Sermon “Bienheureux
le peuple”, Beata gens
Saint Thomas d’Aquin
Traduction Père Jean-Yves Brachet op, juillet 2005
Edition numérique http://docteurangelique.free.fr 2005
Les œuvres complètes de saint Thomas
d'Aquin
(Sermon authentique sur la béatitude)
Bienheureux le peuple dont le Seigneur est
le Dieu, le peuple qu’il a choisi pour héritage.
(Psaume 32[33], 12). De multiples manières la sainte mère l’Eglise s’applique à
ce que ses fils soient incités à désirer les réalités célestes. Et si vous
voulez examiner droitement, il semble que tout son effort tende à ce que, les
choses terrestres étant méprisées, elle nous conduise à désirer les
célestes ; ce qui ressort de ce qu’a dit le premier fondateur de l’Eglise,
Notre Sauveur, dans le zèle de sa prédication et de sa doctrine (Matthieu 3, 2)
: faites pénitence, pour nous éloigner des choses impures; le royaume
des cieux s’est approché. Il dit cela pour nous pousser à désirer les
réalités célestes. Entre autres incitations au désir du ciel il cultive et fait
pénétrer dans nos cœurs aujourd’hui la gloire des saints vers laquelle nous
tendons. Si vous le jugez bon, prions Dieu au début, qu’il me donne,
conformément à ce qui convient une telle solennité, de dire quelque chose de
digne qui soit à son honneur et à celui de tous les saints et au salut de nos
âmes.
Première partie
Bienheureux le peuple etc. Il a été communément posé dans l’âme des
hommes qu’ils écoutent avec délectation les louanges de leur patrie et de leurs
parents. Les louanges de la patrie, afin qu’ils se hâtent de retourner vers
elle : les louanges des parents afin qu’en les imitant ils ne soient pas
déchus. Mais quelle est notre patrie ? La patrie vers laquelle nous
tendons est la patrie céleste. De là vient que l’apôtre dit en Hébreux 13, 14 :
nous n’avons pas ici de demeure permanente, mais nous cherchons la [demeure]
future. Nos parents sont les hommes spirituels qui nous enseignent, nous
instruisent, nous offrent l’exemple d’une vie droite et bonne. Ce sont les
saints dans la patrie dont nous célébrons aujourd’hui la solennité et c’est
pourquoi nous devons nous appliquer à les louer avec joie. C’est pourquoi [il
est dit] dans l’Ecclésiastique 44, 1 : Louons les hommes glorieux et nos pères
dans leur descendance. Voyez : l’Esprit
Saint recommande ce collège des saints de quatre manières par la bouche de
David : premièrement par leur dignité. Deuxièmement par leur droiture.
Troisièmement par leur disposition. Quatrièmement par leur élection. Par leur
dignité il recommande ce collège des saints, lorsqu’il dit : bienheureux le
peuple. Par leur droiture, ici : dont le Seigneur est le Dieu. Par
leur disposition il nomme le peuple : peuple. Par leur élection (lorsqu’)il dit : que le Seigneur a choisi etc. Premièrement,
dis-je, David recommande ce collège des saints par leur dignité, ici : bienheureux
le peuple. La dignité de ce collège est soulignée parce qu’ils parvinrent à
ce vers quoi ils tendaient. De plus ils possèdent ce qu’ils désirent. Et ils
sont établis au-delà de ce que nous pouvons comprendre. Premièrement, dis-je,
est notée la dignité des saints, parce qu’ils parvinrent là où nous tendons. La
béatitude est la fin de toutes nos actions. D’où [ce que dit] l’apôtre aux
Romains 6, 22 : Vous avez vos fruits dans la sanctification, et la fin est
la vie éternelle ; Et voyez ; Augustin dit dans le livre De la
cité de Dieu : Quelle est la fin de nos désirs, sinon de parvenir au règne
qui n’a pas de fin ? Et voyez ; la fin de l’homme est comparée à
trois choses dans la Sainte Ecriture. Premièrement elle est comparée à une
couronne. D’où [ce que dit] l’apôtre en 2 Timothée 4, 8 : désormais est
préparée pour moi une couronne de justice. Parfois elle est comparée à un
prix. D’où l’apôtre dit aux Philippiens 3, 14 : je cours
vers le but, pour le prix de la vocation céleste. De même elle est parfois comparée à une
récompense. D’où dans l’Evangiles selon saint Matthieu 5, 12 : Réjouissez-vous
et exultez, car votre récompense est grande dans les cieux. Et ce n’est pas
sans raison que le Fils de l’homme l’a comparée à ces trois choses, parce que
toute notre action se réduit à trois choses. L’action de certains, comme les
actifs, se fait par les combats. D’où Job 7, 1 : La vie de l’homme est un
combat ; et ceux qui ont combattu selon les règles méritent la
couronne, parce que 2 Timothée 2, 5 n’est couronné que celui qui a combattu
selon les règles. D’autres ont couru comme des contemplatifs ; et
ceux-là n’ont rien qui les arrêtent : ils courent rapidement. Il est dit d’eux Psaume
119[118], 32 : J’ai couru sur la voie de tes commandements. Mais à ceux
qui ont lutté est dû le prix. L’apôtre (1 Corinthiens 9, 24) : tous ont
couru, mais un seul a remporté le prix. D’autres sont des travailleurs,
comme les prélats, qui exercent les choses salutaires pour le peuple ; et
la récompense leur est due. D’où l’apôtre (1 Corinthiens 3, 8) : chacun
recevra son propre salaire selon son propre labeur. Mais quelle est la
gloire des saints dans la Patrie ? Je dis qu’ils ont obtenu la couronne
comme de bons combattants. Ils ont reçu le pris comme les coureurs et ils ont
obtenus la récompense comme ceux qui ont fait le bien. Les hommes dans le monde
travaillent pour avoir des couronnes, mais cette couronne est corruptible ;
la couronne des saints est incorruptible. D’où [ce que dit] l’apôtre en 1 Corinthiens
9, 25 : mais eux, c’est pour obtenir une couronne périssable, nous une
impérissable. C’est donc la dignité des saints d’être parvenu là où nous
tendons. De même ils ont tout ce que nous désirons, et encore plus. D’où [ce
qui est écrit] dans les Proverbes 10, 24 : ce que souhaite le juste lui est
donné. Considère que tu peux désirer dans les voluptés et les délectations
tout ce qu’ont les saints. Je dis, dans les délectations spirituelles, non dans
les mondaines et les honteuses. Psaume 16[15], 11 : en ta droite tes délices.
Si tu désires les richesses, les saints sont très opulents. Rien ne manque à
ceux qui craignent le Seigneur (Proverbes 1, 33) : il vivra dans la
profusion. De même, si tu désires les honneurs, les saints sont établis
dans le plus grand honneur. Psaume 139[138], 17 : mais moi, ô Dieu, j’ai
beaucoup honoré tes amis. Si tu désires la science, les saints l’ont
parfaitement parce qu’ils ont bu la science de la source même de la sagesse.
Les saints ont en plénitude ce que l’homme peut désirer ici en péchant ou en ne
péchant pas. La dignité des saints apparaît donc parce que ils sont parvenus là
où nous tendons, et ils ont tout ce que nous pouvons désirer. De même ils sont
établis au-delà de ce que nous pouvons comprendre, parce la béatitude des
bienheureux est au-delà de ce que tu peux comprendre. D’où Isaïe 64, 3 : l’œil
n’a pas vu, Dieu, sans toi ce que tu as préparé à ceux qui t’aiment. Quelle
est la raison pour laquelle les saints sont établis au plus haut point au-delà
de ce que tu peux comprendre ? Assurément parce que les saints dans la
patrie ont leurs désirs assouvis quant à toutes choses. Et comment peuvent-ils
être remplis de tout bien s’ils ne viennent à la source de tout bien ?
Quand l’arbre est chargé de fruits, si tu viens vers une branche tu ne peux
prendre tout son fruit. De même si tu vas vers une autre branche ; mais
celui qui coupe la racine, ôte tous les fruits de l’arbre. De même tu ne peux
pas jouir de tout bien si tu ne viens pas à la source de tout bien : il est (Psaume
103[102], 5) : celui qui comble de biens ton désir. D’où le
Seigneur dit à Moïse (Exode 33, 39) : moi je te montrerai tout bien,
c’est-à-dire moi-même, en qui se trouve tout bien; et parce que Dieu est grand
au-dessus de toute intelligence, c’est pourquoi les saints qui jouissent de
Dieu sont élevés de telle sorte que nul ne peut les atteindre. D’où (Isaïe 58,
14) : je t’ai élevé au-dessus de toute hauteur de la terre, c’est-à-dire
au-dessus de toute hauteur que l’homme terrestre peut comprendre : je
t’embellirai, dit-il, de la hauteur de ton père; (Psaume 149, 9) : elle
est pour tous ses saints. La dignité et la gloire de saints dans la patrie
est donc manifeste, parce qu’ils sont eux-mêmes parvenus là où nous nous
dirigeons, ils ont tout ce que nous pouvons désirer et ils sont établis au plus
haut point au-delà de ce que nous pouvons comprendre. Considérons leur chef.
Toute la dignité des saints dépend de leur chef. C’est un grand malheur et il
est abject et terrible que l’homme soit soumis à ce qui lui est inférieur, ou
vil. D’où cette menace que prononce le Seigneur par le prophète : j’ai livré
l’Egypte dans les mains de seigneurs cruels. Celui qui sert quelqu’un qui
en est digne, est bienheureux. D’où [il est dit] dans l’Ecclésiastique 25, 9 : bienheureux
celui qui n’a pas servi quelqu’un d’indigne de lui. Les démons sont
indignes ; nous, nous sommes fils de Dieu. Il est indigne que les fils
servent les ennemis du père ; bienheureux ceux qui servent Dieu. D’où dans
1 Rois 10, 8 : bienheureux tes serviteurs. Il est juste d’être soumis à
Dieu. La perfection suprême d’une réalité est d’être soumis à ce qui lui est
meilleur. La matière n’est parfaite que si elle est soumise à la forme. C’est
en cela que consiste notre béatitude, que nous soyons soumis à Dieu. Tu peux
dire : Est-ce que nous sommes soumis à Dieu? Cela est vrai, mais médiatement :
à savoir par la médiation des anges, des prélats et des pédagogues, qui nous
indiquent comment nous devons parvenir à la béatitude ; mais les saints
dans la patrie ne sont pas soumis aux pédagogues. D’où [ce que dit] l’apôtre en
1 Corinthiens 15, 24 : puis ce sera la fin, lorsque le Christ remettra la
royauté à Dieu le père, et qu’il aura détruit toute principauté. Il dit
donc : bienheureux le peuple dans le Seigneur est le Dieu. Et voyez ce
que furent et sont les autres qui ont dit que la félicité et la béatitude se
trouvent sur la terre, dont l’opinion est décrite en Psaume 144[143], 13 : Leurs
greniers sont pleins, regorgeant de toute espèce de provisions. Leurs brebis se
multiplient, et ce qui est dit d’autre. Ensuite : Ils diront bienheureux
le peuple pour qui il en est ainsi. Ainsi parlent les gens ordinaires, et
leur opinion est fausse, parce que tout passe comme une ombre. De même ils ne
seront pas comblés, parce que l’avare ne sera pas comblé d’argent.
Trouves dans les choses terrestres ce qui demeure, ce qui emplit le désir,
alors j’avouerai que là est la béatitude, mais elle ne s’y trouve pas !
Ils estiment donc faussement que la béatitude se trouve dans les choses
terrestres. Où donc est la béatitude ? Le psalmiste répond et dit (Psaume 144[143],
15) : Son Dieu. De même il y en a et il en aura d’autres, comme les
stoïciens, pour dire que la béatitude et la félicité se trouvent dans les biens
intérieurs. Il disent qu’avoir les vertus et la science est le souverain
bien ; leur opinion est réprouvée en Jérémie 9, 23 : que le sage ne se
glorifie pas, dit-il, dans sa sagesse et que le fort ne se glorifie pas
dans sa force. Pourquoi ? Parce que tout ce qui est en toi-même est
soumis à ta nature, mais ce qui te rend bienheureux doit être au-dessus de toi,
et non pas soumis à toi : c’est pourquoi le suite dit : mais qu’il se
glorifie en cela : avoir l’intelligence et me connaître. Il en est d’autres
qui disent que la béatitude se trouve en ce qui est à côté de nous. Ils mettent
leur confiance en l’homme, et contre eux le psaume dit Psaume 146[145], 3 : ne
mettez pas votre confiance dans les princes. Il ne faut pas non plus mettre
sa confiance dans les anges, parce que d’autres disent que notre fin est de
voir les anges, mais notre intelligence est faite pour la vision de la cause
suprême. Anselme : nous ne sommes pas bienheureux en voyant les anges, mais
en voyant la vertu par laquelle nous aimons les anges. Bienheureux le peuple
dont le Seigneur est le Dieu. Et comment est-il leur [Dieu] ? Je dis
qu’il est Dieu pour qu’ils le connaissent, pour qu’ils le possèdent et pour
qu’ils en jouissent. Premièrement, dis-je, il est leur Dieu pour qu’ils le
connaissent. En cela consiste la béatitude parfaite des saints dans la patrie
qu’ils connaissent Dieu. D’où Augustin, dans le livre des confessions
Lib. 4, c. 4 : Malheureux en effet l’homme qui connaît toute chose mais qui
ne te connaît pas ; bienheureux celui qui te connaît même s’il ne les
connaît pas. Et celui qui te connaît et les connaît n’est pas plus heureux par
elles, mais c’est par toi seul qu’il est bienheureux. Le
béatitude consiste en ce que nous connaissons Dieu, ou que nous le possédons
pour le connaître. Mais est-ce que les saints dans la patrie connaissent
Dieu ? Assurément oui. D’où (Jérémie 31, 34) : l’homme n’enseignera
plus son frère et l’homme son prochain disant ; connais le Seigneur ;
tous me connaîtront, du plus petit au plus grand. Mais comment les saints
possèderont-ils Dieu pour le connaître ? Je dis que deux choses concourent
à cette connaissance, la vision claire et ouverte, et l’assimilation parfaite à
Dieu. Premièrement, dis-je, la vision claire et ouverte concoure à cette
connaissance. Nous voyons en effet à présent Dieu de loin par la similitude des
créatures et en énigmes. D’où Job 36, 25 : tous les hommes le verront,
chacun le considère de loin. L’apôtre en Romains 1, 20 : les perfections
invisibles de Dieu se laissent voir à l’intelligence par ce qui a été fait ;
mais dans la patrie, les saints voient Dieu clairement, non dans un miroir et
en énigme. Or pour que voyions Dieu clairement il faut
avoir des yeux purs. Si les yeux ont de la chaleur ou sont troubles, ils ne
suffisent pour voir la clarté. Pour ton esprit c’est par le feu de la
concupiscence, le feu de la colère ou le feu des mauvais désirs que tu le
détournes de la vision de Dieu. Psaume 58[57], 9 : le feu est tombé sur eux,
à savoir de la concupiscence, et ils ne virent pas le soleil,
c’est-à-dire Dieu. Donc la vision claire et ouverte accompagne cette
connaissance. De même l’assimilation parfaite à Dieu l’accompagne ; parce
que la connaissance ne se fait que par assimilation du connaissant au connu,
comme le veut le philosophe ; mais les saints ont une assimilation
parfaite avec Dieu. D’où [ce qui est dit] en Jean (1 Jean 3, 2) : lorsqu’il
apparaîtra, nous lui serons semblables et nous le verrons tel qu’il est. Si
tu veux parvenir à l’assimilation de Dieu dans la patrie, tu dois t’efforcer de
t’assimiler à lui ici par les bonnes œuvres. Le Christ est venu apporter la
paix sur la terre. Ephésiens 2, 14 : c’est lui notre paix qui des deux
peuples n’en a fait qu’un. Ne sèmes donc pas les disputes : mais réduis les
discordes à la paix, si tu veux être ici assimilé au Christ. D’où [il est
écrit] dans l’Evangile (Matthieu 5, 9) : bienheureux les pacifiques, car ils
seront appelés fils de Dieu. Le Fils a une parfaite similitude avec le
père. Nous possèderons donc Dieu dans la patrie pour le connaître et le voir.
D’où Augustin en Psaume 118 : cette contemplation est promise comme fin de
toutes nos actions. Il est écrit Deutéronome 10, 9 que les fils de Lévi
n’auront pas de part parmi leurs frères, parce que le Seigneur sera leur
possession. Les saints ont Dieu en partage et il leur suffira. Psaume 16[15],
6, 5 : "Les cordeaux sont tombés pour moi en des lieux agréables" ;
en effet mon héritage est magnifique. Le Seigneur est ma part d’héritage et
mon calice, et cetera. Mais comment les saints possèderont-ils Dieu ?
Je dis que les saints sont bienheureux en possédant Dieu, parce que (Jean 4, 16)
: bienheureux celui qui l’a craint. Et comment parviendront-ils à sa
possession ? Je dis par la dilection. D’où [il est écrit] en Jean (1 Jean 4,
16) : celui qui demeure dans l’amour, demeure en Dieu et Dieu en lui. Et
en Tobie 13, 14 : bienheureux tous ceux qui t’aiment. Mais que
possèderas-tu en possédant Dieu ? Je dis qu’en possédant Dieu tu possèdes
tout ce qui est en Dieu. Et qu’est-ce qui est en Dieu ? La gloire et la
richesse. Psaume 112[111], 3 : la gloire et la richesse sont dans ta maison.
Les saints dans la patrie ont la gloire et l’honneur. Tous sont rois (Apocalypse
5, 10) : tu as fais de nous, rois, un royaume pour notre Dieu.
Cette gloire est promise aux humbles, parce que Job 22, 29 : celui qui a été
humilié, sera dans la gloire. Et dans l’Evangile (Matthieu 5, 3) : bienheureux
les pauvres, (en esprit) car le royaume des cieux est à eux. De même les
saints possèdent des richesses infinies, parce que qu’ils ont tout ce que
l’homme peut désirer. Mais à qui est donnée cette possession ? L’est-elle
à ceux qui sont en procès ? Certainement pas. Dans le monde l’homme
acquiert parfois des choses terrestres par des litiges et par fraude. Mais les
réalités célestes sont acquises par mansuétude. D’où [ce qui est écrit] dans
l’épître canonique de Jacques 1, 3 : Dans la mansuétude recevez une parole
profonde. Et dans l’Evangile (Matthieu 5, 4) : bienheureux les
doux, car ils possèderont la terre. Les saints possèdent donc Dieu pour le
connaître et le posséder. Troisièmement, les saints dans la patrie possèdent
Dieu pour en jouir et s’en délecter. Job 22, 26 : tu trouveras tes délices
dans le Tout Puissant : les saints dans la patrie ne se réjouissent pas
dans une chose temporelle, mais en Dieu source de tout bien. D’où le Seigneur
[dit en] Luc 22, 30 : vous mangerez et vous boirez à ma table dans mon
royaume. Qu’est-ce que manger à la table de Dieu ? C’est se délecter
et se reposer en ce en quoi Dieu se repose. Et quelle est cette chose en
laquelle Dieu se repose ? C’est sa bonté. Quand tu te reposes de la bonté
de Dieu, alors tu manges à la table de Dieu, et c’est cela la béatitude des
saints. D’où il est dit Luc 14, 15 : bienheureux celui qui mangera le pain
dans le royaume des saints. Et voyez : cette délectation a trois propriétés
: parce qu’elle cette joie consolatrice. Par cette joie l’homme perd toutes les
tristesses. D’où Isaïe 65, 16 : les difficultés seront livrées à l’oubli,
les premières [difficultés] ne seront pas dans la mémoire ni ne remonteront
dans le cœur, parce vous verrez et vous exulterez de ce que j’ai créé.
Augustin dit dans le livre 22 De la cité de Dieu c. 30, que l’érudit et
le docte oublie autrement que l’éprouvé et celui qui a souffert. L’érudit et le
docte oublient la douleur quand il la néglige. L’éprouvé et celui qui a
souffert quand il la transforme en joie. Et, à cause de la joie, les saints
oublient la douleur de tout. Cette joie est donc consolatrice. De même elle est
entière. Pourquoi est-elle entière ? Parce qu’elle porte sur le créateur,
et de toutes les créatures rien ne vient dans ton esprit qui ne te mette dans
la joie. Elle commence par la contemplation de la divinité et elle se termine
par la contemplation des créatures et partout elle trouve le repos en Dieu et
dans les créatures. La joie est donc entière. D’où en Jean 16, 24 : demandez
que votre joie soit entière. Augustin : personne ne peut parvenir à
cette satiété sinon en ayant faim de justice. D’où dans l’Evangile Matthieu
5, 6 : bienheureux ceux qui on faim et soif de justice car il seront
rassasiés. De même cette joie est pure, sans mélange d’affliction ou
d’anxiétés, comme la joie du monde, dont il est dit (Proverbes 14, 13) : Le
rire se mélangera à la douleur. Isaïe 35, 10 : ils obtiendront la joie
et l’allégresse, et la douleur et les pleurs fuiront d’eux. Et en Proverbes
1, 33 : il aura en abondance, sans craindre aucun mal. Les
miséricordieux posséderont cette joie, parce que (Matthieu 5, 7) : bienheureux
les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront miséricorde. Augustin : Celui-ci
est notre fin que nous verrons sans fin, que nous aimerons sans dégoût, et que
nous louerons sans fatigue ; mais qu’est-ce qu’il y aura dans cette
fin ? Sans fin nous vaquerons, en vaquant nous verrons, en voyant nous
aimerons, en aimant nous louerons. Bienheureux celui sera dans cette fin,
parce que (Psaume 65[66], 5) : bienheureux ceux qui habitent dans ta maison,
Seigneur. Que nous conduise à cette béatitude
celui qui vit et règne avec le Père et l’Esprit Saint etc.
Bienheureux
le peuple dont le Seigneur est le Dieu etc. A propos de ce glorieux collège des saints,
dont nous célébrons la fête aujourd’hui, on a parlé de la dignité des saints et
de leur chef. A cause de la brièveté du temps il faut dire quelque chose de sa
disposition que désigne le nom. Qu’est ce peuple ? Augustin donne une
telle définition du peuple dans La cité de Dieu, Livre 19, c. 21 : le
peuple est l’assemblée de la multitude, associée par le consensus du droit et
l’utilité commune. Et voyez, selon cela, on peut prendre trois choses dans
le nom de peuple. La multitude nombreuse, la distinction de l’ordre et l’union
harmonieuse. Premièrement, dis-je, une multitude nombreuse est requise pour le
peuple, parce que un ou deux ne font pas un peuple. Ce peuple n’a-t-il pas de
multitude ? Assurément si. D’où dans l’épître d’aujourd’hui : j’ai vu
une grande foule que nul ne pouvait compter. Cela appartient à la dignité
du roi, et surtout à ce roi qui a un grand peuple. D’où en Proverbes 14, 28 : La
dignité du roi est dans la multitude du peuple. Et Boèce dit que le roi est
glorifié par la multitude des citoyens. La terre n’est en comparaison du ciel.
Denys dit dans la Hiérarchie Céleste c. 14 : que la multitude des choses
matérielles n’est rien au regard des spirituelles. Et du Seigneur il dit : Les
milliers de milliers le servent : et des dizaines de milliers de centaines
l’assistent, et ensuite, la multitude de tous les saints. Dans le premier
livre des Rois : Israël Juda nombreux comme le sable, mangeant et buvant et
louant. Dieu seul connaît le nombre des saints, Psaume 147[146], 4 : celui
qui compte le nombre des étoiles. La multitude du peuple appartient donc à
la dignité du roi. De même elle contribue à l’agrément. L’homme est de nature
corruptible. La multitude du peuple contribue à la grandeur de la joie. D’où
Isaïe 22, 2 : ville fréquentée, cité joyeuse. De même, la multitude
nombreuse contribue à notre sécurité. Nombreux sont les saints avec nous. D’où
dans le livre des Juges 5, 20 : les étoiles demeurant dans leur course et
leur ordre ont combattu contre Sisera,
c’est-à-dire contre le diable. Et Elysée dit à son serviteur 2 Rois 6, 16 : ne
crains pas; il y en a plus avec nous qu’avec eux. Donc la multitude des
saints dans la patrie pour les saints une joie pour Dieu un honneur et pour
nous une sécurité. Il faut parler de l’élection des saints. La distinction des
saints est donnée par la connaissance dans l’épître : mais cette diversité est
dans le monde, pas au ciel. D’où l’apôtre aux Colossiens
3, 11 : il n’y a là ni barbare ni Scyte, ni
Juif ni gentil. Et le bienheureux Pierre (Actes 10, 35) : en tout
peuple, celui qui craint Dieu et opère la justice, lui est agréable. Dans
l’Evangile donc il nous est dit la différence des saints qui sera dans la
patrie, dans le peuple glorieux. D’autres rois nous sont
donnés. Il est vrai que tous les saints règneront avec Dieu, mais ce sont
spécialement les apôtres qui règneront. D’où en Luc 22, 29 : moi je vous
prépare un royaume comme le Père m’en a préparé un, et comme ils furent les
chefs de l’Eglise, ainsi ils ont dans la patrie la dignité royale. Et comment
obtiendront-ils ce royaume ? Certainement par la pauvreté. D’autres
obtiendront le royaume par les richesses. Nous entendons Pierre qui dit de
l’obtention du royaume. Matthieu 19, 27 : voici, dit-il, nous avons tout
quitté. Et le Seigneur dit (Matthieu 5, 3) : bienheureux les
pauvres en esprit ; car le royaume des cieux est à eux. Il y a de
nouveaux argumentateurs qui ne savent pas ce qu’ils disent. Ils disent que la
vertu consiste dans le milieu et qu’ainsi renoncer à toutes choses et la
virginité n’est pas du genre de la vertu parce que ce n’est pas dans un milieu.
Le philosophe dit : les hommes inexpérimentés considérant peu de choses
énoncent facilement. Il ne faut pas que [la vertu soit] dans le milieu
selon la quantité, mais selon la droite raison. Dans le quatrième livre de
l’Ethique, le philosophe dit que le magnanime est magnanime dans les extrêmes,
mais il y a milieu en ce qu’il l’est comme il le faut, parce qu’il est
magnanime là où il le doit et pour ce pour quoi il le doit. Les philosophes ont
tout laissé pour pouvoir vaquer à la philosophie et ont vécu sobrement. S’il en
avait été ainsi chez les gentils, il devait bien en être ainsi chez les
chrétiens. Si l’homme voulait se retenir lorsque la femme réclame son dû, cela
serait vicieux ; mais la vertu suprême est dans la virginité. Donc les apôtres
ont obtenu le royaume par la pauvreté. Nous estimons vainqueurs les martyrs qui
(Hébreux 11, 33) par la foi ont vaincu des royaumes, et ceux-ci sont les
doux bienheureux, parce que ni le murmure ni la réclamation ne résonnent.
L’évangile dit d’eux (Matthieu 5, 4) : bienheureux les doux, car ils
possèderont la terre. De même nous trouvons certains vivant dans la
solitude, comme sont les saints confesseurs qui ont pleuré sur le monde et ont
fait grande pénitence. Vous avez vu Antoine et Benoît qui ont vécu dans les
pleurs et une grande et austère pénitence et sont à présent dans la joie et la
consolation. D’où dans l’Evangile (Matthieu 5, 5) : ils seront consolés.
De même, nous trouvons dans le ciel des juges très justes, à savoir les
prophètes qui ont prêché la justice ; et ils furent affamés de justice, et
c’est pourquoi ils sont à présent rassasiés. D’où dans l’Evangile (Matthieu 5,
6) : bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront
rassasiés. De même, dans la patrie nous trouvons l’assemblée des
patriarches qui ont insisté sur les œuvres de miséricorde et ils ont gardé
jusqu’à présent dans le ciel la dignité de recevoir les autres. D’où Abraham,
qui recevait tout le monde chez lui, même les anges, Genèse 18, 3, a cette
dignité dans le ciel que tous sont reçu dans le sein d’Abraham, et c’est
pourquoi il est dit (Hébreux 13, 2) : n’oubliez pas l’hospitalité.
Abraham reçoit tous les élus dans son sein. De là vient qu’il est dit (Matthieu
8, 11) : ils viendront de l’Orient (et de l’Occident), et ils s’étendront
dans le sein d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Il est dit d’eux dans
l’Ecclésiastique 44, 10 : ce sont des hommes de miséricorde, dont les
vertus n’ont pas fait défaut. De même, dans la patrie nous trouvons
l’assemblée des vierges qui ont gardé la pureté. C’est la génération chaste. Il
est dit d’elles dans l’Evangile (Matthieu 5, 8) : bienheureux les cœurs
purs ; car ils verront Dieu. De même nous trouvons dans la patrie le
chœur des anges qui proposent la paix ; il est dit d’eux dans l’Evangile (Matthieu
5, 9) : bienheureux les pacifiques ; car ils seront appelés fils de
Dieu. Il apparaît à présent clairement comment les pauvres obtiennent le
royaume, les doux la terre, ceux qui pleurent la consolation, comment les
affamés de justice sont rassasiés, comment les miséricordieux reçoivent la
miséricorde, les purs la vision de Dieu, et comment les pacifiques sont appelés
fils de Dieu. A leur société nous conduise celui qui avec le Père etc.