiam canticum laudum, secundum coelestem harmoniam per Spiritum Sanctum in
Ecclesia radicatum », écrit sainte Hildegarde dans l'admirable lettre au
chapitre de Mayence où elle revendique la liberté du chant sacré (Migne, col.
221 .)
[137] Il est
curieux de noter que dans ses recherches les plus hardies l'art contemporain
semble vouloir rejoindre tout ce qui, sous le rapport de la construction de l'œuvre, de la
simplicité, de la franchise et de la rationalité des moyens, de la
schématisation idéographique de l'expression, caractérise l'art primitif (dans
ce qu'il a même de plus fruste). Qu'on examine à ce point de vue les miniatures
du Scivias de sainte Hildegarde
reproduites dans le beau travail de Dom Baillet ( « Les miniatures du Scivias conservé à la bibliothèque de Wiesbaden
», 1" fascicule du t. XIX Monuments
et Mémories de l'Acad. des Inscr. et Belles-Lettres, 1912), on y relèvera
des analogies très suggestives avec certains efforts contemporains, avec les
perspectives cubistes par exemple. Mais ces analogies sont toutes matérielles, le
principe intérieur est entièrement
différent. Ce que la plupart des modernes « avancés » cherchent dans la froide
nuit d'une anarchie calculatrice, les primitifs le possédaient sans le
chercher, dans la paix de l'ordre intérieur. Changez l'âme, le principe intérieur,
supposez la lumière de la foi et de la raison à la place de l'exaspération des
sens (et par1ois même de la stultitia),
vous êtes en face d'un art capable de hauts développements spirituels. En ce
sens-là, et bien qu'a d'autres points de vue il soit aux antipodes du christianisme,
l'art contemporain se trouve beaucoup plus près d'un art chrétien que l'art
académique.
[138] Le
témoignage d'un poète aussi jalousement artiste que Baudelaire est sur ce point
du plus vif intérêt. Son article sur l’Ecole
paîenne, où il montre en termes saisissants quelle aberration c’est pour
l'homme de s’ordonner à l'art comme à sa fin suprême, se termine par la page suivante
: « Le goût immodéré de la forme pousse a des désordres monstrueux et inconnus.
Absorbées par la passion féroce du beau, du drôle, du joli, du pittoresque, car
il y a des degrés, les notions du juste et du vrai disparaissent. La passion
frénétique de l'art est un chancre qui dévore le reste; et, comme l'absence
nette du juste et du vrai dans l'art équivaut à l'absence d'art, l'homme entier
s'évanouit; la spécialisation excessive d'une faculté aboutit au néant. je
comprends les fureurs des iconoclastes et des musulmans contre les images.
j'admets tous les remords de saint Augustin sur le trop grand plaisir des yeux.
Le danger est si grand que j'excuse la suppression de l'objet. La folie de
l'art est égale à l'abus de l'esprit. La création d'une de ces deux suprématies
engendre la sottise, la dureté du coeur et une immensité d'orgueil et
d'égoïsme... » (Baudelaire, L’Art romantique.)
[139] Saint Thomas, Sum. theol., II-II. Q. 169, a.2, ad 4.
[140] Met., l. XII, c. X, 1075 a 15. De saint
Thomas, lect. 12. Cf. Sum. theol.,
I-II, q. 111, a. 5, ad 1.
[141] « Magis
est bonum exercitus in duce, quam in ordine : quia finis potior est in bonitate
his quae sunt ad finem; ordo autem exercitus est propter bonum ducis adimplendum,
scilicet ducis voluntatem in victoriæ consecutionem. » Saint Thomas, Comment.
Sur le passage cite d’Aristote. Ed. Cathala, §2630.
[142] M.
André Gide écrit excellemment : « C'est en se nationalisant qu'une littérature
prend place dans l'humanité et signification dans le concert... Quoi de plus
espagnol que Cervantès, de plus anglais que Shakespeare, de plus italien que
Dante, de plus français que Voltaire ou Montaigne, que Descartes ou que Pascal,
quoi de plus russe que Dostoïewsky; et quoi du plus universellement humain que
ceux-la? » (Réflexions sur l’Allemagne,
Nouv. Revue franç., 1" juin 1919.)
[143] Parlant
du peuple athénien, Charles Maurras écrivait (Anthinéa, XII) : « L'esprit philosophique, la promptitude à
concevoir l'Universel, pénétrait tous ses arts, principalement la sculpture, la
poésie, l'architecture et l'éloquence. Dès qu'il cédait à ce penchant, il se
mettait en communion perpétuelle avec le genre humain. A la bonne époque classique,
le caractère dominant de tout l'art grec, c'est seulement l'intellectualité ou
l'humanité. Les merveilles qui ont mûri sur l'Acropole sont par la devenues propriété,
modèle et aliment communs; le classique, l'attique est plus universel à
proportion qu'il est plus sévèrement athénien, athénien d'une époque et d'un
goût mieux purgés de toute influence étrangère. Au bel instant où elle n'a été
qu'elle-même, l'Attique fut le genre humain ». Le génie français a, dans les
temps modernes, des caractéristiques analogues.
[144] Saint
Thomas, in II Sent., d. 18, q.
2, 2.
[145] Sum. theol., I-II, q. 30, a. 4.
[146] Sum. theol., II-II, q. 35, a. 4, ad 2. Cf. Eth. Nic.,
VIII, 5 et 6 ; X, 6.
[147] Sum. theol., I-II, q. 3, a. 4.
[148] « Ad hanc etiam [se. ad contemplationem]
omnes aliae operationes humanae ordinari videntur, sicut ad finem. Ad
perfectionem enim contemplationis requiritur incolumitas corporis, ad quam
ordinantur artificialia omnia quæ sunt necessaria ad vitam. Requiritur etiam
quies a perturbationibus passionum, ad quam pervenitur per virtutes morales et
per prudentiam, et quies ab exterioribus passionibus, ad quam ordinatur totum
regimen vitae civilis, ut sic, si recte considerentur, omnia humana officia
servire videantur contemplantibus veritatem. » Sum. contra Gent., lib. III, cap. 37, 6.
[149] Nous parlons ici du réalisme, copie servile ou abjecte de la nature, tel que le représentent par exemple dans un
cas Meissonnier, dans l'autre Zola. Des artistes tels que Courbet, Manet,
Degas, ont pu être classés et se classer eux-mêmes « réalistes », en vertu de
quelque théorie littéraire ; ils ne sont pas réalistes au sens indiqué ici, et
tiennent au contraire de l'art classique.
[150] De Div. Nomin., cap. IV.
[151] Exode, XXXV, 30-35.
[152] Sum. theol., I-II, q. 43, a. 3. « Cum igitur homo cessat ab usu
intellectualis habitus, insurgunt imaginationes extraneae, et quandoque ad
contrarium ducentes ; ita quod nisi per frequentem usum intellectualis habitus
quodammodo succidantur, vel comprimantur, redditur homo minus aptus ad bene
judicandum; et quandoque totaliter disponitur ad contrarium; et sic per
cessationem ab actu diminuitur vel etiam corrumpitur intellectualis habitus ».
[153] Ibid., q. 42, a. 3.
[154] Jean
Cocteau, Le Coq et l’Arlequin.
[155] De là tant de conflits entre le
Prudent et l'Artiste, au sujet par exemple de la représentation du nu. Dans une
belle académie, l'un, ne s'intéressant qu’au sujet représenté, ne voit que de l
animalité, — et il craint des lors avec raison pour la sienne et pour celle d autrui;
l autre, ne s intéressant qu à l œuvre elle-même, ne voit que l'aspect formel
de la beauté. Maurice Denis (La Vie, 1
' février 1920) nous signale ici le cas de Renoir, et il figures de celui-ci.
Cette sérénité de l'oeuvre n'excluait pas toutefois chez le peintre lui—même
une vive sensualité de vision. (Et que faudrait-il dire s'il s'agissait non
plus de Renoir, mais de ce grand faune ouvrier qu'était Rodin ?) Quoi qu'il en
soit de ce problème particulier, sur lequel le moyen âge fut sévère, et la Renaissance
excessivement large (même dans les décorations d'églises), il reste que d'une
façon générale le catholicisme est seul en état de concilier parfaitement la
Prudence et l'Art, a cause de l'universalité, de la catholicité même de sa
sagesse, qui embrasse tout le réel : c'est pourquoi les protestants l'accusent d'immoralité,
et les humanistes de rigorisme, reudant ainsi symétriquement témoignage à la
divine supériorité de son point de vue. « Ce qu'il y a moralement et
intellectuellement de magnifique dans le Catholicisme, écrivait Barbey
d'Aurevilly, qui représente ici de splendide manière le point de vue de
l'Artiste, c'est qu'il est large, compréhensif, immense; c'est qu'il embrasse
la Nature humaine tout entière et ses diverses Sphères d'activité et que,
par-dessus ce qu'il embrasse, il déploie encore la grande maxime : Malheur à
qui se scandalise ! Le Catholicisme n'a rien de prude, de bégueule, de
pédant, d'inquiet. Il laisse cela aux vertus fausses, aux pharisaïsmes tondus.
Le Catholicisme aime les arts et accepte, sans trembler, leurs audaces. . . Il
y a pour les esprits impurs de terribles indécences dans le tableau de
Michel-Ange (le Jugement dernier), et
on trouve dans plus d'une cathédrale de ces choses qui auraient fait couvrir
les yeux d'un protestant avec le mouchoir de Tartuffe. Est-ce que le
Catholicisme les condamne, les repousse et les a effacées? Est-ce que les plus grands
Papes et les plus saints n'ont pas protégé les artistes qui faisaient de ces
choses, dont l'austérité des protestants aurait eu et a eu horreur comme de
sacrilèges ?. . . Les artistes sont catholiquement au-dessous des Ascètes, mais
ils ne sont point des Ascètes, ils sont des artistes. Le Catholicisme
hiérarchise les mérites, mais ne mutile pas l'homme... L'artiste n'est pas non
plus un préfet de police d’idées.
Quand il a cre'e' une réalité, en la peignant, il a accompli son oeuvre. » Pourtant,
comme la plupart des hommes ne sont pas formés a la culture artistique, la
Prudence a raison de redouter pour la foule bien des œuvres belles. Et le Catholicisme,
qui sait quelles blessures le péché originel a faites à notre nature, et que le
mal se rencontre ut in pluribus dans
l'espèce humaine, qui d'autre part est tenu d'avoir souci du bien de la multitude,
doit dans certains cas (cf. plus haut p. 56) interdire à l'Art, au nom de l'intérêt
supérieur du bien humain, des libertés qui en elles-mêmes seraient licites. Sans
doute la juste mesure est ici diflicile à garder. En tout cas cependant
s'effrayer de l'art, le fuir et le faire fuir, n'est certainement pas une
solution. Il serait désirable que les catholiques de notre temps se souvinssent
que l'Eglise seule a réussi à former le peuple à la beauté, tout en le
protégeant contre la « dépravation » dont Platon et Jean-Jacques Rousseau
rendent l'art et la poésie responsables.
[156] Cf. Sum. theol., I-II, q. 66, a. 3 ; Il-II, q. .17. a. 4.
[157] Cf. Sum. theol., I-II, q. 66, a. 3, ad
1 : « Quod autem virtutes morales sunt magis necessariae ad vitam humanam, non
ostendit eas esse nobiliores simpliciter, sed quoad hoc; quinimo virtutes
intellectuales speculativae. ex hoc ipso quod non ordinantur ad aliud, sicut
utile ordinatur ad finem, sunt digniores... »
[158] Eth. Nic., X, 8: Cf. Sum.
theol., II-II, q. .47, a. 15.
[159] Sum. theol., I- II, q. 66, a. 5.
[160] Voir à ce sujet les remarques du
savant théologien Arintero, O. P., dans son traité Cuestiones misticas, Salamanque, 1916.