SOMME THÉOLOGIQUE Ia IIae Pars
SAINT THOMAS D’AQUIN, Docteur
des docteurs de l'Eglise
Suite à la demande des éditions du Cerf, le projet Docteur Angélique
entreprend une nouvelle traduction, à partir du 3 mars 2017
Suivie du Supplementum
réalisé par frère Reginald
TABLES
A PROPOS
DE LA BÉATITUDE DE L'HOMME
QUESTION
1 : A PROPOS DE LA FIN ULTIME DE LA VIE HUMAINE
ARTICLE 1 : L'homme agit-il pour une fin ?
ARTICLE 2 : Agir pour une fin est-il propre à la nature
raisonnable ?
ARTICLE 3 : Les actes humains reçoivent-ils leur espèce
de leur fin ?
ARTICLE 4 : Y a-t-il une fin ultime de la vie humaine ?
ARTICLE 5 : Le même homme peut-il avoir plusieurs fins
ultimes ?
ARTICLE 6 : L'homme ordonne-t-il toutes choses à sa fin
ultime ?
ARTICLE 7 : La fin ultime est-elle la même pour tous les
hommes ?
ARTICLE 8 : Toutes les autres créatures se
rejoignent-elles dans cette fin ultime ?
QUESTION
2 : EN QUELS BIENS SE TROUVEBÉATITUDE ?
ARTICLE 1 : La béatitude consiste-t-elle dans les
richesses ?
ARTICLE 2 : La béatitude consiste-t-elle dans les
honneurs ?
ARTICLE 3 : La béatitude consiste-t-elle dans la renommée
ou la gloire ?
ARTICLE 4 : La béatitude consiste-t-elle dans la
puissance ?
ARTICLE 5 : La béatitude consiste-t-elle en quelque bien
du corps ?
ARTICLE 6 : La béatitude consiste-t-elle dans le plaisir
?
ARTICLE 7 : La béatitude consiste-t-elle dans quelque
bien de l'âme ?
ARTICLE 8 : La béatitude consiste-t-elle en quelque bien
créé ?
QUESTION
3 : QU'EST-CE QUE LA BÉATITUDE ?
ARTICLE 1 : La béatitude est-elle une réalité incréée ?
ARTICLE 2 : Si la béatitude est une réalité créée,
est-elle une activité ?
ARTICLE 6 : La béatitude consiste-t-elle dans la
considération des sciences spéculatives ?
ARTICLE 8 : La béatitude consiste-t-elle dans la vision
de l'essence divine ?
QUESTION
4 : LES CONDITIONS REQUISES POUR LA BÉATITUDE
ARTICLE 1 : La délectation est-elle requise pour la
béatitude ?
ARTICLE 2 : Quel est le principal dans la béatitude : la
délectation ou la vision ?
ARTICLE 3 : La compréhension est-elle requise pour la
béatitude ?
ARTICLE 4 : La rectitude de la volonté est-elle requise
pour la béatitude ?
ARTICLE 5 : Le corps est-il requis pour la béatitude de
l'homme ?
ARTICLE 6 : La perfection du corps est-elle requise pour
la béatitude ?
ARTICLE 7 : Certains biens extérieurs sont-ils requis
pour la béatitude ?
ARTICLE 8 : Une société d'amis est-elle requise pour la
béatitude ?
QUESTION
5 : A PROPOS DE L'OBTENTION DE LA BÉATITUDE
ARTICLE 1 : L'homme peut-il obtenir la béatitude ?
ARTICLE 2 : Un homme peut-il avoir plus de béatitude
qu'un autre ?
ARTICLE 3 : Un homme peut-il être bienheureux en cette
vie ?
ARTICLE 4 : La béatitude une fois possédée peut-elle être
perdue ?
ARTICLE 5 : L'homme peut-il acquérir la béatitude par ses
forces naturelles ?
ARTICLE 6 : L'homme obtient-il la béatitude par l'action
d'une créature supérieure ?
ARTICLE 8 : Tout homme désire-t-il la béatitude ?
QUESTION
6 : A PROPOS DU VOLONTAIRE ET DE L'INVOLONTAIRE
ARTICLE 1 : Trouve-t-on du volontaire dans les actes
humains ?
ARTICLE 2 : Trouve-t-on du volontaire chez les bêtes ?
ARTICLE 3 : Le volontaire peut-il exister sans aucun acte
?
ARTICLE 4 : Peut-on faire violence à la volonté ?
ARTICLE 5 : La violence est-elle cause d'involontaire ?
ARTICLE 6 : La crainte est-elle cause d'involontaire ?
ARTICLE 7 : La convoitise est-elle cause d'involontaire ?
ARTICLE 8 : L'ignorance est-elle cause d'involontaire ?
QUESTION
7 : LES CIRCONSTANCES DES ACTES HUMAINS
ARTICLE 1 : Qu'entend-on par circonstances ?
ARTICLE 2 : Le théologien doit-il prêter attention aux
circonstances des actes humains ?_
ARTICLE 3 : Combien y a-t-il de circonstances ?
ARTICLE 4 : Parmi les circonstances, lesquelles sont les
plus fondamentales ?
QUESTION
8 : L'OBJET DU VOULOIR
ARTICLE 1 : La volonté n'a-t-elle pour objet que le bien
?
ARTICLE 2 : La volonté porte-t-elle seulement sur la fin,
ou aussi sur les moyens ?
ARTICLE 3 : Est-ce d'un seul mouvement que la volonté se
porte vers la fin et vers les moyens ?
QUESTION
9 : LE PRINCIPE MOTEUR DE LA VOLONTÉ
ARTICLE 1 : La volonté est-elle mue par l'intelligence ?
ARTICLE 2 : La volonté est-elle mue par l'appétit
sensitif ?
ARTICLE 3 : Est-ce que la volonté se meut elle-même ?
ARTICLE 4 : La volonté est-elle mue par un principe
extérieur ?
ARTICLE 5 : La volonté est-elle mue par un corps céleste
?
ARTICLE 6 : La volonté est-elle mue par Dieu seul en
qualité de principe extérieur ?
QUESTION
10 : LE MODE DE L'ACTIVITÉ VOLONTAIRE
ARTICLE 1 : La volonté est-elle mue vers quelque chose
par nature ?
ARTICLE 2 : La volonté est-elle mue de façon nécessaire
par son objet ?
ARTICLE 3 : La volonté est-elle mue de façon nécessaire
par l'appétit inférieur ?
ARTICLE 4 : La volonté est-elle mue de façon nécessaire
par un moteur extérieur qui est Dieu ?
QUESTION
11 : LA JOUISSANCE, ACTE DE LA VOLONTÉ
ARTICLE 1 : Jouir est-il un acte de la puissance
appétitive ?
ARTICLE 2 : Jouir est-il propre à la seule créature
raisonnable ou aussi aux bêtes ?
ARTICLE 3 : Ne jouit-on que de la fin ultime ?
ARTICLE 4 : N'y a-t-il jouissance que si la fin est
possédée ?
ARTICLE 1 : L'intention est-elle un acte de
l'intelligence, ou de la volonté ?_
ARTICLE 2 : L'intention porte-t-elle seulement sur la fin
ultime ?
ARTICLE 3 : Peut-on porter son intention sur deux choses
à la fois ?
ARTICLE 4 : L'intention de la fin et la volonté des
moyens sont-ils un seul et même acte ?
ARTICLE 5 : L'intention convient-elle aux bêtes ?
QUESTION
13 : LE CHOIX, ACTE DE LA VOLONTÉ A L'ÉGARD DES MOYENS
ARTICLE 1 : Le choix est-il un acte de la volonté, ou de
la raison ?
ARTICLE 2 : Le choix convient-il aux bêtes ?
ARTICLE 3 : Le choix porte-t-il seulement sur les moyens
ou quelquefois aussi sur la fin ?_
ARTICLE 4 : Le choix ne porte-t-il que sur les actions
accomplies par nous ?
ARTICLE 5 : Le choix ne porte-t-il que sur des choses
possibles ?
ARTICLE 6 : L'homme choisit-il de façon nécessaire, ou
librement ?
QUESTION
14 : LA DÉLIBÉRATION QUI PRÉCÈDE LE CHOIX
ARTICLE 1 : La délibération est-elle une enquête ?
ARTICLE 2 : La délibération a-t-elle pour objet la fin,
ou seulement les moyens ?
ARTICLE 3 : La délibération ne porte-t-elle que sur les
actions accomplies par nous ?
ARTICLE 4 : La délibération porte-t-elle sur toutes nos
actions ?
ARTICLE 5 : La délibération procède-t-elle par voie
d'analyse ?
ARTICLE 6 : La délibération procède-t-elle à l'infini ?
QUESTION
15 : LE CONSENTEMENT, ACTE DE LA VOLONTÉ À L'ÉGARD DES MOYENS
ARTICLE 1 : Le consentement est-il l'acte d'une puissance
appétitive ou cognitive ?
ARTICLE 2 : Le consentement convient-il aux bêtes ?
ARTICLE 3 : Le consentement porte-t-il sur la fin ou sur
les moyens ?
ARTICLE 4 : Le consentement à l'acte appartient-il
seulement à la partie supérieure de l'âme ?
QUESTION
16 : L'USAGE, QUI EST L'ACTE DE LA VOLONTÉ RELATIVEMENT AUX MOYENS
ARTICLE 1 : L'usage est-il un acte de la volonté ?
ARTICLE 2 : L'usage convient-il aux bêtes ?
ARTICLE 3 : L'usage porte-t-il sur les moyens seulement,
ou aussi sur la fin ?
ARTICLE 4 : Quel rapport y a-t-il entre l'usage et le
choix ?
QUESTION
17 : LES ACTES COMMANDÉS PAR LA VOLONTÉ
ARTICLE 1 : Le commandement est-il un acte de la volonté
ou bien de la raison ?
ARTICLE 2 : Le commandement appartient-il aux bêtes ?
ARTICLE 3 : Quel est le rapport du commandement avec
l'usage ?
ARTICLE 4 : Le commandement et l'acte commandé sont-ils
un seul acte, ou des actes différents ?
ARTICLE 5 : L'acte de la volonté est-il commandé ?
ARTICLE 6 : L'acte de la raison peut-il être commandé ?
ARTICLE 7 : L'acte de l'appétit sensible peut-il être
commandé ?
ARTICLE 8 : L'acte de l'âme végétative est-il commandé ?
ARTICLE 9 : Les actes des membres extérieurs sont-ils
commandés ?
QUESTION
18 : LA BONTÉ ET LA MALICE DES ACTES HUMAINS EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1 : Tout action humaine est-elle bonne, ou y en
a-t-il qui soient mauvaises ?
ARTICLE 2 : La bonté ou la malice de l'action humaine lui
vient-elle de son objet ?
ARTICLE 3 : La bonté ou la malice des actions humaines
leur vient-elle des circonstances ?
ARTICLE 4 : La bonté ou la malice de l'action humaine lui
vient-elle de la fin ?
ARTICLE 5 : Y a-t-il des actions humaines qui soient
bonnes ou mauvaises selon leur espèce ?
ARTICLE 6 : Cette spécification en bien ou en mal
vient-elle de la fin ?
ARTICLE 8 : Y a-t-il des actes humains indifférents selon
leur espèce ?
ARTICLE 9 : Y a-t-il des actes individuels qui soient
indifférents ?
QUESTION
19 : LA BONTÉ ET LA MALICE DE L'ACTE INTÉRIEUR DE LA VOLONTÉ
ARTICLE 1 : La bonté de la volonté dépend-elle de l'objet
?
ARTICLE 2 : La bonté de la volonté ne dépend-elle que de
l'objet ?
ARTICLE 3 : La bonté de la volonté dépend-elle de la
raison ?
ARTICLE 4 : La bonté de la volonté dépend-elle de la loi
éternelle ?
ARTICLE 5 : La raison erronée oblige-t-elle ?
ARTICLE 6 : La volonté qui, suivant la raison erronée, va
contre la loi de Dieu, est-elle mauvaise ?
ARTICLE 7 : La bonté de la volonté, relativement aux
moyens, dépend-elle de l'intention de la fin ?
ARTICLE 9 : La bonté de la volonté dépend-elle de sa
conformité à la volonté divine ?
QUESTION
20 : LA BONTÉ ET LA MALICE DES ACTES HUMAINS EXTÉRIEURS
ARTICLE 6 : Le même acte extérieur peut-il être bon et
mauvais ?
QUESTION
21 : LES CONSÉQUENCES DES ACTES HUMAINS RELATIVEMENT À LEUR BONTÉ ET À LEUR
MALICE
ARTICLE 2 : L'acte humain, en tant qu'il est bon ou
mauvais, est-il louable ou coupable ?
ARTICLE 3 : L'acte humain, en tant qu'il est bon ou
mauvais, entraîne-t-il mérite ou démérite ?
QUESTION
22 : LE SIÈGE DES PASSIONS
ARTICLE 1 : Y a-t-il des passions dans l'âme ?
QUESTION
23 : COMMENT LES PASSIONS SE DISTINGUENT ENTRE ELLES
ARTICLE 1 : Les passions du concupiscible diffèrent-elles
des passions de l'irascible ?
Article 3 — Y a-t-il une passion qui n’ait pas de
contraire ?
QUESTION
24 : LE BIEN ET LE MAL DANS LES PASSIONS
ARTICLE 1 : Peut-on trouver du bien ou du mal moral dans
les passions ?
ARTICLE 2 : Toute passion est-elle mauvaise moralement ?
ARTICLE 3 : Toute passion augmente-t-elle ou
diminue-t-elle la bonté ou la malice de l'acte ?
ARTICLE 4 : Existe-t-il une passion qui soit bonne ou
mauvaise par son espèce ?
QUESTION
25 : L'ORDRE DES PASSIONS ENTRE ELLES
ARTICLE 1 : L'ordre des passions de l'irascible par
rapport à celles du concupiscible_
ARTICLE 2 : L'ordre des passions du concupiscible entre
elles
ARTICLE 3 : L'ordre des passions de l'irascible entre
elles
ARTICLE 4 : Les quatre passions principales
ARTICLE 1 : L'amour est-il dans le concupiscible ?
ARTICLE 2 : L'amour est-il une passion ?
ARTICLE 3 : L'amour est-il identique à la dilection ?
ARTICLE 4 : A-t-on raison de distinguer amour d'amitié,
et amour de convoitise ?
QUESTION
27 : LA CAUSE DE L'AMOUR
ARTICLE 1 : Le bien est-il la seule cause de l'amour ?
ARTICLE 2 : La connaissance est-elle cause de l'amour ?
ARTICLE 3 : La ressemblance est-elle cause de l'amour ?
ARTICLE 4 : Y a-t-il une autre passion qui soit cause de
l'amour ?
QUESTION
28 : LES EFFETS DE L'AMOUR
ARTICLE 1 : L'union est-elle un effet de l'amour ?
ARTICLE 2 : L'inhabitation mutuelle est-elle un effet de
l'amour ?
ARTICLE 3 : L'extase est-elle un effet de l'amour ?
ARTICLE 4 : La jalousie est-elle un effet de l'amour ?
ARTICLE 5 : L'amour est-il une passion qui blesse celui
qui aime ?
ARTICLE 6 : L'amour est-il la cause de tout ce qu'on fait
quand on aime ?
ARTICLE 1 : Le mal est-il la cause et l'objet de la haine
?
ARTICLE 2 : La haine est-elle causée par l'amour ?
ARTICLE 3 : La haine est-elle plus forte que l'amour ?
ARTICLE 4 : Peut-on se haïr soi-même ?
ARTICLE 5 : Peut-on haïr la Vérité ?
ARTICLE 6 : Peut-on haïr quelque chose de façon universelle
?
ARTICLE 1 : La convoitise est-elle seulement dans
l'appétit sensible ?
ARTICLE 2 : La convoitise est-elle une passion spéciale ?
ARTICLE 3 : Y a-t-il des convoitises naturelles et des
convoitises qui ne le sont pas ?
ARTICLE 4 : La convoitise est-elle infinie ?
QUESTION
31 : LE PLAISIR EN LUI-MÊME
ARTICLE 1 : Le plaisir est-il une passion ?
ARTICLE 2 : Le plaisir est-il dans le temps ?
ARTICLE 3 : Le plaisir diffère-t-il de la joie ?
ARTICLE 4 : Le plaisir est-il dans l'appétit intellectuel
?
ARTICLE 6 : Comment classer les plaisirs sensibles ?
ARTICLE 7 : Y a-t-il un plaisir qui ne soit pas naturel ?
ARTICLE 8 : Le plaisir peut-il être contraire au plaisir
?
QUESTION
32 : LA CAUSE DU PLAISIR
ARTICLE 1 : L'action est-elle la cause propre du plaisir
?
ARTICLE 2 : Le mouvement est-il cause de plaisir ?
ARTICLE 3 : L'espoir et le souvenir sont-ils cause de
plaisir ?
ARTICLE 4 : La tristesse est-elle cause de plaisir ?
ARTICLE 5 : Les actions des autres sont-elles pour nous
cause de plaisir ?
ARTICLE 6 : Faire du bien à autrui est-il une cause de
plaisir ?
ARTICLE 7 : La ressemblance est-elle cause de plaisir ?
ARTICLE 8 : L'étonnement est-il cause de plaisir ?
QUESTION
33 : LES EFFETS DU PLAISIR
ARTICLE 1 : Le plaisir est-il cause de dilatation ?
ARTICLE 2 : Le plaisir cause-t-il la soif ou le désir de
lui-même ?
ARTICLE 3 : Le plaisir empêche-t-il l'exercice de la
raison ?
ARTICLE 4 : Le plaisir perfectionne-t-il l'action ?
QUESTION
34 : BONTÉ ET MALICE DES PLAISIRS
ARTICLE 1 : Tout plaisir est-il mauvais ?
ARTICLE 2 : Étant admis que non, tout plaisir est-il bon
?
ARTICLE 3 : Existe-t-il un plaisir optimal ?
ARTICLE 4 : Le plaisir est-il la mesure ou la règle selon
laquelle on juge du bien ou du mal moral ?
QUESTION
35 : LA DOULEUR OU TRISTESSE EN ELLE-MÊME
ARTICLE 1 : La douleur est-elle une passion de l'âme ?
ARTICLE 2 : La tristesse est-elle identique à la douleur
?
ARTICLE 3 : La tristesse ou douleur est-elle contraire au
plaisir ?
ARTICLE 4 : Toute tristesse est-elle contraire à tout
plaisir ?
ARTICLE 5 : Y a-t-il une tristesse contraire au plaisir
de la contemplation ?
ARTICLE 6 : Faut-il fuir la tristesse plus que désirer le
plaisir ?
ARTICLE 7 : La douleur extérieure est-elle plus grande
que la douleur intérieure ?
ARTICLE 8 : Les espèces de tristesse
QUESTION
36 : LES CAUSES DE LA TRISTESSE OU DOULEUR
ARTICLE 1 : La cause de la douleur est-elle le bien
perdu, ou plutôt le mal conjoint ?_
ARTICLE 2 : La convoitise est-elle cause de douleur ?
ARTICLE 3 : Le désir de l'unité est-il cause de douleur ?
ARTICLE 4 : Le pouvoir auquel on ne peut résister est-il
cause de douleur ?
QUESTION
37 : LES EFFETS DE LA DOULEUR OU TRISTESSE
ARTICLE 1 : La douleur supprime-t-elle la faculté
d'apprendre ?
ARTICLE 2 : L'accablement de l'esprit est-il un effet de
la tristesse ou douleur ?
ARTICLE 3 : La tristesse ou douleur affaiblit-elle toute
activité ?
ARTICLE 4 : La tristesse nuit-elle au corps plus que les
autres passions de l'âme ?
QUESTION
38 : LES REMÈDES À LA TRISTESSE OU DOULEUR
ARTICLE 1 : La douleur ou tristesse est-elle atténuée par
n'importe quel plaisir ?
ARTICLE 2 : La douleur ou tristesse est-elle atténuée par
les larmes ?
ARTICLE 3 : La douleur ou tristesse est-elle atténuée par
la compassion des amis ?
ARTICLE 4 : La douleur ou tristesse est-elle atténuée par
la contemplation de la vérité ?
ARTICLE 5 : La douleur ou tristesse est-elle adoucie par
le sommeil ou les bains ?
QUESTION
39 : BONTÉ ET MALICE DE LA TRISTESSE OU DOULEUR
ARTICLE 1 : Toute tristesse est-elle un mal ?
ARTICLE 2 : La tristesse peut-elle être un bien honnête ?
ARTICLE 3 : La tristesse peut-elle être un bien utile ?
ARTICLE 4 : La douleur corporelle est-elle le souverain
mal ?
QUESTION
40 : L'ESPOIR ET LE DÉSESPOIR
ARTICLE 1 : L'espoir est-il la même chose que le désir ou
avidité ?
ARTICLE 2 : L'espoir est-il dans la faculté de la
connaissance, ou dans celle de l'appétit ?
ARTICLE 3 : L'espoir existe-t-il chez les bêtes ?
ARTICLE 4 : L'espoir a-t-il pour contraire le désespoir ?
ARTICLE 5 : L'expérience est-elle une cause d'espoir ?
ARTICLE 6 : Les jeunes et les gens ivres regorgent-ils
d'espoir ?
ARTICLE 7 : Le rapport entre l'espoir et l'amour
ARTICLE 8 : L'espoir aide-t-il à l'action ?
QUESTION
41 : LA CRAINTE EN ELLE-MÊME
ARTICLE 1 : La crainte est-elle une passion de l'âme ?
ARTICLE 2 : La crainte est-elle une passion spéciale ?
ARTICLE 3 : Y a-t-il une crainte naturelle ?
ARTICLE 4 : Les espèces de la crainte
QUESTION
42 : L'OBJET DE LA CRAINTE
ARTICLE 1 : Est-ce le bien qui est l'objet de la crainte,
ou le mal ?
ARTICLE 2 : Le mal de nature est-il objet de crainte ?
ARTICLE 3 : La crainte peut-elle avoir pour objet le mal
du péché ?
ARTICLE 4 : Peut-on craindre la crainte elle-même ?
ARTICLE 5 : Craint-on davantage les maux imprévus ?
ARTICLE 6 : Craint-on davantage les maux irrémédiables ?
QUESTION
43 : LA CAUSE DE LA CRAINTE
ARTICLE 1 : L'amour cause-t-il la crainte ?
ARTICLE 2 : L'insuffisance cause-t-elle la crainte ?
QUESTION
44 : LES EFFETS DE LA CRAINTE
ARTICLE 1 : La crainte a-t-elle un effet de contraction ?
ARTICLE 2 : La crainte pousse-t-elle à délibérer ?
ARTICLE 3 : La crainte fait-elle trembler ?
ARTICLE 4 : La crainte empêche-t-elle d'agir ?
ARTICLE 1 : L'audace est-elle contraire à la crainte ?
ARTICLE 2 : Quel rapport l'audace a-t-elle avec l'espoir
?
ARTICLE 3 : La cause de l'audace
ARTICLE 4 : L'effet de l'audace
QUESTION
46 : LA COLÈRE ELLE-MÊME
ARTICLE 1 : La colère est-elle une passion spéciale ?
ARTICLE 2 : L'objet de la colère est-il le bien, ou le
mal ?
ARTICLE 3 : La colère est-elle dans le concupiscible ?
ARTICLE 4 : La colère s'accompagne-t-elle de raison ?
ARTICLE 5 : La colère est-elle plus naturelle que la
convoitise ?
ARTICLE 6 : La colère est-elle plus impitoyable que la
haine ?
ARTICLE 7 : La colère vise-t-elle seulement ceux auxquels
nous lie la justice ?
ARTICLE 8 : Les espèces de la colère
QUESTION
47 : LA CAUSE EFFECTIVE DE LA COLÈRE ET SES REMÈDES
ARTICLE 1 : Le motif de la colère est-il toujours une
action faite contre celui qui s'irrite ?
ARTICLE 2 : Le mépris ou la mésestime est-il le seul
motif de la colère ?
ARTICLE 3 : La cause de la colère chez celui qui s'irrite
ARTICLE 4 : La cause de la colère chez celui qui la subit
QUESTION
48 : LES EFFETS DE LA COLÈRE
ARTICLE 1 : La colère cause-t-elle du plaisir ?
ARTICLE 2 : La colère cause-t-elle plus qu'autre chose
l'effervescence du coeur ?
ARTICLE 3 : La colère empêche-t-elle plus qu'autre chose
l'usage de la raison ?
ARTICLE 4 : La colère rend-elle taciturne ?
QUESTION
49 : LA NATURE DES HABITUS
ARTICLE 1 : L'habitus est-il une qualité ?
ARTICLE 2 : L'habitus est-il une espèce déterminée de la
qualité ?
ARTICLE 3 : L'habitus implique-t-il une tendance à
l'action ?
ARTICLE 4 : La nécessité des habitus
QUESTION
50 : LE SIÈGE DES HABITUS
ARTICLE 1 : Y a-t-il des habitus dans le corps ?
ARTICLE 2 : L'âme est-elle le siège d'habitus dans son
essence, ou dans une puissance ?
ARTICLE 3 : Peut-il y avoir des habitus dans les
puissances sensibles ?
ARTICLE 4 : Y a-t-il des habitus dans l'intelligence
elle-même ?
ARTICLE 5 : Y a-t-il des habitus dans la volonté ?
ARTICLE 6 : Y a-t-il des habitus dans les substances
séparées ?
QUESTION
51 : LA GÉNÉRATION DES HABITUS
ARTICLE 1 : Y a-t-il des habitus engendrés par la nature
?
ARTICLE 2 : Y a-t-il des habitus qui soient causés par
des actes ?
ARTICLE 3 : Un habitus peut-il être engendré par un seul
acte ?
ARTICLE 4 : Y a-t-il des habitus infusés dans l'homme par
Dieu ?
QUESTION
52 : LA CROISSANCE DES HABITUS
ARTICLE 1 : Les habitus s'accroissent-ils ?
ARTICLE 2 : Les habitus s'accroissent-ils par addition ?
ARTICLE 3 : Est-ce que n'importe quel acte accroît
l'habitus ?
QUESTION
53 : LA DIMINUTION ET LA DESTRUCTION DES HABITUS
ARTICLE 1 : L'habitus peut-il disparaître ?
ARTICLE 2 : L'habitus peut-il diminuer ?
ARTICLE 3 : La manière dont l'habitus peut disparaître ou
diminuer
QUESTION
54 : LA DISTINCTION DES HABITUS
ARTICLE 1 : Peut-il exister plusieurs habitus dans une
seule puissance ?
ARTICLE 2 : Les habitus se distinguent-ils d'après leurs
objets ?
ARTICLE 3 : Les habitus se distinguent-ils selon le bien
et le mal ?
ARTICLE 4 : Un habitus est-il constitué de plusieurs ?
QUESTION
55 : L'ESSENCE DE LA VERTU
ARTICLE 1 : La vertu humaine est-elle un habitus ?
ARTICLE 2 : La vertu humaine est-elle un habitus d'action
?
ARTICLE 3 : La vertu humaine est-elle un habitus bon ?
ARTICLE 4 : définition de la vertu
QUESTION
56 : LE SIÈGE DE LA VERTU
ARTICLE 1 : La vertu a-t-elle pour siège une puissance de
l'âme ?
ARTICLE 2 : Une seule vertu peut-elle résider dans
plusieurs puissances ?
ARTICLE 3 : L'intelligence peut-elle être le siège de la
vertu ?
ARTICLE 4 : L'irascible et le concupiscible peuvent-ils
être le siège de la vertu ?
ARTICLE 5 : Les facultés de connaissance sensible peuvent-elles
être le siège de la vertu ?
ARTICLE 6 : La volonté peut-elle être le siège de la
vertu ?
QUESTION
57 : LES VERTUS INTELLECTUELLES
ARTICLE 1 : Les habitus intellectuels spéculatifs
sont-ils des vertus ?
ARTICLE 3 : Cet habitus intellectuel qu'est l'art, est-il
une vertu ?
ARTICLE 4 : La prudence est-elle une vertu distincte de
l'art ?
ARTICLE 5 : La prudence est-elle une vertu nécessaire à l'homme
?
ARTICLE 6 : Le bon conseil, le bon sens, l'équité
sont-ils des vertus annexes de la prudence ?
QUESTION
58 : LA DISTINCTION ENTRE VERTUS MORALES ET VERTUS INTELLECTUELLES
ARTICLE 1 : Toute vertu est-elle une vertu morale ?
ARTICLE 2 : La vertu morale est-elle distincte de la
vertu intellectuelle ?
ARTICLE 3 : Suffit-il de distinguer vertu intellectuelle
et vertu morale ?
ARTICLE 4 : La vertu morale peut-elle exister sans vertu
intellectuelle ?
ARTICLE 5 : La vertu intellectuelle peut-elle exister
sans vertu morale ?
QUESTION
59 : LES RELATIONS ENTRE LES VERTUS MORALES ET LA PASSION
ARTICLE 1 : La vertu morale est-elle la passion ?
ARTICLE 2 : La vertu morale peut-elle être accompagnée de
passion ?
ARTICLE 3 : La vertu morale peut-elle être accompagnée de
tristesse ?
ARTICLE 4 : Est-ce que toute vertu morale concerne une
passion ?
ARTICLE 5 : Une vertu morale peut-elle exister sans
passion ?
QUESTION
60 : LA DISTINCTION ENTRE LES VERTUS MORALES
ARTICLE 1 : N'y a-t-il qu'une seule vertu morale ?
ARTICLE 3 : Concernant les opérations, n'y a-t-il qu'une
seule vertu morale ?
ARTICLE 4 : Concernant les différentes passions, y a-t-il
différentes vertus morales ?
ARTICLE 5 : Les vertus morales se distinguent-elles selon
les différents objets des passions ?
QUESTION
61 : LES VERTUS CARDINALES
ARTICLE 1 : Les vertus morales doivent-elles être
appelées cardinales ou principales ?
ARTICLE 2 : Le nombre des vertus cardinales
ARTICLE 3 : Quelles sont les vertus cardinales ?
ARTICLE 4 : Les vertus cardinales diffèrent-elles les
unes des autres ?
QUESTION
62 : LES VERTUS THÉOLOGALES
ARTICLE 1 : Y a-t-il des vertus théologales ?
ARTICLE 3 : Quel est le nombre et la nature des vertus
théologales ?
ARTICLE 4 : L'ordre des vertus théologales
QUESTION
63 : LA CAUSE DES VERTUS
ARTICLE 1 : La vertu est-elle en nous par nature ?
ARTICLE 2 : Quelque vertu est-elle causée en nous par la
répétition des actes ?
ARTICLE 3 : Certaines vertus morales sont-elles en nous
par infusion ?
QUESTION
64 : LE JUSTE MILIEU DES VERTUS
ARTICLE 1 : Les vertus morales consistent-elles dans un
juste milieu ?
ARTICLE 2 : Ce juste milieu de la vertu morale est-il
réel ou de raison ?
ARTICLE 3 : Les vertus intellectuelles consistent-elles
dans un juste milieu ?
ARTICLE 4 : Les vertus théologales consistent-elles dans
un juste milieu ?
QUESTION
65 : LA CONNEXION DES VERTUS
ARTICLE 1 : Les vertus morales sont-elles connexes ?
ARTICLE 2 : Les vertus morales peuvent-elles exister sans
la charité ?
ARTICLE 3 : La charité peut-elle exister sans les vertus
morales ?
ARTICLE 4 : La foi et l'espérance peuvent-elles exister
sans la charité ?
ARTICLE 5 : La charité peut-elle exister sans la foi et
l'espérance ?
QUESTION
66 : L'ÉGALITÉ DES VERTUS
ARTICLE 1 : La vertu peut-elle être plus ou moins grande
?
ARTICLE 2 : Toutes les vertus existant en même temps chez
le même individu sont-elles égales ?
ARTICLE 3 : Comparaison des vertus morales avec les
vertus intellectuelles
ARTICLE 4 : Comparaison des vertus morales entre elles
ARTICLE 5 : Comparaison des vertus intellectuelles entre
elles
ARTICLE 6 : Comparaison des vertus théologales entre
elles
QUESTION
67 : LA DURÉE DES VERTUS APRÈS CETTE VIE
ARTICLE 1 : Les vertus morales demeurent-elles après
cette vie ?
ARTICLE 2 : Les vertus intellectuelles demeurent-elles
après cette vie ?
ARTICLE 3 : La foi demeure-t-elle après cette vie ?
ARTICLE 4 : L'espérance demeure-t-elle après cette vie ?
ARTICLE 5 : Demeure-t-il quelque chose de la foi, ou de
l'espérance ?
ARTICLE 6 : La charité demeure-t-elle après cette vie ?
QUESTION
68 : LES DONS DU SAINT-ESPRIT
ARTICLE 1 : Les dons sont-ils différents des vertus ?
ARTICLE 2 : La nécessité des dons
ARTICLE 3 : Les dons du Saint-Esprit sont-ils des habitus
?
ARTICLE 4 : Quels sont les dons et combien sont-ils ?
ARTICLE 5 : Les dons du Saint-Esprit sont-ils connexes ?
ARTICLE 6 : Les dons du Saint-Esprit demeurent-ils dans
la patrie ?
ARTICLE 7 : Les rapports mutuels entre les dons
ARTICLE 8 : Le rapport des dons avec les vertus
ARTICLE 1 : Les béatitudes se distinguent-elles des dons
et des vertus ?
ARTICLE 2 : Les récompenses des béatitudes
appartiennent-elles à cette vie ?_
ARTICLE 3 : Le nombre des béatitudes
ARTICLE 4 : La convenance des récompenses attribuées aux
béatitudes
QUESTION
70 : LES FRUITS DU SAINT-ESPRIT
ARTICLE 1 : Les fruits du Saint-Esprit sont-ils des actes
?
ARTICLE 2 : Les fruits diffèrent-ils des béatitudes ?
ARTICLE 3 : Le nombre des fruits
ARTICLE 4 : L'opposition des fruits aux oeuvres de la
chair
QUESTION
71 : LA NATURE DU PÉCHÉ
ARTICLE 1 : Le vice est-il le contraire de la vertu ?
ARTICLE 2 : Le vice est-il contraire à la nature ?
ARTICLE 3 : Quel est le pire : le vice ou l'acte vicieux
?
ARTICLE 4 : L'acte vicieux peut-il coexister avec la
vertu ?
ARTICLE 5 : En tout péché y a-t-il un acte ?
QUESTION
72 : LA DISTINCTION ENTRE LES PÉCHÉS
ARTICLE 1 : Les péchés se distinguent-ils spécifiquement
par leurs objets ?
ARTICLE 2 : La distinction entre péchés de l'esprit et
péchés de la chair
ARTICLE 3 : Les péchés se distinguent-ils d'après leurs
causes ?
ARTICLE 4 : Les péchés se distinguent-ils d'après les
personnes qu'ils visent ?
ARTICLE 5 : Les péchés se distinguent-ils d'après la
diversité de leur dette de peine ?_
ARTICLE 6 : Les péchés se distinguent-ils selon omission
et commission ?
ARTICLE 7 : Les péchés se distinguent-ils selon leurs
divers degrés de réalisation ?
ARTICLE 8 : Les péchés se distinguent-ils selon excès ou
défaut ?
ARTICLE 9 : Les péchés se distinguent-ils selon des
circonstances diverses ?
QUESTION
73 : LA COMPARAISON DES PÉCHÉS ENTRE EUX
ARTICLE 1 : Tous les péchés et les vices sont-ils
connexes ?
ARTICLE 2 : Tous les péchés et les vices sont-ils égaux ?
ARTICLE 3 : La gravité des péchés et des vices est-elle
évaluée selon leurs objets ?
ARTICLE 5 : Les péchés de la chair sont-ils plus graves que
ceux de l'esprit ?
ARTICLE 6 : La gravité des péchés est-elle évaluée selon
leur cause ?
ARTICLE 7 : La gravité des péchés et des vices est-elle
évaluée selon les circonstances ?_
ARTICLE 10 : Le péché est-il aggravé par la haute
situation du pécheur ?
QUESTION
74 : LE SIÈGE DU PÉCHÉ
ARTICLE 1 : La volonté peut-elle être le siège du péché ?
ARTICLE 2 : La volonté seule est-elle le siège du péché ?
ARTICLE 3 : La sensualité peut-elle être le siège du
péché ?
ARTICLE 4 : La sensualité peut-elle être le siège du
péché mortel ?
ARTICLE 5 : La raison peut-elle être le siège du péché ?
ARTICLE 6 : Est-ce dans la raison inférieure que réside
la délectation prolongée ou non ?_
ARTICLE 7 : Est-ce dans la raison supérieure que réside
le consentement à l'acte ?
ARTICLE 8 : La raison inférieure peut-elle être le siège
du péché mortel ?
ARTICLE 9 : La raison supérieure peut-elle être le siège
du péché véniel ?
QUESTION
75 : LES CAUSES DU PÉCHÉ CONSIDÉRÉES EN GÉNÉRAL
ARTICLE 1 : Le péché a-t-il une cause ?
ARTICLE 2 : Le péché a-t-il une cause intérieure ?
ARTICLE 3 : Le péché a-t-il une cause extérieure ?
ARTICLE 4 : Le péché est-il cause de péché ?
QUESTION
76 : LE PÉCHÉ D'IGNORANCE
ARTICLE 1 : L'ignorance est-elle cause de péché ?
ARTICLE 2 : L'ignorance est-elle un péché ?
ARTICLE 3 : L'ignorance excuse-t-elle complètement du
péché ?
ARTICLE 4 : L'ignorance diminue-t-elle le péché ?
QUESTION
77 : LE PÉCHÉ DE PASSION
ARTICLE 1 : La passion de l'appétit sensible peut-elle
mouvoir ou incliner la volonté ?
ARTICLE 2 : La passion peut-elle dominer la raison contre
le savoir de celle-ci ?
ARTICLE 3 : Le péché qui vient de la passion est-il un
péché de faiblesse ?
ARTICLE 4 : Cette passion qu'est l'amour de soi est-elle
cause de tous les péchés ?
ARTICLE 6 : La passion qui est cause du péché, le
diminue-t-elle ?
ARTICLE 7 : La passion excuse-t-elle entièrement ?
ARTICLE 8 : Le péché de passion peut-il être mortel ?
QUESTION
78 : LE PÉCHÉ DE MALICE
ARTICLE 1 : Peut-on pécher par malice volontaire,
autrement dit par calcul ?
ARTICLE 2 : Celui qui pèche par habitus pèche-t-il par
malice volontaire ?
ARTICLE 3 : Celui qui pèche par malice volontaire
pèche-t-il par habitus ?
ARTICLE 4 : Celui qui pèche par malice volontaire
pèche-t-il plus gravement que par passion ?
QUESTION
79 : LA CAUSE DU PÉCHÉ DU CÔTÉ DE DIEU
ARTICLE 1 : Dieu est-il cause du péché ?
ARTICLE 2 : L'acte du péché vient-il de Dieu ?
ARTICLE 3 : Dieu est-il cause de l'aveuglement et de
l'endurcissement de certains ?
ARTICLE 4 : L'aveuglement et l'endurcissement sont-ils
ordonnés au salut des pécheurs ?
QUESTION
80 : LA CAUSE DU PÉCHÉ DU COTÉ DU DIABLE
ARTICLE 1 : Le diable est-il directement cause du péché ?
ARTICLE 2 : Le diable induit-il à pécher par suggestion
intérieure ?
ARTICLE 3 : Le diable peut-il mettre dans la nécessité de
pécher ?
ARTICLE 4 : Tous les péchés proviennent-ils de la
suggestion du diable ?
QUESTION
81 : LA TRANSMISSION DU PÉCHÉ ORIGINEL
ARTICLE 1 : Le premier péché de l’homme se transmet-il à
la postérité par voie d'origine ?_
ARTICLE 3 : Le péché originel est-il transmis à tous ceux
qui descendent charnellement d’Adam ?
QUESTION
82 : LE PÉCHÉ ORIGINEL : SON ESSENCE
ARTICLE 1 : Le péché originel est-il un habitus ?
ARTICLE 2 : N'y a-t-il en chaque homme qu'un seul péché
originel ?
ARTICLE 3 : Le péché originel est-il la convoitise ?
ARTICLE 4 : Le péché originel existe-t-il également chez
tous ?
QUESTION
83 : LE PÉCHÉ ORIGINEL : SON SIÈGE EN NOUS
ARTICLE 1 : Le sujet du péché originel est-il d'abord la
chair, ou bien l'âme ?
ARTICLE 2 : Le péché originel est-il dans l'essence de
l'âme avant d'être dans ses puissances ?
ARTICLE 3 : Le péché originel a-t-il pour siège la
volonté avant les autres puissances ?
QUESTION
84 : LES PÉCHÉS CAPITAUX
ARTICLE 1 : La cupidité est-elle la racine de tous les
péchés ?
ARTICLE 2 : L'orgueil est-il le commencement de tout
péché ?
ARTICLE 4 : Combien y a-t-il de péchés capitaux, et quels
sont-ils ?
QUESTION
85 : LA CORRUPTION DU BIEN DE LA NATURE
ARTICLE 1 : Le bien de la nature est-il diminué par le
péché ?
ARTICLE 2 : Le bien de la nature peut-il être totalement
supprimé par le péché ?
ARTICLE 3 : Les quatre blessures qui, selon Bède, ont
frappé la nature humaine à cause du péché
ARTICLE 4 : La privation de mesure, de beauté et d'ordre
est-elle l'effet du péché ?
ARTICLE 5 : La mort et les autres défauts corporels
sont-ils des effets du péché ?
ARTICLE 6 : Ces défauts sont-ils de quelque manière
naturels à l'homme ?
QUESTION
86 : LA TACHE DU PÉCHÉ
ARTICLE 1 : La tache de l'âme est-elle un effet du péché
?
ARTICLE 2 : Cette tache demeure-t-elle dans l'âme après
l'acte du péché ?
QUESTION
87 : LA DETTE DE PEINE, EN ELLE-MÊME
ARTICLE 1 : La dette de peine est-elle un effet du péché
?
ARTICLE 2 : Un péché peut-il être la peine d'un autre ?
ARTICLE 3 : Y a-t-il un péché qui rende passible d'une
peine éternelle ?
ARTICLE 4 : Y a-t-il un péché qui rende passible d'une
peine infinie en grandeur ?
ARTICLE 5 : Tout péché rend-il passible d'une peine
éternelle et infinie ?
ARTICLE 6 : La dette de peine peut-elle demeurer après le
péché ?
ARTICLE 7 : Toute peine est-elle infligée pour un péché ?
ARTICLE 8 : Quelqu'un peut-il être tenu à une peine pour
le péché d'autrui ?
QUESTION
88 : LE PÉCHÉ VÉNIEL COMPARÉ AU PÉCHÉ MORTEL
ARTICLE 1 : Convient-il d'opposer péché véniel à péché
mortel ?
ARTICLE 2 : Le péché mortel et le péché véniel se
distinguent-ils par le genre ?
ARTICLE 3 : Le péché véniel est-il une disposition au
péché mortel ?
ARTICLE 4 : Le péché véniel peut-il devenir mortel ?
ARTICLE 5 : Une circonstance aggravante peut-elle faire
d'un péché véniel un péché mortel ?
ARTICLE 6 : Le péché mortel peut-il devenir véniel ?
QUESTION
89 : LE PÉCHÉ VÉNIEL EN LUI-MÊME
ARTICLE 1 : Le péché véniel produit-il une tache dans
l'âme ?
ARTICLE 3 : Dans l'état d'innocence, l'homme aurait-il pu
pécher véniellement ?
ARTICLE 4 : L'ange, bon ou mauvais, peut-il pécher
véniellement ?
ARTICLE 5 : Les premiers mouvements des infidèles
sont-ils des péchés véniels ?
ARTICLE 6 : Le péché véniel peut-il coexister avec le
péché originel seul ?
QUESTION
90 : L'ESSENCE DE LA LOI
ARTICLE 1 : La loi est-elle oeuvre de raison ?
ARTICLE 3 : La cause de la loi
ARTICLE 4 : La promulgation de la loi
QUESTION
91 : LES DIVERSES ESPÈCES DE LOIS
ARTICLE 1 : Existe-t-il une loi éternelle ?
ARTICLE 2 : Existe-t-il une loi naturelle ?
ARTICLE 3 : Existe-t-il une loi humaine ?
ARTICLE 4 : Existe-t-il une loi divine ?
ARTICLE 5 : Existe-t-il une seule loi divine ou davantage
?
ARTICLE 6 : Existe-t-il une loi du péché ?
QUESTION
92 : LES EFFETS DE LA LOI
ARTICLE 1 : La loi a-t-elle pour effet de rendre les
hommes bons ?
QUESTION
93 : LA LOI ÉTERNELLE
ARTICLE 1 : Qu'est-ce que la loi éternelle ?
ARTICLE 2 : La loi éternelle est-elle connue de tous ?
ARTICLE 3 : Toute loi découle-t-elle de la loi éternelle
?
ARTICLE 4 : Les êtres nécessaires sont-ils soumis à la
loi éternelle ?
ARTICLE 5 : Les êtres naturels et contingents sont-ils
soumis à la loi éternelle ?
ARTICLE 6 : Toutes les choses humaines sont-elles
soumises à la loi éternelle ?
QUESTION
94 : LA LOI NATURELLE
ARTICLE 1 : Qu'est-ce que la loi naturelle ?
ARTICLE 2 : Quels sont les préceptes de la loi naturelle
?
ARTICLE 3 : Tous les actes des vertus relèvent-ils de la
loi naturelle ?
ARTICLE 4 : La loi naturelle est-elle unique chez tous ?
ARTICLE 5 : La loi de nature est-elle sujette au
changement ?
ARTICLE 6 : La loi de nature peut-elle être effacée de
l'âme humaine ?
ARTICLE 1 : L'utilité de la loi humaine
ARTICLE 2 : L'origine de la loi humaine
ARTICLE 3 : La qualité de la loi humaine
ARTICLE 4 : Les divisions de la loi humaine
QUESTION
96 : LE POUVOIR DE LA LOI HUMAINE_
ARTICLE 1 : La loi humaine doit-elle être portée en
termes généraux ?
ARTICLE 2 : La loi humaine doit-elle réprimer tous les
vices ?
ARTICLE 3 : La loi humaine doit-elle ordonner les actes
de toutes les vertus ?
ARTICLE 5 : Tous les hommes sont-ils soumis à la loi
humaine ?
QUESTION
97 : LE CHANGEMENT DES LOIS HUMAINES
ARTICLE 1 : La loi humaine est-elle sujette au changement
?
ARTICLE 3 : La loi humaine est-elle abolie par la
coutume, et celle-ci acquiert-elle force de loi ?
ARTICLE 4 : L'application de la loi doit-elle être
modifiée par la dispense des gouvernants ?
QUESTION
98 : LA LOI ANCIENNE EN ELLE-MÊME_
ARTICLE 1 : La loi ancienne était-elle bonne ?
ARTICLE 2 : La loi ancienne venait-elle de Dieu ?
ARTICLE 3 : La loi ancienne fut-elle donnée par
l'intermédiaire des anges ?
ARTICLE 4 : La loi ancienne a-t-elle été donnée à tous ?
ARTICLE 5 : Tous les hommes étaient-ils obligés
d'observer la loi ancienne ?
ARTICLE 6 : L'époque de Moïse convenait-elle à
l'établissement de la loi ?
QUESTION
99 : LE CLASSEMENT DES PRÉCEPTES DE LA LOI ANCIENNE
ARTICLE 1 : Y a-t-il dans la loi ancienne plusieurs
préceptes ou un seul ?
ARTICLE 2 : La loi ancienne contient-elle des préceptes
moraux ?
ARTICLE 3 : La loi ancienne contient-elle des préceptes
cérémoniels ?
ARTICLE 4 : La loi ancienne contient-elle, en outre, des
préceptes judiciaires ?
ARTICLE 5 : Outre ces trois catégories, la loi ancienne
contient-elle encore d'autres préceptes ?
ARTICLE 6 : Comment la loi ancienne invitait-elle à
observer ces préceptes ?
QUESTION
100 : LES PRÉCEPTES MORAUX DE LA LOI ANCIENNE
ARTICLE 1 : Tous les préceptes moraux de la loi ancienne
appartiennent-ils à la loi naturelle ?
ARTICLE 2 : Les préceptes moraux de la loi ancienne
portent-ils sur les actes de toutes les vertus ?
ARTICLE 4 : La division des préceptes du décalogue ?
ARTICLE 5 : Le dénombrement des préceptes du décalogue
est-il satisfaisant ?
ARTICLE 6 : L'ordre des dix préceptes dans le décalogue
est-il satisfaisant ?
ARTICLE 7 : La présentation des préceptes du décalogue ?
ARTICLE 8 : Les préceptes du décalogue souffrent-ils
dispense ?
ARTICLE 9 : La modalité vertueuse de l'acte tombe-t-elle
sous le précepte ?
ARTICLE 10 : La modalité que donne la charité
tombe-t-elle sous le précepte de la loi divine ?
ARTICLE 11 : Peut-on distinguer dans la loi, d'autres
préceptes moraux ?
ARTICLE 12 : Les préceptes moraux de la loi ancienne
justifiaient-ils ?
ARTICLE 1 : Que faut-il entendre par préceptes
cérémoniels ?
ARTICLE 2 : Les préceptes cérémoniels sont-ils figuratifs
?
ARTICLE 3 : Les préceptes cérémoniels devaient-ils être
nombreux ?
ARTICLE 4 : La classification des préceptes cérémoniels
QUESTION
102 : LES RAISONS D'ÊTRE DES PRÉCEPTES CÉRÉMONIELS
ARTICLE 1 : Les préceptes cérémoniels ont-ils une raison
d'être ?
ARTICLE 2 : La raison d'être des préceptes cérémoniels
est-elle littérale ou uniquement figurative ?
ARTICLE 3 : Quelle est la raison d'être des sacrifices ?
ARTICLE 4 : Peut-on assigner une raison d'être certaine à
ce qui relève des réalités sacrées ?
ARTICLE 5 : Quelle est la raison d'être des sacrements de
la loi ancienne ?
ARTICLE 6 : Les observances rituelles avaient-elles
quelque motif raisonnable ?
QUESTION
103 : LA DURÉE DES PRÉCEPTES CÉRÉMONIELS
ARTICLE 1 : Y eut-il des préceptes cérémoniels avant la
loi ?
ARTICLE 2 : Sous la loi, les préceptes cérémoniels
avaient-ils la vertu de justifier ?
ARTICLE 3 : Les préceptes cérémonials ont-ils cessé à
l'avènement du Christ ?
ARTICLE 4 : Est-ce péché mortel d'observer les préceptes
cérémoniels après le Christ ?
QUESTION
104 : LEUR NATURE GÉNÉRALE
ARTICLE 1 : Que sont les préceptes judiciaires ?
ARTICLE 2 : Les préceptes judiciaires sont-ils figuratifs
?
ARTICLE 3 : La durée des préceptes judiciaires
ARTICLE 4 : Les catégories des préceptes judiciaires
QUESTION
105 : LE SENS DES PRÉCEPTES JUDICIAIRES
ARTICLE 1 : Les préceptes judiciaires qui concernent les
gouvernants
ARTICLE 2 : Les préceptes judiciaires qui concernent les
rapports entre citoyens
ARTICLE 3 : Les préceptes judiciaires qui concernent les
étrangers
ARTICLE 4 : Les préceptes judiciaires qui concernent la
vie domestique
QUESTION
106 : LA LOI NOUVELLE EN ELLE-MÊME_
ARTICLE 1 : La loi nouvelle est-elle une loi écrite, ou
une loi intérieure ?
ARTICLE 2 : La loi nouvelle justifie-t-elle ?
ARTICLE 3 : La loi nouvelle devait-elle être donnée au
commencement du monde ?
ARTICLE 4 : La loi nouvelle doit-elle durer jusqu'à la fin
du monde ?
QUESTION
107 : LES RAPPORTS DE LA LOI NOUVELLE AVEC LA LOI ANCIENNE
ARTICLE 1 : La loi nouvelle diffère-t-elle de la loi
ancienne ?
ARTICLE 2 : La loi nouvelle réalise-t-elle
l'accomplissement de l'ancienne loi ?
ARTICLE 3 : La loi nouvelle est-elle contenue dans
l'ancienne ?
ARTICLE 4 : Laquelle est la plus pesante : la loi
nouvelle ou la loi ancienne ?
QUESTION
108 : LE CONTENU DE LA LOI NOUVELLE
ARTICLE 1 : La loi nouvelle doit-elle commander ou
prohiber certains actes extérieurs ?
ARTICLE 2 : La loi nouvelle règle-t-elle suffisamment les
actes extérieurs ?
ARTICLE 3 : La loi nouvelle éduque-t-elle bien les hommes
pour leurs actes intérieurs ?
ARTICLE 4 : La loi nouvelle a-t-elle raison d'ajouter des
conseils à ses préceptes ?
LE
PRINCIPE EXTÉRIEUR DES ACTES HUMAINS QUI EST LA GRACE
QUESTION
109 : LA NÉCESSITÉ DE LA GRÂCE
ARTICLE 1 : L'homme peut-il sans la grâce, connaître
quelque chose de vrai ?
ARTICLE 2 : L'homme peut-il sans la grâce de Dieu,
vouloir et faire quelque chose de bien ?
ARTICLE 3 : L'homme peut-il sans la grâce, aimer Dieu
par-dessus toutes choses ?
ARTICLE 4 : L'homme peut-il sans la grâce, observer les
préceptes de la loi ?
ARTICLE 5 : Sans la grâce, l'homme peut-il mériter la vie
éternelle ?
ARTICLE 6 : L'homme peut-il sans la grâce, se préparer à
la grâce ?
ARTICLE 7 : L'homme peut-il sans la grâce, se relever du
péché ?
ARTICLE 8 : L'homme peut-il sans la grâce, éviter le
péché ?
ARTICLE 10 : L'homme en état de grâce peut-il par
lui-même persévérer dans le bien ?_
QUESTION
110 : LA GRÂCE DE DIEU CONSIDÉRÉE DANS SON ESSENCE
ARTICLE 1 : La grâce est-elle une réalité dans l'âme ?
ARTICLE 2 : La grâce est-elle une qualité de l'âme ?
ARTICLE 3 : La grâce diffère-t-elle de la vertu infuse ?
ARTICLE 4 : Quel est le siège de la grâce ?
QUESTION
111 : LES DIVERSES ESPECES DE GRÂCE
ARTICLE 2 : La division de la grâce qui rend agréable à
Dieu en grâce opérante et grâce coopérante
ARTICLE 3 : Division de cette grâce en prévenante et
subséquente
ARTICLE 4 : La division de la grâce gratuitement donnée
ARTICLE 5 : Comparaison entre la grâce qui rend agréable
à Dieu et la grâce gratuitement donnée
QUESTION
112 : LA CAUSE DE LA GRÂCE
ARTICLE 1 : Dieu seul est-il cause efficiente de la grâce
?
ARTICLE 3 : Une telle disposition peut-elle nécessiter la
grâce ?
ARTICLE 4 : La grâce est-elle égale en tous ?
ARTICLE 5 : Peut-on savoir que l'on a la grâce ?
QUESTION
113 : LA JUSTIFICATION DE L'IMPIE_
ARTICLE 1 : Qu'est-ce que la justification de l'impie ?
ARTICLE 2 : L'infusion de la grâce est-elle requise pour
la justification ?
ARTICLE 3 : Le mouvement du libre arbitre est-il requis
pour la justification ?
ARTICLE 4 : Un mouvement de foi est-il requis pour la
justification de l'impie ?
ARTICLE 5 : Un mouvement du libre arbitre contre le péché
est-il requis pour la justification ?
ARTICLE 7 : La justification de l'impie est-elle
successive, ou instantanée ?
ARTICLE 8 : Quel est l'ordre naturel des éléments qui
concourent à la justification ?
ARTICLE 9 : La justification de l'impie est-elle la plus
grande oeuvre de Dieu ?
ARTICLE 10 : La justification de l'impie est-elle
miraculeuse ?
ARTICLE 1 : L'homme peut-il mériter de Dieu quelque chose
?
ARTICLE 2 : Peut-on, sans la grâce, mériter la vie
éternelle
ARTICLE 3 : Peut-on, par la grâce, mériter de plein droit
la vie éternelle ?
ARTICLE 4 : La grâce tient-elle principalement de la
charité d'être le principe du mérite ?
ARTICLE 5 : Peut-on mériter pour soi-même la première
grâce ?
ARTICLE 6 : Peut-on mériter pour autrui la première grâce
?
ARTICLE 7 : Peut-on mériter pour soi-même son relèvement
après la chute ?
ARTICLE 8 : Peut-on mériter pour soi-même une
augmentation de grâce ou de charité ?
ARTICLE 9 : Peut-on mériter pour soi-même la persévérance
finale ?
ARTICLE 10 : Les biens temporels sont-ils objet de mérite
?
Saint Jean Damascène dit que
l'homme a été créé à l'image de Dieu, ce qui signifie qu'il est doué
d'intelligence, de libre arbitre et d'un pouvoir autonome. Ainsi, après avoir
traité de l'Exemplaire, qui est Dieu, et des êtres qui ont procédé de sa
puissance conformément à sa volonté, il faut maintenant considérer son image,
c'est-à-dire l'homme. L'homme aussi est le principe de ses actes parce qu'il
possède le libre arbitre et la maîtrise de ses initiatives.
Nous allons d'abord étudié la
fin ultime de la vie humaine (Question 1). On devra se demander ensuite par
quels moyens l'homme parvient à cette fin ou s'en détourne (Question 6) ; car
c'est d'après la fin qu'on doit se faire une idée des moyens qui y conduisent.
Comme fin ultime de la vie
humaine est la béatitude, nous allons d'abord la fin ultime en général, puis la
béatitude (Question 2-5).
Il nous faut maintenant traiter
de la béatitude. I. En quels biens consiste-t-elle (Question 2) ? - II. Quelle
est son essence (Question 3-4) ? - III. Comment pouvons-nous l'acquérir (Question
5) ?
1. Appartient-il à l'homme
d'agir pour une fin ? - 2. Cela est-il propre à la nature raisonnable ? - 3.
Les actes de l'homme reçoivent-ils leur espèce de leur fin ? - 4. Y a-t-il une
fin ultime de la vie humaine ? - 5. Le même homme peut-il avoir plusieurs fins
ultimes ? - 6. L'homme ordonne-t-il toutes choses à sa fin ultime ? - 7. La fin
ultime est-elle la même pour tous les hommes ? - 8. Toutes les autres créatures
se rejoignent-elles dans cette fin ultime ?
Objections :
1. Il semble que ce n'est
pas le cas. En effet la cause précède naturellement son effet. Au contraire le
mot de "fin" l'indique que la fin répond à l'idée de chose
ultime. Donc la fin ne peut pas être considérée comme une cause. Cependant
l'homme agit pour ce qui est cause de son action, car cette préposition "pour"
désigne un rapport de causalité. Donc il n'appartient pas à l'homme d'agir pour
une fin.
2. Ce qui est soi-même fin
ultime n'est pas en vue d'une fin. Or il est des cas où les actions sont fin
ultime, comme on le voit dans l'Éthique d'Aristote. Donc l'homme ne fait pas
tout en vue d'une fin.
3. L'homme paraît agir en
vue d'une fin quand il délibère. Or il fait beaucoup de choses sans
délibération et sans même y songer, comme quelqu'un qui balance le pied ou
remue la main en pensant à autre chose, ou qui se frotte la barbe. On ne fait
donc pas tout pour une fin.
Cependant :
Tout ce qui est compris dans un
genre dérive du principe de ce genre. Or, c'est la fin qui est le principe des
actes accomplis par l'homme, comme le montre Aristote. Donc il convient à
l'homme de tout faire en vue d'une fin.
Conclusion :
Parmi les actions accomplies par
l'homme, celles-là seules sont appelées proprement "humaines" qui
appartiennent en propre à l'homme selon qu'il est homme. Et l'homme diffère des
créatures privées de raison en ce qu'il est maître de ses actes. D'où il suit
qu'il faut appeler proprement humaines les seules actions dont l'homme est le
maître. Mais c'est par sa raison et sa volonté que l'homme est le maître de ses
actes, ce qui fait que le libre arbitre est appelé "une faculté de la
volonté et de la raison". Il n'y a donc de proprement humaines que les
actions qui procèdent d'une volonté délibérée. S'il est d'autres actions qui
conviennent à l'homme, on pourra les appeler des actions de l'homme, mais non
pas des actions proprement humaines, puisqu'elles ne procèdent pas de l'homme
en tant qu'homme. Or, il est manifeste que toute action procédant d'une
puissance est produite par cette puissance selon le caractère de son objet et
l'objet de la volonté c'est la fin et le bien. Il est donc nécessaire que
toutes les actions humaines soient faites pour une fin.
Solutions :
1. Si la fin est dernière
dans l'exécution, elle est première dans l'intention de l'agent, et c'est ainsi
qu'elle joue le rôle de cause.
2. Si une action humaine
est fin ultime, il faut qu'elle soit volontaire, sans quoi elle ne serait pas
humaine, ainsi qu'on vient de le dire. Mais une action est dite volontaire de
deux façons : ou bien il s'agit d'une action commandée par la volonté, comme
marcher ou parler ; ou bien d'une action émise par la volonté, comme le fait
même de vouloir. Or il est impossible que l'acte même émis par la volonté soit
une fin ultime. En effet, la fin est l'objet même de la volonté de la même
manière que la couleur est l'objet de la vue. Or, il est impossible d'attribuer
à l'acte même de voir le caractère de première chose visible, car tout acte de
ce genre s'adresse d'abord à un objet, à ce qui se voit ; ainsi est-il
impossible que le désirable premier, qui est la fin, se confonde avec le
vouloir même. Il reste donc que si une action humaine est une fin ultime, il
s'agit d'une action commandée par la volonté. Et ainsi, même dans ce cas, il
demeure au moins un acte, l'acte de vouloir, qui est en vue d'une fin. Donc,
quoi que l'homme fasse, il est vrai de dire qu'il agit pour une même quand il
accomplit l'action -qui est sa fin ultime.
3. Ces actions machinales ne sont pas propre ment humaines, car elles ne procèdent pas d'un délibération de la raison, principe propre des acte humains. Ces actes ont une fin si l'on veut, mais une fin en quelque sorte factice, non assignée par la raison.
Objections :
1. Il semble que oui. Car
l'homme à qui il appartient d'agir pour une fin, n'agit jamais pour une fin
qu'il ignore. Mais il y a beaucoup d'êtres qui ne connaissent pas de fin, soit
qu'ils manquent tout à fait de connaissance, comme les créatures insensibles,
soit que l'idée de fin leur échappe, comme c'est le cas des bêtes. Il semble
donc propre à la créature raisonnable d'agir en vue d'une fin.
2. Agir en vue d'une fin,
c'est diriger son action vers cette fin, et cela est oeuvre de raison, de telle
sorte qu'on ne peut l'attribuer aux êtres sans raison.
3. Le bien, la fin, est un
objet de volonté, et la volonté est dans la raison, dit Aristote Donc agir en
vue d'une fin n'appartient qu'à une créature raisonnable.
Cependant :
le Philosophe, prouve que "non
seulement l'intellect, mais encore la nature agit en vue d'une fin".
Conclusion :
Tout ce qui agit doit nécessairement agir pour une fin. En effet, quand les causes sont ordonnées entre elles, si la première disparaît, il est nécessaire que les autres aussi disparaissent. Or la première entre toutes les causes est la cause finale. En voici la raison. La matière ne revêt une forme que dans la mesure où elle est mue par l'agent, car rien ne se réduit de soi-même de la puissance à l'acte. Mais l'agent ne meut à son tour qu'en visant une fin. Car si un agent n'était pas déterminé à quelque effet, il ne réaliserait pas plus ceci que cela ; pour qu'il produise un effet déterminé, il est donc nécessaire qu'il soit lui-même déterminé à quelque chose de fixe qui a raison de fin. Cette détermination, qui chez les natures raisonnables se fait par l'appétit rationnel appelé volonté, se produit chez les autres créatures par une inclination naturelle qu'on appelle un appétit de nature.
Il faut cependant remarquer qu'une
chose, dans son action ou son mouvement, tend vers une fin de deux manières :
ou bien comme se mouvant soi-même vers la fin, et c'est le cas de l'homme ; ou
bien par une impulsion étrangère ; ainsi la flèche va au but grâce à l'archer
qui dirige son mouvement vers la fin. Les êtres doués de raison se meuvent
eux-mêmes vers la fin parce qu'ils gouvernent leurs actes par le libre arbitre,
"faculté de volonté et de raison". Au contraire, les êtres privés de
raison tendent à leur fin par leur inclination naturelle, mus ainsi par un
autre, non par eux-mêmes puisqu'ils n'ont pas l'idée de fin et qu'ils ne
peuvent donc rien diriger vers une fin, mais seulement être dirigés par un
autre vers leur fin. En effet, toute la nature sans raison est à l'égard de
Dieu dans le rapport d'un instrument à l'agent principal, ainsi que nous
l'avons établi antérieurement. Il est donc propre à la nature raisonnable de
tendre vers une fin comme agent autonome et comme se portant d'elle-même vers
cette fin, tandis qu'il appartient aux êtres sans raison d'être mus et dirigés
par autrui vers une fin qu'ils perçoivent comme les animaux, ou qu'ils ne
perçoivent pas comme les êtres entièrement démunis de connaissance".
Solutions :
1. Quand l'homme agit de
lui-même pour une fin, il connaît cette fin ; mais quand il est mis en action
ou dirigé par autrui, comme lorsqu'il agit par ordre ou sous une impulsion
étrangère, il n'est pas nécessaire qu'il connaisse la fin. Et c'est le cas des
créatures sans raison.
2. Ordonner à une fin
appartient à celui qui se dirige lui-même vers une fin. Mais à celui qui est
dirigé vers une fin par un autre, il appartient d'être ordonné à la fin. Et ce
peut être le cas de la créature sans raison, mais sous la motion d'un agent
raisonnable.
3. L'objet de la volonté c'est la fin et le bien sous leur aspect universel. Aussi ne peut-il y avoir de volonté chez les êtres démunis de raison et d'intelligence. Mais il y a en eux un appétit naturel, sensitif, déterminé à un bien particulier. Or, il est manifeste que les causes particulières sont mues par la cause universelle. Ainsi le gouverneur de la cité, qui vise le bien commun, meut par son commandement tous les fonctionnaires spécialisés de la cité. C'est pourquoi il est nécessaire que tous les êtres privés de raison soient mus vers leurs fins particulières par une volonté raisonnable embrassant le bien universel, volonté qui est celle de Dieu.
Objections :
1. Vraisemblablement non.
La fin est un principe extrinsèque. Or toute chose prend son espèce d'un
principe intrinsèque.
2. Ce qui donne l'espèce
doit exister en premier. Or la fin ne vient que la dernière à l'existence.
3. Une même chose ne peut
appartenir qu'à une seule espèce. Mais il arrive que le même acte, pris
numériquement, soit dirigé vers diverses fins. Ce n'est donc pas la fin qui
donne leur espèce aux actes humains.
Cependant :
on lit dans S. Augustin "Selon
que leur fin est coupable ou louable, nos actions sont coupables ou
louables."
Conclusion :
Chaque chose a son espèce selon
l'acte et non selon la puissance ; ce qui fait que les êtres composés de
matière et de forme sont constitués dans leur espèce par leur forme propre. Or
la même considération doit s'appliquer aux mouvements propres. En effet, dans
le mouvement, on peut distinguer d'une certaine manière l'action et la passion,
et l'une et l'autre prennent leur espèce de l'acte : l'acte qui est le principe
officient s'il s'agit de l'action, et, s'il s'agit de la passion, l'acte qui
est le terme de notre mouvement. Ainsi l'échauffement comme action n'est autre
chose qu'une certaine motion procédant de la chaleur, et l'échauffement comme
passion n'est autre chose qu'un mouvement vers la chaleur ; or c'est la
définition qui manifeste l'idée de l'espèce. C'est de ces deux façons, qu'ils
soient considérés comme action ou comme passion, que les actes humains
reçoivent leur espèce de la fin. Ils peuvent en effet être envisagés sous ce
double rapport, du fait que l'homme se meut lui-même et est mû par lui-même. On
a dit plus haut que nos actes sont appelés humains selon qu'ils procèdent d'une
volonté délibérée ; or l'objet de la volonté est le bien ou la fin ; il est
donc manifeste que le principe des actes humains selon qu'ils sont humains,
c'est la fin. Elle est également leur terme ; car l'aboutissement de l'acte
humain est identique à ce que la volonté se propose comme fin, de même que dans
la génération naturelle, la forme de l'engendré est conforme à celle de
l'engendrant. Et puisque, selon la remarque de S. Ambroise, "les moeurs
sont à proprement parler chose humaine", on doit dire que les actes moraux
se caractérisent par leur fin, car actes moraux ou actes humains c'est une
seule et même chose.
Solutions :
1. La fin n'est pas
entièrement extrinsèque à l'acte, puisqu'elle est d'une part son principe et de
l'autre son terme. Et cela même appartient à la notion de l'acte d'avoir, pour
ce qui est de l'action, tel principe, et pour ce qui est de la passion, tel
terme.
2. La fin est première dans
l'ordre d'intention, on l'a déjà dit, et c'est ainsi qu'elle appartient à la
volonté. Et c'est de cette façon qu'elle donne son espèce à l'acte humain, ou
moral.
3. Un seul et même acte, procédant de l'agent à un même moment, ne peut avoir qu'une seule fin prochaine, qui lui donne son espèce ; mais il peut avoir plusieurs fins éloignées, dont l'une est la fin de l'autre. Cependant, il est possible qu'un acte unique, considéré dans son espèce naturelle, soit dirigé vers diverses fins volontaires ; par exemple le fait de tuer un homme, acte unique selon son espèce naturelle, peut avoir pour fin soit le maintien de la justice, soit la satisfaction de la colère. De ce fait on aura des actes moraux spécifiquement distincts, puisque l'un est vertueux et que l'autre est un crime. C'est que le mouvement ne reçoit pas son espèce de ce qui n'est son terme que par accident, mais de ce qui est son terme par soi. Or les fins morales sont accidentelles aux choses naturelles, et en retour les fins de la nature sont accidentelles à la moralité. Rien ne s'oppose donc à ce que les actes identiques en nature revêtent des espèces morales diverses, et réciproquement.
Objections :
1. On peut penser que la
vie humaine n'a pas de fin ultime, mais qu'on peut aller à l'infini dans la
série des fins. En effet, par son essence même, le bien tend à se répandre,
comme l'enseigne Denys. Donc, si ce qui procède du bien est lui-même un bien,
ce bien devra répandre un autre bien, et ainsi sans terme. Or tout bien a le
caractère d'une fin. Donc on peut procéder à l'infini dans les fins.
2. Ce qui est l'objet de
raison peut se multiplier à l'infini ; ainsi les quantités mathématiques
peuvent toujours s'augmenter et même les espèces du nombre peuvent croître à
l'infini, car un nombre quelconque étant donné, vous pouvez toujours en
imaginer un de plus grand. Mais le désir de la fin suit l'appréhension de la
raison. Donc il semble que l'on peut, dans les fins, procéder à l'infini.
3. Le bien ou la fin est
objet de volonté. Or la volonté peut se retourner indéfiniment sur elle-même ;
car je puis vouloir quelque chose, et vouloir le vouloir, et ainsi de suite.
Donc dans les fins de la volonté humaine on peut procéder à l'infini, et il n'y
a pas de fin ultime de la volonté humaine.
Cependant :
Aristote écrit : "Ceux qui
admettent l'infini détruisent la nature du bien." Or c'est le bien qui a
raison de fin. Il est donc contraire à la raison même de fin de procéder à
l'infini, et ainsi il est nécessaire de concevoir une seule fin ultime.
Conclusion :
A parler de façon absolue, il est impossible, dans la série des fins, de procéder à l'infini, en quelque sens que l'on prenne la série. En effet, dans toute série essentiellement coordonnée, il est inévitable que le premier terme ôté, se trouvent ôtés aussi ceux qui s'y réfèrent. Ainsi Aristote démontre-t-il que "l'on ne saurait aller à l'infini dans les causes motrices", car il n'y aurait plus alors de premier moteur et, ce premier écarté, les autres ne peuvent plus mouvoir, vu qu'ils ne meuvent qu'en étant mus eux-mêmes par ce premier. S'agit-il maintenant des fins, on peut y trouver une double coordination, celle de l'intention et celle de l'exécution, et dans les deux il doit y avoir un terme premier. Car ce qui est premier dans l'ordre de l'intention, c'est ce qui sert en quelque sorte de principe moteur à l'égard de l'appétit, si bien que, ce principe ôté, l'appétit ne serait mû par rien. En exécution, ce qui est principe, c'est ce qui commence l'opération, et ce principe ôté, personne ne commencerait d'agir. Or, le principe premier dans l'ordre de l'intention, c'est la fin ultime, et le principe de l'exécution, c'est le premier des moyens qui conduisent à la fin. Donc sous aucun rapport il n'est possible de procéder à l'infini ; car s'il n'y avait pas de fin dernière, on ne désirerait rien ; aucune action n'arriverait à son terme, et l'intention de l'agent ne pourrait se reposer. Si d'autre part il n'y avait pas de premier terme dans ce qui conduit à la fin, personne ne commencerait d'agir, et le conseil ne pourrait arriver à une conclusion, mais devrait continuer sans fin.
Observons cependant, que là où il
n'y a pas de coordination entre les causes prises comme telles mais une simple
conjonction par accident, rien n'empêche d'admettre l'infini ; car les cause
accidentelles sont indéterminées. Et de cette façon il arrive qu'il y ait
infinité accidentelle dans le fins et dans les moyens qui y mènent.
Solutions :
1. Il est de la nature du
bien que quelque chose découle de lui ; mais non que lui-même découle de
quelque chose. C'est pour quoi, le bien, ayant raison de fin, et le premier
bien étant l'ultime fin, la raison mise en avant ne prouve pas l'absence d'une
fin ultime ; elle tend à ceci seulement que, la fin première étant supposée, on
peut procéder à l'infini en descendant vers les moyens qui procurent cette fin.
En effet, il devrait en être ainsi, à ne considérer que la vertu du bien
premier qui est infinie. Mais comme la diffusion de ce bien se réalise par
l'intelligence, et qu'il appartient à l'intelligence de produire ses effets
sous une forme déterminée, une mesure déterminée se fait aussi reconnaître dans
l'écoulement des biens à partir du premier bien ; et c'est par lui que tous les
autres biens participent de ce pouvoir de diffusion. De la sorte, l'écoulement
des biens ne va pas à l'infini ; mais, comme il est écrit (Sg 11, 21) :
"Dieu a tout disposé avec nombre, poids et mesure."
2. Là où les conceptions
dépendent l'une de l'autre par une coordination essentielle, la raison procède
à partir de principes connus par nature, et progresse à partir de là jusqu'à
tel ou tel terme. Aussi Aristote prouve-t-il que dans les démonstrations
scientifiques on ne peut aller à l'infini ; car dans les démonstrations les
idées se coordonnent selon un ordre essentiel à la preuve, et où l'accident
n'est pas de mise. Mais là où se produit une liaison accidentelle, rien ne
s'oppose à ce que la raison aille sans terme. Ainsi, il est indifférent à une
quantité ou à un nombre préexistant, pris comme tels, qu'on y ajoute une
quantité ou une unité nouvelle, et c'est pourquoi dans de telles choses la
raison peut procéder à l'infini.
3. Quant à cette multiplication des actes par une volonté réfléchissant sur elle-même, elle aussi est accidentelle et sans effet par rapport à l'ordre des fins. Ce qui le montre à l'évidence, c'est qu'à l'égard d'un seul et même acte, la volonté peut indifféremment réfléchir sur elle-même une ou plusieurs fois.
Objections :
1. Il semble possible que
la volonté d'un seul homme se porte à la fois sur plusieurs objets comme sur
ses fins ultimes. S. Augustin dit en effet que certains ont placé la fin ultime
de l'homme en quatre choses : "la volupté, le repos, les biens de la
nature et la vertu".
2. Les choses qui ne
s'opposent pas l'une à l'autre ne s'excluent pas ; or il se trouve autour de
nous bien des choses qui ne sont pas opposées entre elles. Donc si l'une est
prise pour fin ultime de la volonté, les autres ne sont pas exclues pour
autant.
3. Du fait qu'elle met sa
fin ultime en quelque chose, la volonté ne perd pas sa libre puissance. Mais
avant de mettre sa fin ultime en cela, par exemple le plaisir, elle avait pu la
mettre en autre chose, par exemple les richesses. Donc, même après avoir mis sa
fin ultime dans le plaisir, elle peut en même temps mettre sa fin ultime dans
les richesses. Donc il est possible que la volonté d'un seul homme se porte
simultanément sur des objets divers, pris pour fins ultimes.
Cependant :
l'objet en lequel un homme se
repose comme dans sa fin ultime domine ses affections, car il en reçoit des
règles pour toute sa vie. C'est pourquoi il est dit de ceux qui s'adonnent à la
gourmandise : "Ils se font un Dieu de leur ventre" (Ph 3, 19) parce
que dans les délices de ce genre ils mettent leur fin dernière. Or Jésus nous
dit (Mt 6, 24) : "Nul ne peut servir deux maîtres", qui ne seraient
pas subordonnés l'un à l'autre. Donc il est impossible qu'un homme ait
plusieurs fins dernières non subordonnées l'une à l'autre.
Conclusion :
Il est impossible que la volonté d'un même homme se dirige en même temps vers divers objets comme vers des fins ultimes, et l'on peut en donner trois raisons. La première est que chaque être tendant à son propre accomplissement, un homme doit prendre pour fin dernière ce qu'il désire au titre de bien parfait et d'achèvement de son être, ce qui fait dire à S. Augustin : "Nous appelons fin de l'homme non ce qui se détruit pour ne plus être, mais ce qui s'achève pour être pleinement." Il faut donc que la fin dernière comble tellement le désir de l'homme qu'elle ne laisse rien à désirer en dehors d'elle. Ce qui est impossible si quelque chose d'étranger est encore requis à sa perfection. Il est par conséquent impossible que le désir se porte à la fois vers deux choses comme si l'une et l'autre étaient son bien parfait.
Deuxième raison. Dans la démarche de la raison, le principe est un objet naturellement connu ; ainsi dans la démarche de l'appétit rationnel, ou volonté, le principe doit être ce qui est naturellement désiré. Mais cela ne peut être qu'un ; car la nature ne tend qu'à l'un. Et puisque le principe, dans la démarche de l'appétit rationnel, est la fin dernière, il faut que l'objet adopté par la volonté comme une fin dernière soit quelque chose d'un.
Troisième raison. Nous avons
démontré plus hauts, que les actions volontaires prennent leur espèce de la
fin. De la fin ultime, qui est commune, elles doivent donc prendre leur genre,
de même que les choses naturelles sont classées dans leur genre par l'élément
de définition qu'elles ont en commun. Donc, puisque tout ce que désire la
volonté, pris comme tel, appartient au même genre, il faut que la fin ultime
soit une, surtout si l'on considère qu'en chaque genre de choses il y a
toujours un unique principe premier, et que c'est la fin qui joue le rôle de
principe premier, ainsi qu'on l'a dit. D'autre part, le rapport est le même, de
la fin dernière de l'homme en général à tout le genre humain, et de la fin
dernière de tel homme à l'égard de cet homme. Ainsi, la nature donnant à
l'ensemble des hommes une unique fin ultime, il faut que la volonté de tel
homme en particulier s'établisse aussi en une fin dernière unique.
Solutions :
1. Tous ces biens multiples
étaient englobés dans la raison d'un seul bien parfait qu'ils constituaient,
pour ceux qui mettaient en eux leur fin dernière.
2. Sans doute on peut trouver plusieurs choses n'ayant entre elles aucune opposition ; mais il est opposé au bien parfait qu'il y ait en dehors de lui, pour le sujet, une perfection quelconque 3. Le pouvoir de la volonté ne va pas jusqu'à faire que les contraires existent ensemble, ce qui aurait lieu, on l'a vu, si la volonté tendait à divers objets disparates comme à des fins ultimes.
Objections :
1. Ce n'est pas,
semble-t-il, tout ce que l'homme veut, qu'il veut en vue de sa fin ultime. En
effet, ce qu'on dirige vers une fin suprême, c'est ce qu'on appelle les choses
sérieuses, ainsi nommées parce qu'elles sont utiles. Mais on en distingue ce
qui n'est que jeu. Donc, ce que l'homme fait par jeu, il ne l'ordonne pas à la
fin ultime.
2. Aristote dit que les
sciences spéculatives sont recherchées pour elles-mêmes. On ne peut cependant
pas dire que chacune d'elles soit une fin ultime. Donc l'homme ne désire pas
tout ce qu'il désire en vue de la fin ultime.
3. Celui qui dirige une
action vers une fin songe à cette fin. Mais l'homme ne songe pas toujours à la
fin ultime en tout ce qu'il entreprend ou désire. Donc on ne désire et on ne
fait pas tout en vue de la fin ultime.
Cependant :
S. Augustin écrit "Notre bien
suprême est celui pour lequel tout le reste est aimé, tandis que lui est aimé
pour lui-même."
Conclusion :
Tout ce que l'homme veut ou désire, il est nécessaire que ce soit pour sa fin ultime, et deux raisons le montrent. D'abord, tout ce que l'homme désire, il le désire comme un bien, et si ce n'est comme le bien parfait, qui est la fin ultime, il faut que ce soit comme tendant au bien parfait ; car toujours le commencement d'une chose incline vers son achèvement, comme on le voit dans les ouvrages de la nature et dans ceux de l'art. Ainsi, tout commencement de perfection se dirige vers la perfection consommée, réalisée par la fin ultime.
En second lieu, la fin dernière se
comporte, dans le mouvement qu'elle imprime à notre appétit, comme fait le
premier moteur dans les motions d'un autre genre. Or il est manifeste que les
causes secondes motrices n'exercent leur action qu'en étant mues elles-mêmes
par le premier moteur. Ainsi, le désirable second ne peut mouvoir l'appétit
qu'en raison de son rapport avec le désirable premier, qui est la fin ultime.
Solutions :
1. Si ces jeux ne se
proposent pas de fin extrinsèque, ils tendent au bien du sujet, qui y trouve un
plaisir ou un repos. Or le bien de l'homme porté à la perfection, c'est sa fin
ultime.
2. De même, la science
spéculative est recherchée comme un bien pour celui qui la pratique, compris
dans le bien complet et parfait qu'est la fin ultime.
3. Il n'est pas nécessaire pour cela qu'on ait sans cesse à l'esprit la fin ultime, quand on désire ou fait quelque chose. L'influence active d'une intention première visant la fin ultime persiste en chaque mouvement de l'appétit en toute matière, alors même qu'actuellement on ne songe pas à l'ultime fin. Un homme en chemin ne pense pas au terme du voyage à chacun de ses pas.
Objections :
1. Il semble que non. Car
la fin ultime semble être surtout le bien immuable de l'homme. Or certains se
détournent du bien immuable par le péché. Tous les hommes n'ont donc pas la
même fin ultime.
2. Toute la vie de l'homme
se règle sur la fin ultime. Donc, si tous les hommes n'avaient qu'une seule fin
ultime, il s'ensuivrait qu'il n'y aurait pas dans la vie des hommes différents
centres d'intérêts, ce qui est évidemment faux.
3. La fin est le terme de
l'action, et les actions sont le fait des individus. Or, si tous les hommes ont
une même nature spécifique, ils diffèrent cependant par tout ce qui est propre
à l'individu. Ils ne peuvent donc avoir tous une même fin ultime.
Cependant :
S. Augustin écrit : "Tout les
hommes se rejoignent dans le désir d'une fin ultime, qui est la
béatitude."
Conclusion :
On peut parler de deux façons de la
fin ultime, suivant que l'on considère la raison de fin ultime, ou l'objet qui
réalise pour nous cette raison. S'il est question de la raison même, tous les
hommes se rejoignent dans le désir de la fin ultime ; car tous souhaitent voir
se réaliser leur propre accomplissement, et telle est la raison de fin ultime,
nous venons de le dire. Mais quant à l'objet dans lequel cette raison se
trouve, les hommes ne sont plus d'accord touchant la fin ultime. Les uns
désirent comme bien suprême la richesse, d'autres la volupté, ou quoi que ce
soit d'autre. Ainsi une saveur douce est agréable à tous les palais ; mais les
uns préfèrent la douceur du vin, d'autres du miel ou de quelque autre
substance. Toutefois, la douceur qu'on doit juger absolument parlant la plus
délectable est celle où se complaît l'homme de meilleur goût. De même, on doit
considérer comme le bien le plus achevé celui que prend pour suprême fin
l'homme dont l'affectivité est bien réglée.
Solutions :
1. Sans doute le pécheur
s'écarte de l'objet qui réalise vraiment la raison de fin dernière ; mais il
n'en garde pas moins l'intention de cette fin, qu'il cherche à tort dans
d'autres choses.
2. Il y a dans la vie
différents centres d'intérêts, à cause des objets divers dans lesquels on
recherche la raison de souverain bien.
3. Si les actions sont le fait des individus, pourtant le principe premier de l'action est donné par la nature, qui tend à l'un, ainsi que nous l'avons dit.
Objections :
1. On pourrait croire que
la fin de toutes les créatures coïncide avec la fin humaine ; car la fin répond
au principe, et Dieu, principe de l'homme, est aussi le principe de tout le
reste.
2. Denys écrit : "Dieu
ramène à lui toutes choses comme vers leur fin ultime." Or, lui-même est
la fin de l'homme appelé à ne jouir que de Dieu. Donc, la fin ultime de l'homme
est commune à toutes les autres créatures.
3. La fin ultime de l'homme
est objet de volonté. Or l'objet de la volonté est le bien universel, fin
commune de tous les êtres.
Cependant :
la fin ultime de l'homme est la
béatitude, que tous désirent, selon S. Augustin. Mais, dit-il aussi, "il
n'appartient pas aux animaux privés de raison de goûter la béatitude" :
c'est donc que les autres créatures n'ont pas en commun la fin ultime de
l'homme.
Conclusion :
D'après le Philosophe, la fin s'envisage sous un double aspect : comme objet et comme acte, c'est-à-dire quant à la chose en laquelle se réalise la raison de bien, et quant à l'acquisition ou l'usage qu'on en fait. Ainsi l'on dira que la fin du mouvement, pour le corps lourd, est le lieu bas comme réalité atteinte, ou, comme usage, le fait d'être en bas. Ou bien encore que la fin de l'avare, c'est l'argent, comme chose, ou la possession de l'argent, comme usage. Donc, si nous parlons de la fin ultime de l'homme quant à la réalité même qui est sa fin, alors tous les autres êtres rejoignent l'homme dans la même fin ultime ; car Dieu, fin ultime de l'homme, l'est aussi de tous les autres êtres. Mais si nous parlons de la fin ultime quant à l'obtention de cette fin, en ce cas les créatures privées de raison ne participent pas à la fin humaine. Car l'homme et les autres créatures raisonnables atteignent leur fin ultime par la connaissance et l'amour de Dieu, ce qui n'appartient pas aux créatures inférieures. Celles-ci parviennent à leur fin ultime en participant, chacune à sa manière, d'une certaine ressemblance avec Dieu, pour autant qu'elles existent, qu'elles vivent, ou même sont douées de connaissance.
Par là devient évidente la réponse aux objections ; car le mot béatitude signifie proprement l'acquisition de la fin ultime.
LA BÉATITUDE DE L'HOMME
Il faut traiter maintenant de la
béatitude. I. En quels biens consiste-t-elle (Question 2) ? - II. Quelle est
son essence (Question 3-4) ? - III. Comment pouvons-nous l'acquérir (Question 5)
?
1. La béatitude consiste-t-elle dans les richesses ? - 2. Dans les
honneurs ? - 3. Dans la renommée ou la gloire ? - 4. Dans la puissance ? - 5.
Dans quelque bien du corps ? - 6. Dans le plaisir ? - 7. Dans quelque bien de
l'âme ? - 8. Dans quelque bien créé ?
Objections :
1. On pourrait penser que la béatitude de l'homme consiste dans les
richesses. En effet, la béatitude étant la fin ultime de l'homme, elle doit
consister en ce qui occupe le premier rang dans ses désirs. Or telles sont les
richesses, car "à l'argent tout obéit", dit l'Ecclésiaste (10, 19).
2. D'après Boèce la béatitude est "un état parfait grâce au
rassemblement de tous les biens". Mais il semble qu'on puisse tout
posséder avec de l'argent. Le Philosophe le suggère quand il dit que la monnaie
a été inventée comme une caution pour avoir tout ce que l'homme veut.
3. Le désir du souverain bien, qui n'abdique jamais, semble être infini.
Or ceci appartient éminemment aux richesses ; car il est dit dans l'Ecclésiaste
(5, 9) : "Celui qui aime l'argent ne sera pas rassasié par l'argent."
Cependant
:
le bien de l'homme doit consister à conserver la béatitude plutôt qu'à
la laisser échapper. Or, dit Boèce, "les richesses brillent davantage à se
répandre qu'à s'entasser ; car l'avarice rend les riches odieux, et la
générosité les rend illustres". Donc la béatitude ne consiste pas dans les
richesses.
Conclusion
:
Le Philosophe distingue deux sortes de richesses : les richesses naturelles et les richesses artificielles. Les premières servent à l'homme pour subvenir aux besoins de sa nature : tels sont les aliments, les vêtements, les moyens de transport, les habitations, etc. Par les secondes, comme les monnaies, la nature ne reçoit directement aucun secours ; mais l'ingéniosité humaine les a créées pour la facilité des échanges, de telle sorte qu'elles servent à évaluer les biens qui se vendent.
Or il est manifeste que les richesses naturelles ne sauraient constituer la béatitude de l'homme, car elles ne sont recherchées que pour le soutien de la nature et ne peuvent donc prétendre être sa fin ultime. Bien plutôt, ce sont elles qui sont ordonnées à l'homme comme à leur propre fin. Aussi, dans l'ordre de la nature, tous les biens de ce genre sont-ils au-dessous de l'homme et créés pour lui, selon ces paroles du Psaume (8, 8) : "Tu as tout placé sous ses pieds."
Quant aux richesses artificielles, on ne les recherche qu'en vue des
richesses naturelles ; on ne les rechercherait pas, si l'on ne se proposait
d'acheter grâce à elles ce qui est nécessaire à la vie. Moins encore
peuvent-elles donc avoir le caractère d'une fin ultime. Il est donc impossible
que la béatitude, qui est la fin suprême de l'homme, consiste dans les
richesses.
Solutions
:
1. Toutes les choses corporelles obéissent à l'argent, du moins pour la
multitude des sots, qui ne connaissent rien en dehors de ces biens corporels
qu'ils peuvent acquérir par leur argent. Or, on ne doit pas chercher un
jugement sur les biens de l'homme auprès des sots, mais auprès des sages, de
même que l'on consulte, pour juger des saveurs, ceux qui ont le goût juste.
2. On dit que l'argent procure tout : oui, ce qui peut se vendre ; mais
les choses spirituelles ne peuvent pas se vendre. "Que sert-il à l'insensé
d'avoir des richesses, dit l'Écriture (Pr 17, 16), puisqu'il ne peut acheter la
sagesse ?"
3. L'appétit des richesses naturelles n'est pas infini car, dans une mesure limitée, elles suffisent à la nature. Mais l'appétit des richesses artificielles n'a pas de bornes, car il est au service d'une convoitise désordonnée, qui est sans mesure, comme l'observe le Philosophe. Autre est néanmoins le désir infini des richesses, autre celui du souverain bien. Plus celui-ci est possédé, plus il est aimé et plus tout le reste est méprisé, car en le possédant davantage on le connaît mieux, selon cette parole de l'Ecclésiastique (24, 21) : "Ceux qui se nourrissent de moi auront encore faim." Mais pour l'appétit des richesses et de tous les biens temporels, c'est le contraire : dès qu'on les possède, on les méprise et on désire autre chose. C'est le sens de cette parole du Seigneur (Jn 4, 13) : "Celui qui boit de cette eau", symbole des biens temporels, "aura encore soif". Et cela parce que l'on connaît mieux leur insuffisance lorsqu'on les possède. Ce fait même montre leur imperfection, et que le souverain bien ne se trouve pas là.
Objections
:
1. Il semble que oui, car "la béatitude ou félicité, est, d'après le
Philosophe la récompense de la vertu". Or, toujours d'après le Philosophe
"c'est l'honneur qui semble être la plus digne récompense de la
vertu". C'est donc dans l'honneur que consiste principalement la
béatitude.
2. Ce qui convient à Dieu et aux êtres les plus parfaits, voilà ce qui
semble bien être la béatitude, puisque celle-ci est un bien parfait. Or tel est
l'honneur, au témoignage du Philosophe et aussi de l'Apôtre, disant : "A
Dieu seul l'honneur et la gloire" (1 Tm 1, 17).
3. Ce qui est désiré souverainement par les hommes, c'est la béatitude. Or
rien ne paraît plus désirable que l'honneur, car les hommes souffrent la perte
de tous les autres biens, plutôt qu'une atteinte à leur honneur. C'est donc
qu'ils y voient la béatitude.
Cependant
:
la béatitude est dans le bienheureux. Or, dit le Philosophe, l'honneur
n'est pas dans l'homme honoré, mais plutôt dans celui qui l'honore et lui rend
hommage. Donc la béatitude ne consiste pas dans l'honneur.
Conclusion
:
Il est impossible que la béatitude consiste dans l'honneur. Car
celui-ci est accordé à quelqu'un en raison de quelque supériorité qu'il
possède, et ainsi il est un signe et comme un témoignage de l'excellence qui se
trouve dans l'être honoré. Or la supériorité humaine, c'est la béatitude même,
qui est le bien parfait de l'homme ou quelqu'une de ses participations. Il s'ensuit
que l'honneur peut bien découler de la béatitude, mais ne saurait la constituer
comme étant son principe.
Solutions
:
1. L'honneur n'est pas la récompense en vue de quoi les hommes vertueux
agissent ; mais l'honneur leur vient des hommes parce que ceux-ci ne peuvent
leur offrir rien de meilleur. Quant à la vraie récompense de la vertu, c'est la
béatitude même, et c'est pour cette fin-là que les hommes vertueux agissent.
S'ils agissaient en vue de l'honneur, ils feraient acte d'ambition et non de
vertu.
2. L'honneur est dû à Dieu et aux êtres excellents ; mais comme un
témoignage, et ce n'est pas l'honneur même qui les rend excellents.
3. Si les hommes désirent tellement être honorés, comme on l'observe justement, cela tient au désir qu'ils ont naturellement de la béatitude elle-même, dont l'honneur est le signe. Aussi veulent-ils être honorés surtout des sages, dont le jugement les rassure touchant leur excellence et leur félicité.
Objections
:
1. Il semble bien, car la béatitude paraît consister en ce que les saints
reçoivent la récompense des épreuves qu'ils souffrent en ce monde. Telle est
leur gloire, selon l'Apôtre (Rm 8, 18) : "Les souffrances d'ici-bas ne
sont pas comparables à la gloire future qui se révélera en nous." Donc la
béatitude consiste dans la gloire.
2. D'après Denys le bien a tendance à se répandre ; or c'est principalement
par la gloire, que le bien humain se répand et parvient à la connaissance des
autres ; car la gloire, dit S. Ambroise, n'est rien d'autre qu'une
"notoriété éclatante accompagnée de louange". C'est donc que la
béatitude consiste en la gloire.
3. La béatitude étant le plus stable des biens, est apparentée, de ce
fait, à la renommée et à la gloire, qui confèrent aux hommes une sorte
d'éternité. "Vous semblez, écrit Boèce, agrandir votre immortalité, quand
vous songez à votre renommée dans le siècle futur."
Cependant
:
la béatitude est pour l'homme un bien véritable ; or il arrive que la
renommée ou la gloire soit fausse. "Plusieurs, dit encore Boèce, attachent
souvent aux fausses opinions du vulgaire la gloire d'un grand nom. Et que
peut-on concevoir de plus honteux ? Car ceux qui sont ainsi faussement célébrés
ne se sentent-ils pas forcés de rougir eux-mêmes des louanges ?" La
béatitude ne peut donc consister dans la renommée et la gloire de l'homme.
Conclusion
:
Il est impossible que la béatitude consiste en la renommée ou la gloire. Car si la gloire se définit, comme le veut S. Ambroise, "une notoriété éclatante accompagnée de louange", il convient d'observer qu'une chose connue est dans un rapport tout différent avec la connaissance humaine et avec la connaissance divine. En effet, la connaissance humaine est causée par les choses connues ; au contraire, la connaissance divine est la cause des choses connues. Il s'ensuit que la perfection du bien humain, appelée béatitude, ne peut être causée par la connaissance humaine ; c'est bien plutôt la connaissance humaine relative à la béatitude de quelqu'un qui découle de cette béatitude, commencée ou parfaite, et qui est d'une certaine façon causée par elle. Ce n'est donc pas dans la renommée ou la gloire qu'on peut faire consister la béatitude.
Mais le bien de l'homme dépend, comme de sa cause, de la connaissance que Dieu a de lui. C'est pourquoi, de la gloire que l'homme possède en Dieu, sa béatitude dépendra comme de sa cause, selon le Psaume (91, 15) : "je le délivrerai et le glorifierai ; je le rassasierai de longs jours et je lui ferai voir mon salut."
Il faut en outre observer que la connaissance humaine se trompe
souvent, surtout quant aux faits singuliers et contingents, comme sont les
actes humains. Aussi la gloire humaine est-elle souvent trompeuse. Comme Dieu,
au contraire, ne peut se tromper, la gloire qu'il confère est toujours vraie,
ce qui fait dire à l'Apôtre (2 Co 10, 18) : "Celui-là est un homme
éprouvé, que le Seigneur recommande."
Solutions
:
1. L'Apôtre ne parle pas là de la gloire que confèrent les hommes, mais de
celle que Dieu accorde en présence de ses anges. C'est ce qui est dit aussi
dans S. Marc (8, 38) : "Le Fils de l'homme lui rendra témoignage quand il
viendra dans la gloire de son Père en présence de ses anges."
2. Il est vrai que, par la renommée et la gloire, le bien de tel humain se
répand dans la connaissance de beaucoup d'autres ; mais si cette connaissance
est vraie, elle dérive du bien qui existe chez cet homme lui-même, et ainsi
elle présuppose, loin de la constituer, la béatitude parfaite ou commencée. Si
cette connaissance est fausse, elle ne concorde pas avec la réalité, et il n'y
a donc pas de bien dans celui que l'on célèbre de la sorte. D'aucune façon la
renommée ne peut rendre l'homme heureux.
3. Quant à la stabilité, chacun sait que la renommée n'en a aucune et qu'une fausse rumeur suffit à la détruire. Si parfois elle demeure stable, c'est par accident. Mais la béatitude est stable par elle-même et toujours.
Objections
:
1. Il semble que oui, car toutes choses tendent à s'assimiler à Dieu,
comme à leur fin ultime et à leur principe premier. Or les hommes qui exercent
le pouvoir semblent offrir, du fait de ce pouvoir, un trait de ressemblance
particulière avec Dieu, tellement que l'Écriture les appelle des dieux, disant,
en parlant des princes du peuple (Ex 22, 27 Vg) : "Tu ne rabaisseras pas
les dieux." Donc la béatitude consiste en la puissance.
2. La béatitude est un bien parfait ; or il appartient à une éminente
perfection de pouvoir régir même les autres, comme c'est le cas de ceux qui
sont constitués en puissance.
3. Du fait qu'elle est éminemment désirable, la béatitude doit être le
contraire de ce que les hommes ont avant tout à redouter. Or les hommes
redoutent plus que tout l'esclavage, à l'opposé de la puissance. C'est donc que
la béatitude consiste en la puissance.
Cependant
:
la béatitude est un bien parfait, et la puissance est chose
souverainement imparfaite. Comme dit Boèce : "La puissance humaine ne peut
éviter ni la morsure des soucis, ni l'aiguillon des craintes." Et il
ajoute : "Le trouves-tu puissant, celui qui s'entoure de gardes et qui,
devant les gens qu'il terrifie, est apeuré plus qu'eux ?"
Conclusion
:
Deux raisons s'opposent à ce que la béatitude consiste en la puissance. La première est que la puissance a raison de principe, selon le Philosophe, et que la béatitude a raison de fin ultime. La seconde est que la puissance se rapporte indifféremment au bien et au mal, alors que la béatitude est le bien propre et parfait de l'homme. Donc, la béatitude pourrait consister dans le bon usage de la puissance, qui est l'effet de la vertu, plutôt que dans la puissance elle-même.
En généralisant, on peut avancer quatre raisons pour lesquelles la
béatitude ne peut consister en aucun des biens extérieurs mis jusqu'ici en
cause. 1° La béatitude, souverain bien de l'homme, ne souffre le mélange
d'aucun mal. Or les biens mentionnés peuvent se rencontrer chez les hommes bons
et chez les hommes mauvais. - 2° La béatitude ayant pour caractère essentiel
d'être un bien "suffisant par soi-même", d'après Aristote il est
nécessaire, une fois la béatitude possédée, que l'homme ne manque d'aucun bien
nécessaire. Or, qu'on obtienne les biens mentionnés, beaucoup d'autres biens
nécessaires pourront encore manquer, par exemple la sagesse, la santé
corporelle, etc. - 3° La béatitude étant un bien parfait ne peut être pour
personne la cause d'un mal, et ce n'est pas le cas des biens susdits, car il
est dit dans l'Ecclésiaste (5, 12) que les richesses "sont parfois
conservées pour le malheur de leur maître". Et il en est de même des trois
autres. - 4° L'homme doit être dirigé vers la béatitude par des principes
inhérents à sa nature, puisque c'est naturellement qu'il s'y oriente. Or les
biens mentionnés sont l'effet de causes extérieures, et le plus souvent de la
fortune, ce qui les fait appeler précisément les biens de la fortune. Il est
donc évident que d'aucune façon ces biens-là ne peuvent constituer la
béatitude.
Solutions
:
1. La puissance nous assimile à Dieu d'une certaine manière ; mais il y a
une différence essentielle. La puissance divine est identique à sa bonté, en
raison de quoi l'emploi que Dieu fait de sa puissance est nécessairement bon.
Mais cela ne se trouve pas chez les hommes, et c'est pourquoi il ne suffit pas
à la béatitude des hommes qu'ils soient assimilés à Dieu par la puissance,
s'ils ne lui sont en outre assimilés par la bonté.
2. Autant il est excellent d'user bien de la puissance dans le
gouvernement d'un grand nombre, autant il est mauvais d'en user mal. C'est
ainsi que la puissance peut conduire indifféremment au bien ou au mal.
3. Quant à la servitude, les hommes la fuient naturellement parce qu'elle est un empêchement au bon usage de la puissance, mais non pas dans ce sentiment que la puissance soit un souverain bien.
Objections
:
1. Il semble que oui, car il est dit dans l'Ecclésiastique (30, 16) :
"Il n'y a pas de richesse préférable à la santé du corps." Mais la
béatitude consiste dans ce qui est le meilleur. Donc elle consiste en la santé
du corps.
2. D'après Denys, exister est meilleur que vivre, et vivre meilleur que
tout ce qui s'ensuit. Or, pour exister et pour vivre, il faut sauver son corps.
Donc, puisque la béatitude est le souverain bien de l'homme, il semble que la santé
du corps appartienne souverainement à la béatitude.
3. Plus une chose est commune, plus élevé est le principe auquel elle se
rattache, car une cause supérieure étend toujours ses effets plus loin. D'autre
part, si la causalité efficiente s'exerce par influence, la causalité finale
s'exerce en vertu de l'appétit. Donc, puisque la première cause efficiente est
celle qui influe sur tous les êtres, ainsi la fin ultime est celle qui est
désirée par tous les êtres. Or l'existence est ce qui est souverainement désiré
de tous les êtres ; donc la béatitude de l'homme consiste principalement dans
ce qui a rapport à l'existence de l'homme, comme la santé de son corps.
Cependant
:
quant à la béatitude, l'homme est supérieur à tous les autres animaux.
Mais quant aux biens du corps il est dépassé par beaucoup d'entre eux, en
longévité par l'éléphant, en force par le lion, en vitesse par le cerf, etc. La
béatitude de l'homme ne peut donc pas consister dans les biens du corps.
Conclusion
:
Pour deux raisons il est impossible que la béatitude de l'homme consiste dans les biens du corps. Tout d'abord, quand une chose est ordonnée à une autre comme à sa fin, il est impossible que la fin ultime de cette même chose soit sa propre conservation dans l'être. Aussi le pilote n'a-t-il pas pour but dernier la conservation de son navire, celui-ci étant fait pour une autre fin, qui est de naviguer. Or, de même que le navire est remis à la direction du pilote, ainsi l'homme est-il confié à sa propre raison et à sa volonté, selon l'Ecclésiastique (15, 14) : "Au commencement, Dieu a créé l'homme et l'a laissé dans la main de son conseil." Mais il est évident que l'homme a une autre fin que lui-même, n'étant pas le souverain bien. Il est donc impossible que la fin ultime de la raison et de la volonté humaines ne consiste qu'en la conservation de l'être humain.
Ensuite, en admettant que la fin de la raison et de la volonté humaines
ne consiste qu'en la conservation de l'être humain, on ne pourrait pas dire
pour autant que la fin de l'homme est un bien du corps. L'être humain, en
effet, consiste à la fois dans l'âme et dans le corps, et bien que l'être du
corps dépende de l'âme, l'être de l'âme ne dépend pas du corps, ainsi que nous
l'avons fait voir précédemment. En outre, le corps est fait pour l'âme comme la
matière est faite pour la forme et les instruments pour leur moteur, afin que
par cette matière et ces instruments elle exerce ses opérations à elle. Ainsi,
tous les biens du corps ont pour fin les biens de l'âme, et il est donc impossible
que la béatitude, fin ultime de l'homme, consiste dans les biens du corps.
Solutions
:
1. De même que le corps est ordonné à l'âme comme à sa fin, de même les
biens extérieurs au bien du corps. Et c'est pourquoi il est raisonnable que le
bien du corps soit préféré aux biens extérieurs, symbolisés par l'argent, de
même que le bien de l'âme est préféré à tous les biens du corps.
2. L'être pris absolument, comme incluant en soi toute perfection de
l'existence, est évidemment supérieur à la vie et à tout ce qui peut la suivre,
puisqu'en ce sens-là l'être possède d'avance en lui-même tout ce qu'on dit
venir après lui. Or c'est en ce sens-là que Denys en parle. Mais si l'on
considère l'être quant à ses participations en telle ou telle réalité
particulière, où ne se trouve pas rassemblée toute la perfection de l'être,
mais qui ont un être imparfait, comme celui de toute créature, alors il est
clair que l'être dont on parle, si l'on y ajoute une perfection nouvelle,
devient supérieur. Aussi Denys affirme-t-il dans le même passage que les
vivants sont meilleurs que les simples existants, et les êtres intelligents
meilleurs que les vivants.
3. Il est vrai que la fin répond au principe et que par là on peut prouver que la fin ultime de toutes choses est le premier principe des êtres, en qui réside toute perfection d'existence. Et de cet être premier tous les autres poursuivent la ressemblance, chacun selon son degré de perfection, les uns quant à l'existence seulement, d'autres selon qu'ils ont la vie, d'autres enfin sous la forme d'un être vivant, intelligent et bienheureux. Et c'est le fait d'un petit nombre.
Objections
:
1. Il semble bien, car la béatitude étant une fin dernière, elle n'est pas
recherchée pour autre chose, mais tout le reste à cause d'elle. Or cela
convient éminemment au plaisir, tellement qu'Aristote a pu écrire : "Il
est ridicule de demander à quelqu'un pourquoi il veut avoir du plaisir."
Donc la béatitude consiste surtout dans le plaisir et la délectation.
2. Il est dit au livre Des Causes que la cause première s'imprime dans son
effet avec plus de puissance que la cause seconde. Or l'influence de la fin
s'exerce par le désir qu'on en a. Donc cela semble avoir raison de fin ultime,
qui actionne davantage l'appétit. C'est le cas du plaisir, et le signe en est
que la délectation absorbe à ce point la volonté et la raison de l'homme, qu'elle
lui fait mépriser tous les autres biens. Donc il apparaît que la fin ultime de
l'homme, qui est la béatitude, consiste surtout dans le plaisir.
3. Le désir concernant le bien, ce que tous les êtres désirent semble être
le meilleur. Or tous les êtres désirent la jouissance : les sages, les
insensés, et aussi les êtres sans raison. La jouissance est donc ce qu'il y a
de meilleur, et c'est en elle que le souverain bien consiste.
Cependant
:
Boèce écrit : "Les voluptés ont toujours de tristes fins, et
quiconque voudra se souvenir de ses propres passions le comprendra. S'il était
en leur pouvoir de nous rendre bienheureux, il n'y aurait pas de raison pour ne
pas dire bienheureuses les bêtes elles-mêmes."
Conclusion
:
Il faut remarquer que "si les délectations corporelles ont accaparé pour ainsi dire le nom de voluptés", c'est, comme l'observe Aristote, "parce qu'elles sont à la portée du grand nombre", alors que d'autres délectations sont pourtant bien supérieures. Mais en celles-ci non plus, on ne saurait faire consister principalement la béatitude.
En chaque chose, il faut distinguer ce qui appartient à son essence, et ce qui est son accident propre. Ainsi, chez l'homme, autre est sa qualité d'animal raisonnable mortel, autre la faculté de rire. Or toute délectation est comme l'accident propre consécutif à la béatitude ou à quelqu'une de ses parties intégrantes. En effet, on éprouve de la délectation parce qu'on est gratifié de quelque bien qui convient et qu'on possède soit en réalité, soit en espérance, ou tout au moins en mémoire. Or un bien qui convient, s'il est parfait, coïncide avec la béatitude ; s'il est imparfait, il en est une participation, ou prochaine, ou éloignée, ou tout au moins apparente. Il est par là manifeste que même la délectation consécutive au bien parfait ne peut constituer l'essence même de la béatitude ; elle est quelque chose de dérivé, par manière d'accident inséparable et propre.
Quant à la volupté corporelle, même de cette façon elle ne peut découler du bien parfait. Elle résulte en effet d'un bien qu'appréhende le sens, faculté de l'âme qui utilise le corps. Or un bien relatif au corps, un bien appréhendé par le sens ne peut être le bien humain parfait ; car l'âme raisonnable dépasse en ampleur la matière corporelle, et la part de l'âme qui est indépendante de tout organe corporel a une sorte d'infinité par rapport au corps et aux parties de l'âme liées au corps. C'est ainsi que les réalités invisibles sont quasi infinies au regard des réalités matérielles. Et la raison en est que la forme est en quelque sorte contractée et réduite par la matière, de telle sorte qu'une forme dégagée de la matière est d'une certaine manière infinie. De là vient que le sens, faculté corporelle, a pour objet de connaissance le singulier, qui est limité par la matière. Au contraire, l'intellect, activité dégagée de la matière, connaît l'universel qui est lui-même abstrait de la matière et qui tient sous sa dépendance une infinité de singuliers.
Il est ainsi évident que le bien qui convient au corps et qui, par
l'appréhension des sens, cause la délectation corporelle, n'est pas le bien
parfait de l'homme, mais quelque chose d'infime par rapport au bien de l'âme.
C'est pourquoi, selon la Sagesse (7, 9), "tout l'or du monde n'est qu'un
peu de sable en comparaison de la sagesse". On le voit donc, dans la
volupté corporelle on ne peut découvrir ni la béatitude, ni même un accident
propre de la béatitude.
Solutions
:
1. C'est pour la même raison qu'on désire le bien et qu'on désire la
délectation, qui n'est autre chose que le repos de l'appétit dans le bien ;
ainsi la même propriété naturelle porte le corps lourd en bas et le fait s'y
tenir en repos. Donc, de même que le bien est désiré pour lui-même, la
délectation est aussi désirée pour elle-même et non pour autre chose, si le mot
"pour" désigne la cause finale. Mais s'il désigne une cause formelle,
ou plus encore, une cause agente , alors la délectation est désirée pour autre
chose, à savoir le bien qui est l'objet de la délectation, par suite de son principe,
et qui lui donne sa forme. Car si la délectation est désirée, elle le tient de
ce qu'elle est un repos dans le bien désiré.
2. L'appétit violent de délectations sensibles provient de ce que les
opérations des sens, point de départ de notre connaissance, sont pour ce motif
plus perceptibles. C'est pour cela aussi que les délectations des sens sont
recherchées du grand nombre.
3. Tous recherchent la délectation de la façon dont ils désirent le bien. Et pourtant, ils désirent la délectation en raison du bien, et non inversement, ainsi que nous l'avons dit. Il ne s'ensuit donc pas que la délectation soit le plus grand des biens, et soit un bien en soi ; mais que chaque délectation accompagne un certain bien, et qu'une certaine délectation accompagne ce qui est par soi le plus grand des biens.
Objections
:
1. Cela semble évident, car la béatitude est un bien de l'homme. Or le
bien de l'homme se divise en trois : les biens extérieurs, les biens du corps
et les biens de l'âme. Puisqu'il a été démontré que la béatitude ne consiste ni
dans les biens extérieurs, ni dans les biens du corps, il ne reste que les
biens de l'âme.
2. Nous aimons l'être à qui nous souhaitons un bien plus que nous n'aimons
ce bien lui-même ; ainsi aimons-nous l'ami à qui nous souhaitons de l'argent
plus que nous n'aimons l'argent. Mais chacun se souhaite à soi-même tout bien ;
donc il se préfère à tous les autres biens. Or la béatitude est aimée
par-dessus tout, puisque c'est à cause d'elle que tout le reste est aimé et
désiré. Donc la béatitude consiste en quelque bien de l'homme lui-même, et
puisque ce n'est pas dans les biens du corps, il faut que ce soit dans les
biens de l'âme.
3. La perfection est quelque chose qui appartient à l'être perfectionné.
Or la béatitude est une perfection de l'homme. Elle est donc quelque chose de
l'homme. N'étant pas quelque chose du corps, comme on l'a montré, elle est
nécessairement quelque chose de l'âme. Et ainsi la béatitude consiste dans les
biens de l'âme.
Cependant
:
S. Augustin nous dit : "Ce qui constitue la vie bienheureuse doit
être aimé pour soi-même." Or l'homme ne doit pas être aimé pour lui-même,
mais tout ce qui est dans l'homme doit être aimé pour Dieu. Donc la béatitude
ne consiste en aucun bien de l'âme.
Conclusion
:
Comme on l'a dit plus haut, le mot fin comporte deux acceptions. On peut appeler ainsi la chose même que nous désirons obtenir, ou bien l'usage, l'obtention ou la possession de cette chose. Donc, si nous parlons de la fin ultime de l'homme quant à la chose même que nous désirons comme fin ultime, il est impossible que la fin ultime de l'homme soit l'âme elle-même ou quelque chose de l'âme. En effet, l'âme elle-même, considérée en soi, est une nature en puissance, puisqu'elle passe de la puissance de savoir à l'acte de savoir, de la puissance vertueuse à l'acte vertueux. Et comme la puissance existe en vue de l'acte qui lui apporte son achèvement, il est impossible que ce qui n'existe par soi-même qu'en puissance ait raison de fin ultime. Il est donc impossible que l'âme elle-même soit la fin ultime d'elle-même. Mais pas davantage quelque chose d'elle, que ce soit une puissance, un habitus ou un acte. En effet, le bien qui est la fin ultime est un bien parfait et comblant notre appétit de bien. D'autre part, chez l'homme, l'appétit que nous appelons volonté a pour objet le bien universel. Or, tout bien, parmi ceux qui sont inhérents à l'âme, est un bien participé et en conséquence particularisé. Il est donc impossible que l'un de ses biens soit la fin ultime de l'homme.
Si maintenant nous parlons de la fin humaine en comprenant par là
l'obtention, la possession ou un usage quelconque de ce qui est désiré comme
fin, alors il y a quelque chose de l'âme humaine qui appartient à la fin
dernière, car c'est bien par l'âme que l'homme atteint sa béatitude Ainsi, la
chose même qui est désirée comme fin est ce qui constitue la béatitude et qui
rend son possesseur bienheureux, tandis que la conquête de cette chose est
appelée béatitude. Concluons donc : la béatitude est quelque chose de l'âme,
mais ce qui la constitue est quelque chose hors de l'âme.
Solutions
:
1. Si, sous cette division, on entend ranger tous les biens qui se
présentent à l'homme comme désirables, on doit appeler biens de l'âme non
seulement la puissance, l'habitus ou l'acte, mais encore leur objet, qui est en
dehors d'elle. Et en ce sens, rien n'empêche de dire que ce qui constitue la
béatitude est quelque chose de l'âme.
2. En ce qui concerne notre propos, il faut dire que la béatitude est
aimée par-dessus tout, comme un bien que l'on désire. Un ami au contraire est
aimé comme une personne en faveur de qui l'on désire du bien, et de cette façon
aussi l'homme s'aime lui-même. Mais on voit que la nature de l'amour n'est pas
la même dans les deux cas. Quant à savoir si d'un amour d'amitié l'homme aime
quelque chose plus que lui-même, c'est ce qu'il y aura lieu de nous demander
quand nous traiterons de la charité.
3. La béatitude elle-même étant la perfection de l'âme, est un bien inhérent à l'âme. Mais ce en quoi la béatitude consiste, c'est-à-dire ce qui rend bienheureux, cela est hors de l'âme.
Objections
:
1. Il semble bien, car, d'après Denys la sagesse divine a "conjoint
les extrémités des premiers êtres aux principes des seconds", d'où l'on
peut tirer que la suprême élévation de la nature inférieure est d'atteindre au
plus bas de la nature supérieure. Or le bien suprême de l'homme est la
béatitude. Donc, puisque l'ange est au-dessus de l'homme dans l'ordre de la
nature, ainsi qu'on l'a vu dans la première Partie, il semble que la béatitude
de l'homme consiste en ce que d'une certaine façon il atteigne à l'ange.
2. La fin ultime de chaque chose est dans ce qui la parfait, d'où il suit
que la partie existe en vue du tout comme en vue de sa fin. Mais toute
1'universalité des créatures, qu'on appelle le "macrocosme", est, par
rapport à l'homme, appelé "microcosme" par Aristote, comme le parfait
par rapport à l'imparfait. Donc la béatitude de l'homme consiste en
1'universalité des créatures.
3. Ce qui rend l'homme heureux, c'est l'objet où son désir naturel trouve
le repos. Mais le désir de l'homme ne s'étend pas à un bien plus grand que
celui qu'il peut embrasser. Donc, puisque l'homme n'a pas une capacité à
l'égard du bien qui excède les limites de toute créature, il semble qu'il
puisse trouver son bonheur dans un bien créé.
Cependant
:
S. Augustin écrit : "De même que l'âme est la vie de la chair,
ainsi Dieu est la vie heureuse de l'homme", et le Psaume (144, 15) :
"Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu."
Conclusion
:
Il est impossible que la béatitude de l'homme consiste en un bien créé.
En effet, la béatitude est un bien parfait, capable d'apaiser entièrement le
désir, sans quoi, et s'il restait encore quelque chose à désirer, elle ne
pourrait être la fin ultime. Or l'objet de la volonté, faculté du désir humain,
est le bien universel, de même que l'objet de l'intellect est le vrai
universel. D'où il est évident que rien ne peut apaiser la volonté humaine hors
le bien universel. Celui-ci ne se trouve réalisé en aucune créature, mais
seulement en Dieu ; car toute créature ne possède qu'une bonté participée-
Ainsi Dieu seul peut combler la volonté de l'homme, selon ces paroles du Psaume
(103, 5) : "C'est lui qui rassasie tes désirs en te comblant de
biens." C'est donc en Dieu seul que consiste la béatitude de l'homme.
Solutions
:
1. Le plus haut état de l'homme touche au plus bas degré de la nature
angélique par une certaine ressemblance ; mais l'homme ne s'arrête pas là comme
dans sa fin ultime ; il remonte jusqu'à la source universelle du bien, qui est
le commun objet de béatitude de tous les bienheureux, au titre de bien infini
et parfait.
2. Si un tout n'est pas une fin ultime, mais est ordonné à une fin
ultérieure, la fin ultime de l'une de ses parties ne peut pas être ce tout,
mais quelque chose d'autre. Or 1'universalité des créatures, à laquelle l'homme
se rapporte comme la partie au tout, n'est pas une fin ultime, mais elle est
ordonnée à Dieu comme à sa fin ultime. Donc le bien que représente l'univers
n'est pas l'ultime fin de l'homme, celle-ci est Dieu lui-même.
3. Le bien créé n'est pas moindre que le bien dont l'homme est capable comme d'un bien intérieur à lui et inhérent à son être. Mais il est moindre que le bien dont l'homme est capable à titre d'objet, car celui-ci est infini, alors que le bien participé par l'ange ou par l'univers entier est un bien fini et restreint.
Demandons-nous maintenant ce qu'est la béatitude (Question 3) ; puis
quels compléments lui sont indispensables (Question 4).
1. La béatitude est-elle une
réalité incréée ? - 2. Si elle est une réalité créée, est-elle une activité ? -
3. Est-elle une activité de la partie sensible de l'âme, ou seulement de sa
partie intellectuelle ? - 4. Si elle est une activité de la partie
intellectuelle, est-elle une activité de l'intellect ou bien de la volonté ? -
5. Est-elle une opération de l'intellect spéculatif ou de l'intellect pratique
? - 6. Si elle est une activité de l'intellect spéculatif, consiste-t-elle dans
l'étude des sciences spéculatives ? - 7. Consiste-t-elle dans la connaissance
des substances séparées, c'est-à-dire des anges ? - 8. Consiste-t-elle en la
seule contemplation de Dieu, par laquelle il est vu dans son essence ?
Objections :
1. Il semble que oui,
puisque Boèce a écrit : "Il faut nécessairement reconnaître que Dieu est
la béatitude même."
2. La béatitude est le
souverain bien. Or être le souverain bien, cela convient à Dieu, et puisqu'il
ne peut y avoir plusieurs souverains biens, il semble que la béatitude soit identique
à Dieu.
3. La béatitude est la fin
ultime à laquelle la volonté humaine tend naturellement comme à sa fin. Mais la
volonté humaine ne doit tendre comme à sa fin à rien d'autre que Dieu, de qui
seul nous devons jouir, dit S. Augustin. Donc la béatitude est identique à
Dieu.
Cependant :
rien de ce qui est fait est incréé.
Or la béatitude de l'homme est quelque chose qui se fait, comme on le voit dans
ces paroles de S. Augustin : "Nous devons jouir de ces choses qui nous
font bienheureux." Donc la béatitude n'est pas quelque chose d'incréé.
Conclusion :
Comme on l'a dit plus haut, le mot
"fin" se prend en deux sens. On peut entendre par là l'objet même que
nous souhaitons obtenir ; ainsi l'argent est une fin pour l'avare ; et d'autre
part ce mot peut désigner l'atteinte ou la possession, l'usage ou la jouissance
de l'objet désiré, comme si l'on dit que la possession de l'argent est la fin
de l'avare, et la jouissance d'un objet voluptueux la fin de l'intempérant.
Dans le premier sens, la fin dernière de l'homme est un bien incréé, puisque
c'est Dieu, qui seul, par sa bonté infinie, peut combler parfaitement la
volonté de l'homme. Dans le second sens, la béatitude de l'homme est quelque
chose de créé qui existe en lui, qui n'est autre chose que l'acquisition ou la
jouissance de la fin ultime. Or, c'est la fin ultime qui est appelée béatitude.
Donc, si la béatitude de l'homme est considérée dans sa cause ou son objet,
elle est quelque chose d'incréé ; si au contraire on l'envisage quant à son
essence même de béatitude, elle est quelque chose de créé.
Solutions :
1. Dieu est béatitude par
son essence même ; et en effet il n'est pas heureux par l'acquisition ou la
participation de quelque chose d'autre, il l'est par son essence. Mais les
hommes, comme Boèce le dit dans le même passage, sont heureux par
participation, comme ils sont dits des dieux par participation. Or, cette
participation même de la béatitude, selon laquelle l'homme est déclaré heureux,
est bien quelque chose de créé.
2. La béatitude est appelée
souverain bien de l'homme parce qu'elle consiste en l'acquisition ou la
jouissance du souverain bien.
3. On dit que la béatitude est fin ultime en entendant par là l'obtention de la fin.
Objections :
1. Il ne semble pas que la
béatitude soit une activité, car l'Apôtre dit (Rm 6, 22) : "Vous avez pour
fruit la sainteté, et pour fin la vie éternelle." Or la vie n'est pas une
activité, mais l'être même des vivants.
2. Boèce appelle la
béatitude "un état parfait grâce au rassemblement de tous les biens"
; or un état ne désigne pas une activité.
3. La béatitude étant
l'ultime perfection de l'homme, on doit entendre par là quelque chose qui
existe dans l'homme heureux. Or une activité ne signifie pas quelque chose qui
existe dans le sujet qui opère, mais plutôt quelque chose qui en procède.
4. La béatitude est en
permanence dans le bienheureux, tandis que l'activité est passagère.
5. Il n'y a pour un homme
qu'une seule béatitude, mais ses activités sont multiples.
6. La béatitude est
inhérente au sujet heureux sans interruption. Mais l'activité humaine est
fréquemment interrompue, que ce soit par le sommeil, par une occupation
différente ou par le repos. La béatitude n'est donc pas une activité.
Cependant :
le Philosophe assure que "la
félicité est une activité procédant d'une vertu parfaite".
Conclusion :
Puisque la béatitude de l'homme est
quelque chose de créé qui existe en lui, il faut nécessairement dire que la
béatitude est une activité. Elle est en effet l'ultime perfection de l'homme.
Or une chose est parfaite dans la mesure où elle est en acte ; car une
puissance privée de son acte est imparfaite. Il faut donc que la béatitude de
l'homme consiste dans son acte ultime. Or il est manifeste que l'activité est
l'acte ultime d'un être actif, en raison de quoi Aristote l'appelle son acte
second. En effet, l'être en possession de sa forme active peut n'être encore
opérant qu'en puissance, comme l'homme qui possède la science est en puissance
par rapport à la considération de ce qu'il sait. De là vient qu'en ce qui
concerne toutes les autres choses, Aristote dit que "chacune existe en vue
de sa propre opération". Il est donc nécessaire que la béatitude de
l'homme soit une activité.
Solutions :
1. Le mot vie a deux sens.
On dit la vie, pour désigner l'existence même du vivant, et dans ce sens la
béatitude n'est pas une vie, puisqu'il a été démontrée que l'existence d'un
homme, quelle qu'elle soit, ne saurait être sa béatitude. Chez Dieu seul la
béatitude est identique à l'existence. Mais dans un autre sens, le mot vie
désigne l'activité par laquelle le principe de vie qui existe dans le vivant
passe à l'acte. C'est dans ce sens que nous parlons de vie active, de vie
contemplative, de vie voluptueuse. C'est ainsi que la fin ultime est appelée
vie éternelle. On le voit à ces paroles du Christ en S. Jean (17, 3) : "La
vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu."
2. Boèce, dans la
définition qu'on rappelle, n'a considéré que la notion générale de béatitude.
Prise ainsi en général, elle désigne le bien commun parfait, et c'est ce que
Boèce a exprimé en disant que la béatitude est "un état parfait grâce au
rassemblement de tous les biens", ce qui ne dit rien d'autre que ceci : le
bienheureux est dans un état de bien parfait. Mais Aristote a exprimé l'essence
même de la béatitude, montrant par quoi l'homme est dans cet état : par une
certaine activité. Aussi montre-t-il lui-même que "la béatitude est le
bien parfait".
3. Il faut se rappeler
qu'il y a, selon Aristote deux sortes d'action. L'une passe du sujet opérant
dans une matière extérieure, comme brûler ou couper. Et la béatitude ne peut
être une activité de ce genre, car une telle opération n'est pas l'acte et la
perfection de l'agent, mais plutôt du patient, comme on le voit au même
endroit. Mais il est une autre action qui demeure dans l'agent lui-même, comme
sentir, comprendre ou vouloir. Une telle action est la perfection et l'acte de
l'agent, et la béatitude peut donc être une activité de cette sorte.
4. La béatitude impliquant une certaine perfection ultime, selon les degrés divers auxquels peuvent parvenir les êtres capables de béatitude, la béatitude aussi présente divers caractères. En Dieu se trouve la béatitude par essence, car son être même est identique à son activité, par laquelle il jouit de lui-même et non d'un autre. Chez les anges, la béatitude est la perfection ultime réalisée par une activité qui les unit au bien incréé ; et en eux cette activité est unique et perpétuelle. Chez les hommes, dans l'état de la vie présente, la perfection ultime est acquise par une activité qui unit l'homme à Dieu ; mais cette activité ne peut être ni continue, ni par conséquent unique, car l'activité se multiplie par ses interruptions. Pour ce motif, dans l'état de vie présente, la béatitude parfaite ne saurait être possédée par l'homme. Aussi le Philosophe-, plaçant la béatitude de l'homme en cette vie, la dit-il imparfaite, concluant après de longs développements : "Nous les appelons bienheureux, comme le sont des hommes." Mais Dieu nous promet la béatitude parfaite, quand nous serons, selon l'Évangile (Mt 22, 30) "comme des anges dans le ciel".
Donc, si l'on parle de cette
béatitude parfaite, l'objection tombe ; car dans cet état bienheureux, l'esprit
de l'homme sera uni à Dieu par une activité unique, continue et perpétuelle. En
ce qui concerne la vie présente, autant nous y sommes éloignés de la béatitude
parfaite, autant nous sommes loin de l'unité et de la continuité d'une telle
activité. Toutefois, il nous reste une certaine participation de la béatitude,
et d'autant mieux que notre activité pourra être plus continue et plus une.
C'est pourquoi la vie active, qui comporte de nombreuses occupations, est moins
apparentée à la béatitude que la vie contemplative, tournée vers un seul objet,
qui est la contemplation de la vérité. Si parfois l'homme n'exerce pas en acte
une telle activité, il est toujours à même de l'accomplir ; et comme il ordonne
à elle cela même qui l'interrompt, comme le sommeil ou une quelconque
occupation de la nature, l'activité semble être continuelle.
5. 6. Cela donne la réponse aux dernières objections.
Objections :
1. Il semble que la béatitude
doive consister aussi en une activité des sens. En effet, aucune activité de
l'homme n'est plus noble que celle des sens, sauf l'activité intellectuelle.
Mais celle-ci dépend en nous de l'activité des sens, puisque nous ne pouvons
penser sans images, selon Aristote. Donc la béatitude consiste aussi en une
activité sensible.
2. La béatitude est,
définie par Boèce, "un état parfait grâce au rassemblement de tous les
biens". Or il y a des biens sensibles que nous atteignons par l'activité
des sens. Il semble donc que celle-ci soit requise pour la béatitude.
3. La béatitude est un bien
parfait, comme le prouve Aristote. Or cela ne serait pas si l'homme n'était
perfectionné par elle selon toutes les parties de son être. Or les activités de
l'ordre sensible perfectionnent certaines parties de l'âme. Donc l'activité
sensible est requise pour la béatitude.
Cependant :
les bêtes ont en commun avec nous
les activités sensibles, et non la béatitude. Donc la béatitude ne consiste pas
en de telles opérations.
Conclusion :
Une chose peut avoir rapport à la béatitude de trois manières - essentiellement, à titre d'antécédent, et à titre de conséquent. En ce qui concerne l'essence, l'opération sensitive ne peut appartenir à la béatitude ; car la béatitude de l'homme consiste essentiellement dans son union avec le bien incréé, qui est sa fin ultime, nous l'avons montré, et à ce bien-là l'homme ne peut être uni par une activité des sens. De même, nous savons que la béatitude humaine ne consiste pas dans les biens corporels, les seuls pourtant que nous puissions atteindre par les sens.
Mais les activités sensibles
peuvent avoir rapport à la béatitude soit comme antécédents, soit à titre de
conséquence. Comme antécédents, en ce qui concerne la béatitude imparfaite
telle qu'on peut la posséder en cette vie, pour cette raison que l'activité de
l'intellect exige celle des sens. A titre de conséquence, dans la parfaite
béatitude qui est attendue dans le ciel, parce que, après la résurrection,
ainsi que l'explique S. Augustin, la béatitude de l'âme refluera pour ainsi
dire sur le corps et sur les sens corporels pour rendre leurs activités plus
parfaites. C'est ce qu'on verra plus clairement quand nous traiterons de la
résurrection. Mais dans cet état, l'activité par laquelle l'esprit de l'homme
sera uni à Dieu ne dépendra pas des sens.
Solutions :
1. Cette objection prouve
que l'activité des sens est nécessaire, à titre d'antécédent, à la béatitude
imparfaite telle qu'on peut la posséder en ce monde.
2. La béatitude parfaite,
telle que les anges la possèdent, réalise la plénitude de tous les biens par
l'union à leur source de tout bien, sans qu'il soit besoin de biens singuliers.
Mais dans notre béatitude imparfaite nous avons besoin d'un ensemble de biens
qui nous suffisent pour l'activité la plus parfaite de cette vie.
3. La béatitude parfaite doit parfaire tout l'homme ; mais ce sera grâce à une répercussion de la partie supérieure sur l'inférieure. Dans la béatitude imparfaite de la vie présente, c'est l'inverse qui a lieu : le perfectionnement de la partie inférieure contribue à celui de la partie supérieure.
Objections :
1. Il semble que la
béatitude consiste en un acte de la volonté. En effet, S. Augustin écrit :
"La béatitude de l'homme consiste dans la paix", selon ces mots du
Psaume (147, 14) : "Il a fait de tes frontières un séjour de paix."
Or la paix relève de la volonté.
2. La béatitude est le
souverain bien. Or le bien est l'objet de la volonté.
3. Au premier moteur
correspond la fin ultime, de même que la victoire, fin dernière de toute l'armée,
est la fin du chef qui meut l'armée tout entière. Or le premier moteur de toute
l'opération est en nous la volonté, car c'est elle qui actionne nos autres
facultés, comme on le dira par la suite. Donc la béatitude relève de la
volonté.
4. Si la béatitude est une
opération, ce doit être l'opération humaine la plus noble. Or l'amour de Dieu,
qui est un acte de la volonté, est plus noble que la connaissance, opération
intellectuelle, comme le montre l'Apôtre dans sa première épître aux
Corinthiens (chap. 13).
5. S. Augustin écrit :
"Celui-là est bienheureux qui a tout ce qu'il veut, et ne veut rien pour
le mal." Et peu après : "Celui-là est proche d'être heureux qui veut
selon le bien tout ce qu'il veut ; car ce sont des biens qui rendent heureux,
et un tel homme a déjà une part de ces biens, qui est sa propre bonne volonté.
Donc la béatitude consiste en un acte de volonté."
Cependant :
le Seigneur dit (Jn 17, 3) "La
vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu." Or la
vie éternelle est notre fin ultime, nous l'avons dit. Donc la béatitude de
l'homme consiste dans la connaissance de Dieu, qui est un acte intellectuel.
Conclusion :
Nous l'avons dit plus haut, deux choses sont requises pour la béatitude : l'une qui est son essence même, l'autre qui est en quelque sorte son accident propre : la délectation qui s'y ajoute. Je dis donc qu'en ce qui concerne l'essence même de la béatitude, il est impossible qu'elle consiste en un acte de volonté. Il est clair en effet, d'après ce qui précède, que la béatitude est l'entrée en possession de notre fin ultime. Or l'entrée en possession de la fin ne consiste pas dans un acte de volonté. Car la volonté se porte vers la fin, soit absente lorsqu'elle la désire, soit présente lorsque s'y reposant elle y trouve son plaisir. Or il est évident que le désir de la fin n'en est pas l'acquisition, c'est un mouvement vers la fin. Quant au plaisir, il échoit à la volonté lorsque la fin est présente ; mais on ne peut pas dire, réciproquement, que quelque chose soit rendu présent du fait que la volonté y prend plaisir. Il faut donc qu'il y ait quelque chose d'autre, en dehors de l'acte de la volonté, par quoi la fin elle-même soit rendue présente à la volonté.
Cela apparaît clairement quand on l'applique à des fins sensibles. Si l'on pouvait acquérir de l'argent par un acte de volonté, le cupide serait en possession de cet argent dès le moment où il veut l'avoir. Mais au départ l'argent lui manque ; il l'acquiert en y portant la main ou autrement, et alors il trouve son plaisir dans l'argent qu'il possède. Ainsi en est-il en ce qui concerne notre fm intelligible. Au départ, nous voulons obtenir cette fin intelligible ; nous l'obtenons du fait qu'elle nous devient présente par un acte intellectuel ; et alors notre volonté se repose avec plaisir dans la fin maintenant possédée.
Ainsi donc, l'essence de la
béatitude consiste en un acte intellectuel ; mais la délectation consécutive à
la béatitude appartient à la volonté ; ce qui fait dire à S. Augustin :
"La béatitude est la joie de la vérité". Parce que la joie est la
consommation de la béatitude.
Solutions :
1. La paix ressortit à la
fin dernière de l'homme ; mais elle n'en est pas l'essence ; elle n'est à son
égard qu'un antécédent et une conséquence. Un antécédent en ce que tout élément
perturbateur et tout obstacle sont écartés de la fin ultime. Une conséquence,
parce que désormais l'homme en possession de sa fin ultime demeure apaisé, son
désir ayant trouvé le repos.
2. Le premier objet de la
volonté n'est pas son acte à elle, comme le premier objet de la vue n'est pas
la vision, mais le visible. Ainsi, du fait que la béatitude concerne la volonté
comme son premier objet, il résulte qu'elle ne se confond pas avec son acte
même.
3. Si la fin est
appréhendée d'abord par l'intelligence, le mouvement vers la fin commence dans
la volonté. Et c'est pour cela que nous attribuons à la volonté le dernier
effet produit par l'acquisition de la fin, qui est la délectation ou
jouissance.
4. L'amour surpasse la
connaissance quand il s'agit d'imprimer le mouvement. Mais la connaissance
précède l'amour quant au fait d'atteindre la fin ; car ainsi que l'observe S.
Augustin, on n'aime que ce qui est déjà connu. Pour cette raison, nous
atteignons d'abord notre fin intelligible par une action de l'intellect, de
même que nous atteignons d'abord par les sens une fin de l'ordre sensible.
5. Celui qui a tout ce qu'il veut est bienheureux du fait même qu'il a ce qu'il veut ; mais s'il l'a, c'est par autre chose qu'un acte de volonté. Quant à ne vouloir rien de mal, c'est là une prédisposition nécessaire à la béatitude. Enfin la bonne volonté est placée par S. Augustin au rang des biens qui rendent bienheureux, en ce sens qu'elle est une sorte d'inclination vers ces biens. C'est ainsi que le mouvement rentre dans le genre auquel appartient son terme, et l'altération dans le genre de la qualité qui en sera le résultat.
Objections :
1. Il semble que la
béatitude consiste en une activité de l'intellect pratique. En effet, la fin
ultime de toute créature consiste dans son assimilation à Dieu. Or l'homme ressemble
plus à Dieu par l'intellect pratique, cause des choses qu'il connaît, que par
l'intellect spéculatif, qui reçoit sa connaissance des choses.
2. La béatitude est le bien
parfait de l'homme, et l'intellect pratique s'ordonne davantage au bien que l'intellect
spéculatif, qui s'ordonne au vrai. Aussi est-ce pour la perfection de notre
intellect pratique que nous sommes appelés bons, et non pour la perfection de
notre intellect spéculatif, qui nous fait appeler savants ou intelligents.
3. La béatitude est un bien
de l'homme lui-même ; or l'intellect spéculatif s'occupe surtout de ce qui est
extérieur à l'homme, et l'intellect pratique de ce qui concerne l'homme, comme
ses activités et ses passions. Donc la béatitude de l'homme consiste davantage
en l'activité de l'intellect pratique qu'en celle de l'intellect spéculatif.
Cependant :
S. Augustin écrit : "Une
contemplation nous est promise, qui est la fin de toutes les actions et
l'éternelle perfection des joies."
Conclusion :
La béatitude consiste dans l'activité de l'intellect spéculatif plus que dans celle de l'intellect pratique, et cela se prouve de trois façons.
1° Si la béatitude de l'homme est une activité, il faut qu'elle soit son activité la plus parfaite. Or l'activité heureuse la plus parfaite est celle de la faculté la plus élevée s'appliquant à l'objet le plus élevé. Mais la faculté la plus élevée de l'homme est l'intellect, et son objet le plus élevé est le bien divin, objet de l'intellect spéculatif, non de l'intellect pratique. C'est donc dans une activité de ce genre, dans la contemplation du divin, que consiste surtout la béatitude. Et comme, selon Aristote, "chaque être paraît s'identifier à ce qu'il y a en lui de meilleur", une telle activité est éminemment propre à l'homme, et la plus délectable.
2° La contemplation est recherchée avant tout pour elle-même. Or l'acte de l'intellect pratique n'est pas recherché pour lui-même, mais en vue de l'action, et les actions à leur tour sont ordonnées vers quelque fin. Il est donc manifeste que la fin dernière ne peut pas consister dans la vie active, qui ressortit à l'intellect pratique.
3° Par la vie contemplative, l'homme entre en communication avec ce qui le dépasse, avec Dieu et les anges, auxquels il est assimilé par la béatitude. Mais ce qui regarde la vie active, les autres animaux l'ont en commun avec l'homme, bien qu'imparfaitement.
Voilà pourquoi l'ultime et parfaite
béatitude qui nous est promise dans la vie future consiste tout entière dans la
contemplation comme dans son principe. Quant à la béatitude imparfaite, telle
qu'on peut l'avoir ici-bas, elle consiste d'abord et principalement dans la
contemplation, mais aussi, secondairement, dans l'opération de l'intellect
pratique dirigeant les actions et les passions humaines, comme dit Aristote.
Solutions :
1. On dit que l'activité de
l'intellect pratique nous assimile à Dieu créateur. Oui ; mais cette
assimilation a un caractère de pure proportionnalité ; elle signifie que
l'intellect pratique est avec son oeuvre dans le même rapport que Dieu avec la
sienne. Au contraire, l'assimilation réalisée par l'intellect spéculatif se
fait par union ou par information, ce qui est une assimilation beaucoup plus
parfaite. Cependant, on peut observer qu'à l'égard de son objet principal de
connaissance, qui est son essence même, Dieu n'a pas de connaissance pratique,
mais seulement spéculatives.
2. Il est vrai que
l'intellect pratique vise un bien qui est en dehors de lui ; mais l'intellect
spéculatif porte son bien en lui-même, par la contemplation de la vérité. Et si
ce bien est parfait, par lui tout homme est rendu parfait et en devient bon, ce
qu'on ne peut pas dire de l'intellect pratique, qui ne fait qu'ordonner à ce
but.
3. Cet argument serait valable si l'homme lui-même était sa fin ultim ; car alors la considération et la mise en ordre de ses actions et de ses passions serait sa béatitude. Mais puisque la fin ultime de l'homme est un bien différent et extrinsèque, à savoir Dieu même, que nous atteignons par l'activité de l'intellect spéculatif, il en résulte que la béatitude de l'homme consiste davantage dans l'opération de l'intellect spéculatif que dans celle de l'intellect pratique.
Objections :
1. Il semble bien. En
effet, d'après Aristote "la félicité est une opération procédant d'une
vertu parfaite". Puis, lorsqu'il distingue les vertus, il n'en reconnaîtg
que trois spéculatives : la science, la sagesse et l'intellect, qui toutes
trois ont rapport à l'étude des sciences spéculatives. Donc la béatitude
dernière de l'homme consiste dans l'étude des sciences spéculatives.
2. La béatitude ultime de
l'homme doit être un objet que tous désirent naturellement, et désirent pour
lui-même. Or telle est l'étude des sciences spéci.ilatives, car, selon
Aristote, "tous les hommes désirent naturellement savoir", et il
ajoute que les sciences spéculatives sont recherchées pour elles-mêmes. Donc la
béatitude consiste dans l'exercice de ces sciences.
3. La béatitude est la
perfection ultime de l'homme, et chaque être se perfectionne selon qu'il passe
de la puissance à l'acte. Or l'intellect humain passe de la puissance à l'acte
par l'étude des sciences spéculatives. C'est donc dans cette étude que consiste
la béatitude ultime de l'homme.
Cependant :
on lit dans Jérémie (9, 22)
"Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse", et le prophète parle
de la sagesse des sciences spéculatives. Ce n'est donc pas dans l'étude de ces
sciences que consiste la béatitude ultime de l'homme.
Conclusion :
Comme nous l'avons dit récemment, on distingue deux sortes de béatitude, l'une parfaite et l'autre imparfaite. Il faut entendre par béatitude parfaite celle qui atteint à la vraie et pleine notion de la béatitude, alors que la béatitude imparfaite ne va pas jusque-là, mais participe seulement d'une certaine ressemblance partielle de la béatitude. C'est ainsi que la prudence parfaite se trouve chez l'homme qui possède la claire notion de ses actes, tandis que la prudence imparfaite est le fait de ces animaux qui sont régis par des instincts spécialisés pour accomplir des actions qui ressemblent à celles de la prudence.
Donc la béatitude parfaite ne saurait consister en l'étude des sciences spéculatives. Pour l'établir, il faut observer que l'étude d'une science spéculative ne s'étend pas plus loin que la portée de ses principes ; car dans les principes d'une science la science tout entière est virtuellement contenue. Or les premiers principes des sciences spéculatives sont reçus par les sens, comme le démontre le Philosophe. Il s'ensuit que toute l'étude des sciences spéculatives ne peut s'étendre au-delà de ce que nous apprend la connaissance sensible. Or, la connaissance des choses sensibles ne peut pas constituer la béatitude ultime de l'homme, qui est sa perfection suprême. En effet, rien n'est perfectionné par ce qui lui est inférieur, à moins que cela ne participe d'une réalité supérieure. Or il est bien évident que la forme d'une pierre, par exemple, ou de toute autre réalité accessible aux sens, est inférieure à l'homme. Il s'ensuit que la forme de la pierre ne perfectionne pas l'intellect par le fait qu'il s'agit d'une pierre, mais parce qu'il y a dans cette forme une participation de quelque chose qui est au-dessus de l'intelligence, à savoir la lumière intelligible ou quelque chose de semblable.
Mais tout ce qui se produit en
vertu d'autre chose se ramène à ce qui existe par soi. Il faut donc que la
perfection ultime de l'homme soit procurée par la connaissance d'une réalité
supérieure à l'intellect humain. Or on a montré antérieurement que par les
choses sensibles on ne peut s'élever à la connaissance des substances séparées,
qui sont au-dessus de l'intelligence humaine. Il reste donc que la béatitude
ultime de l'homme ne saurait consister dans l'étude des sciences spéculatives.
Toutefois, de même que dans les formes sensibles est participée une certaine
similitude des substances séparées, ainsi l'étude des sciences spéculatives
offre une certaine participation de la vraie et parfaite béatitude.
Solutions :
1. Le Philosophe parle là
de la béatitude imparfaite, telle qu'elle peut se réaliser en cette vie, ainsi
que nous venons de le dire.
2. Tout le monde désire
savoir ; mais il ne s'ensuit pas que le savoir soit la béatitude parfaite, car
le désir ne vise pas uniquement la béatitude parfaite ; on désire naturellement
aussi une similitude ou une participation quelconque de cette béatitude.
3. Par l'étude des sciences spéculatives notre intellect est amené d'une certaine manière à son acte, mais non pas à son acte ultime et parfait.
Objections :
1. Il semble que oui, car
S. Grégoire l'a dit dans une homélie : "Il ne sert à rien d'assister aux
fêtes des hommes, si l'on ne peut se mêler à celles des anges", par quoi
il désigne la béatitude finale. Mais nous pouvons participer aux fêtes des
anges en contemplant ceux-ci. Il semble donc que la béatitude ultime de l'homme
consiste dans la contemplation des anges.
2. Chaque être trouve son
ultime perfection dans l'union avec son principe, ce qui a fait appeler le
cercle une figure parfaite, parce qu'il a une fin identique à son principe.
Mais le principe de la connaissance humaine vient des anges, s'il est vrai,
comme l'assure Denys, qu'ils nous illuminent. La perfection de l'intellect
humain est donc dans la contemplation des anges.
3. Chaque nature est
parfaite quand elle rejoint, pour s'y unir, la nature qui lui est supérieure ;
ainsi la perfection ultime de la nature corporelle est de s'unir à la nature
spirituelle. Mais au-dessus de l'intellect humain se trouvent placés les anges,
selon l'ordre de la nature. Donc l'ultime perfection de l'intellect humain est
d'être uni aux anges par la contemplation.
Cependant :
Jérémie nous dit (9, 29)
"Celui qui veut se glorifier, qu'il mette sa gloire en ceci : avoir de
l'intelligence et me connaître." Donc la gloire suprême, la béatitude de
l'homme ne consiste que dans la connaissance de Dieu.
Conclusion :
Nous l'avons déjà dit, la parfaite
béatitude de l'homme ne consiste pas dans ce qui est la perfection de
l'intellect, selon qu'il participe d'un autre être, mais bien dans ce qui est
tel dans son essence même. Or il est évident qu'une chose ne peut perfectionner
une puissance que dans la mesure où ce qui caractérise l'objet lui appartient.
Mais l'objet propre de l'intellect est le vrai. Ainsi l'objet qui ne représente
qu'une vérité participée ne peut, quand on le contemple, perfectionner
l'intellect en lui donnant sa perfection ultime. Et puisque, selon Aristote, la
condition des choses est la même par rapport à l'être et par rapport à la
vérité, tout ce qui est être par participation est vrai aussi par
participation. Or les anges ont un être participé puisqu'en Dieu seul il y a
identité de l'existence et de l'essence, comme nous l'avons montré dans la
première Partie. Il reste donc que Dieu seul est la vérité par essence et que
sa contemplation rend parfaitement heureux. Rien n'empêche toutefois de trouver
quelque béatitude imparfaite dans la contemplation des anges, et même plus
élevée que dans l'étude des sciences spéculatives.
Solutions :
1. Nous participerons aux
fêtes angéliques non seulement en contemplant les anges, mais en contemplant
Dieu avec eux.
2. Dans l'opinion de ceux
qui attribuent aux anges la création des âmes humaines, il est assez logique de
dire que la béatitude de l'homme consiste en la contemplation des anges,
puisqu'ainsi l'homme serait uni à son principe. Mais cette théorie est erronée,
comme nous l'avons fait voir dans la première Partie. Il s'ensuit que l'ultime
perfection de l'intellect humain n'est obtenue que par l'union à Dieu, principe
premier à la fois de la création de l'âme et de son illumination. L'ange
illumine seulement comme ministre, nous l'avons reconnu dans la première
Partie, et ainsi, par son ministère, il aide l'homme à conquérir sa béatitude,
mais il n'en est pas l'objet.
3. Le fait, pour une nature inférieure, de rejoindre la supérieure, peut se réaliser de deux façons. D'abord, par rapport au degré de la faculté participante, et ainsi la dernière perfection de l'homme consiste en ce qu'il arrive à contempler comme les anges contemplent. Ensuite, quant à l'objet qui est atteint par la faculté ; et de cette manière la perfection ultime de n'importe quelle puissance consiste à atteindre ce qui réalise pleinement la raison de son objet.
Objections :
1. Il ne semble pas ; car
selon Denys, le suprême effort de l'intelligence consiste à s'unir à Dieu comme
à un être totalement inconnu. Or ce qui est vu dans son essence n'est pas
totalement inconnu. Donc, la perfection ultime de l'intelligence, ou béatitude,
ne consiste pas à voir l'essence divine.
2. Ensuite, la perfection
d'une nature supérieure est elle-même supérieure. Or c'est la perfection propre
de l'intellect divin de voir sa propre essence. Donc la perfection ultime de
l'intellect humain n'y atteint pas ; elle demeure au-dessous.
Cependant :
on lit dans S. Jean (1 Jn 3, 2) :
"Lorsque le Fils de Dieu paraîtra, nous serons semblables à lui et nous le
verrons tel qu'il est."
Conclusion :
La béatitude ultime et parfaite ne peut être que dans la vision de l'essence divine. Pour le prouver, il faut considérer deux choses. La première est que l'homme ne saurait être parfaitement heureux tant qu'il lui reste quelque chose à désirer et à chercher. La seconde est que la perfection d'une faculté doit être appréciée d'après la nature de son objet. Or "l'objet de l'intelligence est "ce qu'est" la chose, son essence", dit Aristote. D'où il résulte que la perfection de l'intellect se mesure à sa connaissance de l'essence d'une chose. Donc, si un intellect connaît dans son essence un certain effet, mais de telle sorte que par cet effet il ne puisse parvenir à la connaissance de la cause dans son essence même et savoir d'elle "ce qu'elle est", on ne peut pas dire que cet intellect atteigne purement et simplement à l'essence de la cause, bien que, par l'effet envisagé, il sache de cette cause "qu'elle est". Voilà pourquoi l'homme garde naturellement le désir, quand il connaît un effet et l'existence de sa cause, de savoir en outre, au sujet de cette cause, "ce qu'elle est". Et c'est là un désir d'admiration ou d'étonnement qui provoque la recherche, comme dit Aristote au début de sa Métaphysique. Par exemple quelqu'un, voyant une éclipse de soleil, comprend qu'elle doit avoir une cause, et parce qu'il ignore ce qu'elle est, s'étonne, et son étonnement le pousse à chercher. Et son investigation n'aura pas de repos avant qu'il soit parvenu à connaître l'essence de cette cause.
Donc, si l'intellect humain,
connaissant l'essence d'un effet créé, ne connaît de Dieu rien d'autre que son
existence, il n'est pas assez parfait pour atteindre véritablement à la cause
première ; mais il garde le désir naturel de découvrir cette cause. Aussi
n'est-il pas encore parfaitement heureux. Il est donc requis pour la parfaite
béatitude que l'intellect atteigne à l'essence même de la cause première. Et
ainsi il possédera la perfection en s'unissant à Dieu comme à son objet, en qui
seul consiste la béatitude, comme nous l'avons dit récemment.
Solutions :
1. Ce texte de Denys concerne
la connaissance de Dieu chez ceux qui sont sur le chemin de cette vie et
tendent à la béatitude.
2. Nous l'avons déjà dit, le mot "fin" se prend en deux sens. Il signifie la réalité même qui est désirée, et en ce cas la fin est la même pour la nature supérieure et pour la nature inférieure, voire pour tous les êtres, comme on l'a établi précédemment. Mais la fin se prend aussi pour l'entrée en possession de la réalité désirée, et alors la fin est différente chez la nature supérieure et chez la nature inférieure, à cause du rapport différent qu'elles entretiennent avec cette réalité. C'est ainsi que Dieu, du fait qu'il saisit pleinement sa propre essence par son intellect, a une béatitude plus haute que l'homme ou l'ange, qui voit cette essence, mais ne la saisit pas pleinement.
1. La délectation est-elle
requise pour la béatitude ? - 2. Quel est le principal dans la béatitude : la
délectation ou la vision ? - 3. La compréhension est-elle requise ? - 4. La
rectitude de la volonté est-elle requise ? - 5. Le corps est-il requis pour la
béatitude de l'homme ? - 6. Et la perfection du corps ? - 7. Et certains biens
extérieurs ? - 8. La société d'amis est-elle requise ?
Objections :
1. La délectation, ou
plaisir, ne semble pas requise pour la béatitude. En effet, S. Augustin écrit :
"La vision est toute la récompense de la foi." Or la récompense ou le
salaire de la vertu, c'est la béatitude, dit le Philosophe. Donc rien d'autre
n'est requis pour la béatitude si ce n'est la seule vision.
2. "La béatitude est
un bien éminemment suffisant par lui-même", dit Aristote. Or ce qui a
besoin d'autre chose n'est pas suffisant par soi. Donc, puisque l'essence de la
béatitude consiste en la vision de Dieu, nous l'avons montré, il semble que la
délectation ne soit pas requise pour la béatitude.
3. Le Philosophe nous dit
encore que "l'activité en laquelle consiste la félicité ou béatitude doit
être à l'abri de tout empêchement". Or la délectation entrave l'action de
l'intelligence, puisqu'elle "corrompt l'estimation de la prudence",
selon Aristote. Donc la délectation n'est pas requise pour la béatitude.
Cependant :
S. Augustin nous dit : "La
béatitude est la joie qui nous vient de la vérité."
Conclusion :
Une chose peut être requise pour une autre de quatre manières.
1° Comme condition préliminaire et préparation ; ainsi l'étude est nécessaire à la science.
2° Comme apportant un certain achèvement, et ainsi l'âme est requise pour la vie du corps.
3° Comme auxiliaire ou adjuvant extérieur, à la façon dont le concours des amis est requis pour certaines oeuvres.
4° Enfin par concomitance, comme si
nous disons que la chaleur est requise pour accompagner le feu. C'est ainsi que
la délectation est requise pour la béatitude. En effet, la délectation a pour
cause le repos de l'appétit dans le bien une fois acquis. Comme la béatitude
n'est autre chose que l'acquisition du souverain bien, elle ne saurait
subsister sans délectation concomitante.
Solutions :
1. Du fait que le salaire
est attribué à qui le mérite, la volonté méritante s'y repose, et c'est cela se
délecter. Ainsi la délectation est incluse dans la raison même du salaire
acquitté.
2. De la vision même
découle la délectation, et celui qui voit Dieu ne peut donc pas être privé de
celle-ci.
3. La délectation qui accompagne l'activité intellectuelle non seulement ne l'entrave pas, mais la renforce, comme dit Aristote. En effet, ce que nous faisons avec plaisir, nous le faisons avec plus d'attention et de persévérance. C'est la délectation étrangère à l'opération qui l'entrave parfois parce qu'elle distrait notre attention, puisque, nous venons de le dire, nous nous intéressons davantage à ce qui nous délecte ; et tandis que nous nous intéressons passionnément à cela, notre attention se détourne fatalement du reste. Parfois, il y a aussi contrariété, et c'est ce qui arrive quand la délectation des sens est contraire à la raison. Elle empêche alors l'estimation de la prudence, plus qu'elle ne met obstacle au jugement de l'intellect spéculatif.
Objections :
1. Il semble que, dans la
béatitude, la délectation soit plus primordiale que la vision. Car, au dire
d'Aristote, "la délectation est la perfection de l'activité". Or ce
qui perfectionne est supérieur à ce qui est perfectionné. Donc la délectation
est plus importante que l'activité de la vision.
2. Ce qui rend une chose
désirable est supérieur à cette chose. Or les opérations sont désirées à cause
des délectations qu'elles procurent ; c'est pourquoi la nature, lorsqu'il
s'agit d'opérations nécessaires à la conservation de l'individu et de l'espèce,
y a attaché la délectation, afin que ces activités ne soient pas négligées par
les êtres animés.
3. La vision correspond à
la foi, et la délectation ou fruition à la charité. Or la charité est
supérieure à la foi, dit l'Apôtre (1 Co 13, 13). Donc la délectation ou
fruition est supérieure à la vision.
Cependant :
la cause est supérieure à l'effet.
Mais la vision est la cause de la délectation ; donc la vision est supérieure à
la délectation.
Conclusion :
Cette question a été soulevée par
Aristote au livre X de son Éthique, et il l'a laissée pendante. Mais si l'on y
regarde de près, on reconnaîtra nécessairement que l'activité de l'intellect,
la vision, prévaut sur la délectation. En effet, la délectation consiste en un
certain repos de la volonté. Or, si la volonté se repose en quelque chose,
c'est uniquement parce qu'elle trouve un bien dans l'objet de son repos. Donc,
si la volonté trouve son repos dans une activité, c'est à cause de la bonté de
celle-ci. Et il ne faut pas dire que la volonté cherche le bien en vue du repos
; car alors l'acte même de la volonté serait sa fin, ce que nous avons déclaré
impossible ; mais la volonté cherche à se reposer dans cette activité parce que
celle-ci est son bien. Il est évident que le bien le plus primordial est ici
l'opération dans laquelle la volonté se repose, plutôt que le repos de la
volonté dans ce bien.
Solutions :
1. Selon Aristote au même
endroit, la délectation parfait l'opération vitale à la manière dont la grâce
parfait la jeunesse, grâce qui est un effet de la jeunesse elle-même. Il en
découle que la délectation est une certaine perfection accompagnant la vision,
et non une perfection qui rende la vision parfaite dans son espèce.
2. La perception sensible
n'atteint pas à la raison générale du bien, mais à un bien particulier qui se
présente comme délectable. C'est pourquoi en ce qui regarde l'appétit sensible
des animaux, les activités sont recherchées en vue de la délectation.
L'intellect, au contraire, saisit la raison universelle du bien, dont la
possession engendre la délectation. Pour cette raison, il se propose le bien à
titre premier, plutôt que la jouissance. De là vient aussi que l'intellect
divin, en instituant la nature, a attaché les délectations aux activités dans
l'intérêt de celles-ci. Or il ne convient pas de porter sur les choses une
appréciation décisive au niveau de l'appétit sensible, mais au niveau de
l'appétit intellectuel.
3. La charité ne recherche pas le bien aimé en vue de la délectation. C'est par voie de conséquence qu'elle se délecte dans la possession du bien qu'elle aime. Et ainsi ce n'est pas la délectation qui correspond à la charité comme étant sa fin, mais plutôt la vision, par laquelle d'abord cette fin lui est rendue présente.
Objections :
1. Il semble que non. En
effet, S. Augustin écrit : "Atteindre Dieu par l'esprit est une grande
béatitude ; quant à le comprendre, c'est impossible."
2. La béatitude est la
perfection de l'homme quant à sa partie intellectuelle, partie qui ne se
compose que de l'intellect et de la volonté, comme on l'a dit dans la première
Partie. Or l'intellect est suffisamment perfectionné par la vision de Dieu, et
la volonté par la délectation qu'elle y trouve. Il est donc inutile de requérir
la compréhension comme une troisième condition.
3. La béatitude consiste
dans une activité, et celles-ci se caractérisent par leurs objets. Comme
d'autre part il n'y a que deux objets généraux, le vrai et le bien, le vrai
correspond à la vision et le bien à la délectation. La compréhension n'est donc
pas requise comme une troisième opération.
Cependant :
S. Paul écrit (1 Co 9, 24) :
"Courez de façon à remporter le prix" (ut comprehendatis).
Mais la course spirituelle a pour terme la béatitude, ce qui fait dire encore à
l'Apôtre (2 Tm 4, 7) : "J'ai combattu le bon combat, j'ai terminé ma
course, j'ai conservé la foi ; il ne me reste plus qu'à recevoir la couronne de
justice." Donc la saisie ou compréhension est requise pour la béatitude.
Conclusion :
Puisque la béatitude consiste dans l'obtention de la fin ultime, ce qui est requis pour la béatitude doit être envisagé selon le rapport de l'homme avec cette fin. Or l'homme est ordonné à la fin intelligible en partie par son intellect, en partie par sa volonté. Par l'intellect, en tant que préexiste en cet intellect une connaissance imparfaite de la fin. Par la volonté, en premier lieu du fait de l'amour, qui est le premier mouvement de la volonté vers un objet, ensuite par une relation réelle entre l'être aimant et l'être aimé.
Ce rapport peut être triple. Parfois l'être aimé est présent à l'être aimant ; dès lors il n'y a pas de recherche. Parfois il n'est pas présent, mais on ne peut l'obtenir ; dans ce cas encore il n'y a pas de recherche. Parfois enfin il est possible de l'acquérir, mais il est élevé au-dessus du pouvoir de son acquéreur, si bien qu'il ne peut être atteint aussitôt ; telle est la relation de celui qui espère à l'objet de son espérance, relation qui seule provoque la recherche de la fin.
Or, quelque chose correspond dans la béatitude à chacun de ces trois modes. La connaissance parfaite de la fin correspond à la connaissance imparfaite ; la présence de la fin correspond à la relation d'espérance, et la délectation qui naît de la présence est le résultat de la dilection, ainsi que nous l'avons expliqué.
C'est pourquoi la béatitude exige
le concours de ces trois choses : la vision, qui est une connaissance parfaite
de notre fin intelligible ; la compréhension, qui implique la présence de cette
même fin, et la délectation ou fruition, qui implique le repos de l'être aimant
dans la possession de l'être aimé.
Solutions :
1. Le mot
"compréhension" peut être entendu de deux manières. Il peut signifier
que ce qui est compris est renfermé dans ce qui le comprend, et en ce cas ce
qui est compris par un être fini est fini, de telle sorte que Dieu ne peut être
"compris" par l'intellect d'aucune créature. En second lieu,
comprendre peut signifier simplement tenir dans ses prises l'objet qui désormais
est possédé et rendu présent. Ainsi un homme qui en poursuit un autre est dit
l'appréhender quand une fois il le tient, et c'est ce genre de compréhension
qui est requis pour la béatitude.
2. De même que l'espérance
et l'amour ressortissent à la volonté, parce qu'il appartient au même sujet
d'aimer un objet et d'y tendre lorsqu'il manque ; ainsi appartiennent à la
volonté la compréhension et la délectation, parce qu'il appartient au même
sujet de posséder quelque chose et de se reposer en lui.
3. La compréhension n'est pas une opération extérieure à la vision, mais une relation à la fin possédée. C'est pourquoi la vision même, ou la chose vue en tant qu'elle est maintenant présente, est l'objet de la compréhension.
Objections :
1. Il semble que non. Car,
nous l'avons dit, la béatitude consiste essentiellement dans une opération de
l'intellect. Or la perfection de l'intellect n'exige pas la rectitude de la
volonté qui fait dire que les hommes sont purs. Or S. Augustin écrit : "je
n'approuve pas ce que j'ai dit dans une prière : "O Dieu qui n'avez voulu
faire connaître la vérité qu'aux âmes pures." On peut en effet répondre
que beaucoup, parmi ceux qui ne sont pas purs, connaissent pourtant beaucoup de
vérités." Donc la droiture de la volonté n'est pas requise pour la
béatitude.
2. Ce qui précède ne dépend
pas de ce qui suit. Or l'activité de l'intellect précède celle de la volonté.
Donc la béatitude, activité parfaite de l'intellect, ne dépend pas de la
rectitude de la volonté
3. Ce qui est ordonné à
quelque chose comme à sa fin n'est plus nécessaire après l'obtention de cette
fm, comme le navire une fois qu'on est au port. Mais la rectitude de la
volonté, qui est le fait de la vertu, est ordonnée à la béatitude comme à sa
fin. Donc, la béatitude une fois obtenue, la rectitude de la volonté n'est plus
nécessaire.
Cependant :
on lit dans Matthieu (5, 8) :
"Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ceux-là verront Dieu." Et
dans l'épître aux Hébreux (12, 14) : "Conservez la paix avec tous, et la
sainteté, sans laquelle personne ne verra le Seigneur."
Conclusion :
La rectitude de la volonté est requise pour la béatitude et à titre d'antécédent et par concomitance. A titre d'antécédent, car ce qui rend droite la volonté c'est son juste rapport à la fin ultime. Or la fin, à l'égard de ce qui est ordonné à elle, joue le même rôle que la forme à l'égard de la matière. De même donc qu'une matière ne peut obtenir une forme si elle n'y est convenablement disposée, ainsi rien ne peut parvenir à sa fin sans être dans un juste rapport avec elle. Et c'est pourquoi nul ne peut parvenir à la béatitude à moins d'avoir une volonté droite.
Cette rectitude est également
requise par concomitance ; car, comme nous l'avons dit, la suprême béatitude
consiste dans la vision de l'essence divine, qui est l'essence même du bien. Et
ainsi la volonté de celui qui voit Dieu par essence aime nécessairement par
référence à Dieu tout ce qu'elle aime. Ainsi la volonté de celui qui ne voit
pas l'essence divine aime nécessairement tout ce qu'elle aime sous la raison
générale de bien, qu'elle connaît. Or c'est cela même qui rend une volonté
droite. Il est donc évident que la béatitude ne peut exister sans la droiture
de la volonté.
Solutions :
1. S. Augustin parle en ce
passage de la connaissance d'une vérité qui n'est pas en même temps l'essence
de la bonté.
2. On dit avec raison que
tout acte de volonté est précédé par quelque acte d'intelligence ; cependant
que tel acte de volonté précède tel acte d'intelligence. C'est ainsi que la
volonté tend vers cet acte final de l'intelligence qu'est la béatitude. C'est
pourquoi la rectitude de la volonté est exigée préalablement comme une
trajectoire correcte est exigée de la flèche pour qu'elle frappe la cible.
3. Tout ce qui est ordonné à une fin ne cesse pas d'exister lorsque survient cette fin. Cela seul disparaît qui a un caractère d'inachèvement et d'imperfection, comme le mouvement. C'est pourquoi tout ce qui ne sert qu'au mouvement n'a plus de raison d'être lorsqu'on a rejoint la fin ; mais la rectitude de l'ordre à l'égard de ce terme est toujours nécessaire.
Objections :
1. Il semble que le corps
soit requis pour la béatitude de l'homme. En effet, la perfection de la vertu
et de la grâce présuppose la perfection de la nature. Mais la béatitude est la
perfection de la vertu et de la grâce. Or, une âme sans corps ne possède pas la
perfection de sa nature, puisqu'elle est naturellement une partie de la nature
humaine, et qu'une partie hors de son tout est imparfaite. Donc l'âme sans le
corps ne peut pas être bienheureuse.
2. La béatitude est une
activité parfaite, nous l'avons dit. Or l'activité parfaite suit à l'être
parfait, car rien n'opère sinon en tant qu'il est un être en acte. Ainsi donc,
l'âme séparée du corps n'ayant pas son être parfait, comme toute partie séparée
de son tout, il semble qu'elle ne puisse être ainsi bienheureuse.
3. La béatitude est la
perfection de l'homme ; mais une âme sans le corps n'est pas l'homme. Donc il
ne peut y avoir de béatitude dans l'âme, sans le corps.
4. Selon le Philosophe,
"l'opération de la félicité, en quoi consiste la béatitude, n'a pas
d'empêchement". Or l'opération de l'âme séparée a un empêchement ; car,
dit S. Augustin, "l'âme a comme un appétit naturel de régir le corps, et
par cet appétit elle est arrêtée en quelque sorte dans son élan vers le ciel
suprême", c'est-à-dire vers la vision de l'essence divine. Donc l'âme sans
le corps ne peut être bienheureuse.
5. La béatitude est un bien
pleinement suffisant, et qui apaise tous les désirs. Or cela ne convient pas à
l'âme séparée, car elle désire toujours s'unir à son corps, comme S. Augustin
le rappelle.
6. Du fait de la béatitude,
l'homme est l'égal des anges ; or, selon S. Augustin, l'âme séparée n'est pas
l'égale des anges ; donc elle n'a pas la béatitude.
Cependant :
on lit dans l'Apocalypse (14, 13) :
"Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur."
Conclusion :
Il y a deux sortes de béatitudes : l'une imparfaite et telle que nous pouvons l'avoir dans la vie présente, l'autre parfaite et qui consiste dans la vision de Dieu. Il est bien évident que pour la béatitude de cette vie, le corps est nécessaire. En effet, la béatitude de la vie présente est une activité de l'intellect soit spéculatif, soit pratique. Or l'opération de l'intellect, en cette vie, ne peut avoir lieu sans images, lesquelles ne naissent que dans un organe corporel, comme nous l'avons montré dans la première partie. Et ainsi la béatitude qu'on peut avoir en cette vie dépend en quelque manière du corps.
Quant à la béatitude parfaite, qui consiste dans la vision de Dieu, quelques-uns ont pensé qu'elle ne peut non plus être accordée à l'âme qui existe sans corps, et ils disent que les âmes des saints, étant séparées de leurs corps, ne peuvent parvenir à la béatitude avant le jour du jugement, quand elles reprendront leur corps.
Mais cela est faux soit au point de vue de l'autorité soit à celui de la raison. Au point de vue de l'autorité, car l'Apôtre écrit (2 Co 5, 6) : "Aussi longtemps que nous habitons dans ce corps, nous sommes loin du Seigneur", et voulant montrer de quelle nature est cet éloignement, il ajoute : "car nous marchons par la foi et non par la vue". Cela montre que tout le temps où l'on marche par la foi et non par la vue, n'ayant pas la vision de l'essence divine, on n'est pas encore en la présence de Dieu. Or les âmes des saints qui sont séparées de leurs corps sont présentes à Dieu, ce qui fait que l'Apôtre ajoute : "Nous sommes donc pleins de hardiesse, et nous aimons mieux déloger de ce corps et habiter auprès du Seigneur." Il est donc évident que les âmes des saints séparées de leurs corps "marchent par la vue", c'est-à-dire voient l'essence de Dieu, ce qui constitue la vraie béatitude.
La raison le montre aussi. Car notre intellect n'a besoin du corps pour son activité qu'en raison des images sensibles, en lesquelles il voit, en même temps que ces images, la vérité intelligible qu'elles lui représentent, nous l'avons dit dans la première Partie. Or il est évident que l'essence divine ne peut pas être contemplée au moyen d'images, nous l'avons démontré dans la première Partie. Aussi, puisque la béatitude parfaite de l'homme consiste dans la vision de l'essence divine, cette béatitude ne peut dépendre du corps, et ainsi, même sans corps, l'âme peut être bienheureuse.
Toutefois, il faut savoir qu'une
chose peut appartenir de deux façons à la perfection d'une autre. D'abord pour
constituer son essence meme, ainsi l'âme est-elle nécessaire à la pleine
constitution de l'homme. Ensuite, est requis à la perfection d'une chose ce qui
ressortit à son être le meilleur ; c'est ainsi que la beauté corporelle ou la
promptitude d'esprit appartiennent à la perfection de l'homme. Bien que le
corps ne se rattache pas de la première manière à la perfection de la béatitude
humaine, il s'y rattache de la seconde manière. En effet, puisque l'opération
d'un être dépend de sa nature, plus la nature de l'âme sera parfaite, plus
parfaite aussi sera sa propre opération, en laquelle consiste sa béatitude.
C'est pourquoi S. Augustin s'étant demandé "si les âmes des morts peuvent
sans leurs corps acquérir la suprême béatitude" répond : "Elles ne
peuvent voir la substance immuable comme les saints anges la voient, soit pour
une raison plus cachée, soit parce qu'il y a en elles un désir naturel de gérer
leur corps."
Solutions :
1. La béatitude est la
perfection de l'âme du côté de l'intellect, par où l'âme s'élève au-dessus des
organes corporels, et non pas selon que l'âme est la forme naturelle du corps.
Il S'ensuit que l'âme séparée garde la perfection de nature selon laquelle la
béatitude lui est due, bien qu'elle n'ait plus sa perfection de nature en tant
que forme du corps.
2. La relation de l'âme
avec l'existence est différente de celle des autres parties de l'homme. Car
l'être du tout n'appartient à aucune de ses parties ; de là vient que, le tout
étant détruit, la partie cesse d'être, comme les parties qui composent l'animal
lorsque celui-ci est détruit ; ou bien, si les parties demeurent, elles ont un
être en acte qui est différent ; ainsi une partie de ligne a un être différent
de celui de la ligne entière. Mais l'âme humaine, après la destruction du
corps, conserve l'être même du composé, et cela parce qu'il n'y a qu'un seul et
même être de la matière et de la forme, et que cet être est celui du composé.
Or l'âme subsiste en raison de son être propre, ainsi que nous l'avons démontré
dans la première Partie. Il reste donc qu'après sa séparation d'avec le corps
l'âme garde son être parfait, et qu'elle peut ainsi avoir une opération
parfaite, bien qu'elle n'ait plus la perfection de sa nature spécifique.
3. La béatitude appartient
à l'homme quant à son intelligence. C'est pourquoi, tant que son intelligence
demeure, il est capable de béatitude, tout comme les dents de l'Éthiopien,
selon lesquelles il est appelé blanc, peuvent continuer d'être blanches même
une fois arrachées.
4. Une chose peut être
empêchée par une autre de deux manières. D'abord par manière de contrariété,
comme le froid empêche l'action de la chaleur ; et un tel empêchement de
l'activité s'oppose à la béatitude. En second lieu, du fait d'un certain
manque, en ce sens que la chose empêchée n'aura pas tout ce qui est requis à sa
pleine et entière perfection ; et un empêchement de ce genre ne s'oppose pas à
l'opération béatifiante, mais seulement à sa perfection pleine et entière.
Aussi dit-on que la séparation de l'âme d'avec son corps la retarde, en
l'empêchant de tendre de tout son élan vers la vision de l'essence divine. En
effet, l'âme désire jouir de Dieu de telle manière que sa jouissance dérive par
une sorte de rejaillissement vers le corps lui-même, selon qu'il en est
capable. C'est pourquoi, tant qu'elle jouit de Dieu sans son corps, son appétit
se repose en Dieu de telle sorte qu'elle désire toujours voir son corps
parvenir lui aussi à la participation de ce bien.
5. Le désir de l'âme
séparée est totalement en repos du côté de l'objet désiré. Car elle a ce qui
suffit à son appétit. Mais elle n'est pas pleinement en repos en ce qui la
concerne elle-même, qui désire ; car elle ne possède pas son bien de toutes les
manières dont elle voudrait le posséder. C'est pourquoi, à la reprise de son
corps, sa béatitude augmente, non pas en intensité, mais en extension.
6. Que "les âmes des morts ne voient pas Dieu de la même manière que les anges", il ne faut pas l'entendre dans le sens d'une inégalité quantitative ; car même maintenant, certaines âmes bienheureuses sont élevées aux ordres supérieurs du monde angélique, et voient Dieu plus clairement que les anges inférieurs. Il faut comprendre qu'il y a ici une inégalité de proportion, en ce sens que les anges, même inférieurs, ont toute la perfection de béatitude qu'ils doivent jamais avoir, ce qui n'est pas vrai des âmes des saints séparées de leur corps.
Objections :
1. Il ne semble pas, car la
perfection du corps est un bien corporel, et on a établi plus haut que la
béatitude ne consiste pas dans les biens du corps.
2. La béatitude de l'homme
consiste dans la vision de l'essence divine, on l'a montré. Mais à une telle
activité le corps n'apporte aucun concours, nous l'avons dit. Donc aucune
disposition corporelle n'est requise à la béatitude.
3. Plus l'intellect est
dégagé du corps, plus il comprend parfaitement. Or la béatitude consiste dans
la plus parfaite opération de l'intellect. Il faut donc pour cela que l'âme
soit de toutes manières dégagée de son corps. Aucune disposition corporelle
n'est donc requise pour la béatitude.
Cependant :
la béatitude est la récompense de
la vertu, conformément à ces paroles (Jn 13, 17) : "Vous serez heureux si
vous faites cela." Or, Dieu promet aux saints comme récompense non
seulement la vision et la délectation qu'elle procure, mais aussi la bonne
disposition du corps, selon ces paroles d'Isaïe (66, 14) : "A cette vue
votre coeur sera dans la joie, et vos os reprendront vigueur comme
l'herbe."
Conclusion :
Si nous parlons de la béatitude de l'homme, telle qu'on peut l'obtenir dans la vie présente, il est évident que la bonne disposition du corps y est nécessairement requise. En effet, cette béatitude consiste, selon le Philosophe, "dans l'opération de la vertu parfaite". Or, il est évident que le mauvais état du corps peut entraver toute manifestation de la vertu humaine. Mais si nous parlons de la béatitude parfaite, quelques-uns ont pensé que cette béatitude n'exigeait aucune disposition corporelle, et même que l'âme devait être entièrement dégagée du corps. Aussi S. Augustin cite ces paroles de Porphyre : "Pour que l'âme soit heureuse, il faut fuir tout ce qui est corporel." Mais cela est inadmissible. Car puisqu'il est dans la nature de l'âme d'être unie à un corps, il n'est pas possible que la perfection de l'âme exclue ce qui lui est une perfection naturelle.
Voilà pourquoi il faut dire que pour une béatitude absolument parfaite, une certaine perfection corporelle est requise et comme condition préalable, et comme conséquence. Comme condition préalable, car, dit S. Augustin, "si le corps est d'une administration difficile et pénible, comme une chair qui se corrompt et appesantit l'âme, l'esprit est détourné de la vision du ciel suprême". Aussi conclut-il qu'"au temps où ce corps ne sera plus un corps animal, mais un corps spirituel, l'âme sera égalée aux anges et ce qui lui était un fardeau lui deviendra une gloire".
A titre de conséquence également,
la bonne disposition du corps est appelée par la béatitude ; car le bonheur de
l'âme rejaillira sur le corps de telle sorte que lui aussi jouisse de la
perfection qui est la sienne, ce qui fait dire à S. Augustin : "Dieu a
fait l'âme d'une nature si puissante, que la plénitude de sa félicité fera
rejaillir sur la nature inférieure une force d'incorruption."
Solutions :
1. La béatitude ne consiste
pas dans un bien corporel comme dans son objet ; mais un bien corporel peut
contribuer en quelque sorte à la splendeur et à la perfection de la béatitude.
2. Bien que le corps n'apporte
rien à l'activité de l'intellect par laquelle on voit l'essence divine, il
pourrait néanmoins y faire obstacle. Et c'est pourquoi la perfection du corps
est requise afin que ce corps ne s'oppose pas à l'ascension de l'âme.
3. Il est vrai que pour la parfaite activité de l'intellect est requise l'abstraction de ce corps corruptible qui appesantit l'âme, mais nullement du corps spirituel qui sera totalement soumis à l'esprit. De celui-ci nous traiterons dans la troisième Partie de cet ouvrage.
Objections :
1. Il semble que des biens
extérieurs aussi soient requis pour la béatitude. Car ce qui est promis en
récompense aux élus appartient à la béatitude. Or on promet aux saints des
biens extérieurs, comme la nourriture et la boisson, la richesse et la royauté.
Car on lit en S. Luc (22, 30) : "Vous mangerez et boirez à ma table dans
mon royaume...". En S. Matthieu (6, 20) : "Amassez-vous des trésors
dans le ciel", et encore (25, 34) : "Venez les bénis de mon Père,
prenez possession du royaume..."
2. Selon Boèce, la
béatitude est "un état parfait grâce au rassemblement de tous les
biens". Or les choses extérieures comptent parmi les biens de l'homme,
quoiqu'elles en soient les moindres, observe S. Augustin.
3. Le Seigneur dit en S.
Matthieu (5, 12) "Votre récompense est grande dans les cieux." Mais
être dans les cieux signifie être dans un lieu. Donc, pour le moins, un lieu
extérieur est requis à la béatitude.
Cependant :
on lit dans le Psaume (73, 25) :
"Qu'y a-t-il pour moi dans le ciel, et qu'ai-je voulu sur la terre ?"
Comme s'il disait : je ne veux rien, si ce n'est ce qui suit : "Pour moi,
être uni à Dieu, voilà mon bien." Donc aucun autre bien que Dieu n'est
requis pour la béatitude.
Conclusion :
Pour la béatitude imparfaite, telle qu'on peut la posséder dans la vie présente, des biens extérieurs sont requis, non comme faisant partie de l'essence de la béatitude, mais comme des instruments au service de cette béatitude, "qui consiste dans l'opération de la vertu", selon le Philosophe. En effet, l'homme, en cette vie, a besoin de ce qui est nécessaire au corps, tant pour l'activité de la vertu contemplative que pour celle de la vertu active, laquelle, d'ailleurs, requiert encore plusieurs autres conditions pour accomplir ses oeuvres.
Pour la béatitude parfaite, au
contraire, celle qui consiste en la vision de Dieu, de tels biens ne sont
nullement requis. La raison en est que tous ces biens ne sont requis que pour
entretenir la vie animale ; ou pour certaines opérations s'exerçant par le
moyen du corps, mais qui caractérisent la vie humaine. Or la parfaite
béatitude, qui consiste dans la vision de Dieu, ou bien est le fait d'une âme
sans corps, ou bien d'une âme unie à un corps non plus animal, mais spirituel.
C'est pourquoi les biens extérieurs, qui sont ordonnés à la vie animale, ne
sont en aucune façon requis pour cette béatitude. Et puisque, en cette vie, le
bonheur de la contemplation a plus de ressemblance que celui de l'action avec
cette béatitude parfaite, car il est aussi plus semblable à Dieu, comme le fait
comprendre tout ce que nous avons dit ; pour cette raison la vie contemplative
a moins besoin de cette sorte de biens, selon le Philosophe.
Solutions :
1. Toutes les promesses de
biens corporels qu'on trouve dans les Saintes Écritures doivent être entendues
d'une manière métaphorique, l'Écriture ayant coutume de nous représenter les
choses spirituelles sous l'image des corporelles, afin que, dit S. Grégoire,
"au moyen de ce qui nous est connu, nous nous élevions au désir de ce qui
nous est inconnu". Ainsi, par la nourriture et la boisson, il faut
entendre la délectation qui accompagne la béatitude ; par les richesses, la
surabondance où vit l'homme à qui Dieu suffit ; par la royauté, l'exaltation de
l'homme jusqu'au commerce de la Divinité.
2. Ces biens, qui servent à
la vie animale, ne conviennent plus à la vie spirituelle, en laquelle consiste
la béatitude parfaite. Et toutefois, dans cette même béatitude se trouve le
rassemblement de tous les biens ; car tout ce qui se trouve de bon en eux sera
possédé dans la source suprême de tous les biens.
3. Quant au lieu de la béatitudes selon S. Augustin, "la récompense des saints n'est pas dite située dans les cieux corporels, mais par les cieux il faut entendre l'élévation des biens spirituels". Toutefois, un lieu corporel, à savoir le ciel empyrée, sera le séjour des bienheureux, non que ce lieu soit nécessaire à la béatitude, mais par un simple rapport de convenance et de beauté.
Objections :
1. Il semble que des amis
soient nécessaires à la béatitude. En effet, la béatitude est souvent désignée
dans les Écritures par le mot "gloire". Or la gloire consiste en ce
que le bien de l'homme arrive à la connaissance de beaucoup. Donc la société
d'amis est requise pour la béatitude.
2. Boèce dit que "la
possession d'un bien est sans joie, si elle n'est partagée". Or la
délectation est nécessaire à la béatitude. Donc aussi une société d'amis.
3. La charité trouve sa
perfection dans la béatitude. Mais elle s'étend à l'amour de Dieu et du
prochain. Il semble donc qu'une société d'amis est requise pour la béatitude.
Cependant :
on lit au livre de la Sagesse (7,
11) : "Tous les biens à la fois me sont venus avec elle",
c'est-à-dire avec la sagesse divine qui consiste en la contemplation de Dieu.
Et ainsi, rien d'autre n'est requis pour la béatitude.
Conclusion :
Si nous parlons de la félicité dans la vie présente, il faut dire avec le Philosophe, que "l'homme heureux a besoin d'amis", non pour son utilité, car il se suffit à lui-même ; ni pour sa délectation, puisqu'il possède en soi, du fait de l'activité vertueuse, la délectation parfaite ; mais pour le bien de son action, c'est-à-dire pour avoir la possibilité de leur faire du bien, pour trouver du plaisir en voyant le bien qu'ils accomplissent, et pour être aidé par eux dans le bien que lui-même accomplit. L'homme a besoin en effet, pour agir vertueusement, du concours des amis, tant dans les oeuvres de la vie active que dans celles de la vie contemplative.
Mais si nous parlons de la
béatitude parfaite que nous posséderons dans la patrie, la société des amis n'y
est pas nécessairement requise ; car l'homme trouve en Dieu la plénitude de sa
perfection. Toutefois, cette société amicale concourt à l'heureux
épanouissement de la béatitude, ce qui fait dire à S. Augustin : "La
créature spirituelle ne reçoit, pour être bienheureuse, que l'aide intérieure
qui lui vient de l'éternité, de la vérité, de la charité du Créateur. Si l'on
doit dire qu'elle reçoit une aide extérieure, peut-être la reçoit-elle
seulement en ce sens que les élus se voient mutuellement et se réjouissent de
former une société."
Solutions :
1. La gloire essentielle à
la béatitude n'est pas celle dont jouit l'homme auprès de l'homme, mais auprès
de Dieu.
2. Cette parole doit
s'entendre des biens qui n'ont pas en eux-mêmes une pleine suffisance. Cela ne
s'applique pas à notre propos, puisque l'homme trouve en Dieu la plénitude de
tous les biens.
3. La perfection de la charité est essentielle à la béatitude quant à l'amour de Dieu, non quant à l'amour du prochain. De sorte que, n'y eût-il qu'une seule âme jouissant de la possession de Dieu, elle serait bienheureuse, sans avoir de prochain à aimer. Mais, étant donné le prochain, l'amour que l'on a pour lui découle du parfait amour de Dieu. Aussi est-ce une relation de concomitance qui unit l'amitié à la béatitude
1. L'homme peut-il obtenir la
béatitude ? - 2. Un homme peut-il avoir plus de béatitude qu'un autre ? - 3. Un
homme peut-il être bienheureux en cette vie ? - 4. La béatitude une fois
possédée peut-elle être perdue ? - 5. L'homme peut-il acquérir la béatitude par
ses forces naturelles ? - 6. L'homme obtient-il la béatitude par l'action d'une
créature supérieure ? - 7. Certaines actions humaines sont-elles requises pour
que l'homme obtienne de Dieu la béatitude ? - 8. Tout homme désire-t-il la
béatitude ?
Objections :
1. Il semble que la
béatitude soit hors de nos prises. En effet, de même que la nature rationnelle
est au-dessus de la nature sensible, ainsi la nature intellectuelle est
au-dessus de la nature rationnelle, comme l'explique fréquemment Denys. Or les
animaux sans raison, qui n'ont qu'une nature sensible, ne peuvent parvenir à la
fin de la créature rationnelle. Donc l'homme non plus, étant de nature
rationnelle, ne peut parvenir à la fin de la nature intellectuelle, qui est la
béatitude.
2. La vraie béatitude
consiste dans la vision de Dieu, qui est la vérité pure. Or il est dans la
nature de l'homme de ne voir la vérité que dans les choses matérielles, si bien
qu'il "puise ses espèces intelligibles dans les images", dit
Aristote. Donc il ne peut parvenir à la béatitude.
3. La béatitude consiste
dans l'obtention du bien suprême. Or nul ne peut s'élever jusu'à ce qui est
suprême sans dépasser les degrés intermédiaires. Donc comme entre Dieu et la
nature humaine se trouve placée la nature angélique, que l'homme ne peut
dépasser, il semble que celui-ci ne puisse parvenir à la béatitude.
Cependant :
il est dit dans le Psaume (94, 12)
: "Bienheureux l'homme que tu as instruit, Seigneur."
Conclusion :
Le mot béatitude désigne la possession du bien parfait. Quiconque est capable du bien parfait peut donc parvenir à la béatitude. Or, que l'homme soit capable du bien parfait, on le voit à ce que son intellect peut embrasser le bien universel et parfait, et sa volonté le désirer. C'est pourquoi l'homme peut obtenir la béatitude.
Cela résulte également de ce que
l'homme est capable de voir l'essence divine, comme nous l'avons dit dans la
première Partie et nous avons dit que la parfaite béatitude consiste dans cette
vision de Dieu.
Solutions :
1. C'est d'une autre
manière que la nature rationnelle dépasse la nature sensible, et que la nature
intellectuelle dépasse la nature rationnelle. La nature rationnelle dépasse la
nature sensible quant à l'objet de la connaissance, car le sens ne peut
nullement connaître l'universel, qui est l'objet de la raison. Mais la nature
intellectuelle dépasse la nature rationnelle quant au mode de connaître la
vérité intelligible ; car la nature intellectuelle saisit aussitôt la vérité à
laquelle la nature rationnelle ne s'élève que par l'enquête du raisonnement,
comme nous l'avons expliqué dans la première Partie. Et c'est pourquoi la
raison n'aboutit que par une sorte de mouvement à ce que l'intellect saisit.
Aussi la nature rationnelle peut-elle acquérir la béatitude en laquelle
consiste la perfection de la nature intellectuelle, mais autrement que les
anges. En effet, les anges ont possédé cette béatitude aussitôt après leur
premier établissement ; les hommes n'y arrivent qu'avec le temps. Quant à la
nature sensible, elle ne peut s'élever jusqu'à cette fin en aucune manière.
2. Sans doute il est
naturel à l'homme, dans l'état de la vie présente, de connaître la vérité
intelligible au moyen des images ; mais dans l'état qui suit cette vie, il y a
un autre mode de connaître également naturel, nous l'avons dit dans la première
Partie.
3. Il est vrai que l'homme ne peut pas dépasser le niveau des anges en ce qui concerne la nature, de telle sorte qu'il leur devienne supérieur en nature ; mais il peut les dépasser par l'activité de l'intellect, en ce qu'il conçoit l'existence, au-dessus des anges, d'un objet qui béatifie les hommes, objet dont la parfaite possession fera son parfait bonheur.
Objections :
1. Il semble qu'un homme ne
peut pas avoir plus de béatitude qu'un autre. En effet, d'après le Philosophe
"la béatitude est la récompense de la vertu". Or un salaire égal est
accordé à toutes les oeuvres de la vertu, puisque l'Évangile nous dit (Mt 20,
10) "Tous ceux qui travaillèrent à la vigne reçurent chacun un
denier", ce qui signifie, d'après S. Grégoire : "Ils ont reçu de
façon égale la vie éternelle en récompense."
2. La béatitude est le bien
suprême. Mais rien ne peut être supérieur à ce qui est suprême. Donc un homme
ne peut avoir une béatitude supérieure à celle d'un autre.
3. La béatitude étant un bien parfait et pleinement suffisant, elle apaise le désir de l'homme.
Mais le désir de l'homme n'est pas
apaisé s'il lui manque un bien qu'on puisse lui fournir. Mais s'il ne lui
manque rien de tel, il ne pourra pas y avoir de bien plus grand. Donc, ou bien
l'homme n'est pas bienheureux, ou, s'il est bienheureux, il ne peut y avoir une
autre béatitude plus grande que la sienne.
Cependant :
le Seigneur dit dans S. Jean (14,
2) : "Dans la maison de mon Père il y a beaucoup de demeures." Et ces
demeures correspondent, d'après S. Augustin "aux différents degrés de
mérite de ceux qui sont dans la vie éternelle". Or le degré de vie
éternelle qui est accordé au mérite est la béatitude elle-même. Donc il y a
différents degrés dans la béatitude, et elle n'est pas égale chez tous.
Conclusion :
Comme nous l'avons déjà expliqué,
l'idée de béatitude inclut deux aspects : d'abord la fin ultime elle-même, qui
est le souverain bien ; puis l'obtention ou la jouissance de ce bien. En ce qui
concerne le bien même qui est l'objet de la béatitude, il ne peut y avoir une
béatitude plus grande qu'une autre, puisqu'il n'y a qu'un souverain bien, qui
est Dieu, dont la possession rend les hommes bienheureux. Mais quant à
l'obtention ou jouissance de ce bien, l'un peut avoir plus de béatitude que
l'autre ; car plus on jouit de ce bien, plus on est bienheureux. Or il arrive
qu'un homme jouisse de Dieu plus parfaitement qu'un autre, parce qu'il est
mieux disposé ou mieux ordonné à cette jouissance. Et c'est ainsi que l'un peut
avoir plus de béatitude que l'autre.
Solutions :
1. L'égalité du salaire
d'un denier signifie que la béatitude est unique du côté de l'objet. Mais la
diversité des demeures signifie la diversité de la béatitude selon les divers
degrés de jouissance.
2. On dit que la béatitude
est le souverain bien en tant qu'elle est la parfaite possession ou jouissance
du souverain bien.
3. Aucun bienheureux ne manque d'un bien qu'il puisse désirer, puisqu'il possède le bien infini, qui est "le bien de tout bien", comme dit S. Augustin. Mais on dit l'un plus heureux que l'autre en raison d'une participation différente de ce même bien. Et l'addition d'autres biens ne saurait augmenter la béatitude, ce qui fait dire à S. Augustin : "Celui qui te connaît et connaît en même temps les autres choses, n'est pas rendu plus heureux à cause d'elles, mais il est bienheureux à cause de toi seul."
Objections :
1. Cela semble possible car
le Psaume 119 commence ainsi : "Bienheureux les hommes, intègres dans
leurs voies, qui marchent suivant la loi du Seigneur." Or, c'est en cette
vie que cela arrive. Donc on peut être bienheureux en cette vie.
2. Une participation
imparfaite du souverain bien n'exclut pas l'essence même de la béatitude ; sans
cela il serait impossible que l'un possède la béatitude plus qu'un autre. Or
les hommes peuvent, dès cette vie, participer du souverain bien en connaissant
et en aimant Dieu, bien que d'une manière imparfaite. Donc l'homme peut avoir
la béatitude en cette vie.
3. Ce qui est affirmé par
tous ne saurait être entièrement faux, car ce qui est le fait du plus grand
nombre semble être naturel, et la nature n'est jamais complètement défaillante.
Or le grand nombre place la béatitude en cette vie, comme on le voit par cette
parole du Psaume (144, 15) : "Bienheureux le peuple qui possède ces
biens", ceux de la vie présente. Donc on peut être bienheureux en cette
vie.
Cependant :
on trouve dans le livre de Job (1
4, 1), ces paroles : "L'homme né de la femme vit peu de temps, et sa vie
est remplie de misères." Mais la béatitude exclut la misère. Donc, en
cette vie, l'homme ne peut être bienheureux.
Conclusion :
Une certaine participation de la béatitude peut être obtenue en cette vie, mais non la béatitude vraie et parfaite. C'est ce qu'on peut établir par une double considération.
Tout d'abord en se fondant sur la notion générale de béatitude. Car la béatitude, étant un bien parfait et qui se suffit à lui-même, exclut tout mal et comble tout désir. Or il n'est pas possible d'écarter tous les maux dans la vie présente : cette vie est soumise à beaucoup de maux inévitables, comme l'ignorance du côté de l'intellect, les affections désordonnées du côté de l'appétit et, en ce qui touche le corps, un grand nombre d'afflictions, comme S. Augustin le relève avec tant de soin dans la Cité de Dieu. Pareillement, le désir du bien ne peut être rassasié en cette vie ; car il est naturel à l'homme de désirer la permanence du bien qu'il possède. Or les biens de cette vie sont transitoires comme la vie ellemême, que nous désirons elle aussi, et voudrions voir durer toujours, car l'homme par nature a horreur de la mort. Il est donc impossible que la vraie béatitude se trouve dans la vie présente.
En second lieu, on arrive à la même
conclusion en considérant ce qui constitue spécialement la béatitude, et qui
est la vision de l'essence divine, vision que l'homme ne peut obtenir dans la
vie présente, comme on l'a montré dans la première Partie. Il est évident,
d'après tout cela, que nul ne peut, dans cette vie, obtenir la vraie et
parfaite béatitude.
Solutions :
1. Certains hommes sont
appelés bienheureux en cette vie, ou bien à cause de l'espoir qu'ils ont
d'acquérir la béatitude dans la vie future, conformément à cette parole (Rm 8,
24) : "C'est en espérance que nous sommes sauvés" ; ou bien en raison
d'une certaine participation de la béatitude qui les fait jouir plus ou moins
du souverain bien.
2. La béatitude comporte
deux genres d'imperfections. D'abord du côté de l'objet même de la béatitude,
qui n'est pas vu selon son essence. Et cette imperfection-là supprime la raison
de vraie béatitude. En second lieu, la béatitude peut être imparfaite du côté
de celui qui en participe. Sans doute, il atteint l'objet même de la béatitude,
Dieu, tel que cet objet est en lui-même, mais imparfaitement, par comparaison
avec la manière dont Dieu jouit de lui-même. Et une telle imperfection ne
supprime pas la vraie raison de béatitude ; car la béatitude étant un certain
genre d'activité, comme on l'a dit, sa vraie nature se prend de l'objet qui
pose l'acte dans son espèce, et non pas du sujet.
3. Si les hommes se persuadent qu'il y a ici-bas quelque béatitude, c'est parce qu'ils y trouvent quelque ressemblance avec la béatitude véritable, et ainsi leur jugement n'est pas entièrement en défaut.
Objections :
1. Il semble bien, car la
béatitude est une certaine perfection. Or toute perfection inhère à son sujet
selon le mode de ce sujet. Et puisque l'homme est de nature changeante, il
semble que la béatitude ne soit participée par lui que de manière sujette au
changement, de telle sorte qu'il puisse la perdre.
2. La béatitude consiste en
une opération de l'intelligence, et l'intelligence est soumise à la volonté. Or
la volonté est capable des contraires. Donc elle peut abandonner l'opération
par laquelle l'homme est rendu bienheureux.
3. La fin correspond au commencement.
Or la béatitude de l'homme a un commencement, puisque l'homme n'a pas toujours
été bienheureux ; il semble donc qu'elle doive avoir une fin.
Cependant :
il est dit en Matthieu (25, 46) que
les justes "iront dans la vie éternelle", vie qui n'est autre, comme
nous l'avons ditp, que la béatitude des saints. Or ce qui est étemel ne
disparaît pas. Donc la béatitude ne peut pas être perdue.
Conclusion :
Si par béatitude on entend cette béatitude imparfaite qu'on peut avoir ici-bas, elle peut être perdue. Et cela est bien évident en ce qui concerne la félicité qui se trouve dans la contemplation : elle se perd soit par oubli, soit par une maladie qui détruit la science, soit par des occupations qui distraient complètement de la contemplation. La même chose apparaît en ce qui concerne la félicité de la vie active ; car la volonté de l'homme peut changer ; elle peut déchoir de la vertu, dont l'exercice est au principe de la félicité. Si la vertu demeure intacte, des changements extérieurs peuvent troubler une pareille béatitude en entravant beaucoup d'activités vertueuses. Cependant ils ne peuvent l'enlever entièrement, car il reste toujours une activité vertueuse lorsque l'homme supporte dignement ses malheurs. Du fait que la béatitude de cette vie peut ainsi se perdre, ce qui paraît contraire à la raison même de béatitude, le Philosophe a été amené à dire que certains hommes peuvent être bienheureux en cette vie non absolument, mais comme des hommes dont la nature est sujette au changement.
Si au contraire nous parlons de la béatitude parfaite que nous espérons après cette vie, il faut savoir qu'Origène, adoptant l'erreur de certains platoniciens, a prétendu que l'homme peut tomber dans le malheur après avoir acquis la béatitude ultime.
Mais cela apparaît manifestement faux pour deux motifs. Tout d'abord d'après la notion même de béatitude. En effet, la béatitude étant un bien parfait et pleinement suffisant, elle doit apaiser le désir de l'homme et exclure tout mal. Or l'homme désire naturellement retenir le bien qu'il possède et se sentir assuré de le retenir ; sans cela, il est fatal que la crainte de perdre ce bien et plus encore la douloureuse certitude de le perdre le jettent dans la tristesse. La véritable béatitude exige donc que l'homme ait la conviction ferme de ne perdre jamais le bien qu'il possède. Si cette conviction est vraie, il s'ensuivra qu'il ne perdra jamais sa béatitude. Et si cette conviction est fausse, c'est déjà un mal que d'avoir ainsi une fausse conviction ; car le faux est le mal de l'intelligence autant que le vrai est son bien, dit Aristote. Il n'y aura donc pas de vraie béatitude pour celui en qui subsiste quelque mal.
La même conclusion s'impose si l'on considère la raison de béatitude dans ce qu'elle a de particulier. Nous avons montré que la parfaite béatitude de l'homme consiste dans la vision de l'essence divine. Or il est impossible qu'en voyant l'essence divine on veuille ne plus la voir. Car tout bien que l'on possède et dont on veut se défaire, ou bien se présente comme insuffisant, et l'on cherche à sa place un objet qui puisse suffire ; ou il se trouve joint à quelque contrariété qui le fait prendre en dégoût. Mais la vision de l'essence divine comble l'âme de tous les biens en l'unissant à la source de toute bonté, ce qui fait dire au Psalmiste (17, 15 Vg) : "je serai rassasié lorsqu'apparaîtra ta gloire", et au Sage (Sg 7, 11) : "Tous les biens me sont venus avec elle", c'est-à-dire avec la contemplation de la sagesse. De même, la vision de l'essence divine n'entraîne aucune contrariété, car il est dit encore, sur la contemplation de la sagesse (Sg 8, 16) : "Sa société ne cause pas d'amertume et son commerce ne donne pas d'ennui." On voit donc clairement par là que le bienheureux ne peut de sa propre volonté renoncer à la béatitude.
Pareillement, il ne peut la perdre parce que Dieu la lui retirerait. Car le retrait de la béatitude étant une peine, il ne peut être infligé par Dieu, le juste juge, que pour une faute ; mais celui qui voit l'essence de Dieu ne peut pas tomber dans la faute, puisque cette vision entraîne nécessairement la rectitude de la volonté, comme nous l'avons fait voir.
Pareillement, aucun autre agent ne
peut soustraire un tel bien. Car l'âme unie à Dieu se trouve élevée au-dessus
de tout le reste, et par suite aucun agent ne peut l'arracher à une pareille
union. Il paraît donc de toute manière insoutenable que je ne sais quelles
vicissitudes des temps fassent passer de la béatitude à la misère, et
inversement. Ces sortes de vicissitudes n'appartiennent qu'à ce qui est soumis
au temps et au mouvement.
Solutions :
1. La béatitude est une
perfection consommée, qui exclut tout défaut chez le bienheureux. Aussi
est-elle attribuée hors de toute mutabilité, grâce à la vertu divine qui élève
l'homme à la participation de son éternité, au-dessus de tout changement.
2. La volonté est capable
des contraires à l'égard des moyens ordonnés à la fin ; mais par nature elle
est ordonnée de façon nécessaire à la fin ultime. C'est évident du fait que
l'homme ne peut pas ne pas vouloir être bienheureux.
3. Si la béatitude a un commencement, c'est en raison de la condition de l'homme qui en participe, et si elle ne doit pas avoir de fin, la raison en est dans la condition du bien dont la participation rend bienheureux. Ainsi y a-t-il une cause pour que la béatitude ait un commencement, et une autre pour qu'elle n'ait pas de fin.
Objections :
Il semble que l'homme puiss obtenir
la béatitude par ses forces naturelles. Car la nature ne fait pas défaut dans
les choses nécessaires. Mais rien n'est plus nécessaire à l'homme que ce qui
lui fait obtenir sa fin ultime. Donc cela ne fait pas défaut à la nature
humaine, et l'homme par ses forces naturelles, peut obtenir la béatitude.
L'homme étant supérieur aux créature privées de raison doit pouvoir se suffire
mieux qu'elles. Or ces créatures peuvent parvenir à leurs fins par leurs forces
naturelles. Donc l'homme, bien davantage, peut obtenir la béatitude par ses
forces naturelles.
2. L’homme étant supérieur
aux créatures privées de raison doit pouvoir se suffire mieux qu’elles. Or ces
créatures peuvent parvenir à leurs fins par leurs forces naturelles. Donc
l’homme, bien davantage, peut obtenir la béatitude par ses forces naturelles.
3. "La béatitude est
une activité parfaite", selon l'expression du Philosophe. Or il appartient
à la même cause de commencer et de parfaire. Donc, puisque l'opération
imparfaite qui est au point de départ de l'activité humaine est soumise au
pouvoir naturel de l'homme, qui le rend maître de ses actes, il semble que par
ce pouvoir naturel l'homme puisse parvenir à l'activité parfaite qu'est la
béatitude.
Cependant :
l'homme est naturellement principe
de ses actes par l'intelligence et la volonté. Or la dernière béatitude promise
aux saints dépasse l'intelligence et la volonté de l'homme, ce qui fait dire à
l'Apôtre (1 Co 2, 9) : "L'oeil de l'homme n'a pas vu, son oreille n'a pas
entendu et son coeur n'a pas imaginé ce que Dieu prépare pour ceux qui
l'aiment." Donc l'homme, -par ses force naturelles, ne peut acquérir la
béatitude.
Conclusion :
La béatitude imparfaite que l'on
peut avoir ici-bas peut être acquise par l'homme avec ses seules forces
naturelles, de la même manière que la vertu dont l'opération constitue cette
béatitude, ce dont nous aurons à parler plus loin. Mais la béatitude parfaite
de l'hommè consiste, comme il a été dit dans la vision de l'essence divine. Or,
voir Dieu dans son essence dépasse non seulement la nature de l'homme, mais
celle de toute créature, comme nous l'avons montré dans la première Partie. En
effet, la connaissance naturelle de chaque créature est conforme à la modalité
de sa substance, ce qui a fait dire de l'intelligence, dans le livre Des
Causes, "qu'elle connaît ce qui est au-dessus d'elle Selon le mode de sa
substance". Or toute connaissance réduite au mode de la substance créée
est impuissante à voir l'essence divine, puisque celle-ci dépasse infiniment toute
substance créée. Donc ni l'homme ni aucune créature ne peut acquérir la suprême
béatitude par ses forces naturelles.
Solutions :
1. Sans doute la nature ne
fait pas défaut à l'homme dans les choses nécessaires ; pourtant elle ne l'a
pas pourvu d'armes et de vêtements comme elle l'a fait pour les autres animaux
; mais elle lui a donné une raison et des mains qui lui permettent d'acquérir
ces choses. De même la nature ne fait pas défaut à l'homme dans les choses
nécessaires en ne lui donnant pas le moyen d'obtenir par lui-même la béatitude,
car cela était impossible ; mais elle lui a donné le libre arbitre, par lequel
il peut se tourner vers Dieu qui le rendra bienheureux. Comme dit Aristote :
"Ce que nous pouvons par nos amis, c'est par nous-mêmes, en quelque sorte,
que nous le pouvons."
2. Une nature qui peut
acquérir le bien parfait, quoique ayant besoin Pour cela d'un secours
extérieur, est d'une condition supérieure à celle de la nature qui ne peut pas
obtenir ce bien parfait, mais qui obtient un bien imparfait sans avoir besoin
pour cela d'un secours étranger, selon Aristote. Ainsi, celui qui peut obtenir
une parfaite santé, mais avec l'aide de la médecine, est dans une meilleure
condition de santé que celui qui peut obtenir seulement une santé imparfaite,
tout en se passant du secours de la médecine. Voilà pourquoi la créature
rationnelle, pouvant conquérir le bien parfait de la béatitude, en ayant besoin
pour cela du secours divin, est supérieure à la créature privée de raison qui
n'est pai capable d'un tel bien, mais obtient un bien imparfait par les seules
forces de sa nature.
3. L'imparfait et le parfait procèdent du même pouvoir s'ils sont de même espèce. Cela ne s'impose plus quand ils sont d'espèce différente. En effet, tout ce qui peut disposer une matière ne peut lui procurer la perfection. Or l'action imparfaite qui est soumise au pouvoir naturel de l'homme n'est pas de la même espèce que cette activité parfaite qui constitue la béatitude, puisque l'espèce de l'activité dépend de son objet. C'est pourquoi l'objection ne porte pas.
Objections :
1. Il semble que l'homme
puisse être rendu bienheureux par l'action d'une créature supérieure,
c'est-à-dire d'un ange. En effet, il existe deux sortes d'ordre dans les choses
: un ordre qui relie entre elles les diverses parties de l'univers, et un ordre
qui rattache par un juste rapport tout l'univers à un bien qui lui est
extérieur. Le premier de ces ordres dépend du second comme de sa fin, dit
Aristote, de la même manière que l'ordre des éléments d'une armée a pour fin le
rapport de l'armée elle-même à l'égard du chef. Mais l'ordre mutuel des parties
de l'univers s'exerce en tant que les créatures supérieures agissent sur les
inférieures comme nous l'avons dit dans la première Partie, et la béatitude
consiste dans le juste rapport de l'homme au bien qui est extérieur à
l'univers, et qui est Dieu. Donc c'est par l'action d'une créature supérieure,
celle de l'ange sur l'homme, que celui-ci est rendu bienheureux.
2. Ce qui est tel en
puissance peut être amené à l'acte par ce qui est lui-même tel en acte, et par
exemple ce qui est chaud en puissance devient chaud en acte par l'action de ce
qui est lui-même chaud en acte. Or l'homme est bienheureux en puissance. Donc
il peut être rendu bienheureux en acte par l'ange qui est lui-même actuellement
bienheureux.
3. La béatitude consiste,
nous l'avons dit dans une activité de l'intellect. Or nous avons dit également,
dans la première Partie, que l'ange peut éclairer l'intellect de l'homme : donc
l'ange peut rendre l'homme bienheureux.
Cependant :
on lit dans le Psaume (84, 12) :
"Le Seigneur donnera la grâce et la gloire."
Conclusion :
Puisque toute créature est soumise
aux lois de la nature comme ayant une vertu et une action limitées, ce qui
dépasse la nature créée ne peut donc pas être réalisé par la vertu d'une
créature. Par conséquent, s'il faut réaliser quelque chose qui dépasse la
nature, cela est fait par Dieu sans intermédiaire, comme la résurrection d'un
mort, le retour d'un aveugle à la vue, etc. Or nous avons montré que la
béatitude est un bien supérieur à toute nature créée. Il est donc impossible
que la béatitude soit procurée à l'homme par l'action d'une créature. C'est par
l'action de Dieu seul que l'homme est rendu bienheureux, si nous parlons de la
béatitude parfaite. Mais si nous parlons de la béatitude imparfaite, il en est
d'elle comme de la vertu dont l'acte constitue cette béatitude.
Solutions :
1. Ce qui arrive le plus
souvent, quand des puissances actives réalisent un ordre, c'est qu'il
appartient à la puissance la plus élevée de conduire l'objet commun à sa fin
ultime, alors que les puissances inférieures aident à ce résultat en créant les
dispositions favorables. Ainsi l'art de la navigation, qui préside à l'art des
constructions navales, est chargé d'utiliser le navire construit à cet effet.
Ainsi, dans l'ordre universel, l'homme est aidé par les anges à atteindre sa
fin ultime quant à certaines conditions qui l'y préparent ; mais il obtient la
fin ultime elle-même par l'action du premier agent, qui est Dieu.
2. Quand une forme existe
en acte dans un sujet selon son être parfait et naturel, cette forme peut être
un principe d'action à l'égard d'un autre sujet, ainsi un corps chaud échauffe
grâce à sa chaleur. Mais si la forme n'existe dans le sujet qu'imparfaitement
et non pas selon son être naturel, elle ne peut être un principe de
communication au profit d'un autre. Ainsi la représentation de la couleur qui
est dans la pupille n'a pas le pouvoir de blanchir. Et il n'est pas vrai que
tout ce qui est clair ou chaud puisse éclairer ou échauffer autre chose ; de
cette façon en effet l'éclairement ou l'échauffement se perpétueraient à
l'infini. Or la lumière de gloire par laquelle on voit Dieu, est bien en Dieu
d'une manière parfaite et selon son être naturel ; mais dans une créature elle
n'existe qu'imparfaitement, par ressemblance ou participation. De là vient que
nulle créature bienheureuse ne peut communiquer sa béatitude à une autre.
3. L'ange, du sein de la béatitude, peut éclairer intellect de l'homme, et aussi celui d'un ange inférieur, en ce qui concerne certains aspects des oeuvres divines ; mais non pas quant à la vision de l'essence divine, comme nous l'avons montré dans la première partie. Pour obtenir cette vision, tous sont immédiatement illuminés par Dieu.
Objections :
1. Il semble que non. En
effet, Dieu, étant un agent d'une puissance infinie, n'a pas besoin, pour son
action, d'une matière préalable ou de disposition de cette matière, il peut
tout produire instantanément. Or, puisque les oeuvres de l'homme ne sont pas
requises pour la béatitude au titre de causes efficientes, nous venons de le
montrer, elles ne peuvent y être requises qu'à titre de dispositions. Donc
Dieu, qui n'a pas besoin de dispositions antérieures pour agir, confère la
béatitude sans oeuvres préalables.
2. Dieu produit
immédiatement la béatitude comme il a institué immédiatement la nature. Or,
dans la première institution de la nature, Dieu a produit les créatures sans
aucune disposition antérieure, sans aucune action d'un agent créé, mais a créé
aussitôt chaque être parfait dans son espèce. Il semble donc que Dieu confère à
l'homme la béatitude sans aucune opération préalable.
3. L'Apôtre écrit aux
Romains (4, 6) : "Bienheureux l'homme à qui Dieu attribue la justice
indépendamment des oeuvres."
Cependant :
on lit en S. Jean (13, 17)
"Sachant cela, bienheureux serez-vous si vous le faites." C'est donc
par l'action que nous parvenons à la béatitude.
Conclusion :
Nous avons dit déjà que la
rectitude de la volonté est requise à la béatitude, puisqu'elle n'est pas autre
chose qu'une juste disposition de la volonté dirigée vers la fin ultime,
disposition qui n'est pas moins nécessaire à cette fin que la bonne disposition
de la matière à la réception de la forme. A vrai dire, il n'est pas prouvé par
là qu'une certaine activité de l'homme doive précéder sa béatitude ; car Dieu
pourrait créer du même coup une volonté orientée vers sa fin et entrant en
possession de cette fin, comme il dispose parfois la matière en même temps
qu'il lui donne sa forme. Mais l'ordre de la sagesse divine exige qu'il n'en
soit pas ainsi. En effet, dit Aristote "parmi les êtres qui sont aptes à
posséder le bien parfait, celui-ci le possède sans aucun mouvement, d'autres au
moyen de plusieurs". Or posséder le bien parfait sans aucun mouvement
appartient à celui qui le possède par nature. Et posséder la béatitude par
nature est le fait de Dieu seul. A lui seul donc il appartient de ne pas y être
conduit par une opération antérieure. Mais puisque la béatitude dépasse toute
la nature créée, une simple créature ne peut logiquement obtenir la béatitude
sans le mouvement de l'activité par laquelle cette créature y tend. L'ange,
étant par nature supérieur à l'homme, a obtenu le bien suprême, selon l'ordre de
la sagesse divine, par un seul mouvement d'activité méritoire, comme on l'a
exposé dans la première Partie. Quant aux hommes, ils l'obtiennent par de
multiples mouvements d'activité qu'on appelle mérites. Aussi, aux yeux du
Philosophe lui-même "la béatitude est la récompense des activités
vertueuses".
Solutions :
1. Si l'action de l'homme
est exigée préalablement à l'acquisition de la béatitude, ce n'est pas parce
que la vertu divine qui béatifie serait insuffisante, c'est pour que l'ordre
des choses soit observé.
2. Dieu a produit aussitôt
les premières créatures à l'état parfait, sans aucune disposition ou opération
préalable de la créature, car c'est ainsi qu'il a institué les premiers
individus des espèces, chargés de transmettre la nature spécifique à leur
postérité. Pareillement, la béatitude devait découler, par le Christ Dieu et
homme, vers les autres hommes, selon l'épître aux Hébreux (2, 10) : "Il
devait conduire à la gloire un grand nombre de fils." Et c'est pourquoi
son âme, dès le premier instant de sa conception et sans aucune oeuvre
méritoire antérieure a été bienheureuse. Mais cela n'appartient qu'à lui seul ;
chez les enfants même, quand on les baptise, les mérites du Christ concourent à
l'octroi de la béatitude, car si en ce cas les mérites propres du sujet font
défaut, ces enfants sont devenus membres du Christ par le baptême.
3. L'Apôtre évoque la béatitude de l'espérance, qui est communiquée au chrétien par la grâce qui le justifie, et qui n'est pas donnée en raison des oeuvres qui précèdent. En effet, elle n'a pas pour rôle de terminer le mouvement, comme la béatitude, elle est plutôt le principe du mouvement par lequel on tend à la béatitude.
Objections :
1. Il semble bien que tous
ne désirent pas la béatitude. Nul, en effet, ne peut désirer ce qu'il ignore,
puisque c'est le bien perçu qui est l'objet de la volonté, dit Aristote. Or
beaucoup ne savent pas ce que c'est que la béatitude, ce qui se voit, observe
S. Augustin à ce que "les uns mettent la béatitude dans les voluptés du
corps, d'autres dans la vertu de l'âme, d'autres dans autre chose". Donc
tous les hommes ne désirent pas la béatitude.
2. L'essence de la
béatitude consiste, a-t-on dit, dans la vision de l'essence divine. Mais
certains jugent impossible que Dieu soit vu ainsi par l'homme dans son essence
même : ils ne le désirent donc pas.
3. S. Augustin écrit :
"Celui-là est heureux qui a tout ce qu'il veut, et ne veut rien pour le
mal." Or tout le monde ne veut pas ainsi, car il en est qui veulent
certaines choses pour le mal ; et qui entendent pourtant bien les vouloir. Donc
tous ne veulent pas la béatitude.
Cependant :
S. Augustin écrit : "Si le
bouffon avait dit : "Vous voulez tous être heureux, vous ne voulez pas
être malheureux" ; il aurait dit quelque chose que chacun de ses auditeurs
aurait reconnu dans sa volontés."
Conclusion :
La béatitude peut être envisagée de deux manières. En premier lieu selon la raison commune de béatitude, et à ce titre il est nécessaire que tout homme la veuille. En effet, la raison commune de béatitude consiste, avons-nous dit, en ce qu'elle est un bien parfait. Et puisque le bien est l'objet de la volonté, le bien parfait est celui qui satisfait pleinement la volonté. Désirer la béatitude, ce n'est pas autre chose que désirer l'assouvissement de sa volonté, et cela tout le monde le veut.
En second lieu, nous pouvons
considérer la béatitude selon sa raison spéciale, quant à ce qui la constitue.
Et sous ce rapport tous ne connaissent pas la béatitude, parce qu'ils ne savent
pas à quelle réalité s'applique la raison générale qu'ils en ont. Dans ce sens,
il est vrai de dire que tous ne la désirent pas.
Solutions :
1. Cela répond à la
première objection.
2. Puisque la volonté suit
l'appréhension de l'intelligence ou de la raison, il arrive qu'une chose
identique dans la réalité soit diverse selon la façon dont la raison l'envisage
; ainsi arrive-t-il qu'en étant réellement identique, une chose soit désirée
sous un certain rapport, et ne le soit pas sous un autre. Donc la béatitude
peut être envisagée sous la raison de bien final et parfait, ce qui est la
notion commune de béatitude ; en ce cas, naturellement et nécessairement, la
volonté tend vers elle, nous l'avons ditp. Mais la béatitude peut aussi être
envisagée sous des aspects particuliers, soit du côté de l'activité qui la
constitue, soit du côté de la faculté qui agit, soit du côté de l'objet dans
lequel elle consiste, et alors la volonté n'y tend pas nécessairement.
3. Quant à la définition qui a été adoptée par quelques-uns : "Bienheureux celui qui a tout ce qu'il veut" ou : "celui qui a tout réussi à souhait", cette définition, entendue en un certain sens, peut être regardée comme bonne et suffisante, mais dans un autre sens elle est incomplète. Si en effet on l'entend absolument de tout ce que l'homme veut en vertu de son désir naturel, alors il est vrai que celui qui a tout ce qu'il veut est heureux ; car rien ne rassasie l'appétit naturel de l'homme, si ce n'est le bien parfait, qui est la béatitude. Mais si l'on entend par là ce que l'homme désire d'après l'appréhension de sa raison, alors avoir certaines choses que l'on veut n'a plus de rapport avec la béatitude, mais bien plutôt avec la misère, parce que leur possession empêche l'homme d'obtenir ce qu'il désire naturellement, comme il arrive parfois que la raison tienne pour vrai ce qui fait obstacle à la connaissance de la vérité. Voilà pourquoi S. Augustin ajoute, comme condition de la parfaite béatitude, qu'on ne veuille rien de mal, quoique la première formule, bien comprise eût pu suffire : "Bienheureux celui qui possède tout ce qu'il veut."
Puisque certains actes sont
nécessaires pour parvenir à la béatitude, il faut étudier maintenant les actes
humains, pour savoir quels sont ceux qui nous la font atteindre et ceux qui
nous en interdisent l'accès. Mais puisqu'il n'y a d'opérations et d'actes qu'à
l'égard des réalités individuelles, les sciences relatives à l'action ne
peuvent trouver leur achèvement que dans une étude particulière. C'est ainsi
que l'étude morale des actes humains doit être générale d'abord (I-II), et
particulière ensuite (II-II).
L'étude générale des actes
humains comprend deux considérations, celle des actes humains eux-mêmes (Question
6-21), et celle de leurs principes (Question 22-114). Mais, parmi les actes
humains, certains sont propres à l'homme, d'autres lui sont communs avec les
animaux. Et puisque la béatitude est le bien propre de l'homme, les actes
proprement humains s'en rapprochent plus que les autres. Nous traiterons donc
d'abord des actes qui sont propres à l'homme (Question 6-21), puis de ceux qui
sont communs à l'homme et aux autres animaux et qu'on appelle les passions de
l'âme (Question 22-48).
Sur le premier point deux choses
sont à envisager : la nature des actes humains et leur distinction. Comme les
actes humains ne méritent à proprement parler ce titre que s'ils sont
volontaires, la volonté étant un appétit rationnel qui est propre à l'homme,
c'est de ce point de vue du volontaire qu'il nous faut les considérer. Ainsi
traiterons-nous en premier lieu du volontaire et de l'involontaire en général (Question
6) ; puis des actes qui sont volontaires comme émanant de la volonté elle-même,
tenant ainsi immédiatement leur existence de cette faculté - actes élicites (Question
8-16) ; enfin de ceux qui sont volontaires comme étant commandés par la volonté
et qui procèdent d'elle par l'intermédiaire d'autres puissances - actes impérés
(Question 17).
Et parce que les actes humains
comportent certaines circonstances selon lesquelles on les distingue, après
avoir traité du volontaire et de l'involontaire nous étudierons les
circonstances de ces actes qui impliquent volontaire et involontaire (Question 7).
1. Trouve-t-on du volontaire
dans les actes humains ? - 2. En trouve-t-on chez les bêtes ? - 3. Le
volontaire peut-il exister sans aucun acte ? - 4. Peut-on faire violence à la
volonté ? - 5. La violence est-elle cause d'involontaire ? - 6. La crainte ? -
7. La convoitise ? - 8. L'ignorance ?
Objections :
1. Non, semble-t-il. Au
dire de S. Grégoire de Nysse, de S. Jean Damascène et d'Aristote "est
volontaire ce qui procède d'un principe intérieur". Or le principe des
actes humains n'est pas dans l'homme, mais en dehors de lui ; car son appétit
est déterminé à agir par un objet désirable qui lui est extérieur et le meut,
comme "un moteur qui lui-même n'est pas mû". On ne trouve donc pas de
volontaire dans les actes humains.
2. Aristote démontre qu'il
n'y a chez les animaux aucun mouvement nouveau qui ne soit précédé par quelque
mouvement extérieur. Or toutes les actions de l'homme sont nouvelles, aucune
d'elles en effet n'étant éternelle. Donc le principe de tous les actes humains
est extérieur et en conséquence on n'y trouve pas de volontaire.
3. Qui agit volontairement
a le pouvoir d'agir par soi. Mais ceci ne convient pas à l'homme, car il est
dit en S. Jean (15, 5) : "Sans moi vous ne pouvez rien faire." Donc
le volontaire ne se trouve pas dans les actes humains.
Cependant :
le Damascène déclare : "Le
volontaire appartient à l'acte qui est une opération rationnelle." On y
trouve donc du volontaire.
Conclusion :
Il y a du volontaire dans les actes humains. Pour s'en persuader, il faut considérer que le principe de certains actes est dans l'agent, ou dans ce qui est en mouvement. Et il y a des mouvements et des actes dont le principe est extérieur. Par exemple si une pierre se meut vers le haut, c'est en raison d'un principe qui lui est extérieur ; si au contraire elle se meut vers le bas, c'est à cause d'un principe intrinsèque.
Parmi les êtres dont le mouvement vient du dedans, certains se meuvent eux-mêmes, et d'autres non. En effet tout agent, tout être mû, agit ou est mû en raison d'une fin, comme on l'a établi précédemment. Seront donc mus de manière parfaite, par un principe intrinsèque, les êtres où l'on trouve un principe intrinsèque tel que, non seulement ils soient mus, mais qu'ils soient mus vers une fin. Or, pour que quelque chose se fasse pour une fin, il faut qu'il y ait une certaine connaissance de la fin. Donc tout ce qui agit ou est mû de l'intérieur, en ayant connaissance de la fin, possède en soi le principe de son acte, non seulement pour agir, mais pour agir en vue d'une fin. Mais ce qui n'a aucune connaissance de la fin, eût-il en soi le principe de son acte ou de son mouvement, n'a pas en soi le principe d'agir ou d'être mû en vue d'une fin, mais ce principe est dans un autre qui l'imprime en lui. Aussi ne dit-on pas que de tels êtres se meuvent eux-mêmes, mais qu'ils sont mus par d'autres. En revanche, ceux qui ont la connaissance de la fin sont dits se mouvoir eux-mêmes, précisément parce qu'ils ont en eux, non seulement de quoi agir, mais de quoi agir en vue d'une fin. Ainsi, parce que l'une et l'autre de ces conditions viennent d'un principe intrinsèque (qu'ils agissent, et qu'ils agissent pour une fin), les actes et les mouvements de ces êtres sont dits volontaires, cette appellation impliquant qu'actes et mouvements procèdent d'une inclination propre. C'est pourquoi, dans la définition d'Aristote, de S. Grégoire de Nysse et de S. Jean Damascène on appelle volontaire, non seulement "ce qui procède d'un principe intérieur", mais en y ajoutant "de science".
Aussi, puisque l'homme excelle à
connaître la fin de son oeuvre et à se mouvoir lui-même, c'est dans ses actes
que l'on trouve le plus haut degré de volontaire.
Solutions :
1. Tout principe n'est pas
un principe premier. Procéder d'un principe intérieur appartient sans doute à
la notion de volontaire. Cependant, il ne lui est pas contraire que ce principe
soit à son tour causé par un principe extérieur. Car il n'est pas essentiel au
volontaire que son principe intérieur soit un principe premier. Il peut arriver
toutefois qu'un certain principe de mouvement, tout en étant premier dans son
genre, ne le soit pas absolument. Par exemple, dans le genre des choses susceptibles
d'altération, le principe premier d'altération est le corps céleste, qui
cependant n'est pas un premier moteur, car il est lui-même localement mû par un
moteur supérieur. Ainsi donc le principe intrinsèque de l'acte volontaire, qui
est la puissance de connaissance et d'appétition, est un principe premier dans
l'ordre du mouvement appétitif, quoiqu'il soit mû par une motion extérieure
pour d'autres espèces de mouvement.
2. Un mouvement nouveau chez l'animal est précédé par un mouvement extérieur de deux façons :
l° Selon que par un mouvement de ce genre se trouve présenté au sens de l'animal un objet sensible qui, étant perçu, meut lui-même l'appétit ; c'est ainsi qu'un lion voyant, à cause même de son mouvement, un cerf qui s'approche, commence à s'avancer vers lui.
2° Selon que, par ce mouvement
extérieur se produisent dans le corps de l'animal certains changements
physiologiques, comme il arrive par exemple sous l'action du froid ou de la
chaleur ; le corps étant ainsi modifié, l'appétit sensible qui est un pouvoir
lié à un organe corporel est à son tour impressionné incidemment ; ainsi en
est-il quand cet appétit se met à convoiter quelque chose par suite d'une
altération corporelle. Mais il n'y a rien là, comme on vient de le dire, qui
soit contraire à la notion de volontaire, car ces motions extérieures sont
d'une autre sorte.
3. Dieu meut l'homme à agir non seulement en proposant à ses sens un objet désirable, ou en impressionnant son corps, mais encore en mouvant sa volonté elle-même, car tout mouvement aussi bien de la volonté que de la nature procède de Dieu comme du premier moteur. Et de même qu'il n'est pas contraire à la notion de nature de procéder ainsi de Dieu comme d'un premier moteur, en tant qu'elle est une sorte d'instrument que Dieu actionne, de même il n'est pas contraire à la notion de l'acte volontaire qu'il vienne de Dieu en tant que la volonté est mue par lui. Toutefois, il appartient également au mouvement naturel et au mouvement volontaire de procéder d'un principe intrinsèque.
Objections :
1. Il semble que non. Car
le volontaire reçoit son nom de la volonté. Mais cette faculté étant dans la
raison, selon Aristote, ne peut évidemment se trouver chez les bêtes. On n'y
trouve donc pas non plus de volontaire.
2. C'est dans la mesure où
ses actes sont volontaires que l'homme est dit maître de ses actes. Or les
bêtes n'ont pas la maîtrise de leurs actes ; "elles sont agies plutôt
qu'elles n'agissent", dit S. Jean Damascène. Il n'y a donc pas chez elles
de volontaire.
3. Pour S. Jean Damascène
"les actes volontaires entraînent la louange ou le blâme". Mais on ne
doit ni louer ni blâmer les bêtes. Il n'y a donc pas chez elles de volontaire.
Cependant :
Aristote estime "qu'enfants et
animaux sans raison participent du volontaire". S. Jean Damascène et
Grégoire de Nysse sont du même avis.
Conclusion :
Nous avons vu que pour être volontaire un acte doit procéder d'un principe intérieur, avec une certaine connaissance de la fin. Mais il y a deux manières de connaître une fin : l'une parfaite, l'autre imparfaite. Une fin est connue parfaitement lorsqu'est appréhendée non seulement la chose qui est fin, mais encore la "raison" même de fin, et les rapports que soutiennent avec elle les réalités qui y sont ordonnées ; une telle connaissance appartient uniquement à la nature raisonnable. La connaissance imparfaite de la fin est celle qui comporte seulement l'appréhension de la fin, abstraction faite de sa raison de fin et de la relation de l'acte à sa fin. C'est ce qu'on remarque chez les bêtes, qui appréhendent la fin par le moyen des sens et de leur estimative naturelle.
La connaissance parfaite de la fin
engendre le volontaire dans sa pleine acception ; en ce sens, ayant pris
connaissance d'une fin et en ayant délibéré, ainsi que des moyens propres à la
procurer, on peut se porter ou ne pas se porter vers elle. La connaissance
imparfaite engendre un volontaire imparfait ; c'est ce qui se produit lorsque, ayant
aperçu une fin, on se porte vers elle d'une façon subite et sans délibérer.
Ainsi le volontaire selon sa parfaite acception appartient-il seulement à la
créature raisonnable ; mais le volontaire imparfait convient aussi aux animaux
dépourvus de raison.
Solutions :
1. La volonté désigne
l'appétit rationnel ; elle ne peut donc se trouver dans les êtres dépourvus de
raison. Le volontaire, quant à lui, reçoit sa dénomination de la volonté ; et
sa signification peut être étendue aux choses où l'on rencontre une certaine
participation de la volonté selon un certain accord avec cette faculté. C'est
en ce sens que le volontaire peut être attribué aux animaux, pour autant qu'ils
sont mus par une certaine connaissance de la fin.
2. C'est parce qu'il
délibère sur ses actes que l'homme en est le maître ; en effet le pouvoir de
juger des opposés permet à la volonté de choisir entre eux. En ce sens il n'y a
pas de volontaire chez les animaux, comme on vient de le dire.
3. Louange et blâme ne conviennent qu'aux actes parfaitement volontaires, tels qu'on n'en trouve pas chez les animaux.
Objections :
1. Il semble bien que non.
En effet on appelle volontaire ce qui procède de la volonté. Or rien ne peut
procéder de la volonté que par un acte, tout au moins un acte de volonté. Il ne
peut donc y avoir de volontaire sans acte.
2. On dit que quelqu'un
veut par un acte de volonté ; de même, cet acte cessant, on dit qu'il ne veut
pas par un acte de volonté. Mais ne pas vouloir cause l'involontaire qui est
opposé au volontaire. Donc il ne peut y avoir de volontaire si l'acte de
volonté vient à s'interrompre.
3. Nous l'avons dit, la
connaissance appartient à la notion de volontaire. Mais la connaissance vient
d'un acte. Donc il ne peut y avoir de volontaire sans aucun acte.
Cependant :
on appelle volontaire ce dont nous
sommes maîtres. Mais nous sommes maîtres d'agir et de ne pas agir, de vouloir
et de ne pas vouloir. Donc, de même qu'agir et vouloir sont volontaires, ainsi
en est-il de l'abstention de ces actes.
Conclusion :
On appelle volontaire ce qui procède de la volonté. Mais il y a deux façons pour une chose de procéder d'une autre : directement, c'est-à-dire comme un être procède d'un agent, comme l'échauffement procède de la chaleur. Ou bien indirectement, du fait même qu'il n'y a pas d'action, comme le naufrage du navire est attribué au pilote parce qu'il a cessé de gouverner. Toutefois, il est à remarquer que les conséquences d'une absence d'acte ne doivent pas toujours être attribuées, comme à leur cause, à l'agent du seul fait qu'il n'agit pas, mais seulement lorsqu'il peut et doit agir. Ainsi le pilote qui n'aurait pas eu les moyens de diriger le navire ou auquel sa direction n'aurait pas été confiée, ne serait-il pas rendu responsable d'un naufrage qui résulterait de l'absence du pilote.
Donc, puisque la volonté peut, en
voulant et en agissant, s'interdire de ne pas vouloir et de ne pas agir, et
puisque parfois elle le doit, ne pas vouloir et ne pas agir lui est imputé
comme venant d'elle. De cette façon le volontaire peut exister sans acte ;
tantôt sans acte extérieur mais avec un acte intérieur comme lorsqu'on veut ne
pas agir, tantôt même sans acte intérieur comme lorsqu'on ne veut pas.
Solutions :
1. La dénomination de
volontaire ne convient pas seulement à ce qui procède directement de la volonté
en tant qu'elle est agissante, mais encore à ce qui résulte indirectement
d'elle en tant qu'elle n'agit pas.
2. L'expression "ne
pas vouloir" (non velle) peut être entendue en deux sens. Ou bien
comme si c'était un seul mot, c'est-à-dire comme l'infiniti du verbe "je
ne veux pas" (nolo) ; de même que l'expression "je ne veux pas
lire" (nolo legere) signifie "je veux ne pas lire" (volo
non legere), ainsi "ne pas vouloir lire" (non velle legere)
signifie "vouloir ne pas lire" (velle non legere) ; en ce sens
"ne pas vouloir" est cause d'involontaire. - Ou bien "ne pas
vouloir" est pris comme un terme complexe, auquel cas il n'y a pas
affirmation d'acte de volonté, et un tel "non vouloir" ne cause pas
d'involontaire.
3. L'acte de connaissance est requis pour le volontaire à la même condition que l'acte de volonté : qu'on ait effectivement le pouvoir de considérer, comme de vouloir et d'agir. Et alors, de même que "ne pas vouloir" et "ne pas agir", lorsque c'était le moment, est volontaire, ainsi en est-il pour "ne pas considérer".
Objections :
1. Oui, semble-t-il. On
peut toujours être contraint par plus puissant que soi. Mais il y a un être
plus puissant que la volonté humaine : c'est Dieu. Donc celle-ci peut être
contrainte au moins par lui.
2. Toute puissance passive
est contrainte par le principe actif correspondant lorsqu'elle est modifiée par
lui. Or, la volonté est une puissance passive, puisqu'elle est "un moteur
mû" d'après Aristote. Donc, puisqu'elle est parfois mue par son principe
actif, il apparaît qu'elle est parfois contrainte.
3. Le mouvement violent est
celui qui va contre la nature. Mais le mouvement de la volonté lui est parfois
contraire comme c'est clair, dit S. Jean Damascène, dans le cas du péché, qui
est contre nature. Le mouvement de la volonté peut donc être contraint.
Cependant :
S. Augustin affirme que si l'on
fait quelque chose volontairement, on ne le fait pas nécessairement. Or tout ce
qui est contraint est fait nécessairement. Donc ce qui est fait par la volonté
ne peut être contraint. Donc la volonté ne peut être forcée à agir.
Conclusion :
La volonté comporte deux actes : l'un qui procède immédiatement d'elle, étant comme émis par cette faculté ; cet acte dit "élicite", c'est le vouloir. L'autre acte est celui qu'elle commande et qui suppose la médiation d'une autre puissance, par exemple marcher et parler : ce sont des actes que la volonté commande et qui sont exécutés par l'intermédiaire de la puissance motrice. S'il s'agit des actes "impérés", c'est-à-dire commandés, la volonté peut souffrir violence ; les membres extérieurs peuvent en effet être empêchés par violence d'exécuter le commandement de la volonté. Mais dans son acte propre, élicite, la volonté ne peut être affectée par aucune violence.
La raison en est que l'acte de
volonté n'est rien d'autre qu'une inclination qui procède d'un principe
intérieur doué de connaissance, de même que l'appétit naturel est une
inclination qui procède aussi d'un principe intérieur, mais dépourvu de
connaissance. Or ce qui est contraint et violent vient d'un principe extérieur.
Il est donc contraire à l'acte même de la volonté d'être contraint ou violenté,
comme d'ailleurs aussi à toute inclination ou mouvement naturel. Rien n'empêche
en effet qu'une pierre soit jetée vers le haut par violence, mais que ce
mouvement violent procède de son inclination naturelle, voilà ce qui est
impossible. Pareillement, on peut traîner un homme par force, mais que cela
vienne de sa volonté est contraire à la notion même de violence.
Solutions :
1. Dieu, qui est plus
puissant que la volonté humaine, peut la mouvoir, selon cette parole des
Proverbes (21, 1) : "Le coeur du roi est dans les mains de Dieu, qui
l'incline à son gré." Mais si cela était fait par violence, ce ne serait
pas alors avec un acte de volonté, et ce qui serait mû ne serait pas la volonté,
mais quelque chose qui lui est contraire.
2. La modification d'une
puissance passive par le principe actif correspondant n'est pas toujours un
mouvement violent. Il faut pour cela que cette modification aille contre
l'inclination intérieure de la puissance passive ; sans quoi, toutes les
altérations et générations des corps simples seraient non naturelles et
violentes. Or, elles sont bien naturelles en raison de l'aptitude intérieure
naturelle de la matière ou du sujet à la disposition en question. Il en va
pareillement de la volonté lorsqu'elle est mue par son objet, conformément à
son inclination propre ; alors que son mouvement n'est pas violent, mais
volontaire.
3. Ce que la volonté poursuit dans le péché, bien qu'en réalité ce soit mauvais et contraire à la nature raisonnable, est cependant appréhendé comme étant un bien, et conforme à cette nature, en tant que convenant à l'homme selon telle jouissance sensuelle ou tel habitus corrompu.
Objections :
1. Non, semble-t-il.
Volontaire et involontaire sont relatifs à la volonté. Or nous venons de
montrer qu'il ne peut être fait violence à cette faculté. Donc la violence ne
peut être cause d'involontaire.
2. L'involontaire, au dire
de saint Jean Damascène et d'Aristote, s'accompagne de tristessse. Or il arrive
que l'on souffre violence sans en être attristé. La violence ne cause donc pas
l'involontaire.
3. Ce qui procède de la
volonté ne peut être involontaire. Or certains actes violents peuvent être
volontaires, ainsi monter avec un corps pesant, ou fléchir ses membres
contrairement à leur disposition naturelle. La violence n'entraîne donc pas
l'involontaire.
Cependant :
Aristote et le Damascène
soutiennent qu'il y a de l'involontaire par violence.
Conclusion :
La violence s'oppose directement au
volontaire, comme aussi au naturel. Car il est commun au volontaire et au
naturel de procéder d'un principe intérieur, tandis que la violence a sa cause
à l'extérieur. Donc, de même que, dans les choses privées de connaissance, la
violence agit contre la nature, ainsi dans celles qui sont douées de
connaissance agit-elle contre la volonté. Et comme ce qui est contre la nature
est qualifié de non naturel, ce qui va contre la volonté est dénommé
involontaire. La violence est donc cause d'involontaire.
Solutions :
1. L'involontaire s'oppose
au volontaire. Or, on vient de le dire, on appelle volontaire non seulement
l'acte qui procède immédiatement de la volonté, mais encore celui qui est
commandé par elle. Quant au premier de ces actes, nous le savons, la volonté ne
peut souffrir de violence. Mais relativement à l'acte commandé, la volonté peut
souffrir violence, et la violence est alors cause d'involontaire.
2. On donne le nom de
volontaire à tout ce qui est conforme à l'inclination d ela volonté comme on
appelle naturel tout ce qui correspond à l'inclination de la nature. Mais il y
a deux façons pour une chose d'être naturelle : soit parce qu'elle vient de la
nature comme de son principe actif, ainsi chauffer est naturel au feu ; soit au
titre de principe passif, selon qu'il y a dans la nature une disposition à
recevoir son action d'un principe extérieur ; ainsi le mouvement du ciel est-il
dit naturel en raison de l'aptitude naturelle du corps céleste à ce mouvement,
bien que le moteur reste volontaire. Pareillement, il y a deux façons pour une
chose d'être volontaire : soit activement, comme lorsque l'on veut faire
quelque chose ; soit passivement, lorsque l'on veut subir l'action d'un autre.
En conséquence, lorsque l'action vient de l'extérieur mais que celui qui la
subit garde la volonté de la subir, il n'y a pas, absolument parlant, de
violence. Car celui qui subit, bien qu'il ne coopère pas en agissant, coopère
cependant en voulant subir.
3. Selon Aristote, lorsqu'un animal se meut contre l'inclination naturelle de son corps, ce mouvement, bien qu'il ne soit pas naturel à son corps, est en quelque sorte naturel à l'animal, car il lui est naturel d'être mû conformément à son appétit. Il n'y a pas alors de violence absolue mais seulement violence relative. Il en va de même si quelqu'un fléchit ses membres contrairement à leur disposition naturelle ; c'est de la violence relative, par rapport au membre particulier ; mais ce n'est pas de la violence absolue par rapport à l'homme lui-même.
Objections :
1. Il semble que la crainte
cause de l'involontaire de façon absolue. En effet, la crainte est, vis-à-vis
d'un mal à venir qui s'oppose à la volonté, dans le même rapport que la
violence vis-à-vis de ce qui contrarie présentement la volonté. Or la violence
cause absolument l'involontaire. Donc la crainte pareillement.
2. Ce qui est par soi
demeure tel, quoi qu'on y ajoute. Ainsi, ce qui est chaud par soi demeure
chaud, quelle que soit la chose à laquelle on l'associe. Or, pris en soi,
l'acte accompli par crainte est involontaire. Donc il le reste quand intervient
la crainte.
3. Ce qui est tel sous
condition est tel de façon relative, alors que ce qui est tel sans condition
est tel de façon absolue ; de même, ce qui est nécessaire sous condition est
nécessaire de façon relative, tandis que ce qui est nécessaire absolument est
nécessaire purement et simplement. Mais ce qui est fait par crainte est
involontaire absolument ; ce n'est volontaire que sous condition : pour que
soit évité le mal que l'on redoute. Donc ce qui est fait par crainte est
purement et simplement involontaire.
Cependant :
S. Grégoire de Nysse et Aristote
disent tous deux que ce qui est fait sous l'empire de la crainte est plus
volontaire qu'involontaire.
Conclusion :
Avec ces deux auteurs, il faut reconnaître que ce qui est fait par crainte est "mêlé de volontaire et d'involontaire". Car ce qu'on fait par crainte, si on le considère en soi, n'est pas volontaire ; mais cela le devient par la circonstance : on veut éviter un mal que l'on craint.
Mais, tout bien pesé, de telles
actions sont plus volontaires qu'involontaires ; elles sont volontaires
absolument, et involontaires de façon relative. Car on dit qu'une chose existe
de façon absolue selon qu'elle est en acte ; si elle n'est que dans la
connaissance, elle n'existe que de façon relative. Or, une chose accomplie par
crainte est en acte pour autant qu'elle se réalise. Comme, d'autre part, les
actions sont relatives aux singuliers et que ceux-ci en tant que tels sont
déterminés dans l'espace et le temps, il en résulte que ce qui se réalise est
en acte pour autant qu'il est situé dans l'espace et le temps, et dans les
autres conditions qui l'individualisent. Ainsi donc, ce que l'on accomplit par
crainte est volontaire en tant que cet acte existe concrètement et que, dans
cette circonstance donnée, il empêche le mal plus grand que l'on craignait. Par
exemple jeter des marchandises à la mer devient volontaire pendant une tempête
à cause de la crainte du danger. Il est clair qu'il s'agit de volontaire pur et
simple, et que la qualité propre de volontaire convient à cet acte, car son principe
est intérieur. Si l'on considère au contraire ce qui est fait par crainte en
dehors de tel cas concret et comme contraire à la volonté, cela n'existe que
pour l'esprit. Aussi est-ce involontaire de façon relative, en tant que l'acte
est détaché de ses circonstances particulières.
Solutions :
1. Les actions que l'on
fait par crainte ou par violence ne diffèrent pas seulement par les
circonstances du temps, présent et futur, mais par une autre raison. Dans ce
qui est fait par violence, la volonté ne consent pas, et l'on va absolument
contre son mouvement ; mais ce que l'on fait par crainte devient volontaire,
car alors le mouvement de la volonté se porte vers cette chose, non à la vérité
pour elle-même, mais pour une autre : pour repousser un mal que l'on redoute.
(Il suffit en effet à la notion de volontaire qu'il se rapporte à un autre ;
car le volontaire n'est pas seulement ce que nous voulons pour lui-même comme
fin, mais encore ce que nous voulons pour autre chose que nous prenons pour
fin.) Il apparaît donc clairement que, dans ce qui est fait par violence, la
volonté intérieure n'agit en rien, tandis qu'elle intervient activement dans ce
qui est fait par crainte. Aussi, selon la remarque de Grégoire de Nysse, pour
exclure dans la définition du violent ce qui est fait par crainte, on ne dit
pas seulement : "le violent est ce dont le principe est à
l'extérieur", mais on ajoute : "le patient ne prêtant en rien son
concours", car la volonté de celui qui craint contribue en quelque façon à
l'acte accompli par crainte.
2. Ce qui est qualifié de
manière absolue, comme le chaud et le blanc, demeure tel quoi qu'on y ajoute ;
mais ce qui est qualifié de façon relative varie selon qu'on le rapporte à
diverses choses ; ainsi ce qui est grand par rapport à une chose est petit
comparé à une autre. Or, une chose est dite volontaire non seulement pour
elle-même, de façon absolue, mais encore pour autre chose, de façon relative.
Rien n'empêche donc que ce qui n'était pas volontaire par rapport à une chose
le devienne si on le compare à une autre.
3. Ce qui se fait par crainte est volontaire sans condition, c'est-à-dire si l'on agit effectivement ; mais c'est involontaire sous condition, c'est-à-dire si une telle crainte n'était pas été menaçante. Pour cette raison on peut donc conclure le contraire.
Objections :
1. Il semble que oui. Comme
la crainte la convoitise est une certaine passion. Mais la crainte cause de
quelque façon l'involontaire. Donc aussi la convoitise.
2. De même que le timide
agit par crainte contre ce qu'il se proposait, ainsi l'incontinent en raison de
la convoitise. Or la crainte cause d'une certaine façon l'involontaire. Donc
également la convoitise.
3. Le volontaire requiert
la connaissance ; or celle-ci se trouve corrompue par la convoitise ; Aristote
dit que "le plaisir, ou la convoitise du plaisir, corrompt le jugement de
la prudence". Donc la convoitise cause de l'involontaire.
Cependant :
S. Jean Damascène nous dit :
"Ce qui est involontaire est digne d'indulgence ou de miséricorde, et
s'accomplit avec tristesse." Mais rien de cela ne convient à l'acte
accompli par la convoitise. Cette passion ne cause donc pas l'involontaire.
Conclusion :
Bien loin de causer de
l'involontaire, la convoitise contribue plutôt à rendre l'acte volontaire. On
qualifie en effet une chose de volontaire du fait que la volonté s'y porte. Or,
sous l'influence de la convoitise, la volonté est inclinée à vouloir ce qu'elle
convoite. C'est pourquoi la convoitise rend l'acte volontaire, bien plutôt
qu'involontaire.
Solutions :
1. La crainte a pour objet
le mal, tandis que la convoitise regarde le bien. Or le mal, considéré en soi,
s'oppose à la volonté, alors que le bien s'y accorde. Il s'ensuit que la
crainte est plus apte à causer l'involontaire que la convoitise.
2. Chez celui qui agit par
crainte demeure la répugnance de la volonté à ce qu'il fait selon qu'il le
considère en soi. Au contraire, chez celui qui agit par convoitise, tel l'incontinent,
la volonté antérieure, par laquelle il répudiait ce qu'il convoite, ne demeure
pas, mais elle se trouve changée pour vouloir maintenant ce que d'abord elle
répudiait. Ainsi ce qui est fait par crainte est involontaire de quelque façon,
mais ce qui est fait par convoitise ne l'est aucunement. Car l'incontinent pris
de convoitise agit contre ce qu'il se proposait antérieurement, mais non pas
contre ce qu'il veut maintenant ; tandis que le craintif, lui, agit en
s'opposant à cela même qu'il veut maintenant de façon absolue.
3. Si la convoitise venait à abolir totalement la connaissance, comme cela se produit chez ceux qu'elle rend fous, le volontaire se trouverait supprimé. En ce cas, d'ailleurs, il n'y aurait pas non plus à proprement parler d'involontaire, parce que chez ceux qui n'ont pas l'usage de la raison, il n'y a ni volontaire ni involontaire. Mais parfois chez ceux qui agissent par convoitise, la connaissance n'est pas totalement abolie, parce que la puissance de connaître n'est pas supprimée, mais seulement l'attention actuelle à telle action particulière. De tels actes cependant sont volontaires, pour autant que l'on dénomme ainsi ce qui est au pouvoir de la volonté, comme "ne pas agir" et "ne pas vouloir", et semblablement "ne pas considérer". Car la volonté peut résister à la passion, comme on le dira plus loin.
Objections :
1. Non, semble-t-il.
"Ce qui est involontaire, remarque S. Jean Damascène, mérite le
pardon." Or il arrive qu'une action faite par ignorance ne le mérite pas.
Comme dit S. Paul (1 Co 14, 38) : "Si quelqu'un ignore, il sera
ignoré." Ainsi donc l'ignorance ne cause pas l'involontaire.
2. En tout péché il y a de
l'ignorance, selon les Proverbes (14, 22) : "Ceux qui font le mal se
trompent." Donc, si l'ignorance causait l'involontaire, il s'ensuivrait
que tout péché serait involontaire. Mais ce serait contraire à la parole de S.
Augustin disant : "Tout péché est volontaire."
3. Nous avons déjà noté
avec S. Jean Damascène que "ce qui est involontaire s'accompagne de
tristesse". Mais certaines actions se font dans l'ignorance et sans
tristesse, par exemple si l'on tue un ennemi qu'on cherchait bien à tuer, mais
en croyant tuer un cerf. L'ignorance ne cause donc pas l'involontaire.
Cependant :
S. Jean Damascène et Aristote
disent tous deux "qu'il y a de l'involontaire par ignorance".
Conclusion :
L'ignorance, avons-nous dit, peut causer de l'involontaire pour cette raison qu'elle prive de la connaissance requise pour le volontaire. Toutefois, cette privation n'est pas le résultat d'une ignorance quelconque. Car l'ignorance peut se rapporter à l'acte de connaissance de trois manières, selon qu'elle lui est concomitante, conséquence ou antécédente.
1° Concomitante, l'ignorance porte sur ce qui se fait, mais de telle sorte que, si l'on savait, on ne l'en ferait pas moins. Dans ce cas l'ignorance n'incline pas à vouloir que la chose s'accomplisse, mais c'est par accident qu'on l'accomplit et on l'ignore à la fois, comme dans l'exemple cité de celui qui a l'intention de tuer un ennemi et le tue sans le savoir, en croyant tuer un cerf. Une telle ignorance n'est pas cause d'involontaire d'après Aristote puisqu'elle ne produit rien qui contrarie la volonté ; mais elle est cause de "non volontaire", car on ne peut vouloir en acte ce que l'on ignore.
2° L'ignorance est conséquente par rapport à la volonté en tant qu'elle est volontaire. Or cela peut se faire de deux façons selon les deux modes de volontaire que nous avons distingué. - Ou bien l'acte de volonté se porte sur l'ignorance elle-même, par exemple lorsque quelqu'un veut ignorer pour avoir une excuse à son péché ou pour n'en être pas détourné, selon cette parole du livre de Job (21, 14) : "Nous ne voulons pas connaître tes voies." C'est ce qu'on appelle l'ignorance affectée. - D'une autre façon, on appelle ignorance volontaire celle de quelqu'un qui peut et doit savoir ; c'est ainsi, nous l'avons dit plus haut, que "ne pas agir" et "ne pas vouloir" sont appelés du volontaire. Cette ignorance-là peut se produire, soit qu'on ne considère pas en acte ce qu'on peut et doit considérer, et c'est une ignorance de mauvais choix, qui a sa source dans la passion ou l'habitude ; soit qu'on ne se soucie pas d'acquérir la connaissance qu'on peut et doit avoir ; c'est de cette manière que l'ignorance des propositions universelles du droit, que l'on est tenu de connaître, est appelée volontaire comme provenant de la négligence. Etant involontaire de l'une ou de l'autre de ces façons, l'ignorance ne peut être cause d'involontaire absolu ; elle cause alors cependant de l'involontaire relatif, en tant qu'elle précède un mouvement de la volonté orienté vers l'action, mouvement qui ne se serait pas produit s'il y avait eu connaissance.
3° Est antécédente enfin par
rapport à la volonté, l'ignorance qui, tout en n'étant pas volontaire, porte
cependant à vouloir ce qu'on ne voudrait pas autrement. Ainsi lorsqu'un homme
ignore telle circonstance d'un acte qu'il n'était pas tenu de connaître et, à
cause de cela, fait ce qu'il n'eût pas accompli s'il l'avait sue. C'est le cas
de celui qui, malgré les précautions prises, ignore que quelqu'un marche sur la
route et lance une flèche qui le tue. Cette ignorance-là est cause pure et
simple d'involontaire.
Solutions :
La réponse aux objections ressort
clairement de ce qui vient d'être dit.
1. La première procédait de
l'ignorance des choses que l'on est tenu de savoir.
2. La deuxième de
l'ignorance du choix qui, on l'a dit, est d'une certaine manière volontaire.
3. La troisième enfin, de l'ignorance concomitante à la volonté.
1. Qu'entend-on par
circonstances ? - 2. Le théologien doit-il prêter attention aux circonstances
des actes humains ? - 3. Combien y en a-t-il ? - 4. Quelles sont les plus
fondamentales ?
Objections :
1. Il semble que la
circonstance n'est pas un accident de l'acte humain, car, pour Cicéron, une
circonstance est "ce que l'art oratoire ajoute à l'autorité et à la
solidité d'une argumentation". Mais l'art oratoire fortifie
l'argumentation en s'appuyant sur ce qui se rapporte à la substance même de la
chose, comme la définition, le genre, l'espèce, etc. C'est à partir de cela que
l'orateur, doit argumenter, dans l'enseignement de Cicéron. Une circonstance
n'est donc pas un accident de l'acte humain.
2. Le propre de l'accident
est d'inhérer. Ce qui entoure une chose n'y est pas inhérent mais plutôt
extérieur. Les circonstances ne sont donc pas des accidents des actes humains.
3. Un accident n'a pas d'accidents. Or les actes humains eux-mêmes sont des accidents. Donc les circonstances ne sont pas les accidents des actes.
.En sens contraire, les
conditions particulières d'une chose singulière sont appelées des accidents
individuant cette chose ; or Aristote nomme les circonstances des
particularités, c'est-à-dire des conditions particulières des actes singuliers.
Donc, les circonstances sont des accidents individuels des actes humains.
Conclusion :
Puisque les noms sont, d'après Aristote, "les signes de nos pensées", il est nécessaire que l'ordre des dénominations se conforme à celui de la connaissance intellectuelle. Or celle-ci va du plus connu au moins connu. Voilà pourquoi, chez nous, les noms sont aussi transférés du plus connu au moins connu. C'est ainsi, dit Aristote, que le mot de distance qui concerne d'abord une situation locale, est employé pour désigner n'importe quel contraire. Pareillement, nous employons des mots relatifs au mouvement local pour désigner d'autres mouvements, car ce que nous connaissons le mieux, ce sont les corps, que le lieu circonscrit. De là vient que le mot de circonstance est passé d'objets situés dans le lieu, aux actes humains.
Or, en matière de lieu, on dit
qu'une chose en circonscrit une autre (circumstare) quand, tout en étant
une réalité extérieure à elle, elle la touche ou l'approche localement. De même
appelle-t-on circonstances (circumstantiae) des conditions qui, tout en
étant en dehors de la substance de l'acte humain, le touchent cependant en
quelque façon. Et parce qu'on appelle accident tout ce qui se trouve en dehors
de la substance d'une chose, tout en se rapportant à elle, il faut dire
pareillement que les circonstances des actes humains sont pour ces actes des
accidents.
Solutions :
1. L'art oratoire donne
solidité à une argumentation principalement lorsqu'il se fonde sur la substance
de l'acte, mais aussi de façon secondaire en se référant aux circonstances.
Ainsi quelqu'un est-il passible d'accusation parce qu'il a commis un homicide,
mais secondairement parce qu'il l'a fait avec ruse ou par cupidité, ou en temps
et lieu sacrés, ou dans d'autres circonstances de ce genre. Aussi Cicéron
déclare-t-il expressément qu'en s'appuyant sur les circonstances, l'art
oratoire "ajoute" de la solidité à l'argumentation, à titre
secondaire.
2. Une chose peut être dite
l'accident d'une autre de deux façons. Soit qu'elle lui inhère ; ainsi la
blancheur est-elle un accident de Socrate. Soit qu'elle se rencontre
simultanément avec cette chose dans un même sujet ; en ce sens on dit que la
blancheur se rapporte accidentellement à la qualité de musicien, du fait que
ces deux choses se rencontrent, et en quelque manière se touchent, dans un même
sujet. C'est à ce dernier titre que les circonstances sont appelées un accident
des actes.
3. On vient de le dire, un accident devient celui d'un autre accident à cause de leur rencontre dans le sujet. Mais cela arrive de deux manières. Soit que deux accidents se rapportent à un même sujet sans qu'il y ait d'ordre entre eux, telle la blancheur et la qualité de musicien chez Socrate ; soit qu'ils s'y rapportent de façon ordonnée, ainsi lorsque le sujet reçoit un accident par l'intermédiaire de l'autre, comme le corps par exemple reçoit la couleur par l'intermédiaire de la surface. C'est de cette façon qu'un accident est dit inhérer à un autre ; nous disons en effet que la couleur est sur la surface. Or des circonstances peuvent se rapporter à des actes de ces deux manières : certaines d'entre elles déterminent l'agent sans que l'acte intervienne, comme le lieu ou la condition de la personne, tandis que d'autres le font par l'intermédiaire de l'acte, comme la manière d'agir.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car le
théologien considère les actes humains seulement en tant qu'ils sont qualifiés,
c'est-à-dire bons ou mauvais. Or les circonstances ne semblent pas pouvoir
faire que des actes humains soient tels, car rien ne peut être formellement
qualifié par ce qui est en dehors de soi, mais seulement par ce qui est
au-dedans. Les circonstances des actes, en conséquence n'ont pas à être
considérées par le théologien.
2. Les circonstances sont
les accidents des actes. Mais les accidents, en un seul sujet, peuvent être en
nombre infini. C'est pourquoi, remarque Aristote "aucun art ou science ne
prend comme objet l'être par accident, à l'exception de la sophistique".
Le théologien n'a donc pas à tenir compte des circonstances des actes.
3. L'examen des
circonstances revient au rhéteur. Or la rhétorique n'est pas une partie de la
théologie. Le théologien n'a donc pas à s'occuper des circonstances.
Cependant :
pour S. Jean Damascène et S.
Grégoire de Nysse, l'ignorance des circonstances cause de l'involontaire. Mais
l'involontaire excuse la faute, dont l'étude appartient au théologien. Donc la
considération des circonstances est de son ressort.
Conclusion :
Les circonstances doivent être prises en considération par le théologien pour trois raisons.
1° Il considère les actes humains en tant qu'ils ordonnent l'homme à la béatitude. Mais tout ce qui est ordonné à une fin doit lui être proportionné. Or les actes humains sont proportionnés à leur fin selon une certaine mesure qui précisément résulte de justes circonstances. L'étude des circonstances regarde donc bien le théologien.
2° Le théologien considère les actes humains en tant qu'on y trouve du bien et du mal, du meilleur et du pire ; or nous verrons que cette diversité tient aux circonstances.
3° Le théologien considère les
actes humains en tant qu'ils sont méritoires ou déméritoires, propriétés qui
conviennent à ces actes et qui supposent qu'ils sont volontaires. Mais, comme
on l'a dit, un acte humain est jugé volontaire ou involontaire du fait de la
connaissance ou de l'ignorance des circonstances. Pour toutes ces raisons, la
considération des circonstances incombe au théologien.
Solutions :
1. Le bien qui est ordonné
à une fin est appelé utile, ce qui implique une certaine relation ; c'est
pourquoi Aristote affirme que "dans le genre relation, le bien est
l'utile". Mais dans les choses qui sont dites de façon relative, il n'y a
pas seulement dénomination par ce qui est intrinsèque, mais aussi par ce qui
s'ajoute du dehors, comme il apparaît pour la droite et la gauche, l'égal et
l'inégal, etc. C'est pourquoi, si les actes sont bons en tant qu'ils sont utiles
à une fin, rien n'empêche de les déclarer bons ou mauvais d'après leurs
rapports à certaines choses qui s'ajoutent à eux du dehors.
2. Les accidents totalement
accidentels sont, en raison de leur incertitude et de leur infinité, laissés de
côté par les arts. Mais les circonstances ne sont pas des accidents de ce
genre, car, si elles sont extérieures à l'acte, elles le touchent cependant,
étant ordonnées à lui. Les accidents propres, en revanche, sont du domaine de
l'art.
3. L'examen des circonstances revient aussi bien au moraliste, au politique et au rhéteur. Au moraliste, pour autant qu'en raison des circonstances on atteint ou non le juste milieu de la vertu dans les actes humains et les passions. Au politique et au rhéteur selon que par les circonstances les actes deviennent louables ou blâmables, excusables ou condamnables, mais de façon diverse, car là où le rhéteur persuade, le politique tranche. Enfin au théologien à qui tous les autres arts sont subordonnés, cet examen revient à tous ces titres. Car il rejoint le moraliste pour considérer les actes comme vertueux ou vicieux ; et il considère les actes selon qu'ils méritent châtiment ou récompense, en accord avec le rhéteur et le politique.
Objections :
1. Il semble que leur
énumération au livre III de l'Éthique d'Aristote soit inadaptée. En effet, on
appelle circonstance d'un acte ce qui lui est extérieur. Tels sont le temps et
le lieu. Il n'y a donc que ces deux circonstances-là.
2. En raison des
circonstances on juge qu'une chose se fait bien ou mal ; mais cela tient au
mode d'agir ; toutes les circonstances se ramènent en conséquence à une seule
qui est le mode d'agir.
3. Les circonstances ne
font pas partie de la substance d'un acte ; or les causes d'un acte paraissent
bien se rapporter à la substance. Il faut donc exclure de l'énumération des
circonstances "qui", "pourquoi", "au sujet de
quoi", car "qui" ressortit à la cause efficiente ;
"pourquoi" à la cause finale, "autour de quoi" à la cause
matérielle.
Cependant :
il y a l'autorité d'Aristote à cet
endroit.
Conclusion :
Cicéron énumère sept circonstances qu'il énonce dans un vers latin : "Qui, quoi, où, par quels moyens, pourquoi, comment, quand." Dans un acte, en effet, il faut considérer qui l'a fait, par quels moyens ou instruments il l'a fait, ce qu'il a fait, où, pourquoi, comment, quand il l'a fait. Mais Aristote en ajoute une autre : "au sujet de quoi", que Cicéron avait comprise dans le "quoi".
Voici comment on peut justifier
cette énumération. On donne le nom de circonstance à ce qui, existant en dehors
de la substance d'un acte, l'atteint cependant en quelque manière. Or ceci peut
avoir lieu de trois façons : ou c'est l'acte lui-même qui est atteint, ou c'est
sa cause, ou c'est son effet. Si c'est l'acte, la circonstance peut être
mesurante, comme le "temps" et le "lieu", ou qualifiante
comme la "manière d'agir". Si c'est l'effet, on considère
"quoi", ce que quelqu'un a fait. Si c'est la cause de l'acte, on a du
côté de la cause finale "pourquoi", du côté de la cause matérielle ou
de l'objet "au sujet de quoi", du côté enfin de la cause agente
"qui" pour la cause principale, et "par quels moyens" pour
la cause instrumentale.
Solutions :
1. Temps et lieu
enveloppent l'acte par mode de mesure ; les autres circonstances l'enveloppent
en l'affectant de quelque autre manière, tout en demeurant en dehors de sa
substance.
2. La modalité de bien et
de mal n'est pas une circonstance, mais découle de toutes les circonstances. Au
contraire le mode, qui est relatif à la qualité de l'acte, est une circonstance
particulière ; ainsi le fait de marcher vite ou lentement, de frapper fort ou
doucement, etc.
3. Ce qu'on appelle circonstance n'est pas la condition de la cause dont dépend la substance même de l'acte, mais quelque autre condition surajoutée. Ainsi, en ce qui concerne l'objet, le fait qu'il s'agit d'un bien d'autrui n'est pas une circonstance du vol, cela appartient à son essence même ; mais c'en est une que ce bien soit grand ou petit. Il en va pareillement des circonstances relatives aux autres causes. Ce n'est pas la fin spécifiant l'acte qui est circonstance, mais une fin surajoutée ; si, par exemple, celui qui est fort agit fortement en raison du bien propre de la force, ce n'est pas une circonstance, mais c'en est une s'il agit fortement pour la libération de la cité ou du peuple chrétien, ou pour un autre motif de ce genre. De même pour le "quoi" : verser de l'eau sur quelqu'un pour le laver, ce n'est pas une circonstance de l'ablution ; mais qu'en le lavant on le refroidisse ou on le réchauffe, on le guérisse ou on lui nuise, voilà des circonstances.
Objections :
1. Il ne semble pas que les
circonstances fondamentales soient "pourquoi" et "en quoi
consiste l'opération", comme l'affirme Aristote. En effet, le temps et le
lieu paraissent bien constituer "ce en quoi" l'opération s'effectue.
Or, du fait qu'elles sont les plus extérieures à l'acte, ces circonstances ne
semblent pas être fondamentales. Donc "ce en quoi" ne constitue pas
les circonstances les plus fondamentales.
2. La fin est extrinsèque à
la chose. Elle ne semble donc pas être la plus fondamentale des circonstances.
3. Ce qui est le plus
fondamental dans une chose, c'est sa cause et sa forme. Or la cause de l'acte
humain est la personne qui l'accomplit, et sa forme est son mode. Ces deux
circonstances paraissent être les plus fondamentales.
Cependant :
S. Grégoire de Nysse affirme que
les circonstances les plus fondamentales sont "ce pourquoi l'on agit"
et "ce qui est fait".
Conclusion :
Les actes sont appelés proprement
humains, nous l'avons dit, dans la mesure où ils sont volontaires. Or la
volonté a la fin pour motif et pour objet. C'est pourquoi la circonstance la
plus fondamentale est celle qui atteint l'acte du point de vue de sa fin,
c'est-à-dire "ce pourquoi" ; vient ensuite celle qui atteint la
substance même de l'acte à savoir "ce qu'il a fait". Quant aux autres
circonstances, leur importance se mesure à la proximité plus ou moins grande
qu'elles ont avec ces deux-là.
Solutions :
1. "Ce en quoi"
l'opération s'effectue ne signifie pas ici pour Aristote le temps et le lieu,
mais ce qui s'ajoute à l'acte lui-même. C'est pourquoi, expliquant en quelque
sorte le dire du Philosophe, S. Grégoire de Nysse met "ce qui est
fait" au lieu de "ce en quoi l'opération s'effectue".
2. La fin, bien qu'elle
n'appartienne pas à la substance de l'acte, en est toutefois la cause la plus
fondamentale, du fait qu'elle pousse l'agent à agir ; d'où vient que l'acte
moral est spécifié surtout par sa fin.
3. La personne qui agit est cause de l'acte pour autant qu'elle est mue par la fin, et c'est sous ce rapport qu'elle est fondamentalement ordonnée à l'acte ; quant aux autres conditions de la personne, elles ne sont pas ordonnées à l'acte de façon aussi fondamentale. Le mode dont il est question ici ne se confond pas avec la forme substantielle de l'acte (celle-ci en effet résulte dans l'acte de l'objet et du terme ou de la fin), il n'en est qu'une sorte de qualité accidentelle.
Considérons maintenant les actes
volontaires en particulier. Premièrement, ceux qui procèdent immédiatement de
la volonté parce qu'ils sont émis par elle (actes élicites (Question 8-16)) ;
deuxièmement, les actes commandés (impérés) par la volonté (Question 17).
Mais la volonté se porte et vers
la fin et vers les moyens. Ainsi étudierons-nous d'abord les actes par lesquels
la volonté se meut vers la fin (Question 17) ; et ensuite ceux par lesquels
elle se meut vers les moyens.
Les actes relatifs à la fin
semblent être trois : le vouloir (Question 8), la jouissance (Question 11),
l'intention (Question 12) ; nous les étudierons dans cet ordre.
Le premier de ces actes, à son
tour, donne lieu à trois considérations qui concernent : 1. l'objet de la
volonté (Question 8) ; 2. ce qui la meut (Question 9) ; 3. le mode de cette
motion (Question 10).
1. La volonté n'a-t-elle pour objet que le bien ? - 2. La volonté porte-t-elle seulement sur la fin, ou aussi sur les moyens ? - 3. Si la volonté se porte d'une certaine manière sur les moyens, est-ce d'un seul mouvement qu'elle se porte vers la fin et vers les moyens ?
Objections :
1. Il semble que non. Car
les opposés relèvent de la même puissance ; ainsi le blanc et le noir relèvent
tous deux de la vue. Or le bien et le mal sont des opposés. La volonté n'a donc
pas seulement pour objet le bien, mais aussi le mal.
2. C'est le propre des
puissances rationnelles, selon Aristote, d'être relatives aux opposés. Or la
volonté du fait qu'elle est "dans la raison" est une puissance rationnelle.
Donc elle est relative aux opposés : non seulement à vouloir le bien, mais
aussi le mal.
3. Le bien et l'être sont
convertibles. Or notre vouloir peut porter non seulement sur des êtres, mais
aussi sur des non-êtres. Nous voulons parfois en effet ne pas marcher et ne pas
parler ; nous voulons encore de temps en temps des choses futures, qui ne sont
pas des êtres en acte. La volonté n'a donc pas seulement pour objet le bien.
Cependant :
Denys affirme que "le mal est
en dehors du vouloir" et que "toutes choses désirent le bien".
Conclusion :
La volonté est un appétit rationnel. Or il n'y a d'appétit que du bien, car un appétit n'est rien d'autre que l'inclination d'un être vers quelque chose. Or, rien n'est incliné sinon vers ce qui lui ressemble ou lui convient. Donc, puisque toute chose est un certain bien en tant qu'elle est être et substance, il est nécessaire que toute inclination tende vers le bien. D'où la parole du Philosophe "Le bien est ce que tous les êtres désirent."
Il est à remarquer toutefois,
puisque toute inclination fait suite à une forme, que l'appétit naturel fait
suite à une forme existant réellement, tandis que l'appétit sensitif ou
l'appétit rationnel, qu'on appelle volonté, est consécutif à une forme
appréhendée. Donc, alors que le bien vers lequel tend l'appétit naturel est un
bien réel, celui vers lequel tend l'appétit sensitif ou volontaire est un bien
appréhendé. Ainsi, il n'est pas requis qu'il s'agisse d'un bien réel pour que
la volonté se porte vers une chose, mais seulement que cette chose soit
appréhendée comme étant un bien. Voilà pourquoi Aristote nous dit que "la
fin est un bien, ou un bien apparent".
Solutions :
1. Il est vrai de dire que
les opposés relèvent de la même puissance, mais celle-ci ne se rapporte pas de
la même manière aux deux. Ainsi la volonté est-elle relative et au bien et au
mal, mais au bien en le désirant, et au mal en le fuyant. C'est pourquoi
l'appétit actuel du bien est appelé volonté, au sens où ce mot désigne l'acte
même de la volonté, et c'est ainsi que nous parlons maintenant de volonté. Au
contraire, pour la fuite du mal il faut dire plutôt "nolonté" en
sorte que la "nolonté" ait pour objet le mal, comme la volonté a pour
objet le bien.
2. Une puissance
rationnelle ne se porte pas vers n'importe quels opposés, mais seulement vers
ceux qui sont contenus dans l'objet qui lui convient ; car aucune puissance ne
poursuit autre chose que l'objet qui lui est approprié. Or l'objet de la
volonté est le bien. La volonté ne pourra donc se porter que vers des opposés
inclus dans le bien, comme se mouvoir et se reposer, parler ou se taire, etc.
Car la volonté se porte vers l'un et l'autre sous la raison de bien.
3. Ce qui n'est pas un être dans la réalité est saisi comme un être dans la raison, d'où vient que les négations et les privations sont appelées des êtres de raison. C'est encore de cette façon que les choses futures sont des êtres en tant qu'elles sont appréhendées. Mais en tant qu'elles sont de tels êtres, elles sont appréhendées sous la raison de bien, et ainsi la volonté tend vers elles. C'est pourquoi Aristote a pu dire qu'"être exempt de mal a raison de bien".
Objections :
1. Il semble que la volonté
n'ait pas les moyens pour objet, mais seulement la fin. Aristote dit en effet
que "le vouloir porte sur la fin, tandis que le choix concerne les
moyens".
2. Nous lisons également
dans son Éthique : "A des réalités de genre différent correspondent des
puissances de l'âme différentes." Or, fin et moyen n'appartiennent pas au
même genre de bien, car la fin, qui est de l'ordre du bien honnête ou
délectable, est dans le genre qualité, action ou passion ; tandis que le bien
"utile, qui est celui des moyens, appartient à la catégorie
relation". Donc, si la volonté a la fin pour objet, elle n'aura pas pour
objet les moyens.
3. Les habitus sont
proportionnés aux puissances, puisqu'ils les perfectionnent. Or nous constatons
que, dans les arts techniques, les habitus qui se rapportent à la fin et ceux
qui concernent les moyens ne sont pas les mêmes. C'est ainsi que par exemple
l'utilisation d'un navire, c'est-à-dire sa fin, relève du pilotage, tandis que
sa construction qui est de l'ordre des moyens, est affaire de construction
navale. Par conséquent la volonté, qui a pour objet la fin, n'aura pas pour
objet les moyens.
Cependant :
dans les choses naturelles c'est en
vertu de la même puissance qu'un être passe par des intermédiaires pour aboutir
à un terme. Or les moyens sont comme les intermédiaires par lesquels on
parvient à la fin comme à un terme. Donc si la volonté a la fin pour objet,
elle aura aussi pour objet les moyens.
Conclusion :
On appelle volonté tantôt la puissance même par laquelle nous voulons, et tantôt l'acte de volonté. S'il s'agit de la puissance, la volonté s'étend à la fin et aux moyens, car une puissance s'étend à tous les êtres où se rencontre de quelque manière la raison de son objet ; c'est ainsi que la vue concerne à la fois tout ce qui participe de la couleur. Or la raison de bien, qui est l'objet de la puissance volontaire, ne se trouve pas seulement dans la fin, mais aussi dans les moyens.
Si au contraire nous parlons de la
volonté selon qu'elle nomme proprement l'acte, alors la volonté, à strictement
parler, ne concerne que la fin. Tout acte en effet qui reçoit son nom de la
puissance qui le produit signifie l'acte simple de cette puissance ; ainsi
intelligere désigne l'acte simple de l'intelligence (intellectus), et un tel
acte se rapporte à ce qui est proprement l'objet de la puissance. Or ce qui est
bon et voulu pour soi-même est la fin. Et l'objet propre de la volonté est la
fin. Les moyens, au contraire, ne sont pas voulus pour eux-mêmes mais pour leur
relation à la fin. De ce fait, la volonté ne se porte vers eux qu'en vertu de
son élan vers la fin, et ainsi ce qu'elle veut en eux c'est la fin. De même, on
parle au sens propre d'intelligere par rapport à ce qui est connu par soi,
c'est-à-dire les principes ; une telle dénomination ne peut s'appliquer à ce
qui est connu par les principes que dans la mesure où on y considère les
principes eux-mêmes, car, dit Aristote, "la fin, dans l'ordre des choses
désirables, joue le même rôle que les principes par rapport aux choses
intelligibles".
Solutions :
1. Aristote parle ici de la
volonté au sens où ce mot désigne l'acte simple de la volonté, et non la
faculté elle-même.
2. A des êtres de genres
différents, mais égaux, sont ordonnées des puissances différentes ; ainsi le
son et la couleur sont des genres de sensibles différents, auxquels sont
ordonnées l'ouïe et la vue. Mais l'utile et l'honnête ne sont pas à égalité,
mais dans le rapport entre absolu et relatif Or, de telles choses se rapportent
toujours à la même puissance ; c'est ainsi que la vue perçoit et la couleur, et
la lumière qui fait voir la couleur.
3. Ce qui est principe de différenciation pour un habitus ne l'est pas nécessairement pour la puissance, car les habitus sont des déterminations des puissances pour certains actes spéciaux. Cependant chacun des arts techniques s'occupe également de la fin et des moyens. Ainsi l'art du pilotage considère la fin comme ce qu'il réalise lui-même, et les moyens comme ce qu'il commande ; à l'inverse la construction navale prend les moyens comme objet de son activité, et la fin comme le terme auquel elle ordonne ce qu'elle réalise. En outre, en chaque art, il y a une fin propre et des moyens qui conviennent proprement à cet art.
Objections :
1. Il semble que ce soit
par un même acte. "Là où une chose existe en vue d'une autre, dit
Aristote, il n'y en a qu'une seule." Or, la volonté ne veut les moyens
qu'en vue de la fin. C'est donc par un même acte que la volonté se porte vers
les deux.
2. La fin est la raison de
vouloir les moyens, comme la lumière de voir les couleurs. Or il n'y a qu'un
seul acte de vision pour la lumière et les couleurs. Donc c'est par un même
mouvement de volonté que l'on veut la fin et les moyens.
3. Un mouvement naturel qui
tend vers son terme en passant par des intermédiaires demeure numériquement le
même. Or les moyens sont à la fin comme des intermédiaires par rapport au
terme. C'est donc dans un même mouvement que la volonté se porte vers la fin et
vers les moyens.
Cependant :
les actes se différencient selon
leurs objets ; or la fin et les moyens, que l'on appelle l'utile, sont des
biens d'espèces différentes. Donc la volonté ne peut les atteindre à la fois
par un même acte.
Conclusion :
Puisque la fin est voulue pour elle-même et que les moyens, considérés comme tels, ne sont voulus qu'à cause d'elle, il est clair que la volonté peut se porter vers la fin en tant que telle sans se porter vers les moyens ; mais elle ne peut se porter vers les moyens en tant que tels sans se porter vers la fin. Ainsi y a-t-il pour cette faculté deux façons de se porter vers la fin.
1° Absolument, pour elle-même.
2° Comme raison de vouloir les
moyens. Il est donc manifeste que par un seul et même mouvement la volonté se
porte vers la fin comme raison des moyens, et vers ceux-ci ; mais c'est par un
autre acte qu'elle tend vers la fin de façon absolue. Et parfois cet acte est
premier dans le temps ; ainsi on veut d'abord la guérison, puis, en se
demandant comment elle peut être obtenue, on se décide à faire venir le médecin
pour être guéri. C'est ce qui arrive pour l'intelligence : on saisit d'abord
les principes en eux-mêmes, puis dans un second temps on les appréhende dans
les conclusions, pour autant qu'on approuve celles-ci à cause des principes.
Solutions :
1. Cette objection est
valable selon que la volonté tend vers la fin en tant qu'elle est la raison de
vouloir les moyens.
2. Chaque fois que l'on
voit une couleur, on voit par le même acte la lumière ; cependant on peut voir
la lumière sans voir la couleur. De même, chaque fois que l'on veut les moyens,
on veut la fin par le même acte, l'inverse n'étant pas vrai.
3. Dans l'exécution d'une oeuvre, les moyens se comportent bien comme des intermédiaires et la fin comme un terme, de sorte qu'il arrive qu'on mette en oeuvre des moyens sans atteindre la fin, comme dans un mouvement naturel on peut s'arrêter en chemin sans aller jusqu'au bout. Mais dans l'ordre du vouloir, c'est l'inverse qui se produit, car c'est par la fin que la volonté se porte à vouloir les moyens, comme l'intelligence parvient à la conclusion par les principes, qui sont alors appelés des moyens. Et de même que l'intelligence peut connaître ces moyens sans aboutir à la conclusion, ainsi la volonté peut vouloir la fin sans aller jusqu'à vouloir les moyens.
La solution de la difficulté En sens contraire ressort de ce qui a été dit car l'utile et l'honnête ne sont pas des espèces distinctes mais à égalité, étant entre eux dans le rapport de l'absolu et du relatif. C'est pourquoi l'acte de volonté peut se porter sur l'un des deux sans aller vers l'autre ; l'inverse toutefois n'est pas vrai.
1. La volonté est-elle mue par
l'intelligence ? - 2. Par l'appétit sensitif ? - 3. Est-ce qu'elle se meut
elle-même ? - 4. Est-elle mue par un principe extérieur ? - 5. Par un corps
céleste ? - 6. Par Dieu seul en qualité de principe extérieur ?
Objections :
1. Il semble que non. Car
S. Augustin, sur les paroles du Psaume (119, 20) : "Mon âme se consume à
désirer tes jugements" donne ce commentaire : "L'intelligence vole en
avant, et l'affectivité ne suit qu'avec retard ou pas du tout ; nous avons la
connaissance du bien, et nous n'aimons pas agir." Or ceci ne serait pas si
la volonté était mue par l'intelligence, car le mouvement du mobile suit la
motion du moteur. L'intelligence ne meut donc pas la volonté.
2. Le rôle de
l'intelligence envers la volonté est de lui montrer ce qui est désirable, comme
fait l'imagination pour l'appétit sensitif Mais l'imagination en exerçant cette
fonction ne meut pas l'appétit sensitif ; il arrive même que nous nous
comportions vis-à-vis de ce que nous imaginons comme en face d'objets peints
qui ne nous meuvent pas, comme le remarque Aristote. Donc l'intelligence non
plus ne meut pas la volonté.
3. On ne peut pas être à la
fois moteur et mû par rapport au même être ; or la volonté meut l'intelligence,
car nous faisons acte d'intelligence quand nous le voulons. Donc l'intelligence
ne meut pas la volonté.
Cependant :
Aristote dit : "Si l'objet du
désir saisi par l'intelligence est un moteur non mû, la volonté, elle, est un
moteur mû."
Conclusion :
Un être a besoin d'être mû par un autre dans la mesure où il est en puissance à plusieurs choses ; car ce qui est en puissance ne peut être réduit à l'acte que par un être en acte, et mouvoir, c'est cela. Or il y a deux façons pour une faculté de l'âme d'être ainsi en puissance à plusieurs choses : quant au fait d'agir ou de ne pas agir, et quant au fait de faire ceci ou cela. Ainsi pour la vue : tantôt elle voit en acte, et tantôt elle ne voit pas ; tantôt elle voit du blanc, et tantôt elle voit du noir. La faculté a donc besoin d'un moteur pour deux fins : pour l'exercice ou l'usage de l'acte, et pour la détermination de celui-ci. Le premier de ces moteurs est du côté du sujet, qui tantôt est agissant, et tantôt ne l'est pas ; le second est du côté de l'objet, d'où vient la spécification de l'acte.
La motion du sujet lui-même vient d'un agent. Et comme un agent n'exerce son activité que pour une fin ainsi qu'on l'a montré. le principe de cette motion vient lui-même de la fin. C'est pourquoi l'art qui s'occupe de la fin meut par son commandement celui qui ne concerne que les moyens, comme pour Aristote, "l'art de la navigation commande à celui de la construction navale". - Mais le bien en général qui a raison de fin, est l'objet de la volonté. Et c'est pourquoi, sous ce rapport, la volonté meut à leurs actes les autres puissances ; nous les utilisons en effet lorsque nous le voulons. Car les fins et les perfections de toutes les autres puissances sont comprises sous l'objet de la volonté, comme des biens particuliers. Or un art ou une puissance qui a une fin universelle détermine toujours l'activité d'un art ou d'une puissance ayant une fin particulière comprise sous cette fin universelle. C'est ainsi qu'un chef d'armée chargé du bien commun, c'est à dire de l'ordre de toute l'armée, meut par son commandement l'un des tribune qui n'est chargé que d'un seul bataillon.
Au contraire, l'objet meut en
déterminant l'acte, à la manière du principe formel d'où l'action, dans les
choses naturelles, reçoit sa spécification, comme par exemple l'action de
chauffer est spécifié par la chaleur. Or, au premier rang de ces principes
formels, il faut placer l'être et le vrai universels, objet de l'intelligence.
C'est donc selon ce type de motion que l'intelligence meut la volonté,
c'est-à-dire en lui présentant son objet.
Solutions :
1. On ne peut conclure de
ce texte que l'intelligence ne meut pas la volonté, mais qu'elle ne la meut pas
de façon nécessaire.
2. Comme l'image d'un objet
ne peut mouvoir l'appétit sensible que si cet objet est estimé convenable ou
nuisible, ainsi la connaissance du vrai ne peut-elle être motrice que dans la
mesure où celui-ci apparaît sous la raison de bon et de désirable. Ce n'est donc
pas l'intellect spéculatif qui meut, mais l'intellect pratique, remarque
Aristote.
3. La volonté meut l'intelligence quant à l'exercice de l'acte, parce que le vrai lui-même, qui est la perfection de l'intelligence, est contenu dans le bien universel comme un certain bien particulier. Mais quant à la détermination de l'acte, laquelle vient de l'objet, c'est l'intelligence qui meut la volonté. Car le bien lui-même est saisi sous une certaine raison particulière comprise sous la raison universelle de vrai. Il est donc clair que ce n'est pas ici le même être qui est moteur et mû sous le même rapport.
Objections :
1. Il semble que ce soit
impossible, car S. Augustin affirme que "le moteur et l'agent l'emportent
en excellence sur le patient". Or l'appétit sensitif est inférieur à la
volonté, qui est un appétit intellectuel, comme le sens est inférieur à
l'intellect. L'appétit sensitif ne meut donc pas la volonté.
2. Aucune vertu
particulière ne peut produire d'effet universel. Or l'appétit sensitif est une
vertu particulière, car il fait suite à l'appréhension particulière du sens. Il
ne peut donc être cause du mouvement de la volonté qui est universel, comme consécutif
à l'appréhension universelle de l'intellect.
3. Aristote a démontré
qu'un moteur n'est pas mû par celui qu'il meut, en sorte qu'il y ait motion
réciproque. Or la volonté meut l'appétit sensitif en tant que celui-ci obéit à
la raison. L'appétit sensitif ne peut donc mouvoir la volonté.
Cependant :
selon S. Jacques (1, 14)
"Chacun est tenté par sa propre concupiscence, qui l'attire et le
séduit." Or cela ne serait pas si l'appétit sensitif, siège de la
concupiscence, n'entraînait pas la volonté. Donc l'appétit sensitif meut la
volonté.
Conclusion :
Nous avons établi que tout ce qui peut être appréhendé comme bon et adéquat meut la volonté à titre d'objet. Or, qu'une chose soit vue de cette façon peut tenir à deux causes : à la condition de ce qui est proposé, et à la condition de celui à qui cette chose est proposée. Ce qui est adéquat en effet implique relation et, à ce titre, dépend des deux extrêmes. Ainsi le goût, selon qu'il est diversement disposé, ne perçoit pas de la même manière une chose comme adéquate ou non. C'est ce qui faisait dire à Aristote que "chacun juge de la fin suivant ce qu'il est lui-même".
Or il est évident que les
dispositions d'un homme sont modifiées selon la passion subie par son appétit
sensible. Un homme pris par une passion juge ainsi qu'une chose lui convient,
alors qu'il penserait autrement s'il était étranger à cette passion. Ainsi ce
qui semble bon à l'homme en colère ne le semble pas à l'homme tranquille. C'est
de cette façon que, du point de vue de l'objet, l'appétit sensitif meut la
volontés.
Solutions :
1. Rien n'interdit que ce
qui de soi et absolument parlant est supérieur, ne soit à certains égards plus
faible. Ainsi, considérée de façon absolue, la volonté prévaut sur l'appétit
sensitif, mais chez l'homme dominé par la passion, c'est cet appétit qui a le
dessus.
2. Les actes et les choix
des hommes concernent des choses individuelles. Étant une puissance
particulière, l'appétit sensitif a donc une efficacité toute spéciale pour
influencer les hommes dans leurs jugements sur de telles choses.
3. La raison, qui englobe la volonté, remarque Aristote, meut par son commandement l'irascible et le concupiscible, non "de façon despotique" comme l'esclave est mû par son maître, mais "selon un pouvoir royal et politique", à la manière dont les hommes libres sont conduits par leur gouvernant, tout en gardant la faculté d'agir En sens contraire. De là vient que le concupiscible et l'irascible ont le pouvoir de mouvoir contrairement à la volonté. Et ainsi rien n'empêche que la volonté soit parfois mue par eux.
Objections :
1. Il semble que non. Tout
moteur en effet, en tant que tel, est en acte ; au contraire, ce qui est mû est
en puissance, car "le mouvement est l'acte de ce qui existe en puissance
en tant que tel". Mais une même chose ne peut pas être en puissance et en
acte sous le même rapport. Donc rien ne se meut soi-même, et il est impossible
que la volonté se meuve elle-même.
2. Un mobile se meut quand
son moteur est présent. Mais la volonté est toujours présente à elle-même.
Donc, si elle se mouvait elle-même, elle serait toujours mue, ce qui est
manifestement faux.
3. Nous avons dit que la
volonté est mue par l'intelligence. Donc, si elle se meut elle-même, il
s'ensuit qu'une même chose est mue en même temps de façon immédiate par deux
moteurs, ce qui paraît contradictoire. Donc la volonté ne se meut pas
elle-même.
Cependant :
la volonté est maîtresse de son
acte et il dépend d'elle de vouloir et de ne pas vouloir. Ce ne serait pas le
cas si elle n'avait pas la possibilité de se mouvoir elle-même. Donc elle se
meut elle-même.
Conclusion :
Nous avons établi - qu'il
appartient à la volonté de mouvoir les autres puissances en raison de la fin
qui est son objet propre. Mais la fin, a-t-on dit, joue par rapport aux objets
de l'appétit le même rôle qu'un principe vis-à-vis des intelligibles. Or il et
clair que l'intelligence, du fait qu'elle connaît un principe, se réduit
elle-même de la puissance à l'acte pour connaître la conclusion ; et ainsi elle
se meut elle-même. De même la volonté, du fait qu'elle veut la fin, se meut
elle-même à vouloir les moyens.
Solutions :
1. Ce n'est pas sous le
même rapport que la volonté meut et est mue, ni par conséquent qu'elle est en
acte et en puissance. Mais en tant qu'elle veut en acte la fin, elle se réduit
de la puissance à l'acte relativement aux moyens, afin de les vouloir en acte.
2. Comme puissance, la
volonté est toujours présente à elle-même ; mais l'acte par lequel elle veut
une fin donnée n'est pas toujours en elle. Or, c'est par cet acte qu'elle se
meut elle-même. On ne peut donc pas conclure qu'elle se meut toujours
elle-même.
3. Ce n'est pas de la même façon que la volonté est mue par l'intelligence et par elle-même. Par l'intelligence elle est mue en raison de l'objet ; par elle-même elle est mue quant à l'exercice de l'acte, en raison de la fin.
Objections :
1. Non, semble-t-il, car le
mouvement de la volonté est volontaire ; or il appartient à ce qui est
volontaire comme à ce qui est naturel de procéder d'un principe intérieur ; le
mouvement de la volonté ne peut donc venir du dehors.
2. Nous avons vu que la
volonté ne peut souffrir violence ; or justement est violent "ce dont le
principe est au-dehors". Donc la volonté ne peut être mue par un principe
extérieur.
3. Ce qui est mû
suffisamment par un seul moteur n'a pas besoin d'être mû par un autre. Or la
volonté suffit à se mouvoir elle-même. Elle n'est donc pas mue de l'extérieur.
Cependant :
la volonté, nous l'avons dit, est
mue par son objet ; or celui-ci peut être une réalité extérieure offerte aux
sens ; donc la volonté peut être mue par un principe extérieur.
Conclusion :
En tant qu'elle est mue par son
objet, la volonté est manifestement mue par un principe extérieur. Mais, sous
le rapport de la motion à l'exercice de l'acte, il est encore nécessaire
d'admettre que la volonté est mue par un principe extérieur. - En effet, tout
ce qui est agent tantôt en acte, tantôt en puissance, a besoin d'un moteur pour
se mouvoir. Or il est évident que la volonté commence à vouloir quelque chose,
puisque auparavant elle ne le voulait pas. Il est donc nécessaire que quelque
chose la pousse à vouloir. A vrai dire, comme nous venons de le montrer, c'est
elle-même qui se meut lorsque, du fait qu'elle veut une fin, elle se détermine
à vouloir les moyens qui y mènent. Mais elle ne peut le faire que par
l'intermédiaire d'une délibération. Par exemple, si quelqu'un veut guérir, il
se met à réfléchir sur la manière dont cela peut se faire, et il en vient à
penser que ce sera par les soins d'un médecin, et c'est cela qu'il veut. Mais
parce qu'il n'a pas toujours voulu guérir, il a fallu qu'il ait commencé à
vouloir guérir, et cela requérait un moteur. Et dans le cas où la volonté eût
été elle-même cause de ce mouvement, ce n'a pu être que par la médiation d'une
délibération, supposant elle-même une volonté antérieure. On ne peut cependant
remonter ainsi à l'infini. Aussi est-il nécessaire de reconnaître que la
volonté s'élance vers son premier mouvement sous l'instinct d'un moteur
extérieur, ce qui est la conclusion d'Aristote.
Solutions :
1. Il appartient à la
notion même de volontaire que le principe en soit intérieur ; mais il ne
s'impose pas que ce principe intérieur soit un premier principe non mû par un
autre. Aussi le mouvement volontaire peut bien avoir son principe prochain à
l'intérieur, il a néanmoins son principe premier au-dehors. Il en est comme du
mouvement naturel dont le premier principe est à l'extérieur : c'est ce qui
meut la nature.
2. Il ne suffit pas, pour
qu'on puisse parler de violence, que le principe soit à l'extérieur, mais il
faut ajouter cette condition : "que le patient n'y prête en rien son
concours". Cela n'arrive pas à la volonté lorsqu'elle est mue par un agent
extérieur, car c'est bien elle qui veut, tout en étan mue par un autre. Un
pareil mouvement serait violent s'il était contraire au mouvement de la
volonté. Cela ne peut exister dans ce cas, car alors le même voudrait et ne
voudrait pas.
3. La volonté suffit à se mouvoir pour une certaine fin et dans son ordre, mais elle ne peut se mouvoir elle-même sous tous les rapports, comme on l'a montré. Elle a donc besoin d'être mue par un autre au titre de premier moteur.
Objections :
1. Il semble que oui. Car
tous les mouvements variés et multiformes se ramènent au mouvement uniforme
comme à leur cause, mouvement qui est celui du ciel, comme le prouve Aristote.
Or les mouvements humains sont variés et multiformes, puisqu'ils commencent
après n'avoir pas existé. Donc ils se ramènent comme à leur cause au mouvement
du ciel qui, lui, est par nature uniforme.
2. "Les corps
inférieurs, dit S. Augustin, sont mus par les corps supérieurs." Mais les
mouvements du corps humain qui dépendent de la volonté ne pourraient avoir pour
cause le mouvement du ciel, si la volonté elle aussi n'était mue par le ciel.
Donc le ciel meut la volonté humaine.
3. Par l'observation des
corps célestes, les astrologues font des prévisions exactes concernant des
actes humains futurs qui dépendent de la volonté. Or cela ne serait pas si des
corps ne pouvaient mouvoir la volonté de l'homme. Donc la volonté humaine est
mue par les corps célestes.
Cependant :
S. Jean Damascène affirme que
"les corps célestes ne sont pas causes de nos actes". Or ils le
seraient si la volonté, principe des actes humains, était mue par eux. Donc la
volonté n'est pas mue par les corps célestes.
Conclusion :
Du point de vue de sa motion par un objet extérieur, il est manifeste que la volonté peut être mue par les corps célestes ; et cela pour autant que les corps extérieurs - qui, proposés aux sens, meuvent la volonté - et les organes mêmes des puissances sensitives dépendent des mouvements des corps célestes.
Mais, sur la façon dont la volonté est mue par un agent extérieur pour l'exercice de l'acte, certains ont prétendu que les corps célestes agissent directement sur la volonté humaine. Mais cela est impossible, car "la volonté est dans la raison", selon Aristote. Or la raison est une puissance de l'âme qui n'est pas liée à un organe corporel. De ce fait, la volonté est elle-même une puissance absolument immatérielle et incorporelle. Or il est évident qu'un corps ne peut agir sur une réalité incorporelle ; c'est plutôt l'inverse qui a lieu, du fait que les réalités incorporelles et immatérielles ont une vertu plus formelle et plus universelle que n'importe quelle réalité corporelle. Il est donc impossible que les corps célestes agissent directement sur l'intelligence ou la volonté. C'est pourquoi l'opinion de ceux pour qui "la volonté des hommes est telle que la fait le Père des dieux et des hommes" (c'est-à-dire Jupiter, qui représente à leurs yeux tout le ciel), cette opinion est attribuée par Aristote à ceux qui prétendaient que l'intelligence ne diffère pas des sens. Toutes les facultés sensitives en effet, puisqu'elles sont les actes d'organes corporels, peuvent recevoir par accident la motion des corps célestes, lorsque ceux-ci meuvent les organes corporels dont les facultés sont les actes.
Toutefois, puisqu'on a dit que
l'appétit intellectif est d'une certaine manière mû par l'appétit sensitif, il
y a indirectement une répercussion des mouvements des corps célestes sur la
volonté, dans la mesure où celle-ci peut être mue par les passions de l'appétit
sensible.
Solutions :
1. Les mouvements
multiformes de la volonté humaine se ramènent à une certaine cause uniforme,
mais qui est supérieure à l'intelligence et à la volonté. Or cela ne peut se
dire d'un corps, mais seulement d'une substance immatérielle. Ainsi ne faut-il
pas que les mouvements de la volonté soient ramenés au mouvement du ciel comme
à leur cause.
2. Les mouvements du corps
humain se ramènent comme à leur cause aux mouvements du corps céleste de trois
façons : en tant que la disposition même des organes est adaptée aux opérations
des corps célestes ; en tant que l'appétit sensitif est lui aussi mis en
mouvement par l'impression de ces corps ; enfin en tant que les corps
extérieurs sont mus selon le mouvement des corps célestes, à la suite de quoi
la volonté se met à vouloir quelque chose ou à ne pas vouloir : c'est ainsi
qu'à la venue du froid on se met à faire du feu. Mais cette motion de la
volonté vient de l'objet présenté extérieurement, non d'une impulsion
intérieure.
3. L'appétit sensitif est l'acte d'un organe corporel, on l'a dit. Aussi rien n'empêche que, par l'influence des corps célestes, certains soient enclins à la colère, à la concupiscence ou à quelque autre passion de ce genre, comme ils le sont en raison de leur complexion naturelle. Or beaucoup d'hommes obéissent à leurs passions, auxquels les sages seuls résistent. C'est pourquoi le plus souvent on vérifie ce qui est prédit d'après l'observation des astres au sujet des actions humaines. Mais, dit Ptolémée, "le sage règne sur les autres" car, en résistant à ses passions, il neutralise les influences des corps célestes par sa volonté libre et nullement sujette aux mouvements du ciel ; il est devenu l'un de ces corps célestes.
Ou bien il faut reconnaître avec S. Augustin que "lorsque les astrologues disent la vérité, ils le font en vertu d'une inspiration occulte que l'esprit humain reçoit sans s'en rendre compte. Puisqu'elle cherche à tromper les hommes, elle est I'oeuvre des esprits séducteurs".
Objections :
1. Il semble que Dieu ne
soit pas le seul à mouvoir la volonté comme par un principe extérieur. En
effet, il est naturel à un inférieur d'être mû par son supérieur, comme les
corps inférieurs le sont par les corps célestes. Mais la volonté de l'homme a
quelqu'un qui, après Dieu, lui est supérieur, et c'est l'ange. Elle peut donc
être mue aussi par celui-ci à titre de principe extérieur.
2. L'acte de volonté est
consécutif à l'acte d'intelligence. Mais, selon Denys, l'intelligence de
l'homme n'est pas seulement actuée par Dieu, mais aussi par les illuminations
de l'ange. Cela vaut donc aussi pour la volonté.
3. Dieu ne peut être cause
que de choses bonnes, car la Genèse (1, 31) dit : "Dieu vit tout ce qu'il
avait fait, et c'était très bon." Donc si la volonté de l'homme n'était
mue que par Dieu, jamais elle ne serait portée au mal, alors que, selon
l'expression de S. Augustin, elle est à la fois "ce par quoi l'on pèche et
par quoi l'on mène une vie droite".
Cependant :
l'Apôtre a déclaré (Ph 2, 13) :
"C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire."
Conclusion :
Le mouvement de la volonté procède de l'intérieur, comme le mouvement naturel. Or, bien qu'un être puisse mouvoir une réalité naturelle sans être cause de sa nature, cependant, pour causer un mouvement naturel, il faut qu'il soit en quelque manière cause de la nature elle-même. En effet, la pierre est mue vers le haut par un homme qui ne cause pas la nature de la pierre, mais ce mouvement n'est pas naturel à la pierre, car son mouvement naturel n'est causé que par l'auteur de la nature. C'est pourquoi Aristote dit que l'engendrant meut localement les corps lourds et légers. Ainsi l'homme, qui possède une volonté, peut parfois être mû par un être qui n'est pas sa cause ; mais que son mouvement volontaire ait pour principe un être extérieur qui ne soit pas la cause de sa volonté, est impossible.
Or rien ne peut être cause de la
volonté sinon Dieu. Et cela est doublement évident. D'abord parce que la
volonté est une puissance de l'âme raisonnable, laquelle, comme on l'a dit dans
la première Partie, n'est causée par création que par Dieu seul. En second lieu
parce que la volonté est ordonnée au bien universel. Cela fait que nul autre
que Dieu, bien universel, ne peut être cause de la volonté. Tout autre bien
n'est que participé et n'est donc qu'un bien particulier ; or une cause
particulière ne donne pas une inclination universelle. Ainsi, la matière
première, en puissance à toutes les formes, ne peut pas non plus être l'effet
d'aucun agent particulier.
Solutions :
1. L'ange n'est pas
supérieur à l'homme en ce sens qu'il serait cause de sa volonté comme les corps
célestes sont causes des formes naturelles, auxquelles font suite les
mouvements des corps naturels.
2. L'intellect humain est
mû par l'ange, de la part de l'objet qui est proposé à sa connaissance, en
vertu d'une illumination angélique. Et c'est de cette façon que la volonté peut
être également mue par une créature extérieure, comme on l'a dit.
3. Dieu meut la volonté de l'homme en qualité de moteur universel vers l'objet universel de la volonté qui est le bien. Sans cette motion universelle l'homme ne peut vouloir quelque chose. Mais par sa raison il se détermine à vouloir ceci ou cela, vrai bien ou bien apparent. Cependant Dieu meut parfois certains de façon spéciale à vouloir avec détermination quelque chose de bon ; ainsi ceux qu'il meut par la grâce, comme on le dira plus loin.
1. La volonté est-elle mue vers
quelque chose par nature ? - 2. Est-elle mue de façon nécessaire par son objet
? - 3. Par l'appétit inférieur ? - 4. Par un moteur extérieur qui est Dieu ?
Objections :
1. Apparemment non. Car
l'agent naturel se caractérise par son opposition à l'agent volontaire, d'après
Aristote. Donc la volonté n'est pas mue par nature vers quelque chose.
2. Ce qui est naturel à une
chose lui est toujours inhérent, ainsi être chaud pour le feu. Mais aucun
mouvement n'est toujours inhérent à la volonté ; donc aucun mouvement ne lui
est naturel.
3. La nature est de soi
déterminée de façon unique, alors que la volonté est en puissance aux opposés.
Donc la volonté ne veut rien par nature.
Cependant :
le mouvement de la volonté fait
suite à un acte d'intelligence ; or l'intelligence connaît naturellement
certaines choses. Donc la volonté aussi en veut certaines par nature.
Conclusion :
Selon Boèce et Aristote, le mot nature a plusieurs sens. Tantôt il désigne un principe intrinsèque dans les êtres susceptibles de mouvement, la nature étant alors soit la matière, soit la forme matérielle. Tantôt le mot nature signifie toute substance ou tout genre d'être. De ce point de vue on appellera naturel à une chose ce qui lui convient selon sa substance, et c'est ce qui par soi inhère à la chose. Mais, en tout être, ce qui ne lui inhère pas par soi se ramène à son principe, à ce qui inhère par soi. C'est pourquoi il est nécessaire, lorsqu'on entend "nature" en ce sens, que le principe de ce qui convient à la chose soit naturel. C'est évidemment le cas pour l'intelligence, car les principes de la connaissance intellectuelle sont connus naturellement. Il faut pareillement que le principe des mouvements volontaires soit quelque chose de naturellement voulu.
Tel est précisément le bien en
général, vers quoi la volonté tend naturellement comme toute puissance vers son
objet ; et aussi la fin ultime qui joue, à l'égard des choses désirables, un
rôle semblable à celui des premiers principes de la démonstration dans le
domaine des réalités intelligibles ; on peut en dire autant, sans exception, de
tout ce qui convient par nature à celui qui veut. En effet, nous ne désirons
pas seulement par notre volonté ce qui concerne cette puissance, mais nous
désirons aussi ce qui se rapporte à chacune des puissances, et à l'homme
lui-même tout entier. Ainsi, par nature, l'homme ne veut pas seulement l'objet
de la volonté, mais encore tout ce qui convient aux autres puissances, par
exemple la connaissance de la vérité qui est affaire d'intelligence, être,
vivre, etc., qui concerne la cohésion naturelle de notre vie. Tout cela est
compris dans l'objet de la volonté à titre de biens particuliers.
Solutions :
1. L'opposition entre
volonté et nature est celle d'une cause avec une autre. Car certaines
opérations sont naturelles, et d'autres volontaires. Or le mode de causalité
propre à la volonté, maîtresse de ses actes, est autre que celui de la nature,
laquelle est déterminée à une seule opération. Mais parce que la volonté a son
fondement dans une nature, il est nécessaire que le mouvement propre à la
nature se trouve participé sous un certain rapport par la volonté, comme ce qui
est d'une cause plus élevée est participé par une cause d'ordre inférieur. Dans
chaque chose en effet l'être même, qui existe par nature, est antérieur au
vouloir qui est effet de la volonté. Voilà pourquoi la volonté veut quelque
chose par nature.
2. Dans les choses
naturelles, ce qui est naturel en conséquence de la forme seule est toujours
présent en acte, comme la chaleur est inhérente au feu. Au contraire, ce qui
est naturel en raison de la matière n'y est pas toujours en acte mais parfois
seulement en puissance. Cela tient à ce que la forme est acte, tandis que la
matière est puissance. Or le mouvement est "l'acte de ce qui existe en
puissance". C'est pourquoi ce qui tient au mouvement ou lui fait suite
n'est pas toujours présent ; c'est ainsi que le feu n'est pas toujours porté
vers le haut, mais seulement s'il est en dehors de son lieu propre. De même, il
n'est pas nécessaire que la volonté, qui passe de la puissance à l'acte
lorsqu'elle veut quelque chose, veuille toujours en acte, mais seulement
lorsqu'elle se trouve dans une disposition déterminée. Mais la volonté de Dieu,
acte pur, est toujours en acte de vouloir.
3. A une nature correspond toujours quelque chose d'un, qui est toutefois proportionné à cette nature. Ainsi, à une nature considérée comme genre, correspond quelque chose de génériquement un ; à une nature considérée comme espèce, quelque chose de spécifiquement un ; à une nature individuelle, quelque chose d'individuellement un.
Donc, puisque la volonté est comme l'intelligence une faculté immatérielle, il lui correspond naturellement quelque chose d'un, qui est général : le bien ; comme à l'intelligence correspond également quelque chose d'un, qui est général : le vrai, ou l'être, ou l'essence. Mais le bien considéré en général comprend une foule de biens particuliers, vis-à-vis desquels la volonté n'est pas déterminée.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car
l'objet de la volonté est avec elle dans le rapport du moteur au mobile comme
le montre Aristote. Or un moteur, s'il est suffisant, meut le mobile de façon
nécessaire. Donc la volonté peut être mue de façon nécessaire par son objet.
2. Comme la volonté,
l'intelligence est une faculté immatérielle, et ces deux puissances sont
ordonnées à un objet universel, on l'a vu. Or l'intelligence est mue de façon
nécessaire par son objet. Donc la volonté l'est aussi par le sien.
3. Ce que l'on veut ne peut
être que fin ou moyens. Mais la fin, on la veut nécessairement, à ce qu'il
paraît ; parce qu'elle est comparable aux principes de l'ordre spéculatif,
auxquels nous donnons nécessairement notre assentiment. Et la fin est la raison
de vouloir ce qui la procure ; ainsi il paraît également que nous voulons les
moyens de façon nécessaire. Donc c'est nécessairement que la volonté est mue
par son objet.
Cependant :
les puissances rationnelles, selon
Aristote, sont relatives aux opposés. Or la volonté, qui est "dans la
raison" est une puissance rationnelle. Elle est donc relative aux opposés.
Donc elle ne peut être mue de façon nécessaire vers l'un ou l'autre d'entre
eux.
Conclusion :
La volonté est mue de deux manières : quant à l'exercice de l'acte, et quant à sa spécification, qui vient de l'objet. Du côté de l'exercice, la volonté n'est mue de façon nécessaire par aucun objet : on peut en effet ne penser à aucun objet, et par conséquent ne pas le vouloir en acte.
Quant au second mode de mouvement, qui concerne la spécification, la volonté est mue par un objet de façon nécessaire, et non par un autre. Car dans le mouvement qu'une puissance reçoit de son objet, il faut considérer par quelle raison l'objet meut la puissance. C'est ainsi qu'un être visible meut la puissance sous la raison de couleur visible en acte. Donc, si une couleur se trouve proposée à la vue, elle la meut nécessairement, à moins qu'on ne détourne le regard, mais cela concerne l'exercice de l'acte. Au contraire, si l'on proposait à la vue un objet qui ne serait pas une couleur en acte sous tous les rapports, mais seulement de façon partielle, un tel objet ne serait pas vu nécessairement ; on pourrait en effet porter son attention sur l'aspect de l'objet qui n'est pas coloré en acte, et ainsi on ne le verrait pas.
De même que l'être coloré en acte
est l'objet de la vue, de même le bien est l'objet de la volonté. Si on lui
propose un objet qui soit bon universellement et sous tous les rapports, elle
tendra vers lui nécessairement - si du moins elle veut quelque chose - car elle
ne pourrait vouloir le contraire. Si au contraire on lui propose un objet qui
ne soit pas bon à tous les points de vue, elle ne se portera pas vers lui
nécessairement. Et parce que le défaut d'un bien quelconque a raison de
non-bien, seul le bien parfait et auquel rien ne manque s'imposera
nécessairement à la volonté ; telle est la béatitude. Tous les autres biens
particuliers, parce qu'ils manquent de quelque bien, peuvent être considérés
comme n'étant pas bons, et de ce point de vue ils pourront être rejetés ou
acceptés par la volonté, qui peut se porter vers une même chose en la
considérant sous différents points de vues.
Solutions :
1. Pour une puissance le
seul moteur suffisant est l'objet qui possède en toute sa plénitude la
"raison" de moteur. S'il est en défaut sur un point, il ne mouvra pas
nécessairement, comme on vient de le dire.
2. L'intelligence est mue
nécessairement par un objet qui est vrai toujours et de façon nécessaire, non
par celui qui peut être vrai ou faux, c'est-à-dire qui est contingent, comme on
vient de le dire au sujet du bien.
3. La fin ultime meut nécessairement la volonté, car elle est un bien parfait ; il en va pareillement des biens qui lui sont ordonnés et sans lesquels elle ne pourrait être atteinte, comme exister, vivre, etc. Quant aux autres biens dont on peut se passer pour atteindre la fin, celui qui veut la fin ne les veut pas nécessairement ; de même que celui qui croit aux principes ne croit pas de façon nécessaire aux conclusions sans lesquelles les principes peuvent être vrais.
Objections :
1. Il semble que la volonté
soit mue de façon nécessaire par les passions de cet appétit. Car S. Paul dit
aux Romains (7, 9) : "je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal
que je hais." Il dit cela à propos de la convoitise qui est une passion.
Donc la volonté est mue nécessairement par les passions.
2. Comme dit Aristote :
"La fin apparaît à chacun selon ce qu'il est lui-même." Mais il n'est
pas au pouvoir de la volonté de rejeter immédiatement une passion, et donc de
ne pas vouloir l'objet vers lequel cette passion l'incline.
3. Une cause universelle ne
s'applique à un effet particulier que par l'intermédiaire d'une cause
particulière ; ainsi la raison, puissance universelle, ne peut-elle mouvoir que
par l'intermédiaire de l'estimative particulière, selon Aristote. Mais ce
rapport entre la raison et l'estimative particulière se retrouve entre la
volonté et l'appétit sensible. Donc la volonté n'est mue à vouloir un bien
particulier que par l'intermédiaire de l'appétit sensitif. Donc, si celui-ci
est orienté en un certain sens par une passion, la volonté ne pourra se mouvoir
En sens contraire.
Cependant :
on lit dans la Genèse (4, 7 Vg) :
"Ton appétit sera sous toi et tu le domineras." Donc la volonté de
l'homme n'est pas mue de façon nécessaire par l'appétit inférieur.
Conclusion :
On l'a dit plus haut , la passion de l'appétit sensible agit sur la volonté du point de vue où cette faculté est mue par l'objet, c'est-à-dire en tant que l'homme, plus ou moins modifié par la passion, juge convenable et bonne une chose qu'il apprécierait autrement en dehors de la passion. Cette transformation par la passion peut revêtir deux formes.
Il peut arriver que la raison soit totalement paralysée, au point qu'on n'en ait plus l'usage, comme cela se produit chez ceux qui, par suite d'une colère ou de désirs violents, deviennent furieux ou fous. De telles passions en effet sont toujours accompagnées de transformations physiques. Et ceux qui sont dans cet état doivent être assimilés aux animaux sans raison qui suivent fatalement l'impulsion de leurs passions ; en effet on ne trouve en eux aucune trace de raison, ni par conséquent de volonté.
D'autres fois la raison n'est pas totalement absorbée par la passion et conserve une certaine liberté de jugement. En ce cas il subsiste encore quelque chose du mouvement de la volonté. Donc, dans la mesure où la raison demeure libre et non soumise à la passion, ce qui subsiste en ce mouvement n'obéit pas de façon nécessaire à la passion.
Ainsi, ou bien il n'y a en l'homme
aucun mouvement de la volonté, et la passion seule domine ; ou bien, s'il y a
un mouvement de la volonté, il ne suivra pas la passion de façon nécessaire.
Solutions :
1. La volonté ne peut
empêcher que ne surgissent des mouvements de sensualité dont l'Apôtre dit (Rm
7, 19) "Le mal que je hais, je le fais", c'est-à-dire je le désire.
Cependant la volonté peut ne pas vouloir convoiter, ou ne pas consentir à la
convoitise. Et ainsi elle ne suit pas de façon nécessaire l'impulsion de la
convoitise.
2. Il y a en nous deux
natures, intellectuelle et sensitive. De ce fait il y aura parfois uniformité
dans toute l'âme : soit que la partie sensitive se trouve parfaitement soumise
à la raison comme chez les vertueux ; soit au contraire que la raison soit
totalement absorbée par la passion comme chez les fous. Mais parfois, même si
la raison est obnubilée par la passion, on conserve encore une certaine liberté
d'esprit. Dans cet état on peut, ou bien repousser totalement la passion ; ou
tout au moins se retenir pour ne pas la suivre. Dans ce cas, l'homme étant
diversement disposé dans le diverses parties de son âme, juge différemment
selon la raison et selon la passion.
3. La volonté n'est pas mue seulement par le bien universel que la raison appréhende, mais encore par le bien que le sens appréhende. C'est pourquoi elle peut être portée vers un bien particulier sans qu'il y ait de passion dans l'appétit sensible. Il y a en effet beaucoup de choses que nous voulons et que nous faisons sans passion et par seul choix, comme on le voit surtout chez les hommes en qui la raison résiste à la passion.
Objections :
1. Il semble bien que la
volonté est mue par Dieu de façon nécessaire. En effet, tout agent auquel on ne
peut résister meut de façon nécessaire. Or c'est ce qui arrive dans le cas de
Dieu, car sa puissance est infinie, selon cette parole de l'Apôtre (Rm 9, 19) :
"Qui résiste à sa volonté ?" Donc Dieu meut la volonté de façon
nécessaire.
2. La volonté est mue
nécessairement vers ce qu'elle veut par nature, on l'a déjà dit. Or, selon S.
Augustin : "Pour chaque chose, ce que Dieu opère en elle lui est
naturel." Donc la volonté veut nécessairement ce vers quoi Dieu la meut.
3. Le possible est ce qui,
étant posé, n'entraîne pas l'impossible. Or, si l'on pose que la volonté ne veut
pas ce vers quoi Dieu la meut, il en résulte cette impossibilité qu'à ce
compte, l'opération de Dieu serait inefficace. Il est donc impossible que la
volonté ne veuille pas ce vers quoi Dieu la meut.
Cependant :
il est écrit dans l'Ecclésiastique
(15, 14) : "Au commencement Dieu a fait l'homme et il l'a laissé à son
conseil." Donc il ne meut pas nécessairement sa volonté.
Conclusion :
D'après Denys : "Il
n'appartient pas à la Providence divine de détruire la nature des choses, mais
de la conserver." Elle meut donc tous les êtres selon leur condition, de
telle sorte que, sous la motion divine, des causes nécessaires produisent leurs
effets de façon nécessaire, et des causes contingentes produisent leurs effets
de façon contingente. Donc, puisque la volonté est un principe actif non
déterminé de façon unique, mais ouvert indifféremment à plusieurs effets, Dieu
la meut sans la déterminer nécessairement à une seule chose ; son mouvement
demeure ainsi contingent et non nécessaire, sauf à l'égard des biens vers lesquels
elle est mue par nature.
Solutions :
1. La volonté divine ne
tend pas seulement à la réalisation d'un effet par la chose qu'elle meut, mais
à ce que le mode de cette réalisation soit conforme à la nature de cette
chose... C'est pourquoi si la volonté était mue de façon nécessaire, ce qui ne
répond pas à sa nature, ce serait plus contraire à la motion divine que d'être
mue de façon libre, comme il convient à sa nature.
2. Ce qui est naturel à
chaque être, c'est ce que Dieu opère en lui pour que cela lui soit naturel.
C'est ainsi que quelque chose convient à chacun, parce que Dieu veut que cela
lui convienne. Mais il ne veut pas que tout ce qu'il opère dans les êtres soit
naturel pour eux, par exemple que les morts ressuscitent. Ce qu'il veut pour
chaque chose comme lui étant naturel, c'est qu'elle soit soumise à la puissance
divine.
3. Si Dieu meut notre volonté vers une chose, il est alors impossible que notre volonté ne tende pas vers cette chose, mais ce n'est pas impossible absolument. Il n'en résulte donc pas que notre volonté soit mue par Dieu de façon nécessaire.
1. Jouir est-il un acte de la
puissance appétitive ? - 2. Cet acte convient-il à la seule créature
raisonnable, ou aussi aux bêtes ? - 3. Ne jouit-on que de la fin ultime ? - 4.
N'y a-t-il jouissance que si la fin est possédée ?
Objections :
1. Il semble bien que non.
Le mot "jouir" en effet, d'après son étymologie (frui) paraît
ne signifier rien d'autre que cueillir un fruit ( fructum capere). Mais
c'est l'intelligence qui saisit ce fruit de la vie humaine qu'est la béatitude,
laquelle consiste, on l'a montré, en un acte de cette intelligence. L'acte de
jouir relève donc de l'intelligence et non de l'appétit.
2. Chaque puissance a une
fin propre qui est sa perfection ; comme pour la vue apercevoir ce qui est
visible, pour l'ouïe, entendre des sons, et de même pour les autres puissances.
Or la fin d'une chose, c'est son fruit. L'acte de jouir convient donc à toutes
les puissances, et pas seulement à celle de l'appétit.
3. L'acte de jouir comporte
une certaine délectation. Mais la délectation sensible relève du sens qui se
délecte en son objet ; et, pour la même raison, la délectation intellectuelle
relève de l'intelligence. Donc jouir est le lot de la puissance de connaître et
non de l'appétit.
Cependant :
S. Augustin affirme "jouir,
c'est adhérer par amour à une chose pour elle-même." Or l'amour relève de
la puissance appétitive. Il doit donc en être de même pour l'acte de jouir.
Conclusion :
Les mots "fruition"
(jouissance) et fruit semblent se rapporter à une même chose et dériver l'un de
l'autre. Peu nous importe d'ailleurs l'ordre de cette dérivation, sauf qu'il
apparaît plus probable que l'on ait désigné en premier ce qui est le plus
manifeste. Or ce sont les choses les plus proches des sens qui nous frappent
d'abord. Il semble donc que le mot "fruition" vient des fruits que
l'on perçoit par les sens. D'autre part un fruit sensible est ce que l'on
attend de l'arbre en dernier et que l'on cueille avec un certain plaisir. Aussi
semble-t-il que la fruition se rapporte à l'amour ou à la délectation que l'on
éprouve à l'égard du terme dernier de son attente qui est la fin. Or la fin
est, comme le bien, l'objet de la puissanc appétitive. Il est donc évident que
jouir est un acte de cette puissance.
Solutions :
1. Rien n'empêche qu'une
seule et même réalité, envisagée sous différents aspects, se rapporte à des
puissances différentes. Ainsi la vision même de Dieu, en tant que vision, est
un acte d'intelligence ; mais, du point de vue où elle constitue un bien et une
fin, elle est l'objet de la volonté et, à ce titre, elle est sa fruition. Ainsi
l'intelligence atteint cette fin au titre de puissance agissante, tandis que la
volonté l'atteint comme ce qui meut vers la fin, et ce qui jouit de la fin une
fois obtenue.
2. Nous avons déjà dit que
la perfection et la fin des puissances autres que l'appétit sont contenues sous
l'objet de celui-ci comme ce qui est propre sous ce qui est commun. Par suite
la perfection et la fin de n'importe quelle puissance, en tant qu'elles sont un
certain bien, relèvent de l'appétit. C'est la raison pour laquelle l'appétit
applique les autres puissances à leur fin particulière, et parvient lui-même à
la sienne quand chacune des autres ont atteint leur fin propre.
3. La délectation comporte deux éléments : la perfection de ce qui convient, laquelle appartient à la puissance de connaître ; et la complaisance en ce qui est présenté comme convenant au sujet. Ce dernier élément relève de la puissance appétitive dans laquelle la délectation trouve son accomplissement.
Objections :
1. Jouir paraît être
réservé aux hommes. Car S. Augustin écrit : "C'est à nous, hommes, qu'il
appartient de jouir et d'user." Les autres animaux ne peuvent donc pas
jouir.
2. On jouit de la fin
dernière. Or les bêtes ne peuvent atteindre une telle fin. Il ne leur
appartient donc pas de jouir.
3. L'appétit naturel est
subordonné à l'appétit sensible, comme celui-ci l'est à la volonté. Donc si
jouir appartient à l'appétit sensible, il semble qu'il puisse au même titre
appartenir à l'appétit naturel. Or cela est faux, car cet appétit est sans
délectation. Donc jouir ne se rencontre pas dans l'appétit sensible et de ce
fait, ne convient pas aux bêtes.
Cependant :
S. Augustin remarque "Il n'est
pas absurde de penser que les animaux eux-mêmes jouissent de la nourriture et
de tout autre plaisir corporel."
Conclusion :
Il résulte de ce qui a été établi précédemment que jouir n'est pas l'acte de la puissance qui atteint la fin en l'exécutant, mais de celle qui commande l'exécution ; on a dit en effet que c'est l'acte de la puissance appétitive. Or, chez les êtres dépourvus de connaissance on trouve bien une puissance qui obtient la fin comme exécutrice, par exemple celle qui fait que les corps pesants tombent et que les corps légers s'élèvent. Mais on ne trouve pas chez eux la puissance qui commande ; celle-ci a son siège dans une nature supérieure qui par ses ordres meut la nature tout entière, de la manière dont l'appétit, dans les êtres doués de connaissance, applique les autres puissances à leurs actes. Il est donc manifeste que les êtres dépourvus de connaissance, tout en parvenant à leur fin, n'en jouissent pas ; c'est un privilège réservé aux êtres qui possèdent la connaissance.
Mais la connaissance de la fin est
double parfaite et imparfaite. Parfaite, elle n'implique pas seulement la
connaissance de ce qui est fin et bien, mais encore de la raison universelle de
la fin et du bien ; une telle connaissance est le privilège des êtres doués de
raison. La connaissance imparfaite de la fin porte sur la fin et le bien
envisagés de façon particulière, et cette connaissance est le fait des bêtes.
Chez elles les facultés appétitives, en outre, ne commandent pas librement ;
elles sont mues par une impulsion naturelle vers les objets qu'elles
appréhendent. Ainsi donc la jouissance convient à la nature raisonnable dans
toute l'acception du terme, aux animaux de façon imparfaite, et en aucune
manière aux autres créatures.
Solutions :
1. S. Augustin parle ici de
la jouissance parfaite.
2. Il n'est pas nécessaire
que la jouissance concerne la fin ultime considérée en soi, mais ce que chacun
tient pour tel.
3. L'appétit sensible fait
suite à une connaissance, ce qui n'est pas le cas pour l'appétit naturel,
surtout chez ceux qui sont dépourvus de connaissance.
4. Dans l'argument en sens contraire, S. Augustin entend parler de la jouissance imparfaite, comme le montre la façon dont il s'exprime ; il dit en effet : "Il n'est pas tellement absurde de penser que les animaux jouissent", alors qu'il serait tout à fait absurde de dire qu'ils utilisent.
Objections :
1. Il semble bien que non.
Car l'Apôtre écrivait à Philémon (20 Vg) : "Frère, donne-moi cette
jouissance dans le Seigneur." Or, il est évident qu'il n'avait pas mis sa
fin ultime dans un homme. C'est donc que la jouissance ne se limite pas à cette
fin.
2. Le fruit est ce dont on
jouit. Or, dit S. Paul (Ga 5, 22) : "Le fruit de l'Esprit est charité,
joie, paix", etc., qui n'ont pas raison de fin ultime. La jouissance n'est
donc pas réservée à la fin ultime.
3. Les actes de la volonté
peuvent réfléchir sur eux-mêmes ; ainsi je veux vouloir et j'aime aimer. Or
jouir est un acte de la volonté ; cette faculté est en effet, au dire de S.
Augustin, "ce par quoi nous jouissons". Il en résulte que l'on peut
jouir de sa jouissance. Mais celle-ci n'est pas la fin ultime de l'homme, qui
est seulement le bien incréé, c'est-à-dire Dieu. Jouir ne se limite donc pas à
la fin ultime.
Cependant :
S. Augustin affirme : "On ne
jouit pas si ce dont s'empare la volonté est voulu pour autre chose." Or,
la fin ultime seule échappe à cette condition. Il n'y a donc de jouissance que
de la fin ultime.
Conclusion :
La notion de fruit, nous venons de le dire, implique deux choses : qu'il s'agisse d'un acte ultime et que l'appétit s'y repose avec une certaine douceur et délectation. Mais il y a deux façons d'être ultime : absolument, c'est-à-dire sans se rapporter à autre chose, et de façon relative, n'étant ultime que pour certaines choses. Donc ce qui est ultime de façon absolue, en quoi on se délecte comme en sa fin ultime, c'est cela qu'on appelle proprement fruit ; et c'est de cela qu'à proprement parler on jouit.
Au contraire, ce qui n'est pas
délectable en soi mais est désiré seulement pour autre chose, comme une potion
amère en vue de la santé, ne peut aucunement s'appeler fruit. Quant aux choses
qui comportent en elles-mêmes une certaine délectation et auxquelles se
rapportent certaines autres choses préalables, on pourra bien les dénommer en
quelque façon des fruits mais on ne dira pas qu'on jouit d'elles selon la
pleine signification du mot jouir (frui). C'est pourquoi S. Augustin dit :
"Nous jouissons des objets que nous connaissons, en lesquels la volonté se
repose avec délices." Or elle ne se repose absolument qu'en ce qui est
ultime, car aussi longtemps qu'on attend quelque chose, son mouvement demeure
en suspens, bien qu'elle soit déjà parvenue à un certain point. C'est comme
dans le mouvement local, où le milieu de la distance, bien qu'il soit un
commencement et une fin, ne peut être considéré comme une fin en acte que
lorsque l'on s'y repose.
Solutions :
1. Comme le remarque S.
Augustin, "Si Paul avait dit : "Donne-moi cette jouissance",
sans ajouter : "dans le Seigneur", il aurait paru mettre en Philémon
la fin de sa délectation. Mais du fait qu'il a ajouté "dans le
Seigneur" il a signifié qu'il mettait sa fin en celui-ci." Ainsi
a-t-il voulu dire qu'il jouissait de son frère, non comme d'un terme, mais d'un
intermédiaire.
2. On compare différemment
le fruit à l'arbre qui le produit, et à l'homme qui en jouit. Par rapport à
l'arbre, il est un effet dont l'arbre est la cause ; par rapport à l'homme qui
en jouit il est un terme ultime attendu et délectable. Les biens que l'Apôtre
énumère ici sont appelés des fruits parce qu'ils sont des effets de l'Esprit
Saint en nous (ce pourquoi on les appelle fruits de l'Esprit), mais non parce
que nous en jouirions au titre de fin ultime. A moins que l'on dise avec S.
Ambroise qu'on les appelle fruits "parce qu'ils doivent être demandés pour
eux-mêmes", non certes en évitant de les rattacher à la béatitude mais
parce qu'ils ont en eux-mêmes de quoi rendre heureux.
3. La fin, comme on l'a dit, peut désigner deux choses : la réalité elle-même, et la prise de possession de cette réalité ; cela ne constitue pas à la vérité deux fins, mais une seule fin, considérée en elle-même, et appliquée à une autre. Dieu est donc la fin ultime au titre de réalité recherchée en damier lieu, et la jouissance est fin ultime comme prise de possession de cette même fin. Donc, de même que Dieu et la jouissance qu'on a de lui ne constituent pas deux fins, pareillement c'est sous la même raison de jouissance que nous jouissons de Dieu et de la jouissance divine. Il faut en dire autant de la béatitude créée, qui consiste dans la jouissance.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car S.
Augustin écrit : "Jouir consiste à user avec joie non de l'espoir d'une
chose, mais déjà de la chose elle-même." Or, aussi longtemps qu'on ne
possède pas une chose, celle-ci ne donne pas de la joie, mais seulement de
l'espoir. Il n'y a donc jouissance que d'une fin possédée.
2. Il n'y a proprement
jouissance que de la fin ultime, on vient de le dire, car seule une telle fin
donne repos à l'appétit. Or celui-ci ne peut se reposer que lorsque la fin est
obtenue. Il ne peut donc y avoir de jouissance au sens propre qu'à l'égard de
la fin possédée.
3. Jouir, c'est cueillir le
fruit, mais cela n'est possible que lorsque la fin est déjà obtenue ; il n'y a
donc pas de jouissance sans cette possession.
Cependant :
S. Augustin dit encore :
"Jouir c'est adhérer par amour à une chose pour elle-même." Or ceci
peut avoir lieu même avec un objet qu'on ne possède pas. Donc, on peut jouir
aussi d'une fin non encore atteinte.
Conclusion :
Jouir implique un certain rapport
de la volonté à la fin ultime, dans la mesure où la volonté tient quelque chose
pour sa fin ultime. Mais on peut posséder une fin de deux façons :
parfaitement, si on la possède non seulemept en intention mais réellement ;
imparfaitement, au cas où on ne la possède qu'en intention. Il y a donc
jouissance parfaite de la fin déjà réellement possédée. Mais il y a encore
jouissance imparfaite, si la fin n'est pas possédée réellement, mais seulement
en intention.
Solutions :
1. S. Augustin parle de la
jouissance parfaite.
2. Le repos de la volonté
est doublement empêché ; soit du côté de l'objet, parce qu'il n'est pas la fin
ultime mais est ordonné à quelque chose d'autre ; soit de la part de celui qui
veut la fin, s'il ne l'a pas encore atteinte. Or, c'est l'objet qui donne à un
acte son espèce, tandis que la manière d'agir qui fait que l'acte est parfait
ou imparfait tient à la condition de l'agent. Il n'y a jouissance qu'impropre,
comme réalisant incomplètement l'idée spécifique de jouissance. Tandis qu'à
l'égard de la fin ultime non possédée, il y a jouissance au sens propre, mais
imparfaite à cause de la façon imparfaite dont cette fin ultime est possédée.
3. On dit que quelqu'un reçoit ou possède la fin quand il le fait non seulement en réalité, mais même lorsqu'il le fait en intention, on vient de le dire.
1. L'intention est-elle un acte
de l'intelligence, ou de la volonté ? - 2. Porte-t-elle seulement sur la fin
ultime ? - 3. Peut-on porter son intention sur deux choses à la fois ? - 4.
L'intention de la fin et le vouloir des moyens sont-ils un seul et même acte ?
- 5. L'intention convient-elle aux bêtes ?
Objections :
1. Il semble bien qu'elle
est un acte de l'intelligence et non de la volonté, car on lit en S. Matthieu
(6, 22) : "Si ton oeil est simple, ton corps tout entier sera dans la
lumière", l'oeil, signifiant ici l'intention, selon S. Augustin. Mais
l'oeil, du fait qu'il est l'instrument de la vue, désigne une puissance de
connaître. L'intention n'est donc pas un acte de la puissance appétitive, mais
de la puissance de connaître.
2. S. Augustin affirme au
même endroit que l'intention est appelée lumière par le Seigneur quand il dit
(Mt 6, 23) : "Si la lumière qui est en toi est ténèbre..." Or la
lumière est affaire de connaissance, donc aussi l'intention.
3. L'intention désigne une
certaine ordination à une fin ; mais ordonner est le fait de la raison ;
l'intention n'appartient donc pas à la volonté mais à la raison.
4. L'acte de volonté ne
porte que sur la fin, ou sur les moyens. Par rapport à la fin, cet acte est
nommé volonté ou jouissance, et à l'égard des moyens, il est appelé choix ; or
l'intention ne se confond avec aucun de ces actes ; elle n'est donc pas un acte
de la volonté.
Cependant :
S. Augustin dit : "L'intention
de la volonté unit à la vue le corps qui est vu ; et pareillement elle unit
l'idée existant dans la mémoire à la fine pointe de l'esprit qui médite
intérieurement." L'intention est donc un acte de la volonté.
Conclusion :
Intention, comme le nom même
l'indique, signifie tendre vers quelque chose, c'est l'action du moteur et le
mouvement du mobile. Mais le fait que le mouvement du mobile tend vers quelque
chose procède de l'action du moteur. De la sorte, l'intention appartient
premièrement et comme à son principe à ce qui meut vers la fin. C'est pourquoi
nous disons que l'architecte et tous ceux qui dirigent meuvent les autres par
leur commandement vers la fin dont ils ont eux-mêmes l'intention. Or, mouvoir
ainsi vers leur fin les autres puissances de l'âme revient à la volonté, on l'a
montré. Il est donc manifeste que l'intention est proprement un acte de
volonté.
Solutions :
1. C'est par métaphore que
l'intention est appelée oeil, non parce qu'elle serait affaire de connaissance,
mais parce qu'elle présuppose cette connaissance grâce à laquelle se présente à
la volonté la fin vers laquelle elle meut, comme notre oeil nous fait voir
d'avance le but vers lequel nous devons tendre par notre corps.
2. L'intention est appelée
lumière parce qu'elle est manifeste pour celui qui l'exerce. De même les
oeuvres sont appelées ténèbres du fait que l'homme sait vers quoi il tend, mais
ignore ce qui résultera de son action. C'est l'explication de S. Augustin sur
ce passage.
3. Ce n'est pas la volonté
qui met en ordre, mais elle tend vers quelque chose selon l'ordre de la raison
; ainsi le mot intention désigne-t-il un acte de volonté, mais présuppose une
ordination par la raison de quelque chose vers une fin.
4. L'intention est un acte de la volonté à l'égard de la fin. Mais il y a trois façons pour la volonté de se rapporter à la fin. Absolument : on donne alors à l'acte le nom de volonté, pour autant que nous voulons absolument la santé ou tel autre bien de ce genre. Dans le deuxième cas on considère la fin comme un terme où l'on se repose : c'est ainsi que la jouissance se rapporte à la fin. Troisièmement, on peut regarder la fin comme le terme d'une chose qui lui est ordonnée, et c'est en ce sens que l'intention regarde la fin. Ce n'est pas en effet simplement parce que nous la voulons que nous somme dits tendre vers la santé, mais parce que nous voulons l'atteindre par le moyen de quelque chose d'autre.
Objections :
1. Il semble qu'il en soit
ainsi. Comme il est écrit au livre des Sentences de S. Prosper : "Le cri
poussé vers Dieu est l'intention du coeur." Or Dieu est la fin ultime du
coeur humain. C'est donc toujours cette fin qui est visée par l'intention.
2. L'intention vise la fin
selon qu'elle est un terme, comme on l'a dit. Mais un terme a raison de fin
ultime. L'intention porte donc toujours sur la fin ultime.
3. Comme l'intention, la
jouissance concerne la fin ; mais la jouissance porte toujours sur la fin
ultime ; donc également l'intention.
Cependant :
nous l'avons dit, il y a pour
toutes les volontés humaines une seule fin ultime : la béatitude. S'il n'y
avait donc d'intention que pour la fin ultime, il ne pourrait y avoir chez les
hommes des intentions diverses, ce qui est évidemment faux.
Conclusion :
L'intention, nous l'avons dit,
regarde la fin selon qu'elle est le terme du mouvement de la volonté. Or on
peut parler de terme dans un mouvement de deux façons ; comme d'un terme ultime
en lequel on se repose et qui termine tout le mouvement, ou comme d'un terme
intermédiaire qui est commencement d'une partie du mouvement, et fin d'une
autre. Par exemple dans le mouvement qui va de A à C par B, C représente le
terme ultime, B étant aussi un terme, mais non le terme ultime. Et l'intention
peut porter sur les deux. Donc, bien qu'elle concerne toujours une fin, il ne
s'impose pas que ce soit toujours la fin ultime.
Solutions :
1. L'intention du coeur est
dite "un cri poussé vers Dieu", non que Dieu soit toujours son objet,
mais parce qu'il connaît les intentions ou encore parce que, quand nous prions,
nous dirigeons vers lui notre intention qui a la force d'un cri.
2. Terme a sans doute
raison de fin ultime, mais pas nécessairement par rapport au tout, car il peut
se faire que ce soit par rapport à une partie.
3. La jouissance implique un repos dans la fin ce qui ne vaut que pour la fin ultime. Mais l'intention implique un mouvement vers la fin et non un repos. La comparaison n'est donc pas valable.
Objections :
1. Il semble qu'il soit
impossible d'avoir simultanément l'intention de plusieurs choses. L'homme, dit
S. Augustin, ne peut prendre en même temps comme objet d'intention Dieu et un
avantage corporel ; ni, pour la même raison, deux autres choses quelconques.
2. L'intention désigne le
mouvement de la volonté vers son terme. Mais un mouvement ne peut avoir
plusieurs termes sous le même rapport. Donc la volonté ne peut tendre à la fois
vers plusieurs choses.
3. L'intention présuppose
un acte de la raison ou de l'intelligence. Or, selon Aristote, il n'est pas
possible de comprendre en même temps plusieurs choses ; on ne peut donc pas non
plus avoir une intention portant simultanément sur plusieurs fins.
Cependant :
l'art imite la nature ; or, il
arrive que la nature poursuive deux utilités avec un seul instrument :
"par exemple la langue sert pour le goût et pour la parole", remarque
Aristote. Pareillement, l'art ou la raison peuvent ordonner simultanément une
même chose à deux fins, et ainsi on peut avoir à la fois l'intention de
plusieurs choses.
Conclusion :
L'existence de deux choses peut être envisagée de deux manières : comme ordonnées entre elles ou non. Dans le premier cas, il est évident, d'après ce qui a été dit, que l'on peut avoir simultanément l'intention de plusieurs choses. En effet, l'intention porte non seulement sur la fin ultime, mais encore sur la fin intermédiaire, et c'est simultanément que l'on tend vers l'une et vers l'autre, par exemple vers la confection d'un remède et vers la santé.
Si, au contraire, il s'agit de
choses non ordonnées entre elles, on peut encore tendre vers plusieurs en même
temps. Cela est manifeste du fait que l'on peut choisir une chose de préférence
à une autre, parce qu'elle est meilleure. Or, entre autres conditions qui
rendent une chose meilleure, il y a qu'elle puisse servir à plusieurs fins, ce
qui justifie le choix dont elle peut être l'objet. Il est donc évident que
l'homme tend vers plusieurs choses à la fois.
Solutions :
1. S. Augustin veut dire
ici que l'homme ne peut vouloir à la fois Dieu et les avantages temporels comme
des fins ultimes, parce qu'il ne peut y en avoir plusieurs pour un seul homme,
comme on l'a déjà montré.
2. Il peut y avoir
plusieurs termes pour un seul mouvement, d'un même point de vue, si l'un d'eux
est ordonné à l'autre ; mais deux termes non ordonnés entre eux ne peuvent,
d'un même point de vue, avoir un seul mouvement. Toutefois, il faut prendre
garde que ce qui n'a pas d'unité dans la réalité peut être accepté par la
raison comme ne faisant qu'un. Or l'intention est un mouvement de la volonté
vers quelque chose, mouvement qui est préordonné dans la raison, nous l'avons
déjà dit - C'est pourquoi des choses réellement distinctes peuvent constituer
un seul terme d'intention, en tant qu'elle sont acceptées par la raison comme
ne faisant qu'un ; soit parce que deux choses concourent pour assurer
l'intégrité d'une autre, par exemple le chaud et le froid unis en juste
proportion concourent à la santé ; soit parce que ces choses sont comprises
sous un terme commun qui peut devenir objet d'intention. Par exemple l'acquisition
de vin et de vêtements est comprise dans la notion commune de profit ; rien
n'empêche en effet celui qui vise le profit de viser simultanément ces deux
biens.
3. Comme on l'a dit dans la première Partie, il arrive que notre intelligence comprenne simultanément plusieurs objets, en tant qu'ils ont une certaine unité.
Objections :
1. Il semble bien que non.
Car S. Augustin nous dit : "La volonté de regarder une fenêtre a pour fin
la vue de la fenêtre ; mais regarder les passants par la fenêtre est une autre
volonté." Or cette volonté-là concerne l'intention, tandis que la première
se rapporte aux moyens. L'intention de la fin est donc un mouvement de volonté
différent de la volonté des moyens.
2. Les actes se distinguent
par leurs objets ; or fin et moyens constituent des objets différents, par
conséquent l'intention q.ui porte vers la fin est un mouvement de volonté distinct
du vouloir des moyens.
3. Le vouloir des moyens
porte le nom de choix ; mais intention et choix ne se confondent pas ;
l'intention de la fin et le vouloir des moyens ne sont donc pas un même
mouvement.
Cependant :
le moyen est à la fin ce que le milieu
est au terme. Or, dans les choses naturelles, c'est un même mouvement qui pass
par le milieu pour aboutir au terme. Donc, dan la volonté, intention de la fin
et vouloir des moyen sont un même mouvement.
Conclusion :
On peut considérer le mouvement de
la volonté vers la fin et vers les moyens de deux façons. Ou bien selon que la
volonté vers ces deux objets se porte absolument et par soi, et alors on a deux
mouvements de volonté distincts. Ou bien selon qu'elle tend vers les moyens en
vue de la fin, et alors on a un seul mouvement de volonté quant au sujet,
portant à la fois sur la fin et sur les moyens. En effet, quand je dis :
"je veux ce remède pour ma santé", je ne signifie qu'un mouvement de
volonté. L'explication en est que la fin apparaît comme la raison de vouloir
les moyens. Or c'est par un même acte qu'on saisit un objet et la raison de cet
objet, comme c'est dans une même vision que l'on perçoit la couleur et la
lumière, comme nous l'avons dit plus haut. Et il en va de même pour
l'intelligence : si je considère en eux-mêmes un principe et une conclusion,
j'aurai des actes de connaissance distincts ; mais si je donne mon assentiment
à une conclusion à cause des principes, ce sera en un seul acte d'intelligence.
Solutions :
1. S. Augustin parle ici de
la vision de la fenêtre et de celle des passants par la fenêtre, comme d'objets
vers lesquels la volonté se porte de façon absolue.
2. La fin, si on la
considère comme une certaine réalité, est un autre objet de volonté que les
moyens ; mais envisagée comme raison de vouloir ceux-ci, elle constitue avec
eux un seul et même objet.
3. Un mouvement qui est un par son sujet peut, rapporté à son principe et à son terme, comporter une distinction de raison, comme la montée et la descente, selon Aristote. Ainsi en est-il du mouvement de la volonté : considéré comme portant sur les moyens en tant qu'ils sont ordonnés à la fin, il est le choix, l'élection ; envisagé au contraire comme portant sur la fin en tant qu'elle est obtenue par les moyens, il est l'intention. La preuve en est que l'intention d'une fin peut exister avant même qu'on ait déterminé les moyens sur lesquels porte le choix.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car la
nature des êtres dépourvus de connaissance est plus éloignée de celle des êtres
raisonnables que la nature sensitive, qui est celle des animaux. Or il a été
prouvé que, même chez ceux qui n'ont pas la connaissance, la nature tend vers
une fin. A plus forte raison donc en est-il ainsi chez les bêtes.
2. L'intention comme la
jouissance concerne la fin. Mais nous avons dit que la jouissance convient aux
bêtes. Donc l'intention aussi.
3. Avoir l'intention d'une
fin est le fait de celui qui agit pour une fin, car avoir l'intention ne
signifie rien d'autre que tendre vers une autre chose. Or les bêtes agissent
pour une fin, puisqu'elles se mettent en mouvement pour chercher leur
nourriture ou pour quelque chose de semblable. Donc elles ont l'intention d'une
fin.
Cependant :
l'intention d'une fin implique
ordination à une fin, ce qui est 1'oeuvre de la raison. Donc, puisque les bêtes
n'ont pas la raison, il apparaît qu'elles n'ont pas l'intention d'une fin.
Conclusion :
Nous l'avons dit : avoir l'intention, c'est tendre vers autre chose ; et cela est le fait à la fois du vouloir et du mobile. Donc, si ce qui est mû vers la fin par un autre est dit avoir l'intention de la fin, on peut dire que la nature a l'intention de la fin en tant qu'elle est mue vers sa fin par Dieu, comme la flèche par l'archer. En ce sens, même les bêtes ont l'intention de la fin, en tant qu'elles sont mues vers quelque chose par une impulsion naturelle.
Dans un autre sens, l'intention de
la fin est le fait de celui qui imprime le mouvement, en tant qu'il ordonne -
le sien ou celui d'un autre - vers la fin. Cela n'appartient qu'à la raison.
Ainsi, en ce sens, les bêtes n'ont pas l'intention de la fin, au sens premier
et fondamental du mot intention, comme on l'a dit.
Solutions :
1. Cette objection concerne
le cas où l'intention est le fait de ce qui est mû vers une fin.
2. La jouissance ne
comporte pas comme l'intention l'ordination d'un être à quelque chose, mais le
repos absolu dans la fin.
3. Les bêtes se meuvent vers une fin sans envisager qu'elles peuvent l'atteindre par leur mouvement, ce qui est le propre de l'intention ; mais en la convoitant par un instinct naturel, comme si elles étaient mues par un autre, à la manière de tous les êtres qui sont mus par la nature.
Il faut maintenant considérer
les actes de la volonté en relation avec les moyens. Et ils sont trois : le
choix, le consentement, l'usage. Mais, comme le choix suppose lui-même la
délibération, nous serons amenés à étudier successivement : le choix (Question 13),
la délibération (Question 14), le consentement (Question 15), l'usage (Question
16).
1. De quelle puissance le choix
est-il l'acte : de la volonté, ou de la raison ? - 2. Convient-il aux bêtes ? -
3. Porte-t-il seulement sur les moyens ou quelquefois aussi sur la fin ? - 4.
Ne porte-t-il que sur les actions accomplies par nous ? - 5. Ne porte-t-il que
sur des choses possibles ? - 6. L'homme choisit-il de façon nécessaire, ou
librement ?
Objections :
1. Il semble que le choix
ne soit pas un acte de la volonté, mais de la raison. Le choix suppose en effet
une sorte de comparaison qui fait préférer une chose à une autre ; mais c'est
la raison qui compare. Donc le choix appartient à la raison.
2. C'est la même puissance
qui construit le syllogisme et le conclut. Or, construire un syllogisme en
matière d'action est le fait de la raison. Donc, puisque, selon Aristote, le
choix est une sorte de conclusion dans l'action, il semble être lui aussi
affaire de raison.
3. L'ignorance n'est pas le
fait de la volonté mais de la puissance cognitive. Or, selon Aristote, il
existe une "ignorance du choix". Il semble donc bien que le choix ne
ressortisse pas à la volonté mais à la raison.
Cependant :
pour Aristote "le choix est un
désir des choses qui sont en notre pouvoir". Mais le désir est un acte de
volonté. Donc aussi le choix.
Conclusion :
Le mot "choix" implique
quelque chose qui relève de la raison ou de l'intelligence, et quelque chose
qui relève de la volonté. Car Aristote affirme que "le choix est une
intelligence qui désire, ou un désir intelligent". Or, quand deux éléments
concourent pour constituer une seule réalité, l'un d'eux joue le rôle de forme
par rapport à l'autre. D'où cette déclaration de S. Grégoire de Nysse :
"Le choix n'est en lui-même ni un désir, ni une simple délibération, mais
un composé des deux, comme nous disons que l'animal est composé d'un corps et
d'une âme, alors qu'il n'est ni un corps seul ni une âme seule, mais l'un et
l'autre ; ainsi en est-il du choix." Or, dans les actes de l'âme, il faut
remarquer que l'acte qui appartient essentiellement à une puissance ou à un
habitus, reçoit sa forme et son espèce de la puissance ou de l'habitus
supérieur, selon le principe suivant lequel l'inférieur est ordonné par le
supérieur. Si quelqu'un par exemple accomplit un acte de la vertu de force pour
l'amour de Dieu, ce sera matériellement un acte de force, mais formellement un
acte de charité. Or, il est évident que d'une certaine manière la raison
précède la volonté et ordonne son acte, en ce sens que la volonté tend vers son
objet selon l'ordre de la raison, puisqu'il appartient à une faculté de connaissance
de présenter son objet à une faculté appétitive. Ainsi donc cet acte par lequel
la volonté tend vers quelque chose qui lui est présenté comme bon relève
rnatériellement de la volonté et formellement de la raison, du fait qu'il est
ordonné par la raison à une fin. Or dans un tel cas la substance de l'acte est
comme la matière par rapport à l'ordre qui lui est imposé par la puissance
supérieure. Voilà pourquoi le choix n'est pas en sa substance acte de la
raison, mais de la volonté ; il trouve en effet son achèvement dans un certain
mouvement de l'âme vers le bien qui est choisi. C'est donc de façon évidente un
acte de la puissance appétitive.
Solutions :
1. Sans doute n'y a-t-il
pas de choix sans une comparaison préalable, mais l'essence du choix n'est pas
cette comparaison.
2. La conclusion du
syllogisme relatif à l'action appartient aussi à la raison sous l'appellation
de sentence ou de jugement, que suit le choix ; c'est pourquoi la conclusion
elle-même semble appartenir au choix comme à sa conséquence.
3. Si l'on parle d'une ignorance de choix, ce n'est pas parce que le choix serait lui-même une science, mais parce qu'on ignore ce qu'il faut choisir.
Objections :
1. Il semble que le choix
convient aux bêtes, car il est, d'après Aristote, "un désir d'une certaine
chose en vue d'une fin". Or les bêtes désirent certaines choses en vue
d'une fin ; elles agissent en effet pour une fin et c'est à la suite d'un
désir. Elles sont donc capables de choix.
2. Le choix, selon la
signification même du mot, semble impliquer qu'on préfère une chose à une
autre. Or ceci se remarque chez les animaux, par exemple chez la brebis qui
mange telle herbe et se détourne de telle autre. Donc il y a du choix chez les
bêtes.
3. Comme dit Aristote
"Il ressortit à la prudence de bien choisir les moyens." Mais la
prudence convient aux bêtes. Aussi Aristote appelle-t-il "prudentes sans
l'avoir appris, toutes celles qui ne sont pas capables d'entendre les sons,
comme les abeilles". Et cela est manifeste sur le plan sensible : des
animaux comme les abeilles, les araignées et les chiens montrent dans leur
activité une sagacité étonnante. Un chien, par exemple, qui poursuit un cerf,
arrivé à un carrefour de trois chemins, explore avec son odorat afin de se
rendre compte si le cerf ne serait pas passé par le premier ou le deuxième de
ces chemins ; et s'il trouve qu'il n'y est pas passé, il s'élance sans
hésitation et sans avoir eu besoin d'exercer son flair, sur le troisième ;
comme s'il faisait un syllogisme disjonctif, par lequel il conclurait que le
cerf, n'ayant pris aucun des deux autres chemins, s'est engagé dans celui-là,
puisqu'il n'y en a plus d'autre. Il semble donc que le choix convienne aux animaux.
Cependant :
S. Grégoire de Nysse remarque :
"Les enfants et les êtres sans raison, s'ils agissent volontairement, ne
choisissent pas pour autant." Il n'y a donc pas de choix chez les bêtes.
Conclusion :
Puisque le choix consiste à
préférer une chose à une autre, il ne peut s'exercer qu'à l'égard de plusieurs
réalités susceptibles d'être choisies. C'est pourquoi il n'y a pas de choix
possible chez les êtres entièrement déterminés à une seule chose. D'après ce
que nous avons établi, il y a cette différence, entre l'appétit sensible et la
volonté, que le premier tend de manière déterminée vers un bien particulier,
conformément à l'ordre de la nature, tandis que la volonté, tout en étant elle
aussi déterminée selon l'ordre de la nature vis-à-vis d'un seul objet commun,
le bien, demeure cependant indéterminée par rapport aux biens particuliers. En
conséquence, c'est proprement à la volonté qu'il appartient de choisir, et non
à l'appétit sensible, le seul qui existe chez les bêtes. Celles-ci sont donc
incapables de choix.
Solutions :
1. On ne donne pas le nom
de choix à n'importe quel désir d'un moyen en vue d'une fin, mais à celui qui
comporte un certain discernement des moyens ; or celui-ci ne peut exister que
là où l'appétit peut se porter vers plusieurs choses.
2. L'animal préfère une
chose à une autre parce que son appétit se trouve déterminé à son égard par la
nature. De là, sitôt que les sens ou l'imagination lui présentent un bien vers
lequel il est incliné naturellement, il s'y porte sans avoir à choisir, à la
manière du feu qui, sans faire aucun choix, monte et ne descend pas.
3. "Le mouvement, selon la définition d'Aristote, est l'acte du mobile produit par le moteur." Il ressort de cette définition que la force du moteur se montre dans le mobile et en conséquence que, dans tous les êtres que meut la raison, même s'ils ne sont pas doués de raison, l'ordre de la raison apparaît. C'est ainsi que la flèche va droit au but sous l'impulsion de l'archer, comme si elle-même avait une raison qui la dirige. Et il en va de même dans les mouvements des horloges et de toutes les autres inventions réalisées par l'art de l'homme. Or les êtres de la nature sont à l'art divin ce que sont à l'art humain les oeuvres qu'il produit. On retrouve donc un ordre chez ceux qui sont mus par nature, comme chez ceux que meut la raison, comme le remarque Aristote. Cela explique que dans le comportement des animaux se manifestent certaines sagacités qui tiennent à ce qu'ils ont une inclination naturelle à des processus merveilleusement agencés, puisqu'ils sont ordonnés par l'art suprême. C'est pour cela aussi que certains animaux sont dits prudents ou industrieux, et non parce qu'ils seraient doués de raison ou capables de choix. La preuve en est que tous ceux qui ont une même nature agissent de façon semblable.
Objections :
1. Il semble bien que le
choix ne concerne pas seulement les moyens. Car Aristote, affirme : "C'est
la vertu qui rend correct le choix ; mais tout ce que l'on peut faire pour le
réaliser relève non pas de la vertu, mais d'une autre puissance." Or ce
pourquoi on fait quelque chose est la fin. Le choix porte donc sur la fin.
2. Dans tout choix il y a
une préférence. Mais, de même que, parmi plusieurs moyens, l'un peut être
préféré à l'autre, ainsi en est-il pour des fins diverses. Il peut donc y avoir
choix pour la fin comme pour les moyens.
Cependant :
Aristote affirme : "Tandis que
le vouloir est relatif à la fin, le choix, lui, porte sur les moyens."
Conclusion :
Le choix, nous venons de le dire,
fait suite à la sentence ou au jugement qui, dans le syllogisme pratique, tient
la place de la conclusion. En conséquence, tout ce qui, dans une telle
opération, joue le rôle de conclusion tombera sous le choix. Mais ce n'est pas
le cas de la fin qui, en matière d'action, a rang non de conclusion mais de
principe, dit Aristote. Toutefois, comme dans l'ordre spéculatif rien
n'interdit que le principe d'une démonstration ou d'une science soit la
conclusion d'une autre - mis à part le cas du premier principe indémontrable
qui, lui, ne peut être en aucune façon conclusion - il peut arriver que ce qui
est fin d'une action soit à son tour ordonné à une autre fin et devienne ainsi
l'objet d'un choix. En médecine par exemple, la santé a valeur de fin, et elle
n'a pas à être choisie par le médecin, qui au contraire la suppose comme un
principe. Mais la santé du corps est ordonnée au bien de l'âme en sorte que,
pour celui qui a soin du salut de l'âme, santé et maladie peuvent devenir objet
d'un choix. L'Apôtre dit en effet (2 Co 12, 10) : "C'est lorsque je suis
faible que je suis fort." Mais la fin ultime échappe absolument à notre
choix.
Solutions :
1. Les fins propres des
vertus sont ordonnées à la béatitude comme à la fin ultime, et à ce titre elles
peuvent devenir objet de choix.
2. Nous l'avons dit, la fin ultime est unique. Aussi, partout où se présentent plusieurs fins, peut-il y avoir choix entre elles, selon leur ordre à la fin ultime.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car le
choix a pour objet les moyens ; or "les moyens ne sont pas seulement des
actions mais aussi des instruments", remarque Aristote. Donc le choix ne
concerne pas seulement les actes humains.
2. L'action se distingue de
la contemplation. Mais le choix intervient aussi dans la contemplation, selon
qu'une opinion est préférée à une autre. Donc le choix ne concerne pas
seulement les actes humains.
3. Des hommes sont choisis
pour certains offices séculiers ou ecclésiastiques par des hommes qui
n'agissent en rien à leur égard. Donc le choix n'est pas relatif seulement aux
actes humains.
Cependant :
Aristote affirme . "Nul ne
choisit que ce qu'il croit pouvoir faire par lui-même."
Conclusion :
De même que l'intention porte sur
la fin, le choix est relatif aux moyens. Or la fin peut être une action ou une
réalité quelconque. Dans ce dernier cas il est nécessaire qu'une action humaine
intervienne, soit pour produire la réalité, comme le médecin produit la santé
qui est son but (c'est en effet sa raison d'être de médecin), soit pour s'en
servir ou en jouir, comme l'avare dont la fin est l'argent ou la possession de
l'argent. On doit en dire autant des moyens. Car il est nécessaire que le moyen
soit ou bien une action, ou bien une réalité avec intervention d'une action qui
produit le moyen ou qui l'utilise. De cette manière, le choix porte toujours
sur des actes humains.
Solutions :
1. Les instruments sont
ordonnés à une fin, en tant que l'homme les utilise en vue de la fin.
2. Dans la contemplation
elle-même il y a un acte d'assentiment de l'intelligence à telle ou telle
opinion ; c'est l'action extérieure qui s'oppose à la contemplation.
3. Celui qui élit un évêque ou un chef choisit effectivement de l'élever à cette dignité. Autrement, si son action était sans efficacité pour produire ce résultat, le choix ne lui en reviendrait pas. Il faut en dire autant de toute préférence d'une chose par rapport à une autre : il y a toujours là une opération de la part de celui qui choisit.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car
nous avons dit que le choix est un acte de volonté. Or la volonté, d'après
Aristote, "porte sur du possible et sur de l'impossible". Donc aussi
le choix.
2. Le choix, nous venons de
le voir, concerne nos actions. Peu importe donc à notre choix qu'il porte sur
ce qui est impossible en soi ou sur ce qui l'est par rapport à nous ; le fait
est que souvent nous ne pouvons pas accomplir ce que nous avons choisi. On peut
donc choisir des choses impossibles.
3. L'homme n'essaie d'agir
qu'en faisant un choix. Or S. Benoît nous dit que, si un prélat commande
quelque chose d'impossible, il faut tenter de le faire. Le choix peut donc
porter sur l'impossible.
Cependant :
Aristote affirme : "Le choix
ne vise pas l'impossible."
Conclusion :
Nous venons de le dire : nos choix se rapportent toujours à nos actions. Or ce que nous réalisons est évidemment possible pour nous. Il est donc nécessaire de le reconnaître : il n'y a de choix que du possible. De même, nous ne choisissons tel moyen que parce qu'il nous conduit à une fin ; or on n'atteint pas une fin par des moyens impossibles ; le signe en est que dans une délibération, lorsque des hommes aboutissent à ce qui est impossible pour eux, on se sépare, comme si l'on ne pouvait aller plus loin.
Cela ressort encore avec évidence
de la manière dont procède la raison avant le choix. En effet, le moyen sur
quoi porte le choix a le même rapport avec la fin qu'une conclusion avec son
principe. Or il est clair qu'une conclusion impossible ne peut découler d'un
principe possible. Aussi la fin ne peut-elle être possible que si le moyen
l'est aussi. Mais personne ne se meut vers de l'impossible. Par conséquent
personne ne tendrait vers une fin s'il ne croyait que le moyen pour l'atteindre
est possible. L'impossible ne tombe donc pas sous le choix.
Solutions :
1. La volonté est
intermédiaire entre l'intelligence et l'action extérieure, car l'intelligence
propose à la volonté son objet, et la volonté elle-même produit l'action
extérieure. Ainsi donc on découvre le principe du mouvement de la volonté dans
l'intelligence qui perçoit une chose sous son aspect général de bien. Mais le
terme ou l'achèvement de l'acte volontaire est considéré selon la relation à
l'opération, par laquelle on tend à prendre possession de la chose ; car le
mouvement de la volonté va de l'âme aux choses. C'est pourquoi il n'y a acte
parfait de volonté que si l'action se présente comme un bien. Or celui-ci est
possible. Et c'est pourquoi le volontaire achevé ne peut concerner que le possible,
qui est un bien pour celui qui veut. Mais une volonté inachevée, que certains
appellent velléité, se rattache à l'impossible : on voudrait cela, si c'était
possible. Mais le choix désigne un acte de volonté déjà déterminé par rapport à
ce que l'on doit faire. Et c'est pourquoi il ne peut en aucune façon se porter
à autre chose qu'à du possible.
2. Il faut juger de l'objet
de la volonté d'après la façon dont il est perçu, puisque cet objet est le bien
appréhendé par l'intelligence. Par conséquent, de même qu'il peut y avoir
vouloir d'une chose appréhendée comme bonne, alors qu'elle ne l'est pas
réellement, ainsi peut-il y avoir choix d'une chose qui est vue comme possible,
et qui pourtant ne l'est pas.
3. S. Benoît parle ainsi parce qu'il ne revient pas au subordonné de juger si une chose est possible ; mais il doit s'en remettre chaque fois au jugement de son supérieur.
Objections :
1. Il semble que l'homme
choisisse de façon nécessaire. La fin est à l'objet du choix ce que le principe
est aux conclusions, dit Aristote. Mais les conclusions sont déduites
nécessairement des principes. C'est donc nécessairement qu'à partir des
conclusions quelqu'un est porté à choisir.
2. Le choix, nous l'avons
dit, découle d'un jugement de la raison sur ce qu'il faut faire. Or, par suite
de la nécessité des prémisses, la raison juge parfois de façon nécessaire. Il
semble donc que le choix lui aussi suive nécessairement.
3. Placé devant deux biens
absolument égaux, un homme ne se portera pas plus vers l'un que vers l'autre ;
ainsi un affamé qui serait mis en présence de deux nourritures également
appétissantes et placées en deux endroits pareillement éloignés de lui, ne sera
pas porté davantage vers l'une que vers l'autre, comme le remarque Platon qui
entend par là donner la raison de l'immobilité de la Terre au centre du monde.
A plus forte raison ne pourra-t-on choisir ce qui apparaîtra moins bon. Donc,
face à deux ou plusieurs biens dont l'un apparaît plus grand, il n'est pas
possible qu'on en choisisse un autre. Donc, de façon nécessaire, on choisit ce
qui paraît l'emporter. Or le choix concerne toujours ce qui semble de quelque
façon meilleur. Donc tout choix est accompli par nécessité.
Cependant :
le choix est l'acte d'une puissance
rationnelle ; or une telle puissance est pour Aristote relative aux opposés.
Conclusion :
L'homme ne choisit pas de façon
nécessaire. Et cela parce que, quand il est possible qu'une chose ne soit pas,
son existence n'est pas nécessaire. Or, qu'il soit possible de choisir ou de ne
pas choisir, cela se trouve expliqué par le double pouvoir que possède l'homme.
Il peut en effet vouloir et ne pas vouloir, agir et ne pas agir ; et il peut
également vouloir ceci ou cela, faire une chose ou une autre. Cela tient au
pouvoir même de la raison. Tout ce que celle-ci peut appréhender comme bon, la
volonté peut y tendre. Or la raison peut appréhender comme bon non seulement de
vouloir ou d'agir, mais encore de ne pas vouloir et de ne pas agir. Au surplus,
dans tous les biens particuliers, elle peut considérer ce qui leur vaut d'être
bon ou ce qui leur manque de bien, ce qui a raison de mal ; à ce point de vue
elle peut appréhender chacun de ces biens ou comme digne de choix, ou comme
appelant la fuite. Seul le bien parfait, la béatitude, ne peut être appréhendé
par la raison sous la raison de mal ou d'un défaut quelconque. C'est pourquoi
l'homme veut nécessairement la béatitude et ne peut vouloir être malheureux ou
misérable. Mais nous avons vu que le choix concerne les moyens et non la fin ;
il ne peut donc avoir pour objet le bien parfait ou la béatitude, mais
seulement les biens particuliers. Voilà pourquoi l'homme ne choisit pas de
façon nécessaire, mais librement.
Solutions :
1. Une conclusion ne
découle pas toujours nécessairement des principes, mais seulement au cas où les
principes ne peuvent être vrais si la conclusion ne l'est pas. De même, il
n'est pas toujours nécessaire que le vouloir d'une fin entraîne le choix des
moyens, soit parce que tous les moyens ne sont pas tels que sans eux la fin ne
puisse être atteinte, soit, s'ils le sont, qu'on ne les considère pas toujours
sous cet angle.
2. En matière d'action, la
sentence ou jugement de la raison se rapporte à des réalités contingentes qui
sont en notre pouvoir ; les conclusions ne découlent pas alors nécessairement
de principes nécessaires d'une nécessité absolue, mais seulement de principes
nécessaires sous condition, comme lorsqu'on dit : "S'il court, il se
meut."
3. Rien n'empêche, quand deux choses sont proposées comme égales sous un certain point de vue, qu'on ne puisse à propos de l'une d'elles s'arrêter à quelque condition qui la fasse paraître meilleure, et qu'ainsi la volonté incline plutôt vers cette chose que vers l'autre.
1. La délibération est-elle une
enquête ? - 2. A-t-elle pour objet la fin, ou seulement les moyens ? - 3. Ne
porte-t-elle que sur les actions accomplies par nous ? - 4. Porte-t-elle sur
toutes nos actions ? - 5. Procède-t-elle par voie d'analyse ? - 6.
Procède-t-elle à l'infini ?
Objections Il semble que non. S. Jean Damascène a dit en effet : "Le conseil
(ou délibération) est un appétit." Mais un appétit n'a pas à enquêter.
Donc la délibération n'est pas une enquête.
2. C'est à l'intelligence
discursive qu'il appartient de faire des enquêtes ; ainsi Dieu, dont la
connaissance n'est pas discursive (on l'a vu dans la première Partiel),
n'enquête pas. Cependant on lui attribue le conseil ou délibération, car S.
Paul affirme (Ep 1, 11) : "Il fait toutes choses selon le conseil de sa
volonté." La délibération n'est donc pas une enquête.
3. Une enquête porte sur ce
qui est douteux, alors qu'on donne un conseil à propos de biens certains, selon
cette autre parole de l'Apôtre (1 Co 7, 25) : "En ce qui concerne les
vierges, je n'ai pas de préceptes du Seigneur, mais je vous donne un
conseil." La délibération n'est donc pas une enquête.
Cependant :
S. Grégoire de Nysse nous dit :
"Tout conseil est une question, mais toute question n'est pas une
délibération."
Conclusion :
Dans l'ordre de l'action, nous
l'avons vu, le choix fait suite à un jugement de la raison. Mais dans l'ordre
de l'action règne une grande incertitude, car nos actions ont rapport aux
singuliers contingents qui, en raison de leur variabilité, sont incertains. Or,
en matière douteuse et incertaine, la raison ne prononce pas de jugement sans
délibération et enquête préalable. C'est pourquoi une enquête de la raison est
nécessaire avant le jugement sur ce qu'il faudra choisir, et cette enquête est
appelée conseil, ou délibération. C'est pourquoi le Philosophe dit que "le
choix est le désir de ce dont on a d'abord délibéré".
Solutions :
1. Quand les actes de deux
puissances sont ordonnés l'un à l'autre, on retrouve en chacun la marque de
l'autre puissance ; ainsi est-il possible de les désigner tous les deux d'après
le nom de chaque puissance. Or il est clair qu'il existe une ordination
réciproque entre l'acte de la raisons qui préside à la recherche des moyens, et
l'acte de la volonté qui tend vers les moyens sous la direction de la raison.
Il s'ensuit que dans l'acte de volonté qu'est le choix on trouve un élément
rationnel, l'ordre ; et pareillement dans la délibération, acte de la raison,
apparaît un élément volontaire, qui joue le rôle de matière de la délibération,
puisque celle-ci porte sur ce que l'homme se propose de faire ; et il est comme
un moteur puisque c'est en raison du vouloir d'une fin qu'on s'applique à
délibérer sur les moyens. C'est pourquoi Aristote dit que "le choix est
une intelligence qui désire" pour montrer que ces deux éléments concourent
au choix, et le Damascène dit que "la délibération est un désir qui
enquête" pour montrer que d'une certaine manière la délibération se
rapporte et à la volonté, objet et matière de l'enquête, et à la raison qui
cherche.
2. Ce que nous disons de
Dieu, nous devons le lui attribuer sans aucun des défauts qui se trouvent en
nous. Ainsi, la science est en nous l'effet d'une démarche discursive qui va de
la cause aux effets ; mais en Dieu la science signifie une connaissance
certaine de tous les effets dans la cause première, sans aucun cheminement
discursif Pareillement, le conseil ou délibération est attribué à Dieu quant à
la certitude de la sentence ou jugement qui résulte en nous de l'enquête du
conseil. Mais une telle enquête ne trouve pas place en Dieu ; sous ce rapport
on ne peut donc parler en lui de conseil. De là ce mot du Damascène disant que
"Dieu ne tient pas conseil, parce que c'est là le fait d'un
ignorant".
3. Rien n'empêche que certaines choses soient des biens absolument certains selon le jugement des sages et des hommes spirituels alors qu'elles ne le sont pas selon le jugement du plus grand nombre et des hommes charnels. C'est pourquoi en pareille matière on donne des conseils.
Objections :
1. Il semble que la
délibération ne concerne pas seulement les moyens, mais aussi la fin. Car tout
ce qui comporte un doute peut faire l'objet d'une enquête. Or, quand il s'agit
d'oeuvres humaines, le doute peut porter non seulement sur les moyens mais
encore sur la fin. Donc, puisque l'enquête sur ce qu'on peut faire est une
délibération, il apparaît que celle-ci peut porter sur la fin.
2. La matière de la
délibération, ce sont les activités humaines ; or quelques-unes sont des fins,
comme le remarque Aristote ; il est donc possible qu'il y ait délibération à
propos d'une fin.
Cependant :
S. Grégoire de Nysse affirme :
"Le conseil ne porte pas sur la fin mais seulement sur les moyens."
Conclusion :
Dans les actions humaines la fin a
raison de principe, car les motifs qui justifient les moyens sont tirés de la
fin. Or on ne met pas un principe en question, mais en toute enquête il faut
partir des principes. Il s'ensuit que la délibération, qui est une enquête, ne
porte pas sur la fin mais seulement sur les moyens. Toutefois il arrive qu'une
réalité qui, dans un ordre donné, a valeur de fin, soit elle-même subordonnée à
une autre fin, comme le principe d'une démonstration peut être la conclusion
d'une autre. C'est pourquoi ce qui, dans une enquête donnée, joue le rôle de
fin peut, dans une autre enquête, devenir un moyen, et par là même l'objet
d'une délibération.
Solutions :
1. Ce qui est pris comme
fin est déjà déterminé. Aussi, tant qu'il y a doute à son sujet, on ne le considère
pas comme fin. De la sorte, si cela devient l'objet d'une délibération, ce ne
sera pas à titre de fin mais de moyen.
2. Quand des activités humaines sont l'objet d'un conseil, c'est en leur qualité de moyens. Si l'une d'elles est une fin, elle ne peut, en tant que telle, être l'objet d'une délibération.
Objections :
1. Il semble bien que la
délibération ne porte pas seulement sur ce que nous faisons. Un conseil en
effet implique une certaine mise en commun. Mais on peut aussi discuter à
plusieurs sur des réalités immuables qui échappent à notre action, par exemple
sur la nature des choses. La délibération ne porte donc pas seulement sur ce
que nous faisons.
2. Des hommes tiennent
parfois conseil sur ce qui est statué par la loi, d'où le nom de jurisconsultes
qu'on leur donne. Ce n'est cependant pas eux qui font les lois. La délibération
n'a donc pas seulement pour matière ce qui est fait par nous.
3. On dit aussi que
certains donnent des consultations sur des événements futurs, qui ne sont
pourtant pas en notre pouvoir. La délibération ne concerne donc pas seulement
ce que nous faisons.
4. S'il n'y avait
délibération que sur ce que nous faisons nous-mêmes, personne ne tiendrait
conseil sur ce qui doit être fait par d'autres ; or cela est manifestement
faux. Il n'y a donc pas délibération seulement sur ce que nous faisons
nous-mêmes.
Cependant :
S. Grégoire de Nysse dit : "Nous
tenons conseil sur ce qui se fait en nous et qui peut être fait par nous."
Conclusion :
La délibération ou conseil
implique, au sens propre, une mise en commun entre plusieurs personnes. Le nom
même le dit. Consilium (conseil) est un mot voisin de considium : réunion de
gens qui "siègent" pour délibérer ensemble. Il faut remarquer qu'en
matière particulière et contingente, pour connaître quelque chose avec
certitude, il faut envisager des conditions ou des circonstances multiples
qu'il n'est pas facile à un seul individu de considérer ; mais elles sont
connues plus sûrement par plusieurs, du fait que l'un aperçoit ce qui échappe à
l'autre. Au contraire, en matière universelle et nécessaire, la démarche de la
pensée est plus absolue et plus simple, de telle sorte qu'en principe un seul
peut davantage y suffire. C'est pourquoi l'enquête du conseil a son domaine
propre dans les contingents singuliers. Or, la connaissance de la vérité en ce
domaine ne présente pas une valeur telle qu'elle soit désirable pour elle-même
comme la connaissance des choses universelles et nécessaires, mais on la désire
dans la mesure où elle est utile à l'action qui précisément concerne les
contingents singuliers. Ainsi la délibération a-t-elle proprement pour objet ce
qui est fait par nous.
Solutions :
1. La délibération n'est
pas une mise en commun quelconque, mais celle qui porte sur ce qu'il faut
faire.
2. Ce qui est statué par la
loi, bien que n'étant pas l'oeuvre de celui qui tient conseil, n'en dirige pas
moins son action, car une des raisons de faire quelque chose est justement la
prescription légale.
3. La délibération n'a pas
seulement pour objet nos actes mais tout ce qui s'y réfère ; c'est pourquoi on
va consulter au sujet des événements futurs, en tant que leur connaissance nous
dirige quand il s'agit de faire ou d'éviter quelque chose.
4. Si nous délibérons sur ce que font les autres, c'est pour autant qu'ils ne font qu'un avec nous, soit par l'affection - ainsi un ami s'intéresse-t-il aux affaires de son ami comme aux siennes propres - soit à titre d'instrument, l'agent principal et l'instrument étant comme une seule cause, du fait que l'un agit par l'intermédiaire de l'autre ; c'est ainsi que le maître tient conseil sur ce qui doit être fait par son serviteur.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Le
choix, nous l'avons dit, est "le désir de ce dont on a d'abord
délibéré". Mais le choix s'étend à tout ce que nous faisons, donc
également la délibération.
2. La délibération comporte
une enquête de la raison. Or, en tout ce que nous faisons sans avoir été
entraînés par la passion, nous commençons par une telle enquête. Il y a donc
délibération en tout ce que nous faisons.
3. "Si une chose, note
Aristote, peut être réalisée par plusieurs moyens, on cherche par délibération
lequel est le plus aisé et le meilleur ; s'il n'y en a qu'un seul, on se
demande comment le mettre en oeuvre." Or tout se fait ainsi par un ou
plusieurs moyens. Donc la délibération s'étend à tout ce que nous faisons.
Cependant :
S. Grégoire de Nysse affirme :
"Il n'y a pas conseil pour ce qui se fait selon les normes d'une science
ou d'un art."
Conclusion :
La délibération, nous l'avons vu,
est une sorte d'enquête. Or on a coutume de s'enquérir de ce qui est douteux ;
c'est pourquoi la raison qui recherche et qu'on appelle argument est ce qui
persuade au sujet d'une chose douteuse. Mais qu'il n'y ait pas de doute dans
les entreprises humaines peut tenir à deux motifs : ou bien on prend des voies
déterminées pour parvenir à des fins également déterminées, comme dans les arts
qui ont des méthodes fixées ; par exemple un copiste ne délibère pas sur la
façon de tracer des lettres, car c'est déterminé par son art. Ou bien il est
peu important qu'on agisse de telle ou telle manière, ce qui est le cas des
choses infimes qui n'apportent qu'une aide ou un obstacle minime à la
réalisation d'une fin ; la raison compte en effet pour rien ce qui est peu de
chose. Ainsi, dit Aristote, il existe deux sortes de choses dont nous ne
délibérons pas, encore qu'elles soient ordonnées à une fin : les petites choses
et celles dont le mode de réalisation est déterminé, comme il arrive dans les
oeuvres des arts, dit Grégoire de Nysse, hormis ceux qui, laissent place à des
conjectures comme la médecine, le négoce, etc.
Solutions :
1. Le choix présuppose la
délibération en raison du jugement ou sentence qu'il implique. Aussi, quand le
jugement ou sentence est évident sans enquête, il n'y a pas besoin de
délibération.
2. Dans les cas manifestes,
la raison n'enquête pas et juge de façon immédiate ; il n'est donc pas
nécessaire qu'il y ait délibération pour tout ce que fait la raison.
3. Quand il n'y a qu'un moyen de faire une chose mais plusieurs manières de procéder, on peut hésiter, comme dans le cas de plusieurs moyens, et donc il faut une délibération. Celle-ci au contraire est inutile si, non seulement le moyen, mais aussi son mode se trouve déterminé.
Objections :
1. Non, semble-t-il. La
délibération se rapporte en effet à ce que nous faisons. Or nos actes procèdent
moins par mode d'analyse que de façon synthétique, c'est-à-dire en allant des
éléments simples aux réalités complexes. Donc la délibération ne procède pas
toujours analytiquement.
2. La délibération est une
enquête de la raison. Or la raison, selon l'ordre qui paraît le plus logique,
va de ce qui est antérieur à ce qui est postérieur. Donc, puisque ce qui est
passé est antérieur à ce qui est présent, et ce qui est présent antérieur à ce
qui est futur, il semble que dans la délibération on doit ainsi procéder de ce
qui est présent et passé à ce qui est futur, mais ce n'est pas l'ordre
analytique. Donc ce n'est pas l'ordre qu'on observe dans la délibération.
3. La délibération ne prend
pour objet que ce qui est possible pour nous, remarque Aristote. Mais qu'une
chose soit possible ou non, cela se juge d'après ce qu'effectivement nous
pouvons ou ne pouvons pas faire pour la réaliser. Dans l'enquête du conseil, il
faut donc commencer par les réalités présentes.
Cependant :
Aristote affirme : "Celui qui
tient conseil semble chercher et analyser."
Conclusion :
En toute enquête il faut partir
d'un principe. Si celui-ci, étant antérieur dans l'ordre de la connaissance,
l'est aussi dans l'ordre de l'être, le procédé ne sera pas analytique mais
plutôt synthétique ; aller des causes aux effets est une démarche de cet ordre,
car les causes sont plus simples que les effets. Au contraire, si ce qui est
antérieur dans l'ordre de la connaissance est postérieur dans celui de l'être,
on a un procédé analytique, comme lorsque nous jugeons d'effets manifestes en
les réduisant à leurs causes simples. Or, dans l'enquête de la délibération,
c'est la fin qui joue le rôle de principe, et, toute première qu'elle soit dans
l'intention, elle est dernière dans l'exécution. Pour cette raison, l'enquête
de la délibération doit procéder analytiquement, en partant de ce qu'on veut
atteindre dans le futur pour en venir à ce qu'il convient de faire
présentement.
Solutions :
1. La délibération porte
bien sur nos actes. Mais le motif de ceux-ci vient de la fin. C'est pourquoi
l'ordre du raisonnement relatif à nos actes est contraire à l'ordre de l'action
elle-même.
2. La raison part de ce qui
est premier selon la raison, mais non pas toujours de ce qui est premier dans
le temps.
3. Nous ne nous demanderions pas si un moyen d'atteindre une fin est possible, dans le cas où il ne conviendrait pas pour cette fin. C'est pourquoi, avant de nous demander s'il est possible, il faut chercher s'il est propre à nous conduire à la fin.
Objections :
1. Il semble que oui. Car
la délibération consiste dans une enquête relative aux choses particulières qui
sont le domaine de l'action. Or les singuliers sont en nombre infini. L'enquête
de la délibération est donc infinie.
2. Cette enquête n'a pas
seulement pour objet ce qu'il faut faire, mais encore la manière d'écarter les
obstacles. Or toute action humaine peut être empêchée, et l'obstacle peut être
écarté par quelque raison. C'est donc à l'infini qu'il y a lieu de s'enquérir
des obstacles à écarter.
3. Dans l'enquête d'une
science rigoureusement démonstrative on ne procède pas à l'infini, parce qu'on
aboutit à des principes connus par euxmêmes, qui engendrent une certitude
absolue. Mais une telle certitude ne se rencontre pas en matière de singuliers
contingents qui sont changeants et incertains. Donc l'enquête du choix procède
à l'infini.
Cependant :
d'après Aristote, "nul ne se
met en mouvement vers un terme qu'il lui est impossible d'atteindre". Mais
il est impossible de traverser un espace infini. Donc, si l'enquête de la
délibération était infinie, personne ne commencerait à délibérer, ce qui est
évidemment faux.
Conclusion :
L'enquête de la délibération est finie en acte dans les deux sens : du côté du principe et du côté du terme. Car dans cette enquête on utilise deux types de principes. L'un est propre, appartenant à l'ordre de l'action ; c'est la fin, dont on ne délibère pas mais que le conseil suppose, nous l'avons dit. L'autre est en quelque sorte emprunté à un autre ordre, comme cela se fait dans les sciences démonstratives où une science prend comme postulat des éléments d'une autre science, sans les discuter. Les principes de ce dernier genre sont, dans l'enquête de la délibération, les données des sens, par exemple que ceci est du pain ou du fer ; ou encore les vérités universelles connues par une science spéculative ou pratique, par exemple que l'adultère est défendu par Dieu, ou que l'homme ne peut vivre sans une nourriture appropriée. De tout cela il n'y a pas lieu de délibérer.
Quant au terme de la délibération, il est constitué par ce qu'il est en notre pouvoir de faire immédiatement. De même en effet que la fin a raison de principe, le moyen en vue de la fin a raison de conclusion. En sorte que c'est bien ce qui s'offre à nous comme devant être accompli tout d'abord qui constitue l'ultime conclusion à quoi se termine l'enquête.
Rien n'empêche d'ailleurs que la
délibération soit en puissance un processus infini, pour autant que des objets
de délibération peuvent se présenter à l'infini.
Solutions :
1. Les singuliers ne sont
pas infinis en acte mais seulement en puissance.
2. Bien qu'une action
humaine puisse être empêchée, elle n'a pas toujours un empêchement en face
d'elle. Il n'est donc pas toujours nécessaire de s'enquérir des obstacles à
écarter.
3. En matière singulière et contingente on peut considérer une chose comme certaine, sinon de façon absolue, du moins dans sa condition actuelle, selon qu'elle est engagée dans l'action. Ainsi il n'est pas nécessaire que Socrate soit assis, mais s'il est assis il l'est nécessairement. D'une telle chose on peut avoir la certitude.
1. Le consentement est-il l'acte
d'une puissance appétitive ou cognitive ? - 2. Convient-il aux bêtes ? - 3.
Porte-t-il sur la fin ou sur les moyens ? - 4. Le consentement à l'acte
appartient-il seulement à la partie supérieure de l'âme ?
Objections :
1. Il semble que le
consentement ne concerne que la partie connaissante de l'âme. Car S. Augustin a
l'attribue à la raison supérieure, puissance cognitive.
2. "Consentir"
équivaut à "sentir en même temps". Mais sentir est un acte d'une
faculté cognitive ; donc également consentir.
3. Comme assentir,
consentir signifie l'application de l'intelligence à un certain objet. Mais
assentir se rapporte à l'intelligence qui est une puissance de connaître ; donc
pareillement consentir.
Cependant :
S. Jean Damascène affirme que
"si quelqu'un juge sans aimer, il n'y a pas de sentence",
c'est-à-dire de consentement. Mais aimer est un acte de l'appétit ; donc aussi
consentir.
Conclusion :
Consentir implique l'application
d'un sens à un objet. Or connaître les choses présentes est le propre des sens,
car l'imagination perçoit l'image des corps même en leur absence ; et
l'intelligence considère les raisons universelles indépendamment du fait que
les choses dont elles sont les similitudes sont présentes ou absentes. Et
puisque l'acte de la puissance appétitive est une certaine inclination vers la
chose elle-même selon une certaine ressemblance, l'application de cette
puissance à cette chose qui la fait y adhérer, reçoit elle-même par analogie le
nom de sens comme si, du fait qu'elle se complaît en elle, la puissance
acquérait une certaine expérience de cette chose. D'où cette parole du livre de
la Sagesse (1, 1 Vg) : "Expérimentez le Seigneur dans l'amour." En ce
sens consentir est un acte qui relève de l'appétit.
Solutions :
1. La volonté, pour
Aristote, est dans la raison. Ainsi, lorsque S. Augustin attribue le
consentement à la raison, il prend la raison dans le sens où elle inclut la
volonté.
2. Sentir au sens propre
est affaire de connaissance. Mais selon une certaine similitude au plan de
l'expérience, cet acte se rapporte à l'appétit, comme on vient de le dire.
3. "Assentir" - sentir relativement à autre chose - implique une certaine distance de l'objet ; au contraire consentir - sentir simultanément suppose une certaine union avec lui. C'est pourquoi la volonté, qui par nature tend vers la réalité elle-même, sera dite plutôt consentir. En revanche, l'opération de l'intelligence n'est pas un mouvement vers la chose. C'est plutôt l'inverse, comme nous l'avons dit dans la première Partie, C'est pourquoi on parle plutôt d'assentiment pour l'intelligence ; cependant l'usage permet d'employer un mot pour l'autre. On peut dire aussi que l'intelligence assentit en tant qu'elle est mue par la volonté.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. En
effet le consentement suppose que l'appétit est déterminé à une seule chose ;
or c'est ce qui a lieu chez les bêtes. Donc on trouve chez elles du
consentement.
2. Si l'on supprime
l'antécédent, on supprime le conséquent. Or le consentement précède l'exécution
de I'oeuvre. S'il n'y avait pas de consentement chez les bêtes, il n'y aurait
pas non plus d'oeuvre exécutée, ce qui est évidemment faux.
3. On estime que les hommes
consentent parfois à agir sous l'influence d'une passion, convoitise ou colère
par exemple ; mais c'est aussi le cas des animaux sans raison. Donc le
consentement leur convient.
Cependant :
S. Jean Damascène, remarque :
"Après le jugement, l'homme arrête et aime ce qu'il a décidé en conseil,
c'est-à-dire la sentence." Mais il n'y a pas de conseil chez les bêtes, ni
par conséquent de consentement.
Conclusion :
A proprement parler, le
consentement n'existe pas chez les bêtes. La raison en est que le consentement
comporte l'application du mouvement de l'appétit à une action. Or cela
appartient à celui qui est maître de ce mouvement. Ainsi toucher une pierre est
le fait du bâton, mais faire toucher la pierre par le bâton revient à celui qui
peut mouvoir le bâton. Or les bêtes n'ont pas la maîtrise des mouvements
appétitifs qui, chez elles, dépendent de l'instinct naturel. Elles peuvent donc
bien avoir des mouvements de l'appétit, mais elles ne les appliquent pas elles-mêmes
a un objet. Voilà pourquoi on ne dit pas proprement qu'elles consentent, on le
dit seulement de la nature raisonnable qui a en son pouvoir le mouvement de
l'appétit et peut l'appliquer ou ne pas l'appliquer à ceci ou à cela.
Solutions :
1. On trouve chez les bêtes
une détermination de l'appétit à pâtir ; mais le consentement implique une
détermination de l'appétit non seulement à pâtir, mais plus encore à agir.
2. Si l'on supprime
l'antécédent, on supprime le conséquent dans le cas où celui-ci découle
exclusivement de celui-là. Mais si le conséquent pouvait être consécutif à
plusieurs facteurs, il ne serait pas supprimé du fait qu'un seul des
antécédents le serait. Si par exemple le durcissement d'un corps peut être
provoqué et par la chaleur et par le froid - les briques en effet durcissent
par l'action du feu, et l'eau qui gèle durcit par le froid - il n'est pas forcé
que, la chaleur étant supprimée, le durcissement le soit. L'exécution d'une
oeuvre peut avoir pour cause non seulement le consentement mais encore un
mouvement impulsif de l'appétit, tel qu'il y en a chez les bêtes.
3. Les hommes qui agissent sous l'effet d'une passion ont le pouvoir d'y résister, ce qui n'est pas vrai des bêtes. La comparaison est donc boiteuse.
Objections :
1. Il semble que le
consentement porte sur la fin. Car en toute chose ce pourquoi on agit est ce
qu'il y a de plus fort. Or nous consentons aux moyens à cause de la fin ; nous
consentons donc davantage à celle-ci.
2. L'acte de l'intempérant
est sa fin, comme l'acte du vertueux est la sienne ; or l'intempérant consent à
l'acte qui lui est propre ; c'est donc que le consentement peut porter sur la
fin.
3. Le mouvement de
l'appétit qui correspond aux moyens est le choix, nous l'avons dit. Donc, si le
consentement ne portait que sur les moyens, il ne différerait en rien du choix.
Mais cela est évidemment faux car, selon S. Jean Damascène "après la
disposition (qu'il avait appelée sentence) il y a le choix". Le
consentement ne se rapporte donc pas seulement aux moyens.
Cependant :
S. Jean Damascène déclare au même
endroit : "Il y a sentence" - c'est-à-dire consentement - "quand
quelqu'un arrête et aime ce qu'il a décidé après délibération" ; mais la
délibération ou conseil concerne uniquement les moyens, donc aussi le
consentement.
Conclusion :
Le consentement désigne
l'application du mouvement de l'appétit à quelque chose qui préexiste,
application faite par celui qui en a le pouvoir. Or, dans l'ordre de l'action,
il faut d'abord connaître la fin ; puis vient l'appétit de la fin ; ensuite la
délibération qui regarde les moyens ; enfin le désir de ceux-ci. L'appétit tend
naturellement vers la fin ultime, de sorte que l'application du mouvement de la
volonté vers la fin appréhendée n'est pas un consentement, mais un simple
vouloir. Ce qui vient après, si on le considère comme ordonné à la fin, est du
domaine de la délibération et peut devenir ainsi objet de consentement, en tant
que le mouvement de l'appétit est appliqué à ce qui a été jugé en vertu de la
délibération. (Le mouvement de l'appétit vers la fin, au contraire, n'est pas
appliqué à la délibération, c'est plutôt la délibération qui se rapporte à lui
parce qu'elle présuppose le désir de la fin. Mais le désir des moyens
présuppose la détermination du conseil.) Le consentement consiste donc, à
proprement parler, dans l'application du mouvement de l'appétit à ce qui a été
déterminé par la délibération et, comme celle-ci ne concerne que les moyens, le
consentement lui aussi, à proprement parler, ne se rapporte qu'à eux.
Solutions :
1. De même que nous
connaissons les conclusions par les principes et que de ceux-ci cependant il
n'y a pas science, mais quelque chose de plus élevé : l'intelligence, de même
nous consentons aux moyens en vue de la fin pour laquelle il n'y a pas
consentement mais quelque chose de plus grand : la volonté.
2. C'est pour le plaisir
qui résulte de son acte plutôt que pour l'acte lui-même que l'intempérant donne
son consentement à ce dernier.
3. Le choix ajoute au consentement un certain rapport à celui des moyens qui a été choisi de préférence ; c'est pourquoi il y a encore place pour le choix après le consentement. Il peut arriver en effet que la délibération découvre plusieurs moyens propres à conduire à une fin ; du moment que chacun plaît, il y a consentement pour chacun ; mais en choisissant nous donnons notre préférence à l'un d'eux seulement. Mais si un seul moyen plaît, consentement et choix ne sont pas alors deux actes distincts réellement, mais seulement pour la raison : en tant qu'on décide de l'accomplir, il est appelé consentement ; en tant qu'il marque une préférence par rapport à ce qui ne plaît pas, il est appelé choix.
Objections :
1. Il semble bien que non.
Aristote dit en effet "La délectation découle de l'acte et le parfait,
comme la grâce est naturelle à la jeunesse." Or, selon S. Augustin, le
fait de consentir à la délectation appartient à la raison inférieure. Donc le
consentement à l'acte ne se trouve pas seulement dans la partie supérieure de
l'âme.
2. On donne le nom de
volontaire à l'action consentie. Mais il appartient à plusieurs puissances de
produire des actes volontaires. Donc la raison supérieure n'est pas seule à
consentir à l'acte.
3. "La raison
supérieure, dit S. Augustin, tend vers les choses éternelles pour les
contempler et se régler sur elles." Or il arrive très souvent que l'homme
consente à agir non pour des raisons éternelles mais pour des motifs temporels,
ou même pour satisfaire certaines passions. Le consentement à l'acte ne se
trouve donc pas seulement dans la raison supérieure.
Cependant :
S. Augustin affirme également :
"Il n'est pas possible que l'esprit se décide efficacement à accomplir un
péché si cette intention de l'esprit, qui a le pouvoir souverain de mouvoir les
membres ou de les retenir, ne cède pas à l'attrait d'une action mauvaise et ne
s'en fait pas l'esclave."
Conclusion :
La sentence finale appartient
toujours au supérieur, à celui qui est chargé de juger les autres ; car, aussi
longtemps que ce que l'on propose n'est pas jugé, on ne donne pas encore la
sentence finale. Or il est évident que c'est la raison supérieure qui doit
juger toutes choses ; en effet nous jugeons les choses sensibles par la raison
; quant à celles qui relèvent des raisons humaines, nous en jugeons par les
raisons divines, lesquelles appartiennent à la raison supérieure. C'est
pourquoi, tant qu'on se demande, au regard des raisons divines, si l'on doit
résister ou non, aucun jugement de la raison n'a le caractère d'une sentence
définitive. Or une telle sentence en matière d'action est le consentement à
l'acte ; celui-ci relève donc de la raison supérieure, mais selon la volonté
qui est incluse dans la raison, comme on l'a dit plus haut.
Solutions :
1. Le consentement à la
délectation d'une oeuvre appartient à la raison supérieure au même titre que le
consentement à 1'oeuvre ; tandis que le consentement à la délectation d'une
réflexion appartient à la raison inférieure, comme fi lui appartient de
réfléchir. Cependant, si l'on envisage comme une certaine action le fait de
réfléchir ou de ne pas le faire, le jugement relève de la raison supérieure
ainsi que la délectation qui en résulte. Mais le fait même de réfléchir ou non,
considéré comme ordonné à une autre action, ressortit à la raison inférieure,
car ce qui est ainsi ordonné à autre chose ressortit à un art ou à une
puissance inférieurs à la fin à laquelle c'est ordonné ; aussi appelle-t-on
architectonique, ou principal, l'art qui concerne la fin.
2. Du fait que nos actions
sont appelées volontaires parce que nous y consentons, il ne suit pas que le consentement
appartienne à n'importe quelle puissance, mais qu'il appartient à la volonté
d'où procède le volontaire, et celle-ci est dans la raison, comme nous l'avons
dit.
3. On dit que la raison supérieure consent non seulement parce qu'elle meut toujours à l'action selon les raisons éternelles, mais encore parce qu'elle ne marque pas de désaccord selon ces mêmes raisons.
1. L'usage est-il un acte de la
volonté ? - 2. Convient-il aux bêtes ? - 3. Porte-t-il sur les moyens
seulement, ou aussi sur la fin ? - 4. Quel rapport y a-t-il entre l'usage et le
choix ?
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car,
pour S. Augustin, "user c'est référer ce dont on a l'usage à autre chose
que l'on veut obtenir". Mais référer une chose à une autre relève de la
raison, dont le propre est précisément de comparer et d'ordonner. L'usage n'est
donc pas un acte de la volonté mais de la raison.
2. Le Damascène dit : "L'homme se jette dans l'action et l'on appelle cela l'élan, puis il use et
l'on parle d'usage." Mais
l'action est le fait de la puissance d'exécution ; or l'acte de la volonté ne
peut faire suite à l'acte de cette puissance d'exécution, car celle-ci vient en
dernier ; l'usage n'est donc pas un acte de volonté.
3. "Tout ce qui a été
créé, déclare S. Augustin, l'a été pour l'usage de l'homme, parce que la raison
use de toutes choses en jugeant ce qui a été donné à l'homme." Mais juger
ainsi des choses créées par Dieu relève de la raison spéculative ; or celle-ci
apparaît totalement séparée de la volonté, principe des actes humains. L'usage
n'est donc pas un acte de la volonté.
Cependant :
S. Augustin dit aussi "Faire
usage d'une chose, c'est s'en emparer au gré de sa volonté."
Conclusion :
L'usage d'une chose comporte
l'application de cette chose à une opération ; par suite on appelle l'opération
elle-même l'usage de cette chose : ainsi faire de l'équitation c'est user d'un
cheval, battre c'est user d'un bâton. Or nous appliquons à nos opérations soit
nos principes intérieurs d'action, c'est-à-dire les puissances de l'âme ou les
membres du corps - par exemple l'intelligence pour comprendre, l'oeil pour voir
soit aussi les choses extérieures comme le bâton pour battre. Toutefois nous
n'utilisons ces choses extérieures pour nos opérations que par l'intermédiaire
des principes intérieurs, c'est-à-dire des puissances de l'âme ou de leurs
habitus, ou encore des organes qui sont membres du corps. Mais, comme nous
avons montrée qu'il revient à la volonté de déterminer les puissances de l'âme
à l'action, autrement dit de les appliquer à leurs opérations, il est manifeste
que l'usage convient d'abord et comme à son principe à la volonté comme au
premier moteur, à la raison comme à la puissance dirigeante ; mais l'usage
s'empare des autres puissances à titre d'agents d'exécution, puisque les
rapports de ces puissances avec la volonté qui les détermine à agir sont ceux
d'un instrument avec l'agent principal. Et comme ce n'est pas à l'instrument
mais à l'agent principal que l'action est attribuée (construire est attribué au
maçon et non à ses outils), il apparaît clairement que l'usage est proprement
un acte de la volonté.
Solutions :
1. Sans doute est-ce la
raison qui rapporte une chose à une autre mais c'est la volonté qui tend vers
la chose ainsi mise en relation. En ce sens on peut dire que l'usage consiste à
rapporter une chose à une autre.
2. S. Jean Damascène parle
ici de l'usage en tant qu'il appartient aux puissances d'exécution.
3. Même la raison spéculative est appliquée à son activité d'intellection ou de jugement par la volonté. Et c'est pourquoi l'on peu dire que l'usage revient à l'intellect spéculatif, comme aux autres puissances d'exécution, en tant qu'il est mû par la volonté, comme les autres puissances d'exécution.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car la
jouissance est quelque chose de plus noble que l'usage. S. Augustin dit en
effet : "Nous usons de ce que nous rapportons à d'autres choses dont il y
a lieu de jouir." Mais, comme nous l'avons vu, la jouissance existe chez
les animaux. Donc à plus forte raison l'usage.
2. Appliquer ses membres à
agir, c'est en faire usage. Mais c'est ce que font les animaux, par exemple
lorsqu'ils se servent de leur pattes pour marcher ; l'usage leur convient donc.
Cependant :
S. Augustin affirme : "Nul ne
peut user, sinon l'animal raisonnable."
Conclusion :
Comme nous l'avons dit, user, c'est
appliquer à une action un certain principe d'action, de même que consentir
consiste à appliquer le mouvement de l'appétit à désirer quelque chose. Or,
appliquer une chose appartient seulement à celui qui en est maître,
c'est-à-dire à celui qui sait référer une chose à une autre, ce qui est oeuvre
de raison. C'est pourquoi l'animal raisonnable seul consent et use.
Solutions :
1. La jouissance comporte
un mouvement absolu de l'appétit vers son objet, tandis que Pusage ne comporte
un mouvement de l'appétit vers une chose que par rapport à une autre. Donc, si
l'on compare ces deux actes quant à leurs objets, jouir apparaît plus noble
qu'user, car ce qui est désirable absolument est meilleur que ce qui ne l'est
que par rapport à un autre. Mais si on les compare du point de vue de la
puissance de connaître qui précède, l'usage requiert une plus grande noblesse,
car ordonner une chose à une autre appartient à la raison tandis que le sens
lui-même est capable d'appréhender l'objet de façon absolue.
2. Les animaux agissent par leurs membres en vertu d'une impulsion de nature, et non parce qu'ils connaissent la relation de leurs membres à ces opérations. Aussi ne dit-on pas, à proprement parler, qu'ils appliquent leurs membres à agir, ni qu'ils en ont l'usage.
Objections :
1. Il semble qu'il puisse y
avoir usage même de la fin ultime, car selon S. Augustin : "Celui qui
jouit d'une chose en use." Or on jouit de la fin ultime. Donc on en use.
2. Il dit au même endroit :
"Faire usage d'une chose, c'est s'en emparer au gré de sa volonté."
Or il n'y a rien dont la volonté s'empare autant que de la fin ultime ; il peut
donc y avoir usage de celle-ci.
3. S. Hilaire dit :
"L'éternité est dans le Père, la similitude dans l'Image, c'est-à-dire
dans le Fils, et l'usage dans le Don, autrement dit le Saint-Esprit." Mais
étant Dieu, le Saint-Esprit est notre fin dernière.
Cependant :
S. Augustin déclare "Personne
ne peut user de Dieu légitimement." Mais Dieu seul est la fin ultime ; on
ne peut donc user de celle-ci.
Conclusion :
User, avons-nous dit, comporte l'application d'une chose à une autre. Mais ceci implique la notion de moyen, et c'est pourquoi l'usage est toujours relatif aux moyens. C'est la raison pour laquelle on appelle utile ce qui est adapté à une fin, l'utilité étant elle-même nommée parfois usages.
Mais la fin ultime peut avoir une
double signification suivant qu'on la considère absolument, ou dans son rapport
à telle personne. Comme la fin, nous l'avons déjà vu, peut désigner soit la
réalité elle-même soit la possession de cette réalité - ainsi pour un avare la
fin est l'argent ou la possession de l'argent -, il est manifeste qu'à parler
absolument, la fin ultime est la réalité elle-même ; car la possession de
l'argent ne peut être bonne que parce que celui-ci est bon. Mais du point de
vue de la personne intéressée, c'est la possession de l'argent qui constitue la
fin ultime ; l'avare ne recherche l'argent que pour le posséder. Donc, à parler
proprement et absolument, un homme jouit de l'argent, car il a mis sa fin
ultime en lui ; mais en tant qu'il rapporte cet argent à la possession
elle-même, il faut dire qu'il en use.
Solutions :
1. S. Augustin parle ici de
l'usage de façon générale, au sens où il implique un ordre de la fin à la
jouissance qu'elle comporte et qu'on cherche en elle.
2. La volonté assume la fin
pour s'y reposer ; ainsi le repos dans la fin, qui est la jouissance, est-il de
ce point de vue appelé usage de la fin. Mais la volonté assume les moyens, non
seulement en vue de l'usage qu'on peut en faire, mais par rapport à une autre
réalité dans laquelle la volonté trouve son repos.
3. S. Hilaire identifie l'usage avec le repos dans la fin ultime de la même façon que l'on dit en langage courant qu'on use de la fin pour l'obtenir, comme nous l'avons dit . Aussi S. Augustin remarque-t-il que "cette détermination, cette félicité ou béatitude, S. Hilaire les appelle usage".
Objections :
1. Il semble que l'usage
précède le choix, car après le choix il n'y a plus que l'exécution ; il précède
donc également le choix.
2. L'absolu est antérieur
au relatif. Donc le moins relatif précède ce qui l'est davantage. Or le choix
comporte deux relations : l'une du moyen choisi à la fin, et l'autre de ce
moyen à un autre moyen auquel il a été préféré. Or, l'usage comporte la seule
relation à la fin ; il a donc priorité sur le choix.
3. La volonté use des
autres puissances en tant qu'elle les meut. Mais, nous l'avons vuo, elle se
meut aussi elle-même en s'appliquant à agir. Or c'est ce qu'elle fait
lorsqu'elle consent. Le consentement contient donc l'usage et, puisqu'il
précède le choix, comme nous l'avons dits, il faut en dire autant de l'usage.
Cependant :
selon S. Jean Damascène "après
le choix, la volonté s'élance dans l'action et ensuite vient l'usage".
L'usage fait donc suite au choix.
Conclusion :
La volonté peut avoir une double relation avec l'objet voulu. L'une selon que cet objet est en quelque sorte présent en elle, du fait d'une certaine proportion ou ordre de la faculté à l'objet voulu. C'est pourquoi l'on dit des choses naturellement proportionnées à leur fin qu'elles en ont le désir par nature. Mais posséder ainsi une fin, c'est la posséder d'une façon imparfaite. Or, tout ce qui est imparfait tend à la perfection. Et c'est pourquoi, aussi bien l'appétit naturel que l'appétit volontaire tendent à la possession réelle de leur fin, qui est sa possession parfaite. Telle est la seconde relation de la volonté à l'objet voulu.
Mais cet objet voulu n'est pas
seulement la fin, il est aussi le moyen. Or, à l'égard du moyen l'acte ultime
touchant la première relation de la volonté est le choix, car c'est en lui que
s'achève l'adaptation de la volonté, en ce qu'elle veut complètement le moyen.
Mais l'usage se rapporte déjà à la seconde relation de la volonté, par laquelle
celle-ci tend à prendre effectivement possession de la chose. Il apparaît donc
clairement que l'usage fait suite au choix, si du moins on entend par usage le
fait pour la volonté d'user de sa puissance d'exécution en la mettant en
mouvement. Mais, comme la volonté d'une certaine façon meut aussi la raison et
use d'elle, on peut comprendre l'usage des moyens selon qu'il se réalise dans
la considération de la raison qui les ordonne à la fin ; en ce sens l'usage
précède le choix.
Solutions :
1. La motion de la volonté
qui pousse à exécuter une oeuvre précède l'exécution ellemême, mais elle suit
le choix. Ainsi, puisque l'usage se rapporte à cette motion, il occupe une
position intermédiaire entre le choix et l'exécution.
2. Ce qui est relatif par
essence est postérieur à ce qui est absolu ; mais il n'en va pas de même du
sujet auquel sont attribuées des relations ; au contraire, plus une cause est
élevée, plus elle a de relations avec un grand nombre d'effets.
3. Le choix précède l'usage, si tous deux ont rapport à un même objet. Mais rien n'empêche que l'usage d'une chose précède le choix d'une autre. Et parce que les actes de volonté réfléchissent sur eux-mêmes, on peut trouver en chacun d'eux et le consentement et le choix et l'usage ; par exemple si l'on dit que la volonté consent à choisir et consent à consentir, et use de soi pour consentir et choisir. Dans tous les cas ce seront les actes ordonnés à ce qui est antérieur qui seront eux-mêmes antérieurs.
Il nous faut maintenant étudier
les actes commandés par la volonté (actes impérés).
1. Le commandement est-il un
acte de la volonté ou bien de la raison ? - 2. Appartient-il aux bêtes ? - 3.
Quel est son rapport avec l'usage ? - 4. Le commandement et l'acte commandé sont-ils
un seul acte, ou des actes différents ? - 5. L'acte de la volonté est-il
commandé ? - 6. L'acte de la raison ? - 7. L'acte de l'appétit sensible ? - 8.
L'acte de l'âme végétative ? - 9. L'acte des membres extérieurs ?
Objections :
1. Il semble qu'il ne soit
pas un acte de la raison, mais de la volonté. Car commander est une façon de
mouvoir. Avicenne dit en effet qu'il y a quatre sortes de moteurs : "Celui
qui perfectionne, celui qui dispose, celui qui commande, celui qui
conseille." Or c'est à la volonté qu'il appartient de mouvoir les autres
puissances, comme on l'a dit. Commander est donc un acte de la volonté.
2. De même qu'être commandé
appartient à ce qui est en état de sujétion, faire acte de commandement semble
appartenir à ce qui est le plus libre. Or la racine de la liberté est surtout
dans la volonté. C'est donc à la volonté de commander.
3. Le commandement est
aussitôt suivi de l'acte. Or ce n'est pas ce qui arrive pour l'acte de la
raison ; car celui qui juge devoir faire quelque chose ne passe pas aussitôt à
l'exécution. Commander n'est donc pas un acte de la raison, mais de la volonté.
Cependant :
Grégoire de Nysse et aussi Aristote
disent que "l'appétit obéit à la raison". C'est donc à la raison
qu'il revient de commander.
Conclusion :
Le commandement est un acte de la raison, mais auquel est présuppose un acte de la volonté. Pour s'en convaincre, il faut considérer que les actes de la volonté et de la raison peuvent réagir l'un sur l'autre, la raison en raisonnant sur le vouloir, la volonté en voulant raisonner. Il arrive ainsi que l'acte de la volonté soit devancé par celui de la raison, et réciproquement. Et parce que le dynamisme du premier acte persiste dans l'acte suivant, il arrive parfois qu'il y ait un acte de la volonté dans lequel persiste par son dynamisme quelque chose de l'acte de la raison, comme nous l'avons dit au sujet de 1'usage et du choix ; et réciproquement, il y a un acte de la raison dans lequel persiste par son dynamisme quelque chose de l'acte de la volonté.
Or, commander est essentiellement un acte de la raison. Car celui qui commande "ordonne" le sujet de son commandement à faire une certaine action qu'il lui révèle et lui signifie. Or une telle ordination est I'oeuvre de la raison. Mais la raison peut révéler et signifier de deux façons. La première est donnée dans l'absolu, et cette révélation s'exprime par le verbe à l'indicatif, par exemple si l'on dit à quelqu'un : "Voilà ce que tu dois faire." Mais parfois la raison communique son ordre à quelqu'un en le poussant à agir, et cela s'exprime par un verbe à l'impératif, comme lorsque l'on dit à quelqu'un : "Fais cela."
Or, parmi les facultés de l'âme, le
premier moteur à l'exercice de l'acte est la volonté, nous l'avons dit. Donc,
puisque le moteur second ne meut qu'en vertu du premier, il s'ensuit que la
motion exercée par la raison lorsqu'elle commande, lui vient du dynamisme de la
volonté. Cela nous oblige à conclure que commander est un acte de la raison,
qui présuppose un acte de la volonté, en vertu duquel la raison meut par son
commandement à l'exercice de l'acte.
Solutions :
1. Commander n'est pas
mouvoir n'importe comment, mais sous la forme d'une intimation qui indique à un
autre ce qu'il faut faire ; cela vient de la raison.
2. La racine de la liberté
est la volonté à titre de sujet, mais à titre de cause, c'est la raison. Car si
la volonté peut se porter librement vers les objets divers, c'est parce que la
raison peut concevoir le bien de diverses façons. C'est pourquoi les
philosophes définissent la liberté : "un jugement libre de la
raison", comme si la raison était cause de liberté.
3. Cet argument prouve bien que le commandement n'est pas simplement un acte de la raison mais un acte qui suppose une certaine motion, nous venons de le dire.
Objections :
1. Oui, semble-t-il.
Avicenne soutient en effet que "la force qui commande le mouvement réside
dans l'appétit, et celle qui exécute, dans les muscles et les nerfs". Mais
ces deux forces appartiennent aux bêtes. Donc on trouve chez elles le
commandement.
2. Etre commandé appartient
à la notion d'esclave. Or, dit Aristote, le corps peut être comparé à l'âme
comme l'esclave à son maître. L'âme exerce donc sur lui son commandement, même
chez les bêtes qui sont composées d'un corps et d'une âme.
3. Par le commandement
l'homme s'élance dans l'action. Mais cet élan vers l'action se rencontre aussi
chez les bêtes, remarque le Damascène. On trouve donc aussi chez elles le
commandement.
Cependant :
le commandement, on vient de le
démontrer, est un acte de la raison. Or, il n'y a pas de raison chez les bêtes.
Il n'y a donc pas non plus de commandement.
Conclusion :
Commander n'est pas autre chose
qu'ordonner quelqu'un à une certaine action avec motion impérative. Mais
ordonner est l'acte propre de la raison. Il est donc impossible que les animaux
dépourvus de raison puissent commander.
Solutions :
1. On dit que la puissance
appétitive commande le mouvement en tant qu'elle meut la raison qui commande.
Mais cela n'a lieu que chez l'homme. Chez les bêtes, la puissance appétitive ne
commande pas impérativement, à moins qu'on n'entende commander au sens large de
mouvoir.
2. Chez les bêtes le corps
a bien de quoi obéir, mais l'âme n'a pas de quoi commander, car elle n'est pas
capable d'ordonner ; il n'y a donc pas ici d'être qui commande et d'être qui
soit commandé, mais seulement moteur et mobile.
3. Les bêtes et l'homme n'ont pas la même façon de se lancer dans l'action. Les hommes le font par une ordination de la raison ; la poussée qui est en eux a ainsi raison de commandement. Les bêtes le font en vertu d'une impulsion naturelle : leur appétit, dès qu'elles ont connaissance de ce qui leur convient ou non, est naturellement porté à le rechercher ou à le fuir. C'est donc par un autre et non par elles-mêmes qu'elles sont ordonnées à l'action ; elles ont l'élan mais non le commandement.
Objections :
1. Il semble que l'usage
précède le commandement. Celui-ci, nous venons de le voir, est un acte de la
raison qui présuppose un acte de la volonté. Or l'usage, nous le savons, est un
acte de la volonté. Donc il précède le commandement.
2. Le commandement figure
parmi les moyens ordonnés à une fin. Mais l'usage concerne les moyens. Donc il
semble que l'usage précède le commandement.
3. Tout acte d'une
puissance mue par la volonté est appelé usage, car cette faculté use des autres
puissances, comme on l'a dit. Or, on l'a dit également, le commandement est un
acte de la raison en tant qu'elle est mue par la volonté ; il est donc un
certain usage. Mais ce qui est commun est antérieur à ce qui est particulier.
L'usage précède donc le commandement.
Cependant :
S. Jean Damascène affirme que
l'élan vers l'acte précède l'usage. Mais cet élan résulte du commandement. Donc
celui-ci a priorité sur l'usage.
Conclusion :
L'usage des moyens, si on l'entend
de la démarche de la raison rapportant les moyens à leur fin, précède le choix,
nous l'avons dit, et à plus forte raison le commandement. Mais si l'on veut
parler de l'usage des moyens qui est subordonné à la puissance d'exécution, un
tel usage suit le commandement, car l'usage de celui qui use est lié à l'acte
de l'instrument qu'on utilise ; car on n'use pas d'un bâton avant d'avoir agi
par lui. Mais le commandement ne coïncide pas avec l'acte de celui à qui l'on
commande, il lui est antérieur par nature et parfois aussi selon le temps. Il
est donc clair que le commandement précède l'usage.
Solutions :
1. Ce n'est pas n'importe
quel acte de la volonté qui précède cet acte de la raison qu'est le
commandement ; de fait, il y en a un qui le précède, le choix, et un autre qui
le suit, l'usage. En effet après la détermination du conseil, qui est un
jugement de la raison, la volonté fait son choix, puis la raison commande à qui
doit réaliser ce qui a été choisi. enfin la volonté se met à user, en exécutant
le commandement de la raison : c'est tantôt la volonté d'un autre, si le
commandement s'adresse à un autre, et tantôt la volonté de celui-là même qui
commande, dans le cas où l'on se commande à soi-même.
2. Comme les actes sont
antérieurs aux puissances, ainsi les objets sont-ils antérieurs aux actes. Or
les moyens sont l'objet de l'usage. Du fait que le commandement, lui, est
relatif à la fin, il faut conclure qu'il est antérieur à l'usage, plutôt que
l'inverse.
3. De même que l'acte de la volonté qui use de la raison pour commander précède le commandement lui-même, ainsi peut-on dire pareillement qu'un certain commandement de la raison précède cet usage de la volonté ; cela tient à ce que les actes de ces facultés se répercutent réciproquement les uns sur les autres.
Objections :
1. Il semble que ce ne soit
pas un seul acte. A des puissances différentes correspondent en effet des actes
différents. Mais l'acte commandé et le commandement ne viennent pas de la même
puissance, car ce n'est pas la même puissance qui commande et qui obéit ; on ne
saurait donc les identifier.
2. Des choses qui peuvent
être séparées l'une de l'autre sont diverses, car rien n'est séparé de
soi-même. Or le commandement et l'acte commandé sont séparables, par exemple
lorsque le commandement n'est pas suivi de l'acte commandé. Donc le commandement
est un autre acte que l'acte commandé.
3. Là où il y a avant et
après, il y a diversité. Or le commandement précède par nature l'acte commandé.
Donc ce sont des actes divers.
Cependant :
Aristote nous avertit que "là
où une chose est en raison d'une autre, il n'y en a qu'une en réalité" ;
or c'est bien le cas de l'acte commandé qui a sa raison d'être dans le
commandement. Donc ils ne font qu'un.
Conclusion :
Rien n'empêche que des choses soient multiples sous un point de vue, et ne fassent qu'un sous un autre point de vue. Bien plus, toutes les choses multiples ne font qu'un sous un certain point de vue, selon Denys. Toutefois, il faut bien faire la différence entre ce qui est multiple absolument et un relativement, et à l'inverse entre ce qui est un absolument et multiple relativement. En ce dernier cas, il en va de l'un comme de l'être. Or l'être envisagé absolument est substance, tandis que s'il est envisagé de façon relative, il n'est qu'accident ou même être de raison. C'est pourquoi tout ce qui est un substantiellement est absolument un, et relativement multiple. Par exemple un tout substantiel composé de ses parties intégrales ou essentielles est absolument un ; car ce tout est être et substance absolument, alors que ses parties ne sont être et substance que dans le tout. Au contraire, des êtres substantiellement différents et un accidentellement sont divers absolument et un relativement ; ainsi une multitude d'hommes constitue-t-elle un seul peuple, et un grand nombre de pierres un seul tas, l'unité étant alors une unité de composition et d'ordre. Pareillement un grand nombre d'individus, qui ne font qu'un sous le rapport du genre et de l'espèce, sont multiples absolument et un relativement, car l'unité générique ou spécifique est une unité de raison.
Or, de même que dans la nature il
existe un tout composé de matière et de forme, par exemple l'homme composé
d'une âme et d'un corps, qui ne constitue qu'un seul être naturel malgré la
multiplicité de ses parties, ainsi, dans les actes humains, l'acte d'une
puissance inférieure se comporte comme une matière par rapport à l'acte d'une
puissance supérieure, en tant que la partie inférieure agit sous l'influence de
la puissance supérieure qui la meut ; c'est aussi de cette manière que l'acte
d'une cause principale se comporte comme une forme à l'égard de l'acte d'un
instrument. Il est donc clair que commandement et acte commandé ne font qu'un
acte humain, à la manière d'un tout qui comme tel est un, bien que multiple en
raison de ses parties.
Solutions :
1. Si des puissances
différentes ne sont pas subordonnées entre elles, leurs actes sont purement et
simplement différents ; mais quand une puissance est motrice d'une autre, les
actes correspondants ne font qu'un d'une certaine manière, car, dit Aristote,
"l'acte du moteur et celui du mobile ne font qu'un".
2. Du fait que commandement
et acte commandé sont séparables l'un de l'autre, il résulte qu'ils sont
multiples au titre des parties, comme les parties de l'être humain peuvent être
séparées, bien qu'elles soient unifiées dans le tout.
3. Rien n'empêche dans les êtres qui sont multiples en raison de leurs parties, et un en raison du tout, qu'il y ait priorité d'une partie sur l'autre, comme l'âme a une certaine priorité sur le corps, et le coeur sur les autres membres.
Objections :
1. Non, semble-t-il.
"L'esprit, dit S. Augustin, commande à l'esprit de vouloir, et cependant
celui-ci ne le fait pas." Or vouloir es un acte de la volonté. Donc l'acte
de la volont n'est pas commandé.
2. Il ne convient d'être
commandé qu'à celui qui comprend le commandement. Or ce n'est pas le cas de la
volonté, car elle diffère de l'intelligence à laquelle il revient en propre de
comprendre. L'acte de la volonté ne peut donc être commandé.
3. S'il y a un seul acte de
la volonté qui soi commandé, tous le seront au même titre. Mais alors on ira à
l'infini car, on l'a vu, l'acte de la raison qui commande est précédé par un
acte de volonté ; mais si à son tour cet acte de volonté est commandé, il y
aura un autre acte de raison qui le précédera, et ainsi de suite à l'infini. Or
il est inadmissible de procéder à l'infini. L'acte de la volonté n'est donc pas
commandé.
Cependant :
tout ce qui est en notre pouvoir
est soumis à notre commandement. Mais les actes de la volonté sont plus que
tous en notre pouvoir ; car tous nos actes sont en notre pouvoir dans la mesure
où ils sont volontaires. Les actes de volonté tombent donc sous le
commandement.
Conclusion :
Le commandement, avons-nous dit,
n'est pas autre chose qu'un acte de la raison ordonnant quelque chose à une
action, avec une certaine impulsion. Or, il est clair que cette ordination de
la raison peut porter sur l'acte de la volonté ; de même en effet que cette
faculté peut juger qu'il est bon de vouloir quelque chose, de même elle peut
ordonner de façon impérative qu'on veuille effectivement. Cela montre bien que
l'acte de la volonté peut être commandé.
Solutions :
1. Quand l'esprit se
commande à lui-même de vouloir parfaitement, remarque au même endroit S.
Augustin, alors il veut aussitôt. S'il arrive qu'il commande et ne veuille pas,
c'est qu'il n'a pas commandé parfaitement. Cette imperfection du commandement
se produit lorsque la raison poussée de divers côtés ne sait si elle doit
commander ou non. Alors elle hésite entre les deux, et commande imparfaitement.
2. De même que dans le
corps chacun des membres agit non pour lui seul mais pour le corps tout entier
- comme l'oeil voit pour tout le corps - ainsi en va-t-il des puissances de
l'âme. L'intelligence en effet comprend, et la volonté veut, non chacune pour
soi seule, mais pour le compte de toutes les puissances. Et c'est pourquoi
l'homme se commande à lui-même un acte de volonté, en tant qu'il est un être
intelligent et volontaire.
3. Le commandement étant un acte de la raison, seuls sont commandés les actes soumis à la raison. Or le premier acte de la volonté ne résulte pas d'une ordination de la raison, mais d'une impulsion naturelle ou d'une cause supérieure, nous l'avons dit. Il n'y a donc pas lieu ici de procéder à l'infini.
Objections :
1. C'est impossible. Car il
semble contradictoire de commander quelque chose à soi-même. Or, nous l'avons
vu, c'est la raison qui commande. Donc son acte n'est pas commandé.
2. Ce qui est par essence
diffère de ce qui est par participation. Or la puissance dont l'acte est
commandé par la raison, est raison par participation, dit Aristote. L'acte de
la puissance qui est raison par essence ne peut donc être commandé.
3. Nous ne commandons que
les actes qui sont en notre pouvoir. Or il n'est pas toujours en notre pouvoir
de connaître le vrai ou d'en juger, ce qui est un acte de la raison ; l'acte de
cette faculté ne peut donc être commandé.
Cependant :
ce que nous faisons par notre libre
arbitre, nous pouvons le commander. Or l'acte de la raison est dans ce cas ; S.
Jean Damascène dit en effet : "C'est librement que l'homme cherche,
scrute, juge et dispose." Donc les actes de la raison peuvent être
commandés.
Conclusion :
Du fait qu'elle réfléchit sur elle-même, la raison peut ordonner son propre acte, comme elle ordonne les actes des autres puissances ; c'est pourquoi son acte aussi peut être commandé.
Mais il faut prendre garde ici
qu'un acte de la raison peut être envisagé de deux façons. D'abord au point de
vue de son exercice. Sous ce rapport l'acte de raison peut toujours être
commandé, par exemple lorsqu'on invite quelqu'un à faire attention et à user de
sa raison. Ensuite, au point de vue de son objet, et à cet égard deux actes de
la raison doivent être envisagés. Le premier consiste à saisir de façon simple
la vérité. Et cela n'est pas en notre pouvoir, car cela se produit par la vertu
d'une certaine lumière naturelle ou surnaturelle. C'est pourquoi, de ce point
de vue, l'acte de la raison n'est pas en notre pouvoir et ne peut être
commandé. Il y a un autre acte de la raison qui est de donner son assentiment
aux choses qu'elle appréhende. Si ce sont des vérités telles que l'intelligence
y adhère naturellement, comme les premiers principes, l'assentiment que nous
donnons ou refusons n'est pas en notre pouvoir, il dépend de l'ordre naturel et
alors, à proprement parler, il échappe à notre commandement. Mais il y a des
vérités saisies par nous qui ne convainquent pas l'esprit au point qu'il peut
donner ou refuser son assentiment, ou tout au moins suspendre son jugement pour
un motif quelconque. Dans ce dernier cas l'assentiment ou le désaccord sont en
notre pouvoir et tombent sous notre commandement.
Solutions :
1. La raison se commande
alors à elle-même comme la volonté se meut elle-même, nous l'avons dit plus
haut ; cela tient à ce que chacune de ces puissances réfléchit sur son acte,
allant de l'un à l'autre.
2. A cause de la diversité
des objets qui sont soumis à l'acte de la raison, rien n'empêche celle-ci de
participer d'elle-même ; c'est ainsi que la connaissance des conclusions
participe de la connaissance des principes.
3. La réponse à cette objection ressort de ce qu'on a dit.
Objections :
1. Il semble que non.
L'Apôtre dit en effet (Rm 7, 15) : "je ne fais pas le bien que je
veux", c'est-à-dire, explique la Glose, que l'homme veut ne pas convoiter,
et cependant il convoite. Mais convoiter est un acte de l'appétit sensible.
Donc son acte échappe à notre commandement.
2. Nous avons vu dans la
première Partie que, dans ses mutations de formes, la matière corporelle obéit
à Dieu seul. Or les actes de l'appétit sensible comportent certaines mutations
corporelles de ce genre, selon la chaleur ou le froid. Ces actes ne sont donc
pas soumis au commandement de l'homme.
3. Le moteur propre de
l'appétit sensible c'est ce qu'appréhendent le sens ou l'imagination. Mais une
telle appréhension n'est pas toujours en notre pouvoir. Donc l'acte de
l'appétit sensible n'est pas soumis au commandement de notre raison.
Cependant :
Grégoire de Nysse a dit "Ce
qui obéit à la raison se divise en deux pouvoirs, le concupiscible et
l'irascible", qui appartiennent à l'appétit sensible. L'acte de cet
appétit est donc soumis au commandement de la raison.
Conclusion :
Un acte est soumis à notre commandement dans la mesure où il est en notre pouvoir, avons-nous dit. Dès lors, pour comprendre la façon dont les actes de l'appétit sensible sont soumis aux ordres de la raison, il nous faut considérer de quelle façon ils sont en notre pouvoir.
Il faut savoir qu'à la différence de l'appétit intellectif ou volonté, l'appétit sensitif est une vertu liée à un organe corporel. Or les actes d'une vertu utilisant un organe corporel ne dépendent pas seulement de la puissance de l'âme, mais aussi de la disposition de l'organe ; la vision par exemple dépend à la fois de la puissance visuelle et de la qualité de I'oeil qui la facilite ou l'empêche. Aussi l'acte de l'appétit sensible ne dépend pas seulement de la puissance de l'âme, mais aussi de la disposition du corps. Or ce qui vient de la puissance de l'âme est consécutif à une appréhension. Celle de l'imagination, étant particulière, est réglée par l'appréhension de la raison, qui est universelle, ainsi qu'une faculté active particulière réglée par une faculté active universelle. C'est pourquoi, de ce côté, l'acte de l'appétit sensible est soumis au commandement de la raison. Mais la qualité ou la disposition du corps n'y est pas soumise. C'est pourquoi, de ce côté, il y a empêchement à ce que les mouvements sensitifs soient totalement soumis au commandement de la raison.
Il peut arriver aussi que le
mouvement de l'appétit sensible se déclenche subitement sous l'impression d'une
image ou d'une sensation ; ce mouvement échappe alors au commandement de la raison
bien que celle-ci, si elle l'eût prévu, eût pu l'empêcher. D'où la parole
d'Aristote : "A l'égard du concupiscible et de l'irascible, la raison
n'exerce pas le pouvoir despotique", celui du maître sur l'esclave,
"mais un pouvoir politique", celui qui s'adresse aux hommes libres
non totalement soumis au commandements.
Solutions :
1. Le fait que l'homme,
tout en ayant la volonté de résister aux convoitises, leur cède cependant,
tient aux dispositions du corps qui empêchent l'appétit sensible d'être totalement
soumis aux ordres de la raison ; aussi l'Apôtre ajoute-t-il (Rm 7, 23) :
"J'aperçois dans mes membres une autre loi qui lutte contre celle de mon
esprit." Cela peut également tenir aux mouvements subits de concupiscence
dont nous venons de parler.
2. Une qualité corporelle
peut avoir une double relation avec l'acte de l'appétit sensible. Ou elle le
précède, comme chez celui qui est prédisposé corporellement à telle ou telle
passion. Ou elle le suit, par exemple lorsque quelqu'un s'échauffe sous le coup
de la colère. La qualité qui précède échappe au contrôle de la raison, car elle
vient ou bien de la nature, ou bien d'une motion antérieure qui ne peut être
arrêtée aussitôt. Mais une qualité postérieure à l'acte de l'appétit sensible
suit le commandement de la raison parce qu'elle est en dépendance du mouvement
local du coeur qui se meut diversement suivant les divers actes de l'appétit
sensible.
3. Comme nos sensations supposent la présence d'un objet extérieur, il n'est en notre pouvoir de percevoir quelque chose par nos sens que si un tel objet est effectivement présent, ce qui ne dépend pas toujours de nous. Cette condition réalisée, nous pouvons utiliser nos sens comme nous l'entendons, sauf empêchement du côté de l'organe. Quant à la perception imaginative, elle est soumise à l'ordination de la raison pour autant que la force ou la débilité de l'imagination le permet. Qu'un homme en effet ne puisse imaginer ce que sa raison considère, cela peut provenir ou de ce qu'il s'agit de choses qu'on ne peut imaginer, telles les réalités incorporelles, ou de ce que son imagination est trop faible, ce qui tient à une mauvaise disposition organique.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car
les puissances sensibles sont plus nobles que celles de l'âme végétative ; or
les premières sont soumises au commandement de la raison, donc bien davantage
les secondes.
2. L'homme est appelé un
microcosme parce que "l'âme est dans le corps à la manière dont Dieu est
dans le monde". Or Dieu est dans le monde en sorte que tout ce qui s'y
trouve obéit à son commandement. Donc tout ce qui est dans l'homme obéit au
commandement de la raison, même les puissances de l'âme végétative.
3. On ne loue et on ne
blâme que les actes soumis au pouvoir de la raison. Or il peut y avoir louange
et blâme, vertu et vice au sujet des actes de la puissance de nutrition et de
génération, comme c'est manifeste pour la gourmandise, la luxure et les vertus
opposées. Donc les actes de ces puissances sont soumis au commandement de la
raison.
Cependant :
S. Grégoire de Nysse affirme :
"Les puissances nutritive et générative n'écoutent pas la raison."
Conclusion :
Parmi nos actes, certains procèdent
de l'appétit naturel et d'autres de l'appétit animal ou intellectuel, car tout
agent désire en quelque manière sa fin. Or l'appétit naturel ne suppose pas de
connaissance préalable comme l'appétit animal et intellectuel. Mais la raison
commande par mode de puissance connaissante. C'est pourquoi les actes qui
procèdent de l'appétit intellectuel ou animal peuvent être commandés par la
raison, mais non les actes qui procèdent de l'appétit naturel. Car ils sont les
actes de l'âme végétative, ce qui faisait dire à S. Grégoire de Nysse que
"l'on appelle naturel ce qui relève des pouvoirs génératif et
nutritif" ; de tels actes ne sont donc pas soumis au commandement de la
raison.
Solutions :
1. Plus un acte est
immatériel, plus il est noble et plus il est soumis au commandement de la
raison. Le fait même que les puissances végétatives n'obéissent pas à la raison
montre bien leur infériorité.
2. La similitude n'est ici
que relative. L'âme meut le corps comme Dieu meut le monde. Mais pas pour tout,
car l'âme n'a pas créé le corps de rien, comme Dieu a créé le monde ; c'est
pourquoi celui-ci est totalement soumis à son commandement.
3. Vertu et vice, louange et blâme, ne se rapportent pas ici aux actes mêmes des puissances génératives et nutritives, qui sont la digestion et la formation du corps humain, mais aux actes de la partie sensitive de l'âme qui se réfèrent à ces actes comme le fait de désirer le plaisir de la nourriture ou des actes sexuels, et d'en user comme on le doit, ou non.
Objections :
1. Non, semble-t-il, car
ces membres sont plus éloignés de la raison que les forces de l'âme végétative
; or celles-ci n'obéissent pas à la raison, on vient de le dire. Donc bien
moins encore les membres du corps.
2. C'est dans le coeur que
le mouvement animal a son principe. Mais le mouvement du coeur n'est pas soumis
au commandement de la raison : "Son battement n'écoute pas la
raison", remarque S. Grégoire de Nysse. Donc les mouvements des membres ne
sont pas commandés par la raison.
3. S. Augustin écrit que
les mouvements des membres génitaux "se produisent de façon inopportune
quand rien ne les a sollicités ; il peut se faire aussi qu'ils déçoivent celui
qui brûle de désirs ; alors que l'âme brûle de convoitise, le corps demeure
froid". Donc les mouvements corporels n'obéissent pas à la raison.
Cependant :
S. Augustin dit aussi "L'âme
commande à la main de se mouvoir, et elle le fait avec une telle facilité qu'on
distingue à peine le commandement de son exécution."
Conclusion :
Les membres du corps sont comme les
organes des puissances de l'âme. Ils obéissent à la raison de la même manière
que les puissances de l'âme. Donc, puisque les facultés sensibles sont soumises
au pouvoir de la raison mais non les facultés naturelles, il s'ensuit que le
mouvement des membres qui dépend des puissances sensibles est lui aussi soumis
à la raison, mais que celui qui résulte des puissances naturelles n'est pas
soumis à la raison.
Solutions :
1. Les membres ne se
meuvent pas eux-mêmes ; ils sont mus par les puissances de l'âme dont certaines
sont plus proches de la raison que les forces de l'âme végétative.
2. Dans tout ce qui
appartient au domaine de l'intelligence et de la volonté on trouve en premier lieu
ce qui est de la nature, d'où tout le reste découle ; ainsi par exemple de la
connaissance des principes naturellement connus découle la connaissance des
conclusions, et du vouloir de la fin naturellement désirée découle le choix des
moyens. De même encore, dans les mouvements. Corporels, le principe est
conforme à la nature. Leur principe vient du mouvement du coeur. Aussi le
mouvement du coeur est-il naturel et non volontaire. Ce mouvement est
consécutif à la vie, laquelle provient de l'union entre l'âme et le corps. Il
est comme son accident propre. C'est ainsi que le mouvement des corps lourds et
légers fait suite à leur forme substantielle, ce qui fait dire à Aristote
qu'ils sont mus par celui qui les a engendrés. Pour cette raison le mouvement
du coeur est appelé mouvement vital. Aussi Grégoire de Nysse a-t-il pu affirmer
que ce mouvement -qu'il appelle "pulsatif" parce qu'il se manifeste
dans la pulsation des veines, n'obéit pas plus à la raison que ceux de la
génération et de la nutrition.
3. Le fait que le mouvement des membres génitaux n'obéit pas à la raison vient pour S. Augustin de la peine due au péché : l'âme, en raison de sa désobéissance à Dieu, subit la peine de la désobéissance en ce membre surtout par lequel le péché originel est transmis aux descendants.
Mais du fait que, par le péché de nos premiers parents, comme on le dira plus loin, notre nature fut abandonnée à elle-même privée de ce don surnaturel qui avait été conféré par Dieu à l'homme, il y a lieu de rechercher un motif naturel de l'insoumission particulière de ces membres à la raison. Aristote en donne l'explication là où il dit : "Les mouvements du coeur et des membres génitaux sont involontaires." Cela tient à ce que ces membres sont mus à la suite d'une certaine appréhension ; l'intelligence et l'imagination représentent certains objets qui déterminent des mouvements passionnels, lesquels à leur tour amènent les mouvements de ces membres. Toutefois il ne faut pas croire qu'ils sont mus par un ordre de la raison ou de l'intelligence, car pour de tels mouvements une altération naturelle est requise qui n'est pas soumise au commandement de la raison, à savoir le chaud et le froid. Que cela se présente surtout en ces deux membres, cela tient à ce que chacun d'eux est en quelque sorte un animal indépendant, en tant qu'il est un principe de vie et qu'un principe est le tout en puissance. En effet, le coeur est le principe des sens, et la vertu séminale, qui est tout l'animal en puissance, sort des membres génitaux. Donc, comme ces principes doivent être naturels, ainsi qu'on l'a dit, les mouvements propres de ces membres le sont aussi.
LA BONTÉ ET LA MALICE DES ACTES
HUMAINS
Nous examinerons d'abord comment
une action humaine est bonne ou mauvaise (Question 18-20). Ensuite, ce qui résulte
de cette bonté ou malice, c'est-à-dire le mérite ou le démérite, le péché et la
faute (Question 21).
Sur le premier point, l'étude
sera triple : I. La bonté et la malice des actes humains en général (Question 18).
- II. La bonté et la malice des actes intérieurs (Question 19). - III. La bonté
et la malice des actes extérieurs (Question 20).
1. Toute action est-elle bonne,
ou y en a-t-il qui soient mauvaises ? - 2. La bonté ou la malice de l'action
humaine lui vient-elle de son objet ? - 3. Vient-elle des circonstances ? - 4.
Vient-elle de la fin ? - 5. Y a-t-il des actions humaines qui soient bonnes ou
mauvaises selon leur espèce ? - 6. Cette spécification en bien ou en mal
vient-elle de la fin ? - 7. L'espèce qui vient de la fin est-elle subordonnée
comme à un genre à celle qui vient de l'objet, ou est-ce le contraire ? - 8. Y
a-t-il des actes humains indifférents selon leur espèce ? - 9. Y a-t-il des
actes humains individuels qui soient indifférents ? - 10. Y a-t-il des
circonstances qui puissent rendre un acte moral spécifiquement bon ou mauvais ?
- 11. Toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice d'un acte moral, le
range-t-elle dans une nouvelle espèce de bien ou de mal ?
Objections :
1. Toute action humaine
semble bonne. En effet, Denys affirme : "Le mal n'agit que par la vertu du
bien." Mais par la vertu du bien il ne se fait rien de mauvais. Donc
aucune action n'est mauvaise.
2. Nul être n'agit sinon en
tant qu'il est en acte. Or, aucun être n'est mauvais en tant qu'il est en acte
; il est mauvais en tant qu'il n'est qu'en puissance et privé de l'acte ; et il
est bon en tant que la puissance est perfectionnée par l'acte, selon Aristote.
Donc aucun être n'agit en tant que mauvais, mais seulement en tant que bon.
Donc toute action est bonne et il n'y en a aucune de mauvaise.
3. Le mal ne peut être
causé que par accident, comme le montre Denys. Mais toute action produit par
soi quelque effet. Donc il n'y a aucune action mauvaise, toutes les actions
sont bonnes.
Cependant :
le Seigneur dit, en S. Jean (3, 20)
: "Quiconque agit mal hait la lumière." Donc il y a des actions de
l'homme qui sont mauvaises.
Conclusion :
Il en est du bien et du mal dans
les actions comme du bien et du mal dans les êtres, parce que tout être produit
une action conforme à sa nature. Or le bien dans les êtres est proportionné à
leur être, puisque le bien et l'être sont convertibles entre eux, comme nous
l'avons dit dans la première Partie. Or Dieu seul possède la plénitude de son
être dans l'unité et la simplicité ; tout autre être possède la plénitude qui
lui convient, dans la diversité. De là vient que certains êtres, quoique
possédant une certaine mesure d'être, ne possèdent cependant pas la plénitude
que demande leur nature. Ainsi, la plénitude de l'être humain requiert qu'il
soit composé d'une âme et d'un corps, et qu'il possède toutes les puissances et
organes de connaissance et de mouvement réclamés par sa nature ; de sorte qu'un
homme à qui il manque quelqu'une de ces choses, ne possède pas la plénitude qui
convient à son être. Donc, autant il aura d'être, autant il aura de bonté ;
mais en tant qu'il lui manque quelque chose de ce qu'exige la plénitude de son
être, il y a en lui défaut de bonté, défaut qui prend le nom de mal ; ainsi un
aveugle a cela de bon qu'il vit, mais c'est un mal pour lui d'être privé de la
vue. Si une chose, au contraire, ne possédait aucun degré d'être ou de bonté,
on ne pourrait lui attribuer ni bien ni mal. Mais parce que la plénitude d'être
entre dans la nature du bien, un être auquel il manquera quelque chose de la
plénitude qui lui convient, ne sera pas simplement bon ; il ne l'est que dans
un certain sens, en tant qu'il est être. Il pourra néanmoins être appelé
simplement être, et, dans un certain temps seulement, non-être, comme nous
l'avons dit dans la première Partie. Donc toute action aura autant de bonté
qu'elle aura d'être ; et autant elle s'éloignera de la plénitude qui convient à
l'action humaine, autant elle s'éloignera de la bonté et deviendra mauvaise ;
ce qui arrive lorsqu'il lui manque soit la mesure conforme à la raison, ou le
bien convenable, ou autre chose semblable.
Solutions :
1. Le mal agit
effectivement en vertu d'un bien, mais d'un bien défectueux. Sans bien d'aucune
sorte, il ne pourrait y avoir ni être, ni action. S'il n'y avait pas de défaut
dans le bien, il n'y aurait pas de mal. L'action ainsi causée n'est donc qu'un
bien défectueux ; elle est un bien sous un certain rapport, mais absolument
elle est un mal.
2. Rien n'empêche qu'un
être soit en acte sous un rapport, et puisse donc agir ; tandis que sous un
autre rapport il est privé de l'acte, et ne produit par suite qu'une action
défectueuse. Ainsi un aveugle possède en acte la faculté de se mouvoir, en
vertu de laquelle il peut marcher ; mais n'ayant pas la vue pour diriger ses
pas, sa marche est défectueuse et il ne va qu'à tâtons.
3. Une action mauvaise peut par elle-même produire un effet par ce qu'elle a de bonté et d'être ; ainsi l'adultère cause la génération parce qu'il comporte l'union de l'homme et de la femme, mais non en tant qu'il déroge à l'ordre de la raison.
Objections :
1. Il semble que non. Les
êtres sont en effet les objets des actions. Or, le mal, d'après S. Augustin, ne
vient pas des êtres, mais de l'usage qu'en font les pécheurs. Donc la bonté ou
la malice des actions humaines ne vient pas de leur objet.
2. L'objet tient lieu de
matière par rapport à l'action. Or, la bonté d'un être ne vient pas de la
matière, mais plutôt de la forme qui en est l'acte. Donc les actions ne tirent
pas leur bonté ou leur malice de leur objet.
3. L'objet d'une puissance
active est à l'action ce que l'effet est à la cause. Or, la bonté de la cause
ne dépend pas de l'effet, mais c'est plutôt le contraire. Donc l'action humaine
ne tire pas sa bonté ou sa malice de son objet.
Cependant :
il est écrit dans Osée (9, 10) :
"Ils sont devenus abominables comme les choses qu'ils ont aimées."
Or, l'homme devient abominable devant Dieu par la malice de ses actes. Donc la
malice de ses actes résulte du mal qui est dans les objets de son amour ; et il
en est de même de leur bonté.
Conclusion :
Ainsi que nous venons de le dire,
le bien et le mal dans l'action résultent, comme dans les autres domaines, de
la présence ou de l'absence de la plénitude d'être qui lui convient. Or, le
premier élément qui semble appartenir à la plénitude d'un être est ce qui lui
donne son espèce. Les êtres naturels tirent leur espèce de leur forme, et
l'action la reçoit de son objet, de même que le mouvement la reçoit de son
terme. C'est pourquoi, de même que la bonté première d'un être naturel provient
de la forme qui le spécifie, de même la bonté première d'un acte moral résulte
de l'objet qui lui convient ; aussi cette bonté est-elle appelée par certains
auteurs bonté générique ; elle consiste, par exemple, à user de ce qu'on
possède. Dans l'ordre de la nature, le premier mal consiste en ce que la chose
engendrée n'atteint pas sa forme spécifique, lorsque, par exemple, ce n'est pas
un homme qui est engendré, mais autre chose à sa place. De même le premier mal
dans les actions morales vient-il de leur objet, par exemple prendre le bien
d'autrui. C'est le mal qu'on appelle communément générique, en donnant au mot
genre le sens du mot espèce, de la même manière que nous donnons à toute
l'espèce humaine le nom de genre humain.
Solutions :
1. Quoique les réalités
extérieures soient bonnes en elles-mêmes, elles ne sont pas toujours dans une
proportion voulue avec telle ou telle action. Aussi, considérées comme objet de
ces actions, ne sont-elles pas réputées bonnes.
2. L'objet n'est pas la
matière dont l'action est faite, mais la matière que l'action concerne ; et cet
objet a, d'une certaine façon, raison de forme, en ce qu'il détermine l'espèce
de l'acte.
3. L'objet de l'action de l'homme n'est pas toujours l'objet d'une puissance active. Car la puissance appétitive est passive en quelque manière, en tant qu'elle est mue par son objet désirable, et pourtant elle est le principe des actes humains. De même, les objets des puissances actives ne doivent pas toujours être considérés comme leurs effets, mais seulement lorsqu'ils ont été transformés par elles ; ainsi l'aliment transformé est un effet de la puissance nutritive ; non encore transformé, il n'est que la matière sur laquelle cette puissance s'exerce. Or, du fait que l'objet est, d'une certain manière, l'effet de la puissance active, il suit qu'il est le terme de l'action ; et, par suite, qu'il lui donne sa forme et son espèce, le mouvement étant spécifié par son terme. Et quoique la bonté d'une action ne résulte pas de la bonté de son effet, toutefois on l'appelle bonne parce qu'elle peut produire un effet bon ; et ainsi la proportion de l'action avec son effet est la raison de sa bonté.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Les
circonstances, a-t-on dit, accompagnent l'acte, tout en existant en dehors de
lui. Or, le bien et le mal sont dans les choses elles-mêmes, selon Aristote.
Donc l'action ne devient pas bonne ou mauvaise suivant les circonstances.
2. La bonté ou le malice
des actes est le sujet principal de la doctrine morale. Or les circonstances,
étant des accidents par rapport aux actes, sont en dehors de la considération
de l'art, car "aucun art ne considère ce qui arrive seulement par
accident", dit Aristote. Donc la bonté ou la malice des actes ne dépend
pas des circonstances.
3. Ce qui convient à une
chose considérée dans sa substance ne lui est pas attribué par un accident. Or,
le bien et le mal conviennent à une action prise dans sa substance, parce que
l'action, en son genre, peut être bonne ou mauvaise, comme on vient de le dire.
Donc il ne dépend pas des circonstances que les actions soient bonnes ou
mauvaises.
Cependant :
le Philosophe dit que "l'homme
vertueux fait ce qu'il faut, quand il le faut, et dans les circonstances
voulues". A l'opposé, l'homme vicieux, selon son vice particulier, agit
quand il ne faut pas, là où il ne le faut pas. Donc les actions humaines
peuvent être bonnes ou mauvaises suivant les circonstances.
Conclusion :
La plénitude et la perfection qui
conviennent aux êtres naturels ne résultent pas seulement de la forme
substantielle qui les spécifie, mais viennent aussi, pour une bonne part, des
accidents surajoutés ; ce sera, pour l'homme, par exemple, la figure, la
couleur, et autres choses semblables ; et si quelqu'un de ces accidents, requis
pour que son état soit convenable, vient à faire défaut, il en résulte un mal.
Il en est de même dans l'action. Car la plénitude de bonté qui lui convient ne
consiste pas seulement dans son espèce ; elle reçoit un supplément de bonté des
accidents qui lui adviennent. Et tel est le cas des circonstances requises.
D'où, s'il manque quelqu'une de ces circonstances, l'action sera mauvaise.
Solutions :
1. Les circonstances sont
extérieures à l'action en tant qu'elles ne lui sont pas essentielles ; elles
sont en elle comme ses accidents. Il en est d'elles comme des accidents des
substances naturelles, qui sont eux aussi en dehors de l'essence.
2. Tous les accidents ne
sont pas purement accidentels par rapport à leur sujet ; il y en a qui lui sont
liés de soi, et ceux-là sont envisagés par l'art. C'est ainsi que la morale
considère les circonstances.
3. Puisque le bien est convertible avec l'être, et que l'être peut s'entendre de la substance et de l'accident, le bien est attribué dans ces deux sens aux choses naturelles comme aux actions morales.
Objections :
1. Il ne semble pas. Selon
Denys "personne n'agit en vue du mal". Donc si la fin rendait les
actions bonnes ou mauvaises, il n'y en aurait aucune de mauvaise ; ce qui est
évidemment faux.
2. La bonté d'un acte lui
est intrinsèque. Or la fin est une cause extrinsèque. Donc elle ne peut rendre
une action bonne ou mauvaise.
3. Des actions bonnes sont
quelquefois rapportées à une fin mauvaise, lorsque, par exemple, on fait
l'aumône par vaine gloire. Réciproquement des actions mauvaises sont rapportées
à une fin bonne, lorsque, par exemple, on vole pour donner à un pauvre. Donc la
fin ne rend pas l'action bonne ou mauvaise.
Cependant :
Boèce dit : "Une chose est
bonne si la fin en est bonne", et mauvaise si la fin est mauvaise.
Conclusion :
Il en est de la bonté des êtres comme de leur existence même. Il y en a dont l'existence ne dépend d'aucun autre, et qu'il suffit, par suite, de considérer absolument. Il y en a aussi dont l'existence dépend d'un autre être et donc doit être envisagée dans son rapport avec la cause dont il dépend. Or, de même que l'existence d'une chose dépend de l'agent et de la forme, de même sa bonté dépend de la fin. C'est pourquoi, dans les personnes divines, dont la bonté ne dépend pas d'autrui, cette bonté n'est pas considérée par rapport à une fin. Mais dans les actes humains et les autres êtres qui dépendent de certaines causes, outre la bonté absolue qui est en eux, il faut voir encore la bonté qu'ils empruntent à la fin dont ils dépendent.
Ainsi donc, on peut envisager une
quadruple bonté de l'action humaine. D'abord une bonté générique, qui lui
convient en tant qu'action, car, nous l'avons dit, elle a autant de bonté
qu'elle a d'être. Deuxièmement, une bonté spécifique qui résulte de l'objet
approprié. En troisième lieu, une bonté qui résulte des circonstances, qui sont
comme les accidents de l'acte. En quatrième lieu, une bonté qui résulte de la
fin, comme de son rapport avec la cause de la bonté.
Solutions :
1. Le bien qu'on se propose
pour fin n'est pas toujours un vrai bien ; quelquefois il est réel, quelquefois
il n'est qu'apparent, et dans ce dernier cas, la fin peut rendre l'action
mauvaise.
2. Quoique la fin soit une
cause extrinsèque, néanmoins la proportion voulue et le rapport qu'elle a avec
l'action sont intrinsèques à l'action même.
3. Rien n'empêche qu'une action, dotée d'une des bontés que nous avons énumérées, manque des autres. En ce sens, il arrive qu'une action bonne dans son espèce ou dans ses circonstances soit rapportée à une fin mauvaise, ou inversement. Néanmoins elle n'est absolument bonne que si ces diverses sortes de bonté concourent à sa perfection, car "n'importe quel défaut produit le mal, mais le bien ne provient que d'une cause parfaite", dit Denys.
Objections :
1. Il semble que non. Le
bien et le mal des actes sont conformes à ceux des êtres, on l'a dit. Or, dans
les êtres, le bien et le mal ne diversifient pas l'espèce ; car un homme bon
est de la même espèce qu'un homme mauvais. Donc le bien et le mal ne
diversifient pas l'espèce des actes.
2. Le mal, étant une
privation, est un non-être. Mais le non-être ne peut constituer une différence,
d'après le Philosophe. Donc, puisque la différence constitue l'espèce, il
semble qu'un acte ne rentre pas dans une espèce nouvelle du fait qu'il est
mauvais. Par suite, le bien et le mal ne diversifient pas l'espèce des actes
humains.
3. A des actes
spécifiquement divers correspondent des effets divers. Or, un même effet peut
résulter de deux actes dont l'un est bon et l'autre mauvais ; ainsi la
génération résulte de l'adultère comme du mariage. Donc les actes bons et les
actes mauvais ne diffèrent pas quant à l'espèce.
4. Le bien et le mal
résultent quelquefois des circonstances. Or la circonstance, étant un accident,
ne peut donner à l'acte son espèce. Donc les actes humains ne diffèrent pas en
espèce selon leur bonté ou leur malice.
Cependant :
d'après le Philosophe, "des
habitus semblables produisent des actes semblables". Or, les habitus bons
et mauvais diffèrent spécifiquement, comme la libéralité et la prodigalité.
Donc les actes bons et mauvais diffèrent par leur espèce.
Conclusion :
Tout acte, nous l'avons dit, est spécifié par son objet. Il suit de là qu'une certaine diversité dans les objets constitue parmi les actes une diversité d'espèce. Il faut aussi considérer que la différence de l'objet peut faire la différence de l'espèce dans les actes en tant qu'ils sont rapportés à un principe actif, alors que cette différence ne spécifie nullement les actes en tant qu'ils sont rapportés à un autre principe actif. Car l'espèce ne résulte pas d'une relation accidentelle, mais d'une relation essentielle par rapport à un principe actif, et accidentelle par rapport à un autre ; ainsi la connaissance de la couleur et celle du son diffèrent essentiellement par rapport aux sens, et ne diffèrent pas par rapport à l'intellect.
Dans les actes humains, le bien et
le mal sont déterminés par le rapport à la raison, parce que, comme dit Denys,
le bien de l'homme consiste dans la conformité, et le mal dans la contrariété à
l'égard de la raison. En effet, le bien d'un être est ce qui convient à sa
forme, et le mal ce qui est en opposition avec elle. Il est donc clair que la
différence du bien et du mal considérée dans l'objet entretient un rapport
essentiel avec la raison, selon que l'objet convient à celle-ci ou non. Or, nos
actes sont appelés humains ou moraux en tant qu'ils sont I'oeuvre de la raison.
Il en résulte clairement que le bien et le mal diversifient les espèces des
actes moraux, puisque les différences essentielles diversifient les espèces.
Solutions :
1. Même dans les êtres
naturels les espèces sont diversifiées par le bien et le mal, c'est-à-dire par
ce qui est conforme ou contraire à la nature. Un corps mort, en effet, et un
corps vivant ne sont pas de la même espèce. De même le bien qui résulte de la
conformité à la raison, et le mal qui résulte de la non-conformité, changent
l'espèce des actes moraux.
2. Le mal implique une
privation, non absolue, mais relative à telle ou telle puissance. Un acte, en
effet, est mauvais dans son espèce, non parce qu'il n'a aucun objet, mais parce
qu'il a un objet contraire à la raison, comme, par exemple, prendre le bien
d'autrui. D'où il suit que l'objet, étant une réalité positive, peut constituer
l'espèce qu'est l'acte mauvais.
3. L'acte conjugal et
l'adultère, par rapport à la raison, diffèrent spécifiquement, et produisent
aussi des effets d'espèce différente ; car l'un mérite louange et récompense,
l'autre, blâme et châtiment. Mais sous le rapport de la génération, ils ne
diffèrent pas d'espèce, et ils ont par conséquent un même résultat spécifique.
4. Les circonstances sont prises quelquefois comme constituant la différence essentielle d'un objet, en tant qu'on les compare à la raison ; et, dans ce cas, elles peuvent spécifier l'acte moral. Cela arrive nécessairement toutes les fois qu'elles changent un acte bon en un acte mauvais ; ce qu'elles ne peuvent faire que par leur opposition à la raison.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Les
actes sont spécifiés par leur objet. Or, la fin diffère de l'objet. Donc le
bien et le mal qui viennent de la fin, ne diversifient pas l'espèce des actes.
2. Ce qui n'est qu'accident
ne détermine pas l'espèce, on vient de le dire. Or, le rapport d'un acte avec
telle fin est souvent accidentel, par exemple faire l'aumône par vaine gloire.
Donc le bien et le mal qui viennent de la fin ne diversifient pas l'espèce des
actes.
3. Des actes spécifiquement
divers peuvent être rapportés à une même fin ; ainsi la vaine gloire peut être
la fin de plusieurs vertus et de plusieurs vices. Donc le bien et le mal qui
résultent de la fin ne diversifient pas l'espèce des actes.
Cependant :
nous avons montré plus haut que les
actes humains étaient spécifiés par la fin. Donc ils le sont par le bien et le
mal qui dépendent de la fin.
Conclusion :
Comme nous l'avons dit plus haut,
on appelle humains certains actes parce qu'ils sont volontaires. Or, l'acte
volontaire se compose de deux actes, l'un intérieur, l'autre extérieur, qui ont
chacun leur objet propre. La fin est l'objet propre de l'acte intérieur, celui
de l'acte extérieur est ce sur quoi il porte. De même donc que l'objet sur
lequel s'exerce l'acte extérieur spécifie cet acte, ainsi l'acte intérieur
est-il spécifié par la fin comme par son objet propre. Mais ce qui provient de
la volonté est comme la forme de ce que réalise l'acte extérieur, parce que nos
membres sont les instruments dont la volonté se sert pour agir ; et les actes
extérieurs ne sont moraux que dans la mesure où üs sont volontaires. C'est
pourquoi l'espèce des actes moraux résulte formellement de la fin, et
matériellement de l'objet de l'acte extérieur. De là cette parole du Philosophe
: "Celui qui vole pour commettre un adultère, est plutôt adultère que
voleurs."
Solutions :
1. La fin, on l'a vu, peut
être également considérée comme objet.
2. Quoique l'acte extérieur
soit accidentellement rapporté à telle fin, il n'en est pas de même de l'acte
intérieur qui est la forme de l'acte extérieur.
3. Lorsque plusieurs actes spécifiquement divers sont rapportés à une même fin, il y a bien diversité d'espèce dans les actes extérieurs ; mais il y a unité spécifique du côté de l'acte intérieur.
Objections :
1. Il semble bien que la
bonté spécifique qui vient de la fin soit subordonnée à la bonté spécifique qui
vient de l'objet, comme l'espèce est subordonnée à son genre ; ainsi, par
exemple, si quelqu'un veut voler pour faire l'aumône. Car l'acte tire son
espèce de l'objet, on vient de le dire. Or, il est impossible qu'une chose soit
renfermée dans une espèce différente de la sienne et qui ne soit pas
subordonnée à celle-ci, car une même chose ne peut appartenir à des espèces
différentes et indépendantes. Donc l'espèce qui vient de la fin est renfermée
dans celle qui vient de l'objet.
2. Toujours la différence
ultime constitue l'espèce la plus particulière. Or. la différence qui vient de
la fin est postérieure à celle qui vient de l'objet, car la fin a qualité de
terme ultime. Donc l'espèce qui vient de la fin est renfermée dans celle qui
vient de l'objet, comme étant plus particulière que celle-ci.
3. Plus une différence est
formelle, plus elle est particulière, parce que la différence est au genre ce
que la forme est à la matière. Or, nous venons de voir que l'espèce qui vient
de la fin est plus formelle que celle qui vient de l'objet. Donc l'espèce qui
vient de la fin est renfermée dans celle qui vient de l'objet, comme l'espèce
dans son genre.
Cependant :
tout genre a des différences
déterminées. Or, les actes appartenant à l'espèce qui vient de l'objet, peuvent
être rapportés à une infinité de fins : ainsi le vol peut avoir pour fin une
foule de biens et de maux. Donc l'espèce qui vient de la fin n'est pas
subordonnée à celle qui vient de l'objet, comme à son genre.
Conclusion :
L'objet d'un acte extérieur peut avoir deux sortes de rapports avec la fin déterminée par la volonté. Il peut lui être rapporté de soi ; ainsi, combattre courageusement a, de sa nature, un rapport direct avec la victoire. Il peut aussi ne lui être rapporté qu'accidentellement ; lorsque, par exemple, on prend le bien d'autrui pour faire l'aumône. Or, d'après le Philosophe, les différences qui divisent un genre et forment ses espèces doivent le diviser de soi ; si elles ne le font que par accident, la division n'est pas correcte. Si l'on disait par exemple que, parmi les animaux, les uns sont raisonnables, les autres sont privés de raison, et que, parmi ces derniers, les uns ont des ailes, les autres en sont dépourvus ; ces derniers qualités, en effet, ne déterminent pas de soi la nature de l'animal privé de raison. Mais il faudrait ainsi diviser les animaux : les uns ont des pieds, les autres n'en ont pas ; et parmi les premiers, les uns en ont deux, les autres quatre, d'autres un plus grand nombre. Cette division détermine de soi la première différence établie.
Ainsi donc, quand l'objet n'est pas par lui-même rapporté à la fin, la différence spécifique qui vient de l'objet n'est pas propre à déterminer celle qui vient de la fin, ni réciproquement. D'où il suit que ces espèces ne rentrent pas l'une dans l'autre, et qu'alors l'acte moral est comme renfermé dans deux espèces disparates. Aussi disons-nous que celui qui vole pour commettre la fornication commet deux fautes en un seul acte. Mais si l'objet est par lui-même rapporté à la fin, l'une des différences détermine l'autre, et, par suite, l'une est renfermée dans l'autre.
Reste à examiner quelle différence dépend de l'autre. Pour le déterminer clairement, il faut considérer ces principes. D'abord, plus la forme qui cause la différence est particulière, plus cette différence est spécifique. En second lieu, plus un agent est universel, et plus sa forme l'est aussi. En troisième lieu, à une fin éloignée correspond un agent plus universel ; ainsi la victoire, qui est la fin de l'armée, est ce que se propose le général en chef ; mais la disposition de tel ou tel bataillon est la fin que se proposent les officiers inférieurs.
Il découle de là que la différence
spécifique venant de la fin est plus générale, et que celle qui vient d'un
objet par lui-même rapporté à cette fin est spécifique par rapport à la
première. Car la volonté, dont l'objet propre est la fin, est le moteur
universel des autres puissances de l'âme, qui ont en propre les objets des
actes particuliers.
Solutions :
1. Considérée en elle-même,
une chose ne peut pas appartenir à deux espèces indépendantes ; mais ses
accidents peuvent la ranger dans des espèces différentes ; ainsi la couleur
d'un fruit le range dans la classe des objets blancs, et son parfum dans la
classe des objets odorants. De même un acte qui, pris en lui-même, appartient à
telle espèce, pourra, à cause de conditions morales adventices, être rangé dans
deux espèces, comme on l'a dit.
2. La fin vient en dernier
lieu dans l'exécution, mais elle est première dans l'intention de la raison,
qui détermine les espèces des actes moraux.
3. La différence est au genre ce que la forme est à la matière, en tant qu'elle fait passer le genre à l'acte ; mais le genre est aussi plus formel que l'espèce, comme étant plus absolu et moins restreint. Aussi les parties d'une définition se résolvent-elles dans le genre de la cause formelle, dit le Philosophe ; et, sous ce rapport, le genre est la cause formelle de l'espèce, et d'autant plus formel qu'il est plus commun.
Objections :
1. Il semble que non. Le
mal, d'après S. Augustin, est la privation d'un bien. Or la privation et
l'habitus sont en opposition immédiate, d'après le Philosophe. Donc il n'y a
pas d'acte spécifiquement indifférent, et existant comme un intermédiaire entre
le bien et le mal.
2. Les actes humains, on
l'a dit, sont spécifiés par leur fin ou leur objet. Or, tout objet et toute fin
a raison de bien ou de mal. Donc tout acte humain est bon ou mauvais, et aucun
n'est indifférent dans son espèce.
3. Ainsi qu'on l'a vu,
l'acte bon est celui qui a la perfection qui lui convient, et l'acte mauvais
celui qui ne l'a pas. Or, nécessairement, tout acte a ou n'a pas la plénitude
de bonté qui lui convient. Donc nécessairement tout acte est bon ou mauvais
dans son espèce et aucun n'est indifférent.
Cependant :
S. Augustin dit qu'il y certaines
actions moyennes "qui peuvent être faites avec une bonne ou une mauvaise
intention et dont il est téméraire de juger. Donc il y a de actes indifférents
dans leur espèce.
Conclusion :
Tout acte, comme nous l'avons vu,
est spécifié par son objet, et l'acte humain appelé acte moral est spécifié par
l'objet considéré dan son rapport avec le principe des actes humains qui est la
raison. Si l'objet d'un acte renferme quelque chose de conforme à l'ordre voulu
par la raison, cet acte sera spécifiquement bon ; par exemple, faire l'aumône à
un indigent. S'il renferme, au contraire, quelque chose que la raison réprouve,
il sera spécifiquement mauvais par exemple, voler, c'est-à-dire prendre le bien
d'autrui. Mais quelquefois l'objet d'un acte ne renferme rien qui touche à
l'ordre de la raison ; par exemple, ramasser un brin de paille, aller à la
campagne, etc., et ces actes sont indifférents dans leur espèce.
Solutions :
1. Il y a deux sortes de
privation. L'une consiste dans un état de privation totale, qui ne laisse rien,
mais enlève tout ; telles sont la cécité par rapport à la vue, la complète
obscurité par rapport à la lumière, la mort par rapport à la vie ; entre une
privation de ce genre et l'habitus, il ne peut y avoir de moyen terme. Il y a
une autre privation qui est limitée : ainsi la maladie est la privation de la
santé, non qu'elle la détruise totalement, mais parce quielle est la voie qui
conduit à la destruction totale opérée par la mort. Cette privation-là,
laissant subsister quelque chose, n'est pas toujours en opposition radicale
avec l'habitus contraire. C'est en ce sens que le mal est la privation du bien,
comme dit Simplicius ; car il n'enlève pas tout le bien, mais en laisse une
partie. D'où il suit qu'il peut y avoir un milieu entre le bien et le mal.
2. Tout objet et toute fin
ont une bonté ou une malice au moins naturelle, mais non toujours une bonté ou
une malice morale, laquelle résulte de leur rapport avec la raison ; c'est de
celle-ci qu'il s'agit maintenant.
3. Tout ce qui est dans un acte n'appartient pas à son espèce. De ce fait, quoique son espèce ne renferme pas tout ce qui convient à la plénitude de la bonté qui lui est propre, un acte n'est pas pour cela spécifiquement mauvais, ni bon non plus ; de même que l'homme, selon son espèce, n'est ni vertueux ni vicieux.
Objections :
1. Il semble que oui. Il
n'y a aucune espèce qui ne renferme ou ne puisse renfermer quelque individu.
Or, il y a des actes indifférents dans leur espèce, comme on vient de le voir.
Donc un acte individuel peut être indifférent.
2. "Les actes
individuels produisent des habitus qui leur sont semblables", selon
Aristote. Or il y a des habitus indifférents, car selon lui certains, en
particulier des gens indolents et des prodigues, ne sont pas mauvais ; cependant
il est clair qu'ils ne sont pas bons, car ils s'écartent de la vertu ; et ainsi
leur manière d'être est indifférente. Donc il y a des actes individuels qui
sont indifférents.
3. Le bien moral appartient
à la vertu, et le mal moral au vice. Or quelquefois l'homme ne rapporte pas un
acte, de sa nature indifférent, à une fin vertueuse ou vicieuse. Donc il y a
des actes individuels qui sont indifférents.
Cependant :
S. Grégoire dit, dans une de ses
homélies : "La parole oiseuse est celle qui n'est ni utile à la vertu, ni
nécessaire aux yeux de la raison." Or, les paroles oiseuses sont
mauvaises, puisque les hommes doivent en rendre compte au jour du jugement,
selon S. Matthieu (12, 36). Mais si elles sont dictées par une juste nécessité
ou une utilité pieuse, ces paroles sont bonnes. Donc toute parole que nous
disons est bonne ou mauvaise, et par la même raison, tout acte est bon ou
mauvais. Donc aucun acte individuel n'est indifférent.
Conclusion :
Il arrive qu'un acte soit
indifférent dans son espèce, alors qu'il est bon ou mauvais pris
individuellement. Cela résulte de ce que l'acte moral, comme nous l'avons dit,
reçoit sa bonté non seulement de l'objet qui le spécifie, mais encore des
circonstances qui en sont comme les accidents ; ainsi telle chose convient comme
accident à un homme particulier, qui ne convient pas à l'homme pris selon son
espèce. Il faut même que tout acte individuel ait quelque circonstance tirée au
moins de la fin, objet de l'intention, qui le rende bon ou mauvais. En effet,
la raison ayant pour objet de disposer adéquatement les actes délibérés, tout
acte, par cela seul qu'il n'est pas rapporté à la fin voulue, contredit la
raison et devient mauvais. S'il est rapporté à la fin voulue, il est conforme à
la raison, et par conséquent doté de bonté morale. Or, tout acte est
nécessairement rapporté, ou non, à la fin requise. Donc tout acte individuel
provenant d'une délibération de la raison est nécessairement bon ou mauvais.
S'il ne provient pas d'une délibération antérieure mais de l'imagination - par
exemple, se frotter la barbe, remuer la main ou le pied - cet acte n'est pas à
proprement parler un acte moral et humain, puisque c'est la raison qui donne
aux actes cette qualité ; il est indifférent, en ce sens qu'il est étranger au
genre des actes moraux.
Solutions :
1. Qu'un acte soit
spécifiquement indifférent, cela peut arriver de plusieurs manières. D'abord
l'indifférence d'un acte pourrait être requise par son espèce même, et c'est ce
que suppose l'objection. Mais aucun acte n'est indifférent de cette manière,
car il n'y a aucun objet des actes humains qui, soit par la fin, soit par les
circonstances, ne puisse être rendu bon ou mauvais. Un acte peut encore être
dit spécifiquement indifférent, lorsque par sa nature il n'est ni bon ni mauvais,
mais peut toutefois devenir tel d'une autre manière. Ainsi l'homme n'est ni
blanc ni noir par son espèce, mais celle-ci ne s'oppose pas à ce qu'il soit
l'un ou l'autre ; la blancheur et la noirceur chez l'homme peuvent, en effet,
résulter d'autres principes que ceux qui caractérisent son espèce.
2. Le Philosophe appelle
proprement mauvais celui qui nuit aux autres hommes ; en ce sens il dit que le
prodigue n'est pas mauvais, parce qu'il ne nuit à aucun autre qu'à lui-même ;
et il en est ainsi de tous ceux qui ne nuisent pas à leur prochain. Mais nous,
nous appelons généralement mal tout ce qui est contraire à la droite raison ;
et, en ce sens, tout acte individuel, comme on l'a vu, est bon ou mauvais.
3. Toute fin que l'homme se propose en vertu d'une délibération de la raison se rapporte au bien d'une vertu ou au mal d'un vice. Ainsi, ce que l'on fait comme il le faut pour l'entretien ou le repos du corps appartient à la vertu, si l'on fait servir son corps à la vertu. Et ainsi pour le reste.
Objections :
1. Il ne semble pas. L'acte
est spécifié par l'objet. Or les circonstances diffèrent de l'objet ; donc
elles ne spécifient pas l'acte.
2. Les circonstances sont
des accidents par rapport à l'acte moral, on l'a dit. Or, les accidents ne
constituent pas les espèces de bien et de mal.
3. Une seule chose ne peut
appartenir à plusieurs espèces. Or, un seul acte peut renfermer plusieurs
circonstances. Donc les circonstances ne rendent pas un acte bon ou mauvais.
Cependant :
le lieu est une circonstance. Or,
le lieu peut spécifier la malice de l'acte moral, car voler dans un lieu saint
est sacrilège. Donc une circonstance peut rendre un acte moral spécifiquement
bon ou mauvais.
Conclusion :
De même que les espèces des êtres
naturels sont constituées par les formes naturelles, de même les espèces des
actes moraux résultent des formes telles que la raison les conçoit, nous l'avons
vu plus haut. Mais la nature ayant un objet unique et déterminé, et ne pouvant
procéder à l'infini, il faut nécessairement arriver à une forme dernière qui
fournit la différence spécifique, et au-delà de laquelle il ne saurait y en
avoir d'autre. De là vient que les accidents, dans les êtres naturels, ne
peuvent fournir la différence constitutive d'une espèce. Mais la raison, dans
sa marche, n'est pas déterminée à un seul objet et peut, après un terme donné,
aller toujours au-delà. C'est pourquoi ce qui, dans un acte, est considéré
comme une circonstance surajoutée à l'objet qui spécifie cet acte, peut ensuite
être considéré comme une des conditions principales de l'objet qui détermine
l'espèce de l'acte. Ainsi prendre le bien d'autrui est spécifié par sa qualité
de bien dérobé, et cet acte est pour cela rangé dans l'espèce du vol ; si à
partir de là on considère le temps et le lieu, on les envisagera comme des
circonstances. Mais comme la raison peut aussi régler le temps, le lieu, etc.,
la condition du lieu, par rapport à l'objet, peut être contraire à l'ordre
voulu par la raison, qui interdit par exemple de profaner un lieu saint. Par
suite, voler quelque chose dans un lieu saint ajoute à l'acte une opposition
spéciale avec l'ordre de la raison. Le lieu, considéré d'abord comme une
circonstance, devient alors une des conditions principales de l'objet dans son
opposition à la raison. Et de cette façon, toutes les fois qu'une circonstance
est conforme ou contraire à l'ordre spécial de la raison, elle donne
nécessairement à l'acte un caractère spécifique de bonté ou de malice.
Solutions :
1. La circonstance qui
donne à l'acte son espèce est considérée comme une condition particulière et
une différence spécifique de l'objet, on vient de le dire.
2. La circonstance qui
reste proprement telle et garde sa nature d'accident, ne spécifie pas l'acte ;
elle le spécifie en tant qu'elle se transforme pour devenir une condition
principale de l'objet.
3. Toute circonstance ne rend pas l'acte moral spécifiquement bon ou mauvais, parce qu'elle ne comporte pas toujours conformité ou opposition à la raison. Il n'est donc pas vrai qu'un acte ayant plusieurs circonstances, doive appartenir à plusieurs espèces, bien qu'il ne soit pas absurde, comme nous l'avons montré, qu'un seul acte moral se situe dans plusieurs espèces, même disparates.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Le
bien et le mal forment les différences spécifiques des actes moraux. Donc, ce
qui établit une différence dans la bonté ou la malice d'un acte lui donne une
différence spécifique, c'est-à-dire le range dans une espèce différente. Mais
ce qui augmente la bonté ou la malice d'un acte établit évidemment une
différence dans sa malice ou sa bonté, et le range par là même dans une espèce
différente. Donc toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice de
l'acte constitue une nouvelle espèce.
2. Ou bien la circonstance
qui survient renferme quelque bonté ou quelque malice, ou bien elle n'en
renferme pas. Si elle n'en renferme pas, elle ne peut ajouter à la bonté ou à
la malice de l'acte, parce que ce qui n'est pas bien ne peut augmenter un bien,
et ce qui n'est pas mal ne peut aggraver un mal. Si elle a quelque bonté ou
quelque malice, elle a par cela seul une espèce de bien ou de mal. Donc toute
circonstance qui augmente la bonté ou la malice d'un acte forme une nouvelle
espèce de bien ou de mal.
3. D'après Denys, "le
mal résulte de tous les défauts particuliers". Or, toute circonstance qui
ajoute à la malice d'un acte constitue un défaut particulier ; elle introduit
donc une nouvelle espèce de péché. Pour la même raison, si une circonstance
augmente la bonté de l'acte, elle introduira une nouvelle espèce de bonté : de
même que toute unité ajoutée à un nombre donné produit une nouvelle espèce de
nombre ; le bien, en effet, résulte du nombre, du poids et de la mesure.
Cependant :
le plus et le moins ne diversifient
pas les espèces. Or, le plus et le moins constituent une circonstance qui
augmente la bonté ou la malice d'un acte. Donc toute circonstance qui augmente
la bonté ou la malice d'un acte moral ne constitue pas une nouvelle espèce de
bien ou de mal.
Conclusion :
La circonstance, nous l'avons dit,
ne spécifie le bien ou le mal d'un acte moral que par un rapport spécial avec
l'ordre voulu par la raison. Or, quelquefois, une circonstance n'est en rapport
de bien ou de mal avec la raison que par l'intermédiaire d'une autre
circonstance qui spécifie déjà la bonté ou la malice de l'acte moral. Ainsi,
prendre quelque chose en grande ou petite quantité n'est en rapport de bien et
de mal avec l'ordre de la raison que présupposée une autre condition qui rend
l'acte bon ou mauvais, par exemple que l'objet appartienne à autrui, ce qui met
l'acte en opposition avec la raison. Par suite, prendre une petite ou une
grande quantité ne constitue pas des espèces différentes de péchés, quoique le péché
puisse en être aggravé ou diminué. Il en est de même des autres maux et des
autres biens. D'où il résulte que toute circonstance qui augmente la bonté ou
la malice d'un acte ne diversifie pas pour cela son espèce.
Solutions :
1. Dans les choses susceptibles
d'une intensité plus ou moins grande, une différence de cet ordre ne diversifie
pas l'espèce ; ainsi deux objets qui diffèrent par le degré de blancheur
n'appartiennent pas pour cela à deux espèces différentes d'objets colorés. De
même, les actes moraux qui ne diffèrent entre eux que par le degré de bien ou
de mal, n'appartiennent pas pour cela à des espèces différentes.
2. Les circonstances qui
augmentent la bonté ou la malice d'un acte ne sont pas toujours bonnes ou
mauvaises en elles-mêmes ; elles peuvent l'être uniquement par leur rapport
avec une autre condition de l'acte, nous venons de le dire. C'est pourquoi
elles n'introduisent pas une nouvelle espèce de bonté ou de malice mais
augmentent celle qui provient de cette autre condition.
3. Toute circonstance n'entraîne pas par elle-même un défaut particulier ; elle ne peut le faire, tout comme elle n'ajoute une nouvelle perfection, que par son rapport avec une autre condition de l'acte ; et, quoiqu'elle augmente d'autant la bonté ou la malice de l'acte, elle ne change pas alors l'espèce du bien ou du mal.
1. La bonté de la volonté
dépend-elle de l'objet ? - 2. Ne dépend-elle que de cet objet ? - 3.
Dépend-elle aussi de la raison ? - 4. Dépend-elle de la loi éternelle ? - 5. La
raison erronée oblige-t-elle ? - 6. La volonté qui, suivant la raison erronée,
va contre la loi de Dieu, est-elle mauvaise ? - 7. La bonté de la volonté,
relativement aux moyens, dépend-elle de l'intention de la fin ? - 8. La mesure
de la bonté et de la malice de la volonté suit-elle la mesure du bien et du mal
qui sont dans l'intention ? - 9. La bonté de la volonté dépend-elle de sa
conformité à la volonté divine ? - 10. Pour que la volonté humaine soit bonne,
est-il nécessaire qu'elle se conforme à la volonté divine quant à l'objet voulu
?
Objections :
1. Il semble bien que non.
La volonté ne peut se porter que vers un bien ; car, d'après Denys, "le
mal est en dehors de l'intention volontaire". Donc, si la bonté de la
volonté était jugée sur son objet, toute volonté serait bonne et aucune ne
serait mauvaise.
2. Le bien se trouve
d'abord dans la fin, considérée en elle-même, donc indépendante de toute autre
chose. Or, d'après le Philosophe, "la bonne action est la fin du vouloir,
quoique l'exécution ne le soit jamais", car l'exécution est toujours
rapportée à la chose exécutée comme à sa fin. Donc la bonté de l'acte de la
volonté ne dépend pas de son objet.
3. Tel est un être, tel il
rend celui sur lequel il agit. Or, l'objet de la volonté est bon d'une bonté
naturelle. Donc il ne peut communiquer à la volonté une bonté morale. La bonté
morale de la volonté ne dépend donc pas de l'objet.
Cependant :
le Philosophe dit que "c'est
par la justice qu'on veut des choses justes". Et au même titre, la vertu
est ce par quoi la volonté se porte vers les choses bonnes. Or, la volonté
bonne est celle qui agit selon la vertu. Donc la bonté de la volonté résulte de
ce qu'elle se porte vers le bien.
Conclusion :
De soi, le bien et le mal
distinguent les actes de la volonté. Car de soi le bien et le mal se rattachent
à la volonté, comme le vrai et le faux se rattachent à l'intelligence, dont ils
distinguent les actes, selon qu'une opinion peut être dite vraie ou fausse.
Aussi un vouloir bon et un vouloir mauvais sont-ils des actes spécifiquement
différents. Or nous avons vu que la différence spécifique des actes vient de
leurs objets. Donc c'est aussi l'objet qui donne proprement aux actes de la
volonté leur bonté ou leur malice.
Solutions :
1. La volonté n'a pas
toujours pour objet un bien véritable ; quelquefois ce bien n'est qu'apparent,
et quoiqu'il soit un bien sous quelque rapport, il n'est pas simplement le bien
qu'il convient de désirer. Voilà pourquoi tel acte volontaire n'est pas
toujours bon, mais parfois mauvais.
2. Quoiqu'un acte puisse
être d'une certaine façon la fin ultime de l'homme, ce ne peut être un acte de
la volonté, nous l'avons dite.
3. C'est par la raison que le bien est présenté à la volonté comme un objet ; et, en tant qu'il y a un rapport avec l'ordre rationnel, il devient moral et produit une bonté morale dans l'acte de la volonté ; car nous avons déjà ditf que la raison est le principe des actes humains et moraux.
Objections :
1. Il ne semble pas. La fin
est plus apparentée à la volonté qu'à toute autre puissance. Or, les actes des
autres puissances reçoivent leur bonté non seulement de l'objet, mais encore de
la fin, comme nous l'avons dit. Donc l'acte de la volonté ne reçoit pas
seulement sa bonté de l'objet, mais encore de la fin.
2. Comme on l'a vu, la bonté
de l'acte ne dépend pas seulement de l'objet, mais aussi de circonstances. Or,
la diversité des circonstances introduit une diversité de bonté et de malice
dans les actes de la volonté lorsque, par exemple, ces actes ont lieu dans le
temps, le lieu, la mesure et la manière requis ou non. Donc la bonté de la
volonté ne dépend pas seulement de l'objet, mais aussi des circonstances.
3. Comme on l'a vu,
l'ignorance des circonstances excuse parfois le mal de la volonté. Or, cela ne
se produirait pas si la bonté et la malice de la volonté ne dépendaient pas des
circonstances. Par conséquent la bonté et la malice de la volonté dépendent des
circonstances, et pas seulement de l'objet.
Cependant :
nous avons vu que les
circonstances, comme telles, ne donnent pas son espèce à l'acte. Or, le bien et
le mal sont des différences spécifiques de l'acte de la volonté, nous l'avons
dit. Donc la bonté et la malice de la volonté ne dépendent pas des
circonstances, mais de l'objet seulement.
Conclusion :
Dans chaque genre, ce qui est plus
primitif est plus simple et comporte moins d'éléments ; ainsi les corps
premiers sont-ils simples. Et c'est pourquoi nous constatons que les choses
qui, dans un genre, ont priorité sur les autres, sont simples dans une certaine
mesure, et sont uniques. Or, le principe premier de la bonté et de la malice
des actes humains est l'acte de la volonté. C'est pourquoi la bonté et la
malice de la volonté peuvent être ramenées à l'unité, tandis que celles des
autres actes peuvent dépendre d'éléments divers. Cet élément unique qui, dans
chaque genre, tient lieu de principe, n'est pas accidentel ; il est essentiel,
parce que l'accidentel se ramène à l'essentiel comme à son principe. Par suite,
la bonté de la volonté dépend uniquement de ce qui contribue de soi à la bonté
de l'acte, c'est-à-dire de l'objet, et non des circonstances qui sont, par
rapport à l'acte, des accidents.
Solutions :
1. La fin est l'objet de la
volonté, mais non des autres puissances. Aussi, dans l'acte de la volonté, la
bonté qui vient de l'objet ne diffère pas de celle qui vient de la fin, comme
dans les actes des autres puissances ; à moins que ce ne soit d'une manière
accidentelle, selon qu'une fin dépend d'une autre, et une volonté d'une autre
volonté.
2. Supposé que la volonté se
porte vers le bien, aucune circonstance ne peut la rendre mauvaise. Quant à
cette affirmation : on veut quelquefois un bien où et quand il ne convient pas
de le vouloir, elle peut être entendue de deux manières. D'abord, en tant que
ces circonstances se rapportent à l'objet voulu ; et dans ce cas la volonté n'a
pas le bien pour objet, parce que vouloir faire une chose quand on ne doit pas
la faire, ce n'est pas vouloir le bien. En second lieu, selon que ces
circonstances se rapportent à l'acte de la volonté ; et en ce sens, il est
impossible que l'homme veuille le bien quand il ne doit pas, puisqu'il doit
toujours le vouloir, si ce n'est peut-être par accident, ce qui arriverait si,
par exemple, la volonté d'un bien empêchait d'en vouloir un autre qui serait nécessaire.
En ce cas, le mal résulterait non de ce qu'on voudrait le premier bien, mais de
ce qu'on ne voudrait pas l'autre. Il en est de même des autres circonstances.
3. L'ignorance des circonstances excuse le mal de la volonté lorsqu'elles appartiennent à l'objet voulu, en tant que la volonté ignore les circonstances de l'acte qu'elle veut.
Objections :
1. Il semble que non. Une
chose qui a la priorité sur une autre ne peut dépendre de celle-ci. Or, le bien
appartient à la volonté avait d'appartenir à la raison, nous l'avons montré.
Donc le bien de la volonté ne dépend pas de la raison.
2. D'après le Philosophe,
"la bonté de l'intellect pratique est le vrai conforme à l'appétit
droit". Or, l'appétit droit est la volonté bonne. Donc la bonté de la
raison pratique dépend de la bonté de la volonté, plutôt que l'inverse.
3. Le moteur ne dépend pas
de ce qu'il meut, tout au contraire. Or, on a vu que la volonté meut la raison
et les autres puissances. Donc la bonté de la volonté ne dépend pas de la
raison.
Cependant :
S. Hilaire dit : "Toute
persistance de la volonté dans ses réSolutions est immodérée lorsque la
volonté n'est pas soumise à la raison." Or, la bonté de la volonté
consiste à n'être pas immodérée. Donc la bonté de la volonté dépend de sa
soumission à la raison.
Conclusion :
Nous venons de voir que la bonté de
la volonté dépend proprement de l'objet. Or, l'objet de la volonté lui est
présenté par la raison. Le bien saisi par la raison est en effet l'objet
proportionné à la volonté, tandis que le bien saisi par les sens ou par
l'imagination n'est pas proportionné à la volonté, mais à l'appétit sensible ;
car la volonté peut tendre vers le bien universel que lui propose
l'intelligence, mais l'appétit sensible ne tend que vers les biens particuliers
q.ue perçoivent les sens. C'est pourquoi la bonté de la volonté dépend de la
raison de la même manière qu'elle dépend de l'objet.
Solutions :
1. Le bien considéré comme
tel, c'est-à-dire comme objet de l'appétit, appartient plutôt à la volonté qu'à
la raison. Mais il appartient plutôt à la raison comme vrai qu'à la volonté
comme bien, parce que la volonté ne peut se porter vers le bien si celui-ci
n'est d'abord saisi par la raison.
2. Le Philosophe parle ici
de l'intellect pratique considéré comme délibérant et raisonnant au sujet des
moyens propres à nous faire atteindre la fin ; dans ce cas, il est perfectionné
par la prudence. Or les moyens sont conformes à la droite raison lorsqu'ils
sont proportionnés au désir de la fin requise ; désir qui présuppose toutefois
la connaissance vraie de cette fin, qui nous vient de la raison.
3. La volonté meut la raison d'une manière, et la raison meut la volonté d'une autre manière, en lui présentant son objet, comme nous l'avons dit plus haut.
Objections :
1. Non, semble-t-il. A un
seul objet suffit une seule règle ou mesure. Or, la règle de la volonté
humaine, dont la bonté dépend, est la raison droite. Donc la bonté de la
volonté ne dépend pas de la loi éternelle.
2. "La mesure est du
même ordre que l'objet auquel on l'applique", selon Aristote. Or, la loi
éternelle n'est pas du même ordre que la volonté humaine. Donc la loi éternelle
ne peut pas être la mesure de la volonté humaine, en sorte que la bonté de
celle-ci dépende d'elle.
3. Une mesure doit être
absolument certaine. Or la loi éternelle nous est inconnue. Donc elle ne peut
être la mesure de notre volonté, au point que sa bonté en dépende.
Cependant :
S. Augustin, définit le péché comme
"une action, une parole, un désir contraires à la loi éternelle". Or,
la malice de la volonté est la racine du péché. Donc, la malice étant l'opposé
de la bonté, la bonté de la volonté dépend de la loi éternelle.
Conclusion :
Dans les causes subordonnées entre
elles, l'effet dépend de la cause première plus encore que de la cause seconde,
celle-ci n'agissant que par la vertu de celle-là. Or, si la raison humaine sert
de règle et de mesure à la volonté et détermine sa bonté, elle le tient de la
loi éternelle, qui est la raison divine. De là ces paroles du Psaume (4, 7 Vg)
: "Beaucoup demandent : "Qui nous fera voir le bien ?" La
lumière de ton visage s'est imprimée sur nous, Seigneur." C'est comme s'il
disait : la lumière de la raison qui est en nous peut nous montrer le bien et
régler notre volonté, dans la mesure où elle est la lumière de ton visage,
c'est-à-dire qui émane de celui-ci. Il est évident par là que la bonté de la
volonté humaine dépend de la loi éternelle beaucoup plus que de la raison
humaine, et que là où celle-ci fait défaut, il faut recourir à celle-là.
Solutions :
1. Une seule chose ne peut
avoir plusieurs mesures prochaines, mais elle peut en avoir plusieurs,
subordonnées entre elles.
2. C'est la mesure
prochaine qui est du même ordre que l'objet mesuré, non la mesure éloignée.
3. Quoique la loi éternelle nous soit inconnue en tant qu'elle est dans l'intelligence divine, elle nous est connue d'une certaine façon, soit par la raison naturelle qui en découle comme sa propre image, soit par une révélation surajoutée.
Objections :
1. Il semble que la volonté
qui se sépare de la raison erronée ne soit pas mauvaise. En effet, la raison,
nous venons de le dire, règle la volonté humaine en tant qu'elle découle de la
loi éternelle. Or, la raison qui se trompe ne découle pas de la loi éternelle,
et, par suite, ne peut être la règle de la volonté humaine. Donc la volonté
n'est pas mauvaise lorsqu'elle est en opposition avec la raison qui se trompe.
2. D'après S. Augustin, le
précepte d'un pouvoir inférieur n'oblige pas s'il est contraire au précepte
d'un pouvoir supérieur ; lorsque, par exemple, un proconsul ordonne ce que
défend l'empereur. Or la raison qui se trompe propose une action interdite par
le précepte d'un supérieur, qui est Dieu, le Maître suprême. Donc le
commandement de la raison n'oblige pas lorsqu'elle se trompe. La volonté n'est
donc pas mauvaise lorsqu'elle refuse de suivre la raison erronée.
3. Toute volonté mauvaise
appartient à une espèce de malice. Or, la volonté qui ne suit pas une raison
erronée ne peut être rangée dans une espèce de malice. Par exemple, si l'erreur
de la raison consiste à commander la fornication, la volonté de celui qui s'y
refuse ne peut être rangée dans aucune espèce de malice. Donc la volonté qui
n'obéit pas à la raison erronée n'est pas mauvaise.
Cependant :
comme on l'a vu dans la première
Partie, la conscience n'est que l'application de la science aux actes. Or, la
science appartient à la raison. Donc la volonté qui s'écarte de la raison
erronée va contre la conscience. Mais une volonté de ce genre est mauvaise ;
car il est dit dans l'épître aux Romains (14, 23) : "Tout ce qui ne vient
pas de la bonne foi est péché", c'est-à-dire ce qui est contre la
conscience. Donc la volonté en opposition avec la raison erronée est mauvaise.
Conclusion :
La conscience étant en quelque manière le décret de la raison, puisque l'on a vu dans la première Partie qu'elle est l'application de la science à l'acte, cela revient au même de chercher si la volonté qui s'écarte de la raison erronée est mauvaise, ou de chercher si la conscience oblige lorsqu'elle se trompes. A ce propos, certains auteurs ont distingué trois genres d'actes : les actes bons en soi, les actes indifférents, et les actes mauvais en soi. Ils disent donc que, lorsque la raison ou la conscience commande de faire une chose bonne en soi, il n'y a point là d'erreur. Il en est de même si elle commande de ne pas faire une chose mauvaise en soi, car c'est en vertu d'un même principe que le bien est commandé et le mal interdit. Mais si la raison ou la conscience dit à quelqu'un qu'il est tenu de faire, en vertu d'un précepte, ce qui est mauvais en soi, ou qu'il lui est défendu de faire ce qui est bon en soi, cette raison ou cette conscience sera erronée. Il en sera de même si la raison suggère à quelqu'un qu'il lui est enjoint ou défendu de faire un acte indifférent par nature, comme de ramasser par terre un brin de paille.
Ces auteurs disent donc que la raison ou la conscience, qui se trompe en ordonnant ou interdisant des choses indifférentes, oblige ; en sorte que la volonté qui ne lui obéit pas est mauvaise et tombe dans le péché. Mais elle n'oblige pas, si elle se trompe en ordonnant des choses mauvaises en soi, ou en prohibant celles qui sont bonnes en soi et nécessaires au salut ; d'où il suit que dans ce cas la volonté en opposition avec la raison n'est pas mauvaise.
Mais cette opinion n'est pas fondée
en raison. En effet, dans les matières indifférentes, la volonté qui refuse
d'obéir à la raison ou à la conscience qui se trompe, devient mauvaise à cause
de l'objet dont dépend sa bonté ou sa malice ; non à cause de l'objet pris en
lui-même, mais tel qu'il est saisi accidentellement par la raison, comme un mal
à faire ou à éviter. Or, comme l'objet de la volonté, nous l'avons vu, est ce
que lui propose la raison, dès que celle-ci présente un objet comme mauvais, la
volonté devient elle-même mauvaise si elle se porte vers lui. Ceci n'a pas
seulement lieu pour les choses indifférentes, mais également lorsqu'il s'agit
de choses bonnes ou mauvaises en soi. Car les choses indifférentes ne sont pas
les seules qui peuvent devenir bonnes ou mauvaises par accident ; les choses
bonnes peuvent devenir mauvaises et les choses mauvaises bonnes, selon la façon
dont la raison les envisage. Par exemple, éviter la fornication est un bien ;
cependant la volonté ne l'accepte pour un bien que si la raison le lui propose
comme tel. Donc si la raison erronée lui représente cette abstention comme un
mal, elle l'adoptera sous la raison de mal. Aussi deviendra-t-elle mauvaise,
parce qu'elle veut le mal ; non ce qui est mal en soi, mais ce qui est mal par
accident, à cause du jugement de la raison. De même, croire en Jésus Christ est
bon par soi et nécessaire au salut ; mais la volonté ne s'y porte que sur la
proposition de la raison. Donc, si cette foi est présentée comme un mal par la
raison, la volonté s'y portera comme vers un mal, non qu'elle soit mauvaise par
soi, mais seulement par accident, d'après l'idée que la raison s'en est faite.
De là cette parole du Philosophe : "A proprement parler, celui-là est
incontinent qui ne suit pas la raison droite ; mais, par accident, celui-là
l'est aussi, qui ne suit pas une raison fausse." Il résulte donc de tout
cela que, de soi, toute volonté qui n'obéit pas à la raison, que celle-ci soit
droite ou dans l'erreur, est toujours mauvaise.
Solutions :
1. Sans doute, lorsque la
raison se trompe, son jugement ne dérive pas de Dieu ; néanmoins elle le
propose comme vrai, et, par suite, comme dérivé de Dieu, source de toute
vérité.
2. La parole de S. Augustin
est vraie quand on sait que le pouvoir inférieur ordonne une chose défendue par
un pouvoir supérieur. Mais si quelqu'un croyait que le commandement du
proconsul est celui de l'empereur, en méprisant ce commandement il mépriserait
celui de l'empereur lui-même. Pareillement, si un homme croyait que la raison
humaine enjoint une chose contraire à l'ordre de Dieu, il ne devrait pas suivre
sa raison ; dans ce cas d'ailleurs, la raison ne serait pas complètement dans
l'erreur. Mais lorsque par erreur elle propose quelque chose comme prescrit par
Dieu, le mépriser serait mépriser Dieu lui-même.
3. Lorsque la raison saisit une chose comme mauvaise, elle voit toujours en elle un côté mauvais, soit parce qu'elle s'oppose à un commandement de Dieu, soit à cause du scandale, ou pour tout autre motif semblable. Et alors cette volonté mauvaise se ramène à l'espèce de malice perçue par la raison.
Objections :
1. Il semble que la volonté
qui se conforme à la raison erronée, soit bonne. En effet, de même que la
volonté qui n'obéit pas à la raison se porte vers un objet que celle-ci juge
mauvais, de même la volonté qui obéit se porte vers un objet que la raison juge
bon. Or, la volonté qui n'obéit pas à la raison, même lorsqu'elle se trompe,
est mauvaise. Donc celle qui lui obéit, même lorsqu'elle se trompe, est bonne.
2. La volonté qui est
conforme au commandement de Dieu et à la loi éternelle, est toujours bonne. Or
la loi éternelle et les commandements de Dieu nous sont proposés par la raison,
même quand celle-ci se trompe. Donc la volonté qui suit la raison quand
celle-ci se trompe, est bonne.
3. La volonté qui ne suit
pas la raison erronée est mauvaise. Si la volonté qui la suit est mauvaise
aussi, toute volonté de l'homme ayant une raison erronée sera donc mauvaise. Un
tel homme sera dans l'impasse et péchera nécessairement, ce qui est
inadmissible. Donc la volonté qui suit la raison erronée, est bonne.
Cependant :
la volonté de ceux qui tuaient les
Apôtres était mauvaise. Néanmoins, elle s'accordait avec leur raison erronée,
selon cette parole en S. Jean (16, 2) : "L'heure vient où quiconque vous
mettra à mort, croira obéir à Dieu." Donc la volonté qui suit la raison
lorsqu'elle se trompe, peut être mauvaise.
Conclusion :
De même que la question précédente revenait à celle-ci : la conscience erronée oblige-t-elle ? - ainsi la question présente revient à dire : la conscience erronée excuse-t-elle ? Cette question dépend de ce que nous avons dit sur l'ignorance. Car nous avons vu que l'ignorance produit parfois l'involontaire, et parfois ne le produit pas. Et parce que le bien et le mal moral dépendent du caractère volontaire de l'acte, comme nous l'avons montré, il est évident que l'ignorance qui rend un acte involontaire lui enlève sa valeur de bien et de mal moral, mais non l'ignorance qui ne le rend pas involontaire. Nous avons vu aussi que l'ignorance voulue dans une certaine mesure, directement ou indirectement, ne rend pas l'acte involontaire. J'appelle ignorance directement volontaire, celle sur laquelle porte l'acte de volonté ; et ignorance indirectement volontaire, celle qui résulte d'une négligence, si l'on ne veut pas apprendre ce que l'on est tenu de savoir, comme on l'a vu plus haut.
Donc, si la raison ou la conscience
se trompe volontairement, soit directement, soit indirectement, par une erreur
portant sur ce qu'on est tenu de savoir, une telle erreur n'excuse pas du mal la
volonté qui agit conformément à cette raison ou conscience erronée. Mais, si
l'erreur qui cause l'involontaire provient de l'ignorance d'une circonstance
quelconque, sans qu'il y ait eu négligence, cette erreur excuse du mal. Par
exemple, si la raison erronée disait à un homme qu'il est tenu de s'approcher
de la femme de son prochain, la volonté qui se conforme à cette raison erronée
est mauvaise parce que l'erreur provient de l'ignorance de la loi de Dieu,
qu'on est tenu de connaître. Mais si l'erreur consiste en ce que cet homme
prend pour son épouse une femme qui ne l'est pas, et veut s'approcher d'elle
lorsqu'elle le sollicite, sa volonté est excusée du mal, parce que l'erreur
provient de l'ignorance d'une circonstance, qui excuse et cause l'involontaire.
Solutions :
1. Comme dit Denys :
"Le bien est produit par une cause parfaite, tandis que le mal résulte de
n'importe quel défaut." Par suite, pour qu'on dise que l'objet vers lequel
se porte la volonté est mauvais, il suffit qu'il soit tel de sa nature, ou que
la raison le considère comme tel ; mais pour être bon, il est nécessaire qu'il
soit bon sous ce double rapport.
2. La loi éternelle ne peut
se tromper, mais la raison humaine le peut. C'est pourquoi la volonté qui suit
la raison humaine n'est pas toujours droite ni conforme à la loi éternelle.
3. De même que, dans un raisonnement, une proposition fausse étant donnée, des conclusions fausses en résultent nécessairement, de même, en morale, une faute étant admise, d'autres s'ensuivent inévitablement. Ainsi, lorsque quelqu'un cherche la vaine gloire, soit qu'il écrit par ce motif ce qu'il est tenu de faire, soit qu'il y renonce, il péchera toujours. Il n'est pas toutefois dans l'impasse, car il peut renoncer à sa mauvaise intention. Pareillement, si l'on suppose une erreur de la raison ou de la conscience procédant d'une ignorance coupable, il doit s'ensuivre nécessairement un mal pour la volonté. Dans ce cas, néanmoins, on n'est pas dans l'impasse, car on peut s'éloigner de l'erreur, puisque l'ignorance reste corrigible et volontaire.
Objections :
1. Non, semble-t-il. On a
vu plus haut que cette bonté ne dépend que de l'objet. Or, dans les moyens,
autre est l'objet de la volonté, autre est la fin qu'elle se propose. Donc la
bonté de la volonté, dans ce cas, ne dépend pas de l'intention de la fin.
2. Vouloir garder les
commandements de Dieu relève d'une volonté bonne. Or, cette volonté peut être
rapportée à une fin mauvaise, par exemple la vaine gloire ou la cupidité, comme
lorsqu'on veut obéir à Dieu en vue de certains avantages temporels. Donc la
bonté de la volonté ne dépend pas de l'intention de la fin.
3. Le bien et le mal
diversifient la fin, comme ils diversifient la volonté. Or, la malice de la
volonté ne dépend pas de la malice de la fin proposée ; car la volonté de celui
qui vole pour faire l'aumône est mauvaise, quoique sa fin soit bonne. Donc la
bonté de la volonté ne dépend pas de l'intention de la fin.
Cependant :
S. Augustin dit que Dieu récompense
l'intention. Or, le bien seul est récompensé par Dieu. Donc la bonté de la
volonté dépend de l'intention de la fin.
Conclusion :
L'intention peut se rapporter de deux manières à la volonté : elle la précède ou elle l'accompagne. Elle la précède comme cause, lorsque nous voulons une chose en vertu d'une intention déterminée. Et alors le rapport avec la fin constitue la bonté de l'objet voulu ; si quelqu'un, par exemple, veut jeûner en l'honneur de Dieu, son jeûne devient bon, parce qu'il est fait pour Dieu. Par suite, parce que la bonté de la volonté dépend de la bonté de ce que l'on veut, comme on l'a Vue elle doit nécessairement dépendre de l'intention de la fin.
Mais l'intention suit la volonté,
lorsqu'elle survient quand la volonté existe déjà ; lorsque quelqu'un, par
exemple, veut d'abord faire une chose, et la rapporte ensuite à Dieu. Dans ce
cas, la bonté de la première volonté ne dépend pas de l'intention qui la suit,
à moins qu'avec celle-ci l'acte de volonté ne soit réitéré.
Solutions :
1. Quand l'intention est
cause de la volonté, le rapport qu'elle a avec la fin communique sa bonté à
l'objet, nous venons de le dire.
2. La volonté ne peut être
dite bonne si elle a pour cause une intention mauvaise. En effet, celui qui
veut faire l'aumône par vaine gloire veut d'une façon mauvaise une chose bonne
en elle-même ; telle qu'il la veut, elle est donc mauvaise et rend mauvaise la
volonté elle-même. Mais si la volonté a précédé l'intention, elle a pu être
bonne, et l'intention ne corrompt l'acte que si celui-ci est réitéré.
3. Comme nous l'avons dit, le mal résulte d'un défaut quelconque, tandis que le bien exige une cause parfaite et entière. Ainsi, soit que la volonté ait pour objet une chose mauvaise en soi qu'elle veut pour un bien, ou une chose bonne qu'elle veut pour un mal, la volonté sera toujours elle-même mauvaise. Mais pour qu'elle soit une volonté bonne, il faut que son objet soit le bien sous la raison de bien, c'est-à-dire qu'elle veuille le bien, et en vue du bien.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Sur
ces paroles en S. Matthieu (12, 35) : "L'homme de bien tire le bien du
trésor qu'il a dans son coeur", la Glose s'exprime ainsi : "On fait
le bien selon l'intention que l'on a." Or l'intention rend bon non
seulement l'acte extérieur, mais aussi l'acte intérieur comme on l'a dit. Donc
la bonté de la volonté est proportionnée à celle de l'intention.
2. Quand la cause augmente,
l'effet augmente aussi. Or, la bonté de l'intention est cause de la bonté de la
volonté. Donc la bonté de la volonté est proportionnée à celle de l'intention.
3. Dans les choses
mauvaises, le péché est proportionné à l'intention ; car, si quelqu'un se
proposait, en jetant une pierre, de commettre un homicide, il serait coupable
de ce crime. Donc, pour la même raison, la bonté de la volonté, dans les choses
bonnes est proportionnée à la bonté de l'intention.
Cependant :
l'intention peut être bonne et
l'acte de volonté mauvais. Donc, la bonté de l'intention peut également être
plus grande que celle de l'acte de volonté.
Conclusion :
A l'égard de l'acte et de l'intention, on peut distinguer deux sortes de grandeurs : l'une se prend de l'objet, parce qu'on veut ou on fait un plus grand bien ; l'autre concerne l'intensité de l'acte ; parce qu'on veut ou on agit avec plus d'intensité, ce qui dépend de celui qui agit. Si l'on considère chez l'un et l'autre la grandeur qui se prend de l'objet, il est évident que le degré de l'acte ne suit pas toujours le degré de l'intention. Cela se vérifie de deux façons pour l'acte extérieur. Premièrement parce que l'objet qu'on rapporte à une fin n'est pas proportionné à cette fin ; si quelqu'un, par exemple voulait avec dix livres acheter un objet valant cent livres, il ne pourrait réaliser son intention. En second lieu, parce que les empêchements peuvent s'opposer à un acte extérieur sans que nous puissions les écarter ; ainsi, on a l'intention d'aller à Rome, et on rencontre des empêchements qui font renoncer à ce voyage.
Mais quant à l'acte intérieur de la volonté, cette disposition n'est possible que d'une seule manière, car les actes intérieurs de la volonté sont en notre pouvoir, et non les actes extérieurs. Mais la volonté peut se porter vers un objet qui n'est pas proportionné à la fin voulue, et en ce cas la bonté de la volonté qui se porte vers l'objet considéré absolument, n'est pas proportionnée à celle de l'intention. Mais parce que l'intention elle-même, d'une certaine façon, fait partie de l'acte de la volonté, dont elle est la raison d'être, sa bonté se communique à la volonté dans la mesure où celle-ci se propose comme fin un bien considérable, quoique le moyen par lequel elle veut l'atteindre ne soit pas à sa hauteur.
Si nous comparons à présent l'intention et l'acte d'après leur intensité, nous voyons l'intention communiquer son intensité à l'acte intérieur et extérieur de la volonté, parce que, comme on l'a vu plus haut, l'intention peut, d'une certaine manière, jouer le rôle de forme à leur égard. Cependant, prise matériellement, l'intention droite peut avoir un degré d'intensité supérieur à celui de l'acte intérieur et de l'acte extérieur ; ainsi, par exemple, lorsqu'on veut prendre un remède avec moins d'intensité qu'on ne veut recouvrer la santé. Cependant cette intention intense qui se porte sur la santé communique son intensité, sur le plan formel, à la volonté de prendre le remède.
Il faut encore ajouter que
l'intensité de l'acte intérieur ou extérieur peut aussi devenir l'objet de
l'intention ; par exemple, lorsqu'on se propose de vouloir ou d'exécuter une
chose avec énergie. Malgré cela, on peut ne pas y parvenir, parce que, comme on
vient de le voir, la bonté de l'acte intérieur ou extérieur n'est pas toujours
proportionnée à la bonté de l'objet qu'on se propose. De là vient qu'on ne
mérite pas toujours autant qu'on le voudrait, parce que le degré de mérite
dépend, comme on le verra, de l'intensité de l'acte.
Solutions :
1. La Glose parle ici du
jugement que Dieu porte, et qui a principalement égard à l'intention ; aussi
une autre Glose ajoute-t-elle que le trésor du coeur est l'intention d'après
laquelle Dieu juge les oeuvres. En effet, la bonté de l'intention se communique
dans une certaine mesure, on vient de le voir, à la volonté qui rend l'acte
extérieur lui-même méritoire devant Dieu.
2. La bonté de l'intention
n'est pas la seule cause de la bonté de la volonté ; par suite, l'argument ne
porte pas.
3. La malice de l'intention suffit à produire la malice de la volonté ; c'est pourquoi le degré de celle-ci est proportionné au degré de celle-là. Mais il n'en est pas de même de la bonté, comme nous venons de le montrer.
Objections :
1. Il semble que non. Il
est impossible que la volonté humaine soit conforme à la volonté divine,
suivant ces paroles d'Isaïe (55, 9) : "Autant les cieux sont élevés
au-dessus de la terre, autant mes voies le sont au-dessus de vos voies, mes
pensées au-dessus de vos pensées." Donc, si la bonté de la volonté humaine
exigeait la conformité avec la volonté divine, il serait impossible à l'homme
d'avoir une volonté bonne, ce qui est inadmissible.
2. Comme notre volonté
découle de la volonté divine, notre science découle de la science de Dieu. Or,
il n'est pas requis que notre science soit conforme à la science divine, car
Dieu sait beaucoup de choses que nous ignorons. Donc il n'est pas nécessaire
que notre volonté soit conforme à sa volonté.
3. La volonté est le
principe de l'action. Or, notre action ne peut être semblable à celle de Dieu.
Donc notre volonté ne doit pas se conformer à sa volonté.
Cependant :
on peut citer les paroles du
Christ, en S. Matthieu (26, 39) : "Non comme je veux, mais comme tu
veux", exprimant par là, selon S. Augustin, sa volonté que l'homme soit
droit et se dirige vers Dieu. Or, la rectitude de la volonté constitue sa
bonté. Donc la bonté de la volonté dépend de sa conformité à la volonté divine.
Conclusion :
La bonté de la volonté dépend,
comme on l'a dit, de l'intention de la fin. Or, la fin dernière de la volonté
humaine, c'est le souverain bien qui est Dieu, nous l'avons dit. Pour être
bonne, la volonté humaine doit donc être ordonnée au souverain bien. Ce bien se
rapporte premièrement et directement à la volonté divine, comme étant son objet
propre. Or, ce qui est premier dans un genre est la mesure et la raison de tout
ce que ce genre renferme. Comme une chose n'est droite et bonne que si elle
atteint la mesure qui lui est propre, la volonté humaine, pour être bonne, doit
donc être conforme à la volonté divine.
Solutions :
1. La volonté humaine ne
peut se conformer à la volonté divine au point de l'égaler, mais elle peut s'y
conformer par imitation. C'est ainsi que la science de l'homme se conforme à la
science divine par la connaissance de la vérité, et que l'action de l'homme se
conforme à l'action divine tant qu'elle convient à la nature de celui qui agit
; il n'y a pas là égalité, mais imitation.
2. 3. Cela donne clairement la solution des autres objections.
Objections :
1. Il ne semble pas que ce
soit toujours nécessaire. Nous ne pouvons vouloir ce que nous ignorons, car l'objet
de la volonté c'est le bien que l'on connaît. Or, nous ignorons la plupart du
temps ce que Dieu veut. Donc la volonté humaine ne peut se conformer à la
volonté divine quant à l'objet voulu.
2. Dieu veut damner celui
dont il prévoit qu'il mourra en état de péché mortel. Donc si l'homme était
tenu de conformer sa volonté à celle de Dieu, quant à l'objet, il devrait
éventuellement vouloir sa propre damnation, ce qui est inadmissible.
3. Nul n'est tenu de
vouloir une chose opposée à la piété. Or, si la volonté de l'homme était
conforme à celle de Dieu, elle serait quelquefois opposée à la piété ; si, par
exemple, Dieu voulant la mort d'un père, son fils la voulait également. Donc
l'homme n'est pas tenu de conformer sa volonté à celle de Dieu quant à l'objet
voulu.
Cependant :
sur ces paroles du Psaume (33, 1) :
"La louange convient aux hommes droits", la Glose dit : "Il a le
coeur droit, celui qui veut ce que Dieu veut." Or, chacun est tenu d'avoir
le coeur droit. Donc chacun doit vouloir ce que Dieu veut.
2. La forme de la volonté,
comme de tout acte, vient de l'objet. Donc si l'homme est tenu de conformer sa
volonté à celle de Dieu, ce doit être quant à l'objet.
3. Le conflit des volontés
provient de ce que des hommes veulent des choses différentes. Or, quiconque a
une volonté en conflit avec celle de Dieu a par cela même une volonté mauvaise.
Donc la volonté qui n'est pas conforme à la volonté divine quant à l'objet, est
mauvaise.
Conclusion :
On a vu précédemmenti que la volonté se porte vers l'objet tel qu'il lui est présenté par la raison. Or la raison peut considérer un même être sous des rapports différents, en sorte qu'il soit bon sous un rapport, et ne le soit pas sous un autre. C'est pourquoi celui qui voudra cet être en tant qu'il est bon, et celui qui ne le voudra pas en tant qu'il est mauvais, auront l'un et l'autre une volonté bonne. Ainsi la volonté du juge est bonne lorsqu'il veut la mort d'un bandit parce qu'elle est juste ; et la volonté de l'épouse ou du fils de ce bandit est bonne également lorsqu'ils ne veulent pas sa mort, parce que cette mise à mort est un mal selon la nature.
Or, puisque la volonté suit la perception de la raison ou de l'intelligence, plus l'idée d'un bien perçu par la raison est générale, plus le bien embrassé par la volonté sera général, comme on le voit dans l'exemple cité : le juge a la charge du bien commun, c'est-à-dire de la justice, et c'est pourquoi il veut l'exécution du bandit, laquelle à raison de bien en relation avec l'ordre social ; tandis que l'épouse du bandit doit considérer le bien privé de la famille, et pour cette raison elle veut que son mari ne soit pas exécuté.
Or, le bien de tout l'univers est celui que considère Dieu, son créateur et gouverneur ; aussi tout ce que Dieu veut, il le veut sous la raison du bien commun, qui est sa bonté, laquelle est le bien de tout l'univers. Tandis que la créature ne saisit, selon sa nature, qu'un bien particulier qui lui est proportionné. Or, il arrive que telle chose soit un bien sous une raison particulière, et ne le soit pas sous la raison universelle, et inversement. Cela explique qu'une volonté particulière est bonne lorsqu'elle veut une chose considérée sous un rapport particulier, alors que Dieu qui la considère à un plan universel, ne la veut pas, ou inversement. De là vient aussi que les volontés de plusieurs hommes peuvent être bonnes, même si elles s'opposent par leurs objets parce qu'elles veulent que ceci soit ou ne soit pas selon des rapports différents et particuliers.
Néanmoins la volonté qui se porte vers un bien particulier n'est droite qu'à la condition de le rapporter au bien commun comme à sa fin, ainsi qu'il est naturel à la partie de désirer le bien du tout et de s'y ordonner. Or, c'est la fin qui fournit la raison formelle de vouloir tout ce qui est ordonné à cette fin. Par suite, la volonté d'un bien particulier, pour être droite, doit avoir pour objet matériel ce bien particulier, et pour objet formel le bien commun voulu par Dieu. La volonté humaine est donc tenue de se conformer formellement à la volonté divine quant à l'objet, car elle est tenue de vouloir le bien commun et divin ; mais non matériellement, pour le motif que nous venons de dire. Toutefois la volonté humaine se conforme sous ces deux rapports à la volonté divine d'une certaine manière ; en se conformant à la volonté divine dans une raison de vouloir commune, elle lui est conforme quant à la fin ultime ; et alors même qu'elle ne se conforme pas à la volonté divine quant à l'objet considéré matériellement, elle se rapporte à elle comme à sa cause efficiente ; car cette inclination particulière qui résulte de sa nature ou de l'appréhension de la chose vers laquelle elle se porte, elle la tient de Dieu comme de sa cause efficiente. De là cette maxime : la volonté de l'homme se conforme à la volonté divine parce qu'elle veut ce que Dieu veut qu'elle veuille.
Il y a encore une autre espèce de
conformité sous l'angle de la cause formelle, lorsque par exemple la charité
porte un homme à vouloir comme Dieu veut. Cette conformité rentre dans la
conformité formelle qui résulte du rapport qu'elle introduit avec la fin
ultime, rapport qui est l'objet propre de la charité.
Solutions :
1. Nous pouvons connaître
d'une manière générale quel est l'objet de la volonté divine. Car nous savons
que Dieu veut toute chose sous la raison de bien. Par suite, quiconque veut un
objet sous n'importe quelle raison de bien a une volonté conforme à celle de
Dieu quant au motif de le vouloir. Mais nous ne savons pas d'une manière
particulière ce que Dieu veut ; et, sous ce rapport, nous ne sommes pas tenus
de conformer notre volonté à la sienne. Dans la gloire cependant, tous verront
en chacune de leurs volontés particulières l'ordre que Dieu établit entre ce
qu'ils veulent et ce qu'il veut lui-même. Et c'est pourquoi ils conformeront en
tout leur volonté à cane de Dieu, non seulement formellement, mais aussi
matériellement.
2. Dieu ne veut pas la
damnation de quelqu'un pour la damnation elle-même, ni la mort de quelqu'un en
tant qu'elle est mort, car lui-même "veut que tous les hommes soient
sauvés" (1 Tm 2, 4), mais il veut cela sous la raison de justice. Aussi
suffit-il en ce domaine que l'homme veuille observer la justice de Dieu et
l'ordre de la nature.
3. Cela donne la réponse à la troisième objection.
Réponse
aux objections en sens contraire. Celui qui conforme sa volonté à celle de
Dieu, quant à la raison de l'objet voulu, veut davantage ce que Dieu veut que
celui qui n'y conforme la sienne que quant à l'objet pris matériellement, car
la volonté se porte davantage vers la fin que vers les moyens.
2. L'espèce et la forme de
l'acte lui sont donnés par ce qu'il y a de formel dans l'objet, plutôt que par
cet objet pris matériellement.
3. Il n'y a pas contradiction entre plusieurs volontés qui veulent des choses différentes pour des raisons différentes. Il n'y en a que dans le cas où pour la même raison et sous le même rapport, quelqu'un veut ce qu'un autre ne veut pas ; ce n'est pas ce dont il est question ici.
1. La bonté et la malice sont-elles d'abord dans l'acte de la volonté, ou dans l'acte extérieur ? - 2. La bonté et la malice de l'acte extérieur dépendent-elles entièrement de celle de la volonté ? - 3. La bonté et la malice de l'acte extérieur sont-elles les mêmes que celles de l'acte intérieur ? - 4. L'acte extérieur ajoute-t-il quelque chose à la bonté ou à la malice de l'acte intérieur ? - 5. L'événement ajoute-t-il quelque chose à la bonté et à la malice de l'acte extérieur ? - 6. Le même acte extérieur peut-il être à la fois bon et mauvais ?
Objections :
1. Le bien et le mal
semblent résider plutôt dans l'acte extérieur que dans l'acte de la volonté. On
a vu que la volonté tire sa bonté de l'objet. Or l'acte extérieur est l'objet
de l'acte intérieur de la volonté ; car nous disons : vouloir voler, vouloir
faire l'aumône. Donc le bien et le mal sont plutôt dans l'acte extérieur que
dans l'acte de la volonté.
2. Le bien convient
premièrement à la fin, parce que les moyens ne sont bons que par leur rapport à
la fin. Or, l'acte de la volonté ne peut tenir lieu de fin comme on l'a vu ,
tandis que les actes des autres puissances le peuvent. Donc le bien se trouve
plutôt dans l'acte d'une autre puissance que dans l'acte de la volonté.
3. On a dit précédemment c
que l'acte de la volonté était la forme de l'acte extérieur. Or, la forme est
postérieure à la matière, puisqu'elle s'ajoute à elle. Donc le bien et le mal
sont dans l'acte extérieur avant d'être dans l'acte de la volonté.
Cependant :
S. Augustin nous dit "C'est
par la volonté que l'on pèche, et que l'on vit honnêtement." Donc le bien
et le mal moral consistent avant tout dans l'acte de la volonté.
Conclusion :
Les actes extérieurs peuvent être
dits bons ou mauvais de deux façons. D'abord dans leur genre et dans leurs
circonstances considérées en elles-mêmes ; ainsi on appelle bonne l'action de
faire l'aumône, lorsque les circonstances requises sont observées. On appelle
encore une chose bonne ou mauvaise à cause de son rapport avec la fin ; ainsi
faire l'aumône par vaine gloire est une action mauvaise. La fin étant l'objet
propre de la volonté, il est évident que cette qualité de bien et de mal que
l'acte extérieur tire de son rapport avec la fin se trouve premièrement dans
l'acte de la volonté, et découle de celui-ci dans l'acte extérieur. Mais la
bonté ou la malice que l'acte extérieur a par lui-même, à cause de la matière
et des circonstances requises, ne découle pas de la volonté, mais plutôt de la
raison. Par suite, si l'on considère la bonté de l'acte extérieur selon qu'elle
est ordonnée par la raison, elle a priorité sur la bonté de l'acte de la volonté
; mais si on la considère dans l'accomplissement de l'oeuvre, elle suit au
contraire la bonté de la volonté qui est son principe.
Solutions :
1. L'acte extérieur est
l'objet de la volonté en tant que la raison le présente à celle-ci comme un
bien conçu et ordonné par elle ; et dans ce sens il a la priorité sur l'acte de
la volonté. Mais en tant qu'il consiste dans l'exécution d'une oeuvre, il est
un effet de la volonté et il la suit.
2. La fin est première dans
l'intention, mais dans l'exécution elle vient en dernier lieu.
3. En tant que reçue dans la matière, la forme est postérieure à celle-ci dans l'ordre de la génération, quoique par nature elle passe avant elle. Mais en tant qu'elle se trouve dans la cause agissante, elle a priorité sous tous les rapports. Or, la volonté est cause efficiente de l'acte extérieur. Par suite, la bonté de l'acte de la volonté est la forme de l'acte extérieur, comme faisant partie de la cause agissante.
Objections :
1. Il semble bien que oui.
Il est dit en S. Matthieu (7, 18) : "Un bon arbre ne peut porter de
mauvais fruits, et un mauvais arbre ne peut porter de bons fruits." Or, d'après
la Glose, l'arbre désigne la volonté, et les fruits représentent les oeuvres.
Donc la volonté ne peut être bonne tandis que l'acte extérieur est mauvais, ni
le contraire.
2. S. Augustin dit qu'on ne
pèche que par la volonté. Donc, s'il n'y a pas de péché dans la volonté, il n'y
en aura pas dans l'acte extérieur. Par suite la bonté et la malice de l'acte
extérieur dépendent entièrement de la volonté.
3. Le bien et le mal dont
nous parlons différencient les actes moraux. Or, les différences essentielles
divisent par elles-mêmes les genres, selon le Philosophe. Donc, l'acte étant
moral parce qu'il est volontaire, le bien et le mal d'un acte semblent
s'établir uniquement par rapport à la volonté.
Cependant :
S. Augustin a dit "Il y a des
actions que ni la bonté de la fin, ni celle de la volonté, ne peuvent rendre
bonnes."
Conclusion :
Comme nous l'avons dit précédemment, on peut considérer dans l'acte extérieur deux sortes de bonté ou de malice : l'une résulte de la matière requise et des circonstances ; l'autre du rapport de l'acte avec la fin. Celle-ci dépend entièrement de la volonté. Mais celle qui tient à la matière requise ou aux circonstances dépend de la raison, et la bonté de la volonté en dépendra aussi, dans la mesure où la volonté obéit à la raison.
Il faut toutefois considérer que le
mal, d'après ce qu'on a déjà diti, résulte d'un seul défaut particulier ;
tandis que le bien, pour exister absolument, exige, non seulement un bien
particulier, mais une bonté intégrale. Donc, si la volonté est bonne et dans
son objet et dans sa fin, l'acte extérieur sera bon. Pour cela il ne suffit
donc pas que l'acte extérieur soit bon de la bonté de l'intention de la fin.
Mais si la volonté est mauvaise, soit quant à la fin qu'elle se propose, soit
quant à l'acte qu'elle détermine, l'acte extérieur devient par cela même
mauvais.
Solutions :
1. La volonté bonne, qui
est signifiée par le bon arbre, doit s'entendre de la volonté bonne dans l'acte
voulu et dans la fin.
2. La volonté pèche, non
seulement en se proposant une fin mauvaise, mais encore en voulant un acte
mauvais.
3. On appelle volontaire non seulement l'acte intérieur de la volonté, mais encore les actes extérieurs, en tant qu'ils procèdent de la raison et de la volonté. C'est pourquoi les uns et les autres peuvent être divisés en actes bons et mauvais.
Objections :
1. Non, il ne semble pas.
Le principe de l'acte intérieur est une force intérieure de l'âme appréhensive
ou appétitive ; tandis que le principe de l'acte extérieur est la puissance qui
exécute le mouvement. Or, à divers principes d'action correspondent des actes
divers ; et c'est l'acte qui est le sujet de la bonté ou de la malice. Or un
même accident ne peut se trouver dans des sujets divers. Donc il ne peut y
avoir une même bonté pour l'acte extérieur et pour l'acte intérieur.
2. "La vertu est ce
qui rend bon l'homme qui la possède, et qui rend bonne son oeuvre", selon
le Philosophe. Or, autre est la vertu intellectuelle de la puissance qui
commande, et autre la vertu morale de la puissance commandée, comme le
Philosophe le prouve. Donc, autre est la bonté de l'acte intérieur qui
appartient à la puissance qui commande, et autre celle de l'acte extérieur qui
appartient à la puissance commandée.
3. Une chose ne peut être
en même temps cause et effet, car rien n'est cause de soi-même. Or la bonté de
l'acte intérieur est cause de la bonté de l'acte extérieur ou inversement,
comme on vient de le dire 1. Ces actes ne peuvent donc avoir la même bonté.
Cependant :
nous avons montré que l'acte de la
volonté est la forme de l'acte extérieur. Or, la matière et la forme
constituent un seul être. La bonté de l'acte intérieur et de l'acte extérieur
est donc une.
Conclusion :
On a vu plus haut que l'acte
extérieur et l'acte intérieur de la volonté sont un, au plan moral. Or, un acte
qui est un par son sujet, peut avoir plusieurs raisons de bonté ou de malice ;
il peut aussi n'en avoir qu'une. On devra donc dire que la bonté ou la malice
de l'acte intérieur et celle de l'acte extérieur sont parfois la même, et
parfois différentes. En effet, ces deux bontés ou malices sont subordonnées
entre elles, nous l'avons dit. Or, parmi les choses ainsi ordonnées l'une à
l'autre, l'une, quelquefois, n'est bonne que par suite de son rapport à l'autre
; une potion amère, par exemple, n'est bonne que parce qu'elle rend la santé ;
aussi n'y a-t-il pas une bonté différente de la potion et de la santé ; c'est
une seule et même bonté. Parfois au contraire la chose qui est ordonnée à une
autre possède, outre la bonté de ce rapport, une raison de bien qui lui est
propre ; ainsi un remède agréable au goût a cette bonne qualité, outre celle de
guérir. Donc, lorsque la bonté ou la malice de l'acte extérieur ne provient que
de son rapport avec la fin, il y a identité parfaite entre la bonté ou la
malice de l'acte intérieur de volonté qui vise la fin par lui-même, et de
l'acte extérieur qui vise la fin par l'intermédiaire de l'acte de la volonté.
Mais quand l'acte extérieur est bon ou mauvais par lui-même, dans sa matière ou
dans ses circonstances, autre est la bonté de l'acte extérieur, et autre la
bonté que la volonté tire de la fin. Cependant, la bonté que la volonté tire de
la fin rejaillit sur l'acte extérieur, et la bonté que l'acte extérieur tire de
sa matière ou de ses circonstances rejaillit aussi sur l'acte de la volonté,
comme on l'a déjà dit.
Solutions :
1. L'argument prouve que
l'acte extérieur et l'acte intérieur sont divers dans l'ordre de la nature,
mais ces deux actes concourent à former un seul acte dans l'ordre moral, comme
nous l'avons vu.
2. Selon le Philosophe, les
vertus morales sont ordonnées à leurs actes comme à leur fin ; la prudence,
elle, qui est dans la raison, est ordonnée aux moyens ; c'est pourquoi il faut
des vertus différentes. Mais la droite raison qui a pour objet la fin des
vertus elles-mêmes, n'a pas d'autre bonté que celle de la vertu, en tant que
toutes les vertus participent à la bonté de la raison.
3. Lorsqu'une qualité se communique d'un sujet à un autre comme à partir d'une cause agissante univoque, elle se différencie dans ses sujets ; ainsi lorsqu'un objet en réchauffe un autre, la chaleur du premier est distincte numériquement de la chaleur du second, quoique leur espèce soit la même. Au contraire, quand une qualité se communique d'un objet à un autre selon une certaine analogie ou proportion, elle reste numériquement une ; ainsi la santé, qui se trouve dans le corps animé peut aussi qualifier ensuite la médecine et l'urine ; cependant c'est une même santé que possède le corps, que cause la médecine, que manifeste l'urine. C'est en ce sens que la bonté de la volonté se communique à l'acte extérieur, et inversement, suivant le rapport de l'un à l'autre.
Objections :
1. Il semble que non. S.
Jean Chrysostome dit : "C'est la volonté qui est récompensée pour le bien,
ou condamnée pour le mal." Or, les oeuvres sont témoins de la volonté.
Donc Dieu ne demande pas des oeuvres pour lui-même, pour savoir comment il
jugera, mais pour les autres, afin que tous comprennent qu'il est juste. Mais
on doit estimer le bien et le mal d'après le jugement de Dieu plutôt que
d'après celui des hommes. Donc l'acte extérieur n'ajoute rien à la bonté de
l'acte intérieur.
2. Il y a une seule et même bonté de l'acte intérieur et de l'acte
extérieur, on vient de le dire à l'Article précédent. Mais tout accroissement
se fait par addition d'une chose à une chose autre. Donc l'acte extérieur
n'ajoute ni bonté ni malice à celle de l'acte intérieur.
3. La bonté de la création
entière n'ajoute rien à la bonté de Dieu, parce qu'elle en découle entièrement.
Or, la bonté de l'acte extérieur découle quelquefois tout entière de l'acte
intérieur, et quelquefois c'est l'inverse, comme on l'a vu. Donc la bonté ou la
malice de l'un n'ajoute rien à celle de l'autre.
Cependant :
tout agent se propose d'atteindre
le bien et d'éviter le mal. Donc, si l'acte extérieur n'ajoutait rien à la
bonté ni à la malice de l'acte intérieur, celui qui a une bonne ou une mauvaise
volonté ferait une bonne oeuvre ou s'abstiendrait de faire le mal sans aucun
résultat, ce qui est inadmissible.
Conclusion :
Si l'on parle de la bonté que l'acte extérieur tire du vouloir de la fin, cet acte n'ajoute rien à la bonté de l'acte intérieur, à moins qu'il ne contribue à rendre la volonté meilleure dans le bien, ou pire dans le mal. Ce qui peut arriver de trois manières.
l° Quant au nombre ; lorsque par exemple quelqu'un veut faire une action pour une fin bonne ou mauvaise, mais ne l'accomplit pas aussitôt ; peu de temps après, il la veut de nouveau et l'accomplit ; dans ce cas, l'acte de la volonté a été répété, et il y a ainsi double bien ou double mal.
2° Quant à l'extension ; lorsque par exemple quelqu'un, voulant d'abord atteindre une fin bonne ou mauvaise, y renonce à cause d'un obstacle qui est survenu, tandis qu'un autre continue de vouloir jusqu'à ce qu'il exécute son dessein ; il est évident que la volonté de ce dernier persévère plus longtemps dans le bien ou dans le mal, et qu'elle est ainsi meilleure ou pire.
3° Quant à l'intensité ; il y a, en effet, des actes qui, agréables ou pénibles de leur nature, augmentent ou affaiblissent l'énergie de la volonté, et celle-ci, suivant le degré d'intensité avec lequel elle se porte vers le bien ou le mal, devient évidemment meilleure ou pire.
Si l'on parle, au contraire, de la
bonté que l'acte extérieur tire de sa matière et des circonstances requises,
cet acte devient alors terme et fin par rapport à la volonté. Et, de cette
manière, il augmente la bonté ou la malice de celle-ci, parce que la perfection
de toute inclination et de tout mouvement consiste à atteindre sa fin ou son
terme. Il en résulte que la volonté n'est parfaite que si elle est décidée à
agir quand l'occasion se présente. Mais si elle n'a pas la possibilité d'agir,
quoiqu'elle soit parfaitement décidée à le faire si cela devient possible, le
défaut de perfection qui provient de l'acte extérieur est purement
involontaire. Or, de même que l'involontaire ne mérite, à cause du bien ou du
mal qu'il produit, ni châtiment ni récompense, de même il n'ôte rien à la peine
ou à la récompense méritée, si c'est de façon tout involontaire qu'on n'a pas
accompli le bien ou le mal.
Solutions :
1. S. Jean Chrysostome
parle ici d'une volonté consommée, et qui ne s'abstient parfois d'agir que dans
l'impuissance de le faire.
2. Cet argument considère
la bonté que l'acte extérieur tire du vouloir de la fin. Or, celle qu'il tire
de sa matière et des circonstances est différente de la bonté que la volonté
tire de sa fin ; mais elle n'est pas différente de la bonté que la volonté tire
de l'acte voulu, dont elle est, en quelque façon, la raison et la cause, comme
nous l'avons dit.
3. Ceci donne clairement la solution de la troisième objection.
Objections :
1. Oui, semble-t-il.
L'effet existe virtuellement dans la cause. Or les événements suivent les actes
comme les effets suivent la cause. Donc, ils préexistent virtuellement dans les
actes. Mais la bonté ou la malice s'estime d'après la vertu de chacun, car
c'est la vertu qui rend bon celui qui la possède, selon Aristote. Donc les
événements ajoutent quelque chose à la bonté ou à la malice de l'acte.
2. Le bien que font les
auditeurs est un effet consécutif à la prédication du docteur qui les a
enseignés, et il contribue à son mérite, d'après ces paroles de S. Paul (Ph 4,
1) : "Frères très chers et tant désirés, ma joie et ma couronne..."
Donc l'événement qui suit ajoute quelque chose à la bonté ou à la malice de
l'acte.
3. La peine n'est augmentée
qu'en proportion de la faute, selon ces paroles du Deutéronome (25, 2) :
"Le nombre de coups sera proportionné à la faute." Or, l'événement
qui suit fait ajouter quelque chose à la peine, car il est dit dans l'Exode
(21, 29) : "Mais si le taureau donnait déjà de la corne depuis quelque
temps, et que son propriétaire, dûment averti, ne l'ait pas enfermé, ce
taureau, s'il cause la mort d'un homme ou d'une femme, sera lapidé, et son propriétaire
sera mis à mort." Celui-ci ne serait pas mis à mort si le taureau, même
non enfermé, n'avait pas tué quelqu'un. Donc l'événement qui suit ajoute
quelque chose à la bonté ou à la malice de l'acte.
4. Celui qui introduit une
cause de mort, soit en donnant des coups, soit en portant une sentence, mais
sans que la mort s'ensuive, ne contracte pas d'irrégularité ; or, il
deviendrait irrégulier si la mort avait lieu. Donc l'événement qui suit ajoute
quelque chose à la bonté ou à la malice de l'acte.
Cependant :
l'événement qui suit ne rend pas
bon un acte qui était mauvais, ni mauvais un acte qui était bon. Si quelqu'un,
par exemple, fait l'aumône à un pauvre, l'abus qu'en fait celui-ci pour pécher
n'ôte rien au mérite de l'aumône ; et de même la patience avec laquelle
quelqu'un supporte une injustice ne diminue en rien la faute de celui qui l'a
commise. Donc l'événement qui suit n'ajoute rien à la bonté ou à la malice de
l'acte.
Conclusion :
L'événement qui suit est prévu ou
non. S'il est prévu, il ajoute évidemment quelque chose à la bonté ou à la
malice de l'acte ; car chez l'homme qui prévoit qu'une foule de maux
résulteront de son action et ne s'en abstient pas, la volonté se montre par là
d'autant plus désordonnée. Si l'événement qui suit n'a pas été prévu, il faut
encore distinguer. S'il suit cet acte par soi et le plus souvent, il ajoute
quelque chose à la bonté ou à la malice de l'acte. En effet, il est évident
qu'un acte est meilleur de sa nature, quand il peut amener un plus grand nombre
de bons résultats, et que celui-là est pire, dont il résulte normalement un
plus grand nombre de maux. Mais s'il n'arrive que par accident et très
rarement, l'événement qui suit n'ajoute rien à la bonté ou à la malice de
l'acte, parce qu'on ne juge pas une chose d'après ce qui lui est accidentel,
mais d'après ce qui lui appartient de soi.
Solutions :
1. La vertu de la cause
s'apprécie d'après ses effets essentiels, et non d'après ses effets
accidentels.
2. Le bien que font les
auditeurs est de soi un effet de la prédication ; c'est pourquoi il toume au
mérite du prédicateur, surtout quand celui-ci a eu cette intention.
3. L'événement qui fait
infliger un tel châtiment suit par soi la cause posée, et en outre il est prévu
; c'est pour cela qu'il est l'objet d'un châtiment particulier.
4. Cet argument serait valable si l'irrégularité venait de la faute. Or elle ne vient pas de la faute, mais d'un fait qui provoque un empêchement sacramentel.
Objections :
1. Il semble que oui.
"Le mouvement continu est un", dit Aristote. Or, un même mouvement
continu peut être bon et mauvais ; lorsque quelqu'un, par exemple, allant à
l'église, se propose d'abord la vaine gloire, puis le service de Dieu. Donc un
même acte peut être bon et mauvais.
2. D'après le Philosophe,
"l'action et la passion sont un même acte". Or la passion peut être
bonne, par exemple, celle du Christ, et l'action mauvaise, par exemple celle
des juifs. Donc un même acte peut être bon et mauvais.
3. L'esclave étant comme
l'instrument du maître, l'action de l'un est l'action de l'autre, comme
s'identifient l'action de l'outil et celle de l'artisan. Or, il peut arriver
que cette action procède d'une volonté bonne chez le maître et d'une volonté
mauvaise chez l'esclave, et qu'ainsi elle soit bonne d'un côté, et mauvaise de
l'autre. Donc un même acte peut être bon et mauvais.
Cependant :
les contraires ne peuvent exister
dans un même sujet. Or le bien et le mal sont contraires. Donc un même acte ne
peut être bon et mauvais.
Conclusion :
Rien n'empêche qu'une chose soit
une si on la rapporte à tel genre, et multiple si on la rapporte à tel autre ;
ainsi une surface continue est une, considérée comme quantité, et multiple,
considérée sous le rapport de la couleur, si elle est en partie blanche et en
partie noire. De cette manière, rien n'empêche qu'un acte soit un, si on le
considère dans sa réalité physique, et ne le soit pas, si on le considère dans
sa réalité morale, et inversement, comme on l'a vu. Ainsi, une promenade
continue ne forme physiquement qu'un seul acte ; moralement, elle peut en
former plusieurs, si la volonté du promeneur, qui est le principe des actes
moraux, vient à changer. Donc, si l'on considère un acte sous l'angle moral, il
est impossible qu'il soit doué à la fois de bonté et de malice morale. S'il n'a
qu'une unité physique et pas d'unité morale, il pourra être bon et mauvais.
Solutions :
1. Le mouvement continu
inspiré par diverses intentions a bien l'unité physique, mais il n'a pas
d'unité morale.
2. L'action et la passion
relèvent de la morale dans la mesure où elles sont volontaires. Elles formeront
donc deux actes moraux divers, lorsqu'elles procéderont de volontés différentes
; l'une pourra ainsi être bonne, tandis que l'autre sera mauvaise.
3. L'acte de l'esclave, en tant que procédant de sa volonté, n'est pas l'acte du maître, sinon en tant qu'il procède du commandement de celui-ci. Sous cet aspect, il n'est pas rendu mauvais par la volonté mauvaise de l'esclave.
1. L'acte humain, en tant qu'il
est bon ou mauvais, a-t-il raison de rectitude ou de péché ? - 2. Est-il
louable ou blâmable ? - 3. Entraîne-t-il mérite ou démérite ? - 4. En est-il
ainsi devant Dieu ?
Objections :
1. Il semble que non. Selon
le Philosophe, "les monstres sont des péchés dans l'ordre de la
nature". Or, les monstres ne sont pas des actes, mais des êtres engendrés
contrairement à l'ordre de la nature ; et, comme il est dit au même endroit,
l'art et la raison imitent la nature. Donc l'acte, du fait qu'il est désordonné
et mauvais, n'est pas un péché.
2. Le péché, selon le
Philosophe, se produit accidentellement, dans la nature et dans l'art,
lorsqu'on ne parvient pas à la fin visée. Mais la bonté ou la malice de l'acte
humain consiste principalement dans l'intention et la poursuite de la fin. Donc
la malice d'un acte ne lui donne pas raison de péché.
3. Si la malice d'un acte
lui donnait raison de péché, partout où il y aurait mal, il y aurait péché. Or
cela est faux ; car le châtiment, qui est un mal véritable, n'est pas péché. De
ce qu'un acte est mauvais, il ne s'ensuit donc pas qu'il soit un péché.
Cependant :
nous avons montré plus haut que la
bonté de l'acte humain dépend principalement de la loi éternelle, et que, par
suite, la malice consiste à s'écarter de celle-ci. Or, c'est en cela que
consiste le péché, dit S. Augustin : "Le péché est toute action, toute
parole, tout désir contraire à la loi éternelle." Donc tout acte humain,
du fait qu'il est mauvais, a raison de péché.
Conclusion :
Le mal est plus vaste que le péché, de même que le bien est plus vaste que la rectitude. En effet, toute privation de bien est un mal chez tout être ; tandis que le péché consiste proprement dans un acte exécuté pour une fin avec laquelle il n'est pas dans l'ordre requis. Or, la relation requise avec la fin est réglée selon une mesure déterminée. Chez les êtres qui agissent par nature, cette mesure se confond avec la vertu naturelle qui les incline vers leur fin. Donc, quand l'acte procède d'une vertu naturelle suivant son inclination naturelle à la fin, la rectitude est observée dans l'acte, parce que le juste milieu ne sort pas des extrêmes : c'est-à-dire que l'acte ne sort pas du rapport qui unit le principe actif à la fin. Mais quand l'acte s'écarte de cette rectitude, survient la raison de péché.
Dans les actes accomplis par la
volonté, la règle prochaine est la raison humaine ; la règle suprême est la loi
éternelle. Toutes les fois, par conséquent, que l'acte se porte vers une fin
suivant l'ordre voulu par la raison et par la loi éternelle, il est droit ;
toutes les fois qu'il dévie de cette rectitude, il devient péché. Or, il est
évident, d'après ce que nous avons dit, que tout acte volontaire est mauvais
parce qu'il s'éloigne de l'ordre voulu par la raison et la loi éternelle, et
qu'il est bon lorsqu'il y est conforme. Il faut en conclure que tout acte
humain, du fait qu'il est bon ou mauvais, reçoit la qualité de rectitude ou de
péché.
Solutions :
1. On appelle les monstres
des péchés parce qu'ils proviennent d'un péché existant dans la nature.
2. La fin est de deux
sortes : ultime et prochaine. Dans le péché d'ordre naturel, l'acte s'écarte de
la fin ultime qui consiste dans la perfection de l'être engendré, mais il ne
manque pas toute la fin prochaine, car toute action de la nature produit
quelque chose. De même, dans le péché de la volonté, l'acte s'écarte toujours
de la fin ultime, parce que nul acte volontaire mauvais ne peut être rapporté à
la béatitude, qui est la fin ultime. Toutefois il ne s'écarte pas de la fin
prochaine que la volonté vise et atteint. Et comme cette intention elle-même
est rapportée à la fin ultime, on peut trouver en elle la rectitude ou le
péché.
3. C'est l'acte qui ordonne un être à sa fin ; c'est pourquoi le péché qui est une déviation de l'ordre qui mène à la fin consiste proprement dans un acte. Mais le châtiment regarde la personne qui pèche, comme on l'a dit dans la première Partie.
Objections Il semble que non. Selon le Philosophe, "le péché se trouve même
dans les actions régies par la nature". Or, ces actions n'entraînent ni
louange, ni culpabilité, dit Aristote. Donc un acte humain, du fait qu'il est
mauvais ou péché, n'a pas raison de faute et de même il n'est pas louable du
fait qu'il est bon.
2. Le péché se rencontre
dans les oeuvres de l'art comme dans les actes moraux. En effet, dit le
Philosophe, "le grammairien qui n'écrit pas correctement et le médecin qui
ne prescrit pas une bonne potion pèchent également". Mais on ne juge pas
coupable un artisan du fait que son ouvrage est mauvais, car l'habileté réside
en ce domaine à faire bien ou mal quand on le veut. Donc un acte moral n'est
pas coupable non plus du fait qu'il est mauvais.
3. Denys dit que "le
mal est faible et impuissant". Or, la faiblesse et l'impuissance excusent
de la faute, en tout ou en partie. Donc un acte humain n'est pas coupable du
fait qu'il est mauvais.
Cependant :
le Philosophe appelle louables les
actions vertueuses, et blâmables ou coupables les actions opposées. Or les
actes bons sont des actes vertueux, car "la vertu rend bon celui qui la
possède et rend son oeuvre bonne", si bien que les actes opposés sont
mauvais. Donc l'acte humain est louable ou coupable.
Conclusion :
De même que le mal est plus vaste
que le péché, le péché à son tour est plus vaste que l'acte coupable. Un acte
est dit coupable ou louable du fait qu'il est imputé à l'agent ; car louer ou
blâmer n'est rien d'autre qu'imputer à quelqu'un la bonté ou la malice de son
acte. Car l'acte est imputé à l'agent lorsqu'il est en son pouvoir de telle
sorte qu'il le maîtrise. C'est le cas dans tous les actes volontaires, parce
que la volonté confère à l'homme la maîtrise de ses actes, comme nous l'avons
dit. Il s'ensuit que dans les seuls actes volontaires, le bien et le mal
constituent la raison de louange et de culpabilité ; dans ces actes, le mal, le
péché et l'acte coupable sont une même chose.
Solutions :
1. Les actes naturels ne
sont pas au pouvoir de l'agent, parce que sa nature est entièrement déterminée.
C'est pourquoi, s'il y a du péché dans ces actes, il n'y a pas là de faute.
2. Dans le domaine de l'art
la raison ne joue pas le même rôle que dans celui de la morale. En art, la
raison s'ordonne à une fin particulière qu'elle a inventée ; en morale, elle
s'ordonne à la fin générale de la vie humaine. Et la fin particulière est
ordonnée à la fin générale. Comme il y a péché lorsqu'on s'écarte de l'ordre qui
unit l'acte à la fin, nous l'avons dit -, il peut y avoir dans l'art deux
sortes de péchés. L'un consiste dans la déviation par rapport à la fin
particulière que s'est proposée l'artisan, et celui-là est propre à l'art ; par
exemple, lorsqu'un artisan voulant bien faire une chose l'exécute mal, ou fait
bien ce qu'il voulait faire mal. L'autre péché consiste dans une déviation par
rapport à la fin générale de la vie humaine. En ce sens, l'artisan péchera s'il
veut exécuter, et s'il exécute en effet un mauvais ouvrage qui trompera un
autre homme. Mais ce péché n'est pas propre à l'artisan comme tel ; il lui
appartient comme homme ; en sorte que dans le premier cas, c'est l'artisan
comme artisan qui pèche, dans le second, c'est l'homme comme homme. Mais dans
la morale, qui met la raison en rapport avec la fin générale de la vie humaine,
le péché et le mal résultent toujours de la déviation à l'égard de cette fin ;
et, dans ce cas, l'homme pèche en tant qu'il est homme et agent moral. De là
cette déclaration du Philosophe : "Dans l'art il vaut mieux pécher
volontairement, mais il n'en est pas de même par rapport à la prudence" et
aux autres vertus morales que la prudence gouverne.
3. La faiblesse qui se trouve dans le mal volontaire est soumise au pouvoir de l'homme ; par suite, elle n'enlève ni ne diminue la culpabilité.
Objections :
1. Non, semble-t-il. On
parle de mérite et de démérite par rapport à une rétribution qui ne joue que
dans la relation à autrui. Or tous les actes humains bons ou mauvais ne sont
pas relatifs à autrui ; il y en a qui sont relatifs à soi-même. Donc tout acte
humain bon ou mauvais n'entraîne pas mérite ou démérite.
2. Personne ne mérite une
peine ou une récompense parce qu'il dispose à son gré d'une chose dont il est
le maître ; ainsi un homme qui détruit ce qui lui appartient, n'est pas puni
comme s'il détruisait le bien d'autrui. Or, l'homme est maître de ses biens.
Donc, du fait qu'il en dispose bien ou mal, il ne mérite ni peine ni
récompense.
3. De ce qu'on acquiert un
bien, on ne mérite pas un bienfait supplémentaire de la part d'autrui, et il en
est de même pour le mal. Or, l'acte bon est en quelque façon le bien et la
perfection de l'agent, et l'acte désordonné est son mal. Donc l'homme ne mérite
ni ne démérite dans ses actes bons ou mauvais.
Cependant :
nous lisons dans Isaïe (3, 10.11) :
"Bénissez le juste, car il se nourrira du fruit de ses oeuvres ; maudissez
l'impie, car il sera traité selon I'oeuvre de ses mains."
Conclusion :
Le mérite et le démérite sont relatifs à une rétribution conforme à la justice. Une pareille rétribution n'a lieu que lorsque quelqu'un favorise ou lèse les droits d'autrui. Pour comprendre cela, il faut considérer que tout homme vivant dans une société est, dans une certaine mesure, partie et membre de toute la société. Par suite, quiconque fait du bien ou du mal à un individu vivant dans une société, fait du bien ou du mal à cette société elle-même ; de même que celui qui blesse la main d'un homme, blesse l'homme lui-même. Donc, lorsqu'on fait du bien ou du mal à une personne particulière, on acquiert un double mérite ou démérite. D'abord en ce qu'on acquiert un droit à une rétribution de la part de la personne aidée ou lésée. Ensuite de la part de la société tout entière. Et lorsqu'on ordonne directement son acte au bien ou au mal de toute une collectivité, on a droit à une rétribution, premièrement et par principe de la part de cette collectivité, et en second lieu de la part de chacun de ses membres. D'autre part, lorsqu'on se fait du bien ou du mal à soi-même, on a droit à une rétribution, parce que, comme on fait partie d'une collectivité, ce bien ou ce mal rejaillissent sur elle ; cependant on n'a pas de mérite à l'égard de la personne particulière affectée par ce bien et ce mal, car cette personne n'est autre que soi ; à moins que l'on ne dise par analogie qu'on doit se faire justice à soi-même.
De tout ce qui précède, il résulte
que tout acte bon ou mauvais est louable ou blâmable selon qu'il est au pouvoir
de la volonté ; qu'il est droit ou qu'il est un péché selon son rapport avec la
fin ; et qu'il entraîne mérite ou démérite selon la rétribution conforme à la
justice envers autrui.
Solutions :
1. Quoique les actes bons
et mauvais ne soient pas toujours ordonnés au bien ou au mal d'une autre
personne particulière, ils concernent toujours le bien ou le mal d'un autre,
qui est la communauté elle-même.
2. Ayant la maîtrise de ses
actes, l'homme, en tant qu'il est soumis à la communauté dont il fait partie,
mérite ou démérite selon qu'il dispose ses actions en bien ou en mal, comme
lorsqu'il administre bien ou mal les biens qui sont au service de la
communauté.
3. Le bien et le mal qu'on se fait par ses actions rejaillit sur la communauté, comme on vient de le dire.
Objections :
1. Il semble que non. On a
dit précédemment que le mérite et le démérite désignent une rétribution pour le
profit ou pour le dommage causé à autrui. Or, le bien ou le mal que peut faire
l'homme ne cause aucun profit ni aucun dommage à Dieu, d'après ces paroles de
Job (35, 6.7) : "Si tu pèches, quel dommage lui feras-tu ? Si tu observes
la justice, que lui donneras-tu ?" Donc les actes bons ou mauvais n'ont
pas de mérite ni de démérite par rapport à Dieu.
2. L'instrument ne mérite
ni ne démérite rien auprès de celui qui s'en sert, parce que toute l'action de
l'instrument vient de l'agent. Or, l'homme, dans ses actes, est l'instrument de
la puissance divine qui est son moteur principal ; aussi Isaïe dit-il (9, 15) :
"La hache se glorifie-t-elle aux dépens de celui qui la brandit ? La scie
s'élève-t-elle contre celui qui la met en mouvement ?" Dans ce passage
l'homme est évidemment comparé à un instrument. Donc l'homme, en agissant bien
ou mal, ne mérite ni ne démérite devant Dieu.
3. L'acte humain entraîne
mérite ou démérite en tant qu'il est ordonné à autrui. Or, tous les actes
humains ne sont pas ordonnés à Dieu. Donc tous les actes humains bons ou
mauvais n'ont pas de mérite ou de démérite devant Dieu.
Cependant :
il est dit à la fin de
l'Ecclésiaste (12, 14) : "Tout ce qui se fait, soit bien, soit mal, Dieu
le soumettra à son jugement." Or, le jugement implique la rétribution, qui
suppose elle-même le mérite et le démérite. Donc tout acte humain, bon ou
mauvais, comporte mérite ou démérite devant Dieu.
Conclusion :
Comme on l'a vu, les actes de
l'homme ont mérite ou démérite en ce qu'ils sont ordonnés à un autre homme,
soit en raison de lui-même, soit en raison de la communauté dont il fait
partie. Or nos actes bons et mauvais acquièrent mérite ou démérite auprès de Dieu
de ces deux manières. Ils ont rapport à Dieu lui-même en tant qu'il est la fin
ultime de l'homme ; car tous nos actes doivent être rapportés à leur fin
ultime, comme on l'a vu. Aussi celui qui commet une mauvaise action qui ne peut
être rapportée à Dieu ne rend pas à Dieu l'honneur qu'il lui doit comme à la
fin ultime. Mais du point de vue de la communauté universelle, nos actes ont
aussi rapport à Dieu. Car dans toute communauté, celui qui gouverne est chargé
de veiller au bien commun ; c'est donc à lui qu'il appartient de récompenser le
bien et de punir le mal qui se font dans la communauté. Or, Dieu est le
gouverneur et le chef de l'univers, nous l'avons vu dans la première Partie, et
en particulier des créatures raisonnables. Par suite, il est évident que les
actes humains entraînent mérite ou démérite devant lui, sinon il faudrait
conclure que Dieu se désintéresse des actions humaines.
Solutions :
1. Les actes de l'homme ne
peuvent rien enlever ni donner à Dieu, absolument parlant. Toutefois, l'homme lui
donne et lui enlève quelque chose, autant qu'il est en son pouvoir, en
observant ou non l'ordre instauré par Dieu.
2. L'homme est mû par Dieu
comme un instrument, mais de manière à pouvoir se mouvoir lui-même à l'aide de
son libre arbitre, comme on l'a montré plus haut. C'est pourquoi ses actes ont
un mérite ou un démérite devant Dieu.
3. L'homme n'est pas ordonné dans tout son être et dans tous ses biens à la communauté politique ; c'est pourquoi tous ses actes n'ont pas forcément mérite ou démérite envers cette communauté. Mais tout ce qu'il est, tout ce qu'il a, et tout ce qu'il peut, l'homme doit l'ordonner à Dieu ; c'est pourquoi tout acte humain bon ou mauvais a un mérite ou un démérite devant Dieu, autant qu'il réalise la notion d'acte.
Après avoir traité des actes
humains, il faut étudier les passions de l'âme ; d'abord, en général ; puis
chacune en particulier (Question 26). L'étude générale peut se diviser en
quatre parties ; l° le siège des passions (Question 22) ; 2° leurs caractères
distinctifs (Question 23) ; 3° leurs rapports mutuels (Question 25) ; 4° leur
malice et leur bonté (Question 24).
1. Y a-t-il des passions dans l'âme ? - 2. Dans sa partie appétitive, plutôt que dans sa partie cognitive ? - 3. Dans l'appétit sensible, plutôt que dans l'appétit intellectuel, appelé volonté ?
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait
aucune passion dans l'âme. Car pâtir est le propre de la matière. Mais l'âme
n'est pas composée de matière et de forme, nous l'avons établi dans la première
Partie. Donc il n'y a aucune passion dans l'âme.
2. La passion étant un
mouvement, selon Aristote, ne peut exister dans l'âme, qui n'est pas
susceptible de mouvement, d'après le même Philosophe.
3. La passion est un
acheminement à la corruption, selon le mot d'Aristote : "Toute passion,
lorsqu'elle grandit, détruit la substance." Or l'âme est incorruptible.
Elle n'est donc le sujet d'aucune passion.
Cependant :
l'Apôtre écrit (Rm 7, 5)
"Lorsque nous étions dans la chair, les passions de péché, excitées par la
loi, travaillaient dans nos membres." Or le péché réside, à proprement
parler, dans l'âme ; c'est donc en elle que se trouvent ces passions, dites
"passions de péché".
Conclusion :
Le mot "pâtir" se prend dans trois sens : au sens large, selon que toute réception est un pâtir, même si le sujet récepteur n'y perd rien ; on dit ainsi que l'air pâtit quand il reçoit la lumière. C'est là être perfectionné plutôt que pâtir. - Au sens propre, on parle de pâtir quand il y a réception avec rejet d'autre chose. Mais cela se produit de deux manières. Quelquefois ce qui est rejeté ne convenait pas au sujet ; ainsi dit-on que le corps d'un animal pâtit quand il recouvre la santé avec expulsion de la maladie. D'autres fois c'est l’inverse qui a lieu : tomber malade est aussi pâtir, du fait qu'on subit le mal, avec perte de la santé. Cette dernière façon de pâtir définit la passion au sens le plus propre du terme. En effet, pâtir, c'est être attiré vers ce qul agit sur vous ; et on ne l'est jamais davantage que lorsqu'on doit s'éloigner de ce qui vous convenait. Aristote écrit de même que l'on parle de génération pure et simple, et de corruption relative, quand un corps plus noble est engendré d'un autre qui l'est moins, tandis que c'est l'inverse quand l'être moins noble est engendré du plus noble.
Or la passion peut se trouver dans
l'âme aux trois sens que nous venons de distinguer. En tant que réception, sans
plus, on dit : "Sentir et comprendre sont un certain pâtir." Quant à
la passion qui implique rejet, elle ne peut se produire que par transmutation
corporelle ; ce qui fait que la passion proprement dite ne regarde l'âme
qu'accidentellement, c'est-à-dire en tant que le composé lui-même pâtit. Mais
là aussi il faut distinguer : quand la transmutation va vers le pire, elle
vérifie mieux la définition de la passion que lorsqu'elle va vers le meilleur.
C'est ainsi que la tristesse est une passion, à proprement parler, plus que la
joie.
Solutions :
1. La passion qui comporte
rejet et transmutation ressortit à la seule matière, aussi ne la trouve-t-on
que dans les composés de matière et de forme. Mais celle qui est pure réception
n'appartient pas nécessairement à la matière, et peut exister chez tout ce qui
est en puissance. Or l'âme, bien qu'elle ne soit pas composée de matière et de
forme, implique une certaine potentialité, qui lui permet de recevoir et de
pâtir, au sens où, selon Aristote, "comprendre est un certain pâtir".
2. S'il est vrai que la
passion et le mouvement ne sauraient convenir à l'âme en elle-même, celle-ci en
est bien pourtant le sujet, mais par accident, selon Aristote.
3. L'argument vaut pour la passion avec transmutation physiologique détériorante, qui ne peut s'attribuer à l'âme que par accident ; de soi et directement, elle convient au composé, qui est cormptible.
Objections :
1. Il semble que les
passions soient plutôt dans la partie cognitive car, selon Aristote, "ce
qui est premier en n'importe quel genre l'emporte sur tous les êtres de ce
genre et en est la cause". Or c'est le pouvoir de perception qui est
affecté le plus par la passion ; la passion de l'appétit ne vient qu'ensuite,
et ne saurait donc prétendre à la primauté.
2. Ce qui est plus actif
apparaît donc moins passif, car l'action s'oppose à la passion. Mais la partie
appétitive est plus active que la partie appréhensive. Donc il semble que la
passion se trouve davantage dans cette dernière.
3. De même que l'appétit
sensitif est une faculté située dans un organe corporel, de même la faculté qui
connaît selon les sens. Mais la passion de l'âme, à proprement parler, est
accompagnée d'une transmutation corporelle. Donc la passion ne se trouve pas
plus dans l'appétit sensible que dans la connaissance sensible.
Cependant :
S. Augustin écrit : "Les
mouvements de l'âme que les Grecs nomment pathè, certains des nôtres, comme
Cicéron, les appellent troubles ; d'autres, affections ou sentiments ; d'autres
enfin, et avec plus de rigueur, les appellent passions, comme les Grecs."
Ce texte montre bien que passions de l'âme et affections sont identiques. Or
les affections appartiennent manifestement à l'appétit et non au pouvoir de
connaître ; il en va donc de même pour les passions.
Conclusion :
Le mot "passion", nous
l'avons dit, implique que le patient est attiré vers ce qui agit sur lui. Or
l'âme est attirée vers les choses bien plus par ses tendances appétitives que
par son pouvoir de connaître. Car ces tendances l'orientent vers les choses
elles-mêmes selon qu'elles sont en elles-mêmes ; ce qui fait dire au Philosophe
que "le bien et le mal", objets de l'appétit, "sont dans les
choses elles-mêmes". Au contraire, la faculté de perception n'est pas
attirée par les choses selon qu'elles sont en elles-mêmes, mais elle les
connaît selon leur représentation, qu'elle détient en elle-même ou qu'elle
reçoit, selon son propre mode d'exister : "Le vrai et le faux", qui
regardent la connaissance, "ne sont pas dans les choses mais dans
l'esprit", dit au même endroit Aristote. Il est donc manifeste que la
notion de passion se réalise mieux dans la partie affective de l'âme que dans
la partie appréhensive.
Solutions :
1. Dans le domaine de ce
qui est parfait et dans celui où il y a un manque, les choses sont en sens
contraire. Car, dans le domaine du parfait, l'intensité se définit par la
proximité plus ou moins grande envers un premier et unique principe ; ainsi une
source lumineuse est plus ou moins intense selon qu'elle est plus ou moins
proche de la lumière parfaite. Au contraire, dans le domaine de ce qui manque,
l'intensité se détermine non par approche d'un summum, mais par éloignement de
ce qui est parfait, car c'est en cela que consiste la privation et le manque.
Et donc, moins on s'éloigne du premier principe et moins le manque est grand ;
et c'est pourquoi, au principe, il est toujours minime, mais il grandit à
mesure qu'on avance. Or, qui dit passion dit un certain manque, car la passion
appartient à un être selon qu'il est en puissance. C'est ce qui explique que
chez les êtres plus proches de la perfection suprême, c'est-à-dire de Dieu, on
trouve peu de potentialité et de passion ; et davantage chez les autres. De
même, dans la première puissance de l'âme, qui est la puissance appréhensive,
la raison de passion se vérifie moins bien.
2. On dit que la faculté
appétitive est plus active parce qu'elle est davantage principe des actes
extérieurs. Elle l'est précisément pour la même raison qui la rend plus passive
: sa référence aux choses telles qu'elles sont en elles-mêmes ; l'action
extérieure, en effet, tend à nous mettre en possession des choses.
3. Comme nous l'avons vu dans la première Partie, un organe de l'âme peut être sujet de transmutation à un double titre ; 1° la transmutation est spirituelle ; l'organe ne reçoit que la représentation de la chose. C'est ce qui se produit essentiellement dans l'acte de la faculté sensible de perception ; l'oeil est modifié par l'objet visible, en ce sens qu'il reçoit l'image de la couleur, non la couleur elle-même ; - 2° il y a une autre transmutation, physique, de l'organe qui est alors modifié dans ses dispositions de nature : il s'échauffe ou se refroidit, ou se modifie de quelque manière. Cette sorte de transmutation est accidentelle par rapport à l'acte de la faculté de connaissance sensible ; telles sont la fatigue de I'oeil quand il se fixe intensément, ou les lésions que lui inflige une lumière trop vive. Au contraire, dans l'acte de l'appétit sensitif, cette dernière transmutation est essentielle. C'est pourquoi, dans la définition des mouvements de la partie affective, entre à titre matériel une certaine modification naturelle de l'organe ; ainsi la colère est définie comme "l'échauffement du sang dans la région du coeur". Il est donc évident que l'idée de passion se vérifie mieux dans l'acte de l'appétit sensitif que dans celui de la faculté de connaissance sensible, bien que l'un et l'autre soient les actes d'un organe corporel.
Objections :
1. Il semble que la passion
ne réside pas davantage dans l'appétit sensible que dans l'appétit
intellectuel. En effet, Denys affirme que Hiérothée "est instruit par une
sorte d'inspiration divine : il n'apprend pas seulement le divin, il
l'expérimente en le subissant". Mais cette expérimentation du divin ne
peut ressortir à l'appétit sensible dont l'objet est le bien présenté aux sens.
Donc la passion existe dans l'appétit intellectuel comme dans l'appétit
sensible.
2. La passion est d'autant
plus forte que la cause agente est plus puissante. Or l'objet de l'appétit
intellectuel, qui est le bien universel, agit plus puissamment que le bien
particulier, objet de l'appétit sensible. La passion est donc plutôt dans
l'appétit intellectuel.
3. La joie et l'amour sont
des passions ; mais on les trouve aussi bien dans l'appétit intellectuel que
dans l'appétit sensible ; sans cela l'Écriture ne les attribuerait pas à Dieu
et aux anges.
Cependant :
S. Jean Damascène décrit en ces
termes les passions de l'âme : "La passion est un mouvement de l'appétit
sensible se portant sur le bien ou sur le mal présenté par l'imagination."
Et encore : "La passion est un mouvement de l'âme irrationnelle qui
soupçonne le bien ou le mal."
Conclusion :
Nous l'avons déjà dit, il y a
passion au sens propre lorsque se produit une transmutation corporelle. Cette
transmutation existe dans les actes de l'appétit sensible ; elle n'est pas
spirituelle seulements, comme dans la perception sensible, elle est naturelle
aussi. Or l'acte de l'appétit intellectuel ne requiert pas de transmutation
corporelle, parce que cet appétit n'est la faculté d'aucun organe. On voit
ainsi que la notion de passion se vérifie, en un sens plus strict, dans l'acte
de l'appétit sensible que dans celui de l'appétit intellectuel, comme le disent
clairement les définitions de S. Jean Damascène que nous avons citées.
Solutions :
1. La passion par laquelle
on expérimente le divin selon Denys, c'est l'attachement et l'union au divin
produit par l'amour ; mais cela se fait sans transmutation corporelle.
2. La grandeur de la
passion ne dépend pas. seulement de la puissance de l'agent, mais aussi de la
passibilité du patient ; les êtres très sensibles pâtissent beaucoup, même sous
l'action de causes faibles. Donc, bien que l'objet de l'appétit intellectuel
soit plus actif que celui de l'appétit sensible, c'est celui-ci qui est le plus
passif.
3. Lorsque l'on attribue l'amour, la joie et autres sentiments semblables, à Dieu, aux anges, ou aux hommes en tant que doués d'appétit intellectuel, on entend signifier l'acte simple de la volonté, qui produit des effets semblables, mais sans passion. Ce qui fait dire à S. Augustin : "Les saints anges punissent sans colère et nous secourent sans compasssion pour notre misère. Et pourtant, le langage courant leur attribue aussi ces passions, non qu'ils soient sujets à cette faiblesse, mais à cause d'une certaine ressemblance dans les oeuvres."
1. Les passions du concupiscible diffèrent-elles des passions de l'irascible ? - 2. L'opposition de contrariété entre les passions de l'irascible est-elle une contrariété selon le bien et le mal ? - 3. Y a-t-il une passion qui n'ait pas de contraire ? - 4. Y a-t-il dans la même puissance des passions d'espèce différente qui ne soient pas contraires entre elles ?
Objections :
1. Il semble qu'il y ait
les mêmes passions dans l'irascible et dans le concupiscible. En effet,
Aristote écrit que les passions de l'âme "sont suivies de joie et de
tristesse". Or, joie et tristesse sont dans le concupiscible. Donc toutes
les passions sont dans le concupiscible, et non pas les unes dans l'irascible
et les autres dans le concupiscible.
2. Sur S. Matthieu (13, 33)
: "Le Royaume des Cieux est comparable à du levain", la glose de S.
Jérôme nous dit : "Ayons dans notre raison la prudence ; dans l'irascible,
la haine des vices ; dans le concupiscible, le désir des vertus." Or la
haine est dans le concupiscible, comme l'amour son contraire. Une même passion
se trouve donc dans le concupiscible et dans l'irascible.
3. Les passions et les
actes diffèrent spécifiquement en raison de leurs objets. Or les objets des
passions de l'irascible et du concupiscible sont les mêmes, à savoir le bien et
le mal. C'est donc que les passions de l'irascible et du concupiscible sont
aussi les mêmes.
Cependant :
les actes de puissances diverses,
comme la vision et l'audition, ne sont pas de même espèce. Or l'irascible et le
concupiscible sont deux puissances qui se partagent l'appétit sensitif, comme
nous l'avons vu dans la première Partie. Donc, puisque les passions sont des
mouvements de l'appétit sensitif, comme nous l'avons dit, celles qui sont dans
l'irascible différeront spécifiquement de celles du concupiscible.
Conclusion :
Les passions de l'irascible ne sont pas de même espèce que celles du concupiscible. En effet, puisque les puissances diverses ont des objets divers comme nous l'avons dit dans la première Partie, il est nécessaire que les passions de ces puissances se réfèrent à des objets divers. A plus forte raison les passions de ces puissances diverses seront-elles différentes spécifiquement ; il faut, en effet, pour diversifier l'espèce des puissances, une plus grande différence dans l'objet que pour diversifier l'espèce des passions ou des actes. Car, dans le monde de la nature, la diversité des genres vient de la diversité potentielle de la matière, et la diversité des espèces vient de la diversité des formes dans une même matière ; de même, dans les actes de l'âme, ceux qui appartiennent à des puissances diverses diffèrent non seulement au point de vue de l'espèce, mais aussi à celui du genre.
Pour savoir alors quelles sont les passions de l'irascible et celles du concupiscible, il faut donc considérer l'objet de ces deux puissances. Nous avons vu dans la première Partie que l'objet de la puissance concupiscible est le bien ou le mal sensible purement et simplement, qu'il soit agréable ou douloureux. Mais il est nécessaire que l'âme souffre parfois difficulté et combat pour atteindre quelqu'un de ces biens ou fuir quelqu'un de ces maux, parce que cela dépasse en quelque sorte l'exercice facile de son pouvoir d'être animé ; c'est pourquoi ce bien ou ce mal, en tant qu'il présente un caractère ardu ou difficile, constitue l'objet de l'irascible. Donc, toute passion qui regarde le bien ou le mal de façon absolue appartient au concupiscible ; ainsi la joie, la tristesse, l'amour, la haine, etc. Et toute passion qui regarde le bien ou le mal en tant qu'il est ardu, c'est-à-dire en tant qu'il y a difficulté à l'atteindre ou à l'éviter, appartient à l'irascible, comme l'audace, la crainte, l'espérance, etc.
Solutions :
1. Nous l’avons vu dans la première Partie, l’irascible a été donné aux animaux pour vaincre les obstacles qui empêchent le concupiscible de tendre vers son objet, parce que le bien est difficile à atteindre, ou le mai difficile à vaincre. C’est pourquoi toutes les passions de l’irascible se terminent dans celles du concupiscible. C’est en ce sens que les passions de l’irascible sont suivies par la joie ou la tristesse, qui sont dans le concupiscible.
2. S. Jérôme attribue la haine des vices à l’irascible, non pas en raison de la haine elle-même, qui appartient strictement au concupiscible, mais à cause de l’agressivité qu’elle implique et qui relève de l’irascible.
3. Le bien, en tant que délectable, meut le concupiscible. Mais si le bien à atteindre présente quelque difficulté, il comporte une opposition à ce concupiscible. Il fallait donc qu’il y eût une autre puissance pour tendre vers le bien ; et il en va de même pour le mal. Cette puissance est précisément l’irascible, dont les passions ne sont donc pas de la même espèce que celles du concupiscible.
Objections :
1. Il semble qu’elle ne puisse venir que de là, car, nous l’avons dit, les passions de l’irascible sont ordonnées à celles du concupiscible. Mais celles-ci ne sont contraires l’une à l’autre qu’en raison de la contrariété du bien et du mal ; ainsi de l’amour et de la haine, de la joie et de la tristesse. Donc les passions de l’irascible s’opposent de la même façon.
2. Les passions diffèrent selon leurs objets comme les mouvements selon leurs termes. Or il n’y a de contrariété dans les mouvements qu’en fonction de la contrariété des termes, selon Aristote. Donc, dans les passions aussi, il n’y a de contrariété que selon la contrariété des objets. Mais l’objet de l’appétit est le bien ou le mal. Donc en aucune puissance affective il ne peut exister de contrariété entre les passions, si ce n’est à cause de la contrariété du bien et du mal.
3. “ Toute passion de l’âme, dit Avicenne, se définit selon l’approche ou l’éloignement. ” Or l’approche est produite par le bien en tant que tel, et l’éloignement par le mal en tant que tel, puisque “ le bien est ce que tous les êtres désirent ”, d’après Aristote, et le mal, ce que tous les êtres fuient. La contrariété dans les passions de l’âme ne peut donc exister que par référence au bien et au mal.
En sens contraire :
La crainte et l’audace sont des contraires, comme on le voit dans l’Éthique. Or ces passions ne diffèrent pas en fonction du bien et du mal, puisque toutes deux regardent certains maux. Donc toute contrariété entre les passions de l’irascible n’est pas déterminée par la contrariété du bien et du mal.
Réponse :
Comme dit la Physique d’Aristote, “ la passion est un certain mouvement ”. La contrariété dans les passions devra donc s’entendre comme celle des mouvements ou des changements. Or, il y a dans ces derniers deux sortes de contrariétés, comme l’explique le même Philosophe. La première se prend du même terme, selon qu’on s’en approche ou qu’on s’en éloigne ; elle se vérifie au sens propre dans les changements, c’est-à-dire dans la génération, - changement qui aboutit à l’être -, et dans la corruption, changement qui en éloigne. La seconde contrariété est déterminée par la contrariété des termes ; elle joue à proprement parler dans l’ordre des mouvements ; comme le blanchiment, mouvement du noir au blanc, s’oppose au noircissement, qui est le mouvement du blanc vers le noir.
Ainsi donc, dans les passions de l’âme, nous trouverons une double contrariété : l’une selon la contrariété des objets, c’est-à-dire du bien et du mal ; l’autre, selon l’approche et l’éloignement par rapport à un même terme. Dans les passions du concupiscible on ne trouve que la première sorte de contrariété, celle qui vient des objets ; mais dans les passions de l’irascible on trouve les deux. La raison en est que l’objet du concupiscible, comme nous l’avons vu, est le bien ou le mal sensible pris absolument. Or le bien, en tant que bien, n’est pas un terme dont on pourrait s’éloigner, un terme a quo (à partir duquel), mais seulement ad quem (vers lequel) on se porte, car rien ne fuit le bien, en tant que bien ; tout, au contraire, le désire. De même, rien ne désire le mal, comme mal, mais tout le fuit ; c’est pourquoi le mal ne peut avoir raison de terme dont on s’approche, mais seulement dont on s’éloigne. Ainsi donc, toute passion du concupiscible qui regarde le bien est tendance vers lui, comme l’amour, le désir et la joie ; toute passion du même concupiscible qui a pour objet le mal est éloignement de lui, comme la haine, la fuite ou l’aversion et la tristesse. Il ne saurait donc y avoir, dans les passions du concupiscible, de contrariété définie par accès et éloignement relatifs à un même objet.
Mais l’objet de l’irascible est le bien ou le mal sensible, non pas pris absolument, mais en tant que difficile ou ardu, comme nous l’avons montré. Or le bien ardu ou difficile a de quoi motiver, en tant que bien, une tendance vers lui, qui sera l’espoir ; en tant que difficile à atteindre ou ardu, il explique qu’on s’éloigne de lui, et c’est la passion qu’on appelle désespoir. De même, le mal ardu, en tant que mal, est un objet dont on ne peut que se détourner, et cela ressortit à la passion de la crainte ; il a aussi de quoi fonder un tendance vers lui, comme chose ardue qui permette d’échapper à l’emprise du mal, et c’est ainsi que l’audace tend vers ce mal.
Dans les passions de l’irascible se vérifie donc une première contrariété, fonction de la contrariété du bien et du mal - comme entre l’espoir et la crainte - et une autre contrariété selon l’approche ou l’éloignement d’un même terme, comme entre l’audace et la crainte.
Tout cela donne la réponse aux objections.
Objections :
1. Toute passion doit avoir
son contraire, car elle est passion du concupiscible ou de l'irascible. Or,
dans ces deux domaines, se vérifie toujours quelque contrariété, comme nous
venons de le dire.
2. Toute passion a pour
objet le bien ou le mal, qui englobent l'ensemble des objets de l'appétit. Mais
à la passion dont l'objet est le bien s'oppose celle qui regarde le mal. Toute
passion a donc son contraire.
3. Les passions impliquent
approche ou éloignement, on vient de le dire ; mais à toute approche s'oppose
l'éloignement, et réciproquement. Il n'est donc pas de passion qui n'ait son
contraire.
Cependant :
la colère est bien une passion de
l'âme. Or, au dire d'Aristote, il n'y a pas de passion qui lui soit contraire.
Toutes les passions n'ont donc pas de contraire.
Conclusion :
C'est un fait unique que la colère ne puisse avoir de passion contraire, ni au point de vue de l'approche et de l'éloignement, ni selon la contrariété du bien et du mal. La colère en effet, est causée par la présence immédiate d'un mal difficile. Cette présence impose nécessairement à l'appétit ou bien de s'incliner, et alors il ne sort pas des limites de la tristesse, qui est une passion du concupiscible ; ou bien de s'insurger contre le mal qui le blesse, ce qui ressortit à la colère. Un mouvement de fuite est impossible, puisque le mal est alors présent ou passé. C'est ainsi qu'il n'est pas de passion contraire au mouvement de la colère, d'une contrariété par approche et éloignement.
Il en va de même pour la contrariété selon le bien et le mal. Au mal immédiatement présent s'oppose le bien effectivement atteint, lequel ne saurait dès lors avoir un caractère ardu ou difficile. Et lorsque la possession du bien est réalisée, il n'y a plus d'autre mouvement dans l'appétit que le repos dans le bien possédé ; et cela ressortit à la joie, qui est une passion du concupiscible.
Le mouvement de la colère ne saurait donc avoir de mouvement de l'âme qui lui soit contraire. On ne peut lui opposer que la cessation du mouvement, selon le mot d'Aristote : "S'adoucir est l'opposé de se mettre en colère" ; mais c'est là une opposition négative ou privative, et non de contrariété.
Tout cela donne la réponse aux objections.
Objections :
1. Cela
semble impossible. Car les passions de l'âme diffèrent selon leurs objets, qui
sont le bien et le mal, et dont la contrariété entraîne celle des passions. Il
n'est donc pas, dans une même puissance, de passions qui soient spécifiquement
différentes sans être contraires entre elles.
2. La
différence spécifique est une différence selon la forme. Or toute différence de
cette sorte se réalise par quelque contrariété, dit Aristote. Sans contrariété
entre elles, les passions d'une même puissance ne peuvent donc être d'espèce
différente.
3. Puisque
toute passion consiste à s'approcher ou à s'éloigner du bien ou du mal, la
différence entre les passions viendra, ou de la différence entre le bien et le
mal, ou de la différence selon l'approche et l'éloignement, ou enfin selon que
l'on s'approche ou que l'on s'éloigne plus ou moins. Or les deux premières
différences entraînent la contrariété entre les passions, nous venons de le
voir. Quant à la troisième différence, elle ne change pas l'espèce ; sinon il y
aurait un nombre infini d'espèces de passions. Il est donc impossible que des
passions appartenant à une même puissance soient d'espèce différente sans être
contraires entre elles.
Cependant :
l'amour et la
joie, passions du concupiscible, diffèrent spécifiquement. Et pourtant elles ne
sont pas contraires l'une à l'autre ; bien plus, l'une est cause de l'autre. Il
y a donc des passions appartenant à la même puissance, qui diffèrent quant à
l'espèce et ne sont pas contraires entre elles.
Conclusion :
Les passions diffèrent selon leurs principes actifs ou moteurs, qui sont leurs objets. Or la différence des moteurs peut être considérée à un double point de vue : au point de vue de l'espèce ou de la nature des moteurs eux-mêmes, comme lorsque l'on distingue le feu de l'eau, ou bien au point de vue de leur puissance active. De plus, la différence des causes actives ou motrices quant à la puissance de mouvoir, peut être comparée, quand il s'agit des passions de l'âme, à celles qui existent dans les agents naturels. En effet, tout moteur attire à lui le patient en quelque sorte, ou le rejette. Quand il l'attire, il produit en lui trois effets : 1° Il communique une inclination vers lui ou une aptitude à tendre vers lui ; ainsi un corps léger qui se trouve en haut, donne au corps qu'il engendre la légèreté par laquelle celui-ci a une inclination ou une aptitude à être en haut. 2° Si le corps engendré est hors de son lieu propre, le moteur lui donne de se mouvoir vers ce lieu. 3° Il lui donne de se reposer lorsqu'il est parvenu à son lieu ; car c'est en vertu de la même cause qu'on se repose en son lieu et qu'on était en mouvement vers lui. Il en va symétriquement de même pour une cause de répulsion.
Or, dans les mouvements de l'appétit, le bien possède comme une force attractive, et le mal comme une force répulsive. Donc : 1° Le bien produit dans la puissance affective une sorte d'inclination ou d'aptitude au bien, une connaturalité avec lui ; c'est la passion de l'amour, qui a pour contraire la haine du côté du mal. 2° Si le bien n'est pas encore possédé, il donne à l'appétit du mouvement pour lui faire atteindre le bien qu'il aime, et cela ressortit à la passion du désir ou convoitise. A l'opposite, dans l'ordre du mal, on aura la fuite ou aversion. 3° Lorsque le bien est obtenu, il donne à l'appétit un certain repos en lui, qui a nom délectation ou joie. A quoi s'opposent, du côté du mal, la douleur ou tristesse.
Dans les passions de l'irascible est présupposé l'aptitude ou inclination à poursuivre le bien ou à fuir le mal, laquelle appartient au concupiscible, qui vise le bien ou le mal considérés absolument. A l'égard du bien non encore atteint, nous avons l'espoir et le désespoir ; à l'égard du mal non encore présent, la crainte et l'audace. Il n'y a pas, dans l'irascible, de passion qui ait rapport au bien possédé, car ce bien, nous l'avons dit, ne présente plus de difficulté. Mais le mal immédiatement présent déclenche la passion de colère.
On voit ainsi que, dans le concupiscible, il existe trois couples de passions : l'amour et la haine, le désir et l'aversion, la joie et la tristesse. Il y a aussi trois groupes dans l'irascible : l'espoir et le désespoir, la crainte et l'audace, enfin la colère, qui n'a pas de passion contraire. En tout, onze passions d'espèces différentes : six dans le concupiscible et cinq dans l'irascible. En dehors de ces onze, il n'y a pas d'autre passion de l'âme.
Tout cela donne la réponse aux objections.
1. Peut-on trouver du bien ou du mal dans les passions ? - 2. Toute passion est-elle mauvaise moralement ? - 3. Toute passion augmente-t-elle ou diminue-t-elle la bonté ou la malice de l'acte ? - 4. Existe-t-il une passion qui soit bonne ou mauvaise par son espèce ?
Objections :
1. Il semble qu'aucune
passion ne soit bonne ou mauvaise au point de vue moral. Car le bien et le mal
moral n'appartiennent qu'à l'homme ; comme dit S. Ambroise : "Les moeurs
sont humaines, à proprement parler." Or les passions ne sont pas propres à
l'homme ; elles lui sont communes avec les autres animaux. Donc aucune d'entre
elles n'est moralement bonne ou mauvaise.
2. Le bien et le mal de
l'homme, écrit Denys "c'est ce qui est conforme ou étranger à la
raison". Or les passions ne sont pas dans la raison, mais dans l'appétit
sensitif, on l'a déjà dit. Elles n'intéressent donc pas le bien de l'homme, qui
est le bien moral.
3. Aristote dit que
"ce ne sont pas nos passions qui nous méritent louanges ou
reproches", lesquels pourtant se rapportent à notre vie morale. Donc les
passions ne sont ni bonnes ni mauvaises au jugement de la morale.
Cependant :
S. Augustin écrit au sujet des
passions "Elles sont mauvaises, si l'amour est mauvais, bonnes, s'il est
bon."
Conclusion :
Les passions de l'âme peuvent être
envisagées à un double point de vue : en elles-mêmes et en tant qu'elles
dépendent de l'emprise de la raison et de la volonté. Donc, si on les considère
en elles-mêmes, c'est-à-dire comme mouvements de l'appétit irrationnel, il n'y
a en elles ni bien ni mal moral, car cela dépend de la raison, comme nous
l'avons vu. Mais si on les considère selon qu'elles relèvent de l'emprise de la
raison et de la volonté, alors il y a en elles bien ou mal moral. En effet,
l'appétit sensitif est plus proche de la raison elle-même et de la volonté que
nos membres extérieurs, dont cependant les mouvements et les actes sont bons ou
mauvais en tant qu'ils sont volontaires. Donc, à plus forte raison, les
passions elles-mêmes en tant que volontaires, pourront être dites bonnes ou
mauvaises moralement. Et on les dit volontaires, ou bien parce qu'elles sont
commandées par la volonté, ou bien parce que la volonté n'y fait pas obstacle.
Solutions :
1. Ces passions,
considérées en elles-mêmes, sont communes aux hommes et aux animaux ; mais en
tant que commandées par la raison, elles sont propres à l'homme.
2. Les forces affectives
inférieures sont dites rationnelles, elles aussi, selon qu'"elles
participent de la raison en quelque mesure", dit Aristote.
3. Le Philosophe dit qu'on ne nous donne ni louange ni blâme pour nos passions considérées en elles-mêmes ; mais il ne nie pas qu'elles puissent devenir louables ou condamnables par référence à l'ordre de la raison. Aussi ajoute-t-il : "On ne loue ni ne blâme celui qui craint ou se fâche, mais celui qui a une certaine manière de le faire", c'est-à-dire conformément ou non à la raison.
Objections :
1. S. Augustin semble
l'affirmer : "Certains appellent les passions de l'âme : maladies ou
troubles." Mais toute maladie ou trouble de l'âme est un mal au point de
vue moral. Donc toute passion est moralement mauvaise.
2. S. Jean Damascène écrit
: "L'opération est mouvement selon la nature ; la passion, en marge de la
nature." Or ce qui est en marge de la nature dans les mouvements de l'âme
a raison de péché et de mal moral : le diable "passa de ce qui est selon
la nature à ce qui ne l'est pas", écrit ailleurs le même saint. De telles
passions sont donc moralement mauvaises.
3. Tout ce qui induit au
péché a raison de mal. Mais de telles passions induisent au péché, si bien que
S. Paul (Rm 7, 5) les appelle "passions pécheresses". Il semble donc
qu'elles soient moralement mauvaises.
Cependant :
S. Augustin écrit "Un amour
droit maintient toutes ces passions dans la rectitude. On craint, en effet, de
pécher, on désire persévérer, on s'afflige de ses fautes et on se réjouit de
ses bonnes oeuvres."
Conclusion :
Sur cette question, stoïciens et péripatéticiens ont pensé différemment. Les premiers disaient que toutes les passions sont mauvaises ; les seconds, que les passions bien réglées sont bonnes. Cette divergence d'opinion, si grande qu'elle paraisse dans les termes, est nulle au fond, ou du moins légère, si l'on veut bien considérer ce qu'entendent les uns et les autres. Les stoïciens ne distinguaient pas entre le sens et l'intelligence ni, par suite, entre l'appétit intellectuel et l'appétit sensible. Ils ne pouvaient donc distinguer les passions de l'âme des mouvements de la volonté, selon que les passions se trouvent dans l'appétit sensible, et les mouvements simples de la volonté dans l'appétit intellectuel. Tout mouvement rationnel de la partie affective, ils l'appelaient alors volonté ; et passion, tout mouvement qui sortait des limites de la raison. C'est ainsi que Cicéron, à leur suite, appelle toutes les passions des maladies de l'âme. Il raisonne ainsi : "Ceux qui sont malades, ne sont pas sains ; et ceux qui ne sont pas sains, sont insensés." Et de fait, on parle de l'"insanité" des insensés.
Quant aux péripatéticiens, ils
appellent passions tous les mouvements de l'appétit sensitif. Ils les estiment
bonnes quand elles sont réglées par la raison, et mauvaises quand elles ne le
sont pas. Cicéron a donc tort quand il attaque la position des péripatéticiens
sur la "médiocrité" ou juste milieu des passions, et quand il écrit
au même livre : "Tout mal, même médiocre, doit être évité ; car, de même
que le corps qui n'est que médiocrement malade n'est pas sain, ainsi cette
médiocrité des maladies ou passions de l'âme n'est pas saine." En effet
les passions ne sont maladies ou troubles de l'âme que lorsqu'elles échappent
au gouvernement de la raison.
Solutions :
1. On a répondu par là à la
première objection.
2. Dans toute passion, il y
a accélération ou ralentissement des mouvements naturels du coeur, selon que
celui-ci bat plus ou moins fort, par diastole ou systole ; et c'est en cela que
se vérifie la notion de passion. Mais il n'est pas fatal que la passion
entraîne toujours hors de l'ordre naturel.
3. En tant qu'elles s'émancipent de l'ordre rationnel, les passions inclinent au péché, mais, dans la mesure où elles sont réglées par la raison, elles relèvent de la vertu.
Objections :
1. Il semble que oui, et
toujours. Car tout ce qui gêne le jugement de la raison, fondement de la bonté
de l'acte moral, diminue cette bonté par voie de conséquence. Or toutes les
passions, au dire de Salluste, gênent le jugement de la raison : "Ceux qui
délibèrent en matière délicate doivent être dénués de haine, de colère,
d'amitié ou de pitié."
2. Plus l'acte humain
ressemble à Dieu et plus il a de valeur : "Soyez les imitateurs de Dieu,
comme des enfants bien-aimés", dit l'Apôtre (Ep 5, 1). Or "Dieu et
les saints anges punissent, mais sans colère, et c'est sans compassion pour
notre misère qu'il nous secourent", écrit S. Augustin. Il est donc mieux
d'accomplir ces oeuvres bonnes sans passion qu'avec passion.
3. Si le mal moral implique
un rapport à la raison, il en est de même du bien. Or le mal moral est atténué
du fait de la passion : celui qui pèche par passion est moins coupable que
celui qui pèche par calcul. Ainsi celui qui fait le bien sans passion agit
mieux que celui qui le fait avec passion.
Cependant :
S. Augustin écrit que la passion de
miséricorde "est au service de la raison quand on l'exerce de telle sorte
que la justice n'est pas offensée, soit que l'on donne à l'indigent ou qu'on
pardonne au pénitent". Or rien de ce qui est au service de la raison ne
diminue le bien moral. Donc la passion ne diminue pas celui-ci.
Conclusion :
Les stoïciens, considérant toutes les passions comme mauvaises, devaient conclure que toute passion diminue la bonté de l'acte humain car le bien, par son mélange avec le mal, disparaît complètement ou s'affaiblit. Cela est vrai si les passions ne sont que des mouvements désordonnés de l'appétit sensitif, c'est-à-dire des troubles et des maladies. Mais si nous appelons passion, sans plus, tous les mouvements de l'appétit sensible, alors la perfection du bien humain comporte que les passions, elles aussi, soient réglées par la raison. Puisque le bien de l'homme se fonde sur la raison comme sur sa racine, il sera d'autant plus parfait qu'il se communiquera à plus de choses convenant à l'homme. Personne ne doute qu'il importe au bien moral de l'homme que les actes extérieurs de ses membres soient dirigés selon la règle de la raison. Aussi, puisque l'appétit sensible peut obéir à la raison, comme nous l'avons vu, il appartient à la perfection du bien moral ou humain que les passions de l'âme elles-mêmes soient réglées par la raison.
Donc, de même qu'il est meilleur
que l'homme veuille le bien et le réalise extérieurement, ainsi la perfection
du bien moral requiert que l'homme ne soit pas mû au bien par sa volonté
seulement, mais aussi par son appétit sensible, selon cette parole du Psaume
(84, 3) - "Mon coeur et ma chair ont exulté dans le Dieu vivant", le
"coeur" étant ici l'appétit intellectuel, et la "chair"
l'appétit sensible.
Solutions :
1. Les passions peuvent
soutenir un double rapport avec le jugement de la raisons. Parfois elles le
précèdent. Dans ce cas, elles obscurcissent le jugement, qui conditionne la
bonté de l'acte moral, et, par suite, elles diminuent la bonté de cet acte ; il
est plus digne de louange d'accomplir une oeuvre de charité par jugement de
raison que par la seule passion de pitié. D'autres fois, les passions sont
consécutives au jugement. Ce peut être d'une double manière : 1° Par manière de
rejaillissement lorsque, la partie supérieure de l'âme se portant intensément
vers une chose, la partie inférieure suit aussi son mouvement. Dans ce cas, la
passion provoquée dans l'appétit sensible témoigne de l'intensité de la volonté
et donc d'une bonté morale plus grande. - 2° Par manière de choix : on choisit,
par un jugement rationnel, d'être affecté de telle passion afin d'agir plus
vite, avec l'aide de l'appétit sensible. La passion ajoute alors à la bonté de
l'acte.
2. Dieu et les anges n'ont
ni appétit sensible ni membres corporels ; aussi le bien, pour eux, ne consiste
pas dans un ordre imposé aux passions ou aux actes physiques, comme il en va
pour nous.
3. La passion qui tend au mal en devançant le jugement de la raison diminue le péché, mais si elle le suit de l'une ou l'autre manière que nous avons dite, elle augmente le péché ou témoigne de son accroissement.
Objections :
1. Il semble qu'aucune
passion ne soit moralement bonne ou mauvaise par son espèce. En effet, le bien
et le mal moral se définissent par rapport à la raison. Or les passions sont
dans l'appétit sensible ; ce qui appartient à la raison leur est accidentel,
et, par suite, n'entre pas dans leur détermination spécifique.
2. Actes et passions sont
spécifiés par leur objet. Donc, si quelque passion était bonne ou mauvaise
spécifiquement, il faudrait que les passions dont l'objet est bon soient bonnes
par leur espèce, comme l'amour, le désir et la joie ; tandis que les passions
qui portent sur le mal seraient spécifiquement mauvaises, comme la haine, la
crainte et la tristesse. Or ceci est faux. Donc il n'y a pas de passion
spécifiquement bonne ou mauvaise.
3. Toutes les espèces de
passions se retrouvent dans le monde animal. Or le bien moral n'existe que chez
l'homme. Donc aucune passion n'est bonne ou mauvaise spécifiquement.
Cependant :
S. Augustin dit que "la
miséricorde relève de la vertu". Aristote écrit aussi que la pudeur est
une passion digne de louange. Il y a donc des passions qui sont bonnes ou
mauvaises par leur espèce même.
Conclusion :
Ce que nous avons dit des actes, il
semble que nous devons le dire des passions, à savoir que l'espèce d'un acte ou
d'une passion peut être considérée à un double point de vue. 1° En tant qu'elle
appartient à l'ordre naturel des choses - en ce sens, l'espèce de l'acte ou de
la passion est étrangère au bien ou au mal moral. 2° En tant qu'elle relève de
l'ordre de la moralité, c'est-à-dire qu'elle participe du volontaire et du
jugement de la raison. L'espèce de la passion, ainsi entendue, peut relever de
l'ordre moral, selon que l'objet de la passion implique ou non un accord avec
la raison ; on le voit clairement pour la pudeur, qui est la crainte d'une
chose laide, et pour l'envie, qui est la tristesse du bien d'autrui. C'est en
ce sens que le bien et le mal moral sont en relation avec l'espèce des actes
extérieurs.
Solutions :
1. L'objection se rapporte
à l'espèce naturelle des passions, en tant qu'elles appartiennent au seul
appétit sensible. Cependant, dans la mesure où cet appétit obéit à la raison,
le bien et le mal moral ne sont plus en lui accidentellement, mais
essentiellement et par soi.
2. Les passions qui tendent
au bien sont bonnes, si c'est un vrai bien ; de même celles qui éloignent d'un
vrai mal. Au contraire, les passions qui consistent à s'éloigner du bien ou à
s'approcher du mal sont mauvaises.
3. Chez les bêtes l'appétit sensible n'obéit pas à la raison. Et pourtant, selon qu'il est dirigé par une certaine "estimative" naturelle, relevant d'une raison supérieure, qui est la raison divine, on peut parler chez les animaux d'une ressemblance de bien moral dans leurs passions.
1. L'ordre des passions de
l'irascible par rapport à celles du concupiscible. - 2. L'ordre des passions du
concupiscible entre elles. - 3. L'ordre des passions de l'irascible entre
elles. - 4. Les quatre passions principales.
Objections 1. Il semble que les passions de l'irascible aient la priorité. Car
l'ordre des passions correspond à l'ordre des objets. Or l'objet de l'irascible
est le bien difficile, qui est, semble-t-il, le plus élevé de tous les biens.
Les passions de l'irascible doivent donc être premières.
2. Le moteur précède le
mobile. Or l'irascible est avec le concupiscible dans le rapport de moteur à
mobile ; il a été donné aux animaux pour surmonter les obstacles qui empêchent
le concupiscible de jouir de son objet, comme on l'a dit plus haut ; et,
d'après Aristote "ce qui supprime l'empêchement est une sorte de
moteur". Les passions de l'irascible précèdent donc celles du
concupiscible.
3. La joie et la tristesse
sont des passions du concupiscible ; or elle sont consécutives à celles de
l'irascible, selon ce mot du Philosophe : "La punition calme l'impétuosité
de la colère, et la tristesse fait place à la joie." Les passions du
concupiscible sont donc postérieures à celles de l'irascible.
Cependant :
tandis que les passions du concupiscible
regardent le bien pris absolument, celles de l'irascible ont pour objet un bien
restreint : le bien difficile. Et donc, puisque le bien pur et simple est
premier par rapport au bien restreint, il semble que les passions du
concupiscible précèdent celles de l'irascible.
Conclusion :
1. Les passions du concupiscible s'étendent à un plus grand domaine que les passions de l'irascible. En effet, il y en a en elles quelque chose qui se rattache au mouvement, comme le désir ; et quelque chose qui se rattache au repos, comme la joie et la tristesse. Mais dans les passions de l'irascible on ne trouve rien qui regarde le repos, tout se rapporte au mouvement. La raison en est que l'objet du repos ne présente pas ce caractère difficile ou ardu qui est l'objet de l'irascible.
Or le repos, étant la fin du mouvement, est premier dans l'ordre d'intention, quoique dernier dans l'ordre d'exécution. Donc, si l'on compare les passions de l'irascible à celles du concupiscible qui signifient repos dans le bien, manifestement les passions de l'irascible précèdent, dans l'ordre d'exécution, ces passions du concupiscible ; ainsi l'espoir précède-t-il la joie et peut donc la causer, selon le mot de l'Apôtre (Rm 12, 12) : "Dans la joie de l'espérance." Quant à la passion du concupiscible qui implique repos dans le mal, et qui est la tristesse, elle occupe le milieu entre deux passions de l'irascible. Elle est consécutive à la crainte (la tristesse se produit quand arrive le mal que l'on craignait). Mais elle précède le mouvement de colère, parce que lorsqu'on se dresse pour se venger de la tristesse qui a précédé, cela ressortit au mouvement de la colère. Et parce que rendre le mal qu'on a reçu fait figure de bien, quand l'homme irrité y parvient, il est dans la joie. On voit donc avec évidence que toute passion de l'irascible aboutit à une passion du concupiscible relative au repos : joie ou tristesse.
Mais si l'on compare les passions de l'irascible aux passions du concupiscible qui impliquent mouvement, ce sont manifestement les passions du concupiscible qui sont premières, pour cette raison que les passions de l'irascible ajoutent aux passions du concupiscible, comme l'objet de l'irascible ajoute un caractère ardu ou difficile à l'objet du concupiscible. Car l'espoir ajoute au désir un certain effort et une certaine tension de l'âme en vue du bien difficile à obtenir. Et de même la crainte ajoute à la fuite ou aversion une certaine dépression de l'âme, causée par la difficulté d'un mal à repousser.
Ainsi donc, les passions de l'irascible
sont intermédiaires entre les passions du concupiscible qui impliquent
mouvement vers le bien ou vers le mal, et celles qui signifient repos dans le
bien ou dans le mal. On voit donc que les passions de l'irascible ont leur
principe dans celles du concupiscible et se terminent à elles.
Solutions :
1. Cet argument vaudrait
si, dans l'idée même de l'objet du concupiscible, il y avait quelque opposition
au caractère de difficulté, comme il entre dans la notion même de l'objet de
l'irascible d'être difficile. Mais parce que l'objet du concupiscible est le
bien sans plus, il précède naturellement l'objet de l'irascible, comme ce qui
est commun précède ce qui est propre.
2. Ce qui enlève l'obstacle
ne meut pas par soi mais par accident. Or nous parlons de l'ordre essentiel des
passions. De plus, l'irascible enlève ce qui empêche le repos du concupiscible
dans son objet. Tout ce qu'on est obligé d'en conclure, c'est que les passions
de l'irascible ont priorité sur les passions du concupiscible qui se rattachent
au repos.
3. La troisième objection a les mêmes bases que la deuxième.
Objections :
1. Il semble que l'amour ne
soit pas la première parmi les passions du concupiscible. Car la faculté
concupiscible tire son nom de la concupiscence, passion identique au désir. Or
la "dénomination se fait d'après ce qui est le plus important", dit
Aristote. Donc la concupiscence l'emporte sur l'amour.
2. L'amour implique une
certaine union ; c'est une "force qui unit et rassemble", selon
l'expression de Denys. Or concupiscence ou désir est mouvement vers l'union
désirée. Donc il est antérieur à l'amour.
3. La cause précède son
effet ; or le plaisir est parfois cause de l'amour : "Certains aiment à
cause du plaisir", écrit Aristote. Donc le plaisir est antérieur à
l'amour.
Cependant :
S. Augustin dit que toutes les
passions sont des effets de l'amour : "L'amour qui brûle de posséder son
objet est désir ; il est joie quand il le possède et en jouit." L'amour
est donc la première des passions du concupiscible.
Conclusion :
L'objet du concupiscible, c'est le bien et le mal. Or, selon l'ordre naturel des choses, le bien précède le mal, qui est la privation du bien. Aussi toutes les passions dont l'objet est le bien sont-elles naturellement premières par rapport à celles qui ont le mal pour objet, chacune l'étant par rapport à son contraire ; c'est en effet parce qu'on recherche le bien qu'on repousse le mal opposé.
Or le bien a raison de fin ; et cette fin est première dans l'ordre d'intention, quoique dernière dans l'ordre d'exécution. On peut donc considérer l'ordre des passions du concupiscible par rapport à l'intention ou par rapport au déroulement de l'exécution. A ce point de vue, est premier ce qui se réalise d'abord dans le moyen qui tend vers la fin. Or il est manifeste que tout ce qui tend vers une fin a premièrement une aptitude ou proportion à cette fin, car rien ne tend vers une fin non proportionnée ; deuxièmement, il se meut vers la fin, et troisièmement, il se repose en elle après l'avoir atteinte. Or cette aptitude elle-même ou proportion de l'appétit au bien, c'est l'amour, qui n'est autre chose que la complaisance dans le bien ; le mouvement vers le bien, c'est le désir ou convoitise ; enfin le repos dans le bien, c'est la joie ou le plaisir. Ainsi donc, dans cet ordre de l'exécution, l'amour précède le désir, et celui-ci le plaisir.
Mais, selon l'ordre d'intention,
c'est l'inverse qui a lieu : le plaisir escompté cause le désir et l'amour. Le
plaisir est, en effet, jouissance dans le bien ; et c'est là une fin, d'une
certaine manière, on l'a dit précédemment.
Solutions :
1. Nous désignons les
choses comme nous les connaissons, selon le Philosophe : "Les mots sont
les signes de nos concepts." Or. le plus souvent, c'est par l'effet que
nous connaissons la cause. L'effet de l'amour, quand il possède ce qu'il aime,
c'est le plaisir ; quand il ne le possède pas, c'est le désir ou convoitise.
Mais "cet amour, on l'éprouve davantage, quand l'indigence le met en
relief", dit S. Augustin. C'est pourquoi, de toutes les passions du
concupiscible, la concupiscence est la plus sensible, ce qui lui a valu de
donner son nom à cette puissance de l'âme.
2. Il y a deux sortes
d'unions de l'aimé à l'aimant. La première est réelle et unit à l'aimé
lui-même. Elle implique la joie ou plaisir, qui est consécutive au désir.
L'autre union est une union affective, dans l'ordre de l'adaptation ou
proportion, selon que par l'adaptation à un autre et l'inclination vers lui, on
participe déjà de lui en quelque chose. En ce sens l'amour implique union, et
cette union précède le mouvement du désir.
3. Le plaisir cause l'amour selon qu'il est premier dans l'ordre d'intention.
Objections :
Il semble que l'espoir ne soit pas
la première parmi les passions de l'irascible, car l'irascible tire son nom de
la colère (ira). Ce privilège de la colère donne à penser qu'elle est plus
importante que l'espoir.
2. Le difficile est l'objet
de l'irascible. Mais il semble plus difficile de s'efforcer par l'audace de
surmonter le mal futur qui menace, ou par la colère celui qui est déjà présent,
que de faire effort pour acquérir simplement quelque bien. Et de même il paraît
plus difficile de s'attaquer au mal présent qu'au mal à venir. La colère est
donc plus importante que l'audace, et celle-ci plus importante que l'espoir,
qui n'est donc pas la passion principale.
3. Dans le mouvement vers
la fin, l'éloignement d'un terme précède l'accès à l'autre terme. Or la crainte
et le désespoir impliquent éloignement, tandis que l'audace et l'espoir tendent
vers quelque chose. Donc la crainte et le désespoir précèdent l'espoir et
l'audace.
Cependant :
plus on est proche de ce qui est
premier, plus on a la priorité. Or l'espoir est la passion la plus proche de
l'amour qui est la première des passions. L'espoir est donc la première passion
de l'irascible.
Conclusion :
Nous l'avons déjà dit, toutes les passions de l'irascible impliquent un mouvement vers quelque chose. Or ce mouvement tendanciel peut être causé dans l'irascible de deux manières : soit par le fait de la seule adaptation ou proportion à la fin que recherche l'amour ou la haine ; soit par la présence du bien ou du mal lui-même, source de tristesse ou de joie. La présence du bien ne déclenche aucune passion dans l'irascible, nous l'avons dit ; mais de la présence du mal naît la passion de la colère.
Et parce que, dans le processus de la génération ou de l'exécution, la proportion ou adaptation à la fin précède son obtention, il en résulte que la colère est, de toutes les passions de l'irascible, la demière dans l'ordre de génération. Parmi toutes les autres passions de l'irascible qui impliquent un mouvement causé par l'amour du bien ou la haine du mal, il faut mettre au premier rang, à considérer l'ordre de nature, les passions qui ont le bien pour objet, comme l'espoir et le désespoir ; celles qui sont relatives au mal, comme l'audace et la crainte, ne viennent qu'après. De telle sorte cependant que l'espoir précède le désespoir, parce qu'il est un mouvement vers le bien selon sa raison de bien, car le bien, par définition, attire. Par suite l'espoir est un mouvement vers le bien par soi. Au contraire, le désespoir éloigne du bien, ce qui ne convient pas au bien en tant que tel, mais à cause d'un élément étranger, et donc comme par accident. Pour la même raison, la crainte qui fait fuir le mal est première par rapport à l'audace.
Que l'espoir et le désespoir précèdent naturellement la crainte et l'audace, on le voit clairement au fait que, de même que l'appétit du bien est la raison d'éviter le mal, ainsi l'espoir et le désespoir sont la raison de la crainte et de l'audace : l'audace, en effet, naît de l'espoir de vaincre, et la crainte, du désespoir de vaincre. Quant à la colère, elle vient de l'audace, car nul ne s'irrite ni ne cherche à se venger s'il n'a l'audace de le faire, selon la parole d'Avicenne.
Il est donc manifeste que l'espoir
est la première de toutes les passions de l'irascible. - Si nous voulons alors
déterminer l'ordre de toutes les passions dans le processus de leur génération,
le voici : 1° L'amour et la haine ; 2° le désir et l'aversion ; 3° l'espoir et
le désespoir ; 4° la crainte et l'audace ; 5° la colère ; 6° la joie et la
tristesse, qui sont l'aboutissement de toutes les passions, dit Aristote.
L'amour toutefois précède la haine ; le désir précède l'aversion ; l'espoir
précède le désespoir ; la crainte, l'audace ; et la joie a priorité sur la
tristesse, comme on peut le conclure de ce que nous venons de direo.
Solutions :
1. C'est parce que la
colère (ira) est causée par les autres passions, comme un effet par ses causes
antécédentes, et qu'elle est ainsi plus apparente, que la puissance irascible
en tire son nom.
2. Le motif d'accéder ou de
désirer est le bien, non le caractère ardu. C'est pourquoi l'espoir, qui
regarde plus directement le bien, est premier, quoique l'audace, ou même la
colère, soient parfois aux prises avec des difficultés plus grandes.
3. L'appétit immédiatement et par soi se meut vers le bien, comme vers son objet propre ; et c'est par là qu'il s'éloigne du mal. En effet, le mouvement de l'appétit est comparable non au mouvement de la nature mais à son intention, laquelle vise la fin plus qu'elle ne repousse son contraire, ce qu'elle ne fait d'ailleurs que pour atteindre la fin.
Objections :
1. Les quatre passions
principales ne sont pas la joie et la tristesse, l'espoir et la crainte, car S.
Augustin dans son énumération des passions ne parle pas de l'espoir, mais le
remplace par la cupidité.
2. Il y a deux ordres dans
les passions : l'ordre d'intention et celui de réalisation ou de génération. Ou
bien donc les principales passions sont considérées selon l'ordre d'intention
et alors la joie et la tristesse, auxquelles tout aboutit, seront passions
principales. Ou bien on envisage l'ordre de réalisation ou de génération, et
alors c'est l'amour qui est la passion principale. Les quatre passions dont il
est question ne doivent donc pas être appelées principales.
3. La crainte vient du
désespoir, comme l'audace vient de l'espoir. Ou bien donc l'espoir et le
désespoir doivent être donnés comme les passions principales, en tant que
causes ; ou bien, ce sont l'espoir et l'audace, en tant que très proches l'une
de l'autre.
Cependant :
énumérant les quatre passions
principales, Boèce écrit : "Chasse la joie, bannis la crainte, repousse
l'espoir, n'admets pas la douleur."
Conclusion :
Ces quatre passions sont tenues communément pour les passions principales 1. Les deux premières, la joie et la tristesse, sont dites principales parce que toutes les autres passions s'accomplissent et se terminent en elles, purement et simplement : elles sont l'aboutissement de toutes les passions, dit Aristote dans l'Éthique. Quant à la crainte et à l'espoir, elles sont passions principales parce qu'elles ont raison de complément non pas purement et simplement, mais seulement dans l'ordre du mouvement de l'appétit vers quelque chose ; car, relativement au bien, le mouvement commence par l'amour, se poursuit dans le désir et s'achève dans l'espoir ; par rapport au mal, il commence dans la haine, se prolonge dans l'aversion et se termine dans la crainte. C'est pourquoi on a coutume d'énumérer ces quatre passions selon la différence du présent et du futur ; en effet, le mouvement regarde le futur, tandis que l'on prend son repos dans un être présent. Par rapport au bien présent, il y a donc joie, et par rapport au mal présent, tristesse. L'espoir vise le bien à venir, et la crainte, le mal futur.
Toutes les autres passions, qui ont
pour objet le bien ou le mal, soit présent, soit futur, se ramènent à ces
quatre et à leur achèvement. C'est aussi à cause de cette généralité qu'elles
sont parfois appelées principales. Appellation juste, si l'on désigne par
espoir et crainte le mouvement global de l'appétit tendant à désirer ou à fuir
quelque chose.
Solutions :
1. S. Augustin remplace
l'espoir par le désir ou la cupidité en tant qu'ils paraissent se référer à la
même fin, qui est le bien futur.
2. Ces passions sont
appelées principales dans l'ordre d'intention et d'achèvement. Et bien que la
crainte et l'espoir ne soient pas des passions ultimes d'une manière pure et
simple, elles le sont cependant dans le genre des passions qui tendent vers
autre chose en tant que futur. Il n'y aurait d'instance possible qu'au sujet de
la colère. On ne peut pourtant pas la tenir pour une passion principale,
puisqu'elle est un effet de l'audace, laquelle ne peut elle-même être passion
principale, comme nous allons le voir.
3. Le désespoir implique l'éloignement du bien, mais c'est comme par accident ; l'audace implique l'accès au mal, mais c'est aussi par accident. Ces deux passions ne peuvent donc être principales ; car ce qui est par accident ne peut être dit principal. Et pas davantage la colère ne peut être dite passion principale, puisqu'elle est consécutive à l'audace.
LES PASSIONS EN PARTICULIER
Logiquement, il faut traiter
maintenant des passions en particulier des passions du concupiscible, d'abord (Question
26-39) ; puis des passions de l'irascible (Question 40). La première section
comprend trois parties : 1. l'amour et la haine (Question 26-29) ; 2. la
convoitise et l'aversion (Question 30) ; 3. le plaisir et la tristesse (Question
31).
Au sujet de l'amour, nous
étudierons : 1. l'amour lui-même (Question 26) ; 2. sa cause (Question 27) ; 3.
ses effets (Question 28).
1. L'amour est-il dans le concupiscible ? - 2. Est-il une passion ? - 3. Est-il identique à la dilection ? - 4. A-t-on raison de distinguer amour d'amitié, et amour de convoitise
Objections :
1. Il semble que non, car
on lit dans la Sagesse (8, 2) : "je l'ai aimée (la Sagesse) et je l'ai
recherchée dès ma jeunesse." Mais le concupiscible qui fait partie de
l'appétit sensitif, ne peut tendre vers la sagesse, que le sens ne peut saisir.
L'amour n'est donc pas dans le concupiscible.
2. L'amour semble
s'identifier avec toutes les autres passions. S. Augustin écrit en effet :
"L'amour qui brûle de posséder ce qu'il aime est désir ; quand il le
possède et en jouit, il est joie ; il est crainte quand il fuit ce qui lui est
contraire ; et lorsque cela se produit et qu'il l'éprouve, l'amour devient
tristesse." Or toutes ces passions de l'âme ne sont pas dans le
concupiscible ; ainsi la crainte, qu'on vient pourtant de nommer, se trouve
dans l'irascible. On ne peut donc dire, sans plus, que l'amour est dans le
concupiscible.
3. Denys nous parle d'un
certain "amour naturel". Mais l'amour naturel semble relever plutôt
des forces naturelles, qui appartiennent à l'âme végétative. Donc l'amour n'est
pas purement et simplement dans le concupiscible.
Cependant :
le Philosophe écrit "L'amour
est dans le concupiscible."
Conclusion :
L'amour est relatif à l'appétit, puisque leur objet commun est le bien. Il s'ensuit que l'amour se différenciera comme l'appétit lui-même. Car il y a un appétit qui n'est pas consécutif à la perception de celui qui désire, mais à la connaissance d'un autre, et il se nomme appétit naturel. En effet, les êtres naturels désirent ce qui convient à leur nature, non qu'ils le perçoivent eux-mêmes, mais selon la connaissance de celui qui a institué la nature, comme nous l'avons dit dans la première Partie. - Il y a un autre appétit, consécutif à la perception du sujet, mais qui la suit nécessairement et non en vertu d'un libre jugement. C'est l'appétit sensible des bêtes. Chez l'homme, cependant, il participe quelque peu de la liberté, dans la mesure où il obéit à la raison. - Enfin il existe un autre appétit consécutif à une connaissance du sujet et procédant selon un jugement libre. C'est l'appétit rationnel ou intellectuel, que l'on nomme volonté.
En chacun de ces appétits, on
appelle amour le principe du mouvement qui tend vers la fin aimée. Dans
l'appétit naturel, le principe de ce mouvement est la connaturalité du sujet
avec l'objet de sa tendance ; on peut l'appeler amour naturel. C'est ainsi que
la connaturalité même d'un corps lourd avec le lieu qui lui convient en vertu
de la pesanteur peut être appelée amour naturel. Pareillement, l'adaptation de
l'appétit sensible ou de la volonté à quelque bien, c'est-à-dire la
complaisance même pour le bien, est appelée amour sensible, ou amour
intellectuel, rationnel. L'amour sensible est donc dans l'appétit sensible
comme l'amour intellectuel dans l'appétit intellectuel. Et il relève du
concupiscible, car il se définit relativement au bien absolu et non au bien
ardu, qui est l'objet de l'irascible.
Solutions :
1. Le texte cité parle de
l'amour intellectuel ou rationnel.
2. L'amour est appelé
crainte, joie, désir et tristesse, non par identité avec ces passions, mais en
tant qu'il est leur cause.
3. L'amour naturel n'existe pas seulement dans les puissances de l'âme végétative mais dans toutes les puissances de l'âme, et même dans toutes les parties du corps et universellement en toute chose : "Le beau et le bien sont aimés par tous les êtres", écrit Denys, toutes choses étant en connaturalité avec ce qui convient à leur nature.
Objections :
1. Il semble que non, car
aucune vertu n'est une passion. Or, d'après Denys tout amour est "une
certaine vertu".
2. L'amour est une union,
un lien, dit S. Augustin. Or l'union, le lien, n'est pas une passion mais
plutôt une relation.
3. S. Jean Damascène écrit
que "la passion est un certain mouvement". Or l'amour n'est pas un
mouvement de l'appétit, comme le désir : il n'en est que le principe. Donc
l'amour n'est pas une passion.
Cependant :
selon Aristote, "l'amour est
une passion".
Conclusion :
La passion est l'effet de la cause
agente dans le patient. Or un agent naturel produit un double effet dans le
patient. D'abord, il lui donne une forme ; en outre, il lui donne le mouvement
consécutif à cette forme. C'est ainsi que la cause génératrice donne au corps
engendré la pesanteur, et le mouvement que celle-ci entraîne. Cette pesanteur
elle-même, principe et cause du mouvement vers le lieu connaturel, peut être
appelée d'une certaine manière amour naturel. De la même façon, l'objet du
désir donne à l'appétit, d'abord une certaine adaptation envers lui, qui
consiste à se complaire en lui, et d'où procède le mouvement vers cet objet
désirable. Car "le mouvement de l'appétit se fait en cercle", dit
Aristote : le désirable meut l'appétit, s'imprimant en quelque sorte dans son
intention, et l'appétit tend vers le désirable pour le posséder réellement ;
ainsi le mouvement se termine là où il avait commencé. La première modification
de l'appétit par son objet est appelée amour, ce qui n'est rien d'autre que la
complaisance dans l'objet du désir ; de cette complaisance dérive le mouvement
vers l'objet, qui est désir, et enfin le repos, qui est joie. Ainsi donc,
puisque l'amour consiste dans une certaine modification de l'appétit sous
l'influence du désirable, il est évident que c'est une passion ; au sens
propre, selon qu'il se trouve dans le concupiscible ; dans un sens plus
général, et par extension du mot, en tant qu'il est dans la volonté.
Solutions :
1. Le mot vertu signifie le
principe du mouvement ou de l'action ; c'est pourquoi l'amour, en tant que
principe du mouvement de l'appétit, est appelé vertu par Denys.
2. L'union se rapporte à
l'amour en tant que, par la complaisance de son affectivité, l'aimant se
comporte à l'égard de ce qu'il aime comme à l'égard de soi-même ou de quelque
chose de soi. Et par suite, il est évident que l'amour n'est pas la relation
d'union elle-même, mais que l'union procède de l'amour. Ce qui fait dire à
Denys que l'amour est une "force unitive", et au Philosophe que
"l'union est l'oeuvre de l'amour".
3. L'amour ne désigne pas le mouvement de l'appétit tendant vers son objet ; cependant il désigne le mouvement par lequel l'appétit est modifié par l'objet désirable de façon à se complaire en lui.
Objections :
1. Il semble que oui. Car
l'amour et la dilection sont entre eux "comme quatre et deux fois deux,
comme le rectiligne et ce qui a des lignes droites", au dire de Denys.
Mais ce sont là des synonymes. Donc amour et dilection ont la même
signification.
2. Les mouvements de
l'appétit diffèrent par leurs objets. Mais dilection et amour ont le même
objet. Ils sont donc identiques.
3. S'ils diffèrent, c'est
surtout parce que "la dilection est relative au bien, et l'amour, au mal
comme certains l'ont dit", d'après S. Augustin. Or ils ne diffèrent pas
pour cette raison, puisque l'Écriture les emploie tous deux pour le mal et pour
le bien. S. Augustin conclut au même endroit "Il n'y a aucune différence
entre parler d'amour et parler de dilection."
Cependant :
nous avons ce texte de Denys
"Il a paru à certains saints que le nom d'amour était plus divin que celui
de dilection."
Conclusion :
Il existe quatre noms plus ou moins relatifs à la même réalité : amour, dilection, charité et amitié. Ils diffèrent cependant, car d'après Aristote, l'amitié est comme un habitus ; l'amour et la dilection sont désignés à la manière d'un acte ou d'une passion ; quant à la charité, elle peut se prendre dans les deux sens.
L'acte signifié par ces trois
derniers termes ne l'est pourtant pas selon la même acception. L'amour est le
plus commun ; car toute dilection ou charité est amour ; mais l'inverse n'est
pas vrai. Car la dilection, comme le mot l'indique, ajoute à l'amour l'idée
d'un choix, d'une "élection" antécédente. Ce qui fait que la
dilection ne se trouve pas dans le concupiscible mais seulement dans la
volonté, et dans la seule nature rationnelle. Enfin la charité ajoute à l'amour
une certaine perfection, car ce qu'on aime de charité est estimé d'un grand
prix, comme l'indique le nom même de charité.
Solutions :
1. Denys parle de l'amour
et de la dilection selon qu'ils se trouvent dans la volonté ; en ce sens ils
sont identiques.
2. L'objet de l'amour est
plus commun que celui de la dilection, car l'amour s'étend à plus de choses, on
vient de le dire.
3. L'amour et la dilection
ne diffèrent pas selon le bien et le mal, mais de la façon qu'on vient de dire.
Au plan de l'appétit intellectuel, ils s'identifient. Et c'est en ce sens que
S. Augustin parle de l'amour, ajoutant peu après que "la volonté droite
est un amour bon, et la volonté perverse un amour mauvais". Toutefois,
parce que l'amour, qui est une passion du concupiscible, entraîne au mal
beaucoup d'hommes, on en a pris occasion pour les distinguer comme le fait
l'objection.
4. En sens contraire. Certains ont pensé que le mot amour, même appliqué à la volonté, était plus divin que celui de dilection, parce que l'amour, et surtout l'amour sensible, implique une certaine passion, tandis que la dilection présuppose un jugement de raison. Or l'homme peut tendre mieux vers Dieu par l'amour, - attiré passivement en quelque sorte par Dieu luimême -, que par la conduite de sa propre raison, ce qui ressortit à la dilection, comme nous venons de le dire. C'est pour ce motif que l'amour est plus divin que la dilection.
Objections :
1. Cette division semble
malheureuse, car selon Aristote : "L'amour est une passion ; l'amitié est
un habitus." Mais un habitus ne peut faire partie d'une passion. Donc la
division de l'amour en amour d'amitié et amour de convoitise est à rejeter.
2. Ce qui fait nombre avec
une chose ne divise pas cette chose : homme ne fait pas nombre avec
"animal". Or la convoitise et l'amour font deux, comme une passion et
une autre passion. L'amour ne peut donc pas être divisé par la convoitise.
3. D'après Aristote,
l'amitié peut être "utile, agréable ou honnête". Or l'amitié utile et
l'amitié agréable comportent de la convoitise. Celle-ci ne doit donc pas
s'opposer à l'amitié dans une même division.
Cependant :
on nous attribue l'amour de
certaines choses parce que nous les convoitons ; d'après le Philosophe,
"on dit de quelqu'un qu'il aime le vin quand il en convoite la
douceur". Or nous n'avons pas d'amitié pour le vin ou autre choses
semblables, dit Aristote. Donc l'amour d'amitié et l'amour de convoitise sont
différents.
Conclusion :
Comme dit Aristote : "Aimer, c'est vouloir du bien à quelqu'un." Le mouvement de l'amour tend donc vers deux termes : vers le bien que l'on veut à quelqu'un - soi ou un autre - et vers celui à qui l'on veut ce bien. A l'égard du bien que l'on veut à un autre, il y a amour de convoitise ; à l'égard de celui à qui nous voulons du bien, il y a amour d'amitié.
Cette division implique priorité et
postériorité. Car ce qui est aimé d'un amour d'amitié est aimé purement et
simplement, et pour lui-même ; ce que l'on aime d'un amour de convoitise n'est
pas aimé purement et simplement et pour lui-même, mais pour un autre. De même,
en effet, que l'être pur et simple est ce qui a l'être, tandis que l'être
relatif est ce qui existe dans un autre ; ainsi le bien qui s'identifie avec l'être
est, à parler absolument, ce qui possède en soi la bonté ; mais ce qui est le
bien d'un autre n'est bon que relativement. Par conséquent, l'amour dont on
aime quelqu'un quand on lui veut du bien est l'amour pur et simple ; et l'amour
que l'on porte à une chose pour qu'elle devienne le bien d'un autre est un
amour relatif.
Solutions :
1. L'amour ne se divise pas
en amitié et convoitise, mais en amour d'amitié et amour de convoitise. Car un
ami, au sens propre, est celui à qui nous voulons du bien ; et l'on parle de
convoitise à l'égard de ce que nous voulons pour nous.
2. Cela résout la deuxième
objection.
3. Dans l'amitié utile et l'amitié agréable, on veut sans doute du bien à son ami, et à cet égard la raison d'amitié est sauvegardée. Mais ce bien de l'autre, on le veut en définitive pour son plaisir et son avantage propres. En conséquence, l'amitié utile et agréable, dans la mesure où elle penche vers l'amour de convoitise, ne réalise pas pleinement la véritable amitié.
1. Le bien est-il la seule cause de l'amour ? - 2. La connaissance est-elle cause de l'amour ? 3. La ressemblance ? - 4. Quelque autre passion ?
Objections :
Il semble que le bien ne soit pas
la seule cause de l'amour. En effet, le bien n'est cause de l'amour que parce
qu'il est aimé. Or il arrive que le mal aussi soit aimé, selon le Psaume (11, 6
Vg) : "Qui aime l'iniquité hait son âme." Autrement tout amour serait
bon. Donc le bien n'est pas la seule cause de l'amour.
2. Aristote écrit que
"nous aimons ceux qui disent le mal qui est en eux". Il semble donc
que le mal est cause de l'amour.
3. D'après Denys "non
seulement le bien mais aussi le beau est aimable à tous".
Cependant :
S. Augustin écrit "Assurément
il n'y a que le bien qui soit aimé." Le bien est donc la cause unique de
l'amour.
Conclusion :
Nous l'avons déjà dit : l'amour
relève de la puissance appétitive, qui est une force passive. Aussi son objet lui
est-il rattaché comme étant la cause de son mouvement et de son acte. La cause
propre de l'amour doit donc être l'objet même de l'amour. Or l'objet propre de
l'amour est le bien parce que, nous l'avons dit, l'amour implique une certaine
connaturalité ou complaisance entre l'aimant et l'aimé ; et d'autre part, pour
chacun, le bien est ce qui lui est connaturel et proportionné. Il faut donc
conclure que le bien est la cause propre de l'amour.
Solutions :
1. Le mal n'est jamais aimé
que sous sa raison de bien, c'est-à-dire en tant qu'il est un bien relatif que
l'on prend pour un bien pur et simple. De sorte que tel amour est mauvais parce
qu'il tend vers ce qui n'est pas absolument le vrai bien. C'est en ce sens que
l'homme "aime l'iniquité" en tant que par elle il obtient certains
biens comme le plaisir, l'argent, etc.
2. Ceux qui disent le mal
qui est en eux ne sont pas aimés à cause de ce mal, mais parce qu'ils disent ce
mal ; en effet dire le mal qui est en eux, a raison de bien, en tant que cela
exclut le mensonge ou la simulation.
3. Le beau est identique au bien ; leur seule différence procède d'une vue de la raison. Le bien étant ce que "tous les êtres désirent", il lui appartient, par sa raison de bien, d'apaiser le désir, tandis qu'il appartient à la raison de beau d'apaiser le désir qu'on a de le voir ou de le connaître. C'est pourquoi les sens les plus intéressés par la beauté sont ceux qui procurent le plus de connaissances, comme la vue et l'ouïe mises au service de la raison ; nous parlons, en effet, de beaux spectacles et de belles musiques. Les objets des autres sens n'évoquent pas l'idée de beauté : on ne parle pas de belles saveurs ou de belles odeurs. Cela montre bien que le beau ajoute au bien un certain rapport à la puissance connaissante ; le bien est alors ce qui plaît à l'appétit purement et simplement ; le beau, ce qu'il est agréable d'appréhender.
Objections :
1. Il ne semble pas, car si
l'on recherche un être, c'est un effet de l'amour. Or on recherche certaines
choses comme les sciences qui sont pourtant ignorées ; à leur égard en effet,
dit S. Augustin "c'est une seule et même chose que posséder et
connaître". Donc, si on les connaissait, on les posséderait et on ne les
rechercherait pas. La connaissance n'est donc pas cause de l'amour.
2. C'est au même titre que
l'on aime ce qui est inconnu, et que l'on aime plus qu'on ne connaît. Or on
aime certaines choses plus qu'on ne les connaît : ainsi Dieu qui, en cette vie,
peut être aimé en lui-même, et non être connu en lui-même. Donc la connaissance
n'est pas cause de l'amour.
3. Si la connaissance était
cause de l'amour, là où la connaissance est absente on ne trouverait pas
d'amour. Or il y a de l'amour partout, dit Denys, alors qu'il n'y a pas partout
de la connaissance. Donc la connaissance n'est pas cause de l'amour.
Cependant :
S. Augustin démontre que "nul
ne peut aimer quelque chose d'inconnu".
Conclusion :
Le bien, avons-nous dit, est cause de l'amour par manière d'objet. Or le bien est objet de l'appétit dans la mesure où il est connu. C'est pourquoi l'amour requiert une certaine perception du bien que l'on aime. Ce qui fait dire au Philosophe que "la vision corporelle est le principe de l'amour sensible". Et de même, la contemplation de la beauté ou de la bonté spirituelle est le principe de l'amour spirituel.
Ainsi donc la connaissance est
cause de l'amour au même titre que le bien, qui ne peut être aimé que s'il est
connu.
Solutions :
1. Celui qui recherche la
science ne l'ignore pas totalement ; il la connaît déjà sous quelque aspect,
soit en général, soit par l'un ou l'autre de ses effets, ou bien parce qu'il
entend faire son éloge, remarque S. Augustin. Mais la connaître ainsi n'est pas
la posséder ; pour cela il faut la connaître à la perfection.
2. Il faut davantage pour
la perfection de la connaissance que pour celle de l'amour. En effet, la
connaissance relève de la raison, dont le rôle est de distinguer ce qui ne fait
qu'un dans la réalité, et de rapprocher les éléments divers en les comparant.
C'est pourquoi la connaissance parfaite implique que l'on sache dans le détail
tout ce qui appartient à une réalité : ses parties, ses puissances, ses
propriétés. Mais l'amour, lui, est relatif à la puissance affective, qui
s'adresse à la chose selon qu'elle est en elle-même. De sorte qu'il suffit pour
la perfection de l'amour que la chose soit aimée selon qu'elle est atteinte en
elle-même. Il arrive alors qu'une chose est aimée plus qu'elle n'est connue :
on peut l'aimer parfaitement sans la connaître parfaitement. C'est ce qu'on
voit nettement pour les sciences que certains aiment, bien qu'ils n'en aient
qu'une connaissance sommaire : ils savent, par exemple, que la rhétorique est
la science qui permet de persuader, et c'est cela qu'ils aiment en elle. Il
faut en dire autant de l'amour de Dieu.
3. Même l'amour naturel, qui existe en toute chose, est causé par une certaine connaissance, qui n'est pas à la vérité dans les choses naturelles elles-mêmes, mais en celui qui a institué la nature, nous l'avons dit récemment.
Objections :
1. Il semble que non. Car
l'identité n'est pas cause des contraires, tandis que la ressemblance est cause
de haine : "Les orgueilleux sont toujours à se quereller", dit
l'Écriture (Pr 13, 10) ; et "les potiers se disputent", remarque
Aristote. Donc la ressemblance n'est pas cause de l'amour.
2. S. Augustin écrit
"On aime en autrui ce dont on ne voudrait pas pour soi ; ainsi on aime un
acteur sans vouloir être acteur soi-même." Mais cela n'arriverait pas si
la ressemblance était la cause propre de l'amour, car alors on aimerait en
autrui ce que l'on a soi-même ou que l'on désire avoir.
3. Tout homme aime ce dont
il a besoin, même s'il ne le possède pas ; le malade aime la santé ; le pauvre,
les richesses. Or, en tant qu'on a besoin de ces choses et qu'on en manque, on
n'a pas de ressemblance avec elles, au contraire ; de sorte que la dissemblance
est aussi cause de l'amour.
4. D'après le Philosophe,
"nous aimons ceux qui sont généreux à nous aider pécuniairement et à nous
sauver ; et de même, ceux qui gardent une uùtié fidèle pour les morts sont
aimés de tous". Or tous les hommes ne sont pas ainsi ; c'est donc que
l'amour n'implique pas nécessairement ressemblance.
Cependant :
"Tout être vivant aime son
semblable", dit l’Écriture (Si 10, 15).
Conclusion :
La ressemblance est à proprement parler cause de l'amour. Mais il faut remarquer qu'elle peut se vérifier à un double titre. D'abord du fait que les deux termes de la ressemblance possèdent en acte une même réalité, comme on dit semblables deux êtres qui ont une même blancheur. Ensuite parce que l'un possède en acte ce que l'autre possède en puissance et par une sorte d'inclination ; en ce sens nous dirions qu'un corps lourd situé hors de son lieu naturel a de la ressemblance avec un corps lourd qui se trouve dans le sien. Ou encore selon que la puissance a une ressemblance avec l'acte lui-même ; car dans la puissance elle-même l'acte existe d'une certaine façon.
Le premier genre de ressemblance est cause de l'amour d'amitié ou de bienveillance. Deux êtres étant semblables, et n'ayant pour ainsi dire qu'une seule forme, ils sont un, en quelque manière, dans cette forme ; deux hommes ne font qu'un dans l'espèce humaine, et deux êtres blancs dans la même blancheur. De sorte que l'affectivité de l'un tend vers l'autre comme vers un même être que soi, et lui veut le même bien qu'à soi. - Mais le deuxième genre de ressemblance est cause de l'amour de convoitise ou de l'amitié utile et agréable. Car tout être en puissance, en tant que tel, désire son acte, et, lorsqu'il l'a obtenu, il s'en réjouit, s'il est doué de sentiment et de connaissance.
Or dans l'amour de convoitise,
avons-nous dit, c'est lui-même, à proprement parler, que l'aimant aime, quand
il veut ce bien qu'il convoite. D'autre part, chacun s'aime plus que les
autres, car on ne fait qu'un avec soi, substantiellement, tandis qu'avec un autre
il n'y a ressemblance que selon telle ou telle forme. C'est pourquoi, si l'on
est empêché dans l'acquisition du bien que l'on aime, du fait qu'un autre vous
est semblable par participation d'une même forme, celui-ci vous devient odieux,
non parce qu'il vous ressemble, mais parce qu'il empêche votre propre bien. Il
n'y a pas d'autres raisons aux "rixes entre potiers" ; ils se gênent
mutuellement dans leurs affaires ; et si "les orgueilleux se
querellent", c'est aussi parce qu'ils se gênent dans la conquête de la
supériorité qu'ils convoitent pour eux-mêmes.
Solutions :
1. Cela répond à la
première objection.
2. Le fait qu'on aime chez
autrui ce qu'on n'aimerait pas pour soi signale encore une certaine
ressemblance selon la proportionnalité ; car le prochain est, par rapport à ce
que nous aimons en lui, ce que nous sommes nous-mêmes par rapport à ce que nous
aimons en nous ; ainsi, qu'un bon chantre aime un bon calligraphe, il y a là
ressemblance de proportion, en tant que chacun possède ce qui lui convient dans
la ligne de son art.
3. Celui qui aime ce dont
il manque ressemble à ce qu'il aime comme ce qui est en puissance ressemble à
son acte, nous venons de le dire.
4. Selon la même ressemblance de la puissance avec l'acte, celui qui n'est pas libéral aime celui qui l'est, en tant qu'il attend de l'autre ce qu'il désire. Il en est de même de celui qui persévère dans l'amitié à l'égard de celui qui n'y persévère pas. Dans les deux cas l'amitié semble être utilitaire. - On peut répondre aussi : bien que tous les hommes ne possèdent pas les vertus par manière d'habitus parfait, ils les possèdent cependant comme en germe dans leur raison, de telle sorte que celui qui n'est pas vertueux aime celui qui l'est, en tant que celui-ci est conforme à sa nature rationnelle.
Objections :
1. Il semble que certaines
autres passions peuvent être causes d'amour. Car d'après Aristote certains sont
aimés à cause du plaisir. Voilà donc une passion qui serait cause de l'amour.
2. Le désir est une
passion. Or nous aimons certains êtres parce que, comme on le voit dans toute
amitié utilitaire, nous désirons quelque chose que nous attendons d'eux.
3. Selon S. Augustin,
"celui qui n'a pas en soi l'espoir d'obtenir une chose, c'est qu'il l'aime
avec tiédeur, ou qu'il ne l'aime pas du tout, si belle d'ailleurs qu'elle lui
paraisse". Donc l'espoir aussi est cause d'amour.
Cependant :
comme dit S. Augustin, toutes les
autres affections de l'âme ont l'amour pour cause.
Conclusion :
Toute autre passion présuppose un
certain amour. La raison en est que toute autre passion de l'âme implique
mouvement vers quelque chose ou repos en quelque chose. Or tout mouvement vers
quelque chose, ou tout repos en quelque chose, procède d'une certaine
connaturalité ou harmonie, qui rejoint la définition de l'amour. Il est donc
impossible qu'une autre passion de l'âme soit la cause universelle de l'amour.
Il peut arriver cependant que telle autre passion soit la cause d'un amour
particulier comme un bien peut être la cause d'un autre bien.
Solutions :
1. Lorsqu'on aime quelque
chose pour le plaisir, il est vrai que cet amour-là est causé par le plaisir ;
mais ce plaisir même vient d'un autre amour qui le précède, car nul ne prend
plaisir qu'à ce qu'il aime en quelque façon.
2. Le désir d'une chose
présuppose toujours l'amour de cette chose. Mais le désir de telle chose peut
provoquer l'amour d'une autre chose : ainsi celui qui désire de l'argent aime
pour cette raison celui qui lui en donne.
3. L'espoir éveille ou augmente l'amour, en raison du plaisir d'abord, parce qu'il produit du plaisir ; et aussi en raison du désir, parce qu'il le fortifie ; notre désir, en effet, ne se porte pas aussi intensément sur ce que nous n'espérons pas. Cependant l'espoir lui-même a pour objet un bien qu'on aime.
1. L'union est-elle un effet de l'amour ? - 2. L'inhabitation mutuelle ? - 3. L'extase ? - 4. La jalousie ? - 5. L'amour est-il une passion qui blesse celui qui aime ? - 6. L'amour est-il la cause de tout ce qu'on fait quand on aime ?
Objections :
1. Il semble que non. Car
l'absence s'oppose à l'union. Mais l'amour est compatible avec l'absence, selon
ce mot de l'Apôtre (Ga 4, 18) parlant de lui-même d'après la Glose : "Il
est bien d'être l'objet d'une affection quand c'est dans le bien, toujours et
non pas seulement quand je suis présent parmi vous." L'union n'est donc
pas un effet de l'amour.
2. Toute union se réalise
ou bien selon l'essence : c'est ainsi que la forme est unie à la matière,
l'accident au sujet, la partie au tout ou à une autre partie pour constituer le
tout ; ou bien par similitude de genre, d'espèce ou d'accident. Or l'amour ne
produit pas l'union selon l'essence ; sinon l'amour ne se porterait jamais sur
des êtres séparés par leur essence. Quant à l'union de ressemblance, elle ne
vient pas de l'amour, c'est plutôt elle qui en est la cause, on l'a dit
récemment. L'union n'est donc pas un effet de l'amour.
3. Le sens en acte devient
le sensible lui-même en acte, et l'intelligence en acte s'identifie avec Pobjet
intelligible en acte ; mais celui qui aime, dans l'exercice même de son amour ne
fait pas un avec l'objet aimé en acte. C'est donc que l'union est plutôt un
effet de la connaissance que de l'amour.
Cependant :
Denys affirme que tout amour est
une "force unitive".
Conclusion :
Il y a deux formes d'union de l'aimant à l'objet aimé. La première se fait dans la réalité, lorsque l'aimé est présent à l'aimant. L'autre est une union affective, qui doit être analysée en fonction de la connaissance antécédente, car tout mouvement de l'appétit fait suite à une connaissance. Les deux amours, celui de convoitise et celui d'amitié, procèdent l'un et l'autre d'une certaine connaissance de l'unité entre l'aimant et l'aimé. En effet, lorsqu'on aime quelque chose par convoitise, on le considère comme appartenant à la perfection de son être propre. Et de même, lorsqu'on aime quelqu'un d'un amour d'amitié, on lui veut du bien comme on en veut à soi-même ; c'est donc qu'on l'appréhende comme un autre soi-même, en tant qu'on lui veut du bien comme à soi. C'est pourquoi on appelle l'ami "un autre soi-même". Et S. Augustin écrit : "Il a bien parlé de son ami, celui qui l'a appelé la moitié de son âme."
La première espèce d'union, l'amour
la produit par manière de cause efficiente, car il pousse à désirer et à
rechercher la présence de l'aimé en tant qu'il lui convient et lui appartient.
La seconde espèce d'union est causée par l'amour selon une causalité formelle,
car l'amour lui-même est cette union ou ce lien. Ce qui fait dire à S. Augustin
que l'amour est "comme une sorte de vie unissant deux êtres ou cherchant à
les unir : l'aimant et l'objet de son amour". Le mot "unissant"
se rapporte à l'union affective, sans laquelle il n'est point d'amour, et ces
mots : "cherchant à les unir" visent l'union réelle.
Solutions :
1. L'objection se rapporte
à l'union réelle. C'est elle que le plaisir requiert, comme sa cause. Le désir,
au contraire, implique l'absence réelle de l'aimé ; quant à l'amour, il existe
et dans l'absence et dans la présence.
2. L'union soutient avec l'amour une triple relation. Une certaine union est cause de l'amour. C'est une union substantielle, quand il s'agit de l'amour qu'on se porte à soi-même ; une union de ressemblance, quand on parle de l'amour qu'on a pour les autres, nous venons de le dire.
Mais telle autre union est essentiellement l'amour lui-même. C'est l'union qui se fait par adaptation affective. On l'assimile à l'union substantielle, en tant que l'aimant considère l'aimé, dans l'amour d'amitié, comme un autre soi-même et, dans l'amour de convoitise, comme quelque chose de soi.
Enfin une troisième union est un
effet de l'amour. C'est l'union réelle que l'aimant recherche avec ce qu'il
aime. Elle répond aux exigences de l'amour ; comme le rapporte Aristote :
"Aristophane disait que ceux qui s'aiment, de deux qu'ils sont voudraient
ne faire qu'un" ; mais parce que "ce serait alors la disparition des
deux ou de l'un des deux", ils recherchent la seule union qui convienne :
celle de la vie en commun, de la conversation et autres relations semblables.
3. La connaissance s'achève du fait que l'être connu s'unit au connaissant par sa ressemblance. Mais l'amour fait que la réalité aimée elle-même est unie en quelque manière à celui qui aime. Aussi l'amour est-il plus unifiant que la connaissance.
Objections :
1. Il semble que l'amour ne
cause pas cette inhabitation mutuelle, par laquelle l'aimé serait dans
l'aimant, et réciproquement. En effet, exister dans un autre, c'est être
contenu en lui. Mais on ne peut à la fois contenir et être contenu. Donc
l'amour ne peut créer l'inhabitation mutuelle par laquelle l'aimé serait dans
l'aimant, et réciproquement.
2. On ne peut pénétrer à
l'intérieur d'un tout sans le diviser. Or diviser ce qui est un dans la réalité
n'appartient pas à l'appétit, siège de l'amour, mais à la raison.
L'inhabitation mutuelle n'est donc pas un effet de l'amour.
3. Si, en vertu de l'amour,
l'aimant est dans l'aimé et réciproquement, il s'ensuivra que l'aimé est uni à
l'aimant comme celui-ci l'est à l'aimé. Mais l'union est elle-même identique à
l'amour, on vient de le voir. Il s'ensuivrait que l'aimant serait toujours aimé
par celui qui l'aime : ce qui est évidemment faux. Donc l'inhabitation mutuelle
n'est pas l'effet de l'amour.
Cependant :
il est écrit dans S. Jean (1 Jn 4,
16) : "Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en
lui." Or la charité, c'est l'amour de Dieu. Donc, pour la même raison,
tout amour réalise cette inhabitation mutuelle de l'aimant et de l'aimé.
Conclusion :
Que l'aimant soit dans l'aimé, et réciproquement, cela peut s'entendre au double point de vue de la connaissance et de l'appétit. Au premier point de vue, on dit que l'aimé est dans l'aimant en tant qu'il demeure dans la connaissance de celui-ci, selon ces mots de l'Apôtre (Ph 1, 17) : "je vous porte dans mon coeur." - Mais on dit que l'aimant est dans l'aimé par la connaissance en tant qu'il ne se satisfait pas d'une connaissance superficielle de l'aimé mais s'efforce d'explorer à fond tout ce qui le concerne, et de pénétrer ainsi dans son intimité. C'est le sens de ces mots appliqués à l'Esprit Saint, qui est l'Amour de Dieu : "Il scrute même les profondeurs de Dieu" (1 Co 2, 10).
Mais au point de vue de la puissance appétitive, on dit que l'aimé est dans l'aimant en tant qu'il est dans le coeur de celui-ci par une sorte de complaisance ; si bien qu'il se délecte de l'aimé ou de ses biens, quand ils sont présents ; s'ils sont absents, son désir se porte vers l'aimé lui-même par l'amour de convoitise, ou vers les biens qu'il lui veut par l'amour d'amitié. Et ce n'est pas pour quelque motif extrinsèque comme lorsque l'on désire une chose à cause d'une autre, ou que l'on veut du bien à quelqu'un en vue d'autre chose, mais à cause de la complaisance pour l'aimé enracinée dans le coeur. C'est pour cela que l'on situe l'amour au fond du coeur et que l'on parle des "entrailles de la charité".
Réciproquement, l'aimant est dans l'aimé, mais différemment selon qu'il y a amour de convoitise ou amour d'amitié. En effet, l'amour de convoitise ne se repose dans aucune possession ou jouissance extérieure et superficielle de l'aimé, mais a cherche à le posséder parfaitement et à le joindre, pour ainsi dire, en son plus intime. Dans l'amour d'amitié, au contraire, l'aimant est dans l'aimé en ce sens qu'il considère les biens ou les maux de son ami comme les siens, et la volonté de son ami comme la sienne propre, de telle sorte qu'il parait recevoir et éprouver lui-même en son ami les biens et les maux. C'est pour cela que, d'après Aristote, le trait caractéristique des amis est de "vouloir les mêmes choses, avoir les mêmes peines et les mêmes joies". Ainsi donc, en tant qu'il considère comme sien ce qui est à son ami, l'aimant semble exister en celui qu'il aime et être comme identifié à lui. Au contraire, en tant qu'il veut et agit pour son ami comme pour soi-même, le considérant comme un avec soi, c'est l'aimé qui est dans l'aimant.
Il y a une troisième manière
d'entendre cette mutuelle inhabitation par l'amour d'amitié ; c'est celle de
l'amour qui répond à l'amour : les amis s'aiment l'un l'autre, se veulent et se
font mutuellement du bien.
Solutions :
1. L'aimé est contenu dans
celui qui aime, en tant qu'il est gravé dans son coeur par une sorte de
complaisance. Réciproquement, l'aimant est contenu dans l'aimé, en ce sens
qu'il rejoint en quelque sorte l'intimité de son ami. Rien n'empêche en effet
que l'on contienne et que l'on soit contenu à des titres divers ; c'est ainsi
que le genre est contenu dans l'espèce, et réciproquement.
2. La saisie de la raison
précède le mouvement de l'amour. Aussi, de même que la raison fait son enquête,
l'affection de l'amour s'insinue au coeur de l'aimé, comme on vient de le dire.
3. Cette objection est tirée du troisième genre d'inhabitation mutuelle, qui ne se vérifie pas en tout amour.
Objections :
1. Il semble que non, car
l'extase semble comporter une sorte d'aliénation, que l'amour ne produit pas
toujours, car ceux qui s'aiment gardent parfois la possession d'eux-mêmes. Donc
l'amour ne produit pas l'extase.
2. L'aimant désire que
l'aimé lui soit uni. Donc il l'attire à soi, plutôt qu'il ne va vers lui en
sortant de soi.
3. L'amour unit l'aimé à
l'aimant, on vient de le dire. Donc, si l'aimant se tend hors de soi pour
rejoindre l'aimé, il s'ensuit qu'il aime toujours l'autre plus que soi-même, ce
qui est manifestement faux. Donc l'extase n'est pas l'effet de l'amour.
Cependant :
Denys écrit que "l'amour divin
produit l'extase", et que "Dieu lui-même est sorti de soi par
amour". Donc, puisque tout amour est une certaine ressemblance participée
de l'amour divin, comme il l'explique au même endroit, il semble que tout amour
soit cause d'extase.
Conclusion :
On dit de quelqu'un qu'il est en extase lorsqu'il est mis hors de soi. Cela peut arriver dans l'ordre de l'appréhension et dans celui de l'appétit. Dans l'ordre de l'appréhension, on dit de quelqu'un qu'il se met hors de soi quand il est entraîné hors de la connaissance qui lui est propre. Ce peut être parce qu'il est introduit à une connaissance plus haute, comme élevé à la compréhension de certaines choses dépassant la portée de ses sens et de sa raison, et dont on dit qu'il est en extase parce qu'il est transporté hors de la perception naturelle de sa raison et de ses sens. Ou bien ce peut être parce qu'il est profondément déprimé, et lorsque quelqu'un tombe dans le délire ou la folie, on dit qu'il a une extase. - Dans l'ordre de l'appétit on dit qu'il y a extase lorsque l'appétit d'un homme se porte sur un autre en sortant de soi pour ainsi dire.
C'est l'amour qui produit la première sorte d'extase par mode
de disposition, en tant qu'il fait méditer sur ce qu'on aime, comme nous l'avons
dit à l'Article précédent, et la méditation intense d'une chose fait oublier
toutes les autres. - Quant à la seconde extase, l'amour en est la cause directe
: purement et simplement dans l'amour d'amitié, et d'une certaine manière
seulement dans l'amour de convoitise. Car, dans l'amour de convoitise, l'aimant
se porte en quelque sorte hors de soi, parce que, non content de jouir du bien
qu'il possède, il cherche à jouir de quelque chose en dehors de lui-même. Mais
ce bien extérieur, il cherche à l'avoir pour soi, il ne sort pas à vrai dire de
soi ; aussi, une telle affection, en fin de compte, le referme sur lui-même.
Mais dans l'amour d'amitié, l'affection sort absolument d'elle-même, car on
veut du bien à son ami et on y travaille, comme si l'on était chargé de
pourvoir à ses besoins et cela en vue de l'ami lui-même.
Solutions
:
1. L'objection ne vaut que
pour la première sorte d'extase.
2. La raison vaut pour
l'amour de concupiscence qui ne produit pas l'extase au sens pur et simple.
3. Celui qui aime sort de soi dans la mesure où il veut le bien de son ami et le réalise. Mais il ne veut pas le bien de son ami plus que le sien propre ; il ne s'ensuit donc pas qu'il aime l'autre plus que lui-même.
Objections :
1. Il semble que non, car
la jalousie est une source de dispute, comme on le voit par ces mots de S. Paul
(1 Co 3, 3) : "Puisqu'il y a parmi vous de la jalousie et des
disputes." Il n'est donc pas un effet de l'amour, lequel fuit les
disputes.
2. L'objet de l'amour est
le bien, qui tend à se communiquer. Or la jalousie s'oppose à la communication
; elle ne souffre aucun partage dans l'objet de son amour, ainsi dit-on que les
hommes sont jaloux de leurs épouses qu'ils ne veulent pas avoir en commun avec
d'autres. La jalousie ne vient donc pas de l'amour.
3. La jalousie ne va pas
sans haine, comme elle ne va pas sans amour, car il est écrit dans le Psaume
(73, 3) : "J'étais jaloux des orgueilleux." On ne doit donc pas dire
que la jalousie est un effet de l'amour plutôt que de la haine.
Cependant :
d'après Denys : "Dieu est
appelé jaloux à cause du grand amour qu'il a pour ce qui existe."
Conclusion :
La jalousie, en quelque sens qu'on la prenne, vient de l'intensité de l'amour. Il est manifeste en effet que plus une force se porte intensément vers quelque chose, plus elle repousse avec vigueur ce qui lui est contraire ou opposé. Or l'amour, dit S. Augustin, est "une sorte de mouvement qui tend vers l'aimé" : un amour ardent cherchera donc à exclure tout ce qui s'oppose à lui.
Mais cela se produit différemment dans l'amour de convoitise et dans l'amour d'amitié. Car dans l'amour de convoitise, celui qui désire ardemment quelque chose s'emporte contre tout ce qui l'empêche d'obtenir ce qu'il aime ou d'en jouir tranquillement. C'est en ce sens que l'on parle de la jalousie des maris pour leurs femmes : ils ne veulent pas que ce qu'ils cherchent d'unique auprès d'elles soit empêché par la compagnie des autres. Et de même, ceux qui sont avides de supériorité s'élèvent contre ceux qui leur paraissent supérieurs, comme s'ils empêchaient leur propre supériorité : c'est la jalousie envieuse, dont il est écrit (Ps 37, 1) : "Ne sois pas jaloux des méchants ; ne porte pas envie à ceux qui font le mal."
Dans l'amour d'amitié, au
contraire, on cherche le bien de l'ami et, quand l'amour est intense, il dresse
celui qui aime contre tout ce qui s'oppose au bien de son ami. On dit alors de
quelqu'un qu'il est jaloux de son ami quand il s'applique à éloigner les
paroles ou les actes qui vont contre le bien de celui-ci. C'est aussi de cette
jalousie que l'on est animé pour Dieu quand on fait son possible pour empêcher
ce qui est contraire à son honneur ou à sa volonté, selon cette parole du livre
des Rois (1 R 19, 1 0) : "je suis rempli d'un zèle jaloux pour le Seigneur
des armées." Sur ce texte de S. Jean (2, 19) : "l'amour jaloux de ta
maison me dévore", la Glose dit également : "Il est dévoré d'une
bonne jalousie, celui qui s'efforce de corriger tout ce qu'il voit de mal et
qui, s'il ne peut y réussir, le supporte en gémissant."
Solutions :
1. L'Apôtre parle à cet
endroit de la jalousie envieuse, qui provoque en effet des disputes, non certes
contre la chose aimée, mais en sa faveur et contre ce qui lui fait obstacle.
2. Le bien est aimé en tant
qu'il peut se communiquer à celui qui aime. C'est pourquoi tout ce qui empêche
la perfection de cette communication est considéré comme odieux. Et en ce cas
la jalousie est causée par l'amour du bien. Mais il arrive que, par
insuffisance de bonté, certains biens de peu de valeur ne peuvent être possédés
simultanément et intégralement par plusieurs. C'est l'amour de tels biens qui
engendre la jalousie envieuse. Il n'en va pas de même, à proprement parler,
quand il s'agit de ces biens que plusieurs peuvent posséder pleinement : nul
n'est envieux d'autrui pour sa connaissance de la vérité, que plusieurs peuvent
acquérir intégralement. On peut seulement être jaloux de celui qui la possède
de façon supérieure.
3. Le fait même que l'on déteste ce qui s'oppose à l'ami procède de l'amour. C'est pourquoi la jalousie est dite, en rigueur de termes, un effet de l'amour plutôt que de la haine.
Objections :
1. Il semble que oui, car
la langueur est une sorte de blessure. Or l'amour cause la langueur, selon ces
mots du Cantique (2, 5) : "Soutenez-moi avec des fleurs, fortifiez-moi
avec des pommes, car je languis d'amour." L'amour est donc une passion qui
blesse.
2. La liquéfaction est une
sorte de décomposition. Or l'amour liquéfie, car il est écrit (Ct 5, 6) :
"Mon âme s'est liquéfiée lorsque mon bien-aimé a parlé." C'est donc
que l'amour décompose, détruit et blesse.
3. La ferveur désigne un
certain excès de chaleur, capable de détruire. Or la ferveur est causée par
l'amour ; en effet Denys signale parmi les propriétés de l'amour des Séraphins
qu'il est "chaud, pénétrant et plus que fervent". Dans le Cantique
(8, 6), il est dit aussi de l'amour que "ses ardeurs sont des ardeurs de
feu et de flamme". L'amour est donc une passion qui blesse et qui détruit.
Cependant :
Denys écrit que "tous les
êtres s'aiment d'un amour qui maintient", c'est-à-dire qui conserve. L'amour
n'est donc pas une passion qui blesse, mais plutôt qui conserve et
perfectionne.
Conclusion :
Nous l'avons dit, l'amour signifie une certaine adaptation de la puissance affective à un bien. Or aucun être n'est blessé pour s'être adapté à ce qui lui convient ; il s'accomplit plutôt, si c'est possible, et en devient meilleur. Au contraire, ce qui veut s'adapter à ce qui ne lui convient pas en est blessé et détérioré. Donc, l'amour du bien qui convient perfectionne et améliore celui qui aime ; l'amour du bien qui ne convient pas blesse et détériore. C'est pour cela que l'homme est perfectionné et rendu meilleur surtout par l'amour de Dieu, tandis qu'il est blessé et détérioré par l'amour du péché, selon ces mots d'Osée (9, 10) : "Ils sont devenus abominables comme l'objet de leur amour."
Cela doit s'entendre de l'amour au
point de vue de ce qu'il y a de formel en lui, c'est-à-dire de l'appétit. Quant
à l'aspect matériel de la passion de l'amour, à savoir une certaine
modification corporelle, il arrive que l'amour blesse, à cause d'un certain
excès, comme cela arrive dans l'activité sensorielle, et en tout acte d'une
puissance de l'âme qui s'exerce avec modification de l'organe corporel.
Solutions :
Aux trois objections il faut répondre que l'on peut attribuer à l'amour quatre effets immédiats : la liquéfaction, la jouissance, la langueur et la ferveur. Le premier de tous est la liquéfaction, qui s'oppose à la congélation. Ce qui est congelé, en effet, est resserré en soi-même, au point que rien ne peut facilement y pénétrer. Au contraire, l'amour dispose l'appétit à accueillir le bien qu'il aime, de sorte que l'aimé est dans l'aimant, comme nous l'avons vu. On voit donc que la congélation ou dureté du coeur est une disposition qui s'oppose à l'amour, tandis que la liquéfaction implique un certain attendrissement qui permet au coeur de s'offrir à la pénétration de l'aimé. Donc, si l'aimé est présent et possédé, c'est la joie ou jouissance ; s'il est absent, il en résulte deux autres passions : la tristesse de l'absence ou langueur (c'est pourquoi Cicéron n qualifie de maladie la tristesse plus que le reste), et un désir intense d'obtenir ce qu'on aime, qui s'appelle ferveur. - Ces quatre effets sont produits par l'amour considéré formellement, selon le rapport de la puissance appétitive à son objet. Mais dans la passion de l'amour, d'autres effets s'ensuivent, proportionnés aux premiers, et constitués par une modification organique.
Objections :
1. Il semble que non car,
on l'a vu, l'amour est une passion. Mais tout ce que l'homme fait, il ne le
fait pas par passion ; il fait certaines choses par choix et d'autres par
ignorance, dit Aristote. Donc tout ce que l'on fait, on ne le fait pas par
amour.
2. L'appétit est le
principe du mouvement et de l'action chez tous les animaux, comme le montre
Aristote. Donc, si l'on fait tout par amour, les autres passions de l'appétit
sont superflues.
3. Rien ne vient à la fois
de causes contraires. Or il est des choses qui se font par haine. Tout ne se
fait donc pas par amour.
Cependant :
Denys écrit : "C'est par amour
du bien que tous les êtres font tout ce qu'ils font."
Conclusion :
Tout agent agit pour une fin, nous l'avons
dit. Or la fin est le bien désiré et aimé par chacun. Il est donc manifeste que
tout agent, quel qu'il soit, accomplit toutes ses actions en vertu d'un amour.
Solutions :
1. Cette objection se fonde
sur l'amour qui est une passion existant dans l'appétit sensitif. Or nous
parlons ici de l'amour au sens large, selon qu'il englobe l'amour intellectuel,
l'amour rationnel, l'amour animal et l'amour naturel. Car c'est ainsi que Denys
parle de l'amour.
2. De l'amour, nous l'avons
déjà dit, naissent le désir, la tristesse et le plaisir, et par suite toutes
les autres passions. Il s'ensuit que toute action qui procède d'une passion
quelconque, procède aussi de l'amour comme de sa cause première. Les autres
passions ne sont donc pas superflues : ce sont des causes prochaines.
3. La haine elle-même est causée par l'amour, comme nous le dirons bientôt.
1. Le mal est-il la cause et l'objet de la haine ? - 2. La haine est-elle causée par l'amour ? - 3. La haine est-elle plus forte que l'amour ? - 4. Peut-on se haïr soi-même ? - 5. Peut-on haïr la vérité ? - 6. Peut-on haïr quelque chose de façon universelle ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car
tout ce qui est, en tant qu'il est, est bon. Donc, si l'objet de la haine est
le mal, il s'ensuit qu'aucune chose ne pourra être prise en haine, mais
seulement tel défaut d'une chose. Ce qui est manifestement faux.
2. Il est digne de louange
de haïr le mal. L'Écriture le donne à entendre (2 M 3, 1) : "Les lois
étaient fidèlement gardées, grâce à la piété du pontife Onias et à ceux qui
haïssaient le mal." Donc, si le mal seul est objet de haine, il en résulte
que toute haine est louable. Ce qui est manifestement faux.
3. Une même chose ne peut
être à la fois bonne et mauvaise. Or une même chose peut être haïssable pour
les uns et aimable pour les autres. Donc la haine a pour objet non seulement le
ma4 mais aussi le bien.
Cependant :
la haine est le contraire de
l'amour. Or l'objet de l'amour est le bien, comme nous l'avons vu. Donc l'objet
de la haine est le mal.
Conclusion :
L'appétit naturel découle d'une certaine connaissance, bien que celle-ci ne soit pas dans le sujet. C'est pourquoi, il semble que l'on puisse assimiler son inclination à celle de l'appétit animal, lequel est consécutif à une connaissance appartenant au sujet, nous l'avons déjà dit. Or, dans l'appétit naturel ceci est évident : de même que tout être se trouve en consonance ou harmonie naturelle avec ce qui lui convient (ce qui est l'amour naturel), de même, à l'égard de ce qui s'oppose à lui et le détruit, tout être manifeste une dissonance naturelle, qui est la haine naturelle.
Ainsi donc, dans l'appétit animal
ou dans l'appétit intellectuel, l'amour est une espèce de consonance de
l'appétit avec ce qui est saisi comme lui convenant ; la haine, au contraire,
est une sorte de dissonance de l'appétit à l'égard de ce qui est perçu comme
opposant et nuisible. Or tout ce qui convient, en tant que tel, a raison de
bien ; pareillement, tout ce qui s'oppose, en tant que tel, a raison de mal.
Par conséquent, de même que le bien est l'objet de l'amour, ainsi le mal est-il
l'objet de la haine.
Solutions :
1. L'être, en tant qu'être,
n'exprime rien de contraire, mais plutôt de consonant, car toutes choses
s'harmonisent dans l'être ; mais l'être, en tant que tel être déterminé, se
trouve en contrariété avec un autre être déterminé. A ce point de vue, un être
est haïssable pour un autre, et mauvais, non en soi, mais par rapport à cet
autre.
2. De même qu'une chose
peut être considérée comme bonne alors qu'elle ne l'est pas, ainsi peut-on
juger mauvais ce qui n'est pas un vrai mal. C'est pourquoi il arrive parfois
que ni la haine du mal ni l'amour du bien ne soient choses bonnes.
3. Une seule et même chose peut être aimable ou haïssable pour des êtres différents, selon l'appétit naturel, du fait qu'elle convient à la nature de l'un et s'oppose à la nature de l'autre : par exemple la chaleur convient au feu, et s'oppose à l'eau. Dans le domaine de l'appétit animal, la cause de cette diversité est que la même réalité est appréhendée par l'un sous la raison de bien, et par l'autre sous la raisorï de mal.
Objections :
1. Il semble que non :
"Les choses qui se distinguent par opposition, coexistent
naturellement", écrit Aristote. Or l'amour et la haine, étant contraires,
se distinguent par opposition. Ils sont donc coexistants selon la nature. Donc
l'amour n'est pas cause de haine.
2. Un contraire n'est pas
cause de l'autre. Or l'amour et la haine sont contraires. Donc l'amour n'est
pas cause de haine.
3. Ce qui suit n'est pas
cause de ce qui précède. Or la haine précède l'amour. Elle implique en effet
qu'on s'éloigne du mal, et l'amour qu'on s'approche du bien.
Cependant :
S. Augustin affirme que toutes les
émotions sont causées par l'amour. Donc aussi la haine, qui est une émotion de
l'âme.
Conclusion :
L'amour, avons-nous dit à l'Article précédent, consiste en une
certaine convenance de l'aimant et de l'aimé, et la haine, en une sorte
d'opposition ou dissonance. Or, en toute chose, il faut considérer ce qui
s'accorde avant de considérer ce qui s'oppose ; car si une chose s'oppose à une
autre, c'est parce qu'elle est de nature à détruire ou empêcher ce qui
s'accorde. Il s'ensuit nécessairement que l'amour précède la haine et que rien
ne peut être objet de haine sinon parce qu'il est contraire au bien que l'on
aime. C'est ainsi que toute haine est causée par l'amour.
Solutions
:
1. Parmi les choses qui se
distinguent en s'opposant, il en est qui coexistent naturellement et dans la
réalité et dans l'esprit ; ainsi deux espèces d'animaux ou deux espèces de
couleurs. D'autres se correspondent à titre égal au point de vue de la raison,
mais, dans la réalité, l'une précède et cause l'autre, comme on le voit pour
les espèces des nombres, des figures et des mouvements. D'autres enfin ne
coexistent ni dans la réalité ni dans l'esprit, ainsi la substance et
l'accident ; en effet la substance est réellement cause de l'accident et, au
point de vue de la raison, l'être se dit à titre premier de la substances puis
de l'accident, car on ne l'attribue à celui-ci qu'en tant qu'il existe dans la
substance. - Or l'amour et la haine, par nature, existent ensemble au point de
vue de la raison, mais non dans la réalité. Rien n'empêche donc que l'amour
soit cause de la haine.
2. L'amour et la haine sont
contraires quand ils portent sur le même objet. Mais quand ils ont des objets
contraires, ils ne sont plus contraires, ils sont corrélatifs et s'engendrent
l'un l'autre : aimer une chose et haïr son contraire relèvent d'un même
principe. Ainsi l'amour d'une chose cause la haine de son contraire.
3. Dans l'ordre d'exécution, s'éloigner d'un terme précède l'accès à l'autre terme. Mais dans l'ordre d'intention, c'est l'inverse : si l'on s'éloigne, c'est parce que l'on veut accéder à autre chose. Or les mouvements de l'appétit relèvent plutôt de l'ordre intentionnel que de l'ordre d'exécution. Puisque l'amour et la haine sont deux mouvements de l'appétit, c'est donc l'amour qui est premier.
Objections :
1. Il semble bien, car S.
Augustin écrit : "Il n'est personne qui ne fuie la douleur plus qu'il ne
cherche le plaisir." Mais fuir la douleur relève de la haine, tandis que
la recherche du plaisir appartient à l'amour. Donc la haine est plus forte que
l'amour.
2. Le plus faible est
vaincu par le plus fort. Or l'amour est vaincu par la haine, quand l'amour se
change en haine.
3. Les affections de l'âme
se font connaître par leurs effets. Or l'homme s'applique plus à repousser ce
qu'il déteste qu'à rechercher ce qu'il aime ; comme aussi les bêtes
s'abstiennent de ce qui leur plaît par peur des coups, dit S. Augustin. Donc la
haine est plus forte que l'amour.
Cependant :
le bien est plus fort que le mal,
car "le mal n'agit que par la vertu du bien", selon Denys. Or la
haine et l'amour diffèrent selon que le bien et le mal sont différents. Donc
l'amour est plus fort que la haine.
Conclusion :
Il est impossible qu'un effet soit plus fort que sa cause. Or toute haine procède de quelque amour comme de sa cause, nous venons de le dire. Il est donc impossible que la haine soit plus forte que l'amour, purement et simplement.
Mais il faut aller plus loin et dire que l'amour, à parler absolument, est plus fort que la haine. En effet, un mobile se meut vers la fin avec plus de force que vers le moyen ordonné à la fin. Or l'éloignement du mal est ordonné à l'obtention du bien comme à sa fin. Par conséquent, à parler purement et simplement, le mouvement de l'âme est plus fort vers le bien qu'il ne l'est à l'égard du mal.
Cependant, il semble que la haine soit parfois plus forte que l'amour ; et cela, pour deux raisons.
l° Parce que la haine est plus sensible que l'amour. Puisque la perception du sens consiste en un changement, quand celui-ci s'est produit, la sensation est moindre que pendant le changement. De là vient que la chaleur de la fièvre continue, bien qu'elle soit plus grande, n'est pourtant pas aussi sensible que celle de la fièvre tierce, parce qu'elle est déjà passée en une sorte d'état naturel. C'est pour cela aussi que l'amour se fait sentir davantage en l'absence de l'aimé, selon la remarque de S. Augustin : "L'amour est moins sensible lorsque la privation ne le fait pas connaître." Cette même raison explique que la disconvenance avec l'objet de la haine provoque un sentiment plus vif que la convenance avec ce que l'on aime.
2° La haine paraît plus forte que
l'amour parce que l'on ne compare pas la haine à l'amour qui lui correspond. En
effet, la diversité des amours selon la grandeur et la faiblesse répond à la
diversité des biens ; et à ces amours divers s'opposent des haines
proportionnées. Il s'ensuit que la haine corrélative à un amour plus grand
touche davantage qu'un amour moindre.
Solutions :
1. Cela donne la réponse à
la première objection. L'amour du plaisir est moindre que l'amour de notre
conservation, auquel correspond la fuite de la douleur. C'est pourquoi on fuit
la douleur plus qu'on n'aime le plaisir.
2. Jamais la haine ne
vaincrait l'amour sans un plus grand amour, correspondant à la haine. C'est
ainsi que l'homme s'aime lui-même plus qu'il n'aime son ami ; et, parce qu'il
s'aime lui-même, il peut en venir à haïr même son ami, si celui-ci s'oppose à
lui.
3. Si l'on s'applique avec plus d'ardeur à repousser ce qui déplaît, c'est parce que la haine est plus sensible.
Objections :
1. Il semble bien, car on
dit dans la Psaume (11, 6 Vg) : "Celui qui aime l'iniquité, hait son
âme." Or ils sont nombreux ceux qui aiment l'iniquité, et donc ceux qui se
haïssent eux-mêmes.
2. Nous haïssons celui à
qui nous voulons et faisons du mal. Or il arrive qu'on veuille se faire et
qu'on se fasse du mal à soi-même ; par exemple ceux qui se donnent la mort.
Donc, il y a des hommes qui se haïssent eux-mêmes.
3. D'après Boèce :
"L'avarice rend les hommes odieux." D'où l'on peut inférer que tout
homme hait l'avare. Or certains sont avares, et donc se haïssent eux-mêmes.
Cependant :
l'Apôtre écrit (Ep 5, 29)
"Personne n'a jamais eu de haine pour sa propre chair."
Conclusion :
Il est impossible que quelqu'un se haïsse soi-même, à considérer la chose en elle-même. En effet tout être désire naturellement son bien, et nul ne peut se vouloir quelque chose sinon à titre de bien ; car "le. mal est au-delà du vouloir", comme dit Denys. Or, aimer quelqu'un, c'est lui vouloir du bien, comme nous l'avons vu. Chacun s'aime donc nécessairement soi-même, et il est impossible que l'on se haïsse, à prendre la chose en elle-même.
Toutefois il arrive
accidentellement quion se haïsse soi-même. Et cela sous un double rapport.
D'abord, à partir du bien qu'on se veut à soi-même. Car il arrive parfoi ; que
l'on désire comme bon à un certain point de vue quelque chose qui est mauvais
purement et simplement ; alors, par accident, on se veut du mal, et pour autant
on se hait. - En second lieu, à partir de soi-même, à qui l'on veut du bien. En
effet tout être est surtout ce qu'il y a de principal en lui : on dit ainsi que
la cité fait ce que fait le roi, comme si le roi était la cité tout entière. Or
il est manifeste que l'homme est surtout ce qu'est son esprit. Or il arrive que
certains pensent être surtout ce qu'ils sont au point de vue de la nature
corporelle et sensible. Ils s'aiment donc selon ce qu'ils croient être, mais
ils haïssent ce qu'ils sont en réalité, puisqu'ils veulent ce qui est contraire
à la raison. De ces deux manières, celui qui aime l'iniquité hait non seulement
son âme mais encore soi-même.
Solutions :
1. Cela donne la réponse à
la première objection.
2. Nul ne se veut ou ne se
fait du mal sinon parce qu'il perçoit ce mal sous la raison de bien. Car même
ceux qui se donnent la mort considèrent celle-ci comme un bien, pour autant
qu'elle met un terme à une misère ou à une douleur.
3. L'avare hait quelque chose qui est en lui un accident, mais pour autant il ne se hait pas lui-même- ; c'est ainsi que le malade déteste sa maladie, en vertu même de l'amour qu'il se porte. - On peut répondre aussi que l'avarice rend odieux aux autres, mais non à soi-même. Bien plus, elle a pour cause l'amour désordonné de soi qui fait rechercher les biens temporels plus qu'il ne faut.
Objections :
1. Cela semble impossible,
car le bien, l'être et le vrai ne sont qu'une même chose, et personne ne peut
haïr le bien.
2. "Tous les hommes
désirent naturellement savoir", remarque Aristote. Or la science n'a pour
objet que le vrai. Donc la vérité est naturellement désirée et aimée. Mais ce
qui est naturel ne peut disparaître. Par conséquent, nul ne peut haïr la
vérité.
3. Le même Philosophe dit
que "les hommes aiment les gens sincères". Or ce ne peut être qu'à
cause de la vérité. L'homme aime donc naturellement la vérité et ne peut la
haïr.
Cependant :
l'Apôtre écrit (Ga 4, 16)
"Suis-je devenu votre ennemi parce que je vous ai dit la vérité ?"
Conclusion :
Le bien, le vrai et l'être ne sont qu'une même réalité, mais ils diffèrent au point de vue de la raison. Le bien, en effet, a raison de chose désirable - ce que n'ont pas l'être ou le vrai -, le bien étant "ce que toutes choses désirent". Par conséquent le bien, sous la raison de bien, ne peut être objet de haine, ni en général, ni en particulier. - Quant à l'être et au vrai, on ne peut assurément les haïr en général, car c'est la dissonance qui est cause de la haine tandis que l'accord est cause de l'amour ; et, d'autre part, l'être et le vrai sont communs à toutes choses. Cependant, en particulier, rien n'empêche qu'on haïsse tel être ou certaine vérité, en tant qu'ils se présentent comme contraires ou hostiles : la contrariété, en effet, et l'hostilité ne s'opposent pas à la notion de bien.
Or, c'est d'une triple manière
qu'une vérité particulière peut être contraire ou opposée au bien que l'on
aime. D'abord, selon que la vérité est dans les choses elles-mêmes comme dans
sa cause et sa source. A ce titre, il arrive que l'homme haïsse une vérité en
tant qu'il voudrait que ce qui est vrai ne le fût pas. - D'autre part, il y a
opposition selon que la vérité est dans l'esprit de l'homme lui-même, où elle
l'empêche de poursuivre ce qu'il aime. C'est le cas de ceux qui voudraient ne
pas connaître la vérité de la foi pour pécher librement, et qui disent à Dieu
dans le livre de Job (21, 14) : "Nous refusons la science de tes
voies." - Enfin, une vérité particulière est objet de haine, en tant
qu'opposée, selon qu'elle se trouve dans l'intelligence d'un autre. Par
exemple, celui qui veut que son péché reste ignoré, hait que l'on sache la
vérité sur ce péché. C'est en ce sens que S. Augustin nous dit : "Les
hommes aiment la lumière de la vérité, mais ils haïssent ses reproches."
Solutions :
1. Cela donne la réponse à
la première objection.
2. Connaître la vérité est
en soi chose aimable ; c'est pour cela que S. Augustin dit que les hommes
"aiment sa lumière". Mais, d'une façon accidentelle, la connaissance
de la vérité peut devenir objet de haine, dans la mesure où elle empêche
d'obtenir ce qu'on désire.
3. Si l'on aime les hommes sincères, c'est parce que connaître la vérité est chose aimable en soi, et que les hommes sincères la manifestent.
Objections :
1. Cela semble impossible,
car la haine est une passion de l'appétit sensitif, lequel est mû par une
connaissance sensible. Or le sens ne peut saisir l'universel. La haine ne peut
donc pas porter sur un objet universel.
2. La haine est causée par
une certaine dissonance, qui s'oppose à la communauté. Or la communauté relève
de 1'universalité. La haine ne peut donc se porter sur quelque objet de façon
universelle.
3. L'objet de la haine est
le mal. Or "le mai est dans les choses, non dans l'esprit", dit
Aristote. Puisque l'universel existe seulement dans l'esprit, qui le dégage du
particulier par l'abstraction, il semble donc que la haine ne puisse s'élever
jusqu'à un objet universel.
Cependant :
le Philosophe écrit : "La
colère a toujours pour objet le particulier ; mais la haine porte aussi sur un
objet en général : chacun, en effet, déteste les voleurs et les
calornniateurs."
Conclusion :
On peut parler de l'universel de deux façons, selon que l'on vise son caractère même d'universalité, ou bien la nature à laquelle est attribué ce caractère ; en effet la considération de l'homme universel est différente de la considération de l'homme en tant qu'homme. Si l'on prend l'universel au premier sens, il n'est aucune puissance de la partie sensible - ni puissance cognitive ni puissance appétitive - qui atteigne à l'universel, car l'universel s'obtient par abstraction de la matière individuelle, où s'enracine toute faculté sensitive.
Toutefois, une puissance sensible de connaissance ou d'appétit peut se porter sur un objet pris universellement. Ainsi nous disons que l'objet de la vue est la couleur en général, non pas que la vue atteigne la couleur sous son aspect universel, mais parce que, si la couleur est connaissable par le sens de la vue, ce n'est pas en tant que telle couleur, mais en tant que couleur, purement et simplement.
Ainsi donc, la haine, même celle de la partie sensible, peut porter sur quelque chose de façon universelle, parce que c'est à cause de sa nature commune qu'un être déterminé peut s'opposer à un animal - ainsi le loup à la brebis et non seulement parce qu'il est tel ou tel : aussi la brebis déteste-t-elle le loup en général. - Mais la colère naît toujours d'un fait particulier, car elle suppose un acte qui nous a blessé, et les actes sont des faits particuliers. C'est ce qui fait dire au Philosophe : "La colère a toujours pour objet une chose particulière, tandis que la haine peut porter sur quelque chose en général."
Quant à la haine qui se trouve dans
la partie intellectuelle puisqu'elle est consécutive à la connaissance
universelle de l'intelligence, elle peut atteindre l'universel, dans les deux
sens du mot.
Solutions :
1. Le sens ne perçoit pas
l'universel, en tant qu'universel, mais il perçoit certaines choses auxquelles
l'abstraction confère 1'universa lité.
2. Ce qui est commun à tous
ne peut être une raison de haine. Mais rien n'empêche qu'une chose soit commune
à plusieurs hommes, et se trouve pourtant en dissonance avec d'autres hommes,
pour lesquels elle devient alors un objet de haine.
3. Cette objection est tirée de l'universel pris sous sa raison d'universel ; nous accordons qu'à ce titre il ne tombe pas sous la perception ou l'appétit sensibles.
1. La convoitise est-elle seulement dans l'appétit sensible ? - 2. Est-elle une passion spéciale ? - 3. Y a-t-il des convoitises naturelles et des convoitises qui ne le sont pas ? - 4. La convoitise est-elle infinie ?
Objections :
1. Il semble que la
convoitise n'existe pas seulement dans l'appétit sensible car il existe une
convoitise de la sagesse selon l'Écriture (Sg 6, 20) : "La convoitise de
la sagesse conduit au royaume éternel." Or l'appétit sensible ne peut se
porter sur la sagesse. Donc la convoitise n'est pas seulement dans cette sorte
d'appétit.
2. Le désir des
commandements de Dieu ne se trouve pas dans l'appétit sensible ; bien plus
l'Apôtre dit (Rm 7, 18) : "Le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans
ma chair." Or le désir des commandements de Dieu est une sorte de désir
sensible ou "convoitise", selon cette parole du Psaume (119, 20) :
"Mon âme a convoité ardemment tes décisions." La convoitise n'est
donc pas dans le seul appétit sensible.
3. Pour toute puissance,
son bien propre est objet de convoitise. Celle-ci se trouve donc en chaque
puissance de l'âme, et non seulement dans l'appétit sensible.
Cependant :
S. Jean Damascène dit :
"L'irrationnel qui obéit à la raison et se laisse persuader par elle, se
divise en convoitise et colère. Or il s'agit de la partie irrationnelle de l'âme,
passive et appétitive." La convoitise est donc dans l'appétit sensible.
Conclusion :
"La convoitise, dit le
Philosophe, est l'appétit de ce qui plaît." Or, nous le verrons plus loin,
il y a deux sortes de plaisirs : l'un se trouve dans le bien intelligible, qui
est le bien de la raison ; l'autre, dans le bien d'ordre sensible. Il semble
que la première sorte de plaisirs n'appartienne qu'à l'âme. La seconde relève
de l'âme et du corps, car le sens est la faculté d'un organe corporel, de telle
sorte que le bien sensible est le bien de tout le composé humain. Or c'est d'un
tel plaisir que la convoitise semble être l'appétit, appartenant solidairement
à l'âme et au corps, comme l'indique le mot même de convoitise ou
concupiscence. Par conséquent, la concupiscence, au sens propre, se trouve dans
l'appétit sensible, et plus précisément dans la partie concupiscible, qui en
tire son nom.
Solutions :
1. L'appétit de la sagesse
ou des autres biens spirituels est appelé parfois convoitise, soit à cause
d'une certaine ressemblance entre appétit supérieur et appétit inférieur ; soit
à cause de l'intensité de l'appétit supérieur qui rejaillit sur l'inférieur ;
alors celui-ci tend à sa manière vers le bien spirituel à la suite de l'appétit
supérieur, et le corps lui-même se met au service des réalités spirituelles.
Comme il est écrit dans le Psaume (84, 3) : "Mon coeur et ma chair crient
de joie vers le Dieu vivant."
2. Le désir, à proprement
parler, ne relève pas seulement de l'appétit inférieur, mais aussi du
supérieur. En effet, il n'implique pas, comme la convoitise, une certaine
complexité dans le désir mais un mouvement simple vers la chose désirée.
3. Il appartient à chacune des puissances de l'âme de désirer son bien propre d'un désir naturel, non consécutif à une connaissance. Mais désirer le bien d'un désir conjoint à une connaissance, comme en ont les animaux, cela n'appartient qu'à la puissance appétitive. Quant à désirer une chose en tant qu'elle est un bien délectable d'ordre sensible, c'est le propre de la convoitise, qui appartient à la puissance concupiscible.
Objections :
1. Il ne semble pas que la
convoitise soit une passion spéciale de la puissance concupiscible. Car les
passions se distinguent selon leurs objets. Or l'objet du concupiscible est le
délectable d'ordre sensible, qui est aussi, d'après le Philosophe, l'objet de
la convoitise. Donc celle-ci n'est pas une passion spéciale du concupiscible.
2. S. Augustin écrit que
"la cupidité est l'amour des choses qui passent". Elle n'est donc pas
distincte de l'amour. Or, toutes les passions spéciales se distinguent entre
elles. Donc la convoitise n'est pas une passion spéciale.
3. A toute passion du
concupiscible s'oppose, a-t-on dit, une passion spéciale dans ce même appétit.
Or, aucune passion spéciale ne s'oppose à la convoitise dans le concupiscible.
S. Jean Damascène dit en effet : "Le bien attendu fait naître la
convoitise ; le bien présent, la joie ; et de même, le mal auquel on s'attend
provoque la crainte ; le mal présent, la tristesse." D'où il semble que la
crainte s'oppose à la convoitise comme la tristesse à la joie. Or la crainte
n'est pas dans le concupiscible, mais dans l'irascible. Donc la convoitise
n'est pas une passion spéciale du concupiscible.
Cependant :
la convoitise est causée par
l'amour et tend au plaisir, passions du concupiscible. Elle se distingue donc
des autres passions du concupiscible comme une passion spéciale.
Conclusion :
Nous avons dit que le bien délectable pour le sens était l'objet commun du concupiscible. Il s'ensuit que les différences de cet objet feront la diversité des passions du concupiscible. Or la diversité de l'objet peut être considérée soit quant à la nature de l'objet lui-même, soit en fonction de sa puissance d'agir. La diversité de l'objet agissant qui se prend de la nature de la chose produit une différence matérielle entre les passions. Mais la diversité venant de la puissance active cause une différence formelle de distinction spécifique entre les passions.
Or la raison de puissance motrice qui appartient à la fin elle-même, ou au bien, est tout autre selon que ce bien est présent réellement ou qu'il est absent ; car lorsqu'il est présent, il fait qu'on se repose en lui ; lorsqu'il est absent, il fait qu'on se meut vers lui.
Ainsi, l'objet délectable d'ordre
sensible, en tant qu'il adapte en quelque sorte l'appétit et le conforme à
lui-même, cause l'amour ; en tant qu'absent, il l'attire à lui, il cause la
convoitise ; en tant que présent, il lui donne de se reposer en lui, il cause
la délectation ou plaisir. On voit ainsi que la convoitise est une passion
spécifiquement différente et de l'amour et de la délectation ou plaisir. -
Quant au fait de désirer tel objet agréable ou tel autre, il n'entraîne dans
les convoitises qu'une diversité numérique.
Solutions :
1. Le bien agréable n'est
pas l'objet du désir de façon absolue, mais seulement en tant qu'il est absent
; tout comme le sensible n'est objet de la mémoire que sous la raison de passé.
En effet de telles conditions particulières diversifient l'espèce des passions,
et même l'espèce des puissances de la partie sensible, qui regarde les objets
particuliers.
2. Cette attribution est
faite au titre de la cause, non de l'essence ; la cupidité, en soi, n'est pas
l'amour, mais un effet de l'amour. - On peut dire aussi que S. Augustin prend
le mot "cupidité" au sens large, pour désigner tout mouvement de
l'appétit se portant sur un bien à venir. En ce sens la cupidité englobe
l'amour et l'espoir.
3. La passion qui s'oppose directement à la convoitise n'a pas reçu de nom ; c'est celle qui soutient avec le mal le même rapport que la convoitise avec le bien. Mais parce qu'elle a pour objet le mal absent, comme la crainte, on la désigne quelquefois par ce dernier mot, de même qu'on parle de cupidité au lieu d'espoir. Un bien ou un mal de peu d'importance est considéré comme rien ; c'est pourquoi tout mouvement de l'appétit vers le bien ou vers le mal à venir est appelé espoir ou crainte, ces deux passions ayant pour objet le bien et le mal présentant un caractère de difficulté.
Objections :
1. Il ne semble pas que
certaines convoitises soient naturelles, quand d'autres ne le seraient pas. Car
la convoitise relève de l'appétit animal, on l'a dit. Or l'appétit naturel se
distingue de l'appétit animal. Donc aucune convoitise n'est naturelle.
2. La diversité matérielle
ne cause pas une diversité spécifique, mais seulement une diversité numérique,
qui échappe à toute considération philosophique. Or, s'il est des convoitises
naturelles et non naturelles, elles ne diffèrent qu'en raison de leurs objets
divers, c'est-à-dire d'une différence uniquement matérielle et numérique. Il
n'y a donc pas lieu de distinguer entre convoitises naturelles et non
naturelles.
3. La raison se distingue
de la nature comme on le voit dans Aristote. Donc, s'il y a dans l'homme une convoitise
non naturelle, c'est qu'elle est d'ordre rationnel. Or cela est impossible, car
la convoitise dont nous parlons, étant une passion, appartient à l'appétit
sensible et non à la volonté, qui est un appétit rationnel.
Cependant :
le Philosophe affirme qu'il y a des
convoitises naturelles, et des convoitises non naturelles.
Conclusion :
La convoitise, avons-nous dit, est l'appétit du bien délectable. Or une chose peut être délectable à un double titre. D'abord parce qu'elle est en harmonie avec la nature de l'animal, comme manger, boire, etc. Cette convoitise du délectable est dite naturelle. Ou bien la chose est délectable parce qu'elle convient à l'animal selon la connaissance qu'il en a ; ainsi une chose est appréhendée comme bonne et adaptée : il en résulte qu'on s'y délecte. La convoitise de ces derniers objets est dite non naturelle, et, couramment, est plutôt appelée cupidité.
Les premières de ces convoitises,
celles qui sont naturelles, sont communes aux hommes et aux animaux ; aux uns
et aux autres certaines choses sont adaptées et délectables au point de vue
naturel. Et tous les hommes en sont d'accord. Aussi le Philosophe appelle-t-il
ces convoitises : communes et nécessaires-. - Quant aux autres convoitises,
elles sont propres à l'homme, à qui il appartient de se représenter que telle
chose lui est bonne et lui convient, en dehors de ce que la nature requiert.
C'est pourquoi le même Philosophe dit que les premières convoitises sont
"irrationnelles", et les secondes "accompagnées de raison".
Et parce que tous ne raisonnent pas de la même façon, ces dernières sont
appelées par Aristote : "propres et surajoutées", par rapport aux
convoitises naturelles.
Solutions :
1. Cela même qui fait
l'objet de l'appétit naturel peut devenir aussi objet de l'appétit animal quand
il a été perçu. C'est ainsi que la nourriture, la boisson, etc., que l'on
désire par inclination de nature, peuvent faire l'objet d'une convoitise
animale.
2. La distinction entre
convoitises naturelles et non naturelles n'est pas seulement matérielle mais
formelle d'une certaine manière, en tant qu'elle procède d'une diversité dans
l'objet qui meut l'appétit. Car l'objet de celui-ci, étant le bien appréhendé,
la diversité de la perception fait partie de la diversité du principe actif :
une chose est alors perçue comme bonne par une connaissance absolue, d'où
procèdent les convoitises naturelles que le Philosophe appelle irrationnelles,
ou bien elle est perçue avec délibération, et provoque les désirs non naturels,
appelés, pour ce motif, accompagnés de raison.
3. Dans l'homme il n'y a pas seulement la raison universelle, qui appartient à la partie intellective, mais aussi la raison particulière qui appartient à la partie sensible, comme nous l'avons dit dans la première Partie . A ce titre, même la convoitise accompagnée de raison peut relever de l'appétit sensible. - De plus, l'appétit sensible peut être mû également par la raison universelle utilisant l'imagination particulière.
Objections :
1. Il ne semble pas, car
l'objet de la convoitise est le bien, lequel a raison de fin. Or, qui parle
d'infini exclut toute fin, dit Aristote. La convoitise ne peut donc pas être
infinie.
2. La convoitise porte sur
un bien adapté au sujet, puisqu'il procède de l'amour. Or l'infini, étant hors
de proportion, ne peut être adapté au sujet.
3. L'infini ne se traverse
pas : on ne parvient jamais à un terme. Or la convoitise obtient la délectation
lorsqu'elle atteint son but ultime. Donc, si la convoitise était infinie, la
délectation ne se réaliserait jamais.
Cependant :
"la convoitise étant infinie,
les hommes désirent à l'infini", écrit Aristote.
Conclusion :
Nous l'avons dit à l'Article précédent, il y a deux sortes de convoitises : l'une est naturelle, et l'autre non. La convoitise naturelle ne peut être infinie en acte, car elle porte sur ce que la nature requiert. Or celle-ci tend toujours vers ce qui est fini et déterminé. Aussi bien ne voit-on jamais l'homme convoiter un mets infini, ou une boisson infinie. - Mais, de même que l'infini potentiel se trouve dans la nature de manière successive, ainsi arrive-t-il que cette convoitise soit infinie d'une manière successive : après avoir mangé, on veut un autre mets ou tout autre chose dont la nature a besoin ; car ces biens corporels, quand ils nous adviennent, ne demeurent pas toujours, mais disparaissent. Ce qui fait dire au Seigneur, s'adressant à la Samaritaine (Jn 4, 13) : "Celui qui boira de cette eau aura encore soif."
Quant à la convoitise non naturelle, elle est absolument infinie. En effet, elle procède de la raison, comme nous l'avons dit, et le propre de la raison est de s'avancer à l'infini. De sorte que celui qui convoite les richesses, peut les convoiter non pas jusqu'à telle limite déterminée, mais pour être riche de façon absolue autant qu'il est en son pouvoir.
On peut, d'après le Philosophe,
assigner une autre raison pour laquelle certaine convoitise est finie, et telle
autre infinie. La convoitise de la fin est toujours infinie ; car la fin - la
santé, par exemple - est convoitée pour elle-même ; ce qui fait qu'une santé
meilleure est convoitée davantage, et ainsi à l'infini ; de même, puisque le
blanc a pour propriété de dilater la pupille, plus il y a de blancheur, plus la
dilatation est grande. Au contraire, la convoitise portant sur les moyens n'est
pas infinie, mais on désire dans la mesure où cela convient à la fin. Ainsi
ceux qui mettent leur fin dans les richesses les convoitent à l'infini ; mais
ceux qui les désirent pour subvenir aux nécessités de la vie ne désirent que
des richesses limitées, dit le Philosophe au même endroit. Et il en va de même
pour la convoitise de tout le reste.
Solutions :
1. Tout ce qui est convoité
est considéré comme quelque chose de fini, ou bien parce qu'il est fini en
réalité, pour autant qu'il constitue l'objet d'un seul acte, ou bien parce
qu'il est fini en tant que connu. Il ne peut, en effet, être atteint sous la
raison d'infini, car "l'infini, dit Aristote, est ce dont il est toujours
possible, quelque partie qu'on en prenne, d'en prendre encore de
nouvelles".
2. La raison est, en un
sens, d'une vertu infinie, en tant qu'elle peut considérer quelque chose à
l'infini, comme on le voit dans l'addition des nombres et des lignes. Aussi
l'infini, envisagé d'une certaine manière, est-il proportionné à la raison. Car
l'universel objet de la raison, est infini en quelque sorte, selon qu'il
contient en puissance un nombre infini d'individus.
3. Il n'est pas nécessaire pour qu'il y ait délectation qu'on obtienne tout ce que l'on convoite ; tout objet convoité, quand on l'obtient, donne de la délectation.
LE PLAISIR
Nous abordons maintenant l'étude
du plaisir ou délectation (Question 31-34), et de la tristesse (Question 35-39).
Au sujet du plaisir nous examinerons quatre points : l° le plaisir en lui-même
: (Q.31) ; 2° les causes du plaisir (Question 32) ; 3° ses effets (Question 33)
; 4° sa bonté et sa malice (Question 34).
1. Le plaisir est-il une passion ? 2. Est-il dans le temps ? - 3. Diffère-t-il de la joie ? - 4. Est-il dans l'appétit intellectuel - 5. Comment classer les plaisirs de l'appétit supérieur et ceux de l'appétit inférieur ? - 6. Comment classer les plaisirs sensibles ? - 7. Y a-t-il un plaisir qui ne soit pas naturel ? - 8. Un plaisir peut-il être contraire à un autre ?
Objections :
1. Il semble que non, car
S. Jean Damascène distingue l'opération et la passion, quand il dit :
"L'opération est un mouvement selon la nature ; la passion est un
mouvement contre la nature." Or la délectation est une opération, au
jugement d'Aristote. Elle n'est donc pas une passion.
2. De plus, "pâtir,
c'est être mû", dit encore Aristote. Or le plaisir ne consiste pas à être
mû mais à l'avoir été ; en effet, il a pour cause la présence du bien possédé
maintenant. Il n'est donc pas une passion.
3. Le plaisir consiste dans
une certaine perfection de celui qui s'en délecte : "il parfait l'opération",
lisons-nous dans l'Éthique. Or la perfection n'est ni passion, ni altération,
comme l'explique Aristote. Donc le plaisir n'est pas une passion.
Cependant :
S. Augustin range le plaisir,
autrement dit, la joie ou l'allégresse, parmi les passions de l'âme.
Conclusion :
Un mouvement de l'appétit sensible s'appelle proprement passion, nous l'avons vu. Et toute affection qui procède d'une perfection sensible est un mouvement de l'appétit sensible. Or cela s'applique nécessairement au plaisir. Le Philosophe le définit, en effet : "Un certain mouvement de l'âme et la constitution simultanée d'un tout sensible dans la nature existante."
Pour comprendre cette définition,
il faut prendre garde à ce fait : si l'on voit dans le monde de la nature
certains êtres réaliser leur perfection naturelle, cela se rencontre aussi chez
les animaux. Et bien que le mouvement vers la perfection ne soit pas un tout
simultané, cependant la réalisation même d'une perfection naturelle constitue
cette sorte de tout. Il y a seulement cette différence entre les animaux et les
autres êtres de la nature que ceux-ci, quand ils sont établis dans ce qui leur
convient selon la nature, ne le sentent pas, tandis que les animaux le sentent.
De cette sensation naît un certain mouvement de l'âme dans l'appétit sensible ;
et ce mouvement, c'est le plaisir. En disant donc que le plaisir est "un
mouvement de l'âme", on lui assigne son genre. Quand on ajoute qu'il est
"une constitution dans la nature existante", c'est-à-dire dans ce qui
existe selon la réalité des choses, on marque la cause du plaisir : la présence
du bien connaturel. La précision : "formant un tout simultané",
montre que cette constitution ne doit pas se prendre au sens d'une constitution
en train de se faire, mais d'une réalité déjà accomplie et comme au terme de
son mouvement ; en effet, le plaisir n'est pas une génération, comme le pensait
Platon, mais plutôt une chose faite, acquise, au dire d'Aristote. Enfin le mot
"sensible" exclut les perfections des êtres privés de connaissance
qui sont incapables de plaisir. On voit donc ainsi que le plaisir parce qu'il
est un mouvement de l'appétit animal consécutif à une appréhension sensible,
est bien une passion de l'âme.
Solutions :
1. L'opération connaturelle
non empêchée est une perfection seconde, comme le montre Aristote. C'est
pourquoi, quand l'être est constitué dans sa propre opération connaturelle non
empêchée, il en résulte le plaisir, qui réalise un accomplissement, comme nous
venons de le dire. On voit alors que si le plaisir est appelé opération, ce
n'est pas pour désigner l'essence de cette opération, mais sa cause.
2. Dans l'animal on peut
considérer un double mouvement : l'un concerne l'intention de la fin et
appartient à l'appétit ; l'autre, regarde l'exécution et se rapporte à
l'opération extérieure. Et donc, bien que le mouvement exécutif orienté vers la
fin s'arrête chez celui qui a déjà obtenu le bien dans lequel il se complaît,
le mouvement de la partie appétitive ne cesse pas pour autant. Elle désirait
auparavant le bien qu'elle n'avait pas ; elle s'en délecte maintenant qu'elle
le possède. Assurément le plaisir est une sorte de repos de l'appétit, si l'on
considère la présence du bien agréable qui le satisfait ; cependant la
modification de l'appétit sous l'action de son objet demeure, et c'est ce qui
fait que le plaisir est aussi un mouvement.
3. S'il est vrai que le nom de passion convienne plus proprement aux passions qui détruisent et qui tendent au mal, comme les maladies physiques et, dans l'âme, la tristesse et la crainte, il y a pourtant certaines passions qui sont corrélatives au bien, nous l'avons dit. C'est dans ce sens que le plaisir est appelé une passion.
Objections :
1. Il semble bien car,
d'après le Philosophe, "le plaisir est un certain mouvement". Comme
tous les mouvements, il est donc dans le temps.
2. On dit d'une chose
qu'elle dure ou qu'elle est "morose", en fonction du temps. Or il y a
des délectations qu'on appelle moroses. Donc le plaisir ou délectation est dans
le temps.
3. Toutes les passions de
l'âme appartiennent au même genre. Or certaines d'entre elles sont dans le
temps. Donc aussi la délectation.
Cependant :
le Philosophe écrit : "Nul
n'assignera quelque durée au plaisir."
Conclusion :
Une chose peut se trouver dans le temps d'une double manière : par elle-même ou par autre chose, et comme accidentellement. En effet, le temps est le nombre du successif ; aussi, sur ce qui implique dans son concept succession ou quelque chose qui se rattache à la succession, comme le mouvement, le repos, la parole, etc., on dit que tout cela est dans le temps par soi-même. Nous disons au contraire qu'un être est dans le temps pour une raison extérieure et non pas par soi-même, quand la succession n'appartient pas à sa définition, mais qu'il est subordonné à une réalité successive. Etre homme, par exemple, n'implique essentiellement rien de successif, car ce n'est pas un mouvement, mais le terme d'un mouvement, ou d'un changement, qui est la génération de cet homme ; cependant, parce que l'être humain est soumis à des causes qui le font changer, on dit encore que le fait d'être homme est dans le temps.
Nous dirons ainsi que le plaisir,
de soi, n'est pas dans le temps ; car il existe dans le bien possédé, qui est
comme le terme du mouvement. Mais si ce bien possédé est soumis au changement,
le plaisir sera dans le temps par accident. En revanche, si le bien est
absolument immuable, le plaisir ne sera dans le temps ni par soi ni par accident.
Solutions :
1. D'après Aristote, le
mouvement se prend en deux acceptions. En premier lieu, comme "acte de ce
qui est imparfait", c'est-à-dire "de ce qui est en puissance, en tant
que tel" ; un tel mouvement est successif et dans le temps. D'autre part,
le mouvement est "acte du parfait" ; c'est-à-dire "de ce qui est
en acte" : par exemple, comprendre, sentir, vouloir, etc., et aussi
éprouver du plaisir. Et un tel mouvement n'est pas successif ni, par soi, situé
dans le temps.
2. On dit que la délectation
dure longtemps, ou est "morose", selon qu'elle est accidentellement
dans le temps.
3. Les autres passions n'ont pas, comme le plaisir, le bien possédé pour objet. Aussi ont-elles davantage raison de mouvement imparfait, et, par suite, il convient mieux au plaisir qu'à elles de n'être pas dans le temps.
Objections :
1. Il semble que ce soit
absolument identique, car les passions de l'âme diffèrent selon leurs objets.
Or la joie et le plaisir ont le même objet, qui est le bien possédé. Donc la
joie se confond totalement avec le plaisir.
2. Un même mouvement
n'aboutit pas à deux termes. Or c'est le même mouvement de convoitise qui
aboutit à la joie et au plaisir. Joie et plaisir sont donc absolument
identiques.
3. Si la joie est
différente du plaisir, il semble que, pour la même raison, l'allégresse,
l'exultation et l'enjouement signifient également autre chose que le plaisir.
Nous aurions alors autant de passions diverses : ce qui semble faux. Donc la
joie ne diffère pas du plaisir.
Cependant :
à propos des bêtes, nous ne parlons
pas de joie. Mais nous leur attribuons du plaisir. Joie et plaisir ne sont donc
pas la même chose.
Conclusion :
La joie, dit Avicenne, est une certaine espèce de plaisir. Nous avons distingué les convoitises naturelles de celles qui ne le sont pas ; de même y a-t-il des plaisirs naturels et d'autres
qui ne le sont pas, et qui
accompagnent la raison. Ou bien., comme disent S. Jean Damascène et S. Grégoire
de Nysse, "il y a des plaisirs corporels et des plaisirs de l'âme",
ce qui revient au même. En effet, nous éprouvons du plaisir dans les choses que
nous désirons naturellement, quand nous les avons obtenues ; comme aussi dans
celles que nous désirons selon la raison. Mais le mot de joie ne s'emploie que
pour les plaisirs consécutifs à la raison ; aussi n'attribuons-nous pas aux
bêtes la joie, mais seulement le plaisir. Tout ce que nous désirons d'un désir
naturel, nous pouvons le convoiter et nous en réjouir rationnellement aussi ;
tandis que l'inverse n'est pas vrai. De sorte que tout objet de plaisir peut
être objet de joie pour les êtres doués de raison. Pourtant on ne se réjouit
pas de tout ; parfois on éprouve dans son corps certains plaisirs dont on ne se
réjouit pas selon la raison. On voit par là que le plaisir a plus d'ampleur que
la joie.
Solutions :
1. Puisque l'objet de
l'appétit d'un être doté de sensation est le bien appréhendé, la diversité de
l'appréhension entraîne en quelque sorte la diversité de l'objet. C'est
pourquoi les plaisirs de l'âme ou plaisirs rationnels, que l'on appelle aussi
joies, se distinguent des plaisirs corporels appelés seulement plaisirs, comme
nous l'avons dit précédemment au sujet des convoitises.
2. Une différence analogue
se vérifie dans les convoitises ; de sorte que le plaisir répond à la
convoitise sensible, et la joie à la convoitise spirituelle, celle où
intervient la raison. A la différence des mouvements répond alors celle des
repos.
3. Les autres noms qui se rattachent au plaisir proviennent de ses effets : "allégresse" (laetitia) vient de la dilatation ou élargissement (latitia) du coeur ; "exultation" se dit des signes extérieurs du plaisir intérieur, lequel devient visible en tant que la joie intérieure se traduit par des bondissements (saltus) du corps ; "enjouement" se dit de certains signes ou effets particuliers de l'allégresse. Et pourtant on constate que tous ces noms s'appliquent à la joie, car nous les employons seulement à propos des natures douées de raison.
Objections :
1. Il semble que non, car
Aristote écrit : "Le plaisir est un certain mouvement sensible." Or
le mouvement sensible n'est pas dans l'appétit intellectuel.
2. Le plaisir est une
passion, et toute passion se trouve dans l'appétit sensible.
3. Le plaisir est commun
aux hommes et aux bêtes. Il est donc nécessairement dans la partie qui nous est
commune avec elles.
Cependant :
il est dit dans le Psaume (37, 4) :
"Prends ton plaisir dans le Seigneur." Or l'appétit sensible ne peut
s'étendre jusqu'à Dieu, mais seulement l'appétit intellectuel. Le plaisir peut
donc se trouver dans celui-ci.
Conclusion :
Nous l'avons dit à l'Article précédent : certain plaisir, ou délectation, est consécutif à l'appréhension de la raison. Or celle-ci n'ébranle pas seulement l'appétit sensible, par application à un objet particulier, mais aussi l'appétit intellectuel, que l'on appelle volonté. Ainsi y a-t-il dans l'appétit intellectuel, ou volonté, une délectation qu'on appelle joie, mais non une délectation physique.
Il y a toutefois cette différence
entre le plaisir des deux appétits que le plaisir de l'appétit sensible
s'accompagne d'une modification corporelle, tandis que celui de l'appétit
intellectuel n'est qu'un simple mouvement de volonté. C'est en ce sens que S.
Augustin écrit : "La cupidité et l'allégresse ne sont rien d'autre que la
volonté lorsqu'elle consent à ce que nous voulons."
Solutions :
1. Dans cette définition du
Philosophe, le mot "sensible" désigne l'appréhension en général. Car
le même Philosophe dit ailleurs : "Il y a plaisir selon chacun des sens,
et aussi selon l'intelligence et la spéculation." - On peut dire aussi
qu'il définit en cet endroit le plaisir de l'appétit sensible.
2. Le plaisir a proprement
raison de passion pour autant qu'il comporte une modification corporelle. Ce
n'est pas ainsi qu'il se trouve dans l'appétit intellectuel, mais comme un
simple mouvement ; et c'est ainsi qu'il existe même chez Dieu et chez les
anges. Aussi Aristote écrit-il : "Dieu se réjouit dans une opération
simple et unique." Et Denys : "Les anges ne sont pas capables de nos
plaisirs sensibles, mais ils se réjouissent avec Dieu dans une allégresse incorruptible."
3. En nous, il n'y a pas seulement ce plaisir qui nous est commun avec les bêtes, mais aussi celui qui nous est commun avec les anges. Aussi Denys peut-il écrire que "les hommes saints participent souvent aux joies angéliques".
C'est ainsi qu'il y a chez nous du plaisir non seulement dans l'appétit sensible, commun avec les bêtes, mais aussi dans l'appétit intellectuel, commun avec les anges.
Objections :
1. Il semble que les
délectations ou plaisirs physiques et sensibles l'emportent sur les plaisirs
spirituels et intellectuels. Car "tous les hommes recherchent un
plaisir", dit le Philosophe. Or la plupart recherchent de préférence les
plaisirs sensibles ; c'est donc que ceux-ci l'emportent sur les spirituels.
2. On reconnaît la grandeur
d'une cause à ses effets. Or les plaisirs corporels produisent de plus grands
effets : "Ils bouleversent le corps, et parfois jusqu'à la folie",
dit Aristote.
3. On est obligé de modérer
et de refréner les plaisirs sensibles à cause de leur véhémence. Mais ce n'est
pas nécessaire pour les délectations spirituelles. Donc les corporelles sont
plus intenses.
Cependant :
on dit à Dieu dans le Psaume (1 19,
103) : "Que tes paroles sont douces à mon palais, plus que le miel à ma
bouche !" Et Aristote nous dit : "Le plaisir le plus grand est celui
qui accompagne l'oeuvre de la sagesse."
Conclusion :
Nous l'avons déjà dit : le plaisir a pour cause l'union avec le bien qui convient, quand elle est sentie ou connue. Or, dans les opérations de l'âme, et surtout de l'âme sensitive et intellectuelle, il faut considérer que, ne passant pas dans une matière extérieure, ces opérations sont les actes ou perfections de celui qui agit, comme comprendre, sentir, vouloir, etc. Les actions passant dans une manière extérieure sont plutôt les actes et perfections de la matière transformée, car le mouvement est l'acte du mobile imprimé par le moteur. Ainsi donc, ces actions de l'âme sensitive et intellectuelle sont elles-mêmes un certain bien pour celui qui agit, et en outre elles sont connues par les sens ou par l'intelligence. Aussi le plaisir naît-il aussi d'elles-mêmes, et pas seulement de leurs objets.
Donc, si l'on compare les plaisirs intellectuels aux plaisirs sensibles, en tant que nous nous délectons dans les opérations elles-mêmes, - par exemple, dans la connaissance des sens ou de l'intelligence, - il n'est pas douteux que les joies intellectuelles l'emportent de beaucoup sur les plaisirs sensibles. L'homme, en effet, se réjouit bien plus de connaître avec son intelligence qu'avec ses sens. C'est parce que la connaissance intellectuelle est plus parfaite ; de plus elle est mieux connue parce que l'intelligence réfléchit davantage sur son acte que ne font les sens. Cette connaissance intellectuelle est aussi plus aimée : il n'est personne qui ne préférerait, dit S. Augustin, être privé de la vision physique que de la vision intellectuelle, dont les bêtes et les insensés sont privés.
Mais si l'on compare les plaisirs intellectuels de l'esprit aux plaisirs sensibles du corps, alors à parler d'une façon absolue et selon la nature des choses, les plaisirs spirituels l'emportent. On le voit par la considération des trois facteurs requis pour le plaisir : le bien présent, ce à quoi il est uni, et l'union elle-même. En effet, le bien spirituel est plus grand que le bien corporel ; il est aussi plus aimé. La preuve en est que les hommes s'abstiennent même des plus grandes voluptés charnelles pour ne pas perdre l'honneur, qui est un bien d'ordre intellectuel. - De même, la partie intellectuelle elle-même est beaucoup plus noble, et plus apte à connaître que la partie sensible. - Quant à l'union du bien et de la puissance, elle est plus intime, plus parfaite et plus ferme. Plus intime, parce que le sens s'arrête aux accidents extérieurs de l'être, tandis que l'intelligence pénètre jusqu'à l'essence, car son objet est ce que la chose est. Plus parfaite parce que l'union du sensible et du sens est accompagnée d'un mouvement, acte imparfait. C'est pourquoi les plaisirs sensibles ne se réalisent pas pleinement tous ensemble ; il y a en eux quelque chose qui passe, et quelque chose dont on attend la consommation, comme c'est évident pour les plaisirs de la table et du sexe. Les réalités intellectuelles, au contraire, excluent le mouvement, de sorte que les plaisirs de ce genre se réalisent pleinement tous ensemble. Enfin l'union spirituelle est plus ferme, car les sources du plaisir corporel sont corruptibles et disparaissent rapidement ; les biens spirituels, au contraire, sont incorruptibles.
Cependant, à considérer les
plaisirs corporels par rapport à nous, il faut reconnaître qu'ils sont plus
véhéments et cela pour trois raisons : 1. Parce que les valeurs sensibles sont
plus connues de nous que les valeurs de l'esprit. - 2. Parce que les plaisirs
sensibles, étant des passions de l'appétit sensitif, comportent une certaine
modification corporelle qui ne se produit pas dans le plaisir spirituel, sinon
par une sorte de rejaillissement des tendances supérieures sur les inférieures.
- 3. Parce que les plaisirs corporels sont recherchés comme une sorte de remède
aux défaillances et aux accablements du corps qui entraînent certaines
tristesses. Aussi les plaisirs physiques, survenant après ces tristesses,
sont-ils ressentis davantage et par suite plus appréciés, que les joies
spirituelles, qui n'ont pas de tristesses contraires, comme nous le verrons
plus loin.
Solutions :
1. La plupart des hommes
recherchent les plaisirs du corps parce que les biens sensibles sont mieux
connus et de plus de gens. Et aussi parce que les hommes ont besoin des
plaisirs comme remèdes à quantités de souffrances et de tristesses ; la plupart,
ne pouvant atteindre aux délectations de l'esprit, qui sont le propre des
hommes vertueux, il en résulte qu'ils s'abaissent aux plaisirs corporels.
2. Si la modification
corporelle provient davantage des plaisirs sensibles, c'est parce que ce sont
des passions de l'appétit sensitif
3. Les plaisirs corporels relèvent de la partie sensible de l'âme, qui est réglée par la raison ; c'est pourquoi ils ont besoin d'être tempérés et refrénés par elle. Mais les délectations spirituelles sont du domaine de l'esprit, qui est lui-même la règle ; aussi bien sont-elles par elles-mêmes sobres mesurées.
Objections :
1. Il semble que les
plaisirs du toucher ne sont pas plus grands que ceux des autres sens. Car le
plaisir le plus grand est, semble-t-il, celui dont la disparition fait cesser
toute joie. Or tel est le plaisir qui vient de la vue. Il est écrit, en effet,
au livre de Tobie (5, 1 0 Vg) : "Quelle joie pourrai-je avoir, moi qui
suis assis dans les ténèbres et ne vois pas la lumière du ciel ?" Donc le
plaisir donné par la vue est le plus grand de tous les plaisirs sensibles.
2. "Chacun trouve
agréable ce qu'il aime", dit Aristote. Or le sens de la vue est le plus
aimé de tous. Le plaisir de voir est donc le plus grand.
3. Le principe des
jouissances qu'on trouve dans l'amitié est surtout de se voir. Or une telle
amitié a pour but le plaisir. C'est donc par la vue que viennent les plus
grands plaisirs.
Cependant :
le Philosophe écrit que les plus
grands plaisirs sont ceux du toucher.
Conclusion :
Nous l'avons déjà dit, les choses nous sont agréables dans la mesure où elles sont aimées. Or les sens, comme il est dit au début de la Métaphysique, nous sont chers pour deux raisons : la connaissance et l'utilité. Aussi y aura-t-il un double plaisir selon les sens. Mais, parce qu'il est propre à l'homme d'appréhender la connaissance elle-même comme un certain bien, les premiers plaisirs des sens, ceux qui viennent de la connaissance, sont propres à l'homme ; les autres, ceux qui sont relatifs à l'amour que nous avons pour nos sens à cause de leur utilité, sont communs à tous les animaux.
Donc, si nous parlons du plaisir sensible au point de vue de la connaissance, il est manifeste que la vue est source d'un plus grand plaisir que tout autre sens. Mais si nous parlons du plaisir qui relève de l'utilité, alors le plus grand plaisir vient du touchera En effet, l'utilité des réalités sensibles se mesure par rapport à la conservation de la vie naturelle. Or les objets sensibles au toucher sont ceux qui rendent le plus de services utiles, car le toucher perçoit ce qui fait la consistance même de l'animal : le chaud et le froid, l'humide et le sec, etc. C'est pourquoi, dans cette ligne, les plaisirs qui viennent du toucher l'emportent sur les autres, comme étant plus proches de la fin. C'est pour cela aussi que les autres animaux, qui n'ont de plaisir sensible qu'en raison de l'utilité, n'éprouvent de plaisir selon les autres sens que par rapport aux objets du toucher : "Les chiens n'ont pas de plaisir à flairer les lièvres mais à les manger ; ni le lion à entendre mugir le boeuf, mais à le dévorer", est-il dit dans l'Éthique.
Puisque le plaisir du toucher est
donc le plus grand au point de vue de l'utilité, et celui de la vue le plus
grand au point de vue de la connaissance, si nous voulons les comparer nous
trouvons que le plaisir du toucher l'emporte absolument sur celui de la vue, du
fait que celui-ci se tient dans les limites du plaisir sensible. Car il est
évident que ce qui est naturel en toute chose est le plus fort. Et c'est à ces
plaisirs du toucher que sont ordonnés les désirs naturels de la nourriture, de
la sexualité, etc. - Mais si nous considérons les plaisirs de la vue en tant
que la vue est au service de l'intelligence, alors ils l'emportent pour cette
raison que les joies intelligibles l'emportent sur les plaisirs sensibles.
Solutions :
1. La joie, nous l'avons
vu, désigne le plaisir de l'âme ; et celui-ci dépend surtout de la vue. Le
plaisir naturel, lui, relève principalement du toucher.
2. Si la vue est tant
aimée, c'est "à cause de la connaissance, parce qu'elle nous montre les
nombreuses différences des choses", comme il est dit au même endroit.
3. Ce n'est pas au même titre que le plaisir et la vue sont causes de l'amour charnel. Car le plaisir, et surtout celui qui vient du toucher, est cause de l'amitié de jouissance par manière de fin ; la vue, au contraire, est cause de cet amour par manière de principe de mouvement, en tant que la vue de l'objet aimable imprime l'image qui provoque à l'aimer et à convoiter le plaisir d'en jouir.
Objections :
1. On ne voit pas comment
un plaisir pourrait n'être pas naturel. Car le plaisir, parmi les affections de
l'âme, répond au repos dans le monde des corps. Or la tendance d'un corps
physique ne trouve son repos que dans son lieu naturel. Donc, le repos de
l'appétit animal, qui est le plaisir, ne peut se trouver que dans quelque lieu
qui lui est connaturel. Donc il n'y a aucun plaisir qui ne soit pas naturel.
2. Ce qui est contraire à
la nature est violent. Or "tout ce qui est violent attriste", selon
Aristote. Rien de ce qui est contraire à la nature ne peut donc être cause de
plaisir.
3. Le fait d'être constitué
en sa propre nature, quand on le perçoit, cause le plaisir, selon la définition
d'Aristote déjà citée. Or, être constitué en sa nature est pour tout être chose
naturelle, car le mouvement naturel est celui qui a un terme naturel. Donc tout
plaisir est naturel.
Cependant :
le Philosophe écrit que certains
plaisirs sont "morbides et contraires à la nature".
Conclusion :
On appelle naturel ce qui est selon la nature, d'après Aristote. Or la nature, dans l'homme, peut se prendre de deux manières.
D'abord selon que l'intelligence et la raison sont par excellence la nature de l'homme, car c'est par elles que l'homme est constitué dans son espèce. A ce point de vue, on peut appeler naturels les plaisirs humains qui se trouvent en ce qui convient à l'homme selon la raison ; ainsi est-il naturel à l'homme de se délecter dans la contemplation de la vérité et dans l'exercice des vertus. - En outre, on parle de nature selon que la nature se distingue contradictoirement de la raison ; elle désigne alors ce qui est commun à l'homme et aux autres êtres, et surtout ce qui n'obéit pas à la raison. De ce point de vue, ce qui appartient à la conservation du corps, ou quant à l'individu, comme la nourriture, la boisson, le sommeil, etc. ; ou quant à l'espèce, comme les actes sexuels, tout cela est cause de plaisir naturel pour l'homme.
Or, dans l'un et l'autre genre de plaisirs, il en est qui, à parler absolument, ne sont pas naturels, alors qu'ils sont connaturels à certains égards. Il arrive en effet qu'en tel individu un principe naturel de l'espèce se trouve dénaturé ; et alors, ce qui est contre la nature de l'espèce devient accidentellement naturel pour cet individu, comme il est naturel, par exemple à cette eau échauffée de communiquer sa chaleur. Ainsi donc il peut arriver que ce qui est contre la nature de l'homme, au point de vue de la raison, ou au point de vue de la conservation du corps, devienne connaturel pour tel homme particulier, en raison de quelque corruption de la nature qui est la sienne. Cette corruption peut venir du corps, soit par maladie - la fièvre fait trouver doux ce qui est amer, et inversement soit à cause d'une mauvaise complexion du corps : c'est ainsi que certains trouvent du plaisir à manger de la terre, du charbon, etc. ; elle peut venir aussi de l'âme, comme pour ceux qui, par coutume, trouvent du plaisir à manger leurs semblables, à avoir des rapports avec les bêtes ou des rapports homosexuels, et autres choses semblables, qui ne sont pas selon la nature humaine.
Ainsi se trouvent résolues les objections.
Objections :
1. Il semble que le plaisir
ne soit pas contraire au plaisir, car les passions de l'âme reçoivent leur
espèce et leur contrariété de leurs objets. Or l'objet du plaisir est le bien.
Donc, puisque le bien n'est pas contraire au bien, mais que, dit Aristote,
"le bien est contraire au mal et le mal, au mal", il semble que le
plaisir n'est pas contraire au plaisir.
2. Pour chaque chose il n'y
a qu'un contraire, démontre Aristote. Or le plaisir est contraire à la
tristesse. Donc il n'est pas contraire au plaisir.
3. Si le plaisir est
contraire au plaisir, ce ne peut être qu'en raison de la contrariété des
objets. Or cette différence est matérielle, tandis que la contrariété est une
différence formelle, comme il est dit dans la Métaphysique.
Cependant :
"les choses qui s'empêchent
naturellement, quand elles appartiennent au même genre sont contraires",
d'après le Philosophe. Or certains plaisirs s'empêchent ainsi l'un l'autre,
comme il le dit. Il y a donc des plaisirs qui sont contraires entre eux.
Conclusion :
Le plaisir, pour les affections de
l'âme, correspond, nous l'avons dit, au repos pour les corps naturels. Or deux
repos sont dits contraires quand ils ont pour objet des termes contraires,
comme "le repos qui est en haut par rapport à celui qui est en bas",
selon l'exemple du Philosophe. Aussi arrive-t-il, dans les affections de l'âme,
que deux plaisirs soient contraires.
Solutions :
1. Cette parole du Philosophe doit d'entendre du bien et du mal dans les vertus et dans les vices, car on trouve bien deux vices contraires entre eux, mais pas de vertu contraire à une vertu. Dans les autres domaines, rien n'empêche que deux biens soient contraires entre eux, comme le chaud et le froid, dont l'un est bon par rapport au feu, l'autre par rapport à l'eau.
C'est de cette manière que le
plaisir peut être contraire au plaisir. Mais cela ne peut se produire entre les
biens de la vertu, parce que le bien de la vertu n'existe que par conformité à
un seul principe, qui est la raison.
2. Le plaisir est, pour les
affections de l'âme, ce qu'est le repos pour les corps ; il a pour objet ce qui
convient et est, en quelque sorte, connaturel. La tristesse, au contraire, est
comme un repos forcé ou violent, car ce qui attriste contredit l'appétit
naturel. Or, au repos naturel, s'opposent et le repos forcé du même corps, et
le repos naturel d'un autre corps, dit Aristote. C'est ainsi qu'au plaisir
s'opposent et le plaisir et la tristesse.
3. Les objets de nos plaisirs sont non seulement principe de différence matérielle, mais aussi de différence formelle si le motif de plaisir est différent. Nous avons vu en effet que la diversité dans l'évaluation de l'objet cause une diversité spécifique dans les actes ou les passions.
1. L'action est-elle la cause propre du plaisir ? - 2. Le mouvement est-il cause de plaisir ? - 3. L'espoir et le souvenir... ? - 4. La tristesse... ? - 5. Les actions des autres sont-elles pour nous cause de plaisir ? - 6. Faire du bien à autrui est-il une cause de plaisir ? - 7. La ressemblance est-elle cause de plaisir ? - 8. Et l'étonnement... ?
Objections :
1. Il ne semble pas que
l'action soit la cause propre et première du plaisir ou délectation. Car, selon
Aristote, "le plaisir consiste en ce que le sens subit quelque
chose". Nous avons vu en effet qu'il n'y a pas de plaisir sans
connaissance. Or les objets des actions sont connus avant les actions
elles-mêmes. L'action n'est donc pas la cause propre du plaisir.
2. Le plaisir consiste par
excellence dans la possession de la fin ; c'est cela, en effet, que l'on désire
par-dessus tout. Or l'action n'est pas toujours la fin ; celle-ci est parfois
I'oeuvre effectuée elle-même. L'action n'est donc pas par elle-même la cause
propre du plaisir.
3. Le loisir et le repos
impliquent la cessation de l'action. Or ce sont choses délectables, dit
Aristote. L'action n'est donc pas la cause du plaisir ou délectation.
Cependant :
le Philosophe dit que "le
plaisir est l'action connaturelle non empêchée".
Conclusion :
Nous avons vu plus haut que deux
choses sont requises pour le plaisir : l'obtention du bien qui convient, et la
connaissance de cette obtention. Or ces deux choses consistent en une certaine
action, car la connaissance en acte est une action ; de même, c'est par une
action que nous atteignons le bien qui nous convient. De plus, l'action
appropriée est elle-même un certain bien qui convient. Il faut donc que tout
plaisir provienne d'une action.
Solutions :
1. Les objets eux-mêmes des
actions ne sont délectables que dans la mesure où ils nous sont unis, soit par
la seule connaissance, comme lorsque nous prenons plaisir à considérer ou à
observer certaines choses ; soit de toute autre manière, conjointement avec la
connaissance, comme lorsqu'on se complaît dans la pensée que l'on possède tel
ou tel bien, par exemple les richesses, l'honneur, etc. Ces biens ne sont cause
de plaisir que dans la mesure où ils sont connus comme étant en notre
possession. En effet, selon le Philosophe : "Il y a grand plaisir à penser
qu'une chose nous est propre ; ce plaisir procède de l'amour naturel que chacun
a pour soi-même." D'autre part, posséder ces sortes de choses n'est rien
d'autre que d'en user ou de pouvoir en user. Ce qui se fait par une action. Il
est donc manifeste que tout plaisir se ramène à une action comme à sa cause.
2. Même en ces choses où ce
ne sont pas les actions qui sont les fins, mais les oeuvres effectuées, ces
oeuvres sont délectables en tant que possédées ou effectuées ; ce qui se
rapporte à quelque usage ou action.
3. Les actions sont délectables dans la mesure où elles sont proportionnées et connaturelles à celui qui agit. Or, puisque les forces humaines sont limitées, l'action leur est proportionnée dans une certaine mesure. Par suite, si l'action excède cette mesure, elle ne leur sera plus proportionnée, ni par suite délectable, mais plutôt pénible et fastidieuse. C'est pour cela que le loisir et le jeu, et tout ce qui a trait au repos, est délectable en tant que cela enlève la tristesse qui naît du labeur.
Objections :
1. Il ne semble pas, car ce
qui est cause de plaisir, c'est le bien réellement possédé comme on l'a vu.
Aussi le Philosophe dit-il que le plaisir ne se compare pas à un engendrement,
mais à l'action d'un être déjà existant. Or, ce qui se meut vers autre chose ne
le possède pas encore, mais se trouve, pour ainsi dire, en voie d'engendrement
par rapport à lui, selon que tout mouvement entraîne génération et corruption,
comme on le voit dans la Physique. Le mouvement n'est donc pas cause de
plaisir.
2. Le mouvement introduit
surtout peine et lassitude dans l'activité. Or, dès que celle-ci devient
laborieuse et fatigante, elle n'est plus délectable mais plutôt éprouvante. Le
mouvement n'est donc pas cause de plaisir.
3. Le mouvement comporte
une sorte de nouveauté, qui s'oppose à l'habitude. Or "ce qui est habituel
nous est délectable", dit Aristote. Le mouvement n'est donc pas cause de
plaisir.
Cependant :
S. Augustin écrit dans ses
Confessions : "Qu'est-ce que cela signifie, Seigneur, mon Dieu ? C'est
toi, oui toi, qui es ta joie éternelle, et certains êtres qui sont autour de
toi se réjouissent sans cesse à cause de toi. Pourquoi cette partie-ci de tes
créatures trouve-telle sa joie dans une alternance de chutes et de progrès, de
discordances et d'harmonies ?" Ce qui donne à entendre que les hommes
trouvent de la joie et du plaisir à certaines alternances. Ainsi le mouvement
semble-t-il être cause de plaisir.
Conclusion :
Trois choses sont requises au plaisir ou délectation : le bien qui délecte, l'union délectable, et une troisième qui est la connaissance de cette union. Le mouvement, considéré en chacun de ces trois éléments, devient délectable comme dit le Philosophe dans l'Éthique et dans la Rhétorique. Car en nous, qui goûtons le plaisir, le changement devient délectable parce que notre nature est changeante. C'est pourquoi ce qui nous convient maintenant ne nous conviendra plus ensuite ; ainsi se chauffer près du feu convient à l'homme en hiver, mais non plus en été. - Si l'on considère le bien délectable qui nous est conjoint, le changement nous plaît également. Car l'action prolongée d'une cause accroît l'effet ; ainsi, plus on reste longtemps près du feu, plus on se réchauffe et plus on se sèche. Or l'harmonie naturelle consiste en une certaine mesure. C'est pourquoi, lorsque la présence prolongée de l'objet délectable dépasse la mesure de cette harmonie, on a plaisir à la voir cesser. - Enfin, du côté de la connaissance elle-même, le mouvement est délectable parce que l'homme désire connaître en totalité et en perfection. Donc, puisque certaines choses ne peuvent être appréhendées toutes ensemble, leur mobilité est ressentie comme agréable, car une partie succédant à l'autre, le tout peut être connu ainsi. C'est ce que note S. Augustin dans ses Confessions : "Vous ne voulez certainement pas que s'arrête la syllabe, mais qu'elle s'envole, et que d'autres la remplacent, pour que vous entendiez le tout. Il en est toujours ainsi pour ces choses qui n'en forment qu'une, et qui n'existent pas toutes en même temps : l'ensemble plaît plus que les parties, quand il est possible de l'embrasser."
Donc, s'il y a un être dont la
nature ne soit pas soumise au changement, et dont l'harmonie naturelle ne
puisse éprouver d'excès par la présence prolongée de ce qui lui plaît ; qui, de
plus, soit capable de saisir d'un seul regard tout l'objet de sa joie, pour cet
être le changement ne sera pas délectable. Quant aux autres plaisirs, plus ils
se rapprochent de celui que nous venons de dire, et plus ils pourront se
prolonger.
Solutions :
1. Ce qui se meut, bien
qu'il ne possède pas encore parfaitement le but de son mouvement, commence
cependant d'en posséder déjà quelque chose ; à ce point de vue, le mouvement
lui-même participe du plaisir. Il n'atteint cependant pas à la perfection du
plaisir ; car les plaisirs les plus parfaits ont pour objet les réalités
immuables. Le mouvement est agréable aussi, en tant qu'il réalise une harmonie
qui n'existait pas auparavant ou qui avait cessé d'exister, nous venons de le
dire.
2. Le mouvement produit
peine et lassitude lorsqu'il excède le régime normal de la nature. Alors il
n'est plus agréable ; il ne l'est que dans la mesure où il éloigne ce qui est
contraire à l'harmonie naturelle.
3. Ce que nous faisons par habitude devient délectable en tant qu'il devient naturel, car l'habitude est comme une seconde nature. Or le mouvement est délectable, non pas en tant qu'il s'éloigne de l'habitude, mais plutôt parce qu'il empêche la destruction de l'harmonie naturelle, qui pourrait provenir de la persistance d'une même opération. C'est donc pour la même raison de connaturalité que l'habitude et le mouvement deviennent l'un et l'autre délectables.
Objections :
Il ne semble pas, car le plaisir
naît du bien présent selon S. Jean Damascène. Or le souvenir et l'espoir
portent sur ce qui est absent : le passé, pour le souvenir ; l'avenir, pour
l'espoir. Ils ne causent donc pas de plaisir.
2. Une même chose ne peut
avoir des effets contraires. Or l'espoir est cause d'affliction, d'après les
Proverbes (13, 12) : "L'espoir différé afflige l'âme."
3. Si l'espoir se rencontre
avec le plaisir en ce qu'ils portent tous deux sur le bien, il en va de même
pour la convoitise et pour l'amour. Donc on ne doit pas désigner l'espoir comme
cause de délectation, de préférence à la convoitise et à l'amour.
Cependant :
il est écrit dans l'épître aux
Romains (12, 12) : "Ayez la joie de l'espérance", et dans le Psaume
(77, 4 Vg) : "je me suis souvenu de Dieu et je me suis réjoui."
Conclusion :
Le plaisir vient de la présence du
bien qui convient, selon qu'elle est perçue par le sens ou autrement. Or une
chose nous est présente de deux façons : d'une façon, par la connaissance, en
tant que la chose connue est dans le connaissant selon sa ressemblance ; d'une
autre façon, par son être même, en tant qu'elle nous est unie dans la réalité, en
acte ou en puissance, de quelque manière que ce soit. Et parce que l'union
selon la réalité l'emporte sur l'union par ressemblance, qui est une union de
connaissance, et aussi parce que l'union réelle en acte l'emporte sur l'union
en puissance, il en résulte que le plaisir le plus grand est celui qui vient
des sens parce qu'il requiert la présence de la chose sensible. Au second rang
vient le plaisir de l'espoir, dans lequel l'union agréable ne se fait pas
seulement selon la connaissance, mais aussi selon la faculté ou le pouvoir
d'atteindre le bien délectable. La délectation du souvenir tient la troisième
place, car elle ne comporte que l'union de connaissance.
Solutions :
1. Il est vrai que l'espoir
et le souvenir portent sur ce qui est absent purement et simplement ; mais cela
est présent sous un certain rapport, soit par la connaissance seule, soit selon
la connaissance et le pouvoir, au moins dans l'estimation du sujet.
2. Rien n'empêche qu'une
même chose, sous des aspects différents, soit cause d'effets contraires. Ainsi
l'espoir est cause de plaisir dans la mesure où l'on est actuellement persuadé
de pouvoir atteindre un bien futur ; en tant que l'espoir est privé de la
présence de ce bien, il cause l'affliction.
3. L'amour et la convoitise causent du plaisir. Car tout ce qui est aimé est délectable pour celui qui aime, du fait que l'amour est une sorte d'union ou de connaturalité de l'aimant et de l'aimé. De même, tout objet de convoitise est agréable à celui qui convoite, la convoitise étant surtout l'appétit du plaisir. Cependant l'espoir, parce qu'il comporte une certaine assurance de la présence réelle du bien agréable qu'on ne trouve ni dans l'amour ni dans la convoitise, est dit cause de plaisir plus que celle-ci. Et même, plus que le souvenir, tourné vers ce qui a déjà passé.
Objections :
1. Il semble que non, car
un contraire n'est pas cause de son contraire, et la tristesse est le contraire
du plaisir.
2. Les contraires ont des
effets contraires. Or le souvenir des choses délectables cause du plaisir ;
celui des choses tristes sera donc cause de douleur et non de délectation.
3. La tristesse est, avec
le plaisir, dans le même rapport que la haine avec l'amour. Or la haine ne
cause pas l'amour : c'est plutôt l'inverse, on l'a déjà dit. La tristesse n'est
donc pas cause de plaisir.
Cependant :
il est écrit dans le Psaume (42, 4)
: "Mes larmes ont été ma nourriture jour et nuit." Or, par nourriture
il faut entendre le réconfort de la délectation. C'est donc que les larmes qui
naissent de la tristesse peuvent être cause de délectation.
Conclusion :
La tristesse peut être envisagée à deux points de vue : selon qu'elle existe en acte, et selon qu'elle est objet de souvenir.
A ces deux titres, la tristesse
peut être cause de plaisir. En effet, la tristesse existant en acte est cause
de plaisir en tant qu'elle fait se souvenir de la chose aimée, dont l'absence
attriste, mais dont la seule évocation réjouit. - Quant au souvenir de la
tristesse, il est aussi source de plaisir, à cause de la délivrance qui a
suivi. Car manquer d'un mal est considéré comme un bien ; aussi, savoir qu'on a
échappé à des choses tristes et douloureuses ajoute-t-il à nos motifs de joie.
C'est ainsi que S. Augustin écrit : "Souvent, dans la joie, nous nous
souvenons de choses tristes, et, dans la santé, de choses douloureuses, mais
sans en souffrir, et nous en sommes plus heureux et plus reconnaissants."
Et ailleurs : "Plus le péril dans le combat fut grand, et plus la joie
sera grande dans le triomphe."
Solutions :
1. Il arrive qu'un
contraire soit par accident cause de son contraire : "Ainsi le froid
produit parfois de la chaleur", dit Aristote. Et de même la tristesse est
cause de plaisir par accident, en tant qu'elle donne lieu à la perception d'une
chose agréable.
2. Les choses tristes qu'on
se remémore ne causent pas de plaisir en tant que tristes contraires aux choses
agréables, mais en tant qu'on en est délivré. Pareillement le souvenir de
choses agréables peut causer de la tristesse, en tant qu'on les a perdues.
3. La haine aussi peut provoquer l'amour par accident ; il y a des gens qui s'aiment parce qu'ils se rencontrent dans la haine d'un seul et même être.
Objections :
1. Il nous semble que non,
car la cause du plaisir est l'union avec notre propre bien. Or les actions
d'autrui ne nous sont pas unies. L'action est le bien propre de celui qui agit.
Donc, si les actions des autres sont pour nous cause de plaisir, tout autre
bien, pour la même raison, nous causera du plaisir. Ce qui est manifestement
faux.
3. L'action est agréable en
tant qu'elle procède d'un habitus inné. Aristote écrit en effet : "Le
signe qu'un habitus est engendré, c'est le plaisir qui accompagne
l'action." Or l'activité des autres ne procède pas de nos habitus
personnels, mais parfois d'habitus qui sont en eux. C'est donc à eux et non à
nous que cette activité est agréable.
Cependant :
S. Jean écrit (2 Jn 4) : "J'ai
eu bien de la joie à rencontrer de tes enfants qu vivent dans la vérité."
Conclusion :
Comme nous l'avons déjà dit, deux choses sont requises pour le plaisir : atteindre son propre bien, et savoir qu'on l'a atteint. C'est donc de trois manières que l'action d'un autre peut nous étre une cause de plaisir.
1° En tant qu'elle nous procure quelque bien. A ce point de vue, l'activité de ceux qui nous font du bien nous est agréable, car il est agréable de subir pour son bien l'action d'autrui.
2° Selon que l'action des autres nous apporte quelque connaissance ou estimation de notre propre valeur. C'est pour cela que les hommes ont du plaisir à être loués ou honorés par les autres, car ils estiment par là qu'il y a en eux-mêmes quelque bien. Et, parce que cette estime est fortifiée par le témoignage de gens vertueux et sages, c'est dans les louanges et les honneurs décernés par de tels hommes que l'on trouve le plus de délectation. Les flatteries elle-mêmes sont agréables à certains parce que la flatterie ressemble à la louange. Et puisque l'amour a pour objet le bien, et l'admiration la grandeur, être aimé et admiré des autres est agréable, parce que l'homme se persuade ainsi de sa propre bonté ou grandeur, en lesquelles il se délecte.
3° Les actions d'autrui nous font
plaisir quand elles sont bonnes, en tant que ces actions elles-mêmes, nous les
considérons comme notre propre bien par la force de l'amour qui fait estimer un
ami comme un autre soi-même. Et la haine, qui nous fait estimer le bien d'un
autre comme contraire à nous-mêmes, nous rend agréable l'action mauvaise d'un
ennemi. Ce qui fait dire à S. Paul (1 Co 13, 6) que la charité "ne prend
pas plaisir à l'injustice, mais se réjouit de la vérité".
Solutions :
1. Les actions d'autrui
peuvent être unies à moi ou par leurs effets, comme dans le premier cas ; ou
par la connaissance, comme dans le deuxième ; ou par l'affection, comme dans le
dernier.
2. Cet argument ne vaut que
pour la troisième manière, selon laquelle les actions des autres nous sont
cause de joie.
3. Les actions des autres, bien qu'elles ne procèdent pas d'habitus qui sont en moi, produisent cependant en moi quelque chose de délectable ; soit qu'elles me lassent apprécier ou reconnaître mon propre habitus ; soit qu'elles procèdent de l'habitus de quelqu'un qui est un avec moi par l'amour.
Objections :
1. Il semble que non, car
la délectation ou plaisir, est causée par l'obtention de notre propre bien,
comme on l'a dit récemment. Mais faire du bien à autrui n'est pas obtenir son
propre bien, c'est plutôt le dissiper. C'est donc une cause de tristesse plutôt
que de joie.
2. Le Philosophe écrit :
"Le manque de libéralité est plus naturel à l'homme que la
prodigalité." Or la prodigalité vise à la bienfaisance, tandis que le
manque de libéralité éloigne de celle-ci. Puisqu'il n'y a que l'action
connaturelle à chacun qui lui soit agréable, comme il est dit dans l'Éthique,
il semble que la bienfaisance envers autrui ne soit pas cause de plaisir.
3. Les effets contraires
procèdent de causes contraires. Or certaines choses qui consistent à faire du
mal sont agréables pour la nature humaine, comme de vaincre, de reprendre ou de
gronder les autres, et même de punir quand on est en colère, d'après Aristote.
Faire du bien à autrui est donc plutôt cause de tristesse que de plaisir.
Cependant :
le Philosophe affirme "Faire
des largesses et porter secours à des amis ou à des étrangers est ce qu'il y a
de plus délectable."
Conclusion :
Faire du bien à autrui peut être cause de plaisir à un triple point de vue.
1° Par rapport à l'effet, qui est le bien produit chez l'autre. A ce titre, et selon que nous considérons comme nôtre le bien d'autrui à cause de l'amour qui nous unit, nous nous délectons du bien que nous faisons à autrui, surtout à nos amis, comme de notre bien propre.
2° Par rapport à la fin ; ainsi quand on espère, parce que l'on fait du bien à un autre, obtenir pour soi-même quelque bien, ou de Dieu ou d'un homme. L'espoir, en effet, est cause de délectation.
3° Par rapport au principe. Dans
cette perspective, faire du bien à autrui peut être agréable par rapport à
trois principes. Le premier est le pouvoir de faire du bien ; à ce titre, faire
du bien est agréable en tant que l'on se persuade qu'on doit être riche de
bien, puisqu'on peut en communiquer aux autres. C'est ainsi que les hommes se
complaisent dans leurs enfants et dans leurs oeuvres personnelles, comme en ce
qui reçoit communication de leur propre bien. Le second principe est l'habitus
qui incline à agir, et qui rend connaturel à quelqu'un de faire du bien - ainsi
les hommes généreux trouvent du plaisir à donner aux autres. Le troisième
principe est le motif pour lequel on agit ; par exemple quand on est amené à
faire du bien à un autre par amour pour un ami ; en effet, tout ce que nous
faisons ou souffrons pour un ami nous est agréable, car l'amour est la cause
par excellence de la délectation.
Solutions :
1. Donner son bien est
agréable, en tant que cela témoigne de notre propre richesse. Mais pour autant
que cela diminue notre bien, ce peut être affligeant ; par exemple si on le
fait sans mesure.
2. La prodigalité répand le
bien sans mesure, et cela est contraire à la nature. C'est en ce sens que la
prodigalité est dite contraire à la nature.
3. Vaincre, reprendre et punir n'est pas agréable en tant que cela vise le mal de l'autre, mais en tant que cela ressortit à notre bien propre, que chacun aime plus qu'il ne hait le mal d'autrui. Vaincre, en effet, est délectable pour la nature, en tant que cela donne au vainqueur l'estime de sa propre excellence. C'est pour cela que tous les jeux où il y a compétition et possibilité de vaincre sont particulièrement agréables ; et en général toutes les compétitions, parce qu'elles impliquent l'espoir de vaincre. - Reprendre et gronder peuvent être cause de plaisir à un double titre. D'abord, en ce que cela donne à l'homme le sentiment de sa sagesse et de son excellence propres, car gronder et corriger appartient aux sages et aux supérieurs. Ensuite, parce que celui qui gronde ou reprend fait du bien à autrui ; ce qui est agréable, nous venons de le dire. - Enfin l'homme en colère a du plaisir à punir parce qu'il a l'impression de faire disparaître ainsi l'infériorité apparente que lui donnait le dommage subi. En effet, quand un homme a été lésé par quelqu'un, il semble, de ce fait, être mis par lui en état d'infériorité, et c'est pourquoi il cherche à se libérer de cette humiliation en rendant blessure pour blessure. - On voit ainsi que faire du bien à autrui peut être de soi agréable, tandis que lui faire du mal est agréable seulement si cela semble contribuer au bien propre.
Objections :
1. Il semble que non, car
commander et présider implique une certaine dissemblance. Or "commander et
présider est délectable pour la nature", dit Aristote. Donc la dissemblance
est cause de plaisir plutôt que la ressemblance.
2. Rien n'est plus
dissemblable du plaisir que la tristesse. Or ceux qui sont dans la tristesse
sont le plus portés au plaisir, d'après le même Philosophe. La dissemblance est
donc, plus que la ressemblance, cause de plaisir.
3. Ceux qui sont comblés de
plaisirs n'y trouvent plus de délectation, mais en sont plutôt dégoûtés, comme
c'est évident chez ceux qui sont gavés de nourriture. La ressemblance n'est
donc pas cause de plaisir.
Cependant :
nous l'avons dit : la ressemblance
est cause de l'amour. Et l'amour est cause de plaisir. Donc la ressemblance est
cause de plaisir.
Conclusion :
La ressemblance est une certaine unité par conséquent ce qui est semblable, en tant qu'il est un avec nous, est délectable, comme il est aimable, nous l'avons dit plus haut. Et si ce qui est semblable ne détruit pas notre bien personnel mais l'accroît, il est agréable purement et simplement : par exemple, un homme pour l'homme, deux jeunes gens l'un pour l'autre. - Mais si l'être semblable est nuisible à notre bien propre, il devient par accident cause de dégoût et de tristesse, non en tant que semblable et un avec nous, mais parce qu'il détruit ce qui est le plus un.
Or, qu'il détruise le bien propre,
cela peut arriver pour deux raisons. D'abord, parce que le semblable détruit
par une sorte d'excès la mesure du bien propre ; en effet, le bien, et surtout
le bien corporel, comme la santé, consiste en une certaine harmonie. C'est
pourquoi la surabondance de nourriture ou de tout autre plaisir corporel
engendre le dégoût. - Puis, parce que le semblable est directement contraire au
bien propre ; les potiers détestent les autres potiers, non parce qu'ils sont
potiers, mais parce qu'ils leur font perdre leur supériorité ou leur gain,
désirés comme leur bien propre.
Solutions :
1. Entre le chef et le
sujet il y a une certaine communication, et par suite une certaine
ressemblance. Selon une certaine supériorité toutefois, du fait que commander
et présider relèvent du bien propre ; ce sont en effet les sages et les
meilleurs qui commandent et qui président. Et cela permet à l'homme de
concevoir sa propre bonté. On peut dire aussi que commander et présider, c'est
faire du bien aux autres, ce qui est agréable.
2. Ce qui délecte l'homme triste
n'est pas une ressemblance avec sa tristesse, mais avec l'homme attristé. Parce
que les tristesses sont contraires au bien propre de celui qui est triste. Et
c'est pourquoi le plaisir est désiré par ceux qui sont dans la tristesse selon
qu'il contribue à leur bien propre comme remède à la peine contraire. C'est la
cause pour laquelle les plaisirs physiques, auxquels s'opposent certaines
tristesses, sont plus recherchés que les joies intellectuelles, qui ne
comportent pas de tristesse contraire, comme nous le verrons bientôt. Cela
explique aussi que tous les animaux désirent naturellement le plaisir, car
l'animal est toujours en quête de sensation et de mouvement. C'est pour cela
aussi que les jeunes gens désirent extrêmement le plaisir, à cause des multiples
changements qui se font en eux au temps de la croissance. Et encore les
mélancoliques désirent ardemment les plaisirs afin de chasser la tristesse,
parce que "leur corps est comme rongé par une humeur maligne", est-il
dit dans l'Éthique.
3. Les biens physiques comportent une certaine mesure, de sorte que l'excès de choses semblables corrompt le bien propre et devient, en tant que contraire à ce bien, fastidieux et affligeant.
Objections :
1. Il semble que non, car
le fait de s'étonner est le propre d'une nature ignorante, dit S. Jean
Damascène. Or ce n'est pas l'ignorance qui est agréable, mais plutôt la
science. L'étonnement n'est donc pas source de plaisir.
2. L'étonnement est le
principe de la sagesse et comme la voie qui mène à la recherche de la vérité,
d'après Aristote. Or "il y a plus de plaisir à contempler ce que l'on sait
déjà qu'à rechercher ce qu'on ignore", selon le même Philosophe parce que
la recherche comporte des difficultés et des obstacles, absents de la
contemplation. Et, d'après l'Éthique, la délectation naît de l'action non
empêchée. Par conséquent, l'étonnement ne cause pas le plaisir, mais l'empêche
plutôt.
3. Chacun trouve du plaisir
en ce qui lui est habituel : c'est ainsi que les actions procédant d'habitus
acquis par l'accoutumance sont délectables. Or ce qui est habituel n'est pas
objet d'étonnement, dit S. Augustin. L'étonnement est donc contraire à la cause
du plaisir.
Cependant :
le Philosophe dit que l'étonnement
est cause de plaisir.
Conclusion :
Prendre possession de ce qu'on
désirait est chose délectable, avons-nous dit. Et c'est pourquoi, plus le désir
de ce qu'on aime augmente, plus le désir de le posséder sera grand. Dans l'accroissement
même du désir, le plaisir augmente encore, pour autant que le désir
s'accompagne de l'espoir de la chose aimée ; nous avons déjà vu que le désir
lui-même est agréable, à cause de l'espoir. - Or l'étonnement est un certain
désir de savoir qui surgit en l'homme quand il voit un effet sans connaître sa
cause, ou quand la cause de tel effet déterminé dépasse sa connaissance ou son
pouvoir de connaître. L'étonnement est alors source de plaisir, en tant qu'il
comporte l'espoir d'atteindre à la connaissance de ce qu'on désire savoir. -
C'est la raison pour laquelle tout ce qui provoque l'étonnement est agréable,
comme les choses rares, et toutes les représentations, même de choses qui en
soi ne sont pas délectables ; car l'esprit prend plaisir à comparer une chose
ou une autre, et comparer ainsi les choses est l'acte propre et connaturel de
la raison, dit le Philosophe. C'est pour cela aussi que "d'avoir échappé à
de grands périls est chose particulièrement agréable, car cela frappe
d'étonnement", dit encore le même Philosophe.
Solutions :
L'étonnement cause le plaisir du
fait qu'il implique, non l'ignorance mais le désir de connaître la cause, et
parce que l'homme qui s'étonne apprend quelque chose de nouveau, à savoir que
la réalité est telle qu'il ne l'imaginait pas.
2. Le plaisir comprend deux
éléments : le repos dans le bien, et la perception de ce repos. Au point de vue
du repos dans le bien, comme il est plus parfait de contempler une vérité
connue que de rechercher une vérité qu'on ignore, la contemplation de ce qu'on
sait est, de soi, plus agréable que la recherche de choses inconnues.
Cependant, par accident, et en raison du second élément du plaisir, il arrive
que la recherche soit plus intéressante, parce qu'elle procède d'un désir plus
intense, excité par la conscience de notre ignorance. C'est pourquoi l'homme
éprouve un très grand plaisir à découvrir ou à apprendre du nouveau.
3. On fait avec plaisir des choses dont on a l'habitude parce qu'elles nous sont devenues comme naturelles. Cependant les choses rares peuvent aussi causer du plaisir ; ou bien au point de vue de la connaissance, parce qu'on veut acquérir la science de ces choses étonnantes ; ou bien au point de vue de l'action, parce que, "à cause de son désir, l'esprit est porté avec plus d'intensité vers les choses nouvelles", comme il est dit dans l'Éthique ; car une activité plus parfaite cause un plaisir plus grand.
1. Le plaisir est-il cause de dilatation ? - 2. Cause-t-il la soif ou le désir de lui-même ? - 3. Empêche-t-il l'exercice de la raison ? - 4. Perfectionne-t-il l'action ?
Objections :
1. Il semble que non, car
la dilatation semble se rapporter mieux à l'amour, selon ces paroles de
l'Apôtre (2 Co 6, 11) : "Notre coeur s'est dilaté." Aussi le Psaume
(119, 96) dit-il au sujet du précepte de la charité : "Ton commandement
est très large." Or plaisir et amour ne sont pas la même passion. La
dilatation n'est donc pas l'effet du plaisir.
2. Du fait qu'elle se
dilate, une chose devient plus capable de recevoir. Or recevoir concerne le
désir, qui porte sur ce qu'on n'a pas encore. Donc la dilatation semble se
rattacher au désir plutôt qu'au plaisir.
3. Le resserrement s'oppose
à la dilatation. Or le resserrement semble lié au plaisir, car nous serrons ce
que nous voulons fortement retenir, et c'est une disposition de l'appétit que
l'on a par rapport à ce qui plaît. La dilatation ne se rattache donc pas au plaisir.
Cependant :
il est dit dans Isaïe (60, 5) pour
donner l'idée de la joie : "Tu verras, et tu seras dans l'abondance ; ton
coeur tressaillira et se dilatera." - En outre, le plaisir tire de
"dilatation" l'un de ses noms latins, celui de laetitia,
allégresse, comme nous l'avons vu déjà.
Conclusion :
La largeur est l'une des dimensions
de la grandeur corporelle ; aussi ne peut-on parler que par métaphore quand il
s'agit des affections de l'âme. Or la dilatation est comme un mouvement vers la
largeur, lequel convient au plaisir, à considérer les deux éléments qu'il
requiert. L'un relève de la faculté de connaître, qui appréhende l'union au
bien qui convient. Cette appréhension fait connaître à l'homme qu'il a atteint
une certaine perfection qui est une grandeur spirituelle ; et à ce point de vue
on dit que par le plaisir l'âme de l'homme s'est agrandie ou dilatée. L'autre
élément du plaisir vient de la faculté appétitive, qui donne son assentiment à
la réalité agréable et s'y repose, s'offrant à lui en quelque sorte pour le
saisir intérieurement. Ainsi l'affectivité de l'homme est dilatée par le
plaisir, quand elle se livre, en quelque sorte, pour retenir en elle la chose
qui la délecte.
Solutions :
1. Rien n'empêche, quand on
parle métaphoriquement, d'attribuer la même qualité à plusieurs choses selon
des similitudes diverses. Ainsi la dilatation est attribuée à l'amour en raison
d'une certaine expansion, en tant que l'activité de celui qui aime s'étend aux
autres, en prenant soin non seulement de son bien propre mais aussi du leur.
Cette même dilatation est attribuée au plaisir, en tant qu'il produit un
élargissement de l'appétit en lui-même, pour le rendre capable de recevoir
davantage.
2. Sans doute, le désir
réalise une certaine dilatation lorsque l'on imagine l'objet du désir ; mais
bien davantage par la présence de la chose possédée dans la joie. Car l'âme
s'ouvre davantage à ce qui lui plaît présentement qu'à l'objet de son désir,
qu'elle ne tient pas encore, puisque le plaisir est l'aboutissement du désir.
3. Sans doute, celui qui se délecte étreint l'objet de son plaisir quand il adhère fortement à lui, mais il dilate aussi son coeur pour jouir parfaitement de l'objet délectable.
Objections :
1. Il semble que non. En
effet, tout mouvement cesse quand il arrive au repos qui est son terme. Or le
plaisir est comme un repos du mouvement du désir, on l'a vu. Le mouvement du
désir cesse donc quand il est parvenu au plaisir. Donc le plaisir ne cause pas
le désir.
2. Si deux choses sont
opposées, l'une n'est pas cause de l'autre. Or le plaisir est d'une certaine
manière, et à considérer son objet, l'opposé du désir ; car le désir porte sur
un bien non possédé, et le plaisir sur un bien présent. Donc le plaisir ne
cause pas le désir de lui-même.
3. Le dégoût est contraire
au désir. Or le plaisir engendre généralement le dégoût. Il ne provoque donc
pas le désir de lui-même.
Cependant :
le Seigneur dit en S. Jean (4, 13)
: "Celui qui boira de cette eau aura soif de nouveau" ; or l'eau,
d'après S. Augustin, désigne le plaisir physique.
Conclusion :
Le plaisir peut être considéré de deux façons : d'abord, selon qu'il est en acte ; puis, selon qu'il est à l'état de souvenir. De même la soif, ou le désir, peut se prendre en deux sens : au sens propre, selon qu'elle signifie l'appétit de ce qu'on ne possède pas ; ou bien en un sens général, qui implique l'exclusion du dégoût.
De soi, selon qu'il est en acte, le plaisir ne donne pas le désir ou la soif de lui-même, mais seulement par accident. Cependant, si, par soif ou désir, on entend l'appétit de ce qu'on ne possède pas, alors le plaisir ne cause pas de soi la soif ou désir, car le plaisir est une affection de l'appétit portant sur une réalité présente. Mais il arrive que la chose présente ne soit pas possédée à la perfection. Ce qui peut venir, ou de la chose elle-même, ou de celui qui la possède. Cela vient de la chose qu'on possède, parce qu'elle n'existe pas toute en même temps ; de ce fait, elle est accueillie successivement, et au moment où on se délecte de ce que l'on possède, on désire s'emparer de ce qui reste ; ainsi celui qui entend la première partie d'un vers et y trouve du plaisir, dési entendre l'autre partie, selon une comparaison de S. Augustin. C'est ainsi que presque tous les désirs du corps donnent soif d'eux-mêmes jusqu'à ce qu'ils soient épuisés, parce que de tels plaisirs dépendent de quelque mouvement, comme on le voit pour les plaisirs de la table.
Le plaisir cause le désir, à partir de celui qui possède, par exemple lorsqu'on ne possède pas parfaitement du premier coup une chose parfaite en elle-même, mais qu'on l'acquiert progressivement. Ainsi, en ce monde, nous trouvons du plaisir à une connaissance imparfaite des choses divines, et ce plaisir lui-même excite en nous la soif ou le désir d'une connaissance parfaite, selon le sens que l'on peut reconnaître à ce mot de l'Écriture (Si 24, 2 1) : "Ceux qui me boiront auront encore soif."
Cependant si, par soif ou désir on entend seulement l'intensité d'une affection excluant le dégoût, alors les plaisirs spirituels causent au plus haut point la soif ou le désir d'eux-mêmes. En effet, les plaisirs du corps, par leur accroissement ou leur seule prolongation, passent la limite de l'équilibre naturel et deviennent fastidieux, comme on le voit pour le plaisir de manger. C'est pourquoi, lorsqu'on est parvenu à la perfection dans les plaisirs corporels, on s'en dégoûte et, parfois, on en désire d'autres.
Mais les plaisirs spirituels ne dépassent jamais l'équilibre naturel ; au contraire, ils perfectionnent la nature. Aussi, lorsqu'on parvient au sommet de ces plaisirs, c'est alors qu'ils sont le plus agréables ; sauf peut-être par accident, du fait que l'activité contemplative met en oeuvre des facultés physiques qui sont fatiguées par la prolongation de leur activité. On peut aussi comprendre de la sorte le texte cité : "Celui qui me boira aura encore soif." Car, même au sujet des anges, qui ont de Dieu une connaissance parfaite et délectable, il est écrit (1 P 1, 12 Vg) qu'ils "désirent ardemment le contempler".
Toutefois, si nous considérons le
plaisir à l'état de souvenir et non plus dans sa réalité actuelle, alors, de
soi, il est de nature à causer la soif ou le désir de lui-même, en ce sens que
l'on revient à la disposition dans laquelle on trouvait agréable ce qui est
passé. Cependant, si l'on n'est plus dans cette disposition, le souvenir du
plaisir ne cause plus de plaisir mais du dégoût ; comme le souvenir d'un repas
à un homme gavé.
Solutions :
1. Quand le plaisir est
parfait, il implique un repos absolu, et le mouvement du désir vers ce qu'on
n'avait pas disparaît alors. Mais quand le plaisir est imparfait, ce mouvement
du désir ne cesse aucunement.
2. Ce qui est
imparfaitement possédé est possédé en partie, et en partie ne l'est pas. Cela
peut donc être l'objet à la fois du désir et du plaisir.
3. Ce n'est pas de la même manière que les plaisirs causent le dégoût et le désir.
Objections :
1. Non, apparemment ; car
le repos est essentiel au bon fonctionnement de la raison, selon Aristote :
"Arrêt et repos rendent l'âme savante et prudente", et l'Écriture (Sg
8, 16) : "Rentré dans ma maison, je me reposerai auprès d'elle" (la
sagesse). Or le plaisir est un certain repos. Donc il n'empêche pas, mais
facilite plutôt l'exercice de la raison.
2. Les choses qui
n'existent pas dans le même sujet, même si elles sont contraires, ne se font
pas obstacle. Or le plaisir se trouve dans la partie appétitive de l'âme, et
l'usage de la raison dans la partie cognitive. Donc le plaisir n'empêche pas
l'exercice de la raison.
3. Ce qui est empêché par
une chose semble être comme transformé par elle. Or l'exercice de la faculté de
connaître est plutôt moteur par rapport au plaisir que mû par lui, car il est
cause de plaisir. Donc le plaisir ne gêne pas l'exercice de la raison.
Cependant :
le Philosophe écrit dans l'Éthique "Le plaisir détruit le jugement de la prudence."
Réponse Comme il est dit dans l'Éthique : "Le plaisir propre à chaque activité favorise cette activité ; le plaisir étranger la gêne." Or il y a un plaisir qui vient de l'activité même de la raison, par exemple celui de contempler ou de raisonner. Un tel plaisir ne gêne pas l'exercice de la raison ; il l'aide au contraire, car nous faisons avec plus d'attention ce qui nous plaît, et l'attention facilite l'action.
Mais les plaisirs du corps empêchent l'exercice de la raison de trois manières.
1° Parce qu'ils distraient. En effet, nous l'avons déjà dit, nous sommes très attentifs à ce qui nous plaît ; or, lorsque l'attention est fortement absorbée par quelque chose, elle est affaiblie pour tout le reste, ou même elle s'en détourne totalement. Et donc, si le plaisir corporel est grand, ou bien il empêche complètement l'exercice de la raison en tirant à lui les forces de l'âme ou il le gêne beaucoup.
2° Le plaisir gêne l'exercice de la raison en le contrariant. En effet, certains plaisirs, surtout ceux qui sont très excessifs, vont contre l'ordre de la raison. C'est ainsi que pour le Philosophe "les plaisirs du corps faussent le jugement prudentiel, mais non le jugement spéculatif (auquel ils ne sont pas contraires) : par exemple, cette affirmation que le triangle a la somme de ses angles égale à deux droits". Mais selon la première manière, la distraction les empêche l'un et l'autre.
3° L'exercice de la raison est
empêché par une sorte de ligature ; c'est-à-dire que le plaisir entraîne une
certaine modification corporelle, plus grande même que dans les autres
passions, et d'autant plus que la véhémence de l'appétit est plus accusée à
l'égard d'une chose présente que d'une chose absente. Or ces perturbations du
corps empêchent l'exercice de la raison, comme on le voit pour les hommes
ivres, dont la raison est liée ou entravée.
Solutions :
1. Le plaisir corporel
implique assurément le repos de l'appétit dans ce qui délecte, mais ce repos
est parfois contraire à la raison, et du côté du corps il y a toujours
modification. A ce double titre, le plaisir empêche l'exercice de la raison.
2. Les facultés appétitive
et cognitive sont, en effet, des parties diverses de l'âme, mais d'une même
âme. C'est pourquoi lorsque l'intention de l'âme est appliquée avec véhémence à
l'acte de l'une de ces facultés, elle se trouve empêchée par rapport à un acte
contraire de l'autre faculté.
3. L'exercice de la raison requiert un bon usage de l'imagination et des autres puissances sensibles, qui utilisent un organe corporel. C'est ainsi que l'exercice de la raison est empêché par la modification corporelle, parce que celle-ci empêche l'acte de l'imagination et des autres puissances sensibles.
Objections :
1. Il semble que non, car
toute action humaine dépend de l'exercice de la raison. Mais le plaisir gêne
cet exercice, on vient de le dire. Donc le plaisir ne perfectionne pas mais
affaiblit l'action humaine.
2. Rien ne se perfectionne
soi-même ou ne perfectionne sa propre cause. Or Aristote répète que le plaisir
est une action ; ce qui ne peut s'entendre que comme affirmant son exercice ou
sa cause. Le plaisir ne peut donc perfectionner l'action.
3. Si le plaisir
perfectionne l'action, ce ne peut être qu'à titre de fin, ou à titre de forme,
ou à titre de cause agente. Or ce n'est pas à titre de fin, car les actions ne
sont pas recherchées pour le plaisir, mais c'est plutôt l'inverse, on l'a dit ;
ni à titre de cause efficiente, car c'est plutôt l'action qui est cause de
plaisir ; ni enfin à titre de forme, car, d'après Aristote, "le plaisir ne
perfectionne pas l'action comme une sorte d'habitus". Donc le plaisir ne
perfectionne pas l'action.
Cependant :
le Philosophe dit au même endroit :
"Le plaisir perfectionne l'action."
Conclusion :
Le plaisir perfectionne l'action d'une double manière.
1° Par mode de fin ; non pas au sens où la fin est ce pour quoi une chose existe, mais au sens où l'on peut appeler fin tout bien qui survient à un être pour le compléter. C'est ainsi que l'entend Aristote dans ce texte : "Le plaisir perfectionne l'action comme une fin qui s'y ajoute." C'est-à-dire qu'à ce bien de l'action vient s'ajouter un autre bien, qui est le plaisir, impliquant le repos de l'appétit dans le bien présupposé.
2° Le plaisir perfectionne l'action
par manière de cause agente. Non pas directement, car le Philosophe dit que
"le plaisir parfait l'action, non pas comme le médecin, mais la santé
parfait le malade". Mais indirectement, en tant que l'agent, du fait qu'il
prend plaisir à son action, y prête une attention plus vive, et l'accomplit
avec plus de diligence. C'est en ce sens qu'Aristote écrit : "Les plaisirs
propres à chaque activité favorisent cette activité ; les plaisirs étrangers la
gênent."
Solutions :
1. Ce n'est pas n'importe
quel plaisir qui empêche l'acte de la raison, mais le plaisir corporel. Ce
plaisir n'est pas consécutif à l'acte rationnel mais à l'acte du concupiscible,
acte qui est renforcé par le plaisir. Quant au plaisir consécutif à l'acte de
la raison, il fortifie l'exercice de cette dernière.
2. Comme dit Aristote, il
arrive que deux causes le soient l'une de l'autre réciproquement : ainsi l'une
sera efficiente, et l'autre, cause finale de la première. De cette manière,
l'action cause le plaisir en tant que cause efficiente, et le plaisir
perfectionne l'action par manière de fin.
3. La réponse découle de ce que nous avons dit.
1. Tout plaisir est-il mauvais ? - 2. Étant admis que non, tout plaisir est-il bon ? - 3. Y a-t-il un plaisir optimal ? - 4. Le plaisir est-il la mesure ou la règle selon laquelle on juge du bien ou du mal moral ?
Objections :
1. Il semble que oui, car
ce qui détruit la prudence et entrave l'exercice de la raison paraît être
mauvais en soi, puisque le bien de l'homme consiste "à être selon la
raison", au témoignage de Denys. Or le plaisir fait tout cela, et d'autant
plus qu'il est plus fort. C'est ainsi que "dans le plaisir charnel",
qui est le plus intense, "il est impossible de faire acte
d'intelligence", dit Aristote. Et S. Jérôme écrit aussi que "dans
l'acte conjugal, la présence de l'Esprit Saint n'est pas donnée, même si celui
qui remplit son devoir de procréer paraît être un prophète". Donc, le
plaisir est mauvais en soi. Donc tout plaisir est mauvais.
2. Ce que l'homme vertueux
évite, et que l'homme sans vertu recherche, semble être mauvais en soi et à
rejeter, puisque selon Aristote, "l'homme vertueux est comme la mesure et
la règle des actes humains" et que l'Apôtre écrit (1 Co 2, 15) :
"L'homme spirituel juge de tout." Or les enfants et les bêtes, qui
sont dénués de vertu, recherchent les délectations, tandis que le tempérant les
rejette. Donc ces plaisirs sont mauvais en soi et on doit les fuir.
3. "La vertu et l'art
portent sur ce qui est difficile et bon", écrit Aristote. Or aucun art
n'est ordonné au plaisir. Donc le plaisir n'est pas quelque chose de bon.
Cependant :
il est écrit dans le Psaume (37, 4)
: "Prends ton plaisir dans le Seigneur." Mais puisque l'autorité
divine ne saurait induire au mal, il semble que tout plaisir ne soit pas
mauvais.
Conclusion :
Comme le rapporte l'Éthique, certains ont affirmé que tous les plaisirs sont mauvais. La raison en est, semble-t-il, qu'ils visaient seulement les plaisirs sensibles et corporels qui sont les plus apparents ; car, dans les autres domaines, les anciens philosophes ne distinguaient pas l'intelligible du sensible, ni l'intelligence des sens, comme dit le traité De l'Ame. Or ils estimaient qu'il fallait déclarer mauvais tous les plaisirs, pour amener les hommes enclins aux plaisirs excessifs à s'en écarter pour parvenir au juste milieu de la vertu. Mais cette appréciation n'était pas heureuse. Puisque personne, en effet, ne peut vivre sans quelque délectation sensible et corporelle, si ceux-là mêmes qui enseignent que tous les plaisirs sont mauvais sont surpris à s'en accorder quelques-uns, les hommes seront poussés davantage au plaisir par l'exemple de leur conduite, étrangère à la lettre de leur enseignement. Car, lorsqu'il s'agit d'actions et de passions humaines, où l'expérience a plus de force, les exemples sont plus entraînants que les paroles.
Il faut donc dire que certains plaisirs sont bons, et d'autres mauvais. Le plaisir, en effet, est le repos de la puissance appétitive dans un bien aimé, et il est consécutif à une opération. De sorte que nous pouvons donner deux motifs de cette assertion.
1° L'un d'eux découle du bien dans lequel on se repose avec plaisir. Car le bien et le mal, en morale, se déterminent par convenance ou désaccord avec la raison, nous l'avons dit plus haut ; c'est ainsi que, dans le monde de la nature, une chose est dite naturelle du fait qu'elle est conforme à la nature, et non naturelle quand elle est en désaccord avec elle. Donc, de même que dans l'ordre de la nature il y a un repos naturel qui convient à la nature, comme celui d'un corps lourd qui trouve son repos en bas ; et un repos non naturel contraire à la nature, comme celui d'un corps lourd qui se reposerait en haut : ainsi, en morale, il y a un plaisir qui est bon du fait que l'appétit supérieur ou inférieur se repose en ce qui convient à la raison ; et un plaisir mauvais, du fait qu'il est en désaccord avec la raison et avec la loi de Dieu.
2° On peut tirer un autre motif des
actions dont certaines sont bonnes et les autres mauvaises. Or les plaisirs ont
plus d'affinité avec les actions puisqu'ils les accompagnent, que les désirs,
qui les précèdent dans le temps. Aussi, puisque les désirs des bonnes actions
sont bons, et ceux des mauvaises actions, mauvais, à plus forte raison les
plaisirs des bonnes actions seront-ils bons, et ceux des mauvaises actions seront-ils
mauvais.
Solutions :
1. Comme on l'a dit
récemment, les plaisirs qui ont pour objet l'acte de la raison n'entraînent pas
la raison ni ne détruisent la prudence, comme les plaisirs du corps. Ces
plaisirs entravent l'exercice de la raison, nous l'avons dit, d'abord parce
qu'ils sont contraires à l'appétit, qui se repose en ce qui contredit la raison
; et de ce fait le plaisir est moralement mauvais. En outre, ils produisent une
certaine ligature de la raison ; c'est ainsi que le plaisir de l'acte conjugal,
bien que son objet soit conforme à la raison, empêche cependant l'exercice de
celle-ci, à cause du bouleversement physique qui l'accompagne. Mais ce plaisir
ne contracte pas pour autant une malice morale ; pas plus que le sommeil, où
l'exercice de la raison est lié, n'est moralement mauvais s'il est pris selon
la raison ; car la raison elle-même prescrit que l'exercice de la raison soit
interrompu quelquefois. - Nous disons cependant que cette ligature de la raison
résultant du plaisir de l'acte conjugal, bien qu'il ne revête pas un caractère
de malice morale, puisqu'il n'est un pêché ni mortel ni véniel, provient
cependant d'une certaine malice morale, celle du péché de notre premier père,
car cela n'aurait pas existé dans l'état d'innocence, comme nous l'avons montré
dans la première Partie.
2. L'homme tempérant ne
fuit pas tous les plaisirs mais ceux qui sont excessifs et ne conviennent pas à
la raison. Que les enfants et les bêtes recherchent les délectations, cela ne
prouve pas que celles-ci soient universellement mauvaises, car il y a chez eux
un appétit naturel venant de Dieu qui les pousse vers ce qui leur convient.
3. Toute espèce de bien ne relève pas de l'art, mais seulement les oeuvres extérieures, nous le verrons plus loin. Quant aux actions et aux passions qui sont en nous, elles relèvent plutôt de la prudence et de la vertu que de l'art. Et pourtant il y a un art qui produit la délectation ; c'est "celui du cuisinier et du parfumeur", comme dit l'Éthique
Objections :
1. Il semble que oui, car,
nous l'avons vu dans la première Partie, le bien se divise en bien honnête,
utile et délectable ; or tout bien honnête est bon moralement, et aussi tout
bien utile. Donc tout plaisir est bon.
2. Le bien par soi est
celui qui n'est pas recherché pour autre chose, dit l'Éthique. Or le plaisir
n'est pas recherché pour autre chose ; il semble ridicule en effet de demander
à quelqu'un pourquoi il veut avoir du plaisir. Le plaisir est donc bon par soi.
Or ce qu'on attribue à une chose, pour elle-même, lui convient universellement.
C'est donc que tout plaisir est bon.
3. Il semble que ce qui est
désiré par tous soit bon en soi, car "le bien est ce que tous les êtres désirent",
dit l'Éthique. Or tous désirent quelque plaisir, même les enfants et les bêtes.
Le plaisir est donc bon en soi. Donc tout plaisir est bon.
Cependant :
les Proverbes (2, 14) parlent de
ceux "qui se réjouissent de faire le mal et mettent leur plaisir dans les
perversités".
Conclusion :
Certains stoïciens avaient dit que
tous les plaisirs étaient mauvais ; pareillement les épicuriens affirmèrent que
le plaisir était bon par lui-même, et par conséquent que tous les plaisirs
étaient bons. Or ce qui paraît les avoir trompés, c'est qu'ils ne distinguaient
pas entre ce qui est bon purement et simplement, et ce qui est bon par rapport
à tel sujets. Est bon purement et simplement ce qui est bon en soi. Or il
arrive que ce qui n'est pas bon en soi soit bon pour tel sujet ; et cela pour
deux motifs. D'abord parce que telle chose lui convient en raison de la
disposition dans laquelle il se trouve maintenant, et qui cependant n'est pas
naturelle ; ainsi, pour un lépreux, il est quelquefois bon de manger des
substances vénéneuses, qui ne conviennent pas purement et simplement au
tempérament de l'homme. Ensuite, parce qu'on juge adapté quelque chose qui ne
l'est pas. Et parce que le plaisir est un repos de l'appétit dans le bien, si
le bien dans lequel se repose l'appétit est un bien pur et simple, le plaisir
sera bon purement et simplement. Au contraire, si le bien n'est pas un bien
purement et simplement, mais pour tel sujet, alors le plaisir n'est pas
purement et simplement un plaisir, mais seulement pour telle personne, et il
n'est pas bon purement et simplement, mais sous un certain rapport ou en
apparence seulement.
Solutions :
1. L'honnête et l'utile se
disent par rapport à la raison, et, par suite, il n'est rien d'honnête ou
d'utile qui ne soit bon. Mais le délectable se dit par rapport à l'appétit, qui
tend parfois vers ce qui ne convient pas à la raison. Et donc tout bien
délectable n'est pas bon de la bonté morale que l'on apprécie selon la raison.
2. Le plaisir n'est pas
recherché pour autre chose, parce qu'il est un repos dans la fin. Mais la fin
peut être bonne ou mauvaise, bien qu'elle ne soit jamais une fin que si elle
est un bien pour tel individu. Il en va de même du plaisir.
3. Tous les êtres désirent le plaisir de la même façon qu'ils désirent le bien, le plaisir n'étant que le repos de l'appétit dans le bien. Mais il arrive que tous les biens que l'on désire ne soient pas des biens en soi et selon la vérité ; de même tout plaisir n'est-il pas bon en soi et en vérité.
Objections :
1. Il semble qu'aucun
plaisir ne soit optimal, car aucune génération ne peut être fin ultime. Mais le
plaisir est consécutif à la génération, car on trouve du plaisir à être
constitué dans sa nature, nous l'avons dit plus haut. Donc aucun plaisir ne
peut être optimal.
2. Ce qui est optimal ne
peut être amélioré par aucune addition. Or, le plaisir est amélioré par
l'addition de la vertu, car le plaisir est plus grand avec la vertu que sans
elle. Donc le plaisir n'est pas optimal.
3. Ce qui est optimal est
universellement bon comme étant bon par soi. Car ce qui existe par soi est
antérieur et supérieur à ce qui existe par accident. Or le plaisir n'est pas
universellement bon, nous venons de le dire. Il n'est donc pas optimal.
Cependant :
la béatitude est optimale, parce
qu'elle est la fin de la vie humaine. Or, la béatitude ne va pas sans
délectation, car on dit dans le Psaume (16, 11) : "Ton visage me comblera
d'allégresse ; à ta droite, éternité de délices"
Conclusion :
Platon n'a pas affirmé que tous les
plaisirs sont mauvais, comme les stoïciens ; ni qu'ils sont tous bons, comme
les épicuriens ; mais que certains sont bons et d'autres mauvais, de telle
sorte cependant qu'aucun ne soit le souverain bien, ni soit optimal. Mais
autant que l'on puisse comprendre ses arguments, il est en défaut sur deux
points. D'abord, remarquant que les plaisirs sensibles et physiques consistent
en un mouvement et une génération, comme on le voit dans le fait de manger, par
exemple, il en conclut que tous les plaisirs se rattachent à la génération et
au mouvement. Aussi, parce que la génération et le mouvement sont des actes
imparfaits, le plaisir n'aurait pas raison de perfection ultime. - Or ceci
apparaît manifestement faux pour les plaisirs intellectuels. Car on ne se
réjouit pas seulement dans la génération de sa science, par exemple quand on
apprend ou que l'on s'étonne, comme on l'a dit plus haut, mais aussi dans la
contemplation, selon la science que l'on possède déjà. D'autre part, Platon
appelait optimal ce qui est purement et simplement le souverain bien,
c'est-à-dire le bien lui-même dégagé de tout, pour ainsi dire, et non
participé, comme Dieu lui-même est le souverain bien. Mais nous, nous parlons
de ce qui est le meilleur dans les choses humaines. Or, en toute chose, ce qui
est optimal est sa fin ultime. Mais la fin, nous venons de le dire, s'entend
d'une double manière : ou bien c'est la chose elle-même, ou bien c'est l'usage
de cette chose ; ainsi la fin de l'avare est ou bien l'argent ou bien la
possession de l'argent. Et en ce sens on peut appeler fin ultime de l'homme ou
Dieu lui-même, qui est le souverain bien purement et simplement, ou la
jouissance de Dieu, qui implique une certaine délectation dans cette dernière.
De cette façon, on peut dire qu'un certain plaisir de l'homme est optimal parmi
les biens humains.
Solutions :
1. Tout plaisir n'est pas
lié à la génération, mais certains plaisirs résultent d'opérations parfaites,
nous venons de le dire. Et c'est pourquoi rien n'empêche que tel plaisir soit
ce qu'il y a de meilleur, bien que tout plaisir ne le soit pas.
2. Cet argument se rapporte
au meilleur absolu, en participation de quoi tout est bon, si bien que nulle
addition ne peut le rendre meilleur. Mais, pour ce qui regarde les autres
biens, il est universellement vrai que tout bien devient meilleur par
l'addition d'un autre. - On pourrait répondre aussi que le plaisir n'est pas
quelque chose d'extérieur à l'acte de vertu, mais qieil l'accompagne, comme dit
l'Éthique.
3. Le plaisir n'est pas optimal du fait qu'il est plaisir, mais parce qu'il est parfait repos dans l'être le meilleur. Il n'est donc pas nécessaire que tout plaisir soit optimal, ou même bon. Ainsi telle science est optimale, mais non pas toute science.
Objections :
1. Il semble que non, car
selon Aristote : "Toutes choses sont mesurées par ce qui est premier dans
leur genre." Or le plaisir n'est pas premier dans l'ordre moral, car
l'amour et le désir le précèdent. Il n'est donc pas la règle de la bonté et de
la malice morales.
2. La mesure et la règle ne
doivent pas varier : c'est ainsi que le mouvement le plus uniforme mesure et
règle tous les autres mouvements, d'après Aristote. Or le plaisir est varié et
multiforme, puisque certains plaisirs sont bons et d'autres mauvais. Le plaisir
n'est donc pas la mesure et la règle de la moralité.
3. Le jugement de l'effet
par la cause est plus certain que le jugement inverse. Or la bonté ou la malice
de l'opération cause la bonté ou la malice du plaisir ; en effet, il est dit
dans l'Éthique : "Les plaisirs bons sont ceux qui découlent des actions
bonnes, les mauvais, des actions mauvaises." Les plaisirs ne sont donc pas
la règle et la mesure de la bonté et de la malice en morale.
Cependant :
lorsqu'il commente (Ps 8, 10) :
"Dieu scrute les reins et les coeurs", S. Augustin écrit : "Le
but des soucis et des pensées est le plaisir auquel l'homme s'efforce de
parvenir." Et le Philosophe écrit : "Le plaisir est la fin
architectonique", c'est-à-dire principale, "d'après laquelle nous
jugeons tout et disons telle chose mauvaise et telle autre bonne purement et
simplement".
Conclusion :
La bonté ou la malice morale consiste principalement dans la volonté, nous l'avons vu plus haut-. Or, que la volonté soit bonne ou mauvaise, on le sait surtout par la fin. D'autre part, on considère comme fin ce en quoi la volonté se repose. Or le repos de la volonté et de tout appétit dans le bien, c'est le plaisir. Voilà pourquoi l'homme est jugé bon ou mauvais surtout d'après les plaisirs de sa volonté ; car celui-là est bon et vertueux qui trouve sa joie dans les activités des vertus ; et mauvais celui qui se complaît dans les oeuvres mauvaises.
Les plaisirs de l'appétit sensible
ne sont pas la règle de la bonté ou de la malice morale ; on voit par exemple
que la nourriture est également agréable selon l'appétit sensible aux bons et
aux mauvais. Mais la volonté des bons ne se réjouit dans ces plaisirs que s'ils
sont conformes à la raison ; ce qui ne préoccupe pas la volonté des méchants.
Solutions :
1. L'amour et le désir
précèdent le plaisir dans l'ordre de la génération. Mais le plaisir est premier
selon la raison de fin, qui, dans le domaine de l'action, a raison de principe
; et c'est surtout du principe, comme d'une règle et d'une mesure, que l'on
déduit le jugement.
2. Tout plaisir est
uniforme, en cela du moins qu'il est repos en quelque bien ; et à ce titre il
peut être règle ou mesure. Car celui-là est bon dont la volonté se repose dans
le vrai bien, et mauvais celui dont la volonté se repose dans le mal.
3. Parce que le plaisir parachève l'action par mode de fin, comme nous l'avons dit, cette action ne peut être parfaitement bonne s'il n'y a pas aussi plaisir dans le bien, car la bonté d'une chose dépend de sa fin. C'est ainsi que la bonté du plaisir cause d'une certaine manière la bonté de l'action.
LA DOULEUR OU TRISTESSE
Nous avons à traiter maintenant
de la douleur ou tristesse. A ce sujet, nous étudierons : 1° La tristesse ou
douleur en elle-même (Question 35) ; - 2° ses causes (Question 36) ; - 3° ses
effets (Question 37) ; - 4° ses remèdes (Question 38) ; - 5° sa bonté ou sa
malice (Question 39).
1. La douleur est-elle une passion de l'âme ? - 2. La tristesse est-elle identique à la douleur ? - 3. La tristesse ou douleur est-elle contraire au plaisir ? - 4. Toute tristesse est-elle contraire à tout plaisir ? - 5. Y a-t-il une tristesse contraire au plaisir de la contemplation ? 6. Faut-il fuir la tristesse plus que désirer le plaisir ? - 7. La douleur extérieure est-elle plus grande que la douleur intérieure ? - 8. Les espèces de tristesse.
Objections :
1. Il semble que non, car
aucune passion de l'âme n'est dans le corps. Or la douleur peut être dans le
corps, selon ces mots de S. Augustin : "La douleur que l'on attribue au
corps est la disparition soudaine du bon état de cet être que l'âme, par son
mauvais usage, a exposé à la destruction." Donc la douleur n'est pas une
passion de l'âme.
2. Toute passion de l'âme
appartient à la faculté appétitive. Or la douleur relève plutôt de la faculté
de connaissance, selon ces mots de S. Augustin : "La résistance des sens à
un corps plus puissant produit la douleur du corps."
3. Toute passion appartient
à l'appétit animal. Or la douleur appartient plutôt à l'appétit naturel. Car S.
Augustin écrit : "Si aucun bien n'était demeuré dans la nature, personne
n'éprouverait comme un châtiment d'avoir perdu un bien." Donc la douleur
n'est pas une passion de l'âme.
Cependant :
S. Augustin met la douleur parmi
les passions de l'âme, en citant ce vers de Virgile : "De là, crainte et
désir, douleur et allégresse."
Conclusion :
De même que le plaisir requiert à la fois l'union avec un bien et la perception de cette union ; de même deux conditions sont-elles requises pour la douleur : l'union avec un certain mal (mal parce qu'il prive d'un certain bien), et la perception de cette union. Mais tout ce qui est uni, s'il n'a pas raison de bien ou de mal pour l'autre terme de l'union, ne peut causer plaisir ou douleur. On voit ainsi que c'est sous la raison de bien ou de mal qu'une chose est objet de plaisir ou de douleur. Or le bien et le mal, en tant qu tels, sont objets de l'appétit. Il est donc manifeste que le plaisir et la douleur se rapportent à l'appétit.
De plus, tout mouvement de l'appétit, ou inclination consécutive à une perception, se rapporte à l'appétit intellectuel ou à l'appétit sensible, car l'appétit naturel n'est pas lié à une appréhension du sujet lui-même, mais à celle d'un autre, nous l'avons dit dans la première Partie. Donc, puisque le plaisir et la douleur présupposent dans le même sujet la sensation ou une appréhension quelconque, il est évident que la douleur, comme le plaisir, se trouve dans l'appétit, intellectuel ou sensible.
Or tout mouvement de l'appétit
sensible est appelé passion, nous l'avons dit plus haut, surtout quand ce
mouvement implique quelque déficience. Aussi la douleur, quand elle existe dans
l'appétit sensible, est-elle appelée passion au sens le plus strict, de même
que tout ce qui afflige le corps est appelé proprement passion du corps. C'est
ainsi que S. Augustin appelle spécialement la douleur du nom de
"maladie".
Solutions :
1. On parle de douleur du
corps parce que la cause de la douleur est dans le corps, comme lorsque nous
subissons quelque chose de nuisible pour le corps. Mais le mouvement de la
douleur est toujours dans l'âme, car "le corps ne peut souffrir que si
l'âme souffre", dit S. Augustin.
2. On dit que la douleur
appartient à la sensation, non parce qu'elle serait l'acte de la puissance
sensitive, mais parce que cette perception est requise pour la douleur
corporelle comme pour le plaisir.
3. La douleur d'avoir perdu un bien prouve la bonté de la nature ; non parce que la douleur serait un acte de l'appétit naturel, mais parce que la nature désire telle chose comme un bien, et quand on éprouve que cette chose nous est enlevée, il en résulte la passion de la douleur dans l'appétit sensible.
Objections :
1. Il semble que non, car
"on parle de douleur au sujet du corps", selon S. Augustin, tandis
que la tristesse s'entend plutôt de l'âme. Donc tristesse et douleur ne sont
pas identiques.
2. La douleur ne porte que
sur le mal présent. Mais la tristesse peut se rapporter au passé et au futur :
le regret est une tristesse concernant le passé, et l'anxiété une tristesse
concernant l'avenir. Tristesse et douleur sont donc complètement différentes.
3. La douleur semble ne
dépendre que de la sensation du toucher. La tristesse, au contraire, peut venir
de tous les sens. La tristesse n'est donc pas la douleur, mais elle a un
domaine plus vaste.
Cependant :
l'Apôtre écrit (Rm 9, 2) :
"J'éprouve une grande tristesse et j'ai au coeur une douleur
continuelle", employant les mots tristesse et douleur comme des synonymes.
Conclusion :
Le plaisir et la douleur peuvent
être causés par une double connaissance : celle des sens extérieurs, et une
connaissance intérieure, de l'intelligence ou de l'imagination. Or
l'appréhension intérieure s'étend à plus de choses que l'autre, parce que tout
ce qui tombe sous la première tombe aussi sous la seconde, mais non
réciproquement. C'est ainsi que le plaisir causé par une connaissance
intérieure est seul appelé joie, comme nous l'avons dit plus hauti.
Pareillement, la douleur qui vient d'une connaissance intérieure est seule
appelée tristesse. Et de même que ce plaisir produit par une connaissance
extérieure est appelé plaisir et non joie, ainsi la douleur venant d'une
connaissance extérieure est appelée douleur mais non tristesse. La tristesse
est donc une espèce de douleur, comme la joie est une espèce de plaisir.
Solutions :
1. S. Augustin parle en cet
endroit selon l'usage courant du mot ; douleur s'emploie davantage pour les
douleurs corporelles, qui sont davantage perçues, que pour les douleurs
spirituelles.
2. Le sens extérieur ne
perçoit que ce qui est présent ; mais la puissance intérieure de connaissance
peut percevoir le présent, le passé et le futur. Et c'est pourquoi la tristesse
peut se porter sur le présent, le passé et le futur ; mais la douleur
corporelle, consécutive à la perception du sens extérieur, ne peut porter que
sur du présent.
3. Les objets du toucher sont douloureux non seulement en tant que disproportionnés à la faculté de perception, mais aussi en tant que contraires à la nature. Les objets des autres sens peuvent bien être disproportionnés à la faculté de perception, ils ne sont cependant pas contraires à la nature, sauf dans la mesure où ils impliquent le sens du toucher. C'est ainsi que l'homme, animal parfait du point de vue de la connaissance, est le seul qui éprouve du plaisir dans l'exercice des autres sens considérés en eux-mêmes ; les autres animaux n'y trouvent du plaisir que dans la mesure où ils se réfèrent à l'objet du toucher, comme dit l'Éthique. C'est pourquoi, à propos des autres sens que le toucher, on ne parle pas de la douleur, qui s'oppose au plaisir naturel, mais plutôt de la tristesse, qui s'oppose à la joie de l'âme. Donc, si l'on entend la douleur de la douleur corporelle, ce qui est le plus fréquent, la douleur s'oppose à la tristesse selon la distinction entre connaissance intérieure et connaissance extérieure, bien que le plaisir ait un domaine plus étendu que la douleur corporelle. Mais si l'on prend la douleur dans un sens banal, elle est le genre dont la tristesse est une espèce, comme nous venons de le dire.
Objections :
1. Il semble que non, car
l'un des contraires n'est pas cause de l'autre. Or la tristesse peut être cause
de plaisir, selon ces mots de l'Évangile (Mt 5, 5) : "Heureux ceux qui
pleurent, car ils seront consolés." La tristesse et le plaisir ne sont
donc pas contraires.
2. Un des contraires ne
donne pas son nom à l'autre. Or, en certains cas, la douleur elle-même, ou la
tristesse est agréable : S. Augustin dit en effet que la douleur plaît, au
spectacle, et que "les larmes sont chose amère, qui plaisent
quelquefois". La douleur n'est donc pas contraire au plaisir.
3. Un des contraires n'est
pas la matière de l'autre, car des contraires ne peuvent pas coexister. Or la
douleur peut être matière à plaisir, comme dit S. Augustin : "Que le
pénitent soit toujours dans la douleur, et qu'il se réjouisse de sa
douleur." Aristote dit aussi qu'à l'inverse "le méchant s'attriste
d'avoir été dans le plaisir". Il n'y a donc pas contrariété entre plaisir
et douleur.
Cependant :
S. Augustin écrit : "La joie,
c'est la volonté en accord avec ce que nous voulons ; et la tristesse, c'est la
volonté en désaccord avec ce que nous ne voulons pas." Or accord et refus
sont des contraires. Donc la joie et la tristesse sont contraires.
Conclusion :
"La contrariété, dit le Philosophe,
est une différence selon la forme." Or la forme ou espèce de la passion et
du mouvement est déterminée par l'objet ou le terme. Ainsi, puisque les objets
du plaisir et de la tristesse ou douleur sont contraires, à savoir le bien
présent et le mal présent, il en résulte que la douleur et le plaisir sont
contraires.
Solutions :
1. Rien n'empêche que l'un
des contraires soit cause de l'autre par accident. Et c'est ainsi que la
tristesse peut être cause de plaisir. D'abord, en tant que la tristesse causée
par l'absence de quelque bien, ou par la présence d'un contraire, fait
rechercher avec plus d'ardeur un sujet de plaisir comme remède à la tristesse
que l'on subit ; ainsi l'homme assoiffé recherche le plaisir de boire avec plus
d'ardeur, comme un remède contre la tristesse dont il souffre. D'autre part, la
tristesse peut causer le plaisir parce que l'on désire tellement un certain
plaisir qu'on ne refuse pas de supporter des tristesses pour y parvenir. De ces
deux manières les larmes de la vie présente conduisent à la consolation de la
vie future. En effet, par cela même qu'il pleure à cause de ses péchés ou du
retardement de la gloire, l'homme mérite la consolation éternelle. De même il
la mérite aussi du fait que, pour y atteindre, il ne refuse pas de supporter
les travaux et les angoisses.
2. La douleur elle-même
peut être agréable par accident, en tant qu'elle est accompagnée d'admiration,
comme dans les spectacles ; ou en tant qu'elle rappelle le souvenir de l'être
aimé et rend plus sensible l'amour de celui dont l'absence nous afflige. Parce
que l'amour est agréable, la douleur et tout ce qui procède de l'amour est
agréable, selon que l'amour s'y fait sentir. C'est pour cela aussi que les
douleurs peuvent être agréables dans les spectacles, en tant qu'on y éprouve un
amour imaginaire pour les héros que l'on y célèbre.
3. La volonté et la raison font retour sur leurs actes en tant que ces actes eux-mêmes de la volonté et de la raison sont considérés sous la raison de bien ou de mal. De cette manière, la tristesse peut donner matière à délectation ou inversement, non de soi mais d'une façon accidentelle, en tant que l'une ou l'autre est considérée sous la raison de bien ou de mal.
Objections :
1. C'est bien ce qu'il
semble, car le plaisir et la tristesse sont des espèces contraires de passions
de l'âme, comme la blancheur et la noirceur sont des espèces contraires dans le
genre couleur. Or la blancheur et la noirceur s'opposent entre elles
universellement. Il en est donc de même du plaisir et de la tristesse.
2. Les remèdes emploient
des contraires. Or tout plaisir est un remède contre n'importe quelle
tristesse, comme on le voit dans l'Éthique. Tout plaisir est donc contraire à
toute tristesse.
3. Les contraires, par
définition, s'empêchent mutuellement. Or toute tristesse empêche tout plaisir,
d'après Aristote. Toute tristesse est donc contraire à tout plaisir.
Cependant :
les contraires n'ont pas la même
cause. Or un habitus est cause qu'on se réjouisse d'une chose et qu'on
s'attriste de son contraire : ainsi la charité invite à "se réjouir avec
ceux qui sont dans la joie et à pleurer avec ceux qui pleurent", dit
l'Apôtre (Rm 12, 15). Ce n'est donc pas toute tristesse qui est contraire à
tout plaisir.
Conclusion :
Comme on le voit dans la Métaphysique, la contrariété est une différence selon la forme. Or la forme est générale ou spéciale. Aussi arrive-t-il que certaines choses soient contraires selon leur forme générique, comme la vertu et le vice ; et selon leur forme spécifique, comme la justice et l'injustice.
Mais il faut remarquer que certaines choses sont spéciales par des formes absolues, comme les substances et les qualités ; et que d'autres le sont par rapport à quelque chose d'extérieur, comme les passions et les mouvements, qui reçoivent leur espèce de leurs termes ou de leurs objets. Donc, s'il s'agit de choses dont les espèces sont considérées selon des formes absolues, il arrive que des espèces contenues sous des genres contraires ne soient pas contraires sous leur raison spécifique ; mais cela ne fait pas qu'elles aient entre elles quelque affinité ou convenance. Ainsi l'intempérance et la justice, qui appartiennent à des genres contraires, la vertu et le vice, ne sont pas contraires entre elles selon la raison propre de leur espèce ; pour autant elles n'ont pas d'affinité ou de convenance mutuelle. Au contraire, lorsque l'espèce est déterminée par rapport à quelque chose d'extrinsèque, il arrive que les espèces de genres contraires non seulement ne sont pas contraires entre elles mais qu'elles ont, en outre, une certaine convenance ou affinité. En effet, se comporter de la même manière à l'égard de contraires amène un rapport de contrariété, comme d'accéder au blanc et d'accéder au noir ; mais se comporter de manière contraire à l'égard de contraires présente une raison de ressemblance, comme de s'éloigner du blanc et d'accéder au noir. Cela apparaît surtout dans la contradiction, qui est le principe de l'opposition ; car l'opposition consiste dans l'affirmation et la négation d'une même chose, par exemple : blanc et non blanc ; mais dans l'affirmation de l'un des opposés et la négation de l'autre se vérifie un rapprochement et une ressemblance, comme lorsque je dis noir et non blanc.
Or la tristesse et le plaisir,
étant des passions, sont spécifiées par leurs objets. Au point de vue
générique, ils sont contraires, car l'un dit recherche et l'autre fuite,
lesquelles "sont dans l'appétit ce que sont l'affirmation et la négation
dans la raison", dit Aristote dans l'Éthique. C'est pourquoi la tristesse
et le plaisir portant sur le même objet sont opposés mutuellement au point de
vue spécifique. Au contraire, la tristesse et le plaisir qui portent sur des
objets divers quand ces objets divers ne sont pas opposés mais disparates - ne
sont pas opposés entre eux au point de vue de l'espèce, mais sont également
disparates : ainsi la tristesse de la mort d'un ami et la joie de la
contemplation. Mais si ces objets divers sont contraires, le plaisir et la
tristesse non seulement ne sont pas contraires selon leur raison spécifique,
mais en outre ils ont une harmonie et une affinité, comme la joie du bien et la
tristesse du mal.
Solutions :
1. La blancheur et la
noirceur ne sont pas spécifiées par rapport à quelque chose d'extérieur comme
le plaisir et la tristesse. La comparaison ne vaut donc pas.
2. Le genre est pris de la
matière, selon la Métaphysique. Or, quand il s'agit d'accidents, le sujet tient
lieu de matière. D'autre part, nous venons de dire que le plaisir et la
tristesse sont contraires au point de vue du genre. C'est pourquoi toute
tristesse implique dans le sujet une disposition contraire à la disposition que
crée tout plaisir ; en effet, en tout plaisir, l'appétit est dans une attitude
d'acceptation envers ce qu'il a ; en toute tristesse, au contraire, il est dans
une attitude de fuite. Et c'est pourquoi, au point de vue du sujet, tout
plaisir est un remède contre n'importe quelle tristesse, et toute tristesse
empêche n'importe quel plaisir ; mais surtout quand le plaisir est contraire à
la tristesse également au point de vue de l'espèce.
3. L'objection est résolue par ce qui précède. On peut répondre encore que si toute tristesse n'est pas contraire à tout plaisir quant à l'espèce, il y a cependant contrariété au point de vue de l'effet ; car la nature de l'animal est fortifiée par le plaisir, tandis qu'elle est comme accablée par la tristesse.
Objections :
1. Il semble que certaine
tristesse contrarie le plaisir de la contemplation. Car S. Paul écrit (2 Co 7,
10) : "La tristesse selon Dieu produit un repentir salutaire qu'on ne
regrette pas." Or se tourner vers Dieu relève de la raison supérieure,
dont l'office est de vaquer à la contemplation, d'après S. Augustin. Donc la
tristesse s'oppose au plaisir de la contemplation.
2. Les effets des
contraires sont eux-mêmes contraires. Donc, si la contemplation de l'un des
contraires est source de plaisir, celle de l'autre sera cause de tristesse.
3. L'objet du plaisir est
le bien, et celui de la tristesse, le mal. Or la contemplation peut avoir
raison de mal, selon ces mots du Philosophe : "Il y a des choses
auxquelles il n'est pas bon de penser." Ainsi donc il existe une tristesse
qui peut être contraire au plaisir de contempler.
4. Toute activité qui ne
rencontre pas d'obstacle est cause de plaisir, dit Aristote. Or l'activité
contemplative peut être empêchée de multiples façons, elle peut être totalement
supprimée, ou se faire avec difficulté. Donc il peut y avoir dans la
contemplation une tristesse contraire au plaisir.
5. L'affliction de la chair
est cause de tristesse. Or, comme il est écrit (Qo 12, 12) : "La
méditation fréquente est affliction pour la chair." La contemplation
comporte donc une tristesse contraire au plaisir.
Cependant :
il est dit dans la Sagesse (8, 16)
: "Sa société (celle de la sagesse) ne cause pas d'amertume, ni son commerce,
d'ennui, mais l'allégresse et la joie." Or la société de la sagesse et son
commerce consistent dans la contemplation. Il n'existe donc pas de tristesse
qui soit contraire à la joie de la contemplation.
Conclusion :
Le plaisir de la contemplation peut s'entendre en un double sens. D'abord en ce sens que la contemplation est cause du plaisir, non son objet. Ainsi le plaisir ne porte pas sur la contemplation elle-même, mais sur la réalité contemplée. Or il arrive que l'on contemple quelque chose qui nuit et qui afflige, comme aussi quelque chose qui plaît et qui délecte. Si l'on prend en ce sens le plaisir de la contemplation, rien n'empêche qu'une tristesse lui soit contraire.
Mais on peut parler du plaisir de la contemplation en ce sens que celle-ci est à la fois l'objet et la cause du plaisir : ainsi quand on se réjouit du fait même de contempler. En ce sens, dit S. Grégoire de Nysse : "Aucune tristesse ne s'oppose au plaisir qui vient de la contemplation" ; et Aristote affirme la même chose à différentes reprises. Toutefois, il faut entendre cela des choses en soi. La raison en est que la tristesse s'oppose, de soi, au plaisir qui porte sur l'objet contraire, comme la tristesse produite par le froid est contraire au plaisir que cause la chaleur. Or il n'y a rien de contraire à l'objet de la contemplation, car les essences des contraires, en tant que saisies par l'esprit, ne sont pas contraires entre elles, puisque, justement, un contraire est la raison de connaître l'autre. Par conséquent, à considérer les choses en soi, il ne peut y avoir de tristesse qui soit contraire au plaisir de la contemplation.
Ce plaisir n'a pas non plus de tristesse qui lui soit attachée, comme dans les plaisirs sensibles qui servent de remèdes à certaines afflictions. C'est ainsi que l'on a plaisir à boire quand on souffre de la soif, mais le plaisir cesse quand la soif est étanchée. En effet, le plaisir de la contemplation ne vient pas de ce qu'elle exclut quelque ennui, mais de ce qu'elle est délectable en elle-même ; car elle ne consiste pas dans une génération mais dans une opération parfaite, nous l'avons dit.
La tristesse peut se mêler accidentellement au plaisir de connaître. Et cela pour deux raisons : du côté de l'organe, et à cause des obstacles à la connaissance. Du côté de l'organe, la tristesse ou la douleur se mêle à la connaissance directement dans les facultés de perception sensible, lesquelles ont un organe corporel ; ou bien parce que l'objet du sens est contraire à l'équilibre normal de l'organe, comme lorsqu'on goûte un aliment amer ou que l'on sent une odeur fétide ; ou bien à cause de la présence trop insistante d'un objet sensible pourtant proportionné qui à la longue excède les capacités naturelles comme nous l'avons dit récemment, et finit par rendre odieuse la perception qui était d'abord délectable. - Ces deux cas ne peuvent se présenter directement dans la contemplation de l'esprit, car l'esprit n'a pas d'organe corporel. C'est pourquoi le texte de la Sagesse que nous avons cité peut dire que la contemplation de l'esprit n'a ni amertume ni ennui. Cependant, parce que l'esprit humain doit utiliser les facultés sensibles de perception, dont l'exercice amène la fatigue, une certaine affliction ou douleur se mêle indirectement à la contemplation.
Mais la tristesse liée par accident
à la contemplation n'est contraire à sa joie en aucune de ces deux manières.
Car la tristesse qui vient des obstacles à la contemplation n'est pas contraire
à sa délectation ; elle est plutôt en affinité et en harmonie avec elle, comme
nous l'avons montré. Quant à la tristesse ou affliction produite par la fatigue
corporelle, elle n'est pas du même genre, elle est donc absolument disparate.
Il apparaît ainsi avec évidence qu'à la délectation née de la contemplation
elle-même ne s'oppose aucune tristesse, et que nulle tristesse ne l'accompagne,
sinon par accident.
Solutions :
1. Cette tristesse selon
Dieu n'a pas pour objet la contemplation elle-même, mais une réalité que
l'esprit contemple : le péché, qu'il envisage comme contraire à l'amour de
Dieu.
2. Les choses qui sont
contraires dans la réalité ne le sont pas dans l'esprit. Car les notions des
contraires ne sont pas contraires entre elles ; un contraire est plutôt la
raison de connaître l'autre. C'est pourquoi il n'y a qu'une science pour les
contraires.
3. La contemplation n'est
jamais mauvaise en elle-même, n'étant autre que la contemplation de la vérité,
qui est le bien de l'intelligence. Elle ne peut l'être que par accident, en ce
sens que la contemplation d'une chose médiocre empêche celle d'un objet plus
relevé ; ou bien, du côté de la chose contemplée, parce que l'appétit s'y
attache de façon désordonnée.
4. La tristesse qui vient
des obstacles à la contemplation n'est pas contraire à la délectation de
contempler, mais lui est apparentée, nous venons de le dire.
5. L'aflliction de la chair n'a qu'un rapport accidentel et indirect avec la contemplation de l'esprit, nous venons de le dire.
Objections :
1. Il semble bien que oui,
car d'après S. Augustin : "Tout homme fuit la douleur plus qu'il ne
recherche le plaisir." Or, un point sur lequel tout le monde est d'accord
apparaît comme un fait de nature. Donc il est naturel et juste de fuir la
tristesse plus que de rechercher le plaisir.
2. L'action d'un contraire
rend le mouvement plus rapide et plus intense : ainsi "l'eau chaude se
congèle plus vite et plus fortement", dit Aristote. Or on fuit la
tristesse parce que son objet contrarie notre volonté ; tandis que l'appétit du
plaisir n'est causé par rien de contraire, mais plutôt parce que l'objet du
plaisir est à notre convenance. La fuite de la tristesse est donc plus vive que
l'appétit du plaisir.
3. Celui qui résiste selon la
raison à la passion la plus forte est l'homme le plus digne de louange et le
plus vertueux, car "la vertu s'exerce en ce qui est difficile et
bon", comme on le voit dans l'Éthique. Or l'homme fort qui résiste au
mouvement de fuite à l'égard de la douleur est plus vertueux que le tempérant
qui résiste à l'attrait du plaisir : le Philosophe dit en effet que "les
forts et les justes sont les plus honorés". Donc le mouvement de fuite à
l'égard de la tristesse est plus véhément que celui de l'appétit du plaisir.
Cependant :
le bien est plus fort que le mal,
comme le montre Denys. Or le plaisir est désirable à cause du bien, qui est son
objet, tandis que la fuite de la tristesse est causée par le mal. Donc
l'appétit du plaisir est plus fort que la fuite de la tristesse.
Conclusion :
A proprement parler et par soi, le désir du plaisir est plus fort que la fuite de la tristesse. La raison en est que la cause du plaisir est le bien qui nous convient ; la cause de la douleur ou tristesse est un mal qui nous contrarie. Or il arrive qu'un bien agrée sans aucune dissonance, mais il ne peut exister un mal total, qui contrarie sans agréer en quoi que ce soit. Aussi le plaisir peut-il être entier et parfait ; la tristesse est toujours partielle. Par suite, l'appétit du plaisir est naturellement plus grand que la fuite de la tristesse. Voici une autre raison : le bien, objet du plaisir, est désiré pour lui-même, tandis que le mal, objet de la tristesse, est cause d'éloignement en ce qu'il prive d'un bien. Or ce qui existe par soi l'emporte sur ce qui existe par un autre. - On découvre un signe de cette vérité dans les mouvements naturels. En effet, tout mouvement naturel est plus intense à la fin, quand il approche du terme qui convient à sa nature, qu'au commencement, quand il s'éloigne du terme qui ne lui convient pas ; comme si la nature tendait plus fortement vers ce qui lui convient qu'elle ne fuit ce qui lui est contraire. Aussi l'inclination de la puissance appétitive, à proprement parler et de soi, tend-elle vers le plaisir avec plus d'intensité qu'elle ne fuit la tristesse.
Cependant il arrive par accident que l'on fuie la tristesse plus qu'on ne désire le plaisir. Et cela, pour trois raisons :
1° En raison de la connaissance. S. Augustin fait remarquer que "l'on sent davantage l'amour, lorsque la privation le fait connaître". Or la tristesse naît de la privation de ce qu'on aime, soit que l'on ait perdu un bien aimé, soit que l'on subisse l'assaut d'un mal contraire. Mais le plaisir n'implique pas de privation, car il est repos dans la possession du bien que l'on aime. Donc, puisque l'amour est cause et de plaisir et de tristesse, on fuira d'autant plus la tristesse que l'amour est rendu plus sensible par ce qui le contrarie.
2° A considérer la cause de la tristesse ou de la douleur, si elle s'oppose à un bien plus aimé que celui où nous trouvons du plaisir. En effet, nous préférons l'équilibre naturel de notre corps au plaisir de la nourriture. C'est pourquoi, par crainte de la douleur venant des châtiments corporels qui s'opposent au bon équilibre du corps, nous abandonnons des plaisirs comme ceux de la table.
3° A considérer l'effet : en tant
que la tristesse n'empêche pas seulement un plaisir, mais tous les plaisirs.
Solutions :
1. Cette parole de S.
Augustin : "On fuit la douleur plus qu'on ne recherche le plaisir"
est vraie par accident, mais non essentiellement. Cela ressort de ce qu'il dit
ensuite : "Nous voyons parfois les bêtes, même les plus féroces,
s'abstenir des plus grands plaisirs par crainte de la douleur", laquelle
est contraire à la vie, aimée par-dessus tout.
2. Il en va différemment
pour le mouvement qui vient de l'intérieur, et pour celui qui vient de
l'extérieur. Le premier tend vers ce qui convient plus intensément qu'il ne
fuit son contraire, comme nous l'avons dit tout à l'heure du mouvement naturel.
Mais le mouvement dont le principe est extérieur s'intensifie par sa
contrariété même, car tout être s'efforce de résister comme il peut à ce qui
lui est contraire, de même qu'il lutte pour sa propre conservation. C'est
pourquoi le mouvement qui fait violence à la nature est plus intense au début,
et se ralentit à la fin. - Or, le mouvement de la partie appétitive procède de
l'intérieur, puisqu'il va de l'âme aux choses. Et donc, essentiellement, on
désire le plaisir plus qu'on ne fuit la tristesse. Quant au mouvement de la
partie sensitive, il vient de l'extérieur, puisqu'il va des choses à l'âme.
C'est pourquoi l'on perçoit mieux ce qui est plus contraire. Et ainsi encore,
par accident, en tant que la perception sensible est requise pour le plaisir et
la tristesse, On fuit cette dernière plus qu'on ne recherche le plaisir.
3. On ne loue pas l'homme fort d'avoir dominé par la raison une douleur ou tristesse quelconque, mais celle qui se rencontre dans des périls mortels. Cette tristesse, on la fuit plus qu'on ne recherche les plaisirs de la table ou de l'amour, qui relèvent de la tempérance ; de même on préfère la vie à la nourriture ou à l'union charnelle. Mais on loue davantage l'homme tempérant de ne pas rechercher les plaisirs du toucher que de ne pas fuir les tristesses contraires, comme on le voit dans l'Éthique.
Objections :
1. Il le semble bien, car
la douleur extérieure est causée par ce qui nuit au bon état du corps, dans
lequel réside la vie ; la douleur intérieure est causée par la représentation
du mal. Puisque nous aimons la vie plus qu'un bien imaginé, il semble, d'après
ce qui précède, que la douleur extérieure soit plus grande que la douleur
intérieure.
2. La réalité touche plus
que son image. Or la douleur extérieure provient de la conjonction réelle avec
son contraire, tandis que la douleur intérieure vient de ce qu'on perçoit
l'image d'un contraire. La douleur extérieure est donc plus grande que la
douleur intérieure.
3. On connaît la cause par
ses effets. Or la douleur extérieure a des effets plus puissants, car l'homme
meurt plus facilement du fait de douleurs extérieures que d'une douleur
intérieure. Donc la douleur extérieure est plus forte, et on la fuit davantage.
Cependant :
il est écrit dans l'Ecclésiastique
(25, 17 Vg) : "La pire blessure est la tristesse du coeur, et rien n'est
pire qu'une femme méchante." Donc, de même que la méchanceté de la femme
est la pire de toutes, d'après ce texte, de même la tristesse du coeur
l'emporte sur toute blessure extérieure.
Conclusion :
La douleur intérieure et la douleur extérieure ont un point commun, mais présentent deux différences. Leur point commun, c'est que toutes deux sont, comme nous l'avons dit, un mouvement de la faculté appétitive. Mais elles diffèrent quant aux deux conditions qui sont requises pour la tristesse et pour le plaisir : la cause, qui est le bien ou le mal lié à ce mouvement ; et la perception de ce bien ou de ce mal. En effet, la cause de la douleur extérieure est le mal conjoint qui contrarie le corps ; la cause de la douleur intérieure est le mal conjoint qui contrarie l'appétit. De plus, la douleur extérieure est consécutive à la perception des sens, et spécialement du toucher ; la douleur intérieure est consécutive à l'appréhension intérieure, celle de l'imagination ou même de la raison.
Donc, si nous comparons la cause de la douleur intérieure à celle de la douleur extérieure, on voit que la douleur intérieure se réfère de soi à l'appétit dans lequel résident l'une et l'autre douleur ; la douleur extérieure ne s'y réfère que par un intermédiaire. Car la douleur intérieure se produit parce qu'une chose s'oppose à l'appétit lui-même ; la douleur extérieure, parce qu'une chose s'oppose à l'appétit en raison de son opposition au corps. Or ce qui est par soi l'emporte toujours sur ce qui est par un autre. Et donc, de ce côté, la douleur intérieure l'emporte sur la douleur extérieure. Elle l'emporte aussi du côté de la perception, car l'imagination et la raison perçoivent plus profondément que le sens du toucher. - Par conséquent, à parler absolument et essentiellement, la douleur intérieure l'emporte sur la douleur extérieure. Nous en avons pour signe que l'on prend volontiers sur soi des douleurs extérieures pour éviter une douleur intérieure. Et dans la mesure où la douleur extérieure ne s'oppose pas à l'appétit intérieur, elle devient, d'une certaine façon, délectable et joyeuse par la joie intérieure.
Il arrive toutefois que la douleur
extérieure soit accompagnée de douleur intérieure, et alors la douleur
augmente. Car non seulement la douleur intérieure est plus grande que
l'extérieure, mais elle est aussi plus universelle. Tout ce qui s'oppose au
corps peut s'opposer à l'appétit intérieur, et tout ce que le sens perçoit peut
être atteint par l'imagination et par la raison ; mais l'inverse n'est pas
vrai. C'est pourquoi il est dit expressément dans le texte scripturaire allégué
: "La pire blessure est la blessure du coeur", parce que les douleurs
des blessures extérieures sont englobées dans la tristesse intérieure du coeur.
Solutions :
1. La douleur intérieure
peut porter aussi sur ce qui est contraire à la vie. De sorte que l'on ne doit
pas comparer la douleur extérieure selon les divers maux qui causent la
douleur, mais selon la diversité de relation entre l'appétit et cette cause de
douleur.
2. La tristesse intérieure
n'a pas pour cause la représentation de l'objet ; car on ne s'attriste pas
antérieurement de la représentation elle-même, mais de l'objet qu'elle
représente. Et cet objet est perçu d'autant plus parfaitement par une
représentation que celle-ci est plus immatérielle et plus abstraite. Et c'est
pourquoi la douleur intérieure, à parler formellement, est plus grande, étant
relative à un plus grand mal, et cela parce que le mal est mieux connu par
l'appréhension intérieure.
3. La douleur extérieure produit de plus grandes modifications corporelles pour deux raisons : parce que la cause de la douleur extérieure est un élément destructeur uni au corps, ce qui est exigé par la perception du toucher ; et aussi parce que le sens extérieur est plus corporel que le sens intérieur, comme l'appétit sensible est plus corporel que l'appétit intellectuel. C'est pour cela, avons-nous dit, que le corps est modifié davantage par le mouvement de l'appétit sensitif. Et de même il est modifié par la douleur extérieure plus que par la douleur intérieure.
Objections :
1. Il semble que S. Jean
Damascène énumère maladroitement quatre espèces de tristesse : l'acédie,
l'accablement (ou anxiété, d'après S. Grégoire de Nysse), la miséricorde et
l'envie. En effet, la tristesse est opposée au plaisir, et pourtant on ne
distingue pas d'espèces dans le plaisir. Donc il n'y a pas à attribuer des
espèces à la tristesse.
2. Le regret est une espèce
de tristesse, et de même, l'indignation et la jalousie, dit Aristote. Or elles
ne figurent pas dans les espèces en question ; cette division n'est donc pas
complète.
3. Toute division doit se
faire par termes opposés. Or ces quatre espèces ne sont pas opposées l'une à
l'autre. D'après S. Grégoire en effet "l'acédie est une tristesse qui
coupe la parole ; l'anxiété, une tristesse qui appesantit ; l'envie, une
tristesse du bien d'autrui ; la miséricorde, une tristesse du mal
d'autrui". Or il arrive qu'on s'attriste et du mal et du bien d'autrui, et
qu'en même temps on se sente le coeur lourd, et que la voix vous manque. Cette
division n'est donc pas appropriée.
Cependant :
elle a pour elle deux autorités,
celle de S. Grégoire de Nysse et celle de S. Jean Damascène.
Conclusion :
La raison d'espèce se réalise par addition au genre. Or on peut ajouter au genre de deux manières. D'abord, en ajoutant ce qui, de soi, lui appartient et est contenu virtuellement en lui : c'est ainsi qu'on ajoute raisonnable à animal. Une telle addition constitue les véritables espèces d'un genre, comme on le voit dans la Métaphysique d'Aristote. - On peut encore ajouter au genre quelque chose d'étranger à son essence : comme si, à animal, on ajoutait blanc ou quelque chose de semblable. Une telle addition ne forme pas de véritables espèces de genre au sens où l'on parle couramment de genre et d'espèce. Parfois cependant une chose est appelée espèce d'un genre en ce sens qu'elle contient un élément étranger à quoi l'on applique la notion de genre ; ainsi le charbon et la flamme sont appelés des espèces de feu par application de la nature du feu à une matière étrangère. Selon la même manière de parler, l'astronomie et la science de la perspective sont dites des espèces de mathématique, en ce sens que les principes mathématiques y sont appliqués à une matière d'ordre physique.
C'est selon cette manière de parler
que sont distribuées ici les espèces de tristesse, par application de la raison
de tristesse à un élément extrinsèque. Celui-ci peut se prendre du côté de la
cause, de l'objet, ou du côté de l'effet. L'objet propre de la tristesse est le
mal personnel du sujet. De sorte que l'objet extrinsèque de la tristesse peut
être pris selon l'un de ces deux termes seulement : c'est un mal, mais non le
mal du sujet ; et nous avons ainsi la miséricorde, qui est la tristesse du mal
d'autrui, considéré cependant comme un mal personnel. - Ou bien, selon les deux
termes, si la tristesse ne porte pas sur le mal du sujet, ni même sur le mal,
mais sur le bien d'autrui, tenu cependant pour le propre mal du sujet : à ce
titre nous avons l'envie. - L'effet propre de la tristesse consiste en ce que
l'appétit est poussé à fuir. Aussi l'élément étranger par rapport à l'effet de
la tristesse pourra alors être pris quant à l'un des termes seulement, en ce
sens que la fuite devient impossible : et nous aurons l'anxiété qui appesantit
tellement l'âme qu'elle ne voit plus où fuir, aussi bien l'appelle-t-on d'un
autre nom : l'angoisse. Si cet appesantissement va jusqu'à paralyser les
membres extérieurs et les empêcher d'agir - ce qui constitue l'acédie -
l'élément extrinsèque se vérifiera par rapport aux deux termes, car il n'y aura
de fuite ni en réalité ni en désir. On parle spécialement de la suppression de
la voix dans l'acédie, parce que la voix, plus que tous les mouvements
extérieurs, exprime la pensée et les sentiments, non seulement chez les hommes,
mais aussi chez les animaux, comme il est dit dans la Politique.
Solutions :
1. Le plaisir a pour cause
le bien, qui ne se dit que d'une seule manière. C'est pourquoi il n'y a pas
d'espèces de plaisir, comme il y en a pour la tristesse, car celle-ci est
causée par le mal qui "se produit de multiple manières", selon le mot
de Denys.
2. Le regret porte sur le
mal personnel du sujet, qui est, de soi, l'objet de la tristesse. Elle
n'appartient donc pas aux espèces considérées. - Quant à la jalousie et à
l'indignation, elles sont comprises sous l'envie, comme nous le verrons.
3. Cette division n'est pas déterminée selon l'opposition des espèces, mais selon la diversité des éléments extérieurs auxquels s'applique la notion de tristesse, nous venons de le dire.
1. La cause de la douleur est-elle le bien perdu, ou plutôt le mal conjoint ? - 2. La convoitise est-elle cause de douleur ? - 3. L'appétit de l'unité ? - 4. Le pouvoir auquel on ne peut résister ?
Objections :
1. C'est plutôt le bien
perdu, semble-t-il, car S. Augustin dit que la douleur vient de la perte des
biens temporels. Donc, pour la même raison, toute douleur a pour cause la perte
d'un bien.
2. Nous avons dit que la
douleur, qui est contraire au plaisir, porte sur le même objet que lui. Or le
plaisir a le bien pour objet, nous l'avons dit. La douleur vient donc
principalement de la perte du bien.
3. L'amour, d'après S.
Augustin, est cause de la tristesse, comme aussi de toutes les autres
affections de l'âme. Or l'objet de l'amour est le bien. Donc la douleur ou
tristesse regarde le bien perdu plutôt que le mal conjoint.
Cependant :
S. Jean Damascène dit que "le
mal auquel on s'attend provoque la crainte le mal présent, la tristesse".
Conclusion :
Si les privations étaient dans l'appréhension de l'âme ce qu'elles sont dans la réalité, cette question paraîtrait sans importance. En effet, le mal, comme nous l'avons vu dans la première Partie, est la privation du bien ; or la privation, dans la réalité des choses, n'est rien d'autre que le manque de la possession opposée ; de sorte que ce serait la même chose de s'attrister du bien perdu et du mal présent. Mais la tristesse est un mouvement de l'appétit consécutif à une connaissance. Or, la privation elle-même se présente à l'esprit comme un certain être, si bien qu'on l'appelle "être de raison". Ainsi le mal, étant une privation, se comporte comme un contraire. Et par suite, ce n'est pas la même chose, eu égard au mouvement de l'appétit, de se demander s'il regarde principalement le mal conjoint ou le bien perdu.
Et parce que le mouvement de l'appétit sensible joue, dans les opérations de l'âme, le même rôle que les mouvements naturels dans les choses de la nature, l'observation de tels mouvements peut nous faire trouver la vérité. Considérons, en effet, dans les mouvements naturels, l'approche et l'éloignement ; l'approche regarde essentiellement ce qui convient à la nature ; l'éloignement regarde essentiellement ce qui lui est contraire : c'est ainsi que, par lui-même, le corps lourd s'éloigne d'un lieu élevé et s'approche, en vertu de sa nature, du lieu inférieur. Mais si nous considérons la cause de ces deux mouvements, qui est la pesanteur, celle-ci incline vers le lieu inférieur plutôt qu'elle n'éloigne du lieu élevé ; ce qu'elle ne fait que pour tendre vers le bas.
Ainsi donc, la tristesse, dans les
mouvements de l'appétit, se présente par mode de fuite ou d'éloignement, et le
plaisir par mode de poursuite ou d'approche. C'est pourquoi, de même que le
plaisir regarde d'abord le bien possédé comme son objet propre, de même la
tristesse regarde le mal conjoint à titre premier. Mais la cause du plaisir et
de la tristesse, qui est l'amour, regarde le bien avant de regarder le mal.
Ainsi donc, en ce sens où l'objet est cause de la passion, le mal conjoint est
plus proprement cause de la tristesse ou de la douleur que le bien perdu.
Solutions :
1. La perte du bien
elle-même est appréhendée sous la raison de mal, comme la cessation du mal est
appréhendée sous la raison de bien. C'est pour cela que S. Augustin dit que la
douleur vient de la perte des biens temporels.
2. Le plaisir et la douleur
qui lui est contraire regardent le même objet, mais sous une raison contraire,
car le plaisir implique la présence d'une chose, et la tristesse, son absence.
Or dans l'un des contraires est incluse la privation de l'autre, comme on le
voit dans la Métaphysique. De là vient que la tristesse, qui porte sur un
contraire, porte en un sens sur la même chose, mais sous une raison contraire.
3. Lorsque plusieurs mouvements procèdent de la même cause, il n'est pas nécessaire que tous regardent principalement ce que la cause regarde ainsi - sauf le premier. Chacun des autres regarde plus spécialement ce qui lui convient selon sa raison propre.
Objections :
1. Il ne semble pas que la
convoitise soit cause de douleur. Car la tristesse concerne essentiellement le
mal, nous venons de le dire. Or, la convoitise est un mouvement de l'appétit
vers le bien. D'autre part, le mouvement vers l'un des contraires n'est pas
cause du mouvement qui concerne l'autre. Donc la convoitise n'est pas cause de
douleur.
2. La douleur, d'après S.
Jean Damascène, a pour objet le présent, tandis que la convoitise porte sur le
futur. Donc la convoitise ne cause pas la douleur.
3. Ce qui est
essentiellement délectable ne cause pas de douleur. Or la convoitise est
essentiellement délectable, selon la remarque du Philosophe. Elle n'est donc
pas cause de douleur ou de tristesse.
Cependant :
S. Augustin écrit "Lorsque
s'introduisent en nous l'ignorance de ce qu'il faut faire et la convoitise de
ce qui fait du mal, l'erreur et la douleur se glissent à leur suite." Or
l'ignorance est cause d'erreur ; donc la convoitise est cause de douleur.
Conclusion :
La tristesse est un mouvement de l'appétit sensible. Or le mouvement de cet appétit ressemble, avons-nous dit, à l'appétit naturel. On peut assigner deux causes à celui-ci : l'une par mode de fin ; l'autre, en vertu du principe du mouvement. Ainsi la cause, par mode de fin, de la chute d'un corps lourd est le lieu inférieur ; le principe du mouvement est l'inclination naturelle venant de la pesanteur.
Or la cause du mouvement de l'appétit par mode de fin, c'est son objet. Ainsi, nous l'avons dit plus haut, la cause de la douleur ou de la tristesse est le mal conjoint. La cause, par manière de principe à l'origine d'un tel mouvement, est l'inclination intérieure de l'appétit. Celui-ci est incliné premièrement vers le bien, et, par voie de conséquence, à répudier le mal contraire. C'est pourquoi le premier principe de ce mouvement de l'appétit est l'amour, qui est la première inclination de l'appétit à poursuivre le bien ; le second principe est la haine, qui est la première inclination de l'appétit à fuir le mal. Mais parce que la convoitise ou cupidité est le premier effet de l'amour, en lequel nous trouvons le plus de plaisir, comme nous l'avons vu plus haut, S. Augustin parle souvent de cupidité ou de convoitise au lieu d'amour, nous l'avons dit aussi. C'est en ce sens qu'il donne la convoitise comme cause universelle de la douleur.
Mais la convoitise elle-même,
considérée selon sa raison propre, est parfois cause de douleur. En effet, tout
ce qui empêche un mouvement de parvenir à son terme est contraire à ce
mouvement. Et ce qui est contraire au mouvement de l'appétit produit de la
tristesse. Par voie de conséquence, la convoitise devient cause de tristesse en
tant que nous nous attristons du retard du bien désiré ou de sa disparition
complète. Mais elle ne peut être la cause universelle de la douleur, car nous
souffrons davantage de la perte des biens présents, qui nous donnent déjà du
plaisir, que des biens futurs que nous convoitons.
Solutions :
1. L'inclination de
l'appétit à obtenir le bien est la cause de l'inclination à fuir le mal, nous
venons de le dire. C'est pour cela que les mouvements de l'appétit qui
regardent le bien sont donnés comme la cause des mouvements de l'appétit qui
regardent le mal.
2. Ce que nous désirons,
bien que futur dans la réalité, est cependant présent d'une certaine manière,
en tant qu'objet d'espoir. - On peut dire aussi - quoique le bien désiré soit
futur, il y a cependant un obstacle présent qui cause la douleur.
3. La convoitise est délectable tant qu'on garde l'espoir d'atteindre ce qu'on désire. Mais lorsqu'un obstacle survient, qui enlève l'espoir, la convoitise cause de la douleur.
Objections :
1. Il semble que non, car
d'après le Philosophe "cette opinion" - que la plénitude est cause de
plaisir, et la séparation cause de tristesse - "paraît viser les plaisirs
et les tristesses qui se rapportent à la nourriture". Or tout plaisir et
toute tristesse ne sont pas de cette sorte. L'appétit de l'unité n'est donc pas
cause universelle de douleur, puisque la plénitude ressortit à l'unité, et la
séparation à la multiplicité.
2. Toute séparation
s'oppose à l'unité. Donc, si la douleur venait du désir de l'unité, aucune
séparation ne serait agréable. Ce qui est manifestement faux quand il s'agit de
se séparer de tout ce qu'on a de trop.
3. C'est pour la même
raison que nous désirons la conjonction avec le bien et l'éloignement du mal.
Or, de même que la conjonction ressortit à l'unité, puisque c'est une sorte
d'union, ainsi la séparation est contraire à l'unité. Donc le désir de l'unité
ne doit, pas plus que le désir de la séparation, être considéré comme cause de
la douleur.
Cependant :
S. Augustin écrit "A la
douleur qu'éprouvent les bêtes, on reconnaît assez, dans leur manière de
conduire et d'animer leur corps, combien les âmes sont avides de l'unité.
Qu'est-ce que la douleur, en effet, sinon un certain sens qui ne supporte ni la
division ni la destruction ?"
Conclusion :
L'appétit ou l'amour de l'unité
doit être considéré comme une cause de douleur de la même manière que le désir
ou cupidité du bien. En effet, le bien de toute chose consiste en une certaine
unité, selon que chaque chose tient unis en soi les éléments de sa perfection ;
c'est ainsi que les platoniciens affirmaient que l'un était principe, comme le
bien. Par suite, tout être désire naturellement l'unité comme il désire la
bonté. C'est pour cela que l'amour ou l'appétit de l'unité est cause de
douleur, comme l'amour ou l'appétit du bien.
Solutions :
1. Ce n'est pas n'importe
quelle union qui accomplit la raison de bien, mais seulement celle d'où dépend
l'existence parfaite de la chose. C'est pour cela aussi que le désir de
n'importe quelle unité n'est pas cause de douleur ou de tristesse, comme
certains le pensaient. Dans le texte cité, le Philosophe réfute cette opinion
en disant que certaines plénitudes ne donnent pas de plaisir ; ainsi ceux qui
sont gavés de nourriture n'ont pas de plaisir à manger. Une telle plénitude ou
union s'opposerait à la perfection de l'être plus qu'elle ne la constituerait.
Aussi la douleur n'est-elle pas causée par le désir de n'importe quelle unité,
mais de celle qui constitue la perfection voulue par la nature.
2. La séparation peut être
agréable, ou bien parce qu'elle supprime ce qui est contraire à la perfection
de la chose, ou bien parce qu'elle est accompagnée de quelque union, par
exemple celle du sensible avec le sens.
3. On désire la séparation d'avec ce qui nuit et détruit en tant que cela supprime l'unité requise. Aussi l'appétit de cette séparation n'est-elle pas la première cause de la douleur ; c'est plutôt le désir de l'unité.
Objections :
1. Il semble qu'une
puissance supérieure ne doive pas être donnée comme une cause de douleur. Car
ce qui appartient à la puissance d'une cause agente n'est pas encore présent,
mais futur. Or la douleur porte sur le mal présent. Une puissance supérieure
n'est donc pas cause de douleur.
2. La cause de la douleur,
c'est le dommage produit. Or un dommage peut être causé aussi par un pouvoir
inférieur. On ne doit donc pas dire qu'un pouvoir supérieur est cause de
douleur.
3. Les causes des
mouvements de l'appétit sont les inclinations intérieures de l'âme. Or la
puissance supérieure est quelque chose d'extérieur. Elle n'est donc pas cause
de la douleur.
Cependant :
S. Augustin écrit : "Dans
l'âme, ce qui cause la douleur, c'est la volonté qui résiste à un pouvoir
supérieur ; dans le corps, c'est le sens qui résiste à un corps plus
puissant."
Conclusion :
Le mal conjoint, avons-nous dit, est cause de douleur ou de tristesse par manière d'objet. Ce qui est cause de la conjonction avec le mal doit donc être considéré comme cause de douleur ou de tristesse. Or, il est manifestement contraire à l'inclination de l'appétit d'être lié à un mal présentement. Mais ce qui est contraire à l'inclination d'un être ne lui arrive jamais que par l'action d'un être plus fort. C'est pourquoi S. Augustin affirme qu'un pouvoir supérieur est cause de douleur.
Il faut savoir pourtant que si le
pouvoir plus fort s'accroît tellement qu'il transforme l'inclination contraire
en inclination propre, il n'y aura plus opposition ou violence ; c'est ce qui
arrive quand un agent plus fort, par la désagrégation d'un corps lourd, lui
enlève l'inclination qui le faisait tendre vers le bas. Alors, d'être porté
vers le haut ne lui est plus violent, mais naturel. Ainsi donc, si un pouvoir
supérieur s'accroît à ce point qu'il supprime l'inclination de la volonté ou de
l'appétit sensible, il n'est pas source de douleur ou de tristesse ; cela
n'arrive que lorsque persiste l'inclination contraire de l'appétit. C'est ce
qui fait dire à S. Augustin que la volonté "qui résiste à un pouvoir
supérieur est cause de douleur". En effet, si elle ne résistait pas, mais
cédait en consentant, il n'y aurait pas douleur mais plaisir.
Solutions :
1. Un pouvoir supérieur est
cause de douleur, non pas en tant qu'il est actif en puissance, mais en tant
qu'il est actif en acte, c'est-à-dire quand il opère effectivement la
conjonction avec le mal destructeur.
2. Rien n'empêche un
pouvoir qui n'est pas supérieur purement et simplement de l'être sous un
certain rapport. Et comme tel, il peut nuire. Mais s'il n'était supérieur en
rien, il ne pourrait nuire d'aucune façon. Aussi ne pourrait-il être cause de
douleur.
3. Les agents extérieurs peuvent être cause de l'appétit en tant qu'ils réalisent la présence de l'objet. C'est en ce sens qu'un pouvoir plus grand est cause de douleur.
1. La douleur supprime-t-elle la faculté d'apprendre ? - 2. L'accablement de l'esprit est-il un effet de la tristesse ou douleur ? - 3. La tristesse ou douleur affaiblit-elle toute activité ? - 4. La tristesse nuit-elle au corps plus que les autres passions de l'âme ?
Objections :
1. Il semble que non,
puisqu'il est écrit dans Isaïe (26, 9) : "Lorsque tu rendras tes jugements
sur la terre, tous les habitants du monde apprendront la justice." Et plus
loin (v. 16 Vg) : "Dans la tribulation qui les faisait murmurer, tu les as
instruits." Or les jugements de Dieu et la tribulation engendrent douleur
ou tristesse dans le coeur des hommes. Donc la douleur ne supprime pas mais
plutôt accroît la faculté d'apprendre.
2. Isaïe dit encore (28, 9)
"A qui enseignera-t-il la science ? et à qui fera-t-il comprendre la leçon
? A des enfants à peine sevrés, à peine éloignés de la mamelle",
c'est-à-dire des plaisirs. Or c'est surtout la douleur et la tristesse qui
chassent les plaisirs : la tristesse, en effet, rend impossible tout plaisir,
dit Aristote ; et dans l'Ecclésiastique (11, 27) il est écrit que "une
heure de misère fait oublier les plus grandes jouissances". La douleur ne
supprime donc pas mais donne plutôt la faculté d'apprendre.
3. La tristesse intérieure
l'emporte sur la douleur extérieure, nous l'avons vu. Or, l'homme qui est dans
la tristesse peut encore apprendre. A plus forte raison le peut-il dans la
douleur corporelle.
Cependant :
S. Augustin écrit : "J'étais
torturé ces derniers jours par un mal de dents très douloureux, et je ne
pouvais bien réfléchir sinon à des connaissances antérieures. Mais j'étais
absolument incapable d'apprendre du nouveau : il m'aurait fallu pour cela
toutes les forces de mon esprit."
Conclusion :
Parce que toutes les puissances s'enracinent dans la même essence de l'âme, lorsque la vigueur de celle-ci est violemment sollicitée par l'activité d'une puissance, elle se dérobe nécessairement à l'activité d'une autre, car une même âme ne peut avoir qu'un seul objectif. C'est pourquoi, si un seul but concentre sur lui toute la vigueur de l'âme, ou sa plus grande part, il ne tolère pas à côté de lui quelque chose qui demande beaucoup d'attention.
Or, il est évident que la douleur
sensible absorbe très fortement le dynamisme de l'âme parce que, par nature,
chaque être tend de toutes ses forces à repousser ce qui lui est contraire,
comme on le voit dans le monde de la nature. De même, il est évident que pour
apprendre quelque chose de nouveau, il faut de l'étude et des efforts avec
beaucoup d'application, comme on le voit par ce texte des Proverbes (2, 4) :
"Si tu cherches la Sagesse comme de l'argent, et si tu la creuses comme
pour découvrir un trésor, alors tu trouveras la connaissance." De sorte
que si la douleur est intense, l'homme se trouve dans l'incapacité d'apprendre.
Et même, cette douleur peut devenir tellement vive que, pendant sa présence,
l'homme ne peut même pas fixer son esprit sur ses acquisitions antérieures. -
Toutefois les cas sont différents selon la diversité de l'amour qui porte à
apprendre ou à étudier, parce que plus cet amour est grand, plus il empêche le
dynamisme de l'esprit de s'abandonner complètement à la douleur.
Solutions :
1. Une tristesse modérée,
qui empêche la dispersion de l'esprit, peut aider à accueillir un enseignement,
surtout si celui-ci nous fait espérer la délivrance de notre tristesse. C'est
de cette manière que, "dans la tribulation qui fait murmurer", les
hommes reçoivent mieux l'enseignement de Dieu.
2. Aussi bien le plaisir
que la douleur, dans la mesure où ils absorbent le dynamisme de l'âme,
empêchent l'exercice de la raison ; ainsi lit-on dans l'Éthique "Il est
impossible de réfléchir à quelque chose dans la jouissance sexuelle."
Cependant la douleur absorbe davantage le dynamisme de l'âme que ne fait le
plaisir. On voit aussi dans le monde de la nature que l'action d'un corps est
plus intense à l'égard de son contraire ; l'eau échauffée subit davantage
l'action du froid, au point qu'elle se congèle avec plus de force. Donc, si la
douleur ou tristesse est modérée, elle peut accidentellement faciliter l'étude,
en tant qu'elle supprime l'excès des plaisirs. Mais, de soi, elle entrave
l'étude et, si elle s'intensifie, elle l'empêche totalement.
3. La douleur extérieure provient d'une lésion corporelle : aussi est-elle, plus que la douleur intérieure, accompagnée d'une modification organique. Cette douleur intérieure est cependant plus grande au point de vue de l'élément formel de la douleur lequel relève de l'âme. C'est pourquoi la douleur corporelle empêche davantage la contemplation, qui exige le calme parfait. Et pourtant, même la douleur intérieure, quand elle devient intense, absorbe tellement l'attention que l'on ne peut rien apprendre de nouveau. C'est cette tristesse qui obligea S. Grégoire à interrompre ses commentaires sur Ézéchiel.
Objections :
1. Il ne semble pas que
l'accablement de l'esprit soit un effet de la tristesse. Car l'Apôtre écrit (2
Co 7, 11) : "Voyez ce qu'elle a produit chez vous, cette tristesse selon
Dieu. Quel empressement ! Quelles excuses ! Quelle indignation !" etc.
Mais l'empressement et l'indignation marquent un certain sursaut de l'esprit,
qui s'oppose à l'accablement. Celui-ci n'est donc pas un effet de la tristesse.
2. La tristesse s'oppose au
plaisir. Or un effet du plaisir est la dilatation, à laquelle s'oppose non pas
l'accablement mais la contraction. On ne doit donc pas considérer l'accablement
comme un effet de la tristesse.
3. La tristesse absorbe,
selon l'Apôtre (2 Co 2, 7) "De peur qu'un tel homme ne soit absorbé par
une tristesse excessive." Or celui qui est accablé n'est pas absorbé ; il
est plutôt écrasé sous son fardeau ; mais ce qui est absorbé est enfermé dans
ce qui l'absorbe. Donc l'accablement ne doit pas être donné comme un effet de
la tristesse.
Cependant :
S. Grégoire de Nysse et S. Jean
Damascène parlent d'"une tristesse qui accable".
Conclusion :
Les effets des passions de l'âme
sont parfois désignés métaphoriquement par ressemblance avec les corps
sensibles, parce que les mouvements de l'appétit animal sont semblables aux
inclinations de l'appétit naturel. C'est ainsi que la ferveur est attribuée à
l'amour, la dilatation au plaisir, et l'accablement à la tristesse. On dit en
effet qu'un homme est accablé lorsqu'un poids entrave son mouvement propre. Or
il est clair, d'après ce que nous avons dit, que la tristesse arrive à cause
d'un mal présent. Celui-ci, du fait même qu'il s'oppose au mouvement de la
volonté, accable l'esprit en l'empêchant de jouir de ce qu'il veut. Si la
violence du mal qui attriste n'est pas assez forte pour enlever tout espoir d'y
échapper, bien que l'esprit soit accablé du fait qu'il ne peut jouir
présentement de ce qu'il veut, il garde encore cependant la faculté de se
mouvoir pour repousser le mal qui l'attriste. Mais si la violence du mal
s'accroît au point d'enlever tout espoir d'y échapper, alors, même le mouvement
intérieur de l'esprit angoissé est absolument empêché, si bien qu'il n'a plus
la force de se détourner d'un côté ou d'un autre. Et parfois c'est jusqu'au
mouvement extérieur du corps qui se trouve empêché : l'homme reste alors
immobile et frappé de stupeur.
Solutions :
1. Ce sursaut de l'âme est
produit par la tristesse selon Dieu, parce qu'une telle tristesse est
accompagnée par l'espoir de voir ses péchés pardonnés.
2. Pour ce qui regarde le
mouvement de l'appétit, contraction et accablement reviennent au même : du fait
que l'esprit est accablé au point de ne pouvoir se porter librement au-dehors,
il se retire en lui-même comme s'il se contractait.
3. On dit que la tristesse absorbe l'homme quand la violence du mal affecte l'esprit si totalement qu'elle lui enlève tout espoir de libération. Et ainsi elle accable et absorbe du même coup. Il y a en effet certaines choses qui s'impliquent mutuellement quand on parle par métaphore, alors qu'elles sont incompatibles si on les prend à la lettre.
Objections :
1. Il semble que la tristesse n'empêche pas toute activité. En effet,
l'empressement est un effet de la tristesse, selon le texte de l'Apôtre cité à
l'Article précédent. Or cet empressement aide à bien agir, comme on le voit par
ce texte du même Apôtre (2 Tm 2, 15) : "Efforce-toi de te présenter à Dieu
comme un ouvrier sans reproche." La tristesse ne gêne donc pas l'activité,
elle aide plutôt à bien agir.
2. La tristesse provoque la
convoitise chez beaucoup, dit l'Éthique. Car la convoitise intensifie
l'activité. Donc aussi la tristesse.
3. Certaines actions sont
propres à ceux qui sont dans la joie ; d'autres, à ceux qui sont dans la
tristesse, comme de pleurer. Or toute chose s'accroît de ce qui lui convient. Il
est donc des actions que la tristesse ne gêne pas, qu'elle améliore, au
contraire.
Cependant :
le Philosophe dit dans l'Éthique :
"Le plaisir parachève l'action" et inversement "la tristesse
l'entrave".
Conclusion :
Nous avons déjà dit que la tristesse n'accable pas toujours l'esprit ni ne l'absorbe au point d'empêcher tout mouvement intérieur ou extérieur ; mais certains mouvements sont quelquefois produits par la tristesse elle-même. L'action peut donc avoir avec la tristesse un double rapport. D'abord, un rapport avec l'objet de la tristesse. Dans ce cas la tristesse entrave toute activité, car jamais nous ne faisons aussi bien ce que nous faisons avec tristesse que ce que nous faisons avec plaisir, ou du moins sans tristesse. La raison en est que la volonté est la cause de l'activité humaine, de sorte que si l'action se porte sur quelque chose d'attristant, il arrive nécessairement qu'elle en est affaiblie.
L'action peut aussi avoir rapport à la tristesse comme à son principe et sa cause. Une telle action ne peut être qu'intensifiée du fait de la tristesse. C'est ainsi que plus une chose nous attriste, plus on s'efforce de repousser cette tristesse, pourvu que l'on garde l'espoir d'y parvenir ; autrement aucun mouvement, aucune action ne sortirait de la tristesse.
Tout cela donne réponse aux objections.
Objections :
1. Il ne semble pas, car la
tristesse a une existence spirituelle dans l'âme. Or les réalités purement
spirituelles n'amènent pas de modification corporelle, comme on le voit pour
l'être intentionnel des couleurs, qui est dans l'air mais ne colore aucun
corps. Donc la tristesse ne produit pas de nuisance corporelle.
2. Si la tristesse nuit au
corps en quelque manière, c'est seulement en tant qu'elle s'accompagne d'une
modification organique. Or cette modification existe pour toutes les passions
de l'âme, on l'a dit précédemment . La tristesse ne nuit donc pas au corps plus
que les autres passions.
3. Le Philosophe écrit dans
l'Éthique que "la colère et les convoitises rendent fous certains
hommes" : ce qui paraît être la plus grave des nuisances, puisque la
raison est ce qu'il y a de plus excellent dans l'homme. Le désespoir aussi
semble plus nocif que la tristesse, puisqu'il en est cause. La tristesse ne
nuit donc pas au corps plus que les autres passions.
Cependant :
il est écrit dans les Proverbes
(17, 22) : "Coeur joyeux donne santé florissante ; esprit attristé
dessèche les os." Et encore (25, 20 Vg) : "Comme la teigne abîme le
vêtement, et le ver ronge le bois, ainsi la tristesse nuit au coeur de
l'homme." Et enfin dans l'Ecclésiastique (38, 18) : "La tristesse
fait accourir la mort."
Conclusion :
La tristesse, plus que toutes les autres passions de l'âme, est nuisible au corps. La raison en est que la tristesse est opposée à la vie humaine par la spécificité même de son mouvement, et non seulement au point de vue de sa mesure ou de sa quantité comme font les autres passions de l'âme. La vie humaine en effet consiste dans une certaine motion qui, du coeur, se diffuse dans les autres membres ; cette motion convient à la nature humaine selon une certaine mesure déterminée. Donc, si elle vient à dépasser la mesure voulue, elle s'opposera à la vie humaine selon sa quantité, non selon son caractère spécifique. Mais si le développement de cette motion est empêché, la vie sera contrariée en ce qui la spécifie.
Or il faut remarquer que, dans
toutes les passions de l'âme, la modification corporelle, qui est l'élément
matériel, est conforme et proportionné au mouvement de l'appétit, qui
constitue, lui, l'élément formel ; comme en toutes choses, la matière est
proportionnée à la forme. Les passions de l'âme qui impliquent un mouvement de l'appétit
vers quelque chose à obtenir ne s'opposent donc pas au mouvement vital selon
leur espèce, mais elles peuvent s'opposer selon la quantité ; ainsi l'amour, la
joie, le désir, etc. C'est pourquoi ces passions, à considérer leur espèce,
profitent à la nature du corps, mais peuvent nuire par leur excès. - Quant aux
passions qui impliquent un mouvement de l'appétit dans le sens de la fuite ou
d'un certain retrait, elles s'opposent au mouvement vital non seulement selon
la quantité, mais aussi selon l'espèce du mouvement, et à ce titre, elles
nuisent purement et simplement ; ainsi la crainte et le désespoir, et
par-dessus tout la tristesse, qui accable l'âme en raison d'un mal présent, qui
impressionne plus fortement que le mal futur.
Solutions :
1. Parce que l'âme meut
naturellement le corps, le mouvement spirituel de l'âme cause naturellement la
modification corporelle. Il n'en va pas de même des "intentions"
spirituelles, qui ne sont pas par nature ordonnées à mouvoir d'autres corps,
lesquels ne sont pas disposés par nature à être mus par l'âme.
2. Les autres passions
comportent une transmutation corporelle conforme, selon le point vue
spécifique, au mouvement vital : mais la tristesse comporte une transmutation
contraire, nous l'avons dit.
3. L'exercice de la raison est empêché par des causes plus légères que celles qui détruisent la vie, puisque nous voyons que de nombreuses maladies font perdre la raison, mais non la vie. Et pourtant la crainte et la colère nuisent beaucoup au corps à cause de la tristesse qui s'y mêle et qui vient de l'absence de ce qu'on désire. D'ailleurs la tristesse elle-même fait perdre quelquefois la raison, comme on le voit chez ceux qui, sous le coup de la douleur, tombent dans la dépression ou la folie.
1. La douleur ou la tristesse est-elle atténuée par n'importe quel plaisir ? - 2. Par les larmes ? - 3. Par la compassion de nos amis ? - 4. Par la contemplation de la vérité ? - 5. Par le sommeil et par les bains ?
Objections :
1. Il semble que non, car
le plaisir atténue la tristesse uniquement parce qu'il lui est contraire. Car
"les remèdes opèrent par les contraires", dit l'Éthique. Or tout
plaisir n'est pas contraire à toute tristesse, nous l'avons vu plus haut. Ce
n'est donc pas n'importe quel plaisir qui atténue n'importe quelle tristesse.
2. Ce qui cause de la
tristesse n'atténue pas la tristesse. Or certains plaisirs causent de la
tristesse, selon l'Éthique : "Le méchant s'attriste d'avoir éprouvé du
plaisir." Tout plaisir n'atténue donc pas la tristesse.
3. S. Augustin écrit dans
ses Confessions qu'il quitta lui-même sa patrie, où il avait eu l'habitude de
converser avec son ami maintenant disparu, "car ses yeux le cherchaient
moins, là où il n'avait pas coutume de le voir". On peut en déduire ceci :
ce qui nous a fait communier avec nos amis nous devient pénible maintenant que
nous pleurons leur mort ou leur absence. Or c'est surtout dans le plaisir que
nous avons communié avec eux. Les plaisirs eux-mêmes nous sont donc pénibles
lorsque nous sommes affligés. Et ainsi ce n'est pas n'importe quel plaisir qui
atténue n'importe quelle tristesse.
Cependant :
le Philosophe dit : "Le
plaisir chasse la tristesse, qu'il lui soit contraire ou sans rapport avec
elle, pourvu qu'il soit fort."
Conclusion :
Comme il ressort de ce que nous
avons dit, le plaisir est un certain repos de l'appétit dans le bien qui lui
convient ; la tristesse, au contraire, a pour cause ce qui est contraire à
l'appétit. Ainsi le plaisir est-il à la tristesse, dans les mouvements de
l'appétit, ce que le repos est à la fatigue dans les mouvements corporels,
fatigue qui provient de que que transmutation non naturelle ; car la tristesse
elle-même implique une certaine fatigue ou maladie de la faculté appétitive.
Donc, de même que n'importe quel repos du corps porte remède à n'importe quelle
fatigue, provenant de n'importe quelle cause non naturelle, ainsi tout plaisir
est un remède qui atténue toute tristesse, quelle qu'en soit l'origine.
Solutions :
1. Bien que tout plaisir ne
soit pas contraire à toute tristesse au point de vue spécifique, il l'est
cependant au point de vue du genre, nous l'avons dit. Et c'est pourquoi, à
considérer les dispositions du sujet, toute tristesse peut être atténuée par
n'importe quel plaisir.
2. Les plaisirs des
méchants ne leur causent pas de tristesse sur le moment, mais plus tard, en ce
sens qu'ils se repentent des maux qui leur ont donné de la joie. Et c'est à
cette tristesse que l'on remédie par des plaisirs contraires.
3. Lorsque deux causes inclinent à des mouvement contraires, toutes deux s'empêchent mutuellement ; et pourtant celle qui finit par vaincre est la plus forte et la plus tenace. Or, chez celui qui s'attriste de ce qui lui donnait du plaisir avec son ami, maintenant mort ou absent, il y a deux causes qui poussent en sens contraire. Car la pensée de la mort ou de l'absence incline à la douleur ; au contraire, le bien présent incline au plaisir. Ainsi chacune de ces causes est freinée par l'autre. Néanmoins, parce que le sentiment du présent est plus fort que le souvenir du passé, et l'amour de soi demeure plus longtemps que l'amour d'autrui, finalement c'est le plaisir qui chasse la tristesse. C'est pourquoi S. Augustin ajoute peu après que "sa douleur cédait devant les mêmes plaisirs qu'autrefois".
Objections :
1. Non, sans doute, car nul
effet ne diminue sa cause ; or les larmes ou les gémissements sont l'effet de
la tristesse.
2. Les larmes ou les
gémissements sont l'effet de la tristesse, comme le rire est l'effet de la
joie. Mais le rire ne diminue pas la joie. Donc les lamines n'atténuent pas la
tristesse.
3. Quand on pleure, on se
représente le mal qui nous attriste. Mais cette image augmente la tristesse,
comme celle d'une chose délectable augmente la joie. Il semble donc que pleurer
n'atténue pas la tristesse.
Cependant :
S. Augustin écrit dans ses
Confessions que, lorsqu'il se désolait de la mort de son ami, "il ne
trouvait un peu de repos que dans les gémissements et les larmes".
Conclusion :
Les larmes et les gémissements
atténuent naturellement la tristesse. Et cela pour une double raison. - 1°
Parce que tout ce qui nuit, si on le garde pour soi, est plus affligeant parce
que l'attention de l'âme s'y concentre davantage ; au contraire, lorsqu'on
l'extériorise, l'attention de l'âme se trouve en quelque sorte dispersée
au-dehors et la douleur intérieure en est diminuée. C'est pourquoi, lorsque des
hommes plongés dans la tristesse la manifestent par des pleurs, des
gémissements ou même des paroles, cette tristesse en est atténuée. 2° Parce que
l'activité qui convient à l'homme selon sa disposition du moment est toujours
agréables. Or les larmes et les gémissements sont des actions qui conviennent
bien à celui qui est dans la tristesse ou la douleur. Et c'est pourquoi ils lui
donnent du plaisir. Donc, puisque tout plaisir atténue quelque peu la tristesse
ou douleur, comme on vient de le voir, il s'ensuit que les pleurs et les
gémissements atténuent la tristesse.
Solutions :
1. Le rapport même de la
cause avec son effet est contraire au rapport de ce qui contraste avec le
contrasté. Car tout effet est en harmonie avec sa cause et lui est par suite
agréable ; mais ce qui contraste est contraire au contrasté. Et c'est pourquoi
l'effet de la tristesse se trouve avec le contristé dans un rapport contraire à
celui que soutient ce dernier avec l'objet contrastant. Ce qui fait que la
tristesse est adoucie par l'effet de la tristesse, en raison de l'opposition de
contrariété que nous avons dite.
2. Le rapport d'effet à
cause est semblabe au rapport d'un bien délectable avec celui qui s'en délecte
; de part et d'autre, il y a convenance et harmonie. Or tout semblable accroît
ce qui lui est semblable. C'est pourquoi le rire et les autres effets de la
joie augmentent celle-ci, sauf par accident, lorsqu'il y a excès.
3. La représentation de ce qui attriste est de nature, par elle-même, à accroître la tristesse ; mais du fait même que l'homme se représente qu'il fait ce qui convient à son état, il en résulte pour lui un certain plaisir. Pour la même raison, s'il échappe à quelqu'un de rire quand il lui semble qu'il devrait pleurer, il en est peiné, comme s'il.faisait une chose inconvenante, remarque Cicéron.
Objections :
1. Il ne semble pas que la
douleur d'un ami compatissant adoucisse la tristesse. En effet, les contraires
ont des effets contraires. Or dit S. Augustin : "Quand on se réjouit
ensemble, la joie de chacun en est augmentée ; car on y excite son ardeur et on
s'enflamme mutuellement". Donc, au même titre, lorsque plusieurs
s'attristent ensemble, il semble que la tristesse de chacun s'accroît.
2. Comme le dit S. Augustin
dans le même ouvrage, l'amitié exige la réciprocité. Or l'ami qui compatit
souffre de la tristesse de son ami. Donc cette tristesse même de l'ami
compatissant est cause d'une nouvelle tristesse pour celui qui s'affligeait
déjà de son propre mal. Ainsi, la douleur étant doublée, il semble que la
tristesse augmente.
3. Tout mal d'un ami
contraste comme un mal personnel, car "un ami est un autre soi-même".
Or la douleur est un mal. Par suite, la douleur d'un ami compatissant augmente
la tristesse de l'ami à qui l'on compatit.
Cependant :
le Philosophe écrit dans l'Éthique
: "Un ami compatissant consolation dans la tristesse."
Conclusion :
Il est naturel qu'un ami
compatissant à notre tristesse nous soit une consolation. Le Philosophe, dans
l'Éthique, en signal deux raisons. La première est que la tristesse ayant pour
effet d'accabler, est une sorte de poids dont celui qui le supporte essaie de
s'alléger. Donc, lorsqu'on voit d'autres personnes attristées de notre
tristesse, on imagine qu'elles portent avec nous notre fardeau et tâchent pour
ainsi dire de l'alléger, et le poids de la tristesse en est diminué ; c'est ce
qui arrive aussi pour les fardeaux corporels. - La seconde raison est meilleure
: du fait que des amis s'attristent avec nous, nous prenons conscience d'être
aimé d'eux ; et cela, nous l'avons dit, est agréable. Donc, puisque tout
plaisir adoucit la tristesse comme nous l'avons vu, il s'ensuit que la
compassion d'un ami l'adoucit également.
Solutions :
1. Il y a manifestation
d'amitié les deux cas : quand on se réjouit avec celui qui est dans la joie, et
quand on compatit à celui qui est triste. C'est pourquoi ces deux choses sont
agréables, en raison de leur cause.
2. La peine de l'ami
envisagée en elle-même contristerait, mais la pensée de ce qui la cause, et qui
est l'amour, donne beaucoup de plaisir.
3. Cela répond à la troisième objection.
Objections :
1. Il semble que non, car
on lit dans l'Ecclésiastique (1, 18) : "Qui augmente sa science, ajoute à
sa douleur." Or la science se rattache à la contemplation de la vérité.
Donc celle-ci n'adoucit pas la douleur.
2. La contemplation de la
vérité ressortit à l'intelligence spéculative. Or "l'intellect spéculatif
ne meut pas", comme il est dit dans le traité De l'Ame. Puisque la joie et
la douleur sont des mouvements de l'âme, il semble que la contemplation de la
vérité ne peut rien pour adoucir la douleur.
3. Il faut appliquer le
remède là où se trouve le mal. Or la contemplation de la vérité est dans
l'intelligence. Donc elle n'adoucit pas la douleur corporelle, qui se trouve
dans le sens.
Cependant :
S. Augustin écrit dans les
Soliloques : "Il me semblait que si cette lumière fulgurante de la vérité
s'était manifestée à nos esprits, je n'aurais plus senti ma douleur, ou en tout
cas que je l'aurais supportée comme rien."
Conclusion :
Dans la contemplation de la vérité
on trouve le plus grand plaisir, nous l'avons dit. Or tout plaisir, nous
l'avons vu aussi, atténue la douleur. C'est pourquoi la contemplation de la
vérité adoucit la tristesse ou la douleur, et d'autant plus que l'on aime
davantage la sagesse. Aussi la contemplation des choses de Dieu et de la
béatitude à venir est-elle cause de joie dans les tribulations, selon S.
Jacques (1, 2) : "Ne voyez qu'un sujet de joie, mes frères, dans les
épreuves de toute sorte qui tombent sur vous." Et, ce qui est plus fort,
on trouve cette joie même dans les supplices ; c'est ainsi que le "martyr
Tiburce, comme il marchait pieds nus sur des charbons ardents, disait :
"Il me semble que je marche sur des roses, au nom de Jésus
Christ"".
Solutions :
1. "Celui qui augmente
sa science ajoute à sa douleur", c'est vrai à cause de la difficulté et
des échecs que l'on rencontre dans la recherche de la vérité ou bien parce que
la science fait connaître à l'homme beaucoup de choses contraires à sa volonté.
Ainsi, du côté des objets de connaissance, la science engendre la douleur, mais
du côté de la contemplation de la vérité, elle engendre le plaisir.
2. L'intellect spéculatif
ne meut pas l'âme du côté de l'objet de spéculation, mais du côté de la
spéculation elle-même, qui est un bien de l'homme, et agréable par nature.
3. Les puissances supérieures de l'âme rejaillissent sur les inférieures. Et c'est ainsi que la joie de contempler, qui se trouve dans la partie supérieure, rejaillit sur la sensibilité pour atténuer aussi la douleur qui l'affecte.
Objections :
1. Il semble que non, car
la tristesse est dans l'âme : le sommeil et le bain concernent le corps. Donc
ils n'ont aucune efficacité pour adoucir la tristesse.
2. Le même effet ne semble
pas pouvoir venir de causes contraires. Or ces choses, étant corporelles,
s'opposent à la contemplation de la vérité, qui pourtant, nous venons de le
dire, adoucit la tristesse. Donc de telles pratiques n'atténuent pas la
tristesse.
3. La tristesse et la
douleur consistent, du fait qu'elles appartiennent au corps, en un certain
ébranlement du coeur. Or de tels remèdes semblent intéresser les sens
extérieurs et les membres plutôt que la disposition intérieure du coeur. Donc
ils ne peuvent adoucir la tristesse.
Cependant :
S. Augustin écrit dans ses Confessions
: "J'avais entendu dire que le mot bain venait de ce que celui-ci chassait
l'anxiété de l'âme." Et plus loin : "je dormis, et je m'éveillai : je
trouvai que ma douleur en était adoucie." Il rapporte aussi ces mots d'une
hymne ambrosienne : "Le repos restitue au travail les membres las, allège
les esprits fatigués et dissout les angoisses."
Conclusion :
La tristesse, avons-nous dit,
s'oppose de façon spécifique à la motion vitale du corps. Et par suite, ce qui
ramène la nature corporelle à l'état naturel normal de cette motion vitale
s'oppose à la tristesse et l'atténue. - Du fait aussi que ces sortes de remèdes
ramènent la nature à son état normal, ils sont cause de plaisir ; nous avons vu
plus haut en effet, que c'est cela même qui cause du plaisir. Aussi ces remèdes
corporels adoucissent-ils la tristesse, puisque c'est l'effet du plaisir.
Solutions :
1. La disposition normale
du corps, pour autant qu'elle est perçue, est source de plaisir, et, par
conséquent, atténue la tristesse.
2. Nous avons dit qu'un
plaisir empêche l'autre, et pourtant tout plaisir adoucit la tristesse. Il
n'est donc pas illogique que la tristesse soit atténuée du fait de causes qui
se gênent entre elles.
3. Toute bonne disposition du corps rejaillit en quelque manière sur le coeur, comme sur le principe et la fin des mouvements corporels, ainsi qu'on le voit dans le livre De la cause du mouvement des animaux.
1. Toute tristesse est-elle un mal ? - 2. Peut-elle être un bien honnête ? - 3. Peut-elle être un bien utile ? - 4. La douleur corporelle est-elle le souverain mal ?
Objections :
1. ilsemble bien, car S.
Grégoire de Nysse écrit : "Toute tristesse est un mal par sa nature
même." Or ce qui est un mal par nature est un mal partout et toujours.
Donc toute tristesse est mauvaise.
2. Ce que fuient tous les
hommes, même vertueux, est un mal. Or tout le monde fuit la tristesse, même les
vertueux, selon cette remarque de l'Éthique : "Bien que l'homme prudent ne
cherche pas le plaisir, il cherche pourtant à éviter la tristesse." La
tristesse est donc un mal.
3. Le mal corporel est
objet et cause de la douleur corporelle ; de même le mal spirituel est-il objet
et cause de la tristesse spirituelle. Or toute douleur corporelle est un mal
pour le corps. Toute tristesse spirituelle est donc un mal pour l'âme.
Cependant :
la tristesse du mal s'oppose au
plaisir du mal. Or le plaisir du mal est mauvais ; d'où ce blâme des Proverbes
(2, 14) : "Ils trouvent leur joie à faire le mal." Donc la tristesse
du mal est bonne.
Conclusion :
Qu'une chose soit bonne ou mauvaise, cela peut s'entendre de deux manières.
1° D'une manière absolue et par soi-même. En ce sens toute tristesse est un mal : que l'appétit de l'homme soit affligé par la présence d'un mal, cela même a raison de mal, puisque cela empêche le repos de cette faculté dans le bien.
2° Une chose est dite bonne ou
mauvaise, telle condition étant supposée. Ainsi la pudeur est un bien, à
supposer que l'on ait commis quelque chose de honteux, comme il est dit dans
l'Éthique. Ainsi donc, dans la supposition de quelque chose d'attristant ou de
douloureux, il est bon que l'on s'attriste d'un mal présent ou que l'on en
souffre. Car si on ne le faisait pas, ce serait seulement parce qu'on ne
sentirait ou ne jugerait pas que ce mal nous est contraire, et chacun de ces
deux manques est manifestement un mal. Il est donc bon que, la présence du mal
étant donnée, la tristesse ou douleur s'ensuive. S. Augustin le dit bien dans
son Commentaire littéral de la Genèse : "C'est encore un bien que l'on
souffre la perte d'un bien, car si aucun bien ne restait dans la nature, aucune
souffrance d'avoir perdu un bien n'entrerait dans le châtiment." - Or les
discussions en morale portent sur le singulier où s'exercent les actions ; ce
qui est bon dans le cas concret où intervient une autre condition doit donc
être jugé bon, de même que ce qui est volontaire étant donnée telle
circonstance est considéré comme volontaire, ainsi qu'il est dit dans
l'Éthique, et que nous l'avons établi antérieurement.
Solutions :
1. S. Grégoire de Nysse parle de la tristesse au point de vue du mal qui afflige, mais non au point de vue de celui qui perçoit le mal, et qui le repousse. C'est aussi au premier point de vue que tous fuient la tristesse en tant qu'ils fuient le mal ; mais ils ne fuient pas la perception du mal et son refus. Il faut en dire autant de la douleur corporelle, car la perception et le refus du mal corporel attestent la bonté de la nature.
2.3. Cela donne la réponse à ces objections.
Objections :
1. Il semble que la
tristesse n'ait pas raison de bien honnête. Car ce qui conduit aux enfers
s'oppose au bien honnête. Or, dit S. Augustin : "Jacob semble avoir craint
d'être accablé d'une tristesse si grande qu'elle le conduirait non au repos des
bienheureux mais à l'enfer des pécheurs." La tristesse n'a donc pas valeur
de bien honnête.
2. Le bien honnête est
digne de louange et de mérite. Or la tristesse diminue la valeur de louange et
de mérite, selon l'Apôtre (2 Co 9, 7) : "Que chacun donne comme il l'a
décidé dans son coeur, non avec tristesse ou par contrainte." 3. Au dire
de S. Augustin, "la tristesse a pour objet ce qui nous arrive sans que
nous le voulions". Or, ne pas vouloir ce qui se réalise présentement,
c'est avoir une volonté opposée au gouvernement divin, dont la providence régit
tout ce qui se fait. Donc, puisque la conformité de la volonté humaine à ia
volonté divine est requise à la rectitude de notre volonté, nous l'avons vu, il
semble que la tristesse soit contraire à rectitude de la volonté. Ainsi
n'a-t-elle pas raison de bien honnête.
Cependant :
tout ce qui mérite la récompense de
la vie éternelle a raison de bien honnête. Or la tristesse est de cette sorte,
comme on le voit par cette parole (Mt 5, 5) : "Bienheureux ceux qui
pleurent, car ils seront consolés." La tristesse est donc un bien honnête.
Conclusion :
Dans le sens où la tristesse est un
bien, elle peut être un bien honnête. Nous avons dit, en effet, que la
tristesse est un bien en tant que connaissance et refus du mal. Ces deux
choses, dans la douleur corporelle, attestent la bonté de la nature ; c'est à
cause d'elle que le sens perçoit et que la nature fuit l'objet qui la blesse,
cause de douleur. Quant à la tristesse intérieure, la connaissance du mal s'y
trouve quelquefois par un jugement droit de la raison, et son refus par une
volonté bien disposée et détestant le mal. Or tout bien honnête procède de ces
deux principes : la rectitude de la raison et celle de la volonté. Il est donc
manifeste que la tristesse peut avoir raison de bien honnête.
Solutions :
1. Toutes les passions de
l'âme doivent être réglées selon la règle de la raison, qui est la racine du
bien honnête. Or cette règle est outrepassée par la tristesse excessive dont
parle S. Augustin ; c'est pourquoi une telle tristesse n'a plus raison de bien
honnête.
2. De même que la tristesse
du mal procède d'une volonté et d'une raison droites qui détestent le mal,
ainsi la tristesse du bien vient à une raison et d'une volonté perverses qui
détestent le bien. C'est pour cela qu'une telle tristesse supprime la louange
ou le mérite du bien honnête, par exemple quand on fait l'aumône avec
tristesse.
3. Certaines choses arrivent présentement, qui n'ont pas Dieu pour auteur mais qu'il permet, comme les péchés. Aussi une volonté qui déteste le péché, en soi ou chez autrui, n'est-elle pas en désaccord avec la volonté divine. Quant au mal de peine qui nous touche présentement, il est voulu par Dieu. Mais il n'est pas requis, pour que la volonté soit droite, que l'on veuille ce mal en lui-même ; il suffit qu'on ne se dresse pas contre l'ordre de la justice divine comme nous l'avons dit.
Objections :
1. Non, semble-t-il, car il
est écrit dans l'Ecclésiastique (30, 23) : "La tristesse en a fait mourir
beaucoup, et elle n'a pas d'utilité." 2. Le choix porte sur ce qui est
utile pour une fin. Or la tristesse n'est pas objet de choix. Bien plus,
"il vaut mieux choisir une chose qui ne cause pas de tristesse que la même
chose quand elle doit attrister" comme il est dit dans les Typiques. La
tristesse n'est donc pas un bien utile.
3. "Toute chose est
pour son opération", dit Aristote ; et encore : "La tristesse empêche
l'opération." La tristesse n'a donc pas raison de bien.
Cependant :
le sage ne cherche que ce qui est
utile. Or, dit l'Ecclésiaste (7, 4) : "Le coeur des sages est dans la
maison de la tristesse ; le coeur des insensés dans la maison de la joie."
C'est donc que la tristesse est utile.
Conclusion :
Le mal présent fait surgir un double mouvement dans l'appétit. Le premier oppose l'appétit au mai présent. Et, à ce point de vue, la tristesse n'est d'aucune utilité, car ce qui est présent ne peut pas ne pas être présent.
Un second mouvement s'élève dans
l'appétit pour fuir ou pour repousser le mal qui attriste. Et, à ce titre, la
tristesse est utile, si elle porte sur ce qu'il faut fuir. En effet, on doit
fuir une chose pour deux motifs : d'abord, en raison d'elle-même, parce qu'elle
est contraire au bien, comme le péché. Aussi la tristesse du péché est-elle
utile pour amener l'homme à fuir le péché, selon ces mots de l'Apôtre (2 Co 7,
9) : "je me réjouis, non de ce que vous avez été attristés, mais parce que
votre tristesse vous a portés à la pénitence." D'autre part, on doit fuir
quelque chose non parce que c'est mauvais en soi, mais parce que c'est une
occasion de mal, parce que l'on s'y attache trop par amour, ou même parce que,
à cause de cela, on se précipite dans quelque mal, comme on le voit bien dans
le domaine des biens temporels. A ce titre, la tristesse qui porte sur les
biens temporels peut être utile. Et, comme dit l'Ecclésiaste (7, 2) :
"Mieux vaut aller à la maison du deuil qu'à la maison du festin, car dans
la première on est averti de la fin de tout homme." La tristesse est donc
utile chaque fois qu'une chose est à fuir, parce qu'elle ajoute un nouveau
motif de fuite. En effet, le mal lui-même, en soi, est à fuir ; et tous fuient
la tristesse pour elle-même, comme tous désirent le bien et le plaisir dans le
bien. De même donc que le plaisir qui vient du bien fait qu'on recherche
celui-ci avec plus d'ardeur, ainsi la tristesse qui vient du mal le fait fuir
avec plus d'énergie.
Solutions :
1. Ce texte doit s'entendre
de la tristesse immodérée, qui absorbe l'esprit. En effet elle immobilise l'esprit
et empêche la fuite du mal, comme nous l'avons vu.
2. De même que tout objet
de choix attire moins notre choix à cause de la tristesse, ainsi tout objet de
fuite excite davantage à le fuir à cause de la tristesse. A ce point de vue la
tristesse est utile.
3. La tristesse qui a pour objet une activité empêche cette activité, mais la tristesse qui porte sur la cessation de l'activité fait agir avec plus d'ardeur.
Objections :
1. Il semble que oui, car
"au meilleur s'oppose le pire", selon Aristote, et d'autre part, il y
a un plaisir qui est le meilleur : celui de la félicité. Il y a donc une
tristesse qui est le souverain mal.
2. La béatitude est le
souverain bien de l'homme, car elle est sa fin ultime. Or la béatitude consiste
en ce que l'homme "a tout ce qu'il veut et ne veut rien de mal", on
l'a dit précédemment. Le souverain bien de l'homme est donc l'accomplissement
de sa volonté. Mais la tristesse consiste en ce qu'il arrive quelque chose de
contraire à la volonté, dit S. Augustin. La tristesse est donc le mal souverain
de l'homme.
3. S. Augustin apporte cet
argument dans les Soliloques : "Nous sommes composés de deux parties,
d'une âme et d'un corps, et la partie la moins noble est le corps. Le souverain
bien est ce qu'il y a de meilleur dans la meilleure partie ; le souverain mal,
ce qu'il y a de pire dans la partie la moins noble. Or ce qu'il y a de meilleur
dans l'esprit, c'est la sagesse ; dans le corps, ce qu'il y a de pire, c'est la
douleur. Le bien suprême de l'homme est donc d'aimer la sagesse ; le mal
suprême, de souffrir."
Cependant :
la coulpe est un mal plus grand que
la peine, comme nous l'avons vu dans la première Partie. Or la tristesse ou
douleur relève de la peine du péché, comme jouir de ce qui passe est le mal de
coulpe. S. Augustin dit en effet : "Qu'est-ce que la douleur, celle qu'on
attribue à l'esprit, sinon le manque des choses changeantes dont on jouissait
ou dont on espérait pouvoir jouir ? Et c'est là tout ce qu'on appelle mal : le
péché et la peine du péché." Donc, la tristesse ou douleur n'est pas le
souverain mal de l'homme.
Conclusion :
Il est impossible qu'une tristesse
ou douleur quelconque soit le souverain mal de l'homme. En effet, toute
tristesse ou douleur a pour objet un vrai mal, ou quelque mal apparent, qui est
un vrai bien. Or la tristesse qui porte sur un vrai mal ne peut être le
souverain mal, car il y a quelque chose de pire, à savoir ne pas estimer
mauvais ce qui l'est vraiment, ou encore ne pas le repousser. Quant à la
tristesse ou douleur qui porte sur un mal apparent, lequel est un vrai bien,
elle ne peut être le souverain mal, car il serait pire d'être complètement
éloigné du vrai bien. Il est donc impossible qu'une tristesse ou douleur soit
le souverain mal de l'homme.
Solutions :
1. Deux biens sont communs
au plaisir et à la tristesse : un jugement vrai du bien et du mal, et le bon
ordre de la volonté, qui approuve le bien et repousse le mal. On voit ainsi que
dans la douleur ou la tristesse se trouve un bien dont la privation pourrait
produire un plus grand mal. Mais il n'y a pas toujours dans le plaisir un mal
dont l'éloignement entraînerait quelque chose de meilleur. Aussi un certain
plaisir peut-il être le souverain bien de l'homme, au sens que nous avons
précisé plus haut ; mais la tristesse ne peut être le souverain mal de l'homme.
2. Que la volonté repousse
le mal, cela même est un certain bien. Et c'est pourquoi la tristesse ou
douleur ne peut être le souverain mal, car elle est mêlée de bien.
3. Ce qui nuit au meilleur est pire que ce qui nuit au moins bon. Or le mal est précisément "ce qui nuit", dit S. Augustin. Par suite le mal de l'âme est un plus grand mal que le mal du corps. L'argument avancé par S. Augustin n'est pas valable ; et il ne le donne pas comme exprimant son sentiment, mais celui d'un autre.
LES PASSIONS DE L'IRASCIBLE
Nous arrivons logiquement aux
passions de l'irascible. Nous étudierons d'abord l'espoir et le désespoir (Question
40) ; puis, la crainte et l'audace (Question 41-45) ; enfin la colère (Question
46-48).
1. L'espoir est-il la même chose que le désir ou avidité ? - 2. Est-il dans la faculté de la connaissance ou dans celle de l'appétit ? - 3. Existe-t-il chez les bêtes ? - 4. A-t-il pour contraire le désespoir ? - 5. L'expérience est-elle une cause d'espoir ? - 6. Abonde-t-il chez les jeunes et chez les gens ivres ? - 7. Le rapport entre l'espoir et l'amour. - 8. L'espoir aide-t-il à l'action ?
Objections :
1. Il semble que oui.
L'espoir, en effet, compte pour l'une des quatre passions principales. Or S.
Augustin, énumérant ces quatre passions, met l'avidité à la place de l'espoir.
Donc l'espoir est identique à l'avidité ou désir.
2. Les passions diffèrent
selon leur objet. Or l'objet de l'espoir et de l'avidité ou désir est le même,
c'est le bien à venir. Donc espoir et désir sont identiques.
3. Si l'on dit que l'espoir
ajoute au désir la possibilité d'atteindre le bien à venir, nous répondons que
ce qui est accidentel à l'objet ne change pas l'espèce de la passion. Or la
qualité de possible est accidentelle par rapport au bien futur, objet du désir
et de l'espoir. Donc l'espoir n'est pas une passion différente du désir ou
avidité.
Cependant :
à puissances diverses correspondent
des passions d'espèces diverses. Or l'espoir est dans l'irascible ; le désir et
l'avidité dans le concupiscible. L'espoir diffère donc spécifiquement du désir
ou avidité.
Conclusion :
L'espèce de la passion est déterminée par son objet. Or, dans l'objet de l'espoir, nous pouvons considérer quatre conditions. 1° Ce doit être un bien : il n'y a espoir, à proprement parler, que du bien. C'est ce qui distingue l'espoir de la crainte, qui a pour objet le mal. - 2° Il doit être futur, car on n'espère pas ce que l'on possède déjà. En cela l'espoir diffère de la joie, qui a pour objet un bien présent. - 3° Il faut que l'objet de l'espoir soit quelque chose d'ardu, qui ne s'obtienne que difficilement en effet, on n'espère pas une chose de peu d'importance, qu'on peut avoir immédiatement à sa discrétion. Ce caractère distingue l'espoir du désir ou avidité, qui porte de façon absolue sur un bien futur ; c'est pourquoi il ressortit au concupiscible, tandis que l'espoir ressortit à l'irascible. - 4° Cet objet ardu, il faut qu'on puisse l'atteindre : on n'espère pas ce qu'on ne peut absolument pas obtenir. Et par là l'espoir diffère du désespoir.
On voit donc ainsi que l'espoir
diffère du désir comme les passions de l'irascible diffèrent de celles du
concupiscible. De sorte que l'espoir présuppose le désir, comme toutes les
passions de l'irascible présupposent celles du concupiscible, nous l'avons déjà
dit.
Solutions :
1. S. Augustin remplace
l'espoir par l'avidité pour cette raison que tous deux s'adressent au bien à
venir, et que le bien qui n'est pas difficile à atteindre est considéré comme
peu de chose ; de sorte que l'avidité paraît tendre surtout vers le bien
difficile, vers lequel l'espoir tend aussi.
2. L'objet de l'espoir
n'est pas le bien futur recherché de façon absolue, mais quelque chose d'ardu
et de difficile à obtenir, on vient de le dire.
3. Ce qui définit l'objet de l'espoir par rapport à l'objet du désir, ce n'est pas seulement qu'il soit possible, mais qu'il comporte une difficulté. Par là l'espoir se rattache à cette autre puissance qu'est l'irascible qui vise un but difficile, comme on l'a vu dans la première Partie. Le possible et l'impossible, cependant, ne sont pas tout à fait une condition accidentelle par rapport à l'objet de la puissance affective. Car l'appétit est principe de mouvement, et rien ne se meut vers un objet sinon sous la raison de possible ; car personne ne se meut vers ce qu'il estime impossible à obtenir. Et pour ce motif, l'espoir diffère du désespoir selon la différence entre le possible et l'impossible.
Objections :
1. Il semble que l'espoir
appartienne à la faculté de connaissance, car il paraît être une sorte
d'attente. Et l'Apôtre écrit (Rm 8, 25) : "Espérer ce que nous ne voyons
pas, c'est l'attendre avec constance." Or l'attente semble relever de la
faculté de connaissance : attendre, en latin ex-spectare, c'est regarder
au loin.
2. L'espoir et la confiance
sont une seule et même chose, semble-t-il ; aussi bien disons-nous confiants
ceux qui espèrent, comme si l'on pouvait employer l'un pour l'autre "avoir
confiance" et "espérer". Or la confiance, comme la foi, semble
relever de la faculté de connaître. Il en est donc de même pour l'espoir.
3. La certitude est une
propriété de la faculté de connaissance. Or la certitude est attribuée à
l'espoir. Donc il appartient à cette faculté.
Cependant :
l'espoir a pour objet le bien, nous
venons de le dire. Or le bien, en tant que tel, n'est pas objet de la faculté
cognitive mais de la faculté appétitive. L'espoir n'appartient donc pas à la
faculté cognitive mais à la faculté appétitive.
Conclusion :
Puisque l'espoir implique une
certaine extension de l'appétit vers le bien, il appartient manifestement à la
faculté appétitive, car le mouvement vers la réalité concerne proprement
l'appétit. Or l'action de la faculté de connaître s'accomplit non selon le
mouvement du connaissant vers les choses, mais plutôt selon que les choses
connues sont dans le connaissant. Mais, parce que la faculté de connaître meut
l'appétit en lui présentant son objet, des mouvements divers en résultent dans
cet appétit selon les divers aspects de l'objet perçu. En effet, le mouvement
qui résulte dans l'appétit de l'appréhension du bien est différent de celui qui
vient de l'appréhension du mal ; et de même, les mouvements consécutifs à
l'appréhension du présent et du futur, de l'absolu et du difficile, du possible
et de l'impossible. Ainsi l'espoir est un mouvement de la faculté appétitive
consécutif à l'appréhension d'un bien futur difficile, mais qu'il est possible
d'atteindre ; c'est l'extension de l'appétit vers cet objet.
Solutions :
1. Puisque l'espoir a pour
objet le bien possible, c'est d'une double manière que son mouvement s'élève
dans le coeur de l'homme, comme c'est à un double titre qu'une chose lui est
possible : en raison de ses propres moyens, et en raison du pouvoir d'un autre.
Ce qu'on espère atteindre par ses propres moyens, on ne dit pas qu'on l'attend,
mais seulement qu'on l'espère. On attend, à proprement parler, ce qu'on espère
du secours d'une force étrangère ; attendre, expectare, c'est comme ex alio
spectare, "regarder vers un autre" de qui l'on attend, en ce sens que
la faculté de connaître, qui intervient la première, ne regarde pas seulement
vers le bien à atteindre mais aussi vers celui dont la puissance fonde son
espoir, selon la parole de l'Ecclésiastique (51, 7) : "je cherchais du
regard un homme secourable." Le mouvement d'espoir est donc appelé
quelquefois attente, expectative, à cause du regard antécédent de la faculté de
connaître.
2. Ce qu'on désire et
estime pouvoir atteindre, on croit qu'on l'atteindra ; c'est à cause de cette
foi qui, dans la faculté connaissante, précède le mouvement de l'appétit qu'on
donne à celui-ci le nom de confiance. Le mouvement de l'appétit a pris le nom
de la connaissance qui précède, comme un effet prend le nom de sa cause quand
celle-ci est mieux connue ; car la faculté d'appréhension connaît mieux son
acte propre que celui de l'appétit.
3. La certitude est attribuée non seulement au mouvement de l'appétit sensible mais aussi à celui de l'appétit naturel ; c'est ainsi qu'on dit d'une pierre qu'elle tend avec certitude vers le bas. Et cela en raison de l'infaillibilité qui lui vient de la connaissance certaine précédant le mouvement de l'appétit sensible, ou même de l'appétit naturel.
Objections :
1. Il semble que non, car
l'espoir porte sur le bien à venir, dit S. Jean Damascène. Or il n'appartient
pas aux bêtes de connaître l'avenir, car elles n'ont que la connaissance
sensible qui ne s'étend pas à l'avenir.
2. L'objet de l'espoir est
le bien qu'il est possible d'atteindre. Or le possible et l'impossible sont des
différences du vrai et du faux, "qui ne peuvent être que dans
l'esprit", selon Aristote. Les bêtes, n'ayant pas d'esprit ne peuvent donc
espérer.
3. S. Augustin écrit :
"Les animaux se meuvent d'après ce qu'ils voient." Or l'espoir ne
porte pas sur ce qui se voit - "Car ce qu'on voit, comment l'espérer ?",
dit S. Paul (Rm 8, 24). Les bêtes n'espèrent donc pas.
Cependant :
l'espoir est une passion de
l'irascible. Or l'irascible existe chez les bêtes ; donc aussi l'espoir.
Conclusion :
Les passions intérieures des
animaux peuvent se découvrir par leurs mouvements extérieurs. Ce sont eux qui
manifestent l'existence de l'espoir chez les bêtes. En effet, si le chien voit
un lièvre, ou l'épervier un oiseau, qui sont trop éloignés, ils ne font vers
eux aucun mouvement, comme s'ils n'estimaient pas pouvoir les atteindre ; mais
si leur proie est à proximité, ils s'élancent, comme dans l'espoir de
l'atteindre. Ainsi qu'on l'a dit plus haute, l'appétit sensible des bêtes
dépourvues de raison, et, de même, l'appétit naturel des choses insensibles est
consécutif à l'appréhension faite par une intelligence, tout comme l'appétit de
la nature intellectuelle, que l'on nomme volonté. La différence consiste en ce
que la volonté entre en mouvement du fait d'une appréhension intellectuelle qui
lui est conjointe, tandis que le mouvement de l'appétit naturel est consécutif
à l'appréhension de l'intelligence séparée qui a créé la nature ; il en va de
même pour l'appétit sensitif des bêtes, qui agissent aussi par une sorte
d'instinct naturel. Aussi voyons-nous dans les actions des bêtes et des autres
êtres de la nature un mode d'agir semblable aux oeuvres de l'art. C'est de
cette manière qu'il y a espoir et désespoir chez les bêtes.
Solutions :
1. Bien que les bêtes ne
connaissent pas le futur, cependant leur instinct les pousse vers quelque chose
de futur comme si elles le voyaient d'avance. C'est que cet instinct a été mis
en elles par l'intelligence divine, qui prévoit l'avenir.
2. L'objet de l'espoir
n'est pas le possible en tant qu'il est une différence du vrai ; car c'est ainsi
qu'on peut qualifier le rapport d'un prédicat à son sujet. L'objet de l'espoir
est le possible considéré par rapport à une puissance. Ce sont deux sens de
"possible" distingués par Aristote.
3. Bien que ce qui est futur ne tombe pas sous le regard, ce que l'animal voit présentement meut son appétit vers quelque réalité future, à poursuivre ou à éviter.
Objections :
1. Il semble que non, car
"il n'y a qu'un contraire pour chaque chose", dit Aristote. Or la
crainte est déjà contraire à l'espoir.
2. Les contraires semblent
se rapporter à la même chose. Or ce n'est pas le cas de l'espoir et du
désespoir, car l'espoir regarde le bien, et le désespoir vient d'un mal qui
empêche l'acquisition du bien. Ces deux passions ne sont donc pas contraires.
3. Un mouvement a pour
contraire un mouvement, tandis que le repos s'oppose au mouvement comme une
privation. Or le désespoir semble impliquer plutôt immobilité que mouvement. Il
n'est donc pas contraire à l'espoir, qui implique un mouvement d'expansion vers
le bien espéré.
Cependant :
le désespoir est ainsi nommé comme
contraire à l'espoir.
Conclusion :
Nous avons dit précédemment que,
dans les mouvements de mutation, les contraires peuvent se distinguer selon
deux points de vue. Dans certains cas, la contrariété des termes vers lesquels
on tend fait l'opposition des mouvements ; c'est la seule façon dont les
passions du concupiscible peuvent être contraires, comme on le voit pour
l'amour et la haine. En d'autres cas, il s'agit d'approche et d'éloignement à
l'égard du même terme. Cette dernière sorte de contrariété se vérifie dans les
passions de l'irascible, on l'a dit plus haut. Or l'objet de l'espoir, qui est
un bien difficile, se présente comme attirant si l'on juge possible de
l'atteindre ; l'espoir qui nous porte vers lui implique donc une certaine
approche. Mais, dans la mesure où l'on découvre qu'il est impossible de
l'obtenir, ce même objet nous repousse en arrière, car "s'ils butent à
quelque chose d'impossible, les hommes abandonnent", dit Aristote. Or tel
est l'objet du désespoir. Celui-ci implique donc, relativement à son objet, un
mouvement d'éloignement. Il est le contraire de l'espoir, comme s'éloigner est
le contraire d'approcher.
Solutions :
1. La crainte et l'espoir
sont contraires en raison de la contrariété de leurs objets, qui sont le bien
et le mal. Cette contrariété existe en effet dans les passions de l'irascible,
en tant qu'elles dérivent des passions du concupiscible. Mais le désespoir lui
est contraire seulement au point de vue de l'approche et de l'éloignement.
2. Le désespoir ne regarde
pas le mal sous la raison de mal ; mais, par accident, il regarde parfois le
mal en tant qu'il rend impossible l'obtention du bien. Le désespoir peut aussi
venir du seul excès du bien.
3. Le désespoir n'implique pas seulement privation de l'espoir, mais aussi un certain éloignement à l'égard de l'objet désiré, parce qu'on estime impossible de l'atteindre. Le désespoir, comme aussi l'espoir, suppose donc le désir, car ce qui ne tombe pas sous notre désir n'est objet ni d'espoir ni de désespoir. C'est pour cela aussi que l'un et l'autre se rapportent au bien, qui est l'objet du désir.
Objections :
1. Il semble que non, car
l'expérience est affaire de connaissance, ce qui fait dire au Philosophe :
"La vertu intellectuelle a besoin d'expérience et de temps." Or
l'espoir, nous venons de le dire, n'est pas dans la faculté cognitive, mais
dans la faculté appétitive. L'expérience n'est donc pas cause d'espoir.
2. Le Philosophe écrit que
"les vieillards ont peine à espérer, à cause de leur expérience" : ce
qui semble indiquer que l'expérience détruit l'espoir. Or une même chose ne
peut causer des effets opposés. Donc l'expérience n'est pas cause d'espoir.
3. Le Philosophe dit encore
: "Vouloir se prononcer sur tout, sans exception, est quelquefois un signe
de sottise." Or, qu'un homme veuille tout essayer semble indiquer un grand
espoir ; d'autre part, la sottise vient de l'inexpérience. Il semble donc que
l'inexpérience soit cause d'espoir plutôt que l'expérience.
Cependant :
le Philosophe écrit "Certains
ont bon espoir pour avoir triomphé souvent et de beaucoup de gens" ; ce
qui concerne l'expérience. Donc celle-ci est cause d'espoir.
Conclusion :
L'objet de l'espoir, avons-nous
dit, est un bien futur, difficile, mais qu'il est possible d'atteindre. Peut
donc être cause d'espoir ce qui nous procure certaine possibilité, ou encore ce
qui nous donne la persuasion de pouvoir aboutir. De la première manière, est
cause d'espoir tout ce qui accroît la puissance de l'homme - richesse, force,
et autres moyens, parmi lesquels l'expérience. Car l'homme expérimenté est
capable de faire les choses avec aisance, et il en retire de l'espoir. Ce qui
fait dire à Végèce : "Nul ne craint de faire ce qu'il est sûr d'avoir bien
appris." De la seconde manière, est cause d'espoir tout ce qui fait
estimer à quelqu'un qu'une chose lui est possible. Le savoir, et toute espèce
de persuasion, peuvent à ce titre causer l'espoir. L'expérience de même, dans
la mesure où, par expérience, quelqu'un juge possible pour lui ce qu'auparavant
il estimait impossible. Mais de la même manière, l'expérience peut également
être cause d'un manque d'espoir, car si l'expérience peut faire estimer
possible ce que l'on croyait impossible, il arrive aussi à l'inverse qu'elle
fasse juger impossible ce qu'on avait cru d'abord possible. Ainsi donc,
l'expérience engendre l'espoir de deux manières et ne l'empêche que d'une
seule. On peut donc voir en elle plutôt une cause d'espoir.
Solutions :
1. L'expérience en matière
d'action ne cause pas seulement la science mais aussi, du fait de l'accoutumance,
elle engendre un certain habitus, qui rend l'opération plus facile. Mais la
vertu intellectuelle elle-même contribue à nous faire agir avec aisance, car
elle montre la possibilité de certaines choses, et ainsi elle est cause
d'espoir.
2. Les vieillards manquent
d'espoir du fait de l'expérience, en tant que celle-ci permet d'estimer ce qui
est impossible. Aristote ajoute que pour eux "bien des choses ont tourné
au pire".
3. La sottise et l'inexpérience peuvent être cause d'espoir comme par accident, c'est-à-dire en éloignant la science qui ferait estimer à juste titre que telle entreprise n'est pas possible. L'inexpérience est alors cause d'espoir, de la manière dont l'expérience est cause du manque d'espoir.
Objections :
1. Il semble que la
jeunesse et l'ébriété ne soient pas cause d'espoir. L'espoir, en effet,
implique certitude et constance, ce qui le fait comparer à une ancre (He 6,
19). Or les jeunes et les gens ivres manquent de constance, ils ont l'esprit
facilement changeant. La jeunesse et l'ébriété ne sont donc pas cause d'espoir.
2. C'est surtout ce qui
augmente la puissance qui est cause d'espoir, comme nous venons de le dire. Or
la jeunesse et l'ébriété s'accompagnent de faiblesse.
3. Nous avons dit que
l'expérience est cause d'espoir. Or les jeunes n'ont pas d'expérience.
Cependant :
le Philosophe écrit dans l'Éthique
que "les gens ivres ont bon espoir". Et dans la Rhétorique "Les
jeunes ont beaucoup d'espoir."
Conclusion :
Comme dit le Philosophe, la jeunesse est cause d'espoir pour trois raisons, qui peuvent se rattacher aux trois conditions du bien objet de cette passion : qu'il est futur, difficile et possible, nous l'avons dit. En effet, les jeunes ont beaucoup d'avenir et peu de passé. Et, parce que la mémoire porte sur le passé, tandis que l'espoir regarde l'avenir, ils ont peu de mémoire, mais beaucoup d'espoir. - De plus, les jeunes gens, à cause de leur chaleur naturelle, abondent en esprits vitaux, ce qui donne à leur coeur beaucoup d'ouverture. Or c'est la dilatation du coeur qui fait tendre aux choses difficiles. C'est pourquoi les jeunes sont entreprenants et pleins d'espoir. - De même aussi, ceux qui n'ont pas essuyé de revers ni rencontré d'obstacles dans leurs efforts s'imaginent facilement que telle chose leur est possible. C'est ainsi que les jeunes gens, à défaut de l'expérience des obstacles et de leurs propres lacunes, croient facilement pouvoir réussir et sont donc pleins d'espoir.
Deux de ces causes se vérifient
également pour les gens ivres : la chaleur et la multiplication des esprits
vitaux produites par le vin ; et aussi l'irréflexion sur les dangers et sur
leurs manques personnels. - Cette dernière raison explique de même que tous les
sots et ceux qui ne réfléchissent pas ont toutes les audaces et sont remplis
d'espoir.
Solutions :
1. Bien que les jeunes et
les gens ivres ne soient pas constants en réalité, ils le sont cependant à leur
avis, car ils estiment qu'ils obtiendront certainement ce qu'ils espèrent.
2. De même, s'il est vrai
que les jeunes et les gens ivres sont faibles, ils n'en sont pas moins
persuadés de leur pouvoir, car ils ignorent leurs déficiences.
3. Ce n'est pas seulement l'expérience mais aussi l'inexpérience qui est cause d'espoir d'une certaine manière, nous l'avons dit.
Objections :
1. Il semble que l'espoir
ne soit pas cause d'amour, car, selon S. Augustin, la première des affections
de l'âme est l'amour. Or l'espoir est une certaine affection de l'âme. Il est
donc précédé par l'amour, et n'en est pas la cause.
2. Le désir précède
l'espoir. Or le désir, a-t-on dit, vient de l'amour. L'espoir est donc aussi
postérieur à l'amour et ne le cause pas.
3. On dit plus haut que
l'espoir cause du plaisir. Or le plaisir n'a pour objet que ce qui est aimé.
L'amour précède donc l'espoir.
Cependant :
sur ce texte (Mt 1, 2) :
"Abraham engendra Isaac ; Isaac engendra Jacob", la Glose explique :
"C'est-à-dire que la foi engendre l'espérance, et l'espérance la
charité." Or la charité est l'amour, qui est donc causé par l'espoir.
Conclusion :
L'espoir peut regarder deux choses. Son objet tout d'abord : le bien qu'on espère. Mais parce que ce bien espéré est difficile et accessible, il arrive parfois qu'il soit accessible non par nous mais par d'autres. C'est pourquoi l'espoir regarde en outre le moyen qui nous donne cette possibilité.
En tant que l'espoir regarde le bien espéré, l'espoir est donc causé par l'amour ; car on n'espère que le bien qu'on désire et qu'on aime. Mais dans la mesure où l'espoir regarde celui qui nous rend une chose accessible, c'est l'amour qui est causé par l'espoir, et non inversement. Car du fait que nous espérons pouvoir obtenir des biens par un intermédiaire, nous sommes portés vers lui comme vers notre bien, et nous nous mettons à l'aimer. Mais du simple fait que nous aimons quelqu'un, nous n'espérons pas en lui, sinon par accident, dans la mesure pù nous croyons à la réciprocité de son amour. Etre aimé de quelqu'un nous fait donc espérer en lui ; mais c'est l'espoir que nous mettons en lui qui nous conduit à l'aimer.
Voilà ce qui répond aux objections.
Objections :
1. Il semble que l'espoir
n'aide pas à l'action, mais l'empêche. En effet, la sécurité se rattache à
l'espoir. Or, la sécurité entraîne la négligence, laquelle empêche l'action.
2. La tristesse, a-t-on
dit, gêne l'action. Or l'espoir cause parfois de la tristesse, selon les
Proverbes (13, 12) : "L'espoir différé afflige l'âme." Donc l'espoir
entrave l'action.
3. Le désespoir est
contraire à l'espoir, on l'a dit. Or le désespoir, surtout à la guerre,
favorise l'action, car il est écrit (2 S 2, 26 Vg) : "Le désespoir est
chose dangereuse." Donc l'espoir produit un effet contraire, c'est-à-dire
empêche l'action.
Cependant :
"Celui qui laboure doit le
faire dans l'espoir de la récolte", dit S. Paul (1 Co 9, 10). Il en va de
même pour toutes les autres entreprises.
Conclusion :
L'espoir, de soi, aide à l'action
en l'intensifiant. Et cela à un double titre. D'abord, en raison de son objet,
qui est un bien difficile mais accessible. Le sentiment de la difficulté
provoque l'attention, et, d'autre part, la persuasion de pouvoir aboutir ne
ralentit pas l'effort. De là vient que l'on agit intensément à cause de
l'espoir. La seconde raison tient aux effets de l'espoir. Car, nous l'avons
déjà dit, il produit le plaisir, qui favorise l'action, on l'a dit. De là vient
que l'espoir soutient l'action.
Solutions :
1. L'espoir regarde un bien
qu'on voudrait obtenir ; la sécurité concerne un mal à éviter. La sécurité
semble plutôt s'opposer à la crainte que se rattacher à l'espoir. Et pourtant,
si la sécurité entraîne la négligence, c'est seulement dans la mesure où elle
affaiblit le sentiment de la difficulté ; par là l'espoir perd son motif. En
effet, les entreprises dans lesquelles l'homme ne craint aucun empêchement ne paraissent
plus présenter de difficultés.
2. L'espoir, de soi, cause
du plaisir, mais, par accident, il cause de la tristesse, nous l'avons dit.
3. A la guerre le désespoir devient dangereux, à cause de l'espoir qui l'accompagne. En effet, ceux qui désespèrent de s'échapper en sont paralysés dans leur fuite, mais espèrent venger leur mort. Dans cet espoir, ils luttent avec plus d'énergie et se rendent ainsi dangereux pour leurs ennemis.
LA CRAINTE
Nous devons traiter à présent de
la crainte, puis de l'audace (Question 45). Au sujet de la crainte, Nous
considérerons : 1. La crainte en elle-même (Question 41) ; 2. son objet (Question
42) ; 3. sa cause (Question 43) ; 4. son effet (Question 44).
1. Est-elle une passion de l'âme ? -2. Est-elle une passion spéciale ? -3. Ya-t-il une crainte naturelle ? - 4. Les espèces de la crainte.
Objections :
1. Il semble que non, car
S. Jean Damascène écrit : "La crainte est une vertu procédant par
systole", c'est-à-dire par contraction, "et qui recherche
l'essence". Or aucune vertu n'est une passion, comme il est prouvé dans
l'Éthique. Donc la crainte n'est pas une passion.
2. La passion est un effet
produit par la présence d'un agent. Or la crainte ne vise pas le présent mais
l'avenir d'après S. Jean Damascène. Elle n'est donc pas une passion.
3. Toute passion de l'âme
est un mouvement de l'appétit sensible, consécutif à l'appréhension des sens.
Or les sens n'appréhendent pas le futur, mais le présent. Puisque la crainte
porte sur le mal futur, il semble qu'elle ne soit pas une passion de l'âme.
Cependant :
S. Augustin énumère la crainte avec
les autres passions de l'âme.
Conclusion :
Parmi les mouvements de l'âme, la crainte est, après la tristesse, celui où se reconnaît le mieux ce qui définit la passion. Ce qui caractérise celle-ci, c'est d'abord, on l'a dite , le mouvement d'une puissance passive qui se rattache à son objet comme au principe actif de la motion subie, du fait que la passion est l'effet d'un principe actif. A ce point de vue, même l'activité des sens et de l'intelligence constitue un pâtir. Ensuite le mot "passion" désigne de façon plus appropriée le mouvement de la puissance appétitive. Et, de façon plus propre encore, le mouvement de l'appétit lié à un organisme corporel, quand il implique une modification physique. Enfin, le mot a le maximum de propriété quand on entend par passion un mouvement où l'on subit quelque dommage.
Or il est évident que la crainte,
étant relative à un mal, relève de la puissance appétitive qui, par soi,
regarde le bien et le mal. Or, elle appartient à l'appétit sensible, car elle
s'accompagne d'une certaine transformation, cette "contraction" dont
parle le Damascène. Et elle comporte encore un rapport au mal, en tant que ce
mal triomphe plus ou moins d'un bien. De telle sorte que la raison de passion
lui convient au sens le plus vrai. Moins cependant que dans le cas de la
tristesse, qui concerne le mal présent ; la crainte, elle, porte sur un mal à
venir, et cela touche moins.
Solutions :
1. Le mot vertu nomme
n'importe quel principe d'action ; et c'est pourquoi, en tant que les
mouvements intérieurs de la puissance appétitive sont principes d'actes extérieurs
on les appelle des vertus. Ce que nie Aristote, c'est que la passion soit une
vertu au sens d'habitus.
2. De même que la passion
d'un corps naturel provient de la présence corporelle d'un agent, ainsi la
passion de l'âme provient de la puissance psychique d'un agent, sans qu'il soit
présent corporellement ou réellement, c'est-à-dire en tant que le mal, qui est
futur dans la réalité, est présent dans l'appréhension de l'âme.
3. Les sens n'appréhendent pas le futur mais, du fait qu'il appréhende le présent, l'animal est mû par son instinct à espérer un bien futur ou à craindre un mal à venir.
Objections :
1. Il ne semble pas, car S.
Augustin écrit : "Celui qui n'est pas abattu par la crainte n'est pas non
plus ravagé par l'avidité ; il n'est pas miné par la maladie",
c'est-à-dire par la tristesse, "ni agité par une joie vaine et
débordante". il semble en résulter que si l'on écarte la crainte, toutes
les autres passions s'éloignent. La crainte n'est donc pas une passion spéciale
mais générale.
2. Le Philosophe dit que
"le désir et la fuite sont dans l'appétit ce que sont dans l'intelligence
l'affirmation et la négation". Or la négation n'est rien de spécial dans
l'intelligence, non plus que l'affirmation, mais un élément commun à beaucoup
de choses. Il en est donc de même pour la fuite dans l'appétit. Or la crainte
n'est rien d'autre qu'une certaine fuite du mal. Elle n'est donc pas une
passion spéciale.
3. Si la crainte était une
passion spéciale, elle serait surtout dans l'irascible. Or la crainte est aussi
dans le concupiscible. Le Philosophe dit en effet que "la crainte est une
sorte de tristesse", et S. Jean Damascène que "la crainte est une
force de désir". Or la tristesse et le désir sont dans le concupiscible,
comme nous l'avons dit plus haut. La crainte n'est donc pas une passion
spéciale, puisqu'elle appartient à diverses puissances.
Cependant :
la crainte se distingue des autres
passions de l'âme, selon S. Jean Damascène.
Conclusion :
Les passions de l'âme tirent leur
espèce de leurs objets. Une passion spéciale est donc celle qui a un objet
spécial. Or la crainte a un objet spécial, comme l'espoir. De même en effet que
l'objet de l'espoir est le bien futur difficile, mais qu'il est possible
d'atteindre, ainsi l'objet de la crainte est le mal futur, difficile, auquel on
ne peut résister. La crainte est donc une passion spéciale de l'âme.
Solutions :
1. Toutes les passions de
l'âme découlent d'un même principe . l'amour, dans lequel elles sont connexes.
C'est à cause de cette connexion que la disparition de la crainte entraîne
celle des autres passions de l'âme, et non pas parce qu'elle serait une passion
générale.
2. Tout mouvement de fuite,
dans l'appétit n'est pas la crainte, mais celui-là seulement qui a l'objet
déterminé que nous venons de dire. Que la fuite soit une notion générale
n'empêche pas que la crainte soit une passion spéciale.
3. La crainte n'est d'aucune manière dans le concupiscible ; en effet, elle ne regarde pas le mal de façon absolue, mais ce mai qui est ardu et difficile et auquel on peut difficilement résister. Mais, parce que les passions de l'irascible dérivent des passions du concupiscible et se terminent en elles, comme nous l'avons dit plus haut, on attribue à la crainte ce qui appartient au concupiscible. On dit en effet que la crainte est une tristesse en tant que l'objet de la crainte contrasterait s'il était présent ; c'est pourquoi le Philosophe dit au même endroit que la crainte procède "de l'imagination d'un mal futur qui détruit ou qui attriste". De même, S. Jean Damascène attribue le désir à la crainte parce que, de même que l'espoir naît du désir d'un bien, la crainte provient de la fuite d'un mal, qui suppose elle-même le désir d'un bien, comme on le voit d'après les exposés précédents.
Objections :
1. Il semble que oui,
d'après cette parole de S. Jean Damascène : "Il est une certaine crainte
naturelle, l'âme ne voulant pas être séparée du corps."
2. La crainte, avons-nous
dit, naît de l'amour. Or il existe un certain amour naturel, selon Denys. Il y
a donc aussi une certaine crainte naturelle.
3. Nous avons vu
précédemment que la crainte s'oppose à l'espoir. Or il y a un certain espoir de
la nature, comme on le voit par ce qui est écrit d'Abraham dans l'épître aux
Romains (4, 18) : "Contre l'espoir" de la nature, "il se confia
dans l'espoir" de la grâce. Il y a donc aussi une certaine crainte
naturelle.
Cependant :
ce qui est naturel se trouve
pareillement chez les êtres animés et inanimés. Or la crainte n'existe pas dans
les êtres inanimés. La crainte n'est donc pas chose naturelle.
Conclusion :
On dit qu'un mouvement est naturel parce que la nature y incline. Cela arrive de deux manières. De la première, tout est accompli par la nature, sans aucune opération d'une faculté de connaissance ; ainsi se porter vers le haut est un mouvement naturel du feu, et croître est un mouvement naturel des animaux et des plantes. - D'une autre manière, on dit naturel le mouvement auquel incline la nature mais qui ne s'accomplit qu'avec le concours de la connaissance ; nous avons dit en effet plus haut u que les mouvements des puissances de connaître et d'aimer se ramènent à la nature comme à leur principe premier. En ce sens, même les actes de la puissance de connaître, comme comprendre, sentir, se souvenir, et aussi les mouvements de l'appétit de l'âme, sont appelés parfois naturels.
C'est dans cette dernière acception que l'on peut parler de crainte naturelle. Elle se distingue de la crainte non naturelle par une différence d'objet. Il y a, en effet, une crainte qui a pour objet, d'après Aristote, "le mal destructeur", que la nature repousse à cause du désir naturel d'exister : cette crainte est appelée naturelle. Mais il y a en outre la crainte du "mal attristant", lequel s'oppose non à la nature mais aux inclinations de l'appétit ; ce n'est pas là une crainte de nature. Nous rejoignons la distinction établie plus haut, de l'amour, de la convoitise et du plaisir qui peuvent être naturels et non naturels.
Mais à prendre le mot "naturel" dans son premier sens, il faut savoir que certaines des passions sont appelées quelquefois naturelles, comme l'amour, le désir et l'espoir ; mais pour d'autres, c'est impossible. Et ceci parce que l'amour et la haine, le désir et la fuite impliquent une certaine inclination à poursuivre le bien et à fuir le mal, inclination qui appartient aussi à l'appétit naturel. C'est ainsi qu'il existe un certain amour naturel ; et l'on peut, en un sens, parler aussi de désir et d'espoir même à propos des êtres naturels dépourvus de connaissance. - Mais les autres passions de l'âme impliquent certains mouvements pour lesquels l'inclination naturelle est absolument insuffisante. Soit parce que ces passions ne peuvent se concevoir sans perception des sens ou connaissance, comme on l'a ditx à propos du plaisir et de la douleur. Aussi ne peut-on dire, des êtres dépourvus de connaissance, qu'ils jouissent ou qu'ils souffrent. Soit parce que leur mouvement contrarie l'ordre des inclinations naturelles : par exemple, le désespoir nous détourne d'un bien en cédant à la difficulté, et la crainte refuse de s'insurger contre un mal nuisible, alors que l'inclination naturelle y porterait. C'est pourquoi ces sortes de passions ne sont en aucune manière attribuées aux êtres inanimés.
Cela donne la réponse aux objections.
Objections :
1. Il semble qu'on ne
puisse accepter la division de la crainte en six espèces, proposée par S. Jean
Damascène. Ce sont : "la paresse, la honte, la pudeur, l'étonnement, la
stupeur et l'angoisse". Car le Philosophe écrie que "la crainte a
pour objet le mal qui attriste". Les espèces de crainte devraient donc
répondre aux espèces de tristesse. Or il y a quatre espèces de tristesse, on
l'a dit. Il ne doit donc y avoir que quatre espèces de crainte qui leur
correspondent.
2. Ce qui relève de notre
activité est soumis à notre pouvoir. Or la crainte, a-t-on dit, a pour objet le
mal qui dépasse notre pouvoir. On ne doit donc pas classer dans les espèces de
la crainte, la paresse, la honte et la pudeur, qui concernent notre action.
3. La crainte a rapport au
futur ; or "la pudeur a pour objet la laideur d'un acte déjà commis",
dit S. Grégoire de Nysse. Elle n'est donc pas une espèce de la crainte.
4. La crainte ne porte que
sur le mal. Or l'étonnement et la stupeur ont pour objet ce qui est grand et
inaccoutumé, en bien ou en mal. Donc elles ne sont pas des espèces de la
crainte.
5. Les philosophes ont été
poussés par l'étonnement à rechercher la vérité, comme il est dit dans la
Métaphysique. Or la crainte ne pousse pas à chercher mais plutôt à fuir.
L'étonnement n'est donc pas une espèce de crainte.
Cependant :
les textes de S. Jean Damascène et
de S. Grégoire de Nysse font autorité.
Conclusion :
La crainte, avons-nous dit, porte sur le mal à venir, surpassant le pouvoir du sujet au point qu'on ne peut lui résister. Or le mal de l'homme, comme son bien, peut être envisagé ou dans ses actes ou dans les choses extérieures. S'il s'agit des actes de l'homme, on peut y craindre un double mal. D'abord, le travail qui pèse à la nature ; il donne lieu à la paresse qui se refuse à agir par crainte d'un travail excessif. - Puis, l'infamie qui porte atteinte à la réputation. Si l'on craint cette infamie dans un acte à commettre, c'est une sorte de honte ; s'il s'agit au contraire, d'un acte déjà commis, c'est la pudeur.
Quant au mal existant dans les choses extérieures, il peut dépasser la résistance de l'homme de trois manières. 1° En raison de sa grandeur : on considère quelque grand mal dont on ne peut envisager l'issue. Il y a alors étonnement.
2° En raison de son caractère insolite : un mal inhabituel s'offre à notre attention, et ainsi il tire sa grandeur de notre appréciation. Il donne lieu à la stupeur produite par une image insolite.
3° En raison de son
imprévisibilité, parce qu'on est incapable d'y pourvoir : ainsi craint-on les
infortunes que l'avenir nous réserve. Une telle crainte est appelée angoisse.
Solutions :
1. Les espèces de la
tristesse dont parle l'objection ne sont pas prises de la diversité de leurs
objets, mais en fonction de leurs effets et selon des points de vue
particuliers. Aussi n'est-il pas nécessaire que ces espèces de la tristesse
correspondent aux espèces de la crainte dont il s'agit ici, et qui sont
déterminées par division propre de l'objet même de la crainte.
2. Le sujet est maître de
son action pour autant qu'il l'exerce. Mais quelque circonstance de cette
action peut sembler dépasser les capacités du sujet et motiver son refus
d'agir. C'est à ce point de vue qu'on fait de la paresse, de la honte et de la
pudeur des espèces de la crainte.
3. Au sujet d'un acte passé
on peut craindre les reproches ou l'opprobre à venir. C'est pour, cela que la
pudeur est une espèce de crainte.
4. Ce n'est pas n'importe
quel étonnement et n'importe quelle stupeur qui sont des espèces de la crainte,
mais l'étonnement relatif à la grandeur dans le mal, et la stupeur au sujet
d'un mal insolite. Ou bien on peut répondre que, de même que la paresse fuit le
labeur de l'activité extérieure, ainsi l'étonnement et la stupeur fuient la
difficulté de considérer quelque chose de grand ou d'insolite, soit en bien
soit en mal ; de telle sorte que l'étonnement et la stupeur soient à l'acte de
l'esprit ce que la paresse est à l'acte extérieur.
5. Celui qui est dans l'étonnement se refuse au moment même à donner son jugement sur ce qui le frappe, dans la crainte de se tromper, mais il s'enquiert de l'avenir. Au contraire, celui qui est dans la stupeur craint à la fois de juger au moment même et de s'enquérir de l'avenir. C'est pourquoi l'étonnement est le principe de la recherche philosophique, tandis que la stupeur y fait obstacle.
1. Est-ce le bien qui est l'objet de la crainte, ou le mal ? - 2. Le mal de nature est-il objet de crainte ? - 3. La crainte porte-t-elle sur le mal du péché ? - 4. Peut-on craindre la crainte elle-même ? - 5. Craint-on davantage les maux imprévus ? - 6. Craint-on davantage les maux irrémédiables ?
Objections :
1. Il semble que le bien
soit l'objet de la crainte, car S. Augustin écrit : "Nous ne craignons
rien si ce n'est, pour ce que nous aimons, de le perdre quand nous le
possédons, ou de ne pas l'obtenir quand nous l'espérons." Or ce que nous
aimons, c'est le bien ; la crainte regarde donc le bien comme son objet propre.
2. "Le pouvoir est
chose redoutable, dit Aristote, et aussi de s'appuyer sur autrui." Mais ce
sont là des biens. Le bien est donc objet de la crainte.
3. En Dieu, il ne peut
exister rien de mal. Or il nous est commandé de craindre Dieu, selon cette
parole du Psaume (34, 10) : "Craignez le Seigneur, vous, les saints."
Donc la crainte aussi porte sur le bien.
Cependant :
S. Jean Damascène écrit que la
crainte a pour objet le mal à venir.
Conclusion :
La crainte est un mouvement de l'appétit. Or, selon Aristote, cette puissance comporte un double mouvement : de poursuite et de fuite. C'est le bien que l'on poursuit ; c'est le mal que l'on fuit. Tout mouvement de la puissance appétitive impliquant une poursuite aura donc pour objet un bien ; tout mouvement de fuite aura pour objet un mal. Aussi, puisque la crainte implique qu'on fuit quelque chose, c'est le mal que, premièrement et de soi, elle regarde comme son objet propre.
Cependant, elle peut aussi viser le bien, pour autant qu'il a lui-même rapport au mal. Cela peut arriver de deux façons.
Selon la première, le mal nous prive d'un bien. C'est précisément en cette privation que le mal consiste. Fuir le mal, dans sa raison propre de mal, c'est donc le fuir à cause du bien dont il nous prive et que l'amour nous fait rechercher. C'est en ce sens que S. Augustin disait : on n'a qu'un motif de crainte, c'est la perte du bien qu'on aime.
D'une autre façon, on rattache le bien au mal en tant qu'il en est la cause, c'est-à-dire que tel bien peut avoir une influence préjudiciable à ce que nous aimons. Nous avons dit que l'espoir regarde deux objets : le bien à quoi il tend, et l'intermédiaire de qui il espère obtenir l'objet de son désir. De même pour la crainte : elle regarde deux objets : le mal qu'elle fuit, et ce bien qui peut par sa puissance infliger un mal. C'est en ce sens que l'on craint Dieu, pour le châtiment spirituel ou corporel qu'il peut infliger. Ainsi craint-on également les puissants, surtout quand on les a blessés ou qu'ils sont injustes, car ils ont tout pouvoir de nuire. On craint aussi de "s'appuyer sur autrui", c'est-à-dire d'être en son pouvoir parce qu'il peut nous nuire. C'est ainsi que le criminel craint qu'on ne révèle son crime.
Cela donne la réponse aux objections.
Objections :
1. Il semble que non car,
selon le Philosophe "la crainte conduit à délibérer". Or, dit-il
lui-même, nous ne délibérons pas sur les événements naturels. La crainte ne
porte donc pas sur le mal de nature.
2. L'homme est constamment
sous la menace es maux naturels comme la mort. Donc, si de tels maux étaient
objet de crainte, il faudrait que l'on soit toujours sous le coup de la
crainte.
3. La nature ne se
contredit pas. Or certains maux viennent d'elle. Donc la crainte qu'ils nous
inspirent ne peut être le fait de la nature. Une crainte naturelle ne peut donc
correspondre, malgré les apparences, à un mal naturel.
Cependant :
le Philosophe écrit que "la
mort est le plus terrible de tous les maux" ; et la mort est un mal de
nature.
Conclusion :
La crainte, au dire d'Aristote, provient de "la représentation d'un mal futur, destructif ou affligeant". Affligeant quand il contrarie la volonté ; destructif quand il contrarie la nature ; tel est le mal de nature, qui peut donc être objet de crainte.
Mais il faut remarquer ceci : le mal de nature (ou physique) provient parfois d'une cause naturelle. Il mérite alors doublement ce nom, car non seulement il s'attaque à la nature, mais il est un effet de la nature ; ainsi la mort naturelle, et autres maux semblables. Il arrive aussi que le mal physique soit produit par une cause non naturelle : telle la mort violente infligée par un persécuteur. Dans l'un et l'autre cas, le mal physique ou naturel est objet de crainte à un certain point de vue, et ne l'est pas à un autre. La crainte provient, nous dit Aristote, de la "représentation d'un mal futur". Tout ce qui écarte cette représentation d'un malheur à venir, éloigne du même coup la crainte. Or nous pouvons croire qu'un mal n'est pas futur pour deux motifs. Ou bien c'est un mal éloigné et à longue échéance ; à cause de cet éloignement, on ne se représente pas qu'il doive arriver. On ne le craint guère ou pas du tout. "Ce qui est très éloigné, dit le Philosophe, n'inspire pas la crainte ; tous savent qu'ils mourront, mais comme ce n'est pas imminent, on ne s'en inquiète pas." Ou encore, ce mal futur nous ne le considérons pas comme tel, parce que sa fatalité nous le fait considérer comme présent. C'est ce que dit encore Aristote : "Ceux qu'on va décapiter, ce n'est pas de la crainte qu'ils éprouvent" - ils voient bien qu'il leur faut mourir tout de suite - "pour éprouver la crainte, il faut qu'il reste un espoir de salut".
C'est ainsi que les maux naturels
n'engendrent pas de crainte, faute de prendre place dans nos perspectives
d'avenir. Mais si ce mal de nature, qui est destructeur, est estimé tout
proche, mais avec un espoir d'y échapper, c'est alors que nous le craindrons.
Solutions :
1. Le mal physique n'est
pas toujours produit par la nature, nous venons de le dire. Et même quand il en
vient, si l'on ne peut l'éviter totalement, on peut du moins le retarder. Dans
cet espoir, on peut délibérer sur le moyen de s'y soustraire.
2. Le mal de nature, bien
qu'il soit toujours menaçant, ne l'est pourtant pas toujours immédiatement.
Ainsi ne le craint-on pas continuellement.
3. La mort et les autres maux naturels sont causés par la nature générale ; pourtant la nature particulière s'y oppose autant q.u'elle peut. C'est l'inclination de la nature particulière qui provoque la douleur et la tristesse relatives à ces maux, quand ils sont présents, et la crainte quand ils sont dans un avenir proche.
Objections :
1. "La crainte chaste,
dit S. Augustin, fait redouter la séparation d'avec Dieu." Mais il n'y a
que le péché qui nous sépare de Dieu, selon Isaïe (59, 2) : "Ce sont vos
péchés qui ont creusé un abîme entre vous et votre Dieu." La crainte peut
donc porter sur le mal du péché.
2. Cicéron écrit : "Ce
que nous craignons en envisageant l'avenir est ce qui, présent, nous
attriste." Or on peut s'affliger ou s'attrister de ce mal qu'est le péché.
On peut donc craindre également le mal du péché.
3. L'espoir s'oppose à la
crainte. Or l'espoir peut porter sur le bien de la vertu, d'après Aristote, et
d'après S. Paul, qui écrit (Ga 5, 10) : "J'ai cette confiance en vous dans
le Seigneur, que vous ne penserez pas autrement." Donc la crainte peut
avoir pour objet le mal du péché.
4. La pudeur est une espèce
de la crainte, nous l'avons dit récemment. Or elle concerne un fait honteux qui
est ce mal du péché. Donc la crainte également.
Cependant :
d'après Aristote, "tous les
maux ne sont pas à craindre : ainsi on ne craint pas d'être injuste ou lent
d'esprit".
Conclusion :
De même, avons-nous dit que l'objet de l'espoir est le bien futur et difficile auquel il est possible d'atteindre, de même l'objet de la crainte est le mal dont on prévoit qu'il ne sera pas facile de l'éviter. Concluons-en que ce qui est totalement en notre pouvoir et ne dépend que de notre volonté n'a pas de quoi nous effrayer. Cela seul peut susciter la crainte qui dépend d'une cause extérieure à nous. Or le mal du péché a pour cause propre la volonté humaine ; il n'est donc pas proprement objet de crainte.
Mais parce que la volonté humaine
peut subir une influence extérieure, si celle-ci dispose d'un grand pouvoir
pour nous entraîner à mal faire, nous pouvons craindre de pécher, dans la
mesure où ce mal est le fait d'une cause extérieure ; par exemple on craint de
demeurer dans la compagnie des méchants, de peur qu'ils ne nous induisent à
pécher. Mais à proprement parler, ce que l'on craint dans cette situation,
c'est la force de l'entraînement plus que l'aspect propre du péché car, en tant
qu'il est volontaire, celui-ci ne laisse pas de place à la crainte.
Solutions :
1. La séparation d'avec Dieu
est une certaine peine consécutive au péché ; et toute peine provient en
quelque manière d'une cause extérieure.
2. La tristesse et la
crainte se rencontrent en un point : elles ont toutes deux le mal pour objet.
Mais elles diffèrent à un double titre. D'abord en ce que la tristesse regarde
le mal présent ; la crainte, le mal à venir. Puis, du fait que la tristesse
étant dans le concupiscible, elle se rapporte au mal pris absolument, si bien
qu'elle peut concerner n'importe quel mal, grand ou petit ; la crainte, au
contraire, passion de l'irascible, a pour objet le mal ardu et difficile,
difficulté qui disparaît dans la mesure où la chose est au pouvoir de notre
volonté. C'est pourquoi nous ne craignons pas tous les maux à venir, dont nous
nous affligeons lorsqu'ils sont là, mais certains d'entre eux : ceux qui sont
difficiles à éviter.
3. L'espoir a pour objet un
bien accessible. On y atteint de soi-même, ou par le secours d'autrui. C'est
pourquoi l'espoir peut porter sur un acte de vertu, lequel est en notre
pouvoir. Mais la crainte a pour objet un mal qui échappe à notre pouvoir. Aussi
le mal que l'on craint suppose-t-il toujours une cause extérieure à nous.
Tandis que le bien qu'on espère peut dépendre soit de nous, soit d'une cause
extérieure.
4. La pudeur n'est pas une crainte portant sur l'acte même du péché, mais sur la honte ou le mépris qui s'ensuit, et qui a une cause extérieure.
Objections :
1. Il semble qu'on ne
puisse craindre la crainte. Car, tout ce que l'on craint, on veille par la
crainte à ne pas le perdre : ainsi, celui qui craint de perdre la santé la
garde grâce à cette crainte. Donc, si l'on craint la crainte, on se gardera
d'elle par la crainte. Ce qui est contradictoire.
2. La crainte est une sorte
de fuite. Mais rien ne se fuit soi-même. Donc la crainte ne craint pas la
crainte.
3. La crainte porte sur le
futur. Or celui qui craint est déjà dans la crainte. Il ne peut donc craindre
la crainte.
Cependant :
on peut aimer l'amour, et
s'attrister de sa tristesse. Pour la même raison, on peut donc craindre la
crainte.
Conclusion :
Nous venons de dire à l'Article précédent que cela seul a
raison d'objet à craindre, qui vient d'une cause extrinsèque, et non ce qui
dépend de notre volonté. Or, la crainte pour une part dépend de causes
extérieures, et pour une part est soumise à la volonté. Elle dépend d'une cause
extérieure en tant qu'elle est une passion consécutive à l'image d'un péril
menaçant. Et, à cet égard, on peut craindre d'avoir peur : c'est redouter de ne
pouvoir échapper à la crainte, devant l'approche d'un mal considérable. Mais la
crainte est soumise à la volonté en tant que l'appétit inférieur obéit à la
raison ; on peut donc refouler la crainte. A ce point de vue, S. Augustin a
raison de dire que la crainte ne peut se faire craindre. Mais comme on pourrait
utiliser ses arguments à montrer que la crainte n'est aucunement à craindre, il
faut y répondre.
Solutions
:
1. On ne craint pas uniformément
toutes chose ; la crainte elle-même se diversifie selon ses objets. Rien
n'empêche donc qu'une crainte ne préserve d'une autre et que la précaution
qu'elle inspire nous garde d'éprouver cette autre crainte.
2. La crainte d'un mal
imminent se distingue de la crainte par laquelle on craint cette crainte. Il ne
s'ensuit pas qu'un être se fuie soi-même ou qu'il s'identifie à la fuite de
soi-même.
3. Selon cette distinction entre diverses craintes, on peut craindre présentement une crainte future.
Objections :
1. L'extraordinaire et
l'imprévu n'ont rien, semble-t-il, qui doive nous effrayer particulièrement.
Car la crainte est au mal ce que l'espoir est au bien. Or l'expérience accroît
l'espoir du bien. Donc elle agit aussi pour accroître la crainte du mal.
2. D'après Aristote, ce que
l'on craint davantage, "ce ne sont pas les colères violentes, mais la
douceur et la fourberie". Or il est évident que les coléreux ont davantage
d'emportements imprévus. Donc ce qui est soudain est moins redoutable.
3. Ce qui arrive subitement
permet moins de réflexion. Or certaines choses sont d'autant plus redoutables
qu'on y réfléchit davantage. Ce qui fait dire au Philosophe : "Certains
paraissent courageux à cause de leur ignorance ; quand ils constatent
l'inexactitude de leurs conjectures, ils prennent la fuite." On craint
donc moins ce qui arrive soudainement.
Cependant :
S. Augustin écrit : "La
crainte redoute les assauts insolites et soudains contre les êtres qu'elle aime
et dont elle veut protéger la sécurité."
Conclusion :
L'objet de la crainte, nous l'avons déjà dit, est un mal dont la menace ne peut être écartée facilement. Cela pour deux raisons : l'ampleur du péril, et la faiblesse de celui qui le craint. A cette double difficulté contribue le caractère insolite et soudain de l'événement.
D'abord il donne au mal menaçant
une apparence plus considérable. Car plus on réfléchit, plus on tient pour peu
de choses les biens et les maux corporels. S'il est vrai que, le mal une fois
présent, sa durée adoucit la douleur, comme le montre Cicéron, la crainte du
mal à venir diminue quand on a le loisir d'y penser à l'avance. Ensuite
l'insolite et l'imprévu augmentent la faiblesse chez celui qui craint, en tant
qu'ils lui retirent l'usage des remèdes qu'on peut préparer pour repousser un
mal futur ; car ceux-ci sont impuissants quand le mal surgit à l'improviste.
Solutions :
1. L'objet de l'espoir est
le bien que l'on peut atteindre. Donc, tout ce qui augmente le pouvoir de
l'homme est de nature à augmenter l'espoir et, pour la même raison, à diminuer
la crainte, puisque la crainte a pour objet le mal auquel on peut difficilement
résister. Par suite, l'expérience diminue la crainte, comme elle augmente
l'espoir, parce qu'elle rend l'homme plus capable d'agir.
2. Ceux dont la colère est
violente ne la cachent pas, et c'est pourquoi les dommages qu'ils peuvent
causer ne sont pas tellement soudains qu'on ne puisse les prévoir. Mais les
hommes doux et fourbes dissimulent leur colère ; le mal qu'ils s'apprêtent à
faire ne peut être prévu et arrive à l'improviste. C'est pour cela, dit le
Philosophe, qu'on les craint davantage.
3. A prendre les choses en soi, biens et maux corporels paraissent plus importants au début. La raison en est dans ce fait que les apparences se trouvent toujours rehaussées par la juxtaposition de leur contraire. Passe-t-on sans gradation de la pauvreté à la richesse, le contraste donne plus de prix à ce nouvel état. A l'opposé, le riche soudainement ruiné trouve la pauvreté plus horrible. C'est pourquoi la soudaineté du malheur accroît la crainte qu'il suscite ; l'impression de mal est plus forte. Mais il peut arriver qu'on ne voie pas du premier coup toute l'ampleur d'un mal ; par exemple quand l'ennemi s'embusque traîtreusement. Il est vrai alors qu'une vue plus exacte des choses fait paraître le mal plus redoutable.
Objections :
1. Il semble qu'il ne le
faut pas. En effet, pour qu'il y ait crainte, il faut que subsiste quelque
espoir de salut, nous l'avons dit à l'article 2. Donc de tels maux n'inspirent
aucune crainte.
2. Au mal de la mort, il
n'y a pas de remède ; les forces naturelles ne peuvent ramener de la mort à la
vie. Et pourtant la mort n'est pas ce que l'on craint le plus, au dire
d'Aristote. L'irrémédiable n'est donc pas redouté davantage que le reste.
3. Selon Aristote, "un bien qui se prolonge n'est pas davantage un bien que le bien d'un seul jour ; le bien n'est pas plus le bien, qu'il dure toujours ou non". Cela vaut aussi pour le mal. Or les maux sans remède ne semblent différer des autres que par la durée ou la perpétuité. Ils n'en sont donc pas pires, ou plus à craindre.
En sens contraire : "Ce qu'il y a de plus redoutable dans ce qui suscite la
crainte, dit Aristote, ce sont les fautes irréparables, les situations pour
lesquelles on ne trouve pas de secours, ou difficilement."
Conclusion :
L'objet de la crainte, c'est le
mal. Tout ce qui contribue à le rendre pire accroît la crainte. Or le mal peut
être rendu plus grand , non seulement en ce qui le spécifie comme tel , mais du
fait des circonstances, comme on l'a dit précédemment. Entre toutes, la durée,
ou encore la perpétuité sont celles qui paraissent davantage aggraver le mal.
Ce qui est dans le temps se mesure en effet, à certains égards, par sa durée ;
si c'est un mal de souffrir une chose pendant un temps donné, l'endurer deux
fois plus longtemps nous paraît double mal. Subir indéfiniment le même mal, ou
subir une douleur perpétuelle, c'est, pour la même raison, ne plus voir de
limites à l'accroissement du mal. Quand surviennent des maux auxquels on ne
peut plus remédier, ou très difficilement, on les tient pour installés à
jamais, ou pour longtemps. Et c'est pourquoi on les craint par-dessus tout.
Solutions :
1. Il y a deux sortes de
remèdes au mal. L'un est préventif ; quand il est impossible, l'espoir
disparaît et, par suite, la crainte. Ce n'est donc pas de ce remède que nous
parlons. - L'autre remède est celui qui chasse le mal déjà présent ; c'est de
lui qu'il s'agit ici.
2. Bien que la mort soit un
mal irrémédiable, on ne la craint pas, parce qu'elle n'est pas imminente, nous
l'avons dit.
3. Dans ce texte, le Philosophe parle du bien en soi, dans sa spécificité propre. Ainsi ne devient-il pas meilleur parce qu'il se prolonge ou se perpétue, mais à cause de sa nature de bien.
1. L'amour cause-t-il la crainte
? - 2. L'insuffisance cause-t-elle la crainte ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car ce
qui introduit une chose en est cause. Or "la crainte introduit l'amour de
charité", dit S. Augustin. C'est donc la crainte qui est cause de l'amour,
et non l'inverse.
2. Le Philosophe écrit que
"l'on craint surtout ceux dont on attend quelque mal". Or, du fait
que nous attendons du mal de quelqu'un, nous sommes plus provoqués à le haïr
qu'à l'aimer. La crainte a donc pour cause la haine plutôt que l'amour.
3. On a déjà dit que ce qui
vient de nous-même n'est pas objet de crainte. Or ce qui est inspiré par
l'amour vient du plus intime de notre coeur. La crainte n'est donc pas causée
par l'amour.
Cependant :
S. Augustin écrit "Personne ne
doute qu'il n'y a pas d'autre raison de craindre que celle de perdre ce que
nous aimons quand nous le possédons, ou ne pouvoir l'obtenir quand nous
l'espérons." Toute crainte vient donc de ce que nous aimons quelque chose.
Donc l'amour est cause de la crainte.
Conclusion :
Les objets des passions ont le même rapport avec elles que les formes avec les réalités de la nature ou de l'art. C'est de leurs objets qu'elles reçoivent leur spécification, comme les oeuvres de la nature et de l'art sont spécifiées par leurs formes. Donc, si tout ce qui produit la forme constitutive d'une réalité est cause de celle-ci, la passion dépendra de même de toute causalité exercée, de quelque manière que ce soit, par son objet. Il peut s'agir alors d'une causalité ou de type efficient, ou s'exerçant par mode de disposition matérielle. Prenons l'objet du plaisir. C'est un bien, qu'on reconnaît tel, en harmonie avec le sujet, uni à lui. Sa cause efficiente est ce qui réalise l'union, ou ce qui est source de convenance ou de bonté, ou de ce qui paraît tel. Quant à la causalité dispositive, elle tient à un habitus du sujet, ou à toute disposition grâce à laquelle s'établit, entre lui et le bien qui lui est uni, un rapport de convenance réelle ou apparente.
Ainsi donc, dans notre cas, l'objet
de la crainte est ce qu'on reconnaît comme un mal, futur et prochain, auquel on
pourra difficilement résister. Ce qui peut susciter un tel mal cause
effectivement l'objet de la crainte, et par conséquent la crainte elle-même. Ce
qui nous dispose de telle sorte que ce mal nous apparaisse ainsi, cause la
crainte et son objet par mode de disposition matérielle. C'est de cette manière
que l'amour engendre la crainte. Qui aime trouve mauvais ce qui pourrait le priver
de son bien, et par conséquent le craint comme un mal.
Solutions :
1. A titre essentiel et
premier, nous l'avons dit, la crainte est relative au mal qu'elle nous fait
fuir et qui s'oppose au bien qu'on aime. De soi, la crainte naît donc de
l'amour. Mais, secondairement, elle regarde, pour le craindre, ce qui peut
causer un tel dommage. C'est ainsi que, par accident, la crainte introduit
l'amour : celui qui craint que Dieu le punisse, observe ses commandements,
commence ainsi d'espérer, et s'ouvre par là même à l'amour, comme en l'a dit
plus haut.
2. Celui dont on attend du
mal, on éprouve d'abord pour lui de la haine, mais dès qu'on commence à espérer
de lui quelque bien, on commence à l'aimer. Quant au bien opposé au mal que
l'on craint, il était aimé dès le début.
3. L'objection vient de ce que l'on n'envisage que la causalité efficiente. Or c'est par mode de causalité dispositive que l'amour est cause de la crainte, on vient de le dire.
Objections :
1. Il ne semble pas, car on
craint surtout ceux qui sont puissants. Or l'insuffisance s'oppose à la
puissance ; elle n'est donc pas cause de crainte.
2. Le condamné qu'on va
exécuter est au maximum de l'insuffisance. Mais il ne connaît pas la crainte,
dit Aristote.
3. Combattre est signe de
courage non d'insuffisance. Or "les antagonistes se craignent
mutuellement", dit encore Aristote. Donc l'insuffisance n'est pas cause de
crainte.
Cependant :
les contraires ont des causes
contraires. Or "la richesse, la force, le grand nombre d'amis et le
pouvoir chassent la crainte", selon Aristote. Donc l'insuffisance de tout
cela cause la crainte.
Conclusion :
Nous l'avons dit dans l'Article précédent, on peut distinguer une double cause de crainte : l'une agit par manière de disposition matérielle, du côté de celui qui craint ; l'autre par manière de cause efficiente, du côté de celui que l'on craint. Au premier point de vue, l'insuffisance est, de soi, cause de crainte ; car l'insuffisance de force ne nous permet pas de repousser facilement le mal qui nous menace. Cependant, pour causer la crainte, il faut une insuffisance d'une certaine proportion. L'insuffisance qui cause la crainte d'un mal à venir est moins grave que celle qui vient du mal présent, objet de la tristesse. Et l'insuffisance serait plus grande encore si elle enlevait totalement le sens du mal ou l'amour du bien dont on craint le contraire.
Au second point de vue, c'est la
puissance et la force qui, de soi, engendrent la crainte. Si ce que nous
percevons comme nuisible est puissant, nous ne pourrons guère en repousser les
effets. Par accident, pourtant, il peut se faire que nous ayons à craindre les
résultats d'une insuffisance de l'adversaire, quand il lui arrive de vouloir
nuire : par injustice, ou bien parce qu'il a été lésé, ou redoute de l'être.
Solutions :
1. L'argument n'envisage la
crainte que du point de vue de sa cause efficiente.
2. Ceux que l'on va
décapiter souffrent un mal présent. Leur insuffisance est sans commune mesure
avec la crainte.
3. Au combat, la crainte procède non de la force que l'on met à se battre, mais de son insuffisance éventuelle, qui fait douter de la victoire.
1. La crainte a-t-elle un effet de contraction ? - 2. Pousse-t-elle à délibérer ? - 3. Fait-elle trembler ? - 4. Empêche-t-elle l'action ?
Objections :
1. Il semble que non, car
la contraction ramène au dedans la chaleur et les esprits vitaux. Il en résulte
une dilatation du coeur qui pousse à attaquer avec audace, comme on le voit
chez les gens en colère. Or, dans la crainte, c'est le contraire qui arrive,
elle ne provoque donc pas de contraction.
2. L'accumulation
intérieure de la chaleur et des esprits vitaux par la contraction fait pousser
des cris ; c'est évident chez ceux qui souffrent. Or dans la crainte on ne
donne pas de voix, on devient plutôt taciturne. Donc la crainte ne produit pas
de contraction.
3. La pudeur est une des
espèces de la crainte, on l'a dit. Or Cicéron et Aristote notent que "la
pudeur fait rougir". Mais la rougeur du visage n'est pas un signe de
contraction, au contraire. La contraction n'est donc pas un effet de la
crainte.
Cependant :
S. Jean Damascène écrit que
"la crainte a un effet de systole", c'est-à-dire de contraction.
Conclusion :
Nous avons dit précédemment que
dans les passions de l'âme le mouvement même de la puissance appétitive est
comme l'élément formel, et la modification organique, l'élément matériel. Il y
a correspondance de l'un à l'autre. D'où une ressemblance entre les
caractéristiques des mouvements de l'appétit et la modification physique qui
s'ensuit. Sur le plan sensible la crainte implique une contraction. C'est parce
qu'elle provient de la représentation d'un mal menaçant, qu'il est difficile de
repousser. Cette difficulté vient elle-même de notre manque de force. On a dit
tout cela. Or, plus cette faiblesse est grande, plus notre champ d'action se
rétrécit. De là vient que l'appréciation d'où procède la crainte produit une
contraction dans la puissance appétitive. Nous voyons même, chez les mourants,
la puissance vitale se retirer au-dedans, par l'affaiblissement de son énergie
; et quand, dans une cité, les habitants ont peur, ils quittent les faubourgs
et se réfugient autant que possible vers le centre. A l'image de cette
contraction qui ressortit à l'appétit sensible, la crainte produit dans
l'organisme cette contraction qui ramène à l'intérieur la chaleur naturelle et
les esprits vitaux.
Solutions :
1. D'après Aristote, bien
que dans la crainte les esprits se retirent de l'extérieur vers l'intérieur,
leur mouvement n'est cependant pas le même que dans la colère. Dans la colère,
les esprits sont chaleureux et subtils, par suite du désir de vengeance, ils
ont donc tendance à monter. Ainsi se rassemblent-ils dans la région du coeur,
ce qui rend les gens en colère prompts et audacieux pour attaquer. Mais dans la
crainte, à cause de l'envahissement du froid, les esprits ont tendance à
descendre, ce froid venant de ce qu'on se représente son insuffisance. Loin de
se rassembler dans la région du coeur, la chaleur et les esprits s'enfuient
loin du coeur. Et c'est pourquoi ceux qui ont peur tardent à attaquer, et
prennent plutôt la fuite.
2. Il est naturel à un être
qui souffre, homme ou bête, de mettre tout en oeuvre pour repousser le mal
présent qui cause sa douleur ; ainsi voyons-nous les animaux qui souffrent
mordre ou donner des coups de corne. Or dans la vie animale la chaleur et les
esprits sont d'un très grand secours pour tout. Aussi dans la douleur la nature
conserve-t-elle la chaleur et les esprits à l'intérieur, afin de les utiliser à
repousser le mal. Cette chaleur et ces esprits accumulés finissent par
s'échapper, dit Aristote sous forme de cris ou de paroles. C'est pourquoi ceux
qui souffrent ne peuvent s'empêcher de crier. - Mais chez ceux qui ont peur, le
mouvement intérieur de la chaleur et des esprits va du coeur aux régions inférieures,
comme nous venons de le dire. De sorte que la crainte s'oppose à la formation
de la voix, produite par l'émission des esprits vers les parties supérieures et
vers la bouche. De là vient que la crainte rend muet, et aussi, qu'elle
"rend tremblant", dit Aristote.
3. Les périls de mort ne sont pas seulement contraires à l'appétit animal, mais aussi à la nature. C'est pourquoi, quand on les craint, la contraction n'est pas seulement le fait de l'appétit, mais une réaction corporelle de la nature. L'être aimé, parce qu'il imagine sa mort, éprouve une contraction de la chaleur vers le dedans, semblable à celle qui se produit naturellement à l'approche de la mort. "La crainte de la mort fait pâlir", remarque Aristote. - Quant au mal qui est objet de crainte dans la pudeur, il ne s'oppose pas à la nature, mais seulement à l'appétit. Aussi la contraction procède-t-elle de celui-ci, sans réaction d'origine proprement physique. C'est de l'âme que tout vient plutôt : contractée en quelque sorte sur elle-même, elle libère les esprits et la chaleur, qui se répandent vers les extrémités. C'est pourquoi la pudeur fait rougir.
Objections :
1. Il ne semble pas, car ce
qui empêche la délibération ne peut être ce qui la favorise. Or la crainte
empêche la délibération, car toute passion trouble le calme requis au bon
emploi de la raison.
2. Le conseil est un acte
de la raison méditant et délibérant sur les choses à venir. Or il y a une
crainte "qui chasse les pensées et fait sortir l'esprit de lui-même",
selon Cicéron. Donc la crainte ne favorise pas la délibération, elle l'empêche.
3. On ne délibère pas
seulement pour éviter des maux, mais aussi pour obtenir des biens. Mais de même
que la crainte regarde les maux à éviter, l'espérance regarde les biens à
obtenir. Donc la crainte ne favorise pas la délibération plus que ne fait
l'espoir.
Cependant :
le Philosophe écrit : "La
crainte dispose au conseil."
Conclusion :
On peut être jugé disposé au conseil de deux manières. 1° Par la volonté ou le souci de recourir au conseil. En ce sens la crainte dispose au conseil. Car, selon le Philosophe, "nous prenons conseil au sujet des choses importantes où nous nous défions en quelque sorte de nous-même." Or ce qui provoque la crainte n'est pas le mal pur et simple, mais le mal d'une certaine importance, du fait qu'il nous apparaît comme difficile à repousser et aussi qu'il se présente comme tout proche, nous l'avons déjà dit. Aussi est-ce surtout sous le coup de la crainte que les hommes cherchent à prendre conseil.
2° On est disposé au conseil en ce
sens que l'on a la faculté de bien délibérer. Ni la crainte ni une autre
passion ne favorise l'exercice de cette faculté. Car l'homme affecté de quelque
passion voit les choses plus grandes ou plus petites qu'elles ne sont en
réalité : celui qui aime voit ce qu'il aime en mieux ; celui qui craint croit
les choses plus terribles qu'elles ne sont. De sorte que toute passion, autant
qu'il est en elle, par le défaut de rectitude dans le jugement gêne la faculté
de bien délibérer.
Solutions :
1. Cela donne la réponse à
la première objection.
2. Plus une passion est
forte, et plus celui qui en est affecté se trouve empêché par elle. Et c'est
pourquoi, quand la crainte est intense, on veut assurément délibérer, mais on
est troublé à tel point dans ses pensées qu'on ne peut prendre aucun parti.
Cependant si la crainte est faible, provoquant le souci de la réflexion et ne
troublant pas beaucoup la raison, elle peut aussi contribuer à la rectitude de
la délibération, à cause de la préoccupation qu'elle produit.
3. L'espoir aussi dispose au conseil car, pour Aristote, "personne ne délibère au sujet de ce dont il désespère", ni au sujet d'entreprises impossibles. Cependant la crainte porte davantage à délibérer que l'espoir car, tandis que l'espoir porte sur le bien en tant que nous pouvons l'atteindre, la crainte porte sur le mal en tant qu'il est difficilement évitable, de sorte que la crainte a plus de rapport que l'espoir avec la difficulté. Or, c'est dans les difficultés, surtout celles où nous nous défions de nous-même, que nous prenons conseil, comme nous venons de le dire.
Objections :
1. Il ne semble pas car,
d'une part, le tremblement vient du froid (nous voyons en effet trembler ceux
qui ont froid) et, d'autre part, la crainte ne semble pas provoquer le froid,
mais plutôt la chaleur qui dessèche : sous le coup de la crainte on a soif,
surtout dans les grandes craintes, comme on le voit chez ceux que l'on conduit
à la mort. La crainte ne fait donc pas trembler.
2. L'éjection d'éléments
superflus provient de la chaleur ; aussi, le plus souvent, les remèdes laxatifs
sont-ils chauds. Or ces sortes d'éjections arrivent fréquemment sous le coup de
la peur. Celle-ci semble donc causer la chaleur et non le tremblement.
3. Dans la crainte, la
chaleur est ramenée de la périphérie à l'intérieur. Donc, si c'est à cause de
ce retrait de la chaleur que l'homme tremble dans ses membres extérieurs, il
semble qu'il devrait trembler pareillement de peur dans tous ses membres
extérieurs. Or cela ne se produit pas. Le tremblement du corps n'est donc pas
un effet de la crainte.
Cependant :
Cicéron écrit que le
"tremblement, la pâleur, le claquement des dents sont un effet de la
peur".
Conclusion :
Comme nous l'avons dit, la crainte
amène une certaine contraction de l'extérieur vers l'intérieur ; d'où le froid
aux extrémités. Et c'est cela qui produit le tremblement. Celui-ci a pour cause
la faiblesse de l'énergie qui maintient la cohésion des membres. Cet
affaiblissement a pour cause principale la perte de la chaleur dont l'âme a
besoin pour imprimer son mouvement, selon Aristote.
Solutions :
1. Lorsque la chaleur est
rappelée de la périphérie à l'intérieur, elle s'accumule au-dedans et surtout
dans les régions inférieures, c'est-à-dire dans les organes de la nutrition. De
sorte que l'élément humide est consumé et que la soif se fait sentir. Il arrive
aussi que le ventre se relâche, qu'il y a éjection d'urine et parfois même de
sperme. A moins que cela ne provienne, dit Aristote, de la contraction des
entrailles et des testicules.
2. Cela donne la réponse à
la deuxième objection.
3. Dans la crainte, la chaleur abandonne le coeur et descend dans les régions inférieures. C'est pour cela que le coeur surtout est saisi de tremblement, et aussi les membres qui ont quelque liaison avec la poitrine, où se trouve le coeur. Aussi voit-on ceux qui craignent trembler surtout de la voix, à cause de la proximité de la trachée-artère avec le coeur. La lèvre inférieure tremble aussi et toute la mâchoire inférieure, en raison de leur continuité avec le coeur, ce qui amène le claquement des dents. Pour la même raison, les bras et les mains se mettent à trembler. - On peut répondre aussi que ces sortes de membres sont plus mobiles. C'est ainsi que les genoux tremblent dans la crainte, selon cette parole d'Isaïe (35, 3) : "Fortifiez les mains défaillantes, affermissez les genoux tremblants."
Objections :
1. Apparemment oui, car ce
qui empêche surtout d'agir c'est le trouble de la raison, directrice de
l'action. Or la crainte trouble la raison. Donc elle empêche d'agir.
2. Quand on fait quelque
chose avec crainte, on manque plus facilement son affaire ; il est difficile
d'avancer sans tomber, sur une poutre haut placée, parce qu'on prend peur ; on
ne tomberait pas si l'on marchait sur la même poutre placée par terre, car la
crainte aurait disparu.
3. La paresse, ou
indolence, est une forme de crainte. Or elle empêche d'agir.
Cependant :
"Travaillez à votre salut avec
crainte et tremblement", écrit S. Paul (Ph 2, 12). Il ne parlerait pas
ainsi si la crainte empêchait de bien agir.
Conclusion :
Notre activité extérieure procède
de l'âme comme principe moteur, et des membres comme instruments. Or il arrive
qu'une opération puisse être gênée dans son exercice par une défectuosité soit
de l'instrument soit du moteur principal. Du point de vue des organes
corporels, la crainte, en ce qui dépend d'elle, est toujours de nature à gêner
l'activité extérieure par la perte de chaleur qu'elle entraîne dans les
membres. Mais du point de vue de l'âme, s'il s'agit d'une crainte modérée qui
ne trouble pas beaucoup la raison, elle aide à bien agir, car elle donne du
souci et rend plus attentif dans la délibération et dans l'action. Mais si la
crainte prend de telles proportions qu'elle bouleverse complètement la raison,
elle empêche d'agir, même au point de vue de l'âme. Mais ce n'est pas le cas
envisagé par S. Paul.
Solutions :
1. Cela répond à la
première objection.
2. Ceux qui tombent d'une
poutre élevée ont leur imagination troublée par la crainte d'une chute que
cette faculté leur représente.
3. Tous ceux qui craignent fuient ce qu'ils craignent. C'est pourquoi la paresse, craignant l'activité elle-même, en tant qu'elle est laborieuse, entrave l'activité parce qu'elle en éloigne la volonté. Cependant, quand la crainte porte sur d'autres objets, elle favorise l'activité en tant qu'elle pousse la volonté à agir pour éviter ce qui est craint.
1. L'audace est-elle contraire à
la crainte ? - 2. Quel rapport a-t-elle avec l'espoir ? - 3. La cause de
l'audace. - 4. Son effet.
Objections :
1. Il ne semble pas, car S.
Augustin écrit que "l'audace est un vice". Or le vice est contraire à
la vertu. La crainte n'étant pas une vertu, mais une passion, il semble que
l'audace ne lui soit pas contraire.
2. Les contraires
s'opposent un à un. Or la crainte a déjà son contraire : l'espoir.
3. Toute passion exclut la
passion opposée. Or ce qui est exclu par la crainte, c'est la sécurité. S.
Augustin dit en effet que "la crainte empêche la sécurité". La
sécurité et donc contraire à la crainte, et non l'audace.
Cependant :
le Philosophe écrit "L'audace
s'oppose à la crainte."
Conclusion :
Ce qui définit les contraires,
c'est qu'il y a entre eux le maximum de différence, dit Aristote. Or rien n'est
plus éloigné de la crainte que l'audace. Car la crainte est la fuite d'un mal à
venir, parce qu'il doit vaincre celui qui craint ; tandis que l'audace affronte
le péril imminent pour en être vainqueur. Manifestement l'audace est contraire
à la crainte.
Solutions :
1. Colère et audace, comme
les noms de toutes les passions, peuvent se prendre en deux sens. D'abord selon
qu'ils disent simplement un mouvement de l'appétit sensible vers quelque objet
bon ou mauvais ; et alors ils désignent les passions. Ou bien selon qu'ils
impliquent, avec ce mouvement, un écart par rapport à l'ordre rationnel ; à ce
titre, ils désigent des vices. C'est en ce dernier sens que S. Augustin parle
de l'audace ; mais nous en parlons ici dans le premier sens.
2. Une même chose ne peut
avoir plusieurs contraires sous un même rapport, mais rien ne s'y oppose quand
il s'agit de points de vue différents. Ainsi avons-nous déjà noté que les
passions de l'irascible connaissent une contrariété de deux sortes. La première
vient de l'opposition du bien et du mal : la crainte est alors le contraire de
l'espoir. L'autre vient de l'opposition des mouvements d'approche et
d'éloignement. Et ainsi la crainte a pour contraire l'audace ; l'espoir a pour
contraire le désespoir.
3. Sécurité ne signifie pas un contraire de la crainte, mais seulement son exclusion. On dit en sûreté celui qui ne craint pas. Aussi la sécurité s'oppose-t-elle à la crainte comme à sa privation, et à l'audace comme à son contraire. Et de même que le contraire inclut en soi la privation, de même l'audace inclut la sécurité.
Objections :
1. Il ne semble pas que
l'audace soit un effet de l'espoir, car l'audace regarde les maux redoutables,
d'après Aristote. Or l'espoir regarde le bien, nous l'avons vu. Ces deux
passions ont donc des objets divers et n'appartiennent pas au même ordre.
2. De même que l'audace est
contraire à la crainte, le désespoir est contraire à l'espoir. Or la crainte ne
vient pas du désespoir ; bien plus, le désespoir exclut la crainte, dit
Aristote. L'audace ne vient donc pas de l'espoir.
3. L'audace vise un certain
bien, qui est la victoire. Or tendre vers un bien difficile ressortit à
l'espoir. L'audace se confond donc avec l'espoir, et n'en dérive pas.
Cependant :
le Philosophe écrit "Ceux qui
ont bon espoir sont audacieux." Il semble donc que l'audace dérive de
l'espoir.
Conclusion :
Comme nous l'avons dit déjà
plusieurs fois, toutes ces passions de l'âme appartiennent à la puissance
appétitive. Et tous les mouvements de cette puissance se ramènent à la
poursuite ou à la fuite. D'autre part, on poursuit quelque objet ou on le fuit,
pour un motif essentiel ou pour un motif accidentel. Essentiellement, c'est le
bien que l'on poursuit, le mal que l'on fuit. Mais par accident on peut
rechercher un mal à cause d'un bien qui lui est lié, et se détourner d'un bien
à cause d'un mal qui lui est lié. Or ce qui existe par accident suppose ce qui
existe par soi, et en dépend. On ne poursuit un mal qu'afin de poursuivre un
bien, comme on ne fuit un bien que pour fuir un mal. Ce quadruple comportement
va caractériser autant de passions : poursuivre un bien appartient à l'espoir ;
fuir le mal, à la crainte ; se porter vers un mal redoutable pour l'affronter,
à l'audace ; fuir un bien, au désespoir. Il suit de là que l'audace est une
conséquence de l'espoir. C'est parce qu'on espère surmonter un péril menaçant
qu'on l'affronte avec audace. Le désespoir, lui, est la conséquence de la
crainte. On désespère parce qu'on redoute la difficulté entourant le bien que
nous devons espérer.
Solutions :
1. L'objection vaudrait si
le bien et le mal étaient des objets non ordonnés entre eux. Mais parce que le
mal a un certain rapport avec le bien (car il est postérieur au bien, comme la
privation l'est à la possession), l'audace, qui poursuit le mal, vient après
l'espoir, qui poursuit le bien.
2. Encore que le bien soit absolument
premier par rapport au mal, la fuite est imposée par le mal avant de l'être par
le bien, de même que la recherche est attirée par le bien avant de l'être par
le mal. C'est pourquoi, de même que l'espoir est antérieur à l'audace, la
crainte est antérieure au désespoir. D'ailleurs le désespoir ne suit pas
toujours la crainte ; il faut pour cela qu'elle soit intense. De même l'espoir
n'est pas toujours suivi d'audace ; il faut pour cela qu'il soit véhément.
3. L'audace concerne le mal auquel est lié le bien de la victoire, estimé tel par l'audacieux ; néanmoins, c'est le bien lié au mal que l'espoir regarde. De même, le désespoir regarde directement le bien qu'il fuit ; quant au mal qui est joint, il est l'objet de la crainte. C'est pourquoi, à proprement parler, l'audace n'est pas une partie de l'espoir, mais son effet, de même que le désespoir n'est pas une partie de la crainte, mais en dérive. Et c'est encore pour cela que l'audace ne peut être une passion principale.
Objections :
1. Il semble que certaine
déficience soit cause de l'audace car, selon Aristote, "les amis du vin
sont courageux et audacieux". Mais le vin produit l'abaissement de
l'ivresse. C'est donc une déficience qui produit l'audace.
2. Aristote dit encore :
"Ceux qui n'ont pas l'expérience du danger sont audacieux." Mais
l'inexpérience est une déficience.
3. Ceux qui ont souffert
l'injustice sont communément plus audacieux, de même, dit Aristote, "que
les bêtes qu'on frappe". Mais souffrir l'injustice ressortit à une
déficience. Donc l'audace est causée par un défaut.
Cependant :
Aristote explique ainsi la cause de
l'audace : "C'est quand nous imaginons avec espoir que notre salut est
proche, et que les périls à craindre n'existent pas, ou sont encore loin."
Or ce qui concerne une déficience, c'est que le salut est éloigné ou que les
dangers effrayants sont proches. Donc rien de ce qui implique une déficience ne
peut causer l'audace.
Conclusion :
Nous venons de le voir, l'audace vient de l'espoir et s'oppose à la crainte. Tout ce qui est de nature à causer l'espoir ou à éliminer la crainte sera donc cause d'audace. Puisque la crainte, l'espoir et même l'audace sont des passions, elles comportent un mouvement de l'appétit et une modification organique. C'est à ce double point de vue qu'on pourra envisager ce qui cause l'audace, soit en provoquant l'espoir, soit en éliminant la crainte.
Le mouvement de l'appétit est consécutif à une appréhension. L'espoir d'où résulte l'audace est alors provoqué par ce qui nous fait estimer possible de remporter la victoire ; soit par nos propres moyens : vigueur du corps, expérience du danger, abondance de ressources, etc. ; soit par la puissance d'autrui : grand nombre d'amis ou d'auxiliaires, et surtout confiance dans le secours divin. "Ceux qui sont en bons termes avec la divinité sont plus audacieux", dit Aristote. Au même point de vue, la crainte est exclue par ce qui écarte toute menace prochaine ; par exemple, on n'a pas d'ennemis, on n'a fait de tort à personne, on ne voit aucun danger à l'horizon ; car ceux qui ont nui aux autres semblent particulièrement exposés au danger.
Au point de vue de la modification
organique, l'audace est causée par l'éveil de l'espoir et le rejet de la crainte,
c'est-à-dire par ce qui donne chaud au coeur. D'où la remarque d'Aristote :
"Ceux qui ont un coeur de petites dimensions sont plus audacieux, et les
animaux qui ont un coeur de grande dimension sont craintifs. Car la chaleur
naturelle ne peut réchauffer un gros coeur autant qu'un petit, de même qu'on ne
peut réchauffer une grande maison à l'égal d'une petite." Et il écrit
ailleurs : "Ceux qui ont le poumon sanguin sont plus audacieux, à cause de
la chaleur du coeur qui en résulte." Et au même endroit : "Les amis
du vin sont plus audacieux, parce que le vin échauffe." C'est ce qui nous
a fait dire précédemment que l'ivresse contribue à donner bon espoir : la
chaleur au coeur bannit la crainte, et éveille l'espoir en étendant cet organe
et en le dilatant.
Solutions :
1. L'ivresse est cause
d'audace, non parce qu'elle est une déficience, mais du fait de la dilatation
du coeur, et également parce qu'elle donne des idées de grandeur.
2. Ceux qui n'ont pas
l'expérience du danger sont plus audacieux, non parce qu'ils manquent de
quelque chose, mais par une conséquence accidentelle de ce défaut ; leur manque
d'expérience les empêche de connaître leur faiblesse et la présence du danger.
C'est en supprimant la cause de la crainte que l'inexpérience produit l'audace.
3. Comme dit Aristote : "Ceux qui ont subi l'injustice en deviennent plus audacieux, dans la persuasion que Dieu secourt les victimes de l'injustice."
Il apparaît ainsi que si un manque quelconque rend audacieux, ce ne peut être que par accident, c'est-à-dire pour autant qu'il est lié à quelque valeur, vraie ou supposée, chez le sujet ou chez un autre.
Objections :
1. Il semble que les
audacieux ne sont pas plus actifs au début qu'au milieu des dangers. Car le
tremblement est l'effet de la crainte, qui, avons-nous dit, est le contraire de
l'audace. Or Aristote remarque que les audacieux commencent parfois par
trembler. Ils ne sont donc pas plus agressifs en allant au combat qu'au sein du
péril.
2. La passion augmente à
proportion que son objet s'accroît : le bien se fait aimer d'autant plus qu'il
est plus grand. Mais l'audace a pour objet la difficulté. Elle grandit donc
avec elle. Mais le danger devient plus rude et plus difficile quand il est
présent. C'est donc alors que l'audace doit se déployer davantage.
3. Les blessures reçues
provoquent la colère. Mais c'est là une source d'audace. "La colère fait
oser", dit Aristote. C'est donc quand on est en plein danger, et qu'on
reçoit les coups qu'on devient plus audacieux.
Cependant :
on peut lire chez Aristote, que
"les audacieux sont empressés et décidés avant les périls ; dans les
périls ils abandonnent".
Conclusion :
Puisqu'elle est un mouvement de l'appétit sensible, l'audace suit à une appréhension sensible de son objet. Or la faculté de connaissance sensible ne procède pas par mode discursif, en discutant ou en s'enquérant de chacune des circonstances. Son jugement est immédiat. Or il arrive qu'à première vue on ne puisse pas toujours discerner tout ce qui fait difficulté dans une affaire. D'où la naissance d'un mouvement d'audace qui fait partir à l'assaut du danger. Mais quand on expérimente celui-ci, on découvre qu'on avait sous-estimé la difficulté. Et, pour ce motif, on se dérobe.
La raison, au contraire, passe en revue toutes les difficultés
que peut présenter une affaire. Ainsi les courageux, qu'une décision
rationnelle mène au danger, semblent mous au départ, car ils n'attaquent pas
sous le coup de la passion, mais après la délibération requise. Quand ils sont
au fort du danger, ils n'y découvrent rien d'imprévu et constatent parfois
qu'il est moindre qu'ils ne l'avaient imaginé. Si bien qu'ils tiennent mieux. -
On peut dire aussi que la bonté de la vertu les pousse à affronter le danger,
et que cette volonté du bien persiste en eux, quelle que soit l'étendue des
périls. Les audacieux, eux, n'ont d'autre motif que le jugement qui soutient
leur esprit et dissipe leurs craintes, nous l'avons dit à l'Article précédent.
Solutions
:
1. Le tremblement se
produit aussi chez les audacieux, à cause du rappel de la chaleur de la
périphérie à l'intérieur, comme il en va pour ceux qui ont peur. Mais, chez les
audacieux, la chaleur est ramenée au coeur ; pour ceux qui ont peur, aux
régions inférieures.
2. L'objet de l'amour est
le bien considéré en lui-même, absolument : quand il augmente, l'amour augmente
purement et simplement. Mais l'objet de l'audace est composé de bien et de mal,
et le mouvement de l'audace vers le mal présuppose celui de l'espoir vers le
bien. De sorte que si la difficulté du danger augmente tellement qu'elle
décourage l'espoir, le mouvement de l'audace ne suit pas, mais diminue. -
Cependant si ce mouvement de l'audace persiste, plus le danger est grand et
plus l'audace est jugée grande.
3. Les blessures ne provoquent la colère que si quelque espoir est supposé, comme nous le dirons plus loin. Et donc si le danger est si grand qu'il dépasse tout espoir de vaincre, la colère ne suit pas. - Mais si la colère suit, il est vrai que l'audace grandira.
LA COLERE
Étudions maintenant la colère.
D'abord la colère elle même (Question 46) ; puis la cause qui la provoque, et
ses remèdes (Question 47) ; enfin ses effets (Question 48).
1. La colère est-elle une passion spéciale ? - 2. L'objet de la colère est-il le bien, ou le mal ? - 3. La colère est-elle dans le concupiscible ? - 4. Est-elle accompagnée de raison ? - 5. Est-elle plus naturelle que la convoitise ? - 6. Est-elle plus impitoyable que la haine ? - Vise-t-elle seulement ceux auxquels nous lie la justice ? - 8. Les espèces de la colère.
Objections :
1. Il ne semble pas, car la
puissance irascible tire son nom de la colère, ira. Cette puissance n'est pas
le sujet d'une seule passion mais de plusieurs. La colère n'est donc pas une
passion spéciale.
2. Toutes les passions
spéciales ont leur contraire, comme on le voit pour chacune. Or la colère n'a
pas de passion qui lui soit contraire, on l'a dit plus haut. La colère n'est
donc pas une passion spéciale.
3. Une passion spéciale
n'en comprend pas d'autres. Or la colère comprend plusieurs passions, car elle
s'accompagne de tristesse, de plaisir et d'espoir, comme le montre Aristote. La
colère n'est donc pas une passion spéciale.
Cependant :
S. Jean Damascène considère la
colère comme une passion spéciale. Et de même Cicéron.
Conclusion :
On peut dire qu'une chose est générale de deux manières : 1° Par attribution, comme genre : à tous les êtres animés on peut attribuer le terme général d'animal.
2° Par causalité : le soleil est cause générale de tout ce qui, ici-bas, est produit par génération, selon Denys. De même en effet que le genre peut se différencier de façon multiple, selon une sorte de potentialité matérielle, la cause efficiente enferme en sa puissance active de multiples effets distincts. - Mais il arrive qu'un effet soit produit par le concours de causes diverses, et comme toute cause demeure en quelque sorte dans l'effet qui dépend d'elle, on peut dire, en un troisième sens, qu'une chose résultant effectivement d'une convergence de causalités a une sorte de généralité, en tant qu'elle contient plusieurs causes plus ou moins en acte.
La colère n'est pas une passion
générale, au premier sens du mot. A ce point de vue, on l'énumère parmi les
autres passions, nous l'avons dit plus haut - Pas davantage au deuxième sens,
car elle n'est pas cause des autres passions. C'est l'amour qui, à ce point de
vue, peut être appelé une passion générale, comme le montre S. Augustin.
L'amour, avons-nous dit, est la racine première de toutes les passions. - Mais,
au troisième sens, on peut parler de la généralité de la colère, pour autant
que de nombreuses passions concourent à la produire. Le mouvement de la colère
se produit uniquement parce qu'on nous a infligé de la tristesse, et il exige
le désir et l'espoir de la revanche. Comme dit Aristote : "L'homme en
colère a l'espoir de punir, et il désire que la vengeance soit à sa
portée." De là vient que si l'auteur du dommage a une supériorité
considérable, il ne s'ensuit pas de colère, comme le remarque Avicenne, mais
seulement de la tristesse.
Solutions :
1. Si la puissance
irascible tire son nom de la colère, ira, ce n'est pas que tous ses mouvements
soient de la colère, mais parce que tous ont pour terme la colère, qui est le
plus éclatant de tous.
2. Du fait que la colère
est causée par des passions contraires (l'espoir qui regarde le bien, et la
tristesse qui regarde le mal), elle porte en elle-même la contrariété ; ce qui
explique qu'elle n'a pas de contraire en dehors d'elle. C'est ainsi que les
couleurs intermédiaires n'ont d'autres contraires que ceux des couleurs simples
dont elles sont composées.
3. La colère contient plusieurs passions, non à la manière dont le genre contient ses espèces, mais plutôt selon l'inclusion de la cause dans ses effets.
Objections :
1. Il semble que ce soit le
mal, car S. Grégoire de Nysse dit que la colère est comme "l'écuyer qui
porte les armes de la convoitise", en tant qu'elle combat ce qui gêne
celle-ci. Or toute gêne se présente comme un mal. C'est donc le mal que la colère
a pour objet.
2. La colère et la haine
ont un effet commun, qui est de nuire à autrui. Or la haine a pour objet le
mal, comme on l'a dit. Donc de même la colère.
3. La colère est causée par
la tristesse. D'où cette parole du Philosophe : "L'action de la colère est
accompagnée de tristesse." Mais la tristesse a pour objet le mal. Donc
aussi la colère.
Cependant :
S. Augustin écrit que "la
colère aspire à la vengeance". Or le désir de la vengeance est le désir
d'un bien, puisque la vengeance relève de la vertu de justice. C'est donc que
l'objet de la colère est le bien.
2. La colère implique
toujours de l'espoir : aussi est-elle source de plaisir, selon Aristote. Or
l'objet de l'espoir et du plaisir est le bien. La colère porte donc également
sur le bien.
Conclusion :
Le mouvement de la puissance appétitive succède à l'acte de la puissance cognitive. Or celle-ci saisit les choses de deux manières. Soit par manière d'objet simple, quand par exemple nous concevons ce qu'est l'homme ; soit par mode de composition, quand par exemple nous lions les idées d'homme et de blancheur. C'est donc de ces deux manières que la puissance appétitive pourra tendre au bien et au mal.
C'est d'un mouvement simple et non composé que l'appétit poursuit le bien et s'y attache, ou fuit le mal quand il vise le bien ou le mal pris absolument. Tels sont les mouvements de désir et d'espoir, de plaisir et de tristesse, etc. C'est d'un mouvement composé qu'il se porte vers son objet, quand il désire qu'un bien ou un mal s'établisse chez un autre ou à son égard, que ce mouvement soit de recherche ou de fuite. C'est bien clair dans le cas de l'amour et de la haine. Aimer quelqu'un, c'est vouloir que tel bien soit en lui ; haïr quelqu'un, c'est lui vouloir du mal. Il en va de même pour la colère. Celui qui s'irrite cherche à se venger de quelqu'un. Le mouvement de colère a donc une double direction : vers la vengeance elle-même, désirée et espérée comme un bien, et de là vient qu'on trouve plaisir à se venger, - et aussi vers celui dont on cherche à se venger comme d'un être opposé et nuisible, ce qui le range dans la catégorie du mal.
Il y a toutefois une double différence à considérer quand on compare la colère avec la haine et avec l'amour. La première, c'est que l'objet de la colère se dédouble toujours, tandis que l'amour et la haine n'ont parfois qu'un objet simple : c'est ainsi qu'on parle d'aimer ou de détester le vin, par exemple. La deuxième différence, c'est que les deux termes objectifs de l'amour sont l'un et l'autre un bien. Celui qui aime veut du bien à quelqu'un avec qui il s'accorde. Mais l'un et l'autre des objets visés par la haine a raison de mal : celui qui hait veut du mal à quelqu'un comme n'ayant rien de commun avec lui. Mais la colère voit un bien dans la vengeance qu'elle désire et un mal dans l'homme nuisible sur qui elle veut prendre sa revanche. Nous avons donc ici une passion composée en quelque sorte de mouvements affectifs contraires.
Et cela donne réponse aux objections.
Objections :
1. Il semble que oui
puisque Cicéron l'appelle, dans les Tusculanes, une certaine concupiscence et
que celle-ci se trouve dans le concupiscible.
2. S. Augustin dit dans sa
"Règle" que "la colère en grandissant devient de la haine",
et Cicéron, dans l'ouvrage cité ci-dessus que "la haine est une colère
invétérée". Or la haine, comme l'amour, est dans le concupiscible. Donc
aussi la colère.
3. S. Jean Damascène et S.
Grégoire de Nysse disent que "la colère est un composé de tristesse et de
désir". Or chacune de ces passions a pour siège le concupiscible.
Cependant :
la puissance concupiscible est
autre que l'irascible. Donc, si la colère était dans le concupiscible elle ne
donnerait pas son nom à l'irascible.
Conclusion :
Nous l'avons déjà dit, les passions
de l'irascible diffèrent de celles du concupiscible en ce que l'objet des
passions de ce dernier est le bien et le mal pris absolument, tandis que
l'objet des passions de l'irascible est le bien et le mal caractérisés par une
certaine élévation ou difficulté. Or nous venons de dire que la colère regarde
un double objet : la vengeance qu'elle désire, et celui dont elle cherche à se
venger. L'un et l'autre objet de la colère doivent présenter quelque difficulté,
car le mouvement de colère ne surgit que si tous deux impliquent quelque chose
de grand, puisque, selon le Philosophe, "nous tenons pour indigne
d'intérêt ce dont la valeur est nulle ou insignifiante". Il est donc
évident que la colère n'est pas dans le concupiscible mais dans l'irascible.
Solutions :
1. Cicéron appelle libido
le désir de tout bien futur, sans distinction de bien difficile ou facile.
C'est ainsi qu'il place la colère dans la concupiscence, en tant qu'elle est
désir de vengeance. A la prendre en ce sens, la concupiscence est commune à
l'irascible et au concupiscible.
2. Quand on dit que la
colère s'accroît jusqu'à la haine, on ne doit pas l'entendre de l'évolution
d'une seule et même passion, comme si la colère devenait de la haine en vieillissant
; il s'agit de la causalité d'une passion sur l'autre. En durant, la colère
engendre la haine.
3. On dit que la colère se compose de tristesse et de désir non comme étant ses parties, mais comme étant ses causes. Or on a dit précédemment que les passions du concupiscible engendrent celles de l'irascible.
Objections :
Il ne semble pas. En effet la
colère, étant une passion, se trouve dans l'appétit sensitif. Or cet appétit ne
suit pas l'appréhension de la raison mais celle de la partie sensible.
2. Les bêtes sont
dépourvues de raison et cependant on trouve chez elles de la colère. La colère
n'implique donc pas la raison.
3. L'ivresse lie la raison
et favorise la colère. Colère et raison ne vont donc pas ensemble.
Cependant :
le Philosophe écrit : "La
colère suit la raison en quelque mesure."
Conclusion :
Nous avons dit que la colère est un
appétit de vengeance. Or la vengeance comporte une relation entre la peine
qu'on veut infliger et le dommage subi. "Celui qui en conclut qu'il doit
riposter, s'emporte aussitôt", dit Aristote. Comparer et déduire est le
propre de la raison. La colère implique donc un certain accompagnement de la
raison.
Solutions :
1. Le mouvement de
l'appétit peut comporter une double intervention de la raison. D'une part, la
raison commande : c'est ainsi que la volonté accompagne la raison et porte le
nom d'appétit rationnel. - D'autre part, la raison fait connaître : c'est en ce
sens qu'elle intervient dans la colère. Aristote le dit : "Il y a de la
raison dans la colère, non point que la raison commande, mais ellë met en
lumière l'injustice." En effet, l'appétit sensitif n'est pas soumis à la
raison directement, mais par l'intermédiaire de la volonté.
2. Les bêtes possèdent un
instinct de nature qui a été mis en elles par la raison divine ; c'est lui qui
leur donne des mouvements intérieurs et extérieurs semblables aux mouvements de
la raison, nous l'avons déjà vu.
3. Selon Aristote, "la colère, dans une certaine mesure écoute la raison", car celle-ci lui notifie qu'on lui a fait du tort ; "mais elle ne l'écoute qu'imparfaitement" car elle n'observe pas la loi de la raison en déployant sa vengeance. Il est donc indispensable à la colère d'être actionnée par la raison et d'être entravée par elle. D'où la remarque d'Aristote concernant les gens ivres. S'ils le sont au point de n'avoir plus la moindre faculté de juger, ils ne se mettent pas en colère. Mais quand ils le sont légèrement, ils se mettent en colère car ils jouissent du jugement de la raison, mais celui-ci est entravé.
Objections 1. Il semble que non, car on dit que le propre de l'homme est d'être
un animal doux par nature. Mais "la douceur s'oppose à la colère",
dit Aristote. La colère n'est donc pas plus naturelle que la convoitise, mais
semble absolument contraire à la nature de l'homme.
2. On distingue en les
opposant la raison et la nature. Car nous n'appelons pas conformes à la nature
les actions dirigées par la raison. Mais "la colère implique la raison,
alors que la convoitise est un mouvement irrationnel", dit Aristote. La
convoitise est donc plus naturelle que la colère.
3. La colère est un appétit
de vengeance, tandis que la convoitise est surtout l'appétit de ce qui est
agréable au toucher, c'est-à-dire les plaisirs de la table et de l'amour. Or
ces choses sont plus naturelles à l'homme que la vengeance. La convoitise est
donc plus naturelle que la colère.
Cependant :
le Philosophe écrit que "la
colère est plus naturelle que la convoitise".
Conclusion :
On appelle naturel ce qui est.causé par la nature, comme on le voit chez Aristote. De sorte qu'on ne peut savoir si une passion est plus ou moins naturelle qu'en considérant sa cause. Or la cause d'une passion, avons-nous dit plus haut, peut être envisagée à un double point de vue : du côté de l'objet et du côté du sujet. Si nous considérons la cause de la colère et de la convoitise du côté de l'objet, la convoitise, principalement celle de la nourriture et des jouissances charnelles, est plus naturelle que la colère, car ces objets appartiennent davantage à la nature que la vengeance.
Considérons-nous au contraire la cause de la colère dans le sujet, la colère est plus naturelle sous un rapport, et la convoitise l'est davantage sous un autre. En effet, on peut envisager la nature d'un homme selon sa nature générique, selon sa nature spécifique, ou selon sa complexion individuelle. Si nous considérons sa nature générique, qui est la nature de cet homme en tant qu'il est animal, la convoitise est plus naturelle que la colère car, par la nature commune elle-même, l'homme a une certaine inclination à rechercher ce qui conserve sa vie, tant au point de vue de l'espèce qu'à celui de l'individu. Si nous considérons la nature de l'homme au point de vue spécifique, c'est-à-dire en tant qu'il est raisonnable, alors la colère est plus naturelle à l'homme que la convoitise, en ce sens que la colère implique la raison plus que ne le fait la convoitise. Ce qui fait dire au Philosophe qu'"il est plus humain de punir" - ce qui regarde la colère - "que d'être doux", car tout être se dresse naturellement contre ce qui lui est contraire et nuisible.
Enfin, si nous considérons la
nature de tel individu au point de vue de son tempérament particulier, la
colère est plus naturelle que la convoitise, car elle suit plus spontanément
que tout autre passion le penchant résultant de la constitution physique. C'est
le tempérament bilieux, en effet, qui prédispose à la colère. Or la bile est de
toutes les humeurs celle qui se met en mouvement avec le plus de rapidité : on
la compare au feu. Celui qui par tempérament est enclin à la colère s'emporte
donc avec plus de facilité que ne cède à la convoitise celui qui y est
prédisposé. C'est pour cela, dit Aristote, que la colère se transmet des
parents aux enfants plus que la convoitise.
Solutions :
1. On peut considérer dans
l'homme sa complexion physique bien équilibrée par nature, et la raison. Au
point de vue de sa complexion physique, il est naturel à l'homme, en raison de
son espèce propre, d'être sans rien d'excessif, ni pour la colère, ni pour
aucune autre passion, à cause de l'équilibre de sa complexion. Les autres
animaux manquent de cet équilibre constitutionnel, si bien que leur
organisation va toujours vers quelque extrême, et par suite leur donne une
disposition naturelle à l'excès dans une passion, comme l'audace pour le lion,
la colère pour les chiens, la crainte pour le lièvre, etc. - Du point de vue de
la raison, colère et douceur sont également naturelles à l'homme. Car si la
raison cause la colère en nous signalant les motifs d'irritation, c'est
également son rôle de la calmer, au moins en partie, puisque l'homme en colère
n'écoute qu'imparfaitement son commandement, avons-nous dit.
2. La raison elle-même appartient à la nature de l'homme. Donc le fait même que la colère s'accompagne de raison, implique que, dans une certaine mesure, la colère est naturelle à l'homme. 3. L'argument vaut pour la colère et la convoitise du point de vue de leur objet.
Objections :
1. Il semble bien. Car il
est dit dans les Proverbes (27, 4) : "La colère, de même que la fureur
impétueuse, ignore la miséricorde." Or la haine admet parfois de la
miséricorde. Donc la colère est plus impitoyable que la haine.
2. Il est pire de subir le
mal et d'en souffrir que de le subir seulement. Celui qui a de la haine se
contente de ce que son ennemi subisse le mal. Mais cela ne suffit pas à l'homme
en colère : il veut que l'adversaire connaisse son mal et en souffre, dit le
Philosophe. Donc la colère est plus impitoyable que la haine.
3. Un être paraît avoir
d'autant plus de stabilité qu'un plus grand nombre de causes concourent à sa
constitution. C'est ainsi qu'un habitus est d'autant plus durable qu'il est
causé par des actes plus nombreux. Mais la colère est causée par le concours de
plusieurs passions, on vient de le voir, ce qui n'est pas le cas pour la haine.
Donc la colère est plus constante et plus impitoyable que la haine.
Cependant :
S. Augustin, dans sa
"Règle", compare la haine à la poutre, et la colère à la paille de la
parabole.
Conclusion :
C'est à son objet qu'on apprécie ce
qui spécifie une passion et la définit. Or la colère et la haine ont
matériellement le même objet ; car dans la haine on veut du mal à celui que
l'on déteste ; dans la colère, à celui contre qui l'on s'irrite. Mais l'objet
formel est différent ; le mal de l'ennemi détesté est voulu par celui qui hait
en tant qu'il est un mal. Au contraire, l'homme en colère désire le mal de son
adversaire non en tant que c'est du mal, mais en tant qu'il a une certaine
valeur de bien, c'est-à-dire qu'il considère ce mal comme juste, en tant qu'il
y trouve sa vengeance. C'est pourquoi on a dit plus haut que la haine consiste
à vouloir du mal au mauvais tandis que la colère veut du bien au mauvais. Or il
est évident que vouloir le mal en l'identifiant avec ce qui est juste est moins
mauvais que vouloir simplement le mal de quelqu'un. En effet, vouloir le mal de
quelqu'un pour être juste peut être conforme à la vertu de justice, si l'on
obéit au précepte de la raison ; tandis que la colère a pour seul défaut de ne
pas obéir au précepte de la raison lorsqu'elle se venge. On en conclut que la
haine est bien pire et bien plus impitoyable que la colère.
Solutions :
1. Deux choses sont à
considérer dans la colère et la haine : ce que l'on désire et l'intensité du
désir. Quant à ce que l'on désire, la colère accepte plus de miséricorde que la
haine. Car celle-ci, désirant le mal d'autrui sans autre considération, ne met
pas de bornes à son assouvissement ; ce qui est objet de désir en soi-même est
désiré sans mesure. C'est ainsi remarque Aristote, que l'avare désire les
richesses. D'où cette parole de l'Ecclésiastique (12, 16) : "L'ennemi,
s'il en trouve l'occasion, ne pourra se rassasier de sang." - Mais la
colère ne veut le mal que sous l'aspect d'une juste revanche. Donc, quand un
homme en colère constate que le mal qu'il a infligé dépasse la mesure de la
justice, il éprouve de la pitié. "L'homme en colère, dit Aristote
s'apitoie en maintes circonstances, celui qui hait, jamais." Mais si l'on
considère l'intensité du désir, la colère laisse moins de place à la pitié que
ne fait la haine, car le mouvement de la colère est plus impétueux à cause de
l'inflammation de la bile. L'écrivain sacré a donc raison d'ajouter au texte
cité par l'objection : "Qui pourra soutenir la violence d'un esprit excité
?"
2. L'homme en colère, nous
venons de le dire, veut le mal d'autrui dans la mesure où il y voit une juste
revanche. Cette vindicte s'accomplit par l'application d'une peine. Or il est
de la nature de la peine qu'elle contrarie la volonté, qu'elle la fasse
souffrir, et qu'elle soit infligée pour une faute. C'est pourquoi l'homme en
colère veut que celui à qui fi fait du mal perçoive le dommage qu'il subit, en
souffre, et se reconnaisse responsable par sa propre injustice de ce qui lui
arrive. Mais celui qui hait n'a cure de tout cela : il veut le mal d'autrui
purement et simplement. - Au reste, il n'est pas vrai que ce dont on s'attriste
soit pire qu'autre chose. "L'injustice et l'imprudence, remarque Aristote,
sont des maux" mais, étant volontaires, "ils n'attristent aucunement
ceux chez qui on les trouve."
3. La multiplication des causes rend l'effet plus constant quand les causes sont de même nature : mais une cause unique peut avoir plus de force que beaucoup d'autres. Or la haine provient d'une cause plus durable que celle de la colère. Car celle-ci vient d'un ébranlement de l'âme provoqué par un outrage, tandis que la haine vient d'un certain état d'âme qui nous fait tenir pour contraire ou nuisible l'objet détesté. C'est pourquoi, de même qu'une passion se dissipe plus vite qu'une disposition habituelle, de même la colère passe plus vite que la haine, bien que celle-ci, provenant de la disposition que nous avons dite, soit quand même une passion. Aristote le dit bien : "La haine est plus incurable que la colère."
Objections :
1. Il ne semble pas, car il
n'y a pas de rapport de justice entre l'homme et les êtres sans raison ; et
pourtant l'homme s'irrite quelquefois contre ces êtres, ainsi l'écrivain qui,
de colère, jette sa plume ; le cavalier qui frappe son cheval.
2. "Il n'est pas
question de justice à l'égard de soi-même, concernant ce qui nous
appartient", dit Aristote. Mais on s'irrite parfois contre soi-même, tel
le pénitent conscient de son péché. Ce qui fait dire au Psaume (4, 5 Vg) ;
"Mettez-vous en colère et ne péchez pas."
3. Justice et injustice
peuvent se rencontrer dans les rapports d'un individu avec toute une classe de
personnes ou l'ensemble d'une communauté ; quand une ville, par exemple, a lésé
une personne. Or, remarque Aristote, la colère ne s'élève pas contre un
ensemble "mais contre quelqu'un en particulier". L'objet propre de la
colère et celui de la justice ne co'incident donc pas.
Cependant :
nous avons l'autorité d'Aristote.
Conclusion :
Répétons que la colère désire le
mal en tant qu'il a valeur de juste revanche. Ceux contre qui elle s'insurge
sont donc des gens avec qui nous avons des rapports qualifiés par la justice et
son contraire. Infliger la vengeance relève de la justice ; faire du tort à
quelqu'un relève de l'injustice. Donc, tant du côté de la cause qui est le tort
infligé par autrui, que du côté de la revanche recherchée par l'homme irrité,
il est évident que la colère concerne ceux avec qui nous sommes en relation de
justice et d'injustice.
Solutions :
1. Comme nous l'avons déjà
dit, bien que la colère s'accompagne de raison, elle peut se trouver aussi chez
les bêtes du fait de l'instinct qui les pousse, par le moyen de l'imagination,
à des activités ayant quelque ressemblance avec des activités raisonnables.
Puisque l'homme possède à la fois raison et imagination, le mouvement de la
colère peut surgir en lui de deux façons. De la première façon, la
représentation du dommage subi existe uniquement dans l'imagination. C'est
ainsi qu'on se met en colère même contre les êtres dépourvus de raison ou
contre des choses inanimées, à l'imitation de ces mouvements qui jettent les
animaux contre tout ce qui leur nuit. De la seconde façon, c'est la raison qui
nous avertit du tort qu'on nous a fait. Alors, dit Aristote, "la colère ne
peut en aucune façon s'élever contre les choses insensibles, ni contre les morts".
D'abord parce qu'ils ne souffrent pas, ce que les gens irrités recherchent
avant tout chez les victimes de leur colère. Ensuite parce qu'on ne peut pas se
venger de gens à qui on ne peut faire aucun mal.
2. "Par métaphore, on
parle de justice et d'injustice à l'égard de soi-même", dit Aristote, en
tant que la raison gouverne l'irascible et le concupiscible. En ce sens
également on parle de tirer vengeance de soi-même, et par conséquent de
s'irriter contre soi. Mais, à parler proprement, et selon la nature des choses,
on ne s'irrite pas contre soi-même.
3. Aristote établit ici une distinction entre la haine et la colère : "La haine peut être générale à l'égard de toute une catégorie de gens ainsi détestons-nous toute espèce de voleurs mais quand on se met en colère, c'est contre quelqu'un en particulier !" La raison en est que la haine est engendrée par la constatation d'un désaccord qui oppose telle manière d'être à nos propres dispositions. Ce peut être une manière d'être commune à plusieurs, ou au contraire individuelle. La colère, elle, est causée par l'acte de quelqu'un qui nous a lésé. Mais tout acte est un fait individuel. La colère est donc toujours particularisée. Et si c'est toute une ville qui nous a lésé, nous comptons toute la ville comme un seul individu.
Objections :
1. On ne peut admettre la
distinction de S. Jean Damascène entre trois espèces de colère : "le fiel,
la rage et la fureur". On ne tire pas une distinction spécifique de ce qui
est accidentel, comme c'est le cas ici où "l'on appelle fiel la colère
commençante, rage la colère qui dure, fureur celle qui attend le moment de se
venger".
2. "L'emportement, dit
Cicéron, porte en grec le nom de thymosis ; c'est une colère qui naît tout d'un
coup et disparaît de même." Mais dans la langue du Damascène thymosis et
fureur sont identiques. Donc la fureur ne cherche pas le temps de se venger,
puisqu'elle s'évanouit avec le temps.
3. S. Grégoire distingue
trois degrés dans la colère. Il y a "la colère sans voix, la colère qui
s'accompagne de cris, et la colère qui s'exprime en paroles". Ce qui
correspond à l'enseignement du Seigneur qui distingue, selon S. Matthieu (5,
22) ces trois degrés de colère - "Celui qui se met en colère contre son
frère" ; c'est la colère muette. "Celui qui dira à son frère
"Raca" : c'est la colère qui se manifeste par des cris plus que par
des paroles vraiment formulées. Et enfin : "Celui qui dira à son frère :
"Fou" : c'est la colère qui se traduit en un langage parfaitement
expressif. La division du Damascène est donc insuffisante, puisqu'elle ne tient
pas compte de la voix.
Cependant :
nous avons les autorités de S. Jean
Damascène et de Grégoire de Nysse.
Conclusion :
Les trois espèces de colère
mentionnées par ces Pères de l'Église tirent leur distinction de ce qui donne à
la colère un certain développement. Or il y a là trois principes différents.
C'est d'abord la brusquerie du mouvement ; on appelle fiel une colère qui
s'enflamme subitement. Ensuite la tristesse, qui entretient la colère et dont
le souvenir se prolonge, se rattache à la rage qui tourne en manie, du verbe
latin manere, demeurer. Enfin l'objet du désir, la revanche, se rattache à la
fureur qui ne s'apaise qu'en punissant. C'est ainsi qu'Aristote parlant des
gens en colère appelle vifs ceux qui s'emportent soudain, amers ceux qui
gardent longtemps leurs colères, implacables ceux que la vengeance seule
apaise.
Solutions :
1. Toutes ces nuances qui
affinent la notion de colère ne lui sont pas absolument accidentelles. Et c'est
pourquoi rien n'empêche qu'on ne tire d'elles les différences entre les espèces
de la colère.
2. L'emportement mentionné
par Cicéron se rapporte mieux à la première espèce de colère, caractérisée par
sa brusquerie, qu'à la fureur. Mais rien n'empêche que le mot thymosis, que
traduit le latin furor, n'ait lui-même un sens plus large, désignant à la fois
la promptitude à s'irriter et la ferme volonté de punir.
3. Ces degrés dans la colère sont distingués selon les effets de celle-ci, et non selon la diversité de plénitude dans le mouvement même de la colère.
1. Le motif de la colère est-il toujours une action faite contre celui qui s'irrite ? - 2. Le seul motif de la colère est-il la mésestime ou le mépris ? - 3. La cause de la colère chez celui qui s'irrite. - 4. La cause de la colère chez celui qui la subit.
Objections :
1. Il semble qu'on ne
s'irrite pas toujours de quelque action hostile. En effet, l'homme, en péchant,
ne peut rien faire contre Dieu, car on lit dans Job (35, 6) : "Si tu
multiplies tes offenses, lui fais-tu quelque mal ?" Et pourtant on dit
bien que Dieu s'irrite contre les hommes à cause de leurs péchés, selon le
Psaume (106, 40) : "La colère du Seigneur s'alluma contre son
peuple." Ce n'est donc pas toujours pour une action hostile que l'on
s'irrite.
2. La colère est un désir
de vengeance. Or on désire aussi se venger de choses faites contre d'autres. Le
motif de la colère n'est donc pas toujours ce qu'on fait contre nous.
3. Comme dit Aristote, les
hommes s'irritent surtout contre ceux "qui méprisent ce qui les intéresse
le plus eux-mêmes ; ainsi ceux qui s'appliquent à la philosophie s'irritent
contre ceux qui la méprisent", et il en est de même pour le reste. Or
mépriser la philosophie n'est pas nuire à celui qui s'y intéresse. Ce n'est
donc pas toujours à cause de ce qui est fait contre nous que nous nous mettons
en colère.
4. Celui qui se tait quand
on l'injurie excite davantage la colère de l'autre, dit S. Jean Chrysostome. Or
en se taisant il ne fait rien contre lui.
Cependant :
le Philosophe écrit : "La
colère a toujours pour cause ce qui nous concerne ; mais l'inimitié peut
exister sans cela : supposons qu'une personne a telle ou telle caractéristique,
et c'est assez pour que nous la haïssions."
Conclusion :
La colère, avons-nous dit, est un
désir de nuire à autrui en raison d'une juste vengeance. Or la vengeance
implique une injustice préalable. Mais toute injustice ne provoque pas à la
vengeance, mais seulement celle qui concerne l'homme qui veut se venger. Car,
de même que chacun cherche par nature son bien propre, ainsi est-ce par nature
que chacun repousse le mal qui lui est propre. Or pour qu'une injustice nous
concerne, il faut que l'agresseur ait fait quelque chose qui, d'une manière ou
d'une autre, nous soit hostile. Nous en concluons que le motif de la colère est
toujours quelque chose qui a été fait contre celui qui s'en irrite.
Solutions :
1. Quand on attribue la
colère à Dieu, ce n'est pas comme une passion sensible, mais comme une
détermination de sa justice, en tant qu'il veut que le péché soit vengé. Certes
le pécheur, dans son acte, ne peut pas nuire effectivement à Dieu. Mais pour
autant que cela dépend de lui, il agit doublement contre Dieu. Tout d'abord, il
l'offense en méprisant ses commandements. Secondement, par le dommage qu'il se
cause à lui-même ou à autrui, le pécheur nuit à un homme qui est l'objet de la
providence et de la protection de Dieu.
2. Nous nous mettons en
colère contre ceux qui font du mal aux autres, et nous voulons tirer vengeance
de leur injustice, parce que leurs victimes nous sont liées de quelque manière
: par parenté, par amitié, ou simplement par communauté de nature.
3. Ce qui est l'objet de
tous nos soins, nous en faisons vraiment notre bien. Si on le méprise, nous
nous jugeons méprisés nous aussi, et nous nous sentons blessés.
4. Celui qui se tait provoque la colère de celui qui lui fait tort, quand ce silence parâit causé par un mépris qui déprécie la colère de l'autre. Mais ce mépris lui-même est un acte.
Objections :
1. Il ne semble pas, car
d'après S. Jean Damascène : "Ce qui nous met en colère, c'est le tort que
nous avons subi ou croyons avoir subi." Mais on peut nous faire tort sans
qu'il y ait pour autant mésestime ou mépris.
2. Rechercher l'estime et
s'attrister du mépris cela revient au même. Mais les bêtes n'ont pas de point
d'honneur et le mépris ne les touche donc pas. Pourtant "la colère
s'allume en elles quand on les blesse", dit Aristote. Il y a donc d'autres
motifs de colère que le mépris.
3. Aristote énumère bien
d'autres causes de colère, par exemple : "l'oubli, la joie dans le malheur
d'autrui, les fâcheuses nouvelles, l'obstacle à l'accomplissement de notre
volonté". Donc la mésestime n'est pas seule à provoquer la colère.
Cependant :
le Philosophe écrit que la colère
est "un désir de punir, accompagné de tristesse, à cause de la mésestime
qu'on semble nous montrer sans raison".
Conclusion :
Toutes les causes de la colère se ramènent au mépris. On fait peu de cas de vous : ce qui peut prendre, selon Aristote. trois aspects spécifiques, qu'il nomme le dédain, la vexation (qui met obstacle à nos desseins) et l'outrage : tous les motifs de colère se ramènent à ceux-là. En voici la double raison.
1° La colère veut le mal d'autrui au titre d'une juste vengeance. Elle recherche donc la vengeance dans la mesure où elle la croit juste ; mais pour qu'elle le soit, il faut qu'une injustice ait été commise. Le motif qui provoquera la colère sera donc toujours quelque chose qu'on tiendra pour injuste. "Si l'on pense, dit Aristote, que ceux qui ont causé du tort ont souffert justement, on ne se met pas en colère contre ce qui est juste." Or on peut nuire à quelqu'un de trois manières : par ignorance, par passion, ou par choix. Car on commet la plus grande injustice quand on nuit par choix, par calcul, ou par méchanceté voulue, remarque encore Aristote. Aussi éprouve-t-on de la colère surtout à l'égard de ceux dont nous pensons qu'ils nous ont fait du tort par calcul. Si nous mettons leur façon d'agir sur le compte de l'ignorance ou de la passion, nous ne leur en voulons pas, ou du moins notre colère est minime. Car l'ignorance et la passion atténuent l'injustice et appellent d'une certaine manière la miséricorde et le pardon. Tandis que ceux qui nuisent par calcul semblent coupables de mépris, et c'est contre eux que nous nous irritons le plus. Comme dit Aristote : "Contre ceux qui ont agi par colère, nous n'éprouvons pas de colère, ou très peu, car ils ne semblent pas l'avoir fait par mépris."
2° Mépriser quelqu'un, c'est nier
sa valeur. "Ce que l'on tient pour nul et sans mérite, on le
méprise", dit Aristote. Or nous demandons à tous nos biens de nous
procurer une certaine valeur. C'est pourquoi tout ce qui nous fait tort porte
atteinte à notre valeur et nous paraît inspiré par le mépris.
Solutions :
1. On se trouve moins lésé
quand le dommage subi a une autre cause que le mépris. Seul le mépris ou
mésestime augmente le motif de s'irriter. C'est pourquoi il est essentiellement
cause de colère.
2. La bête n'a pas de point
d'honneur au sens propre du mot, mais une certaine valeur naturelle que son
instinct la porte à défendre avec colère contre toute atteinte.
3. Tous ces cas se ramènent à une certaine mésestime. L'oubli en est un signe évident, car ce que nous jugeons important, nous le gravons plus fortement dans notre mémoire. De même, c'est mésestimer la tristesse d'autrui que de ne pas craindre de lui en causer en lui annonçant de mauvaises nouvelles : c'est paraître tenir pour négligeable son bien ou son mal. De même encore celui qui met obstacle aux projets d'autrui, sans qu'un avantage personnel puisse expliquer sa conduite, ne semble pas faire grand cas de son amitié. C'est donc par le mépris qu'elles expriment que toutes ces attitudes provoquent la colère.
Objections :
1. Il semble que la valeur
de celui qui s'irrite facilement ne soit pas la cause de sa colère, car
Aristote écrit : "Il y a des gens qui s'irritent très facilement quand on
les contraste, comme les malades, les nécessiteux, ceux qui n'ont pas ce qu'ils
désirent." Tout cela implique quelque déficience. On est donc plus porté à
la colère par un manque que par une valeur.
2. Le Philosophe dit encore
: "Certains s'irritent surtout quand on méprise en eux des qualités dont
on peut soupçonner qu'ils ne les possèdent pas, ou à un faible degré ; mais
quand ils estiment posséder à un haut degré ce qui les fait mépriser, ils ne
s'en soucient pas." Or, le soupçon en question tient à un manque. Donc la
cause de la colère est ce qui nous manque, plutôt que les avantages où nous
excellons.
3. C'est surtout ce qui
concourt à leur valeur qui rend les hommes joyeux et pleins d'espoir. Mais le
Philosophe dit que "dans le jeu, la gaieté, la fête, la prospérité, la
réussite, le plaisir honnête et le noble espoir" les hommes ne se mettent
pas en colère. Donc la valeur n'est pas cause de colère.
Cependant :
le Philosophe dit que les hommes
s'indignent à cause de leur valeur.
Conclusion :
La cause de la colère, chez l'homme irrité, peut être envisagée à un double point de vue.
1° Dans son rapport avec le motif de la colère. La valeur d'un individu est ainsi la cause de promptes colères. Car un motif de la colère est l'injuste mépris, comme on vient de le dire. Or il est clair que plus grande est la valeur d'un homme, plus injuste est la mésestime de ses qualités éminentes. Ceux qui excellent en quelque chose s'irritent au plus haut point si on les déprécie : voyez le riche dont on rabaisse la fortune, l'orateur dont on n'apprécie pas l'éloquence, etc.
2° On peut considérer la cause de
la colère, chez celui qui s'irrite, comme une disposition laissée en lui par un
motif de colère. Or il est évident que rien ne pousse davantage à la colère
qu'un préjudice attristant. Et rien n'es plus attristant que ce qui nous met en
état d'infériorité. Les gens souffrant de quelque insuffisance sont plus
vulnérables. Voilà pourquoi les malades, ou ceux qui subissent d'autres
épreuves, sont plus facilement irritables : c'est qu'ils sont davantage sujets
à la tristesse.
Solutions :
1. Cela donne la réponse à
la première objection.
2. Celui qui est méprisé
sur le terrain où il excelle de façon évidente, n'estime pas en subir de
dommage, et donc il ne s'attriste pas : de ce côté il est moins porté à la
colère. Mais d'un autre côté, plus il est injustement méprisé, plus il a motif
de s'irriter. A moins qu'il n'attribue pas l'envie ou la dérision au mépris,
mais plutôt à l'ignorance ou à un autre motif de ce genre.
3. Tout cela empêche la colère en empêchant la tristesse. Mais d'un autre côté, cela est de nature à provoquer la colère en rendant le mépris plus injustifié.
Objections Il ne semble pas qu'on s'irrite facilement contre quelqu'un à cause de
ses manques. En effet, Aristote déclare : "Envers ceux qui avouent, se
repentent et s'humilient, nous ne nous irritons pas, nous nous apaisons plutôt.
C'est ainsi que les chiens ne mordent pas ceux qui restent sur place." Or
cela témoigne d'une petitesse et d'un manque. Donc la petitesse de quelqu'un
est cause d'une moindre colère.
2. Il n'y a pas de plus
grand dénuement que la mort. Or devant les morts la colère tombe. Les
déficiences de quelqu'un ne provoquent donc pas de colère contre lui.
3. Nous n'estimons pas que quelqu'un soit diminué par le fait qu'il est notre ami. Et pourtant quand nos amis nous offensent, ou ne nous aident pas, nous nous sentons plus atteints. "Si un ennemi m'insultait, je pourrais le supporter", dit le Psaume (55, 13). Ce n'est donc pas l'indigence de quelqu'un qui nous porte à la colère contre lui.
En sens contraire : "Le riche, dit Aristote, s'irrite contre le pauvre s'il en est
méprisé ; le chef, contre son subordonné."
Conclusion :
Nous l'avons dit, le mépris injustifié est ce qui par-dessus tout provoque la colère. Les indigences ou la bassesse de notre adversaire soulèvent d'autant plus de colère qu'elles rendent son mépris plus scandaleux. S'il est vrai en effet qu'une plus grande supériorité rend le mépris plus indigne, plus un être est bas, moins il a le droit de mépriser autrui. De là vient la colère des nobles quand ils sont méprisés par des rustres, des sages par des imbéciles, des maîtres par leurs serviteurs.
Mais, si la bassesse ou l'indigence
diminue l'indignité du mépris, au lieu d'augmenter la colère, elle la diminue.
De cette façon ceux qui se repentent de leurs torts, reconnaissent avoir mal
agi, s'humilient et demandent pardon, ceux-là apaisent celui qu'ils ont
courroucé. "Une Réponse douce calme la colère", est-il dit
dans les Proverbes (15, 1). Car on voit qu'en se comportant ainsi ils ne méprisent
pas, mais plutôt ils honorent ceux devant qui ils s'humilient.
Solutions :
1. Cela répond à la
première objection.
2. La colère cesse devant
les morts pour deux raisons. D'abord parce qu'ils ne souffrent plus et ne
ressentent rien ; la colère perd donc son principal objectif Ensuite parce
qu'ils semblent être parvenus au comble du malheur. Aussi la colère
cesse-t-elle également envers tous ceux qui sont grièvement frappés, quand le
mal qui les atteint dépasse la mesure d'une juste sanction.
3. Le mépris qui vient de nos amis nous semble, lui aussi, particulièrement indigne. Et c'est pourquoi nous nous irritons particulièrement contre eux s'ils nous méprisent, soit en nous nuisant, soit en ne nous aidant pas, comme nous nous irritons contre nos inférieurs.
1. La colère cause-t-elle du plaisir ? - 2. Cause-t-elle plus qu'autre chose l'effervescence du coeur ? - 3. Empêche-t-elle plus qu'autre chose l'usage de la raison ? - 4. Rend-elle taciturne ?
Objections :
1. Il semble que non, car
la tristesse exclut le plaisir. Or la colère est toujours accompagnée de
tristesse, car "quiconque agit sous l'impulsion de la colère ressent de la
peine", comme dit Aristote. Donc la colère ne cause pas de plaisir.
2. "La punition, dit
Aristote, calme l'emportement de la colère, faisant succéder le plaisir à la
tristesse." Ce qui veut dire que l'homme en colère tire plaisir de la
punition de son adversaire, et que la punition élimine la colère. Donc lorsque
survient le plaisir, la colère disparaît. Elle n'est donc pas un effet lié au
plaisir.
3. Nul effet n'entrave sa
cause, puisqu'il lui ressemble. Or les plaisirs empêchent la colère, dit
Aristote. Donc le plaisir n'est pas un effet de la colère.
Cependant :
le Philosophe cite ce proverbe :
"La colère qui monte dans le coeur de l'homme est beaucoup plus douce que
le miel qui coule goutte à goutte."
Conclusion :
Selon l'enseignement d'Aristote,
les plaisirs, surtout les plaisirs sensibles et corporels, remédient à la
tristesse. Aussi, plus la tristesse et l'anxiété dont ils nous guérissent est
profonde, plus le bienfait qu'ils apportent est ressenti : on a plus de plaisir
à boire quand on a soif. Or il est évident, d'après ce que nous avons dit, que
le mouvement de la colère est provoqué par un tort qu'on nous a fait et qui
nous attriste. C'est à cette tristesse qu'on remédie par la vengeance. C'est
pourquoi celle-ci apporte avec elle un plaisir, lui-même d'autant plus grand
que la tristesse avait été plus forte. Donc, si la vengeance est présente
réellement, il y a plaisir parfait, excluant complètement la tristesse et par
là calmant le mouvement de la colère. Mais avant que la vengeance soit présente
réellement, elle devient présente d'une double manière à celui qui est en
colère. D'abord par l'espoir, car nul ne s'irrite s'il n'espère se venger,
comme nous l'avons vu plus haut. Ensuite par une pensée continuelle. Il est
agréable en effet à quiconque éprouve un désir, de demeurer dans la pensée de
ce qu'il désire ; c'est pour cela d'ailleurs que les imaginations de nos rêves
nous sont agréables. Et donc, quand l'homme irrité se repaît continuellernent
de la pensée de sa vengeance, il en éprouve du plaisir. Toutefois ce plaisir
n'est pas parfait au point de bannir la tristesse et, par voie de conséquence,
la colère.
Solutions :
1. Ce n'est pas de la même
chose que l'homme en colère s'attriste et se réjouit ; il s'attriste du tort
qu'il a subi ; il se réjouit à la pensée de la vengeance qu'il espère. De sorte
que la tristesse est comme le principe de la colère, tandis que le plaisir en
est l'effet ou le terme.
2. Cette objection vaut
pour le plaisir causé par la présence effective de la vengeance, qui supprime totalement
la colère.
3. Les plaisirs antécédents empêchent que la tristesse ne suive, et par suite préviennent la colère. Mais le plaisir de la vengeance suit celle-ci.
Objections :
1. Il ne semble pas, car la
ferveur, a-t-on dit, appartient à l'amour. Or l'amour est le principe et la
cause de toutes les passions. Puisque la cause est plus forte que l'effet, il
semble donc que la colère ne produise pas spécialement la ferveur.
2. Ce qui, de soi, excite
la ferveur, augmente avec le temps, comme l'amour se fortifie par la durée. Or
la colère s'affaiblit par la durée, selon la parole du Philosophe h : "Le
temps apaise la colère." Celle-ci n'est donc pas la cause propre de la
ferveur.
3. La ferveur ajoutée à la
ferveur cause une ferveur plus grande. Or, pour le Philosophe : "Une plus
grande colère survenant calme la première colère." La colère ne cause donc
pas la ferveur.
Cependant :
S. Jean Damascène écrit : "La
colère est une chaleur du sang dans la région du coeur, provenant de
l'évaporation du fiel."
Conclusion :
Nous avons vu que la modification
corporelle qu'impliquent les passions de l'âme est proportionnée au mouvement
de l'appétit. Or il est manifeste que tout appétit, même naturel, tend plus
fortement à s'opposer à ce qui lui est contraire, si cet objet lui est présent
: nous voyons l'eau chauffée se congeler davantage, comme par une action plus
énergique du froid contre la chaleur. Or la colère, mouvement de l'appétit
suscité par le tort qu'on nous a fait, réagit sous le coup d'un contraire.
Aussi l'appétit tend-il avec la plus grande force à repousser l'injure en
désirant la vengeance, ce qui communique au mouvement de la colère une
véhémence et une impétuosité considérables. Et parce qu'il ne s'agit pas d'un
mouvement de contraction, à quoi correspond le froid, mais bien plutôt d'un
bondissement, mouvement correspondant à la chaleur, la colère cause une
certaine effervescence du sang et des esprits dans la région du coeur, organe
des passions de l'âme. C'est ce grand trouble du coeur qui explique que les
gens en colère trahissent au plus haut point leur passion par certains
symptômes que montrent leurs membres extérieurs. Voici ce qu'en dit S. Grégoire
: "Sous l'aiguillon de la colère, le coeur palpite, le corps tremble, la
langue s'embarrasse, le visage s'enflamme, les yeux lancent des éclairs, et
l'on ne reconnaît plus ses proches ; la bouche profère des cris, mais on ne
sait plus ce que l'on dit."
Solutions :
1. "L'amour n'est jamais aussi fortement ressenti que lorsque la pauvreté le révèle", dit S. Augustin. Aussi, quand on fait tort à un bien que nous aimons, notre amour devient plus sensible ; et c'est pourquoi le coeur s'émeut d'une ardeur nouvelle pour repousser l'obstacle opposé à ce que nous aimons, et ainsi la ferveur de l'amour est excitée par la colère, qui la rend plus sensible.
Cependant la chaleur produit une
effervescence d'un caractère différent dans l'amour et la colère. Celle de
l'amour s'accompagne de douceur et de suavité ; elle se porte en effet sur le
bien qu'on aime. Aussi a-t-elle les caractères de la chaleur de l'air et du
sang ; c'est pourquoi les sanguins sont plus portés à l'amour : et c'est en ce
sens qu'on dit que "le foie porte à aimer" car il s'y fait une
certaine production de sang. Quant à l'effervescence de la colère, elle
s'accompagne d'amertume et elle est dévorante ; car elle tend au châtiment de
ce qui la contrarie. Aussi l'assimile-t-on à la chaleur du feu et de la bile :
ce qui fait dire à S. Jean Damascène qu'elle "procède de l'évaporation du
fiel, et est appelée fielleuse".
2. Tout ce dont le temps affaiblit la cause doit s'atténuer de même avec le temps. Or il est manifeste que le temps efface le souvenir ; les choses anciennes nous sortent facilement de la mémoire. D'autre part, la colère est causée par le souvenir d'un tort qui nous a été fait. Sa cause s'amenuise donc peu à peu avec le temps, jusqu'à disparaître totalement. - Disons aussi que le tort paraît plus grand dans la première impression qu'il nous fait, et que cette appréciation se modifie peu à peu, à mesure qu'on s'éloigne du choc immédiatement ressenti. - Ajoutons qu'il en va de même dans l'amour, si l'objet qui le suscite ne demeure présent qu'à notre souvenir. "Si l'absence de l'ami se prolonge, remarque Aristote, elle semble faire oublier l'amitié." Mais l'ami reste-t-il présent, le temps ne fait qu'accroître l'amitié en en multipliant la cause. Ce serait le cas de la colère, si sa cause, entretenue sans cesse, se trouvait ainsi renforcée.
Il reste que le fait même que la
colère s'épuise rapidement atteste la violence de son bouillonnement. De même
qu'un grand feu s'éteint vite, plus rien ne restant à brûler, la colère, par sa
véhémence même, disparaît rapidement.
3. Toute force en se divisant et se dispersant s'amoindrit. Qu'un homme déjà en colère contre quelqu'un s'emporte contre un autre, sa première colère en est diminuée. Surtout si le second adversaire l'irrite davantage ; car en comparaison de ce nouveau tort qu'il estime plus grave, le premier lui semblera peu de chose ou rien.
Objections :
1. Il semble que non. En
effet, la colère ne met pas d'entrave à la raison, car celle-ci ne peut trouver
obstacle en ce qui l'accompagne : "la colère est accompagnée de
raison", dit Aristote.
2. Plus la raison est
empêchée, moins on y voit clair. Or, dit le Philosophe, "l'homme en colère
ne fait pas ses coups en dessous, mais agit au grand jour". La colère ne
semble donc pas contraire à la claire raison, comme la convoitise, qui poursuit
insidieusement ses desseins, dit-il au même endroit.
3. Le jugement de la raison
s'éclaire par un effet de contraste : la confrontation des contraires les met
en meilleure lumière. Or cela fait aussi grandir la colère. "On s'irrite
davantage, dit Aristote, quand la situation précédente fait contraste : quand
par exemple des gens honorés tombent dans le déshonneur." Ce qui augmente
la colère est donc aussi ce qui nous aide à mieux juger. Donc la colère
n'entrave pas le jugement de la raison.
Cependant :
S. Grégoire écrit que "la
colère retire la lumière de l'intelligence, lorsqu'elle trouble l'esprit en
l'agitant".
Conclusion :
L'esprit ou la raison, n'emploie
pas un organe corporel pour son acte propre. Elle a cependant besoin, pour cet
acte, de certaines facultés sensibles dont le fonctionnement est entravé par
les perturbations du corps. Celles-ci par une conséquence nécessaire, empêchent
donc également la raison d'exercer son jugement ; l'ivresse et le sommeil le
prouvent. Or, nous avons dit que la colère surtout cause un tel trouble
physiologique dans la région du coeur qu'il retentit jusque dans les membres
extérieurs. La colère est donc, de toutes les passions, celle qui le plus
manifestement trouble le jugement de la raison : "Mon oeil est troublé par
la colère", dit le Psalmiste (31, 10 Vg).
Solutions :
1. Le principe de la colère
vient de la raison, quant au mouvement de l'appétit qui en est l'élément
formel. Mais cette passion prévient le jugement complet de la raison, parce
qu'elle ne l'écoute pas jusqu'au bout, à cause de l'ébranlement brutal provoqué
par la chaleur, qui est l'élément matériel de la colère. C'est par là que
celle-ci entrave le jugement de la raison.
2. Quand on dit de l'homme
en colère qu'il agit au grand jour, cela ne veut pas dire qu'il voit clairement
ce qu'il doit faire, mais qu'il ne cherche pas à cacher ce qu'il fait. Cela
tient pour une part au trouble qui empêche sa raison de discerner ce qu'il
faudrait dissimuler ou découvrir, ou même de trouver les moyens de dissimuler.
Pour une autre part, cela tient à ce que la colère gonfle le coeur de cette
même dilatation que connaît la magnanimité, et qui fait dire à Aristote que le
grand coeur "montre ouvertement ses haines et ses amours, parle et agit au
grand jour". De la convoitise, au contraire, on dit qu'elle est secrète et
tortueuse, parce que le plus souvent les plaisirs convoités ont quelque chose
de honteux et d'amollissant, que l'on veut cacher. Tandis que dans les
situations où l'énergie et la valeur sont en jeu, comme la vengeance, on
cherche à se montrer.
3. Le mouvement de la colère a son point de départ, nous venons de le dire, dans la raison. C'est donc au même titre que la juxtaposition des contraires aide la raison à mieux juger, et accroît la colère. Qu'un homme riche et honoré soit atteint dans sa fortune ou son honneur, le dommage apparaît plus grand, soit par le contraste, soit par l'imprévu de la chose. C'est la cause d'une tristesse plus grande, de même qu'un grand bonheur cause plus de joie quand il survient à l'improviste. Et si la tristesse préalable augmente, la colère augmente en conséquence.
Objections :
1. Il ne semble pas, car le
mutisme s'oppose à la parole. Or quand la colère grandit, elle en vient aux
paroles, comme on le voit par les degrés de la colère que le Seigneur distingue
en S. Matthieu quand il dit (Mt 5, 22) : "Celui qui s'irrite contre son
frère", et : "Celui qui dit à son frère "Raca "", et
enfin : "Celui qui dit à son frère "Fou"." La colère ne
rend donc pas taciturne.
2. C'est faute du contrôle
de la raison que l'on éclate en paroles désordonnées. "Une ville ouverte
et sans remparts, voilà l'homme qui ne peut se contenir quand il parle",
disent les Proverbes (25, 28 Vg). Or, plus que tout, la colère empêche le
jugement de la raison, on vient de le dire. C'est donc elle surtout qui se
répand en paroles désordonnées.
3. "La bouche parle de
l'abondance du coeur", est-il écrit (Mt 12, 34). Mais c'est la colère
surtout qui agite le coeur, et donc, plus que tout, fait parler.
Cependant :
S. Grégaire dit : "La colère
enfermée par le silence bouillonne avec plus de véhémence au fond de
l'esprit."
Conclusion :
Nous savons déjà que la colère et
s'accompagne de raison et entrave la raison. C'est à l'un et l'autre titre
qu'elle peut rendre taciturne. Cela arrive, du côté de la raison, quand le
jugement garde assez de vigueur pour maîtriser la langue et retenir les paroles
désordonnées, bien qu'il ne puisse contenir l'appétit dans son désir désordonné
de vengeance. "Parfois, dit S. Grégoire, la colère, dans une âme troublée,
impose le silence par une sorte de jugement". D'autre part, lorsque la
colère entrave la raison, comme nous l'avons dit, son ébranlement atteint
jusqu'aux membres extérieurs, principalement ceux où s'exprime plus clairement
l'état du coeur, comme les yeux, le visage, la langue ; d'où ces paroles déjà
citées : "La langue s'embarrasse, le visage s'enflamme, les yeux lancent
des éclairs." Le trouble de la colère peut donc être si grand qu'il
empêche complètement l'usage de la parole. C'est alors le mutisme.
Solutions :
1. L'accroissement de la
colère va quelquefois jusqu'à empêcher la raison de retenir la langue. Parfois
il va encore plus loin et empêche le mouvement de la langue et des autres
membres extérieurs.
2. Cela donne la réponse à
la deuxième objection.
3. Le trouble du coeur peut être parfois tellement désordonné que le mouvement des membres extérieurs en est empêché. Cela produit alors le mutisme, l'immobilité des membres extérieurs, et parfois même la mort. - Mais si le trouble n'est pas si grand, ce qu'il a pourtant d'excessif pousse à parler.
Après les actes et les passions,
il faut étudier les principes des actes humains. D'abord de leurs principes
intrinsèques. Ensuite de leurs principes extrinsèques.
Le principe intrinsèque c'est la
puissance de l'habitus. Mais puisqu'il a été question des puissances dans la
première Partie, il reste maintenant à traiter des habitus. En premier lieu des
habitus en général (Question 49-54) ; mais en second lieu des vertus et des
vices ainsi que des autres habitus du même genre qui sont les principes des
actes humains (Question 55-89).
En ce qui concerne les habitus
en général, il faut considérer : l° la nature des habitus (Question 49) 2° leur
sujet (Question 50) ; 3° la cause de leur génération, de leur croissance et de
leur disparition (Question 51-53) ; 4° leur distinction (Question 54).
1. L'habitus est-il une qualité ? - 2. Est-il une espèce déterminée de la qualité ? - 3. Implique-t-il une tendance à l'action ? - 4. La nécessité des habitus.
Objections :
1. D'après S. Augustin, il
ne semble pas. En effet il dit que "ce substantif habitus vient du verbe habere,
avoir, posséder". Or posséder ne se rapporte pas seulement à l'ordre de la
qualité mais à bien d'autres genres ; nous disons que nous avons ou possédons
quantité de choses, de l'argent, etc. L'habitus n'est donc pas une qualité.
2. Le Philosophe montre au
livre des Prédicaments que l'habitus est un de ceux-ci. Mais un prédicament ne
rentre pas dans un autre. L'habitus n'est donc pas la qualité.
3. Le Philosophe dit au
même livre que "tout habitus est une disposition". Mais une
disposition c'est "l'arrangement d'un être composé de plusieurs
parties". Or ceci se rapporte au prédicament situs non à la qualité.
Cependant :
le Philosophe affirme dans les
Prédicaments "que l'habitus est une qualité qui ne change pas
facilement".
Conclusion :
Ce nom d'habitus est tiré du verbe habere, avoir. Il en dérive de deux manières,
1° au sens où l'on dit qu'on possède quelque chose on, c'est-à-dire l'homme ou quelque autre réalité
2° au sens où une réalité en quelque sorte se possède, en elle-même ou à l'égard d'autre chose.
Dans la première acception il faut considérer que le fait d'avoir ou de posséder, selon qu'il est appliqué à n'importe quel objet de possession est commun à divers genres. Aussi le Philosophe le range-t-il parmi ces choses dites "postprédicamentales". c'est-à-dire consécutives aux différents prédicaments, comme sont les oppositions, l'avant et l'après, etc. - Mais pour ce qui est des choses qu'on a en sa possession, il semble y avoir entre elles la distinction que voici. Il y a des cas où rien d'intermédiaire n'existe entre le possesseur et la réalité possédée : ainsi entre un sujet et sa qualité ou sa quantité il n'y a aucun intermédiaire. Dans d'autres cas au contraire il y a bien entre le possesseur et ce qu'il possède quelque chose d'intermédiaire, mais c'est seulement une relation, comme on dit de quelqu'un qu'il a un compagnon ou un ami. Entre d'autres choses enfin une réalité intermédiaire existe : elle n'est pas à vrai dire action ou passion, mais elle se présente par manière d'action ou de passion, c'est-à-dire qu'on a d'un côté quelque chose qui orne ou qui couvre, et de l'autre quelque chose qui est orné ou couvert ; ce qui fait dire au Philosophe que "cet habitus est pour ainsi dire une adaptation entre celui qui possède et ce qu'il possède", comme pour les objets que nous avons sur nous et autour de nous. Et c'est là précisément ce qui donne lieu à un genre spécial de réalités qu'on appelle le prédicament habitus, dont le Philosophe dit que "entre celui qui a un vêtement et le vêtement qu'il a, il existe l'intermédiaire d'un habitus".
Mais, si posséder est pris dans le
sens où l'on dit qu'une réalité en quelque sorte se possède, en elle-même ou à
l'égard d'autre chose, comme cette façon de posséder suppose de la qualité,
c'est là un habitus qui est de l'ordre de la qualité. Et c'est de celui-là que
le Philosophe dit : "On appelle habitus l'arrangement suivant lequel un
être est bien ou mal disposé, ou par rapport à soi ou à l'égard d'autre chose ;
ainsi la santé est un habitus." Et c'est en ce sens que nous parlons
maintenant de l'habitus. Il faut donc conclure que l'habitus est une qualité.
Solutions :
1. Cette objection prend
"posséder" dans son acception générale ; en ce sens, c'est en effet
chose commune à plusieurs catégories, comme on vient de le dire.
2. Cet argument est valable
pour l'habitus entendu comme quelque chose d'intermédiaire entre possédant et
possédé ; c'est même alors un prédicament à part, nous venons de le dire.
3. Il est vrai que la disposition implique toujours l'arrangement d'un être composé de parties. Mais cela peut se faire de trois façons, ajoute aussitôt le Philosophe : "selon le lieu, en puissance, ou selon l'espèce". "En quoi, dit Simplicius, il comprend toutes les sortes de dispositions. Les corporelles, dans ces mots : "selon le lieu" - et c'est là le prédicament situs, qui est l'ordre des parties dans l'espace. - Par ces mots : "en puissance", il comprend les dispositions qui consistent dans les préparations et aptitudes à l'état encore imparfait - telles que la science et la vertu commençantes. - Enfin par ces mots : "selon l'espèce", il comprend les dispositions parfaites appelées habitus - comme la science et la vertu achevées."
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car
s'il est vrai, comme on vient de le dire, que l'habitus en tant que qualité est
"l'état suivant lequel un être est bien ou mal disposé", cela arrive
en n'importe quel genre de qualité : même par la figure on peut être en bon ou
mauvais état, pareillement pour le froid et le chaud, etc. L'habitus n'est donc
pas une espèce à part de la qualité.
2. Le Philosophe dit que le
froid et le chaud sont des dispositions ou habitus au même titre que la maladie
et la santé. Mais la chaleur et le froid sont dans la troisième espèce de
qualité. L'habitus, pas plus que la disposition, ne se distingue donc des
autres espèces de qualités.
3. Le fait de "changer
difficilement" n'est pas une différence de l'ordre de la qualité, mais se
rapporte plutôt au mouvement ou à la passion. Or aucun genre n'est déterminé à
une espèce par une différence tirée d'un autre genre ; il faut au contraire,
dit le Philosophe, que les différences s'ajoutent de soi au genre. Donc, dire
que l'habitus est "la-qualité-qui-ne-change-pas-facilement" ne suffit
pas, semble-t-il, à en faire une espèce déterminée de qualité.
Cependant :
le Philosophe affirme "qu'une
espèce de qualité, c'est l'habitus et la disposition".
Conclusion :
Le Philosophe dans ses Prédicaments met au premier rang des quatre espèces de qualités la disposition et l'habitus. Et Simplicius dans son commentaire définit en ces termes la différence des quatre espèces : "Parmi les qualités, certaines sont naturelles : celles qu'on a par nature et toujours ; mais certaines sont adventices : celles qui viennent du dehors et peuvent être perdues. Ces dernières (les adventices) sont les habitus et les dispositions qui diffèrent selon qu'elles sont chose facile ou difficile à perdre. Quant aux qualités naturelles, certaines sont l'indice que quelque chose est en puissance, et c'est la deuxième espèce de qualité. Certaines au contraire sont l'indice que quelque chose est en acte, et cela, soit en profondeur soit en surface. En profondeur, c'est la troisième espèce de qualité ; en surface, c'est la quatrième, la figure des choses et la forme qui est la figure des êtres animés." - Mais cette distinction des espèces de qualité ne semble pas bonne, car il y a beaucoup de figures et aussi beaucoup de qualités de la même espèce, dites "de passibilité", qui ne sont pas naturelles, mais adventices ; comme il y a beaucoup de dispositions, santé, beauté, etc., qui ne sont pas adventices mais naturelles. En outre, ce n'est pas là une bonne façon de ranger des espèces ; ce qui est plus naturel doit toujours passer en premier.
Voilà pourquoi il faut s'y prendre autrement pour distinguer les dispositions et habitus d'avec les autres qualités. Proprement, en effet, une qualité c'est une modalité de la substance. Or une modalité, dit S. Augustin, c'est "ce qui est délimité avec mesure". Une qualité, c'est donc une certaine détermination mesurée. Aussi, de même que ce qui détermine la puissance de la matière dans l'ordre substantiel de l'existence s'appelle une qualité, qui fait la différence spécifique de la substance ; de même, ce qui détermine la puissance du sujet dans l'ordre accidentel de l'existence s'appelle une qualité parmi les accidents, qualité qui constitue aussi une sorte de différence, comme le montre Aristote.
Mais la modalité ou détermination du sujet dans l'ordre accidentel peut être prise, soit par rapport à la nature même du sujet ; soit sur le plan de l'action et de la passion, qui sont deux effets consécutifs à ces principes de la nature que constituent la matière et la forme, soit sur le plan de la quantité. - S'il s'agit d'une détermination relative à la quantité, on a ainsi la quatrième espèce de qualité. Et comme la quantité est de soi en dehors du mouvement, en dehors aussi de la notion du bien et du mal, il n'appartient pas à cette quatrième espèce de qualité que cela soit bien ou mal, que cela passe vite ou lentement. - Pour ce qui est de la détermination sur le plan de l'action et de la passion, elle s'observe dans la deuxième et la troisième espèce de qualité, et c'est pourquoi dans l'une comme dans l'autre on considère que c'est de formation facile ou difficile, que c'est transitoire ou durable ; mais là encore il n'est question de rien qui se rapporte à la notion du bien et du mal, parce que les mouvements et les passions ne sont pas en eux-mêmes une fin, et que le bien comme le mal se définit par sa relation à une fin.
Mais si la détermination ou la
modalité du sujet est en fonction de la nature même, on a cette première espèce
de qualité qui n'est autre que l'habitus et la disposition. Parlant en effet
des habitus de l'âme et du corps, le Philosophe dit que ce sont "dans un
être parfait des dispositions au meilleur ; quand je dis parfait, cela s'entend
de l'état de la nature". Cette fois, parce que "la forme même d'une
chose, sa nature, est réellement une fin et la cause pour laquelle la chose
existe", inévitablement dans cette première espèce de qualité on regarde
le bien et le mal ; et aussi, puisqu'une nature est la fin d'une génération et
d'un changement, on regarde si c'est facilement ou difficilement changeant. De
là cette définition donnée par le Philosophe : "L'habitus est l'état
suivant lequel on est en bonne ou mauvaise disposition" ; et celle-ci :
"Les habitus sont ce qui nous fait réagir bien ou mal dans les
passions." En effet, quand c'est un mode d'être qui s'accorde avec la
nature de la réalité, alors il a raison de bien ; mais quand il ne s'accorde
pas, alors il a raison de mal. Et parce que la nature est ce que l'on regarde
en premier lieu dans une réalité, il s'ensuit que l'habitus constitue la
première espèce de qualité.
Solutions :
1. Une disposition
avons-nous dit, c'est une mise en ordre. On n'est donc jamais disposé, au moyen
de la qualité, que dans une mise en ordre pour quelque chose. Et si l'on ajoute
"bien ou mal", ce que demande la notion de l'habitus, il faut qu'il
s'agisse d'une mise en ordre par rapport à la nature qui est sa fin. C'est
pourquoi, quant à la figure extérieure ou quant à la température, on ne dit pas
de quelqu'un qu'il est en bon ou mauvais état, sinon par rapport à sa nature,
selon que son état lui convient ou non. De là vient que même la figure d'un
être et ses qualités dites de passibilité en tant qu'on les regarde comme
convenant ou non à sa nature, se rattachent aux habitus ou dispositions ; car
un aspect et un teint en harmonie avec la nature contribuent à la beauté ; un
état bien équilibré de température, contribue à la santé. Voilà comment le
Philosophe met le chaud et le froid dans la première espèce de qualité.
2. On voit ainsi comment se
résout la seconde objection, bien que certains la résolvent autrement, à la
manière de Simplicius.
3. Cette différence, le "difficilement changeant", distingue l'habitus non pas des autres espèces de qualité mais de la disposition. Disposition a une double acception ; tantôt c'est le genre dont fait partie l'habitus puisque, dans la Métaphysique, la disposition entre dans la définition de l'habitus ; tantôt c'est quelque chose qui se distingue de l'habitus et qui s'y oppose. Et cette opposition entre la disposition proprement dite et l'habitus peut s'entendre de deux façons.
1° Comme le parfait et l'imparfait dans la même espèce ; c'est-à-dire qu'on retient le nom commun de disposition quand la qualité existe à l'état imparfait, de telle sorte qu'on la perd facilement ; mais on l'appelle habitus quand elle existe à l'état parfait au point de n'être pas facilement perdue. Dans ce sens, la disposition devient habitus comme l'enfant devient homme.
2° Comme espèces différentes dans un genre en gradation ; de sorte qu'on donnera le nom de disposition à ces qualités de la première espèce auxquelles il appartient essentiellement d'être faciles à perdre parce qu'elles ont des causes changeantes - telles sont la maladie et la santé ; tandis qu'on appelle habitus ces qualités dont l'essence veut qu'il ne soit pas facile de les perdre, leurs causes n'étant pas changeantes : telles sont les sciences et les vertus. En cette dernière acception, la disposition ne devient pas habitus. Et ceci paraît être plus conforme à la pensée d'Aristote. De là vient qu'il invoque pour prouver cette distinction, le langage courant : même des qualités par elles-mêmes facilement changeantes, si par accident elles sont rendues difficilement changeantes, on les appelle et elles deviennent des habitus ; et l'on fait l'inverse pour des qualités par elles-mêmes difficiles à changer, car si quelqu'un possède imparfaitement une science au point de pouvoir facilement la perdre, on dit qu'il a des dispositions pour cette science ; on ne dit pas qu'il la possède. Par là il est évident que le terme d'habitus, mais non celui de disposition, implique une certaine durée.
Le fait que ce trait d'être "facilement et difficilement changeant" se rattache à la passion et au mouvement, et non au genre qualité, n'empêche pas qu'on ne tire de là des différences spécifiques. Car de telles différences, bien qu'elles paraissent ne se rapporter à la qualité que par accident, désignent cependant entre les qualités des différences qui sont propres et essentielles. De même, dans le genre substance, on prend souvent des différences accidentelles au lieu de différences substantielles, en tant qu'elles font connaître des principes essentiels.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Chaque
être agit dans la mesure où il est en acte. "Mais, dit le Philosophe,
quand on devient savant par habitus, on l'est encore en puissance, bien que
d'une autre manière qu'avant de commencer ses études." L'habitus
n'implique donc pas la relation d'un principe à l'acte.
2. Ce qui sert à définir
une chose lui convient essentiellement. Mais être principe d'action, cela entre
dans la définition de la puissance, d'après Aristote. Cela lui convient donc
essentiellement. Or ce qui existe par soi est premier dans n'importe quel
genre. Donc, si l'habitus aussi est principe d'action, il ne l'est qu'après la
puissance. Et ainsi la première espèce de qualité ne sera pas l'habitus ni la
disposition.
3. La santé est quelquefois
à l'état d'habitus et pareillement la maigreur et la beauté. Mais il n'y a rien
en cela qui signifie une tendance à l'action. Il n'est donc pas essentiel à
l'habitus d'être principe d'action.
Cependant :
S. Augustin dite que "l'habitus
est ce qui fait agir quand besoin est". Le Commentateur d'Aristote dit de
son côté : "L'habitus est ce qui permet d'agir quand on veut."
Conclusion :
Avoir tendance à l'action peut convenir à l'habitus, et comme habitus et en raison du sujet dans lequel il se trouve. - Déjà, par définition il convient à tout habitus d'avoir en quelque manière tendance à l'action. Il lui est essentiel en effet d'impliquer une certaine relation ordonnée à la nature du sujet, selon que telle chose convient ou non. Mais une nature, fin de la génération, est ordonnée à son tour à une autre fin qui est tantôt une opération, tantôt le résultat de l'opération. Aussi l'habitus implique-t-il non seulement un ordre à la nature même d'une réalité mais aussi, par voie de conséquence, à l'opération qui est la fin de cette nature ou qui achemine à cette fin. Et c'est pourquoi Aristote dit dans la définition de l'habitus que c'est "l'état selon lequel on est bien ou mal disposé, ou en soi" c'est-à-dire dans sa nature, "ou à l'égard d'autre chose" c'est-à-dire par rapport à une fin.
Mais il y a certains habitus qui
impliquent d'abord et principalement tendance à l'acte en raison du sujet qui
les possède. Et c'est encore parce que l'habitus, comme nous venons de le dire,
implique premièrement et par soi une adaptation à la nature d'une chose. Donc,
si cette nature dotée d'habitus consiste elle-même en une tendance à l'action,
il s'ensuit que l'habitus implique principalement, lui aussi, tendance à
l'action. Or il est évident que la nature et l'essence d'une puissance c'est
d'être principe d'action. Dès lors tout habitus qui a pour sujet une puissance
implique principalement tendance à l'action.
Solutions :
1. Comme qualité, l'habitus
est un acte, et à ce titre il peut être principe d'opération. Mais il est en
puissance par rapport à l'opération. D'où le nom d'"acte premier"
pour l'habitus, et d'"acte second" pour l'opération.
2. Il n'appartient pas à la
notion d'habitus de regarder la puissance, mais la nature. Et parce que la
nature précède l'action que vise la puissance, il convient que la première
espèce de qualité soit l'habitus plutôt que la puissance.
3. La santé est habitus ou disposition habituelle par rapport à une nature, comme nous l'avons expliqué. Néanmoins, en tant que cette nature est principe d'action, la santé implique par conséquent tendance à l'acte. De là cette phrase du Philosophe : "On dit qu'un homme ou un membre est sain quand il peut avoir l'activité de celui qui est sain." Et pour les autres états habituels c'est pareil.
Objections :
1. On ne voit pas bien
cette nécessité. L'habitus est ce par quoi un être est bien ou mal disposé à
quelque chose, nous l'avons dit. Mais par sa forme il est déjà bien ou mal
disposé, car c'est par elle qu'il est bon, comme c'est par elle qu'il est être.
Donc aucune nécessité d'avoir des habitus.
2. L'habitus implique
tendance à l'action. Mais la puissance est déjà suffisamment principe
d'activité, puisque, même en dehors des habitus, les puissances naturelles sont
principes d'actes. Il n'est donc pas nécessaire qu'il y ait des habitus.
3. De même que la puissance
est capable du bien et du mal, l'habitus aussi ; et de même que la puissance
n'agit pas toujours, l'habitus non plus. Donc, puisqu'il existe des puissances,
il est superflu qu'il y ait des habitus.
Cependant :
les habitus sont des perfections,
dit le Philosophe. Mais la perfection est ce qu'il y a de plus nécessaire à une
réalité, puisqu'elle a raison de fin. Il était donc nécessaire qu'il y eût des
habitus.
Conclusion :
Comme nous l'avons dit, l'habitus est une certaine disposition ordonnée à la nature d'une chose, et à l'opération ou la fin de cette chose, disposition qui fait qu'on est bien ou mal adapté à cela. Mais pour qu'une chose ait besoin d'être adaptée à une autre il faut trois conditions.
1° Que ce qui s'adapte soit autre que ce à quoi il s'adapte et se trouve ainsi envers lui dans le rapport de puissance à acte. Par suite, s'il y a un être dont la nature ne soit pas composée de puissance et d'acte, en qui la substance se confonde avec l'opération et qui soit à lui-meme sa fin, l'habitus ou disposition n'y a pas de place, comme c'est évidemment le cas en Dieu.
2° Il est requis que l'être en puissance à autre chose puisse être déterminé de plusieurs manières et à diverses choses. Par suite, s'il y a un être en puissance à autre chose, mais de telle façon qu'il ne soit en puissance qu'à cela, habitus et disposition n'y ont pas de place, puisqu'un tel sujet possède par sa nature même la relation qu'il doit avoir à un tel acte ; ainsi, bien que le corps céleste soit composé de matière et de forme, comme cette matière n'est pas en puissance à une autre forme, la disposition ou habitus n'y a pas de place, ni pour une forme ni même pour une opération, puisque la nature du corps céleste n'est en puissance qu'à un seul mouvement déterminé.
3° Il est requis que plusieurs facteurs concourent à adapter le sujet à l'une de ces choses auxquelles il est en puissance, et que ces facteurs puissent s'harmoniser de plusieurs façons de manière à s'adapter, bien ou mal, à la forme ou à l'opération. Aussi, les qualités simples des éléments, qui s'accordent avec la nature de ceux-ci et suivant un mode unique et déterminé, nous ne les appelons pas dispositions ou habitus mais simples qualités ; nous appelons dispositions ou habitus la santé, la beauté et les autres qualités qui impliquent un certain état d'harmonisation entre plusieurs parties pouvant s'harmoniser diversement. C'est pourquoi le Philosophe dit que "l'habitus est une disposition", et la disposition est "l'arrangement d'un être composé de parties, arrangement selon le lieu, ou selon les puissances, ou selon l'espèce", comme nous l'avons dit plus haut.
Donc, puisqu'il y a beaucoup
d'êtres dont la nature et l'opération exigent le concours de plusieurs facteurs
pouvant s'harmoniser de diverses manières, il est nécessaire qu'il y ait des
habitus.
Solutions :
1. La nature d'une réalité
est achevée par la forme, mais comme préparation à la forme elle-même il faut
que le sujet soit dans une certaine disposition. - Cependant, la forme à son
tour est orientée vers l'opération qui est soit une fin, soit l'acheminement
vers une fin. Et si la forme n'a qu'une seule opération déterminée, aucune
autre disposition n'est requise pour celle-ci en dehors de la forme elle-même.
Mais si la forme est telle qu'elle puisse opérer diversement, comme c'est le
cas de l'âme, il faut qu'elle soit adaptée à ses opérations par des habitus.
2. La puissance se prête
parfois à beaucoup de réalisations ; et à cause de cela il faut qu'elle soit
déterminée en vertu de quelque chose d'autre. Mais s'il y a une puissance qui
ne se prête pas à beaucoup de réalisations, elle n'a pas besoin, avons-nous
dit, d'un habitus qui la détermine. Et c'est pour cela que les forces de la
nature n'accomplissent pas leurs opérations au moyen d'habitus, puisqu'elles
sont déterminées par elles-mêmes dans un seul sens.
3. Ce n'est pas le même habitus, on le verra plus loin qui se porte au bien et au mal. Mais c'est la même puissance ; et voilà précisément pourquoi les habitus sont nécessaires : afin que les puissances soient déterminées au bien.
1. Y a-t-il des habitus dans le corps ? - 2. L'âme est-elle le siège d'habitus dans son essence, ou dans une puissance ? - 3. Peut-il y avoir des habitus dans les puissances sensibles ? - 4. Y en a-t-il dans l'intelligence elle-même ? - 5. Dans la volonté ? - 6. Dans les substances séparées ?
Objections :
1. Aucun, semble-t-il.
Comme dit le Commentateur sur le livre III De l'Ame "l'habitus est ce par
quoi l'on agit quand on veut". Mais les actions corporelles ne sont pas
soumises à la volonté, puisqu'elles sont naturelles. Il ne peut donc y avoir
aucun habitus dans le corps.
2. Toutes les dispositions
corporelles sont facilement changeantes. Mais l'habitus est la qualité
difficilement changeante. Donc aucune disposition corporelle ne peut être un
habitus.
3. Toutes les dispositions
corporelles sont sujettes à l'altération. Mais celle-ci ne se trouve que dans
la troisième espèce de qualité, laquelle s'oppose à l'habitus. Aucun habitus
n'est donc dans le corps.
Cependant :
le Philosophe dit qu'on nomme
habitus la santé du corps ou une maladie incurable.
Conclusion :
L'habitus, avons-nous dit, est la disposition d'un sujet qui n'est qu'en puissance soit à une forme, soit à une opération. - Donc, en tant que l'habitus implique disposition à une opération, aucun ne se trouve principalement dans le corps comme dans son sujet. L'activité corporelle, en effet, vient toujours ou d'une qualité naturelle du corps, ou de l'âme qui le meut. Donc, pour ce qui est des opérations provenant de la nature, le corps n'est pas disposé par un habitus, puisque les énergies naturelles sont déterminées à une seule opération ; or nous avons dit qu'une disposition habituelle est requise là où le sujet est en puissance à beaucoup de choses. Quant aux opérations provenant de l'âme par le moyen du corps, elles viennent principalement de l'âme, mais secondairement du corps lui-même. Or les habitus sont exactement proportionnés aux opérations, d'où ce mot dans l'Éthique : "Des actes semblables causent des habitus semblables" ; c'est pourquoi les dispositions à de telles opérations sont, elles aussi, principalement dans l'âme. Mais elles peuvent être secondairement dans le corps, en tant qu'il est préparé et habilité à servir promptement les activités de l'âme.
Si au contraire nous parlons de la préparation du sujet à une forme, alors la disposition habituelle peut résider dans le corps, puisqu'il est avec l'âme dans le rapport d'un sujet à une forme. Et c'est de cette façon que la santé, la beauté, etc. sont appelées des états habituels. Cependant ils ne réalisent pas parfaitement la nature de l'habitus, parce que leurs causes sont par nature facilement changeantes.
Mais Alexandre a soutenu qu'un habitus ou une disposition de la première espèce ne réside en aucune façon dans le corps. C'est Simplicius qui le dit dans le "Commentaire des Prédicaments". Toutefois Alexandre pensait que la première espèce de qualité se rapporte uniquement à l'âme et que si Aristote allègue à ce proposg la santé et la maladie, c'est par manière d'exemple, et non point comme si elles appartenaient à la première espèce de qualité. De sorte que le sens serait celui-ci : de même que la maladie et la santé peuvent être facilement ou difficilement changeantes, de même aussi ces qualités de la première espèce qu'on appelle l'habitus et la disposition.
- Mais ceci est évidemment
contraire à la pensée d'Aristote. D'abord parce qu'il parle de la même façon
lorsqu'il emploie l'exemple de la santé et de la maladie ou celui de la vertu
et de la science ; et aussi parce que, dans la Physique, il compte expressément
parmi les habitus la beauté et la santé.
Solutions :
1. Cette objection tient
compte de l'habitus en tant que celui-ci dispose à l'opération, et des actes du
corps qui proviennent de la nature ; mais elle néglige ceux qui proviennent de
l'âme et dont le principe est la volonté.
2. Les dispositions
corporelles ne sont pas de façon absolue difficilement changeantes à cause de
la mobilité des causes corporelles. Cependant elles peuvent l'être par rapport
à tel sujet, en ce sens qu'elles ne peuvent être écartées tant que durera ce
sujet ; ou bien parce qu'elle sont difficilement changeantes par rapport aux
autres dispositions. Mais les qualités de l'âme sont difficilement changeantes de
façon absolue, en raison de la non-mobilité de leur sujet. Voilà pourquoi le
Philosophe ne dit pas qu'un état de santé même difficile à perdre soit de façon
pure et simple un habitus ; il dit que c'est "une manière d'habitus",
selon le texte grec. Au contraire, les qualités de l'âme sont dites purement et
simplement des habitus.
3. Les dispositions corporelles qui sont dans la première espèce de qualité diffèrent des qualités de la troisième espèce, comme certains l'ont prétendu, en ce que celles-ci sont comme en devenir et comme en mouvement ; d'où leur nom de passions ou de qualités passives. Mais dès qu'elles sont parvenues au point de perfection qui est leur espèce, elles sont alors dans la première sorte de qualité. Mais Simplicius n'approuve pas cette explications parce que dans ce cas l'action de chauffer serait dans la troisième sorte de qualité, tandis que la chaleur serait dans la première, alors qu'Aristote la met dans la troisième.
Aussi Porphyre affirme-t-il, comme le rapporte encore Simplicius à cet endroit, que la passion ou qualité passive diffère, dans les corps, de la disposition et de l'habitus d'après le degré d'intensité ou de relâchement. Quand un corps ne reçoit la chaleur que pour être chauffé, mais sans pouvoir lui-même chauffer, alors c'est de la passion si c'est tout à fait passager, ou de la qualité passive si c'est permanent. Mais, dès que le corps est élevé à un tel degré qu'il peut en chauffer un autre, alors c'est une disposition. Si ultérieurement pareil état se confirme au point d'être difficile à changer, alors ce sera un habitus. De sorte que la disposition serait le degré intensif et parfait de la passion ou de la qualité passive, l'habitus celui de la disposition. - Mais Simplicius désapprouve aussi cela, parce que tel ou tel degré d'intensité et de relâchement n'implique pas une diversité dans la forme elle-même, mais dans la participation du sujet à cette forme ; les espèces de qualités ne seraient pas diversifiées ainsi.
Il faut donc parler autrement. L'équilibre des qualités passives elles-mêmes, considéré dans son harmonie avec une nature donnée, constitue véritablement une disposition. Voilà pourquoi, lorsqu'une altération se produit dans ces qualités-là, qui sont le chaud et le froid, le sec et l'humide, elle entraîne aussi une altération dans l'état de maladie et de santé. Mais premièrement et par soi il n'y a pas d'altération dans ces sortes d'habitus et de dispositions.
Objections :
Il semble que les habitus doivent
être dans l'âme plutôt selon l'essence que selon les puissances. Car
dispositions et habitus se définissent par rapport à une nature, on l'a dit. Or
la nature se découvre par l'essence de l'âme plus que par les puissances,
puisque c'est par son essence que l'âme est la nature de tel corps, et la forme
de ce corps. Donc les habitus sont dans l'essence et non dans une puissance de
l'âme.
2. Un accident n'est pas
sujet d'un accident. Mais les puissances de l'âme sont aussi dans la catégorie
des accidents, on l'a vu dans la première Partie. Donc les habitus ne sont pas
dans l'âme en raison d'une de ses puissances.
3. Le sujet est antérieur à
ce qui est en lui. Mais comme l'habitus appartient à la première espèce de
qualité, il est antérieur à la puissance qui appartient à la seconde espèce. Ce
n'est donc pas la puissance qui est le sujet de l'habitus.
Cependant :
le Philosophe place les divers
habitus dans les diverses facultés de l'âme.
Conclusion :
L'habitus, comme nous l'avons dit plus haut, comporte une disposition qui l'ordonne à une nature ou à une opération. Si l'on considère l'habitus en tant qu'il est ordonné à la nature, il ne peut être dans l'âme, si cependant nous parlons de la nature humaine, parce que l'âme est elle-même la forme destinée à parachever cette nature humaine. S'il peut y avoir sous ce rapport habitus ou disposition, c'est plutôt dans le corps par rapport à l'âme que dans l'âme par rapport au corps. Mais si nous parlons d'une nature supérieure de laquelle l'homme peut participer, selon S. Pierre (2P 1, 4), "pour que nous soyons participants de la nature divine", en ce cas rien n'empêche que l'âme soit, dans son essence même, le sujet d'un habitus qui est la grâce, comme nous le dirons plus loin.
En revanche, s'il s'agit d'habitus
ordonnés à l'opération, c'est surtout dans l'âme qu'il s'en trouve, étant donné
que l'âme n'est pas déterminée à une seule opération mais se prête à un grand
nombre ; et c'est cela qui est requis pour un habitus. Et puisque l'âme est
principe d'opérations au moyen de ses puissances, il en résulte qu'à cet égard
les habitus sont dans l'âme selon ses puissances.
Solutions :
1. L'essence de l'âme
appartient à la nature humaine non comme un sujet qui doit être disposé à
quelque chose d'autre, mais comme une forme et une nature à laquelle on est
disposé.
2. Par soi un accident ne
peut être le sujet d'un accident. Mais parce qu'il y a un ordre même entre les
accidents, dès lors qu'une chose est le sujet d'un accident, on comprend
qu'elle le soit aussi d'un autre. Ainsi dit-on qu'un accident est le sujet d'un
autre, comme la surface supporte la couleur. De cette façon la puissance peut
être le sujet de l'habitus.
3. Si l'habitus est antérieur à la puissance, c'est en tant qu'il implique disposition à une nature ; tandis qpe la puissance implique toujours ordre à l'opération ; et celle-ci vient ensuite, puisque la nature en est le principe. Or l'habitus qui a son siège dans une puissance n'est pas ordonné à la nature mais à l'opération. Il est donc postérieur à la puissance. - Ou bien on peut dire que l'habitus passe avant la puissance comme l'achevé avant l'inachevé, comme l'acte avant la puissance. Car l'acte est premier dans l'ordre de la nature, bien que la puissance soit première dans l'ordre de la génération et du temps, comme dit Aristote.
Objections :
1. Apparemment non, car la
puissance sensible est irrationnelle au même titre que la puissance nutritive.
Or dans celle-ci on ne place aucun habitus. Donc on ne doit en placer aucun
dans les puissances sensibles.
2. Les puissances sensibles
nous sont communes avec les bêtes. Mais les bêtes n'ont pas d'habitus, parce
qu'elles n'ont pas la volonté qui fait partie de la définition même de
l'habitus, on l'a vu récemment. Donc il n'y a pas d'habitus dans la
sensibilité.
3. Les habitus de l'âme, ce
sont les sciences et les vertus ; et comme la science ressortit à la faculté de
connaissance, la vertu ressortit à la faculté appétitive. Mais dans les
puissances sensibles, il n'y a pas de sciences, puisque celles-ci ont pour
objet l'universel, que les puissances sensibles ne peuvent saisir. Donc les
habitus des vertus ne peuvent pas non plus résider dans les puissances
sensibles.
Cependant :
le Philosophe affirme qu'il y a des
vertus, la tempérance et la force, dans la partie non rationnelle de l'âme.
Conclusion :
Les puissances sensibles peuvent
être considérées de deux façons, suivant qu'elles agissent par l'instinct de la
nature, ou par le commandement de la raison. En tant qu'elles agissent par
l'instinct de la nature, elles n'ont qu'une seule tendance, comme la nature.
Aussi, de même qu'il n'y a pas d'habitus dans les puissances de la nature, il
n'y en a pas davantage dans les puissances sensibles en tant qu'elles agissent
par l'instinct de la nature. - Au contraire, selon qu'elles agissent sous le
commandement de la raison, elles peuvent être orientées vers des buts variés.
Ainsi peut-il y avoir entre elles des habitus qui les y disposent bien ou mal.
Solutions :
1. La puissance nutritive
n'est pas destinée par nature à obéir au commandement de la raison, et c'est
pourquoi il n'y a pas en elle d'habitus. Mais les puissances sensibles le sont,
et c'est pourquoi il peut y avoir en elles des habitus, car, dans la mesure où
elles obéissent à la raison, on les dit en quelque sorte raisonnables, dit
l'Éthique.
2. Chez les bêtes les
puissances sensibles n'agissent pas sous l'empire de la raison mais sous
l'impulsion de la nature, si les animaux sont laissés à eux-mêmes. Ainsi il n'y
a pas en eux d'habitus ordonnés à des opérations. Il y a cependant chez eux des
dispositions ordonnées à la nature, comme la santé et la beauté. - Mais parce
que les bêtes sont dressées à des opérations particulières par l'entraînement
que leur impose la raison de l'homme, on peut en ce sens leur attribuer des
habitus. D'où cette parole de S. Augustin : "Nous voyons les bêtes les
plus sauvages se détourner de leurs plus grandes voluptés par la peur de
souffrir ; et lorsque cela est devenu pour elles une habitude, on les dit
domptées et apprivoisées." Néanmoins, pour que cela mérite le nom
d'habitus il y manque l'usage de la volonté : les animaux ne sont pas maîtres
de l'exercer ou non, ce qui semble pourtant essentiel à l'habitus, et c'est
pourquoi à proprement parler il ne peut y avoir en eux d'habitus.
3. L'appétit sensible est fait pour être mû par l'appétit rationnel, d'après Aristote, mais les facultés raisonnables de connaissance sont alimentées par les facultés sensibles. C'est pourquoi les habitus sont plus à leur place dans les facultés sensibles d'appétit que dans les facultés sensibles de connaissance, puisqu'il n'y a d'habitus dans les facultés appétitives sensibles que si elles agissent sous l'empire de la raisons. - Pourtant, il peut aussi y avoir place pour les habitus dans les facultés sensibles intérieures de connaissance. Ils font qu'on a bonne mémoire, bonne cogitative ou bonne imagination ; d'où ce mot du Philosophe : "L'habitude contribue beaucoup à la bonne mémoire." Car même ces facultés-là sont poussées à agir sous l'empire de la raison. Quant aux facultés sensibles extérieures, comme la vue, l'ouïe, etc., elles ne sont pas susceptibles d'habitus mais, suivant la disposition de leur nature, elles sont ordonnées à des actes déterminés, chacune au sien. Les membres du corps sont dans le même cas ; les habitus ne sont pas en eux, mais plutôt dans les puissances qui leur impriment le mouvement.
Objections :
1. Il semble bien que non.
Car les habitus, a-t-on dit, sont conformes aux opérations. Mais les opérations
de l'homme sont communes à l'âme et au corps, comme il est dit au traité De
l'Ame. Donc aussi les habitus. Or, comme il est dit dans ce même traité que
l'intelligence n'est pas l'acte du corps, elle n'est donc pas le siège d'un
habitus.
2. Tout ce qui est dans un
être s'y trouve selon le mode de cet être. Mais l'être qui est forme sans
matière est seulement acte ; celui qui est composé de matière et de forme
possède à la fois puissance et acte. Donc quelque chose qui soit à la fois en
puissance et en acte ne peut exister dans l'être qui est pure forme, mais
uniquement dans celui qui est composé de matière et de forme. Or l'intelligence
est forme sans matière. Donc l'habitus qui possède puissance et acte tout
ensemble, puisqu'il se tient pour ainsi dire entre les deux, ne peut exister
dans l'intelligence, mais seulement dans l'être conjoint, composé d'âme et de
corps.
3. L'habitus est "la
disposition d'après laquelle on est bien ou mal disposé à quelque chose",
dit le Philosophe. Mais que l'on soit bien ou mal disposé à l'acte de
l'intelligence, cela provient d'un état du corps ; de là encore ce mot du
Philosophe : "Ceux qui ont une chair délicate, nous leur voyons un esprit
très doué." Les habitus de connaissance ne sont donc pas dans
l'intelligence qui est d'un ordre à part, mais elles sont dans une puissance
qui est l'acte d'une partie de l'organisme.
Cependant :
le Philosophe place la science, la
sagesse et cette intelligence qui est l'habitus des principes, dans la partie
intellectuelle de l'âme.
Conclusion :
Sur cette question des habitus de connaissance il y a eu diversité d'opinion. Ceux qui prétendent qu'il n'y a qu'un seul intellect passif chez tous les hommes ont été forcés de soutenir que les habitus de connaissance ne sont pas dans l'intelligence elle-même, mais dans les facultés sensibles internes. De toute évidence en effet, les hommes sont divers dans leurs habitus ; on ne peut donc supposer que les habitus de connaissance soient directement dans ce qui, étant numériquement un, leur est commun à tous. Donc si l'intellect passif est numériquement un pour tous les hommes, les habitus de sciences qui les rendent différents ne pourront avoir leur siège dans cet intellect ; ils seront dans les facultés internes de sensibilité qui varient suivant les individus.
Mais, 1° cette thèse est certainement contraire à la pensée d'Aristote. Car évidemment les facultés sensibles ne sont pas rationnelles par essence mais seulement par participation, comme il est dit dans l'Éthique ; or le Philosophe met les vertus intellectuelles, de sagesse, de science et d'intelligence dans ce qui est rationnel par essence. Elles ne sont donc pas dans la sensibilité, mais bien dans l'intelligence elle-même. Du reste il dit expressément au livre III du traité De l'Ame : l'intellect passif, "lorsqu'il devient toutes choses", c'est-à-dire lorsqu'il en arrive à être mentalement chacune d'elles au moyen des espèces intelligibles, "passe alors sur le plan de l'acte, à la manière dont on dit que celui qui sait est réellement en acte, ce qui a lieu chez quelqu'un lorsqu'il a la capacité d'opérer par lui-même", entendez de pouvoir considérer l'objet de sa science. "Sans doute, même alors, l'intellect est encore en puissance d'une certaine façon, mais non pas comme il l'était avant d'avoir appris ou découvert ce qu'il sait." C'est donc bien l'intellect passif lui-même qui est le siège de cet habitus de science par lequel il a la capacité de considérer un objet, même quand il ne le fait pas.
2° En outre, cette thèse est contre
la vérité des choses. Car il en est de l'habitus comme de la puissance : il
appartient à qui appartient l'opération. Or comprendre et penser est l'acte
propre de l'intelligence. Donc l'habitus par lequel on pense est proprement
dans l'intelligence même.
Solutions :
1. Certains ont prétendu,
d'après Simplicius, que si toute opération chez l'homme appartient en quelque
sorte "au conjoint" comme dit le Philosophe, un habitus n'est jamais
un habitus de l'âme seule, mais du conjoint. Il en découle qu'il n'y a aucun habitus
dans l'intelligence puisque l'intelligence est "séparée", ce qui
fondait l'objection. Mais cet argument ne s'impose pas. Cet habitus n'est pas
une disposition de l'objet à la puissance, mais plutôt une disposition de la
puissance à l'objet ; il faut donc que l'habitus soit dans la puissance même
qui est le principe de l'acte, mais non pas dans ce qui fait fonction d'objet à
l'égard de la puissance. Or, pour l'acte même de comprendre, si l'on dit qu'il
est commun à l'âme et au corps, c'est uniquement en raison de l'image, comme il
est dit au livre I du traité De l'Ame. Mais il est clair que l'image est à
l'égard de l'intellect passif comme un objet, selon le livre III du traité De
l'Ame. Il reste donc que l'habitus intellectuel réside principalement du côté
de l'intelligence elle-même, et non pas du côté de l'image, qui est commune à
l'âme et au corps. Voilà pourquoi il faut dire que l'intellect passif est le
siège de l'habitus : être sujet de l'habitus appartient en effet à ce qui est
en puissance à beaucoup de choses, et cela convient particulièrement à
l'intellect passif. C'est donc bien lui qui est le siège des habitus
intellectuels.
2. Il appartient à
l'intellect passif d'être en puissance à l'être intelligible, comme il
appartient à la matière corporelle d'être en puissance à l'être sensible.
Aussi, rien n'empêche qu'il y ait des habitus dans l'intellect passif,
l'habitus étant le milieu entre la pure puissance et l'acte parfait.
3. Les facultés internes de connaissance préparent pour l'intellect passif son objet propre. C'est pourquoi le bon état de ces facultés, auquel contribue le bon état du corps, facilite l'exercice de l'intelligence. C'est ainsi que l'habitus intellectuel peut résider dans ces facultés à titre secondaire. Mais à titre principal il se trouve dans l'intellect passif.
Objections :
1. Cela ne semble pas
possible. Car les espèces intelligibles, au moyen desquelles l'intelligence
accomplit son acte, appartiennent à l'habitus qui se trouve dans
l'intelligence. Or la volonté n'agit pas au moyen d'espèces. Elle n'est donc
pas le siège d'un habitus.
2. Il n'y a pas de place
pour un habitus dans l'intellect agent comme dans l'intellect passif, parce que
l'intellect agent est une puissance active. Mais la volonté l'est au plus haut
degré, puisque c'est elle qui meut toutes les puissances vers leurs actes, nous
l'avons vu antérieurement. Il n'y a donc pas de place en elle pour un habitus.
3. Dans les puissances naturelles
il n'y a pas d'habitus, parce que ces puissances sont déterminées par nature à
quelque chose. Mais la volonté est ordonnée elle aussi par sa nature à tendre
vers le bien qu'ordonne la raison. Il n'y a donc pas d'habitus chez elle.
Cependant :
la justice est un habitus. Or elle
est dans la volonté, car elle est l'habitus de vouloir et de faire des choses
justes. Donc la volonté est le siège d'un habitus.
Conclusion :
Toute puissance qui peut être
ordonnée diversement à l'action a besoin d'un habitus qui la dispose bien à son
acte. Or la volonté, parce qu'elle est puissance rationnelle, peut être
ordonnée à l'action de la façon la plus diverse. Il faut donc supposer chez
elle un habitus qui la prépare bien à son acte. - Du reste, la notion même de l'habitus
fait voir qu'il est principalement ordonné à la volonté ; l'habitus, avons-nous
dit, est "ce dont on peut se servir quand on veut".
Solutions :
1. De même qu'il y a dans
l'intelligence des espèces qui sont la similitude de l'objet, de même faut-il qu'il
y ait dans la volonté, comme dans toute faculté appétitive, quelque chose qui
l'incline vers son objet, puisque l'acte d'une puissance de cette sorte n'est
autre chose qu'une inclination, nous l'avons dit. Donc, à l'égard des objets
vers lesquels l'appétit est suffisamment incliné par la nature de la puissance
elle-même, il n'a pas besoin qu'une qualité se surajoute pour l'y incliner.
Mais la fin de la vie humaine exige que notre appétit ait une inclination à
quelque chose de bien déterminé ; or une pareille inclination n'est pas dans la
nature d'une puissance qui d'elle-même se porte à beaucoup de choses diverses.
Il est donc nécessaire qu'il y ait dans la volonté, comme dans les autres
facultés d'appétit, des qualités qui donnent cette inclination. Ces qualités
s'appellent des habitus.
2. L'intellect agent est
uniquement actif et nullement passif. Mais la volonté, comme toute autre
puissance appétitive, est "un moteur qui est mû" selon Aristote.
Aussi ne peut-on raisonner pareillement dans les deux cas, car ce qui est de
quelque façon en puissance est normalement susceptible d'habitus.
3. Par la nature même de la puissance, la volonté incline au bien de la raison. Mais parce que ce bien se diversifie de beaucoup de façons, il est nécessaire, pour que la volonté soit inclinée vers un bien déterminé de la raison, qu'elle le soit au moyen d'un habitus afin d'avoir ensuite une plus prompte opération.
Objections :
1. "Il n'y a pas moyen
de penser, dit Maxime, un commentateur de Denys, qu'il y ait dans ces divines
intelligences (les anges) des vertus intellectuelles (entendez : spirituelles)
sous forme d'accidents comme elles sont chez nous, c'est-à-dire à la manière
dont une chose est dans une autre comme dans son sujet ; car tout accident est
banni de ce monde-là." Or l'habitus est toujours un accident. Donc chez
les anges il n'y a pas d'habitus.
2. "Les dispositions
saintes des essences célestes, dit Denys, participent plus que tout à la bonté
de Dieu." Mais ce qui est par soi est antérieur et supérieur à ce qui est
par un autre. Donc les essences angéliques tiennent d'elles-mêmes ce qui les
rend parfaitement conformes à Dieu. Par conséquent elles ne l'ont pas au moyen
d'habitus, et cela semble être la pensée de Maxime lorsqu'il ajoute au même
endroit : "Si les anges avaient leur perfection par des habitus, il est
certain que leur essence ne demeurerait pas en possession d'elle-même et
n'aurait pas pu être déifiée par soi, autant du moins que cela se
pouvait."
3. L'habitus est une
disposition, dit le Philosophe. La disposition est l'ordre d'un être composé de
parties. Puisque les anges sont des substances simples, il apparaît qu'il n'y a
chez eux ni disposition ni habitus.
Cependant :
Denys déclare que les anges de la
première hiérarchie "se nomment Foyers brûlants, Trônes, Effusion de
sagesse, parce que telle est la manifestation déiforme de leurs habitus".
Conclusion :
Certains ont soutenu que chez les anges il n'y a pas d'habitus, mais que tout ce que l'on dit d'eux est dit d'une manière essentielle. De là cette parole de Maxime après celle que nous avons déjà citée : "Leurs manières d'être et les vertus qui sont en eux sont essentielles, à cause de l'immatérialité." Simplicius dit : "La sagesse, dans une âme, est un habitus ; dans un esprit, une substance. Car tout ce qui est divin se suffit par soi-même, et existe en soi-même."
C'est une thèse qui a une part de vrai et une part de faux. Il est évident en effet, d'après ce que nous avons dit. que le sujet d'un habitus n'est jamais que de l'être en puissance. C'est pourquoi les commentateurs qu'on vient de nommer, considérant que les anges sont des substances immatérielles et que la puissance de la matière n'existe pas en eux, en ont, par là même, exclu l'habitus et tout accident. Mais, bien que la puissance matérielle n'existe pas chez les anges, il y a cependant chez eux de la puissance, car il n'appartient qu'à Dieu d'être acte pur. C'est pourquoi il peut se rencontrer en eux des habitus dans la mesure même où il s'y trouve de la puissance. Toutefois, comme la puissance de la matière et celle de la substance spirituelle ne sont pas la même chose, il faut en tirer cette conséquence que l'habitus n'est pas non plus de même sorte de part et d'autre. De là cette parole de Simplicius : "Les habitus de la substance intellectuelle ne sont pas pareils à ceux que nous avons ici-bas, mais ressemblent plutôt aux espèces simples et immatérielles que cette substance contient en elle-même."
En ce qui concerne cependant cette sorte d'habitus, l'intelligence angélique se comporte tout autrement que l'intelligence humaine. Celle-ci en effet, puisqu'elle est au degré le plus bas dans l'ordre des intelligences, est en puissance à tout l'intelligible, comme la matière première à toutes les formes sensibles, et c'est pourquoi, afin de tout comprendre, notre esprit a besoin d'un habitus. Au contraire, l'intelligence angélique ne se présente pas comme une pure puissance dans le domaine de l'intelligible, mais comme un certain acte ; non certes comme un acte pur, car cela est réservé à Dieu, mais avec un mélange de puissance. Et moins cette intelligence a de potentialité, plus elle est supérieure. C'est pourquoi, comme nous l'avons dit dans la première Partie, l'ange a besoin, dans la mesure où il est en puissance, d'être perfectionné d'une manière habituelle au moyen d'espèces intelligibles en vue de son opération propre ; mais, dans la mesure où il est en acte, il peut par son essence même saisir quelques objets, au moins lui-même, et d'autres encore, selon le mode de sa propre substance, ainsi qu'il est dit au livre Des Causes, et d'autant plus parfaitement qu'il est plus parfait.
Toutefois, parce qu'aucun ange n'atteint à la perfection de Dieu, mais qu'ils en sont infiniment éloignés, pour atteindre Dieu lui-même par l'intelligence et la volonté, ils ont besoin d'habitus. Ils sont comme des êtres en puissance en face de cet acte pur. Aussi Denys dit-il que "leurs habitus sont déiformes", en ce sens qu'ils les rendent conformes à Dieu.
Quant aux habitus qui sont des
dispositions à l'existence naturelle, il n'y en a pas chez les anges,
puisqu'ils sont immatériels.
Solutions :
1. La parole de Maxime doit
s'entendre des habitus et accidents matériels.
2. Les anges n'ont pas
besoin d'habitus pour ce qui leur convient en vertu de leur essence. Mais,
parce qu'ils ne sont pas existants par soi au point de n'avoir pas à participer
de la sagesse et de la bonté divines, dans la mesure même où ils ont besoin de
participer d'une réalité extérieure, il est nécessaire de supposer en eux des
habitus.
3. Chez les anges, l'essence ne se divise pas ; mais il y a des parties au point de vue de la puissance, en tant que leur intelligence s'accomplit par plusieurs espèces, et que leur volonté peut se porter vers plusieurs fins.
LA CAUSE DES HABITUS
Étudions maintenant la cause des
habitus, l° quant à leur génération (Question 51), 2° quant à leur croissance (Question
52), 3° quant à leur diminution et disparition (Question 53).
1. Y a-t-il des habitus engendrés par la nature ? - 2. Y en a-t-il qui soient causés par des actes ? - 3. Un habitus peut-il être engendré par un seul acte ? - 4. Y a-t-il des habitus infusés dans l'homme par Dieu ?
Objections :
1. Aucun, semble-t-il, car
l'usage de ce qui vient de la nature n'est pas soumis à la volonté, tandis que
"l'habitus est ce dont on use quand on veut", dit le Commentateur
d'Aristote.
2. La nature ne réalise pas
par deux moyens ce qu'elle peut réaliser par un seul. Or les puissances de
l'âme viennent de la nature. Donc, si les habitus des puissances en venaient
aussi, l'habitus et la puissance seraient une seule et même chose.
3. Dans ce qui est
nécessaire la nature n'est jamais en défaut. Or les habitus sont nécessaires
pour bien agir, on l'a vu. Par conséquent, si la nature en produisait
quelques-uns, il semble qu'elle ne manquerait pas de produire tous ceux qui
sont nécessaires. Or cela est évidemment faux. Donc les habitus ne viennent pas
de la nature.
Cependant :
selon Aristote, on compte parmi les
habitus l'intelligence des principes ; or elle nous vient de la nature, et c'est
pourquoi l'on dit que les premiers principes sont connus naturellement.
Conclusion :
Quelque chose peut être naturel à un être à un double titre. Ce peut être dans la nature de l'espèce, comme il est naturel à l'homme de pouvoir rire et à la flamme de s'élever. Ou bien cela peut être dans la nature de l'individu, comme il est naturel à Socrate ou à Platon d'être, par complexion personnelle, en bonne ou en mauvaise santé. - De plus, dans chacun de ces deux cas, quelque chose peut être dit naturel de deux manières, soit parce que cela vient entièrement de la nature, soit parce que cela vient en partie de la nature et en partie d'un principe extérieur. Ainsi, lorsque quelqu'un guérit par lui-même, toute sa santé lui vient de la nature ; mais lorsque quelqu'un guérit à l'aide de la médecine, sa santé provient partiellement de la nature et partiellement d'un principe extérieur.
Ainsi donc, si nous parlons de l'habitus en tant qu'il est une disposition du sujet envers une forme ou nature, il lui arrive d'être naturel de toutes les façons que nous venons de dire. Il y a en effet des dispositions naturelles qui sont dues à l'espèce humaine et en dehors desquelles il ne se rencontrerait aucun être humain : ce sont là des dispositions qui sont dans la nature même de l'espèce. - Mais, comme de telles dispositions comportent une certaine latitude, il arrive qu'elles se réalisent à divers degrés chez les divers individus suivant la nature particulière de chacun. - Enfin ces sortes de dispositions peuvent provenir, soit totalement de la nature, soit en partie de la nature et en partie d'un principe extérieur, comme on l'a dit de ceux qui sont guéris par l'art médical.
Mais l'habitus est une aptitude à l'action et a pour siège, ainsi que nous l'avons dit, une puissance de l'âme ; il peut encore être et dans la nature de l'espèce, et dans celle de l'individu. Dans la nature de l'espèce en tant que cet habitus se rattache à l'âme qui, puisqu'elle est la forme du corps, constitue le principe spécifique ; dans la nature de l'individu, en tant qu'elle dépend du corps qui est principe matériel. - Cependant, ni d'une manière ni de l'autre, ces habitus ne peuvent être naturels en nous au point de nous venir entièrement de la nature. Chez les anges la chose arrive, parce qu'il y a en eux des idées qui leur sont innées, ce qui n'a pas lieu pour l'âme humaine, ainsi que nous l'avons dit dans la première Partie.
Donc il existe en nous quelques habitus naturels. Ils proviennent partiellement de la nature, et partiellement d'un principe extérieur. Différemment, il est vrai, suivant qu'ils sont dans les facultés de connaissance ou dans celles d'appétit. Dans les facultés de connaissance en effet il peut y avoir à l'état d'ébauche un habitus qui soit naturel et selon l'individu et selon l'espèce. - Selon la nature de l'espèce, c'est ce qui tient à l'âme même ; ainsi dit-on que l'intelligence des principes est un habitus naturel. Effectivement il convient à la nature même de l'âme intelligente que, dès que l'on connaît ce qu'est un tout et ce qu'est une partie, on sache aussitôt que le tout est plus grand que la partie ; et ainsi pour le reste. Mais savoir ce que c'est que le tout et ce que c'est que la partie, on ne peut le faire qu'au moyen des espèces intelligibles puisées dans les images. C'est pourquoi le Philosophe montre que la connaissance des principes nous vient des sens. - D'autre part, un habitus de connaissance est dans la nature de l'individu en ce sens qu'un tel, vu ses dispositions organiques, est plus apte qu'un autre à faire oeuvre d'intelligence, dans la mesure où nous avons besoin pour cela de facultés sensibles.
Dans les puissances appétitives il
n'y a pas d'habitus naturel à l'état d'ébauche, du côté de l'âme et quant à la
substance même de l'habitus ; il n'y a que les principes de l'habitus, comme on
dit que les grands axiomes du droit sont les germes des vertus. Et la raison de
ce fait, c'est que l'inclination à des objets propres, qui semble être
l'ébauche d'un habitus, n'est pas ici affaire d'habitus mais se rattache plutôt
à l'essence même des puissances. - En revanche, à prendre la chose du côté du
corps et selon la nature de l'individu, il y a des habitus appétitifs à l'état
d'ébauche, qui sont naturels. Il y a en effet des gens qui, par leur complexion
corporelle, sont prédisposés à la chasteté, à la douceur, etc.
Solutions :
1. Cette objection se fonde
sur la nature en tant qu'elle s'oppose à la raison et à la volonté, alors que
ces puissances font elles-mêmes partie de la nature de l'homme.
2. Quelque chose, même
naturellement, peut être surajouté à une puissance, sans cependant faire partie
de la puissance même. Ainsi, chez les anges, il ne peut pas appartenir à la
puissance même de leur esprit d'être par soi capable de tout connaître, parce
qu'il faudrait pour cela qu'elle fût en acte toutes choses, ce qui est le fait
de Dieu seul. En effet, ce qui fait connaître quelque chose doit être en acte
la similitude de l'objet connu ; il suit de là que si la puissance de l'ange
connaissait tout par elle-même, elle serait la similitude et l'acte de toutes
choses. Il faut donc qu'à la puissance intellectuelle de l'ange soient
surajoutées des espèces intelligibles qui sont la similitude des réalités
pensées ; car la pensée de l'ange peut alors, par participation de la sagesse
divine et non par son essence propre, être en acte ce à quoi elle pense. Il est
évident par cet exemple que ce qui fait partie d'un habitus de nature peut ne
pas appartenir entièrement à la puissance.
3. La nature n'a pas une force égale dans la production de toutes les variétés d'habitus. Le fait est que certains peuvent être causés par la nature, et d'autres non, comme nous venons de le dire. Voilà pourquoi, si quelques habitus sont naturels, il ne s'ensuit pas que tous le soient.
Objections :
1. Aucun, semble-t-il.
L'habitus est une qualité. Or une qualité est produite chez un sujet dans la
mesure où il est récepteur. Donc, puisqu'un agent, du fait même qu'il agit,
n'est pas récepteur mais plutôt émetteur, il ne paraît pas possible que ses
propres actes engendrent chez lui un habitus.
2. Le sujet dans lequel est
produite une qualité est mû vers cette qualité, comme on le voit dans les
choses qu'on fait chauffer ou refroidir ; tandis que l'agent dont l'acte
produit la qualité donne le mouvement, comme on le voit dans ce qui est
calorifique ou frigorifique. Donc, si quelqu'un pouvait causer en soi-même, par
sa propre activité, un habitus, il faudrait qu'il fût tout ensemble celui qui
donne et celui qui reçoit le mouvement, l'agent et le patient. Ce qui est
impossible, d'après Aristote.
3. L'effet ne peut pas être
plus noble que sa cause. Mais l'habitus est évidemment plus noble que l'acte
qui le précède, puisqu'il rend les actes plus nobles. Donc il ne peut pas avoir
pour cause l'acte qui le précède.
Cependant :
le Philosophe enseigne que les
habitus des vertus et des vices sont causés par des actes.
Conclusion :
Parfois l'agent contient en lui uniquement le principe actif de ses actes ; ainsi le feu est source purement active de chaleur. Chez un tel agent, sa propre activité ne peut causer en lui aucun habitus ; de là vient que les choses de la nature, selon Aristote, ne peuvent ni s'accoutumer à quelque chose ni s'en désaccoutumer. - Mais on trouve des agents qui ont en eux à la fois le principe actif et le principe passif de leurs actes. C'est ce qui se voit dans les actes humains.
En effet, les actes de la faculté
appétitive procèdent de celle-ci dans la mesure où elle est mue par la faculté
de connaissance qui rend l'objet présent ; et celle-ci à son tour, dans la
mesure où elle raisonne sur les conclusions, a pour principe actif les
propositions évidentes par elles-mêmes. Aussi des actes de telle sorte peuvent-ils
engendrer chez celui qui les émet des habitus, non quant au tout premier
principe actif, mais quant au principe d'activité qui meut tout en étant mû.
Car tout ce qui est passif et mû par un autre reçoit une disposition par
l'activité de l'agent. Aussi les actes, en se multipliant, engendrent-ils dans
la puissance qui est passive et mue, une certaine qualité qu'on nomme habitus.
C'est ainsi que les habitus des vertus morales sont causés dans les puissances
appétitives selon qu'elles sont mues par la raison, et les habitus des sciences
dans l'intellect selon qu'il est mû par les principes premiers.
Solutions :
1. L'agent en tant que tel
n'est pas récepteur. Mais en tant qu'il agit sous la motion d'un autre, il est
récepteur, et c'est ainsi que l'habitus est causé.
2. Un même être ne peut pas
être, sous le même rapport, ce qui donne et ce qui reçoit le mouvement. Mais
rien n'empêche qu'un même être puisse se donner à soi-même le mouvement lorsque
c'est à des titres divers, comme Aristote le prouve dans la Physique.
3. L'acte précédant l'habitus, en tant qu'il dérive du principe actif, procède de quelque chose qui est plus noble que ne sera l'habitus engendré ; ainsi la raison elle-même est-elle un principe plus noble que ne peut l'être l'habitus de la vertu morale qu'aura engendré dans la faculté appétitive l'habitude des actes ; et l'intelligence des principes est plus noble que la science des conclusions.
Objections :
1. Il semble bien. Une
démonstration, en effet, est un acte de la raison. Or une seule démonstration
suffit à produire la science, qui est l'habitus d'une conclusion. Donc
l'habitus peut être produit par un seul acte.
2. De même qu'une activité
peut croître en se multipliant, elle peut croître aussi en s'intensifiant. Mais
en se multipliant les actes engendrent l'habitus. Donc, même un seul acte, s'il
s'intensifie beaucoup, pourra être une cause génératrice d'habitus.
3. La santé et la maladie
sont des habitus. Or on peut par un seul acte tomber malade ou guérir. Un seul
acte peut donc causer un habitus.
Cependant :
"une seule hirondelle, dit le
Philosophe, ne fait pas le printemps, un seul jour non plus ; ainsi, à coup
sûr, ce n'est pas assez d'un jour ni d'un peu de temps pour faire la béatitude
ni le bonheur". Mais "la béatitude, dit-il encore, est l'activité
commandée par l'habitus de la parfaite vertu". C'est avouer qu'un seul
acte ne fait pas l'habitus de la vertu ni, pour la même raison, aucun autre
habitus.
Conclusion :
Comme nous l'avons dit à l'Article précédent, l'habitus est engendré par l'acte en tant que la puissance passive est mue par un principe actif. Mais pour qu'une qualité soit produite dans un sujet passif, il faut que l'élément actif domine complètement l'élément passif. Ainsi voyons-nous que le feu, parce qu'il ne peut vaincre totalement la matière combustible, ne parvient pas à l'enflammer tout de suite, mais peu à peu en rejette les dispositions contraires afin de vaincre complètement cette matière pour y imprimer sa forme.
Or il est évident que ce principe actif qu'est la raison ne peut dans un seul acte vaincre complètement la puissance appétitive, parce que celle-ci se prête de bien des manières à beaucoup de choses ; mais en un seul acte la raison juge qu'une chose est à rechercher pour des raisons et dans des circonstances déterminées. Par conséquent ce seul acte n'est pas suffisant pour que la puissance appétitive soit complètement dominée au point de se porter vers un même objet, au moins le plus souvent, comme par nature, ce qui appartient à l'habitus vertueux. Et voilà pourquoi celui-ci ne peut être causé par un seul acte, mais par beaucoup.
Dans les facultés de connaissance il faut considérer qu'il y a une double passivité, celle de l'intellect passif lui-même, et une autre dans cette puissance qu'Aristote nomme encore intellect passif et qui est la raison particulière, c'est-à-dire la faculté cogitative avec mémoire et imagination. - A l'égard de la première passivité, il peut y avoir un élément actif qui par un seul acte soit complètement maître de tout ce qu'il y a de puissance dans son élément passif ; ainsi une seule proposition évidente par soi arrive à convaincre l'intelligence de donner avec fermeté son assentiment à la conclusion ; ce que ne fait assurément pas une proposition probable. Par conséquent, même du point de vue de l'intellect passif, il faut beaucoup d'actes de la raison pour engendrer un habitus en matière d'opinion ; mais il est possible qu'un habitus de science se produise, pour ce qui regarde au moins l'intellect, à la suite d'un seul acte de la raison. - Mais, pour ce qui est des facultés inférieures de connaissance, il est nécessaire de répéter plusieurs fois les mêmes actes, si l'on veut imprimer fermement une chose dans la mémoire. De là ce mot du Philosophe "La méditation affermit la mémoire."
Quant aux habitus corporels, il est
possible qu'ils soient causés par un seul acte, lorsque l'élément actif aura
été d'une grande énergie. Ainsi une forte médecine ramène parfois
instantanément la santé.
Solutions :
Tout cela donne la réponse aux objections.
Objections :
1. Aucun, à ce qu'il semble.
Car Dieu se conduit envers nous tous d'une manière égale. Donc, s'il versait,
dans l'âme de certains, quelques habitus, il le ferait pour tous. Ce qui
évidemment est faux.
2. Dieu agit dans tous les
êtres de la manière convenable à leur nature. Car Denys affirme n : "Il
appartient à la Providence divine de maintenir la nature." Or, chez
l'homme, il est conforme à la nature que les habitus soient causés par les
actes, nous l'avons dit. Dieu ne produit donc pas d'habitus en nous sans nos
actes.
3. Si Dieu infuse un
habitus, l'homme peut produire beaucoup d'actes grâce à lui. Mais "ces
actes font naître un habitus qui leur ressemble", dit Aristote. Il suit de
là qu'il y a dans le même sujet deux habitus de même espèce, l'un acquis, et
l'autre infus. Ce qui semble impossible, car deux formes d'une même espèce ne
peuvent pas exister dans le même sujet. Donc aucun habitus n'est infusé en
l'homme par Dieu.
Cependant :
il est écrit dans l'Ecclésiastique
(15, 5 Vg) : "Le Seigneur l'a rempli de l'esprit de sagesse et
d'intelligence." Mais la sagesse et l'intelligence sont des habitus. Il y
a donc des habitus infusés à l'homme par Dieu.
Conclusion :
C'est pour deux raisons que des habitus sont infusés à l'homine par Dieu. La première, c'est qu'il y a des habitus par lesquels nous sommes adaptés à une fin qui dépasse la capacité de la nature humaine et qui est cependant l'ultime et parfaite béatitude de l'homme, comme nous l'avons dit précédemment. Et, parce qu'il faut que les habitus soient proportionnés à l'objet même auquel ils nous adaptent, il est nécessaire que les habitus qui nous préparent à cette fin dépassent, eux aussi, la capacité de la nature humaine. Voilà pourquoi de tels habitus ne peuvent jamais être dans l'homme que par infusion divine. C'est le cas de toutes les vertus données par grâce.
L'autre raison, c'est que Dieu peut
produire les effets des causes secondes en se passant d'elles, nous l'avons vu
dans la première Partie. Donc, de même que parfois, pour montrer sa force, il
donne la santé en dehors des causes naturelles, alors que la nature eût pu y
suffire, de même aussi parfois, pour montrer sa force, il infuse dans l'âme
même des habitus qui peuvent être causés par la nature. Ainsi a-t-il donné aux
Apôtres la science des Écritures et celle de toutes les langues, connaissance
que les hommes peuvent acquérir par l'étude ou par l'usage, mais sans parvenir
à la même perfection.
Solutions :
1. Dieu se comporte d'une
manière égale envers tous pour ce qui est de leur nature. Mais, suivant en cela
l'ordre de sa sagesse, selon un plan déterminé, il donne à quelques-uns des
choses qu'il n'accorde pas à d'autres.
2. Le fait que Dieu agit
dans tous les êtres selon leurs modalités n'empêche pas qu'il fasse certaines
choses impossibles à la nature. Cela prouve seulement qu'il ne fait rien contre
ce qui convient à la nature.
3. Les actes produits par habitus infus ne causent pas un habitus mais confirment un habitus préexistant. C'est ainsi que des remèdes appliqués à celui qui a déjà la santé par nature ne produisent pas de la santé, mais renforcent celle qu'il possédait auparavant.
1. Les habitus s'accroissent-ils ? - 2. S'accroissent-ils par addition ? - 3. Est-ce que n'importe quel acte accroît l'habitus ?
Objections :
1. Cela ne paraît pas
possible, car l'accroissement est une affaire de quantité. Or les habitus ne
sont pas dans la catégorie de la quantité mais dans celle de la qualité.
2. "L'habitus est une
certaine perfection", dit Aristote. Mais la perfection implique un
achèvement et un terme, et ne semble donc pas susceptible de plus et de moins.
Donc l'habitus ne peut pas augmenter.
3. Dans ce qui est
susceptible de plus et de moins, se produit l'altération : subir une altération
c'est passer du moins chaud au plus chaud par exemple. Or Aristote prouve qu'il
n'y a pas d'altération dans le domaine des habitus ; c'est donc qu'ils ne
peuvent s'accroître.
Cependant :
la foi est un habitus, et pourtant
elle s'accroît ; d'où la demande des disciples du Seigneur (Lc 17, 5) :
"Seigneur, augmente en nous la foi." Donc les habitus s'accroissent.
Conclusion :
L'accroissement, ainsi que les autres choses se rapportant à la quantité, est une notion que nous transférons de l'ordre quantitatif des corps à l'ordre intelligible des réalités spirituelles, à cause de la connaturalité qu'il y a entre notre esprit et les réalités corporelles qui, elles, tombent sous l'imagination. Or, dans l'ordre quantitatif des corps, on dit qu'une chose est grande lorsqu'elle est amenée à la parfaite quantité qu'elle doit avoir ; ainsi y a-t-il des dimensions qu'on estime grandes pour l'homme et qui ne le sont pas pour l'éléphant. De là, dans l'ordre des formes, on dit que quelque chose est grand dès lors que c'est parfait. Et, comme la perfection c'est le bien, ainsi s'explique la parole de S. Augustin : "Dans ce qui n'est pas grand par la masse, être plus grand c'est être meilleur."
Mais la perfection d'une forme peut être considérée de deux manières, selon la forme elle-même, et selon la façon dont le sujet participe de cette forme. Si l'on a en vue l'état parfait de la forme en elle-même, alors on dit qu'elle est petite ou grande, on parlera d'une grande ou petite santé, d'une grande ou petite science. Mais si l'on considère la perfection de la forme dans le sujet, on parle alors de plus et de moins ; on dit par exemple que c'est plus ou moins blanc, plus ou moins sain. D'ailleurs une pareille distinction ne signifie pas que la forme ait une existence en dehors de la matière ni du sujet, mais elle signifie que c'est différent de considérer une forme sous son aspect spécifique, et de la considérer dans la façon dont elle est participée par le sujet.
A cet égard, en ce qui conceme l'intensité et le relâchement des habitus et des formes, quatre opinions ont divisé les philosophes. Simplicius en fait l'exposé. Plotin et les autres platoniciens prétendaient que même les qualités et les habitus se trouvaient susceptibles de plus et de moins, pour cette raison qu'ils étaient matériels et qu'ils gardaient de ce fait une certaine indétermination à cause du caractère indéfini de la matière. - D'autres prétendaient au contraire que les qualités et les habitus n'étaient pas par eux-mêmes susceptibles de plus et de moins : ce sont les choses qualifiées dont on parle ainsi suivant les divers degrés de participation. Ainsi on ne dit pas que la justice est plus ou moins, mais qu'une chose est plus ou moins juste. Aristote touche un mot de cette opinion dans ses Prédicaments. - La troisième fut celle des stoïciens. Elle tient le milieu entre les deux premières. Ils ont soutenu en effet qu'il y a des habitus, comme les arts, qui sont susceptibles de plus et de moins ; mais d'autres non, comme les vertus. - La quatrième opinion consistait à dire que les qualités et formes immatérielles ne sont pas susceptibles de plus et de moins, mais que les matérielles le sont.
Pour manifester ce qu'il y a de vrai dans tout cela, il faut donc considérer que ce qui sert à délimiter une espèce doit être quelque chose de fixe et de stable, et comme un point indivisible ; tout ce qui arrive à ce point est contenu dans l'espèce, mais tout ce qui s'en éloigne, soit en plus soit en moins, appartient à une autre espèce ou plus parfaite ou moins parfaite. De là le mot du Philosophe : "Les espèces sont comme les nombres" ; si l'on augmente un nombre ou qu'on le diminue, on en change l'espèce. Donc, si une forme ou une réalité quelconque obtient par elle-même ou par quelque chose d'elle-même, la raison d'espèce, il est nécessaire que, prise en soi, elle ait une essence très déterminée dont elle ne puisse s'éloigner ni en plus par excès ni en moins par défaut. De cette sorte sont la chaleur, la blancheur et les autres qualités du même genre, qui ne se définissent pas par rapport à autre chose ; telle est, beaucoup plus encore, la substance qui est de l'être par soi. - En revanche, les choses qui reçoivent leur espèce du terme auquel elles sont ordonnées peuvent varier en elles-mêmes soit en plus soit en moins, et rester malgré cela dans la même espèce à cause de l'unité du terme auquel elles tendent et duquel elles reçoivent leur spécification. Ainsi, un mouvement est en soi plus intense ou plus relâché, tout en demeurant néanmoins de même espèce à cause de l'unité du but. Et l'on peut remarquer la même chose dans la santé, car le corps arrive à avoir véritablement la santé lorsqu'il est dans les dispositions convenables à la nature de l'animal ; mais comme cettc nature peut s'accommoder de dispositions diverses, celles-ci peuvent varier en plus ou en moins, et cependant c'est toujours la santé. De là cette parole du Philosophe : "L'état de santé est susceptible de plus et de moins, car l'équilibre des humeurs n'est pas le même chez tous ni toujours pareil chez un seul et même individu ; mais une santé diminuée est encore jusqu'à un certain point la santé." Or ces divers états de santé se tiennent par degrés, les uns dépassant, les autres dépassés, de sorte que si l'on ne donnait le nom de mté qu'à l'équilibre le plus parfait, alors on ne pourrait jamais dire que la santé fût plus grande ou qu'elle fût moindre. - Ainsi l'on voit bien de quelle manière une qualité ou forme peut en soi augmenter ou diminuer, et de quelle manière elle ne le peut pas.
Si maintenant nous considérons la qualité ou forme d'après la participation du sujet, en ce cas il se trouve aussi que certaines qualités et formes connaissent le plus et le moins, et certaines non. Et Simplicius attribue cette différence à la raison suivante. La substance en elle-même ne peut connaître le plus et le moins, puisqu'elle est de l'être par soi. C'est pourquoi toute forme dont un sujet participe substantiellement ne peut avoir ni tension ni relâchement ; aussi, dans le genre substance ne parle-t-on pas de plus et de moins. Et puisque la quantité est toute proche de la substance, et que la figure à son tour est consécutive à la quantité, il s'ensuit que dans ces catégories-là il n'est pas question non plus de degrés. D'où cette pensée du Philosophe : lorsqu'une chose prend forme et figure, on ne dit pas qu'elle est en voie de s'altérer mais plutôt de devenir et de se former. Quant aux autres qualités qui sont plus éloignées de la substance et conjointes aux actions et passions, elles ont du plus et du moins selon la participation du sujet.
Mais on peut encore donner de cette différence une meilleure explication. Ainsi qu'on vient de le dire, ce qui donne son espèce à une chose doit demeurer fixe et stable en un point indivisible. Donc il peut arriver de deux manières que la participation d'une forme ne comporte pas de plus et de moins. - D'abord, parce que le sujet participant est spécifié selon cette forme même. De là vient qu'on ne participe jamais plus ou moins d'une forme substantielle. Et c'est pourquoi le Philosophe dit : "De même qu'un nombre n'a pas de plus et de moins, la substance n'en a pas non plus selon qu'elle représente l'espèce", entendez : quant à la participation de la forme spécifique ; "mais si elle est unie à la matière" : c'est-à-dire que c'est en raison des dispositions matérielles qu'il se trouve du plus et du moins dans la substance. - L'autre façon dont on peut s'expliquer l'absence de degrés dans la participation d'une forme tient à ce que l'indivisibilité même est essentielle à cette forme ; d'où il faut que, si un sujet participe de cette forme, il y participe en ce qu'elle a d'essentiellement indivisible. De là vient que dans les nombres il n'est pas question de plus et de moins ; chaque espèce y est constituée par une unité indivisible. Et il en est de même dans la quantité continue, lorsque les espèces y sont établies selon un système numérique, telle une grandeur de deux coudées, de trois coudées. De même dans les relations, par exemple le double et le triple. De même aussi pour les figures, par exemple trigone et tétragone. Et c'est là précisément la raison que donne Aristote au livre des Prédicaments, lorsque voulant indiquer la raison pour laquelle une figure ne connaît pas de plus et de moins, il dit : "Les choses qui réalisent la notion de triangle et celle de cercle sont toutes au même degré des triangles et des cercles" ; parce que l'indivisibilité est de leur essence même, si bien que tout ce qui participe de cette essence doit en participer indivisiblement.
Il ressort donc avec évidence de tout ceci que, comme les habitus et les dispositions se définissent par rapport à quelque chose, il peut y avoir pour eux intensité et relâchement de deux façons : 1° en eux-mêmes, comme quand on parle d'une plus ou moins bonne santé, ou lorsqu'on dit qu'une science est plus ou moins grande parce qu'elle s'étend à plus ou moins de choses ; 2° dans la participation du sujet, et cela veut dire qu'une science égale, ou une égale santé, est reçue plus profondément chez un individu que chez un autre, suivant une diversité d'aptitude résultant de la nature ou de l'habitus. Car ce n'est pas l'habitus et la disposition qui donnent au sujet son espèce, et ce ne sont pas non plus des formes impliquant dans leur notion même l'indivisibilité.
Quant à la façon dont la chose se
passe dans les vertus, nous le dirons plus loin.
Solutions :
1. De même que la notion de
grandeur passe de l'ordre corporel de la quantité à l'ordre intelligible de la
perfection des formes, de même aussi la notion de croissance, puisque le terme
de l'accroissement est la grandeur.
2. Sans doute l'habitus est
une perfection, mais non une perfection qui soit le terme de son sujet, comme
si elle lui donnait par exemple son existence spécifique. Elle n'inclut pas non
plus un terme dans sa notion même, comme le fait chaque espèce de nombre. Par
conséquent, rien n'empêche qu'elle ait du plus et du moins.
3. L'altération est d'abord dans les qualités de la troisième espèce, mais elle peut se trouver dans les qualités de la première espèce par voie de conséquence ; changez l'état de la température, et l'animal en devient malade ou bien portant ; pareillement, que changent les passions de l'appétit sensible ou les impressions des facultés sensibles de connaissance, et l'état des sciences et des vertus en est modifié, dit Aristote.
Objections :
1. Il semble bien. En
effet, le mot même d'accroissement, nous venons de le dire, indique un
transfert des quantités corporelles au domaine des formes. Or dans les
quantités corporelles il n'y a pas d'accroissement sans addition :
"Accroître, c'est ajouter à une grandeur préexistante", dit Aristote.
Donc, dans les habitus aussi, tout accroissement se fait par addition.
2. L'habitus ne s'accroît
que par l'influence d'un agent. Mais tout agent produit quelque effet dans le
sujet patient : ce qui chauffe produit réellement la chaleur dans ce qui est
chauffé. Il ne peut donc y avoir d'accroissement sans que se produise une
addition.
3. De même que ce qui n'est
pas blanc est en puissance à devenir blanc, ainsi ce qui et moins blanc est en
puissance à être plus blanc. Mais ce qui n'est pas blanc ne le devient qu'en
acquérant la blancheur. Donc ce qui est moins blanc ne devient plus blanc que
par une autre blancheur ajoutée à la première.
Cependant :
"un corps chaud devient plus
chaud, dit le Philosophe, sans qu'il se produise dans la matière aucune chaleur
qui n'existât déjà lorsque le corps était moins chaud". Donc, au même
titre, dans les autres formes, lorsqu'elles augmentent, il n'y a non plus
aucune addition.
Conclusion :
La solution de cette question dépend de ce qui précède. On vient de dire en effet que, dans des formes qui s'intensifient et se relâchent, l'accroissement et la diminution ont une manière de se produire qui tient non pas à la forme elle-même considérée en soi, mais à ce que le sujet en participe diversement. C'est pourquoi cet accroissement des habitus et des autres formes n'a pas lieu par addition de forme à forme, mais se produit par le fait que le sujet participe plus ou moins parfaitement d'une seule et même formes. Et de même, lorsqu'un corps devient chaud en acte sous l'influence d'un agent qui est lui-même chaud en acte, il commence à participer nouvellement de cette forme sans pourtant que la forme elle-même commence à exister ; ainsi lorsque, sous l'action interne de l'agent lui-même, le corps devient plus chaud, c'est comme participant plus parfaitement de la forme, et ce n'est pas parce que quelque chose vient s'ajouter à cette forme.
Si en efet on entend par addition un tel accroissement dans les formes, cela ne pourrait avoir lieu que du côté de la forme ou du côté du sujet. Si cela avait lieu du côté de la forme, nous l'avons déjà dit, l'addition alors, ou la soustraction, changerait l'espèce, comme l'espèce de couleur peut varier lorsqu'une chose passe du pâle au blanc. - Si l'addition devait s'entendre du côté du sujet, ce pourrait être seulement parce qu'une partie de celui-ci reçoit la forme qu'il n'avait pas encore, comme lorque nous disons que le froid nous gagne si nous avions déjà froid dans une partie du corps, et que maintenant nous ayons froid en plusieurs ; ou ce serait parce qu'un autre sujet vient s'ajouter au premier pour participer de la même forme, comme lorsqu'un corps chaud vient se joindre à un corps chaud, ou du blanc à du blanc. Mais, dans les deux cas, on ne dit pas que c'est plus blanc ou plus chaud, on dit que ce l'est en plus grande quantité.
Toutefois, comme il y a des accidents qui s'accroissent en eux-mêmes ainsi que nous l'avons dit plus haut, dans certains d'entre eux il peut y avoir accroissement par addition. Un mouvement s'accroît par tout ce qui s'y ajoute, quant au temps qu'il dure, ou quant au chemin par où il passe ; et cependant, à cause de l'unité du terme, c'est toujours la même espèce de mouvement. Néanmoins un mouvement augmente aussi en intensité selon la participation du sujet, c'est-à-dire en tant que le même mouvement peut se faire d'une manière plus ou moins aisée ou prompte. - Pareillement, la science aussi peut avoir de l'accroissement en elle-même par addition ; ainsi lorsque quelqu'un apprend un plus grand nombre de conclusions de géométrie, l'habitus s'accroît en lui, tout en appartenant à la même science quant à son espèce. Néanmoins, la science augmente aussi en intensité chez quelqu'un selon la participation du sujet, c'est-à-dire à la manière dont un individu possède plus de clarté et plus d'aisance qu'un autre pour considérer les mêmes conclusions.
D'ailleurs, dans les habitus corporels on ne voit pas qu'il y ait beaucoup d'accroissement par addition. Car on ne dit pas qu'un animal soit véritablement sain ou beau s'il ne l'est dans toutes ses parties. S'il arrive à un équilibre plus parfait, c'est par modification des qualités élémentaires qui le composent, et ces qualités n'augmentent qu'en intensité en raison du sujet participant.
Quant à la façon dont cela se passe
dans les vertus, il en sera question plus loin.
Solutions :
1. Même dans la grandeur
corporelle il peut y avoir accroissement de deux façons. L'une par addition de
matière à matière comme il arrive dans la croissance des êtres vivants. L'autre
sans aucune addition et uniquement par intensification comme dans les matières
qui font explosion.
2. La cause qui accroît
l'habitus produit bien toujours quelque chose dans le sujet, mais non une forme
nouvelle. Elle fait seulement que le sujet participe plus parfaitement de la
forme qui préexiste, ou que cette forme prend une plus ample extension.
3. Ce qui n'est pas encore blanc est en puissance à la forme même de blancheur, comme ne la possédant pas encore, et c'est pour cela que agent cause réellement dans le sujet une forme nouvelle. Mais ce qui est moins chaud ou moins blanc n'est plus en puissance à la forme puisqu'il la possède déjà en acte ; il est seulement en puissance au mode parfait de participation, et il obtient cela sous l'influence de l'agent.
Objections :
1. Vraisemblablement oui,
car en multipliant la cause on multiplie l'effet. Or les actes sont causes de
quelques-uns des habitus, nous l'avons déjà dit. Donc, si les actes se
multiplient, l'habitus augmente.
2. On porte le même
jugement sur les cas semblables. Or les actes procédant d'un même habitus se
ressemblent tous. Donc, si quelques-uns d'entre eux font grandir l'habitus,
n'importe lequel le fera aussi.
3. Le semblable s'accroît
par son semblable. Mais un acte ressemble toujours à l'habitus dont il procède.
Donc n'importe quel acte accroît l'habitus.
Cependant :
le même être ne peut causer des
effets contraires. Or le Philosophe fait remarquer, que des actes procédant
pourtant d'un habitus le diminuent : c'est, dit-il, lorsqu'ils sont faits
négligemment. Ce n'est donc pas n'importe quel acte qui augmente l'habitus.
Conclusion :
Selon Aristote, "les actes semblables causent des habitus semblables". Mais ressemblance et dissemblance ne tiennent pas seulement à une qualité identique ou diverse, mais aussi à un degré de participation semblable ou divers. Le noir ne ressemble pas au blanc, mais le même blanc ne ressemble pas non plus au plus blanc puisque passer de l'un à l'autre est aussi un changement, comme le passage d'un opposé à un opposé, dit la Physique.
Mais puisque l'exercice des habitus
est entièrement dans notre volonté, comme nous l'avons montré, il arrive à
celui qui a un habitus de ne pas s'en servir, ou même d'agir en sens contraire
; de même il peut lui arriver de se servir de l'habitus pour des actes qui ne
sont pas proportionnés à l'intensité de celui-ci. Donc, si l'intensité des
actes est proportionnée à celle de l'habitus ou même la dépasse, n'importe
lequel de ces actes ou accroît l'habitus ou lui prépare un accroissement, pour
parler de cette croissance des habitus comme on ferait de celle des animaux. En
effet l'absorption de tout aliment ne fait pas grandir l'animal sur-le-champ,
pas plus que toute goutte qui tombe ne creuse la pierre ; mais quand
l'alimentation s'est répétée, la croissance enfin se produit. Ainsi également
quand les actes se répètent, l'habitus se développe. - Mais si l'intensité de
l'acte reste proportionnellement inférieure à celle de l'habitus, un tel acte
ne prépare pas un accroissement de l'habitus, mais plutôt sa diminution.
Solutions :
Tout cela donne la réponse aux objections.
1. L'habitus peut-il disparaître ? - 2. Peut-il diminuer ? - 3. La manière dont il peut disparaître ou diminuer.
Objections :
1. Pas plus que la nature,
semble-t-il. Car l'habitus est en nous comme une nature, d'où le caractère
délectable des opérations dont on a l'habitus. Or la nature n'est pas détruite
tant que demeure son sujet. Donc l'habitus ne peut pas périr non plus tant que
le sujet demeure.
2. Toute destruction d'une
forme est causée soit par la destruction du sujet, soit par l'apparition d'une
forme contraire. Ainsi la maladie disparaît-elle lorsque l'animal meurt, ou
bien lorsque survient la santé. Mais la science, qui est un habitus, ne peut
disparaître par destruction du sujet, puisque l'intellect, où elle a son siège,
"est une substance et ne se corrompt pas", ainsi qu'il est dit au
livre I du traité de De l'Ame. De même la science ne peut pas être détruite par
une réalité contraire, car les espèces intelligibles ne sont pas contraires les
unes aux autres, d'après Aristote. Donc un habitus de science ne peut être
détruit d'aucune manière.
3. Toute destruction
s'opère par un mouvement. Mais les habitus de science qui sont dans l'âme ne
peuvent être détruits par un mouvement de l'âme en elle-même, car de soi l'âme
ne connaît pas le mouvement. Elle se meut il est vrai, en subissant les
mouvements du corps. Mais aucune modification organique ne semble pouvoir
détruire les espèces intelligibles, puisque leur existence est liée à
l'intellect, et que cet intellect est par lui-même le lieu des idées,
indépendamment du corps ; d'où cette affirmation que les habitus ne peuvent
être détruits ni par la vieillesse ni par la mort. La science ne peut donc être
détruite. Ni par conséquent l'habitus de la vertu puisqu'elle est aussi dans
l'âme raisonnable et que "les vertus, d'après le Philosophe, sont plus
durables que les savoirs".
Cependant :
le Philosophe affirme aussi que
"la science est détruite par l'oubli ou par l'erreur". On perd aussi
la vertu par le péché. Et Aristote dit encore que des actes contraires
engendrent et détruisent les vertus.
Conclusion :
Il faut dire qu'une forme est détruite en soi par son contraire ; et par accident si son sujet est détruit. Donc, s'il y a des habitus dont le sujet soit destructible et dont la cause ait son contraire, ils pourront se perdre des deux manières, comme on le voit pour les habitus corporels, la santé et la maladie. En revanche, les habitus dont le sujet n'est pas destructible ne peuvent se perdre par accident. Il y a cependant des habitus qui, tout en existant principalement dans un sujet indestructible, sont pourtant secondairement dans un sujet destructible. Ainsi l'habitus de science puisque, s'il réside principalement dans l'intellect passif, il réside secondairement dans les facultés sensibles de connaissance, nous l'avons vu. Et c'est pourquoi, du côté de l'intellect passif, l'habitus de science ne peut être détruit, mais seulement du côté des facultés inférieures de connaissance sensible.
Il faut donc examiner si les habitus de cette sorte peuvent se perdre par eux-mêmes. Il faudrait donc pour cela qu'il y eût un habitus ayant un contraire soit de son côté, soit du côté de sa cause ; mais s'il n'a pas de contraire, il ne pourra se détruire par lui-même. Or il est évident qu'une espèce intelligible ayant son existence dans l'intellect passif n'a pas de contraire, et que sa cause, l'intellect agent, ne peut pas en avoir non plus. Par conséquent, s'il y a dans l'intellect passif un habitus qui soit immédiatement causé par l'intellect agent, un tel habitus est indestructible et par soi et par accident. Les habitus des premiers principes, tant spéculatifs que pratiques, sont de cette sorte : aucun oubli ni aucune erreur ne peuvent les détruire. Le Philosophe le dit de la prudence : "L'oubli ne la fait pas perdre". - Mais il y a dans l'intellect passif un habitus causé par la raison, c'est l'habitus des conclusions que l'on appelle la science. Or, la cause de cet habitus peut rencontrer doublement quelque chose de contraire : l° dans les propositions mêmes à partir desquelles se fait le raisonnement, car à cette affirmation "le bien est le bien" s'oppose celle-ci, dit le Philosophe, "le bien n'est pas le bien" ; 2° dans le processus même du raisonnement, comme quand un syllogisme qui est un sophisme s'oppose au syllogisme dialectique ou démonstratif. Il est donc évident que l'on peut détruire un argument faux par l'habitus d'une opinion vraie ou même d'une science. Aussi le Philosophe dit-il que "l'erreur est la destruction de la science".
Pour ce qui est des vertus, celles
qui sont intellectuelles ont leur siège dans la raison même, et il faut faire à
leur égard le même raisonnement que pour la science ou l'opinion. - Mais il y
en a qui résident dans les facultés appétitives, ce sont les vertus morales, et
il en est de même des vices opposés. Or les habitus de ces facultés appétitives
sont causés par le fait que la raison est faite pour mouvoir la faculté
appétitive. Voilà pourquoi l'habitus de la vertu ou du vice peut être détruit
par le jugement de la raison lorsque celle-ci imprime un mouvement En sens
contraire, de quelque manière que ce soit, c'est-à-dire ou par ignorance,
ou par passion, ou même par libre choix.
Solutions :
1. L'habitus ressemble à la
nature, cependant il lui est inférieur. Et c'est pourquoi, alors que la nature
ne peut nullement se perdre, l'habitus ne se perd que difficilement.
2. Bien qu'il n'y ait à
proprement parler rien de contraire aux espèces intelligibles, il peut y avoir
pourtant quelque chose de contraire, comme nous venons de le dire, aux
affirmations et à la marche de la raison.
3. Un mouvement corporel n'écarte pas la science en atteignant la racine même de l'habitus, mais seulement en empêchant l'acte dans la mesure où l'intellect a besoin dans son acte des facultés sensibles où la modification organique vient jeter le trouble. Mais une modification de la raison, d'ordre intellectuel, peut corrompre un habitus de science jusque dans sa racine. Et un habitus de vertu peut être détruit pareillement. - Quand on dit cependant que "la vertu est plus durable que le savoir", cela doit s'entendre non du sujet ni de la cause, mais des actes ; car les vertus sont d'un usage continu durant toute la vie, mais non pas les disciplines de l'esprit.
Objections :
1. Il semble que non.
L'habitus, en effet, est une qualité, une forme simple. Or une chose simple, ou
on l'a tout entière, ou on la perd tout entière. Donc, bien qu'un habitus
puisse se perdre, il ne peut diminuer.
2. Tout ce qui convient à
un accident lui convient en raison de lui-même ou en raison de son sujet. Or de
soi un habitus n'a ni intensité ni relâchement ; autrement nous aurions là une
espèce qui serait attribuée à ses individus selon le plus et le moins. Si c'est
la participation du sujet qui rend la diminution possible, c'est donc que
l'habitus a quelque chose de propre qu'il ne partage pas avec son sujet. Mais
chaque fois qu'une forme a quelque chose de propre en dehors de son sujet,
c'est que c'est une forme séparable, comme il est dit au livre 1 du traité de
De l'Ame : il s'ensuivrait que l'habitus serait une forme séparable, ce qui est
impossible.
3. La raison et la nature
de l'habitus, comme de n'importe quel accident, tient dans l'union concrète à
un sujet, de sorte que tout accident se définit par son sujet. Donc, si
l'habitus en lui-même n'est ni intense ni relâché, il ne pourra non plus être
diminué par son union concrète au sujet. Ainsi, d'aucune manière il ne
connaîtra de diminution.
Cependant :
par nature les contraires se
produisent dans le même sujet. Or l'accroissement et la diminution sont des
contraires. Puisque l'habitus peut augmenter, il semble qu'il peut aussi
diminuer.
Conclusion :
Il ressort de ce que nous avons dit
plus haut que les habitus diminuent comme ils augmentent, de deux manières. Et
de même que la cause qui les fait naître est aussi celle qui les fait grandir,
de même la cause qui les détruit est celle qui les fait diminuer ; car la
diminution d'un habitus l'achemine à sa destruction, comme à l'inverse la
génération de l'habitus est le fondement de sa croissance.
Solutions :
1. L'habitus considéré en
lui-même est une forme simple, et à cet égard il ne lui arrive pas de diminuer.
Mais cela lui arrive suivant les divers modes de participation, diversité qui
provient de l'indétermination de la puissance du sujet participant et signifie
que cette puissance peut participer en diverses manières d'une même forme, ou
qu'elle peut s'étendre à plus ou moins de choses.
2. Ce raisonnement serait
concluant si l'essence même de l'habitus ne subissait aucune sorte de
diminution. Mais nous disons seulement qu'il y a dans l'essence de l'habitus
une certaine diminution qui a son principe non dans l'habitus mais dans le
sujet participant.
3. De quelque façon qu'on s'exprime, l'accident est toujours conçu essentiellement dans la dépendance du sujet, cependant de façons différentes. Si l'on s'exprime dans l'abstrait, l'accident implique à l'égard du sujet un rapport qui commence par l'accident et se termine au sujet ; on dit que la blancheur est "ce par quoi une chose est blanche". Et c'est pourquoi, lorsque l'on définit un accident dans l'abstrait, on ne prend pas comme sujet cette première partie de la définition qui est le genre, mais la seconde partie qui est la différence : nous définissons le fait d'être camus par "la dépression du nez". Mais dans le concret tout part du sujet et se termine à l'accident : on appelle blanc "ce qui possède la blancheur" ; et c'est pourquoi lorsqu'on définit un accident concrètement, on prend le sujet comme genre, c'est-à-dire comme première partie de la définition : nous définissons l'homme camus par son nez déprimé.
Ainsi donc, ce qui convient aux accidents. d'après leur sujet mais non d'après leur raison d'accident, ne leur est pas attribué dans l'abstrait, mais dans le concret. Tel est, en quelques-uns d'entre eux, le degré d'intensité et de relâchement : ainsi on ne dit pas que la blancheur est plus ou moins blancheur, mais qu'une chose est plus ou moins blanche. Et le même point de vue se présente dans les habitus et dans les autres qualités, sauf que certains habitus augmentent ou diminuent par une sorte d'addition, comme nous l'avons vu plus haut.
Objections :
1. Il ne semble pas que
l'habitus soit détruit ou diminué par simple cessation de l'acte. On voit en
effet par tout ce qui a été ditn que les habitus sont plus durables que les
qualités de passibilité. Mais celles-ci ne sont pas détruites ni diminuées
parce qu'elles cessent d'exercer leur action ; une blancheur n'est pas diminuée
si elle n'impressionne aucun organe visuel, ni une chaleur si elle n'a rien à
réchauffer. Donc, les habitus, eux non plus, ne se détruisent ni ne diminuent
en cessant d'agir.
2. Destruction et
diminution sont des changements. Mais rien ne change que sous la motion d'une
cause. Puisque la cessation d'activité n'implique pas une motion de ce genre,
il ne semble pas qu'elle puisse diminuer ou détruire l'habitus.
3. Les habitus de science
et de vertu sont dans l'âme intelligente, laquelle est au-dessus du temps. Mais
ce qui est au-dessus du temps n'est ni détruit ni diminué par la longueur du
temps. Donc ces sortes d'habitus ne sont pas non plus détruits ni diminués du
seul fait qu'on reste longtemps sans les exercer.
Cependant :
le Philosophe dit que "ce qui
détruit la science ce n'est pas seulement l'erreur, c'est encore l'oubli".
Ailleurs il dit que beaucoup d'amitiés se perdent simplement parce qu'on ne se
voit plus. Et pour la même raison d'autres habitus de vertus sont diminués ou
supprimés parce qu'on a cessé d'en faire usage.
Conclusion :
On sait qu'il y a, pour Aristote, deux façons de mouvoir. Une chose peut mouvoir par soi, c'est-à-dire en raison de sa forme propre, comme le feu chauffe. Elle peut mouvoir par accident, comme fait tout ce qui écarte l'obstacle. C'est de cette seconde manière que la cessation d'exercice cause la destruction ou la diminution des habitus, dans la mesure où l'on écarte l'activité qui préservait l'habitus des causes de destruction ou d'amoindrissement. Nous l'avons dit en effet, les habitus par soi se détruisent ou s'affaiblissent par le fait d'un agent contraire. Aussi tous les habitus ont des contraires qui surgissent peu à peu au cours du temps, et qu'il faut supprimer par l'acte qui procède de l'habitus ; car ces habitus s'affaiblissent ou même disparaissent tout à fait, parce que pendant longtemps leur activité a cessé de s'exercer. Cela se voit et pour la science et pour la vertu.
De toute évidence l'habitus de la
vertu morale nous rend prompt à choisir le juste milieu dans nos opérations et
dans nos passions. Or, quand quelqu'un ne se sert pas de son habitus vertueux
pour modérer ses propres passions ou opérations, nécessairement beaucoup
d'entre elles se produisent en dehors de la mesure de la vertu, sous
l'influence de l'appétit sensible et d'autres pressions venues de l'extérieur.
Ainsi la vertu se détruit ou s'affaiblit, par absence d'activité. - Il en est
de même des habitus intellectuels, selon lesquels on devient prompt à bien
juger de ce qu'on a dans l'imagination. Donc, lorsque l'on cesse de faire usage
d'un habitus intellectuel, des imaginations étrangères surgissent, et parfois
elles conduisent à des positions contraires. C'est au point que si le fréquent
usage de l'habitus intellectuel ne parvient pas à couper en quelque sorte ou à
comprimer des imaginations, on est rendu moins apte à juger correctement, et
parfois on est tout à fait disposé au parti contraire. Et ainsi, par absence
d'activité, un habitus intellectuel s'affaiblit ou même se détruit.
Solutions :
1. On verrait même la
chaleur se détruire en cessant de chauffer, si cela augmentait le froid,
élément corrupteur du chaud.
2. La cessation d'activité
mène à la perte ou à la diminution comme tout ce qui supprime un empêchement.
3. La partie intellectuelle de l'âme est de soi au-dessus du temps ; mais la partie sensible est soumise au temps. C'est pourquoi, au cours du temps elle se modifie quant aux passions de l'appétit et même quant aux facultés de connaissance. Ce qui fait dire au Philosophe 1 que le temps est cause d'oubli.
1. Peut-il exister plusieurs habitus dans une seule puissance ? - 2. Les habitus se distinguent-ils d'après leurs objets ? - 3. Se distinguent-ils selon le bien et le mal ? - 4. Un habitus est-il constitué de plusieurs ?
Objections :
1. Cela ne semble pas
possible. Quand des choses ont un même principe de distinction, tout ce qui
multiplie l'une multiplie l'autre. Or la puissance et l'habitus se distinguent
d'une manière identique, c'est-à-dire d'après leurs actes et leurs objets. Donc
ils se multiplient pareillement, et il ne peut exister plusieurs habitus dans
une seule puissance.
2. Une puissance est une
énergie simple. Or dans un sujet, lorsqu'il est simple, il ne peut y avoir
diversité d'accidents, parce que le sujet est cause de l'accident et que d'une
cause simple on ne voit découler qu'un seul effet. Donc dans une puissance ne
peuvent exister plusieurs habitus.
3. De même que le corps
prend forme par sa figure extérieure, ainsi la puissance est formée par
l'habitus. Mais un seul corps ne peut être formé par diverses figures en même
temps. Ni par conséquent une puissance par des habitus divers. Il ne peut donc
exister plusieurs habitus en même temps dans une seule puissance.
Cependant :
l'intelligence est une seule
faculté, et pourtant il y a en elle des habitus scientifiques divers.
Conclusion :
Ainsi qu'on l'a dit plus haut, les habitus sont, dans un être en puissance, des dispositions à quelque chose qui est soit la nature même, soit l'activité ou la finalité de la nature. Pour les habitus qui sont des dispositions à la nature, il est évident qu'ils peuvent être nombreux dans un seul sujet, car les différentes parties d'un sujet peuvent s'agencer selon des arrangements divers, qu'on appelle précisément des habitus. Ainsi, dans le corps humain, l'équilibre des humeurs tel que le demande la nature humaine donne l'habitus ou la disposition de santé ; l'adaptation à la nature des parties semblables de l'organisme, telles que les nerfs, les os et les chairs, donne force ou maigreur ; la conformation des membres, des mains, des pieds, etc., si elle est conforme à la nature, constitue la beauté. Et ainsi il y a plusieurs habitus ou dispositions dans un même sujet.
Si maintenant nous parlons des
habitus qui sont des dispositions à l'action, habitus qui appartiennent
proprement aux puissances, alors il arrive aussi à une seule puissance d'en
avoir plusieurs. La raison en est que le sujet de l'habitus est une puissance
passive, nous l'avons déjà dit, car une puissance purement active n'est pas
sujet d'un habitus. Or, une puissance passive est par rapport à un acte d'une
espèce bien déterminée comme la matière par rapport à la forme. Car, de même
que la matière est déterminée à une forme lorsqu'elle est sous l'influence d'un
seul agent, de même la puissance passive, lorsqu'elle est sous l'impression
formelle d'un objet, est déterminée à un acte bien spécifié. Par suite, comme
plusieurs objets peuvent mouvoir une seule puissance passive, ainsi une
puissance passive peut être le sujet de différents actes ou de différents
perfectionnements bien spécifiés. Or les habitus sont précisément des qualités
ou formes inhérentes à la puissance pour l'incliner à des actes d'une espèce
bien déterminée. Par là plusieurs habitus peuvent appartenir à une seule
puissance, tout comme plusieurs actes d'espèces différentes.
Solutions :
1. De même que dans les choses de la nature la diversité des espèces dépend de la forme, celle des genres dépend de la matière, selon Aristote ; car les êtres dont la matière est différente ont des genres différents ; ainsi encore, dans l'ordre des objets, la différence de genre entraîne la distinction des puissances, d'où ce mot du Philosophe : "Pour des visées d'un autre genre, on a aussi une tout autre âme."
Mais la différence d'espèce
entraîne la diversité spécifique des actes et, par suite, celle des habitus. Or
tout ce qui est divers par le genre, l'est aussi par l'espèce ; mais l'inverse
n'est pas vrai. Voilà pourquoi, si les puissances sont diverses, les actes et
les habitus sont certainement d'espèces différentes ; mais si les habitus sont
divers, il n'est pas nécessaire que les puissances le soient, et il peut y
avoir plusieurs habitus dans une seule puissance. Et de même qu'il y a des
genres de genres et des espèces d'espèces, ainsi il se rencontre également des
espèces diverses d'habitus et de puissances.
2. Bien qu'une puissance
soit simple selon son essence, elle est multiple dans sa virtualité en ce sens
qu'elle s'étend à de nombreux actes d'espèces différentes. C'est pourquoi rien
n'empêche qu'une seule puissance soit le siège de beaucoup d'habitus d'espèces
différentes.
3. Le corps reçoit sa forme de la figure comme de ce qui le détermine dans ses contours extérieurs, tandis que l'habitus ne vient pas terminer la puissance, mais la disposer à l'acte comme au terme ultime. Voilà pourquoi il ne peut exister dans une puissance plusieurs actes en même temps, à moins qu'ils ne soient compris l'un dans l'autre, pas plus qu'il ne peut y avoir plusieurs figures pour un corps sauf si l'une existe dans l'autre comme le triangle dans le carré. L'intelligence ne peut saisir en acte beaucoup de choses en même temps. Elle peut cependant savoir par habitus beaucoup de choses en même temps.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Car
des contraires appartiennent à des espèces différentes. Mais le même habitus de
science s'occupe des contraires, comme la médecine de ce qui est sain et de ce
qui est malade. Ce n'est donc pas la différence d'espèce dans les objets qui
distingue les habitus.
2. Des sciences diverses
sont des habitus divers. Pourtant le même objet de savoir ressortit à des
sciences diverses ; le physicien comme l'astronome démontre que la terre est
ronde. Les objets ne permettent donc pas de distinguer les habitus.
3. Un même acte a un même
objet. Mais le même acte peut se rapporter à divers habitus de vertus s'il se
réfère à diverses fins : donner de l'argent, si c'est pour l'amour de Dieu, est
affaire de charité ; si c'est pour acquitter une dette, affaire de justice.
Donc un même objet peut aussi se rapporter à divers habitus, et la diversité
des habitus ne répond pas à celle des objets.
Cependant :
nous avons établi que la différence
spécifique des actes dépend de la diversité des objets. Or les habitus sont des
dispositions aux actes. Donc eux aussi se distinguent d'après les objets.
Conclusion :
L'habitus, c'est une certaine forme, et c'est aussi l'habitus. On peut donc, pour la distinction spécifique des habitus, faire attention, soit à la manière commune dont les formes se distinguent spécifiquement, soit à la manière qui est propre à distinguer les habitus. - Car les formes se distinguent entre elles d'après la diversité des principes actifs, du fait qu'un agent produit toujours quelque chose de semblable à soi quant à l'espèce. - Pour ce qui est de l'habitus, il implique un rapport à quelque chose. Mais toutes les réalités qui se définissent par rapport à quelque chose se distinguent comme les choses mêmes en fonction desquelles on les définit. Or l'habitus est une préparation à deux choses : à une nature et à l'opération consécutive à cette nature.
En somme donc, les habitus se
distinguent spécifiquement d'après trois critères : d'après les principes
actifs qui les font tels, d'après la nature à laquelle ils sont ordonnés ;
d'après les réalités d'espèces différentes qu'ils ont pour objets. Tout cela
sera expliqué par les réponses qui suivent.
Solutions :
1. Dans la distinction des
puissances comme aussi dans celle des habitus, il ne faut pas considérer
l'objet matériellement, mais l'aspect formel sous lequel il se présente avec
ses différences d'espèce ou même de genre. Or il peut y avoir des choses qui
dans la réalité soient d'espèces contraires et qui cependant se présentent à la
connaissance sous le même aspect, l'une étant connue par l'autre. C'est ce qui
fait qu'à ce titre elles appartiennent à un seul habitus de connaissance.
2. Le physicien a un moyen
de démontrer que la terre est ronde, l'astronome en a un autre ; l'astronome
fait sa démonstration par des moyens termes d'ordre mathématique, comme les
figures des ellipses, etc. ; le physicien par des moyens termes observés dans
la nature, tels que la chute des graves vers un centre, et autres faits de même
sorte. Or toute la force de la démonstration "qui est un syllogisme
engendrant la science" d'après Aristote, dépend du moyen terme employé.
Voilà pourquoi des moyens termes différents sont comme autant de principes
actifs d'après lesquels se diversifient les habitus des sciences.
3. Comme dit le Philosophe, "ce qu'est le principe en matière de démonstration, la fin l'est en matière d'action". C'est pourquoi la diversité des fins fait la diversité des vertus, comme si c'était une diversité des principes actifs. En outre, les fins sont elles-mêmes des objets pour les actes intérieurs, qui appartiennent le plus fortement aux vertus, comme le montre tout ce qui précède.
Objections :
1. Il ne semble pas, car le
bien et le mal sont des contraires. Mais nous avons vu que des contraires
peuvent faire l'objet d'un même habitus. Les habitus ne se distinguent donc pas
selon le bien et le mal.
2. Le bien est convertible
avec l'être : à ce titre il est commun à tout, et ne peut donc être pris comme
une différence spécifique de quelque chose, selon le Philosophe. De même, le
mal, comme il est privation et non-être, ne peut rien différencier. Ce n'est
donc ni par le bien ni par le mal que les habitus peuvent se distinguer en
espèces.
3. A l'égard d'un même
objet il peut y avoir divers habitus mauvais, comme l'intempérance et
l'insensibilité en matière de convoitises. Semblablement il peut y avoir aussi
plusieurs habitus bons : la vertu humaine et celle que le Philosophe appelle
héroïque ou divine. Les habitus ne se distinguent donc pas d'après le bien et
le mal.
Cependant :
l'habitus bon est contraire à l'habitus
mauvais comme la vertu est contraire au vice. Mais les contraires ne sont pas
de même espèce. Il y a donc entre les habitus une différence spécifique fondée
sur la différence du bien et du mal.
Conclusion :
Les habitus, nous l'avons vu, ne se distinguent pas en espèces seulement d'après les objets ni d'après les principes actifs. Ils se distinguent aussi en fonction de la nature à laquelle ils se rapportent. Ce qui a lieu de deux façons :
l° Selon qu'ils sont en harmonie avec la nature ou bien en dysharmonie avec elle. De cette manière se distinguent spécifiquement l'habitus bon et l'habitus mauvais. Car on appelle bon l'habitus qui dispose à des actes en harmonie avec la nature de l'agent, mauvais celui qui dispose à des actes en dysharmonie avec cette nature. Ainsi les actes des vertus conviennent à la nature humaine, du fait qu'ils sont selon la raison ; ceux des vices au contraire, du fait qu'ils sont contre la raison, sont en dysharmonie avec cette nature. Il est donc évident que la distinction spécifique des habitus est celle du bien et du mal.
2° Les habitus se distinguent
d'après la nature d'une autre façon : du fait que l'un dispose à des actes en
harmonie avec une nature inférieure tandis que l'autre dispose à des actes en
harmonie avec une nature supérieure. Ainsi, la vertu humaine qui dispose à des
actes conformes à la nature humaine se distingue de la vertu divine ou héroïque
qui dispose à des actes conformes à une nature supérieure.
Solutions :
1. Des contraires peuvent
être l'objet d'un seul habitus en tant qu'ils se rejoignent sous une même
raison formelle. jamais cependant des habitus contraires ne se rencontrent dans
une même espèce, car l'opposition des habitus suppose précisément des raisons
formelles contraires les unes aux autres. De sorte que, si les habitus se
distinguent suivant le bien et le mal, cela vient de ce que l'un est bon et
l'autre mauvais, mais non pas précisément de ce que l'un a pour objet le bien,
et l'autre le mal.
2. Ce n'est pas le bien
commun à tout être qui est la différence constituant l'espèce d'un habitus ;
c'est un bien déterminé en accord avec une nature déterminée, la nature
humaine. Et semblablement le mal qui est la différence constitutive d'un
habitus n'est pas une pure privation, mais quelque chose de déterminé qui
s'oppose à une nature déterminée.
3. Plusieurs habitus bons ayant un objet de même espèce se distinguent selon leur conformité avec des natures diverses, nous venons de le dire. Mais plusieurs habitus mauvais se distinguent, au sujet de la même action selon leurs oppositions diverses à ce qui est conforme à la nature ; c'est ainsi qu'à une vertu unique s'opposent des vices divers concernant la même matière.
Objections :
Il semble qu'un habitus soit
constitué de plusieurs. En effet, un être dont la génération ne s'accomplit pas
d'un seul coup mais successivement, par plusieurs actes, semble constitué de
plusieurs parties. Or la génération d'un habitus n'a pas lieu tout d'un coup
mais successivement par plusieurs actes, comme on l'a dit plus haut. Donc un
habitus est constitué de plusieurs habitus.
2. Avec des parties on fait
un tout. Or on assigne beaucoup de parties à un habitus : Cicéron en met beaucoup
dans la force, dans la tempérance et dans les autres vertus. Donc un habitus
est constitué par plusieurs.
3. D'une seule conclusion
on peut faire une science en acte ou en habitus. Mais beaucoup de conclusions
appartiennent à une science totale, comme la géométrie ou l'arithmétique. Donc
un seul habitus est constitué par beaucoup.
Cependant :
puisque l'habitus est une qualité,
il est une forme simple. Mais aucune réalité simple n'est faite de plusieurs.
Donc un habitus n'est pas composé de plusieurs habitus.
Conclusion :
L'habitus ordonné à l'action (celui qu'à présent nous avons principalement en vue) est une perfection de la puissance. Or une perfection est toujours proportionnée au sujet apte à la recevoir. Voilà pourquoi, de même que la puissance, tout unique quelle est, s'étend à beaucoup de choses si ces choses se rejoignent dans l'unité, c'est-à-dire sous un objet formel commun, de même l'habitus s'étend à beaucoup de choses lorsque celles-ci sont ordonnées à un but unique, qui sera, ou un objet formel spécial, ou une nature, ou un principe, d'après ce que nous venons de voir.
Donc, si nous considérons l'habitus
dans les réalités auxquelles il s'étend, nous trouverons en lui une certaine
multiplicité. Mais, parce que cette multiplicité s'ordonne à quelque chose
d'unique que l'habitus vise principalement, il s'ensuit que l'habitus est une
qualité simple et qu'il n'est pas composé de plusieurs habitus, même s'il
s'étend à beaucoup de réalités. Un habitus, en effet, ne s'étend à beaucoup de
choses qu'en vue d'une seule, dont il tient son unité.
Solutions :
1. Dans la génération d'un
habitus, la succession ne vient pas de ce qu'une partie de l'habitus est
engendrée après l'autre, mais du fait que le sujet n'acquiert pas aussitôt la
disposition ferme et difficilement changeante qui fait l'habitus, et du fait
que celui-ci commence par exister dans le sujet d'une manière imparfaite pour
arriver peu à peu à se parfaire, comme cela se passe aussi pour les autres
qualités.
2. Les parties assignées à
chacune des vertus cardinales ne sont pas des parties intégrantes servant à
constituer un tout, mais des parties subjectives ou potentielles, comme on le
montrera plus loin.
3. Celui qui, dans une discipline scientifique, acquiert par démonstration la science d'une seule conclusion, possède bien l'habitus mais imparfaitement. Lorsqu'il acquiert par quelque démonstration la science d'une autre conclusion, un autre habitus ne vient pas s'engendrer en lui ; mais l'habitus engendré le premier devient plus parfait comme s'étendant à plus de choses, du fait que les conclusions et les démonstrations d'une science s'enchaînent suivant un ordre, et dérivent l'une de l'autre.
LA VERTU
Il faut étudier maintenant les
habitus en détail. Et puisque, on vient de le dire, ils se distinguent selon le
bien et le mal, il faut parler en premier lieu des habitus bons qui sont les
vertus et ce qui s'y rattache : les dons (Question 68), les béatitudes (Question
69) et les fruits (Question 70) en second lieu, des habitus mauvais c'est-à-dire
des vices et des péchés (Question 71-89).
En ce qui conceme les vertus il
faut considérer : 1° l'essence de la vertu (Question 55) ; 2° son siège (Question
56) ; 3° la division des vertus (Question 57-62) ; 4° la cause de la vertu (Question
63) ; 5° certaines propriétés de la vertu (Question 64-67).
1. La vertu humaine est-elle un habitus ? - 2. Est-elle un habitus d'action ? - 3. Est-elle un habitus bon ? - 4. Sa définition.
Objections :
1. Il semble que non. Car,
pour le Philosophe, "la vertu est l'ultime degré de la puissance". Or
l'ultime degré d'une chose se ramène toujours au genre même de cette chose,
comme le point fait partie de la ligne. Donc la vertu se ramène au genre de la
puissance et non à celui de l'habitus.
2. S. Augustin dit que
"la vertu est le bon usage du libre arbitre". Mais l'usage du libre
arbitre est un acte. La vertu n'est donc pas un habitus mais un acte.
3. Ce n'est pas par les
habitus que nous méritons, mais par les actes ; autrement on mériterait d'une
façon continue, même en dormant. Cependant c'est par les vertus que nous
méritons. Les vertus ne sont donc pas des habitus, mais des actes.
4. S. Augustin dit encore
que "la vertu est l'ordre de l'amour", et il explique ailleurs que
"cette mise en ordre consiste à jouir de ce dont il faut jouir et à user
de ce dont il faut user". Mais qui dit ordre ou mise en ordre dit soit un
acte soit une relation. La vertu n'est donc pas autre chose qu'un acte ou une
relation.
5. Comme il se rencontre
des vertus humaines, il y a aussi des vertus naturelles. Or celles-ci ne sont
pas des habitus mais des puissances. Les vertus humaines ne sont donc pas non
plus des habitus.
Cependant :
le Philosophe affirme que la
science et la vertu sont des habitus.
Conclusion :
Ce mot de vertu désigne une certaine perfection de la puissance. Or on considère toujours la vertu d'une chose principalement par rapport à sa fin. Mais la fin, pour une puissance, c'est l'acte. Par conséquent on dit qu'une puissance est parfaite suivant qu'elle est déterminée à son acte.
Or il y a des puissances qui sont
par elles-mêmes déterminées à leurs actes. Telles sont les puissances
naturelles actives. C'est pourquoi l'on dit qu'elles sont par elles-mêmes des
vertus. - Mais les puissances raisonnables, qui sont les puissances propres de
l'homme, ne sont pas déterminées à une seule chose ; elles se prêtent de façons
indéterminées à beaucoup de choses. Or c'est par moyen des habitus qu'elles
sont déterminées à certains actes, comme nous l'avons montré. Et voilà pourquoi
les vertus humaines sont des habitus.
Solutions :
1. On appelle parfois vertu
ce qui est le but, c'est-à-dire ce qui est soit l'objet soit l'acte de la
vertu. Ainsi on appelle foi tantôt ce qui est cru, tantôt le fait même de
croire, et tantôt l'habitus même par lequel on croit. Aussi, quand on dit que
la vertu est le terme ultime de la puissance, on prend pour la vertu ce qui en
est l'objet. La vertu d'un être se définit, en effet, par rapport à ce point
ultime que peut atteindre la puissance : si quelqu'un peut porter cent livres
et pas davantage, sa vertu se mesure à cent livres, non à soixante.
L'objection, au contraire, raisonnait comme si la vertu était essentiellement
le point ultime de la puissance.
2. On dit que la vertu
consiste dans le bon usage du libre arbitre pour la même raison, c'est-à-dire
que la vertu est ordonnée à cela comme à son acte propre. L'acte de la vertu
n'est pas autre chose en effet que le bon usage du libre arbitre.
3. Dire qu'on mérite par
quelque chose peut avoir deux sens. Soit le mérite lui-même, comme quand je dis
que je cours parce que je suis en train de courir ; c'est ainsi que nous
méritons par les actes. Soit le principe du mérite, comme quand je dis que je
cours parce que j'ai la puissance motrice de le faire, et c'est ainsi que l'on
dit mériter par les vertus et les habitus.
4. On dit que la vertu est
l'ordre ou la mise en ordre de l'amour parce que c'est à cela qu'elle tend ;
c'est par elle en effet que l'amour trouve en nous son ordre.
5. Les puissances naturelles sont de soi déterminées à une seule chose, non les puissances rationnelles ; c'est pourquoi le cas n'est pas pareil, nous venons de le dire.
Objections :
1. Il ne semble pas que ce
soit de l'essence même de la vertu humaine. Cicéron dit en effet que la vertu
est pour l'âme comme la santé et la beauté pour le corps. Or ce ne sont pas là
des habitus d'action. Donc la vertu ne l'est pas davantage.
2. Dans les choses de la
nature il se trouve de la vertu non seulement pour agir mais aussi pour être.
Le Philosophe montre que certaines réalités ont assez de vertu pour exister
toujours, tandis que d'autre n'en ont que pour exister pendant un temps
déterminé. Or, il en est de la vertu humaine dans les êtres raisonnables comme
de la vertu naturelle dans les êtres de la nature. La vertu humaine n'est donc
pas seulement dans l'ordre de l'agir, mais aussi dans celui de l'existence.
3. Le Philosophe dit que la
vertu est "dans l'être parfait la disposition au meilleur". Or ce
meilleur auquel il faut que l'homme se dispose par la vertu, c'est Dieu même,
comme le prouve S. Augustin, Dieu auquel l'âme s'adapte en se rendant semblable
à lui. Il semble donc qu'on appelle vertu une certaine qualité qui ordonne
l'âme à Dieu en la rendant semblable à lui, mais ne l'ordonne pas à
l'opération. La vertu n'est donc pas un habitus d'action.
Cependant :
le Philosophe dit que "la
vertu de tout être est ce qui rend son oeuvre bonne".
Conclusion :
La vertu, le nom même le veut,
implique, avons-nous dit. une perfection de la puissance. Aussi, puisqu'il y a
double sorte de puissance : puissance à exister et puissance à agir, on donne
le nom de vertu à la perfection de l'une et de l'autre. Mais la puissance à
exister se tient du côté de la matière qui est de l'être en puissance ; la
puissance à agir, du côté de la forme qui est principe d'action, du fait que
chacun agit dans la mesure où il est en acte. - Or, dans la constitution de
l'homme, le corps est comme la matière, l'âme comme la forme. Quant au corps,
l'homme a quelque chose de commun avec les autres animaux ; et pareillement
quant aux facultés qui sont communes à l'âme et au corps. Seules les facultés
qui sont propres à l'âme, c'est-à-dire les facultés raisonnables appartiennent
à l'homme uniquement. Voilà pourquoi la vertu humaine, celle dont nous parlons,
ne peut pas se rapporter au corps, mais uniquement à ce qui est propre à l'âme.
Ainsi n'implique-t-elle pas ordre à exister, mais plutôt à agir. Et voilà
pourquoi il appartient à l'essence de la vertu humaine d'être un habitus
d'action.
Solutions :
1. La modalité de l'action
suit la disposition de l'agent ; car chacun agit selon ce qu'il est. Voilà
pourquoi, puisque la vertu est le principe d'une certaine activité, il faut que
dans l'être agissant préexiste à l'état de vertu une disposition favorable. Or
la vertu est ce qui donne à l'action d'être ordonnée. Voilà comment elle est
elle-même dans l'âme une disposition bien ordonnée, en ce sens que les
puissances propres à l'âme sont dans un certain ordre par rapport les unes aux
autres et par rapport aux réalités extérieures. C'est ce qui permet d'assimiler
la vertu, en tant qu'elle représente une disposition favorable de l'âme, à la
santé et à la beauté qui sont le bon état du corps. Mais on n'exclut pas par là
que la vertu soit aussi un principe d'activité.
2. La vertu qui est ordonnée
à l'existence n'est pas propre à l'homme, mais seulement la vertu ordonnée aux
oeuvres de la raison, lesquelles sont propres à l'homme.
3. Comme la substance de Dieu s'identifie à son action, la suprême ressemblance de l'homme avec Dieu se réalise dans son action. De là vient, comme nous l'avons dit antérieurement -, que la félicité ou béatitude par laquelle l'homme atteint le suprême degré de conformité avec Dieu, et qui est la fin de la vie humaine consiste dans une activité.
Objections :
1. Cela ne semble pas
essentiel à la vertu. Car le péché est toujours pris en mauvaise part. Or, il y
a de la vertu jusque dans le péché : "La vertu du péché, dit l'Apôtre (1
Co 15, 56) c'est la loi." Donc la vertu n'est pas toujours un habitus bon.
2. Vertu et puissance
s'équivalent. Or on est puissant non seulement pour le bien mais aussi pour le
mal selon ce texte d'Isaïe (5, 22) : "Malheur à vous qui êtes puissants
pour boire le vin et qui êtes forts pour vous enivrer." Il y a donc aussi
de la vertu prête au bien et au mal.
3. Selon l'Apôtre (2 Co 12,
9) : "La vertu montre sa plénitude dans la faiblesse." Mais la
faiblesse est un mal. La vertu n'est donc pas seulement dans le bien mais aussi
dans le mal.
Cependant :
"personne ne doutera, dit S.
Augustin , que la vertu rende l'âme aussi bonne que possible". -
"C'est elle, dit de son côté le Philosophe, qui rend bon celui qui la
possède et qui rend bonne son oeuvre."
Conclusion :
La vertu implique, avons-nous dit,
la perfection de la puissance. Aussi "la vertu d'une chose se
détermine", selon Aristote, "par rapport au point ultime auquel cette
chose peut atteindre". Mais il faut bien que le point ultime auquel
atteint le pouvoir d'une puissance soit bon, car tout mal implique un défaut,
ce qui fait dire à Denys que "tout mal est faiblesse". Et c'est
pourquoi il faut que la vertu d'une chose se définisse par rapport au bien.
Aussi la vertu humaine, qui est un habitus d'action, est-elle un habitus
foncièrement bon et qui opère le bien.
Solutions :
1. C'est par métaphore
qu'on parle de perfection et de bonté dans le mal ; on parle d'un voleur ou
d'un brigand parfait, comme on parle d'un bon voleur ou d'un bon brigand ; le
mot est du Philosophe. De la même manière il est donc aussi question,
métaphoriquement, de "vertu" dans le mal. Ainsi dit-on que la loi est
la vertu du péché, ce qui signifie qu'à l'occasion de la loi, le péché s'est
trouvé accru et est parvenu en quelque sorte à son pouvoir maximal.
2. Le mal de l'ivresse et
de l'excès de boisson consiste à perdre la règle de la raison. Mais ce défaut
de raison peut être accompagné d'un certain pouvoir d'ordre inférieur, et ce
pouvoir peut être parfait dans son genre, malgré l'opposition ou la défaillance
de la raison. Mais la perfection de cette sorte de pouvoir, comme elle comporte
la défaillance de la raison, ne pourrait être appelée vertu humaine.
3. La raison se montre d'autant plus parfaite qu'elle peut davantage surmonter ou supporter les infirmités du corps et des facultés inférieures. Et c'est pourquoi l'on dit que la vertu humaine, celle qui est attribuée à la raison, "montre sa plénitude dans la faiblesse", non certes de la raison, mais du corps et des facultés inférieures.
Objections :
1. On ne peut accepter la
définition courante qui est celle-ci : "La vertu est la bonne qualité de
l'esprit, qui assure une vie droite, dont nul ne fait mauvais usage, que Dieu
opère en nous sans nous." En effet, la vertu est la bonté de l'homme, car
c'est elle qui rend bon celui qui la possède. Mais il ne semble pas qu'elle
soit bonne, de même que la blancheur n'est pas blanche. Il est donc illogique
d'appeler la vertu une bonne qualité.
2. La différence spécifique
n'est jamais plus générale que le genre auquel elle appartient et qu'elle
divise. Or le bien est plus commun que la qualité, puisqu'il est convertible
avec l'être. Il ne doit donc pas être mis dans une définition de la vertu pour
différencier la qualité.
3. Comme dit S. Augustin :
"Dès qu'il se rencontre quelque chose qui ne nous est pas commun avec les
bêtes, cela relève de l'esprit." Mais il y a des vertus même dans les
facultés irrationnelles, comme l'observe le Philosophe. Toute vertu n'est donc
pas une bonne qualité de l'esprit.
4. La rectitude est affaire
de justice, si bien que les mêmes gens sont appelés justes et droits. Mais la
justice est une espèce de la vertu. Il est donc illogique de faire entrer la
vie droite dans la définition de la vertu.
5. S'enorgueillir d'une
chose, c'est en faire un mauvais usage. Mais il y a beaucoup de gens qui
s'enorgueillissent de la vertu : "L'orgueil, dit S. Augustin, se glisse
insidieusement dans les bonnes oeuvres pour les détruire." Il est donc
faux qu'on ne puisse faire mauvais usage de la vertu.
6. On est justifié grâce à
la vertu. Or en commentant le texte de S. Jean (14, 12) : "Il fera des
oeuvres plus grandes", S. Augustin affirme : "Celui qui t'a créé sans
toi ne te justifiera pas sans toi." Il est donc inadmissible de dire que
Dieu opère en nous la vertu sans nous.
Cependant :
il y a l'autorité de S. Augustin :
la définition que l'on critique est composée de paroles prises surtout à son
traité Du Libre Arbitre.
Conclusion :
Cette définition embrasse parfaitement tout ce qui est essentiel à la vertu. La notion parfaite d'une réalité récapitule toutes ses causes. Or notre définition comprend toutes les causes de la vertu.
La cause formelle de la vertu, comme de n'importe quelle réalité, est tirée d'un genre et d'une différence, quand on dit que c'est une "bonne qualité". Le genre de la vertu, c'est la qualité ; la différence, c'est le bien. La définition serait cependant plus juste si, au lieu de la qualité, on mettait l'habitus, qui est le genre prochain.
La vertu, d'autre part, n'a pas une matière "de quoi" elle soit extraite, pas plus que les autres accidents ; mais elle a une matière "sur quoi" elle s'exerce, et une matière "en quoi" elle réside c'est-à-dire un sujet. La matière "sur quoi", c'est l'objet de la vertu ; on n'a pas pu le mettre dans la définition pour cette raison que, par l'objet, la vertu se trouve délimitée dans une espèce, alors qu'on donne ici une définition de la vertu en général. On se borne donc à mentionner, en guise de cause matérielle, le sujet de la vertu, quand on dit qu'elle est une bonne qualité "de l'esprit".
Quant à la fin de la vertu, puisqu'il s'agit d'habitus actif, elle consiste dans l'activité même.
Mais il faut remarquer que parmi les habitus actifs quelques-uns sont toujours pour le mal, les habitus vicieux ; quelques autres, tantôt pour le bien et tantôt pour le mal, l'opinion par exemple va au vrai et au faux ; mais la vertu est un habitus qui se porte toujours vers le bien. Aussi, pour discerner la vertu des habitus qui se portent toujours vers le mal, on dit "qu'elle assure une vie droite", et pour la distinguer de celles qui se portent tantôt vers le bien et tantôt vers le mal, on dit que "nul n'en fait mauvais usage".
La cause efficiente de la vertu
infuse, laquelle est visée par notre définition, c'est Dieu. Voilà pourquoi
l'on dit que "Dieu l'opère en nous sans nous". Si vous ôtez ce membre
de phrase, le reste de la définition sera commun à toutes les vertus acquises et
infuses.
Solutions :
1. L'être est ce qui vient
à l'esprit en premier lieu ; aussi, dès qu'une réalité est appréhendée par
nous, nous lui attribuons l'être, puis, par suite, l'unité et le bien, qui sont
convertibles avec l'être. De là, nous disons que l'essence est de l'être et
qu'elle est une et qu'elle est bonne, que l'unité aussi est de l'être et
qu'elle est une et bonne, et pareillement la bonté. Mais cela n'a pas lieu
lorsqu'il s'agit de formes spéciales comme la blancheur et la santé, car tout
ce que nous appréhendons ne nous apparaît pas sous l'aspect de blancheur et de
santé. - Cependant il faut remarquer ceci. De même que les accidents et les
formes subsistantes portent le nom d'être, non parce qu'elles possèdent
elles-mêmes l'être mais parce que par elles quelque chose est, de même elles
sont dites bonnes ou unes, non certes par quelque autre bonté ou unité, mais
parce que par elles quelque chose est un ou bon. C'est donc ainsi que la vertu
est dite bonne, parce que par elle quelque chose est bon.
2. Le bien qui entre dans
la définition de la vertu, ce n'est pas le bien en général, qui est convertible
avec l'être et qui a plus d'extension que la qualité, mais le bien de la
raison, selon ce que dit Denys : "Le bien de l'âme, c'est de suivre la
raison."
3. La vertu ne peut être
dans la partie irrationnelle de l'âme si ce n'est en tant que cette partie de
l'âme participe de la raison, selon Aristote. Et voilà pourquoi la raison, ou
esprit, est le sujet propre de la vertu humaine.
4. La rectitude est propre
à la justice lorsqu'elle s'établit dans les choses extérieures qui sont à
l'usage de l'homme et constituent, ainsi que nous le verrons b . la matière
propre de la justice. Mais lorsque la rectitude n'est pas autre que la
subordination aux fins qu'on doit avoir et à la loi divine qui est, avons-nous
dite, la règle de la volonté humaine, elle est commune à toute vertu.
5. On peut mal user de la
vertu à titre d'objet, par exemple lorsqu'on la juge mal, qu'on la déteste, ou
qu'on s'en enorgueillit. Mais à titre de principe, on ne peut en faire mauvais
usage en ce sens que l'acte de vertu serait mauvais.
6. La vertu infuse est causée en nous par Dieu sans que nous agissions, non pas cependant sans que nous consentions ; et c'est ainsi qu'il faut entendre les mots "que Dieu opère en nous sans nous". Au contraire, ce qui est fait par nous, c'est bien Dieu qui le cause en nous, mais non pas sans que nous agissions ; c'est lui en effet qui opère dans toute volonté comme dans toute nature.
1. La vertu a-t-elle pour siège une puissance de l'âme ? -2. Une seule vertu peut-elle résider dans plusieurs puissances ? - 3. L'intelligence peut-elle être le siège de la vertu ? - 4. L'irascible et le concupiscible ? - 5. Les facultés de connaissance sensible ? - 6. La volonté ?
Objections :
1. Il ne semble pas que la
vertu ait pour siège une puissance de l'âme, car, selon S. Augustin, "la vertu
est ce qui assure une vie droite." Or on ne vit pas par une puissance de
l'âme, mais par son essence. C'est donc dans l'essence de l'âme que réside la
vertu.
2. Selon le Philosophe,
"la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède et rend son oeuvre
bonne". Mais, de même que l'essence se réalise par la puissance, l'homme
vertueux se réalise par l'essence de l'âme. La vertu n'appartient donc pas plus
aux puissances de l'âme qu'à son essence.
3. La puissance se range
dans la seconde espèce de qualité. La vertu est aussi une qualité, nous l'avons
vu. Or il n'existe pas une qualité de la qualité. Donc la vertu ne siège pas
dans une puissance de l'âme.
Cependant :
selon le Philosophe, "la vertu
est le point ultime de la puissance". Mais le point ultime d'une chose est
encore en elle. Donc la vertu est dans les puissances de l'âme.
Conclusion :
Que la vertu appartienne aux
puissances de l'âme, c'est un point qui peut être rendu évident par trois
raisons. l° Par la notion même de vertu qui implique la perfection d'une
puissance. 2° Par le fait que la vertu est un habitus actif : toute activité
vient de l'âme par le moyen d'une puissance. 3° Par le fait que la vertu est
une disposition au meilleur ; or, le meilleur, c'est la fin qui est soit
l'activité même d'un être, soit le résultat obtenu par l'activité émanant de la
puissance. La vertu humaine a donc bien pour siège les puissances de l'âme.
Solutions :
1. Vivre se prend en deux
sens. Tantôt on appelle ainsi l'existence même du vivant, et à cet égard vivre
appartient à l'essence de l'âme, car c'est là qu'est pour le vivant le principe
de l'existence. Dans un autre sens on appelle vivre l'activité du vivant, et
c'est ainsi que la vertu assure une vie droite en tant qu'elle fait agir
droitement.
2. Ou le bien se confond
avec la fin, ou l'on appelle bien ce qui est ordonné à la fin. C'est pourquoi,
puisque le bien de celui qui agit consiste à agir, le fait même que la vertu
rend bon celui qui agit se réfère du même coup à l'action et par suite à la
puissance.
3. Dire qu'un accident est dans un autre comme dans son sujet, ce n'est pas dire qu'un accident puisse être par lui-même le soutien d'un autre accident, mais c'est dire qu'un accident est inhérent à la substance par l'intermédiaire d'un autre accident, comme la couleur est inhérente au corps moyennant la surface, ce qui fait dire que la surface est le siège de la couleur. C'est de cette manière que la puissance de l'âme est appelée siège de la vertu.
Objections :
1. Il semble qu'une vertu
puisse résider en deux puissances. Car les habitus sont connus par les actes.
Or un seul acte peut émaner à des titres divers de facultés diverses ; ainsi
une promenade procède à la foi de la raison qui la dirige, de la volonté qui
donne l'impulsion, et de la faculté motrice qui exécute. Donc un seul habitus
peut exister aussi dans plusieurs puissances.
2. Le Philosophe dit que
trois choses sont requises pour la vertu : "Savoir, vouloir et agir avec
constance". Mais savoir appartient à l'intelligence, et vouloir à la
volonté. Donc la vertu peut résider dans plusieurs puissances.
3. La prudence est dans la
raison puisqu'elle est "la droite règle de l'action", comme il est
dit dans l'Éthique. Elle est aussi dans la volonté, puisqu'elle ne peut exister
avec une volonté perverse, comme dit le même livre. Une seule vertu peut donc
résider en deux puissances.
Cependant :
la vertu réside dans la puissance
de l'âme comme dans son siège. Or le même accident ne peut avoir son siège dans
plusieurs sujets. Une seule vertu ne peut donc exister dans plusieurs
puissances de l'âme.
Conclusion :
Qu'une chose existe en deux sujets,
cela peut se présenter de deux façons. 1° De telle façon qu'elle soit à titre
égal dans l'un et l'autre. En ce sens, il est impossible qu'une vertu unique
soit en deux puissances, parce que la diversité des puissances dépend de la
condition générale des objets, la diversité des habitus de leur condition spéciale,
de sorte que partout où il y a diversité de puissances il y a diversité
d'habitus, mais non pas inversement. 2° Une chose peut être en deux ou
plusieurs sujets d'une autre façon, quand c'est non à titre égal mais suivant
un ordre. En ce sens une vertu peut appartenir à plusieurs puissances, de telle
sorte qu'elle soit dans l'une à titre principal, et s'étende aux autres par
mode de diffusion ou par mode de préparation, selon qu'une faculté est mue par
une autre, et selon qu'une faculté est tributaire d'une autre.
Solutions :
1. Le même acte ne peut pas
à titre égal et au même degré appartenir à diverses puissances, mais il le peut
si c'est sous divers aspects et selon des relations différentes.
2. Savoir est exigé
préalablement à la vertu morale en tant que celle-ci agit selon la droite
raison. Mais essentiellement la vertu morale réside dans l'appétit.
3. La prudence est réellement dans la raison comme dans son siège ; mais elle présuppose comme un principe la droiture de la volonté comme on le dira plus loin.
Objections :
1. Il semble que non, car
pour S. Augustin toute vertu est amour. Or le siège de l'amour n'est pas
l'intelligence, mais uniquement la faculté appétitive. Il n'y a donc aucune
vertu dans l'intelligence.
2. D'après ce qui a été dit
il est évident que la vertu est ordonnée au bien. Or le bien n'est pas l'objet
de l'intelligence mais de la faculté appétitive. Le siège de la vertu n'est
donc pas l'intelligence mais la faculté appétitive.
3. Selon le Philosophe, la
vertu rend bon celui qui la possède. Mais les habitus qui assurent la
perfection de l'intelligence ne rendent pas bon celui qui les possède, car on
ne dit pas qu'un homme est bon parce qu'il possède une science ou un art.
L'intelligence n'est donc pas le sujet de la vertu.
Cependant :
ce qu'on appelle l'esprit, c'est
surtout l'intelligence. Or il résulte de la définition donnée plus haut que le
siège de la vertu est précisément l'esprit. Donc l'intelligence est bien le
siège de la vertu.
Conclusion :
Nous l'avons dit, la vertu est l'habitus dont on use bien. Or l'habitus est ordonné à l'acte bon de deux manières. l° En tant qu'on acquiert par cet habitus une capacité pour bien faire, comme l'habitus de la grammaire donne la capacité de bien parler. La grammaire ne fait pourtant pas qu'on s'exprime toujours correctement, car un grammairien peut faire des barbarismes ou des solécismes. Et il en est de même dans les autres branches des sciences et des arts. 2° D'autre part, l'habitus est ordonné à l'acte bon quand il donne la faculté d'agir, mais quand il fait aussi qu'on use droitement de cette faculté ainsi, la justice ne fait pas seulement qieon a une volonté prête à accomplir des oeuvres justes, mais elle fait aussi qu'on agit justement.
Or le bien, comme l'être, ne s'attribue pas sans réserves à un être en tant qu'il est en puissance, mais en tant qu'il est en acte. Aussi est-ce par des habitus de ce genre qu'on dit de façon absolue qu'un homme fait le bien, et qu'il est bon, par exemple parce qu'il est juste ou tempérant. Et ainsi des autres vertus. Et parce que la vertu est ce qui rend bon l'homme vertueux et rend bonne son oeuvre, des habitus de ce genre sont appelés de façon absolue des vertus, parce qu'ils rendent bonne I'oeuvre en acte, et rendent absolument bons celui qui les a. Au contraire, les habitus de la première sorte ne sont pas appelés vertus de façon absolue parce qu'ils ne rendent pas les oeuvres bonnes, si ce n'est par une certaine capacité, et parce qu'ils n'assurent pas non plus d'une manière absolue le bien de celui qui les possède. On ne dit pas en effet de façon absolue qu'un homme est bon par le fait qu'il est un savant ou un artisan ; on dit seulement qu'il est bon sous un certain rapport, par exemple un bon grammairien ou un bon ouvrier. C'est pour cela que le plus souvent on oppose la science et l'art à la vertu, et parfois pourtant on les appelle vertus, comme cela se voit dans l'Éthique.
Donc un habitus qui est appelé vertu dans un sens relatif peut avoir son siège dans l'intelligence, non seulement dans l'intellect pratique, mais aussi dans l'intellect spéculatif en dehors de tout rapport à la volonté. Ainsi le Philosophe prétend au même endroit que la science, la sagesse, l'intelligence et même l'art sont des vertus intellectuelles. Au contraire, le siège de l'habitus qui est appelé vertu dans le sens absolu ne peut être que la volonté, ou une autre puissance en tant qu'elle est mue par la volonté. La raison en est que la volonté meut à leurs actes toutes les autres puissances qui de quelque manière sont rationnelles, comme on l'a vu. C'est pourquoi, lorsque, en acte, on agit bien, cela vient de ce qu'on a une volonté bonne. Aussi, lorsqu'une vertu porte à bien agir en acte, c'est qu'on ne l'a pas seulement comme une capacité ; il faut qu'on l'ait ou dans la volonté elle-même, ou dans une puissance en tant que cette puissance est mue par la volonté.
Or il arrive que l'intelligence est
mue par la volonté, comme les autres puissances ; en effet on pense à certaines
choses d'une manière actuelle du fait même qu'on le veut. Voilà comment
l'intelligence en tant qu'elle est ordonnée à la volonté peut être le siège de
ce qu'on appelle absolument parlant la vertu. C'est ainsi que l'intellect
spéculatif ou raison est le siège de la vertu de foi, car pour donner son
assentiment aux choses de la foi, l'intelligence est mue par le commandement de
la volonté : on ne croit que si l'on a la volonté de croire. L'intellect
pratique, de son côté, est le siège de la prudence. La prudence étant en effet
la droite règle de l'action, il est requis à cette vertu qu'on soit dans une
bonne attitude à l'égard de ces principes de nos raisons d'agir que sont les
fins humaines ; cette bonne attitude à l'égard des fins se prend par la
rectitude de la volonté, de même qu'à l'égard des principes de l'ordre
spéculatif elle a lieu par la lumière naturelle de l'intellect agent. C'est
pourquoi, de même que la science, qui est la droite règle de la spéculation, a
pour siège un intellect spéculatif ordonné à l'intellect agent, de même la
prudence a pour siège un intellect pratique ordonné à une volonté droite.
Solutions :
1. Cette parole de S.
Augustin doit s'entendre de la vertu prise au sens absolu ; elle ne signifie
pas que toute vertu de cette sorte soit purement et simplement amour, mais
qu'elle dépend en quelque manière de l'amour, dans la mesure où elle dépend de
la volonté dont la première affection, nous l'avons dito. est l'amour.
2. Le bien de tout être,
c'est sa fin. Aussi, comme le vrai est la fin de l'intelligence, connaître le
vrai est le bon exercice de l'intelligence. C'est pourquoi l'habitus qui assure
la perfection de cette puissance pour la connaissance du vrai, soit dans la spéculation
soit dans la pratique, est appelée vertu.
3. L'argument est valable s'il s'agit de la vertu prise absolument.
Objections :
1. C'est impossible,
semble-t-il. Car ce sont là des énergies communes à nous et aux bêtes, tandis
que nous parions maintenant de la vertu en tant qu'elle est propre à l'homme,
et à ce titre appelée vertu humaine. Donc la vertu humaine ne peut pas avoir pour
siège l'irascible et le concupiscible qui sont des fonctions de l'appétit
sensible, nous l'avons vu dans la première Partie.
2. L'appétit sensible est
une énergie qui se sert d'organes corporels. Or le bien de la vertu ne peut pas
résider dans le corps de l'homme, car S. Paul a dit (Rm 7, 18) : "je sais
que le bien n'habite pas dans ma chair." Donc l'appétit sensible ne peut
être le siège de la vertu.
3. S. Augustin prouve que
la vertu ne réside pas dans le corps mais dans l'âme du seul fait que le corps
est gouverné par l'âme ; par suite, si quelqu'un fait bon usage de son corps,
cela est entièrement rapporté à l'âme ; "de même, si c'est en m'obéissant
que le cocher mène bien les chevaux qu'il dirige, c'est à moi qu'en revient
tout le mérite". Mais, de même que l'âme régit le corps, c'est ainsi que
la raison régit l'appétit sensible. Donc, si l'irascible et le concupiscible
sont conduits dans le droit chemin, tout cela est dû à la partie raisonnable de
l'âme. Or la vertu, avons-nous dit plus haut, est ce qui assure une vie droite.
Par conséquent, elle n'est ni dans l'irascible ni dans le concupiscible, mais
uniquement dans la partie rationnelle.
4. "L'acte principal
de la vertu morale c'est le choix", dit Aristote. Or le choix n'est pas un
acte de l'irascible ni du concupiscible, mais de la raison, on l'a dit
précédemment. La vertu morale est donc dans la raison.
Cependant :
on place la force dans l'irascible,
la tempérance dans le concupiscible, ce qui fait dire au Philosophe que
"ce sont les vertus des parties irrationnelles".
Conclusion :
L'irascible et le concupiscible peuvent être considérés de deux façons. En soi, en tant qu'ils sont des fonctions de l'appétit sensible. A cet égard il ne leur appartient pas d'être sièges de la vertu. Mais ils peuvent aussi être considérés en tant qu'ils participent de la raison, parce qu'il leur est naturel de lui obéir. A ce point de vue, l'irascible, comme le concupiscible, peut être le siège de la vertu humaine, car ces puissances sont le principe de l'action humaine dans la mesure où elles participent de la raison. Et dans ces puissances il est nécessaire de mettre des vertus.
Qu'il y en ait effectivement, c'est
évident. En effet, l'acte qui sort d'une puissance en tant qu'elle est mue par
une autre ne peut être un acte parfait si les deux puissances n'y sont pas bien
disposées ; ainsi l'activité de l'artisan ne peut être une réussite si lui-même
n'est pas bien disposé à agir, et l'instrument aussi. Par conséquent, dans les
domaines où opèrent l'irascible et le concupiscible sous l'impulsion de la
raison, il est nécessaire que l'habitus qui assure la perfection de leur acte
soit non seulement dans la raison mais aussi en eux. Et parce que la bonne
disposition d'une puissance qui meut tout en étant mue dépend de sa conformité
avec la puissance qui la meut, la vertu qui est dans l'irascible et le
concupiscible n'est pas autre chose que la conformité, acquise par l'habitus,
de ces puissances avec la raison.
Solutions :
1. L'irascible et le
concupiscible pris en soi et comme appartenant à l'appétit sensible sont
communs à nous et aux bêtes ; mais dans la mesure où ils sont raisonnables par
participation comme obéissant à la raison, ils sont propres à l'homme et de
cette manière peuvent être le sujet de la vertu humaine.
2. De même que la chair de
l'homme, si elle ne possède pas par soi-même le bien de la vertu, devient
cependant l'instrument de l'activité vertueuse lorsque, sous l'impulsion de la
raison, "nous mettons nos membres au service de la justice" (Rm 6, 19),
de même l'irascible et le concupiscible n'ont certes pas par eux-mêmes le bien
de la vertu, mais sont plutôt un foyer de corruption. Et pourtant, dans la
mesure où ils se conforment à la raison, le bien de la vertu morale prend
racine en eux.
3. C'est selon une raison
différente que le corps est régi par l'âme, et que l'irascible et le
concupiscible le sont par la raison. Le corps obéit à l'âme immédiatement et
sans résistance là où il lui est naturel d'être mû par elle. De là ce mot du
Philosophe : "L'âme régit le corps avec un pouvoir despotique",
c'est-à-dire comme un meure son esclave. C'est pourquoi tout le mouvement du
corps est rapporté à l'âme, et la vertu ne réside pas dans le corps mais
seulement dans l'âme. Au contraire, l'irascible et le concupiscible n'obéissent
pas immédiatement à la raison mais gardent leurs mouvements propres qui, de
temps en temps, s'opposent à la raison. D'où le mot du Philosophe dans le même
livre : "La raison régit l'irascible et le concupiscible avec un pouvoir
politique", c'est-à-dire comme on gouverne des hommes libres, qui gardent
en certaines choses leur volonté propre. A cause de cela, il faut qu'il y ait
jusque dans ces puissances des vertus qui les préparent bien à leur activité.
4. Dans le choix il y a deux choses : l'intention de la fin, qui appartient à la vertu morale, et l'examen préalable des moyens, qui appartient à la vertu de prudence, dit Aristote. Or, quand on a une intention droite de la fin au sujet des passions, cela vient d'une bonne disposition de l'irascible et du concupiscible. Et voilà pourquoi les vertus morales en matière de passions se trouvent dans ces deux facultés. Mais la prudence à son siège dans la raison.
Objections :
1. Il semble qu'il peut y
avoir de la vertu à l'intérieur des facultés sensibles de connaissance. En
effet, l'appétit sensible peut être le sujet de la vertu en tant qu'il obéit à
la raison. Or les facultés internes de la connaissance sensible obéissent à la
raison : imagination, cogitative, mémoire sont aux ordres de la raison. Donc la
vertu peut résider dans ces facultés.
2. De même que l'appétit
raisonnable qu'est la volonté peut être empêché ou même aidé dans son acte par
l'appétit sensible, de même l'intelligence ou raison peut être empêchée ou même
aidée par les facultés en question. De même donc que la vertu peut exister dans
les facultés sensibles d'appétit, de même dans celles de connaissance.
3. La prudence est une
vertu dont la mémoire fait partie, selon Cicéron. Il peut donc y avoir de la
vertu dans la mémoire, et pour la même raison dans les autres facultés
intérieures de connaissance.
Cependant :
toutes les vertus, dit le
Philosophe, sont ou intellectuelles ou morales. Or les vertus morales sont
toutes dans les facultés d'appétit ; les intellectuelles, dans l'intelligence
ou raison, comme le montre Aristote. Il n'y a donc aucune vertu dans les
facultés internes de connaissance sensible.
Conclusion :
Dans ces facultés il y a des habitus. C'est rendu évident surtout par cette observation du Philosophe : "Pour mémoriser une chose après une autre, l'habitude agit, car elle est comme une nature." Or, l'habitus, né de l'habitude, n'est pas autre chose qu'une habitude acquise au point de devenir naturelle. Ce qui fait dire à Cicéron que la vertu "est l'habitus de se conformer à la raison comme par nature". Chez l'homme cependant, ce qui s'acquiert par habitude dans la mémoire et dans les autres facultés de connaissance sensible n'est pas par soi uli habitus mais une annexe des habitus de l'intelligence, nous l'avons dit plus haut.
S'il y a des habitus dans ces
sortes de facultés, on ne peut cependant pas dire que ce sont des vertus. Car
la vertu est un habitus parfait par lequel on ne peut que bien agir. Il faut
donc que la vertu soit dans la puissance même qui est capable de bien agir
jusqu'au bout. Or la connaissance du vrai ne s'achève pas dans les facultés
sensibles, mais ces facultés sont en quelque sorte préparatoires à la
connaissance intellectuelle. Voilà pourquoi ce n'est pas dans ces facultés que
résident les vertus par lesquelles on connaît le vrai, mais plutôt dans
l'intelligence ou raison.
Solutions :
1. L'appétit sensible, dans
son rapport à l'appétit de raison qu'est la volonté, est comme mû par lui. Et
c'est pourquoi I'oeuvre des facultés appétitives s'achève dans l'appétit
sensible. A cause de cela, celui-ci est le siège de la vertu. Mais les facultés
sensibles de connaissance sont plutôt motrices à l'égard de l'intelligence,
puisque les images sont pour l'âme intelligente, dit le livre III du traité De
l'Ame. comme les couleurs pour la vue. Voilà pourquoi I'oeuvre de la
connaissance se termine dans l'intellect. Et à cause de cela les vertus de
connaissance sont dans l'intelligence ou dans la raison elle-même.
2. Cela donne la solution
de la deuxième objection.
3. On ne fait pas de la mémoire une partie de la prudence comme une espèce est une partie du genre ; ce serait faire de la mémoire elle-même une vertu par soi. Mais on veut dire qu'une des choses requises pour la prudence, c'est une bonne mémoire, de sorte que celle-ci se présente en quelque sorte comme une partie intégrante de la vertu.
Objections :
1. Apparemment, non. Car un
habitus n'est pas requis pour ce qui convient à une puissance par son essence
même. Or puisque, d'après le Philosophe, la volonté réside dans la raison et
que chaque être recherche naturellement son bien propre, il appartient à son
essence de tendre à ce qui est bon selon la raison. Mais toute vertu est
ordonnée à cela, car, pour Cicéron "la vertu est l'habitus de se conformer
à la raison comme par nature". La volonté n'est donc pas la siège de la
vertu.
2. Toute vertu est
intellectuelle ou morale. Or la vertu intellectuelle a son siège dans
l'intelligence ou raison, mais non dans la volonté. La vertu morale a le sien
dans l'irascible et dans le concupiscible, qui sont encore de la raison
participée. Aucune vertu n'a donc son siège dans la volonté.
3. Tous les actes humains,
auxquels sont ordonnées les vertus, sont volontaires. Donc, si à l'égard de
quelques-uns d'entre eux il y a une vertu dans la volonté, il y en aura
également pour tous. Donc, ou bien il n'y aura de vertu dans aucune autre
puissance, ou bien deux vertus seront ordonnées au même acte, ce qui ne semble
pas admissible. Donc la volonté ne peut être le sujet de la vertu.
Cependant :
il faut une plus grande perfection
dans ce qui meut que dans ce qui est mû. Or, la volonté meut l'irascible et le
concupiscible. Il doit donc y avoir beaucoup plus de vertu en elle qu'en
ceux-ci.
Conclusion :
Comme l'habitus est ce qui
perfectionne la puissance pour agir, la puissance a besoin qu'un habitus lui
apporte ce perfectionnement pour bien agir - et c'est cet habitus qui est la
vertu -, chaque fois que sa propre essence n'y suffit pas. Or on envisage
toujours l'essence propre d'une puissance par son ordre à l'objet. Aussi,
puisque l'objet de la volonté, nous l'avons dit, est le bien de la raison
proportionné à nos vouloirs, la volonté n'a pas besoin que la vertu vienne la
parfaire. Mais s'il arrive que nous ayons à vouloir un bien qui dépasse la
proportion de nos vouloirs soit quant à l'espèce humaine tout entière, le bien
divin par exemple qui transcende les limites de notre nature, soit quant à
l'individu, le bien du prochain par exemple, alors la volonté a besoin de la
vertu. Et c'est pourquoi ces sortes de vertus, charité, justice, etc., qui
ordonnent l'affection de l'homme vers Dieu ou vers le prochain, ont réellement
leur siège dans la volonté.
Solutions :
1. Ce raisonnement est
valable s'il s'agit des vertus qui tendent au bien propre de celui-là même qui
veut, comme la tempérance et la force qui ont pour matière les passions
humaines, et les autres de même sorte, comme cela ressort de ce que nous avons
diti.
2. Le raisonnable par
participation, ce n'est pas seulement l'irascible et le concupiscible, c'est en
général, dit Aristote. tout ce qui touche l'appétit. Or celui-ci englobe la
volonté. C'est pourquoi, s'il y a quelque vertu dans la volonté, cette vertu
sera morale, à moins qu'elle ne soit théologale comme on le verra plus loin.
3. Il y a des vertus qui sont adaptées au bien que représente l'usage modéré de la passion, et c'est là le bien propre de tel ou tel homme en particulier ; aussi en pareil cas il n'est pas nécessaire qu'il y ait une vertu dans la volonté, étant donné que la nature de la puissance y suffit. Cela est nécessaire uniquement dans les vertus qui sont ordonnées à un bien extrinsèque.
Examinons maintenant la
distinction des vertus : l° quant aux vertus intellectuelles (Question 57) ; 2°
quant aux vertus morales (Question 58-61) ; quant aux vertus théologales (Question
62).
1. Les habitus intellectuels spéculatifs sont-ils des vertus ? - 2. Sont-ils au nombre de trois : la sagesse, la science et la simple intelligence ? - 3. Cet habitus intellectuel qu'est l'art est-il une vertu ? - 4. La prudence est-elle une vertu distincte de l'art ? - 5. La prudence est-elle une vertu nécessaire à l'homme ? - 6. Le bon conseil, le bon sens et l'équité sont-ils des vertus annexes de la prudence ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car la
vertu est un habitus d'action, nous l'avons dit. Or les habitus spéculatifs ne
sont pas pour l'action, puisque l'ordre spéculatif se distingue précisément du
pratique, qui est pour l'action.
2. La vertu a pour objet ce
qui met l'homme en possession de sa félicité ou béatitude puisqu'au dire du
Philosophe "la félicité est la récompense de la vertu". Mais les
habitus intellectuels ne considèrent pas les actes humains ni les autres biens
humains par lesquels on obtient la béatitude, ils considèrent plutôt les choses
de la nature ou de Dieu. On ne peut donc pas dire que ce sont des vertus.
3. La science est un
habitus spéculatif. Or le Philosophe fait bien voir que science et vertu sont
distinctes comme deux genres qui ne s'emboîtent pas l'un dans l'autre.
Cependant :
seuls les habitus spéculatifs
traitent du nécessaire, où les choses ne peuvent pas être autrement qu'elles ne
sont. Or le Philosophe met des vertus intellectuelles dans la partie de l'âme
qui considère le nécessaire. Donc les habitus spéculatifs sont des vertus.
Conclusion :
Puisque toute vertu se définit par rapport au bien, comme on l'a dite . un habitus est appelé vertu de deux manières : tantôt parce qu'il donne la faculté de bien agir, tantôt parce qu'avec la faculté il donne aussi le bon usage. Et cela, nous l'avons dit, appartient uniquement aux habitus qui regardent la puissance appétitive de l'âme, laquelle nous donne l'exercice de toutes nos puissances et habitus.
Donc, puisque les habitus
intellectuels spéculatifs ne perfectionnent pas la partie appétitive, et même
ne la regardent en aucune façon mais regardent seulement la partie
intellectuelle de l'âme, on peut bien les appeler des vertus en tant qu'elles
donnent la faculté de cette bonne opération qui consiste à considérer le vrai,
car c'est là le bon ouvrage de l'intelligence ; on ne dira cependant pas que ce
sont des vertus de la seconde manière, comme celles qui donnent le bon usage
d'une puissance ou d'un habitus. En effet, de ce qu'on a l'habitus d'une
science spéculative, on n'est pas incliné à en faire usage, on est seulement
capable de contempler le vrai dans ces choses dont on a la science ; mais
l'usage que l'on fait de cette science est mû par la volonté. Et c'est pourquoi
la vertu qui perfectionne la volonté, comme la charité ou la justice, fait
aussi qu'on se sert bien de ces habitus spéculatifs qui ne perfectionnent que
l'intelligence. Et c'est par là que même dans les actes de ces habitus il peut
y avoir du mérite s'ils sont accomplis par charité, comme S. Grégoire dit que
"la vie contemplative a plus de mérite que la vie active".
Solutions :
1. Il y a deux sortes
d'oeuvres, l’oeuvre extérieure et l’oeuvre intérieure. L'oeuvre pratique ou
active, qui s'oppose à 1'oeuvre spéculative, est quelque chose d'extérieur, et
ce n'est pas pour elle qu'est fait l'habitus spéculatif. Cependant celui-ci est
ordonné à l’oeuvre intérieure de l'esprit, qui consiste à contempler le vrai,
et à cet égard il est un habitus actif.
2. Le domaine de la vertu
est double. D'une première manière, selon ses objets. Et de ce point de vue les
vertus spéculatives ne s'occupent pas des réalités par lesquelles l'homme
devient bienheureux à moins que le mot "par" ne désigne la cause
efficiente et l'objet de la complète béatitude qu'est Dieu, souveraine réalité
à contempler. - Le domaine de la vertu comprend aussi des actes. Et de ce côté
les vertus intellectuelles s'attachent à ce qui rend bienheureux, parce que
leurs actes peuvent être méritoires, comme on vient de le dire, et aussi parce
qu'ils sont un commencement de la parfaite béatitude, qui consiste, avons-nous
dit, dans la contemplation de la vérité.
3. Science et vertu s'opposent si l'on parle de la vertu au second sens, celle qui ressortit à la puissance appétitive.
Objections :
1. C'est là, semble-t-il,
une mauvaise division. On ne doit pas opposer une espèce à un genre. Or la
sagesse est une espèce de science, d'après le Philosophe. On ne doit donc pas
l'opposer à la science dans le dénombrement des vertus intellectuelles.
2. Dans la distinction des
puissances et des actes, qui se fait d'après les objets, l'attention se porte
principalement sur ce qu'il y a de formel en ceux-ci, comme nous l'avons montré
précédemment. On ne doit donc pas distinguer les habitus par l'objet matériel
mais par la raison formelle de cet objet. Or le principe de la démonstration
est la raison formelle qui donne la science des conclusions. Nous ne devons
donc pas placer dans l'intelligence des principes un habitus ou une vertu
différents de la science des conclusions.
3. Une vertu est appelée
intellectuelle lorsqu'elle réside dans ce qui est essentiellement en nous la
raison. Mais la raison, même spéculative, raisonne aussi bien par syllogismes
dialectiques que par syllogismes démonstratifs. Donc, si la science, fruit du
syllogisme démonstratif, est une vertu intellectuelle spéculative, l'opinion en
est une aussi.
Cependant :
le Philosophe ne compte que ces
trois vertus intellectuelles spéculatives sagesse, science et intelligence.
Conclusion :
Comme nous l'avons déjà dit, la vertu intellectuelle spéculative est celle qui perfectionne l'intellect spéculatif dans la connaissance du vrai, car c'est là son oeuvre bonne. Or le vrai peut être envisagé de deux façons : comme connu par soi, et comme connu par autre chose. Connu par soi, il se présente comme un principe et il est immédiatement perçu par l'intelligence. C'est pourquoi l'habitus qui perfectionne l'esprit dans cette façon de connaître le vrai est appelé simple intelligence, et il est l'habitus des principes.
Quand le vrai est connu par autre
chose, il n'est pas perçu immédiatement par l'intelligence mais par une enquête
de la raison, et il se présente comme un terme. Ce qui peut signifier ou qu'il
est ultime dans un genre donné, ou qu'il l'est par rapport à toute connaissance
humaine. Et comme "les choses qui sont connues en dernier lieu par rapport
à nous sont premières et plus connues selon la nature", il s'ensuit que ce
qui est ultime par rapport à toute connaissance humaine, c'est ce qu'il y a de
premier et de plus connaissable par nature. Et c'est à cela que s'applique
"la sagesse qui considère les causes les plus hautes". Aussi
convient-il qu'elle juge et règle tout, parce qu'un jugement définitif et
universel ne peut avoir lieu qu'en remontant aux causes premières. - Quant à ce
qui est ultime en tel ou tel genre de connaissance, c'est la science qui
parfait l'intelligence. Et voilà pourquoi les sciences comportent autant
d'habitus différents qu'il y a de genres différents dans les choses à savoir,
alors qu'il n'y a cependant qu'une seule sagesse.
Solutions :
1. La sagesse est une
science en ce qu'elle possède ce qui est commun à toutes les sciences : une
démonstration des conclusions à partir des principes. Mais parce qu'elle a
quelque chose de plus que les autres sciences, en tant qu'elle porte un
jugement sur tout, et pas seulement sur les conclusions mais aussi sur les
principes, elle est par là même une vertu essentiellement plus parfaite que la
science.
2. Quand un objet formel
est rattaché par un seul et même acte que l'objet matériel à une puissance ou à
un habitus, alors il n'y a plus à tenir compte, pour distinguer celles-ci,
d'objet formel et d'objet matériel ; ainsi, à la même puissance de vision il
appartient de voir les couleurs, et aussi la lumière, puisque celle-ci est la
raison formelle de voir les couleurs et qu'elle est vue en même temps qu'elles.
Mais les principes de la démonstration peuvent être considérés à part, sans que
les conclusions le soient. Ils peuvent aussi être considérés en même temps que
les conclusions, puisque c'est eux que l'on conduit jusqu'aux conclusions.
Donc, envisager les principes de cette seconde manière est affaire de science,
puisque la science va jusqu'aux conclusions, mais les envisager en eux-mêmes est
affaire de simple intelligence. - Par conséquent, si l'on y réfléchit bien, ce
sont là trois vertus qui se distinguent les unes des autres non à titre égal
mais suivant un ordre, comme il arrive dans ce qu'on appelle "un tout
potentiel" dont une partie est plus parfaite qu'une autre ; ainsi l'âme
raisonnable est plus parfaite que l'âme sensible, et celle-ci que l'âme
végétative. De cette manière en effet la science dépend de la simple
intelligence comme d'un principe supérieur, et l'une comme l'autre dépendent de
la sagesse comme du principe suprême, puisque la sagesse contient au-dessous
d'elle et l'intelligence et la science, ayant qualité pour juger des
conclusions des sciences et de leurs principes.
3. Nous l'avons dit plus haut, l'habitus vertueux est toujours déterminé au bien, jamais au mal. Or le bien de l'intelligence, c'est le vrai ; son mal, c'est le faux. C'est pourquoi on n'appelle vertus intellectuelles que les habitus qui permettent de dire toujours le vrai, jamais le faux. Mais l'opinion et le soupçon peuvent porter sur le vrai et sur le faux ; aussi ce ne sont pas des vertus intellectuelles, selon Aristote.
Objections :
1. Il ne semble pas, car S.
Augustin dit que personne ne fait mauvais usage de la vertu. Or certains font
de l'art un mauvais usage, car un artisan peut utiliser les ressources de son
art pour agir mal.
2. Il n'y a pas une vertu
de la vertu ; or, selon le Philosophe "il y a une vertu de l'art".
Donc l'art n'est pas une vertu.
3. Les arts libéraux sont
plus excellents que les arts mécaniques. Mais, de même que les arts mécaniques,
les arts libéraux sont spéculatifs. Donc, si l'art était une vertu
intellectuelle, il devrait être compté au nombre des vertus spéculatives.
Cependant :
le Philosophe fait de l'art une
vertu ; mais il ne le compte pourtant pas avec les vertus spéculatives qui ont,
d'après lui, leur siège dans la partie de l'âme faite pour la science.
Conclusion :
L'art n'est pas autre chose que la
droite règle des ouvrages à faire. Cependant leur bien ne consiste pas dans
telle ou telle disposition de l'appétit humain, mais en ce qui rend bon en soi
l'ouvrage que l'on fait. Car l'éloge de l'artisan en tant que tel ne dépend pas
de la volonté qu'il apporte à son ouvrage, mais de la qualité de cet ouvrage.
Ainsi donc, à proprement parler, l'art est un habitus opérati£ - Et cependant
sur un point il rencontre les habitus spéculatifs, puisque ces habitus
concernent l'état de la réalité considérée, non l'état de l'appétit humain
envers elle. Pourvu que le géomètre démontre bien ce qui est vrai, peu importe
qu'il soit, quant à sa puissance appétitive, joyeux ou irrité ; pas plus que
cela n'a d'importance chez un artisan, comme on vient de le dire. Et c'est
pourquoi l'art est une vertu au même titre que les habitus spéculatifs,
c'est-à-dire en ce que ni l'art ni l'habitus spéculatif ne rendent l’oeuvre
bonne quant à l'usage qu'on en fait ; cela revient en propre à la vertu qui
perfectionne l'appétit ; ils se contentent de donner le pouvoir de bien agir.
Solutions :
1. Lorsqu'un artiste fait
de mauvais ouvrages, ce n'est pas l’oeuvre de l'art ; bien plus, c'est contre
l'art. De même, si quelqu'un qui sait la vérité fait un mensonge, ce qu'il dit
n'est pas selon la science. Aussi, de même que la science est toujours tournée
vers le bien, l'art aussi, et c'est en cela qu'on l'appelle vertu. Néanmoins il
n'atteint pas à la parfaite notion de vertu parce qu'il n'assure pas le bon usage
; pour cela quelque chose d'autre est requis, encore que ce bon usage ne puisse
avoir lieu sans l'art.
2. Pour faire bon usage de
l'art que l'on possède, une volonté bonne est requise, et celle-ci est
perfectionnée par la vertu morale. C'est pourquoi le Philosophe dit qu'il y a
une vertu de l'art, une vertu morale s'entend, puisque pour le bon usage de
l'art une vertu morale est requise. Il est évident en effet que la justice, en
rectifiant la volonté, incline l'artisan à faire un travail consciencieux.
3. Même dans le domaine spéculatif il y a comme un travail à faire, par exemple construire convenablement un syllogisme ou un discours approprié, compter, mesurer. C'est pourquoi toutes les opérations ordonnées à ces travaux de la raison sont appelées des arts, à cause d'une certaine similitude, mais des arts libéraux, à la différence de ceux qui sont ordonnés aux travaux du corps, travaux en quelque sorte serviles, si l'on considère que le corps est soumis à l'âme comme un esclave, et que c'est par l'âme que l'on est libre. Quant aux sciences qui n'ont rien à voir avec aucune oeuvre de ce genre, elles sont simplement appelées sciences, mais non arts. Et si les arts libéraux sont plus nobles, ce n'est pas à dire qu'ils soient des arts plus que les autres.
Objections :
1. En apparence non,
puisque l'art est la droite règle des ouvrages. Or ce n'est pas la différence
des ouvrages qui peut faire perdre à une chose sa qualité d'art, car il y a des
arts différents dans des oeuvres extrêmement diverses. Donc, puisque la
prudence est la droite règle des ouvrages, il semble qu'on doive l'appeler un
art, elle aussi.
2. La prudence se rapproche
de l'art plus que les habitus spéculatifs, puisque tous deux "s'exercent
de façon différente en matière contingente". Or, certains habitus
spéculatifs sont appelés des arts. Donc la prudence mérite encore davantage ce
nom.
3. "Il appartient à la
prudence de donner le bon conseil", dit Aristote. Mais d'après lui c'est
aussi le rôle de certains arts, comme l'art militaire, l'art de gouverner,
l'art médical. La prudence n'est donc pas distincte de l'art.
Cependant :
c'est le Philosophe qui fait cette
distinction.
Conclusion :
Là où se trouvent des caractéristiques diverses de vertus, il faut les distinguer. Or, nous l'avons dit plus haut, il y a des habitus qui ne sont des vertus que par cela seul qu'ils confèrent une capacité pour de bons ouvrages ; mais il y en a qui ont ce titre du fait qu'ils procurent non seulement une aptitude à de bonnes oeuvres, mais aussi l'usage de cette aptitude. Pour ce qui est de l'art, il ne confère que la capacité de bien faire, puisqu'il n'a rien à voir avec l'appétit. La prudence au contraire confère non seulement la capacité de bien faire, mais aussi l'usage de cette capacité ; en effet, elle concerne l'appétit, étant donné précisément qu'elle en présuppose la rectitude.
Le motif de cette différence, c'est que l'art est la droite règle dans les choses à fabriquer, tandis que la prudence est la droite règle dans l'action. C'est toute la différence entre faire et agir selon la Métaphysique -- ; le premier est un acte qui passe dans une matière extérieure, comme bâtir, tailler, etc. ; le second un acte qui demeure dans l'agent lui-même, comme voir, vouloir, etc. Ainsi donc, la prudence se comporte à l'égard de cette activité humaine qu'est l'usage des puissances et des habitus comme l'art à l'égard des fabrications extérieures ; de part et d'autre, c'est la raison qui est parfaite dans les choses auxquelles elle s'applique.
Or la perfection et rectitude de la raison en matière spéculative dépend des principes à partir desquels elle fait ses déductions ; aussi la science dépend-elle, avons-nous dit, de cette simple intelligence qu'est l'habitus des principes, et le présuppose. Mais dans les actes humains les fins ont le même rôle que les principes dans la spéculation, dit le Philosophe. Et c'est pourquoi la prudence, qui est la droite règle de l'action exige qu'on soit bien disposé à l'égard des fins. Cela suppose un appétit réglé. Et voilà pourquoi la prudence exige la vertu morale, puisque c'est par la vertu morale que l'appétit est rectifié.
Mais dans les oeuvres d'art le bien
n'est pas celui de la puissance appétitive de l'artisan, mais celui des oeuvres
elles-mêmes. Et c'est pourquoi l'art ne présuppose pas de sentiments droits. De
là vient qu'on félicitera beaucoup plus l'artisan qui fait des fautes exprès
que celui qui en fait sans le vouloir ; en revanche, il est beaucoup plus
contraire à la prudence de pécher exprès que de pécher sans le faire exprès,
parce que la rectitude de la volonté est essentielle à la prudence et non à
l'art. - Il est donc par là même évident que la prudence est une vertu distincte
de l'art.
Solutions :
1. Les divers genres
d'oeuvres d'art sont tous à l'extérieur de l'homme, et c'est pour cela que le
titre de vertu y reste le même. Mais la prudence est la droite règle des actes
humains eux-mêmes ; de là, comme nous l'avons dit, un titre de vertu tout
différent.
2. La prudence se rapproche
plus de l'art que les habitus spéculatifs, par son siège en nous et par sa
matière, car ils sont tous deux dans la région de l'âme où se trouve l'opinion,
et ils sont en matière contingente. Mais de ce que nous venons de dire il
résulte que, comme vertu, l'art se rapproche plus des habitus spéculatifs que
de la prudence.
3. La prudence est bonne conseillère en ce qui concerne la totalité de la conduite et la fin ultime de la vie humaine. Le conseil, dans quelques-uns des arts, se rapporte à ce qui intéresse les fins propres de ces arts-là. De là vient que certains, en tant qu'ils sont gens de bon conseil dans les affaires de la guerre ou de la navigation, sont appelés des chefs prudents ou de prudents navigateurs, mais non pas tout simplement des hommes prudents ; on ne donne ce nom qu'à ceux qui sont de bon conseil dans les choses qui importent à la totalité de la vie.
Objections :
1. Il ne semble pas que la
prudence soit une vertu nécessaire pour bien vivre. En effet, ce qu'est l'art
pour la fabrication des choses dont il est la droite règle, la prudence l'est
pareillement pour la conduite de vie, car elle en est, comme il est dit dans
l'Éthique, la droite règle. Mais l'art n'est nécessaire dans les objets à
fabriquer que pour qu'ils soient fabriqués ; il ne l'est plus après qu'ils
l'ont été. La prudence n'est donc pas non plus nécessaire pour bien vivre, une
fois qu'on est vertueux, mais peut-être l'est-elle uniquement lorsqu'il s'agit
de le devenir.
2. La prudence est la vertu
par laquelle nous délibérons avec rectitude. Or on peut agir non seulement par
son bon conseil, mais aussi par celui des autres. Il n'est donc pas nécessaire
pour bien vivre d'avoir soi-même la prudence, mais il suffit de suivre les
conseils de ceux qui l'ont.
3. La vertu intellectuelle
est ce qui permet de dire toujours le vrai et jamais le faux. Mais ceci ne
paraît pas réalisable en fait de prudence, car il n'est pas humain, lorsqu'on
délibère en matière de conduite, de ne jamais se tromper, étant donné que
l'agir humain est tout à fait contingent. D'où cette parole de la Sagesse (9,
14) : "Les pensées des mortels sont timides, et nos prévisions,
incertaines." Il semble donc qu'on ne doit pas placer la prudence parmi
les vertus intellectuelles.
Cependant :
au livre de la Sagesse (8, 7) la
prudence est comptée parmi d'autres vertus nécessaires à la vie humaine, quand
il est dit de la sagesse divine : "Elle enseigne la sobriété et la
prudence, la justice et la force, et dans la vie rien n'est plus utile aux
hommes."
Conclusion :
La prudence est la vertu la plus
nécessaire à la vie humaine. Bien vivre consiste en effet à bien agir. Or pour
bien agir, il faut non seulement faire quelque chose, mais encart comme il
faut, c'est-à-dire qu'il faut agir un choix bien réglé et non seulemi impulsion
ou passion. Mais, comme le choix porte sur des moyens en vue d'une fin, sa
rectitude exige deux choses : la fin qui est due, et des moyens adaptés à cette
fin. Pour ce qui est de la fin qui est due, on y est justement disposé par la
vertu qui perfectionne la partie appétitive de l'âme, dont l'objet est le bien
et la fin. Mais, pour ce qui est des moyens ordonnés à cette fin, il faut qu'on
y soit directement préparé par un habitus de la raison, car délibérer et
choisir, qui sont les opérations relatives aux moyens, sont des actes de la
raison. Et c'est pourquoi il est nécessaire qu'il y ait dans la raison une
vertu intellectuelle qui lui donne assez de perfection pour bien se comporter à
l'égard des moyens à prendre. Cette vertu est la prudence. Aussi la prudence
est-elle une vertu nécessaire pour bien vivre.
Solutions :
1. On ne regarde pas le bien de l'art dans l'ouvrier, mais plutôt dans l’oeuvre ellemême, puisque l'art est la droite règle des choses à fabriquer. En effet la fabrication, qui se réalise dans une matière extérieure, n'est pas la perfection du fabricant mais de l'objet fabriqué, comme le mouvement est l'acte et la perfection du mobile ; or l'art a pour matière des objets fabriqués. Mais le bien de la prudence est considéré chez celui qui agit et qui trouve sa perfection dans son agir même, car la prudence est la droite règle de l'action, comme on l'a dit
Aussi, pour l'art, en n'exige pas
que l'ouvrier se conduise bien, mais qu'il fasse un bon ouvrage. C'est plutôt
de l’oeuvre elle-même qu'on exigerait qu'elle se conduise bien, comme on
demanderait au couteau de bien couper ou à la scie de bien scier, s'il leur
appartenait en propre d'agir et non plutôt d'être "agis", du fait
qu'ils n'ont pas la maîtrise de leurs actes. Voilà pourquoi l'art n'est pas
nécessaire à l'artisan pour bien vivre, mais seulement pour faire un bon
ouvrage et pour le conserver. Mais la prudence est nécessaire à l'homme pour
bien vivre et pas seulement pour devenir bon.
2. Lorsqu'on fait le bien
non par sa propre raison mais mû par le conseil d'un autre, c'est qu'on n'a pas
encore une conduite qui soit absolument parfaite ni quant à la raison qui la
dirige, ni quant à l'appétit qui la met en mouvement. D'où il suit que si cette
conduite est bonne, ce n'est cependant pas à ce titre pur et simple de bien qui
est le bien-vivre.
3. Le vrai de l'intellect pratique se prend autrement que celui de l'intellect spéculatif, dit l'Éthique. Le vrai de l'intellect spéculatif dépend de la conformité de l'intelligence avec la réalité. Et comme cette conformité ne peut avoir lieu d'une manière infaillible dans les choses contingentes, mais seulement dans les choses nécessaires, il s'ensuit qu'un habitus spéculatif n'est jamais une vertu intellectuelle en matière contingente, elle ne l'est qu'en matière nécessaire. - Mais le vrai de l'intellect pratique dépend de la conformité avec l'appétit rectifié. Et c'est là une conformité qui n'a pas de place dans les choses nécessaires, puisqu'elles ne sont pas le fait de la volonté humaine. Cette conformité n'a lieu que dans les choses contingentes qui peuvent être faites par nous, soit qu'il s'agisse de la conduite à tenir nous-mêmes, soit qu'il s'agisse d'objets extérieurs à fabriquer. Et voilà comment il n'y a de vertu de l'intellect pratique qu'en matière contingente ; en matière de fabrication, c'est l'art ; en matière de conduite, la prudence.
Objections :
1. On a tort, semble-t-il,
de les annexer à la prudence. Le bon conseil est l'habitus qui nous rend bons
conseillers d'après l'Éthique. Mais bien conseiller relève de la prudence. Donc
ce n'est pas là une vertu annexe de la prudence, c'est plutôt la prudence même.
2. Il appartient au
supérieur de juger les inférieurs. Donc la vertu suprême, semble-t-il, est
celle dont l'acte est le jugement. Mais le bon sens a pour fonction de bien
juger. Il n'est donc pas une vertu annexe, c'est plutôt lui qui est la vertu
principale.
3. La matière du jugement
est aussi variée que celle du conseil. Mais pour celle-ci on met en tout une
seule vertu, le bon conseil. Donc pour bien juger en matière d'action il ne
faut pas supposer à côté du bon sens une autre vertu, comme serait l'équité.
4. Cicéron assigne à la
prudence trois autres parties : "la mémoire du passé, l'intelligence du
présent, la prévoyance de l'avenir". Macrobe à son tour en suppose encore
quelques autres : la circonspection, la docilité, etc.
Cependant :
Il y a l'autorité du Philosophe,
qui fait de ces trois vertus des annexes de la prudence.
Conclusion :
Toutes les fois que des puissances
sont liées entre elles, la principale est celle qui est ordonnée à l'acte le
plus important. Or dans l'action humaine on trouve trois actes de la raison,
dont le premier est de délibérer, le second de juger, le troisième de
commander. Les deux premiers répondent aux actes de l'intellect spéculatif qui
consistent à enquérir et à juger, car la délibération ou conseil est une
enquête. Mais le troisième acte est propre à l'intellect pratique en tant que
cet intellect est fait pour l'action, car la raison n'a pas à commander ce qui
ne peut pas être réalisé par l'homme. Or il est évident que dans les choses
faites par l'homme, l'acte principal est de commander, et tous les autres lui
sont ordonnés. C'est pourquoi à cette vertu du bon gouvernement qu'est la
prudence, comme à une vertu principale, s'adjoignent comme vertus secondaires
le bon conseil, qui aide à bien délibérer, puis le bon sens et l'équité qui
intéressent le jugement et dont on va discuter la distinctions.
Solutions :
1. Si la prudence est bonne
conseillère, ce n'est pas à dire que le bon conseil soit immédiatement son
acte, mais c'est parce qu'elle accomplit cet acte au moyen d'une vertu qui lui
est soumise, la vertu de bon conseil.
2. Le jugement dans
l'action est ordonné à quelque chose d'ultérieur ; il arrive en effet que
quelqu'un juge bien d'une action à accomplir, et cependant ne l'exécute pas
comme il faudrait. Mais on atteint l'ultime complément dès que la raison
commande d'agir bien.
3. Il n'y a jugement d'une
chose que par les principes qui lui sont propres. L'enquête ne se fait pas
encore par les principes propres car, si on les avait, il n'y aurait plus
besoin d'enquête mais la chose aurait déjà été découverte. Voilà pourquoi il
n'y a qu'une vertu de bon conseil, tandis qu'il y en a deux de bon jugement ;
il n'y a pas lieu à distinction dans les principes communs, mais dans les
principes propres. Aussi, même en matière spéculative, il n'y a qu'une
dialectique pour enquêter sur toutes choses, tandis que les sciences
démonstratives qui portent des jugements sont aussi diverses que leurs objets.
Le bon sens et l'équité se distinguent d'après les diverses règles suivant
lesquelles on juge, car le bon sens fait juger de l'action suivant la loi
ordinaire, et l'équité fait juger suivant la raison naturelle elle-même, dans
les cas où la loi ordinaire ne suffit plus, comme on le verra amplement plus
loin.
4. Mémoire, intelligence, prévoyance, et de même circonspection, docilité, etc. ne sont pas des vertus différentes de la prudence, mais d'une certaine façon s'y rattachent comme parties intégrantes, dans la mesure où tout cela est requis pour la perfection de la prudence. Il y a d'ailleurs aussi des parties subjectives de la prudence ou, si l'on veut, des espèces : prudence domestique, prudence d'État, etc. Mais les trois vertus en question sont comme des parties potentielles de la prudence, étant liées à elle comme le secondaire au principal. Et il sera question de cela plus loin.
LES VERTUS MORALES
Nous allons étudier les vertus
morales, 1° en les distinguant des vertus intellectuelles (Question 58), 2° en
les distinguant les unes des autres suivant la matière propre à chacune (Question
59-60), 3° en distinguant des autres les vertus principales ou cardinales (Question
61).
1. Toute vertu est-elle une vertu morale ? - 2. La vertu morale est-elle distincte de la vertu intellectuelle ? - 3. Suffit-il de distinguer vertu intellectuelle et vertu morale ? - 4. La vertu morale peut-elle exister sans vertu intellectuelle ? - 5. Et inversement, la vertu intellectuelle peut-elle exister sans vertu morale ?
Objections :
1. Oui, semble-t-il,
puisque morales vient de mores qui signifie habitudes de vie, et que
nous pouvons nous habituer aux actes de toutes les vertus.
2. Le Philosophe dit que
"la vertu morale est l'habitus du choix qui s'établit dans le juste milieu
de la raison". Mais toute vertu, semble-t-il, est un habitus de cette
sorte, puisque nous pouvons faire par choix les actes de n'importe quelle
vertu. Toute vertu consiste aussi dans un certain milieu rationnel comme on le
verra plus loin. Donc toute vertu est morale.
3. Cicéron dit que la vertu
est "l'habitus, devenu naturel, qui se conforme à la raison". Mais,
comme toute vertu a pour but le bien de l'homme, il faut qu'elle soit conforme
à la raison, car le bien de l'homme consiste à vivre selon la raison, d'après
Denys. Toute vertu est donc une vertu morale.
Cependant :
"quand nous parlons de moeurs,
dit le Philosophe, nous ne disons pas que l'homme est sage ou intelligent, mais
qu'il est doux ou sobre". C'est donc que la sagesse et l'intelligence ne
sont pas d'ordre moral. Et pourtant ce sont des vertus, avons-nous dit. La
vertu n'est donc pas toujours d'ordre moral.
Conclusion :
Pour éclaircir cette question il faut considérer ce que c'est que les moeurs, car c'est ainsi que nous pourrons savoir ce qu'est une vertu morale. Or le mot moeurs signifie deux choses. Tantôt, une coutume : "Si vous n'êtes circoncis selon l'usage (les moeurs) venu(es) de Moïse, est-il dit dans les Actes (15, 1), vous ne pourrez être sauvés." Tantôt une inclination naturelle ou quasi naturelle vers quelque action ; et dans ce sens, même pour les animaux on parle de moeurs, d'où dans le deuxième livre des Maccabées (11, 11) : "Se jetant sur l'ennemi à la manière (avec les moeurs) des lions, ils l'ont terrassé." C'est aussi dans ce sens que le mot est pris dans le Psaume (68, 7 Vg) où il est dit : "C'est lui qui fait habiter sous un même toit ceux qui ont les mêmes moeurs." Et ce sont là deux sens qui chez les Latins ne se distinguent en rien quant au vocable. Mais dans le grec ils se distinguent, car le mot ethos que nous traduisons par moeurs, tantôt a sa première lettre longue et s'écrit avec la lettre grecque Eta, tantôt a sa première lettre brève et s'écrit avec un Epsilon.
Or le nom de vertu morale vient de
moeurs au sens d'inclination naturelle ou quasi naturelle à une action. De
cette signification l'autre est du reste toute proche, celle qui veut dire
coutume, car la coutume devient en quelque sorte une nature, et produit un
penchant qui ressemble à une inclination naturelle. Or il est évident que
l'inclination à l'acte appartient en propre à la puissance appétitive puisque
c'est elle qui met toutes nos puissances en action, comme nous l'avons déjà
montré. Voilà pourquoi ce n'est pas toute vertu qui est appelée morale, mais
seulement celle qui réside dans la Puissance appétitive.
Solutions :
1. Cette objection est
valable si l'on prend le mot moeurs dans le sens de coutume.
2. Tout acte de vertu peut
se faire par choix ; mais seule la vertu qui réside dans la partie appétitive
de l'âme donne au choix toute sa droiture, car, on l'a dit plus haut, choisir
est un acte de l'appétit. De là vient que l'habitus du choix, celui-là même qui
est au principe de nos choix, c'est uniquement l'habitus qui perfectionne la
puissance appétitive, bien que les actes des autres habitus puissent être
dépendants de notre choix.
3. "La nature est le principe du mouvement", dit Aristote. Mais le mouvement dans l'action, c'est proprement l'appétit qui le donne. Voilà pourquoi le fait d'être porté comme par nature à s'accorder avec la raison appartient proprement aux vertus qui sont dans la puissance appétitive.
Objections :
1. Non, semble-t-il,
puisque "la vertu, au dire de S. Augustin, est l'art de vivre bien",
et que l'art est une vertu intellectuelle.
2. La plupart des auteurs
mettent le mot science dans la définition des vertus morales. Ainsi certains
définissent la persévérance comme "la science ou l'habitus des choses
auxquelles il faut s'arrêter ou ne pas s'arrêter", que la sainteté est
"la science qui fait les fidèles et les observateurs des devoirs envers
Dieu". Or la science est une vertu intellectuelle. La vertu morale ne doit
donc pas se distinguer de la vertu intellectuelle.
3. S. Augustin dit encore
que "la vertu est la droite et parfaite raison". Mais cela ressortit
à la vertu intellectuelle. Donc la vertu morale ne s'en distingue pas.
4. Jamais une chose ne se
distingue de ce qui fait partie de sa définition. Or la vertu intellectuelle
sert à définir la vertu morale. Le Philosophe dit en effet - que "la vertu
morale est l'habitus du choix qui s'établit dans le juste milieu déterminé par
la raison, tel que le sage le fixera". Mais cette droite raison fixant le
juste milieu de la vertu morale, appartient à la vertu intellectuelle, selon
l’Éthique. La vertu morale n'est donc pas distincte de la vertu intellectuelle.
Cependant :
il est dit dans l'Éthique :
"Les vertus se définissent suivant la différence que voici : il en est que
nous appelons intellectuelles et il en est que nous appelons morales."
Conclusion :
Dans toutes les oeuvres humaines, le principe premier est la raison, et tous les autres principes qu'on y trouve, quels qu'ils soient, obéissent d'une certaine manière à la raison, mais de façon diverse. Car il y en a qui obéissent à la raison absolument, au moindre signe et sans opposition, comme les membres du corps s'ils sont en bon état ; aussitôt que la raison commande, la main ou le pied se met à l’oeuvre. Cela fait dire au Philosophe que l'âme régit le corps par un pouvoir despotique, comme un mâitre son esclave, sans que celui-ci ait le droit de résister. Certains ont donc soutenu que les principes actifs qui sont en nous se comportent de cette manière envers la raison. Si cela était vrai, il suffirait pour bien agir que la raison fût parfaite. Aussi, puisque la vertu est l'habitus qui nous perfectionne pour nous faire bien agir, il s'ensuivrait qu'elle serait uniquement dans la raison, et ainsi il n'y aurait de vertu qu'intellectuelle. Ce fut l'opinion de Socrate qui soutint que "toutes les vertus sont des prudences". Aussi affirmait-il que l'homme doté de science ne peut pas pécher, et que quiconque pèche le fait par ignorance.
Mais cela part d'un présupposé qui est faux. La puissance appétitive n'obéit p.as à la raison tout à fait au moindre signe mais avec quelque résistance ; ce qui fait dire au Philosophe que "la raison commande à la puissance appétitive par un pouvoir politique", celui qu'on a sur les êtres libres qui gardent un certain droit de contredire. D'où cette parole de S. Augustin : "Parfois l'intelligence marche la première et le sentiment tarde à suivre, ou ne suit pas du tout." Cela tient à ce que parfois les passions ou les habitus de la puissance appétitive réussissent à empêcher dans un cas particulier l'usage de la raison. Et à ce point de vue ce qu'a dit Socrate est vrai de quelque manière ; tant que la science est présente, on ne pèche pas ; mais à condition que cette présence s'étende jusqu'à l'usage de la raison dans le cas d'un choix à faire en particulier.
Ainsi donc, pour bien agir, il est
requis que non seulement la raison soit bien disposée par l'habitus de la vertu
intellectuelle, mais aussi que l'appétit le soit par l'habitus de la vertu
morale. Donc, de même que l'appétit se distingue de la raison, de même la vertu
morale se distingue de la vertu intellectuelle. Aussi, de même que l'appétit
est le principe de l'acte humain dans la mesure où cet appétit participe en
quelque chose de la raison, ainsi l'habitus moral a la qualité de vertu humaine
en tant qu'il se conforme à la raison.
Solutions :
1. S. Augustin prend l'art
dans un sens général, pour n'importe quelle droite règle. Et ainsi l'art englobe
même la prudence, puisqu'elle est la droite règle de l'action comme l'art est
la droite règle des choses à fabriquer. Dans ce sens-là, ce qu'il dit, que la
vertu est l'art de bien vivre, s'applique à la prudence essentiellement, mais
aux vertus par mode de participation, en tant qu'elles sont dirigées selon la
prudence.
2. De telles définitions,
quels que soient ceux qui ont pu les donner, sont venues de l'opinion de
Socrate et elles sont à interpréter comme on l'a fait pour l'art.
3. Même réponse.
4. Cette droite raison qui se conforme à la prudence entre dans la définition de la vertu morale non comme une partie essentielle, mais comme quelque chose de participé dans toutes les vertus morales, en tant que la prudence les dirige toutes.
Objections :
1. Cette distinction ne
parait pas suffisante, car la prudence semble bien être un intermédiaire entre
vertu morale et vertu intellectuelle ; en effet, le Philosophe la compte au
nombre des vertus intellectuelles ; et tout le monde la compte aussi parmi les
quatre vertus cardinales qui sont morales, ainsi qu'on le verra plus loin. Il
n'est donc pas suffisant de partager la vertu en vertu intellectuelle et en
vertu morale, comme si c'était évident.
2. La continence, la
persévérance et aussi la patience ne sont pas comptées parmi les vertus
intellectuelles. Et ce ne sont pas non plus des vertus morales, puisqu'elles ne
tiennent pas le juste milieu dans les passions mais que celles-ci y trouvent
une grande place. Il y a donc autre chose que es vertus intellectuelles et des
vertus morales.
3. La foi, l'espérance, et
la charité sont des vertus. Cependant ce ne sont pas des vertus
intellectuelles, puisque celles-ci ne sont qu'au nombre de cinq : la science,
la sagesse, l'intelligence, la prudence et l'art. Ce ne sont pas non plus des
vertus morales, car elles n'ont pas pour objet les passions qui sont la matière
principale de la vertu morale. Donc la division de la vertu en vertu
intellectuelle et vertu morale n'est pas suffisante.
Cependant :
le Philosophe affirme "la
vertu est double, l'une est intellectuelle, l'autre est morale".
Conclusion :
La vertu humaine est un habitus qui
perfectionne l'homme pour le faire agir bien. Mais il n'y a dans l'homme, au
principe de ses actes, que deux choses, l'intelligence ou raison, et l'appétit.
Ce sont là, est-il dit au livre De l'Ame, les deux forces qui font agir
l'homine. Il faut donc que toute vertu humaine perfectionne l'un de ces
principes. Si c'est une vertu qui donne à l'intellect spéculatif ou pratique la
perfection voulue pour bien accomplir son acte humain, elle sera vertu
intellectuelle ; si elle assure la perfection de la puissance appétitive, elle
sera vertu morale. Il reste donc que toute vertu humaine est ou intellectuelle
ou morale.
Solutions :
1. La prudence est une
vertu intellectuelle par son essence. Mais par sa matière elle rejoint les
vertus morales, car elle est, avons-nous dit, la droite règle de l'action, et à
ce titre elle est au nombre des vertus morales.
2. La continence et la
persévérance ne sont pas des états parfaits de l'appétit sensible. C'est
évident parce que, si l'on doit se contenir et persévérer, c'est qu'on a encore
en soi surabondance de passions déréglées ; ce qui ne serait pas si l'appétit
sensible avait toute la perfection d'un habitus le conformant à la raison. La
continence est néanmoins, aussi bien qae la persévérance, une perfection de la
partie raisonnable de l'homme, laquelle résiste aux passions pour ne pas être
entraînée. Il lui manque cependant quelque chose pour être vraiment une vertu.
C'est que la vertu intellectuelle qui donne à la raison de bien se comporter
moralement, présuppose un appétit bien réglé de nos fins pour pouvoir être
elle-même en possession des principes d'où elle tire ses raisons d'agir,
principes qui ne sont autres que les fins ; et c'est ce qui manque au continent
et au persévérant. - En outre, une opération, lorsqu'elle découle de deux
puissances, ne peut être parfaite si l'une et l'autre ne le sont également par
l'habitus que chacune doit avoir ; de même que si quelqu'un agit par un
instrument, son action ne peut être parfaite si l'instrument n'est pas en bon
état et quelle que soit la perfection de l'agent principal. Par suite, si
l'appétit sensible que meut la partie rationnelle de l'âme n'est pas parfait,
si grande que soit la perfection de cette partie rationnelle, l'action qui en
dérive ne sera pas parfaite. Aussi le principe de cette action ne sera-t-il pas
une vertu. A cause de cela, la retenue dans les plaisirs et l'endurance dans
les tristesses ne sont pas des vertus mais quelque chose d'inférieur à la
vertu, dit le Philosophe.
3. La foi, l'espérance et la charité sont au-dessus des vertus humaines ; ce sont les vertus de l'homme en tant qu'il est devenu participant de la grâce divine.
Objections :
1. Il y a toute apparence
que oui. Cicéron dit que la vertu morale "est l'habitus devenu naturel,
qui se conforme à la raison". Mais une nature peut se conformer à une
raison supérieure qui la meut sans que cette raison doive être jointe à cette
nature dans le même être ; la chose est évidente dans les réalités naturelles
dépourvues de raison. Il peut donc y avoir dans l'homme une vertu morale par
manière de nature, inclinant cet homme à consentir à la raison, quoique la
raison de cet homme ne soit pas perfectionnée par une vertu intellectuelle.
2. Par la vertu
intellectuelle l'homme acquiert le parfait usage de la raison. Mais il arrive
parfois que des gens chez qui l'exercice de la raison n'est guère vigoureux,
sont pourtant vertueux et agréables à Dieu. Il semble donc que la vertu morale
puisse exister sans vertu intellectuelle.
3. La vertu morale donne
une inclination à bien agir. Mais certains ont cette inclination par nature,
sans recourir au jugement de la raison. Donc les vertus morales peuvent exister
sans vertu intellectuelle.
Cependant :
S. Grégoire affirme que "les
autres vertus, si elles ne font prudemment ce qu'elles désirent faire, ne sont
plus aucunement des vertus". Mais la prudence est une vertu
intellectuelle. Donc les vertus morales ne peuvent exister sans les vertus intellectuelles.
Conclusion :
La vertu morale peut bien exister
sans certaines vertus intellectuelles, par exemple sans la sagesse ni la
science ni l'art ; mais elle ne peut exister sans l'intelligence ni la
prudence. Sans prudence il ne peut vraiment pas y avoir de vertu morale, car la
vertu morale est l'habitus de faire de bons choix. Or, pour qu'un choix soit
bon, il faut deux choses : 1° qu'on ait à l'égard de la fin l'intention
requise, et cela est l’oeuvre de la vertu morale qui incline l'appétit vers un
bien en harmonie avec la raison, qui est la fin requise ; 2° qu'on prenne
correctement les moyens en vue de la fin, et cela ne peut se faire qu'au moyen
d'une raison qui sache bien conseiller, juger et commander, ce qui est l’oeuvre
de la prudence et des vertus annexes. Donc la vertu morale ne peut exister sans
la prudence. Ni par conséquent sans intelligence. C'est en effet par simple
intelligence que sont connus les principes naturellement évidents, tant dans
l'ordre spéculatif que dans l'ordre pratique. Aussi, de même que la droite
règle en matière spéculative, en tant qu'elle découle des principes connus
naturellement, présuppose l'intelligence de ceux-ci, de même la prudence, qui
est la droite règle de l'action.
Solutions :
1. L'inclination de nature
chez les êtres dépourvus de raison se fait sans choix, et c'est pour cela
qu'une telle inclination ne requiert pas nécessairement la raison. Mais
l'inclination de la vertu morale s'accompagne de choix, et c'est à cause de
cela qu'elle a besoin pour sa propre perfection que la raison soit
perfectionnée par la vertu intellectuelle.
2. Chez le vertueux il
n'est pas nécessaire que l'usage de la raison soit vigoureux dans tous les
domaines, mais uniquement dans celui de la vertu. Et c'est bien ce qui a lieu
chez tous ceux qui sont vertueux. Aussi, même ceux qui ont l'air simples parce
qu'ils sont dépourvus de l'astuce du monde, peuvent être prudents, selon le mot
de l’Évangile (Mt 10, 16) : "Soyez prudents comme les serpents et simples
comme les colombes."
3. L'inclination naturelle au bien de la vertu est un commencement de vertu, mais n'est pas la vertu parfaite. En effet, cette sorte d'inclination, plus elle est forte, plus elle peut être dangereuse, s'il ne s'y joint une droite règle pour aboutir à un juste choix de ce qui convient à la fin qu'on doit poursuivre ; ainsi un cheval qui court, s'il est aveugle, heurte et se blesse d'autant plus fortement qu'il court plus fort. C'est pourquoi, bien que la vertu morale ne s'identifie pas avec la droite règle elle-même, comme le voulait Socrate, cependant elle n'est pas seulement "à la suite de la droite règle" en ce sens qu'elle incline à ce qui est conforme à cette règle, comme l'ont dit les platoniciens, mais il faut en outre qu'elle soit "accompagnée de la droite règle", comme le veut Aristote.
Objections :
1. Oui, dirait-on. Car la
perfection d'une chose qui en précède une autre ne dépend pas de la perfection
de cette dernière. Mais la raison précède l'appétit sensible, et c'est elle qui
le meut. Donc la vertu intellectuelle, perfection de la raison, ne dépend pas
de la vertu morale, perfection de l'appétit. Elle peut donc exister sans elle.
2. Les choses de la vie
morale sont la matière de la prudence comme les objets à façonner sont la
matière de l'art. Mais l'art peut n'avoir plus sa matière propre et exister
quand même ; le forgeron peut n'avoir plus de fer à travailler. La prudence
peut donc se trouver, elle aussi, sans vertus morales à gouverner, et pourtant,
de toutes les vertus intellectuelles, c'est elle qui semble le plus unie aux
vertus morales.
3. La prudence est la vertu
du bon conseil, dit le Philosophe. Mais il y a beaucoup de gens qui sont de bon
conseil et à. qui pourtant les vertus morales font défaut. On peut donc avoir
de la prudence sans vertu morale.
Cependant :
faire le mal exprès est chose
directement opposée à la vertu morale, mais n'est pas opposé à un état d'où la
vertu morale peut être absente. Or il est dit dans l'Éthique que pécher exprès
est chose opposée à la prudence. C'est donc que la prudence ne peut exister
sans la vertu morale.
Conclusion :
Les autres vertus intellectuelles
peuvent exister sans la vertu morale, mais non la prudence. La cause en est que
la prudence est la droite règle de l'action, et non seulement en général mais
aussi dans les cas particuliers, où s'exerce l'action. Or une droite règle
exige préalablement des principes, et c'est d'eux qu'elle découle. Mais il faut
que la raison descende jusqu'aux cas particuliers, non seulement à partir des
principes généraux mais aussi de principes particuliers. A l'égard des
principes généraux de l'action on est conforme à la règle tout naturellement
par l'intelligence des premiers principes, qui nous dit qu'il ne faut jamais
faire le mal, et en outre par une certaine connaissance pratique. Mais ce n'est
pas suffisant pour bien raisonner dans les cas particuliers. Parfois en effet
il arrive qu'un principe général de cette sorte, reconnu par simple
intelligence ou par connaissance soit faussé dans un cas particulier par une
passion ; c'est ainsi que l'homme qui convoite, au moment où sa convoitise
triomphe, estime bon de convoiter ainsi, bien que cela s'oppose au jugement universel
de sa raison. Voilà pourquoi, de même qu'on est disposé à bien se comporter
dans les grands principes, par simple intelligence naturelle ou par habitus de
connaissance, de même pour bien se comporter dans les principes particuliers de
la vie qui sont pour nous de véritables fins, il faut avoir une perfection
donnée par des habitus : par ceux-ci il deviendra d'une certaine manière
connaturel à l'homme de juger droitement la fin. Et ceci est 1'oeuvre de la
vertu morale, car il faut être vertueux pour avoir un jugement droit sur ce qui
constitue la fin de la vertu, d'après cet axiome du Philosophe : "La fin
apparaît à chacun selon ce qu'il est en lui-même." Et c'est pourquoi la
droite règle de l'action, qui est la prudence, requiert que l'homme possède la
vertu morale.
Solutions :
1. La raison, en tant
qu'elle prend connaissance de la fin, précède l'appétit de la fin, mais
celui-ci précède la raison dans les raisonnements qu'elle fait pour choisir les
moyens, ce qui est 1'oeuvre de la prudence. De même, en matière spéculative,
l'intelligence des principes est à l'origine de la raison qui fait les
syllogismes.
2. En matière d'art nous
n'apprécions pas les principes en bien ou en mal d'après les dispositions de
notre appétit comme nous le faisons pour les fins qui sont les principes de la
vie morale. Nous ne jugeons les principes d'art que du point de vue de la
raison, et c'est pour cela que l'art n'exige pas une vertu perfectionnant
l'appétit, comme l'exige la prudence.
3. La prudence non seulement conseille bien, mais encore juge bien et commande bien. Ce qui est impossible si l'on n'écarte pas l'obstacle des passions qui viennent corrompre le jugement et le commandement de la prudence ; et cela est l'oeuvre de la vertu morale.
LA DISTINCTION DES VERTUS MORALES SELON LEURS RAPPORTS AVEC LA PASSION
Il faut voir maintenant en quoi
les vertus morales se distinguent les unes des autres. Et puisque ces vertus,
qui ont pour matière les passions, se distinguent d'après la diversité de
celles-ci, il faut d'abord comparer en général vertu et passion, ensuite
distinguer les différentes vertus morales d'après les passions.
1. La vertu morale est-elle la passion ? - 2. Peut-elle être accompagnée de passion ? - 3. Peut-elle être accompagnée de tristesse ? - 4. Est-ce que toute vertu morale concerne une passion ? - 5. Une vertu morale peut-elle exister sans passion ?
Objections :
1. On pourrait le croire,
car un milieu est du même genre que les extrêmes. Or la vertu morale est un
milieu entre des passions.
2. La vertu et le vice,
étant deux contraires, sont dans le même genre. Or il y a des passions, comme
l'envie et la colère, dont on dit qu'elles sont des vices. Il y en a donc aussi
qui sont des vertus.
3. La miséricorde est une
passion ; elle est, avons-nous dit, la tristesse que nous cause le mal
d'autrui. Or "Cicéron, fameux styliste, n'a pas hésité, dit S. Augustin, à
l'appeler vertu". Donc la passion peut être une vertu morale.
Cependant :
d'après le Philosophe, "les
passions ne sont ni des vertus ni des méchancetés".
Conclusion :
La vertu morale ne peut pas s'identifier avec la passion. Cela ressort d'une triple raison.
1° La passion est un mouvement de l'appétit sensible nous l'avons vu. Or, la vertu morale n'est pas un mouvement mais plutôt le principe d'un mouvement appétitif, existant à l'état d'habitus.
2° Les passions par elles-mêmes ne sont ni bonnes ni mauvaises, car le bien ou le mal de l'homme dépend de la raison ; aussi, considérées en elles-mêmes, les passions sont en rapport avec le bien ou avec le mai selon qu'elles peuvent s'accorder ou non avec la raison. Or rien de tel ne peut arriver à la vertu, car elle est uniquement tournée vers le bien, comme nous l'avons dit.
3° A supposer qu'une passion soit
tournée de quelque façon uniquement vers le bien ou uniquement vers le mal,
cependant le mouvement de la passion en tant que passion a toujours son principe
dans l'appétit lui-même, et son terme dans la raison à laquelle l'appétit
essaie de se conformer. Mais le mouvement de la vertu est en sens inverse,
puisqu'il a son principe dans la raison, et son terme dans l'appétit selon que
celui-ci est mû par la raison. Aussi Aristote a-t-il mis dans la définition de
la vertu morale qu'elle est "l'habitus du choix qui s'établit dans le
juste milieu déterminé par la raison, tel que le sage le fixera".
Solutions :
1. Ce n'est pas dans son
essence que la vertu est un milieu entre des passions, mais dans son effet,
c'est-à-dire qu'elle a pour effet de r un juste milieu parmi les passions.
2. Si l'on appelle vice
l'habitus de mal agir, il est évident qu'aucune passion n'est un vice. Mais si
l'on appelle vice le péché, c'est-à-dire l'acte vicieux, rien n'empêche que la
passion ne soit du vice. Et en ce sens contraire, rien n'empêche la passion de
concourir à l'acte vertueux. C'est selon qu'elle est contre la raison ou
qu'elle en suit la direction.
3. On dit que la miséricorde est une vertu, entendez l'acte d'une vertu, dans la mesure où "ce mouvement du coeur se met au service de la raison, c'est-à-dire quand la miséricorde s'exerce de telle manière que la justice soit sauvegardée, soit que l'on donne à un indigent ou que l'on pardonne à un pénitent", dit S. Augustin au même endroit. Si pourtant on donne le nom de miséricorde à un habitus qui perfectionne en vue d'une pitié conforme à la raison, rien n'empêche que la miséricorde ainsi entendue ne soit une vertu. Et il en est de même des passions semblables.
Objections :
1. Il semble que non.
"L'homme indulgent, dit le Philosophe dans les Topiques est celui qui ne subit
plus la passion ; l'homme patient est celui qui la subit encore, mais ne se
laisse plus mener par elle." Et c'est la même chose pour toutes les autres
vertus morales. Donc toute vraie vertu morale est sans passion.
2. La vertu morale est un
bon état de l'âme, pareil à la santé du corps, est-il dit dans la Physique. De
là le mot de Cicéron : "La vertu paraît être la santé de l'âme." Or
dans le même livre Cicéron dit que les passions sont des maladies de l'âme.
Mais la santé n'est pas compatible avec la maladie. La vertu ne l'est donc pas
non plus avec la passion.
3. La vertu morale exige le
parfait usage de la raison jusque dans les cas particuliers. Mais c'est à quoi
les passions font obstacle. "Les plaisirs, dit le Philosophe, détruisent
le jugement de la prudence." "L'esprit, dit Salluste, n'aperçoit plus
facilement le vrai lorsque les passions lui bouchent la vue."
Cependant :
S. Augustin dit ceci - "Si la
volonté est perverse, on aura des mouvements de passions qui le seront aussi ;
mais si la volonté est droite, non seulement ces mouvements ne seront pas
coupables, mais ils seront même louables." Mais rien de louable n'est
exclu par la vertu morale. Celle-ci n'exclut donc pas les passions mais peut
exister avec elles.
Conclusion :
En cela il y a eu désaccord entre les stoïciens et les péripatéticiens comme le rapporte S. Augustin dans la Cité de Dieu. Les stoïciens ont soutenu que les passions de l'âme ne peuvent exister chez le sage ou le vertueux. Les péripatéticiens, dont la secte fut instituée par Aristote, dit S. Augustin au même endroit, ont soutenu que des passions peuvent coexister avec la vertu morale, mais si elles sont amenées à un juste milieu.
Cette divergence, note S. Augustin au même endroit, était plutôt dans les mots que dans le fond des pensées. En effet, puisque les stoïciens ne distinguaient pas entre l'appétit intellectuel qui n'est autre que la volonté, et l'appétit sensible qui se divise entre irascible et concupiscible, ils n'arrivaient pas à distinguer les passions de l'âme des autres affections humaines, parce que les passions sont des mouvements de l'appétit sensible, tandis que les autres affections, qui ne sont pas des passions, sont des mouvements de cet appétit intellectuel qu'on appelle la volonté. Les péripatéticiens ont fait cette distinction. Mais la seule que lissent les stoïciens consistait à donner le nom de passions à toutes les affections opposées à la raison. Si de telles affections sont délibérées, elles ne peuvent exister chez le sage ou le vertueux. Mais si elles naissent subitement, cela peut arriver chez le vertueux, car, suivant un.texte d'Aulu-Gelle cité par S. Augustin, "ces visions intérieures qu'on appelle imaginations, on ne peut empêcher qu'elles ne tombent quelquefois dans l'esprit ; et alors il est inévitable, si elles représentent des choses terrifiantes, que le sage en soit ému intérieurement, au point d'être pendant un peu de temps tremblant de peur ou saisi de tristesse comme sous le coup de passions qui devancent l'intervention de la raison ; et cependant on n'approuve pas ces choses et on n'y consent pas".
Donc, si l'on appelle passions les
affections désordonnées, il ne peut y en avoir chez le vertueux en ce sens
qu'il y serait donné consentement après délibération ; c'est ce qu'ont soutenu
les stoïciens. Mais si l'on appelle passions n'importe quels mouvements de
l'appétit sensible, ils peuvent exister chez le vertueux dans la mesure où ils
sont réglés par la raison. Et c'est ce qui fait dire à Aristote que "ce
n'est pas donner une bonne définition de la vertu que de la concevoir comme une
impassibilité et un repos, car c'est s'exprimer d'une manière trop
simpliste" ; mais on devrait dire que la vertu est un repos à l'abri de
passions qui sont ressenties "comme il ne faut pas et quand il ne faut
pas".
Solutions :
1. Le Philosophe amène cet
exemple, comme il en amène beaucoup d'autres dans ses livres de logique, non
d'après sa propre opinion mais d'après celle des autres. Or ce fut l'opinion
des stoïciens que les vertus étaient exclusives des passions. Le Philosophe
écarte cette opinion lorsqu'il dit que "la vertu n'est pas
l'impassibilité". Cependant, lorsqu'il dit que l'homme indulgent ne subit
pas de passion, on doit comprendre qu'il s'agit d'une passion désordonnée.
2. Cet argument et les
considérations semblables que Cicéron apporte à l'appui dans ses Tusculanes
sont valables pour les passions au sens d'affections désordonnées.
3. Lorsqu'une passion devance le jugement de la raison, si elle vient à prévaloir dans l'âme au point que l'on consente, elle empêche en effet la délibération et le jugement. Mais si elle suit, étant pour ainsi dire commandée par la raison, elle aide à exécuter les ordres de celle-ci.
Objections :
1. Cela ne semble pas
possible. Car les vertus sont des effets de la sagesse ; c'est dit au livre du
même nom (8, 7) : "Elle enseigne sobriété et justice, prudence et
vertu." Mais le même livre ajoute : "Sa société ne cause pas
d'amertume." Donc les vertus ne peuvent s'accompagner de tristesse.
2. Le Philosophe montre que
la tristesse empêche d'agir. Mais ce qui empêche une bonne action s'oppose à la
vertu. Par conséquent la tristesse s'oppose à la vertu.
3. La tristesse est une
maladie de l'âme, comme l'appelle Cicéron. Elle est donc le contraire de la
vertu qui est un heureux état de l'âme, et elle ne peut exister en même temps.
Cependant :
le Christ fut d'une vertu parfaite.
Néanmoins il y eut en lui de la tristesse d'après S. Matthieu (26, 38) :
"Mon âme est triste jusqu'à la mort." La tristesse peut donc
accompagner la vertu.
Conclusion :
Comme le rapporte S. Augustin, "les stoïciens ont voulu qu'il y eût dans l'âme du sage, au lieu de trois troubles, trois eupathies, c'est-à-dire trois bonnes passions : la volonté au lieu de la cupidité, la joie au lieu de l'allégresse, la circonspection au lieu de la crainte ; mais à la place de la tristesse ils ont nié qu'il pût y avoir quelque chose dans l'âme du sage". Cela pour deux raisons.
Première raison. La tristesse a pour objet le mai lorsqu'il s'est déjà produit. Or ils estiment qu'il ne peut arriver aucun mal au sage. Ils ont cru en effet que le seul bien de l'homme étant la vertu, les biens corporels étant au contraire pour lui de nulle valeur, ainsi le seul mal de l'homme est ce qui déshonore, et qui ne peut exister chez le vertueux. - Mais cela est déraisonnable. Car 1° l'homme étant composé de l'âme et du corps, ce qui contribue à lui conserver la vie du corps est un bien pour lui. Mais non le plus grand, puisqu'on peut en user mal : donc, même chez le sage, un mal contraire à ce bien peut se présenter et amener une tristesse modérée. 2° Bien que les gens vertueux puissent être sans péché grave, il ne s'en trouve pourtant aucun dont la conduite soit exempte de légers péchés selon la 1° épître de S. Jean (1, 8) : "Si nous prétendons n'avoir pas de péché nous nous égarons nous-mêmes." 3° Même si le vertueux n'a plus de péché, peut-être en a-t-il eu parfois et il fait bien de s'en affliger selon la deuxième épître aux Corinthiens (7, 10) : "La tristesse selon Dieu produit pour le salut un repentir durable." 4° On peut aussi, d'une manière fort louable, s'affliger du péché d'autrui. - La vertu morale, par conséquent, de la même façon qu'elle est compatible avec d'autres passions modérées par la raison, l'est aussi avec la tristesse.
Seconde raison. Les stoïciens étaient motivés par ce fait que la tristesse a pour objet un mal présent, et la crainte un mal futur, comme le plaisir a pour objet un bien présent, et le désir un bien futur. Or il peut être vertueux de jouir du bien qu'on a, de souhaiter celui qu'on n'a pas, et même se garder d'un mal futur. Mais avoir l'esprit accablé par un mal présent, ce qui est le fait de la tristesse, paraît absolument contraire à la raison et ne peut donc coexister avec la vertu. - Mais cela non plus n'est pas raisonnable. Car il y a du mal, nous venons de le dire, qui peut être présent à l'homme vertueux. Ce mal, la raison le déteste. Par conséquent, l'appétit sensible ne fait que suivre la détestation de la raison lorsqu'il s'attriste de cette sorte de mal, modérément pourtant selon le jugement de la raison. Or, que l'appétit sensible se conforme à la raison, c'est là précisément la vertu, avons-nous dit. Donc, s'attrister modérément là où il y a lieu de s'attrister, c'est de la vertu, comme le dit aussi le Philosophe. Et c'est même utile pour éviter des maux, car, de même que nous cherchons le bien avec plus de promptitude à cause du plaisir, nous fuyons plus énergiquement les maux à cause de la tristesse.
Ainsi donc il faut conclure que la
tristesse pour des choses qui s'accordent avec la vertu ne peut coexister avec
celle-ci parce que la vertu trouve son plaisir dans ce qui lui est propre. Mais
tout ce qui s'oppose de quelque manière à la vertu attriste celle-ci avec
mesure.
Solutions :
1. Il ressort de cette
autorité que le sage n'a pas à s'attrister de la sagesse. Il s'attriste
cependant de ce qui fait obstacle à la sagesse. Et c'est pourquoi dans les
bienheureux, chez qui il ne peut y avoir aucun obstacle à la sagesse, il n'y a
plus de place pour la tristesse.
2. La tristesse entrave
l'action qui nous rend tristes, mais elle aide à exécuter plus promptement ce
qui permet de fuir la tristesse.
3. La tristesse immodérée est une maladie de l'âme mais la tristesse modérée fait partie du bon équilibre de l'âme dans l'état de la vie présente.
Objections :
1. Oui toujours,
semble-t-il, puisque, au dire du Philosophe, "les plaisirs et les
tristesses sont la matière même de la vertu morale" et que ce sont des
passions.
2. La région du raisonnable
par participation est en nous le siège des vertus morales. Mais c'est aussi
dans cette partie de l'âme que sont les passions. Donc toute vertu conceme les
passions.
3. Dans toutes les vertus
morales on trouve une passion. Donc, ou bien toutes concernent les passions, ou
bien aucune. Mais il y en a qui concernent les passions comme la vertu de force
et celle de tempérance. Donc toutes les vertus morales concernent les passions.
Cependant :
le Philosophe dit que la justice,
qui est une vertu morale, ne concerne pas les passions.
Conclusion :
La vertu morale perfectionne la
puissance appétitive de l'âme en l'ordonnant au bien de la raison. Mais ce bien
est ce qui est modéré et ordonné selon la raison. Aussi, dans tout ce qui se
trouve être ordonné et modéré par la raison, il se trouve de la vertu morale.
Or, la raison ne met pas seulement de l'ordre dans les passions de l'appétit
sensible, elle en met aussi dans les opérations de cet appétit intellectuel qui
est la volonté, laquelle n'est pas, nous l'avons dit, le siège de la passion.
Et voilà pourquoi les vertus morales n'ont pas toutes pour matière les
passions, mais certaines les passions, certaines les opérations.
Solutions :
1. Toute vertu morale ne
regarde pas les plaisirs et les tristesses comme sa matière propre, mais comme
quelque chose de consécutif à son acte propre. Car tout être vertueux se plaît
dans l'acte de la vertu, et s'attriste dans le contraire. De là ce mot du
Philosophe à la suite de ceux que cite l'objection : "Les vertus ont bien
pour matière les actions et les passions, mais toute passion, comme toute
action, laisse après elle plaisir et tristesse, et à cause de cela la vertu
s'étendra aux plaisirs et aux tristesses", comme à ce qui s'ensuit.
2. La région en nous du
raisonnable par participation, ce n'est pas seulement l'appétit sensible, siège
des passions ; c'est aussi la volonté, où il n'y a pas de passions, nous
l'avons dit.
3. Les passions sont la matière propre de certaines vertus, mais non pas de certaines autres. Aussi ne peut-on raisonner de même pour toutes, comme nous le montrerons plus loin.
Objections :
1. C'est vraisemblable.
Plus la vertu morale est parfaite, plus elle surmonte les passions. A son plus
haut degré de perfection, elle est donc tout à fait en dehors des passions.
2. Quand une chose est
éloignée de son contraire et de ce qui y porte, c'est alors qu'elle est
parfaite. Mais les passions portent au péché qui est le contraire de la vertu ;
l'Apôtre les nomme "des passions de péchés" (Rm 7, 5). La vertu
parfaite est donc tout à fait en dehors de la passion.
3. S. Augustin montre que
par la vertu nous devenons conformes à Dieu. Mais Dieu fait tout sans passion.
Donc la vertu la plus parfaite est en dehors de toute passion.
Cependant :
il est dit dans l'Éthique qu'il
n'est "aucun juste qui ne se réjouisse de son action". Mais la joie
est une passion. La justice ne peut donc exister sans passion. Et beaucoup
moins les autres vertus.
Conclusion :
Si nous appelons passions les affections désordonnées, comme l'ont fait les stoïciens, alors il est évident que la vertu parfaite est en dehors des passions. Mais si nous appelons passions tous les mouvements de l'appétit sensible, alors il est clair que les vertus qui concernent les passions comme leur propre matière ne peuvent exister sans passions. On comprend bien pourquoi. Si cela se produisait, la vertu morale aurait pour effet de rendre l'appétit sensible entièrement inactif. Or la vertu ne consiste pas en ce que les forces soumises à la raison s'abstiendraient de leurs actes propres, mais en ce qu'elles exécutent les ordres de la raison en accomplissant leurs actes propres. De même donc que la vertu ordonne les membres du corps aux actes extérieurs qu'ils doivent accomplir, de même elle ordonne l'appétit sensible à avoir ses propres mouvements bien réglés.
Quant aux vertus morales qui ont
pour matière non les passions mais les opérations (et la justice est une vertu
de cette sorte), elles peuvent exister sans les passions, puisque ces vertus
appliquent la volonté à son acte propre qui n'est pas une passion. Cependant,
l'acte de justice entraîne à sa suite, au moins dans la volonté, une joie qui
n'est pas une passion. Pourtant, si cette joie se multiplie par la perfection
de la justice, il se produira un rejaillissement de joie jusque dans l'appétit
sensible, selon que les facultés inférieures suivent le mouvement des facultés
supérieures, comme nous l'avons dit plus haut . Et ainsi, grâce à un tel
rejaillissement, plus la vertu sera parfaite, plus elle causera de passion.
Solutions :
1. Les passions
désordonnées, la vertu les surmonte ; les modérées, elle les suscite.
2. Si elles sont
désordonnées, les passions induisent à pécher ; mais non si elles sont
modérées.
3. En tout être, le bien est envisagé selon la condition de sa nature. Or en Dieu et dans les anges il n'y a pas comme chez nous d'appétit sensible. C'est pourquoi leur bonne action se passe tout à fait de la passion comme du corps, tandis que la nôtre s'accompagne de passion et recourt aux services du corps.
1. N'y a-t-il qu'une seule vertu morale ? - 2. Les vertus morales qui concernent les opérations se distinguent-elles de celles qui concernent les passions ? - 3. Concernant les opérations, n'y a-t-il qu'une seule vertu morale ? - 4. Concernant les différentes passions, y a-t-il différentes vertus morales ? - 5. Les vertus morales se distinguent-elles selon les différents objets des passions ?
Objections :
1. C'est ce qu'il semble,
car dans la vie morale la direction appartient à la raison, siège des vertus
intellectuelles ; de même l'inclination appartient à la puissance appétitive, siège
des vertus morales. Mais il n'y a qu'une seule vertu intellectuelle de
direction pour tous les actes de la vie morale : c'est la prudence. Donc il n'y
a également qu'une seule vertu morale qui nous influence dans tous ces actes.
2. Les habitus ne se distinguent
pas selon leurs objets matériels, mais selon leurs objets formels. Or la raison
formelle du bien auquel est ordonnée la vertu morale est unique : c'est la
mesure de raison. Il semble donc qu'il n'y ait qu'une vertu morale.
3. Les réalités morales,
avons-nous dit, reçoivent leur espèce de leur fin. M ais la fin commune de
toutes les vertus morales est unique, c'est la félicité ; quant aux fins
propres et prochaines, elles sont infinies. Or les vertus morales ne sont pas
infinies. C'est donc l'indice qu'il n'y a qu'une seule vertu morale.
Cependant :
il n'est pas possible, avons-nous
dit, qu'un seul habitus ait son siège en différentes puissances. Mais le sujet
des vertus morales est la partie appétitive de l'âme qui, comme nous l'avons
dit dans la première Partie, se distingue en différentes puissances. Il n'est
donc pas possible qu'il y ait une seule vertu morale.
Conclusion :
Les vertus morales, avons-nous dit, sont des habitus de la partie appétitive de l'âme. Or les habitus, avons-nous dit aussi . diffèrent d'espèce selon les différences spécifiques des objets. Mais l'espèce d'un objet désirable, comme du reste celui de n'importe quelle réalité, dépend de la forme spécifique, laquelle à son tour dépend de l'agent.
Or il est à remarquer que la matière du patient s'offre à l'agent de deux façons. Parfois elle reçoit de lui la forme sous le même aspect, tel que cette forme est dans l'agent, comme c'est le cas de toutes les causes univoques. Et il est nécessaire alors, si l'agent est d'une seule espèce, que la matière reçoive une forme d'une seule espèce ; ainsi le feu n'engendre univoquement qu'une réalité existant dans l'espèce du feu. - Mais parfois la matière reçoit de l'agent la forme autrement que sous la raison où elle existe chez lui ; cela se voit dans le cas des générations qui ne sont pas univoques, comme lorsqu'un animal est engendré par le soleil. Et alors les formes reçues dans la matière sous l'influence du même agent ne sont pas d'une seule espèce mais se diversifient suivant les diverses dispositions que peut avoir la matière à recevoir l'influx de l'agent ; ainsi voyons-nous que sous l'action unique du soleil s'engendrent dans une matière en putréfaction et suivant ses diverses aptitudes, des animaux d'espèces différentes.
Or, dans la vie morale, il est
évident que la raison a le rôle de commander et de mouvoir, la puissance
appétitive celui d'être commandée et d'être mue. L'appétit ne reçoit cependant
pas l'impression de la raison d'une manière univoque, puisqu'il ne devient pas
du rationnel par essence, mais par participation, selon le mot de l'Éthique. De
là vient que les objets de notre appétit, selon le mouvement imprimé par la
raison, se constituent en espèces différentes selon la diversité de leurs
rapports avec la raison. Et il en découle que les vertus morales sont d'espèces
variées et qu'il n'y a pas qu'une seule vertu morale.
Solutions :
1. L'objet de la raison
c'est le vrai. Mais il n'y a qu'une sorte de vrai dans toutes les réalités
morales, puisque celles-ci ne sont que des actions contingentes. Donc il n'y a
en elles qu'une seule vertu directrice, qui est la prudence. - Mais l'objet de
l'appétit c'est le bien désirable. Or ce bien se présente sous des aspects
divers, selon la diversité même du rapport à la raison directrice.
2. Cet aspect formel des
objets a une unité générique, à cause de l'unité de l'agent ; mais une
diversité spécifique, à cause de l'aptitude différente des sujets récepteurs,
nous venons de le dire.
3. Dans les réalités morales l'espèce dépend non de la fin ultime mais des fins les plus proches ; et, s'il est vrai que ces fins sont infinies en nombre, elles ne sont pas infinies en espèce.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y a
pas là de quoi distinguer les vertus les unes des autres. Le Philosophe dit que
la vertu morale est "faite pour opérer dans les plaisirs et dans les
tristesses ce qu'il y a de meilleur". Mais les plaisirs et les tristesses
sont des passions. Donc la même vertu qui concerne les passions concerne aussi
les opérations, car elle existe pour agir.
2. Les passions sont les
principes des opérations extérieures. Donc, s'il y a des vertus qui rectifient
les passions, il faut qu'elles rectifient aussi par voie de conséquence les
opérations. Ce sont donc les mêmes vertus pour les unes que pour les autres.
3. A toute opération
extérieure correspond un mouvement de l'appétit sensible, bon ou mauvais. Mais
les mouvements de l'appétit sensible sont des passions. Donc les mêmes vertus
qui regardent les opérations regardent aussi les passions.
Cependant :
le Philosophe attribue la justice
aux opérations ; la tempérance, la force et la douceur, à certaines passions.
Conclusion :
L'opération et la passion peuvent se rattacher à la vertu de deux façons :
1° Comme son effet. En ce sens, toute vertu morale a quelques activités bonnes qu'elle produit, et elle engendre du plaisir ou de la tristesse, qui sont des passions.
2° L'opération peut être rattachée à la vertu morale comme la matière que celle-ci concerne. Et de ce point de vue, il faut des vertus morales concernant les opérations, différentes de celles qui concernent les passions. La raison en est que réellement, dans certaines opérations, le bien et le mal dépendent des opérations elles-mêmes, quels que soient les sentiments qu'on y apporte ; c'est-à-dire que dans ces cas-là le bien comme le mal est pris selon une raison de juste adaptation à autrui. Et dans ces conditions, il faut qu'il y ait une vertu capable de diriger pour elles-mêmes des opérations comme l'achat et la vente, et toutes celles du même genre où l'on tient compte de ce qui est dû ou non, à soi ou à autrui. C'est pour cela que la justice et ses différentes parties sont appliquées à juste titre à des opérations comme à leur matière propre. - En revanche, dans certaines opérations, le bien, comme le mal, dépend uniquement d'une juste adaptation à celui qui opère. Et c'est pourquoi il faut alors considérer le bien et le mal d'après les dispositions affectives bonnes ou mauvaises qu'on y apporte. A cause de cela aussi, il faut que les vertus en pareille matière soient occupées principalement de ces affections intérieures qu'on appelle les passions de l'âme, comme on le voit pour la tempérance, la force et les autres du même genre.
Il peut se faire d'ailleurs que
dans les opérations concernant autrui, le bien de la vertu soit mis de côté à
cause d'une passion déréglée qu'on porte en soi. Et alors, en tant que
l'équilibre de l'opération extérieure est détruit, il y a destruction de la
justice ; mais en tant qu'est détruit l'équilibre des passions intérieures, il
y a destruction d'une autre vertu. Ainsi, quand on frappe quelqu'un par colère,
les coups injustifiés détruisent la justice tandis que l'excès de colère
détruit la douceur. Et la même chose se voit pour d'autres vertus.
Solutions :
Par là on voit la réponse aux objections. Car la première prend l'opération comme effet de la vertu. Les deux autres partent de ce fait que l'opération et la passion concourent à une même oeuvre. Mais dans certains cas la vertu est principalement appliquée à l'opération, dans certains à la passion, pour la raison que nous venons de dire.
Objections :
1. On le dirait car, dans
toutes les opérations extérieures, la rectitude paraît être affaire de justice.
Mais il n'y a qu'une seule vertu de justice, donc une seule vertu concemant les
opérations.
2. Les opérations qui
diffèrent le plus entre elles sont, semble-t-il, celles qui sont ordonnées au
bien de l'individu, et celles qui sont ordonnées au bien de la multitude. Mais
cette diversité même ne diversifie pas les vertus morales. Le Philosophe
affirme en effet que la justice légale qui ordonne les actes des hommes au bien
commun n'est pas différente, si ce n'est par une distinction de raison, de la
vertu qui ordonne les actes de l'homme à un seul bien. Donc la diversité des
opérations ne cause pas celle des vertus morales.
3. Si les vertus morales
étaient aussi diverses que les opérations, il faudrait qu'à la diversité de
celles-ci correspondît parfaitement la diversité de celles-là. Mais c'est évidemment
faux, car il appartient à la justice, comme on le voit dans l'Éthique d'établir
la rectitude dans les échanges de toutes sortes et aussi dans les
distributions. Donc la diversité des vertus ne répond pas à celle des
opérations.
Cependant :
la religion est une autre vertu que
la piété filiale, et pourtant toutes les deux sont appliquées à des opérations.
Conclusion :
Toutes les vertus morales
concernant des opérations se rejoignent dans une certaine raison générale de
justice, envisagée par rapport à la dette envers autrui ; mais elles se
distinguent selon les diverses raisons spéciales à chacune. Et le motif en est
que dans les opérations extérieures l'ordre de raison s'établit, comme nous
l'avons dit, non point en proportion des affections du sujet mais d'après ce
qui est proportionné à la réalité en elle-même ; exigences sur lesquelles est
fondée la notion de dette d'où dérive celle de justice ; car le rôle de la
jutice, semble-t-il, est que chacun s'acquitte de ce qu'il doit. Aussi toutes
ces vertus concernant des opérations extérieures ont-elles d'une certaine
manière raison de justice. Mais ce qu'on doit n'a pas la même raison pour
toutes. On doit autrement à un égal, autrement à un supérieur, autrement à un
inférieur ; autrement par suite d'un pacte, ou d'une promesse, ou d'un bienfait
reçu. Et ces différents titres de dette donnent lieu à différentes vertus.
Ainsi la religion est la vertu par laquelle nous rendons ce qui est dû à Dieu ;
la piété filiale, celle par laquelle nous rendons ce qui est dû aux parents et
à la patrie ; la gratitude, la vertu par laquelle nous rendons ce qui est dû
aux bienfaiteurs, et ainsi des autres vertus.
Solutions :
1. La justice proprement
dite est une vertu spéciale, fondée sur la parfaite raison de dette, celle qui
peut être acquittée suivant une exacte équivalence. Cependant, on donne aussi
par extension le nom de justice à tout acquittement d'une dette, et en ce sens
la justice n'est plus une vertu spéciale.
2. La justice qui vise le
bien commun est une autre vertu que la justice ordonnée au bien particulier
d'un individu, d'où la distinction entre droit commun et droit privé ; et
Cicéron fait de la piété qui nous conforme au bien de la patrie, une vertu
spéciale. - Toutefois, la justice qui ordonne l'homme au bien commun est
générale par l'empire qu'elle exerce, puisqu'elle ordonne tous les actes des
vertus vers ce qui est sa fin, c'est-à-dire vers le bien commun. Or une vertu,
selon qu'elle est commandée par une telle justice, reçoit aussi le nom de
justice. Et en ce sens elle ne diffère de la justice légale que par une
distinction de raison entre la vertu qui opère par elle-même, et celle qui
opère en obéissant à une autre.
3. Dans toutes les opérations se rapportant à la justice spéciale, le titre de la dette est le même. Et c'est pourquoi la vertu de justice est la même, principalement en matière d'échange. En effet, la justice distributive est peut-être d'une autre espèce que la justice commutative, mais c'est une question qui se posera plus tard.
Objections :
Il ne semble pas que la diversité
des passions entraîne celle des vertus morales. En effet, pour des choses qui
ont même principe et même fin, il n'y a qu'un seul habitus, comme cela se voit
surtout dans les sciences. Mais toutes les passions n'ont qu'un seul principe,
l'amour ; et toutes se terminent à la même fin, le plaisir ou la tristesse,
comme on l'a vu précédemment. Il n'y a donc pour elles toutes qu'une seule
vertu morale.
2. Si à la diversité des
passions répondait celle des vertus, il y aurait par suite autant de vertus
morales que de passions. Mais cela est évidemment faux puisque, concernant les
passions opposées, il y a une seule et même vertu morale, comme la force dans
les audaces et dans les craintes, la tempérance dans les plaisirs et dans les
tristesses. Il n'est donc pas nécessaire qu'il y ait correspondance entre les
diversités des passions et celles des vertus morales.
3. L'amour, la convoitise
et le plaisir sont, comme nous l'avons établi plus haut, des passions d'espèces
différentes. Mais pour elles toutes il y a une vertu unique, la tempérance.
Donc les vertus morales ne sont pas diversifiées par les passions.
Cependant :
il est dit dans l'Ethique que la
force concerne les craintes ; la tempérance, les convoitises ; la douceur, les
colères.
Conclusion :
On ne peut pas dire qu'il y ait une seule vertu morale pour toutes les passions, car il y a des passions qui se rapportent à des puissances différentes, et en effet celles de l'irascible sont différentes de celles du concupiscible. Et cependant cela n'entraîne pas que toute diversité de passions suffise à diversifier les vertus morales :
1° Parce qu'il y a des passions qui sont opposées entre elles comme de véritables contraires : joie et tristesse, crainte et audace, et d'autres encore. Et à l'égard des passions opposées de cette façon il faut qu'il y ait une seule et même vertu. En effet, puisque la vertu morale consiste dans un certain équilibre, le juste milieu entre des passions contraires s'établit selon une même raison, comme dans les choses de la nature c'est le même milieu qui se trouve entre les contraires, par exemple entre le blanc et le noir.
2° Parce qu'il se trouve des
passions diverses qui s'opposent à la raison de la même manière, par exemple en
donnant de l'impulsion vers ce qui est contraire à la raison ou de
l'éloignement pour ce qui est conforme à la raison. Et c'est pour cela que les
différentes passions de la convoitise ne se rapportent pas à des vertus morales
différentes, parce que leurs mouvements s'enchaînent les uns aux autres suivant
un certain ordre, du fait qu'ils sont ordonnés au même but, c'est-à-dire à la
poursuite du bien ou à la fuite du mal ; ainsi de l'amour découle la
convoitise, et de la convoitise on en vient à la délectation. Et l'enchaînement
est le même pour les mouvements opposés ; la haine est suivie d'éloignement ou
de répulsion, qui conduit à la tristesse. Mais les passions de l'irascible ne
font pas partie d'un ordre unique. Elles sont ordonnées à des buts différents ;
la crainte et l'audace à un grand danger ; l'espoir et le désespoir à un bien
ardu ; la colère à surmonter quelque chose de contraire qui nous a nui. Et
c'est pourquoi ce sont des vertus diverses qui mettent de l'ordre dans ces
passions : la tempérance aux passions du concupiscible ; la force aux craintes
et aux audaces ; la magnanimité à l'espoir et au désespoir ; la douceur aux
colères.
Solutions :
1. Les passions se
rencontrent toutes dans l'unité d'un principe et d'une fin communes, mais non
dans l'unité d'un principe ni d'une fin propre. Ainsi ce genre de rapprochement
ne suffit-il pas pour réduire à l'unité la vertu morale.
2. Dans les réalités de la
nature le même principe permet de passer d'un extrême à l'autre ; et dans le
domaine de la raison, les contraires appartiennent au même genre. De même aussi
la vertu morale qui obéit à la raison à la manière d'une nature, est la même en
face de passions opposées.
3. Ces trois passions-là sont ordonnées au même objet suivant un certain ordre, on vient de le dire. Et c'est pourquoi elles se rattachent à la même vertu morale.
Objections :
1. Il semble que non. En
effet, les passions ont leurs objets comme les opérations ont les leurs. Mais
les vertus morales concernant les opérations ne se distinguent pas d'après les
objets de celles-ci ; car il appartient à la même vertu de justice d'acheter
aussi bien que de vendre une maison aussi bien qu'un cheval. Donc les vertus
morales concernant les passions ne se diversifient pas davantage d'après les
objets de celles-ci.
2. Les passions sont des actes
ou des mouvements de l'appétit sensible. Mais il faut une plus grande diversité
pour distinguer des habitus que pour distinguer des actes. Par conséquent, des
objets qui ne constituent pas des espèces diverses de passions ne constitueront
pas des espèces diverses dans une vertu morale. C'est ainsi qu'il y aura pour
tout ce qui est objet de délectation une seule vertu morale, et pareillement
pour les autres objets des passions.
3. Le plus et le moins ne
diversifient pas l'espèce. Mais les divers objets de délectation diffèrent
uniquement selon le plus et le moins. Ils se rattachent donc tous à une seule
espèce de vertu. Il en est de même de tous les objets de crainte, et
semblablement des autres. La vertu morale ne se distingue donc pas d'après les
objets des passions.
4. De même que la vertu est
capable de faire le bien, elle est capable aussi d'empêcher le mal. Mais pour
les convoitises des biens il y a des vertus diverses : la tempérance pour
celles qui regardent les plaisirs du toucher, l'eutrapélie dans les plaisirs du
jeu. Donc pour les craintes des maux il doit y avoir aussi des vertus diverses.
Cependant :
la chasteté concerne les plaisirs
sexuels ; l'abstinence, les plaisirs de la table ; et l'eutrapélie, les
plaisirs du jeu.
Conclusion :
La perfection de la vertu dépend de la raison ; celle de la passion, de l'appétit sensible lui-même. Il faut donc que les vertus soient diversifiées selon leur ordre à la raison, les passions selon leur ordre à l'appétit. Donc les objets des passions, selon qu'ils sont ordonnés diversement à l'appétit sensible, causent diverses espèces de passions ; mais selon qu'ils se rattachent diversement à la raison, ils causent diverses espèces de vertus. Or le mouvement de la raison n'est pas le même que celui de l'appétit sensible. C'est pourquoi rien n'empêche qu'une différence d'objets ne cause une diversité de passions sans causer une diversité de vertus, comme lorsqu'il y a une seule vertu pour plusieurs passions, nous venons de le dire ; et rien n'empêche non plus qu'une différence d'objets ne cause une diversité de vertus sans causer une diversité de passions, comme lorsque plusieurs vertus sont ordonnées à une même passion, la délectation par exemple.
Et parce que les diverses passions, en se rapportant à différentes puissances, se rapportent toujours, avons-nous dit, à des vertus différentes, la diversité des objets, lorsqu'elle intéresse précisément les puissances, diversifie toujours les espèces de vertus ; ainsi la différence entre ce qui est bon de façon absolue et ce qui est bon en présentant de la difficulté. - En outre, parce que la raison gouverne dans un certain ordre les facultés inférieures et s'étend même aux réalités extérieures, il s'ensuit qu'un même objet de passion, selon qu'il est perçu par les sens ou par l'imagination ou encore par la raison, et aussi selon qu'il appartient à l'âme, au corps ou aux réalités extérieures, présente un rapport différent à la raison, et par conséquent est de nature à diversifier les vertus. Donc, le bien de l'homme, qui est tour à tour objet d'amour, de convoitise et de plaisir, peut être pris soit comme se rapportant aux sensations du corps, ou aux perceptions intérieures de l'âme. Et cela, qu'il soit ordonné au bon développement de l'homme en lui-même quant au corps ou quant à l'âme, ou qu'il soit ordonné au bien de l'homme par rapport à autrui. De telles diversités, parce qu'elles représentent des différences dans la subordination à la raison, font toujours des différences dans la vertu.
Ainsi donc, s'il s'agit d'un bien perçu par le toucher et intéressant le maintien de la vie humaine dans l'individu ou dans l'espèce, comme sont les plaisirs de la table et les plaisirs sexuels, il se rattachera à la vertu de tempérance. Pour ce qui est des plaisirs des autres sens, comme ils ne sont pas violents, ils ne mettent pas la raison en difficulté, et c'est pourquoi ils ne font l'objet d'aucune vertu, la vertu portant toujours, comme l'art, sur quelque chose de difficile, selon l'Éthique.
Quant au bien perçu non par la sensation mais par une faculté intérieure, s'il intéresse seulement l'individu en lui-même, c'est quelque chose comme l'argent et l'honneur ; de soi l'argent a pour but le bien du corps, tandis que dans l'honneur réside une prise de conscience de l'âme. Et ces biens-là peuvent être envisagés soit absolument, ce qui les rattache au concupiscible, soit sous un aspect ardu, ce qui les rattache à l'irascible. Distinction qu'il n'y a pas lieu de faire dans les biens qui sont l'objet des plaisirs du toucher, parce que ceux-ci sont du niveau le plus bas et qu'ils conviennent à l'homme en ce qu'il a de commun avec les bêtes. - Donc, en matière d'argent, si l'on prend ce bien absolument en tant qu'il est simple objet de convoitise ou de plaisir ou d'amour, il y a libéralité. Mais, si l'on prend cette sorte de bien sous son aspect ardu, en tant qu'il est objet d'espérance, il est l'objet de la magnificence. - D'autre part, en matière d'honneur, si le bien est pris absolument, comme simple objet d'amour, il y a une vertu qui a nom la "philotimie", ou l'amour de l'honneur. Si au contraire ce bien est considéré sous son aspect ardu, comme objet d'espérance, il y a ainsi matière à magnanimité. De sorte que nous mettons la libéralité et la "philotimie" dans le concupiscible, au lieu que la magnificence et la magnanimité sont dans l'irascible.
Quant au bien qui ordonne à autrui, il n'a pas aspect de bien ardu, mais il est accueilli comme un bien pris absolument, pour autant qu'il est l'objet des passions du concupiscible. Ce peut être effectivement pour quelqu'un un véritable plaisir que de se donner soi-même à autrui, tantôt dans les affaires sérieuses de la vie, c'est-à-dire dans les actions ordonnées par la raison en vue d'une fin à laquelle on est obligé ; tantôt dans ce qui se fait par jeu, c'est-à-dire dans les actions ordonnées uniquement au plaisir, et qui n'ont pas avec la raison le même rapport. Dans les affaires sérieuses, quelqu'un a deux manières de se livrer aux autres. L'une consiste à se montrer agréable par la politesse des paroles et des procédés, et ceci se rapporte à une certaine vertu qu'Aristote nomme "l'amitié" ; on peut aussi l'appeler amabilité. L'autre manière consiste à se montrer franchement dans ce qu'on dit et dans ce qu'on fait, et cela appartient à une autre vertu que le Philosophe nomme "la vérité". On est en effet plus près de la raison par la franchise que par l'affabilité. De même, on est plus près de la raison par le sérieux de la vie que par le jeu. De là vient que les plaisirs du jeu sont matière à une vertu, que le Philosophe nomme "eutrapélie".
Ainsi on voit que, d'après
Aristote, il y a dix vertus morales en matière de passions : la force, la
tempérance, la libéralité, la magnificence, la magnanimité, la philotimie,
l'affabilité, l'amitié, la vérité et l'eutrapélie. Et ces vertus se distinguent
selon la diversité des matières, soit d'après celle des passions, soit d'après
celle des objets. - Donc, si vous ajoutez la justice, qui est la vertu
concernant les opérations, les vertus morales seront onze en tout.
Solutions :
1. Dans une même espèce
d'opération, tous les objets ont le même rapport à la raison ; mais non tous
les objets d'une même espèce de passion ; c'est parce que les opérations ne
s'opposent pas à la raison comme les passions.
2. Les passions, nous
l'avons dit, se diversifient à un autre titre que les vertus.
3. Le plus et le moins ne
diversifient pas l'espèce, à moins qu'ils ne marquent un rapport différent avec
la raison.
4. Le bien est plus fort pour mouvoir que le mal, puisque le mal n'agit que par la force du bien, selon Denys. C'est pourquoi le mal ne fait pas à la raison de difficulté spéciale exigeant une vertu, à moins qu'il ne soit vraiment exceptionnel, ce qui n'a lieu qu'une fois, semble-t-il, dans chaque genre de passion. Aussi, concernant les colères, on ne met qu'une vertu, la mansuétude ; et pareillement concernant les audaces, une seule vertu, la force. - Mais le bien, lui, apporte sa difficulté qui exige la vertu, même s'il ne représente pas ce qu'il y a de plus élevé dans le genre de telle ou telle passion. C'est pour cela que diverses vertus morales concernent les convoitises, nous venons de le dire.
1. Les vertus morales doivent-elles être appelées cardinales ou principales ? - 2. Leur nombre. - 3. Quelles sont-elles ? - 4. Diffèrent-elles les unes des autres ? - 5. Peut-on admettre leur division en vertus sociales, vertus purgatives, vertus d'âme purifiée, vertus exemplaires ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car il
est dit au livre des Prédicaments que "les choses qui s'opposent dans une
division sont ensemble dans la réalité", et ainsi aucune n'est plus
primordiale qu'une autre. Mais toutes les vertus divisent leur genre en
s'opposant. Donc aucune d'entre elles ne doit être appelée principale.
2. La fin est plus
primordiale que les moyens. Mais les vertus théologales regardent la fin ; les
vertus morales, les moyens. Si des vertus doivent être dites principales ou
cardinales, ce ne sont donc pas les vertus morales, mais plutôt les
théologales.
3. Ce qui existe par
essence est plus primordial que ce qui existe par participation. Mais les
vertus intellectuelles appartiennent à ce qui est rationnel par essence ; les
vertus morales à ce q.ui est rationnel par participation, on l'a dit plus haut.
Ce ne sont donc pas les vertus morales qu'on doit appeler principales, mais
plutôt les vertus intellectuelles.
Cependant :
"nous savons bien, dit S.
Ambroise, qu'il y a quatre vertus cardinales : la tempérance, la justice, la
prudence et la force". Or ce sont là des vertus morales. Donc il y a des
vertus morales qui sont cardinales.
Conclusion :
Quand nous parlons de la vertu sans plus, il est entendu que nous parlons de la vertu humaine. Or on appelle vertu humaine dans la parfaite acception du terme, avons-nous dit d . celle qui requiert la rectitude de l'appétit ; en effet, cette vertu-là ne produit pas seulement la faculté de bien agir, mais elle cause aussi l'exercice même de l’oeuvre bonne. Au contraire, dans le sens imparfait du mot, on appelle vertu celle qui ne requiert pas la rectitude de l'appétit, parce qu'elle produit seulement la faculté de bien agir, mais ne cause pas l'exercice même de l’oeuvre bonne.
Or il est certain que le parfait
est plus primordial que l'imparfait. Voilà pourquoi les vertus qui assurent la
rectitude de l'appétit sont appelées principales. Mais telles sont les vertus
morales ; et parmi les vertus intellectuelles, la prudence seule, parce qu'elle
aussi est en quelque façon une vertu morale par sa matière, comme on l'a montré
plus haut. C'est donc parmi les vertus morales que se placent à juste titre
celles qu'on appelle principales ou cardinales.
Solutions :
1. Quand c'est un genre
univoque qui est partagé en ses espèces, alors les membres de la division sont
ex aequo dans la notion du genre, bien que dans la réalité des choses une
espèce soit plus primordiale et plus parfaite, comme l'homme par rapport aux
autres animaux. Mais quand c'est un analogue qu'on divise, en l'attribuant de
façon inégale à plusieurs réalités, alors rien n'empêche que l'une soit plus
primordiale qu'une autre, même selon la raison commune, comme la substance est
appelée être à un titre plus primordial que l'accident. Telle est précisément
la division des vertus dans les divers genres où elles se distribuent, du fait
que le bien de la raison ne se rencontre pas en toutes selon le même ordre.
2. Nous l'avons déjà dit
les vertus théologales sont au-dessus de l'homme. C'est pourquoi elles sont
dites non pas proprement humaines mais surhumaines ou divines.
3. Les vertus intellectuelles, autres que la prudence, sont plus primordiales que les vertus morales quant à leur sujet, mais non quant à la raison de vertu puisque celle-ci regarde le bien qui est l'objet de l'appétit.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'il y
en ait quatre. La prudence est en effet la vertu qui a la direction des autres
vertus morales. Or ce qui a la direction des autres est plus primordial. Donc
la prudence est la seule vertu principale.
2. Les vertus principales
sont morales en quelque manière. Mais nous sommes ordonnés aux activités
morales par la raison pratique et un appétit bien réglé, selon Aristote. Il n'y
a donc que deux vertus cardinales.
3. Même parmi les vertus
autres que ces quatre, l'une est plus primordiale que l'autre. Mais pour qu'une
vertu soit appelée piàncipale par rapport à toutes les autres, il suffit
qu'elle le soit par rapport à quelques-unes. Il semble donc qu'il y a un nombre
beaucoup plus grand de vertus principales.
Cependant :
S. Grégoire dit que "sur ces
quatre vertus se dresse tout l'édifice d'une oeuvre bonne".
Conclusion :
Le nombre de certaines choses peut être établi soit d'après les principes formels soit d'après les sujets. D'une manière comme de l'autre on trouve quatre vertus cardinales.
Le principe formel de la vertu dont nous parlons pour le moment, c'est le bien de la raison. Bien qui peut être envisagé de deux façons. 1° Selon qu'il consiste dans l'application même de la raison ; et on a ainsi une vertu principale qui s'appelle la prudence. - 2° Selon qu'il y a dans une matière donnée un ordre de raison. Et cela, soit en matière d'opérations, et ainsi c'est la justice ; soit en matière de passions, et à cet égard il est nécessaire qu'il y ait deux vertus. Car, pour mettre un ordre de raison dans les passions, il est nécessaire de considérer leur opposition envers la raison. Cette opposition peut exister de deux manières : selon que la passion pousse à quelque chose de contraire à la raison ; alors il est nécessaire que la passion soit réprimée, de là vient le nom de la tempérance ; ou selon que la passion éloigne de ce qui est dicté par la raison, comme fait la peur du péril ou de la peine ; dans ce cas il est nécessaire qu'on soit bien affermi dans ce qui convient à la raison, pour ne pas s'en éloigner ; et de là vient le nom de la force.
Pareillement, d'après les sujets,
on trouve le même nombre. Car il n'y a pas moins de quatre sujets à cette vertu
dont nous parlons. Ce sont le rationnel par essence, dont la perfection est
assurée par la prudence ; et le rationnel par participation qui se divise en trois,
c'est-à-dire en volonté, siège de la justice ; en concupiscible, siège de la
tempérance ; et en irascible, siège de la force.
Solutions :
1. La prudence est
absolument principale par rapport à toutes les vertus. Mais les autres tiennent
une place principale, chacune dans son genre.
2. Le rationnel par
participation se divise en trois, comme on vient de le dire.
3. Toutes les autres vertus dont l'une est plus primordiale q, u'une autre, se ramènent à ces quatre vertus, et quant au sujet, et quant aux objets formels.
Objections :
1. Il semble que d'autres
vertus mériteraient davantage d'être appelées principales. Car ce qu'il y a de
plus grand dans chaque genre, c'est là le principal, semble-t-il. Mais, comme
il est dit dans l’Éthique, "la magnanimité met de la grandeur en toute
vertu". Elle doit donc au plus haut degré être appelée vertu principale.
2. Ce qui donne de la
fermeté aux autres vertus semble bien être par excellence la vertu principale.
Mais telle est l'humilité, car S. Grégoire affirme : "Celui qui amasse les
autres vertus sans l'humilité, c'est comme s'il portait de la paille au
vent." L'humilité semble donc être au plus haut point la vertu principale.
3. Le plus parfait semble
bien être le principal. Mais le plus parfait c'est la patience ; selon l'épître
de S. Jacques (1, 4), "la patience fait une oeuvre parfaite". Elle
doit donc être comptée comme vertu principale.
Cependant :
Cicéron dans sa Rhétorique ramène
toutes les autres à ces quatre vertus.
Conclusion :
Comme on vient de le dire à l'Article précédent, ces quatre vertus cardinales sont prises selon quatre aspects qui sont vraiment formels dans la vertu dont nous parlons. Or, il est certain qu'il y a des actes ou des passions où ces aspects formels se rencontrent d'une manière principale. Ainsi, le bien qui consiste dans l'attention prêtée à la raison se rencontre principalement dans le commandement même de la raison, mais non dans le conseil ni dans le jugement, comme nous l'avons dit plus haut. Pareillement, le bien de raison tel qu'il a sa place dans les opérations sous l'aspect de rectitude et de dû, se rencontre à titre principal dans les échanges ou dans les distributions, parce que ce sont là des opérations qui s'adressent à autrui dans l'égalité. Le bien qu'il y a à réfréner les passions se trouve principalement dans celles qui sont le plus difficiles à réprimer, c'est-à-dire dans les plaisirs du toucher. Le bien qu'il y a dans la fermeté à tenir au bien de la raison contre l'assaut des passions, se rencontre surtout dans les périls de mort contre lesquels il est très difficile de tenir bon.
Ainsi donc nous pouvons considérer de deux manières ces quatre vertus. D'abord, en prenant les aspects formels dans un sens très général. De ce point de vue, elles sont appelées principales comme s'étendant généralement à toutes les vertus, en ce sens que toute vertu qui fait le bien en prêtant attention à la raison, sera appelée prudence ; que toute vertu qui met dans les opérations la perfection de ce qui est dû et de ce qui est droit, sera appelée justice ; que toute vertu qui contient les passions et les apaise, sera appelée tempérance ; que toute vertu qui met dans l'âme de la fermeté contre n'importe quelle passion, sera appelée force. C'est ainsi que beaucoup parlent de ces vertus-là, tant parmi les saints docteurs que parmi les philosophes. Et de la sorte les autres vertus sont englobées dans celles-là. - Ainsi tombent toutes les Objections.
Mais on peut prendre les choses autrement, selon que ces vertus tirent leur dénomination de ce qu'il y a de plus important dans chaque matière. En ce sens, ce sont des vertus spéciales, bien distinctes des autres. Cependant on les appelle principales par rapport aux autres, à cause du caractère primordial de leur matière : la prudence est appelée ainsi pour sa fonction de direction ; la justice parce qu'eue concerne les actions qui sont dues entre égaux ; la tempérance parce qu'elle réprime les convoitises des plaisirs du touchera ; la force parce qu'elle rend très ferme contre les périls de mort. - Et ainsi tombent également les Objections, parce que d'autres vertus peuvent avoir quelques autres supériorités, mais celles-là sont appelées primordiales en raison de la matière, dans le sens que nous venons de dire.
Objections :
1. Il ne semble pas
qu'elles soient des vertus diverses, et distinctes les unes des autres. S.
Grégoire dit en effet : "La prudence n'est pas véritable si elle n'est pas
juste, tempérante et forte ; ni la tempérance n'est parfaite, si elle n'est pas
forte, juste et prudente ; ni la force n'est complète si elle n'est pas
prudente, tempérante et juste ; ni la justice n'est véritable si elle n'est pas
prudente, forte et tempérante." Or ceci n'arriverait pas si ces quatre
vertus étaient distinctes entre elles, car les diverses espèces d'un même genre
ne se dénomment pas les unes par les autres. Donc ces vertus ne se distinguent
pas entre elles.
2. Lorsque des choses sont
bien distinctes entre elles, ce qui appartient à l'une n'est pas attribué à
l'autre. Mais ce qui appartient à la tempérance est attribué à la force. S.
Ambroise écrit en effet : "Quand quelqu'un arrive à se vaincre et
qu'aucune séduction ne l'amollit ni ne le fait fléchir, à juste titre on
appelle cela de la force." De la tempérance encore il dit "qu'elle
garde la mesure et l'ordre dans tout ce que nous estimons devoir faire ou
dire". Il semble donc que ces vertus ne sont pas distinctes entre elles.
3. Le Philosophe dit que
tout ceci est requis pour la vertu : "Premièrement, si l'on sait ce qu'on
fait ; ensuite, si l'on choisit de le faire et si l'on choisit pour tel but ;
troisièmement, si l'on s'y tient fermement et immuablement et qu'on le
fasse." Mais de ces exigences la première se rapporte, semble-t-il, à la
prudence qui est la droite règle de l'action ; la deuxième, choisir, appartient
à la tempérance, qui fait agir non par passion mais par choix, après avoir
réfréné les passions ; la troisième, agir effectivement en vue du devoir,
englobe une rectitude qui semble bien se rapporter à la justice ; quant à
l'autre élément, fermeté et immutabilité, il appartient à la force. Donc
n'importe laquelle de ces vertus est commune à toutes les vertus. Donc elles ne
se distinguent pas les unes des autres.
Cependant :
S. Augustin assure que "la
vertu est nommée de quatre manières d'après la variété qu'il y a dans le
sentiment même de l'amour". et aussitôt après il parle de ces vertus. Donc
ces quatre vertus sont distinctes les unes des autres.
Conclusion :
Comme on vient d'en faire la remarque, ces quatre vertus sont prises dans une double acception par différents auteurs.
Certains, en effet, les considèrent comme signifiant des conditions générales de l'âme humaine qui se retrouvent dans toutes les vertus ; en ce sens, la prudence ne serait rien d'autre qu'une certaine rectitude de discernement dans n'importe quels actes ou n'importe quelles matières ; la justice serait la rectitude par laquelle on fait ce qu'on doit en toute matière ; la tempérance serait la disposition qui impose une mesure à toutes les sortes de passions et d'opérations, pour éviter qu'elles ne soient emportées au-delà de ce qui est dû ; la force enfin serait la disposition d'âme par laquelle on est affermi dans ce qui est conforme à la raison, en résistant à l'assaut des passions et aux fatigues de l'activité. Ainsi distinguées, ces quatre dispositions n'impliquent pas une diversité d'habitus vertueux quant à la justice, à la tempérance et à la force. Car toute vertu morale du fait qu'elle est un habitus, doit avoir une certaine fermeté pour n'être pas ébranlée par ce qui lui est contraire ; cela, on l'a dit, ressortit à la force. Mais du fait qu'elle est une vertu, il lui appartient d'être ordonnée au bien qui implique la raison de rectitude et de dette ; et l'on disait que cela ressortit à la justice. Et du fait qu'elle est une vertu morale participant de la raison, il lui appartient de garder en tout la mesure de la raison et de ne pas s'étendre au-delà ; on disait que cela ressortit à la tempérance. Mais le fait d'observer du discernement, qu'on attribuait à la prudence, était le seul principe de distinction à l'égard des trois autres vertus, en tant que par essence cela relève de la raison ; au contraire les trois autres domaines de vertu impliquent une participation de la raison par son application aux passions ou aux activités. Ainsi donc, selon cette position, la prudence serait bien une vertu distincte des trois autres ; mais celles-ci ne se distingueraient pas entre elles, car il est évident qu'une seule et même vertu est tout ensemble habitus, vertu, et vertu morale.
Mais d'autres, et leur position est
meilleure, considèrent ces quatre vertus en tant que déterminées à des matières
spéciales. Chacune d'elles a une seule matière où l'on admire à titre principal
cette condition générale dont on a dit ci-dessus que la vertu tire son nom.
Dans ce sens il est évident que ces vertus sont des habitus divers qui se
distinguent d'après la diversité de leurs objets.
Solutions :
1. S. Grégoire parle de ces
quatre vertus selon la première acception. - Ou bien l'on peut dire que ces
quatre tirent une dénomination les unes des autres grâce à une sorte de
rejaillissement. En effet, ce qui appartient à la prudence rejaillit sur les
autres vertus en tant que ceUes-ci sont dirigées par elle. Chacune de celles-ci
de son côté rejaillit sur les autres pour cette raison que celui qui peut le
plus difficile peut donc le moins difficile. Aussi, celui qui peut réfréner les
convoitises dans les plaisirs du toucher en les empêchant de dépasser la
mesure, ce qui est extrêment difficile, est rendu plus habile, par le fait
même, à réfréner l'audace dans les périls de mort pour l'empêcher de
s'aventurer outre mesure, ce qui est beaucoup plus facile ; c'est d'après cela
que la force est dite tempérée. La tempérance à son tour est dite forte par
rejaillissement sur elle de la force, dans la mesure où celui qui, par sa force,
a l'âme affermie contre les périls de la mort, ce qui est le plus difficile,
est plus apte à garder la fermeté d'âme contre l'emportement des plaisirs,
parce que, dit Cicéro', "il n'est pas logique que celui qui n'est pas
brisé par la crainte le soit par la cupidité ; ni que celui qui s'est montré
invaincu par le labeur soit vaincu par la volupté".
2. Cela donne encore la
réponse à la deuxième objection. Car si la tempérance garde la mesure en tout,
et si la force garde l'âme inflexible contre l'attrait des voluptés, ou bien
c'est dans la mesure où ces vertus qualifient certaines conditions communes aux
vertus, ou bien c'est grâce au rejaillissement dont on vient de parler.
3. Ces quatre conditions communes aux vertus, telles que le Philosophe les expose, ne sont pas propres aux vertus en question, mais peuvent leur être appropriées de la manière que nous venons de dire.
Objections :
1. Une pareille division ne
convient pas du tout, semble-t-il, aux quatre vertus cardinales. En effet,
selon Macrobe, "les vertus exemplaires sont celles qui se trouvent dans la
pensée divine elle-même". Mais le Philosophe dit qu'il est "ridicule
d'attribuer à Dieu la justice, la force, la tempérance et la prudence".
Donc ces vertus ne peuvent pas être exemplaires.
2. On appelle vertus de
l'âme purifiée celles qui sont en dehors des passions. Macrobe dit en effet au
même endroit : "Il appartient à la tempérance d'une âme purifiée, non pas
de réprimer les cupidités terrestres, mais de les oublier totalement ; à la
force, d'ignorer les passions, non de les surmonter." Or nous avons dit
plus haut, que ces vertus ne peuvent exister sans passions. C'est donc qu'elles
ne peuvent être les vertus d'une âme purifiée.
3. Macrobe appelle
purifiantes les vertus de ceux "qui par une certaine fuite des choses
humaines s'intéressent uniquement aux divines". Mais c'est là,
semble-t-il, une attitude vicieuse, car, dit Cicéron, "ceux qui prétendent
mépriser ce que la plupart des gens admirent, le pouvoir et les magistratures,
je ne pense pas que ce soit à leur éloge, je crois même qu'il faut prendre cela
pour du vice". Il n'y a donc pas de vertus purifiantes.
4. Macrobe appelle vertus
sociales celles "par lesquelles les bons citoyens s'adonnent au bien
public et défendent leurs villes". Mais seule la justice légale est
ordonnée au bien commun, selon le Philosophe. Les autre vertus ne doivent donc
pas être appelées vertus sociales.
Cependant :
Macrobe dit au même endroit :
"Plotin, qui est avec Platon le prince des professeurs de philosophie,
affirme qu'il y a quatre classes de vertus quaternaires. Les premières sont
appelées vertus de société, les deuxièmes, vertus purifiantes, les troisièmes,
vertus d'âme déjà purifiée, les quatrièmes, vertus exemplaires."
Conclusion :
"Il faut, dit S. Augustin, que l'âme suive un modèle pour que la vertu puisse se former en elle ; ce modèle c'est Dieu : si nous le suivons, nous vivons bien." Il est donc évident que le modèle de la vertu humaine préexiste en Dieu, comme préexistent aussi en lui les raisons de toutes choses. Ainsi donc, la vertu peut, à titre de modèle, être considérée telle qu'elle est en Dieu. Et c'est en ce sens qu'on parle de vertus exemplaires. C'est-à-dire qu'on appelle prudence, en Dieu, l'intelligence divine elle-même : tempérance, l'intention divine par laquelle il ramène tout à soi, comme en nous on appelle tempérance ce qui rend le concupiscible conforme à la raison ; quant à la force de Dieu, c'est son immutabilité, tandis que sa justice c'est l'observation de la loi éternelle dans toutes ses oeuvres, comme l'a dit Plotin.
Et, parce que l'homme est aussi par nature un animal sociable, ces vertus telles qu'elles existent chez lui dans les conditions propres à sa nature, sont appelées vertus sociales, ce qui signifie qu'en se conformant à ces vertus on se conduit correctement dans la gestion des affaires humaines. Ce qui est le sens dans lequel jusqu'ici nous avons parlé de ces vertus.
Mais il appartient encore à l'homme
de se rapprocher du divin autant qu'il le peut, comme dit même le Philosophe et
comme cela nous est recommandé dans la Sainte Écriture de multiples façons,
comme avec cette parole (Mt 5, 48) : "Soyez parfaits comme votre Père
céleste est parfait." Aussi est-il nécessaire de supposer des vertus
intermédiaires entre les vertus sociales, qui sont des vertus humaines, et les
vertus exemplaires, qui sont des vertus divines. Ces vertus intermédiaires se
distinguent à leur tour comme se distinguent un mouvement et son terme.
C'est-à-dire que certaines sont les vertus de ceux qui sont en marche et en
tendance vers la ressemblance divine. Et ce sont ces vertus-là qu'on appelle
purifiantes. Si bien que la prudence veut mépriser par la contemplation des
réalités divines toutes les choses de ce monde et diriger toutes les pensées de
l'âme uniquement vers le divin. La tempérance pousse à délaisser, autant que la
nature le supporte, ce que réclame le soin du corps. La force veut enlever à
l'âme la frayeur d'avoir à quitter le corps pour accéder aux choses d'en haut ;
enfin, la justice vise à ce que, de toute son âme, on consente à s'engager dans
cette voie. - Il y a d'autre part les vertus de ceux qui atteignent déjà à la
ressemblance divine. Ce sont elles qu'on appelle vertus de l'âme déjà purifiée.
Elles sont telles que la prudence ne voit plus que le divin ; que la tempérance
ne sait plus rien des cupidités terrestres ; que la force ignore les passions ;
que la justice a partie liée perpétuellement avec l'intelligence divine par son
application à l'imiter. Nous disons que ces vertus sont celles des bienheureux,
ou de ceux qui, dans cette vie, sont très avancés en perfection.
Solutions :
1. Le Philosophe traite de
ces vertus selon qu'elles concement les réalités humaines ; ainsi la justice
regarde les achats et les ventes, la force s'occupe des craintes, la tempérance
des convoitises. Dans ce sens il est ridicule en effet de les attribuer à Dieu.
2. Quand on dit que les
vertus humaines ont pour matière les passions, cela s'entend des vertus de ceux
qui vivent en ce monde. Mais les vertus de ceux qui sont arrivés à la pleine
béatitude sont en dehors des passions. C'est pourquoi Plotin dit à propos des
passions : "Les vertus sociales les adoucissent", c'est-à-dire les
ramènent au juste milieu ; "les deuxièmes", c'est-à-dire les
purifiantes, "les font disparaître" ; "les troisièmes",
c'est-à-dire celles de l'âme purifiée, "les font oublier" ; enfin
"dans les quatrièmes", c'est-à-dire dans les vertus exemplaires,
"il n'est plus permis de les nommer". Mais on peut dire aussi qu'à
cet endroit il est question des passions en tant qu'elles désignent des
mouvements désordonnés.
3. Déserter les affaires
humaines là où leur nécessité s'impose, c'est du vice ; autrement, c'est de la
vertu. C'est pourquoi un peu plus haut Cicéron dit ceci : "A ceux qui ne
s'occupent pas du bien public il ne faut peut-être pas tenir rigueur, quand
l'excellence de leur esprit les a fait s'adonner à l'enseignement, et aussi
quand par un empêchement venant de la faiblesse de leur santé ou d'une cause
plus grave, ils se sont retirés des affaires publiques, laissant à d'autres le
pouvoir et la gloire de les administrer." Ce qui est en harmonie avec ce
que dit S. Augustin : "La charité de la vérité cherche la sainte oisiveté
; la nécessité de la charité accueille la juste activité. Ceci est un fardeau ;
si personne ne l'impose, il faut mettre ses soins à découvrir et à contempler
la vérité ; mais s'il s'impose, il faut l'accepter par nécessité de
charité."
4. Seule la justice légale regarde directement le bien commun ; mais par son commandement elle tire vers lui toutes les autres vertus, dit le Philosophe. Car il est à remarquer que les vertus sociales, sur le plan où nous en traitons ici, ont comme rôle non seulement de bien travailler pour la communauté, mais aussi de bien travailler pour les parties de la communauté, à savoir une famille ou même une personne particulière.
1. Y a-t-il des vertus théologales ? - 2. Sont-elles distinctes des vertus intellectuelles et des vertus morales ? - 3. Quel est leur nombre et leur nature ? - 4. Leur ordre.
Objections :
1. Il ne semble pas
possible qu'il y en ait, car il est dit dans les Physiques : "La vertu est
dans l'être parfait la disposition au meilleur, mais j'entends par l'être
parfait celui qui est dans les bonnes dispositions de sa nature." Or ce
qui est divin est au-dessus de la nature de l'homme. Les vertus théologales ne
sont donc pas des vertus de l'homme.
2. Les vertus théologales
sont pour ainsi dire des vertus divines. Mais les vertus divines sont celles
que nous venons d'appeler exemplaires ; ce n'est pas en nous qu'elles existent,
c'est en Dieu.
3. Nous appelons vertus
théologales celles par lesquelles nous sommes ordonnés à Dieu principe premier
et fin ultime. Mais l'homme, par la nature même de sa raison et de sa volonté,
est ordonné au principe premier et à la fin ultime. Les habitus des vertus
théologales ne sont donc pas nécessaires pour que la raison et la volonté
soient ordonnées à Dieu.
Cependant :
les préceptes de la loi portent sur
des actes de vertus. Or il y a des préceptes donnés dans la loi divine pour les
actes de foi, d'espérance et de charité. L'Ecclésiastique dit en effet (2, 8.10
Vg) : "Vous qui craignez Dieu, croyez en lui", de même "espérez
en lui" ; de même "aimez-le". Donc la foi, l'espérance et la
charité sont des vertus qui nous ordonnent à Dieu. Elles sont donc théologales.
Conclusion :
La vertu perfectionne l'homme pour les actes par lesquels il s'achemine vers la béatitude, nous l'avons montré antérieurement. Or il y a pour l'homme, avons-nous dit d . une double béatitude ou félicité. L'une est proportionnée à la nature humaine, c'est-à-dire que l'homme peut y parvenir par les principes mêmes de sa nature. L'autre est une béatitude qui dépasse la nature de l'homme ; il ne peut y parvenir que par une force divine, moyennant une certaine participation de la divinité, conformément à ce qui est dit dans la deuxième épître de S. Pierre (1, 4), que par le Christ nous avons été faits "participants de la nature divine". Et parce que c'est là une béatitude qui dépasse les capacités de la nature humaine, les principes naturels, à partir desquels l'homme réussit à bien agir selon sa mesure, ne suffisent pas à l'ordonner à cette autre béatitude.
Aussi faut-il que Dieu surajoute à
l'homme des principes par lesquels il soit ordonné à la béatitude surnaturelle,
de même qu'il est ordonné vers sa fin connaturelle au moyen de principes
naturels qui n'excluent pas les secours divins. Ces principes surajoutés sont
appelés vertus théologales, d'abord parce qu'elles ont Dieu pour objet en ce
sens que nous sommes grâce à elles bien ordonnés à lui, et aussi parce qu'elles
sont infusées en nous par lui seul, et enfin parce qu'elles sont portées à
notre connaissance uniquement par la révélation divine dans la Sainte Écriture.
Solutions :
1. Une nature peut être
attribuée à une réalité de deux manières. D'une manière essentielle, et en ce
sens les vertus théologales dépassent la nature de l'homme. En vertu d'une
participation, comme un morceau de bois qui a pris feu participe de la nature
du feu, et c'est ainsi que l'homme devient participant en quelque sorte de la
nature divine, comme on vient de le rappeler. En ce sens, ces vertus-là
conviennent à l'homme suivant la nature dont il participe.
2. Ces vertus sont appelées
divines, non comme si elles rendaient Dieu vertueux, mais comme nous rendant
vertueux par lui et par rapport à lui. Ce ne sont donc pas des vertus
exemplaires, mais des vertus tirées de l'exemplaire.
3. La raison et la volonté sont ordonnées vers Dieu par nature, en tant qu'il est principe et fin de la nature, toutefois dans les limites de la nature. Mais en tant qu'il est l'objet de la béatitude surnaturelle, la raison et la volonté, par leur propre nature, ne lui sont pas ordonnées suffisamment.
Objections :
1. Il semble que non. Car,
si elles sont dans l'âme humaine, il faut qu'elles la perfectionnent ou dans sa
partie intellectuelle ou dans sa partie appétitive. Dans un cas ce sont des
vertus intellectuelles, dans l'autre des vertus morales. Donc les vertus
théologales ne se distiguent pas de ces deux sortes de vertus.
2. On appelle vertus
théologales celles qui nous ordonnent à Dieu. Mais parmi les vertus
intellectuelles, il en est une qui nous ordonne à lui, c'est la sagesse qui
concerne le divin, puisqu'elle considère la cause suprême. Donc les vertus
théologales ne se distinguent pas des vertus intellectuelles.
3. S. Augustin fait bien
voir pour les quatre vertus cardinales qu'elles constituent "l'ordre de
l'amour". Mais l'amour, c'est la charité, qu'on met parmi les vertus
théologales. Donc les vertus morales ne se distinguent pas des théologales.
Cependant :
ce qui est au-dessus de la nature
de l'homme est distinct de ce qui est selon cette nature. Mais les vertus
théologales sont au-dessus de notre nature, tandis que les vertus
intellectuelles et les vertus morales s'accordent avec elle, on l'a montré plus
haut. Elles sont donc bien distinctes.
Conclusion :
D'après ce que nous avons dit
précédemment, les habitus se distinguent spécifiquement selon la différence
formelle des objets. Or l'objet des vertus théologales, c'est Dieu même, fin
ultime des choses, en tant qu'il dépasse la connaissance de notre raison. Au
contraire, l'objet des vertus intellectuelles et des vertus morales, c'est
quelque chose que la raison humaine peut saisir. Par conséquent les vertus
théologales sont spécifiquement distinctes des vertus morales et des vertus
intellectuelles.
Solutions :
1. Les vertus
intellectuelles et les vertus morales perfectionnent l'intelligence et
l'appétit de l'homme dans les limites de la nature humaine ; mais les vertus
théologales, surnaturellement.
2. La sagesse, dont le
Philosophe fait une vertu intellectuelle, considère les choses divines selon
qu'elles se prêtent aux investigations de la raison humaine. Mais la vertu
théologale les regarde selon qu'elles dépassent la raison humaine.
3. Bien que la charité soit un amour, tout amour n'est pourtant pas charité. Donc, quand on dit que toute vertu est l'ordre dans l'amour, cela peut s'entendre ou de l'amour en général ou de l'amour de charité. Si c'est de l'amour en général, alors on dira que n'importe quelle vertu est l'ordre de l'amour , dans la mesure où n'importe laquelle des vertus cardinales requiert une affection ordonnée ; or la racine et le principe de toute affection, nous l'avons dit, c'est l'amour. - Mais si cela s'entend de l'amour de charité, on ne donne pas par là à penser que n'importe quelle autre vertu soit essentiellement charité, mais que toutes les autres vertus dépendent de la charité en quelque manière, comme il apparaîtra par la suite.
Objections :
1. Il semble déplacé
d'admettre trois vertus théologales : la foi, l'espérance et la charité. En
effet les vertus théologales ont la même relation avec la béatitude divine que
l'inclination de nature avec la fin qui lui est connaturelle. Mais parmi les
vertus ordonnées à la fin connaturelle, il n'y en a qu'une que nous ayons
naturellement, c'est l'intelligence des principes. On ne doit donc admettre
qu'une seule vertu théologale.
2. Les vertus théologales
sont plus parfaites que les vertus intellectuelles et morales. Mais parmi les
vertus intellectuelles on ne met pas la foi, car elle est quelque chose
d'inférieur à la vertu, puisqu'elle est une connaissance imparfaite.
Pareillement, parmi les vertus morales, on ne met pas non plus l'espérance ;
elle est inférieure à la vertu, puisqu'elle est une passion. Foi et espérance
doivent donc beaucoup moins encore être comptées comme vertus théologales.
3. Les vertus théologales
ordonnent à Dieu l'âme de l'homme. Mais celle-ci ne peut être ordonnée à Dieu
que dans sa partie spirituelle où se trouvent l'intelligence et la volonté.
Donc il ne doit y avoir que deux vertus théologales, l'une qui perfectionne
l'intelligence, l'autre qui perfectionne la volonté.
Cependant :
l'Apôtre dit (1 Co 13, 13)
"Présentement demeurent la foi, l'espérance et la charité, ces trois
choses."
Conclusion :
Comme nous venons de le dire, les vertus théologales ordonnent l'homme à la béatitude surnaturelle de la même manière qu'une inclination naturelle l'ordonne à la fin qui lui est connaturelle. Or cela se fait d'une double façon. 1° Par le moyen de la raison ou intelligence, en tant qu'elle contient les premiers principes généraux qui nous sont connus à la lumière naturelle de l'intellect et d'où procède la raison tant en matière de spéculation qu'en matière d'action. 2° Par la rectitude de la volonté qui tend naturellement au bien de la raison.
Mais cette double adaptation est
inférieure à la béatitude surnaturelle, selon le mot de l'Apôtre (1 Co 2, 9) :
"L'oeil n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu, et le coeur de l'homme n'a
pas découvert ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment." Aussi a-t-il
fallu que sur ces deux points quelque chose fût surnaturellement ajouté à
l'homme pour l'ordonner à sa fin surnaturelle. D'abord, pour ce qui est de
l'intelligence, certains principes surnaturels sont ajoutés à l'homme, qui sont
saisis dans une lumière divine, et c'est la matière à croire, sur laquelle porte
la foi. Ensuite, la volonté est ordonnée à la fin surnaturelle, et quant au
mouvement d'intention qui tend vers cette fin comme vers une chose possible à
obtenir : c'est l'affaire de l'espérance ; et quant à une certaine union
spirituelle par laquelle la volonté est en quelque sorte transformée en cette
fin, ce qui se fait par la charité. Car en toute chose l'appétit a par nature
ce mouvement et cette tendance vers la fin qui lui est connaturelle, et ce
mouvement provient lui-même d'une certaine conformité de la chose avec sa fin.
Solutions :
1. L'intellect a besoin
d'espèces intelligibles pour pouvoir faire oeuvre d'intelligence, et c'est
pourquoi il faut supposer en lui un habitus surajouté à la puissance. Mais la
volonté, par sa nature même, suffit à ordonner naturellement à sa fin, soit
pour l'intention de la fin, soit pour la conformité à elle. Mais, par rapport à
ce qui est au-dessus de la nature, la nature de nos puissances ne suffit à rien
de tout cela. Et c'est pourquoi il faut qu'il y ait sur un point comme sur
l'autre le surcroît d'un habitus surnaturel.
2. La foi et l'espérance
impliquent une certaine imperfection parce que la foi a pour objet ce qu'on ne
voit pas, et l'espérance ce qu'on ne possède pas. C'est pourquoi, avoir la foi
et l'espérance au sujet de ce qui est soumis à la puissance humaine, est
inférieur à la raison de vertu. Mais les avoir pour ce qui est au-dessus de la
capacité de la nature humaine, dépasse toute vertu à la mesure de l'homme,
selon S. Paul (1 Co 1, 25) : "La faiblesse de Dieu est plus forte que les
hommes."
3. Deux choses relèvent de l'appétit : le mouvement vers la fin et la conformité avec elle par l'amour. Ainsi faut-il qu'il y ait dans l'appétit humain deux vertus théologales, l'espérance et la charité.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'on
puisse admettre l'ordre des vertus théologales qui place la foi avant
l'espérance, et l'espérance avant la charité. En effet, la racine est antérieure
à ce qui en sort. Mais la charité est la racine de toutes les vertus selon
l'expression de l'Apôtre (Ep 3, 17) : "Enracinés et fondés dans la
charité." Donc la charité passe avant les autres.
2. S. Augustin dit :
"On ne peut aimer une chose tant qu'on n'a pas cru qu'elle existe. Mais si
l'on croit et si l'on aime, en agissant bien on arrive aussi à espérer."
Il semble donc que la foi précède la charité, et que celle-ci précède
l'espérance.
3. L'amour, a-t-on dit, est
le principe de toute affection. Mais l'espérance désigne une affection, puisque
nous avons vu qu'elle est une passion. Donc la charité, qui est un amour passe
avant l'espérance.
Cependant :
il y a l'affirmation de l'Apôtre (1
Co 13, 13) : "Maintenant donc demeurent la foi, l'espérance et la
charité."
Conclusion :
Il y a deux ordres, celui de la génération et celui de la perfection. - Par l'ordre de la génération, la matière est antérieure à la forme, et l'imparfait antérieur au parfait dans un seul et même sujet. C'est ainsi que la foi précède l'espérance ; et l'espérance, la charité ; si l'on regarde les actes, car les habitus sont infusés simultanément. Car un mouvement de l'appétit ne peut tendre à quelque chose, soit en l'espérant, soit en l'aimant, s'il ne l'a pas perçu par le sens ou par l'intelligence. Or c'est par la foi que l'esprit perçoit ce qu'il espère et ce qu'il aime. Par conséquent il faut que dans l'ordre de la génération, la foi précède l'espérance et la charité. -
Pareillement, nous aimons une chose du fait que nous l'apercevons comme bonne pour nous. Or, par le fait même que noua espérons pouvoir obtenir pour nous de quelqu'un une chose bonne, nous estimons que celui en qui nous avons espoir est lui aussi un bien pour nous. C'est pourquoi de ce qu'on met de l'espoir en quelqu'un, on en vient à l'aimer. De sorte que, dans l'ordre de la génération, si l'on regarde les actes, l'espérance précède la charité.
Mais, dans l'ordre de la
perfection, la charité précède la foi et l'espérance, du fait que la foi, aussi
bien que l'espérance, est formée par la charité et acquiert ainsi sa perfection
de vertu. C'est ainsi en effet que la charité est la mère de toutes les vertus
et leur racine, en tant qu'elle est leur forme à toutes comme on le dira plus
loin.
Solutions :
1. Cela donne la réponse à
la première objection.
2. S. Augustin parle de
l'espérance par laquelle en raison des mérites que l'on a déjà, on espère qu'on
parviendra à la béatitude : c'est là de l'espérance "formée", qui
suit la charité. Mais quelqu'un peut espérer avant même d'avoir la charité : il
espère non d'après les mérites qu'il a déjà, mais d'après ceux qu'il espère
avoir.
3. Comme nous l'avons dit lorsqu'il s'est agi des passions, l'espérance regarde deux choses. L'une comme objet principal, c'est le bien espéré. Et à cet égard, l'amour précède toujours l'espérance ; jamais en effet un bien n'est espéré s'il n'est désiré et aimé. - L'espérance regarde aussi celui de qui on espère pouvoir obtenir le bien. Et à cet égard il est certain qu'en premier lieu l'espérance précède l'amour, bien qu'ensuite l'espérance soit accrue par la force même de l'amour. Par là même en effet qu'on estime pouvoir se procurer un bien grâce à quelqu'un, on commence à aimer ce quelqu'un lui-même, et du fait qu'on l'aime, on en vient ensuite à espérer plus fortement en lui.
1. La vertu est-elle en nous par nature ? - 2. Quelque vertu est-elle causée en nous par la répétition des actes ? - 3. Certaines vertus morales sont-elles en nous par infusion ? - 4. La vertu que nous acquérons par habitude est-elle de même espèce que la vertu infuse ?
Objections :
1. Il semble que oui. Car
S. Jean Damascène dit : "Les Vertus sont naturelles et existent également
chez tous." S. Antoine dit dans un sermon aux moines : "Si la volonté
change la nature, c'est perversité ; qu'elle en garde la condition, alors c'est
vertu." Et sur "Jésus circulait" (Mt 4, 23), la Glose dit ceci :
"Il enseigne les vertus naturelles, c'est-à-dire la chasteté, la justice,
l'humilité, que l'homme possède naturellement."
2. D'après ce qu'on a dit,
le bien de la vertu c'est d'être conforme à la raison. Mais ce qui est conforme
à la raison est naturel à l'homme, puisque la raison est la nature de l'homme.
La vertu est donc en lui par nature.
3. On dit qu'une chose nous
est naturelle lorsque nous l'avons de naissance. Mais certaines vertus sont en
nous de naissance, car on lit au livre de Job (31, 18 Vg) : "Dès l'enfance
la miséricorde a grandi avec moi, elle est sortie du sein en même temps que
moi."
Cependant :
ce qui existe dans l'homme par
nature est commun à tous, et n'est pas enlevé par le péché, puisque même chez
les démons les biens naturels demeurent, d'après Denys. Mais la vertu n'existe
pas chez tous les hommes, et elle est détruite par le péché. Elle n'est donc
pas dans l'homme par nature.
Conclusion :
En ce qui concerne les formes corporelles, certains ont prétendu qu'elles sont totalement d'origine intrinsèque : ils supposent pour ainsi dire un état latent des formes. - Certains ont prétendu au contraire qu'elles viennent totalement du dehors ; ils supposent que les formes corporelles reçoivent l'existence de quelque cause séparée. - Enfin il y en a qui pensent qu'elles viennent partiellement du dedans en tant qu'elles préexistent en puissance dans la matière, et partiellement du dehors en tant qu'elles sont réduites à l'acte par l'agent.
Il en est de même pour les sciences et les vertus. Certains ont prétendu qu'elles sont entièrement d'origine intrinsèque, c'est-à-dire que toutes les vertus comme toutes les sciences préexistent naturellement dans l'âme ; mais par l'enseignement et l'exercice leurs empêchements sont enlevés, empêchements qui viennent à l'âme de la lourdeur du corps ; c'est ainsi qu'en limant le fer on le rend brillant. Ce fut l'opinion des platoniciens. - A l'opposé, d'autres ont dit que la science et la vertu viennent entièrement du dehors, c'est-à-dire de l'influence de l'intellect agent. C'est ce que soutient Avicenne. - D'autres enfin ont prétendu que les sciences et les vertus sont en nous par nature à l'état d'aptitude mais non à l'état de perfection, comme dit le Philosophe. Et cela est plus vrai.
Pour le faire comprendre, il faut considérer qu'une chose est naturelle à un homme de deux façons : par la nature de l'espèce, et par celle de l'individu. Et, parce que chaque être a son espèce d'après sa forme, tandis qu'il est individué d'après la matière ; parce que d'autre part la forme de l'homme est l'âme raisonnable, et sa matière, le corps ; ce qui convient à quelqu'un selon l'âme rationnelle lui est naturel en raison de l'espèce, tandis que ce qui lui convient d'après la complexion déterminée du corps est naturel chez lui à titre individuel. En effet, ce qui est naturel à l'homme du côté du corps, à titre spécifique, on le rapporte à l'âme d'une certaine manière, en tant que tel corps est proportionné à telle âme.
Or, d'une manière comme de l'autre, la vertu nous est naturelle à l'état initial. Elle est dans la nature de l'espèce, en tant que nous avons naturellement dans la raison certains principes naturellement connus, dans l'ordre du savoir comme dans l'ordre de l'action, principes qui sont les germes des vertus intellectuelles et des vertus morales ; et en tant qu'il y a dans la volonté un appétit naturel du bien conforme à la raison. D'autre part, la vertu est dans la nature de l'individu, en tant que certains, par l'état même de leur corps, sont prédisposés mieux ou plus mal à certaines vertus ; c'est-à-dire que certaines facultés sensibles étant fonctions de certains organes du corps, la disposition de ces organes favorise ou empêche ces facultés dans leurs actes et, par voie de conséquence, les facultés rationnelles auxquelles obéissent ces facultés sensibles. C'est ainsi que l'un a une aptitude naturelle à la science, un autre à la force, un autre à la tempérance. Et de cette façon, les vertus aussi bien intellectuelles que morales sont en nous par nature, comme un commencement d'aptitude. - Mais non pas dans leur état accompli. Car la nature est déterminée à une seule chose. Or, cet accomplissement des vertus ne se produit pas selon un seul mode d'action mais selon des modes divers, d'après la diversité des matières où elles opèrent, et d'après la diversité des circonstances.
Ainsi donc il est évident que les
vertus sont en nous par nature à l'état d'aptitude et de commencement, mais non
à l'état de perfection, sauf les vertus théologales qui nous viennent
totalement du dehors.
Solutions :
On voit par là la réponse à faire aux objections. Car les deux premiers arguments sont valables si l'on considère que nous avons en nous par nature des germes de vertus en tant que nous sommes doués de raison. Quant au troisième argument, il est valable si l'on admet que par une disposition naturelle appartenant au corps dès sa naissance, l'un possède une aptitude à s'apitoyer, un autre à vivre avec tempérance, un autre à quelque autre vertu.
Objections :
1. La chose ne semble pas
possible. Sur ce mot de l'Apôtre (Rm 14, 23) "Tout ce qui ne vient pas de
la foi est péché", la Glose de S. Augustin dit ceci : "Toute la vie
des infidèles est péché ; et il n'y a rien de bien sans le souverain bien. Là
où manque la connaissance de la vérité, il n'y a que fausse vertu, même dans
les meilleures moeurs." Mais la foi ne peut s'acquérir par les oeuvres,
elle est causée en nous par Dieu, selon le mot de l'Apôtre (Ep 2, 8) :
"C'est par grâce que vous êtes sauvés au moyen de la foi." Donc,
aucune vertu ne peut être acquise en nous par l'habitude des oeuvres.
2. Puisque le péché est le
contraire de la vertu, il n'est pas compatible avec elle. Mais on ne peut éviter
le péché que par la grâce de Dieu, selon la Sagesse (8, 21 Vg) : "J'ai
appris que je ne puis être continent que par un don de Dieu." Il n'y a
donc pas de vertu qui puisse être causée en nous par l'exercice répété des
oeuvres ; elles ne peuvent l'être que par un don de Dieu.
3. Des actes qui sont en
tendance à la vertu n'ont pas encore la perfection de la vertu. Mais l'effet ne
peut être plus parfait que la cause. La vertu ne peut donc être produite par
les actes précédant la vertu.
Cependant :
Denys assure que le bien a plus de
force que le mal. Mais par des actes mauvais sont produits des habitus vicieux.
Donc, beaucoup plus encore des habitus vertueux peuvent être produits par des
actes bons.
Conclusion :
On a parlé précédemment de la génération des habitus par les actes d'une façon générale. Mais il faut étudier maintenant la question sous l'aspect particulier de la vertu, et prendre garde à ceci. Comme il a été dit précédemment, la vertu vient parfaire l'homme en vue du bien. Or le bien consiste essentiellement, dit S. Augustin, dans "la mesure, la beauté et l'ordre", ou, selon la Sagesse (11, 20), dans "le nombre, le poids et la mesure". Il faut donc que le bien de l'homme soit envisagé d'après une règle. Cette règle est double, avons-nous dit, c'est la raison humaine et c'est la loi divine. Et comme la loi divine est une règle supérieure, elle s'étend par là à plus de choses, de sorte que tout ce qui est réglé par la raison humaine, l'est aussi par la Idi divine, mais non pas réciproquement.
Donc la vertu de l'homme ordonnée
au bien qui est mesuré selon la règle de la raison humaine, peut être causée
par des actes humains, en tant que ces actes procèdent de la raison sous le
pouvoir et la règle de laquelle se réalise le bien envisagé. - Au contraire, la
vertu qui ordonne l'homme au bien mesuré par la loi divine et non plus par la
raison humaine, cette vertu ne peut être causée par des actes humains, dont le
principe est la raison ; mais elle est causée en nous uniquement par
l'opération divine. Et c'est pour définir cette sorte de vertu que S. Augustin
a mis dans sa définition de la vertu : "Dieu l'opère en nous sans
nous."
Solutions :
1. C'est aussi à la vertu
de cette demière sorte que s'applique le premier argument.
2. Une vertu divinement
infusée, surtout si on la considère dans son état parfait, n'est pas compatible
avec un péché mortel. Mais une vertu humainement acquise est compatible avec un
acte de péché, même mortel : parce que l'exercice en nous d'un habitus est
soumis, avons-nous dit, à notre volonté ; or un seul acte de péché ne fait pas
perdre l'habitus d'une vertu acquise, car ce qui s'oppose directement à un
habitus ce n'est pas un acte, mais un habitus. Voilà pourquoi, bien que sans la
grâce on ne puisse éviter le péché mortel au point de ne jamais pécher
mortellement, rien n'empêche qu'on puisse acquérir l'habitus d'une vertu et que
par cette vertu l'on s'abstienne, du moins le plus souvent, des oeuvres
mauvaises, surtout de celles qui sont tout à fait contraires à la raison. - Il
y a du reste certains péchés mortels qu'on ne peut sans la grâce nullement
éviter : ce sont ceux qui sont directement opposés aux vertus théologales,
lesquelles sont en nous par le don de la grâce. Mais cela deviendra plus clair
par la suite.
3. Comme nous l'avons dit, il préexiste en nous, selon la nature, des germes ou principes des vertus acquises. Ces principes sont plus nobles que les vertus qu'on acquiert par la vertu qui est en eux ; ainsi, l'intelligence des principes en matière spéculative est plus noble que la science des conclusions, et la rectitude naturelle de la raison est plus noble que la rectification des appétits qui se fait par participation de la raison, rectification qui relève de la vertu morale. Ainsi donc les actes humains, en tant qu'ils découlent de principes plus élevés, peuvent causer les vertus humaines acquises.
Objections :
1. En dehors des vertus
théologales, il ne semble pas qu'il y en ait d'autres qui soient infusées en
nous par Dieu. En effet, ce qui peut être produit par les causes secondes ne
l'est pas par Dieu immédiatement si ce n'est quelquefois miraculeusement, car
selon Denys, "c'est une loi de la divinité de conduire les choses ultimes
par des intermédiaires". Mais nous venons de direo que les vertus
intellectuelles et morales peuvent être causées en nous par nos actes. Il n'est
donc pas logique qu'elles le soient par infusion.
2. Dans les oeuvres de Dieu
il y a beaucoup moins de superflu que dans celles de la nature. Mais, pour nous
ordonner au bien surnaturel, il suffit des vertus théologales. Il n'y a donc
pas d'autres vertus surnaturelles qui doivent être causées en nous par Dieu.
3. La nature ne fait pas
par deux moyens ce qu'elle peut faire par un seul, et Dieu beaucoup moins
encore. Mais Dieu a semé dans notre âme, dit la Glose, des germes de vertus. Il
n'a donc pas à produire d'autres vertus en nous par infusion.
Cependant :
au dire de la Sagesse (8, 7),
celle-ci "enseigne la sobriété et la justice, la prudence et la
vertu".
Conclusion :
Il faut que les effets soient
proportionnés à leurs causes et principes. Or, toutes les vertus, tant
intellectuelles que morales, qui sont acquises par nos actes découlent, comme nous
l'avons dits, de certains principes naturels qui préexistent en nous. C'est à
la place de ces principes naturels que nous sont conférées par Dieu les vertus
théologales par lesquelles, avons-nous dit, nous sommes ordonnés à notre
destinée sumaturelle. Il faut donc qu'à ces vertus théologales correspondent
aussi de façon proportionnée d'autres habitus divinement causés en nous, qui
soient par rapport aux vertus théologales comme sont les vertus morales et
intellectuelles par rapport aux principes naturels des vertus.
Solutions :
1. Il y a certes des vertus
morales et intellectuelles qui peuvent être causées en nous par nos actes ;
cependant elles ne sont pas proportionnées aux vertus théologales. C'est
pourquoi il faut que d'autres, proportionnées à celles-ci, soient causées
immédiatement par Dieu.
2. Les vertus théologales
suffisent pour commencer à nous ordonner à la fin surnaturelle, c'est-à-dire à
Dieu lui-même immédiatement. Mais il faut qu'au moyen d'autres vertus infuses,
l'âme soit perfectionnée en ce qui concerne les autres réalités, par rapport à
Dieu cependant.
3. La vertu de ces principes qui sont déposés en nous naturellement, ne s'étend pas au-delà des limites de la nature. Et c'est pourquoi, par rapport à la fin surnaturelle, l'homme a besoin d'être perfectionné par d'autres principes surajoutés.
Objections :
1. Il semble que les vertus
infuses ne sont pas d'une autre espèce que les vertus acquises. En effet,
d'après ce qu'on vient de dire, la vertu acquise et la vertu infuse ne
diffèrent, semble-t-il, que par rapport à la fin ultime. Or les habitus et les
actes humains ne reçoivent pas leur espèce de la fin ultime, mais de la fin
prochaine. Les vertus morales ou intellectuelles infuses ne diffèrent donc pas
spécifiquement des vertus acquises.
2. Les habitus sont connus
par les actes. Mais l'acte de la tempérance infuse est le même que celui de la
tempérance acquise ; c'est l'acte de se modérer dans les convoitises du
toucher. Donc il n'y a pas une différence d'espèce.
3. Entre la vertu acquise
et la vertu infuse il y a la différence entre ce qui a été fait immédiatement
par Dieu, et par la créature. Mais l'homme que Dieu a formé est de même espèce
que celui qu'engendre la nature ; et I'oeil qu'il a donné à l'aveugle-né est de
même espèce que celui d'une formation naturelle. Il semble donc que la vertu
acquise est de même espèce que la vertu infuse.
Cependant :
si l'on change n'importe quelle
différence dans une définition, l'espèce n'est plus la même. Mais dans la
définition de la vertu infuse on met, avons-nous dit plus haut, que "Dieu
l'opère en nous sans nous". Puisque cela ne convient pas à la vertu
acquise, c'est donc qu'elle n'est pas de la même espèce que la vertu infuse.
Conclusion :
Il y a deux façons de distinguer spécifiquement les habitus. L'une, comme on l'a dit, consiste à distinguer d'après les aspects spéciaux et formels de leurs objets. Or l'objet de toute vertu, c'est le bien considéré dans une matière appropriée ; ainsi l'objet de la tempérance, c'est le bien dans les plaisirs que recherchent les convoitises du toucher. Dans cet objet, l'aspect formel vient de la raison qui établit une mesure dans ces convoitises, et l'aspect matériel est ce qui vient de la convoitise. Or il est évident que la mesure imposée dans ces sortes de convoitises est d'une autre essence lorsqu'elle est conforme à la règle de la raison humaine, et lorsqu'elle est conforme à la règle divine. Ainsi dans la nourriture, la raison humaine établit pour mesure qu'elle ne nuise pas à la santé du corps et n'empêche pas l'exercice de la raison ; mais la règle de la loi divine demande "que l'on châtie son corps et qu'on le réduise en servitude" (1 Co 9, 27) par l'abstinence du boire, du manger, etc. D'où il est évident que la tempérance infuse et la tempérance acquise sont d'espèce différente. Et il en est de même pour les autres vertus.
D'une autre façon, les habitus se
distinguent spécifiquement, d'après le but auquel ils sont ordonnés. La santé
de l'homme n'est pas de même espèce que celle du cheval, à cause de la
diversité des natures auxquelles elles sont ordonnées. De la même manière, le
Philosophe dit que les vertus des citoyens sont différentes suivant qu'elles
s'adaptent bien aux différents régimes civiques. C'est précisément de cette
façon aussi quc les vertus morales infuses diffèrent spécifiquement des autres.
Par ches, les hommes sont bien ordonnés à être "concitoyens des saints et
membres de la famille de Dieu" (Ep 2, 9) ; par les autres vertus acquises,
l'homme est bien ordonné aux affaires humaines.
Solutions :
1. La vertu infuse et la
vertu acquise diffèrent, non seulement par rapport à la fin ultime, mais aussi
par rapport à leurs objets propres, on vient de le dire.
2. La tempérance acquise
modifie les convoitises des choses agréables au toucher, selon un autre motif,
nous venons de le dire, que la tempérance infuse. Elles n'ont donc pas le même
acte.
3. L'oeil de l'aveugle-né, Dieu l'a fait pour le même acte que les autres yeux formés par la nature, et c'est pourquoi ce fut un oeil de même espèce. Et il en serait de même si Dieu voulait causer miraculeusement dans l'homme des vertus comme ceues qui sont acquises par les actes. Mais, on vient de le dire, ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
Étudions maintenant les
propriétés des vertus. l° Le juste milieu des vertus (Question 64) ; 2° leur
connexion (Question 65) ; 3° leur égalité (Question 66) ; 4° leur durée (Question
67).
1. Les vertus morales se tiennent-elles dans un juste milieu ? - 2. Ce juste milieu de la vertu morale est-il réel ou de raison ? - 3. Les vertus intellectuelles consistent-elles dans un juste milieu ? - 4. Et les vertus théologales ?
Objections :
1. Apparemment non. Ce qui
est ultime répugne en effet à la notion même de milieu. Mais l'ultime est
pourtant de l'essence de la vertu puisqu'elle est, au dire du Philosophe,
"le point ultime de la puissance". Donc la vertu morale ne consiste
pas dans un milieu.
2. Le maximum n'est pas le
milieu. Mais il y a des vertus morales qui tendent à un maximum : la
magnanimité concerne les plus grands honneurs, et la magnificence, les plus
grandes dépenses, d'après Aristote. Donc toute vertu morale n'est pas dans un
milieu.
3. S'il est de l'essence de
la vertu morale d'être dans un milieu, elle ne doit pas trouver sa perfection
mais plutôt sa destruction, si elle tend à l'extrême. Mais il y a des vertus
morales qui y trouvent leur perfection, comme la virginité qui s'abstient de
tout plaisir charnel est ainsi à l'extrême, et réalise la plus parfaite chasteté
; de même, donner tout aux pauvres est ce qu'il y a de plus parfait comme
miséricorde ou comme libéralité. Il semble donc qu'il ne soit pas essentiel à
la vertu morale d'être dans un milieu.
Cependant :
le Philosophe affirme que "la
vertu morale est l'habitus de choisir en demeurant dans un juste milieu".
Conclusion :
Il ressort de ce qui a été dit que
toute vertu, par son essence même, ordonne l'homme au bien. Le propre de la
vertu morale est d'assurer la perfection de la partie appétitive de l'âme dans
une matière déterminée. Or un mouvement appétitif a pour mesure et pour règle à
l'égard de ses objets la raison elle-même. Et le bien de tout ce qui est mesuré
et réglé consiste en ce qu'il soit conforme à sa règle, comme le bien dans les
oeuvres d'art est qu'elles suivent les règles de l'art. Par conséquent, en ce
domaine, le mal c'est au contraire d'être en désaccord avec sa règle ou mesure.
Ce qui lui arrive, ou parce qu'elle va au-delà de la mesure, ou parce qu'elle
reste en deçà, comme cela saute aux yeux dans tout ce qui se règle et se
mesure. Et par là on voit nettement que le bien de la vertu morale consiste
dans un ajustement à la mesure de raison. - Or il est clair qu'ajustement ou
conformité est un milieu entre l'excès et le défaut. Cela montre clairement que
la vertu morale consiste dans un milieu.
Solutions :
1. La vertu morale tire sa
bonté de la règle de raison ; mais pour matière ene a les passions ou les
opérations. Donc, si on la confronte à la raison, en ce cas, selon qu'elle
reçoit de la raison, elle se tient essentiellement à un extrême, à savoir la
conformité ; au contraire l'excès comme le défaut, représente essentiellement
l'autre extrême, à savoir la difformité. Mais si l'on considère la vertu morale
dans sa matière, alors elle se tient essentiellement dans un milieu en tant
qu'elle ramène la passion à la règle de raison. D'où cette définition du
Philosophe : "Dans sa substance la vertu est un milieu", en tant
qu'elle applique une règle de vertu à une matière appropriée ; "mais dans
ce qu'elle a de mieux et dans sa perfection, elle est un extrême",
c'est-à-dire dans la conformité à la raison.
2. Dans les actions et les
passions, le milieu et les extrêmes varient selon les circonstances. Aussi rien
n'empêche que dans une vertu quelque chose soit à l'extrême suivant une
circonstance, et cependant au milieu selon les autres, en conformité avec la
raison. Et il en est ainsi dans la magnificence et dans la magnanimité. Car si
l'on considère dans sa grandeur absolue à quoi tend le magnifique comme le
magnanime, on dira que c'est une chose extrême et un maximum ; mais si l'on
considère cette chose relativement aux autres circonstances, alors elle a
raison de milieu, puisque ces sortes de vertus tendent à cela d'après une règle
de raison, c'est-à-dire où il faut, quand il faut, et pour le motif qu'il faut.
C'est un excès de tendre au maximum quand il ne faut pas, ou bien là où il ne
faut pas, ou encore pour un motif qu'il ne faut pas ; mais c'est un défaut de
ne pas tendre à ce maximum là où il faut et quand il faut. C'est bien ce que
dit le Philosophe que "le magnanime est extrême assurément dans la
grandeur, mais, parce que c'est comme il faut, il reste dans le juste
milieu".
3. Il en est de la virginité et de la pauvreté comme de la magnanimité. La virginité s'abstient en effet de tous les plaisirs sexuels, et la pauvreté de toutes les richesses, pour le motif qu'il faut et comme il faut, c'est-à-dire selon le commandement de Dieu et pour la vie éternelle. Mais si la chose se fait comme il ne faut pas, c'est-à-dire selon un culte illicite, ou encore pour une vaine gloire, ce sera pratique superflue. Si au contraire elle ne se fait pas quand il le faut ou comme il le faut, c'est du vice par défaut, comme cela est clair chez ceux qui transgressent leur voeu de virginité ou de pauvreté.
Objections :
Il n'est pas un milieu de raison,
semble-t-il, mais un milieu réel. Être dans un milieu, c'est le bien de la
vertu morale. Or le bien, dit le livre VI des Métaphysiques, est dans les
choses mêmes. Donc le milieu en vertu morale est un milieu réel.
2. La raison est une
faculté de connaissance. Or la vertu morale ne consiste pas dans un milieu
entre des connaissances, mais plutôt entre des opérations et des passions. Ce
n'est donc pas un milieu de raison mais un milieu réel.
3. Quand un milieu est
calculé d'après une proportion arithmétique ou géométrique, c'est un milieu
réel. Or tel est le cas pour la justice, comme il est dit dans l'Éthique. Le
milieu de la vertu morale est donc affaire non de raison mais de réalité.
Cependant :
au dire du Philosophe, "la
vertu morale consiste dans un juste milieu relatif à nous, fixé par la
raison".
Conclusion :
"Milieu de raison" peut s'entendre en deux sens. En tant qu'il est établi dans l'acte même de la raison, cet acte même étant pour ainsi dire ramené à un milieu. En ce sens, comme la vertu morale ne parfait pas l'acte de la raison, mais celui de la faculté appétitive, son milieu n'est pas un milieu de raison. - Dans un autre sens, on peut donner ce nom à ce qui est établi par la raison en quelque matière. En ce sens, le milieu de la vertu morale est toujours un milieu de raison, puisque la vertu morale, avons-nous dit, consiste par définition dans un milieu en conformité avec la droite raison.
Mais il arrive parfois que le
milieu de raison est aussi un milieu réel, et il faut alors que le milieu de la
vertu morale soit un milieu réel : c'est le cas pour la justice. Parfois, au
contraire, le milieu de raison n'est pas un milieu réel mais se prend par
rapport à nous ; il en est ainsi dans toutes les autres vertus morales. La
raison en est que la justice concerne les opérations, et que celles-ci ont lieu
dans des réalités extérieures à nous, où ce qui est droit doit être établi
d'une façon absolue et pour soi-même, comme on l'a dit plus haut. Voilà
pourquoi le milieu de raison dans la justice s'identifie avec le milieu réel,
dans la mesure précisément où le rôle de la justice est de donner à chacun son
dû, ni plus ni moins. Les autres vertus morales concernent au contraire les
passions intérieures, où ce qui est droit ne peut être établi d'une manière
uniforme parce que les hommes se comportent très diversement dans les passions
; c'est pourquoi il faut que la rectitude de la raison soit établie dans les
passions par rapport à nous qui sommes atteints par elles.
Solutions :
On voit ainsi la réponse aux objections. Car les deux premiers arguments font penser au milieu de raison tel qu'il se rencontre effectivement dans l'acte même de la raison. Quant au troisième, il vaut pour le milieu en matière de justice.
Objections :
1. Non, semble-t-il. En
effet, les vertus morales consistent dans un juste milieu en tant qu'elles se
conforment à la règle de la raison. Mais les vertus intellectuelles sont dans
la raison même, et ainsi elles n'ont pas, semble-t-il, de règle au-dessus
d'elles. Elles ne consistent donc pas dans un juste milieu.
2. Le milieu de la vertu
morale est déterminé par la vertu intellectuelle. Il est dit en effet dans
l'Éthique que "la vertu consiste dans un juste milieu, fixé par la raison,
selon l'avis du sage". Donc, si la vertu intellectuelle à son tour
consiste dans un milieu, il faut qu'il soit déterminé par une autre vertu. Et
ainsi on ira à l'infini dans les vertus.
3. "Un milieu est
proprement entre les contraires", comme le Philosophe le montre. Mais dans
l'intelligence la contrariété, à ce qu'il semble, n'existe pas, puisque même
les contraires en tant qu'ils sont dans l'intelligence ne sont pas des
contraires, mais sont pensés en même temps, comme blanc et noir, sain et
malade. Il n'y a donc pas de milieu dans les vertus intellectuelles.
Cependant :
on dit bien au livre VI de
l'Éthique, que l'art est une vertu intellectuelle ; et pourtant au livre II, on
dit qu'il y a dans l'art un juste milieu. Donc même la vertu intellectuelle
consiste en un milieu.
Conclusion :
Le bien d'une chose consiste dans un milieu selon qu'il se conforme à une règle ou mesure qu'il est possible de dépasser et de ne pas atteindre, nous l'avons dit plus haut. Or la vertu intellectuelle, nous l'avons dit aussi, est ordonnée au bien, comme la vertu morale. Par conséquent, selon que le bien de la vertu intellectuelle est en rapport avec la mesure, il est en rapport avec la notion de milieu. Mais le bien de la vertu intellectuelle, c'est le vrai : le vrai au sens absolu, s'il s'agit de vertu spéculative ; et, s'il s'agit de vertu pratique, le vrai en conformité avec un appétit correct.
Or le vrai de notre intelligence, considéré au sens absolu, est comme mesuré par la réalité. La réalïté est en effet la mesure de notre intelligence, disent les Métaphysique ; d'après ce que la réalité est ou n'est pas, il y a vérité dans l'opinion et dans le discours. C'est ainsi que le bien de la vertu intellectuelle consiste en un juste milieu par conformité avec la réalité même, en tant qu'on dit être ce qui est et n'être pas ce qui n'est pas. En cela consiste essentiellement le vrai. L'excès réside dans l'affirmation fausse par laquelle on dit être ce qui n'est pas. Le défaut se prend dans la négation fausse par laquelle on dit n'être pas ce qui est.
Quant au vrai de la vertu
intellectuelle pratique, si on le rapporte à la réalité, il se présente comme
mesuré. Et à cet égard le milieu s'entend par conformité avec la réalité de la
même manière dans les vertus intellectuelles pratiques que dans les
spéculatives. - Mais par rapport à l'appétit, il se présente comme une règle et
comme une mesure. Aussi le milieu de la vertu morale est-il identique à celui
de la prudence elle-même, à savoir la rectitude de la raison ; mais ce müieu
appartient à la prudence en tant qu'elle règle et mesure, à la vertu morale en
tant qu'ene est réglée et mesurée. Pareillement, l'excès et le défaut ne se
prennent pas de la même manière de part et d'autre.
Solutions :
1. Même la vertu
intellectuelle a sa mesure, nous venons de le dire, et le juste milieu est pris
chez elle par conformité à cette mesure.
2. Il n'est pas nécessaire
d'aller à l'infini dans les vertus, parce que la mesure et la règle de la vertu
intellectuelle, ce n'est pas un autre genre de vertu, mais la réalité
elle-même.
3. Les choses qui sont contraires dans la réalité ne gardent pas dans l'âme leur contrariété puisque l'une est la raison de connaître l'autre. Il y a toutefois dans l'intelligence la contrariété de l'affirmation et de la négation, et, comme dit Aristote, ce sont là des contraires. Car, bien que l'être et le non-être ne soient pas des contraires, ils s'opposent contradictoirement, si l'on considère ces expressions telles qu'elles existent dans les choses, puisque l'un est de l'être existant, et l'autre est pur non-être. Néanmoins, si on les rapporte à l'acte de l'âme, l'un comme l'autre dit quelque chose de positif. Ainsi être et non-être sont des contradictoires ; mais l'opinion par laquelle nous pensons que "le bien est le bien" est contraire à l'opinion par laquelle nous pensons "que le bien n'est pas le bien". Et le milieu entre ces contraires c'est la vertu intellectuelle.
Objections :
1. Apparemment, oui. Car
c'est là le bien des autres vertus. Or la vertu théologale dépasse en bonté les
autres vertus. Donc elle est beaucoup plus encore dans un milieu.
2. Le milieu dans la vertu
morale s'entend selon que l'appétit est réglé par la raison ; celui de la vertu
intellectuelle, selon que notre intelligence est réglée par la réalité. Mais la
vertu théologale, avons-nous dit plus haut, parfait tout ensemble
l'intelligence et la volonté. Donc la vertu théologale, elle aussi, consiste
dans un milieu.
3. L'espérance, qui est une
vertu théologales est un milieu entre le désespoir et la présomption.
Pareillement, la foi s'avance aussi, comme dit Boèce, "dans un juste
milieu entre les hérésies contraires". Confesser dans le Christ une seule
personne et deux natures, c'est un milieu entre l'hérésie de Nestorius qui
affirme deux personnes et deux natures, et celle d'Eutychès qui affirme une
seule personne et une seule nature. La vertu théologale consiste donc bien en
un milieu.
Cependant :
partout où la vertu consiste en un
milieu, on peut pécher par excès comme par défaut. Mais envers Dieu, qui est
l'objet de la vertu théologale, on ne peut pécher par excès car il est écrit
dans l'Ecclésiastique (43, 30) : "Vous qui bénissez Dieu, exaltez-le tant
que vous pouvez, car il est au-dessus de toute louange." La vertu
théologale ne se tient donc pas dans un milieu.
Conclusion :
La vertu trouve son juste milieu, avons-nous dit, dans la conformité à sa règle ou mesure, parce qu'il peut lui arriver ou de la dépasser ou de ne pas l'atteindre. Or pour la vertu théologale on peut prendre une double mesure. Il y en a une dans l'essence même de la vertu. En ce sens la mesure, la règle de la vertu théologale est Dieu même ; notre foi en effet est réglée sur la vérité divine, notre charité sur la bonté de Dieu, notre espérance sur la grandeur de sa toute-puissance et de sa miséricorde. Et c'est là une mesure qui dépasse toute capacité humaine ; aussi ne peut-on jamais aimer Dieu autant qu'il doit être aimé, ni croire ou espérer en lui autant qu'on le doit. Aussi peut-on encore beaucoup moins y mettre de l'excès. Ainsi le bien d'une telle vertu ne consiste pas en un milieu, mais est d'autant meilleur qu'on s'approche davantage du summum.
Mais il y a pour la vertu
théologale une autre règle ou mesure prise de notre côté. Car, bien que nous ne
puissions nous porter vers Dieu autant que nous le devons, nous devons
cependant être portés vers lui en croyant, en espérant et en aimant à la mesure
de notre condition. Aussi peut-on, par accident, considérer dans la vertu
théologale un milieu et des extrêmes de notre côté.
Solutions :
1. Le bien des vertus
intellectuelles et morales consiste dans un milieu réalisé en conformité avec
une règle ou mesure qu'il arrive de dépasser. Ce qui n'est pas possible,
avons-nous dit, dans les vertus théologales, à parler formellement.
2. Les vertus morales et
intellectuelles perfectionnent notre intelligence et notre appétit en les
subordonnant à une mesure, à une règle créée ; les vertus théologales, en les
subordonnant à une mesure et règle incréée. La comparaison n'est donc pas
valable.
3. L'espérance tient le milieu entre la présomption et le désespoir, de notre côté, c'est-à-dire que quelqu'un est taxé de présomption lorsqu'il espère de Dieu un bien qui dépasse sa propre condition ; ou de désespoir s'il n'espère pas le bien que sa condition lui permettrait d'espérer. Mais du côté de Dieu, puisque sa bonté est infinie, il ne peut pas y avoir surabondance d'espoir. Semblablement, la foi aussi est dans un milieu entre des hérésies contraires, non par rapport à l'objet puisque cet objet est Dieu qu'on ne saurait trop croire ; mais en tant que notre manière humaine de penser tient le milieu entre des pensées contraires, comme on le voit d'après l'exemple donné ci-dessus.
1. Les vertus morales sont-elles
connexes ? - 2. Peuvent-elles exister sans la charité ? - 3. La charité
peut-elle exister sans elles ? - 4. La foi et l'espérance peuvent-elles exister
sans la charité ? - 5. La charité peut-elle exister sans la foi et l'espérance
?
Objections :
1. Elles ne sont pas, à ce
qu'il semble, dans une connexion nécessaire. Parfois en effet les vertus
morales sont causées par l'exercice et la répétition des actes, comme il est
prouvé au livre II de l'Éthique. Mais on peut être exercé dans les actes d'une
vertu sans l'être dans les actes d'une autre. On peut donc avoir une vertu
morale sans l'autre.
2. La magnificence et la
magnanimité sont des vertus morales. Mais quelqu'un peut avoir les autres
vertus morales sans avoir ces deux-là. Le Philosophe dit en effet que "le
pauvre ne peut pas être magnifique", alors qu'il peut avoir d'autres
vertus. Le Philosophe dit encore que "celui qui n'est digne que de petites
choses et sait y montrer de la dignité, est un homme tempéré, mais n'est pas un
magnanime". Les vertus morales ne sont donc pas connexes.
3. De même que les vertus morales
perfectionnent la partie appétitive de l'âme, ainsi les vertus intellectuelles
en perfectionnent la partie intellectuelle. Mais les vertus intellectuelles ne
sont pas connexes ; car quelqu'un peut posséder une science sans en posséder
une autre. Les vertus morales ne sont donc pas davantage connexes.
4. Si les vertus morales
sont connexes, c'est seulement parce qu'elles ont un lien dans la prudence.
Mais cela ne suffit pas pour la connexion des vertus morales. Il semble en
effet qu'un homme pourrait être prudent quant aux actions qui relèvent d'une
vertu, sans l'être en ce qui concerne une autre vertu. Ainsi peut-on posséder
l'art pour une certaine fabrication, sans le posséder pour d'autres. Or la
prudence est la droite règle de l'action. Donc il n'est pas nécessaire que les
vertus morales soient connexes.
Cependant :
S. Ambroise dit ceci : "Les
vertus sont connexes entre elles, et si enchaînées que celui qui en a une
semble en avoir plusieurs." S. Augustin dit également que "les vertus
qui sont dans l'âme humaine ne sont nullement séparées les unes des
autres". S. Grégoire dit à son tour qu' "une vertu sans les autres,
est tout à fait nulle ou imparfaite". Et Cicéron affirme : "Si tu
avoues que tu ne possèdes pas une vertu, nécessairement tu n'en auras aucune."
Conclusion :
La vertu morale peut s'entendre soit à l'état parfait soit à l'état imparfait. - A l'état imparfait, la vertu morale, comme la tempérance ou la force, n'est en nous qu'une inclination à entreprendre quelque chose dans la catégorie du bien, qu'une telle inclination existe en nous par nature, ou par entraînement. Si on les entend de cette façon, les vertus morales ne sont pas connexes ; nous voyons en effet quelqu'un qui, par tempérament ou par habitude, est prêt aux oeuvres de la libéralité, et ne l'est cependant pas aux oeuvres de la chasteté.
Mais, à l'état parfait, la vertu morale est un véritable habitus qui incline à bien accomplir l’oeuvre bonne. Dans cette acception, il faut dire que les vertus morales sont connexes, comme c'est admis par presque tout le monde. A cela une double raison est assignée, selon qu'on distingue d'une manière différente les vertus cardinales.
Certains en effet, nous l'avons dit, les distinguent comme autant de conditions communes aux vertus, en ce sens que tout discemement ressortit à la prudence, toute rectitude à la justice, toute modération à la tempérance, toute fermeté d'âme à la force, en quelque domaine que l'on considère ces choses. A ce point de vue, la raison de la connexion apparaît manifestement : on ne peut pas reconnaître de la vertu dans la fermeté si elle ne s'accompagne pas de modération, de rectitude, de discernement ; et il en est de même des autres conditions. C'est ce motif que S. Grégoire assigne à la connexion des vertus lorsqu'il dit que "si elles sont disjointes, elles ne peuvent être parfaites en tant que vertus, parce que la prudence n'est pas véritable si elle n'est pas juste, tempérante et forte". Et il continue ainsi à propos des autres vertus. S. Augustin, au livre VI sur la Trinité, donne une raison semblable.
D'autres au contraire distinguent
ces vertus d'après leurs matières. A ce point de vue la raison de la connexion
est indiquée par Aristote au livre VI de l'Éthique. Elle est dans ce fait,
expliqué plus haut. qu'on ne peut avoir aucune vertu morale sans la prudence.
Car le propre de la vertu morale, puisqu'elle est l'habitus du choix, c'est de
faire de bons choix. Or, pour un bon choix, il ne suffit pas seulement d'une
inclination à la fin requise, ce qui est directement recherché par l'habitus de
la vertu morale ; mais en outre on devra choisir les justes moyens, ce qui est
l’oeuvre de la prudence, laquelle a pour fonction de discuter, juger et
commander les moyens en vue de la fin. - Pareillement, on ne peut pas non plus
avoir la prudence sans avoir les vertus morales. Car la prudence est la droite
règle de l'action. Cette règle de raison découle, comme de ses principes, des
fins mêmes de la conduite humaine. Et si l'on est bien disposé à l'égard de ces
fins, c'est grâce aux vertus morales. Aussi, pas plus qu'on ne peut avoir une
science spéculative sans l'intelligence des principes, ne peut-on avoir la
prudence sans les vertus morales. Il s'ensuit manifestement que les autres
vertus morales sont connexes.
Solutions :
1. Parmi les vertus morales, certaines perfectionnent l'homme selon l'état commun, c'est-à-dire quant aux choses qu'on doit faire cornrnunément, en toute vie humaine. Voilà pourquoi il faut que l'homme soit exercé dans les matières de toutes les vertus morales à la fois. Et à coup sûr, s'il s'exerce en tous ces domaines par des actes bien conduits, il acquerra les habitus de toutes ces vertus. Si au contraire il s'applique à bien se conduire dans une matière et non dans une autre, par exemple à bien se posséder dans les colères, mais non dans les convoitises, il acquerra un habitus pour refréner les colères, mais cet habitus n'aura pas raison de vertu, parce qu'il lui manque la prudence, faussée à l'égard des convoitises. De même, des inclinations naturelles n'ont pas parfaitement raison de vertu, si la prudence fait défaut.
En revanche, il y a des vertus
morales qui perfectionnent l'homme selon un état éminent, comme la magnificence
et la magnanimité. Aussi, parce que chacun n'a pas couramment l'occasion de
s'exercer dans le domaine de ces vertus, quelqu'un peut avoir d'autres vertus
morales sans posséder d'une manière actuelle l'habitus de celles-là, pour
parler de vertus acquises. Mais s'il a acquis d'autres vertus, il possède
celles-ci en puissance prochaine. En effet, lorsqu'un individu s'est acquis par
l'exercice l'habitus de la libéralité avec des dons et des dépenses modestes,
s'il lui survient une grosse fortune, il lui suffira d'un peu d'exercice pour
acquérir l'habitus de la magnificence ; de même un géomètre acquiert par un peu
d'application la science d'une conclusion à laquelle il n'avait encore jamais
pensé. Or, on dit qu'on a déjà ce qu'on est sur le point d'avoir, selon ce mot
du Philosophe, "Quand il manque peu de chose, il semble qu'il ne manque
rien."
2. Cela donne la réponse à
la deuxième objection.
3. Les vertus
intellectuelles concernent des matières variées, sans lien entre elles, comme
le montre la diversité des sciences et des arts. C'est pourquoi on n'y trouve
pas la connexion qui se rencontre dans les vertus morales concernant les
passions et les opérations, lesquelles ont manifestement un lien entre elles.
Car toutes les passions découlent de quelques-unes qui sont premières, à savoir
l'amour et la haine, pour se terminer à quelques autres, à savoir la
délectation et la tristesse. Et pareillement, toutes les opérations qui sont
matière de la vertu morale ont un lien entre elles et aussi avec les passions.
Et c'est pourquoi toute la matière des vertus morales tombe sous une seule
raison de prudence. - Cependant, tous les objets intelligibles ont un lien avec
les premiers principes. C'est par là que toutes les vertus intellectuelles
dépendent de l'intelligence des principes, au même titre, avons-nous dit, que
la prudence dépend des vertus morales. Mais les principes universels, objet de
simple inteuigence, ne dépendent pas des conclusions dont s'occupent les autres
vertus intellectuelles, comme les vertus morales dépendent de la prudence, du
fait que d'une certaine manière l'appétit meut la raison et la raison
l'appétit, comme nous l'avons dit plus haut.
4. Les choses auxquelles inclinent les vertus morales sont pour la prudence comme des principes, tandis que pour l'art les choses à fabriquer ne sont pas des principes, mais seulement une matière. Or il est évident que la raison peut bien être droite dans une partie de sa matière et non dans une autre, mais on ne peut aucunement parler de raison droite si l'on est en défaut sur un principe quelconque. Par exemple, si quelqu'un se trompait sur ce principe "le tout est plus grand que la partie", il ne pourrait avoir aucune science de la géométrie, parce qu'il ne ferait que s'éloigner de la vérité dans les corollaires. - En outre, comme nous venons de le dire, les objets de l'action sont liés entre eux, non les objets de la fabrication. C'est pourquoi le défaut de prudence dans une seule partie du domaine de l'action mettrait aussi en défaut sur tous les autres points. Ce qui n'arrive pas dans le domaine de la fabrication.
Objections :
1. Oui, sans doute. On lit
en effet au livre des Sentences de Prosper que "toute vertu, à l'exception
de la charité, peut être commune aux bons et aux méchants". Mais il est
dit au même endroit que "la charité ne peut exister que chez les
bons". C'est donc qu'on peut avoir les autres vertus sans elle.
2. Les vertus morales
peuvent s'acquérir par les actes humains, dit le Philosophe. Mais on n'a la
charité que par infusion, selon la parole de l'Apôtre (Rm 5, 5) : "L'amour
de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été
donné." Donc on peut avoir les autres vertus sans la charité.
3. Les vertus morales sont
liées entre elles en tant qu'elles dépendent de la prudence. Mais la charité ne
dépend pas de la prudence ; bien plus, elle la dépasse, selon le mot de
l'Apôtre (Ep 3, 19) : "L'amour du Christ surpasse toute
connaissance." Les vertus morales ne sont donc pas en connexion avec la
charité, mais peuvent exister sans elle.
Cependant :
on lit en S. Jean (1 Jn 3, 14) :
"Celui qui n'aime pas demeure dans la mort." Mais ce sont les vertus
qui parfont la vie spirituelle ; car c'est par elles "que l'on vit d'une
manière droite", dit S. Augustin. Elles ne peuvent donc exister sans la
direction de la charité.
Conclusion :
On l'a dit plus haut, tant que les vertus morales sont réalisatrices d'une perfection en harmonie avec une fin qui ne dépasse pas la capacité naturelle de l'homme, elles peuvent être acquises par des oeuvres humaines. Acquises de la sorte, elles peuvent exister sans la charité, comme elles ont existé en fait chez beaucoup de paîens. - Mais dans la mesure où elles sont réalisatrices du bien ordonné à la fin ultime surnaturelle, alors elles ont pleinement et véritablement raison de vertu et ne peuvent être acquises par des actes humains mais sont infusées par Dieu. Et ces vertus morales ne peuvent exister sans la charité. En effet, nous l'avons dit plus haut, pour les autres vertus morales, elles ne peuvent exister sans la prudence ; mais la prudence ne peut exister non plus sans elles, en tant que ce sont elles qui font qu'on est bien disposé à l'égard de certaines fins d'où procède la raison de prudence. Or, pour que cette raison de prudence soit droite, il est encore davantage requis que l'on soit bien disposé à l'égard de la fin ultime, ce qui se fait par la charité, que de l'être à l'égard des autres fins, ce qui se fait par les vertus morales. De même, la droite raison en matière spéculative a surtout besoin de ce premier principe indémontrable, que les contradictoires ne sont pas vraies en même temps. Ainsi est-il évident que ni la prudence infuse ne peut exister sans la charité, ni en conséquence les autres vertus morales puisqu'elles ne peuvent exister sans la prudence.
Il est donc évident, d'après ce
qu'on vient de dire, que seules les vertus infuses sont vraiment parfaites et
doivent être appelées absolument vertus, parce qu'elles ordonnent bien l'homme
à la fin absolument ultime. Quant aux autres, c'est-à-dire les vertus acquises,
elles sont vertus relativement mais non pas absolument, car elles ordonnent
bien l'homme en vue d'une fin ultime dans un genre, mais non en vue de la fin
ultime absolument. De là, sur le passage de l'Apôtre (Rm 14, 23) "Tout ce
qui ne vient pas de la foi est péché", la Glose de S. Augustin commente :
"Là où manque la connaissance de la vérité, il n'y a que fausse vertu,
même avec de bonnes moeurs."
Solutions :
1. Les vertus sont
entendues ici selon une raison imparfaite de vertu. Autrement, si la vertu
morale est entendue selon la raison parfaite de vertu, elle rend bon celui qui
la possède, et par suite elle ne peut exister chez les méchants.
2. L'argument est valable
pour ce qui est des vertus morales acquises.
3. Bien que la charité dépasse la science et la prudence, la prudence dépend de la charité comme nous venons de le dire. Et par conséquent, toutes les verms morales infuses.
Objections :
1. On pourrait le penser.
Si un moyen suffit pour atteindre son but, on ne doit pas en disposer
plusieurs. Or à elle seule la charité suffit pour accomplir toutes les oeuvres
de vertu, comme on le voit dans le passage de la première épître aux
Corinthiens (13, 4) : "La charité est patiente, elle est douce, etc."
Il semble donc que lorsqu'on a la charité, les autres vertus soient superflues.
2. Celui qui possède un
habitus vertueux en accomplit facilement les oeuvres, et ces oeuvres lui
plaisent par elles-mêmes ; aussi "le signe même d'un habitus est le
plaisir que l'on prend à agir" dit l'Éthique. Mais beaucoup ont la
charité, puisqu'ils sont sans péché mortel, qui cependant souffrent difficulté
dans les oeuvres vertueuses, et à qui ces oeuvres ne plaisent pas par
elles-mêmes mais uniquement selon qu'elles se réfèrent à la charité. Donc
beaucoup ont la charité sans avoir les autres vertus.
3. La charité se trouve
chez tous les saints. Mais il y en a pourtant parmi eux qui manquent de
quelques vertus. Bède dit que les saints s'humilient bien plus au sujet des
vertus qu'ils n'ont point, qu'ils ne se glorifient des vertus qu'ils ont. Il
n'est donc pas nécessaire que celui qui possède la charité possède toutes les
vertus morales.
Cependant :
c'est par la charité que l'on
accomplit toute la loi selon S. Paul (Rm 13, 6) : "Qui aime le prochain a
de ce fait accompli la loi." Mais la loi ne peut être accomplie
entièrement qu'au moyen de toutes les vertus morales, puisque ses préceptes
portent sur tous les actes de vertus, selon Aristote. Donc celui qui a la
charité a toutes les vertus morales. - S. Augustin dit aussi dans une lettre
que la charité englobe toutes les vertus cardinales.
Conclusion :
Avec la charité sont infusées à la fois toutes les vertus morales. La raison en est que Dieu n'opère pas avec moins de perfection dans les oeuvres de la grâce que dans celles de la nature. Or, dans les oeuvres de la nature, nous voyons que le principe de quelques oeuvres ne se trouve jamais chez un être sans qu'on trouve en lui ce qui est nécessaire au parfait accomplissement de ces oeuvres. Ainsi les animaux ont les organes qui leur permettent d'accomplir parfaitement les oeuvres pour lesquelles ils ont dans l'âme une capacité d'agir. Or il est manifeste que la charité, en tant qu'elle ordonne l'homme à la fin ultime, est le principe de toutes les oeuvres bonnes qui peuvent être ordonnées à cette fin. Aussi faut-il qu'avec la charité soient infusées toutes les vertus morales qui permettent à l'homme d'accomplir toutes les sortes d'oeuvres bonnes.
Ainsi est-il évident que les vertus
morales infuses ont une connexion entre elles non seulement à cause de la
prudence, mais aussi à cause de la charité ; et que celui qui perd la charité
par le péché mortel, perd toutes les vertus morales infuses.
Solutions :
1. Pour que l'acte d'une
puissance inférieure soit parfait, il faut qu'il y ait perfection non seulement
dans la puissance supérieure mais aussi dans la puissance inférieure : quand
bien même en effet l'agent principal se comporterait comme il faut, l'action
parfaite ne s'ensuivrait pas si l'instrument n'était pas bien disposé. Aussi
faut-il, pour être en mesure de bien agir dans ce qui mène à une fin, non
seulement avoir la vertu par laquelle on est bien disposé envers la fin, mais
encore les vertus par lesquelles on est bien disposé envers les moyens ; car la
vertu concernant la fin joue le rôle de principe et de moteur à l'égard de
celles qui regardent les moyens. Voilà pourquoi il est nécessaire d'avoir aussi
les vertus morales avec la charité.
2. Il arrive parfois
qu'ayant un habitus, on éprouve de la difficulté à agir, et par suite qu'on ne
ressente pas de plaisir ni de complaisance dans l'acte, à cause de quelque
empêchement survenant du dehors. Ainsi, celui qui est en possession d'un
habitus de science éprouve parfois de la difficulté à penser, à cause du
sommeil qui l'envahit ou de quelque malaise. Pareillement, les habitus des
vertus morales infuses éprouvent parfois une difficulté à agir, à cause de
dispositions contraires laissées par des actes précédents. C'est une difficulté
qui n'arrive pas au même degré dans les vertus morales acquises, parce que
l'exercice répété des actes, qui les font acquérir, fait disparaître même les
dispositions contraires.
3. Quand on dit que des saints n'ont pas certaines vertus, c'est en tant qu'ils éprouvent de la difficulté dans les actes de ces vertus, pour la raison qu'on vient de dire, mais ils n'en possèdent pas moins les habitus de toutes les vertus.
Objections :
1. Il semble que non. Car,
étant vertus théologales, elles sont apparemment plus dignes que les vertus
morales, même infuses. Mais les vertus morales infuses ne peuvent pas exister
sans la charité. Donc ni la foi et l'espérance.
2. "Nul ne croit sans
le vouloir", dit S. Augustin. Or la charité est dans la volonté comme la
perfection du vouloir, nous l'avons dit précédemment. La foi ne peut donc
exister sans la charité.
3. S. Augustin dit encore
"que l'espérance ne peut exister sans amour". Donc l'espérance ne
peut exister sans la charité.
Cependant :
il est dit dans la Glose que
"la foi engendre l'espérance, et l'espérance la charité". Mais
l'engendrant existe avant l'engendré et peut exister sans lui. Donc la foi peut
exister sans l'espérance, et l'espérance sans la charité.
Conclusion :
La foi et l'espérance, comme les vertus morales, peuvent être considérées de deux façons : dans un certain état initial, puis dans un état achevé de vertu. En effet, puisque la vertu est ordonnée à l'accomplissement de l'oeuvre bonne, une vertu est appelée parfaite lorsqu'eue est capable d'une oeuvre parfaitement bonne ; ce qui a lieu lorsque ce qui est fait, non seulement est bon, mais aussi est bien fait. Autrement, si ce qui est fait est bon mais n'est pas bien fait, l’oeuvre ne sera pas parfaitement bonne ; par suite, l'habitus qui est le principe d'une telle oeuvre ne réalisera pas non plus parfaitement la raison de vertu. Ainsi, quand quelqu'un fait des choses justes, il fait une bonne chose ; mais ce ne sera pas l’oeuvre d'une vertu achevée, s'il ne la fait pas bien, c'est-à-dire d'après un choix droit, qui est 1'oeuvre de la prudence ; et c'est pourquoi la justice sans la prudence ne peut être une vertu parfaite.
Ainsi donc la foi et l'espérance
peuvent exister de quelque manière sans la charité ; mais sans la charité elles
n'ont pas raison de vertu parfaite. En effet, puisque l’oeuvre de la foi, c'est
de croire Dieu, et que croire c'est, de son propre vouloir, donner son
assentiment à quelqu'un, si l'on ne met pas dans son vouloir toute la mesure
qu'on devrait, l’oeuvre de la foi ne sera pas parfaite. Or la mesure qu'on doit
mettre dans le vouloir est donnée par la charité qui vient parfaire la volonté
; car tout mouvement q ui est droit dans la volonté procède, dit S. Augustin,
d'un amour droit. Ainsi donc la foi existe sans la charité, mais non comme
vertu parfaite ; elle est pareille à la force ou à la tempérance sans la
prudence. - Et il faut dire la même chose de l'espérance. Car l'acte de
l'espérance c'est attendre de Dieu la béatitude future. Assurément cet acte est
parfait s'il s'appuie sur les mérites que l'on a, ce qui ne peut avoir lieu
sans la charité. Mais, si cette attente se fonde sur des mérites qu'on n'a pas
mais qu'on se propose d'acquérir à l'avenir, ce sera un acte imparfait, et qui
peut exister sans la charité. - Voilà pourquoi la foi et l'espérance peuvent
exister sans la charité, mais sans elle ce ne sont pas à proprement parler des
vertus, puisqu'il est essentiel à la vertu que grâce à elle non seulement nous
fassions quelque bien mais que nous le fassions bien, comme dit Aristote.
Solutions :
1. Les vertus morales
dépendent de la prudence ; or la prudence infuse ne peut rien garder de la
raison de prudence en dehors de la charité, puisqu'il n'y a plus alors de
rapport au premier principe qui est la fin ultime. Mais la foi et l'espérance
selon leurs raisons propres ne dépendent ni de la prudence ni de la charité. Et
c'est pourquoi elles peuvent exister sans la charité bien que, nous venons de
le dire, elles ne soient pas des vertus sans la charité.
2. Cet argument est valable
pour la foi se présentant à l'état de vertu parfaite.
3. S. Augustin parle ici de l'espérance où l'attente de la béatitude future s'appuie sur des mérites qu'on a déjà ; ce qui n'a pas lieu sans la charité.
Objections :
1. Il semble que oui. Car
la charité, c'est l'amour de Dieu. Mais nous pouvons aimer Dieu naturellement,
même sans présupposé la foi, ni l'espérance de la béatitude future. Donc la
charité peut exister sans la foi ni l'espérance.
2. La charité est la racine
de toutes les vertus, selon la parole de l'Apôtre (Ep 3, 17) : "Enracinés
et fondés dans la charité." Mais la racine existe parfois sans les
rameaux. Donc la charité peut exister sans la foi ni l'espérance ni les autres
vertus.
3. Il y eut dans le Christ
une charité parfaite. Il n'eut cependant ni la foi ni l'espérance, puisqu'il
fut, comme nous le dirons plus loind, parfait "compréhenseur". La
charité peut donc exister sans la foi ni l'espérance.
Cependant :
"sans la foi, dit l'Apôtre (He
11, 6), il est impossible de plaire à Dieu" ; plaire à Dieu est surtout
évidemment affaire de charité, selon le mot des Proverbes (8, 17) :
"J'aime ceux qui m'aiment." L'espérance est également, comme on l'a
dit plus haut, la vertu qui mène à la charité. On ne peut donc avoir celle-ci
sans la foi et l'espérance.
Conclusion :
La charité ne signifie pas seulement l'amour de Dieu, mais encore une certaine amitié avec lui ; cere-ci ajoute à l'amour la réciprocité dans l'amour, avec une certaine communion mutuelle, comme il est expliqué au livre VIII de l'Éthique Que telles soient les conditions de la charité, on le voit bien par ce qui est écrit dans la première épître de S. Jean (4, 16) : "Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui", et dans la première épître aux Corinthiens (1, 9). "Il est fidèle, le Dieu par qui vous avez été appelés à la communion de son Fils." Or, cette communion de l'homme avec Dieu, qui est un certain commerce familier avec lui, c'est par la grâce qu'ici-bas dès à présent elle commence, mais c'est dans la gloire qu'elle se consommera à l'avenir. Cette double réalité, nous la possédons par la foi et l'espérance. De même donc que l'on ne pourrait avoir d'amitié avec quelqu'un si l'on n'avait soi-même m croyance ni espérance de pouvoir posséder quelque communauté de vie ou commerce familier avec lui, de même personne ne peut avoir avec Dieu cette amitié qu'est la charité s'il n'a pas la foi pour croire à cette sorte de société et de commerce de l'homme avec Dieu, et s'il n'espère pas appartenir lui-même à cette société.
De sorte que la charité ne peut
aucunement exister sans la foi et l'espérance.
Solutions :
1. La charité n'est pas un
amour quelconque de Dieu, mais l'amour par lequel nous chérissons Dieu comme
cet objet de béatitude auquel nous ordonnons la foi et l'espérance.
2. La charité est la racine
de la foi et de l'espérance en tant qu'elle leur communique la perfection de la
vertu. Mais la foi et l'espérance dans leur essence propre sont présupposées à
la charité, nous l'avons dit plus hautg, de telle sorte que la charité ne peut
exister sans elles.
3. Le Christ n'a pas eu la foi et l'espérance à cause de ce qu'il y a d'imperfection en elles. Mais à la place de la foi il eut la vision à découvert ; et à la place de l'espérance, la pleine compréhension. Et c'est ainsi que la charité fut parfaite en lui.
1. La vertu peut-elle être plus ou moins grande ? - 2. Toutes les vertus existant en même temps chez le même individu sont-elles égales ? - 3. Comparaison des vertus morales avec les vertus intellectuelles. - 4. Comparaison des vertus morales entre elles. - 5. Des vertus intellectuelles entre elles. - 6. Des vertus théologales entre elles.
Objections :
1. Cela ne paraît pas
possible. On lit en effet dans l'Apocalypse (21, 16) que la cité de Jérusalem a
quatre côtés égaux. Or d'après la Glose, ces côtés symbolisent les vertus. Donc
celles-ci sont toutes égales et il ne peut y en avoir une plus grande qu'une
autre.
2. Toutes les fois qu'une
chose consiste par définition en un maximum, elle ne peut pas être plus ou
moins grande. Mais la vertu consiste par définition dans un maximum, car elle
est, pour le Philosophe, "le point ultime de la puissance". Et S.
Augustin dit que "les vertus sont les plus grands biens, dont nul ne peut
faire mauvais usage". Il semble donc impossible que la vertu soit plus ou
moins grande.
3. La grandeur de l'effet
se mesure à la force de l'agent. Mais les vertus parfaites, qui sont les vertus
infuses, viennent de Dieu, dont la force est uniforme et infinie. Une vertu ne
peut donc pas, semble-t-il, être plus grande qu'une autre.
Cependant :
partout où il peut y avoir
accroissement et surabondance, il peut y avoir inégalité. Or on trouve cela
dans les vertus, puisqu'il est dit en S. Matthieu (5, 20) : "Si votre
justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez
pas dans le Royaume des cieux" ; et dans les Proverbes (15, 5 Vg) :
"Dans l'abondance de la justice la vertu est à son comble." Il paraît
donc que la vertu peut être plus ou moins grande.
Conclusion :
Quand on cherche si une vertu peut être plus grande qu'une autre, la question peut s'entendre de deux façons.
1° Elle peut s'entendre de vertus d'espèces différentes. A ce point de vue, il est évident qu'une vertu est plus grande qu'une autre. Car la cause est toujours supérieure à son effet, et parmi les effets ce qui est le plus proche de la cause est le plus excellent. Or il est manifeste par ce qui a été dite que la cause et la racine du bien humain, c'est la raison. Voilà pourquoi la prudence, qui parfait la raison, l'emporte en perfection sur les vertus morales, qui perfectionnent la puissance appétitive en tant qu'elle participe de la raison. Et parmi ces vertus aussi, l'une est meilleure que l'autre dans la mesure où elle est plus proche de la raison. Aussi la justice qui réside dans la volonté est-elle préférée aux autres vertus morales, et la force qui est dans l'irascible, est-elle préférée à la tempérance qui est dans le concupiscible lequel participe moins de la raison, ainsi qu'on le voit au livre VII de l'Éthique.
2° La question peut s'entendre d'une vertu de la même espèce. Et à cet égard, selon ce qui a été dit plus haut lorsqu'il s'est agi de l'intensité des habitus, on peut dire qu'une vertu est plus ou moins grande de deux manières, en elle-même ou du côté du sujet participant. - Si l'on considère la vertu en elle-même, sa grandeur ou sa petitesse est mesurée par les objets auxquels elle s'étend. Or celui qui possède une vertu, par exemple la tempérance, la possède pour toutes les choses à quoi s'étend la tempérance. Ce qui n'arrive pas dans le cas de la science ni de l'art : tout grammairien ne sait pas toujours tout ce qui relève de la grammaire. Et à ce point de vue les stoïciens ont eu raison de dire, comme le rapporte Simplicius, que la vertu n'admet pas de degrés comme la science ou l'art, parce que la vertu consiste par déflnition en un degré maximum.
Mais si l'on considère la vertu du
côté du sujet participant, il arrive qu'elle est plus grande ou plus petite,
soit selon divers moments dans le même individu, soit selon les divers
individus. Car, pour atteindre dans la vertu à ce juste milieu qui est conforme
à la droite raison, un individu est mieux disposé qu'un autre, soit à cause
d'une plus grande habitude, soit à cause d'une meilleure disposition de la
nature ou d'un jugement de raison plus perspicace, ou même à cause d'un don
plus grand de la grâce, puisque celle-ci est accordée à chacun "selon que
le Christ a mesuré ses dons", dit S. Paul aux Éphésiens (4, 7). Et sur ce
point les stoïciens étaient en défaut lorsqu'ils estimaient que personne ne doit
être appelé vertueux, sinon celui qui aura été élevé au plus haut degré dans
les dispositions à la vertu. En effet, il n'est pas exigé, pour qu'on réalise
l'essence de la vertu, d'atteindre le milieu de la droite raison en un point
indivisible, comme le pensaient les stoïciens, mais il suffit d'être près du
milieu comme dit le Philosophe. Quand plusieurs visent le même but, fût-il
indivisible, l'un peut l'atteindre avec plus d'adresse qu'un autre et de plus
près ; on voit cela chez les archers qui tirent pourtant sur un but précis.
Solutions :
1. Cette égalité doit s'entendre non pas selon la grandeur absolue de chaque vertu mais suivant une proportion entre toutes ; effectivement, comme nous le dirons à l'article suivant, toutes les vertus grandissent en nous d'une manière proportionnée.
2. Ce point ultime qui
relève de la vertu peut représenter dans le bien du plus ou du moins selon les
modalités que nous venons d'envisager, puisque ce point ultime n'est pas un
indivisible, comme on vient de le dire.
3. Dieu n'opère pas suivant une nécessité de nature, mais suivant l'ordre de sa sagesse ; c'est ainsi qu'il accorde aux hommes diverses mesures de vertu, selon cette parole adressée aux Éphésiens (4, 7) : "A chacun de vous la grâce a été accordée selon que le Christ a mesuré ses dons."
Objections :
1. Il semble bien qu'elles
n'ont pas toutes dans un seul et même individu une égale intensité. S. Paul dit
en effet (1 Co 7, 7) : "Chacun reçoit de Dieu son don particulier,
celui-ci d'une manière, celui-là d'une autre." Or aucun don ne serait plus
qu'un autre propre à quelqu'un si chacun possédait d'une manière égale toutes
les vertus qui sont infusées par Dieu. Il semble donc qu'elles ne sont pas
toutes égales dans le même individu.
2. Si toutes les vertus
étaient également intenses chez un seul et même homme, il s'ensuivrait qu'en
dépassant quelqu'un dans une vertu on le dépasserait dans toutes les autres.
Mais cela est évidemment faux, puisque les différents saints sont loués
principalement pour des vertus différentes, Abraham pour sa foi, Moïse pour sa
mansuétude, Job pour sa patience. Aussi, à propos de n'importe quel confesseur,
chante-t-on dans l'Église : "Il ne s'en est pas trouvé de pareil à lui
pour bien garder la loi du Très-Haut" (Si 44, 20 Vg), chacun d'eux ayant
eu effectivement la prérogative de quelque vertu. Toutes ne sont donc pas
égales dans le seul et même homme.
3. Plus un habitus est
intense, plus on a d'agrément et de promptitude à le mettre en activité. Mais à
l'expérience on voit bien qu'un homme opère avec plus d'agrément et de
promptitude l'acte d'une vertu que celui d'une autre. Toutes les vertus ne sont
donc pas égales chez un seul et même individu.
Cependant :
S. Augustin déclare que "tous
ceux qui sont égaux en force le sont aussi en prudence et en tempérance",
et ainsi des autres vertus. Or ce ne serait pas le cas si toutes les vertus
d'un individu n'étaient égales. Donc elles le sont toutes.
Conclusion :
La grandeur de la vertu, d'après ce que nous avons dit, peut s'entendre de deux façons. - Elle peut s'entendre selon la raison même de son espèce. Et ainsi il n'est pas douteux qu'une vertu soit chez quelqu'un plus grande qu'une autre, comme la charité est plus grande que la foi et l'espérance. - Autrement, elle peut être envisagée selon la participation du sujet, c'est-à-dire selon qu'elle est chez lui intense ou relâchée. A ce point de vue, toutes les vertus d'un homme sont égales d'une certaine égalité de proportion en tant qu'elles croissent chez lui d'une manière égale, comme les doigts de la main qui sont inégaux en grandeur mais sont égaux en proportion, puisque leur croissance se fait d'une manière proportionnée.
Quant à la raison de cette sorte d'égalité, il faut l'entendre comme celle de la connexion des vertus, car l'égalité dans les vertus est une espèce de connexion dans l'ordre de la quantité. Or on a dit plus hauti que la raison de la connexion des vertus peut être précisée de deux manières. D'abord, selon la pensée de ceux qui entendent par ces quatre vertus quatre conditions d'ensemble dont chacune se rencontre en même temps que les autres dans n'importe quelle matière. Et ainsi, en quelque matière que ce soit, il ne peut être question d'égalité dans une vertu, si celle-ci n'a pas toutes ces conditions en quantité égale. Tel est le motif d'égalité que donne S. Augustin lorsqu'il écrit : "Si vous dites que des gens sont de force égale mais que l'un d'eux l'emporte par la prudence, il s'ensuit que la force de l'autre devient moins prudente. Et, par là même, vos gens ne sont plus de force égale, dès lors que la force de l'un est plus prudente. Et vous trouverez la même chose pour les autres vertus si vous les parcourez toutes à ce même point de vue."
Le motif de la connexion des vertus a été indiqué d'une autre manière, d'après ceux qui pensent que ces sortes de vertus ont des matières déterminées. Sous cet aspect, le motif de la connexion des vertus morales est tiré de la prudence, et de la charité quant aux vertus infuses ; mais elle ne vient pas, avons-nous dit, de l'inclination qu'il y a du côté du sujet. Ainsi donc, la raison de l'égalité des vertus peut être tirée de la prudence, quant à ce qu'il y a de formel dans toutes les vertus morales : en effet lorsque la raison existe avec une perfection égale chez le même individu, il faut que le juste milieu conforme à la droite raison s'établisse proportionnellement dans toute la matière des vertus.
Mais si l'on regarde ce qu'il y a
de matériel dans les vertus morales, à savoir l'incfination même à l'acte
vertueux, un individu peut être plus prompt à l'acte d'une vertu qu'à celui
d'une autre, soit par nature, soit par habitude, soit même par don de la grâce.
Solutions :
1. La phrase de l'Apôtre
peut s'entendre des dons de la grâce gratuitement donnée ; ceux-là ne sont pas
communs à tous, ni tous égaux dans le même individu. - Ou bien l'on peut dire
qu'elle se réfère à la mesure de la grâce qui rend agréable (à Dieu), mesure
d'après laquelle l'un abonde plus qu'un autre en toutes les vertus parce qu'il
possède plus abondamment la prudence, ou même la charité, dans laquelle sont
connexes toutes les vertus infuses.
2. Un saint est loué
principalement pour une vertu, un autre pour une autre, à cause de leur plus
excellente promptitude à l'acte d'une vertu qu'à celui d'une autre.
3. Cela donne aussi la réponse à la troisième objection.
Objections :
1. Il semble que les vertus
morales l'emportent sur les vertus intellectuelles. En effet, ce qui est plus
nécessaire et plus permanent est meilleur. Mais les vertus morales sont
"plus permanentes même que les disciplines de l'esprit" qui ne sont
autres que les vertus intellectuelles, et elles sont également plus nécessaires
à la vie humaine. Elles sont donc supérieures aux vertus intellectuelles.
2. Il est de l'essence de
la vertu de "rendre bon celui qui la possède". Or, selon les vertus
morales l'homme est qualifié de bon, mais non selon les vertus intellectuelles,
sauf peut-être selon la prudence uniquement. La vertu morale vaut donc mieux
que la vertu intellectuelle.
3. La fin est plus noble
que les moyens. Mais, comme dit le Philosophe, "la vertu morale rectifie
l'intention de la fin, tandis que la prudence rectifie le choix des
moyens". Donc la vertu morale vaut mieux que la prudence, qui est vertu
intellectuelle en matière morale.
Cependant :
la vertu morale réside dans le
rationnel par participation, la vertu intellectuelle dans le rationnel par
essence, comme dit l'Éthique. Mais le rationnel par essence est plus noble que
le rationnel par participation. Donc la vertu intellectuelle est plus noble que
la vertu morale.
Conclusion :
Quelque chose peut être dit plus ou moins grand de deux manières : absolument et relativement. Car rien n'empêche que quelque chose soit meilleur absolument, comme "philosopher vaut mieux que s'enrichir", sans que ce soit meilleur relativement, ainsi "pour le nécessiteux".
Or, on envisage chaque chose d'une manière absolue quand on l'envisage selon la raison propre de son espèce. Mais la vertu, nous l'avons dit, est spécifiée par l'objet. Dès lors, à parler absolument, la vertu la plus noble est celle qui a l'objet le plus noble. Or, il est évident que l'objet de la raison est plus noble que celui de l'appétit ; car la raison saisit quelque chose dans l'universel, tandis que l'appétit se porte vers les réalités qui ont une existence particulière. Aussi, à parler absolument, les vertus intellectuelles qui perfectionnent la raison sont plus nobles que les vertus morales qui perfectionnent l'appétit.
Mais si l'on considère la vertu par
rapport à l'acte, alors la vertu morale est plus noble, puisqu'elle
perfectionne l'appétit, auquel il appartient de porter à l'acte les autres
puissances, nous l'avons dit. Et, comme la vertu reçoit son nom du fait qu'elle
est le principe d'un acte, parce qu'elle est la perfection de la puissance, il
suit de là également que la raison formelle de vertu convient davantage aux
vertus morales qu'aux vertus intellectuelles, bien que celles-ci soient de
façon absolue des habitus plus nobles.
Solutions :
1. Les vertus morales sont plus permanentes que les intellectuelles, à cause de l'usage qu'on en fait dans le courant de la vie. Mais si l'on considère l'objet, celui des disciplines de l'esprit, puisqu'il est le nécessaire et se présente toujours de la même façon, est plus permanent que celui des vertus morales, lequel est une certaine chose à faire en particulier.
Quant à ce fait que les vertus
morales sont plus nécessaires à la vie humaine, il ne montre pas qu'elles sont
plus précieuses absolument, mais de ce point de vue. Qui plus est, les vertus
intellectuelles spéculatives, par cela même qu'elles sont ordonnées à autre
chose, comme un bien utile est ordonné à une fin, sont plus dignes. C'est en
effet ce qui a lieu puisque grâce à elles la béatitude est en quelque sorte
commencée en nous, cette béatitude qui consiste, avons-nous dit, dans la
connaissance de la vérité.
2. On dit que l'homme est
bon absolument grâce aux vertus morales, et non grâce aux vertus
intellectuelles, pour ce motif que c'est l'appétit qui porte les autres
puissances à leurs actes, comme nous l'avons dit précédemment. Aussi on ne
prouve rien par là, si ce n'est que la vertu morale est meilleure relativement.
3. La prudence dirige les vertus morales non seulement en élisant les moyens pour la fin, mais aussi en désignant la fin. Chaque vertu morale a pour fin d'atteindre le juste milieu dans sa matière propre, et précisément ce milieu est déterminé d'après la droite règle de la prudence.
Objections :
1. Il semble que la justice
ne soit pas la principale des vertus morales. En effet, il est plus grand de
donner à quelqu'un de son propre bien que de rendre à quelqu'un ce qui lui est
dû. Mais le premier point regarde la libéralité, le second la justice. Il
semble donc que la libéralité est une vertu plus grande que la justice.
2. Ce qu'il y a de plus
parfait en chaque chose est, semble-t-il, ce qu'il y a de plus grand en elle.
Mais, S. Jacques dit (1, 4) : "La patience fait oeuvre parfaite." Il
paraît donc qu'elle est plus grande que la justice.
3. "La magnanimité,
dit le Philosophe, agit grandement dans toutes les vertus." Donc ene
magnifie même la justice. Elle est donc plus grande que la justice.
Cependant :
le Philosophe affirme que "la
justice est la plus éclatante des vertus".
Conclusion :
Une vertu peut être appelée, selon son espèce, plus grande ou plus petite, soit absolument, soit relativement.
Absolument, une vertu est appelée plus grande selon que se reflète en elle un plus grand bien de la raison, comme nous l'avons dit. Et à cet égard la justice est la première en excellence parmi toutes les vertus morales, comme étant plus proche de la raison. C'est évident et par le sujet et par l'objet. Par le sujet, puisqu'elle a son siège dans la volonté et que celle-ci est l'appétit rationnel, nous l'avons dit. Par l'objet ou matière, puisqu'elle concerne les opérations par lesquelles on est ordonné non seulement en soi-même mais encore envers autrui. D'où le mot de l'Éthique : "La justice est la plus éclatante des vertus." - Parmi les autres vertus morales, lesquelles concernent les passions, le bien de la raison se reflète d'autant plus en chacune que le mouvement appétitif est soumis à la raison en de plus grandes choses. Or ce qu'il y a de plus grand pour l'homme, c'est la vie, de laquelle tout le reste dépend. Voilà pourquoi la force qui soumet le mouvement appétitif à la raison dans les affaires de vie et de mort, tient la première place parmi les vertus morales en matière de passions, tout en étant placée au-dessous de la justice. D'où cette affirmation d'Aristote : "Les plus grandes vertus sont nécessairement celles qui sont le plus en honneur chez autrui, puisque la vertu est une puissance bienfaisante. C'est pourquoi on honore surtout ceux qui sont forts et ceux qui sont justes, car cette force est grondement utile à la guerre, et cette justice, à la guerre comme en temps de paix." Après la force, on range la tempérance qui assujettit l'appétit à la raison dans les matières qui sont immédiatement ordonnées à la vie de l'homme, soit dans son identité individuelle, soit dans son identité spécifique, c'est-à-dire dans la nourriture et dans la sexualité. Et c'est ainsi que ces trois vertus, conjointement avec la prudence, sont qualifiées de principales, même en dignité.
Relativement, une vertu est appelée
plus grande selon qu'elle fournit un appui ou un ornement à une vertu
principale. De même, la substance a plus de dignité absolue que l'accident,
mais un accident est parfois plus précieux relativement que la substance, en
raison de la perfection qu'il assure à cere-ci dans quelque mode d'être
accidentel.
Solutions :
1. Il faut que l'acte de la
libéralité soit fondé sur celui de la justice, car, dit Aristote, "on ne
ferait pas un cadeau libéral si l'on ne donnait de son propre bien". C'est
pourquoi la libéralité ne pourrait exister sans la justice qui sépare ce qui
lui appartient de ce qui ne lui appartient pas. Mais la justice peut exister
sans la libéralité. Aussi est-elle plus grande absolument que la libéralité,
comme étant plus commune et le fondement de celle-ci. En revanche, la
libéralité est plus grande relativement, puisqu'elle est un ornement de la
justice et son supplément.
2. On dit que la patience
fait "oeuvre parfaite" dans l'endurance des maux : là elle exclut non
seulement la vengeance injuste, qu'exclut aussi la justice, non seulement la
haine, ce que fait la charité, non seulement la colère, ce que fait la
mansuétude ; mais elle exclut même la tristesse immodérée qui est la racine de
tout ce qu'on vient de dire. C'est pourquoi elle est plus parfaite et plus
grande, en ce qu'elle extirpe une racine en cette matière. - Mais elle n'est
pas plus parfaite absolument que toutes les autres vertus. Car la force ne se
borne pas, comme fait la patience, à supporter sans trouble les difficultés,
elle va même les affronter s'il en est besoin. C'est pourquoi tout homme fort
est patient, mais non réciproquement, car la patience est une partie de la
force.
3. La magnanimité ne peut exister que si les autres vertus préexistent, dit le Philosophe. Aussi est-elle pour les autres comme leur ornement. Et de la sorte, elle est plus grande qu'elles toutes relativement, mais non absolument.
Objections :
1. Il semble que la sagesse
ne soit pas la plus grande des vertus intellectuelles. Car celui qui commande
est plus grand que celui à qui l'on commande. Mais il paraît bien que la
prudence commande à la sagesse. En effet, d'après l’Éthique, "C'est elle
qui ordonne d'avance quelles sont les disciplines à cultiver dans les cités,
par chacun, et jusqu'où". Il s'agit de la politique qui relève de la
prudence, selon le même ouvrage. Donc, puisque parmi les disciplines de
l'esprit on compte aussi la sagesse, il s'ensuit que la prudence est plus
grande que la sagesse.
2. Il est essentiel à la
vertu d'ordonner l'homme à la félicité : la vertu est en effet "dans
l'être parfait la disposition au meilleur", dit le Philosophe. Or la
prudence est la droite règle de l'action qui conduit l'homme à la félicité ; la
sagesse, au contraire, ne s'occupe pas des actes humains par lesquels pourtant
on parvient à la béatitude. Donc la prudence est une plus grande vertu que la
sagesse,
3. Plus une connaissance
est parfaite, plus elle a de grandeur, semble-t-il. Mais nous pouvons avoir une
plus parfaite connaissance des réalités humaines, objet de la science, que des
réalités divines, objet de la sagesse, selon la distinction empruntée à S.
Augustin. Le fait est que le divin est incompréhensible selon la parole de job
(36, 26) : "Dieu est si grand qu'il dépasse notre savoir." La science
est donc une plus grande vertu que la sagesse.
4. La connaissance des
principes a plus de prix que celle des conclusions. Or, tout comme les autres
sciences, la sagesse tire des conclusions à partir de principes indémontrables
qui sont objet de simple intelligence. Cette simple intelligence est donc une
plus grande vertu que la sagesse.
Cependant :
le Philosophe dit que "la
sagesse est comme la tête des vertus intellectuelles."
Conclusion :
Comme nous l'avons dit, c'est par
l'objet que l'on mesure la grandeur spécifique d'une vertu. Or, parmi les
objets de toutes les vertus intellectuelles, celui de la sagesse est le premier
en excellence. Elle considère en effet la cause la plus haute qui est Dieu,
comme il est affirmé au début des Métaphysiques. Et parce qu'on juge des effets
par la cause, et des causes inférieures par la cause supérieure, il revient à
la sagesse de juger de toutes les autres vertus intellectuelles il lui revient
de les organiser toutes, et elle a pour ainsi dire un rôle d'architecte à
l'égard de toutes.
Solutions :
1. Puisque la prudence
regarde leà réalités humaines alors que la sagesse a pour objet la cause la
plus haute, il est impossible que la première soit une plus grande vertu que la
seconde, sauf comme il est dit au livre VI de l’Éthique, "si l'homme était
tout ce qu'il y a de plus grand au monde." Il faut donc reconnaître, comme
on le fait au même livre, que "la prudence ne commande pas à la
sagesse", mais plutôt l'inverse, puisque "l'homme spirituel juge de
tout et lui-même n'est jugé par personne", dit l'Apôtre (1 Co 2, 15). En
effet, la prudence n'a pas à se mêler des réalités très élevées qui sont
l'objet de la sagesse ; mais elle commande pour tout ce qui ordonne à la
sagesse ; autrement dit, elle prescrit aux hommes comment ils doivent parvenir
à la sagesse. De sorte qu'elle est en cela au service de la sagesse ; même s'il
s'agit de la prudence politique ; la prudence introduit auprès de la sagesse en
préparant les entrées chez elle comme fait l'huissier chez le roi.
2. La prudence considère ce
qui mène à la félicité, mais la sagesse considère l'objet même de la félicité,
c'est-à-dire ce qu'il y a de plus élevé dans l'ordre intelligible. Et si ce
regard de la sagesse sur son objet était dans sa perfection, à coup sûr on
trouverait dans l'acte de cette vertu la félicité parfaite. Mais parce qu'en
cette vie l'acte de la sagesse est imparfait en face du principal objet qui est
Dieu, à cause de cela il constitue un commencement ou une participation de la
félicité future. Même ainsi il se tient plus près de la félicité que ne fait la
prudence.
3. Comme dit le Philosophe,
"une connaissance est préférée à une autre, tantôt parce que l'objet en
est plus noble, tantôt parce que la certitude en est plus grande". Donc,
avec une matière égale en perfection et en noblesse, la vertu qui offre le plus
de certitude sera la plus grande. Mais la connaissance, même moins certaine et
moins exacte, portant sur des objets plus élevés et plus grands est préférée à
la connaissance plus exacte portant sur des réalités inférieures. C'est
pourquoi le Philosophe dit qu'il y a de la grandeur à pouvoir conneitre quelque
chose des réalités célestes, même par des raisons faibles et simplement
topiques. Et ailleurs il avoue "qu'il y a plus d'agrément à connaître
quelque petite chose sur des réalités plus nobles, qu'à connaître beaucoup de
choses sur des réalités plus modestes". Donc la sagesse, à laquelle il
appartient de connaître Dieu, ne peut advenir à l'homme, surtout en l'état de
cette vie, d'une manière parfaite au point d'être pour ainsi dire sa
possession, mais c'est là, dit le Philosophe, "une chose qui est à Dieu
seul". Cependant cette modique connaissance que l'on peut avoir de Dieu
par la sagesse est préférable à tout autre savoir.
4. La vérité et la connaissance des principes indémontrables dépend de la raison de leurs termes ; quand on sait ce qu'est le tout et ce qu'est la partie, on saisit aussitôt que le tout est toujours plus grand que sa partie. Or, bien connaître les notions d'être et de non-être, de tout et de partie, et des autres propriétés consécutives à l'être, toutes choses qui entrent comme termes dans la constitution des principes indémontrables, c'est du ressort de la sagesse, parce que l'être en général est l'effet propre de la plus haute cause, c'est-à-dire de Dieu. Et c'est pourquoi la sagesse fait usage des principes indémontrables, objet de la simple intelligence, non seulement pour en tirer des conclusions comme font les autres sciences, mais aussi pour juger de ces principes et les défendre contre ceux qui les nient. Il suit de là que la sagesse est une vertu plus grande que la simple intelligence.
Objections :
1. Il semble que la charité
ne soit pas la plus grande des vertus théologales. En effet puisque la foi est
dans l'intelligence et que l'espérance et la charité sont dans les facultés
appétitives, nous l'avons dit, il semble que la foi soit avec l'espérance et la
charité dans le même rapport que la vertu intellectuelle avec la vertu morale.
Mais nous avons vu que la vertu intellectuelle est plus grande que la vertu
morale. Donc la foi est plus grande que l'espérance et la charité.
2. Ce qui se présente par
addition à une autre chose paraît avoir plus de grandeur que celle-ci. Mais, à
ce qu'il semble, l'espérance se présente par addition à la charité, car
l'espérance présuppose l'amour, dit S. Augustin ; elle y ajoute un certain
mouvement de tension vers la réalité aimée. L'espérance est donc plus grande
que la charité.
3. La cause est supérieure
à l'effet. Mais la foi et l'espérance sont cause de la charité. La Glose dit
expressément que "la foi engendre l'espérance, et celle-ci la
charité". Ces deux vertus sont donc plus grandes que la charité.
Cependant :
il y a cette parole de l'Apôtre (1
Co 13, 13) : "Maintenant demeurent la foi, l'espérance, la charité ; elles
sont trois, mais la plus grande d'entre elles est la charité."
Conclusion :
Comme nous l'avons déjà dit, on
envisage la grandeur spécifique d'une vertu à partir de son objet. Or les trois
vertus théologales regardent Dieu comme leur objet propre. Si l'on dit l'une
d'elles plus grande qu'une autre, cela ne peut donc venir de ce qu'elle
concerne un objet plus grand, mais de ce qu'elle se tient plus près qu'une
autre de cet objet. C'est de cette manière que la charité est plus grande que
les autres. Car celles-ci comportent dans leur notion même une certaine
distance à l'égard de l'objet ; en effet, la foi porte sur des réalités qu'on
ne voit pas, l'espérance sur des réalités qu'on n'a pas. Mais l'amour de
charité a pour objet ce que l'on a déjà ; d'une certaine manière en effet,
l'objet aimé est dans celui qui aime, et de son côté celui-ci est entraîné par
son affection à ne faire qu'un avec l'aimé ; c'est pourquoi S. Jean dit dans sa
première épître (4, 16) : "Celui qui demeure dans la charité demeure en
Dieu, et Dieu en lui."
Solutions :
1. La foi ni l'espérance n'ont pas avec la charité la même relation que la prudence avec la vertu morale. Et cela pour deux raisons :
1° Parce que les vertus théologales ont un objet qui est au-dessus de l'âme humaine, alors que la prudence et les vertus morales s'occupent de ce qui est au-dessous de l'homme. Or, s'il s'agit de ce qui est au-dessus de nous, la direction a plus de prix que la connaissance. Car la connaissance est parfaite selon que l'objet connu, est dans le connaissant ; la direction, au contraire, selon que celui qui aime est entraîné vers la réalité aimée. Or ce qui nous est supérieur est plus noble en soi-même qu'en nous, parce que chaque fois qu'un être est dans un autre, c'est en empruntant le mode d'être de celui en qui il est. Mais c'est l'inverse quand il s'agit de ce qui est au-dessous de nous.
2° Parce que la prudence modère les mouvements appétitifs qui appartiennent aux vertus morales ; mais la foi ne modère pas le mouvement appétitif de tendance vers Dieu qui appartient aux vertus théologales ; elle se borne à en montrer l'objet.
Quant au mouvement appétitif vers
cet objet, il déborde la connaissance humaine, selon ce mot de l'Apôtre (Ep 3,
19) sur "la charité du Christ qui surpasse toute connaissance".
2. L'espérance présuppose
l'amour de ce qu'on espère se procurer. C'est là de l'amour de convoitise, par
lequel, convoitant un bien, on s'aime soi-même plus qu'autre chose. Mais la
charité implique un amour d'amitié auquel, comme nous l'avons dit, l'espérance
aide à parvenir.
3. La cause qui perfectionne est supérieure à l'effet ; mais non celle qui prépare. Car en ce cas la chaleur du feu serait supérieure à l'âme, puisqu'elle prépare une matière pour celle-ci ; conclusion évidemment fausse. Or c'est ainsi que la foi engendre l'espérance et que l'espérance engendre la charité, c'est-à-dire en tant que l'une est une préparation à l'autre.
1. Les vertus morales demeurent-elles après cette vie ? - 2. Et les vertus intellectuelles ? - 3. Et la foi ? - 4. L'espérance demeure-t-elle ? - 5. Demeure-t-il quelque chose de la foi, ou de l'espérance ? - 6. La charité demeure-t-elle ?
Objections :
1. Selon toute apparence,
non. Car dans l'état de la gloire future les hommes seront semblables aux
anges, comme il est dit en S. Matthieu (22, 30). Mais il est ridicule de
supposer chez les anges des vertus moralesa. Il n'y en aura donc pas non plus
chez les hommes après cette vie.
2. Les vertus morales
perfectionnent l'homme dans la vie active. Mais la vie active ne demeure pas
après cette vie : "Les oeuvres de la vie active, dit S. Grégoire, passent
avec le corps." Donc les vertus morales ne demeurent pas après la vie
présente.
3. La tempérance et la
force qui sont des vertus morales appartiennent aux fonctions non rationnelles
de l'âme, dit le Philosophe. Or ces fonctions disparaissent avec le corps, puisqu'elles
sont les actes d'organes corporels. Il semble donc que les vertus morales ne
demeurent pas après cette vie.
Cependant :
il est écrit dans la Sagesse (1,
15) que "la justice est perpétuelle et immortelle".
Conclusion :
Selon S. Augustin, Cicéron a estimé que les quatre vertus cardinales n'existent plus après cette vie, mais que dans l'autre vie les hommes "sont heureux uniquement par la connaissance de cette nature en laquelle on ne peut rien trouver qui soit meilleur et plus aimable", sous-entendu : "que cette nature même qui a créé toutes les natures", comme S. Augustin le dit en cet endroit. Mais lui-même après cela définit que ces quatre vertus existent encore dans la vie future, cependant sous un autre mode.
Pour y voir clair, il faut savoir que dans ces vertus il y a quelque chose de formel, et quelque chose qui tient lieu de matière. Leur côté matériel, c'est le penchant des appétits vers les passions ou vers les opérations, selon une certaine mesure. Mais puisque cette mesure est déterminée par la raison, il s'ensuit que, dans toutes les vertus, le formel est l'ordre même de la raison.
Ainsi donc, il faut affirmer que
ces vertus morales ne demeurent pas dans la vie future quant à ce qu'elles ont
de matériel. Car les convoitises et les plaisirs relatifs à la nourriture et
aux activités sexuelles n'auront pas place dans la vie future ; ni non plus les
craintes et les audaces relatives aux périls de mort ; ni non plus les
distributions et les échanges appelés par la pratique de la vie présente. Mais
quant à ce qu'elles ont de formel, ces vertus subsisteront après cette vie chez
les bienheureux à leur plus haut degré de perfection ; c'est-à-dire que la
raison de chacun sera dans la plus grande rectitude selon son état, et que
l'appétit sera mû entièrement selon l'ordre de la raison pour tout ce qui
ressortit à cet état. D'où, ces réflexions de S. Augustin dans le même passage
: "La prudence sera là sans aucun péril d'erreur ; la force, sans l'ennui
des maux à supporter ; la tempérance sans l'opposition des mauvais désirs. La
prudence sera de ne préférer ni égaler à Dieu aucun bien ; la force, d'être
attaché à lui avec la plus grande fermeté ; la tempérance, de se délecter sans
aucune défaillance coupable. Quant à la justice, il est encore plus évident que
l'acte qu'elle aura là-haut ce sera d'être soumis à Dieu", parce que même
en cette vie il appartient à la justice qu'on soit soumis à son supérieur.
Solutions :
1. Le Philosophe parle là
de nos vertus morales en ce qu'elles ont de matériel ; ainsi, à propos de la
justice, il pense aux "échanges, ventes et achats" ; à propos de la
force, aux "choses qui font peur et aux périls" ; à propos de la
tempérance, aux "convoitises dépravées".
2. Il faut en dire autant
pour la seconde objection. Les choses de la vie active sont pour les vertus
comme le côté matériel.
3. Nous aurons deux états après cette vie : l'un avant la résurrection, quand les âmes seront séparées de leurs corps ; l'autre après la résurrection, quand les âmes seront de nouveau unies à leurs corps. - En cet état de résurrection, il y aura des puissances non rationnelles dans les organes du corps comme il y en a maintenant. De sorte qu'il pourra y avoir de la force dans l'irascible, et de la tempérance dans le concupiscible, en tant que l'une et l'autre puissance seront parfaitement disposées à obéir à la raison. - Mais dans l'état précédant la résurrection, les fonctions non rationnelles ne seront pas dans l'âme d'une manière actuelle, elles n'y seront que par leur racine dans l'essence de l'âme elle-même, comme on l'a dit dans la première Partie. Aussi les vertus de cette sorte n'existeront pas non plus d'une manière actuelle, si ce n'est en leur racine, c'est-à-dire dans la raison et dans la volonté où il y a, avons-nous dit, des germes de ces vertus. Toutefois, la justice qui réside dans la volonté subsistera même d'une manière actuelle ; c'est pourquoi on a dit d'elle spécialement qu'elle est "perpétuelle et immortelle", tant en raison du sujet, puisque la volonté est une faculté qui ne peut périr, qu'à cause aussi de la similitude de l'acte qui est le même, comme nous venons de le dire, en cette vie et en l'autre.
Objections :
1. Il semble que non.
L'Apôtre écrit en effet que "la science sera détruite", et la raison
en est que nous avons là une "connaissance partielle" (1 Co 13, 8.9).
Mais, si la connaissance de science est partielle, c'est-à-dire imparfaite, il
en est de même des autres vertus intellectuelles, aussi longtemps que dure
cette vie. Toutes ces vertus cesseront donc après cette vie.
2. Le Philosophe dit que la
science, puisqu'elle est un habitus, est une qualité difficilement changeante ;
en effet, elle ne se perd pas facilement, si ce n'est par quelque forte
modification organique ou par maladie. Mais il n'y a pas de modification du
corps humain aussi grande que celle qui se fait par la mort. Ni la science ni
les autres vertus intellectuelles ne demeurent donc après cette vie.
3. Les vertus
intellectuelles perfectionnent l'intelligence pour le bon accomplissement de
son acte propre. Mais cet acte, semble-t-il, n'existe plus après cette vie du
fait que "l'âme n'a plus aucune pensée sans image", d'après Aristote
; or les images ne subsistent pas après cette vie puisqu'elles n'existent que
dans des organes corporels. Les vertus intellectuelles ne subsistent donc pas
non plus après cette vie.
Cependant :
la connaissance de l'universel et
du nécessaire est plus ferme que celle du particulier et du contingent. Mais il
demeure en l'homme après cette vie une connaissance de choses particulières
contingentes, par exemple de ce qu'il a fait et souffert, selon cette parole de
S. Luc (16, 25) : "Souviens-toi que tu as reçu des biens pendant ta vie et
que Lazare a reçu des maux." Donc la connaissance de l'universel et du
nécessaire, objet de la science et des autres vertus intellectuelles, demeure
bien davantage.
Conclusion :
Ainsi que nous l'avons dit dans la première Partie, certains ont soutenu que les espèces intelligibles ne sont pas en permanence dans l'intellect passif si ce n'est lorsqu'il fait acte d'intelligence ; en dehors de la pensée actuelle, il n'y aurait pas la moindre conservation d'espèces, si ce n'est dans les facultés sensibles qui sont les actes d'organes corporels, c'est-à-dire dans l'imagination et dans la mémoire. Or ce sont là des facultés qui disparaissent avec le corps. Aussi, dans cette position, la science ne restera d'aucune manière après cette vie, une fois le corps détruit ; ni non plus aucune autre vertu intellectuelle.
Mais cette opinion contredit la pensée d'Aristote qui affirme au livre III du traité De l'Ame que "l'intellect passif est en acte du fait qu'il devient chaque chose en la connaissant, alors qu'il n'est cependant qu'en puissance à y penser d'une manière actuelle". - Cette opinion contredit aussi la raison, car les espèces intelligibles sont reçues dans l'intellect passif de façon immuable selon le mode du récepteur. C'est pourquoi cet intellect est appelé "le lieu des espèces", étant pour ainsi dire le conservatoire des espèces intelligibles.
Toutefois, il est bien vrai, comme
nous l'avons dit dans la première Partie, que l'homme en cette vie pense à
condition de regarder les images pour y appliquer les espèces intelligibles. Or
les images sont détruites avec le corps. Donc, quant à ces images qui sont pour
ainsi dire le matériel des vertus intellectuelles, on peut dire que ces vertus
sont détruites avec le corps. Mais quant aux espèces intelligibles qui résident
dans l'intellect passif, les vertus intellectuelles demeurent ; or de telles
espèces sont comme le formel de ces vertus. Aussi celles-ci demeurent-elles
après cette vie par leur côté formel, mais non par leur côté matériel, comme
nous l'avons dit à propos des vertus morales.
Solutions :
1. La parole de l'Apôtre
doit s'entendre de ce qu'il y a de matériel dans la science, et aussi du mode
de penser. Le fait est qu'une fois le corps détruit les images ne subsisteront
pas, et que l'usage de la science ne se fera plus par recours aux images.
2. Par la maladie l'habitus
de science est détruit dans ce qu'il a de matériel, c'est-à-dire dans les
images, mais non dans les espèces intelligibles, qui ont leur siège dans
l'intellect passif.
3. L'âme séparée possède après la mort, comme nous l'avons dit dans la première Partie, une autre manière de penser que par recours aux images. Et ainsi la science demeure, non pas cependant selon la même manière d'opérer, comme nous l'avons aussi remarqué pour les vertus morales.
Objections :
1. Il semble que la foi
demeure après cette vie, car elle est plus noble que la science, et nous venons
de voir que celle-ci demeure. Donc la foi aussi.
2. "Personne, dit
l'Apôtre (1 Co 3, 11), ne peut poser d'autre fondement que celui qui a été
posé, qui est le Christ Jésus", c'est-à-dire la foi au Christ Jésus. Mais,
le fondement enlevé, il ne reste rien de ce qui est bâti dessus. Donc, si la
foi ne demeurait pas après cette vie, aucune autre vertu ne demeurerait.
3. Connaissance de foi et
connaissance de gloire diffèrent comme le parfait et l'imparfait. Mais une
connaissance imparfaite peut coexister avec une connaissance parfaite ; ainsi,
chez l'ange, il peut y avoir la connaissance du soir en même temps que celle du
matin ; et un homme peut avoir sur la même conclusion une science par
syllogisme démonstratif et une opinion par syllogisme dialectique. Donc la foi
aussi peut exister après cette vie en même temps que la connaissance de gloire.
Cependant :
l'Apôtre dit (2 Co 5, 6) "Tant
que nous sommes dans notre corps, nous sommes en exil loin du Seigneur, car
nous cheminons dans la foi, non dans la claire vision." Mais ceux qui sont
dans la gloire ne sont plus en exil loin du Seigneur, ils lui sont présents.
C'est donc que la foi ne demeure pas après cette vie quand on est dans la
gloire.
Conclusion :
Ce qui fait l'essentiel et la cause propre d'une opposition, c'est que les opposés s'excluent l'un l'autre au point qu'il y ait toujours entre eux l'opposition entre affirmation et négation. Or, en certains cas, l'opposition se rencontre bien selon des formes contraires, comme le blanc et le noir dans les couleurs. Mais, en d'autres cas, elle se fait selon des degrés de parfait et d'imparfait ; c'est ainsi que dans les changements par altération, le plus et le moins sont pris comme des contraires, par exemple quand une chose passe du moins chaud au plus chaud, selon Aristote. Et parce que le parfait et l'imparfait s'opposent, il est impossible qu'il y ait en même temps dans le même sujet perfection et imperfection.
Il faut néanmoins remarquer que parfois l'imperfection est essentielle à une chose et fait partie de l'espèce même, comme le manque de raison fait partie de la notion spécifique du cheval ou du boeuf. Et. comme une réalité ne peut jamais être transférée d'une espèce à une autre tout en restant numériquement la seule et même réalité, il s'ensuit que si l'on enlève à une chose cette imperfection qui lui est essentielle, on change l'espèce : un boeuf, par exemple, ou un cheval, ne serait plus ni boeuf ni cheval s'il devenait un être raisonnable. - Parfois en revanche l'imperfection n'appartient pas à la raison spécifique, mais elle est un accident déterminé, chez un individu, par quelque chose d'étranger à l'espèce ; c'est ainsi qu'il arrive à un homme d'être privé de la raison en tant que le sommeil, l'ivresse, ou un autre accident semblable l'empêche d'exercer sa raison. Mais il est clair que si l'on éloigne une telle imperfection, la substance de la chose n'en demeure pas moins.
Or, il est évident que l'imperfection de la connaissance est essentielle à la foi. Elle est dans sa définition : la foi est "la substance des choses à espérer, la conviction de ce qui ne se voit pas", selon l'épître aux Hébreux (11, 1) ; et S. Augustin affirme : "Qu'est-ce que la foi ? C'est croire à ce que tu ne vois pas." Mais qu'une connaissance existe ainsi sans l'apparition ni la vision de l'objet, c'est pour elle une imperfection. Et ainsi l'imperfection de la connaissance est essentielle à la foi. D'où il est manifeste que la foi ne peut devenir une connaissance parfaite tout en restant numériquement identique.
Mais il faut aller plus loin, pour savoir si elle peut exister en même temps qu'une connaissance parfaite. Il faut donc remarquer que la connaissance peut être imparfaite de trois manières : du côté de l'objet à connaître, du côté du moyen de connaître, du côté du sujet.
- Du côté de l'objet à connaître, la connaissance du matin et celle du soir chez les anges diffèrent comme le parfait et l'imparfait, car la connaissance du matin regarde les choses en tant qu'elles ont leur existence dans le Verbe, celle du soir les regarde selon qu'elles ont l'existence dans leur propre nature, ce qui est imparfait en comparaison de la première existence.
- Du côté du moyen, ce qui diffère comme le parfait et l'imparfait, c'est la connaissance qu'on a d'une conclusion par un moyen démonstratif, et celle qu'on a par un moyen probable.
- Du côté du sujet enfin, ce qui diffère comme parfait et imparfait, c'est l'opinion, la foi, la science. Car il est essentiel à l'opinion de prendre un parti avec la crainte que le parti opposé ne soit vrai ; aussi n'a-t-elle pas d'adhésion ferme. Au contraire, il est essentiel à la science d'avoir une ferme adhésion avec la vision intellectuelle, car elle a une certitude qui découle de l'intelligence des principes. Quant à la foi, elle tient le milieu ; en ce qu'elle a une ferme adhésion, elle dépasse l'opinion ; mais en ce qu'eue n'a pas la vision, elle est au-dessous de la science.
Évidemment, le parfait et
l'imparfait ne peuvent exister en même temps sous un même aspect. Mais les
choses qui diffèrent selon le parfait et l'imparfait sur un certain point,
peuvent exister ensemble identiquement sur un autre point. Ainsi donc, une
connaissance parfaite et une connaissance imparfaite du côté de l'objet ne
peuvent aucunement avoir en commun le même objet. Elles peuvent cependant avoir
en commun le même moyen terme et le même sujet. Rien n'empêche en effet qu'un
homme ait en même temps et du même coup, par un seul et même moyen terme, la
connaissance de deux objets dont l'un est parfait et l'autre imparfait, comme
la santé et la maladie, le bien et le mal. - Pareillement, il est impossible
aussi qu'une connaissance parfaite et une connaissance imparfaite du côté du
moyen terme se rejoignent dans un seul moyen. Mais rien n'empêche qu'elles se
rejoignent dans un seul objet et dans un seul sujet ; car le même homme peut
connaître une même conclusion par un moyen terme probable, et par un moyen
terme démonstratif. - Enfin, il est pareillement impossible qu'une connaissance
parfaite et une connaissance imparfaite, du côté du sujet, existent ensemble
dans le même sujet. Or, la foi implique dans sa raison même cette imperfection
subjective : que le croyant ne voit pas ce qu'il croit ; la béatitude au
contraire a dans sa notion même cette perfection, que le bienheureux voit ce
qui le béatifie. Aussi est-il évidemment impossible que la foi demeure en même
temps que la béatitude dans le même sujet.
Solutions :
1. La foi est plus noble
que la science du côté de l'objet, parce que celui-ci est la vérité première.
Mais la science a un mode de connaître plus parfait, qui ne s'oppose pas à la
perfection de la béatitude, c'est-à-dire à la vision, comme s'y oppose le mode
de la foi.
2. La foi est un fondement
quant à ce qu'eue possède de connaissance. C'est pourquoi, quand il y aura une
connaissance plus parfaite, il y aura un fondement plus parfait.
3. La solution ressort ici de ce que nous venons de dire.
Objections :
1. Il semble bien. Car
l'espérance perfectionne l'appétit humain plus noblement que ne le font les
vertus morales. Mais les vertus morales demeurent après cette vie, comme le
montre S. Augustin. Donc l'espérance à plus forte raison.
2. La crainte s'oppose à
l'espérance. Mais la crainte subsiste après cette vie : chez les bienheureux,
la crainte filiale qui demeure à jamais ; chez les damnés, la crainte des
châtiments. Donc l'espérance, à titre égal, peut demeurer.
3. Comme l'espérance a pour
objet un bien à venir, de même le désir. Mais il y a chez les bienheureux un désir
des biens à venir, et quant à la gloire du corps à laquelle, dit S. Augustin,
aspirent les âmes des bienheureux, et même quant à la gloire de l'âme selon
cette parole de l'Ecclésiastique (24, 21) : "Ceux qui me mangent auront
encore faim et ceux qui me boivent auront encore soif", et le mot de S.
Pierre sur "celui en qui les anges désirent plonger leur regard" (1 P
1, 12). Il semble donc que l'espérance puisse exister après cette vie chez les
bienheureux.
Cependant :
l'Apôtre écrit (Rm 8, 24) :
"Voir ce qu'on espère, ce n'est plus l'espérer." Mais les bienheureux
voient ce qui fait l'objet de leur espérance, c'est-à-dire Dieu. Donc ils
n'espèrent plus.
Conclusion :
Ainsi que nous venons de le dire
pour la foi, quand une chose implique par définition une imperfection du sujet,
elle ne peut rester dans un sujet qui possède parfaitement la perfection
opposée. Ainsi, il est évident que le mouvement implique de soi une
imperfection du sujet, puisqu'on le définit "l'acte d'un être en puissance
en tant que tel". Aussi, quand cette puissance est réduite en acte, le
mouvement cesse : lorsqu'une chose est déjà devenue blanche, elle n'a pas à
blanchir encore. Or l'espérance implique un mouvement vers ce qu'on n'a pas,
comme on peut le voir par tout ce que nous avons dit plus haut sur la passion
d'espérance. C'est pourquoi quand on sera en possession de ce qu'on espère,
c'est-à-dire lorsqu'on jouira de Dieu, il ne pourra plus y avoir d'espérance.
Solutions :
1. L'espérance est plus
noble que les vertus morales quant à l'objet qui est Dieu. Mais les actes des
vertus morales, sauf peut-être par ce côté matériel qui ne subsiste pas dans
l'autre vie, ne s'opposent pas à la perfection de la béatitude comme fait
l'acte de l'espérance. En effet la vertu morale perfectionne l'appétit non pas
seulement en vue de ce qu'on n'a pas encore, mais aussi par rapport à ce qu'on
a présentement en sa possession.
2. Comme nous le dirons plus loin, il y a deux craintes, la crainte servile et la crainte filiale. La crainte servile est la peur du châtiment, qui ne pourra plus exister dans la gloire puisqu'il ne restera aucune possibilité de subir une peine. - Quant à la crainte filiale, elle a deux actes : révérer Dieu, et quant à cet acte elle demeure ; puis, craindre d'être séparé de lui, et quant à cet acte elle ne demeure pas. En effet, être séparé de Dieu, c'est un mal ; or aucun mal ne sera plus à craindre là-haut, selon la parole des Proverbes (1, 33 Vg) : "On jouira abondamment, la crainte du mal ayant disparu." Pour ce qui est de l'opposition entre la crainte et l'espérance, elle se fonde, avons-nous dit, sur l'opposition entre le bien et le mal : aussi la crainte qui restera dans la gloire n'est-elle pas en opposition avec l'espérance.
Chez les damnés, au contraire, la
crainte du châtiment peut exister plus que chez les bienheureux l'espérance de
la gloire. C'est que chez les damnés les peines se présenteront les unes après
les autres, et ainsi elles auront toujours l'aspect d'une chose à venir, qui
est l'objet forme de la crainte. Mais la gloire des saints ne se réalise pas
d'une manière successive : elle participe de l'éternité, où il n'y a ni passé
ni futur mai uniquement le présent. Et pourtant, même chez les damnés la
crainte à proprement parler n'existe pas. Car elle n'est jamais, avons-nous
dit, sans quelque espoir d'évasion ; or cet espoir chez les damnés n'existera
aucunement. Par conséquent la crainte non plus, si ce n'est dans le sens tout à
fait général où l'on donne le nom de crainte à n'importe quelle attente d'un
mal à venir.
3. Quant à la gloire de l'âme, il ne peut y avoir, pour la raison que nous venons de dire, un véritable désir chez les bienheureux sous l'aspect où le désir regarde le futur. On dit que la faim et la soif existent là-haut, pour écarter l'idée qu'on s’ennuierait. C'est pour la même raison qu'on dit que le désir existe chez les anges. - Mais par rapport à la gloire du corps, dans les âmes des saints il peut bien y avoir un désir, mais non une espérance à proprement parler ; ni au sens précis où elle est vertu théologale, car alors son objet est Dieu et non un bien créé ; ni au sens où elle est prise en général. Parce que l'objet de l'espérance est quelque chose d'ardu, avons-nous dit. Or, aussitôt que nous possédons la cause inéluctable d'un bien il ne se présente plus à nous sous un aspect ardu. Ainsi, lorsque quelqu'un a de l'argent, et qu'il y a des choses qu'il peut acheter tout de suite, on ne dit pas à proprement parler qu'il espère les avoir. Et pareillement, ceux qui possèdent la gloire de l'âme, on ne dit pas à proprement parler qu'ils espèrent la gloire du corps ; on dit seulement qu'ils la désirent.
Objections :
1. Il semble qu'il en
demeure quelque chose dans la gloire. En effet, écartez ce qui est propre, il
demeure ce qui est commun. On lit ainsi au livre Des Causes : "Une fois
écarté l'être raisonnable, il reste le vivant ; et une fois écarté le vivant,
il reste l'être." Mais la foi a quelque chose de commun avec la béatitude,
à savoir la connaissance même ; elle a d'autre part quelque chose qui lui est
propre, à savoir l'énigme : elle est en effet une "connaissance en
énigme". Donc, une fois écarté le caractère énigmatique de la foi, il
reste encore la connaissance même de la foi.
2. La foi est dans l'âme
une lumière spirituelle, selon l'Apôtre (Ep 1, 18) : "Que les yeux de
votre coeur soient illuminés pour la connaissance de Dieu." Mais cette
lumière est imparfaite par rapport à la lumière de gloire dont il est dit dans
le Psaume (36, 10) : "Dans ta lumière nous verrons la lumière." Or
une lumière imparfaite demeure même quand survient la lumière parfaite : un
cierge ne s'éteint pas quand survient la clarté du soleil. Il semble donc que
la lumière de foi demeure avec la lumière de gloire.
3. On n'enlève pas sa
substance à un habitus du fait qu'on lui ôte sa matière ; on peut garder
l'habitus de la libéralité même après qu'on a perdu son argent, mais on ne peut
plus en avoir l'acte. Or la foi a pour objet la vérité première non vue. Une
fois cette matière enlevée par le fait même de la vision de la vérité première,
il peut donc y avoir encore l'habitus même de la foi.
Cependant :
la foi est un habitus simple. Or
une chose simple ou disparaît tout entière ou demeure tout entière. Donc,
puisque la foi ne peut pas demeurer entièrement mais, comme nous l'avons dit,
est vidée de ce qui la définit, il semble qu'elle soit totalement enlevée.
Conclusion :
Pour certains, l'espérance disparaît tout à fait, tandis que la foi disparaît en partie, c'est-à-dire quant à l'énigme, et demeure en partie, c'est-à-dire quant à la substance de la connaissance. Si l'on entend par là qu'elle reste, non dans une identité numérique mais dans une identité générique, c'est tout à fait vrai, car la foi s'accorde avec la vision de la patrie dans un genre, celui de la connaissance. L'espérance, au contraire, ne s'accorde pas avec la béatitude dans un genre ; en effet, l'espérance est comparée à la jouissance de la béatitude, comme le mouvement est comparé au repos que l'on goûte en arrivant au terme.
Mais si l'on veut dire que la connaissance qu'on a dans la foi reste numériquement la même dans la patrie, c'est tout à fait impossible. Car lorsqu'on enlève la différence constitutive d'une espèce, la substance du genre ne reste plus numériquement la même ; ainsi, quand vous ôtez ce qui fait la blancheur, la substance de la couleur ne demeure pas numériquement la même, de sorte qu'une couleur numériquement la même serait tantôt le blanc et tantôt le noir. Le genre, en effet, ne se compare pas à la différence spécifique comme la matière à la forme, au point que la substance du genre puisse rester identique numériquement, même après qu'on a changé la différence, comme la substance de la matière demeure identique numériquement, même quand la forme a changé. Le genre et la différence ne sont pas des parties de l'espèce ; autrement, on n'en ferait pas des prédicats de l'espèce. Mais, de même que l'espèce signifie le tout, c'est-à-dire le composé de matière et de forme dans les réalités matérielles, de même la différence représente le tout, et pareillement le genre ; mais le genre désigne le tout par ce qui en est pour ainsi dire la matière, tandis que la différence le désigne par ce qui en est pour ainsi dire la forme ; mais l'espèce le désigne par l'un et l'autre côté. Ainsi, dans l'homme, la nature sensible se présente matériellement par rapport à la nature intellectuelle ; on appelle animal ce qui a la nature sensible ; raisonnable, ce qui a la nature intellectuelle ; homme enfin, ce qui est en possession des deux. C'est bien le même tout qui est signifié par ces trois choses, mais non du même point de vue.
De toute évidence par conséquent,
puisque la différence ne fait que préciser le genre, si l'on écarte la
différence, la substance du genre ne peut rester la même, car ce n'est pas la
même animalité qui demeure si c'est une autre sorte d'âme qui constitue
l'animal. - Par conséquent il n'est pas possible qu'une connaissance qui a
existé d'abord sous forme d'énigme, devienne ensuite une vision à découvert en
demeurant numériquement la même. Ainsi est-il évident que rien de ce qui est
dans la foi ne demeure dans la patrie, identique numériquement ou
spécifiquement ; ce n'est identique que génériquement.
Solutions :
1. Otez le raisonnable, le
vivant ne demeure plus le même numériquement, mais par le genre, nous venons de
le montrer.
2. L'imperfection de la
lumière d'un cierge ne s'oppose pas à la perfection de la lumière solaire,
parce qu'il ne s'agit pas du même sujet. Mais l'imperfection de la foi et la
perfection de la gloire s'opposent entre elles et regardent le même sujet.
Elles ne peuvent donc exister ensemble, pas plus que dans l'air la clarté ne
peut coexister avec l'obscurité.
3. Celui qui perd de l'argent ne perd pas la possibilité d'en avoir, et c'est pourquoi il peut très bien garder l'habitus de la libéralité. Mais dans l'état de gloire non seulement on perd en acte l'objet de foi, c'est-à-dire ce qu'on ne voit pas ; mais on perd jusqu'à la possibilité de le recouvrer, étant donné la stabilité de la béatitude. Aussi un tel habitus demeurerait pour rien.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car,
dit l'Apôtre (1 Co 13, 10), "quand viendra ce qui est parfait, ce qui est
partiel (c'est-à-dire imparfait) disparaîtra". Mais la charité de l'homine
voyageur est imparfaite. Donc elle disparaîtra lorsqu'adviendra la perfection
de la gloire.
2. Habitus et actes se distinguent
d'après les objets. Mais l'objet de l'amour est le bien appréhendé. Comme on
appréhende tout autrement dans la vie présente et dans la vie future, il semble
donc que la charité ne doive pas rester la même des deux côtés.
3. Dans les choses qui sont
d'une même essence, l'imparfait peut s'élever au niveau de la perfection par un
accroissement continu. Mais la charité dans l'état de voyage, quelle que soit
sa croissance, ne peut jamais parvenir à égaler la charité dans la patrie. Il
semble donc que la charité du voyage ne demeure pas dans la patrie.
Cependant :
l'Apôtre assure (1 Co 13, 8) :
"La charité ne disparaîtra jamais."
Conclusion :
Quand l'imperfection d'une chose,
avons-nous dit, n'appartient pas à la définition de son espèce, rien n'empêche
qu'en demeurant identique numériquement, ce qui fut d'abord imparfait ne
devienne ensuite parfait, comme l'homme se perfectionne par croissance, et la
blancheur par intensification. Or la charité est un amour. Il n'est aucune
imperfection qui soit essentielle à l'amour ; il peut avoir pour objet aussi
bien ce qu'on possède que ce qu'on ne possède pas, ce qu'on voit que ce qu'on
ne voit pas. Aussi la charité ne disparaît pas par la perfection même de la
gloire, mais elle reste numériquement la même.
Solutions :
1. L'imperfection de la
charité lui advient par accident ; l'imperfection n'est pas essentielle à
l'amour. Or, quand on ôte ce qui est accidentel, il reste néanmoins la
substance de la réalité. Dès lors l'imperfection de la charité est supprimée,
la charité elle-même ne l'est pas.
2. La charité n'a pas pour
objet la connaissance même ; dans ce cas en effet, elle ne serait pas la même
dans le voyage et dans la patrie. Mais elle a pour objet la réalité connue qui,
elle, reste identique, à savoir Dieu même.
3. Si la charité du voyage ne peut parvenir par accroissement à égaler celle de la patrie, cela tient à une différence du côté de la cause ; la vision est en effet une cause de l'amour, dit Aristote. Or Dieu est d'autant plus parfaitement aimé qu'il est plus parfaitement connu.
1. Les dons diffèrent-ils des vertus ? - 2. La nécessité des dons. - 3. Sont-ils des habitus ? 4. Quels sont-ils, et combien ? - 5. Sont-ils connexes ? - 6. Demeurent-ils dans la patrie ? 7. Leurs rapports mutuels. - 8. Leur rapport avec les vertus.
Objections :
1. Il ne semble pas. Sur ce
passage de Job (1, 2) : "Sept fils lui sont nés", S. Grégoire dit en effet
: "Sept fils nous naissent quand, par la conception des bonnes pensées,
les sept vertus du Saint-Esprit germent en nous." Et il cite alors ce
passage d'Isaïe (11, 2) : "Sur lui reposera l'esprit d'intelligence,
etc.", où sont énumérés les sept dons du Saint-Esprit. Donc ces sept dons
sont des vertus.
2. S. Augustin exposant le
passage qu'on lit en S. Matthieu (12, 45) : "Alors il s'en va et prend
avec lui sept autres esprits", dit ceci : "Ce sont là sept vices
contraires aux sept vertus du Saint-Esprit", c'est-à-dire aux sept dons.
Or ces sept vices sont contraires à ce qu'on appelle communément des vertus.
C'est la preuve que les dons ne se distinguent pas de ce qu'on appelle
communément les vertus.
3. Si des choses ont la
même définition, c'est que ce sont les mêmes choses. Mais la définition de la
vertu convient aux dons ; chaque don est effectivement "la bonne qualité
d'esprit par laquelle on a une vie droite, etc.". Pareillement, la
définition du don convient aux vertus infuses : le don est en effet, selon le
Philosophe, "le cadeau qu'on ne peut rendre". Par conséquent vertus
et dons ne se distinguent pas.
4. Plusieurs choses
énumérées parmi les dons sont des vertus. Car, on l'a dit plus haut, la
sagesse, l'intelligence et la science sont des vertus intellectuelles ; le
conseil appartient à la prudence ; la piété est une espèce de justice ; la
force est une vertu morale. Il semble donc qu'il n'y a pas de distinction entre
les vertus et les dons.
Cependant :
S. Grégoire distingue les sept
dons, qu'il dit symbolisés par les sept fils de Job, d'avec les trois vertus
théologales, qu'il dit symbolisées par les trois filles de Job. Puis, il
distingue les mêmes sept dons d'avec les quatre vertus cardinales, qu'il dit
symbolisées par les quatre angles de la maison.
Conclusion :
Si nous parlons du don et de la vertu d'après leur définition nominale, ils n'ont aucune opposition l'un à l'autre. Car le concept de vertu est pris de ce qu'elle perfectionne l'homme pour le faire agir bien, comme on l'a dit plus haut, tandis que la notion du don est prise par rapport à la cause d'où il vient. Or rien n'empêche ce qui vient d'un autre à titre de don, d'être chez quelqu'un principe de perfection pour agir bien d'autant plus, nous l'avons dit plus haut, qu'il y a des vertus infusées en nous par Dieu. Aussi, à ce titre, le don ne peut-il se distinguer de la vertu. Et c'est pourquoi certains ont soutenu qu'il n'y avait pas à distinguer les dons des vertus. - Mais il leur reste une difficulté qui n'est pas moindre, c'est de dire pour quelle raison certaines vertus sont appelées dons, et non pas toutes ; et pourquoi certaines choses sont comptées parmi les dons et ne le sont pas parmi les vertus, comme c'est flagrant pour la crainte.
Aussi d'autres ont-ils affirmé qu'il y avait lieu de distinguer les dons d'avec les vertus, mais ils n'ont pas assigné à la distinction une cause appropriée, c'est-à-dire qui fût à ce point commune aux vertus qu'elle ne dût aucunement s'appliquer aux dons, ou inversement. Certains, en effet, considérant qu'entre les sept dons quatre se rapportent à la raison : sagesse, science, intelligence et conseil ; et trois à l'appétit : force, piété et crainte, ont prétendu que les dons perfectionnaient le libre arbitre selon qu'il est faculté de raison ; les vertus au contraire, selon qu'il est faculté de volonté, parce qu'ils n'ont trouvé que deux vertus, foi et prudence, qui fussent dans la raison ou intelligence, tandis qu'ils ont mis les autres dans la faculté d'appétit ou d'affectivité. Mais il faudrait, si cette distinction était juste, que toutes les vertus fussent dans la faculté appétitive, et tous les dons dans la raison.
D'autre part, considérant ce que dit S. Grégoire, que "le don du Saint-Esprit qui forme la tempérance, la prudence, la justice et la force dans l'esprit qui lui est soumis, le prémunit aussi par les sept dons contre chaque tentation" certains ont prétendu que les vertus sont ordonnées à bien agir, les dons au contraire à résister aux tentations. Mais ce n'est pas là encore une distinction suffisante, parce que même les vertus résistent aux tentations lorsque celles-ci induisent à des péchés qui sont contraires aux vertus ; chaque être en effet résiste naturellement à son contraire, ce qui est surtout évident pour la charité dont il est dit dans le Cantique (8, 7) : "Les grandes eaux ne pourraient éteindre la charité."
D'autres, considérant que ces dons sont révélés dans l'Écriture selon qu'ils furent dans le Christ, comme on le voit en Isaïe (11, 2), ont affirmé que les vertus sont ordonnées absolument à bien agir ; mais que les dons sont faits pour que nous puissions grâce à eux nous conformer au Christ, principalement dans ce qu'il a eu à souffrir, parce que c'est surtout dans sa passion que ces dons ont resplendis. - Mais cela non plus ne semble pas suffisant. Car c'est surtout selon l'humilité et la douceur que le Seigneur lui-même nous engage à la conformité avec lui : "Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur" (Mt 11, 29) ; et aussi selon la charité : "Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés" (Jn 15, 12). Et ce sont là aussi les vertus qui ont brillé surtout dans la passion du Christ.
Voilà pourquoi, si nous voulons distinguer les dons d'avec les vertus nous devons suivre la manière de parler de l'Écriture. Or, les dons nous sont révélés non pas sous ce nom-là mais plutôt sous celui d'esprits. C'est ainsi qu'il est dit en Isaïe (11, 2) : "Sur lui reposera l'esprit de sagesse et d'intelligence, etc.". De telles paroles donnent manifestement à entendre que ces sept choses sont énumérées là en tant qu'elles sont en nous par inspiration divine. Or l'inspiration signifie une motion venant du dehors. Il faut en effet considérer qu'il y a dans l'homme deux principes de mouvement : l'un intérieur qui est la raison, l'autre extérieur qui est Dieu, avons-nous dit plus hauti ; et le Philosophe dit la même chose au chapitre de la Bonne Fortune.
Mais il est évident que tout ce qui
est mû doit nécessairement être proportionné à ce qui le meut ; et la
perfection du mobile en tant que tel, c'est d'être bien disposé à se laisser
mouvoir par son moteur. Donc, dans la mesure où le moteur est élevé, il est
nécessaire que le mobile lui soit proportionné par une disposition plus
parfaite ; ainsi voyons-nous que l'élève doit être préparé plus parfaitement
pour recevoir de son maître un enseignement plus élevé. Or il est manifeste que
les vertus humaines perfectionnent l'homme en tant qu'il est apte par nature à
être mû par la raison dans ses actes intérieurs ou extérieurs. Il faut donc
qu'il y ait en lui des perfections plus hautes qui le disposent à être mû par
Dieu. Et ces perfections sont appelées des dons, non seulement parce qu'elles
sont infusées par Dieu, mais parce que, grâce à elles l'homme est disposé à
subir promptement l'impulsion de l'inspiration divine. C'est ce qui est écrit
en Isaïe (50, 5) : "Le Seigneur m'a ouvert l'oreille ; et moi je n'ai pas
résisté, je ne me suis pas dérobé." Le Philosophe dit encore que les
hommes mus par un instinct divin ne doivent pas délibérer selon la raison
humaine, mais suivre leur instinct intérieur, parce qu'ils sont mus par un
principe meilleur que la raison humaine. Et c'est ce que disent certains : les
dons perfectionnent l'homme pour des actes plus élevés que les actes des
vertus.
Solutions :
1. Ces dons sont parfois
appelés vertus au sens général du mot. Ils possèdent cependant quelque chose
qui dépasse la notion commune de vertu : ce sont des vertus divines qui
perfectionnent l'homme en tant qu'il est mû par Dieu. Si bien que le Philosophe
place au-dessus de la vertu commune une vertu héroïque ou divine d'après
laquelle on dit de quelques-uns qu'ils sont des hommes divins.
2. Les vices, en tant
qu'ils sont contraires au bien de la raison, s'opposent aux vertus ; mais en
tant qu'ils sont contraires à l'instinct divin, ils s'opposent aux dons. Car on
s'oppose en même temps à Dieu et à la raison, dont la lumière vient de Dieu.
3. Nous avons là une
définition de la vertu dans ce qu'elle a de commun. Dès lors, si nous voulons
restreindre la définition aux vertus en tant qu'elles se distinguent des dons,
nous dirons que cette clause "par quoi on mène une vie droite" doit
s'entendre de la rectitude de vie entendue selon la règle de raison. -
Pareillement le don, en tant qu'il se distingue de la vertu infuse, peut se définir
ce qui est donné par Dieu à l'homme en vue de le mouvoir, parce qu'ainsi Dieu
lui fait suivre aisément ses impulsions.
4. La sagesse est appelée vertu intellectuelle selon qu'elle procède du jugement de la raison ; mais elle est appelée don selon qu'elle opère par une impulsion divine. Et il faut dire la même chose des autres dons.
Objections :
1. Il ne semble pas que les
dons soient nécessaires à l'homme pour son salut. En effet ils sont ordonnés à
une perfection qui est au-delà de la perfection commune des vertus. Or, il
n'est pas nécessaire pour le salut d'atteindre à une perfection de ce genre,
qui est au-delà de l'état commun de la vertu ; car cette sorte de perfection ne
tombe pas sous le précepte mais sous le conseil. Les dons ne sont donc pas
nécessaires à l'homme pqur le salut.
2. Pour le salut il suffit
que l'on se comporte bien dans le domaine divin et dans le domaine humain. Mais
par les vertus théologales on se comporte bien dans le domaine divin, et par
les vertus morales dans le domaine humain. Les dons ne sont donc pas
nécessaires au salut.
3. S. Grégoire dit que le
Saint-Esprit donne la sagesse contre la sottise, l'intelligence contre la
stupidité, le conseil contre la précipitation, la force contre la crainte, la
science contre l'ignorance, la piété contre la dureté, la crainte contre
l'orgueil. Mais un remède suffisant pour enlever tous ces maux peut être fourni
par les vertus. Les dons ne sont donc pas nécessaires pour le salut.
Cependant :
parmi les dons, la sagesse paraît
être le plus haut ; la crainte le plus bas. Or l'un comme l'autre est
nécessaire au salut. De la sagesse il est écrit (Sg 7, 28) : "Dieu n'aime
que celui qui habite avec la sagesse." De la crainte il est écrit (Si 1,
28 Vg) : "Celui qui ignore la crainte ne pourra être justifié." Par
conséquent les autres dons intermédiaires sont nécessaires aussi au salut.
Conclusion :
Comme on vient de le dire, les dons sont pour l'homme des perfections qui le disposent à bien suivre l'impulsion divines. Aussi, dans les choses où l'impulsion de la raison ne suffit pas, mais où celle du Saint-Esprit est nécessaire, le don est nécessaire par voie de conséquence.
Or la raison de l'homme reçoit de Dieu une double perfection : une qui est naturelle, c'est-à-dire conforme à la lumière naturelle de la raison, une autre q'ui est surnaturelle, au moyen des vertus théologales, comme on l'a dit plus haut. Et bien que cette seconde perfection soit plus grande que la première, cependant la première est plus parfaitement en notre possession que la seconde, car on a la première comme en pleine possession, la seconde comme en possession imparfaite : en effet, c'est imparfaitement que nous aimons Dieu et le connaissons. Or, c'est évident, chaque fois qu'un être possède parfaitement une nature ou forme, ou une vertu, il peut par lui-même agir d'après elle, sans exclure cependant l'opération de Dieu qui, en toute nature et en toute volonté, opère au-dedans. Mais l'être qui possède imparfaitement une nature ou forme, ou une vertu, ne peut opérer par lui-même à moins d'être mû par un autre. Ainsi le soleil, parce qu'il est un foyer parfait de lumière, peut illuminer par lui-même ; mais la lune, dans laquelle la lumière n'existe qu'à l'état imparfait, n'éclaire que si elle est éclairée. De même, un médecin qui connaît parfaitement l'art de la médecine peut opérer par lui-même ; mais son élève, qui n'est pas encore pleinement instruit, ne peut opérer par lui-même à moins que le maître ne l'instruise.
Ainsi donc, pour les choses qui
sont soumises à la raison humaine, c'est-à-dire en rapport avec la fin qui lui
est connaturelle, l'homme peut agir par le jugement de la raison. Si cependant,
même en cela, il est aidé par Dieu au moyen d'une inspiration spéciale, ce sera
l'effet d'une bonté surabondante ; aussi, selon les philosophes, quiconque
avait les vertus morales acquises n'avait pas de ce fait les vertus héroïques
ou divines. Mais dans l'ordination à la fin ultime surnaturelle, à laquelle la
raison meut selon qu'elle est quelque peu et imparfaitement formée par les
vertus théologales, cette motion de la raison ne suffit pas si l'instinct et
l'impulsion supérieure de l'Esprit Saint n'intervient pas, selon S. Paul (Rm 8,
14.17) : "Ceux qui sont menés par l'Esprit de Dieu sont fils et donc
héritiers de Dieu." Et l'on dit dans le Psaume (143, 10) : "Que ton
Esprit bon me conduise sur une terre unie." C'est-à-dire que nul ne peut
parvenir à hériter cette terre des bienheureux s'il n'est mû et conduit par
l'Esprit Saint. Et voilà pourquoi il est nécessaire à l'homme, pour atteindre
cette fin, d'avoir le don du Saint-Esprits.
Solutions :
1. Les dons dépassent la
perfection commune des vertus, non quant au genre d'oeuvres, de la manière dont
les conseils dépassent les préceptes, mais quant à la manière d'agir, selon
qu'on est mû par un principe plus élevé.
2. Par les vertus
théologales et morales l'homme n'est pas perfectionné à l'égard de la fin
ultime à ce point qu'il n'ait pas toujours besoin d'être mû par une impulsion
supérieure du Saint-Esprit, pour la raison déjà dite.
3. Tout n'est pas connu par la raison humaine, et tout ne lui est pas possible, soit qu'on la prenne dans la perfection de son développement naturel, soit qu'on la prenne dans la perfection que lui donnent les vertus théologales. Aussi ne peut-elle sur tous les points repousser la sottise ni les autres maux du même genre dont le texte allégué fait mention. Mais Dieu, à la science et au pouvoir de qui tout est soumis, nous met à l'abri, par sa motion, de toute sottise, ignorance, hébétude, dureté, etc. Et c'est pourquoi les dons du Saint-Esprit, qui nous aident à suivre l'impulsion que cet Esprit nous communique, sont présentés comme des dons qui remédient à ces défauts.
Objections :
1. Vraisemblablement non.
L'habitus est une qualité qui demeure dans l'homme, "une qualité difficile
à changer" comme il est dit au livre des Catégories. Mais il est propre au
Christ que les dons du Saint-Esprit reposent sur lui, dit Isaïe (11, 2). Et en
S. Jean (1, 33) on lit aussi : "Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre
et sur lequel il demeure, c'est lui qui baptise, etc." ce que S. Grégoire
commente en disant : "Le Saint-Esprit vient dans tous les fidèles, mais
c'est seulement dans le Médiateur qu'il demeure toujours, à titre unique."
Les dons du Saint-Esprit ne sont donc pas des habitus.
2. Les dons du Saint-Esprit
perfectionnent l'homme selon qu'il est conduit par l'Esprit de Dieu, avons-nous
dit. Mais l'homme, en tant qu'il est conduit par l'Esprit de Dieu, se comporte
en quelque sorte comme un instrument par rapport à lui. Or il ne convient pas à
l'instrument, mais à l'agent principal, d'être perfectionné par un habitus.
3. Comme les dons du
Saint-Esprit, le don de prophétie provient de l'inspiration divine. Mais la
prophétie n'est pas un habitus car, dit S. Grégoire "l'esprit de prophétie
n'est pas toujours présent aux prophètes". Donc les dons du Saint-Esprit
ne sont pas davantage des habitua.
Cependant :
le Seigneur dit à ses disciples en
parlant du Saint-Esprit (Jn 14, 17 Vg) : "Il demeurera chez vous et il
sera en vous." Or le Saint-Esprit n'est pas chez les hommes sans ses dons.
Ceux-ci demeurent donc dans les hommes. Par conséquent ils ne sont pas
seulement des actes ou des passions, ils sont encore des habitus permanents.
Conclusion :
Les dons, avons-nous dit, sont des
perfections qui disposent l'homme à bien suivre l'impulsion du Saint-Esprit. Or
il est évident, d'après ce qui a été dit précédemment, que les vertus morales
perfectionnent la faculté appétitive selon qu'elle participe en quelque manière
de la raison, c'est-à-dire en tant qu'il lui est naturel d'être mue par le
commandement de celle-ci. Ainsi donc, les dons du Saint-Esprit ont pour l'homme
par rapport au Saint-Esprit le même rôle que remplissent les vertus morales our
la faculté appétitive par rapport à la raison. Or, les vertus morales sont des
habitus par lesquels nos facultés appétitives sont disposées à obéir
promptement à la raison. Par suite, les dons du Saint-Esprit sont eux aussi des
habitua par lesquels on est parfaitement adapté à obéir promptement au
Saint-Esprit.
Solutions :
1. S. Grégoire résout la difficulté au même endroit, lorsqu'il dit :
"Pour les dons sans lesquels on ne peut parvenir à la vie éternelle, le
Saint-Esprit demeure toujours en tous les élus, tandis que pour les autres dons
il n'est pas toujours à demeure." Or les sept dons, avons-nous dit à
l'Article précédent, sont nécessaires au salut. Aussi, quant à ceux-là, le
Saint-Esprit demeure toujours dans les saints.
2. Cette raison est valable
pour un instrument auquel il appartient non pas d'agir mais seulement
d'"être agi". Or l'homme n'est pas un instrument de cette sorte, mais
il "est agi" par le Saint-Esprit de telle manière qu'il agit aussi,
en tant qu'il garde son libre arbitre. C'est pourquoi il a besoin d'un habitus.
3. La prophétie fait partie de ces dons qui sont utiles à la manifestation du Saint-Esprit, mais non pas nécessaires au salut. Aussi n'est-ce pas pareil.
Objections :
1. L'énumération des sept
dons du Saint-Esprit ne se justifie pas. En effet, dans cette énumération on
met quatre dons se rapportant aux vertus intellectuelles : sagesse,
intelligence, science et conseil, lequel se rapporte à la prudence ; mais on ne
met rien qui se rapporte à l'art, lequel est pourtant la cinquième vertu
intellectuelle. De même, on met bien quelque chose qui se rapporte à la
justice, savoir la piété, et quelque chose qui se rapporte à la force, savoir
le don de force ; mais on ne met rien qui se rapporte à la tempérance.
2. La piété est une partie
de la justice. Mais au sujet de la force, on ne met pas comme don une partie de
la force mais la force elle-même. On ne devrait donc pas énumérer la piété,
mais la justice elle-même.
3. Ce sont les vertus
théologales qui nous ordonnent surtout à Dieu. Puisque les dons perfectionnent
l'homme selon qu'il est mû par Dieu, il semble qu'on aurait dû énumérer
quelques dons relatifs aux vertus théologales.
4. De même qu'on craint
Dieu, on l'aime aussi, on espère en lui et on se délecte de lui. Or l'amour,
l'espérance et la délectation sont d'autres passions que la crainte. Donc, de
même que la crainte est comptée comme un don, de même ces trois autres passions
doivent l'être aussi.
5. A l'intelligence est
jointe la sagesse qui la régit ; à la force, le conseil ; à la piété, la science.
Il eût donc fallu ajouter aussi à la crainte un don qui pût la diriger. Ce
n'est donc pas assez des sept.
Cependant :
il y a l'autorité de l'Écriture
avec Isaïe (11, 2).
Conclusion :
Les dons, avons-nous dit, sont des habitus qui perfectionnent l'homme pour qu'il suive promptement l'impulsion du Saint-Esprit, de même que les vertus morales disposent les facultés appétitives à obéir à la raison. Or, de même qu'il est naturel pour les facultés appétitives d'être mues par le commandement de la raison ; de même il est naturel pour toutes les facultés humaines d'être mues par l'impulsion de Dieu comme par une puissance supérieure. Voilà pourquoi, dans toutes les facultés de l'homme qui peuvent être principes d'actes humains (c'est-à-dire dans la raison et dans la faculté d'appétit), de même qu'il y a des vertus, il y a des dons.
Mais la raison est spéculative et
pratique. Et d'un côté comme de l'autre, il y a une saisie de la vérité qui est
affaire de découverte, puis de jugement sur cette vérité. Pour la saisie de la
vérité, la raison spéculative est donc perfectionnée par le don d'intelligence,
la raison pratique par celui de conseil. Pour bien juger, la raison spéculative
est perfectionnée par la sagesse, la raison pratique par la science. - Quant à
la puissance appétitive, en ce qui regarde autrui elle est perfectionnée par la
piété ; en ce qui regarde le sujet lui-même elle est perfectionnée par la force
contre la terreur des périls, et contre la convoitise désordonnée des choses
agréables elle est perfectionnée par la crainte, selon le mot des Proverbes
(15, 27 Vg) : "Par la crainte du Seigneur tout homme s'éloigne du
mal", et dans le Psaume (118, 120) : "Que ta crainte transperce ma
chair, car j'ai eu la crainte de tes commandements." Ainsi est-il clair que
ces dons s'étendent à toutes les choses auxquelles s'étendent également les
vertus tant intellectuelles que morales.
Solutions :
1. Les dons du Saint-Esprit
perfectionnent l'homme dans ce qui a trait au bien-vivre. Ce n'est pas à cela
que l'art est ordonné, mais aux choses extérieures à fabriquer : l'art est
droite règle non de la conduite à tenir mais de la chose à fabriquer, comme il
est dit au livre VI de l'Éthique. Cependant, si l'on considère l'infusion des
dons, on peut dire qu'il y a là tout un art ; cet art appartient au
Saint-Esprit qui est moteur à titre principal, mais non point aux hommes qui
sont pour l'Esprit des instruments, tout le temps qu'ils sont mus par lui. - A
la tempérance répond d'une certaine manière le don de crainte. De même en effet
qu'il appartient à la vertu de tempérance, selon sa raison propre, d'éloigner
quelqu'un des plaisirs mauvais à cause du bien de la raison, de même il
appartient au don de crainte de l'en éloigner à cause de la crainte de Dieu.
2. Le nom de justice est donné
d'après la rectitude de raison : aussi convient-il mieux pour nommer une vertu
que pour nommer un don. Mais le nom de piété rappelle la révérence que nous
avons pour notre père et notre patrie ; et, parce que Dieu est notre père à
tous, le culte même que nous avons pour lui se nomme piété, comme dit S.
Augustin. Voilà pourquoi le don par lequel quelqu'un agit bien envers tout le
monde en raison de la révérence qu'il porte à Dieu se nomme très justement
piété.
3. L'esprit de l'homme
n'est pas mû par le Saint-Esprit sans lui être uni de quelque manière, comme
l'instrument n'est pas mû par l'artiste si ce n'est au moyen d'un contact ou
d'un autre mode d'union. Or la première union de l'homme à Dieu se fait par la
foi, l'espérance et la charité. C'est pourquoi ces vertus sont présupposées aux
dons : elles sont comme les racines des dons. De là vient que tous les dons se
rapportent à ces trois vertus ils en sont pour ainsi dire des dérivations.
4. L'amour, l'espérance et
la délectation ont pour objet le bien. Or, le souverain bien c'est Dieu : de là
vient que les noms de ces passions sont transférés aux vertus théologales par
lesquelles l'âme est unie à Dieu. La crainte, au contraire, a pour objet le
mal, qui d'aucune manière ne s'applique à Dieu ; elle n'implique donc pas
l'union à Dieu, mais plutôt l'éloignement de certaines choses par révérence
pour Dieu ; aussi n'est-elle pas un nom de vertu théologale mais de don, le nom
de ce don qui nous retire du mal, bien plus puissamment que la vertu morale.
5. La sagesse dirige à la fois et l'intellectualité de l'homme et son affectivité. C'est pourquoi on met deux dons comme en correspondance avec les directions de la sagesse : du côté de l'intellectualité, le don d'intelligence ; du côté de l'affection, le don de crainte. En effet, le motif pour craindre Dieu se tire surtout de la considération de l'excellence divine, objet de la sagesse.
Objections :
1. L'Apôtre (1 Co 12, 8)
n'a pas l'air de le dire : "L'un reçoit de l'Esprit la parole de sagesse ;
l'autre la parole de science selon le même Esprit." Mais sagesse et
science sont comptées parmi les dons du Saint-Esprit. Donc ceux-ci sont donnés
à des individus divers et, chez le même, ils ne sont pas en connexion les uns
avec les autres.
2. S. Augustin assure que
"la plupart des fidèles ne brillent pas par la science, bien qu'ils
brillent beaucoup par la foi". Mais la foi s'accompagne de quelque don, au
moins celui de crainte. Il semble donc que les dons ne soient pas
nécessairement connexes dans un seul et même individu.
3. S. Grégoire affirme :
"Bien petite est la sagesse, si elle manque d'intelligence ; et tout à
fait inutile est l'intelligence, si elle ne s'appuie pas sur la sagesse. Le
conseil est mesquin, lorsque l’oeuvre de la force lui fait défaut, et la force
est tout à fait détruite, si elle n'est pas soutenue par le conseil. Nulle est
la science, si elle n'a pas l'utilité de la piété, et tout à fait inutile est
la piété, si elle manque du discernement de la science. Si la crainte elle-même
n'est pas accompagnée de ces vertus, on ne verra surgir aucune entreprise
généreuse." Il semble d'après cette manière de parler qu'on puisse avoir
un don sans un autre. Par conséquent les dons du Saint-Esprit ne sont pas
connexes.
Cependant :
S. Grégoire dit d'abord "Dans
ce repas en commun des enfants, il semble qu'il y ait lieu d'approfondir qu'ils
s'invitent mutuellement à manger." Or ces enfants de Job dont il parle,
symbolisent les dons du Saint-Esprit. Donc ceux-ci sont liés entre eux, par
cela même qu'ils se restaurent mutuellement.
Conclusion :
On peut facilement d'après ce qui
précède établir sur ce point la vérité. En effet, comme on l'a dit plus haut,
de même que les facultés d'appétit sont, par les vertus morales, bien disposées
dans leur rapport avec le gouvernement de la raison, de même toutes les
facultés de l'âme sont, par les dons, bien disposées par rapport au
Saint-Esprit qui les meut. Or, selon l'Apôtre (Rrn 5, 5) : "L'amour de
Dieu s'est répandu dans nos coeurs grâce au Saint-Esprit qui nous a été
donné" ; si le Saint-Esprit habite en nous, c'est par la charité ; de même
que si notre raison est rendue parfaite, c'est par la prudence. Ainsi, comme
les vertus morales sont liées entre elles dans la prudence, ainsi les dons du
Saint-Esprit sont-ils liés entre eux dans la charité ; ce qui revient à dire
que celui qui a la charité a tous les dons du Saint-Esprit et qu'on ne peut en
avoir aucun sans la charité.
Solutions :
1. La sagesse et la science
peuvent d'abord être considérées comme grâces gratuitement données. On veut
dire par là que quelqu'un abonde tellement dans la connaissance des réalités
divines et humaines qu'il puisse et instruire les fidèles et réfuter les
adversaires. Et dans les textes cités, l'Apôtre parle de la sagesse et de la
science en ce sens-là, c'est pourquoi il est fait mention expressément de
"parole de sagesse" et de "parole de science". - Mais la
sagesse et la science peuvent être envisagées autrement, comme dons du
Saint-Esprit. A ce point de vue, elles ne sont pas autre chose que des
perfections de l'esprit humain par lesquelles celui-ci est préparé à suivre
l'impulsion du Saint-Esprit dans la connaissance des choses divines ou
humaines. Et sous cet aspect il est clair que de tels dons existent chez tous
ceux qui possèdent la charité.
2. S. Augustin parle de
science en commentant l'autorité de l'Apôtre qu'on vient de lire ; aussi
parle-t-il de la science dans le sens que nous venons de dire - de grâce "gratuitement
donnée". On le voit bien par ce qu'il ajoute : "Une chose est de
savoir seulement ce que l'on doit croire pour obtenir cette vie bienheureuse,
qui n'est autre que la vie éternelle ; autre chose est de savoir en faire
profiter les fidèles et la défendre contre les infidèles : c'est là,
semble-t-il, ce que l'Apôtre appelle proprement la science."
3. De même q.u'on prouve la connexion des vertus cardinales par ce fait que chacune d'elles vient en quelque sorte se parfaire dans une autre comme on l'a dit plus haut, ainsi S. Grégoire veut prouver de la même manière la connexion des dons par ce fait qu'aucun d'eux ne peut être achevé sans un autre. De là cette phrase qui précède le passage allégué : "Chaque vertu s'effondre si elle n'est pas étayée par une autre." Ce texte ne donne donc pas à entendre qu'un don puisse exister sans un autre, mais que l'intelligence, si elle était sans la sagesse, ne serait pas un don, de même que la tempérance, si elle était sans la justice, ne serait pas une vertu.
Objections :
1. Il semble bien que non.
Car S. Grégoire affirme : "Par les sept dons, le Saint-Esprit forme notre
esprit à résister à chacune des tentations de la vie." Mais dans la pauie
il n'y aura plus de ces épreuves, selon la parole d'Isaïe (11, 9) : "On ne
fera plus de mal ni de violence sur toute ma sainte montagne." Les dons du
Saint-Esprit n'existeront donc plus dans la patrie.
2. Ces dons sont, avons-nous
dit, des habitus. Or c'est bien inutilement qu'il y aurait des habitus s'il ne
peut plus y avoir d'actes. Mais les actes de certains dons ne peuvent avoir
lieu dans la patrie. S. Grégoire dit en effet "L'intelligence fait
pénétrer ce qu'on entend, le conseil empêche la précipitation, la force empêche
de craindre l'adversité, la piété emplit le fond du coeur d'oeuvres de
miséricorde." Or tout cela ne convient pas à l'état de la patrie. Donc ces
dons n'existeront plus dans l'état de gloire.
3. Parmi les dons, les uns,
comme la sagesse et l'intelligence, perfectionnent l'homine dans la vie
contemplative ; les autres, comme la piété et la force, le perfectionnent dans
la vie active. Mais, dit S. Grégoire : "La vie active se termine avec la
vie présente." Donc dans l'état de gloire il n'y aura pas tous les dons du
Saint-Esprit.
Cependant :
S. Ambroise écrit dans son livre
sur le Saint-Esprit : "La cité de Dieu, la Jérusalem céleste, n'est pas
arrosée par le cours d'un fleuve terrestre ; mais le Saint-Esprit qui découle
de la fontaine de vie, dont une petite gorgée nous contente, semble jaillir
avec plus d'abondance dans les esprits célestes, bouillonnant à plein dans le
canal des sept vertus qui émanent de lui."
Conclusion :
Nous pouvons parler des dons de deux
manières. - 1° En les considérant dans leur essence même. A ce point de vue,
ils existeront dans la patrie à leur degré le plus parfait, comme le fait voir
l'autorité de S. Ambroise qu'on vient de citer. La raison en est que les dons
du Saint-Esprit perfectionnent l'âme humaine pour lui faire suivre la motion du
Saint-Esprit ; ce qui aura lieu surtout dans la patrie quand Dieu sera
"tout en tous" comme dit l'Apôtre (1 Co 15, 28) et que l'homme sera
totalement soumis à Dieu. - 2° On peut aussi considérer les dons quant à la
matière sur laquelle ils s'exercent. A cet égard ils ont à s'exercer
présentement dans une matière qui aura disparu dans l'état de gloire. Et à ce
point de vue ils ne demeureront pas dans la patrie, ainsi que nous l'avons dit
auparavant à propos des vertus cardinales.
Solutions :
1. S. Grégoire parle là des
dons selon qu'ils conviennent à l'état présent ; c'est bien par eux en effet
que nous sommes protégés contre les tentations des maux de cette vie. Mais dans
l'état de gloire, tous les maux ayant cessé, les dons du Saint-Esprit serviront
encore à nous parfaire dans le bien.
2. S. Grégoire met en
chacun des dons quelque chose qui passe avec l'état présent, et quelque chose q
ui demeure dans la vie future. Il dit en effet que "la sagesse rassasie
l'âme par l'espérance et la certitude des biens éternels". De ces deux
choses, l'espérance passe, mais la certitude demeure. - De l'intelligence il
dit "qu'elle pénètre l'enseignement entendu, et par là même en éclaire les
ténèbres en nous rassasiant le coeur". De ces deux choses, l'enseignement
entendu passe, puisque "l'homme n'aura plus à enseigner son frère"
comme il est écrit en Jérémie (31, 34) mais l'illumination de l'esprit
demeurera. - Du conseil, il dit qu'il "empêche la précipitation", ce
qui est nécessaire dans la vie présente, et en outre, qu'il "remplit l'âme
de raison", ce qui est nécessaire même dans la vie future. - De la force
il dit qu'elle "ne craint pas l'adversité", ce qui est nécessaire à
présent, et en outre, qu'elle "nourrit la confiance", ce qui demeure
même à l'avenir. - Pour la science il est vrai qu'il mentionne une seule chose,
qu'elle "surmonte le jeûne de l'ignorance", ce qui appartient à
l'état présent. Mais ce qu'il ajoute : "dans le ventre de l'esprit",
peut au figuré s'entendre d'une plénitude de connaissance, ce qui demeure même
dans l'état futur. - Pour la piété il dit qu'elle "remplit les entrailles
du coeur d'oeuvres de miséricorde". C'est là une chose qui littéralement
n'appartient qu'à l'état présent. Mais ce sentiment profond à l'égard du
prochain, que désigne le mot "entrailles", appartient aussi à l'état
futur, où la piété ne se répandra plus en oeuvres de miséricorde mais en
gratitude réciproque. - A propos de la crainte, il dit qu'elle "abaisse
l'esprit pour l'empêcher de s'enorgueillir du présent", ce qui est bien
pour le présent ; il dit aussi qu'"au sujet des réalités futures, elle le
réconforte en le nourrissant d'espérance". C'est encore pour maintenant,
quant à l'espérance ; mais ce peut être aussi pour l'état à venir, quant au
réconfort que procurent ces réalités espérées ici-bas et obtenues là-haut.
3. Cette raison est valable si l'on regarde la matière des dons. Car les oeuvres de la vie active ne seront plus la matière des dons. Mais tous exerceront leurs actes sur les choses de cette vie contemplative qu'est la vie bienheureuse.
Objections :
Il semble que la dignité des dons
ne soit pas à envisager selon leur énumération par Isaïe (11, 2). En effet, ce
qui semble le plus important dans les dons, c'est ce que Dieu requiert de
l'homme par-dessus tout. Or c'est la crainte, car il est écrit au Deutéronome
(10, 12) : "Et maintenant, Israël, que te demande le Seigneur ton Dieu,
sinon que tu craignes le Seigneur ton Dieu ?" Et en Malachie (1, 6) :
"Si c'est moi le Seigneur, où est la crainte qui M'est due ?" Il
semble donc que la crainte, qui est énumérée en dernier, n'est pas le plus
infime des dons mais le plus grand.
2. La piété semble être un
bien universel. L'Apôtre dit (1 Tm 4, 8) qu'elle est "utile à tout".
Mais un bien universel l'emporte sur les biens particuliers. Donc la piété, que
l'énumération met l'avant-dernière, paraît être le plus excellent des dons.
3. La science parfait le
jugement de l'homme, tandis que le conseil se rapporte à l'investigation. Mais
le jugement est supérieur à celle-ci. La science est donc un don plus excellent
que le conseil, alors qu'elle est cependant énumérée après lui.
4. La force se rapporte à
la faculté d'appétit ; la science, à la raison. Mais la raison est supérieure à
la faculté d'appétit. Donc la science est un don supérieur à la force, qui
pourtant est énumérée avant elle. Donc la dignité des dons ne correspond pas à
l'ordre dans lequel ils sont énumérés.
Cependant :
S. Augustin dit dans son
commentaire du Sermon sur la montagne : "Il me semble que l'opération
septiforme du Saint-Esprit, dont parle Isaïe, s'accorde bien à ces degrés et à
ces sentences (dont il est fait mention en Matthieu 5, 3) ; mais il y a une
différence d'ordre. Là (c'est-à-dire en Isaïe), l'énumération commence par ce
qui est plus excellent, ici, par ce qui est moindre."
Conclusion :
La dignité des dons peut être considérée de deux façons : de façon absolue, c'est-à-dire par rapport à leurs actes propres tels qu'ils découlent de leurs principes ; et relativement, c'est-à-dire par rapport à leur matière.
A parler de la dignité des dons de façon absolue, le titre de comparaison est le même en eux que dans les vertus, puisqu'ils perfectionnent l'homme dans tous les actes des puissances de l'âme pour lesquels les vertus le perfectionnent aussi, comme nous l'avons dit plus hautn. Aussi, de même que les vertus intellectuelles l'emportent sur les vertus morales, et que parmi les vertus intellectuelles elles-mêmes, les vertus contemplatives l'emportent sur les vertus actives, comme la sagesse, l'intelligence et la science l'emportent sur la prudence et l'art, de sorte que pourtant la sagesse l'emporte sur l'intelligence, et l'intelligence sur la science, comme la prudence et le bon sens l'emportent sur le bon conseil ; pareillement, parmi les dons, la sagesse et l'intelligence, la science et le conseil l'emportent sur la piété, la force et la crainte ; et parmi ceux-ci encore, la piété l'emporte sur la force, et la force sur la crainte, comme la justice l'emporte sur la force et celle-ci sur la tempérance.
Mais si l'on regarde la matière, la
force et le conseil sont supérieurs à la science et à la piété, pour cette
raison que la force et le conseil interviennent dans les affaires ardues,
tandis que la piété et même la science interviennent dans les affaires
courantes. Ainsi donc, la dignité des dons répond à l'ordre dans lequel ils
sont énumérés. En partie, de façon absolue, les dons de sagesse et
d'intelligence étant supérieurs à tous. En partie, selon l'ordre de la matière,
les dons de conseil et de force étant, selon cet ordre, supérieurs à ceux de
science et de piété.
Solutions :
1. La crainte est requise
par-dessus tout comme élément primordial dans le développement des dons parce
que "le commencement de la sagesse est la crainte du Seigneur", et
non pour ce motif qu'elle serait plus digne que tout le reste. Et en effet, à
suivre l'ordre de génération, quelqu'un doit en premier lieu s'éloigner du mal,
ce qui se fait par la crainte comme il est écrit dans les Proverbes (16, 6),
avant de s'engager dans le bien, ce qui se fait par les autres dons.
2. La piété est comparée
dans le texte de l'Apôtre non pas à tous les dons de Dieu mais uniquement
"aux exercices du corps", dont il vient de dire qu'ils sont
"utiles à peu de chose".
3. Bien que la science soit
supérieure au conseil par son lien avec le jugement, le conseil lui est
supérieur en raison de la matière : car il n'intervient que dans les affaires
ardues, comme dit Aristote, alors que le jugement de science intervient en
toutes choses.
4. Les dons qui ont un rôle directeur, et qui appartiennent à la raison, sont plus dignes que les dons d'exécution, si on les considère par rapport aux actes tels qu'ils émanent des puissances : en effet, la raison est au-dessus de l'appétit, comme le régulateur est au-dessus de ce qu'il règle. Mais en raison de la matière, le conseil est adjoint à la force comme le dirigeant à l'exécutant, et semblablement la science à la piété ; cela parce que le conseil et la force interviennent dans les affaires ardues, tandis que la science et la piété interviennent même dans la vie courante. C'est pourquoi le conseil est énuméré en même temps que la force, en raison de la matière, avant la science et la piété.
Objections :
1. Il semble qu'on doive
faire passer les vertus avant les dons. S. Augustin dit en effet, parlant de la
charité : "Rien n'est plus excellent que ce don de Dieu. Il est seul à
séparer les fils du royaume éternel d'avec ceux de la perdition éternelle.
D'autres présents sont encore donnés par le Saint-Esprit mais sans la charité
ils ne sont d'aucun profit." Or la charité est une vertu. Donc la vertu
est supérieure aux dons du Saint-Esprit.
2. Il semble que les choses
qui sont premières par nature sont les plus importantes. Or les vertus sont
antérieures aux dons du Saint-Esprit. En effet, S. Grégoire nous dit : "Le
don du Saint-Esprit qui, dans l'âme soumise, forme avant toute autre vertu la
justice, la prudence, la force et la tempérance, équilibre bientôt cette âme
par les sept vertus (entendez les dons). Contre la sottise elle lui donne la
sagesse, contre la stupidité l'intelligence, contre la précipitation le
conseil, contre la crainte la force, contre l'ignorance la science, contre la
dureté la piété, contre l'orgueil la crainte." Donc les vertus sont plus
importantes que les dons.
3. "Des vertus, dit S.
Augustin r . nul ne peut faire mauvais usage." Or on peut mal user des
dons. S. Grégoire dit en effet' : "Nous immolons l'hostie de notre prière
de peur que la sagesse ne nous élève ; de peur que l'intelligence, dans ses
démarches subtiles, nous égare ; que le conseil en se compliquant nous
embrouille ; que la force, en nous donnant de l'assurance, nous fasse tomber ;
que la science ne nous enfle si nous connaissons sans aimer ; que la piété en
nous écartant de la rigueur, fausse notre jugement ; que la crainte, en nous
faisant trembler plus que de raison, nous jette dans le désespoir." Donc
les vertus sont plus dignes que les dons du Saint-Esprit.
Cependant :
les dons sont accordés pour aider
les vertus contre les défaillances, comme on le voit dans les textes qui
viennent d'être avancés. Ainsi voit-on qu'ils perfectionnent ce que les vertus
ne peuvent perfectionner. Donc, ils sont supérieurs aux vertus.
Conclusion :
D'après ce qui a été dit plus haut les vertus se partagent en trois genres : théologales, intellectuelles, morales. Les vertus théologales sont celles par lesquelles l'âme humaine est unie à Dieu. Les vertus intellectuelles sont celles par lesquelles la raison est perfectionnée en ellemême. Les vertus morales sont celles par lesquelles l'appétit est perfectionné pour obéir à la raison. Quant aux dons du Saint-Esprit, c'est eux qui rendent toutes les facultés de l'âme capables de se soumettre à la motion divine.
Ainsi donc on découvre le même rapport entre les dons et les vertus théologales par lesquelles l'homme est uni au Saint-Esprit qui le meut, et entre les vertus morales et les vertus intellectuelles par lesquelles est perfectionnée la raison qui est motrice des vertus morales. C'est pourquoi, de même que les vertus intellectuelles l'emportent sur les vertus morales et les règlent, de même les vertus théologales l'emportent sur les dons du Saint-Esprit et les règlent. D'où la remarque de S. Grégoire : "Les sept fils (c'est-à-dire les sept dons) ne peuvent atteindre la perfection du chiffre dix, si tout ce qu'ils font n'est pas accompli dans la foi, l'espérance et la charité."
Mais, si nous comparons les donà
aux autres vertus intellectuelles ou morales, ils leur sont supérieurs, car ils
perfectionnent les facultés de l'âme dans leur rapport au Saint-Esprit qui les
meut, tandis que les vertus perfectionnent, ou la raison elle-même, ou les
autres facultés dans leur subordination à la raison. Or il est évident qu'à
l'égard d'un moteur plus élevé le mobüe à besoin d'être disposé par une
perfection plus grande. Par conséquent, les dons sont plus parfaits que les
vertus.
Solutions :
1. La charité est une vertu
théologale, nous concédons qu'elle est supérieure aux dons.
2. Une réalité est
antérieure à une autre de deux façons. Soit dans l'ordre de perfection et de
dignité, comme l'amour de Dieu passe avant l'amour du prochain. A cet égard,
les dons passent avant les vertus intellectuelles et les vertus morales, mais
après les vertus théologales. Soit dans l'ordre de génération ou de
disposition, comme l'amour du prochain précède l'amour de Dieu quant aux actes.
A cet égard les vertus morales et les vertus intellectuelles passent avant les
dons ; car du fait que l'homme se comporte bien selon sa propre raison, il est
disposé à bien se comporter dans la subordination à Dieu.
3. La sagesse, l'intelligence, etc. sont des dons du Saint-Esprit en tant qu'informés par la charité qui, selon l'Apôtre (1 Co 13, 4) "ne fait de mal à personne". Et c'est pourquoi personne ne fait mauvais usage de la sagesse, de l'intelligence, etc. selon que ce sont des dons du Saint-Esprit. Mais, pour qu'ils ne s'écartent pas de la perfection de la charité, l'un est aidé par l'autre. Et c'est ce que S. Grégoire veut dire.
1. Les béatitudes se
distinguent-elles des dons et des vertus ? - 2. Les récompenses des béatitudes
appartiennent-elles à cette vie ? - 3. Le nombre des béatitudes. - 4. La
convenance des récompenses attribuées aux béatitudes.
Objections :
1. Apparemment non. Car S.
Augustin attribue les béatitudes énumérées en S. Matthieu aux dons du
Saint-Esprit. S. Ambroise attribue celles de S. Luc aux quatre vertus
cardinales. Donc les béatitudes ne sont distinctes ni des vertus ni des dons.
2. Pour la volonté humaine
il n'y a qu'une double règle : la raison et la loi éternelle, comme on l'a
établi plus haute. Mais il résulte de ce que nous venons de dire que les vertus
perfectionnent l'homme en l'ordonnant à la raison, et les dons en l'ordonnant à
la loi éternelle du Saint-Esprit. Donc il ne peut rien exister d'autre,
concernant la rectitude de la volonté humaine, en dehors des vertus et des
dons. Les béatitudes ne s'en distinguent donc pas.
3. Dans l'énumération des
béatitudes il y a la douceur, la justice, la miséricorde, qu'on dit être des
vertus. Donc les béatitudes ne se distinguent pas des vertus et des dons.
Cependant :
certaines choses sont énumérées
parmi les béatitudes, qui ne sont ni des vertus ni des dons, comme la pauvreté,
l'affliction, la paix. C'est donc que les béatitudes diffèrent des vertus et
des dons.
Conclusion :
Comme on l'a dit plus haut, la
béatitude est la fin ultime de la vie humaine. Or on dit qu'un homme possède
déjà une fin à cause de son espoir de l'obtenir. De là cette affirmation du
Philosophe : "Les enfants sont appelés bienheureux à cause de leur
espérance." Et celle-ci de l'Apôtre (Rm 8, 24) : "C'est en espérance
que nous avons été sauvés." Mais l'espoir d'une fin à conquérir surgit du
fait qu'on est mis comme il faut en mouvement vers elle et qu'on en approche ce
qui suppose une certaine action. Or, vers cette fin qu'est la béatitude, on est
mis en mouvement et on approche d'elle par l'activité des vertus ; et surtout
par l'activité provenant des dons, si nous parlons de la béatitude éternelle,
puisque pour elle la raison ne suffit pas, mais que le Saint-Esprit y introduit
; et ce sont ses dons qui nous perfectionnent pour nous permettre de lui obéir
et de le suivre. Voilà pourquoi les béatitudes se distinguent des vertus et des
dons, non comme des habitus distincts d'eux, mais comme les actes se
distinguent des habitus.
Solutions :
1. S. Augustin et S.
Ambroise attribuent les béatitudes aux dons et aux vertus comme on attribue les
actes aux habitus. Or les dons, avons-nous dit, sont supérieurs aux vertus
cardinales. C'est pourquoi S. Ambroise, qui commente les béatitudes proposées
aux foules, les attribue aux vertus cardinales ; tandis que S. Augustin, qui
commente les béatitudes proposées aux disciples sur la montagne comme à de plus
parfaits, les attribue aux dons du Saint-Esprits.
2. Cet argument prouve
qu'effectivement, en dehors des vertus et des dons, il n'y a pas d'autres
habitus rectifiant la vie humaine.
3. La douceur est prise pour l'acte de la mansuétude, et il faut dire la même chose de la justice et de la miséricorde. Et, bien qu'elles paraissent des vertus, elles sont cependant attribuées aux dons, parce que, comme nous l'avons dit, même les dons perfectionnent l'homme sur tous les points où les vertus le perfectionnent aussi.
Objections :
1. Non, semble-t-il.
Certains sont appelés bienheureux, on vient de le dire, parce qu'ils espèrent
des récompenses. Mais l'objet de l'espérance, c'est la béatitude future. Donc
ces récompenses sont pour la vie future.
2. En S. Luc, par
opposition aux béatitudes il y a des peines, lorsqu'il est dit (6, 25) :
"Malheur à vous qui êtes rassasiés, parce que vous aurez faim. Malheur à
vous qui nez maintenant, parce que vous serez dans l'affliction et dans les
larmes." Mais ces peines ne s'entendent pas de cette vie puisque
fréquemment les gens n'y sont pas punis et, selon la parole de Job (21, 13),
"coulent leurs jours dans le bien-être". Donc les récompenses des
béatitudes ne sont pas non plus pour cette vie.
3. Le royaume des cieux,
récompense de la pauvreté, c'est la béatitude céleste ; S. Augustin le dit dans
la Cité de Dieu . De même, le plein rassasiement n'est possédé que dans la vie
future, selon le Psaume (16, 15) : "je serai rassasié lorsque ta gloire
m'aura été révélée." De même, la vue de Dieu et la manifestation de notre
filiation divine appartiennent à la vie future selon S. Jean (I, 3, 2) :
"Maintenant nous sommes enfants de Dieu et ce que nous serons n'a pas
encore été manifesté. Nous savons que, lorsque cela aura été Manifesté, nous
serons semblables à lui, parce que nous le verrons comme il est." Ces
récompenses sont donc bien pour la vie future.
Cependant :
S. Augustin écrit "Ce sont là
des choses qui peuvent être accomplies en cette vie, comme nous croyons
qu'elles l'ont été chez les Apôtres. Car cette transformation totale, ce
changement en une forme angélique qui est promis après cette vie, il n'est
aucune parole qui puisse en faire l'exposé."
Conclusion :
Au sujet de ces récompenses, les commentateurs de la Sainte Écriture se sont exprimés diversement. Certains disent qu'elles appartiennent toutes à la béatitude future : S. Ambroise par exemples. S. Augustin au contraire dit qu'elles sont pour la vie présente. S. Jean Chrysostome dans ses "Homélies" dit que certaines appartiennent à la vie future et certaines à la vie présente.
Pour éclaircir cela il faut considérer que l'espérance de la béatitude future peut se trouver en nous pour deux motifs : 1° du fait d'une certaine préparation ou disposition à cette béatitude, ce qui a lieu par mode de mérite ; 2° comme un certain commencement imparfait de cette béatitude future chez les saintes gens, même en cette vie. En effet, l'espérance de voir l'arbre fructifier se présente différemment à l'époque de la frondaison verdoyante, et lorsque déjà commencent d'apparaître les prémices des fruits.
Ainsi donc, tout ce qui, dans les
béatitudes, est présenté comme du mérite prépare ou dispose à la béatitude,
soit achevée, soit commencée. Mais tout ce qui fait partie des récompenses peut
être ou la béatitude achevée, et alors il s'agit de la vie future ; ou quelque
commencement de la béatitude, comme cela existe chez les parfaits, et alors les
récompenses appartiennent à la vie présente. En effet, lorsque quelqu'un
commence à avancer dans les actes des vertus et des dons, on peut espérer qu'il
parviendra et à la perfection du voyage et à celle de la patrie.
Solutions :
1. L'espérance porte sur la
béatitude future comme sur la fin ultime ; mais elle peut aussi porter sur le
secours de la grâce comme sur un moyen qui mène à la fin, selon la parole du
Psaume (28, 7) : "Mon coeur a espéré en Dieu et j'ai été secouru."
2. Les méchants, bien que
parfois ils ne souffrent pas en cette vie de peines temporelles, en souffrent
cependant de spirituelles. D'où cette affirmation de S. Augustin : "Tu as
ordonné, Seigneur, et il en est ainsi, qu'une âme en désordre soit à elle-même
son châtiment." Et le Philosophe dit des méchants : "Leur âme se
débat, ceci la tire d'un côté, cela d'un autre" ; après quoi il conclut :
"S'il est à ce point misérable d'être méchant, il faut fuir la méchanceté de
toutes ses forces." - Pareillement, en sens inverse, les bons, bien que
parfois ils ne possèdent pas en cette vie les récompenses corporelles, ne
manquent cependant jamais des spirituelles même en cette vie, selon cette
parole en S. Matthieu (19, 29) et en S. Marc (10, 30) : "Vous recevrez le
centuple même en ce monde."
3. Toutes ces récompenses seront parfaitement consommées dans la vie future ; mais en attendant, même en cette vie, certains commencent d'y avoir part. Car le royaume des cieux peut s'entendre, au dire de S. Augustin, du commencement de la parfaite sagesse, selon lequel, chez eux, l'esprit commence à régner. De même, la possession de la terre signifie la bonne affection d'une âme qui se repose en désir dans la stabilité de l'héritage éternel, symbolisé par la terre. Ils sont consolés dès cette vie en participant au Saint-Esprit, appelé le Paraclet c'est-à-dire le Consolateur. Ils sont encore rassasiés en cette vie par cette nourriture dont le Seigneur dit (Jn 4, 34) : "Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père." En cette vie, ils obtiennent la miséricorde de Dieu. En cette vie également, lorsque le regard est purifié par le don d'intelligence, Dieu peut être vu d'une certaine manière. Pareillement, même en cette vie, ceux qui pacifient les mouvements de leur âme, s'approchant ainsi de la ressemblance avec Dieu sont appelés fils de Dieu. - Cependant tous ces biens existeront avec plus de perfection dans la patrie ".
Objections :
1. Il semble que
l'énumération des béatitudes soit maladroite. Car les béatitudes sont
attribuées aux dons, avons-nous dit. Mais parmi les dons, certains se
rapportent à la vie contemplative, ceux de sagesse et d'intelligence. Or aucune
béatitude n'est située dans l'acte de la contemplation, mais toutes se
rattachent à la vie active. L'énumération en est donc insuffisante.
2. A la vie active se
rapportent non seulement les dons d'exécution, mais aussi certains dons de
direction comme la science et le conseil. Or on ne met rien parmi les
béatitudes qui semble se rapporter directement à l'acte de la science ou du
conseil. Les béatitudes sont donc présentées de façon insuffisante.
3. Parmi les dons
d'exécution dans la vie active, la crainte est mise en rapport avec la pauvreté
; quant à la piété, elle semble se rapporter à la béatitude de la miséricorde.
Mais rien n'est mis directement en rapport avec la force. Donc l'énumération
des béatitudes est insuffisante.
4. La Sainte Écriture allègue
beaucoup d'autres béatitudes. Dans Job (5, 17) : "Bienheureux l'homme qui
est corrigé par le Seigneur." Dans le Psaume (1, 1) : "Bienheureux
l'homme qui n'est pas allé au conseil des impies." Dans les Proverbes (3,
13) : "Bienheureux l'homme qui a trouvé la sagesse." Donc
l'énumération des béatitudes est insuffisante.
Cependant :
il semble qu'il y ait du superflu dans cette énumération. Il y a en effet sept dons du Saint-Esprit. Or on présente huit béatitudes.
En outre, en S. Luc il n'y a que
quatre béatitudes. Il y a donc du superflu dans les sept ou huit énumérées en
S. Matthieu.
Conclusion :
Ces béatitudes sont énumérées de la manière la plus satisfaisante. Pour éclaircir cette question, il faut considérer que l'on a parlé d'une triple béatitude : les uns ont mis la béatitude dans la vie voluptueuse, d'autres l'ont placée dans la vie active, d'autres dans la vie contemplative. Or ces trois béatitudes ont un rapport très différent avec la béatitude future, dont l'espérance fait que nous sommes appelés dès à présent bienheureux. Car la béatitude voluptueuse, parce qu'elle est fausse et contraire à la raison, est un obstacle à la béatitude future. La béatitude de la vie active dispose à la béatitude future. Quant à la béatitude contemplative, si elle est parfaite, elle constitue essentiellement la béatitude future elle-même ; si elle est imparfaite, elle en est un commencement.
Voilà pourquoi le Seigneur a placé en premier lieu certaines béatitudes, parce qu'elles écartent l'obstacle de la béatitude voluptueuse. En effet la vie voluptueuse consiste en deux choses : Dans l'abondance des biens extérieurs, soit les richesses, soit les honneurs. De cela l'homme est détourné par la vertu, de façon à faire de ces biens un usage modéré ; mais par le don, d'une manière plus excellente, jusqu'à les mépriser totalement. D'où la première béatitude : "Bienheureux les pauvres en esprit" ; ce qui peut se rapporter soit au mépris des richesses, soit au mépris des honneurs par le moyen de l'humilité. - Mais la vie voluptueuse consiste aussi à suivre ses passions, celles de son appétit irascible, ou celles de son appétit concupiscible. La vertu nous retient de suivre les passions de l'irascible, en nous empêchant, selon la règle de la raison, de nous laisser déborder par elles. Le don y parvient d'une manière plus excellente en rendant l'homme, confbrmément à la volonté divine, tout à fait tranquille à l'égard de ces passions. D'où la deuxième béatitude : "Bienheureux les doux." La vertu nous retient de suivre les passions du concupiscible en les utilisant avec mesure. Mais le don, en les rejetant totalement si c'est nécessaire ; qui plus est, en faisant, si c'est nécessaire, qu'on accepte volontairement l'aflliction. D'où la troisième béatitude : "Bienheureux ceux qui pleurent."
Quant à la vie active, elle consiste principalement dans les services que nous rendons au prochain, soit au titre d'une dette, soit au titre d'un bienfait spontané. - Pour le premier point, la vertu nous dispose à ne pas refuser de rendre au prochain ce que nous lui devons, ce qui ressortit à la justice. Mais le don nous induit à le faire avec plus de sentiment pour que nous accomplissions les oeuvres de la justice avec un désir fervent, comme celui qui a faim et qui a soif aspire ardemment à manger et à boire. D'où la quatrième béatitude : "Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice." - En ce qui concerne les dons spontanés, la vertu parfaite nous fait donner à ceux à qui la raison nous prescrit de donner, les amis par exemple et les autres personnes qui nous sont unies, ce qui ressortit à la vertu de libéralité. Mais le don du Saint-Esprit, à cause de la révérence qu'il nous inspire envers Dieu, ne regarde que la nécessité chez ceux à qui il procure des bienfaits tout gratuits. D'où cette parole en S. Luc (14, 12) : "Quand tu offres à dîner ou à souper, n'invite pas tes amis ou tes frères... mais invite des pauvres, des estropiés, etc.", ce qui est le propre de la miséricorde. Voilà pourquoi on trouve, comme cinquième béatitude : "Bienheureux les miséricordieux."
Quant à ce qui se rapporte à la vie
contemplative, ou bien c'est la béatitude finale elle-même, ou bien c'en est le
commencement ; et c'est pourquoi on ne le met pas dans les béatitudes à titre
de mérite, mais à titre de récompense. Mais on propose comme des mérites les
effets de la vie active, par lesquels on se dispose à la vie contemplative. -
Or, l'effet de la vie active, quant aux vertus et aux dons par lesquels l'homme
est perfectionné en lui-même, c'est la pureté du coeur, qui fait que l'âme en
nous n'est plus souillée par les passions. D'où la sixième béatitude :
"Bienheureux ceux qui ont le coeur pur." - Quant aux vertus et aux
dons par lesquels on est rendu parfait à l'égard du prochain, l'effet de la vie
active est la paix selon Isaïe (32, 17) : "L'oeuvre de la justice, c'est
la paix." Et c'est pourquoi l'on donne comme septième béatitude :
"Bienheureux les pacifiques."
Solutions :
1. L'activité des dons qui
ont rapport à la vie active est exprimée dans les mérites mêmes, mais
l'activité des dons qui ont rapport à la vie contemplative est exprimée dans
les récompenses pour la raison qu'on vient de dire. Voir Dieu correspond en
effet au don d'intelligence, et se conformer à Dieu par une filiation adoptive
appartient au don de sagesse.
2. Dans la vie active, la
connaissance n'est pas recherchée pour elle-même mais pour l'action, au dire
même du Philosophe. Et c'est pourquoi, puisque la béatitude implique quelque
chose d'ultime, on ne compte pas parmi les béatitudes les actes des dons qui
dirigent la vie active, du moins les actes qu'ils émettent eux-mêmes, comme
délibérer est l'acte du conseil et juger est l'acte de la science ; mais, en
fait de béatitudes, on attribue plutôt à ces dons les actes qu'ils dirigent ;
ainsi on attribue les larmes au don de science, et la miséricorde au don de
conseil.
3. Dans l'attribution des
béatitudes aux dons, on peut considérer deux points. Le premier est la
conformité de la matière. A ce point de vue, les cinq premières béatitudes
peuvent toutes être attribuées à la science et au conseil, comme aux dons qui
dirigent. Mais elles se répartissent entre les dons qui exécutent, c'est-à-dire
que la faim et la soif de justice, et aussi la miséricorde, se rapportent à la
piété, qui a en effet pour fonction de parfaire l'homme dans les actes envers
autrui ; tandis que la douceur se rattache à la force, S. Ambroise dit :
"C'est à la force de vaincre la colère et de retenir l'indignation" ;
en effet, la force concerne les passions de l'irascible, mais la pauvreté et
les larmes se rattachent au don de crainte, puisque c'est par lui que l'on
s'éloigne des cupidités et des délectations du monde. - Sous un autre aspect,
nous pouvons dans ces béatitudes considérer les motifs qui les inspirent ;
alors certains d'entre eux obligent à une autre attribution. En effet, ce qui
meut surtout la mansuétude, c'est la révérence envers Dieu, qui se rattache au
don de piété. Ce qui porte aux larmes, c'est principalement la science, par
laquelle l'homme connaît ses propres défauts et ceux des choses de ce monde,
selon le mot de l'Ecclésiaste (1, 18) : "Qui ajoute de la science ajoute
aussi de la douleur." C'est surtout la force de l'âme qui pousse à avoir
faim des oeuvres de la justice. C'est surtout le conseil de Dieu qui pousse à
la pitié, selon la parole de Daniel (4, 24) : "Que mon conseil plaise au
roi : Rachète tes péchés par des aumônes, et tes iniquités par les miséricordes
que tu fais aux pauvres." C'est ce mode d'attribution que suit S. Augustin
dans son livre commentant le Sermon du Seigneur sur la montagne.
4. Il est nécessaire que
toutes les béatitudes énoncées dans la Sainte Écriture se ramènent à celles-ci,
soit quant aux mérites, soit quant aux récompenses, puisqu'il est nécessaire
que toutes se rapportent de quelque façon ou à la vie active ou à la vie
contemplative. C'est pourquoi, dire "Bienheureux l'homme que le Seigneur
corrige" appartient à la béatitude des larmes. "Bienheureux l'homme
qui n'est pas allé au conseil des impies", appartient à la pureté de
coeur. Mais quand on dit "Bienheureux l'homme qui a trouvé la
sagesse", c'est la récompense de la septième béatitude. Et il en est
évidemment de même pour tous les autres textes qu'on peut apportera
5. En sens contraire, la huitième béatitude est une confirmation et une explication de
toutes celles qui précèdent. Car, du fait qu'un homme est confirmé dans la
pauvreté d'esprit, dans la douceur et dans toute la suite des béatitudes, il en
résulte qu'aucune persécution ne l'éloigne de ces biens. Aussi la huitième
béatitude se rapporte-t-elle d'une certaine manière aux sept précédentes.
6. D'après le récit de S. Luc, le sermon du Seigneur a été adressé aux foules. C'est pourquoi les béatitudes y sont énumérées selon la capacité des foules, qui ne connaissent que la béatitude voluptueuse, temporelle et terrestre. Aussi le Seigneur se borne à exclure par quatre béatitudes les quatre choses qui semblent appartenir à cette béatitude-là. La première est l'abondance des biens extérieurs ; il l'exclut en disant : "Bienheureux les pauvres." La deuxième est le bien-être du corps dans la nourriture, la boisson etc., il l'exclut par cette deuxième parole : "Bienheureux vous qui avez faim." La troisième est le bien-être quant à la joie du coeur ; il l'exclut en troisième lieu par ces mots : "Bienheureux vous qui pleurez maintenant." La quatrième est la faveur publique : il l'exclut en quatrième lieu par les mots : "Bienheureux serez-vous quand les hommes vous haïront-" Et, comme dit S. Ambroise : "La pauvreté se rattache à la tempérance, qui ne cherche pas les biens trompeurs ; la faim se rattache à la justice, parce que celui qui a faim est compatissant et, compatissant, se montre généreux ; les larmes se rapportent à la prudence, à qui il appartient de pleurer ce qui est périssable ; souffrir la haine des hommes appartient à la force."
Objections :
1. Il semble que les
récompenses des béatitudes soient énumérées de façon malheureuse. Car le
Royaume des cieux, qui est la vie éternelle, contient tous les biens. Après
l'avoir proposé, il ne fallait pas proposer d'autres récompenses.
2. Le royaume des cieux est
placé comme récompense et dans la première béatitude et dans la huitième. On
devait donc au même titre le mettre dans toutes.
3. Dans les béatitudes on
suit, dit S. Augustin, une marche ascendante. Dans les récompenses au contraire
la marche parait être descendante, car la possession de la terre est inférieure
au royaume des cieux. Il n'y a donc pas là un bon catalogue des récompenses.
Cependant :
il y a l'autorité du Seigneur
lui-même qui les propose de cette manière.
Conclusion :
Ces récompenses sont désignées de la manière la plus appropriée si l'on considère la condition des béatitudes d'après les trois espèces de béatitude que nous venons de cataloguer.
En effet, les trois premières béatitudes se caractérisent par l'éloignement de ce qui procure la béatitude voluptueuse. L'homme désire cette béatitude en cherchant ce qui est l'objet naturel du désir non là où il doit le chercher, c'est-à-dire en Dieu, mais dans les réalités temporelles et périssables. Et c'est pourquoi les récompenses des trois premières béatitudes sont caractérisées d'après ces biens mêmes que certains vont chercher dans la béatitude terrestre. Effectivement, dans les biens extérieurs, les richesses et les honneurs, les hommes recherchent une certaine excellence et une certaine abondance ; or, le royaume des cieux implique l'une et l'autre puisqu'il procure l'excellence et l'abondance des biens en Dieu. C'est pourquoi le Seigneur a promis à ceux qui sont pauvres en esprit le royaume des cieux. Ce que cherchent au moyen de procès et de guerres les hommes féroces et sans douceur, c'est d'acquérir pour eux-mêmes la sécurité en détruisant leurs ennemis. Aussi le Seigneur a-t-il promis aux doux la possession sûre et tranquille de cette terre des vivants qui symbolise la solidité des biens éternels. Ce que cherchent les hommes dans les désirs et dans les plaisirs du monde, c'est d'avoir de la consolation contre les peines de la vie présente. Et c'est pourquoi le Seigneur a promis la consolation à ceux qui pleurent.
Après quoi deux autres béatitudes se rapportent aux oeuvres de la béatitude active. Ce sont celles des vertus qui ordonnent l'homme à son prochain. De ces oeuvres certains sont détournés par un amour désordonné de leur bien propre. Aussi le Seigneur attribue-t-il comme récompenses à ces béatitudes les choses mêmes à cause desquelles les hommes s'éloignent des bonnes oeuvres. Il y en a, en effet, qui s'éloignent des oeuvres de justice, ne rendant pas ce qu'ils doivent, mais plutôt volant ce qui ne leur appartient pas, afin de se rassasier de biens temporels. Voilà pourquoi, à ceux qui sont affamés de justice, le Seigneur a promis un rassasiement. Il y en a encore qui s'éloignent des oeuvres de miséricorde pour ne pas se mêler des misères d'autrui. Voilà pourquoi, aux miséricordieux le Seigneur a promis une miséricorde qui puisse les délivrer de toute misère.
Quant aux deux dernières béatitudes,
elles se rapportent à la félicité ou béatitude de la contemplation. Aussi les
récompenses y sont-elles accordées en conformité avec les dispositions qu'on
trouve dans le mérite. Car la pureté de I'oeil consiste à voir clair ; aussi
les coeurs purs reçoivent-ils la promesse de la vision de Dieu. Quant au fait
d'établir la paix ou en soi-même ou entre les autres, il manifeste que l'on est
imitateur de Dieu, le Dieu d'unité et de paix. Aussi le pacifique reçoit-il en
récompense la gloire de cette filiation divine qui consiste en la parfaite
union à Dieu par une sagesse consommée.
Solutions :
1. Comme dit S. Jean
Chrysostome, toutes ces récompenses ne sont en réalité qu'une seule chose : la
vie éternelle, que l'intelligence humaine ne saisit pas. C'est pourquoi il a
fallu les lui décrire par les différents biens qui nous sont connus, en ayant
soin de les mettre en harmonie avec les mérites auxquels les récompenses sont
attachées.
2. Comme la huitième
béatitude est une sorte de confirmation de toutes les béatitudes, les
récompenses de toutes les béatitudes lui sont dues. Voilà pourquoi on revient
au début pour faire comprendre que lui sont attribuées logiquement toutes les
récompenses. - Ou encore, selon S. Ambroise, le royaume des cieux est promis
aux pauvres en esprit quant à la gloire de l'âme, mais à ceux qui souffrent
persécution dans leur corps, le royaume est promis quant à la gloire du corps.
3. Les récompenses aussi s'enchaînent selon une progression. Car posséder la terre du royaume des cieux est plus que d'avoir simplement le royaume ; il y a beaucoup de choses en effet que nous avons sans les posséder fermement et pacifiquement. De même être consolé dans le royaume, c'est plus que d'avoir et de posséder ; il y a en effet bien des choses que nous possédons dans la douleur. De même, être rassasié est plus que d'être simplement consolé, car le rassasiement implique l'abondance de la consolation. Quant à la miséricorde, elle dépasse le rassasiement, elle signifie qu'on reçoit plus qu'on ne mérite, plus même qu'on ne pouvait désirer. Mais c'est encore une plus grande chose de voir Dieu, de même que celui-là est plus grand qui est admis non seulement à manger à la cour du roi, mais aussi à le voir face à face. Toutefois, la souveraine dignité dans la maison du roi, c'est au fils du roi qu'elle appartient.
1. Les fruits du Saint-Esprit sont-ils des actes ? - 2. Diffèrent-ils des béatitudes ? - 3. Leur nombre. - 4. Leur opposition aux oeuvres de la chair.
Objections :
1. Ce que l'Apôtre dans son
épître aux Galates appelle les fruits du Saint-Esprit ne semble pas consister
en des actes. En effet, ce qui a un fruit ne doit pas être appelé fruit : ce
serait aller à l'infini. Or nos actes ont du fruit. Il est écrit dans la
Sagesse (3, 15 Vg) : "Le bon labeur a un fruit glorieux" ; et en S.
Jean (4, 36) : "Celui qui moissonne reçoit la récompense et ramasse du
fruit pour la vie éternelle." Donc nos actes eux-mêmes ne sont pas appelés
fruits.
2. S. Augustin dit :
"Nous jouissons des choses que nous connaissons dès que la volonté se
repose avec délectation dans ces choses pour elles-mêmes." Mais notre
volonté ne doit pas se reposer dans nos actes pour eux-mêmes. Nos actes ne
doivent donc pas être appelés des fruits.
3. Entre les fruits du
Saint-Esprit l'Apôtre énumère des vertus : charité, mansuétude, foi et
chasteté. Or les vertus ne sont pas des actes mais des habitus, avons-nous dit.
Donc les fruits ne sont pas des actes.
Cependant :
il est dit en S. Matthieu (12, 33)
: "L'arbre se reconnaît à ses fruits", ce qui signifie, comme les
Pères l'expliquent à cet endroit : "On connaît l'homme à ses
oeuvres." Ce sont donc les actes humains eux-mêmes qui sont appelés des
fruits.
Conclusion :
Ce nom de fruit a été transposé du corporel au spirituel. Or, dans les réalités corporelles, on appelle fruit ce que produit une plante parvenue à son point de perfection et ce qui a en soi une certaine douceur. Ce fruit a une double relation : à l'arbre qui le produit, et à l'homme qui le prend à l'arbre. Ainsi donc, dans le domaine spirituel, nous pouvons entendre ce mot de fruit dans une double acception. Dans un sens on dira "le fruit de l'homme", comme si l'homme était l'arbre qui le produit. Dans l'autre sens on appellera "fruit de l'homine" ce que l'homme obtient.
Or, tout ce que l'homme obtient n'a pas raison de fruit, mais seulement ce qui est ultime et comporte de la délectation. En effet l'homme possède le champ et l'arbre : ce n'est pas eux qu'on appelle des fruits, mais seulement ce qui est ultime, ce que l'homme entend recevoir du champ et de l'arbre. En ce sens, on appelle fruit de l'homme sa fin ultime, dont il doit avoir la jouissance.
Si l'on appelle fruit de l'homme ce
qui est produit par lui, alors ce sont les actes humains eux-mêmes qui sont
appelés fruits. L'action est en effet l'acte second de celui qui agit, et elle
comporte de la délectation si elle lui convient. Donc, si l'activité de l'homme
émane de lui selon la capacité de sa raison, on dit qu'elle est le fruit de la
raison. Mais si elle procède de lui selon une vertu plus haute, celle du
Saint-Esprit, on dit que l'action de l'homme est le fruit du Saint-Esprit,
comme d'une semence divine, car il est écrit dans la première épître de Jean
(3, 9) : "Quiconque est né de Dieu ne commet pas le péché parce que la
semence de Dieu demeure en lui."
Solutions :
1. Puisque le fruit a,
d'une certaine manière, raison de réalité ultime et de fin, rien n'empêche
qu'un fruit ait un autre fruit, ainsi qu'une fin est ordonnée à une fin. Donc
nos oeuvres, en tant qu'elles sont des effets du Saint-Esprit opérant en nous,
ont raison de fruits ; mais, en tant qu'elles sont ordonnées à leur fin qui est
la vie éternelle, elles ont plutôt raison de fleurs, d'où le mot de
l'Ecclésiastique (24, 17 Vg) : "Mes fleurs sont des fruits d'honneur et
d'honnêteté."
2. Quand on dit que la
volonté se délecte d'une réalité à cause de la réalité même, cela peut se
comprendre de deux façons. Ou "à cause de" s'entend de la cause
finale, et ainsi on ne se délecte d'une réalité pour elle-même que si c'est la
fin ultime. Ou bien "à cause de" désigne une cause formelle, et alors
quelqu'un peut trouver à se délecter de la chose même en tout ce qui est
délectable selon sa forme. Il est évident par exemple que le malade se délecte
de la santé pour elle-même comme en une fin ; dans le remède, si celui-ci est
doux, on trouve aussi du plaisir, non comme en une fin, mais comme en une chose
qui a un goût agréable ; mais, si le remède est amer, le malade n'y prend aucun
plaisir d'aucune sorte pour la chose en soi, mais uniquement en vue d'autre
chose. Ainsi donc il faut dire qu'on doit se délecter en Dieu à cause de
lui-même comme à cause d'une fin ultime ; dans les actes vertueux, au
contraire, on doit se délecter non pas comme s'ils étaient une fin, mais à
cause de l'honnêteté qu'ils renferment et qui est agréable à leurs auteurs. Ce
qui fait dire à S. Ambroise : "Les oeuvres des vertus sont appelés des
fruits parce qu'elles procurent à leurs possesseurs la réfection d'une sainte
et pure délectation".
3. Les noms des vertus sont pris parfois pour les actes de ces vertus, comme S. Augustin dit que "la foi est l'acte de croire ce que vous ne voyez pas", et "la charité, un mouvement d'âme pour aimer Dieu et le prochain". C'est de cette manière qu'on emploie aussi des noms de vertus dans l'énumération des fruits.
Objections :
1. Il semble que non. Car
les béatitudes sont attribuées aux dons, on l'a dit plus haut. Mais les dons
perfectionnent l'homme pour qu'il se laisse mouvoir par le Saint-Esprit. Les
béatitudes sont donc elles-mêmes des fruits du Saint-Esprit.
2. Le rapport du fruit de
la vie éternelle à la béatitude future, qui est une possession réelle, se
retrouve entre les fruits de la vie présente et la béatitude de la vie
présente, qui viennent de l'espérance. Mais le fruit de la vie éternelle, c'est
la béatitude de la vie éternelle elle-même. Donc les fruits de la vie présente,
ce sont aussi les béatitudes elles-mêmes.
3. La raison de fruit
comporte qu'il soit quelque chose d'ultime et de délectable. Mais, on l'a dit
plus hautg, cela appartient aussi à la raison de béatitude. Le fruit et la
béatitude ont une raison identique. Donc ils ne doivent pas être distingués
l'un de l'autre.
Cependant :
quand les espèces ne sont pas les
mêmes, les choses non plus ne sont pas les mêmes. Mais les fruits d'une part,
les béatitudes de l'autre, se répartissent sur des espèces qui ne sont pas les
mêmes, comme on le voit par leurs dénombrements respectifs. Donc les fruits
diffèrent des béatitudes.
Conclusion :
On exige plus pour la raison de
béatitude que pour celle de fruit. Car, pour la raison de fruit, il suffit
qu'on ait quelque chose d'ultime et de délectable. Mais la raison de béatitude
exige en outre que ce soit quelque chose de parfait et d'excellent. Ainsi
toutes les béatitudes peuvent-elles être appelées des fruits, mais non
inversement. En effet, toutes les oeuvres vertueuses dans lesquelles on trouve
de la délectation sont des fruits. Mais on appelle béatitudes uniquement les
oeuvres parfaites qui, en raison même de leur perfection, sont attribuées
plutôt aux dons qu'aux vertus, comme on l'a dit ci-dessus.
Solutions :
1. Cet argument prouve que
les béatitudes sont des fruits, mais non que tous les fruits soient des
béatitudes.
2. Le fruit de la vie
éternelle est ultime et parfait absolument, et c'est pourquoi il n'est distinct
en rien de la béatitude éternelle à venir. Mais dans la vie présente les fruits
ne sont pas ultimes ni parfaits absolument, et c'est pourquoi ils ne sont pas
tous des béatitudes.
3. Il y a quelque chose de plus, nous venons de le dire, dans ia raison de béatitude que dans celle de fruit.
Objections :
1. Il semble que l'Apôtre
ait eu tort d'en compter douze dans l'épître aux Galates (5, 22). Ailleurs, en
effet, dans l'épître aux Romains (6, 22), il dit qu'il n'y a qu'un seul fruit
pour la vie présente : "Vous avez votre fruit dans la
sanctification." Et en Isaïe (27, 9) il est écrit : "Tel sera tout le
fruit qu'il recueillera en renonçant à son péché." Il n'y a donc pas à énumérer
douze fruits.
2. Le fruit est ce qui
sort, avons-nous dit, d'une semence spirituelle. Mais le Seigneur (Mt 13, 23)
présente un triple fruit provenant d'une semence semée en bonne terre : cent,
soixante et trente pour un. Il n'y a donc pas à présenter douze fruits.
3. La raison de fruit
implique qu'il soit chose ultime et délectable. Mais cette raison ne se trouve
pas dans tous les fruits énumérés par l'Apôtre : la patience et la longanimité
semblent bien exister dans les choses affligeantes ; la foi n'a pas raison de
chose ultime, mais plutôt de premier fondement. Il y a donc quelque chose de
trop dans l'énumération des fruits.
Cependant :
il semble au contraire que cette
énumération n'est pas suffisante et qu'il y manque quelque chose. Nous avons dit
en effet que toutes les béatitudes peuvent être appelées des fruits ; mais
toutes ne sont pas énumérées ici. Il n'y a rien non plus qui se rapporte à
l'acte de la sagesse, ni de beaucoup d'autres vertus.
Conclusion :
Ce nombre de douze fruits énumérés par l'Apôtre est justifié. On peut même en voir le symbole dans ces douze fruits dont il est parlé à la fin de l'Apocalypse (22, 2) : "Des deux côtés du fleuve l'arbre de vie portant douze fruits." Mais puisqu'on donne ce nom de fruit à ce qui sort d'un principe comme d'une semence ou d' une racine, on devra tenir compte de la distinction de ces fruits d'après les différents progrès du SaintEsprit en nous. Ces progrès consistent en ce que l'homme spirituel est bien ordonné, premièrement en lui-même ; deuxièmement par rapport à ce qui est à côté de lui ; troisièmement par rapport à ce qui est au-dessous de lui.
L'homme spirituel est bien disposé en lui-même quand il se possède parfaitement dans la prospérité comme dans l'adversité. Or à l'égard du bien, la première disposition de l'esprit humain se fait par l'amour, lequel est la première des affections, la racine de toutes, comme nous l'avons dit. C'est pourquoi parmi les fruits de l'esprit, on met en premier lieu la charité, en laquelle le Saint-Esprit est donné d'une manière spéciale, comme en sa propre ressemblance, puisque lui-même aussi est amour. Aussi l'Apôtre dit-il (Rm 5, 5) : "L'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné." Mais l'amour de charité entrâine nécessairement la joie. Toujours en effet celui qui aime se réjouit d'être uni à l'aimé. Or la charité a toujours présent le Dieu qu'elle aime, selon S. Jean (1, 4, 16) : "Qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui." C'est pourquoi la joie est une conséquence de la charité. Or, la perfection de la joie c'est la paix. La paix à deux points de vue :
1° Quant au repos, à l'abri des causes extérieures de trouble. En effet, on ne peut se réjouir parfaitement du bien qu'on aime, si sa jouissance est troublée par les autres. Au contraire, celui qui a le coeur parfaitement pacifié dans un unique objet, ne peut être importuné par rien d'autre, parce qu'il tient pour rien tout le reste, d'où cette parole du Psaume (119, 165) : "Grande paix pour ceux qui aiment ta loi, et il n'y a pas pour eux de scandale", c'est-à-dire que les choses du dehors ne les troublent pas dans leur jouissance de Dieu.
2° La paix est aussi la perfection de la joie en ce qu'elle calme les remous du désir, car il ne possède pas la joie parfaite, celui à qui l'objet de sa joie ne suffit pas. Or la paix comporte ces deux éléments : que du dehors rien ne nous trouble, et que nos désirs se reposent en un objet unique. C'est pourquoi après la charité et la joie on met en troisième lieu la paix. - A l'égard des maux, l'esprit est en parfaite possession de lui-même sur deux points : que l'imminence des maux ne parvienne pas à le troubler ce qui est 1'oeuvre de la patience ; ni l'attente prolongée des biens, ce qui est l'affaire de la longanimité, car "être privé d'un bien, comme il est dit dans 1'Ethique a raison de mal".
Par rapport à ce qui est à côté de lui, c'est-à-dire le prochain, l'homme spirituel est en de bonnes dispositions, 1° quant à la volonté de bien faire, et à cela se rapporte la bonté ; 2° quant à la bienfaisance effective, et à cela se rapporte la bénignité ; car on attribue celle-ci aux hommes qu'un "bon feu d'amour" enflamme à faire du bien au prochain ; 3° quant à l'égalité d'âme pour supporter les maux infligés par les proches, et c'est à cela que se rapporte la mansuétude, qui refrène les colères ; 4° quant au fait de ne nuire aucunement au prochain, non seulement par colère, mais non plus par fraude ou par ruse, et à cela s'applique la foi, prise au sens de fidélité. Mais si nous la prenons au sens de la foi par laquelle on croit en Dieu, alors, par cette foi, l’homme est ordonné à ce qui est au-dessus de lui, c'est-à-dire à soumettre à Dieu son intelligence et, par voie de conséquence, tout ce qui est à lui.
Mais par rapport à ce qui est
au-dessous de lui l'homme est en de bonnes dispositions, 1° quant aux actions
extérieures, grâce à la modestie qui garde la mesure en tout ce qu'on dit et
tout ce qu'on fait. 2° Quant aux convoitises intérieures, grâce à la continence
et à la chasteté, soit que l'on distingue ces deux choses par ce fait que la
chasteté refrène ce qui est illicite, tandis que la continence refrène même ce
qui est licite ; soit qu'on les distingue par ce fait que le continent éprouve
les convoitises mais n'est pas entraîné par elles, tandis que le chaste ni ne
les éprouve ni n'est entraîné par elles.
Solutions :
1. La sanctification
provient de toutes les vertus, qui enlèvent aussi les péchés. C'est pourquoi,
aux endroits cités, le fruit est nommé au singulier en raison de l'unité de
genre. Genre qui se partage en de multiples espèces d'après lesquelles sont
désignés les multiples fruits.
2. Les fruits ne sont pas
différenciés par cent, soixante, et trente, d'après les diverses espèces
d'actes vertueux, mais d'après les divers degrés de perfection, même dans une
seule vertu. Ainsi, on dit que la continence dans le mariage est symbolisée par
le fruit à trente pour un, celle du veuvage par le fruit à soixante, tandis que
celle de la virginité est représentée par le cent pour un. - Les Pères ont
aussi d'autres façons de distinguer dans ces trois fruits évangéliques comme
trois degrés dans la vertu. Et l'on suppose trois degrés parce que, en tout
domaine, la perfection se présente selon un commencement, un milieu et une fin.
3. Le fait même de ne pas
être troublé dans les tristesses de la vie se présente comme un fruit
délectable. La foi aussi, même si on la prend en tant qu'elle est le fondement
de la vie spirituelle, possède un certain aspect de chose ultime et délectable
selon qu'elle contient une certitude. D'où ce commentaire de la Glose :
"La foi, c'est-à-dire la certitude de l'invisible."
4. En sens contraire, comme dit S. Augustin dans son commentaire de l'épître aux Galates, "l'Apôtre n'a pas adopté ce chiffre pour enseigner combien il y a d'oeuvres de la chair ou de fruits de l'esprit, mais pour montrer dans quelle genre de choses celles-là sont à éviter, ceux-ci à rechercher". Aussi auraient-ils pu être énumérés en nombre plus ou moins grand. Et cependant, tous les actes des dons et des vertus peuvent, selon une certaine convergence, se ramener à ces fruits selon que toutes les vertus et tous les dons ordonnent nécessairement l'âme selon l'une des modalités qu'on vient de dire. Aussi les actes de la sagesse, et ceux de tous les dons qui nous ordonnent au bien, se ramènent-ils à la charité, à la joie et à la paix. Néanmoins, si Paul a donné cette énumération plutôt qu'une autre, c'est parce que les fruits énumérés ici impliquent davantage soit une jouissance des biens, soit un adoucissement des maux : ce qui, semble-t-il, appartient à la raison de fruit.
Objections :
1. L'Apôtre énumère aussi
les oeuvres de la chair (Ga 5, 19). A ce qu'il semble, les fruits ne leur sont
pas contraires. Les contraires sont dans un même genre. Mais on ne dira pas que
les oeuvres de la chair sont des fruits. Donc les fruits de l'esprit ne leur
sont pas contraires.
2. Une chose est contraire
à une autre. Or l'Apôtre énumère plus d'oeuvres de la chair que de fruits de
l'esprit. Donc fruits de l'esprit et oeuvres de la chair ne sont pas des
contraires.
3. Au premier rang des
fruits de l'esprit on met la charité, la joie, la paix, auxquelles ne correspondent
pas les oeuvres de la chair énumérées en premier, qui sont la fornication,
l'impureté, l'impudicité. Donc les fruits de l'esprit ne sont pas contraires
aux oeuvres de la chair.
Cependant :
l'Apôtre dit dans le même passage
que "la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair".
Conclusion :
Oeuvres de la chair et fruits de l'esprit peuvent être pris dans une double acception : 1° Sous un aspect général. En ce sens les fruits du Saint-Esprit sont, dans l'ensemble, contraires aux oeuvres de la chair. Le Saint-Esprit meut en effet l'esprit humain vers ce qui est selon la raison, ou plutôt vers ce qui est au-dessus de la raison. L'appétit de la chair, qui est l'appétit sensible, entraîne vers les biens sensibles, qui sont au-dessous de l'homme. Aussi, de même que dans la nature un mouvement vers le haut et un mouvement vers le bas sont contraires, de même dans les oeuvres humaines les oeuvres de la chair et les oeuvres de l'esprit.
2° On peut considérer autrement les
fruits énumérés sous l'aspect qui est propre à chacun d'eux, et pareillement
les oeuvres de la chair. En ce sens, il n'est pas nécessaire qu'ils se fassent
opposition un par un, parce que, comme nous l'avons dit, l'Apôtre n'a pas
l'intention d'énumérer toutes les oeuvres spirituelles ni toutes les oeuvres
charnelles. Pourtant, avec une certaine ingéniosité, S. Augustin oppose un par
un les actes de la chair aux fruits de l'esprit. "La fornication est la
passion d'assouvir les désirs charnels en dehors d'une union légitime : c'est
l'opposé de la charité, par laquelle l'âme est unie à Dieu, et en laquelle se
trouve aussi la vraie chasteté. Quant aux impuretés, ce sont tous les troubles
que fait naître la fornication, à quoi s'oppose la joie de la tranquillité. La
servitude des idoles mène la guerre contre l'évangile de Dieu ; son opposé est
la paix. Aux maléfices, aux inimitiés, disputes et rivalités, aux animosités et
dissensions, s'oppose la longanimité pour supporter les misères des hommes chez
qui l'on vit, la bénignité pour y porter remède, et la bonté pour pardonner.
Aux hérésies s'oppose la foi ; à l'envie la mansuétude ; aux excès du boire et
du manger, la continence."
Solutions :
1. Ce qui vient d'un arbre
contrairement à sa nature, on ne dit pas que c'en est le fruit, on dit plutôt
que c'en est la corruption. Aussi, comme les oeuvres des vertus sont
connaturelles à la raison alors que les oeuvres des vices lui sont contraires,
on donne à celles-là le nom de fruits mais pas à celles-ci.
2. "Le bien arrive
d'une seule manière, dit Denys ; le mal de beaucoup de façons n" : de là
vient qu'à une seule vertu s'opposent plusieurs vices. Et c'est pourquoi il
n'est pas étonnant que l'on compte plus d'oeuvres de la chair que de fruits de
l'esprit.
3. Ce qu'on vient de dire donne la solution.
Après l'étude des vertus vient
celle des vices et des péchés. Et à ce propos six grandes sortes de
considération se présentent : 1° Les vices et les péchés en eux-mêmes (Question
71) ; 2° la distinction des péchés (Question 72) ; 3° leurs relations mutuelles
(Question 73) ; 4° le sujet du péché (Question 74) ; 5° sa cause (Question 75-84)
; 6° ses effets (Question 85-89).
1. Le vice est-il le contraire de la vertu ? - 2. Est-il contraire à la nature ? - 3. Quel est le pire : le vice, ou l'acte vicieux ? - 4. L'acte vicieux peut-il coexister avec la vertu ? - 5. En tout péché y a-t-il un acte ? - 6. La définition donnée par S. Augustin : "Le péché est tout ce qui est dit, fait ou désiré contre la loi éternelle."
Objections :
1. Il ne semble pas, car
une chose, dit le Philosophe, n'a qu'un contraire. Or le contraire de la vertu
c'est le péché et sa malice. Ce n'est donc pas le vice, qui se dit d'ailleurs
de toutes sortes de choses, par exemple d'un organisme aux membres mal
conformés.
2. La vertu dénote la
perfection d'une puissance. Mais le vice ne dénote rien qui se rattache à la
puissance.
3. Cicéron dit que la vertu
est la santé de l'âme. Le contraire de la santé est l'indisposition ou la
maladie plutôt que le vice.
Cependant :
S. Augustin dit que "le vice
est la qualité par laquelle une âme est mauvaise". Or la vertu est la
qualité qui rend bon celui qui la possède. Vertu et vice sont donc deux
contraires.
Conclusion :
Il y a deux choses à considérer dans la vertu : son essence et son but. Et dans l'essence de la vertu on peut considérer ce qui se présente directement et ce qui est une conséquence. Directement, la vertu est la disposition d'un être à bien se comporter conformément à sa nature. D'où cette définition du Philosophe : "La vertu est chez l'être parfait la disposition au meilleur. J'appelle parfait ce qui est disposé selon sa nature." Conséquemment, la vertu est une bonté, car la bonté consiste pour chacun à se réaliser adéquatement dans le sens de sa nature. Quant au but de la vertu, c'est de faire accomplir de bonnes actions, nous l'avons déjà montré.
D'après cela, trois choses vont
donc se trouver en opposition avec la vertu. L'une est le péché, qui s'oppose à
elle du côté de son but, car le péché nomme à proprement parler l'action
désordonnée, au lieu que l'action vertueuse est celle qui est dans l'ordre et
dans le devoir. La deuxième chose contraire à la notion de vertu en tant que
celle-ci est une certaine bonté, c'est la malice. Enfin, sur le point qui lui
est directement essentiel, la vertu a pour opposé le vice. Car le vice de toute
chose, c'est bien, semble-t-il, de ne pas être dans les dispositions qui
conviennent à sa nature. Ce qui fait dire à S. Augustin : "Ce que vous
voyez manquer à la perfection d'une nature, vous pouvez dire que c'est du
vice."
Solutions :
1. Péché, malice et vice,
ce sont là trois choses contraires à la vertu, mais à des points de vue
différents. Le péché contrarie la vertu dans son aptitude à bien agir, la
malice dans sa bonté, le vice dans sa qualité propre de vertu.
2. La vertu n'implique pas
seulement la perfection de la puissance qui est au principe de l'acte, elle implique
aussi la bonne disposition du sujet dont elle est la vertu ; et cela parce que
chacun agit conformément à ce qu'il est en acte. Il est donc requis, pour être
en mesure de bien agir, que l'on ait en soi de bonnes dispositions. C'est par
là que le vice s'oppose à la vertu.
3. Selon Cicéron au même endroit : "La maladie et les indispositions acheminent à un état vicié de tout l'organisme : il y a d'abord la maladie, la fièvre par exemple, qui indique que le corps est en mauvais état ; puis viennent l'indisposition et la maladie qui épuisent les forces ; enfin il y a vice quand les organes sont en désaccord." Parfois, le corps est malade sans être paralysé, par exemple lorsqu'on est mal disposé intérieurement, sans être empêché de vaquer extérieurement à ses activités habituelles. Cependant, Cicéron le dit lui-même, en ce qui concerne l'esprit, on ne peut distinguer ces deux états que par la pensée. Lorsque l'on est intérieurement mal disposé, cela vient nécessairement d'une affection désordonnée qui nous rend incapables d'accomplir nos devoirs ; c'est ce que dit l'Évangile (Mt 12, 33) : "On reconnaît l'arbre à son fruit", c'est-à-dire l'homme à ses oeuvres. Quant au "vice de l'âme", Cicéron explique dans ce même passage que "c'est, dans toute la vie, une décomposition des habitus et des affections, une sorte de désagrégation interne". Et cela peut se présenter même en dehors d'un état de maladie ou d'incapacité, par exemple lorsque l'on pèche par faiblesse ou passion. Il résulte donc de tout cela que le vice dit quelque chose de plus que la maladie ou l'incapacité, de même que la vertu dit quelque chose de plus que la santé ; car la santé n'est d'après Aristote qu'une certaine vertu. C'est pourquoi il vaut mieux opposer le vice à la vertu plutôt que la maladie ou l'incapacité.
Objections :
1. Cela ne parait pas
possible. On vient de voir que le vice est le contraire de la vertu. Mais la
vertu ne nous est pas naturelle, elle est chez nous infuse ou acquise. Les
vices ne sont donc pas contraires à la nature.
2. On ne peut pas
s'accoutumer à ce qui est contraire à la nature : "Une pierre ne
s'accoutume jamais à monter en l'air" dit Aristote. Or il y a des gens qui
s'accoutument aux vices. Ceux-ci ne sont donc pas contraires à la nature.
3. Ce qu'il y a de plus
commun chez ceux qui ont une nature ne saurait être contraire à la nature. Or
le vice est ce qu'il y a de plus commun parmi les hommes, suivant la parole de
l'Évangile (Mt 7, 13) : "La route qui mène à la perdition est large, et il
y passe beaucoup de monde." Donc le vice n'est pas contre la nature.
4. D'après ce que nous
avons dit ii le péché se rattache au vice comme l'acte à l'habitus. Mais le
péché est défini par S. Augustin comme "une parole, un acte ou un désir
contraire à la loi de Dieu". Or la loi de Dieu est au-dessus de la nature.
Il vaut donc mieux dire aussi que le vice est contre la loi plutôt que contre
la nature.
Cependant :
S. Augustin affirme "Tout
vice, du fait qu'il est un vice, est contraire à la nature."
Conclusion :
Le vice est le contraire de la vertu, nous venons de le dire. Or la vertu consiste pour chacun à être dans les bonnes dispositions qui conviennent à sa nature, nous l'avons dit précédemment. Il faut donc appeler vice, en quelque réalité que ce soit, le fait que celle-ci est dans des dispositions contraires à sa nature. C'est bien en pareil cas qu'il y a lieu de vitupérer, ce qui fait croire, dit S. Augustin, que "le mot vitupération dérive du mot vice".
Mais il faut remarquer que la
nature d'une chose c'est avant tout sa forme, qui lui donne l'espèce. Or ce qui
fait l'espèce humaine c'est l'âme raisonnable. Voilà pourquoi tout ce qui est
contre l'ordre de la raison est proprement contre la nature de l'homme
considéré en tant qu'homme, et ce qui est selon la raison est selon la nature
de l'homme en tant qu'homme : "Le bien de l'homme, dit Denys, est de se
conformer à la raison, et son mal est de s'en écarter." Par conséquent, la
vertu humaine, celle qui rend l'homme bon, et son oeuvre aussi, est en
conformité avec la nature humaine dans la mesure même où elle est en harmonie
avec la raison, et le vice est contre la nature humaine dans la mesure où il
est contre l'ordre de la raison.
Solutions :
1. Les vertus ne sont pas
causées par la nature, du moins en leur état parfait. Cependant elles nous
inclinent dans le sens de la nature, autrement dit de la raison. Cicéron dit en
effet que "la vertu est l'habitus qui se conforme à la raison comme naturellement".
C'est ainsi que la vertu est appelée conforme à la nature, et le vice, tout à
l'opposé, contraire à la nature.
2. Le Philosophe parle là
de ce qui est contraire à la nature dans le sens où cela s'oppose à ce qui est
un effet de la nature ; non en ce sens où contraire à la nature s'oppose à ce
qui est conforme à la nature. C'est ainsi qu'on dit les vertus conformes à la
nature en tant qu'elles inclinent à ce qui convient à la nature.
3. Il y a dans l'homme une
double nature, raisonnable et sensible. Et puisque c'est par l'activité des
sens que l'on parvient à celle de la raison, il y a plus de gens à suivre les
inclinations de la nature sensible qu'il y en a à suivre l'ordre de la raison ;
car il se trouve toujours plus de monde pour commencer une chose que pour la
finir. Or les vices et les péchés proviennent justement chez les hommes de ce
qu'on suit le penchant de la nature sensible contre l'ordre de la raisons.
4. C'est la même chose de pécher contre une oeuvre d'art et de pécher contre l'art dont elle est le produit. Or la loi éternelle est dans le même rapport avec l'ordre de la raison humaine que l'art avec l'oeuvre d'art. Aussi est-ce au même titre que le vice et le péché s'opposent à l'ordre de la raison humaine, et qu'ils s'opposent à la loi éternelle. Ce qui explique cette affirmation de S. Augustin : "Dieu donne à toutes les natures d'être ce qu'elles sont. Et elles deviennent vicieuses dans la mesure où elles s'éloignent de l'art de celui qui les a créées."
Objections :
1. Il semble que le vice,
qui est un habitus mauvais, soit pire que le péché, qui est un acte mauvais. En
effet, l'acte passe et l'habitus demeure. Or, si un bien est meilleur lorsqu'il
est plus durable, le mal qui se prolonge est pire. Or l'habitus vicieux est
plus durable que les actes vicieux, qui passent aussitôt. Donc l'habitus
vicieux est pire que l'acte vicieux.
2. Plusieurs maux sont plus
à redouter qu'un seul. Or un habitus mauvais est virtuellement la source de
beaucoup de mauvaises actions. Donc l'habitus du vice est pire que son acte.
3. Une cause est plus
puissante que son effet. Or l'habitus est la cause qui donne à l'acte toute sa
bonté comme toute sa malice. L'habitus est donc plus puissant que l'acte, dans
le bien comme dans le mal.
Cependant :
on est puni pour un acte vicieux et
c'est justice, tandis qu'on ne l'est pas pour un habitus, si cet habitus ne
passe pas à l'acte. C'est donc que dans le vice l'acte est pire que l'habitus.
Conclusion :
L'habitus tient le milieu entre la puissance et l'acte. Or il est évident que l'acte l'emporte sur la puissance dans le bien comme dans le mal ; il est mieux de bien agir que de pouvoir bien agir, et semblablement plus blâmable de mal agir que de pouvoir mal agir. Par suite, l'habitus doit tenir dans le bien comme dans le mal un rang intermédiaire entre la puissance et l'acte ; ce qui revient à dire que si le bon ou le mauvais habitus ont plus de bonté ou de malice que la puissance, ils en ont moins que l'acte.
C'est du reste visible dans le fait
que l'habitus n'est qualifié bon ou mauvais que parce qu'il incline à l'acte
bon ou à l'acte mauvais. Aussi est-ce la bonté ou la malice de l'acte qui fait
la qualité de l'habitus. Et ainsi, l'acte est plus chargé de bonté ou de malice
que l'habitus ; car en toute chose ce pourquoi on agit est ce qu'il y a de plus
fort.
Solutions :
1. Rien n'empêche qu'une
chose soit plus importante qu'une autre absolument, et moins importante
relativement. On juge supérieur absolument ce qui l'emporte quant à ce qui est
considéré essentiellement chez les deux êtres que l'on compare ; et supérieur
relativement ce qui se rattache par accident à ces deux êtres. Or nous venons
de montrer d'après l'essence même des deux êtres, que l'acte l'emporte sur
l'habitus dans le bien comme dans le mal. Que l'habitus soit plus durable que
l'acte, c'est accidentel, et cela vient de ce que l'un et l'autre se trouvent
dans une nature qui ne peut agir toujours et dont l'action consiste en un
mouvement passager. Ainsi donc l'acte a une supériorité absolue dans le bien
comme dans le mal, mais l'habitus a une supériorité relative.
2. Un habitus n'est pas
absolument parlant plusieurs actes ; il les contient virtuellement, c'est-à-dire
d'une manière toute relative. On ne peut donc conclure de cet argument que
l'habitus soit absolument plus fort que l'acte en bonté ou en malice.
3. L'habitus est pour l'acte une cause efficiente, mais l'acte est pour l'habitus une cause finale. Or c'est de la cause finale que dépend la raison de bien et de mal. Et c'est pour cela que l'acte l'emporte sur l'habitus dans le bien et dans le mal.
Objections :
1. Apparemment non, puisque
les contraires ne peuvent coexister dans le même être. Or le péché, nous venons
de le voir, est contraire à la vertu. Il ne peut donc coexister avec elle.
2. Le péché est pire que le
vice, c'est-à-dire que l'acte mauvais est pire que l'habitus mauvais. Mais le
vice ne peut coexister avec la vertu dans le même sujet. Donc le péché pas
davantage.
3. Le péché arrive dans les
choses de la volonté comme il arrive dans celles de la nature, dit Aristote. Or
le péché n'arrive jamais dans les choses naturelles que par une désorganisation
de la vertu naturelle ; c'est ainsi, dit-il, "que les monstres se
produisent lorsqu'un principe a été détruit dans la semence". Dans les
choses volontaires aussi, le péché n'arrive que par la destruction d'une vertu
de l'âme. Ainsi donc le péché et la vertu ne peuvent coexister dans le même
individu.
Cependant :
le Philosophe affirme que la vertu
s'engendre et se détruit par des causes contraires. Mais un seul acte vertueux
ne fait pas la vertu, nous l'avons vu. Donc un seul acte ne l'enlève pas non
plus. Donc vertu et péché peuvent coexister dans le même sujet.
Conclusion :
Le péché se compare à la vertu comme l'acte mauvais à l'habitus bon. Or un habitus dans l'âme se comporte autrement que la forme dans une réalité naturelle. Une forme naturelle produit nécessairement l'acte qui lui convient, aussi ne peut-elle coexister avec l'acte d'une forme contraire ; ainsi l'acte de refroidissement ne peut coexister avec la chaleur, un mouvement de descente avec la légèreté, à moins de subir la violence d'une poussée extérieure. Mais dans l'âme un habitus ne produit pas nécessairement son acte, on s'en sert comme on veut. Cela explique que tout en ayant un habitus on puisse ne pas s'en servir, ou même agir en sens contraire. Et c'est ainsi qu'en ayant de la vertu on peut faire un acte de péché.
L'acte de péché, considéré par
rapport à l'habitus vertueux, n'a pas de quoi le détruire s'il reste unique ;
car, de même qu'un seul acte n'engendre pas un habitus, un seul acte ne le fait
pas perdre. Mais si l'acte de péché est considéré par rapport à la cause des
vertus, il est possible alors que des vertus soient détruites par un seul acte.
En effet, tout péché mortel s'oppose à la charité, qui est la racine de toutes
les vertus infuses en tant que vertus ; c'est donc assez d'un seul acte de
péché mortel, qui a exclu la charité, pour exclure toutes les vertus infuses,
en tant que vertus. Je mets cette précision à cause de la foi et de l'espérance
qui restent après le péché mortel, mais à l'état d'habitus informes, et ainsi
ne sont plus des vertus. - Le péché véniel n'étant pas, lui, contraire à la
charité, ne la fait pas perdre, ni les autres vertus non plus. Quant aux vertus
acquises, elles ne sont enlevées par un seul acte d'aucun péché. Ainsi donc le
péché mortel ne peut coexister avec les vertus infuses ; il peut cependant
coexister avec les vertus acquises
Solutions :
1. Le péché ne s'oppose pas
à la vertu en elle-même, mais dans son acte. C'est pourquoi le péché ne peut coexister
avec l'acte vertueux, mais peut coexister avec l'habitus vertueux.
2. Le vice s'oppose
directement à la vertu, comme le péché à l'acte vertueux. Et c'est pourquoi le
vice exclut l'acte de la vertu.
3. Les vertus de la nature agissent par nécessité ; c'est ce qui explique que si elles sont intègres on ne puisse y trouver de péché en acte. Mais les vertus de l'âme ne produisent pas leurs actes par nécessité. Le cas n'est donc pas le même.
Objections :
1. Vraisemblablement oui.
Car ce qu'est le mérite par rapport à la vertu, le péché l'est par rapport au
vice. Or il n'y a pas de mérite sans acte. Donc pas de péché non plus.
2. S. Augustin fait
observer que "tout péché est tellement volontaire que ce qui n'est pas
volontaire n'est pas péché". Mais on ne peut avoir quelque chose de
volontaire si ce n'est par un acte de volonté. Donc tout péché comporte un
acte.
3. Si le péché existait
sans aucun acte, il s'ensuivrait qu'on pécherait du seul fait de cesser l'acte
que l'on doit faire. Or celui qui ne fait jamais son devoir cesse
continuellement d'agir comme il devrait. Donc il pécherait continuellement, ce
qui est faux. Il n'est donc pas vrai qu'on puisse pécher sans accomplir d'acte.
Cependant :
nous lisons en S. Jacques (4, 17) :
"Celui qui sait faire le bien et ne le fait pas commet un péché."
Mais cela ne comporte aucun acte. Donc il peut y avoir péché sans aucun acte.
Conclusion :
C'est principalement le péché d'omission qui soulève cette question. Sur la nature de ce péché les opinions sont partagées. Certains disent que dans tout péché de cette sorte il y a un acte, soit intérieur, soit extérieur. Acte intérieur, par exemple lorsqu'on veut ne pas aller à l'église quand on y est tenu. Acte extérieur, par exemple lorsqu'à l'heure d'aller à l'église ou même avant, on se livre à des occupations qui vont empêcher d'y aller. Ce dernier cas ne paraît pas d'ailleurs si différent du premier, car vouloir une chose lorsqu'elle est incompatible avec une autre, c'est vouloir positivement se passer de cette autre ; sauf peut-être si l'on ne mesure pas que ce que l'on veut faire empêche ce que l'on est tenu de faire, ce qui peut être jugé une négligence coupable. - D'autres disent au contraire qu'il n'y a pas nécessairement un acte dans le péché d'omission ; ne pas faire ce qu'on doit, c'est pécher.
Ces deux opinions ont une part de vrai. Si l'on ne comprend en effet, dans le péché d'omission, que ce qui appartient essentiellement à la raison de péché, alors il y suffit parfois d'un acte intérieur, comme vouloir ne pas se rendre à l'église ; mais il peut même quelquefois se passer d'acte, aussi bien intérieur qu'extérieur, comme il arrive à celui qui à l'heure d'aller à l'église ne songe à rien, pas plus à y aller qu'à ne pas y aller. - Si au contraire on comprend aussi dans le péché d'omission les motifs ou les occasions d'omettre, il faut nécessairement qu'il y ait un acte dans le péché d'omission. Il n'y a en effet péché d'omission que lorsqu'on laisse de côté une chose qu'on peut faire ou ne pas faire. Si l'on en vient à ne pas faire ce qu'on pourrait faire ou non, il faut qu'il y ait à cela une cause ou une occasion, soit sur le moment, soit précédemment. Et même s'il s'agit d'une cause qui ne dépen pas de nous, l'omission n'a pas raison de péché, par exemple quand on ne va pas à l'église pour cause de maladie. Mais si la cause ou l'occasion dépend de la volonté, l'omission a raison de péché ; et alors il faut toujours que cette cause, en tant qu'elle est volontaire, contienne un acte au moins intérieur de volonté.
Cet acte de volonté porte parfois
directement sur l'omission même ; par exemple lorsqu'on veut ne pas aller à
l'église pour éviter un effort. Un tel acte est essentiellement péché
d'omission, car la volonté que l'on met à un péché, quel qu'il soit, c'est cela
même qui fait le péché, puisque l'acte volontaire appartient à la raison de
péché. - D'autres fois l'acte de volonté porte directement sur autre chose qui
empêche de faire ce qu'on doit ; soit que la chose se présente au moment même,
comme il arrive à qui veut a ler au eu quand le devoir serait d'aller à
l'église ; soit qu'elle ait lieu auparavant, comme lorsqu'on s'obstine à
veiller tard le soir et qu'après cela on ne puisse aller à l'église de bon
matin. Alors, cet acte intérieur ou extérieur n'est une omission que par
accident, car l'omission se produit sans qu'on en ait eu l'intention, ce qui
définit l'action accidentelle pour Aristote. Il est donc évident que le péché d'omission
dans ce cas-là est toujours accompagné ou précédé d'un acte, mais que cet acte
pourtant lui demeure accidentel. Or, on doit juger des choses d'après ce qui
leur est essentiel et non d'après ce qui leur est accidentel. Aussi peut-on
dire avec plus de vérité qu'il peut y avoir un péché en dehors de tout acte.
Sans quoi il faudrait pareillement rapporter à l'essence des autres péchés
actuels les actes et occasions qui ne sont que des circonstances.
Solutions :
1. Il faut plus de choses
pour le bien que pour le mal, puisque "le bien est produit, dit Denys, par
une cause parfaite, et le mal par n'irnporte quel défaut". C'est pourquoi
il peut y avoir péché, soit à faire ce qu'on ne doit pas, soit à ne pas faire
ce qu'on doit ; mais il n'y a mérite que si l'on fait volontairement tout ce
qu'on doit. Et voilà pourquoi le mérite ne peut exister sans acte, tandis que
le péché le peut.
2. Une chose est
volontaire, est-il dit dans les Éthiques, non seulement parce qu'elle est
l'objet d'un acte de volonté, mais parce qu'il est en notre pouvoir qu'elle
soit ou ne soit pas. Aussi le fait même de ne pas vouloir peut être dit
volontaire, puisqu'il est au pouvoir de l'homme de vouloir et de ne pas
vouloir.
3. Le péché d'omission s'oppose au précepte positif qui oblige toujours mais non à tout moment. Aussi est-ce un péché qui existe seulement quand on cesse d'agir au moment où le précepte affirmatif oblige.
Objections :
1. Cette définition est
inexacte, car elle implique toujours un acte. Or nous venons de voir que tous
les péchés n'impliquent pas d'acte. Donc cette définition n'englobe pas tous
les péchés.
2. S. Augustin définit le
péché dans un autre livre : "La volonté de retenir ou d'acquérir ce que la
justice interdit." Mais cette volonté, c'est une convoitise, c'est le
désir au sens le plus large du mot. Il eût donc suffi de dire : "Le péché
est un désir contraire à la loi éternelle", et il ne fallait pas ajouter
"une parole ou un acte".
3. Le péché consiste proprement à se détourner de sa fin ; car le bien et le mal sont envisagés à titre principal par rapport à la fin, on l'a montré.
De là vient que S. Augustin le définit aussi par rapport à la fin, en disant que "pécher n'est autre chose que négliger les réalités étemelles pour s'attacher aux réalités temporelles". Et dans un autre livre, il dit que "toute la perversité humaine consiste à se servir de ce dont on devrait jouir, et à jouir de ce dont on devrait se servir". Or la définition soumise à notre examen ne fait aucune mention de cet éloignement de la fin obligée. Elle n'est donc pas suffisante pour définir le péché.
Dire qu'une chose est contraire à la
loi, c'est dire qu'elle est défendue. Mais tous les péchés ne sont pas mauvais
parce qu'ils sont défendus, il y en a qui sont défendus parce qu'ils sont
mauvais. C'est donc une erreur de définir en général le péché comme contraire à
la loi de Dieu.
5. Le péché, a-t-on dit,
c'est l'acte humain mauvais. Or le mal de l'homme, dit Denys , c'est d'aller
contre la raison. Il eût donc mieux valu définir que le péché est contre la
raison plutôt que le dire contraire à la loi éternelle.
Cependant :
l'autorité de S. Augustin s'impose.
Conclusion :
Le péché, d'après ce que nous avons dit, n'est rien d'autre que l'acte humain mauvais. - Un acte est humain dès lors qu'il est volontaire ou émanant de la volonté, comme le fait même de vouloir ou de choisir ; ou de façon impérée, comme l'activité extérieure de parole ou d'action. - Un acte humain est mauvais du fait qu'il manque de mesure. Or une chose est mesurée si elle s'ajuste à une règle, et démesurée si elle s'écarte de la règle. La volonté humaine a une double règle, l'une toute proche et homogène qui est la raison humaine elle-même ; l'autre qui sert de règle suprême et c'est la loi éternelle, la raison de Dieu en quelque sorte.
Voilà pourquoi S. Augustin a mis
dans la définition du péché deux parties. L'une concerne la substance de l'acte
humain, et c'est pour ainsi dire le matériel du péché, que désignent ces mots
"action, parole ou désir". L'autre se rapporte à ce qu'il y a de mal
dans l'acte, et c'est pour ainsi dire le formel du péché, qui tient dans les
mots "contraire à la loi éternelle".
Solutions :
1. Affirmation et négation
sont du même genre, comme le dit S. Augustin au sujet de l'engendré et de
l'inengendré dans la Trinité. C'est pourquoi il faut entendre comme identiques
ce qui est dit et non dit, ce qui est fait et non fait.
2. La cause première du
péché est dans la volonté, qui commande tous les actes volontaires, les seuls
dans lesquels on trouve du péché. Voilà pourquoi S. Augustin le définit
quelquefois uniquement par la volonté. Mais comme les actes extérieurs, en
outre, appartiennent à la substance du péché, puisqu'ils sont mauvais en
eux-mêmes, nous l'avons dit, il était nécessaire de mettre dans la définition
quelque chose qui se rapportât à eux.
3. La loi éternelle,
premièrement et à titre principal, ordonne l'homme à sa fin, mais conséquemment
elle lui ordonne de bien se comporter dans l'usage des moyens. Aussi, dire que
le péché est contraire à la loi éternelle, cela touche à l'éloignement de la
fin et à tous les autres désordres.
4. Lorsque l'on dit que
tout péché n'est pas mauvais parce que défendu, cela s'entend d'une défense
portée par le droit positif. Car, si l'on se réfère au droit naturel contenu
premièrement dans la loi éternelle et secondairement dans la faculté de juger
naturelle à la raison humaine, alors on peut dire que le péché est toujours
mauvais parce que défendu ; car ce qui n'est pas dans l'ordre s'oppose par le
fait même au droit naturel.
5. Les théologiens considèrent le péché principalement comme une offense contre Dieu ; le philosophe moraliste y voit un acte contraire à la raison. S. Augustin a donc mieux fait de le définir par opposition à la loi éternelle que par opposition à la raison. D'autant plus que la loi éternelle nous servira de règle sur beaucoup de points qui dépassent la raison humaine, par exemple en tout ce qui relève de la foi.
1. Les péchés se distinguent-ils spécifiquement par leurs objets ? - 2. La distinction entre péchés de l'esprit et péchés de la chair. - 3. Se distinguent-ils d'après leurs causes ? - 4. D'après les personnes qu'ils visent ? - 5. D'après la diversité de leur dette de peine ? - 6. Selon omission et commission ? - 7. Selon leurs divers degrés de réalisation ? - 8. Selon excès ou défaut ? - 9. Selon des circonstances diverses ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car
les actes humains sont dits bons ou mauvais surtout par rapport à leur fin, on
l'a montré plus haut. Mais le péché n'est pas autre chose qu'un acte humain
mauvais, on l'a dit aussi. Il semble donc qu'on doive distinguer spécifiquement
les péchés d'après leurs fins plutôt que d'après leurs objets.
2. Le mal, étant une privation,
se distingue spécifiquement d'après les diverses espèces de réalité auxquelles
il s'oppose. Or le péché, c'est le mal dans le genre des actes humains. La
distinction des péchés dépend donc des réalités auxquelles ils s'opposent
plutôt que de leurs objets.
3. Si la différence venait
ici des objets, il serait impossible de rencontrer un péché de même espèce avec
des objets différents. Et pourtant cela se rencontre : ainsi l'orgueil existe
dans le domaine spirituel et dans le domaine matériel, selon S. Grégoire ;
l'avarice existe également en des domaines divers. La distinction spécifique ne
tient donc pas aux objets.
Cependant :
"le péché est action, parole
ou désir contraire à la loi de Dieu". Mais ce sont là des actes, et les
actes se distinguent spécifiquement par leurs objets, nous l'avons vud. Donc
les péchés aussi.
Conclusion :
Deux éléments, avons-nous dit,
concourent à la raison de péché : l'acte volontaire et le désordre qui lui
vient de son éloignement de la loi divine. Mais de ces deux éléments le pécheur
n'a directement en vue que le premier, car il a l'intention d'accomplir en
telle matière tel acte volontaire ; l'autre élément, c'est-à-dire le désordre
de l'acte, ne se relie que par accident à l'intention du pécheur ; car, selon
Denys, "nul n'agit en portant son intention au mal". Or il est
évident qu'une espèce se tire toujours de ce qui est essentiel et non de ce qui
est accidentel, parce que ce qui est accidentel est extérieur à la notion de
l'espèce. Et c'est pourquoi la distinction entre les péchés se fait du côté des
actes volontaires plutôt que du désordre qui y est impliqué. Mais les actes
volontaires, comme nous l'avons montré dans les traités précédents, se
distinguent spécifiquement par leurs objets. Il en découle que la distinction
proprement spécifique entre les péchés se fait selon leurs objets.
Solutions :
1. C'est la fin qui, à
titre de principe, a raison de bien ; et c'est pourquoi elle se rattache à
l'acte volontaire, qui est primordial en tout péché, comme étant son objet.
Aussi cela revient-il au même, que les péchés se distinguent selon les objets
ou selon les fins.
2. Le péché n'est pas pure
privation, mais un acte privé de l'ordre qu'il devrait avoir. Et c'est pourquoi
on distingue les péchés selon les objets que ces actes poursuivent, plutôt que
par leurs opposés. D'ailleurs c'est aux vertus qu'ils s'opposent, et s'il
fallait les distinguer par là, cela reviendrait au même, puisque les vertus se
distinguent, elles aussi, par leurs objets, nous l'avons vu précédemment.
3. Rien n'empêche de trouver, en des réalités d'espèce ou de genre différents, un seul et même objet formel d'où le péché reçoit sa note spécifique. C'est ainsi qu'en des domaines divers l'orgueil cherche uniquement l'excellence, et l'avarice, au contraire, une certaine abondance de ce qui facilite la vie.
Objections :
1. Cette distinction semble
inadéquate. Car l'Apôtre dit aux Galates (5, 19.21) "On sait bien tout ce
que produit la chair fornication, impureté, débauche, idolâtrie, magie",
etc. On voit par là que tous les genres de péché sont les oeuvres de la chair.
Il n'y a donc pas à distinguer les péchés charnels des péchés spirituels.
2. Celui qui pèche se
conduit selon la chair, d'après l'épître aux Romains (8, 13) : "Si vous
vivez selon la chair, vous mourrez. Mais si, par l'esprit, vous faites mourir
les oeuvres de la chair, vous vivrez." Mais vivre ou se conduire selon la
chair semble appartenir à la raison de péché charnel. Donc tous les péchés sont
charnels et il n'y a pas à distinguer les péchés charnels des spirituels.
3. La partie supérieure de
l'âme qui est la raison est appelée esprit selon ce texte de la lettre aux
Éphésiens (4, 23) : "Renouvelez-vous par une transformation de votre
esprit", où "esprit" est synonyme de raison, selon la Glose.
Mais tout péché découle de la raison par le consentement ; car c'est l’oeuvre
de la raison supérieure de consentir à l'acte du péché, comme on le verra plus
loin. Donc les mêmes péchés sont charnels et spirituels, ils ne doivent donc
pas être distingués.
4. Si certains péchés sont
spécialement charnels, on doit surtout l'entendre de ces péchés par lesquels on
pèche contre son propre corps. Mais comme dit l'Apôtre (1 Co 6, 18) :
"Tout péché que l'homme peut commettre est extérieur à son corps ; celui
qui commet la fornication pèche contre son propre corps." Donc la
fornication serait le seul péché charnel, alors que dans l'épître aux Éphésiens
(5, 3), l'Apôtre range l'avarice parmi les péchés de la chair.
Cependant :
S. Grégoire dit que sur les sept
péchés capitaux il y en a cinq qui sont des péchés de l'esprit, et deux qui
sont des péchés de la chair.
Conclusion :
Les péchés, comme nous l'avons dit,
sont spécifiés par leurs objets. Or tout péche consiste dans l'appétit d'un
bien périssable que l'on désire de façon désordonnée et dans la possession
duquel, par conséquent, on se délecte d'une manière déréglée. Mais nous avons
vu antérieurement qu'il y a deux sortes de délectations. Une délectation d'âme
qui se consomme dans la seule idée d'une chose désirée et possédée ; on peut
dire que c'est là un plaisir spirituel, celui que l'on prend par exemple à la
louange humaine ou à quelque chose d'analogue. Et puis il y a la délectation
corporelle ou naturelle qui s'achève dans le toucher et qu'on peut aussi
appeler plaisir charnel. Ainsi donc les péchés qui s'achèvent dans les plaisirs
spirituels sont appelés péchés de l'esprit, tandis que ceux qui s'achèvent dans
le plaisir charnel sont appelés péchés de la chair : la gourmandise par
exemple, qui s'accomplit dans le plaisir de manger, et la luxure, qui
s'accomplit dans les plaisirs sexuels. D'où cette recommandation de l'Apôtre (2
Co 7, 1) : "Purifions-nous de toute souillure de la chair et de
l'esprit."
Solutions :
1. Comme la Glose
l'explique, ces vices sont appelés des oeuvres de la chair, mais non parce que
tous s'achèveraient dans le plaisir charnel. La chair ici désigne l'homme :
tant qu'il a la prétention de vivre à sa guise, on peut affirmer qu'il vit
selon la chair, dit S. Augustin. Cela vient de ce que toute défaillance de la
raison humaine provient en quelque manière d'une cause charnelle.
2. Cela donne aussi la
réponse à la deuxième objection.
3. Il y a jusque dans les
péchés de la chair un acte spirituel : l'acte de la raison. Mais si l'on nomme
ainsi ces péchés, c'est parce qu'ils cherchent leur fin dans le plaisir de la
chair.
4. La Glose dit que d'une manière spéciale, dans le péché de fornication, l'âme devient l'esclave du corps, "à ce point qu'elle n'est plus capable sur le moment de songer à rien d'autre". Le plaisir de la gourmandise, bien que charnel aussi, n'absorbe pas à ce point la raison. On pourrait dire encore qu'il y a dans ce péché une injustice envers le corps, du fait qu'on le souille d'une façon contraire à l'ordre ; cela explique que l'on attribue à cette faute-là uniquement de "pécher contre son propre corps". - Quant à l'avarice, si elle est comptée parmi les péchés de la chair, c'est qu'elle est prise pour l'adultère où l'on s'empare injustement de la femme d'un autre. Ou bien on peut encore remarquer que le bien dont l'avare se délecte est quelque chose de corporel et à ce titre son péché est charnel. Mais le plaisir qu'il y prend ne ressortit pas à la chair mais à l'esprit, et c'est pourquoi selon S. Grégoire l'avarice est un péché spirituel.
Objections :
1. Il y a des raisons de le
penser. Une chose reçoit son espèce de cela même qui la fait exister. Or les
péchés tiennent l'existence de leurs causes. C'est donc aussi d'elles qu'ils
tirent leur espèce. Ils diffèrent donc d'espèce selon la diversité de leurs
causes.
2. Entre toutes, la cause
qui importe le moins à l'espèce, semble-t-il, c'est la cause matérielle. Mais
dans le péché l'objet fait fonction de cause matérielle. Donc, si l'on peut
distinguer les péchés selon leurs objets, à plus forte raison selon les autres
causes.
3. S. Augustin, commentant
le Psaume (80, 17) : "la vigne détruite, incendiée", dit que
"tout péché vient ou bien d'une crainte qui inspire un abattement mauvais,
ou bien d'un amour qui donne une ferveur mauvaise". En effet, on lit dans
la première épître de S. Jean (2, 16) : "Tout ce qui est dans le monde est
convoitise de la chair, convoitise des yeux ou orgueil de la vie." Il est
dit que quelque chose "est dans le monde" à cause du péché, selon que
"le mot monde signifie ceux qui aiment le monde", dit S. Augustin. En
outre, S. Grégoire distingue tous les péchés selon les sept vices capitaux. Or
toutes ces divisions concernent les causes des péchés. Il semble donc que les
péchés diffèrent en espèce selon la diversité des causes.
Cependant :
d'après ce principe, tous les
péchés seraient d'une seule espèce, n'ayant au fond qu'une seule cause. On lit
en effet dans l'Ecclésiastique (10, 15 Vg) que "l'orgueil est le
commencement de tout péché", et dans la première épître à Timothée (6, 10)
que "la cupidité est la racine de tous les maux". Et pourtant il y a
manifestement diverses espèces de péchés. Cette diversité ne vient donc pas des
causes.
Conclusion :
Comme il y a quatre genres de causes, l'attribution s'en fait diversement à diverses choses. La cause formelle et la cause matérielle concernent proprement la substance, et c'est pourquoi les substances se classent par espèces et par genres d'après la forme et la matière. La cause efficiente et la cause finale concernent directement le mouvement et l'action, et c'est pourquoi les mouvements et les actions sont caractérisés par ces causes ; mais non toujours de la même manière.
Les principes actifs de la nature
sont toujours déterminés aux mêmes actes ; c'est pourquoi les espèces diverses
dans les actions de la nature sont envisagées non seulement selon les objets,
qui sont des fins ou des termes, mais encore selon les principes actifs. Ainsi,
chauffer et refroidir se distinguent selon le chaud et le froid qui sont au
principe. - Mais dans les actes volontaires comme sont les péchés, les
principes actifs ne sont pas déterminés nécessairement à un seul effet. Aussi
un seul principe ou motif d'action peut-il conduire à différentes espèces de
péchés : la mauvaise crainte par exemple, qui abat et démoralise, peut pousser
un homme à voler, à tuer, à abandonner le troupeau dont il a la garde ; et les
mêmes effets peuvent également venir de l'amour. Il est évident par là que la
différence d'espèce entre les péchés ne s'explique pas par la diversité des
causes qui sont principes ou motifs d'action, mais uniquement par la diversité
de la cause finale. C'est la fin qui est l'objet de la volonté ; car on l'a
montré précédemment : c'est d'elle que les actes humains tirent leur espèce.
Solutions :
1. Dans les actes
volontaires, comme le principe actif n'est pas déterminé à un seul effet, on
peut dire qu'il n'est pas suffisant pour la production d'un acte humain. Il
faut que la volonté soit déterminée à une chose par l'intention de la fin,
selon Aristote. Aussi est-ce la fin qui l'accomplit dans son existence et son
espèce.
2. Pour l'acte extérieur,
l'objet est la matière sur laquelle il s'exerce ; mais pour l'acte intérieur de
volonté, il est une fin, et c'est par là qu'il donne une espèce à l'action.
Comme matière de l'acte extérieur l'objet est le terme du mouvement et lui
donne son espèce, d'après Aristote. Cependant, ce n'est une espèce morale que
dans la mesure où ces termes du mouvement ont eux-mêmes raison de fin.
3. Ce sont là des classifications qui n'ont pas pour but de distinguer les espèces des péchés, mais de manifester leurs causes diverses.
Objections :
1. La distinction entre
péchés contre Dieu, contre le prochain et contre soi-même, semble inadéquate.
En effet, ce qui est commun à tout péché ne doit pas entrer à titre de partie
dans la division du péché. Or il est commun à tout péché de s'opposer à la loi
de Dieu puisque, nous l'avons vu, cela fait partie de la division même du
péché. Être commis contre Dieu ne doit donc pas être donné comme formant une
catégorie dans la distinction des péchés.
2. Les membres d'une
division doivent toujours s'opposer les uns aux autres. Mais ces trois
catégories de péchés ne s'opposent pas ; car celui qui pèche contre le
prochain, pèche aussi contre lui-même. Cette division en trois termes n'est
donc pas bonne.
3. Ce qui est extérieur ne
confère pas l'espèce. Mais Dieu et le prochain sont extérieurs à nous. Ils ne
sauraient donc servir à une distinction spécifique des péchés.
Cependant :
S. Isidore en distinguant les
péchés dit que l'homme pèche contre luimême, contre Dieu et contre le prochain.
Conclusion :
Nous avons dit que le péché est un acte désordonné. Or il doit y avoir dans l'homme trois sortes d'ordre. L'un selon la référence à la règle de raison, en tant que toutes nos actions et passions doivent être mesurées selon la règle de raison. Un autre ordre se réfère à la règle de la loi divine, qui doit diriger l'homme en tout. Et si l'homme était par nature un animal solitaire, cet ordre double suffirait. Mais parce que "l'homme est par nature un animal politique et social", comme le prouve Aristote, il doit nécessairement exister un troisième ordre pour ordonner l'homme à ses semblables avec lesquels il doit vivre.
De ces différents ordres, le premier contient le deuxième et le dépasse. Car tout ce qui est contenu sous l'ordre de la raison l'est aussi sous celui de Dieu même ; mais parmi les choses contenues sous l'ordre de Dieu même, il y en a qui dépassent la raison humaine, telles les choses de la foi et tout ce qui n'est dû qu'à Dieu. Aussi celui qui pèche en ces matières est dit pécher contre Dieu, comme l'hérétique, le sacrilège, le blasphémateur. Pareillement, le deuxième ordre contient le troisième et le dépasse. Il faut en effet que dans tous nos devoirs envers le prochain nous soyons gouvernés par la raison ; mais la raison nous gouverne en outre dans certaines choses qui ne regardent que nous et non le prochain. Et quand il y a faute en ces matières, on dit que c'est pécher contre soi-même ; c'est le cas du gourmand, du luxurieux, du prodigue. - Quand, au contraire, on fait une faute dans l'ordre des devoirs envers le prochain, on dit que c'est pécher contre le prochain ; tel est le cas du voleur et de l'homicide.
C'est d'ailleurs par des réalités
diverses que l'homme s'ordonne à Dieu, à son prochain et à lui-même. De sorte
que nous avons là entre péchés une distinction d'après les objets. Et comme
c'est par les objets que se diversifient les espèces, cette distinction dénote
proprement une diversité d'espèces. - Car les vertus aussi, auxquelles
s'opposent les péchés, se distinguent spécifiquement selon cette différence. Il
est clair en effet que par les vertus théologales l'homme s'ordonne envers
Dieu, par la force et la tempérance envers lui-même, par la justice envers le
prochain.
Solutions :
1. Pécher contre Dieu, en
tant que notre ordre à Dieu englobe tout ordre humain, est commun à tout péché.
Mais en tant que l'ordre de Dieu dépasse les deux autres, le péché contre Dieu
constitue un genre spécial.
2. Lorsqu'on distingue des
choses incluses l'une dans l'autre, la distinction s'entend évidemment d'après
ce qui fait non que l'une est dans l'autre, mais selon que l'une dépasse
l'autre. Cela se voit clairement dans la division des figures et des nombres ;
lorsqu'on veut par exemple distinguer un triangle d'un carré, on ne regarde pas
ce qu'il peut y avoir de l'un dans l'autre, mais ce qu'il y a de plus dans l'un
que dans l'autre.
3. Dieu et le prochain sont extérieurs au pécheur mais non au péché ; ils sont rattachés à cet acte comme étant ses objets propres.
Objections :
1. La division des péchés
selon leur dette de peine semble spécifique, par exemple quand on les divise
entre péchés mortels et péchés véniels. En effet, quand des choses diffèrent à
l'infini, c'est qu'elles ne sont ni d'une seule espèce ni même d'un seul genre.
Or péché mortel et péché véniel diffèrent à l'infini. Car le péché véniel
encourt une peine temporelle, le péché mortel une peine éternelle ; car la
mesure de la peine répond à l'importance de la culpabilité, selon le Deutéronome
(25, 2) : "Le nombre de coups sera proportionné au délit." Donc péché
véniel et péché mortel ne sont pas du même genre, et encore moins de la même
espèce.
2. Il y a des péchés qui
sont mortels par nature comme l'homicide et l'adultère, et d'autres qui sont
véniels comme les paroles oiseuses et superflus. Donc il y a une différence
d'espèce entre le péché mortel et le péché véniel.
3. Ce que la récompense est
à l'acte vertueux, la peine l'est au péché. Mais la récompense est la fin de
l'acte vertueux. Donc la peine est aussi la fin du péché. Or nous avons dit que
les péchés se distinguent spécifiquement par leurs fins. C'est dire qu'ils se
distinguent aussi par leur dette de peine.
Cependant :
ce qui concerne l'espèce, comme la
différence spécifique, vient toujours en premier. Mais la peine suit la faute
comme l'effet de cette faute. Les péchés ne trouveront donc pas une différence
spécifique dans leur dette de peine.
Conclusion :
Entre des réalités qui ne sont pas de même espèce on trouve deux sortes de différences. Il y en a une qui est constitutive des espèces. Celle-là, on ne peut jamais la rencontrer que dans des réalités d'espèces diverses : ainsi le rationnel et l'irrationnel, ce qui est animé et ce qui est inanimé. - Il y a une autre différence qui est seulement consécutive à la diversité des espèces. Cette sorte de différence, bien qu'elle soit en certains êtres une conséquence de leur diversité spécifique, peut cependant se rencontrer ailleurs chez des individus de même espèce. Ainsi le blanc et le noir sont pour le cygne et le corbeau la conséquence d'une diversité spécifique, et cependant c'est une différence qui se retrouve chez les hommes qui forment une même espèce.
Il faut donc dire que la différence entre péché mortel et péché véniel, ou toute autre différence prise à la dette de peine, ne peut constituer une diversité spécifique. Jamais en effet ce qui existe par accident n'est constitutif. Or ce qui a lieu en dehors des intentions de celui qui agit, est accidentel, dit le Philosophe. Évidemment, la peine est en dehors des intentions du pécheur. Du côté du pécheur elle est donc accidentelle au péché. - Pourtant, de l'extérieur, elle est ordonnée au péché par la justice du juge qui proportionne exactement les différentes peines aux différents péchés. De sorte que la différence entre les péchés qui provient de leur dette de peine peut être consécutive à leur diversité spécifique, mais elle ne constitue pas cette diversité.
La différence entre péché mortel et
péché véniel est une différence consécutive à la diversité du désordre qui
achève la raison de péché. Il y a en effet deux sortes de désordres : l'un
consiste à ôter à l'ordre son principe ; l'autre, sans toucher au principe,
s'attaque à ce qui vient après lui. De même, dans l'organisme, le désordre va
parfois jusqu'à la destruction du principe vital, et c'est la mort ; mais
parfois, ce principe étant sauf, le trouble n'est que dans les humeurs, et
alors c'est la maladie. Or le principe de tout l'ordre moral est la fin ultime
qui joue dans l'action le rôle du principe indémontrable dans la spéculation.
C'est pourquoi, lorsqu'une âme est déréglée par le péché jusqu'à être détournée
de sa fin ultime, c'est-à-dire de Dieu, à qui nous sommes unis par la charité,
alors la faute est mortelle ; au contraire, quand le désordre se produit en
deçà de cette séparation d'avec Dieu, alors la faute est vénielle. En effet, de
même que, dans l'organisme, la mort provoque, en s'attaquant au principe même
de la vie, un désordre irréparable par la nature ; mais il y a toujours moyen
de réparer le désordre de la maladie, parce que le principe vital est sauf ;
ainsi en est-il dans l'âme. Car, dans la spéculation, celui qui se trompe sur
les principes ne peut être ramené à la vérité ; mais celui qui se trompe en
sauvegardant les principes peut être ramené par ces principes mêmes.
Pareillement, en matière d'action, celui qui en péchant se détourne de la fin
ultime, par la nature de son péché, fait une chute irréparable, et c'est
pourquoi l'on dit qu'il pèche mortellement et qu'il aura à expier
éternellement. Au contraire, celui qui pèche en deçà de la séparation d'avec
Dieu est dans un désordre que la nature même du péché rend réparable parce que
le principe est sauf ; aussi assure-t-on que celui-ci pèche véniellement, ce
qui revient à dire qu'il n'est pas coupable au point de mériter une peine
interminable.
Solutions :
1. Péché mortel et péché
véniel diffèrent à l'infini quant à l'aversion, mais non pas quant à la
conversion, laquelle regarde l'objet d'où péché tire son espèce. Aussi rien
n'empêche de rencontrer dans la même espèce un péché mortel et un péché véniel
; ainsi, en fait d'adultère, il y a de premiers mouvements qui sont péchés
véniels ; et des paroles oiseuses qui sont ordinairement vénielles, peuvent
aussi être mortelles.
2. Du fait qu'on rencontre
un péché qui est mortel par sa catégorie, et un autre véniel par sa catégorie,
il s'ensuit qu'une telle différence est la conséquence d'une diversité
spécifique des péchés, mais non pas qu'elle en soit la cause. Or une telle
différence peut aussi se rencontrer, nous venons de le dire, dans des réalités
de même espèce.
3. La récompense se rattache à l'intention de celui qui mérite ou agit vertueusement. La peine n'entre pas dans l'intention de celui qui pèche, elle est plutôt contre sa volonté. Aussi la comparaison ne vaut pas.
Objections :
1. Il semble que ce soit
une différence spécifique. En effet l'épître aux Éphésiens (2, 1) distingue
délits et péchés en disant : "Vous étiez morts par vos délits et vos
péchés." La Glose explique : par vos délits "en ne faisant pas ce qui
est prescrit" ; par vos péchés "en faisant ce qui est interdit".
Il est évident que le délit désigne la faute d'omission, et le péché la faute
de commission. Il y a donc là une différence spécifique, distinguant des
contraires.
2. Il est essentiel au
péché d'être contraire à la loi de Dieu : c'est dans sa définition même, nous
l'avons vu. Mais dans la loi de Dieu, autres sont les préceptes affirmatifs
auxquels s'oppose le péché d'omission, et les préceptes négatifs auxquels
s'oppose le péché de commission. Il y a donc entre eux une différence d'espèce.
3. Omission et commission
diffèrent comme affirmation et négation. Mais l'affirmation et la négation ne
peuvent pas être de la même espèce parce que la négation n'a pas d'espèce ;
"dans le non-être, dit le Philosophe, il n'y a ni espèces ni
différences". Impossible donc que commission et omission se rangent dans
une seule espèce.
Cependant :
nous les rencontrons dans une même
espèce de péché. Voyez l'avare ; il pille le bien des autres, ce qui est un
péché de commission, et ne leur donne pas ce qu'il doit leur donner, ce qui est
un péché d'omission. Donc omission et commission ne sont pas des différences
spécifiques.
Conclusion :
Il y a entre les péchés une double
différence, l'une matérielle, et l'autre formelle. La différence matérielle est
envisagée selon l'espèce naturelle des actes ; la différence formelle selon
leur ordre à une fin propre, qui est leur objet propre. Cela fait que des actes
qui sont matériellement d'espèces différentes appartiennent pourtant
formellement à la même espèce de péché parce qu'ils sont ordonnés au même but.
Ainsi, égorger, lapider, poignarder ressortissent à la même espèce, l'homicide,
bien que ces actes par leur nature soient spécifiquement différents. Donc, si
nous prenons le péché d'omission et le péché de commission matériellement, ils
diffèrent d'espèce, en prenant toutefois l'espèce dans une large acception où
la négation, comme la privation, peut avoir une espèce. Mais si nous
considérons ces deux sortes de péchés formellement, alors ils ne diffèrent pas
d'espèce, parce qu'ils sont ordonnés au même but et procèdent du même motif.
Ainsi, c'est toujours pour amasser de l'argent que l'avare pille les autres et
ne donne pas ce qu'il doit donner. De même, c'est pour satisfaire sa
gloutonnerie que le gourmand mange trop et qu'il omet les jeûnes prescrits. Et
ainsi en tout ; car en fait, une négation est toujours fondée sur une
affirmation qui est en quelque façon sa cause ; aussi dans la nature est-ce
pour le même motif que le feu produit la chaleur et non du froid.
Solutions :
1. Cette division n'est pas
prise selon diverses espèces formelles, mais matérielles seulement, on vient de
le dire.
2. Il fut nécessaire dans
la loi de Dieu de formuler divers préceptes affirmatifs et négatifs pour amener
graduellement les hommes à la vertu, d'abord par l'abstention du mal, à quoi
nous induisent les préceptes négatifs, puis par la pratique du bien, à quoi
nous induisent les préceptes affirmatifs. Ainsi les préceptes affirmatifs et
les préceptes négatifs ne se rapportent pas à des vertus diverses mais à divers
degrés dans la vertu. Et par conséquent il ne faut pas non plus les opposer à
des péchés d'espèces différentes. En outre, le péché n'est pas caractérisé
spécifiquement du côté de l'aversion puisqu'il est de ce côté négation ou
privation, mais il l'est du côté de la conversion aux choses périssables, parce
que c'est en cela qu'il est un acte. De là vient que les péchés ne sont pas
diversifiés spécifiquement d'après la diversité des préceptes de la loi divine.
3. Cette objection s'appuie sur la diversité matérielle des espèces. Encore faut-il savoir que si la négation n'est pas à proprement parler dans une espèce, elle s'y trouve placée cependant parce qu'elle se ramène à l'affirmation dont elle est la suite.
Objections :
1. Il semble inadéquat de
distinguer entre péché du coeur, de bouche et d'action. Car S. Augustin
reconnaît trois degrés dans le péché : le premier existe "lorsque le sens
charnel insinue sa séduction", ce qui est le péché de pensée ; le deuxième
degré est "quand on se contente du seul plaisir de l'imagination" ;
le troisième "quand on décide d'agir en donnant son consentement".
Mais tout cela est dans le coeur : c'est le péché de pensée. Il n'y a donc pas
de raison de faire de ce péché comme une catégorie spéciale.
2. S. Grégoire distingue
quatre degrés dans la faute : d'abord elle se cache dans le coeur ; ensuite
elle se manifeste extérieurement ; puis elle s'affermit par l'habitude ; enfin
elle conduit au désespoir. Là on ne distingue pas entre péché d'action et péché
de parole, et on ajoute deux autres degrés à la division proposée au début, qui
est donc inadéquate.
3. Il ne peut y avoir péché
de parole ou d'action s'il n'y a d'abord péché dans le coeur. Ce ne sont donc
pas là différentes espèces de péchés ; et elles ne doivent pas être opposées
les unes aux autres.
Cependant :
S. Jérôme assure que "le genre
humain est sujet à trois grandes sortes de péchés : par pensée, parole ou
action".
Conclusion :
Il y a deux façons de trouver que
des choses ne sont pas de la même espèce. Ou bien chacune a son espèce achevée
: ainsi le boeuf et le cheval diffèrent d'espèce. Ou bien l'on prend pour
autant d'espèces les divers degrés d'une chose en voie de formation ou
d'évolution. Ainsi, dans le bâtiment, il y a la maison complètement finie, mais
il y a également, comme autant d'espèces inachevées selon Aristote, les travaux
de fondation, puis le gros oeuvre. Et on peut parler de même dans la génération
des animaux. - Telle est précisément la division du péché par pensée, parole et
action. Il ne s'agit pas de trois espèces parfaites car, le péché n'étant
vraiment consommé que dans l'action, seul le péché par action représente une
espèce parfaite. Mais sa première ébauche, ses travaux de fondation en quelque
sorte, sont dans le coeur ; son deuxième degré d'avancement est sur les lèvres
; en ce sens que l'homme explose facilement pour manifester les sentiments
qu'il nourrit dans son coeur ; le troisième degré enfin, c'est l'action où la
faute est consommée. Ce sont donc bien là trois choses qui diffèrent comme
autant de degrés dans le péché. Il est clair pourtant que ces trois choses ne
font qu'une seule espèce complète, puisqu'elles procèdent du même motif : c'est
en effet par soif de vengeance que le coléreux est d'abord troublé dans son
coeur, puis éclate en paroles injurieuses, et finalement en arrive à des
actions violentes ; et il en est de même dans la luxure et dans tout autre
péché.
Solutions :
1. Tous les péchés gardés
dans le coeur ont pour trait commun de rester secrets. C'est en cela qu'ils
constituent un premier degré dans la faute. Degré qui pourtant se subdivise en
trois : pensée, complaisance et consentement.
2. Le péché par parole et
le péché par action ont tous deux le caractère d'une manifestation, et c'est
pour cela que S. Grégoire les range dans une seule catégorie. S. Jérôme les
distingue pour cette raison que dans le péché de parole il y a simplement et
avant tout la manifestation, dans le péché d'action au contraire, avant tout la
mise à exécution de ce qu'on a dans le coeur, mais la manifestation y est aussi
par voie de conséquence. Quant à l'habitude et au désespoir, ce sont des degrés
qui viennent après que le péché a atteint son espèce parfaite, de même que
l'adolescence et la jeunesse arrivent après que la génération est tout à fait
achevée.
3. Le péché de pensée et le péché de parole ne sont pas distincts du péché d'action quand ils se produisent en même temps que lui, mais lorsque l'un d'entre eux se trouve isolé. De même une partie du mouvement ne se distingue pas du mouvement total quand celui-ci est continu mais seulement quand il s'arrête au milieu de son cours.
Objections :
1. Ce n'est jamais que la
différence du plus et du moins. Il ne semble pas qu'elle soit spécifique.
2. Il y a faute dans
l'action du fait que l'on s'écarte de la rectitude de la raison ; de même qu'il
y a fausseté dans la spéculation du fait qu'on s'écarte de la vérité des
choses. Mais la fausseté n'est pas spécifique par le fait qu'on affirme plus ou
moins qu'il n'y a en réalité. Donc pas davantage l'espèce du péché ne vient de
ce qu'on s'écarte de la rectitude de la raison en plus ou en moins.
3. "Avec deux espèces
on ne forme pas une espèce", dit Porphyre. Or l'excès et le défaut
s'unissent dans un même péché : il y a des gens qui sont prodigues tout en
manquant de libéralité, ce qui est pécher d'un côté par excès, de l'autre par
défaut. Ce n'est donc pas là une différence spécifique.
Cependant :
les contraires diffèrent d'espèce,
car leur contrariété tient à la forme, selon Aristote. Or l'excès et le défaut
sont des contraires dans le vice : le manque de libéralité est le contraire de
la prodigalité. Ils diffèrent donc quant à l'espèce.
Conclusion :
Il y a deux éléments dans le péché
l'acte lui-même, et le désordre de cet acte en tant qu'il s'écarte de l'ordre
de la raison et de la loi divine ; mais on n'envisage pas l'espèce du péché à
partir du désordre, qui n'est pas voulu par le pécheur, on l'a dit précédemment
; mais il faut faire attention surtout à l'acte lui-même, voir à quoi il se
termine et vers quel objet se porte l'intention du pécheur. Aussi, chaque fois
qu'il y a dans l'intention un motif différent de mal faire, il y a une espèce
différente de péché. Or il est évident qu'il n'y a pas le même motif de mal
faire dans les péchés par excès que dans les péchés par défaut ; bien plus, il
y a des motifs contraires ; le motif de l'intempérance est l'amour des plaisirs
du corps, celui de l'insensibilité est la haine de ces plaisirs. C'est pourquoi
des péchés de cette sorte ne sont pas seulement différents quant à l'espèce,
ils sont en outre contraires les uns aux autres.
Solutions :
1. Bien que le plus et le
moins ne soient pas cause d'une diversité spécifique, ils en sont pourtant
parfois la conséquence, en tant qu'ils proviennent de formes diverses, comme
quand on dit que le feu est plus léger que l'air. Ainsi, à ceux qui ne veulent
pas admettre que les amitiés soient de plusieurs espèces, sous le prétexte
qu'elles ne diffèrent entre elles que par le plus et le moins, le Philosophe
fait observer que ce n'est pas là un indice suffisant. Dans ce même sens, aller
au-delà ou rester en deçà de ce qui est raisonnable indique des péchés
d'espèces diverses en tant qu'ils sont consécutifs à des motifs divers.
2. Le pécheur n'a pas
l'intention de s'écarter de la raison, et c'est pourquoi le péché par excès et
le péché par défaut n'ont pas la même raison d'être, alors qu'ils s'éloignent
de la même rectitude raisonnable. Mais celui qui dit une fausseté peut avoir
l'intention de cacher la vérité ; à cet égard peu importe qu'il affirme plus ou
moins. Cependant, s'il n'a pas proprement l'intention de s'écarter de la
vérité, alors il est évident que des causes diverses le portent soit à dire
plus, soit à dire moins qu'il n'y a en réalité, et il y a par là même diverses
espèces de faussetés. C'est clair chez le vantard qui parle faussement par
exagération pour se faire valoir ; et chez le fraudeur qui diminue sa dette
pour avoir moins à rembourser. Ainsi certaines opinions fausses sont-elles
contraires les unes aux autres.
3. Quelqu'un peut être prodigue et mesquin, quand ce n'est pas pour la même chose . on sera mesquin dans ses exigences, et prodigue dans ses dons. Rien n'empêche que des contraires se rencontrent dans le même sujet quand ce n'est pas sur le même point.
Objections :
1. Il semble que oui. Car
Denys affirme : "Le mal résulte de n'importe quel défaut." Or les
défauts particuliers tiennent au mauvais état de circonstances particulières.
Donc chaque circonstance malheureuse donne lieu à des péchés d'espèce
différente.
2. Les péchés sont des
actes humains et, nous l'avons vu, l'acte humain reçoit parfois son espèce des
circonstances. Donc les péchés diffèrent d'espèce selon l'état fâcheux des
circonstances diverses.
3. On distingue diverses
espèces de gourmandise, selon les termes condensés dans un vers latin :
"Précipitation, raffinement, excès, avidité, recherche." Tout cela
concerne des circonstances diverses, car il y a précipitation à manger avant
qu'il ne faut, excès à manger plus qu'il ne faut, etc. Donc les espèces du
péché se distinguent selon les diverses circonstances.
Cependant :
le Philosophe fait observer que
dans chaque vice le tort qu'on a, c'est d'agir quand il ne faut pas, plus qu'il
ne faut, et ainsi de suite pour toutes les autres circonstances. Ce n'est donc
pas par les circonstances que les vices se diversifient.
Conclusion :
Nous venons de le dire : chaque
fois qu'il se présente un autre motif de mal faire, il y a une autre espèce de
péché, pour cette raison que le motif de mal faire c'est la fin, l'objet. Or il
arrive parfois que diverses circonstances sont mauvaises pour un même motif.
L'avare, dont le vice s'oppose à la libéralité, n'a qu'un seul et même motif
pour prendre quand il ne le faut pas, où il ne faut pas, plus qu'il ne faut, et
ainsi de suite ; il agit ainsi par désir immodéré de l'argent. Dans ces cas-là,
les diverses circonstances mauvaises ne font pas différentes espèces de péchés,
mais se rapportent à une seule et même espèce. Parfois au contraire, si
diverses circonstances sont mauvaises, cela provient de motifs divers. La
gourmandise en est un exemple. Si l'on mange avec précipitation, cela peut
venir de ce qu'étant facilement épuisé on ne saurait souffrir le moindre retard
dans les repas. Recherche-t-on au contraire une nourriture trop abondante, cela
peut venir de ce qu'ayant un fort tempérament on est capable d'assimiler
beaucoup. Mais si l'on recherche les mets délicats, c'est pour le plaisir de la
table. Voilà par conséquent des cas où les diverses circonstances mauvaises
amènent diverses espèces de péchés.
Solutions :
1. Le mal en tant que tel
est une privation ; et à cet égard, comme toutes les autres privations, il se
diversifie d'après les choses dont on est privé. Mais le péché, nous l'avons
dit, n'est pas déterminé spécifiquement par la privation ou l'aversion, mais
par la conversion vers l'objet de son acte.
2. Une circonstance ne
change l'espèce d'un acte que quand il y a un autre motif.
3. Dans les diverses espèces de gourmandise, il y a des motifs différents, on vient de le dire.
1. Tous les péchés et les vices sont-ils connexes ? - 2. Tous sont-ils égaux ? - 3. Leur gravité est-elle évaluée selon leurs objets ? - 4. Selon la dignité des vertus auxquelles ils s'opposent ? - 5. Les péchés de la chair sont-ils plus graves que ceux de l'esprit ? - 6. La gravité des péchés est-elle évaluée selon leur cause ? - 7. Selon les circonstances ? - 8. Selon l'importance de leur nocivité ? - 9. Selon la condition de la personne contre qui l'on pèche ? - 10. Le péché est-il aggravé par la haute situation du pécheur ?
Objections :
1. S. Jacques (2, 10)
semble le dire : "Quiconque aura observé toute la loi, s'il vient à pécher
contre un seul commandement, devient coupable sur tous les points." Etre
coupable sur tous les préceptes de la loi, c'est avoir tous les péchés ; car,
dit S. Ambroise : "Le péché est une transgression de la loi divine et une
désobéissance aux commandements du ciel." Quiconque par conséquent tombe
en un seul péché est sujet à tous les autres.
2. Tout péché exclut la
vertu contraire. Mais celui qui manque d'une seule vertu n'a pas les autres,
d'après ce que nous savons de leur connexion. Donc celui qui commet un seul
péché est dépouillé de toutes les vertus. Mais n'avoir pas une vertu c'est
avoir le vice contraire. Donc avoir un seul péché c'est les avoir tous.
3. Il a été établi
précédemment que toutes les vertus sont connexes lorsqu'elles ont en commun un
même principe. Mais les péchés aussi ont en commun un même principe. Car, de
même que l'amour de Dieu qui édifie la cité de Dieu est le principe et la
racine de toutes les vertus, de même l'amour de soi qui édifie la cité de
Babylone est la racine de tous les péchés, comme le montre S. Augustin dans la
Cité de Dieu. Donc tous les vices et péchés, eux aussi, sont connexes, à tel
point qu'en avoir un, c'est les avoir tous.
Cependant :
certains vices sont contraires
entre eux, comme le montre Aristote. Or il est impossible que des contraires
existent ensemble dans le même sujet. Il est donc impossible que tous les vices
et les péchés soient en connexion.
Conclusion :
L'intention de celui qui agit par
vertu cherche à suivre la raison tout autrement que l'intention du pécheur ne
tend à s'en écarter. Car tout homme qui agit par vertu a l'intention de suivre
la règle de raison, et c'est pourquoi l'intention de toutes les vertus tend à
la même fin. Aussi toutes les vertus sont-elles connexes entre elles dans la
droite règle de l'action qui est la prudence, nous l'avons dit. Mais chez
le'pécheur, l'intention n'est pas de s'écarter de ce qui est raisonnable, elle
est plutôt de tendre à un bien désirable, et c'est ce bien qui la caractérise
spécifiquement. Or ces biens vers lesquels l'intention du pécheur se dirige en
s'écartant de la raison, sont divers et sans aucune connexion entre eux ; bien
plus, ils sont même parfois contraires les uns aux autres. Comme c'est de
l'objet de leur attachement que les vices et les péchés reçoivent leur espèce,
il est évident que cet élément qui achève de les caractériser spécifiquement ne
leur donne aucune connexion entre eux. Commettre le péché ne consiste pas en
effet à passer de la multitude à l'unité, comme c'est le cas pour les vertus
lorsqu'elles sont connexes, mais plutôt à s'éloigner de l'unité vers la
multiplicité.
Solutions :
1. S. Jacques parle du
péché non pas sous l'angle de la conversion par laquelle les péchés se
distinguent, nous l'avons dit ; il en parle sous l'angle de l'aversion, en tant
que l'homme en péchant s'éloigne du précepte de la loi. Or tous les
commandements de la loi n'ont qu'un seul et même auteur, comme il le dit
lui-même à cet endroit, et c'est le même Dieu que l'on méprise en tout péché.
Par là aussi il est permis de dire que "celui qui pèche sur un point
devient coupable de tous", puisque, en commettant un seul péché, il
encourt la dette de peine du fait qu'il méprise Dieu, mépris qui engendre la
culpabilité de tout péché.
2. Comme nous l'avons déjà
dit, tout acte de péché ne détruit pas la vertu contraire : le péché véniel ne
détruit aucune vertu. Le péché mortel détruit la vertu infuse parce qu'il
détourne de Dieu. Mais un seul acte, même de péché mortel, ne détruit pas
l'habitus de la vertu acquise. Seulement, si les actes se multiplient au point
d'engendrer un habitus contraire, l'habitus de la vertu acquise est éliminé.
Avec lui est éliminée aussi la prudence, car lorsqu'un homme agit contre une
vertu quelconque, il agit contre la prudence, puisque sans celle-ci aucune
vertu morale ne peut exister, nous l'avons vu. Avec la prudence sont exclues
par conséquent toutes les autres vertus morales, du moins quant à cette existence
parfaite et formelle de vertu qu'elles possèdent en participant de la prudence.
Il reste cependant des inclinations aux actes vertueux, lesquelles n'ont pas
formellement raison de vertu. - Mais il ne s'ensuit pas que l'on encoure tous
les vices ni tous les péchés. D'abord, parce qu'à une vertu s'opposent
plusieurs vices, de sorte que la vertu puisse être éliminée par un seul d'entre
eux, même si un autre n'est pas là. Ensuite, parce que le péché s'oppose
directement à l'inclination de la vertu vers son acte, nous l'avons dit. On ne
peut donc pas affirmer, tant qu'il reste quelques inclinations vertueuses, que
l'homme ait les vices ou les péchés contraires.
3. L'amour de Dieu rassemble les affections humaines en les ramenant du multiple à l'un, et c'est pour cela que les vertus causées par l'amour de Dieu sont en connexion les unes avec les autres. Mais l'amour de soi disperse les affections humaines dans la diversité, car, en s'aimant lui-même, l'homme recherche pour lui les biens de ce monde, qui sont variés et divers ; c'est pourquoi les vices et les péchés que cause l'amour de soi ne sont pas connexes.
Objections :
1. Il semble que oui. Car
pécher, c'est faire ce qui n'est pas permis. Mais cette désobéissance est
reprochée à tous de la même manière, donc de même les péchés. Par conséquent
l'un n'est pas plus grave que l'autre.
2. Tout péché consiste à
transgresser la règle de la raison qui joue auprès des actes humains le rôle
d'un instrument de règle linéaire dans le domaine corporel. Pécher c'est donc
en quelque sorte déborder un tracé. Mais qu'on s'éloigne beaucoup du tracé ou
qu'on en reste assez près, c'est toujours pareil : dans les privations il n'y a
pas de plus et de moins. Donc tous les péchés sont égaux.
3. Les péchés s'opposent
aux vertus. Mais toutes les vertus sont égales, dit Cicéron. Donc tous les
péchés sont égaux.
Cependant :
le Seigneur dit à Pilate (Jn 19,
11) : "Celui qui m'a livré à toi se charge d'un plus grand péché." Et
il est bien évident pourtant que Pilate a péché. Donc un péché est plus grand
qu'un autre.
Conclusion :
Ce sont les stoïciens et Cicéron à leur suite qui ont estimé toutes les fautes égales. De là dérive aussi l'erreur de certains hérétiques qui, admettant l'égalité de tous les péchés, admettent de même l'égalité de toutes les peines de l'enfer. Autant qu'on peut s'en rendre compte par ce que dit Cicéron, ce qui conduisait les stoïciens à cette opinion, c'est qu'ils ne considéraient dans la faute que la privation, c'est-à-dire l'éloignement de ce qui est raisonnable ; aussi, jugeant absolument qu'aucune privation ne saurait avoir de plus ou de moins, ils ont soutenu que tous les péchés sont égaux.
Mais si l'on réfléchit bien, on trouvera qu)il y a deux sortes de privations. Il y a la privation pure et simple qui consiste pour ainsi dire dans un état de complète destruction. C'est ainsi que la mort est la privation de la vie, et les ténèbres la privation de la lumière. De telles privations ne supportent pas le plus et le moins, puisqu'il ne reste rien de l'état opposé. On n'est pas moins mort le premier, le troisième ou le quatrième jour, qu'on ne l'est au bout d'un an quand le cadavre est décomposé. Pareillement, une maison n'est pas plus obscure lorsque vous en avez bouché la fenêtre avec plusieurs tentures que si vous l'avez fait avec une seule qui intercepte déjà totalement la lumière.
A côté de cela, il y a une autre
sorte de privation. Ce n'est plus la privation pure et simple. Elle retient
quelque chose de l'état opposé, si bien qu'elle est un acheminement vers la
destruction plutôt qu'un état de destruction complète. Tel est le cas de la
maladie qui fait perdre le bon équilibre des humeurs, de manière pourtant qu'il
en reste quelque chose, sans quoi l'animal ne serait plus en vie. Tel est
pareillement le cas de la laideur et des états analogues. Or, de telles
privations, par ce qui reste de la disposition qu'elles détruisent, sont
susceptibles de plus et de moins. Il importe beaucoup en effet à la maladie ou
à la laideur de s'écarter plus ou moins du bon équilibre des humeurs et de la
juste proportion des membres. Et il faut dire la même chose des vices et des
péchés. Car s'ils font perdre le bon équilibre de la raison, ce n'est pas au
point d'abolir entièrement l'ordre de la raison. Autrement, si le mal était
intégral, il se détruirait lui-même, comme il est dit au livre IV des Éthiques
; en effet il ne pourrait rien subsister de la substance d'un acte ni des
affections de celui qui agit s'il ne gardait rien de l'ordre conforme à la
raison. Et c'est pourquoi il importe beaucoup à la gravité du péché qu'on
s'éloigne plus ou moins de la rectitude raisonnable. Et ainsi faut-il dire que
tous les péchés ne sont pas égaux.
Solutions :
1. S'il n'est pas permis de
commettre les péchés, c'est à cause du désordre qu'ils comportent. Donc ceux
qui contiennent un plus grand désordre sont plus illicites que les autres, et
par conséquent plus graves.
2. On raisonne là à propos
du péché comme s'il s'agissait d'une privation pure et simple.
3. Les vertus sont proportionnellement égales chez un seul et même individu. Et pourtant, l'une en précède une autre en dignité, selon son espèce. En outre, dans la même espèce de vertu, un individu est plus vertueux qu'un autre, nous l'avons déjà dit. Cependant, même si les vertus étaient égales, il ne s'ensuivrait pas que les vices fussent égaux, car il y a connexion entre les vertus, mais non entre les vices et les péchés.
Objections :
1. Il semble que non. Car
la gravité du péché ressortit à son mode ou à sa qualité ; mais l'objet est la
matière du péché lui-même. Donc la gravité des péchés ne varie pas selon divers
objets.
2. La gravité du péché,
c'est l'intensité de sa malice. Or, le péché n'a pas raison de malice sous
l'angle de la conversion à son propre objet, qui est un bien désirable, mais
plutôt sous l'angle de l'aversion. Donc la gravité du péché ne varie pas selon
ses objets.
3. Ayant des objets divers,
les péchés sont de genres divers. Mais lorsque les choses sont ainsi de divers
genres, elles ne sont plus comparables, comme le prouve Aristote. Ce ne sont
donc pas les objets qui permettent de comparer la gravité d'un péché à celle
d'un autre.
Cependant :
les péchés sont spécifiés par leurs
objets, on l'a montré. Mais de deux péchés l'un est plus grave que l'autre par
son espèce ; ainsi l'homicide est plus grave que le vol. Donc la gravité des
péchés diffère selon les objets.
Conclusion :
D'après ce que nous avons vu plus haut, la différence de gravité se présente pour les péchés comme pour les maladies. De même que le bien de la santé consiste dans un certain équilibre des humeurs en rapport avec la nature de l'animal, de même le bien de la vertu consiste dans un certain équilibre de l'acte humain en harmonie avec la règle de la raison. Or il est évident qu'une maladie est d'autant plus grave que le bon équilibre est rompu à l'égard d'un principe plus fondamental ; ainsi, une maladie du coeur, principe de la vie, ou de la région du coeur, est la plus dangereuse. Il faut donc qu'un péché soit d'autant plus grave qu'il porte le désordre sur un principe de plus grande importance dans le gouvernement de la raison. Mais en matière d'action, la raison gouverne tout d'après la fin. Voilà pourquoi le péché est d'autant plus grave qu'il provient, dans les actes humains, d'une fin plus élevée.
Or nous avons vu que les objets des
actes sont leurs fins. C'est ce qui fait qu'à la diversité des objets
correspond celle de la gravité des péchés. Ainsi est-il évident que les
réalités extérieures sont ordonnées à l'homme comme à leur fin ; et l'homme à
son tour est ordonné à Dieu comme à la sienne. C'est pourquoi le péché qui
s'attaque à la substance même de l'homme, par exemple l'homicide, est plus
grave que celui qui s'attaque aux biens extérieurs, comme le vol ; et plus
grave encore est le péché qui est commis immédiatement contre Dieu, comme
l'infidélité, le blasphème, etc. Enfin dans chacune de ces catégories un péché
est plus ou moins grave selon qu'il porte sur un point plus ou moins
fondamental. Et puisque les péchés sont déterminés spécifiquement par leurs
objets, la différence de gravité qui résulte de ces objets est vraiment
première et principale, comme consécutive à l'espèce même.
Solutions :
1. Sans doute l'objet est
la matière à laquelle se termine l'acte. Cependant il a raison de fin en tant
que l'intention de l'agent porte sur lui, nous l'avons dit récemment. Or nous
avons montré que la forme d'un acte moral dépend de sa fin.
2. La conversion illégitime
à un bien périssable engendre l'aversion du bien impérissable, en laquelle
s'accomplit la raison de mal. C'est pourquoi il faut que la diversité des
choses auxquelles on s'attache entraîne une gravité différente dans la malice
du péché.
3. Il y a un ordre entre tous les objets des actes humains. Ainsi tous les actes humains se rejoignent d'une certaine façon en un seul genre par leur ordination à la fin ultime. C'est pourquoi rien n'empêche que tous les péchés soient comparables.
Objections :
1. Il semble que non, car
alors à la vertu la plus haute s'opposerait le péché le plus grave. Or c'est le
contraire qui est vrai, semble-t-il. Selon les Proverbes (15, 5 Vg), c'est
quand la justice abonde que la vertu a son maximum. Mais le Seigneur affirme en
S. Matthieu (5, 20) que, lorsque la justice abonde, elle arrête la colère,
péché bien moindre que l'homicide, qu'une plus faible justice suffit à
empêcher. Donc le plus petit péché s'oppose à la plus grande vertu.
2. Il est dit au livre II
des Éthiques que la vertu a pour matière un bien difficile. D'après cela il
semble qu'une vertu plus grande doive avoir pour matière une chose plus
difficile. Mais pour le péché c'est l'inverse : le péché est d'autant moins
grave que la chose offre plus de difficulté. Donc à une vertu plus grande
s'oppose un moindre péché.
3. La charité est une plus
grande vertu que la foi et l'espérance, d'après S. Paul (1 Co 13, 13). Pourtant
la haine qui s'oppose à la charité n'est pas un péché aussi grave que
l'infidélité ou le désespoir, qui s'opposent à la foi et à l'espérance. Donc à
une plus grande vertu s'oppose un péché moindre.
Cependant :
le Philosophe déclare que "le
meilleur a pour contraire le pire". Or en morale ce qu'il y a de meilleur,
c'est la plus grande vertu, et ce qu'il y a de pire, c'est le péché le plus
grave. Donc le péché le plus grave s'oppose à la plus grande vertu.
Conclusion :
Un péché s'oppose à la vertu de
deux façons. L'opposition fondamentale et directe est celle où le péché et la
vertu ont le même objet, car alors ce sont vraiment deux contraires au même
point de vue. Et de cette façon il faut qu'à une vertu plus grande s'oppose un
péché plus grave. C'est en effet l'objet qui donne plus de gravité à la faute,
comme il donne plus de dignité à la vertu, car dans un cas comme dans l'autre
il détermine l'espèce, nous l'avons montré Il. Il faut par suite que le plus
grand péché soit directement à l'opposé de la plus grande vertu, comme les deux
extrêmes du même genre. - L'autre sorte d'opposition entre la vertu et le péché
est fondée sur la répression de celui-ci par le développement de celle-là. Car
plus une vertu grandit, plus elle éloigne l'homme du péché contraire, au point
qu'elle met obstacle non seulement au péché lui-même mais encore à tout ce qui
peut y conduire. Et ainsi il est évident que plus une vertu grandit, plus elle
empêche jusqu'aux moindres péchés, de même que plus une santé s'améliore, plus
elle élimine jusqu'aux moindres malaises. De cette manière-là, il est vrai qu'à
une plus grande vertu s'oppose un moindre péché sous l'angle de l'effet.
Solutions :
1. Cet argument se fonde
sur la seconde sorte d'opposition, celle qui se fait par répression du péché
car c'est en ce sens qu'une justice abondante arrête jusqu'à de menues fautes.
2. Si une vertu est plus
grande parce qu'elle vise à un bien plus difficile, elle a directement pour
contraire le péché qui vise à un mal plus difficile. Dans les deux cas on
trouve une certaine supériorité, du fait que la volonté s'y révèle plus
fortement engagée dans le bien ou dans le mal, par cela même que la difficulté
ne l'a pas abattue.
3. La charité n'est pas un amour quelconque, mais l'amour de Dieu. Aussi ce qui s'oppose directement à la charité, ce n'est pas une haine quelconque, mais la haine de Dieu, laquelle est bien le plus grave de tous les péchés.
Objections :
1. Il ne paraît pas qu'ils
soient moins coupables. Les Proverbes disent (6, 30.32) : "Ce n'est pas
une grande faute de voler... Mais l'adultère, par la folie de son coeur, perdra
son âme." Pourtant le vol tient à l'avarice, péché de l'esprit, l'adultère
à la luxure, péché de la chair. Donc les péchés de la chair sont plus
coupables.
2. S. Augustin nous assure
que le diable se réjouit surtout des péchés de luxure et d'idolâtrie. Mais il
se réjouit davantage des fautes les plus grandes. Comme la luxure est un péché
charnel, il semble donc que ces péchés sont parmi les fautes les plus grandes.
3. Le Philosophe prouve
qu'il "est plus honteux de ne pouvoir contenir sa convoitise que de ne
pouvoir contenir sa colère". Or, selon S. Grégoire, la colère est un péché
spirituel, tandis que la convoitise ressortit aux péchés charnels. Le péché de
la chair est donc plus grave que celui de l'esprit.
Cependant :
S. Grégoire affirme a que les
péchés de la chair sont moins coupables et plus infamants que ceux de l'esprit.
Conclusion :
Les péchés spirituels sont plus coupables que les péchés charnels. Ce qui ne veut pas dire que n'importe lequel des premiers soit plus coupable que n'importe lequel des seconds, mais que, toutes choses égales d'ailleurs, si l'on considère uniquement cette différence de l'esprit et de la chair, les péchés de l'esprit sont plus graves. Trois raisons à cela.
- 1. A cause du sujet du péché. Les péchés spirituels relèvent de l'esprit, par lequel on se tourne vers Dieu, par lequel aussi on se détourne de lui. Au contraire, les péchés charnels se consomment dans les plaisirs de l'appétit sensible, auquel il appartient surtout de s'attacher aux biens corporels. C'est pourquoi le péché charnel en tant que tel présente plus de conversion, et à cause de cela aussi, plus d'attachement aux choses ; mais le péché spirituel comporte plus de cette aversion d'où procède la raison de faute, et c'est pourquoi le péché spirituel comme tel est une faute plus grande.
- 2. A cause de celui contre qui l'on pèche. Car le péché de la chair en tant que tel offense le corps, lequel n'est pas à aimer dans l'ordre de la charité autant que Dieu et le prochain, qui sont offensés par les péchés de l'esprit. C'est pourquoi ceux-ci comme tels sont plus coupables.
- 3. A cause du motif. Plus l'homme
est fortement poussé à pécher, moins il pèche gravement, nous le verrons tout à
l'heure. Or, les péchés de la chair comportent une impulsion plus forte, cette
convoitise qui nous est innée. Et c'est pourquoi les péchés de l'esprit, comme
tels, sont plus coupables.
Solutions :
1. L'adultère n'est pas seulement
un péché de luxure, il est aussi un péché d'injustice. Et par là il peut être
rattaché à l'avarice. Comme dit la Glose : "Tout fornicateur est ou impur
ou avare." Et alors l'adultère est plus grave que le vol, dans la mesure
où l'on aime son épouse plus que ses richesses.
2. Si, dit-on, le diable se
réjouit extrêmement de la luxure, c'est que dans ce péché l'attachement est
extrême, et qu'il est difficile à l'homme de s'y arracher ; car "l'appétit
de jouir", dit le Philosophe, "est insatiable".
3. Comme dit le Philosophe "Il est plus honteux de ne pouvoir retenir sa concupiscence que de ne pouvoir retenir sa colère", parce que celle-ci participe moins de la raison. Et c'est pour cela qu'il dit aussi que les péchés d'intempérance sont les plus exécrables, parce qu'ils ont pour objet les plaisirs qui nous sont communs avec les bêtes, et que de tels péchés font de l'homme une brute. De là vient aussi l'affirmation de S. Grégoire, que ces fautes sont plus infamantes.
Objections :
1. Il ne paraît pas que la
gravité soit en proportion de la cause. Plus la cause est forte plus elle
pousse violemment au péché, et plus il est difficile d'y résister. Mais si la
résistance est plus difficile, le péché en est diminué ; en effet, c'est une
marque de faiblesse chez le pécheur de ne pouvoir facilement résister au péché
; or le péché de faiblesse est jugé plus léger. Le péché ne tire donc pas sa
gravité de sa cause.
2. La convoitise est une
cause générale de péché. D'où (sur Rm 7, 7 : "J'avais ignoré la
convoitise..."), ce commentaire de la Glose : "La loi est bonne
puisqu'en prohibant la convoitise, elle prohibe tout mal." Mais la faute
est d'autant moindre que l'on a été vaincu par une convoitise plus forte. La
gravité du péché est donc diminuée par la grandeur de la cause.
3. De même que la rectitude
de la raison est cause de l'acte vertueux, de même, semble-t-il, la défaillance
de la raison est cause du péché. Or, plus cette défaillance est grande, moindre
est le péché, tellement que celui qui est privé de l'usage de la raison est
tout à fait excusé, et que celui qui pèche par ignorance pèche plus légèrement.
La gravité de la faute n'est donc pas accrue par la grandeur de la cause.
Cependant :
multiplier la cause c'est
multiplier l'effet. Donc si un péché a une cause plus grande, il sera plus
grave.
Conclusion :
Dans le péché, comme en tout autre genre de chose, il peut y avoir une double cause.
D'abord la cause essentielle et propre, qui n'est autre ici que la volonté même de pécher, car cette volonté est à l'acte du péché comme l'arbre à son fruit, dit la Glose (sur Mt 7, 18 : "Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits.") Cette sorte de cause, plus elle se sera développée, plus la faute sera grave, car un homme pèche d'autant plus gravement qu'il aura déployé plus de volonté à mal faire.
A côté de cela, il y aura d'autre
causes, en quelque sorte extrinsèques et éloignées, qui inclinent la volonté à
pécher. Entre elles il faut faire une distinction. Les unes induisent la
volonté à pécher dans le sens même de sa nature : la fin par exemple, objet
propre de la volonté. Et avec une telle cause la faute se trouve accrue, car on
pèche plus gravement lorsque la volonté se propose intensément une fin plus
mauvaise. Il y a d'autres causes, au contraire, qui inclinent la volonté à
pécher en dehors de sa nature et de son ordre propres, alors qu'il lui est
naturel de se mouvoir d'elle-même en toute liberté selon le jugement de la
raison. Ce sont les causes qui diminuent le jugement de la raison, comme
l'ignorance, ou celles qui diminuent le libre mouvement de la volonté, comme
l'infirmité, la violence, la crainte, etc. De telles causes diminuent le péché
comme elles diminuent le volontaire, tellement que si l'acte devient tout à
fait involontaire, il n'a plus raison de péché.
Solutions :
1. Cette objection procède
de la cause efficiente extrinsèque, qui diminue le volontaire ; l'accroissement
de cette cause diminue le péché, on vient de le dire.
2. Si sous le nom de
convoitise on comprend même le mouvement de la volonté, dans ce cas, là où
règne une plus grande convoitise, il y a un plus grand péché. Mais si l'on
appelle ainsi cette passion qui est le mouvement du concupiscible, alors une
plus grande convoitise, devançant le jugement de la raison et le mouvement de
la volonté, diminue la faute ; parce que celui qui pèche sous l'aiguillon d'une
plus grande convoitise succombe à une tentation plus grave, ce qui le rend
moins responsable. Si, au contraire, cette convoitise suit le jugement de la
raison et le mouvement de la volonté, alors on peut dire que là où elle est
plus grande, la faute est plus grave ; parfois en effet le mouvement de
convoitise surgit avec plus de force, du fait que la volonté tend vers son
objet sans aucun frein.
3. Cet argument vaut pour la cause qui produit de l'involontaire ; et celle-là diminue le péché, on vient de le voir.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car le
péché tire sa gravité de son espèce. Or l'espèce ne dépend nullement d'une
circonstance, celle-ci n'étant qu'un accident. Donc la gravité du péché n'est
pas envisagée à partir de la circonstance.
2. Ou la circonstance est
mauvaise, ou elle ne l'est pas. Si elle est mauvaise, c'est elle-même qui
détermine l'espèce du mal. Si elle n'est pas mauvaise, elle n'a pas de quoi
augmenter le mal. Donc la circonstance n'augmente d'aucune manière la malice du
péché.
3. La malice du péché
dépend de l'aversion, tandis que les circonstances sont la conséquence de la
conversion aux biens terrestres. Les circonstances n'augmentent donc pas la
malice du péché.
Cependant :
l'ignorance d'une circonstance
diminue le péché ; car celui qui pèche par ignorance d'une circonstance mérite
le pardon, assure le Philosophe. Donc la circonstance aggrave le péché.
Conclusion :
Chaque chose reçoit naturellement sa croissance du principe même qui la cause. Le Philosophe en fait la remarque à propos de l'habitus vertueux. Or il est évident que le péché a pour cause quelque circonstance défectueuse ; car s'éloigner de l'ordre raisonnable, c'est agir sans observer les circonstances voulues. Il est donc par là même évident que le péché est ainsi fait qu'une simple circonstance l'aggrave.
Mais cela peut se présenter de trois manières.
1° La circonstance change le genre du péché. Ainsi la fornication consiste à s'approcher d'une femme qui n'est pas à soi. Si l'on ajoute cette circonstance que c'est la femme d'un autre, alors on passe à un autre genre de péché, à une injustice, en tant qu'on usurpe le bien d'autrui. C'est ce qui rend l'adultère plus grave que la fornication.
2° Mais parfois la circonstance aggrave le péché non en le faisant pour ainsi dire changer de nature, mais en multipliant seulement sa raison de mal. Ainsi, lorsqu'un prodigue fait des largesses quand il ne le doit pas et à qui il ne le doit pas, il donne à son péché, dans le même genre, plus d'étendue que s'il se borne à faire ses largesses à qui il ne le doit pas. Et de ce fait la faute devient plus grave, comme une maladie devient plus grave lorsqu'elle infecte plus profondément l'organisme. D'où cette sentence de Cicéron "Il y a dans le parricide des péchés multiples car c'est porter atteinte à qui vous a engendré, nourri, instruit, à qui vous a fait une place dans l'existence, dans la famille et dans l'Etat."
3° La circonstance aggrave le péché
en ajoutant à la difformité morale provenant d'une autre circonstance. Ainsi
prendre le bien d'autrui constitue le vol. S'il s'y ajoute cette circonstance
de prendre en grande quantité le bien d'autrui, la faute sera plus grave,
quoique le fait de prendre peu ou beaucoup ne signale pas de lui-même la raison
de bien ou de mal.
Solutions :
1. Nous avons vui qu'en
morale l'espèce d'un acte dépend quelquefois d'une circonstance. Cependant, la
circonstance qui n'est pas spécifique peut aggraver le péché. Parce que, comme
la bonté d'une chose n'est pas appréciée uniquement d'après son espèce mais
aussi d'après certains traits accidentels, de même la malice d'un acte n'est
pas estimée seulement d'après l'espèce de l'acte, mais encore d'après les
circonstances.
2. La circonstance peut
aggraver la faute de deux façons. Elle le peut si elle est mauvaise, et il
n'est même pas nécessaire pour cela qu'elle constitue une nouvelle espèce de
péché ; il suffit, comme nous venons de le dire, qu'elle ajoute une nouvelle
raison de malice dans la même espèce. Si la circonstance n'est pas mauvaise,
elle peut quand même aggraver la faute en contribuant à la malice d'une autre
circonstance.
3. La raison doit régler l'acte non seulement quant à l'objet, mais encore dans toutes les circonstances. Et c'est pourquoi l'aversion envers la règle de la raison révèle le caractère mauvais de n'importe quelle circonstance ; par exemple si l'on agit là où il ne faut pas, ou bien quand il ne faut pas. Cette aversion suffit à la raison de mal. Mais cette aversion entraîne la séparation d'avec Dieu, car c'est en suivant la droite raison que l'homme doit s'unir à lui.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car la
nocivité produit un événement consécutif au péché. Mais l'événement qui vient
après un acte n'ajoute ni à la bonté ni à la malice de l'acte, on l'a vu
antérieurement.
2. C'est surtout dans les
péchés contre le prochain qu'on trouve de la nocivité, car personne ne veut se
nuire à soi-même, et personne ne peut nuire à Dieu, selon ce texte de Job (35,
6.8) : "Si tu multiplies tes iniquités, que feras-tu contre lui ? C'est à
tes semblables que nuira ton impiété." Donc, si la gravité était en proportion
du dommage, il s'ensuivrait que le péché contre le prochain serait plus grave
que le péché commis contre Dieu ou contre soi-même.
3. On nuit davantage à
quelqu'un en le privant de la vie de la grâce, qu'en le privant de la vie de la
nature ; parce que la vie de la grâce est meilleure que la vie naturelle,
tellement qu'on doit mépriser celle-ci pour ne pas perdre celle-là. Mais
l'homme qui incite une femme à la fornication lui fait perdre, autant qu'il est
en lui, la vie de la grâce en la poussant au péché mortel. Donc, si la gravité
était en proportion de la nocivité, la fornication simple serait plus grave que
l'homicide ; ce qui et manifestement faux. Donc le péché n'est pas plus grave
parce qu'il nuit davantage.
Cependant :
S. Augustin dit ceci "Parce
que le vice s'oppose à la nature, tout ce qui est retranché à l'intégrité de la
nature est ajouté à la malice des vices." Mais ce qui est retranché à
l'intégrité de la nature, c'est ce qui lui nuit. Donc le péché est d'autant
plus grave que sa nocivité est plus grande.
Conclusion :
Le dommage causé par le péché peut se rattacher à lui de trois façons : 1° Il est prévu et voulu, par exemple lorsque l'on agit avec le dessein de nuire, comme fait l'homicide ou le voleur : en ce cas la grandeur du dommage augmente directement la gravité de la faute puisqu'alors le dommage est par soi l'objet du péché. 2° Le dommage est prévu mais non voulu. C'est le cas de l'individu qui coupe à travers champs pour aller plus vite à ses débauches ; il nuit à ce qui est ensemencé dans les champs, sciemment, bien que sans dessein de nuire. Alors, la quantité du dommage aggrave aussi la faute, mais indirectement ; c'est-à-dire que la volonté fortement inclinée à pécher fait qu'on n'hésite pas à nuire à soi-même ou à d'autres ce qu'on ne voudrait pas de volonté absolue. 3° Le dommage n'a été ni prévu ni voulu. Si c'est par accident qu'il découle du péché, il ne l'aggrave pas directement. Néanmoins, pour sa négligence à envisager les conséquences nuisibles de ses actes, on impute au châtiment du responsable des méfaits qui arrivent sans qu'il l'ait fait exprès, si du moins il se livrait à une activité illicite. Si au contraire le dommage est par lui-même une suite du péché, bien qu'il ne soit ni prévu ni voulu, il aggrave directement la faute ; parce que tout ce qui est par soi une conséquence du péché ressortit d'une certaine manière à l'espèce même de ce péché. Par exemple, si un individu commet une fornication en public, c'est un scandale pour beaucoup, et il y a là un dommage qui, bien que l'auteur lui-même ne le veuille, ni peut-être ne le prévoie, aggrave directement sa faute.
Pourtant, il semble en être
autrement lorsque le dommage a le caractère d'une peine encourue par le pécheur
lui-même. Un dommage de cette sorte, si c'est par accident qu'il se rattache à
l'acte du péché, et s'il n'est ni prévu ni voulu n'aggrave pas le péché et
n'est pas une conséquence de son aggravation ; tel est le cas de celui qui
heurte un obstacle et se blesse le pied en courant commettre un meurtre. Si au
contraire ce genre de dommage est une conséquence essentielle de l'acte du
péché, bien qu'il ne soit peut-être ni prévu ni voulu, son importance
n'augmente pas la gravité de la faute ; mais inversement la gravité de la faute
entraîne celle du dommage. C'est ainsi qu'un infidèle, qui n'a jamais entendu
parler des peines de l'enfer, y sera puni plus sévèrement pour un homicide que
pour un vol, et cela à cause même des fautes ; en effet, parce qu'il n'a ni
voulu ni prévu le châtiment, son péché n'en est pas aggravé comme cela peut
arriver chez le fidèle, qui semble pécher plus gravement du fait qu'il méprise
de plus grands châtiments pour assouvir sa volonté de mal faire ; au contraire,
dans la supposition que nous faisons, c'est uniquement la gravité du péché qui
cause celle du dommage.
Solutions :
1. Comme on l'a déjà dit
précédemment, lorsqu'il s'agissait de la bonté et de la malice des actes
extérieurs, l'événement postérieur au péché ajoute à la bonté ou à la malice de
l'acte s'il a été prévu et voulu.
2. Quoique le dommage
aggrave le péché, il ne s'ensuit pas cependant qu'il soit seul à l'aggraver. Et
même, si un péché est plus grave, on peut dire que c'est par lui-même, à cause
du désordre qu'il renferme, comme nous l'avons dit dans les articles
précédents. C'est pourquoi le dommage lui-même aggrave le péché dans la mesure
où il rend l'acte plus désordonné. Il ne s'ensuit pas que, si le dommage a lieu
surtout dans les péchés contre le prochain, ce soient là les fautes les plus
graves ; car il y a un désordre beaucoup plus grave dans les péchés contre Dieu
et même dans quelques-uns des péchés contre soi-même. - Cependant on peut dire
ceci. Bien que personne ne puisse nuire à la substance même de Dieu, on peut
cependant tenter de nuire à ce qui appartient à Dieu, en ruinant la foi par
exemple, en violant les choses saintes ; ce sont là des péchés très graves. De
même on peut sciemment et volontairement se faire du tort à soi-même : c'est le
cas des suicidés, bien qu'ils rapportent cela à une fin qui est un bien apparent,
comme de se délivrer d'une angoisse.
3. Cette objection n'est pas concluante pour deux raisons : 1° L'homicide veut directement le préjudice du prochain, tandis que le fornicateur qui séduit une femme ne cherche pas à nuire mais à trouver son plaisir. 2° L'homicide est par lui-même et de façon suffisante cause de la mort corporelle, tandis que nul ne peut être pour un autre cause de mort spirituelle par lui-même et de façon suffisante, car personne ne meurt spirituellement si ce n'est en péchant volontairement lui-même.
Objections :
1. Il semble que le péché
ne soit pas aggravé par la condition de la personne contre qui l'on pèche. Car
s'il en était ainsi, le péché serait particulièrement aggravé d'être commis
contre un homme juste et saint. Mais cela n'aggrave pas le péché, car l'homme
vertueux est moins atteint par l'injustice, qu'il supporte d'une âme égale, que
d'autres qui en outre souffrent intérieurement le scandale. Donc la condition
de la personne contre qui l'on pèche n'aggrave pas le péché.
2. S'il en était ainsi, la
proche parenté aggraverait le péché au maximum car, dit Cicéron n "Si
c'est pécher une fois que de tuer son esclave, c'est pécher plusieurs fois que
de tuer son père". Et pourtant la proche parenté ne semble pas si
aggravante ; en cffet, on n'a rien de plus proche que soi-même ; or il est
moins grave de se faire tort à soi-même que de nuire à autrui, moins grave par
exemple d'abattre son propre cheval que celui d'un autre, dit le Philosophe. La
proche parenté n'aggrave donc pas la faute.
3. Si la condition de celui
qui commet le péché est une circonstance aggravante, c'est surtout en raison de
la dignité de la personne en cause ou de sa science selon la Sagesse (6, 7 Vg)
: "Les puissants seront puissamment châtiés", et cette parole du
Seigneur en S. Luc (12, 47) : "Le serviteur qui, connaissant la volonté de
son maître, ne l'aura pas accomplie, recevra un grand nombre de coups."
Donc, par une raison semblable, en ce qui concerne celui envers qui l'on pèche,
la dignité ou la science de l'offensé devraient aggraver la faute. Mais il ne
paraît pas plus grave d'être injuste envers quelqu'un qui est plus riche et
plus puissant que de l'être envers un pauvre ; parce "Dieu ne fait pas de
différence entre les hommes" (Rm 2, 11), et c'est à son jugement que doit
être examinée la gravité du péché. Donc la condition de la personne offensée
n'ajoute rien à la gravité de l'offense.
Cependant :
la Sainte Écriture blâme
spécialement le péché contre les serviteurs de Dieu (1 R 19, 14) : "Ils
ont détruit tes autels et tué tes prophètes par le glaive." Elle blâme
aussi très fort le péché contre les proches selon Michée (7, 6) : "Le fils
insulte son père, la fille se dresse contre sa mère." Elle blâme également
d'une manière spéciale le péché commis envers les personnes constituées en
dignité : "Celui qui traite le roi d'apostat, et les chefs
d'imp'les..." (Jb 34, 8). Donc la condition personnelle de l'offensé
aggrave la faute.
Conclusion :
La personne envers laquelle est commis le péché, en est en quelque sorte l'objet. Or nous avons dit plus haut que c'est l'objet qui fait la gravité première de la faute. De là vient que le péché est d'autant plus grave qu'il a pour objet une fin plus essentielle. Les fins fondamentales des actes humains sont Dieu, l'homme lui-même et le prochain. Quoi que nous fassions en effet nous le faisons pour l'un de ces objets, encore qu'il y ait une subordination de l'un à l'autre. On peut donc, eu égard à ces trois objets, voir dans le péché plus ou moins de gravité suivant la condition de la personne offensée.
1° On est d'autant plus uni à Dieu qu'on est plus vertueux ou plus consacré à lui. C'est pourquoi l'injustice faite à une personne de cette qualité rejaillit davantage sur Dieu, selon Zacharie (2, 12) : "Qui vous touche, me touche à la pupille de l'oeil." Aussi un péché devient-il plus grave par le fait qu'il est commis envers une personne plus unie à Dieu soit par sa vertu soit par sa fonction.
2° A l'égard de soi-même, il est évident qu'on est d'autant plus coupable que l'on offense une personne à laquelle on est uni par des liens plus étroits de parenté, de bienfaits, ou par quelque autre lien, car alors on a l'air de pécher davantage contre soi-même, et pour autant l'on pèche plus gravement suivant l'Ecclésiastique (14, 5) : "Celui qui est mauvais envers lui-même, envers qui sera-t-il bon ?"
3° A l'égard du prochain, la faute
est d'autant plus grave qu'elle touche un plus grand nombre. C'est pourquoi un
péché commis envers un personnage public, roi ou prince par exemple, qui
représente toute une multitude en sa personne, est plus grave qu'un péché
commis envers une personne privée. D'où ce précepte spécial de l'Exode (22, 27)
: "Tu ne maudiras pas le prince de ton peuple." Pareillement, une
injustice commise envers quelqu'un de grand renom, du fait qu'elle a pour un
très grand nombre un retentissement de scandale et de trouble, paraît être plus
grave.
Solutions :
1. Celui qui offense le
vertueux fait bien tout ce qui dépend de lui pour troubler cet homme,
intérieurement et extérieurement. Que le vertueux n'en soit pas ému
intérieurement, c'est le résultat de sa perfection, laquelle ne diminue en rien
le péché de l'offenseur.
2. Le dommage qu'un
individu se fait à lui-même dans les choses qui sont de son domaine propre,
dans ses biens par exemple, est moins coupable que le tort fait à un autre,
parce que si l'on agit ainsi c'est qu'on le veut bien. Mais dans ce qui n'est
pas du domaine de la volonté, comme les biens naturels et les biens spirituels,
il est plus grave de se nuire à soi-même ; en effet, il est plus grave de se
suicider que de tuer autrui. Pour le dommage causé aux biens de nos proches,
étant donné que ce bien n'est pas soumis à notre volonté, on ne saurait
soutenir qu'en pareille matière la faute soit moins grave, à moins que
peut-être nos proches n'y consentent ou ne la ratifient.
3. Si Dieu punit plus gravement celui qui pèche contre des personnes plus éminentes, ce n'est pas parce qu'il fait des différences entre les hommes ; il fait cela parce qu'il y a une faute qui nuit à plus de gens.
Objections :
1. Il semble que non, car
l'homme est d'autant plus grand qu'il adhère davantage à Dieu, selon
l'Ecclésiastique (25, 10) : "Qu'il est grand, celui qui a trouvé la
sagesse et la science 1 Mais personne ne surpasse celui qui craint le
Seigneur." Or, plus quelqu'un adhère à Dieu, moins on lui impute de péché.
Car on lit au 2° livre des Chroniques (30, 18) : "Le Seigneur, dans sa
bonté, pardonnera à tous ceux qui cherchent de tout leur coeur le Seigneur Dieu
de leurs pères, et ne leur reprochera pas d'être insuffisamment
sanctifiés." Donc le péché n'est pas aggravé par la haute situation du
pécheur.
2. "Dieu ne fait pas
de différence entre les hommes" ; lisons-nous dans l'Épître aux Romains
(2, 11). Il ne va donc pas, pour le même péché, punir celui-ci plus que
celui-là.
3. Nul ne doit tirer
désavantage de ce qu'il a de bon. C'est pourtant ce qui arriverait si les actes
étaient imputés plus sévèrement à un personnage éminent. Donc la grandeur du
pécheur n'aggrave pas le péché.
Cependant :
S. Isidore affirme : "plus le
pécheur est haut placé, plus on donne d'importance à son péché".
Conclusion :
Il y a deux sortes de péchés. L'un d'eux est commis par surprise, à cause de la faiblesse naturelle de l'homme. Un tel péché est moins reproché à celui qui est le plus avancé dans la vertu, parce qu'il néglige moins qu'un autre de réprimer de tels péchés que la faiblesse humaine ne peut totalement éviter.
Les autres péchés sont commis de propos délibéré. Ils sont imputés d'autant plus gravement au pécheur que celui-ci est haut placé. Et cela peut se justifier par quatre raisons.
1° Il y a chez les grands, ainsi chez ceux qui se distinguent par la science et par la vertu, plus de facilité pour résister au péché. C'est à propos d'eux que le Seigneur déclare en S. Luc (12, 47) : "Le serviteur qui, connaissant la volonté de son maître, ne l'aura pas accomplie, recevra un grand nombre de coups."
2° Il y a de l'ingratitude dans le péché des grands ; car tout ce qui donne de la grandeur à l'homme est un bienfait de Dieu, et celui qui pèche contre lui est un ingrat. A cet égard n'importe quelle grandeur, même temporelle, aggrave le péché selon la Sagesse (6, 7 Vg) : "Les puissants seront puissamment châtiés."
3° Il y a parfois une particulière contradiction entre l'acte du péché et la grandeur de la personne, comme lorsque le prince se met à violer la justice, lui qui en est le gardien ; ou lorsque le prêtre se livre à la fornication, lui qui a fait voeu de chasteté.
4° Il y a la raison de l'exemple ou
du scandale. Comme le fait remarquer S. Grégoire : "La faute déploie un
exemple bien plus entraînant, quand la situation du pécheur le met à
l'honneur." Car les péchés des grands sont connus par plus de gens, et
l'on s'en indigne davantage.
Solutions :
1. L'autorité alléguée
parle des négligences arrachées par surprise à la faiblesse humaine.
2. Dieu ne fait pas de
différence entre les hommes quand il punit davantage les grands, parce que leur
grandeur contribue à la gravité de la faute, nous venons de le dire.
3. L'homme éminent ne tire pas désavantage du bien qu'il a reçu, mais du mauvais usage qu'il en fait.
1. La volonté peut-elle être le siège du péché ? - 2. Elle seule ? - 3. La sensualité peut-elle être le siège du péché ? - 4. Du péché mortel ? - 5. La raison peut-elle être le siège du péché ? - 6. Est-ce dans la raison inférieure que réside la délectation prolongée (morose) ou non ? - 7. Est-ce dans la raison supérieure que réside le consentement à l'acte ? - 8. La raison inférieure peut-elle être le siège du péché mortel ? - 9. La raison supérieure peut-elle être le siège du péché véniel ? - 10. Peut-il y avoir péché véniel dans la raison supérieure, quand il s'agit de son objet propre ?
Objections :
1. Cela semble impossible.
Denys dit en effet que le mal se tient en dehors de la volonté et de
l'intention. Mais le péché, c'est le mal. Donc il ne peut pas être dans la volonté.
2. La volonté se porte
toujours au bien ou à un bien apparent. Si c'est réellement le bien qu'elle
veut, elle n'est pas en faute. Si elle veut un bien apparent qui n'est pas
vraiment un bien, cela dénote plutôt, semble-t-il, un défaut d'intelligence qu'un
défaut de volonté. Donc ni d'une manière ni de l'autre le péché n'est dans la
volonté.
3. La même faculté ne peut
à la fois être le sujet du péché et sa cause efficiente. Car le sujet du péché,
c'est en réalité sa cause matérielle. Et il n'y a pas coïncidence de la cause
matérielle et de la cause efficiente, dit le Philosophe. Or la volonté est la
cause efficiente du péché : elle en est, dit S. Augustin, la cause première.
Elle n'en est donc pas le sujet.
Cependant :
S. Augustin dit aussi "C'est
par la volonté que l'on pèche, et que l'on vit vertueusement."
Conclusion :
Nous avons dit que le péché est un
acte. Parmi les actes, il y en a, comme brûler ou couper, qui sont transitifs.
Ces actes-là ont pour matière et pour sujet la chose dans laquelle passe
l'action. Le Philosophe dit en ce sens, au livre III des Physiques que "le
mouvement est l'acte transmis au mobile par le moteur". Il y a au
contraire d'autres actes qui ne passent pas dans une matière extérieure, mais
qui demeurent dans l'agent, comme désirer et connaître ; tels sont tous les
actes moraux, aussi bien ceux des vertus que ceux des péchés. Aussi faut-il
qu'un acte de péché ait pour sujet propre la faculté qui en est le principe
propre. Mais comme c'est le propre des actes moraux d'être volontaires, on l'a
vu précédemment, il s'ensuit que la volonté, principe des actes volontaires,
bons et mauvais, est le principe des péchés. C'est pourquoi le péché est dans
la volonté comme dans son siège.
Solutions :
1. On dit que le mal est en
dehors de la volonté, parce que la volonté ne tend pas vers lui sous sa raison
de mal. Mais parce que certain mal a l'apparence du bien, la volonté désire
parfois un mal. Et ainsi le péché est dans la volonté.
2. Si la défaillance de la
connaissance ne dépendait nullement de la volonté, il n'y aurait faute ni dans
la volonté ni dans l'intelligence, comme cela se voit dans les cas d'ignorance
invincible. C'est pourquoi il faut conclure que même une défaillance de
l'intelligence qui dépend de la volonté, est imputée à péché.
3. Ce raisonnement est vrai lorsqu'il s'agit des causes efficientes dont l'action passe dans une matière extérieure ; ces causes ne se meuvent pas elles-mêmes, elles meuvent autre chose. Dans le cas de la volonté, c'est le contraire. L'argument est donc sans portée.
Objections :
1. Oui semble-t-il. Car,
dit S. Augustin, "on ne pèche que par la volonté". Or le péché a pour
siège la puissance d'où il émane. Donc la volonté seule est le siège du péché.
2. Le péché est un mal
contraire à la raison. Mais le bien et le mal qui se rapportent à la raison
sont objet de la seule volonté. Celle-ci est donc seule le siège du péché.
3. Tout péché est un acte
volontaire ; car, dit S. Augustin, "il est tellement volontaire, que s'il
n'y a plus rien de volontaire, il n'y a plus de péché". Or les actes des
autres facultés ne sont volontaires que dans la mesure où c'est la volonté qui
les met en mouvement. Cela ne suffit pas pour qu'elles soient le siège du
péché. Car, dans ces conditions, même les membres extérieurs, puisque la
volonté les fait mouvoir, seraient le siège du péché : ce qui est évidemment
faux. La volonté est donc seule le siège du péché.
Cependant :
le péché est le contraire de la
vertu, et les contraires portent sur le même point. Mais les vertus siègent
dans l'âme en d'autres facultés que la volonté, nous l'avons dit, donc les
péchés aussi.
Conclusion :
Il résulte de ce que nous avons dit
que le péché a pour siège toute faculté qui est le principe d'un acte
volontaire. Or les actes volontaires ne sont pas seulement les actes émanés de
la volonté mais aussi les actes impérés par elle, comme nous l'avons dit au
traité de l'acte volontaire. Par conséquent ce n'est pas seulement la volonté
qui peut être le siège du péché, mais toutes les facultés dont la volonté peut
mouvoir ou arrêter les actes. Et ces mêmes facultés seront aussi le siège des
habitus moraux, bons ou mauvais, parce que l'acte et l'habitus ont la même
origine.
Solutions :
1. Le péché n'existe en
effet que si la volonté en est le premier moteur. Mais d'autres facultés s'y
trouvent engagées comme recevant le mouvement de la volonté.
2. Le bien et le mal
ressortissent à la volonté comme étant ses objets essentiels. Mais les autres
puissances ont un bien et un mal déterminés. Et c'est en raison de quoi il peut
y avoir dans ces facultés, pour autant qu'elle participent de la volonté et de
la raison, vertu, vice et péché.
3. Les membres du corps ne sont pas les principes, mais seulement les organes des actes humains ; aussi sont-ils pour l'âme qui les meut, comme l'esclave qui est mené et qui ne mène pas. Mais les facultés intérieures de désir sont comme les enfants de la maison qui, d'une certaine manière, mènent et sont menés, comme l'explique le livre I des Politiques. - En outre, les actes des membres extérieurs sont des actions transitives, par exemple l'action de frapper dans un péché d'homicide. Et c'est pour cela qu'on ne peut pas raisonner pour les membres extérieurs comme pour les facultés intérieures.
Objections :
1. Cela semble impossible.
Car le péché est propre à l'homme qui est par ses actes digne de louange ou de
blâme. La sensualité au contraire est commune à nous et aux bêtes. Le péché ne
peut donc résider en elle.
2. "Nul ne pèche, dit
S. Augustin, dans les choses qu'il ne peut éviter." Mais on ne peut éviter
que la sensualité ait des actes désordonnés, car elle est dans une perpétuelle
dépravation tant que nous sommes en cette vie mortelle, et à cause de cela S.
Augustin la représente sous le symbole du serpent. Les mouvements désordonnés
de la sensualité ne sont donc pas des péchés.
3. Ce que l'homme ne fait
pas lui-même ne lui est pas imputé à péché. Mais nous ne sommes vraiment
nous-mêmes, semble-t-il, que dans ce que nous faisons avec délibération de la
raison, comme dit le Philosophe. Donc le mouvement de la sensualité, qui surgit
sans délibération de la raison, n'est pas imputé à péché.
Cependant :
il est dit dans l'épître aux
Romains (7, 15) : "je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal
que je hais." S. Augustin l'interprète du mal de la convoitise, lequel est
toujours un mouvement de sensualité. Donc il y a un péché dans la sensualité.
Conclusion :
D'après ce que nous venons de
direr, on peut trouver le péché dans toute faculté dont l'acte peut être
volontaire et désordonné, car c'est en cela que consiste la raison de péché. Or
il est évident qu'un acte de sensualité peut être volontaire puisqu'il est
naturel à la sensualité, autrement dit appétit sensible - de se laisser mouvoir
par la volonté. Il reste donc que le péché puisse se trouver dans la
sensualité.
Solutions :
1. Certaines facultés
sensibles, bien que communes à nous et aux bêtes, possèdent cependant une
certaine excellence du fait qu'elles sont unies à la raison. C'est ainsi que
notre connaissance sensible se distingue de celle des autres animaux, ainsi que
nous l'avons dit dans la première Partie, par la cogitative et la réminiscence.
Tel se présente aussi chez nous l'appétit sensible ; il a quelque chose de plus
que chez les autres animaux : il lui est naturel d'obéir à la raison. C'est par
là qu'il peut être le principe d'un acte volontaire, et partant le siège du
péché.
2. Par cette perpétuelle
dépravation de la sensualité il ne faut pas entendre autre chose que le foyer
de corruption qui nous vient du péché originel et, en effet, ne disparaît
jamais complètement durant cette vie ; car ce péché originel a une culpabilité
qui passe et une activité qui demeure. Mais ce foyer persistant de mal
n'empêche pas que l'homme ne puisse par sa volonté raisonnable réprimer, s'il
les sent venir, chacun des mouvements désordonnés de la sensualité, par exemple
en détournant sa pensée vers autre chose. Mais il peut se faire, pendant qu'on
détourne ainsi sa pensée sur autre chose, qu'un mouvement désordonné s'élève
aussi sur ce point-là. Lorsqu'un individu, voulant éviter des mouvements de
convoitise, détache sa pensée des plaisirs de la chair pour l'appliquer aux
spéculations de la science, ceci peut faire naître un mouvement de vaine gloire
qui n'était pas prémédité. Voilà pourquoi l'homme ne peut éviter tous ces
mouvements désordonnés qui procèdent du foyer que nous avons dit ; mais il
suffit pour qu'il y ait vraiment faute volontaire, qu'il puisse les éviter un à
un.
3. Ce que l'homme fait sans délibération de la raison, ce n'est pas parfaitement lui qui le fait, parce que rien n'agit alors de ce qui est principal en lui. Aussi n'est-ce pas parfaitement un acte humain. Et par là ce ne peut être un acte achevé de vertu ou de vice, mais quelque chose d'inachevé dans le genre. Aussi un tel mouvement de sensualité, lorsqu'il devance la raison, est-il péché véniel, c'est-à-dire quelque chose d'inachevé dans le genre péché.
Objections :
1. Il semble bien. Car
l'acte se connaît à l'objet. Or il y a des objets de sensualité, les
jouissances de la chair par exemple, qui sont matière à pécher mortellement.
Donc l'acte de sensualité peut être péché mortel. Et ainsi le péché mortel se
trouve dans la sensualité.
2. Le péché mortel est le
contraire de la vertu. Mais la vertu peut résider dans la sensualité ; la
tempérance et la force sont en effet "les vertus des puissances non
raisonnables de l'âme", dit le Philosophe. Ainsi, les contraires étant
faits pour se porter sur le même point, il peut donc y avoir péché mortel dans
la sensualité.
3. Le péché véniel est une
disposition au péché mortel. Mais disposition et habitus se tiennent dans la
même puissance. Si le péché véniel se tient dans la sensualité comme on vient
de le dire, le péché mortel pourra donc s'y tenir aussi.
Cependant :
on lit chez S. Augustin, ce qu'on
trouve dans la Glose, que "le mouvement déréglé de la convoitise, qui
n'est autre que le péché de sensualité, peut exister même chez ceux qui sont en
état de grâce". Pourtant il n'y a pas en eux de péché mortel. Le mouvement
déréglé de la sensualité n'est donc pas un péché mortel.
Conclusion :
De même que le désordre qui attaque
le principe de la vie corporelle cause la mort corporelle, de même celui qui
attaque ce principe de vie spirituelle qu'est la fin ultime cause, avons-nous
dit, cette mort spirituelle qu'est le péché mortel. Or il appartient non à la
sensualité mais uniquement à la raison d'ordonner les choses à leur fin ;
pareillement, de les en détourner. C'est la preuve que le péché mortel ne peut
pas exister dans la sensualité, mais seulement dans la raison.
Solutions :
1. L'acte de sensualité
peut concourir au péché mortel. Mais l'acte même du péché mortel ne reçoit pas
cependant son caractère mortel de ce qu'il vient de la sensualité ; il le tient
de ce qu'il appartient à la raison, chargée d'ordonner toutes choses à leur
fin. Et c'est pourquoi le péché mortel n'est pas attribué à la sensualité, mais
à la raison.
2. L'acte de la vertu ne
reçoit pas sa perfection de la sensualité seulement, mais bien davantage de la
raison et de la volonté, parce que ce sont elles qui donnent la faculté de
choisir, et qu'il n'y a pas d'acte de la vertu morale sans choix. De là vient
qu'il y a toujours, avec l'acte de la vertu morale qui vient parfaire la
puissance appétitive, un acte de la prudence qui vient parfaire la puissance
rationnelle. Et il en est encore de même pour le péché mortel, nous venons de
le dire.
3. Une disposition se présente de trois façons par rapport à la chose à laquelle elle prépare. C'est parfois la même chose dans la même puissance, comme une science à ses débuts est la disposition à une science parfaite. Parfois, c'est encore dans le même sujet, mais ce n'est pas la même chose, comme la chaleur dispose à la forme qu'est le feu. Parfois enfin ce n'est ni la même chose ni dans la même puissance, ainsi qu'il arrive pour les réalités qui ont entre elles un tel rapport qu'on peut passer de l'une à l'autre, comme une bonne qualité d'imagination est une disposition à la science qui réside dans l'intelligence. Voilà de quelle façon le péché véniel, qui est dans la sensualité, est une disposition au péché mortel, qui est dans la raison.
Objections :
1. Il ne semble pas, car le
péché d'une puissance est un défaut de cette puissance. Mais si la raison fait
défaut, ce n'est pas un péché, c'est plutôt une excuse ; car on excuse
quelqu'un d'avoir péché quand il l'a fait par ignorance. Donc il ne peut y
avoir de péché dans la raison.
2. On a dit que le premier
siège du péché est la volonté. Mais la raison passe devant la volonté,
puisqu'elle dirige celle-ci. Donc le péché ne peut se trouver dans la raison.
3. Il ne peut y avoir de
péché que dans les choses qui dépendent de nous. Or il ne dépend pas de nous
d'avoir beaucoup de raison ou d'en manquer ; cela vient de la nature. Par
conséquent le péché ne réside pas dans la raison.
Cependant :
S. Augustin affirme que le péché
réside dans la raison inférieure comme dans la raison supérieure.
Conclusion :
Il ressort de ce que nous avons dit
que le péché d'une puissance quelconque consiste dans l'acte même de cette
puissance. Or la raison a deux actes, l'un tout intime et relatif à son objet
propre, qui est de connaître le vrai ; l'autre qui est de diriger les autres
facultés. De deux façons par conséquent, le péché peut se loger dans la raison
: en premier lorsqu'il y a erreur dans la connaissance du vrai, erreur ou
ignorance qui sont coupables chaque fois qu'il s'agit d'une chose que la raison
peut et doit savoir ; en second lieu, lorsqu'elle commande les mouvements
désordonnés des facultés inférieures, ou que, même après avoir délibéré, elle
ne les maîtrise pas.
Solutions :
1. Cette objection est
valable s'il s'agit d'un défaut de la raison dans son acte propre face à son
objet propre ; et cela sur un point que l'individu ne peut pas savoir et n'est
pas tenu de savoir. Alors, l'absence de raison n'est pas un péché mais une
excuse, comme cela est évident dans les actes commis par des fous. Mais si le
manque de raison se produit sur un point que l'homme peut et doit savoir, il
n'est pas complètement excusé, et le défaut de raison lui-même est imputé à
péché. - Quant à ce manque de raison, lorsqu'il s'agit seulement de diriger les
autres facultés, il est toujours coupable, parce que c'est là une défaillance à
laquelle la raison peut remédier par sa propre activité.
2. Nous l'avons expliqué
précédemment, en traitant des actes de la volonté et de la raison : d'une
manière la volonté meut la raison et la précède, et d'une certaine manière, la
raison meut et précède la volonté ; si bien que le mouvement de la volonté peut
être rationnel, et l'acte de la raison peut être dit volontaire. Et ainsi le
péché se trouve dans la raison : soit parce que la défaillance de celle-ci est
volontaire, soit parce que l'acte de la raison est le principe d'un acte de la
volonté.
3. Ce que nous avons dit donne la réponse.
Objections :
1. Le péché de délectation
morose ou prolongée, ne semble pas résider dans la raison. Car, nous l'avons
dit, la délectation implique un mouvement de l'appétit, et l'appétit est
distinct de la raison qui est une faculté de connaissance.
2. L'objet permet de
reconnaître à quelle puissance appartient l'acte qui ordonne la puissance à
l'objet. Or la délectation s'attarde parfois aux biens sensibles sans se
soucier de ceux de la raison. C'est la preuve que le péché de délectation
morose n'est pas dans la raison.
3. S'attarder implique
longueur de temps. Mais la longueur de temps n'est pas une raison pour qu'un
acte appartienne à une puissance. Donc la délectation prolongée ne relève pas
de la raison.
Cependant :
S. Augustin estime que "si
l'acquiescement aux mauvais attraits ne va pas plus loin que la pensée de la
délectation, c'est que la femme est encore seule à avoir mangé le fruit
défendu". Mais la femme, S. Augustin l'explique au même endroit, c'est la
raison inférieure. Donc le péché de délectation morose est dans la raison.
Conclusion :
Le péché, avons-nous dit, réside
parfois dans la raison, non seulement lorsqu'elle procède à son acte propre,
mais parfois aussi en tant qu'elle dirige les autres actes humains. Or il est
évident qu'elle n'a pas seulement la direction des actes extérieurs, mais aussi
celle des passions intérieures. C'est pourquoi, lorsqu'elle est en défaut dans
ce gouvernement des passions, on dit que le péché est dans la raison, comme
aussi lorsqu'elle est en défaut dans la direction des actes extérieurs. Or,
elle a deux manières d'être en défaut dans le gouvernement des passions. La
première, c'est de commander des passions illicites comme celui qui provoque en
soi délibérément un mouvement de colère ou de convoitise ; la seconde, c'est de
ne pas réprimer un mouvement illicite de passion, comme celui qui, après s'être
rendu compte que le mouvement passionné qui surgit est désordonné, s'y arrête
néanmoins et ne le chasse pas. En ce sens on dit que le péché de délectation
prolongée réside dans la raison.
Solutions :
1. La délectation est bien
dans l'appétit comme en son principe prochain, mais elle est dans la raison
comme en son moteur premier, suivant ce que nous avons dit plus haut des
actions immanentes, qui ont pour sujet le principe même d'où elles émanent.
2. La raison a un acte
propre portant sur son objet propre, et qui peut être illicite. Mais elle a
aussi une direction à exercer sur tous les objets des facultés inférieures
soumises à son gouvernement. C'est ainsi que même la délectation se rapportant
aux biens sensibles relève de la raison.
3. La délectation est appelée "morose" non pas à cause de sa prolongation (mora), mais du fait que la raison délibérante s'y attarde (immoratur), au lieu de la repousser. Comme dit S. Augustin : "On retient et on rumine avec plaisir ce qu'on aurait dû rejeter aussitôt que l'esprit en a été frôlé."
Objections :
1. Il ne semble pas, car
consentir est un acte de l'appétit, on l'a vu au traité des actes humains. Mais
la raison est une faculté de connaissance.
2. La raison supérieure est
celle qui, selon S. Augustin "s'applique à pénétrer et à consulter les
raisons éternelles". Or il lui arrive parfois de consentir à l'acte sans
avoir consulté les raisons éternelles, car l'homme ne pense pas toujours aux
réalités divines lorsqu'il consent à un acte. Ce péché n'est donc pas toujours
dans la raison supérieure.
3. Les raisons éternelles,
de même qu'elles peuvent être pour l'homme la règle des actes extérieurs,
peuvent être aussi la règle des délectations et autres passions intérieures.
Or, le fait de consentir à la délectation "sans avoir le dessein de passer
à l'acte", selon S. Augustin, est un acte de la raison inférieure. Donc la
faute de consentir à l'acte du péché doit être attribuée de temps à autre à la
raison inférieure.
4. La raison supérieure est
au-dessus de la raison inférieure, comme la raison est au-dessus de
l'imagination. Or, il arrive à l'homme d'agir sous l'impression de son
imagination sans aucune délibération de la raison, comme lorsqu'on fait
machinalement un mouvement de la main ou du pied. Pareillement, il peut donc
arriver à la raison inférieure de consentir à un acte de péché, indépendamment
de la raison supérieure.
Cependant :
S. Augustin dit, plus loin dans le
même livre : "Si l'acquiescement au mauvais usage du corps et des sens est
tellement décidé qu'on est prêt à aller jusqu'au bout si l'on peut, cela
signifie que la femme a donné le fruit défendu à l'homme" qui symbolise la
raison supérieure. C'est donc à la raison supérieure qu'il appartient de
consentir à l'acte du péché.
Conclusion :
Le consentement implique un
jugement sur le point où l'on consent ; car la raison pratique rend jugement et
sentence en matière d'action, comme la raison spéculative en matière de pensée.
Or il faut remarquer qu'en tout jugement la sentence définitive est réservée à
la plus haute instance judiciaire ; de même nous le voyons en matière
spéculative : on n'est définitivement fixé sur une proposition que si on la
ramène aux premiers principes. En effet, tant qu'il reste un principe
supérieur, à la lumière duquel la question peut être encore examinée, on peut
dire que le jugement demeure en suspens, parce que la sentence finale n'est pas
encore rendue. Or, il est évident que les actes humains peuvent être soumis à
la règle de la raison humaine, règle tirée des réalités créées telles que
l'homme les connaît naturellement ; et en outre, à la règle de la loi divine,
ainsi qu'il a été dit au traité des actes humains. puisque cette règle de la
loi divine est la règle supérieure, il faut en conclure que la sentence ultime,
celle qui met fin au jugement, appartient à la raison supérieure, c'est-à-dire
à celle qui s'applique aux réalités éternelles. - D'autre part, lorsqu'il y a
plusieurs choses à juger, le jugement doit se clore sur celle qui vient en dernier
lieu. Or ce qui vient en dernier lieu dans les actions humaines, c'est l'acte
lui-même ; la délectation, qui induit à l'acte, est comme le préambule. Voilà
pourquoi il appartient en propre à la raison supérieure de consentir à l'acte ;
au contraire, à la raison inférieure dont le jugement est moins élevé, il
appartient de rendre ce jugement préliminaire qui concerne la délectation.
Toutefois, la raison supérieure peut juger même de la délectation, du fait que
tout ce qui est soumis au jugement de l'inférieur l'est aussi au jugement du
supérieur, mais ce n'est pas réciproque.
Solutions :
1. Consentir est un acte de
l'appétit, non absolument toutefois, mais, comme nous l'avons dit en son lieu,
c'est un acte de la volonté consécutif à un acte de la raison délibérant et
jugeant. Le consentement s'achève en effet dans l'adhésion de la volonté à ce
qui est désormais jugé par la raison. De là vient que l'on peut attribuer le
consentement et à la volonté et à la raison.
2. De fait que la raison
supérieure ne dirige pas les actions humaines selon la loi divine en empêchant
l'acte du péché, on dit qu'elle consent, qu'elle songe ou qu'elle ne songe pas
à la loi éternelle. Car lorsqu'elle songe à la loi de Dieu, elle la méprise
effectivement. Mais lorsqu'elle n'y songe pas, il y a dans cette omission une
négligence. De toute façon par conséquent, le fait de consentir à l'acte du
péché provient de la raison supérieure parce que, selon S. Augustin, "on
ne peut décréter efficacement en son esprit de perpétrer efficacement le péché,
sans que cette intention de l'esprit, qui a tout pouvoir pour mettre les
membres à l’oeuvre ou les en détourner, abdique devant la mauvaise action ou y
contribue".
3. La raison supérieure
peut, par la considération de la loi éternelle, diriger ou arrêter l'acte
extérieur, et de même la délectation intérieure. Cependant, avant qu'on en
vienne au jugement de la raison supérieure, dès que la sensualité propose la
délectation, la raison inférieure, délibérant avec des motifs temporels,
accepte parfois cette délectation ; c'est alors que le consentement appartient
à la raison inférieure. Si au contraire, même après avoir réfléchi aux raisons
éternelles, l'homme persévère dans ce même consentement, celui-ci appartiendra
à la raison supérieure.
4. La connaissance par l'imagination est subite et non délibérée ; c'est pourquoi elle peut faire naître un acte avant que la raison, supérieure ou inférieure, ait le temps de délibérer. Au contraire, le jugement de la raison inférieure ne va pas sans délibération, et cette délibération demande du temps, pendant lequel la raison supérieure peut délibérer elle aussi. Par suite, si par sa délibération elle n'empêche pas l'acte du péché, cet acte lui est imputé.
Objections :
1. Il semble que le
consentement à la délectation ne soit pas un péché mortel. En effet, ce
consentement est un acte de la raison inférieure, qui n'a pas à s'appliquer aux
raisons éternelles ou à la loi divine, ni par conséquent à s'en détourner. Or,
tout péché mortel provient de l'aversion à l'égard de la loi divine, comme on
le voit par la définition de S. Augustin placée en tête de ce traité.
2. Consentir à une chose
n'est mauvais que parce que la chose à laquelle on consent est mauvaise. Mais
c'est un principe qu'en toute chose, ce pourquoi on agit est ce qu'il y a de
plus fort ; en tout cas ce ne peut être moindre. Ce à quoi l'on consent ne peut
donc être moins mauvais que le consentement. Or la délectation sans l'action
n'est pas péché mortel, mais seulement véniel. Donc le consentement à la
délectation n'est pas péché mortel.
3. Le Philosophe enseigne
que la différence morale des délectations correspond à celle des opérations. Or
la pensée, acte intérieur, est une tout autre opération que l'acte extérieur,
celui de la fornication par exemple. Donc la délectation qui s'attache à l'acte
de la pensée diffère moralement de celle qui s'attache à la fornication, autant
qu'une pensée intérieure diffère d'un acte extérieur. Et par conséquent la même
différence se retrouve aussi dans le fait de consentir à ces deux délectations.
Mais l'acte intérieur de pensée n'est pas un péché mortel, pas davantage le
consentement qu'on y donne, ni non plus par conséquent celui qu'on donne à sa
délectation.
4. L'acte extérieur de la
fornication ou de l'adultère n'est pas un péché mortel en raison de la
délectation, puisque celle-ci se trouve aussi bien dans l'acte du mariage, mais
en raison du désordre de l'acte même. Or celui qui consent à la délectation ne
consent pas pour autant au désordre de l'acte. Il semble donc qu'il ne pèche
pas mortellement.
5. Le péché d'homicide est
plus grave que celui de fornication simple. Or, le fait de consentir à la délectation
qui s'attache à la pensée de l'homicide, n'est pas un péché mortel. Donc
beaucoup moins encore le fait de consentir à la délectation qui s'attache à la
pensée de la fornication.
6. S. Augustin dit que
l'oraison dominicale se récite chaque jour pour la rémission des péchés
véniels. Or il enseigne que le consentement à la délectation est une faute que
doit effacer l'oraison dominicale. Il affirme en effet : "Il est beaucoup
moins grave de se délecter ainsi dans la pensée du péché que d'être décidé à l'accomplir
en réalité, et c'est pour ces sortes de mauvaises pensées qu'il faut demander
pardon, se frapper la poitrine, et dire : "Pardonnez-nous nos
offenses." Donc ce consentement à la délectation est péché véniel.
Cependant :
S. Augustin ajoute : "L'homme
sera damné tout entier si par la grâce du Médiateur il n'obtient pas la
rémission de ces sortes de fautes qui, parce qu'on n'a pas la volonté de les
commettre mais qu'on a cependant la volonté de s'y délecter en esprit, ne sont
que des péchés de pensée." Mais l'on n'est damné que pour le péché mortel.
Le consentement à la délectation est donc péché mortel.
Conclusion :
Sur ce point les avis sont partagés. Les uns ont dit : ce consentement n'est que véniel. Les autres ont dit : il est mortel. L'opinion de ces derniers est plus commune et plus vraisemblable.
Il faut en effet considérer que toute délectation, selon la doctrine des Éthiques, découle d'une opération. Et puisque toute délectation a un objet, on peut toujours mettre une délectation en relation avec deux choses : l'opération qu'elle accompagne, et l'objet qui lui plaît. Or, on peut lui donner pour objet une opération tout comme on lui donnerait autre chose, car il est possible de trouver dans l'opération elle-même un bien et une fin où l'on se délecte et où l'on se repose. Et parfois même, c'est la propre opération à laquelle se rattache la délectation qui devient l'objet de celle-ci, dans la mesure où l'appétit auquel il appartient de se délecter fait retour sur l'opération elle-même, ainsi que sur une bonne chose ; c'est le cas de celui qui pense et qui se délecte à penser parce que sa pensée lui plaît. Parfois au contraire, la délectation attachée à une opération, à une pensée par exemple, a pour objet une autre opération qui est comme la réalité à laquelle on pense ; alors une telle délectation provient de ce qu'on a de l'inclination non pas précisément pour la pensée, mais pour l'opération vers laquelle se porte la pensée.
Ainsi donc, celui qui pense à la fornication peut se délecter de deux choses : sa propre pensée, ou l'acte auquel il pense. La délectation que lui donne cette pensée fait suite à son inclination affective pour cette pensée. Or la pensée n'est pas en soi un péché mortel. Elle peut être un péché simplement véniel, par exemple quand on retient inutilement une pensée comme celle qu'on vient de dire. Mais elle peut aussi être tout à fait exempte de péché, quand il est utile de la garder, par exemple lorsqu'on veut prêcher ou discuter là-dessus. Voilà pourquoi l'inclination et la délectation que l'on éprouve ainsi pour une pensée de fornication ne sont pas matière à péché mortel ; c'est parfois péché véniel, et parfois ce n'est pas péché du tout. Le consentement à cette délectation n'est donc pas non plus péché mortel, et à cet égard la première opinion est dans le vrai.
Mais si celui qui pense à la
fornication se délecte dans l'acte même auquel il pense, cela vient de ce que
son coeur incline déjà à cet acte, et partant le fait de consentir à cette
sorte de délectation n'est pas autre chose que de consentir à aimer la
fornication, car on ne se délecte que dans ce qui est conforme à son désir. Or
choisir délibérément d'aimer ce qui est matière à péché mortel, c'est péché
mortel. Aussi ce consentement à une délectation qui a pour objet un péché
mortel, est lui-même péché mortel, comme le veut la seconde opinion.
Solutions :
1. Le consentement à la
délectation est le fait non seulement de la raison inférieure, mais aussi de la
raison supérieure, nous venons de le dire. Et pourtant la raison inférieure
elle-même peut être détournée des raisons éternelles. Car, si elle n'a pas à
s'occuper de gouverner d'après elles, ce qui est le propre de la raison
supérieure, elle veut cependant être gouvernée selon elles, ce qui fait qu'en
se détournant d'elles, elle peut pécher mortellement. Car il n'est pas
jusqu'aux actes des facultés inférieures et même des membres, qui ne puissent
être des péchés mortels lorsqu'ils ne sont pas soumis aux ordres de la raison
supérieure les réglant selon les raisons éternelles.
2. Consentir à un péché qui
est véniel par nature, c'est un péché véniel. Et ainsi l'on peut conclure que
le consentement donné à la délectation qui n'a pour objet que la vaine pensée
de la fornication, est péché véniel. Mais la délectation, qui a pour objet
l'acte même de la fornication, est péché mortel par nature. S'il arrive qu'il y
ait avant le consentement un péché véniel seulement, c'est par accident,
uniquement à cause de l'inachèvement de l'acte. Cet inachèvement disparaît dès
que survient le consentement délibéré. Aussi, de ce fait, le péché est amené à
sa nature de péché mortel.
3. Cet argument vaut pour
la délectation qui a la pensée pour objet.
4. La délectation qui a
pour objet l'acte extérieur ne peut exister sans complaisance pour et acte tel
qu'il est en soi, même si l'on n'est pas décidé à l'accomplir, à cause d'une
interdiction supérieure. Aussi l'acte devient-il désordonné, et par conséquent
la délectation sera désordonnée.
5. Le consentement donné à
la délectation qui provient d'une complaisance dans la pensée d'un projet
homicide est péché mortel. Ce qui n'en est pas un, c'est le consentement donné
à la délectation qui provient d'une complaisance dans des pensées sur la
question de l'homicide.
6. L'oraison dominicale est à réciter non seulement contre les péchés véniels mais aussi contre les péchés mortels.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait pas place pour le péché véniel dans la raison supérieure en tant que celle-ci dirige les facultés inférieures, c'est-à-dire en tant qu'elle consent à l'acte du péché.
En effet, S. Augustin dit que la
raison supérieure "s'attache aux raisons éternelles". Mais on pèche
mortellement par aversion des raisons éternelles. Il semble donc qu'il ne
puisse y avoir dans la raison supérieure d'autre péché que le péché mortel.
2. La raison supérieure est
dans la vie spirituelle comme un principe, ainsi que le coeur dans la vie
corporelle. Or les maladies du coeur sont mortelles. Donc les péchés de la
raison supérieure sont mortels.
3. Le péché véniel devient
mortel s'il est fait par mépris. Mais pécher de propos délibéré, même
véniellement, ne paraît pas exempt de mépris. Donc, puisque le consentement de
la raison supérieure s'accompagne toujours de délibération sur la loi divine,
il semble qu'elle ne peut pécher que mortellement, par mépris de la loi divine.
Cependant :
le consentement à l'acte du péché
appartient, nous l'avons dit, à la raison supérieure. Or le consentement à
l'acte de péché véniel est lui-même péché véniel. Il peut donc y avoir péché
véniel dans la raison supérieure.
Conclusion :
Comme dit S. Augustin, la raison
supérieure s'attache à pénétrer et à consulter les raisons éternelles. A les
pénétrer en regardant leur vérité, à les consulter en jugeant et en réglant
tout le reste à la lumière de ces raisons éternelles. Et c'est en délibérant à
cette lumière que la raison supérieure consent à un acte ou s'y oppose. Or il
arrive que le désordre de l'acte auquel on consent, parce qu'il ne marque aucun
éloignement de la fin ultime, ne soit pas contraire aux raisons éternelles
comme l'est un acte de péché mortel ; il est seulement en dehors d'elles, comme
l'acte du péché véniel. Par conséquent, lorsque la raison supérieure consent à
un acte de péché véniel, elle ne se détourne pas des raisons éternelles. Aussi
ne pèche-t-elle pas mortellement mais véniellement.
Solutions :
1. Cela donne réponse à la
première objection.
2. Il y a deux sortes de
maladies du coeur. L'une atteint l'organe dans sa substance même et en modifie
la constitution naturelle : cette maladie est toujours mortelle. L'autre sorte
de maladie provient d'un désordre dans le mouvement du coeur ou dans la région
du coeur, et cela n'est pas toujours mortel. Il en est de même dans la raison
supérieure : il y a toujours péché mortel quand disparaît totalement son
ordination à son propre objet par les raisons éternelles. Mais quand le
désordre est extérieur, le péché n'est pas mortel, il est véniel.
3. Le consentement délibéré au péché ne montre pas toujours du mépris pour la loi divine mais seulement quand le péché est contraire à celle-ci.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'il y
ait place pour le péché véniel dans la raison supérieure lorsqu'il s'agit
d'elle-même, c'est-à-dire lorsqu'elle pénètre les raisons éternelles. En effet,
l'acte d'une puissance n'est en défaut que parce qu'il est déréglé par rapport
à son objet. Or, la raison supérieure a pour objet les raisons étemelles à
l'égard desquelles on ne peut être déréglé sans péché mortel. Donc la raison
supérieure ne peut avoir par elle-même de péché véniel.
2. Puisque la raison est la
faculté délibérante, son acte s'accompagne toujours de délibération. Mais en ce
qui concerne Dieu, tout mouvement désordonné, s'il s'accompagne de
délibération, est péché mortel. Donc, dans la raison supérieure considérée en
elle-même, il n'y a jamais de péché véniel.
3. Un péché de surprise
peut parfois être véniel. Mais un péché délibéré est mortel, du fait que la
raison qui délibère recourt à quelque bien supérieur, et que celui qui agit
contre ce bien pèche plus gravement ; ainsi, lorsqu'en délibérant sur un acte
agréable qui est désordonné, la raison comprend qu'il est contraire à la loi de
Dieu, son consentement est plus grave que si elle considérait seulement cet
acte comme contraire à la vertu morale. Mais la raison supérieure ne peut avoir
recours à quelque chose qui soit plus élevé que son objet. Donc, si le
mouvement imprévu n'est pas péché mortel, la délibération survenant ne pourra
faire qu'il le soit : ce qui est évidemment faux. Donc, dans la raison
supérieure prise en elle-même, il ne peut y avoir de péché véniel.
Cependant :
un mouvement imprévu d'infidélité
est péché véniel. Mais il appartient à la raison supérieure selon ce qu'elle a
de propre. Donc il y a place en elle, selon ce qu'elle a de propre, pour le
péché véniel.
Conclusion :
La raison supérieure se porte différemment vers son objet, et vers les objets des facultés qu'elle a sous sa direction. En effet, elle ne se porte vers les objets des autres facultés que pour consulter à leur sujet les raisons éternelles, ce qui ne peut se faire que par manière de délibération. Or un consentement délibéré en matière de péché mortel est lui-même péché mortel. C'est pourquoi la raison supérieure pèche toujours mortellement si les actes des facultés inférieures auxquels elle consent sont des péchés mortels.
Mais à l'égard de son objet propre elle a deux actes : la simple intuition, et la délibération lorsqu'elle en vient à consulter même sur son objet propre les raisons éternelles. Or, dans la simple intuition elle peut éprouver par rapport aux choses divines un mouvement désordonné, un soudain mouvement d'infidélité par exemple. Alors, bien que l'infidélité soit mortelle de sa nature, ce brusque mouvement n'est cependant que véniel. Puisqu'un péché mortel n'existe que s'il est contraire à la loi de Dieu, un point de foi peut se présenter brusquement à l'esprit sous un tout autre aspect, avant que l'on consulte ou que l'on puisse même consulter à son sujet la raison éternelle, c'est-à-dire la loi de Dieu. Tel est le cas de celui qui voit soudain la résurrection des morts comme impossible à la nature et qui, à cette pensée, se relâche, avant d'avoir le temps de se rappeler que cela nous a été donné à croire, selon la loi divine. Mais si après une pareille délibération, le mouvement d'infidélité persiste, il y a un péché mortel.
C'est pourquoi, à l'égard de son
objet propre, et même lorsqu'il y a matière à péché mortel, la raison
supérieure peut pécher véniellement par des mouvements imprévus, ou bien
mortellement s'il y a consentement délibéré. Mais dans le gouvernement des
facultés inférieures, elle pèche toujours mortellement lorsqu'il y a matière à
péché mortel, non lorsqu'il y a matière à péché véniel.
Solutions :
1. Le péché contraire aux
raisons éternelles, bien que mortel de sa nature, peut cependant être véniel à
cause de l'imperfection de l'acte soudain.
2. Dans l'action, la raison
à laquelle appartient la délibération doit avoir aussi l'intuition simple des
principes d'où procède la délibération ; de même, dans la spéculation, c'est à
la raison de faire les syllogismes et aussi de formuler les propositions. C'est
pourquoi la raison aussi peut avoir un mouvement soudain.
3. Une seule et même réalité peut offrir plusieurs aspects, dont l'un est plus élevé que l'autre. Ainsi, l'existence de Dieu peut être considérée soit comme une réalité connaissable à la raison humaine, soit comme un objet de la révélation divine, ce qui est un aspect plus élevé. C'est pourquoi, bien que l'objet de la raison supérieure soit ce qu'il y a de plus élevé au plan de la nature, il peut donner lieu à une considération plus élevée. Et pour cette raison, ce qui n'est pas péché mortel, à cause de la soudaineté du mouvement, devient péché mortel, comme nous venons de l'exposer, parce que la délibération l'a fait passer sur un plan plus élevé.
Nous devons étudier à présent
les causes du péché, d'abord en général (Question 75), puis en particulier (Question
76-84).
1. Le péché a-t-il une cause ? - 2. A-t-il une cause intérieure ? - 3. A-t-il une cause extérieure ? - 4. Le péché est-il cause de péché ?
Objections :
1. Il ne paraît pas qu'il
en ait une, car le péché, avons-nous dit, a raison de mal, et Denys nous assure
que le mal n'a pas de cause.
2. Une cause est ce qui est
nécessairement suivi d'effet. Mais ce qui arrive nécessairement n'est pas
péché, semble-t-il, puisque tout péché est volontaire. Le péché n'a donc pas de
cause.
3. S'il en a une, ou c'est
le bien ou c'est le mal. Ce n'est pas le bien, car le bien ne produit que le
bien, et "un bon arbre ne peut pas donner de mauvais fruits" (Mt 7,
18). Mais ce n'est pas le mal non plus, car le mal de peine est une suite du
péché, et le mal de coulpe est la même chose que le péché. Donc le péché n'a
pas de cause.
Cependant :
tout ce qui se produit a une cause
: "Rien sur la terre n'arrive sans cause", est-il écrit au livre de
Job (5, 6 Vg). Or le péché se produit : c'est "tout ce qui est dit ou fait
ou convoité contre la loi de Dieu". Donc le péché a une cause.
Conclusion :
Le péché est un acte désordonné. Donc, du côté de l'acte il peut avoir par soi une cause, comme tout autre acte ; mais comme désordre il a une cause à la façon dont une négation ou privation peut avoir une cause. Or une négation peut s'expliquer de deux façons. 1° La négation d'une cause est cause de négation par elle-même ; en effet l'absence de cause explique l'absence d'effet : ainsi la cause de l'obscurité est l'absence de soleil. 2° La cause de l'affirmation suivie d'une négation est par accident cause de la négation qui s'ensuit ; ainsi le feu, en causant de la chaleur, ce qui est son effet fondamental, cause par suite l'absence de froid.
De ces deux explications la première peut suffire s'il s'agit d'une simple négation. Mais le désordre du péché, comme d'ailleurs n'importe quel mal, n'est pas une simple négation, c'est la privation de ce qu'un être doit naturellement avoir. Il est donc nécessaire qu'un tel désordre s'explique de la deuxième manière, c'est-à-dire ait une cause agissant par accident ; car ce qui doit naturellement être présent ne serait jamais absent s'il n'y avait une cause l'empêchant d'exister. Aussi est-ce d'après cela qu'on a coutume de dire que le mal, puisqu'il consiste dans une véritable privation, a une cause, cause défaillante, ou cause agissant par accident.
Mais toute cause accidentelle se
ramène à une cause essentielle. Donc, puisque le péché en tant que désordre a
une cause agissant par accident, il a en tant qu'acte une cause essentielle ;
il s'ensuit que le désordre du péché est consécutif à la cause même de l'acte.
Ainsi donc, c'est la volonté qui, n'étant plus dirigée par la règle de la
raison ni par celle de la loi divine, et recherchant un bien périssable, cause
l'acte du péché directement et par soi ; mais elle cause aussi le désordre de
l'acte par accident et en dehors de toute intention ; en effet, le manque
d'ordre dans l'acte provient du manque de direction dans la volonté.
Solutions :
1. Le péché ne signifie pas
seulement cette privation de bien qu'est le manque d'ordre, mais il signifie
l'acte affecté de cette privation, laquelle a raison de mal. Comment cela a une
cause, nous venons de le dire.
2. Si l'on veut que cette
définition de la cause soit vraie dans tous les cas, il faut l'entendre de la
cause suffisante et non empêchée. Car il y a des cas où une chose est la cause
suffisante d'une autre, et cependant l'effet ne suit pas nécessairement, à
cause d'un empêchement qui survient. Sans cela, il faudrait dire que tout
advient nécessairement, dit Aristote. Ainsi donc, bien que le péché ait une
cause, il ne s'ensuit pas que ce soit une cause nécessaire puisque l'effet peut
être empêché.
3. Comme nous venons de le dire, la cause du péché c'est la volonté agissant indépendamment de la règle de raison ou de la loi divine. Or cette indépendance n'a pas par soi raison de mal, ni de peine ni de coulpe, avant qu'on ne passe à l'acte. Aussi, de cette façon, la cause du premier péché n'a pas pour cause un mal, mais un bien auquel manque un autre bien.
Objections :
1. Il semble que non, car
ce que l'on a en soi, on l'a toujours. Donc si l'homme avait en lui-même une
cause de péché il pécherait toujours, puisque, si vous posez la cause, vous
posez l'effet.
2. Une même chose n'est pas
à elle-même sa cause. Or des mouvements intérieurs de l'homme sont du péché.
Ils n'en sont donc pas la cause.
3. Tout ce qui est
intérieur à l'homme est ou naturel ou volontaire. Mais ce qui est naturel ne
peut pas être une cause de péché, puisque le péché est contre nature, selon le
Damascène. Quant à ce qui est volontaire, si c'est déréglé c'est déjà du péché.
Rien d'intérieur par conséquent ne peut être cause de péché.
Cependant :
S. Augustin affirme : "La
volonté est la cause du péché."
Conclusion :
Comme nous venons de le dire, il faut trouver la cause essentielle du péché du côté de l'acte lui-même. Or l'acte humain peut avoir en nous une cause médiate et une cause immédiate. Sa cause immédiate est la raison et la volonté, par lesquelles nous avons le libre arbitre. Sa cause éloignée, ce sont les connaissances sensibles et aussi l'appétit sensible ; car de même que le jugement de la raison porte la volonté à quelque chose de raisonnable, de même les connaissances sensibles donnent une inclination à l'appétit sensible. Cette inclination elle-même, nous le verrons plus loin, entraîne parfois la volonté et la raison. Ainsi donc on peut assigner au péché une double cause intérieure : l'une prochaine, du côté de la raison et de la volonté ; l'autre éloignée, du côté de l'imagination ou de l'appétit sensible.
Mais nous avons dit h que la cause
du péché se compose du motif d'un bien apparent, avec l'absence du motif
obligé, qui est la règle de la raison ou de la loi divine ; aussi, le bien
apparent, motif de l'acte, ressortit à la connaissance et à l'appétit sensible.
Mais l'absence de la règle obligée ressortit à la raison, puisque c'est la
raison qui a pour fonction de considérer cette règle. Mais l'achèvement même de
ce qu'il y a de volontaire dans l'acte du péché ressortit à la volonté, de
sorte que l'acte même de cette puissance, dans les conditions que nous avons
énoncées, est déjà un péché.
Solutions :
1. Ce qu'on a en soit comme
faculté naturelle, on l'a toujours ; mais ce qu'on a en soi comme acte
intérieur de connaissance ou d'appétit, on ne l'a pas toujours. Or c'est la
faculté de la volonté qui est la cause potentielle du péché. Mais elle est
amenée à l'acte par les mouvements précédents, d'abord ceux de la partie
sensible, et conséquemment ceux de la raison. Car du fait qu'une réalité
s'offre aux sens comme désirable et que l'appétit sensible se porte vers elle,
la raison cesse parfois de considérer la règle obligée ; et c'est ainsi que la
volonté produit l'acte du péché. Et puisque ces mouvements qui le précèdent ne
sont pas toujours en acte, il faut conclure que le péché n'est pas non plus
toujours en acte.
2. Les mouvements
intérieurs de l'âme ne sont pas tous de la substance même du péché, qui
consiste fondamentalement dans l'acte de volonté ; mais certains précèdent et
d'autres suivent le péché lui-même.
3. Ce qui est cause du péché, la puissance qui en produit l'acte, est chose naturelle. Le mouvement même de la puissance sensible dont le péché est la suite est parfois naturel, comme quand on pèche parce qu'on a faim. Mais ce qui fait que le péché n'est pas naturel, c'est qu'il lui manque la règle naturelle à laquelle l'homme selon sa nature doit veiller.
Objections :
1. Il ne semble pas, car le
péché est un acte volontaire, et les choses volontaires sont de celles qui sont
en nous et ainsi n'ont pas de causes extérieures.
2. Au même titre que la
nature, la volonté est un principe intérieur. Or, dans les choses de la nature,
le péché n'arrive jamais que par une cause intérieure ; l'enfantement d'un
monstre par exemple provient de la destruction d'un principe intérieur. Donc,
en morale non plus, le péché ne peut arriver que par une cause intérieure.
3. Multiplier la cause,
c'est multiplier l'effet. Mais plus les provocations extérieures au péché sont
nombreuses et considérables, moins le dérèglement des actes est imputable à
péché. Donc rien d'extérieur ne peut être cause du péché.
Cependant :
nous lisons dans les Nombres (31,
16) : "Ce sont ces femmes-là qui ont séduit les enfants d'Israël et vous
ont fait renier le Seigneur, en plus du crime de Péor." Donc quelque chose
d'extérieur peut être une cause qui fait pécher.
Conclusion :
La cause intérieure du péché, on
vient de le dire, c'est tout ensemble la volonté qui accomplit l'acte, la
raison qui le laisse sans la règle obligée, et l'appétit sensible avec son
penchant. Ainsi donc, une réalité extérieure pourrait être cause de péché de
trois façons : soit qu'elle puisse mouvoir immédiatement la volonté elle-même,
soit qu'elle puisse mouvoir la raison, ou encore l'appétit sensible. Mais la
volonté, nous l'avons dit précédemment, Dieu seul peut la mouvoir
intérieurement ; et Dieu, nous allons le montrer plus loin, ne peut pas être
cause de péché. Par conséquent il reste qu'aucune réalité extérieure ne peut
être cause de péché si ce n'est dans la mesure où elle peut mouvoir la raison,
comme l'homme ou le démon qui pousse au péché ; ou bien mouvoir l'appétit
sensible, comme font certains objets sensibles extérieurs à nous. Mais la
persuasion venant du dehors ne peut pas, en matière d'action, mouvoir la raison
de façon nécessaire ; l'attrait extérieur des choses ne peut pas non plus
mouvoir l'appétit sensible de façon nécessaire, sauf peut-être quand cet
appétit se trouve en de certaines dispositions ; et cependant, même alors,
l'appétit sensible ne meut pas la raison ni la volonté. Par conséquent une
réalité extérieure peut bien être une cause qui porte à pécher, sans pourtant
suffire à y entraîner ; car la cause suffisante de l'accomplissement du péché,
c'est uniquement la volonté.
Solutions :
1. Du fait même que les
excitations extérieures n'induisent pas d'une manière suffisante et
nécessitante à pécher, il s'ensuit que pécher et ne pas pécher demeure en notre
pouvoir.
2. Attribuer au péché une
cause intérieure n'exclut pas une cause extérieure ; car ce qui est à
l'extérieur n'est cause de péché que par l'intermédiaire de la cause
intérieure, on vient de le dire.
3. Multiplier les causes extérieures qui inclinent au péché, c'est multiplier les actes de, péché, puisqu'elles inclinent le plus souvent à de tels actes. Mais la culpabilité en est diminuée car elle consiste en ce que la faute soit volontaire et vienne vraiment de nous.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car il
y a quatre genres de causes, dont aucun ne peut expliquer que le péché soit
cause du péché. En effet, la fin a raison de bien ; cela ne convient pas au
péché qui par définition est un mal. Pour la même raison il ne peut être cause
efficiente, car "le mal n'est pas une cause agissante mais quelque chose
d'infirme et d'impuissant", selon Denys. Quant à la cause matérielle et à
la cause formelle, elles n'existent que dans les composés naturels de matière
et de forme. Donc le péché ne peut avoir de cause matérielle et formelle.
2. "Produire un être
semblable à soi" appartient à une réalité parfaite, dit Aristote. Mais le
péché par définition est imparfait. Donc le péché ne peut être cause de péché.
3. Si la cause de tel péché
est un autre péché, pour la même raison la cause de celui-ci sera encore un
autre péché, et ainsi à l'infini, ce qui n'est pas possible. Donc le péché ne
peut être cause de péché.
Cependant :
S. Grégoire affirme "Le péché
qui n'est pas promptement effacé par la pénitence est péché et cause de
péché."
Conclusion :
Puisque c'est comme acte que le
péché a une cause, un seul péché pourrait être cause d'un autre à la manière
dont un seul acte humain peut être cause d'un autre acte. C'est ce qui arrive
selon les quatre genres de cause. -. 1° Selon le mode de la cause efficiente ou
motrice, le péché cause le péché par soi et aussi par accident. Il est cause
accidentelle connne l'est celle qui supprime un empêchement. En effet, quand, par
un seul acte de péché, on perd la grâce, la charité, la pudeur, ou tout ce qui
éloigne du péché, on tombe dans un autre péché ; et ainsi le premier est cause
du second par accident. Le péché est cause par soi lorsque, par un seul acte de
péché, on se dispose à commettre facilement un autre acte semblable ; en effet
les actes causent des dispositions et des habitus inclinant à des actes
semblables. - 2° Dans le genre de la cause matérielle, un péché est cause d'un
autre en tant qu'il prépare à celui-ci sa matière ; ainsi la cupidité prépare
une matière à la dispute, qui vient le plus souvent du désir de s'enrichir. -
3° Selon le genre de la cause finale, un péché est cause d'un autre lorsque,
pour atteindre la fin d'un péché, on en commet un autre : par exemple la
simonie pour satisfaire son ambition, ou la fomication pour voler. - 4° Et
puisqu'en morale c'est la fin qui donne la forme, il suit de là qu'un péché
peut être également cause formelle d'un autre : ainsi, dans cet acte de
fomication commis en vue d'un vol, la fornication est en quelque sorte
l'élément matériel, le vol l'élément formel.
Solutions :
1. Comme désordre, le péché
a raison de mal ; mais comme acte, il a pour fin un bien au moins apparent.
Ainsi peut-il être, en tant qu'acte, cause à la fois finale et efficiente d'un
autre péché, bien qu'il ne le puisse pas en tant que désordre. Par ailleurs, le
péché a une matière non pas d'où on le tire, mais sur laquelle il porte, et une
forme qui lui vient de sa fin. Et c'est pourquoi, selon les quatre causes, il
peut être dit lui-même cause de péché.
2. L'imperfection du péché
est une imperfection morale qui tient à son aspect de désordre. Mais comme
acte, le péché peut avoir une perfection de nature, et c'est par là qu'il peut
être cause.
3. La cause du péché n'est pas toujours un péché. Aussi n'y a-t-il pas lieu de remonter à l'infini, d'un péché à un autre ; on peut au contraire parvenir à un premier péché dont la cause n'est pas un autre péché.
Nous passons maintenant à
l'étude détaillée des causes du péché 1° des causes intérieures (Question 76-78)
; 2° des causes extérieures (Question 79-83) ; 3° des péchés qui sont causes
d'autres péchés (Question 84).
L'étude des causes intérieures
comprendra trois parties conformément aux prémisses posées, car il sera
question : 1° de l'ignorance qui est cause du péché du fait de la raison (Question
76) ; 2° de la faiblesse ou passion, qui est cause du péché du fait de
l'appétit sensible (Question 77) ; 3° de la malice qui est cause du péché du
fait de la volonté (Question 78).
1. L'ignorance est-elle cause de péché ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. Excuse-t-elle complètement du péché ? - 4. Diminue-t-elle le péché ?
Objections :
1. Cela ne paraît pas
possible, car ce qui n'est pas n'est cause de rien. Or l'ignorance est un
non-être, puisque c'est une privation de science. Donc elle n'est pas cause de
péché.
2. Les causes du péché
doivent être tirées de la conversion qu'il comporte, on l'a déjà dit. Mais
l'ignorance paraît regarder l'aversion. On ne doit donc pas la ranger parmi les
causes du péché.
3. Tout péché, avons-nous
dit , se tient dans la volonté. Or la volonté ne se porte qu'à une chose connue
: le bien perçu est son objet. Donc l'ignorance ne peut être cause de péché.
Cependant :
S. Augustin dit que certains
pèchent par ignorance.
Conclusion :
Il y a, d'après le Philosophe, deux sortes de causes motrices : l'une est essentielle, l'autre accidentelle. La cause essentielle est celle qui meut par sa vertu propre, comme le principe générateur des éléments est la cause de leurs mouvements vers le bas ou vers le haut. La cause par accident est celle qui éloigne l'obstacle ou qui est elle-même l'éloignement de l'obstacle. C'est de cette manière que l'ignorance peut être cause de l'acte de péché ; elle est en effet une privation de la science qui perfectionne la raison, laquelle empêche le péché en tant qu'elle dirige les actes humains.
Mais il faut remarquer que la raison dirige les actes humains selon une double science : la science de l'universel, et la science du particulier. En effet, celui qui raisonne sur ce qu'il faut faire emploie un syllogisme dont la conclusion est un jugement, c'est-à-dire un choix et finalement une action ; or une action est toujours un cas singulier. Aussi la conclusion du syllogisme pratique est-elle une proposition singulière. Mais on ne peut conclure de l'universel au singulier que par l'intermédiaire d'une proposition singulière. Ainsi, un homme s'interdit le parricide parce qu'il sait qu'on ne doit pas tuer son père, et parce qu'il sait que cet homme est son père. L'ignorance de l'une de ces deux propositions peut donc devenir une cause de parricide, c'est-à-dire l'ignorance du principe général, qui est une règle de la raison, et l'ignorance de la circonstance singulière.
Aussi voit-on clairement que ce
n'est pas n'importe quelle ignorance dans l'esprit du pécheur qui est cause de
péché, mais celle-là seulement qui supprime chez lui une science prohibant
l'acte du péché. De la sorte, si un homme avait sa volonté disposée de façon à
ne pas s'interdire le parricide, même au cas où il reconnaîtrait son père, la
méconnaissance de son père ne serait pas la cause du péché, mais accompagnerait
le péché. Un tel homme, dit Aristote "ne pèche pas parce qu'il ignore,
mais pèche tout en ignorant".
Solutions :
1. Le non-être ne peut pas
être la cause essentielle de quelque chose, mais peut en être la cause
accidentelle, comme la suppression d'un facteur prohibant.
2. De même que le savoir,
que l'ignorance supprime, intéresse le péché dans ce qui regarde la conversion,
de même aussi l'ignorance, en ce qui regarde l'aversion, est cause de péché
comme supprimant l'obstacle.
3. Si une chose est ignorée de tous points, la volonté ne peut nullement s'y porter. Mais si une chose est connue en partie et en partie ignorée, la volonté peut la vouloir. Et c'est ainsi qu'une ignorance est cause de péché ; par exemple on sait qu'on tue quelqu'un mais on ne sait pas qu'on tue son père ; ou bien on sait qu'un acte est délectable, cependant on ignore que c'est un péché.
Objections :
1. Il semble que non. Car
le péché, nous l'avons vu, est "une parole, un acte ou un désir contraire
à la loi de Dieu". Or l'ignorance n'implique aucun acte, ni intérieur ni
extérieur. Donc elle n'est pas un péché.
2. Le péché est plus
directement opposé à la grâce qu'à la science. Or la privation de la grâce
n'est pas un péché, c'est plutôt une peine consécutive au péché. Donc
l'ignorance, qui est la privation de la science, n'est pas un péché.
3. Si l'ignorance est un
péché, c'est seulement en tant qu'elle est volontaire. Mais alors il semble que
le péché soit plutôt dans l'acte de volonté que dans l'ignorance. Donc celle-ci
ne sera pas un péché mais plutôt une suite du péché.
4. Tout péché est enlevé
par la pénitence, et aucun péché dont la culpabilité est passée n'a une
activité qui demeure, sinon uniquement le péché originel. Or l'ignorance n'est
pas enlevée par la pénitence, mais elle demeure active après que la pénitence a
fait disparaître toute culpabilité. I, Iignorance n'est donc pas un péché, à
moins que ce ne soit peut-être le péché originel.
5. Si l'ignorance était un
péché, aussi longtemps qu'elle resterait dans l'homme, il pécherait en acte.
Mais c'est continûment que l'ignorance est chez l'ignorant. Celui-ci serait
donc continûment dans le péché. Ce qui est évidemment faux, car l'ignorance
serait ainsi ce qu'il y a de plus grave. Donc elle n'est pas un péché.
Cependant :
il n'y a que le péché qui mérite
une peine. Mais l'ignorance mérite une peine selon l'Apôtre (1 Co 14, 38) :
"Celui qui ignore sera ignoré (de Dieu)." Donc l'ignorance est un
péché.
Conclusion :
L'ignorance n'est pas sirnplernent l'absence de science, qui est une simple négation. Chaque fois qu'il y a des choses qu'un esprit ne sait pas, on peut dire qu'il y a chez lui absence de science ; Denys affirme que cela existe chez les anges. L'ignorance au contraire implique une privation de science, qui a lieu lorsqu'on ne sait pas des choses qu'on est naturellement apte à savoir. - Or, parmi ces choses, il y en a qu'on est tenu de savoir, celles sans la connaissance desquelles on ne peut faire correctement son devoir. Ainsi tout le monde est tenu de savoir en général les vérités de la foi et les préceptes universels du droit, et chacun en particulier est tenu de savoir ce qui regarde son état ou sa fonction. Au contraire, il y a des choses qu'on n'est pas tenu de savoir, bien qu'il soit tout naturel qu'on les sache, comme les théorèmes de la géométrie et, sauf en certains cas, les événements contingents.
Évidemment, quiconque néglige
d'avoir ou de faire ce qu'il est tenu d'avoir ou de faire, pèche par omission.
Aussi, à cause d'une négligence de cette sorte, l’ignorance des choses qu'on
est tenu de savoir est un péché. Mais on ne peut imputer à négligence de ne pas
savoir ce qu'on ne peut pas savoir. Dans ce cas, l'ignorance est dite
invincible parce qu'aucune étude ne peut la vaincre. Et comme une telle
ignorance n'est pas volontaire, puisqu'il n'est pas en notre pouvoir de la
chasser, elle n'est pas un péché. Il est clair par là que l'ignorance
invincible n'est jamais un péché, mais l'ignorance qu'on peut vaincre en est
un, si elle porte sur ce qu'on est tenu de savoir, non si elle porte sur ce
qu'on n'est pas tenu de savoir.
Solutions :
1. Nous avons fait observer
qu'en définissant le péché comme une parole, un acte ou un désir il fallait
l'entendre également de toutes les négations opposées, selon quoi l'omission a
raison de péché. C'est comme négligence que l'ignorance est un péché, et à ce
titre elle rentre dans la définition en tant qu'on omet de dire, de faire ou de
désirer ce qu'il faudrait pour acquérir la science qu'on devrait avoir.
2. Bien que la privation de
grâce ne soit pas en soi un péché, cependant, parce qu'on a négligé de se
préparer à la grâce, cette privation peut se présenter comme un péché, au même
titre que l'ignorance. Et pourtant le cas n'est pas le même : l'homme peut
acquérir de la science par ses propres actes, tandis que la grâce ne s'acquiert
pas par nos actes, elle est un don de Dieu.
3. De même que pour le
péché de transgression, la faute n'est pas seulement dans l'acte de la volonté,
mais aussi dans l'acte voulu, c'est-à-dire commandé par la volonté, de même
pour le péché d'omission, ce n'est pas seulement l'acte de la volonté qui est
une faute, c'est aussi l'omission elle-même en tant qu'elle est de quelque
façon volontaire. De cette façon il y a péché dans la négligence à savoir, ou
encore dans l'inattention à ce qu'on sait.
4. Il est vrai que, malgré
l'effacement de la culpabilité par le moyen de la pénitence, l'ignorance
demeure en tant que privation de science : cependant, il ne demeure plus cette
négligence qui fait que l'ignorance est appelée un péché.
5. Il en est des péchés d'ignorance comme des autres péchés d'omission : l'homme ne pèche effectivement qu'au moment où un précepte positif oblige. En effet, l'ignorant ne pèche pas continûment d'une façon actuelle, mais seulement lorsque c'est le moment pour lui d'acquérir la science qu'il est tenu d'avoir.
Objections :
1. Il le semble, car S.
Augustin affirme : "Tout péché est volontaire." Mais l'ignorance rend
l'acte involontaire, nous venons de le voir. Donc l'ignorance excuse totalement
le péché.
2. Ce qu'on fait sans en
avoir l'intention, on le fait par accident. Mais on ne peut avoir l'intention
de faire ce qu'on ignore. Donc tout ce que l'homme fait par ignorance est
accidentel aux actes humains. Et ce qui existe par accident n'est pas
spécifique. Donc, rien de ce qui est fait par ignorance ne doit être jugé
vertueux ou vicieux dans les actes humains.
3. L'homme est sujet à la
vertu comme au vice, en tant qu'il participe de la raison. Or l'ignorance
exclut la science, qui perfectionne la raison. Elle excuse donc totalement du
péché.
Cependant :
S. Augustin dit : "On a raison
de désapprouver certaines choses faites par ignorance." Mais on ne
désapprouve que les péchés. Donc certains actes accomplis par ignorance sont
des péchés. Donc l'ignorance n'excuse pas totalement du péché.
Conclusion :
L'ignorance a par elle-même pour effet de rendre involontaire l'acte qu'elle cause. Mais l'acte qu'elle cause, nous l'avons déjà dit, c'est celui que prohibait la science en s'y opposant. Et ainsi, éclairé par cette science, l'acte serait contraire à la volonté, ce qu'implique le mot "involontaire". Au contraire, si cette science, empêchée par l'ignorance, n'interdisait pas l'acte, à cause du penchant que la volonté a pour lui, cette ignorance ne fait pas qu'on est l'auteur involontaire de l'acte, mais simplement l'auteur sans le vouloir, comme dit le Philosophe. Et une telle ignorance, n'étant pas cause de l'acte de péché, nous l'avons dit, puisqu'elle ne le rend pas involontaire, n'excuse pas du péché. La même raison s'applique à toute ignorance qui n'est pas vraiment cause, mais qui est consécutive ou concomitante. Mais l'ignorance qui est cause de l'acte a par elle-même, parce qu'elle le rend involontaire, de quoi excuser du péché, puisqu'il est essentiel au péché d'être volontaire.
Il peut arriver néanmoins de deux côtés que l'ignorance n'excuse pas complètement.
1° Du côté de la chose ignorée. L'ignorance excuse en effet le péché que dans la mesure où on ignore qu'il y a péché. Or il peut arriver ceci : on ignore une circonstance du péché ; si on la connaissait on s'écarterait du péché, que cette constance contribue ou non à la raison de péché ; et cependant on sait encore assez de choses pour comprendre que ce qu'on fait est un péché. Par exemple, lorsqu'un homme en frappe un autre, cela suffit à la raison de péché ; et cependant il ignore que cet homme est son père, ce qui est une circonstance qui change l'espèce du péché ; ou peut-être ignore-t-il que la victime en se défendant va rendre les coups ; cela n'ajoute rien à la faute mais, s'il le savait, il ne frapperait pas. Dans ces cas-là par conséquent, bien que l'individu pèche réellement par ignorance, il n'est pas complètement excusé puisqu'il lui reste encore la connaissance du péché.
2° Du côté de l'ignorance
elle-même, la même chose peut arriver, parce que l'ignorance est voulue, soit
directement, comme lorsqu'on tient volontairement à ne pas savoir certaines
choses pour pécher plus librement ; soit indirectement, comme lorsqu'on néglige
à cause de son travail ou de ses autres occupations d'apprendre ce qui
retiendrait de pécher. Une telle négligence en effet rend l'ignorance elle-même
volontaire et en fait un péché, du moment qu'elle porte sur ce qu'on est tenu
de savoir, et qu'on peut savoir. C'est pourquoi une telle ignorance n'excuse
pas complètement du péché. S'il s'agit au contraire d'une ignorance tout à fait
involontaire, soit parce qu'elle est invincible, soit parce qu'elle porte sur
un point qu'on n'est pas tenu de savoir, elle excuse tout à fait du péché.
Solutions :
1. Comme nous l'avons rappelé,
ce n'est pas toute ignorance qui rend l'acte involontaire, aussi n'est-ce pas
toute ignorance qui excuse totalement du péché.
2. Dans la mesure où il
demeure du volontaire chez l'ignorant, il demeure dans son péché quelque chose
d'intentionnel, et par là ce péché ne sera pas commis par accident.
3. Si l'ignorance était telle qu'elle vînt exclure totalement l'usage de la raison, elle excuserait tout à fait la faute, comme on le voit chez les idiots et chez les fous. Mais l'ignorance cause de péché n'est pas toujours telle : Et c'est pourquoi elle n'excuse pas toujours complètement.
Objections :
Il semble que non, car ce qui est
commun à tout péché ne diminue pas le péché. Or l'ignorance est commune à tout
péché, puisque le Philosophe assure que "tout méchant est un
ignorant". Donc l'ignorance ne diminue pas le péché.
2. Un péché ajouté à un
péché fait un plus grand péché. Or l'ignorance elle-même est un péché, nous
venons de le dire. Donc elle ne diminue pas le péché.
3. Cela même qui aggrave le
péché ne peut pas le diminuer. Mais l'ignorance aggrave le péché car, sur le
texte de l'Apôtre (Rm 2, 4) : "Ignores-tu que la bonté de Dieu..." S.
Ambroise affirme : "Tu pèches d'une manière extrêmement grave, si tu
ignores."
4. S'il y a une ignorance
qui diminue le péché, il semble que ce soit surtout celle qui supprime
totalement l'usage de la raison. Et pourtant cette sorte d'ignorance ne diminue
pas la faute mais l'augmente, car le Philosophe affirme : "Celui qui est
ivre mérite double châtiment."
Cependant :
tout ce qui est un motif de
remettre le péché allège celui-ci. Ainsi en est-il de l'ignorance, au
témoignage de l'Apôtre (1 Tm 1, 13) - "J'ai obtenu Miséricorde parce que
j'ignorais ce que je faisais." Donc l'ignorance diminue ou allège le
péché.
Conclusion :
Puisque tout péché est volontaire, l'ignorance peut ie diminuer dans la mesure où elle en diminue le caractère volontaire ; sans cela, elle ne le diminue pas du tout. Évidemment, l'ignorance qui excuse complètement du péché parce qu'elle lui ôte tout caractère volontaire, ne diminue pas le péché mais le supprime totalement. Quant à celle qui n'est pas la cause mais l'accompagnement du péché, elle ne le diminue ni ne l'augmente. La seule ignorance q.ui peut le diminuer est celle qui le cause, et cependant n'en excuse pas entièrement.
Or il arrive parfois qu'une telle
ignorance est voulue directement et par soi comme lorsqu'on ignore quelque
chose de son plein gré, pour pécher plus librement. Pareille ignorance accroît,
semblet-il, le volontaire et le péché ; car l'intention volontaire de pécher
fait que l'on veut subir l'inconvénient de l'ignorance pour avoir la liberté de
pécher. - Parfois l'ignorance cause du péché n'est pas directement volontaire,
mais indirectement et par accident ; par exemple chez celui qui est ignorant
pour n'avoir pas voulu travailler durant ses études, ou celui qui veut boire
trop de vin, ce qui entraîne l'ivresse et l'inconscience. Cette ignorance
diminue le volontaire et par conséquent le péché. En effet, lorsqu'un acte
n'est pas reconnu comme péché, on ne peut pas dire que la volonté se porte
directement et d'elle-même vers le péché : elle s'y porte par accident ; aussi
y a-t-il un moindre mépris et par suite moindre péché.
Solutions :
1. Cette ignorance à cause
de laquelle tout méchant est un ignorant n'est pas une cause du péché, mais
quelque chose de consécutif à la cause, c'est-à-dire une suite de la passion ou
de l'habitus qui incline au péché.
2. Un péché ajouté à un
péché fait un plus grand nombre de péchés mais ne fait pas toujours un péché
plus grand, parce que peut-être cela ne se ramène pas à un même péché mais
donne lieu à plusieurs. Et il peut arriver, si le premier diminue le second,
que tous les deux ensemble ne soient pas aussi graves qu'un seul. Ainsi
l'homicide est plus grave s'il est commis par un homme sobre que par un homme
ivre, bien qu'il y ait dans ce dernier cas deux péchés, parce que l'ébriété
diminue le péché qui la suit en lui enlevant plus de gravité qu'elle n'en a
elle-même.
3. Cette parole de S.
Ambroise peut s'entendre de l'ignorance absolument voulue ; ou bien d'une
espèce d'ingratitude, le comble de l'ingratitude étant en effet de ne pas
savoir reconnaître les bienfaits reçus. Ou enfin, de l'ignorance d'infidélité,
qui ruine par la base tout l'édifice spirituel.
4. L'homme ivre mérite bien d'être châtié deux fois pour les deux péchés qu'il commet, celui d'ivresse et celui qui en découle. Et pourtant l'ivresse, en raison de l'ignorance qui s'y joint, diminue le péché qu'elle fait faire ; peut-être même lui enlève-t-elle, nous venons de le dire, plus de gravité qu'elle n'en comporte elle-même. - On peut dire encore que la réflexion du Philosophe est inspirée d'une ordonnance du législateur Pittacus, statuant que "ceux qui se mettraient à frapper en état d'ivresse devraient être plus fortement punis, sans égard pour ce qu'il peut y avoir de pardonnable dans leur cas, mais par mesure d' utilité publique et pour parer à ce fait que les hommes sont beaucoup plus querelleurs une fois qu'ils sont ivres que lorsqu'ils sont sobres". Nous le savons par Aristote.
Étudions à présent la part de
l'appétit sensible comme cause du péché : la passion est-elle cause de péché ?
1. La passion de l'appétit
sensible peut-elle mouvoir ou incliner la volonté ? - 2. Peut-elle dominer la
raison contre le savoir de celle-ci ? - 3. Le péché qui vient de la passion
est-il un péché de faiblesse ? - 4. Cette passion qu'est l'amour de soi
est-elle cause de tous les péchés ? - 5. Les trois causes énoncées par S. Jean
: "Convoitise des yeux, convoitise de la chair, orgueil de la vie". -
6. La passion qui est cause du péché, le diminue-t-elle ? - 7. Excuse-t-elle
entièrement ? - 8. Le péché de passion peut-il être mortel ?
Objections :
1. Il semble que la volonté
ne puisse être mue par une passion de l'appétit sensible. Car aucune puissance
passive n'est jamais mue que par son objet. Or la volonté est une puissance
active et passive tout ensemble : "Elle meut et elle est mue", comme
le Philosophe le dit de toutes les facultés d'appétit. Donc, puisque l'objet de
la volonté n'est pas la passion mais plutôt le bien de la raison, il semble que
la passion ne meut pas la volonté.
2. Le moteur supérieur
n'est pas mû par l'inférieur ; ainsi l'âme n'est pas mue par le corps. Or la
volonté, appétit rationnel, est pour l'appétit sensible un moteur supérieur ;
elle le meut comme une sphère céleste meut la sphère située au-dessous d'elle,
selon le Philosophe. Donc la volonté ne peut être mue par la passion de
l'appétit sensible.
3. Rien d'immatériel ne
peut être mû par ce qui est matériel. Or la volonté est une puissance
immatérielle ; ayant son siège "dans la raison", elle n'a pas besoin
d'organe corporel, dit encore le Philosophe. L'appétit sensible est une faculté
matérielle qui doit être fondée sur un organe corporel. Donc une passion de
l'appétit sensible ne peut pas mouvoir l'appétit de l'âme intellectuelle.
Cependant :
Il est dit en Daniel (13, 56) :
"La passion a perverti ton coeur."
Conclusion :
La passion ne peut pas directement attirer ou mouvoir la volonté. Mais elle le peut indirectement et cela de deux façons :
1° Par une sorte de détournement des énergies de l'âme. En effet, parce que toutes les puissances de l'âme sont enracinées dans une même essence, quand l'une a un acte intense, il faut nécessairement qu'une autre soit relâchée dans le sien ou même tout à fait empêchée. D'abord, parce que toute énergie lorsqu'elle est dispersée s'amoindrit, ce qui fait qu'inversement, lorsqu'elle est concentrée sur un point, elle est moins capable de se disperser sur d'autres. Et aussi parce que les oeuvres de l'âme exigent une tension qui, fortement appliquée à une chose, ne peut s'appliquer fortement à une autre. Ainsi, par une sorte de détournement, lorsque le mouvement de l'appétit sensible s'engage avec force dans une passion quelconque, le mouvement de l'appétit rationnel ou volonté doit nécessairement se relâcher ou même s'arrêter tout à fait.
2° Du côté de l'objet de la
volonté, qui est le bien appréhendé par la raison. En effet, le jugement et la
connaissance de la raison sont paralysés par des apports violents et
désordonnés de l'imagination, et par le jugement de l'estimative, comme on le
voit clairement chez les fous. Or il est évident que la passion de l'appétit
sensible détermine la connaissance de l'imagination et le jugement de
l'estimative, comme l'état de la langue détermine le jugement du goût. Aussi
voyons-nous que les hommes engagés dans une passion ne détournent pas
facilement leur imagination des choses auxquelles ils sont attachés. La
conséquence, c'est que la raison ne fait le plus souvent que suivre la passion,
et que la volonté fait de même, puisque sa nature est de suivre toujours le
jugement de la raison.
Solutions :
1. La passion fait
modifier, on vient de le dire, le jugement qu'on porte sur l'objet de la
volonté, bien qu'elle ne soit pas elle-même directement l'objet de la volonté.
2. Le supérieur n'est pas
mû par l'inférieur directement ; mais il peut l'être indirectement d'une
certaine manière, comme nous venons de le dire.
3. Même réponse pour cette objection.
Objections :
1. Cela ne semble pas
possible. Le plus fort n'est pas vaincu par le plus faible. Mais la science, à
cause de sa certitude, est ce qu'il y a de plus fort en nous. Elle ne peut donc
être surpassée par la passion qui est "débile et passagère".
2. Il n'y a de volonté que
pour le bien ou le bien apparent. Lorsque la passion attire la volonté vers ce
qui est vraiment du bien, elle n'incline pas la raison à l'encontre du vrai
savoir. Lorsqu'elle attire la volonté vers ce qui semble du bien et n'en est
pas, elle l'attire vers ce qui paraît tel à la raison ; or ce qui paraît à la
raison fait partie de son savoir. Donc la passion n'incline jamais la raison
contre son savoir.
3. Si l'on dit que la
passion amène la raison à juger dans un cas particulier de façon contraire à ce
qu'elle sait en général, nous objectons ceci : Une proposition universelle et
une proposition particulière ne peuvent s'opposer que contradictoirement, comme
le oui et le non ; or deux opinions qui sont contradictoires sont contraires
aussi selon Aristote. Donc, si quelqu'un jugeait dans un cas particulier à
l'opposé de ce qu'il sait en général, il aurait en lui en même temps deux
opinions contraires, ce qui est impossible.
4. Tout homme qui sait une
chose d'une manière universelle la sait aussi en particulier, dans les
applications qu'il en voit ; ainsi, pour emprunter l'exemple cité par le Philosophe,
celui qui sait que toutes les mules sont stériles, sait que cet animal est
stérile, dès qu'il discerne que c'est une mule. Mais si l'on connaît une chose
de façon universelle, on en reconnaît tout naturellement les applications
particulières ; quand on sait qu'il ne faut jamais commettre aucune
fornication, on discerne parfaitement que tel acte est un cas de fornication.
Il semble donc que le savoir s'étende tout naturellement du général au
particulier.
5. Les mots sont les signes
de la pensée, dit Aristote. Or l'homme qui vit dans la passion avoue souvent
que ce qu'il choisit est mal, même dans le cas particulier. Il sait donc ce
qu'il faut savoir, même dans le cas particulier. Par conséquent il ne semble
pas que les passions puissent entraîner la raison à contredire ce qu'elle sait
en général, puisqu'il n'est pas possible de savoir une chose en général, et de
penser le contraire dans un cas particulier.
Cependant :
l'Apôtre écrit (Rm 7, 23) "je
vois une autre loi dans mes membres qui s'oppose à la loi de mon esprit et
m'emprisonne sous la loi du péché." Cette loi qui est dans les membres,
c'est la convoitise, dont l'Apôtre avait parlé plus haut. Puisque la convoitise
est une passion, il semble que la passion attire la raison à contredire même ce
qu'elle sait.
Conclusion :
Au témoignage du Philosophe, l'opinion de Socrate fut que jamais la science ne pourrait être dominée par la passion ; aussi Socrate faisait-il de toute vertu une science et de tout péché une ignorance. En cela il y a du vrai. La volonté étant la faculté du bien, au moins apparent, elle ne se porte jamais au mal sans que la raison y voie quelque apparence de bien, et c'est pour cela que la volonté ne tendrait jamais au mal s'il n'y avait, du côté de la raison, ignorance ou erreur. D'où la parole des Proverbes (14, 22) : "Ils sont dans l'erreur, ceux qui font le mal." - Mais c'est un fait d'expérience que beaucoup agissent contrairement à ce qu'ils savent. Ce fait est même confirmé par l'autorité divine, dans le passage de S. Luc (12, 47) sur "le serviteur qui a connu la volonté de son maître et n'en a rien fait", et dans celui de S. Jacques (4, 17) : "Celui qui sait faire le bien et ne le fait pas, commet un péché." Ce que dit Socrate n'est donc pas absolument vrai, et il faut faire à ce sujet plusieurs distinctions, comme l'enseigne le Philosophe au livre VII des Éthiques.
En effet, pour bien se conduire, l'homme a besoin d'une double science : universelle et particulière. Un défaut de l'une ou de l'autre suffit à empêcher, comme nous l'avons dit plus haut, la rectitude de la volonté et celle de l'action. Il peut donc arriver à quelqu'un d'avoir la science au plan universel, par exemple de savoir qu'il ne faut jamais commettre la fornication, et de ne pas savoir cependant que dans le cas particulier il ne faut pas faire cet acte qui est une fornication. Et cela suffit déjà pour que la volonté ne suive pas la science universelle de la raison. - Il faut encore remarquer que rien n'empêche une chose d'être sue par habitus et pourtant de ne pas être considérée en acte. Si bien qu'il peut arriver qu'on sache parfaitement ce qu'il faut faire non seulement en règle universelle mais aussi dans le cas particulier, et que cependant on ne l'ait pas actuellement présent à l'esprit. Et alors il ne semble pas difficile de comprendre qu'on puisse agir en dehors d'une pensée qu'on n'a pas présente actuellement.
Quant au fait même de ne pas être attentif dans un cas particulier à ce que l'on sait par habitus, il vient parfois uniquement du manque d'application, comme quand un bon géomètre ne prend pas garde à des conclusions de géométrie qui devraient lui sauter aux yeux ; parfois cela vient de quelque empêchement, par exemple d'une occupation extérieure ou d'une infirmité.
Et c'est ainsi que l'homme pris par la passion en arrive à ne plus avoir présent à l'esprit dans les cas particuliers ce qu'il sait pourtant bien d'une manière universelle, en tant que la passion l'empêche d'y porter son attention.
Cet empêchement se produit de trois
façons 1° par cette sorte de détournement d'énergie que nous avons exposée plus
haut ; 2° par opposition directe, du fait que la passion incline le plus
souvent à l'opposé des principes universels que l'on connaît ; 3° par la
modification qu'elle provoque dans l'organisme, et par laquelle la raison est
comme liée au point de ne pouvoir librement passer à l'acte. Le sommeil ou
l'ivresse produisent de ces troubles organiques et en arrivent à lier aussi
l'usage de la raison. Que cela ait lieu dans les passions, c'est évident par le
fait que parfois, lorsqu'elles sont extrêmement intenses, l'homme perd
totalement l'usage de la raison ; beaucoup, par excès d'amour et par excès de
colère, ont versé dans la folie. Et ainsi la passion entraîne la raison à juger
dans les cas particuliers à l'opposé des principes universels qu'elle possède.
Solutions :
1. Dans l'action, la
science de l'universel, qui est très certaine, n'a pas le rôle principal, qui
revient plutôt à la science du particulier, du fait que l'action est toujours
un cas singulier. Il n'est donc pas étonnant qu'en matière d'action la passion
agisse à l'opposé de principes généraux qui d'ailleurs ne sont pas présents à
l'esprit dans les cas particuliers.
2. Le fait même que la
raison puisse dans un cas particulier trouver bien ce qui ne l'est pas, vient
de quelque passion. Pourtant, ce jugement particulier va contre la science
universelle de la raison.
3. Il ne pourrait pas
arriver qu'on eût dans l'esprit d'une manière actuelle une science ou une
opinion vraie qui serait une affirmation universelle, en même temps qu'une
opinion fausse qui serait d'une manière actuelle une négative particulière, ou
inversement. Mais il peut fort bien arriver qu'on ait d'une manière habituelle
une vraie science soutenant une affirmative universelle, et d'une manière
actuelle une opinion fausse soutenant une négative particulière, car un acte ne
s'oppose pas directement à un habitus, mais à un autre acte.
4. Celui qui a la science
universelle est empêché par la passion de s'y soumettre et de parvenir ainsi à
la conclusion ; mais il place son action sous un autre principe universel, que
lui suggère l'inclination à la passion et d'après lequel il conclut. C'est
pourquoi le Philosophe dit que le syllogisme pratique de celui qui ne se
maîtrise pas comprend en réalité quatre propositions, deux particulières et
deux universelles. De celles-ci, une est le fait de la raison, par exemple : il
ne faut commettre aucune fornication ; l'autre, le fait de la passion, par
exemple : il faut chercher son plaisir. Donc la passion lie la raison pour
qu'elle ne fasse aucune application et ne tire aucune conclusion du premier de
ces principes ; aussi, tout le temps que dure la passion, la raison procède et
conclut selon le second principe.
5. De même que l'homme ivre peut parfois proférer des paroles profondes qu'il est cependant bien incapable d'apprécier, parce que l'ivresse l'en empêche, de même celui qui est dans la passion, encore qu'il profère des lèvres que ce qu'il fait n'est pas à faire, sent bien dans son for intérieur ce qu'il faut faire.
Objections :
1. Il ne semble pas, car la
passion est un mouvement véhément de l'appétit sensible. Or la véhémence d'un mouvement
témoigne de sa force plus que de sa faiblesse. Donc le péché qui vient de la
passion ne doit pas être appelé péché de faiblesse.
2. On envisage la faiblesse
de l'homme surtout à partir de ce qu'il y a en lui de plus fragile. Or c'est la
chair, ce qui fait dire au Psaume (78, 39) : "Il s'est souvenu qu'ils
n'étaient que chair." Donc, s'il y a un péché de faiblesse, c'est celui
qui vient d'une défaillance du corps plutôt que d'une passion de l'âme.
3. A l'égard de ce qui est
soumis à sa volonté, on ne peut pas dire que l'homme soit faible. Or il dépend
bien de la volonté de l'homme de faire ou de ne pas faire ce à quoi la passion
le porte, selon la parole de la Genèse (4, 7 Vg) : "Tu auras au-dessous de
toi tes appétits et tu les domineras." Le péché de passion n'est donc pas
un péché de faiblesse.
Cependant :
Cicéron appelle les passions de
l'âme des maladies. Or les maladies s'appellent aussi des faiblesses. Le péché
de passion doit donc être appelé péché de faiblesse.
Conclusion :
La cause propre du péché vient de l'âme, où le péché a son principe. Mais on peut parler d'une faiblesse de l'âme par ressemblance avec une infirmité du corps. Or, on dit que le corps de l'homme est faible quand il est débilité ou entravé dans l'exécution de ses propres activités par quelque dérèglement de l'organisme, si bien que les humeurs et les membres n'obéissent plus à l'énergie faite pour les régir et les mouvoir. Ainsi dit-on qu'un membre est faible quand il ne peut plus accomplir l'activité d'un membre sain, comme l'oeil quand il ne voit plus clair, dit Aristote. Aussi dit-on pareillement que l'âme est faible quand elle est entravée dans son activité propre à cause du dérèglement de ses facultés. Et de même que les différentes parties du corps sont dites déréglées quand elles ne suivent plus l'ordre de la nature, de même les facultés de l'âme quand elles n'obéissent plus à la raison, la raison étant en effet la faculté qui doit tout régir dans l'âme.
Ainsi donc, lorsque le
concupiscible ou l'irascible sont affectés d'une passion qui les fait sortir de
l'ordre rationnel, et que cela met obstacle, de la manière expliquée plus haut.
à la façon dont l'action humaine doit s'accomplir, on dit qu'il y a péché de
faiblesse. Et c'est pourquoi le Philosophe compare celui qui ne sait pas se
contenir au paralytique qui n'est plus maître de ses mouvements.
Solutions :
1. De même qu'il y a dans
le corps une faiblesse d'autant plus grande que le mouvement en dehors de
l'ordre naturel aura été plus fort, de même dans l'âme la faiblesse est
d'autant plus grande que le mouvement de passion se sera manifesté plus
fortement en dehors de l'ordre de raison.
2. Le péché consiste
fondamentalement dans l'acte de la volonté. Or cet acte n'est pas entravé par
la faiblesse du corps : on peut être faible de corps et avoir une volonté très
prompte à agir. Mais il est, avons-nous dit, entravé par la passion. Aussi,
quand on parle du péché de faiblesse, ce doit être par référence à la faiblesse
de l'âme plutôt qu'à celle du corps. Cependant, même la faiblesse de l'âme peut
s'appeler faiblesse de la chair, en tant que notre condition charnelle explique
que des passions s'élèvent en nous, parce que l'appétit sensible est une
faculté qui emploie un organe corporel.
3. Il est bien au pouvoir de la volonté d'adhérer ou non aux inclinations de la passion, et pour autant on peut dire que nous dominons nos appétits. Mais cette acceptation ou ce refus de la volonté est empêché par la passion de la manière que nous avons dite.
Objections :
1. Il semble que non, car
ce qui est de soi un bien et un devoir n'est pas la cause propre du péché. Mais
l'amour de soi-même est de soi un bien et un devoir ; aussi est-il prescrit (Lv
19, 18) d'aimer le prochain comme soi-même.
2. S. Paul affirme (Rm 7,
8) : "Saisissant l'occasion, le péché par le moyen du précepte produit en
moi toute espèce de convoitise." Là-dessus la Glose explique que la loi
est bonne puisqu'en prohibant la convoitise elle prohibe tout mal. Mais la
convoitise est une autre passion que l'amour, nous l'avons vu. Donc l'amour de
soi n'est pas la cause de tous les péchés.
3. Sur ces mots du Psaume
(80, 17) : "Notre vigne a été incendiée et ravagée", S. Augustin
écrit : "Tout péché vient de la flamme d'un amour mauvais, ou de
l'abattement d'une crainte mauvaise." Donc l'amour de soi n'est pas la
seule cause de péché.
4. De même que l'homme
pèche parfois par un amour désordonné de lui-même, de même il pèche aussi de
temps en temps par un amour désordonné du prochain. L'amour de soi n'est donc
pas la cause de tous les péchés.
Cependant :
S. Augustin déclare "L'amour
de soi poussé jusqu'au mépris de Dieu fait la cité de Babylone." Mais tout
péché nous fait appartenir à la cité de Babylone. L'amour de soi est donc la
cause de tous les péchés.
Conclusion :
Comme nous l'avons dit plus haut,
ce qui est proprement et par soi cause du péché doit être cherché du côté de la
conversion aux biens périssables. Or à cet égard tout acte de péché provient de
l'appétit désordonné d'un bien temporel. Mais cet appétit provient de l'amour
désordonné de soi, car c'est aimer quelqu'un que de lui vouloir du bien. Aussi
est-il évident que tout péché a pour cause l'amour désordonné de soi-même.
Solutions :
1. L'amour bien ordonné de
soi-même est obligatoire et naturel, en ce sens qu'on doit se vouloir à
soi-même le bien qui est juste. Mais l'amour désordonné de soi-même poussé
jusqu'au mépris de Dieu, S. Augustin en fait la cause du péché.
2. La convoitise par
laquelle on désire pour soi-même du bien se ramène à l'amour de soi comme à sa
cause, nous venons de le dire.
3. On a l'amour à la fois
du bien que l'on souhaite pour soi, et de soi-même à qui l'on souhaite du bien.
Donc l'amour du bien que l'on souhaite pour soi, par exemple l'amour du vin ou
de l'argent, peut avoir pour cause la crainte, qui se rattache à la fuite du
mal. Tout péché provient donc effectivement soit de l'appétit désordonné d'un
bien, soit de la fuite désordonnée d'un mal. Mais l'un et l'autre se ramène à
l'amour de soi-même, car si l'homme désire les biens ou fuit les maux, c'est
parce qu'il s'aime soi-même.
4. Un ami est comme un autre soi-même. C'est pourquoi pécher pour l'amour d'un ami c'est encore pécher pour l'amour de soi-même.
Objections :
1. Cette énumération des
causes du péché par S. Jean ne semble pas acceptable. Car selon S. Paul (1 Tm
6, 10) : "La racine de tous les maux, c'est la cupidité." Or
l'orgueil de la vie ne rentre pas dans la cupidité. On ne doit donc pas le
compter parmi les causes de péchés.
2. C'est surtout par les
yeux que s'excite la convoitise de la chair : "La beauté t'a séduit",
dit Daniel (13, 56). On ne doit donc pas séparer la convoitise des yeux de
celle de la chair.
3. La convoitise,
avons-nous dit au traité des passions, est l'appétit de ce qui délecte. Or les
délectations ne viennent pas seulement par la vue, mais aussi par les autres
sens. On devrait donc parler aussi de la convoitise de l'ouïe et des autres
sens.
4. Nous venons de dire que
si l'homme est induit à pécher par la recherche désordonnée du bien, il l'est
aussi par la fuite désordonnée du mal. Or rien ne fait allusion à cette fuite
dans l'énumération des trois convoitises. Les causes des péchés n'y sont donc
pas complètement présentées.
Cependant :
on lit dans la 1° épître de S. Jean
(2, 16) : "Tout ce qui est dans le monde est convoitise de la chair,
convoitise des yeux, orgueil de la vie." Or on dit : "Tout ce qui est
dans le monde", à cause du péché, car S. Jean dit dans la même épître (5,
19) : "Le monde entier est au pouvoir du mauvais." Donc les trois
termes cette énumération sont les causes des péchés.
Conclusion :
Comme nous l'avons dit tout à l'heure, l'amour désordonné de soi-même est la cause de tous les péchés. Mais dans cet amour de soi est inclus l'appétit désordonné du bien, car on désire toujours du bien à celui qu'on aime. D'où il est évident que l'appétit désordonné du bien est aussi la cause de tous les péchés. Or, le bien est de deux façons l'objet de cet appétit sensible où se trouvent les passions, causes du péché : comme chose bonne absolument, ce qui en fait l'objet du concupiscible ; et comme chose difficile, ce qui en fait l'objet de l'irascible, on l'a vu antérieurement.
Or, il y a une double convoitise, on l'a vu précédemment. L'une est naturelle et elle convoite tout ce qui peut physiquement sustenter le corps, soit pour la conservation de l'individu, nourriture, boisson, etc., soit pour la conservation de l'espèce, comme les actes sexuels. L'appétit désordonné de tout cela s'appelle "convoitise de la chair". L'autre convoitise tient à l'âme, c'est-à-dire qu'elle convoite des choses qui ne se présentent pas aux sens pour l'entretien et le plaisir de la chair, mais qui plaisent à l'imagination, ou qu'on est content d'avoir en sa possession, comme l'argent, le luxe vestimentaire, etc. Cette sorte de convoitise est appelée "convoitise des yeux". Soit qu'on l'entende du besoin même de voir et qu'on la rattache ainsi à la curiosité, comme l'explique S. Augustin, soit qu'on l'entende, comme d'autres, du désir de tout ce qui flatte la vue et qu'on la rattache ainsi à la cupidité. Quant à l'appétit désordonné du bien difficile, c'est lui qui donne lieu à "l'orgueil de la vie", l'orgueil étant une recherche déréglée de la supériorité, comme nous le dirons plus loin.
Ainsi est-il évident qu'on peut
ramener à ces trois sortes de convoitises toutes les passions qui sont cause de
péché. Aux deux premières se ramènent toutes les passions de l'appétit
concupiscible. A la troisième, toutes les passions de l'irascible, et il n'y a
pas ici à diviser en deux, parce que toutes les passions de l'irascible se
présentent sous la seconde forme de la convoitise.
Solutions :
1. La cupidité, dans son
acception la plus générale, comporte le désir de n'importe quel bien ; en ce
sens elle comprend même l'orgueil de la vie. Comme vice spécial, elle se nomme
l'avarice et nous dirons plus loin comment elle peut être, même sous cet
aspect, la racine de tous les péchés.
2. La convoitise des yeux
ne signifie pas ici la convoitise de toutes les choses qu'on peut voir de ses
yeux, mais seulement la convoitise de celles où l'on cherche non le plaisir
charnel du toucher, mais uniquement le plaisir des yeux, compris comme
désignant toute faculté de connaissance.
3. La vue est le plus
excellent de tous les sens et celui qui s'étend au plus grand nombre d'objets,
comme il est dit au livre I des Métaphysiques. C'est pourquoi l'on prête le nom
de ce sens à tous les autres et même aux facultés internes de connaissance
comme le dit S. Augustin.
4. La fuite du mal est causée par l'appétit du bien, nous l'avons déjà dit. Aussi parlons-nous uniquement des passions qui poussent à rechercher le bien, les considérant comme les causes de celles qui poussent d'une manière déréglée à fuir le mal.
Objections :
1. Il semble que non, car
l'accroissement de la cause accroît aussi l'effet. Or la passion est une cause
de péché. Donc, plus elle devient intense, plus le péché grandit. La passion ne
diminue donc pas le péché mais l'augmente.
2. Une passion mauvaise est
avec le péché dans le même rapport qu'une passion bonne avec le mérite. Or une
passion bonne augmente le mérite ; car on a, semble-t-il, d'autant plus de
mérite à secourir les pauvres qu'on le fait avec plus de miséricorde. Donc une
mauvaise passion aggrave le péché plus qu'elle ne l'atténue.
3. Un péché paraît d'autant
plus grave qu'on le commet avec une volonté plus intense. Or la passion, par
l'impulsion qu'elle donne à la volonté, la fait se porter avec plus de
véhémence à l'acte du péché. Donc elle aggrave le péché.
Cependant :
cette passion qu'est la convoitise
de la chair, on l'appelle la tentation de la chair. Or lorsqu'on est terrassé
par une tentation plus forte, on pèche d'autant moins, selon S. Augustin. Donc
la passion diminue le péché.
Conclusion :
Le péché consiste essentiellement dans un acte du libre arbitre, "faculté de volonté et de raison". La passion est un mouvement de l'appétit sensible. Or l'appétit sensible peut tantôt devancer le libre arbitre, et tantôt le suivre. Il le devance lorsque la passion attire ou incline la raison ou la volonté, comme nous l'avons dit plus haut. Il suit lorsque le mouvement des facultés supérieures est assez fort pour se répercuter dans les facultés inférieures ; car la volonté ne peut se porter intensément à quelque chose sans qu'une passion soit excitée dans l'appétit sensible.
Donc, s'il s'agit de la passion en
tant qu'elle précède l'acte du péché, nécessairement elle diminue la faute. En
effet, un acte est un péché dans la mesure où il est volontaire et où il est en
nous. Or c'est par la raison et par la volonté que quelque chose est en nous.
Aussi, plus la raison et la volonté agissent d'elles-mêmes et non par impulsion
de la passion, plus l'acte est volontaire et réellement nôtre. Et à cet égard
la passion diminue la faute dans la mesure où elle en diminue le caractère
volontaire. Quant à la passion qui suit l'acte, elle ne diminue pas le péché
mais plutôt l'augmente, ou plus exactement elle est le signe de sa gravité,
c'est-à-dire qu'elle démontre la forte tendance de la volonté à l'acte du
péché. Et en ce sens il est vrai de dire que le péché est d'autant plus grand
qu'on pèche avec plus de désir sensuel ou convoitise.
Solutions :
1. La passion est cause du
péché sur le plan de la conversion. Mais la gravité du péché est envisagée
surtout au plan de l'aversion, qui découle de la conversion par accident,
c'est-à-dire sans intention chez le pécheur. Or les causes qui s'accroissent
par accident n'augmentent pas les effets, mais seulement les causes propres.
2. Une passion bonne
accroît le mérite si elle suit le mouvement de la raison. Mais si elle le
précède de telle sorte qu'on soit poussé à bien agir plus par le mouvement de
la passion que par le jugement de la raison, alors la passion diminue ce qu'il
y a de bon et de louable dans l'acte.
3. Bien que le mouvement de la volonté soit plus intense une fois qu'il est excité par la passion, il n'appartient plus aussi proprement à la volonté que s'il était poussé à pécher par la raison seule.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car
tout ce qui rend l'acte involontaire excuse entièrement du péché. Ainsi fait la
convoitise de la chair, qui est une passion, selon S. Paul (Ga 5, 17) :
"La chair convoite contre l'esprit, si bien que vous ne faites pas ce que
vous voudriez."
2. On a vu que la passion
cause une certaine ignorance dans un cas particulier. Mais l'ignorance du cas
particulier excuse entièrement du péché, comme on l'a établie.
3. La faiblesse de l'âme
est plus grave que celle du corps. Or cette dernière excuse totalement du
péché, comme on le voit chez les fous furieux. La passion qui est une maladie
de l'âme excuse donc bien davantage.
Cependant :
Si l'Apôtre peut parler de
"passions de péchés" (Rm 7, 5) c'est uniquement parce que les
passions sont des causes de péchés. Ce qui ne serait pas si elles excusaient
totalement.
Conclusion :
Lorsqu'un acte est foncièrement mauvais, ce qui peut en excuser tout à fait, c'est uniquement ce qui le rend tout à fait involontaire. Donc, si la passion est telle qu'elle rende complètement involontaire l'acte qu'elle entraîne, elle excuse complètement du péché ; autrement elle n'en excuse pas complètement.
Là-dessus il y a deux choses à
considérer, semble-t-il. 1° Un acte peut être volontaire, ou en soi, quand la
volonté s'y porte directement, ou dans sa cause, lorsque c'est vers la cause et
non vers l'effet que la volonté se porte, ainsi qu'on le voit chez celui qui
s'enivre volontairement ; de ce fait, on lui impute comme un acte volontaire ce
qu'il commet par ivresse. 2° Quelque chose est volontaire directement ou
indirectement : directement si la volonté porte à cela ; indirectement si c'est
une chose que la volonté a pu empêcher et qu'elle n'empêche pas. - Voici donc
d'après cela les distinctions qu'il faut faire. La passion est parfois si forte
qu'elle enlève complètement l'usage de la raison, comme il arrive chez ceux que
l'amour ou la colère rend fous. Alors, si une telle passion a été volontaire
dans son principe, ses actes sont imputés à péché parce qu'ils sont volontaires
dans leur cause, comme on vient de le dire pour l'ivresse ; si au contraire la
cause n'a pas été volontaire mais naturelle, comme lorsque c'est par maladie,
ou par une autre cause de ce genre que quelqu'un tombe dans une passion telle
qu'il en perd tout à fait la raison, l'acte est rendu complètement involontaire
et par conséquent complètement excusé de péché. Mais lorsque la passion n'est
pas tellement forte qu'elle interrompe totalement l'usage de la raison, alors
la raison peut l'éloigner en détournant l'esprit vers d'autres pensées, ou du
moins elle peut empêcher la passion de produire son effet, puisque les membres
extérieurs ne s'appliquent à leurs actes que par le consentement de la raison,
comme on l'a vu antérieurement. Aussi une telle passion n'excuse-t-elle pas
complètement du péché.
Solutions :
1. Quand on dit :
"Vous ne faites pas ce que vous voudriez", cela doit être rapporté
non aux actes extérieurs mais au mouvement intérieur de la convoitise : on
voudrait en effet ne jamais convoiter le mal. C'est encore expliqué par S. Paul
(Rm 7, 5) : "Je fais le mal que je hais." Ou bien, cela peut être
rapporté aux mouvements de volonté qui précèdent la passion, comme on en voit
chez ceux qui ne savent pas se contenir, et que leur convoitise fait agir
contre leur bon propos.
2. L'ignorance particulière
qui excuse complètement est celle qui porte sur une circonstance de fait
qu'avec tout le zèle voulu il n'y a pas moyen de connâltre. Mais l'ignorance
causée par la passion porte sur une application particulière d'un point de
droit, c'est-à-dire que la passion empêche d'appliquer à un acte particulier ce
que l'on sait pourtant être vrai en général. Toutefois la raison peut chasser
cette passion, nous venons de le dire.
3. La faiblesse du corps est involontaire. Ce serait pareil s'il s'agissait d'une faiblesse volontaire, comme nous l'avons dit pour l'ivresse, qui est bien une infirmité corporelle.
Objections :
1. Il semble que non, car
le péché véniel s'oppose au mortel. Mais le péché de passion est véniel,
puisqu'il a en lui-même la cause du pardon. Donc, puisque le péché de passion
est un péché de faiblesse, il semble qu'il ne puisse pas être mortel.
2. La cause est plus forte
que l'effet. Mais la passion ne peut pas être péché mortel, puisque nous avons
vu qu'il n'y a pas de péché mortel dans la sensualité. Le péché qui vient de la
passion ne peut donc pas être mortel.
3. Il résulte de ce que
nous avons dit que la passion détourne de la raison. Mais c'est à la raison
qu'il appartient de se tourner vers Dieu ; ou de se détourner de Dieu, ce qui
définit le péché mortel. Le péché venu de la passion ne peut donc pas être
mortel.
Cependant :
On lit chez l'Apôtre (Rm 7, 5) :
"Les passions de péchés produisent en nos membres des fruits de
mort." Or il est propre au péché mortel de fructifier pour la mort. Donc
le péché qui vient de la passion peut être mortel.
Conclusion :
Le péché mortel, nous l'avons dit
précédemment, consiste à se détourner de la fin dernière qui est Dieu. Cette
aversion est le fait de la raison délibérante, à laquelle il appartient aussi
d'ordonner toutes choses à leur fin. Donc, s'il peut arriver que l'inclination
de l'âme à un acte contraire à la fin ultime ne soit pas péché mortel, c'est
uniquement parce que la raison délibérante ne peut pas intervenir, ce qui
arrive avec des mouvements subits. Mais lorsqu'un individu en vient par passion
à l'acte du péché ou au consentement délibéré, ce ne peut être subitement.
Aussi la raison délibérante a-t-elle la possibilité d'intervenir : elle peut en
effet, comme nous l'avons dit, exclure ou du moins entraver la passion. Si elle
n'intervient pas, il y a péché mortel ; nous voyons que beaucoup d'homicides et
beaucoup d'adultères sont commis par passion.
Solutions :
1. Un péché peut être dit véniel
à plusieurs titres. A raison de sa cause, c'est-à-dire lorsqu'il a en lui une
cause qui diminue le péché, et c'est ainsi que le péché d'ignorance et le péché
de faiblesse sont dits véniels. A raison de ce qui le suit : par la pénitence
toute faute peut devenir vénielle, c'est-à-dire obtenir le pardon. Enfin le
péché est appelé véniel à cause de son genre : les paroles oiseuses par
exemple. C'est seulement dans ce dernier sens que véniel s'oppose à mortel,
alors que l'objection est fondée sur le premier sens.
2. La passion cause dans le
péché la conversion aux biens périssables. Or ce qui le rend mortel, c'est son
aversion ; et celle-ci résulte par accident de la conversion, nous l'avons dit.
Aussi l'objection ne porte pas.
3. La raison n'est pas toujours complètement empêchée dans son acte par la passion. Il lui reste donc assez de libre arbitre pour pouvoir se détourner de Dieu, ou se tourner vers lui. Si cependant l'usage de la raison se trouvait entièrement aboli, il n'y aurait plus alors de péché, ni mortel ni véniel.
1. Peut-on pécher par malice volontaire, autrement dit par calcul ? - 2. Celui qui pèche par habitus pèche-t-il par malice volontaire ? - 3. Celui qui pèche par malice volontaire pèche-t-il par habitus ? - 4. Celui qui pèche par malice volontaire pèche-t-il plus gravement que par passion ?
Objections :
1. Personne, semble-t-il,
ne peut pécher par calcul ou malice volontaire. Car l'ignorance s'oppose au
calcul ou à la malice volontaire. Or, d'après le Philosophe "tout méchant
est un ignorant", et il est écrit dans les Proverbes (14, 22) : "Ils
se trompent, ceux qui font le mal." Donc personne ne pèche par malice
volontaire.
2. Denys dit que
"personne ne fait le mal par intention". Or, pécher par malice, cela
semble bien être vouloir le mal par son péché. Car ce qui échappe à l'intention
a valeur d'accident et ne qualifie pas l'acte. Donc personne ne pèche par
malice.
3. La malice elle-même,
c'est le péché. Si c'est aussi une cause du péché, il s'ensuivra que le péché
sera cause du péché à l'infini, ce qui est inadmissible. Donc personne ne pèche
par malice.
Cependant :
il est écrit au livre de Job (34,
27) : "Ils se sont éloignés de Dieu par calcul et n'ont pas voulu
comprendre ses voies." S'éloigner de Dieu, c'est pécher. Il y en a donc
qui pèchent par calcul, autrement dit, par malice volontaire.
Conclusion :
Comme toute autre réalité, l'homme a naturellement l'appétit du bien. Lorsque son appétit se détourne vers le mal, cela vient d'une corruption ou d'une désorganisation dans l'un de ses principes ; car c'est ainsi qu'on trouve du péché dans les activités de la nature. Les principes des actes humains, ce sont l'intelligence et l'appétit : appétit rationnel ou volonté, et appétit sensible. Donc le péché s'introduit parfois dans les actes humains par une défaillance de l'intelligence, comme quand on pèche par ignorance ; par une défaillance de l'appétit sensible, comme lorsqu'on pèche par passion ; de même encore par une défaillance de la volonté, c'est-à-dire par un désordre chez celle-ci.
Le désordre de la volonté, c'est
d'aimer davantage ce qui est un moindre bien. Il s'ensuit qu'on choisit de laisser
perdre le bien qu'on aime moins, pour s'emparer de celui qu'on aime davantage ;
par exemple, on veut bien, même très sciemment, endurer la perte d'un membre
pour conserver la vie, qu'on aime davantage. De cette façon, lorsqu'une volonté
déréglée aime un bien temporel, comme les richesses ou la volupté, plus que
l'ordre de la raison ou de la loi divine, plus que l'amour de Dieu ou toute
autre chose du même genre, la volonté veut bien perdre un bien spirituel pour
posséder un bien temporel. Or le mal n'est pas autre chose que la privation
d'un bien. Ainsi, on veut sciemment un mal spirituel, qui est un mal absolu,
par lequel on se prive du bien spirituel, pour posséder un bien temporel. C'est
ce qu'on appelle pécher par malice volontaire, ou par calcul, parce qu'on
choisit sciemment le mal.
Solutions :
1. Parfois l'ignorance
exclut la science par laquelle on sait, dans l'absolu, que ce qu'on fait est
mal : c'est alors qu'on parle de péché par ignorance. Parfois elle exclut la
science par laquelle on sait que ceci est maintenant le mal, comme lorsqu'on
pèche par passion. Parfois l'ignorance exclut la science, par laquelle on sait
que ceci est un mal qu'on ne doit pas accepter pour obtenir ce bien-là ; mais
on sait, dans l'absolu, que c'est mal. C'est en ce sens qu'on attribue de
l'ignorance à celui qui pèche par malice volontaire.
2. On ne peut vouloir le
mal pour lui-même. On peut cependant le vouloir pour éviter un autre mal, ou
pour se procurer un autre bien, nous venons de le dire. Et dans ce dernier cas,
on préférerait se procurer le bien qu'on veut pour lui-même, sans avoir à en
perdre un autre ; le débauché voudrait bien pouvoir jouir de ses plaisirs sans
offenser Dieu, mais ayant à choisir entre les deux, il aime mieux offenser Dieu
par le péché que se priver de plaisir.
3. Quand on dit de quelqu'un qu'il pèche par malice, cela peut s'entendre d'une malice habituelle : c'est ainsi que le Philosophe appelle malice l'habitus mauvais, comme il appelle vertu l'habitus bon. Et à ce point de vue pécher par malice c'est pécher par un penchant habituel. - Mais cela peut s'entendre aussi d'une malice actuelle. Soit qu'on désigne par là le parti pris de mal faire, et en ce sens on dit que quelqu'un pèche par malice dans la mesure où il agit par véritable choix du mal. Soit qu'on parle d'une faute précédente qui est à l'origine d'une faute subséquente, comme lorsqu'un individu, par jalousie de ses frères, entre en lutte avec la grâce d'en haut. Dans ces deux derniers cas, la même faute n'est pas à elle-même sa propre cause, mais un acte intérieur est cause de l'acte extérieur. Et un péché est cause d'un autre péché, mais non pas à l'infini, car on en arrive, comme nous l'avons dit, à un premier péché qui n'est pas causé par un péché antérieur.
Objections :
1. Il ne paraît pas que
celui qui pèche par habitus y mette toujours une malice volontaire. Le péché de
malice volontaire est toujours très grave. Or il peut arriver que l'on commette
par habitus une faute légère, comme de dire une parole oiseuse. Tout péché
d'habitus n'est donc pas un péché de malice volontaire.
2. Les actes issus d'un
habitus sont pareils à ceux qui l'engendrent. Or les actes antérieurs à
l'habitus vicieux ne viennent pas d'une malice volontaire. Les péchés qui
proviennent de cet habitus ne viennent donc pas d'une malice volontaire.
3. Celui qui fait quelque chose par malice volontaire se réjouit de l'avoir fait : les Proverbes (2, 14) parlent de ces gens "qui mettent leur joie à faire le mal et se complaisent dans la perversité".
Cela vient de ce que chacun trouve
délectable d'obtenir ce qu'il recherche et de faire ce qui lui est en quelque
sorte devenu connaturel par habitus. Mais au contraire, ceux qui pèchent par
habitus, "les méchants" c'est-à-dire ceux qui ont un habitus vicieux
"sont bourrelés de remords", dit Aristote. Donc les péchés commis par
habitus ne viennent pas d'une malice volontaire.
Cependant :
on appelle péché de malice
volontaire celui qui vient de ce qu'on a choisi le mal. Mais chacun choisit ce
qui est dans le sens son propre habitus, comme le Philosophe le fait remarquer
à propos de l'habitus vertueux. Le péché de malice volontaire est donc bien
celui qui vient d'un habitus.
Conclusion :
Pécher en ayant un habitus et
pécher en vertu de cet habitus, ce n'est pas la même chose. Car l'usage d'un
habitus n'est pas fatal, mais soumis à la volonté de celui qui le possède, et
c'est pourquoi l'habitus est défini comme un principe intérieur qu'on emploie
quand on veut. Aussi peut-il arriver à celui qui a un habitus vicieux, de
produire brusquement un acte de vertu pour ce motif que le mauvais habitus ne
détruit pas totalement la raison mais laisse subsister en elle quelque chose
d'intègre, permettant ainsi au pécheur de faire encore de bonnes actions. Et de
même peut-il arriver qu'un homme ayant un habitus vicieux, agisse de temps à
autre sous le coup de la passion ou même par ignorance, sans que son habitus y
soit pour rien. Mais chaque fois qu'il se sert de cet habitus, nécessairement
il pèche par malice volontaire. En effet, celui qui possède un habitus trouve
préférable en soi tout ce qui est conforme à son propre habitus ; cela lui
devient en quelque sorte connaturel, dans la mesure où l'accoutumance et
l'habitus finissent par être comme une seconde nature. Or ce qui agrée à
quelqu'un selon son habitus vicieux est exclusif du bien spirituel. Il s'ensuit
que l'homme choisit le mal spirituel pour obtenir le bien qui lui agrée selon
son habitus mauvais. Cela, c'est pécher par malice volontaire. Il est donc
évident que quiconque pèche par habitus pèche par malice volontaire.
Solutions :
1. Les péchés véniels
n'excluent pas ce bien spirituel qu'est la grâce de Dieu, ou la charité. Aussi
ne les appelle-t-on pas mauvais de façon absolue, mais sous un certain rapport.
C'est pourquoi leurs habitus ne peuvent être appelés mauvais absolument, mais
seulement de façon relative.
2. Les actes qui procèdent
des habitus sont bien de même espèce que ceux qui engendrent les habitus. Ils
en diffèrent cependant comme le parfait diffère de l'imparfait. Et c'est
précisément la différence entre le péché de malice volontaire et le péché de
passion.
3. Celui qui pèche par habitus, tant qu'il agit par son habitus se réjouit toujours de ce qu'il fait grâce à lui. Mais il peut ne pas employer son habitus et, par sa raison qui n'est pas complètement viciée, il peut méditer autre chose. Alors il arrive parfois que, n'exerçant pas son habitus, il regrette ce que celui-ci lui a fait commettre. - Cependant, le plus souvent, des pécheurs s'attristent du péché, non que le péché en lui-même leur déplaise, mais à cause d'un dommage que le péché leur fait encourir.
Objections :
1. Il semble bien qu'en
péchant par malice volontaire on pèche toujours par habitus. En effet, le
Philosophe dit que commettre des injustices à la manière de l'homme injuste, c'est-à-dire
par choix, n'est pas le fait de n'importe qui mais seulement de celui qui en a
l'habitus. Mais ce choix du mal, c'est le péché de malice, on vient de le dire.
Donc le péché de malice volontaire est réservé à celui qui a un habitus.
2. Selon Origène : "On
ne tombe pas soudainement, mais il a fallu se laisser aller progressivement et
par chutes partielles." Or il semble que la chute grave consiste à pécher
par malice volontaire. Donc, ce n'est pas dès le début, mais par une longue
accoutumance qui permet la naissance des habitus, qu'on en arrive à pécher par
malice volontaire.
3. Chaque fois que
quelqu'un pèche par malice volontaire, il faut que sa volonté d'elle-même se
porte au mal, puisqu'elle le choisit. Or, par la nature de cette faculté, l'homme
n'est pas porté au mal mais plutôt au bien. S'il choisit le mal, il faut donc
que quelque chose soit survenu, qui est la passion ou l'habitus. Or, quand on
pèche par passion, on ne pèche pas par malice, mais par faiblesse, nous l'avons
diti. Donc chaque fois qu'un homme pèche par malice volontaire, ce ne peut être
que par habitus.
Cependant :
l'habitus mauvais fait choisir le
mal comme l'habitus bon fait choisir le bien. Mais parfois, sans avoir
l'habitus de la vertu, on choisit ce qui est bon selon la vertu. Donc
pareillement, sans avoir l'habitus du vice, on peut quelquefois choisir le mal,
et c'est là pécher par malice volontaire.
Conclusion :
La volonté n'a pas la même relation avec le bien et avec le mal. En effet, sa nature l'incline vers le bien de la raison comme vers son objet propre, et c'est pourquoi l'on dit que tout péché est contraire à la nature. Pour qu'elle en arrive à choisir un mal, il faut donc que cela lui vienne d'ailleurs. Parfois, cela vient d'une défaillance de la raison comme dans le péché d'ignorance, et parfois de l'impulsion de l'appétit sensible comme dans le péché de passion. Mais ce n'est pas là pécher par malice volontaire. On ne pèche par malice volontaire que lorsque, d'elle-même, la volonté se porte au mal. Ce qui peut arriver de deux façons : 1° Parce qu'il y a dans l'homme une disposition faussée qui l'incline au mal, si bien que, par cette disposition, ce mal devient pour l'homme quelque chose qui lui agrée et qui lui ressemble ; et en raison de cet accord, la volonté y tend comme vers un bien, car tout être tend de lui-même à ce qui lui est accordé. Or une telle disposition faussée, ou bien est quelque habitus acquis par accoutumance et passé à l'état de nature ; ou bien un état maladif du corps qui fait qu'un individu est naturellement prédisposé à certaines fautes par sa nature vicieuse. 2° Il arrive aussi que la volonté tende d'elle-même vers le mal parce que ce qui l'arrêtait a été enlevé, qu'il n'y a plus rien qui l'arrête. Par exemple quelqu'un est arrêté, non parce que le péché en soi lui déplaît, mais parce qu'il espère la vie éternelle ou parce qu'il craint l'enfer. Si le désespoir lui enlève cette espérance, ou si la présomption lui enlève cette crainte, il en vient, n'ayant pour ainsi dire aucun frein, à pécher par malice volontaire.
En somme, il résulte de tout cela
que le péché de malice volontaire présuppose toujours dans l'homme un désordre,
qui cependant n'est pas toujours un habitus. Il n'est pas nécessaire par
conséquent que tout péché de malice volontaire soit un péché venant d'un
habitus.
Solutions :
1. Commettre une injustice
à la manière de l'homme injuste, c'est le faire non seulement par malice
volontaire, mais aussi par plaisir et sans opposition sérieuse de la raison.
Cela est uniquement le fait de celui qui a un habitus.
2. On ne tombe pas tout
d'un coup dans le péché de malice volontaire ; il est précédé par quelque chose
qui cependant n'est pas toujours un habitus, nous l'avons dit.
3. Ce qui incline la
volonté au mal ce n'est pas toujours l'habitus ou la passion, c'est quelquefois
autre chose, nous l'avons dit.
4. On ne peut pas faire le même raisonnement pour le choix du bien et pour le choix du mal. Car le mal n'existe jamais sans qu'il y ait un bien naturel, mais le bien peut exister sans le mal d'une faute tonnelle.
Objections :
1. Il n'est pas plus grave,
semble-t-il de pécher par malice que de pécher par passion. En effet,
l'ignorance excuse le péché en tout ou en partie. Or l'ignorance est plus
grande chez celui qui pèche par malice volontaire que chez celui qui pèche par
passion. Car celui qui pèche par malice volontaire souffre de l'ignorance du
principe, qui est la plus grave, selon Aristote ; en effet il juge mal de la
fin, qui joue le rôle de principe dans l'action. Donc celui qui pèche par
malice volontaire est plus excusable que celui qui pèche par passion.
2. Le péché est d'autant
moins grave que l'impulsion au mal a été plus forte, comme on le voit chez
celui qui a été jeté dans le péché par un mouvement de passion plus violent. Or
celui qui pèche par malice est poussé par l'habitus, dont l'impulsion est plus
forte que celle de la passion. Donc, celui qui pèche par habitus est moins
coupable que celui qui pèche par passion.
3. Le péché de malice
volontaire vient de ce qu'on choisit le mal. Mais dans le péché de passion
aussi on choisit le mal. Il n'y a donc pas moins de gravité dans l'un que dans
l'autre.
Cependant :
le péché commis par calcul mérite
une peine plus grave par cela même. Il est écrit au livre de Job (34, 26 Vg) :
"Dieu a frappé aux yeux de tous, comme des impies, ceux qui se sont
retirés de lui par calcul." Mais on n'augmente un châtiment qu'en raison
de la gravité de la faute. Donc le péché est aggravé du fait qu'il y entre du
calcul, c'est-à-dire de la malice volontaire.
Conclusion :
Le péché de malice volontaire est
plus grave que le péché de passion pour trois raisons : 1° Comme le péché
consiste principalement dans la volonté, il est d'autant plus grave, toutes
choses égales d'ailleurs, que son mouvement appartient davantage en propre à la
volonté. Or, quand on pèche par malice volontaire, le mouvement appartient plus
proprement à la volonté qui se porte d'elle-même au mal, que si l'on pèche par
passion, la volonté étant alors poussée à mal faire comme par une force
extérieure. Aussi, par cela même que l'on pèche par malice, le péché devient
plus grave, et d'autant plus que la malice aura été plus violente ; au
contraire, lorsqu'il est fait par passion, il est atténué, et d'autant plus que
la passion aura été plus violente. 2° La passion qui incline la volonté à
pécher passe vite, et ainsi l'homme revient vite au bon propos en regrettant
son péché. Mais l'habitus qui fait pécher par malice dure davantage. Aussi le
Philosophe compare-t-il l'intempérant, qui pèche par malice, à l'infirme dont
le mal est continu ; et l'incontinent, qui pèche par passion, à celui dont le
mal est intermittent. 3° Celui qui pèche par malice volontaire est dans de
mauvaises dispositions envers la fin elle-même, laquelle est principe en
matière d'action. Et ainsi sa défaillance est bien plus dangereuse que la
défaillance de celui qui pèche par passion. Ce dernier garde le bon propos de
tendre à la fin véritable, encore que ce bon propos soit temporairement
interrompu à cause de la passion. Or la défaillance portant sur le principe est
toujours la pire. Il est donc évident que le péché de malice est plus grave que
le péché de passion.
Solutions :
1. L'objection part de
l'ignorance qui accompagne le choix. Mais c'est là, nous l'avons dit plus
haut-, une ignorance qui n'excuse ni ne diminue le péché. Donc lorsqu'elle est
plus grande, elle ne rend pas le péché plus petit.
2. L'impulsion qui vient de
la passion est pour ainsi dire extérieure par rapport à la volonté. Mais celle
que la volonté reçoit de l'habitus lui vient de l'intérieur. Ce n'est donc pas
pareil.
3. Pécher en faisant un choix est une chose, pécher par choix en est une autre. Celui qui pèche par passion fait un choix, et cependant il ne pèche pas par choix ; le choix n'est pas chez lui le principe premier du péché, c'est la passion qui l'induit à choisir ce qu'il ne choisirait pas S'il était étranger à la passion. Mais celui qui pèche par malice volontaire choisit le mal en lui-même de la manière que nous avons dite ; C'est pourquoi chez lui le choix est le principe du péché, et à cause de cela on dit qu'il pèche par choix.
LES CAUSES EXTÉRIEURES DU PÉCHÉ
Après les causes intérieures il
faut étudier les causes extérieures du péché : 1° Du côté de Dieu (Question 79).
- 2° Du côté du diable (Question 80). - 3° Du côté de l'homme (Question 81-89).
1. Dieu est-il cause du péché ? - 2. L'acte du péché vient-il de Dieu ? - 3. Dieu est-il cause de l'aveuglement et de l'endurcissement de certains ? - 4. Cet aveuglement et cet endurcissement sont-ils ordonnés au salut des pécheurs ?
Objections :
1. Il semble que oui, car
l'Apôtre (Rm 1, 28) dit de certains hommes : "Dieu les a livrés à leur
jugement pervers pour qu'ils fassent ce qui ne convient pas." Et la Glose
précise : "Dieu agit dans le coeur des hommes, inclinant leur volonté à
tout ce qu'il veut, en bien comme en mal." Faire ce qui ne convient pas,
avoir dans la volonté une inclination au mal, c'est le péché. Dieu est donc
pour les hommes, cause de péché.
2. Il est écrit dans la
Sagesse (14, 11) : "Les créatures de Dieu ont été faites en haine des
hommes et pour la tentation de leurs âmes." Or, on appelle ordinairement
tentation tout ce qui provoque à pécher. Puisque les créatures n'ont été faites
que par Dieu, comme on l'a vu dans la première Partie, il semble qu'il provoque
lui-même au mal et qu'il est ainsi une cause du péché.
3. La cause d'une cause est
aussi la cause de l'effet. Or Dieu est la cause du libre arbitre, lequel est la
cause du péché. Dieu est donc la cause du péché.
4. Tout mal s'oppose au
bien. Malgré cela, il n'est pas contraire à la bonté divine que Dieu soit
l'auteur du mal de peine. C'est de ce mal en effet que parle Isaïe, lorsqu'il
dit (45, 7) que "Dieu en est le créateur", et Amos, lorsqu'il dit (3,
6) : "Y a-t-il dans la cité un malheur que Dieu n'ait pas envoyé ?"
Il n'est donc pas plus contraire à la bonté divine que Dieu soit l'auteur du
mal de faute.
Cependant :
il est écrit au livre de la Sagesse
(11, 25) : "Tu ne hais rien de ce que tu as fait." Or Dieu hait le péché,
puisqu'il est dit au même livre (14, 9) : "Dieu déteste l'impie avec son
impiété." Dieu n'est donc pas la cause du péché.
Conclusion :
L'homme peut être de deux manières cause de péché, du sien ou de celui d'autrui. D'une manière directe, s'il incline sa volonté ou celle d'autrui à pécher. D'une manière indirecte, lorsqu'en certains cas il ne retire pas les autres du péché. C'est pourquoi, dans Ezéchiel (3, 18) il est dit au veilleur : "Si tu ne dis pas à l'impie : "Tu mourras", ... c'est à toi que je demanderai compte de son sang." - Mais Dieu ne peut pas être directement cause du péché, ni pour lui ni pour autrui. Car tout péché se fait par éloignement de l'ordre qui a Dieu pour fin. Or Dieu, au contraire, incline et ramène tout à soi comme à l'ultime fin, selon Denys. Il est donc impossible qu'il soit cause d'éloignement, pour lui-même ou pour d'autres, d'un ordre qui est tout orienté vers lui. Il ne peut donc être directement cause du péché.
Indirectement, pas davantage. Car
il lui arrive de ne pas donner à certains le secours dont ils auraient besoin
pour éviter des péchés ; s'il le leur accordait, ils ne pécheraient pas. Mais
Dieu fait cela selon l'ordre de sa sagesse et de sa justice, puisqu'il est
lui-même sagesse et justice. On ne peut donc nullement lui imputer, comme s'il
en était cause, le péché de personne. Le pilote n'est vraiment rendu
responsable du naufrage d'un navire que s'il quitte le gouvernail au moment où
il a le pouvoir et le devoir d'y être. Ainsi, de toute évidence, Dieu n'est en aucune
manière cause du péché.
Solutions :
1. Pour ce qui est des
paroles de l'Apôtre, la solution ressort du texte même. Si Dieu livre certains
à leur sens réprouvé, c'est donc qu'ils ont déjà ce sens pour faire ce qui ne
convient pas. Dire que Dieu les livre à ce sens pervers, c'est dire qu'il ne
les empêche pas de le suivre, comme on peut dire que nous exposons ceux que
nous ne protégeons pas. Quant au passage de S. Augustin d'où la Glose a été
tirée, il faut l'entendre ainsi : Dieu incline directement la volonté vers le
bien ; quant au mal, Dieu se borne à ne pas l'empêcher, comme nous venons de le
dire ; et cela même n'a lieu que parce que des fautes antérieures l'ont mérité.
2. Dans ce passage de la
Sagesse la préposition "pour" indique non pas une causalité mais une
conséquence. Car Dieu n'a pas fait les créatures pour le mal des hommes, mais
la chose est arrivée par suite de leur folie. Aussi le texte ajoute-t-il que
les créatures sont tendues "comme un piège aux insensés",
c'est-à-dire à ceux qui par leur propre folie font des créatures un autre usage
que celui auquel elles ont été destinées.
3. Lorsqu'une cause
intermédiaire produit son effet en se soumettant à la cause première, l'effet
remonte jusqu'à celle-ci. Mais si la cause intermédiaire produit son effet en
se soustrayant au plan de la cause première, cet effet n'est plus rapporté à
celle-ci. Ainsi, quand un serviteur agit contre les ordres de son maître, on ne
rapporte pas cette action au mâître comme à sa cause. Pareillement, le péché
que le libre arbitre commet contre le commandement divin ne se rapporte pas à
Dieu comme à sa cause.
4. La peine est le mal qui s'oppose au bien de celui qui est puni en le privant d'un bien quelconque. Mais la faute s'oppose au bien de l'ordre ayant Dieu pour fin ; c'est pourquoi elle s'oppose directement à la bonté divine. A cause de cela, on ne peut pas raisonner sur la faute par analogie avec la peine.
Objections :
1. S. Augustin dit que
l'acte du péché n'est pas une réalité. Or tout ce qui vient de Dieu est
réalité. Donc l'acte du péché ne vient pas de Dieu.
2. L'homme est dit cause du
péché uniquement parce qu'il est cause de l'acte du péché ; car, selon Denys
"nul ne fait le mal en voulant le mal". Mais nous venons de dire que
Dieu n'est pas cause du péché. Donc il n'est pas cause de l'acte du péché.
3. Il y a des actes qui
sont par leur espèce des maux et des péchés. Or tout ce qui est cause d'un être
est cause de ce qui le caractérise spécifiquement. Donc, si Dieu était cause de
l'acte du péché, il serait par suite cause du péché lui-même. Mais nous avons
montré que ce n'est pas vrai. Donc Dieu n'est pas cause de l'acte du péché.
Cependant :
l'acte du péché est un mouvement du
libre arbitre. Mais, selon S. Augustin "la volonté de Dieu est cause de
tous les mouvements". Elle est donc cause de l'acte du péché.
Conclusion :
L'acte du péché est à la fois être et action ; à ce double titre il a de quoi dépendre de Dieu. En effet tout être, de quelque façon que ce soit, doit dériver du premier être, selon Denys. De même, toute action est causée par un être existant en acte, car aucun être n'agit sinon dans la mesure où il est en acte ; or tout être en acte se ramène à l'acte premier, c'est-à-dire à Dieu, comme à la cause qui est acte par son essence. Il faut conclure que Dieu est la cause de toute action, en tant qu'elle est action.
Mais le péché qualifie un être et
une action affectés d'un défaut. Or, ce défaut vient d'une cause créée, le
libre arbitre, en tant qu'il manque à l'ordre voulu par la première cause,
Dieu. Aussi un tel défaut ne se ramène pas à Dieu comme à sa cause, mais au
libre arbitre, de même que le fait de boiter est attribué à la déformation de
la jambe, et non à la faculté motrice, de laquelle vient cependant tout ce
qu'il y a encore de mouvement dans la démarche boiteuse. Ainsi Dieu est cause
de l'acte du péché, et cependant n'est pas cause du péché parce qu'il n'est pas
cause qu'il y ait un défaut dans l'acte.
Solutions :
1. Par réalité S. Augustin
entend ce qui est réalité au sens absolu, c'est-à-dire la substance. Car c'est
en ce sens que l'acte du péché n'est pas une réalité.
2. Il faut attribuer à
l'homme, à titre de cause, non seulement l'acte mais encore le défaut qui est
dans l'acte ; car il ne se soumet pas à qui il doit se soumettre, bien que ce
ne soit pas là son intention première. Et c'est pourquoi l'homme est cause du
péché. Mais Dieu est cause de l'acte de telle manière qu'il n'est nullement
cause du défaut concomitant, et voilà pourquoi il n'est pas la cause du péché.
3. Comme nous l'avons dit plus haut, l'acte et l'habitus ne sont pas caractérisés spécifiquement par la privation même dans laquelle réside le mal, mais par un objet auquel se trouve jointe cette privation. Et ainsi, ce défaut dans l'acte, qu'on dit ne pas être de Dieu, est consécutif à l'espèce de l'acte mais ne la constitue pas comme ferait une différence spécifique.
Objections :
1. Il semble que non. Car
S. Augustin affirme : "Dieu n'est pas cause qu'un homme se dégrade."
Or l'aveuglement et l'endurcissement dégradent l'homme. Dieu ne peut donc pas
en être la cause.
2. S. Fulgence affirme :
"Dieu ne tire pas vengeance d'un être dont il est l'auteur". Mais
Dieu tire vengeance du coeur endurci, selon l'Ecclésiastique (3, 17) : "Le
coeur dur connaîtra le malheur au dernier iour." Dieu n'est donc pas la
cause de son endurcissement.
3. Le même effet ne peut
pas être attribué à des causes contraires. Or la cause de l'aveuglement c'est
la malice de l'homme, d'après la Sagesse (2, 21) : "Leur malice les
aveugle" ; et c'est aussi le diable d'après S. Paul (2 Co 4, 4) : "Le
dieu de ce monde a aveuglé l'entendement des incrédules." ce sont là des
causes qui apparaissent comme contraires à Dieu. Dieu n'est donc pas cause
d'aveuglement et d'endurcissement.
Cependant :
nous lisons en Isaïe (6, 10) :
"Aveugle le coeur de ce peuple et endurcis ses oreilles." Et dans
l'épître aux Romains (9, 18) : "Dieu prend pitié de qui il veut, et il
endurcit qui il veut."
Conclusion :
L'aveuglement et l'endurcissement impliquent deux choses. Un mouvement de l'âme humaine qui adhère au mal et se détourne de la lumière divine. A cet égard, Dieu n'est pas la cause de l'aveuglement et de l'endurcissement, comme il n'est pas la cause du péché. En outre, aveuglement et endurcissement comportent une soustraction de grâce à la suite de quoi l'esprit n'est plus éclairé par Dieu pour bien voir, ni le coeur attendri pour bien vivre. Et à cet égard, Dieu est cause de l'aveuglement et de l'endurcissement.
Il faut considérer que Dieu est la
cause universelle de l'illumination des âmes, selon S. Jean (1, 9) : "Il
était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde", comme
le soleil est la cause universelle de l'illumination des corps. Avec des
différences cependant, car le soleil répand sa lumière par nécessité de nature,
tandis que Dieu agit volontairement et suivant le plan de sa sagesse. Le
soleil, autant que cela dépend de lui, éclaire bien tous les corps ; néanmoins,
s'il en était un où il rencontre un obstacle, il le laisse dans l'obscurité,
par exemple une maison dont les fenêtres sont demeurées closes. Et pourtant, la
cause de cette obscurité n'est nullement le soleil puisque ce n'est pas par son
propre jugement qu'il ne pénètre pas dans la maison ; la cause est uniquement
celui qui tient les volets fermés. Pour Dieu au contraire, s'il n'envoie plus les
rayons de grâce dans les âmes où il trouve un obstacle, c'est par son propre
jugement. Aussi la cause de cette soustraction de grâce n'est-elle pas
seulement celui qui présente l'obstacle, mais encore Dieu qui par son jugement
n'offre plus la grâce. De cette manière, Dieu est vraiment cause qu'on ne voit
plus, qu'on n'entend plus, et que le coeur est endurci. - Ces effets se
distinguent comme ceux de la grâce elle-même. Car, en même temps qu'elle
perfectionne l'intelligence par le don de sagesse, elle amollit le coeur au feu
de la charité. Et servie par deux sens, la vue qui aide à découvrir, et l'ouïe
à apprendre, il s'ensuit que l'on parle de cécité pour la vue, de surdité pour
l'ouïe, et d'endurcissement pour le coeur.
Solutions :
1. L'aveuglement et l'endurcissement,
par le côté où ils supposent une soustraction de la grâce, sont des peines ; à
cet égard ce ne sont pas eux qui dégradent l'homme. C'est lui qui, dégradé par
sa faute, encourt par elle ces châtiments et tous les autres.
2. L'objection est valable
si l'on considère l'endurcissement comme une faute.
3. La malice est une cause méritoire de l'aveuglement, comme la faute est cause de la peine. Et de même on dit aussi que le diable aveugle les esprits en tant qu'il induit à la faute.
Objections :
1. Oui, toujours,
semble-t-il. S. Augustin dit en effet : "Dieu, comme il est souverainement
bon, ne permettrait aucun mal si de chaque mal il ne pouvait faire sortir un
bien." A plus forte raison doit-il donc ordonner au bien le mal dont
lui-même est la cause. Or il est la cause, on vient de le dire, de
l'aveuglement et de l'endurcissement. Ces maux sont donc ordonnés par lui au
salut de ceux qui les subissent.
2. Il est dit dans la
Sagesse (1, 13 Vg) : "Dieu ne prend pas plaisir à la perte des
impies." Or il semblerait y prendre plaisir s'il ne tournait pas à leur
bien l'aveuglement dont il les frappe, de même qu'un médecin aurait l'air de
prendre plaisir à faire souffrir son malade si la médecine amère qu'il lui
donne à boire n'avait pas pour but de lui rendre la santé. Donc Dieu fait
tourner leur aveuglement au bien de ceux qu'il aveugle.
3. Dieu ne fait pas
acception de personnes, est-il dit au livre des Actes (10, 34). Or il y a des
cas où Dieu aveugle pour sauver. Ce fut, au témoignage même des Actes (2, 37)
et selon le commentaire qu'en donne S. Augustin, le cas de quelques-uns des
Juifs : Dieu les avait aveuglés pour qu'ils ne croient pas au Christ et que, ne
croyant pas en lui, ils le mettent à mort afin qu'après cela, tout contrits,
ils se convertissent, comme on le voit dans les Actes (2, 37) et comme l'expose
S. Augustin. Donc Dieu fait tourner l'aveuglement de tous à leur salut.
Cependant :
"il ne faut pas faire le mal
pour qu'il en sorte le bien", est-il dit dans l'épître aux Romains (3, 8).
Mais l'aveuglement est un mal. Donc Dieu n'aveugle pas des âmes pour leur bien.
Conclusion :
L'aveuglement est comme un prélude
au péché. Or le péché est ordonné à deux fins : par lui-même à la damnation ;
mais à d'autres effets par la miséricorde et la providence de Dieu : à la
guérison, en ce sens que Dieu permet que certains tombent dans le péché afin,
dit S. Augustin, que reconnaissant leur faute ils s'humilient et se
convertissent. Aussi l'aveuglement spirituel, de sa propre nature, mène à la
damnation, et c'est pourquoi on y voit même un signe de réprobation ; mais par
la divine miséricorde il est ordonné temporairement, comme un traitement
médicinal, au salut de ceux qui sont aveuglés. Néanmoins cette miséricorde
n'est pas accordée à tous, mais uniquement aux prédestinés, chez qui "tout
concourt au bien", comme dit l'Apôtre (Rm 8, 28). De sorte que pour les
uns l'aveuglement aboutit à la guérison, mais pour d'autres à la damnation,
selon S. Augustin.
Solutions :
1. Tous les maux que Dieu
fait ou permet sont destinés à quelque bien ; pas toujours cependant au bien de
celui chez qui est le mal, mais quelquefois au bien d'un autre, ou encore au
bien de tout l'univers. C'est ainsi qu'il ordonne la faute des tyrans au bien
des martyrs, et la peine des damnés à la gloire de sa justice.
2. Dieu ne prend pas
plaisir à la perte des hommes pour le plaisir même de les perdre, mais en
raison de sa justice, ou pour le bien qui découle de leur châtiment.
3. Que Dieu ordonne
l'aveuglement de certains à leur salut, cela vient de sa miséricorde ; qu'il
ordonne l'aveuglement des autres à leur damnation, cela vient de sa justice.
Qu'il fasse miséricorde à certains et non à tous, ce n'est point chez lui
acception de personnes, nous l'avons montré dans la première Partie.
4. En sens contraire. Il ne faut pas faire le mal de faute pour qu'il en sorte du bien ; mais le mal de peine, il faut l'infliger pour le bien.
1. Le diable est-il directement cause du péché ? - 2. Induit-il à pécher par suggestion intérieure ? - 3. Peut-il mettre dans la nécessité de pécher ? - 4. Tous les péchés proviennent-ils de la suggestion du diable ?
Objections :
1. Il semble bien. Car le
péché consiste directement dans une affection. Or S. Augustin nous dit :
"Le diable inspire à ses alliés ses affections mauvaises." S. Bède :
"Le diable attire l'âme à aimer le mal." Et S. Isidore : "Le
diable remplit le coeur de l'homme de désirs cachés." Donc le diable est
directement cause du péché.
2. Pour S. Jérôme, de même
que Dieu accomplit le bien, de même le diable accomplit le mal. Mais Dieu est
directement la cause de notre bien. Le diable est donc directement cause de
notre mal.
3. Le Philosophe, dans un
chapitre de la Morale à Eudème, prétend qu'il faut à la délibération humaine un
principe extrinsèque. Or l'homme délibère non seulement sur le bien mais aussi
sur le mal. Donc, de même que Dieu pousse aux bonnes réSolutions et, par
là, est la cause directe du bien, de même le diable pousse l'homme aux
mauvaises et, par conséquent, est directement la cause du péché.
Cependant :
S. Augustin prouve que
"l'esprit de l'homme ne devient esclave de la concupiscence que par sa
propre volonté". Or l'homme ne devient esclave de la concupiscence que par
le péché. Donc la cause de celui-ci ne peut être le diable, mais seulement la
volonté de l'homme.
Conclusion :
Le péché est un acte. On peut donc être cause directe du péché comme on est cause directe d'un acte, ce qui n'arrive que si l'on met en mouvement le principe propre de l'acte. Puisque tout péché est volontaire, le principe propre de l'acte du péché, c'est la volonté. Rien par conséquent ne peut être directement cause du péché, si ce n'est ce qui peut pousser la volonté à l'action. Or la volonté, nous l'avons dit, peut être mue par deux causes : d'une part l'objet, et en ce sens on dit qu'une chose désirable et saisie comme telle meut l'appétit ; et, d'autre part, ce qui du dedans incline la volonté à vouloir. Et ce ne peut être, nous l'avons montré, que la volonté elle-même ou bien Dieu. Mais Dieu ne peut pas être cause du péché, nous l'avons dit ii il reste que, de ce côté, la volonté de l'homme est la seule cause directe de son péché.
Du côté de l'objet, la cause
capable de mouvoir la volonté peut s'entendre de trois façons. 1° De l'objet
proposé lui-même ; en ce sens, nous disons qu'un mets donne envie de manger. 2°
De celui qui propose ou offre un objet de cette sorte. 3° De celui qui persuade
que l'objet proposé a raison de bien, car celui-là, en un sens, offre à la
volonté son objet propre qui est le bien tel que le voit la raison, vrai ou
apparent. - Ainsi donc, selon le premier mode, les réalités sensibles telles
qu'elles se présentent extérieurement portent la volonté de l'homme à pécher.
Mais, selon le deuxième et le troisième modes, le diable et même l'homme ont le
pouvoir d'inciter à pécher, soit en offrant à la sensation quelque chose de
désirable, soit en persuadant la raison. Néanmoins, selon aucun de ces trois
modes il ne peut y avoir une cause directe de péché, parce que la volonté n'est
mue nécessairement par aucun objet autre que la fin ultime, nous l'avons dit
antérieurement ; par conséquent, ni la réalité offerte extérieurement, ni celui
qui la propose, ni celui qui persuade ne sont une cause suffisante du péché. Il
s'ensuit donc que le diable n'est pas cause du péché d'une manière directe ou
suffisante, mais uniquement à la façon de quelqu'un qui persuade, ou à la façon
de quelqu'un qui propose une chose désirable.
Solutions :
1. Il faut rapporter toutes
ces autorités, et les autres qu'on pourrait trouver, à ce fait que le diable
par ses suggestions ou par la présentation d'objets désirables, induit à
l'amour du péché.
2. Le rapprochement est à
retenir en ce que le diable est d'une certaine façon cause de nos péchés, comme
Dieu est d'une certaine façon cause de nos bonnes actions. Il n'y a pourtant
rien semblable quant à la manière d'être cause, car Dieu cause le bien en
mouvant intérieurement la volonté, ce qu'on ne peut attribuer au diable.
3. Dieu est le principe universel de tous les mouvements intérieurs de l'homme ; mais que la volonté humaine se détermine à un mauvais dessein, cela vient directement de cette volonté même, et du diable par mode de persuasion ou de proposition.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'il
ait ce pouvoir. En effet, les mouvements intérieurs de l'âme sont des activités
vitales ; or les activités vitales, même celles de la vie végétative qui sont
les plus élémentaires, ne peuvent jamais venir que d'un principe intrinsèque.
Donc le diable n'a pas le pouvoir de s'insinuer dans les mouvements intérieurs
de l'homme pour l'inciter au mal.
2. Tous ces mouvements
intérieurs, si l'on suit l'ordre de la nature, ont leur origine dans les sens
extérieurs. Or il n'appartient qu'à Dieu de faire quelque chose en dehors de
l'ordre de la nature, on l'a dit dans la première Partie. Donc le diable ne
peut rien faire dans les mouvements intérieurs de l'homme, si ce n'est par le
moyen de ce qui frappe les sens extérieurs.
3. Les actes intérieurs de
l'âme sont l'acte de comprendre et celui d'imaginer. Or sur aucun des deux le
diable ne peut rien. Car, on l'a établi dans la première Partie, le diable ne
peut rien imprimer dans l'intelligence humaine. Même sur l'imagination il
semble bien qu'il ne peut rien non plus, car les formes qui s'impriment dans
l'imagination sont d'ordre plus élevé, étant plus spirituelles, que celles qui
sont dans la matière sensible et sur lesquelles pourtant le diable ne peut
rien, comme nous l'avons vu dans la première Partie. Le diable ne peut donc pas
utiliser les mouvements intérieurs de l'homme pour l'induire à pécher.
Cependant :
d'après cela le diable ne pourrait
jamais tenter l'homme qu'à condition d'apparaître visiblement, ce qui est
évidemment faux.
Conclusion :
L'âme en son intimité est intellectuelle et sensible. Intellectuelle, elle contient l'intelligence et la volonté. Pour ce qui est de la volonté, nous venons de dire comment le diable se comporte envers elle. Quant à l'intelligence, elle est mise en mouvement par ce qui lui apporte de la lumière pour la connaissance de la vérité. Or ce n'est pas cela que le diable cherche à faire chez l'homme ; il cherche plutôt à obscurcir sa raison pour le faire consentir au péché. Et comme cet obscurcissement provient de l'imagination et de l'appétit sensible, il semble que toute l'action intérieure du diable concerne ces deux facultés. C'est en les agitant l'une et l'autre qu'il peut induire au péché, car il peut faire que des formes imaginaires se présentent à l'imagination. Il peut faire également que l'appétit sensible soit excité à quelque passion.
Nous avons dit en effet dans la première Partie que le monde des corps obéit naturellement à celui des esprits pour ce qui est mouvement local. Par conséquent le diable a le pouvoir de causer dans ce monde inférieur tout ce qui peut provenir du mouvement local, à moins d'être retenu par la puissance divine. Or le fait que des formes se présentent à l'imagination est parfois la suite d'un mouvement local. Le Philosophe dit, au livre sur le Sommeil et la Veille, que "lorsqu'un animal s'est endormi, si le sang afflue en abondance aux organes sensoriels, y affluent en même temps les mouvements", c'est-à-dire les empreintes laissées par les objets extérieurs et conservées dans les images sensibles ; et ces empreintes agissent sur le principe de connaissance, en lui apparaissant comme si le principe sensible était modifié alors par la présence des réalités extérieures. Il y a donc là un mouvement local, simple déplacement d'humeurs ou d'esprits animaux, qui peut être provoqué par les démons chez l'homme soit endormi soit éveillé, et qui influe sur son imagination.
Pareillement, l'appétit sensible
est excité à des passions par des mouvements déterminés du coeur et des esprits
animaux. Aussi le diable peut-il également coopérer à cela. Et du fait que des
passions sont ainsi excitées dans l'appétit sensible, il s'ensuit que
l'imagination perçoit plus vivement l'impression sensible ramenée en elle de la
manière que nous avons dite, pour cette raison notée par le Philosophe dans le
même livre : "Ceux qui aiment sont portés à retrouver dans la moindre
ressemblance l'image de ce qu'ils aiment." Il arrive en outre, la passion étant
ainsi excitée, que ce qui s'offre à l'imagination, on juge devoir le
poursuivre, parce que celui qui est pris par une passion trouve bon tout ce qui
est dans le sens de sa passion. Et voilà de quelle façon le diable induit
intérieurement à pécher.
Solutions :
1. Les activités vitales
viennent toujours d'un principe intrinsèque ; cependant un principe actif
extérieur peut y concourir aussi. C'est ainsi que, même pour les activités de
la vie végétative, la chaleur ambiante apporte son concours en facilitant la
digestion des aliments.
2. Cette apparition de
formes dans l'imagination ne se fait pas tout à fait en dehors de l'ordre de la
nature, ni non plus au seul commandement de la volonté ; mais elle se fait,
avons-nous dit, par l'intermédiaire du mouvement local.
3. C'est ce qui permet de répondre à la troisième objection, car ces formes tirent leur origine de la sensation.
Objections :
1. Il semble qu'il ait ce
pouvoir sur l'homme, comme une puissance plus grande sur une plus petite. Au
livre de Job (41, 25) il est écrit du diable : "Il n'y a pas une puissance
sur terre qui puisse lui être comparée." L'homme qui est terrestre peut
donc être mis par le diable dans la nécessité de faire le mal.
2. La raison humaine ne
peut être mue que par ce qui est d'abord proposé aux sens extérieurs, puis
représenté à l'imagination, car toute notre connaissance vient des sens et nous
ne saurions penser sans image, d'après Aristote. Or le diable peut mouvoir
l'imagination, nous l'avons dit. Il peut aussi mouvoir les sens extérieurs
puisque S. Augustin assure que "ce mal qui vient du diable se glisse par
l'ouverture de toutes les sensations, se communique à la figure des choses,
s'allie aux couleurs, se colle aux sons, s'infuse dans les saveurs". Par
tous ces moyens il n'est pas douteux que le diable puisse nécessiter la raison
humaine à pécher.
3. Selon S. Augustin
"il y a péché quand la chair convoite contre l'esprit". Or le diable
peut causer la convoitise charnelle, comme il peut causer les autres passions,
de la manière que nous avons décrite. Il peut donc contraindre l'homme à
pécher.
Cependant :
S. Pierre dit (1 P 5, 8)
"Votre ennemi le diable, pareil à un lion rugissant, rôde autour de vous,
cherchant qui dévorer. Résistez-lui, fermes dans la foi." Un pareil
avertissement serait inutile si l'homme devait nécessairement succomber. Donc
le diable ne met pas l'homme dans la nécessité de pécher.
Conclusion :
Le diable, par sa propre puissance,
peut, si Dieu ne l'arrête, amener nécessairement quelqu'un à faire des actes
qui sont matériellement des péchés, mais il ne peut pas lui imposer la
nécessité de pécher. C'est évident du fait qu'à un motif de pécher l'homme ne résiste
que par la raison. Le diable peut arrêter complètement l'usage de la raison en
troublant l'imagination et l'appétit sensible, comme cela se voit chez les
possédés. Mais alors, quoi que l'homme puisse faire, si sa raison est liée de
la sorte, l'acte ne lui est pas imputé à péché. Si au contraire la raison n'est
pas complètement liée, elle peut, par ce qu'elle a de libre, résister au péché,
comme il a été dit plus haut. Ainsi est-il clair que le diable ne peut
aucunement nécessiter l'homme à pécher.
Solutions :
1. Ce n'est pas n'importe
quelle puissance supérieure à l'homme qui peut mouvoir la volonté, mais
uniquement Dieu, nous l'avons vu.
2. Ce qui est appréhendé
par le sens ou l'imagination ne meut pas la volonté de façon nécessitante, si
l'homme a l'usage de sa raison, et cet usage n'est pas toujours lié par ces
sortes d'appréhensions sensibles.
3. La convoitise de la chair contre l'esprit, quand la raison y oppose une résistance actuelle, n'est pas péché, mais matière à exercer la vertu. D'autre part, que la raison ne lui résiste pas, ce n'est pas au pouvoir du diable. C'est pourquoi celui-ci ne peut mettre personne dans la nécessité de pécher.
Objections :
1. Il le semble bien. Car
Denys : "La multitude des démons est la cause de tous les maux, pour
eux-mêmes et pour les autres."
2. Celui qui pèche
mortellement devient l'esclave du diable, comme il est dit en S. Jean (8, 34) :
"Celui qui commet le péché devient esclave du péché." Mais selon S.
Pierre (2 P 2, 19) : "On est esclave de ce qui vous domine."
Commettre le péché, c'est donc être dominé par le diable.
3. Si la faute du diable
est irréparable, c'est parce que, dit S. Grégoire, il est tombé de lui-même et
sans que personne lui ait suggéré de pécher. Donc, si des hommes péchaient en
pleine liberté et sans que personne le leur suggère, leur péché serait
irrémédiable ; ce qui est évidemment faux. Tous les péchés des hommes se font
donc à la suggestion du diable.
Cependant :
il est dit au livre des Croyances
ecclésiastiques : "Ce n'est pas toujours le diable qui éveille en nous les
mauvaises pensées ; elles surgissent quelquefois par le mouvement de notre
libre arbitre."
Conclusion :
Occasionnellement et indirectement,
le diable est la cause de tous nos péchés, puisque c'est lui qui a induit le
premier homme à pécher et qu'à la suite de son péché la nature humaine a été
tellement viciée que nous sommes tous maintenant enclins au mal ; comme si l'on
disait que, si le bois brûle, c'est à cause de celui qui l'a fait sécher,
puisque c'est une fois sec qu'il s'enflamme facilement. - Mais, directement, le
diable n'est pas la cause de toutes les fautes des hommes, au point de nous
faire consentir à chacun de nos péchés. Origène le prouve par le fait que, même
si le diable n'existait pas, les hommes auraient l'appétit de la nourriture,
des plaisirs sexuels, etc. ; appétit qui pourrait être désordonné sans la
régulation de la raison, ce qui est au pouvoir du libre arbitre.
Solutions :
1. La multitude des démons
est en effet la cause de tous nos maux dans leur première origine, comme nous
venons de le dire.
2. On ne devient pas
l'esclave de quelqu'un seulement quand on est dominé par lui mais encore lorsqu'on
se soumet volontairement à lui. Et c'est ainsi que celui qui pèche de son
propre mouvement devient l'esclave du diable.
3. Le péché du diable a été irrémédiable parce qu'il l'a commis sans que personne le lui eût suggéré et sans avoir un penchant au mal causé par une suggestion antérieure. On ne peut en dire autant d'aucun péché de l'homme.
LA CAUSE DU PÉCHÉ DU COTÉ DE L'HOMME
Étudions maintenant la part de
l'homme comme cause du péché. Or, bien que l'homme soit pour un autre homme une
cause du péché du fait qu'il le lui suggère de l'extérieur comme fait aussi le
diable, il a une manière spéciale de porter le péché chez les autres, qui est
de le leur transmettre originellement. Aussi faut-il traiter du péché originel
1. Et, par rapport à ce péché, il y a trois choses à considérer : 1° sa
transmission (Question 81) ; 2° son essence (Question 82) ; 3° son sujet (Question
83).
1. Le premier péché de l'homme se transmet-il à la postérité par voie d'origine ? - 2. Tous les autres péchés du premier père, ou même d'autres ancêtres, se transmettent-ils à la postérité par voie d'origine ? - 3. Le péché originel est-il transmis à tous ceux qui descendent charnellement d'Adam ? - 4. Serait-il transmis à ceux qui seraient miraculeusement formés d'une partie du corps humain ? - 5. Si la femme avait péché, mais non pas l'homme, y aurait-il eu transmission du péché originel ?
Objections :
1. Il ne semble pas que le
premier péché du premier père puisse, par une telle voie, se transmettre à
d'autres. Il est dit en Ézéchiel (18, 20) : "Le fils ne portera pas
l'iniquité du père." Or il la porterait s'il recevait de lui l'iniquité.
Personne donc ne reçoit d'aucun de ses ancêtres, par son origine, un péché
quelconque.
2. Un accident ne se
transmet pas par voie d'origine, sinon par la transmission du sujet, car
l'accident ne passe pas de sujet en sujet. Mais l'âme rationnelle qui est le
siège de la faute ne se transmet pas héréditairement, nous l'avons montré dans
la première Partie. Donc la faute ne peut se transmettre par voie d'origine.
3. Tout ce qui se transmet
par origine humaine est produit par la semence. Or celle-ci ne peut pas
produire le péché, n'ayant pas en elle cette âme raisonnable qui seule peut
être cause du péché. Donc nul ne peut contracter un péché du fait de son
origine.
4. Ce qui est d'une nature
plus parfaite a plus de force pour agir. Or, la chair humaine parfaitement
formée n'a pas le pouvoir d'infecter l'âme qui lui est unie ; sans quoi cette
âme ne pourrait être purifiée de la faute originere tant qu'elle reste unie à
la chair. La semence a donc encore moins de pouvoir pour infecter l'âme.
5. Selon le Philosophe :
"Nul ne blâme ceux qui sont laids par nature, mais on blâme ceux qui le
sont par fainéantise et négligence." Mais nous appelons laids par nature
ceux qui le sont précisément par leur origine. Donc rien de ce qui est originel
n'est blâmable et n'est péché.
Cependant :
l'Apôtre dit (Rm 5, 12) "Le
péché est entré dans le monde par un seul homme." Cela ne peut s'entendre
d'une simple influence d'exemple ou d'excitation, comme quand la Sagesse (2,
14) dit : "C'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans le
monde." Reste donc que le péché soit entré dans le monde du fait du
premier homme et par voie d'origine.
Conclusion :
Selon la foi catholique, il faut tenir que le premier péché du premier homme passe à la postérité par voie d'origine. C'est pour cela que les enfants sont portés au baptême aussitôt après leur naissance, comme devant être lavés de la mouillure d'une faute. C'est le contraire de l'hérésie pélagienne, comme on le voit par S. Augustin dans un très grand nombre de ses livres.
Lorsqu'il s'est agi de découvrir comment le péché du premier père peut originellement passer à sa postérité, divers auteurs s'y sont diversement essayés. Les uns, considérant que le sujet du péché est l'âme raisonnable, ont soutenu que cette âme se transmet avec la semence, de manière que les âmes infectées semblent dériver d'une âme infectée. D'autres, au contraire, rejetant cela comme une erreur, se sont efforcés de montrer comment une faute de l'âme des parents se transmet aux enfants sans même qu'il y ait transmission d'âme, et par cela seul que les défauts du corps sont transmis par les parents à leurs enfants ; de même un lépreux engendre un lépreux, et un goutteux engendre un goutteux, à cause d'une corruption de la semence qui n'est pourtant ni la lèpre ni la goutte. Puisque le corps est proportionné à l'âme et que les défauts de l'âme se répercutent sur le corps, et réciproquement, on dit de la même façon que le défaut coupable de l'âme passe à l'enfant par la transmission de la semence, bien que la semence ne soit pas en acte le siège de la faute.
Tous ces essais sont pourtant insuffisants. Car, en admettant que des défauts corporels passent de père en fils par le seul fait de l'origine, et même certains défauts de l'âme par voie de conséquence, en raison du mauvais état du corps, comme il y a de temps à autre des idiots engendrés par des idiots ; il n'en reste pas moins que ce fait même de tenir un défaut de son origine paraît exclure toute idée de faute, puisqu'il est essentiel à la faute d'être volontaire. Aussi, à supposer même que l'âme raisonnable serait transmise, la souillure, dès lors qu'elle ne serait pas dans la volonté de l'enfant, perdrait le caractère spécifique d'une faute obligeant à une peine : "Personne, dit le Philosophe, ne blâmera un aveugle-né, on le plaindra plutôt."
Il faut donc essayer une autre voie, en disant que tous les hommes qui naissent d'Adam, nous pouvons les considérer comme un seul homme. En effet, ils ont la même nature reçue du premier père : et c'est ainsi que dans la cité tous les membres d'une même communauté sont considérés comme un seul corps, et leur communauté tout entière comme un seul homme. Porphyre lui-même dit que "par leur participation à l'espèce, plusieurs hommes n'en font qu'un". Ainsi donc, les multiples humains dérivés d'Adam sont comme autant de membres d'un seul corps. - Or dans le corps, si l'acte d'un membre, comme de la main, est volontaire, il n'est pas volontaire par la volonté de la main elle-même, mais par celle de l'âme, de l'âme qui est la première à mouvoir ce membre. C'est pourquoi l'homicide que commet une main ne lui serait pas imputé à péché si on la considérait comme séparée du corps ; mais il lui est imputé en tant qu'elle est quelque chose de l'homme et qu'elle reçoit le mouvement de ce qui est dans l'homme le premier principe moteur.
C'est donc ainsi que le désordre
qui se trouve dans cet individu engendré par Adam, est volontaire non par sa
volonté à lui fils d'Adam, mais par celle de son premier père, lequel imprime
le mouvement, dans l'ordre de la génération, à tous ceux de sa race, comme fait
la volonté de l'âme à tous les membres dans l'ordre de l'action. Aussi
appelle-t-on originel ce péché qui rejaillit du premier père sur sa postérité,
comme on appelle actuel le péché qui rejaillit de l'âme sur les membres du
corps. Le péché actuel, qui est commis par un membre, n'est le péché de tel
membre que dans la mesure où ce membre est quelque chose de l'homme lui-même,
et on le nomme à cause de cela péché de la personne humaine. De même, le péché
originel n'est le péché de telle personne en particulier que dans la mesure où
elle reçoit sa nature du premier père, et il est appelé à cause de cela péché
de la nature, au sens où l'Apôtre dit (Ep 2, 3) : "Nous étions par nature
fils de colère."
Solutions :
1. On doit dire que le fils
ne porte pas le péché de son père, parce qu'il n'est puni pour le péché de son
père que si réellement il participe de sa faute. Et c'est précisément ce qui
arrive dans le cas du péché originel, car la faute passe du père au fils par
origine, comme le péché actuel passe d'un homme à l'autre par imitation.
2. L'âme n'est pas
transmise, parce que la semence ne peut causer une âme raisonnable. Elle la
prépare cependant de façon diapositive. Aussi est-ce vraiment par l'activité
séminale que la nature humaine est transmise de père en fils, et, en même temps
que la nature, le mal dont elle est infectée. En effet, celui qui naît à la vie
humaine est associé à la faute du premier père du fait qu'il reçoit de lui la
nature humaine par le flux des générations.
3. Bien que la faute
originelle n'existe pas en acte dans la semence, elle y est cependant en vertu
de la nature humaine qu'une telle faute accompagne toujours.
4. La semence est le
principe de la génération, et celle-ci est l'acte propre de la nature, au
service de sa propagation. C'est pourquoi l'âme est infectée davantage par la
semence que par la chair complètement formée, qui est dès lors celle d'une
personne déterminée.
5. Il n'y a pas à reprocher à celui qui vient au monde ce qu'il tient de son origine, si on ne regarde que lui. Mais, si l'on considère cet individu par rapport à quelque principe, alors on peut lui reprocher ce qu'il a de naissance. C'est ainsi que quelqu'un peut avoir à souffrir de la déchéance de sa race, causée par la faute d'un de ses ancêtres.
Objections :
1. Il semble bien que les
autres péchés, soit du premier père lui-même, soit des autres ancêtres les plus
proches, se transmettent à leurs descendants. Car la peine n'est jamais due
qu'à la faute. Or certains sont punis, par sentence divine, pour une faute de
leurs ancêtres les plus proches, suivant l'Exode (20, 5) : "je suis un
Dieu jaloux, poursuivant l'iniquité des pères dans leurs fils jusqu'à la
troisième et quatrième génération." Et de même, par sentence humaine, dans
le crime de lèse-majesté, des fils sont déshérités pour la faute de leurs
parents. Donc même la faute des proches parents passe à leur postérité.
2. On peut plus
efficacement transférer à autrui ce qu'on a par soi-même que ce qu'on tient
d'un autre ; pour chauffer, le feu a plus d'action que l'eau chaude. Or l'homme
communique à sa race par voie d'origine le péché qu'il tient d'Adam. Donc à
plus forte raison celui qu'il a commis lui-même.
3. Si nous contractons le
péché originel du fait de notre premier père, c'est parce que nous étions
réellement en lui comme dans le principe même d'une nature que lui-même a
corrompue. Mais nous étions pareillement dans nos ancêtres les plus proches
comme en certains principes d'une nature qui, bien que déjà corrompue, peut
l'être encore davantage par le péché. Les fils contractent donc, par voie
d'origine, les péchés de leurs ancêtres les plus proches, comme ils
contractent celui de leur premier père.
Cependant :
le bien a, plus que le mal,
tendance à se répandre. Mais les mérites des ancêtres les plus proches ne sont
pas transmis aux descendants. Les péchés le sont donc beaucoup moins.
Conclusion :
S. Augustin agite cette question dans son Enchiridion et la laisse sans solution. Mais si l'on y réfléchit bien, il est impossible qu'aucun péché de nos ancêtres les plus proches, ou de notre plus lointain ancêtre, autre que le premier péché, se transmette par voie d'origine. Et la raison en est que l'homme engendre bien un autre lui-même quant à l'espèce, mais non pas quant à l'individu. C'est pourquoi tout ce qui est strictement individuel, comme les actes personnels et ce qui s'y rapporte, n'est pas transmis par les parents aux enfants ; un grammairien ne transmet pas à son fils la science de la grammaire qu'il a acquise par son travail personnel. Au contraire, ce qui est spécifique se transmet des parents aux enfants, à moins d'une défaillance de la nature ; ainsi quelqu'un qui a bonne vue engendre des enfants qui ont bonne vue, si sa nature n'est pas en défaut. Et si la nature est vigoureuse, il y a même quelques traits individuels qui se transmettent aux enfants à titre de dispositions naturelles : agilité du corps, souplesse d'esprit, etc. ; jamais pourtant ce qui est purement personnel, comme on vient de le dire.
Par ailleurs, de même que la
personne possède quelque chose d'elle-même et quelque chose par don gratuit, de
même aussi la nature peut avoir quelque chose par elle-même, c'est-à-dire
venant de ses propres principes, et quelque chose par don gratuit. Tel fut
précisément le cas de la justice originelle, nous l'avons dit
dans la première Partie : elle était un don gracieux fait par Dieu à la nature
humaine tout entière en la personne du premier père. Le premier homme a perdu
ce don par le premier péché. Aussi, de même que la justice eût été
transmise aux descendants en même temps que la nature, de même maintenant le
désordre opposé à cette justice. - Quant aux autres péchés actuels du premier
père ou des autres ancêtres, ils ne gâtent pas ce qu'il y a de naturel dans la
nature, mais seulement ce qu'il y a de personnel, c'est-à-dire le penchant à
l'acte ; aussi ces autres péchés ne se transmettent pas.
Solutions :
1. S'il s'agit d'une peine spirituelle, explique S. Augustin, les fils ne
sont jamais punis pour leurs pères, à moins qu'ils n'aient participé à leur
faute, soit par origine, soit par imitation ; car toutes les âmes, comme il est
écrit en Ézéchiel (18, 4), viennent immédiatement de Dieu. Mais s'il s'agit
d'une peine corporelle, de temps à autre, par sentence divine ou humaine, les
fils sont punis pour leurs pères dans la mesure où corporellement le fils est
quelque chose du père.
2. Ce qu'on a par soi-même,
on peut en effet le transmettre plus efficacement, pourvu que ce soit
transmissible. Or les péchés actuels de nos ancêtres les plus proches ne sont
pas transmissibles parce qu'ils sont, on vient de le dire, purement personnels.
3. Le premier péché a corrompu la nature humaine d'une corruption qui affectait la nature ; mais les autres péchés la corrompent d'une corruption qui affecte seulement la personne.
Objections :
1. Il semble que le péché
d'Adam ne passe pas, par voie d'origine, à tous les hommes. En effet la mort
est la peine consécutive au péché originel. Or elle ne frappera pas,
semble-t-il, tous les descendants d'Adam puisque l'Apôtre (1 Th 4, 14) paraît
dire que ceux qui seront trouvés vivants à l'avènement du Seigneur ne mourront
jamais. Donc ceux-là ne contractent pas le péché originel.
2. On ne donne pas à autrui
ce qu'on n'a pas soi-même. Mais le baptisé n'a plus le péché originel. Il ne le
transmet donc pas à sa lignée.
3. Le don du Christ est
plus grand que le péché d'Adam dit l'Apôtre (Rm 5, 15). Pourtant le don du
Christ ne passe pas à tous les humains. Donc le péché d'Adam non plus.
Cependant :
l'Apôtre affirme (Rm 5, 12 Vg) :
"La mort a passé sur tous, dans la personne de celui en qui tous ont
péché."
Conclusion :
Selon la foi catholique, il faut tenir fermement qu'à la seule exception du Christ, tous les humains dérivés d'Adam contractent par Adam le péché originel. Sans quoi tous n'auraient pas besoin de la rédemption qui se fait par le Christ, ce qui est une erreur.
On peut en rendre raison par ce que
nous avons dit plus haut h : par le péché du premier père, la faute originelle
est transmise à la postérité de la même manière que par la volonté de l'âme le
péché actuel est transmis à tous les membres auxquels il appartient d'être mus
par la volonté. Or il est évident que le péché actuel peut être transmis
à tous les membres qui sont naturellement sous la motion de la volonté. Par
conséquent, la faute originelle est transmise, elle aussi, à tous ceux dont la
génération dépend de la motion d'Adam.
Solutions :
1. Il est plus probable et
plus logique de penser que tous ceux qui seront encore vivants à l'avènement du
Seigneur, mourront et ressusciteront peu après, ainsi que nous l'exposerons
plus complètement dans la troisième Partie. Si pourtant il est vrai que ceux-là
n'auront pas à mourir, comme d'aucuns le pensent - S. Jérôme rapporte à ce
sujet les opinions de plusieurs - il faut répondre ceci à l'objection : Bien
que ces gens ne meurent pas, ils sont cependant astreints à la mort, mais Dieu
leur remet cette peine, lui qui peut même remettre les peines des péchés
actuels.
2. Par le baptême le péché
originel est enlevé quant à la culpabilité, et l'âme dans sa partie spirituelle
retrouve la grâce. Cependant, le péché originel reste en activité dans ce foyer
qu'est le désordre des facultés inférieures de l'âme et celui du corps
lui-même. Or c'est par le corps que l'homme engendre, et non par l'esprit.
Voilà pourquoi les baptisés transmettent le péché originel ; car les parents
n'engendrent pas en tant qu'ils ont été renouvelés par le baptême, mais en tant
qu'ils gardent encore quelque chose de la vétuste du premier péché.
3. De même que le péché d'Adam est transmis à tous ceux qui sont engendrés corporellement par Adam, de même la grâce du Christ est transmise à tous ceux qui sont engendrés spirituellement par lui, au moyen de la foi et du baptême ; et ce n'est pas seulement pour éloigner la faute du premier père, mais aussi pour écarter les péchés actuels et faire accéder à la gloire.
Objections :
1. Il semble que si
quelqu'un était miraculeusement formé de chair humaine, il contracterait le
péché originel. En effet, une certaine Glose affirme, au sujet du chapitre 4 de
la Genèse : "Toute la postérité d'Adam a été totalement corrompue dans sa
puissance génératrice, car elle a commencé à se distinguer de lui non au
paradis de vie, mais plus tard sur la terre d'exil." Mais si un homme
était formé miraculeusement comme on l'a dit, sa chair se distinguerait de
celle d'Adam sur la terre d'exil. Donc il contracterait le péché originel.
2. C'est l'infection de
l'âme par la chair qui cause en nous le péché originel. Mais la chair de
l'homme est tout entière infectée. Quelle que soit donc la portion de cette
chair dont l'homme serait formé, son âme serait infectée du mal originel.
3. Le péché originel du
premier père nous atteint tous dans la mesure où tous étaient en lui lorsqu'il
pécha. Or, ceux mêmes qui seraient formés de chair humaine auraient existé en
Adam. Donc ils contracteraient le péché originel.
Cependant :
ils n'auraient pas existé en Adam
comme dans un principe séminal ; or cela seulement cause la transmission du
péché originel, d'après S. Augustin.
Conclusion :
On vient de le dire, le péché
originel est transmis par le premier père à ses descendants dans la mesure
où ils reçoivent de lui l'influence de la génération, comme les membres sont mus
par l'âme à commettre le péché actuel. Or il n'y a réellement de génération que
par le moyen de la vertu active qui s'y emploie. Aussi, ceux-là seuls
contractent le péché originel qui descendent du premier homme par la vertu
dérivée d'Adam, à l'origine, dans l'acte de la génération ; c'est ainsi qu'on
descend de lui par le principe séminal ; car celui-ci n'est rien d'autre que la
vertu à l'oeuvre dans la génération. Or, si quelqu'un était formé de chair
humaine par une vertu divine, il est manifeste que ce ne serait pas par une
force active venue d'Adam. Aussi cet homme ne contracterait pas le péché
originel, pas plus que la main n'aurait part au péché de la personne, si cette
main était mise en mouvement non par la volonté de la personne, mais par
une force extérieure.
Solutions :
1. Adam n'a été dans le lieu d'exil qu'après son péché. Ce n'est donc pas
parce qu'il est en exil mais parce qu'il a péché, que la faute originelle est
transmise à tous ceux qui ont vraiment été engendrés par son action.
2. L'âme n'est infectée par
la chair que dans la mesure où celle-ci est le principe actif servant à
la génération, nous venons de le dire.
3. Celui qui serait formé simplement de la chair humaine serait issu de la substance corporelle, mais non du principe séminal du premier homme, et c'est pourquoi il ne contracterait pas le péché originel.
Objections :
1. Selon toute apparence,
oui. Car nous recevons de nos parents le péché originel dans la mesure où nous
avons existé en eux, selon le mot de l'Apôtre (Rm 5, 12 Vg) : "Celui en
qui tous ont péché." Mais l'homme ne préexiste pas moins dans sa mère que
dans son père. Il contracterait donc le péché originel à partir du péché de sa
mère, comme il le contracte à partir du péché de son père.
2. Si Ève avait péché mais
non pas Adam, les enfants naîtraient cependant passibles et mortels, puisque
"dans la génération c'est la mère qui donne la matière", dit le
Philosophe ; la mort, comme toute passibilité, provient de l'exigence de la
matière. Mais la passibilité et la nécessité de mourir sont la peine du péché
originel. Donc si Ève avait péché et non pas Adam, les enfants contracteraient
le péché originel.
3. Le Damascène dit que
"l'Esprit Saint a prévenu cette faute chez la Vierge" et l'en a
purifiée, afin que le Christ pût naître de Marie sans la souillure originelle.
Mais une telle purification n'aurait pas été nécessaire si la souillure ne
venait pas aussi de la mère. Donc l'infection du péché originel se communique
par la mère. Ainsi le péché d’Ève eût fait dériver sur ses enfants la faute
originelle, même si Adam n'avait pas péché.
Cependant :
d'après l'Apôtre (Rm 5, 12) :
"Par un seul homme le péché est entré dans le monde." Si la femme
avait transmis à sa descendance le péché originel, il aurait mieux valu dire
"par deux", puisque tous deux ont péché ; ou plutôt "par la
femme", puisqu'elle a péché la première. Donc les enfants ne reçoivent pas
le péché originel de la mère mais du père.
Conclusion :
La solution de ce problème ressort
de ce qui précède. Nous avons dit en effet n que le péché originel est transmis
par le premier père dans la mesure où c'est vraiment lui qui contribue à la
génération de ses descendants. Voilà pourquoi, avons-nous dit, si quelqu'un
n'était fils d'Adam que matériellement et par la chair, il ne contracterait pas
le péché originel. Or il est évident, d'après ce que disent les philosophes que
dans la génération le principe actif vient du père et que la mère fournit la
matière. C'est pourquoi le péché originel ne vient pas de la mère mais du père
; de sorte que si Ève avait péché et non pas Adam, les enfants ne
contracteraient pas le péché originel, tandis que ce serait le contraire si
Adam avait péché et non pas Ève.
Solutions :
1. Le fils préexiste en son père comme dans un principe actif, en sa mère
comme dans un principe matériel et passif. Aussi la comparaison ne vaut pas.
2. Certains pensent que si
Ève avait péché et non Adam, les enfants auraient été exempts de la faute, mais
auraient eu à endurer la nécessité de mourir et les autres possibilités de
souffrir qui proviennent des exigences de la matière, puisque c'est la mère qui
fournit la matière, non à titre de peine mais avec les limites qui lui viennent
de la nature. - Mais cela ne parait pas cohérent. L'immortalité et
l'impassibilité de l'état primitif ne dépendaient pas des conditions de la
matière, comme nous l'avons dit dans la première Partie mais bien de la justice
originelle, par laquelle le corps était soumis à l'âme aussi longtemps que
l'âme serait soumise à Dieu. Or, l'absence de cette justice originelle, c'est
le péché originel. Donc si, Adam ne péchant pas, le péché d'Ève n'eût pas suffi
à transmettre le péché originel à ses enfants, il est évident qu'il n'y aurait
pas eu chez ceux-ci absence de justice originelle ni, par suite, passibilité
d'aucune sorte ou nécessité de mourir.
3. Cette purification prévenante en faveur de la Bienheureuse Vierge n'était pas requise pour empêcher la transmission du péché originel, mais parce qu'il fallait que la Mère de Dieu brillât d'une pureté extrême. Car rien n'est digne d'être la demeure de Dieu, sans la pureté, selon le Psaume (93, 5) : "La sainteté convient à ta maison, Seigneur."
1. Le péché originel est-il un
habitus ? - 2. N'y a-t-il en chaque homme qu'un seul péché originel ? - 3.
Est-il la convoitise ? - 4. Existe-t-il également chez tous ?
Objections :
1. Il ne semble pas.
En effet le péché originel est l'absence de justice originelle, d'après S.
Anselme. Ainsi, c'est une privation. Mais la privation s'oppose à l'habitus.
Donc le péché originel n'est pas un habitus.
2. Le péché actuel a plus
de culpabilité que le péché originel parce qu'il a davantage raison de
volontaire. Mais l'habitus du péché n'a pas de culpabilité ; autrement l'homme
qui dort serait coupable de péché. Donc aucun habitus originel n'a raison de
faute.
3. Dans le mal, l'acte
précède toujours l'habitus ; en effet l'habitus mauvais n'est jamais infus ; il
est acquis. Mais aucun acte ne précède le péché originel. Celui-ci n'est donc
pas un habitus.
Cependant :
S. Augustin affirme que par suite
du péché originel, les petits enfants ont déjà une aptitude à la convoitise
bien qu'ils n'en aient pas encore l'acte. Mais l'aptitude correspond à un
habitus. Le péché originel est donc bien un habitus.
Conclusion :
Comme nous l'avons dit plus haut,
il y a deux sortes d'habitus. Il y a celui qui incline la puissance à agir ;
les sciences et les vertus sont des habitus de cette sorte ; non le péché
originel. - L'habitus est aussi, dans une nature composée de plusieurs éléments,
une disposition bonne ou mauvaise à l'égard de quelque chose, et surtout quand
cette disposition est pour ainsi dire passée à l'état de nature : tel est le
cas de la maladie et de la santé. Et en ce sens le péché originel est un
habitus. Il est en effet une certaine disposition désordonnée provenant de la
rupture de cette harmonie qu'était la justice originelle, de même que la
maladie est une disposition déréglée du corps, laquelle détruit l'équilibre
qu'est la santé. Aussi le péché originel est-il appelé "une langueur de la
nature".
Solutions :
1. De même qu'une maladie
du corps est une privation, parce qu'elle détruit l'équilibre de la santé, et a
quelque chose de positif : les humeurs qui sont mal réglées, de même le péché
originel comporte la privation de la justice originelle, et avec cela le
dérèglement des différentes parties de l'âme. Ce péché n'est donc pas pure
privation mais un habitus faussé.
2. Le péché actuel est un
désordre de l'acte, tandis que le péché originel, étant le péché de la nature,
est une disposition déréglée de la nature elle-même ; cette disposition a
raison de faute en tant qu'elle découle du premier père comme on l'a dit. Or,
dans cette nature, une disposition désordonnée de cette sorte a raison
d'habitus, tandis que la disposition désordonnée de l'acte n'a pas raison
d'habitus. C'est pourquoi le péché originel peut être un habitus, mais non le
péché actuel.
3. Cette objection se fonde sur l'habitus qui incline la puissance à l'acte. Le péché originel n'est pas un habitus de cette sorte, bien qu'il entraîne après lui un penchant à des actes désordonnés ; il ne le fait pas directement mais indirectement, c'est-à-dire en éloignant cet obstacle que la justice originelle opposait aux mouvements déréglés ; de même aussi une maladie organique entraîne indirectement à sa suite la propension à des mouvements corporels déréglés. - On ne doit pas dire non plus que le péché originel est un habitus infus ; ni un habitus acquis par l'acte, à moins qu'on ne veuille dire l'acte du premier père, et non celui de telle ou telle personne. C'est un habitus inné, dû à notre origine viciée.
Objections :
1. Il semble qu'il y en ait
plusieurs, puisqu'on dit dans le Psaume (51, 7) : "Voici que j'ai été
conçu dans les iniquités, dans les péchés ma mère m'a conçu." Mais ce
péché dans lequel l'homme est conçu, c'est le péché originel. Donc il y en a
plusieurs dans un seul homme.
2. Un seul et même habitus
n'incline pas à des choses contraires, car un habitus incline à la manière de
la nature, qui ne tend jamais qu'à une seule chose. Or le péché
originel, même en un seul homme, incline à des péchés divers et contraires. Il
n'est donc pas un seul habitus, mais plusieurs.
3. Le péché originel
infecte toutes les parties de l'âme. Or les diverses parties de l'âme sont,
comme nous l'avons vu . les sujets divers du péché. Mais puisqu'un même péché
ne peut exister en divers sujets, il semble donc que le péché originel n'est
pas unique mais multiple.
Cependant :
il est dit en S. Jean (1, 29) :
"Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui enlève le péché du monde."
La Glose explique que l'on dit "le péché du monde" au singulier parce
qu'il s'agit du péché originel, qui est unique.
Conclusion :
Il n'y a qu'un seul péché originel dans un homme. Et l'on peut trouver à cela une double raison.
1° La cause de ce péché. Nous l'avons dit, il n'y a que la première faute du premier père qui soit transmise à la postérité. Par suite, le péché originel en chaque homme est numériquement un, et chez tous les hommes proportionnellement un ; par référence à son principe premier.
2° L'essence même du péché
originel. En effet, dans toute disposition désordonnée, l'unité spécifique
dépend de la cause ; l'unité numérique, du sujet. Ainsi les diverses espèces de
maladies sont celles qui procèdent de causes diverses, par exemple d'un excès
de chaud ou de froid, d'une lésion du foie ou du poumon ; et une maladie
spécifiquement une ne peut donner lieu, chez un individu, qu'à une maladie
numériquement une. Or, cette mauvaise disposition qui s'appelle le péché
originel n'a qu'une cause : la privation de la justice originelle, par laquelle
a été supprimée la soumission de l'esprit humain à Dieu. A cause de cela, le
péché originel est spécifiquement un et, chez un individu, ne peut être que
numériquement un. Chez les divers individus, il est un spécifiquement et
proportionnellement, mais se diversifie numériquement.
Solutions :
1. Le pluriel "dans les péchés" est conforme à cet usage de la
Sainte Écriture d'employer fréquemment le pluriel pour le singulier, ainsi en
Matthieu (2, 20) : "Ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de
l'enfant." Ou bien parce que tous les péchés actuels préexistent virtuellement
dans le péché originel comme dans un principe, ce qui confère à ce péché
une multiplicité virtuelle. Ou bien encore parce qu'il y eut dans ce péché du
premier père transmis par origine plusieurs difformités morales : orgueil,
désobéissance, gourmandise, etc. Ou enfin parce que de multiples parties de
l'âme sont infectées par le péché originel.
2. Un seul habitus ne peut
incliner par lui-même et directement, autrement dit par sa forme propre, à des
choses contraires. Mais il le peut indirectement et par accident, c'est-à-dire
en éloignant l'obstacle. Ainsi, une fois détruite l'harmonie d'un corps mixte,
les éléments s'en vont en sens contraire. Et pareillement, une fois détruite
l'harmonie de la justice originelle, les diverses puissances de l'âme se
portent à des objets divers.
3. Le péché originel infecte les diverses parties de l'âme selon qu'elles constituent un tout, de même que la justice originelle les contenait toutes dans l'unité. C'est pourquoi il n'y a qu'un seul péché originel. De même il n'y a qu'une fièvre dans un individu, bien que diverses parties du corps en soient incommodées.
Objections :
1. Il ne semble pas. Le
Damascène dit que tout péché est contre la nature. Or la convoitise est
conforme à la nature puisqu'elle est l'acte du concupiscible qui est une
puissance naturelle. La convoitise n'est donc pas le péché originel.
2. Par le péché originel
s'installe en nous ce que l'Apôtre appelle "les passions des péchés"
(Rm 7, 5). Mais il y a beaucoup d'autres passions que la convoitise. Le péché
originel n'est donc pas plus celle-là qu'une autre.
3. Par le péché originel
toutes les parties de l'âme sont déréglées, a-t-on dit. Mais ce qu'il y a de
plus élevé dans l'âme, au dire du Philosophe, c'est l'intelligence. Le péché
originel est donc l'ignorance plutôt que la convoitise.
Cependant :
S. Augustin déclare : "La
convoitise est la rançon du péché originel."
Conclusion :
Tout être est déterminé spécifiquement
par sa forme. D'autre part, nous venons de dire que ce qui détermine
spécifiquement le péché originel, c'est sa cause. Il faut donc que ce qu'il y a
de formel en lui soit défini par sa cause. Mais comme des choses opposées ont
des causes opposées, il y a lieu de définir la cause du péché originel par
celle de la justice originelle qui en est l'opposé. Or tout le plan de la
justice originelle tient à ceci : que la volonté de l'homme était soumise à
Dieu. Cette soumission se faisait avant tout et principalement par la volonté,
parce que c'est à elle qu'il appartient, nous le savons, de mouvoir à leur fin
toutes les autres parties de l'âme. Aussi est-ce la volonté qui, en se
détournant de Dieu, a amené le désordre dans toutes les autre facultés. Ainsi
donc, la privation de cette justice par laquelle la volonté demeurait soumise à
Dieu est ce qu'il y a de formel dans le péché originel et tout autre désordre
dans les facultés de l'âme se présente en ce péché comme l'élément matériel. -
Mais ce qui constitue ce désordre des autres facultés, c'est surtout qu'elles
sont tournées outre mesure vers les biens périssables. Et c'est là le désordre
auquel on peut donner le nom général de convoitise. Ainsi le péché originel est
matériellement la convoitise, mais formellement l'absence de justice
originelle.
Solutions :
1. Ce qui est naturel chez
l'homme, c'est que le concupiscible soit régi par la raison ; c'est pourquoi
les actes de convoitise ne sont vraiment naturels chez nous que dans la mesure
où ils sont subordonnés à la raison ; s'ils sortent des limites de la raison,
c'est, pour l'homme, contre la nature. Telle est précisément la convoitise dans
le péché originel.
2. Ainsi que nous l'avons
dit en parlant des passions, celles de l'irascible se ramènent aux passions du
concupiscible comme aux plus fondamentales. Et parmi celles-ci la convoitise,
avons-nous dit, agit avec plus de violence et est plus vivement sentie. C'est
pourquoi le désordre originel lui est attribué comme une passion majeure, dans
laquelle toutes les autres sont en quelque sorte incluses.
3. De même que dans le bien l'intelligence et la raison ont la primauté, de même dans le mal c'est au contraire la partie inférieure de l'âme qui se trouve au premier rang, parce que c'est elle qui obscurcit la raison et l'entraîne, nous l'avons dit. Voilà pourquoi nous disons que le péché originel, c'est plutôt la convoitise que l'ignorance, bien que l'ignorance soit aussi comprise dans ces défauts qui sont la matière du péché originel.
Objections :
1. En apparence non,
puisque tout le monde n'est pas également enclin à la convoitise, et que le
péché originel n'est pourtant pas autre chose. Donc le péché originel n'existe
pas également chez tous.
2. Le péché originel est un
mauvais état de l'âme comme la maladie est un mauvais état du corps. Mais il y
a du plus et du moins dans la maladie. Donc aussi dans le péché originel.
3. S. Augustin dit que
"c'est le désir charnel qui transmet le péché originel aux
descendants." Or, il arrive que ce désir est plus fort chez l'un que chez
l'autre dans les actes de la génération. Le péché originel peut donc être plus
grand chez l'un que chez l'autre.
Cependant :
le péché originel est le péché de
la nature, nous l'avons dito. Mais, la nature étant égale chez tous, ce péché
l'est aussi.
Conclusion :
Dans le péché originel il y a deux
choses - l'absence de la justice originelle, et le rapport de cette absence
avec le péché du premier père, dont elle découle par le vice même des origines.
Quant à la première chose, le péché originel n'admet pas de plus et de moins,
car le don de la justice originelle a disparu tout entier ; il y a là une de
ces privations absolues, comme sont la mort et les ténèbres, qui n'admettent
pas, avons-nous dit, le plus et le moins. Et il en est de même quant à la
seconde chose ; tous en effet nous avons la même relation avec ce principe
premier de nos origines viciées d'Où le péché originel a reçu sa raison de
faute ; car les relations n'admettent pas le plus et le moins. Il est donc
évident que le péché originel ne peut pas être plus chez l'un que chez l'autre.
Solutions :
1. La justice originelle
était le lien qui maintenait dans l'ordre toutes les facultés de l'âme. Chacune
d'elles, une fois ce lien brisé, tendra à son propre mouvement avec d'autant
plus de véhémence qu'elle aura eu plus de force. Mais ü arrive que des facultés
de l'âme soient plus fortes chez l'un que chez l'autre, à cause de la diversité
des complexions. Donc, le fait qu'un homme soit plus qu'un autre enclin à la
convoitise, n'est pas en raison du péché originel, puisque le lien de la
justice originelle est également brisé chez tous, et que chez tous également
les parties inférieures de l'âme sont abandonnées à elles-mêmes ; mais le fait
se produit, nous l'avons dit, à cause d'une diversité dans la disposition des
puissances.
2. La maladie corporelle,
même si elle est d'une même espèce, n'a pas chez tous une cause égale.
Supposons qu'il s'agisse de la fièvre putride provoquée par le choléra ; l'état
de décomposition peut être plus ou moins avancé, et plus proche ou plus éloigné
du principe de la vie. Tandis que la cause du péché originel est égale chez
tous. Ce n'est donc pas comparable.
3. Le désir charnel qui transmet le péché originel à la descendance, ce n'est pas le désir actuel ; car, supposé même que par le secours divin il fût accordé à quelqu'un de ne ressentir dans l'acte de la génération aucun désir déréglé, il transmettrait encore à sa descendance le péché originel. Ce désir charnel doit s'entendre d'un désir qui est un habitus, du fait que l'appétit sensible n'est plus contenu sous l'empire de la raison parce que le lien de la justice originelle est défait. Et un tel désir est égal chez tous.
1. Le siège du péché originel
est-il d'abord la chair ou bien l'âme ? -2. Est-il dans l'essence de l'âme
avant d'être dans ses puissances ? - 3. Est-ce la volonté avant les autres
puissances ? - 4. Quelques-unes de ces puissances - la puissance générative,
l'appétit concupiscible et le sens du toucher - sont-elles spécialement
infectées ?
Objections :
1. Il semble que le péché
originel soit dans la chair plutôt que dans l'âme. En effet, l'opposition de la
chair à l'égard de l'esprit provient de la corruption du péché originel. Mais
la racine de cette opposition, se situe dans la chair ; car l'Apôtre dit (Rm 7,
23) : "je vois dans mes membres une autre loi, qui s'oppose à celle de mon
esprit."
2. Il y a toujours plus
dans la cause que dans l'effet, plus de chaleur par exemple dans le feu qui
chauffe que dans l'eau qui est chauffée. Or, si l'âme est infectée de la tache
originelle, c'est par la semence, qui est charnelle. Donc le péché originel est
davantage dans la chair que dans l'âme.
3. Nous contractons ce
péché du fait de notre premier père, selon que nous étions en lui dans le
principe séminal. Or il n'y avait pas là notre âme, mais seulement notre chair.
Le péché originel n'est donc pas dans l'âme mais dans la chair.
4. L'âme raisonnable est
créée par Dieu et infusée par lui à un corps. Donc, si elle était infectée par le
péché originel, sa souillure serait le résultat de sa création, ou bien de son
infusion dans la chair, et Dieu serait ainsi la cause du péché, puisqu'il est
l'auteur de la création comme de l'infusion de l'âme.
5. Aucun homme sage ne
verserait une liqueur précieuse dans un vase infecté, en sachant que la liqueur
en serait infectée elle-même. Mais l'âme rationnelle est plus précieuse que
toute liqueur. Si par son union avec le corps elle pouvait être infectée de la
souillure originelle, Dieu qui est la sagesse même, n'opérerait jamais une
telle infusion dans le corps. Il l'opère pourtant. Donc l'âme n'est pas
souillée par la chair, et le péché originel n'est pas dans l'âme, mais dans la
chair.
Cependant :
le sujet de la vertu est le même
que celui de son contraire, le vice ou le péché. Or la chair ne peut pas être
le sujet de la vertu. Car l'Apôtre dit aux Romains (7, 18) : "je sais que
le bien n'habite pas en moi, je veux dire dans ma chair." Donc ce n'est
pas la chair mais l'âme seulement qui peut être le sujet du péché originel.
Conclusion :
Une chose peut se trouver dans une autre à double titre : comme dans sa cause principale ou instrumentale, ou comme dans son siège. Ainsi le péché originel de tous les hommes a existé dans le premier homme comme dans sa cause première et principale, Adam étant, selon l'Apôtre (Rm 5, 12 Vg), "celui en qui tous ont péché". Dans la semence corporelle, le péché originel existe comme dans une cause instrumentale car c'est par la vertu active de la semence que le péché est transmis à la postérité avec la nature humaine. Mais, pour ce qui est de son siège, le péché originel ne peut nullement exister dans la chair, il ne peut exister que dans l'âme.
La raison en est que le péché originel se transmet de la volonté du premier père à la postérité par le mouvement de la génération, de la même manière, avons-nous dit, que le péché actuel découle de la volonté d'un individu sur les autres parties de sa personne. En cette dérivation on peut précisément observer que tout ce qui provient de la motion de la volonté pécheresse pour atteindre une partie de l'être humain capable d'avoir part elle-même au péché d'une manière quelconque, soit comme sujet, soit comme instrument du péché, tout cela a raison de faute ; ainsi, une volonté de gourmandise communique à l'appétit concupiscible la convoitise de la nourriture, aux mains et à la bouche l'acte de l'absorber, et toutes ces facultés, dans la mesure où la volonté les porte à mal faire, sont des instruments du péché. Au contraire, ce qui se propage après coup dans la faculté de nutrition et dans les organes intéressés qui ne sont pas de nature à être mus par la volonté, tout cela n'a pas raison de faute.
Ainsi donc, puisque l'âme peut être
le siège de la faute, la chair n'a rien en elle pour l'être. Tout ce que la
corruption du premier péché apporte à l'âme, a raison de faute. Tout ce qu'elle
apporte à la chair n'a pas raison de faute, mais de peine. Ainsi donc c'est
l'âme qui est le siège du péché originel et non la chair.
Solutions :
1. Comme le fait remarquer
S. Augustin, l'Apôtre parle là de l'homme déjà racheté, qui a été délivré de la
faute mais demeure soumis à la peine ; c'est à ce titre que le péché est dit
habiter dans la chair. Il ne s'ensuit donc pas que la chair ait à porter une
faute, mais seulement une peine.
2. Le péché originel est
causé par la semence à titre de cause instrumentale. Or il n'est pas nécessaire
qu'il y ait davantage dans la cause instrumentale que dans l'effet. C'est
seulement dans la cause principale qu'il doit y avoir davantage. Tel a été le
cas du péché originel : il a existé plus fortement chez Adam puisqu'il a été en
lui sous forme de péché actuel.
3. Nos âmes, par la voie du
principe séminal, n'étaient pas en Adam au moment de son péché comme dans une
cause effective mais comme dans une cause dispositive ; en effet, la semence
corporelle n'a pas la vertu de produire une âme raisonnable, mais de disposer à
sa venue.
4. L'infection du péché
originel n'est nullement causée par Dieu, mais uniquement par le péché du premier
père, au moyen de la génération charnelle. Voilà pourquoi, comme la création
met l'âme en rapport avec Dieu seul, on ne peut pas dire que nos âmes soient
souillées du fait de leur création. - Mais leur infusion la met en rapport,
d'une part avec Dieu auteur de cette infusion, d'autre part avec la chair dans
laquelle l'âme est infusée. C'est pourquoi, si l'on regarde du côté de Dieu qui
opère cette infusion, on ne peut pas dire qu'ele soit pour l'âme la cause de la
souillure originelle ; il faut regarder pour cela uniquement du côté du corps
auquel l'âme est infusée.
5. Le bien commun passe avant le bien particulier. Aussi Dieu dans sa sagesse ne va pas abandonner l'ordre général des choses qui veut que telle âme soit infusée en tel corps, afin d'éviter l'infection de cette âme particulière. D'autant plus que la nature de l'âme humaine comporte qu'elle commence à exister uniquement dans un corps, comme on l'a vu dans la première Parties. D'ailleurs il vaut encore mieux pour elle exister ainsi, suivant la nature, que de ne pas exister du tout ; surtout quand on sait qu'elle peut, par la grâce, échapper à la damnation.
Objections :
1. Il semble que le péché
originel ne réside pas dans l'essence de l'âme avant de résider dans ses
puissances. En effet, l'âme est par nature sujet du péché quant à ce qui peut
être mû par la volonté. Or la volonté ne peut pas mouvoir l'âme jusqu'en son
essence, elle ne peut la mouvoir que dans ses puissances. Le péché originel
réside donc seulement dans les puissances.
2. Le péché originel
s'oppose à la justice originelle. Mais la justice originelle existait dans une
puissance de l'âme, celle où siège la vertu. Le péché originel est donc, lui
aussi, dans la puissance plus que dans l'essence de l'âme.
3. De même que le péché
originel découle de la chair jusque dans l'âme, de même il découle de l'essence
de l'âme jusqu'aux puissances. Mais le péché originel est dans l'âme plus que
dans la chair. Donc il est aussi dans les puissances de l'âme plus que dans
l'essence.
4. Le péché originel,
avons-nous dit, c'est la convoitise. Mais celle-ci se tient dans les puissances
de l'âme. Donc le péché originel aussi.
Cependant :
nous avons dit que le péché
originel est appelé péché naturel. Or c'est par son essence et non par ses
puissances que l'âme est la forme du corps et lui donne sa nature. On l'a vu
dans la première Partie. C'est donc principalement dans son essence que
l'âme est le siège du péché originel.
Conclusion :
Dans l'âme, ce qui est le siège
primordial d'un péché, c'est ce qui se rattache en premier lieu à la cause
effective du péché. Si cette cause est le plaisir des sens par exemple, ce plaisir
appartenant à la faculté concupiscible comme son objet propre, c'est là que
doit être le siège propre de ce péché. Or il est manifeste que la cause du
péché originel est causée par notre origine même. Par suite, la partie de l'âme
qui est la première atteinte par l'origine humaine est le premier siège du
péché originel. Mais au terme de la génération, l'origine atteint l'âme en tant
qu'elle est la forme du corps, et ce rôle, avons-nous dit dans la première
Partie revient à ce qui est proprement l'essence. C'est donc dans son essence
que l'âme est le siège premier du péché originel.
Solutions :
1. De même que la motion de
la volonté chez un particulier s'étend aux puissances de l'âme mais ne va pas
jusqu'à l'essence, de même la motion de la volonté du premier homme qui a
engendré va d'abord à l'essence de l'âme, par la voie de la génération, ainsi
que nous venons de le dire.
2. La justice originelle,
elle aussi, se rapportait de façon primordiale à l'essence de l'âme ; elle
était en effet le don accordé par Dieu à la nature humaine, et c'est l'essence
de l'âme que vise cette nature, avant les puissances. Car celles-ci semblent se
rapporter plutôt à la personne, étant les principes des actes personnels. Aussi
sont-elles proprement le siège des péchés actuels, qui sont des péchés
personnels.
3. Le corps est par rapport
à l'âme comme la matière par rapport à la forme ; celle-ci, bien qu'étant la
dernière dans l'ordre de la génération, est cependant la première dans l'ordre
de la perfection et de la nature. Mais l'essence de l'âme est par rapport aux
puissances comme sont les sujets par rapport à leurs accidents propres : ces
derniers sont postérieurs à leurs sujets et dans l'ordre de la génération et
dans celui de la perfection. On ne peut donc pas faire le même raisonnement
dans les deux cas.
4. La convoitise n'a qu'un rôle matériel dans le péché originel et s'y présente comme une conséquence, nous l'avons dit récemment.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car
tout péché appartient fondamentalement à la puissance qui le cause par son
acte. Mais le péché originel est causé par l'acte de la puissance d'engendrer.
C'est donc à cette puissance entre toutes les autres qu'il semble plutôt
appartenir.
2. Le péché originel se
transmet par la semence charnelle. Mais il y a d'autres puissances de l'âme qui
sont plus proches de la chair que la volonté ; c'est évident pour les
puissances sensibles puisqu'elles se servent d'un organe corporel. C'est donc
là plutôt que dans la volonté que se tient le péché originel.
3. L'intelligence passe
avant la volonté, puisqu'il n'y a de volonté que pour un bien saisi
intellectuellement. Donc si le péché originel infecte toutes les puissances de
l'âme, il semble qu'il doive commencer par l'intelligence, puisqu'elle est la
première.
Cependant :
S. Anselme dith que la justice
originelle est la rectitude de la volonté. C'est dire qu'elle regarde d'abord
la volonté. Son contraire, le péché originel, regarde donc aussi la volonté
avant toute autre puissance.
Conclusion :
Dans l'infection originelle il y a
deux aspects à considérer. D'abord son inhérence à un sujet, et de ce côté elle
regarde, comme nous l'avons dit, l'essence de l'âme. Ensuite, il faut
considérer son inclination à l'acte, et de cette façon elle regarde les
puissances de l'âme. Il faut donc qu'elle regarde avant tout celle des facultés
qui est la première dans l'inclination à pécher. Or d'après ce que nous avons
dit plus haut, c'est la volonté. Donc le péché originel regarde d'abord la
volonté.
Solutions :
1. Ce qui cause le péché
originel dans l'homme, ce n'est pas la faculté d'engendrer qui est en puissance
chez l'enfant, mais celle qui est en acte chez le père. Il n'est donc pas
nécessaire que la puissance d'engendrer soit chez l'enfant le premier siège du
péché originel.
2. Il y a dans le péché
originel un double processus, un de la chair à l'âme, l'autre de l'essence de
l'âme aux puissances. Le premier est selon l'ordre de la génération, mais le
second selon l'ordre de la perfection. Et c'est pourquoi, bien que d'autres
puissances, les puissances sensibles, soient plus proches de la chair,
cependant, parce que la volonté est, comme puissance supérieure, plus proche de
l'essence de l'âme, c'est à elle que parvient en premier lieu l'infection du
péché originel.
3. D'une certaine manière l'intelligence précède la volonté en tant qu'elle lui propose son objet. Mais d'une autre manière la volonté précède l'intelligence dans l'ordre de la motion à l'acte, et c'est cette motion qui intéresse le péché.
Objections :
1. Il semble qu'elles ne
soient pas plus infectées que les autres puissances. En effet, l'infection du
péché originel semble concerner davantage la partie de l'âme qui peut être
avant toute autre le sujet du péché. Or c'est la partie raisonnable de l'âme,
et principalement la volonté. C'est donc elle qui est le plus infectée par le
péché originel.
2. Aucune puissance de
l'âme n'est infectée par une faute, si ce n'est dans la mesure où elle peut
obéir à la raison. Or le Philosophe fait remarquer que la puissance d'engendrer
ne peut pas obéir à la raison. Elle n'est donc pas la puissance la plus
infectée par le péché originel.
3. La vue est plus
spirituelle que les autres sens, et plus proche de la raison, en ce qu'elle
"découvre plus de différences entre les choses", d'après Aristote.
Mais l'infection d'une faute est premièrement dans la raison. La vue est donc
plus infectée que le toucher.
Cependant :
S. Augustin dit que
"l'infection du péché originel apparaît surtout dans le mouvement des
organes génitaux, lesquels ne sont pas soumis à la raison". Ces organes
sont précisément au service de la puissance d'engendrer, et celle-ci s'exerce
dans l'union des sexes, où le plaisir du toucher excite extrêmement la convoitise.
Donc l'infection de la faute originelle s'attache surtout à ces trois choses :
la puissance d'engendrer, l'appétit concupiscible et le sens du toucher.
Conclusion :
Ce qu'on a coutume d'appeler
infection, c'est la corruption qui est de nature à se communiquer ; aussi
est-ce le nom que l'on donne aux maladies contagieuses comme la lèpre, la gale,
etc. Mais si la corruption du péché originel se communique, c'est, nous l'avons
dit, , par l'acte de la génération. Par conséquent, ce sont surtout les puissances
qui concourent à cet acte que l'on peut dire infectées. Or cet acte est, d'une
part, au service de la puissance d'engendrer, en tant qu'elle est ordonnée à la
génération. D'autre part, il comporte en lui-même une délectation du toucher,
laquelle est l'objet majeur de l'appétit concupiscible. Voilà pourquoi, bien
que l'on doive dire que toutes les parties de l'âme ont été corrompues par le
péché originel, on dit que les trois qui viennent d'être nommées sont dites
spécialement corrompues et infectées.
Solutions :
1. Par le côté où il
incline aux péchés actuels, le péché originel s'attache principalement à la
volonté, nous venons de le dire. Mais par le côté où il se transmet à la
descendance, il se rattache de façon toute proche aux puissances en question,
et à la volonté de façon éloignée.
2. L'infection de la faute
actuelle n'intéresse que les puissances qui sont mues par la volonté du
pécheur. Mais l'infection de la faute originelle ne vient pas de la volonté de
celui qui la contracte, elle découle de la nature par la voie même des
origines, auxquelles s'emploie la puissance d'engendrer. Voilà pourquoi
l'infection du péché originel est dans cette puissance.
3. La vue n'intéresse l'acte de la génération que comme préparation éloignée, dans ce sens qu'elle nous montre l'apparence de ce qui est désirable. Mais la délectation s'achève dans le toucher. C'est pourquoi l'infection originelle est attribuée au toucher plus qu'à la vue.
Dans cette recherche des causes
du péché il faut enfin examiner comment un péché peut être cause d'un autre.
1. La cupidité est-elle la racine de tous les péchés ? - 2. L'orgueil est-il le commencement de tout péché ? - 3. En dehors de l'orgueil et de l'avarice, y a-t-il d'autres péchés spéciaux qui doivent être appelés vices capitaux ? - 4. Combien y en a-t-il, et quels sont-ils ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car la
cupidité, le désir immodéré des richesses, s'oppose à la vertu de libéralité.
Or la libéralité n'est pas la racine de toutes les vertus. La cupidité n'est
donc pas la racine de tous les vices.
2. Le désir des moyens
procède du désir de la fin. Or les richesses, objet de la cupidité, ne sont
désirées que comme des moyens utiles à une certaine fin, d'après Aristote. Donc
la cupidité n'est pas la racine de tout péché, mais avant elle il y a une autre
racine d'où elle sort.
3. Il se trouve fréquemment
que l'avarice, nommée aussi cupidité, a son origine en d'autres péchés ; par
exemple, on désire l'argent par ambition ou pour satisfaire la gourmandise.
L'avarice n'est donc pas la racine de tous les péchés.
Cependant :
l'Apôtre affirme (1 Tm 6, 10) :
"La racine de tous les maux, c'est la cupidité."
Conclusion :
Selon certains, le mot cupidité peut être pris en trois sens. 1° Le désir désordonné des richesses. A ce titre, c'est un péché spécial. 2° La recherche déréglée d'un bien temporel quelconque, et à cet égard c'est l'élément générique de tout péché, puisqu'il y a en tout péché, comme on sait , une conversion désordonnée au bien périssable. 3° On emploie encore le mot pour signifier cette inclination de la nature corrompue à rechercher de façon désordonnée les biens corruptibles. Et c'est à ce titre que l'on appelle la cupidité, la racine de tous les péchés ; elle ressemble à la racine par laquelle l'arbre tire son aliment du sol, car c'est de l'amour des choses temporelles que provient tout péché.
Assurément tout cela est vrai.
Cependant il ne semble pas que ce soit conforme à la pensée de l'Apôtre
lorsqu'il dit que la cupidité est la racine de tous les péchés. Manifestement
en effet il parle à cet endroit (1 Tm 6, 9) contre ceux qui "pour vouloir
devenir riches, tombent dans les tentations et dans le piège du diable... du
fait que la racine de tous les maux est la cupidité". Il est donc évident
qu'il parle de la cupidité comme du désir immodéré des richesses. Et c'est en
ce sens qu'il faut dire que la cupidité, comme péché spécial, est appelée la
racine de tous les péchés, à la manière d'une racine qui fournit de la
nourriture à l'arbre tout entier. Nous voyons en effet que l'homme acquiert
avec la richesse la faculté de perpétrer n'importe quel péché et celle d'en
avoir le désir, du fait que l'argent peut aider à se procurer les biens
de ce monde quels qu'ils soient, selon le mot de l'Ecclésiaste (10, 19 Vg) :
"A l'argent tout obéit." C'est évidemment par là que la cupidité des
richesses est la racine de tous les péchés.
Solutions :
1. La vertu n'a pas la même
origine que le péché. Le péché a son origine dans l'appétit des biens
périssables ; c'est pourquoi le désir de ce qui aide à obtenir tous les biens
de ce monde est appelé la racine des péchés. La vertu au contraire a son
origine dans l'appétit des biens impérissables ; c'est pourquoi la charité, qui
est l'amour de Dieu, se place à la racine des vertus, selon l'expression de
l'Apôtre (Ep 3, 17) "Enracinés et fondés dans la charité."
2. On dit que le désir de
l'argent est la racine des péchés, non pas que les richesses soient recherchées
pour elles-mêmes comme une fin dernière, mais parce qu'elles sont très
recherchées comme utiles à toutes les fins temporelles. Et parce qu'un bien
universel est plus désirable qu'un bien particulier, l'argent excite la
convoitise plus que ne font certains biens particuliers, parce qu'avec lui on
peut avoir des biens en même temps que beaucoup d'autres.
3. Dans les choses naturelles on ne cherche pas ce qui se fait toujours, mais ce qui arrive le plus souvent, parce qu'il est dans la nature des choses corruptibles de pouvoir être empêchées, si bien qu'elles n'agissent pas toujours de la même manière. De même, en morale, on considère ce qui existe la plupart du temps, mais non ce qui existe toujours, parce que la volonté n'agit pas de façon nécessaire. L'avarice n'est donc pas appelée la racine de tous les maux au point de n'avoir pas quelquefois un autre mal pour racine ; mais parce que c'est d'elle que sortent le plus souvent les autres maux pour la raison que nous venons de dire.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car la
racine est le commencement de l'arbre. Mais nous venons de dire que la cupidité
est la racine de tous les péchés. C'est donc elle aussi, et non l'orgueil, qui
en est le commencement.
2. Il est dit dans
l'Ecclésiastique (11, 12) que "le commencement de l'orgueil, c'est
d'abandonner Dieu". Or cette apostasie est un péché très déterminé. Il y a
donc un péché qui est le commencement de l'orgueil, et l'orgueil n'est pas le
commencement de tout péché.
3. Le péché qui est le
commencement de tous les autres, c'est, semble-t-il, celui qui les fait
accomplir tous. Or tel est "l'amour désordonné de soi-même, qui fait la
cité de Babylone", comme dit S. Augustin. C'est donc l'amour de soi qui
est le commencement de tout péché, mais non pas l'orgueil.
Cependant :
il est dit dans l'Ecclésiastique
(10, 13 Vg) : "Le commencement de tout péché, c'est l'orgueil."
Conclusion :
Certains prétendent que le mot orgueil signifie trois choses. - 1° L'appétit désordonné de sa propre excellence. Et c'est alors un péché spécial - 2° Un certain mépris actuel de Dieu, manifesté par la non-soumission à ses commandements. On dit alors que c'est un péché général. - 3° Un certain penchant de la nature corrompue à cette sorte de mépris. C'est en ce sens-là, disent-ils, que l'orgueil est le commencement de tout péché. Il diffère de la cupidité, car la cupidité regarde dans le péché la conversion au bien périssable où le péché trouve en quelque sorte sa nourriture et son entretien, et c'est pourquoi on parle de "racine". Mais l'orgueil regarde le péché sous l'angle de l'aversion à l'égard de Dieu, au précepte de qui l'homme refuse de se soumettre ; c'est pourquoi l'orgueil est appelé un "commencement", parce que c'est dans cette aversion que commence à se réaliser la raison de mal.
Certes, tout cela est vrai. Cependant ce n'est pas la pensée
du Sage lorsqu'il dit : "Le commencement de tout péché, c'est
l'orgueil." Manifestement en effet il parle de l'orgueil comme de
l'appétit désordonné de la propre excellence, ainsi qu'on le voit clairement
par ce qui suit (10, 15) : "Dieu a renversé de leur place les chefs
orgueilleux." C'est de cela du reste que parle l'auteur à cet endroit dans
presque tout le chapitre. Voilà pourquoi il faut dire que l'orgueil, même en
tant que péché spécial, est le commencement de tout péché. - Il faut bien se
rendre compte, en effet, que dans les actes volontaires, comme sont les péchés,
il y a deux ordres : l'ordre d'intention, et l'ordre d'exécution. Dans l'ordre
d'intention, c'est la fin qui a raison de principe, comme nous l'avons maintes
fois répété. Or la fin de l'homme, dans l'acquisition de tous les biens temporels,
c'est d'obtenir par ce moyen une perfection et une excellence particulières.
Aussi à cet égard l'orgueil, qui est la recherche de l'excellence, est donné
comme le commencement de tout péché. Mais dans l'ordre d'exécution, ce qu'il y
a de premier c'est ce qui fournit le moyen de contenter tous les mauvais
désirs, ce qui est comme une racine nourricière, à savoir les richesses. Voilà
pourquoi l'avarice est supposée être, de ce côté, la racine de tous les maux,
dans le sens que nous avons dit à l'Article précédent.
Solutions
:
1. Cela répond clairement à
la première objection.
2. L'apostasie est appelée
le commencement de l'orgueil, du côté de l'aversion à l'égard de Dieu. Car du
fait que l'homme ne veut pas se soumettre à Dieu, il est amené à vouloir
démesurément sa propre supériorité dans les choses de ce monde. De sorte que
dans ce passage l'apostasie n'est pas prise comme un péché spécial, mais plutôt
comme une condition générale de tout péché, celle qui consiste à se détourner
du bien impérissable. - On peut encore dire qu'apostasier Dieu est appelé le
commencement de l'orgueil, parce que c'en est la forme première. Car le propre
de l'orgueil est de ne vouloir se soumettre à aucun supérieur, et
principalement de ne pas vouloir se soumettre à Dieu. De là vient que l'homme
s'élève indûment au-dessus de lui-même selon toutes les autres espèces
d'orgueil.
3. L'homme s'aime lui-même en ce qu'il veut son excellence, car c'est une même chose de s'aimer et de se vouloir du bien. Aussi revient-il au même de supposer au commencement de tout péché l'orgueil, ou l'amour de soi.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car,
selon Aristote "la tête semble avoir les mêmes fonctions chez les animaux
que la racine dans les plantes" ; car les racines sont comme la bouche de
la plante. Donc, si la cupidité est appelée "racine de tous les
maux", elle seule semble devoir être appelée aussi le vice capital, à
l'exclusion d'aucun autre péché.
2. La tête représente un
certain ordre dans tout le corps, puisque c'est elle qui en quelque sorte
distribue à tous les membres la sensibilité et le mouvement. Au contraire, qui
dit péché, dit privation d'ordre. Donc un péché n'a pas raison de tête. Ainsi,
on ne doit pas soutenir l'existence de péchés capitaux.
3. On donne ce nom aux
crimes qui sont frappés de la peine capitale. Or il s'en trouve en chaque genre
de faute. S'il y a des péchés capitaux, ce ne sont donc pas des espèces
déterminées.
Cependant :
S. Grégoire énumère certains vices
spéciaux qu'il dit être péchés capitaux.
Conclusion :
Capital vient de caput, qui
veut dire tête. Or la tête, au sens propre, est cet organe qui est le principe
et qui a la direction de l'organisme tout entier. De là, métaphoriquement, le
nom de tête donné à tout ce qui est principe et exerce une direction. Ainsi,
des hommes qui dirigent les autres et les gouvernent, on dit qu'ils sont à la
tête des autres. (On parle aussi de vice appelé "capital" au sens
propre du mot : c'est celui que l'on paye de la peine capitale, c'est-à-dire de
sa tête. Mais ce n'est pas dans ce sens-là que nous voulons parler maintenant
de péchés capitaux.) Nous prenons le mot au figuré en tant qu'il désigne une
faute qui est le principe et qui a la direction d'autres fautes. Et ainsi on
appelle vice capital celui qui donne naissance à d'autres vices, principalement
en qualité de cause finale, puisque c'est là, avons-nous dit, ce qu'il y a de
formel en fait d'origine. C'est pourquoi le vice capital n'est pas seulement le
principe d'autres vices, mais encore il les dirige et en quelque sorte les
guide ; toujours, en effet, l'art ou l'habitus qui visent à une fin exercent un
rôle de principe et de commandement pour les moyens de cette fin. Aussi S.
Grégoire compare-t-il ces sortes de péchés capitaux à des chefs d'armées.
Solutions :
1. Capital vient en effet
de tête, toutefois par une sorte de dérivation ou participation, comme une
chose ayant quelques-unes des propriétés de la tête, mais n'étant pas la tête
absolument parlant. C'est pourquoi les vices appelés capitaux ne sont pas
seulement ceux qui constituent la première origine des péchés, comme l'avarice
qui est dénommée la racine du mal, et l'orgueil qui en est appelé le
commencement, mais ce sont aussi ceux qui constituent une origine prochaine à
l'égard de plusieurs autres péchés.
2. Le péché est privé
d'ordre au plan de l'aversion ; c'est par là en effet qu'il a raison de mal ;
or, selon S. Augustin, "le mal est une privation de mesure, d'ordre et de
beauté". Mais en ce qui concerne la conversion, le péché regarde un
certain bien. Aussi à cet égard peut-on dire qu'il a un ordre.
3. Cet argument est fondé sur la faute qui est dite capitale en raison de la peine encourue, mais ce n'est pas de cela que nous parlons ici.
Objections :
1. Il ne semble pas qu'on
puisse dire qu'il y a sept péchés capitaux, qui sont : la vaine gloire,
l'envie, la colère, l’avarice, la tristesse, la gourmandise, la luxure. En
effet, les péchés s'opposent aux vertus. Or les vertus principales sont, on l'a
dit, au nombre de quatre. Donc les vices principaux ou capitaux ne sont que
quatre.
2. Les passions de l'âme
sont des causes de péché, on l'a dit. Or les passions principales sont au
nombre de quatre. Deux d'entre elles ne sont pas mentionnées dans cette liste :
l'espoir et la crainte. Or, on énumère des vices auxquels se rattachent la
délectation et la tristesse, car la délectation ressortit à la gourmandise et à
la luxure, la tristesse à l'acédie et à l'envie. Donc cette énumération des
péchés principaux est mauvaise.
3. La colère n'est pas une
passion principale on ne devrait donc pas la mettre parmi les vices principaux.
4. De même que la cupidité
ou avarice est la racine des fautes, l'orgueil en est, avons-nous dit'. le
commencement. Si l'on compte l'avarice au rang des péchés capitaux, on devrait
donc aussi compter l'orgueil.
5. On commet des péchés qui
ne peuvent être causés par aucun de ceux-ci, comme se tromper par ignorance, ou
faire une faute avec une bonne intention, par exemple, voler pour faire
l'aumône. Le dénombrement des péchés capitaux n'est donc pas suffisant.
Cependant :
cette énumération a pour elle
l'autorité de S. Grégoire.
Conclusion :
On appelle vices capitaux, avons-nous dit, ceux qui donnent naissance à d'autres, principalement selon la raison de cause finale. Or cette origine peut être considérée de deux façons. 1° D'après la condition du pécheur : il est attaché au maximum à une fin, à partir de laquelle il passe le plus souvent à d'autres péchés. Mais cette origine ne peut faire la matière d'une technique, parce que les dispositions particulières des individus varient à l'infini. 2° D'après la nature même des choses et le rapport des fins entre elles. A ce point de vue, un vice sort le plus souvent d'un autre vice, ce qui fait que ce mode d'origine peut être l'objet d'une connaissance technique.
D'après cela donc, on appelle vices capitaux ceux dont les fins présentent certaines raisons primordiales de mouvoir l'appétit. La distinction de ces raisons permet de distinguer les péchés capitaux. Or, un objet peut mouvoir l'appétit de deux manières. 1° Directement et par lui-même ; c'est ainsi que le bien nous incite à le poursuivre, et que le mal, pour la même raison, nous incite à le fuir. 2° Indirectement et par l'intermédiaire d'autre chose ; ainsi lorsque nous recherchons un mal à cause d'un bien qui s'y trouve joint, ou que nous fuyons un bien à cause d'un mal qui y est annexé.
Or il y a pour l'homme trois espèces de biens. D'abord, un certain bien de l'âme, celui dont l'attrait tient uniquement à l'idée qu'on se fait de la chose : ainsi, l'excellence que confèrent la louange ou les honneurs. C'est ce bien que la vaine gloire poursuit d'une manière désordonnée. Puis, il y a le bien du corps ; tantôt il regarde la conservation de l'individu, comme le boire et le manger, et c'est lui que la gourmandise poursuit d'une manière déréglée ; tantôt, la conservation de l'espèce, comme l'union des sexes, et c'est à cela que s'ordonne la luxure. Enfin, il y a les biens extérieurs, les richesses, et c'est à cela que s'ordonne l'avarice. Et ces quatre mêmes vices capitaux fuient d'une manière désordonnée les quatre sortes de maux contraires aux biens qu'on vient de dire.
Autre justification. Le bien excite surtout la convoitise lorsqu'il participe de l'essence ou de quelqu'une des propriétés de la félicité que tout le monde désire naturellement. Or, pour réaliser cette félicité, il faut d'abord une certaine perfection, car la félicité est le bien parfait ; et c'est à quoi visent l'excellence ou l'éclat, que recherchent l'orgueil ou la vaine gloire. Il faut en second lieu une suffisance de ressources ; c'est elle que l'avarice recherche dans les richesses qui la promettent. En troisième lieu, la condition pour être heureux c'est le plaisir ; sans lui pas de félicité, dit le Philosophe ; or c'est le plaisir que recherchent la gourmandise et la luxure.
Pour ce qui est de fuir le bien à
cause d'un mal qui s'y trouve annexé, cela se produit de deux façons. Tantôt
c'est à l'égard de son bien propre, et alors c'est l'acédie qui est une
tristesse provoquée par le bien spirituel à cause du labeur corporel qui s'y
joint. Tantôt c'est à propos du bien des autres : si on le fuit sans le
combattre, c'est l'envie, qui consiste à s'attrister du bien d'autrui dans la
mesure où il est de nature à empêcher l'excellence personnelle ; si l'on se
dresse contre le bien d'autrui dans un mouvement de revanche, alors c'est la
colère. - Ajoutons qu'il appartient à ces mêmes vices de poursuivre le mal
contraire aux biens qu'ils fuient.
Solutions :
1. L'origine des vertus ne
s'explique pas comme celle des vices, car les vertus sont causées par la
subordination du désir à la raison, voire au bien impérissable, qui est Dieu,
tandis que les vices naissent de l'appétit du bien périssable. Il n'est donc
pas nécessaire que les principaux vices s'opposent aux principales vertus.
2. La crainte et l'espoir
sont des passions de l'irascible. Or, toutes les passions de l'irascible
naissent des passions du concupiscible, lesquelles sont toutes ordonnées au
plaisir et à la tristesse. Voilà pourquoi le plaisir et la tristesse sont
énumérées en tête des péchés capitaux, comme étant les plus fondamentales des
passions, nous l'avons dit antérieurement.
3. La colère n'est pas une
passion principale. Cependant, elle a une raison d'être spéciale dans le
mouvement affectif ; elle fait qu'on s'attaque au bien d'autrui sous couleur
d'honnêteté, c'est-à-dire de juste vindicte. Voilà pourquoi la colère a un rôle
distinct parmi les autres vices capitaux.
4. Si l'on dit que
l'orgueil est le commencement de tous les péchés, c'est parce qu'il a raison de
fin, comme nous l'avons expliqué. Et pour la même raison on le met au premier
rang des vices capitaux. Aussi l'orgueil n'est pas compté au nombre des autres
vices comme une sorte de vice universel, mais il est placé à leur tête à tous
plutôt comme leur roi, selon le mot de S. Grégoire. Quant à l'avarice, si elle
est appelée la racine de tous les maux, c'est sous un autre aspect, nous
l'avons dit.
5. Tous ces vices sont appelés capitaux parce que la plupart du temps ils donnent naissance à d'autres. Rien n'empêche par conséquent que de temps en temps il y ait des péchés sortant d'autres causes. On peut dire cependant que tous les péchés qui proviennent de l'ignorance peuvent se ramener à l'acédie, puisque c'est à ce vice que se rattache la négligence par laquelle on refuse d'acquérir les biens spirituels à cause du labeur que cela coûte ; en effet, l'ignorance qui peut être cause de péché vient de la négligence comme nous l'avons dit plus haut 1. Pour ce qui est de commettre un péché par une bonne intention, c'est affaire d'ignorance, semble-t-il, car c'est ignorer qu'il ne faut pas faire le mal pour qu'arrive le bien.
LES EFFETS DU PÉCHÉ.
Il faut traiter maintenant des
effets du péché : 1° La corruption du bien de la nature (Question 85) 2° la
souillure de l'âme (Question 86) ; 3° la dette de peine (Question 87-89).
1. Le bien de la nature est-il diminué par le péché ? - 2. Peut-il être totalement supprimé ? - 3. Les quatre blessures qui, selon Bède, ont frappé la nature humaine à cause du péché. - 4. La privation de mesure, de beauté et d'ordre est-elle l'effet du péché ? - 5. La mort et les autres défauts corporels sont-ils des effets du péché ? - 6. Ces défauts sont-ils de quelque manière naturels à l'homme ?
Objections :
1. Vraisemblablement non.
En effet, le péché de l'homme n'est pas plus grave que celui du démon.
Or Denys affirme que, chez les démons, les biens naturels demeurent entiers
après le péché. Donc le péché ne diminue pas non plus le bien de la nature
humaine.
2. En changeant ce qui
vient en second, on ne change pas ce qui vient en premier : les accidents ont
beau se modifier, la substance reste la même. Or, la nature préexiste à
l'action volontaire. Donc, après que le péché a causé du désordre dans l'action
volontaire, la nature ne se trouve pas pour cela modifiée au point d'être
diminuée dans son bien.
3. Pécher c'est agir,
diminuer c'est pâtir. Or un agent n'a jamais à pâtir du fait même de son agir ;
tout ce qui peut lui arriver, c'est d'agir d'un côté et de pâtir d'un autre.
Donc, celui qui pèche, ce n'est pas par le péché qu'il diminue le bien de sa
nature.
4. Aucun accident n'agit
sur son sujet, car pour pâtir il faut être en puissance ; or ce qui sert de
sujet à un accident est déjà en acte par rapport à cet accident. Mais le péché
vient s'insérer dans le bien de la nature comme un accident dans un sujet. Donc
le péché est sans action sur le bien de la nature et par conséquent ne le
diminue pas, car diminuer un être, c'est agir.
Cependant :
l'homme dont il est question en S.
Luc (10, 30), "qui descend de Jérusalem à Jéricho", c'est celui qui tombe
dans le désordre du péché et qui est de ce fait "dépouillé des dons de la
grâce et blessé dans ceux de la nature", comme l'explique S. Bèdeb. Le
péché diminue donc le bien de la nature.
Conclusion :
Sous ce nom de bien de la nature on
peut comprendre trois sortes de choses : 1° Les principes constitutifs de la
nature elle-même, avec les propriétés qui en découlent, comme les puissances de
l'âme et autres réalités du même genre. 2° Puisque la nature donne à l'homme de
l'inclination à la vertu dans le sens que nous avons dit plus haut, cette
inclination à la vertu est un bien de nature. 3° On peut même appeler bien de
nature ce don de la justice originelle qui fut, en la personne du premier
homme, accordé à l'humanité tout entière. - Ainsi donc, de ces biens de nature,
le premier n'est ni enlevé ni diminué par le péché. Le troisième, au contraire,
a été totalement enlevé par la faute du premier père. Mais celui du milieu,
l'inclination naturelle à la vertu, est diminué par le péché. En effet, les
actes humains engendrent un penchant aux actes semblables, comme nous l'avons
vu précédemment. Mais du fait qu'on est incliné à l'un des contraires,
l'inclination à l'autre est diminuée. Aussi, puisque le péché est contraire à
la vertu, du fait que l'homme pèche ce bien de nature qu'est l'inclination à la
vertu se trouve diminué.
Solutions :
1. Denys parle de la
première catégorie des biens de nature : l'être, la vie, l'intelligence. La
chose est évidente si l'on regarde attentivement son texte.
2. La nature, bien qu'antérieure
à l'action volontaire, a cependant de l'inclination vers elle. Aussi les
variations de l'action volontaire ne font pas varier le fond même de la nature,
mais elles font varier l'inclination elle-même dans son orientation vers son
terme.
3. L'action volontaire
procède de puissances diverses, les unes actives, les autres passives. Par là
il arrive à l'homme de s'ajouter ou de s'ôter à lui-même quelque chose, au
moyen des actions volontaires dont il est l'auteur ; nous avons dit cela à
propos de la génération des habitus.
4. Un accident n'a aucune action sur son sujet comme cause efficiente. Il en a cependant une comme cause formelle, selon cette manière de parler qui fait dire que la blancheur rend une chose blanche. De cette façon rien n'empêche que le péché diminue le bien de la nature, de manière pourtant que cette sorte de diminution se rapporte au désordre de l'acte. - Mais pour ce qui est du désordre de l'agent, il faut dire qu'il est causé par le fait qu'il y a dans les actes de l'âme quelque chose d'actif et quelque chose de passif ; ainsi l'objet sensible meut l'appétit sensible, celui-ci à son tour entraîne la volonté et la raison comme nous l'avons dit plus haut, et c'est ce qui cause le désordre. Il n'y a pas là d'accident agissant sur son propre sujet, mais un objet agissant sur une puissance, et une puissance agissant sur une autre et la déréglant.
Objections :
Il semble bien, car la nature
humaine étant finie, son bien l'est aussi. Or une chose finie se consume si on
lui enlève quelque chose sans discontinuer. Le bien de la nature pouvant être
diminué continûment par le péché, il semble donc qu'il puisse aussi être consumé
entièrement.
2. Chez les êtres qui ont
la même nature, le tout et les parties ont la même raison : on voit cela dans
l'air, l'eau, la chair et dans tous les corps homogènes. Mais le bien de la
nature est un tout homogène. Donc, s'il est vrai qu'une partie de ce bien peut
être enlevée par le péché, il semble que le tout peut l'être aussi.
3. Le bien naturel qui est
diminué par le péché, c'est l'aptitude à la vertu. Or il en est chez qui cette
aptitude a totalement disparu par suite du péché, par exemple les damnés, qui
ne peuvent pas plus être rétablis dans la vertu qu'un aveugle ne peut recouvrer
la vue. Le péché peut donc ôter entièrement le bien de la nature.
Cependant :
S. Augustin dit que "le mal ne
peut exister que dans un bien". Mais le mal de faute ne peut pas exister
dans le bien de la vertu ou de la grâce, puisque c'en est le contraire. Il faut
donc qu'il existe dans le bien de la nature. Donc il ne détruit pas
complètement ce bien.
Conclusion :
Comme nous venons de le dire, le bien de la nature qui peut être diminué par le péché, c'est l'inclination naturelle à la vertu. Cette inclination convient à l'homme du fait qu'il est un être rationnel : c'est cela en effet qui lui permet d'agir selon la raison, ce qui est agir selon la vertu. Or, le péché ne peut pas complètement enlever à l'homme cette qualité d'être rationnel, puisque ce serait le rendre incapable de péché. Il n'est pas possible par conséquent que ce bien de nature soit totalement enlevé.
Comme il arrive pourtant que cette sorte de bien est continûment diminué par le péché, certains ont voulu l'expliquer au moyen d'un exemple où l'on trouve qu'une chose finie diminue à l'infini sans pourtant jamais s'épuiser entièrement. Le Philosophe dit en effet que si d'une grandeur finie on ôte constamment quelque chose selon la même quantité, au bout du compte elle sera réduite à rien ; par exemple, lorsque j'aurai constamment retranché d'une longueur quelconque la valeur d'une palme ; tandis que si la soustraction se fait, non pas selon la même quantité, mais selon la même proportion, elle pourra continuer indéfiniment ; par exemple, si une quantité est partagée en deux et que de la moitié on retranche la moitié, on pourra ainsi avancer indéfiniment, de manière cependant que ce qui est retranché la seconde fois sera toujours moindre que ce qui l'était la première. - Mais ceci n'a pas lieu dans le cas qui nous occupe ; car le péché suivant ne diminue pas le bien de la nature moins que ne faisait le péché précédent ; peut être même, s'il est plus grave, le diminue-t-il davantage.
Il faut donc parler autrement.
L'inclination dont nous parlions se conçoit comme un milieu entre deux extrêmes
; elle a un fondement, une sorte de racine, dans la nature rationnelle, et elle
tend au bien de la vertu comme à un terme et à une fin. Par conséquent,
la diminution peut se concevoir de deux façons : du côté de la racine, et du
côté du terme. Du côté de la racine, le péché ne produit aucune diminution
puisque, nous l'avons dit, il ne diminue pas la nature elle-même. Mais, de la
seconde manière, il y a une diminution, c'est-à-dire qu'il y a empêchement
d'aboutir au terme. S'il y a diminution par la racine, nécessairement
l'inclination à la vertu serait parfois totalement consumée, la nature
rationnelle ayant été totalement consumée elle-même. Mais, puisqu'il y a
diminution du côté de l'obstacle posé pour empêcher d'atteindre le terme, il
est évident que cela peut aller à l'infini, car on peut mettre indéfiniment des
obstacles, en ce sens que l'homme peut ajouter indéfiniment péché sur péché ;
cependant l'inclination ne peut pas être complètement consumée puisqu'il en
reste toujours la racine. On a un exemple de cela dans le corps diaphane qui,
du fait même qu'il est diaphane, a une inclination à recevoir la lumière ;
cette inclination ou aptitude est diminuée par les nuages qui surviennent, bien
qu'elle subsiste toujours à la racine de la nature.
Solutions :
1. Cette objection porte
quand il y a diminution par soustraction. Mais ici il y a diminution par
apposition d'obstacle, ce qui n'enlève ni ne diminue, nous venons de le dire,
la racine de l'inclination naturelle.
2. L'inclination naturelle
est assurément un tout homogène ; elle a cependant rapport et à un
principe et à un terme ; et selon cette diversité elle est diminuée d'une
manière, et de l'autre elle ne l'est pas.
3. Même chez les damnés, il demeure une inclination naturelle à la vertu ; autrement il n'y aurait pas en eux de remords de conscience. Mais si cette inclination ne passe pas à l'acte, cela vient de ce que, par un dessein de la justice divine, la grâce fait défaut. Ainsi, même chez l'aveugle, il demeure encore à la racine de la nature une aptitude à voir, en tant qu'il est un vivant ayant naturellement la vue ; mais cette aptitude ne passe pas à l'acte, faute de la cause qui pouvait l'y amener en formant l'organe nécessaire à la vision.
Objections :
1. L'énumération de ces
quatre blessures affectant la nature en conséquence du péché - faiblesse,
ignorance, malice et convoitise - est maladroite. Car ce qui est l'effet d'une
chose ne peut pas en être la cause. Or il y a là, d'après ce qu'on a dit, des
causes de péchés. Nous ne devons donc pas mettre cela au rang des effets.
2. La malice est le nom
d'un péché. Il n'y a donc pas à la compter comme un effet du péché.
3. La convoitise est chose
naturelle, puisque c'est l'acte de la faculté concupiscible. Mais on ne doit
pas prendre ce qui est naturel pour une blessure de la nature.
4. Pécher par faiblesse et
pécher par passion, on a dit que c'était la même chose. Mais la convoitise est
une passion. Il n'y a donc pas à la distinguer de la faiblesse.
5. S. Augustin met dans
l'âme pécheresse un double effet pénal : l'ignorance et la difficulté, qui
engendrent à leur tour l'erreur et le tourment. Ces effets ne concordent pas
avec les quatre en question. Il semble donc que d'un côté ou de l'autre le
classement est inadapté.
Cependant :
ce classement a en sa faveur
l'autorité de Bède.
Conclusion :
Par la justice originelle la raison
maîtrisait parfaitement les facultés inférieures de l'âme, et elle-même
trouvait la perfection dans sa soumission à Dieu. Or, cette justice originelle
a été soustraite, comme nous l'avons dit, par le péché du premier père. Et
c'est pourquoi toutes les facultés de l'âme demeurent en quelque manière
dépouillées de leur ordre propre, qui les porte naturellement à la vertu. Et ce
dépouillement est appelé une blessure infligée à la nature. Mais il y a dans
l'âme quatre puissances qui peuvent être, comme nous l'avons dit, le sujet des
vertus : la raison où réside la prudence, la volonté où réside la justice,
l'irascible où se trouve la force, le concupiscible où se trouve la tempérance.
Donc, en tant que la raison est dépouillée de son adaptation au vrai, il y a
blessure d'ignorance ; en tant que la volonté est dépouillée de son adaptation
au bien, il y a blessure de malice ; en tant que l'irascible est dépouillé de
son adaptation à ce qui est ardu, il y a blessure de faiblesse ; en tant que le
concupiscible est dépouillé de son adaptation à des plaisirs modérés par la
raison, il y a blessure de convoitise. - Ce sont donc bien là les quatre
blessures infligées à toute la nature humaine par le péché du premier père.
Mais, parce que l'inclination au bien de la vertu est diminuée en chaque homme
par le péché actuel, d'après ce que nous avons dit, ces quatre blessures sont
en outre consécutives aux autres péchés. C'est-à-dire que par le péché, la
raison se trouve hébétée, surtout en matière d'action, et la volonté endurcie à
l'égard du bien, cependant que s'accroît la difficulté de bien agir et que la
convoitise s'enflamme davantage.
Solutions :
1. Rien n'empêche que ce
qui est l'effet d'un péché soit la cause d'un autre. De ce que l'âme est
déréglée par une faute précédente, elle est en effet plus facilement inclinée à
pécher.
2. Nous ne prenons pas ici
la malice pour le péché du même nom, mais pour une certaine propension de la
volonté au mal, selon le mot de la Genèse (8, 21) : "Les desseins du coeur
de l'homme sont portés au mal dès l'adolescence."
3. Comme nous l'avons dit,
la convoitise est naturelle à l'homme dans la mesure où elle est soumise à la
raison ; mais, qu'elle sorte des limites de la raison, c'est pour l'homme
contre nature.
4. On peut appeler
communément faiblesse toute passion, en tant qu'elle débilite la force de l'âme
et entrave la raison. Mais Bède a pris le mot dans le sens strict où la
faiblesse s'oppose à la force, laquelle appartient à l'irascible.
5. La difficulté qui est un des effets supposés par S. Augustin, comprend ces trois choses qui se rapportent aux puissances affectives : la malice, la faiblesse, la convoitise ; ce sont en effet ces trois choses qui font qu'on n'a pas de facilité pour tendre au bien. Quant à l'erreur et à la douleur, ce sont des blessures qui sont les suites des autres ; on s'attriste en effet de se sentir si faible en face de l'objet de ses convoitises.
Objections :
1. Il ne semble pas que le
péché ait pour effet de nous priver de ces trois choses "Partout où elles
sont grandes, dit S. Augustin, le bien est grand ; là où elles sont petites, le
bien est petit ; là où elles sont nulles, le bien est nul." Or le péché ne
rend pas nul le bien de la nature. Donc il ne prive pas de mesure, de beauté et
d'ordre.
2. Rien n'est cause de
soi-même. Mais S. Augustin, définit le péché comme "la privation de
mesure, de beauté et d'ordre". Donc cette privation n'est pas un effet du
péché.
3. Des péchés divers ont
des effets divers. Mais la mesure, la beauté, l'ordre sont précisément choses
diverses. Elles supposent donc, semble-t-il, des privations diverses, suites de
divers péchés, et l'on ne peut pas dire que la privation de mesure, de beauté
et d'ordre soit l'effet de n'importe quel péché.
Cependant :
le péché est dans une âme comme la
maladie dans un corps, selon la parole du Psaume (6, 3) : "Pitié pour moi,
Seigneur, je suis sans force. Guéris-moi." Or la maladie prive le corps de
son équilibre, de sa beauté et de son ordre. Donc le péché inflige à l'âme les
mêmes privations.
Conclusion :
Comme nous l'avons dit dans la première Partie, la mesure, la beauté, l'ordre sont partout les suites du bien créé en tant que tel, et même de tout être. Toujours en effet, l'être qui est le bien se manifeste par une forme de laquelle il tire sa beauté. D'autre part, la forme de chaque chose, quelle qu'elle soit, forme substantielle ou forme accidentelle, est conforme à une mesure ; c'est pourquoi il est dit au livre VIII des Métaphysiques que les formes des choses sont comme les nombres, et cela représente un certain mode d'être qui est affaire de mesure. Enfin, par sa forme, chaque être est ordonné à autre chose.
Ainsi, aux divers degrés de biens
correspondent divers degrés de mesure, de beauté et d'ordre. Il y a donc un
bien constituant le fond même de la nature qui a sa mesure, sa beauté, son
ordre ; celui-là n'est ni enlevé ni diminué. Il y a encore un autre bien, celui
de l'inclination de la nature : ce bien a aussi son mode, sa beauté, son ordre,
et le péché a pour effet, nous l'avons dit, de le diminuer mais non de le
supprimer totalement. Enfin il y a encore un bien, celui de la vertu et de la
grâce, qui a également son mode, sa beauté et son ordre ; et celui-là est
totalement supprimé par le péché mortel. Il y a encore le bien de l'acte
lui-même, lorsque cet acte est parfaitement ordonné ; ce bien aussi a sa
mesure, sa beauté, son ordre ; et la privation de ce bien est essentiellement
le péché. De sorte qu'on voit clairement comment le péché est lui-même une
privation de mesure, de beauté et d'ordre, et comment il entraîne après lui une
privation et une diminution de mesure de beauté et d'ordre.
Solutions :
1 et 2. Cela donne la réponse.
3. La mesure, la beauté et l'ordre se suivent et s'enchaînent, nous venons de le montrer. Aussi est-ce simultanément qu'ils disparaissent ou diminuent.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car à
égalité de cause il devrait y avoir égalité d'effet. Or ces sortes de défauts
n'existent pas également chez tous, mais plus abondamment chez certains ;
pourtant, le péché originel est égal chez tous, et c'est surtout de lui que
semblent provenir ces défauts. Ils ne sont donc pas l'effet du péché.
2. La suppression de la cause amène celle de l'effet. Or la suppression de tout péché par le baptême ou par la pénitence n'entraîne pas celle des défauts en question. Donc ils ne sont pas les effets du péché.
3.Il y a plus de culpabilité dans
le péché actuel que dans le péché originel. Pourtant le péché actuel ne change
pas en défaut les choses qui sont naturelles au corps. Donc, beaucoup moins
encore, le péché originel. Par conséquent, la mort et les autres défauts du
corps ne sont pas les effets du péché.
Cependant :
l'Apôtre dit (Rm 5, 12) "Par
un seul homme le péché est entré en ce monde, et par le péché, la mort."
Conclusion :
Une chose est cause d'une autre de deux façons : proprement et par soi, ou bien par accident. Elle est par soi cause d'une autre lorsque c'est en vertu même de sa nature ou de sa forme qu'elle produit son effet ; d'où il suit que l'effet est directement cherché par la cause. Manifestement, ce n'est pas le cas, car la mort et les défauts de même sorte sont en dehors des intentions du pécheur ; le péché n'est donc pas par soi la cause de ces défauts.
Par accident, une chose est cause
d'une autre si elle supprime l'obstacle : qui secoue la colonne, dit le
Philosophe, remue par accident la pierre qui la surmonte. C'est de cette
manière que le péché du premier père est cause de la mort et de toutes les
déficiences analogues de la nature humaine, en tant que le péché du premier
père a supprimé la justice originelle ; or, par cette justice, non seulement
les facultés inférieures de l'âme étaient maîtrisées par la raison qui les
préservait de tout désordre, mais le corps tout entier était préservé par l'âme
de tout défaut, comme nous l'avons dit dans la première Partie. Aussi, une fois
supprimée cette justice originelle par le péché du premier père, de même que la
nature humaine a été blessée quant à l'âme par le dérèglement des puissances,
de même le corps a été rendu corruptible par son propre dérèglement. Or, la
soustraction de la justice originelle a raison de peine, comme la soustraction
de la grâce. Aussi la mort et toutes les faiblesses du corps sont, elles aussi,
la peine du péché originel. Et bien qu'elles ne soient pas voulues par le
pécheur, elles sont ordonnées par Dieu comme des châtiments de sa justice.
Solutions :
1. Avec la cause propre, à
égalité de cause il y a égalité d'effet ; augmenter ou diminuer la cause
essentielle, c'est augmenter ou diminuer l'effet. Mais l'égalité de la cause
par accident, celle qui enlève l'obstacle, n'appelle pas l'égalité de l'effet.
Si d'une secousse égale vous renversez deux colonnes, il ne s'ensuit pas que
les pierres qui les surmontent doivent avoir un mouvement égal : celle-là
tombera plus vite, qui sera plus lourde par sa nature à laquelle elle se trouve
abandonnée lorsque l'obstacle est enlevé. Ainsi, la justice originelle étant
enlevée, la nature du corps humain est abandonnée à elle-même ; et, par suite
de la diversité des complexions naturelles, il est, chez certains, sujet à plus
de faiblesses, chez d'autres à moins, bien que le péché originel existe chez
tous également.
2. Celui qui enlève la
faute originelle et la faute actuelle est aussi celui qui enlève tous les
défauts de la nature, selon la parole de l'Apôtre (Rm 8, 11) : "Il
vivifiera vos corps mortels par l'habitation en vous de son Esprit." Mais
les deux choses se font suivant l'ordre de la sagesse divine, au temps
convenable. Il faut en effet, pour parvenir à l'immortalité et à
l'impassibilité de cette gloire qui a commencé dans le Christ et nous a été
acquise par le Christ, que nous soyons d'abord devenus conformes à ses
souffrances. Il faut donc que la passibilité elle-même demeure en nos corps
pour que nous méritions l'impassibilité de la gloire conformément au Christ.
3. Dans le péché actuel nous pouvons considérer deux choses : la substance même de l'acte, et la raison de faute. Par la substance de l'acte le péché actuel peut fort bien amener la faiblesse du corps ; il y en a qui sont malades et qui meurent d'avoir trop mangé. Mais du côté de la faute, le péché actuel fait perdre la grâce ; or celle-ci est donnée à l'homme pour redresser les actes de l'âme, mais non pour empêcher les déficiences du corps, comme faisait la justice originelle. C'est pourquoi le péché actuel n'est pas cause de ces sortes de faiblesses au même titre que le péché originel.
Objections :
1. Il semble bien.
"Corruptible et incorruptible constituent, selon Aristote, deux genres
d'êtres différents." Or l'homme est du même genre que les autres animaux,
qui sont naturellement corruptibles. Donc l'homme aussi est corruptible par
nature.
2. Tout ce qui est composé
d'éléments contraires est corruptible par nature, ayant pour ainsi dire en soi
la cause même de sa corruption. Mais le corps humain est de cette sorte.
3. Il est naturel que la
chaleur consume l'humidité. Or la vie de l'homme se conserve par le chaud et
l'humidité. Donc, puisque les opérations vitales s'accomplissent par une
dépense de chaleur, d'après Aristote, il semble que la mort et les faiblesses analogues
soient naturelles à l'homme.
Cependant :
1. Tout ce qui est naturel
à l'homme, c'est Dieu qui l'a fait dans l'homme. Or il est dit dans la Sagesse
(1, 13) : "Dieu n'a pas fait la mort." Donc elle n'est pas naturelle
à l'homme.
2. Ce qui est selon la
nature ne peut être appelé ni peine ni mal, parce qu'il y a convenance entre
une chose et ce qui lui est naturel. Or la mort et les déficiences analogues
sont, avons-nous dit, la peine du péché originel. Elles ne sont donc pas
naturelles à l'homme.
3. La matière est
proportionnée à la forme, et chaque chose à sa fin. Or la fin de l'homme est la
béatitude perpétuelle, nous l'avons dit. La forme du corps humain est l'âme
rationnelle, laquelle est incorruptible, nous l'avons vu dans la première
Partie. Donc le corps humain est incorruptible par nature.
Conclusion :
De chaque réalité corruptible nous pouvons parler de deux façons : du point de vue de la nature en général, et du point de vue d'une nature particulière. - Une nature particulière est la vertu active propre à chaque chose et travaillant à conserver cette chose. Par rapport à elle, toute corruption et toute privation sont contre nature, dit le Philosophe, puisqu'il y a une vertu qui cherche l'existence et la conservation de l'être en qui elle existe.
La nature universelle au contraire est la vertu active qui réside en quelque grand principe de l'univers, par exemple dans l'un des corps célestes ou dans l'une des substances supérieures ; c'est ainsi que Dieu est appelé par certains "la nature naturante". Cette grande force cherche le bien et la conservation de l'univers, ce qui exige alternance de génération et de corruption dans les choses. De ce point de vue, la corruption et les privations sont naturelles aux choses, non certes d'après les tendances de la forme, qui est principe d'existence et de perfection, mais d'après celles de la matière, laquelle est attribuée à telle et telle forme suivant une certaine proportion distributive que règlent les grands agents de l'univers. Et, bien que toute forme cherche, autant qu'elle peut, à exister perpétuellement, aucune cependant dans l'ordre des réalités corruptibles ne peut obtenir la perpétuité de son être. Sauf l'âme rationnelle, parce qu'elle n'est pas entièrement soumise comme les autres formes au monde de la matière et qu'elle a en propre, bien au contraire, une activité immatérielle, on l'a établi dans la première Partie e. Il résulte de là que, du côté de sa forme, la non-corruption est chose plus naturelle à l'homme qu'elle ne l'est aux autres réalités corruptibles. Mais, parce que cette forme a elle-même une matière composée d'éléments contraires, la corruptibilité du tout est un effet de l'inclination de la matière. Ainsi, l'homme est naturellement corruptible suivant la nature d'une matière laissée à elle-même, mais non point suivant la nature de sa forme.
Or les trois premières objections
données ci-dessus sont tirées des exigences de la matière ; les trois autres,
en sens contraire, des exigences de la forme. Par conséquent, pour les
résoudre, il faut considérer que la forme de l'homme, qui est l'âme
rationnelle, a été, par son incorruptibilité, bien proportionnée à sa fin qui
est la béatitude perpétuelle. Mais le corps humain, qui est corruptible si on
le considère dans sa nature, a été proportionné à sa forme d'une certaine
façon, et non d'une autre façon. On peut en effet tenir compte d'une double
condition dans une matière : celle qui répond au choix de l'agent, et celle qui
n'a pas été choisie par lui mais dépend de la nature même de la matière. Ainsi
le coutelier choisit pour faire des couteaux une matière à la fois dure et
ductile, qui puisse s'aiguiser pour être apte à couper, et l'acier qui remplit
cette condition est une matière bien adaptée à la coutellerie ; mais, que ce
métal soit cassant et prenne la rouille, c'est une conséquence de sa
composition naturelle, et l'artisan ne la choisit pas ; il la refuserait plutôt
s'il le pouvait. Aussi y a-t-il là une disposition matérielle qui n'est
proportionnée ni au dessein de l'artisan ni à celui de son art. Le corps humain
est quelque chose de semblable à cela. Il est une matière que la nature a
choisie comme étant de bonne complexion pour pouvoir être l'organe le plus
convenable du toucher et des autres facultés de sensation et de mouvement. Mais
qu'il soit corruptible, cela tient aux conditions de la matière, et n'a pas été
choisi par la nature, laquelle choisirait plutôt au contraire une matière
incorruptible, si elle pouvait. Mais Dieu, à qui toute nature est soumise,
suppléa dans la création même de l'homme au défaut de la nature et accorda au
corps, par le don de la justice originelle, une certaine incorruptibilité,
comme nous l'avons dit dans la première Partie. C'est pourquoi il est dit que
"Dieu n'a pas fait la mort" et qu'elle est la peine du péché.
Solutions :
On vient évidemment de répondre aux objections.
1. La tache de l'âme est-elle un effet du péché ? - 2. Cette tache demeure-t-elle dans l'âme après l'acte du péché ?
Objections :
1. La chose ne paraît pas
possible. Une nature supérieure ne peut pas être souillée par le contact d'une
nature inférieure : "Le rayon de soleil, dit S. Augustin, ne se salit pas
au contact des corps les plus fétides." Or, l'âme humaine est d'une nature
bien supérieure aux réalités périssables vers lesquelles elle se tourne
lorsqu'elle pèche. Donc ces réalités ne lui font pas contracter une tache par
le péché.
2. Le péché est fondamentalement
dans la volonté, nous l'avons dit. Mais pour Aristote "la volonté est dans
la raison". Or la raison, ou intelligence, ne se souille pas, mais plutôt
se perfectionne, à considérer les choses, quelles qu'elles soient. Donc la
volonté ne se souille pas par le péché.
3. Si le péché produit une tache, ou la tache est quelque chose de positif, ou elle est une pure privation. Si elle est quelque chose de positif, ce ne peut être qu'une disposition ou un habitus ; car un acte ne laisse pas autre chose dans l'âme. Or ce n'est ni une disposition ni un habitus, car il arrive que l'un ou l'autre ayant disparu, la tache demeure encore. Cela se voit chez celui qui a péché mortellement par prodigalité, et qui après cela pèche encore mortellement, mais en changeant son habitus pour le vice opposé. La tache ne met donc pas dans l'âme quelque chose de positif.
Pareillement, elle n'est pas pure
privation. Puisqu'à cet égard tous les péchés se rejoignent dans l'aversion
loin de Dieu et la privation de la grâce, il s'ensuivrait que pour tous les
péchés la tache serait unique. Donc la tache n'est pas l'effet du péché.
Cependant :
l'Ecclésiastique (47, 20) dit à
Salomon : "Tu as fait une tache à ta gloire" ; et l'Apôtre aux
Éphésiens (5, 17) : "Il voulait se présenter à lui-même une Église
éclatante, n'ayant ni tache ni ride." Dans un passage comme dans l'autre
on parle de la tache du péché. Donc la tache est l'effet du péché.
Conclusion :
Le mot tache se dit à proprement
parler des choses matérielles, quand un corps brillant, costume, objet d'or,
d'argent, etc. perd son éclat au contact d'un autre corps. Dans le domaine
spirituel "tache" doit avoir une signification analogue. Or l'âme de
l'homme possède un double éclat : le premier lui vient du resplendissement de
la lumière naturelle de la raison ; c'est par cette clarté qu'il se dirige dans
la vie. Un autre éclat lui vient du resplendissement d'une lumière divine, la
sagesse et la grâce, et par ce surcroît de lumière on a toute la perfection
qu'il faut pour agir bien et avec beauté. D'autre part, l'âme a comme un
contact avec les réalités quand elle s'y attache par amour. Or, lorsqu'elle
pèche, elle adhère à quelque chose contrairement aux lumières de la raison et
de la loi divine. C'est pourquoi la diminution d'éclat provenant d'un tel
contact s'appelle métaphoriquement la tache de l'âme.
Solutions :
1. Les réalités inférieures
n'ont pas la vertu de salir l'âme comme si elles avaient une véritable action
sur elle. C'est plutôt l'inverse : l'âme se salit elle-même par son action, en
s'attachant d'une façon déréglée aux réalités inférieures, contrairement aux
lumières de la raison et de la loi divine.
2. L'acte intellectuel est perfectionné dans la mesure où les réalités intelligibles sont dans l'intelligence suivant le mode de l'intelligence elle-même ; et c'est pourquoi l'intelligence n'est pas salie mais perfectionnée par elles. Au contraire, l'acte volontaire consiste dans un mouvement vers les choses mêmes, au point que l'amour colle une âme à l'objet aimé ; et c'est par là que l'âme se salit, lorsqu'elle s'attache d'une manière désordonnée, selon le mot d'Osée (9, 10) : "Ils sont devenus abominables, comme les objets qu'ils ont aimés.". La tache n'est pas quelque chose de positif dans l'âme. Elle ne signifie pas non plus privation pure et simple ; elle signifie une privation d'éclat dans l'âme relativement à sa cause qui est le péché. C'est pourquoi la diversité des péchés amène la diversité des taches. Il en est comme d'une tache d'ombre qui est privation de lumière provenant de ce qu'il y a un corps par-devant : la diversité des corps qui sont ainsi devant la lumière produit la diversité des ombres.
Objections :
1. Il ne semble pas. Après
l'acte, il ne reste rien dans l'âme, si ce n'est l'habitus ou la disposition.
Or, nous l'avons vu, la tache n'est ni un habitus ni une disposition. Donc,
elle ne reste pas dans l'âme après l'acte du péché.
2. Nous venons de voir qu'un
péché fait une tache comme un corps fait de l'ombre. Mais, lorsque le corps
passe, l'ombre ne reste pas. Donc, quand l'acte du péché passe, lui aussi, la
tache ne reste pas.
3. Tout effet dépend de sa
cause. Or la tache a pour cause l'acte du péché. Une fois que cet acte s'est
éloigné, il ne reste donc plus de tache dans l'âme.
Cependant :
il est écrit au livre de Josué (22,
17) : "N'est-ce donc rien pour vous d'avoir péché à Béelphegor, quand la
tache de ce crime demeure en vous jusqu'aujourd'hui ?"
Conclusion :
La tache du péché demeure dans
l'âme, même si l'acte du péché vient à passer. La raison en est que la tache,
avons-nous dit, comporte un manque d'éclat parce qu'on s'est éloigné des
lumières de la raison ou de la loi divine. C'est pourquoi aussi longtemps qu'un
homme reste en dehors de ces lumières, la tache du péché demeure en lui ; mais,
dès qu'il revient à la lumière de la raison et à la lumière divine, ce qui se
fait à l'aide de la grâce, alors la tache cesse. Or, bien que l'homme mette fin
à l'acte par lequel il s'est éloigné des lumières de la raison ou de la loi
divine, il ne revient pas aussitôt à l'état où il se trouvait auparavant, mais
il a besoin pour cela d'un mouvement de volonté contraire au premier. De même
que, si un homme est éloigné d'un autre à la suite d'un mouvement, il ne se
rapprochera pas de lui aussitôt que son mouvement cesse ; il faut qu'il se
rapproche en revenant par un mouvement contraire.
Solutions :
1. Après l'acte du péché,
il ne reste rien positivement dans l'âme que des dispositions ou des habitus ;
négativement, il reste cependant quelque chose : l'absence d'union à la lumière
divine.
2. Quand l'obstacle qui
faisait de l'ombre a passé, le corps diaphane demeure envers celui qui donne la
lumière dans la même proximité et le même rapport qu'auparavant, et c'est
pourquoi l'ombre passe aussitôt. Mais, quand l'acte du péché a été écarté,
l'âme ne se retrouve plus dans le même état vis-à-vis de Dieu ; aussi le cas
n'est-il pas le même.
3. L'acte du péché crée une distance de Dieu qui est suivie par la perte de la lumière, de la même manière que le mouvement local crée la distance dans l'espace. Aussi, le mouvement local cessant, la distance ne disparaît pas ; de même il ne suffit pas de cesser l'acte du péché pour que la tache disparaisse.
LA DETTE DE PEINE
Il faut considérer la dette de
peine, 1° en elle-même (Question 87) puis, 2° la question du péché mortel et du
péché véniel, qui se distinguent l'un de l'autre d'après cette dette (Question 88-89).
1. La dette de peine est-elle un effet du péché ? - 2. Un péché peut-il être la peine d'un autre ? - 3. Y a-t-il un péché qui rende passible d'une peine éternelle ? - 4. D'une peine infinie en grandeur ? - 5. Tout péché rend-il passible d'une peine éternelle et infinie ? - 6. La dette de peine peut-elle demeurer après le péché ? - 7. Toute peine est-elle infligée pour un péché ? - 8. Quelqu'un peut-il être tenu à une peine pour le péché d'autrui ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Car ce qui arrive par accident à un être, ne parait
pas être son effet propre. Mais la dette de peine a un rapport accidentel avec
le péché, puisqu'elle est en dehors de l'intention du pécheur. Elle n'est donc
pas l'effet du péché.
2. Le mal n'est pas la
cause du bien. Or la peine est un bien, puisqu'elle est juste et vient de Dieu.
Elle n'est donc pas l'effet du péché qui est un mal. S. Augustin affirme :
"Une âme qui est dans le désordre est à elle-même sa peine." Or une
peine n'entraîne pas l'obligation à une autre peine, car on irait ainsi à
l'infini. Donc le péché n'entraîne pas la dette de la peine.
Cependant :
L'Apôtre affirme (Rm 2, 9) "Il
y a tribulation et angoisse pour toute âme qui fait le mal." Faire le mal,
c'est pécher. Le péché amène donc cette peine, désignée sous le nom de
tribulation et d'angoisse.
Conclusion :
C'est un fait, qui des réalités de la nature passe à celles de l'humanité, que tout ce qui s'élève contre une chose doit en recevoir du dommage. Nous voyons en effet dans la nature un élément agir avec plus de force s'il vient à rencontrer son contraire ; c'est pour cela que "l'eau chauffée gèle plus fort", comme dit le livre I des Météores. Aussi rencontre-t-on chez les hommes cette inclination naturelle : chacun rabaisse celui qui s'insurge contre lui. Mais il est manifeste que tous les êtres englobés dans un ordre ne font qu'un en quelque sorte dans leur relation au principe de cet ordre. Par conséquent, tout ce qui s'insurge contre un ordre de choses doit normalement être réprimé par cet ordre et par son principe. Et puisque le péché est un acte désordonné, il est manifeste que quiconque pèche agit contre un ordre. C'est pourquoi il est normal qu'il soit réprimé par cet ordre même. Et cette répression, c'est la peine.
De là, selon les trois ordres
auxquels est soumise la volonté humaine, le triple régime de peines par lequel
l'homme peut être châtié. En effet, la nature humaine est premièrement subordonnée
à l'ordre de sa propre raison ; deuxièmement à l'ordre extérieur de ceux qui
gouvernent, au spirituel et au temporel, dans la cité ou dans la famille ;
troisièmement à l'ordre universel du gouvernement divin. Or, il n'est aucun de
ces trois ordres qui ne soit renversé par le péché, puisque celui qui pèche
agit tout à la fois contre la raison, contre la loi humaine et contre la loi
divine. D'où la triple peine encourue par lui : l'une lui vient de lui-même :
le remords de conscience ; une autre des hommes ; une troisième de Dieu.
Solutions :
1. La peine suit le péché dans la mesure où il est un mal en raison de son
désordre. Par suite, de même que, dans l'acte, le mal est accidentel et hors
des intentions du pécheur, de même la dette de peine.
2. Il est certain que la
peine peut être juste et qu'elle peut avoir été infligée par Dieu et par les
hommes ; aussi n'est-elle pas elle-même directement l'effet du péché ; le péché
dispose seulement à la peine. Il fait que l'homme est passible de peine, et
c'est là qu'est le mal. Denys dit en effet : "Subir la peine n'est pas un
mal ; le mal est de la mériter." Par conséquent, la dette de la peine se
présente directement comme l'effet du péché.
3. Cette peine d'une âme en désordre est due au péché parce qu'il trouble l'ordre de la raison. Mais il est passible d'une autre peine encore, du fait qu'il trouble l'ordre des lois divines et humaines.
Objections :
1. Apparemment non, puisque les peines ont été introduites, selon le
Philosophe, pour ramener les hommes à la vertu. Or le péché ne ramène pas
l'homme à la vertu, mais à l'opposé. Le péché n'est donc pas la peine du péché.
2. Les justes châtiments
sont de Dieu, comme l'explique S. Augustin ; tandis que le péché n'est pas de
Dieu et est chose injuste. Le péché ne peut donc pas être le châtiment du
péché.
3. Il est de l'essence
d'une peine de s'opposer à la volonté. Le péché, au contraire, vient de la
volonté, nous l'avons montré plus haut, Il ne peut donc pas être une peine du
péché.
Cependant :
S. Grégoire affirme "Certains
péchés sont des punitions du péché."
Conclusion :
Quand nous parlons du péché, nous pouvons le considérer en ce qu'il a d'essentiel et en ce qu'il a d'accidentel. Par soi le péché ne peut être d'aucune manière la peine du péché. Ainsi considéré, en effet, il est un acte sortant de la volonté, car c'est à cette condition qu'il a raison de faute. Or. comme nous l'avons établi dans la première Partie, il est essentiel à la peine de contrarier la volonté. Il est donc évident qu'à parler formellement le péché ne peut d'aucune manière être la peine du péché.
Mais par accident il peut l'être,
de trois façons. - 1° Comme cause écartant un obstacle. Passions, tentations du
diable, sont en effet des causes qui inclinent au péché. Ces causes rencontrent
un obstacle dans le secours de la grâce divine, laquelle est enlevée par le
péché. Comme cette soustraction de grâce est elle-même une peine, et voulue par
Dieu, nous l'avons dit, il s'ensuit que par accident le péché qui en est la
suite est, lui aussi, une peine. L'Apôtre parle en ce sens quand il dit (Rm 1,
24) : "... C'est pourquoi Dieu les a livrés aux désirs de leur
coeur." Ces désirs, ce sont les passions ; car les hommes, abandonnés par
le secours de la grâce divine, sont vaincus par les passions. De cette façon le
péché est toujours la peine d'un péché antérieur. - 2° D'une autre manière, le
péché peut être une peine, par la substance même de son acte, à cause de l'affliction
qu'il apporte ; soit l'acte intérieur, comme cela se voit dans la colère et
l'envie ; soit l'acte extérieur, comme c'est évident chez certains lorsque,
pour accomplir l'acte du péché, ils sont accablés de travaux et de difficultés,
selon ce mot de la Sagesse (6, 7 Vg) : "Nous nous sommes fatigués sur le
chemin de l'iniquité." - 3° Un péché peut encore être une peine par ses
effets ; il sera dit tel à raison de ses conséquences. Et selon ces deux
dernières façons, un péché n'est pas seulement la peine d'un péché précédent,
il est à lui-même sa propre peine.
Solutions :
1. Quand Dieu punit
certains en permettant qu'ils se laissent aller à des péchés, c'est en réalité
pour le bien de la vertu. C'est même quelquefois pour le bien des pécheurs
eux-mêmes, lorsque après le péché ils se relèvent plus humbles et plus
prudents. Mais c'est toujours pour l'amendement des autres, afin que ceux qui
voient des gens tomber ainsi de faute en faute redoutent davantage de pécher. -
Quant aux deux autres cas que nous avons dis, il est évident que la peine y est
ordonnée à l'amendement ; ainsi le fait même de subir des travaux et des
dommages en commettant le mal est de nature à détourner les hommes du péché.
2. Cet argument tient
compte du péché en soi.
3. Même réponse.
Objections :
1. Il ne semble pas
qu'aucun péché puisse avoir de pareilles suites. Une peine, pour être juste,
doit être égale à la faute, car la justice est une égalité ; d'où ce mot
d'Isaïe (27, 8 Vg) : "Mesure pour mesure, en rejetant [cette nation] tu ne
feras que lui rendre justice." Or le péché est temporel. Il n'engage donc
pas la dette d'une peine éternelle.
2. "Les peines sont
des remèdes", dit le Philosophe. Or un remède ne doit jamais être infini,
puisqu'il est ordonné à une fin et que ce qui est ordonné à une fin, selon le
Philesophe, n'est pas infini. Donc nulle peine ne doit être infinie.
3. Nul ne fait une chose
s'il n'y trouve pour soi-même un plaisir. Or, la Sagesse (1, 13) assure que
"Dieu ne prend pas plaisir à la perdition des hommes". Il ne les
punira donc pas d'un châtiment éternel.
4. Rien de ce qui existe
par accident n'est infini. Or la peine existe par accident, puisqu'elle n'est
pas conforme à la nature de celui qui en est frappé. Elle ne peut donc pas
durer à l'infini.
Cependant :
il est dit en S. Matthieu (25, 46)
: "Ils s'en iront au supplice éternel" ; et en S. Marc (3, 29) :
"Celui qui aura blasphémé contre le Saint-Esprit n'aura jamais de
rémission, mais sera coupable d'une faute éternelle."
Conclusion :
Nous venons de le dire : le péché
entraîne une dette de peine du fait qu'il bouleverse un ordre. Or. la cause
persistant, l'effet demeure. Par conséquent, il est nécessaire que la dette de
peine demeure aussi longtemps que demeure le bouleversement de l'ordre. Or,
lorsque quelqu'un bouleverse l'ordre, parfois c'est réparable, mais parfois
c'est irréparable. En effet, le mal est toujours irréparable s'il ôte à l'ordre
son principe. Si, au contraire, le principe reste sauf, les autres défauts
peuvent être réparés par sa vertu. Ainsi, lorsque la vue est corrompue dans son
principe même, il n'y a plus moyen de la recouvrer, sinon uniquement par la
vertu divine ; si, au contraire, le principe de la vue restant sauf, il
survient seulement quelque gêne dans la vision, la nature ou l'art sont
capables d'y remédier. Or, tout ordre comporte un principe ; et c'est en se
rattachant à ce principe qu'on devient participant de cet ordre. C'est
pourquoi, si le péché détruit dans son principe l'ordre par lequel la volonté
de l'homme est soumise à Dieu, le désordre sera de soi irréparable, encore
qu'il puisse être réparé par la vertu divine. Or, le principe, en cet ordre de
choses, c'est la fin ultime à laquelle on adhère par la charité. C'est pourquoi
tous les péchés qui détournent de Dieu en faisant perdre la charité,
entraînent, autant qu'il est en eux, l'obligation à une peine éternelle.
Solutions :
1. Aussi bien dans les
jugements de Dieu que dans celui des hommes, la peine est, quant à sa rigueur,
proportionnée au péché. Mais, comme le dit S. Augustin, dans aucun jugement
n'est requis que la peine soit égale à la faute quant à la durée. Car, parce
que l'adultère ou l'homicide se commettent en un moment, ce n'est pas une
raison de les châtier par une peine d'un moment. Au contraire, on les punit
quelquefois de prison perpétuelle ou d'exil, quelquefois même de mort. Et, dans
cette peine de mort, on ne regarde pas le temps qu'il faut pour l'exécuter,
mais plutôt le fait que le coupable sera retranché à tout jamais de la société
des vivants : ainsi, cette peine représente à sa manière l'éternité du
châtiment divin. - "Il est pourtant juste, selon S. Grégoire, que l'homme
ayant, dans son éternité, péché contre Dieu, trouve son châtiment dans
l'éternité de Dieu." Or, on dit de quelqu'un qu'il a péché dans son
éternité, non seulement lorsqu'il a continué l'acte durant toute sa vie
d'homme, mais par le fait que, s'il met sa fin dernière dans le péché, c'est
qu'il a la volonté de le faire éternellement. Aussi S. Grégoire ajoute-t-il :
"Les méchants auraient voulu vivre sans fin pour pouvoir demeurer sans fin
dans leurs iniquités."
2. La peine, même celle
qu'infligent les lois humaines, n'est pas toujours médicinale pour celui
qu'elle frappe. Parfois, elle l'est seulement pour les autres. Ainsi, lorsqu'un
bandit est pendu, ce n'est pas pour son propre amendement, mais à cause des
autres afin qu'au moins la crainte du châtiment arrête leurs méfaits, selon la
parole des Proverbes (19, 25) : "Flagellez les êtres pernicieux, et les
sots seront plus sages." C'est donc de cette manière que les peines
éternelles des réprouvés, infligées par Dieu, sont médicinales : pour ceux qui
s'abstiennent des péchés par la pensée de ces grands châtiments. Selon ce
passage du Psaume (60, 6) : "Tu as fait signe à ceux qui te craignent
d'éviter le trait qui frappe, pour sauver tes bien-aimés."
3. Dieu ne prend pas
plaisir aux châtiments pour eux-mêmes ; mais il prend plaisir à l'ordre de sa
justice, qui les exige.
4. Bien que la peine ne soit ordonnée à la nature que par accident, elle est ordonnée de soi à la privation d'ordre et à la justice de Dieu. C'est pourquoi la peine dure toujours aussi longtemps que le désordre.
Objections :
1. Il semble bien, car on
lit en Jérémie (10, 24) : "Corrige-moi, Seigneur, mais que ce soit
pourtant dans ta justice et non dans ta fureur, de crainte que tu ne me
réduises à néant." La colère de Dieu ou sa fureur signifie par métaphore
la vindicte de la justice divine. Quant à être réduit à rien, c'est une peine
infinie, de même que faire quelque chose de rien est d'une puissance infinie.
Donc, selon la vindicte divine, le péché est puni d'une peine infinie en
grandeur.
2. A la grandeur de la
faute correspond celle de la peine. Selon le Deutéronome (25, 2) : "On
fouettera le coupable à la mesure de son péché." Mais le péché commis
contre Dieu est infini. Car un péché est d'autant plus grave que la personne
contre laquelle il est commis est plus grande ; ainsi est-il plus grave de
frapper le prince que de frapper un particulier. Or la grandeur de Dieu est
infinie. Il faut donc une peine infinie pour le péché commis contre Dieu.
3. Une chose est infinie de
deux manières, en durée et en grandeur. Or en durée, la peine est infinie. Elle
l'est donc aussi en grandeur.
Cependant :
s'il en était ainsi, la peine
serait égale pour tous les péchés mortels, car il n'y a pas d'infini plus grand
que l'infini.
Conclusion :
La peine est proportionnée au
péché. Or dans le péché il y a deux choses. L'aversion à l'égard d'un bien
impérissable, qui est infini ; à cet égard, par conséquent, le péché est infini.
D'autre part, la conversion désordonnée au bien périssable ; de ce côté le
péché est fini, non seulement parce que le bien périssable est lui-même fini,
mais encore parce que l'attachement est fini, lui aussi, car les actes de la
créature ne peuvent être infinis. Ainsi donc, ce qui correspond à l'aversion de
Dieu dans le péché, c'est la peine du dam, laquelle est infinie comme cette
aversion, puisqu'elle est la perte d'un bien infini, c'est-à-dire de Dieu. Mais
ce qui correspond dans le péché à la conversion désordonnée, c'est la peine du
sens, laquelle aussi est finie.
Solutions :
1. Il ne convient pas à la
justice de Dieu que le pécheur soit tout à fait réduit à néant, parce que ce
serait contraire à la perpétuité de la peiné, qu'exige, avons-nous dit, la
justice divine. Mais de celui qui est privé des biens spirituels, on dit qu'il
est réduit à rien : "Si je n'ai pas la charité, je ne suis rien", dit
l'Apôtre (1 Co 13, 2).
2. Cet argument est valable
si l'on considère le péché sous l'angle de l'aversion ; car ainsi l'homme pèche
contre Dieu.
3. La durée de la peine répond à la durée de la faute, en tenant compte non pas de l'acte mais de la tache qu'il laisse dans l'âme ; la dette de peine dure aussi longtemps que cette tache. Mais la rigueur de la peine répond à la gravité de la faute ; or, si la faute est de soi irréparable, elle a de quoi durer à perpétuité, et c'est pourquoi une peine éternelle lui est due. Mais sous l'angle de la conversion, elle ne comporte pas l'infinité, elle n'est pas tenue, de ce fait, à une peine infinie en grandeur.
Objections :
1. Il semble que tout péché
conduise à cela. Nous venons de dire que la peine est proportionnée à la faute.
Or, il y a une différence infinie entre une peine éternelle et une peine
temporelle ; tandis qu'entre un péché et un autre la différence, semble-t-il,
n'est jamais infinie puisque tout péché est un acte humain et que l'acte humain
ne peut être infini. Donc, étant admis qu'il y a des péchés auxquels une peine
éternelle est due, il semble qu'il n'y en ait pas auquel soit due seulement une
peine temporelle.
2. Le péché originel est le
moindre des péchés. Aussi, selon S. Augustin, "la peine la plus douce est
réservée à ceux qui sont punis pour le seul péché originel". Or, c'est
déjà une peine perpétuelle. Jamais, en effet, les enfants morts sans baptême,
avec le péché originel, ne verront le royaume de Dieu, comme cela ressort de ce
que dit le Seigneur (Jn 3, 3) : "Nul, s'il ne renaît de nouveau, ne peut
voir le royaume de Dieu." Par conséquent, à plus forte raison, pour tous
les autres péchés la peine sera éternelle.
3. Un péché ne mérite pas
une peine plus grande du fait d'être uni à un autre péché, chacun des deux
ayant son propre châtiment taxé selon la justice divine. Or le péché véniel est
frappé d'une peine éternelle s'il se trouve uni au péché mortel chez un damné,
puisqu'il ne peut y avoir de rémission en enfer. Donc le péché véniel mérite
purement et simplement une peine éternelle et à aucun péché n'est due une peine
temporelle.
Cependant :
S. Grégoire dit que "certaines
fautes plus légères sont remises après cette vie". Tous les péchés ne sont
donc pas punis d'une peine éternelle.
Conclusion :
Le péché cause, avons-nous dit,
l'obligation à une peine éternelle dans la mesure où il contrarie d'une manière
irréparable l'ordre de la justice divine en s'opposant au principe même de
l'ordre, c'est-à-dire de la fin ultime. Or il est évident qu'en certains
péchés, s'il y a quelque désordre, ce n'est cependant pas par opposition à la
fin ultime, mais seulement dans les moyens d'y atteindre, en tant qu'on
s'applique à ces moyens plus ou moins qu'on ne devrait, mais en préservant
l'ordre à la fin ultime. C'est ce qui arrive, par exemple, lorsqu'un homme trop
épris d'une réalité temporelle ne voudrait pourtant pas à cause d'elle offenser
Dieu en faisant quoi que ce soit contre son commandement. Le péché, dans ce
cas-là, n'expose donc pas à une peine éternelle, mais à une peine temporelle.
Solutions :
1. Il n'y a pas une
différence infinie entre les péchés sous l'angle de la conversion au bien
périssable, conversion en quoi consiste la substance de l'acte. Mais il y a
différence infinie sous l'angle de l'aversion, car il y a des péchés que l'on
commet par aversion de la fin ultime, et il y en a au contraire qui supposent
un désordre dans les moyens qui y conduisent. Or, entre la fin ultime et les
moyens d'y atteindre, la différence est infinie.
2. Le péché originel ne
mérite pas une peine éternelle en raison de sa gravité, mais en raison de la
condition du sujet, c'est-à-dire de l'homme, qui se trouve sans la grâce, alors
que c'est seulement par la grâce que se fait la rémission de la peine.
3. Il faut dire la même chose du péché véniel. L'éternité de la peine, en effet, ne répond pas à la grandeur de la faute mais, comme nous l'avons dit, à sa nature irrémissible.
Objections :
1. La chose ne paraît pas
possible, car écarter la cause c'est écarter l'effet. Or le péché est cause de
la dette de peine ; donc, s'il est écarté, la dette de peine cesse.
2. Le péché est écarté par
là même que l'on revient à la vertu. Mais lorsqu'on est vertueux, on n'encourt
plus de peine, on mérite plutôt la récompense. Donc, le péché étant écarté, il
n'y a plus dette de peine.
3. "Les peines sont
des remèdes", dit le Philosophe. Mais, une fois que quelqu'un est guéri de
la maladie, on ne lui donne plus de remède. Donc si l'on est guéri du péché, la
dette de peine ne subsiste pas.
Cependant :
nous lisons au 2e livre
de Samuel (12, 13.14) que David dit à Nathan : "J'ai péché devant le
Seigneur", et Nathan répond à David : "Le Seigneur pardonne ton
péché, tu ne mourras pas ; cependant, parce que tu as été cause que les ennemis
du Seigneur ont blasphémé son nom, le fils qui t'est né va mourir." Voilà
donc quelqu'un que Dieu punit même après que son péché lui est remis. Ainsi, la
dette de peine subsiste après que le péché a été écarté.
Conclusion :
Dans le péché nous pouvons considérer deux choses, l'acte de la faute, et la tache qui en est la suite.
Pour ce qui est de l'acte, il est clair que dans tous les péchés actuels, l'acte cessant, la dette de peine demeure. L'acte du péché, en effet, rend un homme passible de la peine dans la mesure où cet homme transgresse l'ordre de la justice divine ; il ne rentre dans l'ordre que par la compensation de la peine.
Celle-ci rétablit la juste égalité ; elle fait que celui qui a cédé plus qu'il ne devait à sa propre volonté en agissant contre le commandement de Dieu, se rend aux exigences de la justice divine en subissant, de bon coeur ou par force, quelque chose qui contrarie sa volonté. Ce point est observé même dans les injustices faites aux hommes : on vise à rétablir intégralement la juste égalité par la compensation de la peine. Aussi est-il évident que, pour le péché comme pour l'injustice commise, lorsque l'acte cesse, la dette de peine subsiste encore.
Mais, si nous parlons de
l'effacement de la tache, alors il est manifeste que la tache du péché ne peut
être effacée de l'âme que lorsque celle-ci se retrouve unie à Dieu, puisque
c'est en s'éloignant de lui qu'elle venait à perdre son propre éclat, ce qui
est la tache, comme nous l'avons expliqué plus haut. Or, l'homme s'unit à Dieu
par la volonté. C'est pourquoi la tache du péché ne peut être enlevée à l'homme
sans que sa volonté accepte l'ordre de la justice divine ; ce qui signifie, ou
que lui-même spontanément prendra sur lui de se punir en compensation de la
faute passée, ou encore qu'il supportera patiemment la peine que Dieu lui
envoie ; dans les deux cas, en effet, la peine a un caractère de satisfaction.
Mais une peine satisfactoire enlève quelque chose à la raison de peine, car il
est essentiel à la peine d'être contre la volonté. Or la peine satisfactoire,
bien qu'elle soit dans l'absolu opposée à la volonté, ne l'est cependant pas
dans le concret ; de ce fait elle est volontaire. Somme toute, elle est
purement et simplement volontaire, encore qu'involontaire à un certain égard,
selon ce que nous avons dit plus haut sur la qualité volontaire ou involontaire
des actes. Donc il faut conclure que, la tache de la faute étant effacée, il
peut subsister quand même une dette de peine ; ce n'est plus toutefois une
peine au sens absolu, mais une peine satisfactoire.
Solutions :
1. De même que, l'acte
cessant, la tache demeure comme nous l'avons dit plus haut, de même la dette
peut demeurer aussi. Mais la tache s'effaçant, la dette ne subsiste plus avec
le même caractère, comme nous venons de le dire.
2. A l'homme vertueux la
peine ne doit plus être appliquée de façon absolue, mais elle peut lui être due
comme peine satisfactoire, parce que ceci même appartient à la vertu : chercher
à satisfaire pour tout ce qui offense Dieu ou les hommes.
3. Une fois la tache effacée, on peut considérer comme guérie la blessure que le péché faisait à la volonté. Mais la peine est encore requise pour la guérison des autres facultés de l'âme que la faute passée avait déréglées, si bien qu'il faut maintenant les soigner par un traitement contraire. La peine est requise aussi pour rétablir l'équilibre de la justice, et pour écarter le scandale des autres ; il importe que l'expiation édifie ceux que la faute a scandalisés ; c'est ce qui se voit dans l'exemple de David, allégué ci-dessus.
Objections :
1. Non, semble-t-il. Il est
dit en S. Jean (9, 2.3) au sujet de l'aveugle-né : "Ni lui ni ses parents
n'ont péché, pour qu'il soit né aveugle." Nous voyons pareillement
beaucoup d'enfants, même baptisés, souffrir des peines graves ; fièvres,
vexations des démons, et quantité d'afflictions, alors que pourtant il n'y a
plus de péché en eux après qu'ils ont été baptisés. Et avant qu'ils aient été
baptisés, il n'y avait pas plus de péché chez eux que chez d'autres enfants qui
n'ont pas eu a souffrir ainsi. Toute peine n'est donc pas pour un péché.
2. Il y a la même raison,
semble-t-il, à ce que des pécheurs soient dans la prospérité et des innocents
dans la peine. Or nous rencontrons fréquemment l'un et l'autre dans la vie des
hommes. A propos des pécheurs, le Psaume (73, 5) dit en effet : "Ils n'ont
pas le tracas des autres hommes ; ils ne seront pas châtiés avec tout le
monde." Et Job (21, 7) : "Les impies sont bien vivants, ils ont eu le
soulagement et le réconfort de leurs richesses." Habacuc (1, 13) dit aussi
: "Pourquoi regarder les perfides et te taire quand l'impie foule aux
pieds un plus juste que lui ?" Donc toute peine n'est pas infligée pour
une faute.
3. S. Pierre (1 P 2, 22)
dit du Christ : "Il n'a pas commis de faute, il n'y a pas eu de mensonge
dans sa bouche", et pourtant il ajoute au même endroit : "Il a
souffert pour nous." Donc la peine n'est pas toujours infligée par Dieu
pour une faute.
Cependant :
nous lisons au livre de Job (4,
7-9) : "Quel est l'innocent qui a jamais péri ? Ou quand les gens de bien
ont-ils été rayés de ce monde ? N'ai-je pas vu plutôt périr au soufre de Dieu
ceux qui commettent l'iniquité ?" Et S. Augustin affirme que toute peine
est juste, et qu'elle est administrée pour un péché.
Conclusion :
La peine, on vient de le dire, peut être considérée de deux manières : de façon absolue, et comme une peine satisfactoire.
La peine satisfactoire est en quelque sorte volontaire. Et, comme il arrive que des gens très différemment passibles de la peine ne fassent qu'un par la volonté dans l'amour qui les unit, il suit de là que parfois quelqu'un qui n'a pas péché supporte volontairement une peine pour autrui, de même que dans les affaires humaines nous voyons aussi que quelqu'un peut endosser la dette d'un autre.
Mais si nous parlons de la peine considérée absolument, en tant qu'elle a raison de peine, alors elle est toujours ordonnée à une faute propre ; mais tantôt à une faute actuelle, comme lorsqu'on est puni par Dieu ou par les hommes pour le mal qu'on a commis ; tantôt, au contraire, la peine est ordonnée à la faute originelle, et cela, soit à titre de principe, soit à titre de conséquence. A titre de principe, la peine du péché originel est que la nature humaine se trouve abandonnée à elle-même, étant destituée du secours de la justice originelle ; de là viennent toutes les misères qui tombent sur l'humanité par suite de la déchéance de la nature.
Il faut cependant savoir que
parfois certaines choses paraissent être des peines, qui pourtant n'ont pas
absolument raison de peine. En effet, la peine est une espèce de mal, nous
l'avons dit dans la première Partie ; et le mal est une privation de bien.
Mais, comme les biens de l'homme sont de plusieurs sortes, ceux de l'âme, ceux
du corps, et les biens extérieurs, il arrive parfois que, si l'on subit
préjudice dans un bien moindre, c'est pour grandir dans un bien meilleur ;
ainsi quand on subit une perte d'argent pour soigner sa santé, ou une perte à
la fois d'argent et de santé pour le salut de son âme et pour la gloire de
Dieu. De telles pertes ne sont pas alors pour l'homme un mal absolu mais un mal
relatif. Elles n'ont donc pas absolument raison de peines, mais de remèdes, car
les médecins eux aussi font prendre des potions amères aux malades afin de leur
rendre la santé. Et puisque de pareilles épreuves n'ont pas proprement raison
de peine, elles ne se ramènent pas à des fautes comme à leur cause, sinon dans
la mesure où cette nécessité même d'appliquer des peines médicinales à la
nature humaine provient de la corruption de cette nature, châtiment du péché
originel. Dans l'état d'innocence, en effet, il n'y aurait pas eu besoin
d'amener personne à progresser dans la vertu par le moyen d'exercices pénibles.
C'est pourquoi ce qu'il y a de réellement pénible en cela se rattache à la
faute originelle comme à sa cause.
Solutions :
1. Ces défauts que l'on a
de naissance ou encore dès l'enfance sont l'effet et le châtiment du péché
originel, on l'a dit. Ils demeurent même après le baptême, pour la raison
rapportée plus haut. Qu'ils n'existent pas également chez tous, cela tient aux
diversités d'une nature qui est abandonnée à elle-même, comme nous l'avons
expliqué. - Ces défauts cependant sont dans le plan providentiel ordonnés au
salut des hommes : soit de ceux qui les subissent, soit des autres pour qui ils
sont un avertissement. Ils sont ordonnés aussi à la gloire de Dieu.
2. Les biens temporels et
corporels sont assurément des biens pour l'homme, mais de petits biens ; au
contraire, les biens spirituels sont les grands biens de l'homme. Il appartient
donc à la justice divine d'accorder aux gens vertueux des biens spirituels, et
de leur donner, en fait de biens temporels, ce qui suffit à la vertu. Comme dit
Denys en effet "ce n'est pas à la justice divine d'amollir la force des
meilleurs par l'abondance des choses matérielles". Quant aux autres, le
fait même que les biens temporels leur sont donnés, tourne à leur détriment
spirituel ; de là cette conclusion du Psaume (73, 6) : "C'est par là que
l'orgueil s'est emparé d'eux."
3. Le Christ a enduré une peine satisfactoire, non point pour ses péchés mais pour les nôtres.
Objections :
1. Il semble que cela
arrive puisqu'on lit dans l'Exode (20, 5) : "Je suis un Dieu jaloux,
poursuivant l'iniquité des pères dans les enfants jusqu'à la troisième et
quatrième génération pour ceux qui me haïssent." En S. Matthieu (23, 35)
nous lisons : "Que retombe sur vous tout le sang des justes qui a été
versé sur la terre."
2. La justice humaine
dérive de la justice divine. Or suivant la justice humaine les fils sont
quelquefois punis pour leurs parents, par exemple, dans le crime de
lèse-majesté. Donc, suivant la justice divine aussi, quelqu'un est puni pour le
péché d'autrui.
3. Si l'on objectait qu'un
fils n'est pas puni pour le péché de son père, mais pour son propre péché en
tant qu'il imite la malice paternelle, on ne le dirait pas davantage des fils
que des étrangers qui sont punis de la même peine que ceux dont ils imitent les
péchés. Il ne semble donc pas que les fils soient punis pour leurs propres
péchés, mais pour les péchés de leurs parents.
Cependant :
il est écrit en Ézéchiel (18, 20) :
"Le fils ne portera pas l'iniquité du père."
Conclusion :
Si nous parlons de la peine satisfactoire,
celle qui est assumée volontairement, il arrive que quelqu'un la porte pour un
autre en tant qu'ils sont un en quelque sorte, nous l'avons déjà dit. -
Si nous parlons de la peine infligée pour le péché en tant qu'elle a raison de
peine, alors chacun est puni uniquement pour sa propre faute, parce que l'acte
du péché est quelque chose de personnel. Si nous parlons de la peine à
caractère médicinal, il arrive à quelqu'un d'être puni pour le péché d'autrui.
Nous avons dit en effetf que la perte des biens du corps, ou encore celle du
corps lui-même, sont des peines médicinales ordonnées au salut de l'âme. Rien
n'empêche, par conséquent, que quelqu'un soit frappé de peines de cette nature,
par Dieu ou par les hommes, pour le péché d'un autre, comme les fils pour leurs
pères et les sujets pour leurs seigneurs, en tant qu'ils font partie de leur
avoir. Cependant, si le fils participe à la faute de son père ou le sujet à
celle de son seigneur, ce genre d'épreuve a raison de peine des deux côtés,
c'est-à-dire visant celui qui est puni comme celui pour qui il est puni. Si, au
contraire, le fils et le sujet ne participent pas à la faute, l'épreuve a le
caractère d'un châtiment à l'adresse de ceux pour qui ils sont punis ; tandis
qu'elle a seulement, chez ceux qui sont punis, le caractère d'un remède, sauf
par accident, en tant qu'ils consentent au péché d'autrui ; car, s'ils
supportent patiemment cette épreuve, elle est ordonnée au bien de leur âme.
Mais, pour ce qui est des châtiments spirituels, ils ne sont pas seulement des
remèdes, parce que le bien de l'âme n'est pas ordonné à un bien meilleur. C'est
pourquoi nul ne subit de dommage dans les biens de l'âme sans faute
personnelle. C'est pourquoi S. Jérôme dit dans une de ses lettres que par de
telles peines personne n'est puni pour autrui parce que, quant à l'âme, le fils
n'appartient pas au père. Le Seigneur dit pourquoi en Ézéchiel (18, 4)
"Toutes les âmes sont à moi."
Solutions :
1. Ces deux passages
doivent être rapportés aux peines temporelles ou corporelles ; on y considère
les enfants comme le bien des parents, les héritiers comme le bien de leurs
devanciers. Autrement, si l'on applique ces textes aux peines spirituelles, ils
signifient qu'il y a imitation dans la faute, d'où cette addition dans l'Exode
: "Ceux qui me haïssent", et dans S. Matthieu : "Vous comblez la
mesure de vos pères." - On dit que les péchés des parents sont punis chez
leurs enfants, parce que les enfants élevés dans les péchés de leurs parents
sont encore plus enclins à pécher, tant à cause de l'habitude qu'ils ont prise
que de l'exemple que leur a fait suivre l'autorité de leurs parents. Et les
enfants méritent même d'être châtiés plus que les parents, si la vue des peines
infligées à ceux-ci n'a pas réussi à les corriger eux-mêmes. Le texte de
l'Exode dit encore : "jusqu'à la troisième et quatrième génération",
parce que d'ordinaire les hommes vivent suffisamment pour voir la troisième et
quatrième génération ; et ainsi, mutuellement, les enfants peuvent voir les
péchés des parents pour les imiter, et les parents, les peines de leurs enfants
pour s'en attrister.
2. Ce sont des peines
corporelles et temporelles que la justice humaine inflige à quelqu'un pour le
péché d'autrui. Ce sont des remèdes ou médecines contre les fautes suivantes,
soit en punissant les coupables, soit en détournant les autres d'imiter leur
exemple.
3. Lorsqu'il s'agit de punitions pour les péchés des autres, les proches sont punis plus que les étrangers, d'abord parce que la peine qui frappe les proches rejaillit en quelque sorte sur ceux qui ont fait le mal, étant donné que le fils est, comme nous venons de l'expliquer, un avoir du père ; et aussi parce que les exemples comme les châtiments touchent davantage quand ils sont dans la famille ; de là vient que lorsqu'un enfant a été élevé dans les mauvais exemples des parents, il les suit avec plus de force ; et, si les peines de ceux-ci ne l'ont pas effrayé, c'est qu'il apparaît plus obstiné qu'eux, et mérite par là même un châtiment plus grand.
La distinction entre péché
mortel et péché véniel étant fondée sur la dette de peine, c'est maintenant
qu'il faut traiter de ces deux sortes de péchés. Et d'abord du péché véniel
comparé au péché mortel (Question 88). Puis, du péché véniel considéré en
lui-même (Question 89).
1. Convient-il d'opposer péché
véniel à péché mortel ? - 2. Se distinguent-ils par le genre ? - 3. Le péché
véniel est-il une disposition au péché mortel ? - 4. Peut-il devenir mortel ? -
5. Une circonstance aggravante peut-elle faire d'un péché véniel un péché
mortel ? - 6. Le péché mortel peut-il devenir véniel ?
Objections :
1. Cette opposition n'est
pas fondée car S. Augustin nous a dit : "Le péché est une parole, un acte
ou un désir contraire à la loi éternelle." Mais être contraire à la loi
éternelle fait que le péché est mortel. Donc tout péché est mortel et il n'y a
pas lieu d'opposer péché véniel à péché mortel.
2. "Soit que vous
mangiez, soit que vous buviez, ou quelque autre chose que vous fassiez, dit
l'Apôtre (1 Co 10, 31), faites tout pour la gloire de Dieu." Mais
quiconque pèche va contre ce précepte, car un péché n'est jamais pour la gloire
de Dieu. Et, comme c'est un péché mortel d'aller contre un précepte, il
apparaît qu'on ne peut jamais pécher que mortellement.
3. Quiconque s'attache par
amour à une chose, s'y attache, au dire de S. Augustin, soit comme quelqu'un
qui en jouit, soit comme quelqu'un qui en use. Or le pécheur ne s'attache
jamais au bien périssable comme quelqu'un qui en use seulement, car il ne
rapporte pas ce bien à celui qui nous béatifie, ce qui est proprement user des
choses, ainsi que S. Augustin l’explique au même endroit. Pécher, c'est donc
toujours jouir du bien périssable. Mais "jouir des choses quand il
faudrait seulement s'en servir, c'est la perversité humaine", selon S.
Augustin. Comme la perversité qualifie le péché mortel, cela revient à dire
semble-t-il, que quiconque pèche, pèche mortellement.
4. S'approcher d'un terme,
c'est par le fait même s'éloigner d'un autre. Or quiconque pèche s'approche du
bien périssable. Donc il s'éloigne du bien impérissable. Donc il pèche
mortellement. Donc la distinction entre péché véniel et péché mortel est sans
valeur.
Cependant :
S. Augustin qualifie de criminel ce
qui mérite la damnation, mais de véniel ce qui ne la mérite pas. Or le crime
désigne le péché mortel. Donc le péché véniel est à juste titre opposé au péché
mortel.
Conclusion :
Il y a des choses qui prises au sens propre ne paraissent pas être opposées, mais qui se trouvent l'être si on les prend au sens figuré. Ainsi, rire ne s'oppose pas à se dessécher ; mais dès que l'on dit métaphoriquement d'une prairie qu'elle est riante à cause de son aspect verdoyant et fleuri, c'est tout l'opposé d'une prairie qui se dessèche. De même, mortel, pris au sens propre et par référence à la mort corporelle, ne semble pas être en opposition avec véniel ni appartenir au même genre. Mais au sens figuré, qu'on emploie en parlant des péchés, mortel s'oppose à véniel.
Puisque le péché est une maladie de l'âme, comme nous l'avons vu, on dit qu'un péché est mortel comme on dit qu'une maladie est mortelle du fait qu'en s'attaquant à un principe elle introduit dans l'organisme un mal irréparable, nous l'avons dit Or, le principe de la vie spirituelle, conforme à la vertu, c'est l'ordre de la fin ultime, nous l'avons dit précédemmentg. Si cet ordre est détruit, on ne peut le restaurer par un principe intrinsèque, mais seulement par la vertu divine, nous l'avons dit déjà. Car, si le désordre est seulement dans les moyens, la fin le répare, comme la vérité des principes corrige l'erreur si celle-ci ne tombe que sur les conclusions. Par conséquent le désordre relatif à la fin ultime ne peut être réparé par rien d'autre qui soit plus fondamental que lui, pas plus que ne peut être redressée l'erreur qui porte sur les principes. C'est pourquoi les péchés de cette sorte sont appelés mortels, comme étant irréparables.
Pour ce qui est, au contraire, des
péchés qui représentent un désordre dans les moyens, ils sont réparables, tant
qu'on garde le sens de la fin ultime. Et ce sont eux qu'on appelle véniels, car
un péché obtient le pardon (venia), lorsqu'il n'entraîne plus aucune
dette de peine, et nous avons dit comment pouvait cesser cette dette après que
le péché lui-même avait cessé. - Il résulte donc de tout cela que mortel et
véniel s'opposent comme irréparable et réparable. Quand je dis irréparable,
j'entends par un principe intérieur, mais non par référence à la vertu divine,
qui peut remédier à toute maladie, corporelle et spirituelle. Et c'est pourquoi
on a raison d'opposer péché véniel à péché mortel.
Solutions :
1. Cette division du péché
n'est pas celle d'un genre en autant d'espèces, participant à titre égal de la
nature du genre, mais le partage d'une réalité analogique qu'on attribue selon
des degrés divers. C'est pourquoi la parfaite raison de péché, définie par S. Augustin
convient au péché mortel. Le péché véniel est appelé péché selon une raison
imparfaite et par référence au péché mortel, de même que l'accident est appelé
être par référence à la substance et selon une raison imparfaite de l'être. En
effet, le péché véniel n'est pas contre la loi, parce que celui qui pèche
véniellement ne fait pas ce que la loi prohibe et n'omet pas, non plus, ce à
quoi elle oblige par précepte ; mais il agit en dehors de la loi, parce qu'il
n'observe pas la mesure raisonnable que la loi a en vue.
2. Ce précepte de l'Apôtre
est affirmatif ; aussi n'oblige-t-il pas à tout moment, de sorte qu'on ne va
pas contre ce précepte chaque fois qu'on ne rapporte pas, d'une manière
actuelle, à la gloire de Dieu, tout ce que l'on fait. Il suffit donc que
quelqu'un, d'une manière habituelle, rapporte à Dieu sa personne et tous ses
biens, pour qu'il ne commette pas un péché mortel toutes les fois qu'un acte de
sa vie n'est pas rapporté à la gloire de Dieu d'une manière actuelle. Or le
péché véniel n'exclut pas la référence habituelle de l'acte humain à la gloire
de Dieu ; il exclut seulement la référence actuelle, car il n'exclut pas la
charité, qui oriente d'une manière habituelle vers Dieu. Il ne s'ensuit donc
pas que celui qui pèche véniellement pèche mortellement.
3. Celui qui pèche
véniellement s'attache aux biens temporels, non comme quelqu'un qui en jouit,
puisqu'il n'y met pas sa fin, mais comme quelqu'un qui en use, les rapportant à
Dieu non en acte, mais par habitus.
4. Le bien périssable, à moins qu'on ne fasse de lui une fin, ne se présente pas comme un terme s'opposant au bien périssable, car il est un moyen et le moyen n'a pas raison de fin.
Objections :
1. Il ne semble pas que
péché véniel et péché mortel diffèrent par le genre en ce sens que certain
péché serait mortel par son genre, et un autre véniel par son genre. Car le
genre bon et mauvais se prend, dans les actes humains, par rapport à la matière
ou à l'objet, nous l'avons dit. Mais en n'importe quel objet ou quelle matière,
il arrive de pécher mortellement et véniellement ; n'importe quel bien
périssable, l'homme peut en effet l'aimer soit moins que Dieu, ce qui est
pécher véniellement, soit plus que Dieu, ce qui est pécher mortellement. Il n'y
a donc pas entre péché véniel et péché mortel une différence de genre.
2. Comme nous l'avons dit,
on appelle péché mortel celui qui est irréparable, péché véniel celui qui est
réparable. Or, être irréparable convient au péché de malice, que certains
appellent irrémissible ; être réparable convient au péché commis par faiblesse
ou par ignorance, que l'on appelle rémissible. Il y a donc entre le péché
mortel et le péché véniel la même différence qu'entre le péché de malice et
celui de faiblesse ou d'ignorance. Or ce n'est pas là une différence de genre
mais de cause, ainsi qu'il a été dit précédemment. Donc il n'y a pas de
différence générique entre péché véniel et péché mortel.
3. On dit plus haut - que
les mouvements imprévus, aussi bien de sensualité que de raison sont des péchés
véniels. Or les mouvement imprévus se rencontrent en n'importe quel genre de
péché. Il n'y a donc pas de péchés véniels par leur genre.
Cependant :
S. Augustin énumère, dans un sermon
sur le purgatoire, certains genres de péchés véniels et certains genres de
péché mortels.
Conclusion :
Véniel vient de venia, qui veut dire pardon. Par conséquent, un péché peut être appelé véniel en plusieurs sens. 1° Parce qu'il aura effectivement obtenu le pardon : c'est ainsi, pour S. Ambroise, que tout péché devient véniel par la pénitence ; et c'est là un péché véniel par son issue. 2° Autrement, un péché est appelé véniel parce qu'il n'est pas tel, en soi, qu'il ne puisse obtenir le pardon, totalement ou en partie. En partie, lorsqu'il y a en lui quelque chose qui diminue la faute, par faiblesse ou ignorance ; on l'appelle véniel par sa cause. Mais il est véniel en totalité, lorsqu'il ne supprime pas l'ordre à la fin dernière et que, par suite, il ne mérite pas une peine éternelle mais une peine temporelle ; et c'est cette sorte de véniel qui nous intéresse en ce moment.
Il est avéré en effet que les deux premières manières ne représentent pas un genre déterminé. Mais ce qui est appelé véniel de la troisième manière peut avoir un genre déterminé, à tel point qu'on pourra parler, en fait de péché, d'un genre véniel et d'un genre mortel, dans le sens où le genre d'un acte, comme son espèce, est déterminé par l'objet. - En effet, lorsque la volonté se porte à une chose qui, de soi, s'oppose à la charité par laquelle on est ordonné à la fin ultime, le péché, par son objet même, a de quoi être mortel. Il est par conséquent d'un genre mortel ; qu'il soit contre l'amour de Dieu, comme le blasphème, le parjure, etc. ou contre l'amour du prochain, comme l'homicide, l'adultère, etc. Ce sont donc là des péchés mortels par leur genre même. En revanche, la volonté du pécheur se porte quelquefois à quelque chose qui contient en soi un désordre mais n'est pas cependant contraire à l'amour de Dieu et du prochain, tel que parole oiseuse, rire superflu, etc. ; de tels péchés sont, véniels par leur genre, comme nous l'avons dit plus haut.
Mais les actes moraux reçoivent
leur raison de bien ou de mal non seulement de l'objet, mais aussi, comme nous
l'avons établi en son lieu, de certaine disposition de l'agent ; il arrive donc
parfois que ce qui est un péché du genre véniel en raison de son objet devient
mortel en raison de l'agent. Ou bien parce que celui-ci y met sa fin ultime, ou
bien parce qu'il se dispose par là à quelque chose qui est du genre péché
mortel, par exemple quand un individu tient des propos oiseux en vue de
commettre l'adultère. De même encore, du fait de l'agent, il arrive qu'un péché
dont le genre est mortel devient véniel parce que l'acte est inachevé,
c'est-à-dire non délibéré par la raison, laquelle est le principe propre de
l'acte mauvais ; c'est ce que nous avons expliqué plus haut à propos des
mouvements imprévus d'infidélité.
Solutions :
1. Du fait que quelqu'un
choisit ce qui contredit la charité divine, il est convaincu de le préférer à
celle-ci et par conséquent de l'aimer plus que Dieu. Voilà pourquoi, si des
péchés sont d'un tel genre qu'ils contredisent de soi la charité, c'est qu'il y
a en eux quelque chose qui est aimé au-dessus de Dieu. Et ainsi, ils sont
mortels par leur genre même.
2. Cet argument est valable
pour le péché qui est véniel par sa cause.
3. Cet argument vaut pour le péché qui est véniel par inachèvement de l'acte.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car un
des termes opposés ne dispose pas à l'autre. Or le péché véniel et le péché
mortel se distinguent en s'opposant, on vient de le dires. Donc le péché véniel
ne dispose pas au péché mortel.
2. Un acte dispose à
quelque chose qui lui ressemble dans la même espèce : ainsi, dit le Philosophe,
la répétition d'actes semblables engendre des dispositions ou habitus
semblables. Mais nous venons de dire que péché mortel et péché véniel ne sont
ni dans le même genre ni dans la même espèce. Donc le péché véniel ne dispose
pas au péché mortel.
3. Si l'on appelle péché
véniel ce qui prépare au péché mortel, il faudra que tout ce qui prépare au
péché mortel soit péché véniel. Or toutes les bonnes oeuvres sont dans ce cas,
puisque S. Augustin dit dans sa "Règle" que "l'orgueil s'insinue
dans les bonnes oeuvres, pour les détruire". Donc, même les bonnes oeuvres
seront des péchés véniels, ce qui est absurde.
Cependant :
il est dit dans l'Ecclésiastique
(29, 1 Vg) : "Celui qui méprise les petites choses, se perd peu à
peu." Or celui qui pèche véniellement semble bien mépriser les petites
choses. Donc peu à peu il se prépare à tomber tout à fait par le péché mortel.
Conclusion :
La disposition est en quelque
manière une cause. Aussi y a-t-il deux sortes de dispositions, comme il y a
deux sortes de causes. Il y a une cause qui meut directement à l'effet, comme
ce qui est chaud donne de la chaleur. Il y a une cause qui meut indirectement
en écartant l'obstacle : celui qui remue la colonne, on dit qu'il remue la
pierre posée dessus. D'après cela, l'acte du péché a deux façons de disposer à
un résultat. 1° Il a une manière directe, qui est de disposer à un acte de même
espèce. De cette manière, premièrement et par soi, un péché du genre véniel ne
prépare pas à un péché du genre mortel, puisqu'ils ne sont pas de même espèce.
Mais de cette manière pourtant le péché véniel peut déjà disposer, suivant un
certain enchaînement, à un péché qui soit mortel par le fait de l'agent ; en
effet, si la disposition ou habitus s'est accrue par des actes répétés de
péchés véniels, le désir de pécher peut croître dans une telle proportion que
celui qui pèche mettra sa fin dans le péché véniel ; car, lorsque quelqu'un a
un habitus, toute sa fin consiste à agir suivant cet habitus, de sorte qu'en
multipliant ainsi les péchés véniels on se dispose au péché mortel. 2° L'acte
humain a une autre manière de disposer à quelque chose, c'est d'écarter
l'obstacle. De cette manière un péché de genre véniel peut fort bien disposer à
un péché de genre mortel. En effet, celui qui pèche dans le genre véniel
transgresse un ordre et, par le fait même qu'il s'accoutume à ne pas soumettre
sa volonté dans les petites choses, à l'ordre voulu, il se dispose à ne pas la
soumettre non plus aux exigences de la fin ultime, en faisant un choix qui sera
un péché mortel.
Solutions :
1. Péché véniel et péché
mortel ne s'opposent pas comme deux espèces d'un même genre, mais comme un
accident vis-à-vis de la substance. Aussi, de même qu'un accident peut être une
disposition à une forme substantielle, de même le péché véniel au péché mortel.
2. Le péché véniel ne
ressemble pas au péché mortel par son espèce. Cependant, ce sont deux genres
qui se ressemblent en tant qu'ils comportent liun et l'autre, bien que
différemment, l'absence de l'ordre voulu.
3. Une bonne oeuvre n'est pas par soi une disposition au péché mortel ; cependant elle peut en être par accident la matière ou l'occasion. Mais le péché véniel, nous l'avons dit, dispose par soi au péché mortel.
Objections :
Il semble bien. S. Augustin
commentant S. Jean : "Celui qui refuse de croire au Fils ne verra pas la
vie", déclare : "Les péchés moindres (ou véniels) si on les néglige,
en viennent à tuer." Mais on appelle péché mortel celui qui tue l'âme
spirituellement. Donc le péché véniel peut devenir mortel.
2. Le mouvement de
sensualité qui précède le consentement de la raison est péché véniel ; mais
celui qui suit ce consentement est péché mortel, on l'a dit. Donc un péché
véniel peut devenir mortel.
3. Péché véniel et péché
mortel diffèrent comme maladie curable et maladie incurable, nous l'avons dit.
Or une maladie curable peut devenir incurable. Donc le péché véniel peut
devenir mortel.
4. Une disposition peut se
transformer en habitus. Or le péché véniel est une disposition au péché mortel,
on vient de le dire. Il peut donc se transformer en péché mortel.
Cependant :
des choses qui diffèrent à l'infini
ne sauraient être transformées l'une en l'autre. Or tel est, d'après ce que
nous avons dit, le cas du péché mortel et du péché véniel. Donc le péché véniel
ne peut pas devenir mortel.
Conclusion :
Que le péché véniel devienne mortel, cela peut s'entendre de trois manières. 1° Dans ce sens qu'un acte numériquement identique serait d'abord péché véniel et ensuite mortel. Cela n'est pas possible, parce que le péché, comme tout acte moral, consiste principalement dans un acte de la volonté ; ce qui fait que si la volonté change, on ne peut plus dire qu'il y a moralement un seul acte, bien ue l'action dans son être naturel soit continue ; et, si la volonté ne change pas, il n'est pas possible de passer du péché véniel au péché mortel. 2° On peut vouloir dire que ce qui est véniel en son genre devient mortel. La chose est possible lorsque l'on met sa fin dans le péché véniel, ou qu'on le rapporte à un péché mortel comme à une fin, nous l'avons dit. 3° On peut vouloir dire que beaucoup de péchés véniels font un péché mortel. Si l'on entend par là qu'avec de nombreux péchés véniels on pourrait constituer un seul péché mortel dans son entier, c'est faux.
Car tous les péchés véniels du
monde ne peuvent être passibles de peine autant qu'un seul péché mortel. Quant
à la durée, c'est évident, puisque le péché mortel est passible d'une peine
éternelle, et le péché véniel d'une peine temporelle. Quant à la peine du dam,
c'est évident aussi, puisque le péché mortel encourt la privation de la vision
divine, à quoi nul autre châtiment ne peut être comparé, dit S. Jean
Chrysostome. Quant à la peine du sens, c'est évident aussi en ce qui concerne
le ver rongeur de la conscience, bien que pour la peine du feu les châtiments
ne soient peut-être pas sans proportion. Mais, si l'on veut dire que la
multiplication des péchés véniels prédispose à un péché mortel, alors c'est
vrai, comme nous l'avons montré dans les deux sens où le péché véniel dispose
au péché mortel.
Solutions :
1. S. Augustin parle en ce
sens que la multiplication des péchés véniels prédispose au péché mortel.
2. Le même mouvement de
sensualité qui a devancé le consentement de la raison ne deviendra jamais un
péché mortel. Il y faut l'acte de la raison consentante.
3. La maladie corporelle
n'est pas un acte mais une disposition permanente ; aussi, tout en demeurant la
même, elle peut changer. Tandis que le péché véniel est un acte qui passe et ne
peut être repris. A cet égard il n'y a donc pas de ressemblance.
4. La disposition qui devient un habitus est comme une chose inachevée qui s'achève dans la même espèce ; ainsi, une science imparfaite, lorsqu'elle arrive à se parfaire, devient un habitus. Mais le péché véniel est une disposition d'un autre genre ; elle aboutit au péché mortel comme un accident aboutit à une forme substantielle, sans jamais se transformer en elle.
Objections :
1. Apparemment oui. S.
Augustin dit en effet que "la colère, si elle dure, et l'ivresse, si elle
devient fréquente, passe au nombre des péchés mortels". Or la colère et
l'ivresse, par leur genre même, ne sont pas des péchés mortels mais des péchés
véniels ; sans quoi ce seraient toujours des péchés mortels. Donc la
circonstance fait que le péché véniel est mortel.
2. Le Maître des Sentences
dit, de son côté, que "la délectation, si on la prolonge, est péché
mortel, et si on ne la prolonge pas, péché véniel". Mais la prolongation
n'est qu'une circonstance. Donc, la circonstance fait d'un péché véniel un
péché mortel.
3. Il y a plus de
différence entre le mal et le bien qu'entre le péché véniel et le péché mortel,
qui sont tous les deux dans le genre mal. Or une circonstance fait d'un acte
bon un acte mauvais, comme quand on donne l'aumône par vaine gloire. Elle peut
donc, bien plus encore, faire d'un péché véniel un péché mortel.
Cependant :
puisque la circonstance est un
accident, sa grandeur ne peut dépasser la grandeur de l'acte lui-même, celle
qu'il tient de son genre, car le sujet l'emporte toujours sur l'accident dont
il est affecté. Donc, si l'acte est péché véniel par son genre, il ne pourra,
par suite d'une circonstance, devenir péché mortel, puisque le péché mortel
dépasse en quelque sorte à l'infini la grandeur du péché véniel, nous l'avons
montré.
Conclusion :
Ainsi que nous l'avons dit en traitant des circonstances la circonstance comme telle est l'accident de l'acte moral. Cependant il peut arriver qu'elle se présente comme la différence spécifique de l'acte ; elle perd alors la qualité de circonstance et constitue l'espèce morale. Or cela se produit dans les péchés lorsque la circonstance ajoute une laideur ou difformité d'un genre nouveau ; ainsi lorsque quelqu'un s'approche d'une femme qui n'est pas à lui, l'acte a toute la laideur opposée à la chasteté ; mais, s'il s'approche d'une femme qui n'est pas la sienne et qui est l'épouse d'un autre, c'est une nouvelle laideur, opposée à la justice, puisqu'il est contraire à la justice de s'emparer du bien d'autrui ; et dans ce cas une circonstance comme celle-là constitue une nouvelle espèce de péché, appelée l'adultère.
Or il est impossible qu'une
circonstance fasse d'un péché véniel un péché mortel si elle n'apporte pas une
laideur d'un autre genre. En effet, nous avons dit que la laideur du péché
véniel consiste en ce qu'il comporte un désordre dans les moyens ; alors que la
laideur du péché mortel implique un désordre à l'égard de la fin ultime.
Manifestement donc, la circonstance ne peut faire d'un péché véniel un péché
mortel lorsqu'elle demeure une circonstance, mais seulement lorsqu'elle fait
passer dans une autre espèce l'acte moral et qu'elle en devient en quelque
sorte la différence spécifique.
Solutions :
1. La longueur de temps n'est pas une circonstance qui entraîne dans une autre espèce, pas plus que la fréquence ou l'assiduité, à moins que ce ne soit par accident, à cause d'un élément supplémentaire. En effet, une chose n'acquiert pas une nouvelle espèce du fait qu'elle se multiplie ou se prolonge, à moins que dans l'acte prolongé ou multiplié quelque élément ne survienne qui change l'espèce, par exemple de la désobéissance, du mépris ou quelque chose de ce genre.
Pour la colère donc, comme elle est un mouvement de l'âme qui porte à nuire au prochain, voici ce qu'il faut dire. Si la nuisance vers laquelle tend le mouvement de colère est telle que par Son genre même elle soit péché mortel, homicide ou vol par exemple, une pareille colère est par son genre péché mortel. Pour qu'elle soit péché véniel, il faut qu'elle reste inachevée dans son acte en tant qu'elle est un mouvement soudain de sensualité. Mais, si elle se prolonge, c'est qu'il y a consentement de la raison, et le mouvement revient alors à ce qu'il est naturellement dans son genre. Si, au contraire, la nuisance vers laquelle tend le mouvement de colère est vénielle en son genre, comme lorsqu'on se fâche contre quelqu'un et qu'on veut lui dire une parole vive et moqueuse pour le blesser un peu, cette colère, si prolongée qu'elle soit, ne sera pas péché mortel, sauf peut-être par accident, comme s'il devait en sortir un grave scandale, ou pour quelque motif de cette sorte.
Pour l'ivresse, il faut dire
qu'elle est, par son essence même, péché mortel. Qu'un homme, sans nécessité,
se rende impuissant à se servir de sa raison, de cette raison par laquelle
l'homme s'ordonne à Dieu et se soustrait à de multiples occasions de pécher,
qu'il fasse cela uniquement pour le plaisir de boire, c'est expressément
contraire à la vertu. S'il n'y a là parfois que péché véniel, c’est par
ignorance ou par faiblesse ; tel est le cas de celui qui ne sait pas la force
du vin, ou ne connaît pas sa propre faiblesse, et ne pense donc pas qu'il va
s'enivrer ; alors, en effet, on ne lui reproche pas précisément de s'être
enivré mais seulement d'avoir trop bu. Mais l'homme qui s'enivre souvent ne
peut s'excuser par cette ignorance ; on voit plutôt que sa volonté préfère
subir l'ivresse que s'abstenir de trop boire ; aussi le péché revient-il alors
à sa propre nature.
2. Nous ne prétendons pas
que la délectation à laquelle on s'est arrêté soit péché mortel, si ce n'est
dans les matières qui, par leur genre même, sont des péchés mortels. Et dans
ces matières, si la délectation à laquelle on ne s'est pas arrêté n'est que
péché véniel, cela tient à l'inachèvement de l'acte, ainsi qu'on vient de le
dire à propos de la colère. On parle, en effet, de colère durable et de
délectation prolongée ou "morose", à cause de l'approbation donnée
par la raison délibérante.
3. La circonstance ne fait d'un acte bon un acte mauvais que si elle constitue l'espèce du péché ; nous l'avons établi en son lieu.
Objections :
1. Il semble bien, car la
distance entre péché véniel et péché mortel est la même dans le sens contraire.
Or le péché véniel devient mortel, nous venons de le dire. Donc le péché mortel
peut aussi devenir véniel.
2. De péché véniel à péché
mortel nous plaçons la différence en ce que l'homme qui pèche mortellement aime
la créature plus que Dieu, tandis que celui qui pèche véniellement aime la
créature moins que Dieu. Or, il arrive que, tout en faisant une chose qui dans
son genre est péché mortel, quelqu'un aime cependant la créature moins que Dieu
; c'est le cas de l'individu qui, ne sachant pas que la fornication simple est
péché mortel, et contraire à l'amour divin, la commet, de telle manière
pourtant qu'il serait prêt à y renoncer, pour l'amour de Dieu, s'il savait
qu'en faisant cela il agit contre cet amour. Donc il péchera véniellement, et
c'est ainsi qu'un péché mortel peut devenir véniel.
3. On l'a dit, il y a plus
de différence entre le bien et le mal qu'entre le péché véniel et le péché
mortel. Or un acte qui de soi est mauvais peut devenir bon ; ainsi, l'homicide
peut devenir un acte de justice, comme on le voit chez le juge qui exécute un
criminel. Donc, bien davantage un péché mortel peut devenir véniel.
Cependant :
l'éternel ne peut jamais devenir
temporel. Or le péché mortel mérite une peine éternelle, le péché véniel une
peine temporelle. Donc, jamais le péché mortel ne peut devenir véniel.
Conclusion :
Véniel et mortel diffèrent, nous l'avons dit, comme parfait et imparfait dans le genre péché. Or l'imparfait peut par addition venir à la perfection. C'est pourquoi ce qui est véniel est rendu mortel par le fait même qu'il s'y ajoute une difformité morale appartenant au genre péché mortel, comme lorsqu'on dit des paroles oiseuses afin de commettre la fornication. Mais ce qui est déjà parfait ne peut pas devenir imparfait par addition. Et c'est pourquoi le péché mortel ne devient pas véniel par le fait qu'il s'y ajoute quelque difformité appartenant au genre péché véniel ; le péché de celui qui commet la fornication pour dire des paroles oiseuses, n'est pas diminué mais plutôt aggravé par cette laideur qui s'y ajoute.
Cependant, ce qui est mortel en son
genre peut être véniel à cause de l'imperfection de l'acte, parce que cet acte,
ainsi qu'il ressort de ce que nous avons dit, ne parvient pas à réaliser
parfaitement la raison même de l'acte moral, du fait qu'il n'est pas délibéré
mais imprévu. Et cela se produit par une certaine soustraction, un manque de
raison délibérée. Et parce que c'est la raison délibérée qui donne son espèce à
l'acte moral, il s'ensuit qu'une terre soustraction dissout l'espèce morale.
Solutions :
1. Véniel diffère de mortel
comme l'imparfait du parfait, comme l'enfant de l'adulte. Or, d'enfant on
devient adulte, mais non l'inverse. Aussi l'argument ne porte pas.
2. Si l'ignorance est telle
qu'elle excuse entièrement la faute, comme chez le furieux ou le dément, alors
celui qui commet la fornication par suite d'une ignorance pareille ne pèche ni
véniellement ni mortellement. Mais si l'ignorance n'est pas invincible, alors
elle est elle-même un péché et contient un manque d'amour de Dieu, puisque
l'homme néglige d'apprendre ce par quoi il peut demeurer dans l'amour divin.
3. Comme dit S. Augustin, "les actes mauvais en eux-mêmes ne peuvent être rendus bons par aucune fin". Or l'homicide est le meurtre d'un innocent, et d'aucune manière on ne peut faire que cela soit bon. Mais "le juge qui fait mourir le bandit, ou le soldat qui tue l'ennemi de l'État, on ne les appelle pas des homicides", dit encore S. Augustin.
1. Le péché véniel produit-il une tache dans l'âme ? - 2. La caractéristique du péché véniel figurée par "le bois, le foin et la paille" (1 Co 3, 12). - 3. Dans l'état d'innocence, l'hornme aurait-il pu pécher véniellement ? - 4. L'ange, bon ou mauvais, le peut-il ? - 5. Les premiers mouvements des infidèles sont-ils des péchés véniels ? - 6. Le péché véniel peut-il coexister avec le péché originel seul ?
Objections :
1. Il semble que oui, car
S. Augustin affirme : "Si les péchés véniels se multiplient, ils ravagent
à tel point notre beauté qu'ils nous privent des embrassements de l'époux
céleste." Or, la tache n'est pas autre chose que cette perte de la beauté.
Donc, les péchés véniels produisent une tache dans l'âme.
2. Le péché mortel produit
une tache dans l'âme à cause du dérèglement qu'il cause dans les actes et dans
les affections du pécheur. Or, dans le péché véniel il y a un certain
dérèglement des actes et des affections. Donc il produit une tache dans l'âme.
3. La tache de l'âme vient
de son contact, par l'amour, avec une réalité temporelle, on l'a déjà dit. Or,
dans le péché véniel, ce contact existe, par un amour désordonné. Donc, le
péché véniel introduit dans l'âme une tache.
Cependant :
Lorsque le Seigneur a voulu, comme
dit l'Apôtre (Ep 5, 25), "se présenter à lui-même une Église éclatante
n'ayant ni tache ni ride", cela veut dire, d'après la Glose, "n'ayant
rien de criminel". C'est donc, semble-t-il, le propre du péché mortel de
produire une tache dans l'âme.
Conclusion :
Nous l'avons dit, cette tache est
une perte d'éclat par suite d'un contact, comme on le voit dans les choses
matérielles, d'où le mot est passé par comparaison avec les choses de l'âme.
Or, le corps a un double éclat : l'un qui provient du bon état intrinsèque des
membres et du teint ; l'autre du rayonnement extérieur qui vient s'y ajouter.
De même, il y a aussi dans l'âme un double éclat, l'un qui est dans les habitus
et comme intrinsèque, l'autre qui est dans les actes comme un rayonnement
extérieur. Or, le péché véniel empêche bien l'éclat des actes, mais non celui
des habitus, car il n'exclut ni ne diminue, ainsi que nous le verrons par la
suite, l'habitus de la charité et des autres vertus ; il en empêche seulement
les actes. - D'autre part, une tache étant quelque chose qui reste sur l'objet
taché se rapporte plutôt, semble-t-il, à la perte de l'éclat habituel qu'à
celle de l'éclat actuel. Donc, à proprement parler, le péché véniel ne fait pas
de tache dans l'âme. Et, si on le dit quelquefois, c'est en ce sens tout à fait
relatif qu'il empêche l'éclat provenant de l'activité des vertus.
Solutions :
1. S. Augustin veut parler
du cas où les péchés véniels prédisposent au péché mortel. Autrement, ils ne
rendraient pas indigne des embrassements de l'époux céleste.
2. Le dérèglement de l'acte
détruit l'habitus de la vertu dans le péché mortel, mais non dans le péché
véniel.
3. Dans le péché mortel, l'âme s'applique par amour à une réalité temporelle comme à une fin, et par là l'influx de la lumière de grâce est totalement arrêté, puisqu'il rejoint ceux qui adhèrent à Dieu comme à leur fin ultime, par la charité. Mais dans le péché véniel l'homme n'adhère pas à la créature comme à sa fin ultime. Ce n'est donc pas pareil.
Objections :
1. Cette caractéristique
est inexacte. Car l'Apôtre en cet endroit (3, 12) parle de ceux qui bâtissent
avec ces matériaux sur un fondement spirituel. Or les péchés véniels sont en
dehors de l'édifice spirituel, tout comme les opinions fausses sont en dehors
de la science. Donc les matériaux en question désignent mal les péchés véniels.
2. Celui qui bâtit avec du
bois, du foin et de la paille, on dit qu'il "sera sauvé comme à travers le
feu". Mais quelquefois celui qui commet des péchés véniels ne sera pas
sauvé du tout, même par le feu ; ainsi, lorsque les péchés véniels se
rencontrent chez celui qui meurt avec le péché mortel. Donc le texte s'applique
mal aux péchés véniels.
3. D'après l'Apôtre, il y
en a d'autres qui bâtissent avec "de l'or, de l'argent et des pierres
précieuses", c'est-à-dire l'amour de Dieu, l'amour du prochain et les
bonnes oeuvres ; et d'autres qui bâtissent avec "du bois, du foin et de la
paille". Or, même ceux qui aiment Dieu et le prochain et qui font de
bonnes oeuvres, commettent des péchés véniels, car il est écrit dans la 1e
épître de S. Jean (1, 8) : "Si nous disons que nous sommes sans péché,
nous nous abusons." Donc, les trois choses en question ne désignent pas
exactement les péchés véniels.
4. Il y a dans les péchés
véniels beaucoup plus de trois différences ou degrés. On ne peut donc pas dire
que tous les péchés véniels soient compris sous ces trois mots.
Cependant :
l'Apôtre dit de celui qui bâtit
avec du bois, du foin et de la paille, qu'il "sera sauvé comme par le
feu", c'est-à-dire qu'il subira une peine, mais qui ne sera pas éternelle.
Or, l'obligation à une peine temporelle appartient en propre au péché véniel.
Donc ces trois mots signifient bien les péchés véniels.
Conclusion :
Certains ont pensé que le fondement dont il s'agit ici, c'est la foi informe, sur laquelle les uns élèvent de bonnes oeuvres, que figurent l'or, l'argent et les pierres précieuses, tandis que d'autres élèvent des péchés, même des péchés mortels, que représentent le bois, le foin et la paille. Mais S. Augustin n'approuve pas cette interprétation. L'Apôtre dit, en effet, dans l'épître aux Galates (5, 21) : "Celui qui accomplit les oeuvres de la chair, n'obtiendra pas le royaume de Dieu", qui est le salut. Et, par ailleurs, il assure que "celui qui bâtit avec du bois, du foin et de la paille, sera sauvé, comme à travers le feu". On ne peut donc pas comprendre par là les péchés mortels.
Aussi certains disent-ils qu'on doit entendre par là les bonnes oeuvres, celles qui font vraiment partie de l'édifice spirituel, mais auxquelles se mêlent cependant des péchés véniels. Ainsi un homme a le souci de sa famille, ce qui est une bonne chose, mais il mêle à ce souci un trop grand amour de sa femme, de ses enfants ou de ses biens, tout en étant cependant soumis à Dieu, au point que, même pour eux, il ne voudrait rien faire contre Dieu.
Mais ce n'est pas encore là, semble-t-il, la bonne explication. Manifestement, en effet, toutes les bonnes oeuvres se réfèrent à la charité pour Dieu et le prochain. Elles font songer, par conséquent, à l'or, à l'argent, aux pierres précieuses ; nullement au bois, au foin ni à la paille.
Il faut donc entendre par ces
choses les péchés véniels eux-mêmes, tels qu'ils se mélangent aux soucis
terrestres. Car, de même que ces sortes de matériaux s'entassent dans une
maison sans appartenir à la substance même de l'édifice, et peuvent être brûlés
alors que l'édifice subsiste, de même, les péchés véniels peuvent aussi se
multiplier dans l'homme, tandis que l'édifice spirituel subsiste. Et c'est pour
ces péchés-là que l'homme doit endurer la purification par le feu, soit le feu
de l'épreuve temporelle en cette vie, soit celui du purgatoire après cette vie,
et il obtient cependant le salut éternel.
Solutions :
1. Lorsqu'on dit que les
péchés véniels s'élèvent sur le fondement spirituel, ce n'est pas comme s'ils y
étaient directement superposés ; mais ils y sont juxtaposés : c'est ainsi que
le Psaume (137, 1) dit : "Sur les fleuves de Babylone", pour dire : A
côté d'eux. De fait, les péchés véniels ne détruisent pas l'édifice spirituel,
nous venons de le dire.
2. On ne dit pas de tous
ceux qui bâtissent avec du bois, du foin et de la paille, qu'ils sont sauvés
comme à travers le feu ; on le dit seulement de celui "qui bâtit sur le
fondement", lequel n'est pas, comme quelques-uns le croyaient, la foi
informe, mais la foi informée par la charité, selon l'Apôtre (Ep 3, 17) :
"Enracinés et fondés dans la charité." Donc, celui qui meurt avec un
péché mortel et des péchés véniels a bien dans sa construction du bois, du foin
et de la paille ; mais ces matériaux ne sont pas bâtis sur le fondement
spirituel, et c'est pourquoi cet homme-là ne sera pas sauvé, même comme par le
feu.
3. Ceux qui sont dégagés du
soin des choses temporelles, bien que parfois ils pèchent véniellement, ne
commettent cependant que de légers péchés véniels, et s'en purifient très
fréquemment par la ferveur de leur charité. Aussi ceux-là ne bâtissent pas avec
des péchés véniels, parce qu'ils gardent ceux-ci peu longtemps. Au contraire,
les péchés véniels de ceux qui sont occupés aux affaires terrestres restent
plus longtemps parce qu'ils ne peuvent avoir aussi fréquemment la ressource
d'effacer ces péchés véniels par la ferveur de la charité.
4. Comme dit le Philosophe, "toutes choses se résument en trois : le commencement, le milieu et la fin". D'après cela, tous les degrés de péchés véniels se ramènent à ces trois éléments : le bois qui dure plus longtemps dans le feu ; la paille dont on est plus vite débarrassé ; et le foin qui est quelque chose d'intermédiaire. En effet, selon que les péchés véniels présentent plus ou moins d'adhérence ou de gravité, le feu les purifie plus ou moins vite.
Objections :
Apparemment oui. Sur un passage de
la 1re épître à Timothée (2, 14) : "Ce n'est pas Adam qui s'est
laissé séduire", la Glose commente : "N'ayant pas fait l'expérience
de la sévérité divine, il a pu se tromper au point de croire véniel l'acte
qu'il avait commis." Mais il ne l'aurait pas cru s'il n'avait pas pu
pécher véniellement. Donc il aurait pu pécher véniellement, sans pécher mortellement.
2. S. Augustin dit, dans
son Commentaire littéral de la Genèse : "Il ne faut pas
penser que le tentateur eût fait tomber l'homme, si celui-ci n'avait auparavant
dans l'âme un mouvement d'élévation, qu'il aurait dû réprimer." Ce
mouvement d'élévation, précédant une chute dans le péché mortel, n'a pu être
qu'un péché véniel. Pareillement, dans le même livre, S. Augustin dit encore :
"Adam, quand il vit que sa femme n'était pas morte d'avoir mangé le
fruit défendu, fut fortement agité d'un violent désir de faire
l'expérience." Il semble aussi qu'il y eut chez Eve un mouvement
d'infidélité ; elle a douté de la parole du Seigneur, comme on le voit par ses
paroles : "De crainte que peut-être nous ne mourions." Or, ce désir
chez l'homme, ce doute chez la femme, sont péchés véniels, semble-t-il. Le
premier homme a donc pu pécher véniellement, avant de pécher mortellement.
3. Le péché mortel est plus
opposé que le péché véniel à l'intégrité de l'état primitif. Or l'homme a pu
pécher mortellement, nonobstant l'intégrité de son premier état. Donc il a pu
aussi pécher véniellement.
Cependant :
Tout péché rend passible d'une
peine. Or une peine n'a pu exister dans l'état d'innocence, d'après S.
Augustin. L'homme n'a donc pu commettre un péché qui ne l'exclût pas de cet
état d'intégrité. Or le péché véniel ne change pas l'état de l'homme. Donc
celui-ci n'a pas pu pécher véniellement.
Conclusion :
Il est communément admis que l'homme dans l'état d'innocence n'a pas pu pécher véniellement. Mais la chose ne doit pas s'entendre en ce sens que ce qui est véniel pour nous, si le premier homme l'avait commis, eût été mortel pour lui à cause de la grandeur de son état. Car la dignité de la personne est une circonstance qui aggrave le péché, mais elle n'en change pas l'espèce, sauf peut-être quand survient une difformité spéciale, provenant d'une désobéissance, d'un voeu ou de quelque chose de semblable, ce qui ne peut être allégué dans le cas en question. Donc, ce qui de soi est véniel n'a pas pu être transformé en péché mortel à cause de la dignité de l'état primitif. Donc, il faut comprendre que le premier homme n'a pas pu pécher véniellement parce qu'il n'a pas pu commettre quelque chose qui de soi fût péché véniel, avant d'avoir perdu par un acte de péché mortel l'intégrité du premier état.
La raison en est que le péché véniel, chez nous, se produit soit parce que l'acte est imparfait dans le genre de péché mortel comme le sont des impressions soudaines ; soit parce que le désordre s'affirme seulement dans les moyens, en gardant l'ordre obligatoire à la fin. Or ces deux conditions se réalisent, l'une comme l'autre, par un manque d'ordre résultant de ce qu'en nous l'élément inférieur n'est pas fermement maintenu sous la dépendance de l'élément supérieur. En effet, qu'un mouvement subit de sensualité s'élève en notre âme, cela vient de ce que cette puissance n'est pas entièrement soumise à la raison. Qu'un mouvement subit s'élève dans la raison elle-même, cela provient chez nous de ce que l'exécution même des actes de la raison n'est pas soumise à la délibération, qui s'inspire d'un bien plus élevé, nous l'avons dit précédemment. Que l'esprit humain soit déréglé dans le choix des moyens tout en gardant l'ordre à la fin, cela vient de ce qu'il ne sait pas infailliblement plier les moyens à la fin, laquelle tient, nous l'avons dit, la place suprême d'un principe parmi les choses désirables.
Or, dans l'état d'innocence, comme
nous l'avons vu dans la première Partie, régnait solidement un ordre
infaillible ; grâce à lui l'inférieur y serait toujours maintenu par le
supérieur aussi longtemps que la partie suprême de l'homme se garderait soumise
à Dieu, comme dit encore S. Augustin. Voilà pourquoi il est impossible que le
désordre s'introduise chez l'homme à moins de commencer par une insubordination
de la partie suprême de l'homme à l'égard de Dieu, ce qui est le fait d'un
péché mortel. D'où il est évident que l'homme dans l'état d'innocence n'a pas
pu pécher véniellement avant d'avoir péché mortellement.
Solutions :
1. Véniel n'est pas pris là
dans le sens où nous en parlons maintenant : il veut dire ce qui est facilement
rémissible.
2. Ce mouvement d'élévation
qui a pris les devants dans l'esprit de l'homme, ce fut son premier péché
mortel. Quand on dit qu'il a précédé la chute, on veut dire la chute dans
l'acte extérieur du péché. A la suite de cette coupable élévation, se sont
produits, et le violent désir chez l'homme de tenter l'expérience, et le doute
chez la femme. Celle-ci, du reste, s'est jetée de son côté dans un mouvement d'élévation
du seul fait qu'elle a prêté l'oreille au serpent qui lui parlait du précepte,
comme si elle refusait de s'y soumettre.
3. Le péché mortel s'oppose tellement à l'intégrité de l'état primitif qu'il la détruit, ce que le péché véniel ne peut faire. Et s'il est vrai qu'aucun désordre n'est possible en même temps que cet état d'intégrité, il s'ensuit que le premier homme ne pouvait pas pécher véniellement avant d'avoir péché mortellement.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car,
dans cette partie supérieure de l'âme, appelée esprit, l'homme se rencontre
avec les anges. Comme dit S. Grégoire : "L'homme est intelligent avec les
anges." Or l'homme, par la partie supérieure de l'âme, peut pécher
véniellement. Donc, l'ange aussi.
2. Qui peut le plus peut le
moins. Or l'ange a pu aimer le bien créé plus que Dieu, ce qu'il a fait en
péchant mortellement. Donc il a pu aussi aimer le bien créé au-dessous de Dieu,
de façon désordonnée cependant, en péchant véniellement.
3. Les mauvais anges
semblent faire certaines choses qui sont, dans leur genre, péchés véniels,
comme provoquer les hommes au rire et aux autres légèretés de même sorte. Or,
nous savons 0 que la circonstance ne fait pas d'une faute vénielle une faute
mortelle, sauf s'il survient une prohibition spéciale, ce qui n'est pas le cas.
Donc, l'ange peut pécher véniellement.
Cependant :
la perfection de l'ange est plus
grande que ne l'était celle de l'homme dans le premier état. Or, dans le
premier état, l'homme n'a pas pu pécher véniellement. L'ange le peut donc
beaucoup moins.
Conclusion :
L'intelligence de l'ange, comme
nous l'avons vu dans la première Partie, n'est pas discursive, c'est-à-dire qu'elle
ne passe pas des principes aux conclusions en les comprenant séparément, comme
il arrive chez nous. Par conséquent, chaque fois que l'ange considère une
conclusion, il faut qu'il la voie telle qu'elle est dans les principes. Or,
dans le domaine du désir, nous l'avons dit maintes fois, les fins sont comme
des principes, les moyens comme des conclusions. C'est pourquoi l'esprit de
l'ange ne se porte vers les moyens que selon qu'ils sont commandés par la fin.
A cause de cela, la nature même des anges exige qu'il ne puisse y avoir en eux
de désordre à l'égard des moyens, s'il n'y a en même temps du désordre à
l'égard de la fin elle-même, ce qui a lieu par le péché mortel. Or, les bons
anges ne se portent à des moyens qu'en vue de la fin qu'on doit avoir, qui est
Dieu ; et, à cause de cela, tous leurs actes sont des actes de charité. Ainsi
ne peut-il y avoir chez eux de péché véniel. Les mauvais anges, au contraire,
ne se portent à rien que pour la fin de leur péché d'orgueil. Et voilà comment,
en tout, ils pèchent mortellement, quoi qu'ils fassent, du moins lorsque c'est
par leur volonté propre. Il en est d'ailleurs autrement lorsque c'est par
l'appétit naturel du bien, appétit qui est en eux, comme nous l'avons expliqué
au traité des anges.
Solutions :
1. L'homme se rencontre
bien avec les anges par l'esprit ou intelligence ; mais il diffère d'eux, nous
venons de le dire, dans la manière d'être intelligent.
2. Il n'est pas possible
que l'ange ait aimé une créature moins que Dieu sans l'avoir en même temps rapportée
comme à une fin ultime, soit à Dieu, soit à une fin désordonnée et cela pour la
raison que nous venons de dire.
3. Les démons s'emploient à toutes ces choses qui nous paraissent vénielles pour attirer les hommes dans leur familiarité et les amener ainsi au péché mortel. En tout cela donc, les démons pèchent mortellement, à cause de la fin qu'ils se proposent.
Objections :
1. Il semble que ce soient
des péchés mortels. S. Paul dit en effet (Rm 8, 1) : "Il n'y a plus
maintenant de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus... qui ne se
conduisent pas selon la chair." Et l'on voit par ce qui précède, qu'il
parle à cet endroit des convoitises sensuelles. Ainsi donc, la cause pour
laquelle un mouvement de convoitise n'est pas condamnable chez ceux qui ne se
conduisent pas selon la chair, c'est-à-dire chez ceux qui ne vont pas jusqu'à
consentir à la convoitise, c'est qu'ils sont dans le Christ Jésus. Mais les
infidèles ne sont pas dans le Christ Jésus. Donc chez eux cela est condamnable
; par suite, leurs premiers mouvements sont péchés mortels.
2. S. Anselme dit :
"Ceux qui ne sont pas dans le Christ, dès qu'ils éprouvent des sentiments
charnels, encourent la damnation, même s'ils n'ont pas une conduite
charnelle." Or la damnation n'est due qu'au péché mortel. Comme les
impressions charnelles se font sentir avec le premier mouvement de convoitise,
il semble donc que ce premier mouvement, chez les infidèles, soit péché mortel.
3. S. Anselme dit encore au
même endroit "L'homme a été ainsi fait qu'il ne devrait pas éprouver la
convoitise." Il semble que cette obligation soit remise par la grâce
baptismale, que les infidèles n'ont pas. Chaque fois donc qu'un infidèle
éprouve la convoitise, même s'il ne consent pas, il pèche mortellement,
puisqu'il agit contre son devoir.
Cependant :
il est écrit dans les Actes (10,
34) : "Dieu ne fait pas acception des personnes." Par conséquent, ce
qu'il n'impute pas à l'un pour sa damnation, il ne l'impute pas non plus à
l'autre. Or, aux fidèles il n'impute pas leurs premiers mouvements pour leur
damnation. Donc aux infidèles non plus.
Conclusion :
Il n'est pas raisonnable de dire
que, chez les infidèles, les premiers mouvements soient péchés mortels, s'ils
n'y consentent pas. Et c'est doublement évident. 1° Parce que la sensualité
elle-même ne peut être le siège du péché mortel, ainsi que nous l'avons établi
plus haut. Or, la nature de la sensualité est la même chez les infidèles et
chez les fidèles. Il n'est donc pas possible qu'un mouvement de sensualité, à
lui seul, soit un péché mortel chez un infidèle. 2° La chose est encore rendue
évidente par l'état du pécheur. Jamais en effet, la dignité de la personne ne
diminue le péché ; de ce que nous avons dit plus haut, il ressort plutôt
qu'elle l'augmente. Par conséquent, le péché n'est pas moins grave chez le
fidèle que chez l'infidèle, mais bien davantage. Car, d'une part, l'ignorance
dans laquelle se trouvent les infidèles rend leurs péchés plus dignes de pardon
comme S. Paul le dit (1 Tm 1, 13) : "J'ai obtenu miséricorde, parce que
j'ai agi par ignorance, n'ayant pas encore la foi." D'autre part, la grâce
des sacrements reçus rend plus graves les péchés des fidèles, selon l'épître
aux Hébreux (10, 29) : "Ne pensez-vous pas qu'il méritera de pires
supplices, celui qui aura profané le sang de l'Alliance qui l'avait sanctifié ?"
Solutions :
1. L'Apôtre parle de la
condamnation due au péché originel, laquelle, en effet, nous est enlevée par la
grâce de jésus Christ, bien que le foyer de la convoitise demeure. Aussi, que
les fidèles éprouvent de la convoitise n'est plus chez eux, comme ce l'est chez
les infidèles, le signe de la condamnation du péché originel.
2. Et c'est aussi de cette
manière qu'il faut entendre la parole de S. Anselme.
3. Ce devoir de ne pas convoiter tenait à la justice originelle. Aussi, ce qui est en opposition avec un tel devoir ne se rattache pas au péché actuel mais au péché originel.
Objections :
1. Oui, semble-t-il. Car la
disposition précède l'habitus. Or le péché véniel est une disposition au péché
mortel, nous l'avons vu. Donc, chez un infidèle à qui le péché originel n'est
pas remis, on trouve le péché véniel avant le péché mortel. Ainsi les infidèles
ont-ils quelquefois des péchés véniels avec le péché originel sans avoir de
péchés mortels.
2. Il y a moins de connexion
et de rapprochement entre péché véniel et péché mortel qu'entre péché mortel et
péché mortel. Or, l'infidèle soumis au péché originel peut commettre tel péché
mortel et non tel autre. Donc il peut aussi commettre un péché véniel et non un
péché mortel.
3. On peut fixer le temps
où l'enfant commence à pouvoir être l'auteur d'un péché actuel. Lorsqu'il est
parvenu à ce temps-là, il peut se tenir, au moins pendant un court intervalle,
sans pécher mortellement, puisque cela arrive même chez les plus grands scélérats.
Or, dans cet intervalle, si court soit-il, l'enfant peut pécher véniellement.
Donc, le péché véniel peut coexister avec le péché originel et sans le péché
mortel.
Cependant :
pour le péché originel, les humains
sont punis dans le limbe des enfants, où n'existe pas la peine du sens, ainsi
que nous le dirons dans la suite. Quant à l'enfer, les hommes y sont précipités
uniquement à cause du péché mortel. Il n'y aura donc pas d'endroit où puisse
être puni celui qui a le péché véniel avec le péché originel seulement.
Conclusion :
Il est impossible que le péché
véniel existe chez quelqu'un avec le péché originel et sans péché mortel. Et
voici pourquoi. Avant que l'homme parvienne à l'âge de discrétion, le défaut
des années, en empêchant en lui l'usage de la raison, l'excuse de péché mortel,
et par conséquent l'excuse beaucoup plus encore de péché véniel, s'il vient à
commettre un acte qui soit tel par son genre. Au contraire, une fois que
l'homme a commencé à avoir l'usage de la raison, il n'est pas tout à fait
excusé de la culpabilité dcs péchés tant véniels que mortels. Mais la première
chose qui doit se présenter à sa réflexion, c'est de délibérer sur lui-même. Et
si réellement il s'est ordonné à la fin voulue, il obtiendra par la grâce la
rémission du péché originel. Tandis que, s'il ne s'oriente pas vers la bonne
fin, autant qu'à cet âge-là il est capable de la discerner, il péchera
mortellement, ne faisant pas tout son possible. Et dès lors, il n'y aura plus
chez lui péché véniel sans péché mortel, si ce n'est après que tout lui aura
été remis par la grâce.
Solutions :
1. Le péché véniel n'est
pas une disposition qui précède le péché mortel de façon nécessaire, mais de
façon contingente. C'est ainsi que parfois la fatigue prédispose à la fièvre,
mais non pas comme l'élévation de chaleur prédispose à la forme du feu.
2. Ce qui empêche le péché
véniel de coexister avec le péché originel seul, ce n'est pas leur éloignement
ou leur convergence, c'est l'absence d'usage de la raison, on vient de le dire.
3. L'enfant qui commence à avoir l'usage de la raison peut pendant quelque temps s'abstenir des autres péchés mortels, mais il n'est pas exempt de ce péché d'omission que nous venons de dire, s'il ne se tourne vers Dieu le plus tôt qu'il peut. Car ce qui s'impose en premier à l'homme qui a le discernement, c'est de réfléchir sur lui-même, et tout le reste est ordonné à cela comme à sa fin, laquelle a la primauté dans l'ordre d'intention. Aussi, est-ce à ce moment qu'il tombe sous l'obligation du précepte affirmatif proclamé par le Seigneur (Za 1, 3) : "Revenez à moi, et je reviendrai à vous."
Somme Théologique Ia-IIae
PROLOGUE
Il faut étudier maintenant les
principes externes des actes humains. Le principe extérieur qui porte à l'acte
mauvais, c'est le diable ; nous avons parlé de sa tentation dans la première
Partie. Le principe externe qui nous fait bien agir, c'est Dieu, soit qu'il
nous instruise par sa loi, soit qu'il nous soutienne de sa grâce. Aussi
convient-il d'examiner successivement la loi (Question 90-108), puis la grâce (Question
109-114).
Au sujet de la loi, il faut
d'abord l'étudier en elle-même d'une manière générale (Question 90-97) ; il
faudra ensuite en considérer les parties (Question 98-108). Quant à la loi
considérée en général, il y a lieu d'étudier trois points : premièrement son
essence, deuxièmement la diversité des lois (Question 91), troisièmement les
effets de la loi (Question 92-97).
1. La loi est-elle oeuvre de raison ? - 2. La fin de la loi. - 3. Sa cause. - 4. Sa promulgation.
Objections :
1. Il semble que la loi ne
relève pas de la raison. S. Paul écrit en effet aux Romains (7, 23) : "je
vois une autre loi dans mes membres, etc." Mais rien de ce qui est de la
raison ne se trouve dans les membres ; la raison n'utilise en effet aucun
organe corporel. Donc la loi n'est pas oeuvre de raison.
2. Dans la raison il n'y a
que la puissance, l'habitus et l'acte. La loi n'est pas la raison elle-même ;
elle n'est pas non plus un habitus rationnel ; car les habitus de raison sont
les vertus intellectuelles dont nous avons parlé plus haut. Elle n'est pas
davantage un acte de raison, puisqu'en ce cas la loi n'existerait plus lorsque
l'acte de la raison serait suspendu, par exemple chez ceux qui dorment. Donc la
loi n'est pas oeuvre de la raison.
3. La loi fait agir
correctement ceux qui lui sont soumis. Or faire agir relève proprement de la
volonté, comme on l'a montré précédemment. Donc la loi ne relève pas de la
raison, mais plutôt de la volonté ; aussi Justinien déclare-t-il : "C'est
ce qu'a décidé le prince qui a force de loi."
Cependant :
c'est à la loi qu'il appartient de
commander et d'interdire. Mais commander relève de la raison, comme on l'a vu
e. Donc la loi relève de la raison.
Conclusion :
La loi est une règle d'action, une
mesure de nos actes, selon laquelle on est sollicité à agir ou au contraire on
en est détourné. Le mot loi vient du verbe qui signifie lier par ce fait
que la loi oblige à agir, c'est-à-dire qu'elle lie l'agent à une certaine
manière d'agir. Or, ce qui règle et mesure les actes humains, c'est la raison,
qui est le principe premier des actes humains, comme nous l'avons montré précédemment.
C'est en effet à la raison qu'il appartient d'ordonner quelque chose en vue
d'une fin ; et la fin est le principe premier de l'action, selon le Philosophe.
Mais dans tout genre d'êtres, ce qui est principe est à la fois règle et mesure
de ce genre ; comme l'unité dans le genre nombre et le premier mouvement dans
le genre mouvement. Il suit de là que la loi relève de la raison.
Solutions :
1. Puisque la loi est une
règle et une mesure, elle peut être considérée sous deux aspects. D'abord en
celui qui pose la règle ou établit la mesure. Ces opérations étant propres à la
raison, la loi se trouve en ce cas être dans la raison seule. Ensuite, la loi
peut être considérée en celui qui est soumis à la règle et à la mesure. Ainsi
la loi se rencontre-t-elle en tous les êtres qui subissent une inclination par
le fait d'une loi. Et puisque toute inclination à agir suppose une loi, elle
peut être appelée elle-même une loi, non point à titre essentiel, mais à titre
de participation. C'est de cette façon que les appétits de nos membres
corporels peuvent être appelés "la loi des membres".
2. Dans nos actes qui se
manifestent extérieurement, il y a lieu de distinguer l'opération elle-même, et
l'oeuvre réalisée, par exemple l'action de construire, et l'édifice ; de même
dans les opérations intellectuelles, il y a lieu de distinguer l'action
elle-même de la raison qui est la pensée et le raisonnement, et d'autre part ce
qui est le résultat produit par cette activité. Dans l'ordre spéculatif, ce
résultat s'appelle la définition, puis la proposition, enfin le syllogisme et
la démonstration. Et la raison pratique utilise également le syllogisme pour
son activité, comme nous l'avons vu, selon l'enseignement d'Aristote. C'est
pourquoi il est normal de trouver dans la raison pratique quelque chose qui
joue, par rapport aux opérations à effectuer, le rôle que remplit le principe
par rapport aux conclusions dans la raison spéculative. Et ces propositions
universelles de la raison pratique ordonnées aux actions ont raison de loi. Ces
propositions tantôt sont considérées de façon actuelle, et tantôt conservées
par la raison à l'état d'habitus.
3. La raison tient de la volonté son pouvoir de mettre en mouvement, comme il a été déjà dit. C'est en effet parce qu'on veut la fin que la raison impose les moyens de la réaliser. Mais la volonté, pour avoir raison de loi quant aux commandements qu'elle porte, doit être elle-même réglée par une raison. On comprend ainsi que la volonté du prince a force de loi ; sinon sa volonté serait plutôt une iniquité qu'une loi.
Objections :
1. Il semble que la loi ne
soit pas toujours ordonnée au bien commun comme à sa fin. C'est à la loi qu'il
revient de prescrire et de prohiber. Or les préceptes sont ordonnés à certains
biens particuliers. Donc le but de la loi n'est pas toujours le bien commun.
2. La loi imprime à l'homme
une direction en vue de l'action. Mais les actions humaines ne se réalisent que
dans les faits particuliers. Donc la loi est ordonnée à quelque bien
particulier.
3. Isidore de Séville écrit
: "Si la loi est constituée par la raison, sera loi tout ce que la raison
établira." Mais la raison établit ce qui est ordonné au bien privé tout
autant que ce qui est ordonné au bien commun. Donc la loi n'est pas ordonnée
seulement au bien commun, mais aussi au bien privé.
Cependant :
Isidore de Séville déclare "La
loi n'est écrite pour l'avantage d'aucun particulier, mais pour l'utilité
commune des citoyens."
Conclusion :
On vient de le dire : la loi relève de ce qui est le principe des actes humains, puisqu'elle en est la règle et la mesure. Mais de même que la raison est le principe des actes humains, il y a en elle quelque chose qui est principe de tout le reste. Aussi est-ce à cela que la loi doit se rattacher fondamentalement et par-dessus tout. Or, en ce qui regarde l'action, domaine propre de la raison pratique, le principe premier est la fin ultime. Et la fin ultime de la vie humaine, c'est la félicité ou la béatitude, comme on l'a vu précédemment Il faut par conséquent que la loi traite surtout de ce qui est ordonné à la béatitude.
En outre, chaque partie est ordonnée au tout, comme l'imparfait est ordonné au parfait ; mais l'individu est une partie de la communauté parfaite. Il est donc nécessaire que la loi envisage directement ce qui est ordonné à la félicité commune. C'est pourquoi le Philosophe, dans sa définition des lois, fait mention de la félicité et de la solidarité politique. Il dit en effet que "nous appelons justes les dispositions légales qui réalisent et conservent la félicité ainsi que ce qui en fait partie, par la solidarité politique". Car, pour lui la société parfaite c'est la cité.
En n'importe quel genre le terme le
plus parfait est le principe de tous les autres, et ces autres ne rentrent dans
le genre que d'après leurs rapports avec ce terme premier ; ainsi le feu qui
est souverainement chaud, est cause de la chaleur dans les corps composés qui
ne sont appelés chauds que dans la mesure où ils participent du feu. En
conséquence, puisque la loi ne prend sa pleine signification que par son ordre
au bien commun, tout autre précepte visant un acte particulier ne prend valeur
de loi que selon son ordre à ce bien commun. C'est pourquoi toute loi est ordonnée
au bien communs.
Solutions :
1. Le précepte implique
l'application de la loi aux actes réglés par elle. L'ordre au bien commun, qui
relève de la loi, est applicable aux fins particulières. C'est en ce sens que
sont portés des préceptes relatifs à certains cas particuliers.
2. Les actions ne se
réalisent que dans des cas particuliers ; mais ces cas particuliers peuvent
être rapportés au bien commun, non point en ce sens qu'ils seraient classés
sous le même genre ou sous la même espèce que ce qui regarde essentiellement le
bien commun, mais parce qu'ils sont considérés comme des moyens de contribuer
au bien commun ; en ce sens, le bien général est appelé la fin commune.
3. Rien n'est ferme et certain dans le domaine de la raison spéculative que si on le ramène aux premiers principes indémontrables. De même, rien n'est fermement établi par la raison pratique que si l'on saisit son rapport avec la fin ultime qui est le bien commun. C'est précisément ce qui est établi de cette manière par la raison, qui a valeur de loi.
Objections :
1. Il semble que la raison
de n'importe qui puisse faire la loi. Car l'Apôtre déclare (Rm 2, 14) :
"Les païens qui n'ont pas de loi, quand ils accomplissent par nature ce
qui fait l'objet de la loi, sont à eux-mêmes leur loi." Or ces paroles
s'appliquent universellement à tous. Donc tout individu peut se faire à
lui-même la loi.
2. Le Philosophe remarque :
"Le but du législateur est d'amener l'homme à la vertu." Mais
n'importe quel individu peut inciter son semblable à la vertu. Donc la raison
de tout homme est capable de faire loi.
3. De même que le chef de
la cité en est le gouverneur, ainsi le père de famille pour sa maison. Or le
chef de la cité légifère pour la cité. Donc tout père de famille peut faire la
loi dans sa maison.
Cependant :
Isidore de Séville écrit, dans ses Étymologies,
et son texte se retrouve dans les Décrets : "La loi est une
constitution du peuple selon laquelle les nobles, de concert avec les
plébéiens, ont sanctionné quelque décision." Il n'appartient donc pas à
tout le monde de faire la loi.
Conclusion :
Rappelons-nous que la loi vise
premièrement et à titre de principe l'ordre au bien commun. Ordonner quelque
chose au bien commun revient au peuple tout entier ou à quelqu'un qui
représente le peuple. C'est pourquoi le pouvoir de légiférer appartient à la
multitude tout entière ou bien à un personnage officiel qui a la charge de
toute la multitude. C'est parce que, en tous les autres domaines, ordonner à la
fin revient à celui dont la fin relève directement.
Solutions :
1. Il a été dit
précédemment que la loi existe chez quelqu'un non seulement comme dans l'auteur
de la règle, mais aussi d'une façon participée comme dans le sujet de cette
règle. C'est ainsi que chacun est à soi-même sa loi, en tant qu'il participe de
l'ordre établi par celui qui a posé la règle. C'est pourquoi S. Paul précise au
même endroit : "Ceux-ci montrent la réalité de cette loi écrite dans leurs
coeurs."
2. Un personnage privé ne peut induire efficacement à la vertu. Il peut seulement conseiller, mais si son conseil n'est pas reçu, il ne dispose d'aucun moyen de coercition, ce que la loi doit comporter, pour amener efficacement ses sujets à la pratique du bien, dit Aristote. Cette force contraignante appartient à la société ou à celui qui dispose de la force publique pour imposer des sanctions, comme on l'expliquera plus loin.
C'est donc à celui-là seul qu'il
appartient de légiférer.
3. Si l'homme est partie d'une famille, la famille elle-même est partie de la société politique, et c'est cette dernière qui constitue la société parfaite, selon le livre I des Politiques. C'est pourquoi, de même que le bien d'un seul individu n'est pas la fin ultime mais est ordonné au bien commun ; de même encore le bien d'une famille est ordonné au bien de la cité, qui est la société parfaite. Aussi, celui qui gouverne une famille peut bien faire des prescriptions et des statuts, ceux-ci n'auront pas raison de loi.
Objections :
1. Il semble que la
promulgation ne soit pas une partie essentielle de la loi. La loi qui mérite le
plus ce nom est la loi naturelle. Mais la loi naturelle n'a pas besoin de
promulgation. Il n'est donc pas essentiel à la loi d'être promulguée.
2. C'est un attribut propre
de la loi que d'obliger à faire ou ne pas faire quelque chose. Or tous sont
obligés de se soumettre à la loi, non seulement ceux qui sont présents à sa
promulgation mais encore les autres. Donc la promulgation n'est pas essentielle
à la loi.
3. L'obligation porte même
sur l'avenir, puisque "les lois imposent leur contrainte aux affaires
futures", selon le Droit. Or la promulgation ne touche que les personnes
présentes. Elle n'est donc pas essentielle à la loi.
Cependant :
il est dit dans les Décrets
"Les lois sont instituées lorsqu'elles sont promulguées."
Conclusion :
La loi, avons-nous dit, est imposée aux autres par manière de règle et de mesure. La règle et la mesure s'imposent du fait qu'on les applique à ce qui est réglé et mesuré. Aussi, pour que la loi obtienne force obligatoire, ce qui est le propre de la loi, il faut qu'elle soit appliquée aux hommes qui doivent être réglés par elle. Or, une telle application se réalise par le fait que la loi est portée à la connaissance des intéressés par la promulgation même. La promulgation est donc nécessaire pour que la loi ait toute sa force.
Des quatre articles qui précèdent,
on peut ainsi condenser la définition de la loi : Une ordonnance de raison en
vue du bien commun, promulguée par celui qui a la charge de la communauté.
Solutions :
1. La promulgation de la
loi naturelle existe par le fait même que Dieu l'a introduite dans l'esprit des
hommes de telle manière qu'elle soit connaissable naturellement.
2. Ceux devant qui la loi
n'est pas immédiatement promulguée sont soumis aux obligations qu'elle comporte
dans la mesure où la connaissance des dispositions légales leur parvient par
des intermédiaires, ou tout au moins peut leur parvenir, en raison même de la
promulgation.
3. La promulgation présente s'étend à l'avenir, par la fixité de l'écrit qui la promulgue en quelque sorte toujours. Aussi Isidore de Séville écrit-il : "La loi prend son étymologie du verbe lire parce qu'elle est écrite."
1. Existe-t-il une loi éternelle ? - 2. Une loi naturelle ? - 3. Une loi humaine ? - 4. Une loi divine ? - 5. Existe-t-il une seule loi divine, ou davantage ? - 6. Existe-t-il une loi de péché ?
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait
pas de loi éternelle. Toute loi s'impose à des sujets. Or il n'y a pas eu de
toute éternité un sujet auquel la loi ait pu s'imposer, car Dieu seul est
éternel. Donc aucune loi n'est éternelle.
2. La promulgation est
essentielle à la loi. Or aucune promulgation n'a pu exister de toute éternité,
parce qu'il n'y avait de toute éternité aucun sujet auquel cette promulgation
ait pu être faite. Donc aucune loi ne peut être éternelle.
3. La notion de loi
implique ordre à une fin. Mais rien n'est éternel dans l'ordre des moyens,
puisque seule la fin ultime est éternelle. Donc aucune loi n'est éternelle.
Cependant :
S. Augustin écrit : "La
loi qui s'appelle la raison suprême est forcément considérée par quiconque en
saisit la notion, comme immuable et éternelle."
Conclusion :
On a vu que la loi n'est pas autre
chose qu'une prescription de la raison pratique chez le chef qui gouverne une
communauté parfaite. Il est évident par ailleurs - étant admis que le monde est
régi par la providence divine -, que toute la communauté de l'univers est
gouvernée par la raison divine. C'est pourquoi la raison, principe du gouvernement
de toutes choses, considérée en Dieu comme dans le chef suprême de l'univers, a
raison de loi. Et puisque la raison divine ne conçoit rien dans le temps mais a
une conception éternelle, comme disent les Proverbes (8, 23), il s'ensuit que
cette loi doit être déclarée éternelle.
Solutions :
1. Les choses qui
n'existent pas en elles-mêmes existent déjà chez Dieu en tant qu'elles sont
connues et ordonnées à l'avance par lui, selon l'épître aux Romains (4, 17) :
"Il appelle les choses qui ne sont pas comme celles qui sont déjà."
C'est ainsi que la conception éternelle de la loi divine a raison de loi
éternelle, parce qu'elle est ordonnée par Dieu au gouvernement des choses qu'il
connaît d'avance.
2. La promulgation peut se
faire par parole et par écrit. Des deux façons, la loi éternelle reçoit sa
promulgation : d'abord de Dieu son promulgateur ; car le Verbe divin est
éternel, et ce qui est écrit au livre de vie est éternel. Toutefois, du côté de
la créature qui entend ou regarde, il ne peut y avoir de promulgation
éternelle.
3. La notion de loi comporte une orientation active vers une fin, puisque son rôle est d'y ordonner certains moyens ; non d'une façon passive, en ce sens que la loi elle-même serait ordonnée à une fin extérieure, à moins que, par accident, elle soit faite par un gouvernement qui a sa fin en dehors de lui-même. Dans ce cas il ordonnerait nécessairement la loi à cette fin. La fin que poursuit le gouvernement divin est Dieu lui-même, et sa loi n'est pas autre chose que lui-même. Aussi la loi éternelle n'est nullement ordonnée à une autre fin qu'elle-même.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait
pas en nous de loi naturelle. Car l'homme est suffisamment gouverné par la loi
éternelle. S. Augustin écrit en effet : "La loi éternelle est celle par
laquelle il est juste que toutes choses soient parfaitement ordonnées."
Mais la nature ne multiplie pas les êtres superflus, pas plus qu'elle n'est
insuffisante en ce qui est nécessaire. Il n'y a donc pas de loi naturelle pour
l'homme.
2. C'est par la loi que
l'homme est ordonné à sa fin par ses actions. Mais l'ordination des actes
humains à leur fin ne vient pas de la nature, comme c'est le cas des créatures
sans raison qui n'agissent pour une fin qu'en raison d'un instinct naturel ;
l'homme agit pour une fin par raison et volonté. Donc il n'y a pas pour l'homme
de loi naturelle.
3. Plus on est libre, moins
on est soumis à une loi. Or l'homme est le plus libre de tous les vivants, en
raison du libre arbitre qu'il possède par privilège sur tous les autres
animaux. Donc, si les autres animaux ne sont pas soumis à une loi naturelle,
l'homme ne doit pas l'être.
Cependant :
nous lisons dans l'épître aux
Romains (2, 14) : "Les païens qui n'ont pas de loi, accomplissent par
nature ce qui est l'objet de la loi." Et la Glose précise : "S'ils
n'ont pas de loi écrite, ils ont cependant la loi naturelle selon laquelle
chacun prend conscience de ce qui est bien et de ce qui est mal."
Conclusion :
On a dit tout à l'heure que la loi, étant une règle et une mesure, peut se trouver en quelqu'un d'une double manière : tout d'abord comme en celui qui établit la règle et la mesure ; et en second lieu comme en celui qui est soumis à celle-ci, puisque ce dernier est réglé et mesuré pour autant qu'il participe en quelque manière de la règle et de la mesure. Par conséquent, comme tous les êtres qui sont soumis à la providence divine sont réglés et mesurés par la loi éternelle (selon les explications données), il est évident que ces êtres participent en quelque façon de la loi éternelle par le fait qu'en recevant l'impression de cette loi en eux-mêmes, ils possèdent des inclinations qui les poussent aux actes et aux fins qui leur sont propres.
Or, parmi tous les êtres, la
créature raisonnable est soumise à la providence divine d'une manière plus
excellente par le fait qu'elle participe elle-même de cette providence en
pourvoyant à soi-même et aux autres. En cette créature, il y a donc une participation
de la raison éternelle selon laquelle elle possède une inclination naturelle au
mode d'agir et à la fin qui sont requis. C'est une telle participation de la
loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée loi naturelle.
Aussi, quand le Psaume (4, 6) disait : "Offrez un sacrifice de
justice", il ajoutait, comme pour ceux qui demandaient quelles sont ces
oeuvres de justice : "Beaucoup disent : qui nous montrera le bien ?"
et il leur donnait cette réponse : "Seigneur, nous avons la lumière de ta
face imprimée en nous", c'est-à-dire que la lumière de notre raison
naturelle, nous faisant discerner ce qui est bien et ce qui est mal, n'est rien
d'autre qu'une impression en nous de la lumière divine. Il est donc évident que
la loi naturelle n'est pas autre chose qu'une participation de la loi éternelle
dans la créature raisonnable.
Solutions :
1. L'argument porterait si
la loi naturelle était quelque chose de différent de la loi éternelle ; mais
elle n'en est qu'une sorte de participation, nous venons de le dire.
2. Toute opération de
raison et de volonté dérive en nous de ce qui est conforme à notre nature, on
l'a déjà dit, car tout raisonnement se fonde sur des principes connus
naturellement, et tout vouloir portant sur les moyens qui concourent à une fin
dérive de l'attrait naturel pour la fin ultime. Ainsi faut-il aussi que
l'orientation première de nos actes vers leur fin soit assurée par la loi
naturelle.
3. Les animaux sans raison participent eux-mêmes, comme la nature raisonnable, de la pensée éternelle, mais à leur façon. Et parce que la créature raisonnable possède cette participation sous un mode intelligent et rationnel, il s'ensuit que la participation de la loi éternelle en la créature raisonnable mérite proprement le nom de loi ; car la loi relève de la raison, comme il a été dit précédemment. Dans la créature privée de raison, la participation n'existe pas sous un mode rationnel ; aussi ne peut-elle être appelée loi que par analogie.
Objections :
1. Il semble que non. La loi naturelle, en effet, est une participation de
la loi éternelle, on vient de le montrer. Mais, en vertu de la loi éternelle,
"toutes choses sont parfaitement ordonnées", affirme S. Augustin. La
loi naturelle suffit donc à ordonner toutes choses humaines, et donc il n'est
pas nécessaire qu'il y ait une loi humaine.
2. La notion de loi inclut
celle de mesure, on l'a dit. Mais la raison humaine n'est nullement la mesure
des choses ; c'est plutôt le contraire selon le livre X des Métaphysiques. Donc
aucune loi ne peut procéder de la raison humaine.
3. Une mesure doit être
aussi sûre que possible, selon le même ouvrages. Or la prescription de la
raison humaine relative à ce qu'il faut faire est incertaine, selon cette
parole de la Sagesse (9, 14) : "Les pensées des mortels sont hésitantes,
et nos prévisions incertaines." Donc aucune loi ne peut émaner de la
raison humaine.
Cependant :
S. Augustin distingue deux lois :
l'une est éternelle et l'autre, temporelle, et c'est cette dernière qu'il
appelle loi humaine.
Conclusion :
Nous savons par ce qui a été
exposé, que la loi est une prescription de la raison pratique. Or, on peut
trouver un processus semblable dans la raison pratique et dans la raison
spéculative. Toutes deux, en effet, progressent à partir de quelques principes
pour aboutir à certaines conclusions, nous l'avons déjà établi. Ainsi donc, il
faut dire ceci : de même que dans la raison spéculative les conclusions des
diverses sciences sont les conséquences de principes indémontrables, la
connaissance de ces conclusions n'étant pas innée en nous, mais étant le fruit
de l'activité de notre esprit, - de même il est nécessaire que la raison
humaine, partant des préceptes de la loi naturelle qui sont comme des principes
généraux et indémontrables, aboutissent à certaines dispositions plus
particulières. Ces dispositions particulières découvertes par la raison humaine
sont appelées lois humaines, du moment que nous retrouvons en elles les autres
conditions qui intègrent la notion de loi, selon les explications déjà données.
C'est pourquoi Cicéron déclare : "L'origine première du droit est produite
par la nature ; puis, certaines dispositions passent en coutumes, la raison les
jugeant utiles ; enfin ce que la nature avait établi et que la coutume avait
confirmé, la crainte et la sainteté des lois l'ont sanctionné."
Solutions :
1. La raison humaine ne
peut participer de la raison divine selon la plénitude de son autorité, mais à
sa manière et selon un mode imparfait. C'est pourquoi, dans le domaine de la
raison spéculative, il y a en nous par une participation naturelle de la
sagesse divine, la connaissance de certains principes généraux, mais non la
connaissance propre de n'importe quelle vérité qui se trouve dans la sagesse
divine. De même encore, dans le domaine de la raison pratique, l'homme
participe naturellement de la loi éternelle selon certains principes généraux,
non toutefois par une science détaillée des prescriptions particulières visant
les cas concrets, bien que ces prescriptions soient contenues dans la loi
éternelle. Aussi est-il en outre nécessaire que la raison humaine aboutisse à
des dispositions légales visant les cas particuliers.
2. La raison humaine n’est
pas, par elle-même, la règle des choses ; mais les principes innés en elle sont
les règles et les mesures universelles de tout ce que l'homme doit faire. De
cette action humaine la raison naturelle est règle et mesure ; elle ne l'est
pas vis-à-vis de ce qui est oeuvre de nature.
3. La raison pratique a pour objet l'action humaine, qui est particulière et contingente, non les réalités nécessaires dont s'occupe la raison spéculative. C'est pourquoi les lois humaines ne peuvent pas posséder l'infaillibilité dont jouissent les conclusions démonstratives des sciences. Il n'est pas requis, du reste, que toute mesure soit absolument infaillible et certaine ; il suffit que ce soit possible selon son genre.
Objections :
1. Il semble qu'une loi
divine ne soit pas nécessaire. La loi naturelle, nous l'avons dit, est une
participation de la loi éternelle. Or la loi éternelle, c'est la loi divine.
Donc il n'est pas requis qu'outre la loi naturelle et les lois humaines qui en
découlent, il y ait une loi divine.
2. Il est écrit, dans
l'Ecclésiastique (15, 14) "Dieu a laissé l'homme à son propre
conseil." Or le conseil est un acte de raison, nous le savons ". Donc
l'homme a été remis au gouvernement de sa propre raison. Mais la sentence de la
raison humaine, c'est la loi humaine. Il ne faut donc pas que l'homme soit
gouverné par une autre loi qui serait divine.
3. La nature humaine se
suffit à elle-même de façon plus parfaite que les créatures sans raison. Or les
créatures sans raison n'ont d'autre loi divine que l'inclination naturelle
innée en elles. Donc la créature raisonnable doit moins encore avoir une loi
divine, outre sa loi naturelle.
Cependant :
David demande à Dieu de lui donner
une loi (Psaume 119, 33) : "Donne-moi ta loi, Seigneur, sur la route de ta
justice."
Conclusion :
Il était nécessaire à la direction de la vie humaine qu'il y eût une loi divine, outre la loi naturelle et la loi humaine. Il y a quatre raisons à cela :
1° C'est par la loi que l'homme est guidé pour accomplir ses actes propres en les ordonnant à la fin ultime. Donc, si l'homme n'était ordonné qu'à une fin proportionnée à sa capacité naturelle, il n'aurait pas besoin de recevoir, du côté de sa raison, un principe directeur supérieur à la loi naturelle et à la loi humaine qui en découle. Mais, parce que l'homme est ordonné à la fin de la béatitude éternelle qui dépasse les ressources naturelles des facultés humaines, comme on l'a dit, il était nécessaire qu'au-dessus de la loi naturelle et de la loi humaine il y eût une loi donnée par Dieu pour diriger l'homme vers sa fin.
2° Le jugement humain est incertain, principalement quand il s'agit des choses contingentes et particulières ; c'est pourquoi il arrive que les jugements portés sur les actes humains soient divers, et que, par conséquent, ces jugements produisent des lois disparates et opposées. Pour que l'homme puisse connaître sans aucune hésitation ce qu'il doit faire et ce qu'il doit éviter, il était donc nécessaire qu'il fût dirigé, pour ses actes propres, par une loi donnée par Dieu ; car il est évident qu'une telle loi ne peut contenir aucune erreur.
3° L'homme ne peut porter de loi que sur ce dont il peut juger. Or le jugement humain ne peut porter sur les mouvements intérieurs qui sont cachés, mais seulement sur les actes extérieurs qui se voient. Pourtant il est requis pour la perfection de la vertu que l'homme soit rectifié dans ses actes aussi bien intérieurs qu'extérieurs. C'est pourquoi la loi humaine ne pouvait réprimer et ordonner efficacement les actes intérieurs ; et c'est ce qui rend nécessaire l'intervention d'une loi divine.
4° S. Augustin déclare que la loi humaine ne peut punir ni interdire tout ce qui se fait de mal ; car, en voulant extirper tout le mal, elle ferait disparaître en même temps beaucoup de bien, et s'opposerait à l'avantage du bien commun, nécessaire à la communication entre les hommes. Aussi, pour qu'il n'y eût aucun mal qui demeurât impuni et non interdit, il était nécessaire qu'une loi divine fût surajoutée en vue d'interdire tous les péchés.
Il est fait allusion à ces quatre
motifs dans le Psaume (19, 8) où il est écrit : "La loi du Seigneur est
immaculée", c'est-à-dire ne tolérant aucune souillure de péché ;
"convertissant les âmes" parce qu'elle rectifie non seulement les
actions extérieures mais encore les actes intérieurs, "témoignage fidèle
du Seigneur", à cause de la certitude de sa vérité et de sa droiture ;
"apportant la sagesse aux petits", en tant qu'elle ordonne l'homme à
sa fin surnaturelle et divine.
Solutions :
1. Par la loi naturelle, la
loi éternelle est participée selon la capacité de la nature humaine. Mais il
faut que l'homme soit dirigé vers sa fin ultime surnaturelle selon un mode
supérieur. C'est pourquoi la loi divine a été surajoutée, et par elle la loi
éternelle est participée selon ce mode supérieur.
2. Le conseil est une sorte
de recherche ; il faut donc qu'il parte de quelques principes. Il ne suffit pas
qu'il parte de principes naturellement innés, tels que les principes de la loi
naturelle, on vient de le dire. Il faut encore que d'autres principes soient
surajoutés, à savoir les préceptes de la loi divine.
3. Les créatures privées de raison ne sont pas ordonnées à une fin supérieure à celle qui est proportionnée à leurs ressources naturelles. C'est pourquoi la comparaison ne porte pas.
Objections :
1. Il semble que la loi
divine soit unique. Dans un royaume, en effet, et pour un seul roi il n'y a
qu'une loi. Mais le genre humain tout entier peut être considéré dans ses
rapports avec Dieu comme si celui-ci en était le seul roi, selon le Psaume (47,
8) : "Dieu est le roi de toute la terre." Donc il n'y a qu'une seule
loi divine.
2. Toute loi est établie en
vue de la fin que le législateur se propose pour ceux auxquels il impose la
loi. Mais c'est un seul et même but que Dieu se propose pour tous les hommes,
selon cette parole de S. Paul (1 Tm 2, 4) : "Il veut que tous les hommes
soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité." Il n'y a
donc qu'une seule loi divine.
3. La loi divine semble se
rapprocher davantage de la loi éternelle qui est une, que la loi naturelle,
d'autant que la révélation de grâce est supérieure à la connaissance de nature.
Or la loi naturelle est unique pour tous les hommes. Donc à plus forte raison
la loi divine.
Cependant :
l'Apôtre écrit (He 7, 12) :
"Le sacerdoce ayant été changé, il est nécessaire que la loi le soit aussi."
Mais le sacerdoce est double, comme il est dit au même endroit : le sacerdoce
lévitique, et le sacerdoce du Christ. Donc la loi divine aussi est double : loi
ancienne et loi nouvelle.
Conclusion :
Il a été dit dans la première Partie, que la distinction est cause du nombre. Or, on trouve deux manières dont les choses peuvent être distinctes. La première est celle qui porte sur les choses totalement diversifiées par leur espèce, telles que le cheval et le bœuf. La seconde peut se rencontrer entre ce qui est parfait, et ce qui est imparfait dans la même espèce, comme l'homme et l'enfant. C'est ainsi que la loi divine se divise en loi ancienne et loi nouvelle. Voilà pourquoi dans l'épître aux Galates (3, 24), S. Paul compare l'état de la loi ancienne à celui d'un enfant qui se trouve encore soumis à un surveillant, tandis qu'il assimile l'état de la loi nouvelle à celui d'un homme parfait qui n'est plus sous la tutelle du surveillant.
Or on peut envisager un triple état de perfection selon les trois fonctions de la loi que nous avons signalées précédemment.
1° La loi doit être ordonnée au bien commun comme à sa fin. Cela se réalise à deux niveaux. Celui du bien sensible et terrestre ; c'est celui auquel la loi ancienne ordonnait directement ; aussi voit-on dès le début de la Loi mosaïque (Ex 3, 3-17) le peuple invité tout d'abord à s'emparer du royaume terrestre des Cananéens. Et il y a le bien commun spirituel et céleste ; c'est celui auquel ordonne la loi nouvelle. C'est pourquoi dès le début de sa prédication, le Christ a invité les hommes au Royaume des cieux, quand il disait : "Faites pénitence, le Royaume des cieux approche" (Mt 4, 17). C'est pourquoi S. Augustin nous dit : "Les promesses des biens temporels sont contenues dans l'Ancien Testament, qui est appelé ancien pour cette raison ; mais la promesse de la vie éternelle appartient au Nouveau Testament."
2° C'est à la loi qu'il revient de régir les actes humains, selon l'ordre de la justice. A ce point de vue, la loi nouvelle l'emporte sur l'ancienne, parce qu'elle rectifie même les actes internes du coeur, selon ces paroles en S. Matthieu (5, 20) : "Si votre justice n'est pas supérieure à celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux." Aussi dit-on que la loi ancienne est un frein pour la main, et la loi nouvelle pour l'esprit.
3° C'est à la loi qu'il appartient
de conduire les hommes à l'observation des commandements. La loi ancienne le
faisait par la crainte des châtiments ; la loi nouvelle le fait par l'amour qui
est infusé en nos coeurs par la grâce du Christ ; celle-ci est donnée par la
loi nouvelle, elle n'était que figurée par la loi ancienne. C'est pourquoi S.
Augustin dit encore : "La différence est petite entre la Loi et
l'Évangile, c'est : crainte (timor) et amour (amor)."
Solutions :
1. De même que le père de
famille, dans sa maison, porte des commandements différents pour les enfants et
pour les adultes ; de même Dieu, seul roi de son unique royaume, a donné une
loi pour les hommes encore imparfaits, et une autre loi plus parfaite pour ceux
qui avaient déjà été conduits par la première loi à une plus grande capacité de
divin.
2. Le salut des hommes ne
pouvait être assuré que par le Christ, selon les Actes des Apôtres (4, 12) :
"Il n'a pas été donné aux hommes d'autre nom en lequel nous devions être
sauvés." C'est pourquoi la loi qui conduit tout le monde de façon parfaite
au salut n'a pu être donnée qu'après la venue du Christ. Auparavant, il fallut
donner au peuple dont le Christ devait naître une loi qui le prépare à
accueillir le Christ, et cette loi devait comprendre certains premiers éléments
de la justice qui les sauverait.
3. La loi naturelle dirige les hommes selon certains préceptes communs, vis-à-vis desquels parfaits et imparfaits sont à égalité ; aussi cette loi est-elle unique pour tous. Mais la loi divine dirige l'homme également selon certaines dispositions particulières vis-à-vis desquels parfaits et imparfaits ne se comportent pas de la même façon. C'est pourquoi il fallait que la loi divine fût double, comme nous venons de l'expliquer.
Objections :
1. Il semble qu'il n'y ait
pas de loi de convoitise. S. Isidore écrit, en effet : "La loi est oeuvre
de raison." Mais la convoitise n'est pas oeuvre de raison, elle est plutôt
une déviation de la raison. Donc la convoitise n'a pas raison de loi.
2. Toute loi est
obligatoire, de telle sorte que ceux qui ne l'observent pas sont appelés
transgresseurs. Mais le foyer de convoitise ne rend pas quelqu'un transgresseur
du fait qu'il ne lui obéit pas ; il le deviendrait plutôt en lui obéissant. Le
foyer de convoitise n'a donc pas raison de loi.
3. La loi est ordonnée au
bien commun, on l'a démontrée. Or ce foyer n'incline pas au bien commun mais
plutôt au bien particulier. Il n'a donc pas raison de loi.
Cependant :
S. Paul constate (Rm 7, 23) :
"je vois en mes membres une autre loi qui s'oppose à la loi de ma
raison."
Conclusion :
On l'a dit précédemment, la loi se trouve essentiellement en celui qui établit la règle ou la mesure ; et de façon participée en celui auquel s'applique cette règle ou cette mesure. C'est pourquoi toute inclination ou ordination qu'on trouve dans les êtres soumis à une loi, est appelée loi par participation. Mais dans les êtres qui sont soumis à une loi, il peut y avoir une inclination provenant du législateur, d'une double manière. D'abord, ce législateur peut incliner directement ses sujets à un but ; et il arrive qu'il impose des actes divers à des sujets divers : ainsi peut-on dire que la loi est différente pour les soldats et pour les marchands. Il y a une seconde manière indirecte d'imposer une inclination ; elle vient de ce que le législateur destitue un de ses sujets d'une dignité et par suite le fait passer à un ordre nouveau et comme à une nouvelle loi ; par exemple si un soldat est démobilisé, il passe sous la loi des paysans ou des marchands.
Ainsi, sous le gouvernement de Dieu législateur, les créatures diverses ont diverses inclinations naturelles, en sorte que ce qui pour l'une joue en quelque sorte le rôle de la loi, est pour une autre contraire à sa loi ; comme si je disais que devenir furieux est en quelque sorte la loi du chien, tandis que c'est contraire à la loi de la brebis ou d'un autre animal pacifique. Donc la loi de l'homme qu'il reçoit de l'ordonnance divine, adaptée à la condition qui lui est propre, est qu'il agisse selon la raison. Cette loi fut si puissante dans l'état originel que rien ne pouvait surprendre l'homme, qui échappât à sa raison ou lui fût contraire. Mais quand l'homme s'est éloigné de Dieu, il est tombé en cet état où il est emporté par la fougue de sa sensualité ; et cela arrive à chacun d'entre nous en particulier dans la mesure où il ne suit plus la raison, et où il est en quelque sorte assimilé aux animaux qui sont emportés par l'ardeur de la sensualité, selon le Psaume (49, 21) : "L'homme comblé n'a pas eu l'intelligence ; il a été mis au rang des bêtes sans raison, il leur est devenu semblable."
En résumé, l'inclination de la
sensualité, que l'on appelle foyer de convoitise, a chez les autres animaux
raison de loi, dans toute l'acception du terme, au sens pourtant où en eux on
peut l'appeler loi, parce qu'elle les incline directement. Mais, en cette
acception, elle n'a pas raison de loi chez les hommes ; ce serait plutôt une
déviation de la loi de raison. Mais comme, par la justice divine, l'homme est
destitué de la justice originelle et de la vigueur de sa raison, cette ardeur
de sensualité qui le mène a raison de loi, en ce sens qu'elle est une loi
pénale que la loi divine inflige à l'homme en le destituant de sa dignité
propres.
Solutions :
1. L'argument est valable
pour le foyer de convoitise considéré en lui-même, selon qu'il incline au mal.
Car en ce sens il n'a pas raison de loi, on vient de le dire, mais selon qu'il
procède, par justice, de la loi divine. Comme si l'on attribuait à une loi
qu'un noble, pour avoir commis une faute, puisse être astreint à des travaux
serviles.
2. Cette objection procède
de la notion de loi considérée comme règle et mesure. Ceux qui s'écartent de la
loi prise en ce sens deviennent des transgresseurs. Mais précisément, le foyer
de convoitise n'est pas une loi entendue de cette manière ; il ne mérite ce nom
que par une certaine participation, nous venons de le dire.
3. Cet argument procède de la notion de foyer de convoitise considéré quant à son inclination propre, et non quant à son origine. Toutefois, si l'on envisage l'attrait sensuel tel qu'il se rencontre chez les animaux autres que l'homme, il est ordonné au bien commun, c'est-à-dire à la conservation de la nature de chaque être dans l'espèce comme chez l'individu. Et cela même existe chez l'homme, en tant que sa sensualité est soumise à la raison. Mais précisément on parle de "foyer" selon que la convoitise échappe à l'ordre de la raison.
1. La loi a-t-elle pour effet de rendre les hommes bons ? - 2. Les effets de la loi sont-ils de "commander, interdire, permettre et punir", comme dit Justinien ?
Objections :
1. Il semble que non. En
effet, les hommes sont bons quand ils sont vertueux ; car "la vertu rend
bon celui qui la possède", selon les Éthiques. Mais la vertu est en
l'homme l'oeuvre de Dieu seul : lui-même "la met en nous, sans nous",
comme on l'a établi dans la définition de la vertu. Donc ce n'est pas la loi
qui rend les hommes bons.
2. La loi n'est utile à
l'homme que s'il lui obéit. Mais le fait même d'obéir à la loi vient de la
bonté ; celle-ci doit donc précéder la loi chez l'homme. Ce n'est donc pas la
loi qui rend les hommes bons.
3. La loi est faite en vue
du bien commun, on l'a dit plus haut. Mais il y a des gens qui se comportent
bien en ce qui regarde le bien commun, et non dans leur vie privée. Ce n'est
donc pas à la loi qu'il appartient de rendre les hommes bons.
4. Certaines lois sont
tyranniques, dit le Philosophe. Or le tyran ne vise pas la bonté de ses sujets,
mais seulement son utilité personnelle. Ce n'est donc pas la loi qui rend les
hommes bons.
Cependant :
le Philosophe écrite que "la
volonté de tout législateur est de rendre bons les citoyens".
Conclusion :
Nous avons dit précédemment que la
loi n'est pas autre chose qu'une prescription de raison en celui qui commande,
par laquelle les sujets sont gouvernés. Or, c'est la vertu propre d'un
subordonné que d'être bien soumis à celui qui le gouverne ; de même
constatons-nous que la vertu propre de l'irascible et du concupiscible consiste
en ce qu'ils obéissent bien à la raison. Et de cette manière "la vertu,
pour n'importe quel sujet, consiste à être bien soumis à celui qui
commande", dit le Philosophe. Or toute loi est ordonnée à être obéie de ses
sujets. Aussi est-il évident que le propre de la loi est d'amener ses sujets à
ce qui constitue leur vertu propre. Donc, puisque la vertu est définie :
"ce qui rend bon celui qui la possède", il s'ensuit que l'effet
propre de la loi sera de rendre bons ceux auxquels elle est donnée, cette bonté
pouvant être absolue ou relative. Si, en effet, l'intention du législateur tend
au vrai bien, qui est le bien commun réglé conformément à la justice divine, il
s'ensuit que par la loi les hommes sont rendus bons de façon absolue. Si, au
contraire, l'intention du législateur se porte vers quelque chose qui n'est pas
le bien absolu, mais qui est utile ou agréable, ou contraire à la justice
divine, alors la loi ne rend pas les hommes bons absolument mais relativement,
c'est-à-dire par rapport à un régime politique donné. C'est ainsi que l'on
trouve du bien même dans les choses intrinsèquement mauvaises ; comme on parle
d'un bon voleur, parce qu'il opère d'une manière appropriée à son but.
Solutions :
1. La vertu se présente
sous deux formes : acquise et infuse, comme on l'a vu précédemment. Pour
chacune d'elles, la répétition des actes joue son rôle, mais de façon diverse.
Elle est cause de la vertu acquise ; mais elle dispose à la vertu infuse ;
puis, une fois celle-ci possédée, elle la conserve et la développe. Puisque la
loi est donnée pour diriger les actes humains dans la mesure même où ceux-ci
coopèrent à la vertu, dans cette même mesure elle rend les hommes bons. Aussi
le Philosophe dit-il que "les législateurs rendent bons par les habitudes
qu'ils donnent".
2. On n'obéit pas toujours
à la loi selon la perfection de bonté qui convient à la vertu, mais parfois par
crainte du châtiment ; parfois aussi par le seul motif de la raison, ce qui est
un principe de vertu, nous l'avons dit.
3. La bonté d'une partie
s'apprécie d'après son rapport avec le tout ; c'est pourquoi S. Augustin écrit
que "toute partie est difforme quand elle n'est pas accordée à son
tout". Donc, puisque tout homme est une partie de la cité, il est
impossible qu'un homme soit bon s'il n'est pas proportionné au bien commun. Et
le tout lui-même ne peut être bien constitué, sinon par des parties qui lui
sont proportionnées. C'est pourquoi il est impossible que le bien commun d'une
cité se réalise bien si les citoyens ne sont pas vertueux, tout au moins ceux à
qui revient le commandement. Il suffit toutefois au bien de la communauté que
les autres soient vertueux dans la mesure où ils obéissent aux ordres des
chefs. C'est pourquoi Aristote dit que "la vertu du chef est identique à
celle de l'homme bon ; mais ce n'est pas vrai d'un citoyen quelconque".
4. La loi tyrannique n'étant pas conforme à la raison n'est pas une loi à proprement parler. Elle est plutôt une perversion de la loi. Toutefois, dans la mesure où elle possède quelque chose de la raison de loi, elle est ordonnée à rendre les citoyens bons. Car elle n'a pas raison de loi sinon en tant qu'elle est une prescription du chef à l'égard de ses sujets, et elle tend à ce que les sujets soient bien obéissants. Ce qui revient à dire qu'ils sont bons non pas d'une façon absolue, mais relativement à un tel régime politique.
Objections :
1. Cette énumération ne
semble pas convenir car, d'après Justinien, "la loi est toute ordonnance
générale". Or commander est synonyme d'ordonner. Les trois autres actes
sont donc superflus.
2. L'effet de la loi est de
conduire les sujets au bien, nous venons de le dire. Mais le conseil porte sur
un bien supérieur à celui du précepte. Il appartient donc davantage à la loi de
conseiller que de commander.
3. De même qu'un homme est
incité par les châtiments à bien agir, il l'est également par les récompenses.
Donc, si l'on met parmi les effets de la loi celui de punir, il faut également
y mettre l'acte de récompenser.
4. Le but du législateur
est de rendre les hommes bons, comme on vient de le dire. Mais celui qui
n'obéit aux lois que par crainte des châtiments, n'est pas bon. En effet :
"Si l'on agit par crainte servile, c'est-à-dire par crainte du châtiment,
alors même que l'on ferait le bien, on n'accomplirait pas bien cette
oeuvre", dit S. Augustin. Il ne semble donc pas que punir soit le
propre de la loi.
Cependant :
Isidore de Séville écrit
"Toute loi ou bien permet, par exemple : "que l'homme courageux
sollicite une récompense". Ou bien elle défend, par exemple : "il
n'est permis à personne de demander en mariage une vierge consacrée". Ou
bien elle punit, par exemple : celui qui aura commis un meurtre sera puni de
mort"."
Conclusion :
De même que la phrase est une sentence de la raison sous forme dénonciation, de même la loi est une sentence de la raison émise sous forme de précepte. Or le propre de la raison est de partir d'une donnée pour amener à un autre point. C'est pourquoi, de même que dans les sciences de démonstration, la raison procède de manière à faire admettre une conclusion au moyen de certains principes, ainsi procède-t-elle pour faire adhérer au précepte de la loi par un moyen terme.
Or, les préceptes de la loi portent
sur les actes humains, puisque c'est eux que la loi dirige, comme nous l'avons
dit. Or il y a trois catégories différentes d'actes humains. Quelques-uns sont
bons selon leur genre, et ce sont les actes des vertus ; à leur égard, on dit
que la loi prescrit ou commande, car elle prescrit tous les actes des vertus,
selon Aristote. D'autres actes sont mauvais, selon leur genre, comme les
actes vicieux que la loi a pour rôle d'interdire. D'autres actes enfin sont
indifférents selon leur genre ; la loi a pour rôle de les permettre. On
pourrait classer parmi ces actes indifférents ceux qui sont légèrement bons ou
légèrement mauvais. Enfin, c'est par la crainte du châtiment que la loi amène
ses sujets à obéir ; et sous ce rapport l'effet de la loi est de punir.
Solutions :
1. De même que cesser de
faire le mal a raison de bien, de même l'interdiction a raison de précepte.
Ainsi, en prenant le mot précepte au sens large, on dit d'une manière générale
que la loi est un précepte.
2. Conseiller n'est pas
l'acte propre de la loi, mais peut être aussi le fait d'une personne privée qui
n'a pas à porter une loi. Aussi S. Paul, en donnant un conseil (1 Co 7, 12),
déclare-t-il : "C'est moi qui le dis, non le Seigneur." C'est
pourquoi le conseil n'est pas nommé parmi les effets de la loi.
3. N'importe qui peut
récompenser ; mais punir n'appartient qu'au ministre de la loi, par l'autorité
duquel la peine est infligée. C'est pourquoi récompenser n'est pas mis parmi
les actes de la loi, mais seulement punir.
4. Du fait que quelqu'un commence à s'accoutumer, par crainte du châtiment, à éviter le mal et à faire le bien, il se trouve parfois amené à agir ainsi avec plaisir et de son plein gré. De cette façon la loi, même par ses châtiments, conduit les hommes à devenir bons.
Il faut maintenant étudier chaque loi en particulier : la loi éternelle (Question 93), la loi naturelle (Question 94), la loi humaine (Question 95-97), la loi ancienne (Question 98-105), et la loi nouvelle qui est la loi de l’Évangile (Question 106-108). Quant à la sixième loi qui est la loi du foyer de convoitise, il suffit de se rapporter à ce qui a été dit au traité du péché originel (Question 81-83).
1. Qu'est-ce que la loi éternelle ? - 2. Est-elle connue de tous ? - 3. Toute loi en découle-t-elle ? - 4. Les êtres nécessaires lui sont-ils soumis ? - 5. Les êtres naturels et contingents lui sont-ils soumis ? - 6. Toutes les choses humaines lui sont-elles soumises ?
Objections :
1. Il semble que la loi
éternelle ne soit pas la raison suprême existant en Dieu. Car la loi éternelle
est unique. Au contraire, les idées des choses, telles qu'elles existent dans
la pensée divine, sont multiples. S. Augustin dit que "Dieu a fait chacune
des créatures selon les idées qui lui sont propres". Donc il ne semble pas
que la loi éternelle soit identique à la raison qui existe dans la pensée
divine.
2. Il appartient à la
raison de loi d'être promulguée par la parole, comme on l'a dit plus haut.
Mais, en Dieu, le Verbe est désigné comme personne, nous l'avons dit dans la
première Partie ; la raison, au contraire, est considérée comme appartenant à
l'essence. La loi éternelle n'est donc pas la même chose que la raison divine.
3. S. Augustin écrit :
"Il apparaît qu'au-dessus de notre esprit se trouve une loi qui est
appelée vérité." La loi qui existe au-dessus de notre esprit est la loi
éternelle. Donc la vérité est la loi éternelle. Mais les notions de vérité et
de raison ne sont pas identiques. Donc la loi éternelle n'est pas la même chose
que la loi suprême.
Cependant :
S. Augustin déclare : "La loi
éternelle est la raison suprême à laquelle il faut toujours se soumettre."
Conclusion :
De même qu'en tout artisan
préexiste une idée des objets créés par son art, ainsi faut-il qu'en tout
gouvernant préexiste l'idée d'un ordre pour les actes qui doivent être
accomplis par ses sujets. Or, de même que l'idée des objets à faire s'appelle
proprement l'art, ou encore le modèle des choses fabriquées ; de même la raison
du chef qui règle la conduite de ses sujets a valeur de loi, sans oublier
toutefois les autres conditions que nous avons précédemment déclarées requises
à la raison de loi. Or, c'est par sa sagesse que Dieu est créateur de toutes
choses, pour lesquelles il peut être comparé à un artisan à l'égard de ses
oeuvres, comme nous l'avons dit dans la première Partie. Mais Dieu est aussi
celui qui gouverne tous les actes et tous les mouvements que l'on remarque en
chaque créature, comme nous l'avons dit encore dans la première Partie. Aussi
de même que la raison de la sagesse divine, par laquelle toutes choses ont été
créées, a raison d'art, de modèle exemplaire ou d'idée, de même la raison de la
sagesse divine qui meut tous les êtres à la fin requise a-t-elle raison de loi.
Et, à ce titre, la loi éternelle n'est pas autre chose que la pensée de la
Sagesse divine, selon que celle-ci dirige tous les actes et tous les mouvements.
Solutions :
1. S. Augustin parle dans
ce passage des raisons idéales relatives aux natures propres des choses
particulières ; c'est pourquoi on y trouve une diversité et une pluralité,
selon leurs rapports divers aux réalités, comme on l'a expliqué dans la
première Partie. Mais nous avons dit! que la loi a un rôle de direction pour
ordonner nos actes au bien commun. Or les choses qui sont diverses en
elles-mêmes sont considérées comme faisant un seul être en tant qu'elles sont
ordonnées à quelque chose de commun. C'est pourquoi la loi éternelle est une,
parce qu'elle est la raison de cet ordre.
2. Au sujet d'une parole
quelconque, on peut considérer soit la parole elle-même, soit les réalités
qu'elle exprime. La parole extérieure, en effet, est proférée par les lèvres de
l'homme ; mais toutes les choses signifiées par les mots humains sont exprimées
par cette parole. Il en va de même du verbe mental de l'homme qui est quelque
chose de conçu par l'esprit et par quoi l'homme exprime mentalement ce qu'il
pense. Ainsi donc, en Dieu, le Verbe lui-même, qui est la conception de
l'intelligence du Père, est signifié comme une personne ; mais toutes les
choses qui sont comprises dans la science du Père, qu'elles soient essentielles
ou personnelles, ou qu'elles soient même des oeuvres de Dieu, sont exprimées
par ce Verbe, comme S. Augustin l'a montré. Or, parmi tout ce qui est exprimé
par ce Verbe, se trouve la loi éternelle elle-même. Il ne s'ensuit pourtant pas
que la loi éternelle soit appelée une personne en Dieu. Toutefois, elle est
appropriée au Fils, à cause de la parenté entre la raison et la parole.
3. La raison de l'intellect divin n'est pas dans le même rapport avec les choses que celle de l'intellect humain. Car l'intellect humain est mesuré par les choses, en ce sens que la pensée de l'homme n'est pas vraie par elle-même ; elle n'est dite vraie que par son accord avec la réalité ; en effet, "de ce que la chose existe ou n'existe pas, l'opinion elle-même est vraie ou fausse". Au contraire, l'intellect divin est la mesure des réalités, en ce sens que chaque chose ne réalise en elle-même la vérité que dans la mesure où elle reproduit le modèle conçu par l'intellect divin, comme on l'a expliqué dans la première Partie. C'est pourquoi l'intellect divin est vrai par lui-même ; par conséquent sa conception est la vérité elle-même.
Objections :
1. Il ne semble pas. Car
l'Apôtre écrit (1 Co 2, 11) : "Personne ne connaît ce qui est en Dieu,
sinon l'Esprit de Dieu." Mais la loi éternelle est une idée existant dans
la pensée divine. Donc elle est inconnue de tout le monde, sauf de Dieu seul.
2. S. Augustin écrit
"Par la loi éternelle, il convient que toutes choses soient parfaitement
ordonnées." Mais tout le monde ne peut connaître comment toutes choses
sont parfaitement ordonnées. Donc tout le monde ne connaît pas la loi
éternelle.
3. S. Augustin écrit encore
"La loi éternelle est celle dont les hommes ne peuvent pas juger."
Mais on lit dans les Éthiques : "Chacun juge bien ce qu'il
connaît." Donc la loi éternelle ne nous est pas connue.
Cependant :
S. Augustin déclare : "La
connaissance de la loi éternelle a été imprimée en nous."
Conclusion :
On peut connaître une chose d'une
double manière : soit en elle-même, soit dans l'effet qu'elle produit, où l'on
retrouve quelque ressemblance de sa cause. C'est ainsi que quelqu'un ne voyant
pas le soleil dans sa substance, le connaît cependant dans son rayonnement.
C'est en ce sens qu'il faut dire que nul ne peut connaître la loi éternelle
telle qu'elle est en elle-même, sauf Dieu et les bienheureux qui voient Dieu
par son essence. Mais toute créature raisonnable connaît cette loi éternelle
selon le rayonnement, plus ou moins grand, de cette loi. En effet, toute
connaissance de la vérité est un rayonnement et une participation de la loi
éternelle qui est, elle-même, vérité immuable, dit S. Augustin. La vérité, tous
les hommes la connaissent quelque peu, tout au moins quant aux principes
premiers de la loi naturelle. Pour le reste, les uns participent davantage,
d'autres moins à la connaissance de la vérité ; et par suite, connaissent plus
ou moins la loi éternelle.
Solutions :
1. Les choses qui sont en
Dieu ne peuvent être connues par nous en elles-mêmes ; mais elles nous sont
manifestées dans leurs effets, selon l'épître aux Romains (1, 20) : "Les
mystères invisibles de Dieu sont perçus par notre intelligence à travers les
créatures."
2. Bien que chacun
connaisse la loi éternelle selon sa capacité, de la façon qu'on vient de dire,
personne ne peut la saisir dans toute sa compréhension. Elle ne peut pas, en
effet, se manifester intégralement par ses effets. C'est pourquoi connaître la
loi éternelle de cette façon n'exige pas que l'on connaisse tout l'ordre des
choses selon lequel toutes les créatures sont parfaitement ordonnées.
3. On peut concevoir de deux manières le fait de porter un jugement. D'une part, à la manière dont une faculté de connaissance juge de son objet propre selon ce qui est dit au livre de Job (12, 11) : "L'oreille ne juge-t-elle pas les paroles, et le palais de celui qui mange ne juge-t-il pas la saveur ?" C'est selon ce mode que le Philosophe déclare que "chacun juge bien ce qu'il connaît", c'est-à-dire en jugeant si ce qui est proposé est vrai. D'autre part, un supérieur porte sur un inférieur une sorte de jugement pratique pour savoir si celui-ci doit ou non se comporter de telle manière. Évidemment nul ne peut juger de cette façon la loi éternelle.
Objections :
1. Il semble que non. Nous
avons établi, en effet, qu'il y avait une loi du foyer de convoitises. Or
celle-ci ne découle pas de la loi divine qui est la loi éternelle ; c'est en
effet de la convoitise que relève la prudence de la chair dont l'Apôtre dit (Rm
8, 7) : "Elle ne peut pas être soumise à la loi de Dieu." Toute loi
ne procède donc pas de la loi éternelle.
2. De la loi éternelle rien
d'inique ne peut découler ; car, comme on l'a dit : "Par la loi éternelle
il convient que toutes choses soient parfaitement ordonnées." Or,
certaines lois sont iniques, selon Isaïe (10, 1) : "Malheur à ceux qui
portent des lois iniques." Par conséquent toute loi ne procède pas de la
loi éternelle.
3. S. Augustin remarque que
"la loi qui est écrite pour régir le peuple, permet à juste titre beaucoup
de choses qui sont punies par la providence divine". Donc même toute loi
juste ne procède pas de la loi éternelle.
Cependant :
au livre des Proverbes (6, 15), la
Sagesse divine déclare : "C'est par moi que les rois règnent et que les
législateurs portent de justes lois." Mais les principes de la Sagesse
divine constituent la loi éternelle, comme nous l'avons dit ci-dessus. Donc
toutes les lois procèdent de la loi éternelle.
Conclusion :
Nous avons dit précédemment que la
loi comportait une raison qui dirige les actes à leur fin. Or, en toute série
ordonnée de moteurs, il convient que la force d'un moteur second lui vienne
d'un moteur premier, puisque celui qui meut comme agent second ne meut que dans
la mesure où il reçoit lui-même le mouvement du premier. Nous voyons la même
chose chez tous les gouvernants : le programme de gouvernement se transmet du
chef suprême aux gouvernants en second ; par exemple le plan qui doit être
réalisé dans la cité est communiqué par le roi à ses subalternes sous forme de
précepte. De même encore, dans le domaine des arts techniques, les procédés de
fabrication sont communiqués par l'ingénieur aux artisans subalternes qui
travaillent de leurs mains. Donc, puisque la loi éternelle est le programme du
gouvernement chez le gouverneur suprême, il est nécessaire que tous les plans
de gouvernement, qui existent dans les gouvernants subalternes, dérivent de la
loi éternelle. Il s'ensuit que toutes les lois, quelles qu'elles soient,
dérivent de la loi éternelle dans la mesure où elles procèdent de la raison
droite. C'est pourquoi S. Augustin dit que "dans la loi temporelle, il
n'est rien de juste ni de légitime que les hommes n'aient tiré de la loi
éternelle".
Solutions :
1. Le foyer de convoitise a
raison de loi dans l'homme en tant qu'il est une peine imposée par la justice
divine ; et de ce fait, il est évident qu'il découle de la loi éternelle.
Toutefois, en tant qu'il incline au péché, il est contraire à la loi de Dieu,
et n'a pas raison de loi, ce qui ressort des explications précédentes.
2. La loi humaine a raison
de loi en tant qu'elle est conforme à la raison droite ; à ce titre il est
manifeste qu'elle découle de la loi éternelle. Mais dans la mesure où elle
s'écarte de la raison, elle est déclarée une loi inique, et dès lors n'a plus
raison de loi, elle est plutôt une violence. Toutefois, dans une loi inique, en
tant qu'elle garde une apparence de loi, à raison de l'ordre émanant de
l'autorité qui la porte, il y a encore une dérivation de la loi éternelle. Car
"toute autorité vient du Seigneur Dieu" selon S. Paul (Rm 13, 1).
3. Lorsqu'on dit que la loi humaine permet certaines choses, ce n'est pas toujours qu'elle les approuve, mais plutôt parce qu'elle est impuissante à les redresser. La loi divine, elle, impose sa direction à beaucoup de faits qui échappent au pouvoir de la loi humaine. Il y a en effet plus de choses soumises à la cause supérieure qu'aux causes subalternes. Aussi le fait que la loi humaine ne se mêle pas des choses qu'elle est incapable de régenter, cela même provient de la loi éternelle. Il en serait autrement si elle approuvait ce que la loi éternelle interdit. Il ne s'ensuit donc pas que la loi humaine ne découle pas de la loi éternelle, mais seulement qu'elle ne peut coïncider parfaitement avec elle.
Objections :
1. Ce qui est nécessaire et
éternel est soumis, semble-t-il à la loi éternelle. En effet, tout ce qui est
raisonnable est soumis à la raison. Or la volonté divine est raisonnable,
puisqu'elle est juste. Elle est donc soumise à la loi éternelle. Mais la loi
éternelle, c'est la raison divine. Donc la volonté de Dieu est soumise à la loi
éternelle ; et comme elle-même est une réalité éternelle, on peut conclure que
même les choses nécessaires et éternelles sont soumises à la loi éternelle.
2. Tout ce qui est soumis
au roi est soumis à la loi du roi. Or le Fils de Dieu, dit la 1e
épître aux Corinthiens (15, 24.28), "sera soumis à son Père quand il lui
remettra son règne". Donc le Fils, qui est éternel, est soumis à la loi
éternelle.
3. La loi éternelle est la
raison de la providence divine. Or beaucoup de réalités nécessaires sont
soumises à la providence divine : par exemple les éléments immuables des
substances incorporelles et des corps célestes. Donc, même ce qui est
nécessaire est soumis à la loi éternelle.
Cependant :
ce qui est nécessaire ne peut se
comporter différemment et n'a donc pas besoin d'en être détourné. Si la loi, au
contraire, est imposée aux hommes, c'est pour qu'ils soient détournés du mal
nous l'avons vu. Donc ce qui est nécessaire n'est pas soumis à la loi.
Conclusion :
Nous avons démontré que la loi
éternelle est la raison, le plan, du gouvernement divin. Donc, tout ce qui est
soumis au gouvernement divin est soumis aussi à la loi éternelle ; et ce qui
échappe au gouvernement éternel, échappe aussi à la loi éternelle. Cette
distinction peut être éclairée par un exemple emprunté à ce qui nous concerne.
C'est seulement ce que l'homme peut faire qui est soumis au gouvernement humain
; mais ce qui relève de la nature même de l'homme échappe à ce gouvernement,
par exemple que l'homme ait une âme, des pieds et des mains. Ainsi donc, est
soumis à la loi éternelle tout ce qui se trouve dans les êtres créés par Dieu,
qu'il s'agisse de réalités nécessaires ou contingentes. Mais ce qui se rapporte
à la nature ou à l'essence divine, n'est pas sujet de la loi éternelle ; c'est
en réalité cette loi éternelle elle-même.
Solutions :
1. Il y a deux manières
d'envisager la volonté divine. D'abord en elle-même, et alors la volonté de
Dieu s'identifie avec son essence, et n'est donc pas soumise au gouvernement
divin ni à la loi éternelle : elle s'identifie avec cette loi. D'une autre
manière, nous pouvons envisager la volonté divine par rapport aux effets que
Dieu veut dans les créatures ; ces effets créés sont soumis à la loi éternelle,
en tant que leur raison existe dans la sagesse divine. C'est en fonction de ces
effets que la volonté de Dieu est dite raisonnable. En elle-même, elle devrait
plutôt être appelée la raison.
2. Le Fils de Dieu n'est
pas fait par Dieu. Il est engendré naturellement par lui. C'est pourquoi il
n'est pas soumis à la providence divine ni à la loi éternelle ; il est plutôt
la loi éternelle par appropriation, comme l'établit S. Augustin. On dit
pourtant qu'il est soumis au Père, eu égard à la nature humaine qu'il a
assumée, et de ce point de vue on dit également que le Père est plus grand que
lui (Jn 14, 28).
3. Nous acceptons
l'objection, parce qu'elle porte sur les êtres nécessaires qui sont créés.
4. (Argument en sens contraire.) Le Philosophe écrit : "Certaines réalités nécessaires ont une cause de leur nécessité" ; et c'est ainsi que l'impossibilité même de se comporter différemment, elles la tiennent d'un autre. Leur nécessité est une sorte d'empêchement souverainement efficace qu'elles subissent. De fait, tout être qui est empêché l'est dans la mesure où il ne peut se comporter autrement qu'on en a disposé pour lui.
Objections :
1. Il semble que non. En
effet, la promulgation est essentielle à la loi, on nous l'a dit. Mais la
promulgation ne peut être faite qu'à des créatures raisonnables auxquelles on
peut édicter quelque chose. Seules, par conséquent, les créatures douées de la
raison sont soumises à la loi éternelle, non les êtres naturels contingents.
2. "Ce qui obéit à la
raison participe de quelque manière de la raison". dit le livre 1 des Éthiques.
Mais la loi éternelle est la raison suprême, nous venons de le dire. Puisque
les réalités naturelles contingentes ne participent de la raison en aucune
façon, et sont entièrement irrationnelles, il semble qu'elles ne soient pas
soumises à la loi éternelle.
3. La loi éternelle est
souverainement efficace. Or, c'est dans les réalités naturelles contingentes
que se produisent des déficiences. Ces réalités ne sont donc pas soumises à la
loi éternelle.
Cependant :
il est écrit au livre des Proverbes
(8, 29) : "Quand Dieu assignait à l'océan ses limites et qu'il imposait
aux flots la loi de ne pas dépasser leurs rives..."
Conclusion :
Il faut parler différemment de la
loi de l'homme, et de la loi éternelle qui est la loi de Dieu. En effet, la loi
de l'homme ne s'étend qu'aux créatures raisonnables qui sont soumises à
l'homme. La raison en est que la loi imprime une direction aux actes qui
conviennent aux sujets d'un gouvernement quelconque ; c'est pourquoi nul à
proprement parler n'impose de loi à ses propres actes. Or, tout ce que l'on
fait dans l'usage des créatures irrationnelles soumises à l'homme, se fait par
l'action de l'homme lui-même qui meut de tels êtres ; car les créatures sans
raison ne se conduisent pas par elles-mêmes, mais sont conduites par d'autres,
nous l'avons dit antérieurement. C'est pourquoi l'homme ne peut pas imposer de
loi aux êtres sans raison, quel que soit leur état de dépendance envers lui.
Quant aux êtres raisonnables qui lui sont soumis, il peut leur imposer une loi,
en tant que par son précepte ou par quelque déclaration il imprime en leur
pensée une règle qui devient leur principe d'action. Or, de même que l'homme
imprime, par son ordre ainsi déclaré, une sorte de principe interne d'action
chez un autre homme qui lui est soumis, Dieu aussi imprime à toute la nature
les principes de ses actes propres. C'est pourquoi l'on dit que Dieu commande
de cette façon à tout nature selon cette parole du Psaume (148, 6) : "Il a
posé une loi qui ne disparaîtra pas." Pour ce motif aussi tous les
mouvements et tous les actes de la nature entière sont soumis à la loi
éternelle : Cependant les créatures sans raison sont soumises à la loi
éternelle d'une manière particulière, en ce qu'elles sont mues par la
providence divine et non plus par l'intelligence du précepte divin, comme c'est
le cas des créatures raisonnables.
Solutions :
1. L'impression du principe
interne d'action dans les êtres de la nature, joue le même rôle que la
promulgation de la loi à l'égard des hommes ; car la promulgation de la loi
imprime dans les hommes une sorte de principe de direction des actes humains,
nous venons de le dire.
2. Les créatures sans
raison ne participent pas de la raison humaine et ne lui obéissent pas ; elles
participent cependant de la raison divine en y obéissant. La puissance de la
raison divine s'étend plus loin, en effet, que celle de la raison humaine. Et
de même que les membres du corps humain se meuvent au commandement de la
raison, sans toutefois participer de cette raison, parce qu'ils n'ont pas en
eux-mêmes une connaissance d'ordre rationnel, de même les créatures non
raisonnables sont mues par Dieu sans être pour autant dotées de raison.
3. Les déficiences qui se produisent dans les êtres de nature sont certes étrangères à l'ordre des causes particulières, mais non des causes universelles, et de la cause première, qui est Dieu, à la providence de qui rien ne peut échapper comme nous l'avons dit dans la première Partie, et puisque la loi éternelle est la raison, le plan de la providence divine, comme nous l'avons dit, les déficiences des êtres de nature sont soumises à la loi éternelle.
Objections :
1. Il ne semble pas. S.
Paul écrit en effet (Ga 5, 18) : "Si vous êtes conduits par l'esprit de
Dieu, vous n'êtes plus sous la loi." Mais les hommes justes qui sont
enfants de Dieu par adoption sont conduits par l'Esprit de Dieu, selon l'épître
aux Romains (8, 14) : Donc les hommes ne sont pas tous sous la loi éternelle.
2. S. Paul écrit encore (Rm
8, 7) : "La prudence de la chair est ennemie de Dieu ; elle n'est donc pas
soumise à la loi de Dieu." Or, nombreux sont les hommes qui se laissent
dominer par la prudence de la chair. Donc tous les hommes ne sont pas soumis à
la loi éternelle qui est la loi de Dieu.
3. S. Augustin remarquait
que "la loi éternelle est celle d'après laquelle les méchants méritent le
malheur, et les bons la vie bienheureuse". Or les hommes qui sont
maintenant bienheureux ou damnés ne sont pas en état de mériter. Donc ils ne
sont pas soumis à la loi éternelle.
Cependant :
S. Augustin écrit aussi "Rien
n'échappe, aucunement, aux lois du Créateur et de l'ordonnateur suprême qui
assure la paix de l'univers."
Conclusion :
Il y a deux manières pour une chose d'être soumise à la loi éternelle, comme nous l'avons dit à l'Article précédent. Ou bien la loi éternelle est participée par mode de connaissance, ou bien par mode d'action et de passion, en tant que participée sous forme de principe interne d'activité. C'est de cette seconde manière que les créatures sans raison sont soumises à la loi éternelle, comme nous venons de l'établir. Mais la créature raisonnable, en possédant ce qui est commun avec toutes les créatures, a cependant en propre cet élément d'être dotée de raison. C'est pourquoi elle se trouve soumise à la loi éternelle à double titre : d'abord, parce qu'elle a une certaine connaissance de la loi éternelle, nous l'avons dit ; ensuite, parce qu'il existe en toute créature raisonnable un penchant naturel vers ce qui est conforme à la loi éternelle, car "de naissance nous sommes enclins à être vertueux", dit Aristote.
Cependant, ces deux modes existent d'une façon imparfaite et comme décomposée chez les pécheurs. En eux l'inclination naturelle à la vertu est faussée par l'habitus vicieux. De plus, leur connaissance naturelle du bien est obscurcie par les passions et la facilité à pécher. Chez les bons, ce double mode se réalise d'une manière plus parfaite parce que la connaissance de foi et de sagesse s'ajoute en eux à la connaissance naturelle du bien ; et au penchant naturel vers le bien, s'ajoute antérieurement l'impulsion de la grâce et de la vertu.
Ainsi donc, les bons sont
parfaitement soumis à la loi éternelle, puisqu'ils agissent toujours en s'y
conformant. Quant aux pécheurs, ils sont soumis à la loi éternelle, mais d'une
manière imparfaite en ce qui regarde leurs actes, puisque c'est d'une façon
imparfaite qu'ils connaissent le bien et sont inclinés vers lui. Toutefois, ce
qui est déficient dans leur activité est compensé du côté de la passivité ;
nous voulons dire que les méchants subissent la peine que leur fixe la loi
éternelle, en proportion de ce qu'ils ont négligé de faire pour être conformes
aux exigences de cette loi. Aussi S. Augustin dit-il : "J'estime que les
justes agissent selon la loi éternelle", et ailleurs : "Dieu sait
ramener à l'ordre les âmes qui l'abandonnent et, par leur misère bien méritée,
fournir aux parties inférieures de sa création des lois parfaitement
appropriées."
Solutions :
1. Cette parole de S. Paul
peut être comprise de deux façons. D'abord "être sous la loi" peut
s'entendre de celui qui est soumis contre son gré à l'obligation légale comme à
un fardeau. Aussi la Glose précise-t-elle que "celui-là est sous la loi
qui s'abstient d'une oeuvre mauvaise non point par amour de la justice, mais
par crainte du châtiment dont la loi le menace". En ce sens, les hommes
spirituels ne sont pas sous la loi, car sous l'influx de la charité que
l'Esprit Saint répand dans leur coeur, ils accomplissent de bon gré ce que la
loi prescrit. On peut aussi entendre la parole de l'Apôtre en ce sens que les
oeuvres de celui qui agit sous l'influx de l'Esprit Saint, sont dites oeuvres
de l'Esprit Saint plutôt que de l'homme lui-même. Et puisque l'Esprit Saint
n'est pas soumis à la loi, pas plus que le Fils, comme on l'a montré
précédemment, il s'ensuit que ces oeuvres, en tant qu'elles sont attribuées à
l'Esprit Saint, ne sont pas soumises à la loi. Cela est attesté par l'Apôtre
lorsqu'il dit (2 Co 3, 17) : "Où est l'Esprit du Seigneur, là est la
liberté."
2. La prudence de la chair
ne peut être soumise à la loi de Dieu dans le domaine de l'action, puisqu'elle
incline à des actes contraires à la loi de Dieu. Elle est cependant soumise à
la loi de Dieu en ce qui regarde la passivité, parce qu'elle mérite de subir une
peine selon la loi de la justice divine. Néanmoins, la prudence humaine n'est
prédominante en aucun homme au point que le bien intégral de sa nature soit
détruit. C'est pourquoi demeure chez l'homme un penchant à agir selon la loi
éternelle. Car nous avons établi précédemment que le péché ne détruit pas tout
bien de la nature.
3. C'est le même principe qui maintient une réalité orientée vers la fin et qui la meut vers cette fin ; par exemple, la pesanteur qui précipite le corps lourd vers le sol, l'y fait aussi demeurer au repos. Semblablement la même loi éternelle selon laquelle certains méritent la béatitude ou le châtiment, les maintient également dans cette béatitude ou ce châtiment. En ce sens, les bienheureux et les damnés sont soumis à la loi éternelle.
1. Qu'est-ce que la loi naturelle ? - 2. Quels sont les préceptes de la loi naturelle ? - 3. Tous les actes des vertus relèvent-ils de la loi naturelle ? - 4. La loi naturelle est-elle unique chez tous ? - 5. Cette loi est-elle sujette au changement ? - 6. Cette loi peut-elle être effacée de l'âme de l'homme ?
Objections :
1. Il semble que la loi
naturelle soit un habitus. Car le Philosophe dit : "Il y a trois choses
dans l'âme : la puissance, l'habitus et la passion." Mais la loi naturelle
n'est pas une des puissances de l'âme, ni l'une des passions ; on peut s'en
convaincre en énumérant celles-ci. La loi naturelle est donc un habitus.
2. S. Basile dit que la
"conscience morale, ou syndérèse, est la loi de notre intelligence",
ce qui ne peut s'entendre que de la loi naturelle. Mais la syndérèse est un
habitus, comme nous l'avons vu dans la première Partie. Donc la loi naturelle est
un habitus.
3. La loi naturelle demeure
toujours dans l'homme, comme nous le montrerons. Or la raison de l'homme, dont
la loi relève, ne pense pas toujours à la loi naturelle. La loi naturelle n'est
donc pas un acte mais un habitus.
Cependant :
S. Augustin définit l'habitus :
"Ce qui permet d'agir quand on en a besoin." Or la loi naturelle
n'est pas ainsi ; elle existe en effet chez les petits enfants et chez les
damnés, qui ne peuvent pas agir par elle. Donc la loi naturelle n'est pas un
habitus.
Conclusion :
Une réalité peut être appelée habitus de deux façons. D'abord au sens propre et essentiel ; et en ce sens la loi naturelle n'est pas un habitus. En effet, il a été dit précédemment que la loi naturelle est établie par la raison, de même qu'une proposition est aussi l'oeuvre de la raison. Mais ce que l'on fait et ce qui sert à le faire n'est pas identique ; car l'habitus de la grammaire permet de réaliser un discours correct. Donc, puisque l'habitus est ce qui permet d'agir, il est impossible qu'une loi soit un habitus au sens propre et essentiel.
Cependant, on peut désigner par le mot habitus ce qui est possédé grâce à l'habitus ; ainsi appelle-t-on "foi" ce qui est l'objet de la foi. Si l'on prend en ce sens le mot habitus, on peut dire que la loi naturelle est un habitus. Car les préceptes de la loi naturelle sont tantôt l'objet d'une considération actuelle de la raison, et tantôt sont en elle seulement à l'état "habituel", mais non conscient. C'est dans cette acception que la
loi naturelle peut être qualifiée
d'habitus de la même manière que les principes indémontrables des sciences
spéculatives, qui ne s'identifient pas avec l'habitus des premiers principes,
mais constituent son objet, son contenu.
Solutions :
1. Aristote veut ici
rechercher à quel genre d'être se rattache la vertu ; et puisqu'il est évident
que la vertu est un principe d'action, il limite son énumération aux réalités
qui sont principes des actes humains, à savoir les puissances, les habitus et
les passions. Cela n'empêche nullement qu'il y ait dans l'âme autre chose, par
exemple un certain acte, comme le vouloir est en celui qui veut, ou la
connaissance en celui qui connaît ; ou les propriétés naturelles de l'âme qui
existent en elle, comme l'immortalité, etc.
2. En appelant la syndérèse
la loi de notre intelligence, on la conçoit comme un habitus dont l'objet
comprend les préceptes de la loi naturelle, qui sont les principes premiers de
l'action humaine.
3. Cet argument prouve que la loi naturelle demeure dans l'homme sous forme habituelle ; nous le concédons.
Quant à l'objection En sens contraire, il y a lieu de remarquer que parfois, en raison de quelque empêchement, on ne peut user de ce qu'on possède pourtant sous forme habituelle. Ainsi l'homme ne peut pas faire usage de la science qu'il possède, au moment où il est pris par le sommeil ; de même un enfant, en raison de son trop jeune âge, ne peut se servir de l'habitus des premiers principes de l'intelligence, ni même de la loi naturelle qui pourtant réside en lui à l'état d'habitus.
Objections :
1. Il semble que la loi
naturelle ne contienne pas plusieurs préceptes, mais un seul. La loi, en effet,
rentre dans le genre du précepte, comme on l'a établi. Donc, s'il y avait de
nombreux préceptes de la loi naturelle, il s'ensuivrait qu'il y aurait aussi de
nombreuses lois naturelles.
2. La loi naturelle est une
conséquence de la nature humaine. Mais la loi humaine est une dans sa totalité,
bien qu'elle soit multiple en ses parties. Par conséquent, ou bien il n'existe
qu'un seul précepte de la loi naturelle, à cause de l'unité de l'ensemble ; ou
bien il y a de nombreux préceptes selon la multiplicité des parties de la
nature humaine. Et en ce cas, il faudra que même ce qui se rattache au penchant
de la convoitise, appartienne à la loi naturelle.
3. La loi relève de la
raison, on l'a dit. Or la raison est unique chez l'homme. Donc le précepte de
la loi naturelle doit également être unique.
Cependant :
les préceptes de la loi naturelle
jouent dans l'homme le même rôle à l'égard de l'action que les principes
premiers dans la démonstration. Or les premiers principes indémontrables de la
pensée sont multiples. Donc les principes de la loi naturelle sont également
multiples.
Conclusion :
Nous avons dit précédemment que les préceptes de la loi naturelle étaient, par rapport à la raison pratique, ce que les principes premiers de la démonstration sont par rapport à la raison spéculative ; les uns et les autres sont en effet des axiomes évidents par eux-mêmes. Or un axiome peut être dit évident par lui-même de deux façons : d'abord, selon son contenu ; puis, par rapport à nous. Toute proposition est dite connue en elle-même, si l'attribut appartient à la définition du sujet ; il arrive toutefois que pour celui qui ignore la définition de ce sujet, une telle proposition ne soit pas évidente par elle-même. Ainsi cette proposition : "L'homme est doué de raison" est évidente en elle-même d'après la nature même de l'homme, car qui dit "homme" dit "raisonnable" ; et cependant pour celui qui ignore ce qu'est l'homme, cette proposition n'est pas évidente par elle-même. Il s'ensuit, selon Boèce, qu'il y a certaines phrases ou propositions qui sont connues en elles-mêmes par tous les hommes, comme ces propositions dont les termes sont connus de tous ; par exemple : "Un tout quelconque est plus grand que l'une de ses parties" ; ou encore : "Les choses égales à une même chose sont égales entre elles." Mais d'autres propositions ne sont connues que des sages qui saisissent la signification des termes qui les composent. Ainsi, pour celui qui sait qu'un ange n'a pas de corps, il apparaît évident de soi qu'un tel être n'est pas circonscrit dans un lieu : ce qui n'est pas manifeste pour tous les esprits peu cultivés qui ne saisissent pas cela.
Il y a un ordre entre les vérités qui ne tombent pas sous le sens de tout le monde. En effet, ce qui est saisi en premier lieu, c'est l'être, dont la notion est incluse dans tout ce que l'on conçoit. Et c'est pourquoi le premier axiome indémontrable est que "l'on ne peut en même temps affirmer et nier", ce qui se fonde sur la notion d'être et de non-être ; et c'est sur ce principe que toutes les autres vérités sont fondées, comme dit le livre IV des Métaphysiques. Mais de même que l'être est en tout premier lieu objet de connaissance proprement dite, de même le bien est la première notion saisie par la raison pratique qui est ordonnée à l'action. En effet, tout ce qui agit le fait en vue d'une fin qui a raison de bien. C'est pourquoi le principe premier de la raison pratique est celui qui se fonde sur la raison de bien, et qui est : "Le bien est ce que tous les êtres désirent." C'est donc le premier précepte de la loi qu'il faut faire et rechercher le bien, et éviter le mal. C'est sur cet axiome que se fondent tous les autres préceptes de la loi naturelle : c'est dire que tout ce qu'il faut faire ou éviter relève des préceptes de la loi naturelle ; et la raison pratique les envisage naturellement comme des biens humains.
Mais parce que le bien a raison de fin, et le mal raison du contraire, il s'ensuit que l'esprit humain saisit comme des biens, et par suite comme dignes d'être réalisées toutes les choses auxquelles l'homme se sent porté naturellement ; en revanche, il envisage comme des maux à éviter les choses opposées aux précédentes. C'est selon l'ordre même des inclinations naturelles que se prend l'ordre des préceptes de la loi naturelle. En effet, l'homme se sent d'abord attiré à rechercher le bien correspondant à sa nature, en quoi il est semblable à toutes les autres substances, en ce sens que toute substance recherche la conservation de son être, selon sa nature propre. Selon cette inclination, ce qui assure la conservation humaine et tout ce qui empêche le contraire, relèvent de la loi naturelle.
En second lieu, il y a dans l'homme une inclination à rechercher certains biens plus spéciaux, conformes à la nature qui lui est commune avec les autres animaux. Ainsi appartient à la loi naturelle ce que "la nature enseigne à tous les animaux", par exemple l'union du mâle et de la femelle, le soin des petits, etc.
En troisième lieu, on trouve dans
l'homme un attrait vers le bien conforme à sa nature d'être raisonnable, qui
lui est propre ; ainsi a-t-il une inclination naturelle à connaître la vérité
sur Dieu et à vivre en société. En ce sens, appartient à la loi naturelle tout
ce qui relève de cet attrait propre : par exemple que l'homme évite
l'ignorance, ou ne fasse pas de tort à son prochain avec lequel il doit vivre,
et toutes les autres prescriptions qui visent ce but.
Solutions :
1. Tous ces préceptes de la
loi naturelle appartiennent à une seule loi naturelle parce qu'ils se réfèrent
tous à un seul précepte premier.
2. Toutes les inclinations relatives
à quelque partie que ce soit de la nature humaine, par exemple celles du
concupiscible et de l'irascible, appartiennent à la loi naturelle en tant
qu'elles sont réglées par la raison. Aussi les préceptes de la loi naturelle
sont-ils multiples, si on les considère chacun en particulier ; mais ils ont
une seule racine communes.
3. Si la raison est unique en elle-même, elle est pourtant le principe d'ordre de tout ce qui regarde l'homme. C'est pourquoi tout ce qui peut être réglé par la raison est contenu dans la loi de la raison.
Objections :
1. Il semble que les actes
des vertus ne relèvent pas tous de la loi de nature. On a dit en effet que le
propre de la loi est d'ordonner au bien commun. Or certains actes des vertus
assurent le bien particulier de tel ou tel individu, ce qui est surtout évident
pour les actes de tempérance. Donc, les actes des vertus ne sont pas tous ordonnés
par la loi naturelle.
2. Tous les péchés
s'opposent à certains actes vertueux. Donc, si tous les actes des vertus
relevaient de la loi naturelle, il semble que tous les péchés seraient contre
nature. Cependant on ne dit cela que de certains péchés.
3. Tout le monde s'entend
sur ce qui est conforme à la nature. Or, au sujet des actes de ces vertus,
cette entente universelle n'existe pas, car l'un considère comme vertueux ce
qu'un autre estime vicieux. Donc les actes des vertus ne relèvent pas tous de la
loi de nature.
Cependant :
S. Jean Damascène écrit que
"les vertus sont naturelles". Donc les actes de ces vertus sont eux
aussi soumis à la loi naturelle.
Conclusion :
Nous pouvons parler des actes des
vertus de deux façons : en tant qu'ils sont vertueux ; et en tant qu'ils sont
tels actes déterminés par leur espèce propre. Si nous parlons des actes
vertueux en tant que vertueux, ils relèvent tous de la loi naturelle. Nous
avons prouvé en effet n que relèvent de la loi naturelle toutes les
inclinations que l'homme tient de sa nature. Mais chacun est incliné
naturellement à l'activité qui convient à sa forme, comme le feu est incliné à
chauffer. Aussi, puisque l'âme raisonnable est la forme propre de l'homme, il y
a en tout humain une inclination naturelle à agir selon la raison. A ce point
de vue, par conséquent, les actes des vertus sont tous régis par la loi
naturelle ; la raison de chacun édicte en effet qu'il faut agir vertueusement.
Mais, si nous parlons des actes des vertus considérés en eux-mêmes, dans leur
espèce particulière, alors ces actes ne relèvent pas tous de la loi naturelle.
Il y a en effet beaucoup de choses qui se font selon la vertu, auxquelles
pourtant la nature ne donne de prime abord aucune inclination. C'est par une
investigation de la raison que les hommes les découvrent, et les reconnaissent
utiles pour vivre bien.
Solutions :
1. La tempérance a pour
objet les convoitises naturelles dans le boire, le manger et les actes sexuels,
qui sont ordonnées au bien commun de la nature comme les autres lois sont
ordonnées au bien commun de la moralité.
2. On peut appeler nature
de l'homme ou bien celle qui est propre à l'homme ; et en ce sens tous les
péchés, en tant qu'ils sont contraires à la raison, sont contraires à la
nature, comme le montre S. Jean Damascène ; ou bien on appelle nature de
l'homme celle qui est commune à l'homme et aux autres animaux ; et en ce sens
on appelle contre nature certains péchés spéciaux, par exemple contre l'union
du mâle et de la femelle, qui est commune à tous les animaux, l'accouplement
entre mâles, qu'on appelle spécialement le vice contre naturel.
3. Cet argument est valable pour les actes considérés en eux-mêmes. Aussi, à cause de la diversité des conditions humaines, certains actes peuvent être vertueux pour certaines personnes, parce qu'ils leur sont proportionnés et leur conviennent, tandis que ces mêmes actes seront vicieux pour d'autres, parce qu'ils ne leur sont pas proportionnés.
Objections :
1. Il semble que non. Il
est dit en effet dans les Décrets que "le droit naturel est celui
qui est contenu dans la Loi et dans l'Évangile". Mais cette loi n'est pas
commune à tous ; puisqu'il est dit dans l'épître aux Romains (10, 16) :
"Tous n'obéissent pas à l'Évangile." La loi naturelle n'est donc pas
unique chez tous.
2. "Ce qui est
conforme à la loi est déclaré juste", selon le livre des Éthiques. Mais
dans le même livrer on affirme que rien n'est juste pour tous au point
d'exclure toute diversité. Par conséquent, la loi naturelle n'est pas la même
chez tous.
3. Tout ce à quoi l'homme
est incliné selon sa nature relève de la loi naturelle, nous l'avons dit. Mais
des hommes différents sont inclinés par nature à des fins différentes : ceux-ci
à la convoitise, ceux-là à la recherche des honneurs, d'autres enfin à d'autres
choses. Donc la loi naturelle n'est pas unique chez tous.
Cependant :
Isidore de Séville écrit "Le
droit naturel est commun à toutes les nations."
Conclusion :
Nous l'avons dit précédemment, tout ce vers quoi l'homme est incliné par nature relève de la loi naturelle ; et il est propre à l'homme d'être incliné à agir selon la raison. Mais il appartient à la raison de procéder des principes communs aux conclusions propres, selon le livre I des Physiques. Toutefois la raison spéculative et la raison pratique se comportent différemment sur ce point. En effet, la raison spéculative s'occupe principalement des choses nécessaires, où il est impossible qu'il en soit autrement ; aussi la vérité se rencontre-t-elle sans aucune défaillance dans les conclusions particulières comme dans les principes généraux.
La raison pratique, au contraire, s'occupe de réalités contingentes qui comprennent les actions humaines. C'est pourquoi, bien que dans les principes généraux il y ait quelque nécessité, plus on aborde les choses particulières, plus on rencontre de défaillances. Ainsi donc, dans les sciences spéculatives, la vérité est identique pour tous, tant dans les principes que dans les conclusions. Pourtant, cette vérité n'est pas connue de tous les esprits dans les conclusions, mais seulement dans les principes que l'on appelle "les axiomes universels". Dans le domaine de l'action, au contraire, la vérité ou la rectitude pratique n'est pas la même pour tous dans les applications particulières, mais uniquement dans les principes généraux ; et chez ceux pour lesquels la rectitude est identique dans leurs actions propres, elle n'est pas également connue de tous.
Il est donc évident que dans les principes communs de la raison spéculative ou pratique, la vérité ou la rectitude est unique pour tous, et connue également de tous. Quant aux conclusions propres de la raison spéculative, la vérité est la même pour tous, mais elle n'est pas connue également de tous ; ainsi est-il vrai pour tous que le triangle a trois angles égaux à deux droits, encore que ce ne soit pas connu de tous. Mais la vérité ou la rectitude n'est pas la même pour tous quand on arrive aux conclusions propres de la raison pratique, et même là où se réalise l'identité, elle n'est pas également connue de tous. Par exemple, il est vrai et droit aux yeux de tous que l'on agisse selon la raison. De ce principe il s'ensuit comme une conclusion propre qu'il faut rendre ce qu'on a reçu en dépôt. Et ceci est vrai dans la plupart des cas ; mais il peut se faire qu'en certains cas il devienne nuisible et par conséquent déraisonnable de restituer un dépôt : par exemple si quelqu'un le réclame en vue de combattre la patrie. Et ici, plus on descend aux détails, plus les exceptions se multiplient ; par exemple lorsqu'on stipule que les dépôts doivent être restitués avec telle caution ou de telle façon. Plus on ajoute de conditions particulières, plus les exceptions peuvent se multiplier et se diversifier pour qu'il soit injuste ou de restituer, ou de ne pas le faire.
Ainsi donc, il faut dire que la loi
de nature est identique pour tous dans ses premiers principes généraux, tout
autant selon sa rectitude objective que selon la connaissance qu'on peut en
avoir. Quant à certaines applications propres qui sont comme les conclusions
des principes généraux, elle est identique pour tous dans la plupart des cas,
et selon sa rectitude et selon sa connaissance ; toutefois, dans un petit nombre
de cas, elle peut comporter des exceptions, d'abord dans sa rectitude, à cause
d'empêchements particuliers (de la même façon que les natures soumises à la
génération et à la corruption manquent leurs effets dans un petit nombre de
cas, à cause d'empêchements) ; elle comporte encore des exceptions quant à sa
connaissance ; c'est parce que certains ont une raison faussée par la passion,
par une coutume mauvaise ou par une mauvaise disposition de la nature. Ainsi
jadis, chez les peuples germains, le pillage n'était pas considéré comme une
iniquité, alors qu'il est expressément contraire à la loi naturelle, comme le
rapporte Jules César dans son livre sur "la guerre des Gaules".
Solutions :
1. Cette phrase ne doit pas
être comprise en ce sens que tout ce qui est compris dans la Loi mosaïque et
dans l'Évangile relève de la loi naturelle, puisque beaucoup de leurs
enseignements sont au-dessus de la nature ; mais en ce sens que tout ce qui
relève de la loi de nature s'y trouve pleinement enseigné. Aussi Gratien, après
avoir dit que "le droit naturel est celui qui est contenu dans la Loi et
l'Évangile", ajoute immédiatement cet exemple : "On y ordonne à
chacun de faire à autrui ce qu'il veut qu'on fasse à lui-même."
2. La parole du Philosophe
doit s'entendre de ce qui est juste naturellement, non pas à titre de principes
généraux, mais comme les conclusions dérivées de ces principes ; dans la
plupart des cas elles sont justes, mais plus rarement elles sont défectueuses.
3. De même que la raison domine chez l'homme, et commande aux autres puissances, ainsi faut-il que toutes les inclinations naturelles qui relèvent des autres puissances soient ordonnées selon la raison. C'est pourquoi tout le monde convient généralement que toutes les inclinations humaines doivent être dirigées par la raison.
Objections :
1. Il semble que la loi de
nature puisse être changée. En effet l’Ecclésiastique dit (17, 11) : "Il
leur donna en outre la connaissance et la loi de vie", la Glose commente :
"Il a voulu que la Loi fût écrite pour corriger la loi naturelle."
Mais ce que l'on corrige est changé. Donc la loi naturelle peut être changée.
2. Le meurtre d'un innocent
et aussi l'adultère et le vol sont des actes contraires à la loi naturelle.
Mais on voit que cela a été changé par Dieu, par exemple lorsqu'il prescrivit à
Abraham de tuer son fils innocent (Gn 22, 2), ou lorsqu'il commanda aux juifs
de subtiliser les vases empruntés aux Égyptiens (Ex 12, 35) ; ou enfin quand il
ordonna à Osée de prendre une femme de prostitution (Os 1, 2). Donc la loi
naturelle peut être changée.
3. S. Isidore écrit que
"la possession commune de tous les biens et la même liberté pour tous sont
de droit naturel". Mais nous voyons que l'une et l'autre ont été modifiées
par les lois humaines. Il semble donc que la loi naturelle puisse subir des
modifications.
Cependant :
il est dit dans les Décrets :
"Le droit naturel date de l'origine de la créature raisonnable ; il ne
change pas avec le temps, mais il demeure immuable."
Conclusion :
Que la loi naturelle soit changée peut se comprendre de deux
manières. D'une part, on peut y ajouter. Et en ce sens rien n'empêche que la
loi naturelle soit changée, car on a ajouté à la loi naturelle - soit par la
loi divine, soit par les lois humaines -, beaucoup de choses qui sont utiles à
la vie humaine. D'autre part, on peut concevoir un changement dans la loi
naturelle par mode de suppression, en ce sens qu'une prescription disparaisse
de la loi naturelle, alors qu'elle en faisait partie auparavant. De cette
manière, la loi de nature est absolument immuable quant à ses principes
premiers. Quant à ses préceptes seconds, dont nous avons dit à l'Article
précédent qu'ils étaient comme des conclusions propres, toutes proches des
premiers principes, la loi naturelle ne change pas, sans que son contenu cesse
d'être juste dans la plupart des cas. Toutefois il peut y avoir des changements
en tel cas particulier, et rarement, en raison de causes spéciales qui
empêchent d'observer ces préceptes, comme on l'a dit à l'article précédent.
Solutions
:
1. Si la loi écrite est
présentée comme correctif de la loi de nature, c'est parce qu'elle complétait
ce qui manquait à celle-ci ; ou parce que la loi de nature était sur certains
points si dénaturée dans le coeur de certains hommes que ceux-ci considéraient
comme un bien ce qui était un mal en soi ; une telle corruption exigeait un
redressement.
2. Tous les hommes, tant
coupables qu'innocents, meurent de mort naturelle. Cette mort est voulue par la
puissance divine, à cause du péché originel, selon le 1er livre de Samuel (2,
6) : "C'est Dieu qui fait mourir et qui fait vivre." C'est pourquoi
la mort peut être infligée sans aucune injustice par ordre de Dieu, à n'importe
quel homme, coupable ou innocent. Semblablement l'adultère consiste à s'unir
avec la femme d'autrui ; mais la femme que prit Osée lui avait été destinée
selon la loi de Dieu qui lui fut divinement révélée. Il s'ensuit que le fait de
s'unir à telle ou telle femme, sur l'ordre de Dieu, n'est ni un adultère, ni un
acte de débauche. Le même raisonnement vaut pour le vol qui consiste à prendre
le bien d'autrui. Car tout ce qu'un homme prend sur l'ordre de Dieu, maître de
toutes choses, il ne le prend pas sans la volonté du maître, ce qui serait
voler. D'ailleurs, ce n'est pas seulement dans le domaine des choses humaines
que tout ce qui est commandé par Dieu est par le fait même obligé ; mais même
dans le domaine de la nature, tout ce que Dieu fait est naturel de quelque
manière, ainsi qu'il a été dit dans notre première Partie.
3. Une chose est dite de droit naturel de deux façons. D'une part, parce que la nature y incline, par exemple : "Il ne faut pas faire de tort à autrui." D'autre part, parce que la nature ne suggère pas le contraire : ainsi pourrions-nous dire qu'il est de droit naturel que l'homme soit nu, parce que la nature ne l'a pas doté d'un vêtement ; c'est une invention de l'art. En ce sens on dit que "la possession commune de tous les biens et la liberté identique pour tous" y sont de droit naturel ; c'est-à-dire que la distinction des possession et la servitude ne sont pas suggérées par la nature, mais par la raison des hommes pour le bien de la vie humaine. Et même en cela, la loi de nature n'est pas modifiée, sinon par addition.
Objections :
1. Il semble bien, car on
parle dans l'épître aux Romains (2, 4) "des païens qui n'ont pas de
loi", et la Glose explique : "Dans l'intime de l'homme renouvelé par
la grâce, est inscrite la loi de justice que la faute avait effacée." Mais
la loi de justice est la loi naturelle. Donc la loi de nature peut être
effacée.
2. La loi de grâce est plus
efficace que la loi de nature. Or la loi de grâce est effacée par le péché.
Donc à plus forte raison la loi de nature peut-elle être effacée.
3. Ce qui est établi par la
loi est proposé comme juste. Mais il y a beaucoup de choses établies par les
hommes qui sont contraires à la loi de nature. Par conséquent la loi de nature
peut être effacée du coeur des hommes.
Cependant :
S. Augustin confesse "Ta loi,
Seigneur, est inscrite dans le coeur des hommes et aucune iniquité ne l'en efface."
Or la loi écrite dans le coeur des hommes est la loi naturelle. Donc la loi
naturelle ne peut pas être effacée.
Conclusion :
Nous avons établi dans les articles précédents qu'appartiennent à la loi naturelle d'abord quelques principes plus généraux qui sont connus de tous ; ensuite quelques préceptes secondaires, plus particuliers, qui sont comme des conclusions proches de ces principes. Quant aux principes généraux, la loi naturelle ne peut d'aucune façon être effacée du coeur des hommes, de façon universelle. Elle est cependant effacée dans une activité particulière parce que la raison est empêchée d'appliquer le principe général au cas particulier dont il s'agit à cause de la convoitise ou d'une autre passion.
Quant aux préceptes secondaires, la
loi naturelle peut être effacée du coeur des hommes, soit en raison de
propagandes perverses, de la façon dont les erreurs se glissent dans les
sciences spéculatives au sujet de conclusions nécessaires ; soit comme
conséquences de coutumes dépravées et d'habitus corrompus. C'est ainsi que
certains individus ne considéraient pas le brigandage comme un péché, ni même
les vices contre nature, comme le dit encore S. Paul (Rm 1, 24).
Solutions :
1. Le péché efface la loi
de la nature, non dans sa teneur générale, mais en particulier ; à moins
toutefois qu'il ne s'agisse de préceptes secondaires de la loi de nature, de la
façon que nous venons de dire.
2. Bien que la grâce soit
plus efficace que la nature, celle-ci est cependant plus essentielle à l'homme
et partant, plus durable.
3. Cet argument procède de la considération des préceptes seconds de la loi naturelle, contre lesquels quelques législateurs ont édicté des prescriptions iniques.
Étudions maintenant ce qu'est la loi humaine. Il faut d'abord étudier la loi en elle-même (Question 95) ; puis quel est son pouvoir (Question 96) ; enfin, se demander si elle peut être changée (Question 97).
1. Son utilité. - 2. Son origine. - 3. Sa qualité. - 4. Ses divisions.
Objections :
1. Il ne semble pas utile
que les hommes légifèrent. L'intention de quiconque porte une loi, en effet,
est que par elle les hommes deviennent bons, comme on l'a dit. Mais les hommes
sont amenés par des conseils à vouloir le bien, plutôt qu'en étant contraints
par des lois. Donc il n'était pas nécessaire de légiférer.
2. Aristote écrit :
"Les hommes recourent au juge comme au droit vivant." Or la justice
vivante est supérieure à la justice inanimée telle qu'elle est contenue dans
les lois. Donc il eût été mieux que l'exécution de la justice fût confiée à la
décision des juges plutôt que d'être réalisée par une législation.
3. Toute loi exerce un rôle
de direction sur les actes humains, comme il ressort des articles précédents.
Or les actes humains portent sur des cas particuliers, qui sont en nombre
infini ; il est donc impossible de soumettre à un examen suffisant ce qui
concerne la conduite humaine sinon en confiant cet examen à quelque sage qui
examine les cas particuliers. Il eût donc été préférable que les actes humains
fussent dirigés par le jugement des sages plutôt que par une législation. Il
n'était donc pas nécessaire de porter des lois humaines.
Cependant :
S. Isidore écrit : "Les lois
ont été faites afin que, par crainte de leurs sanctions, l'audace humaine fût
réprimée, que l'innocence fût en sûreté au milieu des malfaiteurs, et que chez
les méchants eux-mêmes la faculté de nuire fût refrénée par la crainte du
châtiment." Mais tout cela est nécessaire au genre humain. Donc il fut
nécessaire de porter des lois humaines.
Conclusion :
Il ressort de ce qui précède qu'il y a dans l'homme une certaine aptitude à la vertu ; mais quant à la perfection même de la vertu, il faut qu'elle soit donnée à l'homme par un enseignement. Ainsi voyons-nous que c'est aussi par son ingéniosité que l'homme pourvoit à ses besoins, par exemple pour la nourriture et le vêtement. La nature lui en fournit les premiers éléments, à savoir la raison et les mains, mais non l'utilisation parfaite, ainsi qu'elle le fait pour les autres animaux, auxquels elle a procuré de manière suffisante vêtement et nourriture. Mais quant à cet enseignement dont il vient d'être question, l'homme ne saurait aisément se suffire à lui-même. De fait, la perfection de la vertu consiste surtout à éloigner l'homme des plaisirs défendus, auxquels l'humanité est principalement portée, en particulier la jeunesse, pour laquelle l'enseignement est plus efficace. C'est pourquoi il faut que les hommes reçoivent d'autrui cette sorte d'éducation par laquelle on peut arriver à la vertu. Certes, pour les jeunes gens qui sont portés à être vertueux par une heureuse disposition naturelle ou par l'habitude, et surtout par la grâce divine, il suffit d'une éducation paternelle qui s'exerce par les conseils. Mais, parce qu'il y a des hommes pervers et portés au vice, qui ne peuvent guère
être aisément touchés par des
paroles, il a été nécessaire que ceux-ci fussent contraints par la force et la
crainte à s'abstenir du mal, de telle sorte qu'au moins en s'abstenant de mal
agir, ils garantissent aux autres une vie paisible. Et puis, pour eux-mêmes,
ils se voient amenés par une telle accoutumance à accomplir de bon gré ce
qu'ils ne faisaient auparavant que par crainte ; et ainsi ils deviennent
vertueux. Cette éducation qui corrige par la crainte du châtiment est donnée
par les lois. Aussi fut-il nécessaire pour la paix des hommes et leur vertu de
porter des lois. Parce que, dit le Philosophe, "l'homme, s'il est
parfaitement vertueux, est le meilleur des animaux ; mais s'il est privé de loi
et de justice il est le pire de tous" ; car l'homme possède les armes de
la raison, dont les autres animaux sont dépourvus, pour assouvir ses
convoitises et ses fureurs.
Solutions :
1. Les hommes bien disposés
sont plus aisément amenés à la vertu par des conseils qui font appel à leur
volonté, que par la contrainte ; mais ceux qui sont mal disposés ne sont amenés
à la pratique de la vertu qu'en y étant forcés.
2. Le Philosophe écrit "Il est préférable de tout régler par la loi plutôt que de tout abandonner à la décision des juges." Il y a trois motifs à cela. - 1° Il est plus aisé de trouver quelques sages qui suffisent à porter de justes lois que d'en trouver un grand nombre pour juger droitement les cas particuliers. - 2° Les législateurs considèrent longtemps à l'avance ce qu'il faut établir par la loi, tandis que les jugements portés sur les faits particuliers s'inspirent de cas soulevés à l'improviste. Or l'homme peut voir plus aisément ce qui est juste à la lumière de nombreuses expériences qu'en face d'un cas unique. - 3° Les législateurs jugent pour l'ensemble des cas et en vue de l'avenir ; tandis que dans les tribunaux, les juges décident de cas actuels, vis-à-vis desquels ils sont influencés par l'amour, la haine, la cupidité. C'est ainsi que leur jugement est faussé.
Donc la justice vivante qu'est le
juge ne se rencontre pas chez beaucoup d'hommes, et elle est changeante. C'est
pourquoi il a été nécessaire de déterminer par la loi ce qu'il fallait juger
dans le plus grand nombre de cas possible et de laisser peu de place à la
décision des hommes.
3. Il faut confier aux juges certains cas individuels qui ne peuvent être prévus par la loi, selon le Philosophe ; par exemple, savoir ce qui a été fait ou n'a pas été fait, et d'autres choses semblables.
Objections :
1. Il ne semble pas que
toutes les lois humaines dérivent de la loi naturelle. Aristote écrit en effet
: "On appelle juste légal ce que, au début, on pouvait indifféremment
faire d'une manière ou d'une autre." Mais dans ce qui vient du droit
naturel, il est différent d'agir d'une manière ou d'une autre. Par conséquent,
tout ce qui est établi par les lois humaines ne dérive pas de la loi naturelle.
2. Le droit positif se
distingue du droit naturel, comme il ressort des analyses de S. Isidore dans
son livre des Étymologies et d'Aristote dans les Éthiques. Mais
ce qui dérive à titre de conclusions des principes généraux de la loi
naturelle, relève de la loi de nature, on l'a vu. En conséquence, ce qui relève
de la loi humaine ne dérive pas de la loi naturelle.
3. La loi de nature est la
même pour tous. Le Philosophe dit en effet : "Le droit naturel est celui
qui a partout le même pouvoir." Donc, si les lois humaines dérivaient de
la loi naturelle, il s'ensuivrait qu'elles seraient, elles aussi, identiques
chez tous. Ce qui est évidemment faux.
4. Tout ce qui découle de
la loi naturelle, répond à une raison. Mais "on ne peut pas toujours
rendre raison de toutes les lois établies par nos aînés", dit Justinien.
Par conséquent toutes les lois humaines ne dérivent pas de la loi naturelle.
Cependant :
Cicéron écrit : "Ce sont les
réalités nées de la nature et éprouvées par la coutume qu'ont sanctionnées la
crainte et le respect des lois."
Conclusion :
S. Augustin déclare : "Il ne semble pas qu'elle soit une loi, celle qui ne serait pas juste." C'est pourquoi une loi n'a de valeur que dans la mesure où elle comporte de la justice. Or, dans les affaires humaines, une chose est dite juste du fait qu'elle est droite, conformément à la règle de la raison. Mais la règle première de la raison est la loi de nature, comme il ressort des articles précédents. Aussi toute loi portée par les hommes n'a raison de loi que dans la mesure où elle dérive de la loi de nature. Si elle dévie en quelque point de la loi naturelle, ce n'est plus alors une loi, mais une corruption de la loi.
Il faut savoir cependant qu'il y a une double dérivation de la loi naturelle : d'une part, comme des conclusions par rapport aux principes ; d'autre part, comme des déterminations de règles générales. Le premier mode ressemble à celui des sciences, où les conclusions démonstratives se déduisent des principes. Quant au second mode, il ressemble à ce qui se passe dans les arts, quand les modèles communs sont déterminés à une réalisation spéciale ; tel est le cas de l'architecte qui doit préciser la détermination de la forme générale de maison à telle ou telle structure d'habitation. Donc, certaines dispositions légales dérivent des principes généraux de la loi naturelle à titre de conclusions ; ainsi le précepte : "Il ne faut pas tuer" peut dériver comme une conclusion du principe : "Il ne faut pas faire le mal." Mais certaines dispositions légales dérivent des mêmes principes à titre de détermination ; ainsi la loi de nature prescrit que celui qui commet une faute soit puni ; mais qu'il soit puni de telle peine, est une détermination de la loi de nature.
On retrouve donc ces deux sortes de
dispositions légales dans la loi humaine. Mais celles qui relèvent du premier
mode ne sont pas seulement contenues dans la loi humaine comme prescrites par
cette loi ; mais elles tiennent de la loi naturelle une partie de leur pouvoir.
Quant à celles qui répondent au deuxième mode, elles tiennent leur pouvoir de
la loi humaine seule.
Solutions :
1. Aristote parle de ce qui
est prescrit par la loi sous forme de détermination ou de spécification des préceptes
de la loi de nature.
2. Cet argument est valable
pour ce qui dérive de la loi de nature à titre de conclusion.
3. Les principes généraux
de la loi de nature ne peuvent pas s'appliquer à tous les cas d'une façon
identique, à cause de la grande variété des affaires humaines. C'est de là que
vient la diversité de la loi positive chez les peuples divers.
4. Il faut entendre cette parole de Justinien des dispositions légales introduites par les anciens relativement aux déterminations particulières de la loi naturelle ; envers ces déterminations, le jugement des experts et des hommes prudents se comporte comme envers les principes généraux, en ce sens qu'ils voient aussitôt ce qu'il faut déterminer le plus opportunément dans un cas particulier. C'est pourquoi Aristote dit qu'en de telles matières "il faut tenir compte des avis indémontrables et des opinions des experts, des anciens et des hommes prudents, non moins que des vérités démontrées".
Objections :
1. Il semble que S. Isidore
ait décrit de manière inexacte le caractère de la loi positive quand il a dit :
"La loi sera honnête, juste, réalisable selon la nature et la coutume
du pays ; adaptée au temps et au lieu ; nécessaire, utile ; elle sera claire
aussi, afin qu'elle ne contienne rien qui soit trompeur en raison de son
obscurité ; écrite non pas en vue d'un intérêt privé, mais pour l'utilité
commune des citoyens." Auparavant il avait défini le caractère de la loi
par trois conditions, en disant : "La loi sera tout ce que la raison
établira, pourvu que cela soit en harmonie avec la religion, s'accorde avec la
discipline des moeurs, favorise le bien public." Il semble donc superflu
que dans la suite il ait multiplié les caractéristiques de la loi.
2. La justice, d'après
Cicéron, est une partie de l'honnêteté. Il était donc superflu d'ajouter le mot
"juste" après avoir écrit le mot "honnête".
3. Selon S. Isidore
lui-même, la loi écrite s'oppose à la coutume. Dans la définition de la loi, on
ne devait donc pas dire qu'elle serait conforme à la coutume du pays.
4. On dit qu'une chose est
nécessaire de deux manières. Il y a le nécessaire absolu quand il est
impossible qu'il en soit autrement ; le nécessaire ainsi entendu échappe au
jugement des hommes ; et c'est pourquoi une nécessité de cette sorte ne relève
pas de la loi humaine. Mais le nécessaire peut aussi s'entendre par rapport à
une fin à réaliser ; et cette nécessité se confond avec l'utilité. Par
conséquent il est superflu de mettre l'un et l'autre, - "nécessaire"
et "utile" - dans cette définition.
Cependant :
l'autorité de S. Isidore doit
suffire.
Conclusion :
Tout être qui est un moyen pour une fin doit avoir une forme déterminée en proportion avec cette fin : par exemple, la forme de la scie la rend capable de couper, dit Aristote. Et toute chose soumise à la règle et à la mesure doit posséder une forme proportionnée à cette règle et à cette mesure. Or, la loi humaine remplit cette double condition : elle est un moyen ordonné à une fin ; et elle est une sorte de règle et de mesure, réglée elle-même par une mesure supérieure, laquelle est double : la loi divine et la loi de nature, selon ce que nous avons dit plus haut x. Le but de la loi humaine, c'est l'utilité des hommes, comme l'affirme Justinien. C'est pourquoi, en décrivant les caractéristiques de la loi, S. Isidore a posé d'abord trois éléments : "qu'elle soit en harmonie avec la religion", en ce sens qu'elle soit conforme à la loi divine ; "qu'elle s'accorde avec la discipline des moeurs", en ce sens qu'elle soit conforme à la loi de nature ; enfin "qu'elle favorise le salut public", en ce sens qu'elle soit adaptée à l'utilité des hommes.
Toutes les autres conditions qui
suivent se ramènent à ces trois chefs. Que la loi humaine doive être honnête,
cela revient à dire qu'elle soit en harmonie avec la religion. Si l'on
ajoute : qu'elle soit juste, réalisable selon la nature et la coutume
du pays, adaptée au temps et au lieu, cela signifie que la loi devra
être adaptée à la discipline des moeurs. La discipline humaine, en effet, se
définit : 1° par rapport à l'ordre de la raison, et c'est ce qu'on exprime en
disant que la loi est juste. - 2° par rapport aux facultés de ceux qui
agissent. Car une éducation doit être adaptée à chacun selon sa capacité, en
tenant compte également des possibilités de la nature humaine (ainsi ne doit-on
pas imposer aux enfants ce qu'on impose à des hommes faits) ; elle doit enfin
être adaptée aux usages, car un individu ne peut pas vivre comme un solitaire
dans la société, sans se conformer aux moeurs d'autrui. - 3° La discipline doit
être en rapport avec telles circonstances données, d'où : la loi sera
adaptée au temps et au lieu. Les autres qualités de la loi qui sont ensuite
énumérées, sous les vocables : nécessaire, utile, etc., reviennent à dire que
la loi doit favoriser le salut public. La nécessité vise l'éloignement
des maux ; l'utilité, l'acquisition des biens ; la clarté, le soin
d'exclure le dommage qui pourrait provenir de la loi elle-même. Enfin que la
loi soit ordonnée au bien commun, comme on l'a dit plus haut, c'est
ce que montre la dernière partie de l'analyse.
Solutions :
Cela répond aux objections.
Objections :
1. Il semble que la
division des lois humaines ou du droit humain proposée par S. Isidore ne soit
pas juste. Sous cette notion de droit, en effet, il comprend "le droit des
gens" ainsi nommé, comme lui-même le reconnaît, "parce que presque
toutes les nations en font usage". Mais il dit lui-même que le droit
naturel "est commun à toutes les nations". Donc le droit des gens ne
fait pas partie du droit positif humain, mais plutôt du droit naturel.
2. Tout ce qui possède un
pouvoir identique ne semble pas différer par la forme, mais seulement par la
matière. Or les lois, les plébiscites, les sénatus-consultes et tout ce
qu'Isidore énumère en ce genre ont tous même force, et ne doivent donc différer
que selon la matière. D'autre part, dans le domaine de l'art, on ne tient pas
compte d'une telle distinction, car elle peut se multiplier à l'infini. Donc il
ne convient pas d'introduire une telle division dans les lois humaines.
3. De même qu'il y a dans
la cité des princes, des prêtres et des soldats, il y a aussi d'autres
fonctions réparties entre les citoyens. Il semble donc qu'à côté du "droit
militaire" et du "droit public" qui est l'affaire "des
prêtres et des magistrats", il faudrait aussi faire mention d'autres
droits, relatifs aux autres fonctions de la cité.
4. Ce qui existe par
accident doit être laissé de côté. Or, il est accidentel à la loi d'être portée
par un homme ou par un autre. Il est donc anormal de distinguer les lois par
les noms des législateurs, en les appelant loi Cornelia, Falcidia, etc.
Cependant :
l'autorité de S. Isidore doit
suffire.
Conclusion :
Tout être peut prêter à une division, selon l'essentiel et d'après ce qui est contenu dans sa raison même. Ainsi, dans la notion d'"animal" on comprend l'âme, qui est raisonnable ou non ; c'est pourquoi le genre animal se divise à titre propre et essentiel, en raisonnable et non raisonnable ; il ne se diviserait pas selon le blanc et le noir, car cela est absolument étranger à sa notion propre. Or, il y a beaucoup d'éléments dans la notion de la loi humaine, et selon n'importe lequel d'entre eux cette loi peut prêter à une division qui lui soit propre et essentielle.
1° C'est un caractère essentiel de la loi humaine de dériver de la loi de nature, nous l'avons dit. De ce point de vue, le droit positif se divise en droit des gens et en droit civil, selon les deux modes de dérivation de la loi naturelle que nous avons décrits. Car au droit des gens se rattache ce qui découle de la loi de nature à la manière de conclusions venant des principes, par exemple les achats et ventes justes, et autres choses de ce genre, sans lesquelles les hommes ne peuvent vivre en communauté ; et cela est de droit naturel parce que "l'homme est par nature un animal social", comme le prouve Aristote. Quant à ce qui dérive de la loi de nature à titre de détermination particulière, cela relève du droit civil, selon que chaque cité détermine ce qui lui est le mieux adapté.
2° Il est essentiel à la notion de loi, d'avoir pour objet le bien commun de la cité. De ce point de vue, la division de la loi humaine peut se prendre de la diversité de ceux qui contribuent spécialement par leur labeur au bien commun : tels sont les prêtres qui prient Dieu pour le peuple, les magistrats qui le gouvernent, et les soldats qui combattent pour son salut. C'est pourquoi les législations spéciales sont adaptées à ces catégories de citoyens.
3° Il est essentiel à la loi humaine d'être instituée par celui qui gouverne l'ensemble de la cité. De ce point de vue, on distingue les lois humaines d'après les régimes politiques différents. Selon la description d'Aristote, l'un de ces régimes est la monarchie, la cité étant sous le gouvernement d'un chef unique ; en ce cas on parle des constitutions des princes. Un autre régime est l'aristocratie, qui est le gouvernement par une élite d'hommes supérieurs ; on parle alors de sentences des sages et aussi de sénatus-consultes. Un autre régime est l'oligarchie qui est le gouvernement de quelques hommes riches et puissants ; alors on parle de droit prétorien qui est appelé aussi honorariat. Un autre régime est celui du peuple tout entier ou démocratie ; et on parle alors de plébiscites. Un autre régime est la tyrannie, régime totalement corrompu ; aussi ne comporte-t-il pas de loi. Il y a enfin un régime mixte, composé des précédents, et celui-là est le meilleur ; et en ce cas, on appelle loi "ce que les anciens, d'accord avec le peuple, ont décidé", dit S. Isidore.
4° Il est essentiel à la loi
humaine de diriger les actes humains. De ce point de vue, on distingue les lois
suivant leurs objets ; et parfois en ce cas on leur donne les noms de leurs
auteurs ; par exemple, on dit la loi Julia, sur les adultères ; la loi
Cornelia, sur les tueurs, et ainsi de suite, non pas pour leurs auteurs, mais
bien plutôt pour leur matière.
Solutions :
1. Le droit des gens est de quelque manière naturel à l'homme, en tant que celui-ci est un être raisonnable, parce que ce droit dérive de la loi naturelle comme une conclusion qui n'est pas très éloignée des principes. C'est pourquoi les hommes sont facilement tombés d'accord à son sujet. Toutefois, il se distingue du droit naturel strict, surtout de celui qui est commun à tous les animaux.
2.3.4. Ce que nous avons dit répond aux autres objections.
1. La loi humaine doit-elle être portée en termes généraux ? - 2. Doit-elle réprimer tous les vices ? - 3. Doit-elle ordonner les actes de toutes les vertus ? - 4. S'impose-t-elle à l'homme de façon nécessaire dans le for de sa conscience ? - 5. Tous les hommes sont-ils soumis à la loi humaine ? - 6. Chez ceux qui sont soumis à la loi, est-il permis d'agir en dehors des termes de la loi ?
Objections :
1. Il semble que non, mais
qu'elle doit viser plutôt les cas particuliers. Le Philosophe dit en effet que
"l'ordre légal s'étend à tous les cas particuliers visés par la loi, et
même aux sentences des juges", lesquelles sont évidemment particulières
puisque relatives à des actes particuliers. Donc la loi ne doit pas seulement
statuer en général, mais aussi en particulier.
2. La loi dirige les actes
humains, avons-nous dit précédemment. Mais les actes humains se réalisent dans
des cas particuliers. Donc les lois humaines ne doivent pas être portées de
façon universelle, mais plutôt particulière.
3. Nous avons vu que la loi
est règle et mesure des actes humains. Mais une mesure doit être très précise,
dit le livre X des Métaphysiques. Donc, puisque, dans les actes humains,
l'universel n'est jamais tellement précis qu'il ne souffre quelque exception
dans les cas particuliers, il semble nécessaire que la loi soit portée non de
façon universelle mais pour les cas particuliers.
Cependant :
Justinien dit : "On doit
établir le droit en fonction de ce qui arrive le plus souvent et non pas en
fonction de ce qui peut arriver une fois par hasard."
Conclusion :
Ce qui existe en vue d'une fin doit
être proportionné à cette fin. Or la fin de la loi est le bien commun ;
puisque, selon S. Isidore : "Ce n'est pour aucun avantage privé, mais pour
l'utilité générale des citoyens que la loi doit être écrite." Il s'ensuit
que les lois humaines doivent être adaptées au bien commun. Or le bien commun
est le fait d'une multitude, et quant aux personnes, et quant aux affaires, et
quant aux époques. Car la communauté de la cité est composée de nombreuses
personnes, et son bien se réalise par des actions multiples ; et il n'est pas
institué pour peu de temps, mais pour se maintenir à travers la succession des
citoyens, dit S. Augustin dans le livre XXII de la Cité de Dieu.
Solutions :
1. Aristote divise en trois
parties le droit légal, qui est identique au droit positif. Il y a en effet
certaines dispositions qui sont portées absolument en général. Ce sont les lois
générales. A leur sujet, Aristote écrit : "Est légal ce qui, à l'origine,
ne marque aucune différence entre ce qui doit être ainsi ou autrement ; mais
quand la loi est établie, cette différence existe ; par exemple, que les
captifs soient rachetés à un prix fixé. Il y a également certaines dispositions
qui sont générales sous un certain rapport, et particulières sous un autre.
Tels sont les privilèges qui sont comme des lois privées, parce qu'ils visent
des personnes déterminées, et toutefois leur pouvoir s'étend à une multitude
d'affaires. C'est en faisant allusion à cela qu'Aristote ajoute : "Et en
outre, tout ce qu'on règle par la loi au sujet de ces cas particuliers."
On appelle enfin certaines choses "légales" parce qu'elles sont non
des lois, mais plutôt une application des lois générales à quelques cas
particuliers ; c'est le cas des sentences qui sont considérées comme
équivalentes au droit. C'est à ce titre qu'Aristote ajoute : "le contenu
des sentences".
2. Ce qui a le pouvoir de
diriger doit l'exercer sur plusieurs choses ; ainsi Aristote dit-il que tout ce
qui fait partie d'un genre, est mesuré par quelque chose d'un qui est premier
dans ce genre. Si en effet il y avait autant de règles et de mesures qu'il y a
de choses réglées et mesurées, règle et mesure perdraient leur raison d'être,
puisque leur utilité est précisément de faire connaître beaucoup de choses par
un moyen unique. Ainsi l'utilité de la loi serait nulle si elle ne s'étendait
qu'à un acte singulier. Pour diriger les actes singuliers, il y a les préceptes
individuels des hommes prudents, mais la loi est un précepte général, nous
l'avons dit précédemment.
3. Il ne faut pas exiger "une certitude identique en toutes choses", dit Aristote. Par conséquent, dans les choses contingentes, telles que les réalités naturelles ou les activités humaines, il suffit d'une certitude telle qu'on atteigne le vrai dans la plupart des cas, malgré quelques exceptions possibles.
Objections :
1. Il semble qu'il
appartienne à la loi humaine de réprimer tous les vices. S. Isidore dit en
effet : "Les lois sont faites pour que, par la crainte qu'elles inspirent,
l'audace soit réprimée." Or cette audace ne serait pas efficacement
réprimée si tout mal n'était pas refréné par la loi. La loi humaine doit donc
réprimer tout mal.
2. L'intention du
législateur est de rendre les citoyens vertueux. Mais l'on ne peut être
vertueux si l'on ne maîtrise pas tous les vices. Donc il appartient à la loi
humaine de réprimer tous les vices.
3. La loi humaine dérive de
la loi naturelle, on l'a dit. Or tous les vices s'opposent à la loi naturelle.
Donc la loi humaine doit réprimer tous les vices.
Cependant :
S. Augustin écrit : "Il me
semble juste que cette loi qui est écrite pour régir le peuple, permette ces
choses, et que la providence divine en tire vengeance." Mais celle-ci ne
tire vengeance que des vices. C'est donc à juste titre que la loi humaine
tolère quelques vices sans les réprimer.
Conclusion :
Nous avons déjà dit que la loi est établie comme une règle et une mesure des actes humains. Or la mesure doit être homogène au mesuré, dit le livre X des Métaphysiques ; il faut en effet des mesures diverses pour des réalités diverses. Il s'ensuit que les lois, elles aussi, doivent être imposées aux hommes suivant la condition de ceux-ci. S. Isidore le déclare : "La loi doit être possible, et selon la nature, et selon la coutume du pays." Or, la puissance ou faculté d'agir procède d'un habitus ou d'une disposition intérieure ; car la même chose n'est pas possible pour celui qui ne possède pas l'habitus de la vertu, et pour le vertueux ; pareillement, une même chose n'est pas possible pour l'enfant et pour l'homme fait. C'est pourquoi on ne porte pas une loi identique pour les enfants et pour les adultes ; on permet aux enfants beaucoup de choses que la loi punit ou blâme chez les adultes. Et pareillement, on permet aux hommes imparfaits beaucoup de choses que l'on ne doit pas tolérer chez les hommes vertueux.
Or la loi humaine est portée pour
la multitude des hommes, et la plupart d'entre eux ne sont pas parfaits en
vertu. C'est pourquoi la loi humaine n'interdit pas tous les vices dont les
hommes vertueux s'abstiennent, mais seulement les plus graves, dont il est
possible à la majeure partie des gens de s'abstenir ; et surtout ceux qui
nuisent à autrui. Sans l'interdiction de ces vices-là, en effet, la société
humaine ne pourrait durer ; aussi la loi humaine interdit-elle les assassinats,
les vols et autres choses de ce genre.
Solutions :
1. L'audace se réfère à
l'attaque d'autrui. Aussi concerne-t-elle surtout ce genre de fautes par
lesquelles on fait tort au prochain ; précisément ce genre de fautes est
prohibé par la loi humaine, nous venons de le dire.
2. La loi humaine a pour
but d'amener les hommes à la vertu, non d'un seul coup mais progressivement.
C'est pourquoi elle n'impose pas tout de suite à la foule des gens imparfaits
ce qui est l'apanage des hommes déjà parfaits : s'abstenir de tout mal.
Autrement les gens imparfaits, n'ayant pas la force d'accomplir des préceptes
de ce genre, tomberaient en des maux plus graves, selon les Proverbes (30, 33)
: "Qui se mouche trop fort, fait jaillir le sang." Et il est dit dans
S. Matthieu (9, 17) que "si le vin nouveau", c'est-à-dire les
préceptes d'une vie parfaite, "est mis dans de vieilles outres"
c'est-à-dire en des hommes imparfaits, "les outres se rompent et le vin se
répand", c'est-à-dire que les préceptes tombent dans le mépris, et par le
mépris les hommes tombent en des maux plus graves.
3. La loi naturelle est une sorte de participation de la loi éternelle en nous ; mais la loi humaine est imparfaite par rapport à la loi éternelle. S. Augustin l'exprime nettement : "Cette loi qui est portée pour régir les cités tolère beaucoup de choses et les laisse impunies, alors que la providence divine les châtie. Mais parce qu'elle ne réalise pas tout, on ne peut dire pour autant que ce qu'elle réalise soit à réprouver."
C'est pourquoi la loi humaine ne peut pas défendre tout ce que la loi de nature interdit.
Objections :
1. Il ne semble pas. Aux
actes des vertus, en effet, s'opposent les actes vicieux. Or la loi humaine
n'interdit pas tous les vices, on vient de le dire. Donc elle ne prescrit pas
non plus les actes de toutes les vertus.
2. L'acte vertueux procède
de la vertu. Mais la vertu est la fin de la loi, et de telle sorte que ce qui
émane de la vertu ne peut tomber sous le précepte de la loi. Donc la loi
humaine ne prescrit pas les actes de toutes les vertus.
3. La loi est ordonnée au
bien commun, on l'a dit. Or certains actes des vertus ne sont pas ordonnés au
bien commun, mais au bien privé. Donc la loi ne prescrit pas les actes de
toutes les vertus.
Cependant :
Aristote écrit : "La loi
prescrit d'accomplir les actes de l'homme fort, ceux de l'homme tempérant et
ceux de l'homme doux ; de même pour les autres vertus et vices, elle prescrit
les uns et prohibe les autres."
Conclusion :
Les espèces des vertus se distinguent d'après leurs objets, nous l'avons vu précédemment. Or tous les objets des vertus peuvent se référer soit au bien privé d'une personne, soit au bien commun de la multitude ; ainsi peut-on exercer la vertu de force, soit pour le salut de la patrie, soit pour défendre les droits d'un ami ; et il en va de même pour les autres vertus.
Or la loi, nous l'avons dit, est
ordonnée au bien commun. C'est pourquoi il n'y a aucune vertu dont la loi ne
puisse prescrire les actes. Toutefois, la loi humaine ne commande pas tous les
actes de toutes les vertus ; mais seulement ceux qui peuvent être ordonnés au
bien commun, soit immédiatement, par exemple quand certains actes sont
directement accomplis en vue du bien commun ; soit médiatement, par exemple
quand le législateur porte certaines prescriptions ayant trait à la bonne
discipline qui forme les citoyens à maintenir le bien commun de la justice et
de la paix.
Solutions :
1. La loi humaine
n'interdit pas tous les actes vicieux par l'obligation d'un précepte, de même
qu'elle ne prescrit pas tous les actes vertueux. Toutefois elle prohibe
quelques actes de certains vices déterminés ; et elle commande de la même
manière certains actes de vertus déterminées.
2. Un acte est appelé
vertueux de deux manières. D'une part lorsqu'un homme accomplit des actions
vertueuses ; ainsi, c'est un acte de justice que de respecter le droit, et
c'est un acte de force que de manifester du courage. Et c'est ainsi que la loi
prescrit certains actes de vertus. D'autre part, on parle d'un acte de vertu
lorsque quelqu'un accomplit des actions vertueuses selon le mode d'agir de l'homme
vertueux. Et un tel acte procède toujours de la vertu, mais il ne tombe plus
sous le précepte de la loi ; il est plutôt la fin à laquelle le législateur
veut amener.
3. Il n'y a pas, on vient de le dire, de vertu dont les actes ne puissent être ordonnés au bien général, soit médiatement, soit immédiatement.
Objections :
1. Il ne semble pas. En
effet, une puissance subalterne ne peut pas imposer de loi qui ait valeur au
jugement d'une puissance supérieure. Or la puissance de l'homme qui porte la
loi humaine est inférieure à la puissance divine. Donc la loi humaine ne peut
imposer de loi au jugement divin, qui est le jugement de la conscience.
2. Le jugement de la
conscience dépend principalement des commandements divins. Cependant il arrive
que les commandements divins soient annulés par les lois humaines, selon ces
paroles de S. Matthieu (15, 6) : "Vous avez annulé le précepte divin au
nom de votre tradition." Donc la loi humaine n'impose pas sa nécessité à
la conscience de l'homme.
3. Les lois humaines
imposent souvent aux hommes calomnie et injustice, selon Isaïe (10, 1.2) :
"Malheur à ceux qui établissent des lois iniques et qui prescrivent des
injustices afin d’opprimer les pauvres dans les procès et de faire violence au
droit des humbles de mon peuple." Or il est permis à chacun de repousser
l'oppression et la violence. Donc la loi humaine ne s'impose pas de façon
nécessaire à la conscience de l'homme.
Cependant :
S. Pierre écrit (1 P 2, 19)
"C'est une grâce de supporter, par motif de conscience, des peines que
l'on souffre injustement."
Conclusion :
Les lois que portent les hommes sont justes ou injustes. Si elles sont justes, elles tiennent leur force d'obligation, au for de la conscience, de la loi éternelle dont elles dérivent, selon les Proverbes (8, 15) : "C'est par moi que les rois règnent et que les législateurs décrètent le droit." Or, on dit que les lois sont justes, soit en raison de leur fin, quand elles sont ordonnées au bien commun, soit en fonction de leur auteur, lorsque la loi portée n'excède pas le pouvoir de celui qui la porte ; soit en raison de leur forme, quand les charges sont réparties entre les sujets d'après une égalité de proportion en étant ordonnées au bien commun. En effet, comme l'individu est une partie de la multitude, tout homme, en lui-même et avec ce qu'il possède, appartient à la multitude ; de même que toute partie, en ce qu'elle est, appartient au tout. C'est pourquoi la nature elle-même nuit à une partie pour sauver le tout. Selon ce principe, de telles lois qui répartissent proportionnellement les charges, sont justes, elles obligent au for de la conscience et sont des lois légitimes.
Mais les lois peuvent être injustes de deux façons. D'abord par leur opposition au bien commun en s'opposant à ce qu'on vient d'énumérer, ou bien par leur fin, ainsi quand un chef impose à ses sujets des lois onéreuses qui ne concourent pas à l'utilité commune, mais plutôt à sa propre cupidité ou à sa propre gloire ; soit du fait de leur auteur, qui porte par exemple une loi en outrepassant le pouvoir qui lui a été confié ; soit encore en raison de leur forme, par exemple lorsque les charges sont réparties inégalement dans la communauté, même si elles sont ordonnées au bien commun. Des lois de cette sorte sont plutôt des violences que des lois, parce que "une loi qui ne serait pas juste ne paraît pas être une loi", dit S. Augustin. Aussi de telles lois n'obligent-elles pas en conscience, sinon peut-être pour éviter le scandale et le désordre ; car pour y parvenir on est tenu même à céder son droit, selon ces paroles en S. Matthieu (6, 40) : "Si quelqu'un te réquisitionne pour faire mille pas, accompagne-le encore deux mille pas ; et si quelqu'un te prend ta tunique, donne-lui aussi ton manteau."
Les lois peuvent être injustes
d'une autre manière : par leur opposition au bien divin ; telles sont les lois
tyranniques qui poussent à l'idolâtrie ou à toute autre conduite opposée à la
loi divine. Il n'est jamais permis d'observer de telles lois car, "il vaut
mieux obéir à Dieu qu'aux hommes" (Ac 5, 29).
Solutions :
1. Comme le dit S. Paul (Rm
13, 1) "Toute puissance humaine vient de Dieu... c'est pourquoi celui qui
résiste au pouvoir", dans le choses qui relèvent de ce pouvoir,
"résiste l'ordre de Dieu." A ce titre, il devient coupable en
conscience.
2. Cet argument vaut pour
les lois humaines qui sont ordonnées contre le commandement de Dieu. Et le domaine
de la puissance humaine ne s'étend pas jusque-là. Il ne faut donc pas obéir à
de telles lois.
3. Cet argument vaut pour la loi qui opprime injustement ses sujets ; là aussi le domaine de la puissance accordée par Dieu ne s'étend pas jusque-là. Aussi, dans des cas semblables, l'homme n'est pas obligé d'obéir à la loi, si sa résistance n'entraîne pas de scandale ou d'inconvénient majeur.
Objections :
1. Il semble que non.
Ceux-là seuls, en effet, sont soumis à la loi qui en sont les destinataires. Or
S. Paul écrit (1 Tm 1, 9) : "La loi n'a pas été instituée pour le
juste." Donc les justes ne sont pas soumis à la loi humaine.
2. Le pape Urbain déclare
ceci, qui est inséré dans les Décrets : "Celui qui est conduit par
une loi privée, aucun motif n'exige qu'il soit contraint par une loi
publique." Mais c'est par la loi privée du Saint-Esprit que sont conduits
tous les hommes spirituels qui sont fils de Dieu, selon l'épître aux Romains
(8, 14) : "Ceux qui sont menés par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de
Dieu." Donc les hommes ne sont pas tous soumis à la loi humaine.
3. Justinien dit que
"le prince est dégagé des lois". Mais celui qui est dégagé de la loi
ne lui est plus soumis. Donc tous ne sont pas soumis à la loi.
Cependant :
S. Paul demande (Rm 13, 1) :
"Que chacun soit soumis au pouvoir supérieur." Mais celui-là ne
semble guère soumis au pouvoir qui n'est pas soumis à la loi portée par ce
pouvoir. Donc tous les hommes doivent être soumis à la loi humaine.
Conclusion :
Comme il ressort des explications précédentes, la notion de loi comporte deux éléments : elle est la règle des actes humains, et elle a une force de coercition. L'homme pourra donc être soumis à la loi de deux manières.
D'abord, comme ce qui est réglé par rapport à la règle. De cette façon, tous ceux qui sont soumis à un pouvoir sont soumis à la loi portée par ce pouvoir. Qu'on ne soit pas soumis à ce pouvoir peut arriver de deux façons. En premier lieu, parce qu'on est purement et simplement exempt de sa juridiction. Ainsi ceux qui font partie d'une cité ou d'un royaume, ne sont pas soumis aux lois du chef d'une autre cité ou d'un autre royaume, pas plus qu'ils ne sont soumis à son autorité. En second lieu, on peut échapper à un pouvoir parce qu'on est régi par une loi plus haute. Par exemple, si l'on est soumis à un proconsul, on doit subir la règle de son commandement, sauf toutefois dans les affaires où l'on aurait obtenu une dispense de l'empereur ; dans ce domaine, en effet, on n'est plus astreint à l'obéissance envers le subalterne, puisqu'on est dirigé immédiatement par un commandement supérieur. A cet égard, il peut arriver que l'on soit soumis en principe à une loi, et cependant qu'on soit exempté de quelque disposition particulière de cette loi, étant sur ce point régi directement par une loi supérieure.
On peut encore être soumis à la loi
d'une autre manière : lorsqu'on subit une contrainte imposée. C'est en ce sens
que les hommes vertueux et justes ne sont pas soumis à la loi, mais seulement
les mauvais. En effet, ce qui est imposé par la contrainte et la violence est
contraire à la volonté. Or la volonté des bons s'accorde avec la loi ; c'est la
volonté des mauvais qui s'y oppose. En ce sens, ce ne sont pas les bons qui
sont sous la loi, mais uniquement les mauvais.
Solutions :
1. Cet argument vaut pour
la sujétion qui s'exerce sous forme de contrainte. En ce sens, "la loi
n'est pas instituée pour le juste" ; parce que "ceux-là sont à
eux-mêmes leur propre loi montrant la réalité de la loi écrite dans leur
coeur", comme S. Paul le dit dans l'épître aux Romains (2, 14). A leur
égard la loi n'exerce pas sa contrainte comme elle le fait vis-à-vis des hommes
injustes.
2. La loi de l'Esprit Saint
est supérieure à toute loi portée par les hommes. C'est pourquoi les hommes
spirituels, dans la mesure même où ils sont conduits par la loi de l'Esprit
Saint, ne sont pas soumis à la loi en tout ce qui s'opposerait à cette conduite
du Saint-Esprit. Toutefois cela même rentre dans la conduite de l'Esprit Saint,
que les hommes spirituels se soumettent aux lois humaines, selon ces paroles de
S. Pierre (1 P 2, 13) : "Soyez soumis à toute créature humaine à cause de
Dieu."
3. Si l'on dit que le prince est dégagé de la loi, c'est quant à sa force contraignante ; en effet, personne n'est contraint, à proprement parler, par soi-même ; et la loi n'a force de contrainte que par la puissance du chef. C'est de cette manière que le prince est dit dégagé de la loi, parce que nul ne peut porter de condamnation contre soi-même au cas où il agirait contre la loi. C'est pourquoi sur ce passage du Psaume (51, 6) "Contre toi seul j'ai péché", la Glose déclare "Le roi ne connaît pas d'homme qui juge ses actes." Au contraire, s'il s'agit du rôle de direction exercé par la loi, le prince doit s'y soumettre de son propre gré selon ce qui est écrit dans les Décrétales de Grégoire IX : "Quiconque fixe un point de droit pour autrui, doit s'appliquer ce droit à soi-même." Et l'autorité du Sage déclare : "Supporte toi-même la loi que tu as établie." Un reproche, du reste, est adressé par le Seigneur "à ceux qui parlent et ne font pas ; qui imposent aux autres de lourds fardeaux qu'ils ne veulent pas même remuer du doigt", selon Matthieu (23, 3). C'est pourquoi, devant le jugement de Dieu, le prince n'est pas dégagé de la loi, quant à sa puissance de direction ; il doit exécuter la loi de plein gré et non par contrainte. Le prince est enfin au-dessus de la loi en ce sens que, s'il le juge expédient, il peut modifier la loi ou en dispenser suivant le lieu et le temps.
Objections :
1. Il semble que non. S.
Augustin dit en effet : "Quant aux lois temporelles, bien que les hommes
en jugent au moment où ils les établissent, toutefois lorsqu'elles auront été
instituées et confirmées, il ne sera plus permis de les juger ; il faudra plutôt
juger d'après elles." Or, si l'on passe outre aux termes de la loi, en
prétendant respecter l'intention du législateur, on semble juger la loi. Donc
il n'est pas permis à celui qui est soumis à la loi d'agir en dehors de ses
termes pour respecter l'intention du législateur.
2. Il appartient
d'interpréter les lois à celui-là seul qui est chargé de les établir. Or ce
n'est pas aux sujets qu'il revient de porter des lois. Ce n'est donc pas à eux
qu'il appartient d'interpréter l'intention du législateur ; ils doivent
toujours agir selon les termes de la loi.
3. Tout homme sage sait
expliquer son intention par ses paroles. Or les législateurs doivent être
rangés parmi les sages. La Sagesse dit en effet (Pr 8, 15) : "C'est par
moi que les rois gouvernent et que les législateurs décrètent le droit."
Donc on ne peut juger l'intention du législateur que d'après les termes de la
loi.
Cependant :
S. Hilaire écrit : "Le sens
des mots doit se prendre des motifs qui les ont dictés ; car ce n'est pas la
réalité qui doit être soumise au langage, mais le langage à la réalité."
Donc, il faut davantage prendre garde au motif qui a inspiré le législateur
qu'aux termes mêmes de la loi.
Conclusion :
Toute loi, avons-nous dit, est ordonnée au salut commun des hommes, et c'est seulement dans cette mesure qu'elle acquiert force et raison de loi ; dans la mesure, au contraire, où elle y manque, elle perd de sa force d'obligation. Aussi Justinien dit-il que "ni le droit ni la bienveillance de l'équité ne souffre que ce qui a été sainement introduit pour le salut des hommes, nous le rendions sévère par une interprétation plus dure, au détriment du salut des hommes". Or il arrive fréquemment qu'une disposition légale utile à observer pour le salut public, en règle générale, devienne, en certains cas, extrêmement nuisible. Car le législateur, ne pouvant envisager tous les cas particuliers, rédige la loi en fonction de ce qui se présente le plus souvent, portant son intention sur l'utilité commune. C'est pourquoi, s'il surgit un cas où l'observation de telle loi soit préjudiciable au salut commun, celle-ci ne doit plus être observée. Ainsi, à supposer que dans une ville assiégée on promulgue la loi que les portes doivent demeurer closes, c'est évidemment utile au salut commun en règle générale ; mais s'il arrive que les ennemis poursuivent des citoyens dont dépend la survie de la cité, il serait très préjudiciable cette ville de ne pas leur ouvrir ses portes. C'est pourquoi, en ce cas, il faudrait ouvrir ses portes contre la lettre de la loi, afin de sauvegarder l'intérêt général que le législateur avait en vue.
Il faut toutefois remarquer que si
l'observation littérale de la loi n'offre pas un danger immédiat, auquel il
faille s'opposer aussitôt, il n'appartient pas à n'importe qui d'interpréter ce
qui est utile ou inutile à la cité. Cela revient aux princes, qui ont autorité
pour dispenser de la loi en des cas semblables. Cependant, si le danger est
pressant, ne souffrant pas assez de délai pour qu'on puisse recourir au
supérieur, la nécessité même entraîne avec elle la dispense ; car nécessité n'a
pas de loi.
Solutions :
1. Celui qui, en cas de
nécessité, agit indépendamment du texte de la loi, ne juge pas la loi
elle-même, mais seulement un cas singulier où il voit qu'on ne doit pas
observer la lettre de la loi.
2. Celui qui se conforme à
l'intention du législateur n'interprète pas la loi de façon absolue, mais
seulement dans ce cas où il est manifeste, par l'évidence du préjudice causé,
que le législateur avait une autre intention. S'il y a doute, il doit ou bien
agir selon les termes de la loi, ou bien consulter le supérieur.
3. La sagesse d'aucun homme n'est si grande qu'il puisse imaginer tous les cas particuliers ; et c'est pourquoi il ne peut pas exprimer d'une façon suffisante tout ce qui conviendrait au but qu'il se propose. A supposer même que le législateur puisse envisager tous les cas, il vaudrait mieux qu'il ne les exprime pas, pour éviter la confusion ; il devrait légiférer selon ce qui arrive la plupart du temps.
1. La loi humaine est-elle sujette au changement ?-2. Doit-elle toujours être changée quand il se présente quelque chose de meilleur ? - 3. Est-elle abolie par la coutume, et celle-ci acquiert-elle force de loi ? - 4. L'application de la loi humaine doit-elle être modifiée par la dispense des gouvernants ?
Objections :
1. Il semble que la loi
humaine doit être absolument immuable. Elle dérive en effet de la loi
naturelle, on l'a dit. Or la loi naturelle demeure immuable. Donc la loi
humaine également doit demeurer immuable.
2. "Une mesure doit
être absolument fixe", dit Aristote. Or la loi humaine est la mesure des
actes humains. Donc elle doit demeurer immuablement.
3. La notion même de loi
comporte que celle-ci soit juste et droite, comme on l'a exposée. Or ce qui est
droit une fois est toujours droit. Donc ce qui est la loi une fois doit
toujours être la loi.
Cependant :
S. Augustin écrit : "La loi
temporelle, bien qu'elle soit juste, peut être modifiée selon la justice au
cours des temps."
Conclusion :
Nous avons dite que la loi est une sentence de raison qui dirige les actes humains.
A cet égard, il y a un double motif à ce que la loi humaine soit modifiée à juste titre : du côté de la raison, et du côté des hommes dont les actes sont réglés par la raison. Je dis bien du côté de la raison parce qu'il semble naturel à la raison humaine de parvenir progressivement de l'imparfait au parfait. Ainsi dans les sciences spéculatives voyons-nous que les premiers philosophes n'ont transmis que des résultats imparfaits. Ceux-ci, dans la suite, ont été enseignés par les successeurs de façon plus parfaite. Il en va de même dans les techniques. Les premiers qui ont cherché à découvrir ce qui pourrait être utile à la communauté humaine, incapables de tout envisager par eux-mêmes, se sont contentés d'établir des outils imparfaits, insuffisants sur beaucoup de points. Ceux qui sont venus dans la suite ont apporté des changements, en créant des procédés moins souvent inférieurs à l'intérêt commun.
Du côté des hommes dont les actes
sont réglés par la loi, cette loi peut être modifiée à juste titre, en raison
des changements survenus dans la condition des hommes, auxquels des instruments
différents sont adaptés selon la diversité des situations. S. Augustin en donne
un exemple : "Si le peuple est bien police, sérieux et gardien très
vigilant de l'intérêt public, il est juste de porter une loi qui permette à un
tel peuple de se donner à lui-même des magistrats qui administrent l’État.
Toutefois si, devenu peu à peu dépravé, ce peuple vend son suffrage et confie
le gouvernement à des hommes infâmes et scélérats, il est juste qu'on lui
enlève la faculté de conférer les honneurs publics et qu'on revienne à la
décision prise par un petit nombre de bons citoyens."
Solutions :
1. La loi naturelle est une
participation de la loi éternelle, nous l'avons dit. C'est pourquoi elle
demeure sans changement ; elle tient ce caractère de l'immutabilité et de la
perfection de la raison divine qui a constitué la nature. Mais la raison
humaine est changeante et imparfaite. Et c'est pourquoi la loi est modifiable.
En outre, la loi naturelle ne contient que quelques préceptes universels qui
demeurent toujours ; au contraire, la loi établie par l'homme contient des
préceptes particuliers, selon les divers cas qui se présentent.
2. Une mesure doit être
fixe dans la mesure du possible. Dans les choses changeantes, il ne peut pas y
avoir quelque chose d'absolument immuable. C'est pourquoi la loi humaine ne
peut pas être absolument immuable.
3. Ce qui est droit dans le domaine des choses corporelles est dit tel de façon absolue ; aussi cela demeure-t-il toujours droit, pour ce qui dépend de lui. La rectitude de la loi, en revanche, est relative à l'utilité commune, à laquelle une chose unique et identique n'est pas toujours adaptée, nous venons de le dire. Aussi la rectitude entendue en ce dernier sens peut-elle changer.
Objections :
1. Il semble que l'on doive
toujours modifier la loi humaine quand il se présente quelque chose de
meilleur. En effet, les lois humaines sont, comme les autres arts, découvertes
par la raison humaine. Mais dans les autres arts, on change ce qu'on avait
d'abord établi, si quelque chose de meilleur se présente. Il faut donc faire de
même pour les lois humaines.
2. D'après l'enseignement
du passé, on peut pourvoir à l'avenir. Or, si les lois humaines n'avaient pas
été modifiées quand sont survenus des procédés meilleurs, de multiples
inconvénients s'en seraient suivis, car les lois anciennes contiennent beaucoup
d'éléments grossiers. Il semble donc que les lois doivent être changées toutes
les fois qu'il se présente quelque chose de meilleur à prescrire.
3. Les lois humaines sont
établies pour régler des cas particuliers. Or dans le domaine des choses
particulières, nous ne pouvons acquérir de connaissance parfaite que par
l'expérience : "ce qui exige du temps", selon Aristote. Il semble
donc qu'au cours des temps un meilleur statut puisse se présenter.
Cependant :
il est dit dans les Décrets
"C'est une honte ridicule et pleine d'impiété que nous laissions violer
les traditions reçues jadis de nos pères."
Conclusion :
Nous avons dit à l'Article précédent qu'une loi humaine était
changée à juste titre dans la mesure où son changement profitait au bien
public. Or la modification même de la loi, en tant que telle, nuit quelque peu
au salut commun. Car pour assurer l'observation des lois, l'accoutumance a une
puissance incomparable, à ce point que ce qu'on fait contre l'habitude
générale, même s'il s'agit de choses de peu d'importance, paraît très grave.
C'est pourquoi lorsque la loi est changée, la force coercitive de la loi
diminue dans la mesure où l'accoutumance est abolie. C'est pourquoi on ne doit
jamais modifier la loi humaine, à moins que l'avantage apporté au bien commun
contrebalance le tort qui lui est porté de ce fait. Ce cas se présente quand
une utilité très grande et absolument évidente résulte d'un statut nouveau, ou
encore quand il y a une nécessité extrême résultant de ce que la loi usuelle
contient une iniquité manifeste, ou que son observation est très nuisible.
Ainsi est-il noté par Justinien i que "dans l'établissement d'institutions
nouvelles, l'utilité doit être évidente pour qu'on renonce au droit qui a été
longtemps tenu pour équitable".
Solutions
:
1. Dans les choses de
l'art, c'est la raison seule qui est efficace ; et c'est pourquoi partout où
une meilleure raison se présente, il faut modifier ce qu'on avait établi
auparavant. Mais les lois tirent leur plus grande force de l'habitude, selon le
Philosophe. C'est pourquoi il ne faut pas les changer facilement.
2. Cet argument conclut que
les lois doivent être changées, non pas toutefois par n'importe quelle
amélioration, mais pour une grande utilité ou nécessité comme on vient de le
dire.
3. Même réponse.
Objections :
1. Il ne semble pas que la
coutume puisse acquérir force de loi, ni faire disparaître la loi. La loi
humaine, en effet, dérive de la loi naturelle et de la loi divine. Or la
coutume des hommes ne peut changer ni la loi de nature, m la loi divine. Elle
ne peut donc pas davantage changer la loi humaine.
2. De plusieurs choses
mauvaises ne peut résulter une chose bonne. Or celui qui commence le premier à
agir contrairement à la loi, agit mal. Donc la multiplication d'actes
semblables ne produira aucun bien. Mais la loi est un bien, puisqu'elle est la
règle des actes humains. Donc la loi ne peut pas être évincée par la coutume de
telle sorte que la coutume acquière force de loi.
3. Porter des lois
appartient aux pouvoirs publics chargés de gouverner la multitude ; aussi les
personnes privées ne peuvent-elles pas faire de loi. Or la coutume tire sa
valeur des actions de personnes privées. Donc la coutume ne peut pas obtenir
force de loi en sorte que la loi serait abrogée.
Cependant :
S. Augustin écrit : "La
coutume du peuple et les institutions des anciens doivent être tenues pour des
lois. Et de même que les prévaricateurs des lois divines, les contempteurs des
coutumes ecclésiastiques doivent être réprimés."
Conclusion :
Toute loi émane de la raison et de la volonté du législateur ; la loi divine et la loi naturelle, de la volonté raisonnable de Dieu ; la loi humaine, de la volonté de l'homme réglée par la raison. Mais de même que la raison et la volonté de l'homme se manifestent par la parole pour les choses à faire, ainsi se manifestent-elles par des actes, car chacun semble choisir comme un bien ce qu'il réalise par ses oeuvres. Or, il est évident que par le moyen de la parole, en tant qu'elle manifeste le mouvement intérieur et les conceptions de la raison humaine, la loi peut être changée et aussi expliquée. Aussi, par le moyen des actes, très multipliés, qui créent une coutume, la loi peut être changée, voire expliquée ; et même des pratiques peuvent s'établir qui obtiennent force de loi du fait que, par
des actes extérieurs multipliés, on
exprime d'une façon très efficace et le mouvement intérieur de la volonté, et
la conception de la raison ; car lorsqu'un acte se répète un grand nombre de
fois, cela paraît bien émaner d'un jugement délibéré de la raison. De ce fait,
la coutume a force de loi, abolit la loi et interprète la loi.
Solutions :
1. La loi naturelle et
divine procède de la volonté divine, nous venons de le dire. Par conséquent,
elle ne peut être changée par une coutume émanée de la volonté de l'homme, mais
uniquement par l'autorité divine. Il s'ensuit qu'aucune coutume ne peut
prévaloir contre la loi divine ou la loi naturelle. S. Isidore demande en effet
"que l'usage s'incline devant l'autorité ; et que la pratique irrégulière
soit vaincue par la loi et la raison".
2. Nous avons accordé plus
haut que les lois humaines sont en certains cas insuffisantes ; il est donc
possible d'agir indépendamment de la loi dans le cas où la loi se trouve en
défaut, sans que cette manière d'agir soit mauvaise. Lorsque des cas semblables
se multiplient, en raison d'un changement dans la situation des hommes, il est
alors manifesté par la coutume que la loi n'est plus utile. La même évidence
éclaterait si une loi contraire était promulguée. Mais si le même motif qui
faisait l'utilité de la première loi demeure, ce n'est pas la coutume qui
évince la loi, mais la loi qui évince la coutume ; à moins que peut-être la loi
semble inutile pour cette unique raison qu'elle n'est plus applicable selon la
coutume du pays, ce qui était une des conditions de la loi. De fait, il est
difficile de détruire la coutume du grand nombre.
3. Le peuple dans lequel une coutume s'introduit peut se trouver en deux états. S'il s'agit d'une société libre capable de faire elle-même sa loi, il faut compter davantage sur le consentement unanime du peuple pour faire observer une disposition rendue manifeste par la coutume, que sur l'autorité du chef qui n'a le pouvoir de faire des lois qu'au titre de représentant de la multitude. C'est pourquoi, bien que les individus ne puissent pas faire de loi, cependant le peuple tout entier peut légiférer. S'il s'agit maintenant d'une société qui ne jouit pas du libre pouvoir de se faire à elle-même la loi, ni de repousser une loi posée par son chef, la coutume elle-même qui prévaut dans ce peuple obtient force de loi en tant qu'elle est tolérée par ceux à qui il appartient d'imposer la loi à la multitude. De ce fait même, ils semblent approuver la nouveauté introduite par la coutume.
Objections :
1. Il semble que les
gouvernants ne puissent pas accorder de dispense dans les lois humaines. Car la
loi est établie "pour l'utilité générale", dit S. Isidore. Or
l'utilité générale ne doit pas être suspendue pour l'avantage privé d'un
individu, puisque "le bien du peuple est plus divin que celui d'un
individu", dit Aristote. Il semble donc qu'on ne doive pas accorder de
dispense à quelqu'un pour qu'il agisse contre la loi générale.
2. Le Deutéronome (1, 17)
prescrit à ceux qui exercent l'autorité : "Vous entendrez le petit comme
le grand et vous ne ferez pas acception de personnes, car la sentence est à
Dieu." Mais concéder à l'un ce qu'on refuse d'une manière générale à tous
semble bien faire acception de personnes. Donc ceux qui gouvernent le peuple ne
peuvent pas accorder de telles dispenses, parce que c'est contraire à la loi
divine.
3. La loi humaine, pour
être juste, doit être conforme à la loi naturelle et à la loi divine ; sinon
"elle ne serait plus en harmonie avec la religion et ne s'accorderait plus
avec la discipline des moeurs", ce qui est exigé de la loi d'après S.
Isidore. Or, aucun homme ne peut dispenser de la loi divine et naturelle. Donc
pas davantage de la loi humaine.
Cependant :
S. Paul déclare (1 Co 9, 17 Vg) :
"Le droit de dispense m'a été confié."
Conclusion :
A proprement parler, le mot "dispense" signifie une distribution mesurée d'un bien commun à des besoins particuliers ; ainsi celui qui gouverne une maison est appelé "dispensateur" en tant qu'il attribue à chacun des membres de la famille, avec discernement et mesure, le travail à faire et les denrées nécessaires à la vie. Ainsi donc, en toute société, on dit que quelqu'un "dispense", parce qu'il règle de quelle manière un précepte général sera accompli par chacun des individus. Or, il arrive parfois qu'un précepte adapté, dans la plupart des cas, au bien du peuple, ne convienne pas à telle personne, ou dans tel cas donné, soit parce qu'il empêcherait un bien supérieur, soit même parce qu'il entraînerait quelque mal, comme nous l'avons montré précédemment. Or, il serait dangereux qu'une telle situation fût soumise au jugement privé de n'importe qui ; sauf peut-être à cause d'un danger évident et subit, nous l'avons déjà dit. Voilà pourquoi celui qui est chargé de gouverner le peuple a le pouvoir de dispenser de la loi humaine, qui dépend de son autorité : afin qu'il accorde la permission de ne pas observer la loi, aux personnes et dans les cas où la loi n'atteint pas sa fin.
Toutefois, s'il accorde cette
permission sans ce motif, et uniquement par un caprice de sa volonté, il sera
infidèle à son rôle de dispensateur, ou bien il sera imprudent ; infidèle, s'il
n'a pas en vue le bien commun ; imprudent, s'il ignore le motif de la dispense.
C'est pourquoi le Seigneur demande en Luc (12, 42) : "Quel est, penses-tu,
le dispensateur fidèle et prudent que le Seigneur a établi sur sa maison ?"
Solutions :
1. Quand on accorde à
quelqu'un une dispense pour ne pas observer la loi commune, ce ne doit pas être
au préjudice de l'intérêt général, mais dans l'intention de favoriser cet
intérêt.
2. Il n'y a pas acception
des personnes si l'on prend des mesures inégales pour des personnes de
situation inégale. Aussi, lorsque la condition exceptionnelle d'une personne
exige raisonnablement de prendre une disposition spéciale à son égard, il n'y a
pas acception des personnes si on lui accorde une faveur particulière.
3. La loi naturelle, comprenant les préceptes généraux qui ne sont jamais en défaut, ne peut pas être l'objet de dispense. Mais les hommes peuvent parfois dispenser des autres préceptes, qui sont comme les conclusions des premiers principes : par exemple, de ne pas restituer un dépôt à celui qui a trahi la patrie, ou autre chose du même genre. Quant à la loi divine, tout homme se trouve à son égard comme une personne privée vis-à-vis de la loi publique à laquelle elle est soumise. Aussi, de même que nul ne peut dispenser de la loi publique humaine, sinon le législateur dont la loi tire son autorité, ou celui auquel il a confié ce soin ; de même aussi, dans les préceptes de droit divin édictés par Dieu, nul ne peut accorder de dispense, sinon Dieu ou celui à qui Dieu en remettrait spécialement le soin.
Voici maintenant le traité de la loi ancienne, considérée d'abord en elle-même (Question 98), puis dans ses préceptes (Question 99).
Au sujet de la loi ancienne considérée en elle-même, six questions se posent : 1. Est-elle bonne ? - 2. Vient-elle de Dieu ? - 3. Par l'intermédiaire des anges ? - 4. Est-elle donnée à tous ? - 5. Oblige-t-elle tout le monde ? - 6. Fut-elle donnée au moment opportun ?
Objections :
1. "Je leur ai donné, dit le Seigneur, des
préceptes qui ne sont pas bons, des ordonnances selon lesquelles ils ne
pourront pas vivre" (Ez 20, 25). Si une loi n'est dite bonne qu'en raison
des bons préceptes qu'elle contient, la loi ancienne n'était pas bonne.
2. Suivant S. Isidore, une
loi bonne doit être avantageuse à la communauté. Or la loi ancienne ne fut pas
avantageuse, mais plutôt meurtrière et funeste. S. Paul l'affirme : "Sans
la loi, le péché était mort tandis que moi je vivais jadis sans la loi. Mais,
venu le précepte, le péché a repris vie tandis que moi je suis mort" (Rm
7, 8 s). Ou encore : "La loi est intervenue pour que la faute se
multiplie" (Rm 5, 20). La loi ancienne n'était donc pas bonne.
3. Si une loi est bonne,
les hommes doivent pouvoir l'observer, compte tenu de leur nature et de leurs
coutumes. Ce ne fut pas le cas de la loi ancienne : "Pourquoi
cherchez-vous, demande Pierre, à placer sur les épaules des disciples un joug
que ni nous ni nos pères n'avons pu porter ?" (Ac 15, 10). Par où l'on
voit que la loi ancienne n'était pas bonne.
Cependant :
dit S. Paul, "la loi est
sainte, le commandement est saint, juste et bon" (Rm 7, 12).
Conclusion :
Indubitablement la loi ancienne était bonne. De même en effet qu'on montre la vérité d'une doctrine par son accord avec la raison droite, de même la bonté d'une loi quelconque se manifeste en ce qu'elle s'accorde avec la raisons. Et c'était le cas de la loi ancienne. Elle réprimait la convoitise qui s'oppose à la raison : "Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain", prescrit l'Exode (20, 17). Elle interdisait même tous les péchés, lesquels sont contraires à la raison. Sa bonté est donc manifeste et c'est bien l'avis de l'Apôtre : "Selon l'homme intérieur je me complais dans la loi de Dieu" ; et encore : "je suis d'accord avec la loi, tenant qu'elle est bonne" (Rm 7, 22. 16).
Notons toutefois avec Denys que le
bien comporte plusieurs degrés : il y a un bien parfait et un bien imparfait.
Ce qui est ordonné à une fin est parfaitement bon si l'on y trouve tout ce
qu'il faut pour mener à la fin ; est imparfaitement bon ce qui contribue à
l'obtention de la fin sans être cependant en mesure d'y aboutir. Ainsi le
remède parfait est celui qui guérit, le remède imparfait celui qui est utile
mais qui cependant ne peut guérir le malade. Or on sait que la fin de la loi
humaine et celle de la loi divine ne se confondent pas. Pour la loi humaine,
c'est la tranquillité de la cité dans le temps présent ; la loi y parvient en
refrénant les actes extérieurs, dans la mesure où leur malice peut troubler la
paix de la cité. Mais la fin de la loi divine c'est de conduire l'homme à sa
fin, la félicité éternelle. Or tout péché fait obstacle à cette fin, non
seulement les actes extérieurs, mais aussi les actes intérieurs. Il peut donc
suffire à la perfection de la loi humaine qu'elle interdise le péché et le
punisse, mais cela ne suffit pas pour la loi divine qui doit mettre l'homme
pleinement en état de participer à l'éternité bienheureuse. En vérité, pareille
tâche exige la grâce de l'Esprit Saint, par qui "est répandue dans nos
coeurs la charité" qui accomplit la loi. "La grâce de Dieu est vie
éternelle", dit en effet l'épître aux Romains (6, 23). Or cette grâce, la
loi ancienne ne pouvait la conférer, cela était réservé au Christ : "La
loi a été donnée par Moïse ; la grâce et la vérité sont le fait de jésus
Christ" (Jn 1, 17). Il s'ensuit que la loi ancienne était bonne, mais
imparfaite, comme l'indique l'épître aux Hébreux (7, 19) : "La loi n'a
rien conduit à la perfection."
Solutions :
1. Dans le texte allégué,
le Seigneur parle des préceptes cérémoniels. Ils ne sont pas "bons",
parce qu'ils ne conféraient pas la grâce qui eût purifié les hommes du péché,
alors que dans ces rites mêmes les hommes se déclaraient pécheurs. De là cette
notation : "Et des ordonnances selon lesquelles ils ne pouvaient pas
vivre", c'est-à-dire obtenir la vie de la grâce. Et plus loin : "je
les ai souillés par leurs offrandes" (autrement dit, j'ai manifesté leurs
souillures), "tandis qu'ils m'offraient leurs premiers-nés à cause de
leurs pêchés".
2. On dit que la loi
"tuait". Non certes qu'elle causât la mort effectivement, mais elle
en fournissait l'occasion du fait de son imperfection, en tant qu'elle ne
conférait pas la grâce qui eût permis aux hommes d'accomplir ce qu'elle
prescrivait ou d'éviter ce qu'elle interdisait. En ce sens, l'occasion ne leur
avait pas été donnée, mais les hommes s'en étaient saisis. D'où le mot de
l'Apôtre à l'endroit cité : "Le péché prenant occasion du précepte m'a
séduit et par lui m'a donné la mort" (Rm 7, 11). On entend dans le même
sens : "La loi est intervenue pour que la faute se multiplie" ;
"pour que" marque ici un rapport de conséquence, non un rapport de
causalité ; autrement dit, les hommes prenant occasion de la loi, péchèrent
davantage parce que, d'une part, le péché fut plus grave lorsqu'il eut été
prohibé par la loi et parce que, d'autre part, la convoitise s'accrut, s'il est
vrai que nous convoitons davantage ce qui nous est interdit.
3. Le joug de la loi ne pouvait être porté sans l'aide de la grâce que la loi ne fournissait pas : "Cela ne dépend pas de celui qui veut ou de celui qui court (à savoir le fait de vouloir et de courir selon les préceptes divins), mais de Dieu qui fait miséricorde" (Rm 9, 16). Et le psalmiste avait dit : "J'ai couru dans la voie de tes commandements, lorsque tu as dilaté mon coeur", entendons : dilaté par le don de la grâce et de la charité (Ps 1 19, 32).
Objections :
1. "Les oeuvres de Dieu sont parfaites",
dit le Deutéronome (32, 4). Puisque la loi ancienne était imparfaite, comme on
vient de l'établir, elle ne pouvait venir de Dieu.
2. "J'ai appris que
toutes les oeuvres de Dieu demeurent à jamais", lit-on dans l'Ecclésiaste
(3, 14). Or tel n'est pas le cas de la loi ancienne, puisque S. Paul déclare :
"Voici abolie la première ordonnance, en raison de son impuissance et de
son inutilité" (He 7, 18). Elle n'était donc pas l'oeuvre de Dieu.
3. Une sage législation ne
se contente pas d'extirper le mal, elle en écarte aussi les occasions. Or, on
l'a dit, la loi ancienne était occasion de péché. Dieu "n'ayant pas d'égal
parmi les législateurs" (Jb 36, 22), n'avait rien à voir avec une telle
législation.
4. On vient de dire que la
loi ancienne n'avait pas de quoi assurer le salut des hommes. Or, "Dieu
veut que tous les hommes soient sauvés" (1 Tm 2, 4). Une telle loi ne
pouvait donc venir de Dieu.
Cependant :
le Seigneur s'adresse en ces termes
aux Juifs à qui avait été donnée la loi ancienne : "Au nom de vos
traditions, vous avez rendu inefficace le commandement de Dieu" (Mt 15,
6). Or il s'agissait du précepte d'honorer ses père et mère, précepte qui se
trouve, à n'en pas douter, dans la loi ancienne. La loi ancienne vient donc de
Dieu.
Conclusion :
La loi ancienne a été donnée par le
Dieu bon, Père de Notre Seigneur Jésus-Christ. Elle orientait en effet les
hommes vers le Christ. Et doublement : d'abord elle rendait témoignage au
Christ comme il l'a déclaré lui-même : "Il faut que soit accompli tout ce
qui a été écrit de moi dans la Loi, les Psaumes et les Prophètes" (Lc 24,
44). Et encore - "Si vous aviez foi en Moïse, peut-être croiriez-vous
aussi en moi, car c'est de moi qu'il a écrit" (Jn 5, 46). D'autre part, à
sa façon, la loi ancienne préparait les hommes au Christ, en les arrachant à
l'idolâtrie et en les tenant soumis au culte du Dieu unique qui, par le Christ,
devait sauver le genre humain. Ce qui fait dire à l'Apôtre : "Avant que
vînt la foi, nous étions sous la garde de la Loi, enfermés dans l'attente de la
foi qui devait être révélée" (Ga 3, 23). Mais préparer les voies et mener
au but, c'est le fait d'un seul et même auteur, entendez son fait personnel ou
le fait de ses gens. Bref, ce n'est pas le diable, lui que le Christ allait
expulser, qui aurait institué une législation propre à mener les hommes vers le
Christ : "Si Satan expulse Satan, son royaume est divisé" (Mt 12,
26). Par conséquent c'est le même Dieu qui est l'auteur de la loi ancienne et
qui a réalisé le salut des hommes par la grâce du Christ.
Solutions :
1. Pourquoi, sans être
parfaite absolument, une réalité ne posséderait-elle pas la perfection qui lui
convient à un moment donné ? Ainsi dit-on d'un enfant qu'il est parfait, non
absolument, mais comme son âge le comporte. De même, les préceptes que l'on
fait aux enfants, s'ils ne sont pas parfaits absolument, sont parfaits
cependant si l'on tient compte de ceux à qui ils s'adressent. Tel fut le cas
des préceptes de la loi, celle-ci étant, selon l'expression de l'Apôtre,
"notre pédagogue dans le Christ" (Ga 3, 24).
2. "Les oeuvres
divines qui demeurent à jamais", ce sont celles que Dieu destine à
demeurer à jamais, c'est-à-dire les oeuvres parfaites. Si la loi ancienne est repoussée
au moment où la grâce est venue à sa perfection, ce n'est pas comme mauvaise,
mais comme "impuissante et inutile" désormais, puisque, le texte le
mentionne, "la loi n'a rien conduit à la perfection". Ce qui revient
à dire avec S. Paul : "Du moment que la foi est venue, nous ne sommes plus
soumis au pédagogue" (Ga 3, 25).
3. On sait que Dieu permet
parfois le péché pour l'humiliation du pécheur. De même aussi voulut-il donner
aux hommes une loi qu'ils ne pussent observer par leurs propres forces ; par
là, dans leur présomption, ils se connaîtraient pécheurs, et dans leur
humiliation, ils recourraient à l'aide de la grâce.
4. Certes la loi ancienne n'avait pas de quoi sauver l'homme. Mais celui-ci, en même temps que la loi, recevait de Dieu un autre secours qui pouvait le sauver : c'était la foi au médiateur, par laquelle les Pères de l'Ancien Testament étaient justifiés, comme nous le sommes aussi. Ainsi Dieu ne manquait pas de fournir aux hommes les secours nécessaires au salut.
Objections :
1. Il semble plutôt que
Dieu l'ait donnée sans intermédiaire. Ange veut dire messager ; le nom évoque
l'idée de service et non celle de seigneurie : "Bénissez le Seigneur, vous
tous ses anges, ses serviteurs" (Ps 103, 20). Or la loi ancienne a été
communiquée par le Seigneur, d'après le livre de l'Exode (20, 21) : "Le
Seigneur a dit les paroles que voici" ; et un peu plus loin : "je
suis le Seigneur ton Dieu", formule reprise fréquemment dans l'Exode et
dans la suite des livres de la loi. La loi a donc été donnée par Dieu sans
intermédiaire.
2. D'après S. Jean,
"la loi a été donnée par Moïse" (Jn 1, 17). Mais Moïse la tenait
immédiatement de Dieu comme il ressort de ce passage : "Le Seigneur
s'entretenait avec Moïse face à face, comme un homme parle avec son ami"
(Ex 33, 11). La communication a donc été immédiate.
3. Seul le souverain a
compétence pour légiférer, avons-nous dit. Mais dans l'ordre du salut des âmes
l'autorité souveraine n'appartient qu'à Dieu, les anges étant "des esprits
qui servent" (He 1, 14). La loi ancienne, destinée au salut des âmes, ne
pouvait donc être donnée par des anges.
Cependant :
S. Paul dit de la loi qu'elle
"fut donnée par les anges avec le concours d'un médiateur" (Ga 3, 19)
; et S. Étienne rappelle aux Juifs : "Vous avez reçu la loi par le
ministère des anges" (Ac 7, 53).
Conclusion :
C'est bien par le ministère des
anges que Dieu a donné la loi. Outre cette raison générale empruntée à Denys
qui veut que "les réalités divines soient présentées aux hommes par la
médiation des anges", une raison spéciale imposait que la loi ancienne fût
donnée de la sorte. Cette loi, on le sait, était imparfaite, mais elle
préparait pour le genre humain la perfection du salut qui devait se réaliser
par le Christ. Ainsi, nous voyons, en tout ordre de pouvoirs et de techniques,
que le maître se réserve la direction et l'achèvement, tandis qu'il fait
exécuter par des sous-ordres les opérations qui précèdent et préparent
l'accomplissement ultime. Par exemple, le constructeur de navires exécute
lui-même le travail d'assemblage, mais fait préparer les pièces par les
ouvriers à son service. C'est pourquoi la loi parfaite du Nouveau Testament devait
être donnée immédiatement par Dieu lui-même, fait homme, tandis que la loi
ancienne devait parvenir aux hommes par les serviteurs de Dieu, ses anges.
Telle est précisément la preuve que fournit l'Apôtre de la supériorité de la
loi nouvelle sur l'autre : "Dans le Nouveau Testament, Dieu nous a parlé
en son Fils, dans l'Ancien sa parole s'est produite par le moyen des
anges" (He 1, 2 ; 2, 2).
Solutions :
1. "L'Ange qui apparut à Moïse, écrit S.
Grégoire, est désigné tantôt comme un ange, tantôt comme le Seigneur. C'est un
ange, puisqu'il exerçait le ministère extérieur de la parole, mais il est
appelé Seigneur, à cause de l'autorité intérieure qui rendait le discours
efficace." De là vient aussi que l'ange, en parlant, tenait pour ainsi
dire la place du Seigneur.
2. Le verset de l'Exode :
"le Seigneur parla à Moïse face à face..." est suivi bientôt de
celui-ci : "Montre-moi ta gloire" (Ex 33, 11 et 18). S. Augustin, qui
fait le rapprochement, conclut : "Moïse connaissait donc l'objet qu'il
voyait, et ce qu'il ne voyait pas il le désirait." Il ne voyait donc pas
l'essence même de Dieu, et ainsi Dieu ne l'instruisait pas immédiatement. Mais
ne lui parlait-il pas "face à face" ? L'Écriture adopte ce langage
pour se conformer à l'opinion populaire qui croyait que Moïse parlait à Dieu en
tête à tête, alors que Dieu lui parlait et lui apparaissait sous les espèces
d'une créature, ange ou nuée. - A moins que cette vision faciale ne signifie
quelque contemplation sublime et intime, inférieure toutefois à la vision de l'essence
divine.
3. Seul le souverain, de sa propre autorité, établit une loi, mais il lui arrive de promulguer par intermédiaires la loi qu'il a établie. C'est ainsi que la loi ancienne, instituée par l'autorité même de Dieu, a été promulguée par des anges.
Objections :
1. Ce n'est pas seulement
aux juifs, c'est à toutes les nations que devait parvenir le salut auquel
disposait la loi ancienne, et que le Christ allait apporter. "C'est peu
que tu me serves en réveillant les tribus de Jacob, en ramenant les restes
d'Israël ; je t'ai établi lumière des nations pour être mon salut jusqu'aux
extrémités de la terre" (Is 49, 6). Ainsi la loi ancienne devait être
donnée à toutes les nations et non à un seul peuple.
2. "Dieu ne fait pas
acception des personnes" lit-on au livre des Actes (10, 34), "en
toute nation celui qui le craint et vit dans la justice lui est agréable."
Il ne devait donc pas ouvrir la voie du salut à un peuple particulier, de
préférence aux autres.
3. Les services des anges,
dont on vient de parler, ce n'est pas aux seuls juifs, c'est à toutes les
nations que Dieu les a toujours assurés : "A la tête de chaque nation,
affirme l'Ecclésiastique (17, 14), Dieu a placé un chef." Toutes les
nations ont reçu aussi de Dieu des biens temporels, qui ont à ses yeux moins
d'importance que les biens spirituels. La loi également devait donc être donnée
à tous les peuples.
Cependant :
S. Paul se demandant "Quel est
donc l'avantage des Juifs ?" répond "Il est grand à tous égards :
d'abord les oracles de Dieu leur ont été confiés" (Rm 3, 1). On lit (Ps
147) : "Dieu n'a pas agi de la sorte avec toutes les nations, il ne leur a
pas fait connaître ses ordonnances."
Conclusion :
Que la loi ait été donnée au peuple juif plutôt qu'aux autres, on pourrait en chercher la raison dans le fait que seul le peuple juif est resté fidèle au culte du Dieu unique, alors que les autres peuples tombant dans l'idolâtrie n'étaient pas dignes de recevoir la loi, puisque ce qui est saint ne doit pas être donné aux chiens. Mais cette explication n'est pas satisfaisante, car le peuple juif, lui aussi, tomba dans l'idolâtrie et même après l'établissement de la loi, ce qui aggrave son cas. Nous en avons la preuve soit dans l'Exode (32), soit dans Amos (5, 25 s) : "M'avez-vous offert des sacrifices et des oblations dans le désert pendant quarante ans, maison d'Israël ? Vous portiez la tente de votre dieu Moloch et vos images idolâtriques et l'étoile de votre dieu, que vous vous êtes fabriquées !"
En outre, il est dit expressément dans le Deutéronome (9, 6) : "Sache que ce n'est pas à cause de tes oeuvres justes que le Seigneur ton Dieu t'a donné cette terre en propriété, car tu es un peuple à la nuque raide." Mais la vraie raison est fournie : "C'est pour accomplir la parole que le Seigneur a jurée à tes pères Abraham, Isaac et Jacob" (v. 5).
Quelle fut cette promesse, l'Apôtre le dit : "Les promesses ont été faites à Abraham et à sa descendance, non pas au pluriel : à ses descendants, mais au singulier : à sa descendance, qui est le Christ" (Ga 3, 16). Ainsi donc à ce peuple Dieu accorda la loi et d'autres bienfaits spéciaux parce qu'il avait promis à leurs pères que le Christ naîtrait d'eux. Il convenait en effet que le peuple qui devait donner le jour au Christ se distinguât par une sainteté particulière : "Soyez saints comme je suis saint" (Lv 19, 2). Ce n'est pas non plus le mérite d'Abraham qui explique la promesse qui lui fut faite, à savoir que le Christ naîtrait de sa race : il y va d'un choix et d'un appel gratuits : "Qui a suscité le juste de l'Orient et l'a appelé à sa suite ?" (Is 41, 2).
D'où il ressort clairement que les
Pères ont reçu la promesse, et que le peuple de leur lignage a reçu la loi en
vertu seulement d'un choix gratuit : "Vous avez entendu ses paroles du
milieu du feu, lisons-nous au Deutéronome (4, 36), parce qu'il a aimé vos pères
et a choisi leur postérité après eux." - Si l'on insiste en demandant
pourquoi Dieu a choisi ce peuple et non un autre pour donner le jour au Christ,
il conviendra de répondre avec S. Augustin : "Pourquoi attire-t-il
celui-ci et non celui-là, ne prétends pas en décider, si tu ne veux pas
errer."
Solutions :
1. Toutes les nations
devaient bien avoir accès au salut réalisé par le Christ, mais celui-ci ne
pouvait naître que d'un peuple déterminé, d'où découlent pour ce peuple des
prérogatives exclusives : "A eux, écrit S. Paul, c'est-à-dire aux juifs,
appartient l'adoption des fils de Dieu, à eux l'alliance, à eux la loi et les
patriarches ; c'est d'eux que le Christ naquit selon la chair" (Rm 9, 4).
2. On peut parler
d'acception des personnes quand il y a obligation de donner, mais non pas à
propos de libres dispositions à titre gratuit. Donner libéralement de son bien
à celui-ci plutôt qu'à celui-là, ce n'est pas faire acception des personnes ;
ce serait le cas si l'on avait à répartir des biens communs et qu'on ne réglât
pas équitablement la distribution selon les titres de chacun. Mais le bienfait
du salut, Dieu ne l'accorde au genre humain que par sa grâce ; il ne fait donc
pas acception des personnes s'il en gratifie les uns de préférence aux autres :
"Tous ceux que Dieu instruit, c'est par miséricorde qu'il les instruit ;
ceux qu'il n'instruit pas, c'est par une juste sentence", nous dit encore
S. Augustin ; c'est là, en effet, une suite de la condamnation du genre humain
pour la faute de notre premier père.
3. La faute prive l'homme des dons de la grâce, mais ne lui enlève pas ceux de la nature. Or le ministère des anges fait partie de ces derniers ; c'est en effet l'ordre naturel des êtres, qui veut que les plus humbles soient gouvernés par des agents de rang intermédiaire, et que même les secours corporels ne soient pas réservés par Dieu aux hommes, mais procurés aussi aux animaux sans raison : "Seigneur, tu sauves les hommes et les bêtes" (Ps 36, 7).
Objections :
1. Tous les sujets d'un roi
sont soumis à ses lois ; or Dieu, auteur de la loi ancienne, "est le roi
de toute la terre" (Ps 47, 8). Tous les habitants de la terre étaient donc
tenus d'observer la loi.
2. S'ils n'observaient pas
la loi ancienne, les Juifs ne pouvaient se sauver : "Maudit soit celui qui
s'écarte des paroles de cette loi et ne les met pas en pratique" (Dt 27,
26). Donc, si le reste de l'humanité avait pu faire son salut sans observer la
loi ancienne, la position des juifs eût été plus défavorable que celle des
autres.
3. Les païens avaient accès
au rite judaïque et aux pratiques de la loi : "Si un étranger veut
séjourner chez vous et célébrer la Pâque, tout mâle de sa maison sera d'abord
circoncis ; alors il pourra célébrer selon la loi comme un enfant de votre
pays" (Ex 12, 48). Mais pourquoi Dieu aurait-il décidé d'admettre les
étrangers aux pratiques légales si celles-ci n'avaient pas été nécessaires à
leur salut ? C'est donc que nul ne pouvait être sauvé, à moins d'observer la
loi.
Cependant :
Denys affirme que "nombre de
païens ont été ramenés à Dieu par des anges". Comme les païens,
évidemment, n'observaient pas la loi, on pouvait donc être sauvé sans cela.
Conclusion :
La loi ancienne mettait en lumière les préceptes de la loi naturelle en y ajoutant quelques préceptes propres. Quant aux prescriptions qu'elle empruntait à la loi naturelle, tous les hommes étaient tenus de les observer non pas au titre de la loi ancienne, mais par l'autorité de la loi naturelle. Quant à ce qu'elle y ajoutait, la loi ancienne n'y obligeait que le peuple juif.
En effet, on sait que la loi
ancienne a été accordée au peuple juif pour lui conférer une prééminence de
sainteté, par respect pour le Christ, qui devait naître de ce peuple. Or,
toutes les fois qu'un statut est édicté en vue de mettre certaines personnes
dans un état spécial de sainteté, il n'oblige que ces personnes ; il y a par
exemple des obligations particulières qui concernent les clercs, attachés au
service de Dieu, et qui ne pèsent pas sur les laïcs ; de même les religieux
sont obligés par profession à certaines oeuvres de perfection auxquelles ne
sont pas tenus les séculiers. Ainsi le peuple de Dieu avait des devoirs
particuliers que les autres peuples ne connaissaient pas : "Tu seras
parfait et sans tache près du Seigneur ton Dieu", dit le Deutéronome (18,
13) qui signale même, un peu plus loin, l'usage d'une sorte de profession :
"Je professe aujourd'hui en présence du Seigneur ton Dieu" etc. (26,
3).
Solutions :
1. Lorsqu'un roi commande
indifféremment à tous ses sujets l'observance d'une loi, celle-ci les oblige
tous. Mais, s'il prescrit aux gens de sa maison des pratiques particulières,
les autres n'y sont pas tenus.
2. Le mieux, pour l'homme,
c'est d'être plus étroitement uni à Dieu. Aussi, parmi les autres peuples, le
peuple juif l'emportait en dignité dans la mesure même où il était attaché
davantage au culte divin : "Est-il une autre nation aussi fameuse qui ait
nos rites, nos justes ordonnances et l'ensemble de notre loi ?" (Dt 4, 8).
De ce point de vue pareillement, la condition des clercs est préférable à celle
des laïcs, et celle des religieux à celle des séculiers.
3. Les païens étaient admis à l'observance de la loi parce que ce régime leur permettait de se sauver plus parfaitement et plus sûrement que celui de la seule loi naturelle. De même aujourd'hui voyons-nous des laïcs entrer dans la cléricature, des séculiers entrer en religion, alors qu'ils pourraient se sauver autrement.
Objections :
1. Puisque la loi ancienne
préparait les voies au salut que le Christ devait accomplir, c'est donc tout de
suite après le péché, dès que se révéla la nécessité de ce remède salutaire,
que la loi aurait dû être donnée.
2. Ou alors dès le temps
d'Abraham, car la loi ancienne avait pour but de sanctifier ceux qui devaient
être les ancêtres du Christ ; or c'est à Abraham que fut faite, pour la
première fois, la promesse de "cette descendance", qui est le Christ
(Gn 12, 7).
3. Si dans toute la
postérité de Noé, seul le lignage issu d'Abraham à qui fut faite la promesse
donna naissance au Christ, de même le Christ est né, à l'exclusion des autres
descendants d'Abraham, du seul lignage issu de David, à qui la promesse fut
renouvelée : "Paroles de l'homme (David) à qui un pacte fut garanti au
sujet du Christ (l'Oint) du Dieu de Jacob" (2 S 23, 1). Ainsi la loi
ancienne devait être donnée après David tout autant qu'après Abraham.
Cependant :
selon S. Paul, "la loi a été
établie en vue des transgressions, jusqu'à ce que int le lignage auquel a été
faite la promesse, proposée par le ministère des anges, avec le concours d'un
médiateur". "Proposée, commente la Glose, donc donnée à propos"
(Ga 3, 19). Ainsi convenait-il que la loi ancienne fût offerte à ce moment du
temps.
Conclusion :
L'époque de Moïse était on ne peut plus convenable pour l'institution de la loi ancienne. On s'en rend compte si l'on considère les deux catégories de personnes auxquelles toute loi s'applique : les indociles et les orgueilleux d'une part, que la loi contraint et assujettit ; d'autre part, les honnêtes gens, qui s'aident des lumières de la loi pour accomplir leurs bons desseins. Donc, pour réduire l'orgueil des hommes, la loi ancienne se présentait au moment favorable. Deux choses, en effet, entretenaient cet orgueil : la science et la puissance. La science d'abord, par l'idée que la raison naturelle suffisait au salut de l'homme ; en vue de réduire son orgueil à cet égard, l'homme fut livré au gouvernement de sa raison sans le secours d'une loi écrite, et l'expérience lui fit connaître la précarité de sa raison lorsque, vers l'époque d'Abraham, l'humanité sombra dans l'idolâtrie et les vices les plus abjects. Et dès lors se fit jour la nécessité d'une loi écrite donnée en remède à l'ignorance humaine car, dit l'Apôtre, "c'est par la loi qu'on connaît le péché" (Rm 3, 20). - Une fois éclairé par la loi, c'est de faiblesse que fut convaincu l'homme orgueilleux, incapable qu'il était de réaliser ce qu'il savait. Voilà pourquoi, conclut l'Apôtre, "ce que ne pouvait faire la loi, rendue impuissante du fait de la chair, Dieu a envoyé son Fils, pour que la justice de la loi fût accomplie en nous" (Rm 8, 3).
Quant aux honnêtes gens, l'aide de
la loi leur devint surtout nécessaire au moment où la loi naturelle commençait
de s'obscurcir sous une profusion de péchés. Mais il fallait encore que ce
secours fût accordé selon un certain plan, menant pour ainsi dire les hommes
par la main et par degrés progressifs jusqu'à la perfection. Aussi la loi
ancienne devait-elle se présenter entre la loi naturelle et la loi de grâce.
Solutions :
1. Immédiatement après le
péché du premier homme, le moment n'était pas favorable à la réception de la
loi ancienne. D'une part l'homme n'en avait pas encore reconnu la nécessité,
parce qu'il se confiait en sa raison. D'autre part l'habitude du péché n'avait
pas encore étouffé la voix de la loi naturelle.
2. Une loi ne peut être
donnée qu'à un peuple, puisque c'est un précepte général, comme on l'a établi.
Au temps d'Abraham il y eut donc des préceptes domestiques, d'ordre privé en
quelque sorte, adressés par Dieu aux hommes. Mais la race d'Abraham s'étant
ensuite multipliée jusqu'à constituer un peuple, celui-ci, une fois sorti
d'esclavage, fut à même de recevoir une loi. Aristote enseigne en effet que
"le peuple ou la cité, capable de recevoir une loi, ne comprend pas les
esclaves."
3. La loi, devant être reçue par un Peuple, ne fut pas donnée aux seuls ascendants directs du Christ, mais au peuple tout entier, marqué au sceau de la circoncision, signe de la promesse qui fut faite à Abraham et crue par lui, comme S. Paul l'explique aux Romains (4, 11). Pour cette même raison, un tel peuple une fois rassemblé devait recevoir la loi, sans attendre l'époque de David.
Dans cette étude des préceptes de la loi ancienne, il faut d'abord établir un classement (Question 99), puis examiner chaque catégorie de préceptes en particulier (Question 100 et suivantes).
1. Y a-t-il dans la loi ancienne plusieurs préceptes, ou un seul ? - 2. Contient-elle des préceptes moraux ? - 3. Des préceptes cérémoniels ? - 4. Et des préceptes judiciaires ? - 5. Outre ces trois catégories de préceptes, en contient-elle d'autres ? - 6. Comment invitait-elle à observer ces préceptes ?
Objections :
1. Une loi n'est pas autre
chose qu'un précepte, on l'a vu. Puisqu'il n'y a qu'une seule loi ancienne,
elle ne contient qu'un seul précepte.
2. "Tout précepte quel
qu'il soit, dit l'Apôtre, revient à ce commandement : Tu aimeras ton prochain
comme toi-même" (Rm 13, 9). C'est là un commandement unique. Donc la loi
ancienne ne contient qu'un seul commandement.
3. On lit aussi en S.
Matthieu (7, 12) : "Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent,
faites-le vous-mêmes pour eux ; c'est la loi et les prophètes." La loi
ancienne, qui est toute contenue dans la loi et les prophètes, se réduit donc à
un seul précepte.
Cependant :
l'Apôtre parle de Notre Seigneur
"abolissant la loi des commandements par ses ordonnances" (Ep 2, 15).
La Glose explique que ce passage vise la loi ancienne ; celle-ci contient donc
plus d'un commandement.
Conclusion :
Le précepte légal, étant
obligatoire, prescrit une chose à faire. Or, si une chose est à faire, cela
tient à l'exigence d'une fin. Il est donc, on le voit, essentiel au précepte de
se rapporter à une fin, de manière à prescrire ce qui est nécessaire ou
avantageux à l'égard de cette fin. Mais, par rapport à une fin donnée, bien des
choses peuvent se présenter comme nécessaires ou favorables. Ainsi, divers
préceptes peuvent être portés en des matières diverses, considérées dans leur
rapport à une fin unique. Concluons donc que tous les préceptes de l'ancienne
loi ne font qu'un, à l'égard de leur fin unique, mais sont aussi nombreux et
divers que sont les objets ordonnés à cette fin.
Solutions :
1. Disons que la loi
ancienne est une, comme relevant d'une fin unique ; elle n'en contient pas
moins des préceptes divers, selon la distinction des objets qu'elle touche en
vue de cette fin. De même, l'art de la construction tient son unité de sa fin,
qui est la maison à construire ; mais il comporte des prescriptions diverses à
cause des opérations diverses qu'il combine à cet effet.
2. "La fin du
précepte, c'est la charité" affirme S. Paul (1 Tm 1, 5). Toute loi, en
effet, vise à fonder une amitié entre les hommes, ou entre l'homme et Dieu.
C'est pourquoi ce commandement unique d'aimer le prochain comme soi-même, qui
se présente comme la fin de tous les commandements, contient toute la loi en
plénitude, car l'amour du prochain, si nous aimons le prochain pour Dieu,
implique l'amour de Dieu. S. Paul ne mentionne donc ici que ce précepte qui
tient lieu des deux préceptes de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain,
dont le Seigneur déclare que "dépendent la loi et les prophètes" (Mt
22, 40).
3. Aristote remarque que "l'amitié qu'on a pour autrui vient de l'amitié qu'on a pour soi-même", du fait qu'on se comporte envers autrui comme envers soi-même. Le verset allégué de S. Matthieu donne donc sous forme explicite la règle de l'amour du prochain, fournie implicitement par l'autre formule : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même." Ce n'est donc qu'une explicitation de ce commandement.
Objections :
1. Les préceptes moraux
regardent la loi naturelle. Les rattacher à la loi ancienne ce serait confondre
les deux lois.
2. C'est au moment où la
raison humaine ne suffit plus que la loi divine doit venir au secours de
l'homme. On le voit en matière de foi, où la raison est dépassée. Mais les
préceptes moraux sont à la mesure de la raison humaine ; ils ne relèvent donc
pas de cette loi divine qu'est la loi ancienne.
3. Selon S. Paul, la loi
ancienne est une "lettre qui tue" (2 Co 3, 6). Mais les préceptes
moraux ne tuent pas, ils donnent la vie : "Je n'oublierai jamais tes
ordonnances car par elles tu me donnes la vie" (Ps 119, 93). Les préceptes
moraux n'appartiennent donc pas à la loi ancienne.
Cependant :
l'Ecclésiastique (17, 9) dit du
Seigneur : "Il leur communiqua sa discipline, il leur donna en héritage la
loi de vie." Or, la discipline est affaire de moeurs si on la définit,
avec la Glose (sur He 12, 11), "l'éducation des moeurs par des chemins
raboteux". La loi donnée par Dieu contenait donc des préceptes moraux.
Conclusion :
Quand on lit dans l'Exode (20, 13.
15) : "Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas de vol", on voit bien
que la loi ancienne contenait des préceptes moraux. Et cela se comprend. Tandis
que la loi humaine a principalement en vue l'établissement d'une amitié entre
les hommes, la loi divine vise à fonder principalement une amitié entre l'homme
et Dieu. Mais l'amour a toujours pour cause une ressemblance : "Tout être
vivant aime son semblable", dit l'Ecclésiastique (13, 19). Il ne peut donc
y avoir d'amitié entre l'homme et Dieu, qui est souverainement bon, sans que
les hommes soient rendus bons : "Vous serez saints, parce que je suis
saint" (Lv 19, 2). Or, la bonté de l'homme, c'est la vertu "qui rend
bon celui qui la possède". Voilà pourquoi dans la loi ancienne il fallait
aussi des préceptes relatifs aux actes des vertus ; ce sont les préceptes
moraux de cette loi.
Solutions :
1. Sans lui être absolument
étrangère, la loi ancienne se distingue de la loi naturelle en ce qu'elle lui
ajoute quelque chose. Comme la grâce présuppose la nature, la loi divine
présuppose nécessairement la loi naturelle.
2. Ce n'est pas seulement
là où la raison est impuissante, c'est aussi là où la raison humaine rencontre
de fait un obstacle, que la loi divine devait prendre soin de l'humanité. En ce
qui touche les préceptes moraux, la raison humaine ne pouvait se tromper sur
les préceptes les plus généraux de la loi naturelle dans leur teneur
universelle, bien que l'accoutumance au péché troublât son regard dans le détail
de l'action. Sur les autres préceptes moraux qui dérivent, à la manière de
conclusions, des principes généraux de la loi naturelle, beaucoup d'esprits
tombaient dans l'erreur au point de considérer comme licite ce qui est
essentiellement mauvais. Contre ces deux sortes de défaillances l'homme devait
être secouru par la garantie de la loi divine. De même, parmi les objets
proposés à notre foi, s'il y a des articles inaccessibles à la raison, comme la
Trinité, il y en a d'autres auxquels la saine raison peut parvenir, comme
l'unité de Dieu, de façon à prémunir la raison humaine contre une erreur où
elle tombe fréquemment.
3. S. Augustin l'a montrée on peut dire que, même dans ses préceptes moraux, la lettre de la loi est meurtrière occasionnellement, en ce sens que, pour accomplir le bien qu'elle prescrit, elle ne fournit pas le secours de la grâce.
Objections :
1. Toute loi qui s'adresse
à des hommes entend diriger les actes humains. Or les actes humains sont ceux
que nous avons appelés moraux. La loi ancienne, s'adressant à des hommes,
devait donc contenir uniquement des préceptes moraux.
2. Les préceptes qu'on
appelle cérémoniels doivent se rapporter au culte divin. Mais celui-ci est le
fait d'une vertu, la vertu de religion, qui, selon Cicéron, "offre à la
divinité culte et cérémonies". Donc, puisque les actes des vertus relèvent
des préceptes moraux comme on l'a dit, on ne peut en distinguer les préceptes
cérémoniels.
3. On dira que les
préceptes cérémoniels se distinguent par leur signification figurative.
Néanmoins, selon S. Augustin "ce sont les paroles qui possèdent
principalement, dans la société humaine, le pouvoir de signifier". La
présence de préceptes cérémoniels portant sur des gestes figuratifs ne
s'imposait donc pas dans la loi ancienne.
Cependant :
on lit au Deutéronome (4, 13) :
"Les dix paroles, il les a écrites sur deux tables de pierre, et alors il
m'a chargé de vous enseigner les cérémonies et les ordonnances que vous devrez
observer." Les dix paroles, ce sont les préceptes moraux. Outre ceux-là,
il y en a donc d'autres : les préceptes cérémoniels.
Conclusion :
Nous savons que la loi divine est
instituée avant tout pour régler les rapports des hommes avec Dieu, alors que
la loi humaine l'est d'abord pour régler les rapports des hommes entre eux.
C'est donc dans la mesure où le bien de la communauté humaine y était intéressé
que les lois humaines se sont attachées à l'organisation du culte divin ; ainsi
s'explique le fait, évident chez les païens, qu'elles ont pris quantité de
dispositions en matière religieuse selon qu'elles le jugeaient avantageux pour
le bien des moeurs. A l'inverse, la loi divine a réglé les rapports des hommes
entre eux selon les exigences de sa visée principale, qui était d'aménager
leurs rapports avec Dieu. Or l'homme n'entre pas en rapport avec Dieu par les
seuls actes intérieurs de l'esprit : croire, espérer, aimer ; il le fait aussi
par des activités extérieures, par lesquelles il reconnaît qu'il est au service
de Dieu. Ces oeuvres-là, elles appartiennent au culte et on leur donne le nom
de "cérémonies". Ce mot viendrait de Cereris munia, dons de
Cérès, la déesse de la terre, parce que c'étaient primitivement les fruits de
la terre qu'on offrait à Dieu ; - à moins que, selon Valère Maxime, ce terme ne
se soit introduit chez les Latins du fait qu'après la prise de Rome par les
Gaulois, c'est dans une ville voisine, du nom de Céré, que les objets sacrés des
Romains furent transportés et entourés de vénération. En tout cas, dans la loi,
ce sont les préceptes relatifs au culte divin qui sont spécialement appelés
cérémoniels.
Solutions :
1. Le domaine des actes
humains inclut aussi le culte de Dieu. Voilà pourquoi la loi ancienne, qui
s'adressait à des hommes, connaît des préceptes de cette sorte.
2. Rappelons que les
préceptes de la loi naturelle sont des préceptes généraux, et demandent à être
déterminés. Ils le sont par la loi humaine ou par la loi divine. Les
déterminations apportées par la loi humaine ne sont plus appelées de loi
naturelle mais de droit positif ; et celles qu'apporte la loi divine ne se
confondent pas davantage avec les préceptes moraux de la loi naturelle. Rendre
un culte à Dieu, c'est assurément un acte de vertu qui relève d'un précepte
moral ; mais les précisions ajoutées à ce précepte, comme honorer Dieu par
telles victimes et telles offrandes, relèvent de préceptes cérémoniels. On voit
ainsi que les deux domaines sont distincts.
3. Denys rappelle que le divin ne peut se manifester aux hommes que sous des similitudes sensibles. Cependant ces similitudes touchent l'âme davantage si, outre leur expression verbale, elles s'adressent aussi aux sens. C'est pourquoi dans l'Écriture les communications divines ne se transmettent pas seulement en similitudes formulées verbalement, telles que les discours métaphoniques, mais encore en représentations réelles qui frappent les yeux. Tel est le domaine des préceptes cérémoniels.
Objections :
1. S. Augustin observait
que "dans la loi ancienne il y a des préceptes touchant la vie qu'il faut
mener, et des préceptes concernant la vie qu'il faut signifier". Voilà,
respectivement, les préceptes moraux et les préceptes cérémoniels. Il n'y a pas
lieu, en conséquence, de leur adjoindre dans la loi d'autres préceptes, dits
judiciaires.
2. Commentant le verset 102
du Psaume 119 "je ne me suis pas écarté de tes jugements", la Glose
explique : "de ce que tu as établi comme règle de vie". Règle de vie,
entendons préceptes moraux. Les préceptes judiciaires ne s'en distinguent donc
pas.
3. Le jugement est un acte
de la vertu de justice : "Le jugement sera conforme à la justice" (Ps
94, 15). Comme les actes de toutes les vertus, sans excepter ceux de la
justice, relèvent des préceptes moraux, ceux-ci incluent donc les préceptes
judiciaires qui n'en doivent pas être distingués.
Cependant :
nous lisons au Deutéronome (6, 1) :
"Voici les préceptes, les cérémonies et les jugements." Ici, les
préceptes désignent par excellence les préceptes moraux. Il existe donc des
préceptes judiciaires, en plus des préceptes moraux et cérémoniels.
Conclusion :
Il appartient à la loi divine, répétons-le, de régler les rapports des hommes entre eux et à l'égard de Dieu. Cette double compétence, quant à son principe général, est du ressort de la loi naturelle et à cela correspondent les préceptes moraux. Mais quant à son double domaine, elle demande à être déterminée par la loi divine ou la loi humaine. En effet, les principes connus naturellement sont toujours généraux, tant dans l'ordre spéculatif que dans l'ordre pratique. Donc, de même que la détermination du précepte général de rendre un culte à Dieu est assurée par les préceptes cérémoniels, de même la détermination du précepte général d'observer la justice parmi les hommes est assurée par les préceptes judiciaires.
Dès lors, nous pouvons distinguer
trois catégories de préceptes dans la loi ancienne : les préceptes moraux, où
s'expriment les exigences de la loi naturelle ; les préceptes cérémoniels,
déterminations du culte divin ; les préceptes judiciaires, déterminations
touchant la pratique de la justice parmi les hommes. C'est pourquoi S. Paul,
après avoir dit : "La loi est sainte", ajoute que "le
commandement est juste, bon et saint" (Rm 7, 12). La justice vise les
préceptes judiciaires ; la sainteté évoque les préceptes cérémoniels, car est
saint ce qui est consacré à Dieu ; quant à la bonté, c'est-à-dire l'honnêteté,
elle désigne les préceptes moraux.
Solutions :
1. Les préceptes
judiciaires, aussi bien que les préceptes moraux, intéressent la rectitude de
la vie humaine ; les uns et les autres constituent donc ensemble le premier
membre de la division augustinienne, les préceptes touchant "la vie qu'il
faut mener".
2. Le jugement est une mise
en oeuvre de la justice, ce qui suppose une application déterminée de la raison
à des objets particuliers. Les préceptes judiciaires ont donc en commun avec
les préceptes moraux qu'ils découlent de la raison, et avec les préceptes
cérémoniels qu'ils sont des déterminations de principes généraux. Voilà
pourquoi les textes désignent à la fois sous le nom de "jugements"
tantôt les préceptes judiciaires et moraux, comme dans le Deutéronome (5, 1) :
"Écoute, Israël, les cérémonies et les jugements" ; tantôt les
préceptes judiciaires et cérémoniels, comme au Lévitique (18, 4) : "Vous
accomplirez mes jugements et vous observerez mes préceptes." Par
préceptes, ici, entendez préceptes moraux ; et par jugements, les préceptes
cérémoniels et judiciaires.
3. Aux préceptes moraux appartient l'acte de justice en général ; aux préceptes judiciaires, la détermination spécifique de cet acte.
Objections :
1. Aux préceptes
judiciaires reviennent les rapports sociaux, pour y mettre en oeuvre la justice
; aux préceptes cérémoniels, le culte divin, acte de la vertu de religion. Mais
il y a encore bien d'autres vertus : la tempérance, la force, la libéralité, et
toutes celles qu'on trouve énumérées ailleurs. Quantité d'autres préceptes
doivent donc prendre place dans la loi ancienne.
2. "Aime le Seigneur
ton Dieu (Dt 11, 1), et observe ses préceptes, ses cérémonies, ses jugements,
ses commandements." Si, par préceptes, on entend les préceptes moraux, il
reste une quatrième catégorie : les commandements.
3. Nous lisons encore (Dt
6, 17) : "Garde les préceptes du Seigneur ton Dieu et les témoignages et
les cérémonies que je t'ai prescrits." A la liste précédente, il faut donc
ajouter les témoignages.
4. Enfin on lit dans le
Psaume (119, 93) "Jamais je n'oublierai tes justifications." Par
quoi, nous dit la Glose, le psalmiste vise la loi. La loi ancienne comportait
donc encore des "justifications".
Cependant :
on lit dans le Deutéronome (6, 1) :
"Voici les préceptes, les cérémonies et les jugements que commande le
Seigneur." Cette division qui figure tout au début de la loi semble
exhaustive.
Conclusion :
Il y a dans une loi des dispositions qui ont le caractère de préceptes, et des dispositions destinées à faire observer les préceptes. Les préceptes prescrivent la conduite à tenir. Pour engager l'homme à s'y conformer il y a deux sortes de considérations : d'une part l'autorité du législateur ; d'autre part l'avantage qu'on trouve à les observer, soit qu'on se procure ainsi quelque bien, profit, agrément ou honneur, ou qu'on évite un mal opposé. Il fallait donc que la loi ancienne contint des formules mettant en relief l'autorité divine du législateur, comme par exemple (Dt 6, 4) : "Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est le seul Dieu" ; ou bien, au début de la Genèse : "Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre." Voilà ce qu'on appelle des témoignages. - Il fallait aussi promettre certaines récompenses à qui observerait la loi, certains châtiments à qui la transgresserait. Nous en trouvons un exemple dans le Deutéronome (28, 1) : "Si tu écoutes la voix du Seigneur ton Dieu, il t'élèvera plus haut que toutes les nations, etc." Ce sont là les justifications, car Dieu fait justice à ceux qu'il récompense ou punit.
Pour ce qui est de la conduite à tenir, seul tombe sous le précepte ce qui est dû à un certain titre. Mais il faut distinguer un double dû : l'un réglé par la raison, l'autre par la détermination de la loi, c'est-à-dire, pour prendre les termes d'Aristote le droit moral et le droit légal.
1° Le dû moral à son tour est de deux sortes quand une conduite est prescrite par la raison, ce peut être à cause de sa nécessité, si l'ordre vertueux n'est pas réalisable autrement, ou à cause de son utilité en vue de mieux assurer cet ordre. Partant, certaines prescriptions ou interdictions morales sont à entendre strictement dans la loi, comme : Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas. Ce sont les préceptes proprement dits. Tandis que d'autres prescriptions ou interdictions ne s'imposent pas avec ce caractère de dû rigoureux, mais comme avantageuses. C'est ce qu'on peut appeler des commandements, à cause de leur valeur d'incitation et de recommandation. Par exemple, l'Exode (22, 26) recommande à qui a reçu un vêtement en gage, de le rendre avant le coucher du soleil. De telles dispositions faisaient dire à S. Jérôme que "dans les préceptes brille la justice, et dans les commandements la charité".
2° Quant au dû que la loi détermine, dans le domaine humain il relève des préceptes judiciaires, dans le domaine religieux des préceptes cérémoniels.
A moins que l'on ne convienne
d'appeler témoignages les dispositions relatives aux peines et aux récompenses,
où s'affirme la justice divine ; tandis que les préceptes de la loi dans leur
ensemble recevraient le nom de justifications, comme réalisations de la justice
légale. - On pourrait encore avancer une autre distinction entre préceptes et
commandements, en nommant préceptes ce que Dieu a prescrit par lui-même, et
commandements ce qui a été prescrit au nom de Dieu par ses mandataires ; la similitude
des mots y invite. - En tout cas, il est clair que tous les préceptes de la loi
sont compris dans les trois catégories de préceptes moraux, cérémoniels et
judiciaires ; le reste se présente, non au titre de préceptes, mais comme un
dispositif en vue de l'observation des préceptes.
Solutions :
1. Parmi les vertus, seule la justice se fonde sur l'idée de dû. Aussi les préceptes moraux ne peuvent-ils être déterminés par une loi que dans la mesure où ils tiennent à la justice. Et la religion, au dire de Cicéron, est elle-même une partie de la justice. Il ne peut donc y avoir de droit légal en dehors des préceptes cérémoniels et judiciaires.
2-3-4. La solution des autres objections ressort clairement de ce qui précède.
Objections :
1. Il semble qu'elle
n'aurait pas dû le faire par des promesses et des menaces temporelles. En
effet, l'intention de la loi divine n'est autre que de soumettre l'homme à Dieu
par la crainte et l'amour. C'est ce que nous lisons au Deutéronome (10, 12) :
"Et maintenant, Israël, que demande de toi le Seigneur ton Dieu, sinon que
tu craignes le Seigneur ton Dieu, que tu marches dans ses voies et que tu l'aimes
?" Or la convoitise des biens temporels ne peut qu'éloigner de Dieu :
"Le venin qui tue la charité, c'est la convoitise", au jugement de S.
Augustin. Promesses et menaces temporelles vont donc à l'encontre de
l'intention du législateur, ce qui, selon Aristote, est une tare évidente pour
une loi.
2. La loi divine est d'un
rang plus élevé que la loi humaine. Or, dans les sciences, nous voyons que les
sciences supérieures usent de moyens d'autant plus parfaits qu'elles sont plus
parfaites. Du moment que la loi humaine use de menaces ou de promesses
temporelles pour amener les hommes au bien, la loi divine ne pouvait rester à
ce niveau, mais user de procédés plus nobles.
3. Ce qui échoit
indifféremment aux bons et aux méchants ne peut ni récompenser la justice ni
punir la faute. Or l'Ecclésiaste (9, 2) remarque à propos des biens et des maux
temporels : "Tout arrive également à tous, au juste et à l'impie, au bon
et au méchant, à celui qui est pur et à celui qui ne l'est pas, à celui qui
sacrifie et à celui qui méprise les sacrifices." La loi divine a donc eu
tort de les introduire dans ses dispositions au titre de récompenses ou de
châtiments.
Cependant :
Dieu dit aux Israélites "Si
vous voulez bien m'écouter vous mangerez les produits de la terre ; mais si
vous résistez, si vous provoquez ma colère, vous serez dévorés par le
glaive" (Is 1, 19).
Conclusion :
Dans les sciences spéculatives, on
est conduit à admettre les conclusions grâce aux moyens termes syllogistiques ;
pareillement, quelque loi que l'on considère, c'est par des récompenses et des
peines que les sujets sont amenés à en obsever les préceptes. Nous voyons aussi
que dans les sciences spéculatives il faut présenter les moyens termes au
disciple en tenant compte de son niveau actuel ; de là vient qu'il faut, dans
les sciences, procéder méthodiquement pour que l'enseignement débute en partant
de ce qui est plus connu. De même, si l'on veut amener quelqu'un à observer des
préceptes, on doit mettre en avant les motifs auxquels il est sensible ; c'est
ainsi qu'on offre à des enfants, pour les inciter à agir, telles récompenses
proportionnées à leur âge. Or nous savons que la loi ancienne était une
disposition préparatoire au Christ, comme l'imparfait à l'égard du parfait. Le
peuple à qui elle s'adressait était encore imparfait, en comparaison de la
perfection qu'allait réaliser le Christ, ce qui permet à S. Paul de comparer ce
peuple à un enfant placé sous la férule d'un pédagogue (Gal 3, 24). Si la
perfection pour l'homme consiste à mépriser les biens temporels pour s'attacher
aux biens spirituels, selon l'enseignement de S. Paul : "J'oublie ce qui
est derrière moi, je me porte vers ce qui est en avant... Nous tous les
parfaits, ayons ces mêmes sentiments" (Ph 3, 13-15), en revanche les
imparfaits désirent les biens temporels, sans perdre Dieu de vue toutefois,
tandis que les méchants s'y arrêtent comme à leur fin. La loi ancienne était
donc bien dans son rôle en conduisant à Dieu des sujets imparfaits par les
motifs temporels capables de les toucher.
Solutions :
1. Le venin mortel pour la
charité, c'est la convoitise qui pousse l'homme à placer sa fin dans les biens
temporels. Mais obtenir les biens temporels que les imparfaits désirent en vue
de Dieu, cela les achemine vers l'amour de Dieu. Entendons en ce sens la parole
du Psaume (49, 10) : "Il te louera pour les biens dont tu l'auras
comblé."
2. Les peines et
récompenses, sanctions de la loi humaine, sont administrées par des hommes ; la
loi divine, elle, prévoit des peines et des récompenses qui doivent être
appliquées par Dieu. Ainsi la loi divine conserve-t-elle la supériorité des
moyens.
3. A lire l'histoire de l'ancienne alliance on constate que sous la loi la situation générale du peuple était toujours prospère tant que la loi était observée ; mais à peine s'écartaient-ils des préceptes de la loi qu'une foule de calamités fondaient sur eux. Toutefois, en certains cas, des particuliers qui observaient la justice de la loi subissaient certaines épreuves ; c'est que, déjà spiritualisés, ils ne s'en détachaient que mieux des sollicitudes temporelles et voyaient leur vertu ainsi confirmée ; à moins qu'il ne s'agisse, sous l'écorce des oeuvres de la loi parfaitement observées, de ces coeurs tout entiers attachés au temporel et éloignés de Dieu. Ce sont ces derniers que condamne Isaïe (29, 13) : "Ce peuple m'honore en paroles, mais son coeur reste loin de moi."
Il faut considérer maintenant chaque catégorie des préceptes de la loi ancienne, c'est-à-dire les préceptes moraux (Question 100), les préceptes cérémoniels (Question 101-103) et les préceptes judiciaires (Question 104-105).
1. Tous les préceptes moraux de la loi ancienne appartiennent-ils à la loi naturelle ? - 2. Portent-ils sur des actes de toutes les vertus ? - 3. Tous les préceptes se ramènent-ils aux dix préceptes du décalogue ? - 4. La division des préceptes du décalogue. - 5. Leur dénombrement. - 6. Leur ordre. - 7. Leur présentation. - 8. Souffrent-ils dispense ? - 9. La modalité vertueuse de l'acte tombe-t-elle sous le précepte ? - 10. Et cette modalité que donne la charité ? - 11. Peut-on distinguer d'autres préceptes moraux ? - 12. Les préceptes moraux de la loi ancienne justifient-ils ?
Objections :
1. L'Ecclésiastique (17, 9)
interdit de l'affirmer : "Il leur communique sa discipline, il leur donna
en héritage la loi de vie." Or la discipline ne se confond pas avec la loi
de nature qui ne s'enseigne pas, puisqu'on la possède par instinct de nature.
Tous les préceptes moraux ne relèvent donc pas de la loi naturelle.
2. La loi divine est plus
parfaite que la loi humaine. Or celle-ci fait à la loi naturelle des additions
concernant les bonnes moeurs ; on n'en peut douter puisque, la loi naturelle
étant la même chez tous, les institutions morales varient ici et là. A bien
plus forte raison la loi divine devait-elle donc, touchant les bonnes moeurs,
ajouter quelque chose à la loi naturelle.
3. La raison naturelle
invite à une certaine bonté morale, mais aussi la foi qui, selon S. Paul, (Ga
5, 6) "agit par l'amour". Or la foi ne dépend pas de la loi
naturelle, car son objet dépasse la raison. Tous les préceptes moraux de la loi
divine ne relèvent donc pas de la loi naturelle.
Cependant :
S. Paul écrit aux Romains (2, 14) :
"Les païens qui n'ont pas la loi observent naturellement ses
prescriptions." Et cela s'entend des prescriptions morales. Tous les
préceptes moraux de la loi appartiennent donc à la loi de nature.
Conclusion :
Les préceptes moraux, à la différence des préceptes cérémoniels et judiciaires, sont ceux qui de soi concernent les bonnes moeurs. Or les moeurs humaines se définissent par rapport à la raison, principe propre des actes humains, de sorte qu'on appelle bonnes les moeurs qui s'accordent avec la raison, et mauvaises celles qui s'y opposent. Or, comme tout jugement de la raison spéculative dérive de la connaissance naturelle des premiers principes, tout jugement de la raison pratique dérive, lui aussi, comme on l'a vu, de quelques principes naturellement connus. Mais, selon les cas, le jugement peut procéder différemment. Car il y a dans la conduite humaine des choses si claires qu'un peu d'attention révèle aussitôt, grâce à ces principes premiers et généraux, s'il faut les approuver ou les blâmer. Il en est d'autres en revanche qui ne peuvent être jugées qu'en faisant grande attention aux circonstances particulières ; et il n'est pas donné à tout le monde, mais seulement aux sages, de se livrer à cette étude attentive, de même qu'il n'appartient pas au vulgaire, mais seulement au philosophe, d'examiner les conclusions particulières du savoir. Il y en a enfin que l'homme ne peut discerner sans l'aide d'une révélation divine, comme il arrive en matière de foi.
Étant donc admis que les préceptes moraux concernent les bonnes moeurs, que celles-ci s'accordent avec la raison et que tout jugement de la raison humaine dérive en quelque façon de la raison naturelle, il est clair que tous les préceptes moraux appartiennent à la loi naturelle. Mais ici on distinguera. Tantôt la raison naturelle de chacun, par ses propres moyens, discerne immédiatement ce qu'il faut faire ou ne pas faire ; ainsi : Tu honoreras tes père et mère, tu ne tueras point, tu ne commettras pas de vol ; les préceptes de cette sorte appartiennent purement et simplement à la loi naturelle. Tantôt une étude plus pénétrante permet aux sages de discerner ce qu'il y a lieu de faire : ces derniers préceptes, bien qu'ils appartiennent à la loi de nature, exigent toutefois que les simples en soient instruits par l'enseignement des sage ; ainsi : "Lève-toi devant une tête blanche et honore la personne du vieillard" (Lv 19, 32), .et d'autres préceptes analogues. Il y a enfin des jugements que la raison humaine ne peut porter si elle n'est instruite par Dieu, notre maître en choses divines ; par exemple : Tu ne feras pas d'image taillée ni de représentation, tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu.
Tout cela donne la réponse aux objections.
Objections :
1. L'observation des
préceptes de la loi ancienne porte le nom de justification ; le Psaume (119)
l'entend en ce sens : "Je garderai tes justifications." Mais ce terme
signifie : mise en oeuvre de la justice. Les préceptes moraux portent donc
exclusivement sur des actes de justice.
2. Tout ce qui tombe sous
le précepte est à considérer comme dû. Or l'idée de dû ne met pas en cause les
autres vertus, mais la seule justice, dont c'est l'acte propre de rendre à
chacun son dû. Les préceptes moraux de la loi portent donc uniquement sur les
actes de la justice et nullement sur les actes d'autres vertus.
3. S. Isidore dit que toute
législation a pour but le bien commun. Mais, selon Aristote, parmi les vertus,
seule la justice regarde le bien commun. Les préceptes moraux ne concernent
donc que les actes de la justice.
Cependant :
S. Ambroise définit le péché :
"Une transgression de la loi divine, une désobéissance aux ordres du
ciel." Comme les péchés s'opposent aux actes de toutes les vertus, la loi
divine connaît donc des actes de toutes les vertus.
Conclusion :
Il a été établi plus haut, que les préceptes de la loi se rapportent au bien commun. Il s'ensuit que les préceptes d'une loi doivent se différencier selon les types de communauté : aussi Aristote enseigne-t-il que la législation ne doit pas être la même si la cité est gouvernée par un roi, ou par le peuple, ou par un certain nombre de citoyens importants. Or ce n'est pas au même type de communauté que se réfèrent la loi humaine et la loi divine. La loi humaine vise une communauté civile, celle qui s'établit entre les hommes par le moyen d'activités extérieures, puisque c'est par de tels actes que les hommes entrent en rapports les uns avec les autres. Les rapports de cette sorte sont du ressort de la justice, spécialement qualifiée pour l'organisation des rapports sociaux parmi les hommes. C'est pourquoi les préceptes proposés par la loi humaine n'intéressent que les actes de justice ; si des actes d'autres vertus sont prescrits, c'est dans la mesure seulement où ces actes revêtent un caractère de justice, ainsi que l'explique Aristote.
Mais, avec la loi divine, la
communauté en cause est celle des hommes envers Dieu, soit dans la vie présente
soit dans la vie future ; aussi les préceptes que cette loi propose ne
négligent rien de ce qui peut disposer l'humanité à ces bons rapports avec
Dieu. Et comme c'est par la raison, faculté spirituelle où s'inscrit l'image
divine, que l'homme entre en communication avec Dieu, les préceptes de la loi
divine embrassent toutes les dispositions propres à mettre la raison humaine en
cette condition favorable. Or c'est le fait des actes de toutes les vertus :
les vertus intellectuelles dirigent la raison dans ses activités propres, et
les vertus morales dirigent l'activité rationnelle dans le domaine des passions
intérieures et des opérations extérieures. Il est donc évident que les
préceptes posés par la loi divine doivent s'occuper des actes de toutes les
vertus. Observons toutefois que certaines dispositions, indispensables au
maintien de l'ordre vertueux, c'est-à-dire de l'ordre de raison, tombent sous
l'obligation du précepte, tandis que d'autres dispositions, intéressant le
parfait développement de la vertu, relèvent des exhortations du conseil.
Solutions :
1. Même si les préceptes de
la loi mettent en oeuvre les autres vertus, le fait de les observer mérite le
nom de justifications, car c'est justice pour l'homme d'obéir à Dieu, et c'est
justice aussi, pour tout ce qui est dans l'homme, d'être soumis à la raison.
2. La justice proprement
dite considère la dette d'un homme à l'égard d'un autre homme ; mais les autres
vertus considèrent toutes ce que les puissances inférieures doivent à la
raison. Aristote tenait compte de cette dette lorsqu'il mentionnait une sorte
de justice métaphorique.
3. La réponse est claire : on vient de dire qu'il y a différents types de communauté.
Objections :
1. L'évangile selon S.
Matthieu (22, 37) dit que les premiers et principaux préceptes de la loi sont :
"Tu aimeras le Seigneur ton Dieu" et "Tu aimeras ton
prochain". Or ces préceptes, qui sont bien deux préceptes moraux, ne
figurent pas dans le décalogue.
2. Les préceptes moraux ne
se ramènent pas aux préceptes cérémoniels, c'est plutôt l'inverse. Or il y a
dans le décalogue un précepte cérémoniel : "Souviens-toi de sanctifier le
sabbat." Donc les préceptes moraux ne se ramènent pas à tous les préceptes
du décalogue.
3. Les préceptes moraux
s'étendent à tous les actes vertueux. Mais que l'on passe en revue tous les
préceptes du décalogue, on n'y trouvera que des préceptes touchant les actes de
la justice. Les préceptes du décalogue n'embrassent donc pas tous les préceptes
moraux.
Cependant :
à propos du texte de S. Matthieu
(5, 11) : "Bienheureux serez-vous quand on vous maudira", la Glose
explique que "Moïse propose dix préceptes, pour les développer ensuite en
détail." Ainsi tous les préceptes de la loi détaillent en quelque sorte
les préceptes du décalogue.
Conclusion :
Les préceptes du décalogue diffèrent des autres préceptes en ce que, lisons-nous, Dieu les a présentés lui-même au peuple, tandis qu'il a présenté les autres par l'interinédiaire de Moïse. Appartiennent donc au décalogue les préceptes dont l'homme reçoit lui-même de Dieu la connaissance. Or c'est le cas de ceux qu'après une brève réflexion on peut conclure des premiers principes généraux, et aussi de ceux que nous fait immédiatement connaître la foi infusée par Dieu. Il y a donc deux sortes de préceptes qui ne figurent pas au décalogue : d'une part les préceptes premiers et généraux, qui n'ont pas besoin d'être déclarés autrement que par leur insertion dans la raison naturelle au titre de connaissance immédiate, comme de ne faire tort à personne, et autres du même genre ; et d'autre part ceux dont la convenance rationnelle se découvre aux sages après une étude attentive, car c'est à travers l'enseignement des sages que ces préceptes parviennent de Dieu au peuple.
Cependant l'on peut dire que ces
deux catégories de préceptes sont contenues dans le décalogue, chacune à sa
manière : les préceptes premiers et généraux s'y trouvent comme les principes
dans leurs conclusions prochaines ; les préceptes connus par l'intermédiaire
des sages y sont contenus, inversement, comme les conclusions dans leurs
principes.
Solutions :
1. Ces deux grands
préceptes sont les préceptes premiers et généraux de la loi naturelle, que la
raison humaine connaît iminédiatement, par la nature ou par la foi. Et ainsi tous
les préceptes du décalogue se rapportent à ces deux-là comme les conclusions
aux principes généraux.
2. Le précepte du sabbat
est à certains égards un précepte moral, en ce qu'il prescrit à l'homme de
vaquer un certain temps aux choses de Dieu : "Arrêtez et voyez que je suis
Dieu." (Ps 46, 11) C'est par là qu'il prend rang dans les préceptes du
décalogue et non par le fait qu'il fixe un temps déterminé ; à cet égard, en
effet, c'est un précepte cérémoniel.
3. Dans les autres vertus l'idée de dette ne ressort pas avec la même évidence que dans la justice ; aussi, pour le peuple, les préceptes qui concernent leurs actes ne s'imposent pas au même degré que ceux qui concernent les actes de la justice. Voilà pourquoi ce sont précisément ces derniers qui relèvent des préceptes du décalogue, premiers éléments de la loi.
Objections :
1. Religion et foi sont
deux vertus distinctes, réclamant deux préceptes puisque les préceptes portent
sur les actes des vertus. Or la clause initiale du décalogue, où S. Augustin ne
reconnaît qu'un précepte, touche d'abord la fou. "Tu n'auras pas d'autres
dieux devant moi" puis le culte, c'est-à-dire la religion : "Tu ne
feras pas d'image taillée etc." Il y a là en réalité deux préceptes.
2. Les préceptes
affirmatifs comme : Honore ton père et ta mère, et les préceptes négatifs comme
: Tu ne tueras point, sont distingués dans la loi. Or, toujours au début du
décalogue, une affirmation : "je suis le Seigneur ton Dieu", est
réunie à une disposition négative : "Tu n'auras pas d'autres dieux devant
moi". Cela fait deux préceptes, alors que S. Augustin n'en compte qu'un.
3. "Je n'aurais pas
connu la convoitise, écrit S. Paul aux Romains (7, 7), si la loi n'avait édicté
: "Tu ne convoiteras pas." Ce précepte se présente donc comme unique.
Alors il ne fallait pas distinguer deux préceptes au sujet de la convoitise.
Cependant :
s'impose l'autorité de S. Augustin
qui compte trois préceptes regardant Dieu et sept préceptes regardant le
prochain.
Conclusion :
Suivant les auteurs, les préceptes du décalogue se répartissent de manières différentes. Hésychius, à propos de ce passage du Lévitique (26, 26) : "Dix femmes boulangeront dans un seul four", estime que le précepte du sabbat n'appartient pas au décalogue parce qu'il ne doit pas être observé, au sens littéral, en tout temps. Il n'en distingue pas moins quatre préceptes à l'égard de Dieu : 1. "je suis le Seigneur ton Dieu". 2. "Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi" (cette division des deux premiers préceptes est admise également par S. Jérôme). 3. "Tu ne te feras pas d'image taillée". 4. "Tu ne prendras pas en vain le nom de ton Dieu". Après quoi il distingue six préceptes regardant le prochain : 1. "Honore ton père et ta mère". 2. "Tu ne tueras point". 3. "Tu ne commettras pas d'adultère". 4. "Tu ne déroberas point". 5. "Tu ne porteras pas de faux témoignages". 6. "Tu ne convoiteras point".
Mais cette répartition offre un double inconvénient : le précepte relatif à l'observance du sabbat ne doit pas figurer dans le décalogue s'il lui est étranger. De plus, comme "nul ne peut servir deux maîtres" (Mt 6, 24), les clauses : "je suis le Seigneur ton Dieu", et : "Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi", expriment une seule et même idée et relèvent d'un unique précepte. Aussi Origène -, qui distingue lui aussi quatre préceptes à l'égard de Dieu, ne voit-il là qu'un seul précepte. Pour lui, les trois suivants seraient : "Tu ne feras pas d'image taillée. Tu ne prendras pas le nom de ton Dieu en vain" et : "Souviens-toi de sanctifier le jour du sabbat". Quant aux six derniers préceptes, il les détaille comme Hésychius.
Toutefois les images taillées et
les représentations sont interdites uniquement pour éviter qu'on les révère
comme des dieux (car, dans le tabernacle, Dieu fit placer des images de
Séraphins) ; S. Augustin était donc fondé à réunir sous un seul précepte les
clauses : "Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi", et : "Tu
ne feras pas d'image taillée". D'autre part, il dédouble l'interdiction de
la convoitise en deux préceptes relatifs à la convoitise du bien d'autrui et à
celle de la femme d'autrui : en effet, cette dernière relève de la convoitise
de la chair, dans l'ordre de la génération, tandis que la convoitise des autres
biens qui sont désirés en vue de la possession relève de la convoitise des
yeux. On obtient, en suivant S. Augustin, un classement plus juste, avec trois
préceptes envers Dieu et sept relatifs au prochain.
Solutions :
1. Le culte n'étant qu'une
sorte de protestation de foi, il n'y a pas lieu de donner séparément les
préceptes en matière de religion et les préceptes en matière de foi. Cependant,
les préceptes de religion doivent être donnés de préférence à ceux de la foi
parce que le précepte de la foi, comme celui de la dilection, est présupposé
aux préceptes du décalogue. De même en effet que les premiers préceptes
généraux de la loi de nature sont évidents pour tout être raisonnable et ne
demandent aucune promulgation, de même croire en Dieu est une vérité première
et évidente pour qui a la foi : "Celui qui s'approche de Dieu doit croire
que Dieu existe", dit l'épître aux Hébreux (11, 6). Il n'est pas besoin
pour cela d'autre promulgation que le don divin de la foi.
2. Les préceptes
affirmatifs se distinguent des négatifs quand l'un n'est pas inclus dans
l'autre ; par exemple, honorer ses parents n'inclut pas qu'on ne tuera
personne, ni inversement. Mais si l'affirmatif est contenu dans le négatif ou
réciproquement, il n'y a pas matière à préceptes distincts. Ainsi le précepte
de ne pas voler implique celui de respecter le bien d'autrui ou d'en faire
restitution. Pour la même raison, cela ne fait pas deux préceptes différents de
croire en Dieu et de ne pas croire en d'autres dieux.
3. L'Apôtre peut parler au singulier d'un précepte relatif à la convoitise, parce qu'il y a une idée générale commune qui se retrouve en toute convoitise. Mais dans le détail il existe des types différents de convoitise, ce qui amène S. Augustin à distinguer plusieurs préceptes en cette matière ; la diversité des actes et des objets, selon le Philosophe, fonde en effet des espèces différentes de convoitise.
Objections :
1. "Transgresser la loi divine, désobéir aux
ordres du ciel", c'est ainsi que S. Ambroise définit le péché. Or on
distingue les péchés suivant qu'on les commet contre Dieu, contre le prochain
ou contre soi-même. L'énumération des préceptes du décalogue n'est donc pas
suffisante, puisque, s'il s'y trouve des préceptes relatifs à Dieu et au
prochain, on n'en trouve aucun pour diriger l'homme envers soi-même.
2. Le culte divin appelait,
tout autant que l'observance du sabbat, celle des autres fêtes, ainsi que
l'offrande des sacrifices. Le décalogue mentionne l'observance du sabbat, mais
aurait dû comporter quelques préceptes relatifs aux autres fêtes et aux
sacrifices rituels.
3. Contre Dieu, on pèche
non seulement par le parjure, mais encore par le blasphème, voire par toute
fausseté s'opposant à l'enseignement divin. A côté du précepte interdisant le
parjure "Tu ne prendras pas le nom de ton Dieu en vain", le décalogue
devait donc, par des préceptes spéciaux, interdire les péchés de blasphème et
d'enseignement hétérodoxe.
4. L'homme chérit
naturellement ses parents, mais aussi ses enfants ; d'ailleurs la charité
embrasse le prochain dans son ensemble. Puisque les préceptes du décalogue sont
ordonnés à la charité, selon le mot de S. Paul : "La charité est la fin du
précepte" (1 Tm 1, 5), outre celui qui concerne les parents, il en fallait
aussi touchant les enfants et les autres catégories de prochain.
5. En toute espèce de
péché, on peut pécher par pensée et par action. Or voici des espèces de péchés,
le vol et l'adultère, qui font l'objet d'une double interdiction, l'une portant
sur le péché d'action : "Tu ne commettras pas d'adultère, Tu ne déroberas
pas", l'autre portant sur le péché de pensée : "Tu ne convoiteras pas
le bien d'autrui, Tu ne désireras pas sa femme." Il fallait en faire
autant pour le péché d'homicide et de faux témoignage.
6. Le péché peut naître
d'un désordre de l'irascible aussi bien que d'un désordre du concupiscible.
Puisqu'il y a des préceptes pour mettre en garde contre une convoitise
désordonnée, il devait aussi y en avoir pour empêcher le désordre de
l'irascible. Bref, on a le sentiment que ce nombre de dix pour les préceptes du
décalogue n'est pas satisfaisant.
Cependant :
il est écrit au Deutéronome (4, 13)
: "Dieu vous a fait connaître son alliance qu'il vous a commandé
d'observer, et les dix paroles qu'il a écrites sur deux tables de pierre."
Conclusion :
On l'a dit plus haut, de même que les préceptes de la loi humaine disposent l'homme en vue d'une société humaine, de même les préceptes de la loi divine disposent l'homme en vue d'une sorte de société ou de cité des hommes soumise à Dieu. Or deux conditions sont requises si l'on veut vivre des jours heureux dans une société : d'abord se comporter comme il faut envers celui qui exerce l'autorité, ensuite être en règle avec les autres membres et compagnons engagés dans cette société. Il faut donc que la loi divine édicté d'abord certains préceptes qui règlent les rapports de l'homme avec Dieu, puis d'autres préceptes qui règlent les rapports de chacun avec ceux qui, comme lui et près de lui, vivent sous l'autorité de Dieu.
Au chef de la société, l'homme doit fidélité, respect et service. La fidélité au maître empêche essentiellement que l'hommage de souveraineté soit accordé à aucun autre ; telle est la signification du premier précepte : "Tu n'auras pas d'autres dieux." - Le respect du maître veut qu'on s'abstienne à son égard de toute attitude offensante et c'est l'objet du second précepte : "Tu ne prendras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu." - Le maître a droit au service, en contrepartie des bienfaits qu'il dispense à ses sujets, et le troisième précepte y pourvoit, par la sanctification du sabbat en mémoire de la création.
Les justes rapports avec le prochain supposent deux conditions. A un titre spécial, il faut s'acquitter de ce que l'on doit envers ceux dont on a reçu : ici se place le précepte touchant le respect des parents. - A un titre général, envers tous sans exception, ne léser personne, ni de fait, ni en parole, ni en pensée. Par voie de fait, on nuit au prochain dans sa personne même, par atteinte à l'intégrité de son être, d'où suit la clause prohibitive : "Tu ne tueras point", - ou dans la personne qui lui est conjointe aux fins de la procréation, et cela est interdit par le précepte : "Tu ne commettras pas d'adultère" ; - ou dans les biens qu'il possède et qui servent les deux buts susdits, ce qui est écarté par le précepte : "Tu ne déroberas pas". Enfin la prohibition du faux témoignage réprime le péché de parole, et celle de la convoitise le péché de pensée.
On pourrait aussi appliquer cette
division aux trois préceptes qui regardent Dieu. Le premier concerne l'action :
"Tu ne feras pas d'image taillée" ; le second la parole : "Tu ne
prendras pas en vain le nom de ton Dieu", le troisième regarde les
pensées, car la sanctification du sabbat, entendue comme un précepte moral,
veut que la pensée se repose en Dieu. - S. Augustin dit encore autrement que,
par le premier précepte, nous révérons l'unité du principe premier, par le
second la vérité divine, et par le troisième la bonté de Dieu qui nous
sanctifie et en qui nous trouvons le repos comme en notre fin.
Solutions :
1. La première difficulté
comporte une double réponse. 1° Les préceptes du décalogue sont relatifs aux
préceptes de la charité ; or, s'il était nécessaire de prescrire à l'homme
d'aimer Dieu et le prochain, la loi naturelle ayant été en cela obnubilée par
le péché, cela n'était pas nécessaire en ce qui regarde l'amour de soi-même,
parce que sur ce point la loi naturelle gardait sa force ; - ou encore parce
que l'amour de soi est inclus dans l'amour de Dieu et du prochain, vu que
s'aimer vraiment, c'est se rapporter à Dieu. C'est encore une raison pour que
le décalogue ne contienne de préceptes que relativement au prochain et à Dieu.
- 2° Les préceptes du décalogue sont ceux que le peuple a reçus de Dieu sans
intermédiaire ; le Deutéronome (10, 4) le dit expressément : "Dieu a écrit
sur les tables ce qu'il avait déjà écrit, les dix paroles que le Seigneur vous
a adressées." C'est donc une nécessité pour les préceptes du décalogue de
pouvoir être compris immédiatement de tous les esprits. Or l'idée de précepte
évoque essentiellement celle d'une dette ; et que l'on soit tenu d'une dette
envers Dieu ou envers le prochain, c'est ce que l'on comprend aisément, surtout
si l'on a la foi ; mais que l'homme soit tenu d'une dette rigoureuse envers
soi-même et non envers autrui, cela ne saute pas aux yeux, car de prime abord
chacun se sent libre dans les affaires qui ne concernent que soi. Aussi les
préceptes qui interdisent à l'homme de se manquer à soi-même sont-ils
communiqués au peuple par l'intermédiaire des sages qui l'instruisent, et ils
ne relèvent pas du décalogue.
2. Toute les fêtes de la
loi ancienne ont été instituées pour commémorer un bienfait de Dieu reçu dans
le passé, ou pour préfigurer un bienfait à venir. Et c'est aux mêmes intentions
que répondaient toutes les offrandes de sacrifices. Or, parmi tous les
bienfaits divins dignes d'être commémorés le premier et le principal était
celui de la création ; c'est lui qui est rappelé dans la célébration du sabbat,
puisque le fondement de ce précepte, selon l'Exode (20, 11), c'est que
"Dieu fit le ciel et la terre en six jours". Quant aux bienfaits à
venir qui devaient être préfigurés, celui qui dépasse et achève tous les autres
était le repos de l'âme en Dieu, ici-bas par la grâce, au jour futur par la
gloire ; cela aussi était représenté par la célébration du sabbat au sens où
l'entendait Isaïe (58, 13) : "Si tu évites de fouler aux pieds le sabbat,
de suivre ton penchant en mon samt jour ; si tu l'appelles sabbat de délices,
et vénérable le jour saint du Seigneur." A ces bienfaits-là tous les
coeurs, surtout s'ils ont la foi, accordent le premier rang et une importance
suprême ; tandis que les bienfaits célébrés au cours des autres solennités
n'avaient qu'un caractère partiel et provisoire : ainsi le rite pascal
rappelait un bienfait passé, la délivrance d'Égypte, et annonçait la passion du
Christ, cet événement qui s'est accompli à un moment du temps et qui nous fit
entrer dans le repos d'un sabbat spirituel. On comprend donc que le sabbat, à
l'exclusion de toute autre solennité et des sacrifices, soit seul mentionné
parmi les préceptes du décalogue.
3. "Les hommes, dit
l'épître aux Hébreux (6, 16), jurent par plus grand qu'eux, et toute
contestation se termine par la garantie du serment." On voit que tout le
monde peut être amené à faire un serment, et donc qu'un précepte spécial du
décalogue devait, en cette matière, exclure tout désordre. Mais le péché de
fausseté dans la doctrine n'étant le fait que de quelques-uns, le décalogue
n'avait pas à en faire état. Du reste, ce péché se trouve interdit, en un
certain sens, par le précepte : "Tu ne prendras pas en vain le nom de ton
Dieu", qu'une glose éclaire par cet exemple : Ne pas dire que le Christ
serait une créature.
4. Ne léser personne est
une requête immédiate de la raison naturelle, et les préceptes qui interdisent
de nuire s'adressent à tout le monde. Mais intervenir positivement en faveur
d'autrui, cela n'est pas dicté aussitôt par la raison naturelle, sauf s'il
s'agit d'une dette. Or le devoir du fils à l'égard du père est si manifeste
qu'il échappe à toute discussion, le père étant principe dans l'ordre de la
génération et de l'existence, de l'éducation et de l'instruction. C'est
pourquoi, en dehors des parents, nul précepte du décalogue ne prescrit de
servir ou d'honorer qui que ce soit. Les parents, en revanche, au titre des
bienfaits reçus, seraient plutôt les créanciers que les débiteurs de leurs
enfants. - De plus, l'enfant est quelque chose de son père, remarque Aristote
et "les pères aiment leurs enfants comme une part d'eux-mêmes". Les
raisons qui font que le décalogue n'impose à l'homme aucun précepte envers
soi-même valent aussi touchant l'amour de ses enfants.
5. La délectation de
l'adultère, l'avantage des richesses sont intrinsèquement désirables, à raison
de leur caractère délectable ou utile ; il fallait donc, ici, exclure non seulement
l'acte, mais le désir. Au contraire, le prochain et la vérité étant
naturellement objet d'amour, il y a quelque chose de si répugnant en soi dans
le meurtre et le mensonge, qu'il faut, pour les désirer, quelque autre motif ;
par conséquent il suffisait à leur sujet de prohiber l'acte, sans mentionner le
désir.
6. On sait que toutes les passions de l'irascible dérivent des passions du concupiscible. Dans ces premiers éléments de la loi que sont les préceptes du décalogue on n'avait donc pas à faire état des premières, mais seulement des secondes.
Objections :
1. L'amour du prochain
précède l'amour de Dieu, le prochain nous étant plus connu que Dieu :
"Comment, demande S. Jean dans sa première épître (4, 20), peut-on aimer
Dieu qu'on ne voit pas, si l'on n'aime pas son frère que l'on voit ?" Or
les préceptes relatifs à l'amour de Dieu occupent les trois premières places
dans le décalogue, et les préceptes relatifs à l'amour du prochain les sept
autres. L'ordre des préceptes dans le décalogue n'est donc pas satisfaisant.
2. Les préceptes
affirmatifs commandent l'exercice des vertus, et les préceptes négatifs
interdisent les actes vicieux. S'il est vrai, comme le pense Boèce, qu'il
faille extirper les vices avant d'implanter les vertus, il fallait, dans la
liste des préceptes relatifs au prochain, faire passer les préceptes négatifs
avant les préceptes affirmatifs.
3. Dans l'activité humaine
dont s'occupent les préceptes de la loi, il y a priorité de la pensée sur la
parole et sur l'action extérieure. C'est donc à tort que les préceptes
interdisant la convoitise, préceptes qui visent des péchés de pensée,
obtiennent la dernière place.
Cependant :
"ce
qui vient de Dieu est ordonné", dit S. Paul (Rm 13, 1). Les préceptes du
décalogue ont été donnés immédiatement par Dieu, comme on l'a vu. Ils sont donc
dans l'ordre qui convient.
Conclusion :
Nous savons déju que les préceptes du décalogue formulent des données immédiatement accessibles à l'esprit humain. Or il paraît bien qu'une donnée est d'autant plus accessible à la raison que son contraire y est opposé davantage et plus gravement . Et comme c'est dans la fin que l'ordre de la raison trouve son principe, ce qui par-dessus tout s'oppose à la raison, c'est le dérèglement au regard de la fin. Or la fin de la vie et de la société humaine est Dieu. Le décalogue devait donc, dans ses premiers préceptes, organiser les rapports de l'homme avec Dieu, puisque ce les contrarie est le plus grave de tous les maux. Il en va de même dans une armée où le chef, à l'instar d'une fin, joue un rôle ordonnateur : avant tout, le soldat doit être soumis au chef, si bien que la faute suprême serait l'insubordination ; ensuite le soldat doit entretenir avec les autres les rapports qui conviennent.
Parmi les préceptes qui règlent nos rapports avec Dieu, nous trouvons en premier lieu que l'homme lui soit fidèlement soumis, sans aucune collusion avec ses ennemis. Ensuite, que l'homme lui témoigne de la révérence, et enfin qu'il s'applique à le servir. Dans une armée aussi il est plus grave pour un soldat de pécher par traîtrise en pactisant avec l'ennemi que de manquer de respect envers le chef, et ceci est plus grave qu'une certaine insuffisance dans le service du chef.
Passons aux préceptes qui règlent
les rapports avec le prochain. Sans conteste, il est plus contraire à la raison
et c'est un péché plus grave de manquer à ce que l'on doit à l'égard des personnes
envers qui l'on est le plus obligé. Et ainsi vient en tête de ces préceptes
celui qui regarde les parents. Mais les autres se classent aussi selon la
gravité des péchés. Il est plus grave, plus contraire à la raison, de pécher
par action que par parole, et de pécher par parole que par pensée. Et parmi les
péchés en action, l'homicide qui supprime une vie humaine déjà existante est
plus grave que l'adultère qui rend incertaine une filiation ; et l'adultère est
plus grave que le vol, qui ne s'en prend qu'à des biens extérieurs.
Solutions :
1. Suivant les lois de la
connaissance sensible, le prochain nous est connu plus que Dieu ; néanmoins,
nous verrons au traité de la charité que l'amour de Dieu est la raison de
l'amour du prochain . L'ordre des préceptes s'en trouve justifié.
2. Comme Dieu est principe
d'être pour tout l'univers, le père est aussi un principe d'être pour le fils ;
on conçoit donc bien que le précepte relatif aux parents fasse suite aux
préceptes qui regardent Dieu. Quant à l'argument allégué, il ne vaut que si les
préceptes affirmatifs et les préceptes négatifs se rapportent à une seule et
même catégorie d'actes. Et même en ce cas il ne vaut pas absolument, car si
dans l'ordre de réalisation il est vrai que l'on doive extirper les vices avant
d'implanter les vertus, comme le suggère le Psaume (34, 15) :
"Détourne-toi du mal et fais le bien", et Isaïe (1, 16 s) :
"Cessez de mal faire et apprenez à faire le bien", il reste que dans
l'ordre de la connaissance la vertu précède le péché, parce que, selon
l'observation d'Aristote, "ce qui est droit fait connaître ce qui est
tordu". Et au dire de S. Paul aux Romains (3, 20), "c'est la loi qui
donne la connaissance du péché". Ce serait donc un argument pour donner la
priorité aux préceptes affirmatifs. Pourtant telle n'est pas la raison, mais
bien celle qu'on a donnée ci-dessus, qui explique l'ordre des préceptes. Parmi
les préceptes de la première table, qui regardent Dieu, c'est le précepte
affirmatif qui vient en dernier lieu, parce que sa transgression entraîne une
moindre culpabilité.
3. Bien que le péché en pensée soit le premier dans l'exécution, son interdiction ne vient qu'ensuite à notre esprit.
Objections :
1. Elle ne semble pas
heureuse. Les préceptes affirmatifs prescrivent les actes vertueux, et les
préceptes négatifs interdisent les actes vicieux ; mais cette opposition du
vice à la vertu se vérifie en tout domaine, et donc c'est en tout domaine réglé
par les préceptes du décalogue qu'il y avait lieu de poser un précepte négatif.
Quelques échantillons de chaque espèce ne suffisent pas.
2. Pour S. Isidore
"toute loi se fonde sur une raison". Cette raison devait être
exprimée non seulement à propos du premier et du troisième préceptes, mais à
propos de tous les préceptes du décalogue puisque tous appartiennent à la loi
divine.
3. En observant les
préceptes, on mérite de Dieu une récompense, et les récompenses sont l'objet de
promesses divines. Une promesse devait donc accompagner chacun des préceptes,
et non pas seulement le premier et le quatrième.
4. La loi ancienne
s'appelle loi de crainte parce qu'elle faisait observer les préceptes sous la
menace de châtiments. Comme tous les préceptes du décalogue appartiennent à la
loi ancienne, tous devraient être assortis d'une telle menace, et pas seulement
le premier et le deuxième.
5. Tous les préceptes de
Dieu doivent être gravés dans la mémoire : "Inscris-les, lit-on dans les
Proverbes (3, 3), sur les tablettes de ton coeur." Il est donc anormal
qu'on ne fasse appel à la mémoire que pour le troisième précepte. Tout cela
donne à penser que les préceptes du décalogue sont mal présentés.
Cependant :
le livre de la Sagesse (11, 21)
assure que "Dieu a tout fait avec nombre, poids et mesure". Quand il
formulait les préceptes de sa loi il a dû tout spécialement procéder d'une
manière appropriée.
Conclusion :
Une sagesse sans défaut habite les
préceptes de la loi divine, ce qui fait dire au Deutéronome (4, 6) :
"C'est là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des nations."
Comme le propre du sage est de tout disposer comme il faut et avec ordre, la
présentation des préceptes de la loi est évidemment satisfaisante.
Solutions :
1. Toute affirmation
entraîne la négation de son contraire, mais la négation d'un terme n’entraîne
pas toujours l'affirmation du terme opposé. Ainsi, qu'une chose soit blanche,
il s'ensuit qu'elle n'est pas noire ; mais de ce qu'elle ne soit pas noire, il
ne s'ensuit pas qu'elle est blanche, car la négation a plus d'extension que
l'affirmation. Ainsi, ne faire tort à personne est un précepte négatif qui,
suivant la dictée première de la raison, s'étend à plus de personnes que
l'obligation de rendre un service ou d'intervenir effectivement en faveur de
quelqu'un. Mais la première dictée de la raison prescrit à l'homme qu'il doit
service ou bienfait à ceux dont il a reçu, jusqu'à ce qu'il se trouve quitte.
Or il y a deux êtres, Dieu et le père, dont les bienfaits sont tels que nul
n'est jamais quitte à leur endroit, comme l'a noté Aristote. Il suffisait donc
de deux préceptes affirmatifs, l'un d'honorer les parents, l'autre de célébrer
le sabbat en mémoire des bienfaits de Dieu.
2. Les préceptes qui sont
purement moraux n'ont pas besoin qu'on en exprime le motif, celui-ci étant
évident. Mais parfois au précepte s'ajoute un élément cérémonial, ou encore une
détermination du précepte moral universel. C'est le cas du premier précepte :
"Tu ne feras pas d'image taülée", et du troisième où le jour du
sabbat est déterminé. Dans l'un et l'autre cas il y avait donc lieu de marquer
le motif du précepte.
3. Les hommes n'agissent le
plus souvent que dans leur intérêt. C'est pourquoi il fallait assortir d'une
promesse de récompense les préceptes qui pouvaient paraître sans profit ou même
onéreux. Or les parents sont sur le déclin, on n'attend plus rien d'eux ; aussi
une promesse est-elle attachée au précepte de les honorer. Il en va de même
pour l'interdiction de l'idolâtrie, précepte qui semblait empêcher les
avantages apparents que l'on escompte d'un pacte avec les démons.
4. Les peines sont
nécessaires surtout pour retenir ceux qui sont enclins au mal, explique
Aristote. Les préceptes de la loi ne se présentent donc que dans les domaines
où l'on constate une pente vers le mal. Ainsi la pratique générale des nations
païennes invitait à l'idolâtrie, et l'on était exposé au parjure par la
fréquence même des serments : les deux préceptes correspondants furent donc
accompagnés d'une menace.
5. Le précepte du sabbat étant commémoratif d'un bienfait passé, il lui appartenait de faire appel à la mémoire. - On pourrait dire aussi qu'à ce précepte est annexée une détermination qui ne relève pas de la loi naturelle et qu'à ce titre il méritait spécialement d'être gravé dans la mémoire.
Objections :
1. Les préceptes du
décalogue sont du droit de nature ; mais ce droit, constate Aristote, est,
comme la nature même de l'homme, sujet à des changements et à des défaillances.
Or quand une loi est en défaut touchant certains cas particuliers, on sait
qu'il y a lieu d'en dispenser.
2. Ce que l'homme peut à
l'égard de la loi humaine, Dieu le peut à l'égard de la loi divine. Puisque
l'homme peut dispenser des préceptes d'une loi établie par l'homme, Dieu qui a
établi les préceptes du décalogue peut en dispenser ; et puisque les supérieurs
tiennent sur terre la place de Dieu, selon ce mot de S. Paul (2 Co 2, 10) :
"Si j'ai accordé quelque chose, je l'ai fait pour vous au nom du
Christ", il s'ensuit que les supérieurs peuvent aussi dispenser des
préceptes du décalogue.
3. L'interdiction de
l'homicide est un précepte du décalogue dont les hommes dispensent
manifestement : selon les dispositions de la loi humaine il est légitime de
mettre à mort certains hommes, malfaiteurs ou ennemis. C'est la preuve que l'on
peut dispenser des préceptes du décalogue.
4. La célébration du
sabbat, autre précepte du décalogue, a fait l'objet de dispense. Le fait est
relaté dans le livre premier des Maccabées (2, 4 1) : "Ils prirent en ce
jour-là cette décision : Tout homme qui viendra guerroyer contre nous le jour
du sabbat, nous combattrons contre lui." Donc les préceptes du décalogue
sont susceptibles de dispense.
Cependant :
Isaïe (24, 5) réprimande ceux qui
"ont violé les lois, rompu l'alliance éternelle", ce qui s'entend
avant tout des préceptes du décalogue. Il n'est donc pas permis d'y porter
atteinte par la dispense.
Conclusion :
On l'a dit, il faut dispenser d'un précepte lorsqu'il se présente un cas particulier où l'application littérale de la loi irait contre l'intention du législateur. Or l'intention de tout législateur vise en premier lieu et principalement le bien commun, secondairement un ordre de justice et de vertu qui garantit ce bien commun et qui permet d'y atteindre. Si donc il existe des préceptes impliquant précisément la sauvegarde du bien commun ou l'ordre de justice et de vertu, ces préceptes contiennent l'intention du législateur et excluent toute dispense. Supposons par exemple dans une cité le précepte interdisant de renverser l'État, ou de livrer la ville aux ennemis, ou de faire quoi que ce soit d'injuste et de mauvais : ces dispositions ne souffriraient aucune dispense. Mais s'il était porté d'autres préceptes, ordonnés aux premiers et déterminant telles conduites particulières, ici la dispense serait possible, pourvu que dans les cas considérés elle ne porte aucun préjudice aux préceptes précédents qui contiennent l'intention du législateur. Si par exemple, dans une ville assiégée, on décidait pour la sécurité publique de confier la défense à des vignes recrutés dans chaque quartier, certaines dispenses individuelles seraient admissibles en vue d'un avantage plus grand.
Or les préceptes du décalogue expriment justement l'intention de Dieu, le législateur. Ceux de la première table, relatifs à Dieu, énoncent pour lui-même l'attachement au bien commun et final qui est Dieu ; ceux de la seconde table énoncent l'ordre juste qui doit régner entre les hommes, nul tort n'étant fait à personne et chacun recevant son dû. C'est en ce sens qu'il faut entendre les préceptes du décalogue, et c'est pourquoi ils
ne souffrent aucune sorte de
dispense.
Solutions :
1. A cet endroit, Aristote
ne parle pas de ce droit de nature qui exprime précisément l'ordre de justice ;
il n'y a en effet jamais d'exception au devoir d'observer la justice. Il fait
allusion à telles manières déterminées d'observer la justice qui peuvent parfois
être mises en échec.
2. S. Paul dit aussi (2 Tm
2, 13) : "Dieu demeure fidèle et ne peut se renier." Il se renierait
si l'ordre même de la justice était aboli par lui, puisqu'il est, lui, la
justice même. Dieu ne peut donc dispenser l'homme ni d'être en règle avec lui
ni de se soumettre à l'ordre de sa justice même dans les matières qui
concernent le commerce des hommes entre eux.
3. Le décalogue interdit l'homicide en tant qu'acte indu ; en ce sens le précepte inclut l'idée même de justice. Or la loi humaine ne peut permettre qu'un homme soit tué injustement. Mais il n'est pas injuste de tuer les malfaiteurs ou les ennemis de l’État, et cela ne va pas contre le précepte du décalogue. L'acte de tuer, dans ces conditions, diffère de l'homicide prohibé par le décalogue au jugement de S. Augustin. De même, dépouiller quelqu'un de ce qui était à lui, si c'est à bon droit qu'on le lui ôte, ce n'est pas vol ou rapine prohibés par le précepte du décalogue. - Par conséquent, lorsque les enfants d'Israël, sur l'ordre de Dieu, emportèrent les dépouilles des Égyptiens, ce ne fut pas un vol ; elles leur étaient dues par sentence divine. - Et lorsque Abraham accepta de tuer son fils, il ne consentit pas à un homicide : Dieu, qui est maître de la vie et de la mort l'ayant ordonnée, cette mort était de droit. C'est Dieu en effet qui inflige à tous, justes et injustes, cette peine de mort, à cause du péché du premier père ; et l'homme divinement mandaté pour exécuter cette sentence ne sera pas un homicide, pas plus que Dieu. - De même, les relations d'Osée avec une prostituée ou avec une famine adultère ne constituaient ni une fornication ni un adultère, parce que cette femme était sienne par l'ordre de Dieu qui a fondé l'institution du mariage.
Ainsi les préceptes du décalogue,
quant à la raison de justice qu'ils impliquent, sont invariables. Mais dans
l'application aux cas d'espèce, telle détermination, par exemple que tel ou tel
acte soit ou non un homicide, un vol ou un adultère, cela n'est pas immuable.
Tantôt le changement procède exclusivement de l'autorité de Dieu, pour ce qui
tient à la seule institution divine, comme le mariage ; tantôt intervient
l'autorité humaine, dans les matières confiées à la juridiction des hommes. A
cet égard, les hommes agissent au nom de Dieu, mais non dans tous les cas.
4. Cette décision fut moins une dispense qu'une interprétation du précepte. Le Christ a montré (Mt 12, 3) qu'on n'est pas coupable de violer le sabbat quand on exerce une activité indispensable à la vie humaine.
Objections :
1. La modalité vertueuse de
l'acte consiste à faire selon la justice les actes de justice, à faire avec
force les actes de force, et ainsi de suite pour toutes les vertus. Or le
Deutéronome (16, 20) prescrit : "Exerce le droit en rigueur de
justice." Donc la modalité vertueuse tombe sous le précepte.
2. Ce qui tombe d'abord
sous le précepte, c'est ce qu'a en vue le législateur. Mais, Aristote assure
que l'intention principale du législateur est de rendre les hommes vertueux. Si
le propre du vertueux est d'agir vertueusement, cette circonstance n'est pas
étrangère au précepte.
3. Si l'on admet que la
modalité vertueuse de l'acte consiste précisément en ce qu'il est accompli
volontiers et avec plaisir, cela tombe sous le précepte de la loi divine :
"Servez le Seigneur dans la joie" (Ps 100, 2) ; et S. Paul (2 Co 9,
7) : "Non pas à contrecoeur et par contrainte, car Dieu aime qui donne avec
joie." Ce dernier texte est ainsi commenté par la Glose : "Le bien
que tu fais, fais-le dans la joie et tu le feras bien ; si tu le fais de
mauvais gré, il se fait à tes dépens mais tu ne le fais pas." Preuve que
la modalité vertueuse tombe sous le précepte de la loi.
Cependant :
Pour agir à la manière du vertueux
il faut être soi-même vertueusement qualifié, explique Aristote. Et comme
d'autre part quiconque enfreint un précepte légal mérite d'être puni, on en
viendrait à conclure que celui qui n'est pas vertueux, quoi qu'il fasse, mérite
d'être puni. Or telle n'est pas l'intention de la loi ; elle entend conduire
les hommes à la vertu en les accoutumant à faire des actes bons. Le mode de la
vertu ne tombe donc pas sous le précepte.
Conclusion :
Le précepte légal ayant, comme nous le savons4 une force contraignante, ce qui tombe directement sous le précepte tombe sous la contrainte légale, et comme la contrainte légale a pour moyen la menace de la peine, au jugement d'Aristote, ce qui tombe proprement sous le précepte c'est ce qui est légalement sanctionné par une peine. Mais dans l'organisation des peines la loi divine et la loi humaine procèdent différemment. En effet, toute peine légale procédant d'un jugement, le législateur ne peut en édicter que dans les matières qui sont de son ressort. Or le législateur humain n'a compétence que pour juger des actes extérieurs, car les hommes "ne voient que ce qui paraît" (1 S 16, 7). Dieu seul, auteur de la loi divine, peut juger les mouvements intimes de la volonté, lui qui "sonde les reins et les coeurs" (Ps 7, 10).
Cela posé, on peut dire que la modalité vertueuse, en un premier sens, est visée tant par la loi divine que par la loi humaine ; en un autre sens, qu'elle est visée par la seule loi divine, et en un troisième sens, qu'elle échappe à la loi divine comme à la loi humaine. Car il y a trois éléments à considérer selon Aristote dans la modalité vertueuse. Le premier est un élément de connaissance dans l’action, et celui-là est pris en considération tant par la loi divine que par la loi humaine, car agir sans savoir ce que l'on fait, ce n'est pas proprement agir. Ainsi, compte tenu de cet élément de connaissance, la balance penchera vers la punition ou vers le pardon, aux yeux de la loi divine comme aux yeux de la loi humaine.
Le deuxième élément est le volontaire : le sujet doit agir délibérément et par intention, ce qui implique un double mouvement intérieur, le vouloir et l'intention, dont il a été traité précédemment. L'un et l'autre échappe à la compétence de la loi humaine, mais est du ressort de la loi divine ; la loi humaine en effet ne punit pas celui qui voulant tuer ne tue pas, mais la loi divine le punit : « Quiconque a du ressentiment contre son frère est justiciable du tribunal » (Mt 5, 22).
Le troisième élément consiste dans une disposition ferme et immuable de l'action, fermeté qui caractérise précisément l’habitus, quand l'acte procède d'un habitus enraciné. A cet égard, le mode vertueux ne tombe sous le précepte ni de la loi divine ni de la loi humaine ; ni Dieu ni l’homme ne punissent comme transgresseur du précepte celui qui rend à ses parents l'honneur qui leur est dû, mais qui ne possède pas l'habitus de piété filiale.
Solutions :
1. Pour un acte de justice, la manière de le faire qui tombe sous le précepte, c'est de se conformer aux exigences du droit, et non pas d’y exercer d'habitus de justice.
2. L'intention du législateur porte sur un double objet : d'une part la vertu, qu'il vise à instaurer par les préceptes légaux ; et d'autre part ce sur quoi il entend faire porter le précepte : à savoir l'acte de vertu qui introduit et qui dispose à la vertu proprement dite. Autre chose est la fin du précepte et ce sur quoi porte le précepte, comme généralement la fin est une chose, et ce qui s'y réfère en est une autre.
3. Il tombe sous le précepte de la loi divine de ne pas accomplir à contrecœur une œuvre vertueuse, parce que agir à contrecœur, ce n'est pas agir volontairement. Quant à agir avec plaisir, avec entrain et joyeusement, cela peut tomber sous le précepte, dans la mesure où le plaisir naît de l'amour de Dieu et du prochain, qui fait l'objet d'un précepte, tout amour étant source de plaisir ; mais le plaisir, en tant qu'effet de l'habitus, ne tombe pas sous le précepte, car le plaisir pris à un acte est le signe d'un habitus constitué, au jugement d'Aristote. Or un acte peut être délectable à ces deux titres : à raison de sa fin, ou parce qu'il est conforme à un habitus.
Objections :
1. On lit en S. Matthieu
(19, 17) "Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements." Il
suffit donc d'observer les commandements pour être introduit dans la vie. Or
les bonnes oeuvres n'y suffisent que si elles sont faites par charité, comme
l'Apôtre l'écrit (1 Co 13, 3) : "Quand je distribuerais tous mes biens
pour nourrir les pauvres, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai
pas la charité, cela ne me sert de rien." Il s'ensuit que la pratique des
commandements inclut le mode de la charité.
2. Ce mode, en somme,
consiste à faire tout en vue de Dieu ; mais cela tombe sous un précepte :
"Faites tout, dit l'Apôtre dans la même épître (10, 31), pour la gloire de
Dieu."
3. Sinon, on pourrait
accomplir les préceptes de la loi sans avoir la charité, donc sans avoir la
grâce, celle-ci étant toujours liée à la charité. Or c'est là une erreur
pélagienne, dénoncée par S. Augustin. Donc le mode de la charité est de
précepte.
Cependant :
Si le mode de la charité tombait
sous le précepte, tout acte ne procédant pas de la charité constituerait un
manquement au précepte, c'est-à-dire un péché mortel. Ainsi quiconque serait
privé de la charité et par conséquent incapable d'agir sous ce mode, ne
pourrait que pécher mortellement, quoi qu'il fasse, même dans l'ordre du bien.
Ce qui est contradictoire.
Conclusion :
Deux opinions opposées ont été soutenues à ce sujet. Pour les uns, le mode de la charité est purement et simplement de précepte. Il ne s'ensuit pas que celui qui n'a pas la charité soit incapable d'observer ce précepte, puisqu'il lui est loisible de se disposer de façon que la charité lui soit infusée par Dieu ; ni qu'il pèche mortellement quoi qu'il fasse dans l'ordre du bien, puisque le précepte qui enjoint d'agir par charité est affirmatif, donc n'exige pas un accomplissement ininterrompu, mais oblige aussi longtemps qu'on a la charité. - Pour les autres, d'aucune façon, le mode de la charité ne tombe sous le précepte.
Il y a du vrai dans l'une et l'autre opinion. L'acte de la charité peut en effet être considéré de deux manières. D'abord, comme un acte déterminé, pris à part ; ainsi entendu, il tombe sous le précepte légal qui en est expressément donné : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu" (Dt 6, 5), et : "Tu aimeras ton prochain" (Lv 19, 18). En ce sens la première opinion est dans le vrai, car il n'est pas impossible d'observer ce précepte qui impose l'acte de charité ; l'homme peut se disposer à recevoir la charité, et il peut l'exercer quand il l'a reçue.
D'autre part, on peut considérer
l'acte de charité en tant qu'il imprime un mode aux actes des autres vertus du
fait que ceux-ci sont ordonnés à la charité, "fin du précepte". On a
vu déjà que l'intention de la fin affecte d'une modalité typique l'acte ordonné
à cette fin. Et en ce sens la seconde opinion dit bien que le mode de charité
ne tombe pas sous le précepte, entendez tel précepte particulier ; celui-ci par
exemple : "Honore ton père", n'oblige pas à honorer le père par
charité, mais strictement à l'honorer. Ainsi celui qui honore son père, tout en
étant dépourvu de charité, n'enfreint pas ce précepte-là, quand même il
enfreindrait le précepte concernant l'acte de charité et mériterait d'être puni
pour cette transgression.
Solutions :
1. Le Seigneur n'a pas dit
: "Si tu veux entrer dans la vie, observe un commandement", mais
"tous les commandements", y compris celui de l'amour de Dieu et du
prochain.
2. La teneur du précepte de
la charité est d'aimer Dieu de tout son coeur, ce qui implique qu'on rapporte
tout à Dieu ; autrement il n'y a pas moyen d'observer le précepte de la
charité. Ainsi, lorsqu'on honore ses parents, on est tenu de le faire par
charité, mais cela ne relève pas du précepte : "Honore tes parents", cela
découle du précepte : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton
coeur." Et comme ce sont là deux préceptes affirmatifs qui n'obligent pas
de manière ininterrompue, il n'est pas nécessaire qu'ils obligent
simultanément. Ainsi peut-il arriver qu'on accomplisse le précepte de la piété
filiale sans enfreindre en même temps par omission le précepte relatif au mode
de la charité.
3. Il est impossible à l'homme d'observer tous les préceptes de la loi sans accomplir le précepte de la charité. Comme cela ne va pas sans la grâce, il est impossible de soutenir avec Pélage que l'homme pourrait sans la grâce accomplir la loi.
Objections :
1. En S. Matthieu (22, 40),
le Seigneur enseigne que "des deux préceptes de l'amour dépendent toute la
loi et les prophètes". Ces deux préceptes étant développés dans les dix
préceptes du décalogue, il n'est pas besoin d'autres préceptes moraux.
2. Aux préceptes moraux
s'opposent, avons-nous dit, les préceptes judiciaires et les préceptes
cérémoniels, où des déterminations sont apportées aux préceptes généraux de la
moralité. Quant à ces préceptes généraux de la moralité, ils appartiennent au
décalogue ou même lui sont présupposés. Il n'y a donc pas lieu de formuler
d'autres préceptes moraux en plus du décalogue.
3. Ces préceptes moraux, on
l'a dit, concernent les actes de toutes les vertus. Ainsi donc, de même qu'il y
a dans la loi, en plus du décalogue, des préceptes moraux relatifs à la
religion, à la libéralité, à la miséricorde, à la chasteté, il devrait y en
avoir touchant les autres vertus, comme la force, la sobriété. Or on ne trouve
rien de tel. C'est donc que l'articulation des autres préceptes moraux de la
loi, en dehors du décalogue, n'est pas correcte.
Cependant :
"la loi du Seigneur est sans tache, elle convertit les âmes" (Ps
19, 8). Or les autres prescriptions morales qui s'ajoutent au décalogue, elles
aussi, aident l'âme à éviter la tache du péché et à se convertir à Dieu. Il
revenait donc à la loi de formuler aussi ces autres préceptes moraux.
Conclusion :
Nous l'avons dit, en matière judiciaire et cérémonielle, un précepte ne vaut que parce qu'il a été institué, c'est-à-dire qu'auparavant on pouvait indifféremment faire ceci ou cela. Mais en matière morale, les préceptes empruntent leur force au verdict de la raison naturelle, même s'ils ne sont jamais imposés par une loi. Or on distingue trois degrés parmi ces préceptes. Il en est qui sont absolument universels et d'une évidence telle qu'ils ne requièrent aucune promulgation, par exemple les commandements relatifs à l'amour de Dieu et du prochain ou d'autres analogues, avons-nous ditp, qui jouent le rôle de fins par rapport aux préceptes, en sorte qu'à leur endroit nul ne risque de se tromper s'il juge selon sa raison. Il en est de plus déterminés, tels que le premier venu, fût-il sans instruction, en reconnaît aisément le bien-fondé, mais qui ont besoin d'être promulgués parce que, exceptionnellement, il arrive à certains esprits de n'en pas juger correctement : tels sont les préceptes du décalogue. Il en est enfin dont le bien-fondé n'apparaît pas ainsi à tous les yeux mais seulement aux yeux du sage : et ce sont les préceptes moraux ajoutés au décalogue et que Dieu a communiqués au peuple par le ministère de Moïse et d'Aaron.
Mais, comme on part de ce qui est clairement connu pour connaître le reste, ces autres préceptes moraux ajoutés au décalogue se ramènent à ses préceptes dont ils sont en quelque sorte le complément. Considérons en effet le premier précepte du décalogue ; il interdit le culte des dieux étrangers ; en renfort voici d'autres préceptes prohibant ce qui se rattache au culte idolâtrique : "Que nul chez toi ne fasse passer son fils ou sa fille par le feu, ne pratique les maléfices ou les incantations, ne consulte les devins ou les sorciers ou n'interroge les morts" (Dt 18, 10 s.). - Le second précepte, prohibant le parjure, se complète par l'interdiction du blasphème (Lv 24), et de l'enseignement hétérodoxe (Dt 13). - Au précepte du sabbat sont annexées toutes les dispositions cérémonielles. - Au quatrième précepte, touchant l'honneur dû aux parents, s'ajoute le précepte sur les égards envers les vieillards (Lv 19, 32) : "Devant une tête blanchie lève-toi et honore la personne du vieillard", et encore, d'une manière générale, tous ceux qui prescrivent le respect des supérieurs et les bons procédés envers les égaux et les inférieurs. - La prohibition de l'homicide par le cinquième précepte se développe en interdiction de la haine et de toute entreprise contre le prochain (Lv 19, 16) : "Tu ne te dresseras
pas contre le sang de ton
prochain", comme aussi de la haine fraternelle : "Tu ne haïras pas
ton frère dans ton coeur" (v. 17). - Le sixième précepte, qui condamne
l'adultère, se complète par les préceptes interdisant la prostitution 16 (Dt
23, 17) : "Il n'y aura pas de courtisane chez les filles d'Israël, ni de
prostitué parmi les fils d'Israël" ; ou le vice contre nature : "Tu
n'auras pas de rapports honteux avec un garçon, tu n'iras avec aucune
bête" (Lv 18, 22 s.). - Au septième précepte, contre le vol, se rattachent
le précepte prohibant l'usure : "Tu prêteras à ton frère sans
intérêt" (Dt 23, 19), celui qui prohibe la fraude : "Tu n'auras pas
dans ton sac plusieurs sortes de poids" (Dt 25, 13) et, en général, tous
ceux qui condamnent mauvaise foi et rapine. - Le huitième précepte, qui porte
interdiction du faux témoignage, se complète par la prohibition du faux
jugement : "Tu ne t'écarteras pas de la vérité dans le jugement, pour
suivre le sentiment du grand nombre" (Ex 23, 2) ; par la prohibition du
mensonge : "Tu fuiras le mensonge" (v. 7) et par celle de la
diffamation : "Tu ne sèmeras pas les accusations et les insinuations parmi
le peuple" (Lv 19, 16). - Quant aux deux derniers préceptes, il n'y a rien
à y ajouter, puisqu'ils interdisent toute convoitise mauvaise sans exception.
Solutions :
1. Tous les préceptes
moraux se rattachent à l'amour de Dieu et du prochain ; seulement le caractère
obligatoire est manifeste dans les préceptes du décalogue, tandis qu'il est
moins apparent dans les autres.
2. Si les préceptes
judiciaires et cérémoniels apportent aux préceptes du décalogue certaines
déterminations, celles-ci doivent leur force au fait qu'elles ont été posées,
mais non à l'impulsion de la nature, comme pour les préceptes moraux
complémentaires.
3. C'est en référence au bien commun que s'organisent les préceptes de la loi. Or les vertus qui règlent les rapports avec autrui intéressent directement le bien commun, et il en va de même de la chasteté, l'oeuvre de chair concourant au bien commun de l'espèce. Aussi, relativement à ces vertus, les préceptes sont donnés directement, dans le décalogue ou dans ses annexes. Mais le précepte concernant l'exercice de la force doit être proposé par ceux qui conduisent le peuple et l'encouragent dans les combats entrepris pour le bien commun ; le Deutéronome (20, 3) confie ce rôle au prêtre : "Ne faiblissez pas, ne reculez pas." De même la répression de la gourmandise, vice contraire au bien commun domestique, relève des avertissements paternels comme le montre ce passage du Deutéronome (21, 20) qui met en scène des parents : "Il refuse d'écouter nos avis, il passe son temps dans la débauche, les plaisirs et les banquets."
Objections :
1. Il semble bien. "Ce
ne sont pas, dit l'Apôtre (Rm 2, 13), ceux qui écoutent lire la loi qui sont justes
aux yeux de Dieu ; ceux-là seront justifiés qui la mettent en pratique."
Mettre la loi en pratique, c'est en observer les préceptes ; par conséquent
l'observation des préceptes de la loi procurait la justification.
2. De même (Lv 18, 5) :
"Vous observerez mes lois et mes ordonnances, dit le Seigneur ; en les
accomplissant l'homme vivra par elles." Or c'est par la justice qu'on vit
spirituellement ; donc l'observation des préceptes justifiait.
3. Enfin la loi humaine
justifie, car il y a une sorte de justice à en pratiquer les préceptes. La loi
divine étant plus efficace que la loi humaine, ses préceptes justifiaient donc.
Cependant :
l'Apôtre déclare dans la seconde
aux Corinthiens que "la lettre tue" (3, 6) ; ce qu'il faut entendre,
avec S. Augustin, même des préceptes moraux. C'est donc que ceux-ci ne
justifiaient pas.
Conclusion :
Est sain, en premier lieu et au sens propre, l'être qui possède la santé ; ensuite, secondairement, ce qui entretient la santé ou qui en est la manifestation. Analogiquement, au sens premier et propre, le mot justification veut dire réalisation de la justice ; ensuite, selon une acception dérivée et moins stricte, il peut s'entendre soit de ce qui signifie la justice, soit de ce qui y dispose, et il n'est pas douteux qu'à le prendre ainsi les préceptes de la loi justifiaient : en ce sens qu'ils disposaient les hommes à la grâce du Christ qui justifie et même qu'ils la signifiaient puisque, de l'avis de S. Augustin "la vie même de ce peuple avait un caractère prophétique et préfigurait le Christ".
Mais nous parlons de la justification au sens propre. Alors il y a lieu de remarquer que la justice peut être considérée comme une qualité qu'on a, ou comme un caractère de l'acte, ce qui donne un double sens à la justification. Ou bien l'on veut dire que l'homme est rendu juste, obtenant l'habitus de justice ; ou bien que l'homme fait des oeuvres de justice, en sorte que la justification ne soit rien d'autre que la mise en oeuvre de la justice.
1° La justice, comme toutes les vertus, peut s'entendre, on le sait, d'une qualité acquise aussi bien qu'infuse. Ce sont les oeuvres qui causent la justice acquise, mais la justice infuse n'a d'autre cause que Dieu par sa grâce, et telle est la véritable justice dont il est ici question, celle qui permet de qualifier quelqu'un de juste devant Dieu, selon le langage de S. Paul (Rm 4, 2) : "Si Abraham a été justifié par les oeuvres de la loi, il a de quoi se glorifier. Mais non au regard de Dieu." Les préceptes moraux qui concernent des actes humains ne pouvaient donc pas causer cette sorte de justice et, en ce sens, les préceptes moraux ne pouvaient justifier en causant la justice.
2° Si maintenant on entend par
justification la mise en oeuvre de la justice, alors les préceptes de la loi
justifiaient, en tant qu'ils contenaient quelque chose de juste en soi ; mais
ces sacrements de la loi ancienne ne conféraient pas la grâce comme la
confèrent les sacrements de la loi nouvelle, dont on dit, à cause de cela,
qu'ils justifient, mais à des titres divers. Dans leur intention générale, il
est vrai, comme contribution au culte divin, les préceptes cérémoniels
incluaient essentiellement la justice ; mais dans le détail de leurs
dispositions ils ne contenaient pas essentiellement la justice, sinon par la
seule détermination de la loi divine. Aussi admet-on que ces préceptes ne
justifiaient qu'en vertu de la dévotion et de l'obéissance de ceux qui les
pratiquaient. - Quant aux préceptes moraux et judiciaires, dans leur
signification générale, mais aussi dans leurs dispositions spécifiques, ils
exprimaient ce qui était essentiellement juste ; avec cette différence
toutefois que le juste essentiel impliqué dans les préceptes moraux relevait de
la justice générale qui rejoint toute vertu, selon Aristote, tandis que les
préceptes judiciaires relevaient de cette justice particulière dont le domaine
se circonscrit aux engagements réciproques qui se nouent entre les hommes dans
une société policée.
Solutions :
1. Dans le texte allégué,
l'Apôtre entend la justification comme la mise en oeuvre de la justice.
2. Celui qui accomplissait
les préceptes de la loi, on peut dire qu'il vivait par eux, car il échappait à
la peine de mort que la loi édictait contre les délinquants. La formule est
alléguée en ce sens par S. Paul (Ga 3, 12).
3. Les préceptes de la loi humaine justifient selon la justice acquise ; mais celle-ci ne nous intéresse pas pour le moment, et c'est sur la justice devant Dieu que nous nous interrogeons.
LES PRÉCEPTES CÉRÉMONIELS
Il faut d'abord les étudier en eux-mêmes (Question 101). Ensuite étudier leur raison d'être (Question 102). Enfin leur durée (Question 103).
Somme Théologique Ia-IIae
1. Que faut-il entendre par préceptes cérémoniels ? -2. Sont-ils figuratifs ? -3. Devaient-ils être nombreux ? - 4. Leur classification.
Objections :
1. Leur nature ne semble
pas consister en ce qu'ils ressortissent au culte divin. En effet, la loi
ancienne fait précepte aux Juifs de s’abstenir de certains aliments, comme on
le voit dans le Lévitique et aussi de certains vêtements comme fait le même
livre (19, 19) qui interdit l'usage des tissus faits de deux espèces de fils,
ou les Nombres (15, 38) qui exigent des houppes aux pans des manteaux. De tels
préceptes ne sont pas des préceptes moraux, puisqu'ils furent abrogés par la
loi nouvelle. Pas davantage des préceptes judiciaires, car ils n'ont rien à
voir avec l'instauration du droit parmi les hommes. Ce sont donc des préceptes
cérémoniels ; mais ils n'ont rien à voir avec le culte de Dieu.
2. On a prétendu que ces
préceptes sont tenus pour "cérémoniels" parce qu'ils traitent des
fêtes, où l'on brûle beaucoup de "cire" (cera). Mais si le
culte divin comporte des fêtes, il comporte bien d'autres choses. Le rapport
des préceptes au culte divin ne justifie donc pas leur qualification de
cérémoniels.
3. Selon d'autres, on les
appelle cérémoniels parce qu'ils sont normes ou règles de salut, le mot
"salut" se disant chaire en grec. Mais tous les préceptes de
la loi sont règles de salut et non seulement ceux qui gouvernent le culte
divin. Alors, pourquoi réserver à ceux-ci l'épithète de cérémoniels ?
4. Maïmonide entend par
cérémoniels "les préceptes dont la justification n'est pas
manifeste". Mais il y a en matière de culte divin beaucoup de préceptes
qui s'expliquent sans peine comme l'observance du sabbat, la célébration de la
Pâque ou de la fête des Tentes et beaucoup d'autres, dont l'explication est
expressément donnée dans la loi. Bref, les préceptes cérémoniels ne doivent pas
se définir par leur caractère cultuel.
Cependant :
on lit dans l'Exode (18, 19-20) :
"Assiste le peuple pour tout ce qui regarde Dieu..., montre-lui les
cérémonies et les rites religieux."
Conclusion :
Rappelons que les préceptes
cérémoniels ajoutent aux préceptes moraux certaines déterminations en vue des
rapports avec Dieu, comme font les préceptes judiciaires en vue des rapports
avec le prochain. Or les rapports avec Dieu s'instituent dans le culte requis
et c'est pourquoi les préceptes cérémoniels sont proprement ceux qui concernent
le culte divin. Cette expression a été justifiée précédemment, lorsqu'on a
distingué des autres les préceptes cérémoniels.
Solutions :
1. Le culte divin ne
comporte pas seulement les sacrifices et autres rites, dont le rapport avec
Dieu se révèle immédiat, mais aussi la préparation de ceux qui s'adonnent au
service de Dieu. C'est une règle universelle que la science est la même qui
porte sur une fin et porte sur les voies et moyens requis à cette fin. Or cette
catégorie de préceptes qu'on trouve dans la loi et qui portent, entre autres
choses, sur le vêtement et la nourriture des serviteurs de Dieu, tendent à
préparer ceux-ci à leur ministère même, en les rendant propres au culte divin.
Ceux qui sont affectés au service d'un roi observent également une étiquette
particulière. Tout cela se range donc sous la rubrique des préceptes
cérémoniels.
2. Cette explication
étymologique offre peu de vraisemblance, d'autant que la loi n'est guère
explicite sur l'emploi de cierges allumés à l'occasion des fêtes. C'étaient des
lampes à huile d'olive qui étaient prévues, même sur le chandelier (Lv 24, 2).
Toutefois, on peut admettre que toutes les prescriptions rituelles étaient
observées avec plus d'exactitude et de diligence au cours des solennités et, par
suite, que toutes les prescriptions cérémonielles sont sous-entendues dans la
célébration des fêtes.
3. Encore une explication
étymologique dénuée de vraisemblance, puisque le mot "cérémonie" est
d'origine latine et non grecque. D'ailleurs rien n'empêche de faire remarquer
que le salut de l'homme vient de Dieu et donc que les préceptes réglant les
rapports avec Dieu se présentent tout spécialement comme des règles de salut.
L'argument justifie donc leur qualification de cérémoniels.
4. L'idée de Maïmonide est plausible dans une certaine mesure. Certes, ce n'est pas la difficulté d'expliquer ces préceptes qui leur vaut le nom de cérémoniels, mais les deux choses ne sont pas sans rapport. Si en effet la raison d'être de ces préceptes est quelque peu obscure, c'est parce que, comme nous verrons tout de suite, les préceptes relatifs au culte divin doivent être figuratifs.
Objections :
1. Le devoir de celui qui
enseigne, d'après S. Augustin, est de s'exprimer de manière à être facilement
compris. Cette règle s'impose évidemment d'abord au législateur, les préceptes
de la loi étant formulés à l'intention du peuple. C'est pourquoi S. Isidore
veut que "la loi soit claire". Si tous les préceptes cérémoniels ont
été institués dans l'intention de figurer quelque chose, Moïse a eu tort de les
dicter sans expliquer ce qu'ils figuraient.
2. Dans la mise en oeuvre
du culte divin, tout doit être empreint de la plus grande dignité. Or faire
certains gestes en vue de représenter autre chose, cela sent le théâtre ou la
littérature ; sur la scène on évoquait jadis certaines actions, qu'on faisait
mimer par d'autres personnes. Il semble bien qu'on ne puisse admettre de telles
pratiques dans le culte divin. Or les préceptes cérémoniels sont ordonnés au
culte divin, on l'a dit. Donc ils ne doivent pas être figuratifs.
3. C'est surtout "par
la foi, l'espérance et la charité, dit S. Augustin, que l'on rend un culte à Dieu".
Comme il n'y a rien de figuratif dans les préceptes relatifs à ces vertus, il
doit en être de même pour les préceptes cérémoniels.
4. Selon la parole du
Seigneur en S. Jean (4, 24) : "Dieu est esprit, et ceux qui l'adorent
doivent l'adorer en esprit et vérité." Mais entre la vérité elle-même et
sa figure, il y a une différence, voire une opposition. Ainsi les préceptes
cérémoniels, qui ont trait au culte de Dieu, ne sauraient être figuratifs.
Cependant :
S. Paul écrit (Col 2, 16) :
"Que personne ne vous juge à propos de nourriture ou de boisson, en
matière de fête, de nouvelle lune ou de sabbat : ce n’est là que l'ombre de
réalités à venir."
Conclusion :
On a réservé la qualification de cérémoniels aux préceptes qui concernent le culte de Dieu. Or ce culte revêt une double forme : culte intérieur et culte extérieur. L'homme étant composé d'une âme et d'un corps, il convient que l'un et l'autre s'appliquent au culte divin, l'âme au culte intérieur, le corps au culte extérieur, ce qu'insinue le Psaume (84, 3) : "Mon coeur et ma chair sont un cri vers le Dieu vivant." Et comme le corps est soumis à Dieu par l'âme, de même le culte extérieur est soumis au culte intérieur qui consiste pour l'âme à s'unir à Dieu par l'intelligence et par le coeur. C'est pourquoi, s'il y a plusieurs manières pour le fidèle de s'unir à Dieu comme il faut, par l'intelligence et par le coeur, il y aura pour lui autant de manières différentes d'engager ses actes extérieurs dans le culte divin.
Dans l'état de la béatitude future, l'intelligence de l'homme contemplera la vérité divine elle-même dans son essence propre, et donc le culte extérieur ne comportera aucune figure, mais consistera simplement à louer Dieu sous l'impulsion intérieure de la connaissance et de l'amour selon la prophétie d'Isaïe (51, 3) : "On y trouvera joie et allégresse, action de grâce et chant de louange."
Mais la condition de notre vie
présente ne nous permet pas de contempler en elle-même la vérité divine, et sa
lumière, au dire de Denys, ne peut rayonner à nos yeux que sous certaines
figures sensibles ; encore faut-il tenir compte des différents états de la
connaissance humaine. Sous la loi ancienne, non seulement la vérité divine
essentielle était inaccessible en elle-même, mais "la voie même qui devait
y conduire n'était pas encore ouverte" (He 9, 8) ; aussi, sous ce régime,
le culte extérieur devait-il figurer non seulement la réalité future qu'on
découvrira dans la patrie, mais encore le Christ, voie qui mène à cette réalité
de la patrie. Sous le régime de la loi nouvelle, cette voie est désormais
dévoilée et il ne faut plus la préfigurer comme à venir, mais la commémorer
comme une réalité passée ou présente ; il ne faut plus préfigurer que la
gloire, réalité à venir qui n'est pas encore dévoilée. Telle est la pensée de
l'épître aux Hébreux (10, 1) : "La loi n'a que l'ombre des biens à venir
et non l'image même des réalités" ; une ombre en effet est moins qu'une
image, et ici l'image appartient à la loi nouvelle, l'ombre à la loi ancienne.
Solutions :
1. Les choses de Dieu ne
doivent être révélées aux hommes que dans la mesure où ils en sont capables ;
autrement, cela leur donnerait l'occasion de tomber par le mépris de ce qui les
dépasse. Il était donc avantageux que les mystères divins fussent proposés à un
peuple grossier sous le voile de figures ; ainsi du moins pouvait-on les
connaître implicitement, en se vouant à leur service pour l'honneur de Dieu.
2. Tandis que les oeuvres d'imagination échappent à la raison humaine par le défaut de réalité qui les caractérise, les choses de Dieu ne peuvent être bien saisies par la raison humaine parce que leur réalité dépasse celle-ci. Dans les deux cas, il est besoin d'une représentation par des figures sensibles.
3 et 4. Le mot de S. Augustin vise le culte intérieur auquel nous voulons que le culte extérieur soit soumis. Et le texte de S. Jean a le même sens, le Christ ayant introduit les hommes à un culte spirituel plus parfait.
Objections :
1. Il n'en fallait qu'un
petit nombre. Car il doit y avoir proportion entre la fin et le dispositif qui
s'y rapporte ; or on a admis que le dispositif des préceptes cérémoniels tend à
réaliser le culte divin et à figurer le Christ. Comme "il n'y a qu'un seul
Dieu de qui tout procède, et un seul Seigneur Jésus Christ par qui tout
procède" (1 Co 8, 6), les dispositions cérémonielles ne devaient pas être
multipliées.
2. Les préceptes
cérémoniels étant très nombreux, on était exposé à les transgresser, selon
l'aveu de S. Pierre : "Pourquoi tenter Dieu et poser sur les épaules des
disciples un fardeau que ni nous ni nos pères n'avons pu porter ?" (Ac 15,
10). Comme les hommes compromettent leur salut en transgressant les préceptes
et que toute loi, dit S. Isidore, "doit contribuer au salut des
hommes", les préceptes cérémoniels auraient dû être peu nombreux.
3. Ces préceptes, a-t-on
dit, concernaient le culte extérieur et corporel. Or la loi aurait dû réduire
l'élément corporel du culte divin, puisqu'elle conduisait à celui qui nous a
appris à honorer Dieu en esprit et vérité. Donc la multiplication des préceptes
cérémoniels devait être évitée.
Cependant :
on lit au livre d'Osée (8, 12) :
"je légiférerai pour eux à profusion" ; et au livre de Job (1 1, 6) :
"Puisse-t-il te révéler les secrets de sa sagesse et toutes les
complexités de sa loi."
Conclusion :
On sait que la loi est toujours donnée à un peuple déterminé. Or. il y a deux sortes de gens dans un peuple : il y a ceux qui sont enclins au mal et qui ont besoin d'être contraints par les préceptes de la loi, comme on l'a exposé précédemment ; et il y a ceux qui du fait de leur bon naturel, ou par accoutumance ou mieux par grâce, possèdent un penchant vers le bien et n'attendent du précepte légal qu'une instruction et une incitation au mieux. Donc, que l'on considère l'une ou l'autre catégorie, il était bon, sous le régime de la loi ancienne, que les préceptes cérémoniels fussent nombreux. Il y avait en effet dans certains individus une tendance à l'idolâtrie que les préceptes cérémoniels devaient réprimer au profit du culte de Dieu ; et comme il y avait mille manières de se livrer à l'idolâtrie, il y avait, pour les refréner toutes, quantité de règlements à leur opposer. En outre, à ces gens-là, il fallait imposer une multitude de prescriptions et pour ainsi dire les accabler tellement de prestations relatives au culte de Dieu qu'ils n'aient plus le loisir de se livrer à l'idolâtrie.
La multiplicité des préceptes
cérémoniels ne s'imposait pas moins du point de vue des personnes inclinées au
bien : d'une part, elles y trouvaient autant de façons différentes de se
rattacher spirituellement à Dieu et d'une manière plus assidue ; d'autre part,
le mystère du Christ, signifié par ces cérémonies, a valu au monde des
bienfaits de toute sorte, dont les multiples aspects devaient être figurés au
moyen de rites variés.
Solutions :
1. A fin unique, dispositif
unique, pourvu que le dispositif en vue de cette fin soit à lui seul capable
d'y mener ; ainsi un remède efficace suffit parfois à ramener la santé, et
alors il n'y a pas lieu de compliquer le traitement. Mais on y est contraint
par la faiblesse et l'imperfection du dispositif, et pour guérir un malade on
lui administre plusieurs remèdes si un seul ne suffit pas. Or, les cérémonies
de la loi ancienne n'avaient ni la force ni la perfection voulues pour
représenter l'excellence singulière du caractère chrétien et pour courber les
âmes devant Dieu. L'Apôtre s'en explique ainsi (He 7, 18) : "La première ordonnance
est écartée à cause de son impuissance et de son inefficacité, car la loi n'a
rien mené à sa perfection." Ainsi se justifie cette multitude de
cérémonies.
2. Un sage législateur
passe sur les petites transgressions pour en éviter de plus grandes. Donc, s'il
est vrai que la multiplicité des préceptes cérémoniels devait donner facilement
aux Juifs l'occasion d'y manquer, Dieu pourtant n'a pas omis de leur en imposer
un grand nombre, en vue de les prémunir contre l'idolâtrie, et pour éviter
qu'ils ne s'enorgueillissent intérieurement pour leur exacte observance de tous
les préceptes.
3. Sur bien des points la loi ancienne a restreint l'élément corporel du culte. Notamment elle a décidé que les sacrifices ne seraient pas offerts n'importe où et par n'importe qui, et il y a bien d'autres exemples en ce sens, observe Maïmonide. Mais il ne fallait pas exténuer l'élément corporel du culte divin au point d'exposer le peuple à se rabattre sur le culte des démons.
Objections :
1. Leur division en
sacrifices, sacrements, réalités sacrées et observances est inadéquate. En
effet les observances de la loi ancienne figuraient le Christ ; or cette
signification était réservée aux sacrifices, figures du sacrifice où le Christ
"s'offrit à Dieu en offrande et en victime", selon l'expression de S.
Paul aux Éphésiens (5, 2). Tout le cérémonial se réduit donc aux sacrifices.
2. La loi ancienne était
ordonnée à la loi nouvelle, selon laquelle le sacrement de l'autel s'identifie
au sacrifice même. Ces deux éléments cérémoniels ne devaient donc pas davantage
être distingués sous le régime ancien.
3. On appelle
"réalités sacrées" ce qui est voué à Dieu, à la façon dont on disait
que le temple et son mobilier étaient consacrés ou rendus saints. Mais toutes
les cérémonies étant destinées au culte de Dieu, elles méritent toutes, et non
pas seulement une catégorie d'entre elles, le nom de "réalités
sacrées".
4. De même, pourquoi
distinguer, dans les cérémonies, une catégorie d'observances ? Le mot
d'"observance", vient du verbe "observer" et tous les
préceptes de la loi devaient être observés, suivant la recommandation du
Deutéronome (8, 11) : "Garde-toi d'oublier jamais le Seigneur ton Dieu et
observe sans faute ses commandements, ses coutumes et ses cérémonies."
5. Enfin, parmi les
cérémonies il faut compter aussi la célébration des fêtes, "ombre de ce
qui devait venir" (Col 2, 16) ; et encore les offrandes et les dons, comme
le signale l'épître aux Hébreux (9, 9). On ne voit pourtant pas comment tout
cela entre dans la division proposée ; celle-ci est donc insuffisante.
Cependant :
la loi ancienne donne à chacun de
ces éléments le nom de cérémonies9. Pour les sacrifices, on peut consulter le
livre des Nombres (15, 24) : "L'assemblée offrira un jeune taureau en
holocauste, avec une oblation et sa libation, comme l'exige le
cérémonial." Pour le sacrement de l'ordre, le livre du Lévitique (7, 35) :
"Telle est fonction d'Aaron et de ses fils pour les cérémonies." A
propos des choses saintes, l'Exode (38, 21) : "Tels sont les ustensiles de
la tente du Témoignage pour les cérémonies des Lévites." Quant aux
observances, le premier livre des Rois (9, 6) : "Si vous vous détournez de
moi, sans me suivre et sans observer les cérémonies que je vous ai
prescrites..."
Conclusion :
Rappelons que les préceptes
cérémoniels ont trait au culte de Dieu, où il y a lieu de considérer
distinctement le culte lui-même, ceux qui le pratiquent et les objets employés
au culte. Le culte proprement dit consiste spécialement à offrir des sacrifices
en l'honneur de Dieu. - Les objets servant au culte, comme le tabernacle, les
ustensiles et autres choses analogues, appartiennent à la catégorie des
réalités sacrées. - Ceux qui exercent le culte, qu'il s'agisse du peuple ou des
ministres, sont d'abord établis dans cette fonction par une certaine
consécration, ce qui est le rôle des sacrements ; ils doivent ensuite se
distinguer par leur comportement particulier de ceux qui sont étrangers au
culte de Dieu, ce qui relève des observances, notamment en matière d'aliments
et de vêtements.
Solutions :
1. Les sacrifices devaient
bien être offerts quelque part et par des personnes déterminées, et tout cela
touche au culte divin. Dès lors, comme les sacrifices représentent le Christ
immolé, les sacrements et les réalités sacrées représentaient les sacrements et
les réalités sacrées de la loi nouvelle, et leurs observances préfiguraient la
manière de vivre du peuple sous le régime nouveau. Tout cela est en rapport
avec le Christ.
2. L'Eucharistie, sacrifice
de la loi nouvelle, contient proprement le Christ qui est l'auteur de notre
sanctification, selon l'épître aux Hébreux (13, 12) : "Il a sanctifié le
peuple par son sang." Ainsi ce sacrifice est en même temps un sacrement.
Les sacrifices de la loi ancienne, eux, figuraient le Christ, mais ne le
renfermaient pas et donc ne méritaient pas le nom de sacrements. Pour marquer
cette différence, il y avait à part, dans la loi ancienne, certains sacrements
qui préfiguraient une consécration à venir. Il est vrai que des sacrifices
intervenaient à l'occasion de certaines consécrations.
3. Sacrifices et sacrements
étaient aussi des réalités sacrées. Mais il y avait des choses consacrées au
culte de Dieu, donc des réalités sacrées, qui n'étaient ni sacrifices ni
sacrements et qui retenaient le nom générique de réalités sacrées.
4. Tout ce qui, dans la
manière de vivre du peuple fidèle, n'entrait pas dans les catégories
précédentes, recevait le nom générique d'observances. On ne les appelait pas
réalités sacrées puisqu'elles ne se rapportaient pas immédiatement au culte
divin comme le tabernacle et ses ustensiles ; elles n'en avaient pas moins un
caractère cérémonial, en quelque sorte dérivé, en tant qu'elles préparaient le
peuple au culte de Dieu.
5. Les sacrifices n'étaient pas seulement offerts en un lieu déterminé, mais aussi en des temps déterminés, ce qui permet de compter aussi les fêtes au nombre des réalités sacrées. - Quant aux oblations et aux dons, on les range avec les sacrifices, car c'est à Dieu qu'on les offrait, comme dit l'épître aux Hébreux (5, 1) : "Tout grand prêtre, pris d'entre les hommes, est constitué en faveur des hommes, en ce qui a rapport à Dieu, afin d'offrir oblations et sacrifices."
Somme Théologique Ia-IIae
1. Ont-ils une raison d'être ? - 2. Une raison littérale ou seulement figurative ? - 3. Quelle est la raison d'être des sacrifices ? - 4. Celle des sacrements ? - 5. Celle des réalités sacrées ? - 6. Celle des observances rituelles ?
Objections :
1. Sur la parole de S. Paul
(Ep 2, 15) à propos du Christ "qui anéantit par ses décrets la loi des
commandements", la Glose observe ceci : "La loi est anéantie dans ses
observances charnelles par les décrets, entendez par les préceptes évangéliques
qui sont fondés en raison." Si les observances de la loi ancienne avaient
été fondées en raison, on ne leur aurait pas substitué les prescriptions
raisonnables de la loi nouvelle. C'est donc que les observances cérémonielles
de la loi ancienne n'étaient pas fondées en raison de quelque manière.
2. La loi ancienne a
succédé à la loi naturelle. Or, sous le régime de celle-ci, il y eut un
précepte qui n'avait pour motif que d'éprouver l'obéissance de l'homme, comme
dit S. Augustin, à propos de la prohibition concernant l'arbre de Vie. A son
tour, la loi ancienne devait donc comporter des préceptes destinés à éprouver
l'obéissance et dépourvus de toute raison intrinsèque.
3. Dans l'activité humaine,
les actes sont dits moraux selon qu'ils procèdent de la raison. Si donc les
préceptes cérémoniels avaient quelque fondement rationnel, ils ne se
distingueraient en rien des préceptes moraux. Donc ils n'ont pas de raison
d'être.
Cependant :
"le précepte du Seigneur est
lumineux, il éclaire les yeux" (Ps 19, 9). Cela concerne aussi les
préceptes cérémoniels qui viennent de Dieu. Or ils ne pourraient être lumineux
s'ils n'avaient pas un fondement raisonnable. Ils ont donc une raison d'être.
Conclusion :
On dit au premier livre de la Métaphysique
d'Aristote que l'ordre est proprement 1'oeuvre du sage ; de son côté,
l'Apôtre dit aux Romains (13, 1) que tout ce qui procède de la divine sagesse
est nécessairement ordonné. Mais l'ordre implique deux conditions : il faut
d'abord que la réalité considérée se rapporte à la fin requise, la fin étant
toujours principe d'ordre en matière d'action ; en effet, quand un événement se
produit fortuitement et sans rapport avec la fin visée, ou quand on n'agit pas
sérieusement mais pour rire, on appelle désordonnée une telle conduite. De
plus, il faut que la conduite conçue en vue d'une fin soit proportionnée à
celle-ci. Il en découle que tout dispositif conçu en vue d'une fin prend motif
de cette fin, comme par exemple la configuration particulière qu'on donne à une
scie se justifie par la finalité de cet outil qui est de couper, selon
Aristote. Or il est clair que les préceptes cérémoniels, comme tous les
préceptes de la loi ancienne, ont été établis par la sagesse divine : "Ce
sera là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des nations" (Dt 4,
6). On conclura nécessairement que les préceptes cérémoniels ont été organisés
en vue d'une fin et que chacun d'eux trouve en cette fin son explication
motivée.
Solutions :
1. On peut dire que les
observances de la loi ancienne étaient sans fondement rationnel en ce sens que
ces pratiques manquaient de justification intrinsèque : pourquoi par exemple un
vêtement ne serait-il pas confectionné de laine et de lin ? Mais elles
pouvaient se motiver sous un autre rapport, notamment si telle manière de faire
figurait autre chose ou au contraire le niait. En revanche, les décrets de la
loi nouvelle sont conformes à la raison par leur nature même, puisqu'ils
consistent principalement en des actes de foi et d'amour de Dieu.
2. L'arbre de la science du
bien et du mal ne comportait en lui-même rien de mauvais qui motivât
l'interdiction dont il fut l'objet ; mais le fait de l'interdiction était
fondé, à l'égard d'une autre réalité, car précisément c'était une figure. De
même les préceptes cérémoniels de la loi ancienne ont un motif par référence à
autre chose.
3. Les préceptes moraux se justifient en raison de leur contenu même, comme : Tu ne tueras point, tu ne déroberas point. Mais on vient de voir que les préceptes cérémoniels ont un motif par le fait qu'ils sont ordonnés à autre chose.
Objections :
1. Il semble que les
préceptes cérémoniels n'aient pas eu de raison d'être littérale. En effet, la
circoncision, l'immolation de l'agneau pascal, c'est-à-dire les préceptes
cérémoniels les plus importants, n'avaient d'autre raison que de figurer,
puisque c'est comme signes qu'ils ont été proposés : "Vous circoncirez la
chair de votre prépuce", lit-on dans la Genèse (17, 11), "et ce sera
le signe de l'alliance entre moi et vous." Quant à la célébration de la
Pâque, il est écrit dans l'Exode (13, 9) qu'elle "sera un signe sur ta
main et un mémorial devant tes yeux". Bien davantage encore sera
exclusivement figurative la raison d'être des autres prescriptions
cérémonielles.
2. Il y a proportion entre
l'effet et la cause. Tous les préceptes cérémoniels étant figuratifs, leur
raison d'être, qui est leur cause, ne peut avoir un caractère différent.
3. Quand il est de soi
indifférent qu'on agisse de telle ou telle manière, il n'y a pas de place,
semble-t-il, pour une explication littérale. Or, c'est ce qui se vérifie pour
de nombreux préceptes cérémoniels, touchant par exemple le nombre des animaux à
offrir ou tels menus détails du même genre. Les préceptes cérémoniels ne
s'expliquent donc pas littéralement.
Cependant :
le Christ était figuré non
seulement par les préceptes cérémoniels, mais encore par les événements
historiques de l'ancienne alliance, comme le dit S. Paul (1 Co 10, 11) :
"Tout leur arrivait par mode de figure." Or tout, dans l'histoire de
l'ancienne alliance, outre sa signification mystique ou figurative, s'entend
aussi littéralement. Il en va donc de même des préceptes cérémoniels qui, outre
leurs raisons d'être figuratives, comportaient aussi des raisons d'être
littérales.
Conclusion :
Rappelons que c'est la fin qui rend
compte du dispositif qui s'y rapporte. Or la fin des préceptes cérémoniels est
double : le culte divin à organiser selon les besoins de ce temps, et le Christ
à préfigurer. Les oracles des prophètes, eux aussi, avaient une valeur pour
leur temps tout en présageant l'avenir, selon l'explication donnée par S.
Jérôme à propos d'Osée. De sorte que les préceptes cérémoniels de l'ancienne
loi se prêtent à deux types d'explications. D'une part, celles qui tiennent
compte du culte divin tel qu'il fallait alors l'assurer ; c'est ce qu'on
appelle l'explication littérale, qu'il s’agisse de fuir l'idolâtrie, de
célébrer certains bienfaits de Dieu, de donner une idée de l'excellence divine,
ou encore de fixer l'attitude spirituelle qui dès cette époque s'imposait dans
l'exercice du culte divin. - D'autre part, on peut leur assigner comme raison
d'être la préfiguration du Christ et alors ils comportent des explications
figuratives et mystiques : du type allégorique si on les rapporte à la personne
du Christ et à l'Église ; du type moral si elles concernent la vie du peuple
chrétien ; du type anagogique si on les rapporte à l'état de gloire à venir,
pour autant que nous y sommes introduits par le Christ.
Solutions :
1. De même qu'une locution
métaphorique dans l'Écriture a un sens littéral si la formule employée dit
précisément ce qu'elle veut dire, de même, quand une cérémonie légale rappelle
le bienfait de Dieu qui est à l'origine de son institution, ou évoque quelque
autre réalité intéressant ce régime, ces significations ne sortent pas du cadre
des explications littérales. Par conséquent, que la célébration de la Pâque
signifie la sortie d'Égypte, ou que la circoncision signifie le pacte conclu
par Dieu avec Abraham, cela relève de l'explication littérale.
2. L'argument vaudrait si
les préceptes cérémoniels étaient donnés uniquement en vue de figurer l'avenir
et sans rapport avec le culte divin actuel.
3. On a ditf à propos des lois humaines qu'elles sont fondées en raison, si on les considère dans leur ensemble mais non point dans le détail de leurs dispositions spécifiques, parce que celles-ci dépendent de la libre décision du législateur. De même beaucoup de prescriptions particulières, dans les cérémonies de la loi ancienne, n'ont pas de raison d'être littérale, mais seulement figurative ; c'est prises dans leur ensemble qlu'eres ont aussi une raison d'être littérale.
Objections :
1. Il semble qu'on ne
puisse donner une explication satisfaisante des cérémonies ressortissant aux
sacrifices. Par exemple ce qu'on offrait en sacrifice, c'étaient les éléments
nécessaires à l'entretien de la vie humaine, pain et viandes. Mais Dieu n'a que
faire de ces nourritures, comme le rappelle le Psaume (50) : "Vais-je
manger la viande des taureaux, vais-je boire le sang des boucs ?"
L'offrande de tels sacrifices à Dieu ne convenait pas.
2. On n'offrait en
sacrifice à Dieu que des quadrupèdes de trois espèces, des boeufs, des brebis
et des chèvres et, parmi les oiseaux, normalement la tourterelle et la colombe,
sauf pour la purification d'un lépreux qui comportait l'offrande de passereaux.
On ne voit pas pourquoi se limiter à ces sortes d'animaux, alors qu'il y en a
beaucoup de plus nobles que ceux-là, et qu'il faut offrir à Dieu ce qu'il y a
de meilleur.
3. L'autorité que Dieu a
donnée à l'homme s'étend aux oiseaux et aux animaux terrestres, mais aussi aux
poissons. Il était donc illogique de les exclure du sacrifice.
4. Les prescriptions
cérémonielles mettent sur le même plan tourterelle et colombe. Puisque
l'offrande des petits de la colombe est prescrite, on aurait dû prescrire celle
des petits de la tourterelle.
5. Le premier chapitre de
la Genèse nous fait voir en Dieu l'auteur de la vie, tant humaine qu'animale.
La mort étant opposée à la vie, ce sont des animaux vivants et non pas des
animaux abattus qu'il eût fallu offrir à Dieu, d'autant qu'aux Romains (12, 1)
S. Paul enseigne "d'offrir notre corps en hostie vivante, sainte et
agréable à Dieu".
6. Si vraiment il ne
fallait offrir à Dieu en sacrifice que des animaux abattus, peu importait la
manière de les mettre à mort, et on ne voit pas pourquoi le Lévitique (1, 15) a
minutieusement prescrit la manière de les immoler, en particulier pour les
oiseaux.
7. Tout défaut, chez
l'animal, n'est qu'une étape vers la corruption et la mort. Puisqu'on offrait à
Dieu des animaux morts, il était illogique d'exclure l'offrande d'un animal
défectueux, boiteux, aveugle ou autrement taré.
8. Ceux qui offrent à Dieu
des victimes doivent y avoir part, au jugement de S. Paul (1 Co 10, 18) :
"Ceux qui mangent les victimes ne participent-ils pas à l'autel ?"
C'est donc à tort que certaines parties des victimes étaient soustraites à ceux
qui les offraient, notamment le sang et la graisse, la poitrine et la cuisse
droite.
9. A côté des holocaustes,
on offrait à la gloire de Dieu des sacrifices pacifiques et des offrandes
expiatoires. Or, pour l'holocauste, les animaux femelles étaient exclus mais on
offrait des quadrupèdes et des oiseaux. On voit mal pourquoi dans les
sacrifices pacifiques et expiatoires on pouvait offrir des femelles, et en
revanche pourquoi les oiseaux étaient exclus des sacrifices pacifiques.
10. Toutes les victimes des
sacrifices pacifiques constituant évidemment un seul et même genre, il n'y
avait pas lieu de diviser ce genre en interdisant de manger certaines d'entre
elles le lendemain, et en le permettant pour d'autres, selon ce qui ressort du
Lévitique (7, 15).
11. Tous les péchés ont
ceci de commun qu'ils éloignent de Dieu. Il fallait donc, quel que fût le
péché, un seul et même type de sacrifice offert pour la réconciliation avec
Dieu.
12. Tous les animaux
offerts en sacrifice l'étaient dans le même état, c'est-à-dire préalablement
mis à mort. On ne voit donc pas pour quelle raison les produits de la terre
étaient offerts sous des formes différentes : tantôt sous forme d'épis, tantôt
à l'état de farine, ou encore de pain, et celui-ci suivant les cas devait être
cuit au four, ou dans la graisse, ou sur le gril. On se demande pourquoi.
13. Tout ce qui est à notre
usage, nous devons y reconnaître un don de Dieu. Il paraît donc anormal qu'en
dehors des animaux on n'offrît à Dieu que le pain, le vin, l'huile, l'encens et
le sel.
14. Les sacrifices
corporels expriment le sacrifice intérieur du coeur par quoi l'homme offre à
Dieu son esprit. Mais le sacrifice intérieur a plus d'affinité avec la douceur,
représentée par le miel, qu'avec l'âcreté représentée par le sel. Il est écrit
en effet dans l'Ecclésiastique (24, 27) : "Mon esprit est plus doux que le
miel." On ne comprend donc pas l'interdiction d'offrir du miel en
sacrifice, ainsi que du levain, alors que celui-ci donne au pain sa saveur ; et
il était requis d'y apporter du sel, principe d'âcreté, et de l'encens,
substance à la saveur amère. Il y a donc lieu de penser que les prescriptions
cérémonielles relatives aux sacrifices ne peuvent s'expliquer raisonnablement.
Cependant :
nous lisons dans le Lévitique (2,
13) : "Le prêtre fera fumer toutes les offrandes sur l'autel et ce sera un
holocauste d'une odeur très agréable au Seigneur." Et nous lisons aussi au
livre de la Sagesse (7, 28) : "Dieu n'aime que celui qui habite avec la
Sagesse." On peut en inférer que tout ce qui est agréé par Dieu est
accompagné de sagesse et donc que ces rites sacrificiels étaient sages,
autrement dit fondés en raison.
Conclusion :
On vient de le direg, les cérémonies de la loi ancienne comportaient une double raison d'être : littérale, en tant qu'elles réglaient le culte de Dieu, et figurative, ou mystique, en tant qu'elles étaient destinées à figurer le Christ. Des deux points de vue, il est possible de dégager une explication satisfaisante des cérémonies relatives aux sacrifices. En tant que les sacrifices contribuaient au culte divin, on peut les expliquer de deux façons :
1° Comme expression d'une juste attitude de l'esprit envers Dieu, attitude à laquelle était incité celui qui offrait le sacrifice. Mais cette juste attitude de l'âme envers Dieu requiert de l'homme qu'il reconnaisse tenir de Dieu tout ce qu'il possède, comme du principe premier, et qu'il le rapporte à Dieu comme à sa fin ultime. Telle était la signification des offrandes et des sacrifices, lorsque l'homme prenant de ses biens et reconnaissant par là qu'il les tenait de Dieu, les offrait à l'honneur de Dieu. C'est la prière de David au premier livre des Chroniques (29, 14) : "Toutes choses t'appartiennent, et ce que nous te donnons nous l'avons reçu de ta main." De cette façon, en offrant un sacrifice, l'homme attestait que Dieu est le premier principe créateur de toutes choses et la fin dernière à quoi tout doit être rapporté.
2° Mais la juste attitude de l'âme envers Dieu exige en outre que l'âme humaine ne reconnaisse en dehors de Dieu aucun autre auteur premier des choses et ne place en nul autre que lui sa fin dernière. Voilà pourquoi la loi interdisait d'offrir un sacrifice à personne d'autre qu'à Dieu, selon les termes de l'Exode (22, 20) : "Celui qui sacrifie aux dieux, et non au seul Seigneur, périra." Ce qui permet de dégager cette seconde raison pour expliquer le cérémonial des sacrifices, qui est de détourner les hommes des sacrifices idolâtriques. C'est même pour cela que les préceptes concernant les sacrifices ne furent pas donnés au peuple juif avant qu'il eût versé dans l'idolâtrie en adorant le veau d'or, comme si ces sacrifices n'avaient été institués que pour engager ce peuple, d'ailleurs enclin aux sacrifices, à en offrir à Dieu plutôt qu'aux idoles. "je n'ai rien dit à vos pères, lisons-nous en jérémie (7, 22), et je ne leur ai rien
prescrit, le jour où je les ai tirés du pays d'Égypte, en matière d'holocaustes et de sacrifices."
D'autre part, de tous les dons que
Dieu a faits au genre humain après sa chute dans le péché, le tout premier en
dignité est celui qu'il fit de son Fils : "Dieu a tant aimé le monde,
écrit S. Jean (3, 16), qu'il lui a donné son Fils unique, afin que tous ceux
qui croient en lui ne périssent pas, mais obtiennent la vie éternelle."
C'est pourquoi le sacrifice le plus excellent est celui où le Christ en
personne "s'est offert lui-même à Dieu en victime d'agréable odeur",
selon l'expression de S. Paul aux Éphésiens (5, 2). Et tous les sacrifices de
l'ancienne loi étaient offerts en figure de ce sacrifice unique et excellent,
comme l'imparfait figure le parfait. Dans cette perspective, l'épître aux
Hébreux (10, 11) enseigne que le prêtre de la loi ancienne "offrait
plusieurs fois les mêmes victimes qui ne parvenaient jamais à ôter les péchés ;
tandis que le Christ, pour les péchés, n'en offrit qu'une et pour
toujours". Et parce que l'explication de la figure se trouve dans la
réalité qu'elle représente, c'est à la lumière du vrai sacrifice du Christ
qu'il faut interpréter le sens des sacrifices figuratifs de l'ancienne loi.
Solutions :
1. En exigeant ces
offrandes sacrificielles, ce n'est pas aux offrandes elles-mêmes que Dieu
s'intéressait, comme s'il en avait besoin ; ne dit-il pas par la bouche d'Isaïe
(1, 11) : "Les holocaustes de béliers, la graisse des veaux et le sang des
jeunes taureaux, des boucs et des agneaux, je n'en veux pas." Il voulait
qu'on lui offrît tout cela, répétons-le, pour détourner de l'idolâtrie, pour
exprimer la juste soumission à Dieu de l'homme spirituel et pour figurer le
mystère du Christ rachetant l'humanité.
2. Il faut faire appel aux mêmes raisons pour comprendre que certains animaux devaient être offerts et d'autres non.
1° Pour faire obstacle à l'idolâtrie, on écartait tous les animaux que les idolâtres offraient à leurs divinités ou employaient à leurs opérations magiques ; on admettait au contraire ceux que les Egyptiens, chez qui les Hébreux avaient vécu, n'offraient pas en sacrifice à leurs dieux, estimant qu'il était funeste de les tuer. Qu'on se rappelle ce verset de l'Exode (8, 26) : "Les sacrifices que nous offrirons au Seigneur notre Dieu sont des sacrilèges pour les Égyptiens." En effet, ceux-ci rendaient un culte aux moutons, ils vénéraient les boucs, d'autant que les démons leur apparaissaient sous cette forme, et ils employaient les boeufs pour la culture des champs, considérée par eux comme un rite sacré.
2° Ces dispositions favorisaient l'attitude spirituelle envers Dieu à laquelle nous faisions allusion et cela d'une double manière : a) Les animaux licites appartiennent aux espèces éminemment convenables à l'alimentation humaine ; de plus ils sont remarquables par leur propreté, eux et leur nourriture. Les autres sont de nature sauvage et généralement réfractaires au service de l'homme ; ou s'ils sont domestiqués, ils se repaissent d'immondices comme le porc et la poule ; or il ne faut présenter à Dieu rien que de pur. Quant aux oiseaux, ceux qu'on a cités étaient tout désignés pour l'offrande, car il y en avait beaucoup au pays de la promesse. b) La pureté spirituelle s'exprime dans l'immolation de ces animaux, comme l'explique la Glose sur le Lévitique : "Nous offrons un jeune taureau, lorsque nous domptons une chair rebelle ; un agneau, lorsque nous redressons des passions déraisonnables ; un bouc, lorsque nous triomphons d'une licence effrontée ; une tourterelle, quand nous gardons la chasteté ; des pains azymes, lorsque nous célébrons la Pâque avec les azymes de l'intégrité." Enfin, manifestement, la colombe exprime la charité et la simplicité du coeur.
3° Il convenait que ces animaux
fussent immolés en figure du Christ, comme il ressort du même passage de la
Glose : "Le Christ est évoqué dans l'offrande du veau, pour la puissance
de sa croix ; avec l'agneau, à cause de son innocence ; avec le bélier, parce
qu'il est le chef du troupeau ; avec le bouc, parce qu'il a revêtu une chair
semblable à la chair pécheresse. L'union des deux natures était mise en
évidence dans la tourterelle et la colombe (ou si l'on préfère, la tourterelle
représente la chasteté et la colombe la charité). La fleur de farine figurait
l'aspersion de l'eau baptismale sur les fidèles."
3. Vivant dans l'eau, les
poissons ne sont pas aussi familiers à l'homme que les autres animaux qui comme
lui vivent à l'air. En outre ils périssent dès qu'ils sont tirés de leur
élément et ils ne pouvaient donc être offerts au Temple comme les autres
animaux.
4. Chez les tourterelles,
l'adulte a plus de valeur que le petit, tandis que pour les colombes c'est
l'inverse. Ainsi Maïmonide explique l'offrande des tourterelles et des petits
de la colombe, car c'est toujours ce qu'il y a de meilleur qu'il faut réserver
à Dieu.
5. Les animaux offerts en
sacrifice étaient mis à mort parce que Dieu les a donnés à l'homme comme une
nourriture et que c'est en cet état qu'ils sont consommés. Pour la même raison
ils étaient rôtis, la cuisson les rendant propres à la consommation humaine.
D'autre part, leur mise à mort signifiait la destruction du péché et donnait
aussi à entendre que les hommes, pour leurs péchés, méritaient la mort, comme
si les animaux mourant à leur place signifiaient l'expiation du péché. Enfin la
mise à mort des animaux représentait la mort du Christ.
6. La loi fixait la manière
de tuer les victimes, afin d'exclure d'autres procédés en usage chez les idolâtres.
On peut noter aussi, avec Maïmonide, que "la loi a fait choix, pour tuer
les oiseaux, du procédé qui les fait le moins souffrir", celui qui, par
conséquent, abîmait le moins les victimes et gardait les offrants d'une cruauté
inhumaine.
7. Les animaux tarés sont
d'ordinaire peu estimés, même selon l'estimation vulgaire, ils ne pouvaient
donc pas être offerts en sacrifice à Dieu. Pour une raison analogue il était
interdit "d'apporter à la maison de Dieu le gain d'une prostituée ou le
salaire d'un chien" (Dt 23, 18), ou même d'offrir des animaux ayant moins
de six jours, car jusqu'à cet âge on les considérait comme des avortons,
manquant de fermeté et encore mal constitués.
8. On connaissait trois sortes de sacrifices L'holocauste, d'un mot grec voulant dit "entièrement brûlé", où la victime était intégralement consumée, était offert à Dieu spécialement en signe de révérence envers sa majesté, et d'amour pour sa bonté. Il correspondait à l'état de perfection dans l'accomplissement des conseils. Tout était consumé afin de montrer que, comme la victime s'élevait vers le ciel intégralement réduite en fumée, de même l'homme tout entier avec tout ce qui lui appartient est soumis au domaine divin et doit être offert à Dieu.
En second lieu, le sacrifice pour le péché, ou sacrifice expiatoire, était offert à Dieu lorsqu'un péché avait besoin d'être remis ; il correspondait à l'état des pénitents qui satisfont pour leurs péchés. On y distinguait deux parts, l'une qui était brûlée, l'autre qui était affectée à la consommation des prêtres, pour faire voir que Dieu purifiait des péchés par le ministère des prêtres. Toutefois, lorsque ce sacrifice était offert pour une faute du peuple dans son ensemble, ou pour la faute particulière du prêtre, tout était consumé, car il ne devait rien revenir au prêtre des offrandes faites pour son péché ; autrement quelque chose du péché, fût demeuré en lui ; et d'ailleurs cela n'eût pas satisfait pour le péché, parce que, si ceux qui sacrifiaient pour le péché avaient bénéficié de ce qu'ils offraient, c'eût été comme s'ils ne l'avaient pas offert.
Enfin on appelait victime pacifique le sacrifice offert à Dieu en action de grâce, ou pour le salut et la prospérité de ceux qui l'offraient, c'est-à-dire au titre d'un bienfait reçu ou à recevoir. Il correspondait à l'état des progressants dans la pratique des commandements. Et cette victime se divisait en trois parts : l'une était brûlée en l'honneur de Dieu, une autre affectée à la consommation des prêtres, et la troisième remise à la disposition des offrants. Cela signifiait que le salut descend de Dieu aux hommes, sous la direction des ministres de Dieu, et avec le concours de ceux-là mêmes qui sont sauvés.
En règle générale, le sang et la graisse n'étaient mis à la disposition ni des prêtres ni des offrants : le sang était versé sur la base de l'autel en l'honneur de Dieu et la graisse brûlée dans le feu. On en peut donner plusieurs raisons : 1° Ce fut d'abord pour écarter le risque d'idolâtrie, car les sectateurs des idoles buvaient le sang et mangeaient la graisse des victimes, comme il ressort du Deutéronome (32, 38) : "Ils mangeaient la graisse des victimes et buvaient le vin des libations." 2° Cela contribuait à l'honnêteté des moeurs. Il leur était interdit de boire le sang, afin de les détourner de verser le sang humain, comme on le lit dans la Genèse (9, 4) où Dieu dit à Noé . "Vous ne mangerez pas la chair avec le sang, et le sang de vos vies à vous, j'en demanderai compte." La consommation des graisses leur était interdite pour les garder de toute sensualité : "Vous mettiez à mort ce qui était gras", leur reproche Ézéchiel (34, 3). 3° La révérence envers Dieu l'exigeait, parce que le sang est ce qu'il y a de plus nécessaire à la vie, aussi dit-on que l'âme est dans le sang ; quant à la graisse, elle dénote un surplus de matières nutritives. Aussi on répandait le sang et on brûlait la graisse en l'honneur de Dieu, pour marquer que de lui nous vient la vie, avec l'abondance des biens. 4° Enfin cette pratique préfigurait l'effusion du sang du Christ et la succulence de la charité avec laquelle il s'offrit à Dieu pour nous.
Dans les sacrifices pacifiques, le
prêtre recevait pour sa consommation le poitrail et la cuisse droite, pour
éviter certaines formes de divination qu'on appelle spatulomancie -et qui
mettait en oeuvre les omoplates des victimes ainsi que l'os de la poitrine. Ces
parties n'étaient donc pas remises aux offrants. En même temps cette poitrine,
signe du coeur qui l'habite, montrait que la sagesse du coeur était
indispensable au prêtre pour instruire le peuple, tandis que la cuisse droite
évoquait la force qui lui était nécessaire pour corriger les défauts.
9. Parce que l'holocauste
était le plus parfait des sacrifices, l'offrande d'un mâle y était de rigueur,
car la femelle est un animal imparfait. L'offrande de tourterelles et de
colombes était autorisée chez les pauvres qui ne pouvaient offrir des animaux
plus importants. Et l'on conçoit que ces oiseaux n'étaient jamais offerts en
victimes pacifiques, celles-ci étant toujours offertes spontanément sans qu'on
y fût obligé, mais bien en holocauste ou pour le péché, sacrifices obligatoires
en certains cas. Ajoutons que les hauteurs où ces oiseaux prennent leur essor
s'accordent à la sublimité de l'holocauste, et que le caractère plaintif de
leur chant convient à des victimes offertes en sacrifice pour le péché.
10. Parmi les victimes
offertes en sacrifice, l'holocauste a la première place : il était
intégralement consumé en l'honneur de Dieu et rien n'en était mangé. La victime
offerte en sacrifice pour le péché tenait le second rang en sainteté : elle
était mangée mais seulement dans l'enceinte du temple, par les prêtres et le
jour même du sacrifice. En troisième lieu venaient les victimes pacifiques
d'action de grâce, mangées le jour même, mais dans toute la ville de Jérusalem.
Au dernier rang se tenaient les victimes pacifiques offertes en sacrifice
votif, et qui pouvaient être mangées le lendemain. Cet ordre n'est pas sans
raison : car l'homme est premièrement lié envers Dieu à cause de la majesté
divine, ensuite à cause des péchés qu'il a commis, puis à cause des bienfaits
qu'il a reçus et enfin à cause des bienfaits qu'il espère.
11. La gravité du péché
dépend de la condition du pécheur, on le sait. Aussi était-il prescrit d'offrir
une victime différente pour le péché d'un prêtre et d'un prince, ou pour celui
d'un simple particulier. Remarquons toutefois avec Maïmonide que "plus le
péché était grave, plus l'animal offert était de vile espèce ; et il explique
que pour l'idolâtrie, crime le plus grave, on offrait une chèvre, le plus vil
des animaux ; que si un prêtre avait péché par ignorance, il offrait un jeune
taureau, et qu'un prince ayant péché par négligence offrait un bouc.
12. La loi a voulu tenir
compte de la pauvreté de ceux qui offraient des sacrifices en décidant que
celui qui ne pourrait disposer d'un quadrupède offrirait du moins un oiseau, à
défaut d'oiseau au moins un pain, et à défaut de pain au moins de la farine ou
des épis. Le sens figuratif de ces dispositions est que le pain signifie le
Christ, appelé "pain de vie" dans S. Jean (6, 41.51) ; au temps de la
loi naturelle, le Christ était encore caché dans la foi des Pères comme le
grain dans l'épi ; il était comme en farine dans l'enseignement des prophètes
de la loi ; ce pain fut façonné lorsque fut assumée la nature humaine et subit
l'action du feu, successivement cuit au four, c'est-à-dire formé par le
Saint-Esprit dans les entrailles virginales, cuit à la poêle par les peines
qu'il endura ici-bas, et consumé en quelque sorte sur le gril par la
crucifixion.
13. Certains produits de la
terre entrent dans la consommation humaine au titre d'aliments : cette
catégorie était représentée dans les offrandes par le pain. D'autres comme
boissons, catégorie représentée par le vin. Les condiments fournissaient aux
sacrifices l'huile et le sel. On offrait enfin l'encens qui est utilisé en
médecine pour ses propriétés aromatiques et astringentes. Or le pain représente
la chair du Christ, le vin son sang, instrument de notre rédemption ; la grâce
du Christ est figurée par l'huile, sa science par le sel, sa prière par
l'encens.
14. Le miel ne paraissait pas dans les sacrifices offerts à Dieu, parce qu'il était d'usage courant dans les sacrifices idolâtriques, et aussi parce que ceux qui veulent offrir un sacrifice à Dieu doivent s'abstenir de toute douceur ou plaisir sensible. Pas de levain non plus, à cause du danger de corruption et peut-être, ici encore, parce qu'on en offrait d'ordinaire dans les sacrifices idolâtriques. On offrait le sel qui empêche la putréfaction, puisque les sacrifices divins doivent être sans tache ; d'ailleurs le sel signifie le discernement de la sagesse et aussi la mortification de la chair. - Quant à l'encens, on l'offrait pour marquer la dévotion du coeur, nécessaire à qui offre un sacrifice, et pour désigner aussi le parfum d'une bonne réputation : car l'encens est onctueux et odoriférant. Si l'on n'offrait pas d'encens dans le sacrifice de jalousie, c'est que celui-ci ne s'inspirait pas de la dévotion, mais du soupçon.
Objections :
1. Il semble qu'on ne
puisse assigner une raison d'être suffisante à ce qui dans l'ancienne loi,
concernait les réalités sacrées. S. Paul dit, dans le livre des Actes (17, 24)
: "Dieu qui a fait le monde et tout ce qu'il renferme, étant le Seigneur
du ciel et de la terre, n'habite pas dans des temples faits de main
d'homme." La loi ancienne a donc eu tort d'établir un tabernacle ou un
temple pour le culte de Dieu.
2. Il était réservé au
Christ de modifier le régime de la loi ancienne. Si donc ce régime était
symbolisé par la tente (ou le tabernacle), c'était le modifier indûment que de
bâtir un temple.
3. La loi divine doit avant
tout engager les hommes à rendre un culte à Dieu. Mais ce culte ne peut se
développer que si l'on multiplie les autels et les temples, comme on le voit
sous la loi nouvelle. Il semble donc que la loi ancienne n'aurait pas dû
admettre un seul temple ou un seul tabernacle, mais un grand nombre.
4. Le tabernacle ou le
temple étaient ordonnés au culte de Dieu. Mais en Dieu il faut vénérer avant
tout l'unité et la simplicité. On ne voit donc pas pourquoi il convenait que le
temple ou le tabernacle fussent divisés par des voiles.
5. La puissance du premier
moteur qui est Dieu, fait sa première apparition du côté de l'orient, où
commence le premier mouvement. Si le tabernacle était institué pour adorer
Dieu, il devait donc être tourné vers l'orient plutôt que vers l'occident.
6. Aux termes de l'Exode
(20, 4), le Seigneur avait interdit "de faire aucune image taillée ou
autre représentation" ; il ne convenait donc pas qu'il y eût dans le
tabernacle ou dans le temple des images sculptées de chérubins, sans compter
l'arche et le propitiatoire, le chandelier, la table et les deux autels, car
leur présence n'avait aucun motif raisonnable.
7. Selon l'Exode (20, 24),
le Seigneur avait dit : "Vous me ferez un autel de terre... et vous n'y
monterez pas par des marches." Or un peu plus loin la loi demande que
l'autel soit fait de bois lamé d'or ou d'airain et elle le prévoit d'une
hauteur telle qu'on ne puisse y accéder que par des degrés : "Tu me feras
un autel de bois d'acacia, il aura cinq coudées de long, autant de large et
trois coudées de haut, et tu le recouvriras d'airain" (Ex 27, 1) ; et plus
loin : "Tu feras un autel de bois d'acacia et tu le recouvriras d'or
fin" (Ex 30, 1).
8. Il ne doit y avoir rien
de superflu dans les oeuvres de Dieu, puisqu'il en est déjà ainsi dans les
oeuvres de la nature. Or une tente ou une maison n'exige qu'une couverture. Il
n'y avait donc pas besoin, pour le tabernacle (qui est une tente), de plusieurs
revêtements superposés, en lin, en poil de chèvre, en peaux de bélier teintes
en rouge et en peaux de dauphin.
9. La consécration
extérieure signifie la sainteté intérieure qui a son siège dans l'âme. Il ne
convenait donc pas que l'on consacrât le tabernacle et ses fournitures, qui
sont des objets inanimés.
10. On lit dans le Psaume
(34, 2) "Je bénirai le Seigneur en tout temps, sa louange est à tout
moment dans ma bouche." Il ne convenait donc pas de réserver à certains
jours déterminés la célébration des fêtes qui ont pour objet de louer Dieu. Tout
cela donne à penser que les dispositions cérémonielles relatives aux réalités
sacrées ne comportent pas d'explication satisfaisante.
Cependant :
on dit dans l'épître aux Hébreux
(8, 4 s) : "Ceux qui offrent des oblations selon la loi effectuent le
service d'une copie et d'une ombre des réalités célestes, selon la réponse
donnée à Moïse lorsqu'il dut confectionner le tabernacle : "Regarde, lui
dit Dieu, et fais tout suivant le modèle qui t'a été présenté sur la
montagne."" Exprimer l'image des réalités célestes 21 est éminemment
raisonnable ; par conséquent les prescriptions dont nous nous occupons étaient
raisonnablement fondées.
Conclusion :
L'ensemble du culte extérieur a
pour principale raison d'être d'inculquer aux hommes la révérence envers Dieu.
Or le coeur humain est ainsi fait qu'il a moins d'égard pour ce qui se tient
dans l'ordre commun et ordinaire, mais qu'il est pénétré d'étonnement et de
respect devant une supériorité qui tranche sur le reste. C'est si vrai que
l'usage s'est instauré partout, pour inspirer aux sujets le respect des princes
et des rois, de revêtir ceux-ci d'ornements plus précieux et de mettre à leur
disposition des demeures plus vastes et plus belles. Telle est la raison pour
laquelle furent affectés au culte de Dieu certains temps déterminés, une tente
spéciale, une vaisselle spéciale et des ministres spéciaux. Ainsi les esprits
seraient-ils incités envers Dieu à plus de révérence. - D'autre part, on l'a
dit, le régime de la loi ancienne avait été fondé pour figurer le mystère du Christ.
Or il faut bien que ce qui doit figurer quelque chose comporte un élément
caractéristique par lequel il en éveille précisément l'idée. Il fallait donc
qu'il y eût certaines dispositions particulières en matière de culte divin.
Solutions :
1. Le culte divin intéresse à la fois Dieu qui est honoré, et les hommes qui honorent Dieu. Dieu, à qui s'adresse le culte, n'est enclos dans aucun lieu corporel, et ce n'est nullement à cause de lui qu'il fallut un tabernacle ou un temple. Mais les hommes qui rendent le culte sont dotés d'un corps, et c'est pour eux qu'il fallut installer un tabernacle ou un temple spécial pour le culte divin. Tout d'abord afin que les gens qui se rassembleraient dans un tel lieu y apportent une dévotion plus grande à la pensée qu'il était affecté au culte de Dieu ; et ensuite parce que l'aménagement même de ce temple ou de ce tabernacle pourrait évoquer par certains traits l'excellence de la divinité ou de l'humanité du Christ.
C'est ce que veut dire Salomon (1 R
8, 27) "Si le ciel et la terre ne peuvent te contenir, que dire de cette
demeure que je t'ai édifiée ?" Et il ajoute : "jette les yeux sur
cette maison dont tu as dit : "Là sera mon nom", et exauce la
supplication de ton serviteur et de ton peuple Israël." Cela montre que le
sanctuaire n'a pas été instauré comme la demeure où Dieu serait contenu, comme
s'il l'habitait corporellement, mais pour que "le nom de Dieu y
réside", c'est-à-dire pour qu'à la lumière de ce qu'on y dirait ou ferait,
Dieu y soit connu, , et aussi pour que, le caractère sacré du lieu excitant la
dévotion, les prières qui y seraient faites soient plus dignes d'être exaucées.
2. Le statut de la loi ancienne ne fut pas modifié avant le Christ en ce qui touche l'accomplissement de la loi, car le Christ seul l'a accomplie ; mais il connut des changements en ce qui concerne la situation du peuple soumis à la loi. Le peuple vécut d'abord dans le désert, sans demeure fixe ; il soutint ensuite une série de guerres avec les nations voisines ; c'est à la fin, aux temps de David et de Salomon, que ce peuple a joui d'une paix véritable. Et c'est alors pour la première fois que le temple fut bâti, à l'endroit que, sur l'indication divine, Abraham avait marqué pour le sacrifice. On lit en effet dans la Genèse (22, 2) que le Seigneur ordonna à Abraham d'offrir son fils en holocauste "sur celle des montagnes que je t'indiquerai" ; après quoi Abraham "appela ce lieu : "Le Seigneur voit"", comme si Dieu avait d'avance jeté les yeux sur cet endroit pour l'affecter au culte divin. Aussi le Deutéronome (12, 5) dit-il : "Vous viendrez au lieu que le Seigneur votre Dieu aura choisi et vous y offrirez vos holocaustes et vos victimes."
Si ce lieu n'avait pas pu être marqué par la construction d'un temple avant l'époque royale, Maïmonide en donne trois raisons : ce lieu ne devait pas tomber au pouvoir des païens, il ne devait pas non plus être ravagé par les païens, et enfin il ne fallait pas qu'une des tribus voulût posséder ce lieu sur son territoire, ce qui eût provoqué contestations et disputes. Le temple ne fut donc construit que lorsque le peuple eut un roi capable d'apaiser ces contestations. Auparavant le culte divin utilisait le tabernacle, une tente que l'on transportait d'un endroit à l'autre, si bien qu'apparemment il n'existait encore aucun lieu déterminé pour le culte divin. Et voilà ce qui explique au sens littéral la différence du tabernacle et du temple.
Mais on peut discerner de cette
dualité une raison figurative dans le symbolisme des deux statuts. Le
tabernacle mobile signifie la condition changeante de la vie humaine, tandis
que le temple, fixé et stable, signifie la condition de la vie future qui
exclut tout changement. A quoi se rattache le fait que, dans la construction du
temple, "on n'entendit aucun bruit de marteau ou de hache", ce qui
signifie qu'aucun trouble ou tumulte n'affectera la vie future. - D'une autre
façon, le tabernacle représente le régime de la loi ancienne, et le temple de
Salomon celui de la loi nouvelle, car les Juifs ont travaillé seuls à la construction
du tabernacle, tandis que les païens, venus de Tyr et de Sidon, prirent part à
l'édification du temple.
3. L'unité du sanctuaire se
justifie par une raison littérale, et par une raison figurative. La raison
littérale était d'exclure l'idolâtrie. Or les païens élevaient pour chacun de
leurs dieux des temples différents ; donc, pour affermir dans les âmes la foi
en l'unité divine, Dieu voulut que les sacrifices lui fussent offerts en un
lieu unique. De plus, cette règle donnait à entendre que le culte corporel
n'avait pas de valeur par lui-même, et elle détournait le peuple de sacrifier
n'importe quand et n'importe où. Au contraire, le culte de la loi nouvelle, où
le sacrifice contient la grâce spirituelle, a valeur par lui-même aux yeux de
Dieu, et la multiplication des autels et des temples est agréée dans la loi
nouvelle. Quant au culte spirituel consistant dans l'enseignement de la loi et
des prophètes, dès la loi ancienne divers lieux lui étaient affectés, où l'on
se réunissait pour louer Dieu : on les appelait synagogues, comme aujourd'hui
on appelle églises les lieux où le peuple chrétien se rassemble pour louer
Dieu. On voit par là que nos églises ont succédé et au Temple et aux
synagogues, parce que le sacrifice de l'Église est spirituel et qu'il n'y a
plus sujet pour nous de distinguer le lieu du sacrifice et le lieu de
l'instruction. - La raison figurative de l'unité du sanctuaire pouvait être de
signifier l'unité de l'Église militante ou triomphante.
4. Alors que l'unité du temple ou du tabernacle représentait l'unité de Dieu ou celle de l'Église, les divisions du temple ou du tabernacle représentaient les différentes catégories d'être soumis à Dieu et que nous utilisons comme degrés pour nous élever à la révérence due à Dieu. Le tabernacle était distribué en deux parties : l'une, vers le couchant, s'appelait le Saint des saints ; l'autre, vers l'orient, le Saint, précédé lui-même d'un vestibule. Or cette distribution comporte une double explication.
- Dans la première, on considère le tabernacle selon qu'il est ordonné au culte divin. En ce sens, ses différentes parties représentaient les différentes parties de l'univers : le Saint des saints figurait la région supérieure des substances spirituelles, et le Saint représentait le monde corporel. Le Saint était donc séparé du Saint des saints par un voile de quatre couleurs désignant les quatre éléments : le lin blanc, né de la terre, représente celle-ci ; le pourpre désigne l'eau, car elle est extraite de coquillages qu'on trouve dans la mer ; l'hyacinthe symbolise l'air par sa couleur azurée ; le cramoisi teint deux fois évoque le feu. Et tout cela parce que la matière des quatre éléments est comme un voile qui nous cache les substances spirituelles. - Le grand prêtre était donc seul à entrer, une fois l'an, dans l'intérieur du tabernacle, c'est-à-dire dans le Saint des saints, pour marquer que l'accès à ces régions supérieures constitue la perfection finale de l'homme. Mais dans le tabernacle extérieur, c'est-à-dire dans le Saint, les prêtres entraient tous les jours, tandis que le peuple n'avait accès qu'au vestibule : car le vulgaire peut bien percevoir les réalités corporelles, mais seuls les sages parviennent à la contemplation de leurs raisons profondes.
Passant à l'interprétation
figurative, par le tabernacle extérieur, ou Saint, on symbolise le statut de la
loi ancienne, comme il ressort de l'épître aux Hébreux (9, 6 s), puisque
"les prêtres y entraient constamment pour exercer leur fonction de
sacrificateurs". Au contraire, le tabernacle intérieur, ou Saint des
saints, signifie la gloire du ciel, ou encore la condition spirituelle de la
nouvelle loi, qui est comme le prélude de la gloire future, et le Christ nous
en a ouvert l'entrée, ce que figurait l'entrée du grand prêtre, seul, une fois
l'an, dans le Saint des saints. - Pour le voile, il figurait le mystère des
sacrifices spirituels cachés sous les sacrifices antiques. Quant à son
quadruple coloris, le lin blanc désignait la pureté de la chair, la pourpre le
martyre enduré pour Dieu par les saints, le cramoisi teint deux fois la double
charité envers Dieu et envers le prochain, l'hyacinthe la méditation des
réalités célestes. - Mais dans la loi ancienne, autre était la condition du
peuple, autre celle des prêtres. Le peuple apercevait les sacrifices corporels
offerts dans le vestibule, mais les prêtres apercevaient le sens des sacrifices
car ils possédaient une foi plus explicite dans les mystères du Christ. C'est
pourquoi ils entraient dans le tabernacle extérieur. Un rideau séparait
celui-ci du vestibule, car certains aspects du mystère chrétien, cachés aux
yeux du peuple, étaient connus des prêtres sans toutefois leur être aussi
pleinement révélés qu'ils le furent plus tard sous la nouvelle alliance, comme
il ressort de l'épître aux Éphésiens (3, 5).
5. La règle de se tourner vers l'occident pour adorer fut introduite dans la loi pour combattre l'idolâtrie, vu que tous les païens adoraient le soleil en se tournant vers l'orient. Ézéchiel (8, 16) dénonce certains individus "qui avaient tourné le dos au temple du Seigneur et, la face vers l'orient, adoraient le soleil à son lever". Pour éviter cette pratique, le Saint des saints occupait la partie occidentale du tabernacle, et l'on adorait dans cette direction.
On peut aussi admettre une raison
figurative tout le régime ancien du tabernacle tendait à figurer la mort du
Christ, symbolisée par le coucher du soleil à quoi fait allusion le Psaume (68,
5) : "Celui qui s'élève au-dessus du couchant, celui-là s'appelle le
Seigneur."
6. Si nous considérons les objets qui se trouvaient dans le tabernacle, nous pouvons en donner une double raison : littérale et figurative.
1° La raison littérale se rapporte au culte de Dieu.
a) Nous venons de voir que le tabernacle intérieur, ou Saint des saints, représentait le monde supérieur des substances spirituelles ; il contenait donc trois objets : l'arche d'alliance, dans laquelle se trouvait une urne d'or renfermant de la manne, le bâton d'Aaron qui avait fleuri et les tables où étaient écrits les dix commandements de la loi. L'arche était placée entre deux chérubins qui se faisaient face, et sur l'arche se trouvait une sorte de table appelée "propitiatoire", posée sur les ailes des chérubins et comme portée par eux, si bien qu'on se la représentait comme le trône de Dieu, du haut duquel, à la prière du grand prêtre, il se rendait "propice" au peuple, ce qui explique son nom. Il semblait donc que Dieu fût porté par les chérubins comme par des serviteurs, et l'arche d'alliance se présentait comme l'escabeau de celui qui était assis sur le propitiatoire. - Or, ces trois objets désignent trois sortes de réalités qui appartiennent au monde supérieur. Dieu d'abord, qui est au-dessus de tout et qui dépasse la compréhension de toute créature. Et c'est pourquoi il n'y avait de Dieu aucune représentation, afin de signifier qu'il est invisible ; mais on représentait son siège, car la créature, qui, efie, peut être saisie, est soumise à Dieu comme le siège l'est à celui qui y est assis. Il y a en second lieu dans ce monde supérieur les substances spirituelles, qu'on appelle les anges, représentés par les deux chérubins ; ils se font vis-à-vis, pour marquer l'harmonie qui règne entre eux, comme on le lit au livre de Job (25, 2) : "Dieu fait régner l'harmonie dans les hautes demeures." Et l'on ne pouvait se contenter d'un seul chérubin pour cette autre raison que la multitude des esprits célestes devait être évoquée, détournant ainsi de leur vouer un culte ceux qui avaient appris à vénérer le Dieu unique. Enfin, dans ce monde intelligible, sont de quelque façon enfermées, comme la raison de l'effet dans sa cause et la raison de l'oeuvre dans la pensée de l'artiste, les raisons de tous les êtres qui se réalisent dans ce monde. Et telle était la signification de l'arche, car les trois objets qu'elle renfermait représentent les trois grandeurs suprêmes de l'ordre humain : la sagesse évoquée par les tables de l'alliance, le pouvoir signifié par le bâton d'Aaron, la vie figurée par la manne qui en fut le soutien. - Ou bien ces trois objets signifiaient trois attributs divins, si l'on voit dans les tables la sagesse, dans le bâton la puissance, et dans la manne la bonté (à cause de son goût agréable, et parce que Dieu l'avait donnée à son peuple par miséricorde, si bien qu'on en conservait pour rappeler la miséricorde divine). - Cette triple figure se retrouve dans la vision d'Isaïe qui, en effet, "vit le Seigneur assis sur un trône haut et élevé", et "des Séraphins qui l'entouraient", et "la maison toute remplie de la gloire de Dieu", ce qui faisait dire aux Séraphins : "Toute la terre est remplie de sa gloire." - On le voit, les Séraphins n'étaient pas là pour être adorés, car le premier précepte l'interdisait, mais, comme on vient de le dire, pour signifier leur qualité de serviteurs.
b) Le tabernacle extérieur, qui représentait le monde où nous sommes, contenait aussi trois objets : l'autel des parfums, juste en face de l'arche ; la table où étaient posés les douze pains de proposition, vers le nord ; le chandelier, vers le sud. Ils correspondaient aux trois objets renfermés dans l'arche, mais leur symbolisme était plus apparent. En effet, pour que la sagesse humaine, personnifiée par les prêtres accédant au tabernacle, parvienne à saisir les raisons des choses, ces raisons doivent en venir à se révéler plus clairement qu'elles ne font dans la pensée de Dieu ou des anges. Et donc le chandelier désignait, à la manière d'un signe sensible, la sagesse exprimée en termes intelligibles dans les tables de la loi. L'autel des parfums signifiait le ministère des prêtres à qui il appartient de mener le peuple à Dieu, ce qui était aussi la signification du bâton d'Aaron : sur cet autel en effet on brûlait un encens de bonne odeur qui représentait la sainteté d'un peuple agréable à Dieu, selon l'Apocalypse (8, 4) qui compare la fumée des parfums aux bonnes oeuvres de saints. Et ce n'est pas sans raison que la dignité sacerdotale était signifiée dans l'arche par le bâton et dans le tabernacle extérieur par l'autel des parfums, car le prêtre, médiateur entre Dieu et le peuple, gouverne d'une part celui-ci au nom de l'autorité divine, ce qui est marqué par le bâton, et d'autre part fait monter vers Dieu, comme sur l'autel des parfums, l'offrande des fruits de son ministère, c'est-à-dire la sainteté du peuple. - La table des pains, comme la manne, représente l'aliment de la vie, mais le pain est une nourriture plus ordinaire et plus grossière, la manne est plus savoureuse et plus délicate. - Il convenait que le chandelier fût placé au sud et la table au nord, s'il est vrai que le midi est la partie droite et le nord la partie gauche de l'univers, comme le pense Aristote ; car la sagesse ainsi que les autres biens spirituels méritent d'être à droite et la nourriture temporelle à gauche, suivant le mot des Proverbes (3, 16) : "A sa gauche sont la richesse et la gloire." Quant au pouvoir sacerdotal, il occupe le milieu entre les biens temporels et la sagesse spirituelle, parce qu'il dispense celle-ci comme ceux-là.
On peut d'ailleurs donner de tous ces objets une explication plus littérale encore. L'arche renfermait les tables de la loi, pour éviter que la loi ne tombât dans l'oubli, selon l'Exode (24, 12) : "Dieu dit à Moïse : je te donnerai deux tables de pierre avec la loi et les dix commandements que j'ai écrits, et tu en instruiras les fils d'Israël." - Le bâton d'Aaron y était placé pour réprimer au sein du peuple tout dissentiment relatif au sacerdoce d'Aaron, comme nous lisons dans les Nombres (17, 10) : "Replace, dit encore Dieu à Moïse, le bâton d'Aaron dans le tabernacle du témoignage, pour qu'il soit gardé en signe de la rébellion des fils d'Israël." - La manne, à son tour, était conservée dans l'arche pour rappeler le bienfait accordé par le Seigneur à son peuple dans le désert, comme il est raconté dans l'Exode (16, 32) : "Emplis de manne un gromor, et qu'on le garde à l'avenir pour que les générations futures sachent de quel pain je vous ai nourris dans le désert." - Le chandelier était destiné à l'ornementation du tabernacle, un brillant éclairage contribuant à la splendeur d'une maison. Au dire de Josèphe ses sept branches évoquaient les sept planètes qui éclairent l'univers. C'est pourquoi le chandelier était placé au sud, vu que pour nous la course des planètes commence de ce côté. - L'autel des parfums était destiné à entretenir constamment dans le tabernacle un nuage d'agréable odeur, tant à cause de la vénération due au lieu que pour combattre une puanteur rendue inévitable par le sang versé et les bêtes immolées. Ce qui sent mauvais, on le repousse en effet comme de l'ordure, tandis qu'on attache un prix spécial à ce qui sent bon. - La table était là pour signifier que les prêtres affectés au service du temple devaient trouver dans le temple leur subsistance, c'est pourquoi les douze pains qu'elle portait, en mémoire des douze tribus, ne devaient être consommés que par les prêtres, comme dit S. Matthieu (12, 4). La table n'était pas placée en plein milieu devant le propitiatoire, car il fallait exclure un rite idolâtrique : dans leurs fêtes en l'honneur de la lune, les païens avançaient une table en face de leur idole ce qui faisait dire à Jérémie (7, 18) : "Les femmes pétrissent la pâte pour faire des galettes à la reine du ciel."
c) Dans le vestibule enfin, en dehors du tabernacle, se trouvait l'autel des holocaustes où l'on offrait à Dieu en sacrifice certains biens appartenant au peuple. Le peuple qui les offrait à Dieu par le ministère des prêtres avait donc accès au vestibule, tandis que seuls les prêtres, à qui il appartenait d'offrir le peuple à Dieu pouvaient s'approcher de l'autel intérieur où l'on offrait à Dieu précisément la dévotion et la sainteté du peuple. Mais cet autel était placé dans le vestibule, en dehors du tabernacle, pour écarter le culte idolâtrique, car les païens, pour sacrifier aux idoles, dressaient leurs autels à l'intérieur des temples.
2° Le sens figuratif de toutes ces
prescriptions peut se dégager du rapport que le tabernacle soutient avec le
Christ qu'il figurait. Mais observons que plusieurs sortes de figures ont été
voulues dans le temple pour symboliser le Christ, afin de marquer ainsi
l'insuffisance des figures légales. Le Christ est en effet désigné par le
propitiatoire, parce qu'il est, selon l'expression de S. Jean dans sa première
épître (2, 2), "propitiation pour nos péchés". - Ce propitiatoire est
à juste titre porté par les chérubins, parce qu'il est écrit dans l'épître aux
Hébreux (1, 6) : "Que tous les anges l'adorent." - Il est aussi
désigné par l'arche, confectionnée de bois précieux, comme le corps du Christ
était constitué de membres très purs ; et toute couverte d'or, comme le Christ
était rempli de sagesse et de charité, ce que symbolise l'or. On trouvait dans
l'arche une urne d'or, c'est-à-dire une âme sainte, contenant la manne,
c'est-à-dire "toute la plénitude de la divinité" (Col 2, 9). On y
trouvait aussi le bâton d'Aaron, emblème du pouvoir sacerdotal, parce que le
Christ a été fait "prêtre pour l'éternité" (He 6, 20) ; les tables de
l'alliance, indiquant que le Christ est lui-même législateur. - Le Christ
encore, lui qui a dit : "je suis la lumière du monde", est représenté
par le chandelier, dont les sept lampes représentent les sept dons du
Saint-Esprit. La table à son tour figure le Christ, nourriture spirituelle, lui
qui a dit : "je suis le pain de vie", tandis que les douze pains de
proposition désignent les douze Apôtres ou les articles qu'ils ont enseignés.
On pourrait aussi voir dans le chandelier et dans la table la doctrine et la
foi de l'Église, qui dispense aussi lumière et réfection spirituelle. - Et
c'est encore le Christ qui est représenté par les deux autels des holocaustes
et des parfums, car c'est par lui que nous devons offrir à Dieu toutes nos
oeuvres vertueuses, soit celles qui mortifient notre chair en une offrande qui
évoque l'autel des holocaustes, soit celles que, à un degré supérieur de
perfection et par leurs désirs spirituels, les âmes avancées offrent à Dieu
dans le Christ comme sur l'autel des parfums, selon l'exhortation de l'épître
aux Hébreux (13, 15) : "Offrons donc à Dieu par lui un sacrifice perpétuel
de louange."
7. Le Seigneur ordonna de construire un autel pour l'offrande des sacrifices et des dons, en vue de l'honneur de Dieu et pour la subsistance des ministres affectés au service du tabernacle. Or la construction de l'autel fut de la part du Seigneur l'objet de deux ordonnances. L'une est présentée par l'Exode au début de la loi (20, 24 s) : Dieu y ordonne de faire un autel de terre, ou au moins de pierres brutes, et de ne pas le faire si élevé qu'on doive y monter par des degrés. Il s'agissait par là de repousser une pratique du culte idolâtrique, les païens construisant des autels ornés et fort élevés, où ils croyaient que résidait quelque chose de la sainteté et de la majesté divine. Pour un motif du même ordre, Dieu ordonna aussi selon le Deutéronome (16, 21) : "Tu ne planteras pas de bois sacré ni aucun arbre près de l'autel du Seigneur ton Dieu", car les idolâtres sacrifiaient volontiers sous des arbres, pour l'agrément du site ombragé. - Mais ces prescriptions comportaient aussi une raison figurative : le Christ est notre autel et selon son humanité il nous faut confesser que sa nature charnelle est véritable, ce qui est faire un autel de terre ; et selon sa divinité nous devons confesser qu'il est l'égal du Père, ce qui est ne pas monter à l'autel par des degrés. Et, de plus, auprès du Christ nous ne devons pas accueillir l'enseignement des païens qui porte au libertinage.
Mais une fois établi ce tabernacle pour l'honneur de Dieu, ces risques d'idolâtrie n'étaient plus à redouter. Aussi le Seigneur commanda-t-il de fabriquer en airain l'autel des holocaustes, exposé à la vue du peuple, et en or l'autel des parfums, visible aux seuls prêtres. L'airain n'est pas tellement précieux que le peuple pût de ce fait être tenté d'idolâtrie.
Cependant, à l'appui de ce précepte
: "Tu ne monteras pas à mon autel par des degrés", l'Exode (20, 26)
ajoute ce motif : "afin que ta nudité ne soit pas découverte". On
doit observer que cette prescription tendait, elle aussi, à combattre
l'idolâtrie, car dans les cultes priapiques les païens découvraient leurs
parties honteuses aux yeux du peuple. Ultérieurement il fut enjoint aux prêtres
de revêtir des caleçons qui les couvraient, et il n'y eut plus d'inconvénient à
établir cet autel élevé où les prêtres, au moment d'offrir le sacrifice,
montaient par des gradins de bois, non pas fixes, mais mobiles.
8. Le gros oeuvre du tabernacle était constitué de panneaux posés de chant et recouverts intérieurement de certaines tentures où se mariaient quatre couleurs : de lin retors, de violet, de pourpre et de cramoisi teint deux fois. Ces tentures ne revêtaient que les parois, et le plafond était tendu d'un premier revêtement en peaux de dauphin violettes, puis d'un second revêtement en peaux de bélier teintes en rouge, et enfin d'un troisième en couvertures de poil de chèvre qui non seulement couvraient le dessus du tabernacle, mais retombaient jusqu'à terre en dissimulant extérieurement les panneaux du tabernacle. De tous ces revêtements, la raison littérale commune était de décorer et de protéger le tabernacle afin d'en inspirer le respect. Dans le détail, si l'on en croit certains auteurs, les tentures représentaient le ciel astral tout diapré d'étoiles diverses ; les peaux de chèvre, les eaux qui sont au-dessus du firmament ; les peaux teintes en rouge, le ciel empyrée où résident les anges ; les peaux de teinte violette, le ciel de la sainte Trinité.
La raison figurative consiste à
voir dans les panneaux qui formaient le tabernacle le symbole des fidèles du
Christ qui constituent l'édifice de l'Église. Ces panneaux étaient
antérieurement recouverts de tentures en quatre couleurs, à cause des quatre
vertus qui décorent antérieurement les fidèles ; car, au dire de la Glose,
"le lin retors signifie la chair brillant de chasteté ; le violet, l'âme
avide des biens célestes ; la pourpre, la chair soumise aux tortures ; le
cramoisi teint deux fois, l'âme qui à travers les tourments rayonne d'amour
pour Dieu et pour le prochain". Les revêtements du toit désignent
les prélats et les docteurs en qui doivent briller des moeurs célestes,
figurées par les peaux violettes ; l'empressement au martyre, que figurent les
peaux teintes en rouge ; l'austérité de vie et le support des adversités, qui
sont signifiés par les couvertures en poil de chèvre, exposées, comme
l'explique la Glose, aux vents et à la pluie.
9. La consécration du
tabernacle et de ses accessoires avait littéralement pour motif de leur attirer
plus de respect, cette consécration les affectant au culte divin. - Au sens
figuratif, elle signifiait la consécration spirituelle du tabernacle vivant,
c’est-à-dire des fidèles qui constituent l'Église du Christ.
10. Il ressort du livre des Nombres (28 et 29) que la loi ancienne connaissait sept solennités revenant à date fixe, et une solennité ininterrompue. Il y avait en effet une fête continuelle, car tous les jours, soir et matin, on immolait un agneau et, par cette célébration ininterrompue du sacrifice perpétuel, était symbolisée la perpétuité de la béatitude divine.
Parmi les fêtes périodiques, il y avait d'abord celle qui se renouvelait chaque semaine ; C'était la solennité du sabbat, célébrée comme nous l'avons dit pour rappeler le souvenir de la création. - Une autre revenait chaque mois, c'était la néoménie, dont la célébration rappelait l'action du gouvernement divin, car en ce bas monde la plupart des changements sont liés à des mouvements lunaires. Et si l'on célébrait cette fête à la nouvelle lune et non pas à la pleine lune, c'était pour s'opposer au culte idolâtrique dont les sectateurs sacrifiaient à la lune en son plein. - Les deux bienfaits en question intéressant tout le genre humain, ces fêtes devaient revenir fréquemment.
Les cinq autres se célébraient une fois l'an et rappelaient le souvenir de bienfaits octroyés spécialement à ce peuple. La fête de Pâque, célébrée au premier mois, rappelait la délivrance de l'esclavage d'Égypte ; la Pentecôte, cinquante jours plus tard, le don de la loi. Les trois dernières se célébraient toutes au cours du septième mois, qui comme le septième jour se passait chez les juifs presque entièrement en fêtes. Donc, le premier jour de ce mois avait lieu la fête des Trompettes, en souvenir de la délivrance d'Isaac au moment où Abraham aperçut un bélier pris par les cornes ; celles-ci étaient évoquées par les cornes utilisées comme trompettes. - Mais cette fête des Trompettes n'était guère qu'une invitation à se préparer pour la suivante, la fête de l'Expiation, qui avait lieu le dixième jour du mois. Le bienfait qu'elle rappelait était qu'après l'adoration du veau d'or, Dieu, sur la prière de Moïse, avait fait grâce au peuple pour son péché. - Celui que rappelait la fête suivante, dite des Tentes, ou Scénopégie, et qui durait sept jours, était que Dieu avait protégé et guidé son peuple dans le désert, où l'on avait vécu sous la tente. Il fallait durant cette fête se munir du fruit d'un des plus beaux arbres, le citronnier, et d'une plante à l'épaisse frondaison, le myrte, tous deux dégageant un fort parfum ; ainsi que de branches de palmiers et de saules du torrent, l'un et l'autre toujours verts et qui d'ailleurs pousseraient dans la terre promise. On signifiait par là qu'à travers un pays désert Dieu avait conduit son peuple vers une terre de délices. - Une autre fête, celle de l'Assemblée et de la Collecte, se célébrait le huitième jour, pendant laquelle on demandait au peuple de réunir toutes les ressources nécessaires aux dépenses du culte divin, ce qui représentait le bienfait de l'unité et de la paix assuré au peuple dans la terre promise.
Ces fêtes ont aussi une explication figurative. Le sacrifice quotidien symbolise la perpétuité du Christ, Agneau de Dieu, selon l'épître aux Hébreux (13, 8) : "Jésus Christ est le même hier, aujourd'hui et dans tous les siècles". - Le sabbat désigne le repos spirituel qui nous est procuré par le Christ, comme le dit ailleurs (4, 1-11) la même épître. - La Néoménie, qui marque le début d'une phase nouvelle de la lune représente les débuts de l'Église illuminée par le Christ lorsqu'il prêchait et faisait des miracles. - La fête de la Pentecôte désigne la descente du Saint-Esprit sur les Apôtres. - La fête des Trompettes signifie la prédication apostolique. - La fête de l'Expiation, le peuple chrétien purifié de ses péchés par le Christ. La fête des Tentes montre ce peuple pérégrinant en ce monde, où il avance par le progrès dans les vertus. La fête de l'Assemblée et de la Collecte évoque le rassemblement des fidèles dans le Royaume des cieux, et c'est pourquoi cette fête était qualifiée de très sainte. D'autre part, ces trois dernières fêtes se suivaient sans interruption parce que, dès que les vices sont expiés, il faut croître dans la vertu jusqu'à ce qu'on parvienne à la vision de Dieu, comme il ressort du Psaume (84, 8).
Objections :
1. Il semble qu'on ne
puisse leur donner une raison d'être satisfaisante. En effet, les rites du
culte divin ne doivent pas ressembler aux pratiques des idolâtres, car nous
lisons (Dt 12, 31) : "Tu n'agiras pas ainsi avec le Seigneur ton Dieu : ce
que les nations faisaient en l'honneur de leurs dieux, c'étaient toutes les
abominations que le Seigneur a en horreur." Mais les sectateurs des
idoles, au cours de leurs cérémonies, se faisaient des incisions jusqu'à
l'effusion du sang, comme on peut le lire au premier livre des Rois (18, 28) :
"Ils s'entaillaient selon leur coutume, avec des épées et avec des lances,
jusqu'à être couverts de sang." C'est pour cela que le Seigneur a prescrit
(Dt 14, l) : "Ne vous faites pas d'incisions et ne vous tondez pas pour un
décès." La loi prescrivant la circoncision n'était donc pas admissible.
2. Le déroulement du culte
divin doit être empreint de noblesse et de gravité, selon le Psaume (35, 18) :
"je te rendrai grâce dans la grande assemblée." C'est au contraire
une manifestation de légèreté que de manger à la hâte, et l'on ne peut
approuver le précepte (Ex 12, 11) qui enjoint de manger ainsi l'agneau pascal,
sans compter beaucoup d'autres prescriptions alimentaires qui paraissent
totalement dénuées de raison.
3. Les sacrements de la loi
ancienne sont la figure des sacrements de la loi nouvelle. Donc, si l'agneau
pascal représente le sacrement de l'eucharistie, comme il ressort de la
première aux Corinthiens (5, 7) : "Le Christ, notre Pâque, a été
immolé", on s'attendrait à trouver aussi dans la loi des sacrements
préfigurant les autres sacrements de la loi nouvelle, comme la confirmation,
l'extrême onction, le mariage, etc.
4. On ne conçoit
raisonnablement de purification que s'il y a mouillure. Mais aux yeux de Dieu
rien de corporel n'est à considérer comme impur, puisque tout corps est une
créature de Dieu et que, selon S. Paul (1 Tm 4, 4), "toute créature est
bonne et il ne faut rien rejeter de ce qui est reçu avec action de grâce".
Il n'y avait donc aucune raison de se purifier pour avoir touché un cadavre ou
toute autre impureté d'ordre physique.
5. - "L'impur, que
peut-il purifier ?" lisons-nous dans l'Ecclésiastique (34, 4). Or la
cendre d'une vache rousse consumée par le feu était impure, puisqu'elle
communiquait l'impureté ; car le prêtre qui immolait la bête était souillé
jusqu'au soir, de même celui qui la brûlait, et aussi celui qui en recueillait
les cendres, comme dit le livre des Nombres (19, 7 s.). On ne comprend donc pas
le précepte de répandre cette cendre sur ceux qui sont souillés, pour les
purifier.
6. Non seulement rien
d'impur ne peut purifier l'homme, mais le péché n'est pas une réalité
corporelle que l'on puisse transporter d'un lieu à un autre. Il est dès lors
étrange de voir, pour l'expiation des péchés du peuple, le prêtre imposer les
péchés des fils d'Israël à un bouc qui devait les emporter dans le désert ;
d'autant qu'on était souillé et qu'on devait laver dans l'eau son corps et ses
vêtements, lorsque dans le rite des purifications on avait brûlé un autre bouc,
en dehors du camp, en même temps qu'un veau.
7. Ce qui est déjà pur n'a
plus besoin d'être purifié. Il est donc anormal, quand on a purifié la lèpre
d'un homme ou d'une maison, de prescrire une autre purification (Lv 14).
8. Ce n'est pas une
ablution corporelle ni le fait de raser des poils qui peut purifier d'une
souillure spirituelle. On ne s'explique pas que le Seigneur ait ordonné de
confectionner un bassin d'airain avec sa base, où les prêtres se laveraient les
mains et les pieds au moment d'entrer dans le tabernacle, selon l'Exode (30) ;
ou ce qui est demandé par le livre des Nombres (8, 7) : que les lévites dussent
être aspergés d'eau lustrale et rasés par tout le corps.
9. Le supérieur ne reçoit
pas sa sainteté de l'inférieur. La consécration des prêtres et des grands
prêtres telle que la décrit le Lévitique (8) ou celle des lévites telle que la
présentent les Nombres (8, 5), ne pouvait donc raisonnablement se faire par des
onctions corporelles ni par des sacrifices ou offrandes matérielles.
10. "L'homme,
lisons-nous au premier livre de Samuel (16, 7), considère ce qui paraît, mais
Dieu pénètre le coeur." Or l'état du corps, ou les vêtements, ce sont
choses qui paraissent extérieurement. Il n'y avait donc pas lieu de réserver
aux prêtres de tout grade certains vêtements déterminés, dont le détail se
trouve dans l'Exode (28). Il n'y avait non plus aucune raison d'interdire à
quelqu'un le sacerdoce à cause d'une infirmité corporelle, comme le veut le
Lévitique (21, 17) : "Aucun homme d'entre les familles de la race
n'offrira les pains à son Dieu s'il a quelque tare, s'il est aveugle, boîteux,
etc." Bref, les sacrements de la loi ancienne semblent dénués de tout
fondement raisonnable.
Cependant :
il est écrit au Lévitique (20, 8) :
"C'est moi, le Seigneur, qui vous sanctifie." Mais rien de ce que
Dieu fait n'est fait sans raison, comme le dit le Psaume (104, 24) : "Tu
as fait toutes choses avec sagesse." Donc, dans les sacrements de la loi
ancienne, qui étaient destinés à la sanctification des hommes, rien ne manquait
de motif raisonnable.
Conclusion :
On l'a dit précédemment, le nom de "sacrements" appartient proprement aux rites consécratoires dont la vertu députait en quelque façon au culte divin. Or le culte divin regardait bien, d'une manière générale, le peuple tout entier, mais il regardait à un titre spécial les prêtres et les lévites, en qualité de ministres du culte. Il y avait donc, parmi les sacrements de la loi ancienne dont nous nous occupons, ceux qui intéressaient tout le peuple, et ceux qui étaient réservés aux ministres. Les uns et les autres satisfaisaient à une triple exigence. Il fallait d'abord mettre le sujet en état de rendre un culte à Dieu. En général et pour tous, cela se faisait par la circoncision, sans laquelle nul n'était admis à aucun des rites de la loi ; et pour les prêtres, par la consécration sacerdotale. - En second lieu, il fallait exercer les actes caractéristiques du culte divin : c'était pour le peuple la manducation de l'agneau pascal, à quoi nul incirconcis n'était admis, comme le précise l'Exode (12, 43), et pour les prêtres c'était l'oblation des victimes et la consommation des pains de propositions et des autres dons qui leur revenaient. - Enfin, il fallait écarter tout ce qui pouvait leur interdire l'accès au culte divin, c'est-à-dire les impuretés. A cela répondait pour l'ensemble du peuple l'institution de purifications touchant certaines souillures extérieures, et les rites d'expiation des péchés ; et pour les prêtres et lévites la règle de se laver les mains et les pieds et de se raser le poil.
Tout cela avait son explication
raisonnable, soit littérale, en rapport avec le culte divin de l'époque, soit
figurative, en rapport avec le Christ. On s'en convaincra en examinant le
détail de ces dispositions.
Solutions :
1. La circoncision eut pour principale cause littérale d'être une protestation de la foi en un seul Dieu . Et parce que Abraham fut le premier à se séparer des infidèles en quittant sa maison et sa parenté, il fut le premier à recevoir la circoncision. Telle est la raison marquée par l'Apôtre (4, 9) : "Abraham reçut le signe de la circoncision, sceau de la justice de la foi qu'il reçut incirconcis." Comment cela ? Il est écrit : "Sa foi lui fut comptée à justice" du fait que, "espérant contre l'espérance", c'est-à-dire par une espérance fondée sur la grâce contre une espérance fondée sur la nature, "il crut qu'il deviendrait le père de beaucoup de nations", alors qu'il était un vieillard et que sa femme était âgée et stérile. Pour que cette protestation de foi d'Abraham et le désir de l'imiter fussent ancrés au coeur des Juifs, ils reçurent dans leur chair un signe qu'ils ne pourraient oublier : "Mon alliance, dit Dieu, selon la Genèse (17, 13), sera dans votre chair une alliance éternelle." La circoncision se pratiquait le huitième jour, parce que plus tôt l'enfant est encore fragile, qu'on aurait pu le blesser grièvement et qu'il n'était pas encore considéré comme pleinement constitué. L'offrande des animaux ne se faisait pas non plus avant le huitième jour. Mais on ne pratiquait pas plus tard le signe de la circoncision, parce que d'aucuns s'y seraient dérobés par crainte de la souffrance et que les parents auraient été tentés d'y soustraire leurs enfants, car ils ont pour eux plus d'affection à mesure qu'ils les voient grandir et qu'ils ont vécu davantage avec eux. - Une autre raison pouvait être d'affaiblir la concupiscence dans l'organe intéressé. - Une troisième de tourner en dérision les cultes de Venus et de Priape, qui vénéraient cette partie du corps. - Au reste, les entailles interdites par le Seigneur sont celles qui intervenaient dans les cultes idolâtriques et on ne peut leur assimiler la circoncision.
Selon le sens figuratif, la
circoncision signifiait que le Christ devait supprimer toute corruption, ce qui
sera complètement achevé au huitième âge du monde, celui de la résurrection. Et
comme toute corruption de coulpe et de peine dérive en nous, par voie d'origine
charnelle, du péché de notre premier père, la circoncision devait se faire au
membre qui sert à la génération. C'est ainsi que l'entend S. Paul (Col. 2, 11)
: "Vous avez été circoncis dans le Christ, d'une circoncision où la main
de l'homme n'est pour rien, et qui vous a dépouillés du corps charnel : telle
est la circoncision de notre Seigneur jésus Christ."
2. Le repas pascal avait pour raison littérale de, rappeler ce bienfait divin que fut la sortie d’Égypte, et ceux qui célébraient ce repas faisaient ainsi profession d'appartenir au peuple que Dieu s'était choisi en le tirant d'Égypte. Lors de cette délivrance, il fut prescrit aux Hébreux de frotter du sang d'un agneau le linteau des portes de leurs demeures, par quoi ils se désolidarisaient explicitement du rite des Égyptiens qui vénéraient le bélier. Et par suite, grâce au sang de l'agneau répandu ou frotté sur les linteaux, ils furent préservés de l'extermination qui allait frapper les Égyptiens.
L'exode d'Égypte offrait deux particularités : la hâte des partants, pressés par les Égyptiens de s'en aller au plus vite, comme le raconte le chapitre 12 de l'Exode, et le danger, pour celui qui ne se serait pas hâté de partir avec le gros du peuple, d'être tué par les Égyptiens. Cette hâte était désignée d'abord par la nature même des mets ; il était prescrit de manger des pains sans levain, pour signifier que la pâte n'avait pu lever, les Égyptiens précipitant le départ ; de manger la viande rôtie, manière la plus rapide de l'accommoder, et sans en briser un seul os, vu qu'on n'en avait pas le loisir. Le comportement des convives trahit aussi cette hâte : "les reins ceints, les sandales aux pieds, le bâton à la main, vous mangerez rapidement" ; ce qui révèle à l'évidence des voyageurs sur le départ. Une autre prescription va dans le même sens : "Vous mangerez dans la maison même, et vous ne porterez pas de morceaux au-dehors", parce que l'urgence ne laissait pas le loisir d'échanger des politesses entre voisins. - L'autre trait de la sortie d'Égypte rappelé par ce repas, les amertumes dont ils avaient été abreuvés dans ce pays, était signifié par les herbes amères.
La raison figurative de la Pâque se
découvre aisément : l'immolation de l'agneau représentait l'immolation du
Christ, selon la formule de S. Paul : "Le Christ notre Pâque a été
immolé" (1 Co 5, 7). Le sang de l'agneau, qui préservait de
l'extermination ceux qui en avaient marqué le linteau de leur porte, signifie
la foi en la passion du Christ dans le coeur et la bouche des croyants, foi qui
nous délivre du péché et de la mort, comme le dit S. Pierre dans sa première
lettre (1, 18) : "Vous avez été rachetés par le sang précieux de l'Agneau
sans tache." Ces viandes qu'on mangeait signifiaient la manducation du
Corps du Christ dans le Sacrement. On les mangeait rôties au feu, pour
symboliser la passion ou la charité du Christ ; avec du pain sans levain, pour
représenter la pureté de vie des fidèles qui prennent le Corps du Christ, selon
le mot de S. Paul (1 Co 5, 8) : "Célébrons la Pâque avec les azymes de la
pureté et de la vérité." On y ajoutait les herbes amères, pour marquer
qu'il est nécessaire à ceux qui prennent le Corps du Christ de se repentir de
leurs péchés. Les reins doivent être ceints de la ceinture de chasteté. Les
sandales aux pieds sont les exemples des Pères qui ont vécu autrefois. Les
bâtons tenus à la main symbolisent la vigilance pastorale. Enfin, il est
prescrit de manger l'agneau pascal dans la maison, c'est-à-dire dans l'Église
catholique et non dans les conventicules des hérétiques.
3. Un certain nombre de sacrements de la loi nouvelle eurent dans la loi ancienne leur correspondant figuratif. La circoncision correspond au baptême, sacrement de la foi : "Vous avez reçu la circoncision de Notre Seigneur jésus Christ, ensevelis avec lui par le baptême" (Col 2, 11). Le repas de l'agneau pascal a pour pendant le sacrement de l'eucharistie dans la loi nouvelle. A l'ensemble des purifications de la loi ancienne répond maintenant le sacrement de pénitence, et à la consécration des pontifes et des prêtres le sacrement de l'ordre.
Mais le sacrement de la
confirmation, signe de la plénitude de la grâce, ne pouvait avoir aucun
correspondant parmi les sacrements de la loi ancienne ; ce n'était pas encore
le temps de la plénitude, puisque, dit l'épître aux Hébreux (7, 19), "la
loi n'a amené personne à la perfection". Pas davantage le sacrement de
l'extrême-onction, parce qu'il dispose immédiatement à entrer dans la gloire et
que sous la loi ancienne le prix n'était pas encore payé qui devait en ouvrir
l'accès. - Quant au mariage, il existait bien sous la loi ancienne en tant que
fonction de nature, mais non comme sacrement de l'union du Christ et de
l'Église, cette union n'étant pas encore réalisée. C'est si vrai que la loi
ancienne admettait l'acte de répudiation, ce qui contredit le sens même du
sacrement.
4. Au sujet des purifications de la loi ancienne, on a vu dans la réponse qu'elles étaient destinées à écarter les empêchements à l'exercice du culte divin. Mais il y a deux sortes de culte : le culte spirituel qui consiste dans le don de l'esprit à Dieu et le culte corporel qui réside dans les sacrifices, offrandes, etc. L'empêchement au culte spirituel, c'est le péché par quoi les hommes étaient réputés souillés, comme par l'idolâtrie, l'homicide, l'adultère et l'inceste. De ces souillures les hommes se purifiaient au moyen de certains sacrifices offerts officiellement au nom de toute la collectivité, ou encore pour les péchés de simples particuliers. Non que ces sacrifices charnels eussent par eux-mêmes la vertu d'expier le péché, mais ils signifiaient l'expiation des péchés qui serait réalisée par le Christ, et à laquelle participaient déjà les anciens quand ils protestaient de leur foi au Rédempteur sous la figure des sacrifices.
Quant au culte extérieur, l'empêchement venait d'un certain nombre d'impuretés corporelles, qui pouvaient affecter les hommes, mais aussi, secondairement, les maisons, les vêtements, les animaux et les ustensiles. Les hommes pouvaient être réputés impurs pour une raison personnelle, ou par suite d'un contact avec des choses impures. Du premier point de vue, on considérait comme impur tout ce qui était déjà touché par la corruption ou qui en était menacé ; il s'ensuit qu'un cadavre humain était considéré comme impur, car la mort est une corruption. De même, la lèpre étant provoquée par une corruption des humeurs qui s'échappent du corps et répandent une contagion, les lépreux étaient réputés impurs. Et de même les femmes, lorsqu'elles avaient un écoulement de sang, qu’il s’agisse d’une manifestation morbide ou d’un phénomène naturel comme lors de leurs règles ou de l'accouchement. Et pour la même raison étaient réputés impurs les hommes qui avaient un flux spermatique, que ce fût par maladie, ou dans une pollution nocturne ou dans l'acte générateur, car toute émission de liquide dans ces conditions entachait l'homme d'une sorte d'impureté. - En outre l'homme en contractait une s'il touchait quoi que ce fût d'impur.
Cette première catégorie d'impuretés avait une signification littérale aussi bien que figurative. Au sens littéral, elles accentuaient le respect dû au culte divin. En effet, on ne manie pas volontiers les objets précieux quand on est malpropre ; en outre, les choses saintes étaient d'autant plus vénérées qu'on s'en approchait moins souvent, car, parvenant rarement à éviter tant d'occasions de souillure, on se trouvait rarement à même d'entrer en contact avec des réalités du culte divin et ainsi, quand cela arrivait, on le faisait avec plus de respect et d'un coeur plus humble. - Dans certains cas il y avait une autre raison littérale : éviter que certains ne soient écartés du culte divin parce qu'ils fuiraient la compagnie des lépreux ou d'autres malades du même genre, dont l'affection est horrible et contagieuse. - La raison, parfois encore, était d'évincer le culte idolâtrique, parce que les païens, dans le rituel de leurs sacrifices, usaient occasionnellement de sang et de sperme humain. - Toutes ces impuretés corporelles, du reste, se purifiaient par une simple aspersion d'eau ou, pour les plus importantes, par un sacrifice destiné à expier le péché qui avait provoqué l'infirmité en question.
Au sens figuratif ces impuretés extérieures représentaient divers péchés. La mort spirituelle provoquée en général par toute espèce de péché est signifiée par l'impureté du cadavre ; celle de la lèpre représente la souillure de la doctrine hérétique, soit parce que l'hérésie est contagieuse comme la lèpre, soit parce qu'il n'est point de doctrine fausse où ne se mêle quelque élément de vérité, de même que sur la peau du lépreux il y a une juxtaposition de taches et de parties intègres. Les pertes sanglantes de la femme désignent la souillure de l'idolâtrie à cause du sang des sacrifices ; le flux spermatique de l'homme symbolise la souillure des paroles oiseuses, car il est écrit en S. Luc (8, 11) que "la semence est la parole de Dieu". L'impureté provoquée par l'acte conjugal et par l'accouchement signifie la souillure du péché d'origine. L'impureté périodique de la femme représente celle de l'esprit efféminé par les voluptés. Enfin d'une manière générale, la souillure qui résulte du contact d'une chose impure désigne l'impureté contractée par le consentement au péché d'autrui, selon S. Paul (2 Co 6, 17) : "Fuyez leur compagnie, écartez-vous d'eux et ne touchez rien de souillé."
Observons que cette souillure par contact se communiquait aussi aux êtres inanimés, car tout ce que touchait une personne impure devenait impur. En cela la loi était plus douce que les superstitions des pa7iens, pour qui la souillure se propageait non seulement par contact avec l'être impur, mais même par une conversation ou par un simple regard. Maïmonide fait cette remarque à propos de l'impureté périodique de la femme. - En tout cas, par cette contagion d'impureté est évoquée mystiquement cette vérité que nous lisons dans la Sagesse (14, 9) : "Dieu déteste également l'impie et son impiété."
Mais il y avait aussi une sorte d'impureté qui affectait les objets inanimés eux-mêmes, telle que la lèpre des maisons et celle des vêtements. De même en effet que cette maladie atteint les hommes par suite d'une corruption des humeurs gâtant et détruisant les tissus, il se produit parfois une corruption, un excès d'humidité ou de sécheresse, qui ronge les pierres des maisons ou l'étoffe des vêtements. Cette corruption, que la loi appelait "lèpre", faisait considérer comme impurs la maison ou le vêtement, parce que d'une part, on l'a dit, toute corruption avait le caractère d'une impureté et que, d'autre part, contre ces sortes de corruption les païens invoquaient leurs divinités domestiques ; aussi, pour écarter cette tentation d'idolâtrie, la loi ordonnait-elle de détruire la maison et de brûler les vêtements où pareille corruption s'était installée. - Il y avait aussi une impureté spéciale aux récipients. Il est écrit au livre des Nombres (19, 15) : "Le vase qui n'aura pas de couvercle muni d'une attache sera impur." Cette impureté s'explique du fait qu'en de tels récipients il pouvait aisément tomber quelque ordure capable de les souiller. C'était aussi pour écarter l'idolâtrie : si une souris, un lézard ou quelque autre bestiole qu'on immolait aux idoles tombait dans les vases ou dans l'eau, les idolâtres se figuraient que c'était agréable aux dieux. Aujourd'hui encore il y a certaines bonnes femmes qui laissent des récipients découverts à l'intention de génies nocturnes qu'on appelle des Jeannes.
La raison figurative de ces
impuretés, c'est que la lèpre de la maison signifie l'impureté d'un amas
d'hérétiques ; la lèpre du vêtement de lin, la perversion des moeurs, née de
l'amertume spirituelle ; celle du vêtement de laine, la perversité des
flatteurs ; la lèpre du fil de chaîne représente les vices de l'âme, et celle
du fil de trame les péchés de la chair, car la chaîne est dans la trame comme
l'âme dans le corps. Le vase sans couvercle ni fermeture, c'est l'homme
incapable de se taire et que nul frein de discipline ne retient.
5. On vient de distinguer dans la loi deux impuretés de gravité inégale, la plus grave résultant d'une corruption qui atteint l'âme ou le corps ; la seconde, moins grave et d'expiation plus facile, résultant du simple contact avec une chose impure. La première impureté s'expiait par un sacrifice pour le péché, parce que toute corruption procède d'un péché et en est la marque ; la seconde s'expiait simplement par aspersion d'une eau spéciale, l'eau d'expiation, mentionnée au chapitre 19 des Nombres.
A cet endroit, le Seigneur ordonne de prendre une vache rousse en souvenir du péché commis par les adorateurs du veau d'or ; une vache et non pas un taureau, parce que le Seigneur en usait ainsi pour désigner la Synagogue, témoin le passage d'Osée (4, 16) où Israël est comparé à une vache rétive. Cette prescription tenait peut-être au fait qu'à l'imitation des Égyptiens on rendait un culte aux vaches, comme il ressort de cet autre passage d'Osée (10, 5) qui parle des vaches de Bethaven. En renonciation solennelle au péché d'idolâtrie, l'animal était immolé en dehors du camp ; d'ailleurs, chaque fois qu'on sacrifiait pour expier un grand nombre de péchés, la victime était intégralement brûlée en dehors du camp. - Puis, pour signifier que par ce sacrifice le peuple était purifié de tous ses péchés, le prêtre trempait le doigt dans le sang de la vache et en aspergeait sept fois l'entrée du sanctuaire, car le nombre sept est symbole de plénitude. Le fait même de répandre le sang avait valeur de renonciation à l'idolâtrie, car les païens au contraire recueillaient le sang des victimes et en faisaient le centre de leurs repas en l'honneur des idoles. - La vache était brûlée dans le feu, soit parce que c'est dans le feu que Dieu apparut à Moïse et lui donna la loi, soit pour montrer que l'idolâtrie doit être extirpée complètement, avec tout ce qui s'y rattache : ainsi la vache était brûlée y compris la peau, la viande, le sang et les excréments, le tout livré aux flammes. - On brûlait en même temps du bois de cèdre, de l'hysope et du cramoisi teint deux fois, cela non sans raison : comme le bois de cèdre est peu sujet à pourrir, que le cramoisi teint deux fois ne perd pas sa teinte, que l'hysope demeure parfumée même après dessiccation, de même ce sacrifice allait à la conservation du peuple, de son honneur et de sa dévotion ; ce qui faisait dire sur ces cendres de vache : "Qu'elles soient en sauvegarde à la multitude des fils d'Israël" (Nb 19, 9). Ou bien, selon Josèphe, c'étaient les quatre éléments qui figuraient là : le feu d'abord, puis la terre que symbolise le cèdre à cause de son affinité avec elle, l'air représenté par l'hysope, puisque c'est un parfum, et enfin l'eau qui peut être signifiée par le cramoisi teinté deux fois aussi bien que par la pourpre, puisque ces teintures sont tirées de l'eau. Ainsi était-il donné à entendre qu'on offrait ce sacrifice au créateur des quatre éléments. Comme ce sacrifice était offert pour le péché d'idolâtrie, l'horreur inspirée par celle-ci s'affirmait en ce q.ue celui q.ui brûlait la victime, celui qui recueillait les cendres et celui qui faisait l'aspersion avec le mélange d'eau et de cendres, étaient tous considérés comme impurs. On marquait ainsi que tout ce qui, de près ou de loin, touche à l'idolâtrie doit être rejeté comme souillure. Mais il suffisait de passer à l'eau les vêtements pour être lavé de cette impureté, et il n'était pas besoin d'une nouvelle aspersion. Sinon, le processus eût été sans fin, car le fait d'asperger rendait impur : en s'aspergeant soi-même on restait donc impur ; si un autre vous aspergeait, celui-là contractait une impureté, et aussi le troisième qui l'aurait aspergé, et cela indéfiniment.
Voici l'explication figurative de
ce sacrifice. La vache rousse représente le Christ, car elle évoque par son
sexe la faiblesse de la nature humaine assumée, et par sa couleur le sang de la
Passion. Cette bête était d'âge parfait, parce que toutes les opérations du
Christ sont parfaites. Elle était sans défaut et n'avait jamais porté le joug :
le Christ en effet n'a jamais porté le joug du péché. Il est prescrit de la
faire comparaître devant Moïse : c'est qu'on reprochait au Christ d'avoir
enfreint la loi mosaïque par la violation du sabbat. Il est prescrit aussi de
la livrer au prêtre Éléazar, parce que le Christ fut livré entre les mains des
prêtres pour être mis à mort. Elle est immolée en dehors du camp, parce que, selon
l'épître aux Hébreux (13, 12), "le Christ a souffert hors des
portes". Le prêtre trempe son doigt dans le sang : où l'on voit que le
mystère de la Passion du Christ doit être considéré et imité avec le
discernement que le doigt signifie. Le sang est aspergé contre le tabernacle,
symbole de la Synagogue, pour la condamnation des juifs qui ne croient pas, ou
pour purifier ceux qui croient ; et cela à sept reprises, à cause des sept dons
du Saint-Esprit, ou à cause de sept jours qui représentent la totalité du
temps. Ce qui doit être brûlé au feu, entendez pénétré spirituellement, ce sont
tous les aspects de l'incarnation du Christ ; en effet la peau et la chair
signifient son opération extérieure ; le sang, la vertu intime et subtile qui
répand la vie au-dehors ; les excréments, sa lassitude, sa soif et tout ce qui
relève de sa faiblesse humaine. On ajoute le cèdre qui marque la hauteur de
l'espérance ou celle de la contemplation ; l'hysope, symbole de l'humilité ou
de la foi ; le cramoisi teint deux fois qui désigne la double charité, car nous
devons par tout cela nous rattacher au Christ immolé. La cendre de la
combustion est recueillie par un homme pur parce que les reliques de la Passion
sont parvenues aux mains des païens qui ne peuvent être inculpés de la mort du
Christ. On mêle les cendres à l'eau d'expiation, car la passion du Christ
confère au baptême la vertu de laver les péchés. Le prêtre qui immolait et
brûlait la vache, celui qui la brûlait avec lui, celui qui recueillait les
cendres, tous étaient impurs, et aussi celui qui aspergeait l'eau ; ce qui peut
vouloir dire que la mort du Christ en expiant nos péchés a rendu les Juifs
impurs, et cela jusqu'au soir, c'est-à-dire jusqu'à la fin du monde où les
restes d'Israël reviendront au Christ ; ou bien, selon l'explication donnée par
S. Grégoire, qu'en s'occupant de choses saintes en vue de purifier les autres
on contracte soi-même quelques souillures et jusqu'au soir encore, c'est-à-dire
tant que dure la vie présente.
6. C'est donc par les sacrifices pour le péché que s'expiait l'impureté provoquée par une corruption de l'âme ou du corps. On offrait des sacrifices spéciaux pour les péchés des particuliers, mais certains se montraient négligents à cet égard, ou même omettaient par ignorance cette expiation de leurs péchés et impuretés. Aussi était-il prescrit d'offrir tous les ans, le dixième jour du septième mois, un sacrifice d'expiation au nom de tout le peuple 35. Mais comme la loi, selon l'expression de l'épître aux Hébreux (7, 28), "ne fit prêtres que des hommes remplis de faiblesse", le prêtre devait d'abord offrir pour lui-même un jeune taureau, en victime pour le péché, pour rappeler le péché commis par Aaron lorsqu'il fabriqua le veau d'or ; puis un bélier, en holocauste, signifiant que la prérogative sacerdotale, symbolisée par le bélier guide du troupeau, devait être au service de la gloire de Dieu. Après quoi il offrait deux boucs pour le peuple.
L'un de ces boucs était immolé pour expier le péché de la collectivité. On sait que le bouc est une bête fétide et que les vêtements tissés de son poil sont irritants pour la peau : cela signifiait la puanteur, l'impureté et l'aiguillon du péché. Le sang de cette victime, joint à celui du taureau, était porté dans le Saint des saints et on en aspergeait tout le sanctuaire, pour montrer que le tabernacle était lavé des impuretés d'Israël. Ce bouc et ce taureau immolés pour le péché devaient être brûlés et ainsi figurer la destruction des péchés. Mais on ne les brûlait pas sur l'autel, car seuls les holocaustes pouvaient y être brûlés intégralement. Il était prescrit de les brûler hors du camp> en détestation du péché, et c'était la règle en effet toutes les fois qu'on immolait un sacrifice pour un péché grave ou pour un grand nombre de péchés.
Le second bouc était lâché dans le désert, non certes en offrande aux démons que les païens adoraient dans le désert, puisqu'il ne fallait rien sacrifier aux démons, mais afin de marquer l'effet produit par la victime immolée en sacrifice. Le prêtre posait donc la main sur la tête du bouc en proclamant les péchés des enfants d'Israël, tout comme si l'animal devait les emporter dans le désert, où les bêtes sauvages le mangeraient, lui infligeant en quelque sorte la peine due aux péchés d'Israël. Il était censé emporter les péchés du peuple, soit parce que son expulsion signifiait la rémission des péchés du peuple, soit parce qu'on lui attachait sur la tête une pancarte où les péchés étaient inscrits.
Quant à l'explication figurative, le Christ est représenté à la fois par le taureau, à cause de sa force, par le bélier parce qu'il est le chef des fidèles et par le bouc parce qu'il avait "une chair semblable à notre chair de péché". C'est bien le Christ qui est immolé pour les péchés des prêtres et pour ceux du peuple, car grands et petits sont purifiés du péché par la Passion. Le sang du taureau et du bouc est porté dans le sanctuaire par le grand prêtre, parce que le sang de la passion du Christ nous ouvre l'entrée du royaume des cieux. Les corps des deux victimes sont brûlés en dehors du camp, car selon l'épître aux Hébreux (13, 12) "le Christ a souffert hors des portes". Le bouc émissaire peut représenter la divinité du Christ qui se retira dans la solitude lorsque souffrit l'humanité du Christ, non qu'elle eût changé de lieu, mais parce qu'elle dissimulait sa force ; ou si l'on veut, il représente la convoitise mauvaise que nous devons chasser loin de nous pour offrir en revanche au Seigneur le sacrifice d'une vie vertueuse.
Quant à l'impureté affectant ceux
qui brûlaient ces victimes, elle s'explique comme dans le cas du sacrifice de
la vache rousse.
7. Le rite légal ne purifiait pas le lépreux de sa lèpre mais faisait constater sa guérison. Le Lévitique (14, 3 s) dit bien que "quand le prêtre constatait que la lèpre était guérie, il devait prescrire, etc." La lèpre était donc déjà guérie, mais le lépreux était purifié lorsque, par décision du prêtre, il était rendu aux actes de la vie sociale et du culte divin. Néanmoins il arrivait parfois au rite légal de guérir miraculeusement la lèpre corporelle si le prêtre avait fait une erreur de diagnostic.
La purification du lépreux se déroulait en deux temps. D'abord il était reconnu pur puis, après un délai de sept jours, il était réintégré comme tel dans la vie sociale et dans l'exercice du culte divin. Au moment de la première purification, le lépreux offrait pour son compte deux oiseaux vivants, du bois de cèdre, un fil rouge et de l'hysope, de telle sorte qu'un des oiseaux fut, par le fil rouge, attaché au bois de cèdre, celui-ci jouant en quelque façon le rôle d'un manche d'aspersoir ; l'hysope et l'oiseau étaient la partie de l'aspersoir qu'on trempait dans le sang du second oiseau immolé sur l'eau vive. Il y a un rapport entre cette quadruple offrande et les quatre misères caractéristiques de la lèpre : à la pourriture remédiait le bois de cèdre qui est imputrescible ; à l'odeur fétide, l'hysope, herbe parfumée ; à la perte de la sensibilité s'opposait l'oiseau plein de vie ; à la couleur abjecte, le fil rouge de teinte vive. L'oiseau était lâché vivant dans la campagne, parce que le lépreux recouvrait sa liberté d'autrefois.
Le huitième jour, le lépreux guéri était admis au culte divin et rendu à la vie sociale. Mais il devait auparavant se raser les poils de tout le corps et laver ses vêtements, parce que la lèpre ronge le poil, souille et infecte les vêtements. Ensuite un sacrifice était offert pour son péché, car la lèpre survient d'ordinaire à cause d'un péché. On faisait à celui qui devait être purifié une onction avec le sang de la victime sur le lobe de l'oreille, sur le pouce droit et sur le gros orteil du pied droit, car ce sont les points où la lèpre se manifeste et se ressent d'abord. Trois liquides intervenaient dans ce rite : le sang, contre la corruption du sang, l'huile pour marquer la guérison, l'eau vive pour éliminer toute ordure.
Passons à l'explication figurative. Les deux oiseaux signifient la divinité et l'humanité du Christ. L'un d'eux, figurant l'humanité, est immolé dans un vase de terre sur les eaux vives, parce que la passion du Christ consacre les eaux du baptême. L'autre, représentant la divinité impassible, demeurait en vie, car la divinité ne peut mourir ; et il s'envolait, parce que la divinité ne pouvait être astreinte à souffrir. Ce second oiseau, en même temps que le bois de cèdre, le cramoisi ou fil rouge et l'hysope, c'est-à-dire avec la foi, l'espérance et la charité, selon nos remarques précédentes, est plongé dans l'eau pour l'aspersion, parce que nous sommes baptisés dans la foi au Christ Dieu et homme. On lave ses vêtements, qui sont les oeuvres, et tous ses poils, qui sont les pensées, dans l'eau du baptême ou des larmes. Le lobe de l'oreille droite, chez celui qui est purifié, est oint de sang et d'huile pour fortifier le sens de l'ouïe contre les paroles corruptrices ; le pouce droit et le gros orteil droit, pour sanctifier ses actions.
Les autres détails de cette
purification, ou de celle des autres impuretés, n'ont rien de particulier qui
ne se trouve aussi dans les sacrifices pour les péchés et les délits.
8. 9. Comme le peuple pour la circoncision, les ministres étaient habilités au culte de Dieu par une purification ou consécration particulière. Il leur est donc enjoint de se distinguer des autres, comme, étant plus que les autres spécialement députés au service du culte divin. Et toutes les cérémonies dont ils étaient l'objet lors de leur consécration ou installation tendaient à mettre en évidence cette prérogative de pureté, de puissance, de dignité qui était la leur. Aussi l'installation des ministres comportait-elle trois sortes de cérémonies : ils étaient d'abord purifiés, puis revêtus de leurs ornements et consacrés, enfin assignés aux fonctions de leur ministère.
La purification comportait pour tous une ablution d'eau et certains sacrifices ; les lévites, en outre, se rasaient tous les poils du corps, comme il est dit au chapitre 8 du Lévitique.
La consécration des grands prêtres et des prêtres se déroulait de la manière suivante : d'abord, après l'ablution d'eau, ils étaient revêtus des ornements spéciaux destinés à marquer leur dignité. En ce qui concerne le grand prêtre en particulier, on lui faisait sur la tête une onction d'huile : cela voulait dire que le pouvoir de consacrer se communiquerait de lui aux autres, comme l'huile coule de la tête sur les membres, selon l'image du Psaume (133, 2) : "Comme l'huile parfumée sur la tête, qui descend le long de la barbe, de la barbe d'Aaron." Les lévites, en fait de consécration, étaient simplement offerts au Seigneur, au nom des fils d'Israël, par les mains du grand prêtre qui priait pour eux. Aux prêtres inférieurs, on ne consacrait que les mains en contact avec les sacrifices ; puis, du sang de la victime immolée, on leur mouillait le lobe de l'oreille droite, le pouce droit et le gros orteil du pied droit, le rite de l'oreille signifiant qu'ils obéiraient à la loi divine dans l'offrande des sacrifices, celui de la main et du pied qu'ils exerceraient avec zèle et empressement leurs fonctions de sacrificateurs. On aspergeait aussi les prêtres, ainsi que leurs vêtements, du sang d'une victime, en mémoire du sang de l'agneau qui les avait délivrés d'Égypte. La consécration des prêtres comportait l'offrande des sacrifices suivants : un taureau, en sacrifice pour le péché, rappelant que le péché d'Aaron fabriquant le veau d'or avait été pardonné ; un bélier, en holocauste, pour rappeler l'offrande d'Abraham, modèle d'obéissance proposé à l'imitation du grand prêtre ; un bélier encore, pour sacrifice de consécration, assimilé à un sacrifice pacifique, rappelant la libération d'Égypte par le sang de l'agneau ; enfin une corbeille de pains, en souvenir de la manne fournie au peuple.
L'assignation des ministres à leurs fonctions se faisait par l'imposition sur leurs mains de la graisse du bélier, d'une tourte de pain et d'une omoplate : pour montrer qu'ils recevaient le pouvoir de faire ces offrandes au Seigneur. Mais la prise de fonctions des lévites consistait dans leur introduction au tabernacle de l'alliance pour montrer qu'ils avaient à s'occuper des objets du sanctuaire.
L'explication figurative de ces
rites était de signifier que pour être consacré au service spirituel du Christ,
il faut d'abord être purifié par l'eau du baptême et des larmes, dans la foi à
la passion du Christ ; tel est le sacrifice qui expie et purifie. Il faut raser
tous les poils du corps, entendez toutes les mauvaises pensées ; se parer de
vertus, être consacré par l'huile de l'Esprit Saint et par l'aspersion du sang
du Christ. Tels doivent être ceux qui entendent exercer les ministères spirituels.
10. On a déjà dit que la loi se proposait d'inculquer le respect du culte divin, d'une part en excluant de ce culte tout ce qui pouvait être objet de mépris, et d'autre part en y introduisant tout ce qui semblait capable de le rehausser. Si cette règle se vérifiait à propos du tabernacle et de ses accessoires ainsi que des animaux à immoler, elle devait s'observer encore bien plus en ce qui concerne la personne des ministres. Effectivement, de crainte qu'ils ne fussent objet de dédain, il fut décidé que les ministres seraient exempts de tout défaut ou tare corporels, puisque ceux qui en sont affectés sont généralement entourés de peu de considération. La même raison fit décider que les ministres de Dieu ne seraient pas recrutés indifféremment dans n'importe quelle famille, mais dans un certain lignage par succession héréditaire, ce qui leur vaudrait un surcroît d'illustration et de prestige.
C'est encore pour leur attirer le respect qu'on leur accordait, avec une consécration spéciale, un luxe vestimentaire particulier, et telle est en général la raison d'être du luxe vestimentaire. Si l'on veut entrer dans le détail, on se rappellera que le grand prêtre portait huit ornements : 1° une robe de lin ; 2° une tunique de pourpre violette au bas de laquelle, tout autour, on avait disposé des clochettes, ainsi que des grenades mariant la pourpre violette, la pourpre écarlate et le cramoisi teint deux fois ; 3° le pectoral qui couvrait les épaules et la partie antérieure du buste jusqu'à la ceinture, fait d'or, de pourpre violette, de pourpre écarlate, de cramoisi teint deux fois et de lin retors, avec sur les épaules deux onyx où étaient gravés les noms des fils de Jacob ; 4° le rational, fait des mêmes matières ; il était carré, se posait sur la poitrine, attaché au pectoral, et portait, sur quatre rangs, douze pierres précieuses, chacune gravée au nom d'un des fils d'Israël : ainsi le grand prêtre portait ces noms sur les épaules comme pour marquer qu'il avait la charge de tout le peuple, et aussi sur la poitrine comme s'il les gardait en son coeur, pour montrer qu'il devait sans cesse se préoccuper de leur salut. Le Seigneur fit encore placer sur le rational l'Enseignement et la Vérité, c'est-à-dire certaine inscription qui était en rapport avec la vérité de la justice et de l'enseignement. Toutefois les juifs racontent qu'il y avait sur le rational une pierre qui changeait de couleur selon l'avenir réservé aux Israélites, et c'est cette pierre qu'ils appellent Vérité et Enseignement ; 5° la ceinture, faite des quatre couleurs susdites ; 6° la tiare, qui consistait en une mitre de lin ; 7° une lame d'or qui pendait sur le front du grand prêtre et portait le nom du Seigneur ; 8° le caleçon de lin, pour voiler les parties honteuses au moment d'accéder au sanctuaire ou à l'autel. - Les simples prêtres ne portaient que quatre de ces ornements : la tunique de lin, le caleçon, la ceinture et la tiare.
Selon certains auteurs, ces ornements avaient pour explication littérale de reproduire l'organisation du globe terrestre, moyen pour le grand prêtre de se déclarer publiquement ministre de celui qui créa l'univers ; ils se fondent notamment sur ce passage de la Sagesse (18, 24), où il est dit que le globe terrestre était dessiné sur le vêtement d'Aaron. Effectivement le caleçon de lin représentait la terre qui produit le lin ; la ceinture enroulée représentait l'océan qui entoure la terre ; la tunique de pourpre violette désignait l'air par sa couleur, le tonnerre par ses clochettes, et les éclairs par ses grenades ; le pectoral, dans ses multiples détails, représentait le ciel astral, avec ses deux onyx correspondant aux deux hémisphères, ou bien au soleil et à la poitrine représentant les douze signes du zodiaque, placés là, dit-on, parce que les êtres terrestres ont chacun leur raison dans les cieux, comme il ressort de Job (38, 33) : "Sais-tu l'ordre du ciel et règles-tu son influence sur la terre ?" La tiare représentait le ciel empyrée ; la lame d'or enfin, Dieu qui trône au-dessus de tout.
L'explication figurative est évidente. D'abord les tares ou défauts corporels dont les prêtres devaient être exempts correspondent à différents vices et péchés qui doivent leur demeurer étrangers. Un prêtre par conséquent ne peut pas être aveugle, c'est-à-dire ignorant, ni boiteux, c'est-à-dire chancelant et déporté çà et là par ses penchants. Il n'aura pas le nez trop petit, ni trop grand, ni tordu ; ce qui veut dire, puisque le nez discerne les odeurs et symbolise donc la discrétion, qu'il ne manquera pas de discernement, évitant ainsi tout excès et tout défaut et n'agissant jamais qu'avec droiture. Il n'aura aucune fracture du pied ou de la main, car il doit toujours avoir la force de faire le bien et de progresser dans la vertu. Il sera également écarté s'il a une bosse, par-devant ou par-derrière, ce qui désigne un amour excessif des biens de la terre ; ou s'il a les yeux chassieux, c'est-à-dire l'esprit enténébré de passions charnelles, vu que la chassie provient d'un flux humoral ; de même s'il a une blancheur dans l'oeil, en entendant par là une prétention de sainteté dont il s'éblouit à ses propres yeux ; ou encore s'il a la gale, autrement dit une chair indocile, ou une dartre, affection qui insensiblement envahit le corps et flétrit la beauté des membres et qui représente l'avarice ; de même enfin s'il souffre d'une hernie ou descente, tel celui dont le coeur porte un fardeau de turpitude, quoiqu'il ne s'y adonne pas en pratique.
Quant aux ornements, ils signifient les vertus nécessaires aux ministres de Dieu. Il en est quatre qui s'imposent à tous les ministres : la chasteté évoquée par le caleçon, la pureté de vie représentée par la tunique de lin, les rênes de la discrétion que représente la ceinture, et la rectitude de l'intention signifiée par la tiare qui protège la tête. - Mais le grand prêtre doit en posséder quatre autres : il ne doit jamais perdre de vue le souvenir de Dieu, ce que désigne sur son front la lame d'or portant le nom de Dieu ; il doit soutenir les faiblesses du peuple, c'est le sens du pectoral ; porter le peuple dans son coeur et dans ses entrailles, par une charité attentive, c'est la signification du rational ; avoir enfin un genre de vie céleste dans la pratique de la perfection, comme l'indique la tunique de pourpre violette. Si au bas de celle-ci sont suspendues des clochettes d'or, c'est pour évoquer l'enseignement des choses divines, nécessairement lié, chez le pontife, à la vie céleste. Mais ce lien doit s'entendre de telle sorte que son enseignement ne brise pas l'unité de la foi et de la paix ; ainsi s'explique l'insertion des grenades, qui marque l'unité de la foi et celle des coeurs dans la pratique du bien.
Objections :
1. Il semble que les
observances rituelles n'avaient pas de motif raisonnable. En effet, comme dit
S. Paul (1 Tm 4, 4) "Toute créature est bonne et rien n'est à rejeter de
ce qui est reçu avec action de grâce." Il ne convenait donc pas
d'interdire la consommation de certains aliments pour motif d'impureté, comme
on le voit dans le Lévitique.
2. Les plantes aussi bien
que les animaux sont destinées à l'alimentation humaine, puisque, selon la
Genèse (9, 3), Dieu dit à Noé : "je vous ai donné à manger toute chair
comme de l'herbe verte." Or la loi n'a distingué parmi les herbes aucune
espèce impure, alors pourtant qu'il en est de fort dangereuses, comme les
plantes toxiques. Il n'était pas davantage requis, semble-t-il, d'interdire
certains animaux pour motif d'impureté.
3. Si la matière qui est à
l'origine d'une génération est impure, le produit de cette génération ne l'est
pas moins. Donc, puisque toutes les chairs ne sont pas interdites comme impures
alors qu'elles sont engendrées dans le sang, le sang ne devait pas être prohibé
comme impur, ni non plus la graisse qui procède du sang.
4. En S. Matthieu (10, 28),
Notre Seigneur dit qu'il ne faut pas craindre ceux qui tuent le corps
"parce qu'ils n'ont plus aucun pouvoir sur l'homme une fois mort", ce
qui ne serait pas vrai si l'homme pouvait pâtir du traitement infligé à son
corps. A bien plus forte raison qu'importe, à l'animal une fois tué, la manière
dont sa viande est accommodée ? On ne s'explique donc pas la prescription de
l'Exode (23, 19) : "Tu ne cuiras pas le chevreau dans le lait de sa
mère."
5. Les premiers-nés des
hommes et des animaux, considérés comme meilleurs, doivent être offerts au
Seigneur. Cette prescription ne s'accorde pas avec celle du Lévitique (19, 23)
: "Quand vous serez entrés dans le pays et que vous y aurez planté des
arbres fruitiers, vous taillerez leurs prépuces (c'est-à-dire leurs premiers
fruits), et ils seront impurs pour vous et vous n'en mangerez pas."
6. Le vêtement est
indépendant du corps humain. Il n'y avait donc pas lieu d'interdire aux juifs
certains vêtements, et pourtant nous lisons dans le Lévitique (19, 19) :
"Tu ne porteras pas de vêtement tissé de deux fils différents" ; dans
le Deutéronome (22, 5) : "La femme ne portera pas un habit d'homme, ni
l'homme un habit de femme", et au même endroit (22, 11) : "Tu ne
porteras pas de vêtement tissé de laine et de lin."
7. Se rappeler les
commandements de Dieu, c'est le fait de la pensée, non du corps. Il est donc
étrange que le Deutéronome (6, 8 s) prescrive "d'attacher les préceptes à
sa main comme un signe, de les écrire sur le seuil des portes" ; ou encore
selon les Nombres (15, 38) "de faire des houppes aux coins des manteaux et
d'y insérer des fils de pourpre violette, en mémorial des commandements de
Dieu".
8. On lit (1 Co 9, 9) :
"Dieu ne s'inquiète pas des boeufs." Pas davantage, évidemment, des
autres animaux sans raison. Dès lors on s'étonne des prescriptions suivantes du
Deutéronome (22, 6) : "Si sur ton chemin tu trouves un nid d'oiseau, tu ne
prendras pas la mère avec les petits" ; du Deutéronome encore (25, 4) :
"Tu ne muselleras pas le boeuf qui foule le grain", et du Lévitique
(19, 19). "Tu n'accoupleras pas ton bétail avec des bêtes d'autres
espèces."
9. Puisqu'on ne distinguait
pas entre plantes pures et impures, encore moins fallait-il distinguer des
catégories à propos de culture. On ne peut donc comprendre le Lévitique (19,
19) qui prescrit : "Tu ne mêleras pas deux semences différentes dans ton
champ", ni le Deutéronome (22, 9 s) qui ajoute : "Tu ne feras pas un
second semis dans ta vigne", et : "Tu n'attelleras pas le boeuf et
l'âne à la même charrue."
10. Il saute aux yeux que
les êtres inanimés sont assujettis au pouvoir de l'homme. Il n'y avait donc pas
lieu de mettre l'homme en garde contre l'or et l'argent dont sont faites les
idoles, ou contre les autres objets qui se trouvent dans leurs temples, selon
le Deutéronome (7, 25-26). - Ce livre (23, 13) prête même à rire avec son
précepte de creuser le sol pour recouvrir les déjections.
11. La piété est particulièrement requise chez le prêtre. Or c'est faire acte de piété que de participer aux funérailles de ses amis, une pratique dont l'Ecriture félicite Tobie (1, 20). C'est aussi parfois une oeuvre pie que d'épouser une prostituée, pour la délivrer du péché et de l'infamie.
C'est donc à tort que tout cela
était interdit aux prêtres par le Lévitique (21).
Cependant :
il est écrit au Deutéronome (18,
14) : "Pour toi, Dieu t'a donné d'autres règles de conduite." Ce qui
donne à penser que toutes ces observances ont été ordonnées par Dieu pour faire
ressortir la condition privilégiée de son peuple. Elles ne sont donc ni sans
raison ni sans motif.
Conclusion :
Le peuple juif, on l'a dit, était
voué par une désignation spéciale au culte de Dieu, et parmi les juifs, les
prêtres l'étaient à un titre particulier. Que les différents objets affectés au
culte divin doivent revêtir un caractère distinctif, cela intéresse l'honneur
dû à ce culte. De même fallait-il que la manière de vivre de ce peuple, et
notamment des prêtres, fût signalée par certains traits spéciaux, en rapport
avec le culte divin, spirituel ou corporel. D'autre part, le culte légal
préfigurait le mystère du Christ, et tout ce qui s'y accomplissait figurait
quelque trait relatif au Christ, selon l'expression de S. Paul (1 Co 1 0, 11) :
"Tout ce qui leur arrivait avait valeur de figure." L'explication de
ces observances peut donc être cherchée dans deux directions selon qu'elles
sont heureusement adaptées au culte divin, ou bien selon qu'elles figurent
certaines modalités de la vie chrétienne.
Solutions :
1. On a dit que la loi connaissait deux sortes d'impureté ou de souillure : l'une souille l'âme, c'est celle qui consiste en une faute ; l'autre consiste en une sorte de corruption dont le corps est plus ou moins infecté. Si l'on S'en tient à la première sorte d'impureté, il n'est pas d'aliment qui, par sa nature propre, soit impur ou puisse souiller l'homme. Notre Seigneur l'a dit (Mt 15, 11) : "Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme ; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l'homme." Cela doit s'entendre des péchés. Toutefois, une circonstance particulière donne parfois aux aliments le pouvoir de souiller l'âme, dans la mesure par exemple où leur consommation va contre l'obéissance ou contre un voeu, ou procède d'une convoitise déréglée ; dans la mesure encore où certains aliments favorisent la luxure, raison pour laquelle certains s'abstiennent de vin ou de viande.
Mais si l'on parle de l'impureté physique qui consiste en une sorte de corruption, alors certaines viandes animales y sont sujettes. C'est par exemple la viande des animaux qui se nourrissent d'immondices, comme le porc, ou vivent dans la saleté, tels ceux qui habitent sous terre, comme la taupe, le rat et ceux qui leur ressemblent, d'où vient au surplus que ces bêtes sentent mauvais. C'est aussi le cas de ces viandes qui, par excès d'humidité ou de sécheresse, engendrent dans le corps humain une corruption des humeurs. Cela explique l'interdiction de manger les animaux ayant des sabots, c'est-à-dire la corne du pied pleine et non fendue, signe de leur affinité avec la terre. De même sont prohibés les animaux ayant le pied fort divisé, comme le lion entre autres, parce qu'ils présentent un excès de fiel et sont de nature ignée. La même raison écarte certains oiseaux rapaces en qui domine le sec, et certains oiseaux aquatiques en qui domine l'humide. De même certains poissons, entre autres les anguilles dépourvues de nageoires et d'écailles, présentent un excès d'humidité. Sont admis dans l'alimentation les animaux ruminants et à la corne du pied fendue, parce qu'ils sont d'humeurs bien réparties et de complexion équilibrée, n'étant pas trop humides comme leur corne en témoigne, ni trop secs puisque cette corne n'est pas compacte, mais fendue. Parmi les poissons, la loi autorisait ceux qui ont des nageoires et des écailles, signe d'une relative sécheresse, puisque c'est par là qu'est tempérée la complexion humide des poissons. En fait d'oiseaux, elle autorisait la poule, la perdrix et d'autres de complexion tempérée. - Certaines prohibitions s'expliquent encore en témoignage de renonciation à l'idolâtrie. Les païens en effet surtout dans cette Égypte où Israël avait grandi, immolaient à leurs idoles ou utilisaient à des fins magiques ces oiseaux interdits par la loi ; et ceux dont la consommation était permise aux juifs, les païens ne les mangeaient pas, soit qu'ils les adorassent comme des dieux, soit pour quelque autre raison déjà signalée. - Enfin, troisième explication, il s'agissait d'éviter en matière alimentaire une recherche excessive ; aussi les animaux permis sont-ils ceux que l'on se procure aisément et qu'on a sous la main.
Cependant, sans exception ni distinction d'espèces, la consommation du sang et de la graisse était interdite aux Israélites. En ce qui concerne le sang, la loi a d'abord voulu les prémunir contre la cruauté, pour les détourner de verser le sang humain, comme on l'a dit ; mais aussi les prémunir contre l'usage des idolâtres qui, à l'occasion des banquets célébrés en l'honneur de leurs idoles, se réunissaient autour de ce sang qu'ils avaient recueilli et qu'ils croyaient très agréable à leurs divinités ; aussi le Seigneur exigea-t-il que le sang fût répandu et recouvert de terre. - Ainsi s'explique aussi la défense de manger les animaux étouffés ou étranglés, parce que leur sang reste dans la viande. C'est aussi un genre de mort qui maltraite particulièrement les animaux, et Dieu n'a pas toléré la cruauté chez son peuple, même à l'égard des animaux, mais il a voulu lui faire prendre l'habitude de la douceur envers les bêtes pour le mieux garder d'être cruel envers l'homme.
Pour la consommation de la graisse, elle était interdite d'abord parce que les idolâtres la mangeaient en l'honneur de leurs dieux, et ensuite parce qu'on la brûlait dans les sacrifices à l'honneur de Dieu. Une dernière raison avancée par Maïmonide est que la graisse, non plus que le sang, ne fournit une nourriture saine. - Enfin le texte de la Genèse (32, 32) : "Les fils d'Israël ne mangent pas le nerf, parce que l'ange a touché le nerf de la hanche de Jacob et l'a frappé d'engourdissement" explique pourquoi la consommation des nerfs est interdite.
La raison figurative est que ces animaux interdits représentent certains péchés et que la prohibition des animaux figure celle des péchés. S. Augustin l'explique ainsi : "S'il est question du porc et de l'agneau, tous deux sont naturellement purs, car toute créature de Dieu est bonne ; mais comme signes l'agneau est pur, le porc impur. De même, si l'on prononce les mots de fou et de sage, l'un et l'autre, quant à la nature du mot et des lettres et syllabes qui le constituent, sont purs, mais selon leur signification l'un est pur, l'autre impur." Le ruminant au pied fendu est pur dans sa signification, car la fente de la corne signifie la distinction des deux testaments, ou des deux personnes du Père et du Fils, ou des deux natures dans le Christ, ou encore le discernement du bien et du mal ; et la rumination signifie la méditation et la saine intelligence des Écritures. Que manque l'un de ces caractères, on est impur, spirituellement parlant. - Parmi les poissons, sont purs dans leur signification ceux qui ont des écailles et des nageoires ; en effet, les nageoires désignent l'élévation de la vie, c'est-à-dire la contemplation, tandis que les écailles désignent l'austérité de la vie : les deux sont nécessaires à la perfection spirituelle. - Certaines classes spéciales d'oiseaux sont interdites : l'aigle vole très haut, c'est l'orgueil qui est interdit ; avec le grillon, qui s'attaque aux chevaux et aux hommes, c'est la cruauté des puissants ; avec l'émerillon qui se repaît de petits oiseaux, ce sont ceux qui écrasent les pauvres. Le milan, spécialement rusé, représente les fourbes ; le vautour qui dans le siuage des armées compte sur les cadavres pour se nourrir, signifie ceux qui exploitent à leur profit les décès et les troubles. Les oiseaux du genre des corbeaux désignent ceux que les plaisirs ont remplis de noirceur, si l'on veut ceux qui n'ont pas de bons sentiments, puisque le corbeau, une fois sorti de l'arche, n'y revint plus. L'autruche est un oiseau mais qui ne peut voler et ne quitte pas le sol : elle est le type des serviteurs de Dieu qui s'embarrassent des affaires du siècle. La chouette dont l'oeil perce les ténèbres mais qui est aveugle en plein jour ressemble à ces gens qui sont pleins de finesse dans le temporel mais sont obtus dans les choses spirituelles. La mouette qui nage et qui vole représente ceux qui respectent à la fois le baptême et la circoncision, ou bien ceux qui prétendent s'élever sur les ailes de la contemplation tout en demeurant plongés dans les plaisirs. L'épervier qui fournit ses services au chasseur ressemble à ceux qui aident les grands à dépouiller les pauvres. Le hibou cherche sa nourriture la nuit et se cache le jour, comme les débauchés qui cherchent l'obscurité pour perpétrer leurs oeuvres de ténèbres. Le plongeon qui est apte à demeurer longtemps sous l'eau représente les gourmands plongés dans un flot de délices. L'ibis est un oiseau d'Afrique, au long bec, qui se nourrit de serpents (c'est peut-être le même que la cigogne) : il signifie les envieux qui s'engraissent des serpents, c'est-à-dire des malheurs d'autrui. Le cygne, à la robe toute blanche, a un long cou qui lui permet de tirer sa nourriture des profondeurs de la terre ou de l'eau ; il peut représenter ces gens qui sous les dehors éclatants de la justice n'aspirent qu'aux avantages temporels. Le pélican est un oiseau des régions orientales, qui a un long bec et certains sacs dans le gosier où il dépose d'abord sa nourriture qu'il avale après un moment : c'est l'image des avares qui se préoccupent trop de mettre de côté ce qui leur est nécessaire. La sarcelle, à la différence des autres oisaux, a une patte palmée en vue de la nage et une patte divisée en vue de la marche, ce qui fait qu'elle nage à la manière des canards et marche sur terre comme une perdrix ; elle ne boit qu'en mangeant, car elle humecte toute nourriture : c'est le type de ceux qui ne veulent rien faire au gré d'autrui, mais n'assaisonnent leurs actes qu'à l'eau de leur volonté propre. La chevêche, vulgairement appelée faucon, représente ceux "dont les pieds sont rapides pour aller verser le sang", selon le Psaume (14). Le pluvier, bête babillarde, signifie les bavards. La huppé fait son nid dans les ordures et se nourrit d'excréments pestilentiels, mais son chant qui ressemble à un gémissement signifie ce que S. Paul (2 Co 7, 10) appelle "la tristesse mondaine" qui produit la mort chez les hommes impurs. La chauve-souris vole au ras du sol ; tels ceux qui, dotés de la science du siècle, n'ont de goût que pour les choses terrestres.
En ce qui concerne les animaux
ailés munis de quatre pattes, seuls sont autorisés ceux qui ont les pattes de
derrières plus longues et qui peuvent sauter ; les autres, davantage retenus au
sol, étaient interdits : on tient en effet pour impurs ceux qui ne profitent
pas de la doctrine des quatre évangélistes pour s'élever vers le ciel. La
prohibition du sang, de la graisse et des nerfs revient à condamner la cruauté,
la volupté et l'ardeur au péché.
2. L'usage alimentaire des
plantes et autres productions de la terre est antérieur au déluge dans
l'humanité ; mais l'usage de manger de la viande semble avoir été introduit
après le déluge, car il est écrit dans la Genèse (9, 3) : "je vous
donnerai toute chair, dit Dieu à Noé, comme je vous avais donné l'herbe
verte." C'est que la consommation des produits du sol dénote une certaine
simplicité de vie, tandis que l'alimentation carnée marque un certain raffinement
en quelque recherche ; alors que la terre produit spontanément les végétaux ou
du moins qu'on peut les lui faire produire en abondance sans grand effort, il
faut beaucoup de travail pour l'élevage des animaux ou simplement pour leur
capture. Aussi le Seigneur, voulant ramener son peuple à un mode de vie plus
simple, multiplia les prohibitions dans le domaine animal, mais n'en fit aucune
en ce qui concerne les végétaux. - On peut ajouter que l'on offrait des animaux
aux idoles et non point des produits de la terre.
3. La réponse a été donnée
plus haut (première solution).
4. Il est vrai que le chevreau une fois mort ignore la manière dont on l'accommode. Mais, dans la psychologie de celui qui l'apprête, il semble cruel d'utiliser, pour réduire cette viande, le lait maternel qui était destiné à la nourrir. - Ou bien disons que, dans les solennités idolâtriques, les païens préparaient de cette façon la chair des chevreaux, pour l'immoler ou pour la consommer. Effectivement, c'est après avoir parlé des solennités légales à célébrer que le livre de l'Exode (23, 19) ajoute : "Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère."
Au figuré, cette interdiction
s'explique en ce sens que le chevreau, c'est-à-dire le Christ "semblable à
une chair de péché", ne devait pas être cuit, c'est-à-dire tué par les
juifs, dans le lait de sa mère, autrement dit au temps de son enfance. - Ou
bien cela veut dire que le chevreau - entendez le pécheur - ne doit pas être
cuit dans le lait de sa mère, c'est-à-dire adouci par des cajoleries.
5. Les païens offraient à leurs dieux les premiers fruits qu'ils croyaient favorisés du sort, ou bien il les brûlaient en vue d'opérations magiques. Il fut donc prescrit à Israël de regarder comme impurs les fruits des trois premières années. Ce laps de temps suffit, dans ce pays, à la fructification de presque toutes les espèces, qu'on les cultive par semis, par greffe ou par plants ; il est exceptionnel qu'on sème des noyaux ou des pépins sous leur enveloppe, car leur fructification en serait retardée ; mais la loi ne prend en considération que ce qui se fait d'ordinaire. La quatrième année, les fruits sont offerts à Dieu, comme prémices des fruits purs, et à partir de la cinquième année on les mange.
L'explication figurative de ce
dispositif était de signifier qu'après les trois états de la loi ancienne,
d'Abraham à David, de David à l'exil, de Babylone et de l'exil à l'avènement du
Christ, le Christ, fruit de la loi, serait offert à Dieu ; ou bien que nous
devons suspecter d'imperfection les débuts de notre vie active.
6. Selon l'Ecclésiastique (19, 27), "l'habit nous renseigne sur celui qui le porte". Le Seigneur a donc voulu que son peuple se distinguât des autres non seulement par la marque charnelle de la circoncision, mais encore par un caractère distinctif dans le vêtement. Il fut donc interdit de porter des vêtements en tissu mélangé de laine et de lin, et de revêtir l'habit de l'autre sexe. On écartait ainsi d'abord un rite d'idolâtrie, car les païens portaient dans leurs cérémonies des vêtements bariolés de tissus différents ; dans le culte de Mars, les femmes revêtaient l'équipement des guerriers et, en revanche, dans le culte de Venus les hommes s'habillaient en femmes. - Par là on combattait aussi la luxure ; en même temps que le caprice des combinaisons vestimentaires, on excluait tout dérèglement dans les rapports charnels. On sait d'ailleurs que le travesti attise le désir et donne lieu à la licence.
Au sens figuratif, avec le vêtement
tissé de lin et de laine, il est interdit de marier la simplicité de
l'innocence que représente la laine, avec les roueries de la malice signifiées
par le lin. - D'autre part la femme ne doit pas s'arroger l'enseignement ou
d'autres fonctions qui reviennent à l'homme, ni l'homme ne doit se laisser
aller à des moeurs efféminées.
7. Dans son commentaire sur S. Matthieu, S. Jérôme explique : "Le Seigneur a ordonné de poser des houppes violettes aux quatre coins des manteaux pour que le peuple d'Israël se reconnaisse entre tous les autres." C'était donc une façon de s'affirmer comme juif, et rien qu'à voir ce signe on se rappelait qu'on était soumis à la loi.
Quant à la clause : "Tu les
attacheras dans ta main et ils seront toujours devant tes yeux", S. Jérôme
continue : "Les pharisiens, par une interprétation matérielle, écrivaient
le décalogue de Moïse sur des parchemins qu'ils se fixaient au front, à la
manière d'une couronne, pour les porter devant les yeux." Mais l'intention
du Seigneur dans ce commandement était que les préceptes fussent attachés à la
main, c'est-à-dire à toute activité, et présents devant les yeux, c'est-à-dire
dans la pensée. Les cordons violets attachés aux manteaux signifient aussi
l'intention du ciel qui doit se mêler à toutes nos oeuvres. - On peut
d'ailleurs admettre que ce peuple étant charnel et ayant la tête dure, ces
moyens sensibles étaient indispensables pour l'inciter à observer la loi.
8. Il y a dans l'homme une double affectivité, l'une selon la raison, l'autre selon la passion sensible. Selon l'affectivité réglée par la raison, rien n'empêche l'homme d'agir à sa guise avec les animaux, ceux-ci ayant été assujettis par Dieu au pouvoir de l'homme, comme le rapporte le Psaume (8) : "Tu as tout placé sous ses pieds." Et c'est de ce point de vue que S. Paul assure que Dieu ne s'inquiète pas des boeufs, en ce sens que l'homme fait ce qui lui plaît avec les boeufs et les autres animaux sans que Dieu lui en demande compte.
Mais, du point de vue de la passion sensible, l'homme se laisse émouvoir envers les autres animaux. En effet, la passion sensible de miséricorde naît de la souffrance d'autrui et, comme il arrive aux animaux de souffrir, l'homme peut éprouver ce sentiment même à l'occasion des coups qui affligent les animaux. Or il est vraisemblable que, si l'on éprouve un tel sentiment de pitié à l'égard des animaux, on s'en trouve favorablement disposé à le ressentir envers les hommes, suivant les Proverbes (12, 10) : "Le juste n'est pas insensible à la vie de son bétail, mais les entrailles de l'impie sont cruelles." Ainsi donc, pour rappeler à la miséricorde ce peuple juif enclin à la cruauté, le Seigneur voulut l'habituer à la miséricorde même envers les animaux et lui interdit de se livrer envers eux à des pratiques plus ou moins empreintes de cruauté. C'est le sens des prescriptions qui interdisent de cuire le chevreau dans le lait de sa mère, ou de museler le boeuf qui foule le grain, ou de tuer la mère avec les petits. - Cependant, on peut relever encore dans ces prohibitions une protestation contre l'idolâtrie, s’il est vrai que les Égyptiens considéraient comme néfaste que les bœufs mangeassent du grain qu'ils foulaient ; ou bien que les sorciers employaient l’oiseau en train de couver et les petits pris avec leur mère, pour obtenir la fécondité et la faveur du sort pour l'éducation des enfants ; ou enfin, que l'on considérait comme de bon augure de rencontrer une mère couvant ses petits.
Touchant l'accouplement d'animaux d'espèce différente, on peut en expliquer l'interdiction par trois raisons littérales : d'abord en protestation contre l'idolâtrie des Égyptiens qui provoquaient des accouplements disparates en hommage aux planètes dont les diverses conjonctions produisent des effets différents et sur les réalités d'espèces diverses. - C'était aussi pour détourner des vices contre nature. - Enfin, on voulait ainsi éloigner toute occasion de convoitise : les animaux d'espèce différente ne s'accouplent pas spontanément, si l'homme n'y pourvoit ; or, pour l'homme, ce spectacle est de nature à exciter la concupiscence. Aussi les traditions des Juifs prescrivent-elles, selon Maïmonide, d'en détourner les yeux.
Selon l'explication figurative, au
boeuf qui foule le grain, c'est-à-dire au prédicateur qui expose les gerbes de
la doctrine, il ne faut pas refuser le nécessaire (1 Co 9, 4). - Nous ne devons
pas non plus retenir la mère avec les Petits, car parfois il faut retenir les
sens spirituels, qui sont les petits, et abandonner l'observance littérale,
c'est-à-dire la mère, par exemple en tout ce qui regarde les cérémonies de la loi.
- Enfin il nous est interdit de pousser le bétail, c'est-à-dire les gens du
peuple, à s'accoupler, c'est-à-dire à frayer, avec des animaux d'espèce
différente, autrement dit avec les païens ou les Juifs.
9. L'explication littérale des règles qui interdisent tous ces mélanges en agriculture, c'est l'horreur de l'idolâtrie. En effet, les Égyptiens, pour vénérer les étoiles, représentaient leurs conjonctions diverses en procédant à diverses combinaisons entre les semences, les animaux et les vêtements. - Ou encore ces prohibitions tendaient à bannir les rapports contre nature.
Mais elles offrent une
signification figurative. Quand on nous dit : "Tu ne sèmeras pas une autre
semence dans ta vigne", il faut comprendre spirituellement que nulle
doctrine étrangère ne doit être semée dans l'Église, vigne des âmes. -
Pareillement, le champ qu'est l'Église ne doit pas être ensemencé de graines
différentes, c'est-à-dire de la doctrine catholique et de la doctrine
hérétique. - Il ne faut pas non plus atteler un boeuf et un âne à la même
charrue, c'est-à-dire qu'il ne faut pas que le sot accompagne le sage en
prédication car l'un fait tort à l'autre.
10.
11. Dans leurs pratiques, les sorciers et les prêtres des idoles employaient des ossements ou de la chair de cadavres. Pour extirper ces pratiques idolâtriques, le Seigneur prescrivit aux prêtres inférieurs, qui avaient leur tour de service dans le sanctuaire, "de ne pas se souiller au contact des morts", sauf s'il s'agissait de parents très proches, père, mère, ou de personnes aussi voisines. Mais le grand prêtre, lui, qui devait toujours être prêt à desservir le sanctuaire, ne pouvait absolument pas avoir de contact avec des morts, si proches qu'ils fussent. - Il était interdit aussi aux prêtres d'épouser une prostituée ou une femme répudiée, ou toute autre qu'une vierge ; cela pour l'honneur des prêtres dont la dignité aurait paru abaissée par ce genre d'unions, et aussi pour leurs enfants qui eussent été éclaboussés par le déshonneur de leur mère, inconvénient qu'il convenait d'éviter avec d'autant plus de soin que les fonctions sacerdotales se transmettaient alors par voie d'hérédité. - L'interdiction pour les prêtres de se raser les cheveux ou la barbe, ou de pratiquer des incisions dans leur chair, tendait à exclure un rite idolâtrique. On lit en effet dans Baruch (6, 30) que les prêtres païens se rasaient la tête et la barbe : "Leurs prêtres sont assis, la tunique déchirée, la tête et la barbe rasées." Et qu'ils s'entaillaient en vue du culte des idoles avec des épées et des lances, cela ressort du premier livre des Rois (18, 28). D'où les préceptes contraires imposés aux prêtres de la loi ancienne.
Au sens spirituel, les prêtres doivent être absolument indemnes des oeuvres mortes, qui sont les actes peccamineux. Ils ne doivent ni se raser la tête, c'est-à-dire dépouiller la sagesse, ni renoncer à la barbe, c'est-à-dire à la perfection de la sagesse, ni déchirer leurs vêtements, ni taillader leur chair, c'est-à-dire encourir le péché de schisme.
Somme Théologique Ia-IIae
1. Y eut-il des préceptes cérémoniels avant la loi ? - 2. Sous la loi, avaient-ils la vertu de justifier ? - 3. Ont-ils cessé à l'avènement du Christ ? - 4. Est-ce un péché de les observer après le Christ ?
Objections :
1. Les sacrifices et les holocaustes que nous avons classés parmi les
cérémonies de la loi ancienne existèrent avant celle-ci. On lit en effet dans
la Genèse (4, 3) que Caïn "offrait des fruits de la terre en offrande au
Seigneur, tandis qu'Abel offrait des premiers-nés de son troupeau et de leur
graisse". Plus loin (8, 20), on lit que Noé "offrait des holocaustes
au Seigneur", de même qu'Abraham (22, 13). Donc il y avait des cérémonies
de la loi ancienne avant la loi.
2. On peut en dire autant
de la construction et de la consécration des autels, cérémonies appartenant à
la catégorie des réalités sacrées, et qui précédèrent la loi. D'après la Genèse
(13, 18), "Abraham éleva un autel au Seigneur", et de Jacob il est
écrit (28, 18) "qu'il prit une pierre, la dressa en stèle et y versa de
l'huile".
3. Parmi les sacrements de
la loi, la première place revient, semble-t-il, à la circoncision. Or la
circoncision existait avant la loi, comme on le voit dans la Genèse (17, 10). Le
sacerdoce aussi précéda la loi puisque, dit encore la Genèse (14, 18) :
"Melchisédech était prêtre du Dieu Très-Haut." Les rites sacramentels
existaient donc avant la loi.
4. La distinction des
animaux purs et impurs, que nous avons comptée au nombre des observances
cérémonielles, est antérieure à la loi, puisque, dans la Genèse (7, 2), Dieu
dit à Noé : "De tous les animaux purs, tu prendras sept couples ; mais des
animaux impurs, deux seulement." Il y eut donc, avant la loi, des
cérémonies légales.
Cependant :
dans le Deutéronome (6, 1), Moïse
déclare : "Voici les préceptes et les cérémonies que le Seigneur votre
Dieu m'a chargé de vous enseigner." Si ces cérémonies avaient existé
auparavant, il eût été inutile de les enseigner. C'est donc que les cérémonies
de la loi ne sont pas antérieures à la loi.
Conclusion :
On sait que les cérémonies de la
loi étaient destinées, d'une part, à honorer Dieu et, d'autre part, à figurer
le Christ. Quiconque veut honorer Dieu doit nécessairement passer par certaines
pratiques cultuelles déterminées constituant le culte extérieur. Or la
détermination du culte divin regarde les cérémonies, comme la détermination de
nos rapports avec le prochain regarde les préceptes judiciaires, nous l'avons
dit. De même donc que dans la société certaines dispositions judiciaires
étaient en vigueur, sans que l'autorité de la loi divine les eût instaurées
mais parce que la raison humaine les avait réglées, de même aussi existait-il
certaines cérémonies que nulle autorité légale n'avait édictées, mais qui
dépendaient uniquement de la volonté et de la dévotion de ceux qui rendaient un
culte à Dieu. Mais, parce qu'il est vrai que bien avant la loi il y eut des
personnages privilégiés, remplis d'un esprit prophétique, on doit penser qu'à
l'instigation de Dieu et par une sorte de loi privée ils furent amenés à une
certaine manière d'adorer Dieu adaptée à leur culte intérieur et en même temps
propre à figurer les mystères du Christ. Ces mystères étaient figurés déjà par
toutes leurs autres pratiques puisque, dit S. Paul (1 Co 10, 11), "tout ce
qui leur arrivait avait valeur de figure". Bref, il y eut des cérémonies
avant la loi, mais, n'ayant pas été établies par une législation, ce n'étaient
pas des cérémonies de la loi.
Solutions :
1. Ces oblations, sacrifices et holocaustes offerts par les Pères
antérieurs à la loi procédaient d'un mouvement de dévotion de leur volonté
personnelle, par les voies qui leur semblaient convenables, de sorte qu'en
offrant à l'honneur de Dieu les choses qu'ils avaient reçues de lui, ils
entendaient s'affirmer comme les adorateurs de Dieu, principe et fin de toutes
choses.
2. S'ils ont admis
également des réalités sacrées, c'est parce qu'il leur semblait convenable de
mettre à part des autres, en vue de l'honneur de Dieu, certains lieux réservés
au culte divin.
3. C'est sur l'ordre de
Dieu que, dès avant la loi, fut institué le sacrement de la circoncision. Aussi
ne peut-on l'appeler un sacrement de la loi en tant qu'institué par la loi mais
seulement en tant qu'observé sous la loi. Telle est, dans S. Jean (7, 22),
l'affirmation du Seigneur : "La circoncision ne vient pas de Moïse, mais
des Patriarches." - Quant au sacerdoce, il existait antérieurement à la
loi chez ceux qui adoraient Dieu, en vertu d'une détermination humaine qui
réservait cette dignité aux fils aînés.
4. La distinction entre animaux purs et impurs, avant la loi, ne concernait pas l'usage alimentaire ; on lit bien dans la Genèse (9, 3) : "Tout ce qui se meut et qui vit sera votre nourriture" ; elle n'intéressait que l'offrande des sacrifices, où n'étaient admises que certaines espèces d'animaux. En tout cas, s'il y avait quelque distinction du point de vue alimentaire, ce n'est pas que la consommation de certains animaux fût alors considérée comme illicite, nulle loi ne s'y opposant ; c'était l'effet d'une répulsion ou d'une coutume, exactement comme de nos jours encore on mange ici des aliments qui ailleurs sont tenus pour répugnants.
Objections :
1. L'expiation du péché et
la consécration d'un homme concernent la justification. Or on voit dans l'Exode
(29, 21) que les prêtres étaient consacrés, ainsi que leurs vêtements, par aspersion
de sang et par onction d'huile ; et dans le Lévitique (16, 16) que, par
l'aspersion du sang d'un jeune taureau, le prêtre "purifiait le sanctuaire
des souillures des fils d'Israël, de leurs prévarications et de leurs
péchés". Mais purifier du péché, consacrer un homme, cela nous ramène à la
justification. Les cérémonies de la loi ancienne avaient donc la vertu de
justifier.
2. Rendre l'homme agréable
à Dieu, n'est-ce pas l'effet de la justice ? "Le Seigneur est juste, dit
le Psaume (11), et il aime ce qui est juste." Or, par les cérémonies,
certains plurent à Dieu, selon le Lévitique (10, 19) : "Comment aurais-je
pu plaire au Seigneur par les cérémonies, dans le deuil où je suis ?"
C'est la preuve que les cérémonies avaient de quoi justifier.
3. Les réalités du culte
divin intéressent l'âme plus que le corps ; "la loi du Seigneur est sans
tache, dit le Psaume (19)", elle convertit les âmes. Donc, si les
cérémonies de la loi ancienne guérissaient de la lèpre, comme on le voit dans
le Lévitique, à plus forte raison devaient-elles purifier l'âme en la
justifiant.
Cependant :
selon S. Paul (Ga 2, 21 et 3, 21),
"si une loi avait été donnée qui pût justifier, le Christ serait mort pour
rien". Mais cela est inadmissible. Donc les cérémonies de la loi ancienne ne
justifiaient pas.
Conclusion :
La loi ancienne, avons-nous dite connaissait deux sortes d'impureté : l'impureté spirituelle qui est celle de la faute, et une autre impureté, affectant le corps et rendant impropre au culte divin. En ce second sens était réputé impur le lépreux ou celui qui touchait un cadavre ; cette sorte d'impureté se ramenait donc à une irrégularité ; les cérémonies de la loi ancienne étaient capables d'en purifier, à la façon de remèdes administrés sur l'ordre de la loi pour lever ces sortes d'impureté introduites par la volonté de la loi. Ce qui fait dire à l'épître aux Hébreux (9, 13) : "Le sang des boucs et des taureaux, l'aspersion de la cendre de vache, sanctifie les hommes souillés à l'effet de purifier la chair." Et comme cette impureté dont on était lavé par de telles cérémonies intéressait la chair plutôt que l'âme, ces cérémonies, au dire même de l'auteur, "étaient des justices charnelles, prescrites en attendant l'époque du relèvement".
Mais elles n'avaient pas d'efficacité pour laver l'impureté de l'âme qui est le péché, parce que la purification du péché n'a jamais pu se faire que par le Christ, "qui enlève les péchés du monde", comme dit S. Jean (1, 29). Et parce que le mystère de l'incarnation et de la passion du Christ n'était pas encore effectivement réalisé, les cérémonies de la loi ancienne ne pouvaient pas posséder réellement en elles-mêmes la vertu qui découle du Christ incarné et crucifié, comme la contiennent les sacrements de la loi nouvelle. Aussi ne pouvaient-elles pas purifier du péché. L'épître aux Hébreux dit expressément (10, 4) : "Il est impossible avec le sang des taureaux ou des boucs d'enlever les péchés." L'épître aux Galates (4, 9) les appelle "des éléments indigents et infirmes" : infirmes certes, car ils ne peuvent purifier du péché, mais leur infirmité vient de ce qu'ils sont indigents, c'est-à-dire de ce qu'ils ne possèdent pas la grâce en eux.
Toutefois, dès le temps de la loi, les âmes croyantes pouvaient par la foi s'unir au Christ incarné et crucifié, et ainsi elles étaient justifiées en vertu de la foi au Christ qu'elles professaient de quelque manière en observant les cérémonies qui figuraient le Christ. Donc, si sous la loi ancienne on offrait certains sacrifices pour les péchés, ce n'est pas que ces sacrifices fussent capables de purifier du péché, mais ils constituaient une profession de la foi qui en purifiait. Le texte même de la loi le donne à entendre ; il est dit aux chapitres 4 et 5 du Lévitique, à propos de l'offrande des victimes pour le péché, "que le prêtre priera pour l'offrant, et son péché sera pardonné", en sorte que le péché n'est pas remis en vertu du sacrifice, mais par la foi et la dévotion de ceux qui l'offrent. - N'oublions pas, d'ailleurs, que sous la loi ancienne, si des cérémonies purifiaient des impuretés corporelles, cela même figurait la purification du péché accomplie par le Christ.
Ainsi on voit clairement que les
cérémonies, sous le régime de la loi ancienne, étaient impuissantes à
justifier.
Solutions :
1. Cette sanctification des
prêtres et de leurs fils, de leurs vêtements et de toute chose, au moyen d'une
aspersion de sang, ne faisait que députer au culte de Dieu et que lever les
empêchements "en vue de la pureté de la chair", pour reprendre une
expression de l'épître aux Hébreux (9, 13) ; ce qui préfigurait cette autre
sanctification "dont Jésus par son sang a sanctifié le peuple", dit
la même épître (13, 12). - Les expiations, elles aussi, doivent s'entendre
d'une suppression du péché. C'est si vrai qu'on parle de l'expiation du
sanctuaire, alors que celui-ci ne pouvait être coupable de péché.
2. Les prêtres étaient
agréables à Dieu dans leurs cérémonies à cause de leur obéissance, de leur
dévotion, de leur foi en la réalité préfigurée, mais non à cause des cérémonies
prises en elles-mêmes.
3. Les cérémonies prescrites pour la purification du lépreux n'avaient nullement pour objet d'enlever l'impureté constituée par la maladie de la lèpre ; de fait, ces cérémonies n'avaient lieu qu'à l'égard de celui qui était déjà guéri, selon le Lévitique (14, 3) : "Le prêtre sortira du camp et, s'il constate que la lèpre est guérie, il ordonnera à celui qui est purifié d'offrir, etc." Il est évident que le prêtre était chargé d'apprécier si la lèpre était guérie mais non chargé de la guérir. Les cérémonies intervenaient pour lever la tare de l'irrégularité. - On rapporte cependant qu'en certains cas, si le jugement du prêtre était erroné, le lépreux était miraculeusement guéri par Dieu, mais en vertu de la puissance divine et non par l'efficacité des sacrifices. De même, c'est par miracle que le flanc de la femme adultère se flétrissait quand elle avait bu les eaux préalablement chargées d'imprécation par le prêtre, comme on le voit au chapitre 5 des Nombres.
Objections :
1. On lit dans Baruch (4,
1) : "Voici le livre des commandements de Dieu, la loi qui subsiste à
jamais." Les lois cérémonielles faisaient partie de la loi. Donc elles
devaient durer à jamais.
2. En S. Matthieu (8, 4) il
est prescrit au lépreux guéri de s'acquitter des offrandes prévues par la loi
cérémonielle. Les cérémonies de la loi ancienne ne cessèrent donc pas à la
venue du Christ.
3. Tant que demeure la
cause, l'effet demeure. Or, indépendamment de la préfiguration du Christ, les
cérémonies de la loi ancienne avaient des causes raisonnables, en tant qu'elles
étaient ordonnées au culte divin, sans compter qu'elles étaient en outre ordonnées
à préfigurer le Christ. Donc elles n'avaient pas à cesser.
4. La circoncision avait
été instituée pour signifier la foi d'Abraham ; l'observance du sabbat pour
rappeler le bienfait de la création ; et les autres solennités légales, nous le
savons rappelaient d'autres bienfaits divins. Or la foi d'Abraham reste
toujours un modèle à suivre, même pour nous, et il faut toujours se rappeler le
bienfait de la création et les autres bienfaits divins. Donc, au moins la
circoncision et les fêtes de la loi ne devaient pas être abolies.
Cependant :
l'Apôtre dit (Col 2, 16) "Que
nul ne vous juge en matière d'aliments ou de boissons, de fêtes, de néoménies
ou de sabbats : ce ne sont là que des figures de l'avenir" ; et aux
Hébreux (8, 13) : "En parlant d'une alliance nouvelle, Dieu déclare que la
précédente est vieillie ; or ce qui est ancien et vieilli doit bientôt
disparaître."
Conclusion :
On a dit plus haut que tous les préceptes cérémoniels de la loi ancienne se rapportaient au culte de Dieu. Mais le culte extérieur doit s'adapter au culte intérieur, fait de foi, d'espérance et de charité ; par suite, si le culte intérieur change, le culte extérieur doit suivre ce changement. Or on peut distinguer trois états du culte intérieur : 1° Dans l'un, la foi et l'espérance portent conjointement sur les biens du ciel et sur ce qui nous y introduit, le tout considéré comme à venir ; tel fut l'état de la foi et de l'espérance sous la loi ancienne. - 2° Dans un autre état du culte intérieur, on croit et on espère les biens du ciel comme réalités à venir, mais les réalités qui nous y introduisent comme présentes ou passées ; tel est l'état de la loi nouvelle. - 3° Dans le troisième état tout est tenu comme présent, il n'y a plus d'au-delà à croire ni de futur à espérer tel est l'état des bienheureux.
Dans cet état des bienheureux, le
culte divin ne comportera rien de figuratif, mais sera tout "d'action de
grâce et chant de louange" (Is 51, 3). Ce qui fait dire à S. Jean
décrivant dans l'Apocalypse (21, 22) la cité des bienheureux : "je n'y vis
pas de temple, car le Seigneur Dieu tout-puissant est son temple, ainsi que
l'Agneau." Pour une raison analogue, les cérémonies du premier état,
préfigurant le second et le troisième états, durent disparaître à l'avènement
du second, et d'autres cérémonies être introduites, en rapport avec le culte de
cet âge nouveau pour lequel les biens du ciel sont encore à venir, mais où sont
présents les bienfaits de Dieu qui nous y introduisent.
Solutions :
1. On peut dire que la loi ancienne subsiste à jamais. Pour les préceptes
moraux, c'est vrai absolument et sans réserve ; pour les préceptes cérémoniels,
c'est vrai quant à la réalité qu'ils figuraient.
2. Le mystère de la
rédemption du genre humain a été accompli à la passion du Christ lorsque le
Seigneur déclara : "Tout est consommé" (Jn 19, 30). C'est à ce moment
que les dispositions légales durent cesser complètement, la réalité qu'elles
figuraient étant désormais accomplie. Pour en témoigner, le voile du temple se
déchira pendant la passion du Christ (Mt 27, 51). Ainsi, avant la passion du
Christ, alors que le Christ prêchait et faisait des miracles, la loi et
l'Évangile marchaient de compagnie parce que déjà le mystère du Christ était
inauguré, mais non encore accompli. C'est pourquoi, avant sa passion, le Seigneur
ordonna aux lépreux d'observer les cérémonies légales.
3. Les explications
littérales que nous avons données des cérémonies se rapportent au culte divin,
mais au culte caractérisé par la foi en celui qu'on attendait. Une fois venu
celui qu'on avait attendu, ce culte-là disparut, ainsi que toutes les raisons
d'être ordonnées à ce culte.
4. La foi d'Abraham fut digne d'éloges parce qu'il crut, lorsque Dieu lui promit une postérité en qui seraient bénies toutes les nations. Tant que cette promesse n'était pas réalisée, il fallait donc par la circoncision professer la foi d'Abraham ; mais, depuis qu'elle est réalisée, cette même foi doit s'exprimer par un signe nouveau, le baptême, qui sur ce point succède à la circoncision : "Vous avez été circoncis dans le Christ d'une circoncision où la main de l'homme n'est pour rien, et qui vous a dépouillés du corps charnel : telle est la circoncision de notre Seigneur jésus Christ, avec qui vous avez été ensevelis dans le baptême" (Col 2, 11).
Le sabbat qui représentait la première création est remplacé par le dimanche qui rappelle la créature nouvelle, inaugurée à la résurrection du Christ. - Et aux autres fêtes succèdent également les fêtes de la loi nouvelle puisque les bienfaits accordés par Dieu au peuple d'Israël représentent ceux dont le Christ nous a gratifiés. La Pâque est remplacée par la fête de la passion et de la résurrection du Christ ; la Pentecôte, don de la loi ancienne, par une autre Pentecôte, don de la loi de l'Esprit de vie ; la fête de la nouvelle lune, par la fête de la Bienheureuse Vierge en qui resplendit pour la première fois la lumière du soleil, c'est-à-dire du Christ, par une plénitude de grâce ; la fête des trompettes, par les fêtes des Apôtres ; la fête de l'Expiation, par celles des Martyrs et des Confesseurs ; la fête des Tentes par celle de la Dédicace de l'Église ; celle enfin de l'Assemblée et de la Collecte, par la fête des Anges ou celle de la Toussaint.
Objections :
1. On ne doit pas supposer
que les Apôtres, après avoir reçu le Saint-Esprit, aient péché mortellement,
car dans l'abondance de cet Esprit, ils étaient "revêtus de la force d'en
haut", dit S. Luc (24, 46). Or ils ont pratiqué les observances légales
après la descente du Saint-Esprit. Paul, d'après les Actes (16, 3) a circoncis
Timothée ; plus tard, sur le conseil de Jacques, "il amena des hommes et,
s'étant purifié avec eux, il entra dans le Temple, annonçant que les jours de
la purification étaient écoulés, et cela jusqu'à ce que le sacrifice eût été
offert pour chacun d'eux" (Ac 21, 26). Il est donc possible, sans péché
mortel, de pratiquer les observances légales après la passion du Christ.
2. Éviter le commerce des
païens était une loi cérémonielle. Or le premier pasteur de l'Église l'observa,
selon l'épître aux Galates (2, 12) : "Les envoyés de Jacques étant venus à
Antioche, Pierre se déroba et se tint à l'écart des païens."
3. Les Apôtres, par leurs
préceptes, n'ont pu inciter au péché. Or, aux termes d'un décret des Apôtres
rapporté dans les Actes (15, 28), la pratique de certaines observances de la
loi cérémonielle fut imposée aux païens : "L'Esprit Saint et nous, avons
décidé de ne vous imposer aucun autre fardeau que ceci qui est nécessaire :
vous abstenir des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, des viandes étouffées
et des unions illégitimes."
Cependant :
S. Paul disait aux Galates (5, 2) :
"Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous sert de rien." Or,
seul le péché mortel peut rendre stérile l'oeuvre du Christ. C'est donc un
péché mortel, depuis la passion du Christ, de se faire circoncire et de
pratiquer les autres observances cérémonielles.
Conclusion :
Toutes les cérémonies sont des
protestations de la foi en quoi consiste le culte divin intérieur. On peut
professer sa foi intérieure par des actes aussi bien que par des paroles, et
dans les deux cas il y a péché mortel si l'on affirme une erreur. Sans doute
croyons-nous au Christ comme y crurent les Patriarches, mais, de ceux qui ont
précédé le Christ et de nous qui venons après lui, la foi identique s'exprime
en des termes différents chez eux et chez nous. Ils disaient : "Voici
qu'une vierge concevra et enfantera un fils" (Is 7, 14), parlant au futur
; nous, nous exprimons la même réalité en disant, au passé, qu'elle a conçu et
qu'elle a enfanté. De même, les cérémonies de la loi ancienne signifiaient le
Christ comme devant naître, comme devant souffrir, tandis que nos sacrements le
montrent comme étant né et ayant souffert. Si donc aujourd'hui il y aurait
péché mortel à professer sa foi en disant que le Christ va naître, ce qui dans
la bouche des anciens n'était que piété et vérité, de même on pécherait
mortellement si l'on pratiquait aujourd'hui les observances cérémonielles où
s'exprimait la piété et la foi des anciens. C'est la pensée de S. Augustin :
"Le Christ ne nous est plus promis comme devant naître, souffrir et
ressusciter, tel que le proclamaient les sacrements anciens ; on nous annonce
qu'il est né, qu'il a souffert, qu'il est ressuscité, tel que le proclament
désormais les sacrements d'aujourd'hui, accomplis par les chrétiens."
Solutions :
1. Sur cette difficulté, S. Augustin et S. Jérôme ne sont pas d'accord. S. Jérôme distingue deux temps : avant la passion du Christ, les observances légales n'étaient ni mortes., comme n'ayant ni force obligatoire ni vertu expiatoire à leur mesure ; ni porteuses de mort, parce qu'on ne péchait pas en les observant. Mais, tout de suite après la passion du Christ, elles se trouvèrent non seulement mortes, c'est-à-dire sans efficacité ni force obligatoire, mais, qui plus est, porteuses de mort, en ce sens que ceux qui les pratiquaient péchaient mortellement. S. Jérôme en concluait que jamais les Apôtres n'avaient réellement pratiqué les observances après la passion, mais s'étaient seulement livrés à une pieuse simulation, pour ne pas scandaliser les Juifs et ainsi faire obstacle à leur conversion. Comprenons d'ailleurs cette simulation en ce sens qu'ils accomplissaient les actes prévus, mais sans leur attribuer le caractère d'observances et de cérémonies légales. Ainsi en irait-il de celui qui subirait l'ablation du prépuce par mesure d'hygiène et non pour observer la loi de la circoncision.
Toutefois, il semble choquant que, pour éviter le scandale, les Apôtres aient caché quelque chose qui importe à la vérité morale et doctrinale, et qu'ils aient usé de fiction en une matière intéressant le salut des fidèles. Aussi S. Augustin a-t-il distingué plus justement trois périodes. Avant la passion du Christ, les observances légales n'étaient ni mortes, ni porteuses de mort. L'Évangile une fois promulgué, elles sont à la fois l'une et l'autre. Mais dans la période intermédiaire, celle qui va de la passion du Christ à la promulgation de l'Évangile, les observances légales étaient mortes, n'ayant aucune efficacité et n'obligeant personne, sans être porteuses de mort, parce que les chrétiens venus du judaïsme pouvaient les pratiquer licitement, à condition de ne pas fonder sur elles leur espérance comme s'ils les estimaient nécessaires au salut et que sans elles la foi au Christ ne pût justifier. Mais ceux qui venaient du paganisme n'avaient aucune raison de les pratiquer. Aussi voyons-nous S. Paul circoncire Timothée dont la mère était juive, mais s'opposer à la circoncision de Tite, né de parents païens.
Si l'Esprit Saint n'a pas voulu
tout de suite interdire aux convertis du judaïsme la pratique des observances
légales, alors que les rites païens étaient interdits aux convertis du
paganisme, ce fut pour manifester entre les deux rites une différence. Car les
rites païens étaient répudiés comme absolument illicites et de tout temps
condamnés par Dieu, tandis que le rite légal, ayant été institué par Dieu pour
figurer le Christ, trouvait sa fin en ce sens que la passion du Christ
accomplissait.
2. Selon S. Jérôme, Pierre
feignait de s'écarter des païens pour éviter de scandaliser les Juifs dont il
était l'apôtre ; en quoi il n'a péché d'aucune façon. Paul, de son côté,
feignait de le réprimander parce que, apôtre des païens, il ne voulait pas que
ceux-ci fussent scandalisés. - Mais cette explication est repoussée par S.
Augustin, parce qu'il est impie de supposer la moindre fausseté dans une
écriture canonique et que S. Paul (Ga 2, 11) affirme que Pierre était dans son
tort. Pierre a donc réellement péché, et Paul l'a repris tout de bon, non pour
faire semblant. Seulement le péché de Pierre n'a pas consisté à garder
provisoirement les observances légales ; cela lui était permis, puisqu'il
venait du judaïsme. Son péché consistait à pousser si loin la crainte de
scandaliser les Juifs en cette matière que ses scrupules provoquaient le
scandale des païens.
3. On a soutenu que la décision des Apôtres n'était pas à prendre au sens littéral, mais au sens spirituel : par la prohibition du sang ils interdiraient l'homicide ; par celle des viandes étouffées, la violence et la rapine ; par celle des viandes sacrifiées, l'idolâtrie ; quant à la fornication, elle est défendue pour sa malice intrinsèque. C'est une opinion qui dérive de certaines gloses, où ces préceptes sont interprétés mystiquement. - Mais, comme l'homicide et la rapine sont également tenus pour illicites chez les païens, on ne voit pas pourquoi il fallait faire ce précepte particulier aux chrétiens venus du paganisme.
Aussi d'autres interprètes pensent-ils que, au sens littéral, ces aliments furent prohibés, non pas pour obéir aux observances légales, mais pour réprimer la gourmandise. Ce qui fait dire à S. Jérôme : "Il condamne les prêtres qui, par gourmandise, mangent des grives et autres volailles sans observer ces points." Mais on ne voit pas pourquoi on s'est arrêté justement à ces prohibitions, car il est d'autres mets plus délicieux que ceux-là et qui excitent davantage la gourmandise.
Il faut donc se ranger à une troisième opinion qui, tout en prenant ces prohibitions au sens littéral, y voit non pas l'intention d'observer les cérémonies de la loi mais celle de faciliter les rapports entre païens et Juifs appelés à vivre ensemble. Une habitude ancienne rendait abominable aux Juifs le sang et les viandes étouffées ; d'autre part, la consommation de viandes sacrifiées aux idoles pouvait amener les Juifs à soupçonner les païens de retourner à l'idolâtrie. Tout cela fut donc prohibé pendant le temps nécessaire aux païens et aux Juifs pour instaurer entre eux les débuts d'une vie commune. Mais avec le temps, si la cause disparaît, l'effet disparaît aussi. Le véritable enseignement évangélique fut mieux connu : selon la parole du Maître (Mt 15, 11), "ce n'est pas ce qui entre dans la bouche de l'homme qui le souille" ; et selon S. Paul (1 Tm 4, 4), "il ne faut rien rejeter de ce qui est reçu avec action de grâce". - Quant à la fornication, si elle est interdite nommément, c'est parce que les païens ne la tenaient pas pour un péché.
LES PRÉCEPTES JUDICIAIRES
On considérera d'abord ces préceptes en général (Question 104), puis leur raison d'être (Question 105).
Somme Théologique Ia-IIae
1. Que sont les préceptes judiciaires ? - 2. Sont-ils figuratifs ? - 3. Leur durée.- 4. Leurs catégories.
Objections :
1. Il semble que la raison d'être des préceptes judiciaires ne consiste pas en ce qu'ils ordonnent au prochain.
En effet, le mot
"judiciaire" vient du latin judicium, qui veut dire
"jugement". Mais dans les rapports sociaux une part considérable n'a
rien à voir avec l'organisation des jugements. L'épithète de judiciaires ne
définit donc pas les préceptes réglant les rapports avec le prochain.
2. On sait que les
préceptes moraux ne se confondent pas avec les préceptes judiciaires. Or un
grand nombre de préceptes moraux, comme par exemple les sept derniers préceptes
du décalogue, concernent les rapports sociaux. Ce n'est donc pas ce trait qui
définit les préceptes judiciaires.
3. Les préceptes
judiciaires intéressent les rapports avec le prochain comme les préceptes
cérémoniels concernent les rapports avec Dieu, on l'a dit plus haut b. Or
plusieurs préceptes cérémoniels n'imposent de devoirs qu'envers soi-même, par
exemple les observances alimentaires et vestimentaires ; il s'ensuit que la
référence au prochain n'est pas le trait décisif pour définir les préceptes
judiciaires.
Cependant :
Ézéchiel (18, 8) mentionne, parmi les
oeuvres du juste, que celui-ci "juge selon la vérité entre un homme et un
homme". Si les préceptes judiciaires tirent leur nom du jugement, on peut
ainsi désigner les préceptes qui règlent les rapports des hommes entre eux.
Conclusion :
Comme on l'a dit précédemment, il y
a en toute législation des préceptes qui ont force obligatoire par la seule
dictée de la raison, parce que la raison naturelle décide que ceci doit être
fait ou évité. De tels préceptes sont appelés moraux, parce que les moeurs
humaines se définissent par la raison. D'autres préceptes tiennent leur force
obligatoire, non pas du verdict même de la raison, parce que, considérés en
eux-mêmes, ils n'impliquent pas essentiellement la notion du dû ou de l'indu ;
mais ils tiennent leur force obligatoire du fait de leur institution divine ou
humaine. Et telles sont certaines déterminations des préceptes moraux. Donc, si
ces déterminations des préceptes moraux sont imposées par Dieu touchant les
rapports avec Dieu, on les appelle préceptes cérémoniels. - Mais s'il s'agit
d'ordonner les rapports des hommes entre eux, on les appelle préceptes
judiciaires. Deux traits définissent donc les préceptes judiciaires : ils
règlent les rapports des hommes entre eux, et ils tiennent leur force
obligatoire non de la seule raison, mais du fait de leur institution.
Solutions :
1. Les jugements sont
rendus par l'autorité de tel ou tel souverain ayant pouvoir de justicier. Mais
ce souverain n'a pas seulement à connaître des litiges ; il s'occupe aussi des
engagements contractuels passés entre particuliers, et de tout ce qui intéresse
la communauté et son gouvernement. On appelle donc judiciaires non seulement
les préceptes qui ont trait au contentieux, mais encore tous ceux qui
concernent les rapports sociaux, dont le prince est l'ordonnateur en qualité de
juge suprême.
2. L'argument allégué
n'atteint que les préceptes relatifs au prochain dont toute la force
d'obligation procède d'une dictée de la raison.
3. Même dans nos rapports avec Dieu, il y a des devoirs moraux, dictés par la raison informée par la foi, par exemple que nous devons aimer et adorer Dieu. Et il y a d'autre part des prescriptions cérémonielles qui obligent en vertu d'une institution positive divine. Cependant les devoirs envers Dieu ne comportent pas seulement les sacrifices qu'on lui offre, ils incluent tout ce qui peut mettre dans les dispositions voulues pour faire des offrandes et rendre un culte à Dieu. En effet, Dieu est la fin de l'homme, et c'est pourquoi il appartient au culte divin et par suite aux préceptes cérémonials que l'homme possède l'aptitude requise pour servir Dieu. En revanche, le prochain n'est pas la fin de l'homme, et il n'y a pas lieu pour celui-ci de se régler antérieurement en fonction du prochain. Ce serait une attitude servile, s'il est vrai, comme dit Aristote, que l'esclave "en ce qu'il est, est la chose du maître". Voilà pourquoi les règles concernant l'homme en lui-même ne relèvent pas des préceptes judiciaires, mais ont toutes un caractère moral parce que la raison, qui est le principe des moeurs humaines, joue dans l'homme, par rapport à tout ce qui l'intéresse personnellement, le même rôle que le prince ou le juge dans la cité. - Il convient cependant de noter que le comportement de l'homme à l'égard du prochain dépend plus de la raison que son attitude envers Dieu et que, par suite, les préceptes moraux qui règlent les rapports de l'homme avec le prochain sont plus nombreux que ceux qui règlent les rapports de l'homme avec Dieu. C'est pourquoi d'ailleurs ü y a dans la loi plus de prescriptions cérémonielles que de prescriptions judiciaires.
Objections :
1. Ce qui paraît être le
propre des préceptes cérémoniels, c'est d'avoir été institués pour figurer une
réalité. Donc, si les préceptes judiciaires étaient figuratifs, eux aussi, il
n'y aurait pas de différence entre préceptes judiciaires et préceptes
cérémoniels.
2. Comme les Juifs, les
païens ont reçu des préceptes judiciaires, et ceux-ci, sans rien figurer,
ordonnent ce qu'il faut faire. Il semble donc que les préceptes judiciaires de
la loi ancienne n'étaient pas non plus figuratifs.
3. L'expression figurée
s'imposait en matière de culte divin parce que les réalités divines dépassent
notre raison, on l'a remarqué. Mais quand il s'agit du prochain, notre raison
suffit. Les préceptes judiciaires qui règlent nos rapports avec le prochain ne
devaient donc avoir aucune portée figurative.
Cependant :
il est de fait qu'on interprète les
préceptes judiciaires du chapitre 21 de l'Exode en un sens allégorique et
moral.
Conclusion :
Un précepte peut être figuratif
d'une manière immédiate et essentielle, s'il est institué premièrement pour
figurer quelque chose. C'est le cas des préceptes cérémonials qui sont
figuratifs parce qu'ils ont été institués principalement pour figurer quelque
aspect du culte de Dieu et du mystère du Christ. - Il y a aussi des préceptes
qui ne sont pas figuratifs en ce sens immédiat et essentiel, mais
secondairement, et c'est ainsi que les préceptes judiciaires de la loi ancienne
sont figuratifs. Ce n'est pas en effet pour jouer le rôle de figures qu'ils ont
été institués, mais pour organiser selon la justice et l'équité la condition du
peuple d'Israël. Seulement, ces préceptes avaient une portée figurative
secondaire, dans la mesure où la condition de ce peuple, organisée selon ces
préceptes, avait dans son ensemble une valeur figurative, selon le mot de S.
Paul (1 Co 10, 11) : "Tout leur arrivait en figure."
Solutions :
1. Cela prouve que les
préceptes cérémonials ne sont pas figuratifs exactement au même titre que les
préceptes judiciaires, on vient de le dire.
2. Le peuple juif avait été
choisi par Dieu pour donner le jour au Christ. C'est pour cela, au dire de S.
Augustin, que toute la manière de vivre de ce peuple était prophétique et
figurative et que même les préceptes judiciaires imposés aux Juifs ont un sens
figuratif qui les distingue des préceptes judiciaires imposés aux autres peuples.
C'est ainsi du reste qu'on interprète au sens figuratif et mystique les guerres
et les exploits de ce peuple, contrairement aux guerres et aux exploits des
Assyriens et des Romains, qui sont pourtant beaucoup plus célèbres du point de
vue humain.
3. Le règlement des rapports sociaux en Israël était, de soi, du ressort de la raison. Mais dans la mesure où il intéressait le culte de Dieu il dépassait la raison, et c'est par là qu'il avait un caractère figuratif.
Objections :
1. Il semble que les préceptes judiciaires de la loi ancienne obligeaient
à perpétuité. En effet, le jugement étant la mise en oeuvre de la justice, les
préceptes judiciaires sont liés à la vertu de justice. Or, selon le livre de la
Sagesse (1, 15), "la justice est éternelle et ne meurt pas". Les
préceptes judiciaires obligent donc pour tous les temps.
2. Ce qui est institué par
Dieu a plus de stabilité que ce qui est oeuvre humaine. Or les préceptes
judiciaires des lois humaines obligent sans limite de durée. A beaucoup plus
forte raison les préceptes judiciaires de la loi divine.
3. Selon l'épître aux
Hébreux (7, 18), "c'est à cause de son impuissance et de son inutilité que
fut abrogée la législation ancienne". Cela est vrai du statut cérémoniel
"qui ne pouvait rendre parfait dans sa conscience celui qui s'en tenait
aux observances d'aliments, de boissons, d'ablutions diverses et de justice
charnelles". Mais les préceptes judiciaires ne manquaient ni d'utilité ni
d'efficacité pour leur but, c'est-à-dire pour l'établissement de la justice et
de l'équité parmi les hommes. Les préceptes judiciaires ne sont donc pas
abolis, mais gardent leur force.
Cependant :
on lit aussi (He 7, 12) : "Si le sacerdoce est passé, la loi passe inévitablement." Le sacerdoce étant passé d'Aaron au Christ, toute la loi est passée avec lui, et les préceptes judiciaires sont désormais sans force obligatoire.
Réponses : Les préceptes judiciaires ne furent en vigueur que pour un temps, et ils ont été vidés de leur sens à l'avènement du Christ, mais en un autre sens que les préceptes cérémonials. Car ceux-ci furent abrogés de telle sorte que non seulement ils sont morts, mais qu'ils tuent ceux qui les observent depuis le Christ et surtout depuis la diffusion de l'Évangile. Tandis que les préceptes judiciaires sont bien morts, n'ayant plus de force obligatoire, mais toutefois ils ne tuent pas, et un prince pourrait sans pécher mettre en vigueur dans son royaume ces dispositions judiciaires ; à moins cependant qu'on ne les impose ou qu'on ne les observe comme des obligations tenant leur force de la loi ancienne. Ils tueraient si on les observait dans cet esprit.
Et cette différence s'explique si
l'on se rappelle que les préceptes cérémoniels sont immédiatement et
essentiellement figuratifs, étant institués au premier chef pour figurer les
mystères du Christ à venir. On ne peut donc les observer sans attenter à la
vérité de notre foi qui nous fait confesser ces mystères comme déjà accomplis.
- Au contraire, les préceptes judiciaires n'ont pas été institués pour jouer le
rôle de figures, mais pour organiser le statut de ce peuple qui préparait le
Christ. Aussi, quand la venue du Christ modifia ce statut, les préceptes judiciaires
perdirent leur force obligatoire, et c'est ce que veut dire S. Paul (Ga 3, 24),
lorsqu'il compare la loi à un pédagogue conduisant au Christ. Seulement, comme
les préceptes judiciaires ne sont pas destinés à figurer mais à faire faire
quelque chose, on ne lèse pas la vérité si on les observe tels quels. C'est
l'intention de les observer comme une obligation légale qui porterait atteinte
à la vérité de la foi, car on signifierait ainsi que le statut du peuple ancien
dure toujours et que le Christ n'est pas encore venu.
Solutions :
1. Certes, la justice doit
toujours être sauvegardée, mais la définition de ce qui est juste, en vertu de
l'institution positive divine ou humaine, change nécessairement si la condition
des hommes se modifie.
2. Les préceptes judiciaires
d'institution humaine demeurent perpétuellement en vigueur, tant que se
maintient le régime établi. Mais, si la cité ou la nation inaugurent un nouvel
ordre politique, les lois doivent être modifiées. Celles qui valent dans une
démocratie, où le pouvoir appartient au peuple, ne valent pas dans une
oligarchie, où le pouvoir appartient aux riches ; ce point a été mis en lumière
par le Philosophes. Il fallait donc, le statut du peuple juif ayant changé,
modifier aussi les préceptes judiciaires.
3. Ces préceptes judiciaires faisaient régner dans le peuple la justice et l'équité, mais selon les exigences de sa condition d'alors. Celle-ci a dû changer après le Christ, au point qu'il n'y a plus dans le Christ, à distinguer les Juifs des païens, comme on le faisait auparavant. Il s'ensuit qu'un changement des préceptes judiciaires était nécessaire.
Objections :
1. Les préceptes
judiciaires ne semblent pas susceptibles d'une classification ferme. Ils
règlent en effet les rapports sociaux ; mais tous les points qui, dans
l'intérêt des hommes, demandent un règlement, échappent aux classifications
tranchées, car ils sont en nombre infini. Il n'y a donc pas moyen de fixer une
répartition des préceptes judiciaires.
2. Les préceptes
judiciaires apportent une détermination aux préceptes moraux. Mais on ne peut
classer ceux-ci sans les ramener à l'ordre du décalogue. Les préceptes
judiciaires ne sont donc pas susceptibles d'un classement particulier.
3. Parce que les préceptes
cérémonials comportent des catégories définies, la loi suggère leur répartition
en mentionnant les sacrifices et les observances. Comme elle ne propose rien de
tel touchant les préceptes judiciaires, c'est que ceux-ci ne se répartissent
pas en catégories définies.
Cependant :
tout ordre implique distinction.
L'idée d'ordre étant inséparable des préceptes judiciaires, précisément
institués pour faire régner l'ordre dans le temple juif, ces préceptes doivent
se prêter éminemment à une distinction précise.
Conclusion :
La loi est en quelque sorte l'art d'organiser et de régler la vie humaine. Or, si nous considérons un art quelconque, nous en voyons les règles s'ordonner en catégories distinctes ; de même faut-il que toute loi organise ses préceptes selon un ordre dé par sa confusion même. Il y a donc lieu d'affirmer que les préceptes judiciaires de la loi ancienne, destinés à régler les rapports sociaux, s'organisent en catégories tenant à la structure même de l'organisation sociale.
Or l'organisation sociale d'un
peuple comporte quatre éléments : d'abord, les rapports entre chefs et sujets ;
puis, les rapports de sujets à sujets ; ensuite, les rapports entre citoyens et
étrangers, et enfin les rapports domestiques, du père au fils, de l'épouse au
mari, du maître au serviteur. Voilà les quatre divisions entre lesquelles
peuvent se répartir les préceptes judiciaires de la loi ancienne. Il y a en
effet des préceptes touchant la désignation des chefs, leurs fonctions, le
respect qui leur est dû ; c'est la première classe des préceptes judiciaires. -
Il y en a d'autres qui regardent les relations entre concitoyens, par exemple
en matière de ventes, de procès, de peines, et c'est la seconde classe des préceptes
judiciaires. - Il y a encore des préceptes qui traitent des étrangers, comme à
propos de la belligérance contre les ennemis ou de la réception des voyageurs
et des étrangers ; c'est la troisième classe. - Enfin la loi comporte certains
préceptes intéressant la vie domestique, touchant les esclaves, les femmes, les
enfants, ce qui forme la quatrième classe de préceptes judiciaires.
Solutions :
1. Tout en étant en nombre
infini, les exigences de l'ordre social n'en peuvent pas moins se ramener à
quelques points fermes, en rapport avec les éléments de l'organisation sociale.
2. On a vu que les
préceptes du décalogue sont fondamentaux dans l'ordre moral ; il est donc juste
d'organiser autour d'eux le classement des autres préceptes moraux. Mais les
préceptes cérémonials et judiciaires, qui tirent leur force obligatoire de leur
seule institution positive et non de la raison naturelle, ont un autre
fondement. Il faut donc chercher ailleurs leur principe de distinction.
3. Par le contenu même des prescriptions légales formulées dans les préceptes judiciaires, la loi suggère suffisamment la distinction entre ces préceptes.
Somme Théologique Ia-IIae
1. Les préceptes judiciaires concernant les gouvernants. - 2. Ceux qui concernent les rapports entre citoyens. - 3. Ceux qui concernent les étrangers. - 4. Ceux qui concernent la vie domestique.
Objections :
1. Il semble que la loi
ancienne a mal légiféré au sujet des princes. En effet, Aristote dit que
"le régime politique dépend avant tout du pouvoir dominant". Or il ne
se trouve dans la loi aucune règle relative à l'institution du souverain,
tandis qu'il y est question des autorités subalternes, comme dans ce passage
(Ex 28, 21 s) : "Choisis dans l'ensemble du peuple des hommes habiles
etc." ; ou encore dans les Nombres (11, 16 s) : "Rassemble-moi
soixante dix hommes d'entre les anciens d'Israël" ; ou dans ce texte (Dt
1, 13 s) : "Prenez parmi vous des hommes habiles et capables etc."
Bref, il y a une lacune dans les institutions politiques de la loi ancienne.
2. "Le parfait, au gré
de Platon, ne peut rien faire que de parfait." Or le régime parfait pour
une cité ou un peuple quelconque est le gouvernement royal parce qu'il
reproduit le mieux le gouvernement divin, par lequel un seul Dieu dirige
l'univers. C'est donc dès le principe que la loi aurait dû mettre un roi à la
tête du peuple, au lieu de laisser celui-ci en décider à son gré, selon la
permission du Deutéronome (17, 14 s) : "Si tu dis : je vais mettre un roi
sur moi, tu le mettras, etc."
3. "Tout royaume
divisé antérieurement devient un désert", lit-on en S. Matthieu (12, 25),
mais l'expérience l'avait vérifié avec éclat dans l'histoire du peuple juif,
pour qui la division du royaume fut une cause de ruine. Or une loi doit viser
avant tout à assurer les conditions du salut public. Ainsi le partage du
royaume entre deux rois aurait dû être interdit par la loi, bien loin d'être
l'effet d'une initiative divine ; mais selon le premier livre des Rois (11, 29
s) cette nouveauté fut annoncée par le prophète Ahia de Silo sur l'ordre de
Dieu.
4. De même que les prêtres
sont établis dans l'intérêt du peuple en ce qui regarde Dieu, comme il ressort
du chapitre 5 de l'épître aux Hébreux, de même les princes sont établis au
profit du peuple dans les affaires humaines. Mais aux prêtres et aux lévites
dont parle la loi sont assignées certaines ressources devant assurer leur
subsistance, dîmes, prémices et le reste ; pareillement, des dispositions
auraient dû être prises pour l'entretien des chefs du peuple, d'autant plus
qu'il leur était interdit d'accepter des présents, selon l'Exode (23, 8) :
"Vous n'accepterez pas de présents, car les présents aveuglent les gens
clairvoyants et ruinent les causes des justes." Si la royauté est la
meilleure forme de gouvernement, la tyrannie en est la pire déformation. Or,
dès l'institution, le Seigneur a investi le roi d'un pouvoir tyrannique :
"Voici le pouvoir du roi qui va régner sur vous : il emmènera vos jeunes
gens etc." (1 S 8, 11 s). Donc, en ce qui concerne le statut des chefs,
les dispositions de la loi n'étaient pas satisfaisantes.
Cependant :
le livre des Nombres (24, 5) fait
l'éloge du peuple d'Israël pour son organisation sans défaut : "Qu'elles
sont belles tes tentes, Jacob, et tes demeures, Israël !" Or la beauté
d'un établissement politique tient à une bonne organisation des pouvoirs. La
loi assura donc au peuple cette bonne organisation.
Conclusion :
Deux points sont à observer dans la bonne organisation du gouvernement d'une cité ou d'une nation. D'abord que tout le monde participe plus ou moins au gouvernement, car il y a là, selon le deuxième livre des Politiques, une garantie de paix civile, et tous chérissent et soutiennent un tel état de choses. L'autre point concerne la forme du régime ou de l'organisation des pouvoirs ; on sait qu'il en est plusieurs, distinguées par Aristote, mais les plus remarquables sont la royauté, ou domination d'un seul selon la vertu, et l'aristocratie, c'est-à-dire le gouvernement des meilleurs, ou domination d'un petit nombre selon la vertu. Voici donc l'organisation la meilleure pour le gouvernement d'une cité ou d'un royaume : à la tête est placé, en raison de sa vertu, un chef unique ayant autorité sur tous ; puis viennent un certain nombre de chefs subalternes, qualifiés par leur vertu ; et cependant la multitude n'est pas étrangère au pouvoir ainsi défini, tous ayant la possibilité d'être élus et tous étant d'autre part électeurs. Tel est le régime parfait, heureusement mélangé de monarchie par la prééminence d'un seul, d'aristocratie par la multiplicité de chefs vertueusement qualifiés, de démocratie enfin ou de pouvoir populaire du fait que de simples citoyens peuvent être choisis comme chefs, et que le choix des chefs appartient au peuple.
Et tel fut le régime institué par
la loi divine. En effet, Moïse et ses successeurs gouvernaient le peuple en
qualité de chefs uniques et universels, ce qui est une caractéristique de la
royauté. Mais les soixante-douze anciens étaient élus en raison de leur mérite
(Dt 1, 15) : "Je pris dans vos tribus des hommes sages et considérés, et
je les établis comme chefs" ; voilà l'élément d'aristocratie. Quant à la
démocratie, elle s'affirmait en ce que les chefs étaient pris dans l'ensemble
du peuple, (Ex 18, 21) : "Choisis parmi tout le peuple des hommes capables
etc." ; et que le peuple aussi les désignait (Dt 1, 13) : "Présentez,
pris parmi vous, des hommes sages." L'excellence des dispositions légales
est donc incontestable en ce qui touche à l'organisation des pouvoirs.
Solutions :
1. Dieu gouvernait ce
peuples avec une sollicitude particulière (Dt 7, 6) : "Le Seigneur ton
Dieu t'a choisi pour être son peuple particulier." Pour ce motif, le
Seigneur s'est réservé d'instituer lui-même le chef suprême, à la prière de
Moïse : "Que le Seigneur, le Dieu des esprits de toute chair, place un
homme à la tête de cette multitude" (Nb 27, 16). Effectivement, c'est sur
l'ordre de Dieu que Josué fut promu au premier rang, comme successeur de Moïse
et, à propqs de chacun des juges qui parurent après Josué, l'Écriture déclare
que "Dieu suscita un sauveur à son peuple" et que "l'Esprit du
Seigneur était en eux", ainsi par exemple au livre des juges (3, 9. 15).
Toujours pour le même motif, le Seigneur n'abandonna pas au peuple mais se
réserva le choix du roi, (Dt 17, 15) : "Le roi que tu établiras, c'est
celui que le Seigneur aura choisi."
2. La royauté est la forme la meilleure de gouvernement, si elle reste saine ; mais elle dégénère facilement en tyrannie, à cause du pouvoir considérable qui est attribué au roi, si celui qui détient un tel pouvoir n'a pas une vertu parfaite, comme dit Aristote : "Il n'appartient qu'au vertueux de soutenir comme il faut les faveurs de la fortune." Or la vertu parfaite est rare ; les Juifs étaient particulièrement cruels et enclins à la rapacité, et c'est par ces vices surtout que les hommes versent dans la tyrannie. C'est pourquoi le Seigneur ne leur assigna pas dès le début un roi revêtu de l'autorité souveraine, mais un juge et un gouverneur qui veillât sur eux. C'est plus tard, à la demande du peuple et comme sous le coup de la colère, qu'il leur accorda un roi, disant clairement à Samuel, (1 S 8, 7) : "Ce n'est pas toi qu'ils ont écarté, c'est moi, ne supportant plus que je règne sur eux."
Dès le début toutefois, Dieu a posé
quelques règles concernant la royauté, et d'abord la manière de désigner le
roi, avec cette double clause que dans le choix du roi on aurait recours au
jugement du Seigneur, et qu'on ne prendrait pas pour roi un étranger, parce que
les rois de cette sorte ont coutume de ne s'attacher guère aux gens qui leur
sont soumis et, par conséquent, de ne pas s'occuper d'eux. - Ensuite, Dieu
détermina quelle serait, les rois une fois établis, leur situation personnelle,
limitant le nombre de leurs chars et de leurs chevaux et aussi de leurs femmes,
ainsi que l'étendue de leurs richesses, car c'est par de telles convoitises que
les princes sont amenés à verser dans la tyrannie et à s'écarter de la justice.
Puis fut réglée leur attitude à l'égard de Dieu toujours ils auraient à lire et
à méditer sa loi, remplis sans cesse de crainte et d'obéissance. - Enfin,
envers leurs sujets, ils n'affecteraient pas un mépris superbe, se garderaient
de les opprimer et ne s'écarteraient pas de la justice.
3. Si le royaume fut divisé
et s'il y eut plusieurs rois, ce fut moins dans l'intérêt du peuple que pour
châtier ses révoltes fréquentes, celle surtout qu'il opposa au juste
gouvernement de David. Ainsi s'explique, en Osée (13, 11), l'oracle porté
contre Israël : "Dans ma fureur je te donnerai un roi", et, dans le
même livre (8, 4), ce reproche : "Ils ont fait des rois sans moi, ils ont
établi des chefs à mon insu."
4. L'accès au sacerdoce
était héréditaire. Et cela pour qu'il soit davantage honoré, puisque n'importe
quel homme du peuple ne pouvait devenir prêtre, ce qui tournait à l'honneur du
culte divin. Mais, de ce fait, il fallut assigner à l'entretien du clergé des
ressources particulières, tirées des dîmes ou des prémices ou encore des offrandes
et des sacrifices. Les princes, eux, on l'a dit, étaient pris dans l'ensemble
de la population ; des biens leur étaient donc assurés en propriété et leur
permettaient de vivre. D'autant plus que, même chez le roi, le Seigneur
interdisait richesses et faste excessifs. D'abord parce qu'il était difficile
de ne pas en tirer occasion d'orgueil et de tyrannie ; en outre, la fortune des
gouvernants étant modeste et leur présidence pleine de labeurs et de
soucis, ils ne risquaient guère d'être enviés par les simples citoyens, et
ainsi s'éloignait un sujet de révolte.
5. En fondant l'institution, Dieu ne donnait pas au roi un tel droit. C'est plutôt l'annonce du droit inique usurpé par des rois dégénérés en tyrans et en spoliateurs de leurs sujets. La suite du texte (1 S 8, 17) ne permet pas d'en douter : "Et vous serez leurs esclaves" ; c'est le caractère même de la tyrannie, puisque les tyrans traitent leurs sujets en esclaves. En parlant ainsi, Samuel voulait donc dissuader le peuple de réclamer un roi ; on lit d'ailleurs un peu plus loin (8, 19) : "Mais le peuple refusa d'écouter la voix de Samuel." - Malgré tout, il peut arriver, même à un bon roi exempt de tyrannie, d'enrôler les jeunes gens, de désigner des chefs de mille et des chefs de cinquante et d'imposer force contributions à ses sujets, en vue d'assurer le bien commun.
Objections :
1. La paix sociale est impossible si l'on s'empare du bien d'autrui. Or la
loi à l'air d'admettre cet abus, si l'on en juge d'après le Deutéronome (23,
24) : "Entre dans la vigne de ton prochain, mange du raisin autant qu'il
te plaira." Ainsi la loi n'assurait pas convenablement la paix sociale.
2. D'après Aristote, ce qui
mène à la ruine tant de cités et de royaumes, c'est surtout le fait que les
héritages tombent aux mains des femmes. Or cette règle fut admise par la loi,
(Nb 17, 8) : "Si quelqu'un meurt sans laisser de fils, l'héritage ira à sa
fille." La loi n'a donc pas assuré comme il convenait le bien public.
3. Aristote enseigne encore
que la société humaine se maintient surtout par le commerce, qui permet aux
hommes d'échanger entre eux les biens nécessaires. Mais la loi ancienne a
détruit la force du contrat de vente, en décidant que le fonds vendu devrait
faire retour au vendeur lors de la cinquantième année, celle du jubilé (Lv 24).
Il y a donc, sur ce point, quelque chose qui pèche dans les institutions
légales de ce peuple.
4. Il est fort utile à
l'intérêt public que les prêts soient consentis facilement. Or cette facilité
disparaît si les emprunteurs ne rendent pas ce qu'ils ont reçu, comme l'observe
l'Ecclésiastique (29, 10) : "Ce n'est pas par méchanceté que beaucoup
refusent de prêter, mais ils craignent d'être spoliés en pure perte."
C'est pourtant ce que la loi admet. Tout d'abord, le Deutéronome (15, 2) décide
ceci : "Si quelqu'un est le créancier de son ami, de son proche ou de son
frère, il ne pourra réclamer son dû, parce que c'est l'année de rémission du
Seigneur." Et l'Exode (22, 14) dispense l'emprunteur de rendre l'animal
prêté qui est mort en présence du propriétaire. En second lieu, on prive le
prêt de la garantie que lui procure le gage ; on lit en effet dans le
Deutéronome (24, 10) : "Quand tu revendiqueras l'objet que te doit ton
prochain, tu n'entreras pas dans sa maison pour y prendre un gage" ; et
ceci encore (24, 12 s) : "Le gage ne demeurera pas chez toi pendant la
nuit, mais tu le rendras sur l'heure." Les dispositions de la loi en
matière de prêts sont donc insuffisantes.
5. Le détournement des
dépôts présente un danger particulièrement menaçant et appelle donc des
précautions toutes spéciales ; c'est du reste pour cela que le deuxième livre
des Maccabées (3, 15) rapporte que "les prêtres appelaient l'aide du ciel
pour que Celui qui a institué la loi sur les dépôts conservât ces
biens intacts à ceux qui les avaient déposés". Or, sur cet article, les
préceptes de la loi ancienne offrent peu de sécurité, puisque selon l'Exode
(22, 10 s), en cas de disparition d'un dépôt, on s'en tient au serment du
dépositaire. Voilà une disposition légale peu satisfaisante.
6. Le journalier loue ses
services exactement comme d'autres louent une maison ou tout autre objet
analogue. Mais il n'y a aucune nécessité que le locataire s'acquitte sur
l'heure de son loyer. Il y a donc une rigueur excessive dans cette prescription
du Lévitique (19, 13) . "Le salaire de ton ouvrier ne restera pas chez toi
jusqu'au lendemain."
7. Comme la nécessité d'ester
en justice se présente souvent, le recours au juge doit être facile. La loi eut
donc tort de décider, dans le Deutéronome (17, 8 s), que tous s'adresseraient à
un siège unique pour le règlement de leurs affaires.
8. Il peut arriver que non
seulement deux personnes, mais trois ou davantage s'entendent pour mentir. On
ne peut donc se contenter de cette règle (Dt 19, 15) : "Sur la parole de
deux ou trois témoins, toute affaire sera terminée."
9. La peine doit être pesée
d'après la gravité de la faute, c'est l'idée qui se dégage de ce texte (Dt 25,
2) : "A la mesure du péché le nombre des coups." Mais à égalité de
fautes la loi ordonne parfois des peines inégales. Ainsi l'Exode (22, 1) veut
que le voleur rende cinq boeufs pour un boeuf, et quatre brebis pour une
brebis. De même, des manquements relativement légers sont sanctionnés par une
peine grave : ainsi d'après les Nombres (15, 32 s) quelqu'un qui avait ramassé
du bois le jour du sabbat fut lapidé. Le Deutéronome encore (21, 18 s) nous
apprend que le fils indocile, en raison de délits peu importants, en fait parce
qu'il s'adonnait aux banquets et aux orgies, est condamné à la lapidation. La
tarification légale des peines n'est donc pas satisfaisante.
10. D'après S. Augustin,
"Cicéron dénombre dans les lois huit sortes de peines : l'amende, les
fers, les coups, le talion, l'infamie, l'exil, la mort et l'esclavage." La
loi en connaît quelques-unes : l'amende, comme par exemple la condamnation du
voleur au quintuple ou au quadruple ; les fers, signalés en ce passage du livre
des Nombres (15, 34) qui prescrit de mettre quelqu'un en prison ; le
Deutéronome prévoit aussi les coups (25, 2) : "Si le coupable mérite
d'être battu, les juges le feront étendre par terre et battre en leur
présence" ; était noté d'infamie celui qui refusait d'agréer la femme de
son frère défunt, celle-ci le déchaussant et lui crachant au visage ; la mort
également était prévue par la loi (Lv 20, 9) : "Quiconque maudit son père
ou sa mère sera puni de mort." Enfin la loi a admis la peine du talion,
puisqu'on lit (Ex 21, 24) : "Oeil pour oeil, dent pour dent." On ne
s'explique donc pas que la loi ancienne ait omis d'infliger les deux autres
peines, l'exil et l'esclavage.
11. Seuls les coupables
doivent être punis. Les animaux sans raison ne pouvant être coupables, c'est à
tort que l'Exode (21, 28 s) leur inflige un châtiment : "Le boeuf qui a
tué un homme ou une femme sera lapidé" ; et aussi le Lévitique (20, 16) :
"Si une a eu des rapports avec une bête, on tuera tout ensemble la femme
et l'animal." D'où il apparaît que les dispositions de la loi ancienne
relatives aux rapports sociaux ne sont pas satisfaisantes.
12. Enfin, selon l'Exode
(21, 12), le Seigneur a prescrit que l'homicide serait puni de mort d'homme.
Mais la mort d'un animal sans raison ayant beaucoup moins de prix que la mort
d'un homme, il ne saurait suffire de frapper un animal sans raison pour
compenser l'homicide. On ne peut donc approuver les dispositions du Deutéronome
(21) "pour le cas où l'on découvre le cadavre de la victime sans connaître
le meurtrier : les anciens de la ville la plus proche prendront au troupeau une
génisse qui n'a pas encore porté le joug ni tiré la charrue, ils la mèneront
dans une vallée sauvage et rocailleuse qui n'a encore reçu ni culture ni
semences, et là ils lui briseront la nuque".
Cependant :
c'est le souvenir d'un bienfait
signalé qu'évoque ce verset du Psaume (147) : "Il n'a pas agi de la sorte
avec le reste des nations, il ne leur a pas manifesté ses ordonnances."
Conclusion :
S. Augustin cite cette définition du peuple par Cicéron : "C'est la multitude rassemblée par les liens de l'unité de droit et de la communauté d'intérêts." Cela suppose essentiellement entre les citoyens des rapports réglés par de justes lois. Mais entre les citoyens il y a deux sortes de rapports : les uns sont fondés sur l'autorité publique, les autres sur la volonté individuelle des particuliers. Et nulle volonté ne peut s'exercer que dans les limites de son pouvoir, il faut réserver à l'autorité publique, qui a pouvoir sur les personnes, la connaissance des litiges entre particuliers et le châtiment des malfaiteurs. Au contraire, les particuliers ont pouvoir sur leurs biens ; ils peuvent donc, à cet égard, traiter librement entre eux, par exemple acheter, vendre, faire donation, etc.
Ces deux sortes de rapports ont été convenablement réglés par la loi. Elle a établi des juges (Dt 16, 18) : "Tu établiras des juges et des greffiers dans toutes les villes, et ils jugeront le peuple avec justice." Elle a établi une procédure équitable : "Jugez selon la justice : qu'il s'agisse d'un compatriote ou d'un étranger, qu'il n'y ait pas de différence entre les personnes" (Dt 1, 16-17). En interdisant aux juges de recevoir des présents, elle a coupé court à une occasion d'injustice (Ex 23, 8 ; Dt 16, 19). Elle a fixé à deux ou trois le nombre des témoins (Dt 17, 6 ; 19, 15). Enfin, on le verra plus loin, elle a prévu des peines déterminées selon la diversité des délits.
Quant aux biens, l'idéal, selon Aristote, est que les propriétés soient distinctes, mais que l'usage en soit partiellement commun et partiellement distribué par la volonté des propriétaires. Or ces trois principes se firent jour dans la loi. En premier lieu, les terres furent partagées entre les particuliers (Nb 33, 53 s) : "J'ai mis cette terre en votre possession ; vous vous la partagerez au sort." Mais comme, au témoignage d’Aristote, l'inégalité des biens a conduit maints États à la ruine, la loi a préparé un triple remède à cet égard. Le premier consistait dans une répartition des terres exactement proportionnée au nombre de têtes : "Vous donnerez un héritage plus grand aux familles plus nombreuses, un héritage moindre aux moins nombreuses" (Nb 33, 54). Autre remède : les fonds n'étaient pas aliénables à perpétuité, mais revenaient au temps marqué à leur propriétaire, sans fusion des parts. Un troisième remède pour éviter ces accroissements, c'était la dévolution de l'héritage aux parents du défunt : au fils en premier lieu, puis à la fille, troisièmement aux frères, ensuite aux oncles paternels, enfin, en dernier lieu, à la parenté (Nb 27, 8 s). En outre, pour maintenir la répartition des patrimoines, la loi a établi que les filles héritières se marieraient dans leur tribu (Nb 36, 8).
En second lieu, la loi a établi dans une certaine mesure l'usage commun. Et tout d'abord, en ce qui concerne la gestion, le Deutéronome prescrit (22, 1-4) : "Si tu vois s'égarer le boeuf ou la brebis de ton frère, tu ne t'en détourneras pas, mais tu les ramèneras à ton frère." On pourrait citer d'autres exemples. - Puis, en ce qui concerne la jouissance : tous en effet, sans exception, étaient autorisés à entrer dans la vigne d'un ami et à y manger du raisin, sans toutefois en emporter. A propos des pauvres en particulier, on devait leur abandonner les gerbes oubliées ainsi que les grappes et les fruits restants (Lv 19, 9-10 ; Dt 24, 19-21). De même les produits de l’année sabbatique étaient mis en commun (Ex 23, 11 ; Lv 25, 4-7).
En troisième lieu, la loi a
organisé une distribution effectuée par les propriétaires eux-mêmes : tantôt à
titre purement gratuit (Dt 14, 28-29) : "Tous les trois ans, tu mettras à
part une autre dîme, et le lévite, l'étranger, l'orphelin et la veuve viendront
s'en nourrir et s'en rassasier" ; tantôt contre un avantage équivalent,
dans le cas d'une vente, d'une location, d'un prêt ou d'un dépôt ; de tous ces
actes, les conditions sont précisées par la loi. D'où il ressort clairement que
la loi ancienne a convenablement réglé la vie sociale de ce peuple.
Solutions :
1. L'Apôtre enseigne aux Romains
(13, 8) qu'en aimant le prochain on accomplit la loi. C'est que tous les
préceptes de la loi, et notamment ceux qui regardent le prochain, apparaissent
orientés vers ce but : que les hommes se portent une affection mutuelle. Or la
direction incite les hommes à se communiquer leurs biens car, lisons-nous dans
la première épître de S. Jean (3, 17), "si quelqu'un voit son frère dans
le besoin et lui ferme son coeur, comment l'amour de Dieu demeure-t-il en lui ?"
Voilà pourquoi la loi tâchait d'accoutumer les gens à se faire part volontiers
de leurs biens. L'Apôtre, (1 Tm 6, 18), enjoint lui aussi aux riches de
distribuer et de partager libéralement. Or, interdire au prochain ces menus
prélèvements qui ne lèsent guère le propriétaire, c'est manquer de libéralité.
Aussi la loi a-t-elle ordonné qu'il serait loisible d'entrer dans la vigne du
voisin et d'y manger des grappes ; toutefois, elle interdit d'en emporter, ne
voulant pas donner par là prétexte à un dommage sérieux qui troublerait la paix
sociale. Mais, entre gens raisonnables, ces légers grappillages, loin d'avoir
un tel effet, mettent le sceau à l'amitié et entretiennent une atmosphère de
libéralité.
2. C'est à défaut de
descendance mâle que la loi a admis la succession des femmes aux biens
paternels. Mais, dans ce cas, il était nécessaire d'accorder cette consolation
à un père qui aurait trouvé pénible de voir son héritage passer entièrement à
des étrangers. Toutefois, avec une juste circonspection, la loi imposait aux
filles héritières des biens paternels le mariage avec un homme de leur propre
tribu, de façon à maintenir distincts les lots de chaque tribu (Nb 36).
3. Le salut de l'État ou de la nation est étroitement lié à l'équilibre des propriétés. Cette règle, formulée par Aristote explique selon lui pourquoi, en certaines cités de l'antiquité païenne, la constitution interdisait "la cession des patrimoines, hormis le cas d'une détresse évidente". En effet, quand les propriétés peuvent être librement aliénées, elles risquent de se concentrer en quelques mains, et les habitants se voient obligés de quitter la cité ou le pays. Pour écarter ce danger, la loi ancienne a été conçue de telle sorte qu'il fût satisfait aux besoins de ses ressortissants, puisqu'elle admettait l'aliénation temporaire des fonds, mais sans encourir d'inconvénient puisque le fonds vendu devait à une certaine date faire retour au vendeur. Ces dispositions tendaient à empêcher la confusion des lots et à maintenir toujours identique leur exacte répartition entre les tribus.
Mais les immeubles urbains, n'étant
pas lotis, prouvaient légalement être aliénés sans retour, tout comme les
meubles. C'est que le nombre des habitations urbaines n'était pas fixé comme
était définie la surface des domaines, qui n'était pas susceptible d'extension,
tandis que l'on pouvait accroître le nombre des immeubles urbains. Quant aux
maisons rurales, sises dans une campagne non close de murs, elles ne pouvaient
être aliénées définitivement, attendu que ce genre de constructions n'est
destiné qu'à l'exploitation et à la surveillance des domaines ; aussi la loi
a-t-elle pu les assimiler à ceux-ci dans sa réglementation.
4. On vient de le dire, la loi se proposait par ses prescriptions d'incliner les gens à s'entraider de bonne grâce dans leurs besoins, car il n'est rien qui stimule davantage l'amitié. Cette prompte assistance trouvait place non seulement dans les actes gratuits et de pure libéralité, mais aussi en matière d'échanges réciproques, d'autant que les interventions de ce genre sont plus fréquentes et s'imposent à plus de gens. La loi s'y est prise de bien des façons pour inculquer cette attitude obligeante.
D'abord on consentirait de bonne grâce les prêts de consommation, sans se laisser arrêter par la proximité de l’année de rémission (Dt 15, 7-11). De plus, en consentant un prêt de consommation, pour ne pas accabler l'emprunteur on ne stipulerait aucun intérêt, on ne saisirait pas en gage les objets indispensables à son existence, ou du moins on les lui restituerait au plus tôt. Tout cela est exprimé par le Deutéronome (23, 20) : "Tu ne feras pas à ton frère de prêt à intérêt" et encore (24, 6) : "Tu ne prendras pas en gage la meule de dessus ni la meule de dessous : ce serait t'emparer de sa vie même" ; et dans l'Exode (22, 26) : "Si tu as pris en gage le vêtement de ton prochain, tu le lui rendras avant le coucher du soleil." - En troisième lieu, on ne ferait pas de réclamation importune, comme le veut l'Exode (22, 25) : "Si tu as prêté de l'argent à un pauvre de mon peuple qui demeure avec toi, tu ne le harcèleras pas comme ferait un usurier." Le Deutéronome prescrit dans le même sens (24, 10-11) : "Tandis que tu réclames à ton prochain ce qu'il te doit, tu n'entreras pas dans sa maison pour y saisir un gage, mais tu te tiendras à la porte et c'est lui qui t'apportera ce dont il peut disposer" ; car la maison étant pour chacun l'abri le plus sûr, il serait intolérable d'y être pourchassé ; d'ailleurs la loi n'admet pas que le créancier se saisisse d'un gage à sa convenance, mais plutôt que le débiteur offre ce dont il a un moindre besoin. - En quatrième lieu, la loi décida que tous les sept ans les dettes seraient remises intégralement. A ceux qui le pouvaient commodément, il convenait de s'acquitter avant la septième année, et de ne pas frustrer celui qui gracieusement leur avait prêté. Mais, s'ils étaient définitivement insolvables, on devait leur faire remise de leur dette pour ce même motif de direction qui exigeait qu'on leur donne à nouveau, en raison de leur indigence.
En ce qui concerne les animaux prêtés,
la loi a décidé que l'emprunteur serait tenu à dédommagement, du fait de sa
négligence, si en son absence les bêtes mouraient ou dépérissaient. Si au
contraire elles étaient mortes ou avaient dépéri sous ses yeux et sous sa garde
diligente, il n'y était pas tenu, et cela surtout s'il les avait en location ;
car dans ces conditions les animaux risquaient aussi bien de mourir ou de
dépérir entre les mains du propriétaire qui, par conséquent, eût tiré un
avantage contraire à la nature du prêt gratuit, si la conservation de l'animal
lui était ainsi garantie. Cette règle s'imposait tout spécialement à propos
d'animaux loués, puisque dans ce cas le propriétaire recevait pour l'usage de
ses bêtes une redevance déterminée, en sorte que nulle compensation supplémentaire
n'était due en raison de la moins value, si les animaux avaient été gardés sans
négligence. En revanche, s'il ne s'était agi que d'un prêt gratuit, un
dédommagement aurait pu paraître équitable, au moins jusqu'à concurrence du
loyer qu'on aurait pu tirer de l'animal perdu ou détérioré.
5. Entre le prêt et le
dépôt il y a cette différence que le prêt se fait pour l'utilité de
l'emprunteur, tandis que le dépôt est pour l'utilité du déposant. Voilà
pourquoi, le cas échéant, on était plus exigeant pour la restitution de la
chose prêtée que pour la restitution du dépôt. Or la disparition du dépôt
pouvait se présenter de deux façons : soit à cause d'un fait inévitable qui
pouvait être naturel, comme la mort ou l'affaiblissement de l'animal remis en
dépôt, ou d'origine extérieure, si par exemple il était tombé entre les mains
de l'ennemi ou sous la dent des fauves. Dans ce dernier cas, le dépositaire
était bien tenu de présenter au propriétaire ce qui pouvait rester de l'animal,
mais dans tous les autres cas il n'avait rien à restituer ; tout au plus, afin
d'écarter le soupçon de fraude, était-il tenu de prêter serment. Mais en second
lieu le dépôt pouvait disparaître à cause d'un fait qui aurait pu être évité,
par exemple à raison d'un vol. Dans ce cas, pour sa négligence, le dépositaire
était tenu à ré était tenu même si l'animal était mort ou avait dépéri en son
absence. Il fallait en effet une faute plus grave pour engager la
responsabilité du dépositaire, tenu seulement en cas de vol.
6. Les journaliers qui
louent leurs bras étant des gens peu fortunés qui vivent au jour le jour de
leur travail, la loi a sagement décidé que le salaire leur serait versé
immédiatement, afin d'assurer leur subsistance. Au contraire, ceux qui mettent
d'autres biens en location sont généralement dans l'aisance et ils n'ont pas un
besoin aussi urgent de leurs loyers pour vivre au jour le jour. Ainsi les deux
cas ne sont pas comparables.
7. Les juges sont établis
dans une société pour déterminer les points de droit qui demeureraient douteux
entre les parties. Or le doute peut se présenter à deux niveaux. Et tout
d'abord aux yeux des simples. Pour le résoudre dans ce cas, il est prescrit que
"des juges et des greffiers soient établis en chaque tribu pour juger le
peuple selon la justice", dit le Deutéronome (16, 18). Mais le doute peut
surgir aussi dans l'esprit des sages et alors, pour le lever, la loi impose à
tous de recourir au chef-lieu désigné par Dieu ; on devait y trouver d'une part
un grand prêtre qualifié pour trancher les différends en matière de rites, et
d'autre part un juge souverain pour ce qui touche les litiges privés, de même
qu'aujourd'hui encore par voie d'appel ou de consultation, la connaissance des
procès passe du juge inférieur au juge supérieur. C'est ce qu'exprime le texte
allégué du Deutéronome (17, 8 s) : "Si une affaire te parait difficile et
douteuse et si elle soulève un désaccord entre les juges dans ta ville, monte
au lieu désigné par le Seigneur et adresse-toi aux prêtres lévites et au juge
alors en fonction." Les difficultés de cette sorte étant relativement
rares, le système n'était pas trop onéreux pour le public.
8. Dans les affaires humaines où les démonstrations ne parviennent pas à une rigueur infaillible, on se contente de ces présomptions vraisemblables qu'un orateur sait rendre persuasives. Et donc, bien que deux ou trois témoins puissent s'entendre pour mentir, un tel accord n'est ni commun ni probable ; aussi tient-on pour véridique leur témoignage, surtout s'ils n'hésitent pas dans leur déposition et ne sont par ailleurs nullement suspects. De plus, pour que les témoins ne s'éloignent pas aisément de la vérité, la loi a prescrit de les contrôler avec le plus grand soin et de punir avec la dernière rigueur ceux qui seraient convaincus de mensonge (Dt 19, 16 s).
Pour expliquer davantage pourquoi ce nombre de témoins a été arrêté, remarquons qu'il symbolisait la vérité infaillible des personnes divines ; celles-ci en effet apparaissent tantôt au nombre de deux, le Saint-Esprit établissant un lien entre elles, tantôt explicitement au nombre de trois. C'est ainsi que S. Augustin commente cette parole en S. Jean (8, 17) : "Il est écrit dans votre loi que le témoignage de deux hommes est vrai." La gravité de la peine infligée ne tient pas seulement à la gravité de la faute, mais encore à d'autre motifs. Tels sont en premier lieu l'importance de l'infraction : si elle est grave, toutes choses égales d'ailleurs, elle mérite une peine plus lourde ; en deuxième lieu, le caractère habituel de l'infraction, car il n'est pas facile, sinon par des peines sévères, de détourner les hommes de leurs manquements habituels ; en troisième lieu, la vivacité de l'attrait ou du plaisir qu'offre l'acte défendu et qui fait qu'on s'en abstient difficilement, s'il n'est pas gravement puni. Enfin la facilité avec laquelle l'infraction peut être commise et tenue secrète exige que, si elle est découverte, les coupables soient plus fortement châtiés, pour l'intimidation des autres.
En ce qui concerne l'importance même de l'infraction, on notera quatre situations inégales, quand même il s'agirait d'un seul et même acte matériel. Le premier degré est celui d'une infraction commise involontairement. Alors, si l'acte est parfaitement involontaire, son auteur est exempté de tout châtiment ; c'est ainsi que le Deutéronome (22, 25 s) dispose que la fille qui est violentée en plein champ "n'est point passible de mort, car elle a crié à l'aide mais nul ne s'est trouvé là pour la délivrer." Si la volonté est de quelque façon engagée, mais que le délinquant toutefois ait agi par faiblesse, notamment sous l'influence de la passion, le délit est atténué, et en toute justice la peine doit être moindre ; à moins cependant, répétons-le, que l'utilité commune ne requière une plus grande rigueur, de façon à détourner les gens de ce genre de fautes.
Le deuxième degré est celui d'un délit commis par ignorance. Dans ce cas le délinquant était considéré comme coupable pour avoir négligé de s'instruire ; toutefois il n'était pas puni par les juges, mais il devait expier sa faute par des sacrifices, selon le Lévitique (4, 2 s) : "Lorsqu'un homme aura péché par erreur etc." Du reste, il ne s'agit pas là de l'ignorance du précepte divin, que nul ne peut ignorer, mais d'une ignorance du fait.
Au troisième degré, nous trouvons le péché d'orgueil, c'est-à-dire celui qui était commis par détermination ferme et malice assurée. Dans ce cas la peine suivait l'importance du délit.
Au quatrième degré enfin se trouvait le pécheur cynique et obstiné. Alors, considéré comme un rebelle et un danger pour l'ordre public, il devait absolument être mis à mort.
En s'inspirant de ces principes, en répondra que dans la répression du vol, la loi prenait en considération la fréquence probable de chaque sorte d'infraction. Ainsi pour le vol de ces différents objets que l'on peut facilement soustraire aux entreprises d'un voleur, celui-ci ne restituait que le double. Mais les moutons qui paissent dans la campagne sont autrement difficiles à garder, et les vols de moutons se présentaient assez fréquemment ; la loi les assortit donc d'une peine plus forte qui consistait à rendre quatre têtes pour une. La garde des bovins est encore plus difficile car ils se tiennent aussi dans les champs, mais plus dispersés dans les pâturages que les troupeaux de moutons ; aussi la loi a-t-elle fixé une peine encore plus forte, à savoir la restitution au quintuple. Tout cela s'entend sauf le cas où la bête vivante aurait été retrouvée chez le voleur ; celui-ci ne restituait alors que le double, comme dans les vols ordinaires, parce qu'on pouvait présumer que le voleur l'avait laissée en vie dans l'intention de la rendre.
Ou bien, disons avec la Glose que
l'on tire des bovins cinq sortes d'utilités : le sacrifice, le labour, la
viande, le lait, le cuir ; voilà pourquoi pour une bête on en devait cinq. Mais
la brebis ne présente que quatre utilités : le sacrifice, la viande, le lait,
la laine. - Ce n'est pas parce qu'il festoyait que le fils insoumis était mis à
mort, mais à cause de son opiniâtreté et de sa rébellion, crimes capitaux, on
l'a dit. - Et celui qui avait ramassé du bois le jour du sabbat fut lapidé
parce que la loi de l'observance du sabbat qu'il avait violée signifiait la foi
en la création du monde : c'est donc pour son infidélité que cet homme fut mis à
mort.
10. La loi ancienne infligeait la peine de mort pour certains crimes particulièrement graves : offenses contre Dieu, homicide, rapt, irrévérence envers les parents, adultère, inceste. Eue punissait de l'amende les autres vols. Aux coups et dommages corporels elle appliquait la peine du talion, ainsi qu'au crime de faux témoignage. Pour les autres délits de moindre gravité, les coupables étaient flagellés ou notés d'infamie.
La loi admit l'esclavage en deux
cas. D'abord lorsqu'un esclave, au retour de la rémission septennale, refusait
le bénéfice de la libération légale ; pour le punir, on l'obligeait à demeurer
perpétuellement en esclavage. En second lieu, on voit dans l'Exode (22, 3) que
cette peine était infligée au voleur incapable de restituer. L'exil absolu n'a
pas été admis comme peine légale. C'est que ce peuple était le seul à rendre un
culte au vrai Dieu, tous les autres étant souillés d'idolâtrie ; l'homme qui
aurait été définitivement exilé aurait donc été exposé à l'idolâtrie. Aussi le
premier livre de Samuel (26, 19) rapporte-t-il cette protestation adressée par
David à Saül : "Maudits ceux qui m'ont chassé aujourd'hui, pour m'empêcher
de participer à l'héritage du Seigneur, en disant : "Va servir des dieux
étrangers."" Il y avait toutefois un exil relatif, puisque le
Deutéronome (19, 4) nous apprend que "celui qui avait tué son prochain par
mégarde et sans avoir été son ennemi avéré" se rendait à l'une des villes
de refuge et y demeurait jusqu'à la mort du grand prêtre. A ce moment il lui
était permis de rentrer chez lui ; un deuil public ayant pour effet ordinaire
d'apaiser les ressentiments privés, les parents du mort étaient moins tentés de
mettre à mort le meurtrier.
11. On prescrivait la mise
à mort des animaux, non à cause d'une faute quelconque de leur part, mais pour
punir les propriétaires qui auraient dû les surveiller et les empêcher de
commettre pareils méfaits. Aussi le propriétaire était-il puni plus légèrement
si le taureau était devenu furieux à l'improviste que si l'animal avait déjà
frappé de la corne la veille ou l'avant-veille, circonstance qui permettait de
prévoir le danger. - D'autre part abattre l'animal c'était réprouver son acte
détestable et épargner à l'entourage certaine impression d'effroi que sa vue
eût pu provoquer.
12. Voici la raison littérale de ce commandement selon Maïmonide. Le meurtrier appartient d'ordinaire à une cité du voisinage ; aussi l'abattage de la génisse avait pour but de faire la lumière sur un meurtre clandestin. Le but était atteint de trois manières : d'abord les anciens juraient qu'ils n'avaient rien négligé pour la sûreté des chemins ; d'autre part le propriétaire de la génisse subissait un dommage si la bête était abattue, mais elle ne l'était pas si l'affaire était éclaircie à temps ; enfin le lieu où son abattage était opéré devait demeurer en friche. Pour éviter ce double dommage, les habitants de la localité étaient donc portés à révéler le meurtrier, s'ils le connaissaient, et il ne pouvait guère manquer de se produire quelque parole ou indice en ce sens.
Ou encore cette procédure tendait à l'intimidation, pour inspirer l'horreur de l'homicide. En immolant une génisse, animal utile et plein de vigueur, surtout tant qu'il n'a pas encore porté le joug, on signifiait que tout meurtrier, quels que fussent ses services ou sa valeur, devait mourir, et d'une mort cruelle, évoquée par la nuque brisée ; et que son objection et sa dégradation le mettaient au ban de la société, ce qui ressortait du fait que la génisse abattue était abandonnée, destinée à la pourriture, dans un lieu sauvage et désert.
En voici le sens mystique : la génisse enlevée au troupeau représente la chair du Christ ; elle n'a pas porté le joug, car elle n'a point péché ; elle n'a pas divisé la terre par le soc de la charrue, entendez qu'elle ne "s'est souillée d'aucune marque de rébellion". Si la génisse mourait dans un vallon en friche, cela signifiait le mépris dont fut entourée la mort du Christ, par laquelle tous péchés sont lavés et le diable désigné comme auteur de l'homicide.
Objections :
1. S. Pierre a dit (Ac 10,
34) : "En vérité, je reconnais que Dieu ne fait pas acception des
personnes, mais qu'en toute nation, quiconque le craint et pratique la justice
lui est agréable." Or ceux qui sont agréables à Dieu ne doivent pas être
exclus de l'Église de Dieu. Il y a donc quelque chose de choquant dans cette
prescription (Dt 23, 3) qui interdit "aux Ammonites et aux Moabites, même
au-delà de la dixième génération et pour toujours, d'entrer dans l'assemblée du
Seigneur" : alors qu'en revanche il est déclaré au même endroit, en
faveurs d'autres nations : "Tu n'auras pas de haine pour l'Iduméen, car
c'est ton frère, ni pour l'Égyptien, car tu as résidé comme immigré dans son
pays."
2. Nous ne pouvons pas être
punis pour ce qui ne dépend pas de nous. Mais si quelqu'un est eunuque ou de
naissance illégitime, il n'en n'est pas responsable. Le Deutéronome (23, 1 s) a
donc tort de décider que "l'eunuque ou le fruit de rapports illicites ne
sera pas admis dans l'assemblée du Seigneur".
3. La loi ancienne est
humaine lorsqu'elle interdit de maltraiter l'étranger, comme au chapitre 22 de
l'Exode : "Tu ne brimeras pas l'immigré et tu ne le maltraiteras pas, car
vous avez été vous-mêmes immigrés dans le pays d'Égypte." Cependant c'est
maltraiter quelqu'un que de l'accabler par l'usure. La loi (Dt 23, 19 s), a
donc tort d'autoriser les pratiques usuraires envers l'immigré.
4. Les hommes sont beaucoup
plus proches de nous que les arbres. Or nous devons une affection plus intense
et plus active aux êtres qui nous tiennent de plus près, selon cette maxime de
l'Ecclésiastique (13, 19) : "Tout vivant aime son semblable ; de même
aussi tout homme aime son prochain." On ne comprend donc pas que le
Seigneur ordonne (Dt 20, 13) d'exterminer tous les habitants des villes qui
auront été prises, et cependant de respecter les arbres fruitiers.
5. Selon la vertu, chacun
doit préférer le bien commun à son bien particulier ; or, c'est le bien commun
qui est en cause quand on fait la guerre aux ennemis. Il est donc choquant que
le Seigneur ordonne (Dt 20, 5 s) de renvoyer certains hommes dans leurs foyers
au moment du combat, ceux par exemple qui viennent de construire une maison, de
planter une vigne ou de se marier.
6. Nul ne doit tirer
avantage de sa faute. C'est bien une faute, un manquement à la vertu de force,
que d'avoir peur et de manquer de courage. Il n'était donc pas juste que les
poltrons et les lâches fussent dispensés des fatigues du combat (Dt 20, 8).
Cependant :
la Sagesse divine déclare dans les
Proverbes (8, 8) : "La droiture règle tous mes discours ; il ne s'y trouve
rien de difforme ni de tortueux."
Conclusion :
Avec les étrangers, le peuple peut
entretenir deux sortes de rapports : dans la paix et dans la guerre. Pour
régler les uns et les autres, la loi comportait les préceptes qu'il fallait.
Dans la paix, une triple occasion s'offrait aux Juifs d'entrer en contact avec
les étrangers : tout d'abord quand des étrangers en voyage traversaient le pays
; ou bien quand des étrangers venaient dans le pays pour s'y installer en
qualité d'immigrés. Dans ces deux cas, les prescriptions légales ont un
caractère d'humanité ; ce sont les maximes de l'Exode (22, 21) : "Tu ne
brimeras pas l'hôte étranger", et (23, 9) : "Tu ne seras pas cruel
pour le voyageur étranger." Le troisième cas est celui d'étrangers
désirant être reçus en pleine communauté de vie et de culte avec le peuple : à
leur endroit on observait certaines formalités, et leur admission à l'état de
citoyens n'était pas immédiate. De même, selon Aristote, c'était une règle chez
certaines nations de réserver la qualité de citoyens à ceux dont l'aïeul, voire
le trisaïeul, avait résidé dans la cité. Et cela se comprend, à cause des
multiples inconvénients occasionnés par la participation prématurée des
étrangers au maniement des affaires publiques, si, avant d'être affermis dans
l'amour du peuple, ils entreprenaient quelque chose contre lui. C'est pourquoi,
selon les dispositions de la loi, certaines nations plus ou moins liées avec
les juifs, comme les Égyptiens au milieu desquels ils étaient nés et avaient
grandi, les Édomites descendants d'Ésaü, le frère de Jacob, étaient accueillis
dès la troisième génération dans la communauté du peuple. D'autres au contraire
qui avaient montré de l'hostilité pour les juifs, comme les descendants d'Ammon
et de Moab, n'y étaient jamais admis ; quant aux Amalécites qui leur avaient
été particulièrement hostiles et ne leur étaient liés à aucun degré de parenté,
on devait à jamais les traiter en ennemis, selon l'Exode (17, 16) : "De
génération en génération, Dieu sera en guerre avec Amalec." De même pour
les rapports de belligérance avec l'étranger, les prescriptions légales étaient
satisfaisantes. En premier lieu il était prescrit par le Deutéronome (20, 10)
d'engager la guerre selon la justice, car, au moment d'attaquer une cité, on
devait commencer par lui faire des offres de paix. - Ensuite, la guerre une
fois engagée, il était prescrit de la mener vigoureusement, en se fiant à Dieu
; à cet effet la loi disposait qu'un prêtre, au moment du combat, relèverait
les courages en promettant le secours de Dieu. - En troisième lieu, voulant que
rien ne vint gêner les combattants, la loi ordonnait de renvoyer chez eux ceux
qui risquaient d'embarrasser. - Enfin, la loi prescrivait la modération dans la
victoire, voulant qu'on épargnât femmes et enfants, et même qu'on se gardât de
couper les arbres fruitiers du pays.
Solutions :
1. Aucune nation n'est écartée par la loi de ce qui concerne le culte de Dieu et le salut de l'âme, car l'Exode (12, 48) ordonne : "Si quelque étranger en résidence chez vous veut célébrer la Pâque du Seigneur, que tout mâle lui appartenant soit d'abord circoncis, et alors il célébrera régulièrement et sera en tout comme le naturel du pays." Mais au temporel, en ce qui concerne la société politique, on n'admettait pas d'emblée le premier venu, pour la raison qu'on vient de dire ; les uns étaient admis à la troisième génération : les Égyptiens et les Édomites ; les autres, les Moabites, les Ammonites et les Amalécites étaient exclus à perpétuité, en abomination de leur crime passé. De même en effet qu'un individu porte la peine de la faute qu'il a commise, pour qu'intimidés par ce spectacle les autres cessent de mal faire, de même aussi une nation ou une cité peut être punie à raison d'un péché pour que les autres s'abstiennent de les imiter.
Toutefois, par dispense
individuelle, un particulier pouvait, à raison de quelque haut fait, être
agrégé au sein du peuple ; on lit dans Judith (14, 6) que le chef des
Ammonites, Achior, fut incorporé au peuple d'Israël, lui et toute sa postérité.
Il en fut de même pour Ruth, une Moabite, femme de grande vertu ; mais
peut-être la prohibition ne visait-elle que les hommes, les femmes ne jouissant
pas à proprement parler de la qualité de citoyens.
2. Aristote distingue deux
degrés dans la citoyenneté, un degré parfait et un degré relatif Est citoyen
parfait celui qui peut exercer les fonctions civiques, comme intervenir dans
les délibérations et les décisions publiques. On peut qualifier de citoyen en
un sens relatif quiconque habite la cité, gens du commun, enfants et
vieillards, inhabiles aux fonctions de caractère public. On comprend donc que
les bâtards, pour la honte attachée à leur naissance, fussent exclus de
l'assemblée, c'est-à-dire du corps politique, jusqu'à la dixième génération. Il
en allait de même des eunuques qui ne pouvaient prétendre à l'honneur dont la
paternité était entourée à bon droit, dans ce peuple juif surtout où le culte
de Dieu se perpétuait par la voie de la génération charnelle ; car même chez
les païens, si l'on en croit Aristote, ceux qui avaient eu de nombreux enfants
recevaient des témoignages particuliers de considération. Cependant,
répétons-le, du point de vue de la grâce de Dieu les eunuques n'étaient pas
écartés, non plus que les hôtes d'origine étrangère. On peut alléguer en ce
sens Isaïe (56, 3) : "Que le fils de l'étranger qui s'est attaché au Seigneur
ne dise pas : "Le Seigneur m'exclura de son peuple", et que l'eunuque
ne dise pas "je suis un arbre sec."
3. L'intention de la loi
n'était pas que l'on tirât de l'étranger un profit usuraire ; elle laissait
faire, pour ainsi dire, tant les Juifs étaient enclins à la cupidité ;
d'ailleurs, elle espérait qu'ils entretiendraient avec les étrangers des
rapports plus pacifiques, puisqu'ils y gagnaient.
4. On distinguait entre les
villes ennemies. Certaines, étant éloignées, n'entraient pas dans la catégorie des
villes dont la possession était promise aux Juifs ; lorsqu'ils les avaient
conquises, ils en exterminaient tous les mâles qui avaient combattu contre le
peuple de Dieu, mais ils épargnaient les femmes et les enfants. S'agissait-il
au contraire des villes voisines qui leur avaient été promises, il était de
règle que tous les habitants en fussent immolés, à cause de leurs iniquités
antérieures ; le peuple d'Israël les châtiait, comme mandaté par le Seigneur
pour l'exécution de la justice divine ; c'est ce qui paraît dans la Deutéronome
(9, 5) : "C'est parce que ces nations ont commis l'iniquité que tu es
entré chez elles pour leur ruine." Quant aux arbres fruitiers, il était
prescrit de les sauvegarder, pour l'avantage même du peuple juif qui devait
entrer en possession de la cité et de son territoire.
5. Ceux qui venaient de
bâtir une maison, de planter une vigne ou de prendre femme étaient écartés du
combat pour un double motif. C'est d'abord qu'on a communément plus d'amour
pour les biens qu'on vient d'acquérir ou qu'on est sur le point d'acquérir, et
que par conséquent on redoute davantage de les perdre. On pouvait donc estimer
que par suite de cet amour, la crainte excessive de la mort, rendrait de tels
hommes moins courageux au combat. - En second lieu, selon une observation
d'Aristote, c'est parce que "celui qui est sur le point de saisir un bien
et qui s'en trouve frustré semble victime d'un mauvais sort" ; ainsi donc,
pour éviter que la situation de ces malheureux privés par la mort d'un bonheur
imminent, ne désolât davantage les parents qu'ils laissaient, ou bien même que
le peuple, à ce spectacle, ne fût frappé de terreur, on mettait de tels hommes
à l'abri du danger, en les éloignant du champ de bataille.
6. Ce n'est pas pour leur avantage personnel qu'on renvoyait chez eux les poltrons, mais pour épargner au peuple l'inconvénient de leur présence, car leur peur et leur fuite pouvaient être contagieux.
Objections :
1. Aristote dit : "En
ce qu'il est, l'esclave appartient au maître." Or la propriété est
perpétuelle. C'est donc à tort que l'Exode (21, 2) ordonne la mise en liberté
des esclaves à la septième année.
2. Comme l'âne, comme le
boeuf ou un animal quelconque, l'esclave est la propriété du maître. Mais le
Deutéronome, d'une part (22, 1-3), prescrit de restituer à leur propriétaire
les animaux égarés, et il donne d'autre part (23, 15) cette règle
contradictoire : "Tu ne remettras pas à son maître l'esclave qui se sera
réfugié chez toi."
3. Plus encore que la loi
humaine, la loi divine doit inciter les coeurs à la pitié. Or les lois humaines
punissent sévèrement ceux qui traitent avec trop de rigueur leurs esclaves de
l'un ou l'autre sexe ; d'autre part, il n'est pas de traitement plus rigoureux
que celui qui entraîne la mort. On ne saurait donc approuver la loi, établie
par l'Exode (21, 20 s), selon laquelle "si l'esclave mâle ou femelle
survit jusqu'au lendemain, le maître qui l'aura battu échappera à tout châté du
maître".
4. Le père n'a pas sur son
fils le même pouvoir que le maître sur l'esclave, si l'on en croit Aristote, et
le pouvoir de mettre en vente l'esclave ou la servante appartient au droit du
maître. C'est donc à tort que la loi, dans l'Exode (21, 7), autorise un
particulier à vendre sa fille comme esclave ou comme servante.
5. Les fautes doivent être
châtiées par celui qui a autorité sur le coupable, et c'est le père qui a
autorité sur le fils. Il est donc anormal qu'aux termes du Deutéronome (21, 18)
le père doive conduire son fils devant les anciens de la ville pour le faire
châtier.
6. D'après le Deutéronome
(7, 3 s), un précepte divin interdisait le mariage avec les étrangères et,
d'après le premier livre d'Esdras (10), de telles unions devaient même être
rompues. Il est donc incohérent que Dieu (21) permette aux Israélites d'épouser
leurs captives étrangères (Dt 2l, 10s).
7. Par ordre de Dieu, selon
le Lévitique (18), les mariages sont prohibés à certains degrés de
consanguinité ou d'affinité. Il est donc incohérent que Dieu prescrive (Dt 25,
5) que, si un homme meurt sans laisser d'enfants, sa veuve doit épouser le
frère du défunt.
8. A l'intimité parfaite
qui règne entre époux, doit correspondre une inviolable fidélité qui n'est
concevable que dans une union indissoluble. On s'étonne donc que, par la
permission de Dieu (Dt 24, 1-4), le mari eût licence de renvoyer sa femme,
moyennant une lettre de répudiation, et qu'il ne lui fût plus permis de la
reprendre par la suite.
9. Si la femme peut être
infidèle à son mari, l'esclave peut aussi être infidèle à son maître, et le
fils à son père. Or la loi n'a institué de sacrifice d'aucune sorte en vue de
découvrir la faute de l'esclave ou du fils contre les droits du maître ou du
père. Il n'y avait donc pas de raison d'instituer le sacrifice de jalousie,
dont il est question dans les Nombres (5, 12 s), pour découvrir l'adultère de
la femme. On voit donc qu'en matière familiale les préceptes judiciaires de la
loi laissent à désirer.
Cependant :
le Psaume (19) assure : "Les
décrets du Seigneur sont vrais, ils trouvent en eux-mêmes leur
justification."
Conclusion :
On lit dans Aristote : "La communauté qui s'établit entre membres d'une même famille est liée aux activités journalières commandées par les besoins de la vie." Or la vie humaine est assurée d'une double manière. D'abord au plan individuel, en ce sens que l'homme subsiste dans son identité distincte ; pour se conserver en ce sens, la vie humaine se sert des biens extérieurs qui procurent à l'homme la nourriture, le vêtement et autres articles de nécessité vitale, et c'est afin d'y pourvoir que l'homme a besoin d'esclaves. D'autre part, au plan spécifique, la vie humaine se conserve par la génération : à cet effet l'homme a besoin d'une femme qui lui donne une progéniture. Si bien que la communauté domestique comporte un triple système de rapports : de maître à esclave, de mari à femme, de père à fils. Or, sur chacun d'eux, la loi ancienne offrait des prescriptions satisfaisantes.
Elle a voulu que les esclaves fussent traités avec modération, et d'abord qu'on ne les accablât point de travaux excessifs : ainsi le Deutéronome (5, 14) rapporte ce commandement divin "qu'au jour du sabbat ton serviteur et ta servante se reposent comme toi-même". Modération aussi dans les châtiments qu'on devrait leur infliger, car la loi a condamné ceux qui auraient mutilé leurs esclaves, à leur rendre la liberté (Ex 21, 26 s). Même disposition en faveur de la servante qu'on aurait maltraitée. Touchant en particulier les esclaves israélites, le livre de l'Exode (21, 2 s) a prescrit qu'ils s'en iraient librement à la septième année avec tout ce qu'ils avaient apporté, y compris leurs vêtements ; et le Deutéronome (15, 13 s) demande en outre qu'on leur donne un viatique.
Au sujet des femmes, voici les règles légales en matière matrimoniale : l'épouse devra appartenir à la même tribu que le mari (Nb 36, 5 s), et ceci pour maintenir la répartition des terres entre les tribus. On devra épouser la veuve de son frère mort sans enfant (Dt 25, 5 s), disposition qui tend à procurer, au moins par manière d'adoption, une postérité à celui qui n'a pu en avoir par descendance charnelle, et par suite à sauver la mémoire du défunt d'une disparition complète. De plus le mariage était interdit avec deux catégories de personnes : les étrangères, à cause de leur influence dangereuse, et les proches parentes, pour la réserve que la nature prescrit à leur égard. - La manière de traiter les femmes dans le mariage était également réglée. On ne devait pas compromettre leur réputation à la légère : ainsi une peine est portée contre celui qui accuse sa femme faussement (Dt 22, 13 s). Un fils ne devait pas, en haine de sa mère, être désavantagé (Dt 21, 15 s). De plus, en cas de désaccord, la femme ne devait pas être persécutée, mais plutôt renvoyée, par acte écrit (Dt 24, 1). Enfin, pour accroître dès le début l'affection conjugale, il est prescrit (Dt 24, 5) que le nouveau marié sera exempté de toute obligation de caractère public, afin de pouvoir, en compagnie de sa femme, jouir librement de son bonheur.
En ce qui concerne les fils, la
règle était que les pères devaient pourvoir à leur éducation, en les
instruisant de la foi, comme le signale l'Exode (12, 26 s) : "Quand vos
fils vous demanderont "Que signifie cette cérémonie" vous leur direz
"C'est la Pâque du Seigneur"" ; et en les instruisant de la
morale, car les pères devaient proclamer, selon le Deutéronome (21, 20) :
"Mon fils méprise mes avertissements, il s'adonne aux excès de la débauche
et de l'intempérance."
Solutions :
1. Le Seigneur, après avoir
libéré de la servitude les enfants d'Israël et les avoir attachés au service
divin, ne voulait plus qu'ils connussent un esclavage perpétuel. Le Lévitique
(25, 39 s) en tire cette conséquence : "Si, poussé par la pauvreté, ton
frère se vend à toi, tu ne feras pas peser sur lui la servitude des esclaves,
mais il sera comme un salarié ou un hôte. C'est de moi en effet qu'ils sont
esclaves et je les ai fait sortir de la terre d'Égypte : qu'ils ne soient pas
vendus comme esclaves." Aussi, comme il s'agissait d'un esclavage relatif
et non d'un esclavage proprement dit, ils étaient remis en liberté au bout d'un
certain temps.
2. Cette règle s'entend de
l'esclave que son maître recherche pour le tuer ou pour l'employer au mal.
3. En ce qui concerne les
sévices sur la personne des esclaves, la loi semble avoir distingué. Si le tort
était évident, elle infligeait une peine : pour une mutilation, c'était la
perte de l'esclave, qu'il était prescrit d'affranchir ; pour la mort de
l'esclave, c'était la peine prévue pour l'homicide si la victime mourait entre
les mains du maître qui le battait. - A dé un esclave lui appartenant, par
exemple lorsque l'esclave frappé ne mourait pas sur le champ, mais survivait
quelques jours. Il n'était pas sûr en effet que la mort fût causée par les
mauvais traitements. Du reste, eût-on maltraité un homme libre, pourvu
toutefois que celui-ci ne mourût pas sur l'heure mais pût marcher à l'aide d'un
bâton, on n'était pas convaincu d'homicide. Sans doute l'Exode (21, 18-19)
ordonne-t-il de dédommager la victime de ses frais médicaux, mais ce règlement
ne pouvait avoir lieu de meure à esclave, car tout ce que l'esclave possédait,
et sa personne même, était en un sens la propriété du maître. C'est pourquoi
celui-ci est expressément exempté de l'amende pour ce motif "qu'il s'agit
de la propriété du maître".
4. On l'a dit, nul Juif ne
pouvait détenir un de ses compatriotes en esclavage pur et simple ; c'était un
esclavage relatif, une sorte de service à gages et temporaire. En ce sens, la
loi permettait de vendre son fils ou sa fille, quand l'indigence y
contraignait. C'est bien ce que marquent les termes de la loi dans l'Exode (21,
7) : "Lorsqu'un homme aura vendu sa fille comme servante, elle ne s'en ira
pas à la manière des esclaves." Dans ces conditions, on pouvait encore non
seulement vendre un enfant mais se vendre soi-même, en qualité de mercenaire
plutôt que d'esclave, comme le suggère le Lévitique (25, 39 s) : "Si ton frère,
contraint par l'indigence, se vend à toi, tu ne lui imposeras pas un service
d'esclave, mais il sera comme un salarié ou un hôte."
5. Aristote remarque que la
puissance paternelle comporte un simple pouvoir de remontrance et non la force
de coercition qui permet de contraindre les indociles et les rebelles. Aussi,
en ce cas, la loi voulait que le fils rebelle fût châtié par les chefs de la
cité.
6. Le Seigneur fit défense
de contracter mariage avec des étrangères pour écarter le danger d'une séduction
qui mènerait à l'idolâtrie. L'interdiction concernait spécialement les femmes
originaires des peuples voisins, comme ayant plus de chance de persévérer dans
leurs pratiques religieuses. Mais si quelqu'une voulait renoncer au culte
idolâtrique et passer à celui de la loi, on pouvait l'épouser : ce fut le cas
de Ruth, épousée par Booz. N'avait-elle pas dit à sa belle-mère : "Ton
peuple sera mon peuple, ton Dieu sera mon Dieu" (Ruth 1, 16) ? Pour cette
raison, une captive ne pouvait être prise en mariage qu'elle ne se fût d'abord
rasé la chevelure et rogné les ongles, qu'elle n'eût quitté sa robe de
captivité et pleuré son père et sa mère, en quoi s'exprime le rejet définitif
de l'idolâtrie.
7. L'explication est
fournie par S. Jean Chrysostome : "Pour les Juifs qui n'avaient d'autre
perspective que la vie présente, la mort paraissait un mal sans rémission ; la
règle était donc d'épouser la veuve de son frère afin de donner un fils à
celui-ci et d'apporter un certain adoucissement au deuil. Nul toutefois, en
dehors du frère ou du proche parent, n'était obligé de prendre la femme du
défunt, le fruit de ces autres unions n'ayant pas le même titre à passer pour
fils du disparu, sans compter que l'obligation de relever la maison du défunt
ne s'imposait pas aux étrangers avec la même force qu'au frère, par la loi du
sang." Cela montre qu'en épousant la veuve de son frère, il tenait la
place du défunt.
8. La loi a admis la
répudiation de l'épouse, non que cette pratique soit juste en elle-même, mais à
cause de l'endurcissement des juifs, selon les paroles de Notre Seigneur en S.
Matthieu (19, 8). On reviendra plus longuement sur cette question au traité du
mariage.
9. L'infidélité de la femme adultère est fréquente, vu l'attrait du plaisir, et dissimulée, car, comme on le lit dans Job (24, 15), "L’oeil de l'adultère guette la tombée du jour". Du fils au père, de l'esclave au maître, la situation est toute différente : ici l'infidélité ne procède pas de la convoitise, mais plutôt d'un naturel méchant, et elle ne saurait se dissimuler comme celle de la femme adultère.
LA LOI NOUVELLE
Continuons en étudiant la loi de l'Évangile, qu'on appelle la loi nouvelle. Nous la considérerons d'abord en elle-même (Question 106), puis dans ses rapports avec la loi ancienne (Question 107), enfin dans son contenu (Question 108).
1. Quelle est sa nature : est-elle une loi écrite, ou une loi intérieure ? - 2. Quelle est son efficacité : justifie-t-elle ? - 3. Quelle est son origine : devait-elle être donnée au commencement du monde ? - 4. Quel est son terme : durera-t-elle jusqu'à la fin du monde, ou bien faut-il qu'une autre loi lui succède ?
Objections :
1. Cette loi, c'est
l'Évangile, c'est-à-dire un texte écrit : "Cela a été écrit pour que vous
croyiez" (Jn 20, 31). La loi nouvelle est donc bien une loi écrite.
2. La loi intérieure, c'est
la loi naturelle "Ceux-là, dit S. Paul (Rm 2, 14 s), accomplissent
naturellement les prescriptions de la loi, qui ont ces prescriptions inscrites
dans leur coeur." Si la loi évangélique était une loi intérieure, on ne la
distinguerait pas de la loi naturelle.
3. Seuls ceux qui sont sous
le régime de la nouvelle alliance ont pour loi l'Évangile ; au contraire la loi
intérieure est commune aux ressortissants de l'ancienne alliance et à ceux de
la nouvelle : "La Sagesse divine passant, à travers les générations, dans
les âmes saintes en fait des amis de Dieu et des prophètes" (Sg 7, 27). La
loi nouvelle n'est donc pas une loi intérieure.
Cependant :
la loi nouvelle, c'est la loi de la
nouvelle alliance, et cette loi est mise dans le coeur. Jérémie l'annonçait
(31, 31 s.) : "Des jours viennent, dit le Seigneur, où je conclurai avec
la maison d'Israël et avec la maison de Juda une alliance nouvelle." S.
Paul (He 8, 10), s'appuyant sur ce texte, explique ainsi ce qu'est cette
alliance nouvelle : "Voici l'alliance que je ferai avec la maison d'Israël
: je mettrai mes lois dans leur esprit et je les graverai dans leur
coeur." Ainsi la loi nouvelle est bien une loi intérieure.
Conclusion :
Selon une maxime du Philosophe, "toute réalité se définit par ce qu'il y a en elle de plus important". Or, ce qui prime dans la loi de la nouvelle alliance, ce en quoi réside toute son efficacité, c'est la grâce du Saint-Esprit, donnée par la foi au Christ. C'est donc précisément la grâce du Saint-Esprit, donnée à ceux qui croient au Christ, qui constitue au premier chef la loi nouvelle. Telle est manifestement la pensée de S. Paul (Rm 3, 27) : "Où est donc le droit de se glorifier ? Il est exclu. Par quelle loi ? Par celle des oeuvres ? Non, mais par la loi de la foi" ; car il appelle "loi" la grâce même de la foi. Il s'exprime plus nettement encore ailleurs (Rm 8, 2) : "La loi de l'esprit de vie dans le Christ Jésus m'a délivré de la loi du péché et de la mort." Ce qui fait dire à S. Augustin : "Comme la loi des oeuvres fut écrite sur des tables de pierre, la loi de la foi fut écrite dans le coeur des fidèles" ; et encore : "Quelles sont-elles, ces lois que Dieu lui-même a inscrites dans nos coeurs, sinon la présence même du Saint-Esprit ?"
Il y a toutefois dans la loi
nouvelle certaines dispositions qui préparent à la grâce du Saint-Esprit, ou
qui tendent à la mise en oeuvre de cette grâce. Ce sont dans la loi nouvelle
des éléments en quelque sorte seconds, dont il a fallu que ceux qui croient au
Christ fussent instruits, oralement et par écrit, tant pour ce qui est à croire
que pour ce qui est à faire. Il faut donc conclure que la loi nouvelle est dans
son principe essentiel une loi intérieure, mais que dans ses éléments
secondaires eue est une loi écrite.
Solutions :
1. La lettre de l'Évangile
contient seulement ce qui se rattache à la grâce de l'Esprit Saint par mode de
dispositions préparatoires, ou comme règles gouvernant l'usage de cette grâce.
Voyons d'abord les dispositions préparatoires : à ce titre, d'une part, en vue
de l'intelligence que procure cette foi en laquelle est donnée la grâce de
l'Esprit Saint, sont contenues dans l'Évangile les vérités propres à manifester
la divinité ou l'humanité du Christ. D'autre part, comme préparation affective,
l'Évangile contient les enseignements tendant au mépris du monde, ce mépris qui
rend l'homme apte à recevoir la grâce de l'Esprit Saint : "Le monde
(entendons : ceux qui aiment le monde) ne peut recevoir le Saint-Esprit"
(Jn 14, 17). - Reste l'usage de la grâce spirituelle ; il consiste dans les
actes des vertus, auxquels le texte évangélique incite les hommes de
mille façons.
2. Ce qui est intérieur à
l'homme peut s'entendre en deux sens : soit en rapport avec la nature humaine,
et c'est ainsi que la loi naturelle est une loi mise au coeur de l'homme ;
ou bien c'est quelque chose qui s'ajoute à la nature et qui est introduit dans
l'homme par don de grâce. En ce dernier sens la loi nouvelle est mise dans
l'homme, ne se bornant pas à indiquer ce qu'il faut faire, mais aidant aussi à
l'accomplir.
3. Nul n'a jamais possédé la grâce du Saint-Esprit si ce n'est par la foi au Christ, explicite ou implicite. Or par la foi au Christ on appartient à la nouvelle alliance. Il s'ensuit que tous ceux en qui fut déposée cette loi de grâce appartenaient de ce fait à la nouvelle alliance.
Objections :
1. Nul n'est justifié s'il
n'obéit à la loi de Dieu le Christ "est devenu (He 5, 9) pour tous ceux
qui lui obéissent, un principe de salut éternel". Or l'Évangile ne produit
pas toujours l'obéissance des hommes ; S. Paul remarque que "tous n'obéissent
pas à l'Évangile" (Rm 10, 16). On ne peut donc dire que la loi nouvelle
justifie.
2. L'Apôtre, pour démontrer
que la loi ancienne ne justifiait pas, s'appuie sur le fait que son avènement
développa la transgression : "La loi produit la colère, car là où il n'y a
pas de loi il n'y a pas non plus de transgression" (Rm 4, 15). Mais la loi
nouvelle a accru bien davantage la transgression, car un châtiment plus sévère
est mérité par celui qui pèche encore, après le don de la loi nouvelle :
""Si quelqu'un viole la loi de Moïse, sans pitié, sur la déposition
de deux ou trois témoins, c'est pour lui la mort." De quel châtiment plus
grave croyez-vous donc que sera digne celui qui aura foulé aux pieds le Fils de
Dieu ?" (He 10, 28 s.) Ainsi donc la loi nouvelle, pas plus que
l'ancienne, ne justifie.
3. Justifier, c'est
proprement ce que fait Dieu : "C'est Dieu qui justifie", affirme S.
Paul (Rm 8, 33). Mais la loi ancienne fut instituée par Dieu comme la loi
nouvelle. Celle-ci ne justifie donc pas plus que celle-là.
Cependant :
aux Romains (1, 16) S. Paul déclare
: "je ne rougis pas de l'Évangile ; il est une force divine pour le salut
de quiconque croit." Comme il n'y a de salut que si l'on est justifié,
c'est donc que la loi de l'Évangile justifie.
Conclusion :
Nous venons de voir qu'il y a deux
éléments dans la loi de l'Évangile. Le premier, le principal, c'est la grâce de
l'Esprit Saint, intérieurement donnée. Ainsi entendue, la loi nouvelle
justifie. S. Augustin le dit bien : "Là (sous l'Ancien Testament), la loi
a été proposée extérieurement, pour faire peur aux injustes ; ici (sous le
Nouveau Testament), elle a été donnée intérieurement pour les rendre
justes." L'autre élément de la loi de l'Évangile est second : ce sont les
enseignements de la foi et les préceptes qui règlent les sentiments et les
actes humains. A cet égard, la loi nouvelle ne justifie pas. "La lettre
tue, l'esprit vivifie", dit S. Paul (2 Co 3, 6) et S. Augustin expliques
que la lettre, ici, désigne tout texte écrit qui demeure extérieur à l'homme,
fût-ce le texte des préceptes moraux contenus dans l'Évangile. Il en conclut
que même la lettre de l'Évangile "tuerait", si, à l'intérieur de
l'homme, ne s'y adjoignait la grâce guérissante de la foi.
Solutions :
1. L'objection ne porte que
si l'on considère dans la loi nouvelle non le principe essentiel, mais
seulement l'élément second, c’est-à-dire les enseignements et les préceptes
oraux ou écrits imposés à l'homme de l'extérieur.
2. La grâce de la nouvelle
alliance aide l'homme à ne pas pécher, mais elle ne le confirme pas dans le
bien jusqu'à le rendre impeccable, car cela fait partie de l'état de gloire. Si
donc un homme qui a reçu la grâce de la nouvelle alliance vient à pécher, il
mérite une peine plus sévère parce qu'il abuse de bienfaits plus grands et ne
tire pas parti du secours qui lui est donné. Mais ce n'est pas une raison pour
dire que la loi nouvelle "produit la colère", car, de soi, elle donne
l'aide suffisante pour ne pas pécher.
3. Certes, c'est un seul et même Dieu qui a donné à l'homme les deux lois, mais il ne les a pas données de la même façon. Il a donné la loi ancienne gravée sur des tables de pierre, et la loi nouvelle "gravée sur des tables de chair, sur nos coeurs" (2 Co 3, 3). Cette expression paulinienne est ainsi commentée par S. Augustin : "Cette lettre-là, écrite à l'extérieur de l'homme, l'Apôtre l'appelle pourvoyeuse de mort et de condamnation ; mais celle-ci, la loi de la nouvelle alliance, il la nomme un ministère de l'esprit et de la justice, car grâce au don de l'Esprit nous vivons selon la justice et nous échappons à la condamnation du péché."
Objections :
1. Après avoir dit que
"Dieu ne fait pas acception des personnes" (Rm 2, 11), S. Paul
déclare que "tous les hommes ont péché et sont privés de la gloire de
Dieu" (Rm 3, 23). Il fallait donc que dès l'origine du monde la loi
fournît à tous le secours nécessaire.
2. Pour les hommes, la
différence des temps ne compte pas moins que la diversité des lieux. Si Dieu,
"voulant que tous les hommes fussent sauvés" (1 Tm 2, 4), a commandé
de prêcher l'Évangile en tout lieu (Mt 28, 19 ; Mc 16, 15), c'est que la loi de
l'Évangile devait aussi exister de tout temps, et donc être donnée dès le début
du monde.
3. Le salut de l'âme, qui
est éternel, est plus nécessaire à l'homme que le salut du corps, qui est
temporel. Mais Dieu, dès les origines, a pourvu au salut corporel de l'homme
en mettant à sa disposition tous les êtres créés pour lui (Gn 1, 26. 28 s). La
loi nouvelle, éminemment nécessaire au salut spirituel, devait donc aussi être
donnée dès le commencement du monde.
Cependant :
nous lisons en S. Paul (1 Co 15,
46) : "Ce n'est pas l'être spirituel qui vient d'abord, c'est l'être
animal." La loi nouvelle, étant ce qu'il y a de plus spirituel, ne devait
donc pas être donnée dès l'origine du monde.
Conclusion :
Pour montrer que la loi nouvelle ne devait pas être accordée dès l'origine du monde, on peut avancer trois arguments : 1° Ce qui est principal dans la loi nouvelle, nous le savons, c'est la grâce du Saint-Esprit ; celle-ci ne devait pas être répandue en abondance avant que la rédemption consommée par le Christ eût débarrassé le genre humain de l'obstacle du péché. D'où cette parole (Jn 7, 39) : "L'Esprit Saint n'était pas encore donné, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié." Et S. Paul met en lumière le même argument lorsque, après avoir mentionné "la loi de l'Esprit de vie", il ajoute : "Dieu en envoyant son Fils pour le péché, dans une chair semblable à celle du péché, a condamné le péché dans la chair afin que la justice de la loi fût accomplie en nous" (Rm 8, 2 s.).
2° On peut aussi tirer argument de la perfection de la loi nouvelle. Ce n'est pas du premier coup qu'un être est amené à sa perfection, mais par une série d'étapes dans la durée : on est d'abord enfant, et homme ensuite. S. Paul connaît aussi cet argument : "La loi fut notre pédagogue dans le Christ, afin que nous fussions justifiés par la foi ; mais du moment que la foi est venue, nous ne sommes plus sous le pédagogue" (Ga 3, 24).
3° Enfin, la loi nouvelle est la
loi de grâce. Il fallait d'abord que l'homme fût abandonné à lui-même dans
l'état de la loi ancienne ; ainsi tombant dans le péché et connaissant sa
faiblesse, il reconnaîtrait qu'il a besoin de la grâce. Ici encore, dit S.
Paul, "la loi est intervenue pour faire abonder le péché. Mais là où le
péché avait abondé, voici qu'a surabondé la grâce" (Rm 5, 20).
Solutions :
1. A cause du péché de son
premier père, l'humanité a mérité d'être privée du secours de la grâce. Selon
S. Augustin "lorsque ce secours n'est pas donné, c'est justice, et
lorsqu'il est donné, c'est grâce". On ne doit donc pas dire que Dieu fait
acception des personnes parce qu'il ne propose pas à tous, dès l'origine du
monde, la loi de grâce qui devait se présenter au moment voulu.
2. La diversité des lieux
n'entraîne pas pour l'humanité un changement d'état comme fait la succession
des âges. On comprend donc que la loi nouvelle se propose en tout lieu, mais
non en tout temps. Néanmoins, nous le savons, il y eut à toute époque des hommes
qui appartenaient à la nouvelle alliance.
3. Les biens nécessaires au salut corporel répondent dans l'homme aux exigences de sa nature, que le péché ne supprime pas, tandis que les biens nécessaires au salut spirituel sont en rapport avec la grâce, que le péché fait perdre.
Objections :
1. S. Paul semble insinuer
le contraire lorsqu'il dit (1 Co 13, 10) : "Quand sera venu ce qui est
parfait, ce qui est partiel disparaîtra." Or la loi nouvelle n'est que
partielle, puisque l'Apôtre venait justement d'observer (v. 9) : "Notre
connaissance est partielle, nos prophéties sont partielles." La loi
nouvelle doit donc disparaître un jour, pour faire place à un état plus
parfait.
2. Notre Seigneur a promis
à ses disciples qu'à l'avènement du Saint-Esprit ils connaîtraient "la
vérité tout entière" (Jn 16, 13). Or l'Église sous le régime du Nouveau
Testament, ne connaît pas encore toute la vérité. Il faut donc attendre un
autre état où le Saint-Esprit manifestera toute la vérité.
3. De même que le Père est
autre que le Fils, et que le Fils est autre que le Père, de même le
Saint-Esprit est autre que le Père et le Fils. Or il y eut un état approprié à
la personne du Père, l'état de la loi ancienne, où la génération était en
honneur. Il y a aussi un état différent qui se rattache à la personne du Fils,
l'état de la loi nouvelle, où le premier rang appartient aux clercs qui
s'adonnent à la Sagesse, appropriée au Fils. Il y aura donc un troisième état,
celui du Saint-Esprit, où régneront les hommes spirituels.
4. Notre Seigneur affirme
(Mt 24, 14) : "Cet évangile du Royaume sera prêché dans tout l'univers et
alors viendra la fin." Mais il y a longtemps que l'évangile du Christ a
été prêché dans l'univers entier, et pourtant la fin n'est pas encore venue.
L'évangile du Christ n'est donc pas l'évangile du Royaume, mais il y aura un
autre évangile de l'Esprit Saint, c'est-à-dire une autre loi.
Cependant :
Notre Seigneur a dit : "je
vous le dis, cette génération ne passera pas que tout cela ne soit arrivé"
(Mt 24, 34). S. jean Chrysostome voit dans "cette génération" celle
des fidèles du Christ. L'état qui est le leur doit donc durer jusqu'à la fin du
monde.
Conclusion :
L'état de ce monde peut subir deux sortes de changements : 1° Un changement de loi. En ce sens, aucun autre état ne doit succéder à celui de la loi nouvelle. Celle-ci a déjà elle-même succédé à la loi ancienne comme un état plus parfait succède à un état moins parfait ; mais aucun autre état de la vie présente ne peut être plus parfait que celui de la loi nouvelle, car rien ne peut être plus proche de la fin ultime que ce qui y introduit immédiatement. Selon l'épître aux Hébreux (10, 19) : "Nous avons par le sang de jésus un accès assuré dans le sanctuaire ; il nous a frayé une voie nouvelle, approchons-nous." Ainsi ne peut-il y avoir dans la vie présente d'état plus parfait que celui de la loi nouvelle, car plus un être est près de sa fin ultime, plus il est parfait.
2° Mais l'état de l'humanité peut
aussi changer en ce sens que, la loi restant la même, les hommes se comportent
différemment à son égard, avec plus ou moins de perfection. En ce sens, l'état
de la loi ancienne a connu de fréquents changements : par moments, les
dispositions légales étaient observées avec soin ; par moments, elles étaient
totalement négligées. De même, l'état de la loi nouvelle varie lui aussi, selon
la différence des lieux, des époques, des personnes, dans la mesure où la grâce
du Saint-Esprit est possédée plus ou moins parfaitement par tel ou tel.
Cependant, il n'y a pas à attendre un autre état à venir où la grâce de
l'Esprit Saint serait possédée plus parfaitement qu'elle ne l'a été jusqu'ici,
notamment par les Apôtres qui "ont reçu les prémices de l’Esprit" (Rm
8, 23), c'est-à-dire, suivant une glosei, qui ont reçu l'Esprit "avant les
autres et plus abondamment".
Solutions :
1. Selon Denys, il y a
trois états de l'humanité celui de la loi ancienne, celui de la loi nouvelle,
et un troisième qui leur fait suite, non dans la vie présente mais dans la vie
future, c'est-à-dire dans la patrie. Le premier de ces états est imparfait et
figuratif par rapport à celui de l'Évangile ; de même, l'état présent est
imparfait et figuratif par rapport à celui de la patrie, et il disparaît quand
celui-ci survient : "Maintenant nous regardons dans un miroir, en énigme ;
mais alors ce sera face à face" (1 Co 13, 12).
2. Selon S. Augustin, Montan et Priscille prétendaient que le don de l'Esprit Saint, promis par Notre Seigneur, ne s'était pas réalisé chez les Apôtres, mais en eux-mêmes. De leur côté, les manichéens soutenaient que cette promesse avait été réalisée en la personne de Mani, qu'ils tenaient pour l'Esprit Paraclet. C'est pourquoi les uns et les autres rejetaient les Actes des Apôtres qui montrent à l'évidence l'accomplissement de cette promesse au profit des Apôtres, promesse réitérée par le Seigneur (Ac 1, 5) : "Vous serez baptisés dans l'Esprit Saint sous peu de jours", et dont la réalisation est signalée au chapitre 2 du même livre. Mais ces niaiseries ne résistent pas à l'affirmation de S. Jean (7, 39) : "L'Esprit Saint n'était pas encore donné, car jésus n'avait pas encore été glorifié." Cela fait comprendre qu'aussitôt après la glorification du Fils dans sa résurrection et son ascension, l'Esprit Saint fut donné. Du même coup est exclue l'illusion de tous ceux qui prétendraient qu'on doit attendre un autre âge, celui de l'Esprit Saint.
D'ailleurs le Saint-Esprit a
enseigné aux Apôtres la vérité entière, en ce qui est nécessaire au salut,
c'est-à-dire en matière de foi et de moeurs. Mais il ne leur a pas enseigné
tout ce qui devait arriver dans l'avenir, car cela ne les regardait pas :
"Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le
Père a fixés dans sa puissance" (Ac 1, 7).
3. La loi ancienne n'était
pas seulement la loi du Père, mais aussi la loi du Fils, qui y était d'avance
figuré. "Si vous croyiez en Moïse, vous croiriez aussi en moi, dit le
Seigneur, puisqu'il a écrit à mon sujet" (Jn 5, 46). Et de son côté la loi
nouvelle n'est pas seulement la loi du Christ, mais aussi la loi de l'Esprit
Saint. L'épître aux Romains (8, 2) parle de la "loi de l'esprit de vie
dans le Christ Jésus". Alors n'attendons pas une autre loi qui serait la
loi du Saint-Esprit.
4. Le Christ avait dit dès le début de la prédication de l'Évangile : "Le Royaume des cieux est tout proche" (Mt 4, 17). On ne peut donc soutenir sans absurdité que l'évangile du Christ ne serait par l'évangile du Royaume. - Mais on peut envisager de deux façons la prédication de l'évangile du Christ. Si l'on songe à la diffusion de la connaissance du Christ, l'évangile a été prêché dans tout l'univers dès le temps des Apôtres, comme le démontre S. Jean Chrysostome. En ce sens, la fin du texte allégué : "et alors viendra la fin" se réfère à la destruction de Jérusalem, qui était littéralement en cause. Mais on peut aussi considérer la prédication de l’Évangile dans l'univers avec tout son effet, de telle sorte que l'Église soit établie en chaque pays : il faut alors admettre avec S. Augustin dans sa lettre à Hésychius que l'Évangile n'a pas encore été prêché dans tout l'univers ; mais dès que ce sera chose faite, alors viendra la fin du monde.
Somme Théologique Ia-IIae
1. La loi nouvelle diffère-t-elle de la loi ancienne ?- 2. En réalise-t-elle l'accomplissement ? - 3. Y est-elle contenue ? - 4. Laquelle est la plus pesante : la loi nouvelle ou la loi ancienne ?
Objections :
1. L'une et l'autre loi est
accordée à ceux qui ont foi en Dieu, car "sans la foi il est impossible de
plaire à Dieu" (He 11, 6). Or, nous lisons dans la Glose (sur Mt 21, 9)
que la foi d'aujourd'hui est identique à celle d'autrefois. Il y a donc aussi
identité de loi.
2. S. Augustin a résume
"en deux mots la différence entre la loi et l'Évangile : crainte et
amour". Or il n'y a pas là de quoi distinguer loi nouvelle et loi
ancienne, parce que celle-ci comportait également des préceptes de charité :
"Tu aimeras ton prochain" (Lv 19, 18) et : "Tu aimeras le
Seigneur ton Dieu" (Dt 6, 5) ; - On ne peut davantage retenir cette autre
différence signalée par S. Augustin : "L'ancienne alliance comportait des
promesses temporelles, et la nouvelle contient des promesses spirituelles et
éternelles." En réalité, même dans le Nouveau Testament, il y a des
promesses temporelles, par exemple : "Vous recevrez le centuple en ce
monde, maisons, frères, etc." (Mc 10, 30) ; et l'Ancien Testament faisait
espérer des promesses spirituelles et éternelles, puisque l'épître aux Hébreux
(11, 16) dit des Pères de l'ancien temps : "C'est à une patrie meilleure
qu'ils aspirent, à la patrie céleste." Ainsi, la loi nouvelle ne paraît
pas différente de la loi ancienne.
3. L'Apôtre a l'air de
suggérer une différence entre ces deux lois lorsqu'il appelle l'ancienne la loi
des oeuvres, et la nouvelle la loi de la foi (Rm 3, 27). Mais la première aussi
fut une loi de la foi : "Leur foi à tous fut louée", dit l'épître aux
Hébreux (11, 39), évoquant les Pères de l'ancienne loi. Et à son tour la loi
nouvelle est aussi une loi des oeuvres : "Faites du bien à ceux qui vous
haïssent" (Mt 5, 44) et : "Faites cela en mémoire de moi" (Lc
22, 19). Ainsi la loi nouvelle n'est pas différente de l'ancienne.
Cependant :
l'Apôtre écrit aux Hébreux (7, 12)
: "Un changement de sacerdoce entraîne nécessairement un changement de
loi." Comme il démontre au même endroit qu'entre l'Ancien et le Nouveau
Testament il y a eu changement de sacerdoce, il s'ensuit que la loi aussi a
changé.
Conclusion :
Toute loi, avons-nous dit précédemment, ordonne la conduite humaine en vue d'une fin déterminée. Or, ce qui est ordonné à une fin peut, du point de vue de la fin, se diversifier de deux manières. Ou bien cela se réfère à des fins différentes : il s'agit alors d'une diversité spécifique, surtout s'il s'agit d'une fin prochaine. Ou bien certains actes se réfèrent de près, les autres de loin, à une fin donnée. Il saute aux yeux par exemple que des mouvements ordonnés à des termes différents diffèrent spécifiquement, tandis que deux phases d'un même mouvement, dont l'une est plus proche du terme que l'autre, mettent dans ce mouvement une différence qui tient à un degré imparfait de perfection.
De là vient qu'entre deux lois une double distinction est concevable. Ou bien elles sont absolument différentes, comme relevant de fins différentes ; ainsi dans la cité il y aurait une différence spécifique entre le système législatif assurant la souveraineté du peuple, et celui qui donnerait la prépondérance à l'aristocratie urbaine. - Ou bien deux législations peuvent différer en ce que les dispositions de l'une sont en relation plus étroite avec la fin, celles de l'autre en rapport plus lointain. On admet par exemple que, sous un seul et même régime politique, autre est la législation imposée aux hommes faits, dès maintenant capables de satisfaire aux exigences du bien public, autre la législation qui règle l'éducation des enfants, ceux-ci devant être préparés à l'accomplissement de leurs tâches viriles.
Donc, du premier point de vue, la
loi nouvelle ne diffère pas de la loi ancienne, car toutes deux n'ont qu'une
fin, la soumission des hommes à Dieu, et ce Dieu est unique, celui de la
nouvelle et de l'ancienne alliance : "Unique est le Dieu qui justifie le
circoncis à raison de sa foi, et l'incirconcis par le moyen de sa foi" (Rm
3, 30). - Du second point de vue, la loi nouvelle diffère de l'ancienne, car
celle-ci est comparable au pédagogue, selon l'expression de S. Paul (Ga 3, 24)
tandis que la loi nouvelle est une loi de perfection, étant celle de la
charité, que l'Apôtre appelle le "lien de la perfection" (Col 3, 14).
Solutions :
1. Si la foi des deux
alliances est identique, c'est que leur fin est unique ; car nous avons vu que
l'objet des vertus théologales, au nombre desquelles se trouve la foi, est la
fin ultime. N'empêche que la foi n'avait pas sous la loi ancienne le même
régime que sous la loi nouvelle : ce qui était à venir pour la foi d'alors est
chose faite pour la nôtre.
2. Toutes les différences qu'on signale entre la loi nouvelle et l'ancienne se ramènent à une inégalité de perfection. Les préceptes légaux, en effet, portent toujours sur des actes vertueux. Or l'inclination à exercer ces actes n'est pas la même chez les imparfaits, qui ne sont pas encore en possession de la vertu, et chez ceux que la possession de la vertu rend parfaits. Ce qui pousse les premiers aux oeuvres de vertu, c'est un certain motif extrinsèque, comme la menace du châtiment ou la promesse de quelque récompense extérieure, de caractère honorifique, pécuniaire, etc. Aussi la loi ancienne, s'adressant à des hommes qui n'avaient pas encore reçu la grâce spirituelle, méritait le nom de "loi de crainte" en tant qu'elle incitait à l'observation des préceptes par la menace de peines déterminées. Et elle comportait des promesses que l'on qualifie de temporelles.
Au contraire, ceux qui possèdent la vertu, c'est par amour de la vertu qu'ils inclinent à en faire les actes, et non à cause d'une pénalité ou récompense extrinsèque. C'est pourquoi, à propos de la loi nouvelle qui pour l'essentiel consiste justement dans la grâce spirituelle imprimée dans les coeurs, on parle de "loi d'amour". Elle comporte, dit-on encore, des promesses spirituelles et éternelles : ce sont les objets de la vertu, et d'abord de la charité ; en sorte que les vertueux y vont par une inclination intérieure, comme vers des biens qui ne leur sont pas étrangers et qui leur reviennent en propre. - Pour la même raison, la loi ancienne est appelée un frein pour la main, non pour le coeur : en effet, s'abstenir du péché par crainte du châtiment, ce n'est pas en détourner absolument son vouloir, comme lorsqu'on s'abstient du péché par amour de la justice ; tandis que la loi nouvelle, étant une loi d'amour, est bien un frein pour le coeur.
Il y eut toutefois, sous le régime
de l'ancienne alliance, des gens qui possédaient la charité et la grâce de
l'Esprit Saint et aspiraient avant tout aux promesses spirituelles et
éternelles, en quoi ils se rattachaient à la loi nouvelle. Inversement, il
existe sous la nouvelle alliance des hommes charnels, encore éloignés de
la perfection de la loi nouvelle : pour les inciter aux oeuvres vertueuses, la
crainte du châtiment et certaines promesses temporelles ont été nécessaires,
jusque sous la nouvelle alliance. En tout cas, même si la loi ancienne
prescrivait la charité, elle ne donnait pas l'Esprit Saint, par qui "la
charité est répandue dans nos coeurs" (Rm 5, 5).
3. Nous l'avons dit, la loi de la grâce est la loi de la foi, en tant que pour l'essentiel elle consiste précisément dans le don intérieur de la grâce accordé à ceux qui croient ; de là vient qu'on l'appelle "grâce de la foi". Secondairement elle comporte aussi certaines réalisations dans l'ordre des moeurs et des sacrements, mais ce n'est pas en cela que consiste principalement la loi nouvelle, à la différence de l'ancienne. Du reste, sous l'ancienne alliance, ceux qui furent agréables à Dieu à cause de leur foi appartenaient par le fait même à la nouvelle : seule en effet la foi au Christ, fondateur de la nouvelle alliance, les rendait justes. C'est pourquoi ü est écrit de Moïse que "l'approche du Christ lui parut être une richesse plus précieuse que les trésors de l'Égypte" (He 11, 26).
Objections :
1. Parfaire une chose n'est
pas la défaire. Or la loi nouvelle défait, ou exclut les observances de la loi
ancienne : "Si vous vous faites circoncire, dit l'Apôtre, le Christ ne
vous sera d'aucune utilité" (Ga 1, 2). La loi nouvelle n'est donc pas
l'accomplissement de l'ancienne.
2. Rien n'est accompli par
son contraire. Or le Seigneur a introduit dans la loi nouvelle des préceptes
contraires à ceux de la loi ancienne "Vous avez entendu qu'il a été dit
aux anciens "Quiconque renvoie sa femme, qu'il lui donne un acte de
répudiation", mais moi je vous dis : "Quiconque renvoie sa femme
l'expose à l'adultère"" (Mt 31, 32). La suite du passage révèle la
même opposition touchant la prohibition du serment, la prohibition du talion et
la haine des ennemis. De même il ressort de Mt (15, 11) que le Seigneur a
rejeté les prescriptions de la loi ancienne sur la distinction des aliments :
"Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur."
Donc la loi nouvelle ne porte pas l'ancienne à sa perfection.
3. Enfreindre la loi, comme
l'a fait le Christ sur certains points, ce n'est pas l'accomplir. Il a touché
le lépreux, au mépris de la loi (Mt 8, 3). Il semble avoir plusieurs fois violé
le sabbat, au point que les juifs disaient de lui ; "Cet homme n'est pas
de Dieu, lui qui n'observe pas le sabbat" (Jn 9, 16). Le Christ n'a donc
pas accompli la loi, et la loi nouvelle, qu'il a instaurée, n'est pas venue
accomplir l'ancienne.
4. On sait que la loi
ancienne comportait des préceptes moraux, des préceptes cérémoniels et des
préceptes judiciaires. S'il ressort de Mt (5) que le Seigneur a sur certains
points accompli la loi, on n'y trouve d'allusion ni aux préceptes judiciaires
ni aux préceptes cérémoniels. Il s'ensuit que la loi nouvelle ne réalise pas
intégralement l'accomplissement de l'ancienne.
Cependant :
on se heurte à l'affirmation du
Seigneur : "Je ne suis pas venu abolir la loi mais l'accomplir... Pas un
iota, pas un trait de la loi ne passera que tout ne soit arrivé" (Mt 5,
17-18).
Conclusion :
On vient de voir que loi nouvelle et loi ancienne sont dans le rapport du parfait à l'imparfait ; or ce qui est parfait réalise en plénitude ce qui manque à l'imparfait ; c'est ainsi que la loi nouvelle accomplit la loi ancienne en tant qu'elle supplée à ce qui manquait à celle-ci.
On peut d'ailleurs, dans la loi ancienne, considérer deux points : la fin qu'elle poursuivait, et les préceptes qu'elle contenait. Toute loi, avons-nous dit, a pour fin de rendre les hommes justes et vertueux ; aussi la fin de la loi ancienne était-elle la justification de l’homme. Or cette fin, la loi ne pouvait la réaliser, mais elle la figurait par certains actes cérémoniels, et elle la promettait par ses paroles. Sous ce rapport, la loi nouvelle accomplit la loi ancienne en justifiant l’homme par la vertu de la passion du Christ : "Ce que la loi ne pouvait faire, écrit S. Paul, Dieu l'a fait : en envoyant son Fils dans une chair semblable à la chair du péché, il a condamné le péché dans la chair, pour que fût complète en nous la justice de la loi" (Rm 8, 3-4).
A ce titre, la loi nouvelle procure ce que la loi ancienne promettait : "Toutes les promesses de Dieu ont trouvé leur oui en lui" (2 Co 1, 20) ; en lui, c'est-à-dire dans le Christ. - Et à ce titre encore, elle réalise ce que la loi ancienne figurait. Ainsi, selon l'Apôtre, les cérémonies étaient "l'ombre des choses à venir, mais le corps (entendez la réalité) appartient au Christ" (Col 2, 17). C'est pourquoi on désigne la loi nouvelle comme étant celle de la réalité, tandis que la loi ancienne est celle de l'ombre ou de la figure.
Mais le Christ a porté aussi à leur
plein accomplissement les préceptes de la loi ancienne, tant par ses actes que
par ses enseignements. Par ses actes, en acceptant de se faire circoncire et
d'observer toutes les prescriptions légales qui s'imposaient alors, car il
était "né sous la loi" (Ga 4, 4). - Par ses enseignements il a
apporté un triple perfectionnement aux pr ère le vrai sens de la loi, comme on
le constate à propos de la prohibition de l'homicide et de l'adultère, où les
scribes et les pharisiens ne voyaient que l'interdiction des actes extérieurs ;
mais le Seigneur, menant la loi à sa perfection, a déclaré que ses prohibitions
s'étendaient jusqu'aux péchés intérieurs. - En second lieu, le Seigneur a
perfectionné les préceptes légaux par des dispositions propres à mieux assurer
l'observation des anciennes prescriptions légales. Ainsi la loi ancienne avait
établi l'interdiction du parjure, ce qu'on est plus sûr d'observer si l'on s'abstient
généralement de jurer, sauf le cas de nécessité (Mt 5, 33). - Enfin le Seigneur
a perfectionné les préceptes de la loi en leur adjoignant certains conseils de
perfection, comme il ressort de cet épisode où, entendant quelqu'un déclarer
qu'il avait pratiqué les commandements de la loi ancienne, le Seigneur lui dit
: "Tu n'as plus qu'une chose à faire. Si tu veux être parfait, va et vends
tout ce que tu possèdes, etc." (Mt 19, 21).
Solutions :
1. Si la loi nouvelle
exclut l'observation de la loi ancienne, c'est seulement, nous l'avons dit, en
matière de cérémonies. Mais celles-ci se présentaient comme des figures de
l'avenir. Aussi, une fois accomplis les préceptes cérémonials par la
réalisation de ce qu'ils figuraient, il n'y a plus lieu de les observer ; ou
bien quelque chose serait signifié encore comme futur et non advenu. Ainsi la
promesse d'un don à faire ne tient plus une fois qu'elle a trouvé son
accomplissement dans la réalisation du don. Il en va de même pour les
cérémonies de la loi qui sont abolies du moment qu'elles sont réalisées.
2. Selon S. Augustin, il
n'y a aucune contradiction entre ces préceptes du Seigneur et ceux de la loi
ancienne : "Quand le Seigneur interdit le renvoi de la femme, il ne
s'oppose pas aux dispositions de la loi. Car celle-ci ne dit pas que l'on peut
à son gré renvoyer sa femme, et c'est à cela que s'opposerait l'interdiction du
renvoi. Évidemment le législateur ne tenait pas à ce que le mari renvoyât sa
femme, puisqu'il visait à retarder, à briser son élan précipité par l'exigence
d'un acte écrit, et à le faire revenir sur son intention de divorce."
"Et ainsi, dit ailleurs S. Augustin, pour confirmer cette règle de ne pas
renvoyer sa femme à la légère, seule l'exception de fornication a été admise
par le Seigneur." Touchant la prohibition du serment, nous venons
d'exposer une solution analogue. - Et il en va de même pour la prohibition du
talion : cette loi fixait une borne à la vengeance afin qu'on ne s'y livrât pas
avec excès ; inconvénient que le Seigneur a encore plus parfaitement exclu par
son avertissement de renoncer absolument à la vengeance. - Quant à la haine des
ennemis, il a écarté l'interprétation erronée des pharisiens en nous
avertissant de haïr non la personne, mais le péché. - Reste la distinction des
aliments : le Seigneur, sans abroger dès lors cette observance cérémonielle,
montra que nul aliment n'était impur par sa nature, mais seulement à cause de
ce qu'il figurait, nous l'avons dit plus haut.
3. Le contact des lépreux
était légalement prohibé parce que, comme le contact des cadavres, il faisait
encourir une souillure par manière d'irrégularité, nous l'avons dit. Mais le
Seigneur, qui purifiait le lépreux ne pouvait encourir cette impureté. - Il n'a
pas non plus réellement violé le sabbat par les actes qu'il a accomplis ce
jour-là, et il en fournit lui-même dans l'Évangile plusieurs raisons : d'abord,
s'il opérait des miracles, c'était par la vertu divine qui est toujours à
l’oeuvre (Jn 5, 17) ; et puis, il agissait pour sauver les hommes, alors que
les pharisiens, eux, le jour du sabbat, faisaient le nécessaire pour sauver
même les bêtes (Mt 12, 11) ; enfin, quand les disciples arrachèrent des épis le
jour du sabbat, il a invoqué à leur excuse la nécessité (v. 3). Mais on pouvait
parler de violation, selon l'interprétation abusive des pharisiens, qui
estimaient qu'on devait, le jour du sabbat, s'abstenir même des activités de
sauvetage, contrairement à l'intention de la loi.
4. Le texte de Mt (5) omet les préceptes cérémoniels de la loi, parce que leur réalisation (au sens qu'on vient d'expliquer, sol. 1) implique qu'on cesse absolument de les observer. - Parmi les préceptes judiciaires, le Seigneur a fait mention du talion, ce qu'il en dit devant s'appliquer à tous les autres. Or il enseigne à ce propos que l'intention de la loi n'est pas qu'on requière l'application de cette peine pour assouvir un désir de vengeance. En effet, lui-même exclut pareil désir lorsqu'il avertit que l'on doit être disposé à subir encore un surcroît d'injustice, mais uniquement par amour pour la justice ; or cela subsiste toujours dans la loi nouvelle.
Objections :
1. La loi nouvelle consiste
avant tout dans la foi, si bien que S. Paul l'appelle "la loi de la
foi" (Rm 3, 27), et elle nous invite à croire bien des choses qui ne
figurent pas dans la loi ancienne. C'est donc qu'elle n'est pas contenue dans
celle-ci.
2. Il existe sur ce passage
: "Celui qui aura enfreint l'un de ces plus petits commandements" (Mt
5, 19) une glose de S. Augustin qualifiant de plus petits, les préceptes de la
loi, et de plus grands ceux de l’Évangile. Le plus grand ne pouvant être
contenu dans le plus petit, la loi nouvelle ne peut être contenue dans
l'ancienne.
3. Qui possède le contenant
possède le contenu. Si la loi nouvelle était contenue dans l'ancienne, le don
de celle-ci impliquerait le don de celle-là et par conséquent, une fois reçue
la loi ancienne, il eût été inutile de recevoir encore la loi nouvelle. Donc
celle-ci n'est pas contenue dans celle-là.
Cependant :
S. Grégoire interprétant le verset
d'Ézéchiel (1, 16) : "La roue était dans la roue", en donne cette
explication : "Le Nouveau Testament était dans l'Ancien."
Conclusion :
Une chose peut être contenue dans
une autre de façon actuelle, comme un objet dans le lieu où il est placé ; ou
de façon virtuelle, comme l'effet est contenu dans la cause ou l’oeuvre achevée
dans son ébauche ; en ce dernier sens, le genre contient en puissance les
espèces, et l'arbre tout entier est contenu dans la graine. Et c'est ainsi que
la loi nouvelle est contenue dans l'ancienne, puisque nous avons dit qu'elle
est, par rapport à celle-ci, comme le parfait est à l'imparfait. On attribue à
S. jean Chrysostome, à propos de ce verset évangélique : "De son propre
mouvement la terre produit d'abord l'herbe, puis l'épi, puis du grain plein
l'épi" (Mc 4, 28), une glose ainsi conçue : "L'herbe est
produite d'abord, dans la loi naturelle . puis vient l'épi, dans la loi de
Moïse ; et enfin le grain solide dans l'évangile." Ainsi donc, la loi
nouvelle est dans l'ancienne comme le grain est dans l'épi.
Solutions :
1. Tout ce que le Nouveau
Testament propose à notre croyance d'une manière explicite et manifeste se
trouve dans l'Ancien sous l'enveloppe de figures. Ainsi, de même que pour les
vérités à croire, la loi nouvelle est contenue dans l'ancienne.
2. Nous disons que les
préceptes de la loi nouvelle sont plus grands que ceux de la loi ancienne, du
fait qu'ils sont clairement explicités. Mais les préceptes du Nouveau Testament
sont tous présents en substance dans l'Ancien. S. Augustin en fait la remarque
: "A peu près tous les avertissements ou commandements que fit le Seigneur
sous cette clause : "Et mois je vous dis" se retrouvent dans les
livres anciens." "Mais, puisqu'on ne considérait comme homicide que
la destruction d'un corps humain, le Seigneur fit voir que toute injustice
tendant à léser un frère se ramène à une sorte d'homicide." Compte tenu de
ces développements, on admet que les préceptes de la loi nouvelle dépassent
ceux de la loi ancienne. D'ailleurs rien n'empêche que le plus grand soit
contenu virtuellement dans le plus petit, comme l'arbre dans la graine.
3. Ce qui a été reçu implicitement demande à être explicité. C'est pourquoi, après l'institution de la loi ancienne, il fallut encore donner la loi nouvelle.
Objections :
1. S. Jean Chrysostome dit,
à propos des "moindres commandements" mentionnés par S. Matthieu (5,
19) : "Les commandements de Moïse sont d'exécution facile : "Tu ne
tueras point, tu ne commettras pas d'adultère." Mais les commandements du
Christ : "Ne te mets pas en colère, ne convoite pas", sont difficiles
à observer." Le fardeau de la loi nouvelle est donc plus lourd que celui
de la loi ancienne.
2. Il est plus facile de
jouir des prospérités terrestres que de supporter le malheur. Or sous
l'ancienne alliance l'observation de la loi avait pour conséquence la
prospérité temporelle (Dt 28, 1-14). Au contraire, ceux qui observent la loi
nouvelle subissent mille adversités, selon S. Paul (2 Co 6, 4) : "Nous
nous présentons comme serviteurs de Dieu, dans une grande patience, dans les
épreuves, les nécessités, les angoisses, etc." La loi nouvelle est donc
plus pénible que l'ancienne.
3. Quand on ajoute à un
fardeau, il est évidemment plus lourd. Or la loi nouvelle ajoute à l'ancienne :
à l'interdiction du parjure, elle ajoute celle du serment ; la loi ancienne
prohibait la répudiation de la femme à moins d'un acte écrit, la loi nouvelle
dans tous les cas. C'est du moins ainsi que S. Augustin comprend le texte de
Matthieu (5, 31). La loi nouvelle est donc plus pesante que l'ancienne.
Cependant :
il y a cette parole de Jésus
"Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui peinez sous le
fardeau" (Mt 11, 23), commentée en ces termes par S. Hilaire : "Le
Christ appelle à lui ceux qui sont fatigués par la difficulté de la loi et qui
portent le fardeau des péchés du monde." Et la suite concerne le joug de
l'Évangile : "Car mon joug est doux et mon fardeau léger" (Mt 11,
30). La loi nouvelle est donc plus légère que l'ancienne.
Conclusion :
Dans les oeuvres vertueuses qui font l'objet des préceptes de la loi, on peut rencontrer une double difficulté. Il y a la difficulté inhérente aux actes extérieurs qui par eux-mêmes ont quelque chose d'ardu et de pénible. A cet égard la loi ancienne est bien plus pesante que la nouvelle, car dans la multiplicité de ses rites elle obligeait à beaucoup plus d'actes extérieurs que la loi nouvelle. Celle-ci, telle que le Christ et les Apôtres l'ont enseignée, n'a presque rien ajouté, en fait de préceptes, à ceux de la loi naturelle. Il est vrai qu'ultérieurement survinrent quelques préceptes d'institution ecclésiastique ; mais pour ceux-ci S. Augustin recommande également la modération, de peur que la vie des fidèles en devienne pénible. A l'une des questions de Januarius, il répond ainsi : "Alors que la miséricorde de Dieu a voulu que notre religion fût libre, se contentant de célébrer un petit nombre de mystères qu'il est tout à fait impossible d'ignorer, il y a des gens qui l'accablent de fardeaux asservissants, au point qu'on jugera la condition des Juifs plus supportables, vu qu'ils se soumettent, eux, aux rites de la loi, et non aux surenchères des hommes."
Mais les actes intérieurs, quand il
s'agit d'activité vertueuse, offrent une autre sorte de difficulté : par
exemple, celle de réaliser l’oeuvre vertueuse avec promptitude et plaisir. En
cela réside la difficulté de la vertu : ce qui est très difficile à qui ne
possède pas la vertu, devient cependant facile grâce à elle. Or, à cet égard,
la loi nouvelle, qui condamne les désordres intérieurs de l'âme, est plus
exigeante en ses préceptes que la loi ancienne ; celle-ci ne les interdisait
pas expressément en tous les cas ; et si parfois elle le faisait,
l'interdiction n'était pas assortie d'une sanction pénale. Mais cette
difficulté extrême concerne celui qui ne possède pas la vertu : "Faire les
actes que fait le juste, pour Aristote, est chose aisée ; mais les faire de la
même manière que le juste, c'est-à-dire avec plaisir et promptitude, c'est
difficile pour qui ne possède pas la justice." Il est écrit encore :
"Ses commandements ne sont pas difficiles" (1 Jn 5, 3), sur quoi S.
Augustin remarque : "Pas difficiles si l'on aime, mais difficiles si l'on
n'aime pas."
Solutions :
1. Le texte allégué montre
clairement où réside la difficulté de la loi nouvelle : c'est qu'elle réprime
sans équivoque les dérèglements intérieurs.
2. Les adversités dont
pâtissent ceux qui observent la loi nouvelle ne sont pas infligées par la loi
elle-même. Au surplus elles sont légères à porter, grâce à l'amour en quoi
précisément cette loi consiste ; S. Augustin le dit : "Il n'est
rien de dur et de rigoureux que l'amour ne rende aisé et comme
négligeable."
3. Dans l'esprit de S. Augustin, ces additions faites aux préceptes de la loi ancienne étaient destinées à rendre les prescriptions de cette loi plus faciles à observer. Elles ne prouvent donc pas que la loi nouvelle serait plus pesante, mais plutôt qu'elle est plus facile.
Somme Théologique Ia-IIae
1. La loi nouvelle doit-elle commander ou prohiber certains actes extérieurs ? - 2. Est-elle suffisante sur ce point ? - 3. Éduque-t-elle bien les hommes pour leurs actes intérieurs ? - 4. A-t-elle raison d'ajouter des conseils à ses préceptes ?
Objections :
1. La loi nouvelle n'est
pas autre chose que l'évangile du Royaume mentionné par Matthieu (24, 14) :
"Cet évangile du Royaume sera prêché dans tout l'univers." Mais le
royaume de Dieu ne consiste pas en actes extérieurs, mais seulement en actes
intérieurs : "Il est au-dedans de vous" (Lc 17, 21) ; et S. Paul :
"Le règne de Dieu n'est pas nourriture ou boisson, mais justice, paix et
joie dans l'Esprit Saint" (Rm 14, 17). La loi nouvelle n'a donc pas à
s'occuper des actes extérieurs.
2. Elle est aussi "la
loi de l'Esprit" (Rm 8, 2) et "là où est l'Esprit du Seigneur, là est
la liberté" (2 Co 3, 17). Mais il n'y a pas de liberté si l'on est obligé
de faire ou d'éviter certains actes extérieurs. La loi nouvelle ne contient
donc aucune disposition de cet ordre.
3. On sait que tous les
actes extérieurs sont rapportés à la main, comme tous les actes intérieurs au
coeur. Or, il y a cette différence entre la loi nouvelle et la loi ancienne que
celle-ci est un frein pour la main, et la loi nouvelle un frein pour le coeur.
Donc il ne doit pas y avoir dans la loi nouvelle des préceptes ou des
interdictions pour des actes extérieurs, mais seulement pour des actes
intérieurs.
Cependant :
la loi nouvelle fait de nous des
fils de lumière : "Croyez en la lumière afin d'être les fils de
lumière" (Jn 12, 36). Mais il convient aux fils de lumière de faire les
oeuvres de la lumière et de repousser les oeuvres des ténèbres, selon la
recommandation de l'Apôtre aux Ephésiens (5, 8) : "Vous étiez ténèbres
autrefois, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur. Conduisez-vous comme
des fils de lumière." C'est pourquoi la loi nouvelle devait, dans ses
prohibitions et ses prescriptions, inclure certains actes extérieurs.
Conclusion :
L'élément principal de la loi nouvelle, redisons-le, c'est la grâce du Saint-Esprit, grâce qui s'exprime dans la foi agissant par la charité. Or c'est par le Fils de Dieu fait homme que nous obtenons cette grâce, qui a d'abord comblé son humanité et s'est répandue de là jusqu'à nous. On lit en effet : "Le Verbe s'est fait chair... il est plein de grâce et de vérité" (Jn 1, 14). Et un peu plus loin : "De sa plénitude nous avons tous reçu, grâce après grâce... La grâce et la vérité sont données par Jésus Christ" (16-17). Il convient donc que certaines réalités extérieures d'ordre sensible amènent jusqu'à nous la grâce découlant du Verbe incarné, et que des oeuvres extérieures d'ordre sensible émanent de cette grâce intérieure qui soumet la chair à l'esprit.
Ainsi donc les activités
extérieures peuvent rattacher à la grâce de deux manières. Les unes
introduisent de quelque façon à la grâce : ce sont les actes sacramentels
institués dans la loi nouvelle, comme le baptême, l'eucharistie etc. Mais il y
a aussi les oeuvres extérieures produites sous l'inspiration de la grâce. Ici
une distinction s'impose. Les unes sont nécessairement liées ou opposées à la
grâce intérieure, c'est-à-dire à la foi agissant par la charité, et par
conséquent elles sont prescrites dans la loi nouvelle, comme l'acte de
confesser sa foi ; ou interdites, comme le reniement de la foi : "Celui
qui me confessera devant les hommes, je le confesserai moi aussi devant
mon Père. Mais celui qui m'aura renié devant les hommes, je le renierai
moi aussi devant mon Père" (Mt 10, 32-33). D'autres oeuvres extérieures,
en revanche, ne sont pas nécessairement contraires ou liées à la foi agissant
par la charité ; or celles-ci, dans la loi nouvelle, ne sont ni commandées ni
défendues en vertu de l'institution primitive de la loi, mais le législateur,
le Christ, les a laissées au gré de chacun, pour la part de responsabilité qui
lui incombe. Ainsi est-il loisible à chacun, en ces matières, de déterminer ce
qu'il lui convient de faire ou de ne pas faire, et à tout supérieur de fixer à
ses subordonnés ce qui est à faire ou à éviter dans ce domaine. Par là encore
la loi de l'Évangile mérite le nom de loi de liberté, car la loi ancienne
précisait une foule de détails et ne laissait presque rien à la liberté des
hommes.
Solutions :
1. Le royaume de Dieu
consiste à titre principal en des actes intérieurs, mais aussi, par voie de
conséquence, tout ce qui est nécessairement lié à la réalisation des actes
intérieurs, se rattache à lui. Ainsi, le royaume de Dieu étant "justice
intérieure, paix et joie spirituelles", tous les actes extérieurs qui
s'opposent à la justice, à la paix ou à la joie spirituelles s'opposent
nécessairement au royaume de Dieu et doivent donc être interdits par l'évangile
du Royaume. Quant aux actes qui leur sont indifférents, comme le fait de manger
ceci ou cela, le royaume de Dieu n'y est pas engagé : c'est pourquoi l'Apôtre a
dit d'abord : "Le royaume de Dieu n'est pas nourriture ni boisson"
dans le texte allégué.
2. Pour Aristote, être libre, c'est être cause de soi. Celui-là donc agit librement qui agit de soi-même. Or quand on agit par un habitus conforme à sa nature, on agit de soi-même, puisque l'inclination de l'habitus se conforme à l'inclination de la nature ; au contraire, si l'habitus était opposé à la nature, l’homme n'agirait pas selon ce qu'il est, mais selon une corruption qui s'impose à lui du dehors. Donc, puisque la grâce de l'Esprit Saint nous est infusée à la façon d'un habitus intérieur nous inclinant aux oeuvres de la justice, elle nous fait librement accomplir les oeuvres que la grâce appelle, et éviter celles qui la contrarient.
Ainsi donc, la loi nouvelle mérite
doublement le nom de loi de liberté : d'abord parce qu'elle ne nous assujettit
à faire ou à éviter que les actes essentiellement nécessaires ou contraires au
salut, qui sont commandés ou interdits par la loi. Ensuite parce que, même ces
commandements ou prohibitions, elle fait que nous les observions librement, en
ce sens que nous les observions sous l'inspiration intéâce. Pour ces deux
raisons, la loi nouvelle est appelée "loi de liberté parfaite" (Jc 1,
15).
3. Quand la loi nouvelle réprime les dérèglements du coeur, elle réprime à coup sûr ceux de la main, car ceux-ci sont les effets des mouvements intérieurs.
Objections :
1. La foi, opérant par la
charité, intéresse au premier chef la loi nouvelle : "Dans le Christ
jésus, ni la circoncision ni l'incirconcision n'ont de valeur, mais la foi qui
agit par la charité" (Ga 5, 6). Or la loi nouvelle a mis en lumière
certains points de foi que la loi ancienne n'avait pas explicités, par exemple
sur la croyance à la Trinité. De même aurait-elle dû faire une place à
certaines oeuvres extérieures de moralité que la loi ancienne n'avait pas
déterminées.
2. Le statut de la loi
ancienne, outre des sacrements, comportait ce que nous avons appelé des
réalités sacrées. Dans la loi nouvelle il y a sans doute des sacrements, mais
on ne voit pas que le Seigneur ait institué des réalités sacrées, en rapport
par exemple avec la consécration des temples ou des vases sacrés, ou encore
avec la célébration des fêtes. La loi nouvelle a donc été en défaut pour régler
les actes extérieurs.
3. En étudiant les
cérémonies de la loi ancienne, nous avons vu que cette loi, à côté
d'observances intéressant les ministres de Dieu, en contenait aussi qui
regardaient le peuple. Or on peut constater que la loi nouvelle propose
certaines observances aux ministres de Dieu : "Ne possédez ni or, ni
argent, ni monnaie dans vos ceintures", sans oublier les autres
recommandations que l'on trouve dans la suite du même passage (Mt 10, 9) et aux
chapitres 9 et 10 de S. Luc. Donc la loi nouvelle aurait dû établir aussi des
observances concernant le peuple fidèle.
4. En plus des préceptes
moraux et des préceptes cérémoniels, la loi ancienne comportait des préceptes
judiciaires. La loi nouvelle n'en comporte pas. Elle ne règle donc pas
suffisamment les activités extérieures.
Cependant :
le Seigneur dit (Mt 7, 24)
"Quiconque entend ces paroles et les met en pratique est comparable à un
homme avisé qui a bâti sa maison sur le roc." Or, l'architecte avisé ne
néglige rien de ce qui est nécessaire à la construction. Tout ce qui regarde le
salut des hommes se trouve donc suffisamment exposé dans les paroles du Christ.
Conclusion :
On vient de voir que la loi nouvelle, en fait d'oeuvres extérieures, ne devait rien commander ni interdire, si ce n'est celles qui nous introduisent à la grâce, et celles qui sont nécessairement liées au bon usage de la grâce. Et comme ce n'est pas de nous-mêmes, mais seulement par le Christ, que nous pouvons obtenir la grâce, le Seigneur institua lui-même les sacrements au moyen desquels nous l'obtenons : le baptême, l'eucharistie, l'ordination des ministres de la loi nouvelle (lors de l'institution des Apôtres et des soixante-douze disciples), la pénitence et le mariage indissoluble. il promit la confirmation en leur annonçant l'envoi de l'Esprit Saint, et c'est aussi suivant ses instructions que nous voyons les Apôtres guérir les malades par des onctions d'huile. Ce sont là les sacrements de la loi nouvelle.
Le bon usage de la grâce, lui, se fait par les oeuvres de la charité. Celles-ci, dans la mesure où elles sont nécessaires à la vertu, ressortissent aux préceptes moraux, déjà promulgués dans la loi ancienne ; par conséquent la loi nouvelle, à cet égard, ne devait rien dire de plus que l'ancienne en fait d'oeuvres extérieures. - On sait d'autre part d que la détermination de ces oeuvres ressortit aux préceptes cérémonials et aux préceptes judiciaires, selon qu'il s'agit du culte divin ou des rapports sociaux. Et puisque ces déterminations ne sont pas par elles-mêmes nécessairement requises à la grâce intérieure, en quoi consiste la loi, il s'ensuit qu'elles ne font l'objet d'aucun précepte de la loi nouvelle, mais sont laissées au jugement de chacun ; tantôt du simple sujet, lorsqu'elles concernent chacun en particulier, tantôt des supérieurs temporels ou spirituels lorsque cela touche aux intérêts d'une communauté.
Ainsi donc la loi nouvelle n'avait
pas à préciser aucun commandement ni aucune interdiction dans le domaine des
oeuvres extérieures, en dehors des sacrements et des préceptes moraux qui sont
essentiellement liés à l'idée de vertu, comme de ne pas tuer, de ne pas voler,
etc.
Solutions :
1. Le domaine de la foi dépasse la raison humaine et nous ne pouvons y
atteindre que par la grâce. L'accroissement de celle-ci appelait donc une
révélation plus complète des vérités de foi. Mais notre activité vertueuse est
dirigée par la raison humaine, que nous avons décrite comme une règle de l'agir
humain. Donc, en ce domaine, il ne fallait rien de plus que les préceptes
moraux de la loi, où s'exprime l'autorité de la raison.
2. Les sacrements de la loi
nouvelle devaient être institués par le Christ en personne, parce qu'ils nous
donnent la grâce dont le Christ est la source unique. Au contraire, aucune
grâce n'est donnée dans les réalités sacrées, soit dans la consécration d'un
temple, d'un autel, etc., ou encore dans le simple fait de célébrer les
solennités. Et parce que tout cela n'est pas de soi en liaison nécessaire avec
la grâce intérieure, le Seigneur en a laissé l'établissement à la discrétion
des fidèles.
3. Ces préceptes donnés aux
Apôtres par le Seigneur avaient le caractère de règles morales et non
d'observances cérémonielles. On peut les interpréter d'abord, avec S. Augustin,
comme des concessions plutôt que comme des préceptes. Le Seigneur permit aux
Apôtres d'entreprendre leur ministère de prédication sans besace, sans bâton,
etc., en tant qu'ils avaient le droit de vivre aux dépens de ceux à qui ils
prêchaient ; aussi ajoute-t-il : "L'ouvrier a droit à sa nourriture"
(Lc 10, 7). Cependant, ce n'est pas un péché, mais une pratique de surérogation
que d'assurer soi-même son entretien dans le ministère de la prédication, à
l'exemple de S. Paul, pour ne rien coûter aux auditeurs de l'Évangile (1 Co 9,
4 s.). Ou bien, avec d'autres Pères, on peut voir là des règles provisoires
données aux Apôtres pour le temps que durerait leur mission de prédication en
Judée avant la passion du Christ. Les disciples étaient encore, en effet, comme
de petits enfants formés par le Christ, et il fallait que celui-ci leur donnât
quelques instructions spéciales, comme font tous les supérieurs envers leurs
sujets ; d'autant plus qu'il devait les habituer peu à peu à abandonner toute
préoccupation, temporelle, pour les rendre propres à prêcher l’Évangile par
toute la terre. On comprend aisément qu'il leur ait fixé avec précision
certaines règles de conduite, alors que le régime de la loi ancienne durait
toujours et que la liberté parfaite de l'Esprit ne leur avait pas encore été
accordée. Mais il abrogea ces règles à la veille de sa passion, jugeant alors
qu'elles avaient suffisamment contribué à la formation des disciples. On lit
(Lc 29, 35 s.) : "Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni sac, ni
sandales, quelque chose vous a-t-il manqué ?" Ils répondirent :
"Non." Il leur dit alors : "Maintenant, que celui qui a une
bourse la prenne, et de même un sac." Déjà en effet ils arrivaient au
temps de la liberté parfaite, où ils seraient entièrement laissés à leur propre
jugement pour tout ce qui n'est pas exigence essentielle de la vertu.
4. Si les préceptes judiciaires, de soi, se rattachent nécessairement à la vertu, c'est par leur caractère général de justice, et non par leurs dispositions précises. C'est pourquoi le Seigneur en a laissé la détermination à ceux qui ont la responsabilité d'autrui, au spirituel et au temporel. Toutefois on verra bientôt qu'il a fourni quelques éclaircissements sur les préceptes judiciaires de la loi ancienne, que les pharisiens comprenaient mal.
Objections :
1. Le décalogue compte dix
préceptes réglant les rapports de l'homme avec Dieu et avec le prochain. Or le
Seigneur n'a apporté d'accomplissement qu'à trois d'entre eux, sur
l'interdiction de l'homicide, de l'adultère et du parjure. On voit donc qu'il a
donné à l’homme des règles incomplètes, en omettant l'accomplissement des
autres préceptes. 1
2. Le Seigneur n'a pris
dans l’Évangile aucune disposition touchant les préceptes judiciaires, sauf en
ce qui concerne le divorce, la peine du talion et la vengeance contre les
ennemis. Or on a vu plus haut qu'il y a dans la loi ancienne beaucoup d'autres
préceptes judiciaires. Donc, en ce domaine, la vie humaine n'est pas
suffisamment réglée.
3. Une autre lacune
apparaît, à propos des préceptes cérémoniels que comportait aussi la loi
ancienne, et au sujet desquels le Seigneur n'a rien prescrit.
4. Pour que l'âme soit dans
de bonnes dispositions intérieures, aucune bonne oeuvre ne doit être faite en
vue d'une fin temporelle. Or il y a toutes sortes de biens temporels autres que
la bonne opinion des hommes, et quantité d'autres bonnes oeuvres que le jeûne,
l'aumône et la prière. L'enseignement du Seigneur n'aurait pas dû enseigner à
éviter la gloire humaine sur ces trois points, en ne disant rien d'autre sur
les biens terrestres.
5. Il est naturel à l'homme
de s'occuper de ce qui est indispensable à sa vie, et en cela les animaux
agissent comme lui, selon l'Écriture (Pr 6, 6 et 8) : "Allez, paresseux, à
la fourmi et considérez sa conduite. Elle fait sa provision pendant l'été et
amasse pendant la saison de quoi se nourrir." Mais tout précepte contraire
à une inclination de nature est injuste, comme contraire à la loi naturelle. Il
est donc choquant que le Seigneur ait interdit de se faire du souci pour la
nourriture et le vêtement.
6. Aucun acte vertueux ne
doit être interdit. Mais le jugement est un acte de la justice selon que
"la justice se tourne en jugement" (Ps 94, 15). Il semble donc
fâcheux que le Seigneur ait interdit de juger. On voit donc que, pour les actes
intérieurs, l’homme ne trouve dans la loi nouvelle que des règles
insuffisantes.
Cependant :
"il
faut remarquer, dit S. Augustin, qu'en disant : "Quiconque entend ces
paroles que je dis", le Seigneur signifie que son discours renferme au
complet tous les préceptes propres à ordonner la vie chrétienne".
Conclusion :
Comme le montre le texte qui vient d'être cité, le discours prononcé par le Seigneur sur la montagne contient un enseignement complet de vie chrétienne. Les mouvements intérieurs de l'âme s'y trouvent parfaitement réglés. En effet, après avoir montré le but que constitue la béatitude et souligné la dignité des Apôtres appelés à promulguer la doctrine évangélique, il ordonne les mouvements intérieurs de l’homme d'abord envers lui-même, et ensuite par rapport au prochain.
D'abord, en ce qui concerne l'homme envers lui-même, deux mouvements intérieurs définissent ses activités : le vouloir qui porte sur ce qui est à faire, et l'intention qui porte sur la fin. Le Seigneur commence donc par régler la volonté de l’homme conformément aux divers préceptes de la loi, si bien qu'il s'abstienne non seulement des oeuvres extérieures qui sont objectivement mauvaises, mais même des fautes intérieures et des occasions de mal faire.
Ensuite il ordonne notre intention en nous apprenant à ne chercher, dans le bien que nous faisons, ni la gloire humaine ni, ce qui serait "amasser un trésor sur la terre", les richesses mondaines.
Après quoi il règle l'attitude intérieure de l'homme à l'égard du prochain : que nous évitions de le juger témérairement, injustement ou présomptueusement, sans toutefois nous relâcher à son endroit au point de confier les choses saintes à ceux qui en seraient indignes.
Enfin il enseigne la manière de
mettre en pratique les leçons de l'Évangile : en implorant le secours divin ;
en faisant effort pour entrer par la porte étroite de la vertu parfaite ; en se
tenant en garde contre les corruptions des séducteurs. Il enseigne encore qu'il
ne suffit pas de confesser la foi, de faire des miracles, ni d'écouter
seulement, mais que la mise en pratique de ses commandements est indispensable
à la vertu.
Solutions :
1. Le Seigneur a apporté
des compléments aux préceptes de la loi qui étaient mal compris par les scribes
et les pharisiens. C'était le cas surtout de trois préceptes du Décalogue. La
prohibition de l'adultère et de l'homicide, à leur avis, ne concernait que
l'acte extérieur, à l'exclusion du désir intérieur. Et s'ils adoptaient cette
interprétation pour l'homicide et l'adultère plutôt que pour le vol et le faux
témoignage, c'est parce que le mouvement de colère qui mène à l'homicide et le
mouvement de convoitise qui mène à l'adultère semblent jaillir en nous d'une
source naturelle, ce qui n'est pas vrai du désir de jurer ou de porter un faux
témoignage. - Quant au parjure, ils le considéraient bien comme un péché, mais
leur tort était de croire que le serment est chose bonne en soi et qu'il faut y
recourir souvent parce qu'il contribue à honorer Dieu. C'est pourquoi le
Seigneur a montré que ce n'est pas un bien qu'on doive rechercher, mais qu'il
vaut mieux s'exprimer sans serment, à moins d'y être contraint par nécessité.
2. Au sujet des préceptes judiciaires, les scribes et les pharisiens commettaient une double erreur. D'abord ils retenaient comme un droit absolu certaines tolérances admises par la loi mosaïque, c'est-à-dire la répudiation de l'épouse, et la stipulation d'intérêts aux dépens de l'emprunteur étranger. Le Seigneur a donc interdit la répudiation (Mt 5, 32) et la perception d'intérêts : "Prêtez sans rien attendre en retour" (Lc 6, 35).
Leur seconde erreur touchait
certaines pratiques que la loi avait établies en vue de la justice, et qui
devaient être, selon eux, accomplies par désir de vengeance, par convoitise des
biens temporels ou par haine des ennemis. Cela concerne trois préceptes. Le
précepte relatif à la peine du talion, qui avait été porté pour sauvegarder la
justice et non pour assouvir la vengeance, autorisait à leurs yeux les désirs
de vengeance. Pour écarter cette erreur, le Seigneur enseigne donc que l'on
doit avoir au coeur de telles dispositions que l'on soit prêt, si c'est
nécessaire, à subir de nouvelles injustices. - Ils se figuraient que les
mouvements de cupidité sont licites, parce que certains préceptes judiciaires
exigeaient plus que la simple restitution de la chose volée, comme on l'a vu
précédemment i. Le législateur entendait par là faire respecter la justice,
nullement donner carrière à la cupidité. En conséquence, l'enseignement du
Seigneur est de ne pas revendiquer notre dû par cupidité, mais d'être prêt,
s'il le faut, à donner encore davantage. - La haine est permise, pensaient-ils,
à cause des préceptes de la loi sur le massacre des ennemis ; mais dans cette
décision, on le sait, la loi avait pour but de satisfaire à la justice, non
d'assouvir les haines. Aussi le Seigneur nous enseigne-t-il qu'il faut aimer
nos ennemis et être même disposés, en cas de besoin, à leur faire du bien.
C'est ainsi, selon S. Augustin, dans le sens d'une disposition du coeur, que
l'on doit comprendre les préceptes dont nous venons de parler.
3. Les préceptes moraux
devaient subsister intégralement sous la loi nouvelle, parce qu'ils sont
absolument liés à la raison de vertu. Quant aux préceptes judiciaires, ils ne
devaient pas nécessairement subsister selon leurs modalités déterminées par la
loi, mais sous telles ou telles modalités dont la détermination était laissée
au libre choix des hommes. On comprend donc que le Seigneur nous ait donné des
ordres touchant ces deux catégories de préceptes. Au contraire, les préceptes
cérémoniels n'avaient plus du tout à être observés, une fois accomplis dans
leur réalité ; aussi le Seigneur n'a-t-il rien déterminé à leur sujet dans cet
exposé général de sa doctrine. Toutefois, il a expliqué ailleurs que tout le
culte corporel défini dans la loi devait être transformé en un culte spirituel
: "L'heure vient où vous n'adorerez plus le Père sur cette montagne-ci ni
à Jérusalem, mais où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et
vérité" (Jn 4, 21 et 23).
4. Honneurs, richesses,
plaisirs, voilà selon S. Jean le résumé de tous les biens terrestres :
"Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair,
concupiscence des yeux et orgueil de la vie" (1 Jn 3, 18), c'est-à-dire
délices charnelles, richesses, et poursuite de la gloire et des honneurs. Or la
loi n'a pas permis, mais bien plutôt condamné l'excès des plaisirs charnels.
Elle a promis de grands honneurs et des richesses abondantes, comme le montrent
deux passages du Deutéronome (28, 1 et 11) : "Si tu écoutes la voix du
Seigneur ton Dieu, il te mettra plus haut que toutes les nations", voilà
pour les honneurs. Et plus loin, pour les richesses "Il te comblera de
tous les biens." Mais les juifs interprétaient grossièrement ces
promesses, comme si elles étaient le motif pour lequel on dût servir Dieu.
Aussi le Seigneur, pour exclure cette erreur, enseigna-t-il en premier lieu
qu'on ne doit pas pratiquer la vertu en vue de la gloire humaine. S'il
mentionne trois oeuvres explicitement, c'est qu'elles résument toutes les
autres, car tout ce qu'on fait pour maîtriser ses convoitises se ramène au
jeûne ; pour aimer le prochain, à l'aumône ; pour rendre un culte à Dieu, à la
prière. Le Seigneur présente ces trois activités en particulier à cause de leur
importance, et parce qu'on est particulièrement exposé à s'en glorifier. Le
second enseignement du Seigneur est que nous ne devons pas placer notre fin
dans les richesses : "N'amassez pas de trésors sur la terre" (Mt 6,
19).
5. Le Seigneur n'a pas
condamné la sollicitude nécessaire, mais un souci excessif. Or, il y a quatre
excès à éviter dans le souci des biens temporels. 1° Nous ne mettrons pas en
eux notre fin, et nous ne servirons pas Dieu en vue d'avoir le vivre et le
vêtement : "N'amassez pas de trésors, etc." 2° Nous ne nous
inquiéterons jamais du temporel sans compter sur le secours divin : "Votre
Père sait bien que vous avez besoin de tout cela" (Mt 6, 32). - 3° La
sollicitude ne doit pas être présomptueuse, comme chez celui qui se flatte
d'obtenir le nécessaire par sa propre industrie et sans l'aide de Dieu, ce que
le Seigneur condamne en observant que "nul ne peut ajouter à sa
taille" (Mt 6, 27). - 4° On a tort de se préoccuper avant l'heure,
autrement dit de s'inquiéter maintenant de ce qui n'est pas le souci du moment
présent, mais celui de l'avenir ; et à cet égard il est écrit : "Ne soyez
pas inquiets pour le lendemain" (Mt 6, 34).
6. Le Seigneur n'interdit pas les jugements de justice ; autrement les réalités sacrées ne pourraient pas être soustraites aux indignes. Il interdit le jugement déréglé, nous venons de le dire.
Objections :
1. Nous avons vu, dans
l'étude du conseil, qu'on ne doit conseiller que ce qu'il est avantageux de
faire en vue de la fin. Comme ce qui est avantageux pour les uns ne l'est pas
pour les autres, on ne doit pas proposer à tous des conseils déterminés.
2. L'objet du conseil c'est
le bien meilleur, dont les degrés ne sont pas déterminés. Il n'y a donc pas à
donner des conseils déterminés.
3. Les conseils sont liés à
la vie parfaite. Or l'obéissance est un élément de la perfection. Il est donc
fâcheux qu'elle ne soit l'objet d'aucun conseil dans l'Évangile.
4. Parmi les conditions de
la vie parfaite, il en est beaucoup qui figurent au nombre des préceptes, par
exemple le commandement : "Aimez vos ennemis" (Mt 5, 44), et aussi
les préceptes donnés aux Apôtres par le Seigneur dans les circonstances que
rapporte le chapitre 20 de S. Matthieu. Par conséquent la doctrine des conseils
dans la loi nouvelle n'est pas au point : elle ne mentionne pas tous les
conseils, et elle les distingue mal des préceptes.
Cependant :
les conseils d'un ami plein de
sagesse comportent beaucoup d'avantage : "L'huile et les parfums mettent
le coeur en joie, et les bons conseils d'un ami sont un baume pour l'âme"
(Pr 27, 9). Or le Christ est par excellence le sage et l'ami, et donc ses
conseils sont parfaitement avantageux et appropriés.
Conclusion :
Entre le précepte et le conseil il y a cette différence que le précepte s'impose avec nécessité, tandis que le conseil est laissé au libre choix de celui à qui il est donné. Aussi convient-il que la loi nouvelle, loi de liberté, à la différence de la loi ancienne qui était une loi de servitude, ait fait une place aux conseils, en plus des préceptes. Il faut donc comprendre que les préceptes, dans la loi nouvelle, portent sur ce qui est indispensable pour parvenir au but, à l'éternité bienheureuse, où la loi nouvelle introduit directement. Et il faut qu'il y ait des conseils sur les dispositions qui permettent d'atteindre cette fin dans les meilleures conditions et avec plus de facilité.
Or l'homme se trouve situé entre les réalités de ce monde et les biens spirituels qui constituent la béatitude éternelle, de telle sorte que plus il penche d'un côté plus il s'éloigne de l'autre, et inversement. S'enfoncer totalement dans les réalités terrestres, au point d'y fixer sa fin, d'en faire la raison et la règle de ses actions, c'est déchoir totalement des biens spirituels ; un tel désordre est exclu par les préceptes. Cependant le renoncement total au monde n'est pas indispensable pour atteindre la fin en question, car on peut parvenir à la béatitude éternelle tout en usant des biens terrestres, pourvu qu'on n'en fasse pas sa fin. Mais on y parviendra avec plus de facilité si l'on renonce totalement aux biens de ce monde, et c'est pourquoi l'Évangile donne des conseils en ce sens.
Or les biens de ce monde, relatifs à la pratique de la vie humaine, se ramènent à trois : les richesses extérieures, les délices charnelles et les honneurs, respectivement liés à la convoitise des yeux, à la convoitise de la chair et à l'orgueil de la vie, que dénonce S. Jean (1 Jn 2, 16). Les conseils évangéliques comportent le renoncement total, autant qu'il est possible, à ces trois biens. Sur ce triple renoncement se fonde aussi toute vie religieuse, par où l'on s'engage dans l'état de perfection, car on renonce aux richesses par la pauvreté, aux plaisirs de la chair par la chasteté perpétuelle, à l'orgueil de la vie par la servitude de l'obéissance.
Observer tout cela sans réserve,
c'est la voie pure et simple des conseils. En pratiquer l'un ou l'autre, dans
tel cas particulier, c'est le conseil au sens restreint, dans les limites du
cas en question. Par exemple, si l'on fait à un pauvre une aumône sans y être
tenu, on pratique le conseil en ce qui concerne cet acte-là. De même,
s'abstenir des plaisirs charnels pendant un certain temps en vue de vaquer à la
prière, c'est suivre le conseil pour ce laps de temps. De même encore, si
quelqu'un renonce à agir à son gré quand cela lui serait permis, par exemple en
faisant du bien à ses ennemis sans y être tenu, en pardonnant une offense dont
il aurait le droit de demander réparation, cet homme pratique le conseil sur ce
point. Et ainsi, en définitive, tous les conseils au sens restreint se
rattachent à ces trois-là, qui sont généraux et parfaits.
Solutions :
1. Les conseils dont nous
parlons, par eux-mêmes, sont avantageux à tout le monde ; s'il se trouve qu'ils
ne sont pas avantageux à certains, c'est parce qu'il y a des gens mal disposés
qui n'ont pas au coeur l'inclination voulue. C'est pourquoi, quand le Seigneur
propose les conseils évangéliques, il mentionne régulièrement, de la part du
sujet, une disposition à les pratiquer. Ainsi, pour le conseil de pauvreté
perpétuelle (Mt 19, 21) il dit d'abord : "Si tu veux être parfait",
puis il ajoute : "Va et vends tout ce que tu possèdes." De même,
quand il donne ce conseil de chasteté perpétuelle : "Il y a des eunuques
qui se sont rendus tels à cause du royaume de Dieu", il ajoute tout de
suite : "Que celui qui peut comprendre, comprenne" (Mt 19, 12). S.
Paul dit aussi, après avoir conseillé la virginité : "je dis cela dans
votre intérêt, non pour vous tendre un piège" (1 Co 2, 35).
2. Le détail des biens
meilleurs pris un par un est indéterminé. Mais les biens qui sont meilleurs
sans réserve ni condition, pris dans toute leur extension, sont déterminés, et
c'est à eux que se ramènent tous ces éléments particuliers, comme on vient de
l'expliquer.
3. On admet que le Seigneur
a donné aussi le conseil d'obéissance lorsqu'il a dit : "Et qu'il me
suive." Le suivre, en effet, c'est l'imiter, mais c'est aussi obéir à ses
commandements, dans le sens où il disait : "Mes brebis entendent ma voix
et elles me suivent" (Jn 10, 27).
4. Quant aux recommandations du Seigneur rapportées en Mt 5 et en Lc 6, touchant entre autres choses l'amour des ennemis, elles sont nécessaires au salut, si on les entend de cette disposition du coeur qui rend prêt, du moment que la nécessité l'exige, à faire du bien à son ennemi ou à accomplir d'autres oeuvres du même genre.
On comprend donc que cela figure parmi les préceptes. Mais agir ainsi volontiers, quand aucune nécessité spéciale ne se présente, cela relève des conseils particuliers au sens que nous venons d'expliquer. - Quant aux recommandations rapportées en Mt (10) et en Luc (9 et 10), nous y avons reconnu des règles éducatives valables pour cette période, ou encore des concessions. Elles ne sont donc pas présentées comme des conseils.
Nous avons maintenant à considérer Dieu comme principe extérieur des actes humains, en tant précisément qu'il nous aide par la grâce à bien agir. Nous étudierons d'abord la grâce de Dieu (Question 109-111) ; puis sa cause (Question 112) ; enfin ses effets (Question 113-114).
Sur le premier point, trois parties : I. La nécessité de la grâce (Question 109) - II. La grâce elle-même dans son essence (Question 110). - III. Les diverses sortes de grâce (Question 111).
1. L'homme peut-il, sans la grâce, connaître quelque chose de vrai ? - 2. Peut-il, sans la grâce de Dieu, faire et vouloir quelque chose de bien ? - 3. Aimer Dieu par-dessus tout ? - 4. Observer les préceptes de la loi ? - 5. Mériter la vie éternelle ? - 6. Se préparer à la grâce ? - 7. Se relever du péché ? - 8. Éviter le péché ? - 9. L'homme qui possède la grâce peut-il, sans un autre secours divin, faire le bien et éviter le péché ? - 10. Peut-il, par lui-même, persévérer dans le bien ?
Objections :
1. Il ne semble pas, car à
propos de S. Paul (1 Co12, 3) : "Nul ne peut dire : "Jésus est
Seigneur", que sous l'action de l'Esprit Saint", nous lisons dans la
Glose ambrosienne : "Tout ce qui est vrai, dit par quiconque, vient de
l'Esprit Saint." Or le Saint-Esprit habite en nous par la grâce. Donc,
sans la grâce, nous ne pouvons connaître la vérité.
2. S. Augustin écrit :
"Les certitudes les plus grandes des sciences sont comparables à ces
objets que le soleil éclaire pour qu'on puisse les voir ; seulement, dans ce
cas, c'est Dieu qui donne la lumière ; la raison, pour l'esprit, est comme le
regard pour l'œil ; et les yeux de l'esprit, ce sont les sens de l'âme."
Or le sens corporel, si pur qu'il soit, ne peut voir un objet si celui-ci n'est
éclairé par le soleil. De même l'esprit humain, si parfait qu'il soit, ne peut,
par ses raisonnements, connaître la vérité sans l'illumination divine ; et
cette illumination relève du secours de la grâce.
3. L'esprit humain ne peut
atteindre la vérité qu'en réfléchissant : c'est l'avis de S. Augustin. Or
l'Apôtre écrit (2 Co3, 5) : "De nous-mêmes nous ne pouvons penser quelque
chose qui vienne vraiment de nous." L'homme ne peut donc, par lui-même,
connaître la vérité sans le secours de la grâce.
Cependant :
S. Augustin écrit : "je
n'approuve pas ce que j'ai dit dans cette prière : "O Dieu qui as voulu
qu'il n'y ait que les purs à connaître la vérité..." On peut objecter en
effet que beaucoup ne sont pas purs qui connaissent nombre de choses
vraies." Or c'est par la grâce que l'homme acquiert la pureté, selon cette
parole du Psaume (51, 12) : "Crée en moi un coeur pur, ô Dieu ; restaure
en ma poitrine un esprit droit." L'homme peut donc, sans la grâce et par
lui-même, parvenir à la vérité.
Conclusion :
Connaître la vérité, c'est faire usage de la lumière intellectuelle ou la mettre en exercice, car selon l'Apôtre (Ep 5, 13) : "Tout ce qui est manifesté est lumière." Or toute activité comporte un certain mouvement ; entendons ici le mouvement au sens large selon lequel on dit, avec le Philosophe . que les actes d'intellection et de vouloir sont des mouvements. Par ailleurs nous constatons que le mouvement, dans les êtres corporels, ne requiert pas seulement la forme qui est principe de mouvement et d'action, mais aussi l'impulsion d'un premier moteur. Le premier moteur, dans l'ordre physique, c'est le corps céleste ; c'est pourquoi, si parfaite que soit la chaleur du feu, elle ne causerait aucune altération sans la motion du corps céleste.
Or, de même que tous les mouvements corporels se ramènent à celui du corps céleste comme à leur premier moteur matériel, ainsi, à l'évidence, tous les mouvements, tant corporels que spirituels, se ramènent au premier moteur qui est Dieu. Et donc, si parfaite qu'on suppose une nature, corporelle ou spirituelle, elle ne peut passer à l'action sans être mue par Dieu. Laquelle motion, cependant, dépend d'une disposition de la providence divine, non d'une nécessité de nature comme la motion du corps céleste.
Bien plus, ce n'est pas seulement toute motion qui vient de Dieu comme du premier moteur, mais toute perfection formelle relève de lui comme de l'Acte premier. Ainsi donc, l'action de l'intelligence et de tout être créé dépend de Dieu à deux points de vue : d'abord parce que toute créature tient de lui la forme par laquelle elle agit ; ensuite parce qu'elle est mue par lui à agir.
Or toute forme, imprimée par Dieu aux choses créées, n'a d'efficacité que par rapport à une activité déterminée qui lui est propre, et au-delà de laquelle elle ne peut agir que si une autre forme lui est surajoutée ; ainsi l'eau ne peut chauffer que si elle a été elle-même chauffée par le feu. De même, l'intelligence humaine possède une forme, à savoir la lumière intelligible, qui de soi est suffisante à lui faire connaître certains objets intelligibles ; ce sont ceux que nous pouvons connaître à partir des choses sensibles. Mais il est d'autres objets intelligibles plus élevés, que l'intelligence ne peut connaître si elle n'est perfectionnée par une lumière plus puissante, comme la lumière de foi ou de prophétie. Cette lumière, on l'appelle lumière de grâce, parce qu'elle est surajoutée à la nature.
Ainsi donc il faut dire que, pour
la connaissance de n'importe quelle vérité, l'homme a besoin du secours divin,
en ce sens que son intelligence doit être mue à son acte par Dieu. Mais il n'a
pas besoin dans tous les cas, pour connaître la vérité, d'une nouvelle
illumination surajoutée à l'illumination naturelle ; c'est seulement dans les
cas qui dépassent la connaissance naturelle, que ce besoin existe. Pourtant
quelquefois, par sa grâce, Dieu instruit miraculeusement certains hommes sur
des choses que la raison naturelle peut connaître, de même que parfois Dieu
produit miraculeusement certains effets que la nature peut réaliser.
Solutions :
1. Toute vérité, quel que
soit celui qui l'exprime, vient de l'Esprit Saint comme source de la lumière
naturelle et comme exerçant sur l'esprit de l'homme une motion pour saisir et
dire le vrai. Non comme habitant en lui par la grâce sanctifiante ou comme le
gratifiant de quelque don habituel surajouté à la nature : cela ne se rencontre
que pour certaines vérités à connaître et à dire, spécialement dans ce qui a
rapport à la foi ; c'est précisément de cela que parlait l'Apôtre.
2. Le soleil corporel
illumine au-dehors, mais le soleil intelligible qu'est Dieu illumine au-dedans.
De là vient que la lumière naturelle innée dans l'âme est elle-même une
illumination de Dieu par laquelle il nous éclaire pour connaître les objets qui
appartiennent à la connaissance naturelle. Pour cela, aucune autre illumination
n'est requise, mais seulement pour les objets qui dépassent la connaissance
naturelle.
3. Nous avons toujours besoin du secours divin pour penser quoi que ce soit, car Dieu meut l'intelligence à agir, et la pensée, c'est précisément l'intelligence en acte, comme le montre S. Augustin.
Objections :
1. Ce dont l’homme est
maître se trouve évidemment en son pouvoir. Mais il est maître de ses actes, et
surtout de son vouloir. Il peut donc, par lui-même et sans le secours de la
grâce, vouloir et faire le bien.
2. Tout être a pouvoir sur
ce qui est conforme à sa nature plus que sur ce qui ne lui est pas naturel.
Mais le péché, au dire du Damascène est contre nature, tandis que l'oeuvre
vertueuse correspond à la nature de l'homme, ainsi que nous l'avons dit. Donc,
puisque l'homme, par lui-même, peut pécher, à plus forte raison peut-il, par
lui-même, vouloir et faire le bien.
3. Le bien de
l'intelligence, c'est le vrai, selon Aristote. Mais l'intelligence peut
connaître le vrai par elle-même, car tout être a par lui-même le pouvoir
d'accomplir son opération naturelle. Donc, à plus forte raison, l'homme pourra,
par lui-même, faire et vouloir le bien.
Cependant :
d'après l'Apôtre (Rm 9, 16) :
"Il ne dépend pas de celui qui veut, de vouloir, ni de celui qui court, de
courir ; mais de Dieu qui fait miséricorde." Et S. Augustin écrit :
"Sans la grâce, que ce soit en pensée, en vouloir, en amour ou en action,
les hommes ne font absolument aucun bien."
Conclusion :
La nature de l'homme peut être considérée à un double point de vue ; soit dans son intégrité, telle qu'elle fut en notre premier père avant le péché, soit dans sa corruption, telle qu'elle se trouve en nous après le péché d'Adam. Dans ces deux états, la nature humaine a besoin pour faire ou vouloir un bien quelconque, du secours divin pour être mise en mouvement, Dieu étant le premier moteur, comme nous l'avons dit. Mais, dans l'état de nature intègre, pour ce qui est de la forme dont procède l'opération, elle suffisait à rendre l'homme capable, par ses seules forces naturelles, de vouloir et de faire le bien proportionné à sa nature, auquel est ordonnée la vertu acquise ; mais non le bien qui dépasse la nature, auquel est ordonnée la vertu infuse. Au contraire, dans l'état de nature corrompue, l'homme est impuissant, même en ce qui regarde sa nature, et il ne peut, par ses seules forces naturelles, accomplir tout le bien qui lui est proportionné. Néanmoins, parce que le péché ne corrompt pas entièrement la nature humaine et ne lui enlève pas tout son bien, il reste que l'homme, dans cet état, peut, par sa vertu naturelle, réaliser quelque bien particulier comme bâtir des maisons, planter des vignes, etc. Mais il ne peut accomplir tout le bien qui lui est connaturel, sans y manquer en rien. Ainsi un malade peut bien faire quelques mouvements, mais il ne peut, sans le secours de la médecine, se mouvoir comme un homme en parfaite santé.
Ainsi donc, dans l'état de nature
intègre, l’homme a besoin d'une vertu surajoutée à la vertu naturelle
uniquement pour accomplir et vouloir le bien surnaturel. Mais, dans l'état de
nature corrompue, il en a besoin à un double titre : d'abord pour être guéri ;
ensuite pour accomplir le bien surnaturel, lequel est le bien méritoire. En
outre, dans l'un comme dans l'autre état, l'homme a besoin du secours divin
pour être mû à bien agir.
Solutions :
1. L'homme est maître de
ses actes ; il peut vouloir et ne pas vouloir du fait de la délibération
rationnelle, laquelle est susceptible de se porter dans un sens ou dans un
autre. Mais s'il décide en toute maîtrise de délibérer ou de ne pas délibérer, ce
ne peut être que par une délibération antécédente. Et comme on ne peut, de
délibération en délibération, remonter à l'infini, il faut bien en venir
finalement à un principe extérieur qui meut le libre arbitre de l'homme ; ce
principe ; supérieur à l'esprit humain, c'est Dieu, comme le prouve Aristote.
C'est pourquoi l'esprit d'un homme sain n'a pas une telle maîtrise sur son acte
qu'il n'ait besoin d'être mû par Dieu. A plus forte raison en est-il ainsi du
libre arbitre de l'homme devenu infirme après le péché, car il est empêché
d'accomplir le bien du fait de la corruption de la nature.
2. Pécher n'est pas autre
chose que manquer au bien qui convient à la nature de chacun. Or, de même que
la créature n'existe que par un autre et que, considérée en elle-même, elle est
néant, de même a-t-elle besoin d'être conservée par un autre dans le bien qui
convient à sa nature. Par elle-même en effet elle peut se dérober au bien, tout
comme elle peut retourner au néant si elle n'est conservée par Dieu.
3. Même le vrai, l'homme ne peut le connaître sans le secours divin, nous l'avons dit plus haut. Pourtant, la nature humaine est davantage corrompue par le péché sous le rapport de l'appétit du bien que sous le rapport de la connaissance du vrai.
Objections :
1. Il ne semble pas. Aimer
Dieu par-dessus toutes choses, c'est en effet l'acte propre et principal de la
charité. Or l'homme, par lui-même, ne peut posséder la charité, car l'épître
aux Romains (5, 5) écrit : "La charité de Dieu a été diffusée dans nos
coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné." L'homme ne peut donc par
ses seules forces naturelles aimer Dieu par-dessus tout.
2. Aucune nature ne peut se
surpasser elle-même. Or, aimer quelque chose plus que soi, c'est se porter vers
quelque chose qui est au-dessus de soi. Aucune nature créée ne peut donc, sans
le secours de la grâce, aimer Dieu plus qu'elle-même.
3. On doit à Dieu,
souverain Bien, un amour suprême qui consiste à l'aimer plus que tout. Mais
l’homme ne peut, sans la grâce, donner à Dieu cet amour suprême qui lui est dû
: autrement la grâce n'aurait plus de raison d'être. Donc l'homme ne peut sans
la grâce, avec ses seules forces naturelles aimer Dieu plus que tout.
Cependant :
selon l'opinion de certains, le
premier homme fut créé avec les seuls dons naturels. Or, dans cet état, il est
évident que l'homme aurait aimé Dieu de quelque façon. Mais il ne pouvait
l'aimer d'un amour moindre, ou simplement égal à l'amour qu'il se portait à
lui-même, car, dans ce cas, il aurait commis un péché. Il fallait donc qu'il
aimât Dieu plus que lui-même. Et donc il pouvait, par ses seules forces
naturelles, aimer Dieu plus que lui-même et par-dessus tout.
Conclusion :
Nous l'avons dit dans la première Partie quand nous avons rapporté les diverses opinions sur l'amour naturel des anges : l'homme, dans l'état de nature intègre, pouvait accomplir le bien qui lui est connaturel sans le complément d'un don gratuit, quoi que non sans le secours de la motion divine. Or, aimer Dieu par-dessus tout est connaturel à l'homme, et aussi bien à toute créature, non seulement rationnelle mais irrationnelle, et même inanimée, selon le mode d'aimer qui convient à chaque créature. La raison en est qu'il est naturel à chaque être de désirer et d'aimer quelque chose conformément à son aptitude innée ; Aristote écrit que "toute chose agit selon sa disposition naturelle".
Or, il est manifeste que le bien de la partie est pour le bien du tout. D'où il suit que chaque être particulier aime, d'un appétit ou amour naturel, son bien propre en vue du bien commun de tout l'univers, qui est Dieu. Et c'est pourquoi Denys peut écrire : "Dieu fait converger toutes choses vers l'amour de lui-même." Dès lors l’homme, dans l'état de nature intègre, référait l'amour de soi à l'amour de Dieu comme à sa fin, et il en était de même de son amour pour toutes les autres choses. Ainsi aimait-il Dieu plus que lui-même et par-dessus tout.
Mais, dans l'état de nature corrompue, l'homme en est incapable, car l'appétit de sa volonté rationnelle, en raison de la corruption de la nature, poursuit son bien privé, s'il n'est guéâce de Dieu.
Il faut donc conclure que l’homme,
dans l'état de nature intègre, n'avait pas besoin, pour aimer Dieu naturellement
par-dessus tout, du don d'une grâce surajoutée aux dons naturels, bien qu'il
lui fallût à cet effet le secours de Dieu, premier moteur. Mais, dans l'état de
nature corrompue, l’homme a besoin du secours de la grâce qui vient guérir la
nature.
Solutions :
1. La charité aime Dieu
par-dessus tout d'une façon plus éminente que la nature. La nature en effet
aime Dieu plus que tout le reste en tant qu'il est principe et fin du bien
naturel ; la charité aime Dieu en tant qu'il est l'objet de la béatitude, et
que l'homme se trouve établi de quelque façon en société spirituelle avec Dieu.
En outre la charité est supérieure à la dilection naturelle de Dieu, en ce
qu'elle comporte une certaine promptitude et délectation, comme il arrive pour
tout habitua vertueux, si on le compare à l'acte bon issu de la simple raison
naturelle dépourvue d'habitus.
2. Quand on dit qu'aucune
nature ne peut se dépasser elle-même, cela ne signifie pas qu'elle ne puisse se
porter vers un objet qui lui est supérieur ; il est manifeste en effet que
notre intelligence peut atteindre, par sa connaissance naturelle, certaines
choses qui sont au-dessus d'elle, comme c'est évident pour la connaissance
naturelle de Dieu. Mais cela signifie que notre nature ne peut produire un acte
qui dépasse les limites de sa puissance ; or tel n'est pas l'acte qui consiste
à aimer Dieu par-dessus tout, puisque cet acte, nous venons de le dire, est
naturel à toute créature.
3. L'amour est dit suprême non seulement en fonction de la suprématie de l'objet aimé, mais aussi en fonction de la raison et de la manière de l'aimer. Sous cet aspect le suprême degré de l'amour est celui dont Dieu est aimé comme celui qui est lui-même notre béatitude7. Nous l'avons montré.
Objections :
1. S. Paul écrit aux
Romains (2, 14) : "Les païens qui n'ont pas de loi accomplissent
naturellement les prescriptions de la loi." Or ce que l'homme accomplit
naturellement, il peut le faire par lui-même et sans la grâce. Tel est donc le
cas pour les préceptes de la loi.
2. S. Jérôme écrit :
"Ils sont dignes de malédiction, ceux qui prétendent que Dieu a prescrit
des choses impossibles à l'homme." Mais est impossible à l'homme ce qu'il
ne peut accomplir par lui-même. Donc l'homme peut, par lui-même, accomplir tous
les préceptes de la loi.
3. Le plus grand de tous
les préceptes de la loi, comme on le voit en S. Matthieu, est celui-ci :
"Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur." Mais, on l'a
prouvé plus haut, l'homme, par ses seules forces naturelles, peut accomplir ce
précepte en aimant Dieu par-dessus tout. Il peut donc aussi, sans la grâce,
observer tous les préceptes de la loi.
Cependant :
S. Augustin enseigne qu'il
appartient à l'hérésie pélagienne "de croire que l'homme puisse, sans la
grâce, observer tous les commandements divins".
Conclusion :
On peut accomplir les préceptes de la loi d'une double manière. D'abord en ce qui regarde la substance même de l’oeuvre : par exemple s'il s'agit pour l'homme d'accomplir des oeuvres de justice, de force ou de toute autre vertu. Sous ce rapport, l'homme, dans l'état de nature intègre, peut accomplir tous les préceptes de la loi. S'il n'en était pas ainsi, il n'aurait pas pu ne pas pécher, étant donné que le péché n'est autre chose que la transgression des préceptes divins. Mais, dans l'état de nature corrompue, l'homme ne peut observer tous les préceptes divins sans la grâce qui vient guérir la nature.
Au second point de vue, on peut observer les préceptes de la loi non seulement en ce qui regarde la substance même de l’oeuvre, mais aussi quant à la manière de les accomplir, c'est-à-dire par charité. Sous ce rapport, que ce soit dans l'état de nature intègre ou de nature corrompue, l'homme est incapable, sans la grâce, d'observer les préceptes de la loi. Aussi S. Augustin, après avoir affirmé que "sans la grâce, les hommes ne font absolument aucun bien", ajoute-t-il : "Non seulement quand il s'agit pour eux, sous la lumière de la grâce, de savoir ce qu'il y a à faire, mais aussi quand il s'agit, avec son aide, d'accomplir avec amour le précepte qu'ils connaissent."
Ajoutons que, dans les deux cas,
l'homme a toujours besoin du secours de Dieu qui le meut à accomplir les
préceptes, nous l'avons déjà dit.
Solutions :
1. "Que l'on ne
s'émeuve pas, écrit S. Augustin de voir l'Apôtre affirmer que les païens
observent naturellement les préceptes de la loi : c'est l'Esprit de grâce en
effet qui instaure en nous l'image de Dieu selon laquelle notre nature a été
créée."
2. Ce que nous ne pouvons
faire qu'avec le secours divin ne nous est pas tout à fait impossible, car, dit
le Philosophe : "Ce que nous pouvons par nos amis, nous le pouvons
de quelque façon par nous-mêmes." C'est pourquoi S. Jérôme, au passage
cité plus haut, reconnaît que "la liberté de notre vouloir n'empêche pas
que nous avons toujours besoin du secours de Dieu".
3. Le précepte de l'amour de Dieu, l'homme ne peut pas l'accomplir par ses seules forces naturelles de la manière dont il est accompli par la charité, comme il ressort de ce qui précède.
Objections :
1. Le Seigneur dit en S.
Matthieu (19, 17) : "Si tu veux entrer dans la vie, observe les
commandements." Il semble donc que l'entrée dans la vie éternelle dépend
de la volonté de l'homme. Or ce qui dépend de notre volonté, nous pouvons
l'accomplir par nous-mêmes. Dès lors il apparaît que l'homme peut, par
lui-même, mériter la vie éternelle.
2. La vie éternelle est la
récompense donnée par Dieu aux hommes, d'après cette parole en S. Matthieu (5,
12) : "Votre récompense est grande dans les cieux." Mais Dieu accorde
cette récompense à l'homme en proportion de ses oeuvres, selon cette parole du
Psaume (62, 13) : "Tu rendras à chacun selon ses oeuvres." L'homme
étant maître de ses actes, il semble donc qu'il a été mis en son pouvoir de
parvenir à la vie éternelle.
3. La vie éternelle est la
fin ultime de toute vie humaine. Or, dans la nature, toute chose peut, par ses
propres forces, atteindre sa fin. A plus forte raison l'homme, qui est d'une
nature supérieure, peut-il de lui-même, sans aucune grâce, parvenir à la vie
éternelle.
Cependant :
L'Apôtre écrit aux Romains (6, 23)
: "La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle." Et s'il parle ainsi,
c'est, dit la Glose, "pour nous faire comprendre que Dieu nous conduit à
la vie éternelle par sa miséricorde".
Conclusion :
Les actes qui conduisent à la fin
doivent lui être proportionnés. Or un acte n'excède jamais le pouvoir auquel
est proportionné le principe dont il procède. C'est pourquoi nous voyons dans
la nature qu'aucune cause ne peut par son opération produire un effet qui
dépasse son pouvoir réalisateur, ne pouvant produire par son opération qu'un
effet proportionné à son efficacité. Or, la vie éternelle est une fin qui
dépasse la capacité de la nature humaine, nous l'avons montré. C'est pourquoi
l'homme ne peut, par ses seules forces naturelles, produire des oeuvres
méritoires qui soient proportionnées à la vie éternelle ; il lui faut
nécessairement pour cela une efficacité supérieure, qui est celle de la grâce.
L'homme ne peut donc, sans la grâce, mériter la vie éternelle. Ce qu'il peut
faire, ce sont des oeuvres qui lui permettront d'atteindre quelque bien qui lui
soit connaturel : ainsi il peut "cultiver son champ, boire, manger, avoir
un ami" etc., dit S. Augustin dans sa troisième réponse contre les
pélagiens.
Solutions :
1. L'homme, par sa volonté,
fait des oeuvres méritoires de la vie éternelle. Mais, comme le dit encore S.
Augustin, il faut, pour cela, que sa volonté soit préparée par la grâce de Dieu
.
2. A propos du texte de S.
Paul (Rm 6, 23) "La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle", nous
lisons dans la Glose : "Certes, la vie éternelle est accordée aux bonnes
oeuvres, mais ces oeuvres elles-mêmes relèvent de la grâce de Dieu." Nous
l'avons dit nous-mêmes plus haut a : pour observer les préceptes de la loi
selon le mode requis qui rend méritoire leur observation, il faut la grâce.
3. La troisième objection fait état de la fin qui est connaturelle à l'homme. Mais la nature humaine, du fait qu'elle est plus noble que les autres, peut être conduite à une fin encore plus haute, du moins avec le secours de la grâce, fin que les natures inférieures ne peuvent d'aucune façon atteindre. Ainsi, comme le remarque Aristote, l'homme qui peut guérir grâce à certains remèdes, est en meilleure disposition, pour ce qui est de la santé, que celui qui est rebelle à toute médication.
Objections :
1. Rien d'impossible n'est
prescrit à l’homme, on l'a dit plus haut. Mais nous lisons dans Zacharie (1, 3)
: "Revenez à moi et je reviendrai à vous." Or revenir vers Dieu, ce
n'est pas autre chose que se préparer à la grâce. C'est donc que, de
lui-mêmeâce, l’homme peut se préparer à la grâce.
2. L’homme se prépare à la
grâce en faisant ce qui est en son pouvoir, car à celui qui agit ainsi, Dieu ne
refuse pas sa grâce, selon cette parole en S. Luc (11, 13) : "Dieu donne
le bon esprit à ceux qui l'en prient." Il est donc en notre pouvoir,
semble-t-il, de nous préparer à la grâce.
3. Si l'homme a besoin
d'une grâce pour se préparer à la grâce, il lui faudra une autre grâce pour se
préparer à la première, et ainsi à l'infini, ce qui est inadmissible. Il faut
donc en rester au point de départ et admettre que l'homme peut, sans la grâce,
se préparer à la grâce.
4. On lit dans les
Proverbes (16, 1) : "C'est à l'homme de préparer son âme", ce qui
suppose qu'il peut le faire par lui-même. Il peut donc se préparer à la grâce.
Cependant :
le Seigneur dit en S. Jean (6, 44)
: "Personne ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne
l'attire." Mais si l'homme pouvait se préparer lui-même à la grâce, il
n'aurait pas besoin d'y être attiré par un autre. C'est donc qu'il ne peut le
faire sans le secours de la grâce.
Conclusion :
Il y a une double préparation de la volonté au bien. L'une la dispose à bien agir, et à jouir de Dieu. Une telle préparation de la volonté ne peut se faire sans le don habituel de la grâce qui est au principe de l’oeuvre méritoire, nous l'avons dit à l'Article précédent. - L'autre préparation s'entend de cette disposition de la volonté humaine qui la rend apte à obtenir le don de la grâce habituelle. Pour se préparer à la réception de ce don, on ne peut présupposer un autre don habituel dans l'âme, car on remonterait ainsi à l'infini. Mais il faut présupposer un secours gratuit de Dieu qui meuve l'âme antérieurement ou lui inspire le propos du bien à faire. Ce sont là en effet les deux modes selon lesquels nous avons besoin du secours divin, nous l'avons déjà dit.
Que nous ayons besoin, pour cette
préparation à la grâce du secours de la motion divine, c'est évident. Étant
donné en effet que tout agent agit pour une fin, il s'ensuit nécessairement que
toute cause oriente ses effets vers sa propre fin. Et comme, d'autre part, à
l'ordre des agents ou moteurs répond l'ordre des fins, il faut, de la même nécessité,
que l'homme soit dirigé vers la fin ultime par la motion du premier moteur,
tandis qu'au regard des fins prochaines il sera mû par les agents inférieurs.
Ainsi, c'est sous la motion du général en chef que le soldat se porte vers la
victoire, tandis qu'il suit le fanion de sa compagnie sous la motion du
capitaine. Ainsi donc, Dieu étant la cause motrice absolument première, c'est
sous sa motion que toutes choses se portent vers lui sous la raison générale de
bien, selon laquelle chaque être tend à s'assimiler à Dieu à sa manière propre.
Et en ce sens Denys écrit - que "Dieu ordonne à lui-même toutes
choses". Mais les hommes justes, c'est comme à la fin spéciale qu'ils se
donnent, comme au bien propre qu'ils entendent saisir, qu'il les ordonne à
lui-même ; selon cette parole du Psaume (73, 28) : "Il m'est bon d'adhérer
à Dieu." C'est pourquoi, que l'homme se porte vers Dieu, cela ne peut être
sans que Dieu le meuve à se porter vers lui. Et cela n'est pas autre chose que
se préparer à la grâce en se tournant en quelque sorte vers Dieu. Ainsi celui
dont le regard est détourné du soleil se prépare à recevoir sa lumière en
dirigeant ses regards vers lui. Il est donc évident que l'homme ne peut se
préparer à recevoir la lumière de la grâce sans un secours gratuit de Dieu
exerçant sur lui sa motion intérieure.
Solutions :
1. Certes, la conversion de
l'homme à Dieu se fait par le libre arbitre, et en ce sens il est prescrit à
l'homme de se tourner vers Dieu. Mais le libre arbitre ne peut se tourner vers
Dieu si Dieu ne le tourne vers lui, selon ce texte de Jérémie (31, 18) :
"Fais-moi revenir et je reviendrai, car tu es le Seigneur, mon Dieu"
; et dans les Lamentations (5, 21) : "Fais-nous revenir à toi, Seigneur,
et nous reviendrons."
2. L'homme ne peut rien
faire s'il n'est mû par Dieu, selon S. Jean (15, 5) : "Sans moi vous ne
pouvez rien faire." C'est pourquoi, lorsqu'on dit que l'homme fait ce qui
est en son pouvoir, on veut dire : en tant qu'il est mû par Dieu.
3. Cette objection ne porte
que sur la grâce habituelle qui en effet requiert une préparation, car toute
forme exige un sujet disposé à la recevoir. Mais s'il s'agit pour l'homme de
recevoir une motion divine, il n'est pas besoin pour cela d'une autre motion,
Dieu étant premier moteur. Donc il n'est pas nécessaire de rétrograder à
l'infini.
4. Il appartient en effet à l'homme de préparer son âme, parce qu'il le fait par son libre arbitre. Mais il ne peut le faire sans l'aide de Dieu qui le meut et l'attire à lui, comme nous venons de le dire.
Objections :
1. Ce qui est prérequis à
la grâce se fait sans elle. Mais le relèvement du péché est prérequis à
l'illumination de la grâce, selon cette parole de l'Apôtre (Ep 5, 14) :
"Lève-toi d'entre les morts, et le Christ t'illuminera." L'homme peut
donc, sans la grâce, se relever du péché.
2. Le péché, on l'a dit,
est opposé à la vertu comme la maladie à la santé. Mais l'homme malade peut,
par la vertu de sa nature, recouvrer la santé sans le secours extérieur de la
médecine, car il demeure en lui un principe vital d'où procède l'action de la
nature. Il semble donc que, semblablement, l'homme puisse se guérir lui-même en
passant de l'état de péché à l'état de justice, sans le secours d'une grâce
extérieure.
3. Toute chose peut faire
retour à l'activité qui lui est naturelle ; ainsi l'eau chauffée revient
d'elle-même à sa fraîcheur naturelle ; la pierre que l'on jette en l'air
reprend d'elle-même son mouvement naturel qui est de tomber. Or le péché, comme
le montre S. Jean Damascène est un acte qui va contre la nature. Il semble donc
que l’homme puisse par lui-même faire retour de l'état de péché à l'état de
justice.
Cependant :
l'Apôtre écrit aux Galates (2, 21)
: "Si la justice vient de la loi, c'est donc que le Christ est mort pour
rien", c'est-à-dire sans motif. Pour la même raison, si l’homme possède
une nature qui puisse le justifier, il s'ensuit que la mort du Christ est vaine
et sans objet, ce qui est inadmissible. Donc l’homme ne peut par lui-même être
justifié, c'est-à-dire passer de l'état de péché à l'état de justice.
Conclusion :
D'aucune manière l’homme ne peut se relever du péché par lui-même et sans le secours de la grâce. Car si l'acte du péché passe, la culpabilité demeure ; se relever du péché n'est pas la même chose que cesser de pécher. Se relever du péché, c'est, pour l’homme, restaurer en lui ce qu'il a perdu en péchant. Or l’homme, par le péché, encourt un triple dommage, nous l'avons montré ; une souillure, la corruption de sa bonté naturelle, et une dette de peine. Il contracte une souillure, car la laideur du péché le prive de la beauté de la grâce. Sa bonté naturelle est corrompue car, sa volonté n'étant plus soumise à Dieu, il en résulte que la nature toute entière de l’homme pécheur est privée de son ordre. Enfin, la dette de peine fait qu'en péchant mortellement il mérite la damnation éternelle.
Or il est manifeste que chacun de
ces trois dommages ne peut être réparé que par Dieu. La beauté de la grâce
provient du resplendissement de la divine lumière ; une telle beauté ne peut
être restaurée que par une nouvelle illumination de Dieu, d'où la nécessité
d'un don habituel qui est la lumière de grâce. De même, l'ordre de la nature,
qui suppose la soumission de la volonté humaine à Dieu, ne peut être rétabli
que si Dieu attire à lui la volonté de l'homme. Enfin la dette de peine
éternelle ne peut être remise que par Dieu, contre qui l'offense a été commise
et qui est le juge des hommes. Pour que l’homme se relève du péché, le secours
de la grâce est donc requis, à la fois sous forme de don habituel et sous forme
de motion divine intérieure.
Solutions :
1. Adressée à l'homme,
pareille injonction concerne l'acte de son libre arbitre, acte nécessairement
impliqué dans le relèvement du péché. Aussi quand il est dit : "Lève-toi,
et le Christ t'illuminera", cela ne signifie pas que le relèvement du
péché précède en sa totalité l'illumination de la grâce, mais que l'homme
reçoit la lumière de la grâce justifiante quand, par son libre arbitre mû par
Dieu, il fait l'effort nécessaire pour sortir du péché.
2. La raison naturelle
n'est pas le principe suffisant de cette santé que l’homme tient de la grâce
justifiante. Ce principe, c'est la grâce elle-même, et il est enlevé par le
péché. L’homme ne peut donc se guérir lui-même, mais il a besoin que la lumière
de la grâce lui soit infusée à nouveau : de même que, pour ressusciter un corps
mort, il faut lui rendre son âme.
3. Quand une nature est intègre, elle peut se rétablir elle-même en ce qui lui est conforme et proportionné ; mais, en ce qui dépasse sa nature, elle ne le peut sans un secours extérieur. Or, quand la nature humaine déchoit en commettant le péché, elle perd son intégrité et se trouve corrompue, nous venons de le dire ; c'est pourquoi elle ne peut se rétablir elle-même, pas même en ce qui regarde son bien connaturel, et encore moins pour ce qui est du bien de la justice surnaturelle.
Objections :
1. Selon S. Augustin,
"on ne pèche pas lorsque l'on fait ce qu'on ne peut éviter". Donc si
l'homme en état de péché mortel ne peut éviter le péché, il s'ensuit que, tout
en péchant, il ne pèche pas, ce qui est absurde.
2. On corrige quelqu'un
afin qu'il ne tombe pas dans le péché. Donc, si l’homme en état de péché mortel
ne peut pas ne pas pécher, on le corrige en vain, ce qui est absurde.
3. On lit dans
l'Ecclésiastique (15, 17) "Devant l'homme sont la vie et la mort, le bien
et le mal : ce qu'il aura choisi lui sera donné." Mais celui qui pèche ne
cesse pas d'être homme. Il a donc encore le pouvoir de choisir entre le bien et
le mal, ce qui suppose qu'il peut, sans la grâce, éviter le péché.
Cependant :
S. Augustin écrit : "Si
quelqu'un nie qu'il soit nécessaire de prier pour ne pas entrer en tentation
(et on le nie si l'on soutient que, pour ne pas pécher, le secours de la grâce
divine n'est pas nécessaire, mais qu'il suffit, ayant pris connaissance de la
loi, de la seule volonté humaine), que toutes les oreilles s'éloignent, et que
toutes les bouches portent contre lui l'anathème."
Conclusion :
Nous pouvons parler de l'homme à un double point de vue : selon qu'il se trouve dans l'état de nature intègre, ou de nature corrompue. Dans l'état de nature intègre, même sans la grâce habituelle, l'homme pouvait ne pas pécher, ni mortellement ni véniellement : car pécher n'est pas autre chose que s'écarter de ce qui est conforme à la nature, et cela, dans l'état d'intégrité, l'homme pouvait l'éviter. Il avait besoin cependant du secours de Dieu le conservant dans le bien, sans quoi la nature elle-même tomberait dans le néant.
Mais, dans l'état de nature corrompue, l'homme, pour s'abstenir entièrement du péché, a besoin que la grâce habituelle vienne guérir la nature. Dans la vie présente cependant, cette guérison se fait d'abord dans la partie spirituelle de l'âme, tandis que l'appétit charnel n'est pas encore totalement réparé ; d'où ce passage de l'épître aux Romains (7, 25) où l'Apôtre parle au nom de l'homme restauré dans la grâce : "Dans mon esprit je sers la loi de Dieu ; dans ma chair, je suis asservi à la loi du péché." Certes, dans cet état, l'homme peut éviter le péché mortel qui ' nous l'avons vu, relève de la raison, mais il ne peut éviter tout péché véniel, à cause de la corruption de l'appétit inférieur et sensible.
La raison en effet peut bien réprimer chacun des mouvements sensibles, pris en particulier, - et c'est ce qui donne à chacun de ces mouvements le caractère de péché et d'acte volontaire, - mais elle ne peut les réprimer tous ; car, tandis qu'elle s'efforce de résister à l'un d'eux, il peut arriver qu'un autre surgisse, auquel elle n'a pas toujours le loisir de prêter attention, nous l'avons dit précédemment.
De même, avant que la raison
humaine, de qui relève le péché mortel, soit réparée par la grâce sanctifiante,
elle peut éviter chaque péché mortel pris en particulier, et pendant un certain
temps, car elle n'est pas nécessairement toujours en train de pécher. Mais
qu'elle demeure longtemps sans péché mortel, cela n'est pas possible. Aussi S.
Grégoire écrit-il que "le péché qui n'est pas bientôt effacé par la
pénitence, entraîne par son propre poids vers un autre péché". La raison en
est que, si l'appétit inférieur doit être soumis à la raison, de même la raison
doit se soumettre à Dieu et établir en lui la fin de son vouloir. Tandis en
effet que les mouvements de l'appétit inférieur doivent être réglés par le
jugement de la raison, ainsi faut-il que tous les actes humains soient réglés
par la fin. Or, quand l'appétit inférieur n'est pas totalement soumis à la
raison, il se produit inévitablement des mouvements désordonnés dans l'appétit
sensible ; il en sera de même pour la raison de l'homme si elle n'est pas
soumise à Dieu ; et de nombreux désordres se produiront dans les actes
rationnels eux-mêmes. Si l'homme en effet n'a pas son coeur affermi en Dieu au
point de ne vouloir aucunement être séparé de lui par l'obtention d'un bien ou
la fuite d'un mal, bien des choses vont se présenter que l'homme cherchera à
acquérir ou à éviter, et pour lesquelles il n'hésitera pas à se séparer de Dieu
en méprisant ses préceptes : c'est ainsi qu'il pèche mortellement. Cela se
produit surtout dans les rencontres soudaines où l'homme agit en fonction d'une
fin préconçue et d'un habitus préexistant, remarque Aristote. Sans doute, sous
l'influence d'une réflexion préalable, l'homme peut agir en dehors de l'ordre
de la fin préconçue et en dehors de son inclination habituelle. Mais parce
qu'une telle réflexion n'est pas toujours possible pour l'homme, il ne peut
demeurer longtemps sans agir conformément au désordre de sa volonté détournée
de Dieu, à moins que celle-ci ne soit promptement remise dans l'ordre par la
grâce.
Solutions :
1. L'homme peut éviter
chaque péché pris en particulier ; il ne peut cependant pas les éviter tous si
ce n'est par la grâce, nous venons de le dire. Et parce que c'est sa faute s'il
ne se prépare pas à recevoir la grâce, il s'ensuit que le fait pour lui de ne
pouvoir éviter le péché sans la grâce ne l'excuse pas du péché qu'il commet.
2. La correction est utile,
car, dit S. Augustin, "de la douleur de la correction naît la volonté de
régénération ; à condition cependant qu'il s'agisse d'un fils de la promesse,
chez qui, au fracas de la correction extérieure qui retentit et qui frappe, se
joint aussi l'inspiration secrète de Dieu suscitant antérieurement le
vouloir". La correction est donc nécessaire, car, pour s'abstenir du péché,
il faut que l'homme le veuille ; mais elle serait insuffisante sans le secours
de Dieu. C'est pourquoi nous lisons dans l'Ecclésiaste (7, 13) :
"Considère l’oeuvre de Dieu : nul ne peut corriger celui que Dieu a
dédaigné" .
3. Comme le remarque S. Augustin, cette parole de l'Ecclésiastique s'entend de l'homme dans l'état de nature intègre, alors qu'il n'était pas encore esclave du péché, et qu'il pouvait pécher ou ne pas pécher. Maintenant encore, tout ce que l'homme veut lui est donné ; mais qu'il veuille le bien, cela lui vient du secours de la grâce.
Objections :
1. Un don est inutile ou imparfait s'il n'atteint pas le but pour lequel
il est accordé. Or la grâce nous est donnée précisément pour que nous puissions
faire le bien et éviter le péché. Si elle n'y parvient pas, c'est donc qu'elle
est donnée en vain ou qu'elle est imparfaite.
2. Par la grâce, le
Saint-Esprit habite en nous, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 3, 16) :
"Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu
habite en vous ?" Mais l'Esprit Saint qui est tout-puissant, est bien capable
à lui seul de nous porter à bien agir et de nous garder du péché. L'homme, en
état de grâce, peut donc, sans un autre secours de grâce, faire le bien et
éviter le mal.
3. Si l'homme qui a obtenu
la grâce a besoin d'un autre secours de grâce pour bien vivre et s'abstenir du
péché, on ne voit pas pourquoi cet autre secours, une fois obtenu, n'en
réclamerait pas encore un troisième, et ainsi de suite à l'infini ; ce qui est
inadmissible. Donc celui qui est en grâce n'a besoin de rien autre pour bien agir
et s'abstenir du péché.
Cependant :
S. Augustin écrit : "De même
qu'un oeil corporel parfaitement sain ne peut voir sans le secours d'une vive
lumière, de même l'homme, fût-il pleinement justifié, ne peut vivre bien s'il
n'est aidé par l'éternelle lumière de la justice divine." Or la
justification s'opère par le moyen de la grâce, selon cette parole de l'épître
aux Romains (3, 24) : "Ils sont justifiés par la faveur de sa grâce."
L'homme en état de grâce a donc besoin, pour bien vivre dans la rectitude, d'un
autre secours de grâce.
Conclusion :
Comme nous l'avons dit plus haut, l'homme, pour vivre avec rectitude, a doublement besoin du secours de Dieu. Selon un premier mode, il lui faut un don habituel qui guérisse sa nature corrompue, et, l'ayant guérie, l'élève aussi jusqu'à lui faire accomplir des oeuvres qui méritent la vie éternelle, car cela dépasse le pouvoir de sa nature. Selon un second mode, l'homme a besoin du secours de la grâce par laquelle Dieu le meut à agir.
Pour ce qui est du premier mode de
secours, l'homme déjà en état de grâce n'a pas besoin d'une nouvelle grâce
habituelle infuse. Mais, sous le second mode, il lui faut un secours de grâce
par lequel Dieu le meut à bien agir. Et cela, pour deux raisons. D'abord pour
une raison générale, en ce sens, nous l'avons dit. qu'aucune créature ne peut
produire un acte quelconque sinon en vertu de la motion divine. Ensuite, pour
une raison spéciale, à cause de la condition dans laquelle se trouve la nature
humaine. Bien que la grâce en effet la guérisse dans sa partie spirituelle, il
demeure en elle une corruption et une infection dans sa partie chamelle qui la
rendent, comme dit S. Paul (Rm 7, 25) "asservie à la loi du péché".
Il reste aussi une certaine obscurité d'ignorance dans l'intelligence en sorte
que, remarque encore l'Apôtre (Rm 8, 26 : "Nous ne savons que demander
pour prier comme il faut." Car, selon la diversité des conjonctures, et
parce que nous ne nous connaissons pas parfaitement nous-mêmes, nous ne pouvons
pleinement savoir ce qui nous est utile. D'après le livre de la Sagesse (9, 14)
: "Les pensées des mortels sont hésitantes et nos prévisions
incertaines." Aussi est-il nécessaire que nous soyons dirigés et protégés
par Dieu, qui connaît toutes choses et qui peut tout. Pour cette raison, même à
ceux qui déjà sont régénérés et devenus fils de Dieu par la grâce, il convient
encore de dire : "Ne nous induis pas en tentation ; - que ta volonté se
fasse sur la terre comme au ciel..." et autres formules semblables de
l'oraison dominicale.
Solutions :
1. La grâce habituelle ne
nous est pas donnée pour rendre inutile un secours divin ultérieur ; toute
créature a besoin en effet d'être conservée par Dieu dans le bien qu'elle a
reçu de lui. C'est pourquoi si, après avoir reçu la grâce, l'homme a encore
besoin du secours divin, on ne peut en conclure que cette grâce a été donnée en
vain ou qu'elle est imparfaite. Même dans l'état de gloire, quand la grâce sera
parvenue à sa pleine perfection, l'homme aura encore besoin du secours divin.
Ici-bas, il est vrai, la grâce est de quelque manière imparfaite en ce sens
qu'elle ne guérit pas totalement l'homme, nous venons de le dire.
2. L'opération du
Saint-Esprit, par laquelle il nous meut et nous protège, ne se limite pas au
don habituel qu'il cause en nous. En plus de cet effet, il nous meut et nous
protège de concert avec le Père et le Fils.
3. Cet argument conclut seulement que l'homme n'a pas besoin d'une autre grâce habituelle.
Objections :
1. Il semble que l'homme en
état de grâce n'ait pas besoin du secours de la grâce pour persévérer. En
effet, le Philosophe montre que la persévérance, comme la continence, est quelque
chose de moins parfait que la vertu. Or, du seul fait que l'homme est justifié
par la grâce, il possède les vertus sans qu'il soit besoin d'un autre secours
de grâce. A plus forte raison en est-il de même pour la persévérance.
2. Toutes les vertus sont
infusées dans l'âme en même temps. Or la persévérance est considérée comme une
vertu. Elle doit donc être donnée lorsque les autres vertus sont infusées en
même temps que la grâce.
3. Selon l'Apôtre (Rm 5,
15) le don du Christ a rendu à l'homme plus qu'il n'avait perdu par le péché
d'Adam. Mais Adam avait reçu le pouvoir de persévérer. A plus forte raison ce
pouvoir nous est-il restitué par la grâce du Christ. Ainsi l'homme n'a pas
besoin de la grâce pour persévérer.
Cependant :
S. Augustin écrit "Pourquoi la
persévérance est-elle demandée à Dieu si elle n'est pas donnée par Dieu ?
N'est-ce pas se moquer que de lui demander ce qu'on sait qu'il ne donne pas et
qui est, pour cette raison, au pouvoir de l’homme ?" Or, la
persévérance est demandée par ceux qui sont déjà sanctifiés par la grâce ; et,
d'après S. Augustin s'appuyant sur S. Cyprien, c'est ce que nous voulons dire
quand nous disons : "Que ton nom soit sanctifié." L'homme en état de
grâce a donc besoin que la persévérance lui soit accordée par Dieu.
Conclusion :
Le mot persévérance peut avoir une triple signification. Quelquefois il signifie en un homme l'habitus par lequel il est disposé intérieurement à résister avec fermeté aux tristesses envahissantes qui pourraient le détourner de la vertu ; en ce sens, la persévérance est aux tristesses ce que la continence est aux convoitises et aux délectations mauvaises, dit Aristote. - En un autre sens, la persévérance désigne un habitua dont l'acte est le propos que forme un homme de persévérer jusqu'au bout dans le bien.
Prise dans l'un et l'autre sens, la persévérance est infusée dans l'âme avec la grâce, comme la continence et les autres vertus.
Mais la persévérance peut aussi signifier une certaine
continuation dans le bien jusqu'à la fin de la vie. Sous ce rapport l'homme en
état de grâce n'a certes pas besoin pour persévérer d'une autre grâce
habituelle, mais il lui faut un secours divin qui le dirige et le protège
contre les assauts de la tentation, comme l'Article précédent l'a montré. C'est
pourquoi, après avoir été justifié par la grâce, il est nécessaire que l’homme
demande à Dieu le don de la persévérance, afin d'être préservé du mal jusqu'à
la fin de sa vie. A beaucoup en effet la grâce est donnée, sans qu'il leur soit
donné de persévérer dans la grâce.
Solutions
:
1 et 2. La première
objection procède de la persévérance prise au premier sens ; la deuxième, de la
persévérance prise au deuxième sens.
3. S. Augustin écrit : "L'homme, en son premier état, reçut le don de pouvoir persévérer, mais non de persévérer en fait. A présent, par la grâce du Christ, beaucoup reçoivent le don de la grâce qui leur permet de pouvoir persévérer, et il leur est accordé en outre de persévérer." Ainsi le don du Christ l'emporte sur la faute d'Adam. Pourtant, dans l'état d'innocence, l'homme pouvait plus facilement persévérer que nous ne le pouvons dans l'état présent, car il n'y avait en lui aucune rébellion de la chair contre l'esprit. Avec la grâce du Christ, la réparation de la nature, bien qu'elle soit commencée pour ce qui est de l'esprit, n'est pas encore achevée pour ce qui est de la chair. Cela n'aura lieu que dans la patrie, où l'homme non seulement pourra persévérer, mais en outre ne pourra plus pécher.
Somme Théologique Ia-IIae
1. La grâce est-elle une réalité dans l'âme ? - 2. Est-elle une qualité ? - 3. Diffère-t-elle de la vertu infuse ? - 4. Quel est le siège de la grâce ?
Objections :
1. C'est dans le même sens que l'on dit de quelqu'un qu'il possède la
grâce d'un homme ou la grâce dé Dieu ; ainsi lisons-nous dans la Genèse (39,
21) : "Le Seigneur fit trouver grâce à Joseph auprès du chef de la
prison." Or le fait qu'un homme trouve grâce devant un autre ne pose rien
de réel en lui ; c'est en celui qui donne sa faveur qu'il faut placer une
certaine complaisance. Donc la grâce de Dieu ne pose rien de réel dans l'âme,
mais signifie seulement l'agrément divin.
2. De même que l'âme
vivifie le corps, ainsi Dieu vivifie l'âme, selon cette parole du Deutéronome
(30, 20) : "Il est lui-même ta vie." Mais l'âme vivifie le corps sans
intermédiaire. Ainsi en sera-t-il de Dieu par rapport à l'âme. La grâce ne pose
donc rien de créé dans l'âme.
3. A propos de cette parole
de l'épître aux Romains (1, 7) : "A vous grâce et paix", nous lisons
dans la Glose : "Grâce, cela veut dire rémission des péchés." Or la
rémission des péchés n'est pas une réalité dans l'âme, mais seulement en Dieu,
du fait qu'il n'impute pas le péché, selon le Psaume (32, 2) : "Heureux
l'homme auquel le Seigneur n'impute pas de péché." La grâce n'est donc pas
une réalité dans l'âme.
Cependant :
la lumière est quelque chose de
réel dans l'objet qu'elle éclaire. Or la grâce est une certaine lumière de
l'âme, car, dit S. Augustin : "C'est à juste titre que la lumière de la
vérité abandonne le prévaricateur de la loi et fait, de celui qu'elle
abandonne, un aveugle." La grâce est donc une réalité dans l'âme.
Conclusion :
Dans le langage courant, le mot grâce revêt une triple signification. Il désigne en premier lieu la dilection que l'on a pour quelqu'un ; ainsi l'on dit d'ordinaire que tel soldat a la grâce du roi, en ce sens qu'il est aimé du roi. En outre, on emploie le mot grâce pour signifier un don accordé gratuitement, quand on dit par exemple : je te fais cette grâce. Enfin on donne au mot le sens d'un remerciement pour un bienfait gratuit ; ainsi quand nous rendons grâce pour les bienfaits reçus. De ces trois significations, la deuxième découle de la première : c'est en effet parce qu'on aime quelqu'un qu'on lui fait des cadeaux ; et la troisième découle de la deuxième, puisque c'est à cause des bienfaits reçus que l'on rend grâce.
Pour ce qui est des deux derniers sens, il est manifeste que la grâce est quelque chose de réel dans celui à qui elle est attribuée, soit qu'il s'agisse du don reçu gratuitement, soit qu'il s'agisse de la reconnaissance manifestée à l'occasion du don. Quant au premier sens, il y a une différence à établir entre la grâce de Dieu et la grâce de l'homme. Le bien de la créature en effet vient de la volonté divine, et par conséquent l'amour par lequel Dieu veut du bien à la créature, fait jaillir le bien en elle. Au contraire, la volonté de l'homme est mue par le bien qui préexiste dans les choses ; d'où il suit que son amour ne cause pas la totalité du bien qui est dans la chose aimée, mais qu'il le présuppose en tout ou en partie. Il est donc clair que tout acte d'amour de Dieu fait naître dans la créature un bien, qui est causé, non coéternel à cet amour, lequel, lui, est éternel. Et c'est selon la différence du bien qu'il cause qu'on peut différencier l'amour de Dieu pour sa créature. Il y a en effet un amour commun selon lequel Dieu "aime tout ce qui existe", comme l'affirme le livre de la Sagesse (11, 25), faisant largesse aux choses de leur être naturel. Mais autre est l'amour spécial selon lequel Dieu élève la créature rationnelle au-dessus de sa condition de nature. Celui que Dieu aime ainsi, il est dit simplement l'aimer, car par cet amour ce qu'il veut pour sa créature n'est pas un autre bien que le bien éternel qu'il est lui-même.
Ainsi donc, quand nous disons que
l’homme a la grâce de Dieu, cela signifie qu'une réalité surnaturelle lui est
communiquée par Dieu. Parfois cependant, on entend par grâce de Dieu son amour
éternel, et c'est en ce sens que l'on parle de la grâce de la prédestination
pour signifier que Dieu a prédestiné ou élu certains d'une façon toute
gratuite, et non en considération de leurs mérites, selon cette parole de
l'Apôtre (Ep 1, 5-6) : "Il nous a prédestinés à être pour lui des fils
adoptifs, à la louange de gloire de sa grâce."
Solutions :
1. Même quand on dit de
quelqu'un qu'il possède la grâce ou la faveur d'un homme, cela signifie qu'il y
a en lui quelque chose de réel qui agrée à cet homme. Ainsi en est-il quand
nous disons de quelqu'un qu'il possède la grâce de Dieu. Il y a cependant une
différence ; car ce qui agrée à un homme dans l'un de ses semblables, c'est
quelque chose qui préexiste à son amour ; au contraire ce qui agrée à Dieu dans
un homme est causé par l'amour divin, nous venons de le dire.
2. Dieu est la vie de l'âme
par mode de cause efficiente, mais l'âme est la vie du corps par mode de cause
formelle. Or, entre la matière et la forme, il n'y a pas d'intermédiaire, la
forme informant directement par elle-même la matière ou le sujet. Au contraire
l'agent informe le sujet, non par sa propre substance, mais par la forme qu'il
produit dans la matière.
3. S. Augustin écrit : "Quand j'ai dit que la grâce consiste dans la rémission des péchés, et la paix dans la réconciliation avec Dieu, il ne faut pas l'entendre en ce sens que la paix elle-même et la réconciliation n'appartiendraient pas à la grâce en général, mais en ce sens que le mot grâce signifie d'une façon spéciale la rémission des péchés." Ce n'est donc pas seulement cette rémission qui relève de la grâce, mais encore beaucoup d'autres dons de Dieu. D'ailleurs même la rémission des péchés ne s'opère pas sans qu'un effet soit divinement produit en nous, comme on le verra par la suite.
Objections :
1. Aucune qualité s'agit
sur son sujet, car l'action de la qualité n'est pas distincte de l'action du
sujet, et il faudrait donc que le sujet agisse sur lui-même. Or la grâce agit
sur l'âme, puisqu'elle la justifie. Elle n'est donc pas une qualité de l'âme.
2. La substance est plus
noble que la qualité. Or la grâce est plus noble que la nature de l'âme. La
preuve en est que la grâce nous permet de faire beaucoup de choses dont la
nature est incapable, comme nous venons de le montrer. Donc la grâce n'est pas
une qualité.
3. Aucune qualité ne
demeure quand elle a cessé d'exister dans le sujet. Mais la grâce demeure. Elle
ne se corrompt pas en effet, car cela voudrait dire qu'elle est annihilée,
puisqu'elle est créée de rien. C'est pourquoi l'Apôtre (Ga 6, 15) l'appelle
"une créature nouvelle". La grâce n'est donc pas une qualité.
Cependant :
à propos de ce passage du Psaume
(104, 15) : "Pour que l'huile fasse resplendir le visage", nous
lisons dans la Glose : "La grâce est la beauté de l'âme : c'est elle qui
lui attire l'amour divin." Or la beauté de l'âme est une qualité, comme la
beauté du corps. La grâce est donc une qualité.
Conclusion :
Comme nous l'avons montré à l'Article précédent, dire de quelqu'un qu'il a la grâce de Dieu c'est dire qu'il y a en lui un effet déterminé produit par l'amour gratuit de Dieu. Nous avons dit d'autre partit que l'homme est aidé d'une double manière par cette volonté divine toute gratuite. D'une part, en ce sens que l'âme humaine est mue par Dieu soit pour connaître, soit pour vouloir, soit pour agir. Sous ce rapport, l'effet gratuit produit dans l'homme n'est pas une qualité, mais un certain mouvement de l'âme : selon Aristote en effet, "le mouvement est l'acte de l'agent moteur, considéré dans le mobile".
D'autre part, l’homme est secouru
par la volonté gratuite de Dieu en ce sens que Dieu infuse dans l'âme un don
habituel. Et il le fait parce qu'il ne convient pas que sa providence soit
moins attentive à l'égard de ceux que son amour gratifie du bien surnaturel,
qu'à l'égard des créatures auxquelles son amour donne le bien naturel. Quand il
s'agit des simples créatures en effet, Dieu, dans sa providence, ne se contente
pas de les mouvoir à leurs actes naturels ; mais encore il leur octroie des
formes et des vertus qui sont les principes de leurs actes et les portent à
agir en tel ou tel sens conformément à ce qu'elles sont elles-mêmes. C'est
pourquoi les mouvements que Dieu imprime aux créatures leur sont connaturels et
faciles, selon cette parole du livre de la Sagesse (8, 1) : "Il dispose
toutes choses avec douceur." A bien plus forte raison, en ceux qu'il meut
vers la conquête du bien surnaturel éternel, Dieu infuse-t-il des formes et des
qualités surnaturelles grâce auxquelles ils sont mus par lui avec suavité et
promptitude vers l'acquisition du bien éternel. Et c'est ainsi que le don de la
grâce est une qualité.
Solutions :
1. La grâce, en tant
qu'elle est une qualité, n'agit pas sur l'âme par manière de cause efficiente,
mais par manière de cause formelle ; ainsi la blancheur rend un objet blanc, la
justice fait d'un individu un juste.
2. La substance, c'est soit
la nature même d'une chose, soit une partie de la nature ; en ce dernier sens,
on donne le nom de substance à la matière ou à la forme. Or, étant donné que la
grâce est au-dessus de la nature humaine, elle ne peut être une substance ou
une forme substantielle ; mais elle est une forme accidentelle de l'âme. Ce qui
en effet est en Dieu de façon substantielle, se trouve par mode d'accident dans
l'âme qui participe à la bonté divine ; ainsi en est-il de la science, par
exemple. Et puisque l'âme participe imparfaitement à la bonté divine, cette
participation qu'est la grâce ne peut se trouver dans l'âme que sous un mode
d'être inférieur à celui de l'âme elle-même qui subsiste en soi. Et pourtant la
grâce, non pas dans son mode d'être, mais en tant qu'expression ou
participation de la bonté divine, est plus noble que la nature de l'âme 2.
3. Comme dit Boèce, "être pour l'accident, c'est inhérer (à la substance)". C'est pourquoi l'on donne à l'accident le nom d'être, non pas parce qu'il possède l'être, mais en ce sens que, par lui, quelque chose est, aussi selon Aristote doit-on le regarder plutôt comme une détermination d'être que comme un être proprement dit. Et puisque le devenir et la corruption appartiennent à ce qui est, il s'ensuit qu'à proprement parler l'accident ni ne devient, ni ne se corrompt ; si on lui attribue le devenir ou la corruption, c'est en ce sens que le sujet commence ou cesse d'être actualisé par lui. Et c'est dans ce sens qu'on dit que la grâce est créée, pour dire que les hommes sont créés en l'être de grâce, c'est-à-dire qu'ils reçoivent un être nouveau à partir de rien, on veut dire : non à partir de mérites antécédents, selon cette parole de l'Apôtre (Ep 2, 10) : "Nous sommes créés dans le Christ Jésus en vue des bonnes oeuvres."
Objections :
1. Selon S. Augustin,
"la grâce opérante, c'est la foi qui agit par amour". Mais la foi qui
agit par amour est une vertu. La grâce est donc une vertu.
2. Quand une définition
convient à une chose, le terme ainsi défini peut également lui être attribué.
Or les définitions de la vertu données par les saints et les philosophes
conviennent à la grâce : celle-ci en effet "rend bon celui qui la possède
et fait que son oeuvre est bonne" ; elle est aussi "une qualité bonne
de l'âme grâce à laquelle on vit correctement". Et ce sont là précisément
des définitions de la vertu, parmi d'autres qu'on pourrait citer. La grâce est
donc une vertu.
3. La grâce est une
qualité. Mais il est manifeste qu'elle n'appartient pas à la quatrième espèce
de qualité qui se définit : "la forme ou figure qui circonscrit un
corps", car la grâce n'est pas corporelle. Elle n'appartient pas davantage
à la troisième espèce qui est "une passion ou une qualité passive"
dont le siège, comme le montre Aristote, est la partie sensible de l'âme, la
grâce en effet réside principalement dans la partie spirituelle de l'âme. Elle
n'appartient pas non plus à la deuxième espèce qui est "une puissance ou
une impuissance naturelle", car la grâce est au-dessus de la nature ; de
plus elle n'est pas indifférente au bien et au mal comme la puissance
naturelle. Reste donc la première espèce de qualité qui est l'habitus ou la
disposition. Mais les habitus de l'esprit sont des vertus ; même la science,
d'une certaine manière, est une vertu, nous l'avons dit. Donc la grâce est la
même chose que la vertu.
Cependant :
si la grâce est une vertu, il
semble qu'elle sera, d'abord et avant tout, une des trois vertus théologales.
Mais elle n'est ni la foi, ni l'espérance lesquelles peuvent exister dans l'âme
sans la grâce sanctifiante. Elle n'est pas non plus la charité, car, selon S.
Augustin "la grâce devance la charité". La grâce n'est donc pas une
vertu.
Conclusion :
Certains ont prétendu que grâce et vertu sont essentiellement la même chose, et qu'elles ne diffèrent que pour la raison ; on parlerait de la grâce pour signifier qu'elle rend l'homme agréable à Dieu ou qu'elle est donnée gratuitement ; on l'appellerait vertu parce qu'elle perfectionne l'âme en vue du bien agir. Telle paraît être la pensée du Maître des Sentences.
Pourtant, à bien considérer la nature de la vertu, une opinion semblable ne peut se soutenir. Selon le Philosophe - en effet : "La vertu est une disposition de l'être parfait ; et j'appelle parfait ce qui est disposé conformément à la nature." Il apparaît donc que, dans toute réalité, on parle de la vertu par rapport à une nature préexistante ; elle signifie qu'un être est ordonné selon qu'il convient à sa nature. Or, il est manifeste que les vertus acquises par les actes humains, dont nous avons parlé antérieurement, sont des dispositions qui permettent à l’homme d'être harmonieusement ordonné en regard de sa nature d'homme. Les vertus infuses disposent l’homme d'une manière supérieure et en vue d'une fin plus haute, ce qui suppose qu'elles le font en regard d'une nature plus élevée, à savoir la nature divine participée, qu'on appelle lumière de la grâce. Aussi lisons-nous dans la 2° épître de S. Pierre (1, 4) : "De très grandes et précieuses promesses nous ont été données pour que, par elles, vous deveniez participants de la nature divine." Et c'est dans la réception de cette nature que nous sommes régénérés comme fils de Dieu.
De même donc que la lumière
naturelle de la raison est autre chose que les vertus acquises, lesquelles sont
ordonnées à cette lumière ; de même la lumière de la grâce, qui est
participation de la nature divine, est autre chose que les vertus infuses,
lesquelles sont dérivées de cette lumière et ordonnées à elle. C'est pourquoi
l'Apôtre écrit (Ep 5, 8) : "Autrefois vous étiez ténèbres ; maintenant
vous êtes lumière dans le Seigneur : marchez donc comme des fils de
lumière." Les vertus acquises en effet perfectionnent l'homme de façon à
lui permettre de se conduire conformément à la lumière de la raison ; et les
vertus infuses perfectionnent l'homme pour qu'il se conduise conformément à la
lumière de la grâce.
Solutions :
1. S. Augustin donne le nom
de grâce à la foi qui agit par amour, parce que l'acte émis par cette foi est
le premier où se manifeste la grâce sanctifiante.
2. L'attribut de bonté dont
il est question dans la définition de la vertu, exprime ce qui convient à une
nature déjà préexistante, qu'il s'agisse de la nature essentielle ou de la
nature participée. Ce n'est pas en ce sens que nous disons que la grâce est
bonne, mais en tant qu'elle est la racine de la bonté dans l’homme,
ainsi que nous venons de le dire dans la réponse.
3. La grâce se ramène à la première espèce de qualité. Elle n'est pourtant pas la même chose que la vertu : elle est un certain état habituel présupposé aux vertus infuses, comme leur principe et leur racine.
Objections :
1. D'après S. Augustin la
grâce est à la volonté ou au libre arbitre ce que le cavalier est à sa monture.
Mais la volonté, comme le libre arbitre, est une puissance, nous l'avons dit
dans la première Partie. La grâce a donc pour sujet une puissance de l'âme.
2. Selon S. Augustin
encore, "c'est à partir de la grâce que commencent les mérites des
hommes". Or le mérite consiste en un acte, lequel procède d'une puissance.
Il semble donc que la grâce est la perfection d'une puissance de l'âme.
3. Si l'essence de l'âme
est le sujet propre de la grâce, il s'ensuit que par cela même qu'elle
est une âme, toute âme est capable de la grâce. Mais cela est faux, car cela
voudrait dire que toute âme, quelle qu'elle soit, est capable de la grâce.
4. L'essence de l'âme est
antérieure à ses puissances. Or l'antécédent peut être conçu sans le
conséquent. Il s'ensuivra donc que l'on pourra concevoir la grâce dans l'âme
indépendamment de toute autre partie ou puissance de l'âme, donc indépendamment
de l'intelligence, de la volonté et de quelque autre faculté de l'âme ; ce qui
est inadmissible.
Cependant :
par la grâce nous sommes engendrés
à nouveau et devenons fils de Dieu. Mais la génération aboutit à l'essence
avant de se terminer aux puissances. La grâce se trouve donc dans l'essence de
l'âme avant d'être dans ses puissances.
Conclusion :
Ce problème dépend du précédent. Si
en effet la grâce est la même chose que la vertu, il est nécessaire qu'elle ait
pour sujet une puissance de l'âme, car une telle puissance est le sujet propre
de la vertu, ainsi que nous l'avons exposé précédemment. Mais si la grâce
diffère de la vertu, on ne peut dire que la puissance de l'âme soit son sujet,
car toute perfection d'une puissance a raison de vertu, nous l'avons déjà dit.
Il reste donc que la grâce, puisqu'elle est antérieure à la vertu, ait aussi un
sujet antérieur aux puissances de l'âme ; et ce ne peut être que l'essence de
l'âme. De même en effet que la puissance intellectuelle de l’homme participe de
la connaissance divine par la vertu de foi et que sa puissance volontaire
participe de l'amour divin par la vertu de charité, de même la nature de l'âme
humaine participe, selon une certaine similitude, de la nature divine par le
moyen d'une régénération ou d'une création nouvelle.
Solutions :
1. De même que de l'essence
de l'âme découlent ses puissances qui sont principes d'opérations, ainsi
dérivent de la grâce dans les puissances de l'âme, les vertus par le moyen
desquelles les puissances se portent à l'acte. Sous ce rapport, la grâce est
comparée à la volonté comme le moteur au mobile ou, si l'on veut, comme le
cavalier à sa monture, mais non comme un accident à son sujet.
2. C'est ce qui permet de
résoudre la deuxième objection. La grâce en effet est principe de 1'oeuvre
méritoire par le moyen des vertus, comme l'essence de l'âme est principe des
actes vitaux par le moyen des puissances.
3. L'âme est sujet de la
grâce parce que sa nature est spécifiquement intellectuelle ou rationnelle. Or
l'âme n'est pas constituée spécifiquement par une puissance, puisque les
puissances sont des propriétés naturelles qui découlent de la spécificité de
l'âme. C'est pourquoi l'âme, en son essence, diffère spécifiquement des autres
âmes, animales ou végétales. Et, pour cette raison, si l'essence de l'âme
humaine est sujet de la grâce, il ne s'ensuit pas que n'importe quelle âme
puisse l'être également. Cela ne convient à l'essence de l'âme humaine qu'en
tant qu'elle est de telle nature spécifique.
4. Parce que les puissances de l'âme sont des propriétés naturelles dérivant de l'espèce, l'âme ne peut exister sans elles. Retenons cependant que, même sans ces puissances, l'âme pourrait encore être dite spécifiquement intellectuelle ou rationnelle ; non pas comme possédant actuellement ces puissances, mais à cause de la spécificité de son essence, d'où ces puissances découlent naturellement.
Somme Théologique Ia-IIae
1. Convient-il de diviser la grâce en grâce gratuitement donnée, et grâce rendant agréable à Dieu ? - 2. La division de cette dernière en grâce opérante et grâce coopérante. - 3. La division en grâce prévenante et en grâce subséquente. - 4. Les divisions de la grâce gratuitement donnée. - 5. Comparaison entre la grâce qui rend agréable à Dieu et la grâce gratuitement donnée.
Objections :
1. La grâce est un don de
Dieu, nous le savons. Mais l'homme n'est pas agréable à Dieu pour cette raison
que Dieu lui a donné quelque chose ; c'est bien plutôt le contraire qu'il faut
dire : Dieu donne gratuitement quelque chose à l'homme parce que celui-ci lui
agrée. Il n'existe donc pas de grâce qui rende l'homme agréable à Dieu.
2. Tout ce qui n'est pas
donné en raison de mérites antécédents, est gratuitement donné. Or le bien de
la nature lui-même est donné à l'homme sans mérite antécédent, car la nature
est présupposée au mérite. La nature elle-même est donc aussi gratuitement
donnée par Dieu. Cependant, la nature s'oppose à la grâce. Le fait d'être
gratuitement donné ne constitue donc pas une différence dans la grâce, puisque
ce caractère se retrouve en dehors de toute espèce de grâce.
3. Toute division doit
s'établir sur l'opposition des termes. Or la grâce qui nous rend agréable à
Dieu et qui nous justifie, nous est elle-même accordée gratuitement par Dieu.
S. Paul écrit en effet (Rm 3, 24) : "Nous sommes justifiés gratuitement
par sa grâce." On ne peut donc opposer la grâce qui rend agréable à Dieu
et la grâce gratuitement donnée.
Cependant :
l'Apôtre attribue à la grâce ces
deux propriétés : de nous rendre agréables à Dieu, et d'être gratuitement
donnée. Au sujet de la première propriété, il s'exprime ainsi (Ep 1, 16) :
"Dieu nous a rendus agréables à ses yeux dans son Fils bien-aimé." Au
sujet du second (Rm 13, 1) : "Si c'est par grâce, ce n'est donc pas par
les oeuvres ; autrement la grâce ne serait plus la grâce." On peut donc
distinguer une grâce qui n'a qu'une seule de ces propriétés, et une grâce qui
les possède toutes les deux.
Conclusion :
Comme l'écrit S. Paul (Rm 13, 4) :
"Ce qui vient de Dieu est établi dans l'ordre." Or l'ordre des choses
consiste en ce que certaines d'entre elles font retour à Dieu par
l'intermédiaire d'autres réalités, ainsi que l'enseigne Denys. Donc, étant
donné que la grâce a pour objet de ramener l'homme à Dieu, cela se fera selon
un certain ordre, en ce sens que les uns seront ramenés à Dieu par d'autres.
Sous ce rapport il y aura donc une double grâce. L'une unira l'homme à Dieu :
c'est la grâce qui le lui rend agréable. L'autre permettra à un homme de coopérer
au retour vers Dieu d'un autre homme : c'est la grâce gratuitement donnée. On
l'appelle ainsi parce qu'elle dépasse les possibilités de la nature et qu'elle
est accordée en dehors de tout mérite personnel. Et, puisqu'elle est donnée à
un homme, non pour sa propre justification, mais pour sa coopération à la
justification d'un autre, on ne lui donne pas le nom de grâce rendant agréable
à Dieu. C'est de cette grâce que parle l'Apôtre quand il écrit 1 Co 12, 7) :
"A chacun est donnée la manifestation de l'Esprit pour l'utilité" des
autres.
Solutions :
1. On ne prétend pas que la grâce rend agréable par efficience, mais formellement, ce qui veut dire que, par elle, l'homme est justifié et devient digne d'être regardé comme agréable à Dieu ; selon cette parole de l'Apôtre (Col 1, 12) : "Il nous a rendus dignes de partager le sort des
saints dans la lumière."
2. La grâce, précisément
parce qu'elle est gratuitement donnée, exclut toute idée de dette. Mais il y a
deux manières de concevoir une dette. L'une se fonde sur le mérite et se
rapporte à la personne ; car c'est à la personne qu'il appartient de mériter,
selon cette parole de l'Apôtre (Rm 4, 4) : "A qui fournit un travail, on
ne compte pas le salaire comme une grâce ; c'est un dû." L'autre se fonde
sur la condition de la nature ; ainsi nous disons que c'est un dû pour l'homme
de posséder la raison et tout Ce qui appartient à la nature humaine. Cependant,
ni dans l'un ni dans l'autre sens, nous ne pouvons dire que Dieu se trouve
obligé à l'égard de la créature ; c'est bien plutôt elle qui se trouve soumise
à Dieu, du fait que l'ordre divin doit se réaliser en elle ; et cet ordre divin
exige que telle nature soit placée dans telles conditions, avec telles
propriétés, et qu'agissant de telle manière, elle obtienne tel résultat. Donc,
si les dons naturels ne sont pas dus au premier titre, ils le sont au second.
Les dons surnaturels au contraire ne sont dus à aucun titre, et c'est pourquoi
l'on doit, d'une façon spéciale, leur donner le nom de grâce.
3. La grâce qui rend agréable à Dieu ajoute à l'idée de grâce gratuitement donnée quelque chose qui répond aussi à l'idée de grâce : qu'elle rend l'homme agréable à Dieu. C'est pourquoi la grâce gratuitement donnée, qui ne comporte pas cet agrément, conserve le nom commun de grâce, comme il arrive en beaucoup de cas. Et ainsi, il y a bien opposition entre les deux termes de la division : d'une part la grâce qui rend agréable à Dieu ; et d'autre part la grâce qui n'entraîne pas cet agrément.
Objections :
1. La grâce, nous l'avons
dit, est un accident. Mais l'accident ne peut agir sur son sujet. Il n'y a donc
pas de grâce qui puisse être appelée opérante.
2. Si la grâce produit
quelque chose en nous, c'est principalement la justification. Mais ce n'est pas
la grâce seule qui l'opère en nous, car, à propos du passage de S. Jean (14,
12) : "Les oeuvres que je fais, il les fera lui-même", S. Augustin
écrit : "Celui qui t'a créé sans toi ne te justifiera pas sans toi."
Il n'y a donc pas de grâce qui puisse être dite simplement opérante.
3. C'est à l'agent
inférieur, semble-t-il, et non à l'agent principal qu'il appartient de coopérer
avec quelqu'un. Mais en nous c'est la grâce plutôt que le libre arbitre qui
opère comme cause principale, selon l'Apôtre (Rm 9, 16) : "Ce qui compte
ce n'est pas de vouloir ou de courir, mais que Dieu fasse miséricorde." La
grâce ne doit donc pas être dite coopérante.
4. Une division se fait,
dans un classement, par termes opposés. Mais les termes "opérer" et
"coopérer" ne sont pas opposés ; car le même individu peut faire l'un
et l'autre. Il ne convient donc pas de diviser la grâce en opérante et
coopérante.
Cependant :
nous lisons dans S. Augustin :
"Dieu, par sa coopération, achève en nous ce qu'il commence par son
opération ; car il commence en faisant en sorte, par son opération, que nous
voulions ; il achève, en coopérant avec nos vouloirs déjà commencés." Or les
opérations de Dieu qui nous meuvent au bien sont des grâces. On peut donc
raisonnablement diviser la grâce en opérante et coopérante.
Conclusion :
Nous l'avons dit plus haut, la grâce peut s'entendre en deux sens : soit comme un secours divin par lequel Dieu nous meut à bien vouloir et à bien agir ; soit comme un don habituel divinement infusé en nous. En l'un et l'autre sens il convient de diviser la grâce en opérante et coopérante. La production d'une oeuvre en effet ne s'attribue pas au mobile, mais au moteur. Dès lors, quand notre esprit est mû sans se mouvoir lui-même, Dieu étant le seul moteur, l'opération doit être attribuée à Dieu, et en ce sens on parlera de grâce opérante. Mais s'il s'agit d'une oeuvre où notre esprit est à la fois moteur et mobile, l'opération ne devra pas seulement être attribuée à Dieu, mais aussi à l'âme ; on parlera alors de grâce coopérante.
Or il y a en nous deux sortes d'actes. D'abord l'acte intérieur de la volonté. Pour celui-là la volonté est à l'égard de Dieu dans la relation de ce qui est mû à celui qui le meut : surtout s'il s'agit pour la volonté de commencer à vouloir le bien alors qu'elle voulait auparavant le mal. Dès lors la grâce par laquelle Dieu meut l'esprit humain à cet acte est dite grâce opérante.
Mais il y a aussi l'acte extérieur. Celui-ci se faisant sous l'impulsion de la volonté, comme il a été dit antérieurement, il en résulte que là l'opération est attribuée à la volonté. Et comme, pour cet acte aussi, Dieu nous aide, tant intérieurement, affermissant la volonté pour qu'elle le veuille jusqu'au bout, qu'extérieurement pour la rendre réalisatrice, le secours divin, dans ce cas, est appelé grâce coopérante. De là les paroles de S. Augustin que nous avons rapportées plus haut : "Dieu opère pour que nous voulions, et quand nous voulons, Dieu coopère avec nous pour que nous achevions." Ainsi donc, si nous entendons par grâce la motion gratuite de Dieu par laquelle il nous meut au bien méritoire, c'est avec raison qu'on la divise en grâce opérante et grâce coopérante.
Si d'autre part nous prenons la
grâce au sens de don habituel, à ce point de vue encore, la grâce comporte un
double effet, comme toute forme d'ailleurs : le premier de ces effets, c'est
l'être ; le second, l'opération. L'effet de la chaleur est de rendre chaud un
objet, puis de lui faire produire un échauffement extérieur. Ainsi donc la
grâce habituelle, en tant qu'elle guérit l'âme, qu'elle la justifie et la rend
agréable à Dieu, est appelée grâce opérante ; en tant qu'elle est principe de
l'acte méritoire qui procède aussi du libre arbitre, on la nomme grâce
coopérante.
Solutions :
1. Considérée comme une
qualité accidentelle, la grâce n'agit pas dans l'âme par mode d'efficience,
mais formellement ; c'est ainsi que l'on dit de la blancheur qu'elle rend
blanche une surface.
2. Dieu ne nous justifie
pas sans nous en ce sens que, tandis que nous sommes justifiés, nous
consentons, par un mouvement de notre libre arbitre, à l'action divine qui nous
justifie. Mais ce mouvement n'est pas cause de la grâce ; il en est l'effet.
C'est pourquoi toute l’oeuvre de notre justification relève de la grâce.
3. La coopération ne
concerne pas seulement l'agent secondaire qui collabore avec l'agent principal,
mais aussi celui qui aide à atteindre la fin préalablement fixée. Or l'homme,
par la grâce opérante, est aidé par Dieu à vouloir le bien. Une fois cette fin
fixée, la grâce coopère ensuite avec nous pour nous la faire atteindre.
4. La même grâce est à la fois opérante et coopérante, mais elle se diversifie par ses effets, comme ce que nous venons de dire le montre bien.
Objections :
1. La grâce est un effet de
l'amour divin. Mais l'amour de Dieu est toujours prévenant et jamais
subséquent, selon cette parole de S. Jean (I, 4, 10) : "Ce n'est pas nous
qui avons aimé Dieu, c'est lui qui nous a aimés le premier." Il n'y a donc
pas lieu d'admettre une grâce prévenante et une grâce subséquente.
2. La grâce qui rend un
homme agréable à Dieu est unique en lui, car elle se suffit à elle-même, selon
cette parole de l'Apôtre (2 Co 12, 9) : "Ma grâce te suffit." Or la
même réalité ne peut être à la fois antérieure et postérieure à elle-même. On
ne peut donc diviser la grâce en grâce prévenante et grâce subséquente.
3. La grâce est connue par
ses effets qui sont en nombre illimité, l'un précédant l'autre. Donc, si l'on
doit diviser la grâce en prévenante et subséquente, il s'ensuivra une infinité
d'espèces de grâces, mais aucune technique ne s'occupe de ce qui est illimité.
Donc cette division est mauvaise.
Cependant :
la grâce de Dieu provient de sa
miséricorde. Or nous lisons dans les Psaumes d'une part (59, 11) : "Sa
miséricorde me préviendra", et d'autre part (23, 6) : "Sa miséricorde
me suivra." On peut donc avec raison diviser la grâce en prévenante et
subséquente.
Conclusion :
De même que nous divisons la grâce
en opérante et coopérante en raison de ses divers effets, de même
convient-il de distinguer grâce prévenante et grâce subséquente, quel que soit
d'ailleurs le sens que nous donnons au mot grâce. Or la grâce produit en nous
cinq effets : elle guérit l'âme ; elle lui fait vouloir le bien ; elle le lui
fait accomplir efficacement ; elle la fait persévérer dans le bien ; elle la
fait parvenir à la gloire. C'est pourquoi la grâce considérée comme produisant
en nous le premier effet, mérite, au regard du deuxième, d'être appelée
prévenante ; et, considérée comme produisant le deuxième effet, on l'appellera,
par rapport au premier, subséquente. Et comme un de ses effets peut être
antérieur à l'un et postérieur à l'autre, la grâce pourra également être
regardée comme prévenante ou subséquente à propos du même effet selon qu'on le
compare aux autres. Et c'est ce que remarque S. Augustin : "La grâce
prévient pour nous guérir, elle suit pour nous fortifier dans cette guérison ;
elle prévient pour nous appeler, elle suit pour nous glorifier."
Solutions :
1. Quand on parle de
l'amour de Dieu, ce qu'on désigne par là est éternel, et ne saurait dont être
dit que prévenant. Par le terme "grâce" au contraire, c'est un effet
temporel qu'on désigne, et cet effet peut précéder ceci, suivre cela. C'est
pourquoi la grâce peut être dite prévenante et subséquente.
2. La distinction entre grâce
prévenante et subséquente ne s'applique pas à l'essence même de la grâce, mais
seulement à ses effets, ainsi que nous l'avons dit de la grâce opérante ou
coopérante. C'est aussi parce que la grâce subséquente qui a rapport à la
gloire ne diffère pas numériquement de la grâce prévenante qui nous justifie.
De même en effet que la charité d'ici-bas n'est pas détruite, mais achevée dans
la patrie, ainsi en est-il de la lumière de la grâce, car ni l'une ni l'autre
ne comporte en soi d'imperfection.
3. Bien que les effets de la grâce soient en nombre illimité, comme les actes humains eux-mêmes, on peut cependant les ramener à un nombre limité d'espèces. Et d'ailleurs tous ont ceci de commun que l'un est antérieur à l'autre.
Objections :
1. Il semble que la façon
dont S. Paul divise la grâce gratuitement donnée soit inadéquate. En effet,
tout don gratuit qui nous est fait par Dieu peut être appelé grâce gratuitement
donnée. Or ces dons sont en nombre illimité, qu'ils regardent les biens de
l'âme ou qu'ils concernent les biens du corps ; et pourtant ceux-ci ne nous
rendent pas agréables à Dieu. On ne peut donc pas faire entrer les grâces
gratuitement données dans un classement déterminé.
2. La grâce gratuitement
donnée se distingue de la grâce qui rend agréable à Dieu. Mais la foi
appartient à cette dernière catégorie puisque par elle nous sommes justifiés,
selon la parole de l'Apôtre (Rm 5, 1) : "Ayant reçu de la foi cette
justification." Il ne convient donc pas de ranger la foi parmi les grâces
gratuitement données, alors surtout qu'on n'y fait pas entrer d'autres vertus
comme l'espérance et la charité.
3. Opérer des guérisons,
parler diverses langues, ce sont là des miracles. L'interprétation des discours
relève de la sagesse ou de la science, selon cette parole du prophète Daniel
(1, 17) : "A ces enfants, Dieu a donné science et intelligence en matière
de lettres et de sagesse." C'est donc à tort que, dans le classement des
grâces gratuites, on oppose le don de guérir et le don des langues au pouvoir
de faire des miracles ; et l'interprétation des discours, au pouvoir de parler
avec sagesse et avec science.
4. La science et la sagesse
sont des dons du Saint-Esprit, et il en est de même de l'intelligence et du
conseil, de la piété, de la force et de la crainte ; on l'a dit plus haut. Donc
on devrait les ranger parmi les grâces gratuitement données.
Cependant :
S. Paul écrit (1 Co 12, 8) :
"A l'un, c'est une parole de sagesse qui est donnée par l'Esprit, à tel
autre une parole de science selon le même Esprit, à un autre la foi dans ce
même Esprit, à tel autre le don de guérir, à tel autre le pouvoir d'opérer des
miracles, à tel autre la prophétie, à tel autre le discernement des esprits ; à
un autre la diversité des langues, à tel autre le don de les interpréter."
Conclusion :
Nous l'avons déjà dit, la grâce gratuitement donnée est octroyée pour aider un homme à coopérer à la progression vers Dieu d'un autre. Or l'homme ne peut apporter cette contribution sous forme d'une motion intérieure qu'il exercerait sur un autre : cela n'appartient qu'à Dieu. Il ne le peut que de l'extérieur par enseignement ou persuasion. C'est pourquoi la grâce gratuitement donnée comprend tout ce dont l'homme a besoin pour instruire les autres dans les choses divines qui dépassent la raison. Or, à cette fin, trois conditions sont requises. Premièrement, il faut que l'homme ait une pleine connaissance des choses divines, afin de pouvoir en instruire les autres. Deuxièmement, il faut qu'il puisse confirmer ou prouver ce qu'il dit, sans quoi son enseignement ne sera pas efficace. Troisièmement, il faut qu'il puisse exprimer correctement à ses auditeurs le contenu de sa pensée.
Pour ce qui est du premier point, trois choses sont nécessaires, comme on peut s'en rendre compte à propos de l'enseignement humain. Il faut en effet que celui qui doit instruire les autres dans une science, possède d'abord une certitude parfaite des principes de cette science. Et c'est à quoi correspond "la foi", qui est la certitude des réalités invisibles, car ces réalités sont comme les principes qui soutiennent la doctrine catholique. Il faut ensuite que le maître qui enseigne soit irréprochable en ce qui regarde les principales conclusions de la science en question. A cela correspond "le discours de sagesse" qui est la connaissance des vérités divines. Il faut enfin qu'il abonde en exemples et qu'il connaisse de multiples effets grâce auxquels il pourra mettre les causes en évidence. A cette nécessité répond "le discours de science" qui est la connaissance des choses humaines, car "ce qui est invisible en Dieu devient visible par le moyen des créatures" (Rm 1, 20).
Quant à la confirmation apportée à l'enseignement, elle se fait, quand il s'agit de vérités rationnelles, par des arguments ou des preuves. S'il s'agit au contraire des vérités révélées qui dépassent la raison, elle ne peut se faire que par ce qui est propre à la puissance divine. Et cela, d'une double manière. Soit que le maître, enseignant la doctrine sacrée, opère des miracles que Dieu seul peut faire, comme rendre la santé au corps, et c'est "le don de guérir" ; ou bien fasse des oeuvres qui n'ont d'autre but que de manifester la puissance divine, comme arrêter le soleil, l'obscurcir, diviser les eaux de la mer, et c'est "le pouvoir d'opérer des miracles". Soit qu'il puisse révéler ce que Dieu seul connaît, comme les événements futurs, et c'est le don de "prophétie", ou les secrets des coeurs, et c'est le don de "discernement des esprits".
Enfin le pouvoir de s'exprimer
correctement peut avoir rapport à l'idiome employé pour se faire comprendre :
nous avons alors le "don des langues". Ou bien il s'agit de la
signification à attribuer aux paroles proférées : et c'est le "don
d'interprétation".
Solutions :
1. Nous l'avons dit
précédemment, tous les bienfaits qui nous sont accordés par Dieu ne reçoivent
pas le nom de grâces gratuitement données, mais ceux-là seulement qui dépassent
le pouvoir de la nature. Ainsi, qu'un pêcheur sans instruction abonde en
discours de sagesse ou de science, etc., voilà ce qui figure ici comme des
grâces gratuitement données.
2. La foi, dans cette
énumération, n'est pas cette vertu qui justifie l'homme antérieurement et qui,
comme telle, ne rentre pas dans les grâces gratuitement données. La foi dont
nous parlons comporte une certitude suréminente qui rend l'homme apte à
instruire les autres des choses de la foi. Quant à l'espérance et à la charité,
elles appartiennent à la puissance appétitive en tant qu'elles ont pour rôle
d'ordonner l'homme à Dieu.
3. On distingue le don de
guérir du pouvoir général de faire des miracles, parce que ce don a une
efficacité spéciale pour amener à la foi : on y incline plus facilement si l'on
bénéficie de la santé corporelle obtenue par la puissance de la foi. De même,
le don des langues et l'interprétation des discours ont, pour conduire à la
foi, une efficacité particulière, et c'est la raison pour laquelle on en fait
des grâces spéciales.
4. Ce n'est pas au même titre que la sagesse et la science sont classées parmi les grâces gratuitement données, et qu'elles font partie de la liste des dons du Saint-Esprit. Dans ce dernier cas, elles donnent à l'esprit de l'homme cette souplesse qui le rend apte à être mû par l'Esprit Saint dans les choses qui ont trait à la sagesse et à la science ; car, nous l'avons dit. c'est ainsi qu'il faut comprendre les dons du Saint-Esprit. Mais on les range parmi les grâces gratuitement données quand elles comportent une certaine abondance de sagesse et de science, qui va permettre à l'homme, non seulement de juger pour lui-même correctement des choses divines, mais encore d'instruire les autres et de réfuter les contradicteurs. C'est pourquoi, parmi les grâces gratuitement données, on donne une place de choix au "discours de sagesse" et au "discours de science", car, selon S. Augustin : "Autre chose pour l'homme est de savoir ce qu'il doit croire pour obtenir la vie éternelle, et autre chose de savoir comment, à ce sujet, venir en aide aux âmes pieuses et défendre la foi contre les impies."
Objections :
1. Il semble que la grâce
gratuitement donnée soit plus noble que la grâce qui rend agréable à Dieu. En
effet, d'après Aristote : "Le bien de la nation l'emporte sur le bien de
l'individu." Or la grâce qui rend agréable à Dieu est ordonnée au bien
d'un seul homme, tandis que la grâce donnée gratuitement est ordonnée au bien
commun de toute l'Église, nous venons de le dire. Donc cette dernière est plus
noble que l'autre.
2. Il faut plus de vertu
pour faire du bien à autrui que pour se perfectionner soi-même seulement, de
même que la luminosité d'un corps est plus vive quand il peut en éclairer
d'autres au lieu de n'être lumineux qu'en lui-même. C'est pour cette raison
qu'Aristote déclare que "la plus éclatante des vertus est la justice"
qui règle les rapports de l'homme avec ses semblables. Or, par la grâce qui
rend agréable à Dieu, l’homme n'acquiert que sa perfection personnelle, tandis
que, par la grâce gratuitement donnée, il oeuvre en vue de la perfection
d'autrui. Donc cette grâce gratuitement donnée a plus de valeur que la grâce
qui rend agréable à Dieu.
3. Ce qui appartient en
propre aux individus les meilleurs a plus de valeur que ce qui est commun à
tous ; ainsi la faculté de raisonner qui est propre à l'homme l'emporte sur la
faculté de sentir commune à tous les animaux. Mais la grâce qui rend agréable à
Dieu est commune à tous les membres de l'Église ; au contraire la grâce
gratuitement donnée n'est accordée qu'aux membres les plus dignes. C'est donc
que celle-ci a plus de valeur que celle-là.
Cependant :
après avoir énuméré les diverses
grâces gratuitement données, l'Apôtre ajoute (1 Co 12, 31) : "je vous
ferai connaître une voie plus excellente", et, comme la suite du texte le
montre, il entend parler de la charité, laquelle se rattache à la grâce qui
rend agréable à Dieu. C'est donc que cette grâce est plus noble que la grâce
gratuitement donnée.
Conclusion :
Une vertu est d'autant plus
excellente qu'elle est ordonnée à un bien plus élevé ; et la fin est toujours
plus importante que les moyens. Or la grâce qui rend agréable à Dieu ordonne
immédiatement l'homme à l'union avec la fin ultime. Les grâces gratuitement
données au contraire ne sont pour l'homme que des préparations à atteindre la
fin ultime ; en effet, la prophétie, les miracles etc., sont pour les hommes
comme des invites à rejoindre la fin ultime. Voilà pourquoi la grâce qui
rend agréable à Dieu est bien supérieure à la grâce gratuitement donnée.
Solutions :
1. Selon le Philosophe, le
bien de la multitude, d'une armée par exemple, est double. Il y a un bien qui
se trouve dans la multitude elle-même : ainsi l'ordre de l'armée. Et il y a un
autre bien, distinct de la multitude, qui est le bien du chef. Ce dernier bien
est supérieur à l'autre, car c'est à lui que l'autre est ordonné. Or la grâce
gratuitement donnée est ordonnée au bien commun de l'Église, qui est l'ordre
ecclésial ; la grâce qui rend agréable à Dieu se réfère au bien commun distinct
de l'ensemble, qui est Dieu lui-même. C'est ce qui fait que cette grâce est
plus noble.
2. Si la grâce gratuitement
donnée pouvait réaliser dans un autre ce que l'homme acquiert par la grâce qui
rend agréable à Dieu, la grâce gratuite aurait plus de valeur ; ainsi la
luminosité du soleil qui répand sa lumière l'emporte sur celle du corps
simplement éclairé. Mais, par la grâce gratuitement donnée, l'homme ne peut
produire dans un autre l'union à Dieu, c'est l’oeuvre de la grâce qui rend
agréable à Dieu. L'homme, par la grâce gratuite, ne peut réaliser que certaines
dispositions à l'union. Et c'est pourquoi il ne faut pas dire que la grâce
gratuite est meilleure ; ainsi, dans le feu, la chaleur extérieure qui révèle
sa nature et qu'il répand sur les corps environnants, n'est pas plus noble que
sa propre forme substantielle de feu.
3. La faculté de sentir est ordonnée à la faculté de raisonner comme à sa fin, et c'est pourquoi cette dernière faculté est plus noble. Mais, dans le cas présent, c'est le contraire qui se produit : ce qui est particulier à quelques-uns est ordonné à ce qui est possédé communément. La comparaison ne vaut donc pas.
Somme Théologique Ia-IIae
1. Dieu seul est-il cause efficiente de la grâce ? - 2. Une certaine disposition, par un acte du libre arbitre, est-elle requise chez celui qui reçoit la grâce ? - 3. Une telle disposition peut-elle nécessiter la grâce ? - 4. La grâce est-elle égale en tous ? - 5. Peut-on savoir que l'on a la grâce ?
Objections :
1. Il ne semble pas. Nous
lisons en effet dans S. Jean (1, 17) : "La grâce et la vérité nous sont
venues par Jésus Christ." Or ce nom de Jésus Christ ne désigne pas
seulement la nature divine qui s'est unie à la nature humaine, mais aussi cette
nature humaine créée qui a été assumée par le Verbe divin. Donc une créature
peut être cause de la grâce.
2. Il y a entre les
sacrements de la nouvelle loi et ceux de l'ancienne cette différence que les
premiers causent la grâce, tandis que les seconds se contentent de la
signifier. Or les sacrements de la nouvelle loi sont des réalités du monde
visible. Dieu n'est donc pas la seule cause de la grâce.
3. D'après Denys, les anges
purifient, illuminent et perfectionnent aussi bien les hommes que les anges
inférieurs. Or, la créature rationnelle est purifiée, illuminée et
perfectionnée par la grâce. Donc Dieu n'est pas seul à causer la grâce.
Cependant :
nous lisons dans le Psaume (84, 12)
"Le Seigneur donnera la grâce et la gloire."
Conclusion :
Aucune cause ne peut produire par
son action un effet d'une nature supérieure à la sienne : car il faut toujours
que la cause soit ontologiquement supérieure à son effet. Or le don de la grâce
dépasse la perfection de toute nature créée, n'étant autre chose qu'une
certaine participation de la nature divine qui transcende toute autre nature.
C'est pourquoi il est impossible qu'une créature quelconque cause la grâce. Il
est en effet nécessaire que Dieu seul déifie, communiquant en partage la nature
divine sous forme d'une certaine participation par mode d'assimilation, de même
qu'il est impossible que le feu soit communiqué par autre chose que par le feu
lui-même.
Solutions :
1. L'humanité du Christ est
"comme l'organe de sa divinité", selon l'expression de S. Jean
Damascène. Or l'instrument ne réalise pas l'action de l'agent principal par sa
propre vertu, mais par la vertu de cet agent. C'est pourquoi l'humanité du
Christ ne cause pas la grâce par sa propre vertu, mais par la vertu de la
divinité qui lui est unie et qui fait que les actions humaines du Christ sont
salutaires.
2. Dans la personne du
Christ, l'humanité cause notre salut par la grâce sous l'action de la vertu
divine qui est l'agent principal. Ainsi en est-il des sacrements de la nouvelle
loi qui dérivent du Christ : ils causent la grâce instrumentalement par la
vertu du Saint-Esprit qui agit en eux à titre d'agent principal, selon cette
parole de S. Jean (3, 5) : "Si quelqu'un ne renaît de l'eau et du
Saint-Esprit..."
3. L'ange purifie, illumine, perfectionne soit un autre ange, soit l'homme lui-même, en l'instruisant de quelque manière, mais non en le justifiant par la grâce. Aussi Denyse précise-t-il que ce genre "de purification, d'illumination et de perfection n'est autre chose qu'une acquisition de la science divine".
Objections :
1. Il semble que non, car
l'Apôtre écrit (Rm 4, 4) "A celui qui fournit un travail, on ne compte pas
le salaire comme une grâce, mais comme un dû." Or, se préparer à l'aide du
libre arbitre suppose un certain travail, ce qui enlèverait à la grâce sa
gratuite.
2. Celui qui s'enfonce dans
le péché ne se prépare pas à posséder la grâce. Mais à certains pécheurs qui
s'enfoncent dans le mal, la grâce a été donnée ; ce fut le cas de S. Paul qui
reçut la grâce alors qu'"il ne respirait que menaces et massacres à
l'égard des disciples du Seigneur" (Ac 9, 1). Aucune préparation à la
grâce n'est donc requise de la part de l'homme.
3. Un agent d'une puissance
infinie n'a pas besoin que la matière sur laquelle il agit soit disposée à
recevoir son action ; il n'a même pas besoin de matière, comme on le voit dans
le cas de la création. Or on compare le don de la grâce à une création, car il
s'agit, selon l'expression de l'Apôtre d'une "création nouvelle" (Ga
6, 15). Et c'est Dieu seul, nous le savons, qui, en raison de sa puissance
infinie, cause la grâce. Il n'y a donc pas besoin, pour l'obtenir, de
préparation de la part de l'homme.
Cependant :
nous lisons dans Amos (4, 12) :
"Prépare-toi, Israël à la rencontre de ton Dieu" ; et dans le premier
livre de Samuel (7, 3 Vg) "Préparez vos coeurs au Seigneur."
Conclusion :
Nous l'avons déjà dit, la grâce
peut s'entendre en deux sens : soit comme le don même de Dieu à l'état
d'habitus ; soit comme un secours de Dieu qui meut l'âme au bien. Dans le
premier sens, la grâce requiert une certaine préparation, car aucune forme ne
peut exister dans une matière si celle-ci ne s'y trouve disposée. Mais si nous
parlons de la grâce au sens de secours de Dieu portant au bien, sous ce rapport
aucune préparation préalable au secours divin n'est requise de la part de
l'homme ; bien plutôt toute préparation qui se trouve dans l'homme a
nécessairement pour origine le secours de Dieu portant au bien. En ce sens le
bon mouvement lui-même du libre arbitre, par lequel on est préparé à recevoir
le don de la grâce, est un acte du libre arbitre mû par Dieu. C'est ainsi que
l'homme est dit se préparer, selon cette parole des Proverbes (16, 1 Vg) :
"Il appartient à l'homme de préparer son âme." Mais c'est à Dieu
principalement qu'il appartient de mouvoir le libre arbitre, selon que "la
volonté de l'homme est préparée par Dieu" (Pr 8, 35 Vg) ; et, dans le
Psaume (37, 23), que "le Seigneur dirige les pas de l'homme".
Solutions :
1. Il y a une préparation
de l'homme à recevoir la grâce, qui coïncide avec l'infusion même de la grâce.
Cette préparation est méritoire, non pas de la grâce qui est déjà possédée,
mais de la gloire qui n'est pas encore acquise. Il y a une autre préparation à
la grâce, imparfaite celle-là, mais qui parfois précède le don de la grâce
sanctifiante, et qui s'accomplit néanmoins sous la motion de Dieu. Une telle
préparation n'est pas méritoire puisque l'homme n'a pas encore été justifié par
la grâce ; car il ne peut y avoir de mérite sans la grâce, nous le verrons plus
loin.
2. Puisque l'homme ne peut
se préparer à la grâce sans que Dieu le prévienne et le meuve au bien, il
importe peu que l'on parvienne à la préparation parfaite tout d'un coup ou
progressivement. Nous lisons en effet dans l'Ecclésiastique (11, 29 Vg) :
"C'est chose facile aux yeux de Dieu d'enrichir d'un seul coup celui qui
est pauvre." Cependant il arrive parfois que Dieu meut l'homme à un
certain bien qui n'est pas le bien parfait : une telle préparation précède la
grâce. D'autres fois, Dieu meut l'homme immédiatement au bien parfait, et
aussitôt l'homme reçoit la grâce, selon cette parole en S. Jean (6, 45) :
"Quiconque a entendu le Père et reçu son enseignement, vient à moi."
C'est ce qui est arrivé à S. Paul : subitement, alors qu'il s'enfonçait dans le
péché, son coeur a été mû parfaitement par Dieu ; ayant entendu, il a compris
et il s'est rendu, et c'est pourquoi il a reçu aussitôt la grâce.
3. Un agent de vertu infinie n'exige pas de matière ni de disposition matérielle, présupposées comme venant de l'action d'une autre cause. Néanmoins il faut que, suivant la condition de la réalité à produire, cet agent cause, dans la chose elle-même, aussi bien la matière que la disposition nécessaire à la forme. Pareillement, pour que Dieu infuse la grâce dans une âme, aucune préparation n'est requise sinon celle qu'il produit lui-même.
Objections :
1. Il semble que la grâce
soit donnée nécessairement à celui qui s'y prépare ou qui fait tout son
possible. En effet à propos de ce texte de l'épître aux Romains (5, 1) :
"justifiés dans la foi, nous sommes en paix", nous lisons dans la
Glose : "Dieu accueille celui qui a recours à lui ; s'il n'en était pas
ainsi, il y aurait en Dieu de l'injustice." Mais il est impossible que
Dieu soit injuste ; il est donc impossible que Dieu n'accueille pas celui qui a
recours à lui. Donc l'homme obtient nécessairement la grâce.
2. D'après S. Anselme, la
raison pour laquelle Dieu n'a pas accordé la grâce au diable, c'est que
celui-ci n'a pas voulu la recevoir ni s'y préparer. Or supprimez la cause, vous
supprimez aussi l'effet. Si donc quelqu'un veut recevoir la grâce, il est nécessaire
qu'elle lui soit donnée.
3. Le bien a tendance à se
répandre, comme le prouve Denys. Mais le bien de la grâce est meilleur que le
bien de la nature. Donc, puisque la forme naturelle est donnée nécessairement à
la nature quand celle-ci est disposée à la recevoir, à bien plus forte raison
la grâce sera-t-elle nécessairement accordée à celui qui s'y prépare.
Cependant :
l'homme est comparé à Dieu comme
l'argile au potier, selon cette parole du Seigneur en Jérémie (18, 6) :
"Ce que l'argile est dans la main du potier, vous l'êtes dans ma
main." Or l'argile, si bien préparée qu'elle soit, ne reçoit pas
nécessairement forme de la part du potier. Donc l'homme, quelle que soit sa
préparation, ne reçoit pas nécessairement de Dieu la grâce.
Conclusion :
Comme nous l'avons déjà dit, la
préparation de l'homme à la grâce vient à la fois de Dieu qui meut et du libre
arbitre qui est mû. On peut donc envisager cette préparation sous un double
aspect. Comme provenant du libre arbitre, elle ne rend nullement nécessaire l'obtention
de la grâce, car le don de la grâce est disproportionné par rapport à toute
préparation dont l'homme est capable. Comme ce à quoi tendait la motion divine,
par contre, elle revêt un caractère de nécessité : nécessité qui n'est pas de
contrainte, mais de certitude, car ce que Dieu entend produire ne saurait faire
défaut, selon cette parole de S. Augustin : "C'est très certainement que
sont libérés ceux que par grâce Dieu libère." Par conséquent si
l'intention de Dieu quand il meut le coeur de l’homme est que cet homme reçoive
la grâce, il ne peut manquer de la recevoir d'après cette parole du Seigneur en
S. Jean (6, 45) : "Quiconque a entendu le Père et reçu son enseignement
vient à moi."
Solutions :
1. Ce passage de la Glose
parle de celui qui recourt à Dieu par un acte méritoire de son libre arbitre
déjà informé par la grâce ; si Dieu ne répondait à cet appel, il irait contre
la justice qu'il a lui-même établie. - Si l'on veut cependant qu'il soit
question, dans ce passage, du mouvement du libre arbitre précédant la grâce, il
faut alors l'entendre en ce sens que le recours de l'homme à Dieu se fait par
la motion divine, et il est juste que celle-ci ne soit pas prise en défaut.
2. Quand la grâce nous fait
défaut, c'est en nous qu'il faut en chercher la cause première ; quand elle
nous est donnée, sa première cause vient de Dieu, selon cette parole du
prophète Osée (13, 9 Vg) : "Ta perte vient de toi, Israël, mais ton salut
est en moi seul."
3. Même dans le domaine des réalités naturelles, si la disposition de la matière entraîne nécessairement l'apparition de la forme, c'est grâce à la puissance de l'agent qui cause cette disposition.
Objections :
1. Il semble que la grâce
ne soit pas plus grande chez l'un que chez l'autre ; car, on l'a dit, c'est
l'amour divin qui cause en nous la grâce. Mais nous lisons dans le livre de la
Sagesse (6, 7) : "Il a fait le petit et le grand, et il prend soin
également de tous." Donc tous reçoivent de Dieu une grâce égale.
2. Quand on parle d'un
degré suprême, il ne peut être question de plus ou de moins. Mais la grâce
représente un degré suprême, puisqu'elle nous unit à notre fin ultime. Elle ne
comporte donc pas de plus ni de moins, et elle n'est pas plus grande chez l'un
que chez l'autre.
3. La grâce est la vie de
l'âme, a-t-on dit. Mais on ne vit pas plus ou moins. Ainsi en est-il de la
grâce.
Cependant :
nous lisons dans l'épître aux
Éphésiens (4, 7) : "Chacun de nous a reçu sa part de la grâce divine selon
que le Christ a mesuré ses dons." Or ce qui est donné d'après une mesure
n'est pas donné à tous d'une manière égale. Donc tous n'ont pas une grâce
égale.
Conclusion :
Nous l'avons dit plus haut, c'est selon deux dimensions qu'un habitus peut être grand. L'une se prend de la fin, ou de l'objet, et on dit alors d'une vertu qu'elle est plus grande qu'une autre quand le bien auquel elle est ordonnée est plus élevé ; l'autre se prend du sujet, selon qu'il participe plus ou moins au même habitus. Selon la première dimension, la grâce sanctifiante ne comporte pas le plus ou le moins, puisque le bien auquel elle est ordonnée n'est autre que le souverain bien, Dieu, auquel elle unit l'homme. Mais du point de vue du sujet, la grâce peut comporter du plus ou du moins, suivant que l'un est illuminé plus parfaitement que l'autre par la lumière de la grâce.
Une des raisons de cette diversité
vient de la manière dont on se prépare à la grâce, car celui qui s'y prépare
mieux reçoit une grâce plus abondante. Ce n'est pourtant pas la raison
première, car la préparation à la grâce n'appartient pas à l'homme sinon en
tant que Dieu prépare son libre arbitre. C'est pourquoi la première cause de
cette diversité doit se prendre du côté de Dieu qui dispense différemment les
dons de sa grâce, en vue de faire ressortir la beauté et la perfection de
l'Église ; de même qu'il a établi les divers degrés des êtres pour la
perfection de l'univers. Aussi l'Apôtre, après avoir écrit (Ep 4, 7) : "A
chacun la grâce a été donnée selon que le Christ a mesuré ses dons",
énumère-t-il les différentes grâces, et il ajoute qu'elles sont destinées
"au perfectionnement des saints pour l'édification du corps du
Christ".
Solutions :
1. Le soin que Dieu prend
de ses créatures peut être envisagé à un double point de vue. A considérer
l'acte lui-même de prendre soin, qui est simple et uniforme, Dieu prend soin
également de tous, car c'est par un acte unique et simple qu'il dispense ses
plus grands et ses moindres bienfaits. Mais si on considère les biens qu'il
dispense aux créatures dont il prend soin, là on découvre l'inégalité car la
providence de Dieu octroie aux uns de plus grands dons qu'aux autres.
2. L'objection porte sur la
grandeur de la grâce entendue selon la première dimension. Et il est bien vrai
qu'une grâce ne peut être plus grande en ceci qu'elle ordonnerait celui qui la
reçoit à un bien plus grand ; mais bien en ceci qu'elle ordonne à une
participation plus ou moins grande au même bien. Il peut, en effet, y avoir divers
degrés d'intensité dans la participation du sujet gratifié, tant à la grâce
elle-même qu'à la gloire finale.
3. La vie naturelle appartient à la substance même de l'homme, et de ce fait elle ne comporte pas de plus ou de moins. Mais l'homme participe à la vie de la grâce sous un mode accidentel, et c'est pourquoi il peut la posséder plus ou moins.
Objections :
1. Il semble que oui, car
la grâce, par son essence même, se trouve dans l'âme. Or toutes les réalités
qui sont dans l'âme par leur essence, sont l'objet d'une connaissance
absolument certaine ; c'est ce que prouve S. Augustin. La grâce peut donc être
connue avec une absolue certitude par celui qui la possède.
2. De même que la science,
la grâce est un don de Dieu. Mais celui qui reçoit de Dieu la science, sait
qu'il la possède, selon cette parole du livre de la Sagesse (7, 17) : "Le
Seigneur m'a donné la véritable science des êtres." Ainsi en sera-t-il de
la grâce reçue de Dieu.
3. La lumière est plus
connaissable que les ténèbres, selon cette parole de l'Apôtre (Ep 5, 13)
: "Tout ce qui est connu avec évidence est lumière." Or le péché, qui
constitue des ténèbres spirituelles, peut être connu avec certitude par celui
qui en porte la culpabilité. A plus forte raison la grâce, qui est lumière
spirituelle, peut-elle l'être aussi.
4. S. Paul écrit (1 Co 2,
12) : "Nous n'avons pas reçu, nous, l'esprit du monde, mais l'Esprit qui
vient de Dieu, afin de connaître les dons que Dieu nous a faits." Mais la
grâce est le premier des dons de Dieu. L'homme qui a reçu de l'Esprit Saint la
grâce, connaît donc, par le même Esprit, que la grâce lui a été donnée.
5. L'Ange du Seigneur
s'adressant à Abraham lui dit (Gn 22, 12) : "je sais maintenant que tu
crains Dieu", ce qui revient à dire : "je te le fais connaître."
Or il s'agit ici de la crainte vertueuse qui suppose la grâce. L'homme peut
donc connaître qu'il possède la grâce.
Cependant :
nous lisons dans l'Ecclésiaste (9,
1 Vg) : "Personne ne sait s'il est digne de haine ou d'amour." Or
c'est la grâce sanctifiante qui rend l'homme digne de l'amour de Dieu. Donc nul
ne peut savoir s'il possède la grâce.
Conclusion :
Quelque chose peut être connu de trois manières. D'abord par révélation ; et de cette façon l'homme peut savoir qu'il possède la grâce. Dieu le révèle parfois en effet à quelques privilégiés, pour qu'ils commencent à jouir dès cette vie d'une joie assurée et pour qu'ils puissent, avec plus de confiance et de force, entreprendre de grandes oeuvres et supporter les maux de la vie présente. En ce sens le Seigneur a dit à S. Paul (2 Co 12, 9) : "Ma grâce te suffit."
D'une autre manière l'homme connaît
quelque chose par lui-même et d'une façon certaine. En ce sens nul ne peut
savoir s'il possède la grâce. En effet on ne peut parvenir à la certitude sur
un objet qu'à la condition d'en juger à partir des principes propres à cet
objet. Ainsi les conclusions d'une démonstration ne sont certaines que par le
moyen de principes universels indémontrables. Et nul ne peut savoir qu'il
possède la science d'une conclusion s'il en ignore le principe. Or le principe
de la grâce, et son sujet, c'est Dieu lui-même : et Dieu, à cause de son
excellence, nous est inconnu, selon cette parole de job (32, 26) : "Dieu
est grand, au-dessus de toute science." C'est pourquoi sa présence en
nous, ou son absence, ne peuvent être connues avec certitude, selon cette
parole du même livre (9, 11) : "Il passe près de moi, et je ne le vois
pas, il s'éloigne sans que je l'aperçoive." Voilà pourquoi l'homme ne peut
discerner avec certitude s'il possède la grâce, selon S. Paul (1 Co 4, 3) :
"je ne me juge pas moi-même ; celui qui me juge, c'est le Seigneur."
Enfin il est une troisième manière de connaître une chose : de façon
conjecturale, à l'aide de certains signes. De cette façon on peut connaître que
l'on possède la grâce ; par exemple si l'on constate que l'on trouve sa joie en
Dieu et que l'on méprise les plaisirs du monde ; ou bien si l'on n'a pas la
conscience d'un péché mortel. C'est ainsi qu'il faut comprendre le passage de
l'Apocalypse (2, 7) qui dit : "Au vainqueur je donnerai une manne cachée
que nul ne connaît, hormis celui qui la reçoit." Celui qui la reçoit
éprouve en effet une certaine douceur qu'ignore celui qui en est privé.
Néanmoins une telle connaissance est imparfaite ; aussi l'Apôtre peut-il écrire
: "Ma conscience ne me reproche rien, mais je ne suis pas justifié pour
autant", car, comme il est dit dans le Psaume (19, 13) : "Qui connaît
ses péchés ? Purifie-moi, Seigneur, du mal caché."
Solutions :
1. Ce qui, par son essence
même, se trouve dans l'âme, est connu d'une connaissance expérimentale en tant
que l'homme découvre dans ses propres activités les principes qui en sont les
causes ; nous percevons notre volonté en voulant, nous percevons la vie en
agissant vitalement.
2. Avoir la science c'est
être certain des vérités dont on a la science, et de même avoir la foi c'est
être certain de ce que l'on croit. La raison en est que la certitude appartient
à la perfection de l'intelligence où se trouvent ces dons de science et de foi.
C'est pourquoi quiconque a la science ou la foi, c'est avec certitude qu'il a
conscience de les avoir. Il n'en est pas de même de la grâce, de la charité et
autres dons du même genre qui ont pour rôle de parfaire la puissance
appétitive.
3. Le péché a pour principe
et pour objet le bien transitoire et ce bien nous est connu ; l'objet de la
grâce, comme sa fin, nous est inconnu à cause de l'immensité de sa lumière,
selon cette parole de l'Apôtre (1 Tm 6, 16) "Il habite une lumière
inaccessible."
4. L'Apôtre parle des dons de la gloire qui nous sont donnés en espérance, et que nous connaissons d'une façon très certaine par la foi ; mais nous ne savons pas avec certitude si nous avons la grâce qui seule nous permet de mériter ces dons. - On peut aussi entendre le texte de l'Apôtre d'une connaissance privilégiée donnée par révélation. C'est pourquoi d'ailleurs S. Paul ajoute : "C'est à nous que Dieu l'a révélé par l'Esprit Saint.". Cette parole dite à Abraham peut se rapporter à la connaissance expérimentale que l'on tire de l’oeuvre accomplie. Car, du fait de sa conduite, Abraham pouvait connaître d'expérience qu'il avait la crainte de Dieu. - On peut aussi attribuer cette parole à une révélation spéciale.
Somme Théologique Ia-IIae
LES EFFETS DE LA GRÂCE
Il faut maintenant étudier les effets de la grâce : I. La justification de l'impie, qui est l'effet de la grâce opérante (Question 113). - II. Le mérite, qui est l'effet de la grâce coopérante (Question 114).
1. Sa nature. - 2. L'infusion de la grâce est-elle requise pour la justification ? - 3. Un mouvement du libre arbitre est-il requis ? - 4. Un mouvement de foi est-il requis ? - 5. Un mouvement du libre arbitre contre le péché est-il requis ? - 6. Parmi les facteurs précédemment énumérés de la justification faut-il introduire la rémission des péchés ? - 7. La justification de l'impie est-elle successive, ou instantanée ? - 8. Quel est l'ordre naturel des facteurs qui concourent à la justification ? - 9. La justification de l'impie est-elle la plus grande oeuvre de Dieu ? - 10. La justification de l'impie est-elle miraculeuse ?
Objections :
1. Il
semble que la justification de l'impie ne soit pas la rémission des péchés, car
le péché n'est pas seulement opposé à la justice, mais aussi à toutes les
autres vertus, on l'a montré. Or, le mot " justification " exprime un
certain mouvement vers la justice. Donc toute rémission du péché n'est pas une
justification ; car tout mouvement se fait entre deux termes opposés.
2. Comme
le remarque Aristote, le nom que l'on donne à un objet doit se prendre de ce
qu'il y a de plus important en lui. Or la rémission des péchés s'opère
principalement par la foi, selon cette parole des Actes des Apôtres (15, 9) :
" Il a purifié leur coeur par la foi " ; - et par la charité, selon
les Proverbes (10, 12) : " La charité couvre tous les péchés. " C'est
donc à partir de la foi et de la charité, plutôt qu'à partir de la justice, que
l'on doit nommer la rémission des péchés.
3. La
rémission des péchés est, semble-t-il, la même chose que l'appel, car on
appelle celui qui est loin ; et par le péché on est loin de Dieu. Mais l'appel
précède la justification, selon cette parole de l'apôtre (Rm 8, 30) : "
Ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés. " La justification n'est
donc pas la rémission des péchés.
Cependant :
à propos de
cette parole " Ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés ", nous
lisons dans la Glose : " [Il les a justifiés] par la rémission des péchés.
" Donc la justification est la rémission des péchés.
Conclusion :
Au sens passif du mot, la justification signifie un mouvement vers la justice comme la caléfaction un mouvement vers la chaleur. Et comme la justice s'entend toujours de la rectitude d'un ordre, elle est susceptible d'une double acception. En un premier sens elle implique l'ordre établi dans l'action humaine elle-même. Et sous ce rapport la justice est regardée comme une vertu, soit qu'il s'agisse de la justice particulière qui ordonne et rectifie l'action d'un homme à l'égard d'un autre homme, soit qu'il s'agisse de la justice légale qui ordonne et rectifie l'action de l'homme à l'égard du bien commun de la multitude comme le montre Aristote.
En un autre sens, on parle de justice pour signifier la rectitude de l'ordre que l'homme établit en son intérieur, rectitude qui consiste en ceci que la partie supérieure de l'homme est soumise à Dieu, et que les puissances inférieures de l'âme le sont à la partie supérieure, c'est-à-dire à la raison. Cet équilibre intérieur, Aristote d l'appelle justice au sens métaphorique. Or une telle justice peut se réaliser dans l'homme de deux façons. Premièrement par voie de simple génération, qui fait passer le sujet de la privation d'une forme à la possession de cette même forme. C'est de cette manière que la justification pourrait s'accomplir à l'égard de celui qui serait sans péché au moment où il recevrait cette justice ; c'est ainsi qu'Adam a reçu la justice originelle.
Ou bien,
secondement, la justice en question peut être produite dans l'homme selon un
mouvement qui va d'un contraire à l'autre. Dans ce cas, la justification
implique un passage de l'état d'injustice à l'état de justice ; et c'est en ce
sens que nous entendons la justification de l'impie, selon cette parole de
l'Apôtre (Rm 4, 5) : " A celui qui ne travaille pas, mais qui croit en
celui qui justifie l'impie, etc. " Et parce que le nom qu'on donne à un
mouvement se prend plutôt du point d'arrivée que du point de départ, le
changement par lequel on passe, de l'état d'injustice à la rémission du péché,
recevra son nom du terme auquel il aboutit et s'appellera justification de
l'impie.
Solutions :
1. Tout
péché, en tant qu'il comporte un certain désordre de l'esprit non soumis à
Dieu, peut être appelé injustice par opposition à cette justice dont nous avons
parlé plus haut, selon S. Jean (I, 3, 14) : " Quiconque commet le péché
commet une injustice, car le péché est une injustice. " En ce sens le fait
d'ôter un péché, quel qu'il soit, mérite le nom de justification.
2. La
foi et la charité établissent l'esprit humain à l'égard de Dieu dans un ordre
qui est particulier, selon l'intelligence et l'amour. La justice, elle,
comporte en sa généralité la totale rectitude de l'ordre. C'est pourquoi ce
changement qu'est la rémission du péché tire son nom de la justice plutôt que
de la foi ou de la charité.
3. L'appel a trait à ce secours par lequel Dieu meut intérieurement et excite l'esprit à sortir du péché. Cette motion divine n'est pas à proprement parler la rémission du péché : elle en est la cause.
Objections :
1. Il
ne semble pas, car on peut s'éloigner d'un contraire sans parvenir au terme
opposé quand il y a des intermédiaires. Or, entre l'état de péché et l'état de
justice, il y a un intermédiaire qui est l'état d'innocence où il n'y a ni
faute ni grâce. Le péché peut donc être remis sans que l'on parvienne à la
grâce.
2. La
remise du péché consiste dans une simple décision de Dieu, selon cette parole
du Psaume (32, 2) : " Bienheureux l'homme à qui le Seigneur n'impute pas
son péché. " Mais la grâce pose quelque chose de réel en nous, on l'a dit.
Donc son infusion n'est pas nécessaire à la rémission du péché.
3. On
ne peut être à la fois sujet de deux contraires. Mais il y a des péchés qui
sont opposés l'un à l'autre, comme la prodigalité et l'avarice. Celui qui pèche
par prodigalité ne peut donc en même temps pécher par avarice. Mais il a pu le
faire auparavant, et ainsi, en péchant par prodigalité, il se libère du péché
d'avarice. Un péché peut donc être remis sans la grâce.
Cependant :
on lit dans
l'épître aux Romains (3, 24) : " Ils sont justifiés gratuitement par sa
grâce. "
Conclusion :
L'homme en
péchant, offense Dieu. Or d'où vient qu'une offense est remise à quelqu'un
sinon de ce que l'esprit de l'offensé est apaisé à l'égard de l'offenseur ?
Ainsi, dire qu'un péché nous est remis c'est dire que Dieu s'est apaisé à notre
égard. Et cette paix consiste dans l'amour que Dieu a pour nous. Or cet amour
de Dieu, considéré du côté de l'acte divin lui-même, est éternel et immuable ;
mais, envisagé dans l'effet qu'il imprime en nous, il peut s'interrompre
parfois, selon que nous nous dérobons à lui et qu'ensuite nous le recouvrons.
Cet effet du divin amour en nous, qui est enlevé par le péché, c'est la grâce
qui rend l'homme digne de la vie éternelle et qui exclut le péché mortel. Voilà
pourquoi la rémission du péché ne saurait se comprendre sans l'infusion de la
grâce.
Solutions :
1. Il
faut davantage pour remettre une offense à celui qui l'a commise que pour
simplement n'avoir pas de haine à l'égard de celui qui n'a commis aucune
offense. Il peut arriver en effet qu'un homme n'ait pour un autre ni amour ni
haine ; mais si cet autre vient à l'offenser et qu'il lui pardonne, cela ne
peut se faire sans une bienveillance spéciale. Or, quand on dit que l'homme
retrouve la bienveillance de Dieu, on l'entend du don de la grâce. C'est
pourquoi, s'il est vrai qu'avant le péché l'homme aurait pu être sans grâce ni
faute, après le péché, cependant, il ne peut manquer d'être en faute s'il n'a
pas la grâce.
2. De
même que l'amour de Dieu ne consiste pas seulement dans l'acte de la volonté
divine, mais comporte aussi un certain effet de grâce, nous l'avons dit plus
haut ; de même le fait pour Dieu de ne pas imputer à l'homme son péché implique
un certain effet dans celui auquel le péché n'est pas imputé. En effet, que
Dieu n'impute pas à quelqu'un son péché c'est un effet de son amour.
3. Comme l'écrit S. Augustin : " S'il n'y avait qu'à s'arrêter de pécher pour ne plus avoir de faute sur la conscience, on pourrait s'en tenir à ces paroles de l'Écriture (Si 21, 1) : "Mon fils, tu as péché, ne recommence plus". Mais cela ne suffit pas, car l'Écriture ajoute aussitôt : "Prie pour que tes anciens péchés te soient pardonnés." L'acte du péché passe, en effet, mais la culpabilité demeure, nous l'avons montré précédemment. C'est pourquoi, quand un homme, en péchant, passe d'un vice à un autre qui lui est contraire, son premier acte peccamineux appartient au passé et cesse d'exister, mais sa culpabilité demeure, et il se trouve coupable en même temps de l'une et l'autre faute. La culpabilité en effet vient de ce que l'on est détourné de Dieu et, sous ce rapport, il n'y a pas de contrariété entre les péchés.
Objections :
1. Il
ne semble pas. En effet, les enfants sont justifiés par le sacrement du baptême
sans qu'ils aient à exercer leur libre arbitre, et il en est de même parfois
pour les adultes ; ainsi S. Augustin raconte qu'un de ses amis souffrait des
fièvres : " Il demeura longtemps sans connaissance, baigné d'une sueur
mortelle, et tandis qu'on désespérait de le sauver, on le baptisa à son insu,
et il fut régénéré ", ce qui est l'oeuvre de la grâce justifiante. Mais
Dieu n'a pas lié sa puissance aux sacrements. Il peut donc justifier un homme
sans les sacrements et sans aucun mouvement du libre arbitre.
2. En
dormant, l'homme n'a pas l'usage de la raison, sans lequel il n'y a pas
d'activité du libre arbitre. Or Salomon, pendant son sommeil, reçut de Dieu le
don de sagesse (1 R 3, 5 ; 2 Ch 1, 7). Pour la même raison, Dieu donne parfois
à l'homme la grâce de la justification sans qu'un mouvement du libre arbitre
soit nécessaire.
3. La
cause est la même qui produit la grâce et qui la conserve dans l'être, car,
écrit S. Augustin " l'homme doit se convertir à Dieu de telle sorte que,
par lui, il soit toujours rendu juste ". Mais la grâce est conservée dans
l'homme sans mouvement du libre arbitre. Donc il peut en être de même dès le commencement,
quand elle est produite.
Cependant :
nous lisons
dans S. Jean (6, 45) : " Quiconque entend le Père et reçoit son
enseignement, vient à moi. " Mais on ne s'instruit pas sans un mouvement
du libre arbitre ; il faut en effet consentir à l'enseignement du maître. Donc
personne ne vient à Dieu par la grâce de la justification sans un mouvement de
son libre arbitre.
Conclusion :
La
justification de l'impie est l'oeuvre de Dieu qui meut l'homme à la justice,
selon l'Apôtre (Rm 4, 5) : " C'est lui-même qui justifie l'impie. "
Or Dieu meut toutes ses créatures selon le mode qui convient à chacune d'elles
; ainsi nous voyons dans le monde matériel que les corps lourds et les corps
légers sont mus de façon différente, conformément à la diversité de leur
nature. Les hommes, eux aussi, sont mus par Dieu à la justice d'après la
condition de la nature humaine. Or il appartient en propre à la nature de
l'homme de posséder le libre arbitre. C'est pourquoi, en celui qui a l'usage de
son libre arbitre, la motion de Dieu vers l'état de justice ne se produit pas
sans qu'il y ait un mouvement de ce même arbitre ; mais, dans le temps même où
Dieu infuse le don de la grâce sanctifiante, il meut le libre arbitre à
accepter ce don, du moins chez ceux qui sont capables de recevoir une telle motion.
Solutions :
1. Les petits enfants ne sont pas capables d'exercer
leur libre arbitre, c'est pourquoi Dieu les justifie en imprimant simplement
dans leur âme la forme de la grâce. Mais cela ne se fait pas sans
l'intervention du sacrement, car de même que le péché originel, dont ils sont
purifiés, n'a pas été contracté par eux de leur propre volonté, mais par suite
de leur génération charnelle, de même c'est par génération spirituelle que la
grâce qui vient du Christ dérive en eux. Et il en est de même pour les fous et
les idiots qui n'ont jamais eu l'usage du libre arbitre. Mais si un individu a
eu, à un moment donné, l'usage de son libre arbitre, et qu'ensuite il l'ait
perdu soit du fait d'une infirmité, soit du fait du sommeil, l'administration
extérieure du baptême ou d'un autre sacrement ne lui conférera la grâce de la
justification que s'il a eu auparavant l'intention de recevoir le sacrement, ce
qui exige l'usage du libre arbitre. C'est de cette manière que le jeune homme
dont parle S. Augustin fut régénéré, car il avait consenti à recevoir le
baptême auparavant, et par la suite il accepta son baptême.
2. Salomon pendant son sommeil, n'a pas mérité ni reçu la sagesse. Mais il lui fut déclaré, alors qu'il dormait, qu'en raison d'un désir antérieur, la sagesse lui serait infusée par Dieu. De là cette parole qui lui est attribuée (Sg 7, 7) : " J'ai désiré l'intelligence et elle m'a été donnée. " On peut aussi penser que le sommeil dont il est question ne fut pas naturel, et qu'il s'agissait d'un sommeil prophétique, selon cette parole des Nombres (12, 6) : " S'il y a parmi vous un prophète du Seigneur, c'est dans un songe et en vision que je lui parlerai. " Dans ce cas en effet, on garde son libre arbitre.
Cependant, il
faut se rendre compte qu'il en va différemment du don de sagesse et du don de
la grâce sanctifiante. Ce dernier en effet ordonne principalement l'homme au
bien qui est objet de volonté, et c'est pourquoi l'homme s'y trouve mû par un
mouvement de volonté et donc de libre arbitre. Au contraire la sagesse
perfectionne l'intelligence dont l'acte précède celui de la volonté ; c'est
pourquoi l'intelligence peut être illuminée par le don de sagesse sans qu'il se
produise un mouvement complet du libre arbitre. C'est également ce que nous
observons chez ceux qui reçoivent certaines révélations pendant leur sommeil,
selon cette parole de job (33, 15) : " Quand un profond sommeil pèse sur
les hommes, et qu'ils dorment sur leur couche, alors Dieu leur ouvre l'oreille
et les instruit de sa loi. "
3. Par l'infusion de la grâce sanctifiante se produit un changement dans l'âme, ce qui requiert un mouvement propre à l'âme humaine, selon son mode propre. Mais la conservation de la grâce a lieu sans changement ; elle ne requiert donc pas un mouvement de la part de l'âme, mais seulement la continuation de l'influx divin.
Objections :
1. Il semble que non, car si l'homme est justifié par la foi, il l'est aussi par d'autres vertus : la crainte, par exemple, selon cette parole de l'Ecclésiastique (1, 27 Vg) : " La crainte du
Seigneur chasse
le péché, et celui qui est sans crainte ne pourra être justifié " ; - ou
encore la charité, selon cette parole du Seigneur en S. Luc (7, 47) : "
Ses nombreux péchés lui sont remis parce qu'elle a beaucoup aimé " ; - ou
encore l'humilité, selon S. Jacques (4, 6) : " Dieu résiste aux
orgueilleux, il donne sa grâce aux humbles " ; - ou enfin la miséricorde,
d'après les Proverbes (15, 27 Vg) : " C'est par la miséricorde et la foi
que les péchés sont effacés. " Le mouvement de la foi n'est donc pas plus
nécessaire à la justification que celui de toutes ces vertus.
2. L'acte
de foi n'est requis dans la justification que pour permettre à l'homme de
connaître Dieu. Mais il y a d'autres manières possibles de connaître Dieu : par
la connaissance naturelle, par le don de sagesse. L'acte de foi n'est donc pas
requis pour la justification de l'impie.
3. Il y
a divers articles de foi. Donc, si l'acte de foi est nécessaire à la
justification de l'impie, il faudra que l'homme, au moment de la première
justification, ait présents à la pensée tous ces articles. Mais cela semble
impossible, car une telle réflexion demanderait beaucoup de temps. L'acte de
foi ne semble donc pas requis à la justification.
Cependant :
nous lisons dans l'épître aux
Romains (5, 1) : " Ayant été justifiés par la foi, demeurons en paix avec
Dieu. "
Conclusion :
Nous venons de
le dire, un mouvement du libre arbitre, selon lequel l'esprit de l'homme est mû
par Dieu, est nécessaire à la justification de l'impie. Or Dieu meut l'âme de
l'homme en la tournant vers lui, ainsi qu'il est dit dans le Psaume (85, 5) :
" Ô Dieu, en nous tournant vers toi, tu nous donneras la vie. " La
justification de l'impie requiert donc un mouvement par lequel l'esprit est
tourné vers Dieu. Mais la première conversion vers Dieu se fait par la foi,
selon l'épître aux Hébreux (11, 6) : " Celui qui s'approche de Dieu doit
croire qu'il existe. " Le mouvement de la foi est donc nécessaire à la
justification.
Solutions :
1. Le
mouvement de la foi n'est parfait que s'il est informé par la charité. C'est
pourquoi dans la justification de l'impie, en même temps qu'un mouvement de foi
il y a aussi un mouvement de charité. Mais si le libre arbitre est mû vers Dieu
c'est pour se soumettre à lui, à quoi concourent l'acte de crainte filiale et
l'acte d'humilité. Il peut arriver en effet qu'un seul et même acte du libre
arbitre soit l'acte de plusieurs vertus, l'une étant sous l'impulsion de
l'autre ; cela se produit quand l'acte est susceptible d'être ordonné à
diverses fins. Quant à l'acte de miséricorde, il agit contre le péché, soit par
manière de satisfaction, et alors il suit la justification, soit par manière de
préparation, car " les miséricordieux obtiennent miséricorde " (Mt 5,
7), et alors il peut précéder la justification, ou même concourir à la
justification avec toutes ces vertus, pour autant que la miséricorde est
incluse dans l'amour du prochain.
2. Par
la connaissance naturelle, l'homme ne se tourne pas vers Dieu comme vers
l'objet de sa béatitude et la cause de sa justification ; une telle
connaissance ne suffit donc pas à justifier l'homme. Quant au don de sagesse,
il présuppose la connaissance de foi, nous l'avons démontré précédemment.
3. L'Apôtre écrit aux Romains (4, 5) " A qui croit en celui qui justifie l'impie, sa foi est comptée comme justice, selon le dessein de la grâce de Dieu. " Cela montre bien que, dans la justification de l'impie, l'acte de foi est nécessaire en ce sens que l'homme doit croire que Dieu justifie les hommes par le mystère du Christ.
Objections :
1. Il
semble que non, puisque la charité, à elle seule, suffit à effacer le péché,
selon cette parole des Proverbes (10, 12) : " La charité couvre tous les
péchés. " Or la charité n'a pas pour objet le péché. Un mouvement du libre
arbitre contre le péché n'est donc pas nécessaire à la justification de
l'impie.
2. Celui
qui va de l'avant ne doit pas regarder en arrière, selon cette parole de
l'Apôtre (Ph 3, 13) : " Oubliant ce qui est derrière moi et me portant de
tout moi-même vers ce qui est en avant, je cours droit au but pour remporter le
prix auquel Dieu m'a appelé d'en haut. " Or, pour celui qui tend vers la
justice, les péchés passés sont en arrière. Il faut donc les oublier et éviter
de s'y porter par un mouvement du libre arbitre.
3. Dans
la justification de l'impie, un péché n'est pas remis sans l'autre, car c'est
" une impiété d'attendre de Dieu une moitié de pardon ". Si donc,
dans la justification, il doit y avoir un mouvement du libre arbitre contre le
péché, il faudra avoir présents à la pensée tous ses péchés ; ce qui est
impossible, car il faudrait un long temps pour cela, et d'autre part on
n'obtiendrait pas le pardon des péchés oubliés. Donc le mouvement du libre
arbitre contre le péché n'est pas requis à la justification.
Cependant :
nous lisons
dans le Psaume (32, 5) : " J'ai dit : "je confesserai ma faute au
Seigneur" ; et toi, tu as pardonné l'iniquité de mon péché. "
Conclusion :
Nous l'avons
dit, la justification de l'impie est un certain mouvement par lequel Dieu fait
passer l'âme humaine de l'état de péché à l'état de justice. Dans le mouvement
de son libre arbitre, par conséquent, il faut que l'esprit humain soit à
l'égard de ces deux états opposés dans le même rapport qu'un corps soumis à un
mouvement local à l'égard des deux termes de ce mouvement. Or il est manifeste
que, dans le mouvement local, le corps mû s'éloigne du terme dont il vient pour
accéder à celui où il va. Aussi faut-il, lorsque l'âme humaine est justifiée,
que par un mouvement de son libre arbitre elle s'éloigne du péché et accède à
la justice. Mais s'éloigner et accéder, quand il s'agit du libre arbitre, cela
s'entend de la détestation et du désir. C'est ce qu'explique S. Augustin en
commentant la parole évangélique : " Le mercenaire s'enfuit " :
" Nos affections, dit-il, sont les mouvements de notre âme ; la joie est
sa dilatation ; la crainte est sa fuite. Tu vas de l'avant par l'esprit quand
tu désires, tu fuis par l'esprit quand tu crains. " Il faut donc que dans
la justification de l'impie il y ait un double mouvement du libre arbitre :
l'un de désir par lequel il tend vers la justice de Dieu, l'autre de
détestation du péché.
Solutions :
1. Il
revient à la même vertu de poursuivre l'un des termes opposés et de fuir
l'autre. C'est pourquoi, de même qu'il appartient à la charité d'aimer Dieu, de
même lui revient-il de détester le péché qui sépare l'âme de Dieu.
2. L'homme
ne doit pas, par l'amour, retourner aux péchés passés ; à cet égard, il doit
les oublier afin de ne pas s'y attacher. Mais il doit se les rappeler en vue de
les détester, car c'est ainsi qu'il s'en éloigne.
3. Dans le temps qui précède la justification, l'homme doit détester chacun des péchés qu'il a commis et dont il garde le souvenir. De cette considération antécédente découle dans l'âme un mouvement de détestation universelle à l'égard de tous les péchés commis, y compris les péchés oubliés. Car l'homme, dans cet état, est en telle disposition qu'il aurait la contrition des péchés oubliés s'ils revenaient à sa mémoire. Et c'est ce mouvement de l'âme qui concourt à la justification.
Objections :
1. Il
ne le semble pas. Car la substance d'une chose ne s'additionne pas aux éléments
qui la composent ; ainsi l'homme ne fait pas nombre avec son corps et son âme.
Or, la rémission des péchés n'est pas autre chose que la justification même de
l'impie, on l'a déjà dit. On ne doit donc pas la compter comme un des éléments
de la justification.
2. L'infusion
de la grâce et la rémission des péchés sont une même chose, comme la diffusion
de la lumière et la disparition des ténèbres. Or une chose ne fait pas nombre
avec elle-même, car l'un est opposé au multiple. La rémission de la faute ne
fait donc pas nombre avec l'infusion de la grâce.
3. La
rémission des péchés suit le mouvement du libre arbitre vers Dieu et contre le
péché, comme l'effet suit la cause, car par la foi et la contrition les péchés
sont pardonnés. Mais l'effet ne doit pas être compté avec sa cause, car on
n'additionne que des choses distinctes entre elles, mais de même nature. La
rémission des péchés ne peut donc être comptée parmi les éléments nécessaires à
la justification de l'impie.
Cependant :
dans
l'énumération des éléments qui sont nécessaires à une chose, on ne doit pas
omettre la fin qui est, en toute réalité, l'élément principal. Or, la rémission
des péchés est la fin poursuivie dans la justification de l'impie. On lit en
effet dans Isaïe (27, 9) : " Voici quel sera tout le fruit : son péché
sera enlevé. " La rémission des péchés doit donc être comptée parmi les
éléments qui concourent nécessairement à la justification de l'impie.
Conclusion :
On compte quatre
composantes de la justification de l'impie : l'infusion de la grâce, le
mouvement du libre arbitre vers Dieu par la foi, le mouvement du libre arbitre
contre le péché, la rémission de la faute. Nous en avons déjà dit la raison :
la justification est un mouvement selon lequel l'âme est mue par Dieu de l'état
de péché à l'état de justice. Or tout mouvement en lequel un être est mû par un
autre comprend trois éléments : il y a l'impulsion de l'agent moteur ; il y a
le mouvement lui-même auquel est soumis le mobile ; il y a enfin l'achèvement
du mouvement, c'est-à-dire son aboutissement final. Et donc, si l'on se place
au point de vue de la motion divine, nous avons l'infusion de la grâce ; si
l'on se place au point de vue du libre arbitre en mouvement, ce mouvement est
double selon qu'on envisage le libre arbitre comme s'éloignant du point de
départ et se rapprochant du point d'arrivée. L'achèvement ou l'arrivée au terme
de ce mouvement se fait par la rémission de la faute, car c'est là que se
consonne la justification.
Solutions :
1. On
dit que la justification de l'impie est la rémission des péchés, en ce sens que
tout mouvement reçoit sa spécification de son terme. Mais, pour parvenir à ce
terme, beaucoup d'autres facteurs interviennent, comme nous venons de le voir.
2. L'infusion
de la grâce et la rémission de la faute peuvent être envisagées à un double
point de vu : tout d'abord quant à la substance de l'acte, et sous ce rapport
elles sont identiques, car c'est par le même acte que Dieu confère la grâce et
remet la faute. En second lieu on peut les envisager quant à leurs objets, et à
ce point de vue elles diffèrent, l'une ayant pour objet la faute qui est
remise, et l'autre la grâce qui est communiquée. Ainsi, dans la nature, la
génération et la corruption sont différentes, bien q ' ne la génération de l'un
soit la corruption de l'autre.
3. Il ne s'agit pas ici de la division d'un genre en ses espèces, laquelle exige que les parties qui font nombre soient de même rang. Il s'agit de la diversité des éléments qui concourent à constituer un tout. Dans ce cas, l'énumération peut comporter des éléments qui ont priorité sur certains autres, car les principes et les parties d'un composé peuvent être antérieurs les uns aux autres.
Objections :
1. Il
semble qu'elle soit successive car, on l'a dit, pour la justification de
l'impie, un mouvement du libre arbitre est nécessaire. Or l'acte du libre arbitre
consiste dans le choix, et ce choix suppose auparavant que l'on délibère en
faisant appel au conseil, nous l'avons déjà expliqué. Et comme, dans la
délibération, on pèse le pour et le contre et que cela comporte une succession,
il semble que la justification de l'impie soit successive.
2. Le
mouvement du libre arbitre ne se produit pas sans une considération actuelle de
l'intelligence. Or il est impossible de porter le regard de son intelligence
sur plusieurs choses à la fois, nous l'avons dit dans la première Partie. Et
comme la justification de l'impie requiert que le mouvement du libre arbitre se
porte sur des objets divers, à savoir Dieu et le péché, il semble qu'elle ne
puisse pas être instantanée.
3. Une
forme susceptible de plus et de moins n'est reçue que peu à peu dans le sujet ;
ainsi les formes de blancheur et de noirceur. Mais, on l'a dit plus haut, la
grâce comporte du plus et du moins. Elle n'est donc pas reçue instantanément
dans le sujet. Et puisque la justification de l'impie exige l'infusion de la
grâce, elle ne peut donc se faire en un instant.
4. Le
mouvement du libre arbitre qui concourt à la justification est méritoire. Il
faut donc qu'il procède de la grâce, sans laquelle il n'y a pas de mérite, on
le dira bientôt. Or, il faut qu'une forme soit reçue avant qu'elle devienne
principe d'activité. Il faut donc premièrement que la grâce soit infusée, et
qu'ensuite le libre arbitre soit mû par Dieu et se détourne du péché. La
justification ne se fait donc pas d'un seul coup.
5. Si
la grâce est infusée dans l'âme, il faut poser un premier instant où la grâce
existe dans l'âme. De même, si la faute est remise, il faut poser un dernier
instant où l'homme est encore en état de péché. Or ces deux instants ne peuvent
pas être identiques, car il faudrait admettre que deux contraires coexistent.
Il y a donc deux instants successifs entre lesquels il faut placer, selon
Aristote, un temps intermédiaire. La justification, ne se fait donc pas
instantanément, mais progressivement.
Cependant :
la justification
de l'impie est produite par la grâce de l'Esprit qui justifie. Or c'est tout
d'un coup que l'Esprit Saint fait irruption dans l'âme des hommes. Nous en
avons pour preuve le récit des Actes (2, 2) : " Tout à coup vint du ciel
un bruit comme celui d'un violent coup de vent " ; et, à ce propos, nous
lisons dans la Glose : " La grâce de l'Esprit Saint ne connaît pas de
longs efforts. " La justification de l'impie n'est donc pas successive,
mais instantanée.
Conclusion :
Toute la
justification de l'impie consiste originellement dans l'infusion de la grâce,
car c'est de cette manière que le libre arbitre est mû et que la faute est
pardonnée. Or l'infusion de la grâce se fait instantanément et sans retard. En
effet, lorsqu'une forme n'est pas imprimée immédiatement dans son sujet, cela
vient de ce que le sujet n'est pas dans les dispositions voulues et que l'agent
a besoin de temps pour l'y mettre. Ainsi, c'est un fait d'expérience, dès que
la matière est disposée par une altération antécédente, la forme substantielle
lui est aussitôt acquise. De même, s'il s'agit d'un corps diaphane qui de soi
est disposé à recevoir la lumière, dès qu'une source lumineuse l'éclaire, il
brille aussitôt. Or, nous l'avons dit plus haut, pour infuser la grâce dans une
âme, Dieu n'a pas besoin d'autre disposition que celle qu'il produit lui-même.
Mais cette disposition suffisant à la réception de la grâce, tantôt il la
produit d'un seul coup, tantôt il ne la produit que peu à peu et
progressivement, nous l'avons dit. Quant à l'agent naturel, s'il ne peut
disposer immédiatement la matière, cela vient d'une certaine disproportion
existant entre sa puissance et la résistance que lui oppose la matière ; aussi
voyons-nous que plus l'agent a de force, plus vite la matière se trouve disposée.
Donc, puisque la vertu divine est infinie, elle peut disposer immédiatement à
la forme n'importe quelle matière créée. A plus forte raison le pourra-t-elle
s'il s'agit du libre arbitre qui, par sa nature même, peut se mouvoir
instantanément. Ainsi donc la justification de l'impie est réalisée par Dieu
instantanément.
Solutions :
1. Le
mouvement du libre arbitre qui concourt à la justification de l'impie est un
assentiment par lequel on se détourne du péché et on se tourne vers Dieu : et
cet assentiment est immédiat. Il arrive cependant quelquefois qu'il est précédé
d'une certaine délibération, mais celle-ci n'appartient pas à la substance même
de la justification ; elle n'en est que le chemin, comme le déplacement local
d'un objet qui aboutit à faire la lumière, ou l'altération d'un corps qui
conduit à la génération.
2. Nous
l'avons dit dans la première Partie, rien n'empêche de concevoir actuellement
deux réalités à la fois, pourvu qu'elles soient unifiées de quelque façon ;
ainsi nous concevons en même temps le sujet et le prédicat qui sont unis dans
une seule affirmation. De la même manière le libre arbitre peut se porter à la
fois sur deux objets différents ; il suffit qu'ils soient ordonnés l'un à
l'autre. Or, le mouvement du libre arbitre contre le péché est ordonné au
mouvement du libre arbitre vers Dieu ; l'homme déteste le péché parce que
celui-ci est contre Dieu, à qui l'homme veut s'unir. C'est pourquoi, dans la
justification de l'impie, le libre arbitre déteste le péché et en même temps se
tourne vers Dieu ; ainsi en est-il du corps qui, en quittant un lieu, accède à
un autre.
3. Si
une forme n'est pas reçue instantanément dans la matière, ce n'est pas parce
qu'elle peut s'y trouver avec plus ou moins d'intensité ; s'il en était ainsi,
la lumière ne serait pas reçue immédiatement dans l'atmosphère qui peut être
plus ou moins lumineuse. La vraie raison, nous l'avons dit dans la Réponse,
doit être prise de la disposition de la matière ou du sujet.
4. Dans
le même instant où la forme d'un être est acquise, celui-ci commence d'agir en
vertu de la forme ; ainsi le feu, dès qu'il est allumé, commence à s'élever ;
et si son mouvement était instantané, il serait accompli dans le même instant.
Or le mouvement du libre arbitre, qui est un acte du vouloir, n'est pas
successif, mais immédiat. C'est pourquoi la justification de l'impie ne
s'accomplit pas progressivement.
5. La succession de deux contraires dans un même sujet est différente selon qu'il s'agit de réalités soumises au temps, ou de réalités qui transcendent le temps. Dans les réalités soumises au temps, il n'y a pas lieu de poser un dernier instant où la forme première existe dans le sujet, mais bien un temps qui s'achève et un premier instant où la forme subséquente se trouve réalisée dans la matière ou le sujet. La raison en est que, dans une succession temporelle, on ne peut poser, avant un instant, un autre instant le précédant immédiatement ; car le temps ne se compose pas d'instants se succédant les uns aux autres, pas plus que la ligne ne se compose de points distincts, d'après Aristote. Mais le temps a pour terme l'instant. C'est pourquoi, pendant tout le temps qui précède le changement de forme pour un sujet, celui-ci demeure sous la forme opposée ; et au dernier instant de ce temps, qui coïncide avec le premier instant du temps suivant, le sujet possède la forme, terme du mouvement.
Mais dans les réalités qui sont au-dessus du temps, il en est autrement. S'il se produit une succession de sentiments ou de conceptions intellectuelles, comme il arrive chez les anges par exemple, une telle succession n'est pas mesurée par le temps continu, mais par le temps discontinu, comme les réalités elles-mêmes ainsi mesurées et qui ne sont pas continues : nous l'avons montré dans le traité des anges. En conséquence, dans ces réalités, on doit poser un dernier instant où l'une d'elles existait, et un premier instant où existe la réalité subséquente ; et entre les deux il ne faut pas mettre de temps intermédiaire, car il n'y a pas ici de continuité temporelle qui l'exigerait.
Quant à l'esprit humain qui est justifié, de soi il est au-dessus du temps ; et, s'il est soumis au temps, ce n'est que par accident, en ce sens que, pour faire acte d'intelligence, il doit se référer aux images d'où il tire ses idées images qui impliquent la continuité temporelle. Nous en avons traité dans la première Partie. C'est pourquoi, sous ce rapport, il faut juger les changements de l'esprit humain d'après la condition des mouvements temporels. Nous dirons donc, non pas qu'il y a un dernier instant où la faute a existé, mais un temps ultime au terme duquel est donné le premier instant où la grâce existe, la faute demeurant tout le temps précédent.
Objections :
1. Il
semble que l'infusion de la grâce ne soit pas le premier des éléments requis à
la justification, car on s'éloigne du mal avant de s'attacher au bien, selon
cette parole du Psaume (37, 27) : " Détourne-toi du mal et fais le bien.
" Or le pardon de la faute correspond à l'éloignement du mal ; l'infusion
de la grâce, à l'attachement au bien. La rémission de la faute est donc par
nature antérieure à l'infusion de la grâce.
2. La
disposition précède naturellement la forme à laquelle elle dispose. Or le
mouvement du libre arbitre est une disposition à la réception de la grâce. Il
la précède donc naturellement.
3. Le
péché empêche l'âme de se porter librement vers Dieu. Or, pour qu'un mouvement
se produise, on enlève d'abord l'obstacle qui s'y oppose. La rémission de la
faute et le mouvement du libre arbitre contre le péché doivent donc précéder
par nature le mouvement du libre arbitre vers Dieu et l'infusion de la grâce.
Cependant :
la cause est
par nature antérieure à son effet. Or l'infusion de la grâce est la cause de
tous les autres éléments requis pour la justification, nous l'avons dit. Elle
est donc naturellement première.
Conclusion :
Les quatre éléments requis pour la justification sont réalisés en même temps, puisque, nous l'avons dit, la justification n'est pas successive ; mais, dans l'ordre de nature, il y a antériorité de l'un sur l'autre. A ce point de vue, l'élément qui est premier, c'est l'infusion de la grâce ; le deuxième élément, c'est le mouvement du libre arbitre vers Dieu ; le troisième, c'est le mouvement du libre arbitre contre le péché ; le quatrième, c'est la rémission de la faute.
La raison en
est que, dans tout mouvement, ce qui est naturellement premier, c'est la motion
de l'agent moteur ; ce qui vient en deuxième, c'est la disposition de la
matière, ou le mouvement du mobile lui-même ; ce qui est dernier, c'est la fin
ou le terme du mouvement, auquel aboutit la motion de l'agent. Dans le cas
présent, la motion de Dieu, c'est l'infusion de la grâce, nous l'avons dit ; le
mouvement ou la disposition du mobile, c'est le double mouvement du libre
arbitre ; le terme ou la fin du mouvement, c'est la rémission de la faute, nous
l'avons montrés. C'est pourquoi, dans l'ordre naturel des choses, ce qui est
premier dans la justification de l'impie, c'est l'infusion de la grâce ; ce qui
vient en deuxième, c'est le mouvement du libre arbitre vers Dieu ; en troisième
lieu vient le mouvement du libre arbitre contre le péché - (celui qui est
justifié en effet déteste le péché parce qu'il est contre Dieu ; il s'ensuit
que le mouvement du libre arbitre vers Dieu précède naturellement le mouvement
du libre arbitre contre le péché, puisqu'il en est la cause et le motif) ; -
enfin ce qui est quatrième et dernier, c'est la rémission de la faute, à
laquelle est ordonnée comme à sa fin toute la transformation opérée, nous
l'avons dit.
Solutions :
1. L'éloignement d'un terme et l'approche du terme opposé peuvent être envisagés à un double point de vue. D'abord au point de vue du mobile ; sous ce rapport, l'éloignement du point de départ précède l'accès au point d'arrivée ; il y a en effet, dans le sujet en mouvement, d'abord l'abandon de l'un des termes, puis l'acquisition de l'autre grâce au mouvement. Mais si l'on se place au point de vue de l'agent, l'ordre est inversé. En effet l'agent agit selon la forme qui préexiste en lui et c'est par cette action qu'il chasse ce qui s'oppose à cette forme : ainsi c'est en illuminant que le soleil chasse les ténèbres. C'est pourquoi, à se placer au point de vue du soleil, ü lui revient de faire le jour avant de chasser la nuit ; du point de vue de l'atmosphère à éclairer, celle-ci, dans l'ordre de nature, doit être dégagée des ténèbres avant d'acquérir la lumière ; et pourtant les deux choses se font en même temps. Et parce que l'infusion de la grâce et la rémission de la faute sont attribuées à Dieu, auteur de la justification, l'infusion de la grâce est naturellement antérieure à la rémission de la faute. Mais si on les envisage du point de vue de l'homme qui est justifié, elles seront en ordre inverse ; car la libération de la faute est par nature antérieure à l'obtention de la grâce.
On peut dire
encore que les termes de la justification sont la faute, comme point de départ,
et la justice comme point d'arrivée : mais la grâce est de toute façon cause de
la rémission de la faute et de l'obtention de la justice.
2. La
disposition du sujet précède la réception de la forme dans l'ordre de nature ;
elle suit cependant l'action de l'agent par laquelle le sujet se trouve
disposé. C'est pourquoi le mouvement du libre arbitre précède par nature
l'obtention de la grâce, mais il suit l'infusion de cette même grâce.
3. Comme le remarque le Philosophe, dans les mouvements de l'âme, le tout premier mouvement qui précède les autres, c'est celui qui a pour objet le principe dans l'ordre de la spéculation, et la fin dans l'ordre de l'action. Dans les mouvements extérieurs au contraire, l'enlèvement de l'obstacle précède l'obtention de la fin. Et puisque le mouvement du libre arbitre est un mouvement de l'âme, selon l'ordre de nature il se portera vers Dieu d'abord comme vers sa fin, avant d'écarter l'obstacle du péché.
Objections :
1. Il
ne semble pas car, par la justification, l'impie obtient la grâce de la vie
présente. Au contraire la glorification procure à l'homme la grâce de la vie
future, qui est supérieure. La glorification des anges ou des hommes est donc
une oeuvre plus grande que la justification de l'impie.
2. La
justification de l'impie est ordonnée au bien d'un seul individu. Or le bien de
l'univers l'emporte sur le bien d'un seul homme, selon Aristote. La création du
ciel et de la terre est donc une oeuvre plus grande que la justification de
l'impie.
3. Faire
quelque chose de rien et sans aucune coopération possible est une oeuvre plus
grande que de produire quelque chose à partir d'un être préexistant et avec sa
coopération. Or, dans l'oeuvre de la création, une chose est faite de rien et,
par là, sans aucune coopération possible. Au contraire, dans la justification
de l'impie, Dieu produit quelque chose à partir d'un donné préexistant : de
l'impie il fait un juste, et il le fait avec la coopération de l'homme, car il
y a là le mouvement de son libre arbitre, on l'a dite. Donc la justification de
l'impie n'est pas la plus grande des oeuvres de Dieu.
Cependant :
on dit dans le
Psaume (145, 9) : " Ses miséricordes surpassent toutes ses oeuvres ",
et dans une collecte de la messe : " Dieu, qui manifestes au plus haut
point ta toute-puissance en pardonnant et en faisant miséricorde. " Et S.
Augustin commentant le passage de S. Jean (14, 12) : " Il fera de plus
grandes choses " écrit : " C'est une oeuvre plus grande de faire d'un
pécheur un juste, que de créer le ciel et la terre. "
Conclusion :
Une oeuvre est dite grande à un double point de vue. Si on considère la manière dont elle est produite, la plus grande est l'oeuvre de la création en laquelle quelque chose est fait à partir de rien. Mais on peut considérer aussi la grandeur de l'oeuvre elle-même qui est produite. A ce point de vue la justification de l'impie, qui a pour terme le bien éternel divinement participé, est une oeuvre plus grande que la création du ciel et de la terre, car celle-ci se termine à un bien naturel périssable. C'est pourquoi S. Augustin, après avoir écrit : " C'est une oeuvre plus grande de faire d'un pécheur un juste que de créer le ciel et la terre ", ajoute : " Le ciel et la terre passeront, mais le salut et la justification des prédestinés demeureront à jamais. "
Il faut
pourtant savoir que, lorsqu'on parle de grandeur, on peut l'entendre de deux
façons : au sens d'une grandeur prise absolument, et, sous ce rapport, le don
de la gloire est plus grand que le don de la grâce justifiant l'impie. Ou bien
au sens d'une grandeur relative et proportionnelle : c'est ainsi qu'on dira
d'une montagne qu'elle est petite, et d'un grain de millet qu'il est gros. De
ce point de vue, le don de la grâce qui justifie l'impie est plus grand que le
don de la gloire qui béatifie le juste car, par rapport à ce dont il était
digne, le châtiment, le don de la grâce justifiante fait à l'impie est
incomparablement plus grand que le don de la gloire fait au juste, qui en avait
été rendu digne par sa justification. C'est pourquoi S. Augustin peut écrire :
" Décide qui pourra si la création des anges dans la justice est une
oeuvre plus grande que la justification des impies. En tous cas, si de part et
d'autre, la puissance est la même, il y a, dans la justification de l'impie,
une plus grande miséricorde. "
Solutions :
1. Cela
répond à la première objection.
2. Le
bien de l'univers est plus grand que le bien d'un individu, s'ü s'agit du même
genre de bien. Mais le bien de la grâce, dans un seul individu, l'emporte sur
le bien naturel de tout l'univers.
3. Cet argument se place au point de vue du mode de production, et, sous ce rapport, la création est la plus grande oeuvre de Dieu.
Objections :
1. Il semble bien. Car les oeuvres miraculeuses l'emportent sur celles qui
ne le sont pas. Or la justification de l'impie l'emporte sur les autres oeuvres
miraculeuses, comme il ressort avec évidence du texte de S. Augustin cité à
l'Article précédent. Donc la justification de l'impie est une oeuvre
miraculeuse.
2. Le
mouvement de la volonté dans l'âme est comparable à l'inclination naturelle des
réalités physiques. Or quand Dieu produit quelque chose dans ces réalités qui
va à l'encontre de leur inclination naturelle, c'est une oeuvre miraculeuse :
par exemple s'il rend la vue à un aveugle, s'il ressuscite un mort. Mais la
volonté du pécheur tend au mal. Donc, puisque Dieu, en justifiant un homme, le
porte au bien, il semble que la justification de l'impie est un miracle.
3. De
même que la sagesse est un don de Dieu, ainsi en est-il de la justice. Mais il
est miraculeux qu'un individu, sans avoir étudié, obtienne de Dieu la sagesse.
Ce sera donc aussi un miracle si un pécheur est justifié par Dieu.
Cependant :
les oeuvres
miraculeuses sont au-dessus de la puissance naturelle. Or la justification de
l'impie n'est pas au-dessus de la puissance naturelle. S. Augustin écrit en
effet " Être capable d'avoir la foi, comme être capable d'avoir la
charité, appartient à la nature humaine ; mais avoir la foi, avoir la charité,
c'est cela qui est propre aux fidèles. " La justification de l'impie n'est
donc pas miraculeuse.
Conclusion :
Dans les oeuvres miraculeuses, il y a d'ordinaire trois choses à considérer. D'abord, du côté de l'agent, elles sont l'oeuvre de la seule puissance divine. C'est pourquoi, nous l'avons montré dans la première Partie, elles sont l'objet d'étonnement total, leur cause étant entièrement cachée. Sous ce rapport, aussi bien la justification de l'impie que la création et toute oeuvre dont Dieu seul peut être l'auteur, peuvent être regardées comme des miracles.
Deuxièmement, dans certaines oeuvres miraculeuses, une forme est introduite en une matière qui dépasse (ontologiquement) ce à quoi cette matière était en puissance : ainsi dans le cas de la résurrection d'un mort le cadavre n'était pas naturellement en puissance à recevoir la vie. A ce point de vue, la justification de l'impie n'est pas un miracle, car l'âme, par nature, est capable de grâce, ainsi que le remarque S. Augustin : " Du fait même qu'elle a été créée à l'image de Dieu, l'âme est capable de Dieu par la grâce. "
En troisième
lieu, dans les oeuvres miraculeuses, il arrive que certain effet est réalisé en
dehors de son mode ordinaire de production ; par exemple un malade recouvre
subitement une santé parfaite, en dehors du cours habituel d'une guérison
opérée par la nature ou la médecine. Sous ce rapport la justification de
l'impie est quelquefois miraculeuse, et quelquefois ne l'est pas. Le cours
habituel et commun de la justification en effet, c'est que l'homme, sous la
motion intérieure de Dieu, se tourne d'abord vers lui par une conversion
imparfaite, pour en arriver ensuite à une conversion parfaite, car, comme
l'écrit S. Augustin : " La charité commencée mérite de croître, et, par
cette croissance, elle mérite d'atteindre la perfection. " Mais
quelquefois Dieu meut l'âme si puissamment qu'elle parvient aussitôt à une
justice parfaite ; c'est ce qui arriva dans la conversion de S. Paul, avec, en
plus, ce prodige extérieur qu'il fut jeté à terre. C'est pourquoi la conversion
de S. Paul est célébrée dans l'Église comme miraculeuse.
Solutions :
1. Certaines
oeuvres miraculeuses, bien qu'elles soient, si l'on considère le bien effectué,
moins importantes que la justification de l'impie, sont cependant produites en
dehors de l'ordre suivant lequel de tels effets s'accomplissent d'ordinaire.
Elles répondent donc davantage à la notion de miracle.
2. Il
n'y a pas miracle toutes les fois qu'une réalité physique est mue contre son
inclination naturelle ; autrement il faudrait regarder comme un miracle le fait
de chauffer de l'eau ou de jeter une pierre en l'air. Mais il y a miracle quand
un effet est produit en dehors de l'ordre de la cause propre qui est apte par
nature à le produire. Aucune autre cause que Dieu ne peut justifier l'impie ;
il n'y a que le feu à pouvoir chauffer l'eau. C'est pourquoi, à ce point de
vue, la justification de l'impie n'est pas un miracle.
3. L'homme est naturellement apte, par son génie et son travail, à acquérir de Dieu la sagesse et la science ; et s'il devient sage et savant en dehors de cette voie, c'est un miracle. Mais l'homme n'est pas capable naturellement, par son opération propre, d'acquérir la grâce de la justification ; il y faut l'intervention opérante de Dieu lui-même. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
Il nous reste à étudier le mérite qui est l'effet de la grâce coopérante. 1. L'homme peut-il mériter de Dieu quelque chose ?- 2. Peut-on, sans la grâce, mériter la vie éternelle ?- 3. Peut-on, par la grâce, mériter de plein droit la vie éternelle ? - 4. La grâce tient-elle principalement de la charité d'être le principe du mérite ? - 5. Peut-on mériter pour soi-même la première grâce ? - 6. Peut-on la mériter pour autrui ? - 7. Peut-on mériter pour soi-même son relèvement après la chute ? - 8. Peut-on mériter pour soi-même un accroissement de grâce ou de charité ? - 9. Peut-on mériter pour soi-même la persévérance finale ? - 10. Les biens temporels sont-ils objet de mérite ?
Objections :
1. Il ne le semble pas.
Personne en effet ne mérite une récompense du seul fait qu'il rend à autrui ce
qu'il lui doit. Or, au dire d’Aristote : "tout le bien que nous
faisons ne saurait compenser ce que nous devons à Dieu, car nous lui devons
toujours davantage". C'est pourquoi nous lisons en S. Luc (17, 10) :
"Quand vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites : "Nous
sommes de pauvres serviteurs, nous n'avons fait que ce que nous devions.""
L'homme ne peut donc mériter quelque chose de la part de Dieu.
2. Par cela qu'on fait à
son propre profit on ne mérite rien, semble-t-il, de celui à qui cela ne
profite nullement. Or l'homme bénéficie lui-même de ses bonnes actions, ou il
en fait bénéficier un autre homme, mais non pas Dieu. Il est écrit en effet
dans le livre de Job (35, 7) : "Si tu es juste, que lui donnes-tu ? ou que
reçoit-il de ta main ?" L'homme ne peut donc rien mériter de la part de
Dieu.
3. Quiconque mérite quelque
chose de quelqu'un fait de celui-ci son débiteur : c'est un dû en effet que de
récompenser celui qui le mérite. Mais Dieu n'est débiteur de personne, selon
l'épître aux Romains (11, 35) : "Qui l'a prévenu de ses dons pour devoir
être payé de 'retour ?" On ne peut donc rien mériter auprès de Dieu.
Cependant :
nous lisons dans Jérémie (31, 16) :
"Ton travail aura sa récompense." Or la récompense suppose le mérite.
Il semble donc que l'homme peut mériter de la part de Dieu.
Conclusion :
Mérite et récompense ont le même objet. La récompense en effet est la rétribution que l'on donne à quelqu'un en compensation de son oeuvre ou de son effort : elle en est en quelque sorte le prix. Et de même que donner un juste prix pour une chose reçue est un acte de justice, ainsi en est-il quand on récompense, en les rétribuant, une oeuvre ou un effort. Or la justice consiste en une sorte d'égalité, comme l'enseigne Aristote. Ainsi donc la justice proprement dite a sa place là où il y a égalité proprement dite. Pour ceux entre qui il n'y a pas égalité proprement dite, il n'y a pas non plus entre eux de justice proprement dite, il ne peut y avoir qu'une certaine sorte de justice, comme on parle de droit paternel ou de droit dominatif, remarque Aristote. C'est pourquoi là où se trouve le "juste" au sens strict, on trouve aussi le mérite et la récompense au sens strict de la notion. Là au contraire où le "juste" ne se trouve qu'en un sens diminué la notion de mérite ne s'applique pas au sens strict, mais en un sens diminué, pour autant que quelque chose y subsiste encore de la notion de justice : c'est en ce sens diminué que le fils mérite quelque chose de son père, l'esclave de son maître.
Or il est évident qu'entre Dieu et
l'homme, il y a le maximum d'inégalité, car entre eux il y a une distance infinie,
et tout le bien qui appartient à l’homme vient de Dieu. De l’homme à Dieu, il
ne peut donc y avoir une justice supposant une égalité absolue, mais seulement
une certaine justice proportionnelle, en ce sens que l'un et l'autre agissent
selon le mode d'action qui leur est propre. Or le mode et la mesure des
puissances d'activité de l'homme lui sont donnés par Dieu. C'est pourquoi le
mérite de l’homme auprès de Dieu ne peut se concevoir qu'en présupposant
l'ordination divine ; ce qui signifie que l'homme, par son opération, obtiendra
de Dieu, à titre de récompense, ce à quoi Dieu lui-même a ordonné la faculté
par laquelle il opère. Ainsi en est-il des réalités naturelles qui, par leurs
mouvements et leurs opérations, atteignent ce à quoi Dieu les a ordonnées. Il y
a une différence cependant, car la créature rationnelle se meut elle-même à
l'action par le moyen de son libre arbitre, ce qui fait que son action a raison
de mérite, tendis qu'il n'en est pas ainsi pour les autres créatures.
Solutions :
1. L'homme mérite en tant
que ce qu'il doit c'est par sa propre volonté qu'il le fait. Autrement, l'acte
de justice qui consiste à payer sa dette ne serait pas méritoire.
2. Dieu, dans nos bonnes
actions, ne cherche pas son utilité, mais sa gloire qui est la manifestation de
sa bonté ; et cette gloire, il la cherche également par ses propres oeuvres. Ce
n'est pas lui d'ailleurs qui gagne au culte que nous lui rendons ; c'est nous.
Voilà pourquoi, si nous acquérons quelque mérite auprès de Dieu, ce n'est pas
que nos oeuvres lui procurent quelque avantage, mais c'est en tant que nous
oeuvrons pour sa gloire.
3. Notre action n'étant méritoire qu'en vertu de l'ordination divine, qui lui est antérieure, le mérite ne rend pas Dieu débiteur à notre égard, mais à l'égard de lui-même : en ce sens qu'il faut que l'ordination qu'il a imprimée aux créatures soit accomplie.
Objections :
1. Il semble bien, car
l'homme mérite de Dieu ce à quoi Dieu lui-même l'a ordonné, on l'a dit. Mais
l’homme est naturellement ordonné à la béatitude comme à sa fin ; c'est
pourquoi aussi son désir naturel le porte à vouloir être heureux. L’homme peut
donc, par ses seules forces naturelles et sans la grâce, mériter la béatitude
qui est la vie éternelle.
2. La même oeuvre, moins
elle est due plus elle est méritoire. Mais une oeuvre bonne faite par celui qui
a été prévenu de moindres bienfaits est moins due. Comme donc celui qui n'a que
les biens naturels a reçu de Dieu de moindres bienfaits qu'un autre qui a reçu
en outre les biens de grâce, il semble que ses oeuvres soient plus méritoires
devant Dieu. Il en résulte que si celui qui a la grâce peut mériter en quelque
manière la vie éternelle, bien plus encore le pourra celui qui ne l'a pas.
3. La miséricorde et la
libéralité de Dieu dépassent à l'infini la miséricorde et la libéralité
humaines. Mais un homme peut mériter d'un autre homme une récompense même si
jamais auparavant il n'a joui de sa faveur. A plus forte raison l'homme
peut-il, sans la grâce, mériter de Dieu la vie éternelle.
Cependant :
l'Apôtre écrit aux Romains (6, 23)
: "La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle."
Conclusion :
Comme nous l'avons déjà notée l’homme, sans la grâce, peut être envisagé en deux états différents : dans l'état de nature intègre ; ce fut le cas d'Adam avant le péché ; - et dans l'état de nature corrompue : c'est notre cas avant la réparation du péché par la grâce. Si nous parlons du premier état, le seul motif pour lequel l’homme ne pouvait pas, par ses seules forces naturelles et sans la grâce, mériter la vie éternelle, c'est que son mérite dépendait de la préordination divine. Or nul acte n'est ordonné par Dieu à un objet disproportionné à la faculté dont il procède ; car il est établi par la Providence divine que nul être n'agit au delà de son pouvoirs. Or, la vie éternelle est un bien sans proportion avec le pouvoir de la nature créée, car elle transcende même sa connaissance et son désir, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 2, 9) : "(Nous annonçons) ce que l’oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au coeur de l’homme." Voilà pourquoi aucune nature créée n'est principe suffisant de l'acte méritoire de la vie éternelle, tant qu'elle n'a pas reçu en surcroît ce don surnaturel qu'on appelle la grâce.
Si maintenant nous parlons de
l'homme dans l'état de chute, un second motif s'ajoute au premier, et c'est
l'obstacle du péché. Le péché est en effet une offense faite à Dieu, qui exclut
de la vie éternelle, ainsi que nous l'avons montré précédemment. Personne, en
état de péché, ne peut mériter la vie éternelle s'il n'est réconcilié d'abord
avec Dieu, et sa faute pardonnée, ce qui est 1'oeuvre de la grâce. Car ce qui
est dû au pécheur, ce n'est pas la vie, c'est la mort, selon l'épître aux
Romains (6, 23) : "Le salaire du péché, c'est la mort."
Solutions :
1. Dieu a ordonné la nature
humaine à atteindre cette fin qu'est la vie éternelle par le secours de la
grâce, non par sa vertu propre. C'est de cette manière que son acte peut
mériter la vie éternelle.
2. Sans la grâce, l'homme
ne peut produire une oeuvre éà celle qui procède de la grâce ; en effet, une
action a d'autant plus de valeur que son principe est plus parfait. Il en serait
autrement si l'on supposait que, de part et d'autre, l'opération a la même
valeur.
3. Si l'on s'en rapporte à la première raison donnée dans la réponse, il apparaît qu'il n'en va pas de même de Dieu et de l'homme. L’homme tient de Dieu le pouvoir de bien faire ; il ne le tient pas de son semblable. C'est pourquoi l'homme ne peut mériter quelque chose de la part de Dieu qu'en vertu du don que Dieu lui a fait ; c'est ce que l'Apôtre exprime clairement quand il écrit (Rm 11, 35) : "Qui l'a prévenu de ses dons pour devoir être payé de retour ?" Au contraire, grâce à ce qu'on a reçu de Dieu, on peut acquérir quelque mérite auprès d'un homme sans avoir bénéficié de ses faveurs.
Si l'on s'en rapporte à la seconde raison, tirée de l'obstacle du péché, le cas est semblable pour l'homme et pour Dieu ; car là aussi, l'homme ne peut mériter auprès d'un autre homme qu'il a offensé, s'il ne répare sa faute et ne se réconcilie avec lui.
Objections :
1. Il semble que non, car
l'Apôtre écrit aux Romains (8, 18) : "Les souffrances du temps présent ne
sont pas d'une telle valeur qu'on puisse les comparer à la gloire qui doit se
révéler en nous." Or, parmi les oeuvres méritoires, il n'en est pas de
supérieures aux souffrances des saints. Donc aucune oeuvre humaine ne mérite de
plein droit la vie éternelle.
2. A propos de la parole de
S. Paul : "La grâce de Dieu est la vie éternelle", nous lisons dans
la Glose ce commentaire : "Sans doute l'Apôtre aurait pu dire : Le salaire
de la justice, c'est la vie éternelle. Mais il a préféré affirmer : La grâce de
Dieu est la vie éternelle, en ce sens que Dieu nous conduit à la vie éternelle
par un effet de sa miséricorde, et non à cause de nos mérites. Mais ce que l'on
mérite de plein droit, ce n'est pas par miséricorde, c'est en vertu de son
mérite qu'on le reçoit. Il semble donc que l'homme ne puisse par la grâce
mériter en justice la vie éternelle.
3. Pour être méritoire en
stricte justice, l'acte doit, semble-t-il, s'égaler à la récompense. Or aucun
acte de la vie présente ne peut s'égaler à la vie éternelle, qui surpasse notre
connaissance et notre désir. Elle surpasse même la charité et la dilection
d'ici-bas, comme elle surpasse la nature. L'homme ne peut donc, par la grâce,
mériter de plein droit la vie éternelle.
Cependant :
la rétribution accordée d'après un
jugement équitable apparaît comme méritée de plein droit. Mais la vie éternelle
est accordée par Dieu d'après un jugement de justice, selon l'Apôtre (2 Tm 4,
8) : "Et maintenant, voici qu'est préparée pour moi la couronne de justice
que le Seigneur me donnera en ce jour-là, lui, le juste juge." C'est donc
que l'homme peut mériter de plein droit la vie éternelle.
Conclusion :
L'oeuvre méritoire de l'homme peut être envisagée à un double point de vue : soit en tant qu'elle procède du libre arbitre ; soit en tant qu'elle procède de la grâce du Saint-Esprit. Si on la considère en elle-même et en tant qu'elle procède du libre arbitre, il ne peut y avoir mérite de plein droit en raison d'une trop grande inégalité. Mais l'on peut parler de convenance, à cause d'une certaine égalité proportionnelle ; il apparaît convenable en effet qu'à l'homme qui agit selon son pouvoir Dieu réponde en le récompensant excellemment selon son pouvoir à lui.
Si nous parlons de l’oeuvre
méritoire en tant qu'elle procède de la grâce du Saint-Esprit, alors c'est de
plein droit qu'elle est méritoire de la vie éternelle. En ce sens en effet, la valeur
du mérite se mesure à la vertu de l'Esprit Saint qui nous meut vers la vie
éternelle, selon cette parole en S. Jean (4, 4) : "Il y aura en lui une
source jaillissant en vie éternelle." Le prix de l’oeuvre également
correspond à la noblesse de la grâce, par laquelle l'homme, fait participant de
la nature divine, est adopté par Dieu comme fils, à qui est dû l'héritage par
le droit de l'adoption, selon cette parole de S. Paul (Rm 8, 17) : "Si
nous sommes fils, nous sommes aussi héritiers."
Solutions :
1. L'Apôtre parle des
souffrances des saints considérées en elles-mêmes, dans leur réalité
substantielle.
2. Le commentaire de la
Glose doit s'entendre en ce sens que la cause première de notre entrée dans la
vie éternelle, c'est la miséricorde de Dieu. Notre mérite ne vient qu'ensuite.
3. La grâce du Saint-Esprit telle qu'elle est en nous présentement égale la gloire, sinon actuellement du moins virtuellement : comme la semence de l'arbre qui a en elle de quoi produire l'arbre tout entier. Et pareillement par la grâce habite en l'homme le Saint-Esprit, qui est la cause suffisante de la vie éternelle ; c'est pourquoi l'Apôtre l'appelle "les arrhes de notre héritage" (2 Co 1, 22).
Objections :
1. Il ne semble pas. En
effet, c'est à l’oeuvre accomplie qu'est due la rétribution, selon cette parole
(Mt 20, 8) : "Appelle les ouvriers et donne à chacun son salaire."
Mais de toute vertu une oeuvre procède puisque, nous l'avons dit, la vertu est
un habitus opératif. Il semble donc que toute vertu est au même titre source de
mérite.
2. L'Apôtre écrit (1 Co 3,
8) : "Chacun recevra son propre salaire à la mesure de son propre labeur."
Mais la charité rend le labeur moins pesant plutôt qu'elle ne l'augmente, car,
écrit S. Augustin : "Tout ce qui est dur et accablant, l'amour le rend
facile et le réduit presque à rien." La charité n'est donc pas davantage
source de mérite que les autres vertus.
3. La vertu qui est
davantage source de mérite, c'est, semble-t-il, celle dont les actes sont le
plus méritoires. Or il apparaît que les actes les plus méritoires sont les
actes de foi, de patience ou de force ; la chose est évidente chez les martyrs
qui combattirent pour la foi, jusqu'à la mort avec patience et courage. Il y a
donc des vertus qui sont sources de mérite bien plus que la charité.
Cependant :
le Seigneur déclare, d'après S.
Jean (14, 21) : "Si quelqu'un m'aime, il sera aimé de mon Père ; je
l'aimerai, et je me manifesterai à lui." Mais la vie éternelle consiste
dans la connaissance manifeste de Dieu, selon cette autre parole du Seigneur en
S. Jean (17, 3) : "La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le
Dieu véritable et vivant, etc." Le mérite de la vie éternelle réside donc
principalement dans la charité.
Conclusion :
Nous l'avons dit, il y a deux raisons qui font qu'un acte humain mérite. Cela vient d'abord et principalement de l'ordination divine, en vertu de laquelle l'acte est dit méritoire du bien auquel l'homme est ordonné par Dieu ; en second lieu cela découle du libre arbitre, l'homme se différenciant des autres créatures en ceci qu'il agit par lui-même, qu'il est un agent volontaire. Or, à ces deux points de vue, le mérite consiste principalement dans la charité.
D'abord, en effet, il faut considérer que la vie éternelle consiste dans la jouissance de Dieu. Or le mouvement de l'âme humaine vers la fruition du bien divin est l'acte propre de la charité, et par lui les actes des autres vertus sont ordonnés à cette fin pour autant qu'elles sont soumises à l'impulsion de la charité. C'est pourquoi le mérite de la vie éternelle appartient premièrement à la charité, et secondairement aux autres vertus pour autant que leurs actes se font sous l'impulsion de la charité.
De même ce que nous faisons par
amour il est manifeste que nous le faisons le plus volontiers et donc le plus
volontairement. C'est pourquoi, même sous ce rapport où il est requis que
l'acte soit volontaire pour être méritoire, c'est principalement à la charité
que le mérite est attribué.
Solutions :
1. Parce que la charité a
pour objet la fin dernière, elle meut les autres vertus à l'action. Car
l'habitus qui a pour objet la fin commande toujours les habitus qui regardent
les moyens, nous l'avons montré.
2. Une oeuvre peut être
laborieuse et difficile d'une double façon. D'abord parce qu'elle est grande en
elle-même ; en ce sens le poids du labeur concourt à l'augmentation du mérite.
Ainsi, la charité ne diminue pas le labeur : elle fait au contraire que l'on
s'attaque à de plus grands travaux. Comme le remarque S. Grégoire dans une
homélie : "Si elle existe, elle entreprend de grandes choses." En
second lieu, la difficulté peut provenir de celui qui accomplit l'oeuvre ; ce
que l'on fait sans empressement est toujours laborieux et difficile. Cette
peine-là, qui diminue le mérite, la charité la supprime.
3. L'acte de foi n'est méritoire que s'il s'agit d'une foi "opérant par la charité", comme dit l'épître aux Galates (5, 6). Il en est de même des actes de patience et de force : ils ne sont méritoires que s'ils sont accomplis par charité, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 13, 3) : "Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien."
Objections :
1. Il semble que oui, car
S. Augustin affirme : "La foi mérite la justification." Or c'est la
première grâce qui justifie l'homme. On peut donc mériter pour soi la première
grâce.
2. Dieu ne donne sa grâce
qu'à ceux qui en sont dignes. Mais on n'est digne de recevoir un don qu'à la
condition de l'avoir mérité en justice. Donc on peut mériter en justice la
première grâce.
3. Dans l'ordre humain, on
peut mériter un don déjà reçu ; ainsi celui auquel son maître a fait cadeau
d'un cheval peut dans la suite mériter ce cheval en en faisant bon usage au
service de son maître. Mais Dieu est plus libéral que l’homme. Donc, à plus forte
raison, l'homme peut mériter auprès de Dieu la première grâce déjà reçue, par
le moyen des oeuvres accomplies dans la suite.
Cependant :
la notion de grâce est en
opposition avec celle de salaire dû pour l'accomplissement d'une oeuvre, selon
l'épître aux Romains (11, 6) : "A qui fournit un travail on ne compte pas
le salaire à titre gracieux : c'est un dû." Or le mérite de l’homme a pour
objet ce qui lui est attribué à titre de salaire pour son travail. L’homme ne
peut donc mériter la première grâce.
Conclusion :
Le don de la grâce peut être envisagé de deux manières : d'abord dans son caractère de don gratuit : en ce sens, il est évident que toute espèce de mérite s'oppose à l'idée même de grâce, car, comme l'Apôtre l'écrit aux Romains (11, 6) : "Si c'est en raison des oeuvres, ce n'est plus une grâce."
En second lieu, on peut considérer
dans la grâce la nature même de la chose qui est donnée. A ce point de vue, la
grâce ne peut être méritée par celui qui ne la possède pas, car d'une part elle
surpasse la capacité de la nature ; et d'autre part avant la grâce, dans l'état
de péché, l’homme, du fait même de la faute, est empêché de mériter la grâce.
En outre, quand il possède déjà la grâce, il ne peut mériter cette grâce déjà
reçue ; la rétribution est en effet le résultat de 1'oeuvre accomplie ; la
grâce au contraire est le principe en nous de toute oeuvre bonne, nous l'avons
dit plus haut. Et d'autre part, si l'on vient à mériter un autre don gratuit en
vertu d'une grâce précédente, déjà ce don n'est plus premier. Il est donc
manifeste que personne ne peut mériter pour soi la première grâce.
Solutions :
1. S. Augustin reconnaît
lui-même qu'il s'est trompé en pensant que le commencement de la foi venait de
nous, et que sa consommation nous était donnée par Dieu : il se rétracte à ce
sujet. Cette conception ne semble pas étrangère à l'idée que "la foi
mérite la justification". Mais si nous posons en principe, comme l'exige
la vérité catholique, que le commencement de la foi nous est donné par Dieu,
l'acte de foi lui-même est une conséquence de la première grâce, et on ne peut
donc la mériter. Donc, par la foi, l’homme est justifié, non pas en ce sens
qu'en croyant il mérite la justification, mais pour cette raison que, quand il
est justifié, il croit ; et cela vient de ce que le mouvement de la foi est
nécessaire à la justification de l'impie, nous l'avons déjà dit.
2. Dieu donne sa grâce
seulement à ceux qui en sont dignes, non pas qu'ils soient dignes avant de
recevoir la grâce, mais parce que Dieu, "qui seul donne la pureté à ceux
qui furent conçus dans l'impureté" (Jb 14, 4 Vg), les rend dignes par le
moyen de la grâce.
3. Toute oeuvre bonne de l'homme procède de la première grâce comme de son principe. Elle ne procède pas d'un don humain quelconque. Il n'y a donc pas d'assimilation possible entre le don de la grâce et le don de l'homme.
Objections :
1. Il semble que oui, car,
à propos de cette parole de l'évangile selon S. Matthieu (9, 2) : "Jésus
voyant leur foi...", nous lisons dans la Glose : "Quel n'est pas le
prix de la foi personnelle devant Dieu, puisque déjà la foi d'autrui a pu
obtenir de lui la guérison intérieure et extérieure d'un homme!" Mais la
guérison intérieure de l'homme s'obtient par la première grâce. C'est donc
qu'on peut la mériter pour autrui.
2. Les prières des justes
ne sont pas vaines mais efficaces, selon cette parole de S. Jacques (5, 16) :
"La supplication assidue du juste a beaucoup de puissance." Il avait
écrit précédemment : "Priez les uns pour les autres afin que vous soyez
sauvés." Et, comme le salut de l'homme ne s'obtient que par la grâce, il
semble donc que l'on peut mériter à autrui la première grâce.
3. Nous lisons en S. Luc
(16, 9) : "Faites-vous des amis avec les richesses d'iniquité, afin qu'à
votre mort ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels." Or cela ne
peut se produire que par le moyen de la grâce qui, seule, permet de mériter la
vie éternelle, ainsi que nous l'avons dit précédemment. Un homme peut donc, par
son mérite, obtenir pour un autre la vie éternelle.
Cependant :
Dieu dit en Jérémie (15, 1) :
"Même si Moïse et Samuel se tenaient devant ma face, je n'aurais pas pitié
de ce peuple." Et pourtant c'étaient des hommes de très grand mérite
devant Dieu. Il semble donc que nul ne peut mériter pour un autre la première
grâce.
Conclusion :
D'après ce que nous avons dit, on voit que ce que nous faisons a raison de mérite à deux titres : 1° En vertu de la motion divine qui fait qu'elles sont méritoires de plein droit.
2° Parce qu'elles procèdent du libre arbitre pour autant que nous agissons volontairement. De ce côté il y a un mérite de convenance : il convient en effet que lorsque l'homme fait bon usage de son pouvoir, Dieu agisse plus excellemment selon la surexcellence de son pouvoir.
On voit par là que personne, en dehors du Christ, ne peut mériter de plein droit pour autrui la première grâce. Chacun de nous en effet est mû par Dieu par le don de la grâce, afin de parvenir lui-même à la vie éternelle ; et il s'ensuit que le mérite en justice ne s'étend pas au-delà de cette motion. L'âme du Christ au contraire fut mue par Dieu au moyen de la grâce non seulement afin de le faire parvenir lui-même à la gloire de la vie éternelle, mais afin d'y conduire les autres, comme tête de l'Église et auteur de notre salut. C'est ce qu'enseigne l'épître aux Hébreux (2, 10) : "Lui, l'auteur du salut, il devait conduire à la gloire un grand nombre de fils."
Mais on peut mériter pour un autre
la première grâce d'un méâce de Dieu accomplit la volonté de Dieu, il convient,
selon la proportion fondée sur l'amitié, que Dieu accomplisse sa volonté du
salut d'un autre. Pourtant il peut arriver qu'il y ait un obstacle de la part
de celui dont un saint désire la justification. A un tel cas s'applique la
parole de Jérémie citée plus haut.
Solutions :
1. La foi des autres peut
procurer à un individu le salut par mérite de convenance, non par mérite de
justice.
2. L'efficacité de la
prière s'appuie sur la miséricorde ; le mérite rigoureux s'appuie sur la
justice. La prière tire son efficacité de la miséricorde, le mérite de plein
droit de la justice, selon cette parole de Daniel (9, 18) : "Ce n'est pas
en raison de nos oeuvres justes que nous répandons devant toi nos
supplications, mais en raison de tes grandes miséricordes."
3. On dit que les pauvres qui reçoivent les aumônes accueillent leurs bienfaiteurs dans les tabernacles éternels, soit qu'ils obtiennent leur pardon en priant pour eux ; soit qu'ils méritent en convenance leur salut par d'autres bonnes oeuvres ; soit enfin, à s'en tenir à la lettre du texte, que celui qui exerce des oeuvres de miséricorde auprès des pauvres, mérite d'être reçu dans les tabernacles éternels.
Objections :
1. Il semble bien, car ce
que l'homme demande à Dieu en justice, l'homme doit pouvoir le mériter. Mais,
selon S. Augustin, rien de plus juste que de demander à Dieu son relèvement
après la chute, et nous lisons dans le Psaume (71, 9) : "Lorsque ma
vigueur sera tombée, ne m'abandonne pas, Seigneur." L'homme peut donc
mériter son relèvement après la chute.
2. Les oeuvres qu'un homme
accomplit sont beaucoup plus profitables à lui-même qu'à autrui. Mais l'homme
peut mériter de quelque manière pour autrui le relèvement après la chute, tout
aussi bien que la première grâce. A plus forte raison peut-il mériter pour
lui-même le relèvement après la chute.
3. L'homme qui, à un moment
donné, fut en grâce, a mérité par ses bonnes oeuvres la vie éternelle ; cela
ressort de ce que nous avons dit précédemment. Mais nul ne peut parvenir â la
vie éternelle s'il n'est relevé par la grâce. Cet homme a donc mérité son
relèvement par la grâce.
Cependant :
il est dit dans Ézéchiel (18, 24) :
"Si le juste se détourne de sa justice et commet le mal, on ne se
souviendra plus de toute la justice qu'il a pratiquée." Par conséquent ses
précédents mérites n'auront aucune valeur pour son relèvement. Personne ne peut
donc mériter d'avance, pour soi-même, de sortir du péché quand il y sera tombé.
Conclusion :
Personne ne peut mériter d'avance son relèvement, ni par un mérite de plein droit, ni par un mérite de convenance. Le mérite de plein droit en effet dépend essentiellement de la motion de la grâce divine, et cette motion est interrompue par le péché qui a suivi. Aussi tous les bienfaits que dans la suite le pécheur reçoit de Dieu, et qui lui permettent de réparer sa faute, ne sont-ils pas objet de mérite, car la motion de la grâce, reçue antérieurement, ne s'étend pas jusque-là.
Quant au mérite de convenance qui
permet à un homme de mériter pour autrui la première grâce, il est empêché
d'aboutir par l'obstacle du péché en celui pour qui on mérite. A plus forte
raison l'efficacité de ce mérite est-elle entravée par l'obstacle qui se trouve
et en celui qui mérite et en celui pour qui il mérite : ici la même personne.
C'est pourquoi on ne peut aucunement mériter pour soi le relèvement après la
chute.
Solutions :
1. Le désir par lequel on
souhaite le relèvement après la chute est appelé juste, aussi bien que la
prière qui l'exprime parce que l'un et l'autre tendent vers la justice. Mais
ils ne s'appuient pas sur la justice à la manière du mérite ; ils font
seulement appel à la miséricorde.
2. On peut, d'un mérite de
convenance, mériter pour autrui la première grâce, car dans ce cas il n'y a pas
d'obstacle, du moins de la part de celui qui mérite. Mais il y a obstacle quand
quelqu'un, après avoir eu le mérite de la grâce, s'éloigne de la justice.
3. Certains ont prétendu que, sauf par l'acte de la grâce finale, nul ne mérite la vie éternelle absolument, mais seulement sous condition, à savoir s'il persévère. Une telle manière de voir est déraisonnable ; car quelquefois l'acte de la grâce finale n'est pas plus méritoire que celui d'une grâce antérieure ; il l'est même moins que l'acte antécédent, en raison de l'accablement produit par la maladie. Il faut donc dire que n'importe quel acte de charité est méritoire absolument de la vie éternelle. Mais, par le péché qui suit, se trouve posé un obstacle au mérite précédent, qui empêche celui-ci de produire son effet ; ainsi en est-il des causes naturelles qui manquent leurs effets, à cause d'un obstacle survenu.
Objections :
1. Il ne semble pas. En
effet, lorsqu'un homme a reçu la récompense qu'il a méritée, on ne lui doit pas
d'autre rétribution. Ainsi est-il dit en S. Matthieu (6, 5) à propos de
certains hypocrites : "Ils ont reçu leur récompense." Donc, si un
homme méritait une augmentation de grâce ou de charité, il s'ensuivrait qu'une
fois la grâce augmentée, il n'aurait plus à attendre d'autre récompense, ce qui
est choquant.
2. Aucun être n'agit
au-delà de ce qu'il est. Mais le principe du mérite, on l'a vu, c'est la grâce
ou la charité. Donc personne ne peut mériter une grâce ou une charité plus grande
que celle qu'il a.
3. Ce qui fait l'objet du
mérite, l'homme l'acquiert par n'importe quel acte procédant de la grâce ou de
la charité ; comme par tout acte de ce genre on mérite la vie éternelle. Donc,
si l'augmentation de la grâce ou de la charité est objet de méé, on mérite une
augmentation de charité. Mais ce que l'homme mérite, il l'obtient
infailliblement de Dieu, à moins que ne survienne l'obstacle du péché. C'est ce
qui fait dire à S. Paul (2 Tm 1, 12) : "je sais en qui j'ai mis ma foi, et
j'ai la conviction qu'il est capable de garder mon dépôt." Il s'ensuivrait
donc que la grâce ou la charité seraient accrues par n'importe quel acte
méritoire. Or cela paraît impossible, car les actes méritoires ne sont pas
toujours assez fervents pour suffire à accroître la charité. Cet accroissement
n'est donc pas objet de mérite.
Cependant :
S. Augustin écrit "La charité
mérite de croître, et, par cette croissance, elle mérite de se parfaire."
Donc l'augmentation de la grâce ou de la charité est objet de mérite.
Conclusion :
Nous l'avons dit, cela est objet
d'un mérite de plein droit, à quoi s'étend la motion de la grâce. Mais
l'impulsion donnée par un agent moteur ne se réfère pas seulement au terme du
mouvement elle vise également tout le progrès réalisé par le mobile au cours du
mouvement. Or, le terme du mouvement de la grâce, c'est la vie éternelle ; le
progrès dans ce mouvement se fait par l'accroissement de la charité ou de la
grâce, selon cette parole des Proverbes (4, 18) : "La route des justes est
comme la lumière de l'aube dont l'éclat grandit jusqu'au plein jour", qui
est le jour de la gloire. L'augmentation de la grâce est donc bien objet de
mérite en justice.
Solutions :
1. La récompense est le
terme du mérite, mais il y a deux sortes de termes dans un mouvement : le terme
ultime, et le terme intermédiaire qui est à la fois principe et terme ; c'est
ce terme intermédiaire qui est la récompense constituée par l'accroissement de
la grâce. Mais la récompense de la faveur humaine, c'est comme le terme ultime
de ceux qui l'ont prise pour fin, si bien que pour eux il n'y a pas d'autre
rétribution.
2. L'accroissement de la
grâce n'excède pas le pouvoir de la grâce qu'on a déjà, bien qu'il la fasse
plus grande ; c'est ainsi que l'arbre, qui est quantitativement supérieur à la
semence, n'excède cependant pas le pouvoir de celle-ci.
3. Tout acte méritoire, quel qu'il soit, mérite à son auteur l'accroissement de la grâce, aussi bien que sa consommation, qui est la vie éternelle. Mais, de même que la vie éternelle n'est pas accordée immédiatement, mais en son temps, de même la grâce n'est pas augmentée aussitôt, mais au moment où l'homme se trouve suffisamment disposé à cet accroissement.
Objections :
1. Il semble que ce soit
vrai. Car ce que l'on obtient par la prière peut être objet de mérite quand on
possède la grâce. Mais, en demandant la persévérance, les hommes l'obtiennent ;
autrement, remarque S. Augustin. c'est en vain qu'on la demanderait dans l'oraison
dominicale. La persévérance peut donc être objet de mérite quand on possède la
grâce.
2. Ne pas pouvoir pécher
est plus important que ne pas pécher. Mais l'impossibilité de pécher est objet
de mérite, puisqu'on mérite la vie éternelle et que celle-ci implique
nécessairement l'impeccabilité. A plus forte raison peut-on mériter de ne pas
pécher en fait ; ce qui est persévérer.
3. L'augmentation de la
grâce l'emporte sur la persévérance dans la grâce qu'on possède. Or, nous le
savons. l'homme peut mériter l'accroissement de la grâce. A plus forte raison
peut-il mériter de persévérer dans la grâce qu'il possède.
Cependant :
tout ce que l'on mérite, on
l'obtient de Dieu, à moins que le péché n'y fasse obstacle. Mais beaucoup
accomplissent des oeuvres méritoires, qui n'obtiennent pas la persévérance. On
ne peut pas dire que la raison en est l'obstacle du péché, car ce qui s'oppose
à la persévérance c'est précisément de pécher ; de sorte que si quelqu'un avait
mérité la persévérance, Dieu ne permettrait pas qu'il tombe dans le péché. La
persévérance n'est donc pas objet de mérite.
Conclusion :
Puisque l'homme possède par nature
le libre arbitre qui peut incliner au bien ou au mal, on peut obtenir de Dieu
la persévérance dans le bien de deux manières. D'abord en ce que le libre
arbitre se trouve déterminé au bien par la grâce achevée ; c'est ce qui se
produira dans la gloire. Puis en ce que la motion divine incline l'homme au
bien jusqu'à la fin. Or, comme nous l'avons montré plus haut. ce qui est
méritoire pour l'homme, c'est ce qui se présente comme un terme par rapport au
mouvement du libre arbitre dirigé par la motion divine. Mais il n'en est pas
ainsi pour ce qui se présente comme un principe par rapport à ce même
mouvement. Aussi est-il clair que la persévérance dans la gloire, qui est au
terme de ce mouvement, est objet de mérite, tandis que la persévérance
d'ici-bas ne peut être méritée, car elle dépend uniquement de la motion divine,
laquelle est au principe de tout mérite. Mais Dieu accorde gratuitement le
bienfait de la persévérance, chaque fois qu'il l'accorde.
Solutions :
1. Même ce que nous ne
méritons pas, nous pouvons l'obtenir par la prière. Car Dieu écoute les
pécheurs quand ils demandent pardon pour leurs fautes, et pourtant ils ne
méritent pas ce pardon. C'est ce que montre S. Augustin à propos de ce texte de
S. Jean (9, 31) : "Nous savons que Dieu n'exauce pas les pécheurs."
Autrement, c'est en vain que le publicain aurait dit (Lc 18, 13) : "Mon
Dieu, aie pitié du pécheur que je suis." Pareillement, par la prière, on
peut obtenir de Dieu, pour soi ou pour un autre, le don de la persévérance,
bien qu'il ne soit pas objet de mérite.
2. La persévérance que l'on
aura dans la gloire représente, pour le mouvement méritoire du libre
arbitre, le terme auquel il doit aboutir ; mais il n'en est pas ainsi de la
persévérance d'ici-bas ; nous venons d'en donner la raison.
3. Il faut en dire autant de l'accroissement de la grâce (terme intermédiaire du mouvement méritoire) : cela ressort de ce que nous avons exposé plus haut.
Objections :
1. Il semble que oui, car
ce qui est promis à certains individus comme une récompense de la justice, est
objet de mérite. Mais dans l'ancienne loi les biens temporels ont été ainsi
promis. On le constate dans le Deutéronome (28). Donc ces biens sont objet de
mérite.
2. Est objet de mérite,
semble-t-il, la récompense que Dieu accorde à un homme pour l'accomplissement
d'un service. Mais parfois Dieu récompense ainsi les hommes en leur accordant
certains biens temporels. Nous lisons en effet dans l'Exode (1, 21) :
"Parce que les sages-femmes avaient craint Dieu, il fit prospérer leurs
maisons", ce que la Glose de S. Grégoire commente ainsi : "La
récompense de leur générosité aurait pu leur valoir la vie éternelle, mais,
s'étant rendues coupables de mensonge, elles reçurent une récompense
terrestre." - Nous lisons encore dans Ézéchiel (29, 18) : "Le roi de
Babylone a engagé son armée dans une entreprise grandiose contre Tyr ; ... et
il n'en a retiré aucun profit." Et le texte ajoute : "Tel sera le
salaire de son armée : je lui donnerai le pays d'Égypte, car il a travaillé
pour moi." Les biens temporels peuvent donc être objet de mérite.
3. Ce que le bien est par
rapport au mérite, le mal l'est par rapport au démérite. Or, parce qu'ils
avaient démérité en péchant, Dieu a puni certains individus par des peines
temporelles : ce fut le cas des habitants de Sodome (Gn 19). Les biens
temporels sont donc objet de mérite.
Cependant :
les biens qui sont objet de mérite
ne sont pas également répartis entre tous. Or les biens et les maux temporels
se rencontrent aussi bien chez les bons que chez les mauvais, selon cette
parole de l'Ecclésiaste (9, 2) : "A tous un même sort, au juste et à
l'impie, au bon et au méchant, au pur et à l'impur, à celui qui sacrifie et à
celui qui méprise les sacrifices." Les biens temporels ne sont donc pas
objet de mérite.
Conclusion :
Ce qui fait l'objet d'un mérite est quelque chose de bon donné en récompense ou en rétribution. Or quelque chose est bon pour l'homme de deux manières : une absolument, l'autre relativement. Ce qui est absolument bon pour l'homme c'est la fin dernière selon cette parole du Psaume (73, 28) : "Pour moi, être uni à Dieu, c'est le bien", c'est aussi, par voie de conséquence, tout ce qui est ordonné à obtenir cette fin. Ces biens-là sont purement et simplement objet de mérite. Par contre cela est bon pour l'homme relativement, non absolument, qui lui est bon présentement et sous un certain rapport. Les biens de ce genre ne sont pas objet de mérite, absolument parlant, mais seulement d'une façon relative.
Cela posé, il faut dire que, les biens temporels si on les considère comme favorisant l'accomplissement des oeuvres vertueuses, lesquelles nous conduisent à la vie éternelle, ils sont objet de mérite directement et absolument, au même titre que l'accroissement de la grâce et tout ce qui permet à l'homme de parvenir à la béatitude, la première grâce une fois reçue. Aux hommes justes Dieu distribue biens et maux temporels autant qu'il leur est expédient pour parvenir à la vie éternelle en sorte que biens et maux temporels sont, sous ce rapport, purement et simplement des biens. De là cette parole du Psaume (34, 11) : "Ceux qui craignent le Seigneur ne sont privés d'aucun bien", et du Psaume (37, 25) : "je n'ai pas vu le juste abandonné."
Mais si l'on considère les biens
temporels en eux-mêmes, ils ne sont pas absolument bons pour l'homme, mais
relativement. Sous ce rapport, ils ne sont objet de mérite qu'à certains
égards, pour autant que Dieu meut les hommes à des actions d'ordre temporel et
qu'il favorise la réussite de leurs projets. De même donc que la vie éternelle
est d'une façon absolue la récompense des oeuvres de justice accomplies sous la
motion divine, comme nous l'avons dit, de même les biens temporels, considérés
en eux-mêmes, peuvent être regardés comme une sorte de récompense, eu égard à
la motion divine qui porte la volonté humaine à les poursuivre, bien que
parfois les hommes n'aient pas en cela une intention droite.
Solutions :
1. Comme dit S. Augustin :
"Ces promesses temporelles furent la figure des biens spirituels à venir,
qui s'accomplissent en nous. Ce peuple charnel s'attachait, en effet, aux
promesses de la vie présente ; et ce n'est pas seulement leur langage, mais
leur vie elle-même, qui fut prophétique."
2. Les rétributions dont il
est question sont attribuées à Dieu en raison de la motion divine et non par
rapport à la malice de la volonté. Cela est vrai surtout en ce qui concerne le
roi de Babylone qui n'assiégea pas Tyr pour servir Dieu, mais pour y établir sa
domination usurpatrice. De même, pour ce qui est des sages-femmes : si elles
montrèrent une bonne volonté en sauvant les enfants, cependant cette volonté
n'était pas moralement rectifiée puisqu'elles commirent un mensonge.
3. Les maux temporels sont
un châtiment pour les impies, parce qu'ils n'y trouvent aucun secours pour
gagner la vie éternelle. Pour les justes au contraire qui y trouvent une aide,
ces maux ne sont pas des châtiments, mais plutôt des remèdes, nous l'avons dit
précédemment.
4. Réponse à l'objection en sens contraire : Tout arrive également pour les bons et pour les méchants, si l'on considère la substance même des biens et des maux temporels. Mais il n'en est pas de même si l'on envisage leur finalité, car, par eux, les bons sont acheminés à la béatitude, et non pas les méchants.
Ici s'achève la morale générale.