Martin Blais

 

 

 

LE CHEF SELON THOMAS D’AQUIN

 

 

Ce texte a été présenté à l’Institut d’études médiévales de l’Université de Montréal, en 1967, pour l'obtention du grade de docteur en sciences médiévales. En 2008, il a été revu pour publication sur Internet et, surtout, allégé des nombreuses citations latines inévitables dans une thèse sur Thomas d’Aquin.

 


 

 

 

DU MÊME AUTEUR

 

 

 

 

Philosophie du pouvoir, Montréal, Éditions du Jour, 1970, 157 pages.

 

Participation et contestation ; l'homme face au pouvoir, Montréal, Beauchemin, 1972, 136 pages.

 

L'échelle des valeurs humaines (1re édition), Montréal, Beauchemin, 1974, 200 pages.

 

Réinventer la morale, Montréal, Fides, 1977, 159 pages.

 

L'échelle des valeurs humaines (2e édition), Montréal, Fides, 1980, 216 pages.

 

L'anatomie d'une société saine (les valeurs sociales), Montréal, Fides, 1983, 248 pages.

 

Une morale de la responsabilité, Montréal, Fides, 1984, 248 pages.

 

L'autre Thomas d'Aquin, Montréal, Boréal, 1990, 316 pages.

 

L'œil de Caïn. Essai sur la justice, Montréal, Fides, 1994, 288 pages.

 

Sacré Moyen Âge ! Montréal, Fides, 1997, 225 pages.

 

Le chien de Socrate, Chicoutimi, Éditions JCL, 2000, 254 pages.

 

Sacré Moyen Âge ! (2e édition) Montréal, Bibliothèque québécoise, 2002, 255 pages.

 

Le risque d’être soi-même. Mémoires, 1re édition, 2003, 387 pages ; 2e édition, 2004, 437 pages ; version sur Internet, 2006, 463 pages.


 

TABLE DES MATIÈRES

 

 

Avant-propos, p. 8

 

Introduction, p. 10

 

Première Partie

 

LE BONHEUR DE L’HOMME,

FIN QUE LE CHEF DOIT POURSUIVRE

 

Chapitre 1. Bien, fin, perfection, bonheur, plaisir, p. 13

 

1.   La notion de bien, p. 13

2.   La notion de fin, p. 15

3.   La notion de perfection, p. 16

4.   La notion de bonheur, p, 16

5.   La notion de plaisir, p. 18

 

Chapitre 2. Le bonheur de l'homme consiste principalement dans l'intellection, son opération propre, p. 21

 

1.   Le bonheur est une opération, p. 22

2.   La perfection de tout être consiste dans son opération, p. 24

3.   L’homme a une opération qui lui est propre, p. 24

4.   L’intellection, opération propre de l'homme, p. 26

 

Chapitre 3. La vie active dispose à la vie contemplative et y est ordonnée comme à sa fin, p. 30

 

1.   La vie humaine se divise en vie contemplative et en vie active ou pratique, p. 30

2.   La notion de vie active ou pratique, p. 31

3.   La vie active dispose à la vie contemplative : , p. 33

 

a)   Le sens du verbe disposer, p. 33

b)   Les obstacles à la vie spéculative, p. 34

c)   Les vertus morales écartent les obstacles à la vie spéculative, p 36

 

4.   La vie active est ordonnée à la vie contemplative comme à sa fin, p. 38

 

a)   Le sens du verbe ordonner, p. 38

b)   La fin de la vie active, p. 39

c)   La vie active, moyen adéquat en vue de la contemplation, p. 40

 

 

Chapitre 4. La vie contemplative, bonheur parfait de l'homme, même ici-bas, p. 41

 

1.   Le culte de Thomas d’Aquin pour l'intelligence, p. 41

2.   La notion de vie contemplative, p. 43

 

a)   Les actes appartenant à la contemplation, p. 43 

b)   L’objet de la contemplation, p. 43

 

3.   Le bonheur parfait de l’homme consiste, même ici-bas, dans l'opération de la vertu spéculative, p. 46

4.   Contemplation et plaisir, p. p. 50

 

a)   Le plaisir en lui-même, p. 51

b)   La contemplation est accompagnée de plaisir, p. 51

c)   Le plaisir de la contemplation surpasse tout plaisir humain, p. 53

 

5.   La contemplation se termine dans l’amour

6.   La vie spéculative est supra hominem

 

Chapitre 5. Le bonheur et les autres biens humains, p. 59 

 

1.   La division des biens humains, p. 59

2.   Les biens extérieurs et les biens du corps, instruments du bonheur, p. 60

3.   Certains biens extérieurs constituent comme une beauté du bonheur, p. 63

4.   Le bonheur requiert peu de biens extérieurs, p. 65

 

Conclusion de la première partie, p. 66

 

 

Deuxième Partie

 

LA SOCIÉTÉ, MOYEN POUR L’HOMME
D'ATTEINDRE SA FIN

 

Introduction, p. 69

 

Chapitre 1. L'homme est un animal social

 

1.   L’homme a besoin de la société, p. 70

2.   L’homme est équipé pour la vie en société, p. 74

3.   L'homme est beaucoup plus conjugal que social, p. 76

4.   Le cas des solitaires, p. 77

 

Chapitre 2. L’autorité dans la société, p. 79

 

1.   L'autorité est nécessaire, p. 79

2.   Commentaire de la formule : « Toute autorité vient de Dieu », p. 80

 

Chapitre 3. La paix, fin intrinsèque de la société civile, p. 84

 

1.   Le double ordre des choses, p. 84

2.   La paix, fin intrinsèque de la société civile, p. 85

a)   La notion de paix, p. 86

b)   Paix, charité, justice, p. 87

c)   La paix, fin intrinsèque de la société civile, p. 88

 

Chapitre 4. Le bien commun, fin extrinsèque de la société civile, p. 92

 

1.   Le bien commun, fin extrinsèque de la société civile, p. 92

2.   Bien commun naturel et bien commun surnaturel, p. 94

3.   Bien propre et bien commun, p. 95

 

Conclusion de la seconde partie, p. 07

 

Troisième Partie, p. 98

 

LA TÊTE DU CORPS SOCIAL, OU LE CHEF

 

Première Section

 

LES QUALITÉS DU CHEF

 

Chapitre 1. Examen de quelques termes utilisés par Thomas d’Aquin, p. 99

 

Chapitre 2. L’intelligence, qualité fondamentale du chef, p. 105

 

1.   L’ordre, effet propre de la providence, p. 105

2.   L’ordre exige que les créatures supérieures gouvernent les créatures inférieures, p. 106

3.   Sont supérieures les créatures douées d’une intelligence supérieure, p. 107

 

Chapitre 3. La prudence, vertu propre du chef, p. 109

 

1.   Le sens courant du mot prudence, p. 109

2.   La notion thomiste de prudence, p. 110

3.   Les parties intégrantes de la prudence, p. 111

4.   Les cinq espèces de prudence, p. 118

 

 

Chapitre 4. La justice, seconde vertu du chef, p. 120

 

1.   La notion de droit, p. 120

2.   La notion de justice, p. 121

3.   Les espèces de justice, p. 123 

4.   Le chef, gardien de la justice, p. 124

4.1.   Gardien de la justice générale, p. 124

4.2.   Gardien de la justice distributive, p. 125

4.3.   Gardien de la justice commutative, 126 :

a)   La possession naturelle des choses extérieures, p. 127

b)   Le droit de propriété, p. 127

c)   L’usage des choses extérieures, p. 129

 

5.   Le chef justicier, p. 132

 

Chapitre 5. L'équité, p. 135

 

Chapitre 6. La magnanimité, p. 139

 

1.   La notion de magnanimité, p. 139

2.   La magnanimité, vertu du chef, p. 142

 

Deuxième Section, p. 144

 

L'ART DE COMMANDER

 

Chapitre 1. Le gouvernement divin, modèle du gouvernement humain, p. 144

 

1.   Partager le pouvoir, p. 144

2.   Gouverner chacun selon son mode propre, p. 148

3.   Savoir tolérer, p. 149

4.   Donner peu d’ordres, p. 151

5.   User discrètement des récompenses et des punitions, p. 154

 

Chapitre 2. Le sujet du gouvernement humain, un être intelligent libre et responsable, p. 155

 

1.   La prudence politique se trouve également dans les sujets, p. 155

2.   L'obéissance d’un sujet intelligent, libre et responsable, p. 157

3.   Le champ de la soumission, p. 158

 

 

 

Troisième Section, p. 162

 

LE CHOIX DU CHEF ET L’ATTITUDE EN CAS DE TYRANNIE

 

Chapitre 1. Le choix du chef, p. 162

 

1.   La nature prépare des chefs, p. 162

2.   Le choix des chefs naturels, p. 164

3.   Les conditions du choix au vote populaire, p. 168

4.   Le désir et le refus du pouvoir, p. 169

 

Chapitre 2. Les dangers de tyrannie, p. 172

 

Chapitre 3. Comment prévenir la tyrannie ou y remédier, p. 177.

 

1.   Moyens de prévenir la tyrannie, p. 177

2.   Remèdes à la tyrannie, p. 178

 

Conclusion générale, p. 181

 

Bibliographie, p. 187

 


 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

En 1967, je soutenais, à l’Institut d’études médiévales de l’Université de Montréal, une thèse intitulée Le chef selon saint Thomas. À l’époque, presque tout le monde savait que saint Thomas, c’était Thomas d’Aquin, un membre des pre-mières années de l’Ordre des Prêcheurs ou dominicains. Quand cette appartenance n’est pas évidente – elle l’est rarement –, et que l’auteur y tient, il ajoute o.p. à la suite de son nom. J’en connais deux qui ne le font pas : A. D. Sertillanges et Benoît Lacroix.

En vue de la publication de ce texte sur Internet, j’ai modifié légèrement le  titre : Le chef selon Thomas d’Aquin. Inutile d’ajouter o.p. ; de plus, l’ajout de « saint » ne me semble pas approprié : quand l’Église canonise une personne, elle ne cautionne pas sa pensée philosophique. D’ailleurs, chaque fois que Thomas d’Aquin cite saint Augustin, saint Jérôme, saint Ambroise ou tout autre saint, il dit simplement Augustin, Jérôme, Ambroise. Les professeurs dont j’ai suivi les cours à l’Université Laval parlaient toujours de « saint Thomas » ; quand j’y ai donné des cours, je disais toujours « Thomas d’Aquin », comme je disais Avicenne ou Maimonide, sans mentionner leur titre.

Thomas d’Aquin est né à la fin de 1224 ou au début de 1225, et il est décédé le 7 mars 1274. Il est d’Aquin, – d’Aquino en italien –, comme Isidore est de Séville ; Anselme, de Cantorbéry ; Bernard, de Chartres. Ceux qui veulent en savoir davantage, mais pas tout savoir, peuvent lire le chapitre premier de L’autre Thomas d’Aquin. Que les curieux qui veulent tout savoir lisent  Frère Thomas d’Aquin de James Athanasius Weisheipl, dominicain canadien. Vous avez remarqué le titre de « frère » qu’il lui donne, et non celui de « père ». On parle des pères Sertillanges, Chenu, Congar, mais jamais du père Thomas d’Aquin. J’ignore à quel moment on est passé de frère à père.

En 1970, je publiais Philosophie du pouvoir, qui présente de grandes ressemblances avec Le chef selon saint Thomas, mais suffisamment de différences pour justifier une publication sur Internet. En révisant mon texte, je crois avoir suivi le conseil de Boileau : « Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. » J’ai sabré surtout dans le latin, langue de plus en plus morte, sauf quand il s’agissait de formules qui me tenaient à coeur 

Mes références à la Somme théologique sont de beaucoup les plus nombreuses ; voici comment je les présente. Cet ouvrage monumental est divisé en trois parties ; la deuxième partie, subdivisée en deux. Comme je ne cite aucun autre ouvrage ainsi divisé, I signifiera la première partie de la Somme ; I-II, la première partie de la deuxième partie ; II-II, la deuxième partie de la deuxième partie ; enfin, III signifiera la troisième partie. Chaque partie est divisée en questions, et les questions, en articles, qui débutent par quelques objections et se terminent pas la solution de ces objections.

Je cite souvent le commentaire que Thomas d’Aquin a fait de l’Éthique d’Aristote. Il s’agit toujours de l’Éthique à Nicomaque ou de Nicomaque, ou pour Nicomaque. Le père d’Aristote s’appelait Nicomaque, mais Aristote destinait cette Éthique à son fils qui s’appelait également Nicomaque. Le titre latin de ce commentaire est impressionnant : In decem libros Ethicorum Aristotelis ad Nichomachum expositio. Je donnerai comme suit les références à cet ouvrage: Commentaire de l’Éthique. Je ferai de même pour les autres commentaires. Une exception : Commentaire des Sentences. Il ne s’agit pas des Sentences d’Aristote, mais de Pierre Lombard, théologien italien décédé en 1160.

On pourrait me demander si la description thomiste du chef s’applique au chef religieux ou seulement au chef laïque. Thomas d’Aquin répond à cette question d’abord quand il dit que la grâce ne détruit pas la nature, mais qu’elle la perfectionne [1]. Les qualités du chef laïque devraient se retrouver dans le chef religieux ; il revient sur le sujet quand il parle du choix des évêques. Il faut choisir celui qui est le plus apte à gouverner une Église,  c’est-à-dire qui peut le mieux l’organiser, la défendre et la gouverner. Ce n’est pas nécessairement le plus saint. D’ailleurs, qui peut juger de la sainteté d’un homme ?

 


 

 

 

 

INTRODUCTION

 

 

Gouverner, c'est, selon Thomas d’Aquin d'Aquin, mouvoir des êtres vers la fin qui leur convient, comme on dit du nautonier qu'il gouverne le navire quand il le conduit au port [2]. Le verbe gubernare dérive, en effet, du latin gubernaculum, qui signifie gouvernail.

À maintes reprises [3], Thomas d’Aquin retourne à cette comparaison, qui était depuis longtemps dans l'imagerie des écrivains [4]. Dans La République, Platon écrit : « Tout membre particulier de l’équipage de l'État, pris en flagrant délit de tromperie [...] sera châtié pour avoir introduit ainsi, dans ce que j’appellerais le navire de l’État, une pratique qui doit en amener le naufrage et la perte [5]. » On retrouve la même comparaison chez Épictète, chez Boèce, chez Grégoire le Grand. Concluons avec Alain : « L’antique comparaison, tirée du navire et du pilote, n’a pas fini d’instruire les citoyens de leurs devoirs et de leurs droits [6]»

On peut distinguer deux phases dans le gouvernement : d’abord, la conception du plan à réaliser, puis son exécution même [7]. Du premier point de vue, Thomas d’Aquin enseigne que Dieu gouverne absolument tout, c’est-à-dire jusqu’aux plus petites choses, et jusque dans les moindres détails, sans recourir à aucun intermédiaire [8]. Une telle affirmation soulève bien des questions. Nous aurons l’occasion d’y revenir, car il se passe des choses étonnantes dans son gouvernement comme dans les nôtres ! On se demande si le poète a raison de dire qu’« il sait des méchants arrêter les complots ».

Il n’en va pas de même du second point de vue, celui de la réalisation du plan. Dieu n'assure pas lui-même immédiatement la réalisation du plan de gouvernement qu'il a arrêté pour ses créatures. Pour des raisons qui seront préciées plus loin [9] . Du point de vue de l’exécution, Dieu gouverne certains êtres par d'autres.

Mais Dieu ne crée aucune fonction dans le monde, son royaume [10], sans prévoir, en même temps, quelqu'un pour la remplir et sans l’y préparer [11]. La question surgit spontanément ici de savoir de quelles qualités Dieu ensemence les personnes qu'il destine au gouvernement. Chercher la réponse que Thomas d’Aquin a faite à cette question, tel était mon dessein en abordant le présent travail, où j’ai essayé de retracer, aussi fidèlement que possible, le portrait thomiste du chef.

Je n’entretiens cependant, aucune illusion sur l'immensité de la tâche à laquelle j’ai consacré mes efforts. Les dimensions de l'oeuvre de Thomas d’Aquin m’aurait fait reculer si je n’avais accepté d'avance de ne livrer qu’une réponse imparfaite et provisoire. De plus, aucun des traités de cette oeuvre colossale n’est directement consacré au sujet qui me retenait, même si le traité Du gouvernement royal et le commentaire de la Politique d’Aristote y touchent de plus près. En général, 1e portrait du chef se présente, dans l'oeuvre de Thomas d’Aquin, sous forme de réflexions livrées presque au hasard d’autres considérations. Ce sont ces réflexions, éléments épars, que je me suis proposé de recueillir et d’organiser. Il m’en est sûrement échappé, voire des meilleures.

Ces éléments une fois recueillis, je n’ai pas cru être infidèle à la pensée de Thomas d’Aquin en les groupant sous les rubriques suivantes : le bonheur de l’homme, fin que le chef doit servir ; les qualités du chef ; l'art de commander ; le choix des chefs et l’attitude à adopter en cas de tyrannie. Il m’a semblé que l’intelligence, la prudence, la justice, l’équité, la magnanimité constituaient les grandes qualités du chef digne de la fonction. Quant aux considérations sur l’art de commander, elles semblent entrer assez bien dans les deux points de vue suivants : le gouvernement divin, modèle du gouvernement humain ; l'homme, être intelligent, libre et responsable, sujet du gouvernement humain. Enfin, des réflexions concernant le choix des chefs et les dangers de tyrannie : remèdes préventifs et remèdes curatifs.

Il m’est arrivé de citer des auteurs sans autorité dans l’École ou étrangers à la pensée de Thomas d’Aquin. Parfois, j’empruntais simplement une formule heureuse ; mais, la plupart du temps, je voulais signaler que la pensée de Thomas d’Aquin se situe en plein courant d’une tradition bien vivante, qu'elle s'est formée dans un milieu qui l’a influencée et dont elle a fait, parce que vivante, son propre profit ; enfin, qu’elle ne fut pas sans lendemain.

Un premier regard découvre facilement les grandes lignes du plan qui s’imposait. Puisque gouverner, comme je l’ai rapporté au début, c’est conduire un être à la fin qui lui convient, je devais, dans une première partie, considérer la fin que la nature assigne à l'homme. La fin fixée, je pouvais et devais déterminer les moyens d'y parvenir [12]. Constituent des moyens pour l’homme de parvenir à sa fin, d’abord, la société civile, puis le chef, puisqu’il s’affiche comme la partie principale de cette société.

Mon enquête sur le chef selon Thomas d’Aquin comprend donc trois parties. Dans une première, je disserterai sur la fin de l'homme, c’est-à-dire sur le but que le chef doit connaître et avoir constamment en vue, car il lui incombe d'y conduire ses sujets ou, du moins, de ne pas les empêcher d’y tendre. Je montrerai  que le bonheur de l’homme consiste dans son opération propre, l’intellection ; que la pratique des vertus morales dispose à la vie de l’intelligence et y est ordonnée comme à sa fin ; je parlerai enfin du rôle d’instruments que remplissent les autres biens humains (santé, richesse, amitié, etc.) par rapport à ce bien.

Dans une seconde partie, la société civile apparaîtra comme le grand moyen que la nature met à la disposition de l'homme et qu'elle l’incite à utiliser pour atteindre la fin qu’elle lui assigne. La nature manifeste son intention de deux manières : d’abord, en plaçant l’homme dans un besoin impérieux de la société ; puis, en l'équipant pour la vie en société.

Enfin, cette société, Thomas d’Aquin la compare à un corps dont le chef est dit métaphoriquement la tête. Quelques réflexions sur les lois de l’emploi métaphorique des mots amènent à parler des fonctions de la tête par rapport aux autres membres du corps et des qualités requises pour s’acquitter de ces fonctions. Au terme de ces recherches, il a été possible, je l’espère, de présenter un portrait assez ressemblant du chef  thomiste.

 

Première Partie

 

LE BONHEUR DE L'HOMME,
FIN QUE LE CHEF
DOIT POURSUIVRE

 

 

 

Chapitre 1

 

BIEN, FIN, PERFECTION, BONHEUR, PLAISIR

 

Bien, fin, perfection, bonheur, plaisir, cinq mots qui reviennent sans cesse sous la plume de Thomas d’Aquin quand il disserte sur la destinée de l’être humain. Pour suivre facilement le déroulement de sa pensée, il importe de s’interroger immédiatement sur le sens précis qu’il donne à ces mots. Nous saisirons ainsi les rapports qu’entretiennent entre elles les notions qu’ils signifient. Commençons par le mot bien, qui exprime la notion centrale de la morale thomiste, qui est une morale du bien comme d’autres morales sont du devoir ou du plaisir.

 

1.     La notion de bien

 

Qu’est-ce que le bien ? Quand on veut savoir ce qu’est une chose, on pose la question « Qu’est-ce que… ? » La réponse peut dépendre de la science en laquelle est compétente la personne à qui on la pose. L’être humain, par exemple, est défini différemment selon que l’on est en théologie, en philosophie, en biologie, etc. C’est pourquoi il est admis que les sciences se distinguent pour leur façon définir l’objet de leur étude.

Mais il existe des réalités qu’on ne peut définir parce qu’il n’y a rien qui leur soit antérieur. On dit du triangle qu’il est une figure géométrique, du  foie qu’il est organe du corps humain, du rabot qu’il est un outil du menuisier, etc. On distingue ensuite le foie du pancréas en indiquant la fonction de chacun. Le bien figure parmi ces notions tout à fait premières, qui ne peuvent s’expliquer ou se définir par quelque chose qui leur soit antérieur. Ces notions doivent être définies par quelque chose de postérieur, comme on rejoint les causes par leurs effets propres. C’est de cette manière,  en considérant son action propre, que s’éclaire la notion, première, de bien.

L’action propre du bien, c’est de mouvoir l’appétit [13]. Le bien sera donc décrit par le mouvement qu’il déclenche dans l’appétit. Ainsi, le bien sensible, c’est ce qui meut l’appétit sensitif ; le bien intellectif, c'est ce qui meut l’appétit rationnel ou intellectif. C’est pourquoi Thomas d’Aquin relaie Aristote quand il dit que les philosophes ont vu juste en disant que le bien est ce vers quoi toutes choses tendent [14].

Jean Voilquin traduit ainsi : « … ce à quoi on (sic) tend en toutes circonstances  [15]. » Le pronom on est inacceptable, car il ne contient pas « toutes choses ». Thomas d’Aquin précise qu’il ne faut pas réserver la tendance au bien aux seuls êtres doués de connaissance, c’est-à-dire aux bêtes et aux humains, mais l’étendre aux êtres dépourvus de connaissance, qui tendent au bien en raison d’un appétit naturel mis en eux par l’ordonnateur souverain [16]. 

À maintes reprises, Thomas d’Aquin reprend pour son compte l'idée des anciens philosophes et souligne 1’identité des notions de bien et d’appétibilité. Quelque chose est bon dans la mesure où il est désirable [17]. Il dira encore : la notion de bien s’identifie à la notion de désirable [18].

Le bien signifie donc ce qui est désirable, ou ce vers quoi tend l’appétit. Mais qu’est-ce qui est désirable pour un être ? Est désirable, pour un être, ce qui lui convient ou ce qui lui est ajusté [19]. Il convient au poisson de vivre dans l'eau ; l’eau est un bien pour le poisson. La force convient au cheval de trait ; elle est un bien pour lui. La rapidité convient au cheval de course ; elle est un bien pour lui. La vérité convient à l'intelligence ; elle est un bien pour l'intelligence, son bien [20].

Mais, de plus, une chose est désirable en autant qu’elle est ce qu’elle doit être, c’est-à-dire qu'il ne lui manque rien de ce qui lui est dû. Qui se procure un cheval de course veut qu’il soit rapide. C'est dans la nature du cheval de course d’être tel. C'est dire, en d'autres termes, qu’une chose est bonne en autant qu'elle est parfaite, comme nous le verrons dans un instant. Aussi, Thomas d’Aquin écrit-il que le bien implique la perfection [21]. Et encore : une chose est dite bonne en tant qu’elle est parfaite [22].

Le bien peut donc se définir comme ce qui complète, ce qui parfait un être : le cheval de trait parfait possède la force ;  l’intelligence parfaite possède la vérité ; car la force est le bien propre du cheval de trait et la vérité, celui de l'intelligence :

 

2. La notion de fin

 

Le mot fin s’emploie d’abord pour signifier la chose même qui nous semble bonne [23] et que, partant, nous désirons acquérir [24].  En ce premier sens, la fin de l’avare, c’est l’argent, chose qui lui est extérieure et, selon lui, susceptible de le rendre heureux.

Le mot fin s’emploie, en second lieu pour désigner non plus la chose elle-même, mais l'usage [25], ou encore la possession [26], ou enfin la jouissance [27] de la chose qui semble convenir, En ce second sens, ce n'est plus l’argent qui est la fin de l’avare, mais la possession de l'argent, la jouissance de l’argent.

La fin est donc un terme : c'est dans le bien qui la constitue que l'agent s’arrête ; c'est en lui qu’il se repose. Seul le bien, c’est-à-dire ce qui convient, peut ainsi être un lieu de repos. Ce terme n’est pas ce que le Petit Robert définit, au sens premier du mot fin, comme « un point d’arrêt ou la cessation d’un phénomène dans le temps ». Exemples : la fin du jour, la fin de l’année, la fin d’un règne, la fin d’une époque.

 

3. La notion de perfection

 

Au mot parfaire, on lit, dans le Petit Robert : « Achever, de manière à conduire à la perfection. » Le nom perfection vient de parfaire, qui signifie quelque chose de terminé, quelque chose de complet. Aussi, Thomas d’Aquin définit-il le parfait comme ce à quoi il ne manque rien de ce qui est dû [28]. Ou encore, le parfait, c'est ce qui possède tous les éléments que réclame sa nature [29]. Le toucher n’est pas un élément de la nature de l'arbre, et l’érable parfait ne le possède pas.

Tout être, pas seulement l’être humain, tend naturellement au bien qui lui convient, et il n'est apaisé que quand il le possède parfaitement [30]. Tous les êtres, dit-il ailleurs, à maintes reprises, désirent réaliser leur perfection [31]. Désirer sa perfection, c’est aspirer à la totalité du bien qui convient [32].

Le mot perfection évoque donc la fin de la chose, puisque le bien qui convient n’est rien d’autre que la fin ou le terme des désirs. On ne peut donc parler de perfection sans connaître la fin. La perfection réalisée par un être s’évalue en considération de la fin de cet être [33]. Ou encore, l’ultime perfection de toute chose consiste dans l’obtention de sa fin [34].

 

4. La notion de bonheur

 

En parlant de perfection, Thomas d’Aquin englobait tous les êtres. Maintenant, il va parler de bonheur : seuls les humains sont concernés. Un érable peut être parfait, mais seul un poète dira, métaphoriquement, qu’il est heureux. De même pour le chien.

Dans la Somme théologique, il titre : « Traité de la fin dernière ou de la béatitude ». La première question porte sur la fin dernière de l’être humain [35]. La fin dernière de l’homme peut être désignée du nom de béatitude [36] ou de félicité [37].

Considéré comme la chose même qui est fin et, en l’occurrence, fin ultime, la béatitude, la félicité ou le bonheur consiste dans le bien parfait [38]. Le désir naturel du bien, de ce qui convient, est apaisé quand il ne manque rien de ce qui est dû, c’est-à-dire quand le bien est parfait ou complet. Puisque le bonheur se définit comme le bien parfait de l’homme ; que tout être désire le bien et désire le posséder parfaitement, il s’ensuit que l’homme ne peut pas ne pas vouloir être heureux [39].

Sur ce point, l’unanimité semble régner. « Chaque homme en particulier et tous les hommes en commun, affirme Aristote, ont un but où ils tendent dans leurs préférences comme dans leurs aversions. C’est, pour tout dire d’un mot, le bonheur et les parties du bonheur [40]. » Il ajoute une remarque dans la Politique : « Que tous les hommes désirent de vivre contents et souhaitent le bonheur, cela est évident. Mais les uns peuvent y parvenir, et les autres ne le peuvent pas, car l’obtention du bonheur présuppose une certaine somme de moyens et de ressources ; de plus, il arrive que ceux qui possèdent les moyens ne cherchent pas le bonheur où il est [41]. » « Les hommes cheminent, en fait, par des voies souvent opposées, constatait Boèce, cependant, le but de leurs efforts est le même : tous tendent vers le bonheur ; mais, comme des hommes ivres, ils ne savent pas par quel chemin regagner leur demeure [42]. »

Pascal a formulé ce désir universel du bonheur de façon percutante : « Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception. Quelque différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas, est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre [43]. »

Enfin, l’opinion d’un homme peu sentimental, Sigmund Freud : « … quels sont les desseins et les objectifs vitaux trahis par la conduite des hommes, que demandent-ils à la vie, et à quoi tendent-ils ? On n’a guère de chance de se tromper en répondant : ils tendent au bonheur ; les hommes veulent être heureux et le rester [44]. »

Comment combler ce désir universel de bonheur ? Thomas d’Aquin nous livrera bientôt sa pensée à ce sujet ; mais, en bon théologien, il distinguera un bonheur imparfait dans la vie présente et un bonheur parfait dans l’au-delà [45].

 

5. La notion de plaisir

 

Thomas d’Aquin emploie le mot delectatio. On pourrait le traduire par « délectation », qui existe en français, mais le mot plaisir est plus familier.  L’expression délectation morose assure la survie du mot. Cette délectation est « le sentiment agréable qu’éprouve celui qui se complaît dans une tentation » (Petit Robert).

Avant de s’avancer davantage, Thomas d’Aquin va introduire une distinction qui nous est peu familière, entre le plaisir de la joie [46]. Le mot joie s’emploie pour désigner les plaisirs consécutifs à la raison. C’est pourquoi nous n’attribuons pas la joie aux bêtes, mais seulement le plaisir. Mais tout objet de plaisir peut être objet de joie chez les êtres doués de raison. Thomas d’Aquin nous autorise à parler de la joie de boire raisonnablement.

Pour être inséparable du bonheur, la joie n’en est pas moins distincte. Le bonheur, comme nous venons de le voir, consiste dans la possession du bien parfait, qui assouvit totalement l’appétit [47] en comblant le désir naturel du bien. La joie résulte donc de la présence du bien qui convient [48] ; elle est le repos dans le bien qui était désiré [49]. 

La joie, dit Thomas d’Aquin, accompagne la possession du souverain bien, comme la chaleur accompagne le feu. De même qu’il n’y a pas de feu sans chaleur, ainsi il ne saurait y avoir de bonheur sans joie qui l'accompagne. Mais la joie n'existe pas dans la volonté avant que la fin n’y soit présente, non vice versa : ce n'est pas la joie qui fait entrer l'appétit en possession du bien [50]. Bref, la joie suit le bonheur, entendu comme la prise de possession du bien parfait.

Thomas d’Aquin parle de la joie comme de quelque chose qui ne fait pas partie de l'essence du bonheur, mais qui en constitue comme un accident propre [51] : la joie est à l’essence du bonheur ce que la capacité de rire est à l’essence de l’homme. Cet accident (la joie) est engendré par le bonheur ou par quelque partie du bonheur. Ces parties du bonheur, Aristote les énumère : « La noblesse de naissance, le grand nombre et l’honnêteté des amis, le mérite et le grand nombre des enfants, la belle vieillesse, et, de plus, les vertus corporelles comme la santé, la beauté, la vigueur, la grandeur, l’aptitude agonistique ; la réputation, les honneurs, la chance, la vertu [ou encore les parties de la vertu : la prudence, le courage, la justice, la tempérance] ; en effet, on atteindrait à la plus complète suffisance, si l’on possédait à la fois les biens intérieurs et les biens extérieurs ; car il n’en est point d’autres. Les bien intérieurs sont ceux qui concernent l’âme et ceux qui résident dans le corps ; les biens extérieurs sont la noblesse, les amis, les capitaux et les honneurs. Nous pensons qu’il convient encore d’avoir pouvoir et chance ; c’est à ces conditions que la vie offre le plus de sécurité [52]. » Il est impossible qu’un être humain n’ait rien à souffrir dans l’une ou l’autre de ces multiples parties du bonheur. C’est pourquoi Aristote termine le chapitre X de son premier livre de l’Éthique de Nicomaque par cette réflexion fort réaliste : « Heureux comme peut l’être un homme. »

Il nous est possible, maintenant, de suivre le fil qui conduit de l’une à l'autre des cinq notions de bien, de fin, de perfection, de bonheur et de joie. Le bien, d’abord, c’est ce qui convient et que, partant, l’on désire. Mais c'est d'un même mouvement que 1’on désire son bien et qu'on le désire parfait. Le bien proportionné une fois possédé dans sa plénitude, le mouvement du désir s’arrête, car la fin est atteinte. L’être dont les désirs sont comblés est heureux ; cet état s’accompagne de la joie la plus grande. 


Chapitre 2

 

LE BONHEUR DE L’HOMME CONSISTE PRINCIPALEMENT DANS L’INTELLECTION, SON OPÉRATION PROPRE.

 

Après avoir précisé,  à l’écoute de Thomas d’Aquin, les notions de bien, de fin, de perfection, de bonheur, de plaisir et de joie, et marqué les rapports qu'elles soutiennent entre elles, nous allons examiner en quoi il place le bien propre de l’homme, bien qui constituerait son bonheur, et vers lequel il tendrait nécessairement de tout son poids [53].

Il faut commencer par déterminer quel est le genre de vie qu’un être humain doit préférer à tous les autres. Car, tant que ce point n’est pas éclairci, on ne peut nullement parvenir à connaître quel est le mode de gouvernement le plus parfait [54]. On doit d’abord savoir ce que c’est que le bonheur, si l’on entend déterminer quel est le meilleur gouvernement, le plus parfait, car la fin même que poursuit le gouvernement, c’est la fin même que poursuit le citoyen [55].

Sur l’importance de délibérer d’abord de la fin, Pascal écrit : « C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens et non de la fin [56]. » Aristote forcerait Pascal à formuler autrement sa pensée en lui objectant que l’on ne délibère pas sur la fin, mais sur les moyens [57].  Par fin, Aristote avait alors en vue la fin dernière, le bonheur, au sujet duquel règne une totale unanimité : tout le monde veut être heureux, on l’a assez dit.

Pour prévenir toute équivoque, retenons que Thomas d’Aquin distingue toujours le bonheur imparfait, possible ici-bas, et le bonheur parfait, réservé à la patrie [58], bonheur qui surpasse toute recherche fondée sur la seule raison [59]. Puis, quand il traite du bonheur d’ici-bas, il distingue de nouveau un bonheur parfait, qui consiste dans la contemplation de la vérité, et un bonheur imparfait ou secondaire, qui réside dans la pratique des vertus morales ou dans la vie active [60], selon une appellation un peu déroutante pour nous.

 

1. Le bonheur est une opération.

 

Quand Thomas d’Aquin dit que le bonheur est une opération, il l'entend au sens où le mot fin signifie l'entrée en possession ou la prise de possession du bien parfait, et non comme la chose même que l’homme désire. Et ainsi l'on comprend comment le bonheur puisse être l'opération propre de l’homme, comme il l'affirme dans son commentaire de l’Éthique [61].

Il prouve ensuite de deux manières que le bonheur de l'homme consiste dans une opération. Son premier argument repose sur la notion même de bonheur, ultime perfection de l’homme [62] ; son second argument invoque le fait que le bonheur de l'homme réside, objectivement ou dans sa cause [63],  dans un bien extérieur à l’homme. Le bonheur est l’ultime perfection de l’homme. Or, une chose est parfaite dans la mesure où elle est en acte, c’est-à-dire réalisée, par opposition à être en puissance [64]. En face de son bloc de marbre, le statuaire de La Fontaine s’interrogeait : « Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ? Sera-t-il dieu, table ou cuvette [65] ? » Il posait cette question parce que les trois choses étaient en puissance dans le bloc de marbre. Si donc perfection dit acte, l’ultime perfection dit acte ultime, et le bonheur consiste dans l’acte ultime de l’homme.

Mais il est manifeste que l'opération est l’acte ultime de celui qui agit. C'est pourquoi Thomas d’Aquin appelle l’opération acte second ou ultime [66]. La perfection première ou fondamentale de toute chose, c’est sa forme substantielle, qui la fixe dans un certain mode d'être et lui confère l’existence ; la perfection seconde ou ultime, c’est l’opération, qui est la fin de la chose. Scier est la fin de la scie [67].

Voici son second argument. Si la fin comme objet consiste dans une chose extérieure à l’homme, il est évident que ce dernier ne se l’approprie que par le moyen d’une opération. Or, la fin comme objet consiste précisément dans un bien extérieur à l’homme, comme nous le verrons plus loin. Le bonheur va donc consister essentiellement [68] dans l’opération par laquelle l’homme va entrer en possession de ce bien extérieur [69].

Définir le bonheur comme un habitus, une disposition stable, au lieu de le définir comme une opération, entraîne deux inconvénients. Si, d’abord, le bonheur était un habitus et non une opération, celui qui dormirait toute sa vie ou la plus grande partie de sa vie serait heureux, puisque les habitus demeurent dans celui qui dort. Or, il ne convient pas qu'on appelle heureux celui qui dort, car il ne pose alors parfaitement que les opérations de la vie végétative. Et l'on ne doit pas dire qu’une plante est heureuse [70].

Si le bonheur était un habitus, il en résulterait un second inconvénient : les infortunés seraient heureux ; du moins, ils pourraient l’être. En effet, les coups de la fortune détruisent les richesses, la santé, les amis, mais non pas les habitus : sciences, arts, vertus. Mais, parce que nous posons beaucoup d'actes de vertu par nos amis, nos richesses, notre pouvoir, les coups de la fortune en empêchent un grand nombre [71]. Si donc le bonheur consistait dans un habitus, les victimes de la fortune, sans richesses, sans amis, sans réputation, et, partant, empêchées de pratiquer maints actes de vertu, pourraient être heureuses d'un véritable bonheur, ce qui est absurde.

C’était, cependant, l'opinion des stoïciens, qui considéraient les biens de la fortune comme n'étant pas des biens de l’homme [72]. En les lui ravissant, la fortune ne diminuait en rien son bonheur, puisqu’elle ne lui arrachait pas ses biens propres, ceux qui dépendent de lui.  L’enseignement stoïcien en cette matière heurte l'opinion commune. Celle-ci estime que l’infortune s'oppose au bonheur, que l’homme qui perd ses richesses n’est pas complètement heureux, ni celui qui perd ses amis, sa réputation ou sa santé [73].

 

2.     La perfection de tout être consiste dans son opération propre.

 

Le bonheur, comme acquisition du bien parfait est l'ultime perfection ou l'acte ultime ; l’acte ultime, c'est l'opération ou l'acte second. Mais le bonheur ne consiste pas dans n’importe quelle opération, comme manger ou dormir ; il consiste dans l’opération propre. En effet, le bien de toute chose qui a une opération propre consiste précisément dans cette opération, affirme Thomas d’Aquin [74].

Il apporte d’abord quelques exemples. Le bien du joueur de flûte consiste à jouer de la flûte. En effet, tout le monde s'accorde à dire qu’un joueur de flûte est bon, en tant que joueur de flûte, non pas s’il court vite, mais s’il joue bien de la flûte. Et il en est ainsi de tout art et de toute chose. C’est en tirant de lourdes charges qu’un cheval de trait mérite d’être qualifié de bon, car c'est là son opération propre. D’un chronomètre, on attend qu'il indique exactement l’heure. Telle est sa fin, tel est son bien. On le dit bon s'il indique l'heure exacte.

 

Si donc, conclut Thomas d’Aquin, il existe une opération propre de l'homme, le bien de ce dernier, sa perfection et son bonheur vont consister dans cette opération [75].  « Bonheur de l’homme : faire ce qui est le propre de l’homme », écrit Marc Aurèle [76].

 

3. L’homme a une opération qui lui est propre.

Thomas d’Aquin fait valoir deux arguments pour démontrer que l'homme possède une opération qui lui est propre, c’est-à-dire « qui lui appartient d’une manière exclusive », comme dit le Petit Robert. Son premier argument est tiré de ce qui advient à l'homme ; le second est tiré des parties de l'homme.

Il advient ou arrive à l’homme d’être tisserand, cordonnier, grammairien ou musicien. Or, il n’est aucun de ces arts qui ne possède son opération propre. En tant que tisserand, l'homme a une opération propre, et distincte de l'opération de l'homme musicien. Si l’homme tisserand était dépourvu d'une opération propre, le fait d’être tisserand ne produirait rien et serait vain [77].

Si donc il ne convient pas que l’art du tisserand ou celui du grammairien, ordonnés cependant par la seule raison humaine, ne produisent rien, à plus forte raison ne convient-il pas que ce qui est naturel et, partant, ordonné par la raison divine [78] ne produise rien et soit inutile.

Puisque l’homme se range manifestement parmi les êtres naturels,  il est donc impossible qu'il soit naturellement inactif, c’est-à-dire dépourvu d’opération propre. Force est d’admettre que l’homme comme tel a une opération propre, comme il y a une opération propre à ce qu'il lui arrive, comme d’être tisserand, cordonnier ou musicien.

Thomas d’Aquin démontre encore que l’homme possède une opération propre à partir des parties de l’homme. C’est son second argument. Toute partie de l’homme, dit-il,  a son opération propre : l’oeil voit, la main palpe, l’estomac digère, etc. Or, dit Thomas d’Aquin, l’âme est au corps tout entier ce que les parties de 1’âme [79] sont aux parties du corps. L’âme est l’acte de tout le corps [80] comme les parties de l’âme sont les actes des parties du corps. Par exemple, la vue, partie de l’âme, est l’acte de l'oeil. Par conséquent, si les parties de 1’homme produisent, par les parties de l’âme, des opérations propres, on peut conclure que l’homme tout entier produit,  par l’âme, une opération propre.

En effet, tout être, qu’il soit naturel ou artificiel, existe en vertu de sa forme. Et cette forme est principe de quelque opération. La scie existe quand une matière appropriée affecte des contours qui la rendent apte à scier. Il en est ainsi des êtres naturels. Et Thomas d’Aquin de conclure : par sa forme, tout être reçoit à la fois une existence et une opération propres [81].

 

4. L'intellection, opération propre de l’homme

Il est manifeste que l'opération propre de toute chose est celle qui lui convient en vertu de sa forme. Prenant des exemples dans l'art, plus connu de nous, nous dirions qu’en vertu de sa forme la sphère roule, la scie coupe, la montre indique l’heure.

Or, la forme de l'homme, c'est 1’âme, qui est d'abord un principe de vie. Vivre doit s'entendre ici de l'opération vitale, comme se nourrir, sentir, penser. Aristote écrit : « L’âme, au sens primordial, est ce par quoi nous vivons, percevons et pensons [82]. » Il est donc évident que le bien et la perfection de l’homme, qui consistent dans son opération propre, vont consister dans quelque opération vitale, mais pas dans n’importe laquelle.

La vie, en effet, est commune à l'homme, à l'animal et à la plante. L’opération vitale propre à l'homme n’est pas un acte de la vie végétative, puisque cette vie est commune à l’homme, à l'animal et à la plante. Le bien et la perfection propres à l’homme ne sauraient donc consister dans les biens situés à ce niveau, comme la santé, la beauté, la force, la taille [83].

L’opération vitale propre à l'homme n’est pas, non plus, une opération de la vie sensitive. Cette vie, l’homme la partage avec le boeuf et tout autre animal, dit Thomas d’Aquin. Le bien et la perfection de l’homme comme tel ne peuvent donc pas consister dans un acte qui en relève, comme la connaissance ou le plaisir sensibles.

En plus de la vie végétative et de la vie sensitive, l'homme possède la vie qui opère suivant la raison. Cette vie lui est propre, car elle relève de ce qui le différencie et le constitue dans une espèce particulière, savoir la raison. Puisque le bien et la perfection d’un être consistent dans son opération propre, c'est par une opération selon la raison, que l'homme va saisir son bien et réaliser sa perfection.

Mais il existe deux manières d’être rationnel : essentiellement et par participation. Quelque chose est dit rationnel par participation quand, sans être de soi doué de raison, il se laisse pourtant apprivoiser, pour ainsi dire, et conduire par la raison. La colère, par exemple, n'est pas, de soi, un mouvement rationnel ; mais elle est dite rationnelle par participation quand elle se laisse ajuster par la raison aux diverses circonstances de la vie. Par opposition, ce qui, de soi, intellige et raisonne est dit essentiellement rationnel.

Pour Thomas d’Aquin, la raison et l’intelligence ne sont pas deux facultés différentes, mais deux manières différentes d’atteindre la vérité [84]. Il emploie le verbe intelliger quand la vérité est saisie immédiatement. Par exemple, on n’a pas à démontrer que le tout est plus grand que chacune de ses parties, ni que deux choses égales à une même troisième sont égales entre elles. Par contre, il faut démontrer que la somme des angles intérieurs d’un triangle est égale à deux droits ou que l’âme est immortelle.

De plus, ce qui est rationnel par soi l’est davantage que ce qui ne l'est que par participation. Rationnel par participation, l'appétit sensitif est moins rationnel que la raison elle-même. Par conséquent, puisque le bien et la perfection de l’homme consistent dans son opération propre, qui est une opération vitale ; que l'opération vitale propre à l’homme est l'opération selon la raison ; il s’ensuit que le bien et la perfection de l'homme consistent dans l'opération vitale essentiellement rationnelle, dans l'acte de la raison ou de l'intelligence plus que dans l'acte simplement réglé par la raison ou l’intelligence [85]. On vit selon l’intelligence et la raison dans la pratique des sciences, des arts et de la prudence. Cette dernière est une vertu intellectuelle qui s’acquiert par l’enseignement et l’expérience et qui habilite la raison à raisonner correctement l’action singulière.

Si Thomas d’Aquin avait besoin d’appui dans l’invitation qu’il nous lance à chercher le bonheur avant tout dans la vie intellectuelle, on pourrait faire témoigner Pascal : « L’homme est visiblement fait pour penser ; c’est toute sa dignité [86]. » Il insiste : « Pensée fait la grandeur de l’homme. L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. […] Toute notre dignité consiste donc en la pensée [87]. »

Freud complète Pascal – qui n’a parlé que de la pensée – quand il parle des techniques de défense contre la souffrance. « On obtient en ce sens le résultat le plus complet quand on s’entend à retirer du labeur intellectuel et de l’activité de l’esprit une somme suffisamment élevée de plaisir. La destinée alors ne peut plus grand-chose contre vous. Des satisfactions de cet ordre, celle par exemple que l’artiste trouve dans la création ou éprouve à donner corps aux images de sa fantaisie, ou celle que le penseur trouve à la solution d’un problème ou à découvrir la vérité, possèdent une qualité particulière qu’un jour nous saurons certainement caractériser de façon métapsychologique. Pour l’instant, bornons-nous à dire d’une manière imagée qu’elles nous apparaissent “ plus délicates et plus élevées ” . Cependant, en regard de celle qu’assure l’assouvissement des désirs pulsionnels grossiers et primaires, leur intensité est affaiblie ; elles ne bouleversent pas notre organisme physique. Mais le point faible de cette méthode est qu’elle n’est pas d’un usage général, mais à la portée d’un petit nombre seulement [88]. »

On peut s’étonner que les plaisirs du penseur et de l’artiste n’attirent que le petit nombre des humains. Thomas d’Aquin s’est posé la question [89]. Il est difficile de ne pas être d’accord avec lui quand il répond que la majorité des gens sont davantage attirés par les plaisirs corporels et sensibles parce que ces plaisirs sont plus connus que les plaisirs intellectuels et artistiques. Les plaisirs corporels et sensibles, ce sont les plaisirs sexuels, les plaisirs du manger et du boire, les plaisirs de la musique, par exemple. Or, les humains ont besoin de plaisirs comme remèdes à leurs multiples douleurs et tristesses, et comme la plupart ne peuvent s’élever aux plaisirs spirituels, ils se tournent vers les plaisirs corporels et sensibles [90].

C’est le petit nombre qui pourrait souscrire à cet aveu de Montesquieu : « L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne m’ait ôté [91]. »


 

 

Chapitre 3

 

LA VIE ACTIVE DISPOSE À LA VIE CONTEMPLATIVE ET Y EST ORDONNÉE COMME À SA FIN.

 

Puisque Thomas d’Aquin place le bonheur de l’homme ici-bas principalement dans la vie contemplative [92], secondairement [93] dans la vie active ou dans la pratique des vertus morales ; qu'il conçoit la vie active comme disposant à la vie contemplative [94] et comme y étant ordonnée comme à sa fin [95], nous l’écouterons disserter sur l’une et sur l'autre, et d'abord sur la vie active ou sur les vertus morales, qui sont plus connues que les vertus intellectuelles auxquelles elles nous disposent [96].

Qu’il n’y ait pas de bonheur sans la pratique des vertus morales, Aristote l’affirme une première fois quand il écrit : « Qui oserait regarder comme heureux celui qui n’aurait pas le moindre degré de courage, de tempérance, de justice et de bon sens ; mais qui s’effraierait du vol d'une mouche, qui ne saurait pas s’abstenir des plus vils aliments, pour peu qu'il eût faim ou soif, qui serait prêt à sacrifier ses plus chers amis au plus mince profit [97] ? »

 

1. La vie humaine se divise en vie contemplative et en vie active ou pratique.

Dans la Somme théologique [98] et dans son commentaire des Sentences de Pierre Lombard [99],Thomas d’Aquin montre que la vie humaine (non pas la vie en général) se divise, d’une manière convenable et suffisante, en vie contemplative ou spéculative et en vie active ou pratique. Cette affirmation nous étonne à bon droit. 

Il rappelle d’abord la notion d’être vivant. On appelle vivants, à proprement parler, les êtres qui se meuvent ou opèrent par eux-mêmes. Or, un être opère strictement par lui-même quand il pose l’opération qui lui est propre. Manger n'est pas l’opération propre de l’homme [100] ; ce qui lui convient tout d’abord, en tant qu'homme, c’est d’exercer son intelligence et de vivre selon la raison. C’est vers ces opérations qu’il est le plus incliné et en elles qu’il puise ses plus grandes joies.

Thomas d’Aquin fait ensuite appel à l'expérience de cha­cun. Vers quoi les hommes tendent-ils de fait ? En tant qu’hommes, c’est-à-dire en tant qu’intelligents et raisonnables, les uns tendent davantage vers la contemplation de la vérité, les autres davantage vers l’action extérieure. C’est pourquoi la vie humaine est convenablement divisée en vie active et en vie contemplative [101]

La vie voluptueuse, c’est-à-dire la vie de celui qui met sa fin dans les plaisirs corporels, n'est pas une troisième forme de la vie humaine comme telle, puisque la vie voluptueuse est commune à l’homme et à la brute. C’est une vie bestiale, c’est-à-dire une vie comme peuvent en mener les bêtes, répète Thomas d’Aquin après Aristote.

La division de la vie humaine en vie active et en vie contemplative semble donc suffisante [102]. En effet, cette division de la vie humaine correspond à la division de l’intelligence, car c’est par son intelligence que l'homme est homme [103]. Or, la fin de la connaissance intellectuelle est soit la connaissance de la vérité (ce qui appartient à la vie contemplative), soit quelque action extérieure (ce qui relève de la vie pratique ou active).

 

2. La notion de vie active ou pratique

Pour comprendre la notion thomiste de vie active, il importe, au préalable, de bien marquer la différence entre faire et agir. Au sens strict, agir et faire sont deux opérations différentes. Sculpter, c’est faire quelque chose ; pratiquer la sobriété, c’est agir. Faire implique l'idée d'une action sur la matière extérieure pour la transformer ou pour en user seulement [104]. Le menuisier, par exemple, transforme le bois pour en fabriquer un siège ou une table ; le cavalier utilise le cheval pour l'assaut. Agir, au contraire, désigne une action qui n’atteint ni ne transforme la matière extérieure ; une action commandée par la volonté, mais qui se réalise principalement à l’intérieur de la personne qui agit [105].

Cette distinction étant faite, Thomas d’Aquin va préciser sa notion, quelque peu déroutante pour nous, de vie active. La vie humaine ordonnée, précise-t-il, consiste dans l'opération de l’intelligence et de la raison. Opérer suivant les dictées de la faculté propre à l'homme, c’est mener une vie humaine ordonnée [106]. Mais la partie intellective de l'homme possède deux opérations : une première, qui appartient à l’intelligence opérant comme telle ; l'opération est alors produite immédiatement par l'intelligence : connaître la vérité, par exemple, et la considérer. La seconde opération de la partie intellective de l’homme, c’est celle par laquelle l’intelligence ordonne les puissances inférieures, les régit et leur commande [107]. Pour Thomas d’Aquin, la vie contemplative consiste dans la première de ces opérations ; la vie active, dans la seconde. En d'autres termes, la vie active s’identifie à la pratique des vertus morales.

Utilisant la distinction introduite plus tôt, entre faire et agir, nous pouvons dire que la vie active englobe tout l’agir, entendu dans son opposition au faire. Tous les actes des vertus morales appartiennent essentiellement à la vie active, même si la vie active est souvent décrite par les seules opérations de la justice [108]. Il en est ainsi, dit Thomas d’Aquin, non pas parce que la vie ac­tive consiste uniquement dans les oeuvres de la justice, mais parce qu’elle consiste principalement en elles, car la justice est la plus belle des vertus morales [109] et la principale [110]. « Aux hommes, croit  Hésiode, Zeus a fait don de la justice, qui est de beaucoup le premier des biens [111]. »  Et Plotin : « Ni l’étoile du soir ni l’étoile du matin ne sont aussi belles que la face de la justice [112]. » 

Nous sommes donc en présence d’une nouvelle application du principe bien connu : Toute chose semble être ce qu’il y a de plus important en elle [113]. Par exemple, l'homme se définit par sa faculté la plus noble, l'intelligence ; la force ou le courage, par les périls les plus grands, ceux de mort ; la vie contemplative, par le plus noble objet de contemplation ; la vie active, par l’agir le plus parfait. 

Pour ne pas buter sur certaines formules de Thomas d’Aquin, qui affirme, d’une part, que l'agir est une opération et que, d’autre part, les actions extérieures appartiennent à la vie active, qu’elles en sont la fin, rappelons une distinction qu’il fait dans la Somme théologique [114]. La vie active s'envisage sous deux points de vue : d’abord, en tant qu’elle règle les passions intérieures de l’âme ; puis, dans l’exercice même des actes qui en découlent. Prenons l'exemple de la colère, que Thomas d’Aquin définit comme un désir de vengeance [115], on ne peut plus naturel. La vengeance vertueuse ou raisonnable exige d’abord que la passion intérieure soit ajustée aux circonstances de l'offense ; c'est à  cette condition que le châtiment peut être proportionné. Mais le châtiment porte sur des choses extérieures [116].

C’est du premier point de vue que l'agir s'effectue à l’intérieur de la personne qui agit. L'action extérieure de la vie active a donc ses racines dans les passions intérieures de 1’âme. Il s’ensuit qu’on peut à la fois maintenir que l'agir est à l’intérieur même de l’agent et que la vie active est ordonnée à l’opération extérieure.

 

3. La vie active dispose à la vie contemplative

La vie active ou la pratique des vertus morales dispose à la vie contemplative.

 

 

a) Le sens du verbe disposer

Le verbe disposer vient du latin disponere, qui a donné dispositio, que Thomas d’Aquin définit comme l’ordre des parties dans les choses qui en comportent [117]. Disposer des soldats signifiait ranger une armée en ordre de bataille. Disposer l’armée, ce n'est pas combattre et encore moins triompher ; c’est préparer à l'un et à l’autre ; c'est introduire un ordre, c’est-à-dire un avant et un après : ranger l'armée, d'abord, si l'on veut que suive la victoire. Ainsi, la vie active dispose à la contemplation,  c’est-à-dire qu’elle en est l'avant, qu’elle y prépare, comme l'ordre des soldats prépare l'armée au combat et à la victoire.

Et en tout ce qui dispose naturellement à quelque chose, il arrive, ajoute Thomas d’Aquin, que la disposition parfaite atteigne à ce à quoi elle dispose. Par exemple, la chaleur dispose au feu, et elle y dispose de plus en plus à mesure qu'elle augmente. À la limite, elle est conforme au feu, à quoi elle dispose [118].

Ainsi, la vie active s’achemine, à mesure qu’elle croît en perfection, vers la paix et la sérénité qui caractérisent la contemplation. Et tant que l'homme n’a pas atteint la perfection de la vie active, il ne mène qu'une vie spéculative imparfaite [119]. Cette affirmation de Thomas d’Aquin évoque le chapitre 27 du Guide des Égarés, où Maimonide distingue une double perfection de l’homme : une perfection première ou fondamentale et une perfection dernière. La première perfection comprend la santé, la nourriture, le vêtement, les bonnes moeurs, la conduite droite ; la seconde est uniquement affaire de connaissance intellectuelle. Et Maimonide de souligner que cette seconde perfection ne saurait être atteinte par qui ne possède pas la première [120].

 

      b) Les obstacles à la vie spéculative

 

L’acte de contemplation, par opposition à la recherche et à la découverte de la vérité, en quoi consiste essentiellement la vie spéculative, est empêché soit par la véhémence des passions, qui arrachent l’âme aux choses intelligibles pour la tourner vers les choses sensibles, soit par les bruits extérieurs [121]. Comment ne pas citer Pascal ? « L’esprit de ce souverain juge du monde n’est pas si indépendant qu’il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d’un canon pour empêcher ses pensées : il ne faut que le bruit d’une girouette ou d’une poulie. Ne vous étonnez pas s’il ne raisonne pas bien à présent ; une mouche bourdonne à ses oreilles : c’en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu’il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec, et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes. Le plaisant dieu que voilà [122] ! »

Les passions véhémentes ou désordonnées détournent l’attention de l’esprit ; il s’agit donc d’une influence indirecte sur la  vie spéculative. Indirecte, en effet, car le principe de la vision intellectuelle, c'est la lumière de la raison naturelle. Appartenant à la nature de l’âme, cette lumière ne s’éteint jamais ; mais, dans l’ordre de 1’exercice, il peut être fait obstacle à son usage. Les passions n’augmentent ni ne diminuent le capital de lumière intellectuelle, mais elles empêchent parfois de le faire fructifier.

La perfection de toute vertu intellectuelle consiste à s'élever au-dessus du sensible, à s’abstraire des choses sensibles [123]. On peut évoquer ici ce que dit Plotin de l’âme purifiée, qui s’est dépouillée de toute attache aux choses sensibles, afin de remonter vers le bien, vers qui tendent toutes les âmes [124]. Expliquant de quelle manière l’envie et la colère produisent l'inconstance, Thomas d’Aquin affirme que c'est en attirant la raison vers un autre objet [125]. Cette explication, il va sans dire, vaut pour toute passion véhémente. « Au lieu de commenter Aristote, Abélard, devenu amant, compose des chansons en l’honneur d'Héloïse [126]. »

La contemplation est empêchée, en second lieu, par tout ce qui s'oppose à la tranquillité de l’ordre ou à la paix [127]. Dans la Somme contre les Gentils, Thomas d’Aquin mentionne les perturbations venant de l’extérieur, par opposition aux perturbations intérieures provoquées pas les passions [128]. Ces perturbations extérieures ou ce tumulte empruntent bien des formes. Des bruits de la guerre jusqu’à l’éternuement du voisin s'allonge une série quasi infinie de perturbations extérieures susceptibles de troubler la paix, condition nécessaire de la contemplation.

 

c) Les vertus morales écartent les obstacles à la vie spéculative.

 

Il faut se garder d’un optimisme exagéré. Les vertus morales écartent certains obstacles à la vie spéculative, mais elles ne les écartent pas tous : les vertus morales n’empêchent pas les mouches de bourdonner aux oreilles du penseur, avec les conséquences que Pascal a déplorées.

Au sujet des passions, la position de Thomas d’Aquin diffère radicalement de celle des stoïciens. Parce que nous cédons, souvent malgré nous, aux passions, saint Augustin souhaitait que nous en soyons exempts ; mais il admettait qu’une complète impassibilité n’est pas conforme à la nature de l’homme pèlerin ; il allait même plus loin : tant que nous menons la vie d’ici-bas, nous ne pouvons, sans passions, vivre correctement [129]. Dans le même chapitre, il avait noté cette parole étonnante : Nunc satis bene vivitur, si sine crimine. Traduction : « Maintenant, c’est-à-dire ici-bas, on vit assez bien si on évite les crimes ! »

« Vaut-il mieux avoir des passions modérées ou n’en point avoir du tout ? s’est-on souvent demandé, dit Sénèque. Nos stoïciens n’en veulent pas du tout ; les péripatéticiens les acceptent, mais modérées. Moi, je ne vois pas comment peut être salutaire une maladie même peu grave [130]. »

Thomas d’Aquin a fait sienne l’opinion d’Aristote et d’Augustin. Selon lui, les vertus morales disposent à la contemplation de façon indirecte en écartant les obstacles que constituent, à l’intérieur même de l’homme, les passions désordonnées. Mais il y a autre chose, à l’intérieur de l’être humain, qui fait obstacle à la recherche de la vérité : c’est la coutume, qui exerce sur la vie spéculative l’influence la plus profonde et la plus durable. Et ce, comme disait Descartes, parce que la nature veut que nous soyons enfants avant que d’être hommes [131]. Abélard avait exprimé la même idée au XIIe siècle : « Comme l’habitude devient une seconde nature, quel que soit l’objet du respect qu’on inculque à l’enfant, l’adulte y reste obstinément fidèle [132]. » Pascal les éclipse tous les deux : « La coutume est notre nature. […] Qu’est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? Et dans les enfants, ceux qu’ils ont reçus de leurs pères, comme la chasse dans les animaux ? Une différente coutume donnera d’autres principes naturels, cela se voit par expérience. […] J’ai gand’peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature [133]. »

En ce qui concerne les obstacles extérieurs à la recherche de la vérité, il faut distinguer ceux qui viennent des autres – « L’enfer, c’est les autres », a dit Jean-Paul Sartre – et ceux qui viennent de la nature – la mouche de Pascal. Les vertus morales peuvent aplanir les obstacles qui viennent des autres. La paix avec autrui (la concorde), nécessaire à la vie spéculative, est favorisée par les vertus morales, cela est évident.

De plus, il y a la paix que l’ordre social établit et maintient parmi les hommes. Or, c’est la justice, première des vertus morales [134], qui produit la paix [135], affirme Thomas d’Aquin, en invoquant Isaïe 32. La justice, en effet, vertu qui règle les rapports avec autrui, supprime les occasions de querelles. C'est donc indirectement, en tant qu’elle supprime les obstacles, que la justice produit la paix ; directement, la paix est l’effet propre de la charité [136].

La justice et tout l'ordre social assurent donc le repos contre certaines perturbations venant de l’extérieur [137] ; les vertus morales vont assurer un second repos, celui des passions [138]. Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote, distingue onze passions : six dans l’appétit concupiscible (amour et haine, désir et aversion, joie et tristesse) ; cinq dans l’irascible (espoir et désespoir, crainte et audace, puis colère). Les passions du concupiscible ont pour objet le bien délectable ; celles de l’irascible, le bien difficile.

La droite raison exige que la juste mesure soit maintenue dans les passions du concupiscible comme dans celles de l’irascible. Tel est précisément le rôle des vertus morales de force et de tempérance. La force ajuste les passions de 1’irascible aux circonstances indéfinies de l'action ; la tempérance ajuste celles du concupiscible.

 

4. La vie active est ordonnée à la vie contemplative comme à sa fin.

 

La vie active ou pratique des vertus morales dispose à la vie contemplative, c’est-à-dire qu'elle y prépare. Thomas d’Aquin fait un pas de plus en ajoutant qu'elle y est ordonnée comme à sa fin. Il va donc préciser le sens du verbe ordonner et souligner ce qu'il ajoute à disposer.

 

a) Le sens du verbe ordonner

 

Deux conditions sont requises pour qu’une chose soit dite ordonnée : d'abord, qu’elle soit en vue d’une fin, dirigée vers une fin, et non abandonnée au hasard ; puis, qu’il existe des moyens adéquats [139].

Les mots ordinatio ou destinatio comportent l’idée de direction d’une chose vers une fin [140]. Ordonner, c’est diriger, et seule la raison en est capable [141]. En effet, c'est le propre de la raison de saisir les rapports qui existent entre les choses ou d’établir ces rapports [142]. Dans toute oeuvre de la raison, on remarque ce mouvement qui procède d’une chose à une autre. On se souvient de la distinction qu’il a faite entre l’intelligence et la raison.

Le verbe disposer n’insinue pas qu'il existe un double ordre dans les choses : l'ordre des parties de la chose entre elles, l'ordre du tout à la fin [143]. Le verbe disposer ne semble évoquer que le premier de ces deux ordres, celui des parties dans le tout. C'est l’ordre IN ; mais il existe aussi un ordre AD. C'est ce second ordre que le verbe ordonner évoque.

Voyons maintenant comment Thomas d’Aquin montre que la vie active, ou pratique des vertus morales, réalise les deux conditions pour qu’elle soit dite ordonnée à la vie contemplative ; autrement dit, que la vie contemplative constitue, par rapport à la vie active, un bien supérieur pour l'homme ; puis qu’elle est un moyen par rapport à la vie contemplative.

 

b) La fin de la vie active

 

La vie active ou la pratique des vertus morales peut être dite ordonnée à la contemplation de la vérité comme à sa fin, si elle est dirigée vers la contemplation comme vers son terme et vers ce qu’il y a de meilleur pour l'homme. Or, la pensée de Thomas d’Aquin est sans équivoque sur ce point. À maintes reprises, il affirme que la contemplation de la vérité est la fin de la vie active ou de la pratique des vertus morales [144].

La vie active ne serait pas ordonnée à une fin si l'homme était lui-même sa fin dernière. En l’occurrence, il trouverait son bonheur à considérer et à ordonner ses actes et ses passions [145]. Mais tel n'est pas le cas : le bonheur de l'homme consiste dans un bien extrinsèque, qu’il doit saisir par un acte de son intelligence. Ordonner ses passions et ses actes devient alors pour lui un moyen par rapport à sa fin ultime [146].

Puisque le bonheur de l’homme consiste principalement dans un bien extrinsèque (la connaissance de la vérité), la pratique des vertus morales, quoique produisant un certain bonheur, demeure ordonnée à la fin des vertus intellectuelles et constitue un moyen par rapport à celle-ci.


c) La vie active, moyen adéquat en vue de la contemplation

 

La deuxième condition pour qu'une chose soit dite ordonnée, c'est qu’il existe des moyens adéquats en vue de la fin à atteindre. Cette seconde condition se réalise parfaitement dans le cas de la vie active. Thomas d’Aquin l’a démontré ci-dessus quand il a établi que la vie active dispose à la vie contemplative. Il n’y a pas de vie contemplative parfaite qui ne soit précédée d’une pratique parfaite des vertus morales.

Terminons en reprenant le texte déjà cité du commentaire des Sentences. Tant que l’homme n'est pas parvenu à la perfection de la vie active, ou de la pratique des vertus morales, la vie contemplative n’existe en lui qu’à l'état imparfait. C’est affirmer de façon on ne peut plus claire le rôle de moyen que tient la vie active par rapport à la vie contemplative.


 

 

 

 

Chapitre 4

 

LA VIE CONTEMPLATIVE, BONHEUR PARFAIT DE L’HOMME, MÊME ICI-BAS

 

Après avoir parlé d’abord de la vie active ou pratique, parce qu’elle est plus connue de nous ; après avoir montré qu’elle est la voie normale vers la vie spéculative, où réside d'abord et avant tout le bonheur parfait de l’homme, dans la mesure où il est possible ici-bas, Thomas d’Aquin considère la vie contemplative elle-même. Mais d’abord un mot du culte qu’il professe envers l’intelligence.

 

1. LE CULTE DE THOMAS D’AQUIN POUR L’INTELLIGENCE

 

L'une des attitudes qui frappent le plus chez Thomas d’Aquin, c'est son estime et son admiration pour l'intelligence et l’intellection. « Aimer l’intelligence, c'est être très profondément thomiste », disait Étienne Gilson,  lors d’une conférence donnée à l’Institut d’études médiévales de l’Université de Montréal, le 17 février 1964.  Et il poursuivait en affirmant que, pour comprendre Thomas d’Aquin, il faut être animé d'un grand amour et d'un grand respect pour l'intelligence, chose tellement grande que rien en dehors de Dieu ne la surpasse [147]. Ce culte se manifeste d’une manière toute spéciale dans la Somme théologique, quand il se demande si l’image de Dieu est dans l’homme. Le mot homme est alors pris au sens où il englobe les deux sexes.

Thomas d’Aquin commence par définir le mot image. Où il y a image, dit-il, en invoquant saint Augustin, il y a nécessairement ressemblance ; mais où il y a ressemblance, il n’y a pas nécessairement image. Par exemple, il ne suffit pas qu’un oeuf soit semblable en tout point à un autre oeuf pour en être l’image. Pour être l’image d’une autre, une chose doit être produite à l’imitation de cette autre. Pour exprimer cette dernière note de la notion d’image, Thomas d’Aquin emploie des expressions comme à l’imitation, à l’exemple [148]. Enfin, la notion d'image implique une similitude selon l'espèce ou, du moins, selon un accident propre de l'espèce. Une similitude quelconque, même imitée d’un modèle, ne suffit pas à la notion d’image.

Dans l’homme, l’image de Dieu est imparfaite (l’image parfaite suppose l’égalité), c'est pourquoi l’Écriture ne dit pas  que l’homme est l’image de Dieu, mais qu'il a été formé à l’image de Dieu, ou qu'il ressemble à Dieu comme l’image ressemble au modèle [149]. « La nature a des perfections, écrit Pascal, pour montrer qu'elle est l’image de Dieu ; et des défauts, pour montrer qu’elle n'en est que l’image [150]. »  Précisons : à l’image.

L’homme est « à l’image de Dieu » puisqu'il existe en lui une similitude de Dieu selon ce qui constitue l’espèce humaine, savoir, l'intelligence [151]. Un élément quelconque (l'être ou la vie) ne suffit pas à fonder dans l'homme une ressemblance avec Dieu per modum imaginis.  À proprement parler, seules les créatures intellectuelles sont à l’image de Dieu [152]. Il s’ensuit que les créatures les plus intellectuelles sont davantage à l’image de Dieu que les moins intellectuelles.

Une parole de saint Paul a forcé Thomas d’Aquin à préciser sa pensée au sujet de l’image de Dieu dans la femme. Il s’est posé la question suivante : L’image de Dieu est-elle dans tout homme, in quolibet homine ? À cette question, certains objectaient cette parole de saint Paul : « L’homme est l’image de Dieu – il serait sans doute préférable de dire à l’image –, mais la femme est l’image de l’homme [153]. » Ici il faut remarquer que Thomas d’Aquin emploie le mot vir, le mâle, pour désigner l’homme de saint Paul. À cette objection, il va répondre que l’image de Dieu est également dans l’homme, in viro, et dans la femme, in muliere, quant à ce qui constitue principalement la nature de l’image, à savoir la nature intellectuelle.

Les expressions qui exaltent 1’intelligence foisonnent chez Thomas d’Aquin. L’intelligence, dit-il dans l'Éthique, est quelque chose de divin [154] ; par elle, l'homme ressemble à Dieu [155]. Cette dernière idée est reprise au livre IX de l’Éthique : c’est par l'intelligence que nous ressemblons le plus à Dieu [156]. L'intelligence est ce qu'il y a de plus fondamental et de meilleur dans l'homme [157]. Rien dans la création n'est plus noble ni plus parfait que l’acte de l'intelligence [158]. Il s'ensuit que la vérité, bien de l’intelligence, est également quelque chose de divin [159] et que, partant, le sage aime et honore l'intelligence, chose que Dieu préfère parmi les réalités humaines [160].

 

3.     LA NOTION DE VIE CONTEMPLATIVE

 

La vie contemplative, c’est la vie de l’intelligence opérant en tant qu’intelligence, par opposition à l'intelligence qui ordonne et régit les puissances inférieures, comme il a été dit ci-dessus. L’intelligence opère selon ce qu’elle est quand elle poursuit son bien propre, la vérité, puis la contemple [161], c.à-d. la considère attentivement, comme dit le Petit Robert.

 

a) Les actes appartenant à la contemplation

 

Avant de répondre à la question de savoir si plusieurs actes appartiennent à la contemplation, Thomas d’Aquin précise qu'il parle de la contemplation dont l'homme est capable, par opposition à la contemplation angélique, qu’il semble connaître. L'ange atteindrait la vérité par un acte simple d'appréhension, tandis que l'homme la saisit au terme d’un certain processus, qui le conduit, à travers de nombreux intermédiaires, à une vérité simple [162].

C'est par des actes nombreux que l’homme parvient ainsi à la contemplation de la vérité. Certains de ces actes concernent l’acquisition des principes qui serviront de point de départ ; d'autres concernent la déduction, à partir de ces mêmes principes, de la vérité dont on cherche la connaissance. L’acte ultime de ces différents actes, c'est la contemplation de la vérité. Le mot contemplation ne doit pas évoquer la nonne « enfarinée d’extase » dont parle Léon Bloy. C’est beaucoup plus simple.

Thomas d’Aquin cherchait depuis longtemps un argument contre les manichéens. C’est à la table du roi saint Louis qu’il lui apparut. Il asséna un formidable coup de poing sur la table et, sans s’excuser, s’écria : « Maintenant, je tiens mon argument contre les manichéens ! » Selon son vocabulaire, il contemplait cette vérité. On pourrait aussi bien donner l’exemple d’Archimède. Hiéron, roi de Syracuse, lui avait demandé si sa couronne était bien en or pur. Archimède trouva la réponse en prenant son bain. Fou de joie, à la contemplation de cette vérité, il se serait élancé tout nu dans la rue en criant : « Eurêka », c.à-d. J’ai trouvé.

Avant de contempler la vérité, manifestement, il faut la chercher, puis la découvrir. Partant, il y a trois phases à distinguer : l'inquisition, la découverte, puis la contemplation [163]. Or, l’homme accède par deux voies à la connaissance de la vérité : ou bien il la reçoit d'un autre ou bien il la découvre par ses propres moyens. Cet autre peut être Dieu ou un homme. Théologien, Thomas d’Aquin croyait que Dieu avait révélé des vérités inaccessibles à la raison, et même, pour qu’elles soient facilement connues de tous, certaines vérités accessibles à la raison [164]. S’il est Dieu, la prière est nécessaire ; s'il est un homme, il faut l'attention à écouter ou la lecture, suivant que la vérité est transmise par l'enseignement oral ou par l’écrit.

Méditation, prière, lecture, docilité, voilà autant d'actes souvent préalables à la connaissance de la vérité. Thomas d’Aquin dit qu’il est préférable que le sage – ou celui qui se croit tel – ait des coopérateurs dans la recherche de la vérité, parce qu’il arrive parfois que l’un voit ce que l’autre, même plus sage, ne voit pas [165]. Il ajoute aussi le temps, qu’il considère comme un coinventeur ou un bon coopérateur [166]. Mais la contemplation de la vérité consiste uniquement dans la vue simple de la vérité connue.

 

b) L’objet de la contemplation

 

Est-ce que la vie contemplative consiste uniquement dans la contemplation de la vérité divine ou encore dans la contemplation de n’importe quelle vérité ? Pour répondre à cette question, Thomas d’Aquin introduit plusieurs distinctions. Une chose peut appartenir d’une double manière à la vie contemplative : principalement et secondairement ou en y disposant [167] ; de plus, premier peut s’entendre du point de vue de la perfection et du point de vue de la génération.

Ces distinctions faites, il dira que, si l’on entend par l'objet premier de la contemplation celui qui est premier du point de vue de la perfection, c’est Dieu ou la vérité divine [168]. En effet, la contemplation de la vérité divine est la fin de toute vie humaine [169]. Tous ceux qui ont vu juste placèrent la fin de la vie humaine dans la contemplation de Dieu. Imparfaite ici-bas, cette contemplation engendre sur terre un bonheur imparfait, le bonheur que goûte l’homme pendant son voyage terrestre, par opposition au bonheur de la patrie, lequel sera parfait à l’égal de la contemplation.

L’objet secondaire de la contemplation, dans l’ordre de la perfection, mais premier dans l’ordre de la génération ou de l’apprentissage, ce sont les effets de Dieu ou les créatures. Ici-bas, en effet, nous nous élevons normalement à la connaissance et à la contemplation de Dieu à partir des créatures. Les créatures nous conduisent  comme « par la main » à leur créateur. L’expression est de Thomas d’Aquin lui-même : Per divinos effectus in Dei contemplationem manuducimur [170].

 

3. LE BONHEUR PARFAIT DE L’HOMME CONSISTE,          MÊME ICI-BAS, DANS L’OPÉRATION DE LA VERTU SPÉCULATIVE.

 

Thomas d’Aquin apporte six arguments pour établir que le bonheur parfait de l’homme, même ici-bas, consiste principalement dans l’opération de la vertu spéculative.

 

a) Le bonheur consiste dans la meilleure opération de l’homme [171]. Or, la spéculation ou la contemplation de la vérité est la meilleure opération de l’homme. Cette affirmation se prouve en remontant aux deux sources (puissance et objet) d’où découle la dignité d’une opération.

La spéculation de la vérité est la plus haute opération de l'homme parce qu'elle est produite par l’intelligence, sa faculté la plus noble et la plus parfaite, et qu’elle porte sur les objets de connaissance les plus nobles, les objets intelligibles et divins [172]. Il résulte de là que l'homme trouve son bonheur le plus grand dans la considération de la vérité la plus élevée qui se puisse découvrir. Dante y va de son opinion : « La spéculation, bien suprême, pour lequel la divine bonté a mis le genre humain dans l’existence [173]. »

Jacques Leclercq manifeste ici son désaccord. Dans son commentaire de l’Éthique, Thomas d’Aquin écrit : « Parmi tous les actes des vertus, c’est la contemplation de la sagesse qui est le plus délectable, comme il est manifeste et admis de tous [174]. Leclercq émet ce commentaire un peu hautain : « “ Manifeste et admis de tous ” : admirable candeur du philosophe ! Comme si, au contraire, le philosophe n’était pas une énigme pour la plupart des hommes, une énigme ou un doux illuminé !... En tout cas, s’il est une chose dont on puisse dire qu’elle n’est pas évidente et admise de tous, c’est bien celle-là [175] ! »

« Socrate le premier, dit Cicéron, invita la philosophie à descendre du ciel, l’installa dans les villes, l’introduisit dans les foyers, et lui imposa l’étude de la vie, des mœurs, des choses bonnes et mauvaises [176]. » Les philosophes qui soulèvent les problèmes de tout le monde et en discutent dans le langage de tout le monde, comme le voulait Aristote, ne sont une « énigme » pour personne. Quand Aristote dit « admis de tous », il n’a à l’esprit que les philosophes et ceux qui ont reçu leur enseignement.

 

b) Dans son commentaire de l’Éthique, Thomas d’Aquin pose deux autres conditions du bonheur : la continuité et la perpétuité, dans la mesure du possible [177]. Ces conditions du bonheur, la spéculation de la vérité est, de toutes les opérations humaines, celle qui la réalise le mieux. En effet, l’homme peut persévérer davantage dans la spéculation de la vérité, que dans n’importe quelle autre opération.

L’homme doit suspendre souvent son activité à cause de l’ef­fort qu'elle requiert et de la fatigue qui s’ensuit. Cet effort et cette fatigue, il est incapable de les supporter longtemps. Cet effort et cette fatigue sont proportionnés à la part que prend le corps à l'opération. C’est pourquoi l'opération intellectuelle est, de toutes les opérations de l’homme, celle qui exige le moins d’efforts et entraîne le moins de fatigue, car elle fait du corps un usage minimum. On peut penser couché. C’est donc dans la spéculation de la vérité que l’homme trouve le plus de bonheur, parce que cette opération, à cause de sa facilité, est le plus aisément continue [178].

 

c) Le bonheur, nous le verrons plus loin, exige une mesure convenable de biens extérieurs. Or, c’est dans la vie spéculative que cette mesure s’obtient le plus facilement. En effet, la vie spéculative s'accommode des choses nécessaires à tous pour mener une vie ordinaire.  La vie active ou pratique des vertus morales en nécessite davantage [179].

Le sage est en mesure de s’adonner à la recherche et à la contemplation de la vérité, même s'il vit seul. La contemplation est une opération totalement intérieure. Même, plus un homme peut, seul, se livrer à la spéculation, plus il est parfait en sagesse. Ce n’est pas à dire, cependant, que la société desserve la contemplation. Deux personnes vivant ensemble peuvent comprendre plus de choses et agir davantage [180]. J’ai déjà cité le passage où Thomas d’Aquin affirme qu'il est préférable que le sage ait des collaborateurs : parfois l'un voit ce que 1’autre, même plus sage, ne voit pas [181].

De tous, le sage est donc l'homme qui se suffit le plus à lui-même [182] ou, en d’autres termes, qui se procure le plus facilement les quelques choses nécessaires à son opération propre, la recherche de la vérité. Et puisque c’est là une condition du bonheur, nous pouvons affirmer que celui-ci se trouve avant tout dans la vie spéculative.

 

d) Le bonheur est à tel point désirable pour lui-même, qu'il n'est, en aucune manière, recherché pour autre chose [183], car il est la fin ultime. Or, cette condition n'est satisfaite que dans la spéculation de la vérité, car la sagesse est aimée pour elle-même et non pour autre chose. En effet, aucun autre avantage n’accompagne la contemplation de la vérité. Dans les opérations extérieures, au contraire, l'homme retire toujours quelque profit en sus de celui qui est attaché à l’action qu’il pose. Il se mérite, par exemple, l'honneur et la reconnaissance. Rien de tel dans la contemplation de la vérité, si ce n’est par accident, quand le sage livre aux autres la vérité qu'il a découverte et savourée. Mais alors, ce n'est pas à la spéculation elle-même que l’honneur et la reconnaissance échoient, mais à l’acte extérieur d’en partager les fruits. Il s'ensuit donc que la contemplation de la vérité réalise au mieux cette autre condition du bonheur : être un bien désirable pour lui-même.

« Quiconque cherche des joies qu'il ne puisse devoir qu'à lui-même ne peut les trouver que dans la philosophie ; car les autres plaisirs ne s’obtiennent pas sans le concours d'autrui [184] », affirme Aristote. Mais il faut préciser que la notion de philosophie a évolué au cours de l’histoire. Voyons ce qu’en dit Aristote. « C’est l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l’univers [185]. Hubert Reeves ne se considère pas comme un philosophe.

 

e) De plus, le bonheur consiste dans un certain loisir, in quadam vacatione [186]. Vacare, c'est n'avoir plus rien à faire parce qu’on a touché au terme où l’on tendait. Vacare, c'est reposer dans le bien et la fin. Il faut marquer la différence entre les termes vacatio et requies. Parce que l’homme est incapable de travailler sans interruption, il a besoin de repos, de requies, d’une suspension momentanée de l’effort en vue d’une reprise plus ardente [187]. Par contre, le terme vacatio ne signifie pas une pause pendant l’action, mais un repos au terme de l’action. Un repos définitif .

C’est pourquoi, le bonheur étant la fin ultime de la vie humaine, le terme vacatio lui convient, sans conteste, éminemment. Or, il n’y a pas de vacatio dans les vertus morales, car elles sont en vue d'une autre fin, comme il a été montré ; il n’y a de vacatio que dans la vertu spéculative. D’où le bonheur de l'homme consiste principalement dans la contemplation de la vérité.

Que les vertus morales soient en vue d'une autre fin, Thomas d’Aquin le montre en faisant appel aux actes de la vie politique et de la guerre. De tous les actes de la vie active, ce sont, sans contredit, les plus beaux et les plus grands, quand ils sont posés en vue du bien commun. Le bien qu’ils représentent ne constitue donc pas un terme où l’appétit se repose définitivement, mais une étape dans la marche vers le bien commun.

 

f) Il est admis communément que le plaisir, ou, plus précisément la joie, accompagne le bonheur. On n’imagine pas triste une personne heureuse. Thomas d’Aquin, pour sa part, nous l’avons souligné plus tôt, fait de la joie un certain accident propre du bonheur [188]. La joie est consécutive à la possession du bien parfait, qui constitue le bonheur ; elle est le repos de l’appétit dans le bien parfait, naturellement désiré, puis possédé [189]. Parmi tous les actes de vertu, il est manifeste et admis de tous les sages que c’est la contemplation de la vérité qui produit la plus grande joie. À cause de l’ampleur de la question, je consacrerai quelques pages à la délectation, plaisir ou joie.

Je reviens sur « l’admirable candeur du philosophe », comme dit Jacques Leclercq, quand il lit chez Aristote qu’il est « manifeste et admis de tous » que la contemplation de la vérité procure le plaisir le plus grand [190]. Il me semble évident que le pronom « tous » ne recouvre que les sages. Quand Aristote écrit, dans les Physiques : « Tous prennent pour principes les contraires [191] », il ne nous vient pas à l’idée qu’Aristote attribue à tout le monde cette opinion. Aristote marque la distinction entre tout le monde et tous les sages dans les Topiques [192]. Thomas d’Aquin a bien compris ce que voulait dire Aristote. Selon lui, « les joies de l’esprit ne sont pas le partage de la foule, plongée dans les choses matérielles [193] ». 

 

4. CONTEMPLATION ET PLAISIR

 

Thomas d’Aquin utilise deux mots : delectatio et gaudium, pour désigner un agréable état d’âme. On traduit le premier par délectation ou par plaisir ; le deuxième, par joie. La joie est une espèce de délectation ou de plaisir comme le triangle est une espèce de figure géométrique. Le plaisir ayant été situé par rapport au bonheur, il est bon de l’étudier maintenant en lui-même, d'abord ; ensuite, de montrer que le plaisir de la contemplation de la vérité l’emporte sur tout autre plaisir humain.

 

a) Le plaisir en lui-même

 

La délectation ou le plaisir, dit Thomas d’Aquin, n’est rien d'autre que le repos de l'appétit (sensitif ou intellectif) dans le bien [194]. Le plaisir se distingue de la joie, comme le genre de l'espèce. Le genre plaisir se divise en plaisir au sens strict et en joie, comme le genre animal se divise en animal proprement dit (la brute) et en homme. Bref, la joie est une espèce de plaisir.

Si le repos de l'appétit se réalise dans un bien sensible, c’est le plaisir ; s’il se réalise dans un bien intelligible, c’est la joie. La joie est le plaisir qui résulte de l'assouvissement d'un désir consécutif à la raison ; la joie s’accompagne de raison. C'est pourquoi la brute n’éprouve que le plaisir ; mais tous les plaisirs de la brute peuvent se transformer en joie chez l’être  qui possède la raison. Thomas d’Aquin parlerait de la joie de manger et de boire raisonnablement. Il arrive, cependant, que le plaisir éprouvé au niveau des sens n’ait pas son écho de joie dans la raison [195].

      b) La contemplation est accompagnée de plaisir

 

Quand l’intelligence contemple, c’est-à-dire qu’elle est en possession de son bien propre, la vérité, et le considère, la volonté, appétit consécutif à l’intelligence, éprouve du plaisir, au sens large du terme ; de la joie, au sens strict [196]. La contemplation est délectable de deux manières : d'abord, en raison même de l'opération ; puis, en raison de l'objet sur lequel porte l’opération. Tout être éprouve du plaisir à poser un acte conforme à sa nature ou à quelque habitude qu’il a développée, et qui est devenue comme une seconde nature. Or, en tant qu’il est un être intelligent, la vérité est un bien pour l’homme ; il la désire naturellement et jouit de la posséder et de la contempler [197].

Bien plus, tout être éprouve du plaisir à poser des actes conformes à ses dispositions présentes, quelles qu’elles soient. C’est ainsi que les larmes mêmes causent du plaisir chez une personne disposée à pleurer [198]. Au contraire, il est pénible d'agir contrairement à ses dispositions ; pénible de rire quand on est disposé à verser des larmes ; pénible de verser des larmes quand on est disposé à rire, reprend Thomas d’Aquin après Cicéron [199]. L’habitude rend l’opération encore plus délectable. La personne  qui possède les habitus – qualités stables – de sagesse et de science découvre la vérité sans difficulté et la contemple avec une joie accrue [200].

La spéculation de la vérité comporte, effectivement, deux phases : une première, qui consiste dans la recherche de la vérité ; une seconde, qui consiste dans la contemplation de la vérité découverte et connue. Et il est évidemment plus parfait de contempler la vérité que de la rechercher, puisque la contemplation est le terme et la fin de la recherche.

La délectation est donc plus grande à considérer ou à contempler la vérité connue au préalable, qu’à la poursuivre de ses désirs. D’où la félicité parfaite ne consiste pas dans n’importe quel genre de spéculation, mais dans celle qui débouche sur la vérité. Autrement dit, le bonheur consiste dans la spéculation qui aboutit à l'évidence de la vérité.

Plusieurs ont présentes à l’esprit les considé­rations de Pascal sur la chasse et la prise [201]. Peu savent, peut-être, que Pascal relaie Montaigne, qui relaie Arioste. Dans son Roland furieux, ce dernier écrit : « Tel le chas­seur poursuit le lièvre par le froid, par le chaud, dans la mon­tagne et dans la vallée ; il le méprise une fois pris et ne le désire que tant qu'il fuit. » Évidemment, ce chasseur n’a pas faim ou n’aime pas le lièvre. Arioste n’a pas inventé cette anecdote : on la retrouve chez Horace. Mais la vérité n’est pas un lièvre. Quand il s’a­git de la recherche de la vérité, c’est le contraire qui se pro­duit : la recherche est souvent pénible, la prise et la possession toujours agréable.

La joie de la contemplation tient également à l’objet. S’il y a du plaisir simplement à voir, le plaisir est autrement plus vif, dit Thomas d’Aquin, quand le regard embrasse une personne aimée. Quand il s’agit de sciences, nous désirons davantage savoir peu de choses et même d’une manière incertaine de quelque objet élevé, que de savoir beaucoup de choses, voire de façon certaine, de quelque objet moins noble [202].

La philosophie, par exemple, réserve à celui qui se livre à la contemplation de la sagesse, des délectations admirables quant à la pureté et quant à la solidité. La pureté provient du fait que ces délectations découlent d'objets immatériels. Par contre, la personne qui tire quelque délectation de choses matérielles contracte une certaine impureté pour s’occuper de choses inférieures.

La solidité de ces délectations émane du fait qu’elles viennent d’objets immuables. Par contre, la délectation tirée de choses changeantes est fragile : que la chose délectable change ou se corrompe, la délectation cesse ou même se transforme en tristesse. Les richesses se perdent, les amis se retirent, les enfants meurent.

Les délectations de la vie spéculative sont dites admirables au sens fort du terme : étonnement mêlé de crainte. Admirables à cause de leur caractère inusité. La foule, en effet, en ignore la valeur et se tourne vers les choses matérielles [203].

 

c) Le plaisir de la contemplation surpasse tout plaisir humain

 

Le plaisir – Thomas d’Aquin emploie le mot delectatio et non gaudium – de la contemplation tient à l’opération même et à son objet. Or, sous l’un et l’autre rapport, ce plaisir l’emporte sur tout autre plaisir humain. D’abord, le plaisir spirituel l'emporte sur le plaisir charnel [204]. Il prouve ou du moins essaie de prouver cet avancé dans la Somme théologique [205].  

Si l'on considère l’opération elle-même, dit-il, il ne fait aucun doute que les plaisirs intellectuels sont beaucoup plus grands que les plaisirs sensibles. En effet, l'homme jouit beaucoup plus de connaître par l’intelligence que par les sens, car la connaissance de l'intelligence est plus parfaite. Celle des sens est subjective et intransmissible. L’un dit que le temps a passé vite ; l’autre l’a trouvé interminable. Le premier causait avec une amie ; l’autre était sur la chaise du dentiste. Le chronomètre a tranché : trois quarts d’heure. La situation serait tout autre s’il s’agissait de la démonstration d’un théorème de géométrie. En l’occurrence, la subjectivité ne joue aucun rôle, et tous les auditeurs qui ont compris peuvent transmettre leur connaissance à d’autres.

De plus, la connaissance intellectuelle est plus appréciée que la connaissance sensible. Tout homme, en effet, aimerait beaucoup mieux perdre la vue du corps que celle de l'esprit. Aveugle, mais non pas bête ou idiot [206]. « Si j’étais asteure forcé de choisir, je consentirais plutôt, ce crois-je, de perdre la vue que l’ouïr ou le parler [207]. » Et parce qu'elle est plus aimée, la connaissance intellectuelle produit une plus grande joie que la connaissance sensible, de même qu’il est plus agréable de regarder une personne aimée.

On arrive à la même conclusion si l'on considère les trois choses requises pour le plaisir : le bien présent, ce à quoi il est présent et l’union même. D’abord, le bien spirituel est plus grand que le bien corporel et il est plus aimé. On en a un signe dans le fait que les hommes se privent de grands plaisirs et de voluptés charnelles pour ne pas perdre l’honneur, qui est un bien spirituel et intelligible. « Les âmes vulgaires elles-mêmes laissent également les voluptés qui leur sont proposées et préfèrent supporter de lourdes charges et de grandes souffrances pour éviter la diffamation, ou la honte, ou un reproche, ou si elles sont poussées par le désir de la victoire [208]. Si donc le bien spirituel est plus grand et plus aimé, le repos dans un tel bien est plus délectable.

Puis, l'intelligence, à laquelle le bien spirituel s’unit par la connaissance, est elle-même beaucoup plus noble et plus connaissante que le sens. Or, tout ce qui est reçu est dans la chose qui reçoit à la manière de cette chose [209].

Enfin, l’union du bien intelligible à l'intelligence est plus intime, plus parfaite et plus ferme, que l’union du bien sensible au sens. Plus intime, car l'intelligence pénètre jusqu’à l’essence des choses ; le sens, au contraire, s’arrête aux accidents. Plus parfaite, car l’union du bien sensible au sens s’effectue partie par partie, successivement : on déguste gorgée par gorgée un litre de vin ; le plaisir total n'existe que dans l'imagination. Il n'en est pas ainsi de la vérité qui découle d'une démonstration.

La joie de la contemplation découle, en second lieu, de l'objet. Il est plus agréable de considérer une chose aimée que de regarder un objet indifférent. Or, la contemplation tend à l’union à la vérité par essence et au souverain bien de l'homme. Elle tend donc vers le plus grand plaisir que l’on puisse goûter, car l’union à ce qui convient le plus produit le plaisir suprême [210]. Pour le théologien Thomas d’Aquin, le souverain bien de l’homme, c’est Dieu. Selon lui, l’aimer plus que tout est, en quelque sorte,  connaturel à l’homme [211].

Il semble, cependant, que les plaisirs corporels soient plus grands et plus séduisants que les plaisirs intellectuels. En effet, tous les hommes, dit Aristote, suivent l'attrait d’un plaisir quelconque. Or, le plus grand nombre suit les plaisirs sensibles de préférence aux plaisirs spirituels. Les plaisirs corporels semblent donc plus grands [212].

Thomas d’Aquin admet le fait que les plaisirs corporels et sensibles sont plus courus que les plaisirs intellectuels, mais il apporte deux raisons qui expliquent pourquoi les plaisirs les moins grands attirent quand même la masse des gens. Il en est ainsi, d'abord, parce que les biens sensibles sont connus davantage et du plus grand nombre. Il en est encore ainsi parce que les hommes ont besoin de plaisirs comme remèdes à leurs multiples douleurs et tristesses : peines intérieures et extérieures, de l'esprit et du corps [213].

 

5. LA CONTEMPLATION SE TERMINE DANS L’AMOUR.

 

D’une part, nous savons que la spéculation comprend une première phase pendant laquelle l'intelligence recherche et découvre ou connaît la vérité ; puis une deuxième, pendant laquelle elle la contemple. Nous savons, d'autre part, que c’est la volonté qui pousse l'intelligence à l’acte – on intellige quand on le veut –  et que la volonté a pour objet le bien.

L'amour se trouve donc, comme il se doit, au principe et au terme de la contemplation, car la fin correspond à l'origine, suivant un principe de Thomas d’Aquin [214]. Au principe de la vie contemplative, en effet, on trouve l’amour. C’est par amour de la connaissance que la volonté fait passer l'intelligence de la puissance à l’acte. Et puisque rien n’est vrai comme rien n'est bon que par sa participation au souverain bien et à la souveraine vérité, il affirme que c’est Dieu même, vérité par essence, que l’homme recherche quand il cède à son désir naturel de connaître [215]. Ce mouvement est naturel, car non seulement l’homme, mais tout être tend naturellement à la perfection du bien auquel il tend [216].

Il s’ensuit que l’homme, induit en admiration par la connaissance intellectuelle des créatures n’en reste pas à la connaissance de la simple existence de Dieu, qu'il obtient ainsi : son désir naturel de connaître ne sera satisfait que quand son intelligence aura atteint l’essence même de la cause des créatures, Dieu, qui constitue la perfection dans la ligne de la vérité. C'est pourquoi la fin du désir naturel de connaître, chez l’homme, ne saurait être que Dieu [217].

La vie contemplative a également son terme dans l’amour. En effet, la personne qui considère une chose ou Dieu qu'elle aime, ou contemple la vérité, bien de l’intelligence, qu’elle aime aussi naturellement, éprouve du plaisir, et ce plaisir augmente son amour [218]. Et le plus grand plaisir l'augmente davantage. Or, c’est la contemplation de la vérité qui procure à l'homme son  plus grand plaisir, comme il a été dit, car elle est l'acte de ce qu'il y a de meilleur dans l’homme, l’intelligence. C’est de ce côté que l’homme trouve son plus grand plaisir [219]. Et puisque tout plaisir excite l’amour, le plus grand l'excite au plus haut point. Et l'on conclut que la contemplation de la vérité se termine dans le plus grand amour dont l’homme soit capable.

Cette conclusion s'accorde avec de nombreuses affirmations de Thomas d’Aquin, qui dit et répète que la contemplation de la vérité, fin de l'homme, se termine dans l’amour [220] ; ou que l’homme réalise sa fin dernière et sa perfection en connaissant et en aimant Dieu [221] ; ou encore que la perfection de la vie contemplative consiste non seulement à voir la divine vérité, mais encore à l’aimer [222].

 

6. LA VIE SPÉCULATIVE EST SUPRA HOMINEM.

 

Il semble étonnant, de prime abord, que Thomas d’Aquin affirme que la vie spéculative ou contemplative, qui constitue la source principale du bonheur de l’homme, même ici-bas [223], soit en quelque sorte surhumaine, supra hominem [224]. Voyons en quel sens il entend cette expression.

Il le fait au livre X de son commentaire de l'Éthique, où il explique clairement ce qu'il faut entendre par cette expression. L’homme est composé d’un corps et d’une âme ; il est doué d’une nature sensitive et d’une nature intellective. La vie à la mesure de l’homme, homini commensurata, devrait donc consister, semble-t-il, en ce que l'homme ordonne, selon les exigences de la raison, ses affections et ses opérations sensibles et corporelles [225]. Autrement dit, la vie humaine, c’est-à-dire la vie proportionnée à l'homme tout entier, serait la vie active ou la pratique des vertus morales. S’adonner uniquement à l’opération de l'intelligence semble être le lot adéquat des substances supérieures – il pense aux anges – formées uniquement d’une nature intellectuelle [226].

Et la vie contemplative est surhumaine en ce sens qu'elle convient à l’homme en vertu de ce quelque chose de divin qu’il possède, l'intelligence. Ainsi, l’homme qui vaque à la contemplation ne vit pas selon tout ce qu’il est, mais uniquement selon une partie de lui-même, l’intelligence, quelque chose de divin, aliquid divinum [227]. C’est en ce sens que la vie spéculative est qualifiée de vie supra hominem, ou de vie en quelque sorte divine.

Répondant à l’objection que l'homme ne saurait mener longtemps une vie surhumaine, Thomas d’Aquin apporte de nouvelles précisions au sens de l’expression  supra hominem. La vie spéculative est surhumaine non pas parce qu’elle est pénible à mener. Penser ainsi, ce serait aller contre ce passage de l'Éthique où il explique précisément que la vie contemplative, parce qu'elle utilise le corps au minimum, entraîne un minimum d’efforts et de fatigue, et qu’elle procure le maximum de bonheur à cause de sa facilité [228]. Dans son commentaire des Sentences, il affirme précisément que la vie active est plus pénible que la vie contemplative [229]. L'effort de la contemplation est requis pour s’arracher aux choses sensibles et non pour considérer la vérité. Et une fois 1’habitus développé, toute difficulté disparaît [230].


 

 

Chapitre 5

 

LE BONHEUR ET LES AUTRES BIENS HUMAINS

 

 

Après avoir montré que le parfait bonheur accessible aux hommes ici-bas réside d’abord et avant tout dans la contemplation de la vérité, Thomas d’Aquin précise le rôle qu’y jouent les autres biens humains.

 

1. LA DIVISION DES BIENS HUMAINS

 

Aristote divisent les biens en trois catégories : les biens extérieurs, les biens du corps et les biens de 1’âme [231]. On pourrait encore les diviser en biens extérieurs et en biens intérieurs, ces derniers se subdivisant en biens du corps et en biens de l’âme [232]. Ces divisions satisfont Thomas d’Aquin.

Parmi les biens extérieurs ou biens de la fortune (parce que, souvent, ils arrivent fortuitement à l’homme et lui sont ravis de la même manière), Thomas d’Aquin classe les richesses naturelles (nourriture, boisson, vêtements, moyens de locomotion, habitations, etc.), les richesses artificielles, comme l'argent, les amis, les honneurs, la bonne réputation et le pouvoir [233].

Comme exemples de biens intérieurs appartenant au corps, il mentionne la santé, la vigueur, la beauté ; appartenant à l’âme, la science et la vertu, et les autres choses du genre [234], ou, comme il précise dans la Somme théologique, les puissances, les habitus (vertus et arts),  les actes et les objets extérieurs qu’ils saisissent [235].

Les philosophes s'accordent à dire que les principaux de tous ces biens, ce sont les biens de l’âme : « C'est en vue de l’âme, et pour elle, que tous les autres biens sont recherchés [236]. Quant aux autres biens, biens du corps et biens extérieurs, les opinions sont partagées. Les stoïciens soutiennent qu’ils ne sont pas des biens de l’homme, puisqu'ils ne font pas qu'un homme soit dit bon. D’accord sur ce point, les péripatéticiens admettent cependant que ces choses sont de véritables biens, quoique à un moindre degré. Les biens extérieurs sont les moindres de tous ; viennent ensuite les biens du corps ; enfin, les biens de l’âme sont les principaux [237].

 

2. LES BIENS EXTÉRIEURS ET LES BIENS DU CORPS,     INSTRUMENTS DU BONHEUR

 

Selon Aristote et les péripatéticiens, les biens du corps et les biens extérieurs sont appelés biens parce qu’ils sont les instruments des biens principaux, ceux de l’âme. Affirmer que les biens extérieurs et les biens du corps sont les instruments du bonheur, c’est dire qu’ils sont à l’opération vertueuse ce que le ciseau est au sculpteur, la scie au charpentier, l’alène au cordonnier.

Nous verrons que ces biens-là sont nécessaires (à des degrés différents, cependant) tant pour la contemplation de la vérité (en quoi consiste le bonheur parfait d'ici-bas), que pour la pratique de la vertu morale (en quoi consiste le bonheur secondaire) de l’homme ici-bas [238]. Pour se livrer à la recherche de la vérité, puis à la contemplation, l’homme a besoin tout d’abord d'un corps sain [239]. Les déficiences physiques entraîneraient une diminution des puissances sensitives, utilisées dans la spéculation, et rendraient difficile sinon impossible l'attention requise [240].

Parce qu'il est quand même un homme, c’est-à-dire un composé de corps et d’âme, l’homme heureux a besoin d’une certaine prospérité extérieure. Le corps, en effet, se sustente et s’entretient au moyen des choses extérieures : aliments, boisson, vêtements, habitation. Il s'ensuit que la nature humaine ne jouit pas, par rapport à la spéculation, de l’indépendance totale de la substance incorporelle. Cette dernière – il pense aux anges – ne requiert aucun secours extérieur pour s’y livrer. 

Pour être heureux, l'homme a besoin de quelques richesses, qu’il puisse donner ou dépenser. Il serait impossible ou du moins difficile à l’homme qui en serait dépourvu de pratiquer certaines vertus ou certains actes de vertu. En effet, nous posons beaucoup d’actes vertueux par nos amis, nos richesses et le pouvoir que nous détenons [241]. Ici, Aristote fait remarquer que, si, d’une part, certains biens extérieurs sont nécessaires à la pratique de certaines vertus morales – la libéralité, par exemple –, il n’est pas moins vrai, d’autre part, que ce sont ces vertus qui nous garantissent la jouissance de ces biens [242].

On est ainsi amené à parler des amis. Le premier de tous les biens extérieurs, c’est un ami [243]. Et l’amitié est la première des choses nécessaires à la vie. Elle l’est à tel point qu'un homme sensé ne voudrait pas d’une vie comblée de tous les autres biens extérieurs, mais dépourvue d’amis, dit Aristote [244].

Dans la Somme théologique, Thomas d’Aquin explique en quel sens il faut entendre cette nécessité des amis. L’homme heureux a besoin d’amis, mais non pas pour son utilité, puisqu'il se suffit, ni pour son plaisir, puisqu'il trouve en lui-même un plaisir parfait dans la pratique de la vie spéculative ; il en a besoin pour leur faire du bien, se réjouir du bien qu’ils font et en obtenir du secours pour faire lui-même le bien [245].

Aristote a exclu l’utilité et le plaisir. Selon lui, c’est chez les vieillards que l’on trouve l’amitié utile. L’amitié entre jeunes gens semble avoir sa source dans le plaisir. De là leur promptitude à s’aimer et à cesser de s’aimer. Souvent, dans le cours d’une même journée, ils passent d’un sentiment à l’autre [246]. L’amitié parfaite est celle des bons et de ceux qui se ressemblent par la vertu. Ceux-là se veulent réciproquement du bien. Une telle amitié ne peut manquer d’être durable comme est durable la vertu sur laquelle elle est fondée. Il est normal que de telles amitiés soient rares, car les hommes qui remplissent ces conditions sont peu nombreux. Il leur faut en outre la consécration du temps et de la vie en commun ; le proverbe dit justement qu’on ne peut se connaître les uns les autres avant d’avoir consommé ensemble bien des boisseaux de sel [247]. Quand Aristote énumérait les parties du bonheur et mentionnait « le grand nombre et l’honnêteté des amis », son affirmation englobait les trois sortes d’amitié [248]. Cependant, il faut se garder de conclure que l’amitié parfaite n’est ni utile ni agréable.

Le Phèdre de Platon se termine ainsi : «… entre amis tout est commun. » Et puisqu’il en est ainsi, conclut Thomas d’Aquin, c’est dans le mariage que peut s’épanouir la plus grande amitié, maxima amicitia [249], parce que tout y est mis en commun : le lit, la table, les activités, les joies, les peines, le compte en banque, etc.

L'homme heureux a besoin d'amis pour faire bon usage des biens extérieurs. Les biens de la fortune doivent se répandre en bienfaits. Or, en vertu du droit naturel, le surplus des riches doit servir à subvenir aux besoins des pauvres [250]. À notre étonnement, il ajoute que les bienfaits les plus grands et les plus dignes de louange sont ceux qui sont faits envers les amis : Beneficium maxime et laudabilissime fit ad amicos [251]. Et les politiciens d’applaudir. Pour comprendre, il faudrait analyser la situation des pauvres au temps d’Aristote et au temps de Thomas d’Aquin.

L’homme heureux a besoin d’amis pour pratiquer les vertus morales : les conseils, les encouragements, les réprimandes sont mieux reçus et plus efficaces quand ils viennent d'un ami [252]. L’homme heureux a besoin du secours de ses amis pour mener une vie spéculative fructueuse. Le sage a besoin de collaborateurs dans la recherche de la vérité, car il arrive parfois que l’un voit ce que l’autre, même plus savant, ne voit pas [253]. La Fontaine dira plus tard qu’on a souvent besoin d’un plus petit que soi.

L’homme heureux a encore besoin d’amis pour se réjouir du bien qu’ils accomplissent [254]. L’ami, en effet, est un autre soi-même. Par conséquent, ce que nous pouvons par nos amis, nous le pouvons en quelque sorte par nous-mêmes. L’homme heureux, nullement envieux, se réjouit donc autant du bien que pratiquent ses amis que de celui qu’il accomplit lui-même.

L’homme heureux a même d’autant plus besoin d’a­mis qu'il possède davantage de biens extérieurs : richesses, pouvoir, réputation, etc. En effet, plus les biens de la fortune sont grands, moins ils sont en sécurité, parce qu’ils éveillent plus d'envieux. L’homme heureux qui en posséderait beaucoup aurait besoin de plus d'amis [255].

Enfin, la bonne réputation est un autre bien extérieur nécessaire à l’homme heureux. Parmi les choses temporelles, elle est, dit Thomas d’Aquin, la plus précieuse [256]. L’homme privé d'une bonne réputation est incapable de faire tout le bien qu'il serait en mesure d’accomplir ; beaucoup de bonnes actions lui deviennent impraticables [257]. Le premier de tous les biens extérieurs, c’est un ami, mais la bonne réputation elle-même nous est surtout nécessaire en vue de l’amitié. Elle est la chose la plus précieuse quand on la considère comme le moyen de se faire des amis. Elle est indispensable pour acquérir le plus grand de tous les biens, l'amitié [258].

 

3. CERTAINS BIENS EXTÉRIEURS CONSTITUENT

 COMME UNE BEAUTÉ DU BONHEUR.

 

Nous venons de voir que certains biens extérieurs sont des instruments du bonheur ; nous verrons maintenant que d'autres en sont comme la beauté, pulchritudo [259],l’ornement, decor [260], la perfection, l’achèvement [261]. Ils le sont en ce sens qu’ils rendent l’homme heureux agréable à regarder. Or, plaire à la vue appartient à la notion de beauté. En effet sont dites belles les personnes et les choses que l’on regarde avec plaisir [262]. Le corps humain, par exemple, est beau quand il présente une juste proportion des membres et une certaine clarté dans la couleur qui convient [263]. 

Ici, il faut remarquer à quel point Thomas d’Aquin est humain. Voyons, par opposition, en quels termes Plotin, par exemple, parle de la beauté corporelle. « Et si l’un d’eux [il s’agit de deux sages] a la beauté corporelle […], qu’est-ce que cela fait ? Celui qui la possède ne se vante pas d’être plus heureux que celui qui ne la possède pas [264]. » On pourrait évoquer ici un article de la Règle de saint Benoît. « Les moines qui partiront en voyage recevront du vestiaire […] des coules et des tuniques un peu meilleures que d’ordinaire [265]. » Saint Benoît voulait que ses moines aient l’air heureux ; pour qu’ils en aient davantage l’air, il ne les laissait pas sortir en haillons.

Dépouiller l'homme heureux de certains biens extérieurs produirait un effet analogue à celui qu’auraient sur la beauté du corps humain quelque disproportion dans les membres ou défaut dans la couleur de la peau. L’homme heureux, en l'occurrence, n’est plus agréable à voir, n'est plus beau ; il est, en quelque sorte, méprisable. Une personne qui n’est point belle n’est pas tout à fait heureuse, dit Thomas d’Aquin, après Aristote [266].

Quand il prouve que le bonheur n’est pas un présent de la fortune,  Thomas d’Aquin fait quand même remarquer que certains biens de la fortune concourent de quelque manière au bonheur en le décorant, pour ainsi dire, et en lui ajoutant quelque degré de perfection : le bonheur de l’homme beau est plus accompli que celui de l’homme laid [267].

 

 

 

4. LE BONHEUR REQUIERT PEU DE BIENS EXTÉRIEURS.

 

L’homme ne peut être heureux du bonheur possible sur terre sans les choses nécessaires à la vie ; mais il n’a pas besoin de nombreuses et grandes richesses. La suffisance requise pour mener une vie spéculative et atteindre à la contemplation n'implique pas la surabondance. Au contraire, la surabondance établit 1’homme dans une situation où il se suffit moins à lui-même. En effet, celui qui administre de grands biens dépend de plus en plus de choses et de gens, contrairement à celui qui possède seulement les quelques choses nécessaires à la vie. La nature a besoin de peu, reprend Thomas d’Aquin après les stoïciens.

Il appuie son opinion sur l'expérience et sur les propos des sages. L’expérience nous montre, dit-il, que les gens du peuple ne vivent pas moins vertueusement que les puissants. À cause de leurs nombreuses occupations, de l’orgueil ou de l’abondance de leurs richesses, les puissants renoncent à de nombreux actes de vertu. Celui qui, au contraire, possède une mesure raisonnable de biens extérieurs, a les moyens d'agir vertueusement, et c’est en cela que consiste précisément le bonheur [268]. Il en a les moyens surtout quand il s’agit de la vertu intellectuelle, car les biens extérieurs sont alors de peu de secours [269], comme il a été montré.

L’opinion des sages confirme celle de Thomas d’Aquin. Ceux qui vivent le plus facilement selon la vertu, et, partant, goûtent le bonheur, dit Solon, ce sont les hommes qui possèdent avec mesure les biens extérieurs. Trop et trop peu, ici encore, compromet la vertu et le bonheur. Le texte de Pascal est bien connu : « Trop et trop peu de vin : ne lui en donnez pas, il ne peut trouver la vérité ; donnez-lui en trop, de même [270]. » « Une quantité excessive de choses propres à l'usage, prétend Aristote, devient nécessairement nuisible ou au moins inutile à celui qui la possède [271]. » Celui qui a trop de richesses est écarté de la vertu par les soucis de l'administration de ses biens ; celui qui en manque l’est par le souci de trouver du pain. La pauvreté ajoute un second obstacle sur le chemin du bonheur en rendant impossibles maints actes de vertu.

Quant à Anaxagore, il prétendait que ni un riche ni un puissant ne pouvaient être heureux. Rien d’étonnant qu’une telle opinion ait heurté le sentiment de la foule. Celle-ci, en effet, juge par les seuls biens qui lui sont familiers, les biens extérieurs. Est heureux celui qui les possède, malheureux celui qui en est dépourvu, car la foule ignore les plaisirs de la vie spéculative. Ce sont pourtant les plus grands, ceux qui procurent le plus de bonheur à ceux qui consentent les efforts pour les atteindre.

L’accord est loin d’être fait au sujet de la quantité de biens extérieurs requise pour le bonheur. S’agit-il de la vertu, « pour peu qu’on en ait, dit Aristote, on croit toujours en avoir assez ; mais, en fait de richesses, de pouvoir ou de gloire, et d’autres choses de ce genre, les hommes ne savent pas mettre de bornes à leurs désirs [272] ». Cependant, poursuit-il, ce sont les vertus qui nous garantissent la jouissance de ces biens. C’est pourquoi le bonheur va se rencontrer plus facilement chez ceux qui possèdent beaucoup de vertu et peu de biens extérieurs, que chez ceux qui possèdent beaucoup de biens extérieurs et peu de vertu.

 

 

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

 

Comme il est normal, en parlant du chef, de préciser d'abord la fin à laquelle il doit s'efforcer de conduire ses sujets, la première partie de ce travail a été consacrée au bonheur, que tout homme non seulement désire naturellement, mais qu'il ne peut pas ne pas désirer. En somme, c’est pour mieux satisfaire ce désir universel de bonheur que les hommes acceptent de vivre en société et se soumettent à des chefs.

Le bien propre de l’homme en tant qu’homme, c’est le bien de l’intelligence, faculté qui le caractérise et qui le classe dans une espèce particulière. L’homme tend donc à la vérité, bien de l’intelligence, comme à son bien propre, et la possession de la vérité lui procure, même ici-bas, ses plaisirs les plus grands.

Mais il faut commencer par jeter les fondations. L’être humain est composé d’un corps et d’une âme ; la bonne disposition du corps est nécessaire pour mener une vie spéculative fructueuse. Le chef s’intéressera donc d’abord à la santé de ses sujets. La vertu du corps, c’est la santé, dit Aristote. La santé ne s’acquiert ni ne se maintient sans la pratique de la tempérance et du courage. Il faut du courage pour résister à certaines tentations ou pour briser certaines mauvaises habitudes.

C’est pourquoi on a dit que la pratique des vertus morales (ou la vie active) dispose à la recherche, puis à la contemplation de la vérité en calmant les perturbations intérieures et extérieures, qui la compromettent, et elle y est ordonnée comme à sa fin, c’est-à-dire que la contemplation de la vérité est la fin de la vie active et que la vie active constitue le moyen adéquat d’y parvenir.

Les écoles sont les portes d’accès à la vie intellectuelle. On doit y apprendre certaines choses, mais surtout l’art d’apprendre, qui consiste à apprendre à lire. « Que ce soit histoire, ou physique, ou morale, il faut toujours que le livre soit l’instituteur en chef. » « Nul ne s’instruit en écoutant, c’est en lisant qu’on s’instruit », affirme Alain.

Freud, déjà cité, touche aux plaisirs intellectuels quand il parle des techniques de défense contre la souffrance. « On obtient en ce sens le résultat le plus complet quand on s’entend à retirer du labeur intellectuel et de l’activité de l’esprit une somme suffisamment élevé de plaisir. La destinée alors ne peut plus grand-chose contre vous. Des satisfactions de cet ordre, celle par exemple que l’artiste trouve dans la création ou éprouve à donner corps aux images de sa fantaisie, ou celle que le penseur trouve à la solution d’un problème ou à découvrir la vérité, possèdent une qualité particulière qu’un jour nous saurons certainement caractériser de façon métapsychologique. Pour l’instant, bornons-nous à dire, d’une manière imagée, qu’elles nous apparaissent “ plus délicates et plus élevées ”. Cependant, en regard de celle qu’assure l’assouvissement des désirs pulsionnels grossiers et primaires, leur intensité est affaiblie ; elles ne bouleversent pas notre organisme physique. Mais le point faible de cette méthode est qu’elle n’est pas d’un usage général, mais à la portée d’un petit nombre seulement [273]. »

Ce texte souligne l’importance de cultiver les arts, qui procurent des plaisirs plus faciles d’accès que les plaisirs purement intellectuels. Et il existe une vérité dans les arts, qui rend possible une première sorte de contemplation ; contemplation de la sculpture, de la peinture, de la musique, voire du mets préparé selon les règles d’un art raffiné. Viennent enfin les plaisirs de la découverte de la vérité spéculative. Elle ne se présente pas souvent comme à Archimède ou à Thomas d’Aquin, mais sous la forme d’une modeste solution d’un problème où l’intelligence s’est révélée.

Quant aux autres biens humains (biens intérieurs du corps et biens extérieurs ou de fortune), ils servent d’instruments ou d'ornements au bonheur. On doit dire aussi qu’ils en sont des éléments, ici-bas, car celui qui en est privé n’est pas tout à fait heureux, même s’il ne lui manque que la beauté corporelle.


 

 

Deuxième Partie

 

LA SOCIÉTÉ, MOYEN POUR
L’HOMME D’ATTEINDRE SA FIN

 

 

INTRODUCTION

 

Après avoir considéré les éléments que Thomas d’Aquin distingue dans le bien de l’homme en route vers la patrie ; après les avoir situés, en regard du principal, le bien de la vérité, c’est-à-dire après avoir montré, d’abord, que la vie active dispose à la vie contemplative et y est ordonnée comme à sa fin, puis, que les autres biens humains (biens intérieurs du corps et biens extérieurs) en sont avant tout les instruments, examinons maintenant comment il voit que l’homme puisse se procurer tous ces biens et en fabriquer  son bonheur. Seul, l'homme n'y parviendrait pas ; il a besoin de l’aide de ses semblables. La société civile se présente ainsi comme un moyen nécessaire que la nature l’incite à utiliser pour atteindre son bien, sa perfection et son bonheur [274].

D’abord, de quels faits Thomas d’Aquin conclut-il que la nature veut que l’homme s’organise en société ; qu'il le fasse en dépendance d’une autorité, investie d'un double rôle : paix à instaurer à l’intérieur de la société – fin intrinsèque de cette même société ; puis, poursuite du bien commun, fin extrinsèque de la société civile, résidant essentiellement dans l’agir selon la vertu (intellectuelle et morale) et instrumentalement dans la possession en quantité suffisante et dans la jouissance des biens matériels ?


 

 

 

Chapitre 1

 

L’HOMME EST UN ANIMAL SOCIAL

 

Prouver que l'homme est naturellement social (Thomas d’Aquin  emploie indifféremment animal social, animal politique, animal civil), c'est montrer que l’intention de la nature [275], et de Dieu, auteur de la nature [276], est que l’homme ne vive pas solitaire, mais qu'il fasse partie d'une société. Ce désir de l’auteur de la nature éclate dans les deux faits suivants : l'homme a besoin de la société et il est équipé pour vivre en société.

 

1. L’HOMME A BESOIN DE LA SOCIÉTÉ.

 

L'homme est naturellement social parce qu’il a besoin, pour vivre, de beaucoup de choses qu'il est impuissant à se procurer lui-même [277]. La nature n’a préparé elle-même que quelques-unes des choses dont l’homme a besoin [278] ; mais, à la place, elle lui a donné la raison et la main, qui lui permettent de se procurer toutes les choses nécessaires à la vie, et ce dans une variété presque infinie [279], tandis que l'hirondelle fait toujours son nid de la même manière et que la mouffette se défend toujours en lançant son liquide nauséabond. « La main, organe des organes, outil des outils, c’est-à-dire l’outil naturel dont l’homme se sert pour fabriquer les nombreux outils dont il a besoin pour vivre [280].

En plus de la raison, aux conceptions infinies, et de la main, organe des organes, la nature a déposé dans l’homme l’inclination à se servir de ses semblables. Parmi tous les êtres que la nature a destinés à l'usage de l'homme, les principaux sont, sans contredit, les autres hommes. Les pauvres, cependant, ne pouvant avoir de serviteurs, sont obligés de se faire aider par leurs femmes et par leurs enfants [281], voire par leur boeuf : dans la maison du pauvre, le boeuf est ministre [282].

L’aide que la société lui apporte, l’homme s'en sert à deux fins : tout d’abord pour vivre, simplement ; puis, pour bien vivre. Certaines choses sont absolument nécessaires à la vie. Sans elles, la vie n'est pas seulement misérable ; elle est tout à fait impossible [283]. Ces choses indispensables, l'homme les reçoit de la société familiale, dont il fait naturellement partie. Tout homme, en effet, reçoit de ses parents vie, nourriture, éducation. Notons que, dans ce domaine des choses nécessaires à la vie, les parents ne sont pas les seuls à aider les enfants : les membres d'une même famille se prêtent également un mutuel secours.

Dans le traité Du gouvernement royal, Thomas d’Aquin explicite davantage sa pensée sur les choses nécessaires à la vie. Aux autres animaux, la nature a préparé la nourriture, le vêtement de pelage, les moyens de défense (dents, cornes, ongles ou, du moins, rapidité dans la fuite) ; à l’homme, elle n'a fourni rien de tel, mais, à la place, comme nous l’avons déjà relevé, elle lui a donné la raison et la main  avec lesquelles il prépare lui-même toutes ces choses. « Un crâne important et des mains, cela définit l’homme assez bien [284]. »

Cependant, un seul homme n’y suffirait pas, cela est évident. Il ne parviendrait jamais à préparer la nourriture, les vêtements, les moyens de locomotion, ceux de défense, et l’habitation dont il a besoin pour vivre. Le concours de ses semblables lui est indispensable. Or, comme la nature ne fait point défaut dans les choses nécessaires [285], elle veut donc que l’homme vive en société, puisqu’elle l'a constitué de telle manière qu’il ne saurait s’en passer.

On arrive à la même conclusion en partant de la nécessité où se trouve l’homme de connaître, pour vivre tout simplement, ce qui lui est utile et ce qui lui est nuisible. La nature a déposé dans les autres animaux une aptitude naturelle à discerner tout ce qui leur est utile ou nuisible. Ainsi, la brebis considère naturellement le loup comme un ennemi, et certains autres animaux connaissent, par une aptitude naturelle, des herbes médicinales et d’autres choses nécessaires à leur vie.

L’homme, au contraire, n'a de ces choses qu’une connaissance générale. À partir de principes universels, il parvient, au moyen de la raison, à la connaissance des singuliers, où se déroule la vie. Il sait, en général et par expérience, que certaines herbes sont nocives ; par la raison et l’expérience, il arrivera à savoir que celle-ci l'est, celle-là, non. L’animal, au contraire, ignore le principe général que certaines herbes sont nocives, mais il les reconnaît instinctivement dans la prairie.

Or, il est impossible qu’un homme seul parvienne ainsi à la connaissance des singuliers dans tous les domaines où se déroule la vie : nourriture, vêtements, médicaments, etc. Vivre en société est donc nécessaire à l'homme. Ainsi, chacun explore un secteur particulier, et les résultats des recherches sont mis à la disposition de tous. L’un se consacre à la médecine, un autre à l’architecture, un autre à la couture, etc. « Il est clair, écrit Alain, que l'enfant périrait par l’expérience avant de s’instruire par l'expérience ; et cela est vrai de nous tous [286]. » Sur le même thème, Alexis de Tocqueville écrit : « Beaucoup de peuples ne sauraient attendre, sans périr, les résultats de leurs erreurs [287]. »

Ce que chacun, par son effort et son talent, apporte à la connaissance de la vérité [288], est bien mince si on le compare à l'objet total de la recherche ; mais, quand tous les efforts et tous les résultats sont coordonnés et comme articulés, la somme en est impressionnante [289]. Montaigne a exprimé la même idée à sa manière savoureuse : « Nos opinions s'entent les unes sur les autres. La première sert de tige à la seconde, la seconde à la tierce. Nous échelons ainsi de degré en degré. Et advient de là que le plus haut monté a souvent plus d’honneur que de mérite, car il n’est monté que d’un grain sur les épaules du pénultième [290]. »

À la rigueur, la société familiale suffirait à munir l'homme des choses strictement nécessaires à la vie ; mais la nature incline l'homme non seulement à vivre, mais à bien vivre. De ce point de vue, celui du bien faire, Thomas d’Aquin disait  qu'un cheval était nécessaire pour voyager, parce que, sans ce moyen de locomotion, il était pénible de se déplacer sur de longues distances. La société civile est donc nécessaire à l'homme pour vivre au sens où Thomas d’Aquin disait qu'en son temps un cheval était nécessaire pour voyager. « Ce n'est pas seulement pour vivre, mais pour bien vivre, que les hommes ont établi parmi eux la société civile [291]. »

S’agit-il donc non seulement de vivre, mais de bien vivre, c’est-à-dire,  comme l'explique Thomas d’Aquin, de jouir de la suffisance parfaite, ce qui a lieu quand l’homme possède tout ce qui convient à la vie, l’homme a besoin non seulement de la société familiale, mais de la société civile également. Dans son commentaire de la Politique, définissant la société civile par la cause finale, Thomas d’Aquin le fait par le bien vivre, et il fait remarquer que c'est la manière la plus adéquate de le faire [292].

Pour bien vivre, c’est-à-dire pour posséder généreusement tout ce qui lui convient, l’homme a besoin de la société civile non seulement du point de vue matériel (pour se procurer des produits de toutes sortes), mais il en a également besoin du point de vue intellectuel et du point de vue moral.

Du point de vue intellectuel, l’homme a besoin de la société pour acquérir la vérité, bien humain par excellence [293] et que, conséquemment, il désire naturellement : omnes homines naturaliter scire desiderant veritatem [294]. En effet, deux voies s’ouvrent à l’homme épris de vérité : la voie de la découverte personnelle et celle de l’enseignement. Mais la majorité des hommes, dans la majorité des cas, ne parviennent pas à la vérité sans l’aide d’un maître [295].

Du point de vue moral, la société civile complète la famille. Par la crainte des châtiments dont il les menace, le pouvoir public contient les jeunes insolents, insolentes iuvenes, que les réprimandes paternelles ne peuvent amender [296]. Ce n’est là qu’un exemple de l’aide que la société apporte à la famille dans le domaine moral.

Concluons avec le père Delos, o.p. : « L’homme est conduit à la vie sociale par des besoins – celui d'assurer sa subsistance, de perpétuer l’espèce, de se défendre, de se développer spirituellement et moralement – si profondément inscrits dans sa nature qu’en obéissant à leur poussée il semble céder à la nécessité [297]. »

Aristote ne met pas l’accent ailleurs : « Il faut nécessairement qu'il y ait, dans toutes les villes, des ventes et des achats, pour subvenir aux besoins réciproques des citoyens ; c’est là le moyen le plus immédiat qu'un État puisse avoir de se suffire à lui-même, et la cause qui a déterminé les hommes à se réunir en société [298]. » Aussi pouvait-il ajouter plus loin : « Il ne faut pas croire que vivre pour l’État soit une servitude, c'est plutôt un moyen de salut [299]. » « Quand les chefs ne sont pas des pasteurs qui se paissent eux-mêmes », ajouterait Thomas d’Aquin, en se référant à Ézéchiel [300]. Les chefs qui se paissent eux-mêmes, ce sont ceux qui font passer leurs avantages personnels avant le bien commun.

« J’ai souvent dit, écrit Alain, qu’un homme raisonnable devrait aimer la loi, le gendarme, et même le percepteur, et qu’une société seulement passable était la plus utile de toutes les inventions humaines [301]. » 

 

2. L’HOMME EST ÉQUIPÉ POUR LA VIE EN SOCIÉTÉ.

 

Thomas d’Aquin tire du langage, opération propre à l’homme, une autre preuve que celui-ci est un animal social, plus encore que l’abeille et que tout autre animal grégaire. Son raisonnement se développe comme suit. La nature ne fait rien d'inutile [302]. Non seulement, renchérit-il, elle ne fait rien d’inutile, mais elle cherche ce qu'il y a de meilleur pour chaque être en particulier.

Si donc la nature munit un être d'un organe ordonné à une fin déterminée, il est légitime de conclure qu’elle assigne cette fin-là à 1’être en question. Il serait absurde que la nature équipe un être en vue d’une fin à laquelle elle ne le destine pas. Par exemple, la nature a outillé l'homme pour

qu’il se reproduise par l'union des sexes. Comme elle ne fait rien d’inutile, Thomas d’Aquin conclut qu’elle veut que l'espèce humaine se conserve de cette manière-là. D'une part, quand la nature donne le moyen, elle veut la fin que le moyen permet d’atteindre ; d'autre part, quand elle assigne une fin, elle donne le moyen, car elle ne fait pas défaut dans les choses nécessaires [303].

Appliquons ces principes au caractère social de la nature humaine. De tous les animaux, seul l'homme est doué de langage : solus homo habet locutionem [304]. Certains animaux (le perroquet, par exemple) imitent, il est vrai, le langage humain, mais ils ne parlent pas au sens propre du terme, car ils n’ont pas l'intelligence de ce qu’ils disent. Ces animaux profèrent des sons de voix, habent voces, mais ce n’est pas le langage.

La vox est un signe de tristesse et de plaisir, et, par conséquent, de toutes les autres passions, puisque toutes sont ordonnées à la joie et à la tristesse [305]. C'est pourquoi la nature a muni de voix, au sens de vox, les animaux capables de plaisir et de douleur, pour qu’ils s’en informent. Ainsi, le lion rugit, le chien aboie. Le loup hurle, etc. Chez l’homme, les interjections tiennent lieu de ce genre de signe. C'est ce qui a fait dire à Alain, parlant de 1’homme : « Il parle avant de penser [306]. » Sous l’effet de la douleur, il n’y a pas de place pour la pensée avant le cri : « Aïe ! »

Le langage humain est apte à signifier ce qui est utile et ce qui est nuisible. D’où il suit qu’il est apte à signifier le juste et l'injuste, car signifier l'utile et le nuisible, c'est signifier le juste et l’injuste. En effet ne m'est utile que ce qui m’est ajusté ; me nuit ce qui excède la mesure qui me convient. C'est pourquoi le langage est propre à l’homme : en effet, seul parmi les animaux il connaît le bien et le mal, l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste, et peut les signifier par le langage au sens strict.

Rappelant maintenant le principe posé au début – la nature ne fait rien d’inutile –, puis considérant que la nature a donné à l’homme un instrument, la parole, par lequel il peut communiquer avec ses semblables dans l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste, et les autres choses de ce genre, nous inférons que l'homme est naturellement un animal domestique et social, car la communication dans ce genre de choses constitue précisément la famille et la cité [307]. « N'oubliez pas l’idée, dit Alain : voilà la griffe de l’homme et son rugissement [308].

 

4.     L’HOMME EST BEAUCOUP PLUS CONJUGAL QUE SOCIAL.

Après avoir établi que l’homme est naturellement un animal social, Thomas d’Aquin précise, cependant, qu’il est beaucoup plus conjugal que social [309]. Il fonde son affirmation sur deux arguments. Dans le premier, il avance que les choses qui sont antérieures et plus nécessaires semblent appartenir davantage à la nature. Or, tel est bien le cas de la société domestique : elle est antérieure à la société civile et plus nécessaire que cette dernière.

La société domestique est antérieure à la société civile, car la partie est antérieure au tout : le mur avant la maison, le soldat avant l’armée. Et la société domestique est partie par rapport à la société civile, qui est tout. Plus nécessaire que la société ci­vile, car la société domestique est ordonnée aux actes néces­saires à la vie : génération, nutrition, éducation ; tan­dis que la société civile est ordonnée aux actes qui permettent non pas de vivre, tout simplement, mais de bien vivre, comme il a été dit précédemment. Et ainsi il est évident, aux yeux de Thomas d’Aquin, que l’homme est naturellement plus conjugal que social.

Dans son deuxième argument, il affirme que l’homme est plus naturellement conjugal que social parce que la procréation des enfants, à laquelle est ordonnée l'union de l’homme et de la femme [310], union on ne peut plus naturelle [311], est commune à l’homme et aux animaux. Ainsi, la procréation relève du genre de l'homme, ou, comme dit Thomas d’Aquin, elle suit la nature du genre. Par son espèce, c’est-à-dire par l'intelligence qui le constitue, 1’homme appartient à la société civile ; par son genre, c’est-à-dire par la partie de son être qu'il partage avec l’animal, il appartient à la société conjugale. L’inclination vers la société conjugale est donc plus naturelle, c’est-à-dire qu'elle participe davantage de la détermination ad unum  qui caractérise la nature.

Nietzsche l'avait bien remarqué, qui écrit, dans Le gai savoir : « Que je considère les hommes avec bonté ou malveillance, je les trouve toujours, tous tant qu'ils sont et chacun en particulier, occupés d’une même tâche : se rendre utiles à la conservation de l'espèce [312]. » 

 

4. LE CAS DES SOLITAIRES

 

Si, d’une part, l’homme est naturellement social, et que, d’autre part, ce qui est naturel se trouve ordinairement chez tous, comment expliquer que certains hommes vivent à l’écart de la société ? Différentes causes rendent compte de cette situation. Les coups de la fortune réduisent parfois certains hommes à vivre solitaires. Par exemple, ceux qui, pour une raison ou pour une autre, sont exilés de leur cité. D'autres doivent vivre solitaires à cause de la pauvreté, qui les oblige à cultiver les champs ou à garder les animaux. Ce dernier exemple ne vaut plus.

Ces faits n’infirment pas que l'homme soit un animal social. En effet, la mauvaise fortune prive souvent l'homme de beaucoup d’autres choses qui lui sont naturelles. Les mains, les jambes, les yeux sont évidemment naturels. Certains hommes les perdent sous les coups de la mauvaise fortune. La même mauvaise fortune, qui frappe l’homme dans ses membres, le frappe tout autant dans sa vie en société.

Mais s’il arrive qu'un homme ne vive pas en société à cause non plus de quelque agent extrinsèque, mais en vertu de sa nature même, il faut croire qu'il est un scélérat ou un genre de surhomme, nequam aut melior quam homo [313]. Scélérat, de scelus, crime, c’est-à-dire coupable de crimes ou soupçonné d’en pouvoir commettre. Le scélérat est incapable d'amitié, ne tolère pas le joug de la loi, ni n'obéit aux dictées de la raison. Celui-là vit seul à cause de la dépravation de sa nature ou de son humeur sauvage, qui le place au rang des bêtes [314].

Au contraire, celui qui est melior quam homo, c’est-à-dire meilleur qu’un homme normal, vit seul ou peut vivre seul à cause de la perfection supérieure de sa nature, qui lui permet de s’attacher totalement aux choses divines. Par choses divines, il ne faut pas entendre seulement Dieu. Pour Thomas d’Aquin, l’intelligence est quelque chose de divin ; la vérité également ; et le bien commun. Et la vie selon l'intelligence est une vie divine en quelque sorte. Ce genre de vie est supra hominem, comme il a été dit ci-dessus. C’est pourquoi Aristote pense que l’homme qui vit à l’écart de la société est une bête ou un dieu, c’est-à-dire un homme divin [315].

Après avoir montré que l'homme est naturellement social, parce qu'il a besoin de la société et qu’il est équipé pour vivre en société, Thomas d’Aquin ajoute que l'homme choisirait de vivre en société même s'il n’avait aucunement besoin de son semblable [316]. Et nous avons là un autre sens de 1’expression : l’homme est naturellement un animal social.

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Une fois admis le fait que l'homme est plus conjugal que social ; une fois reconnu cet autre fait que certains hommes sont contraints, par la mauvaise fortune, de vivre à l'écart de la société ; que d'autres y sont poussés par une nature dépravée ou par une nature supérieure, retenons de ces considérations que l’homme est dit social parce qu’il a besoin de la société civile pour bien vivre du triple point de vue physique, moral et intellectuel. Or, la nature n'incline pas vers une fin sans en même temps vouloir le moyen qui y conduit. La nature incline donc l'homme à utiliser l’unique moyen d’y parvenir, la société civile. D’ailleurs, 1’homme, qu'un souci utilitaire mène à la société, est équipé pour signifier l’utile et le nuisible. Le langage constitue donc une autre preuve du caractère social de l’homme, puisque la nature ne fait rien d’inutile, qu’elle veut la fin quand elle en donne le moyen.


 

 

 

Chapitre 2

 

L’AUTORITÉ DANS LA SOCIÉTÉ

 

Après avoir démontré que l’homme est naturellement social, c’est-à-dire que la société constitue pour lui le moyen nécessaire pour bien vivre, du triple point de vue physique, moral et intellectuel, Thomas d’Aquin soulève le problème de la nécessité d’une autorité ou d’un chef dans la société. S’il est naturel (parce que nécessaire) à l'homme de vivre dans une société composée de membres nombreux, l’autorité est, conséquemment, nécessaire et, partant, naturelle [317].

 

1. L'AUTORITÉ EST NÉCESSAIRE.

 

À cause de 1’amour désordonné qu’ils se portent en général à eux-mêmes, les hommes s’intéressent seulement à leur bien propre [318]. Sans la présence de quelqu’un qui veille au bien de la multitude, une communauté d’hommes ainsi absorbés par leurs intérêts personnels se disperse à la poursuite de biens divers. À maintes reprises, Thomas d’Aquin revient sur cette idée que l’homme, dans la plupart des cas, ne considère que son bien personnel. « La mortelle nature poussera constamment l'homme à la convoitise du plus avoir et à l’activité égoïste », avait constaté Platon [319]. C’est pourquoi, concluait Aristote, « une cité ne saurait exister sans chefs [320]. »

Thomas d’Aquin introduit ici une comparaison. Le corps de l'homme et celui de l’animal se dissoudraient si chacun des membres aspirait à son bien propre, sans qu’un principe supérieur veille au bien de tous. Quand la main s’expose et se sacrifie pour protéger la tête, c'est sous l'influence d’un principe supérieur, qui sait que le bien du tout l’emporte sur celui de la partie et que le bien de la partie est impossible sans celui du tout [321] : il est inutile de conserver la main intacte si le crâne vole en éclats.

Ces réflexions sont, on ne peut plus, conformes à la raison. En effet, 1’intérêt propre diffère de l'intérêt commun : les intérêts propres divisent les hommes ; l’intérêt commun les unit. La raison en rend compte de la manière suivante. Les effets divers ont des causes diverses : autre est la cause qui sert l’intérêt propre, autre celle qui sert l’intérêt commun. C’est pourquoi, en plus de la lumière de la raison, qui dirige chaque homme vers sa fin propre, il est nécessaire de poser un principe qui dirige vers le bien commun de tous. Ce dernier principe directeur serait superflu si les hommes devaient vivre isolés comme les bêtes.

Prouver que l’autorité est nécessaire dans la société, c’est prouver du même coup qu’elle est conforme à la nature. En effet, 1’homme est naturellement social parce qu’il a besoin de la société comme d’un moyen nécessaire et que la nature ne lui fait pas défaut dans les choses nécessaires. Si donc l'autorité est nécessaire dans la société, elle est, pour la même raison, conforme à la nature [322]. Être conforme à la nature, c’est, du même coup, être voulu de Dieu, car Dieu est l’auteur et l’ordonnateur de la nature. Dieu a voulu 1’autorité, comme il a voulu le sexe et l'éléphant. Et cela nous amène à parler de l’usage qu'il arrive à un être libre d’en faire.

 

2. COMMENTAIRE DE LA FORMULE : « TOUTE AUTORITÉ VIENT DE DIEU . »

 

Saint Paul écrivait aux Romains : « Il n’y pas d’autorité qui ne vienne de Dieu [323]. » Quand Thomas d’Aquin commente cette parole, il pose d’abord le principe suivant : « Puisque Dieu est dit l’auteur de tout bien, mais qu’il n'est pas l’auteur du mal, il faut admettre, si nous distinguons du bien et du mal dans l’autorité, que le bien vient de Dieu, mais non le mal [324]. » Si, dans l’autorité, le mal est possible, on ne peut affirmer sans restriction au moins implicite que toute autorité vient de Dieu.

Pour résoudre cette question, Thomas d’Aquin envisage l’autorité sous un triple point de vue : il en considère le principe, la forme et l’usage. Dans ce contexte, le mot principe signifie deux choses : d’abord, la manière dont l'autorité a été acquise (élection honnête, tactiques condamnables, violence, simonie, etc.) ; il signifie ensuite la qualité de la personne qui accède au pouvoir.

Le mode ou la forme de l’autorité désigne l’autorité en elle-même, abstraction faite de la valeur de celui qui en est investi, de la manière dont il s’en est revêtu et de l’usage qu’il en fait. Parler de l'autorité de ce point de vue-là, c’est la considérer comme on définirait une voiture sans mentionner si elle a été achetée ou volée ; sans dévoiler l’usage qu’on veut en faire –  contrebande ou ambulance ; sans révéler la qualité du conducteur.

Enfin, l’usage. Il est quelque chose de différent du principe et de la forme. On peut faire un mauvais usage d’une chose bonne en elle-même et acquise honnêtement ; on peut faire un bon usage d’une chose mal acquise.

Après avoir distingué ces trois aspects de l’autorité et défini ce qu'il entend par chacun, Thomas d’Aquin examine quatre possibilités.

 

a) Dans certains cas, rien ne cloche. La personne qui accède au pouvoir est digne de l'exercer ; elle y accède par des moyens honnêtes et elle l’exerce comme il se doit, c’est-à-dire qu’elle en fait un bon usage. Théoriquement, c’est possible.

 

b) Dans certains cas, l'autorité est défectueuse dans son principe, mais bonne dans son usage [325]. Le mal du principe de l’autorité découle de deux sources : de l’inaptitude de la personne qui accède au pouvoir ou des moyens qui l’y ont conduite. Dans l’un et l’autre cas, l’autorité est mauvaise dans son principe et ne peut pas être dite venir de Dieu.

Dans les deux cas, cependant, il est possible que l’usage de l’autorité soit bon. La personne qui accède, par des moyens illégitimes, à une charge qu’elle est capable de remplir, peut fort bien s’acquitter convenablement de sa tâche. Quant à celle qui accède par de bons moyens à une charge qu’elle n’est pas habilitée à occuper, elle peut quand même s’en tirer, comme le fou qui suit les conseils d’un sage, selon l’exemple même de Thomas d’Aquin.

 

c) Dans certains cas, c’est le contraire qui se produit : le principe est bon, l’usage mauvais. Il arrive parfois que la personne qui accède, par des moyens légitimes, à une fonction qu’elle est apte à remplir, s'acquitte mal de son devoir, qu’elle fasse un mauvais usage du pouvoir déposé entre ses mains. Car le pouvoir peut être utilisé pour le bien et pour le mal [326]. Et quand il est considérable, il dégénère facilement en tyrannie. Thomas d’Aquin signale ce danger en parlant des rois [327]. Nous y reviendrons.

L’abus dans l’usage ou l’exercice de l’autorité se produit de deux manières. Il y a abus, d'abord, quand l'autorité commande des choses qui ne conduisent pas à la fin pour laquelle elle a été instituée. Cette fin, c’est le bien commun, unique raison d’être de l’autorité. Il peut se présenter des cas où non seulement le sujet n’est pas tenu d'obéir, mais où il est tenu de ne pas obéir : Non solum non tenetur obedire, sed etiam tenetur non obedire [328]. En effet, la volonté du chef n’est pas automatiquement conforme à l’ordre naturel et au désir de Dieu. Elle l’est à la condition d’être conforme à la raison. Dans le cas contraire, la volonté du chef est davantage une iniquité qu’une loi [329]. Il y a abus, en second lieu, quand le chef commande en dehors de sa juridiction. Par exemple, s’il commande à des hommes qui ne lui doivent pas obéissance ou en des matières qui ne ressortissent pas à se juridiction.

 

d) Dans certains cas, enfin, le principe et l'usage de l'autorité sont mauvais : la personne qui accède au pouvoir a eu recours à des moyens illégitimes, ou bien elle n'avait pas les aptitudes requises, et elle fait un mauvais usage de son autorité. C’est de nouveau théoriquement possible.

Des trois aspects distingués ci-dessus (principe, forme et usage de l'autorité), deux (principe et usage) peuvent être mauvais ; le troisième (la forme) est toujours bon. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Le mode ou la forme de l'autorité est toujours bon ; partant, cela vient toujours de Dieu. La forme de 1’autorité, c'est l’autorité considérée en elle-même, abstraction faite des moyens mis en oeuvre pour l’acquérir ; abstraction faite des aptitudes de la personne qui l'acquiert ; abstraction faite de l’usage qu’elle en fait. C’est une notion très squelettique.

D’un tel point de vue, l’autorité est bonne comme le poison est bon, comme le vin est bon, comme le sexe est bon. De ce point de vue, on peut affirmer de la même manière et avec la même force que l'autorité vient de Dieu et que le sexe vient de Dieu. En d’autres mots, l'autorité est bonne en elle-même, et le sexe est bon en lui-même. Dans l’un et l'autre cas, c'est à l’usage que s’attache le mal.

L’origine divine du sexe ne garantit en rien l’usage qu’un être libre va en faire. Il serait illégitime de prolonger dans l’usage la noblesse de l’origine. L’origine est une chose ; l’usage en est une autre. On n'admettrait pas qu'un libertin s’indignât des reproches qu'on lui fait en alléguant l'origine divine de son sexe.

Ainsi en est-il de l'autorité. Qu’elle soit divine dans son origine, comme tout ce qui est naturel, ne dispense pas d'en contrôler l'usage. Bien au contraire. Thomas d’Aquin a souvent dénoncé, et avec force, les dangers du pouvoir, surtout quand il réside dans un seul individu. Facilement, il dégénère alors en tyrannie, à moins que la personne qui le détient ne possède une vertu parfaite, ce qui est rare [330]. Il est très difficile à des chefs entourés de flatteurs et d’obséquieux, de ne pas s'enorgueillir ; mais, au contraire, de se rappeler qu’ils ne sont toujours que des hommes [331].


 

 

 

Chapitre 3

 

LA PAIX, FIN INTRINSÈQUE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

 

 

Après avoir traité de la nécessité, pour la société d’une direction ou d’un gouvernement, Thomas d’Aquin précise le sens de cette direction. En d’autres termes, quelle fin le gouvernement doit-il poursuivre ? Il assigne à la société une double fin. La première, qu’il appelle fin intrinsèque, est elle-même ordonnée à la seconde comme un moyen à une fin ; la seconde, ou fin extrinsèque, constitue la fin dernière de la société civile [332]. Il distingue d’abord un double ordre qui doit régner dans les choses.

 

1. LE DOUBLE ORDRE DES CHOSES

 

Il y a d'abord l'ordre des parties de la chose entre elles ; puis l'ordre de la chose à sa fin. Prenant comme exemple la maison, il fait remarquer qu’elle atteint sa fin (protéger la famille contre les intempéries et assurer l'intimité nécessaire) si les parties (murs, fenêtres, toit, porte, etc.) sont disposées d’une manière déterminée. Toute façon de disposer les murs ou les fenêtres n'est pas également propre à assurer une égale protection et une égale intimité.

Cet « ordre interne statique », écrit le père Delos, o.p,, permet au groupe (quand la chose intérieurement ordonnée en est un) d’exister comme tel. Sans cet ordre interne, il y a juxtaposition d'individus, mais il n’y a pas de société. C'est l'ordre interne qui, en assignant à chacun son rôle et sa place, en vue du bien commun à atteindre, unifie le groupe, comme est un le corps formé d’organes multiples et divers, et, l’unifiant, lui confère l’existence [333].

L’ordre statique permet à la société d’exister, mais une société existe pour fonctionner. Les hommes s’associent pour collaborer ; l'existence statique de la société n’est pas un but, c’est un moyen. Constitue un magnifique commentaire de ces idées ce texte de Saint-Exupéry : « Ainsi répondais-je à mes généraux qui me venaient parler de l'ordre mais confondaient l’ordre qui est puissance avec l'arrangement des musées. Car moi je dis que l’arbre est ordre. Mais ordre ici c'est unité qui domine le disparate. Car cette branche-ci porte son nid d'oiseaux et cette autre ne le porte point. Car celle-ci porte son fruit et cette autre ne le porte point. Car celle-ci monte vers le ciel et cette autre penche vers le sol. Mais ils sont soumis, mes généraux, à l'image des revues militaires et ils disent que sont en ordre les objets seuls qui ne diffèrent plus les uns des autres. Ainsi, si je les laissais faire, ils perfectionneraient les livres saints qui montrent un ordre lequel est sagesse de Dieu, en mettant en ordre les caractères dont le premier enfant venu verrait bien qu’ils sont tous mêlés. Ainsi, les A ensemble, les B ensemble, les C ensemble, [...] et ainsi disposeraient-ils d’un livre bien en ordre. Un livre pour généraux [334]. »

Le double ordre dont parle Thomas d’Aquin consiste donc, premièrement, à disposer les parties de la chose, pour que, en second lieu, la chose soit apte à atteindre sa fin, ou, en d’autres termes, soit ordonnée à sa fin. Le second ordre, il va sans dire, l'emporte sur le premier. Les parties sont disposées de telle ou telle manière pour que le tout atteigne sa fin. Le premier ordre est un moyen par rapport au second [335].

Le premier ordre, celui des parties entre elles, correspond à ce que Thomas d’Aquin appelle parfois la fin intrinsèque ; le second ordre dénonce l’aptitude du tout, intérieurement ordonné, à l'obtention d'un bien extérieur qu’il appelle la fin extrinsèque.

 

2. LA PAIX, FIN INTRINSÈQUE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

 

Quand le tout est un peuple, quadruple est l’ordre des parties. Il requiert, en effet, que soient bien réglés les rapports des chefs envers les sujets ; ceux des sujets entre eux ; ceux des sujets envers les étrangers ; et, enfin, les rapports domestiques suivants : père-fils, femme-mari, maître-serviteurs [336]. Dans une multitude ainsi ordonnée règne une tranquillité qu’on appelle la paix [337].

 

a) La notion de paix

 

La paix comprend la concorde et y ajoute quelque chose [338]. Pris en son sens propre, le mot concorde renvoie à autrui ; on ne parle pas de concorde à propos d'un seul individu. On peut avoir l’âme en paix mais non en concorde. La concorde au sens propre du terme engage l'autre [339]. La concorde règne entre plusieurs individus quand leurs volontés fusionnent dans un même vouloir [340]. Mais la concorde n’implique pas que l’unanimité se réalise dans le bien. Ainsi, saint Paul fut traduit devant une assemblée composée de pharisiens et de sadducéens qui étaient d'accord pour le mal : qui erant concordes in malo [341]. Il suffit donc, pour parler de concorde, que les appétits de plusieurs personnes soient accordés et tendent vers un même objet, bon ou mauvais.

La paix au sens propre du terme requiert, en outre, l’accord ou l'harmonie des appétits à l'intérieur d’un même individu. Cette harmonie s’établit d’abord par la soumission de l'appétit sensitif à l'appétit intellectif ; puis, dans un même appétit, par la possession de 1’objet désiré. Je suis en paix quand je possède ce que je désire, même modérément.

Cette double harmonie est comprise dans la notion de paix. C’est à cette double condition que l’on dit d’un homme qu’il a le coeur en paix, pacatum cor [342]. La concorde n’exige pas l'harmonie des appétits à l’intérieur de l'individu. En bref, on dit que la concorde règne quand les appétits de plusieurs personnes sont accordés ; que la paix règne quand, de plus, les appétits de chacune le sont. Bien entendu, si le mot paix est pris dans son sens propre, souligne Thomas d’Aquin dans ce texte.

La distinction étant bien marquée entre paix et concorde, on voit que la paix, fin intrinsèque de la société civile, s’entend au sens large de concorde. Le législateur humain, en effet, ne règle directement que les actes extérieurs. Thomas d’Aquin l'affirme sans équivoque : « La fin de la loi humaine est la tranquillité temporelle du corps social, et le législateur atteint ce but en réprimant les actes extérieurs susceptibles de perturber l’état de paix de la cité [343]. » Il va de soi que le législateur humain est impuissant à régler les actes intérieurs, puisqu'il ignore les pensées et les désirs. Partant, il ne peut les réprimer [344].

 

b) Paix, charité, justice

 

Relayant Isaïe : « Le fruit de la justice sera la paix [345] », Thomas d’Aquin enseigne que la justice engendre la paix [346]. Vertu qui porte sur les rapports avec autrui, la justice, en empêchant qu'on lèse les droits des autres, supprime les occasions de conflits. C’est donc indirectement, en tant qu’elle écarte les obstacles, que la justice entretient la concorde ordonnée de la paix ; directement, la paix est l'effet propre de la charité [347]. Mais il y a paix apparente [348] et paix véritable. Cette dernière, que la charité produit, se subdivise en paix parfaite et en paix imparfaite, selon qu'elle se réalise ici-bas ou dans la patrie [349].

La charité produit éminemment la paix véritable parce qu’elle réalise au mieux le double accord ou la double fusion des appétits qu'implique la notion de paix, comme il a été dit ci-dessus. En polarisant tous les appétits sur le souverain bien, qu’elle fait aimer par-dessus tout, ex toto corde, la charité crée l'harmonie ou l’union à l’intérieur de l’homme.

En faisant aimer le prochain comme [350] soi-même, elle produit la deuxième harmonie requise pour la paix. Le propre des amis, dit Cicéron, est de s’accorder sur ce qu’ils veulent et sur ce qu'ils ne veulent pas : amicorum est idem velle et nolle. Thomas d’Aquin cite alors Cicéron [351]. Cependant, l’amitié n’exige pas qu'on s’entende jusqu'en matière de simple opinion ou sur les choses peu importantes [352].

Puisque la paix est l’effet propre de la charité, le législateur humain doit se fixer comme premier objectif de faire régner l'amitié parmi les hommes [353]. Or, ce qui perturbe la paix est supprimé principalement par l'amour mutuel entre les citoyens [354].

Thomas d’Aquin ne confond évidemment pas la charité, ver­tu théologale, produite et conservée en nous par Dieu lui-même [355] avec l’a­mour que tout homme porte naturellement à son semblable [356], comme c’est le cas de tout animal : Omne animal diligit simile sibi [357]. Le législateur humain ne fait donc que préparer les hommes à la charité authentique en favorisant l’amour naturel ou politique [358].

 

c) La paix, fin intrinsèque de la société civile

 

Pour que la société civile soit, à la disposition du citoyen, un moyen efficace d’atteindre sa fin, sa perfection et son bonheur, il faut d’abord que la paix y règne. La paix s’impose donc comme la fin intrinsèque de la société, comme le but immédiat des efforts du chef. Quand la paix ne règne plus, non seulement la vie en société n’est d’aucune utilité, mais elle devient même un fardeau pour les membres de la société divisée [359]. Dante étend cette condition au monde entier : « La paix universelle est le meilleur de tous les moyens qui peuvent nous procurer le bonheur [360]. »

L’importance de la paix étant telle, c’est-à-dire la condition sine qua non de l’utilité de la vie en société, le chef doit s’appliquer avant tout à procurer aux membres de la société à laquelle il préside, l'unité ou la tranquillité de la paix [361]. Bref, plus la paix est solide et véritable, mieux la société atteint la fin qu’elle poursuit [362].

La paix avant tout ; il n'y a pas d’objection qui tienne devant cet impératif que l’ordre naturel impose au chef. Mais pas par n’importe quels moyens : la paix régnait à Varsovie ! À l'objection que les citoyens ne devraient pas exposer leur vie pour une paix, cause de tant de désordres contre les moeurs, Thomas d’Aquin répond d'abord que le mauvais usage que d'aucuns en font ne rend pas la paix mauvaise, à moins que l’on oublie la multitude de ceux qui en tirent un excellent parti (et qui ne doivent pas en être privés à cause des excès des autres) [363]. Au même endroit, il donne une seconde réponse à la même objection. Les maux que la paix écarte – homicides, injustices, etc. – sont beaucoup plus graves que ceux qu'elle occasionne. En effet, les maux que la paix occasionne appartiennent principalement au domaine de la chair. Ces fautes sont beaucoup moins graves que les fautes commises pendant les guerres.

Pour exalter la paix encore davantage, Thomas d’Aquin apporte l’exemple du Christ. Se demandant si le Christ est né au moment opportun, il présente, entre autres arguments de convenance, que le Christ, « notre paix [364] », devait naître au moment où le monde jouissait de la plus grande paix connue jusqu’alors, C’est ce qui arriva [365].

Si l’on objecte cette autre parole du Christ : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive [366], Thomas d’Aquin rétorque : « Le Christ est venu diviser ceux qui étaient d’accord pour le mal. » Et il fonde son interprétation sur l'exemple de saint Paul qui, traduit devant les pharisiens et les sadducéens, d’accord pour le perdre, les divise en leur lançant le problème de la résurrection des morts. Il posa ainsi, conclut Thomas d’Aquin, un geste louable, car il détruisit par la discorde une mauvaise concorde [367].

Thomas d’Aquin veut donc que le gouvernement de la multitude tende de toutes ses forces vers une paix solide et véritable. Solide parce que véritable. Véritable parce que fondée sur la justice, qui supprime les obstacles en permettant à chacun de jouir paisiblement de son bien [368] ; véritable encore parce que fondée sur l’amour mutuel et sur la charité, dont le fruit direct n’est rien d’autre que la paix.

Je n’oserais mettre ensemble sur la bascule l’amitié et la justice si Thomas d’Aquin ne le faisait lui-même. Au livre VIII de l'Éthique, il annonce que la philosophie morale doit traiter de toutes les choses nécessaires à la vie humaine, parmi lesquelles vient au premier rang l'amitié, maxime necessarium est amicitia [369].  

Il apporte deux raisons. La première fait appel à 1’expérience touchant la conservation des cités. L’amitié semble en être la cause. Aussi le législateur sage se préoccupe-il davantage d’entretenir l’amitié entre les citoyens que de conserver la justice elle-même, suspendant parfois celle-ci pour éviter des dissensions [370]. La seconde raison invoque le fait que, là où elle règne, l'amitié assume en quelque sorte la justice. Entre amis, en effet, tout est commun, l’ami étant un autre soi-même [371]. Or, il n'y a pas de justice proprement dite d'un homme envers lui-même [372].

On ne s’étonnera donc pas de rencontrer, chez Thomas d’Aquin, des affirmations aussi fortes que les suivantes : L'amitié entre les citoyens est la chose la plus nécessaire à la société humaine [373]. Ou encore : Entre tous les biens du monde, il n'y a rien qui semble digne d’être préféré à l’amitié. C’est elle, en effet, qui rassemble les hommes vertueux en société, puis qui conserve et fait croître leur vertu. C’est d’elle que tous les hommes ont sans cesse besoin dans toutes les formes de leur activité [374]. Conséquemment enfin, l’intention principale de la loi humaine est de produire ou l’amitié des hommes entre eux, ou de l’homme avec Dieu [375]. Je le répète : Thomas d’Aquin était un saint.

Retenons de ce chapitre que la paix constitue ce que Thomas d’Aquin appelle la fin intrinsèque de la société civile, c’est-à-dire la condition sine qua non de la réalisation du bien commun. Sans la paix, affirme-t-il, d’une part, la vie en société est inutile, voire écrasante. Par conséquent, d’autre part, le chef ne doit rien désirer davantage que de procurer aux citoyens l'unité de la paix, convaincu que la vie en société est utile dans la mesure même où cet objectif est atteint. À cette fin, il veillera à ce que la justice fleurisse dans son domaine, car elle supprime les obstacles à l’unité de la paix ; puis il s’ingéniera à faire naître l’amitié entre les citoyens, car l’amitié cimente cette même unité.


 

 

Chapitre 4

 

LE BIEN COMMUN, FIN EXTRINSÈQUE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

 

Il faut considérer, maintenant, la fin à laquelle Thomas d’Aquin veut que le chef et ses ministres conduisent la multitude pacifiée qu’ils ont la responsabilité de diriger. C’est ce qu’il désigne du nom de fin extrinsèque de la société civile ; c’est le bien commun qu'elle doit s’efforcer de réaliser.

 

1. LE BIEN COMMUN, FIN EXTRINSÈQUE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

 

Pour vivre tout simplement, la société familiale suffi­rait à l'homme ; mais celui-ci aspire non seulement à vivre mais à bien vivre. Or, pour bien vivre, la société civile lui est d’un indispensable secours. Bien vivre, pour un être humain, c’est posséder aussi pleinement que possible tous les biens qui lui conviennent et qu’il désire forcément. Désirer ce qui convient et le désirer pleinement, c’est tout un, comme il ressort d’un texte déjà cité [376].

Or, le bien proprement humain et que, conséquemment, l’homme désire par-dessus tout et en quoi il trouve son plus grand plaisir, c’est la vérité, bien de la faculté qui le caractérise, l’intelligence. Mais la vérité n’est pas le seul bien de l'homme. La vertu morale, les biens intérieurs du corps et les biens extérieurs en sont aussi d'authentiques. Ils constituent des parties du bonheur d'ici-bas. Le bonheur d’ici-bas, en effet, consiste dans la possession de tous les biens ci-dessus mentionnés : biens de l’âme, biens du corps, biens extérieurs. Thomas d’Aquin ne craint pas de lancer, comme je l’ai déjà signalé, qu’une personne laide n’est pas tout à fait heureuse [377].

Un homme vivant solitaire ne parviendrait jamais à se procurer tous ces biens. Pour découvrir et contempler la vérité, pour pratiquer la vertu morale, pour jouir des biens intérieurs du corps et des biens extérieurs, l'homme a besoin du secours de ses semblables. Pour réunir tant de biens, ou mieux, pour en rendre la participation possible, car il ne suffit pas de les accumuler, un effort collectif est requis.

Le bonheur de l'homme, donc, objectivement ou dans sa cause [378],   réside dans un bien produit par une multitude et administré par un chef. Le bien commun d’une société est composé de tout ce qu’un pays met à la disposition de ses citoyens pour que chacun y puise ce qui est nécessaire à son épanouissement, tel qu’il le conçoit. Le tout du bien commun se divise en deux parties : d’une part, les choses qui sont offertes gracieusement par la nature – il y a  de ces pays « où coulent le lait et le miel » ; il y en a d’autres où il faut traire l’un et extraire l’autre ;  d’autre part, il y a les choses qui viennent de la main de l’homme.

Font partie de la première catégorie de biens les poissons des lacs et des rivières, les minéraux du sous-sol, l’eau pure des sources, le gibier et les arbres des forêts, les douceurs du climat, la fertilité du sol, qui nourrit la population. Mais nombre de choses que nous consommons sont produites – au sens large du terme – par l’homme. Au sens large du terme, produire, c’est fabriquer, évidemment, mais c’est aussi conserver, administrer, surveiller, entretenir, bref, c’est poser un geste qui contribue à la production, à la conservation ou à l’enrichissement du bien commun. Parmi les choses produites par l’homme, il faut compter les innombrables services que la société offre : alimentation, éducation, soins de santé, routes, moyens de transport, vêtements, etc.

Le bonheur n’est pas le bien commun lui-même : il est la participation de chacun au bien réalisé par les efforts de tous. La société est organisée en vue du bien commun ; ce dernier joue, ici, le rôle de cause finale. Une fois réalisé, le bien commun devrait permettre à chaque citoyen d’y puiser pour son développement et sa perfection. Ceux qui n’y trouvent pas leur compte, cherchent asile dans un autre pays, quand ils le peuvent, bien entendu.

La société civile est donc le moyen que l'homme s’est donné, voilà des millénaires, pour réaliser son bien, sa perfection et son bonheur. C’est son désir de perfection, d'une perfection qu’il est incapable d'atteindre seul, qui l’a incité à se former en société et à y vivre. La recherche de la  perfection est la raison d’être de la vie en société.

Le bien commun et le bien particulier ne diffèrent pas seulement d'une différence quantitative, car le bien commun n’est pas la somme, au sens strict, des biens particuliers. On parle de somme dans les choses homogènes, tandis que les apports individuels – le service que chacun rend – qui composent le bien commun sont différents les uns des autres. Partant, ils ne peuvent s’additionner. Enlever Thomas d’Aquin du patrimoine dominicain, c’est diminuer qualitativement ce patrimoine ; c’est en changer la nature même, Voici un texte explicite de Thomas d’Aquin à ce sujet : « Le bien commun de la cité et le bien commun singulier d’une personne ne diffèrent pas seulement selon le beaucoup et le peu, mais d’une différence formelle – comme le triangle diffère du cercle ; en effet, autre est la notion de bien commun et celle de bien particulier, comme sont autres les notions de tout et de partie [379].

 

2. BIEN COMMUN NATUREL ET BIEN COMMUN SURNATUREL

 

Pour Aristote, il n'existe pas de bien commun plus élevé que le bien commun naturel, fin de la société civile, et le bonheur parfait de l'homme (dans la mesure où il est possible à un homme d’être heureux) consiste dans la possession et la jouissance de ce bien, composé des éléments que nous avons mentionnés.

Pour « saint »Thomas d’Aquin, théologien, il existe un bien plus élevé, Dieu même, que 1’homme possédera dans la patrie, moyennant le secours de la grâce [380]. Le bonheur parfait d'Aristote devient, dans cette perspective plus large, le bonheur parfait d'ici-bas ou le bonheur imparfait, par opposition au bonheur parfait réservé pour l'au-delà.

Le bien commun, fin de la société civile, se transforme ainsi en une fin intermédiaire, et la contemplation imparfaite, qui en est tout de même l'élément principal et ordonnateur, devient une préparation à la contemplation parfaite de l’au-delà, contemplation qui, alors, constituera à elle seule le bonheur de l’homme, contrairement à ce qui a lieu ici-bas. C’est ce que Thomas d’Aquin affirme en ces termes dans la Somme théologique : « L’ultime et parfait bonheur qui est espéré dans la vie future consiste en entier dans la contemplation. Le bonheur imparfait qu’on peut acquérir ici-bas consiste d’abord et principalement dans la contemplation ; secondairement dans l’opération pratique de l’intelligence ordonnant les actions et les passions [381]. »

À la lumière de cette distinction, on voit comment il faut entendre que la fin de la politique, c'est le bien hu­main : Finis politicae est humanum bonum [382], et que le bien de l’homme consiste dans l’union à Dieu : Bonum hominis consistit in coniunctione ad Deum [383]. La politique a pour fin le bien commun naturel, bien accessible à l’homme par ses seules forces naturelles ; mais le bien le plus élevé dont l’homme est capable (avec le secours de la grâce), c’est le bien commun surnaturel : Bonum. autem summum quod est Deus,            est bonum commune [384].

Toute la vie politique est ordonnée, voire à son insu, à cette union à Dieu et y dispose en tant qu'elle est orientée vers la contemplation de la vérité, qui, par la voie des créatures, mène au créateur, vérité par essence. Vérité par essence, Dieu est donc le bien commun parfait qu'avec le secours de la grâce l’homme possédera et contemplera dans l’autre monde. Ici-bas, les biens extérieurs, les biens intérieurs du corps, les biens de l'âme et toute la vie en société sont comme les instruments de l’intelligence, faculté par laquelle l'homme entre en possession du bien commun de tout l’univers, Dieu [385].

 

3. BIEN PROPRE ET BIEN COMMUN

 

Travailler au bien commun, c'est, du même coup, travailler à son bien propre ; le bien propre suit comme une conséquence nécessaire de la recherche du bien commun [386]. Marc Aurèle a écrit dans ses Pensées : « Ce qui n’est pas utile à l’essaim n’est pas utile à l’abeille non plus [387]. » Comme il a été dit ci-dessus, le bien commun n’est pas la somme des biens particuliers. Chaque contribution au bien commun le modifie qualitativement. En travaillant au bien commun, un citoyen s’assure donc une participation d’une qualité supérieure.

Thomas d’Aquin apporte deux arguments à l’appui de son opinion. Il en est ainsi, d'abord, dit-il, parce que le bien propre est impossible sans le bien commun, car le bien de la partie présuppose le bien du tout : Bonum partis non potest esse sine bono totius [388]. Dans un grand corps malade, la main fonctionne mal. Car le bien particulier consiste, comme il a été montré, dans la participation au bien commun : toute amélioration du bien commun permet une participation plus enrichissante. Sous cette lumière, on voit ce que Valère Maxime dit des anciens Romains : à vivre riches dans un empire pauvre, ils préféraient vivre pauvres dans un empire riche.

La deuxième raison découle de la notion même de partie. Par rapport à la société, 1’homme a raison de partie. Or, le bien de la partie résulte de celui du tout. Une excellente partie d'un certain tout peut être une mauvaise partie d'un autre tout. Par exemple, s’il est bon pour le tout (disons l'homme) de parler, la langue sera bonne si elle est disposée à cette fin. La langue rude et raide des bêtes ne l’est pas, dit Thomas d’Aquin [389]. Elle est quand même une bonne partie, mais dans un autre tout. Inadaptée au langage, elle constitue néanmoins un instrument approprié à la préhension de la nourriture.

Ces considérations montrent assez que le bien de la partie s’apprécie dans la perspective de celui du tout. Et il est impossible de savoir ce qui est bien pour la partie quand on ignore ce qui est bien pour le tout. Aucune opposition véritable, donc, quand le bien propre et le bien commun sont tous deux bien compris [390]. Il reste qu'on parle communément de « sacrifices au bien commun », mais il ne s’agit, en 1’occurrence, que de sacrifices apparents. En fait, celui qui se sacrifie pour le bien commun, comme on dit, tend quand même à son bien propre et en augmente la valeur. Remarquons d’abord que le bien commun n’exige jamais que le sacrifice de valeurs secondaires : biens extérieurs, biens du corps. Les valeurs spirituelles (honneur, vertu) ne sont jamais sacrifiées au bien commun. Celui qui se sacrifie au bien commun, selon l’expression courante, pose un acte raisonnable, et, du même coup, augmente son bien moral.

Quand le bien particulier vient en conflit avec le bien commun, c’est inévitablement parce que le bien particulier n’est qu’apparent, et donc un mal. L’harmonie existe toujours entre le bien particulier bien compris et le bien commun bien compris.

 

 

CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE

 

 

La première partie a été consacrée au bonheur de l’être humain. Le chef doit savoir en quoi il consiste et avoir constamment en vue le bonheur qu’il s’engage à procurer à ses sujets et qui consiste dans les biens qui ont été identifiés. Dans la seconde partie, Thomas d’Aquin nous a montré que l’homme ne peut, seul, se procurer les différents biens nécessaires à sa perfection et à son bonheur d'ici-bas, biens qui le disposent au bonheur parfait de la patrie et l’y acheminent.

La société se présente donc comme un moyen que l’homme doit utiliser à cette fin. Dans cette philosophie, la société est pour l’homme et non l’homme pour la société. La nature manifeste son intention qu’il en soit ainsi en rendant nécessaire à l'homme l’emploi de ce moyen et en l'équipant pour la vie en société.

Mais, pour qu’une multitude d’individus, naturellement préoccupés avant tout de leur bien personnel, tendent à un bien commun, une autorité est nécessaire, partant, elle est conforme à la nature et voulue de Dieu, auteur de la nature. Voulue de Dieu et bonne en soi, comme le sexe, l’autorité peut triplement n’être pas de Dieu : dans celui qui la détient, dans la manière dont il en a été revêtu, dans l’usage qu'il en fait.

Le chef doit d'abord et avant tout faire régner la paix dans la société. La paix est la condition sine qua non de l’utilité de la vie en société ; elle vient naturellement en tête des soucis du chef avisé. Il l’obtient par la justice, qui supprime les obstacles ; puis, en favorisant l'amitié, qui la produit directement.

La paix une fois instaurée, toute la société doit travailler concrètement à réunir les divers éléments qui constituent le bien commun d’ici-bas : biens de l’âme, biens du corps, biens extérieurs, tous ordonnés au principal des biens humains, la vérité, objet de 1’intelligence. Toute la vie sociale doit être ordonnée à la contemplation imparfaite, ici-bas, de la vérité, et disposer à sa contemplation parfaite dans la patrie.


 

 

 

 

 

 

Troisième Partie

 

LA TÊTE DU CORPS SOCIAL, OU LE CHEF

 

Première Section

 

LES QUALITÉS DU CHEF

 

Après avoir étudié, dans la première partie de ce travail, la fin qui, aux yeux de Thomas d’Aquin, s’impose à l'homme ; dans la deuxième, le moyen à mettre en oeuvre pour l’atteindre ; il reste à considérer le chef, qui constitue la pièce principale et comme la tête de ce moyen, envisagé comme un tout, que Thomas d’Aquin lui-même compare à un corps et toute la communauté à un homme [391].

Cette troisième partie comprendra trois sections. Dans la première, il sera question de quelques-unes des qualités qui habilitent au gouvernement : intelligence, prudence, justice, équité, magnanimité ; la seconde section portera sur l’art de gouverner : règles tirées du gouvernement divin, modèle de tout gouvernement, et exigences provenant de la nature de 1’être humain, sujet du gouvernement humain ; la troisième section traitera du choix du chef, des dangers de tyrannie et, en cas de tyrannie, l’attitude à prendre. Mais avant de déterminer explicitement des qualités du chef, procédons à l’étude de quelques termes utilisés par Thomas d’Aquin en matière d'autorité et de gouvernement.


 

 

 

Chapitre 1

 

EXAMEN DE QUELQUES TERMES UTILISÉS PAR THOMAS D’AQUIN

 

Le mot le plus important qu’utilise Thomas d’Aquin quand il parle de gouvernement, de direction ou de chef, sous une forme ou sous une autre, est sans contredit celui de caput, tête. Notre mot français chef, dérive précisément de ce vocable latin. Au sens propre, la tête est un membre qui constitue l’une des extrémités de 1’animal et en assure la bonne direction. La tête est principium et directivum totius animalis [392]. Principium doit s’entendre ici du simple point de départ, de l’origine, dont parle Thomas d’Aquin quand, au livre I de la Physique, il distingue les trois termes suivants : principe, cause, élément.

En plus de son imposition propre, le mot tête en a reçu de métaphoriques, fondées sur les rapports que la tête entretient avec les autres membres du corps. C’est, en effet, à partir de la tête du corps naturel que le mot caput a été étendu à d'autres choses. Pour savoir en quels sens le mot tête est légitimement employé de façon métaphorique, il s’impose de connaître les rapports de la tête aux autres membres du corps. Mais, avant d'examiner ces rapports, afin de voir auxquels il y aura lieu de s’arrêter, il faut rappeler les lois qu’observe, quand il est légitime, le transfert à une autre d’un mot formé pour désigner proprement une chose.

Un nom ne doit pas être appliqué à une autre chose en raison de n’importe quelle ressemblance [393]. Il ne suffit pas qu’un animal possède du poil comme le lion pour qu'on soit justifié de l’appeler métaphoriquement un lion. L'usage métaphorique d’un terme implique ressemblance en ce qu’une chose a de propre [394]. Or, ce qui est propre au lion, c'est la force [395], et non le poil.

Affirmer que la ressemblance doit porter sur un élément propre, c'est dire qu’elle ne doit pas s’étendre à tout. Si la ressemblance impliquée dans l'usage métaphorique d’un terme devait tout embrasser, il faudrait, pour dire métaphoriquement que Dieu est un lion, qu'il ait des ongles et du poil. On hésiterait à rapporter cet exemple s’il n’était de Thomas d’Aquin lui-même. Voici son texte latin comme preuve : Oporteret quod Deus, qui dicitur leo metaphorice, haberet ungulas et pilos [396].

Sachant précisément en quoi consiste la métaphore, nous savons du même coup de quelle manière il faut 1’interpréter. Ainsi, quand on dit d’un pré que ses fleurs lui font un sourire, on insinue que les fleurs sont en quelque sorte au pré ce que le sourire est à l’homme. Cette métaphore ne pose dans le pré rien d'autre de l'homme que le sourire [397].

Il serait donc ridicule de chercher des ressemblances à tous égards. La ressemblance à tous égards supprimerait précisément la ressemblance qui fonde la métaphore, et produirait la chose même. À cause d'un ou de quelques traits de sa personne, on dit de Pierre qu’il ressemble à Paul ; mais, si chaque trait de pierre a son équivalent chez Paul, Pierre ne ressemble plus à Paul, il s’identifie à lui, il est un sosie parfait. Il ne faudra donc pas poser dans le chef des rapporte identiques à ceux que soutient la tête avec les autres membres du corps. La tête voit pour les pieds aveugles, tandis que les inférieurs d’un chef sont doués d'intelligence comme lui et ils voient pour leur propre compte, comme nous verrons plus loin.

Puisque l’usage métaphorique est fondé sur la ressemblance en quelque chose de propre, quelles sont les propriétés de la tête par rapport aux autres membres du corps ? Thomas d’Aquin en signale deux quand il définit la première acception du mot tête [398] : principium et directivum totius animalis [399]. Métaphoriquement, tout principe peut être appelé tête, de même que tout élément directeur. Toute chose possédant l’une ou l'autre de ces deux propriétés pourra légitimement porter le nom métaphorique de tête.

On a dit au début que le mot tête, au sens propre, désigne un certain membre qui constitue l’une des extrémités de l’animal et en assure la bonne direction. La seconde acception du mot tête, métaphorique celle-là, sera donc de signifier tout principe, toute origine [400]. C’est ainsi que le mot tête en est venu à désigner le bout supérieur d’une chose : la tête d’une épingle, la tête d’un clou. Il a désigné aussi, tout simplement, le bout d’une chose, d’une corde, par exemple. En conséquence de sa deuxième propriété, directivum, le mot tête a désigné celui qui dirige le peuple comme la tête dirige les autres membres [401].

Dans la Somme théologique, quand Thomas d’Aquin se demande si le Christ est bien la tête de l’Église, caput Ecclesiae, il reprend d'une manière plus explicite les propriétés de la tête, celle de l'homme cette fois [402]. La tête de l’homme peut être envisagée de trois points de vue différents : quant à la position qu'elle occupe, quant à la perfection qu’elle possède et quant à la puissance ou à l’influence qu’elle exerce : ordo, perfectio, virtus.

Parler d'ordre, à propos de la tête, c’est évoquer des parties dont l'une est première par rapport aux autres. Si donc je considère l’ordre, dans les parties du corps humain, la tête apparaît la première [403]. Son éminence est manifeste par rapport aux autres membres extérieurs [404]. Du point de vue de la perfection, la tête l’emporte sur les autres membres. Tous les sens, en effet, tant intérieurs qu'extérieurs, s’épanouissent dans la tête, tandis que les autres membres ne possèdent que le toucher : In capite vigent omnes sensus et interiores et exteriores, cum in ceteris membris sit solus tactus [405].

 Si, enfin, nous considérons la vertu de la tête, il faut distinguer deux points de vue : celui de la causalité et celui de la direction. En tant que cause, la tête dit rapport aux autres membres en ce sens que c’est de la tête que se répand dans chaque membre le pouvoir de sentir et de se mouvoir : ab eo omnes sensus derivantur in membris [406]. En tant qu’elle est principe directeur, c'est la tête qui, tant par les sens externes que par les sens internes (qui ont en elle leur siège), gouverne et règle l’activité de tous les autres membres [407]. Gouverner, c’est diriger, régler, mesurer. Un coup bien appliqué peut ne pas être mesuré, c’est-à-dire être trop fort ou trop faible. Par le sens externe (l'oeil, par exemple), la tête dirige le coup vers la cible ; par le sens interne, elle en détermine la force.

Bref, la vertu de chaque sens coule ainsi de la tête dans chaque membre comme d’une source, et, de plus, la tête dirige et règle les activités des autres membres parce que c’est en elle que la force sensitive et motrice réside en plus grande abondance. Et c'est parce que le chef remplit, par rapport aux sujets, un rôle analogue qu'il est appelé la tête du peuple, caput populi [408].

Puisque l'usage métaphorique d’un terme est fondé sur la ressemblance d’un être (Dieu, par exemple) à un autre (le lion) en ce qu'il a de propre, soit la force, et que les propriétés de la tête sont l'éminence quant au lieu, la perfection et l’influence, il s’ensuit que le mot tête pourra s’employer métaphoriquement quant à l'une ou l’autre de ces trois propriétés. L’éminence de la tête quant au lieu justifie l'emploi métaphorique du mot tête pour désigner le bout supérieur d’une chose. Par exemple, la tête d'un piquet. La perfection, la dignité ou l'éminence quant aux qualités justifie l’emploi du mot tête pour appeler métaphoriquement le lion caput animalium ou une cité caput regni  [409]. L'influence de la tête sur les autres membres justifie l'emploi métaphorique du mot tête pour désigner la source d’un fleuve, caput fluminis [410]. Si donc on appelle caput populi celui qui conduit le peuple à sa  fin, c'est qu’on reconnaît entre cet homme et les sujets dont il dirige les destinées quelqu'une des propriétés que nous venons de reconnaître à la tête naturelle par rapport aux autres membres.

Parce que le mot chef vient du latin caput ; qu’il y a trois choses à considérer dans la tête : l'ordre, la perfection, l’influence ; que tout chef possède au moins à quelque degré ces trois caractéristiques de la tête, Thomas d’Aquin va utiliser, pour désigner le chef et sa fonction, des vocables évoquant la place que la tête occupe parmi les membres, la perfection qu’elle possède et l'influence qu’elle exerce.

a) Parce que la tête occupe la première place parmi les membres, le chef sera appelé princeps, c’est-à-dire premier, que l’on rend par prince en français. Princeps viendrait de primo capere, prendre le premier rang, occuper la première place. On appelait principes les simples soldats au temps où la disposition de l’armée les poussait en avant.

La même racine, princeps, a donné principium, principalis, principatus. Le principe, principium, c’est ce qui est premier, c'est le commencement, le bout, le point de départ, l'origine. Principalis a donné principal, au sens où l'on dit : principal d’une école, c’est-à-dire le premier. Enfin, principatus n’est rien d’autre que le nom désignant l’état de princeps, ou sa fonction : la principauté ou dignité de prince. L’adjectif princeps a un homographe français. On parle de l’édition « princeps » pour désigner la première édition d’un ouvrage ; on parle d'observation « princeps » pour signifier la première observation d’une maladie nouvelle, en médecine.

Thomas d’Aquin désigne encore le chef et sa dignité par les mots praelatus et praelatio, de prae-ferre, porter en avant. Le praelatus, c'est celui qui est en avant, au premier rang ; la praelatio, c’est le fait d’être là. Diriger, gouverner, ce sera tout simplement praeesse, le rôle du chef étant dénommé à partir de la place que le chef occupe. Au temps de Thomas d’Aquin, le sens des mots praelatus et praelatio était plus large. Il englobait jusqu’au père de famille. De nos jours, on ne dit plus du père de famille qu'il est un prélat !

b) Les termes formés à partir de la perfection de la tête sont moins nombreux. Le mot de superior, que Thomas d’Aquin oppose constamment à inferior [411], est, certes, le plus fréquemment employé. La rareté de cet emploi peut s’expliquer par le fait que les mots sont habituellement formés à partir de quelque chose d'élémentaire et de manifeste [412]. Or, telle n’est pas le cas de la supériorité réelle d’un homme par rapport aux autres.

Quand Thomas d’Aquin affirme que, suivant l’ordre de la nature et de Dieu son auteur, il revient au supérieur de diriger et de mouvoir, il entend le supérieur réel. Cette personne doit être choisie parce qu’elle est supérieure aux autres ; elle ne devient pas supérieure par la nomination. L’expression « créer supérieur » est fort équivoque, car la nomination ou le choix ne produisent pas la supériorité : ils ne devraient que la reconnaître.

e) Voici, enfin, quelques termes formés à partir de l’influence que la tête exerce sur les autres membres du corps. Thomas d’Aquin appelle rex celui qui dirige les autres. Rex, roi, de regere, qui signifie conduire : regere equum, conduire un cheval ; ou ramener sur le droit chemin : regere  errantem. L'action de conduire ainsi les autres, ce sera le regimen , c’est-à-dire le gouvernement. Thomas d’Aquin va étendre le mot rex à tout chef.

Thomas d’Aquin emploie encore le verbe gubernare, tenir le gouvernail, pour désigner le rôle du chef par rapport aux sujets. Le chef mène le peuple à sa fin comme le timonier conduit son navire au port. Enfin,  ducere, tirer à soi. Relevons deux expressions : ducere aquam, tirer de l’eau du puits ; ducere uxorem domum, amener une femme chez soi, c’est-à-dire se marier, C’est tout un peuple que le chef' entraîne après soi, comme le pasteur entraîne son troupeau,

Nous avons vu, dans la première partie, où le chef doit  conduire ses sujets ; dans la deuxième, par quel moyen il pouvait y parvenir. Nous chercherons donc maintenant quelles sont les qualités et les vertus que Thomas d’Aquin croit nécessaires au chef dans sa mission.


 

 

 

 

Chapitre 2

 

L’INTELLIGENCE, QUALITÉ FONDAMENTALE DU CHEF

 

Si, comme nous venons de le voir, le chef est,  par la place qu’il occupe, la perfection qu’il possède et l’influence qu’il exerce, la tête de la société, il lui revient de diriger tout le corps. Mais, pour diriger, il doit voir. La prudence, vertu propre du chef, consiste étymologiquement à voir et  même à voir loin. Thomas d’Aquin emprunte cette étymologie à Isidore de Séville [413]. Par conséquent, l’intelligence constitue la qualité radicale du chef, car elle est la faculté qui lui permet de voir et de voir loin. Thomas d’Aquin arrive à cette conclusion en étudiant l’ordre que la providence désire voir régner dans les créatures.

 

1. L’ORDRE, EFFET PROPRE DE LA PROVIDENCE

 

L’ordre, affirme Thomas d’Aquin, à maintes reprises, ressortit proprement à la providence comme son effet propre [414]. Mais un double ordre règne dans les choses bien ordonnées : l’ordre des parties entre elles, et l’ordre du tout à la fin. Le premier de ces ordres est en vue du second ; il est moyen par rapport au second. Thomas d’Aquin a déjà résolu le problème de ce double ordre au sujet de la société. Le problème rebondit et porte maintenant sur l'univers tout entier. Puisque Dieu fait avec ordre tout ce qu’il fait, en quoi va consister l'ordre qui doit régner dans l’univers ? Cet ordre consiste en ce que chaque créature occupe sa place et son rang [415]. Quelles sont donc les exigences de l'ordre concernant les parties de l'univers ? En d’autres termes, quelle place et quel rang chaque créature doit-elle occuper ? Voici ce qu’en pense Thomas d’Aquin.

 

 

2. L'ORDRE EXIGE QUE LES CRÉATURES SUPÉRIEURES GOUVERNENT LES CRÉATURES INFÉRIEURES.

 

L'ordre règne dans l'univers quand les créatures supérieures sont soumises à Dieu et gouvernées par lui ; les créatures inférieures, soumises aux créatures supérieures et gouvernées par elles. L'harmonie fondamentale de l'univers réside en cette structuration [416].

Cette affirmation de Thomas d’Aquin rappelle une lettre de Sénèque. Parlant des premiers mortels, il écrit : « Un homme était leur guide et leur loi : le meilleur d’entre eux, à l'arbitre duquel ils s’en remettaient ; car l’intention de la nature est de soumettre à ce qui vaut le mieux ce qui vaut le moins : c’est ainsi que les groupements de bêtes brutes ont pour chef le représentant de l’espèce le plus grand ou le plus fort. Ce n’est pas un taureau dégénéré qui marche à la tête du troupeau ; c'est celui qui par sa taille et ses muscles l’emporte sur les autres mâles ; l’éléphant le plus haut de stature conduit le troupeau. Parmi les hommes, le plus grand, c'est le meilleur. C'était donc pour ses qualités personnelles que le chef était choisi. Aussi régnait chez ces peuples la plus grande félicité où l’on ne pouvait être le plus puissant sans être le meilleur [417]. »

Mais quelles sont donc les créatures supérieures ? Les créatures douées d’intelligence, répond Thomas d’Aquin, sans hésiter : Inter omnes creaturas sunt supremae intellectuales [418]. Il conclut donc qu’il leur revient de diriger les autres créatures. En effet, le propre de l’intelligence, c’est d'ordonner et de diriger, et quand Dieu gratifie une créature d'un certain pouvoir, son intention manifeste, c'est que cette vertu ne demeure pas stérile, mais qu’elle produise son effet [419].  

Nous avons une première distinction : d’une part, les créatures douées d'intelligence ; d'autre part, celles qui en sont privées. Les premières l'emportent en perfection sur les secondes et, partant, doivent les mouvoir et les diriger. Mais Thomas d’Aquin pousse plus avant et distingue, cette fois, entre les créatures douées d’intelligence elles-mêmes. L’intelligence n’est pas également partagée comme l’est le bon sens, affirmait Descartes [420].

 

3. SONT SUPÉRIEURES LES CRÉATURES DOUÉES D’UNE INTELLIGENCE SUPÉRIEURE.

 

Les êtres humains sont inégaux du point de vue de l’intelligence. Nous en prenons conscience, dit Thomas d’Aquin, quand nous constatons que certains ne peuvent saisir la vérité que lorsqu’elle leur est expliquée en détail : ils n’acquiescent qu’après de longues explications, tandis que d’autres saisissent sans beaucoup d’explications [421]. Les premiers excellent par leur intelligence, et la nature les destinent à diriger [422].

Maimonide abonde dans le même sens. « Dans les perceptions intelligibles, les individus de l’espèce humaine jouissent d’une grande supériorité les uns sur les autres. Ainsi, il y a tel sujet qu'un individu fait jaillir lui-même de sa spéculation, tandis qu’un autre individu ne saurait jamais comprendre ce même sujet, même si on chercherait à le lui faire comprendre par toutes sortes de locutions et d’exemples et pendant un long espace de temps, son esprit ne peut point y pénétrer et il se refuse, au contraire, à le comprendre [423]. »

À maintes reprises, Thomas d’Aquin insiste sur l'intelligence comme titre fondamental à l’exercice de l’autorité. Les hommes vigoureux d'esprit, intellectu vigentes, doivent, selon le voeu de la nature et de Dieu, son auteur, dominer et diriger les autres ; les hommes robustes de corps et intellectuellement faibles, la nature veut qu'ils servent [424].

Dans son commentaire de la Politique, il reprend la  même idée et développe davantage sa pensée. Celui-là est chef selon la nature qui, par son intelligence, est capable de prévoir, praevidere, les choses qui conviennent au groupe dont il a la charge. Comme il prévoit, il est en mesure de provoquer ce qui s’annonce avantageux et d’écarter ce qui va nuire [425]. Celui, au contraire, qui est surtout apte à exécuter, par la vigueur de son corps, ce que le sage a prévu par son intelligence, celui-là est naturellement sujet et serviteur.

L’un et l’autre, cependant, contribuent au bien commun de la société. Parfois, en effet, celui qui est doué de sagesse pour prévoir, mais dépourvu de force physique, se sentirait perdu faute de disposer de quelque bras pour exécuter ses prévisions et ses plans. Parfois, c’est le contraire qui se produit : un homme physiquement fort risque de se perdre faute d'un sage pour diriger ses énergies [426].

Salomon signale le cas où les rôles sont inversés quand il déclare : « Je vois des esclaves aller à cheval et des princes à pied comme des esclaves [427]. » Les esclaves, c’est-à-dire les faibles d’esprit, qui mente deficiunt ; les princes, c’est-à-dire ceux qui en ont en abondance, qui mente abundant [428]. « L’ordre naturel est enfreint, dans le gouvernement humain, quand une personne accède au pouvoir pour une autre raison que l’éminence de son intelligence [429]. Il est difficile d’être plus clair. Au dernier chapitre de sa Métaphysique, Avicenne avait donné à l’avance son appui à Thomas d’Aquin : « Quand les anciens choisissent un calife, ils doivent pouvoir affirmer unanimement devant le peuple que l'élu possède une intelligence supérieure [430].

Bref, selon l’ordre naturel, la créature supérieure doit gouverner la créature inférieure. De plus, du point de vue du gouvernement, c’est par son degré d'intelligence qu’une créature l’emporte sur une autre. Il s’ensuit donc que le chef, selon Thomas d’Aquin, doit normalement l’emporter sur les autres par son intelligence.


 

 

 

Chapitre 3

 

LA PRUDENCE, VERTU PROPRE DU CHEF

 

Dans la Somme théologigue, Thomas d’Aquin consacre un long traité à la prudence : II-II, q. 47-56. Le titre de ce chapitre : « La prudence, vertu propre du chef » est emprunté à Aristote qui dit dans la Politique : « Seule la prudence est la vertu propre du prince ; les autres vertus sont communes aux sujets et aux princes [431]. » Thomas d’Aquin apportera bien des précisions à cette affirmation. On peut même dire qu’il la contredira. D’abord, il prouvera qu’il n’y a pas de prudence sans vertus morales ni de vertus morales sans prudence. Il prouvera surtout que la prudence politique est, non seulement dans les chefs, mais également dans les sujets [432]. Mais comme le mot prudence s’est vidé en grande partie du sens qu’il portait au temps de Thomas d’Aquin, il est nécessaire de remonter le cours des siècles en quête de sa pureté originelle.

 

1. LE SENS COURANT DU MOT PRUDENCE

 

Le mot prudence évoque actuellement l’idée de précaution craintive ; il dénonce l'assurance contre le danger, la peur du risque, pour ne pas dire la peur tout court. Caricaturant, Zamacois lance : « La prudence, c'est la peur marchant sur la pointe des pieds. » Et Voltaire la qualifie de « sotte vertu ». Bref, la prudence en est venue à s’opposer au courage, à l'audace, au risque. Au sens moderne du mot prudence, le Petit Robet dit ceci : « Attitude d'esprit d'une personne qui, réfléchissant à la portée et aux conséquences de ses actes, prend ses dispositions pour éviter des erreurs, des malheurs possibles, s'abstient de tout ce qu'elle croit pouvoir être source de dommage. » Dans Le plan ou l’anti-hasard, Pierre Massé oppose également l'audace à la prudence. Parlant de l’entreprise, il affirme qu'elle n’a plus à choisir entre l’audace et la prudence [433]. Tout se passe comme si la prudence évinçait l’audace.

Cette manière de parler n'est pas le fait de ceux-là seuls qui, comme Pierre Massé, consultent les dictionnaires usuels. Quand l'homme de la rue conseille : « Soyez prudent », il a conscience de suggérer une attitude qui exclut le risque et l’audace. Pour tout le monde, passer aux solutions courageuses, c'est franchir les limites de la prudence notoire.

Le mot prudence s’est contracté au cours des âges pour ne retenir finalement qu’une seule des parties intégrantes de la vertu qu’il signifie, la cautio, dans le langage de Thomas d’Aquin [434] ; la précaution, dans le nôtre. La prudence thomiste intègre pourtant le risque, l’audace, le courage ; la lecture du traité de la prudence écarte tout doute à ce sujet. En quelques pages, il est impossible d’en faire le tour. Ce sera suffisant de montrer que la prudence, dont Thomas d’Aquin fait la première des vertus du chef n’est pas cet art anxieux d'éviter le pire que le mot prudence suggère de nos jours [435].

 

2. LA NOTION THOMISTE DE PRUDENCE

 

Le traité de la prudence débute par des considérations sur la prudence en elle- même. La prudence, en effet, est un tout composé de plusieurs parties, comme le corps comprend le coeur, les poumons, le cerveau, etc. La prudence est faite de mémoire, d’expérience, de docilité, etc. Nous ferons en quelque sorte l'anatomie de la prudence, distinguant et examinant, l’une après l’autre, chacune de ses parties, comme nous pourrions distinguer et scruter une à une les parties du corps humain : coeur, oreille, rein, etc.

Les parties de cette nature sont dites intégrantes. On qualifie ainsi toute partie qui contribue à l'intégralité d’un tout, l'intégralité étant l'état d'une chose parfaite au sens fondamental du terme, c’est-à-dire au sens d'achevé. En ce premier sens, Thomas d’Aquin définit le parfait comme ce à quoi il ne manque rien de ce qui est dû [436]. Pour illustrer la notion de partie intégrante, il emploie l’exemple de la maison : les murs, le toit, les fondations en sont des parties intégrantes. Une maison sans toit n’est pas achevée. De même, les bras, les yeux, les jambes sont des parties intégrantes du corps humain. Des parties qui sont dues, si, d’abord, on a voulu l'homme. Quand Thomas d’Aquin dira que la mémoire ou la docilité sont des parties intégrantes de la prudence, il entendra que la mémoire ou la docilité sont, en quelque sorte, à la prudence ce que les yeux ou les jambes sont au corps humain. Sans docilité, la prudence est un homme sans ouïe ; sans intelligence, un homme sans vue.

 

3. LES PARTIES INTÉGRANTES DE LA PRUDENCE

 

Thomas d’Aquin distingue huit parties intégrantes de la prudence : la mémoire, la raison, l'intelligence, la docilité, la vivacité d’esprit, la prévoyance, la circonspection et la précaution. Pour bien voir ce que le mot prudence évoquait chez lui, nous allons examiner brièvement chacune des parties intégrantes de cette vertu et souligner celles qui distinguent la prudence thomiste de la prudence dégénérée du langage courant.

 

a) La mémoire

 

La prudence a pour objet 1’action humaine singulière : non pas le  mariage, mais ce mariage ; non pas la grève, mais cette grève. Or, Thomas d’Aquin parle de l’infinité des singuliers que la raison humaine ne peut embrasser. Il s’ensuit, comme il est dit dans la Sagesse, que nos providences sont incertaines [437]. Cependant, par l’expérience, les singuliers en nombre infini sont ramenés à quelque chose de fini, à ce qui arrive dans la plupart des cas [438].

Thomas d’Aquin revient sur cette idée quand il parle nommément de la mémoire comme partie intégrante de la prudence [439]. La prudence concerne les actions particulières, dont les circonstances sont innombrables. L’homme ne peut alors être guidé par des règles absolues, mais seulement par des règles valables dans la plupart des cas. Mais ce qui arrive dans la plupart des cas, seule 1’expérience peut nous l'apprendre. L'expérience, à son tour, résulte de la connaissance de beaucoup de cas circonstanciés. Et elle en résulte à la condition que les situations vécues aient laissé des traces dans la mémoire. C'est à partir des traces conservées dans la mémoire que l’on dégage des lignes de conduite à tenir dans tel ou tel cas déterminé.

En appliquant aux préceptes du décalogue ce principe de règle de conduite valable dans la plupart des cas, donc qui comporte des exceptions, Thomas d’Aquin va introduire une distinction capitale entre le principe général, universel, immuable, et son application dans une situation particulière. Il le fait quand il se demande si l’on peut être dispensé parfois d’observer les préceptes du décalogue [440]. Sa réponse, c’est oui. On peut être dispensé d’observer un précepte du décalogue quand un cas particulier se présente où l’on irait à l’encontre de l’intention du législateur si on observait le précepte à la lettre. Il le fait en répondant à l’objection suivante : Le décalogue défend l’homicide – « Tu ne tueras pas. » Or, les hommes dispensent de ce précepte puisque les lois humaines permettent de mettre à mort, entre autres, les malfaiteurs et les ennemis de la patrie. De nos jours, on remplacerait les malfaiteurs, qu’on exécute de moins en moins, par le cas de légitime défense.

En répondant à l’objection, Thomas d’Aquin ajoute un mot : Tu ne tueras pas injustement. Dans certains cas, il est conforme à la justice de tuer un être humain. L’homicide que le commandement défend, c’est l’homicide injuste, qu’on appelle communément le meurtre, et que le Petit Robert définit ainsi : « Action de tuer volontairement (sic) un être humain. » Volontairement ne va pas : il faut dire injustement, car, à la guerre, on tue volontairement mais non injustement.

Après avoir répondu à l’objection sur l’homicide, Thomas d’Aquin applique son principe à d’autres cas. Il est dit : « Tu ne voleras pas. » Selon lui, il existe des circonstances où il est conforme à la raison, donc moral,  d’enlever à une personne quelque chose qui lui appartient. En l’occurrence, on ne commet pas le vol défendu par le commandement. Par exemple, dans le cas d’extrême nécessité non seulement une personne peut prendre sur le bien d’autrui ce qui lui est nécessaire, mais une tierce personne peut le prélever pour elle [441]. Autre exemple : dérober des armes à des terroristes, ce n’est pas voler.

Thomas d’Aquin enchaîne ensuite avec un autre commandement négatif : « Tu ne commettras pas d’adultère. » On pourrait croire qu’il est un de ces commandements négatifs qui s’appliquent tel un théorème de géométrie. Ce n’est pas l’enseignement de Thomas d’Aquin. Une relation sexuelle avec une personne engagée dans les liens du mariage n’est pas nécessairement un adultère. Il donne l’exemple d’un homme qui, dans des circonstances qu’il imaginait facilement au XIIIe siècle, prendrait pour son épouse une femme qui ne l’est pas. Cette « circonstance », dit-il, ferait que la relation sexuelle avec elle ne constituerait pas l’adultère interdit par le commandement [442].

 

b) L’intelligence

 

Le mot employé par Thomas d’Aquin, c’est intellectus, que l’on pourrait traduire par « intellect » – le mot existe en français – l’intellection serait l’acte de l’intellect. Le père Deman, o.p., traduit intellectus par « intelligence ». En français, le mot intelligence peut signifier la faculté, qu’Aristote appelle l’intellect [443] et il peut signifier le fait de comprendre. On dit, en ce sens, « avoir l’intelligence d’un texte ».

Pour bien comprendre ce que va dire Thomas d’Aquin de l’intellect comme partie intégrante de la prudence, il est bon de rappeler la distinction qu’il fait entre la raison et l’intellect [444]. Ce ne sont pas deux puissances différentes, mais des actes d’une même puissance. Intelliger, c’est saisir une vérité immédiatement, c’est-à-dire sans démonstration. Par exemple, il n’est pas nécessaire de démontrer qu’un tout est plus grand que l’une de ses parties. Raisonner, c’est aller à la vérité en procédant d’une vérité connue à une autre. Par exemple, il faut démontrer que l’âme humaine est spirituelle et immortelle. Ce n’est pas évident.

Le mot intellectus ne doit pas être pris au sens de puissance intellective, mais en tant qu’il signifie la droite estimation de quelque principe extrême et connu de soi, dans le sens où l’on dit avoir l’intelligence des premiers principes de la démonstration. Il s’ensuit que tout processus de la raison procède de propositions admises comme évidentes, donc saisies par l’intellect. Comme la prudence est la droite raison dans l’action singulière, il est nécessaire que tout le processus de la prudence ait son point de départ dans l’intellect et non dans la raison. C’est pourquoi, conclut Thomas d’Aquin, l’intellect est posé comme partie de la prudence.

En réponse à la première objection, il dit que l’intellect qui figure comme partie de la prudence est la droite estimation d’une fin particulière. Dans le long commentaire qu’il fait de cet article, le père Deman, o.p., donne l’exemple suivant : « Soit le principe universel : Il ne faut nuire à personne ; on y adjoindra le principe particulier : Je ne dois quant à moi causer aucun dommage à cet homme qui est l’objet de mon action [445]. » C’est cette fin particulière qui constitue le point de départ du raisonnement prudentiel.

 

c) La docilité

 

La docilité est une disposition (naturelle quant à l’aptitude, parfaite par l'effort [446]) à se laisser instruire. Par la docilité, on accueille bien l'enseignement ; on devient, comme dit Thomas d’Aquin, au même endroit, bene disciplinae susceptivus. Cette disposition s'impose comme une partie intégrante de la prudence du fait que, comme il a été dit, la prudence s’exerce dans un domaine où la diversité est en quelque sorte infinie. Il s'ensuit qu'un homme est incapable de peser à lui seul toutes les circonstances qui entourent une action. C’est pourquoi il a besoin, quand il s'agit de la prudence plus que de toute autre vertu intellectuelle [447], d'être instruit par son semblable : In his quae ad prudentiam pertinent, maxime indiget homo ab alio erudiri [448]. La docilité est donc avec raison comptée parmi les parties intégrantes de la prudence. C'est dire, en d’autres termes, qu’elle est un facteur indispensable, dans la plupart des cas, à l'acte parfait de prudence [449].

 

d) La sagacité

 

Le mot employé par Thomas d’Aquin, c’est solertia. Le père Deman le traduit par sagacité, que le Petit Robert définit ainsi : « Pénétration faite d’intuition, de finesse et de vivacité d’esprit. »

La solertia s’oppose à la docilitas. Par la docilité, on apprend d’un autre ce qu’il est opportun de faire ; par la solertia , on le découvre soi-même, et rapidement. Cette aptitude à découvrir soi-même et rapidement la ligne de conduite à suivre est nécessaire à la prudence, car les conjonctures ne manquent pas où le chef n’a pas le temps de consulter et ne dispose que de peu de temps pour décider des moyens à mettre en oeuvre [450].

Notons que la promptitude à se prononcer n’a rien, en soi, de contraire à la prudence. Elle est même un signe de la prudence parfaite [451]. Notons enfin que la solertia dépend plus d’une disposition naturelle que de l’exercice [452] .

 

e) La raison

 

La raison, dont Thomas d’Aquin fait une partie intégrante de la prudence, n'est pas la puissance qui porte ce nom, mais son bon usage [453]. Bref, la prudence est impossible là où est impossible le bon usage de la raison. Il est superflu d’insister sur ce point : la nécessité du bon raisonnement dans l'acte de prudence apparaît facilement.

La prudence, en effet, s'attache à bien délibérer en ce qui concerne une action singulière. Or, la délibération est une recherche dans laquelle, partant de certaines données, on dégage des conclusions pratiques. Telle est précisément le travail de la raison : aller du connu à l’inconnu. La nécessité de bien raisonner afin d'arriver aux bonnes conclusions est d’autant plus nécessaire que la matière de la prudence est plus complexe. Et comme ce qui est requis pour la perfection de la prudence prend le nom de partie intégrante, il s’ensuit que la raison en est une [454].

 

f) La prévoyance

 

Joindre la prévoyance ou providentia aux parties intégrantes de la prudence crée, de prime abord, une petite difficulté. Les deux vocables providentia et prudentia signifient étymologiquement la même réalité, c’est-à-dire le fait de voir loin, prudens, porro videns [455]. La prévoyance semble donc plutôt s’identifier à la prudence que d’en être une partie,

À cette difficulté, Thomas d’Aquin répond que c'est précisément parce que la prévoyance constitue la partie principale de la prudence, qu'elle a donné son nom à la vertu même. Bref, la vertu porte le nom de sa partie principale. Cherchons donc en quel sens la prévoyance représente la partie principale de la prudence. « Messieurs les moutons, dit le berger d’Alain, [...], je suis votre prévoyance qu’on dit plus noblement providence [456]. »

La prudence porte sur les moyens à mettre en oeuvre pour atteindre un bien déterminé érigé comme fin : Prudentia proprie est circa ea quae sunt ad finem [457]. Elle concerne donc l’avenir, et les moyens qu'elle choisit et applique sont marqués au coin de la contingence. Force est donc à l'homme prudent de prévoir tout ce qui peut se produire : tel moyen s'avère inopérant, tel autre produit autre chose que ce qu'il avait prévu. Dans chaque cas, il doit pourvoir aux remèdes à apporter

La providentia, qui prévoit et pourvoit, constitue donc la partie principale de la prudence. L'expérience, la docilité et toutes les autres parties y sont ordonnées. Toutes, en effet, tendent à ce que le prudent prévoie davantage et pourvoie mieux, afin d’assurer l’obtention du bien poursuivi [458]. La prudence concerne donc d’abord l'obtention du bien. Il faut souligner fortement ce trait, qui caractérise la prudence thomiste et la distingue de ce souci d'éviter le pire, que nous désignons maintenant du nom de prudence.

 

g) La circonspection

 

Après la prévoyance, la circonspection semble superflue. Mais Thomas d’Aquin introduit une nuance qui va justifier la présence de la circonspection à côté de la prévoyance. À deux reprises [459], il distingue entre convenir de soi à une fin déterminée et y convenir dans telle ou telle circonstance. C'est pour souligner de façon bien claire ces deux aspects de l'action concrète qu’il assigne un rôle à la circonspection à côté de la prévoyance. Par la prévoyance, on voit que tel moyen convient de soi à l'obtention de telle fin ; la circonspection dira si le moyen qui convient de soi convient également  hic et nunc.

 

h) La précaution

 

Le mot français précaution rend assez bien l’idée exprimée par le vocable latin cautio. Il suggère, en effet, l’idée d’un mal à éviter. Et c'est le sens que revêt, comme il a été dit au début de ce chapitre, le mot prudence, dans le langage courant. Il a donc fini par s'identifier à l'une des parties de la prudence, qui n’est pourtant pas la principale.

La prudence poursuit le bien dans un domaine où le mal lui fait souvent [460] obstacle, où le mal prend souvent l’apparence du bien. La précaution intervient donc pour que le bien soit atteint et le mal évité. L'effort principal de la prudence est dirigé vers le bien à obtenir ; la prudence est davantage une recherche du bien qu'une fuite du mal. La précaution intervient pour que la recherche du bien évite le mal dans la mesure du possible [461].

Quand l'accent porte sur l'attention à éviter le mal au lieu de porter sur l’effort pour atteindre le bien, cette huitième partie de la prudence gêne l’action, la freine, au lieu de la rendre parfaite. L’acte de prudence s’accommode du risque. Refuser le risque, déclare Thomas d’Aquin, c’est renoncer implicitement à tout bien, puisque la poursuite du bien n’est jamais à l’abri de quelque danger [462].

Il nous est possible maintenant de mesurer la distance qui sépare la prudence thomiste de la prudence au sens actuel du terme. Notre prudence s’identifie à l’une seulement des huit opérations que Thomas d’Aquin distingue dans l’acte parfait de prudence. À l’une seulement, le souci d’éviter le mal, qui n’est pas la principale, la principale étant la prévoyance ou providence.

Quand Thomas d’Aquin fait de la prudence la vertu propre du chef, il affirme implicitement qu'il incombe avant tout au chef de conduire au bien commun ; que l'acte de commander, acte principal de la prudence [463], doit s'exercer d'abord en vue du bien commun et dans ses limites. En d’autres termes, faire de la prudence la vertu caractéristique du chef, c'est affirmer que le chef est établi en vue d'un bien à obtenir et non d'un mal à éviter, contrairement à ce que dénonce pour nous le vocable de prudence.

 

5.     LA CINQ ESPÈCES DE PRUDENCE

 

Thomas d’Aquin distingue cinq espèces de prudence : la regnativa, la politica, la militaris, l’oeconomica et la prudentia. Le père Deman traduit regnativa par « prudence royale ». Je préférerais « prudence des chefs d’État ». La politica, c’est la prudence des sujets. La militaris ou ars militaris, c’est la prudence de qui est chargé de défendre le pays contre ses ennemis. L’oeconomica, c’est la prudence des chefs de famille. Ce mot vient du grec oikos, maison, et de nomos, loi. Enfin, la prudence personnelle, qu’il appelle prudentia, sans déterminatif. Les deux qui m’intéressent dans un travail sur le chef, c’est la regnativa et sa correspondante la politica [464].

Thomas d’Aquin établit d’abord la nécessité dans les chefs d’une prudence spéciale qu’il appelle regnativa [465]. Là où se trouve, dans les actes humains, un gouvernement d’une nature spéciale, il se trouve également une prudence spéciale. Or, il est clair que l’on trouve une forme éminente de gouvernement chez celui qui, non seulement est chargé de se conduire lui-même, mais doit aussi gouverner la société parfaite qu’est une cité ou un royaume. C’est pourquoi le roi ou le chef d’un État doit posséder une prudence spéciale, la plus parfaite de toutes.

Il pose ensuite une prudence dans les sujets, ce que ne fait pas Aristote [466]. Lorsqu’ils reçoivent un ordre, l’esclave est mû par son maître et le sujet par son chef, mais ils ne sont pas mus comme le sont des créatures non raisonnables, comme le chien, ou les êtres inanimés, comme la pierre ou la flèche. Ces derniers sont seulement mus par un autre sans se mettre eux-mêmes en mouvement parce qu’ils ne sont pas les maîtres de leurs actes, ne  possédant pas le libre arbitre. Mais, quand ce sont des hommes qui sont esclaves ou sujets,  c’est-à-dire des êtres humains, doués d’une intelligence et d’une volonté libre, le commandement qu’ils reçoivent ne les prive pas de leur intelligence ni de leur libre arbitre. C’est pourquoi une certaine rectitude du gouvernement doit se trouver en eux, par laquelle ils puissent se diriger eux-mêmes dans l’obéissance qu’ils accordent à leurs chefs. C’est ce en quoi consiste l’espèce de prudence appelée politica [467]. Par la prudence ordinaire, l’homme se gouverne lui-même en vue de son bien propre ; par la prudence politique, il se gouverne lui-même en vue du bien commun [468].

L’excellent commentaire du père Deman mérite d’être cité : « … tout homme, esclave ou sujet, ne laisse pas de se gouverner lui-même, et dans l’acte même où il suit la motion impérieuse reçue de son maître ou de son chef. La prudence certes est dans le supérieur de qui part le commandement ; mais il faut qu’une prudence soit aussi dans le sujet chargé d’exécuter le commandement. Elle consistera en ce qu’il juge bon et convenable pour lui d’accomplir en effet ce que le maître commande ; et l’ayant ainsi jugé, en ce qu’il se décide à agir. Faute de cette intervention du sujet et de l’usage qu’il fait de sa raison et de son libre arbitre, il serait mû par son maître à la façon d’une chose ou d’un animal, non à la façon d’un homme. Saint Thomas veut bien que certains hommes soient sujets tandis que d’autres soient les maîtres ; mais il entend que les sujets le soient dans l’entier respect de leur dignité d’êtres humains [469]. »


 

 

Chapitre 4

 

     LA JUSTICE, SECONDE VERTU DU CHEF

 

 

La vertu du chef, en tant que tel, c’est cette prudence spéciale que Thomas d’Aquin désigne du nom de regnativa. Il va maintenant ajouter une autre vertu qui est éminemment propre au chef, la justice : Istae duae virtutes sunt maxime propriae regi, scilicet prudentia et iustitia [470].

Résumer en quelques pages l’essentiel de l'enseignement de Thomas d’Aquin touchant la justice constitue un défi que je ne m’engage pas à relever. J’aborderai simplement certains aspects de cette vertu afin de dégager quelques-unes des attitudes qu’elle va imposer au chef. Mais comme la justice, ainsi que son nom l’indique, porte sur le droit, voyons comment Thomas d’Aquin le définit.

 

1. LA NOTION DE DROIT

 

Il arrive habituellement que les mots dérivent de leur signification première vers d'autres. Ainsi, le mot droit a fini par désigner le lieu même où la justice est rendue, après avoir signifié, à l’origine, la chose juste elle-même : ius primo impositum est ad significandum ipsam rem iustam [471].

D’abord, quel est le le sens vulgaire du mot juste ? Être juste, c'est être ajusté ; c'est présenter une certaine égalité. Et cela suppose la présence de deux choses. Par exemple, on dit d’une balance qu'elle est juste quand les deux plateaux, également chargés, reposent sur la même horizontale. Viser juste, c’est tirer non pas au-dessous ni au-dessus, mais au coeur de la cible. Bref, il est manifeste que le droit ou le juste supposent deux choses présentant quelque égalité.

Nous parlons couramment de juste salaire. Qu'est-ce à dire ? Un salaire est juste quand il est ajusté au service qu'il rémunère ; quand il lui est en quelque sorte égal, proportionné. Mais, si tel salaire est égal à tel service rendu, s’il lui est proportionné, il s'ensuit qu'il est dû à celui qui a rendu le service. L’égalité engendre le dû : In nomine ergo debiti importatur quidam ordo exigentiae [472]. En d’autres mots, le droit se définit par l’égalité comme l’homme par la raison. Après Aristote et Thomas d’Aquin, Alain s’interroge : « Qu’est-ce que le droit ? » Et il répond : « C'est l'égalité [473]. » Le droit, comme chose juste, implique donc un dû (partant, un débiteur et un créancier) en raison d’une certaine égalité entre deux choses.

 

2. LA NOTION DE JUSTICE

 

Comme son nom l’indique (iustitia, de ius, droit), la justice porte sur le droit, c’est-à-dire sur ce qui est dû à autrui en conséquence d’une certaine égalité. Par opposition à la tempérance et à la force, qui règlent l’homme en lui-même [474], ajustant aux circonstances les passions du concupiscible et celles de l’irascible, la justice règle la vie humaine en autant que l’autre est concerné : Iustitiae proprium est inter alias virtutes ut ordinet hominem in his quae sunt ad alterum [475]. Or, l’autre est engagé dans l'action extérieure : parler, frapper, acheter, vendre, échanger. C'est par l’action extérieure que les hommes communiquent directement entre eux, et par les choses extérieures que cette action remue [476].

Mais le domaine de la justice ne se délimite pas en termes seuls d’action extérieure. L'opération artistique, par exemple, se prolonge, elle aussi, à l’extérieur. Il faut donc préciser l’aspect de l'action extérieure qui ressortit à la justice. L'action extérieure relève de la justice non pas en tant qu’extérieure, mais en tant qu’elle engage autrui. C’est pourquoi Thomas d’Aquin va répéter sans cesse que la justice concerne ce qui est ad alterum ou ad alium.

La justice porte sur l’action extérieure qui atteint autrui ; elle vise à y réaliser l’égalité. Concrètement, elle s'occupe d'ajuster, par exemple, le langage à la qualité de l’interlocuteur ; de proportionner le salaire à la tâche accomplie, le prix à l’objet cédé. Thomas d’Aquin dit bien : réaliser l’égalité. Déterminer le salaire dû pour un service, c’est préparer la voie à la justice, mais ce n’est pas encore la justice. La justice règne quand est versé le salaire déterminé par la loi ou par la prudence. Il distingue l’exécution de la justice de la direction assurée par la prudence : executio iustitiae [...] indiget directione prudentiae [477]. L'acte propre de la justice consiste à rendre (par opposition à déterminer) à chacun ce qui lui appartient ou ce qui est sien : Proprius actus iustitiae nihil aliud est quam  reddere unicuique quod suum est [478].

Il justifie d’abord la définition de la justice élaborée par le jurisconsulte Ulpien (décédé à Rome en 228) : « La justice est une volonté ferme et perpétuelle de rendre à chacun son droit [479]. » Dans cette définition, le mot volonté ne signifie pas la faculté, mais l’acte de vouloir. Le vouloir rendre le dû doit être ferme : une personne ne possède pas la vertu morale de justice si elle rend le dû en rechignant ou en hésitant. De plus, ce vouloir doit être perpétuel. Une personne n’est pas juste si elle rend le dû de temps en temps. Mais, après avoir montré que la définition d’Ulpien était convenable si on entend les mots de telle et telle manière, il la corrige pour lui donner la forme requise, reducere in debitam formam : « La justice est un habitus par lequel une personne rend à chacun son droit d’une volonté ferme et perpétuelle [480]. »

La définition d’Ulpien a traversé les siècles. Venu le moment de définir la justice, Bernard Häring, rédemptoriste, écrit : « La justice, selon la définition courante de saint Thomas, est la volonté ferme et habituelle de donner à chacun ce qui est sien [481]. » On reconnaît facilement la définition d’Ulpien, convenable, selon Thomas d’Aquin, mais qu’il a corrigée pour la ramener à la forme précise, reducere ad debitam formam. On dirait que le père Häring n’a pas lu jusqu’à la fin II-II, q. 58, a. 1. Quand je dis que la définition d’Ulpien a traversé les siècles, je pense également aux manuels de philosophie qui la reproduisaient en l’attribuant à Thomas d’Aquin.

 

 

3. LES ESPÈCES DE JUSTICE

 

La justice a pour objet le droit en tant que chose due. Or, dans une société, on peut distinguer trois sortes de droit au sens de chose due. Il y a d’abord le droit de chose due par le citoyen à la société dont il est membre. Si le citoyen est agent de police, il doit assurer la sécurité. C’est ce que la société attend de lui. S’il est pompier, il doit éteindre les incendies. S’il est médecin, il doit s’occuper de la santé, et ainsi de suite pour chacun des services offerts dans la société. La société revendique comme un droit le service que chaque citoyen a choisi d’offrir.

Il y a ensuite le droit au sens de chose due au citoyen par la société. Cette chose qui lui est due, ce droit qu’il peut revendiquer, c’est une participation au bien commun qu’il a contribué à réaliser. Ci-dessus, la société revendiquait son droit auprès du citoyen, elle exigeait de lui une contribution au bien commun ; maintenant, c’est le citoyen qui revendique son droit auprès de la société : il revendique la part qui l’intéresse dans le bien commun.

Il existe un troisième cas, dans lequel la société n’est pas directement engagée, ni, partant, le bien commun. C’est le cas où un citoyen revendique son droit auprès d’un autre citoyen : il a travaillé pour lui, il lui a vendu un terrain, une maison, des légumes, ou bien il a subi des dommages de sa part.

Puisque le droit comme chose due est l’objet de la justice, vertu morale, et qu’on peut distinguer trois droits irréductibles l’un à l’autre, on a donc trois objets différents – comme sont différents le son, la couleur et l’odeur – et, par conséquent, on est justifié de distingue trois espèces de justice.

Ces espèces de justice ont reçu des noms. Quand autrui, à qui le droit est rendu, est un simple citoyen, un particulier, on parle de justice particulière [482]. Cette espèce de justice se subdivise à son tour en justice distributive et en justice commutative. C’est au nom de la justice distributive qu’un citoyen revendique sa part du bien commun. La justice commutative, comme son nom l’indique – commutare, échanger – règle les échanges entre les citoyens.

Quand autrui n’est pas un citoyen en particulier, mais tous les citoyens pris comme collectivité, on parle de justice générale [483]. C’est tout à fait normal, car général s’oppose à particulier. Général signifie « qui s’applique à l’ensemble des individus ». Dans ce cas, le dû est acheminé vers la collectivité [484].

 

4. LE CHEF, GARDIEN DE LA JUSTICE

 

La justice règne dans une société quand les trois espèces de justice fleurissent, et il est du devoir du chef d’y veiller, c’est-à-dire d’être le gardien de chacune des espèces de justice. Les chefs sont les gardiens de la justice, iustitiae custodes [485].

 

4.1. GARDIEN DE LA JUSTICE GÉNÉRALE

 

L’expression justice générale ne signifie pas grand-chose pour la plupart des gens. Il en est peu qui diraient que cette qualité morale incite le citoyen à rendre à la société son dû. L’expression devoir social est plus significative. On peut la définir comme une contribution au bien commun. Le bien commun ayant été défini antérieurement, je n’y reviens pas.

On parle du devoir social au sens d’une dette envers la société. Chaque citoyen acquitte sa dette en offrant un service. Mais alors, comment peut-on parler du « droit au travail » ? Rendre le dû n’est pas un droit mais un devoir. Un patron n’a pas le droit de payer ses employés : il a le devoir de le faire. Il faut donc parler du devoir de travailler.

La contribution de chacun prend la forme d’un service. La société est essentiellement échange de services, comme le montre Platon dans La République [486]. Chacun rend un service, parfois très modeste, mais qui lui donne droit à tous les services de ses concitoyens. S’il rend un service de grande qualité, il a droit d’exiger des autres des services de grande qualité. Ce ne serait pas logique d’exiger de l’empressement et de la compétence quand on n’est pas soi-même empressé et compétent.

La meilleure société est donc celle dans laquelle les services sont de la meilleure qualité. Être gardien de la justice générale, c’est, pour un chef, faire tout ce qui est en son pouvoir pour que chaque citoyen offre d’abord un service, puis que ce service soit de bonne qualité.

 

4.2. GARDIEN DE LA JUSTICE DISTRIBUTIVE

 

La justice distributive assure, comme son nom l’indique, la répartition équitable des biens communs et aussi des charges [487] entre les individus réunis en communauté. Cette distribution, insiste Thomas d’Aquin, doit se faire non pas également, mais proportionnellement [488], suivant la proportion de type géométrique [489]. L’adverbe également est acceptable si on a soin de l'entendre de l'égalité qui règne dans une proportion géométrique. Le rapport 2 : 3 y est égal au rapport 4 : 6.

La justice rend à chacun son dû ; le bien du tout ou bien commun doit être partagé entre les citoyens, mais dans quelle mesure ? Pas la même pour tous, répond Thomas d’Aquin. La part du patrimoine commun (richesses, honneurs, travaux) qui revient à chacune des parties doit être proportionnelle à 1’importance de la partie concernée. Plus une partie est importante, plus sa part est considérable [490].

Au livre V de son commentaire de l’Éthique, Thomas d’Aquin précise sa pensée. Chaque fois que des richesses communes sont réparties entre des individus, la justice distributive exige que chacun reçoive proportionnellement à sa contribution au bien commun, c’est-à-dire à son mérite. Dans le commerce, par exemple, la part des bénéfices est proportionnelle au capital investi. Ainsi doit-il en être dans les communautés ; un membre a droit à une part d’autant plus grande qu'il a mieux servi le bien commun [491].

L'exercice de la justice distributive est menacé par un vice qui a nom « acception des personnes » [492]. L’acception des personnes ne concerne que les choses dues : quand il s’agit des biens qui lui appartiennent, un homme les distribue à son gré sans se rendre coupable d’aucune injustice [493]. La justice distributive exige que l’emploi accordé, par exemple, soit ajusté, proportionné et, en quelque sorte, égal à celui à qui il est confié. Thomas d’Aquin choisit l’exemple du professeur. Ce qui habilite une personne à enseigner, ce qui l’en rend digne, c'est la science. Par conséquent, accorder un emploi de professeur en considérant la science du candidat, c’est observer la justice distributive, puisque la science constitue la cause qui ajuste une personne cette fonction. Par opposition, faire acception des personnes, c’est distribuer les biens communs en tenant compte non pas des causes qui habilitent à les recevoir, mais de toute autre condition (parenté, amitié, etc.) qui ne proportionne pas directement un homme à une fonction ; c’est mesurer le don sur autre chose que sur le mérite [494].

Thomas d’Aquin ajoute une considération intéressante sur l'acception des personnes quand il se demande si un prélat peut légitimement accorder la préférence à un consanguin dans l’octroi des bénéfices [495]. Il émet d’abord deux hypothèses : le consanguin possède une compétence égale à celle des autres candidats ou une moindre compétence. Dans l'hypothèse d'une égale compétence, le prélat ne peut être blâmé de préférer son parent à tout autre aspirant. Mais, s'il devait en résulter un scandale ou que le geste pût inciter d'autres prélats à préférer des parents même moins compétents, il vaudrait mieux arrêter son choix sur un étranger.

Traitant le même sujet, et quasi dans les mêmes termes, dans la Somme théologique, il souligne deux avantages attachés au choix des consanguins de compétence égale : le prélat peut leur faire davantage confiance et les affaires sont conduites dans l’harmonie [496]. S'agit-il d'un parent de compétence inférieure, il faut sans hésiter lui préférer le candidat mieux préparé à remplir la fonction vacante.

 

4.3. GARDIEN DE LA JUSTICE COMMUTATIVE

 

D’un point de vue négatif, la justice commutative fleurit quand les actes qui la violent sont prévenus ou bien jugés et punis. Or, nous savons que la justice commutative concerne les actes extérieurs qui engagent l'autre.  Ces actes peuvent engager la personne même de l'autre ou ses biens. Thomas d’Aquin est ainsi amené à parler de l’homicide, de la mutilation, du vol, des différentes sortes de discours contraires à la justice et, enfin, de la fraude dans les achats et dans les ventes. Je m’arrêterai au vol à cause de l’importance des considérations qu’il amène Thomas d’Aquin à émettre.

 

a) La possession naturelle des choses extérieures

 

Puisque l'acte propre de la justice, c'est de rendre à chacun ce qui est sien, Thomas d’Aquin doit démontrer qu’il est naturel et, partant, légitime de posséder quelque chose comme sien. Sinon le vol n’existe plus, qui consiste à enlever secrètement le bien d’autrui [497].

On dit d'une chose qu'elle est possédée quand elle est assujettie au pouvoir de quelqu'un. Du point de vue de leur nature, les choses extérieures (animaux, plantes, etc.) échappent au pouvoir de l’homme. Reste à l'homme le pouvoir d’user de toutes ces choses pour son utilité [498]. À son époque, il ajoutait que l’homme n’avait pas le pouvoir de les fabriquer ou de les changer [499]. D’une part, la nature a muni l’homme du pouvoir de tourner à son profit les choses extérieures et d’une inclination à le faire.

 

b) Le droit de propriété

 

Après avoir limité à l’usage des choses extérieures le pouvoir de l’homme, Thomas d’Aquin soulève une autre question : Est-il permis à un homme de posséder une chose comme sienne ? Cette question distingue entre posséder simplement et posséder comme sien. Selon la formule de Gilson, c’est le problème de la différence entre « avoir une chose pour soi et 1’avoir à soi » [500]. Thomas d’Aquin tranche sa propre question en marquant un double pouvoir dans celui d’user des choses extérieures, qu’il vient de reconnaître à l’homme : d'abord, le pouvoir de prendre soin des choses extérieures et d'en disposer, puis le pouvoir d’en user [501].

 Du premier point de vue, l'homme considère licitement les choses extérieures comme siennes,  c’est-à-dire que, s'il s’agit seulement d’en prendre soin et d'en assurer la répartition avec poids et mesure, cum pondere et mensura, tout homme est justifié de posséder les choses extérieures comme siennes [502]. La possession en propre des choses extérieures est non seulement licite mais nécessaire pour assurer leur bon entretien ou leur bonne administration. Il est évident que tout homme prend un plus grand soin de ce qui lui appartient en propre que de ce qui appartient à tous ou à plusieurs. Dans ce dernier cas, chacun, fuyant le travail, laisse plus facilement aux autres le soin de ce qui appartient à tous [503].

Cet argument de Thomas d’Aquin circule encore de nos jours parmi les tenants de la propriété privée ; on le formule comme suit : La propriété privée des biens de consommation et de production stimule de manière éminente la production. De plus, la division des biens en propriétés favorise le maintien de la paix, car il est très difficile pour des humains de vivre ensemble en mettant leurs biens en commun, surtout s'il s’agit de richesses. Cette difficulté est rendue manifeste par les pèlerins qui entretiennent une cagnotte. Fréquemment, au moment des comptes, ils se querellent pour des sommes dérisoires. L'exemple est à jour si on remplace pèlerins par touristes.

Sous l'angle où nous nous étions placés, Thomas d’Aquin donne raison à Aristote ; le meilleur système, c’est celui de la propriété privée [504]. Mais il est nécessaire que des lois sages viennent régler le partage entre les hommes des richesses que la nature met à leur disposition. Les erreurs en cette matière ont ruiné bien des cités [505]. Aristote avance cette opinion : « Seuls les États où les citoyens possèdent des fortunes modestes (ni très riches ni très pauvres) sont exempts de troubles et de séditions [506]. »

La course aux richesses est le fait de la masse des gens [507] ; la soif qu'elles allument met en danger leur fin : être des instruments du bonheur, comme il a été dit plus haut. Elles deviennent trop souvent, une source de litiges et compromettent ainsi le plus grand bien et comme le lien de la société, l'amitié [508].

 

c) L’usage des choses extérieures

 

Du second point de vue, celui de l'usage (consommation), aucun homme ne peut licitement considérer les choses extérieures comme siennes. Cet usage doit demeurer commun d’une certaine manière. Pourquoi ? Comment ? Voyons les réponses de Thomas d’Aquin à ces deux questions.

Pourquoi ? Thomas d’Aquin répond à cette première question quand il se demande si, dans le cas de nécessité, il est permis de prendre secrètement le bien d’autrui, de voler, autrement dit [509]. Il fait appel, alors, à la distinction entre le droit naturel et le droit positif. Le droit humain ou positif ne doit pas contrecarrer le droit naturel. Or, selon l’ordre naturel, les choses inférieures ou corporelles sont destinées à subvenir aux nécessités de l’homme. Il s’ensuit que la division de ces biens et leur attribution à chaque individu, œuvre de la volonté humaine, ne doivent jamais constituer un obstacle à leur usage pour subvenir aux nécessités des hommes. Aussi, le superflu des uns revient, en vertu du droit naturel, à ceux qui sont dans l’indigence.

Il cite saint Ambroise : « Le pain que vous tenez caché appartient à ceux qui ont faim ; le vêtement suspendu à votre garde-robe appartient à ceux qui sont nus ; l’argent que vous enfouissez dans la terre, c’est le rachat des captifs et le soulagement des malheureux. » À ce sujet, on cite souvent saint Basile : « Celui qui dépouille un homme de ses vêtements aura nom de pillard. Et celui qui ne vêt pas la nudité du gueux, alors qu’il peut le faire, mérite-t-il un autre nom ? À l’affamé appartient le pain que tu gardes. À l’homme nu le manteau que recèlent tes coffres. Au va-nu-pieds, la chaussure qui pourrit chez toi. Au miséreux, l’argent enfoui [510]. »

Mais comme le nombre des nécessiteux est très grand, et qu’aucun homme n’est assez riche pour les secourir tous, c’est à la liberté de chacun qu’est laissé le soin d’administrer son propre bien, de manière à venir au secours des pauvres s’il constate qu’il possède du superflu. Ce mot est quand même difficile à préciser. Thomas d’Aquin admet qu’un homme doit tenir compte de son rang. Même de nos jours, on verrait d’un œil étonné un évêque circuler à bicyclette, en jeans, T-shirt et béret.

Thomas d’Aquin va maintenant répondre à sa question : Peut-on voler dans le cas de nécessité ? Si la nécessité est tellement urgente qu’on ne peut y subvenir qu’en s’emparant de ce qui se présente sous la main, comme, par exemple, quand un homme est en danger de mort, et qu’on ne peut autrement venir à son secours, il est permis de prendre, soi-même ou par quelqu’un d’autre, du bien d’autrui autant qu’il en faut pour subvenir à une telle nécessité ; que le bien soit pris manifestement ou en secret, il n’y a là ni rapine ni vol [511].

Comment ? Il est acquis que l’usage des biens extérieurs doit demeurer commun d'une certaine manière. Reste à savoir comment. Avec Aristote, Thomas d’Aquin pense que ce soin incombe à la providence ou prévoyance du bon législateur : Quomodo usu rerum propriarum possit fieri communis, hoc pertinet ad providentiam boni legislatoris [512].

Il commence par faire admirer les sages prescriptions de la loi de Moïse [513]. D’abord, la propriété privée demeurait commune quant au soin : « Si tu rencontres la brebis égarée de ton frère, ramène-la-lui. » C'était imposer à tous, indistinctement, le soin des biens possédés même privément. Quant aux fruits, la loi permettait à n’importe qui d'entrer dans la vigne d'un ami (notons quand même le mot) et de manger des fruits. Elle lui interdisait toutefois d’en emporter. À l'endroit des pauvres, la loi se faisait encore plus libérale. Leur étaient réservés les fruits demeurés sur le champ après la récolte et les gerbes oubliées ; de plus, ils avaient part à la récolte de la septième année.

La loi contenait également des prescriptions à l’adresse du propriétaire. Elle le priait d’abord de distribuer gratuitement une part de sa récolte. À cela se rattache l'aumône, dont il parle ailleurs [514]. Thomas d’Aquin y saisit l’occasion de précisions intéressantes touchant l’usage de la propriété privée. Les biens temporels sont accordés par Dieu à l’homme. Celui-ci peut bien en être l'unique propriétaire, il n'en est pas le seul usager ; dès qu'il les possède en surabondance, c’est un devoir pour lui de partager [515]

Le superflu, voilà ce qui crée le devoir de l'aumône. Le superflu, c’est-à-dire l’excès de ce qui est nécessaire à un homme, compte tenu des personnes dont il a charge [516] ; compte tenu également de son rang dans la société et de ses affaires. La démarcation entre le nécessaire et le superflu ne consiste pas, il va sans dire, en un point indivisible [517]. De la part de celui qui reçoit l’aumône, il doit exister une réelle nécessité, qui n’est pas facile non plus à déterminer. La générosité s'avère la meilleure règle à suivre ; donner facilement, conseille Thomas d’Aquin [518], car il vaut mieux, sans doute,  dans ce cas-ci également, commettre des erreurs au profit des nécessiteux contestables, que de les réduire au détriment des vrais [519].

Au sujet de l'aumône, toujours, Thomas d’Aquin soulève une autre intéressante question : Un homme qui possède du superflu pèche-t-il s’il refuse de donner à un pauvre qui sollicite l'aumône ? Il trouve tout à fait inconvenant que les riches fassent enquête afin de savoir quels sont ceux qui sont vraiment dans la misère ; il veut que celui qui l’est expose ses besoins. Si les signes de la nécessité sont évidents, le riche doit donner [520].

La loi demandait encore au propriétaire de rendre commun l'usage de ses biens par des transactions où il trouverait lui-même son profit : achat, vente, location, prêt, etc. [521]. Voilà quelques exemples de mesures qu’un bon législateur prend pour que l’usage de la propriété demeure commun de quelque manière. Quand le droit de propriété est ainsi compris et exercé, le mot de Proudhon : « La propriété, c'est le vol » n’a plus de cible.

 

5. LE CHEF JUSTICIER

 

Les mesures précédentes visent à prévenir les fautes contre la justice en une matière d’extrême importance, la possession et l'usage des richesses. Mais la tâche de gardiens de la justice, iustitiae custodes [522], qui incombe aux chefs, comporte d'autres responsabilités : contre les fautes commises, ils doivent sévir. C’est pourquoi Thomas d’Aquin prétend, à notre surprise, que les hommes plus enclins à la colère sont aptes à commander, parce qu'ils sont prompts à la vengeance [523]. Venger une faute, c’est y faire justice.

Quand il énumère les institutions dont un État ne saurait se passer,  Aristote termine par celle qui, à ses yeux, est « la plus indispensable », et c’est le jugement, ou la décision des intérêts et des droits réciproques des citoyens [524]. Ce jugement est prononcé par des juges, mais comme le jugement serait inutile s'il n’était pas ensuite exécuté, Aristote avait pu accoler, antérieurement, le même superlatif à une fonction connexe : l’exécution des jugements. C’est la fonction la plus indispensable et presque la plus pénible, selon lui. Pénible à cause de l'extrême aversion qu’inspirent ceux qui sont chargés de recueillir les amendes, d’incarcérer et de garder les détenus [525] et d’exécuter les condamnés.

Apte au commandement parce que prompt à la vengeance ! Voici. Assez communément, on associe l’idée de vice à celle de vengeance. Cette opinion s’explique par le fait que la vengeance la plus connue, c'est celle qu’on exerce soi-même et, la plupart du temps, en commettant bien des fautes : Contingit autem ut in pluribus [...] ad vindictam sumendam, multa inordinate fieri [526]. C’est pour éviter les excès dans la vengeance que la loi du talion avait été instituée. Une dent pour une dent et non quatre ou cinq ; un œil pour un œil et non les deux. Cependant, le mot vengeance ne fonde ni étymologiquement ni réellement cette connotation péjorative. Il dérive de vindicare, revendiquer, réclamer. Venger quelqu'un ou se venger soi-même, c’est réclamer une satisfaction, une réparation, à la suite d’une injustice commise par autrui sur sa personne à soi ou dans ses biens.

On comprend facilement que la promptitude à la vengeance ainsi entendue soit une qualité du chef authentique. En effet, le chef doit intervenir, directement ou par ses ministres, chaque fois que l'un ou l'autre de ses sujets est lésé dans ses droits. Or, pour veiller à ce que justice soit rendue à autrui, des dispositions particulières à la vengeance sont requises.  Quand il est lui-même concerné, tout homme est prompt à réagir, mais il en va bien autrement quand c’est autrui qui l'est.

En plus de rompre l’égalité, l’injustice constitue une faute chez celui qui la commet. La restitution rétablit l’égalité, quand c’est possible : on ne peut pas rendre la vie ni un membre ; le châtiment remédie à la faute [527]. Le bien commun exige, en effet, que les malfaiteurs soient punis [528]. Thomas d’Aquin demande qu’ils le soient avec mansuétude et clémence, puisque le chef doit être, dans la communauté, comme 1’âme dans le corps ; ses sujets sont, en quelque sorte, ses propres membres [529].  Platon demandait aux chefs de considérer les citoyens comme leurs frères [530].

Le mot douceur, mansuetudo en latin, signifie manu assuetus. Il est employé en parlant des bêtes dont on apaise la colère avec la main [531]. La vertu de mansuétude assure le juste milieu dans les sentiments d’irritation face à l’injustice. Elle diminue donc le désir de vengeance lui-même ou la colère [532]. Quant à la clémence, elle concerne directement la peine et tend à la diminuer. C’est ainsi qu’un avocat implore pour son client la clémence du juge. Ces deux vertus concourent au même effet : un châtiment plus humain. L’histoire des châtiments fait dresser les cheveux sur la tête.

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Ces brèves considérations sur la justice, que Thomas d’Aquin considère comme l’une des deux vertus les plus importantes chez un chef, ont permis de constater en quels actes principaux cette vertu doit fleurir. Le chef doit d’abord s’intéresser à la justice générale ou au devoir social. En effet, il faut d’abord constituer le bien commun par les efforts de tous avant de le distribuer. Le chef doit ensuite  pratiquer la justice distributive en répartissant les biens communs et les charges proportionnellement aux mérites et aux forces de chaque citoyen. Dans l’accomplissement de ce devoir, un vice le guette, dont il se gardera : l’acception des personnes.

Il doit veiller ensuite à ce que la justice commutative règne parmi ses sujets. Sa vigilance se portera d’une manière spéciale sur la possession des biens mis à la disposition de tous. Il favorisera la propriété privée, mais aura soin d’en régler sagement l'acquisition. Il s’assurera ensuite que l’usage en demeure commun de quelque manière. Enfin, son rôle de justicier l’oblige à sévir contre les fautes qu'il n’a pu prévenir. Mais il doit le faire avec douceur et clémence, traitant ses sujets comme ses propres membres.


 

 

Chapitre 5

 

L’ÉQUITÉ

 

 

La vertu que nous appelons maintenant équité correspond à celle que Thomas d’Aquin désignait du nom d'épikie. Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, au troisième sens du mot équité, dit ceci : « Spécialement dans le droit l’équité s’oppose à la lettre, ou à la jurisprudence. » Étymologiquement, l’épikie se présente, chez Thomas d’Aquin, comme un mode supérieur, d’usage plutôt rare, cependant, d’obéissance. Le mot vient du grec epi, sur, et ikos, obéissance. Il faut d'abord prendre conscience du besoin auquel répond l'épikie.

Au moment où il élabore une loi, le législateur humain est impuissant à prévoir tous les cas susceptibles de se présenter dans 1’avenir qu’il entend ordonner. La loi, en effet, ambitionne de régler l'action concrète. Or, en ce domaine, on l’a dit et répété, la variété tient de l'infini. « Les lacunes de la loi écrite, dit Aristote dans la Rhétorique, sont les unes voulues par les législateurs, les autres involontaires : involontaires, quand le cas leur échappe ; volontaires, lorsqu'ils ne peuvent le définir et que force leur est d’employer une formule générale, laquelle n'est pas universelle, mais valable dans la plupart des cas. Tels encore tous les cas qu’il n'est pas facile de déterminer vu leur nombre infini ; par exemple, en défendant de blesser avec le fer, on ne peut préciser la grandeur et la forme de ce fer ; car la vie ne suffirait pas à tout dénombrer. Si le nombre des cas est infini et s’il faut néanmoins légiférer, force est de parler en général [533]. »

À ce sujet, écoutons Avicenne : « Il faut qu'on laisse beaucoup de questions [...] à l'élaboration personnelle. Il y a, en effet, des jugements concernant les circonstances de temps qu’on ne peut pas fixer avec précision [534]. » Et Montaigne parle de « l’infinie diversité des actions humaines en face de quoi cent mille lois n'ont aucune proportion [535]. »

En conséquence de cette impossibilité où se trouve le législateur de ramasser tous les cas, la loi qu’il édicte rejoint ce qui arrive le plus souvent, mais elle fait nécessairement défaut dans certaines circonstances. Compte tenu de ces faits, l'esprit d'une telle loi, par opposition à sa lettre, se formulerait ainsi : « En telle occurrence, le bien commun exige que, dans la plupart des cas, on agisse de la manière prescrite par la loi. » C'est admettre des cas qui n'auront pas été prévus ; c'est admettre des cas qui se présenteront autrement que prévus ; et c’est placer au-dessus de tout le bien commun [536].

L'utilité commune non seulement l’emporte sur la lettre de la loi, mais elle constitue la préoccupation première du législateur, et il se présentera des conjonctures où la loi écrite non seulement ne servira plus le bien commun, mais où elle risquera de le compromettre. Observer la loi, alors, ou la faire observer, ce serait aller à l’encontre de l’intention du législateur. On se retrouverait dans la situation de ces religieuses dont parle Jacques Leclercq, lesquelles, par fidélité à la lettre de leur constitution, étaient devenues trop pauvres pour observer leur voeu de pauvreté [537].

Après avoir affirmé qu’il n'y a pas d'homme doué d’une telle sagesse qu’il puisse prévoir tous les cas, Thomas d’Aquin ajoute : À supposer même qu'un législateur fût assez intelligent pour prévoir tous les cas, il devrait, afin d’éviter la confusion, se garder de les inclure tous dans le texte de la loi et s'en tenir délibérément à ce qui arrive la plupart du temps [538].

Tout chef,  c’est-à-dire tout gardien de la justice, sera donc confronté, un jour ou l’autre, à des problèmes dont son code ne parle pas ou à des actes qu'une règle qui n’a pas été faite pour eux ne peut mesurer. Il serait alors contraire à l'intention du législateur de compliquer ces problèmes d’une solution inadéquate, si le bien commun, objet de l’intention du législateur, devait en souffrir quelque préjudice grave.

Il se produit immanquablement de telles circonstances où il serait contraire à la justice et au bien commun, objet de l'intention du législateur, de suivre la loi au pied de la lettre. Dans ces cas, il importe de s’élever au-dessus du texte jusqu'à l'intention du législateur afin de sauver la justice et l’utilité commune. Thomas d’Aquin confie à l'épikie le soin de discerner ces cas d’exception [539]. La justice légale, dit-il, dirige par le texte ou par la lettre de la loi, tandis que l'épikie dirige en substituant au texte défectueux dans certains cas, peu nombreux, l'intention même du législateur. Il compare l’épikie à la règle de plomb en usage chez les constructeurs de Lesbos. Souple et flexible, la règle de plomb adhérait quand même à la surface des pierres brutes. C’est ainsi que l'épikie remédie à l'inévitable rigidité de la loi écrite [540]. Cette loi, il la veut souple : oportet quod sit indeterminata [541].

Il revient au même problème quand il se demande si les chefs peuvent dispenser en matière de lois. Pour bien saisir la question, il importe de se rappeler le sens premier du verbe dispenser. Dispenser, c'est distribuer. Le chef de famille est appelé dispensator ; sa tâche consiste à distribuer à chacun selon ses forces et ses besoins les travaux et les choses nécessaires à la vie [542]. Dispenser, en matière de lois, c'est ajuster le texte de la loi aux différentes personnes qui y sont soumises et aux différentes circonstances qui se présentent. Et comme cette fonction consiste à exempter de la lettre, à décharger des exigences de la lettre de la loi, le verbe dispenser a pris, en matière de lois, le sens d'exempter.

Le chef doit jouer ce rôle délicat parce que la loi donne des préceptes généraux qui ne concourent au bien commun que dans la plupart des cas et pour la plupart des sujets. Mais elle fait nécessairement défaut pour certaines personnes et dans certains cas. Dans ces cas-là et envers ces personnes-là, le chef doit exempter des obligations de la loi [543]. À qui objecte que c’est là faire acception des personnes, Thomas d’Aquin répond que ce n’est pas faire acception des personnes que de ne pas traiter également des personnes inégales [544]. La justice distributive n’exige pas qu’on donne la même chose à tous (des souliers de même pointure à tous), mais à chacun ce qui lui convient. La justice distributive demande que les biens et les charges soient partagés proportionnellement.

Le chef a un  impérieux besoin de la vertu d’épikie ou d’équité, d’abord parce qu'il est constitué gardien de la justice il qu’il doit distribuer les biens communs et les charges avec poids et mesure, c’est-à-dire en exigeant de chacun selon ses forces et en lui accordant selon ses besoins. Puis parce qu’il doit faire des lois ou en faire observer qui ne prévoient pas tous les cas ;  il doit alors s'attacher à l'esprit de la loi parce que la lettre est défectueuse.


 

 

Chapitre 6

 

LA MAGNANIMITÉ

 

 

Selon Thomas d’Aquin, rien ne convient plus au chef que la magnanimité : Nihil principem  magis decet quam animi magnitudinem [545]. On avait l’impression que les principales vertus du chef étaient d’abord la prudence puis la justice. On se souvient: Istae duae virtutes sunt maxime propriae regi, scilicet prudentia et iustitia [546]. Il les présentait comme les vertus propres du chef ; ces deux vertus étant présupposées, rien ne convient davantage au chef que la magnanimité. 

 

1. LA NOTION DE MAGNANIMITÉ

 

Le mot magnanime, du latin magnus animus, implique une référence à quelque chose de grand [547]. Le magnanime s'estime digne de grandes choses.

Se sentir digne de faire de grandes choses et, partant, d’en recevoir de grands honneurs, telle semble être l’attitude du magnanime [548]. Certains ont pensé qu’il s’agissait d’une vertu païenne, incompatible avec l’humilité chrétienne : Memento homo quia pulvis est et in pulverem reverteris.

 

Deux choses s’imposent à notre considération dans la magnanimité : une première, qui est fin, c’est quelque grande action ; une seconde, qui est matière, c’est l’honneur [549]. Le magnanime aspire à faire de grandes choses. Voilà la fin qu'il poursuit. Il se sent né pour quelque chose de grand, équipé pour de grandes actions, et, naturellement, il espère en accomplir. Il se situe donc dans un juste milieu entre le pusillanime, qui n’entreprend pas les tâches qu’il est à même d'accomplir, et le présomptueux, qui se livre à des activités qui dépassent ses capacités. Étienne Gilson le caractérise ainsi :

« Le présomptueux n’est pas nécessairement un homme qui vise plus haut que le magnanime, ce qu'il vise est simplement trop haut pour lui [550]. »

N'est pas magnanime qui veut, car la magnanimité ne se définit pas par rapport au sujet ; elle se définit par rapport à l'objet. La référence à quelque chose de grand, impliquée dans la notion de magnanimité, n'en est pas une à quelque chose de grand pour tel homme, mais à quelque chose d'absolument grand. Et plus une oeuvre est grande, dit Thomas d’Aquin, plus elle relève de la magnanimité [551].

Quant à l’honneur, second élément de la notion de magnanimité, il est matière et non pas fin de cette vertu. Il en est de la magnanimité comme du courage. La pierre de touche du courage, c’est le danger de mort. En effet est vraiment courageux celui qui résiste au plus grand de tous les dangers : qui est capable de plus est capable de moins : Ille qui bene magnis utitur, multo magis potest bene uti parvis [552].

Ainsi, la magnanimité se rapportant aux grandes choses, c’est dans l’usage de la plus grande des grandes choses qu’on va prendre la mesure de cette vertu. Or, c’est l’honneur qui est tel. Il occupe parmi les grandes choses la place des périls de mort parmi les périls. On juge donc le magnanime à la manière dont il use de l'honneur et spécialement des grands honneurs.

L'honneur est donc la matière que la magnanimité sait informer comme il se doit. Le désir réglé de ce grand bien qu'est l'honneur, bien supérieur aux richesses, incite au bien et détourne du mal. Celui qui en est animé ne recherche l’honneur que par de bons moyens. Tel est le magnanime. Il ne recherche pas les grands honneurs directement ; mais il s’efforce de faire des actions qui en sont dignes.

Le magnanime ne recherche pas l’honneur pour l'honneur, car il l’estime peu [553]. Et parce qu'il l’estime peu, il ne fait jamais rien de blâmable pour l’obtenir [554]. À supposer, par impossible, que l’honneur ne fût pas attaché aux grandes actions, le magnanime en accomplirait quand même, conformément à l’inclination de sa nature. Mais il s'agit là d'un faux problème. En fait, l’honneur est le plus grand de tous les biens extérieurs, il est attaché aux grandes actions, et c'est à son usage qu’on juge le magnanime.

On peut donc dire que le magnanime utilise l'honneur avec mesure,  car il s’en sert pour faire le bien et s'éloigner du mal. L’excès, en l’occurrence, ce serait l’ambition, qui est un désir désordonné de l’honneur. L’ambitieux recherche l’honneur par tous les moyens. Chez lui l’honneur quitte son rôle de moyen pour usurper celui de fin, tandis que chez le magnanime, l'honneur est un moyen au service d’une grande action, qui est fin. Et ainsi, parce qu’il maintient l’honneur dans son rôle de moyen, il ne cherche jamais l'honneur pour l’honneur.

Le défaut opposé à cet excès, c’est un mépris tel des honneurs qu’on ne fasse rien qui en soit digne. Estimer les honneurs au point de les rechercher par tous les moyens ; les mépriser au point de ne rien faire qui en soit digne, tels sont les deux écarts que la magnanimité évite en utilisant les honneurs comme il se doit.

Thomas d’Aquin dégage deux traits qui caractérisent le comportement du magnanime. Tout d’abord, il ne s'expose pas aux petits périls ni n’est amateur de périls [555]. Personne ne s’expose au péril si ce n'est en vue de quelque chose qu'il apprécie beaucoup. Or, c’est le propre du magnanime d'estimer peu de choses au point de vouloir pour elles s'exposer au péril. C’est pourquoi le magnanime ne s'expose pas facilement aux dangers ni ne s'y expose pour de petites choses. L'anecdote suivante, rapportée par Montaigne, illustre cette idée : « Quant à la magnanimité, il est malaisé de lui donner un visage plus apparent qu’en ce fait du grand chien qui fut envoyé des Indes au roi Alexandre. On lui présenta premièrement un cerf pour le combattre, et puis un sanglier, et puis un ours : il n’en fit compte et ne daigna se remuer de sa place ; mais, quand il vit un lion, il se dressa incontinent sur ses pieds, montrant manifestement qu'il déclarait celui-là seul digne d'entrer en combat avec lui [556]. » Le magnanime va s’exposer à n'importe quel grand péril si quelque grand bien est en cause : le salut commun, la justice ou quelque autre bien du genre.

Deuxième caractéristique du magnanime. Quand il décide de braver le danger, il le fait avec ardeur, n'épargnant pas sa vie, comme s’il ne convenait pas qu'on préférât la vie aux grands biens dont elle serait le prix [557]. « Le plaisir et la vie sont les deux biens que le vulgaire estime le plus [558]. » Mais ce n’est pas le cas du magnanime.

 

2. LA MAGNANIMITÉ, VERTU DU CHEF

 

Le chef est établi en vue du bien commun, c’est-à-dire pour le réaliser, le conserver et, si possible, l’accroître. Mais, à cause de l’amour désordonné qu’ils se portent en général à eux-mêmes, les sujets s'intéressent surtout à leur bien propre et souvent le poursuivent au détriment du bien commun [559]. Une société composée d'hommes ainsi absorbés dans leurs intérêts personnels tend à se disperser à la poursuite de biens divers, et le bien commun s’en trouve menacé ou compromis, à moins qu'un chef ferme ne vienne redresser les appétits et les diriger vers le bien commun [560]. Mais un chef qui aspirerait aux honneurs et à la gloire, et qui, pour y arriver, chercherait, en tout ce qu'il dit et fait, à plaire à ses sujets, cesserait d'appliquer au bien commun les efforts si facilement dispersés des individus. C'est la magnanimité qui, en lui enseignant à user comme il se doit des honneurs, conserve au chef sa liberté d'action en face des sujets et lui permet de maintenir la poursuite du bien commun en tête de ses préoccupations [561].

Le chef a encore besoin de la vertu de magnanimité parce qu’il est d’ordinaire entouré de flatteurs. Il est très difficile à des chefs entourés de flatteurs qui les portent aux nues et d'obséquieux qui les saluent trop profondément, de ne pas s’enorgueillir, mais de se rappeler, au contraire, qu'ils sont toujours des hommes [562].

Le chef a surtout besoin de la vertu de magnanimité parce que sa fonction 1’oblige à fermer les yeux sur une multitude de petites choses pour se consacrer plus efficacement aux grandes et à la grande des grandes, le bien commun. Nous retrouverons cette idée, plus loin, en parlant de l’art de commander. Pour l'instant, qu’il suffise de souligner deux idées essentielles.

D'abord, le chef doit parfois ignorer les petites fautes afin d’en faire de grandes. Pour qui n’a pas saisi en quel sens la fidélité dans les petites choses cautionne la fidélité dans les grandes, cette idée est fort étonnante. Mais la pensée de Thomas d’Aquin ne fournit ici aucune prise à l’équivoque. Le législateur sage, affirme-t-il carrément, permet les petites transgressions pour prévenir les grandes : Sapientis legislatoris est minores transgressiones permittere, ut maiores caveantur [563].

À ce sujet, Montaigne écrit : « Tout ceci me fait souvenir de ces anciennes opinions : qu'il est forcé de faire tort en détail qui veut faire droit en gros, et injustice en petites choses qui veut venir à chef de faire justice ès grandes [564]. » Concernant les petites et les grandes choses, Thomas d’Aquin affirme que celui qui sait faire bon usage des grandes saura, à plus forte raison, faire bon usage des petites : Ille qui bene magnis utitur, multo magis  potest bene uti parvis [565].

Le chef doit ensuite se réserver pour les tâches importantes parce qu'il ne peut suffire à tout, non seulement du point de vue de l'exécution, mais également du point de vue de la planification. Saint-Exupéry met cette parole dans la bouche du chef : « Je n’ai pas à connaître chaque clou du navire [566]. » On pourrait citer également cet axiome : De minimis non curat praetor. L’homme qui a de grandes responsabilités ne s’embarrasse pas de minuties. Ou encore : Aquila non capit muscas. L’aigle ne prend pas de mouches.

Avec la magnanimité se termine la section consacrée aux qualités qui forment le chef selon la conception de Thomas d’Aquin. Il semble bien que l’intelligence, la prudence, la justice, l’équité et la magnanimité sont, non pas les seules, mais les principales qualités du chef. Il doit posséder aussi la vertu de tempérance, car, selon Aristote, on ne devient pas tyran pour se garantir du froid [567]. Voyons maintenant quelle conception Thomas d’Aquin se fait de l’art de commander.


 

 

 

Deuxième Section

 

L’ART DE COMMANDER

 

Chapitre 1

 

LE GOUVERNEMENT DIVIN, MODÈLE DU GOUVERNEMENT HUMAIN

 

 

Le gouvernement humain, selon Thomas d’Aquin et non selon Karl Marx, dérive du gouvernement divin et doit, en conséquence, l’imiter : Humanum regimen derivatur a divino regimine, et ipsum debet imitari [568]. Imiter, c’est prendre pour modèle ; c’est chercher à reproduire. On dit, par exemple, que 1’oeuvre d'art doit imiter la conception qu’avait formée l'artiste. Dans son gouvernement, le chef humain prendra pour modèle le gouvernement même de Dieu et tentera de le reproduire aussi parfaitement que possible. Voyons quelques-uns des comportements que Thomas d’Aquin attribue au chef divin et qu’il propose à l’imitation du chef humain.

 

1. PARTAGER LE POUVOIR

 

Dieu partage son pouvoir, il associe les créatures à son gouvernement. Il le fait par excès de bonté, pour communiquer la dignité de cause à ses créatures. Le chef humain va imiter Dieu en partageant, lui aussi, son pouvoir, mais il connaît d’autres raisons d’y consentir. D'abord, ses propres limites.

Cette déficience de tout chef humain, Thomas d’Aquin l’a signalée quand il a parlé de la docilité comme partie intégrante de la prudence [569]. La prudence porte sur les actions particulières, domaine où règne une diversité presque infinie. Aussi nul chef humain ne parvient, seul, à considérer suffisamment les différents aspects des questions à vider et les circonstances infinies qui les entourent. D'autant plus que, souvent, il dispose de peu de temps pour résoudre des problèmes qui en réclameraient beaucoup. C’est pourquoi en matière de prudence l’homme profite au plus haut point des lumières d’autrui. C’est ce qu’il entend par la docilité.

Ainsi, parce qu’il lui est impossible de tout faire seul ni d’être présent partout à la fois sur le territoire dont il a la charge, le chef doit partager son pouvoir avec des ministres [570]. En agissant de la sorte, il se métamorphose en homme qui a plusieurs pieds, plusieurs mains et plusieurs sens [571]. À maintes reprises, Aristote reprend cette comparaison : « Ne voyons-nous pas les monarques de notre temps se donner, pour ainsi dire, beaucoup d'yeux, d'oreilles, de pieds et de mains, en partageant le pouvoir avec ceux qu'ils connaissent pour affectionnés à leur personne et à leur autorité [572]. » Et encore : « Il n’est pas facile à un seul homme de tout voir : il faudra donc qu’il ait sous ses ordres plusieurs personnes admises à partager son autorité [573]. » Enfin : « Il faut accorder à la multitude quelque part dans le gouvernement [574]. »

Thomas d’Aquin apporte une autre raison qui incite le chef à partager son pouvoir quand il souligne les inconvénients qui résultent du gouvernement d'un seul. La plupart du temps, les gens qui vivent sous un chef qui détient un pouvoir absolu travaillent plus mollement au bien commun, comme s’ils estimaient que la charge ne leur en est pas confiée, mais qu'elle repose entièrement sur les épaules du chef, qui en assume jalousement toute la responsabilité [575]. Lorsque, au contraire, les sujets voient que le chef n’érige pas le bien commun en affaire personnelle, mais qu’il en répartit réellement la responsabilité sur tous, chacun s’y intéresse comme à son bien propre et non plus comme à un bien en quelque sorte étranger [576].  Dans De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville attire l’attention : « Voyez avec quel art, dans la commune américaine, on a eu soin, si je puis m’exprimer ainsi, d’éparpiller la puissance, afin d'intéresser plus de monde à la chose publique [577]. » À la page suivante, parlant de l'attachement du citoyen de la Nouvelle-Angleterre à sa commune, il écrit : « Il s’y intéresse, parce qu'il concourt à la diriger. » Thomas d’Aquin ajoute cette étonnante réflexion : « Les petits services exigés par les rois (et par tous ceux qui font du bien commun leur affaire personnelle) sont plus lourds à porter que les grandes charges imposées par la société tout entière : Parva servitia exacta a regibus gravius ferunt quam magna onera, si a communitate civium imponantur [578]. »

En plus de compenser pour les limites du chef, le partage du pouvoir engendre la paix, et les sujets aiment et défendent leur gouvernement [579]. Pour qu’un gouvernement se maintienne, il importe que chaque classe de la société y trouve son profit. Qu'il se trouve, dans la population, un groupe négligé et mécontent, la sécurité du gouvernement est menacée de quelque manière. À Sparte, toutes les couches de la société voyaient des raisons d’accepter, d'aimer et de défendre leur forme de gouvernement. Les rois le faisaient à cause des honneurs qu'ils en retiraient ; les hommes vertueux, à cause du sénat, qui était la récompense de la vertu ; le peuple, à cause de la dignité d'Éphores, à laquelle n'importe qui pouvait prétendre [580]. Cette forme de gouvernement correspond à celle que Thomas d’Aquin appelle le régime mixte, et qu’il qualifie de meilleur qui soit. Dans la Somme théologique, après avoir énuméré les principales formes de gouvernement : monarchie, aristocratie, république, démocratie, oligarchie, tyrannie, il ajoute que la meilleure s’obtient en combinant les formes mentionnées [581].

Mais ce texte soulève une objection. En effet, à maintes reprises, Thomas d’Aquin affirme que le meilleur gouvernements, c’est celui d’un seul : Optima gubernatio est quae fit per unum [582]. La remarque de Cajetan semble écarter de façon satisfaisante cette difficulté. Quand Thomas d’Aquin énumère les formes de gouvernement, il nomme seulement les régimes simples que nous connaissons. Il les obtient en distinguant d'abord le bon et le mauvais gouvernement. Le premier s’exerce, comme il se doit,  dans 1’intérêt des sujets ; le second, dans l'intérêt du chef [583]. Dans chacun des cas, le gouvernement peut s’exercer par un seul homme, par quelques-uns ou par plusieurs. On a donc ainsi trois formes de bon gouvernement : la république, l'aristocratie, la monarchie ; et trois formes de mauvais gouvernement : la tyrannie, l’oligarchie, la démocratie.

Pour ne pas sursauter en découvrant la démocratie parmi les formes de mauvais gouvernement, il faut se rappeler le sens qu'avait alors le mot démocratie : c’était un gouvernement qui ne recherchait pas le bien commun, l’utilité commune, mais l’avantage des pauvres seulement [584]. « Le terme de démocratie est donc pris ici dans un sens autre que celui qu’on lui donne communément aujourd’hui », note Étienne Gilson [585]. » Gilson dit bien « communément », car il est né, récemment, une espèce de démocratie qui se qualifie elle-même, par pléonasme, de populaire, et qui répond à la conception antique et thomiste de la démocratie : « Dictature de la classe ouvrière et de la paysannerie [586]. » Ce qu'en pays non communiste nous appelons démocratie correspond à la république ancienne : l'exercice du pouvoir par le peuple, mais dans l’intérêt de tous et non d'une seule classe, fût-ce la plus défavorisée.

Quand Thomas d’Aquin affirme que le meilleur gouvernement, c’est celui d’un seul, il est normal que l’on entende par là que la monarchie est la meilleure des formes qu'il a lui-même distinguées et non pas de toute autre que l’on peut obtenir en combinant des formes énumérées. Si l'on dit, par exemple, que le chrome est le métal le plus dur, cette affirmation n’écarte pas la possibilité d’un alliage plus dur que le chrome.

Thomas d’Aquin n’oublie pas d’indiquer les ingrédients qui doivent entrer dans le mélange qui donnera la meilleure forme de gouvernement. Des formes énumérées par Aristote, les deux principales sont la royauté, où un homme est appelé à gouverner à cause de sa vertu – intelligence, prudence, justice, équité, magnanimité ; l'aristocratie, où quelques hommes sont appelés à gouverner à cause de leur vertu également – même énumération de vertus. Le meilleur gouvernement comprendra donc d'abord un chef unique, choisi à cause de sa vertu ; sous ce chef unique participeront au gouvernement quelques hommes choisis également pour leur vertu. Et pour que chacun ait une part dans ce gouvernement, ces hommes seront tirés du peuple par le peuple. Ainsi, chacun a une part dans le gouvernement ou, en d'autres termes, ce gouvernement appartient à tous [587].

 

2. GOUVERNER CHACUN SELON SON MODE PROPRE

 

L’idéal à poursuivre dans le gouvernement, c'est de diriger chaque individu selon ses qualités, ses goûts, ses aptitudes. Non pas la même mesure à tous, mais à chacun la mesure qui lui convient [588]. Et le premier sens de modus, c’est mesure : Modus importat quamdam mensurae determinationem [589]. Dieu laisse chaque être agir selon sa nature propre [590]. Quand il y a dérogation aux lois de la nature, on parle de miracle. Le chef humain doit s'efforcer d’appliquer chaque sujet au bien commun, mais l’utiliser selon ses qualités propres [591].

Et nous tenons là une des raisons les plus profondes pour lesquelles on dit que celui qui ne sait pas obéir ne sait pas commander : Qui nescit superioribus obedire, inferioribus nescit imperare [592]. Dans son commentaire de la Politique, il dira : Non potest bene principi, qui non  fuit sub principe [593]. Avant de commenter, ajoutons ce passage de Saint-Exupéry : « Moi qui règne, je suis plus soumis à mon peuple qu’aucun de mes sujets ne l’est à moi [594]. Pour savoir commander à un sujet intelligent, libre et responsable de ses actes, même dans l’obéissance, il faut savoir comment un tel sujet doit obéir, savoir qu’il doit parfois refuser d’obéir. Nous y reviendrons.

Gouverner chacun selon son mode propre, c'est un principe de bon gouvernement dont Dieu a tenu compte dans l’octroi à son peuple de la loi nouvelle. La loi nouvelle aurait-elle dû être donnée dès le commencement du monde ? Non, répond Thomas d’Aquin. Pourquoi ? Parce que la perfection ne se rencontre pas au commencement, mais bien plutôt au terme. Ainsi, on est d’abord enfant, puis homme.

Aussi Dieu donne-t-il d'abord à l’homme imparfait une loi imparfaite ; puis, à 1’homme parfait, une loi parfaite [595]. Bref, Dieu tient compte du temps. Ce qui est parfait en soi ne l'est pas nécessairement hic et nunc [596]. Par contre, l'imparfait en soi peut être parfait eu égard au temps, secundum tempus [597]. Ainsi, la loi ancienne a été rejetée non pas parce qu’elle était mauvaise en soi, mais parce qu'elle était déficiente et inutile pour un autre temps : infirma et inutilis pro isto tempore [598].

 

3. SAVOIR TOLÉRER

 

Certains sujets sont lents à exécuter ce qui leur est demandé en vue du bien commun ; et, ce qui est plus grave, d'autres troublent la paix en transgressant la justice. Pour le maniement de tels sujets, Thomas d’Aquin livre quelques conseils judicieux. D’abord, un conseil général pour tout genre d'infraction : savoir tolérer. Dieu, quoiqu'il soit tout-puissant et infiniment bon laisse survenir dans le monde des maux qu'il pourrait empêcher parce que leur suppression priverait de biens plus grands que les maux écartés ou déclencherait des maux plus graves.

Le chef humain doit parfois user de la même tolérance, et  pour les mêmes raisons. Thomas d’Aquin renvoie son lecteur au traité De l’Ordre, où saint Augustin montre qu’un désordre apparent rentre souvent dans un ordre plus large. Dieu fait tout avec ordre, commence-t-il par affirmer [599]. Si donc quelque chose semble s'ériger en exception, c’est qu'on le considère isolément. Si, au lieu de considérer le détail, l’observateur porte plus haut et plus loin les regards de l'esprit et vient à embrasser en même temps l'universalité des choses, il ne trouve plus rien qui ne soit ordonné, disposé et mis à la place qui lui convient.

Comme exemple d’une pièce de la société qui choque quand on la  considère isolément, il apporte d’abord celui du bourreau. Quoi de plus hideux qu’un bourreau ? lance-t-il ; quoi de plus farouche et de plus dur ? Cependant, il remplit un emploi nécessaire dans une société bien réglée. Car il y faut des lois, le pouvoir de les faire observer et le droit de punir les transgresseurs. Donc il y faut un bourreau. Considéré isolément, le bourreau est répugnant ; envisagé comme une pièce de l’ensemble, il est tolérable.

Suit l'exemple des prostituées. Cependant, si vous les bannissez de la société, les passions vont semer le désordre partout : Aufer meretrices de rebus humanis, turbaveris omnia libidinibus [600]. Cette idée, attribuée communément à saint Augustin, se retrouve chez Horace, son prédécesseur de plus de quatre siècles. On lit dans les Satires : « Quand un jeune homme a les veines gonflées par un violent désir, c’est là qu’il doit aller, plutôt que de prendre les femmes d’autrui [601]. »

Dernier exemple, certains membres des animaux, pris isolément, n'ont rien de caressant pour l'oeil. Mais, parce qu'ils constituaient une pièce nécessaire à1’équilibre du tout, la nature n’a pu les retirer ; cependant, parce qu’ils étaient plutôt laids, elle s’est gardée de les mettre en évidence. Thomas d’Aquin a laissé tomber l’exemple des combats de coqs, mais il revient sur la tolérance à propos de la loi humaine. La loi humaine ne saurait punir ou défendre toutes les fautes possibles. En tentant de le faire, elle priverait les citoyens de beaucoup de biens, et, partant, appauvrirait le bien commun, raison d’être de la vie en société : soustraire au bien commun, c’est diminuer d’autant l'utilité de la vie en société et desserrer les liens qui unissent les sujets [602].

De nouveau, il nous renvoie à saint Augustin. La loi humaine, dit ce dernier, permet de petites fautes afin d’en faire éviter de plus grandes. La pédagogie augustinienne heurte donc cette autre pédagogie qui prétend éliminer les grandes fautes en pourchassant intempestivement les petites. La loi humaine ne doit pas exiger davantage qu’il n’est nécessaire pour maintenir la paix [603]. Enfin, le législateur sage permet les petites transgressions pour prévenir les grandes [604]. Voici ce qu’en pensait Aristote : « Les citoyens soumis à une excessive sévérité se comportent comme des esclaves fugitifs et se livrent secrètement à toutes sortes de voluptés [605]. » Quand le chef doit prendre une décision, Thomas d’Aquin veut qu’il  ne pèse pas seulement les maux qu’elle écarte, mais aussi les biens dont elle prive. Il pose ce principe dans la Politique en discutant des avantages et des inconvénients des possessions en commun [606].

Est-il nécessaire de dire que la tolérance ne s’étend pas aux paradis fiscaux, aux profits scandaleux des pétrolières, aux salaires faramineux de chefs d’entreprises, aux fraudeurs de tout acabit, aux exploiteurs des richesses de l’Afrique, etc. ?

 

4. DONNER PEU D’ORDRES

 

La vie de l’homme sur la terre est soumise à de nombreux et inévitables maux [607]. Entre autres, il y a l’ignorance du côté de l’intelligence, le désordre dans les affections, les maladies dont souffre le corps. Saint Augustin fait de tous ces maux une étude poussée dans La Cité de Dieu [608]. D’un autre côté, les biens d’ici-bas sont passagers, la vie nous échappe, la mort nous effraie. Thomas d’Aquin parle du désir naturel que nous avons de voir la vie durer toujours parce que l’homme fuit naturellement la mort, naturaliter homo refugit mortem [609]. À un autre endroit, il parle de la perte de la vie corporelle, naturellement horrible à la nature humaine, amissio vitae corporalis quae naturaliter est horribilis humanae naturae [610]. L’homme vertueux, dira-t-il encore, est attaché à la vie d’abord parce qu’elle est un bien naturel, mais aussi parce qu’elle est nécessaire pour accomplir les oeuvres de vertu [611]. C’est ainsi que saint Paul disait aux Philippiens : « Je voudrais bien partir pour être avec le Christ, car c’est bien cela le meilleur, mais, à cause de vous, demeurer en ce monde est encore plus nécessaire [612]. »

Quand Aristote se demande, dans la Politique, s’il faut faire apprendre la musique aux jeunes, il conclut affirmativement, alléguant, entre autres raisons, le fait qu'il arrive bien rarement aux hommes d’atteindre les fins  qu’ils se proposent. Conséquemment, ils se guériront de leurs échecs dans les plaisirs de la musique [613].

Tous ces maux qui affligent l’homme pèlerin sont l’objet, de la part de Dieu, d’une vertu, la miséricorde. Faisant sienne la définition d’Augustin, Thomas d’Aquin enseigne que la miséricorde est un sentiment qui nous fait compatir à la misère d’autrui et nous presse de lui venir en aide si nous le pouvons [614]. À cette fin, il n’a ajouté que très peu de préceptes à ceux de la loi naturelle. Il est vrai que les Pères en ont par la suite ajouté quelques-uns. C’est pourquoi saint Augustin croit devoir inviter à la modération en cette matière afin que la vie des fidèles ne soit pas un fardeau : ne conversatio fidelium onerosa reddatur [615].

Puis Thomas d’Aquin fait sienne l’opinion suivante de saint Augustin : « Dieu, dans sa miséricorde, a voulu que la nouvelle religion qu’il nous a donnée fût une religion de liberté, puisqu’il l’a réduite à un très petit nombre de pratiques extérieures de la plus grande simplicité. Or, voici que certains individus la surchargent d’une foule de pratiques serviles, au point que la condition des Juifs, avec toutes leurs observances légales, serait encore plus supportable que celle qu’ils veulent nous faire, puisque les Juifs, au moins, ne dépendaient pas des caprices humains. » À l’exemple de Dieu, conclut Thomas d’Aquin, les gens en autorité dans l’Église doivent, mus par la miséricorde, s'abstenir de multiplier les préceptes : Praelati abstinere debent a multitudine praeceptorum [616].

Il faut encore éviter de multiplier les ordres afin de ne pas exciter inutilement la concupiscence. Thomas d’Aquin glisse indirectement ce conseil aux chefs quand il explique la parole de saint Paul : « La loi est survenue pour faire abonder le péché : lex subintravit ut abundaret delictum [617]. Dans cette phrase, ut exprime une conséquence : la recrudescence du péché a été une conséquence de la loi ; mais, il va sans dire, cette recrudescence n’était pas le but visé par la loi. En d’autres mots, la loi n’est pas cause, mais occasion. Notre préposition pour a parfois ce sens consécutif de l'ut latin : par exemple, quand on dit : Je l’ai fait, mais pour mon malheur.

Thomas d’Aquin apporte ensuite deux raisons. La loi a fait abonder le péché, d'abord, en le rendant plus grave à cause de la défense édictée par la loi. Mais c’est la deuxième raison qui nous intéresse. La loi, dit Thomas d’Aquin, a fait croître la concupiscence. En effet, nous désirons davantage ce qui est défendu [618]. Conscient de ce trait de la psychologie humaine, le chef prudent veillera à ne point tisonner inutilement la convoitise de ses subordonnés en multipliant les interdictions.

Donner peu d’ordres, c’est, du même coup, reculer les limites du champ de la liberté. Agir ainsi, c'est imiter Dieu, qui a voulu que la loi nouvelle sous laquelle nous vivons soit une loi de liberté [619]. La loi nouvelle est une loi de liberté en ce sens qu’à la différence de la loi ancienne elle contient peu de prescriptions touchant les actes extérieurs qui n'ont rien à  voir avec la foi opérant par la charité. Lex vetus multa determinabat et pauca relinquebat hominum libertati determinanda [620].

Pour imiter l’auteur de la loi nouvelle, sous laquelle nous vivons, le chef humain devrait limiter dans la mesure du possible les contraintes qui ne sont pas indispensables, et faire de plus en plus large la part de la liberté. À ce sujet des avantages de lois peu nombreuses, j’ai déjà cité Montaigne. Descartes revient sur le sujet : « La multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu’un État est bien mieux réglé lorsque, n’en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées [621]. » Alexis de Tocqueville ajoute son grain de sel : « L’on oublie que c'est surtout dans le détail qu’il est dangereux d'asservir les hommes. Je serais, pour ma part, porté à croire la liberté moins nécessaire dans les grandes choses que dans les moindres, si je pensais qu’on pût jamais être assuré de l’une sans posséder l’autre [622]. »

 

 

5. USER DISCRÈTEMENT DES RÉCOMPENSES ET DES PUNITIONS

 

Thomas d’Aquin insiste à maintes reprises sur le rôle du châtiment dans la conduite des hommes à la volonté perverse [623].

Parlant de la restitution, il affirme que, quand elle s’ef­fectue après la sentence d'un juge, elle doit être additionnée d’une peine, qui agit comme remède à la faute [624]. Au traité de la loi, il présente le châtiment comme l’aiguillon de l'observance [625]. « Il est bien des fautes, confesse Abélard, que,  par crainte du châtiment, nous n’osons pas commettre [626]. »

L’excès, ici comme ailleurs, est condamnable. Les hommes nourris de crainte deviennent pusillanimes [627], reculant devant toute action exigeant du courage et de la hardiesse. Il est facile de le constater dans les pays depuis longtemps dominés par des tyrans [628]. De même qu'il châtie pour détourner du vice, le chef récompense pour inciter à la vertu ou pour en reconnaître les mérites. À cette fin d’inciter non seulement au bien, mais au mieux, il peut utiliser la louange. Elle invite également les autres à imiter la conduite de celui que l'on signale [629].

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Pour conclure ce long chapitre, disons qu'à l'école de Dieu, le chef, pense Thomas d’Aquin, va apprendre d’abord à partager son pouvoir à cause de ses propres limites et pour le bien primordial de la paix. Il va apprendre ensuite à conduire chacun selon son mode propre, c’est-à-dire selon ses goûts et ses aptitudes, déchiffrant dans la nature de chacun le texte de la volonté de Dieu et résistant à la tentation facile de faire exécuter tout simplement la sienne. Enfin, il va apprendre de la bonté divine à tolérer, à ne par multiplier les ordres et à user discrètement des châtiments.


 

 

 

Chapitre 2

 

LE SUJET DU GOUVERNEMENT HUMAIN, UN ÊTRE INTELLIGENT, LIBRE ET RESPONSABLE

 

 

Dieu dirige chaque être selon son mode propre, nous a appris Thomas d’Aquin dans le chapitre précédent. Son gouvernement se conforme d'abord aux types fondamentaux d’êtres qui y sont soumis. Il y en a trois : certains êtres tendent à leur fin sans connaissance ni liberté, tels les minéraux et les plantes ; d’autres, tels les animaux, y tendent avec connaissance mais sans liberté ; enfin, l’homme s’y dirige avec l’une et l’autre.

Le chef humain doit, comme nous l’avons vu, tenir compte des différences individuelles : santé, âge, dignité, etc., mais il doit surtout tenir compte du fait fondamental que les êtres humains auxquels il commande sont intelligents, libres et responsables. L'importance de ce fait justifie un chapitre spécial.

Un homme n’est pas soumis à un autre homme à la manière du chien ou de la flèche. L’inférieur humain est un être intelligent, libre et responsable par nature. Pour lui commander comme il sied, il faut savoir ce qu'une telle nature implique de responsabilité inaliénable chez celui qui en est doué. Nous abordons un chapitre où Thomas d’Aquin s'écarte d’Aristote en posant la prudence politique dans le sujet également. De là découle une conception fort différente de l’obéissance.

 

1. LA PRUDENCE POLITIQUE SE TROUVE ÉGALEMENT DANS LES SUJETS.

 

Pour Aristote, il n’y a pas de prudence politique dans les sujets, celle-ci étant l’apanage du chef. Il concède toutefois aux sujets une opinion droite, comme en a une l'artisan qui fabrique une flûte conformément aux directives d’un flûtiste [630]. Mais Thomas d’Aquin va soutenir qu’il existe, dans les sujets, une prudence politique,  c’est-à-dire une prudence ordonnée, comme celle du chef, au bien commun de la société. Et nous entrons ainsi dans un développement qui lui est propre.

La prudence a beau être la vertu propre du chef, il faut néanmoins admettre que le sujet participe de cette prudence-là, puisqu’il doit (conformément aux ordres intimés par le chef) se gouverner lui-même [631]. Marquant la distinction entre le sujet comme tel et le sujet comme être raisonnable, Thomas d’Aquin affirme que la prudence politique n’est pas  une vertu du sujet comme tel, puisque le sujet en tant que sujet n’a pas le devoir de commander, mais seulement celui d’obéir. Cependant, le sujet est aussi un être raisonnable et libre. Comme tel, il a part au gouvernement, et,  partant, il lui convient de posséder la prudence [632].

L’homme soumis à un supérieur l’est d'une tout autre manière que le l'animal ou 1’être inanimé soumis à un agent. Le ballon que l’on pousse du pied ne ralentit pas pour céder le passage s'il arrive qu’on l’ait dirigé vers la rue. Une telle soumission aveugle ne sied pas à un être raisonnable. On ne la tolérerait pas même chez un chien intelligent. Les êtres irraisonnables et les êtres inanimés ne sont pas maîtres de leurs actes : ils ne se conduisent pas, ils sont conduits. Conséquemment, il dépend de celui qui les met en mouvement qu'ils agissent bien ou mal. Il n’en est pas ainsi de 1’homme-sujet soumis à l’homme-supérieur.

L’être raisonnable soumis à un supérieur est conduit par les ordres de ce dernier, mais il ne l’est pas au point où l’on puisse dire qu’il ne se conduit plus lui-même. La maîtrise qu’il exerce sur ses actes, à cause de son libre arbitre, fait qu’il se conduit lui-même jusque dans la soumission. Or, pour se conduire soi-même (que ce soit dans le commandement ou dans 1’obéissance) la prudence est requise [633].

En bref, si l’on considère uniquement l’homme comme sujet, la prudence ne lui est pas nécessaire : 1’obéissance est alors sa vertu propre. Mais si, en second lieu, on le considère en tant qu’homme raisonnable, la monastica ou prudence simplement, lui est indispensable pour qu’il atteigne son bien propre. Enfin, si on considère les deux aspects réunis dans un même individu, c’est-à-dire un homme-sujet oeuvrant, dans la soumission à un chef, pour le bien commun d'une société, une prudence spéciale, que Thomas d’Aquin appelle politica, par opposiiton à la regnativa, prudence du chef, est requise. Une telle conception du sujet commande une forme spéciale d’obéissance,

 

2. L’OBÉISSANCE D’UN SUJET INTELLIGENT, LIBRE ET RESPONSABLE

 

Le bon sens n'accepte pas le soi-disant devoir d’obéir comme une excuse au crime. Nous avons tous en mémoire de célèbres procès au cours desquels les accusés avaient comme seule défense : « Nous avons obéi aux ordres. » À cause de leur formation, un ordre ne se discutait pas. Dans son commentaire des Sentences, Thomas d’Aquin soulève l’objection qui s’ensuit. L’inférieur doit-il juger l'ordre qui lui est intimé ? Sinon, il doit exécuter tous les ordres aveuglément [634].

À cette objection, il répond que l’inférieur n’a pas à juger 1’ordre de son supérieur, mais sa propre action : habet iudicare de actu proprio [635]. Du point de vue du supérieur qui l'émet, l'ordre est-il juste ? L’inférieur n’a pas à trancher cette question ; mais il est de son devoir d’être responsable de juger si l’action exigée de lui par cet ordre du supérieur lui convient, à lui. Le grand principe, en cette matière, c’est que chacun doit agir d’après ses propres lumières [636]. Bref, le supérieur a intimé un ordre d'après ses propres lumières et sa raison, l’inférieur est tenu d’examiner, d’après les siennes et sa raison s’il est convenable pour lui de l’exécuter. Dans certains cas, l’inférieur doit refuser d’obéir [637].

Thomas d’Aquin ne permet même pas au bourreau de se réfugier dans l’obéissance aveugle. Si la sentence qu’on lui demande d'exécuter résulte d'une erreur intolérable, que, partant, l’injustice est manifeste, il ne doit pas obéir : non debet obedire, affirme Thomas d’Aquin ; mais, si 1’erreur n’est pas manifeste, il ne pèche pas en exécutant la sentence, car il ne lui revient pas de discuter la sentence [638].

La règle que tout homme doit suivre, c’est sa conscience, et il doit la suivre même si elle est erronée. Thomas d’Aquin y va d’exemples frappants.  S'abstenir de la fornication, c’est bien. Mais, s’il arrive que quelqu’un, par suite d'une erreur de jugement, considère cet acte comme bon, il pèche en s’abstenant de la fornication. Second exemple. Croire au Christ, c'est bien ; c’est même nécessaire au salut. Mais si quelqu'un pense qu’il est mauvais de croire au Christ, il doit s’abstenir de croire en lui [639].

Une telle doctrine, il va sans dire, ne facilite pas 1’exercice de l’autorité. Elle ne facilite pas l’obéissance, non plus : il serait tellement plus commode d'obéir aveuglément, rejetant toute responsabilité sur le chef, comme on ne l’a que trop enseigné.

 

3. LE CHAMP DE LA SOUMISSION 

 

En plus d'enseigner que l’obéissance ne délivre pas l'homme du fardeau de sa liberté et de sa responsabilité, Thomas d’Aquin impose des limites importantes au champ de cette vertu. Il le fait quand il se demande si les inférieurs sont tenus d’obéir en tout à leurs supérieurs. Il commence par relever, en guise d’objections, les formules (concises jusqu’à l’erreur, si on les prend au pied de la lettre) qui semblent dire que oui : « Enfants, obéissez en tout à vos parents [640]. » Et cette autre : « Serviteurs, obéissez en tout à vos maîtres [641]. » Invoquant enfin le Deutéronome où Moïse révèle qu'il fut l’intermédiaire et le médiateur entre Dieu et son peuple, Thomas d’Aquin en tire une objection qui semble pure de toute erreur. Les chefs, dit-il, sont les intermédiaires entre Dieu et les sujets. Les ordres des supérieurs doivent donc être regardés comme les ordres mêmes de Dieu : Praecepta praelati sunt reputanda tanquam praecepta Dei [642]. Par conséquent, de même que l’homme doit obéir en tout à Dieu, ainsi doit-il obéir en tout à son supérieur [643], puisque la volonté du supérieur a force de loi pour l’inférieur [644].

Avant d’exposer les réponses à ces objections, apparemment retorses, voyons comment Thomas d’Aquin délimite le champ de la soumission ou, ce qui revient au même, celui de l'autorité. Voici une première précision qu'il apporte ou une première borne qu’il pose. La soumission d’un homme à un autre homme se limite au corps ; 1’âme demeure libre. Il importe de fournir aux incrédules le texte même : Servitus qua homo homini subiicitur ad corpus pertinet, non ad animam, quae li­bera manet [645]. Il le dit un peu différemment ailleurs : Est autem homo alterius servus, non secundum mentem, sed secundum corpus [646]. Thomas d’Aquin dit expressément que Dieu seul peut influencer directement le mouvement intérieur de la volonté [647].

De plus, il affirme catégoriquement dans la Somme théologique que le citoyen n’est pas ordonné à la communauté politique selon tout ce qu’il est ni selon tout ce qu’il y a en lui : Homo non ordinatur ad communitatem politicam secundum se totum et secundum omnia sua [648]. Bref, la société civile ne prend pas l’homme tout entier, elle ne saurait réclamer tout ce qu'il y a dans l’homme de ressources. Certaines activités humaines lui échappent, ne lui sont pas dévouées. Maritain commente ainsi ce passage : « Il y a dans le citoyen des biens et des valeurs qui ne sont pas par l'État ni pour l’État et qui sont en dehors de l’État [649]. »

Dans  L’État, conception chrétienne, conception païenne, Étienne Magnin cite un large extrait de La Cité antique de Fustel de Coulanges, dont voici des passages : Le citoyen était soumis en toutes choses et sans nulle réserve à la cité ; il lui appartenait tout entier. Associés et confondus, la religion et l’État ne formaient plus qu’une seule puissance, presque surhumaine, à laquelle l’âme et le corps étaient également asservis. Il n’y avait rien dans l’homme qui fût indépendant. Beaucoup de cités grecques défendaient même à l'homme de rester célibataire. l’État exerçait sa tyrannie jusque dans les plus petites choses [650].

Selon Thomas d’Aquin, le champ de la soumission couvre les opérations qui s’accomplissent extérieurement par le corps ; autrement dit, un homme ne doit obéissance à un autre homme qu'en ce qui a trait aux actes extérieurs du corps : Tenetur homo homini obedire in his quae exterius per corpus sunt agenda [651]. Et encore, dans le domaine des opérations accomplies extérieurement par le corps, il soustrait celles qui concernent la nature même du corps, comme la conservation et la génération. En ces matières, qui relèvent de la nature même du corps, aucun homme n’est tenu d’obéir à un autre homme. Tous les hommes sont égaux sur ce plan. C'est pourquoi aucun homme ne peut en forcer un autre à se marier ou à ne pas le faire, ou à se nourrir de telle ou telle manière [652].

En parlant du voeu d’obéissance, il apporte d’autres précisions intéressantes. Il affirme d’abord carrément que, par l'obéissance, on offre à Dieu sa volonté. Puis il ajoute que cette offrande l’emporte sur celle qui est consentie par les autres vœux [653]. Mais il précise en quel sens. Le religieux qui émet le voeu d'obéissance abandonne sa volonté en ce qui a trait aux opérations extérieures exigées par la règle de la communauté dans laquelle il fait profession [654]. Il ne s’ensuit pas que la volonté de l’inférieur doive tendre comme vers un bien à ce que le supérieur lui fait exécuter extérieurement. Le supérieur peut exiger que le corps de son inférieur change de maison ou de continent, mais il ne peut exiger que l'inférieur considère la chose comme un bien : le mouvement intérieur de la volonté n'est soumis qu’à Dieu [655], et l’intelligence ne cède que devant l’évidence.

Thomas d’Aquin répond ensuite aux objections soulevées ci-dessus. À  l’objection tirée de saint Paul : « Enfants, obéissez en tout à vos parents ; serviteurs, obéissez en tout à vos maîtres », il répond en ajoutant un important déterminatif au pronom « tout » : en tout « ce qui est de leur ressort [656]. » Et il a précisé ce qui était de leur ressort et ce qui ne l’était pas. Aux autres objections, qui veulent faire du supérieur l’intermédiaire entre Dieu et l'inférieur ; de ses ordres, les ordres mêmes de Dieu ; de sa volonté, la volonté de Dieu, il répond qu’il en est ainsi d’abord quand l'autorité s’exerce dans le champ qui a été délimité [657], puis de la manière qui convient, c’est-à-dire que la volonté du supérieur soit conforme à la raison droite ; c’est à ces conditions qu’elle manifeste la volonté de Dieu, sinon elle serait plutôt une iniquité [658].

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Du point de vue où nous nous sommes placés (celui de l’art de gouverner), Thomas d’Aquin rappelle d'abord au chef que ses sujets possèdent, eux aussi, la prudence politique. Partant, assurer le bien commun n’est pas son affaire, à lui seul : ses sujets y jouent un rôle bien actif puisqu'ils ne sont pas conduits au bien commun, mais qu'ils s’y conduisent en tant qu'ils ont la maîtrise de leurs actes, étant libres et responsables.

Il lui rappelle, en second lieu, quel genre d’obéissance pratiquent des sujets libres et responsables de leurs actes, même dans la soumission. S’ils ne jugent pas les ordres reçus,  ils jugent les actes que les ordres lueur enjoignent d'exécuter. Ils examinent s’il est convenable pour eux de les exécuter. Le chef thomiste n'écarte donc jamais l'hypothèse d'un refus catégorique de la part d'un sujet intelligent, libre et responsable.


 

 

 

 

Troisième Section

 

LE CHOIX DU CHEF ET L’ATTITUDE À OBSEVER  EN CAS DE TYRANNIE

 

 

Chapitre 1

 

LE CHOIX DU CHEF

 

Intelligence, prudence, justice, équité, magnanimité, voilà autant de qualités que doit posséder le chef selon Thomas d’Aquin. Se demander si la nature prépare des chefs, c’est se demander si certaines personnes sont, de par la  naissance, plus aptes à développer ces qualités. Il en est ainsi, pense Thomas d’Aquin. Voici comment il défend sa position.

 

1. LA NATURE PRÉPARE DES CHEFS.

 

La nature prépare des chefs si elle avantage certaines personnes, par rapport aux autres, du point de vue de l'intelligence, d'abord. Thomas d’Aquin a suffisamment montré que, selon lui, la nature le fait. À Albert Jacquard qui affirme qu’on n’« est » pas intelligent, mais qu’on le devient, il répondrait peut-être que l’instruction peut faire paraître une personne plus intelligente qu’une autre moins instruite [659].

« Le Dieu qui vous façonne, écrit Platon, en produisant ceux d'entre vous qui sont faits pour commander, a mêlé de l’or à leur substance, ce qui explique qu'ils soient au rang le plus honorable ; de l’argent, chez ceux qui sont faits pour servir d'auxiliaires ; du fer et du bronze, dans les cultivateurs et dans les hommes de métier en général [660]. » Cette idée de Platon aurait plu à Thomas d’Aquin qui soutient que Dieu prépare ceux qu’il a choisis pour gouverner [661].

Quant aux vertus, en général, il se demande, dans la Somme théologique, si elles sont naturelles [662]. Il répond que les vertus intellectuelles – les sciences et les arts – et les vertus morales – la justice, la force et la tempérance – sont en germe en nous, à la naissance, mais leur perfection résulte d’actes répétés. De plus, suivant la qualité de son corps, tel homme est plus ou moins disposé par rapport à telle ou telle vertu,  c’est-à-dire naturellement plus ou moins apte qu'un autre à la science, au courage ou à la chasteté. « La nature a mis en nous les semences des vertus, écrivait Sénèque à son ami Lucilius ; il suffit d’un tisonnier pour activer ce brasier [663]. »

Au sujet de la prudence en particulier, il reprend les mêmes idées, après avoir distingué, dans l’agir, la fin et les moyens en vue de la fin (moyens sur lesquels porte le prudence). S'agit-il d'arrêter le choix des meilleurs moyens, l'un peut être plus apte que l'autre à cause de ses dispositions naturelles [664]. Que la prudence soit reconnue comme l’apanage des vieillards est un signe qu’elle requiert beaucoup de temps pour atteindre sa perfection, mais les dispositions du corps y sont pour quelque chose. Chez les personnes âgées, en effet, les passions sont normalement apaisées [665], qui corrompent le jugement de la prudence [666].

Ces hommes que la nature prépare, il incombe à ceux qui sont chargés du choix des chefs de les découvrir et des les établir dans la fonction à laquelle la nature les destine. Il y va de l’intérêt de tous, puisque le bien commun est la responsabilité propre du chef [667]. Il y va de l’intérêt de tous, car tout être possède une inclination naturelle à poser des actes proportionnés à ses aptitudes, comme il est manifeste dans toutes les choses naturelles, tant animées qu’inanimées [668]. De plus, le plaisir d’agir est proportionné à la force de l’inclination elle-même. Le plus grand plaisir coïncide avec la plus forte inclination [669]. Tout homme fournit donc le meilleur rendement quand il accomplit des tâches qui lui procurent du plaisir ; celles qui le contrarient, il ne les accomplit pas du tout ou mollement [670].

Bref, la nature pourvoit certains hommes d’aptitudes à commander ; ces aptitudes sont accompagnées d'une inclination à le faire ; l’exercice de ces aptitudes procure du plaisir et, du même coup, améliore ce même exercice. Il est donc dans l’intérêt du bien commun qu’on choisisse les hommes que la nature a équipés en vue du commandement. Ces hommes, il faut les déceler et les investir du pouvoir.  Mais comment ?

 

2. LE CHOIX DES CHEFS NATURELS

 

Il n'est pas facile de discerner le plus apte à remplir la fonction de chef. En principe, c’est l'homme le mieux doté des vertus appropriées à la fonction ; mais l’excellence du point de vue de la vertu n’est pas toujours assez manifeste pour qu'on en fasse le seul critère du choix. Thomas d’Aquin 1’affirme sans équivoque dans la Politique [671]. Aussi faut-il parfois tenir compte de certains autres facteurs comme la richesse, la naissance, l'âge, le sexe, etc.

À propos de la richesse, il a déjà dit que, si des hommes très pauvres accèdent au pouvoir, ils cèdent facilement à la tentation de se laisser corrompre par des présents et profitent de leur position pour s’enrichir. Il critiquait, à ce moment-là, le gouvernement des Éphores, à Sparte. Il est intéressant de retrouver cette idée chez Alexis de Tocqueville : « Dans les gouvernements aristocratiques, les hommes qui arrivent aux affaires sont des gens riches qui ne désirent que du pouvoir. Dans les démocraties, les hommes d'État sont pauvres et ont leur fortune à faire. Il s’ensuit que, dans les États aristocratiques, les gouvernants sont peu accessibles à la corruption et n'ont qu'un goût modéré pour l’argent, tandis que le contraire arrive chez les peuples démocratiques [672]. »

Il peut être utile de considérer aussi la naissance. Mais ne considérer que la naissance, c’est-à-dire laisser le pouvoir à l'intérieur d’une famille est un système qui comporte de graves inconvénients, écrit Aristote, puisque les chefs sont alors, pour ainsi dire, des hommes pris au hasard, des hommes sur les vertus et les talents desquels on ne peut avoir aucune garantie [673].

Arrivé à ce passage de la Politique, Pierre d'Auvergne, qui relaya Thomas d’Aquin dans la tâche de commenter cet ouvrage, fait justement remarquer qu’il est préférable de procéder par élection ; mais que, par accident, l'hérédité peut l'emporter sur l'élection. L’élection vise à désigner l’homme le plus apte à gouverner ; c’est là l’intention des électeurs. À supposer même qu’elle ne le désignât que rarement, on ne pourrait parler d’accident ni de hasard, la rareté, en l’occurrence, étant objet d’intention. Dans la naissance, au contraire, la fin poursuivie n'est pas d'engendrer l’homme le plus apte au gouvernement. La fin visée n’étant pas telle, si elle est obtenue par surcroît, on doit dire, comme le fait Aristote, que c’est par hasard, ou par accident.

Machiavel prétend qu’« On a bien moins de difficulté à conserver les États héréditaires accoutumés à la famille de leur prince, que les États nouveaux [674]. » Pascal voit de grands avantages à choisir les chefs d’après la naissance : « Qu’y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un État, le premier fils d’une reine ? L’on ne choisit pas pour gouverner un bateau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison. » À cause du dérèglement des hommes, cette loi, ridicule et injuste, devient raisonnable et juste, « Car qui choisira-t-on, le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d'incontestable, c’est le fils aîné du roi ; cela est net, il n’y a point de dispute. La raison ne peut mieux faire, car la guerre civile est le plus grand des maux [675]. »

Thomas d’Aquin veut que les électeurs tiennent également compte de 1’âge des candidats. Commentant la coutume régnant à Sparte de nommer des chefs à vie, il la qualifie de redoutable. Il ne veut pas que l'on confie les affaires importantes de l’État à des hommes nommés à vie. Les élus jouissaient peut-être de toutes les qualités requises, au moment de leur élection, mais il n’est pas sûr qu’ils les conserveront toujours. Car, de même que la vigueur corporelle diminue avec l’âge, ainsi, dans la plupart des cas du moins, diminue également celle de l'esprit. Devenus âgés, les hommes ne jouissent plus de la force d’âme et de la vivacité d’esprit qui animaient leur jeunesse. Une vie sensitive au ralenti dessert la vie intellective [676]. Dans la Somme théologique, il ajoute que les vieillards sont très soupçonneux, parce qu’ils ont maintes fois renouvelé l'expérience de la faiblesse humaine [677]. Cette inclination à former une mauvaise opinion de quelqu’un sur de légers indices rendrait peut-être plus difficile la pratique de la justice. Car il vaut mieux élargir neuf coupables que de pendre un seul innocent [678].

Personne n'est choqué à l’idée d'obéir à celui qui a la supériorité de 1’âge, quand même il croirait avoir l’avantage sous d’autres rapports,  surtout lorsqu’on est susceptible de parvenir à son tour aux charges, dès qu’on aura atteint l’âge où 1’on est appelé à les remplir [679]. Le respect de ce critère, dans le choix des chefs, fournit à ceux qui accéderont aux charges le temps de se rompre à1’obéissance, condition nécessaire au bon exercice du pouvoir, selon Aristote. Les hommes incapables de se soumettre à aucun pouvoir légitime ne savent exercer qu’une autorité despotique [680].

Thomas d’Aquin trouve enfin naturel que l’on tienne compte du sexe. Commentant le passage de la Politique où Aristote affirme que le mâle humain, masculus, est naturellement plus apte au commandement que la femme, mulier [681], Thomas d’Aquin reprend d'abord l'opinion d’Aristote, mais il entrouvre ensuite la porte aux exceptions en disant que la génération peut produire des hommes efféminés et des femmes viriles [682]. Quand Thomas d’Aquin affirme que la raison est plus forte chez l’homme que chez la femme, il faut se souvenir de la distinction qu’il fait entre raison et intelligence. Cette opinion était encore véhiculée dans les manuels de philosophie du XXe siècle.

En pratique, dit Thomas d’Aquin, le peuple tient plus communément compte des qualités du corps que de celles de 1’âme, parce qu’elles sont plus apparentes. « Que l’on a bien fait de distinguer les hommes par l'extérieur, plutôt que par les qualités intérieures. Qui passera de nous deux ? qui cédera la place à l’autre ? Le moins habile ? Mais je suis aussi habile que lui ; il faudra se battre sur cela. Il a quatre laquais, et je n’en ai qu’un : cela est visible ; il n'y a qu'à compter ; c'est à moi à céder, et je suis un sot si je le conteste. Nous voilà en paix par ce moyen ; ce qui est le plus grand des biens [683]. »

Du point de vue extérieur, il existe, en effet, entre les hommes, des différences singulières. Certains semblent être des images des dieux, et tout le monde s'accorde à dire que de tels hommes doivent normalement commander [684]. Montaigne prétend que « la première distinction qui ait été entre les hommes, et la première considération, qui donna les prééminences aux uns sur les autres, il est vraisemblable que ce fut l'avantage de la beauté. » Puis, citant Aristote, il poursuit : « Les petits hommes sont bien jolis, mais non pas beaux ; et se connaît en la grandeur la grande âme, comme la beauté en un grand corps et haut. Les Éthiopiens et les Indiens, élisant leurs rois et magistrats, avaient égard à la beauté et procérité – haute taille – des personnes. Ils avaient raison : car il y a du respect pour ceux qui le suivent, et pour l’ennemi de l'effroi, de voir à la tête d’une troupe marcher un chef de belle et riche taille [685]. »

De l’opinion de Thomas d’Aquin concernant le choix des évêques, on peut tirer un argument a fortiori pour le choix des chefs de la société civile. Il se demande si la charité constitue le premier critère dans le choix d'un évêque. En d’autres mots, faut-il choisir le plus avancé en sainteté ? Non, répond-il. La charité ne constitue pas le premier critère. En effet, choisir un évêque, c’est élire un dispensateur fidèle des mystères divins en vue de l'utilité de l’Église. Il ne s'agit pas de récompenser la sainteté d’un homme : cela se fera d'ans le ciel. C'est pourquoi il n’est pas requis de choisir le plus saint ; il faut choisir celui qui peut le mieux diriger l’Église,  c’est-à-dire l’organiser, la défendre et la gouverner pacifiquement [686]. Rien n’empêche qu'un homme de sainteté modeste ne soit plus apte à diriger [687]. Il arrive parfois qu’un homme moins saint et moins savant contribue davantage au bien commun à cause de certains atouts dont il dispose : pouvoir, habileté dans les affaires du monde, etc. [688].

Il expose la même opinion dans le Quodlibet VIII, en répondant à un objecteur qui voulait que le pontife l’emporte autant sur les fidèles que le pasteur sur les brebis. Il précisait alors que l’excellence du pontife ne s’entend pas seulement de la sainteté, mais de toutes les qualités qui font le chef idoine, et il en énumèrait quelques-unes : le discernement, l’activité, la hardiesse [689]. Il n’est pas nécessaire non plus que le choix porte sur le plus digne. Dès qu'il porte sur un homme digne (sans qu’il soit le plus digne), l'élection ne saurait être contestée en justice [690]. Sur ce sujet, voici un passage amusant de Platon : « Est-ce que tu n’as pas réfléchi au cas de ces gens dont on dit que ce sont des coquins, il est vrai, mais qu'ils savent s’y prendre [691] ? »

 

3. LES CONDITIONS DU CHOIX AU VOTE POPULAIRE

 

Moyennant certaines conditions, le peuple a le droit de choisir ses chefs. Thomas d’Aquin en énumère quelques-unes d'essentielles quand il amène, en citant saint Augustin, un cas où il faut changer la loi. S’il existe un peuple bien pondéré, réfléchi, tout dévoué au bien commun ; un peuple dans lequel chaque citoyen fait moins de cas de son bien propre que du bien commun, n’est-il pas convenable que la loi permette à un tel peuple de choisir les hommes qui administreront les biens publics ?

Mais, si le même peuple se corrompait peu à peu et en venait à vendre son suffrage et à remettre les rênes du gouvernement à des hommes indignes, il serait également convenable qu’on enlevât à ce peuple le droit de nommer ses chefs et qu’on s’en remette à la décision de quelques citoyens honnêtes [692].

Alexis de Tocqueville fait remarquer que le vote populaire amène rarement au pouvoir les meilleurs éléments. « J’admettrai sans peine que la masse des citoyens veut très sincèrement le bien du pays ; mais ce qui leur manque toujours, c’est l’art de juger des moyens. Le peuple n’a ni le temps ni les moyens de s'éclairer. De là vient que les charlatans de tous genres savent si bien le secret de lui plaire, tandis que ses véritables amis y échouent [693]. »

 

4. LE DÉSIR ET LE REFUS DU POUVOIR

 

Le désir et le refus du pouvoir sont des problèmes connexes à ceux que nous venons d’étudier. Thomas d’Aquin y va de ses solutions. À propos de la fonction d’évêque, dans la Somme théologique, il se demande d’abord s’il est permis de désirer l’épiscopat [694]. Il amorce sa réponse en distinguant trois éléments du ministère épiscopal : le travail lui-même, le rang occupé par le titulaire, les avantages qui en découlent (respect, honneur, biens temporels). Du point de vue du désir et du refus du pouvoir, il rejette deux de ces choses et accepte la troisième moyennant quelque restriction.

Il n’est pas permis de désirer l'épiscopat pour les avantages qui en découlent : respect, honneurs, biens temporels. Ce serait de la cupidité ou de l'ambition. Il est interdit également de désirer l’épiscopat pour l'élévation du rang. Ce serait de la présomption. Par contre, désirer accomplir le travail de l’évêque, être utile au prochain, c'est, en soi, une chose louable et vertueuse, mais (et c'est la restriction annoncée), quand l’utilité du prochain est liée à l'occupation d'un si haut poste, il ne va pas sans quelque présomption de la désirer sous cette forme, à moins d'une nécessité imminente manifeste. Le nom d'épiscopat, fait remarquer Thomas d’Aquin, est un nom qui signifie labeur et non honneur : nomen operis est, non honoris [695]. On n’est pas évêque pour présider, mais pour servir : non praeesse, sed prodesse.

La question du désir du pouvoir est soulevée aussi dans la Politique. Celui qui se reconnaît des qualités de chef (ou croit s'en découvrir) doit-il ou peut-il offrir ses services à la société pour veiller au bien commun ? Selon Thomas d’Aquin, ce serait une manière très naïve de procéder. Dans un tel système, en effet, personne n'accéderait au pouvoir contre son gré. Or, l’utilité commune doit l’emporter sur le gré d’un individu. C'est pourquoi celui qui est digne de commander doit être choisi et constitué chef, qu’il le veuille ou non : sive velit sive non velit [696].

Le désir du pouvoir a beau être déraisonnable, il n’en est pas moins un fait évident. Les hommes désirent le pouvoir comme les malades désirent la santé, à cause des avantages dont le pouvoir leur donne la possibilité ou le droit de bénéficier [697]. Aristote en ajoute : « Les hommes ne cherchent qu’à commander ; sous le joug de ceux qui détiennent le pouvoir, ils se résignent [698]. » Et encore : « La grandeur des richesses et des honneurs dont jouissent les monarques est l’objet de l’ambition de tous [699]. »

Cependant, telle n’est pas l’attitude du philosophe de Platon, face au pouvoir. Quand il accède au pouvoir, son philosophe cède en quelque sorte à la nécessité. Il ne lutte pas pour la conquête du pouvoir, comme s’il s’agissait d’un grand bien. Au contraire, il méprise le pouvoir politique. Ceux qui, par la philosophie, se sont livrés à l’objet d’étude le plus important, la nature du bien, doivent, après leur ascension, redescendre vers les prisonniers avec le sentiment que c'est un devoir de justice de les amener à une vie meilleure [700]. Se plaignant à la philosophie, Boèce, fidèle disciple de Platon, proteste : « Aucun autre motif ne m'a fait chercher les emplois, sinon l'amour du bien public et le désir d’être utile aux honnêtes gens [701]. »

Le problème du refus du pouvoir proposé par l’autorité compétente fait pendant à celui du désir du pouvoir. Ici encore, on trouve des éléments de solution dans la réponse à la question suivante que pose Thomas d’Aquin : Est-il permis de refuser fermement l’épiscopat qu’on nous propose ? De même, répond-il, que c'est le fait d'une volonté aberrante de désirer, de son propre mouvement, la direction de la communauté, ainsi, ce l'est également de la refuser obstinément [702]. La charité oblige parfois un homme à sortir des rangs pour se consacrer à l’utilité du prochain. Les aptitudes à diriger (dont le choix témoigne) sont données par Dieu à un homme en vue précisément de l'utilité du prochain [703]. La résistance obstinée s’oppose encore à l’humilité, vertu qui incline à se soumettre à la volonté du supérieur. Bref, la droite raison veut que l’on n'accepte pas sans quelque appréhension, ni que l’on refuse avec opiniâtreté [704].

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Bref, concernant le choix des chefs, il semble que la pensée de Thomas d’Aquin puisse se ramener aux quelques opinions suivantes. D'abord, la nature prépare des chefs, c’est-à-dire qu’elle avantage certains hommes du point de vue des qualités et des vertus qui font le bon chef. Ces hommes, il faut ensuite les découvrir et les établir dans la fonction à laquelle la nature les destine. Le bien commun en dépend pour une large part. Malheureusement, les qualités de chef ne sont pas toujours manifestes. Aussi, en pratique, tient-on compte de maints autres facteurs : naissance, richesse, âge, sexe, qualités corporelles.

Thomas d’Aquin approuve le choix par vote populaire quand il s’agit d'un peuple qui vote pour le bien commun et non pour son bien particulier. Il refuse catégoriquement le droit de vote à qui vend son suffrage. Enfin, il trouve ridicule qu’un homme désire le pouvoir ; par contre, il estime normal qu’on force à l’exercer celui qui en semble capable.


 

 

 

Chapitre 2

 

LES DANGERS DE TYRANNIE

 

 

Une fois au pouvoir (de gré ou de force ; d’ordinaire de gré !), tout chef est exposé à verser plus ou moins dans la tyrannie. Est tyrannique au sens strict le gouvernement qu’un chef unique, méprisant le bien commun, exerce pour son bien personnel [705]. Ici encore s'étagent des degrés. Un gouvernement est d’autant plus tyrannique qu’il s'écarte davantage du bien commun. Partant, le gouvernement d’un homme seul est plus tyrannique que celui de quelques-uns ; celui de quelques-uns, plus tyrannique que celui d'une classe entière de la société.

Dans la Somme théologique, Thomas d’Aquin affirme que le gouvernement exercé par un seul homme dégénère facilement en tyrannie, à cause de l’étendue des pouvoirs dont dispose ce chef. Il apporte une restriction : À moins que ce chef soit d’une parfaite vertu, nisi sit perfecta virtus, ce qui est rare. Au livre I du De Regimine principum, il ne dit pas seulement qu’il faut se tenir sur ses gardes si l’on veut éviter que le gouvernement d'un seul ne tourne à la tyrannie, mais qu’il faut travailler, laborandum est, et encore avec un zèle empressé, diligenti studio [706]. Même quand il traite de la récompense réservée aux bons rois, il répète qu’ils ont à s’observer avec un soin attentif pour ne pas tomber dans la tyrannie [707].

Revenons à la restriction évoquée ci-dessus. L’homme qui détient beaucoup de pouvoir devient facilement un tyran, à moins qu’il ne possède une vertu parfaite [708]. Mais Thomas d’Aquin s’empresse d’ajouter que peu d’hommes possèdent la vertu parfaite qui permettrait de bien user d'un pouvoir considérable.

Placés sous la lumière de ce texte, les deux suivants du De Regimine principum montreront encore davantage qu'il ne faut pas trop attendre de la vertu qu'elle règle l’usage d’un grand pouvoir. « Beaucoup, dit Thomas d’Aquin, qui semblaient vertueux quand ils vivaient au dernier rang, se sont éloignés des sentiers de la vertu en accédant au sommet du pouvoir [709]. » Et cet autre texte, non moins fort, tiré du même chapitre : « La plupart du temps, un homme perd dans l’exercice du métier de chef les habitudes vertueuses qu’il affichait dans là tranquillité. » L’expression « le pouvoir corrompt » nous est plus familière.

À ce fait, il assigne la raison suivante, déjà rapportée, et qu’il empruntait à saint Augustin : « Il est très difficile à des chefs entourés de flatteurs qui les portent aux nues et d'obséquieux qui les saluent trop profondément, de ne point s'enorgueillir, mais de se rappeler, au contraire, qu’ils ne sont toujours que des hommes [710]. » Cette parole d’Augustin rappelle trop la réponse de Pierre au centurion Corneille pour ne pas la citer. Corneille, entouré de ses parents et de ses amis, attend l’arrivée de Pierre. Dès que ce dernier entre, Corneille se jette à ses pieds et se prosterne. Mais Pierre de répliquer aussitôt : « Relève-toi. Je ne suis qu’un homme, moi aussi [711]. Il est assez étonnant que les successeurs de Pierre n’aient pas remarqué cet incident.

Ces textes dénoncent le danger qui menace le pouvoir de dégénérer en tyrannie. Le contester, ce serait feindre d'ignorer que l'esprit de domination est une des trois concupiscences, la plus redoutable, peut-être. Mgr T. D. Roberts, S.J, ne craint pas d’écrire : « Toute autorité entre des mains humaines, et à plus forte raison s’il s’agit d'une autorité considérée comme d’origine divine, monte à la tête comme une drogue pire encore que l’alcool [712]. »

Thomas d’Aquin regarde le danger de tyrannie comme réel et grand chez un chef nanti d’un pouvoir considérable. Mais à quelles causes rattache-t-il ce fait ? Personne ne s’écarte de la justice si ce n’est sous l’attrait de quelque avantage [713]. Il en indique quatre : la stabilité du pouvoir, les richesses, l’honneur et la renommée. Cependant, par une espèce d'ironie du sort, ces biens échoient davantage aux chefs justes qu’aux tyrans.

Un chef se comporte parfois comme un tyran dans le dessein d'affermir son emprise sur le peuple. Il tente de fonder son autorité sur la base fragile de la crainte et développe cette crainte avec beaucoup d’application. Mais ceux que seule la crainte du pouvoir contient saisiront la première occasion qui se présentera de se débarrasser de leur tyran. Et ils le feront avec d’autant plus d'ardeur que la pression exercée sur leur volonté par la crainte aura été plus forte. Base fragile encore parce que la crainte excessive engendre souvent le désespoir. Or, un homme pris de désespoir ne recule devant rien. C’est pourquoi, conclut Thomas d’Aquin, le règne des tyrans ne saurait durer [714]. Mieux protégés de nos jours, les tyrans vivent très vieux.

Le tyran a recours à la crainte parce qu’il n’est pas aimé, et il n'est pas aimé parce qu’au lieu de se dévouer au bien de ses sujets, il recherche son bien propre. D'une part, opprimés par l’injustice du tyran, objet de son mépris et non de son amour, les sujets ne ressentent pour leur chef aucune affection ; d’autre part, le tyran n’a pas raison de se plaindre de n’être pas aimé, puisqu’il ne se montre pas sous des traits qui excitent ce sentiment [715]. Dans son De officiis, Cicéron nous rapporte la devise des tyrans : Oderint, dum metuant, qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent [716].

Inspirant la crainte, le tyran craint lui-même que les citoyens de grande valeur n'acceptent pas la servitude. Aussi coupe-t-il les têtes des épis qui s’élèvent au-dessus des autres [717]. Le chapitre 4 du De Regimine principum se termine ainsi : « Les hommes se cachent des tyrans comme de bêtes cruelles et cela revient au même, semble-t-il, d’être soumis à un tyran ou exposé à une bête furieuse. »

Au contraire du tyran, le chef véritable s’applique de toutes ses forces à procurer l’utilité commune ; ses sujets constatent que ce zèle leur procure maints avantages ; aussi, un tel chef est-il aimé du plus grand nombre,  précisément parce qu’il donne des preuves irréfutables de son amour pour ses sujets. Ce sentiment lui assure la stabilité du pouvoir [718] mieux que ne le font les armes.

Certains chefs quittent les voies de la justice par l’amour désordonné des richesses : « On ne devient pas tyran pour se garantir du froid », faisait remarquer Aristote. On le devient pour se procurer le superflu, le luxe et non le nécessaire [719]. Thomas d’Aquin va essayer de montrer que la tyrannie n’est pas le chemin le plus court ni le plus sûr débouchant sur la richesse. À cause de leur gouvernement injuste, les tyrans indisposent la majorité de leurs sujets. Leur sécurité en est constamment menacée. Pour remédier à cette situation, ils sont contraints d’organiser une force policière innombrable, dont l'entretien tire plus du trésor que la tyrannie n’y draine. Voici ce que Platon avait dit à ce sujet : « À mesure qu’il se rend plus odieux aux citoyens, le tyran n’aura-t-il pas besoin de porte-lance plus nombreux et plus fidèles [720]. » Par contre, le chef qui donne satisfaction à ses sujets peut compter sur autant de satellites dévoués à sa sécurité qu’il a de sujets. Et cette luxueuse protection ne lui coûte rien. De plus, en cas de nécessité, les sujets satisfaits de leur gouvernement vont donner davantage, spontanément, que les tyrans ne peuvent arracher [721]. Ces arguments ne valent plus de nos jours. Les chefs d’État honnêtes n’ont pas des milliards dans les paradis fiscaux où les comptes de banque à l’étranger.

Enfin, derniers biens qui détournent de la justice et mènent à la tyrannie, l’honneur et la renommée [722]. Thomas d’Aquin trouve superflu d’en parler, tellement il lui semble évident que la tyrannie ne conduit ni aux honneurs ni à la renommée [723]. Seul l’aveuglement jette dans la tyrannie un chef assoiffé d’honneur et de renommée. Opinion discutable de nos jours. Dans les réunions de chefs d’État, les dictateurs sont reçus avec les mêmes honneurs que les dirigeants les plus respectables. Dans son Testament, l’Abbé Pierre donne l’exemple suivant. Nous sommes complices « lorsque nous regardons si tranquillement la télévision qui nous montre – c’était il n’y a pas si longtemps – assis à une même table des Américains, des Anglais, des Français avec… Pol Pot ! Et personne ne lui crachait à la figure ! On lui serrait la main, on lui faisait des courbettes… Comme si cet homme n’était pas coupable de crimes contre l’humanité ! Comme s’il ne devrait pas comparaître devant un nouveau tribunal de Nuremberg [724]. »

Bref, Thomas d’Aquin considère le danger de verser dans la tyrannie comme un danger qui menace tous les chefs, particulièrement ceux qui détiennent beaucoup de pouvoir. Alain le rejoint : « Il n’est point d’homme qui, pouvant tout et sans contrôle, ne sacrifie la justice à ses passions [725]. » Les hommes ont désiré le pouvoir et en ont abusé ; ils désirent toujours le pouvoir et en abusent. Désir et abus, deux siamois. Paul Valéry pense que « Le pouvoir sans l’abus, perd le charme [726]. »


 

 

 

Chapitre 3

 

COMMENT PRÉVENIR LA TYRANNIE OU Y REMÉDIER

 

 

Dans la sévère mise en garde du chapitre précédent, Thomas d’Aquin a indiqué quelques-unes des causes de la tyrannie et, conséquemment, nous a fourni l’occasion d’en déduire des remèdes. Mais il va maintenant faire un effort supplémentaire et insister sur deux moyens de prévenir la tyrannie et sur des remèdes à y apporter.

 

1. MOYENS DE PRÉVENIR LA TYRANNIE

 

Dans le De Regimine principum, il indique deux moyens de prévenir la tyrannie. Le premier consiste, on le comprendra facilement, à choisir un homme qui offre de bonnes garanties. Un homme qui ne dégénérera probablement pas en tyran [727]. L’expression : « C’est du bois de chenapan » laisse entendre que cela se prévoit. Dès leur jeune âge, comme l’attestent leurs biographes, les hommes illustres ont donné des signes de leur grandeur future ; grandeur dans le bien comme dans le mal. Qui torture les mouches à six ans torturera les humains à trente ans. Dans sa lettre CVIII à Lucilius, Sénèque blâme ceux qui se donnent l’habitude de la cruauté en versant le sang des animaux, même pour s’alimenter.

Les Anciens ne nous ont pas laissé de tests pour détecter les futurs tyrans, mais ils nous avertissent de l’importance d’un bon choix : «  Une petite erreur au début devient grande à la fin », avait prévenu Thomas d’Aquin, dans le Prooemium de son traité De l’être et de l’essence. Et Aristote : « Lorsqu’on part d'un principe erroné, il en résulte à la fin quelque grave inconvénient » [728]. Et encore : « Le commencement, c’est la moitié du tout, de sorte qu'une petite erreur qui s’y trouve influe proportionnellement sur tout le reste [729]. »

Le second moyen de prévenir la tyrannie consiste à organiser le gouvernement de telle manière que les occasions de tyrannie en soient écartées. Et puisque l'étendue du pouvoir est la principale occasion de tyrannie, on veillera à limiter les pouvoirs des chefs [730]. « Il y a deux moyens de diminuer la force de l’autorité chez une nation, écrit Alexis de Tocqueville. Le second consiste à diviser l'usage de ses forces entre plusieurs mains ; à multiplier les fonctionnaires en attribuant à chacun d’eux tout le pouvoir dont il a besoin pour faire ce qu’on le destine à exécuter. En partageant ainsi l’autorité, on rend son action moins irrésistible et moins dangereuse [731].

 

2. REMÈDES À LA TYRANNIE

 

Si, en dépit des précautions ci-dessus indiquées ou faute de les avoir prises, le chef dégénère en tyran, quelle est la conduite à tenir ? Thomas d’Aquin distingue ici deux situations. D'abord, celle d’une tyrannie sans excès, une tyrannie tolérable. Il pense préférable,  c’est-à-dire plus utile au bien commun de la société, d’endurer pour un temps une tyrannie qui ne connaît pas d’excès insupportables, à cause des dangers inhérents à la lutte contre un tyran même modéré. Il signale trois de ces dangers. Ceux qui s’arment contre le tyran doivent envisager la possibilité d’un échec, qui exciterait la fureur du tyran et déchaînerait une recrudescence de violence. Thomas d’Aquin était bien au courant de cette situation. À la suite d’un complot pour assassiner l’empereur, dans lequel ils avaient trempé, trois membres de sa famille avaient été exécutés par Frédéric II : un de ses frères, l’époux d’une de ses sœurs et son fils. Si, au contraire, quelqu’un parvient à l’emporter sur le tyran, la victoire s’achète souvent au prix de graves dissensions au sein du peuple [732]. Enfin, il arrive parfois que le chef que le peuple se donne pour renverser le tyran verse lui-même dans la tyrannie, une fois installé au pouvoir. Or, le tyran qui succède à un tyran l’emporte d’ordinaire en cruauté sur son prédécesseur [733].

Il examine ensuite l’hypothèse d’une tyrannie intolérable. Il rejette d’abord l'opinion qui confie aux hommes courageux de la nation tyrannisée la responsabilité de tuer le tyran, s'exposant ainsi à la mort pour la libération du peuple. Dans sa Métaphysique, Avicenne émet un avis contraire : « Il faut que le Législateur établisse dans sa loi que celui qui, se révoltant, s’attribue le califat en se fondant sur la force et la fortune, il incombe à l’ensemble de la cité de lutter contre lui et de le tuer. S'ils peuvent le faire et s’en abstiennent, ils désobéissent à Dieu et le renient. Et il est permis de tuer ceux qui se soustraient à cette obligation alors qu’ils peuvent le faire, à condition que cela ait été constaté aux yeux de tous. Il faut qu’il édicte qu’après la foi dans le Prophète, rien ne rapproche davantage de Dieu que de détruire cet oppresseur [734]. »

On voit qu’Avicenne rejoint Thomas d’Aquin quant à la haute conception du chef et de son rôle. En effet, pour lui, le bien commun est quelque chose de divin, et celui qui en a la garde tient la place de Dieu. Mais il n'est pas aussi radical qu’Avicenne quant au traitement à administrer à l’usurpateur de cette fonction. Certains pensent, dit-il, qu’il appartiendrait aux hommes courageux de tuer le tyran et de s’exposer ainsi à des périls mortels pour libérer le peuple. Il y a bien un exemple dans l’Ancien Testament, mais il ne suffit pas à le convaincre [735].

À son avis, il n’est pas sage d'admettre que des citoyens puissent, de leur propre autorité, tuer même un tyran. En effet, la plupart du temps, ce sont plutôt les mauvais citoyens que les bons qui s'exposent à ce genre de périls. Et comme l’autorité d’un chef équitable pèse aussi lourdement sur les épaules des méchants que l’autorité d’un tyran, les méchants tueraient aussi bien le bon chef que le tyran. Éventuellement, le peuple serait privé d'un bon chef par des gens qui prétendaient le débarrasser d’un tyran [736]. La conclusion de Thomas d’Aquin reste quand même nuancée. Claude Roguet la traduit comme suit : « Ce n’est donc pas, du moins semble-t-il préférable de l’admettre, l'initiative privée de quelques particuliers, mais l’autorité publique qui doit s'attaquer à la cruauté des tyrans [737]. »

Après avoir émis l'opinion qu'il appartient plutôt à l’autorité publique d’organiser l’évincement du tyran, il considère deux modalités de cette autorité. S'agit-il d’un chef établi par le peuple, en vertu du droit qu’il possède de s'en pourvoir, ce même peuple détient également le double droit de déposer le chef devenu tyran ou de restreindre ses pouvoirs [738]. À la condition, cependant, que le tyran accepte le verdict du peuple. On sait bien qu’il n’en est pas toujours sinon rarement ainsi, et c’est la guerre civile.

S’agit-il d'un chef établi par une autorité supérieure, c’est à cette autorité, évidemment, qu’il appartient de porter remède à l’iniquité du tyran. L'histoire nous en fournit un exemple en la personne d’Archélaus. Successeur d'Hérode, son père, sur le trône de Judée, il en imitait la cruauté. Les Juifs portèrent plainte auprès de César Auguste. Celui-ci considéra la plainte et appliqua un premier remède : Archélaus perdit son titre de roi et la moitié de son royaume. Sa tyrannie n’ayant pas diminué autant que son pouvoir, Tibère César le déposa et l'envoya en exil [739].

 

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Cette étude des moyens de prévenir la tyrannie et des remèdes à y apporter est bien sommaire, mais elle n’en contient pas moins quelques grands principes marqués au coin d’une profonde sagesse. Il y aurait sûrement encore beaucoup à découvrir dans l'oeuvre colossale de Thomas d’Aquin d’Aquin, mais je me crois justifié de suspendre ici mes recherches et de laisser à d’autres le soin de les poursuivre. Aussi tenterai-je, sans plus, de présenter, en conclusion, le portrait thomiste du chef, comme j’en formais le propos au départ.


 

 

 

 

 

CONCLUSION GÉNÉRALE

 

 

Puisque le chef d’une cité ou d’un royaume doit favoriser tant qu’il est en son pouvoir l’atteinte du bonheur, auquel tous ses sujets aspirent, il m’a semblé nécessaire d’exposer la notion thomiste du bonheur. Quand il tente de prouver que le bonheur parfait de l’homme, même ici-bas, consiste dans la contemplation de la vérité, certains lecteurs vont sourire : ceux pour qui la contemplation est réservée aux moniales et peut-être aussi à quelques  moines. Tel n’est pas le cas. Le plaisir de la contemplation est à la portée de bien plus de gens.

Je vais rapporter à cette fin le texte déjà cité de Freud quand il parle « des satisfactions l’artiste trouve dans la création ou éprouve à donner corps aux images de sa fantaisie, ou celle que le penseur trouve à la solution d’un problème ou à découvrir la vérité. Ces satisfactions possèdent une qualité particulière qu’un jour nous saurons certainement caractériser de façon métapsychologique. Pour l’instant, bornons-nous à dire d’une manière imagée qu’elles nous apparaissent “ plus délicates et plus élevées ” . Cependant, en regard des satisfactions qu’assure l’assouvissement des désirs pulsionnels grossiers et primaires, leur intensité est affaiblie ; elles ne bouleversent pas notre organisme physique. Mais le point faible de cette méthode de lutte contre la souffrance est qu’elle n’est pas d’un usage général, mais à la portée d’un petit nombre seulement [740]. » Cependant, si c’est le petit nombre qui peut s’en servir comme remède à la souffrance, le nombre est beaucoup plus considérable des personnes qui ont l’expérience de ces satisfactions.

Pour n’être pas définitif, le portrait que je vais maintenant présenter ne manquera pas, je l’espère, d'offrir des ressemblances incontestables avec l’idée que Thomas d’Aquin se faisait du chef. Il faut d’abord rassembler les qualités qu’il désire voir fleurir chez le chef authentique, du chef digne de l’étymologie du mot qui le désigne, caput ; puis relever les principaux comportements qui en découlent.

La première qualité que Thomas d’Aquin veut voir briller dans le chef, c'est l'intelligence, puisqu’il appartient à la créature supérieure de diriger la créature inférieure, et que c’est par l'intelligence d’abord, puis par le degré d'intelligence qu'une créature est dite supérieure à une autre. Il s’ensuit que, si l’on veut nommer supérieure la créature qui l’est réellement, il faut choisir celle qui l'emporte par son intelligence. Et Thomas d’Aquin ne craint pas d'affirmer que l’ordre naturel est enfreint chaque fois qu'une personne accède au pouvoir pour une autre raison que l’éminence de son intelligence [741]. C’est une citation qu’on n’a pas entendue souvent !

Mais l'intelligence ne définit pas le chef comme tel ; elle constitue comme une condition préalable, une couche de fond. Et la figure du chef commence à se dessiner quand Thomas d’Aquin applique la prudence. C'est cette vertu qui caractérise le chef ; elle est sa vertu propre. Cependant, la prudence thomiste ne ressemble quasi plus à l’attitude que nous désignons du même nom. La prudence thomiste n'exclut ni le risque, ni l’audace, ni la rapidité dans la décision. Elle est tendue vers le bien et non pas obsédée par le mal à éviter. Des huit parties intégrantes de l’acte prudentiel parfait la principale, c’est la prévoyance (qui avise des meilleurs moyens pour atteindre le bien commun) ; pour nous, c'est la précaution (qui risque de paralyser l'action en rivant l’attention sur le mal à éviter). En posant une prudence également dans les sujets, Thomas d’Aquin se distingue d’Aristote, pour qui la vertu du sujet, c’est l’obéissance. Thomas d’Aquin n’accepte pas qu’un être intelligent, libre et responsable de ses actes, même dans la soumission, soit uniquement conduit pas son chef : il entend bien qu’il se dirige lui-même vers le bien commun. À cette fin, il a besoin d’une prudence, que Thomas d’Aquin appelle politica. En face de la prudence du chef, la regnativa, on a la prudence du sujet, la politica ; de plus, il y a la prudence du chef de famille, l’oeconomica et la prudence personnelle, qu’on appelle monastica ou prudentia, tout simplement.

Si la regnativa définit le chef d’État, il est quand même une autre vertu dont il a un besoin absolu, c’est la justice : Istae duae virtutes sunt maxime propriae regi, scilicet prudentia et iustitia [742]. Thomas d’Aquin fait de ces deux vertus les deux traits les plus forts de la figure du chef. La justice, c’est-à-dire la vertu dont l'acte propre consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû. Déterminer ce qui est dû, ce n'est pas rendre. La justice est satisfaite quand et seulement quand ce qui a été déterminé comme étant juste a été rendu. Aussi Thomas d’Aquin parle-t-il d’executio iustitiae [743].

Gardien de la justice, le chef doit l’être d’abord de la  justice générale. Cette expression ne signifie pas grand-chose pour la plupart des gens. Il en est peu qui diraient que cette qualité morale incite le citoyen à rendre à la société son dû. L’expression devoir social est plus significative. On peut la définir comme une contribution au bien commun. On parle du devoir social au sens d’une dette envers la société. Chaque citoyen acquitte sa dette en offrant un service. Mais alors on ne parle plus du « droit au travail », mais du devoir de travailler. Rendre le dû n’est pas un droit mais un devoir. Un patron n’a pas le droit de payer ses employés : il a le devoir de le faire. Il faut donc parler du devoir de travailler. La contribution de chacun prend la forme d’un service ; la société est essentiellement échange de services. Chacun rend un service, parfois très modeste, qui lui donne droit à tous les services de ses concitoyens. Le premier devoir du chef, c’est de faire en sorte que le plus grand nombre possible de citoyens rendent un service, puis que ce service soit de grande qualité.

Le chef doit ensuite s’occuper de la justice distributive en répartissant,  proportionnellement aux besoins, aux forces ou aux mérites de ses sujets, les biens et les charges de la communauté. Proportionnellement et non pas également. Il y aurait injustice à récompenser également des mérites inégaux. Dans la pratique de la justice distributive, le chef se garde de faire acception des personnes, c’est-à-dire qu'il ne considère, dans la distribution des biens, que les seules raisons qui habilitent à les recevoir : la compétence, par exemple, non la parenté ou l’amitié.

Le chef veille ensuite à ce que la justice commutative fleurisse parmi ses sujets. À cette fin, il s'efforce de prévenir les fautes contre cette espèce de justice et punit celles qui échappent à sa vigilance. Et comme le vol sous toutes ses formes occupe une place importante, il insiste sur les avantages de la propriété privée, d’une part ; mais il souligne ensuite fortement, d’autre part, les limites de ce même droit, et fait au chef un devoir strict de légiférer sagement en cette matière.

Contre les fautes commises, il doit sévir. Juger d’abord, ou faire juger,  équitablement le coupable ; exiger qu’il restitue, si la chose est possible : on ne peut pas rendre la vie ou un oeil ; le punir pour qu’il s'amende. Mais Thomas d’Aquin incite à la mansuétude et à la clémence. Il veut que, dans le châtiment, on traite les coupables comme ses propres membres : sicut propria membra [744]. Ce n’était certes pas une pratique très répandue de son temps !

L’importance de la justice chez le chef ressort davantage quand on rappelle le lien qui la rattache à la paix, fin intrinsèque de la société. Impossible de maintenir la paix là où sévit l'injustice. Et sans l'unité de la paix, la vie en société est intolérable et inutile.

Mais parce qu’il est tour à tour juge, dispensateur et législateur, le chef doit pratiquer l'équité. L'équité, c’est une règle supérieure de conduite. La loi ne prévoit pas tous les cas qui peuvent et qui vont se présenter. Comment juger un cas que la loi n’a pas prévu ? Le juge équitable va s’inspirer, alors, de l’intention du législateur.

Enfin, Thomas d’Aquin considère que la magnanimité convient éminemment au chef. Le magnanime se croit, avec raison, capable de faire de grandes choses, lesquelles lui attirent naturellement de grands honneurs. Et on le juge magnanime précisément au bon usage qu'il sait faire des grands honneurs. Le chef d’État a besoin d’une telle vertu, parce que, de par ses fonctions, il exécute les plus grandes choses : artisan du bien commun, gardien de la justice, défenseur de la patrie. Pour s'y consacrer tout entier, il doit éviter de se laisser absorber par les détails. De plus, il importe qu'il sache faire bon usage des honneurs que lui méritent ses hautes fonctions ; sans compter les flatteurs, qui en distribuent avec une générosité intéressée.

Dans l’exercice de son gouvernement, le chef thomiste (intelligent, prudent, juste, équitable, magnanime) va partager son pouvoir. Plusieurs raisons l'y incitent : élever les sujets auxquels il confère de l’autorité ; remédier à ses propres limites (incapacité de tout prévoir, incapacité de pourvoir à tout) ; se prémunir ainsi contre la tyrannie ; exciter le zèle pour le bien commun en en répartissant la responsabilité sur beaucoup d'épaules ; enfin, par le partage du pouvoir, assurer la paix.

Le chef thomiste s’efforce de diriger chacun selon son mode propre. Mode signifie mesure. Par conséquent, non pas la même charge à tous, mais à chacun une charge proportionnée à ses épaules ; à chacun une part ajustée à ses besoins. Utiliser chacun en vue du bien commun, mais l’utiliser selon ses qualités particulières. Saint-Exupéry dirait que le chef authentique ne gouverne pas les hommes avec des vérités pour triangles [745]. Il ne demande pas à son ami boiteux de danser.

Le chef thomiste sait tolérer. Deux raisons l’y incitent. Il faut parfois tolérer certains maux que l’on pourrait supprimer, mais dont la suppression empêcherait des biens plus grands que les maux enrayés. Il ne s’agit pas de savoir si c’est facile de comparer et de peser le mal que l’on va tolérer et le bien qui va en résulter, ou, dans le cas contraire, le mal que l’on va réprimer et le bien qui en sera empêché ; il s’agit de savoir si c’est préférable. Le chef thomiste tolère, en second lieu, pour éviter des maux plus graves. En voulant améliorer une situation, il arrive qu’on la gâte complètement, Ce sont des situations où le mieux est l’ennemi du bien ; des situations où « qui veut faire l’ange fait la bête ».

Le chef thomiste donne peu d’ordres. Il le fait d’abord par miséricorde. La vie humaine est remplie de maux innombrables, et ce serait ajouter à ce fardeau que de multiplier les ordres. Il le fait, en second lieu, pour ne pas tisonner inutilement la concupiscence : l’être humain est ainsi fait qu’il désire davantage ce qui est défendu. Il le fait finalement parce que nous vivons désormais sous la loi de la liberté.

Enfin, le chef thomiste use discrètement des récompenses et des punitions. C'est un fait communément admis que la crainte d’un châtiment prévient bien des fautes. Par contre, l'excès, ici comme ailleurs, est condamnable : les hommes nourris de crainte deviennent pusillanimes.

Thomas d’Aquin a posé la prudence politique dans le sujet également : regnativa dans le chef, politica dans le sujet. À ses yeux, il n'existe pas de sujet comme tel ;  le sujet comme tel est une abstraction ; tout sujet est doublé d’un homme authentique, être raisonnable, libre et responsable. Maître de ses actes, un tel sujet l’est jusque dans la soumission. Il n'est pas seulement dirigé vers le bien commun, mais il SE dirige vraiment vers le bien commun. Partant, un certain degré de prudence politique lui est nécessaire.

Une telle conception du sujet comporte des conséquences. En effet, si l’obéissance est la vertu propre et suffisante de cette abstraction qu’on désigne par l'expression « sujet comme tel », elle ne suffit plus à l’homme sujet. Celui-ci n’a pas à juger, il est vrai, l’ordre qui lui est intimé, mais il doit juger l’acte qu’on lui demande de poser. Thomas d’Aquin ne permet même pas au bourreau d’obéir aveuglément. Chacun doit suivre sa conscience, même fausse.  Aussi Thomas d’Aquin prévoit-il des cas où le sujet est obligé de ne pas obéir à l'ordre du chef.

D’une part, le chef ne peut délivrer ses sujets du fardeau de leur responsabilité ; d’autre part, le champ du commandement et celui de l'obéissance comportent des limites bien précises. Thomas d’Aquin limite ce double champ à ce qui a trait au corps ; l’âme demeure libre. Le chef ne peut commander que des actions qui s’accomplissent extérieurement par le truchement du corps. Thomas d’Aquin rogne encore ce domaine de tout ce qui concerne la nature même du corps ; conservation, génération.


 

 

 

 

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[1]    I, q. 1, a. 8.

[2]    II-II, q. 102, a. 2.

[3]    Op. cit., I, chap. 1, n. 740 ; chap. 2, n. 750 ; chap. 15, n. 814.

[4]    I, chap. 1, n. 740 ; chap. 2, n. 750 ; chap. 15, n. 814.

[5]    Op. cit., III, 389, c-d.

[6]    Politique, Deuxième partie, XXXI.

[7]    I, q. 103, a. 6.

[8]    I, q. 22, a. 3.

[9]    Troisième Partie, Deuxième Section, chap. I.

[10]   De Regimine principum, I, chap. 3, n. 807

[11]   III, q. 27, a. 3

[12]   I-II, q. 1

[13]   Commentaire de l’Éthique, I, leçon 1, n. 9.

[14]   Ibid., n. 9.

[15]   Éthique de Nicomaque, Classiques Garnier, 1961, I, chap. 1, n. 1.

[16]   Ibid., n. 11.

[17]   I, q. 5, a. 6 ; q. 48, a. 1.

[18]   I, q. 19, a. 9 ; q. 16, a. 6.

[19]   Somme contre les Gentils, 3, chap. 3 ; I-II, q. 2, a. 6 ; q. 29, a. 1.

[20]   Commentaire de la Physique, I, leçon 10, n. 79.

[21]   I-II, q. 52, a. 1.

[22]   I, q, 5, a. 5.

[23]   I-II, q. 1, a. 8.

[24]   I-II, q. 2, a. 7.

[25]   I-II, q. 1, a. 8.

[26]   I-II, q. 2, a. 7.

[27]   I-II, q. 3, a. 1.

[28]   Commentaire de la Physique, III, leçon 11, n. 4.

[29]   Commentaire de la Métaphysique, V, leçon 19, n. 1044 ; I, q. 5, a. 5.

[30]   Questions disputées : Du Mal, q. 8, a. 2.

[31]   I-II, q. 1, a. 7 ; S.C.G., 3, chap. 16 ; I, q. 6, a. 1.

[32]   II-II, q. 184, a. 3.

[33]   I-II, q. 55, a. 1.

[34]   I, q. 103, a. 1 ; I-II, q. 55, a. 1 ; II-II, q. 184, a. 1.

[35]   I-II, q. 1, a. 1.

[36]   I-II, q. 3, a. 1.

[37]   Questions quodlibétiques, 9, a. 2.

[38]   I-II, q. 2, a. 7 et 8.

[39]   Homo non potest non velle esse beatus (I-II, q. 5, a. 4, sol. 2).

[40]   Aristote, Rhétorique, Paris, « Les Belles Lettres », 1932, I, 5, 4-5.

[41]   Politique, Paris, Didot, 1824, VII, chap. 12, n. 2.

[42]   Boèce, La consolation de la philosophie, Classiques Garnier, III, Prose 2.

[43]   Blaise Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1949, Section VII, 425.

[44]   Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 20.

[45]   I-II, q. 3, a. 3, sol. 3.

[46]   I-II, q. 31, a. 3.

[47]   I-II, q. 2, a. 7

[48]   I-II, q. 31, a. 1;

[49]   Ibid., q. 2, a. 6, sol. 1.

[50]   I-II, q. 3, a. 4.

[51]   I-II, q. 2, a. 6.

[52]   Rhétorique, I, chap. 5, 1360 b, 18-28.

[53]   I-II, q. 5, a. 4, sol. 2.

[54]   Aristote, Politique, Paris, Didot, VII, chap. 1, n. 2.

[55]   Ibid., VII, chap. 1, n. 2 ; chap. 13, n. 16

[56]   Pensées, Section II, 98.

[57]   Rhétorique, I, chap. VI, 1361 b 17.

[58]   I-II, q. 4, a. 5.

[59]   Commentaire de l’Éthique, I, leçon 9, n. 113.

[60]   Ibid.,  X, leçon 12, n. 2111.

[61]   Ibid., I, leçon 10, n. 119.

[62]   I-II, q. 3, a. 2.

[63]   Ibid., a. 1.

[64]   « Tout était plein, tout en acte », écrit Jean-Paul Sartre dans La Nausée, Livre de Poche, p. 187.

[65]   Fables, IX, VI.

[66]   I-II, q. 3, a. 2.

[67]   Questions disputées :  De la Vérité, q. 1, a. 10, sol. 3 ; Commentaire de l’Éthique, I, leçon 10, n. 119.

[68]   I-II, q. 3, a. 1.

[69]   I, q. 103, a. 3 ; I-II, q. 3, a. 2.

[70]   Commentaire de la Physique, II, leçon 10, n. 230.

[71]   Commentaire de l’Éthique, I, leçon 13, n. 163.

[72]   Épictète, Manuel, I, 3, 5, etc.

[73]   Commentaire de l’Éthique, X, leçon 9, n. 2067.

[74]   Ibid., I, leçon 10, n. 119.

[75]   Commentaire de l’Éthique, I, leçon 10, n. 119 ; Somme contre les Gentils, III, chap. 64.

[76]   Pensées pour moi-même, VIII, 26.

[77]   Commentaire de l’Éthique, I, leçon 10, n. 121.

[78]   I-II, q. 26, a. 1.

[79]   Thomas d’Aquin relaie Aristote quand il parle de « parties de l’âme » (De l’âme, III, 10, 433 b).

[80]   Aristote définit ainsi l’âme : « L’acte premier d’un corps organique » (De l’âme, II, 1, 411 a).

[81]   Commentaire de l’Éthique, I, leçon 10, n. 121.

[82]   De l’âme, II, 2, 413 b, 10-15.

[83]   Commentaire de l’Éthique, I, leçon 10, n. 124.

[84]   I, q. 59, a. 1, sol. 1.

[85]   Commentaire de l’Éthique, I, leçon 10, n. 126.

[86]   Pensées, Section II, 164.

[87]   Ibid., Section VI, 346, 347.

[88]   Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 24-25.

[89]   I-II, q. 31, a. 5.

[90]   Ibid., sol. 1.

[91]   Le Grand Robert, au mot étude, citation 5.

[92]   Commentaire de l’Éthique, I, leçon 10,  n. 126.

[93]   Ibid., X, leçon 11, n. 2102é

[94]   II-II, q. 181, a. 1, sol. 3.

[95]   Commentaire des Sentences, d. 35, q. 1, a. 4, sol. 1.

[96]   Commentaire de l’Éthique, II, leçon 1, n. 245.

[97]   Politique, VII, chap. 1, n. 2.

[98]   II-II, q. 179, a. 1 et 2.

[99]   III, d. 35, q. 1, a. 1.

[100] Commentaire de l’Éthique, I. leçon 5, n. 60.

[101] II-II, q. 179, a. 1, sol. 2.

[102] Ibid., a. 2.

[103] Ibid.

[104] Commentaire de l’Éthique, I, leçon 1, n. 13.

[105] Commentaire des Sentences, III, d. 35, q. 1, a. 1.

[106] Ibid.

[107] Ibid..

[108] II-II, q. 181, a. 1, sol. 1.

[109] Commentaire des Sentences, d. 35, q. 1, a. 1, sol. 1.

[110] II-II, q. 181, a. 1, sol. 1.

[111] Les travaux et les jours, p. 278-279.

[112] Ennéades. I, 6, n. 4.

[113] Commentaire de l’Éthique, X, leçon 11, n. 2109.

[114] II-II, q. 182, a. 3.

[115] I-II, q. 46, a. 3, sol. 1.

[116] II-II, q. 182, a. 1.

[117] Commentaire de la Métaphysique, V, leçon 20, n. 1058.

[118] Commentaire des Sentences, d. 35, q. 1, a. 3, sol. 3.

[119] Ibid.

[120] Op. cit., Paris, Maisonneuve et Larose, 1964, tome III, p. 212.

[121] II-II, q. 180, a. 2.

[122] Pensées, Section VI, 366.

[123] II-II, q. 53, a. 6.

[124] Ennéades, I, 6.

[125] II-II, q. 53, a. 6, sol. 1.

[126] Étienne Gilson, Héloïse et Abélard, Paris, Vrin, 1948,  p. 18.

[127] II-II, q. 180, a. 2.

[128] Op. cit., III, chap. 37.

[129] La Cité de Dieu, 14, chap. 9.

[130] Lettres à Lucilius, CXVI.

[131] Discours de la méthode, Montréal, Variétés, 1956, p. 25.

[132] Oeuvres choisies d’Abélard, Paris, Aubier, 1945, p. 216.

[133] Pensées, Section II, 89, 92, 93.

[134] II-II, q. 181, a. 1, sol. 1.

[135] Ibid., q. 180, a. 2, sol. 2.

[136] Ibid., q. 29, a. 3, sol. 3.

[137] Somme contre les Gentils, III, chap. 37.

[138] Ibid.

[139] I-II, q. 102, a. 1.

[140] Questions disputées : De la Vérité, q. 6, a. 1.

[141] I, q. 23, a. 1.

[142] II-II, q. 83, a. 1.

[143] Commentaire de l’Éthique, I, leçon 1, n. 1.

[144] Somme contre les Gentils, III, chap. 37.

[145] Commentaire des Sentences, d. 35, q. 1, a. 3, sol. 2.

[146] I-II, q. 3, a. 5, sol. 3.

[147] I, q. 16, a. 6, sol. 1.

[148] Ibid., q. 93, a. 1.

[149] I, q. 93, a. 6.

[150] Pensées, Section VIII, 580.

[151] II-II, q. 179, q. 1, sol. 2.

[152] I, q. 93, a. 2.

[153] I. Cor. XI, 7.

[154] Op. cit., X, leçon 11, n. 2106.

[155] II-II, q. 180. a. 8, sol. 3.

[156] Op. cit., n. 1807.

[157] Ibid., n. 1868 et 2080.

[158] Somme contre les Gentils, III, chap. 27.

[159] Commentaire de l’Éthique, I, leçon 6, n. 77.

[160] Ibid., X, leçon 13, n. 2134.

[161] Commentaires de l’Éthique, X, leçon 10, n. 2092.

[162] II-II, q. 180, a. 3.

[163] Commentaire de l’Éthique, X, leçon 10, n. 2092.

[164] I, q. 1, a. 1.

[165] Commentaire de l’Éthique, X, leçon 10, n. 2096.

[166] Ibid., I, leçon 11, n. 133.

[167] II-II, q. 180, a. 4.

[168] II-II, q. 182, a. 4.

[169] II-II, q. 180, a. 4.

[170] II-II, q. 180, a. 4.

[171] Commentaire de l’Éthique, X, leçon 1, n. 2087.

[172] Quaestiones disputata  : De Potentia, q. 9, a. 5 ; II-II, q. 182, a. 1.

[173] De la monarchie, Paris, Alcan, 1933, p. 87.

[174] Op. cit., X, leçon 10, n. 2090.

[175] La philosophie morale de saint Thomas devant la pensée contemporaine, Louvain, Paris, 1955, p. 160.

[176] Cicéron, Tusculanes, III-V, tome II, Paris, « Les Belles Lettres », 1960, p. 111.

[177] Op. cit., I, leçon 10, n. 129.

[178] II-II, q. 182, a. 1.

[179] II-II, q. 182, a. 1.

[180] Commentaire de l’Éthique, X, leçon 10, n. 2096.

[181] Ibid.

[182] Somme contre les Gentils, 3, chap. 37.

[183] Commentaire de l’Éthique, I, leçon 9, n. 111.

[184] Aristote, Politique, II, chap. 4, n. 8.

[185] Métaphysique, , 2, 10-15.

[186] Commentaire de l’Éthique, X, leçon 10, n. 2098.

[187] Ibid., X, leçon 9, n. 2077.

[188] I-II, q. 2, a. 6.

[189] Ibid., sol. 1.

[190] La philosophie morale de saint Thomas devant la pensée contemporaine, p. 160.

[191] Op. cit., I, chap. 5, 188, a 19.

[192] Op. cit., I, chap. 1, 100, b 20-25 ; chap. 10, 104, a 8-10.

[193] Commentaire de l’Éthique, X, leçon 10, n. 2091.

[194] I-II, q. 2, a. 6, sol. 1.

[195] I-II, q. 31, a. 3.

[196] I-II, q. 3, a. 4 ; q. 31, a. 4.

[197] De l’unité de l’intellect, Prooemium.

[198] I-II, q. 38, a. 2.

[199] II, q. 38, a. 2, sol. 3.

[200] II-II, q. 180, a. 7.

[201] Pensées, Section II, 139.

[202] Commentaire du traité De l’âme, I, leçon 1, n. 5.

[203] Commentaire de l’Éthique, X, leçon 10, n. 2091.

[204] II-II, q. 180, a. 7.

[205] I-II, q. 31, a. 5.

[206] I-II, q. 31, a. 5.

[207] Montaigne, Les Essais, III, p. 154.

[208] Avicenne, Métaphysique, IX, chap. 7.

[209] Question disputée : De l’âme, q. unique, a. 19, sol. 10.

[210] Sentences, I, d. 1, q. 1, a. 1.

[211] I-II, q. 109, a. 3.

[212] I-II, q. 31, a. 4, obj. 1.

[213] I-II, q. 5, a. 3.

[214] II-II, q. 180, a. 7.

[215] Commentaire de l’Éthique, I, leçon 1, n. 11.

[216] Questions disputées : Du Mal,  q. 8, a. 2.

[217] Questions quodlibétiques, VIII, q. 9, a. 1.

[218] II-II, q. 180, a. 7, sol. 1.

[219] Commentaire de l’Éthique, X, leçon 11, n. 2109 ; II-II, q. 179, a. 1.

[220] II-II, q. 180, a. 3, sol. 3.

[221] Cognoscendo et amando Deum. I-II, q. 1, a. 8.

[222] II-II, q. 180, a. 7, sol. 1.

[223] I-II, q. 3, a. 5.

[224] Commentaire de l’Éthique, X, leçon 11, n. 2110.

[225] Ibid., n. 2105.

[226] Ibid.

[227] Ibid., n. 2106.

[228] Ibid., n. 2089.

[229] Op. cit., d. 35, q. 1, a. 4, sol. 2.

[230] II-II, q. 180, a. 7, sol. 2.

[231] Éthique, I, leçon 12, n. 142.

[232] Aristote, Rhétorique, I, chap. 5, 1360, b 24-27.

[233] I-II, q. 2, a. 1, 3, 4.

[234] Commentaire de l’Éthique, I, leçon 12, n. 142.

[235] I-II, q. 2, a. 7, sol. 1.

[236] Aristote, Politique, VII, chap. 1, n. 4.

[237] Commentaire de l’Éthique, I, leçon 12, n. 143 ; II-II, q. 73, a. 3.

[238] I-II, q. 4, a. 7. Commentaire de la Politique, I, leçon 14, n. 314.

[239] Commentaire de l’Éthique, X, leçon 13, n. 2127.

[240] Ibid.

[241] Commentaire de l’Éthique, I, leçon 13, n. 163.

[242] Aristote, Politique, VII, chap. 1, n. 3.

[243] II-II, q. 74, a. 2.

[244] Éthique de Nicomaque, VIII, chap. premier.

[245] I-II, q. 4, a. 8.

[246] Aristote, Éthique de Nicomaque, VIII, chap. 3, 5.

[247] Aristote, Éthique de Nicomaque, VIII, chap. 3, 6-8.

[248] Rhétorique, I, chap. 5, 1360 b 18-27.

[249] Somme contre les Gentils, 3, chap. 123.

[250] II-II, q. 66, a. 7.

[251] Commentaire de l’Éthique, VIII, leçon 1, n. 1539.

[252] I-II, q. 4, a. 8.

[253] Commentaire de l’Éthique, X, leçon 10, n. 2096.

[254] I-II, q. 4, a. 8.

[255] Commentaire de l’Éthique, VIII, leçon 1, n. 1539.

[256] II-II, q. 73, a. 2.

[257] Ibid.

[258] II-II, q. 74, a. 2.

[259] Commentaire de l’Éthique, I, leçon 13, n. 173.

[260] Ibid, leçon 16, n. 194 ; I-II, q. 4, a. 6.

[261] I-II, q. 4, a. 6.

[262] I, q. 5, a. 4, sol. 1.

[263] I, q. 5, a. 4, sol. 1.

[264] Ennéades, I, 4, 15.

[265] Op. cit, chap. 55, 13-14.

[266] Commentaire de l’Éthique, leçon 13, n. 163.

[267] I-II, q. 4, a. 6.

[268] Commentaire de l’Éthique, X, leçon 13, n. 2128.

[269] Somme contre les Gentils, III, chap. 37.

[270] Pensées, Section II, 71.

[271] Politique, VII, chap. 1, n. 4.

[272] Ibid, VII, chap. 1, n. 3.

[273] Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 24-25.

[274] Commentaire de l’Éthique, X, leçon 11, n. 2101.

[275] Commentaire de la Politique, I, leçon 3, n. 72.

[276] I-II, q. 84, a. 2.

[277] Commentaire de l’Éthique, I, leçon 1, n. 4.

[278] Somme contre les Gentils, III, chap. 85.

[279] I, q. 91, a. 3, sol. 2.

[280] Aristote, Politique, VII, chap. 7, n. 4.

[281] Ibid, VI, chap. 5, n. 13.

[282] Commentaire de la Politique, I, leçon 1, n. 25.

[283] Commentaire de l’Éthique, I, leçon 1, n. 4.

[284] Alain, Philosophie, I, p. 3.

[285] I-II, q. 5, a. 5, sol. 1.

[286] Alain, Philosophie, I, p. 159.

[287] De la démocratie en Amérique, coll. 10-18, p. 135.]

[288] De la démocratie en Amérique, coll. 10-18, p. 135.

[289] Commentaire de la Métaphysique, II, leçon 1, n. 276.

[290] Les Essais, III, p. 313.

[291] Aristote, Politique, III, chap. 5, n. 11.

[292] Commentaire de la Politique, III, leçon 5, n. 387.

[293] Commentaire de la Physique, I, leçon 10, n. 79.

[294] De l’unité de l’intellect. Prooemium, n. 73.

[295] Commentaire de l’Éthique, II, leçon 1, n. 246.

[296] Ibid.,, X, leçon 14, n. 2140.

[297] Thomas Delos, o.p., dans  G. Jacquemet, Dictionnaire de sociologie, Paris, 1936, III, col. 836.

[298] Politique, VI, chap. 5, n. 2.

[299] Ibid., V, chap. 7, n. 22.

[300] Op. cit., XXXIV, 10.

[301] Propos, La Pléiade, p. 45.

[302] Commentaire de la Politique, I, leçon 1, n. 36 ; Commentaire de l’Éthique, IV, leçon 13, n. 805 ; II-II, q. 158, a. 8, sol. 2. 

[303] I-II, q. 5, a. 5 ; Somme contre les Gentils, III, chap. 129.

[304] Commentaire de la Politique, I, leçon 1, n. 36.

[305] I-II, q. 25, a. 4.

[306] Philosophie, I, p. 147.

[307] Commentaire de la Politique, I, leçon 1, n. 37.

[308] Philosophie, I, p. 185.

[309] Commentaire de l’Éthique, VIII, leçon 12, n. 1719.

[310] Ibid., n. 1724.

[311] Commentaire de la Politique, I, leçon 1, n. 28.

[312] Op. cit., Idées, p. 35.

[313] Commentaire de la Politique, leçon 1, n. 35.

[314] II-II, q. 188, a. 8, sol. 5.

[315] II-II, q. 188, a. 8, sol. 5.

[316] Commentaire de la Politique, III, leçon 5, n. 387.

[317] Opuscula philosophica : De Regimine principum, I, chap. 1, n. 744.

[318] Commentaire de l’Éthique, VI, leçon 7, n. 1205.

[319] Les Lois, IX, 875 b.

[320] Politique, IV, chap. 3, n. 14.

[321] Commentaire de l’Éthique, VI, leçon 7, n. 1205.

[322] Somme contre les Gentils, III, chap. 129.

[323] Épître aux Romains, 13, 1.

[324] Commentaire des Sentences, II, d. 44, q. 1, a. 2.

[325] Commentaire des Sentences, II, d. 44, q. 1, a. 2.

[326] Somme contre les Gentils, 3, chap. 31.

[327] I-II, q. 105, a. 1, sol. 2.

[328] Commentaire des Sentences, II, d. 44, q. 2, a. 3.

[329] I-II, q. 90, a. 1, sol. 3.

[330] I-II, q. 105, a. 2, sol. 2.

[331] Opuscula philosophica ; De Regimine principum, I, chap. 10, n. 790.

[332] I, q. 103, a. 2.

[333] Th. Delos, o.p, Dictionnaire de sociologie, III, col. 837.

[334] Citadelle, XXII.

[335] Commentaire de l’Éthique, I, leçon 1, n. 1.

[336] I-II, q. 104, a. 4.

[337] Ibid, q. 70, a. 3.

[338] II-II, q. 29, a. 1.

[339] Ibid.

[340] Ibid.

[341] Actes des Apôtres, XXIII, 6.

[342] II-II, q. 29, a. 1.

[343] I-II, q. 98, a. 1.

[344] Ibid, q. 90, a. 3, sol. 2.

[345] Isaïe, 32, 17.

[346] II-II, q. 180, a. 2, sol. 2.

[347] II-II, q. 29, a. 3, sol. 3.

[348] Ibid, sol. 2.

[349] Ibid, sol. 4.

[350] Comme, c’est sicut, autant ce serait tantum.

[351] II-II, q. 29, a. 3.

[352] Ibid, sol. 2.

[353] I-II, q. 99, a. 2, sol. 2.

[354] Somme contre les Gentils, 3, chap. 117.

[355] Question disputée : De la charité, q. unique, a. 13.

[356] Ibid, a. 8, sol. 7.

[357] Opuscula philosophica : De Regimine principum, I, chap. 10, n. 789.

[358] Question disputée : De la charité, q. unique, a. 4.

[359] Opuscula philosophica : De Regimine principum, I, chap. 2, n. 750.

[360] De la monarchie, p. 88.

[361] Opuscula philosophica : De Regimine principum, I, chap. 2, n. 750.

[362] Ibid.

[363] II-II, q. 123, a. 5, obj. 3.

[364] Saint Paul, Épître aux Éphésiens, 2.

[365] III, q. 35, a. 8, sol. 1.

[366] Matthieu, 10, 34.

[367] II-II, q. 37, a. 2, sol. 2 ; I-II, q. 70, a. 3.

[368] Somme contre les Gentils, 3, chap. 34.

[369] Commentaire de l’Éthique, VIII, leçon 1, n. 1539.

[370] Ibid, n. 1542.

[371] Ibid, n. 1543.

[372] Ibid.

[373] Somme contre les Gentils, 3, chap. 125.

[374] Opuscula philosophica : De Rregimine principum, I, chap. 11, n. 794.

[375] I-II, q. 99, a. 1, sol. 2.

[376] Questions disputées : Du mal, q. 8, a. 2.

[377] Aristote, Rhétorique, I, chap. 5, 1360 b 18.

[378] I-II, q. 3, a. 1.

[379] II-II, q. 58, a. 7, sol. 2.

[380] I-II, q. 109, a. 3.

[381] Ibid., q. 3, a. 5.

[382] Commentaire de l’Éthique, I, leçon 2, n. 29.

[383] I-II, q. 98, a. 5, sol. 2 ; II-II, q. 27, a. 6, sol. 3.

[384] Somme contre les Gentils, 3, chap. 17.

[385] I-II, q. 109, a. 3.

[386] II-II, q. 47, a. 10, sol. 2.

[387] Op. cit., VI, 54.

[388] Commentaire de l’Éthique, VI, leçon 7, n. 1206.

[389] I, q. 91, a. 3, sol. 3.

[390] Bonum non est bono contrarium. II-II, q. 47, a. 9, obj. 3.

[391] I-II, q. 81, a. 1.

[392] I-II, q. 84, a. 3.

[393] Questions disputées : De la vérité, q. 29, a. 4.

[394] I-II, q. 84, a. 3, sol. 1;

[395] I, q. 13, a. 6.

[396] Questions disputées : De la vérité, q. 7, a. 2, sol. 6.

[397] I, q. 13, a. 6.

[398] Questions disputées : Du mal, q. 8, a. 1.

[399] I-II, q. 84, a. 3.

[400] Questions disputées : Du mal, q. 8, a. 1.

[401] Ibid.

[402] III, q. 8, a. 1.

[403] III, q. 8, a. 1.

[404] Ibid., sol. 3.

[405] III, q. 8, a. 1.

[406] Commentaire de l’épître aux Éphésiens, chap. 8, leçon 1.

[407] Questions disputées ; De la vérité, q. 29, a. 4.

[408] III, q. 8. a. 1.

[409] Questions disputées: De la vérité, q. 29, a. 4.

[410] Ibid.

[411] II-II, q. 104, a. 1.

[412] I, q. 13, a. 8.

[413] II-II, q. 47, a. 1 ; Étymologies, X, P.

[414] Somme contre les Gentils, 3, chap. 77.

[415] Ibid., chap. 128.

[416] Somme contre les Gentils, 3, chap. 78 ; II-II, q. 104, a. 1.

[417] Lettres à Lucilius, 90.

[418] Somme contre les Gentils, 3, chap. 78.

[419] Ibid.

[420] Discours de la méthode, Première partie, Début. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[421] I, q. 55, a. 3.

[422] Somme contre les Gentils, 3, chap. 81.

[423] Le guide des égarés, I, ch. 31, p. 105.

[424] Commentaire de la Métaphysique, XII, Prooemium.

[425] Op. cit., I, leçon 1, n. 19.

[426] Ibid.

[427] L’Ecclésiaste, 10, 7.

[428] Commentaire de la Politique, I, leçon 1, n. 24.

[429] Somme contre les Gentils, 3, chap. 81.

[430] Op. cit., III, chap. 5, p. 96.

[431] Op. cit., chap. 4, 1277 à 26.

[432] II-II, q. 47, 12.

[433] Op. cit., p. 46.

[434] II-II, q. 49, a. 8.

[435] Th. Deman, o.p., La prudence, Revue des Jeunes, p. 378.

[436] Commentaire de la Physique, III, leçon 11, n. 385.

[437] Op. cit., 9, 14.

[438] II-II, q. 47, a. 3, sol. 2.

[439] Ibid., q. 49, a. 1.

[440] I-II, q. 100, a. 8.

[441] II-II, q. 66, a. 7.

[442] I-II, q. 6, a. 8.

[443] De l’âme, III, chap. 4, 429 a 20-25.

[444] I, q. 79, a. 8.

[445] La prudence, Éditions de la Revue des Jeunes, 1949, p. 303.

[446] II-II, q. 49, a. 3, sol. 2.

[447] Ibid., sol, 1. 

[448] Ibid., a. 3.

[449] II-II, q. 48.

[450] II-II, q. 49, a. 4.

[451] Ibid., q. 47, a. 3, sol. 3.

[452] Commentaire des Sentences, III, d. 33, q. 3, a. 1, sol. 4.

[453] II-II, q. 49, a. 5, sol. 1.

[454] II-II, q. 49, a. 5.

[455] Isidore de Séville, Étymologies, X, P. Cette étymologie se retrouve chez saint Augustin.

[456] Alain, Propos, p. 494.

[457] II-II, q. 49, a. 6.

[458] Ibid., q. 46, a. 6 ; I, q. 22, a. 2.

[459] II-II, q. 49, a. 7, c et sol. 3.

[460] I, q. 113, a. 4.

[461] II-II, q. 49, a. 8.

[462] Ibid., q. 88, a. 4, sol. 2.

[463] II-II, q. 47, a. 8.

[464] Ibid., q. 50 ; q. 47, a. 11.

[465] II-II, q. 50, a. 1.

[466] II-II, q. 47, a. 12.

[467] II-II, q. 50, a. 2.

[468] Ibid., sol. 3.

[469] La prudence, p. 320-321.

[470] II-II, q. 50, a. 1, sol. 1.

[471] Ibid, q. 57, a. 1, sol. 1.

[472] I, q. 21, a. 1, sol. 3.

[473] Propos d’un Normand, p. 206.

[474] II-II, q. 58, a. 7.

[475] Ibid., q. 57, a. 1.

[476] Ibid., q. 58, a. 8.

[477] II-II, q. 50, a. 1, sol. 1.

[478] Ibid., q. 58, a. 11.

[479] Les cinquante livres du Digeste, p. 43.

[480] II-II, q. 58, a. 1.

[481] La loi du Christ, I, p. 165.

[482] II-II, q. 58, a. 7.

[483] II-II, q. 58, a. 5 et 6.

[484] II-II, q. 58, a. 7 ; II-II, q. 61, a. 1.

[485] II-II, q. 66, a. 8.

[486] Op. cit., II, 369 et sq.

[487] II-II, q. 59, a. 1.

[488] Ibid., q. 61, a. 1.

[489] Commentaire de l’Éthique, V, leçon 5, n. 944.

[490] II-II, q. 61, a. 2.

[491] Commentaire de l’Éthique, V, leçon 6, n. 949.

[492] II-II, q. 63.

[493] I-II, q. 98, a. 4, sol. 2.

[494] II-II, q. 63, a. 1.

[495] Quodlibet, IV.

[496] II-II, q. 63, a. 2, sol. 1.

[497] II-II, q. 66, a. 1.

[498] Ibid.

[499] Ibid., sol. 3.

[500] Étienne Gilson, Le thomisme, p. 436.

[501] II-II, q. 66, a. 2.

[502] I-II, q. 97, a. 4.

[503] II-II, q. 56, a. 2.

[504] I-II, q. 105, a. 2 ; Commentaire de la Politique, II, leçon 4, n. 201.

[505] Ibid.

[506] Politique, IV, chap. 9, n. 9.

[507] II-II, q. 50, a. 2, sol. 1.

[508] I-II, q. 105, a. 2, sol. 4.

[509] II-II, q. 66, a. 7.

[510] Pierre Bigo, La doctrine sociale de l’Église, p. 28.

[511] II-II, q. 66, a. 7.

[512] Commentaire de la Politique, II, leçon 4, n. 201.

[513] I-II, q. 105, a. 2.

[514] II-Ii, q. 32.

[515] II-II, q. 32, a. 5, sol. 2.

[516] II-II, q. 32, a. 5.

[517] Ibid., a. 6.

[518] Ibid., q. 66, a. 2.

[519] Ibid., q. 66, a. 1, sol. 1.

[520] Quodlibet, VIII, q. 6, a. 2.

[521] II-II, q. 105, a. 2.

[522] II-II, q. 66, a. 8.

[523] Commentaire de l’Éthique, IV, leçon 13, n. 813.

[524] Politique, VII, chap. 7, n. 4.

[525] Ibid., VI, chap. 5, n. 5.

[526] Questions disputées : Du mal, q. 12, a. 5.

[527] II-II, q. 2, a. 3.

[528] Ibid., q. 67, a. 4.

[529] Opuscula philosophica ; De regimine principum, I, chap. 13, n. 897.

[530] La République, III, 414 e.

[531] Commentaire de l’Éthique, IV, leçon 13, n. 800.

[532] II-II, q. 157, a. 1, sol. 1;

[533] Op. cit., I, chap. 13, 1374 a 28-33.

[534] Métaphysique, X, chap. 5.

[535] Les Essais, III, p. 309.

[536] I-II, q. 96, a. 6.

[537] La vocation religieuse, Casterman, 1953, p. 143.

[538] I-II, q. 96, a. 6, sol. 3.

[539] II-II, q. 120, a. 1.

[540] Commentaire de l’Éthique, V, leçon 16, n. 1088.

[541] Ibid., n. 1087.

[542] I-II, q. 97, a. 4.

[543] I-II, q. 97, a. 4.

[544] I-II, q. 97, a. 4, sol. 2.

[545] Opuscula philosophica ; De regimine principum. I, chap. 8, n. 775.

[546] II-II, q. 50, a. 1, sol. 1.

[547] II-II, q. 129, a. 1.

[548] Commentaire de l’Éthique, IV, leçon 8, n. 736.

[549] II-II, q. 129, a. 8.

[550] Le thomisme, p. 406.

[551] II-II, q. 129, a. 1.

[552] Ibid., a. 2, sol. 3.

[553] Ibid., q. 132, a. 2, sol. 1.

[554] Ibid., a. 2.

[555] Commentaire de l’Éthique, IV, leçon 10, n. 760.

[556] Les Essais, II, p. 113.

[557] Commentaire de l’Éthique, IV, leçon 10, n. 761.

[558] Aristote, Rhétorique, I, chap. 6, 1362 b 17.

[559] Commentaire de l’Éthique, VI, leçon 7, n. 1205 ; I-II, q. 109, a. 3.

[560] Opuscula philosophic  ; De Regimine principum, I, leçon 1, n. 744.

[561] Ibid., I, chap. 8, n. 775.

[562] Ibid., I, leçon 10, n. 790.

[563] I-II, q. 101, a. 3, sol. 2.

[564] Les Essais, III, p. 315.

[565] II-II, q. 129, a. 2, sol. 3.

[566] Citadelle, LXXV.

[567] Politique, II, chap. 4, n. 8.

[568] II-II, q. 10, a. 11.

[569] II-II, q. 49, a. 3.

[570] I, q. 103, obj. 3.

[571] Aristote, Politique, III, chap. 6, n. 4.

[572] Ibid., chap. 11, n. 9.

[573] Ibid., n. 7.

[574] Ibid., VI, chap. 4, n. 5.

[575] Opuscula philosophica : De Regimine principum, I, chap. 5, n. 761.

[576] Ibid., I, chap. 5, n. 761.

[577] Op. cit., Coll. Le monde en 10-18, p. 62.

[578] Opuscula philosophica : De Regimine principum, I, chap. 5, n. 761.

[579] I-II, q. 105, a. 1.

[580] Commentaire de la Politique, II, leçon 14, n. 310.

[581] I-II, q. 95, a. 4.

[582] I, q. 103, a. 3.

[583] Commentaire de la Politique, III, leçon 5, n. 389, 390, 392.

[584] Ibid., III, leçon 6, n. 394.

[585] Le thomisme, p. 455.

[586] Petit dictionnaire philosophique, Moscou, 1955, p. 123.

[587] I-II, q. 105, a. 1.

[588] Somme contre les Gentils, III, chap. 71 ; I, q. 21, a. 1, sol. 3.

[589] II-II, q. 27, a. 6.

[590] Somme contre les Gentils, III, chap. 71.

[591] Ibid., III, chap. 111 ; IV, chap. 56.

[592] Commentaire de Job, chap. 21, leçon 3.

[593] Op. cit., III, leçon 3, n. 374.

[594] Citadelle, XLVII.

[595] I-II, q. 107, a. 1, sol. 2.

[596] Ibid., q. 98, a. 2, sol. 1.

[597] Ibid., a. 1, sol. 1.

[598] I-II, q. 98, a. 2, sol. 2.

[599] Op. cit., II, chap. 4.

[600] Ibid.

[601] Op. cit., I, II.

[602] I-II, q. 91, a. 4.

[603] Du libre arbitre, chap. V, n. 12 et 13.

[604] I-II, q. 101, a. 3, sol. 2.

[605] Politique, II, chap. 6, n. 16.

[606] Op. cit., II, chap. 2, n. 9.

[607] I-II, q. 5, a. 3.

[608] Op. cit., XIX.

[609] I-II, q. 5, a. 3.

[610] III, q. XLVI, a. 6.

[611] II-II, q. 123,  a. 8.

[612] Op. cit., I, 23-24.

[613] Op. cit., VIII, chap. 5, n. 2.

[614] II-II, q. 30, a. 1.

[615] I-II, q. 107, a. 4.

[616] II-II, q. 105, a. 1, sol. 3.

[617] Romains, chap. V, 20.

[618] I-II, q. 98, a. 1, sol. 2.

[619] I-II, q. 108, a. 1.

[620] Ibid.

[621] Discours de la méthode, p. 30.

[622] De la démocratie en Amérique, p. 363.

[623] Opuscula philosophica : De Regimine principum, I, chap. 16, n. 827.

[624] II-II, q. 62, a. 3.

[625] I-II, q. 92, a. 2.

[626] Éthique, chap. 24.

[627] II-II, q. 133, a. 1.

[628] Opuscula philosophica ; De Regimine principum, I, chap. 4, n. 759 et 760.

[629] II-II, q. 91, a. 1.

[630] Commentaire de la Politique, III, leçon 3.

[631] Ibid., III, leçon 3, n. 376.

[632] II-II, q. 47, a. 12.

[633] II-II, q. 50, a. 2.

[634] Op. cit., II, d. 44, q. 2, a. 3, sol. 4.

[635] Ibid., obj. 4.

[636] Questions disputées : De la Vérité, q. 17, a. 5, sol. 4.

[637] Commentaire des Sentences, II, d. 44, q. 2, a. 3, sol. 4.

[638] II-II, q. 64, a. 6, sol. 3.

[639] I-II, q. 19, a. 5.

[640] Épître aux Colossiens, III, 20.

[641] Ibid., 22.

[642] II-II, q. 104, a. 5, obj. 2.

[643] Ibid., a. 5.

[644] I-II, q. 90, a. 1, sol. 3.

[645] II-II, q. 104, a. 6, sol. 1.

[646] II-II, q. 122, a. 4, sol. 3.

[647] II-II, q. 104, a. 5.

[648] I-II, q. 21, a. 4, sol. 3.

[649] Jacques Maritain, Les droits de l’homme et la loi naturelle, p. 30.

[650] Op. cit., p. 10.

[651] II-II, q. 104, a. 5.

[652] Ibid.

[653] II-II, q. 186, a. 7, sol. 3 ; Ibid., a. 8.

[654] II-II, q. 104, a. 5, sol. 3.

[655] II-II, q. 104, a. 5.

[656] II-II, q. 104, a. 5, sol. 1.

[657] Ibid., sol. 2.

[658] I-II, q. 90, a. 1, sol. 3.

[659] Moi et les autres, p. 123.

[660] La République, III, 415 a.

[661] III, q. 27, a. 4.

[662] I-II, q. 63, a. 1.

[663] Lettres à Lucilius, CVIII.

[664] II-II, q. 47, a. 15.

[665] II-II, q. 47, a. 15, sol. 2.

[666] Ibid., a. 16.

[667] I-II, q. 90, a. 3.

[668] II-II, q. 133, a. 1.

[669] Ibid., q. 179, a. 1.

[670] Ibid., q. 15, a. 3.

[671] Commentaire de la Politique, II, leçon 14, n. 309.

[672] De la démocratie en Amérique, p. 130.

[673] Politique, III, chap. 10, n. 9.

[674] Le Prince, p. 10.

[675] Pensées, 320 bis.

[676] Commentaire de la Politique, II, leçon 14, n. 314.

[677] II-II, q. 60, a. 3.

[678] Ibid., a. 4, sol. 1.

[679] Aristote, Politique, VII, chap. 13, n. 3 ; I, chap. 1, n. 1.

[680] Ibid., IV, chap. 8, n. 5.

[681] Ibid., I, chap. 5, n. 1.

[682] Commentaire de la Politique, I, leçon 10, n. 152.

[683] Pascal, Pensées, Section V, 319.

[684] Commentaire de la Politique, I, leçon 3, n. 72.

[685] Les Essais, 2, p. 300-301.

[686] II-II, q. 185, a. 3.

[687] Ibid., sol. 3.

[688] II-II, q. 63, a. 2 ; Quodlibet VIII, q. 5, a. 3.

[689] Op. cit., q. 4, a. 1 et sol. 2.

[690] II-II, q. 63, a. 2, sol.3.

[691] La République, VII, 519 a.

[692] I-II, q. 97, a. 1.

[693] De la démocratie en Amérique, p. 127.

[694] II-II, q. 185, a. 1.

[695] II-II, q. 185, a. 1, sol. 1.

[696] Commentaire de la Politique, II, leçon 14, n. 315.

[697] Ibid., III, leçon 5, n. 389.

[698] Politique, IV, chap. 9, n. 12.

[699] Politique, V, chap. 8, n. 8.

[700] La République, VII, 520 e, 520 d, 521 b, 519 d.

[701] La consolation de la philosophie, I, 8.

[702] II-II, q. 185, a. 2.

[703] II-II, q. 131, a. 1.

[704] II-II, q. 133, a. 1, sol. 3 et 4.

[705] Commentaire de la Politique, III, leçon 6, n. 394.

[706] Op. cit., I, chap. 7, n. 767.

[707] Ibid., chap. 11, n. 793 ; chap. 12, n. 805.

[708] I-II, q. 105, a. 1, sol. 2.

[709] Op, cit., I, chap. 10, n. 790.

[710] De Regimine principum, I, chap. 10, n. 790.

[711] Actes des Apôtres, X, 24-26.

[712] Réflexions sur l’exercice de l’autorité, p. 126.

[713] De Regimine principum, chap. 12, n. 803.

[714] Ibid., I, chap. 11, n. 798.

[715] Ibid., I, chap. 11, n. 798.

[716] Op. cit., I, 28.

[717] Aristote, Politique, V, chap. 8, n. 7 ; chap. 9, n. 2 ; De Regimine principum, I, chap. 3.

[718] De Regimine principum, I, chap. 11, n. 796.

[719] Politique, II, chap. 4, n. 8.

[720] La République, VIII, 567 d.

[721] De Regimine principum, I, chap. 11, n. 801 ; I-II, q. 105, a. 1, sol. 2.

[722] Ibid., I, chap. 12, n. 803.

[723] Ibid., I, chap. 11, n. 802.

[724] Testament, p. 32-33.

[725] Propos sur l’éducation, p. 184.

[726] Oeuvres, La Pléiade, tome 2, p. 615.

[727] De Regimine principum, I, chap. 7, n. 767.

[728] Politique, V, chap. 1.

[729] Ibid., V, chap. 3.

[730] Ibid.

[731] De la démocratie en Amérique, p. 64.

[732] De Regimine principum, I, chap. 7, n. 768.

[733] Ibid.

[734] Op. cit., III, X, chap. 5, p. 96.

[735] De Regimine principum, I, chap. 7, n. 769.

[736] Ibid.

[737] Du gouvernement royal, p. 45.

[738] De Regimine principum, I, chap. 7, n. 770.

[739] Ibid., n. 771.

[740] Malaise dans la civilisation, p. 24-25.

[741] Somme contre les Gentils, 3, chap. 81.

[742] II-II, q. 50, a. 1, sol. 1.

[743] Ibid.

[744] De Regimine principum, I, chap. 13, n. 807.

[745] Citadelle, CIV.