Sermon de Saint Thomas d’Aquin

« Méfiez-vous des faux prophètes »

(Paris, 14 juillet 1269)

Traduit par Marie-Louise Evrard, 2004

Edition numérique http://docteurangelique.free.fr

 

Prologue

 

            Méfiez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous, sous des vêtements de brebis; mais au-dedans, ce sont des loups rapaces. C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez (Matthieu 7, 15‑16).

            L’Apôtre atteste que deux éléments contraires se trouvent dans ces paroles : L’esprit convoite contre la chair, dit-il, et la chair contre l’esprit (Galates 5, 17). Et pourtant il arrive qu’il y ait péché du fait des deux : parfois le péché vient de la faiblesse de la chair, parfois il vient de l’ignorance de l’esprit. Ainsi, l’Apôtre [dit] aux  Corinthiens (II, 7, 1) : Purifions-nous de toute souillure de la chair et de l’esprit. Et comme le péché de la chair provient de la faiblesse de la chair – ainsi (lisons-nous) en Matthieu (26, 41) : L’esprit est prompt, mais la chair est faible –, ainsi le péché de l’esprit provient-il de l’ignorance de l’esprit, à savoir, lorsque l’esprit est abusé.

            Et ainsi, en ce dimanche, nous sommes mis en garde contre l’un et l’autre péché. Contre le péché résultant de la faiblesse de la chair, nous sommes mis en garde par ce que dit l’Apôtre dans l’épître : Nous sommes débiteurs envers la chair, mais pas pour vivre selon la chair (Romains 8, 12). Contre le péché qui résulte d’une tromperie de l’esprit, nous sommes mis en garde dans l’évangile, où il est dit : Gardez-vous des faux prophètes, etc.

            Prions le Sauveur qui nous a voulus sur nos gardes par rapport à l’un et l’autre péché ; que lui-même (me) donne de dire quelque chose à sa louange, etc.

 

Première partie

[Identifier l’ennemi]

 

 

            Méfiez-vous des faux prophètes, etc.

            Il relève de la fonction du bon chef de rendre ses soldats prudents contre des embûches. Il est vrai que notre ennemi est perfide et rusé. Ainsi, dans le Siracide 11, 31 : Nombreuses sont les ruses de l’homme perfide. Il siège au milieu des ruses avec les riches (Psaume 10, 8), c’est-à-dire avec les orgueilleux. Ces ruses, l’Apôtre les explique (en 2 Corinthiens 11, 14), en disant que Satan se déguise en ange de lumière et ses ministres, en ministres de justice. À l’égard de ces ministres, Dieu nous rend prudents par les paroles proposées dans lesquelles il nous enseigne quatre choses.

 Premièrement, en effet, il nous apprend le genre d’ennemis : Gardez-vous des faux prophètes. En deuxième lieu, il nous renseigne sur la manière de tendre les embûches : Ceux qui viennent à vous, déguisés en brebis. En troisième lieu, vient le préjudice qui nous menace : Au-dedans, ce sont des loups rapaces. En quatrième lieu, il nous apprend la manière de les reconnaître : Vous les reconnaîtrez à leurs fruits.

Ces ennemis sont les faux prophètes, et ils sont très dangereux, et ils doivent être évités pour cette raison, car ils sont pour nous aussi dangereux que les bons anges nous sont nécessaires et utiles. Ainsi, dans les Proverbes (11, 14) : Quand la prophétie fait défaut, le peuple sera en déroute. Des faux prophètes, il est dit en Jérémie (23, 15) : Venant des prophètes de Jérusalem, l’impiété s’est répandue sur la terre.

            Pour savoir qui sont les faux prophètes, voyons d’abord ce qu'est la  prophétie et comment il arrive d'êtrefaux prophète.

            Je dis que quatre choses font partie de la prophétie.

            La première est la révélation divine; ainsi, en Amos (3, 7) : Le Seigneur Dieu ne parle pas, si ce n’est pour révéler son secret à ses prophètes.

Parfois, certaines choses sont divinement révélées à une personne, mais celle-ci ne comprend pas, comme lorsque Nabuchodonosor vit une statue (Daniel 2, 31) et lorsque quelque chose fut révélé à Pharaon, quand il vit des épis et du bétail, mais il n’a pas compris (Genèse 41, 5). Voilà pourquoi, en deuxième lieu, l’intelligence est nécessaire. Ainsi, en Daniel (10, 1) : La parole fut révélée à Daniel et il en comprit le sens. L’intelligence est donc nécessaire au milieu des visions.

Si un homme avait une révélation venant de Dieu et, alors qu’il la comprendrait, la gardait pour lui-même, elle ne serait alors d’aucune utilité. Pour cette raison, en troisième lieu, il est nécessaire que ce qui est ainsi révélé et qu’on comprend soit annoncé à un autre. Isaïe (21, 10) : Ce que j’ai appris du Dieu des armées d’Israël, je vous l’ai annoncé.

            Certaines choses qui dépassent l’entendement humain sont divinement révélées et annoncées, mais les hommes ne (les) croiraient pas si elles n'étaient pas prouvées. La preuve en est l’accomplissement miracles. C’est ce qui est signifié dans les Rois (II [IV],5, 8), où il est raconté que, alors que Naaman le Syrien était venu pour être guéri de sa lèpre chez le roi d’Israël, Élisée dit : Envoie-le moi, afin qu’il sache qu’il y a un prophète en Israël.

            Mais, selon ce qui a déjà été dit, le nom de prophète s’entend de quatre façons.

Parfois, on appelle prophète celui à qui la révélation divine est faite. Ainsi, dans les Nombres (12, 6) : S’il y a parmi vous un prophète du Seigneur, je lui parlerai en songe pendant son sommeil.

Mais parfois on appelle prophète celui à qui n’a pas été faite une révélation divine, mais à qui il est donné de comprendre les choses révélées. Ainsi, dans la Première aux Corinthiens (14, 29) : Qu’il y ait deux ou trois prophètes qui parlent et que les autres discernent. Il appelle prophètes les docteurs et les prédicateurs, selon ce passage du Siracide (24, 33) : Les docteurs répandront mon enseignement comme une prophétie.

D’autres sont appelés prophètes parce qu’ils racontent les choses révélées ; ainsi dans les Chroniques (I, 25, 1) : Les fils d’Asaph et Idithun prophétisaient.

D’autres sont appelés prophètes parce qu’ils font des miracles. Ainsi, il est dit dans le Siracide (48, 14) que le corps défunt d’Élisée prophétisa,  c’est-à-dire qu’il accomplit un miracle prophétique. Dans le livre des Rois (II [IV], 13, 21), il est dit que des bandits effrayés jetèrent le cadavre de quelqu’un qui avait été tué, dans le tombeau où reposait Élisée, et que [le corps] revint à la vie. Et, comme il est dit dans l’évangile, lorsque le Christ fit des miracles, les Juifs dirent : Un grand prophète s’est levé parmi nous! (Luc 7, 16).

            Il est donc dit: Gardez-vous, etc. Mais quel est le sens du mot prophète ici ? Chrysostome dit qu'ont appelle ici prophètes, non pas ceux qui prophétisent au sujet du Christ, mais ceux qui interprètent une prophétie au sujet du Christ. Car personne ne peut interpréter les sens prophétiques si ce n’est par l’Esprit Saint.

            Voyons qui on appelle faux prophètes. Il arrive que la prophétie soit fausse de quatre façons. Premièrement, par la fausseté de l’enseignement ; deuxièmement, par la fausseté de l’inspiration ; troisièmement, par la fausseté de l’intention ; et quatrièmement, par la fausseté de la vie.

            En premier lieu, certains sont appelés faux prophètes par à cause de la fausseté de (leur] enseignement, comme lorsqu’ils annoncent et enseignent des choses fausses. Il est de la fonction du prophète qu’il annonce et dise des choses vraies. Ainsi, en Daniel (10, 1), une parole fut révélée à Daniel, et c’était une parole vraie. Et le Seigneur dit : Si quelqu’un annonce mes paroles, qu’il parle en vérité. Mais beaucoup annoncent des choses fausses. Ainsi, dans la épître canonique (II Pierre 2, 1) : Il y a eu des faux prophètes dans le peuple, et parmi vous. il y aura des maîtres mensongers qui ne craignent pas de susciter des sectes de perdition . Arius et ses semblables n'ont-ils pas été des menteurs qui ont voulu corriger l’enseignement du Christ. Ainsi, en Lamentations (2, 14) : Tes prophètes n'ont vu que des faussetés et à des sottises. Mais quelles sottises? Celui qui parle volontiers de choses fausses dira ce qui plaît. Isaïe (30, 10) : Dites-nous des choses qui nous plaisent, ayez pour nous des visions illusoires. Jérémie, interrogé sur les choses qu’ont vues les faux prophètes, dit (Lam. 2, 14) : Ils n'ont pas montré ton iniquité pour te ramener à la pénitence. Si certains disent que le bien est le mal et que le mal est le bien, ce sont des faux prophètes. Jérémie [dit](Lam. 2, 14) : Ils ont vu de fausses affirmations et de faux refus. Ce qui est affirmé est élevé et ce qui est refusé est condamné. Quand donc ce qui doit être élevé est rabaissé et ce qui doit être abaissé est élevé, alors, on voit de fausses affirmations.

Par l’enseignement du Seigneur apparaît ce qui doit être élevé et ce qui doit être abaissé. Le comportement du siècle et la vie du monde doivent être rabaissés. Si quelqu’un dit qu’il vaut mieux jeûner sans vœu qu’avec vœu et en empêche d’autres d’entrer en religion, où l’on jeûne avec vœu, et les convainc de jeûner sans vœu dans le siècle, il donne un faux enseignement. Le prophète dit : Faites un vœu et accomplissez-le! (Psaume 76[75], 12). Il dit cela parce qu’il vaut mieux jeûner en faisant un vœu que sans vœu. Anselme prend un exemple dans son Livre sur les similitudes, en disant que «celui qui donne un arbre avec ses fruits donne plus que celui qui ne donne que les fruits». Ainsi, celui qui fait un vœu et l’accomplit fait mieux que celui qui fait le bien sans vœu. Toutefois, il vaut mieux ne pas faire de promesse que de ne pas exécuter les choses promises (Qohélet 5, 4).

            De même, on parle de faux prophètes en raison de la fausseté de l’inspiration. D’où vient l’inspiration des vrais prophètes? Certainement de Dieu et de l’Esprit Saint. Ainsi, dans la deuxième lettre de Pierre (1, 21) : Aucune prophétie ne vient d'une volonté personnelle, mais c’est inspirés par l’Esprit Saint que les saints hommes de Dieu ont parlé. On peut être inspiré faussement par le diable, on peut l'être aussi par son propre esprit. Nous trouvons les deux choses dans la Sainte Écriture.

Premièrement, je dis que quelque chose de faux peut être inspiré à quelqu’un par le Diable. Ainsi, dans Jérémie (2, 8) : Ses prophètes ont prophétisé au nom de Baal. Prophétiser au nom de Baal, c’est-à-dire au nom du Diable, c'est révéler des choses secrètes. Les nécromanciens qui recherchent la vérité à propos de vols, prophétisent au nom de Baal sous l’inspiration du Diable, et c’est là le plus grave des péchés, une espèce d’idolâtrie. Et ils ne sont pas excusés par le fait qu’ils disent qu’ils font cela pour faire le bien, car le mal ne doit pas être fait en vue du bien. Ainsi en Romains (3, 8) : Ferions-nous le mal pour qu’en sorte le bien? Ceux-là méritent leur condamnation.

D’autres tirent une inspiration fausse de leur propre esprit. Ainsi Ezéchiel (13, 3) : Le Seigneur dit : «Malheur aux prophètes insensés qui suivent leur propre esprit sans rien voir!» Jérémie (23, 16) : Ils débitent les visions de leur cœur, non de la bouche du Seigneur. Ceux qui suivent la raison humaine  parlent selon leur propre esprit. Tels sont ceux qui parlent selon les raisonnement platoniciens, qui ne peuvent atteindre la vérité : par exemple, ceux qui disent que le monde est éternel. On trouve des gens qui s’appliquent à la philosophie et qui disent certaines choses qui ne sont pas vraies selon la foi; et quand on leur dit que cela est contraire à la foi, ils disent que le Philosophe dit cela, mais eux ne l'affirment pas, mis ne font que répéter les mots du Philosophe. Un tel homme est un faux prophète, un faux docteur, car c’est la même chose de susciter un doute et de ne pas le supprimer, que d’y acquiescer; C'est ce qui est signifié dans l'Exode (21, 33‑34), où il est dit que si quelqu'un creuse un puits ou ouvre une citerne et ne la rebouche pas, si le bœuf du voisin vient et tombe dans la citerne, celui qui a ouvert la citerne sera tenu à restitution. Celui qui a ouvert la citerne, c’est celui qui suscite une difficulté dans ce qui concerne la foi. Celui qui n’a pas couvert la citerne, c’est celui qui ne résout pas la difficulté, même si lui-même a un esprit clair et sain et qu’il n’est pas égaré. Cependant, un autre qui n’a pas l’esprit aussi clair est réellement trompé, et celui qui suscite le doute est tenu à restitution, car c’est à cause de lui que l’autre est tombé dans la fosse.

            Voyez, très chers [frères] : il y a eu beaucoup de philosophes et ils ont dit beaucoup de choses à propos de choses qui concernent la foi, et vous en trouverez à peine deux qui soient d'accord sur un seul point ; et tous ceux qui ont dit quelque chose de vrai ne l’ont pas dit sans y mélanger quelque fausseté. Une petite vieille en sait bien plus aujourd'hui sur ce qui se rapporte à la foi que tous les philosophes de jadis! On raconte que Pythagore fut d’abord boxeur. Il entendit un maître disserter sur l’immortalité de l’âme et affirmer que l’âme était immortelle, et il fut si séduit que, abandonnant tout le reste, il se consacra à l’étude de la philosophie. Mais quelle est la petite vieille qui ne sait pas aujourd’hui que l’âme est immortelle? La foi est beaucoup plus puissante que la philosophie; par conséquent, si la philosophie s’oppose à la foi, il ne faut pas l’accepter. Aussi l'Apôtre dit aux Colossiens (2, 8 et 19) : Veillez à ce que personne ne vous trompe par l’emprise de la fausse philosophie ou ne vous séduise par la vaine gloire qui est aveugle, en marchant plus vite que ne le permet le souffle de sa chair, sans garder la tête, c’est-à-dire le Christ.

D’autres sont faux prophètes par une intention fausse. Mais quelle est l’intention vraie d'un prophète? Certainement l’intérêt du peuple. Ainsi l'Apôtre aux Corinthiens (I 14, 13) : Celui qui prophétise parle aux hommes pour les édifier, les exhorter et les consoler. Pour les édifier, afin de rendre les hommes pieux; pour les exhorter, afin de les rendre prompts aux bonnes œuvres; pour les consoler, afin de les rendre patients dans les difficultés. Si quelqu’un recherche par son enseignement autre chose que l’intérêt du peuple, c’est un faux prophète.

Celui qui est évêque reçoit la fonction d’administrer et de prêcher, et il doit rechercher l’intérêt du peuple; mais s’il ne recherche que le profit temporel ou une vaine gloire, il est un faux prophète parce qu'il ne respecte pas une intention droite. C’est ainsi que Jean Chrysostome dit que de nombreux prêtres ne se soucient pas de la manière dont vit le peuple, mais de la manière dont il fait des offrandes. Ainsi le Seigneur se plaint en Ezéchiel (13, 19) : Ils me déshonorent pour quelques poignées d’orge et un morceau de pain, à l’opposé de ceux dont parle l’Apôtre aux Corinthiens (II 2, 17) : Nous ne sommes pas comme le plus grand nombre qui altèrent la parole de Dieu. Et Grégoire dit qu’«celui-là est coupable de pensée adultère, s’il cherche à plaire aux yeux de l’épouse, lui par qui l’époux transmet les cadeaux à l’épouse». L’adultère ne cherche pas à donner une descendance à la femme, mais recherche avant tout le plaisir corporel. De la même manière, celui-là trahit la parole du Seigneur, qui ne recherche pas une descendance spirituelle, mais seulement un profit temporel ou une vaine gloire.

De même, il y a des faux prophètes en raison de leur mauvaise vie, comme lorsque quelqu’un enseigne une chose et vit d’une autre manière ; alors, leur doctrine n'est pas reçue. Et c’est pour cela que le Christ commence à agir et à enseigner. Et on lit en Luc (1, 10) : Comme il a parlé par la bouche des saints qui sont ses prophètes depuis des siècles, comme s’il disait Les prophètes par lesquels s’exprime le Seigneur doivent être saints»; mais il y a certains dont se plaint le Seigneur en Jérémie (23, 11) : Prêtres et prophètes, dit-il, sont impies, dans ma maison; j’ai vu leur malice. Prions le Seigneur, etc.

 

Deuxième partie, (Sermon du soir)

[La méthode des faux prophètes]

Évitez les faux prophètes, etc.

            On a parlé aujourd’hui des ennemis du peuple chrétien, c’est-à-dire des faux prophètes. Il faut maintenant voir comment ils nous tendent des embûches. L’Apôtre dévoile aux Corinthiens leurs embûches, et de même , le Seigneur, dans l’évangile, quand il dit : Défiez-vous des faux prophètes qui viennent à vous sous l’apparence de brebis, etc. Par cela, on entend l’hypocrisie, parce que le repaire des faux prophètes est l’hypocrisie. Ainsi (parle) l’Apôtre à Timothée ( I. 4, 1) : L’Esprit dit clairement : «Dans les derniers temps viendront des trompeurs qui s’écarteront de la foi, s’attacheront à des esprits d'erreur et aux doctrines des démons qui propagent le mensonge par hypocrisie.»

            Si l’on se réfère à leur vie et à leurs mœurs, ils paraîtront honnêtes, eux qui mènent une vie austère et s’abstiennent de relations conjugales et de mets délicats, mais qui prêtent attention aux esprits trompeurs et aux doctrines démoniaques. Faites attention à ce qu’il dit : Ceux qui viennent à vous sous l’apparence de brebis (Matthieu 7, 15); les brebis sont les fidèles du Christ qui obéissent au Christ. Ainsi en Jean (10, 27) : Mes brebis écoutent ma voix. Les vêtements des brebis  sont les imitations du Christ. L’Apôtre dit  (Ephésiens 4, 23) : Renouvelez-vous par une transformation spirituelle de votre intelligence et revêtez l’homme nouveau, qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité. Deux choses sont abordées ici : à savoir que la justice semble concerner le prochain extérieurement et la sainteté de la vérité  la disposition intérieure de l’âme. Ainsi en Proverbes (31, 21) : Toute sa maisonnée porte double vêtement, à savoir, les vertus intérieures de l’âme et les bonnes actions extérieures.

Il est vrai que si les faux prophètes portaient l’un et l’autre vêtement, ils seraient des brebis du Christ. L’homme a accès aux hommes par l’apparence extérieure, et par le fait qu’il dit : Ils viennent à vous sous l’apparence de brebis, on comprend qu’ils entreprennent les œuvres extérieures par lesquelles ils viennent à vous, car c'est par les œuvres intérieures que l'on a accès au Seigneur.

            Il faut noter que le vêtement des brebis du Christ a quatre éléments  : l’adoration, la justice, la pénitence et l’innocence.

Par le vêtement de l’adoration, on entend le vêtement du culte divin que portent les brebis du Christ quand elles se consacrent au culte divin. Ce vêtement, les brebis du Christ le reçoivent au baptême. Ainsi, l’Apôtre écrit aux Galates (3, 27) : Vous tous qui êtes baptisés dans le Christ, vous revêtez le Christ Ce vêtement, les brebis du Christ l’endossent quand elles se consacrent à la prière. Ainsi, dans le Siracide (50, 12) : En montant à l’autel de l'encens, il rendit  gloire à Dieu. Ce vêtement, les hypocrites se l’approprient pour deux motifs, à savoir, pour la vaine gloire et pour s’enrichir. Pour la vaine gloire, ils se l’approprient en priant publiquement et ostensiblement. Ainsi, en Matthieu (6, 5) : Ceux-là aiment prier dans les synagogues et dans les coins des places publiques afin d’être vus par les hommes ; dans les synagogues, c’est-à-dire publiquement. Mais est-ce que cela est mal alors qu’il est écrit : Bénissez le Seigneur, tous ses anges? Chrysostome dit que cela ne parle pas tant d’un lieu que de l’esprit. Il prie dans le secret celui qui tient son esprit tourné, non pas vers les hommes, mais vers Dieu. S’il priait seul dans sa chambre et voulait être vu par les hommes, il prierait publiquement. Qu’est-ce donc qui est défendu? Que les hommes ne mettent pas leurs soins à ce que d’autres les voient prier : ceci doit être évité par les chrétiens. Aussi Chrysostome écrit-il : «Que celui qui prie ne fasse rien de particulier pour être vu par les hommes en criant, en se frappant la poitrine, ou en élevant les mains". Si tu pries comme les autres dans une assemblée, tu pries en secret; mais rechercher de nouveaux gestes et de nouvelles manières (de prier) appartient à ce qu’il appelle prier dans les synagogues. Dans la prière, l’homme doit être pareil aux autres, ne pas rechercher d’autres manières, comme les hypocrites qui prient en public par vaine gloire. De même, ils prient publiquement pour en tirer bénéfice. Ainsi, dans l'Évangile (Matthieu 23, 14) : Malheur à vous, scribes et pharisiens, qui dévorez la maison des veuves, en faisant de longues prières! C’est-à-dire, qui prient pour en retirer un bénéfice. Certains cherchent à tirer un bénéfice honteux de pauvres femmes, font de longues prières pour les rendre dévotes et reçoivent d’elles des cadeaux. Mais est-ce que cela est mal de prier longuement? Augustin répond en disant : «Que l’abondance de paroles soit absente de la prière, mais que l’abondance de prière ne fasse pas défaut, pourvu que la ferveur de son intensité perdure. Car on accomplit une telle action davantage par des larmes que par des discours.»

            Il existe un autre vêtement pour les brebis du Christ : la justice et la miséricorde, dont il est dit dans Job (29, 14‑16) : Revêtu de justice comme d’un vêtement, j’ai été l’œil pour l’aveugle, le pied pour le boiteux, le père des pauvres. Les hypocrites revêtent toujours ce vêtement. Ainsi dans l'Évangile (Matthieu 6, 1‑2) : Gardez-vous d’afficher votre justice devant les hommes pour vous faire remarquer par eux; et quand tu fais l’aumône, ne va pas le claironner comme font les hypocrites. Chrysostome dit que «claironner, c’est agir ou parler en le faisant avec ostentation; par exemple, tu fais l’aumône, mais tu ne la ferais pas s’il ne s’agissait d’une personne plus honorable qui peut te récompenser : voilà ce qu’est claironner! De la même façon, tu veux faire l’aumône en secret pour être considéré de manière élogieuse : c’est  claironner!»

Le troisième vêtement des brebis du Christ, c’est la pénitence : J’ai fait du cilice mon vêtement (Psaume 69[68], 12). Les hypocrites utilisent ce vêtement, en faisant semblant et de mener une vie austère. Ainsi dans l'Évangile  (Matthieu 6, 16) : Lorsque vous jeûnez, ne vous montrez pas  tristes à la façon des hypocrites. Ils prennent une mine défaite pour ressembler à des hommes qui jeûnent. Ils recherchent cela et le font pour paraître jeûner devant les hommes. Augustin (écrit) : « En cette matière il faut observer que l’ostentation peut parfois résider, non seulement dans l'éclat des choses corporelles, mais peut aussi se retrouver dans les saletés de la boue, et elle est d’autant plus insidieuse qu’elle trompe, sous le nom de service du Seigneur.» Le Philosophe dit que «si l’homme utilise un vêtement plus vil que ne l’exige sa condition, cela peut se rapporter à l’ostentation». Ces comportements extérieurs sont comme des insignes. Dans une armée, chaque corps porte son insigne : ce n’est pas présomptueux. Dans n’importe quelle condition, l’homme doit se contenter du juste milieu et ne pas rechercher des choses trop basses. Ainsi Augustin (écrit-il) : «Nous devons utiliser des choses qui ne sont ni trop précieuses ni trop méprisables". Et pourquoi? Parce que, par ces deux (comportements), nous pouvons rechercher la gloire. Ainsi est-il dit en Zacharie (13, 4) à propos de ce vêtement méprisable : Ils ne se couvriront plus du manteau de poil, à savoir, pour faire semblant.

            Le quatrième vêtement des brebis du Christ est l’innocence, qui est un vêtement pur et blanc, comme dans Proverbes (31, 25) : Force et beauté sont son vêtement. Ce vêtement, les hypocrites le mettent, sous couvert de piété et de pureté. Ainsi, dans l'Évangile (Matthieu 23, 27) : Malheur à vous, hypocrites, qui êtes semblables à des sépulcres blanchis, c’est-à-dire qu’ils paraissent blancs aux hommes, mais, à l’intérieur, ils sont pleins d’ossements et de morts et de toute pourriture, c’est-à-dire de vol et d’impudicité. Et Chrysostome dit : «Ce qui est honteux en apparence est plus honteux en réalité; ce qui est beau en apparence est plus beau en réalité.» Tels sont ceux qui viennent sous des vêtements de brebis.

Il faut noter que certains viennent en vêtements de brebis sans être des brebis, comme ceux qui recherchent le profit temporel et leurs propres honneurs. Ainsi Augustin fait une distinction en disant qu’autre est la personne du voleur, autre celle du loup, autre celle du berger et autre celle du mercenaire ; car le pasteur veille à l’intérêt de ses brebis, le loup et le voleur détruisent les brebis, le mercenaire cherche à tirer son propre profit des brebis. Augustin (écrit) : «Le mercenaire, on doit le supporter; le berger, l’aimer; le loup, le fuir.» C’est ce que dit l’évangile (Matthieu 7, 15) : Ils viennent à vous sous l’apparence des brebis, mais à l’intérieur, ce sont des loups rapaces.

            Et il faut remarquer que les hypocrites sont comparés aux loups pour quatre motifs : parce que les loups enlèvent les brebis, qu’ils ne les épargnent pas, qu'ils  les dispersent, et qu’ils persévèrent dans leur méchanceté.

            Je dis premièrement que les hypocrites sont comparés à des loups parce qu’ils enlèvent les brebis et que les hypocrites enlèvent les biens de l’âme et du corps, ils induisent les hommes en erreur, les persécutent corporellement et les dépouillent de leurs biens. Ainsi, en Ezéchiel (22, 27) : Ses chefs, au milieu de la ville, sont comme des loups qui déchirent leur proie pour répandre le sang,  perdre les âmes et rechercher avarement  leur profit.

En deuxième lieu, on compare les hypocrites aux loups parce que les loups dispersent les brebis : dans l'Évangile (Jean 10, 12) : Le loup enlève et disperse. Le Seigneur a dit (Matthieu 12, 30) ; Qui n'est pas avec moi est contre moi, et donc : Qui n'amasse avec moi disperse. Mais en quoi consiste 'disperser' ? Sûrement quelqu'un disperse quand il s'éloigne de ce qu'enseigne l'Église.

En troisième lieu, les hypocrites sont comparés à des loups, parce qu’ils n’épargnent en rien. Ainsi, dans les Actes (20, 29), l’Apôtre dit : Je sais qu’après mon départ, entreront chez vous des loups rapaces qui n’épargneront pas le troupeau. Celui qui tuerait un homme et ne l’épargnerait pas, pourvu qu’il puisse s’enrichir d’un seul denier, on le qualifierait de très cruel. Ainsi font les hypocrites. La vie de l’âme est meilleure que celle du corps; et les hypocrites, pour acquérir les honneurs et des disciples, séduisent les âmes.

            En quatrième lieu, les hypocrites sont comparés à des loups, parce que, comme des loups, ils persévèrent dans leur méchanceté. Ainsi en Sophonie (3, 3) : Ses juges sont des loups jusqu’au soir, c’est-à-dire jusqu’à la fin.

            C’est donc pour ces quatre raisons que les faux prophètes ont été considérés comme des loups. Mais comment reconnaît-t-on les loups? (Le Seigneur) le montre lorsqu’il dit : Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Augustin dit que beaucoup sont leurrés par le fait qu’ils pensent que les vêtements de brebis sont leurs fruits. Ils en voient certains qui font des bonnes œuvres extérieures et qui jeûnent, prient, et font des choses de ce genre, qui sont des vêtements de brebis, et ne sont pas leurs propres vêtements. Mais les brebis du Christ ne doivent pas prendre en haine leurs propres vêtements si des loups s’en vêtent.

            Mais quels sont les fruits des brebis? À proprement parler, nous pouvons dire qu’il y a quatre fruits des brebis, par lesquels sont repérés les loups ou les hypocrites. Le premier consiste dans l’affection, le deuxième dans l’intention, le troisième dans l’action et le quatrième dans les tribulations. Le premier appartient au cœur, le deuxième à la bouche, le troisième à l’action et le quatrième à la patience et à la force.

            En premier lieu, je dis que les brebis du Christ, c’est-à-dire les saints, possèdent en propre un fruit du cœur, qui est l’amour de Dieu et du prochain. Ainsi, l’Apôtre (Galates 5, 22) : Le fruit de l’esprit est joie, amour et paix. Mais les hypocrites possèdent un autre fruit, à savoir, celui de l’ambition, parce qu’ils aiment les honneurs. Ainsi, en Isaïe (10, 12) : Je ferai visite à propos du fruit du cœur orgueilleux du roi d’Assur. Les hypocrites aiment les premières places dans les banquets et les premiers sièges dans les synagogues. Si quelqu’un veut être choisi pour un honneur et montre extérieurement de l’humilité : alors, le vêtement ne correspond pas au fruit.

Un autre fruit des brebis du Christ consiste dans la parole, parce que les bons parlent toujours de choses bonnes et à propos du bien. Ainsi, l’Apôtre (dit-il) aux Hébreux (13, 15) : Par lui, nous offrirons le sacrifice, le fruit de nos lèvres conforme à son nom. Si quelqu’un dit quelque chose qui est en discordance avec ses actes, il ne porte pas de vêtement semblable au fruit. Ainsi, en Proverbes (18, 20) : Du fruit de la bouche de l’homme sera rempli son ventre. Il est difficile qu’un cœur plein d’envie n’en proclame pas quelque chose à un certain moment, car la bouche parle de l’abondance du cœur. Ainsi, Grégoire (écrit) : «Tant que les méchants prêchent la droiture, il est bien difficile qu’un jour ils ne proclament pas ce qu’ils désirent en secret.»

Le troisième fruit des brebis du Christ, à quoi on reconnaît les hypocrites, est celui de l’action bonne, parce que le bon fruit consiste dans le bien. L’Apôtre [dit] (Romains 1, 13) : Vous portez fruit dans la sanctification. Mais, chez les mauvais, le fruit est mauvais. Ainsi, dans les Proverbes (10, 16) : Le fruit de l’impie conduit au péché, c’est-à-dire à l’œuvre du péché. Augustin, dans l’un de ses sermons, dit : «Celui qui, sous prétexte de perfection du christianisme, se montre d’une âpreté inaccoutumée et vil aux yeux des hommes, puisqu’il fait cela volontairement et sans y être forcé par une nécessité, on peut savoir par ses autres actions s’il le fait par mépris d’un meilleur habillement ou par ambition". Il peut parfois arriver que quelqu’un mette un vêtement éclatant par humilité, et parfois par ambition. Observe ses autres comportements : s’il montre du mépris pour l’ambition dans ceux-ci, alors il agit par humilité. Sinon, dit-il. : «On peut le savoir par ses actions», car ceux qui portent un vêtement méprisable, d’une part, et, d’autre part, montrent des signes de pénitence et de bonté, sont des brebis du Christ. Sinon, ce sont des simulateurs.  "Il est donc facile, dit  <Chrysostome>, de reconnaître les hypocrites. Le chemin que nous devons parcourir est pénible. Les hypocrites ne choisissent pas de peiner.

De même, les hypocrites se montrent pleins de douceur, mais quand ils ont l’occasion de persécuter, alors ils persécutent le plus possible. Aussi Grégoire [écrit-il) : «Si une mise à l’épreuve de la foi éclate, aussitôt l’esprit enragé du loup se dépouille de sa toison de brebis et se met à persécuter les bons autant qu’il le peut.»

            Le quatrième signe qui permet de reconnaître les hypocrites est le temps des tribulations. Ainsi dans les Proverbes (15, 6) : L’impie a comme fruits le trouble ; l’enseignement d’un homme est reconnu par sa sagesse. Augustin, dans (son commentaire) du Sermon du Seigneur sur la montagne, dit à propos des hypocrites : «Quand ils commencent à se soustraire à certaines épreuves ou à renier ce qu’ils ont poursuivi ou désiré poursuivre sous ce voile, il est inévitable que se révèle s’il s'agit d’un loup sous une peau de brebis ou s’il s’agit d’une brebis dans sa propre peau.» C’est pourquoi Jacques dit dans son Épître (en réalité II Timothée 2, 21) : Si quelqu’un se préserve de ces choses, c'est à dire des pêchés, il sera un vase d'honneur présenté au Seigneur, ce que daigne nous donner Celui qui avec le Père, etc.