Saint Thomas d’Aquin

 

Les cinq questions disputées sur les vertus

 

De virtutibus

 

Traduction professeur Jacques Ménard, père Dominique Dupont osb, Anne Michel, Marie-Louis Evrard, Raymond Berton,

sous la direction de Dominique Pillet

 

Préface du professeur Maxime Allard op

 

Edition numérique http://docteurangelique.free.fr 2003-2007

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 


Préface par Maxime Allard op_ 2

Avertissement des traducteurs 10

Question 1 : [Les vertus en général] 11

Prologue_ 11

Article 1 – Les vertus sont-elles des habitus ?_ 12

Article 2 – La définition de la vertu donnée par Augustin est-elle appropriée ?_ 23

Article 3 – Une puissance de l’âme peut-elle être le sujet d’une vertu ?_ 30

Article 4 – L’irascible et le concupiscible peuvent-ils être sujets de la vertu ?_ 34

Article 5 ‑ La volonté est-elle le sujet d’une vertu ?_ 47

Article 6 – Existe-t-il une vertu dans l’intellect pratique comme dans son sujet ?_ 56

Article 7 – Existe-t-il une vertu dans l’intellect spéculatif ?_ 63

Article 8 – Les habitus existent-ils en nous par nature ?_ 71

Article 9 – Les vertus sont-elles acquises par des actes ?_ 84

Article 10 – Existe-t-il dans l’homme des vertus infuses ?_ 100

Article 11 – La vertu infuse est-elle augmentée ?_ 118

Article 12 – Est-ce que les vertus se distinguent entre elles? La question porte sur la distinction des vertus. 134

Article 13 – La vertu se situe-t-elle au milieu?_ 155

Question 2 : [La charité] 170

Prologue_ 170

Article 1 – La charité est-elle quelque chose de créé dans l’âme ou est-elle l’Esprit saint lui-même ?  171

Article 2 – La charité est-elle une vertu ?_ 189

Article 3 – La charité est-elle la forme des vertus ?_ 199

Article 4 – La charité est-elle une vertu unique ? 210

Article 5 – La charité est-elle une vertu spéciale, différente des autres vertus ou pas ?_ 219

Article 6 – La charité peut-elle exister avec le péché originel ?_ 226

Article 7 – La nature raisonnable est-elle un objet digne d’être aimé par charité ?_ 237

Article 8 – Aimer ses ennemis concerne-t-il la perfection du conseil ?_ 250

Article 9 – Y a-t-il un ordre dans la charité ?_ 264

Article 10 – Est-il possible que la charité soit parfaite en cette vie ?_ 275

Article 11 – Tous les hommes sont-ils tenus de posséder une charité parfaite ?_ 285

Article 12 – La charité, une fois acquise, peut-elle se perdre ?_ 297

Article 13 – La charité est-elle perdue par un seul péché mortel ?_ 316

Question 3 : la correction fraternelle_ 322

Prologue_ 322

Article 1 – La correction fraternelle est-elle dans le précepte ?_ 323

Article 2 – La règle de la correction fraternelle est-elle dans le précepte qui se trouve en Mt 18 ?_ 339

Question 4 : [L’espérance] 359

Prologue_ 359

Article 1 – Est-ce que l’espérance est une vertu ?_ 359

Article 2 – Est-ce que l’espérance se trouve dans la volonté comme dans son sujet?_ 375

Article 3 – Est-ce que l’espérance précède la charité ?_ 378

Article 4 – Est-ce que l’espérance n’existe que chez ceux qui sont en route ?_ 386

Question 5 : [Les vertus cardinales] 397

Prologue_ 397

Article 1 – La justice, la prudence, la force et la tempérance sont-elles des vertus cardinales ?_ 398

Article 2 – Les vertus sont-elles connexes, de sorte que celui qui en possède une les possède toutes ?  411

Article 3 – Toutes les vertus sont-elles égales en l’homme ?_ 427

Article 4 – Les vertus cardinales demeurent-elles dans la patrie ?_ 443


 

Préface par Maxime Allard op[1]

            Une préface possède une fonction d’exposition. Encadrant un texte, du coup, elle l’expose. Elle offre une perspective pour le regarder, assigne un point de vue au lecteur. À tout le moins, elle en désigne un parmi d’autres possibles. Pour ce faire, elle doit jouer de contrastes et de lumières. Pour un texte ancien, il importe qu’elle fasse surgir quelque chose du contexte de rédaction et de réflexion. Mais cela ne suffit pas. Elle signale aussi l’actualité de ce qui se joue dans le texte.

Vertus à la mode

Les « vertus » reviennent à la mode. Dans le monde philosophique anglophone, certainement, depuis les travaux de Philippa Foot il y a près de quarante ans et ceux plus récents d'Alasdair MacIntyre, les « éthiques de la vertu » (virtue ethics) se sont multipliées[2]. Et, grâce à des traductions, ces discussions récentes nourrissent désormais des discussions dans le monde francophone. Pour différentes raisons, dans divers milieux catholiques, le mot « vertu » et ce à quoi il ferait référence reviennent aussi en force sur le devant de la scène. Dans plusieurs de ces cas, le nom de Thomas d’Aquin est utilisé comme garant, comme autorité. Il aurait structuré une de ces éthiques de la vertu  ou des vertus. J’écris ceci au conditionnel car l’écart me semble parfois tel entre la négociation théologique thomasienne et les entreprises actuelles que son patronage risque fort de porter à faux ou d’entraîner dans des quiproquos malheureux.

Retour donc à une doctrine thomiste, à l’autorité du docteur commun. Mais attention, les pensées du « retour » sont souvent dangereuses et les retours plus imaginaires et fantasmés qu’autre chose. Il serait peut-être mieux et à long terme plus fructueux encore, de parler d’un tour par les textes signés « Thomas d’Aquin » pour les découvrir : d’un tour de leur diversité, de leurs parallèles, d’une découverte de leurs écarts, voire de leurs tensions, selon la diversité possible des herméneutiques inventées pour ces lectures.

La présente traduction des questions disputées De virtutibus in communi participe de ce mouvement car elle offre la première traduction complète de ces questions peu fréquentées. Elle facilitera la tâche de qui voudra plonger dans les dynamiques des négociations et traitements, philosophiques et théologiques, du thème thomasien de la vertu et de sa place importante dans l’économie de l’agir humain tendu par Dieu vers Dieu pour que l’être humain, contemplant Dieu, jouisse de Dieu.

Il faut l’avouer, ces questions disputées avaient été peu présentes explicitement dans la discussion, même entre thomistes, jusqu’à présent dans les lieux classiques francophones, pourtant elles les hantaient. Ainsi, par exemple, le P. Bernard leur faisait une belle place dans ses notes explicatives et dans ses notes « doctrinales » à la fin des deux volumes sur la vertu dans l’Édition dite de la « Revue des jeunes » de 1933-1934. Mais alors, s’agissant d’éclaircir ou de prolonger des aperçus de la Summa theologiae, ces questions disputées n’étaient pas travaillées en et pour elles-mêmes; leurs économies propres n’étaient pas nécessairement respectées et la mise en discours particulière de leurs déterminations aisément escamotée. On les pillait pour construire une « doctrine », pour produire un système, jamais énoncé et impensable à l’époque de la rédaction des questions disputées et de la Summa theologiae. Heureusement, on remarque un lent changement dans cette pratique grâce à quelques publications récentes sur un point ou l’autre de ces questions elles-mêmes[3].

 

Une collection de questions

De virtutibus in communi est un assemblage relativement bref de questions théologiques parmi les « questions disputées » signées Thomas d’Aquin. Seulement cinq questions pour un total de trente-six articles. Par contraste, le De malo, par exemple, en compte 15 avec un total de 96 articles ou le De veritate avec ses 27 questions et 253 articles, dans un contexte historique particulier, ou le De potentia, avec dix questions. Mais plus long que le De Anima avec son unique question de 21 articles ou le De unione verbi incarnati avec seulement cinq articles en une question. Pour expliquer ces différences, il faut recourir, entre autre, à la distinction entre les disputes « privées » et les « publiques » et à la distinction entre la dispute ayant eu lieu effectivement et la « rédaction » à laquelle elle donna lieu par la suite. De plus, à propos de certaines pièces du texte de la première question disputée portant sur les vertus en général, les éditions existantes signalent un « ajout » signé de « Vincent de Castel novo », dominicain, qui s’étend de l’ad 9 jusqu’à la fin du deuxième article[4].

Tous les catalogues anciens les situent explicitement à l’époque du second enseignement parisien de Thomas d’Aquin, dont on pourra lire les enjeux philosophiques et théologiques ainsi que leur complexité dans les ouvrages du P. Wéber sur l’« homme » et la « personne » et dans les mises en contexte par Alain de Libera de la querelle anti-averroïste sur l’unité de l’intellect à cette période[5]. Les recherches les plus récentes, en attendant la publication de l’édition critique par la Commission léonine, les datent de la fin de ce second séjour, soit entre 1271 et 1272[6]. Ces recherches tablent sur des critères externes car rien, dans le texte comme tel des questions disputées en cause, n’offre de prise pour une datation précise. Ces questions auraient donc eu lieu et auraient été rédigées de manière parallèle à la négociation de la Prima Secundae de la Summa theologiae.

 

Une organisation différente

Et, pourtant, les questions sont regroupées et posées autrement. De plus, l’équilibre des autorités patristiques, philosophiques, bibliques et ecclésiastiques n’est pas le même.[7] Une préface n’est pas là pour analyser tous les enjeux de ces déplacements et différences. Un bref tableau, pour la première question sur la vertu en général, indique clairement l’ampleur des transformations et transmutations:

De virtutibus in communi

Summa Theologiae, Prima Secundae

Article 1

q. 55, a. 1

Article 2

q. 55, a. 4

Article 3

q. 56, a. 1

Article 4

q. 56, a. 3

Article 5

q. 56. a. 6

Article 6

q. 57, a. 5 (plus ou moins parallèle)

Article 7

q. 56, a. 3 et q. 57, a. 1

Article 8

q. 63, a. 1

Article 9

q. 63, a. 2

Article 10

q. 63, a. 3

Article 11

q. 63, a. 3 et 4 (plus ou moins parallèle) mais aussi q. 52, a. 1 et 66, a. 1

Article 12

q. 57, a. 2, 4 et 6 et q. 58, a. 2 (plus ou moins parallèle)

Article 13

q. 64, a. 1 quant à la question énoncée; incluant des parties des articles 2, 3 et 4 quant au contenu

 

Un réaménagement de l’ordre aussi radical a lieu à propos des vertus cardinales :

De virtutibus in communi q. 5

Summa Theologiae, Prima Secundae

Article 1

q. 61, a. 4

Article 2

q. 65

Article 3

q. 66, a. 2

Article 4

q. 67, a. 1

 

De plus, comme presque toujours, là où la Summa theologiae se contente de trois ou quatre « objections », les questions disputées en regorgent : jusqu’à vingt-sept pour l’article 12 de la question sur les vertus en général avec un sed contra de quatre objections pour l’article septième ! De plus, les objections elles-mêmes peuvent être complexifiées par des sed contra internes aux objections elles-mêmes comme on le voit pour la question 3, a. 1, obj. 2, à propos de la correction fraternelle[8]. La multiplication et la complication de ces perspectives irréductibles construisent un espace plus en tension pour le respondeo et la determinatio magistrale qui s’y négocie et s’y configure. Du point de vue de la reconstitution historique du contexte des « disputes », cela requerrait une enquête fine sur les manuscrits de l’époque et des maîtres parisiens et autres pour identifier les tenants possibles de ces positions, mais aussi pour la reconstruction des enjeux philosophiques et théologiques soulevés. Cette multiplication a trait à la nature même de la question disputée et à son mode de réalisation concrète dans le cadre universitaire de l’époque[9].

 

Logique de la suite des questions

            Difficile de déterminer, enfin, une logique faisant tenir ensemble un traitement des vertus en général, de la charité de la correction fraternelle, de l’espérance et des vertus cardinales. Les rédacteurs des introductions aux diverses éditions Marietti déclarent : « Manifesto, hoc non est commentarium de virtutibus ad modum integrum, perfectum et natura sua cohaerens.[10] » Aucune logique n’est énoncée dans le texte. L’ordre d’ailleurs ne reproduit pas celui de la Prima Secundae ou de la Secunda Secundae. Si on voulait y voir la séquence suivante : vertus en général, vertus théologales, vertus cardinales, d’une part, l’absence de la « foi » dans le groupe surprendrait; d’autre part, la présence de la brève question sur la « correction fraternelle » pourrait étonner. Mais, sur ce point, il est possible d’offrir une explication. D’une part, la vertu théologale de « foi » avait fait l’objet déjà d’une question (la douzième) dans les questions disputées De veritate lors du premier enseignement parisien; d’autre part, une négociation sur la charité appelle le traitement de la « correctio fraterna » comme il s’agit, selon la structure de la Secunda secundae et ce qui est indiqué dans le corps de cette question, d’un acte de la charité (S.T., IIaIIae, q. 33)[11]. Pour sa part, la priorité de la charité sur l’espérance étant l’objet d’un traitement propre à propos de l’espérance (DVC, q. 4, a. 3 : « Utrum spes sit prior caritate »), l’ordre suivi est cohérent avec le contenu de la discussion bien que cela entraîne un renversement de l’ordre habituel.

Mais alors rebondit la question : pourquoi privilégier la « correction fraternelle » sur l’ensemble des autres actes de la charité? Quelque chose dans la question antécédente sur la charité ou dans les deux articles qui en traitent offre-t-il quelques éléments de réponse? Pas vraiment car les brèves apparitions de la correctio  dans le traitement des questions antérieures, soit en q. 1, a. 9, ad 9 et en q. 2, a. 8, ad 10, ne constituent guère des appels ou des impératifs à un traitement ultérieur. Cependant, ici, le parallèle avec la Summa theologiae peut encore s’avérer précieux. Sur les sept aumônes spirituelles énumérées en IIaIIae, q. 32, a. 2 à la suite des sept aumônes corporelles, seule la correction fraternelle reçoit comme telle un traitement explicite et développé dans le cadre du traité de la charité. Ce traitement est déployé sur huit articles divisés en deux groupes (qui corrige qui [articles 1 à 5] et comment corriger [article 6 à 8]); la question disputée ne retient que la première question et en négocie une autre qui n’a pas d’équivalent en tant que question dans la Summa theologiae, ce qui n’empêche pas les respondeo et les réponses aux diverses objections de couvrir une part du matériel mis en discours dans les articles de la question de la Summa theologiae. 

 

Des traitements originaux

Mais plus encore, sans parler de transformation profonde de la pensée dans le cas des questions qui nous occupent – comme, à la même époque, cela arrive avec la question 6 du De Malo – il faut cependant reconnaître que le traitement varie ici. Je n’en veux donner que deux exemples mais la comparaison vaudrait pour bien d’autres questions ou articles du recueil De virtutibus in communi. Comparons l’article premier du De virtutibus in communi à l’article premier de son équivalent dans la Summa theologiae, soit la question 55 de la Prima Secundae. Au lieu des 15 objections du De virtutibus in communi nous n’en retrouvons que cinq dans la Prima Secundae; et de ces cinq, seulement trois se retrouvent dans la question disputée correspondante et, encore, pas tout à fait. De plus, le respondeo de la question 55 ne représente que 14.2% du total du respondeo correspondant. Une partie du respondeo de la question disputée prend du matériel déjà négocié dans les questions 49, article 2 et surtout 51, article 2 de la Prima Secundae. Pourtant, ce n’est que dans le respondeo de la question disputée que l’on trouve explicités et argumentés les trois éléments sur lesquels une certaine définition traditionnelle de la vertu thomasienne s’enracinera :

              Premièrement, afin qu’il y ait uniformité dans son opération : en effet, ce qui dépend de la seule opération est facilement changé, à moins d’être affermi par une inclination habituelle. Deuxièmement, afin qu’une opération parfaite soit toujours prête. En effet, à moins que la puissance raisonnable ne soit d’une certaine façon inclinée à une seule chose, il faudra toujours que précède une recherche sur une opération, alors qu’il est nécessaire d’agir, comme c’est le cas de celui qui veut examiner, alors qu’il n’a pas encore l’habitus de la science, et de celui qui veut agir selon la vertu, alors qu’il est privé de l’habitus de la vertu. (…) Troisièmement, afin que l’opération parfaite soit accomplie avec plaisir. En effet, ce qui est accompli par habitus, étant pour ainsi dire accompli selon une certaine nature, rend comme naturelle l’opération qui lui est propre, et par conséquent délectable.[12]

 

Le second exemple est tiré de la dernière question, celle portant sur les vertus cardinales. L’économie de la négociation est très différente entre les deux questions : les questions ne sont pas les mêmes (ce qui est uni dans la question disputée est disséminé sur plusieurs questions dans la Summa theologiae); le déséquilibre dans la longueur du respondeo de la question disputée et celle de la Summa theologiae est encore plus accentué que dans l’exemple précédent; le vocabulaire ne se recoupe guère; la problématique de la vertu « générale » ainsi que la tension entre la perspective des vertus « principales » et celle des vertus « cardinales » qui sous-tend la définition de la vertu cardinale dans la Summa theologiae n’apparaît pas structurante dans la question disputée; enfin, la métaphore à laquelle on recourt très souvent, celle du gond, n’est pas mise en scène dans les questions générales sur les vertus cardinales dans la Summa theologiae, alors qu’elle ouvre la discussion de la question disputée et avait été utilisée dès la question sur la vertu en général (q. 1, a. 12, ad 24).

 

Un enjeu

            Au point névralgique de l’éthique se love l’acte de choisir, d’élire[13], de choisir d’être heureux, avec Dieu. Les négociations de questions disputées sur les vertus en général, sur la charité, la correction fraternelle, l’espérance et les vertus cardinales, selon diverses perspectives, constituent l’éclaircissement des conditions pour rendre possible l’acte de choisir de manière rapide, ferme et plaisante. Elles signalent le travail d’habituation nécessaire de l’acteur humain dans toutes ses dimensions. Elles témoignent de ce que le travail passe par l’engagement, tant par soi-même que par l’intervention de Dieu qui vient se rendre présent et désirable, déjà aimant cet acteur pour qu’il choisisse de l’aimer et d'espérer en lui, et qu'il puisse parvenir à choisir de vivre et de jouir d’être à l’image de Dieu et d’être en route vers une contemplation déjà amorcée mais encore en attente de complétion qui dépasse les limites des capacités humaines. Mieux que le registre théologal est comme une « porte » pour la moralité[14]. Sur ce chemin, la communauté des « prochains » joue un rôle et l’acteur a une responsabilité envers autrui : celle de l’aider à s’habituer à choisir Dieu comme fin et ce qui mène à Dieu et, du coup, à la paix[15].

            Mais cet enjeu et l’élaboration des réponses se heurtent à plusieurs objections liées soit à des compréhensions différentes de la nature humaine et des aspects constitutifs de l’agir et de la psychologie humains, soit de lectures et d’interprétations divergentes de l’Écriture ou de la Tradition, soit encore d’options théologiques autorisées à l’écart des options négociées par Thomas d’Aquin. Parfois, aussi, des éléments d’un respondeo servent d’objections lors d’une mise à la question subséquente. En ce sens, plus encore que pour la Summa theologiae, les objections et les réponses aux objections s’avèrent ici structurantes de la « doctrine » mise en discours patiemment par Thomas d’Aquin. Ainsi, il est possible de montrer que les objections sont massivement en provenance de l’orbite augustinienne : sur 168 occurrences du nom de saint Augustin et de ses oeuvres, 118 se retrouvent dans les objections; dans les respondeo, on trouve seulement 23 recours à l’autorité d’Augustin et 27 dans les réponses aux objections mêmes. Divers arguments sont aussi objectés en provenance du corpus aristotélicien; mais là le rapport est plus équilibré : pour 97 occurrences en positions d’objections, on trouve un total de 75 références à ce corpus dans les respondeo et les solutions aux objections. Un patient travail pourrait être fait pour voir d’une part comment se nouent dans ces questions disputées ces deux grand fils conducteurs de la pensée et comment, d’autre part, les références bibliques très nombreuses (67 pour l’Ancien Testament et 147 pour le Nouveau) sont tressées avec ceux-ci.

Cette situation invite à être attentif à la polysémie des termes utilisés au Moyen Âge et aussi à la plasticité des concepts. Cela signale aussi qu’il n’existe pas une économie discursive unique, unifiée ou unifiante qui pourrait accorder toutes les options ouvertes, surtout lorsque sont injectés dans la discussion des éléments en provenance de la Parole de Dieu. Certaines des positions avec et contre lesquelles la négociation thomasienne compose sont encore en circulation de nos jours.         

Conclusion

Désormais, le lecteur est prêt à plonger dans le texte, à se laisser surprendre par l’univers de sens dont il est porteur, à s’y laisser questionner, à le soumettre charitablement à la question. Surtout à lire lentement, à prendre son temps et à fonctionner comme un patient orfèvre des mots et des arguments, pour faire écho au Nietzsche d’Aurore[16]. Reste à y découvrir la finesse philosophique et théologique des analyses, certes, mais aussi ce qu’elles offrent pour penser et mettre en discours, non loin de la phénoménologie ou d’une psychologie, une anthropologie fondamentale. Reste à repérer les compléments, les écarts par rapport aux textes plus connus de Thomas d’Aquin et aux attentes qu’ils ont déjà suscitées, et à construire pour lui-même et en lui-même la cohérence du discours thomasien où il en va pour le lecteur de s’ajuster là où il n’attendait peut-être pas de se retrouver. Reste enfin et surtout peut-être à trouver les gués et à inventer des protocoles pour faire entrer ces riches analyses dans la discussion contemporaine.

Avertissement des traducteurs

 

            1. En l’absence d’une édition critique des questions disputées sur les vertus par saint Thomas d’Aquin, la présente traduction française se fonde sur l’édition électronique des Opera omnia de Thomas d’Aquin, réalisée par Enrique Alarcón, dans le cadre du Corpus thomisticum (Université de Navarre, 2006) : http://www.corpusthomisticum.org/.

            2. Dans le texte latin du commentaire, seules les références aux chapitres de la Bible sont indiquées, puisque tel était l’usage au XIIIe siècle. Toutefois, pour la commodité du lecteur, les références aux versets ont été ajoutées dans la présente traduction, chaque fois que ceux-ci ont pu être identifiés. De même, les références exactes ont été rétablies en cas d’erreur. Les abréviations des livres bibliques sont celles de La Bible de Jérusalem, Paris, 1998. En cas de différence de numérotation des versets entre la version latine de la Bible et La Bible de Jérusalem, la numérotation de La Bible de Jérusalem a été retenue. La traduction française des textes bibliques suit d’aussi près que possible la version latine de la Bible utilisée par Thomas d’Aquin. On ne s’étonnera donc pas de certains écarts par rapport à la version latine de la Bible reçue depuis le XVIe siècle ou par rapport à une traduction moderne de la Bible.

            3. Les passages bibliques commentés par Thomas d’Aquin sont cités en majuscules dans le corps du texte. Nous indiquons aussi en majuscules et entre crochets le contexte des mots commentés par Thomas d’Aquin, lorsque cela semble nécessaire pour la compréhension du commentaire. Les autres citations bibliques sont données en italiques. Afin de faciliter le repérage des passages commentés, la référence au chapitre et au verset est donnée en caractères gras entre crochets à l’endroit où débute le commentaire de Thomas d’Aquin sur chaque verset. Les citations autres que les citations bibliques sont placées entre guillemets.

            4. La traduction a été réalisée en 2003 et en 2007 par Jacques Ménard (questions 1 et 4), Anne Michel (question 5), Raymond Berton (questions 2 et 3), avec la collaboration du R.P. Dominique Dupont, abbé de Solesmes, de Marie-Louise Evrard et de Dominique Pillet (article 8, question 2). Dominique Pillet a unifié la traduction et a assuré la relecture de l’ensemble. Le professeur Maxime Allard op a rédigé la présentation de l’oeuvre. La coordination des travaux et la mise en forme de l’édition électronique ont été assurées par Arnaud Dumouch, pour le projet http://docteurangelique.free.fr

 

 

 

Quaestio 1 : De virtutibus in communi Prooemium

Question 1 : [Les vertus en général]

© Traduction Professeur Jacques Ménard, avril 2007[17]

 

 

 

 

 

Prologue

 

[65463] De virtutibus, q. 1 pr. 1 Et primo enim quaeritur, utrum virtutes sint habitus.

[65464] De virtutibus, q. 1 pr. 2 Secundo utrum definitio virtutis quam Augustinus ponit, sit conveniens.

[65465] De virtutibus, q. 1 pr. 3 Tertio utrum potentia animae possit esse virtutis subiectum.

[65466] De virtutibus, q. 1 pr. 4 Quarto utrum irascibilis et concupiscibilis possint esse subiectum virtutis.

[65467] De virtutibus, q. 1 pr. 5 Quinto utrum voluntas sit subiectum virtutis.

[65468] De virtutibus, q. 1 pr. 6 Sexto utrum in intellectu practico sit virtus sicut in subiecto.

[65469] De virtutibus, q. 1 pr. 7 Septimo utrum in intellectu speculativo sit virtus.

[65470] De virtutibus, q. 1 pr. 8 Octavo utrum virtutes insint nobis a natura.

[65471] De virtutibus, q. 1 pr. 9 Nono utrum virtutes acquirantur ex actibus.

[65472] De virtutibus, q. 1 pr. 10 Decimo utrum sint aliquae virtutes homini ex infusione.

[65473] De virtutibus, q. 1 pr. 11 Undecimo utrum virtus infusa augeatur.

[65474] De virtutibus, q. 1 pr. 12 Duodecimo de distinctione virtutum.

[65475] De virtutibus, q. 1 pr. 13 Decimotertio utrum virtus sit in medio.

Article 1 – Les vertus sont-elles des habitus ?

Article 2 – La définition de la vertu donnée par Augustin est-elle appropriée ?

Article 3 – Une puissance de l’âme peut-elle être le sujet d’une vertu ?

Article 4 – L’irascible et le concupiscible peuvent-ils être sujets de la vertu ?

Article 5 – La volonté est-elle le sujet d’une vertu ?

Article 6 – Existe-t-il une vertu dans l’intellect pratique comme dans son sujet ?

Article 7 – Existe-t-il une vertu dans l’intellect spéculatif ?

Article 8 – Les vertus existent-elles en nous par nature ?

Article 9 – Les vertus sont-elles acquises par des actes ?

Article 10 – Existe-t-il dans l’homme des vertus infuses ?

Article 11 – La vertu infuse est-elle augmentée ?

Article 12 – La distinction entre les vertus.

Article 13 – La vertu se situe-t-elle au milieu ?

 

 

 

 

Articulus 1 : [65476] De virtutibus, q. 1 a. 1 tit. 1 Et primo quaeritur utrum virtutes sint habitus

Article 1 – Les vertus sont-elles des habitus ?

 

[65477] De virtutibus, q. 1 a. 1 tit. 2 Et videtur quod non, sed magis actus.

Il semble que non, mais qu’elles sont plutôt des actes.

 

[65478] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 1 Augustinus enim dicit in Lib. Retract., quod bonus usus liberi arbitrii est virtus. Sed usus liberi arbitrii est actus. Ergo virtus est actus.

1. En effet, Augustin dit, dans le livre des Rétractations, que le bon usage du libre arbitre est la vertu. Or, l’usage du libre arbitre est un acte. La vertu est donc un acte.

 

 [65479] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 2 Praeterea, praemium non debetur alicui nisi ratione actus. Debetur autem omni habenti virtutem; quia quicumque in caritate decedit, ad beatitudinem perveniet. Ergo virtus est meritum. Meritum autem est actus. Ergo virtus est actus.

2. Une récompense n’est due à quelqu’un qu’en raison d’un acte. Or, elle est due à tous ceux qui possèdent la vertu, car tous ceux qui meurent avec la charité parviennent à la béatitude. La vertu est donc un mérite. Or, le mérite est un acte. La vertu est donc un acte.

 

 [65480] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 3 Praeterea, quanto aliquid est in nobis Deo similius, tanto est melius. Sed maxime Deo similamur secundum quod sumus in actu, quia est actus purus. Ergo actus est optimum eorum quae sunt in nobis. Sed virtutes sunt maxima bona quae sunt in nobis, ut Augustinus dicit in libro de libero arbitrio. Ergo virtutes sunt actus.

3. Plus ce qui est en nous est semblable à Dieu, meilleur cela est. Or, nous sommes semblables à Dieu selon que nous sommes en acte, car il est acte pur. L’acte est donc ce qu’il y a de meilleur en nous. Or, les vertus sont les plus grands biens qui sont en nous, comme le dit Augustin dans le livre Sur le libre arbitre. Les vertus sont donc des actes.

 

[65481] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 4 Praeterea, perfectio viae respondet perfectioni patriae. Sed perfectio patriae est actus, scilicet felicitas, quae in actu consistit, secundum philosophum. Ergo et perfectio viae, scilicet virtus, actus est.

4. La perfection de la route correspond à la perfection de la patrie. Or, la perfection de la patrie est un acte, à savoir, la félicité, qui consiste dans un acte, selon le Philosophe. La perfection de la route, à savoir, la vertu, est donc aussi un acte.

 

[65482] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 5 Praeterea, contraria sunt quae in eodem genere ponuntur, et mutuo se expellunt. Sed actus peccati expellit virtutem ratione oppositionis quam habet ad ipsam. Ergo virtus est in genere actus.

5. Les contraires se situent dans un même genre et se repoussent mutuellement. Or, l’acte du péché repousse la vertu en raison de son opposition qu’il a par rapport à elle. La vertu se situe donc dans le genre de l’acte.

 

 [65483] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 6 Praeterea, philosophus dicit in I caeli et mundi, quod virtus est ultimum de potentia : ultimum potentiae est actus. Ergo virtus est actus.

6. Le Philosophe dit, dans Sur le ciel et le monde, I, que la vertu est le point ultime d’une puissance. Or, le point ultime d’une puissance est l’acte. La vertu est donc un acte.

 

[65484] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 7 Praeterea, pars rationalis est nobilior et perfectior quam pars sensitiva. Sed vis sensitiva habet suam operationem nullo habitu vel qualitate mediante. Ergo nec in parte intellectiva oportet ponere habitus, quibus mediantibus pars intellectiva perfectam operationem habeat.

7. La partie raisonnable est plus noble et plus parfaite que la partie sensible. Or, la puissance sensible exerce son opération sans l’intermédiaire d’un habitus ou d’une qualité. Il n’est donc pas nécessaire de situer dans la partie intellective les habitus, par l’intermédiaire desquels celle-ci exerce une opération parfaite.

 

 [65485] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 8 Praeterea, philosophus dicit in VII Physic., quod virtus est dispositio perfecti ad optimum. Optimum autem est actus; dispositio autem est eiusdem generis cum eo ad quod disponit. Ergo virtus est actus.

8. Le Philosophe dit, dans Physique, VII, que la vertu est une disposition de ce qui est parfait à ce qui est le meilleur. Or, ce qui est le meilleur est un acte ; mais la disposition fait partie du même genre que ce à quoi elle dispose. La vertu est donc un acte.

 

[65486] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 9 Praeterea, Augustinus dicit in Lib. de moribus Ecclesiae, quod virtus est ordo amoris : ordo autem, ut ipse dicit in XIX de Civit. Dei, est parium dispariumque sua cuique tribuens loca dispositio. Virtus ergo est dispositio : non ergo habitus.

9. Augustin dit, dans le livre Sur le comportement de l’Église, que la vertu est l’ordre de l’amour. Or, l’ordre, comme il le dit lui-même dans La cité de Dieu, XIX, est une disposition qui donne leur place à des choses égales et inégales. La vertu est donc une disposition. Elle n’est donc pas un habitus.

 

 [65487] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 10 Praeterea, habitus est qualitas de difficili mobilis. Sed virtus est facile mobilis, quia per unum actum peccati mortalis amittitur. Ergo virtus non est habitus.

10. L’habitus est une qualité difficilement changeable. Or, la vertu peut changer facilement, car elle est enlevée par un seul acte de péché mortel. La vertu n’est donc pas un habitus.

 

 [65488] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 11 Praeterea, si habitibus aliquibus indigemus, qui sint virtutes, aut indigemus ad operationes naturales, aut meritorias, quae sunt quasi supernaturales. Non autem ad naturales : quia si quaelibet natura, etiam sensibilis et insensibilis, potest suam operationem perficere absque habitu, multo fortius hoc poterit rationalis natura. Similiter nec ad operationes meritorias, quia has Deus in nobis operatur : Philipp. II, 13. Qui operatur in nobis velle et perficere, pro bona voluntate. Ergo nullo modo virtutes sunt habitus.

11. Si nous avons besoin d’habitus, qui seraient les vertus, ou bien nous en avons besoin pour des opérations naturelles, ou bien pour [des opérations] méritoires, qui sont pour ainsi dire surnaturelles. Or, [nous n’en avons pas besoin] pour des [opérations] naturelles, car si toute nature, même la sensible et l’insensible, peut accomplir son opération sans habitus, à bien plus forte raison la nature raisonnable le pourra-t-elle. De même, [nous n’en avons pas besoin] pour les opérations méritoires, car Dieu les accomplit en nous, Ph 2, 13 : Lui qui accomplit en nous le vouloir et l’opération, pour une bonne volonté. Les vertus ne sont donc d’aucune manière des habitus.

 

[65489] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 12 Praeterea, omne agens secundum formam, semper agit secundum exigentiam illius formae, sicut calidum agit semper calefaciendo. Si ergo in mente sit aliqua habitualis forma quae virtus dicatur, oportebit quod habens virtutem, secundum virtutem operetur; quod est falsum : quia sic quilibet habens virtutem esset confirmatus. Ergo virtutes non sunt habitus.

12. Tout ce qui agit selon une forme agit toujours selon que l’exige cette forme, comme le chaud agit toujours en réchauffant. Si donc il existe dans l’esprit une forme habituelle appelée vertu, il sera nécessaire que celui qui possède la vertu agisse selon la vertu, ce qui est faux, car ainsi quiconque possède la vertu serait confirmé [dans la vertu]. Les vertus ne sont donc pas des habitus.

 

[65490] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 13 Praeterea, habitus ad hoc insunt potentiis, ut tribuant eis facilitatem operandi. Sed ad actus virtutum non indigemus aliquo facilitatem faciente, ut videtur. Consistunt enim principaliter in electione et voluntate : nihil autem est facilius eo quod est in voluntate constitutum. Ergo virtutes non sunt habitus.

13. Les habitus sont inhérents aux puissances afin de leur donner une facilité d’agir. Or, pour les actes des vertus, nous n’avons pas besoin de quelque chose qui assure la facilité, semble-t-il. En effet, ils consistent principalement dans le choix et la volonté. Or, rien n’est plus facile que ce qui est déterminé par la volonté. Les vertus ne sont donc pas des habitus.

 

 [65491] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 14 Praeterea, effectus non potest esse nobilior quam sua causa. Sed si virtus est habitus, erit causa actus, qui est habitu nobilior. Ergo non videtur conveniens quod virtus sit habitus.

14. L’effet ne peut pas être plus noble que la cause. Or, si la vertu est un habitus, la cause de l’acte, qui est plus noble que l’habitus, en sera aussi un. Il ne semble donc pas approprié que la vertu soit un habitus.

 

[65492] De virtutibus, q. 1 a. 1 arg. 15 Praeterea, medium et extrema sunt unius generis. Sed virtus moralis est medium inter passiones; passiones autem sunt de genere actuum. Ergo, et cetera.

15. Le milieu et les extrêmes appartiennent au même genre. Or, la vertu morale est un milieu entre des passions. Or, les passions font partie du genre des actes. Donc, etc.

 

[65493] De virtutibus, q. 1 a. 1 s. c. 1 Sed contra. Virtus, secundum Augustinum, est bona qualitas mentis. Non autem potest esse in aliqua specie nisi in prima, quae est habitus. Ergo virtus est habitus.

Cependant :

1. La vertu, selon Augutin, est une bonne qualité de l’esprit. Or, elle ne peut être dans une autre espèce que la première, qui est l’habitus. La vertu est donc un habitus.

 

[65494] De virtutibus, q. 1 a. 1 s. c. 2 Praeterea, philosophus dicit in II Ethic., quod virtus est habitus electivus in mente consistens.

2. Le Philosophe dit, dans Éthique, II, que la vertu un habitus électif établi dans l’esprit.

 

[65495] De virtutibus, q. 1 a. 1 s. c. 3 Praeterea, virtutes sunt in dormientibus; quia non amittuntur nisi per peccatum mortale. Non sunt autem in eis actus virtutum, quia non habent usum liberi arbitrii. Ergo virtutes non sunt actus.

3. Les vertus existent chez ceux qui dorment, car elles ne sont enlevées que par le péché mortel. Or, il n’existe pas chez eux d’actes des vertus, car ils n’ont pas l’usage du libre arbitre. Les vertus ne sont donc pas des actes.

 

[65496] De virtutibus, q. 1 a. 1 co. Respondeo. Dicendum, quod virtus, secundum sui nominis rationem, potentiae complementum designat; unde et vis dicitur, secundum quod res aliqua per potestatem completam quam habet, potest sequi suum impetum vel motum. Virtus enim, secundum suum nomen, potestatis perfectionem demonstrat; unde philosophus dicit in I caeli et mundi, quod virtus est ultimum in re de potentia. Quia vero potentia ad actum dicitur, complementum potentiae attenditur penes hoc quod completam operationem suscipit. Quia vero operatio est finis operantis, cum omnis res, secundum philosophum in I caeli et mundi, sit propter suam operationem, sicut propter finem proximum; unumquodque est bonum, secundum quod habet completum ordinem ad suum finem. Inde est quod virtus bonum facit habentem, et opus eius reddit bonum, ut dicitur in II Ethic.; et per hunc etiam modum patet quod est dispositio perfecti ad optimum, ut dicitur in VII Metaph. Et haec omnia conveniunt virtuti cuiuscumque rei. Nam virtus equi est quae facit ipsum bonum, et opus ipsius; similiter virtus lapidis, vel hominis, vel cuiuscumque alterius. Secundum autem diversam conditionem potentiarum, diversus est modus complexionis ipsius. Est enim aliqua potentia tantum agens; aliqua tantum acta vel mota; alia vero agens et acta. Potentia igitur quae est tantum agens, non indiget, ad hoc quod sit principium actus, aliquo inducto; unde virtus talis potentiae nihil est aliud quam ipsa potentia. Talis autem potentia est divina, intellectus agens, et potentiae naturales; unde harum potentiarum virtutes non sunt aliqui habitus, sed ipsae potentiae in seipsis completae. Illae vero potentiae sunt tantum actae quae non agunt nisi ab aliis motae; nec est in eis agere vel non agere, sed secundum impetum virtutis moventis agunt; et tales sunt vires sensitivae secundum se consideratae; unde in III Ethic. dicitur, quod sensus nullius actus est principium : et hae potentiae perficiuntur ad suos actus per aliquid superinductum; quod tamen non inest eis sicut aliqua forma manens in subiecto, sed solum per modum passionis, sicut species in pupilla. Unde nec harum potentiarum virtutes sunt habitus, sed magis ipsae potentiae, secundum quod sunt actu passae a suis activis. Potentiae vero illae sunt agentes et actae quae ita moventur a suis activis, quod tamen per eas non determinantur ad unum; sed in eis est agere, sicut vires aliquo modo rationales; et hae potentiae complentur ad agendum per aliquid superinductum, quod non est in eis per modum passionis tantum, sed per modum formae quiescentis, et manentis in subiecto; ita tamen quod per eas non de necessitate potentia ad unum cogatur; quia sic potentia non esset domina sui actus. Harum potentiarum virtutes non sunt ipsae potentiae; neque passiones, sicut est in sensitivis potentiis; neque qualitates de necessitate agentes, sicut sunt qualitates rerum naturalium; sed sunt habitus, secundum quos potest quis agere cum voluerit ut dicit Commentator in III de anima. Et Augustinus in Lib. de bono coniugali dicit, quod habitus est quo quis agit, cum tempus affuerit. Sic ergo patet quod virtutes sunt habitus. Et qualiter habitus distent a secunda et tertia specie qualitatis, qualiter autem a quarta differant, in promptu est : nam figura non dicit ordinem ad actum quantum in se est. Ex his etiam potest patere quod habitus virtutum ad tria indigemus. Primo ut sit uniformitas in sua operatione; ea enim quae ex sola operatione dependent, facile immutantur, nisi secundum aliquam inclinationem habitualem fuerint stabilita. Secundo ut operatio perfecta in promptu habeatur. Nisi enim potentia rationalis per habitum aliquo modo inclinetur ad unum, oportebit semper, cum necesse fuerit operari, praecedere inquisitionem de operatione; sicut patet de eo qui vult considerare nondum habens scientiae habitum, et qui vult secundum virtutem agere habitu virtutis carens. Unde philosophus dicit in V Ethic., quod repentina sunt ab habitu. Tertio ut delectabiliter perfecta operatio compleatur. Quod quidem fit per habitum; qui cum sit per modum cuiusdam naturae, operationem sibi propriam quasi naturalem reddit, et per consequens delectabilem. Nam convenientia est delectationis causa; unde philosophus, in II Ethic., ponit signum habitus, delectationem in opere existentem.

Réponse :

Il faut dire que la vertu, selon le sens du mot, désigne l’achèvement d’une puissance. Aussi est-elle appelée une force, selon laquelle une chose, en vertu de la puissance achevée qu’elle possède, peut suivre son élan ou son mouvement. En effet, la vertu, selon le sens du mot, exprime la perfection d’une puissance. Aussi le Philosophe dit-il, dans Le ciel et le monde, I, que la vertu est le point ultime de la puissance dans une chose. Or, comme la puissance se dit par rapport à l’acte, l’achèvement d’une puissance se prend du fait qu’elle reçoit une opération achevée. Mais comme l’opération est la fin de celui qui agit, et comme toute chose, selon le Philosophe, dans Le ciel et le monde, I, existe pour son opération comme pour sa fin prochaine, toute chose est bonne selon qu’elle possède un ordre achevé à sa fin. De là vient que la vertu rend bon celui qui la possède et rend bonne son action, comme il est dit dans Éthique, II. De cette manière aussi, il ressort clairement qu’elle est une disposition de ce qui est parfait à ce qui est le meilleur, comme il est dit dans Métaphysique, VII. Et tout cela convient à la vertu de n’importe quelle chose. Car la vertu du cheval est ce qui le rend bon, ainsi que son opération ; de la même manière, la vertu de la pierre, de l’homme ou de n’importe quelle autre chose. Or, selon la condition diverse des puissances, divers est le mode de sa complexion. En effet, il existe une puissance qui est seulement active ; une autre est seulement passive ou mue ; mais une autre est active et passive. La puissance qui est seulement active n’a donc pas besoin, pour être le principe d’un acte, de quelque chose d’ajouté ; aussi la vertu d’une telle puissance n’est-elle rien d’autre que la puissance elle-même. Or, une telle puissance est [la puissance] divine, l’intellect agent et les puissances naturelles. Aussi, les vertus de ces puissances ne sont-elles pas des habitus, mais les puissances elles-mêmes en tant qu’elles sont achevées en elles-mêmes. Mais les puissances seulement passives sont celles qui n’agissent que si elles sont mues par quelque chose d’autre ; elles n’ont pas non plus en elles-mêmes le pouvoir d’agir ou de ne pas agir, mais elles agissent sous l’impulsion de la puissance qui meut. Telles sont les puissances sensibles considérées en elles-mêmes. Aussi est-il dit dans Éthique, III, que le sens n’est le principe d’aucun acte. Et ces puissances sont perfectionnées en vue de leurs actes par quelque chose d’ajouté, qui n’existe cependant pas en elles comme une forme demeure dans un sujet, mais seulement par mode de passion, comme l’espèce dans la pupille. Il découle de cela que les vertus de ces puissances ne sont pas non plus des habitus, mais plutôt les puissances elles-mêmes, selon qu’elles subissent l’action de ce qui les active. Mais les puissances qui sont à la fois actives et passives sont mues par ce qui les active de telle manière qu’elles ne sont cependant pas déterminées à une seule chose, mais qu’il leur est possible d’agir, comme des puissances en quelque sorte raisonnables. Et ces puissances sont achevées en vue d’agir par quelque chose d’ajouté, qui n’existe pas en elles seulement par mode de passion, mais par mode d’une forme qui repose et demeure dans un sujet, de telle manière, cependant, que, par elles, une puissance n’est pas nécessairement forcée à une seule chose, car ainsi cette puissance ne serait pas maîtresse de son acte. Les vertus de ces puissances ne sont pas les puissances elles-mêmes ; elles ne sont pas non plus des passions, comme c’est le cas pour les puissances sensibles ; elles ne sont pas non plus des qualités qui agissent par nécessité, comme les qualités des choses naturelles. Mais elles sont des habitus par lesquels quelqu’un peut agir lorsqu’il le veut, comme le dit le Commentateur, dans Sur l’âme, III. Et Augustin dit, dans le livre Le bien conjugal, que l’habitus est ce par quoi quelqu’un agit, lorsque le moment est venu. Il est donc clair que les vertus sont des habitus. Comment les habitus s’éloignent de la deuxième et de la troisième espèce de qualité et comment ils diffèrent de la quatrième, cela est évident, car la figure ne comporte pas en elle-même d’ordre à l’acte. À partir de cela, on peut voir clairement que nous avons besoin des habitus des vertus pour trois choses. Premièrement, afin qu’il y ait uniformité dans son opération : en effet, ce qui dépend de la seule opération est facilement changé, à moins d’être affermi par une inclinaton habituelle. Deuxièmement, afin qu’une opération parfaite soit toujours prête. En effet, à moins que la puissance raisonnable ne soit d’une certaine façon inclinée à une seule chose, il faudra toujours que précède une recherche sur une opération, alors qu’il est nécessaire d’agir, comme c’est le cas de celui qui veut examiner, alors qu’il n’a pas encore l’habitus de la science, et de celui qui veut agir selon la vertu, alors qu’il est privé de l’habitus de la vertu. C’est pourquoi le Philosophe dit, dans Éthique, V, que ce qui vient de la vertu est subit. Troisièmement, afin que l’opération parfaite soit accomplie avec plaisir. En effet, ce qui est accompli par habitus, étant pour ainsi dire accompli selon une certaine nature, rend comme naturelle l’opération qui lui est propre, et par conséquent délectable. Car l’adéquation est la cause du plaisir. Aussi, dans Éthique, II, le Philosophe donne-t-il comme signe d’un habitus le fait qu’il y a plaisir dans l’opération.

 

[65497] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod sicut potestas, ita et virtus accipitur dupliciter. Uno modo materialiter, prout dicimus, id quod possumus, esse nostram potentiam; et sic Augustinus bonum usum liberi arbitrii dicit esse virtutem. Alio modo essentialiter; et sic neque potentia neque virtus est actus.

Solutions :

1. Comme la puissance, la vertu s’entend de deux manières. D’une manière, matérielle­ment, comme lorsque nous disons que ce que nous pouvons est notre puissance; et ainsi, Augustin dit que l’usage du libre arbitre est la vertu. D’une autre manière, essentiellement; et ainsi, ni la puissance ni la vertu ne sont des actes.

 

[65498] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 2 Ad secundum dicendum, quod mereri dupliciter accipitur. Uno modo proprie; et sic nihil aliud est quam facere aliquam actionem unde aliquis sibi iuste acquirat mercedem. Alio modo improprie; et sic quaelibet conditio quae facit hominem aliquo modo dignum, meritum dicitur; ut si dicamus, quod species Priami meruit imperium, quia digna imperio fuit. Praemium ergo cum merito debeatur, debetur quodammodo et qualitati habituali, per quam aliquis redditur idoneus ad praemium : et sic debetur parvulis baptizatis. Et iterum debetur merito actuali; et sic non debetur virtuti, sed actui virtutis. Et tamen etiam parvulis quodammodo redditur ratione meriti actualis, in quantum ex merito Christi sacramentum efficaciam habet, quo regenerantur ad vitam.

2. Mériter s’entend de deux manières. D’une manière, au sens propre; et ainsi, ce n’est rien d’autre que de faire une action par laquelle on acquiert une récompense pour soi-même. D’une autre manière, en un sens impropre; et ainsi, toute condition qui rend l’homme digne d’une certaine façon est appelée mérite, comme si nous disions que l’espèce de Priam méritait le pouvoir parce qu’elle était digne du pouvoir. Puisque la récompense est due au mérite, elle est donc aussi due d’une certaine façon à la qualité habituelle par laquelle quelqu’un est rendu apte à la récompense. Et ainsi est-elle due aux petits enfants baptisés. Elle est aussi due au mérite actuel; et ainsi, elle n’est pas due à la vertu, mais à l’acte de la vertu. Cependant, la récompense est d’une certaine façon donnée aux petits enfants en raison d’un mérite actuel, pour autant que le sacrement par lequel ils sont régénérés pour la vie tire son efficacité du mérite du Christ.

 

[65499] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 3 Ad tertium dicendum, quod Augustinus dicit, virtutes esse maxima bona, non simpliciter, sed in genere; sicut et ignis dicitur subtilissimum corporum. Unde non sequitur quod nihil sit in nobis ipsis virtutibus melius; sed quod sint de numero eorum quae sunt maxima bona secundum genus suum.

3. Augustin dit que les vertus sont les plus grands biens, non pas tout simplement, mais d’une manière générale, comme le feu est le plus subtil parmi les corps. Il n’en découle donc pas que rien ne soit meilleur en nous que les vertus, mais qu’elles font partie des biens qui sont les plus grands selon leur genre.

 

[65500] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 4 Ad quartum dicendum, quod sicut in vita est perfectio habitualis quae est virtus, et perfectio actualis quae est virtutis actus; ita etiam in ipsa patria felicitas est perfectio actualis, procedens ex aliquo habitu consummato. Unde etiam philosophus in I Ethic. dicit, quod felicitas est operatio secundum virtutem perfectam.

4. De même que, durant la vie, il existe une perfection habituelle qui est la vertu, et une perfection actuelle, qui est l’acte de la vertu, de même aussi, dans la patrie, il existe une perfection actuelle, provenant d’un habitus consommé. Aussi, même le Philosophe dit-il, dans Éthique, I, que la félicité est une opération conforme à la vertu parfaite.

 

[65501] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 5 Ad quintum dicendum, quod actus vitiosus directe tollit actum virtutis per modum contrarietatis; ipsum vero virtutis habitum tollit per accidens, in quantum separatur a causa virtutis infusae, scilicet a Deo. Unde Is., LIX, 2 : peccata vestra diviserunt inter vos et Deum vestrum. Et propter hoc virtutes acquisitae, per unum actum vitiosum non tolluntur.

5. L’acte vicieux enlève directement l’acte de la vertu parce qu’il lui est contraire, mais il enlève l’habitus lui-même par accident, pour autant qu’il est séparé de la cause de la vertu infuse, à savoir, de Dieu. Aussi Isaïe dit-il, 49, 2 : Vos péchés ont mis une séparation entre vous et votre Dieu. Pour cette raison, les vertus acquises ne sont pas enlevées par un seul acte vicieux.

 

[65502] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 6 Ad sextum dicendum, quod illa definitio philosophi potest dupliciter intelligi. Uno modo materialiter, ut per virtutem intelligamus id in quod virtus potest, quod est ultimum inter ea in quae potentia potest; sicut virtus eius qui potest ferre centum libras, est in eo in quantum potest ferre centum libras non in quantum ferre potest sexaginta. Alio modo potest intelligi essentialiter; et sic virtus dicitur ultimum potentiae, quia designat potentiae complementum; sive id per quod potentia completur, sit aliud a potentia, sive non.

6. Cette définition du Philosophe peut s’entendre de deux façons. D’une façon, matériellement, de sorte que nous entendions par vertu ce sur quoi porte la vertu, qui est le point ultime de ce dont une puissance est capable, comme la vertu de celui qui peut porter cent livres est en lui pour autant qu’il peut porter cent livres, et non pour autant qu’il peut en porter soixante. D’une autre façon, on peut l’entendre essentiellement; et ainsi, on appelle vertu le point ultime d’une puissance, parce qu’elle désigne l’achèvement de la puissance, que cela soit différent de la puissance ou non.

 

[65503] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 7 Ad sep­timum dicendum, quod non est similis ratio de potentiis sensitivis et rationabilibus, ut dictum est.

7. Il n’en va pas de même des puissances sensibles et raisonnables, comme on l’a dit.

 

[65504] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 8 Ad octa­vum dicendum, quod dispositio ad aliquid dicitur id per quod aliquid movetur in illud consequendum. Motus autem habet quandoque terminum in eodem genere, sicut motus alterationis est qualitas; unde dispositio ad hunc terminum semper est eiusdem generis cum termino. Quandoque vero habet terminum alterius generis, sicut alterationis terminus est forma substantialis; et sic dispositio non est semper eiusdem generis cum eo ad quod disponit; sicut calor est dispositio ad formam substantialem ignis.

8. On dit que la disposition à quelque chose est ce par quoi quelque chose est mû pour l’atteindre. Or, le mouvement a parfois un terme du même genre, comme lorsque [le terme] d’une altération est une qualité; aussi la disposition à ce terme est-elle toujours du même genre que le terme. Mais parfois, [le mouvement] a un terme d’un autre genre, comme lorsque le terme de l’altération est une forme substantielle. Ainsi, la disposition n’est pas toujours du même genre que ce à quoi elle dispose, comme lorsque la chaleur est une disposition à la forme substantielle du feu.

 

[65505] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 9 Ad nonum dicendum, quod dispositio dicitur tribus modis. Uno modo per quam materia disponitur ad formae receptionem, sicut calor est dispositio ad formam ignis. Alio modo per quam aliquod agens disponitur ad agendum, sicut velocitas est dispositio ad cursum. Tertio modo dispositio dicitur ipsa ordinatio aliquorum ad invicem; et hoc modo dispositio ab Augustino sumitur. Dispositio vero contra habitum dividitur primo modo; ipsa vero virtus, dispositio est secundo modo.

9. On parle de disposition de trois manières. D’une manière, selon laquelle la matière est disposée à la réception de la forme, comme la chaleur est une disposition à la forme du feu. D’une autre manière, selon laquelle un agent est disposé à agir, comme la rapidité est une disposition à la course. D’une troisième manière, on appelle disposition l’ordre même de certanes choses les unes par rapport aux autres. Et Augustin entend la disposition de cette manière. Mais, la disposition s’oppose à l’habitus de la première manière; mais la vertu elle-même est une disposition selon la deuxième manière.

 

[65506] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 10 Ad decimum dicendum, quod nulla res est adeo stabilis, quae non statim ex se deficiat, sua causa deficiente. Unde non est mirum, si deficiente coniunctione ad Deum per peccatum mortale, deficiat virtus infusa. Nec hoc repugnat suae immobilitati, quae intelligi non potest nisi sua causa manente.

10. Aucune chose n’est à ce point stable qu’elle ne disparaisse d’elle-même, si sa cause disparaît. Aussi n’est-il pas étonnant que, l’union à Dieu faisant défaut par le péché mortel, la vertu infuse disparaisse. Cela ne s’oppose pas non plus à son immobilité, qu’on ne peut entendre que si sa cause demeure.

 

[65507] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod ad utrasque operationes habitu indigemus; ad naturales quidem tribus rationibus superius positis; ad meritorias autem insuper, ut naturalis potentia elevetur ad id quod est supra naturam ex habitu infuso. Nec hoc removetur ex hoc quod Deus in nobis operatur; quia ita agit in nobis, quod et nos agimus; unde habitu indigemus, quo sufficienter agere possimus.

11. Nous avons besoin d’un habitus pour les deux opérations. Pour les [opérations] naturelles, pour les trois raisons indiquées plus haut; et en plus, pour les [opérations] méritoires, afin que la puissance naturelle soit élevée à ce qui est supérieur à la nature par un habitus infus. Et cela n’est pas enlevé par le fait que Dieu agit en nous, car il agit en nous de la manière dont nous agissons. Aussi avons-nous besoin d’un habitus par lequel nous puissions agir d’une manière suffisante.

 

[65508] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod omnis forma recipitur in suo supposito secundum modum recipientis. Proprietas autem rationalis potentiae est ut in opposita possit, et ut sit domina sui actus. Unde nunquam per formam habitualem receptam cogitur potentia rationalis ad similiter agendum; sed potest agere vel non agere.

12. Toute forme est reçue dans son suppôt selon le mode de celui qui reçoit. Or, le propre d’une puissance raisonnable est qu’elle peut se porter vers des choses opposées, et qu’elle soit maîtresse de son acte. Aussi la puissance raisonnable n’est-elle jamais contrainte par une forme habituelle à agir de manière semblable, mais elle peut agir ou ne pas agir.

 

[65509] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod illa quae in sola electione consistunt facile est quod qualitercumque fiant; sed quod debito modo fiant, scilicet expedite, firmiter, et delectabiliter, hoc non est facile; unde ad hoc habitibus virtutum indigemus.

13. Il est facile de faire n’importe comment ce qui relève du simple choix; mais le faire de la manière appropriée, à savoir, rapidement, fermement et avec plaisir, cela n’est pas facile. Aussi avons-nous besoin des habitus des vertus pour cela.

 

[65510] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod omnes motus animalium vel hominum, qui de novo incipiunt, sunt ab aliquo movente moto, et dependent ab aliquo priori actu existente; et sic habitus de se actum non elicit, nisi ab aliquo agente excitatus.

14. Tous les mouvements des animaux ou des hommes, à leur début, viennent d’un agent qui est mû, et ils dépendent de quelque chose d’antérieur qui existe en acte. Et ainsi, l’habitus n’amène pas de lui-même à l’acte, à moins qu’il ne soit réveillé par un agent.

 

[65511] De virtutibus, q. 1 a. 1 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod virtus est medium inter passiones, non quasi aliqua passio media; sed actio, quae in passionibus medium constituit.

15. La vertu est un milieu entre les passions, non comme une passion moyenne, mais comme une action qui instaure un milieu entre les passions.

 

 

 

 

Articulus 2 : [65512] De virtutibus, q. 1 a. 2 tit. 1 Secundo quaeritur utrum definitio virtutis quam Augustinus ponit sit conveniens

Article 2 – La définition de la vertu donnée par Augustin est-elle appropriée ?[18]

 

[65514] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 1 Virtus enim est bonitas quaedam. Si ergo ipsa est bona : aut ergo sua bonitate, aut alia. Si alia, procedetur in infinitum : si seipsa, ergo virtus est bonitas prima quia sola bonitas prima est bona per seipsam.

 

Objections :

1. En effet, la vertu est une certaine bonté. Si donc elle est bonne, elle l’est soit par sa propre bonté, soit par une autre. Si elle l’est par une autre, il faudrait remonter à l’infini; si elle l’est par elle-même, la vertu est donc la bonté première, car seule la bonté première est bonne par elle-même.

 

[65515] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 2 Praeterea, illud quod est commune omni enti, non debet poni in definitione alicuius. Sed bonum, quod convertitur cum ente, est commune omni enti. Ergo non debet poni in definitione virtutis.

2. Ce qui est commun à tout être ne doit pas être placé dans la définition de l’un d’entre eux. Or, le bien, qui est convertible avec l’être, est commun à tout être. Il ne doit donc pas être placé dans la définition de la vertu.

 

[65516] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 3 Praeterea, sicut bonum est in moralibus, ita et in naturalibus. Sed bonum et malum in naturalibus non diversificant speciem. Ergo nec in definitione virtutis debet poni bona, quasi differentia specifica ipsius virtutis.

3. De même que le bien existe dans le domaine moral, de même il existe dans le domaine naturel. Or, le bien et le mal dans le domaine naturel ne donnent pas des espèces différentes. Il ne faut donc pas indiquer dans la définition de la vertu le fait qu’elle est bonne, comme s’il s’agissait d’une différence spécifique de la vertu.

 

[65517] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 4 Praeterea, differentia non includitur in ratione generis. Sed bonum includitur in ratione qualitatis, sicut et ens. Ergo non debet addi in definitione virtutis, ut dicatur : virtus est bona qualitas mentis et cetera.

4. La différence ne fait pas partie de la raison du genre. Or, le bien fait partie de la raison de la qualité, de même que l’être. Il ne doit donc pas être ajouté dans la définition de la vertu, de sorte qu’on dise : «La vertu est une bonne qualité de l’esprit, etc.»

 

[65518] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 5 Praeterea, malum et bonum sunt opposita. Sed malum non constituit aliquam speciem, cum sit privatio. Ergo nec bonum; ergo non debet poni in definitione virtutis tamquam differentia constitutiva.

5. Le mal et le bien sont des contraires. Or, le mal ne constitue pas une espèce, puisqu’il est une privation. Il en est donc de même pour le bien. Il ne doit donc pas être mis dans la définition de la vertu comme différence constitutive.

 

[65519] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 6 Praeterea, bonum est in plus quam qualitas. Ergo per bonum non differt una qualitas ab alia; ergo non debet poni in definitione virtutis bonum, sicut differentia qualitatis vel virtutis.

6. Le bien s’ajoute à la qualité. Une qualité ne diffère donc pas d’une autre par le bien. Le bien ne doit donc pas être mis dans la définition de la vertu en tant que différence de la qualité ou de la vertu.

 

[65520] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 7 Praeterea, ex duobus actibus nihil fit. Sed bonum importat actum quemdam, et qualitas similiter. Ergo male dicitur, quod virtus sit bona qualitas.

7. Rien n’est fait à partir de deux actes. Or, le bien comporte un certain acte; de même en est-il de la qualité. C’est donc à tort qu’on dit de la vertu qu’elle est une bonne qualité.

 

[65521] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 8 Praeterea, quod praedicatur in abstracto, non praedicatur in concreto; sicut albedo est color, non tamen colorata. Sed bonitas praedicatur de virtute in abstracto. Ergo non praedicatur in concreto; ergo non bene dicitur : virtus est bona qualitas.

8. Ce qui est prédiqué dans l’abstrait n’est pas prédiqué dans le concret : ainsi la blancheur est une couleur, mais non ce qui est coloré. Or, la bonté est prédiquée de la vertu dans l’abstrait. Elle n’en est donc pas prédiquée dans le concret. On ne dit donc pas correctement : «La vertu est une bonne qualité.»

 

[65522] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 9 Praeterea, nulla differentia praedicatur in abstracto de specie unde dicit Avicenna, quod homo non est rationalitas, sed rationale. Sed virtus est bonitas. Ergo bonitas non est differentia virtutis; ergo non bene dicitur : virtus est bona qualitas.

9. Aucune différence n’est prédiquée de l’espèce dans l’abstrait; aussi Avicenne dit-il que l’homme n’est pas la rationalité, mais raisonnable. Or, la vertu est bonté. La bonté n’est donc pas une différence de la vertu. On ne dit donc pas correctement : «La vertu est une bonne qualité.»

 

[65523] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 10 Praeterea, malum moris idem est quod vitium. Ergo bonum moris idem est quod virtus; ergo bonum non debet poni in definitione virtutis, quia sic idem definiret seipsum.

10. Le mal du comportement est la même chose que le vice. Le bien du comportement est donc la même chose que la vertu. Le bien ne doit pas être mis dans la définition de la vertu, car ainsi le même définirait le même.

 

[65524] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 11 Praeterea, mens ad intellectum pertinet. Sed virtus magis respicit affectum. Ergo male dicitur, quod virtus sit bona qualitas mentis.

11. L’esprit se rapporte à l’intellect. Or, la vertu concerne plutôt l’affectivité. On dit donc incorrectement que la vertu est une bonne qualité de l’esprit.

 

[65525] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 12 Praeterea, secundum Augustinum, mens nominat superiorem partem animae. Sed aliquae virtutes sunt in inferioribus potentiis. Ergo male ponitur in definitione virtutis bona qualitas mentis.

12. Selon Augustin, l’esprit désigne la partie supérieure de l’âme. Or, certaines vertus se situent dans les puissances inférieures. On met donc incorrectement dans la définition de la vertu : «Une bonne qualité de l’esprit.»

 

[65526] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 13 Praeterea, subiectum virtutis nominat potentiam, non essentiam. Sed mens videtur nominare essentiam animae; quia dicit Augustinus, quod in mente est intelligentia, memoria et voluntas. Ergo non debet poni mens in definitione virtutis.

13. Le sujet de la vertu désigne une puissance, non une essence. Or, l’esprit semble désigner l’essence de l’âme, car Augustin dit que, dans l’esprit, se trouvent l’intelligence, la mémoire et la volonté. L’esprit ne doit donc pas être mis dans la définition de la vertu.

 

[65527] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 14 Praeterea, illud quod est proprium speciei, non debet poni in definitione generis. Sed rectitudo est proprium iustitiae. Ergo non debet poni rectitudo in definitione virtutis, ut dicatur bona qualitas mentis, qua recte vivitur.

14. Ce qui est le propre d’une espèce ne doit pas être mis dans la définition du genre. Or, la rectitude est le propre de la justice. La rectitude ne doit donc pas être mise dans la définition de la vertu, de sorte qu’on dise : «Une bonne qualité de l’esprit par laquelle on vit correctement.»

 

[65528] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 15 Praeterea, vivere viventibus est esse. Sed virtus non perficit ad esse, sed ad opera. Ergo male dicitur, qua recte vivitur.

15. Vivre, pour les vivants, c’est être. Or, la vertu ne rend pas parfait pour l’être, mais pour les actions. On dit donc incorrectement : «Par laquelle on vit correctement.»

 

[65529] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 16 Praeterea, quicumque superbit de aliqua re, male utitur ea. Sed de virtutibus aliquis superbit. Ergo virtutibus aliquis male utitur.

16. Quiconque s’enorgueillit d’une chose en fait un mauvais usage. Or, on s’enorgueillit des vertus. On fait donc un mauvais usage des vertus.

 

[65530] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 17 Praeterea, Augustinus in libro de Lib. Arbit. dicit, quod solum maximis bonis nullus male utitur. Sed virtus non est de maximis bonis; quia maxima bona sunt quae propter se appetuntur; quod non convenit virtutibus, cum propter aliud appetantur, quia propter felicitatem. Ergo male ponitur qua nullus male utitur.

17. Augustin, dans le livre sur Le libre arbitre, dit que personne n’utilise mal que les plus grands biens. Or, la vertu ne porte pas sur les plus grands biens, car les plus grands biens sont ceux qui sont désirés pour eux-mêmes, ce qui ne convient pas aux vertus, puisqu’elles sont désirées pour autre chose, à savoir, pour la félicité. On ne dit donc pas correctement que «personne n’en fait un mauvais usage».

 

[65531] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 18 Praeterea, ab eodem aliquid generatur et nutritur et augetur. Sed virtus per actus nostros nutritur et augetur; quia diminutio cupiditatis est augmentum caritatis. Ergo per actus nostros virtus generatur; ergo male ponitur in definitione, quam Deus in nobis sine nobis operatur.

18. Quelque chose est engendré, entretenu et accru par la même chose. Or, la vertu est entretenue et accrue par nos actes, car la diminution de la convoitise est l’accroissement de la charité. La vertu est donc engendrée par nos actes. On met donc incorrectement dans sa définition : «Que Dieu réalise en nous sans nous.»

 

[65532] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 19 Praeterea, removens prohibens ponitur movens et causa. Sed liberum arbitrium est quodammodo removens prohibens virtutis. Ergo est quodammodo causa; ergo non bene ponitur, quod sine nobis Deus virtutem operetur.

19. Celui qui écarte un obstacle est un agent et une cause. Or, le libre arbitre enlève d’une certaine manière l’obstacle à la vertu. Il en est donc cause d’une certaine manière. On ne dit donc pas correctement que «Dieu réalise en nous la vertu sans nous».

 

[65533] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 20 Praeterea, Augustinus dicit : qui creavit te sine te, non iustificabit te sine te. Ergo et cetera.

20. Augustin dit : «Celui t’a créé sans toi ne te justifiera pas sans toi.» Donc, etc.

 

[65534] De virtutibus, q. 1 a. 2 arg. 21 Praeterea, ista definitio convenit gratiae, ut videtur. Sed virtus et gratia non sunt unum et idem. Ergo non bene definitur per hanc definitionem virtus.

21. Cette définition convient à la grâce, semble-t-il. Or, la vertu et la grâce ne sont pas une seule et même chose. La vertu n’est donc pas bien définie par cette définition.

 

[65535] De virtutibus, q. 1 a. 2 co. Respondeo. Dicendum, quod ista definitio complectitur definitionem virtutis, etiam si ultima particula omittatur; et convenit omni virtuti humanae. Sicut enim dictum est, virtus perficit potentiam in comparatione ad actum perfectum; actus autem perfectus est finis potentiae vel operantis; unde virtus facit et potentiam bonam et operantem, ut prius dictum est. Et ideo in definitione virtutis aliquid ponitur quod pertinet ad perfectionem actus, et aliquid quod pertinet ad perfectionem potentiae vel operantis. Ad perfectionem autem actus duo requiruntur. Requiritur autem quod actus sit rectus, et quod habitus non possit esse principium contrarii actus. Illud enim quod est principium boni et mali actus, non potest esse, quantum est de se, principium perfectum boni actus; quia habitus est perfectio potentiae. Oportet ergo quod ita sit principium actus boni, quod nullo modo mali; propter quod philosophus dicit in VI Ethic., quod opinio, quae potest esse vera et falsa, non est virtus; sed scientia, quae non est nisi de vero. Primum designatur in hoc quod dicitur, qua recte vivitur : secundum, in hoc quod dicitur, qua nemo male utitur. Ad hoc vero quod virtus facit subiectum bonum, tria sunt ibi consideranda. Subiectum ipsum : et hoc determinatur cum dicitur mentis; quia virtus humana non potest esse nisi in eo quod est hominis in quantum est homo. Perfectio vero intellectus designatur in hoc quod dicitur bona; quia bonum dicitur secundum ordinem ad finem. Modus autem inhaerendi designatur in hoc quod dicitur qualitas; quia virtus non inest per modum passionis, sed per modum habitus; ut supra dictum est. Haec autem omnia conveniunt tam virtuti morali quam intellectuali, quam theologicae, quam acquisitae, quam infusae. Hoc vero quod Augustinus addit quam in nobis sine nobis Deus operatur, convenit solum virtuti infusae.

Réponse :

Cette définition exprime la définition de la vertu, même si l’on omet la dernière partie, et elle convient à toute vertu humaine. En effet, comme on l’a dit, la vertu perfectionne une puissance par rapport à son acte parfait. Or, l’acte parfait est la fin d’une puissance ou d’un agent. Aussi la vertu rend-elle bons à la fois la puissance et l’agent, comme on l’a déjà dit. C’est pourquoi, dans la définition de la vertu, quelque chose est mis qui se rapporte à la perfection de l’acte, et quelque chose qui se rapporte à la perfection de la puissance ou de l’agent. Or, deux choses sont nécessaires pour la perfection de l’acte : il est nécessaire que l’acte soit droit, et que l’habitus ne puisse être le principe d’un acte contraire. En effet, ce qui est le principe d’un acte bon et mauvais ne peut être de soi le principe parfait d’un acte bon, car l’habitus est la perfection de la puissance. Il faut donc que ce soit le principe d’un acte bon, qui ne soit d’aucune manière [principe d’un acte] mauvais. C’est la raison pour laquelle le Philosophe dit, dans Éthique, VI, que l’opinion, qui peut être vraie ou fausse, n’est pas une vertu, mais la science, qui ne porte que sur ce qui est vrai. Le premier point est indiqué lorsqu’on dit : «par laquelle on vit correctement»; le second, lorsqu’on dit : «dont personne ne fait un mauvais usage». Or, pour que la vertu rende un sujet bon, il faut y relever trois choses. Le sujet lui-même : et cela est précisé lorsqu’on dit : «de l’esprit», car la vertu humaine ne peut résider que dans ce qui appartient à l’homme en tant qu’il est homme. Mais la perfection de l’intelligence est désignée par le fait qu’on dit : «bonne», car on parle de bien selon l’ordre à la fin. La manière d’adhérer est désignée lorsqu’on dit : «une qualité», car la vertu n’est pas présente par mode de passion, mais par mode d’habitus, comme on l’a dit plus haut. Or, tout cela convient autant à la vertu morale, à la vertu théologale, à la vertu acquise ou à la vertu infuse. Mais ce que Augustin ajoute : «Que Dieu réalise en nous sans nous», convient seulement à la vertu infuse.

 

[65536] De virtutibus, q. 1 a. 2 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod accidentia sicut non dicuntur entia quia subsistant, sed quia aliquid eis est; ita virtus non dicitur bona quod ipsa sit bona, sed qua aliquid est bonum. Unde non oportet quod virtus sit bona alia bonitate, quasi informetur alia bonitate.

Solutions :

1. De même que les accidents ne sont pas appelés des êtres parce qu’ils subsisteraient, mais parce que quelque chose existe en eux, de même la vertu n’est pas appelée bonne parce qu’elle est elle-même bonne, mais parce que quelque chose est bon. Il n’est donc pas nécessaire que la vertu soit bonne par une autre bonté, comme si elle recevait la forme d’une autre bonté.

 

[65537] De virtutibus, q. 1 a. 2 ad 2 Ad secundum dicendum, quod bonum quod convertitur cum ente, non ponitur hic in definitione virtutis; sed bonum quod determinatur ad actum moralem.

2. Le bien qui est convertible avec l’être n’est pas mis ici dans la définition de la vertu, mais le bien qui concerne un acte moral.

 

[65538] De virtutibus, q. 1 a. 2 ad 3 Ad tertium dicendum, quod actiones diversificantur secundum formam agentis, ut calefacere et infrigidare. Bonum autem et malum sunt quasi forma et obiectum voluntatis; quia semper agens imprimit formam suam in patientem, et movens in motum. Et ideo actus morales, quorum principium est voluntas, diversificantur specie secundum bonum et malum. Principium autem naturalium operationum non est finis, sed forma; et ideo non diversificantur in naturalibus species secundum bonum et malum; sed in moralibus sic.

3. Les actions se diversifient selon la forme de l’agent, comme chauffer et refroidir. Or, le bien et le mal sont comme la forme et l’objet de la volonté, car l’agent imprime toujours sa forme dans le patient, et ce qui meut dans ce qui est mû. C’est pourquoi les actes moraux, dont le principe est la volonté, se diversifient selon l’espèce par le bien et le mal. Or, le principe des opérations naturelles n’est pas la fin, mais la forme. C’est pourquoi, dans les choses naturelles, les espèces ne se diversifient pas selon le bien et le mal, mais il en est ainsi dans les choses morales.

 

[65539] De virtutibus, q. 1 a. 2 ad 4 Ad quartum dicendum, quod bonitas moralis non includitur in intellectu qualitatis; et ideo ratio non est ad propositum.

4. La bonté morale ne fait pas partie de la notion de qualité. C’est pourquoi l’argument est hors de propos.

 

 [65540] De virtutibus, q. 1 a. 2 ad 5 Ad quintum dicendum, quod malum non constituit speciem ratione privationis, sed ratione eius quod privationi substernitur, quia non compatitur secum rationem boni; et ex hoc habet quod constituit speciem.

5. Le mal ne constitue pas une espèce en raison de la privation, mais en raison de ce qui est sous-jacent à la privation, parce que cela ne supporte pas la raison de bien. Et c’est ainsi qu’il a ce par quoi il constitue une espèce.

 

[65541] De virtutibus, q. 1 a. 2 ad 6 Ad sextum dicendum, quod obiectio illa procedit de bono naturae, non de bono moris, quod ponitur in definitione virtutis.

6. Cette objection vient du bien naturel, et non du bien moral, qui est mis dans la définition de la vertu.

 

 [65542] De virtutibus, q. 1 a. 2 ad 7 Ad septimum dicendum, quod bonitas non importat aliam bonitatem quam ipsam virtutem, ut ex dictis patet. Ipsa enim virtus per essentiam suam est qualitas; unde manifestum est quod bona et qualitas non dicunt diversos actus, sed unum.

7. La bonté ne comporte pas d’autre bonté que la vertu elle-même, comme cela ressort clairement de ce qui a été dit. En effet, la vertu elle-même est par son essence une qualité. Il est donc clair que «bonne» et «qualité» n’expriment pas des actes différents, mais un seul acte.

 

[65543] De virtutibus, q. 1 a. 2 ad 8 Ad octavum dicendum, quod istud fallit in transcendentibus, quae circumeunt omne ens. Nam essentia est ens, et bonitas bona, et unitas una, non autem sic potest dici albedo alba. Cuius ratio est, quia quidquid cadit in intellectu, oportet quod cadat sub ratione entis, et per consequens sub ratione boni et unius; unde essentia et bonitas et unitas non possunt intelligi, nisi intelligantur sub ratione boni et unius et entis. Propter hoc potest dici bonitas bona, et unitas una.

8. Ceci est le cas pour les transcendantaux, qui englobent tout être. Car l’essence est être, la bonté est bonne et l’unité est une; mais on ne peut dire de cette façon que la blancheur est blanche. La raison en est qu’il est nécessaire que tout ce qui tombe sous l’intelligence tombe sous la raison d’être, et par conséquent, sous la raison de bon et d’un. Aussi l’essence, la bonté et l’unité ne peuvent-elles être comprises que si elles sont comprises sous la raison de bien, d’un et d’être. Pour cette raison, la bonté peut être dite bonne, et l’unité une.

 

 

 

 

Articulus 3 : [65544] De virtutibus, q. 1 a. 3 tit. 1 Tertio quaeritur utrum potentia animae possit esse virtutis subiectum

Article 3 – Une puissance de l’âme peut-elle être le sujet d’une vertu ?

 

[65545] De virtutibus, q. 1 a. 3 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :

Il semble que non.

 

 

1. Selon Augustin, la vertu est ce par quoi l’on vit bien. Or, on ne vit pas par une puissance, mais par son essence. Une puissance de l’âme n’est donc pas le sujet de la vertu.

 

[65547] De virtutibus, q. 1 a. 3 arg. 2 Praeterea, nobilius est esse gratiae quam naturae. Esse autem naturae est per essentiam animae, quae est nobilior suis potentiis, utpote earum principium. Ergo esse gratiae, quod est per virtutes, non est per potentias : et sic potentia non est virtutis subiectum.

2. L’être de la grâce est plus noble que l’être de la nature. Or, l’être de la nature vient de l’essence de l’âme, qui est plus noble que ses puissances en tant qu’elle est leur principe. L’être de la grâce, qui vient des vertus, ne vient donc pas des puissances. Et ainsi, une puissance n’est pas le sujet de la vertu.

 

[65548] De virtutibus, q. 1 a. 3 arg. 3 Praeterea, accidens subiectum esse non potest. Sed potentia animae est de genere accidentium; potentia enim et impotentia naturalis pertinent ad secundam speciem qualitatis. Ergo potentia animae non potest esse virtutis subiectum.

3. Un accident ne peut être un sujet. Or, la puissance de l’âme fait partie du genre des accidents : en effet, la puissance et l’impuissance naturelles relèvent de la deuxième espèce de la qualité. La puissance de l’âme ne peut donc être le sujet de la vertu.

 

[65549] De virtutibus, q. 1 a. 3 arg. 4 Praeterea, si aliqua potentia animae est virtutis subiectum, et quaelibet; cum quaelibet potentia animae vitiis impugnetur, contra quae virtutes ordinantur, sed non quaelibet potentia animae potest esse virtutis subiectum, ut post patebit. Ergo virtutis subiectum potentia esse non potest.

4. Si une puissance de l’âme est le sujet d’une vertu, toutes [le seront], puisque toutes les puissances de l’âme sont combattues par les vices, contre lesquels les vertus sont ordonnées, mais toutes les puissances de l’âme ne peuvent être le sujet de la vertu, comme ce sera clair par la suite. La puissance de l’âme ne peut donc pas être le sujet de la vertu.

 

[65550] De virtutibus, q. 1 a. 3 arg. 5 Praeterea, principia activa in naturis aliorum agentium subiecta non sunt, ut calor et frigus. Sed potentiae animae sunt quaedam activa principia; sunt enim principia operationum animae. Ergo aliorum accidentium subiecta esse non possunt.

5. Les principes actifs dans les natures des autres agents ne sont pas des sujets, tels la chaleur et le froid. Or, les puissances de l’âme sont des principes actifs : en effet, elles sont les principes des opérations de l’âme. Elles ne peuvent donc pas être les sujets d’autres accidents.

 

[65551] De virtutibus, q. 1 a. 3 arg. 6 Praeterea, anima subiectum est potentiae. Si ergo potentia subiectum est alterius accidentis, pari ratione illud accidens erit subiectum alterius accidentis; et ita ibitur in infinitum; quod est inconveniens. Non ergo potentia animae est subiectum virtutis.

6. L’âme est le sujet de la puissance. Si donc la puissance est le sujet d’un autre accident, pour la même raison cet accident sera le sujet d’un autre accident; et ainsi, on remontera à l’infini, ce qui ne convient pas. La puissance de l’âme n’est donc pas le sujet de la vertu.

 

[65552] De virtutibus, q. 1 a. 3 arg. 7 Praeterea, in Lib. I Poster. dicitur quod qualitatis non est qualitas. Sed potentia animae quaedam qualitas est in secunda specie qualitatis; virtus autem in prima specie qualitatis est. Ergo potentia animae non potest esse subiectum virtutis.

7. Dans les Seconds analytiques, I, il est dit qu’il n’y a pas de qualité de la qualité. Or, la puissance de l’âme est une certaine qualité de la deuxième espèce de qualité; mais la vertu fait partie de la première espèce de qualité. La puissance de l’âme ne peut donc pas être le sujet de la vertu.

 

[65553] De virtutibus, q. 1 a. 3 s. c. 1 Sed contra. Cuius est actio, eius est principium actionis. Sed actiones virtutum sunt potentiarum animae. Ergo et ipsae virtutes.

Cependant :

1. Le principe de l’action appartient à ce dont elle est l’action. Or, les actions des vertus appartiennent aux puissances de l’âme. Il en va donc de même pour les vertus.

 

[65554] De virtutibus, q. 1 a. 3 s. c. 2 Praeterea, philosophus dicit in I Ethic., quod virtutes intelligibiles sunt rationales per essentiam, virtutes autem morales sunt rationales per participationem. Sed rationale per essentiam et per participationem nominat quasdam animae potentias. Ergo potentiae animae sunt subiecta virtutum.

2. Le Philosophe dit, dans Éthiques, I, que les vertus intellectuelles sont raisonnables par essence, mais que les vertus morales sont raisonnables par participation. Or, être raisonnable par essence et [être raisonnable] par participation désignent des puissances de l’âme. Les puissances de l’âme sont donc les sujets des vertus.

 

[65555] De virtutibus, q. 1 a. 3 co. Respondeo. Dicendum, quod subiectum tripliciter comparatur ad accidens. Uno modo sicut praebens ei sustentamentum; nam accidens per se non subsistit, fulcitur vero per subiectum. Alio modo sicut potentia ad actum; nam subiectum accidenti subiicitur, sicut quaedam potentia activi; unde et accidens forma dicitur. Tertio modo sicut causa ad effectum; nam principia subiecta sunt principia per se accidentis. Quantum igitur ad primum, unum accidens alterius subiectum esse non potest. Nam, cum nullum accidens per se subsistat, non potest alteri sustentamentum praebere : nisi fortasse dicatur, quod in quantum est a subiecto sustentatum, aliud accidens sustentat. Sed quantum ad alia duo, unum accidens se habet ad aliud per modum subiecti : nam unum accidens est in potentia ad alterum, sicut diaphanum ad lucem, et superficies ad colorem. Unum etiam accidens potest esse causa alterius, ut humor saporis; et per hunc modum dicitur unum accidens alterius accidentis esse subiectum. Non quod unum accidens possit alteri accidenti sustentamentum praebere; sed quia subiectum est receptivum unius accidentis altero mediante. Et per hunc modum dicitur potentia animae esse habitus subiectum. Nam habitus ad potentiam animae comparatur ut actus ad potentiam; cum potentia sit indeterminata quantum est de se, et per habitum determinetur ad hoc vel illud. Ex principiis etiam potentiarum habitus acquisiti causantur. Sic ergo dicendum est, potentias esse virtutum subiecta; quia virtus animae inest, potentia mediante.

Réponse :

Le sujet se compare à l’accident d’une triple manière. D’une première manière, comme ce qui lui prête un support, car l’accident ne subsiste pas par lui-même, mais il est soutenu par le sujet. D’une autre manière, comme la puissance à l’acte, car le sujet est sujet de l’accident comme une puissance à un principe actif; aussi l’accident est-il appelé une forme. D’une troisième manière, comme la cause à l’effet, car les principes sous-jacents sont par eux-mêmes [les principes] de l’accident. Pour ce qui est du premier point, un accident ne peut pas être le sujet d’un autre [accident], car, puisque aucun accident ne subsiste par lui-même, il ne peut fournir d’appui à un autre, à moins qu’on ne dise que, pour autant qu’il est soutenu par un sujet, il soutient un autre accident. Mais, pour ce qui est des autres points, un accident joue le rôle de sujet pour quelque chose d’autre, car un accident est en puissance à un autre, comme ce qui est diaphane par rapport à la lumière, et la surface par rapport à la couleur. Un accident peut aussi être la cause d’un autre, comme l’humidité l’est pour le goût. Et, de cette manière, on dit qu’un accident est le sujet d’un autre accident. Non pas qu’un accident puisse fournir appui à un autre accident, mais parce que le sujet reçoit un accident par l’intermédiaire d’un autre [accident]. C’est ainsi qu’on dit que la puissance de l’âme est le sujet d’un habitus. Car l’habitus entretient avec l’âme le rapport de l’acte avec la puissance, puisque la puissance est indéterminée pour ce qui relève d’elle-même, et qu’elle est déterminée à ceci ou à cela par l’habitus. C’est aussi à partir des principes des puissances que les habitus acquis sont causés. Il faut donc dire que des puissances sont sujets de vertus, parce que la vertu est présente dans l’âme par l’intermédiaire de la puissance.

 

[65556] De virtutibus, q. 1 a. 3 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod vivere in definitione virtutis positum ad actionem pertinet, ut supra dictum est.

Solutions :

1. Le mot «vivre», mis dans la définition de la vertu, se rapporte à l’action, comme on l’a dit plus haut.

 

[65557] De virtutibus, q. 1 a. 3 ad 2 Ad secundum dicendum, quod esse spirituale non per virtutes est, sed per gratiam. Nam gratia est principium spiritualiter essendi, virtus vero spiritualiter operandi.

2. L’être spirituel n’existe pas par les vertus, mais par la grâce, car la grâce est le principe de l’existence spirituelle, mais la vertu [est le principe] de l’opération spirituelle.

 

[65558] De virtutibus, q. 1 a. 3 ad 3 Ad tertium dicendum, quod potentia non est per se subiectum, sed in quantum est per animam sustentata.

3. La puissance n’est pas sujet par elle-même, mais pour autant qu’elle est soutenue par l’âme.

 

[65559] De virtutibus, q. 1 a. 3 ad 4 Ad quartum dicendum, quod nunc loquimur de virtutibus humanis; et ideo illae potentiae quae nullo modo possunt esse humanae, ad quas nullo modo se extendit imperium rationis, sicut sunt vires animae vegetabilis, non possunt esse subiecta virtutum. Omnis autem impugnatio quae ex his viribus provenit, fit mediante appetitu sensitivo, ad quem pertingit imperium rationis, ut possit dici humanus, et virtutis humanae subiectum.

4. Nous parlons maintenant des vertus humaines. C’est pourquoi les puissances qui ne peuvent être humaines d’aucune manière, sur lesquelles le commandement de la raison ne s’étend aucunement, comme c’est le cas des puissances de l’âme végétative, ne peuvent pas être les sujets de vertus. Mais tout combat qui vient de ces puissances se fait par l’intermédiaire de l’appétit sensible, sur lequel la raison exerce son commandement, de sorte qu’il puisse être appelé humain et sujet de la vertu humaine.

 

[65560] De virtutibus, q. 1 a. 3 ad 5 Ad quintum dicendum, quod inter potentias animae non sunt activae nisi intellectus agens, et vires animae vegetabilis, quae non sunt aliquorum habituum subiecta. Aliae autem potentiae animae sunt passivae : principia tamen actionum animae existentes secundum quod sunt motae a suis activis.

5. Parmi les puissances de l’âme, ne sont actives que l’intellect agent et les puissances de l’âme végétative, qui ne sont pas les sujets d’habitus. Les autres puissances de l’âme sont passives, mais elles sont cependant les principes des actions de l’âme qui sont mues par ce qui les active.

 

[65561] De virtutibus, q. 1 a. 3 ad 6 Ad sextum dicendum, quod non oportet in infinitum abire, quia pervenietur ad aliquod accidens quod non est in potentia respectu alterius accidentis.

6. Il n’est pas nécessaire de remonter à l’infini, car on parviendra à un accident qui n’est pas en puissance par rapport à un autre accident.

 

[65562] De virtutibus, q. 1 a. 3 ad 7 Ad septimum dicendum, quod qualitatis non dicitur esse qualitas, ita quod per se sit qualitas qualitatis subiectum; quod in proposito non accidit, ut supra dictum est.

7. On ne dit pas de la qualité qu’elle est une qualité, de telle manière que la qualité soit le sujet d’une qualité, ce qui n’est pas en cause, comme on l’a dit plus haut.

 

 

 

 

Articulus 4 : [65563] De virtutibus, q. 1 a. 4 tit. 1 Quarto quaeritur utrum irascibilis et concupiscibilis possint esse subiectum virtutis

Article 4 – L’irascible et le concupiscible peuvent-ils être sujets de la vertu ?

 

[65564] De virtutibus, q. 1 a. 4 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :

Il semble que non.

 

[65565] De virtutibus, q. 1 a. 4 arg. 1 Quia contraria nata sunt fieri circa idem. Virtuti autem contrarium est peccatum mortale, quod non potest esse in sensualitate, cuius partes sunt irascibilis et concupiscibilis. Ergo irascibilis et concupiscibilis subiectum virtutis esse non possunt.

1. Les contraires portent de soi sur la même chose. Or, le contraire de la vertu est le péché mortel, qui ne peut exister dans l’appétit sensible, dont les parties sont l’irascible et le concupiscible. L’irascible et le concupiscible ne peuvent donc pas être sujets de la vertu.

 

[65566] De virtutibus, q. 1 a. 4 arg. 2 Praeterea, eiusdem potentiae sunt habitus et actus. Sed principalis actus virtutis est electio, secundum philosophum in Lib. Ethic., quae non potest esse actus irascibilis et concupiscibilis. Ergo nec habitus virtutum possunt esse in irascibili et concupiscibili.

2. Les habitus et les actes relèvent de la même puissance. Or, l’acte principal de la vertu est le choix, selon le Philosophe, dans l’Éthique, lequel ne peut être un acte de l’irascible et du concupiscible. Les habitus des vertus ne peuvent donc pas se trouver dans l’irascible et le concupiscible.

 

[65567] De virtutibus, q. 1 a. 4 arg. 3 Praeterea, nullum corruptibile est subiectum perpetui; unde Augustinus probat animam esse perpetuam, quia est subiectum veritatis, quae est perpetua. Sed irascibilis et concupiscibilis, sicut et ceterae potentiae sensitivae, non remanent post corpus, ut quibusdam videtur; virtutes autem manent. Nam iustitia est perpetua et immortalis, ut dicitur Sapient. I, v. 15; quod pari ratione de omnibus dici potest. Ergo irascibilis et concupiscibilis virtutum subiectum esse non possunt.

3. Aucune chose corruptible ne peut être le sujet de ce qui est perpétuel. Ainsi Augustin prouve-t-il que l’âme est perpétuelle, parce qu’elle est le sujet de la vérité, qui est perpétuelle. Or, l’irascible et le concupiscible, comme les autres puissances sensibles, ne demeurent pas après que le corps [a disparu], comme il semble à certains, mais les vertus demeurent, car la justice est perpétuelle et immortelle, comme il est dit dans Sg 1, 15, ce qui peut être dit de toutes les [vertus] pour la même raison. L’irascible et le concupiscible ne peuvent donc pas être le sujet des vertus.

 

 [65568] De virtutibus, q. 1 a. 4 arg. 4 Praeterea, irascibilis et concupiscibilis habent organum corporale. Si ergo virtutes sunt in irascibili et concupiscibili, sunt in organo corporali. Ergo possunt apprehendi per imaginationem vel phantasiam; et sic non sunt sola mente perceptibiles; ut Augustinus dicit de iustitia, quod est rectitudo sola mente perceptibilis.

4. L’irascible et le concupiscible ont un organe corporel. Si donc les vertus sont dans l’irascible et le concupiscible, elles existent dans un organe corporel. Elles peuvent donc être saisies par l’imagination ou la «fantaisie». Et ainsi, elles ne sont pas perceptibles par la seule raison, comme Augustin dit de la justice qu’«elle est une rectitude perceptible par l’esprit seul».

 

[65569] De virtutibus, q. 1 a. 4 arg. 5 Sed dicendum, quod irascibilis et concupiscibilis possunt esse subiectum virtutis, in quantum participant aliqualiter, ratione.- Sed contra, irascibilis et concupiscibilis dicuntur ratione participare, in quantum a ratione ordinantur. Sed ordo rationis non potest virtuti sustentamentum praebere, cum non sit quid subsistens. Ergo nec in quantum ratione participant, possunt irascibilis et concupiscibilis esse virtutis subiectum.

5. L’irascible et le concupiscible peuvent être sujets de la vertu pour autant qu’ils participent d’une certaine manière à la raison. – Mais, en sens contraire, on dit que l’irascible et le concupiscible participent à la raison pour autant qu’ils sont commandés par la raison. Or, l’ordre de la raison ne peut fournir de support à la vertu, puisqu’il n’est pas quelque chose de subsistant. Ni l’irascible ni le concupiscible ne peuvent donc non plus être sujets de la vertu, pour autant qu’ils participent à la raison.

 

[65570] De virtutibus, q. 1 a. 4 arg. 6 Praeterea, sicuti irascibilis et concupiscibilis, quae pertinent ad sensibilem appetitum, subserviunt rationi; ita et potentiae apprehensivae et sensitivae. Sed in nulla apprehensiva potentiarum sensitivarum potest esse virtus. Ergo nec in irascibili et concupiscibili.

6. De même que l’irascible et le concupiscible, qui relèvent de l’appétit sensible, obéissent à la raison, de même les puissances cognitives et sensibles. Or, il n’y a de vertu dans aucune puissance cognitive parmi les puissances sensibles. Il n’y en a donc pas non plus dans l’irascible et le concupiscible.

 

 [65571] De virtutibus, q. 1 a. 4 arg. 7 Praeterea, si ordo rationis participari potest in irascibili et concupiscibili, poterit minui rebellio sensualitatis, quae has duas vires continet ad rationem. Sed rebellio praedicta non est infinita, cum sensualitas sit virtus finita, et virtutis finitae non possit esse actio infinita. Ergo poterit totaliter tolli praedicta rebellio; omne enim finitum consumitur multoties ablato quodam, ut patet per philosophum in I Physic.; et sic sensualitas in hac vita possit totaliter curari. Quod est impossibile.

7. Si l’irascible et le concupiscible peuvent participer à l’ordre de la raison, la rébellion de la sensualité sera diminuée, qui comprend ces deux puissances en rapport avec la raison. Or, la rébellion dont il a été question n’est pas infinie, puisque la sensualité est une puissance finie, et qu’il ne peut exister d’action infinie d’une puissance finie. Ladite rébellion pourra donc être entièrement abolie : en effet, tout ce qui est fini disparaît, si on en enlève souvent quelque chose, comme cela ressort clairement de ce que dit le Philosophe dans Physique, I. Et ainsi, en cette vie, la sensualité pourrait être totalement guérie. Ce qui est impossible.

 

[65572] De virtutibus, q. 1 a. 4 arg. 8 Sed dicendum, quod Deus, qui virtutem infundit, posset totaliter praedictam rebellionem auferre; sed ex parte nostra est quod non totaliter auferatur.- Sed contra, homo est id quod est in quantum est rationalis; cum ex hoc speciem sortiatur. Quanto igitur id quod est in homine, magis rationi subiicitur; tanto magis competit humanae naturae. Maxime autem subiicerentur inferiores vires animae rationi si praedicta rebellio totaliter tolleretur. Ergo hoc esset competens maxime humanae naturae; et ita ex parte nostra non est impedimentum quin praedicta rebellio totaliter tollatur.

8. Mais Dieu, qui infuse la vertu, pourrait écarter complètement cette rébellion; cependant, cela vient de nous qu’elle ne soit pas totalement écartée. – Mais, en sens contraire, l’homme est ce qu’il est pour autant qu’il est raisonnable, puisqu’il tire de cela son espèce. Plus ce qui est dans l’homme est soumis à la raison, plus cela relève donc de la nature humaine. Or, les puissances inférieures seraient soumises à la raison au plus haut point si ladite rébellion était totalement écartée. Cela conviendrait donc au plus haut point à la nature humaine. Et ainsi, il n’y a pas d’empêchement de notre part à ce que ladite rébellion soit totalement écartée.

 

 [65573] De virtutibus, q. 1 a. 4 arg. 9 Praeterea, ad rationem virtutis non sufficit quod peccatum vitetur. Perfectio enim iustitiae in hoc consistit quod in Psal. XXXIII, v. 15, dicitur : declina a malo, et fac bonum. Sed ad irascibilem pertinet detestari malum, ut dicitur in Lib. de spiritu et anima. Ergo in irascibili ad minus non potest esse virtus.

9. Il ne suffit pas à la raison de vertu que le péché soit évité. En effet, la perfection de la justice consiste en ce que dit le Ps 38, 15 : Détourne-toi du mal et fais le bien. Or, il appartient à l’irascible de détester le mal, comme il est dit dans le livre Sur l’esprit et sur l’âme. Dans l’irascible au moins, il ne peut donc y avoir de vertu.

 

[65574] De virtutibus, q. 1 a. 4 arg. 10 Praeterea, in eodem libro dicitur, quod in ratione est desiderium virtutum, in irascibili odium vitiorum. Sed in eodem est desiderium virtutis et virtus, cum quaelibet res suam perfectionem desideret. Ergo omnis virtus est in ratione, et non in irascibili et concupiscibili.

10. Dans le même livre, on dit qu’il existe un désir des vertus dans la raison, et une haine des vices dans l’irascible. Or, le désir de la vertu et la vertu se trouvent dans le même [sujet], puisque toute chose désire sa perfection. Toute vertu se trouve donc dans la raison, et non dans l’irascible et le concupiscible.

 

 [65575] De virtutibus, q. 1 a. 4 arg. 11 Praeterea, in nulla potentia potest esse habitus quae agitur tantum et non agit; eo quod habitus est id quo quis agit cum voluerit, ut dicit Commentator in III de anima. Sed irascibilis et concupiscibilis non agunt, sed aguntur : quia ut dicitur in III Ethic., sensus nullius actus dominus est. Ergo non potest esse habitus virtutis in irascibili et concupiscibili.

11. Dans aucune puissance ne peut exister un habitus qui est seulement mû et qui n’agit pas, étant donné que l’habitus est ce par quoi quelqu’un agit lorsqu’il le veut, comme le dit le Commentateur dans Sur l’âme, III. Or, l’irascible et le concupiscible n’agissent pas mais sont mus, car, comme on le dit dans Éthique, III, le sens n’est maître d’aucun acte. Il ne peut donc y avoir de vertu dans l’irascible et le concupiscible.

 

[65576] De virtutibus, q. 1 a. 4 arg. 12 Praeterea, proprium subiectum parificatur propriae passioni. Virtus autem parificatur rationi, non autem irascibili et concupiscibili, quae sunt nobis et brutis communes. Virtus ergo est in hominibus tantum, sicut et ratio; ergo omnis virtus est in ratione, non autem in irascibili et concupiscibili.

12. Le sujet propre est assimilé à la passion propre. Or, la vertu est assimilée à la raison, et non à l’irascible et au concupiscible, qui sont communs à nous et aux animaux sans raison. La vertu se trouve donc dans l’homme seulement, comme la raison. Toute vertu est donc dans la raison, et non dans l’irascible et le concupiscible.

 

 [65577] De virtutibus, q. 1 a. 4 arg. 13 Praeterea, Rom. VII, dicit Glossa : bona est lex, quae dum concupiscentiam prohibet, omne malum prohibet. Omnia ergo vitia ad concupiscibilem pertinent, cuius est concupiscentia. Sed in eodem, sunt virtutes et vitia. Ergo virtutes non sunt in irascibili, sed in concupiscibili ad minus.

13. À propos de Rm 7, la Glose dit : «La loi est bonne, puisqu’elle interdit la convoitise et empêche tout mal.» Tous les vices se rapportent donc au concupiscible, dont relève la convoitise. Or, les vertus et les vices se trouvent dans le même [sujet]. Les vertus ne sont donc pas dans l’irascible, mais au moins dans le concupiscible.

 

[65578] De virtutibus, q. 1 a. 4 s. c. 1 Sed contra. Est quod philosophus, dicit de temperantia et fortitudine, quod sunt irrationabilium partium. Partes autem irrationabiles, id est sensibilis appetitus, sunt irascibilis et concupiscibilis, ut habetur in III de anima. Ergo in irascibili et concupiscibili possunt esse virtutes.

Cependant :

1. Il y a ce que le Philosophe dit de la tempérance et de la force, qui appartiennent aux parties non raisonnables. Or, les parties non raisonnables, à savoir, l’appétit sensible, sont l’irascible et le concupiscible, comme on le trouve dans Sur l’âme, III. Les vertus peuvent donc exister dans l’irascible et le concupiscible.

 

[65579] De virtutibus, q. 1 a. 4 s. c. 2 Praeterea, peccatum veniale est dispositio ad mortale. Perfectio autem et dispositio sunt in eodem. Cum igitur veniale peccatum sit in irascibili et concupiscibili (prius enim motus est actus sensualitatis, ut ponitur in Glossa ad Rom. VIII); ergo et mortale peccatum ibi esse poterit; et sic etiam virtus, quae est peccato mortali contraria.

2. Le péché véniel est une disposition au péché mortel. Or, la perfection et la disposition existent dans le même [sujet]. Comme le péché véniel existe dans l’irascible et le concupiscible (en effet, il y a d’abord un mouvement de la sensualité, comme on le trouve dans la Glose à propos de Rm 8), le péché mortel peut donc aussi y exister, et donc aussi la vertu, qui est contraire au péché mortel.

 

[65580] De virtuoses, q. 1 a. 4 s. c. 3 Praeterea, medium et extrema sunt in eodem. Sed virtus aliqua est medium inter contrarias passiones; sicut fortitudo inter timorem et audaciam, et temperantia inter superfluum et diminutum in concupiscentiis. Cum igitur huiusmodi passiones sint in irascibili et concupiscibili, videtur etiam quod in eisdem sit virtus.

3. Le milieu et les extrêmes existent dans le même [sujet]. Or, une vertu est le milieu entre des passions contraires, comme la force entre la crainte et l’audace, et la tempérance entre l’excès et la carence dans les désirs. Puisque ces passions sont dans l’irascible et le concupiscible, il semble donc aussi que la vertu existe en eux.

 

[65581] De virtutibus, q. 1 a. 4 co. Respondeo. Dicendum, quod circa quaestionem istam partim ab omnibus convenitur, et partim opiniones sibi invicem repugnant. Ab omnibus enim conceditur aliquas virtutes in irascibili et concupiscibili esse, sicut temperantiam in concupiscibili et fortitudinem in irascibili; sed in hoc est differentia. Quidam enim distinguunt duplicem irascibilem et concupiscibilem esse; in superiori parte animae, et iterum in inferiori. Dicunt enim, quod irascibilis et concupiscibilis quae sunt in superiori parte animae, cum ad naturam rationalem pertineant, possunt esse subiectum virtutis; non tamen illae quae sunt in inferiori parte ad naturam sensualem et brutalem pertinentes. Sed hoc quidem in alia quaestione discussum est; utrum scilicet in superiori parte animae possint distingui duae vires, quarum una sit irascibilis et alia concupiscibilis, proprie loquendo. Sed, quidquid de hoc dicatur, nihilominus in irascibili et concupiscibili quae sunt in inferiori appetitu, secundum philosophum in III Ethic., oportet ponere esse aliquas virtutes, ut etiam alii dicunt : quod quidem sic patet. Cum enim virtus, ut supra dictum est, nominet quoddam potentiae complementum, potentia autem ad actum respiciat; oportet humanam virtutem in illa potentia ponere quae est principium actus humani. Actus autem humanus dicitur qui non quocumque modo in homine vel per hominem exercetur; cum in quibusdam etiam plantae, bruta et homines conveniant; sed qui hominis proprius est. Inter cetera vero hoc habet homo proprium in suo actu, quod sui actus est dominus. Quilibet igitur actus cuius homo dominus est, est proprie actus humanus; non autem illi quorum homo non est dominus, licet in homine fiant, ut digerere, et augeri, et alia huiusmodi. In eo igitur quod est principium talis actus cuius homo dominus est, potest poni virtus humana. Sciendum tamen est, quod huiusmodi actus contingit esse triplex principium. Unum sicut primum movens et imperans, per hoc quod homo sui actus sit dominus; et hoc est ratio vel voluntas. Aliud est movens motum, sicut appetitus sensibilis, qui etiam movetur ab appetitu superiori in quantum ei obedit, et tunc iterum movet membra exteriora per sui imperium. Tertium autem est quod est motum tantum, scilicet membrum exterius. Cum autem utrumque, scilicet membrum exterius et appetitus inferior a superiori parte animae moveantur; tamen aliter, et aliter. Nam membrum exterius ad nutum obedit superiori imperanti absque ulla repugnantia secundum naturae ordinem, nisi sit impedimentum aliquod; ut patet in manu et pede. Appetitus autem inferior habet propriam inclinationem ex natura sua, unde non obedit superiori appetitui ad nutum, sed interdum repugnat; unde Aristoteles dicit in politica sua, quod anima dominatur corpori dispotico principatu, sicut dominus servo, qui non habet facultatem resistendi in aliquo imperio domini; ratio vero dominatur inferioribus animae partibus regali et politico principatu, id est sicut reges et principes civitatum dominantur liberis, qui habent ius et facultatem repugnandi quantum ad aliqua praecepta regis vel principis. In membro igitur exteriori non est necessarium aliquid perfectivum actus humani, nisi naturalis eius dispositio, per quam natum est moveri a ratione; sed in appetitu inferiori, qui rationi repugnare potest, est necessarium aliquid quo operationem quam ratio imperat, absque repugnantia prosequatur. Si enim immediatum operationis principium sit imperfectum, oportet operationem esse imperfectam, quantacumque perfectio adsit superiori principio. Et ideo, si appetitus inferior non esset in perfecta dispositione ad sequendum imperium rationis, operatio, quae est appetitus inferioris, sicut proximi principii, non esset in bonitate perfecta; esset enim cum quadam repugnantia sensibilis appetitus; ex quo quaedam tristitia consequeretur appetitui inferiori per quamdam violentiam a superiori moto; sicut accidit in eo qui habet fortes concupiscentias, quas tamen non sequitur, ratione prohibente. Quando igitur oportet operationem hominis esse circa ea quae sunt obiecta sensibilis appetitus, requiritur ad bonitatem operationis quod sit in appetitu sensibili aliqua dispositio, vel perfectio, per quam appetitus praedictus de facili obediat rationi; et hanc virtutem vocamus. Quando igitur aliqua virtus est circa illa quae proprie ad vim irascibilem pertinent, sicut fortitudo circa timores et audacias, magnanimitas circa ardua sperata, mansuetudo circa iras : talis virtus dicitur esse etiam in irascibili sicut in subiecto. Quando autem est circa ea quae sunt proprie concupiscibilis, dicitur esse in concupiscibili sicut in subiecto; sicut castitas, quae est circa delectationes venereas, et sobrietas et abstinentia, quae sunt circa delectationes in cibis et potibus.

Réponse :

À propos de cette question, tous sont d’accord en partie, et les opinions s’opposent les unes aux autres en partie. Tous concèdent en effet qu’il existe certaines vertus dans l’irascible et le concupiscible, comme la tempérance dans le concupiscible et la force dans l’irascible. Mais il y a sur ce point une divergence. En effet, certains font une distinction selon laquelle il existe un double irascible et concupiscible : dans la partie supérieure de l’âme, et aussi dans [la partie] inférieure. En effet, ils disent que l’irascible et le concupiscible qui existent dans la partie supérieure de l’âme, puisqu’ils relèvent de la nature raisonnable, peuvent être le sujet de la vertu, mais que ce n’est cependant pas le cas de ceux qui existent dans la partie inférieure, qui se rapporte à la nature sensible et sans raison. Mais cela a été discuté dans une autre question, à savoir, si l’on peut distinguer deux puissances dans la partie supérieure de l’âme, dont l’une est l’irascible et l’autre le concupiscible au sens propre. Mais quoi qu’on dise à ce sujet, il est néanmoins nécessaire de situer certaines vertus dans l’irascible et le concupiscible qui se trouvent dans l’appétit inférieur, selon le Philosophe, dans Éthique, II, et comme d’autres aussi le disent. Et cela peut s’expliquer ainsi. En effet, puisque la vertu, comme on l’a dit, désigne un achèvement de la puissance et que la puissance concerne l’acte, il est nécessaire de situer la vertu humaine dans la puissance qui est le principe de l’acte humain. Or, on appelle acte humain non pas celui qui existe dans l’homme ou est exercé par l’homme de n’importe quelle manière, puisque les plantes, les animaux sans raison et les hommes ont certaines choses en commun, mais [l’acte] qui est propre à l’homme. Or, parmi les autres choses, l’homme a en propre dans son acte d’être maître de son acte. Tout acte dont l’homme est maître est donc humain au sens propre, mais non ceux dont l’homme n’est pas maître, bien qu’ils s’accomplissent chez l’homme, comme digérer, grandir et les autres choses de ce genre. C’est donc dans ce qui est le principe de l’acte dont l’homme est maître qu’on peut situer la vertu humaine. Il faut cependant savoir qu’il se fait que le principe d’un tel acte est triple. L’un, comme premier agent et commandant, par lequel l’homme est maître de son acte : et cela est la raison ou la volonté. Un autre est l’agent qui est mû, comme l’appétit sensible, qui est aussi mû par un appétit supérieur dans la mesure où il lui obéit, et par le commandement duquel aussi [l’homme] meut ses membres extérieurs. Le troisième est celui qui est mû seulement, à savoir, le membre extérieur, bien que les deux, à savoir, le membre inférieur et l’appétit inférieur, soient mus par la partie supérieure de l’âme, mais cependant d’une manière différente. Car le membre extérieur obéit au moindre commandement de la [partie] supérieure qui le commande, sans aucune résistance, selon l’ordre de la nature, à moins qu’il y ait un empêchement, comme cela est manifeste pour la main et le pied. Mais l’appétit inférieur a sa propre inclination par sa nature; aussi n’obéit-il pas au moindre commandement de l’appétit supérieur, mais parfois lui résiste. C’est ainsi qu’Aristote dit, dans sa Politique, que l’âme commande au corps par un pouvoir despotique, comme le maître à l’esclave, qui n’a la capacité de résister à aucun commandement du maître; mais la raison s’impose aux parties inférieures de l’âme par un pouvoir royal et politique, c’est-à-dire comme les rois et les dirigeants des villes s’imposent aux hommes libres, qui ont le droit et la capacité de résister à certains ordres du roi ou du dirigeant. Il n’est donc pas nécessaire qu’existe dans le membre extérieur quelque chose qui perfectionne l’acte humain, sinon sa disposition naturelle, par laquelle il est disposé à être mû par la raison. Mais, dans l’appétit inférieur, qui peut résister à la raison, quelque chose est nécessaire pour que suive sans résistance l’opération que commande la raison. En effet, si le principe immédiat de l’opération est imparfait, l’opération sera nécessairement imparfaite, quelle que soit la perfection du principe supérieur. C’est pourquoi, si l’appétit inférieur n’est pas parfaitement disposé à suivre le commandement de la raison, l’opération, qui relève de l’appétit inférieur comme de son principe rapproché, ne sera pas d’une bonté parfaite. En effet, elle se ferait avec une certaine résistance de l’appétit sensible, d’où viendrait une tristesse de l’appétit inférieur mû selon une certaine violence par l’appétit supérieur, comme il arrive chez celui qui a de fortes convoitises, qu’il ne suit cependant pas parce que la raison l’en empêche. Ainsi donc, lorsque l’opération de l’homme doit porter sur les choses qui sont les objets de l’appétit sensible, il est nécessaire pour la bonté de l’opération qu’il y ait dans l’appétit sensible une certaine disposition ou perfection, par laquelle ledit appétit puisse obéir facilement à la raison. Et c’est cette disposition que nous appelons vertu. Lors donc qu’une vertu porte sur ce qui relève en propre de la puissance irascible, comme la force pour les craintes et les audaces, la magnanimité pour les choses difficiles qu’on espère, la douceur pour les colères, on dit qu’une telle vertu réside dans l’irascible comme dans son sujet. Mais lorsqu’elle porte sur ce qui relève en propre du concupiscible, on dit qu’elle réside dans le concupiscible comme dans son sujet, comme la chasteté, qui porte sur les plaisirs sexuels, la sobriété et l’abstinence, qui portent sur les plaisirs associés à la nourriture et aux boissons.

 

[65582] De virtutibus, q. 1 a. 4 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod virtus et peccatum mortale dupliciter considerari possunt; scilicet secundum actum et secundum habitum. Sicut autem actio concupiscibilis et irascibilis si secundum se consideratur, non est peccatum mortale, concurrit tamen in actu peccati mortalis, quando ratione movente vel consentiente tendit in contrarium legis divinae; ita actus eorumdem, si per se accipiantur, non possunt esse actus virtutis, sed solum quando concurrunt ad consequendum imperium rationis. Et sic actus peccati mortalis et virtutis pertinet aliquo modo ad irascibilem et concupiscibilem; unde et habitus utriusque in irascibili et concupiscibili esse possunt. Hoc tamen in re est, quod sicut actus virtutis consistit in hoc quod irascibilis et concupiscibilis sequuntur rationem, ita actus peccati consistit in hoc quod ratio trahitur ad sequendum inclinationem irascibilis et concupiscibilis. Unde et peccatum consuevit frequentius rationi attribui tamquam proximae causae; et eadem ratione virtus irascibilis et concupiscibilis.

Solutions :

1. La vertu et le péché mortel peuvent être abordés de deux façons : selon l’acte et selon l’habitus. De même que l’action du concupiscible et de l’irascible, considérée en elle-même, n’est pas un péché mortel, mais concourt cependant à l’acte du péché mortel lorsque, malgré le mouvement ou le consentement de la raison, elle tend à ce qui est contraire à la loi divine, de même leurs actes, considérés en eux-mêmes, ne peuvent être considérés comme des actes de vertu, mais seulement lorsqu’ils parviennent à se conformer au commandement de la raison. Et ainsi, l’acte du péché mortel et de la vertu se rapportent-ils d’une certaine manière à l’irascible et au concupiscible; l’habitus de chacun peut donc résider dans l’irascible et le concupiscible. En réalité, de même que l’acte de la vertu consiste en ce que l’irascible et le concupiscible suivent la raison, de même l’acte du péché consiste en ce que la raison soit entraînée à suivre l’inclination de l’irascible et du concupiscible. Aussi a-t-on l’habitude d’attribuer plus fréquemment le péché à la raison comme à sa cause prochaine et, pour la même raison, la vertu de l’irascible et du concupiscible.

 

 [65583] De virtutibus, q. 1 a. 4 ad 2 Ad secundum dicendum, quod, sicut iam dictum est, actus virtutis non potest esse irascibilis vel concupiscibilis tantum, sine ratione. Id tamen quod est in actu virtutis, principalius est rationis, scilicet electio; sicut et in qualibet operatione principalior est agentis actio quam passio patientis. Ratio enim imperat irascibili et concupiscibili. Non ergo pro tanto dicitur esse virtus in irascibili vel concupiscibili, quasi per eas totus actus virtutis vel principalior pars expleatur; sed in quantum, per virtutis habitum, ultimum complementum bonitatis actui virtutis confertur : in hoc scilicet quod irascibilis et concupiscibilis absque difficultate sequantur ordinem rationis.

2. Comme on l’a déjà dit, l’acte de la vertu ne peut relever de l’irascible et du concupiscible seulement, sans la raison. Cependant, ce qui constitue l’acte de la vertu relève principalement de la raison, à savoir, le choix ; comme dans toute action, l’action de l’agent est plus importante que la passion de ce qui reçoit l’action. En effet, la raison commande à l’irascible et au concupiscible. Pour autant, on ne dit donc pas qu’existe une vertu dans l’irascible ou dans le concupiscible, comme si s’accomplissait par eux tout l’acte ou la partie principale de la vertu, mais pour autant que, par l’habitus de la vertu, l’ultime achèvement de la bonté est apporté à l’acte de la vertu, à savoir, par le fait que l’irascible et le concupiscible suivent l’ordre de la raison.

 

[65584] De virtutibus, q. 1 a. 4 ad 3 Ad tertium dicendum, quod supposito quod irascibilis et concupiscibilis non remaneant actu in anima separata, manent tamen in ea sicut in radice : nam essentia animae est radix potentiarum. Et similiter virtutes quae ascribuntur irascibili et concupiscibili, manent in ratione sicut in radice. Nam ratio est radix omnium virtutum, ut postea ostendetur.

3. À supposer que l’irascible et le concupiscible ne demeurent pas en acte dans l’âme séparée, ils demeurent cependant en elle comme en leur racine, car l’essence de l’âme est la racine des puissances. De même, les vertus qui sont attribuées à l’irascible et au concupiscible demeurent dans la raison comme en leur racine. Car la raison est la racine de toutes les vertus, comme on le montrera plus loin.

 

[65585] De virtutibus, q. 1 a. 4 ad 4 Ad quartum dicendum, quod in formis invenitur quidam gradus. Sunt enim quaedam formae et virtutes totaliter ad materiam depressae, quarum omnis actio materialis est; ut patet in formis elementaribus. Intellectus vero est totaliter a materia liber; unde et eius operatio est absque corporis communione. Irascibilis autem et concupiscibilis medio modo se habent. Quod enim organo corporali utantur, ostendit corporalis transmutatio, quae earum actibus adiungitur; quod iterum sint aliquo modo a materia elevatae, ostenditur per hoc quod per imperium moventur et quod obediunt rationi. Et sic in eis est virtus, id est in quantum elevatae sunt a materia, et rationi obediunt.

4. Il existe une certaine gradation dans les formes. En effet, certaines formes et puissances sont entièrement immergées dans la matière : toute leur action est matérielle, comme cela ressort clairement dans les formes élémentaires. Mais l’intellect est entièrement libre par rapport à la matière; aussi son opération se réalise-t-elle sans communion avec le corps. Cependant, l’irascible et le concupiscible occupent une position intermédiaire. En effet, qu’ils utilisent un organe corporel, la transformation corporelle qui est associée à leurs actes le montre; mais qu’ils soient d’une certaine manière élevés au-dessus de la matière, cela est montré par le fait qu’ils sont mus par un commandement et qu’ils obéissent à la raison. Et ainsi réside en eux la vertu, à savoir, pour autant qu’ils sont élevés au-dessus de la matière et obéissent à la raison.

 

 [65586] De virtutibus, q. 1 a. 4 ad 5 Ad quintum dicendum, quod licet ordo rationis quo irascibilis et concupiscibilis participant, non sit aliquid subsistens, nec per se possit esse subiectum; potest tamen esse ratio quare aliquid sit subiectum.

5. Bien que l’ordre de la raison auquel l’irascible et le concupiscible participent ne soit pas quelque chose de subsistant et ne puisse par lui-même être un sujet, il peut cependant être la raison pour laquelle quelque chose est un sujet.

 

[65587] De virtutibus, q. 1 a. 4 ad 6 Ad sextum dicendum, quod virtutes sensitivae cognitivae sunt naturaliter praeviae rationi, cum ab eis ratio accipiat; appetitivae autem sequuntur naturaliter ordinem rationis cum naturaliter appetitus inferior superiori obediat; et ideo non est simile.

6. Les puissances sensibles cognitives précèdent naturellement la raison, puisque la raison reçoit d’elles ; mais les puissances appétitives suivent naturellement l’ordre de la raison, puisque l’appétit inférieur obéit naturellement à [l’appétit] supérieur. Ce n’est donc pas la même chose.

 

[65588] De virtutibus, q. 1 a. 4 ad 7 Ad septimum dicendum, quod tota rebellio irascibilis et concupiscibilis ad rationem tolli non potest per virtutem; cum ex ipsa sui natura irascibilis et concupiscibilis in id quod est bonum secundum sensum, quandoque rationi repugnet; licet hoc possit fieri divina virtute, quae potens est etiam naturas immutare. Nihilominus tamen per virtutem minuitur illa rebellio, in quantum praedictae vires assuefiunt ut rationi subdantur; ut sic ex extrinseco habeant id quod ad virtutem pertinet, scilicet ex dominio rationis super eas; ex seipsis autem retineant aliquid de motibus propriis, qui quandoque sunt contrarii rationi.

7. Toute la rébellion de l’irascible et du concupiscible contre la raison ne peut pas être enlevée par la vertu, puisque, par sa nature même, [le mouvement de] l’irascible et du concupiscible vers ce qui est bon selon le sens est parfois contraire à la raison ; cela peut cependant être accompli par la puissance divine, qui a le pouvoir de changer même les natures. Toutefois, cette rébellion est diminuée par la vertu, pour autant que lesdites puissances sont habituées à se soumettre à la raison, de sorte qu’elles reçoivent de l’extérieur ce qui relève de la vertu, à savoir, du pouvoir de la raison sur elles, et qu’elles gardent par elles-mêmes quelque chose de leurs propres mouvements, qui sont parfois contraires à la raison.

 

 [65589] De virtutibus, q. 1 a. 4 ad 8 Ad octavum dicendum, quod licet quandoque in homine principium sit quod est rationis; tamen ad integritatem humanae naturae requiritur non solum ratio, sed inferiores animae vires, et ipsum corpus. Et ideo ex conditione humanae naturae sibi relictae provenit ut in inferioribus animae viribus aliquid sit rationi rebellans, dum inferiores vires animae proprios motus habent. Secus autem est in statu innocentiae et gloriae, cum ex coniunctione ad Deum ratio sortitur vim totaliter sub se inferiores vires continendi.

8. Bien que parfois, chez l’homme, ce qui relève de la raison soit principe, toutefois, non seulement la raison est nécessaire pour l’intégrité de la nature humaine, mais aussi les puissances inférieures de l’âme, et le corps lui-même. C’est pourquoi vient de la condition de la nature humaine laissée à elle-même que quelque chose se rebelle contre la raison, lorsque les puissances inférieures de l’âme exercent leurs propres mouvements. Il en est autrement dans l’état d’innocence et de gloire, puisque, par suite de l’union à Dieu, la raison possède la force de maintenir sous son contrôle les puissances inférieures.

 

[65590] De virtutibus, q. 1 a. 4 ad 9 Ad nonum dicendum, quod detestari malum, secundum quod ad irascibilem pertinere dicitur, non solum importat declinationem a malo, sed quemdam motum irascibilis ad mali destructionem; sicut accidit illi qui non solum malum refugit, sed ad mala extirpanda per vindictam movetur. Hoc autem est aliquod bonum facere. Licet autem sic malum detestari, ad irascibilem et concupiscibilem pertineat, non tamen solum habet actum hunc; nam et insurgere ad arduum bonum consequendum ad irascibilem pertinet; in qua non solum est passio irae et audaciae, sed etiam spei.

9. Détester le mal, pour autant qu’on le dit relever de l’irascible, ne comporte pas seulement un éloignement du mal, mais un certain mouvement de l’irascible pour détruire le mal, comme cela arrive chez celui qui, non seulement fuit le mal, mais est mû par la vengeance à extirper le mal. Or, c’est là accomplir un certain bien. Bien que détester ainsi le mal relève de l’irascible et du concupiscible, cela ne comporte donc pas seulement cet acte, car entreprendre d’atteindre un bien difficile relève aussi de l’irascible, dans lequel n’existent pas seulement les passions de colère et d’audace, mais aussi d’espoir.

 

[65591] De virtutibus, q. 1 a. 4 ad 10 Ad decimum dicendum, quod illa verba sunt accipienda per quamdam adaptationem, et non per proprietatem. Nam in qualibet potentia animae est desiderium boni proprii; unde et irascibilis appetit victoriam, sicut et concupiscibilis delectationem. Sed quia concupiscibilis fertur in id quod est bonum toti animali simpliciter sive absolute; ideo omne desiderium boni appropriatur sibi.

10. Ces paroles doivent être interprétées selon une certaine adaptation, et non au sens propre. Car, en toute puissance de l’âme, existe le désir de son bien propre. Ainsi, l’irascible désire la victoire, comme le concupiscible désire le plaisir. Mais parce que le concupiscible se porte vers ce qui est bon pour tout animal purement et absolument, c’est la raison pour laquelle tout désir du bien lui est approprié.

 

[65592] De virtutibus, q. 1 a. 4 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod licet irascibilis et concupiscibilis secundum se consideratae agantur, et non agant : tamen in homine secundum quod participant aliqualiter rationem, etiam quodam modo agunt; non tamen totaliter aguntur. Unde etiam in politicis dicit philosophus, quod dominium rationis super has vires est politicum; quia huiusmodi vires aliquid habent de proprio motu, ubi non totaliter obediunt rationi. Dominium autem animae ad corpus non est regale, sed dispoticum; quia membra corporis ad nutum obediunt animae quantum ad motum.

11. Bien que l’irascible et le concupiscible, considérés en eux-mêmes, soient mus et ne meuvent pas, cependant, chez l’homme, pour autant qu’ils participent d’une certaine manière à la raison, ils meuvent aussi d’une certaine façon, et ne sont pas totalement mus. Aussi le Philosophe dit-il, dans la Politique, que le pouvoir de la raison sur ces autres puissances est politique, car ces puissances ont quelque chose de leur propre mouvement, en quoi elles n’obéissent pas totalement à la raison. Mais le pouvoir de l’âme sur le corps n’est pas royal, mais despotique, car les membres du corps obéissent au moindre commandement de l’âme pour ce qui est de se mouvoir.

 

[65593] De virtutibus, q. 1 a. 4 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod licet istae vires sint in brutis, non tamen in eis participant aliquid rationis; et ideo virtutes morales habere non possunt.

12. Bien que ces puissances existent chez les animaux sans raison, elles ne participent cependant pas chez eux à quelque chose de la raison. C’est pourquoi ils ne peuvent avoir de vertus morales.

 

[65594] De virtutibus, q. 1 a. 4 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod omnia mala ad concupiscentiam pertinent, sicut ad primam radicem, et non sicut ad proximum principium. Nam omnes passiones ex irascibili et concupiscibili oriuntur, ut ostensum est, cum de passionibus animae ageretur. Perversitas vero rationis et voluntatis ut plurimum ex passionibus accidit. Vel potest dici quod per concupiscentiam intelligit non solum id quod est proprium vis concupiscibilis, sed quod est commune toti appetitivae potentiae; in cuius unaquaque particula invenitur alicuius concupiscentia, circa quam contingit esse peccatum. Nec aliter peccari potest nisi aliquid concupiscendo vel appetendo.

13. Tous les maux relèvent de la concupiscence comme de leur racine première, et non selon leur principe propre. Car toutes les passions sont issues de l’irascible et du concupiscible, comme on l’a montré, lorsqu’il a été question des passions de l’âme. Mais la perversité de la raison et de la volonté vient la plupart du temps des passions. Ou l’on peut dire que, par concupiscence, on entend non seulement ce qui est propre à la puissance concupiscible, mais ce qui est commun à toute puissance appétitive : en chaque petite parcelle de celle-ci, se rencontre la concupiscence de quelque chose, dans laquelle il arrive que se trouve le péché. Et l’on ne peut pécher autrement qu’en convoitant ou en désirant quelque chose.

 

 

 

 

Articulus 5 : [65595] De virtutibus, q. 1 a. 5 tit. 1 Quinto quaeritur utrum voluntas sit subiectum virtutis

Article 5 ‑ La volonté est-elle le sujet d’une vertu ?

 

[65596] De virtutibus, q. 1 a. 5 tit. 2 Et videtur quod sic.

Objections :

Il semble que oui.

 

[65597] De virtutibus, q. 1 a. 5 arg. 1 Maior enim perfectio requiritur in imperante ad hoc quod recte imperet, quam in exequente ad hoc quod recte exequatur; quia ex imperante procedit ordinatio exequentis. Sed ad actum virtutis se habet voluntas sicut imperans, irascibilis autem et concupiscibilis sicut obedientes et exequentes. Cum igitur in irascibili et concupiscibili sit virtus sicut in subiecto, videtur quod multo fortius debeat esse in voluntate.

1. En effet, une plus grande perfection est requise chez celui qui commande pour qu’il commande correctement, que chez celui qui exécute pour qu’il exécute correctememnt, car la mise en ordre de celui qui exécute vient de celui qui commande. Or, la volonté joue le rôle de commandant par rapport à l’acte de la vertu, mais l’irascible et le concupiscible obéissent et exécutent. Puisque la vertu réside dans l’irascible et le concupiscible comme dans un sujet, il semble qu’elle doive à bien plus forte raison résider dans la volonté.

 

 [65598] De virtutibus, q. 1 a. 5 arg. 2 Sed diceretur, quod naturalis inclinatio voluntatis ad bonum sufficit ad eius rectitudinem. Nam finem naturaliter desideramus; unde non requiritur quod rectificetur per habitum virtutis superadditum.- Sed contra, voluntas non solum est finis ultimi, sed etiam finium aliorum. Sed circa appetitum aliorum finium contingit voluntatem et recte et non recte se habere. Nam boni praestituunt sibi bonos fines, mali vero malos, ut dicitur in III Ethic. : qualis unusquisque est, talis finis videtur ei. Ergo requiritur ad rectitudinem voluntatis, quod sit in ea aliquis habitus virtutis ipsam perficiens.

2. Mais on pourrait dire que l’inclination naturelle de la volonté au bien suffit à sa rectitude. Car nous désirons naturellement la fin. Aussi n’a-t-elle pas besoin d’être rectifiée par un habitus de vertu surajouté. – Par contre, la volonté n’a pas seulement pour objet la fin ultime, mais aussi les autres fins. Or, il arrive qu’à propos des autres fins, la volonté soit et ne soit pas droite, car les bons se donnent des fins bonnes, et les méchants des mauvaises, comme il est dit dans Éthique, III : «Tel est chacun, telle lui paraît la fin.» Il est donc nécessaire pour la rectitude de la volonté qu’il existe en elle un habitus de vertu qui la perfectionne.

 

 [65599] De virtutibus, q. 1 a. 5 arg. 3 Praeterea, etiam inest animae cognoscitivae aliqua cognitio naturalis, quae est primorum principiorum; et tamen respectu huius cognitionis est aliqua virtus intellectualis in nobis, scilicet intellectus, qui est habitus principiorum. Ergo et in voluntate debet esse aliqua virtus respectu eius ad quod naturaliter inclinatur.

3. Il existe aussi dans l’âme cognitive une connaissance naturelle, qui porte sur les premiers principes. Et cependant, par rapport à cette connaissance, il existe en nous une vertu intellectuelle, à savoir, l’intellect, qui est l’habitus des principes. Il doit donc aussi exister dans la volonté une vertu pour ce à quoi elle est naturellement inclinée.

 

[65600] De virtutibus, q. 1 a. 5 arg. 4 Praeterea, sicut circa passiones est aliqua virtus moralis, ut temperantia et fortitudo; ita etiam est aliqua virtus circa operationes, ut iustitia. Operari autem sine passione est voluntatis, sicut operari ex passione est irascibilis et concupiscibilis. Ergo sicut aliqua virtus moralis est in irascibili et concupiscibili, ita aliqua est in voluntate.

4. De même qu’il existe une vertu morale par rapport aux passions, comme la tempérance et la force, de même il existe aussi une vertu par rapport aux actions, comme la justice. Or, agir sans passion relève de la volonté, comme agir par passion relève de l’irascible et du concupiscible. De même qu’il existe une vertu morale dans l’irascible et dans le concupiscible, de même il en existe donc une dans la volonté.

 

 [65601] De virtutibus, q. 1 a. 5 arg. 5 Praeterea, philosophus in IV Ethic. dicit, quod amor sive amicitia est ex passione. Amicitia autem est ex electione. Dilectio autem quae est sine passione, est actus voluntatis. Cum igitur amicitia sit vel virtus, vel non sine virtute, ut dicitur in VIII Ethic.; videtur quod virtus sit in voluntate sicut in subiecto.

5. L’amour ou l’amitié vient d’une passion. Or, l’amitié vient d’un choix. Mais l’amour qui existe sans passion est un acte de la volonté. Puisque l’amitié est une vertu ou n’existe pas sans vertu, comme il est dit dans Éthique, VIII, il semble donc que la vertu réside dans la volonté comme dans son sujet.

 

 [65602] De virtutibus, q. 1 a. 5 arg. 6 Praeterea, caritas est potissima inter virtutes, ut probat apostolus, I ad Cor. XIII. Sed caritatis subiectum esse non potest nisi voluntas; non enim est eius subiectum concupiscibilis inferior, quae solum ad bona sensibilia se extendit. Ergo voluntas est subiectum virtutis.

6. La charité est la plus importante des vertus, comme le montre l’Apôtre en 1 Co 13. Or, le sujet de la charité ne peut être que la volonté : en effet, le concupiscible inférieur, qui ne porte que sur les biens sensibles, n’est pas son sujet. La volonté est donc le sujet de la vertu.

 

[65603] De virtutibus, q. 1 a. 5 arg. 7 Praeterea, secundum Augustinum, per voluntatem immediatius Deo coniungimur. Sed id quod coniungit nos Deo, est virtus. Ergo videtur quod virtus sit in voluntate sicut in subiecto.

7. Selon Augustin, c’est par la volonté que nous sommes unis à Dieu de manière plus immédiate. Or, ce qui nous unit à Dieu, c’est la vertu. Il semble donc que la vertu réside dans la volonté comme dans son sujet.

 

 [65604] De virtutibus, q. 1 a. 5 arg. 8 Praeterea, felicitas, secundum Hugonem de s. Victore, in voluntate est. Virtutes autem sunt dispositiones quaedam ad felicitatem. Cum igitur dispositio et perfectio sint in eodem, videtur quod virtus sit in voluntate sicut in subiecto.

8. La félicité, selon Hugues de Saint-Victor, se trouve dans la volonté. Or, les vertus sont des dispositions à la félicité. Puisque la disposition et l’accomplissement se trouvent dans la même chose, il semble que la vertu réside dans la volonté comme dans son sujet.

 

 [65605] De virtutibus, q. 1 a. 5 arg. 9 Praeterea, secundum Augustinum, voluntas est qua peccatur et recte vivitur. Rectitudo autem vitae pertinet ad virtutem; unde Augustinus dicit, quod virtus est bona qualitas mentis, qua recte vivitur. Ergo virtus est in voluntate.

9. Selon Augustin, c’est par la volonté que l’on pèche ou que l’on vit correctement. Or, la rectitude de la vie relève de la vertu. Aussi Augustin dit-il que «la vertu est une bonne qualité de l’esprit, par laquelle on vit correctement». La vertu est donc dans la volonté.

 

[65606] De virtutibus, q. 1 a. 5 arg. 10 Praeterea, contraria nata sunt fieri circa idem. Virtuti autem peccatum contrariatur. Cum igitur omne peccatum sit in voluntate, ut Augustinus dicit, videtur quod virtus sit in eadem.

10. Par nature, les contraires portent sur la même chose. Or, le péché est le contraire de la vertu. Puisque tout péché est dans la volonté, comme le dit Augustin, il semble donc que la vertu y soit aussi.

 

[65607] De virtutibus, q. 1 a. 5 arg. 11 Praeterea, virtus humana in illa parte animae debet esse quae est propria hominis. Sed voluntas est propria hominis, sicut et ratio; utpote magis propinqua rationi quam irascibilis et concupiscibilis. Cum igitur irascibilis et concupiscibilis sint subiecta virtutum, videtur quod multo fortius voluntas.

11. La vertu humaine doit exister dans cette partie de l’âme qui est propre à l’homme. Or, la volonté est propre à l’homme, comme la raison, car elle est plus rapprochée de la raison que l’irascible et le concupiscible. Puisque l’irascible et le concupiscible sont des sujets de vertus, il semble donc qu’à bien plus forte raison la volonté le soit.

 

 [65608] De virtutibus, q. 1 a. 5 s. c. 1 Sed contra. Omnis virtus aut est intellectualis, aut moralis, ut patet per philosophum in fine I Ethic. Virtus autem moralis est sicut in subiecto in eo quod est rationale non per essentiam, sed per participationem; virtus vero intellectualis habet pro subiecto id quod est rationale per essentiam. Cum igitur voluntas in neutra parte possit computari; quia nec est cognoscitiva potentia, quod pertinet ad rationalem per essentiam; neque pertinet ad irrationalem animae partem quae pertinet ad rationalem per participationem; videtur quod voluntas nullo modo subiectum virtutis esse possit.

Cependant :

1. Toute vertu est ou bien intellectuelle, ou morale, comme le dit clairement le Philosophe à la fin du premier livre de l’Éthique. Or, la vertu morale a comme sujet ce qui est raisonnable, non pas par essence, mais par participation; mais la vertu intellectuelle a comme sujet ce qui est raisonnable par essence. Puisque la volonté ne peut être située dans aucune des deux parties, car elle n’est pas une puissance cognitive, ce qui relève de la raison par essence, et qu'elle ne relève pas de la partie non raisonnable de l’âme, laquelle relève de la partie raisonnable par participation, il semble donc que la volonté ne puisse être d’aucune manière le sujet d’une vertu.

 

[65609] De virtutibus, q. 1 a. 5 s. c. 2 Praeterea, ad eumdem actum non debent ordinari plures virtutes. Hoc autem sequeretur, si voluntas virtutis esset subiectum; quia ostensum est, quod in irascibili et concupiscibili sunt aliquae virtutes; et cum ad actus illarum virtutum se habeat quodammodo voluntas, oporteret quod ad eosdem actus essent aliquae virtutes in voluntate. Ergo non est dicendum, quod voluntas sit subiectum virtutis.

2. Plusieurs vertus ne doivent pas être ordonnées à un même acte. Or, telle serait la conséquence, si la volonté était le sujet d’une vertu, car on a montré qu’il existe des vertus dans l’irascible et dans le concupiscible et, comme la volonté a un rapport avec les actes de ces vertus, il serait nécessaire qu’il existe des vertus de la volonté pour les mêmes actes. Il ne faut donc pas dire que la volonté est le sujet de la vertu.

 

[65610] De virtutibus, q. 1 a. 5 co. Respondeo. Dicendum, quod per habitum virtutis potentia quae ei subiicitur, respectu sui actus complementum acquirit. Unde ad id ad quod potentia aliqua se extendit ex ipsa ratione potentiae, non est necessarius habitus virtutis. Virtus autem ordinat potentias ad bonum; ipsa enim est quae bonum facit habentem, et opus eius bonum reddit. Voluntas autem hoc quod virtus facit circa alias potentias, habet ex ipsa ratione suae potentiae : nam eius obiectum est bonum. Unde tendere in bonum hoc modo se habet ad voluntatem sicut tendere in delectabile ad concupiscibilem, et sicut ordinari ad sonum se habet ad auditum. Unde voluntas non indiget aliquo habitu virtutis inclinante ipsam ad bonum quod est sibi proportionatum, quia in hoc ex ipsa ratione potentiae tendit; sed ad bonum quod transcendit proportionem potentiae, indiget habitu virtutis. Cum autem uniuscuiusque appetitus tendat in proprium bonum appetentis; dupliciter aliquod bonum potest excedere voluntatis proportionem. Uno modo ratione speciei; alio modo ratione individui. Ratione quidem speciei, ut voluntas elevetur ad aliquod bonum quod excedit limites humani boni : et dico humanum id quod ex viribus naturae homo potest. Sed supra humanum bonum est bonum divinum, id quod voluntatem hominis caritas elevat, et similiter spes. Ratione autem individui, hoc modo quod aliquis quaerat id quod est alterius bonum, licet voluntas extra limites boni humani non feratur; et sic voluntatem perficit iustitia, et omnes virtutes in aliud tendentes, ut liberalitas, et alia huiusmodi. Nam iustitia est alterius bonum, ut philosophus dicit in V Ethic. Sic ergo duae virtutes sunt in voluntate sicut in subiecto; scilicet caritas et iustitia. Cuius signum est, quod istae virtutes quamvis ad appetitivam pertineant, tamen non circa passiones consistunt, sicut temperantia et fortitudo : unde patet quod non sunt in sensibili appetitu, in quo sunt passiones, sed in appetitu rationali, qui est voluntas, in quo passiones non sunt. Nam omnis passio est in parte animae sensitiva, ut probatur in VII Physic. Illae autem virtutes quae circa passiones consistunt, sicut fortitudo circa timores et audacias, et temperantia circa concupiscentias, oportet eadem ratione esse in appetitu sensitivo. Nec oportet quod ratione istarum passionum sit aliqua virtus in voluntate quia bonum in istis passionibus est quod est secundum rationem. Et ad hoc naturaliter se habet voluntas ex ratione ipsius potentiae, cum sit proprium obiectum voluntatis.

Réponse :

Par l’habitus de la vertu, la puissance qui en est le sujet acquiert un complément par rapport à son acte. Aussi un habitus de vertu n’est-il pas nécessaire pour ce sur quoi porte une puissance en raison même de sa puissance. Cependant, la vertu ordonne les puissances au bien. En effet, c’est elle qui rend bon celui qui la possède et rend son acte bon. Or, la volonté possède par sa propre puissance ce qui fait une vertu dans les autres puissances, car son objet est le bien. Aussi tendre vers le bien de cette manière est-il à la volonté ce que tendre vers ce qui est délectable est au concupiscible, et comme être ordonné au son l’est pour l’ouïe. De sorte que la volonté n’a pas besoin d’un habitus de vertu qui l’incline vers le bien qui lui est proportionné, car elle tend vers lui en raison même de sa puissance; mais, pour le bien qui dépasse la proportion de sa puissance, elle a besoin d’un habitus de vertu. Or, puisque l’appétit de toute chose tend vers le bien propre de ce qui désire, un bien peut dépasser la proportion de la volonté de deux manières : d’une manière, en raison de l’espèce; d’une autre manière, en raison de l’individu. En raison de l’espèce, afin que la volonté soit élevée à un bien qui dépasse les limites du bien humain, et j’entends par humain ce que l’homme peut par les puissances de sa nature. Or, au-dessus du bien humain, existe le bien divin, auquel la charité élève la volonté de l’homme, de même que l’espérance. En raison de l’individu, de telle sorte que quelqu’un recherche ce qui est le bien d’un autre, bien que la volonté ne soit pas portée hors des limites du bien humain; et ainsi, la justice perfectionne la volonté, et toutes les vertus qui tendent vers quelque chose d’autre, comme la libéralité et les choses de ce genre. Car la justice porte sur le bien d’un autre, comme le dit le Philosophe dans Éthique, V. Il y a ainsi deux vertus qui existent dans la volonté comme dans leur sujet : la charité et la justice. Le signe en est que ces vertus, bien qu’elles se rapportent à l’appétit, ne portent cependant pas sur les passions, comme la tempérance et la force. Il est donc clair qu’elles ne résident pas dans l’appétit sensible, dans lequel sont les passions, mais dans l’appétit raisonnable, qui est la volonté, dans lequel il n’y a pas de passions. Car toute passion se trouve dans la partie sensible de l’âme, comme cela est démontré dans Physique, VII. Il faut donc que les vertus qui portent sur les passions, comme la force par rapport aux craintes et aux audaces, et la tempérance par rapport aux concupiscences, se trouvent pour la même raison dans l’appétit sensible. Et il n’est pas nécessaire qu’en raison de ces passions, existe dans la volonté une vertu, car le bien dans ces passions est ce qui est conforme à la raison. Et la volonté a un rapport naturel avec cela en raison même de sa puissance, puisque c’est l’objet propre de la volonté.

 

[65611] De virtutibus, q. 1 a. 5 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod ad imperandum sufficit voluntati iudicium rationis; nam voluntas appetit naturaliter quod est bonum secundum rationem, sicut concupiscibilis quod est delectabile secundum sensum.

Solutions :

1. Le jugement de la raison suffit à la volonté pour commander, car la volonté désire naturellement ce qui est bien selon la raison, comme le concupiscible ce qui est délectable selon le sens.

 

[65612] De virtutibus, q. 1 a. 5 ad 2 Ad secundum dicendum, quod inclinatio naturalis voluntatis non solum est in ultimum finem, sed in id bonum quod sibi a ratione demonstratur. Nam bonum intellectum est obiectum voluntatis, ad quod naturaliter ordinatur voluntas, sicut et quaelibet potentia in suum obiectum, dummodo hoc sit proprium bonum, ut supra dictum est. Tamen circa hoc aliquis peccat, in quantum iudicium rationis intercipitur passione.

2. L’inclination naturelle de la volonté ne porte pas seulement sur la fin ultime, mais sur ce qui lui est montré comme bien par la raison. Car le bien intelligé est l’objet de la volonté, auquel est naturellement ordonnée la volonté, comme toute puissance à son objet, pourvu que ce soit son bien propre, comme on l’a dit plus haut. Toutefois, quelqu’un pèche à ce sujet pour autant que le jugement de la raison est surpris par la passion.

 

 [65613] De virtutibus, q. 1 a. 5 ad 3 Ad tertium dicendum, quod cognitio fit per aliquam speciem; nec ad cognoscendum potentia intellectus sufficit per seipsam, nisi species a sensibilibus accipiat. Et ideo oportet in his etiam quae naturaliter cognoscimus, esse quemdam habitum, qui etiam quodammodo principium a sensibus sumit, ut dicitur in fine Poster. Sed voluntas ad volendum non indiget aliqua specie; unde non est simile.

3. La connaissance se réalise par une certaine espèce, et la puissance de l’intelligence ne suffit pas par elle-même, à moins qu’elle ne reçoive une espèce à partir des choses sensibles. C’est pourquoi il est nécessaire pour cela même que nous connaissons naturellement qu’il existe un habitus, qui, lui aussi, tire son principe des sens, comme il est dit à la fin des Postérieurs [analytiques]. Mais la volonté n’a pas besoin d’une espèce pour vouloir. Ce n’est donc pas la même chose.

 

[65614] De virtutibus, q. 1 a. 5 ad 4 Ad quartum dicendum, quod circa passiones virtutes sunt in appetitu inferiori; nec ad huiusmodi requiritur alia virtus in appetitu superiori, ratione iam dicta.

4. Pour ce qui est des passions, les vertus se trouvent dans l’appétit inférieur, et une autre vertu n’est pas nécessaire pour ces choses dans l’appétit supérieur, pour la raison déjà donnée.

 

[65615] De virtutibus, q. 1 a. 5 ad 5 Ad quintum dicendum, quod amicitia proprie non est virtus, sed consequens virtutem. Nam ex hoc ipso quod aliquis est virtuosus, sequitur quod diligat sibi similes. Secus autem est de caritate, quae est quaedam amicitia ad Deum, elevans hominem in id quod metam naturae excedit; unde caritas in voluntate est, ut diximus.

5. À proprement parler, l’amitié n’est pas une vertu, mais la conséquence de la vertu, car du fait même que quelqu’un est vertueux, découle qu’il aime ses semblables. Mais il en est autrement de la charité, qui est une certaine amitié envers Dieu, qui élève l’homme à ce qui dépasse la mesure de la nature. C’est pourquoi la charité existe dans la volonté, comme nous l’avons dit.

 

[65616] De virtutibus, q. 1 a. 5 ad 6 Et per hoc patet responsio ad sextum et septimum; nam virtus coniungens voluntatem Deo est caritas.

6. La réponse à la sixième et à la septième objection est ainsi claire, car la vertu qui unit la volonté à Dieu est la charité.

 

Ad 7 : absent.

7. [Absente]

 

[65617] De virtutibus, q. 1 a. 5 ad 8 Ad octavum dicendum, quod ad felicitatem quaedam praeexiguntur sicut dispositiones, sicuti actus virtutum moralium, per quos removentur impedimenta felicitatis; scilicet inquietudo mentis a passionibus, et ab exterioribus perturbationibus. Aliquis autem actus est virtutis qui est essentialiter ipsa felicitas quando est completus; scilicet actus rationis vel intellectus. Nam felicitas contemplativa nihil aliud est quam perfecta contemplatio summae veritatis; felicitas autem activa est actus prudentiae, quo homo et se et alios gubernat. Aliquid autem est in felicitate sicut perfectivum felicitatis; scilicet delectatio, quae perficit felicitatem, sicut decor iuventutem, ut dicitur in X Ethic. : et hoc pertinet ad voluntatem; et in ordine ad hoc perficit voluntatem caritas, si loquamur de felicitate caelesti, quae sanctis repromittitur. Si autem loquamur de felicitate contemplativa, de qua philosophi tractaverunt, ad huiusmodi delectationem voluntas naturali desiderio ordinatur. Et sic patet quod non oportet omnes virtutes esse in voluntate.

8. Certaines choses sont prérequises à la félicité comme des dispositions, tels les actes des vertus morales, par lesquels sont enlevés les empêchements à la félicité, à savoir, l’agitation de l’esprit par les passions et par les troubles extérieurs. Mais il existe un acte de vertu qui est par essence la félicité elle-même, lorsqu’il se réalise : l’acte de la raison ou de l’intellect. Car la félicité contemplative n’est rien d’autre que la contemplation parfaite de la vérité suprême; mais la félicité active est l’acte de la prudence, par lequel l’homme se gouverne ainsi que les autres. Or, il existe quelque chose dans la félicité qui parfait la félicité : la délectation, qui parfait la félicité, comme la beauté le fait pour la jeunesse, comme il est dit dans Éthique, X. Et cela relève de la volonté, et, par rapport à cela, la charité perfectionne la volonté, si nous parlons de la félicité céleste, qui est promise aux saints. Mais si nous parlons de la félicité contemplative, dont ont traité les philosophes, la volonté est ordonnée à une telle délectation par un désir naturel. Il ressort ainsi clairement qu’il n’est pas nécessaire que toutes les vertus se trouvent dans la volonté.

 

[65618] De virtutibus, q. 1 a. 5 ad 9 Ad nonum dicendum, quod voluntate recte vivitur et peccatur sicut imperante omnes actus virtutum et vitiorum; non autem sicut eliciente; unde non oportet quod voluntas sit proximum subiectum cuiuslibet virtutis.

9. On vit correctemement ou l’on pèche par la volonté pour autant qu’elle commande tous les actes des vertus et des vices, et non parce qu’elle les accomplit. Aussi n’est-il pas nécessaire que la volonté soit le sujet prochain de toutes les vertus.

 

[65619] De virtutibus, q. 1 a. 5 ad 10 Ad decimum dicendum, quod peccatum omne est in voluntate sicut in causa, in quantum omne peccatum fit ex consensu voluntatis; non tamen oportet quod omne peccatum sit in voluntate sicut in subiecto; sed sicut gula et luxuria sunt in concupiscibili, ita et superbia in irascibili.

10. Tout péché se trouve dans la volonté comme dans sa cause, pour autant que tout péché est fait par consentement de la volonté. Il n’est cependant pas nécessaire que tout péché soit dans la volonté comme dans son sujet ; mais de même que la gourmandise et la luxure se trouvent dans le concupiscible, de même l’orgueil se trouve dans l’irascible.

 

[65620] De virtutibus, q. 1 a. 5 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod ex propinquitate voluntatis ad rationem contingit quod voluntas secundum ipsam rationem potentiae consonet rationi; et ideo non indiget ad hoc habitu virtutis super inducto, sicut inferiores potentiae, scilicet irascibilis et concupiscibilis.

11. À cause de la proximité de la volonté par rapport à la raison, il se fait que la volonté soit d’accord avec la raison selon la raison même de sa puissance. C’est pourquoi elle n’a pas besoin que lui soit ajouté un habitus de vertu, comme c’est le cas des puissances inférieures, l’irascible et le concupiscible.

 

[65621] De virtutibus, q. 1 a. 5 ad s. c. 1 Ad primum vero eorum quae in contrarium obiiciuntur, dicendum, quod caritas et spes, quae sunt in voluntate, non continentur sub ista philosophi divisione; sunt enim aliud genus virtutum, et dicuntur virtutes theologicae. Iustitia vero inter morales continetur; voluntas enim sicut et alii appetitus, ratione participat, in quantum dirigitur a ratione. Licet enim voluntas ad eamdem naturam intellectivae partis pertineat, non tamen ad ipsam potentiam rationis.

Réponse au premier argument en sens contraire. La charité et l’espérance, qui existent dans la volonté, ne sont pas contenues dans cette division du Philosophe : en effet, elles sont un autre genre de vertus, qu’on appelle vertus théologales. Mais la justice est comprise parmi les vertus morales : en effet, la volonté, comme les autres appétits, participe à la raison, pour autant qu’elle est dirigée par la raison. Bien que la volonté relève de la même nature que la partie intellectuelle, elle ne relève cependant pas de la puissance même de la raison.

 

[65622] De virtutibus, q. 1 a. 5 ad s. c. 2 Ad secundum dicendum, quod respectu illorum ad quae habetur virtus in irascibili et concupiscibili, non oportet esse virtutem in voluntate, ratione prius dicta.

Réponse au deuxième argument en sens contraire. Par rapport à ce qui est l’objet de la vertu dans l’irascible et dans le concupiscible, il n’est pas nécessaire qu’il y ait une vertu dans la volonté, pour la raison donnée auparavant.

 

 

 

 

Articulus 6 : [65623] De virtutibus, q. 1 a. 6 tit. 1 Sexto quaeritur utrum in intellectu practico sit virtus sicut in subiecto

Article 6 – Existe-t-il une vertu dans l’intellect pratique comme dans son sujet ?

 

[65624] De virtutibus, q. 1 a. 6 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :

Il semble que non.

 

 [65625] De virtutibus, q. 1 a. 6 arg. 1 Quia secundum philosophum in II Ethic., scire, parum vel nihil prodest ad virtutem. Loquitur autem ibi de scientia practica; quod patet ex hoc quod subiungit, quod multi non operantur ea quorum habent scientiam; scientia enim ordinata ad opus est practici intellectus. Ergo practicus intellectus non poterit esse subiectum virtutis.

1. Selon le Philosophe, dans Éthique, II, connaître est peu utile ou pas du tout à la vertu. Or, il est question là de science pratique, ce qui ressort clairement de ce qu’il ajoute, que beaucoup ne pratiquent pas ce dont ils ont la science. Or, la science ordonnée à l’action relève de l’intellect pratique. L’intellect pratique ne pourra donc pas être le sujet d’une vertu.

 

[65626] De virtutibus, q. 1 a. 6 arg. 2 Praeterea, sine virtute non potest aliquis recte agere. Sed sine perfectione practici intellectus potest aliquis recte agere, eo quod potest instrui ab alio de agendis. Ergo perfectio practici intellectus non est virtus.

2. Quelqu’un ne peut agir correctement sans la vertu. Or, quelqu’un peut agir correctement sans une perfection de l’intellect pratique, du fait qu’il peut être instruit par un autre de ce qu’il faut faire. Une perfection de l’intellect pratique n’est donc pas une vertu.

 

[65627] De virtutibus, q. 1 a. 6 arg. 3 Praeterea, tanto aliquid magis peccat, quanto magis recedit a virtute. Sed recessus a perfectione practici intellectus diminuit peccatum; ignorantia enim excusat vel a tanto, vel a toto. Ergo perfectio practici intellectus non potest esse virtus.

3. Plus quelqu’un pèche, plus il s’éloigne de la vertu. Or, l’éloignement de la perfection de l’intellect pratique diminue le péché : en effet, l’ignorance excuse en partie ou en totalité. La perfection de l’intellect pratique ne peut donc pas être une vertu.

 

 [65628] De virtutibus, q. 1 a. 6 arg. 4 Praeterea, virtus secundum Tullium, agit in modum naturae. Sed modus agendi naturae opponitur contra modum agendi rationis, sive practici intellectus; quod patet in II Physic., ubi dividitur agens a natura contra agens a proposito. Ergo videtur quod in practico intellectu non sit virtus.

4. Selon Tullius [Cicéron], la vertu agit à la manière de la nature. Or, le mode d’agir de la nature s’oppose au mode d’agir de la raison ou de l’intellect pratique, comme cela ressort clairement de Physique, II, où l’agent naturel est opposé à l’agent qui décide. Il semble donc qu’il n’y ait pas de vertu dans l’intellect pratique.

 

[65629] De virtutibus, q. 1 a. 6 arg. 5 Praeterea, bonum et verum formaliter differunt secundum proprias rationes. Sed differentia formalis obiectorum diversificat habitus. Cum igitur virtutis obiectum sit bonum, practici autem intellectus perfectio sit verum, tamen ordinatum ad opus; videtur quod perfectio practici intellectus non sit virtus.

5. Le bien et le vrai diffèrent formellement selon leurs raisons propres. Or, la différence formelle des objets différencie les habitus. Puisque l’objet de la vertu est le bien et que la perfection de l’intellect pratique est le vrai, mais ordonné à l’action, il semble donc que la perfection de l’intellect pratique ne soit pas une vertu.

 

[65630] De virtutibus, q. 1 a. 6 arg. 6 Praeterea, virtus, secundum philosophum in II Ethic., est habitus voluntarius. Sed habitus intellectus practici differunt ab habitibus voluntatis vel appetitivae partis. Ergo habitus qui sunt in intellectu practico, non sunt virtutes; et sic intellectus practicus non potest esse subiectum virtutis.

6. Selon le Philosophe, dans Éthique, II, la vertu est un habitus volontaire. Or, les habitus de l’intellect pratique diffèrent des habitus de la volonté ou partie appétitive. Les habitus qui se trouvent dans l’intellect pratique ne sont donc pas des vertus. Et ainsi, l’intellect pratique ne peut pas être le sujet de la vertu.

 

[65631] De virtutibus, q. 1 a. 6 s. c. 1 Sed contra. Est quod prudentia ponitur una quatuor virtutum principalium; et tamen eius subiectum est practicus intellectus. Ergo intellectus practicus potest esse subiectum virtutis.

Cependant :

1. La prudence est présentée comme une des quatre vertus principales, et cependant, son sujet est l’intellect pratique. L’intellect pratique peut donc être le sujet d’une vertu.

 

[65632] De virtutibus, q. 1 a. 6 s. c. 2 Praeterea, virtus humana est cuius subiectum est potentia humana. Sed potentia humana magis est intellectus practicus quam irascibilis et concupiscibilis; sicut quod est per essentiam tale, magis est eo quod est per participationem. Ergo intellectus practicus potest esse subiectum virtutis humanae.

2. La vertu humaine est celle dont le sujet est une puissance humaine. Or, l’intellect pratique est davantage une puissance humaine que l’irascible et le concupiscible, de la même façon que ce qui est une chose par essence l’est davantage que ce qui l’est par participation. L’intellect pratique peut donc être le sujet d’une vertu humaine.

 

[65633] De virtutibus, q. 1 a. 6 s. c. 3 Praeterea, propter quod unumquodque, et illud magis. Sed in parte affectiva est virtus propter rationem; quia ad hoc quod obediat rationi vis affectiva, in ea ponitur virtus. Ergo multo fortius in ratione practica debet esse virtus.

3. Ce pour quoi une chose existe en est davantage la raison d’être. Or, la vertu dans la partie affective existe en vue de la raison, car une vertu existe en elle afin qu’elle obéisse à la raison. À bien plus forte raison doit-il donc y avoir une vertu dans la raison pratique.

 

[65634] De virtutibus, q. 1 a. 6 co. Respondeo. Dicendum, quod inter virtutes naturales et rationales haec differentia assignatur; quod naturalis virtus est determinata ad unum, virtus autem rationalis ad multa se habet. Oportet autem ut appetitus animalis vel rationalis inclinetur in suum appetibile ex aliqua apprehensione praeexistente; inclinatio enim in finem absque praeexistente cognitione ad appetitum pertinet naturalem, sicut grave inclinatur ad medium. Sed quia aliquod bonum apprehensum oportet esse obiectum appetitus animalis et rationalis; ubi ergo istud bonum uniformiter se habet, potest esse inclinatio naturalis in appetitu, et iudicium naturale in vi cognitiva, sicut accidit in brutis. Cum enim sint paucarum operationum propter debilitatem principii activi quod ad pauca se extendit; est in omnibus unius speciei bonum uniformiter se habens. Unde per appetitum naturalem inclinationem habent in id, et per vim cognitivam naturale iudicium habent de illo proprio bono uniformiter se habente. Et ex hoc naturali iudicio et naturali appetitu provenit quod omnis hirundo uniformiter facit nidum, et quod omnis aranea uniformiter facit telam; et sic est in omnibus aliis brutis considerare. Homo autem est multarum operationum et diversarum; et hoc propter nobilitatem sui principii activi, scilicet animae, cuius virtus ad infinita quodammodo se extendit. Et ideo non sufficeret homini naturalis appetitus boni, nec naturale iudicium ad recte agendum, nisi amplius determinetur et perficiatur. Per naturalem siquidem appetitum homo inclinatur ad appetendum proprium bonum; sed cum hoc multipliciter varietur, et in multis bonum hominis consistat; non potuit homini inesse naturalis appetitus huius boni determinati, secundum conditiones omnes quae requiruntur ad hoc quod sit ei bonum; cum hoc multipliciter varietur secundum diversas conditiones personarum et temporum et locorum, et huiusmodi. Et eadem ratione naturale iudicium; quod est uniforme, et ad huiusmodi bonum quaerendum non sufficit; unde oportuit in homine per rationem, cuius est inter diversa conferre, invenire et diiudicare proprium bonum, secundum omnes conditiones determinatum, prout est nunc et hic quaerendum. Et ad hoc faciendum ratio absque habitu perficiente hoc modo se habet sicut et in speculativo se habet ratio absque habitu scientiae ad diiudicandum de aliqua conclusione alicuius scientiae; quod quidem non potest nisi imperfecte et cum difficultate agere. Sicut igitur oportet rationem speculativam habitu scientiae perfici ad hoc quod recte diiudicet de scibilibus ad scientiam aliquam pertinentibus; ita oportet quod ratio practica perficiatur aliquo habitu ad hoc quod recte diiudicet de bono humano secundum singula agenda. Et haec virtus dicitur prudentia, cuius subiectum est ratio practica; et est perfectiva omnium virtutum moralium quae sunt in parte appetitiva, quarum unaquaeque facit inclinationem appetitus in aliquod genus humani boni : sicut iustitia facit inclinationem in bonum quod est aequalitas pertinentium ad communicationem vitae; temperantia in bonum quod est refrenari a concupiscentiis; et sic de singulis virtutibus. Unumquodque autem horum contingit multipliciter fieri, et non eodem modo in omnibus; unde ad hoc quod rectus modus statuatur, requiritur iudicii prudentia. Et ita ab ipsa est rectitudo et complementum bonitatis in omnibus aliis virtutibus; unde philosophus dicit quod medium in virtute morali determinatur secundum rationem rectam. Et quia ex hac rectitudine et bonitatis complemento omnes habitus appetitivi virtutis rationem sortiuntur, inde est quod prudentia est causa omnium virtutum appetitivae partis, quae dicuntur morales in quantum sunt virtutes; et propterea dicit Gregorius in XXII Moral., quod ceterae virtutes, nisi ea quae appetunt, prudenter agant, virtutes esse nequaquam possunt.

Réponse :

Entre les puissances naturelles et raisonnables, il existe cette différence que la puissance naturelle est déterminée à une seule chose, alors que la puissance raisonnable se rapporte à plusieurs choses. Or, il est nécessaire que l’appétit animal ou raisonnable soit incliné vers ce qui est l’objet de son désir en vertu d’une saisie antérieure : en effet, l’inclination vers la fin sans connaissance antérieure relève de l’appétit naturel, comme ce qui est lourd est incliné vers le milieu. Mais parce qu’il est nécessaire qu’un bien connu soit l’objet de l’appétit animal et raisonnable, là où ce bien se trouve de manière uniforme, il peut exister une inclination naturelle dans l’appétit et un jugement naturel dans la puissance cognitive, comme cela se produit chez les animaux sans raison. En effet, comme ils ont peu d’opérations en raison de la faiblesse du principe actif qui s’étend à peu de choses, il existe chez tous un bien d’une seule espèce qui se trouve de manière uniforme. Aussi, par l’appétit naturel, tendent-ils vers celui-ci, et, par la connaissance naturelle, jugent-ils de ce bien propre qui existe de manière uniforme. Et de ce jugement naturel vient le fait que toutes les hirondelles font leur nid de manière uniforme, et que toutes les araignées tissent leur toile de manière uniforme. Et il faut penser la même chose pour tous les animaux sans raison. Mais l’homme possède des opérations multiples et diverses, et cela, en raison de son principe actif, à savoir, l’âme, dont la puissance s’étend pour ainsi dire à l’infini. C’est pourquoi ne suffirait pas à l’homme un appétit naturel du bien, ni un jugement naturel pour agir correctement, à moins qu’il ne soit davantage déterminé et perfectionné. Car, par l’appétit naturel, l’homme est incliné à désirer son propre bien; mais puisque celui-ci se diversifie de multiples manières et que le bien de l’homme consiste dans plusieurs choses, il ne pouvait pas exister chez l’homme un appétit naturel de tel bien déterminé, selon toutes les conditions qui sont requises pour que cela soit bon, puisque cela se diversifie de multiples façons selon les diverses conditions de personnes, de temps, de lieux et de choses de ce genre. Et il en est de même pour le jugement naturel, qui est uniforme, et qui ne suffit pas pour rechercher un bien de ce genre. Aussi fallait-il que, par la raison, à qui il appartient de rapprocher les choses diverses, l’homme trouve son propre bien et en juge, tel qu’il est déterminé selon toutes les conditions, en tant qu’il doit être recherché ici et maintenant. Et pour faire cela, la raison sans un habitus qui la perfectionne se trouve dans la même condition que la raison en matière spéculative, sans l’habitus de la science, pour juger de la conclusion d’une science, ce qu’elle ne peut faire qu’imparfaitement et avec difficulté. Puisqu’il faut que la raison spéculative soit perfectionnée par l’habitus de la science pour juger correctement des objets connaissables qui relèvent de cette science, de même il est donc nécessaire que la raison pratique soit perfectionnée par un habitus afin de juger correctement du bien humain pour chaque action à poser. Et cette vertu s’appelle la prudence, dont le sujet est la raison pratique, et elle perfectionne toutes les vertus morales qui existent dans la partie appétitive, dont chacune incline l’appétit vers un certain genre de bien humain, comme la justice incline vers le bien qui est l’égalité dans ce qui se rapporte à la vie sociale, la tempérance, vers le bien qui consiste à se retenir des désirs désordonnés, et ainsi pour toutes les vertus. Or, chacune de ces choses peut être accomplie de multiples façons, et non de la même façon chez tous. Aussi, pour que la bonne mesure soit déterminée, la prudence du jugement est-elle nécessaire. Et ainsi, une rectitude et un complément de bonté viennent-ils de [la prudence] pour toutes les autres vertus. C’est pourquoi le Philosophe dit que le milieu de la vertu morale est déterminé selon la raison droite. Et parce que toutes les vertus de la puissance appétitive tirent leur raison de vertu de cette rectitude et de ce complément de bonté, de là vient que la prudence est la cause de toutes les vertus de la partie appétitive, qui sont appelées morales pour autant qu’elles sont des vertus. Et c’est pourquoi Grégoire dit, dans les Morales, XXII, que les autres vertus, si elles ne font pas prudemment ce qu’elles désirent, ne peuvent jamais être des vertus.

 

[65635] De virtutibus, q. 1 a. 6 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod philosophus ibi loquitur de scientia practica; sed prudentia plus importat quam scientia practica : nam ad scientiam practicam pertinet universale iudicium de agendis; sicut fornicationem esse malam, furtum non esse faciendum, et huiusmodi. Qua quidem scientia existente, in particulari actu contingit iudicium rationis intercipi, ut non recte diiudicet; et propter hoc dicitur parum valere ad virtutem, quia ea existente contingit hominem contra virtutem peccare. Sed ad prudentiam pertinet recte iudicare de singulis agibilibus, prout sint nunc agenda : quod quidem iudicium corrumpitur per quodlibet peccatum. Et ideo prudentia manente, homo non peccat; unde ipsa non parum sed multum confert ad virtutem; immo ipsam virtutem causat, ut dictum est.

Solutions :

1. Le Philosophe parle là de la science pratique. Mais la prudence comporte plus que la science pratique, car il relève de la science pratique de porter un jugement universel sur ce qu’il faut faire, comme le fait que la fornication est mauvaise, qu’il ne faut pas voler, et les choses de ce genre. Alors que cette science existe, il arrive cependant que, dans les actes particuliers, le jugement de la raison soit pris par surprise, de sorte qu’il ne juge par correctement. C’est pour cette raison que l’on dit que [la science pratique] contribue peu à la vertu, parce que, alors qu’elle existe, il arrive que l’homme pèche contre la vertu. Mais il relève de la prudence de juger correctement de chaque action à poser, pour autant qu’elle doit être accomplie maintenant ; c’est ce jugement qui est corrompu par n’importe quel péché. C’est pourquoi, lorsque la prudence demeure, l’homme ne pèche pas. Aussi celle-ci n’apporte-t-elle pas peu, mais beaucoup à la vertu, bien plus, elle cause la vertu elle-même, comme on l’a dit.

 

 [65636] De virtutibus, q. 1 a. 6 ad 2 Ad secundum dicendum, quod homo ab alio potest accipere consilium in universali de agendis; sed quod iudicium recte servet in ipso actu contra omnes passiones, hoc solum ex rectitudine prudentiae provenit; et sine hoc virtus esse non potest.

2. Un homme peut recevoir un conseil dans l’universel sur les actes à poser. Mais qu’il maintienne dans l’acte même un jugement droit contre toutes les passions, cela provient seulement de la rectitude de la prudence. Et sans cela, il ne peut y avoir de vertu.

 

[65637] De virtutibus, q. 1 a. 6 ad 3 Ad tertium dicendum, quod ignorantia quae opponitur prudentiae, est ignorantia electionis, secundum quam omnis malus est ignorans; quae provenit ex eo quod iudicium rationis intercipitur per appetitus inclinationem : et hoc non excusat peccatum, sed constituit. Sed ignorantia quae opponitur scientiae practicae, excusat vel diminuit peccatum.

3. L’ignorance qui s’oppose à la prudence est l’ignorance dans le choix, selon laquelle tout méchant est ignorant. Celle-ci vient du fait que le jugement de la raison est surpris par l’inclination de l’appétit. Et cela n’excuse pas le péché, mais le constitue. Mais l’ignorance qui s’oppose à la science pratique excuse ou diminue le péché.

 

 [65638] De virtutibus, q. 1 a. 6 ad 4 Ad quartum dicendum, quod verbum Tullii intelligitur quantum ad inclinationem appetitus tendentis in aliquod bonum commune, sicut in fortiter agere, vel aliquid huiusmodi. Sed nisi rationis iudicio dirigeretur, talis inclinatio frequenter duceretur in praecipitium; et tanto magis, quanto esset vehementior; sicut ponit philosophus exemplum de caeco, in VI Ethic., qui tanto magis laeditur ad parietem impingens, quanto fortius currit.

4. La parole de Tullius [Cicéron] s’entend de l’inclination de l’appétit qui tend vers un bien général, comme agir avec force, ou quelque chose du genre. Mais si elle n’était pas dirigée par le jugement de la raison, une telle inclination mènerait souvent au précipice, et d’autant plus qu’elle serait plus impétueuse, comme le Philosophe le dit en présentant, dans Éthique, VI, l’exemple de l’aveugle qui se blesse d’autant plus, en heurtant un mur, qu’il court plus vite.

 

[65639] De virtutibus, q. 1 a. 6 ad 5 Ad quintum dicendum, quod bonum et verum sunt obiecta duarum partium animae, scilicet intellectivae et appetitivae : quae quidem duo hoc modo se habent, quod utraque ad actum alterius operatur; sicut voluntas vult intellectum intelligere, et intellectus intelligit voluntatem velle. Et ideo haec duo, bonum et verum, se invicem includunt : nam bonum est quoddam verum, in quantum est ab intellectu apprehensum; prout scilicet intellectus intelligit voluntatem velle bonum, vel etiam in quantum intelligit aliquid esse bonum; similiter etiam et ipsum verum est quoddam bonum intellectus, quod etiam sub voluntate cadit, in quantum homo vult intelligere verum. Nihilominus tamen verum intellectus practici est bonum, quod et finis operationis : bonum enim non movet appetitum, nisi in quantum est apprehensum. Ideo nihil prohibet in intellectu practico esse virtutem.

5. Le bien et le vrai sont les objets de deux parties de l’âme, à savoir, de l’intellective et de l’appétitive. Ces deux [parties] se comportent de manière telle que chacune opère en vue de l’acte de l’autre, comme la volonté veut que l’intellect comprenne, et l’intellect comprend que la volonté veut. C’est pourquoi ces deux choses, le bien et le vrai, s’incluent l’une l’autre. Car le bien est quelque chose de vrai en tant qu’il est saisi par l’intellect, pour autant que l’intellect comprend que la volonté veut le bien, ou encore qu’il comprend que quelque chose est bon. Semblablement, le vrai lui-même est un certain bien de l’intellect, qui relève aussi de la volonté, pour autant que l’homme veut comprendre ce qui est vrai. Toutefois, le vrai qui est l’objet de l’intellect pratique est le bien qui est la fin de l’opération : en effet, le bien ne meut l’appétit que dans la mesure où il est compris. C’est pourquoi rien n’empêche qu’il y ait une vertu dans l’intellect pratique.

 

 [65640] De virtutibus, q. 1 a. 6 ad 6 Ad sextum dicendum, quod philosophus in II Ethic., definit virtutem moralem : de virtute enim intellectuali determinat in VI Ethic. Virtus autem quae est in intellectu practico, non est moralis, sed intellectualis : nam etiam prudentiam inter virtutes intellectuales philosophus ponit, ut patet in II Ethic.

6. Dans Éthique, II, le Philosophe définit la vertu morale : en effet, il précise ce qu’est la vertu intellectuelle dans Éthique, VI. Or, la vertu qui est dans l’intellect pratique n’est pas une vertu morale, mais intellectuelle, car le Philosophe range aussi la prudence parmi les vertus intellectuelles, comme cela ressort clairement d’Éthique, II.

 

 

 

 

Articulus 7 : [65641] De virtutibus, q. 1 a. 7 tit. 1 Septimo quaeritur utrum in intellectu speculativo sit virtus

Article 7 – Existe-t-il une vertu dans l’intellect spéculatif ?

 

[65642] De virtutibus, q. 1 a. 7 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :

Il semble que non.

 

[65643] De virtutibus, q. 1 a. 7 arg. 1 Virtus enim omnis ordinatur ad actum : virtus enim est quae opus bonum reddit. Intellectus autem speculativus non ordinatur ad actum : nihil enim dicit de imitando vel fugiendo, ut patet in III de anima. Ergo in intellectu speculativo non potest esse virtus.

1. En effet, toute vertu est ordonnée à l’acte, car la vertu est ce qui rend un acte bon. Or, l’intellect spéculatif n’est pas ordonné à l’acte, car il ne dit rien de l’imitation ou de la fuite, comme cela ressort clairement de Sur l’âme, III. Il ne peut donc pas y avoir de vertu dans l’intellect spéculatif.

 

[65644] De virtutibus, q. 1 a. 7 arg. 2 Praeterea, virtus est quae bonum facit habentem, ut dicitur in II Ethic. Sed habitus intellectus speculativi non faciunt bonum habentem; non enim dicitur propter hoc bonus homo, quia habet scientiam. Ergo habitus qui sunt in intellectu speculativo, non sunt virtutes.

2. La vertu est ce qui rend bon celui qui la possède, comme il est dit dans Éthique, II. Or, les habitus de l’intellect spéculatif ne rendent pas bon celui qui les possède, car on ne dit pas qu’un homme est bon parce qu’il possède la science. Les habitus qui se trouvent dans l’intellect spéculatif ne sont donc pas des vertus.

 

 [65645] De virtutibus, q. 1 a. 7 arg. 3 Praeterea, intellectus speculativus praecipue perficitur habitu scientiae. Scientia autem non est virtus; quod ex hoc patet, quia contra virtutes dividitur : dicitur enim in prima specie qualitatis esse habitus et dispositio; et habitus dicitur scientiae et virtutis. Ergo in intellectu speculativo non est virtus.

3. L’intellect spéculatif est principalement perfectionné par l’habitus de science. Or, la science n’est pas une vertu, ce qui ressort clairement du fait qu’elle est distinguée des vertus : en effet, on dit que l’habitus et la disposition se trouvent dans la première espèce de qualité, et on parle d’habitus de la science et de la vertu. Il n’y a donc pas de vertu dans l’intellect spéculatif.

 

[65646] De virtutibus, q. 1 a. 7 arg. 4 Praeterea, omnis virtus ordinatur ad aliquid, quia ad felicitatem quae est finis virtutis. Sed intellectus speculativus non ordinatur ad aliquid : non enim scientiae speculativae propter utilitatem quaeruntur, sed propter seipsas, ut dicitur in I Metaph. Ergo in intellectu speculativo non potest esse virtus.

4. Toute vertu est ordonnée à quelque chose, parce qu’elle est ordonnée à la félicité qui est la fin de la vertu. Or, l’intellect spéculatif n’est pas ordonné à quelque chose : en effet, les sciences spéculatives ne sont pas recherchées pour leur utilité, mais pour elles-mêmes, comme il est dit dans Métaphysique, I. Il ne peut donc pas y avoir de vertu dans l’intellect spéculatif.

 

[65647] De virtutibus, q. 1 a. 7 arg. 5 Praeterea, actus virtutis est meritorius. Sed intelligere non sufficit ad meritum; immo scienti bonum, et non facienti peccatum est illi, ut dicit Iacobus, IV, 17. Ergo in intellectu speculativo non est virtus.

5. L’acte de la vertu est méritoire. Or, comprendre ne suffit pas pour le mérite ; bien plus, c’est péché de connaître le bien, et de ne pas l’accomplir, comme il est dit en Jc 4, 17. Il n’y a donc pas de vertu dans l’intellect spéculatif.

 

[65648] De virtutibus, q. 1 a. 7 s. c. 1 Sed contra. Fides est in intellectu speculativo, cum sit eius obiectum veritas prima. Sed fides est virtus. Ergo intellectus speculativus potest esse subiectum virtutis.

Cependant :

1. La foi se trouve dans l’intellect spéculatif, puisque son objet est la Vérité première. Or, la foi est une vertu. L’intellect spéculatif peut donc être le sujet d’une vertu.

 

[65649] De virtutibus, q. 1 a. 7 s. c. 2 Praeterea, verum et bonum sunt aeque nobilia. Nam se invicem circumeunt; nam verum est quoddam bonum, et bonum est quoddam verum : et utrumque commune omni enti. Si igitur in voluntate, cuius obiectum est bonum, potest esse virtus; ergo et in intellectu speculativo, cuius obiectum est verum, poterit esse virtus.

2. Le vrai et le bien sont également nobles. En effet, ils s’englobent réciproquement, car le vrai est un certain bien, et le bien est quelque chose de vrai, et les deux sont communs à tout être. Si donc il peut exister une vertu dans la volonté, dont l’objet est le bien, il pourra aussi exister une vertu dans l’intellect spéculatif, dont l’objet est le vrai.

 

[65650] De virtutibus, q. 1 a. 7 co. Respondeo. Dicendum quod virtus in unaquaque re dicitur per respectum ad bonum; eo quod uniuscuiusque virtus est, ut philosophus dicit, quae bonum facit habentem, et opus eius bonum reddit; sicut virtus equi quae facit equum esse bonum, et bene ire, et bene ferre sessorem, quod est opus equi. Ex hoc quidem igitur aliquis habitus habebit rationem virtutis, quia ordinatur ad bonum. Hoc autem contingit dupliciter : uno modo formaliter, alio modo materialiter. Formaliter quidem, quando aliquis habitus ordinatur ad bonum sub ratione boni; materialiter vero, quando ordinatur ad id quod est bonum, non tamen sub ratione boni. Bonum autem sub ratione boni est obiectum solius appetitivae partis; nam bonum est quod omnia appetunt. Illi igitur habitus qui vel sunt in parte appetitiva, vel a parte appetitiva dependent, ordinantur formaliter ad bonum; unde potissime habent rationem virtutis. Illi vero habitus qui nec sunt in appetitiva parte, nec ab eadem dependent, possunt quidem ordinari materialiter in id quod est bonum, non tamen formaliter sub ratione boni; unde et possunt aliquo modo dici virtutes, non tamen ita proprie sicut primi habitus. Sciendum est autem, quod intellectus tam speculativus quam practicus potest perfici dupliciter aliquo habitu. Uno modo absolute et secundum se, prout praecedit voluntatem, quasi eam movens; alio modo prout sequitur voluntatem, quasi ad imperium actum suum eliciens : quia, ut dictum est, istae duae potentiae, scilicet intellectus et voluntas, se invicem circumeunt. Illi igitur habitus qui sunt in intellectu practico vel speculativo, primo modo, possunt dici aliquo modo virtutes, licet non ita secundum perfectam rationem; et hoc modo intellectus scientia et sapientia, sunt in intellectu speculativo, ars vero in intellectu practico. Dicitur enim aliquis intelligens vel sciens secundum quod eius intellectus perfectus est ad cognoscendum verum; quod quidem est bonum intellectus. Et licet istud verum possit esse volitum, prout homo vult intelligere verum; non tamen quantum ad hoc perficiuntur habitus praedicti. Non enim ex hoc quod homo habet scientiam, efficitur volens considerare verum, sed solummodo potens; unde et ipsa veri consideratio non est scientia in quantum est volita, sed secundum quod directe tendit in obiectum. Et similiter est de arte respectu intellectus practici; unde ars non perficit hominem ex hoc quod bene velit operari secundum artem, sed solummodo ad hoc quod sciat et possit. Habitus vero qui sunt in intellectu speculativo vel practico secundum quod intellectus sequitur voluntatem, habent verius rationem virtutis; in quantum per eos homo efficitur non solum potens vel sciens recte agere, sed volens. Quod quidem ostenditur in fide et prudentia, sed diversimode. Fides enim perficit intellectum speculativum, secundum quod imperatur ei a voluntate; quod ex actu patet : homo enim ad ea quae sunt supra rationem humanam, non assentit per intellectum nisi quia vult; sicut Augustinus dicit, quod credere non potest homo nisi volens. Ita et similiter erit fides in intellectu speculativo, secundum quod subiacet imperio voluntatis; sicut temperantia est in concupiscibili secundum quod subiacet imperio rationis. Unde voluntas imperat intellectui, credendo, non solum quantum ad actum exequendum, sed quantum ad determinationem obiecti : quia ex imperio voluntatis in determinatum creditum intellectus assentit; sicut et in determinatum medium a ratione, concupiscibilis, per temperantiam tendit. Prudentia vero est in intellectu sive ratione practica, ut dictum est : non quidem ita quod ex voluntate determinetur obiectum prudentiae, sed solum finis; obiectum autem ipsa perquirit : praesupposito enim a voluntate fine boni, prudentia perquirit vias per quas hoc bonum et perficiatur et conservetur. Sic igitur patet quod habitus in intellectu existentes diversimode se habent ad voluntatem. Nam quidam in nullo a voluntate dependent, nisi quantum ad eorum usum; et hoc quidem per accidens, cum huiusmodi usus habituum aliter a voluntate dependeat, et aliter ab habitibus praedictis, sicut sunt scientia et sapientia et ars. Non enim per hos habitus homo ad hoc perficitur, ut homo eis bene velit uti; sed solum ut ad hoc sit potens. Aliquis vero habitus intellectus dependet a voluntate sicut a qua accipit principium suum : nam finis in operativis principium est; et sic se habet prudentia. Aliquis vero habitus etiam determinationem obiecti a voluntate accipit, sicut est in fide. Et licet omnes quoquo modo possint dici virtutes; tamen perfectius et magis proprie hi duo ultimi habent rationem virtutis; licet ex hoc non sequatur quod sint nobiliores habitus aut perfectiores.

Réponse :

En toute chose, on parle de vertu par rapport au bien, du fait que la vertu, comme le dit le Philosophe, est, chez chacun, ce qui le rend bon et rend son acte bon, comme la vertu du cheval est ce qui rend le cheval bon, et le fait bien aller et porter celui qui le monte, ce qui est l’action du cheval. Et donc, un habitus aura la raison de vertu parce qu’il est ordonné au bien. Or, cela se produit de deux manières : d’une manière, formelle­ment ; d’une autre manière, matériellement. Formellement, lorsqu’un habitus est ordonné au bien sous la raison de bien ; mais maté­riellement lorsqu’il est ordonné à ce qui est bon, mais non sous la raison de bien. Or, le bien sous la raison de bien est l’objet de la seule partie appétitive, car le bien est ce que toutes choses désirent. Les habitus qui se trouvent dans la partie appétitive ou dépen­dent de la partie appétitive sont donc formel­lement ordonnés au bien. C’est pourquoi ils ont principalement raison de vertu. Mais les habitus qui ne se trouvent pas dans la partie appétitive ni n’en dépendent peuvent toute­fois être ordonnés matériellement à ce qui est bon, mais non pas formellement sous la rai­son de bien. C’est pourquoi ils peuvent être appelés d’une certaine façon des vertus, mais non pas aussi proprement que les premiers habitus. Or, il faut savoir que l’intellect aussi bien spéculatif que pratique peut être perfectionné par un habitus de deux façons. D’une façon, tout simplement et par soi, en tant qu’il précède la volonté en la mouvant ; d’une autre façon, en tant qu’il suit la volonté, comme s’il exécutait son acte au comman­dement [de la volonté], car, ainsi qu’on l’a dit, ces deux puissances, l’intellect et la vo­lonté, s’englobent l’une l’autre. Les habi­tus qui se trouvent dans l’intellect pratique ou spéculatif de la première façon peuvent être appelés vertus d’une certaine manière, bien que ce ne soit pas selon une parfaite raison. Et de cette manière, la science et la sagesse de l’intellect se trouvent dans l’intellect spéculatif, et l’art, dans l’intellect pratique. En effet, on dit de quelqu’un qu’il comprend ou sait selon que son intellect a été perfectionné pour connaître le vrai, qui est le bien de l’intellect. Et bien que ce vrai puisse être voulu, pour autant que l’homme veut comprendre le bien, toutefois les habitus mentionnés ne sont pas mis en œuvre pour cette raison. En effet, ce n’est pas parce que l’homme a la science qu’il veut en acte considérer ce qui est vrai, mais il en est rendu seulement capable. Aussi la considération du vrai elle-même n’est-elle pas la science en tant que celle-ci est voulue, mais selon qu’elle tend directement à son sujet. Et de même en est-il pour l’art par rapport à l’intellect pratique. Aussi l’art ne perfec­tionne-t-il pas l’homme du fait qu’il veut bien agir selon l’art, mais seulement afin qu’il le sache et le puisse. Mais les habitus qui se trouvent dans l’intellect spé­culatif ou pratique selon que l’intellect suit la volonté possèdent la raison de vertu avec plus de vérité, dans la mesure où, par eux, l’homme est rendu non seulement capable ou sait agir correctement, mais le veut. Ce qui apparaît dans la foi et la prudence, mais de manière différente. En effet, la foi parfait l’intellect spéculatif en tant qu’il est com­mandé par la volonté, ce qui ressort claire­ment de son acte : en effet, l’homme ne donne son assentiment à ce qui dépasse la raison humaine par l’intellect que parce qu’il le veut. Ainsi Augustin dit-il que l’homme ne peut croire que s’il le veut. Semblablement, la foi se trouvera dans l’intellect spéculatif selon qu’il est soumis à la volonté, comme la tempérance se trouve dans le concupiscible selon qu’il est soumis au commandement de la raison. Aussi la volonté commande-t-elle à l’intellect en croyant, non seulement pour l’accomplissement de l’acte, mais pour la détermination de l’objet, car l’intellect consent à ce qui est cru de manière déterminée sous le commandement de la volonté, de la même manière qu’il tend par la tempérance vers un milieu déterminé du concupiscible par la raison. Or, la prudence se trouve dans l’intellect ou la raison pratique, comme on l’a dit : non pas que l’objet de la prudence soit déterminé par la volonté, mais seulement la fin. Elle recherche elle-même l’objet : en effet, étant présupposée la fin du bien par la volonté, la prudence recherche les moyens par lesquels ce bien est accompli et conservé. Il ressort donc clairement que les habitus qui existent dans l’intellect ont divers rapports avec la volonté. Certains ne dépendent aucunement de la volonté, si ce n’est pour leur usage, et cela, par accident, puisque cet usage des habitus dépend de la volonté d’une autre manière que les habitus mentionnés, tels que la science, la sagesse et l’art. En effet, par ces habitus, l’homme n’est pas perfectionné de telle manière que l’homme veuille les bien utiliser, mais seulement qu’il en soit capable. Mais un certain habitus de l’intellect dépend de la volonté en tant que celui-ci reçoit d’elle son principe, car la fin est le principe pour les actions : il en va ainsi pour la prudence. Un autre habitus reçoit aussi de la volonté la détermination de son objet, comme c’est le cas de la foi. Et bien que tous puissent être appelés des vertus d’une certaine manière, ces deux dernières possèdent cependant plus parfaitement et à parler plus proprement la raison de vertu, bien qu’il n’en découle pas qu’elles soient des habitus plus nobles ou plus parfaits.

 

[65651] De virtutibus, q. 1 a. 7 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod habitus intellectus speculativi ordinatur ad actum proprium, quem perfectum reddit, qui est veri consideratio : non autem ordinatur sicut in finem in aliquem exteriorem actum, sed finem habet in suo actu proprio. Intellectus autem practicus ordinatur sicut in finem in alium exteriorem actum : non enim consideratio de agendis vel faciendis pertinet ad intellectum practicum nisi propter agere vel facere. Et sic habitus intellectus speculativi reddit actum suum nobiliori modo bonum quam habitus intellectus practici : quia ille ut finem, hic ut ad finem; licet habitus intellectus practici, ex eo quod ordinat ad bonum sub ratione boni, prout praesupponitur voluntati, magis proprie habeat rationem virtutis.

Solutions :

1. L’habitus de l’intellect spéculatif est ordonné à son acte propre qu’il rend parfait : c’est la considération de la vérité. Mais il n’est pas ordonné comme à sa fin à un acte extérieur, car il a sa fin dans son acte propre. Mais l’intellect pratique est ordonné comme à sa fin à un acte extérieur : en effet, la considération des actes à poser ou des choses à faire ne relève de l’intellect pratique qu’en raison de l’action ou de la réalisation. Et ainsi, l’habitus de l’intellect spéculatif rend son acte bon d’une manière plus noble que l’habitus de l’intellect pratique, car celui-là en tant que fin, celui-ci en tant qu’ordonné à une fin, bien que l’habitus de l’intellect pratique, du fait qu’il ordonne au bien sous la raison de bien, en tant qu’il est présupposé à la volonté, ait davantage la raison de vertu.

 

[65652] De virtutibus, q. 1 a. 7 ad 2 Ad secundum dicendum, quod homo non dicitur bonus simpliciter ex eo quod est in parte bonus, sed ex eo quod secundum totum est bonus : quod quidem contingit per bonitatem voluntatis. Nam voluntas imperat actibus omnium potentiarum humanarum. Quod provenit ex hoc quod quilibet actus est bonum suae potentiae; unde solus ille dicitur esse bonus homo simpliciter qui habet bonam voluntatem. Ille autem qui habet bonitatem secundum aliquam potentiam, non praesupposita bona voluntate, dicitur bonus secundum quod habet bonum visum et auditum, aut est bene videns et audiens. Et sic patet, quod ex eo quod homo habet scientiam, non dicitur bonus simpliciter, sed bonus secundum intellectum, vel bene intelligens; et similiter est de arte, et de aliis huiusmodi habitibus.

2. On ne dit pas que l’homme est tout simplement bon du fait qu’il est bon en partie, mais parce qu’il est entièrement bon, ce qui se produit par la bonté de la volonté, car la volonté commande aux actes de toutes les puissances humaines. Cela vient de ce que tout acte est le bien de sa puissance ; aussi dit-on qu’un homme est tout simplement bon lorsqu’il a une volonté bonne. Mais celui qui possède la bonté selon quelque puissance, sans que préexiste une volonté bonne, est appelé bon selon qu’il a une bonne vue ou une bonne ouïe, ou qu’il voit et entend bien. Ainsi ressort-il clairement que, du fait qu’un homme possède la science, il n’est pas appelé bon tout simplement, mais bon selon l’intellect, et comme ayant une bonne intelligence. Et il en va de même pour l’art, et pour les autres habitus de ce genre.

 

[65653] De virtutibus, q. 1 a. 7 ad 3 Ad tertium dicendum, quod scientia dividitur contra moralem virtutem, et tamen ipsa est virtus intellectualis; vel etiam dividitur contra virtutem propriissime dictam : sic enim ipsa non est virtus, ut supra dictum est.

3. La science se distingue de la vertu morale, et cependant elle est elle-même une vertu intellectuelle. Ou bien, elle se distingue de la vertu entendue au sens le plus propre : ainsi n’est-elle pas elle-même une vertu, comme on l’a dit plus haut.

 

[65654] De virtutibus, q. 1 a. 7 ad 4 Ad quartum dicendum, quod intellectus speculativus non ordinatur ad aliquid extra se; ordinatur autem ad proprium actum sicut ad finem. Felicitas autem ultima, scilicet contemplativa, in eius actu consistit. Unde actus speculativi intellectus sunt propinquiores felicitati ultimae per modum similitudinis, quam habitus practici intellectus; licet habitus intellectus practici fortasse sint propinquiores per modum praeparationis, vel per modum meriti.

4. L’intellect spéculatif n’est pas ordonné à quelque chose qui lui est extérieur, mais il est ordonné à son acte propre comme à sa fin. Or, la félicité ultime, à savoir, la [félicité] contemplative, consiste dans son acte. Aussi les actes de l’intellect spéculatif sont-ils plus proches de la félicité ultime par mode de ressemblance, que les habitus de l’intellect pratique, bien que les habitus de l’intellect pratique puissent peut-être en être plus proches par mode de préparation ou par mode de mérite.

 

[65655] De virtutibus, q. 1 a. 7 ad 5 Ad quintum dicendum, quod per actum scientiae, aut alicuius talis habitus, potest homo mereri, secundum quod imperatur a voluntate, sine qua nullum est meritum. Tamen scientia non ad hoc perficit intellectum ut dictum est. Non enim ex eo quod homo habet scientiam, efficitur bene volens considerare, sed solummodo bene potens; et ideo mala voluntas non opponitur scientiae vel arti, sicut prudentiae, vel fidei, aut temperantiae. Et inde est quod philosophus dicit, quod ille qui peccat voluntarius in agibilibus, est minus prudens; licet e contrario sit in scientia et arte. Nam grammaticus qui involuntarie soloecizat, apparet esse minus sciens grammaticam.

5. Par l’acte de la science ou d’un habitus semblable, l’homme peut mériter selon que [l’acte] est commandé par la volonté, sans laquelle il n’existe aucun mérite. Toutefois, la science ne perfectionne pas l’intellect pour cela, comme on l’a dit. En effet, du fait que l’homme a la science, il n’est pas rendu bien disposé à examiner, mais seulement capable de le faire. C’est pourquoi la volonté mauvaise ne s’oppose pas à la science ou à l’art, comme à la prudence, à la foi ou à la tempérance. De là vient que le Philosophe dit que celui qui pèche volontairement pour les actes à poser est moins prudent, bien que ce soit le contraire dans le cas de la science et de l’art. Car le grammairien qui commet involontairement un solécisme montre qu’il connaît moins la grammaire.

 

 

 

 

Articulus 8 : [65656] De virtutibus, q. 1 a. 8 tit. 1 Octavo quaeritur utrum virtutes insint nobis a natura

Article 8 – Les habitus existent-ils en nous par nature ?

 

[65657] De virtutibus, q. 1 a. 8 tit. 2 Et videtur quod sic.

Objections :

Il semble que oui.

 

[65658] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 1 Dicit enim Damascenus, III Lib. : naturales sunt virtutes, et naturaliter et aequaliter insunt nobis.

1. En effet, [Jean] Damascène dit, au livre III : «Les vertus sont naturelles, et existent en nous naturellement et également.»

 

[65659] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 2 Praeterea, Matth., IV, 23, dicit Glossa : docet naturales iustitias : scilicet castitatem, iustitiam, humilitatem, quales naturaliter habet homo.

2. De plus, à propos de Mt 4, 23, la Glose dit : «Il enseigne les justices naturelles, à savoir, la chasteté, la justice, l’humilité, que l’homme possède naturellement.»

 

[65660] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 3 Praeterea, Rom. II, 14, dicitur quod homines non habentes legem, naturaliter ea quae legis sunt, faciunt. Sed lex praecipit actum virtutis. Ergo actum virtutis naturaliter homo facit; et ita videtur quod virtus sit a natura.

3. De plus, en Rm 2, 14, il est dit que les hommes qui n’ont pas de loi font naturellement ce qui se trouve dans la loi. Or, la loi prescrit l’acte de la vertu. L’homme accomplit donc naturellement l’acte de la vertu, et ainsi il semble que la vertu vienne de la nature.

 

[65661] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 4 Praeterea, Antonius dicit in sermone ad monachos : si naturam voluntas mutaverit, perversitas est. Conditio servetur, et virtus est. Et in eodem sermone dicitur, quod sufficit homini naturalis ornatus. Hoc autem non esset, si virtutes non essent naturales. Ergo virtutes sunt naturales.

4. Antoine dit, dans un sermon adressé aux moines : «Si la volonté a changé la nature, cela est mauvais. Si la condition [naturelle] est maintenue, cela est vertu.» Et il est dit dans le même sermon que la beauté naturelle suffit à l’homme. Or, cela ne serait pas le cas si les vertus n’étaient pas naturelles. Les vertus sont donc naturelles.

 

[65662] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 5 Praeterea, Tullius dicit, quod celsitudo animi est nobis a natura. Sed hoc videtur ad magnanimitatem pertinere. Ergo magnanimitas inest nobis a natura; et eadem ratione aliae virtutes.

5. Tullius [Cicéron] dit que la grandeur d’âme existe en nous par nature. Or, cela semble relever de la magnanimité. La magnanimité existe donc en nous par nature et, pour la même raison, les autres vertus.

 

[65663] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 6 Praeterea, ad faciendum opus virtutis non requiritur nisi posse bonum, et velle, et nosse. Sed notio boni inest nobis a natura, ut dicit Augustinus in II de libero arbitrio. Velle etiam bonum inest homini a natura, ut idem dicit super Genes. ad litteram. Posse etiam bonum inest homini naturaliter, cum voluntas sit domina sui actus. Ergo ad opus virtutis sufficit natura. Virtus igitur est homini naturalis, quantum ad sui inchoationem.

6. Pour accomplir un acte de vertu, il n’est nécessaire que de pouvoir faire le bien, de le vouloir et de le connaître. Or, la connaissance du bien existe en nous par nature, comme le dit Augustin dans le livre II de Sur le libre arbitre. Vouloir le bien existe aussi en l’homme par nature, comme le dit le même dans le Commentaire littéral de la Genèse. Pouvoir le bien existe aussi dans l’homme par nature, puisque la volonté est maîtresse de son acte. La nature suffit donc à l’acte de vertu. La vertu est donc naturelle à l’homme, quant à son amorce.

 

[65664] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 7 Sed diceretur, quod virtus est homini naturalis quantum ad sui inchoationem, sed perfectio virtutis non est a natura.- Sed contra est quod Damascenus dicit in III Lib. : manentes in eo quod secundum naturam, in virtute sumus; declinantes autem ab eo quod est secundum naturam, ex virtute, ad id quod est praeter naturam devenimus et in malitia sumus. Ex quo patet, quod secundum naturam inest a malitia declinare. Sed hoc est perfectae virtutis. Ergo et perfectio virtutis est a natura.

7. Mais on pourrait dire que la vertu est naturelle à l’homme pour ce qui est de son amorce, mais que la perfection de la vertu ne vient pas de la nature. – Toutefois, ce que dit Damascène, dans le livre III, va en sens contraire : «En demeurant dans ce qui est conforme à la nature, nous sommes dans la vertu; mais en nous écartant de ce qui est conforme à la nature, nous sortons de la vertu, nous parvenons à ce qui est au-delà de la nature et nous sommes dans le mal.» Il ressort clairement de cela qu’il est conforme à la nature de s’écarter du mal. Or, ceci est le fait d’une vertu parfaite. La perfection de la vertu vient donc de la nature.

 

 [65665] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 8 Praeterea, virtus, cum sit forma, est quoddam simplex, et partibus carens. Si igitur secundum aliquid sui est a natura videtur quod totaliter sit a natura.

8. La vertu, puisqu’elle est une forme, est quelque chose de simple, qui n’a pas de parties. Si donc quelque chose d’elle vient de la nature, il semble qu’elle vienne entièrement de la nature.

 

[65666] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 9 Praeterea, homo dignior est et perfectior aliis creaturis irrationalibus. Sed aliae creaturae sufficienter habent a natura ea quae pertinent ad suam perfectionem. Cum igitur virtutes sint quaedam perfectiones hominis, videtur quod insint homini a natura.

9. L’homme est plus digne et plus parfait que les créatures non raisonnables. Or, les autres créatures possèdent suffisamment par nature ce qui se rapporte à leur perfection. Puisque les vertus sont des perfections de l’homme, il semble donc qu’elles soient dans l’homme par nature.

 

[65667] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 10 Sed diceretur, quod hoc non potest esse, quia perfectio hominis consistit in multis et diversis; natura autem ordinatur ad unum. Sed contra est, quod virtutis inclinatio est etiam ad unum, sicut et naturae : dicit enim Tullius, quod virtus est habitus in modum naturae, rationi consentaneus. Ergo nihil prohibet virtutes inesse homini a natura.

10. Mais on pourrait dire que cela est impossible, car la perfection de l’homme consiste dans des choses nombreuses et diverses. Or, la nature est ordonnée à une seule chose. En sens contraire, l’inclination de la vertu va aussi vers une seule chose, comme celle de la nature. En effet, Tullius [Cicéron] dit que la vertu est un habitus par mode de nature, conforme à la raison. Rien n’empêche donc que les vertus soient dans l’homme par nature.

 

[65668] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 11 Praeterea, virtus in medio consistit. Medium autem est unum determinatum. Ergo nihil prohibet inclinationem naturae esse ad id quod est virtutis.

11. La vertu se situe dans un milieu. Or, le milieu est quelque chose de déterminé. Rien n’empêche donc que l’inclination de la nature aille dans le sens de la vertu.

 

[65669] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 12 Praeterea, peccatum est privatio modi, speciei et ordinis. Sed peccatum est privatio virtutis. Ergo virtus consistit in modo, specie et ordine. Sed modus, species et ordo sunt homini naturalia. Ergo virtus est homini naturalis.

12. Le péché est une privation de mesure, de beauté et d’ordre. Or, le péché est la privation de la vertu. La vertu consiste donc dans la mesure, la beauté et l’ordre. Mais la mesure, la beauté et l’ordre sont naturels à l’homme. La vertu est donc naturelle à l’homme.

 

[65670] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 13 Praeterea, pars appetitiva in anima sequitur partem cognitivam. Sed in parte cognitiva est aliquis habitus naturalis, scilicet intellectus principiorum. Ergo et in parte appetitiva et affectiva, quae est subiectum virtutis, est aliquis habitus naturalis; et ita videtur quod aliqua virtus sit naturalis.

13. La partie appétitive de l’âme suit la partie cognitive. Or, dans la partie cognitive, il existe un habitus naturel, à savoir, l’intelligence des principes. Dans la partie appétitive et affective, qui est le sujet de la vertu, il existe donc aussi un habitus naturel. Et ainsi, il semble qu’une vertu soit naturelle.

 

[65671] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 14 Praeterea, naturale est cuius principium est intra; sicut ferri sursum est naturale igni, quia principium huius motus est in eo quod movetur. Sed principium virtutis est in homine. Ergo virtus est homini naturalis.

14. Est naturel ce dont le principe est interne, comme d’être porté vers le haut est naturel au feu, parce que le principe de ce mouvement se trouve à l’intérieur de ce qui est mû. Or, le principe de la vertu existe à l’intérieur de l’homme. La vertu est donc naturelle à l’homme.

 

[65672] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 15 Praeterea, cuius est semen naturale, ipsum quoque est naturale. Sed semen virtutis est naturale; dicit enim quaedam Glossa, Hebr., I, quod voluit Deus inseminare omni animae initia sapientiae et intellectus. Ergo videtur quod virtutes sint naturales.

15. Ce dont la semence est naturelle est naturel. Or, la semence de la vertu est naturelle. En effet, une glose dit, à propos de He 1, que Dieu a voulu semer en toute âme des amorces de sagesse et d’intelligence. Il semble donc que les vertus soient naturelles.

 

[65673] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 16 Praeterea, contraria sunt eiusdem generis. Sed virtuti contrariatur malitia. Malitia autem est naturalis; dicitur enim Sap., XII, v. 10 : erat enim naturalis malitia eius; et Ephes., II, 3, dicitur : eramus natura filii irae. Ergo videtur quod virtus sit naturalis.

16. Les contraires appartiennent au même genre. Or, la malice est contraire à la vertu. En effet, il est dit en Sg 12, 10 : Car sa malice lui était naturelle; et en Ep 2, 3 : Nous étions par nature fils de la colère. Il semble donc que la vertu soit naturelle.

 

[65674] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 17 Praeterea, naturale est quod vires inferiores rationi subdantur; dicit enim philosophus in III de anima, quod appetitus superioris, qui est rationis, movet inferiorem, qui est partis sensitivae; sicut sphaera superior movet inferiorem sphaeram. Virtus autem moralis in hoc consistit quod inferiores vires rationi subdantur. Ergo huiusmodi virtutes sunt naturales.

17. Il est naturel que les puissances inférieures soient soumises à la raison. En effet, le Philosophe dit, dans Sur l’âme, III, que l’appétit supérieur, qui est celui de la raison, meut l’inférieur, qui est la partie sensible, comme la sphère supérieure meut la sphère inférieure. Or, la vertu morale consiste en ce que les puissances inférieures soient soumises à la raison. Les vertus de ce genre sont donc naturelles.

 

[65675] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 18 Praeterea, ad hoc quod aliquis motus sit naturalis, sufficit naturalis aptitudo interioris principii passivi. Sic enim generatio simplicium corporum dicitur naturalis, et etiam motus caelestium corporum; nam principium activum caelestium corporum non est natura, sed intellectus; principium etiam generationis simplicium corporum est extrinsecus. Sed ad virtutem inest homini aptitudo naturalis; dicit enim philosophus in II Ethicor. : innatis quidem nobis a natura suscipere, perfectis autem ab assuetudine. Ergo videtur quod virtus est naturalis.

18. Pour qu’un mouvement soit naturel, une aptitude naturelle du principe passif intérieur suffit. En effet, la génération des corps simples est ainsi appelée naturelle, et même le mouvement des corps célestes, car le principe actif des corps célestes n’est pas la nature, mais l’intelligence, et le principe de la génération des corps simples est aussi extérieur. Or, une aptitude naturelle à la vertu existe dans l’homme. En effet, le Philosophe dit, dans Éthique, II : «Les choses innées, nous les recevons de la nature; les choses parfaites, de l’habitus.» Il semble donc que la vertu soit naturelle.

 

[65676] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 19 Praeterea, illud quod inest homini a nativitate, est naturale. Sed secundum philosophum in VI Ethic., quidam confestim a nativitate videntur esse fortes et temperati, et secundum alias virtutes dispositi; et Iob, XXXI, 18 : ab infantia crevit mecum miseratio, et de utero egressa est mecum. Ergo virtutes sunt homini naturales.

19. Ce que l’homme possède par naissance est naturel. Or, selon le Philosophe, dans Éthique, VI, certains semblent être immédiatement à la naissance forts et modérés, et disposés à d’autres vertus. Et [il est dit] en Jb 31, 18 : La compassion s’est développée en moi depuis la naissance, et elle est sortie du sein en même temps que moi. Des vertus sont donc naturelles à l’homme.

 

[65677] De virtutibus, q. 1 a. 8 arg. 20 Praeterea, natura non deficit in necessariis. Sed virtutes sunt homini necessariae ad finem ad quem naturaliter ordinatur, scilicet ad felicitatem, quae est actus virtutis perfectae. Ergo virtutes habet homo a natura.

20. La nature ne fait pas défaut pour les choses nécessaires. Or, les vertus sont nécessaires à l’homme pour la fin à laquelle il est naturellement ordonné, à savoir, la félicité, qui est un acte de la vertu parfaite. L’homme possède donc les vertus par nature.

 

[65678] De virtutibus, q. 1 a. 8 s. c. 1 Sed contra. Naturalia per peccatum non amittuntur; unde Dionysius dicit, quod data naturalia in Daemonibus permanent. Sed virtutes per peccatum amittuntur. Ergo non sunt naturales.

Cependant :

1. Les choses naturelles ne sont pas enlevées par le péché. Aussi Denys dit-il que les dons naturels demeurent chez les démons. Or, les vertus sont enlevées par le péché. Elles ne sont donc pas naturelles.

 

[65679] De virtutibus, q. 1 a. 8 s. c. 2 Praeterea, ea quae insunt naturaliter, et ea quae sunt a natura, neque assuescimus neque dissuescimus. Sed ea quae sunt virtutis, possumus assuescere et dissuescere. Ergo virtutes non sunt naturales.

2. Ce qui existe en nous naturellement et ce qui vient de la nature, nous ne nous y habituons pas et nous n’en perdons pas l’habitude. Or, nous pouvons nous habituer et nous déshabituer de ce qui relève de la vertu. Les vertus ne sont donc pas naturelles.

 

[65680] De virtutibus, q. 1 a. 8 s. c. 3 Praeterea, ea quae insunt naturaliter, communiter insunt omnibus. Sed virtutes non insunt communiter omnibus, cum quibusdam insint vitia contraria virtutibus.

3. Ce qui existe naturellement existe chez tous d’une manière commune. Or, les vertus n’existent pas chez tous d’une manière commune, puisqu’il existe chez certains des vices contraires aux vertus.

 

 [65681] De virtutibus, q. 1 a. 8 s. c. 4 Praeterea, naturalibus neque meremur neque demeremur, quia sunt in nobis. Sed virtutibus meremur, sicut et vitiis demeremur. Ergo virtutes et vitia non sunt naturalia.

4. Nous ne méritons ni ne déméritons en raison des choses naturelles, car elles existent en nous. Or, nous méritons par les vertus, comme nous déméritons par les vices. Les vertus et les vices ne sont donc pas naturels.

 

[65682] De virtutibus, q. 1 a. 8 co. Respondeo. Dicendum, quod secundum quod diversificati sunt aliqui circa productionem formarum naturalium, ita diversificati sunt circa adeptionem scientiarum et virtutum. Fuerunt enim aliqui qui posuerunt formas praeexistere in materia secundum actum, latenter autem; et quod per agens naturale reducuntur de occulto in manifestum. Et haec fuit opinio Anaxagorae qui posuit omnia esse in omnibus, ut ex omnibus omnia generari possent. Alii autem dixerunt, formas esse totaliter ab extrinseco, vel participatione idearum, ut posuit Plato, vel intelligentia agente, ut posuit Avicenna; et quod agentia naturalia disponunt solummodo materiam ad formam. Tertia est via Aristotelis media, quae ponit, quod formae praeexistunt in potentia materiae, sed reducuntur in actum per agens exterius naturale. Similiter etiam et circa scientias et virtutes aliqui dixerunt, quod scientiae et virtutes insunt nobis a natura, et quod per studium solummodo tolluntur impedimenta scientiae et virtutis : et hoc videtur Plato posuisse; qui posuit scientias et virtutes causari in nobis per participationem formarum separatarum; sed anima impediebatur ab earum usu per unionem ad corpus; quod impedimentum tolli oportebat per studium scientiarum, et exercitium virtutum. Alii vero dixerunt, quod scientiae et virtutes sunt in nobis ex influxu intelligentiae agentis, ad cuius influentiam recipiendam homo disponitur per studium et exercitium. Tertia est opinio media, quod scientiae et virtutes secundum aptitudinem insunt nobis a natura; sed earum perfectio non est nobis a natura. Et haec opinio melior est, quia sicut circa formas naturales nihil derogat virtus naturalium agentium; ita circa adeptionem scientiae et virtutis studio et exercitio suam efficaciam conservat. Sciendum tamen est, quod aptitudo perfectionis et formae in aliquo subiecto potest esse dupliciter. Uno modo secundum potentiam passivam tantum; sicut in materia aeris est aptitudo ad formam ignis. Alio modo secundum potentiam passivam et activam simul : sicut in corpore sanabili est aptitudo ad sanitatem, quia corpus est susceptivum sanitatis. Et hoc modo in homine est aptitudo naturalis ad virtutem; partim quidem secundum naturam speciei, prout aptitudo ad virtutem est communis omnibus hominibus, et partim secundum naturam individui, secundum quod quidam prae aliis sunt apti ad virtutem. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod in homine triplex potest esse subiectum virtutis, sicut ex superioribus patet; scilicet intellectus, voluntas et appetitus inferior, qui in concupiscibilem et irascibilem dividitur. In unoquoque autem est considerare aliquo modo et susceptibilitatem virtutis et principium activum virtutis. Manifestum est enim quod in parte intellectiva est intellectus possibilis, qui est in potentia ad omnia intelligibilia, in quorum cognitione consistit intellectualis virtus; et intellectus agens, cuius lumine intelligibilia fiunt actu; quorum quaedam statim a principio naturaliter homini innotescunt absque studio et inquisitione : et huiusmodi sunt principia prima, non solum in speculativis, ut : omne totum est maius sua parte, et similia; sed etiam in operativis, ut : malum esse fugiendum, et huiusmodi. Haec autem naturaliter nota, sunt principia totius cognitionis sequentis, quae per studium acquiritur; sive sit practica, sive sit speculativa. Similiter autem circa voluntatem manifestum est quod est aliquod principium activum naturale. Nam voluntas naturaliter inclinatur in ultimum finem. Finis autem in operativis habet rationem principii naturalis. Ergo inclinatio voluntatis est quoddam principium activum respectu omnis dispositionis, quae per exercitium in parte affectiva acquiritur. Manifestum autem est quod ipsa voluntas, in quantum est potentia ad utrumlibet se habens, in his quae sunt ad finem, est susceptiva habitualis inclinationis in haec vel in illa. Irascibilis autem et concupiscibilis naturaliter sunt obaudibiles rationi : unde naturaliter sunt susceptivae virtutis, quae in eis perficitur, secundum quod disponuntur ad bonum rationis sequendum. Et omnes praedictae inchoationes virtutum consequuntur naturam speciei humanae unde et omnibus sunt communes. Est autem aliqua inchoatio virtutis, quae consequitur naturam individui, secundum quod aliquis homo ex naturali complexione vel caelesti impressione inclinatur ad actum alicuius virtutis. Et haec quidem inclinatio est quaedam virtutis inchoatio; non tamen est virtus perfecta; quia ad virtutem perfectam requiritur moderatio rationis : unde et in definitione virtutis ponitur, quod est electiva medii secundum rationem rectam. Si enim aliquis absque rationis discretione inclinationem huiusmodi sequeretur, frequenter peccaret. Et sicut haec virtutis inchoatio absque rationis opere, perfectae virtutis rationem non habet, ita nec aliqua praemissarum. Nam ex universalibus principiis in specialia pervenitur per inquisitionem rationis. Rationis etiam officio ex appetitu ultimi finis homo deducitur in ea quae sunt convenientia illi fini. Ipsa etiam ratio imperando irascibilem et concupiscibilem facit sibi esse subiectas. Unde manifestum est quod ad consummationem virtutis requiritur opus rationis; sive virtus sit in intellectu, sive sit in voluntate, sive in irascibili et concupiscibili. Haec tamen est consummatio : quod ad virtutem inferioris partis ordinatur inchoatio virtutis quae est in superiori; sicut ad virtutem quae est in voluntate, aptus redditur homo et per inchoationem virtutis quae est in voluntate, et per eam quae est in intellectu. Ad virtutem vero quae est in irascibili et concupiscibili, per inchoationem virtutis quae est in eis, et per eam quae est in superioribus; sed non e converso. Unde etiam manifestum est, quod ratio, quae est superior, operatur ad completionem omnis virtutis. Dividitur autem principium operativum quod est ratio, contra principium operativum quod est natura, ut patet in II Phys.; eo quod rationalis potestas est ad opposita, natura autem ordinatur ad unum. Unde manifestum est quod perfectio virtutis non est a natura, sed a ratione.

Réponse :

De même que certains ont des positions dif­férentes à propos de la production des formes naturelles, de même ils diffèrent à propos de l’acquisition des sciences et des vertus. En effet, certains ont soutenu que les formes préexistent dans la matière selon l’acte, mais de manière cachée, et qu’elles sont ramenées de l’état occulte à l’état manifeste par un agent naturel. Telle fut l’opinion d’Anaxagore, qui affirmait que tout était en tout, de sorte que tout pouvait être engendré à partir de tout. Mais d’autres ont dit que les formes viennent entièrement de l’extérieur, soit par la participation aux idées, comme l’affirmait Platon, soit par l’intellect agent, comme l’affirmait Avicenne, et que les agents naturels ne font que disposer la matière en vue de la forme. La troisième voie, celle d’Aristote, se situe au milieu : elle affirme que les formes préexistent dans la puissance de la matière, mais qu’elles sont amenés à l’acte par un agent extérieur naturel. De même, à propos des sciences et des vertus, certains ont dit qu’elles existent en nous par nature et que, par l’effort, sont seulement enlevés les obstacles à la science et à la vertu. Platon semble avoir affirmé cela, en affirmant que les sciences et les vertus sont causées en nous par la participation aux for­mes séparées, mais que l’âme était empêchée d’en faire usage par l’union au corps, empê­chement qu’il fallait écarter par l’étude des sciences et par l’application aux vertus. Mais d’autres ont dit que les sciences et les vertus existent en nous sous l’influence de l’intellect agent, que l’homme se dispose à recevoir par l’étude et l’application. La troi­sième opinion se situe au centre : les sciences et les vertus existent en nous par nature selon l’aptitude, mais leur perfection ne nous vient pas de la nature. Et cette opinion est meil­leure, car, de même que la puissance des agents naturels ne fait en rien défaut pour ce qui est des formes naturelles, de même, pour l’acquisition de la science et l’application à la vertu et pour sa pratique, elle conserve son efficacité. Toutefois, il faut savoir que l’aptitude à la perfection et à la forme chez un sujet peut exister de deux manières. D’une manière, selon une puissance passive seule­ment, comme il existe une aptitude à la forme du feu dans la matière de l’air. D’une autre manière, selon une puissance passive et ac­tive en même temps, comme dans un corps susceptible d’être guéri, il existe une aptitude à la santé, parce que le corps est réceptif par rapport à la santé. Et c’est de cette manière qu’il existe dans l’homme une aptitude naturelle à la vertu, en partie selon la nature de l’espèce, pour autant que l’aptitude à la vertu est commune à tous les hommes, et en partie selon la nature de l’individu, pour autant que certains sont plus aptes que d’autres à la vertu. Pour éclairer cela, il faut savoir que, dans l’homme, peut exister un triple sujet de la vertu, comme cela ressort clairement de ce qui a été dit plus haut : l’intellect, la volonté et l’appétit inférieur, qui se divise en concu­piscible et en irascible. Or, dans chacun, il faut d’une certaine façon prendre en compte à la fois la réceptivité à la vertu et le principe actif de la vertu. En effet, il est clair que, dans la partie intellective, existe l’intellect possible, qui est en puissance à tous les intel­ligibles, dans la connaissance desquels consiste la vertu intellectuelle; et l’intellect agent, par la lumière duquel les intelligibles le deviennent en acte. Certains [de ces intel­ligibles] sont connus naturellement par l’homme immédiatement et dès le début, sans étude ni recherche. Ce sont les principes premiers, non seulement en matière spécula­tive, comme : le tout est plus grand que la partie, et les choses semblables, mais aussi en matière d’action, comme : il faut fuir le mal, et les choses de ce genre. Or, ces connaissances naturelles sont les principes de toute la connaissance ultérieure, qui est ac­quise par l’étude, qu’elle soit pratique ou spéculative. De même, à propos de la vo­lonté, il est clair qu’il existe un principe actif naturel, car la volonté est naturellement in­clinée à la fin ultime. Or, dans le domaine des actions, la fin a raison de principe natu­rel. L’inclination de la volonté est donc un principe actif par rapport à toute disposition, qui est acquise dans la partie affective par la pratique. Or, il est clair que la volonté elle-même, pour autant qu’elle se trouve en puis­sance à n’importe quelle chose parmi celles qui concernent la fin, est réceptive à une in­clination habituelle à telle ou telle chose. Mais l’irascible et le concupiscible, pour leur part, sont naturellement réceptifs à la rai­son; aussi sont-ils naturellement réceptifs à la vertu qui s’accomplit en eux, selon qu’ils sont disposés à suivre le bien de la raison. Et toutes ces amorces de vertus découlent de la nature de l’espèce humaine : elles sont donc communes à tous. Mais il y a une amorce de vertu qui découle de la nature d’un individu, selon qu’un homme, en raison de sa com­plexion ou d’une influence céleste, est in­cliné à l’acte d’une vertu. Et cette inclination est une amorce de vertu; elle n’est cependant pas une vertu parfaite, car la modération de la raison est nécessaire pour la vertu parfaite. Aussi met-on dans la définition de la vertu qu’elle choisit le milieu selon la raison droite. En effet, si quelqu’un suivait cette inclination sans le jugement de la raison, il pécherait souvent. Et de même que cette amorce de vertu sans intervention de la rai­son ne possède pas la raison de vertu par­faite, de même aucune de celles mentionnées plus haut. Car l’on parvient aux choses parti­culières à partir de principes universels par la recherche de la raison. C’est aussi par la fonction de la raison que l’homme est conduit de l’appétit de la fin ultime à ce qui convient à cette fin. C’est encore par le com­mandement de la raison que celle-ci se sou­met l’irascible et le concupiscible. Ainsi res­sort-il clairement que, pour l’achèvement de la vertu, l’action de la raison est nécessaire, que la vertu soit dans l’intellect, qu’elle soit dans la volonté ou qu’elle soit dans l’irascible et le concupiscible. Cependant tel est l’achèvement : que l’amorce de vertu qui est dans la partie supérieure soit ordonnée à la vertu de la partie inférieure, comme l’homme est rendu apte à la vertu qui est dans la volonté à la fois par l’amorce de vertu qui se trouve dans la volonté et par celle qui se trouve dans l’intellect; mais à la vertu qui se trouve dans l’irascible et le concupiscible, par l’amorce de vertu qui est en eux, et par celle qui se trouve dans les [puissances] supérieures. Mais il n’en va pas de même en sens inverse. Aussi est-il clair que la raison, qui est supérieure, agit en vue de l’achèvement de toute vertu. Or, le principe opératif qu’est la raison se distingue du principe opératif qu’est la nature, comme cela ressort clairement de Physique, II, du fait que la puissance rationnelle porte sur des choses opposées, alors que la nature est ordonnée à une seule chose. Il est donc clair que la perfection de la vertu ne vient pas de la nature, mais de la raison.

 

[65683] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod virtutes dicuntur naturales quantum ad naturales inchoationes virtutum quae insunt homini, non quantum ad earum perfectionem.

Solutions :

1. Les vertus sont appelées naturelles quant aux amorces de vertus qui sont innées chez l’homme, et non quant à leur perfection.

 

[65684] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 2 Et similiter dicendum ad secundum, tertium, quartum et quintum.

2-5. Il faut dire la même chose pour les deuxième, troisième, quatrième et cinquième arguments.

 

[65685] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 6 Ad sextum dicendum, quod posse bonum simpliciter inest nobis a natura, eo quod potentiae sunt naturales; velle autem et scire est nobis aliquo modo a natura, scilicet secundum quamdam inchoationem in universali. Sed hoc non sufficit ad virtutem. Requiritur autem ad bonam operationem, quae est effectus virtutis, quod homo prompte et infallibiliter ut in pluribus bonum attingat; quod non potest aliquis facere sine habitu virtutis : sicut etiam manifestum est quod aliquis in universali scit opus artis facere, ut puta argumentari, vel secare, aut aliquid huiusmodi facere; sed ad hoc quod prompte et sine errore faciat, requiritur quod habeat artem; et similiter est in virtute.

6. Pouvoir faire le bien est tout simplement inné chez nous par nature, du fait que les puissances sont naturelles ; mais vouloir et savoir nous viennent d’une certaine manière de la nature, à savoir, dans leur amorce d’une manière générale. Mais cela n’est pas suffisant pour la vertu. Il est nécessaire pour une opération bonne, qui est l’effet de la vertu, que l’homme atteigne le bien rapidement et sans se tromper dans la plupart des cas, ce que quelqu’un ne peut faire sans l’habitus de la vertu, de même qu’il est clair que quelqu’un sait accomplir de manière universelle l’acte d’un art, par exemple, argumenter ou couper, ou faire quelque chose de ce genre ; mais pour qu’il fasse cela rapidement et sans erreur, il est nécessaire qu’il en possède l’art. Et il en est de même pour la vertu.

 

[65686] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 7 Ad septimum dicendum, quod ex natura habet homo aliqualiter quod declinet malitiam; sed ad hoc quod hoc prompte faciat et infallibiliter, requiritur habitus virtutis.

7. L’homme a d’une certaine manière par nature ce qu’il faut pour s’écarter de la méchanceté; mais pour qu’il le fasse promptement et infailliblement, un habitus de vertu est nécessaire.

 

[65687] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 8 Ad octavum dicendum, quod virtus non dicitur partim a natura esse, eo quod aliqua pars eius sit a natura et aliqua non, sed quia secundum aliquem modum essendi imperfectum est a natura; scilicet secundum potentiam et aptitudinem.

8. On ne dit pas que la vertu vient en partie de la nature parce qu’une partie d’elle vient de la nature et une autre n’[en vient] pas, mais parce qu’elle vient de la nature selon un mode d’exister imparfait, à savoir, selon la puissance et l’aptitude.

 

[65688] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 9 Ad nonum dicendum, quod Deus est per se perfectus in bonitate; unde nullo indiget ad bonitatem consequendam. Substantiae autem superiores et ei propinquae, paucis indigent ad consequendam perfectionem bonitatis ab ipso. Homo autem, qui est magis remotus, pluribus indiget ad assecutionem perfectae bonitatis, quia est capax beatitudinis. Quae autem creaturae non sunt capaces beatitudinis, paucioribus indigent quam homo. Unde homo est dignior eis licet pluribus indigeat; sicut ille qui potest consequi perfectam sanitatem multis exercitiis, est melius dispositus quam ille qui non potest consequi nisi parvam, sed per modica exercitia.

9. Dieu est par lui-même parfait en bonté : aussi n’a-t-il besoin de rien pour atteindre la bonté. Les substances supérieures et qui lui sont proches ont besoin de peu de choses pour obtenir de lui la bonté. Mais l’homme, qui en est plus éloigné, a besoin de plus de choses pour atteindre la bonté parfaite, car il est capable de la béatitude. Les créatures qui ne sont pas capables de la béatitude ont besoin de moins de choses que l’homme. Aussi l’homme est-il plus digne qu’elles, bien qu’il ait besoin de plus de choses, comme celui qui peut obtenir une santé parfaite par de nombreux exercices est mieux disposé que celui qui ne peut en obtenir qu’une petite, mais par peu d’exercices.

 

[65689] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 10 Ad decimum dicendum, quod ad ea quae sunt unius virtutis, posset esse inclinatio naturalis. Sed ad ea quae sunt omnium virtutum, non posset esse inclinatio a natura; quia dispositio naturalis quae inclinat ad unam virtutem, inclinat ad contrarium alterius virtutis : puta, qui est dispositus secundum naturam ad fortitudinem, quae est in prosequendo ardua, est minus dispositus ad mansuetudinem, quae consistit in refrenando passiones irascibilis. Unde videmus quod animalia quae naturaliter inclinantur ad actum alicuius virtutis, inclinantur ad vitium contrarium alteri virtuti; sicut leo, qui naturaliter est audax est etiam naturaliter crudelis. Et haec quidem naturalis inclinatio ad hanc vel illam virtutem sufficit aliis animalibus, quae non possunt consequi perfectum bonum secundum virtutem, sed consequuntur qualecumque determinatum bonum. Homines autem nati sunt pervenire ad perfectum bonum secundum virtutem; et ideo oportet quod habeant inclinationem ad omnes actus virtutum : quod cum non possit esse a natura, oportet quod sit secundum rationem, in qua existunt semina omnium virtutum.

10. Il pourrait exister une inclination naturelle à ce qui ne relève que d’une seule vertu. Mais il ne peut exister d’inclination venant de la nature à ce qui relève de toutes les vertus, car la disposition naturelle qui incline à une seule vertu incline à ce qui est contraire à une autre vertu, par exemple, celui qui est disposé par nature à la force, qui consiste à poursuivre les choses difficiles, est moins disposé à la douceur, qui consiste à réfréner les passions de l’irascible. Ainsi voyons-nous que les animaux qui sont naturellement inclinés à l’acte d’une vertu sont inclinés au vice contraire à une autre vertu, comme le lion, qui est naturellement audacieux, est aussi naturellement cruel. Et cette inclination naturelle à telle ou telle vertu suffit aux autres animaux, qui ne peuvent obtenir le bien parfait selon la vertu, mais poursuivent tel bien déterminé. Mais les hommes sont destinés à parvenir au bien parfait selon la vertu. C’est pourquoi il est nécessaire qu’ils aient une inclination à tous les actes des vertus. Comme cela ne peut venir de la nature, il est nécessaire que cela soit selon la raison, dans laquelle existent les semences de toutes les vertus.

 

[65690] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod medium virtutis non est determinatum secundum naturam, sicut est determinatum medium mundi in quod tendunt gravia; sed oportet quod medium virtutis determinetur secundum rationem rectam, ut dicitur in II Ethic. Quia quod est mediocre uni, est parum vel multum alteri.

11. Le milieu de la vertu n’est pas déterminé selon la nature, comme est déterminé le milieu du monde vers lequel tendent tous les objets lourds, mais il est nécessaire que le milieu de la vertu soit déterminé selon la raison droite, comme il est dit dans Éthique, II. Car ce qui est milieu pour l’un est peu ou beaucoup pour un autre.

 

[65692] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod voluntas non exit in actum suum per aliquas species ipsam informantes, sicut intellectus possibilis; et ideo non requiritur aliquis naturalis habitus in voluntate ad naturale desiderium; et praecipue cum ex habitu naturali intellectus moveatur voluntas, in quantum bonum intellectum est obiectum voluntatis.

13. La volonté ne va pas vers son action par des espèces qui lui donnent forme, comme l’intellect possible. C’est pourquoi un habitus naturel n’est pas nécessaire dans la volonté pour son désir naturel, et surtout lorsque la volonté est mue par un habitus naturel de l’intellect, dans la mesure où le bien intelligé est l’objet de la volonté.

 

[65693] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod licet principium virtutis sit intra hominem, scilicet ratio; tamen hoc principium non agit per modum naturae; et ideo quod ab ea est, non dicitur naturale.

14. Bien que le principe de la vertu soit intérieur à l’homme, à savoir, la raison, ce principe n’agit cependant pas par mode de nature. C’est pourquoi ce qui vient d’elle n’est pas appelé naturel.

 

[65694] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 15 Et similiter dicendum est ad decimumquintum.

15. Il faut dire la même chose en réponse à la quinzième objection.

 

[65695] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod malitia eorum erat naturalis, in quantum erat in consuetudinem reducta, prout consuetudo est altera natura. Nos autem eramus natura filii irae propter peccatum originale, quod est peccatum naturae.

16. Leur malice était naturelle dans la mesure où elle était devenue coutumière, pour autant que la coutume est une seconde nature. Mais nous étions fils de la colère en raison du péché originel, qui est un péché de nature.

 

[65696] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod naturale est quod vires inferiores sint subiicibiles rationi, non tamen quod sint secundum habitum subiectae.

17. Il est naturel que les puissances inférieures soient susceptibles de se soumettre à la raison, mais non qu’elles lui soient soumises selon un habitus.

 

[65697] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 18 Ad decimumoctavum dicendum, quod motus dicitur esse naturalis propter aptitudinem naturalem mobilis, quando movens movet ad unum determinate per modum naturae; sicut generans in elementis, et motor corporum caelestium. Sic autem non est in proposito; unde ratio non sequitur.

18. Un mouvement est appelé naturel en raison de l’aptitude naturelle de ce qui est mû, lorsque l’agent meut précisément à une seule chose par mode de nature, comme c’est le cas pour ce qui engendre dans les éléments et pour ce qui meut les corps célestes. Mais ce n’est pas ce qui est en cause ici. L’argument ne vaut donc pas.

 

[65698] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 19 Ad decimumnonum dicendum, quod illa inclinatio naturalis ad virtutem, secundum quam quidam mox a nativitate sunt fortes et temperati, non sufficit ad perfectam virtutem, ut dictum est.

19. L’inclination naturelle à la vertu, selon laquelle certains sont forts et tempérés peu après leur naissance, ne suffit pas pour la vertu parfaite, comme on l’a dit.

 

[65699] De virtutibus, q. 1 a. 8 ad 20 Ad vicesimum dicendum, quod natura non deficit homini in necessariis; licet enim non det omnia quae sunt ei necessaria, tamen dat ei unde possit omnia necessaria acquirere secundum rationem, et quae ei deserviunt.

20. La nature ne fait pas défaut à l’homme pour les choses nécessaires : en effet, bien qu’elle ne lui donne pas tout ce qui lui est nécessaire, elle lui donne cependant les moyens de pouvoir acquérir tout ce qui est nécessaire selon la raison, et qui est à son service.

 

 

 

 

Articulus 9 : [65700] De virtutibus, q. 1 a. 9 tit. 1 Nono quaeritur utrum virtutes acquirantur ex actibus

Article 9 – Les vertus sont-elles acquises par des actes ?

 

[65701] De virtutibus, q. 1 a. 9 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :

Il semble que non.

 

[65702] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 1 Dicit enim Augustinus, quod virtus est bona qualitas mentis, qua recte vivitur, qua nullus male utitur, quam Deus in nobis sine nobis operatur. Sed illud quod fit ex actibus nostris, non operatur Deus in nobis. Ergo virtus non causatur ex actibus nostris.

1. En effet, Augustin dit que «la vertu est une bonne qualité de l’esprit, par laquelle on vit correctement, dont personne ne fait un mauvais usage, que Dieu réalise en nous sans nous.» Or, ce qui est fait par nos actes, Dieu ne le réalise pas en nous. La vertu n’est donc pas causée par nos actes.

 

[65703] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 2 Praeterea, Augustinus dicit : omnium infidelium vita peccatum est, et nihil est bonum sine summo bono, ubi deest cognitio veritatis, falsa est virtus etiam in optimis moribus. Ex quo habetur quod virtus non potest esse sine fide. Fides autem non est ex operibus nostris, sed ex gratia, ut patet Ephes. cap. II, 8 : gratia estis salvati per fidem, et non ex vobis : nec quis glorietur; Dei enim donum est. Ergo virtus non potest causari ex actibus nostris.

2. Augustin dit aussi : «La vie de tous les infidèles est péché, et rien n’est bon sans le bien suprême ; là où fait défaut la connaissance de la vérité, la vertu est fausse, même lorsque le comportement est le meilleur.» On conclut de cela que la vertu ne peut exister sans la foi. Or, la foi ne compte pas parmi nos œuvres, mais elle vient de la grâce, comme cela ressort clairement de Ep 2, 8 : C’est par grâce que vous avez été sauvés par la foi, et non par vous-mêmes. Que personne donc ne se glorifie, car elle est un don de Dieu. La vertu ne peut donc être causée par nos actes.

 

[65704] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 3 Praeterea, Bernardus dicit, quod incassum quis ad virtutem laborat, nisi a domino eam sperandam putet. Quod autem speratur obtinendum a Deo, non causatur ex actibus nostris. Virtus ergo non causatur ex actibus nostris.

3. Bernard dit que c’est en vain que quelqu’un travaille pour la vertu, à moins qu’il ne pense pouvoir l’espérer du Seigneur. Or, ce que nous espérons obtenir de Dieu n’est pas causé par nos actes. La vertu n’est donc pas causée par nos actes.

 

[65705] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 4 Praeterea, continentia est minus virtute, ut patet per philosophum in VII Ethic. Sed continentia non est in nobis nisi ex divino munere; dicitur enim Sapient. cap. VIII, 21 : scio quod non possum esse continens, nisi Deus det. Ergo nec virtutes possumus acquirere ex nostris actibus, sed solum ex dono Dei.

4. La continence est moins que la vertu, comme cela ressort clairement de ce que dit le Philosophe dans Éthique, VII. Or, la continence n’existe en nous que par un don divin. En effet, il est dit dans Sg 8, 21 : Je sais que je ne puis être continent, à moins que Dieu ne m’en fasse le don. Nous ne pouvons donc pas non plus acquérir les vertus par nos actes, mais seulement par un don de Dieu.

 

[65706] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 5 Praeterea, Augustinus dicit, quod homo non potest vitare peccatum sine gratia. Sed per virtutem vitatur peccatum; non enim potest esse homo simul vitiosus et virtuosus. Ergo virtus non potest esse sine gratia; non ergo potest acquiri ex actibus.

5. Augustin dit que l’homme ne peut éviter le péché sans la grâce. Or, le péché est évité par la vertu : en effet, un homme ne peut être en même temps vicieux et vertueux. La vertu ne peut donc exister sans la grâce. Elle ne peut donc être acquise par nos actes.

 

[65707] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 6 Praeterea, per virtutem pervenitur ad felicitatem. Nam felicitas virtutis est praemium, ut philosophus dicit in I Ethic. Si ergo ex actibus nostris acquiratur virtus, ex actibus nostris possumus pervenire ad vitam aeternam, quae est hominis ultima felicitas, sine gratia; quod est contra apostolum, Rom. VI, 23 : gratia Dei vita aeterna.

6. C’est par la vertu que l’on parvient à la félicité, car la félicité est la récompense de la vertu, comme le Philosophe le dit dans Éthique, I. Si donc la vertu est acquise par nos actes, nous pouvons parvenir par nos actes et sans la grâce à la vie éternelle, qui est l’ultime félicité de l’homme. Ce qui est contraire à ce que dit l’Apôtre, Rm 6, 23 : La vie éternelle est une grâce de Dieu.

 

[65708] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 7 Praeterea, virtus computatur inter maxima bona, secundum Augustinum, Lib. de libero arbitrio, quia virtute nullus male utitur. Sed maxima bona sunt a Deo, secundum illud Iacob. I, 17 : omne datum optimum et omne donum perfectum de sursum est, descendens a patre luminum. Ergo videtur quod virtus non sit in nobis nisi ex dono Dei.

7. La vertu compte parmi les plus grands biens, selon Augustin, Sur le libre arbitre, car personne n’utilise mal la vertu. Or, les plus grands biens viennent de Dieu, selon ce passage de Jc 1, 17 : Tout don excellent, toute donation parfaite vient d’en haut et descend du Père des lumières. Il semble donc que la vertu n’existe en nous que par un don de Dieu.

 

[65709] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 8 Praeterea, sicut Augustinus dicit in Lib. de libero arbitrio, nihil potest formare seipsum. Sed virtus est quaedam forma animae. Ergo homo non potest in se per suos actus causare virtutem.

8. Comme Augustin le dit, dans Sur le libre arbitre, rien ne peut se former soi-même. Or, la vertu est une certaine forme de l’âme. L’homme ne peut donc pas causer en lui-même la vertu par ses actes.

 

[65710] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 9 Praeterea, sicut intellectus a principio est in potentia essentiali ad scientiam, ita vis affectiva ad virtutem. Sed intellectus in potentia essentiali existens, ad hoc ut reducatur in actum scientiae, indiget motore extrinseco, scilicet doctore ad hoc quod scientiam acquirat in actu. Ergo similiter ad hoc quod homo virtutem acquirat, indiget aliquo agente exteriori, et non sufficiunt ad hoc actus proprii.

9. De même que l’intellect est au départ en puissance essentielle par rapport à la science, de même la puissance affective par rapport à la vertu. Or, l’intellect qui est en puissance essentielle, pour être amené à l’acte de la science, a besoin d’un moteur extérieur, à savoir, un enseignant, pour acquérir la science en acte. De la même manière, pour que l’homme acquière la vertu, il a donc besoin d’un agent extérieur, et ses propres actes ne suffisent pas.

 

[65711] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 10 Praeterea, acquisitio fit per receptionem. Actio autem non fit per receptionem, sed magis per emissionem vel exitum actionis ab agente. Ergo per hoc quod aliquid agimus, non acquiritur virtus in nobis.

10. L’acquisition se fait par réception. Or, l’action ne se fait pas par réception, mais plutôt par émission ou par sortie de l’action de l’agent. Par le fait que nous faisons quelque chose, la vertu n’est donc pas acquise par nous.

 

[65712] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 11 Praeterea, si per actum nostrum virtus in nobis acquiritur; aut acquiritur per unum, aut per plures. Non per unum; quia ex uno non efficitur aliquis studiosus, ut dicitur II Ethic.; similiter etiam nec ex multis; quia multi actus, cum non sint simul, non possunt simul aliquem effectum inducere. Ergo videtur quod nullo modo virtus in nobis causetur ex actibus nostris.

11. Si la vertu est acquise en nous par notre acte, elle est acquise ou bien par un seul, ou bien par plusieurs. [Elle n’est pas acquise] par un seul, car quelqu’un ne devient pas studieux par un seul acte, comme il est dit dans Éthique, II. De même, [elle n’est pas acquise] par plusieurs, car plusieurs actes, lorsqu’ils ne sont pas simultanés, ne peuvent produire un effet simultanément. Il semble donc que la vertu ne soit d’aucune manière causée en nous par nos actes.

 

[65713] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 12 Praeterea, Avicenna dicit, quod virtus est potentia essentialiter rebus attributa ad suas peragendas operationes. Sed id quod essentialiter attribuitur rei, non causatur ex actu eius. Ergo virtus non causatur ex actu habentis virtutem.

12. Avicenne dit que la vertu est une puissance attribuée essentiellement aux choses en vue d’accomplir leurs actions. Or, ce qui est attribué essentiellement à une chose n’est pas causé par son acte. La vertu n’est donc pas causée par l’acte de celui qui possède la vertu.

 

[65714] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 13 Praeterea, si virtus causatur ex actibus nostris : aut ex actibus virtuosis, aut ex actibus vitiosis. Non ex vitiosis quia illi magis destruunt virtutem; similiter nec ex virtuosis, quia illi praesupponunt virtutem. Ergo nullo modo causatur ex actibus nostris virtus in nobis.

13. Si la vertu est causée par nos actes, ou bien c’est par les actes vertueux, ou bien par les actes vicieux. [Ce n’est pas par les actes] vicieux, car ceux-ci détruisent plutôt la vertu; de même, [ce n’est pas par les actes] vertueux, car ceux-ci présupposent la vertu. La vertu n’est donc d’aucune manière causée en nous par nos actes.

 

[65715] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 14 Sed dicendum, quod virtus causatur ex actibus virtuosis imperfectis.- Sed contra nihil agit ultra suam speciem. Si ergo actus praecedentes virtutem sunt imperfecti, videtur quod non possunt causare virtutem perfectam.

14. Mais on dira que la vertu est causée par des actes vertueux imparfaits. – En sens contraire, rien n’agit au-delà de son espèce. Si donc les actes précédant la vertu sont imparfaits, il semble qu’ils ne peuvent pas causer une vertu parfaite.

 

[65716] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 15 Praeterea, virtus est ultimum potentiae, ut dicitur in I caeli et mundi. Sed potentia est naturalis. Ergo virtus est naturalis, et non ex operibus acquisita.

15. La vertu est le point ultime d’une puissance, comme il est dit dans Du ciel et du monde, I. Or, la puissance est naturelle. La vertu est donc naturelle, et elle n’est pas acquise par des actes.

 

[65717] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 16 Praeterea, ut dicitur in II Ethic., virtus est quae bonum reddit habentem. Sed homo est bonus secundum suam naturam. Ergo virtus hominis est ei a natura, et non ex actibus acquisita.

16. Comme il est dit dans Éthique, II, la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède. Or, l’homme est bon par sa nature. La vertu de l’homme lui vient donc de sa nature, et elle n’est pas acquise par ses actes.

 

[65718] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 17 Praeterea, ex frequentia actus naturalis non acquiritur novus habitus.

17. Par la répétition d’un acte naturel un nouvel habitus n’est pas acquis.

 

[65719] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 18 Praeterea, omnia habent esse a sua forma. Sed gratia est forma virtutum : nam sine gratia virtutes dicuntur esse informes. Ergo virtutes sunt a gratia, et non ab actibus.

18. Toutes choses reçoivent leur être de leur forme. Or, la grâce est la forme des vertus, car, sans la grâce, les vertus sont appelées informes. Les vertus viennent donc de la grâce, et non des actes.

 

[65720] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 19 Praeterea, secundum apostolum, 2 Cor. XII, 9, virtus in infirmitate perficitur. Sed infirmitas magis est passio quam actio. Ergo virtus magis causatur ex passione quam ex actibus.

19. Selon l’Apôtre, 2 Co 12, 9, la vertu se réalise dans la faiblesse. Or, la faiblesse est plutôt une passion qu’une action. La vertu est donc plutôt causée par une passion que par des actes.

 

[65721] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 20 Praeterea, cum virtus sit qualitas, mutatio quae est secundum virtutem, videtur esse alteratio : nam alteratio est motus in qualitate. Sed alteratio passio tantum est in parte animae sensitivae, ut patet per philosophum in VII Physic. Si ergo virtus acquiritur ex actibus nostris per quamdam passionem et alterationem; sequetur quod virtus sit in parte sensitiva : quod est contra Augustinum, qui dicit, quod est bona qualitas mentis.

20. Puisque la vertu est une qualité, le changement qui se réalise selon la vertu semble être une altération, car l’altération est un mouvement dans la qualité. Or, l’altération est une passion seulement dans la partie sensible de l’âme, comme cela ressort clairement du Philosophe, Physique, VII. Si donc la vertu est acquise par nos actes en vertu d’une certaine passion et altération, il en découlera que la vertu se situe dans la partie sensible, ce qui est contraire à Augustin, qui dit qu’elle est une bonne qualité de l’esprit.

 

[65722] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 21 Praeterea, per virtutem habet aliquis rectam electionem de fine, ut dicitur X Ethicorum. Sed habere rectam electionem de fine, non videtur esse in potestate nostra : quia qualis unusquisque est, talis finis ei videtur, ut dicitur III Ethic. Hoc autem contingit nobis ex naturali complexione, vel ex impressione corporis caelestis. Ergo non est in potestate nostra acquirere virtutes : non ergo causantur ex actibus nostris.

21. Par la vertu, quelqu’un fait un choix droit à propos de la fin, comme il est dit dans Éthique, X. Or, faire un choix droit à propos de la fin ne semble pas être en notre pouvoir, car tel est chacun, telle la fin lui apparaît, comme il est dit dans Éthique, III. Or, cela nous arrive en raison d’une complexion naturelle, ou par l’influence d’un corps céleste. Il n’est donc pas en notre pouvoir d’acquérir les vertus. Elles ne sont donc pas causées par nos actes.

 

[65723] De virtutibus, q. 1 a. 9 arg. 22 Praeterea, ea quae sunt naturalia, neque assuescimus neque dissuescimus. Sed quibusdam hominibus insunt naturales inclinationes ad aliqua vitia, sicut et ad virtutes. Ergo huiusmodi inclinationes non possunt tolli per assuetudinem actuum. Eis autem manentibus non possunt in nobis esse virtutes. Ergo virtutes non possunt in nobis acquiri per actus.

22. Nous ne nous accoutumons pas à ce qui est naturel, ni ne nous en déshabituons. Or, certains hommes possèdent des inclinations naturelles innées envers certains vices, de même qu’à des vertus. Les inclinations de ce genre ne peuvent donc pas être enlevées par l’accoutumance aux actes. Aussi longtemps que [ces inclinations] demeurent, il ne peut donc y avoir de vertus en nous. Les vertus ne peuvent donc pas être causées en nous par des actes.

 

[65724] De virtutibus, q. 1 a. 9 s. c. 1 Sed contra. Dionysius dicit, quod bonum est virtuosius quam malum. Sed ex malis actibus causantur in nobis habitus vitiorum. Ergo ex bonis actibus causantur in nobis habitus virtutum.

Cependant :

1. Denys dit que le bien est plus vertueux que le mal. Or, les habitus des vices sont causés en nous par des mauvaises actions. Les habitus des vertus sont donc causés en nous par des actes bons.

 

[65725] De virtutibus, q. 1 a. 9 s. c. 2 Praeterea, secundum philosophum in II Ethic., operationes sunt causae eius quod est nos studiosos esse. Hoc autem est per virtutem. Ergo virtus causatur in nobis ex actibus.

2. Selon le Philosophe, Éthique, II, des actions sont les causes du fait que nous sommes studieux. Or, cela est le fait de la vertu. La vertu est donc causée en nous par des actes.

 

[65726] De virtutibus, q. 1 a. 9 s. c. 3 Praeterea, ex contrariis sunt generationes et corruptiones. Sed virtus corrumpitur ex malis actibus. Ergo ex bonis actibus generatur.

3. Les générations et les corruptions viennent des contraires. Or, la vertu est corrompue par les actes mauvais. Elle est donc engendrée par les actes bons.

 

[65727] De virtutibus, q. 1 a. 9 co. Respondeo. Dicendum quod cum virtus sit ultimum potentiae, ad quod quaelibet potentia se extendit ut faciat operationem, quod est operationem esse bonam; manifestum est quod virtus uniuscuiusque rei est per quam operationem bonam producit. Quia vero omnis res est propter suam operationem; unumquodque autem bonum est secundum quod bene se habet ad suum finem; oportet quod per virtutem propriam unaquaeque res sit bona, et bene operetur. Bonum autem proprium uniuscuiusque rei est aliud ab eo quod est proprium alterius : diversorum enim perfectibilium sunt diversae perfectiones; unde et bonum hominis est aliud a bono equi et a bono lapidis. Ipsius etiam hominis secundum diversas sui considerationes accipitur diversimode bonum. Non enim idem est bonum hominis in quantum est homo, et in quantum est civis. Nam bonum hominis in quantum est homo, est ut ratio sit perfecta in cognitione veritatis, et inferiores appetitus regulentur secundum regulam rationis : nam homo habet quod sit homo per hoc quod sit rationalis. Bonum autem hominis in quantum est civis, est ut ordinetur secundum civitatem quantum ad omnes : et propter hoc philosophus dicit, III Politic., quod non est eadem virtus hominis in quantum est bonus et hominis in quantum est bonus civis. Homo autem non solum est civis terrenae civitatis, sed est particeps civitatis caelestis Ierusalem, cuius rector est dominus, et cives Angeli et sancti omnes, sive regnent in gloria et quiescant in patria, sive adhuc peregrinentur in terris, secundum illud apostoli, Ephes. II, 19 : estis cives sanctorum, et domestici Dei, et cetera. Ad hoc autem quod homo huius civitatis sit particeps, non sufficit sua natura, sed ad hoc elevatur per gratiam Dei. Nam manifestum est quod virtutes illae quae sunt hominis in quantum est huius civitatis particeps, non possunt ab eo acquiri per sua naturalia; unde non causantur ab actibus nostris, sed ex divino munere nobis infunduntur. Virtutes autem quae sunt hominis in eo quod est homo, vel in eo quod est terrenae civitatis particeps, non excedunt facultatem humanae naturae; unde eas per sua naturalia homo potest acquirere, ex actibus propriis : quod sic patet. Dum enim aliquis habet naturalem aptitudinem ad perfectionem aliquam; si haec aptitudo sit secundum principium passivum tantum, potest eam acquirere; sed non ex actu proprio, sed ex actione alicuius exterioris naturalis agentis; sicut aer recipit lumen a sole. Si vero habeat aptitudinem naturalem ad perfectionem aliquam secundum activum principium et passivum simul; tunc per actum proprium potest ad illam pervenire; sicut corpus hominis infirmi habet naturalem aptitudinem ad sanitatem. Et quia subiectum est naturaliter receptivum sanitatis, propter virtutem naturalem activam quae inest ad sanandum, ideo absque actione exterioris agentis infirmus interdum sanatur. Ostensum est autem in praecedenti quaestione, quod aptitudo naturalis ad virtutem quam habet homo, est secundum principia activa et passiva; quod quidem ex ipso ordine potentiarum apparet. Nam in parte intellectiva est principium quasi passivum intellectus possibilis, qui reducitur in suam perfectionem per intellectum agentem. Intellectus autem in actu movet voluntatem : nam bonum intellectus est finis qui movet appetitum; voluntas autem mota a ratione, nata est movere appetitum sensitivum, scilicet irascibilem et concupiscibilem, quae natae sunt obedire rationi. Unde etiam manifestum est, quod quaelibet virtus faciens operationem hominis bonam, habet proprium actum in homine, qui sui actione potest ipsam reducere in actum; sive sit in intellectu, sive in voluntate, sive in irascibili et concupiscibili. Diversimode tamen reducitur in actum virtus quae est in parte intellectiva, et quae est in parte appetitiva. Nam actio intellectus, et cuiuslibet cognoscitivae virtutis, est secundum quod aliqualiter assimilatur cognoscibili; unde virtus intellectualis fit in parte intellectiva, secundum quod per intellectum agentem fiunt species intellectae in ipsa vel actu vel habitu. Actio autem virtutis appetitivae consistit in quadam inclinatione ad appetibile; unde ad hoc quod fiat virtus in parte appetitiva, oportet quod detur ei inclinatio ad aliquid determinatum. Sciendum est autem, quod inclinatio rerum naturalium consequitur formam; et ideo est ad unum, secundum exigentiam formae : qua remanente, talis inclinatio tolli non potest, nec contraria induci. Et propter hoc, res naturales neque assuescunt aliquid neque dissuescunt; quantumcumque enim lapis sursum feratur nunquam hoc assuescet, sed semper inclinatur ad motum deorsum. Sed ea quae sunt ad utrumlibet, non habent aliquam formam ex qua declinent ad unum determinate; sed a proprio movente determinantur ad aliquid unum; et hoc ipso quod determinantur ad ipsum, quodammodo disponuntur in idem; et cum multoties inclinantur, determinantur ad idem a proprio movente, et firmatur in eis inclinatio determinata in illud, ita quod ista dispositio superinducta, est quasi quaedam forma per modum naturae tendens in unum. Et propter hoc dicitur, quod consuetudo est altera natura. Quia igitur vis appetitiva se habet ad utrumlibet; non tendit in unum nisi secundum quod a ratione determinatur in illud. Cum igitur ratio multoties inclinet virtutem appetitivam in aliquid unum, fit quaedam dispositio firmata in vi appetitiva, per quam inclinatur in unum quod consuevit; et ista dispositio sic firmata est habitus virtutis. Unde, si recte consideretur, virtus appetitivae partis nihil est aliud quam quaedam dispositio, sive forma, sigillata et impressa in vi appetitiva a ratione. Et propter hoc, quantumcumque sit fortis dispositio in vi appetitiva ad aliquid, non potest habere rationem virtutis, nisi sit ibi id quod est rationis. Unde et in definitione virtutis ponitur ratio : dicit enim philosophus, II Ethicorum, quod virtus est habitus electivus in mente consistens determinata specie, prout sapiens determinabit.

Réponse :

Puisque la vertu est le point ultime d’une puissance, vers lequel tend toute puissance pour accomplir son opération, ce qui rend une action bonne, il est clair que la vertu de toute chose est celle par laquelle elle produit une bonne opération. Comme toute chose existe en vue de son opération, et que toute chose est bonne selon qu’elle a un bon rapport à sa fin, il est donc nécessaire que toute chose soit bonne et agisse bien par sa propre vertu. Or, le bien propre de toute chose est différent de celui qui est propre à une autre chose : en effet, les perfections des diverses choses perfectibles sont diverses. Le bien de l’homme est donc différent du bien du cheval et du bien de la pierre. Et le bien de l’homme est aussi conçu diversement selon les manières différentes de l’envisager. En effet, le bien de l’homme en tant qu’homme n’est pas le même que [celui de l’homme] en tant que citoyen. Car le bien de l’homme en tant qu’homme est que sa raison soit parfaite dans la connaissance de la vérité et que ses appétits inférieurs soient dirigés selon la règle de la raison, car l’homme est homme par le fait qu’il est raisonnable. Or, le bien de l’homme en tant que citoyen consiste en ce qu’il soit ordonné par rapport à ce qui concerne tous selon la cité. C’est la raison pour laquelle le Philosophe dit, Politique, III, que la vertu de l’homme en tant qu’il est bon n’est pas la même que celle de l’homme en tant qu’il est un bon citoyen. Or, l’homme n’est pas seulement citoyen de la cité terrestre, mais il est membre de la cité céleste de Jérusalem, dont le dirigeant est le Seigneur, et les citoyens, les anges et tous les saints, soit qu’ils règnent dans la gloire et se reposent dans la patrie, soit qu’ils cheminent encore sur terre, selon ce que dit l’Apôtre, Ep 2, 19 : Vous êtes les concitoyens des saints et les serviteurs de Dieu, etc. Or, pour que l’homme soit membre de cette cité, sa nature ne suffit pas, mais il y est élevé par la grâce de Dieu. Car il est clair que les vertus qui appartiennent à l’homme en tant qu’il est membre de cette cité ne peuvent pas être acquises par lui par ce qui relève de sa nature. Elles ne sont donc pas causées par nos actes, mais elles sont infusées en nous par un don divin. Mais les vertus qui sont le fait de l’homme en tant qu’il est homme ou en tant qu’il est membre de la cité terrestre, ne dépassent pas la capacité de la nature humaine. L’homme peut donc les acquérir par ce qui relève de sa nature, par ses propres actes. Voici comment on le montre. En effet, lorsque quelqu’un possède une aptitude naturelle à une certaine perfection, si cette aptitude n’existe que selon un principe passif seulement, il peut l’acquérir, non par son acte, mais par l’action d’un agent extérieur, comme l’air reçoit du soleil la lumière. Mais s’il a une aptitude naturelle à une perfection selon un principe à la fois actif et passif, il peut alors l’atteindre, comme le corps d’un homme malade possède une aptitude naturelle à la santé. Et parce que le sujet est naturellement réceptif par rapport à la santé, en raison de la puissance active qu’il possède pour la guérison, le malade est parfois guéri sans action d’un agent extérieur. Or, on a montré, dans la question précédente, que l’aptitude naturelle à la vertu que possède l’homme existe selon des principes actifs et passifs, ce qui se révèle par l’ordre même des puissances. Car, dans la partie intellective, existe le principe pour ainsi dire passif de l’intellect possible, qui est amené à sa perfection par l’intellect agent. Or, l’intellect en acte meut la volonté, car le bien de l’intellect est la fin qui meut l’appétit, et la volonté mue par la raison est naturellement disposée à mouvoir l’appétit sensible, à savoir, l’irascible et le concupiscible, qui sont naturellement disposés à obéir à la raison. Il est donc aussi clair que toute vertu qui rend bonne l’opération de l’homme a son acte propre à l’intérieur de l’homme, qui peut l’amener à l’acte par sa propre action, qu’elle soit dans l’intellect, dans la volonté ou dans l’irascible et le concupiscible. Toutefois, la vertu qui se trouve dans la partie intellective est amenée différemment à l’acte que celle qui se trouve dans la partie appétitive. Car l’action de l’intellect et de toute puissance cognitive se réalise par une certaine assimilation à ce qui est connaissable; aussi la vertu intellectuelle se réalise-t-elle dans la partie intellective selon que, par l’intellect agent, les espèces deviennent intelligées en elle, soit en acte, soit par habitus. Mais l’action de la puissance appétitive consiste dans une certaine inclination à ce qui est appétible; aussi, pour que se produise une vertu dans la partie appétitive, est-il nécessaire que lui soit donnée une inclination à quelque chose de déterminé. Or, il faut savoir que l’inclination des choses naturelles suit sa forme : c’est pourquoi elle n’est orientée qu’à une seule chose, selon ce qu’exige la forme; aussi longtemps que celle-ci demeure, une telle inclination ne peut être écartée, ni une forme contraire être amenée. C’est pourquoi les choses naturelles ne s’accoutument pas à une chose ni ne s’en désaccoutument : en effet, aussi souvent qu’une pierre sera lancée en l’air, elle ne s’y accoutumera pas, mais elle sera toujours inclinée à se mouvoir vers le bas. Mais les choses qui peuvent aller dans un sens ou l’autre ne possèdent pas de forme qui les incline à une seule chose de manière déterminée, mais elles sont mues par leur propre agent vers une seule chose, et par le fait qu’elles sont déterminées par rapport à celle-ci, elles y sont en quelque sorte disposées. Et lorsqu’elles y sont inclinées à plusieurs reprises, elles sont déterminées à la même chose par leur propre agent et l’inclination vers cette chose est affermie en elles, de telle sorte que cette disposition ajoutée est comme une forme qui ressemble à une nature, qui tend à une seule chose. Pour cette raison, on dit que l’habitude est une seconde nature. Puisque la puissance appétitive peut aller dans un sens ou l’autre, elle ne tend donc à une seule chose que selon qu’elle y est déterminée par la raison. Lorsque la raison incline à plusieurs reprises la puissance appétitive à une seule chose, il se produit donc une certaine disposition affermie dans la puissance appétitive, par laquelle elle est inclinée à la seule chose à laquelle elle s’est habituée, et cette disposition affermie est l’habitus de la vertu. Aussi, si on examine [la chose] correctement, la vertu de la partie appétitive n’est rien d’autre qu’une certaine disposition ou forme, scellée et imprimée par la raison dans la puissance appétitive. C’est pourquoi, aussi forte que soit une disposition à quelque chose dans la puissance appétitive, cela ne peut avoir raison de vertu, à moins que ne s’y trouve ce qui relève de la raison. Aussi la raison est-elle mise dans la définition de la vertu. En effet, le Philosophe dit, dans Éthique, II, que la vertu est un habitus électif résidant dans l’esprit selon une espèce déterminée, selon que le sage en aura déterminé.

 

[65728] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod Augustinus loquitur de virtutibus secundum quod ordinantur ad aeternam beatitudinem.

Solutions :

1. Augustin parle des vertus selon qu’elles sont ordonnées à la béatitude éternelle.

 

[65729] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 2 Et sic dicendum ad secundum, tertium et quartum.

2-4. Il faut dire la même chose pour la deuxième, la troisième et la quatrième objection.

 

[65730] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 5 Ad quintum dicendum, quod virtus acquisita facit declinare a peccato non semper, sed ut in pluribus : quia et ea quae naturaliter accidunt, ut in pluribus eveniunt. Nec propter hoc sequitur, quod simul aliquis sit virtuosus et vitiosus; quia unus actus potentiae neque habitum vitii neque habitum virtutis acquisitae tollit; et non potest per virtutem acquisitam declinare ab omni peccato. Non enim per eas vitatur peccatum infidelitatis; et alia peccata quae virtutibus infusis opponuntur.

5. La vertu acquise fait s’écarter du péché non pas toujours, mais dans la plupart des cas, car même ce qui se produit naturellement arrive dans la plupart des cas. Il n’en découle pas que quelqu’un soit en même temps vertueux et vicieux, car un seul acte d’une puissance n’enlève ni l’habitus du vice ni l’habitus de la vertu acquise, et l’on ne peut s’écarter de tout péché par la vertu acquise. En effet, le péché d’infidélité n’est pas évité par elles, ainsi que les autres péchés qui s’opposent aux vertus infuses.

 

[65731] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 6 Ad sextum dicendum, quod per virtutes acquisitas non pervenitur ad felicitatem caelestem, sed ad quamdam felicitatem quam homo natus est acquirere per propria naturalia in hac vita secundum actum perfectae virtutis, de qua Aristoteles tractat in X Metaph.

6. On ne parvient pas à la félicité éternelle par les vertus acquises, mais à une certaine félicité que l’homme est destiné à acquérir dans cette vie par ce qui lui est naturellement propre, selon l’acte de la vertu parfaite, dont Aristote traite dans Métaphysique, X.

 

[65732] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 7 Ad septimum dicendum, quod virtus acquisita non est maximum bonum simpliciter, sed maximum in genere humanorum bonorum; virtus autem infusa est maximum bonum simpliciter, in quantum per eam homo ad summum bonum ordinatur, quod est Deus.

7. La vertu acquise n’est pas le plus grand bien tout simplement, mais le plus grand dans le genre des biens humains. Mais la vertu infuse est le plus grand bien tout simplement, dans la mesure où, par elle, l’homme est ordonné au bien suprême qu’est Dieu.

 

[65733] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 8 Ad octavum dicendum, quod idem secundum idem non potest seipsum formare. Sed quando in aliquo uno est aliquod principium activum et aliud passivum, seipsum formare potest secundum partes : ita scilicet quod una pars eius sit formans, et alia formata; sicut aliquid movet seipsum, ita quod una pars eius est movens, et alia mota, ut dicitur VIII Phys. Sic autem est in generatione virtutis ut ostensum est.

8. Une même chose ne peut se donner forme à elle-même selon une même chose. Mais lorsqu’il y a un principe actif et un autre passif, elle peut se donner forme selon ses parties, de telle sorte qu’une de ses parties donne la forme, et l’autre reçoive la forme, comme quelque chose se meut soi-même, de telle sorte qu’une de ses parties meut et une autre est mue, comme il est dit dans Physique, VIII. Il en est de même dans la génération de la vertu, comme on l’a montré.

 

 [65734] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 9 Ad nonum dicendum, quod sicut in intellectu scientia acquiritur non solum per inventionem, sed etiam per doctrinam, quae est ab alio; ita etiam in acquisitione virtutis homo iuvatur per correctionem et disciplinam, quae est ab alio; qua aliquis tanto minus indiget, quanto de se est magis dispositus ad virtutem; sicut et aliquis quanto perspicacioris est ingenii, tanto minus indiget exteriori doctrina.

9. De même que, dans l’intellect, la science est acquise non seulement par l’invention, mais aussi par l’enseignement, qui vient d’un autre, de même, pour l’acquisition de la vertu, l’homme est aidé par la correction et l’éducation, qui vient d’un autre. Quelqu’un en a d’autant moins besoin qu’il est davantage disposé à la vertu, de même que plus quelqu’un a un esprit perspicace, moins il a besoin d’enseignement extérieur.

 

[65735] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 10 Ad decimum dicendum, quod ad actionem hominis concurrunt virtutes activae et passivae; et licet a virtutibus, in quantum activae, fiat emissio, et in eis nihil recipiatur; tamen passivis in quantum passivae, competit acquirere aliquid per receptionem. Unde in potentia quae est tantum activa, ut in intellectu agente, non acquiritur aliquis habitus per actionem.

10. Les puissances actives et passives concourent à l’action de l’homme. Et bien que, par les puissances actives, en tant qu’elles sont passives, se produise une émission et que rien ne soit reçu en elles, il convient cependant aux puissances passives, en tant qu’elles sont passives, d’acquérir quelque chose par réception. Aussi, dans la puissance qui est seulement active, comme c’est le cas pour l’intellect agent, un habitus n’est-il pas acquis par l’action.

 

[65736] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod quanto actio agentis est efficacior, tanto velocius inducit formam. Et ideo videmus in intellectualibus, quod per unam demonstrationem, quae est efficax, causatur in nobis scientia; opinio autem, licet sit minor scientia, non causatur in nobis per unum syllogismum dialecticum; sed requiruntur plures propter eorum debilitatem. Unde et in agibilibus, quia operationes animae non sunt efficaces sicut in demonstrationibus, propter hoc quod agibilia sunt contingentia et probabilia, ideo unus actus non sufficit ad causandum virtutem, sed requiruntur plures. Et licet illi plures non sint simul, tamen habitum virtutis causare possunt : quia primus actus facit aliquam dispositionem, et secundus actus inveniens materiam dispositam adhuc eam magis disponit, et tertius adhuc amplius; et sic ultimus actus agens in virtute omnium praecedentium complet generationem virtutis, sicut accidit de multis guttis cavantibus lapidem.

11. Plus l’action d’un agent est efficace, plus elle mène rapidement à la forme. C’est pourquoi nous voyons, en matière intellectuelle, que, par une seule démonstration qui est efficace, la science est causée en nous ; mais l’opinion, bien qu’elle soit une science inférieure, n’est pas causée en nous par un seul syllogisme dialectique : en effet, plusieurs sont nécessaires en raison de leur faiblesse. Aussi, en matière d’actions à poser, comme les opérations de l’âme ne sont pas aussi efficaces que pour les démonstrations parce que les actes à poser sont contingents et probables, un seul acte ne suffit-il pas pour causer la vertu, mais plusieurs sont nécessaires. Et bien que ces nombreux actes ne soient pas simultanés, ils peuvent cependant causer un habitus de vertu, car le premier acte produit une certaine disposition, et le deuxième acte, trouvant une matière déjà disposée, la dispose encore davantage, et le troisième encore davantage. Et ainsi, le dernier acte, posé en vertu de tous les précédents, achève la génération de la vertu, comme il arrive que de nombreuses gouttes creusent la pierre.

 

[65737] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod Avicenna intendit definire virtutem naturalem, quae sequitur formam quae est principium essentiale; unde illa definitio non est ad propositum.

12. Avicenne entend définir la vertu naturelle, qui découle de la forme qui est un principe essentiel. Aussi cette définition est-elle hors de propos.

 

[65738] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod virtus generatur ex actibus quodammodo virtuosis et quodammodo non virtuosis. Actus enim praecedentes virtutem, sunt quidem virtuosi quantum ad id quod agitur, in quantum scilicet homo agit fortia et iusta; non autem quantum ad modum agendi : quia ante habitum virtutis acquisitum non agit homo opera virtutis eo modo quo virtuosus agit, scilicet prompte absque dubitatione et delectabiliter absque difficultate.

13. La vertu est engendrée par des actes qui sont vertueux d’une certaine manière et non vertueux d’une autre. En effet, les actes qui précèdent la vertu sont vertueux quant à l’action posée, à savoir, pour autant que l’homme accomplit des actes forts et justes ; mais non quant au mode d’agir, car, avant que l’habitus de vertu ne soit acquis, l’homme n’accomplit pas les actes de vertu de la manière dont le vertueux les accomplit, à savoir, promptement, sans hésitation, avec plaisir et sans difficulté.

 

[65739] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod ratio est nobilior virtute generata in parte appetitiva, cum talis virtutis non sit nisi quaedam participatio rationis. Actus igitur qui virtutem praecedit, potest causare virtutem, in quantum est a ratione, a qua habet id quod perfectionis in ea est. Imperfectio enim eius est in potentia appetitiva, in qua nondum est causatus habitus, per quem homo delectabiliter et expedite id quod est ex imperio rationis consequatur.

14. La raison est plus noble que la vertu engendrée dans la partie appétitive, puisqu’une telle vertu n’est qu’une participation à la raison. L’acte qui précède la vertu peut donc causer la vertu pour autant qu’il vient de la raison, de laquelle il tient ce qu’il y a de perfection en elle. En effet, son imperfection se trouve dans la puissance appétitive où il n’y a pas encore d’habitus causé, par lequel l’homme suit avec plaisir et rapidement ce qui vient du commandement de la raison.

 

[65740] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod virtus dicitur esse ultimum potentiae, non quia semper sit aliquid de essentia potentiae; sed quia inclinat ad id quod ultimo potentia potest.

15. On dit que la vertu est le point ultime de la puissance, non pas parce qu’elle est quelque chose de l’essence de la puissance, mais parce qu’elle incline à ce qui est ultimement possible à la puissance.

 

[65741] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod homo secundum naturam suam est bonus secundum quid, non autem simpliciter. Ad hoc autem quod aliquid sit bonum simpliciter, requiritur quod sit totaliter perfectum; sicut ad hoc quod aliquid sit pulchrum simpliciter requiritur quod in nulla parte sit aliqua deformitas vel turpitudo. Simpliciter autem et totaliter bonus dicitur aliquis ex hoc quod habet voluntatem bonam, quia per voluntatem homo utitur omnibus aliis potentiis. Et ideo bona voluntas facit hominem bonum simpliciter; et propter hoc virtus appetitivae partis secundum quam voluntas fit bona, est quae simpliciter bonum facit habentem.

16. L’homme est bon selon sa nature d’une manière relative, et non pas absolue. Pour que quelque chose soit bon de manière absolue, il est nécessaire que cela soit entièrement parfait, comme pour que quelque chose soit beau de manière absolue, il est nécessaire qu’il n’y ait de difformité ou de laideur dans aucune partie. On dit que quelqu’un est bon de manière absolue et totale du fait qu’il a une volonté bonne, car l’homme utilise toutes ses autres puissances par la volonté. C’est pourquoi la volonté bonne rend l’homme bon de manière absolue. Et, pour cette raison, la vertu de la partie appétitive par laquelle la volonté est rendue bonne est celle qui rend l’homme bon de manière absolue.

 

[65742] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod actus qui sunt ante virtutem, possunt quidem dici naturales, secundum quod a naturali ratione procedunt, prout naturale dividitur contra acquisitum; non autem possunt naturales dici, prout naturale dividitur contra id quod est ex ratione. Sic autem dicitur quod naturalia non dissuescimus neque assuescimus, secundum quod natura contra rationem dividitur.

17. On peut dire que les actes qui existent avant la vertu sont naturels selon qu’ils procèdent de la raison naturelle, selon que «naturel» est opposé à «acquis» ; mais on ne peut les appeler naturels selon que «naturel» s’oppose à ce qui vient de la raison. On dit ainsi que nous ne nous accoutumons pas à ce qui est naturel ni ne nous en désaccoutumons, selon que «naturel» est opposé à la raison.

 

[65743] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 18 Ad decimumoctavum dicendum, quod gratia dicitur esse forma virtutis infusae; non tamen ita quod ei det esse specificum; sed in quantum per eam informatur aliqualiter actus eius. Unde non oportet quod virtus politica sit per infusionem gratiae.

18. On dit que la grâce est la forme de la vertu infuse, non pas cependant parce qu’elle lui donne son être spécifique, mais pour autant que son acte reçoit d’elle sa forme. Aussi n’est-il pas nécessaire que la vertu politique exige l’infusion de la grâce.

 

[65744] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 19 Ad decimumnonum dicendum, quod virtus perficitur in infirmitate, non quia infirmitas causat virtutem, sed quia dat occasionem alicui virtuti, scilicet humilitati. Est etiam materia alicuius virtutis, scilicet patientiae, et etiam caritatis, in quantum aliquis infirmitati proximi subvenit. Et naturaliter est signum virtutis, quia tanto anima virtuosior demonstratur, quanto infirmius corpus ad actum virtutis movet.

19. La vertu se réalise dans la faiblesse, non pas parce que la faiblesse cause la vertu, mais parce qu’elle fournit l’occasion à une vertu, à savoir, à l’humilité. Elle est aussi la matière d’une vertu, à savoir, de la patience et aussi de la charité, dans la mesure où quelqu’un vient au secours de la faiblesse du prochain. Et elle est naturellement un signe de vertu, parce que plus une âme se montre vertueuse, plus elle meut à l’acte de vertu un corps plus faible.

 

[65745] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 20 Ad vicesimum dicendum, quod proprie loquendo non dicitur aliquid alterari secundum quod adipiscitur propriam perfectionem. Unde, cum virtus sit propria perfectio hominis, non dicitur homo alterari secundum quod acquirit virtutem; nisi forte per accidens secundum quod immutatio sensibilis partis animae in qua sunt animae passiones, pertinet ad virtutem.

20. À proprement parler, on ne dit pas qu’une chose est altérée du fait qu’elle obtient sa perfection propre. Puisque la vertu est la perfection propre de l’homme, on ne dit donc pas que l’homme est altéré du fait qu’il acquiert une vertu, si ce n’est peut-être par accident, selon que le changement de la partie sensible de l’âme, dans laquelle se trouvent les passions de l’âme, relève de la vertu.

 

[65746] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 21 Ad vicesimumprimum dicendum, quod homo potest dici qualis vel secundum qualitatem quae est in parte intellectiva : et sic non dicitur qualis ex naturali complexione corporis, neque ex impressione corporis caelestis, cum pars intellectiva sit absoluta ab omni corpore; vel potest dici homo qualis secundum dispositionem quae est in parte sensitiva : quae quidem potest esse ex naturali complexione corporis, vel ex impressione corporis caelestis. Tamen quia haec pars naturaliter obedit rationi, ideo potest per assuetudinem diminui, vel totaliter tolli.

21. On peut dire d’un homme qu’il est tel ou tel selon la qualité qui se trouve dans la partie intellective : ainsi, on ne dit pas qu’il est tel en raison de la complexion de son corps, ni de l’influence d’un corps céleste, puisque la partie intellective est indépendante de tout corps. Ou bien l’on peut dire que l’homme est tel selon une disposition qui se trouve dans la partie sensible, ce qui peut arriver en raison de la complexion de son corps ou de l’influence d’un corps céleste. Toutefois, puisque cette partie obéit naturellement à la raison, elle peut être diminuée ou totalement enlevée par l’habitude.

 

[65747] De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 22 Et per hoc patet responsio ad vicesimumsecundum; nam secundum hanc dispositionem quae est in parte sensitiva, dicuntur aliqui habere naturalem inclinationem ad vitium vel virtutem et cetera.

22. Par cela, la réponse à la vingt-deuxième objection ressort clairement, car selon la disposition qui se trouve dans la partie sensible, on dit de certains qu’ils ont une inclination naturelle au vice ou à la vertu, etc.

 

 

 

 

Articulus 10 : [65748] De virtutibus, q. 1 a. 10 tit. 1 Decimo quaeritur utrum sint aliquae virtutes homini ex infusione

Article 10 – Existe-t-il dans l’homme des vertus infuses ?

 

[65749] De virtutibus, q. 1 a. 10 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :

Il semble que non.

 

[65750] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 1 Quia in VII Physic. dicitur : unumquodque perfectum est quando attingit propriam virtutem. Propria autem virtus uniuscuiusque est eius naturalis perfectio. Ergo ad perfectionem hominis sufficit sibi virtus connaturalis. Haec autem est quae per principia naturalia causari potest. Non igitur requiritur ad perfectionem hominis quod habeat aliquam virtutem ex infusione.

1. Car il est dit, dans Physique, VII : «Chaque chose est parfaite lorsqu’elle atteint sa propre vertu.» Or, la vertu propre de chaque chose est sa perfection naturelle. Une vertu qui lui est connaturelle suffit donc à l’homme. Or, celle-ci est celle qui est causée par ses principes naturels. Il n’est donc pas nécessaire pour la perfection de l’homme qu’il reçoive quelque vertu par infusion.

 

[65751] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 2 Sed dicebatur, quod oportet hominem perfici per virtutem non solum in ordine ad connaturalem finem, sed etiam in ordine ad supernaturalem, qui est beatitudo vitae aeternae, ad quam ordinatur homo per virtutes infusas.- Sed contra, natura non deficit in necessariis. Sed illud quo indiget homo ad consecutionem ultimi finis, est sibi necessarium. Ergo hoc potest habere per principia naturalia; non ergo indiget ad hoc infusione virtutis.

2. Mais on pourrait dire qu’il est nécessaire que l’homme soit perfectionné par la vertu, non seulement par rapport à sa fin connaturelle, mais aussi par rapport à [sa fin] surnaturelle, qui est la béatitude de la vie éternelle, à laquelle l’homme est ordonné par les vertus infuses. ­– En sens contraire : la nature ne laisse pas dépourvu pour les choses nécessaires. Or, ce dont l’homme a besoin pour obtenir sa fin ultime lui est nécessaire. Il peut donc l’avoir par ses principes naturels. L’homme n’a donc pas besoin pour cela de l’infusion d’une vertu.

 

[65752] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 3 Praeterea, semen agit in virtute eius a quo emittitur. Aliter enim semen animalis cum sit imperfectum, non posset sua actione perducere ad speciem perfectam. Sed semina virtutum sunt nobis immissa a Deo; ut enim dicitur in Glossa, Deus inseminavit omni animae initia intellectus et sapientiae. Ergo huiusmodi semina agunt in virtute Dei. Cum igitur ex huiusmodi seminibus causetur virtus acquisita, videtur quod virtus acquisita possit ducere ad fruitionem Dei, in qua consistit beatitudo vitae aeternae.

3. La semence agit par la puissance de celui dont elle provient. Autrement, la semence d’un animal, puisqu’elle est imparfaite, ne pourrait conduire par son action à une espèce parfaite. Or, les semences des vertus sont mises en nous par Dieu, comme il est dit dans la Glose : «Dieu a semé en toute âme les commencements de l’intelligence et de la sagesse.» Puisque la vertu acquise est causée par les semences de ce genre, il semble que la vertu acquise puisse mener à la jouissance de Dieu, dans laquelle consiste la béatitude de la vie éternelle.

 

[65753] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 4 Praeterea, virtus ordinat hominem ad beatitudinem vitae aeternae, in quantum est actus meritorius. Sed actus virtutis acquisitae potest esse meritorius vitae aeternae, si sit gratia informatus. Ergo ad beatitudinem vitae aeternae non est necessarium habere virtutes infusas.

4. La vertu ordonne l’homme à la béatitude de la vie éternelle, pour autant qu’il s’agit d’un acte méritoire. Or, l’acte de la vertu acquise peut être méritoire de la vie éternelle, s’il reçoit forme de la grâce. Pour la béatitude de la vie éternelle, il n’est donc pas nécessaire qu’il y ait des vertus infuses.

 

[65754] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 5 Praeterea, radix merendi caritas est. Si igitur necessarium esset habere virtutes infusas ad merendum vitam aeternam, videtur quod sola caritas sufficeret; et ita non oportet habere aliquas alias virtutes infusas.

5. La racine du mérite est la charité. Si donc il est nécessaire de posséder des vertus infuses pour mériter la vie éternelle, il semble que seule la charité suffirait. Et ainsi, il n’est pas nécessaire d’avoir d’autres vertus infuses.

 

[65755] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 6 Praeterea, virtutes morales necessariae sunt ad hoc quod inferiores vires rationi subdantur. Sed per virtutes acquisitas sufficienter rationi subduntur. Non ergo necessarium est quod sint aliquae virtutes infusae morales ad hoc quod ratio ordinetur ad aliquem specialem finem; sed sufficit quod ratio hominis in illum supernaturalem finem dirigatur. Hoc autem sufficienter fit per fidem. Ergo non oportet habere aliquas alias virtutes infusas.

6. Les vertus morales sont nécessaires pour que les puissances inférieures soient soumises à la raison. Or, elles sont suffisamment soumises à la raison par les vertus acquises. Il n’est donc pas nécessaire qu’il y ait des vertus morales infuses pour que la raison soit ordonnée à une fin particulière, mais la raison de l’homme suffit pour qu’il soit orienté vers cette fin surnaturelle. Or, cela se réalise suffisamment par la foi. Il n’est donc pas nécessaire de posséder d’autres vertus infuses.

 

[65756] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 7 Praeterea, id quod fit virtute divina, non differt specie ab eo quod fit operatione naturae. Eadem enim specie est sanitas quam aliquis miraculose recuperat, et quam natura operatur. Si igitur sit aliqua virtus infusa, quae a Deo esset in nobis, et aliqua acquisita per actus nostros, non propter hoc specie differrent; puta, si sit temperantia acquisita, et temperantia infusa. Duae autem formae quae sunt unius speciei, non possunt simul esse in eodem subiecto. Ergo non potest esse quod ille qui habet temperantiam acquisitam, habeat temperantiam infusam.

7. Ce qui est réalisé par la puissance divine ne diffère pas par l’espèce de ce qui est réalisé par l’opération de la nature. En effet, la santé que quelqu’un retrouve miraculeusement est de même espèce que celle que la nature réalise. Si donc il existe une vertu infuse, qui serait en nous par l’intervention de Dieu, et une [vertu] acquise par nos actes, elles ne différeraient pas pour autant par l’espèce, par exemple, s’il existe une tempérance acquise et une tempérance infuse. Or, deux formes d’une seule espèce ne peuvent exister en même temps dans le même sujet. Il ne peut donc pas se faire que celui qui possède la tempérance acquise possède la tempérance infuse.

 

[65757] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 8 Praeterea, species virtutis ex actibus cognoscitur. Sed sunt idem specie actus temperantiae infusae et acquisitae. Ergo et virtutes specie eaedem. Probatio mediae. Quaecumque conveniunt in materia et forma, sunt unius speciei. Sed actus temperantiae infusae et acquisitae conveniunt in materia : uterque enim est circa delectabilia tactus; conveniunt etiam in forma, quia uterque in medietate consistit. Ergo actus temperantiae infusae et actus temperantiae acquisitae sunt eiusdem speciei.

8. L’espèce d’une vertu se reconnaît à ses actes. Or, les actes de la tempérance infuse et de [la tempérance] acquise sont identiques par leur espèce. Les vertus sont donc les mêmes selon leur espèce. Démonstration de la mineure : tout ce qui a les mêmes matière et forme est d’une même espèce. Or, les actes de la tempérance infuse et de [la tempérance] acquise ont la même matière : en effet, les deux portent sur les plaisirs du toucher. Ils ont aussi la même forme, car les deux consistent dans un milieu. Les actes de la tempérance infuse et les actes de la tempérance acquise sont donc de la même espèce.

 

[65758] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 9 Sed dicendum, quod differunt specie, eo quod ordinantur ad alium et ad alium finem : ex fine enim sumuntur species in moralibus. Sed contra, secundum id aliqua possunt specie differre a quo sumitur species rei. Sed species in moralibus non sumitur a fine ultimo, sed a fine proximo : aliter enim omnes virtutes essent unius speciei, cum omnes ad beatitudinem ordinentur sicut ad ultimum finem. Ergo ex ordine ad ultimum finem non possunt dici in moralibus aliqua esse eiusdem speciei, vel specie differre; et ita temperantia infusa non differt specie a temperantia acquisita, ex hoc quod ordinat hominem in beatitudinem altiorem.

9. Mais elles diffèrent par l’espèce du fait qu’elles sont ordonnées à une fin différente : en effet, l’espèce se prend de la fin en matière morale. En sens contraire : certaines choses peuvent différer par l’espèce en raison de ce dont est tirée l’espèce de la chose. Or, l’espèce en matière morale n’est pas tirée de la fin ultime, mais de la fin prochaine, autrement, toutes les vertus auraient la même espèce, puisque toutes sont ordonnées à la béatitude comme à la fin ultime. On ne peut donc pas dire qu’en matière morale, certaines choses sont de la même espèce ou diffèrent par l’espèce selon leur rapport à la fin ultime. Et ainsi, la tempérance infuse ne diffère pas spécifiquement de la tempérance acquise par le fait qu’elle ordonne l’homme à une béatitude plus élevée.

 

[65759] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 10 Praeterea, nullus habitus moralis consequitur speciem ex hoc quod ab aliquo habitu movetur. Contingit enim unum habitum moralem moveri vel imperari a diversis secundum speciem; sicut habitus intemperantiae movetur ab habitu avaritiae, cum quis moechatur ut furetur; ab habitu autem crudelitatis, cum quis moechatur ut occidat. Et e converso diversi habitus secundum speciem ab eodem habitu imperantur; puta cum unus moechatur ut furetur, alter vero occidit ut furetur. Sed temperantia vel fortitudo, aut aliqua aliarum virtutum moralium non habet actum ordinatum ad beatitudinem vitae aeternae, nisi in quantum imperatur a virtute quae ultimum finem habet pro obiecto. Ergo ex hoc non consequitur speciem; et ita per hoc virtus infusa moralis non differt specie a virtute acquisita per hoc quod ordinatur ad finem vitae aeternae.

10. Aucun habitus moral n’obtient son espèce par le fait qu’il est mû par un autre habitus. En effet, il arrive qu’un habitus moral soit mû ou commandé par des [habitus] différents selon leur espèce, comme l’habitus d’intempérance est mû par l’habitus d’avarice, lorsque quelqu’un commet l’adultère en vue de voler; et par l’habitus de la cruauté, lorsque quelqu’un commet l’adultère en vue de tuer. En sens inverse, des habitus différents selon l’espèce sont commandés par le même habitus, par exemple, lorsqu’un homme commet l’adultère pour voler, et qu’un autre tue pour voler. Or, l’acte de la tempérance ou de la force, ou d’aucune autre vertu morale, n’est ordonné à la béatitude de la vie éternelle que dans la mesure où il est commandé par la vertu qui a pour objet la vie éternelle. Il ne reçoit donc pas par là son espèce. Et ainsi, la vertu morale infuse ne diffère pas spécifiquement de la vertu acquise par le fait qu’elle est ordonnée à la fin de la vie éternelle.

 

[65760] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 11 Praeterea, virtus infusa est in mente sicut in subiecto : dicit enim Augustinus, quod virtus est bona qualitas mentis, quam Deus in nobis sine nobis operatur. Sed virtutes morales non sunt in mente sicut in subiecto : nam temperantia et fortitudo sunt irrationabilium partium, ut philosophus dicit III Ethic. Ergo virtutes morales non sunt infusae.

11. La vertu infuse se trouve dans l’esprit comme dans son sujet. En effet, Augustin dit que la vertu est une bonne qualité de l’esprit, que Dieu réalise en nous sans nous. Or, les vertus morales ne se trouvent pas dans l’esprit comme dans leur sujet, car la tempérance et la force appartiennent aux parties non raisonnables, comme le dit le Philosophe dans Éthique, III. Les vertus morales ne sont donc pas infuses.

 

[65761] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 12 Praeterea, contraria sunt unius rationis. Sed vitium quod est contrarium virtuti, nunquam infunditur, sed solum ex actibus nostris causatur. Ergo nec virtutes infunduntur, sed solum ex actibus nostris causantur.

12. Les contraires relèvent d’une seule raison. Or, le vice, qui est le contraire de la vertu, n’est jamais infus, mais est causé par nos actes seulement. Les vertus ne sont donc pas non plus infuses, mais sont causées par nos seuls actes.

 

[65762] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 13 Praeterea, homo ante acquisitionem virtutis est in potentia ad virtutes. Sed potentia et actus sunt unius generis : omne enim genus dividitur per potentiam et actum, ut patet in III Physic. Cum ergo potentia ad virtutem non sit ex infusione, videtur quod nec virtus ex infusione sit.

13. Avant l’acquisition de la vertu, l’homme est en puissance par rapport à la vertu. Or, la puissance et l’acte appartiennent au même genre : en effet, tout genre se divise en puissance et en acte, comme cela ressort clairement de Physique, III. Puisque la puissance à la vertu ne vient pas d’une infusion, il semble donc que la vertu non plus ne vienne pas d’une infusion.

 

[65763] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 14 Praeterea, si virtutes infunduntur, oportet quod simul infunduntur. Cum gratia autem infunditur homini qui in peccato fuit, in actu; tunc non infunduntur sibi habitus virtutum moralium : adhuc enim post contritionem patitur passionum molestias; quod non est virtuosi, sed forte continentis : differt enim continens a temperato per hoc quod continens patitur quidem, sed non deducitur; temperatus autem non patitur, ut dicitur in VII Ethic. Ergo videtur quod virtutes non sint nobis ex infusione gratiae.

14. Si les vertus sont infusées, il est nécessaire qu’elles soient infusées en même temps. Or, lorsque la grâce est infusée dans l’homme qui était pécheur en acte, les habitus des vertus morales ne sont pas infusés en lui : en effet, après la contrition, il souffre encore des tiraillements des passions, ce qui n’est pas le fait de l’homme vertueux, mais peut-être de celui qui est continent. En effet, l’homme continent diffère de celui qui est tempérant par le fait que l’homme continent souffre, mais ne cède pas, alors que celui qui est tempérant ne souffre pas, comme il est dit dans Éthique, VII. Il semble donc que les vertus ne se trouvent pas en nous par infusion de la grâce.

 

[65764] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 15 Praeterea, dicit philosophus II Ethic., quod signum generati habitus oportet accipere fientem in operatione delectationem. Sed post contritionem non statim delectabiliter aliquis operatur ea quae sunt virtutum moralium. Ergo nondum habet habitum virtutum; non ergo virtutes morales causantur in nobis ex infusione gratiae.

15. Le Philosophe dit, dans Éthique, II, que le signe de l’habitus engendré est que celui qui agit trouve plaisir dans l’action. Or, après la contrition, quelqu’un n’accomplit pas aussitôt avec plaisir ce qui relève des vertus morales. Il ne possède donc pas encore l’habitus des vertus. Les vertus morales ne sont donc pas causées en nous par l’infusion de la grâce.

 

[65765] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 16 Praeterea, ponamus quod in aliquo ex multis actibus malis causatus sit aliquis habitus vitiosus : manifestum est quod in uno actu contritionis dimittuntur sibi peccata et infunditur gratia. Per unum autem actum non destruitur habitus acquisitus, sicut nec per unum generatur. Cum igitur cum gratia simul infundantur virtutes morales, sequitur quod habitus virtutis moralis simul sit cum habitu vitii oppositi; quod est impossibile.

16. Supposons que, chez quelqu’un, ait été causé par de nombreux actes mauvais un habitus vicieux. Il est clair que, par un acte de contrition, ses péchés lui sont remis et que la grâce est infusée. Or, l’habitus acquis n’est pas détruit par un seul acte, de même qu’il n’est pas engendré par un seul. Puisque les vertus morales sont infusées en même temps que la grâce, il en découle que l’habitus d’une vertu morale existe en même temps que l’habitus du vice opposé, ce qui est impossible.

 

[65766] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 17 Praeterea, ex eodem generatur virtus et corrumpitur, ut dicitur III Ethic. Si igitur virtus non causetur in nobis ex actibus nostris, videtur sequi quod neque ex actibus nostris corrumpatur; et ita sequitur quod aliquis peccando mortaliter non amittat virtutem : quod est inconveniens.

17. La vertu est engendrée et corrompue par la même chose, comme il est dit dans Éthique, III. Si donc la vertu n’est pas causée en nous par nos actes, il semble en découler qu’elle n’est pas non plus corrompue par nos actes. Il en découle ainsi que quelqu’un ne perd pas la vertu en péchant mortellement, ce qui est incorrect.

 

[65767] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 18 Praeterea, idem videtur esse mos et consuetudo. Ergo et eadem est virtus moralis et consuetudinalis. Sed virtus consuetudinalis dicitur ex consuetudine; causatur enim ex frequenti bene agere. Ergo omnis virtus moralis causatur ex actibus, et non ex infusione gratiae.

18. La coutume [mos, moris] et l’habitude semblent être la même chose. Et donc aussi, la vertu morale et l’habitude. Or, la vertu est dite habituelle à partir de l’habitude : en effet, elle est causée par le fait de bien agir fréquemment. Toute vertu morale est donc causée par nos actes, et non par l’infusion de la grâce.

 

[65768] De virtutibus, q. 1 a. 10 arg. 19 Praeterea, si aliquae virtutes sunt infusae, oportet quod earum actus sint efficaciores quam actus hominis non habentis virtutes. Sed ex huiusmodi actibus causatur aliquis habitus virtutis in nobis. Ergo et ex actibus virtutum infusarum, si aliquae sunt tales. Sed sicut dicitur II Ethic., quales sunt habitus, tales actus reddunt; et quales sunt actus, tales habitus causant. Habitus igitur causati ex actibus virtutum infusarum, sunt eiusdem speciei cum virtutibus infusis. Sequitur igitur quod duae formae eiusdem speciei sunt simul in eodem subiecto. Hoc est autem impossibile. Ergo impossibile videtur quod sint in nobis aliquae virtutes infusae.

19. Si certaines vertus sont infuses, il est nécessaire que leurs actes soient plus efficaces que les actes d’un homme qui n’a pas [ces] vertus. Or, un habitus de vertu est causé en nous par les actes de ce genre, et donc aussi par les actes des vertus infuses, s’il en existe. Or, il est dit dans Éthique, II, que tels sont les habitus, tels ils rendent les actes; et que tels sont les actes, tels habitus ils causent. Les habitus causés par les actes des vertus infuses sont donc de la même espèce que les vertus infuses. Il en découle donc que deux formes de même espèce existent en même temps dans le même sujet. Or, cela est impossible. Il semble donc impossible qu’il existe en nous des vertus infuses.

 

[65769] De virtutibus, q. 1 a. 10 s. c. 1 Sed contra. Lucae, XXIV, 49, dicitur : sedete hic in civitate donec induamini virtute ex alto.

Cependant :

1. Il est dit en Lc 24, 49 : Demeurez ici dans la ville, jusqu’à ce que vous soyez revêtus d’une vertu venue d’en haut.

 

[65770] De virtutibus, q. 1 a. 10 s. c. 2 Praeterea, Sap., VIII, 7, de divina sapientia dicitur, quod sobrietatem et iustitiam docet, et cetera. Docet autem spiritus sapientiae virtutem, eam causando. Ergo videtur quod virtutes morales sint nobis infusae a Deo.

2. Il est dit de la sagesse divine, dans Sg 8, 7, qu’elle enseigne la sobriété et la justice, etc. Or, l’Esprit de sagesse enseigne la vertu en la causant. Il semble donc que les vertus morales soient infusées en nous par Dieu.

 

[65771] De virtutibus, q. 1 a. 10 s. c. 3 Praeterea, actus virtutum quarumlibet debent esse meritorii, ad hoc quod per eas in beatitudinem ducamur. Sed meritum non potest esse nisi ex gratia. Ergo videtur quod virtutes causantur in nobis ex infusione gratiae.

3. Les actes de toutes les vertus doivent être méritoires pour que nous soyons conduits par elles à la béatitude. Or, le mérite ne peut venir que de la grâce. Il semble donc que les vertus soient causées en nous par l’infusion de la grâce.

 

[65772] De virtutibus, q. 1 a. 10 co. Respondeo. Dicendum, quod praeter virtutes acquisitas ex actibus nostris, sicut iam dictum est, oportet ponere alias virtutes in homine a Deo infusas. Cuius ratio hinc accipi potest, quod virtus, ut dicit philosophus, est quae bonum facit habentem, et opus eius bonum reddit. Secundum igitur quod bonum diversificatur in homine, oportet etiam quod et virtus diversificetur; sicut patet quod aliud est bonum hominis in quantum et homo, et aliud in quantum civis. Et manifestum est quod aliquae operationes possent esse convenientes homini in quantum est homo, quae non essent convenientes ei secundum quod est civis. Et propter hoc philosophus dicit in III Politic., quod alia est virtus quae facit hominem bonum, et alia quae facit civem bonum. Considerandum est autem, quod est duplex hominis bonum; unum quidem quod est proportionatum suae naturae; aliud autem quod suae naturae facultatem excedit. Cuius ratio est, quia oportet quod passivum consequatur perfectiones ab agente diversimode secundum diversitatem virtutis agentis; unde videmus quod perfectiones et formae quae causantur ex actione naturalis agentis, non excedunt naturalem facultatem recipientis : potentiae enim passivae naturali proportionatur virtus activa naturalis. Sed perfectiones et formae quae proveniunt ab agente supernaturali infinitae virtutis, quod Deus est, excedunt facultatem naturae recipientis. Unde anima rationalis, quae immediate a Deo causatur, excedit capacitatem suae materiae, ita quod materia corporalis non totaliter potest comprehendere et includere ipsam; sed remanet aliqua virtus eius et operatio in qua non communicat materia corporalis; quod non contingit de aliqua aliarum formarum quae causantur ab agentibus naturalibus. Sicut autem homo suam primam perfectionem, scilicet animam, acquirit ex actione Dei; ita et ultimam suam perfectionem, quae est perfecta hominis felicitas, immediate habet a Deo, et in ipso quiescit : quod quidem ex hoc patet quod naturale hominis desiderium in ullo alio quietari potest, nisi in solo Deo. Innatum est enim homini ut ex causatis desiderio quodam moveatur ad inquirendum causas; nec quiescit istud desiderium quousque perventum fuerit ad primam causam, quae Deus est. Oportet igitur quod, sicut prima perfectio hominis, quae est anima rationalis, excedit facultatem materiae corporalis; ita ultima perfectio ad quam homo potest pervenire, quae est beatitudo vitae aeternae, excedat facultatem totius humanae naturae. Et quia unumquodque ordinatur ad finem per operationem aliquam; et ea quae sunt ad finem, oportet esse aliqualiter fini proportionata; necessarium est esse aliquas hominis perfectiones quibus ordinetur ad finem supernaturalem, quae excedant facultatem principiorum naturalium hominis. Hoc autem esse non posset, nisi supra principia naturalia aliqua supernaturalia operationum principia homini infundantur a Deo. Naturalia autem operationum principia sunt essentia animae, et potentiae eius, scilicet intellectus et voluntas, quae sunt principia operationum hominis, in quantum huiusmodi; nec hoc esse posset, nisi intellectus haberet cognitionem principiorum per quae in aliis dirigeretur, et nisi voluntas haberet naturalem inclinationem ad bonum naturae sibi proportionatum; sicut in praecedenti quaestione dictum est. Infunditur igitur divinitus homini ad peragendas actiones ordinatas in finem vitae aeternae primo quidem gratia, per quam habet anima quoddam spirituale esse, et deinde fides, spes et caritas; ut per fidem intellectus illuminetur de aliquibus supernaturalibus cognoscendis, quae se habent in isto ordine sicut principia naturaliter cognita in ordine connaturalium operationum; per spem autem et caritatem acquirit voluntas quamdam inclinationem in illud bonum supernaturale ad quod voluntas humana per naturalem inclinationem non sufficienter ordinatur. Et sicut praeter ista principia naturalia requiruntur habitus virtutum ad perfectionem hominis secundum modum sibi connaturalem, ut supra dictum est; ita ex divina influentia consequitur homo, praeter praemissa supernaturalia principia, aliquas virtutes infusas, quibus perficitur ad operationes ordinandas in finem vitae aeternae.

Réponse :

En plus des vertus acquises par nos actes, comme on l’a déjà dit, il est nécessaire d’admettre d’autres vertus infusées dans l’homme par Dieu. La raison peut en être saisie à partir du fait que, comme le dit le Philosophe, c’est la vertu qui rend bon celui qui la possède et qui rend bon son acte. Selon que le bien se différencie dans l’homme, il est donc nécessaire que la vertu aussi se différencie, comme il est clair qu’il existe un bien de l’homme en tant qu’homme, et un autre en tant qu’il est citoyen. Et il est clair que certaines opérations peuvent convenir à l’homme en tant qu’il est homme, qui ne lui conviendraient pas en tant qu’il est citoyen. Pour cette raison, le Philosophe dit, dans Politique, III, qu’autre est la vertu qui rend l’homme bon, et autre celle qui fait le bon citoyen. Or, il faut observer qu’il existe un double bien de l’homme : l’un qui est proportionné à sa nature; l’autre qui dépasse la capacité de sa nature. La raison en est qu’il est nécessaire que ce qui reçoit reçoive les perfections de l’agent de manière différente selon la diversité de la puissance de l’agent. Ainsi voyons-nous que les perfections et les formes qui sont causées par l’action d’un agent naturel ne dépassent pas la capacité naturelle de ce qui reçoit : en effet, la puissance active naturelle est proportionnée à la puissance passive naturelle. Or, les perfections et les formes qui viennent d’un agent surnaturel d’une puissance infinie, qui est Dieu, dépassent la capacité de la nature de celui qui reçoit. Aussi l’âme raisonnable, qui est immédiatement causée par Dieu, dépasse-t-elle la capacité de sa matière, de telle sorte que la matière corporelle ne peut l’embrasser et l’enclore totalement, mais qu’il demeure en elle une certaine puissance et opération que ne partage pas la matière corporelle; ce qui ne se produit pas pour l’une des autres formes qui sont causées par les agents naturels. De même donc que l’homme reçoit sa première perfection, à savoir, son âme, par l’action de Dieu, de même il tient immédiatement de Dieu et se repose en lui pour sa perfection ultime, qui est la parfaite félicité de l’homme. Pour sûr, cela ressort clairement dans le fait que le désir naturel de l’homme ne peut se reposer en personne d’autre qu’en Dieu seul. En effet, il est inné à l’homme d’être mû par un certain désir à rechercher la cause à partir des choses causées, et ce désir ne se repose pas avant d’être parvenu à la cause première, qui est Dieu. Il est donc nécessaire que, de même que la première perfection de l’homme, qui est l’âme raisonnable, dépasse la capacité de la matière corporelle, de même, la perfection ultime à laquelle l’homme peut parvenir, et qui est la béatitude de la vie éternelle, dépasse la capacité de toute la nature humaine. Et parce que toute chose est ordonnée à sa fin par une opération, et que ce qui est ordonné à une fin doit d’une certaine manière être proportionné à la fin, il est nécessaire qu’il existe certaines perfections de l’homme par lesquelles il est ordonné à sa fin surnaturelle, et qui dépassent la capacité des principes naturels de l’homme. Or, cela ne peut se faire que si, en plus des principes naturels, certains principes surnaturels de ses opérations sont infusés dans l’homme par Dieu. Or, les principes naturels des opérations sont l’essence de l’âme et ses puissances, à savoir, l’intellect et la volonté, qui sont les principes des opérations de l’homme en tant que tel; et cela ne pourrait pas non plus exister si l’intellect n’avait une connaissance des principes par lesquels elle sera dirigée vers d’autres choses, et si la volonté n’avait une inclination naturelle au bien naturel qui lui est proportionné, comme on l’a dit dans la question précédente. Premièrement, Dieu infuse donc dans l’homme, pour qu’il accomplise les actions ordonnées à la fin de la vie éternelle, la grâce, par laquelle l’âme obtient, en quelque sorte, d’exister spirituellement; puis la foi, l’espérance et la charité, afin que, par la foi, l’intellect soit éclairé sur certaines réalités surnaturelles qu’il doit connaître, qui jouent dans cet ordre le rôle des principes connus naturellement dans l’ordre des opérations connaturelles; par l’espérance et par la charité, la volonté acquiert une certaine inclination vers ce bien surnaturel auquel la volonté humaine n’est pas suffisamment ordonnée par inclination naturelle. Et de même qu’en plus de ces principes naturels, sont requis les habitus des vertus pour la perfection de l’homme selon un mode qui lui est connaturel, comme on l’a dit plus haut, de même, par une imprégnation divine, l’homme obtient, en plus des principes surnaturels déjà mentionnés, des vertus infuses, par lesquelles il est perfectionné en vue d’ordonner ses opérations vers la fin de la vie éternelle.

 

[65773] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod sicut secundum primam perfectionem homo est perfectus dupliciter; uno modo secundum nutritivam et sensitivam, quae quidem perfectio non excedit capacitatem materiae corporalis; alio modo secundum partem intellectivam, quae naturalem et corporalem excedit : et secundum hanc simpliciter est homo perfectus, primo autem modo secundum quid; ita et quantum ad perfectionem finis, dupliciter homo potest esse perfectus : uno modo secundum capacitatem suae naturae, alio modo secundum quamdam supernaturalem perfectionem : et sic dicitur homo perfectus esse simpliciter; primo autem modo secundum quid. Unde duplex competit virtus homini; una quae respondet primae perfectioni, quae non est completa virtus; alia quae respondet suae perfectioni ultimae : et haec est vera et perfecta hominis virtus.

Solutions :

1. Selon la première perfection de l’homme, l’homme est parfait de deux manières : l’une, selon [les parties] nutritive et sensible, perfection qui ne dépasse pas la capacité de la matière corporelle; l’autre, selon la partie intellective, qui dépasse [la partie] naturelle et corporelle, l’homme étant, selon celle-ci, tout simplement parfait, alors que, selon le premier mode, [il ne l’est que] de manière relative. De même, quant à la perfection de la fin, l’homme peut être parfait de deux manières : l’une, selon la capacité de sa nature; l’autre, selon une certaine perfection surnaturelle. De cette [seconde] manière, l’homme est appelé tout simplement parfait, mais de la première manière, de manière relative. Aussi une double vertu se rencontre-t-elle chez l’homme : l’une, qui répond à la première perfection, qui n’est pas une vertu complète; l’autre, qui répond à sa perfection ultime, et celle-ci est la véritable et parfaite vertu de l’homme.

 

[65774] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 2 Ad secundum dicendum, quod natura providit homini in necessariis secundum suam virtutem; unde respectu eorum quae facultatem naturae non excedunt, habet homo a natura non solum principia receptiva, sed etiam principia activa. Respectu autem eorum quae facultatem naturae excedunt, habet homo a natura aptitudinem ad recipiendum.

2. La nature pourvoit l’homme du nécessaire selon sa nature. Aussi, par rapport à ce qui ne dépasse pas la capacité de la nature, l’homme possède-t-il par nature, non seulement des principes réceptifs, mais aussi des principes actifs. Mais par rapport à ce qui dépasse la capacité de la nature, l’homme reçoit de la nature une aptitude à recevoir.

 

[65775] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 3 Ad tertium dicendum, quod semen hominis agit secundum totam virtutem hominis. Semina autem virtutum animae humanae naturaliter indita non agunt secundum totam virtutem Dei; unde non sequitur quod ex eis possit causari quidquid potest causare Deus.

3. La semence de l’homme agit selon toute la puissance de l’homme. Mais les semences naturellement innées des vertus de l’âme humaine n’agissent pas selon toute la puissance de Dieu. Aussi n’en découle-t-il pas que puisse être causé par elles tout ce que Dieu peut causer.

 

[65776] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 4 Ad quartum dicendum, quod cum nullum meritum sit sine caritate, actus virtutis acquisitae, non potest esse meritorius sine caritate. Cum caritate autem simul infunduntur aliae virtutes; unde actus virtutis acquisitae non potest esse meritorius nisi mediante virtute infusa. Nam virtus ordinata in finem inferiorem non facit actus ordinatum ad finem superiorem, nisi mediante virtute superiori; sicut fortitudo, quae est virtus hominis qua homo, non ordinat actum suum ad bonum politicum, nisi mediante fortitudine quae est virtus hominis in quantum est civis.

4. Comme il n’existe aucun mérite sans la charité, l’acte de la vertu acquise ne peut être méritoire sans la charité. Mais, avec la charité, sont infusées les autres vertus; aussi l’acte de la vertu acquise ne peut-il être méritoire que par l’intermédiaire de la vertu infuse. Car la vertu ordonnée à une fin inférieure ne produit pas un acte ordonné à une fin supérieure, si ce n’est par l’intermédiaire d’une vertu supérieure, comme la force, qui est une vertu de l’homme en tant qu’homme, n’ordonne son acte au bien politique que par l’intermédiaire de la force qui une vertu de l’homme en tant que citoyen.

 

[65777] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 5 Ad quintum dicendum, quod quando aliqua actio procedit ex pluribus agentibus ad invicem ordinatis, eius perfectio et bonitas impediri potest per impedimentum unius agentium, etiam si aliud fuerit perfectum : quantumcumque enim artifex sit perfectus, non faciet operationem perfectam, si instrumentum fuerit defectivum. In operationibus autem hominis quas oportet bonas fieri per virtutem, hoc considerandum est : quod actio superioris potentiae non dependet ab inferiori potentia; sed actio inferioris dependet a superiori. Et ideo ad hoc quod actus inferiorum virium sint perfecti, scilicet irascibilis et concupiscibilis, requiritur quod non solum intellectus sit ordinatus in finem ultimum per fidem, et voluntas per caritatem; sed etiam quod inferiores vires, scilicet irascibilis et concupiscibilis, habeant proprias operationes, ad hoc quod earum actus sint boni, et ordinabiles in finem ultimum.

5. Lorsqu’une action est issue de plusieurs agents ordonnés les uns aux autres, sa perfection et sa bonté peuvent être empêchées par l’empêchement d’un seul des agents, même si un autre est parfait : en effet, aussi parfait que soit l’artisan, il ne fera pas une opération parfaite si l’instrument est déficient. Or, dans les opérations de l’homme qui peuvent être rendues bonnes par la vertu, il faut observer que l’action de la puissance supérieure ne dépend pas d’une puissance inférieure, mais que l’action d’une [puissance] inférieure dépend d’une [puissance] supérieure. C’est pourquoi, pour que les actes des puissances inférieures, à savoir, l’irascible et le concupiscible, soient parfaits, il est nécessaire, non seulement que la foi soit ordonnée à la fin ultime par la foi et la volonté par la charité, mais aussi que les puissances inférieures, à savoir l’irascible et le concupiscible, aient leurs opérations propres, pour que leurs actes soient bons et puissent être ordonnés à la fin ultime.

 

[65778] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 6 Unde etiam patet solutio ad sextum.

6. La solution à la sixième objection est ainsi claire.

 

 [65779] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 7 Ad septimum dicendum, quod omnem formam quam operatur natura, potest etiam eamdem specie Deus operari per seipsum sine operatione naturae : et secundum hoc, sanitas quae a Deo miraculose perficitur, est eiusdem speciei cum sanitate quam facit natura. Unde non sequitur quod omnem formam quam Deus potest facere, possit etiam natura perficere; unde non oportet quod virtus infusa, quae est immediate a Deo, sit eiusdem speciei cum virtute acquisita.

7. Dieu peut réaliser par lui-même, sans opération de la nature, toute forme que la nature réalise. Et ainsi, la santé qui est miraculeusement réalisée par Dieu est de la même espèce que la santé que réalise la nature. Aussi n’en découle-t-il pas que la nature puisse réaliser toute forme que Dieu peut faire. Il n’est pas nécessaire que la vertu infuse, qui vient immédiatement de Dieu, soit de la même espèce que la vertu acquise.

 

[65780] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 8 Ad octavum dicendum, quod temperantia infusa et acquisita conveniunt in materia, utraque enim est circa delectabilia tactus; sed non conveniunt in forma effectus vel actus : licet enim utraque quaerat medium, tamen alia ratione requirit medium temperantia infusa quam temperantia acquisita. Nam temperantia infusa exquirit medium secundum rationes legis divinae, quae accipiuntur ex ordine ad ultimum finem; temperantia autem acquisita accipit medium secundum inferiores rationes, in ordine ad bonum praesentis vitae.

8. La tempérance infuse et [la tempérance] acquise ont en commun une matière : en effet, les deux portent sur les plaisirs du toucher. Mais elles n’ont pas en commun la forme de l’effet ou de l’acte. En effet, bien que les deux recherchent un milieu, la tempérance infuse recherche un milieu pour une autre raison que la tempérance acquise. Car la tempérance infuse recherche un milieu selon les raisons de la loi divine, qui sont prises de l’ordre à la fin ultime; mais la tempérance acquise reçoit un milieu selon des raisons inférieures, par rapport au bien de la vie présente.

 

[65781] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 9 Ad nonum dicendum, quod ultimus finis non dat speciem in moralibus nisi quatenus in fine proximo est debita proportio ad ultimum finem; oportet enim ea quae sunt ad finem, esse proportionata fini. Et hoc etiam bonitas consilii requirit, ut quis convenienti medio finem sortiatur, ut patet per philosophum VI Metaph.

9. La fin ultime ne donne pas l’espèce en matière morale si ce n’est dans la mesure où, dans la fin prochaine, existe une proportion adéquate à la fin ultime : en effet, il est nécessaire que ce qui est ordonné à la fin soit proportionné à la fin. Et la bonté du conseil exige aussi cela, afin que quelqu’un atteigne la fin par un moyen convenable, comme cela ressort clairement de ce que dit le Philosophe dans Métaphysique, VI.

 

[65782] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 10 Ad decimum dicendum, quod actus alicuius habitus, prout imperatur ab illo habitu, accipit quidem speciem moralem, formaliter loquendo, de ipso actu; unde cum quis fornicatur ut furetur, actus iste licet materialiter sit intemperantiae, tamen formaliter est avaritiae. Sed licet actus intemperantiae accipiat aliqualiter speciem, prout imperatur ab avaritia; non tamen ex hoc intemperantia speciem accipit secundum quod actus est ab avaritia imperatus. Ex hoc ergo quod actus temperantiae vel fortitudinis imperantur a caritate ordinante eos in ultimum finem; ipsi quidem actus formaliter speciem sortiuntur : nam formaliter loquendo fiunt actus caritatis; non tamen ex hoc sequeretur quod temperantia vel fortitudo speciem sortiantur. Non igitur temperantia et fortitudo infusae differunt specie ab acquisitis ex hoc quod imperantur a caritate earum actus; sed ex hoc quod earum actus secundum eam rationem sunt in medio constituti, prout ordinabiles ad ultimum finem qui est caritatis obiectum.

10. L’acte d’un habitus, pour autant qu’il est commandé par cet habitus, reçoit son espèce morale, à parler formellement, de l’acte lui-même. Aussi, lorsque quelqu’un fornique en vue de voler, cet acte, bien qu’il soit matériellement un acte d’intempérance, est cependant formellement un acte d’avarice. Mais bien que l’acte d’intempérance reçoive d’une certaine façon son espèce pour autant qu’il est commandé par l’avarice, l’intempérance ne reçoit cependant pas son espèce par le fait que l’acte est commandé par l’avarice. Du fait qu’un acte de tempérance ou de force est commandé par la charité qui les ordonne à la fin ultime, ces actes mêmes reçoivent formellement leur espèce, car, à parler formellement, ils deviennent des actes de charité; toutefois il n’en découlerait pas que la tempérance ou la force en reçoivent leur espèce. La tempérance et la force infuses ne diffèrent donc pas spécifiquement de [la tempérance et de la force] acquises par le fait que leurs actes sont commandés par la charité, mais par le fait que leurs actes sont établis selon la raison dans un milieu, consistant en ce qu’ils peuvent être ordonnés à la fin ultime qui est l’objet de la charité.

 

[65783] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod temperantia infusa est in irascibili, irascibilis autem et concupiscibilis sic accipiunt nomen rationis vel rationalis, in quantum participant aliqualiter ratione, in quantum obediunt ei. Illa ergo secundum eumdem modum accipiunt nomen mentis, prout obediunt menti; ut verum sit quod Augustinus dicit, quod virtus infusa est bona qualitas mentis.

11. La tempérance infuse se trouve dans l’irascible, mais l’irascible et le concupiscible prennent le nom de raison ou de raisonnable pour autant qu’ils participent d’une certaine manière à la raison, dans la mesure où ils lui obéissent. De la même manière, les choses qui obéissent à l’esprit prennent le nom d’esprit, de sorte que ce que dit Augustin est vrai, que la vertu infuse est une bonne qualité de l’esprit.

 

[65784] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod vitium hominis est per hoc quod ad inferiora reducitur; sed virtus eius est per hoc quod in superiora elevatur; et ideo vitium non potest esse ex infusione, sed solum virtus.

12. Le vice de l’homme consiste en ce qu’il est ramené aux choses inférieures. Mais sa vertu consiste en ce par quoi il est élevé aux choses supérieures. C’est pourquoi il ne peut y avoir de vice par infusion, mais seulement une vertu.

 

[65785] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod quando aliquod passivum natum est consequi diversas perfectiones a diversis agentibus ordinatis, secundum differentiam et ordinem potentiarum activarum in agentibus, est differentia et ordo potentiarum passivarum in passivo; quia potentiae passivae respondet potentia activa : sicut patet quod aqua vel terra habet aliquam potentiam secundum quam nata est moveri ab igne; et aliam secundum quam nata est moveri a corpore caelesti; et ulterius aliam secundum quam nata est moveri a Deo. Sicut enim ex aqua vel terra potest aliquid fieri virtute corporis caelestis, quod non potest fieri virtute ignis; ita ex eis potest aliquid fieri virtute supernaturalis agentis quod non potest fieri virtute alicuius naturalis agentis; et secundum hoc dicimus, quod in tota creatura est quaedam obedientialis potentia, prout tota creatura obedit Deo ad suscipiendum in se quidquid Deus voluerit. Sic igitur et in anima est aliquid in potentia, quod natum est reduci in actum ab agente connaturali; et hoc modo sunt in potentia in ipsa virtutes acquisitae. Alio modo aliquid est in potentia in anima quod non est natum educi in actum nisi per virtutem divinam; et sic sunt in potentia in anima virtutes infusae.

13. Lorsque ce qui est passif est destiné à recevoir diverses perfections de divers agents ordonnés, il existe dans ce qui est passif une différence et un ordre entre les puissances passives, conformément à la différence et à l’ordre des puissances actives, car la puissance active correspond à la puissance passive. Ainsi, il est clair que l’eau ou la terre possèdent une certaine puissance qui les destine à être mues par le feu, une autre selon laquelle elles sont destinées à être mues par un corps céleste, et une autre encore selon laquelle elles sont destinées à être mues par Dieu. En effet, de même que quelque chose peut être fait à partir de l’eau ou de la terre par la puissance d’un corps céleste, qui ne peut être réalisé par la puissance du feu, de même quelque chose peut être réalisé par la puissance d’un agent surnaturel, qui ne peut être accompli par la puissance d’un agent naturel. Pour cette raison, nous disons qu’en toute créature, existe une certaine puissance obédientielle, au sens où toute créature obéit à Dieu pour recevoir en elle tout ce que Dieu voudra. Ainsi donc, il existe aussi dans l’âme quelque chose en puissance, qui est destiné à être amené à l’acte par un agent connaturel, et, de cette manière, les vertus acquises existent en puissance en elle. D’une autre manière, il existe dans l’âme quelque chose qui n’est destiné à être amené à l’acte que par la puissance divine, et ainsi existent dans l’âme les vertus infuses.

 

[65786] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod passiones ad malum inclinantes non totaliter tolluntur neque per virtutem acquisitam neque per virtutem infusam, nisi forte miraculose; quia semper remanet colluctatio carnis contra spiritum, etiam post moralem virtutem; de qua dicit apostolus, Gal., V, 17, quod caro concupiscit adversus spiritum, spiritus autem adversus carnem. Sed tam per virtutem acquisitam quam infusam huiusmodi passiones modificantur, ut ab his homo non effrenate moveatur. Sed quantum ad aliquid praevalet in hoc virtus acquisita, et quantum ad aliquid virtus infusa. Virtus enim acquisita praevalet quantum ad hoc quod talis impugnatio minus sentitur. Et hoc habet ex causa sua : quia per frequentes actus quibus homo est assuefactus ad virtutem, homo iam dissuevit talibus passionibus obedire, cum consuevit eis resistere; ex quo sequitur quod minus earum molestias sentiat. Sed praevalet virtus infusa quantum ad hoc quod facit quod huiusmodi passiones etsi sentiantur, nullo tamen modo dominentur. Virtus enim infusa facit quod nullo modo obediatur concupiscentiis peccati; et facit hoc infallibiliter ipsa manente. Sed virtus acquisita deficit in hoc, licet in paucioribus, sicut et aliae inclinationes naturales deficiunt in minori parte; unde apostolus, Rom., VII, 5 : cum essemus in carne, passiones peccatorum quae per legem erant, operabantur in membris nostris, ut fructificarent morti; nunc autem soluti sumus a lege mortis in qua detinebamur, ita ut serviamus in novitate spiritus, et non in vetustate litterae.

14. Les passions qui inclinent au mal ne sont totalement enlevées ni par la vertu acquise, ni par la vertu infuse, si ce n’est par miracle; car la lutte de la chair contre l’esprit demeure toujours, même après la vertu morale. L’Apôtre [Paul] en parle dans Ga 5, 17 : La chair convoite à l’encontre de l’esprit, mais l’esprit contre la chair. Mais ces passions sont réglées tant par la vertu acquise que par [la vertu] infuse, de sorte que l’homme ne soit pas mû par elles de manière effrénée. Mais, sur un point, la vertu acquise l’emporte, et sur un autre, la vertu infuse. En effet, la vertu acquise l’emporte parce qu’elle fait en sorte que ce combat est moins ressenti. Et elle tient cela de sa cause, car par les actes fréquents par lesquels l’homme s’est accoutumé à la vertu, l’homme a ainsi perdu l’habitude d’obéir à ces passions, puisqu’il a pris l’habitude de leur résister, d’où il découle qu’il ressent moins leurs tourments. Mais la vertu infuse l’emporte parce qu’elle fait en sorte que même si ces passions sont ressenties, toutefois elles ne l’emportent aucunement. En effet, la vertu infuse fait qu’on n’obéit aucunement aux convoitises du péché, et elle fait cela d’une manière infaillible aussi longtemps qu’elle demeure. Mais la vertu acquise est déficiente sur ce point, bien que chez un plus petit nombre, comme sont déficientes les autres inclinations naturelles chez une minorité. Aussi l’Apôtre dit-il en Rm 7, 5 : Lorsque nous étions dans la chair, les passions des péchés, qui existaient en raison de la loi, agissaient dans nos membres pour porter un fruit de mort. Mais maintenant, nous sommes libérés de la loi de mort par laquelle nous étions détenus, afin de servir dans la nouveauté de l’esprit, et non dans la vétusté de la lettre.

 

[65787] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod quia a principio virtus infusa non semper ita tollit sensum passionum sicut virtus acquisita, propter hoc a principio non ita delectabiliter operatur. Non tamen hoc est contra rationem virtutis, quia quandoque ad virtutem sufficit sine tristitia operari; nec requiritur quod delectabiliter operetur propter molestias quae sentiuntur; sicut philosophus dicit III Ethic., quod forti sufficit sine tristitia operari.

15. Parce qu’au début, la vertu infuse n’enlève pas autant la perception des passions que la vertu acquise, pour cette raison, elle n’est pas accomplie aussi agréablement au début. Toutefois, cela ne va pas à l’encontre de la raison de vertu, car il suffit parfois pour la vertu d’agir sans tristesse, et il n’est pas nécessaire d’agir avec plaisir, en raison des désagréments qui sont éprouvés. Ainsi, le Philosophe dit, dans Éthique, III, qu’il suffit pour le fort d’agir sans tristesse.

 

[65788] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod licet per actum unum simplicem non corrumpatur habitus acquisitus, tamen actus contritionis habet quod corrumpat habitum vitii generatum ex virtute gratiae; unde in eo qui habuit habitum intemperantiae, cum conteritur, non remanet cum virtute temperantiae infusa habitus intemperantiae in ratione habitus, sed in via corruptionis, quasi dispositio quaedam. Dispositio autem non contrariatur habitui perfecto.

16. Bien que l’habitus acquis ne soit pas corrompu par un seul acte propre, l’acte de contrition fait cependant en sorte de corrompre, par la puissance de la grâce, l’habitus du vice engendré. Aussi, chez celui qui avait l’habitus d’intempérance, lorsqu’il est contrit, l’habitus d’intempérance ne reste-t-il pas selon la raison d’habitus avec la vertu infuse de tempérance, mais comme tendance à la corruption, comme une certaine disposition. Or, une disposition n’est pas contraire à un habitus parfait.

 

[65789] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod licet virtus infusa non causetur ex actibus, tamen actus possunt ad eam disponere; unde non est inconveniens quod per actus corrumpatur; quia per indispositionem materiae tollitur forma, sicut propter indispositionem corporis anima separatur.

17. Bien que la vertu infuse ne soit pas causée par des actes, toutefois des actes peuvent y disposer. Aussi n’est-il pas inconvenant qu’elle soit corrompue par des actes, car la forme est enlevée par l’indisposition de la matière, de même qu’en raison de l’indisposition du corps, l’âme est séparée.

 

[65790] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 18 Ad decimumoctavum dicendum, quod virtus moralis non dicitur a more secundum quod mos non significat consuetudinem appetitivae virtutis; secundum hoc enim virtutes infusae possent dici morales, licet non causentur ex consuetudine.

18. Une vertu n’est pas appelée morale à partir de mos [habitude], au sens où mos ne signifie pas une habitude de la puissance appétitive. En effet, si tel était le cas, les vertus infuses pourraient être dites morales, bien qu’elles ne soient pas causées par une habitude.

 

[65791] De virtutibus, q. 1 a. 10 ad 19 Ad decimumnonum dicendum, quod actus virtutis infusae non causant aliquem habitum, sed per eos augetur habitus praeexistens : quia nec ex actibus virtutis acquisitae aliquis habitus generatur; alias multiplicarentur habitus in infinitum.

19. Les actes de la vertu infuse ne causent pas d’habitus, mais l’habitus préexistant est augmenté par eux, car un habitus n’est pas non plus engendré par les actes de la vertu acquise. Autrement, les habitus seraient multipliés à l’infini.

 

 

 

 

Articulus 11 : [65792] De virtutibus, q. 1 a. 11 tit. 1 Undecimo quaeritur utrum virtus infusa augeatur

Article 11 – La vertu infuse est-elle augmentée ?

 

[65793] De virtutibus, q. 1 a. 11 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :

Il semble que non.

 

[65794] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 1 Nihil enim augetur nisi quantum. Virtus autem non est quantitas, sed qualitas. Ergo non augetur.

1. Rien n’est augmenté qui ne soit une quantité. Or, la vertu n’est pas une quantité, mais une qualité. Elle n’est donc pas augmentée.

 

 [65795] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 2 Praeterea, virtus est forma accidentalis. Sed forma est simplicissima et invariabili essentia consistens. Ergo virtus non variatur secundum suam essentiam; ergo nec secundum essentiam augetur.

2. La vertu est une forme accidentelle. Or, la forme a une essence très simple et invariable. La vertu ne varie donc pas selon son essence. Elle n’est donc pas augmentée non plus selon son essence.

 

[65796] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 3 Praeterea, quod augetur movetur. Quod igitur secundum essentiam augetur, secundum essentiam movetur. Sed quod mutatur secundum suam essentiam, corrumpitur vel generatur. Sed generatio et corruptio sunt mutationes in substantia. Ergo caritas non augetur per essentiam, nisi cum corrumpitur vel generatur.

3. Ce qui est augmenté est mû. Ce qui est augmenté selon son essence est donc mû selon son essence. Or, ce qui est changé selon son essence est corrompu ou engendré. Or, la génération et la corruption sont des changements de substance. La charité n’est donc pas augmentée selon son essence, si ce n’est lorsqu’elle est corrompue ou engendrée.

 

 [65797] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 4 Praeterea, essentialia non augentur nec minuuntur. Manifestum est autem quod essentia virtutis est essentialis. Ergo virtus secundum essentiam non augetur.

4. Les éléments essentiels ne sont ni augmentés ni diminués. Or, il est clair que l’essence de la vertu est essentielle. La vertu n’est donc pas augmentée selon son essence.

 

[65798] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 5 Praeterea, contraria nata sunt fieri circa idem. Augmentum autem et diminutio sunt contraria. Ergo nata sunt fieri circa idem. Virtus autem infusa non diminuitur : quia neque diminuitur per actum virtutis, quia per eum magis roboratur; neque per actum peccati venialis, quia sic multa peccata venialia tollerent totaliter caritatem et alias virtutes infusas, quod est impossibile; sic enim multa venialia aequipollerent uni peccato mortali; neque etiam minuitur per peccatum mortale : quia mortale peccatum tollit caritatem et alias virtutes infusas. Ergo virtus infusa non augetur.

5. Les contraires sont destinés à se produire à propos de la même chose. Or, l’augmentation et la diminution sont des contraires. Ils sont donc destinés à se produire à propos de la même chose. Or, la vertu infuse n’est pas diminuée, car elle n’est pas diminuée par un acte de vertu, puisque, par celui-ci, elle est plutôt renforcée; ni par un acte de péché véniel, car ainsi de multiples péchés véniels enlèveraient totalement la charité et les autres vertus infuses, ce qui est impossible, car de multiples péchés véniels équivaudraient à un seul péché mortel, puisque le péché mortel enlève la charité et les autres vertus infuses. La vertu infuse n’augmente donc pas.

 

[65799] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 6 Praeterea, simile simili augetur, ut dicitur in II de anima. Si ergo virtus infusa augetur, oportet quod augeatur per additionem virtutis. Sed hoc non potest esse, quia virtus simplex est. Simplex autem simplici additum non facit maius; sicut punctum additum puncto non facit lineam maiorem. Ergo virtus infusa augeri non potest.

6. Le semblable est augmenté par le semblable, comme il est dit dans Sur l’âme, II. Si la vertu infuse est augmentée, il faut donc qu’elle soit augmentée par l’addition d’une vertu. Mais cela ne peut pas être, car la vertu est simple. Or, le simple ajouté au simple ne rend pas plus grand, comme le point ajouté au point ne rend pas une ligne plus grande. La vertu infuse ne peut donc pas être augmentée.

 

[65800] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 7 Praeterea, I de generatione dicitur, quod augmentum est praeexistentis magnitudinis additamentum. Si ergo virtus augetur, oportet quod aliquid sibi addatur; et sic erit magis composita, et magis recedens a divina similitudine, et per consequens minus bona; quod est inconveniens. Relinquitur ergo quod virtus non augetur.

7. Il est dit, dans Sur la génération, I, que l’augmentation est une addition à une grandeur préexistante. Si la vertu est augmentée, il est donc nécessaire que quelque chose lui soit ajouté; elle sera ainsi composée, s’éloignera davantage de la ressemblance divine et, par conséquent, sera moins bonne, ce qui est inacceptable. Il reste donc que la vertu n’est pas augmentée.

 

[65801] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 8 Praeterea, omne quod augetur, movetur; omne quod movetur, est corpus; virtus non est corpus. Ergo non augetur.

8. Tout ce qui est augmenté est mû. Or, tout ce qui est mû est un corps, et la vertu n’est pas un corps. Elle n’est donc pas augmentée.

 

[65802] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 9 Praeterea, cuius causa est invariabilis, et ipsum est invariabile. Sed causa virtutis infusae, quae est Deus, invariabilis est. Ergo virtus infusa est invariabilis; ergo non recipit magis et minus; et ita non augetur.

9. Ce dont la cause est invariable est lui aussi invariable. Or, la cause de la vertu infuse, qui est Dieu, est invariable. La vertu infuse est donc invariable. Elle ne reçoit donc pas du plus et du moins, et ainsi elle n’est pas augmentée.

 

[65803] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 10 Praeterea, virtus est in genere habitus, sicut et scientia. Si ergo virtus augetur, oportet quod augeatur sicut et scientia augetur. Scientia autem augetur per multiplicationem obiectorum, prout scilicet ad plura se extendit. Sic autem non augetur virtus, ut patet in caritate : quia minima caritas se extendit ad omnia diligenda secundum caritatem. Ergo virtus nullo modo augetur.

10. La vertu se situe dans le genre habitus, comme la science. Si la vertu est augmentée, il est donc nécessaire qu’elle soit augmentée comme la science. Or, la science est augmentée par la multiplication des objets, dans la mesure où elle s’étend à un plus grand nombre de choses. Or, la vertu n’est pas augmentée de cette manière, comme cela ressort clairement pour la charité, car la moindre charité s’étend à tout ce qui doit être aimé selon la charité. La vertu n’est donc augmentée d’aucune façon.

 

[65804] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 11 Praeterea, si virtus augetur, oportet quod ad aliquam speciem motus, eius augmentum reducatur. Sed non potest reduci nisi ad alterationem, quae est motus in qualitate. Alteratio autem, secundum philosophum, VII Physic., non est in anima nisi secundum partem sensitivam : in qua non est caritas, neque plures aliarum virtutum infusarum. Ergo non omnis virtus infusa augetur.

11. Si la vertu est augmentée, il est nécessaire que son augmentation soit ramenée à une espèce. Or, elle ne peut être ramenée qu’à l’altération, qui est un mouvement à l’intérieur de la qualité. Or, l’altération, selon le Philosophe, dans Physique, VII, n’existe dans l’âme que selon la partie sensible, dans laquelle ne se trouvent ni la charité, ni plusieurs des autres vertus infuses. Toute vertu infuse n’est donc pas augmentée.

 

[65805] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 12 Praeterea, si virtus infusa augetur, oportet quod augeatur a Deo, qui eam causat. Si autem Deus eam auget, oportet quod hoc fiat per alium eius influxum. Sed novus influxus non potest esse, nisi sit nova virtus infusa. Ergo virtus infusa non potest augeri nisi per additionem novae virtutis. Sic autem non potest augeri, ut supra ostensum est. Ergo virtus infusa nullo modo augetur.

12. Si la vertu infuse est augmentée, il est nécessaire qu’elle soit augmentée par Dieu, qui en est la cause. Or, si Dieu l’augmente, il est nécessaire que cela se réalise par une autre intervention de sa part. Or, il ne peut y avoir d’autre intervention sans qu’il y ait une autre vertu infuse. La vertu infuse ne peut donc être augmentée que par l’addition d’une autre vertu. Or, elle ne peut être augmentée de cette manière, comme on l’a montré plus haut. La vertu infuse ne peut donc être augmentée d’aucune façon.

 

[65806] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 13 Praeterea, habitus maxime augentur ex actibus. Cum igitur virtus sit habitus; si augetur, maxime augetur per suum actum. Sed hoc non potest esse, ut videtur; cum actus egrediatur ab habitu. Nihil autem augetur per hoc quod aliquid ab eo egreditur, sed per hoc quod aliquid in eo recipitur. Ergo virtus nullo modo augetur.

13. Les habitus sont augmentés principalement par les actes. Puisque la vertu est un habitus, si elle est augmentée, elle sera augmentée par son acte. Or, cela n’est pas possible, semble-t-il, puisque l’acte est issu de l’habitus. Or, rien n’est augmenté par le fait que quelque chose en est issu, mais par le fait que quelque chose y est reçu. La vertu n’est donc d’aucune manière augmentée.

 

[65807] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 14 Praeterea, omnes actus virtutis unius sunt rationis. Si igitur aliqua virtus per suum actum augetur, oportet quod per quemlibet actum augeatur; quod videtur esse falsum ex experimento : non enim experimur quod virtus in quolibet actu crescat.

14. Tous les actes de vertu ont une seule raison. Si une vertu est augmentée par son acte, il est donc nécessaire qu’elle soit augmentée par n’importe quel acte, ce qui semble être faux d’après l’expérience : en effet, nous ne faisons pas l’expérience qu’une vertu soit augmentée par n’importe quel acte.

 

[65808] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 15 Praeterea, illud cuius ratio in superlativo consistit, non potest augeri : optimo enim non est aliquid melius, nec albissimo est aliquid albius. Sed ratio virtutis in superlatione consistit : est enim virtus ultimum potentiae. Ergo virtus non potest augeri.

15. Ce dont la raison consiste dans le superlatif ne peut être augmenté : en effet, rien n’est meilleur que ce qui est le meilleur, et rien n’est plus blanc que ce qui est le plus blanc. Or, la raison de vertu consiste dans le superlatif : en effet, la vertu est le point ultime d’une puissance. La vertu ne peut donc être augmentée.

 

[65809] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 16 Praeterea, omne illud cuius ratio consistit in aliquo indivisibili, caret intensione et remissione; sicut forma substantialis, et numerus, et figura. Sed ratio virtutis consistit in quodam indivisibili : est enim in medietate consistens. Ergo virtus non intenditur neque remittitur.

16. L’intensité et la diminution font défaut à tout ce dont la raison consiste dans quelque chose d’indivisible, tels une forme substantielle, un nombre et une figure. Or, la raison de vertu consiste dans quelque chose d’indivisible : en effet, elle consiste dans un milieu. La vertu n’a donc ni intensité ni diminution.

 

[65810] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 17 Praeterea, nullum infinitum potest augeri; quia infinito non est aliquid magis. Sed virtus infusa est infinita, quia per eam meretur homo infinitum bonum, scilicet Deum. Ergo virtus infusa augeri non potest.

17. Aucun infini ne peut être augmenté, car il n’y a rien de plus que l’infini. Or, la vertu infuse est infinie, car l’homme mérite par elle un bien infini, à savoir, Dieu. La vertu infuse ne peut donc être augmentée.

 

[65811] De virtutibus, q. 1 a. 11 arg. 18 Praeterea, nulla res procedit ultra suam perfectionem, quia perfectio est terminus rei. Sed virtus est perfectio habentis eam; dicitur enim VII Physic., quod virtus est dispositio perfecti ad optimum. Ergo virtus non augetur.

18. Aucune chose ne va au-delà de sa perfection, car la perfection est le terme d’une chose. Or, la vertu est la perfection de celui qui la possède. En effet, il est dit dans Physique, VII, que la vertu est une disposition du parfait à ce qu’il y a de meilleur. La vertu n’est donc pas augmentée.

 

[65812] De virtutibus, q. 1 a. 11 s. c. 1 Sed contra. Est quod dicitur I Petr., II, v. 2 : sicut modo geniti infantes, rationabiles et sine dolo, lac concupiscite, ut in eo crescatis in salutem. Non autem crescit aliquis in salutem nisi per augmentum virtutis, per quam homo in salutem ordinatur. Ergo virtus augetur.

Cependant :

1. Il est dit en 1 P 2, 2 : Comme des enfants nouveau-nés, sans hypocrisie et sans ruse, désirez le lait afin de grandir par lui en vue du salut. Or, personne ne grandit en vue du salut que par l’augmentation de la vertu, par laquelle l’homme est ordonné au salut. La vertu est donc augmentée.

 

 [65813] De virtutibus, q. 1 a. 11 s. c. 2 Praeterea, Augustinus dicit, quod caritas augetur, ut aucta mereatur et perfici.

2. Augustin dit que la charité est augmentée, afin que, par son accroissement, nous méritions de devenir parfaits.

 

[65814] De virtutibus, q. 1 a. 11 co. Respondeo. Dicendum, quod multis error accidit circa formas ex hoc quod de eis iudicant sicut de substantiis iudicatur. Quod quidem ex hoc contingere videtur, quod formae per modum substantiarum signantur in abstracto, ut albedo, vel virtus, aut aliquid huiusmodi; unde aliqui modum loquendi sequentes, sic de eis iudicant ac si essent substantiae. Et ex hinc processit error tam eorum qui posuerunt latitationem formarum, quam eorum qui posuerunt formas esse a creatione. Aestimaverunt enim quod formis competeret fieri sicut competit substantiis; et ideo non invenientes ex quo formae generentur, posuerunt eas vel creari, vel praeexistere in materia; non attendentes, quod sicut esse non est formae, sed subiecti per formam, ita nec fieri, quod terminatur ad esse, est formae, sed subiecti. Sicut enim forma ens dicitur, non quia ipsa sit, si proprie loquamur, sed quia aliquid ea est; ita et forma fieri dicitur, non quia ipsa fiat, sed quia ea aliquid fit : dum scilicet subiectum reducitur de potentia in actum. Sic autem et circa augmentum qualitatum accidit; de quo aliqui locuti sunt ac si qualitates et formae substantiae essent. Substantia autem augeri dicitur, in quantum ipsa est subiectum motus quo pervenitur de minori quantitate in maiorem, qui motus augmenti dicitur. Et quia augmentum substantiae fit per additionem substantiae ad substantiam; quidam aestimaverunt, quod hoc modo caritas, sive quaelibet virtus infusa, augeatur per additionem caritatis ad caritatem, vel virtutis ad virtutem, aut albedinis ad albedinem : quod omnino stare non potest. Nam non potest intelligi additio unius ad alterum nisi praeintellecta dualitate. Dualitas autem in formis unius speciei non potest intelligi nisi per alietatem subiecti. Formae enim unius speciei non diversificantur numero nisi per subiectum. Si igitur qualitas additur qualitati, oportet alterum duorum esse : vel quod subiectum addatur subiecto, ut puta quod unum album addatur alteri albo; aut quod aliquid in subiecto fiat album, quod prius non fuit album, ut quidam posuerunt circa qualitates corporeas; quod etiam improbat philosophus in IV physicorum. Cum enim aliquid fit magis curvum, non curvatur aliquid quod prius curvum non fuit, sed totum fit magis curvum. Circa qualitates autem spirituales, quarum subiectum est anima, vel pars animae impossibile est etiam hoc fingere. Unde quidam alii dixerunt caritatem, et alias virtutes infusas, non augeri essentialiter; sed quod dicuntur augeri, vel in quantum radicantur fortius in subiecto, vel in quantum ferventius vel intensius operantur. Sed hoc quidem dictum aliquam rationem haberet, si caritas esset quaedam substantia habens per se esse absque substantia; unde et Magister sententiarum, aestimans caritatem esse aliquam substantiam, scilicet ipsum spiritum sanctum, non irrationabiliter hunc modum augmenti posuisse videtur. Sed alii, aestimantes caritatem esse qualitatem quamdam, penitus irrationabiliter sunt locuti. Nihil enim est aliud qualitatem aliquam augeri, quam subiectum magis participare qualitatem; non enim est aliquod esse qualitatis nisi quod habet in subiecto. Ex hoc autem ipso quod subiectum magis participat qualitatem, vehementius operatur; quia unumquodque agit in quantum est actu; unde quod magis est reductum in actum, perfectius agit. Ponere igitur quod aliqua qualitas non augeatur secundum essentiam, sed augeatur secundum radicationem in subiecto, vel secundum intensionem actus, est ponere contradictoria esse simul. Et ideo considerandum restat quomodo aliquae qualitates et formae augeri dicuntur; et quae sunt quae augeri possunt. Sciendum est ergo, quod cum nomina sint signa intellectuum, ut dicitur I Periher.; sicut ex magis notis cognoscimus minus nota, ita etiam ex magis notis minus nota nominamus. Et inde est quod, quia motus localis est notior inter omnes motus, ex contrarietate secundum locum derivatur nomen distantiae ad omnia contraria inter quae potest esse aliquis motus; ut dicit philosophus X Metaph. Et similiter, quia motus substantiae secundum quantitatem est sensibilior quam motus secundum alterationem; inde est quod nomina convenientia motui secundum quantitatem derivantur ad alterationem. Et inde est quod, sicut corpus quod movetur ad quantitatem perfectam dicitur augeri, et ipsa quantitas perfecta dicitur magna respectu imperfectae; ita illud quod movetur de qualitate imperfecta ad perfectam, dicitur augeri secundum qualitatem; et ipsa qualitas perfecta dicitur magna respectu imperfectae. Et quia perfectio uniuscuiusque rei est eius bonitas; ideo Augustinus dicit, quod in his quae non magna mole sunt, idem est esse maius quod melius. Moveri autem de forma imperfecta ad perfectam, nihil est aliud quam subiectum magis reduci in actum : nam forma actus est; unde subiectum magis percipere formam, nihil aliud est quam ipsum reduci magis in actum illius formae. Et sicut ab agente reducitur aliquid de pura potentia in actum formae; ita etiam per actionem agentis reducitur de actu imperfecto in actum perfectum. Sed hoc non contingit in omnibus formis, propter duo. Primo quidem ex ipsa ratione formae; eo scilicet quod id quod perficit rationem formae, est aliquid indivisibile, puta numerus. Nam unitas addita constituit speciem : unde binarius aut trinarius non dicitur secundum magis et minus; et per consequens non invenitur magis et minus neque in quantitatibus quae denominantur a numeris, puta bicubitum vel tricubitum, neque in figuris, puta triangulare et quadratum; et in proportionibus, puta duplum et triplum. Alio modo ex comparatione formae ad subiectum; quia inhaeret ei modo indivisibili. Et propter hoc forma substantialis non recipit intensionem vel remissionem, quia dat esse substantiale, quod est uno modo : ubi enim est aliud esse substantiale, est alia res; et propter hoc philosophus, VIII Metaphys., assimilat definitiones numeris. Et inde est etiam quod nihil quod substantialiter de altero praedicatur, etiam si sit in genere accidentis, praedicatur secundum magis et minus; non enim dicitur albedo magis et minus color. Et propter hoc etiam qualitates in abstracto signatae, quia signantur per modum substantiae, nec intenduntur nec remittuntur; non enim dicitur albedo magis et minus, sed album. Neutra autem istarum causarum est in caritate et in aliis virtutibus infusis, quare non intendantur et remittantur; quia neque earum ratio in indivisibili consistit, sicut ratio numeri; neque dant esse substantiale subiecto, sicut formae substantiales; et ideo intenduntur et remittuntur, in quantum subiectum reducitur magis in actum ipsarum per actionem agentis causantis eas. Unde sicut virtutes acquisitae augentur ex actibus per quos causantur, ita virtutes infusae augentur per actionem Dei, a quo causantur. Actus autem nostri comparantur ad augmentum caritatis et virtutum infusarum, ut disponentes, sicut ad caritatem a principio obtinendam; homo enim faciens quod in se est, praeparat se, ut a Deo recipiat caritatem. Ulterius autem actus nostri possunt esse meritorii respectu augmenti caritatis; quia praesupponunt caritatem, quae est principium merendi. Sed nullus potest mereri, quin a principio obtineat caritatem; quia meritum sine caritate esse non potest. Sic igitur caritatem augeri per intensionem dicimus.

Réponse :

Beaucoup commettent une erreur à propos des formes parce qu’ils en jugent comme on juge des substances. Cela semble provenir du fait que les formes sont exprimées dans l’abstrait par mode de substances, comme la blancheur ou la vertu, ou quelque chose de ce genre. Aussi certains, en suivant cette manière de parler, en jugent-ils comme si elles étaient des substances. Et de cela vient l’erreur aussi bien de ceux qui ont affirmé le caractère caché des formes, que de ceux qui ont affirmé que les formes existent par création. En effet, ils ont estimé qu’il convenait aux formes de devenir à la manière des substances ; c’est pourquoi, ne trouvant pas comment les formes étaient engendrées, ils ont affirmé qu’elles étaient créées ou qu’elles préexistaient dans la matière, en ne remarquant pas que, de même que l’acte d’être n’appartient pas à la forme mais au sujet par la forme, de même le devenir, qui se termine à l’acte d’être, n’appartient pas à la forme mais au sujet. En effet, de même qu’on dit que la forme est un être, non pas parce qu’elle-même existe, à parler proprement, mais parce que quelque chose existe par elle, de même on dit qu’une forme devient, non pas parce qu’elle-même devient, mais parce que quelque chose devient par elle, à savoir, lorsque le sujet est amené de la puissance à l’acte. Il en est de même pour l’augmentation des qualités, dont certains ont parlé comme si les qualités et les formes étaient des substances. Or, on dit qu’une substance augmente pour autant qu’elle est le sujet d’un mouvement par lequel on passe d’une quantité moindre à une quantité plus grande, ce qu’on appelle le mouvement d’augmentation. Et parce que l’augmentation de la substance se fait par l’ajout d’une substance à une substance, certains ont estimé que la charité, ou n’importe quelle vertu infuse, était augmentée par l’addition de la charité à la charité, ou de la vertu à la vertu, ou de la blancheur à la blancheur, ce qui ne peut être soutenu. Car on ne peut comprendre l’addition d’une chose à une autre que si on a d’abord compris la dualité. Or, la dualité pour les formes d’une même espèce ne peut se comprendre que par l’altérité du sujet. En effet, les formes d’une espèce ne se différencient en nombre que par le sujet. Si donc la qualité est ajoutée à la qualité, il est nécessaire qu’une de deux choses se produise : ou bien qu’un sujet soit ajouté à un sujet, par exemple, que quelque chose de blanc soit ajouté à une autre chose blanche ; ou bien que quelque chose devienne blanc dans le sujet, alors que ce n’était pas blanc auparavant, comme certains l’ont affirmé à propos des formes corporelles, ce que rejette aussi le Philosophe, dans Physique, IV. En effet, lorsqu’une chose devient davantage courbée, ce n'est pas que soit courbé quelque chose qui n’était pas courbé auparavant, mais que l’ensemble devient plus courbé. Or, à propos des qualités spirituelles, dont le sujet est l’âme ou une partie de l’âme, il est impossible même de se représenter cela. Aussi d’autres ont-ils dit que la charité et les autres vertus infuses n’étaient pas augmentées essentiellement, mais qu’on disait qu’elles étaient augmentées soit parce qu’elles étaient plus fortement enracinées dans le sujet, soit parce qu’elles agissaient avec plus de ferveur ou d’intensité. Mais cela aurait quelque fondement si la charité était une substance pouvant exister par elle-même sans une substance. Ainsi, le Maître des Sentences, estimant que la charité est une certaine substance, à savoir, l’Esprit Saint, semble avoir affirmé ce mode d’augmentation d’une manière qui n’est pas déraisonnable. Mais d’autres, estimant que la charité est une certaine qualité, ont parlé d’une manière tout à fait déraisonnable. En effet, être augmentée, pour une qualité, n’est rien d’autre que le fait pour le sujet d’y participer davantage : en effet, la qualité n’a pas d’autre être que celui qu’elle a dans le sujet. Or, par le fait que le sujet participe davantage à une qualité, il agit avec plus de vigueur, car chacun agit dans la mesure où il est en acte. Aussi ce qui a été davantage amené à l’acte agit-il plus parfaitement. Affirmer qu’une qualité n’est pas augmentée selon son essence, mais qu’elle est augmentée selon son enracinement dans le sujet ou selon l’intensité de son acte, c’est affirmer en même temps des contraires. C’est pourquoi il reste à examiner comment on dit que certaines qualités et formes sont augmentées, et quelles sont celles qui peuvent être augmentées. Il faut donc savoir que, puisque les mots sont des signes des choses comprises, comme il est dit dans Sur l’interprétation, I, de même que nous connaissons les choses moins connues à partir des plus connues, de même aussi nous nommons les moins connues à partir des plus connues. De là vient que, parce que le mouvement local est plus connu que tous les autres mouvements, le mot «distance» est dérivé de ce qui est contraire selon le lieu à tous les contraires entre lesquels peut exister un mouvement, comme le dit le Philosophe dans Métaphysique, X. De la même façon, parce que le mouvement de la substance selon la quantité est plus perceptible que le mouvement selon l’altération, de là vient que les mots convenant au mouvement selon la quantité sont appliqués à l’altération. Et de là vient que, de même qu’on dit qu’un corps qui est mû vers une quantité parfaite est augmenté, et que la quantité parfaite est appelée grande par rapport à l’imparfaite, de même on dit que ce qui est mû d’une qualité imparfaite à une [qualité] parfaite est augmenté selon la qualité, et que la qualité parfaite elle-même est dite grande par rapport à l’imparfaite. Et parce que la perfection de toute chose est sa bonté, c’est la raison pour laquelle Augustin dit que, dans les choses qui n’ont pas beaucoup d’importance, c’est la même chose d’être plus grand que meilleur. Or, être mû d’une forme imparfaite à [une forme] parfaite n’est rien d’autre que le fait pour un sujet d’être amené davantage à l’acte, car la forme est un acte. Ainsi, qu’un sujet reçoive davantage une forme, cela n’est rien d’autre que le fait pour lui d’être davantage amené à l’acte de cette forme. Et de même qu’une chose est amenée de la puissance pure à l’acte de la forme, de même aussi elle est amenée d’un acte imparfait à un acte parfait par l’action de l’agent. Mais cela ne se produit pas dans toutes les formes pour deux raisons. Premièrement, en raison même de la forme, à savoir que ce qui réalise la raison de la forme est quelque chose d’indivisible, par exemple, un nombre. Car l’unité ajoutée constitue une espèce : aussi ne parle-t-on pas de ce qui est double ou triple en termes de plus ou de moins ; par conséquent, on ne trouve pas non plus de plus ou de moins dans les quantités qui sont désignées à partir des nombres, par exemple, ce qui a deux coudées ou trois coudées, ni dans les figures, par exemple, ce qui est triangulaire ou carré, ni dans les proportions, par exemple, ce qui est double ou triple. D’une autre manière, par comparaison de la forme au sujet, car elle existe en lui de manière indivisible. Pour cette raison, la forme substantielle ne reçoit pas d’intensité ou de diminution, car elle donne l’être substantiel, qui existe d’une seule manière : en effet, là où il y a un autre être substantiel, il y a une autre chose. Pour cette raison, le Philosophe, dans Métaphysique, VIII, assimile les définitions aux nombres. Et de là vient aussi que rien de ce qui est attribué à quelque chose d’autre à titre de substance, même si cela fait partie du genre de l’accident, ne lui est attribué en plus ou en moins : en effet, on ne dit pas que la blancheur est plus ou moins une couleur. Et pour cette raison, les qualités désignées dans l’abstrait, parce qu’elles sont désignées par mode de substance, ne sont pas intensifiées ni diminuées : en effet, on n’attribue pas de plus ou de moins à la blancheur, mais à ce qui est blanc. Or, aucune de ces causes n’existe dans la charité et dans les autres vertus infuses, pour lesquelles elles ne seraient pas intensifiées et diminuées, car leur raison ne consiste pas en quelque chose d’indivisible, comme la raison de nombre ; elles ne donnent pas non plus l’être substantiel à leur sujet, comme les formes substantielles. Et c’est la raison pour laquelle elles sont intensifiées et diminuées dans la mesure où leur sujet est davantage amené à leur acte par l’action de l’agent qui les cause. Aussi, de même que les vertus acquises sont augmentées par les actes par lesquels elles sont causées, de même les vertus infuses sont augmentées par l’action de Dieu, par qui elles sont causées. Mais nos actes se comparent à l’augmentation de la charité et des vertus infuses en tant qu’ils y disposent, comme c’est le cas au départ pour l’obtention de la charité. En effet, l’homme, en faisant ce qui relève de lui, se prépare à recevoir de Dieu la charité. Davantage encore, nos actes peuvent être méritoires par rapport à l’augmentation de la charité, car ils présupposent la charité, qui est le principe du mérite. Mais personne ne peut mériter au départ d’obtenir la charité, car le mérite ne peut exister sans la charité. Ainsi disons-nous donc que la charité est augmentée en intensité.

 

[65815] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod sicut in caritate et aliis qualitatibus dicitur augmentum per similitudinem, ita et quantitas, ut ex dictis, in corp. art., patet.

Solutions :

1. Comme pour la charité et les autres qualités, on parle d’augmentation par similitude. Il en va de même pour la quantité, comme cela ressort clairement de ce qui a été dit dans le corps de l’article.

 

[65816] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 2 Ad secundum dicendum, quod forma est invariabilis, quia non est variationis subiectum; potest tamen dici variabilis, prout subiectum secundum eam variatum, plus et minus eam participat.

2. La forme est invariable parce qu’elle n’est pas le sujet de la variation. Toutefois, elle peut être dite variable pour autant que le sujet, qui varie selon elle, y participe plus ou moins.

 

[65817] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 3 Ad tertium dicendum, quod motus alicuius rei potest intelligi secundum essentiam dupliciter. Uno modo quantum ad id quod est proprium, esse scilicet essentialis, vel non esse; et sic motus secundum essentiam non est nisi motus secundum esse et non esse, qui est generatio et corruptio. Alio modo, potest intelligi motus secundum essentiam, si sit motus secundum quodcumque adhaerens essentiae; sicut dicimus corpus essentialiter moveri quando movetur secundum locum, quia de loco ad locum eius subiectum transfertur; sicut etiam et aliqua qualitas dicitur suo modo moveri essentialiter, prout variatur secundum perfectum et imperfectum, vel magis subiectum secundum eam ut ex dictis, in corp. art., patet.

3. On peut entendre le mouvement d’une chose selon son essence de deux manières. D’une manière, au sens propre, à savoir, l’être de ce qui est essentiel ou le non-être. Et ainsi, le mouvement selon l’essence n’est que le mouvement selon l’être et le non-être, qui est la génération et la corruption. D’une autre manière, on peut l’entendre selon le mouvement de l’essence, s’il s’agit du mouvement de quoi que ce soit qui est associé à l’essence, comme nous disons qu’un corps est mû essentiellement lorsqu’il est mû selon le lieu, parce que son sujet passe d’un lieu à un autre. Comme on dit aussi qu’une qualité est mue à sa façon selon son essence, pour autant qu’elle varie selon le parfait et l’imparfait, ou qu’une chose lui est davantage soumise, comme cela ressort clairement de ce qui a été dit dans le corps de l’article.

 

[65818] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 4 Ad quartum dicendum, quod id quod praedicatur essentialiter de caritate, non praedicatur de ea secundum magis et minus : non enim dicitur magis vel minus virtus; sed maior caritas dicitur magis virtus propter modum significandi, quia significatur ut substantia. Sed quia ipsa non praedicatur essentialiter de suo subiecto, subiectum secundum eam recipit magis et minus : ut dicatur subiectum habens magis caritatis vel minus; et quod est habens magis caritatem est magis virtuosum.

4. Ce qui est attribué de manière essentielle à la charité ne lui est pas attribué en plus ou en moins : en effet, on ne dit pas qu’elle est plus ou moins une vertu. Mais on dit d’une charité plus grande qu’elle est davantage vertu selon la manière de la signifier, car elle est signifiée comme une substance. Mais parce qu’elle n’est pas elle-même attribuée de manière essentielle à son sujet, son sujet reçoit d’elle plus ou moins, de sorte qu’on parle d’un sujet qui a plus ou moins de charité, et que celui qui a plus de charité est plus vertueux.

 

[65819] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 5 Ad quintum dicendum, quod caritas non diminuitur, quia non habet causam diminutionis, ut Ambrosius probat; habet autem causam augmenti, scilicet Deum.

5. La charité n’est pas diminuée parce qu’elle n’a pas de cause de diminution, comme le montre Ambroise. Mais elle a une cause d’augmentation, à savoir, Dieu.

 

[65820] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 6 Ad sextum dicendum, quod augmentum quod fit per additionem, est augmentum substantiae quantae. Sic autem caritas non augetur, ut dictum est in corp. art.

6. L’augmentation qui se fait par addition est une augmentation d’une substance quantifiée. Mais la charité n’est pas augmentée de cette manière, comme on l’a dit dans le corps de l’article.

 

[65821] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 7 Et per hoc patet solutio ad septimum.

7. La solution de la septième objection ressort ainsi clairement.

 

[65822] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 8 Ad octavum dicendum, quod caritas dicitur augeri vel moveri, non quia ipsa sit subiectum motus, sed quia eius subiectum secundum ipsam movetur et augetur.

8. On dit que la charité est augmentée ou est mue, non parce que la charité est elle-même le sujet du mouvement, mais parce que le sujet est mû et augmenté selon elle.

 

[65823] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 9 Ad nonum dicendum, quod licet Deus sit invariabilis, tamen absque sua variatione variat res; non enim est necessarium ut omne movens moveatur, ut probatur in Lib. Physic. Et hoc praecipue Deo competit, quia non agit per necessitatem naturae, sed per voluntatem.

9. Bien que Dieu ne change pas, cependant une chose change sans qu’il change. En effet, il n’est pas nécessaire que tout ce qui meut soit mû, comme il est démontré dans Physique. Et cela convient principalement à Dieu, parce qu’il n’agit pas par nécessité de nature, mais par volonté.

 

[65824] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 10 Ad decimum dicendum, quod omnibus qualitatibus et formis est communis ratio magnitudinis quae dicta est, scilicet perfectio earum in subiecto. Aliquae tamen qualitates, praeter istam magnitudinem seu quantitatem quae competit eis per se, habent aliam magnitudinem vel quantitatem quae competit eis per accidens; et hoc dupliciter. Uno modo ratione subiecti; sicut albedo dicitur quanta per accidens, quia subiectum eius est quantum; unde augmentato subiecto, augmentatur albedo per accidens. Sed secundum hoc augmentum, non dicitur aliquid magis album, sed maior albedo, sicut et dicitur aliquid maius album : non enim aliter praedicantur ea quae pertinent ad hoc augmentum, de albedine, et de subiecto ratione cuius albedo per accidens augeri dicitur. Sed hic modus quantitatis et augmenti non competit qualitatibus animae, scilicet scientiis et virtutibus. Alio modo quantitas et augmentum attribuitur alicui qualitati per accidens, ex parte obiecti in quod agit : et haec dicitur quantitas virtutis; quae magis dicitur propter quantitatem obiecti vel continentiam; sicut dicitur magnae virtutis qui magnum pondus potest ferre, vel qualitercumque potest magnam rem facere, sive magnitudine dimensiva, sive magnitudine perfectionis, vel secundum quantitatem discretam; sicut dicitur aliquis magnae virtutis qui potest multa facere. Et hoc modo quantitas per accidens potest attribui qualitatibus animae, scilicet scientiis et virtutibus. Sed tamen hoc interest inter scientiam et virtutem : quia de ratione scientiae non est quod se extendat in actum respectu omnium obiectorum : non enim est necesse quod sciens omnia scibilia cognoscat. Sed de ratione virtutis est quod in omnibus virtuose se agat. Unde scientia potest augeri vel secundum numerum obiectorum, vel secundum intensionem eius in subiecto; virtus autem uno modo tantum. Sed considerandum est, quod eiusdem rationis est quod aliqua qualitas in aliquid magnum possit, et quod ipsa sit magna, sicut ex supradictis patet; unde etiam magnitudo perfectionis potest dici magnitudo virtutis.

10. Toutes les qualités et formes ont la commune raison de grandeur qui a été dite, à savoir, leur perfection dans le sujet. Cependant, certaines qualités, en plus de cette grandeur ou quantité qui leur convient en elles-mêmes, ont une autre grandeur ou quantité qui leur convient par accident, et cela, de deux manières. D’une manière, en raison du sujet, comme on dit que la blancheur est grande par accident, parce que son sujet est ce qui est quantifié ; aussi, si le sujet est augmenté, la blancheur est-elle augmentée par accident. Mais, selon cette augmentation, on ne dit pas qu’une chose est davantage blanche, mais qu’il y a une blancheur plus grande, comme on dit que quelque chose est plus blanc. En effet, on attribue de manière différente ce qui se rapporte à l’augmentation à la blancheur et au sujet, en raison duquel on dit que la blancheur est augmentée par accident. Mais ce mode de quantité et d’augmentation ne convient pas aux qualités de l’âme, à savoir, les sciences et les vertus. D’une autre manière, la quantité et l’augmentation sont attribuées à une qualité par accident du point de vue de l’objet où elle agit : et c’est celle-là qu’on appelle quantité de la vertu, qui est attribuée davantage en raison de la quantité de l’objet ou de ce qu’il peut contenir, comme on dit que celui qui peut porter un plus grand poids a une plus grande force, ou pour n’importe quelle grande chose qu’il peut faire, soit pour la grandeur selon la dimension, soit pour la grandeur selon la perfection, soit pour la quantité discrète, comme on dit de quelqu’un qui peut faire beaucoup de choses qu’il a une grande vertu. De cette manière, la quantité peut être attribuée par accident aux qualités de l’âme, à savoir, aux sciences et aux vertus. Toutefois, il y a une différence entre la science et la vertu, car il ne fait pas partie de la raison de la science que quelqu’un se porte en acte vers tous les objets : en effet, il n’est pas nécessaire que celui qui connaît connaisse tout ce qui peut être connu. Mais il est de la raison de la vertu qu’il se comporte vertueusement en tout. Aussi la science peut-elle être augmentée soit par le nombre des objets, soit par son intensité dans le sujet ; mais la vertu [ne peut être augmentée] que d’une seule façon. Mais il faut observer qu’il relève de la même raison qu’une qualité puisse faire quelque chose de grand, et qu’elle soit elle-même grande, comme cela ressort clairement de ce qui a été dit. En conséquence, même la grandeur de la perfection peut être dite grandeur de la vertu.

 

[65825] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod motus augmenti caritatis reducitur ad alterationem, non secundum quod alteratio est inter contraria, prout est tantum in sensibilibus, et in sensibili parte animae; sed prout alteratio et passio dicitur secundum receptionem et perfectionem; sicut sentire et intelligere est quoddam pati et alterari. Et sic distinguit philosophus alterationem et passionem in II de anima.

11. Le mouvement d’augmentation de la charité se ramène à l’altération, non pas selon que l’altération se réalise entre des contraires, pour autant qu’elle existe dans les choses sensibles et dans la partie sensible de l’âme, mais selon qu’on parle d’altération et de passion selon la réception et la perfection, comme sentir et comprendre sont d’une certaine manière une passion et une altération. C’est ainsi que le Philosophe fait une distinction entre l’altération et la passion, dans Sur l’âme, II.

 

[65826] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod Deus auget caritatem, non novam caritatem infundendo, sed eam quae praeexistebat, perficiendo.

12. Dieu augmente la charité, non pas en infusant une nouvelle charité, mais en perfectionnant celle qui préexistait.

 

[65827] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod sicut actus egrediens ab agente potest causare virtutem acquisitam propter impressionem virtutum activarum in passivis, ut supra dictum est; ita et potest eam augere.

13. De même que l’acte issu d’un agent peut causer la vertu acquise en raison de l’impression des puissances actives sur les [puissances] passives, comme on l’a dit plus haut, de même il peut l’augmenter.

 

[65828] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod caritas et aliae virtutes infusae non augentur active ex actibus, sed tantum dispositive et meritorie, ut dictum est. Nec tamen oportet quod quilibet actus perfectus correspondeat quantitati virtutis : non enim oportet quod habens caritatem, semper operetur secundum totum posse caritatis; usus enim habituum subiacet voluntati.

14. La charité et les autres vertus infuses ne sont pas augmentées de manière active par les actes, mais seulement par mode de disposition et de mérite, comme on l’a dit. Toutefois, il n’est pas nécessaire que tout acte parfait corresponde à la quantité de la vertu : en effet, il n’est pas nécessaire que celui qui a la charité agisse toujours selon tout ce que peut la charité, car l’usage des habitus est soumis à la volonté.

 

[65829] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod ratio virtutis non consistit in superlatione quantum ad se, sed quantum ad suum obiectum : quia per virtutem ordinatur homo ad ultimum potentiae, quod est bene operari; unde philosophus dicit, VII Phys., quod virtus est dispositio perfecti ad optimum. Tamen ad hoc optimum aliquis potest esse magis, vel minus dispositus; et secundum hoc, virtus recipit magis vel minus. Vel dicendum, quod ultimum non dicitur simpliciter, sed ultimum specie; sicut ignis est specie subtilissimum corporum, et homo dignissima creaturarum; et tamen unus homo est dignior altero.

15. La raison de vertu ne consiste pas par elle-même dans le superlatif, mais elle se prend de son objet, car, par la vertu, l’homme est ordonné au point le plus élevé de sa puissance, ce qui est bien agir. Aussi le Philosophe dit-il, dans Physique, VII, que la vertu est une disposition de ce qui est parfait à ce qui est le meilleur. Toutefois, quelqu’un peut être plus ou moins bien disposé à ce qui est le meilleur : de ce point de vue, la vertu reçoit plus ou moins. Ou bien il faut dire qu’on ne parle pas de point le plus élevé tout simplement, mais du point le plus élevé selon l’espèce, comme le feu est, selon son espèce, le plus subtil des corps, et l’homme la plus digne des créatures. Et cependant, un homme est plus digne qu’un autre.

 

[65830] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod ratio virtutis non consistit in indivisibili secundum se, sed ratione sui subiecti, in quantum quaerit medium : ad quod quaerendum potest aliquis diversimode se habere, vel peius vel melius. Et tamen ipsum medium non est omnino indivisibile; habet enim aliquam latitudinem : sufficit enim ad virtutem quod appropinquet ad medium, ut dicitur II Ethic.; et propter hoc unus actus altero virtuosior dicitur.

16. La raison de vertu ne consiste pas en quelque chose d’indivisible en soi, mais en raison de son sujet, pour autant qu’elle cherche un milieu, envers la recherche duquel quelqu’un peut se comporter de diverses manières, pire ou meilleure. Cependant, le milieu lui-même n’est pas du tout indivisible. En effet, il comporte une certaine étendue, puisqu’il suffit que la vertu s’approche du milieu, comme il est dit dans Éthique, II. Pour cette raison, on dit qu’un acte est plus vertueux qu’un autre.

 

[65831] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod virtus caritatis est infinita ex parte Dei, vel finis; sed ad illum infinitum caritas finite disponit; unde potest magis vel minus esse.

17. La vertu de charité est infinie de la part de Dieu ou de sa fin ; mais la charité dispose à cet infini de manière finie. Aussi peut-elle exister en plus ou en moins.

 

[65832] De virtutibus, q. 1 a. 11 ad 18 Ad decimumoctavum dicendum, quod non omne perfectum est perfectissimum, sed solum illud quod est in ultimo actualitatis; et ideo nihil prohibet, quod est perfectum secundum virtutem, adhuc magis perfici.

18. Tout ce qui est parfait n’est pas le plus parfait, mais seulement ce qui atteint le plus haut point de mise en acte. C’est pourquoi rien n’empêche que ce qui est parfait selon la vertu soit rendu encore plus parfait.

 

 

 

 

Articulus 12 : [65833] De virtutibus, q. 1 a. 12 tit. 1 Duodecimo quaeritur utrum virtutes inter se distinguantur. Quaeritur de distinctione virtutum

Article 12 – Est-ce que les vertus se distinguent entre elles? La question porte sur la distinction des vertus.

 

[65834] De virtutibus, q. 1 a. 12 tit. 2 Et videtur quod non recte virtutes distinguantur

Objections :

Il semble que les vertus ne soient pas correctement distinguées.

 

[65835] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 1 Moralia enim recipiunt speciem ex fine. Si igitur virtutes distinguantur secundum speciem, oportet quod hoc sit ex parte finis. Sed non ex parte finis proximi : quia sic essent infinitae virtutes secundum speciem. Ergo ex parte finis ultimi. Sed finis ultimus virtutum est unus tantum, scilicet Deus, sive felicitas. Ergo est una tantum virtus.

1. Les réalités morales reçoivent leur espèce de la fin. Si donc les vertus sont distinguées selon leur espèce, il est nécessaire que cela vienne de la fin. Or, cela ne vient pas de la fin prochaine, car alors les vertus seraient infinies selon l’espèce. Cela vient donc de la fin ultime. Or, la fin ultime des vertus est unique, à savoir, Dieu, ou la félicité. Il n’y a donc qu’une seule vertu.

 

[65836] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 2 Praeterea, ad unum finem pervenitur una operatione. Una autem operatio est ex una forma. Ergo ad unum finem ordinatur homo per unam formam. Finis autem hominis est unus : scilicet felicitas. Ergo et virtus, quae est forma per quam homo ordinatur ad felicitatem, est una tantum.

2. On parvient à une seule fin par une seule opération. Or, l’opération unique vient d’une seule forme. L’homme est donc ordonné à une seule fin par une seule forme. Or, la fin de l’homme est unique, à savoir, la félicité. La vertu aussi est donc unique, elle qui est la forme par laquelle l’homme est ordonné à la félicité.

 

[65837] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 3 Praeterea, formae et accidentia recipiunt numerum secundum materiam vel subiectum. Subiectum autem virtutis est anima, vel potentia animae. Ergo videtur quod virtus sit una tantum, quia anima est una; vel saltem quod virtutes non excedant numerum potentiarum animae.

3. Les formes et les accidents reçoivent leur nombre de la matière ou du sujet. Or, le sujet de la vertu est l’âme ou une puissance de l’âme. Il semble donc que la vertu soit unique, car l’âme est unique ; ou tout au moins, que les vertus ne sont pas plus nombreuses que les puissances de l’âme.

 

[65838] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 4 Praeterea, habitus distinguuntur per obiecta, sicut et potentiae. Cum ergo virtutes sint quidam habitus : videtur quod eadem sit ratio distinctionis virtutum et potentiarum animae; et sic, virtutes non excedunt numerum potentiarum animae.

4. Les habitus se distinguent par leurs objets, de même que les puissances. Puisque les vertus sont des habitus, il semble donc que la raison de distinguer les vertus soit la même que celle de distinguer les puissances de l’âme. Et ainsi, les vertus ne sont pas plus nombreuses que les puissances de l’âme.

 

[65839] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 5 Sed dicendum, quod habitus distinguuntur per actus, et non per potentias.- Sed contra, principiata distinguuntur secundum principia, et non e converso; quia ab eodem res habent esse et unitatem. Sed habitus sunt principia actuum. Ergo magis distinguuntur actus penes habitus quam e converso.

5. Mais les habitus se distinguent par leurs actes, et non par les puissances. – En sens contraire, les réalités qui jouent le rôle de principes se distinguent selon les principes, et non l’inverse, car les choses reçoivent leur être et leur unité de la même réalité. Or, les habitus sont les principes des actes. Les actes se distinguent donc plutôt selon les habitus que l’inverse.

 

[65840] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 6 Praeterea, virtus necessaria est ad hoc quod homo inclinetur ad id quod est virtutis per modum naturae : est enim virtus, ut Tullius dicit, habitus in modum naturae rationi consentaneus. Ad id igitur ad quod ipsa potentia naturaliter inclinatur, non indiget homo virtute. Sed voluntas hominis naturaliter inclinatur ad ultimum finem. Ergo circa ultimum finem non est necessarius homini aliquis habitus virtutis; propter quod nec philosophi posuerunt aliquas virtutes quarum obiectum esset felicitas. Nec ergo nos debemus ponere aliquas virtutes theologicas, cuius obiectum sit Deus, qui est ultimus finis.

6. La vertu est nécessaire pour que l’homme soit incliné par mode de nature à ce qui relève de la vertu. En effet, comme le dit Tullius [Cicéron], la vertu est un habitus qui se plie à la raison par mode de nature. Pour qu’une puissance elle-même soit inclinée naturellement, l’homme n’a donc pas besoin de vertu. Or, la volonté de l’homme est naturellement inclinée vers la fin ultime. Un habitus vertueux n’est donc pas nécessaire à l’homme pour la fin ultime; c’est la raison pour laquelle même les philosophes n’ont pas proposé de vertus dont l’objet serait la félicité. Nous ne devons donc pas, nous non plus, proposer des vertus théologales, dont l’objet est Dieu, qui est la fin ultime.

 

[65841] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 7 Praeterea, virtus est dispositio perfecti ad optimum. Sed fides et spes imperfectionem quamdam important; quia fides est de non visis, spes de non habitis, propter quod, cum venerit quod perfectum est, evacuabitur quod ex parte est, ut dicitur 1 Cor. XIII, v. 10. Ergo fides et spes non debent poni virtutes.

7. La vertu est une disposition de celui qui est parfait à ce qui est le meilleur. Or, la foi et l’espérance comportent une certaine imperfection, car la foi porte sur des réalités non vues, et l’espérance, sur des réalités non possédées. C’est la raison pour laquelle, lorsque ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel disparaîtra, 1 Co 13, 10. Il ne faut donc pas proposer la foi et l’espérance comme des vertus.

 

[65842] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 8 Praeterea, ad Deum non potest aliquis ordinari nisi per intellectum et affectum. Sed fides sufficienter ordinat intellectum hominis in Deum, caritas autem affectum. Ergo praeter fidem et caritatem non debet poni spes virtus theologica.

8. On ne peut être ordonné à Dieu que par l’intellect et la volonté. Or, la foi ordonne suffisamment l’intellect de l’homme vers Dieu, et la charité, la volonté. On ne doit donc pas proposer l’espérance comme vertu théologale en plus de la foi et de la charité.

 

[65843] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 9 Praeterea, id quod est generale omni virtuti, non debet poni specialis virtus. Sed caritas videtur esse communis omnibus virtutibus; quia ut dicit Augustinus in Lib. de moribus Ecclesiae, nihil aliud est virtus quam ordo amoris : ipsa etiam caritas dicitur esse forma omnium virtutum. Ergo non debet poni una specialis virtus inter theologicas.

9. Ce qui est commun à toute vertu ne doit pas être proposé comme une vertu spéciale. Or, la charité semble être commune à toutes les vertus, car, comme le dit Augustin dans le Livre sur le comportement de l’Église, la vertu n’est rien d’autre que l’ordre de l’amour. La charité elle-même est aussi appelée la forme de toutes les vertus. Elle ne doit donc pas être mise comme une vertu spéciale parmi les vertus théologales.

 

[65844] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 10 Praeterea, in Deo non solum consideratur veritas quam respicit fides, vel sublimitas quam respicit spes, vel bonitas quam respicit caritas; sed sunt plura alia quae Deo attribuuntur : ut sapientia, potentia et huiusmodi. Ergo videtur quod sit vel una tantum virtus theologica, quia omnia illa unum sunt in Deo; vel quod sint tot virtutes theologicae, quot sunt quae attribuuntur Deo.

10. En Dieu, on ne relève pas seulement la vérité, qui est l’objet que la foi considère, ni l’élévation, qui est l’objet de l’espérance, ni la bonté, qui est l’objet de la charité, mais il existe plusieurs autres choses qui sont attribuées à Dieu, comme la sagesse, la puissance et les choses de ce genre. Il semble donc qu’il y ait ou bien une seule vertu théologale, car toutes ces choses n’en sont qu’une en Dieu, ou bien qu’il y ait autant de vertus théologales qu’il y a de choses attribuées à Dieu.

 

[65845] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 11 Praeterea, virtus theologica est cuius actus immediate ordinatur in Deum. Sed plura alia sunt talia : sicut sapientia quae contemplatur Deum, timor qui reveretur ipsum, religio quae colit eum. Ergo non sunt tantum tres virtutes theologicae.

11. La vertu théologale est celle dont l’acte est immédiatement ordonné à Dieu. Or, il existe plusieurs autres choses de ce genre, comme la sagesse, qui contemple Dieu, la crainte, qui le révère, la religion, qui lui rend un culte. Il n’y a donc pas seulement trois vertus théologales.

 

[65846] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 12 Praeterea, finis est ratio eorum quae sunt ad finem. Habitis igitur virtutibus theologicis, quibus homo recte ordinatur ad Deum, videtur superfluum ponere alias virtutes.

12. La fin est la raison de ce qui est ordonné à la fin. Une fois possédées les vertus théologales, par lesquelles l’homme est correctement ordonné à Dieu, il semble superflu de proposer d’autres vertus.

 

[65847] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 13 Praeterea, virtus ordinatur ad bonum : est enim virtus quae bonum facit habentem, et opus eius bonum reddit. Sed bonum est tantum in voluntate et in appetitiva parte; et sic videtur quod non sint aliquae virtutes intellectuales.

13. La vertu est ordonnée au bien : en effet, la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède et rend bonne son action. Or, le bien ne se trouve que dans la volonté et dans la partie appétitive. Et ainsi, il semble qu’il n’y ait pas de vertus intellectuelles.

 

[65848] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 14 Praeterea, prudentia est quaedam virtus intellectualis. Ipsa autem ponitur inter morales. Ergo videtur quod morales virtutes non distinguantur ab intellectualibus.

14. La prudence est une vertu intellectuelle. Or, elle est placée parmi les vertus morales. Il semble donc que les vertus morales ne se distinguent pas des vertus intellectuelles.

 

[65849] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 15 Praeterea, scientia moralis non tractat nisi moralia. Tractat autem scientia moralis de virtutibus intellectualibus. Ergo virtutes intellectuales sunt morales.

15. La science morale ne traite que des réalités morales. Or, la science morale traite des vertus intellectuelles. Les vertus intellectuelles sont donc [des vertus] morales.

 

[65850] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 16 Praeterea, id quod ponitur in definitione alicuius, non distinguitur ab eo. Sed prudentia ponitur in definitione virtutis moralis : est enim virtus moralis, habitus electivus in medietate consistens determinata secundum rectam rationem, ut dicitur II Ethic. : ratio enim agibilium est prudentia, ut dicitur VI Ethic. Ergo morales virtutes non distinguuntur a prudentia.

16. Ce qui est mis dans la définition d’une chose ne s’en distingue pas. Or, la prudence est mise dans la définition de la vertu morale : en effet, la vertu morale est un habitus qui choisit ce en quoi consiste le milieu déterminé selon la raison droite, comme il est dit dans Éthique, II. En effet, la raison des actes à poser est la prudence, comme il est dit dans Éthique, VI. Les vertus morales ne se distinguent donc pas de la prudence.

 

[65851] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 17 Praeterea, sicut prudentia pertinet ad cognitionem practicam, ita et ars. Sed praeter artem non sunt aliqui habitus in appetitiva parte ordinati ad operandum artificialia. Ergo pari ratione nec praeter prudentiam sunt aliqui habitus virtuosi in appetitu ad operandum agibilia; et ita videtur quod non sint aliquae virtutes morales distinctae a prudentia.

17. De même que la prudence se rapporte à la connaissance pratique, de même en est-il de l’art. Or, il n’existe pas dans la partie appétitive, en plus de l’art, d’habitus ordonnés à réaliser des œuvres d’art. Pour la même raison, il n’existe pas dans l’appétit, pour poser les actes qui doivent l’être, d’habitus vertueux, en plus de la prudence. Et ainsi, il semble qu’il n’existe pas de vertus morales distinctes de la prudence.

 

[65852] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 18 Sed dicendum, quod ideo arti non respondet aliqua virtus in appetitu, quia appetitus est singularium, ars autem universalium.- Sed contra, Aristoteles dicit II Ethic., quod ira semper est circa singularia : sed odium est etiam universalium; habemus enim odio omne latronum genus. Odium autem ad appetitum pertinet. Ergo appetitus est respectu universalium.

18. Mais la raison pour laquelle il n’y a pas de vertu dans l’appétit est que l’appétit porte sur des réalités singulières, et l’art sur des réalités universelles. – En sens contraire, Aristote dit, dans Éthique, II, que la colère porte toujours sur des réalités singulières, mais que la haine porte aussi sur des réalités universelles : en effet, nous haïssons tous les genres de brigands. Or, la haine relève de l’appétit. L’appétit porte donc sur des réalités universelles.

 

[65853] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 19 Praeterea, unaquaeque potentia naturaliter tendit in suum obiectum. Obiectum autem appetitus est bonum apprehensum. Ergo appetitus naturaliter tendit in bonum ex quo est apprehensum. Sed ad apprehendendum bonum sufficienter nos perficit prudentia. Ergo praeter prudentiam non est necessarium nos habere aliquam virtutem aliam moralem in appetitu, cum ad hoc sufficiat inclinatio naturalis.

19. Toute puissance tend naturellement vers son objet. Or, l’objet de l’appétit est le bien appréhendé. L’appétit tend donc naturellement vers le bien du fait qu’il est appréhendé. Or, pour appréhender le bien, la prudence nous perfectionne suffisamment. En plus de la prudence, il n’est donc pas nécessaire que nous ayons une autre vertu morale dans l’appétit, puisque l’inclination naturelle suffit à cela.

 

[65854] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 20 Praeterea, ad virtutem sufficit cognitio et operatio. Sed utrumque horum habetur per prudentiam. Ergo praeter prudentiam non oportet ponere alias virtutes morales.

20. La connaissance et l’action suffisent pour la vertu. Or, on a ces deux choses par la prudence. Il n’est donc pas nécessaire de proposer d’autres vertus morales en plus de la prudence.

 

[65855] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 21 Praeterea, sicut appetitivi habitus distinguuntur penes obiecta, ita et habitus cognoscitivi. Sed de omnibus moralibus est unus habitus cognoscitivus, vel scientia moralis circa omnia moralia, vel etiam prudentia. Ergo et una tantum est in appetitu virtus moralis.

21. De même que les habitus appétitifs se distinguent selon leurs objets, de même en est-il aussi des habitus cognitifs. Or, il n’existe qu’un seul habitus cognitif pour toutes les réalités morales : soit la science morale pour toutes les réalités morales, soit aussi la prudence. Il n’existe donc qu’une seule vertu morale dans l’appétit.

 

[65856] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 22 Praeterea, ea quae conveniunt in forma, et differunt solum in materia, sunt unum specie. Sed omnes virtutes morales conveniunt secundum id quod est formale in eis, quia in omnibus est medium acceptum secundum rationem rectam; non autem differunt nisi penes materias. Ergo non differunt specie, sed numero tantum.

22. Les choses qui ont en commun une forme et qui ne diffèrent que par la matière, font partie d’une seule espèce. Or, toutes les vertus morales ont en commun ce qui a valeur de forme en elles, car, chez toutes, il existe un milieu saisi selon la raison droite, et elles ne diffèrent que selon les matières. Elles ne diffèrent donc pas selon l’espèce, mais selon le nombre seulement.

 

[65857] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 23 Praeterea, ea quae differunt specie, non denominantur ad invicem. Sed virtutes morales denominant se ad invicem : quia, ut Augustinus dicit, oportet quod iustitia sit fortis et temperata, et temperantia iusta et fortis, et sic de aliis. Ergo virtutes non distinguuntur ad invicem.

23. Les choses qui diffèrent par l’espèce ne reçoivent pas leur nom les unes des autres. Or, les vertus morales reçoivent leur nom les unes des autres, car, comme le dit Augustin, il est nécessaire que la justice soit forte et tempérée, et que la tempérance soit juste et forte, et ainsi de suite pour les autres. Les vertus ne se distinguent donc pas les unes des autres.

 

[65858] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 24 Praeterea, virtutes theologicae et cardinales, sunt principaliores quam morales. Sed virtutes intellectuales non dicuntur cardinales, neque theologicae. Ergo nec morales debent dici cardinales, quasi principales.

24. Les vertus théologales et les [vertus] cardinales sont supérieures aux vertus morales. Or, les vertus intellectuelles ne sont appelées ni cardinales ni théologales. Des vertus morales ne doivent donc pas, elles non plus, être appelées cardinales, comme si elles étaient supérieures.

 

[65859] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 25 Praeterea, tres ponuntur animae partes; scilicet rationalis, irascibilis et concupiscibilis. Ergo si sunt aliquae virtutes principales, videtur quod sint tres tantum.

25. On admet qu’il existe trois parties de l’âme : la partie raisonnable, la [partie] irascible et la [partie] concupiscible. S’il existe des vertus principales, il semble donc qu’il y en ait trois.

 

[65860] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 26 Praeterea, aliae virtutes videntur istis principaliores; sicut est magnanimitas, quae operatur magnum in omnibus virtutibus, ut dicitur IV Ethic.; et humilitas, quae est custos virtutum; mansuetudo etiam videtur esse principalior quam fortitudo, cum sit circa iram, a qua denominatur irascibilis; liberalitas et magnificentia, quae dant de suo, videntur esse principaliores quam iustitia quae reddit alteri debitum. Ergo istae non sunt virtutes cardinales, sed magis aliae.

26. D’autres vertus semblent supérieures à celles-ci, comme la maganimité, qui accomplit ce qui est grand dans toutes les vertus, comme il est dit dans Éthique, IV, et l’humilité, qui est la gardienne des vertus; la douceur aussi semble être supérieure à la force, puisqu’elle porte sur la colère [ira], dont l’irascible tire son nom; la libéralité et la magnificence, qui donnent de leur bien propre, semblent être supérieures à la justice, qui rend à autrui ce qui lui est dû. Ces vertus ne sont donc pas des vertus cardinales, mais d’autres le sont plutôt.

 

[65861] De virtutibus, q. 1 a. 12 arg. 27 Praeterea, pars non distinguitur a suo toto. Sed aliae virtutes ponuntur a Tullio, partes istarum quatuor : scilicet prudentiae, iustitiae, fortitudinis, et temperantiae. Ergo saltem aliae virtutes morales non distinguuntur ab istis; et sic videntur virtutes non recte distingui.

27. La partie ne se distingue pas du tout dont elle fait partie. Or, d’autres vertus sont données par Tullius [Cicéron] comme parties de ces quatre : la prudence, la justice, la force et la tempérance. D’autres vertus morales ne sont donc pas distinctes de celles-ci. Et ainsi, il semble qu'il ne soit pas correct de distinguer les vertus.

 

[65862] De virtutibus, q. 1 a. 12 s. c. Sed contra, est quod 1 Cor. XIII, 13, dicitur : nunc autem manent fides, spes, caritas, tria haec; et Sap. VIII, 7 : sobrietatem et prudentiam docet, et iustitiam, et virtutem.

Cependant :

Il est dit en 1 Co 13, 13 : Maintenant donc demeurent la foi, l’espérance et la charité, ces trois choses; et en Sg 8, 7 : [La Sagesse] enseigne tempérance et prudence, justice et force.

 

[65863] De virtutibus, q. 1 a. 12 co. Respondeo. Dicendum quod unumquodque diversificatur secundum speciem secundum id quod est formale in ipso. Formale autem in unoquoque est id quod est completivum definitionis eius. Ultima enim differentia constituit speciem : unde per eam differt definitum secundum speciem ab aliis; et si ipsa sit multiplicabilis formaliter secundum diversas rationes, definitum in species diversas dividitur secundum ipsius diversitatem. Illud autem quod est completivum et ultimum formale in definitione virtutis, est bonum : nam virtus universaliter accepta sic definitur : virtus est, quae bonum facit habentem, et opus eius bonum reddit : ut patet in Lib. Ethic. Unde et virtus hominis, de qua loquimur, oportet quod diversificetur secundum speciem, secundum quod bonum ratione diversificatur. Cum autem homo sit homo in quantum rationalis est; oportet hominis bonum esse eius quod est aliqualiter rationale. Rationalis autem pars, sive intellectiva, comprehendit et cognitivam et appetitivam. Pertinet autem ad rationalem partem non solum appetitus, qui est in ipsa parte rationali, consequens apprehensionem intellectus, qui dicitur voluntas : sed etiam appetitus qui est in parte sensitiva hominis, et dividitur per irascibilem et concupiscibilem. Nam etiam hic appetitus in homine sequitur apprehensionem rationis, in quantum imperio rationis obedit; unde et participare dicitur aliqualiter rationem. Bonum igitur hominis est et bonum cognitivae et bonum appetitivae partis. Non autem secundum eamdem rationem utrique parti bonum attribuitur. Nam bonum appetitivae parti attribuitur formaliter, ipsum enim bonum est appetitivae partis obiectum : sed intellectivae parti attribuitur bonum non formaliter, sed materialiter tantum. Nam cognoscere verum, est quoddam bonum cognitivae partis; licet sub ratione boni non comparetur ad cognitivam, sed magis ad appetitivam : nam ipsa cognitio veri est quoddam appetibile. Oportet igitur alterius rationis esse virtutem quae perficit partem cognoscitivam ad cognoscendum verum, et quae perficit rationem appetitivam ad apprehendendum bonum; et propter hoc philosophus in Lib. Ethic., distinguit virtutes intellectuales a moralibus : et intellectuales dicuntur quae perficiunt partem intellectualem ad cognoscendum verum, morales autem quae perficiunt partem appetitivam ad appetendum bonum. Et quia bonum magis congrue competit parti appetitivae quam intellectivae, propter hoc, nomen virtutis convenientius et magis proprie competit virtutibus appetitivae partis quam virtutibus intellectivae; licet virtutes intellectivae sint nobiliores perfectiones quam virtutes morales, ut probatur VI Ethic. Cognitio autem veri non est respectu omnium unius rationis. Alia enim ratione cognoscitur verum necessarium, et verum contingens : et iterum verum necessarium alia ratione cognoscitur si sit per se notum, sicut intellectu cognoscuntur prima principia; alia ratione si fiat notum ex alio, sicut fiunt notae conclusiones per scientiam vel sapientiam circa altissima : in quibus etiam est alia ratio cognoscendi, eo quod ex hac homo dirigitur in aliis cognoscendis. Et similiter circa contingentia operabilia non est eadem ratio cognoscendi ea quae sunt in nobis, quae dicuntur agibilia, ut sunt operationes nostrae, circa quas frequenter contingit errare, propter aliquam passionem; quarum est prudentia : et ea quae sunt extra nos a nobis factibilia, in quibus dirigit ars aliqua; quorum rectam aestimationem passiones animae non corrumpunt. Et ideo philosophus ponit VI Ethic., virtutes intellectuales, scilicet sapientiam, et scientiam et intellectum, prudentiam et artem. Similiter etiam bonum appetitivae partis non secundum eamdem rationem se habet in omnibus rebus humanis. Huiusmodi autem bonum in tripartita materia quaeritur; scilicet in passionibus irascibilis et in passionibus concupiscibilis, et in operationibus nostris quae sunt circa res exteriores quae veniunt in usum nostrum, sicut est emptio et venditio, locatio et conductio, et huiusmodi alia. Bonum enim hominis in passionibus est, ut sic homo in eis se habeat, quod per earum impetum a rationis iudicio non declinet; unde si aliquae passiones sunt quae bonum rationis natae sint impedire per modum incitationis ad agendum vel prosequendum, bonum virtutis praecipue consistit in quadam refrenatione et retractione; sicut patet de temperantia, quae refrenat et compescit concupiscentias. Si autem passio nata sit praecipue bonum rationis impedire in retrahendo, sicut timor, bonum virtutis circa huiusmodi passionem erit in sustinendo; quod facit fortitudo. Circa res vero exteriores bonum rationis consistit in hoc quod debitam proportionem suscipiant, secundum quod pertinent ad communicationem humanae vitae; et ex hoc imponitur nomen iustitiae, cuius est dirigere, et aequalitatem in huiusmodi invenire. Sed considerandum est, quod tam bonum intellectivae partis quam appetitivae est duplex : scilicet bonum quod est ultimus finis, et bonum quod est propter finem; nec est eadem ratio utriusque. Et ideo praeter omnes virtutes praedictas, secundum quas homo bonum consequitur in his quae sunt ad finem, oportet esse alias virtutes secundum quas homo bene se habet circa ultimum finem, qui Deus est; unde et theologicae dicuntur, quia Deum habent non solum pro fine, sed etiam pro obiecto. Ad hoc autem quod moveamur recte in finem, oportet finem esse et cognitum et desideratum. Desiderium autem finis duo exigit : scilicet fiduciam de fine obtinendo, quia nullus sapiens movetur ad id quod consequi non potest; et amorem finis, quia non desideratur nisi amatum. Et ideo virtutes theologicae sunt tres : scilicet fides, qua Deum cognoscimus; spes, qua ipsum nos obtenturos esse speramus; et caritas, qua eum diligimus. Sic ergo patet quod sunt tria genera virtutum : theologicae, intellectuales et morales et quodlibet genus sub se plures species habet.

Réponse :

Toute chose se diversifie selon l’espèce d’après ce qui joue le rôle de forme en elle. Or, joue le rôle de forme en toute chose ce qui complète sa définition. En effet, la différence ultime constitue l’espèce : c’est donc par elle que ce qui est défini diffère des autres choses selon l’espèce, et si elle est multipliable selon la forme en diverses raisons, ce qui est défini en espèces diverses se divise selon sa diversité. Or, ce qui est le complément et joue ultimement le rôle de forme dans la définition de la vertu, c’est le bien, car la vertu, entendue d’une manière universelle, se définit ainsi : «La vertu est ce qui rend bon celui qui la possède et rend bonne son action», comme cela ressort clairement de l’Éthique. Aussi est-il nécessaire que la vertu de l’homme, dont nous parlons, se diversifie selon l’espèce selon que le bien se diversifie d’après la raison. Or, puisque l’homme est homme pour autant qu’il est raisonnable, il est nécessaire que le bien de l’homme soit le bien de ce qui est raisonnable d’une certaine manière. Or, la partie raisonnable, ou intellective, comprend la [partie] cognitive et la [partie] appétitive. Relèvent donc de la partie raisonnable, non seulement l’appétit qui existe dans la partie raisonnable elle-même, qui suit l’appréhension de l’intellect et qu’on appelle volonté, mais aussi l’appétit qui est dans la partie sensible de l’homme, et qui se divise en irascible et en concupiscible. Car même cet appétit chez l’homme suit l’appréhension de la raison, pour autant qu’il obéit au commandement de la raison. C’est pourquoi on dit qu’il participe d’une certaine manière à la raison. Le bien de l’homme est donc tant le bien de la partie cognitive que le bien de la partie appétitive. Mais le bien n’est pas attribué aux deux parties pour la même raison. Car le bien de la partie appétitive est attribué à titre de forme : en effet, le bien est l’objet de la partie appétitive; mais le bien est attribué à la partie intellective non pas à titre de forme, mais à titre de matière seulement. Car connaître le vrai est un certain bien de la partie cognitive, bien que, sous la raison de bien, il ne se rapporte pas à la partie cognitive, mais plutôt à la partie appétitive, car la connaissance du vrai elle-même est un objet de l’appétit. Il est donc nécessaire que la vertu qui parfait la partie cognitive pour connaître le vrai et celle qui parfait la partie appétitive pour appréhender le bien aient une autre raison. C’est pourquoi, dans le livre de l’Éthique, le Philosophe distingue les vertus intellectuelles des vertus morales : sont appelées intellectuelles celles qui perfectionnent la partie intellectuelle pour connaître le vrai, et morales celles qui perfectionnent la partie appétitive pour désirer le bien. Et parce que le bien relève plutôt de la partie appétitive que de la partie intellective, le nom de vertu appartient avec plus de convenance et en un sens plus propre aux vertus de la partie appétitive plutôt qu’aux vertus de la partie intellective, bien que les vertus intellectives soient des perfections plus nobles que les vertus morales, comme on le démontre dans Éthique, VI. Or, la connaissance du vrai ne s’étend pas à toutes choses selon une seule raison. En effet, le vrai nécessaire est connu selon une raison, et le vrai contingent selon une autre; de plus, le vrai nécessaire est connu selon une autre raison s’il est connu par lui-même, comme les premiers principes sont connus par l’intellect, et selon une autre raison s’il devient connu par autre chose, comme les conclusions deviennent connues par la science ou la sagesse portant sur les réalités les plus élevées, pour lesquelles il y a encore une autre raison de les connaître, du fait que l’homme est orienté vers la connaissance des autres choses à partir d’elle. De la même manière, à propos des actes à poser qui sont contingents, autre est la raison de connaître ce qui est en nous, qu’on appelle les actes à poser, comme sont nos opérations, à propos desquelles il [nous] arrive souvent d’errer en raison de quelque passion, et sur lesquelles porte la prudence; et [autre est la raison de connaître] les choses extérieures à nous, mais réalisables par nous, pour lesquelles un certain art assure la direction, et dont les passions de l’âme ne corrompent pas le jugement droit. C’est pourquoi, dans Éthique, VI, le Philosophe met de l’avant des vertus intellectuelles, à savoir, la sagesse, la science et l’intellect, la prudence et l’art. De la même manière aussi, le bien de la partie appétitive ne se trouve pas selon la même raison dans toutes les choses humaines. Le bien de ce genre est cherché dans une matière qui se divise en trois : dans les passions de l’irascible et dans les passions du concupiscible, et dans nos opérations qui portent sur les choses extérieures qui viennent en notre usage, comme l’achat et la vente, la location et le contrat, et les autres choses de ce genre. En effet, le bien de l’homme, pour ce qui est des passions, consiste en ce que l’homme se comporte à leur égard de telle sorte qu’il ne s’écarte pas du jugement de la raison sous leur impulsion. Ainsi, s’il existe certaines passions qui ont tendance à faire obstacle au bien de la raison par mode d’incitation à agir ou à obtenir, le bien de la vertu consiste principalement à se retenir et à se retirer, comme cela est clair pour la tempérance, qui réfrène et réprime les convoitises. Mais si une passion a tendance à faire obstacle au bien de la vertu principalement en se retirant, comme c’est le cas de la crainte, le bien de la vertu à propos de cette passion consistera à supporter, ce que fait la force. Mais, en ce qui concerne les choses extérieures, le bien de la raison consiste en ce qu’ils reçoivent la proportion appropriée pour les rapports de la vie humaine; de là vient le nom de justice, à qui il appartient de redresser et de trouver l’égalité dans les choses de ce genre. Mais il faut observer que le bien de la partie intellective, comme celui de la partie appétitive, est double : le bien qui est la fin ultime, et le bien qui existe en vue de la fin, et la raison des deux n’est pas la même. Et c’est pourquoi, en plus de toutes les vertus déjà mentionnées, par lesquelles l’homme obtient le bien pour ce qui est ordonné à la fin, il est nécessaire qu’existent d’autres vertus, par lesquelles l’homme se situe bien par rapport à la fin ultime, qui est Dieu. De là vient qu’elles sont appelées théologales, parce qu’elles ont Dieu non seulement comme fin, mais aussi comme objet. Or, pour que nous soyons correctement mus vers la fin, il est nécessaire que la fin soit à la fois connue et désirée. Or, le désir de la fin exige deux choses : la confiance d’obtenir la fin, car aucun sage n’est mû vers ce qu’il ne peut pas obtenir; et l’amour de la fin, car elle n’est pas désirée à moins d’être aimée. C’est pourquoi il y a trois vertus théologales : la foi, par laquelle nous connaissons Dieu; l’espérance, par laquelle nous espérons l’obtenir; la charité, par laquelle nous l’aimons. Il ressort ainsi clairement qu’il y a trois genres de vertus : les vertus théologales, intellectuelles et morales, et chaque genre comporte plusieurs espèces.

 

[65864] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod moralia recipiunt speciem a finibus proximis; qui tamen non sunt infiniti, si in eis sola differentia formalis consideretur : nam finis proximus uniuscuiusque virtutis est bonum quod ipsa operatur, quod differt ratione, ut ostensum est in corp. art.

Solutions :

1. Les réalités morales reçoivent leur espèce des fins prochaines, qui ne sont cependant pas infinies, si l’on considère en elles la seule différence formelle, car la fin prochaine de toute vertu est le bien que celle-ci accomplit, qui diffère par sa raison, comme on l’a montré dans le corps de l’article.

 

[65865] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 2 Ad secundum dicendum, quod ratio illa procedit in his quae agunt per necessitatem naturae, quia ea consequuntur finem una actione et una forma : homo autem ideo habet rationem, quia per plura et diversa oportet quod ad finem suum perveniat; unde sunt ei necessariae plures virtutes.

2. Cet argument s’applique aux choses qui agissent par nécessité de nature, car celles-ci obtiennent leur fin par une seule action et une seule forme. Mais l’homme a la raison parce qu’il doit parvenir à sa fin par plusieurs choses diverses. Aussi plusieurs vertus lui sont-elles nécessaires.

 

[65866] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 3 Ad tertium dicendum, quod accidentia non multiplicantur in uno secundum numerum, sed tantum secundum speciem; unde non oportet unitatem vel multitudinem in virtutibus considerari secundum subiectum, quod est anima, vel potentiae eius, nisi quatenus diversitatem potentiarum consequitur diversa ratio boni, secundum quam distinguuntur virtutes, ut dictum est.

3. Les accidents ne sont pas multipliés dans une chose selon le nombre, mais seulement selon l’espèce. Il n’est donc pas nécessaire que l’unité et la multitude soient envisagées pour les vertus selon leur sujet, qui est l’âme ou ses puissances, si ce n’est pour autant qu’une raison de bien différente entraîne la diversité des puissances, [raison] selon laquelle les vertus sont distinguées, comme on l’a dit.

 

[65867] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 4 Ad quartum dicendum, quod non secundum eamdem rationem est aliquid obiectum potentiae et habitus. Nam potentia est secundum quam simpliciter possumus aliquid, puta irasci vel confidere; habitus autem est secundum quem aliquid possumus bene vel male, ut dicitur in Ethic. Et ideo ubi est alia ratio boni, est alia ratio obiecti quantum ad habitum, sed non quantum ad potentiam; propter quod contingit in una potentia multos habitus esse.

4. Une chose n’est pas l’objet d’une puissance et d’un habitus selon la même raison. Car la puissance est ce par quoi nous pouvons tout simplement quelque chose, par exemple, être en colère ou avoir confiance; mais l’habitus est ce selon quoi nous le pouvons bien ou mal, comme il est dit dans Éthique. C’est pourquoi là où il y a une autre raison de bien, il y a une autre raison d’objet quant à l’habitus, mais non quant à la puissance. C’est la raison pour laquelle beaucoup d'habitus peuvent se trouver dans une seule puissance.

 

[65868] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 5 Ad quintum dicendum, quod nihil prohibet aliquid esse causam effectivam alterius, quod tamen est causa finalis illius; sicut medicina est causa effectiva sanitatis, quae est finis medicinae, ut philosophus dicit I Ethic. Habitus igitur sunt causae effectivae actuum; sed actus sunt fines habituum; et ideo habitus formaliter secundum actus distinguuntur.

5. Rien n’empêche que quelque chose soit la cause efficiente d’une autre chose, qui est pourtant sa cause finale, comme le médicament est la cause efficiente de la santé, qui est la fin du médicament, comme le Philosophe le dit dans Éthique, I. Les habitus sont donc causes efficientes des actes, mais les actes sont fins des habitus; c’est pourquoi les habitus se distinguent formellement selon les actes.

 

[65869] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 6 Ad sextum dicendum, quod respectu finis qui est naturae humanae proportionatus, sufficit homini ad bene se habendum naturalis inclinatio; et ideo philosophi posuerunt aliquas virtutes, quarum obiectum esset felicitas, de qua ipsi tractabant. Sed finis in quo beatitudinem speramus, Deus, est naturae nostrae excedens proportionem; et ideo supra naturalem inclinationem necessariae sunt nobis virtutes, quibus in finem ultimum elevemur.

6. Par rapport à la fin qui est proportionnée à la nature humaine, l’inclination naturelle suffit à l’homme pour se bien comporter. C’est pourquoi les philosophes ont mis de l’avant certaines vertus, dont l’objet serait la félicité, dont eux-mêmes traitaient. Mais la fin que nous espérons, Dieu, dépasse la proportion de notre nature. C’est pourquoi, en plus de l’inclination naturelle, nous sont nécessaires des vertus par lesquelles nous sommes élevés vers la fin ultime.

 

[65870] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 7 Ad septimum dicendum, quod attingere ad Deum qualitercumque et imperfecte, maioris perfectionis est quam perfecte alia attingere; unde philosophus dicit de proprietatibus animalium, et in II de Cael. et Mund. : quod de sublimioribus rebus percipimus, est dignius, quam quod de aliis rebus multum cognoscimus. Et ideo nihil prohibet et fidem et spem esse virtutes, quamvis per eas imperfecte attingamus ad Deum.

7. Atteindre Dieu d’une manière quelconque et imparfaitement est plus parfait que d’atteindre parfaitement les autres réalités. C’est ainsi que le Philosophe dit, à propos des propriétés des animaux, dans Sur le ciel et le monde, II : «Ce que nous percevons des réalités plus élevées est plus digne que la connaissance approfondie que nous avons des autres choses.» C’est pourquoi rien n’empêche que la foi et l’espérance soient des vertus, bien que nous approchions Dieu imparfaitement par elles.

 

[65871] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 8 Ad octavum dicendum, quod affectus in Deum ordinatur et per spem in quantum confidit de Deo, et per caritatem in quantum diligit ipsum.

8. L’orientation de la volonté vers Dieu se réalise par l’espérance, pour autant qu’elle a confiance à propos de Dieu, et par la charité, pour autant qu’elle l’aime.

 

[65872] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 9 Ad nonum dicendum, quod amor est principium et radix omnium affectuum : non enim gaudemus de praesentia boni nisi in quantum est amatum; et similiter patet in omnibus aliis affectionibus. Sic igitur omnis virtus quae est ordinativa alicuius passionis, est etiam ordinativa amoris. Nec etiam sequitur quod caritas, quae est amor, non sit virtus specialis; sed oportet quod sit principium quodammodo omnium virtutum, in quantum omnes movet ad suum finem.

9. L’amour est le principe et la racine de tous les autres sentiments. En effet, nous ne nous réjouissons de la présence du bien que pour autant qu’il est aimé; il en est de même clairement pour tous les autres sentiments. Ainsi donc, toute vertu qui ordonne une passion ordonne aussi l’amour. Il n’en découle cependant pas que la charité, qui est un amour, ne soit pas une vertu spéciale, mais il est nécessaire qu’il soit d’une certaine manière le principe de toutes les vertus, pour autant qu’il les meut toutes vers sa fin.

 

[65873] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 10 Ad decimum dicendum, quod non oportet secundum omnia attributa divina accipi virtutes theologicas, sed solum secundum illa secundum quae appetitum nostrum movet ut finis; et secundum hoc sunt tres virtutes theologicae, ut dictum est art. 10 huius quaestionis.

10. Il n’est pas nécessaire de concevoir des vertus théologales pour tous les attributs divins, mais seulement pour ceux selon lesquels il meut notre appétit en tant que fin. Et ainsi, il y a trois vertus théologales, comme on l’a dit dans l’article 10 de la présente question.

 

[65874] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod religio habet Deum pro fine, non autem pro obiecto, sed ea quae offert colendo ipsum; et ideo non est virtus theologica. Similiter etiam sapientia, qua nunc contemplamur Deum, non immediate respicit ipsum Deum, sed effectus ex quibus ipsum in praesenti contemplamur. Timor etiam respicit pro obiecto aliquid aliud quam Deum; vel poenas vel propriam parvitatem, ex cuius consideratione homo Deo reverenter se subiicit.

11. La religion a Dieu comme fin, non pas en tant qu’objet, mais pour lui rendre un culte par ce qu’elle offre. C’est pourquoi elle n’est pas une vertu théologale. De même, la sagesse, par laquelle nous contemplons Dieu maintenant, ne porte pas sur Dieu lui-même, mais sur les effets à partir desquels nous le contemplons dans la vie présente. La crainte aussi porte sur quelque chose d’autre que Dieu : soit les peines, soit sa propre petitesse, dont la considération pousse l’homme à se soumettre à Dieu avec respect.

 

[65875] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod sicut in speculativis sunt principia et conclusiones : ita et in operativis sunt fines et ea quae sunt ad finem. Sicut igitur ad perfectam cognitionem et expeditam non sufficit quod homo bene se habeat circa principia per intellectum, sed ulterius requiritur scientia ad conclusiones; ita in operativis praeter virtutes theologicas, quibus bene nos habemus ad ultimum finem, sunt necessariae virtutes aliae, quibus bene ordinemur ad ea quae sunt ad finem.

12. De même que, dans le domaine spéculatif, il existe des principes et des conclusions, de même, dans le domaine des actions, il existe des fins et ce qui est ordonné à la fin. De même que, pour la connaissance parfaite et rapide, il ne suffit pas que l’homme se comporte bien par rapport aux principes par l’intellect, mais qu’est aussi nécessaire la science pour les conclusions, de même, dans le domaine des actions, en plus des vertus théologales par lesquelles nous nous comportons bien vis-à-vis de la fin, d’autres vertus sont nécessaires, par lesquelles nous sommes bien ordonnés par rapport à ce qui se rapporte à la fin.

 

[65876] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod licet bonum, in quantum huiusmodi, sit obiectum appetitivae virtutis et non intellectivae; tamen id quod est bonum, potest inveniri etiam in intellectiva. Nam cognoscere verum, quoddam bonum est; et sic habitus perficiens intellectum ad verum cognoscendum, habet virtutis rationem.

13. Quoique le bien, en tant que tel, soit l’objet de la puissance appétitive, et non de la puissance intellective, ce qui est bien peut cependant se trouver même dans la partie intellective. Car connaître le vrai est un certain bien. Et ainsi, l’habitus perfectionnant l’intellect pour connaître le vrai a raison de vertu.

 

[65877] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod prudentia secundum essentiam suam intellectualis est, sed habet materiam moralem; et ideo quandoque cum moralibus numeratur, quodammodo media existens inter intellectuales et morales.

14. La prudence est intellectuelle selon son essence, mais elle a une matière morale. C’est pourquoi elle est parfois comptée parmi les vertus morales, en occupant d’une certaine façon une position médiane entre les vertus intellectuelles et les vertus morales.

 

[65878] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod virtutes intellectuales licet distinguantur a moralibus, pertinent tamen ad scientiam moralem in quantum actus earum voluntati subduntur : utimur enim scientia cum volumus, et aliis virtutibus intellectualibus. Ex hoc autem aliquid morale dicitur, quod se habet aliquo modo ad voluntatem.

15. Bien que les intellectuelles soient distinctes des vertus morales, elles se rapportent cependant à la science morale pour autant que leurs actes sont soumis à la volonté. En effet, nous faisons usage de la science lorsque nous le voulons, ainsi que des autres vertus intellectuelles. Car on dit de quelque chose que cela est moral lorsque cela a un certain rapport avec la volonté.

 

 [65879] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod ratio recta prudentiae non ponitur in definitione virtutis moralis, quasi aliquid de essentia eius existens; sed sicut causa quodammodo effectiva ipsius, vel per participationem. Nam virtus moralis nihil aliud est quam participatio quaedam rationis rectae in parte appetitiva, ut in superioribus dictum est.

16. La raison droite de la prudence n’est pas placée dans la définition de la vertu morale comme si elle faisait partie de son essence, mais comme une cause qui la réalise d’une certaine manière ou en raison d’une participation. Car la vertu morale n’est rien d’autre qu’une certaine participation à la raison droite dans la partie appétitive, comme on l’a dit plus haut.

 

[65880] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod materia artis sunt exteriora factibilia; materia autem prudentiae sunt agibilia in nobis existentia. Sicut igitur ars requirit rectitudinem quamdam in rebus exterioribus, quae ars disponit secundum aliquam formam; ita prudentia requirit rectam dispositionem in passionibus et affectionibus nostris; et propter hoc prudentia requirit aliquos habitus morales in parte appetitiva, non autem ars.

17. Les réalisations extérieures sont la matière de l’art, mais les actions à poser qui existent en nous sont la matière de la prudence. De même donc que l’art requiert une certaine rectitude dans les choses extérieures, que l’art dispose selon une certaine forme, de même la prudence requiert une disposition droite dans nos passions et nos affections. Pour cette raison, la prudence requiert certains habitus dans la partie appétitive, mais non l’art.

 

[65881] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 18 Ad decimumoctavum concedimus. Appetitus enim intellectivae partis, qui est voluntas, potest esse universalis boni, quod per intellectum apprehenditur; non autem appetitus qui est in parte sensitiva, quia nec sensus universale apprehendit.

18. En effet, l’appétit de la partie intellective, qui est la volonté, peut porter sur le bien universel, qui est appréhendé par l’intellect, mais non l’appétit qui se trouve dans la partie sensible, parce que le sens n’appréhende pas non plus l’universel.

 

[65882] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 19 Ad decimumnonum dicendum, quod licet appetitus naturaliter moveatur in bonum apprehensum; ad hoc tamen quod faciliter inclinetur in hoc bonum, quod ratio consequitur per prudentiam perfectam, requiritur in parte appetitiva aliquis habitus virtutis; et praecipue vera ratio deliberans et demonstrans aliquod bonum, in cuius contrarium appetitus natus est ferri absolute; sicut concupiscibilis nata est moveri in delectabile sensus, et irascibilis in vindictam, quae tamen interdum ratio prohibet per suam deliberationem. Similiter etiam voluntas, ea quae in usum hominis veniunt, nata est appetere sibi ad necessitatem vitae, sed ratio deliberans aliquando praecipit alteri communicanda. Et ideo in parte appetitiva necessarium est ponere habitus virtutum ad hoc quod faciliter obediat rationi.

19. Bien que l’appétit soit naturellement mû vers le bien appréhendé, pour qu’il soit facilement incliné vers ce bien, que la raison poursuit par la prudence parfaite, un habitus de vertu est nécessaire dans la partie appétitive, et surtout, une raison vraie délibérant et montrant un certain bien, alors que l’appétit, laissé à lui-même, est naturellement poussé vers son contraire : ainsi, le concupiscible est naturellement poussé à être mû vers un plaisir du sens, et l’irascible, vers la vengeance, que la raison interdit cependant par sa délibération. De la même façon, la volonté est naturellement poussée à désirer pour elle-même, pour ce qui est nécessaire à la vie, les choses qui viennent à l’usage de l’homme, mais la raison qui délibère ordonne parfois de les partager avec un autre. C’est pourquoi il est nécessaire de mettre dans la partie appétitive les habitus des vertus afin qu’elle obéisse facilement à la raison.

 

[65883] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 20 Ad vicesimum dicendum est, quod cognitio ad prudentiam immediate pertinet; sed operatio pertinet ad eam mediante appetitiva virtute; et ideo debent in appetitiva etiam virtute esse aliqui habitus, qui dicuntur virtutes morales.

20. La connaissance relève immédiatement de la prudence, mais l’opération en relève par l’intermédiaire de la puissance appétitive. C’est pourquoi il doit y avoir dans la partie appétitive des habitus, qu’on appelle les vertus morales.

 

[65884] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 21 Ad vicesimumprimum dicendum, quod in omnibus moralibus est una ratio veri : in omnibus enim moralibus est verum contingens agibile; non tamen in eis est una ratio boni, quod est obiectum virtutis. Et ideo respectu omnium moralium est unus habitus cognoscitivus, sed non una virtus moralis.

21. Dans toutes les réalités morales, n’existe qu’une seule raison de vrai : en effet, dans toutes les réalités morales, existe le vrai contingent qui peut être accompli. Cependant, il n’y a pas en elles une seule raison de bien, qui est l’objet de la vertu. C’est pourquoi, pour toutes les réalités morales, il n’y a qu’un seul habitus cognitif, mais non pas une seule vertu morale.

 

[65885] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 22 Ad vicesimumsecundum dicendum, quod medium in diversis materiis diversimode invenitur; et ideo diversitas materiae in virtutibus moralibus causat diversitatem formalem secundum quam virtutes morales specie differunt.

22. Le milieu se trouve différemment selon les diverses matières. C’est pourquoi la diversité de matière dans les vertus morales cause une diversité formelle, selon laquelle les vertus morales diffèrent selon l’espèce.

 

[65886] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 23 Ad vicesimumtertium dicendum, quod quaedam virtutes morales speciales, et circa materiam specialem existentes, appropriant sibi illud quod est commune omni virtuti, et ab eo denominantur : propterea quod illud quod est omnibus commune in aliqua speciali materia, praecipue difficultatem et laudem habet. Manifestum est enim quod ad quamlibet virtutem requiritur quod actus eius sit modificatus secundum debitas circumstantias, quibus in medio constituitur, et quod sit directus in ordine ad finem, vel ad quodcumque aliud exterius; et iterum quod habeat firmitatem. Immobiliter enim operari est una de conditionibus virtutis, ut patet III Ethic.; persistere autem firmiter praecipue habet difficultatem et laudem in periculis mortis, et ideo virtus quae est circa hanc materiam, nomen sibi fortitudinis vindicat. Continere autem, specialiter habet difficultatem et laudem in delectabilibus tactus; unde virtus quae est circa hanc materiam, temperantia nominatur. In usu autem rerum exteriorum praecipue requiritur et laudatur rectitudo, quia in huiusmodi bonis homines sibi communicant; et ideo hoc est bonum virtutis in eis, quia quantum ad ea homo directe secundum aequalitatem quamdam se habet ad alios; et ab hoc denominatur iustitia. Quandoque ergo homines de virtutibus loquentes, utuntur nomine fortitudinis et temperantiae et iustitiae, non secundum quod sunt virtutes speciales in determinata materia, sed secundum conditiones generales a quibus denominantur. Et per hoc dicitur quod temperantia debet esse fortis, id est firmitatem habere; et fortitudo debet esse temperata, id est modum servare, et eadem ratio est in aliis. De prudentia vero manifestum est quod quodammodo est generalis, in quantum habet pro materia omnia moralia, et in quantum omnes virtutes morales quodammodo eam participant, ut ostensum est in isto art. ad 16 arg., et hac ratione dicitur quod omnis virtus moralis debet esse prudens.

23. Certaines vertus morales particulières, portant sur une matière particulière, s’approprient ce qui est commun à toute vertu et en portent le nom, parce que ce qui est commun comporte, dans une matière particulière, une difficulté et une louange particulières. En effet, il est clair qu’il est nécessaire pour toute vertu que ses actes soient réglés selon les circonstances appropriées, en fonction desquelles elle détermine un milieu, et qu’elle soit orientée selon l’ordre à la fin ou vers quelque chose d’extérieur, et aussi, qu’elle possède une fermeté. En effet, agir immuablement est une condition de la vertu, comme cela ressort clairement de l’Éthique, III; et persister fermement comporte une difficulté et une louange, surtout dans les dangers de mort. C’est pourquoi la vertu qui porte sur cette matière revendique le nom de force. Mais se contenir comporte une difficulté et une louange spéciales dans les plaisirs du toucher. Aussi la vertu qui porte sur cette matière est-elle appelée tempérance. Pour ce qui est de l’usage des choses extérieures, la droiture surtout est exigée et louée, car les hommes échangent ce genre de biens entre eux. C’est pourquoi là se trouve le bien de la vertu en cette matière, car, pour ce qui concerne ces choses, l’homme se comporte correctement envers les autres par une certaine égalité. Pour cette raison, elle est appelée justice. Parfois donc, lorsqu’ils parlent des vertus, les hommes utilisent le nom de force, de tempérance et de justice, non pas selon qu’elles sont des vertus spéciales portant sur une matière déterminée, mais selon les conditions générales d’après lesquelles elles sont nommées. C’est ainsi qu’on dit que la tempérance doit être forte, c’est-à-dire posséder une fermeté; et que la force doit être tempérée, c’est-à-dire respecter une mesure. Et la même raison vaut pour les autres. Mais il est clair que la prudence est, d’une certaine manière, générale, pour autant qu’elle a comme matière toutes les réalités morales, et pour autant que toutes les vertus morales y participent, comme on l’a montré dans le présent article, à l’argument 16. Pour cette raison, on dit que toute vertu doit être prudente.

 

[65887] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 24 Ad vicesimumquartum dicendum, quod virtus aliqua dicitur cardinalis, quasi principalis, quia super eam aliae virtutes firmantur sicut ostium in cardine. Et quia ostium est per quod introitur in domum, ratio cardinalis virtutis non competit virtutibus theologicis, quae sunt circa ultimum finem, ex quo non est introitus vel motus ad aliquid interius. Convenit enim virtutibus theologicis quod super eas aliae virtutes firmentur, sicut supra aliquid immobile; et ideo fides dicitur fundamentum, 1 Corinth., III, 11 : fundamentum enim aliud nemo potest ponere praeter id quod positum est; spes ancora, Heb. VI, 19 : sicut anima ancoram etc.; caritas radix, Ephes. III, 17 : in caritate radicati et fundati. Similiter etiam intellectuales non dicuntur cardinales, quia perficiunt in vita contemplativa quaedam earum, scilicet sapientia, scientia, et intellectus : vita autem contemplativa est finis, unde non habet rationem ostii. Sed vita activa, in qua perficiuntur morales, est ut ostium ad contemplativam. Ars autem non habet virtutes sibi cohaerentes, ut cardinalis dici possit. Sed prudentia, quae dirigit in vita activa, inter cardinales virtutes computatur.

24. Une vertu est appelée cardinale, ou principale, parce que d’autres vertus s’appuient sur elle comme une porte sur un gond (in cardine). Et parce que la porte est ce par où l’on entre dans la maison, la raison de vertu cardinale ne convient pas aux vertus théologales, qui portent sur la fin ultime, à partir de laquelle il n’y a pas d’entrée ou de mouvement vers quelque chose à l’intérieur. En effet, il convient aux vertus théologales que d’autres vertus s’appuient sur elles comme sur quelque chose d’immuable. C’est pourquoi on dit que la foi est le fondement, 1 Co 3, 11 : Personne ne peut poser un autre fondement que celui qui a été opposé ; que l’espérance est une ancre, He 6, 19 : [Nous avons] comme ancre de notre âme, etc.; que la charité est la racine, Ep 3, 17 : Enracinés et appuyés sur la charité. De la même façon aussi, les vertus intellectuelles ne sont pas appelées cardinales, parce qu’elles réalisent dans la contemplation certaines choses qui leur appartiennent, à savoir, la sagesse, la science et l’intelligence. Mais la vie contemplative est la fin; elle n’a donc pas raison de porte. Toutefois, la vie active, dans laquelle sont accomplies les vertus morales, est comme la porte de la vie contemplative. L’art n’a pas de vertus qui lui soient associées au point qu’il soit appelé cardinal. Mais la prudence, qui assure la direction dans la vie active, est comptée au nombre des vertus cardinales.

 

[65888] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 25 Ad vicesimumquintum dicendum, quod in parte rationali sunt duae virtutes, scilicet appetitiva, quae vocatur voluntas; et apprehensiva, quae vocatur ratio. Unde in parte rationali sunt duae virtutes cardinales : prudentia quantum ad rationem, iustitia quantum ad voluntatem. In concupiscibili autem temperantia; sed in irascibili fortitudo.

25. Dans la partie raisonnable, il existe deux puissances : la puissance appétitive, qui est appelée volonté; et la puissance appréhensive, qui est appelée raison. Aussi y a–t-il dans la partie raisonnable deux vertus cardinales : la prudence, pour ce qui est de la raison, et la justice, pour ce qui est de la volonté. Dans le concupiscible, il y a la tempérance, et dans l’irascible, la force.

 

[65889] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 26 Ad vicesimumsextum dicendum, quod in unaquaque materia oportet esse cardinalem virtutem circa id quod est principalius in materia illa. Virtutes autem quae sunt circa alia quae pertinent ad illam materiam, dicuntur secundariae vel adiectae. Sicut in passionibus concupiscibilis, principaliores sunt concupiscentiae et delectationes quae sunt secundum tactum, circa quas est temperantia; et ideo in materia ista temperantia ponitur cardinalis; eutrapelia vero, quae est circa delectationes quae sunt in ludis, potest poni secundaria vel adiuncta. Similiter inter passiones irascibilis, praecipuum est quod pertinet ad timores et audacias circa pericula mortis, circa quae est fortitudo : unde fortitudo ponitur virtus cardinalis in irascibili; non mansuetudo, quae est circa iras, licet ab ira denominetur, irascibilis propter hoc quod est ultima inter passiones irascibilis; nec etiam magnanimitas et humilitas, quae quodammodo se habent ad spem vel fiduciam alicuius magni : non enim ita movent hominem ira et spes, sicut timor mortis. In actionibus autem quae sunt respectu exteriorum quae veniunt in usum vitae, primum et praecipuum est quod unicuique quod suum est, reddatur : quod facit iustitia. Hoc enim subtracto, neque liberalitas neque magnificentia locum habet, et ideo iustitia est cardinalis virtus, et aliae sunt adiunctae. In actibus etiam rationis praecipuum est praecipere, sive eligere, quod facit prudentia : ad hoc enim ordinatur et consultiva, in quo dirigit eubulia, et iudicium de consiliatis, in quo dirigit synesis. Unde prudentia est cardinalis, aliae vero virtutes sunt adiunctae.

26. En chaque matière, il est nécessaire qu’existe une vertu cardinale portant sur ce qui est plus important dans cette matière. Les vertus qui portent sur d’autres choses appartenant à cette matière sont appelées secondaires ou associées. Ainsi, dans les passions du concupiscible, les principales [passions] sont les désirs et les plaisirs qui concernent le toucher, sur lesquels porte la tempérance. C’est pourquoi, dans cette matière, la tempérance est cardinale. Mais l’eutrapélie, qui porte sur les plaisirs des jeux, peut être mise comme secondaire ou associée. De même, dans les passions de l’irascible, est principal ce qui concerne les craintes et les audaces en rapport avec les dangers de mort, sur lesquels porte la force. C’est pourquoi la force est mise comme vertu cardinale de l’irascible, et non pas la douceur, qui porte sur les colères, bien que l’irascible tire son nom de la colère, parce que c’est la colère qui occupe le point le plus élevé des passions de l’irascible. Ni la magnanimité ni l’humilité, qui se rapportent d’une certaine manière à l’espoir ou à la confiance en quelque chose de grand : en effet, la colère et l’espoir ne meuvent pas autant l’homme que la crainte de la mort. Parmi les actions qui portent sur les réalités extérieures qui sont utilisées pour vivre, la première et la principale consiste en ce que soit rendu à chacun ce qui lui appartient, ce que fait la justice. Si cela est enlevé, ni la libéralité ni la magnificence n’ont de place. C’est pourquoi la justice est une vertu cardinale et les autres, des [vertus] associées. Parmi les actions de la raison, la principale consiste à commander ou à choisir, ce que fait la prudence : en effet, c’est à cela que sont ordonnés la consultation, que dirige l’euboulia, et le jugement sur ce qui est conseillé, que dirige la synésis. Ainsi, la prudence est une [vertu] cardinale, mais les autres vertus sont associées.

 

[65890] De virtutibus, q. 1 a. 12 ad 27 Ad vicesimumseptimum dicendum, quod aliae virtutes adiunctae vel secundariae ponuntur partes cardinalium, non integrales vel subiectivae, cum habeant materiam determinatam et actum proprium; sed quasi partes potentiales, in quantum particulariter participant, et deficienter medium quod principaliter et perfectius convenit virtuti cardinali.

27. Les autres vertus associées ou secondaires sont données comme des parties des vertus cardinales, non pas intégrales ou subjectives, puisqu’elles ont une matière déterminée et un acte propre, mais comme des parties potentielles, pour autant qu’elles y participent d’une manière particulière et définissent le milieu, qui convient principalement et plus parfaitement à une vertu cardinale.

 

 

 

 

Articulus 13 : [65891] De virtutibus, q. 1 a. 13 tit. 1 Decimotertio quaeritur utrum virtus sit in medio

Article 13 – La vertu se situe-t-elle au milieu?

 

[65892] De virtutibus, q. 1 a. 13 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :

Il semble que non.

 

[65893] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 1 Quia, ut dicitur in I de caelo, virtus est ultimum potentiae. Sed ultimum non est medium, sed magis extremum. Ergo virtus non est in medio, sed in extremo.

1. Comme il est dit dans Sur le ciel, I, la vertu est le point ultime d’une puissance. Or, ce qui est le point ultime n’est pas un milieu, mais plutôt un extrême. La vertu ne se situe donc pas au milieu, mais à l’extrême.

 

[65894] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 2 Praeterea, virtus habet rationem boni; est enim bona qualitas, ut Augustinus dicit. Bonum autem habet rationem finis, quod est ultimum, et ita extremum. Ergo magis virtus est in extremo quam in medio.

2. La vertu a raison de bien : en effet, elle est une bonne qualité, comme le dit Augustin. Or, le bien a raison de fin, ce qui est le point ultime, et ainsi extrême. La vertu se situe donc davantage dans un extrême que dans un milieu.

 

[65895] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 3 Praeterea, bonum est contrarium malo, inter quae nullum est medium, quod neque bonum neque malum est, ut dicitur in postpraedicamentis. Ergo bonum habet rationem extremi; et sic virtus, quae bonum facit habentem, et opus eius bonum reddit, ut dicitur in II Ethic., non est in medio sed in extremo.

3. Le bien est contraire au mal : entre les deux, il n’y a aucun milieu, qui ne soit ni bien ni mal, comme il est dit dans les Postprédicaments. Le bien a donc raison d’extrême, et ainsi la vertu, qui «rend bon celui qui la possède et rend son acte bon», comme il est dit dans Éthique, II, ne se situe pas dans un milieu mais dans un extrême.

 

[65896] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 4 Praeterea virtus est bonum rationis; hoc enim est virtuosum quod secundum rationem est. Ratio autem in homine non se habet ut medium, sed ut supremum. Ergo ratio medii non competit virtuti.

4. La vertu est le bien de la raison : en effet, est vertueux ce qui est conforme à la raison. Or, la raison chez l’homme ne se présente pas comme un milieu, mais comme quelque chose de suprême. La raison de milieu ne convient donc pas à la vertu.

 

[65897] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 5 Praeterea, omnis virtus, aut est theologica, aut intellectualis, aut moralis, ut ex superioribus patet. Sed virtus theologica non est in medio; quia Bernardus dicit quod modus caritatis est non habere modum. Caritas autem praecipua est inter alias virtutes theologicas, et radix earum. Similiter etiam nec intellectualibus virtutibus videtur competere ratio medii : quia medium est inter contraria; res autem, prout sunt in intellectu non sunt contrariae, nec intellectus corrumpitur ex excellenti intelligibili, ut dicitur in III de anima. Similiter etiam nec virtutes morales videntur esse in medio : quia quaedam virtutes consistunt in maximo : sicut fortitudo est circa maxima pericula, quae sunt pericula mortis; et magnanimitas circa magnum in honoribus; et magnificentia circa magnum in sumptibus; et pietas circa maximam reverentiam quae debetur parentibus, quibus nihil aequivalens reddere possumus; et simile est de religione, quae circa magnum est in cultu divino, cui non possumus sufficienter servire. Ergo virtus non est in medio.

5. Toute vertu est soit théologale, soit intellectuelle, soit morale, comme cela ressort clairement de ce qui a été dit plus haut. Or, la vertu théologale ne se situe pas dans un milieu, car Bernard dit que la mesure de la charité consiste en ce qu’elle n’ait pas de mesure. Or, la charité est la principale des vertus théologales et leur racine. De même aussi, la raison de milieu ne semble pas convenir aux vertus intellectuelles, car le milieu se situe entre des contraires. Or, les choses, en tant qu’elles sont dans l’intellect, ne sont pas contraires, et l’intellect n’est pas corrompu par un objet intelligible excellent, comme il est dit dans Sur l’âme, III. De même encore, les vertus morales ne semblent pas se situer dans un milieu, car certaines vertus portent sur ce qui est le plus grand, comme la force porte sur les dangers les plus grands, qui sont les dangers de mort, la magnanimité sur les plus grands honneurs, la magnificence sur les plus grandes dépenses, la piété sur le plus grand respect qui est dû aux parents, auxquels nous ne pouvons rendre rien d’équivalent. Et il en est de même pour la religion, qui porte sur ce qui est grand dans le culte de Dieu, que nous ne pouvons suffisamment servir. La vertu ne se situe donc pas dans un milieu.

 

[65898] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 6 Praeterea, si perfectio virtutis consistit in medio, oportet quod perfectiores virtutes magis in medio consistant. Sed virginitas et paupertas sunt perfectiores virtutes, quia cadunt sub consilio, quod non est nisi de meliori bono. Ergo virginitas et paupertas essent in medio : quod videtur esse falsum; quia virginitas in materia venereorum abstinet ab omni venereo, et ita tenet extremum; et similiter in possessionibus paupertas, quia renuntiat omnibus. Non ergo videtur quod ratio virtutis sit consistere in medio.

6. Si la perfection de la vertu se situe dans un milieu, il est nécessaire que les vertus plus parfaites se situent plutôt dans un milieu. Or, la virginité et la pauvreté sont des vertus plus parfaites parce qu’elles sont l’objet d’un conseil, qui ne porte que sur un bien meilleur. La virginité et la pauvreté se situeraient donc dans un milieu, ce qui semble être faux, car la virginité s’abstient de tout plaisir sexuel en matière sexuelle, et se situe ainsi à un extrême. Il en est de même de la pauvreté pour les possessions, car elle renonce à toutes. Il ne semble donc pas que la raison de vertu se situe dans un milieu.

 

[65899] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 7 Praeterea, Boetius in arithmetica assignat triplex medium : scilicet arithmeticum, ut 6 inter 4 et 8, quia secundum aequalem quantitatem distat ab utroque; et medium geometricum, sicut 6 inter 9 et 4, quia secundum eamdem proportionem, scilicet sesquialteram, ab utroque extremo distat, licet non secundum eamdem quantitatem; et medium harmonicum, sive musicum, sicut 3 est medium inter 6 et 2, quia quae proportio est unius extremi ad alterum, scilicet 6 ad 2, eadem est proportio 3 (quod est differentia inter 6 et 3) ad 1, quod est differentia inter 2 et 3. Nullum autem istorum mediorum salvatur in virtute; quia non oportet quod medium virtutis aequaliter se habeat ad extremum neque secundum quantitatem, neque secundum proportionem et terminorum et differentiarum. Ergo virtus non est in medio.

7. Boèce, dans Arithmétique, signale trois milieux : le [milieu] arithmétique, comme 6 entre 4 et 8, car il est à égale distance des deux par une quantité égale; le milieu géométrique, comme 6 entre 9 et 4, car il est à égale distance des deux selon une même proportion, à savoir, sesquialtère [une fois et demie], bien qu’il ne le soit pas selon une quantité égale; le milieu harmonique ou musical, comme 3 est le milieu entre 6 et 2, parce que la proportion d’un extrême à l’autre, à savoir, de 6 à 2, est la même proportion de 3 (qui est la différence entre 6 et 3) à 1, qui est la différence entre 2 et 3. Or, aucun de ces milieux n’est respecté dans la vertu, car il n’est pas nécessaire que le milieu de la vertu se situe également par rapport aux extrêmes selon la quantité, ni selon une proportion des termes et des différences. La vertu ne se situe donc pas dans un milieu.

 

[65900] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 8 Sed dicendum, quod virtus consistit in medio rationis, et non in medio rei, de quo dicit Boetius.- Sed contra, virtus, secundum Augustinum, computatur inter maxima bona, quibus nullus male utitur. Si ergo bonum virtutis est in medio, oportet quod medium virtutis maxime habeat rationem medii. Sed medium rei perfectius habet rationem medii quam medium rationis. Ergo medium virtutis magis est medium rei quam medium rationis.

8. La vertu consiste dans un milieu selon la raison, et non dans le milieu d’une chose, dont parle Boèce. – En sens contraire, la vertu, selon Augustin, compte parmi les plus grands biens, que personne n’utilise mal. Si donc le bien de la vertu se trouve dans un milieu, il est nécessaire que le milieu de la vertu possède au plus haut point la raison de milieu. Or, le milieu d’une chose possède plus parfaitement la raison de milieu que le milieu selon la raison. Le milieu de la vertu est donc davantage le milieu d’une chose qu’un milieu selon la raison.

 

[65901] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 9 Praeterea, virtus moralis est circa passiones et operationes animae, quae sunt indivisibiles. In indivisibili autem non est accipere medium et extrema. Ergo virtus non consistit in medio.

9. La vertu morale porte sur les passions et les opérations de l’âme, qui sont indivisibles. Or, dans l’indivisible, on ne peut déterminer de milieu ni d’extrêmes. La vertu ne se situe donc pas dans un milieu.

 

[65902] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 10 Praeterea, philosophus dicit in Lib. topicorum, quod in voluptatibus melius est facere quam fecisse, vel fieri quam factum esse. Sed virtus aliqua est circa voluptates, scilicet temperantia. Ergo, cum virtus semper quaerat quod melius est; semper temperantia quaeret voluptates fieri, quod est tenere extremum, et non medium. Non ergo virtus moralis consistit in medio.

10. Le Philosophe dit, dans le livre des Topiques, que, pour les plaisirs, mieux vaut en jouir que d’en avoir joui, ou les rechercher que de les avoir eus. Or, une vertu porte sur les plaisirs, à savoir, la tempérance. Puisque la vertu cherche toujours ce qui est meilleur, la tempérance vise donc toujours à rechercher les plaisirs, ce qui est se situer à un extrême, et non dans un milieu. La vertu morale ne se situe donc pas dans un milieu.

 

[65903] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 11 Praeterea, ubi est invenire magis et minus, ibi est invenire medium. Sed in vitiis est invenire magis et minus; est enim aliquis magis vel minus luxuriosus vel gulosus. Ergo in gula et luxuria, et in aliis vitiis, est invenire medium. Si ergo ratio virtutis est esse in medio, videtur quod in vitiis sit invenire virtutem.

11. Là où l’on trouve du plus et du moins, là on trouve un milieu. Or, on trouve du plus et du moins dans les vices : en effet, quelqu’un est plus ou moins luxurieux ou gourmand. On trouve donc un milieu dans la gourmandise et la luxure, et dans les autres vices. Si donc la raison de vertu consiste à se situer dans un milieu, il semble qu’on trouve de la vertu dans les vices.

 

[65904] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 12 Praeterea, si virtus consistit in medio, non nisi in medio duorum vitiorum. Hoc autem non convenit omni virtuti morali; iustitia enim non est inter duo vitia, sed habet unum tantum vitium oppositum : accipere enim plus quam suum est, hoc vitiosum est; sed quod auferatur alicui de eo quod suum est, absque suo vitio est. Ergo ratio virtutis moralis non est ut in medio consistat.

12. Si la vertu se situe dans un milieu, ce n’est que dans un milieu entre deux vices. Or, cela ne convient pas à toutes les vertus morales. En effet, la justice ne se situe pas entre deux vices, mais n’a qu’un vice opposé, car prendre plus que ce qui vous appartient, cela est vicieux, mais enlever à quelqu’un ce qui vous appartient est accompli sans vice. La raison de vertu morale ne consiste donc pas à se situer dans un milieu.

 

[65905] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 13 Praeterea, medium aequaliter distat ab extremis. Sed virtus non aequaliter distat ab extremis. Fortis enim propinquior est audaci quam timido, et liberalis prodigo quam tenaci; et similiter patet in aliis. Ergo virtus moralis non consistit in medio.

13. Le milieu est à égale distance des extrêmes. Or, la vertu n’est pas à égale distance des extrêmes. En effet, le fort est plus proche de l’audacieux que du timide, et celui qui est libéral [est plus proche] du prodigue que de l’avare. La vertu morale ne se situe donc pas dans un milieu.

 

[65906] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 14 Praeterea, de extremo in extremum non transitur nisi per medium. Si ergo virtus sit in medio, non erit de uno vitio opposito in aliud transitus nisi per virtutem; quod patet esse falsum.

14. On ne va d’un extrême à l’autre qu’en passant par le milieu. Si donc la vertu se situe dans un milieu, il n’y aura passage d’un vice opposé à un autre qu’en passant par la vertu. Ce qui est manifestement faux.

 

[65907] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 15 Praeterea, medium et extrema sunt in eodem genere. Sed fortitudo et timiditas et audacia non sunt in eodem genere : nam fortitudo est in genere virtutis; timiditas et audacia in genere vitii. Ergo fortitudo non est medium inter ea. Et similiter potest obiici de aliis virtutibus.

15. Le milieu et les extrêmes appartiennent au même genre. Or, la force, la timidité et l’audace ne font pas partie du même genre, car la force est dans le genre de la vertu, et la timidité et l’audace dans le genre du vice. La force n’est donc pas un milieu entre celles-ci. Et on peut faire la même objection à propos des autres vertus.

 

[65908] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 16 Praeterea, in quantitatibus sicut extrema sunt indivisibilia, ita et medium; nam punctum est et medium et terminus lineae. Si ergo virtus consistit in medio, consistit in indivisibili. Et hoc etiam videtur per hoc quod philosophus dicit in II Ethic., quod difficile est esse virtuosum; sicut difficile est attingere signum, vel invenire centrum in circulo. Si ergo virtus in indivisibili consistit, videtur quod virtus non augeatur et minuatur; quod est manifeste falsum.

16. Dans les quantités, de même que les extrêmes sont indivisibles, de même en est-il du milieu, car le point est à la fois le milieu et le terme de la ligne. Si donc la vertu se situe dans un milieu, elle consiste dans un indivisible. C’est aussi ce que semble dire le Philosophe dans Éthique, II, qu’être vertueux est difficile, comme il est difficile d’atteindre un repère ou de trouver le centre dans un cercle. Si donc la vertu se situe dans un milieu, il semble que la vertu n’augmente ni ne diminue. Ce qui est manifestement faux.

 

[65909] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 17 Praeterea, in indivisibili non est aliqua diversitas. Si ergo virtus sit in medio sicut in quodam indivisibili, videtur quod in virtute non sit aliqua diversitas, ita quod id quod est virtuosum uni, sit virtuosum alteri; quod est manifeste falsum : nam aliquis laudatur in uno, qui vituperatur in altero.

17. Il n’y a pas de diversité dans ce qui est indivisible. Si donc la vertu se situe dans un milieu comme dans quelque chose d’indivisible, il semble qu’il n’y aura aucune diversité dans la vertu, de sorte que ce qui est vertueux pour l’un sera vertueux pour l’autre, ce qui est manifestement faux, car quelqu’un est louangé pour une chose qui est blâmée chez un autre.

 

[65910] De virtutibus, q. 1 a. 13 arg. 18 Praeterea, quidquid vel ad modicum elongatur ab indivisibili, puta a centro, est extra indivisibile, et extra centrum. Si igitur virtus sit in medio sicut in quodam indivisibili, videtur quod quodcumque vel ad modicum declinet ab eo quod est rectum fieri, sit extra virtutem; et sic rarissime homo operatur secundum virtutem. Non ergo virtus est in medio.

18. Tout ce qui s’éloigne ne serait-ce qu’un peu de ce qui est indivisible, par exemple, du centre, se trouve en dehors de l’indivisible et en dehors du centre. Si donc la vertu se situe dans un milieu comme dans quelque chose d’indivisible, il semble que tout ce qui s’écarte un peu de ce qui est bien agir soit en dehors de la vertu. Et ainsi, ce n’est que très rarement que l’homme agit selon la vertu. La vertu ne se situe donc pas dans un milieu.

 

[65911] De virtutibus, q. 1 a. 13 s. c. Sed contra, est quod omnis virtus vel est moralis, vel intellectualis, vel theologica. Virtus autem moralis est in medio; nam virtus moralis, secundum philosophum in VII Ethic., est habitus electivus in medietate consistens. Virtus etiam intellectualis videtur esse in medio, propter id quod apostolus dicit, Rom., XII, 3 : non plus sapere quam oportet sapere, sed sapere ad sobrietatem. Similiter etiam virtus theologica videtur esse in medio; nam fides incedit media inter duas haereses, ut dicit Boetius in Lib. de duabus naturis; spes etiam est media inter praesumptionem et desperationem. Ergo omnis virtus est in medio.

Cependant :

Toute vertu est soit morale, soit intellectuelle, soit théologale. Or, la vertu morale se situe dans un milieu, car la vertu morale, selon le Philosophe dans Éthique, VI, est un habitus électif qui se situe dans un milieu. La vertu intellectuelle aussi semble se situer dans un milieu en raison de ce que l’Apôtre dit, Rm 12, 3 : Ne pas savoir plus qu’il faut en savoir, mais savoir avec modération. De même, la vertu théologale semble se situer dans un milieu, car la foi chemine entre deux hérésies, comme le dit Boèce dans le Livre sur les deux natures; l’espérance aussi se situe entre la présomption et le désespoir. Toute vertu se situe donc dans un milieu.

 

[65912] De virtutibus, q. 1 a. 13 co. Respondeo. Dicendum, quod virtutes morales et intellectuales sunt in medio, licet aliter et aliter; virtutes autem theologicae non sunt in medio, nisi forte per accidens. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod cuiuslibet habentis regulam et mensuram bonum consistit in hoc quod est adaequari suae regulae vel mensurae; unde dicimus illud bonum esse quod neque plus neque minus habet quam debet habere. Considerandum autem est quod materia virtutum moralium sunt passiones et operationes humanae, sicut factibilia sunt materia artis. Sicut igitur bonum in his quae fiunt per artem, consistit in hoc quod artificiata accipiant mensuram secundum quod exigit ars, quae est regula artificiatorum; ita bonum in passionibus et operationibus humanis est quod attingatur modus rationis, qui est mensura et regula omnium passionum et operationum humanarum. Nam cum homo sit homo per hoc quod rationem habet, oportet quod bonum hominis sit secundum rationem esse. Quod autem in passionibus et operationibus humanis aliquis excedat modum rationis vel deficiat ab eo, hoc est malum. Cum igitur bonum hominis sit virtus humana, consequens est quod virtus moralis consistat in medio inter superabundantiam et defectum; ut superabundantia et defectus et medium accipiantur secundum respectum ad regulam rationis. Virtutum autem intellectualium, quae sunt in ipsa ratione, quaedam sunt practicae, ut prudentia et ars; quaedam speculativae, ut sapientia, scientia et intellectus. Et practicarum quidem virtutum materia sunt passiones et operationes humanae, vel ipsa artificialia; materia autem virtutum speculativarum sunt res ipsae necessariae. Aliter autem se habet ratio ad utraque. Nam ad ea circa quae ratio operatur, se habet ratio ut regula et mensura, sicut iam dictum est; ad ea vero quae speculatur, se habet ratio sicut mensuratum et regulatum ad regulam et mensuram : bonum enim intellectus nostri est verum, quod quidem sequitur intellectus noster quando adaequatur rei. Sicut igitur virtutes morales consistunt in medio determinato per rationem; ita ad prudentiam, quae est virtus intellectualis practica circa moralia, pertinet idem medium in quantum ponit ipsum circa actiones et passiones. Et hoc patet per definitionem virtutis moralis, quae, ut in II Ethic. dicitur, est habitus electivus, in medietate consistens, ut sapiens determinabit. Idem ergo est medium prudentiae et virtutis moralis; sed prudentiae est sicut imprimentis, virtutis moralis sicut impressi; sicut eadem est rectitudo artis ut rectificantis, et artificiati ut rectificati. In virtutibus autem intellectualibus speculativis medium erit ipsum verum, quod consideratur in eo secundum quod attingit suam mensuram. Quod quidem non est medium inter aliquam contrarietatem quae sit ex parte rei : contraria enim inter quae accipitur medium virtutis, non sunt ex parte mensurae, sed ex parte mensurati, secundum quod excedit vel deficit a mensura; sicut patet ex hoc quod dictum est de virtutibus moralibus. Oportet igitur contraria inter quae est hoc medium virtutum intellectualium, accipere ex parte ipsius intellectus. Contraria autem intellectus sunt opposita secundum affirmationem et negationem, ut patet in II Periher. Inter affirmationes ergo et negationes oppositas accipitur medium virtutum intellectualium speculativarum, quod est verum : ut puta, quia verum est cum dicitur esse quod est, et non esse quod non est; falsum autem secundum excessum erit, ut dicitur esse quod non est; secundum defectum vero, cum dicitur non esse quod est. Si igitur in intellectu non esset aliqua propria contrarietas praeter contrarietatem rerum, non esset accipere in virtutibus intellectualibus medium et extrema. Manifestum est autem, quod in voluntate non est accipere aliquam contrarietatem propriam, sed solum secundum ordinem ad res volitas contrarias : quia intellectus cognoscit aliquid secundum quod est in ipso; voluntas autem movetur ad rem secundum quod in se est. Unde si aliqua virtus sit in voluntate secundum comparationem ad eius mensuram et regulam, talis virtus non consistet in medio : non enim est accipere extrema ex parte mensurae, sed ex parte mensurati tantum, prout excedit vel diminuitur a mensura. Virtutes autem theologicae ordinantur ad suam materiam vel obiectum, quod est Deus, mediante voluntate. Et quod de caritate et spe manifestum est, hoc circa fidem similiter dicitur. Nam licet fides sit in intellectu, est tamen in eo secundum quod imperatur a voluntate : nullus enim credit nisi volens. Unde, cum Deus sit regula et mensura voluntatis humanae, manifestum est quod virtutes theologicae non sunt in medio, per se loquendo; etsi contingat quandoque aliquam earum esse in medio per accidens, ut postea exponetur.

Réponse :

Les vertus morales et intellectuelles se situent dans un milieu, bien que de manière différente; mais les vertus théologales ne se situent pas dans un milieu, si ce n’est par accident. Pour clarifier cela, il faut savoir que le bien de tous ceux qui ont une règle ou une mesure consiste à égaler leur règle ou mesure. Ainsi disons-nous qu’est bon ce qui n’a ni plus ni moins que cela doit avoir. Or, il faut observer que les passions et les opérations humaines sont la matière des vertus morales, comme les choses à réaliser sont la matière de l’art. De même donc que le bien, dans ce qui est fait par l’art, consiste en ce que les choses réalisées reçoivent la mesure qu’exige l’art, qui est la règle des choses réalisées, de même le bien, pour les passions et les opérations humaines, consiste en ce que la mesure de la raison soit atteinte, qui est la mesure et la règle de toutes les passions et opérations humaines. En effet, puisque l’homme est homme par le fait de posséder la raison, il est nécessaire que le bien de l’homme consiste à exister selon la raison. Mais ce qui, pour les passions et les opérations humaines, dépasse la mesure de la raison ou n’y atteint pas, cela est mal. Puisque le bien de l’homme est la vertu humaine, il en découle donc que la vertu morale se situe dans un milieu entre l’excès et le manque, de telle sorte que l’excès et le manque soient entendus par rapport à la règle de la raison. Or, parmi les vertus intellectuelles, qui se trouvent dans la raison elle-même, certaines sont pratiques, comme la prudence et l’art, et certains spéculatives, comme la sagesse, la science et l’intelligence. Les passions et les opérations humaines sont la matière des vertus pratiques, alors que les choses elles-mêmes qui ont un caractère nécessaire sont la matière des vertus spéculatives. Or, la raison a un rapport différent avec les deux. Car le rapport de la raison avec ce qu’elle accomplit en est un de règle et de mesure, comme on l’a déjà dit; mais le rapport de la raison avec ce sur quoi elle spécule est celui de ce qui est mesuré et réglé par rapport à la règle et à la mesure : en effet, le bien de notre intelligence est le vrai, qu’atteint notre intellect lorsqu’il est égal à une réalité. Comme les vertus morales se situent dans un milieu déterminé par la raison, ainsi le même milieu relève de la prudence, qui est une vertu intellectuelle pratique portant sur les réalités morales, pour autant qu’elle l’établit pour les actions et les passions. Et cela ressort clairement de la définition de la vertu morale qui, comme le dit Éthique, II, est un habitus électif se situant dans un milieu que la sagesse déterminera. Le milieu de la prudence est donc le même que celui de la vertu morale, mais celui de la prudence l’est en tant qu’elle imprègne, et celui de la vertu morale en tant qu’elle est imprégnée, comme la rectitude de l’art, en tant qu’établissant une rectitude, est la même que ce qui est le résultat de l’art, en tant qu’une rectitude y est établie. Mais, dans les vertus intellectuelles spéculatives, le milieu serait le vrai lui-même, qui est observé par le fait qu’il atteint sa mesure, ce qui n’est pas un milieu entre des contraires qui viendraient de la chose : en effet, les contraires entre lesquels le milieu de la vertu est conçu ne viennent pas de la mesure, mais de ce qui est mesuré, selon que cela dépasse ou fait défaut à la mesure, comme cela ressort clairement de ce qui a été dit des vertus morales. Il faut donc concevoir les contraires entre lesquels se situe ce milieu des vertus intellectuelles du côté de l’intelligence elle-même. Or, les contraires dans l’intelligence s’opposent selon l’affirmation et la négation, comme cela ressort clairement du Perihermeneias, II. Le milieu des vertus intellectuelles spéculatives se situe donc entre les affirmations et les négations opposées, ce qui est le vrai : par exemple, il est vrai de dire que ce qui est est, et que ce qui n’est pas n’est pas; mais il sera faux par excès de dire que ce qui n’est pas est, mais par défaut, que ce qui est n’est pas. S’il n’existait donc pas dans l’intelligence quelque contrariété propre au-delà de la contrariété dans les choses, il n’y aurait pas lieu de reconnaître un milieu et des extrêmes dans les vertus intellectuelles. Or, il est clair que, dans la volonté, il n’y a pas lieu de reconnaître une contrariété propre, mais seulement selon l’ordre par rapport à des choses voulues contraires, car l’intellect connaît une chose selon qu’elle existe en lui, mais la volonté est mue vers une chose selon qu’elle est en elle-même. De sorte que s’il y a une vertu dans la volonté selon la comparaison à sa mesure et règle, une telle vertu ne se situera pas dans un milieu : en effet, on ne peut concevoir d’extrêmes par rapport à la mesure, mais seulement par rapport à ce qui est mesuré, pour autant que cela dépasse ou manque à la mesure. Or, les vertus théologales sont ordonnées à leur matière ou objet, qui est Dieu, par l’intermédiaire de la volonté. Et ce qui est clair pour la charité et l’espérance, se dit de la même manière de la foi. Car, bien que la foi soit dans l’intelligence, elle y est cependant selon qu’elle est commandée par la volonté : en effet, personne ne croit que s’il le veut. Aussi, puisque Dieu est la règle et la mesure de la volonté humaine, il est clair que les vertus théologales ne se situent pas dans un milieu, à proprement parler, même s’il arrive parfois que l’une d’elles se situe dans un milieu par accident, comme on l’exposera plus loin.

 

[65913] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod ultimum potentiae dicitur in quod ultimo potentia extenditur, et hoc est difficillimum : quia difficillimum est invenire medium, facile autem est divertere ab eo. Et ex hoc ipso virtus est ultimum potentiae, quod est in medio.

Solutions :

1. Le point ultime de la puissance se dit du point ultime auquel la puissance s’étend, et cela est très difficile, car il est très difficile de trouver le milieu, mais il est facile de s’en éloigner. La vertu est donc le point ultime d’une puissance par le fait même qu’elle se situe dans un milieu.

 

[65914] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 2 Ad secundum dicendum, quod bonum habet rationem ultimi per comparationem ad motum appetitus, non autem per comparationem ad materiam in qua aliquod bonum constituitur; quod oportet esse in medio materiae, ut neque excedat, neque excedatur a debita regula et mensura.

2. Le bien a raison de point ultime si on le compare au mouvement de l’appétit, mais non pas si on le compare à la matière dans laquelle se situe un certain bien ; il est nécessaire que celui-ci se situe au milieu de la matière, de sorte qu’il ne dépasse pas ni ne soit dépassé par la règle et la mesure requises.

 

[65915] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 3 Ad tertium dicendum, quod virtus quantum ad formam quam a sua mensura sortitur, habet rationem extremi; et sic opponitur malo ut formatum informi, et commensuratum incommensurato. Sed secundum materiam in qua talis mensura imprimitur, sic virtus est in medio.

3. La vertu, pour ce qui est de la forme qu’elle reçoit de sa mesure, a raison d’extrême ; et ainsi, elle s’oppose au mal comme ce qui a une forme à ce qui n’en a pas, et comme ce qui est mesuré à ce qui ne l’est pas. Mais, selon la matière dans laquelle une telle mesure est imprimée, la vertu se trouve ainsi dans un milieu.

 

[65916] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 4 Ad quartum dicendum, quod ratio illa accipit supremum et medium, secundum ordinem potentiarum animae, non secundum materiam in qua ponitur modus virtutis quasi medium quoddam.

4. Cet argument conçoit ce qui est suprême et ce qui est au milieu selon l’ordre des puissances de l’âme, et non selon la matière dans laquelle est placée la mesure de la vertu comme un certain milieu.

 

[65917] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 5 Ad quintum dicendum, quod in virtutibus theologicis non est medium ut dictum est : sed in virtutibus intellectualibus est medium non inter contrarietatem rerum, prout sunt in intellectu, sed inter contrarietatem affirmationis et negationis, ut dictum est. In virtutibus autem moralibus omnibus commune invenitur quod sunt in medio. Et hoc ipsum quod quaedam attingunt ad maximum, pertinet in eis ad rationem medii, in quantum maximum attingunt secundum regulam rationis; sicut fortis attingit maxima pericula secundum rationem, scilicet quando debet, ut debet, et propter quod debet. Superfluum autem et diminutum accipitur non secundum quantitatem rei, sed per comparationem ad regulam rationis; ut puta superfluum esset, si quando non debet, vel propter quod non debet, periculis se ingereret; diminutum autem si se non ingereret quando et qualiter deberet.

5. Dans les vertus théologales, il n’y a pas de milieu, comme on l’a dit. Mais, dans les vertus intellectuelles, le milieu se trouve, non pas entre des choses contraires, telles qu’elles existent dans l’intelligence, mais entre des affirmations et des négations contraires, comme on l’a dit. Mais, dans les vertus morales, il se trouve qu’elles ont en commun de se situer dans un milieu. Et le fait même que certaines parviennent au plus haut point relève en elles de la raison de milieu, pour autant qu’elles parviennent au plus haut point selon la règle de la raison, comme le fort aborde selon la raison les plus grands dangers, à savoir, lorsqu’il le doit, comme il le doit et pour la raison qu’il le doit. Ce qui dépasse et ce qui manque sont conçus, non pas selon la quantité de la chose, mais par comparaison avec la règle de la raison. Par exemple, cela serait superflu s’il s’exposait aux dangers lorsqu’il ne le doit pas, ou pour une raison qui n’est pas nécessaire ; mais ce serait un manque s’il ne s’y exposait pas quand il le faut et de la manière dont il le faut.

 

[65918] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 6 Ad sextum dicendum, quod virginitas et paupertas licet sint in extremo rei, sunt tamen in medio rationis : quia virgo abstinet a venereis omnibus propter quod debet et secundum quod debet; quia propter Deum, et delectabiliter. Si autem abstineret propter quod non deberet, utpote quia esset ei odiosum secundum se vel filios generare, vel mulierem habere, esset vitium insensibilitatis. Sed abstinere omnino a venereis propter debitum finem, est virtuosum : quia etiam qui abstinent ab huiusmodi, ut se exercitiis bellicis dent ad utilitatem reipublicae, secundum politicam virtutem laudantur.

6. La virginité et la pauvreté, bien qu’elles portent sur des réalités extrêmes, se situent cependant dans un milieu [déterminé] par la raison, car celui qui est vierge s’abstient de tous les plaisirs sexuels pour une raison juste et selon qu’il le doit, car il le fait pour Dieu et avec joie. Mais s’il s’abstenait pour une raison qui n’est pas juste, par exemple, parce qu’il détesterait en soi-même engendrer des enfants ou avoir une femme, il s’agirait du vice d’insensibilité. Mais s’abstenir complètement des plaisirs sexuels pour une fin juste est vertueux, car même ceux qui s’en abstiennent pour s’adonner à l’entraînement militaire pour le bien de la communauté sont louangés pour leur vertu politique.

 

[65919] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 7 Ad septimum dicendum, quod media illa quae Boetius ponit, sunt media rei; et ideo non conveniunt medio virtutis, quod est secundum rationem; nisi forte in iustitia, in qua est simul medium rei et medium rationis, cui competit medium rationis arithmeticum in commutationibus, et medium geometricum in distributionibus, ut patet in V Ethicorum.

7. Les milieux que Boèce propose sont des milieux dans les choses. C’est pourquoi ils ne conviennent pas au milieu de la vertu, qui se prend selon la raison, sauf peut-être pour la justice, dans laquelle existent en même temps un milieu dans les choses et un milieu de la raison : lui conviennent un milieu arithmétique pour les échanges, et un milieu géométrique pour les distributions, comme cela ressort clairement d’Éthique, V.

 

[65920] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 8 Ad octavum dicendum, quod medium competit virtuti non in quantum medium, sed in quantum medium rationis : quia virtus est bonum hominis, quod est secundum rationem esse. Unde non oportet quod id quod plus habet de ratione medii, magis pertineat ad virtutem, sed quod est medium rationis.

8. Un milieu convient à la vertu non pas en tant que milieu, mais en tant que milieu de la raison, car la vertu est le bien de l’homme, qui consiste à vivre selon la raison. Il n’est donc pas nécessaire que ce qui dépasse la raison de milieu relève davantage de la vertu, mais ce qui est le milieu de la raison.

 

[65921] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 9 Ad nonum dicendum, quod passiones et operationes animae sunt indivisibiles per se sed divisibiles per accidens, in quantum est in eis invenire magis et minus secundum diversas circumstantias; et sic virtus in eis medium tenet.

9. Les passions et les opérations de l’âme sont indivisibles en elles-mêmes, mais divisibles par accident, pour autant qu’on peut trouver en elles du plus ou du moins selon les diverses circonstances. Et ainsi, la vertu occupe un milieu en elles.

 

[65922] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 10 Ad decimum dicendum, quod in voluptatibus est melius fieri quam factum esse, ut per melius non intelligatur operatio boni honesti, quod pertinet ad virtutem, sed boni delectabilis, quod pertinet ad voluptatem : voluptas enim est in fieri. Quorum autem esse est in fieri, quando facta sunt, non sunt; unde bonum voluptatis magis consistit in fieri quam in factum esse.

10. Pour les plaisirs, mieux vaut en jouir que d’en avoir joui, de telle manière que, par mieux, on n’entende pas l’action portant sur un bien honnête, ce qui relève de la vertu, mais sur un bien délectable, ce qui relève de la volupté : en effet, la volupté consiste dans l’accomplissement actuel. Or, ce dont l’être se trouve dans l’accomplissement actuel n’existe plus, lorsqu’on l’a fait. Aussi le bien de la volupté consiste-t-il davantage dans l’accomplissement que dans le fait de l’avoir accompli.

 

[65923] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod non quodcumque medium competit virtuti, sed medium rationis : quod quidem medium non contingit invenire in vitiis, quia secundum propriam rationem non oportet quod in vitiis sit virtus.

11. Ce n’est pas tout milieu qui convient à la vertu, mais le milieu de la raison, milieu qu’on ne trouve pas dans les vices, car, selon leur raison propre, il n’est pas nécessaire que la vertu existe dans les vices.

 

[65924] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod iustitia non attingit medium in rebus exterioribus, in quibus homo plus sibi accipit ex inordinatione voluntatis; unde vitiosum est. Sed quod de suis rebus aliquid ab eo auferatur, hoc praeter bonitatem eius est; unde inordinationem vitiosam in ipso non importat. Sed passiones animae, circa quas sunt aliae virtutes, in nobis sunt; unde et earum superfluitas et diminutio in vitium homini cedit. Et ideo aliae virtutes morales sunt inter duo vitia; non autem iustitia, quae tamen medium in propria materia tenet, quod per se pertinet ad virtutem.

12. La justice ne parvient pas au milieu dans les choses extérieures que l’homme accapare pour lui-même en raison d’un désordre de sa volonté. Aussi cela est-il vicieux. Mais que quelqu’un se voie enlever ce qui lui appartient, cela dépasse sa bonté ; aussi cela ne comporte-t-il pas de désordre vicieux. Or, les passions de l’âme, sur lesquelles portent les autres vertus, existent en nous ; aussi leurs excès ou leurs manques aboutissent-ils à un vice chez l’homme. C’est pourquoi les autres vertus morales se situent entre deux vices, mais non la justice, qui maintient cependant le milieu dans sa propre matière, ce qui relève en soi de la vertu.

 

[65925] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod medium virtutis est medium rationis, et non medium rei; et ideo non oportet quod aequaliter distet ab utroque extremo, sed secundum quod ratio habet. Unde in quibus bonum rationis praecipue consistit in refrenando passionem, virtus propinquior est diminuto quam superfluo; sicut patet in temperantia et mansuetudine. In quibus autem bonum est inducere ad id quod passio impellit, virtus similior est superfluo, ut patet in fortitudine..

13. Le milieu de la vertu est un milieu de la raison, et non un milieu des choses. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire qu’il soit à égale distance des deux extrêmes, mais selon que la raison le détermine. Aussi, dans les choses où le bien de la raison consiste principalement à réfréner une passion, la vertu est plus proche du manque que de l’excès, comme cela ressort clairement pour la tempérance et la douceur. Mais dans les choses où le bien consiste à aller dans le sens de la passion, la vertu ressemble davantage à l’excès, comme cela ressort clairement dans la force.

 

[65926] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod sicut dicit philosophus in V Physic., medium est in quod continue mutans primum mutat, in quod mutat ultimo; unde solum in motu continuo requiritur quod de extremo ad extremum non transeatur nisi per medium. Motus autem qui est de vitio in vitium, non est motus continuus, sicut nec motus voluntatis aut intellectus, secundum quod fertur in diversa; unde non oportet quod de vitio in vitium transeatur per virtutem.

14. Comme le dit le Philosophe dans Physique, V, le milieu se trouve dans ce qui, changeant de manière continue, meut ce qui est premier vers ce qu’il meut en dernier lieu. Aussi n’est-il nécessaire que dans le mouvement continu que l’on ne puisse passer d’un extrême à l’autre qu’en passant par un milieu. Or, le mouvement qui consiste à passer de vice en vice n’est pas un mouvement continu, comme ne l’est pas le mouvement de la volonté ou de l’intelligence, lorsqu’elles sont portées vers diverses choses. Il n’est donc pas nécessaire que l’on passe de vice en vice en passant par la vertu.

 

[65927] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod virtus etsi sit medium quantum ad materiam in qua invenit medium; tamen secundum formam suam, prout collocatur in genere boni, est extremum, ut philosophus dicit in II Ethicor.

15. La vertu, même si elle est un milieu pour la matière dans laquelle elle trouve un milieu, est cependant un extrême selon sa forme, selon qu’elle est située dans le genre du bien, comme le dit le Philosophe dans Éthique, II.

 

[65928] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod licet medium in quo consistit virtus, sit quodammodo indivisibile, tamen virtus intendi et remitti potest, secundum quod homo magis vel minus disponitur ad attingendum indivisibile; sicut et arcus minus vel magis extenditur ad percutiendum signum indivisibile.

16. Bien que le milieu dans lequel se situe la vertu soit indivisible d’une certaine manière, toutefois la vertu peut être plus intense ou plus relâchée, selon que l’homme est plus ou moins disposé à parvenir à ce qui est indivisible, comme l’arc est plus ou moins tendu afin d’atteindre une cible indivisible.

 

[65929] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod medium virtutis non est medium rei, sed rationis, ut dictum est. Et hoc quidem medium consistit in proportione sive mensuratione rerum et passionum ad hominem. Quae quidem commensuratio diversificatur secundum diversos homines : quia aliquid est multum uni quod est parum alteri. Et ideo non eodem modo sumitur virtuosum in omnibus hominibus.

17. Le milieu de la vertu n’est pas un milieu dans les choses, mais [un milieu] de la raison, comme on l’a dit. Et ce milieu consiste dans la proportion ou la mesure des choses et des passions par rapport à l’homme. Or, cette application d’une mesure se diversifie selon les différents hommes, car quelque chose est beaucoup pour l’un, qui est peu pour un autre. C’est pourquoi ce qui est vertueux n’est pas déterminé de la même manière pour tous les hommes.

 

[65930] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad 18 Ad decimumoctavum dicendum, quod cum medium virtutis sit medium rationis, accipienda est indivisibilitas huius medii secundum rationem. Accipitur autem indivisibile secundum rationem quod imperceptibilem distantiam habet, et quod errorem facere non potest; sicut totum corpus terrae accipitur loco puncti indivisibilis per comparationem ad totum caelum. Et ideo medium virtutis aliquam latitudinem habet.

18. Puisque le milieu de la vertu est un milieu de la raison, l’indivisibilité de ce milieu doit être conçue selon la raison. Or, ce qui est indivisible selon la raison est pris selon qu’il a une distance imperceptible et qu’il ne peut causer d’erreur, comme l’ensemble du corps de la terre est pris comme point indivisible par rapport à l’ensemble du ciel. C’est pourquoi le milieu de la vertu comporte une certaine latitude.

 

[65931] De virtutibus, q. 1 a. 13 ad s. c. Quod vero in contrarium obiicitur, concedendum et quantum ad virtutem moralem et intellectualem, sed non quantum ad theologicam. Accidit enim fidei quod sit in medio duarum haeresum, at non est per se in quantum est virtus. Et sic dicendum est de spe, quod est inter duo extrema, non secundum quod comparatur ad suum obiectum, sed secundum dispositionem subiecti ad sperandum superna.

Réponse à l’argument en sens contraire :

Il faut le concéder pour la vertu morale et la vertu intellectuelle, mais non pour la vertu théologale. En effet, il arrive que la foi se trouve entre deux hérésies, mais elle n’y est pas en tant que vertu. Et il faut dire la même chose de l’espérance, qu’elle se trouve entre deux extrêmes, non pas selon qu’on la compare à son objet, mais selon la disposition du sujet à espérer les choses d’en haut.

 

 

 

 

Quaestiones disputatae de virtutibus, quaestio II

 

Question 2 : [La charité]

© Traduction Raymond Berton, écembre 2006[19] (sauf l'article 8 : traduction Dominique Pillet)

 

Prooemium

Prologue

 

[65932] De virtutibus, q. 2 pr. 1 Et primo enim quaeritur, utrum caritas sit aliquid creatum in anima, vel sit ipse spiritus sanctus.

1. La charité est-elle quelque chose de créé dans l’âme ou est-elle l’Esprit saint lui-même ?

 

[65933] De virtutibus, q. 2 pr. 2 Secundo utrum caritas sit virtus.

2. La charité est-elle une vertu ?

 

[65934] De virtutibus, q. 2 pr. 3 Tertio utrum caritas sit forma virtutum.

3. La charité est-elle la forme des vertus ?

 

[65935] De virtutibus, q. 2 pr. 4 Quarto utrum caritas sit una virtus.

4. La charité est-elle une seule vertu ?

 

[65936] De virtutibus, q. 2 pr. 5 Quinto utrum caritas sit virtus specialis.

5. La charité est-elle une vertu spéciale ?

 

[65937] De virtutibus, q. 2 pr. 6 Sexto utrum caritas possit esse cum peccato mortali.

6. La charité peut-elle exister avec le péché mortel ?

 

[65938] De virtutibus, q. 2 pr. 7 Septimo utrum obiectum diligibile ex caritate sit rationalis natura.

7. Est-ce que l’objet qui peut être aimé par charité est la nature raisonnable ?

 

[65939] De virtutibus, q. 2 pr. 8 Octavo utrum diligere inimicos sit de perfectione consilii.

8. Aimer ses ennemis, est-ce la perfection du conseil ?

 

[65940] De virtutibus, q. 2 pr. 9 Nono utrum ordo aliquis sit in caritate.

9. Y a-t-il un certain ordre dans la charité ?

 

[65941] De virtutibus, q. 2 pr. 10 Decimo utrum sit possibile caritatem esse perfectam in hac vita.

10. Est-il possible que la charité soit parfaite en cette vie ?

 

[65942] De virtutibus, q. 2 pr. 11 Undecimo utrum omnes teneantur ad perfectam caritatem.

11. Tous les hommes sont-ils tenus à la charité parfaite ?

 

[65943] De virtutibus, q. 2 pr. 12 Duodecimo utrum caritas semel habita possit amitti.

12. La charité une fois acquise peut-elle être perdue ?

 

[65944] De virtutibus, q. 2 pr. 13 Tertiodecimo utrum per unum actum peccati mortalis caritas amittatur.

13. La charité se perd-elle par un seul acte de péché mortel ?

 

 

 

 

Articulus 1 : [65945] De virtutibus, q. 2 a. 1 tit. 1 Et primo quaeritur utrum caritas sit aliquid creatum in anima vel sit ipse spiritus sanctus

Article 1 – La charité est-elle quelque chose de créé dans l’âme ou est-elle l’Esprit saint lui-même ?

 

[65946] De virtutibus, q. 2 a. 1 tit. 2 Et videtur quod caritas non sit aliquid creatum in anima.

Il semble que la charité ne soit pas quelque chose de créé dans l’âme.

 

[65947] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 1 Sicut enim dicit Augustinus, sicut anima est vita corporis, ita Deus est vita animae. Sed anima est vita corporis sine medio. Ergo et Deus est vita animae sine medio. Cum igitur vita animae sit ex hoc quod est in caritate : quia qui non diligit, manet in morte, ut dicitur I Ioan. III, 14, homo non est in caritate per aliquid quod sit medium inter Deum et hominem, sed per ipsum Deum. Caritas ergo non est aliquid creatum in anima, sed ipse Deus.

Objections :[20]

1. Augustin[21] dit que de même que l’âme est la vie du corps, Dieu est la vie de l’âme. Or l’âme est la vie du corps sans intermédiaire. Donc Dieu est la vie de l’âme sans intermédiaire. Donc du fait que la vie de l’âme est dans la charité, parce que : Qui n’aime pas demeure dans la mort, comme il est dit en I Jn 3, 14, l’homme n’est pas dans la charité par un intermédiaire entre Dieu et lui, mais par Dieu lui-même. Donc la charité n’est pas quelque chose de créé dans l’âme, mais Dieu lui-même.

 

[65948] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 2 Sed dicebatur, quod similitudo illa attenditur quantum ad hoc quod anima est vita corporis hominis ut motor, non quantum ad hoc quod est vita corporis ut forma.- Sed contra, quanto aliquod agens est virtuosius, tanto minorem dispositionem requirit in patiente : ignis enim magnus sufficiens est etiam ligna minus desiccata comburere. Sed Deus est agens infinitae virtutis. Ergo si est vita animae, sicut movens ipsam ad diligendum; videtur quod non requiratur aliqua dispositio creata ex parte ipsius animae.

2. Mais on pourrait dire que cette ressemblance est atteinte du fait que l’âme est la vie du corps de l’homme comme moteur, non du fait qu’elle est vie du corps comme forme. - En sens contraire, plus un agent est puissant, plus la disposition qu’il requiert dans le patient est petite ; en effet un grand feu suffit à consumer même un bois moins sec. Or Dieu est un agent d’un pouvoir infini. Donc s’il est la vie de l’âme en la poussant pour ainsi dire à aimer, il semble qu’une disposition créée ne soit pas requise du côté de l’âme.

 

[65949] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 3 Praeterea, inter ea quae sunt idem, non cadit medium. Sed anima diligens Deum est idem cum Deo : quia, ut dicitur I ad Corinth. cap. VI, 17, qui adhaeret Deo, unus spiritus est. Ergo non cadit aliqua caritas creata media inter animam diligentem et Deum dilectum.

3. Entre deux choses identiques, il n’y a pas d’intermédiaire. Or l’âme qui aime Dieu est identique à Dieu car, comme il est dit (1 Co 6, 17), Qui s’attache à Dieu est un seul esprit [avec lui].  Donc il n’y a pas de charité créée, intermédiaire entre l’âme qui aime et Dieu qui est aimé.

 

[65950] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 4 Praeterea, dilectio qua diligimus proximum caritas est. Sed dilectio qua diligimus proximum, ipse Deus est; dicit enim Augustinus in VIII de Trinit.[cap. VIII] : Qui proximum diligit, consequens est ut ipsam dilectionem diligat. Deus autem dilectio est. Consequens ergo est ut praecipue Deum diligat. Ergo caritas non est aliquid creatum, sed ipse Deus.

4. L’amour par lequel nous aimons notre prochain est la charité. Or l’amour par lequel nous l’aimons est Dieu lui-même ; en effet Augustin déclare (La Trinité, VIII, VIII, 12) : « Qui aime son prochain, aime en conséquence l’amour lui-même[22]. » Or Dieu est amour. La conséquence en est donc qu’il aime surtout Dieu. Donc la charité n’est pas quelque chose de créé mais elle est Dieu lui-même.

 

[65951] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 5 Sed dicebatur, quod Deus est dilectio qua diligimus proximum causaliter.— Sed contra, Augustinus in eodem dicit, quod cum testimonio verborum Ioannis aperte declarat, ipsam supernam dilectionem, qua nos diligimus invicem, non solum ex Deo esse, sed etiam Deum esse. Non solum ergo causaliter, sed essentialiter dilectio Deus est.

5. Mais on pourrait dire que Dieu est l’amour par lequel nous aimons notre prochain à la manière d’une cause. - En sens contraire, Augustin dit au même endroit[23] qu’avec le témoignage des paroles de Jean, il déclare ouvertement que l’amour suprême même, par lequel nous nous aimons les uns les autres, non seulement vient de Dieu, mais est aussi Dieu. Donc Dieu est amour, non seulement en tant que cause mais en tant qu’essence.

 

[65952] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 6 Praeterea, Augustinus dicit in V de Trinitate [cap. XVII] : Non dicturi sumus caritatem non propterea esse dictam Deum, quod ipsa caritas sit ipsa substantia quae Dei digna sit nomine; sed quod donum sit Dei, sicut dictum est de eo : tu es patientia mea; quia ab ipso nobis est. Non autem sic dictum est : domine, tu caritas mea; sed ita dictum est : Deus caritas est; sicut dictum est : Deus spiritus est. Videtur ergo quod Deus dicatur caritas non solum causaliter, sed essentialiter.

6. Augustin dit (La Trinité, XV, XVII, 27)[24] : « Nous ne voulons pas dire que la charité est appelée Dieu non pas parce qu’elle est la substance même digne du nom de Dieu mais parce qu’elle est un don de Dieu, comme on a dit de lui : « Tu es ma patience » parce que nous la possédons de lui. On n’a pas dit : Seigneur, tu es ma charité, mais on a dit : « Dieu est charité », de même qu’on a dit : « Dieu est esprit. » Il semble donc bien que Dieu soit appelé charité non seulement en tant que cause mais aussi en tant qu’essence.

 

[65953] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 7 Praeterea, cognito effectu Dei, non propter hoc ipse Deus cognoscitur. Sed per cognitionem dilectionis supernae ipse Deus cognoscitur. Dicit enim Augustinus, VIII de Trinit. [cap. VIII] : Magis quis novit dilectionem qua diligit, quam fratrem quem diligit. Ecce iam potest notiorem Deum habere quam fratrem. Amplectere dilectionem, et dilectione amplectere Deum. Non igitur Deus dicitur dilectio fraterna solum per causam.

7. Même si l’on connaît l’effet produit par Dieu, ce n’est pas pour cela qu’il est lui-même connu. Mais Dieu est lui-même connu par la connaissance de l’amour suprême. Augustin, en effet, dit (La Trinité, VIII, VIII, 12[25]) : « Quelqu’un connaît davantage l’amour par lequel il aime que le frère qu’il aime. Et voilà que Dieu lui est mieux connu que son frère. Embrasse l’amour et embrasse Dieu par amour. » Donc Dieu n’est pas appelé amour fraternel uniquement en tant que cause.

 

[65954] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 8 Sed dicebatur, quod fraterna dilectione cognita, cognoscitur Deus sicut in sua similitudine. Sed contra, homo secundum ipsam substantiam animae factus est ad imaginem et similitudinem Dei. Sed similitudo ista obscuratur per peccatum. Ad hoc igitur quod Deus possit in anima sicut in sua similitudine cognosci, requiritur solum quod peccatum tollatur; et non quod aliquid creatum animae superaddatur.

8. Mais on pourrait dire que, si on connaît l’amour fraternel, on connaît Dieu comme dans sa ressemblance. Mais en sens contraire, selon la substance même de l’âme, l’homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Cependant cette ressemblance est obscurcie par le péché. Donc, du fait que Dieu pourrait être connu dans l’âme comme dans sa ressemblance, il est seulement requis que le péché soit enlevé et que rien de créé ne soit surajouté à l’âme.

 

[65955] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 9 Praeterea, omne quod est in anima, vel est potentia, vel passio, vel habitus, ut dicitur in III Ethic. [cap. V]. Sed caritas non est potentia animae, quia esset naturalis; nec est passio, quia non est in potentia sensitiva, in qua sunt omnes passiones; nec est habitus, quia habitus est difficile mobilis; caritas autem de facili amittitur, quia per unum actum peccati mortalis. Ergo caritas non est aliquid creatum in anima.

9. Tout ce qui est dans l’âme est soit puissance, soit passion, soit habitus, comme dit in Ethique, III, 5. Or la charité n’est pas puissance de l’âme, parce qu’elle serait naturelle ; elle n’est pas passion, car elle n’est pas dans la puissance sensitive, où se situent toutes les passions ; elle n’est pas non plus un habitus parce qu'un habitus ne change pas facilement[26]; mais la charité se perd facilement, par le péché mortel. Donc la charité n’est pas quelque chose de créé dans l’âme.

 

[65956] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 10 Praeterea, nullum creatum habet virtutem infinitam. Sed caritas habet virtutem infinitam, quia coniungit infinite distantia, scilicet animam Deo, et meretur bonum infinitum. Ergo caritas non est aliquid creatum in anima.

10. Aucune créature n’a de pouvoir infini. Mais la charité possède un pouvoir infini, car elle unit ce qui est infiniment distant, à savoir l’âme à Dieu, et elle mérite un bien infini. La charité n’est donc pas quelque chose de créé dans l’âme.

 

[65957] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 11 Praeterea, omnis creatura vanitas est, ut patet Eccle. I, [2]. Vanitas autem non coniungit veritati. Cum ergo caritas coniungat nos primae veritati, videtur quod caritas non sit creatura.

11. Toute créature est vanité comme l’atteste l’Ecclésiaste (Qo 1, 2). Or la vanité n’unit pas à la vérité. Donc, comme la charité nous unit à la vérité première, il semble qu’elle ne soit pas une créature.

 

[65958] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 12 Praeterea, omne creatum est natura quaedam, cum sit in aliquo decem generum. Si igitur caritas est aliquid creatum in anima, videtur quod sit natura quaedam. Cum igitur caritate mereamur : si caritas est aliquid creatum, sequetur quod natura sit principium merendi; quod est erroneum secundum sententiam Pelagii.

12. Toute créature est une certaine nature[27] puisqu’elle se classe dans un des dix genres[28]. Si donc la charité est quelque chose de créé dans l’âme, il semble qu’elle soit une nature. Donc, puisque nous méritons par la charité, si elle est quelque chose de créé, il s’ensuivra qu'une nature sera principe de mérite, ce qui est faux selon l’opinion de Pélage[29].

 

[65959] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 13 Praeterea, homo secundum esse gratiae est propinquior Deo quam secundum esse naturae. Sed Deus creavit hominem secundum esse naturae sine medio. Ergo nec in esse gratiae utitur medio, scilicet caritate creata.

13. L’homme, selon l’être de grâce, est plus proche de Dieu que selon l’être de nature. Or Dieu a créé l’homme, selon l’être de nature, sans intermédiaire. Donc, il ne se sert pas dans l’être de grâce, d’intermédiaire, à savoir une charité créée.

 

[65960] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 14 Praeterea, agens quod agit sine medio, est perfectius quam agens quod agit cum medio. Sed Deus est perfectissimum agens. Ergo agit sine medio : non ergo iustificat animam mediante aliquo creato.

14. L’agent qui opère sans intermédiaire est plus parfait que celui qui agit avec un intermédiaire. Or Dieu est l’agent le plus parfait. Donc, il agit sans intermédiaire : donc il ne justifie pas l’âme par l’intermédiaire de quelque chose de créé.

 

[65961] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 15 Praeterea, creatura rationalis est nobilior aliis creaturis. Sed aliae creaturae consequuntur suum finem absque aliquo alio superaddito. Multo magis igitur creatura rationalis movetur a Deo ad suum finem absque aliquo creato ei superaddito.

15. La créature raisonnable est plus noble que les autres créatures. Or ces autres créatures poursuivent leur fin sans rien de surajouté. Donc la créature raisonnable est beaucoup plus mise en mouvement par Dieu vers sa fin, sans rien de créé qui lui serait surajouté.

 

[65962] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 16 Sed dicebatur, quod creatura rationalis non est proportionata ad suum finem per sua naturalia; et ideo indiget aliquo superaddito. Sed contra, finis hominis est bonum infinitum. Sed nullum creatum est proportionatum bono infinito. Ergo id per quod homo ordinatur in suum finem, non est bonum creatum in anima.

16. Mais on pourrait dire que la créature raisonnable n’est pas proportionnée à sa fin par ce qui lui est naturel, et c’est pourquoi elle a besoin de quelque chose de surajouté. En sens contraire, la fin de l’homme est le bien infini. Or rien de ce qui est créé n’est proportionné à un bien infini. Donc, ce par quoi l’homme est ordonné à sa fin n’est pas un bien créé dans l’âme.

 

[65963] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 17 Praeterea, sicut Deus est lumen primum, ita est et bonum summum. Sed lumen quod Deus est, praesens est animae; quia de eo dicitur, Psal. XXXV, 10 : In lumine tuo videbimus lumen. Ergo et summum bonum, quod Deus est, praesens est animae. Sed bonum est quo aliquid diligimus. Ergo id quo diligimus, est Deus.

17. De même que Dieu est la lumière première, il est aussi le bien suprême. Or la lumière qu’est Dieu est présente à l’âme, parce qu'il est dit à son sujet (Ps 35, 10) : En ta lumière, nous verrons la lumière. Donc le bien suprême, qu’est Dieu, est lui aussi présent à l’âme. Mais le bien est ce par quoi nous aimons quelque chose. Donc, ce par quoi nous aimons, c’est Dieu.

 

[65964] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 18 Sed dicebatur, quod bonum quod Deus est, est praesens animae non formaliter, sed effective.- Sed contra, Deus est pura forma. Ergo formaliter adest his quibus adest.

18. Mais on pourrait dire que le bien qui est Dieu est présent à l’âme non pas formellement mais effectivement. - En sens contraire, Dieu est forme pure. C’est donc selon la forme qu’il est présent là où il est présent.

 

[65965] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 19 Praeterea, nihil diligitur nisi cognitum, ut dicit Augustinus, X de Trinitate. Ergo secundum hoc aliquid est diligibile secundum quod est cognoscibile. Sed Deus est per seipsum cognoscibilis, sicut primum principium cognoscendi. Ergo est per seipsum diligibilis : non ergo per aliquam caritatem creatam.

19. On n'aime rien sans le connaître, comme le dit Augustin, La Trinité, X, I, 3. Donc, selon cela, une chose ne peut être aimée que dans la mesure où elle peut être connue. Or Dieu est connaissable par lui-même en tant que premier principe de connaissance. Il est donc aimable par lui-même ; donc pas par une charité créée.

 

[65966] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 20 Praeterea unumquodque, secundum hoc est diligibile, secundum quod est bonum. Sed Deus est infinitum bonum. Ergo est in infinitum diligibilis. Sed nullus amor creatus est infinitus. Ergo cum aliqui qui sunt in caritate, diligant eum secundum quod diligibilis est; videtur quod dilectio qua diligimus Deum, non sit aliquid creatum.

20. Chaque chose peut être aimée dans la mesure où elle est un bien. Or Dieu est le bien infini. Il est donc aimable à l’infini. Or aucun amour créé n’est infini. Donc, puisque certains, qui sont dans la charité, l’aiment du fait qu’il est aimable, il semble que l’amour par lequel nous aimons Dieu ne soit pas quelque chose de créé.

 

[65967] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 21 Praeterea, Deus diligit omnia quae sunt, ut dicitur Sapient. XI, 25. Sed non diligit creaturas irrationales per aliquid eis superadditum. Ergo nec creaturas rationales. Et ita videtur quod caritas et gratia propter quas homines diliguntur a Deo, non sint aliquid creatum superadditum animae nostrae.

21.  Dieu aime tout ce qui existe, comme il est dit en Sg 11, 25. Mais il n’aime pas les créatures sans raison par quelque chose qui leur serait ajouté; donc pas non plus les créatures raisonnables. Et ainsi, il semble que la charité et la grâce, par lesquelles Dieu aime les hommes, ne soient pas quelque chose de créé surajouté à notre âme.

 

[65968] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 22 Praeterea, si caritas sit aliquid creatum, oportet quod sit accidens. Sed caritas non est accidens : quia nullum accidens est dignius suo subiecto; caritas autem est dignior quam natura. Ergo caritas non est aliquid creatum in anima.

22. Si la charité était quelque chose de créé, il faudrait qu’elle soit un accident[30]. Or elle n’est pas un accident, car aucun accident n’est plus noble que son sujet ; or la charité est plus noble qu’une nature[31]. Donc la charité n’est pas quelque chose de créé dans l’âme.

 

[65969] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 23 Praeterea, sicut Bernardus dicit [Sermo IX de coena Domini], eadem lege diligimus Deum et proximum qua Pater et Filius se diligunt. Sed Pater et Filius se diligunt dilectione increata. Ergo nos diligimus Deum dilectione increata.

23. Comme le dit Bernard (Sermon 9, sur la Cène du Seigneur), nous aimons Dieu et notre prochain par la même loi par laquelle le Père et le Fils s’aiment. Or le Père et le Fils s’aiment d’un amour incréé. Donc, nous, nous aimons Dieu d’un amour incréé.

 

[65970] De virtutibus, q. 2 a. 1 arg. 24 Praeterea, illud quod suscitat a morte, est infinitae virtutis. Sed caritas suscitat a morte; dicitur enim I Ioan. III, 14 : Nos scimus quoniam translati sumus de morte ad vitam, quoniam diligimus fratres. Ergo caritas est virtutis infinitae; ergo non est aliquid creatum.

24. Ce qui ressuscite de la mort est d’un pouvoir infini. Or la charité ressuscite de la mort. Car il est dit I Jn 3, 14 : Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères. Donc la charité est d’une valeur infinie ; donc elle n’est rien de créé.

 

[65971] De virtutibus, q. 2 a. 1 s. c. Sed contra, omne quod recipitur in aliquo, recipitur in eo per modum recipientis. Si ergo caritas recipitur in nobis a Deo, oportet quod recipiatur a nobis finite secundum modum nostrum. Omne autem finitum est creatum. Ergo caritas est aliquid creatum in nobis.

En sens contraire :

Tout ce qui est reçu en quelqu’un, y est reçu par le mode de celui qui reçoit. Si donc la charité est reçue de Dieu en nous, il faut qu’elle le soit selon notre mode limité. Or tout ce qui est limité est créé. Donc, la charité est quelque chose de créé en nous.

 

[65972] De virtutibus, q. 2 a. 1 co. Respondeo. Dicendum, quod quidam posuerunt, quod caritas in nobis, qua diligimus Deum et proximum, non sit aliud quam spiritus sanctus, ut patet per Magistrum in 17 dist. I Sent.

Réponse :

Certains ont pensé que la charité, en nous, par laquelle nous aimons Dieu et notre prochain, ne serait autre que l’Esprit Saint, comme on le voit par le Maître I Sent. dist. 17[32].

 

 

Et ut huius opinionis intellectus plenius habeatur, sciendum est, quod actum dilectionis quo Deum et proximum diligimus, Magister posuit quoddam creatum in nobis, sicut et actus ceterarum virtutum; sed ponebat differentiam inter actus caritatis et actus aliarum virtutum : quod spiritus sanctus ad actus aliarum virtutum movet animam mediantibus quibusdam habitibus, qui virtutes dicuntur; sed ad actum dilectionis movet voluntatem immediate per seipsum absque aliquo habitu, ut patet in 17 dist. I Lib. Et ad hoc ponendum movet ipsum excellentia caritatis, et verba Augustini in obiiciendo inducta, et quaedam similia. Ridiculum autem fuisset dicere, quod ipse actus dilectionis, quem experimur dum diligimus Deum et proximum, sit ipse Spiritus sanctus.

Et pour mieux comprendre cette opinion, il faut savoir que le Maître a considéré que l’acte d’amour par lequel nous aimons Dieu et notre prochain était quelque chose de créé en nous, tout comme les actes des autres vertus ; mais il plaçait une différence entre les actes de charité et ceux des autres vertus : à savoir que l’Esprit Saint pousse l’âme à des actes d'autres vertus par l’intermédiaire de certains habitus appelés vertus[33], mais qu’il pousse la volonté à l’acte d’amour, immédiatement, par lui-même, sans aucun habitus, comme on le voit en I sent. d. 17. Et ce qui le pousse  à penser cela, c'est l’excellence de la charité, ainsi que les paroles d’Augustin données comme objection, et d’autres arguments semblables. Mais il aurait été ridicule de dire que l’acte même d’aimer, que nous expérimentons quand nous aimons Dieu et notre prochain, soit l’Esprit Saint lui-même.

 

Sed haec opinio omnino stare non potest. Sicut enim naturales actiones et motus a quodam principio intrinseco procedunt, quod est natura; ita et actiones voluntariae oportet quod a principio intrinseco procedant. Nam sicut inclinatio naturalis in rebus naturalibus appetitus naturalis nominatur, ita in rationalibus inclinatio apprehensionem intellectus sequens, actus voluntatis est.

Cette opinion ne peut absolument pas tenir. De même, en effet, que les actions naturelles et les mouvements procèdent d’un principe intrinsèque[34] qui est la nature, de même les actions volontaires doivent procéder d’un principe intrinsèque. Car, de même que le penchant naturel, dans ce qui est naturel, s’appelle l’appétit naturel, de même dans ce qui est rationnel, le penchant qui suit la saisie de l’intellect est l’acte de la volonté.

 

Possibile autem est quod res naturalis ab aliquo exteriori agente ad aliquid moveatur non a principio intrinseco, puta cum lapis proiicitur sursum. Sed quod talis motus vel actio non a principio intrinseco procedens, naturalis sit, hoc omnino est impossibile, quia in se contradictionem implicat. Unde, cum contradictoria esse simul non subsit divinae potentiae; nec hoc a Deo fieri potest, ut motus lapidis sursum, qui non est a principio intrinseco, sit ei naturalis. Potest quidem lapidi dare virtutem, ex qua sicut ex principio extrinseco sursum naturaliter moveatur; non autem ut motus iste sit ei naturalis, nisi ei alia natura detur.

Or, il est possible qu’une chose naturelle soit mise en mouvement par un agent extérieur, non par un principe intrinsèque : par exemple la pierre projetée vers le haut. Mais qu’un tel mouvement ou une telle action qui ne procède pas d’un principe intrinsèque soit naturel est tout à fait impossible, parce qu’en soi il implique une contradiction. C'est pourquoi, puisque ce qui est contradictoire ne se trouve pas en même temps dans la puissance divine, Dieu ne peut pas faire que le mouvement de la pierre vers le haut, qui ne vient pas d’un principe intrinsèque, lui soit naturel. Il peut donner à la pierre un pouvoir par lequel elle est mue vers le haut naturellement par un pouvoir extrinsèque, mais [il ne peut pas faire] que ce mouvement lui soit naturel, à moins de lui donner une autre nature.

 

Et similiter non potest hoc divinitus fieri ut aliquis motus hominis vel interior vel exterior qui sit a principio extrinseco, sit voluntarius; unde omnes actus voluntatis reducuntur, sicut in primam radicem, in id quod homo naturaliter vult, quod est ultimus finis. Quae enim sunt ad finem, propter finem volumus.

Et de la même manière, Dieu ne peut faire qu’un mouvement humain intérieur ou extérieur, qui serait d’un principe extrinsèque, soit volontaire ; c'est pourquoi, tous les actes de la volonté se ramènent comme à une première racine, en ce que l’homme veut naturellement et qui est sa fin dernière. Car ce qui concerne la fin, nous le voulons à cause de la fin.

 

Actus igitur qui excedit totam facultatem naturae humanae, non potest esse homini voluntarius, nisi superaddatur naturae humanae aliquid intrinsecum voluntatem perficiens, ut talis actus a principio intrinseco proveniat.

Donc l’acte qui dépasse toute la faculté de la nature humaine ne peut être volontaire pour l’homme que s’il est ajouté à la nature humaine quelque chose d’intrinsèque qui perfectionne la volonté, pour qu’un tel acte provienne d’un principe intrinsèque.

 

Si igitur actus caritatis in homine non ex aliquo habitu interiori procedat naturali potentiae superaddito, sed ex motione Spiritus sancti, sequetur alterum duorum :

vel quod actus caritatis non sit voluntarius; quod est impossibile, quia hoc ipsum diligere est quoddam velle;

aut quod non excedat facultatem naturae, et hoc est haereticum.

Si donc l’acte de charité dans l’homme ne procède pas d’un habitus interne surajouté à sa puissance naturelle, mais par la motion de l’Esprit Saint, il s’ensuivra une de ces deux conséquences :

a. ou l’acte de charité n’est pas volontaire, ce qui est impossible car le fait même d’aimer est un certain vouloir.

b. ou l’acte de charité ne dépasse pas la faculté de la nature et cela est hérétique.

 

Hoc igitur remoto, sequetur primo quidem, quod actus caritatis sit actus voluntatis; secundo, dato quod actus voluntatis possit esse totaliter ab extrinseco, sicut actus manus vel pedis, sequetur etiam, si actus caritatis est solum a principio exteriori movente, quod non sit meritorius. Omne enim agens quod non agit secundum formam propriam, sed solum secundum quod est motum ab altero, est agens instrumentaliter tantum; sicut securis agit prout est mota ab artifice.

Ceci étant donc écarté, il s’ensuivra en premier que l’acte de charité est un acte volontaire ; deuxièmement, une fois donné que l’acte volontaire pourrait être totalement issu d’un principe extrinsèque, comme l’acte de la main ou du pied, il s’ensuivrait aussi que, si l’acte de charité vient seulement d’un principe extérieur qui le meut, il ne serait pas méritoire. Car tout agent qui n’agit pas selon sa forme propre, mais seulement mû par un autre, n’est qu’un instrument en tant qu’agent, tout comme une hache n’agit que dans la mesure où elle est mue par l’artisan.

 

Sic igitur si anima non agit actum caritatis per aliquam formam propriam, sed solum secundum quod est mota ab exteriori agente, scilicet spiritu sancto; sequetur quod ad hunc actum se habeat sicut instrumentum tantum. Non ergo in homine est hunc actum agere vel non agere; et ita non poterit esse meritorius. Haec enim solum meritoria sunt quae in nobis aliquo modo sunt; et sic totaliter tollitur meritum humanum, cum dilectio sit radix merendi.

Ainsi donc, si l’âme ne fait pas un acte de charité par une forme propre mais uniquement selon qu’elle y est poussée par un agent extérieur, à savoir l’Esprit Saint, il en découlera que, pour cet acte, elle se comporte seulement comme un instrument. Donc il n’est pas dans l’homme de faire cet acte ou pas; et ainsi il ne pourra pas être méritoire. Car est méritoire seulement ce qui est de quelque manière en nous ; et ainsi est enlevé totalement le mérite humain, puisque l’amour est la racine du mérite.

 

Tertium inconveniens est, quia sequeretur quod homo qui est in caritate, ad actum caritatis non sit promptus, neque ipsum delectabiliter agat. Ex hoc enim actus virtutum sunt nobis delectabiles, quod secundum habitus conformamur ad illos, et inclinamur in illos per modum inclinationis naturalis. Et tamen actus caritatis est maxime delectabilis et maxime promptus existenti in caritate; et per eumdem omnia quae agimus vel patimur, delectabilia redduntur. Relinquitur igitur quod oporteat esse quemdam habitum caritatis in nobis creatum, qui sit formale principium actus dilectionis.

Nec tamen per hoc excluditur quin spiritus sanctus, qui est caritas increata, sit in homine caritatem creatam habente, movens animam ad actum dilectionis, sicut Deus movet omnia ad suas actiones, ad quas tamen inclinantur ex propriis formis. Et inde est quod omnia disponit suaviter, quia omnibus dat formas et virtutes inclinantes in id ad quod ipse movet, ut in illud tendant non coacte, sed quasi sponte.

Il existe un troisième inconvénient : parce qu’il s’ensuivrait que l’homme qui est dans la charité ne serait pas prêt pour un acte de charité et ne le ferait pas avec plaisir. Car du fait que les actes des vertus nous sont agréables parce qu’en raison de nos habitus, elles nous y rendent conformes et nous y inclinent et à nous tourner vers eux par un penchant naturel. Et cependant l’acte de charité est très agréable et très prêt pour qui est dans la charité, et par ce même [acte], tout ce que nous faisons ou supportons est rendu plus agréable. Et il reste donc qu’il faut qu’il y ait un certain habitus de charité, créé en nous, qui soit le principe formel de l’acte d’aimer.

Et cependant, il n’est pas exclu par là que l’Esprit Saint, qui est charité incréée, soit dans l’homme qui possède une charité créée, mettant en mouvement l’âme pour l’acte d’amour, comme Dieu meut toutes choses pour ses actions, pour lesquelles nous sommes inclinés par leurs formes propres. De là vient qu’il dispose tout de manière agréable, parce qu’il donne à toutes choses les formes et les pouvoirs qui les inclinent à ce vers quoi lui-même les meut, pour que tout y tende, non sous la contrainte, mais quasi spontanément.

 

[65973] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod Deus est vita animae per modum moventis, et non per modum formalis principii.

Solutions :

1. Dieu est la vie de l’âme à la manière d’un moteur et non à la manière d’un principe formel.

 

[65974] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 2 Ad secundum dicendum, quod licet ad efficaciam moventis pertineat ut dispositionem non praeexigat in subiecto; tamen efficaciam eius demonstrat, si dispositionem fortem imprimat in passo vel moto. Fortis enim ignis non solum formam substantialem, sed et fortem dispositionem inducit. Unde fortius est agens quod sic ad agendum movet, quod etiam formam imprimit per quam agat, quam id movens quod sic movet ad agendum, ut tamen nullam imprimat formam. Unde cum spiritus sanctus sit virtuosissimum movens; sic movet ad diligendum, quod etiam habitum caritatis inducit.

2. Bien qu’il convienne à l’efficacité du moteur de ne pas préexiger de disposition dans le sujet, cependant il montre son efficacité, s’il imprime une forte disposition dans ce qui est subi ou mû. En effet, un grand feu induit non seulement la forme substantielle mais aussi une disposition forte. C'est pourquoi, plus fort est l’agent qui pousse ainsi à agir, qui imprime aussi la forme par laquelle il agit, que ce moteur qui met en mouvement pour agir sans lui induire aucune forme. C'est pourquoi, comme l’Esprit Saint est un moteur tout-puissant, il pousse à aimer et cela induit aussi un habitus de la charité.

 

[65975] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 3 Ad tertium dicendum, quod cum dicitur, Qui adhaeret Deo, unus spiritus est; non designatur unitas substantiae; sed unitas affectus, quae est inter amantem et amatum. In qua quidem unione habitus caritatis magis se habet ut principium amationis quam ut medium inter amantem et amatum; nam actus dilectionis immediate transit in Deum ut in amatum, non autem immediate in habitum caritatis.

3. Lorsqu’on dit : Qui s’attache à Dieu forme [avec lui] un seul esprit, on ne désigne pas une unité de substance mais l’unité de volonté qui existe entre celui qui aime et celui qui est aimé. Certes, dans cette union, l’habitus de la charité se comporte plus comme principe de la manifestation de l’amour que comme intermédiaire entre celui qui aime et celui qui est aimé ; en effet, l’acte d’amour passe immédiatement en Dieu comme dans l’être aimé mais pas immédiatement dans l’habitus de charité.

 

[65976] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 4 Ad quartum dicendum, quod licet dilectio qua diligimus proximum, sit Deus; non tamen excluditur quin praeter hanc dilectionem increatam, sit etiam in nobis dilectio creata, qua formaliter amamus, ut dictum est.

4. Bien que l’amour, par lequel nous aimons notre prochain, soit Dieu, il n’est cependant pas exclu qu’au-delà de cet amour incréé, il y ait aussi en nous un amour créé, par lequel nous aimons formellement, comme cela a été dit.

 

[65977] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 5 Ad quintum dicendum, quod Deus non solum causaliter dicitur dilectio vel caritas, sicut causaliter tantum dicitur spes vel patientia; sed etiam essentialiter. Non tamen excluditur quin praeter illam dilectionem quae essentialiter Deus est, sit etiam in nobis dilectio creata.

5. Dieu est appelé amour ou charité non seulement en tant que cause, comme on parle seulement en tant que cause de l’espérance ou de la patience ; mais aussi en tant qu’essence. Cependant, il n’est pas exclu qu’au-delà de cet amour qui est Dieu par essence, il y ait aussi en nous un amour créé.

 

[65978] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 6 Et per hoc etiam patet solutio ad sextum.

6. Et par ce raisonnement apparaît aussi la solution à donner au sixième argument.

 

[65979] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 7 Ad septimum dicendum, quod auctoritas illa eamdem difficultatem habet, sive ponatur creatus habitus caritatis in nobis, sive non. Cum enim dicit Augustinus, quod qui diligit proximum, magis cognoscit dilectionem qua diligit, quam proximum quem diligit, intelligere videtur de ipso actu dilectionis. Quem quidem actum nullus ponit esse aliquid increatum; unde ex hoc concludi non potest quod ipsa dilectio sic nota, sit Deus; sed quod in hoc quod percipimus actum dilectionis in nobis, sentimus in nobis ipsis quamdam Dei participationem, quia ipse Deus dilectio est; non quod sit ipse actus dilectionis quem percipimus.

7. Cette autorité présente la même difficulté, qu’on place ou non en nous un habitus de charité créée. En effet, quand Augustin dit que celui qui aime son prochain connaît mieux l’amour par lequel il aime que le prochain qu’il aime, il semble [le] comprendre à partir de l’acte d’aimer même. Certes, personne ne pense que cet acte soit incréé ; c'est pourquoi, on ne peut pas en conclure que l’amour même, ainsi connu, soit Dieu ; mais que, du fait que nous percevons l’action de l’amour en nous, nous sentons en nous-mêmes une certaine participation de Dieu, parce qu’il est lui-même l’amour ; non qu'il soit lui-même l’acte d'amour que nous percevons.

 

[65980] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 8 Ad octavum dicendum, quod creatura secundum quod magis perficitur, magis ad similitudinem Dei accedit. Unde, licet quaelibet creatura habeat quamdam Dei similitudinem in eo quod est et bona est; creatura tamen rationalis superaddit aliquam rationem similitudinis in eo quod intellectualis est; et adhuc aliam in hoc quod facta est : et sic in actu caritatis expressius percipitur Deus sicut in propinquiori similitudine.

8. La créature, selon qu’elle est plus accomplie, s’approche davantage de la ressemblance à Dieu. C'est pourquoi, bien que n’importe quelle créature ait une certaine ressemblance à Dieu dans le fait qu’elle est et qu’elle est bonne, cependant la créature douée de raison surajoute une autre raison de ressemblance dans le fait qu’elle est intellectuelle; elle y surajoute encore une autre raison dans le fait qu’elle a été créée ; ainsi, dans l’acte de charité, Dieu est perçu plus expressément comme dans une ressemblance plus proche.

 

[65981] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 9 Ad nonum dicendum, quod caritas habitus est; et difficile mobilis; quia non de facili, qui habet caritatem, inclinatur ad peccandum; licet ex peccato caritas amittatur.

9. La charité est un habitus, qui change difficilement, car ce n’est pas facilement que celui qui possède la charité se laisse aller à pécher, bien que celle-ci soit perdue par le péché.

 

[65982] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 10 Ad decimum dicendum, quod caritas coniungit bono infinito, non effective, sed formaliter; unde virtus infinita non competit caritati, sed caritatis auctori. Competeret autem caritati virtus infinita, si homo ad infinitum bonum per caritatem infinite ordinaretur : quod patet esse falsum. Modus enim sequitur formam rei.

10. La charité unit au bien infini non effectivement mais formellement ; c'est pourquoi la puissance infinie ne convient pas à la charité mais à son auteur. Mais le pouvoir infini conviendrait à la charité si l’homme était ordonné de manière infinie par la charité au bien infini, ce qui se révèle faux. En effet, le mode suit la forme d’une chose.

 

[65983] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod creatura est vanitas in quantum est ex nihilo, non autem in quantum est similitudo Dei; et ex hac parte est quod caritas creata veritati primae coniungit.

11. La créature est vanité en tant qu’elle vient du néant, mais non en tant qu’elle est ressemblance à Dieu ; et c’est de ce côté que la charité créée unit à la vérité première.

 

[65984] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod ad haeresim Pelagianam pertinet quod principia naturalia hominis sufficiant ad merendum vitam aeternam. Non est autem hoc haereticum, quod aliquo creato, quod est natura quaedam in aliquo praedicamento, mereamur. Manifestum est enim quod actibus meremur; et tamen actus, cum sint quaedam creata, in genere aliquo sunt, et natura quaedam sunt.

12. Il appartient à l’hérésie pélagienne que les principes naturels de l’homme suffisent à mériter la vie éternelle. Cependant, ce n’est pas hérétique de mériter par quelque chose de créé qui est une certaine nature, dans une certaine catégorie. En effet, il est clair que nous méritons par nos actes ; et cependant, comme certains sont créés, ils sont dans un genre et ils sont une nature[35].

 

[65985] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod Deus esse naturale creavit sine medio efficiente, non tamen sine medio formali. Nam unicuique dedit formam per quam esset. Et similiter dat esse gratiae per aliquam formam superadditam. Et tamen non est omnino simile; quia, ut dicit Augustinus super Ioan., [Sermo XV de verbis Apostoli] qui creavit te sine te, non iustificabit te sine te. In iustificatione ergo requiritur aliqua operatio iustificantis; et ideo requiritur quod sit ibi principium activum formale : quod non habet locum in creatione.

13. Dieu a créé l’être naturel sans intermédiaire [d’une cause] efficiente, mais pas sans intermédiaire formel. En effet, il a donné à chaque chose une forme par laquelle elle serait. Et de la même façon, il donne l’être de grâce par une forme surajoutée. Et cependant, ce n’est pas tout à fait pareil car, comme le dit Augustin (Homélies sur l’évangile de Jean, sermon XV sur les paroles de l’Apôtre) : « Celui qui t’a créé sans toi, ne te justifiera pas sans toi ». Donc, dans la justification, est requise une opération de celui qui justifie ; c’est pourquoi il est requis qu’il y ait un principe actif formel qui n’a pas place dans la création.

 

[65986] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod agens per medium est minus efficax in agendo, si utatur medio propter suam necessitatem. Sic autem non utitur Deus medio in agendo, quia nullius creaturae auxilio indiget; sed utitur mediis agentibus, ut servetur ordo in rebus. Sed si loquamur de medio formali, manifestum est quod quanto agens est perfectius, tanto magis formam inducit. Nam agens imperfectum non inducit formam, sed dispositionem tantum; et tanto debiliorem quanto est debilius.

14. L’agent par intermédiaire est moins efficace pour agir s’il se sert d’un intermédiaire à cause de sa nécessité. C’est ainsi que Dieu ne se sert pas d’intermédiaire pour agir car il n’a besoin de l’aide d’aucune créature ; mais il se sert d’agents intermédiaires pour préserver l’ordre des choses. Mais si nous parlons d’intermédiaire formel, il est évident que plus l’agent est parfait, plus il induit de forme. En effet, un agent imparfait n’induit pas de forme mais une disposition seulement, d’autant plus faible qu’il est plus faible.

 

[65987] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod homo et aliae rationales creaturae consequi possunt altiorem finem quam aliae creaturae; unde, licet ad hunc finem consequendum pluribus indigeant, nihilominus perfectiores sunt : sicut homo est melius dispositus qui potest consequi perfectam sanitatem per plures medicinas, quam ille qui non potest sanari perfecte, et ideo non indiget nisi paucis medicinis.

15. L’homme et les autres créatures raisonnables peuvent poursuivre une fin plus haute que les autres créatures ; c'est pourquoi, bien qu’elles aient plus de besoin pour atteindre leur fin, elles sont néanmoins plus parfaites : de même que l’homme qui peut obtenir une santé parfaite par de nombreux remèdes, est mieux disposé que celui qui ne peut être soigné parfaitement, et c'est pourquoi il n’a besoin que de peu de remèdes.

 

[65988] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod per caritatem creatam elevatur anima supra posse naturae, ut perfectius ordinetur ad finem, quam habeat facultas naturae; sed tamen non sic ordinatur ad consequendum Deum perfecte, sicut ipse perfecte se fruitur. Et hoc contingit ex hoc quod nihil creatum sit Deo proportionatum.

16. L’âme s’élève au-dessus des pouvoirs de la nature par la charité créée, pour être ordonnée à la fin de manière plus parfaite que sa faculté naturelle n’en a ; mais cependant, elle n’est pas ordonnée pour atteindre Dieu parfaitement, comme il jouit parfaitement de lui-même. Cela provient du fait que rien de créé n’est proportionné à Dieu.

 

[65989] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod licet bonum quod est Deus, sit praesens animae per seipsum; tamen requiritur medium formale ad hoc, quod anima perfecte ordinetur in ipsum ex parte animae, non autem ex parte ipsius Dei.

17. Quoique le bien, qui est Dieu, soit présent à l’âme par lui-même, cependant il requiert un intermédiaire formel pour que l’âme soit parfaitement ordonnée à lui, de son côté et non du côté de Dieu lui-même.

 

[65990] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 18 Ad decimumoctavum dicendum, quod Deus est forma per se subsistens; non autem ita quod formaliter alicui coniungatur.

18. Dieu est une forme qui subsiste par soi, mais pas de sorte à lui être uni formellement.

 

[65991] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 19 Ad decimumnonum dicendum, quod dato quod Deus per seipsum cognoscatur ab anima quia hoc aliam quaestionem habet; eodem modo per seipsum diligitur, sicut per seipsum cognoscitur; ut hoc quod dico per se accipiatur ex parte diligibilis, non autem ex parte diligentis. Non enim Deus propter aliquid aliud diligitur ab anima, sed propter seipsum; et tamen anima indiget aliquo formali principio ad perfecte diligendum Deum.

19. Une fois donné que Dieu serait connu par lui-même, par l’âme, parce que ceci comporte une autre question, c’est par lui-même qu’il s’aime, de la même manière qu’il se connaît par lui-même ; de même que ce que je dis serait reçu par soi du côté de celui qui est aimable mais pas de celui qui aime. Car Dieu n’est pas aimé par l’âme pour une autre raison que pour lui-même ; cependant, l’âme a besoin d’un principe formel pour aimer Dieu parfaitement.

 

[65992] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 20 Ad vicesimum dicendum, quod Deus non potest tantum diligi a nobis quantum diligibilis est; unde non sequitur quod amor caritatis qua diligimus Deum infinitus sit. Hoc enim non minus sequeretur de actu quam de habitu; et tamen nullus dicere potest actum dilectionis, quo diligimus Deum, esse aliquid increatum.

20. Nous ne pouvons aimer Dieu qu’autant qu’il est aimable ; d'où il ne découle pas que l’amour de charité par lequel nous aimons Dieu soit infini. Car ceci résulterait moins de l’acte que de l’habitus ; et cependant, personne ne peut dire que l’acte d’amour par lequel nous aimons Dieu soit quelque chose d’incréé.

 

[65993] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 21 Ad vicesimumprimum dicendum, quod habitus caritatis requiritur in nobis in quantum diligimus Deum; quod aliis creaturis non convenit, licet omnes creaturae diligantur a Deo.

21. L’habitus de la charité est requis en nous dans la mesure où nous aimons Dieu, ce qui ne convient pas aux autres créatures, bien qu’elles soient toutes aimées par Dieu.

 

[65994] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 22 Ad vicesimumsecundum dicendum, quod nullum accidens est dignius subiecto quantum ad modum essendi; quia substantia est ens per se, accidens vero ens in alio. Sed in quantum accidens est actus et forma substantiae, nihil prohibet accidens esse dignius substantia; sic enim comparatur ad ipsam ut actus ad potentiam, et perfectio ad perfectibile; et sic est caritas dignior anima.

22. Aucun accident n’est plus noble que le sujet quant à son mode d’existence ; parce que la substance est étant par soi, mais l’accident est étant par un autre. Mais dans la mesure où l’accident est acte et forme de la substance, rien n’empêche l’accident d’être plus noble que la substance ; car ainsi il se compare à elle comme l’acte à la puissance et comme la perfection au perfectible ; et ainsi la charité est plus noble que l’âme.

 

[65995] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 23 Ad vicesimumtertium dicendum, quod licet lex qua diligimus Deum et proximum, sit increata; tamen id quo formaliter Deum et proximum diligimus, est aliquid creatum. Lex enim increata est prima mensura et regula nostrae dilectionis.

23. Bien que la loi par laquelle nous aimons Dieu et notre prochain soit incréée, cependant ce par quoi nous aimons formellement Dieu et notre prochain est quelque chose de créé. En effet, une loi incréée est la première mesure et la première règle de notre amour.

 

[65996] De virtutibus, q. 2 a. 1 ad 24 Ad vicesimumquartum dicendum, quod caritas resuscitat spiritualiter mortuos, formaliter, sed non effective; unde non oportet quod sit virtutis infinitae; sicut nec anima Lazari, quae formaliter Lazarum resuscitavit, in quantum, per unionem eius ad corpus, Lazarus est resuscitatus.

24. La charité ressuscite les morts spirituellement, formellement, mais pas effectivement ; il ne faut donc pas qu’elle soit d’un pouvoir infini ; ainsi ce n’est pas l’âme de Lazare qui a ressuscité Lazare formellement, c’est dans la mesure de son union à son corps, que Lazare est ressuscité.

 

 

 

 

 

[65997] De virtutibus, q. 2 a. 2 tit. 1 Secundo quaeritur utrum caritas sit virtus

Article 2 – La charité est-elle une vertu ?

 

[65998] De virtutibus, q. 2 a. 2 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :[36]

Il semble que non.

 

[65999] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 1 Virtus enim est circa difficile, secundum philosophum in VI Ethic. Sed caritas non est circa difficile, quinimmo, ut Augustinus dicit in Lib. de verbis domini [Sermo IX] : Omnia gravia et immania, facilia et prope nulla facit amor. Ergo caritas non est virtus.

1. Car la vertu concerne ce qui est difficile, selon le philosophe (Éthique, VI) mais la charité ne concerne pas ce qui est difficile, bien plus, comme Augustin le dit dans Les paroles du Seigneur : « L’amour rend facile tout ce qui est lourd et monstrueux et [le réduit] à presque rien». Donc la charité n’est pas une vertu.

 

[66000] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 2 Sed dicebatur, quod illud quod est virtutis, est difficile in principio, sed facile est in fine.- Sed contra, in principio nondum est virtus. Si igitur solum in principio sit difficile, virtus non erit circa difficile.

2. Mais on pourrait dire que ce qui concerne la vertu est difficile en son commencement, mais facile en sa fin. - En sens contraire, au commencement, il n’y a pas encore de vertu. Donc si c’était difficile seulement au commencement, la vertu ne sera pas pour ce qui est difficile.

 

[66001] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 3 Praeterea, difficultas in virtutibus accidit ex contrarietate; inde enim fit difficile temperantiam servare propter contrarias concupiscentias. Sed caritas est circa summum bonum, cui non est aliquid contrarium. Ergo id quod est caritatis, non est difficile neque in fine neque in principio.

3. La difficulté dans les vertus vient de la contrariété ; de là il devient en effet difficile de conserver la tempérance à cause des concupiscences contraires. Or la charité concerne le bien suprême, pour laquelle il n’y a rien de contraire. Donc ce qui concerne la charité n’est pas difficile, ni dans la fin, ni au commencement.

 

[66002] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 4 Praeterea, diligere vel amare quoddam velle est. Sed apostolus dicit, Rom. VII, 18 : Velle adiacet mihi. Ergo diligere adiacet nobis; non ergo ad hoc aliqua virtus caritatis requiritur.

4. Aimer[37] est un certain vouloir. Or l’apôtre dit (Rm 7, 18) : Vouloir est à ma portée. Donc aimer est à notre portée; donc ce n’est pas pour cela qu’une vertu de charité est requise.

 

[66003] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 5 Praeterea, in mente nostra non est nisi intellectus et appetitus. Sed intellectus elevatur in Deum per fidem, affectus per spem. Non ergo oportet ponere tertiam virtutem caritatis ad elevandum mentem in Deum.

5. Dans notre esprit il n’y a que l’intellect et l’appétit. Or l’intellect est élevé en Dieu par la foi, l’affection par l’espérance. Donc il ne faut pas placer en troisième la vertu de charité pour élever l’esprit en Dieu.

 

 [66004] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 6 Sed dicendum, quod spes elevat, sed non coniungit; unde necessaria est caritas, quae coniungat.- Sed contra, spes, quia non coniungit, semper distantis est; unde illis qui per beatitudinis fruitionem coniunguntur Deo, non congruit spes. Si ergo caritas coniungit, pari ratione non competit illis qui nondum sunt coniuncti, scilicet existentibus in via. Sed virtus perficit nos in via; est enim dispositio perfecti ad optimum. Ergo caritas non est virtus.

6. Mais il faut dire que l’espérance élève, mais n’unit pas, c'est pourquoi la charité source d’union est nécessaire. Mais en sens contraire, l’espérance, parce qu’elle n’unit pas, est toujours éloignée, c'est pourquoi chez ceux qui sont unis à Dieu par la fruition de la béatitude, l’espérance ne se rencontre pas. Donc si la charité unit, à raison égale, elle ne convient pas à ceux qui ne sont pas encore unis, à savoir à ceux qui sont dans la voie. Or la vertu nous rend parfaits dans la voie, car c’est la disposition du parfait pour le meilleur. Donc la charité n’est pas une vertu.

 

[66005] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 7 Praeterea, gratia sufficienter coniungit nos Deo. Non igitur requiritur virtus caritatis ad hoc quod per ipsam Deo coniungamur.

7. La grâce nous unit suffisamment à Dieu. Donc la vertu de charité n’est pas requise pour que nous soyons unis à Dieu par elle.

 

[66006] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 8 Praeterea, caritas est quaedam amicitia hominis ad Deum. Sed amicitia hominis ad hominem non numeratur a philosophis inter virtutes politicas. Ergo nec caritas Dei debet numerari inter virtutes theologicas.

8. La charité est une amitié de l’homme pour Dieu[38]. Or l’amitié de l’homme pour l’homme n’est pas comptée par les philosophes parmi les vertus politiques[39]. Donc la charité non plus ne doit pas être comptée parmi les vertus théologales.

 

[66007] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 9 Praeterea, nulla passio est virtus. Amor est passio. Ergo non est virtus.

9. Aucune passion n’est une vertu. L’amour est une passion. Donc ce n’est pas une vertu.

 

[66008] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 10 Praeterea, virtus est in medio secundum philosophum. Sed caritas non est in medio; quia in amore Dei non potest esse aliquid superfluum. Ergo caritas non est virtus.

10. La vertu est dans l’intermédiaire selon le philosophe[40]. Or la charité n’est pas dans l’intermédiaire; parce que dans l’amour de Dieu il ne peut y avoir rien de superflu. Donc la charité n’est pas une vertu.

 

[66009] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 11 Praeterea, affectus est magis corruptus per peccatum quam intellectus; quia peccatum in voluntate est, ut Augustinus dicit De duabus animabus, cap. X et XI,. Sed intellectus noster non potest Deum videre immediate per seipsum in statu viae. Ergo nec affectus noster potest diligere Deum immediate per seipsum in statu viae. Sed diligere Deum per seipsum attribuitur caritati. Ergo caritas non debet inter virtutes quae perficiunt nos in via numerari.

11. L’affection est plus corrompue par le péché que l’intellect ; parce que le péché est dans la volonté, comme le dit Augustin (Les deux âmes, X et XI). Or notre intellect ne peut pas voir Dieu sans intermédiaire par lui-même dans le statut de la voie. Donc notre affection ne peut pas aimer Dieu sans intermédiaire par lui-même dans le statut de la voie. Or aimer Dieu par lui-même est attribué à la charité. Donc la charité ne doit pas être comptée parmi les vertus qui nous perfectionnent dans la voie.

 

[66010] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 12 Praeterea, virtus est ultimum de potentia rei, ut dicitur in I de Caelo [III,c. 2]. Sed delectatio est ultimum quod pertinet ad affectum. Ergo magis delectatio debet esse virtus quam amor.

12. La vertu est le dernier degré de la puissance, comme il est dit (Le ciel, 1, 3, 281 a 25). Or le plaisir est le dernier degré qui convient à l’affection. Donc la vertu doit être plus le plaisir que l’amour[41].

 

[66011] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 13 Praeterea, omnis virtus habet debitum modum; unde dicit Augustinus [in lib. de natura Boni, cependant. III et IV], quod peccatum, quod opponitur virtuti, est privatio modi, speciei et ordinis. Sed caritas non habet modum; quia, sicut dicit Bernardus [in lib. de diligendo Deo], modus caritatis est sine modo diligere. Ergo caritas non est virtus.

13. Toute vertu a une mesure obligée; c'est pourquoi Augustin (La nature du Bien, 3 et 4) dit que le péché, qui est opposé à la vertu, est la privation de mesure, de beauté et d’ordre. Or la charité n’a pas de mesure ; parce que, comme le dit Bernard (L’amour de Dieu), la mesure de la charité c’est aimer sans mesure. Donc la charité n’est pas une vertu.

 

[66012] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 14 Praeterea, una virtus non denominatur ab alia; quia omnes species eiusdem generis ex opposito dividuntur. Sed caritas denominatur ab aliis virtutibus; dicitur enim I ad Corinth. XIII, 4 : Patiens est, benigna caritas est. Ergo caritas non est virtus.

14. Une vertu ne tire pas son nom d’une autre ; parce que toutes les espèces d’un même genre sont séparées par opposition. Or la charité est dénommée par les autres vertus ; car il est dit 1 Co 13, 4 : La charité est patiente, bienveillante. Donc la charité n’est pas une vertu.

 

[66013] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 15 Praeterea, secundum philosophum in VIII Ethic. [cap. VIII], amicitia in quadam aequalitate consistit. Sed Dei ad nos est maxima inaequalitas, sicut infinite distantium. Ergo non potest esse amicitia Dei ad nos, vel nostri ad Deum; et ita caritas, quae huiusmodi amicitiam designat, non videtur esse virtus.

15. Selon le philosophe (Éthique, VIII, 1055 a 32) l’amitié consiste en une certaine égalité. Or, de Dieu à nous, l’inégalité est très grande, pour ainsi dire de distance infinie. Donc il ne peut pas y avoir d’amité de Dieu pour nous[42], ou de nous pour Dieu ; et ainsi la charité qui désigne une amitié de ce genre ne semble pas être une vertu.

 

[66015] De virtutibus, q. 2 a. 2 arg. 17 Praeterea, amor est excellentius timore. Sed timor, propter sui excellentiam, non est virtus, sed donum, quod est excellentius virtute. Ergo neque caritas est virtus, sed donum.

17. L’amour est bien meilleur que la crainte. Or celle-ci à cause de son excellence n’est pas une vertu, mais un don, qui est bien meilleur que la vertu. Donc la charité n’est pas une vertu mais un don.

 

[66016] De virtutibus, q. 2 a. 2 s. c. Sed contra, praecepta legis sunt de actibus virtutum. Sed actus caritatis praecipitur in lege; dicitur enim Matth. XXII, 37, quod primum et maximum mandatum est : Dilige Dominum Deum tuum. Ergo caritas est virtus.

En sens contraire :

 Les préceptes de la loi concernent les actes de vertu. Or l’acte de charité est ordonné dans la loi; car en Mt 22, 37, il est dit qu’il est le premier et le plus grand des commandements : Aime le Seigneur ton Dieu. Donc la charité est une vertu.

 

[66017] De virtutibus, q. 2 a. 2 co. Respondeo. Dicendum, quod caritas absque dubio virtus est. Cum enim virtus sit quae bonum facit habentem, et opus eius bonum reddit; manifestum est quod secundum propriam virtutem homo ordinatur ad proprium bonum. Proprium autem bonum hominis oportet diversimode accipi, secundum quod homo diversimode accipitur. Nam proprium bonum hominis in quantum homo, est bonum rationis, eo quod homini esse est rationale esse. Bonum autem hominis secundum quod est artifex, est bonum artis; et sic etiam secundum quod est politicus, est bonum eius bonum commune civitatis.

Réponse :

La charité est une vertu, à cela il n’y a aucun doute. En effet comme la vertu rend bon celui qui la possède et rend son oeuvre bonne, il est évident que c’est par sa propre vertu que l’homme est ordonné à son bien propre. Or le bien propre de l’homme doit être entendu de différentes manières, selon que l’homme est compris de différentes manières. Car le bien propre de l’homme, en tant que tel, est le bien de la raison, du fait que l’être de l’homme est un être raisonnable. Le bien de l’homme selon qu’il est artisan est le bien de son art ; et aussi selon qu’il est homme politique, c’est le bien commun de la cité[43].

 

Cum ergo virtus operetur ad bonum; ad virtutem cuiuslibet requiritur quod sic se habeat quod ad bonum bene operetur, id est voluntarie et prompte et delectabiliter, et etiam firmiter : hae enim sunt conditiones operationis virtuosae, quae non possunt convenire alicui operationi, nisi operans amet bonum propter quod operatur, eo quod amor est principium omnium voluntariarum affectionum. Quod enim amatur, desideratur dum non habetur, et delectationem infert quando habetur et tristitiam ingerunt ea quae ad habendo amatum impediunt. Ea etiam quae ex amore fiunt, et firmiter et prompte et delectabiliter fiunt. Ad virtutem igitur requiritur amor boni ad quod virtus operatur. Bonum autem ad quod operatur virtus quae est hominis in quantum homo, est homini connaturale; unde voluntati eius naturaliter inest huius boni amor, quod est bonum rationis. Sed si accipiamus virtutem hominis secundum aliquam aliam considerationem non naturalem homini, oportebit ad huiusmodi virtutem amorem illius boni, ad quod talis virtus ordinatur, esse aliquid superadditum circa naturalem voluntatem. Non enim artifex bene operatur nisi superveniat ei amor boni quod per operationem artis intenditur; unde philosophus dicit in VIII Polit.[cap. 1], quod ad hoc quod aliquis sit bonus politicus, requiritur quod amet bonum civitatis.

Donc puisque la vertu opère pour le bien, il est requis pour la vertu de n’importe qui de se comporter de manière à parfaitement opérer pour le bien, c’est-à-dire volontairement, promptement et avec plaisir, et aussi avec fermeté. Ce sont en effet là les conditions de l’opération vertueuse, qui ne peuvent convenir à quelque opération que si celui qui opère aime le bien pour lequel il agit, parce que l’amour est le principe de toutes les affections volontaires. En effet ce qu’on aime, on le désire quand on ne l’a pas et il apporte le plaisir quand on l’a, et ce qui en empêche la possession engendre la tristesse. Aussi ce qui est fait par amour se fait avec fermeté, promptitude et plaisir. Donc est requis pour la vertu l’amour du bien pour lequel la vertu agit. Or le bien pour lequel opère la vertu qui est de l’homme en tant que tel lui est connaturel; c'est pourquoi l’amour de ce bien qui est le bien de la raison est naturellement en sa volonté. Mais si nous concevons la vertu de l’homme selon une autre considération non naturelle à l’homme, il faudra pour une vertu de ce genre que l’amour de ce bien auquel cette vertu est ordonnée soit quelque chose de surajouté à la volonté naturelle. En effet l’artisan n’opère bien que si lui arrive l’amour du bien qu’il poursuit par l’opération de son art. C'est pourquoi le philosophe (Politique VIII, 1) dit que pour être un bon politique, il est requis qu’on aime le bien de la cité.

 

Si autem homo, in quantum admittitur ad participandum bonum alicuius civitatis, et efficitur civis illius civitatis; competunt ei virtutes quaedam ad operandum ea quae sunt civium, et ad amandum bonum civitatis; ita cum homo per divinam gratiam admittatur in participationem caelestis beatitudinis, quae in visione et fruitione Dei consistit, fit quasi civis et socius illius beatae societatis, quae vocatur caelestis Ierusalem secundum illud, Ephes. II, 19 : estis cives sanctorum et domestici Dei.

 Si donc l’homme, en tant qu’il est admis à prendre part au bien d’une cité, est établi citoyen de cette cité, des vertus lui incombent pour accomplir des actes de citoyen et pour aimer le bien de la cité. Ainsi lorsque l’homme par la grâce divine est admis à participer à la béatitude céleste qui consiste en la vision et en la jouissance de Dieu, il devient comme le concitoyen et le compagnon de cette bienheureuse société qui est appelée la Jérusalem céleste, selon ce qui est écrit (Eph 2, 19) : Vous êtes les concitoyens des saints et de ceux qui font partie de la maison de Dieu.

 

Unde homini sic ad caelestia adscripto competunt quaedam virtutes gratuitae, quae sunt virtutes infusae; ad quarum debitam operationem praeexigitur amor boni communis toti societati, quod est bonum divinum, prout est beatitudinis obiectum. Amare autem bonum alicuius civitatis contingit dupliciter : uno modo ut habeatur; alio modo ut conservetur.

 C'est pourquoi certaines vertus gratuites qui sont des vertus infuses sont ainsi propres à l’homme inscrit sur la liste pour les cieux; pour bien s’en acquitter, l’amour du bien commun est préexigé pour toute la société, qui est le bien divin, dans la mesure où il est l’objet de la béatitude. Mais aimer le bien d’une cité arrive de deux manières : a. pour le posséder, b. pour le conserver.

 

Amare autem bonum alicuius civitatis ut habeatur et possideatur, non facit bonum politicum; quia sic etiam aliquis tyrannus amat bonum alicuius civitatis ut ei dominetur : quod est amare seipsum magis quam civitatem; sibi enim ipsi hoc bonum concupiscit, non civitati. Sed amare bonum civitatis ut conservetur et defendatur, hoc est vere amare civitatem; quod bonum politicum facit : in tantum quod aliqui propter bonum civitatis conservandum vel ampliandum, se periculis mortis exponant et negligant privatum bonum.

 Mais aimer le bien d’une cité pour avoir ou posséder ne fait pas le bien politique : parce qu’ainsi un tyran aussi aime le bien de la cité pour la dominer, ce qui est s’aimer soi-même plus que la cité ; car il convoite ce bien pour lui et non pour la cité. Mais aimer le bien de la cité pour le conserver et le défendre, c’est là vraiment aimer la cité ; ce que fait le bon politique, en tant que certains s’exposent aux périls de mort pour conserver le bien de la cité et le développer, et négligent leur bien privé.

 

Sic igitur amare bonum quod a beatis participatur ut habeatur vel possideatur, non facit hominem bene se habentem ad beatitudinem, quia etiam mali illud bonum concupiscunt; sed amare illud bonum secundum se, ut permaneat et diffundatur, et ut nihil contra illud bonum agatur, hoc facit hominem bene se habentem ad illam societatem beatorum. Et haec est caritas, quae Deum per se diligit, et proximos qui sunt capaces beatitudinis, sicut seipsos; et quae repugnat omnibus impedimentis et in se et in aliis; unde nunquam potest esse cum peccato mortali, quod est beatitudinis impedimentum. Sic igitur patet quod caritas non solum est virtus, sed potissima virtutum.

Ainsi donc, aimer le bien auquel les bienheureux participent pour l’avoir et le posséder, ne rend pas l’homme bien disposé pour la béatitude, parce que les méchants aussi convoitent ce bien; mais l’aimer selon ce qu’il est, pour qu’il demeure et soit répandu, et pour que rien ne soit fait contre lui, c’est ce qui rend l’homme bien disposé pour cette société de bienheureux. Et telle est la charité qui aime Dieu par soi, et [qui aime] comme soi-même le prochain, qui est capable [d’obtenir] la béatitude; et elle s’oppose à tous les obstacles et en soi-même et dans les autres. C'est pourquoi elle ne peut jamais exister avec le péché mortel, qui est un empêchement pour la béatitude. Ainsi donc la charité est non seulement une vertu mais la plus grande des vertus.

 

[66018] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod virtus est circa illud quod in se difficile est, sed tamen habenti virtutem fit facile.

Solutions :

1. La vertu est pour ce qui en soi est difficile, mais pourtant pour celui qui la possède elle devient facile.

 

[66019] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 2 Et per hoc patet etiam solutio ad secundum. Non enim probat : manet enim, quantum in se est, difficile illud circa quod est virtus, adveniente virtute, sed quod facile fiat virtuoso, hoc est ex perfectione virtutis.

2. Par là paraît la solution à la seconde objection. Car [la vertu] n’apporte pas de preuve ; en effet pour ce qui la concerne, ce qui accompagne la vertu, à ses débuts, demeure difficile, mais ce qui devient facile pour l’homme vertueux vient de la perfection de la vertu.

 

[66020] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 3 Ad tertium dicendum, quod difficultas non solum est ex contrarietate, sed etiam est ex excellentia obiecti; sic enim aliquid dicitur esse difficile ad intelligendum quoad nos propter excellentiam intelligibilis, non propter aliquam contrarietatem.

3. La difficulté ne vient pas seulement de la contrariété, mais aussi de l’excellence de l’objet ; car on dit aussi que quelque chose est difficile à comprendre, selon nous à cause de la supériorité de l’intelligibilité, non à cause d’un empêchement.

 

[66021] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 4 Ad quartum dicendum, quod illud velle quod adiacet nobis a natura, est imperfectum et infirmum quantum ad spiritualia et gratuita; unde et apostolus ibidem subdit : Non enim quod volo bonum, hoc ago; et ideo requiritur auxilium gratuiti doni.

4. Ce vouloir qui se situe près de nous par nature est imparfait et faible, pour ce qui est spirituel et gratuit ; c'est pourquoi l’apôtre là-même ajoute : En effet ce que je veux de bien, je ne le fais pas et c'est pourquoi l’aide d’un don gratuit est requise.

 

[66022] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 5 Ad quintum dicendum, quod spes elevat affectum hominis in summum bonum ut adipiscendum; sed super hoc requiritur quod illud bonum ametur ad bonum esse hominis, ut supra, in corp. art., dictum est.

5. L’espérance élève l’affection de l’homme au souverain bien pour l’obtenir, mais au-dessus de cela il est requis que ce bien soit aimé pour le bien de l’être de l’homme, comme on l’a dit dans le corps de l’article.

 

[66023] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 6 Ad sextum dicendum, quod de ratione caritatis seu amoris est, quod coniungat secundum affectum; quae scilicet coniunctio intelligitur quantum ad hoc quod homo amicum reputat quasi alterum se, et vult ei bonum sicut et sibi. Sed coniungere secundum rem, non est de ratione caritatis, et ideo potest esse et habiti et non habiti. Sed non habitum facit desiderare; in habito vero, facit delectari.

6. Il est de la nature de la charité ou de l’amour d’unir selon l’affection ; laquelle union est comprise quant à ce que l’homme considère l’ami comme un autre lui-même et lui veut du bien comme à lui-même. Mais unir en réalité n’est pas de la nature de la charité, et c'est pourquoi ce peut être pour celui qui la possède ou non. Mais ce qu’on ne possède pas provoque le désir, tandis que dans ce qu’on possède, on trouve le plaisir.

 

[66024] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 7 Ad septimum dicendum, quod gratia coniungit nos Deo per modum assimilationis; sed requiritur quod uniamur ei per operationem intellectus et affectus, quod fit per caritatem.

7. La grâce nous unit à Dieu par mode de ressemblance, mais il est requis que nous soyons unis à lui par une opération de l’esprit et de l’affection, ce qui se fait par charité.

 

[66025] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 8 Ad octavum dicendum, quod amicitia non ponitur virtus, sed consequens virtutem; quia ex hoc ipso quod aliquis habet virtutem et amat bonum rationis, consequitur ex ipsa inclinatione virtutis quod diligat sibi similes, scilicet virtuosos, in quibus bonum rationis viget. Sed amicitia quae est ad Deum, in quantum est beatus et beatitudinis auctor, oportet praestitui ad virtutes quae in illam beatitudinem ordinant; et ideo, cum non sit consequens ad alias virtutes, sed praeambulum, ut ostensum est, oportet quod ipsa sit per se virtus.

8. L’amitié n’est pas considérée comme vertu mais comme ce qui l’accompagne ; parce que du fait que quelqu’un a la vertu et aime le bien de raison, il en découle par l’inclination de la vertu qu’il aime ses semblables, c'est-à-dire les vertueux, en qui le bien de raison a de la force. Mais l’amitié qui est pour Dieu en tant qu’il est bienheureux et auteur de la béatitude, doit être fixée d’avance pour les vertus qui mettent en rapport à cette béatitude ; et c'est pourquoi comme elle n’accompagne pas les autres vertus, mais qu'elle est le préambule, comme on l’a montré, il faut qu’elle soit vertu par soi.

 

[66026] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 9 Ad nonum dicendum, quod amor, secundum quod est in sensitiva parte, est passio : qui quidem amor est boni secundum sensum. Talis autem amor non est amor caritatis; unde ratio non sequitur.

9. L’amour, selon qu’il est dans la partie sensitive, est une passion ; c’est amour du bien selon la sensation. Mais un tel amour n’est pas l’amour de charité ; c'est pourquoi la raison n’est pas valable.

 

[66027] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 10 Ad decimum dicendum, quod hoc quod dicit philosophus, virtutem esse in medio; intelligitur de virtutibus moralibus; non autem est verum de virtutibus theologicis, inter quas est caritas, ut alibi, quaest. praeced., art. 10, ostensum est.

10. Ce que dit le philosophe, que la vertu est en intermédiaire, est compris des vertus morales, mais ce n’est pas vrai des vertus théologales parmi lesquelles il y a la charité, comme ailleurs (question précédente, a. 10) on l’a montré.

 

[66028] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod bonum intellectum movet voluntatem; et ideo licet intellectus per aliqua media Deum intelligat ut summum bonum, ex hoc ipso movet voluntatem, ut sic possit immediate amari, licet per media cognoscatur : quia hoc ipsum quo determinatur cognitio intellectus, movet affectum.

11. Le bien intellectuel meut la volonté, et ainsi, bien que l’intellect comprenne Dieu comme le souverain bien, par des intermédiaires, il meut la volonté par ce fait même qu'il peut ainsi être aimé sans intermédiaire, bien qu’il soit connu par des intermédiaires, parce que ce par quoi est limitée la connaissance intellectuelle, met en mouvement l’affection.

 

[66029] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod delectatio non importat operationem, sed aliquid consequens ad operationem; unde, cum virtus sit operationis principium, delectatio non ponitur inter virtutes, sed inter fructus, ut patet Galat. V, 22 : Fructus autem spiritus est caritas, gaudium, pax, patientia.

12. Le plaisir n’apporte pas d’opération, mais quelque chose qui accompagne l’opération ; c'est pourquoi comme la vertu est le principe de l’opération, le plaisir n’est pas placé parmi les vertus, mais parmi les fruits ; comme on le voit dans Gal 5, 22 : Le fruit de l’esprit c’est la charité, la joie, la paix, la patience.

 

[66030] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod obiectum caritatis transcendit omnem facultatem humanam, scilicet Deus; unde quantumcumque voluntas humana conetur ad amandum Deum, non potest attingere ut amet eum quantum est amandus. Et ideo dicitur non habere modum caritas, quia non est aliquis terminus fixus divinae dilectionis ultra quem, si diligatur, sit contra rationem virtutis, sicut accidit in virtutibus moralibus, quae consistunt in medio; hoc enim ipsum quod est non habere sic modum, est caritatis modus. Ex hoc igitur non potest concludi quod caritas non sit virtus; sed quod non consistat in medio, sicut virtutes morales.

13. L’objet de la charité, à savoir Dieu, transcende toute faculté humaine; c'est pourquoi chaque fois que la volonté humaine s’efforce d’aimer Dieu, elle ne peut pas parvenir à l’aimer autant qu’il doit l’être. Et c'est pourquoi on dit que la charité n’a pas de mesure, parce qu’il n’y a pas un terme fixe de l’amour divin au-delà duquel, s’il est aimé, c’est contre la nature de la vertu, comme il arrive dans les vertus morales, qui s’établissent dans l’intermédiaire ; car cela même qui consiste à ne pas avoir de mesure, est la mesure de la charité. Par cela donc, on peut conclure non que la charité ne soit pas une vertu, mais qu’elle ne consiste pas en un intermédiaire comme les vertus morales.

 

[66031] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod caritas dicitur patiens et benigna, quasi denominata ab aliis virtutibus, in quantum producit actus omnium virtutum.

14. On dit que la charité est patiente et bienveillante, comme dénommée à partir des autres vertus en tant qu’elle produit les actes de toutes les vertus.

 

[66032] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod caritas non est virtus hominis in quantum est homo, sed in quantum per participationem gratiae fit Deus et filius Dei, secundum illud I Ioan. III, 1 : Videte qualem caritatem dedit nobis pater, ut filii Dei nominemur et simus.

15. La charité n’est pas la vertu de l’homme en tant qu’homme, mais en tant que par la participation de la grâce, il devient Dieu et fils de Dieu, selon cette parole de 1 Jn 3, 1 : Voyez quelle charité le Père nous a donnée, pour que nous soyons appelés fils de Dieu et nous le sommes.

 

[66033] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod amor summi boni, prout est principium esse naturalis, inest nobis a natura; sed prout est obiectum illius beatitudinis quae totam capacitatem naturae creatae excedit, non inest nobis a natura, sed est supra naturam.

16 L’amour du souverain bien est le principe de l’être naturel, dans la mesure où il est en nous par nature, mais dans la mesure où il est l’objet de cette béatitude qui dépasse toute la capacité de la nature, il n’est pas en nous par nature, mais il est au-dessus de la nature.

 

[66034] De virtutibus, q. 2 a. 2 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod dona perficiunt virtutes elevando eas supra modum humanum, sicut donum intellectus virtutem fidei, et donum timoris virtutem temperantiae in recedendo a delectabilibus ultra humanum modum. Sed circa amorem Dei non inest aliqua imperfectio, quam oporteat per aliquod donum perfici; unde caritas non ponitur donum virtutis, quae tamen excellentior est omnibus donis.

17. Les dons rendent parfaites les vertus en les élevant au-dessus du mode humain, comme le don d’intelligence, la vertu de foi, et le don de crainte, la vertu de tempérance, en éloignant de ce qui est délectable au-delà de la mesure humaine. Mais pour l’amour de Dieu, il n’y a aucune imperfection, qu’il faudrait achever par un don ; c'est pourquoi la charité n’est pas placée comme don de vertu, elle qui cependant est plus excellente que tous les dons.

 

 

 

 

[66035] De virtutibus, q. 2 a. 3 tit. 1 Tertio quaeritur utrum caritas sit forma virtutum

Article 3 – La charité est-elle la forme des vertus ?

 

[66036] De virtutibus, q. 2 a. 3 tit. 2 Et videtur quod non.

Il semble que non.

 

[66037] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 1 Forma enim dat esse et speciem ei cuius est forma. Sed caritas non dat esse et speciem cuilibet virtuti. Ergo caritas non est forma aliarum virtutum.

Objections :[44]

1. Car la forme donne l’être et l’espèce à ce dont elle est la forme. Or la charité ne donne à n’importe quelle vertu ni l’être ni l’espèce. Donc la charité n’est pas la forme des autres vertus.

 

[66038] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 2 Praeterea, formae non est forma. Sed omnes virtutes sunt formae; sunt enim perfectiones quaedam. Ergo caritas non est forma virtutum.

2. La forme ne vient pas d’une forme. Or toutes les vertus sont des formes, car elles sont des perfections. Donc la charité n’est pas la forme des vertus.

 

[66039] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 3 Praeterea, forma cadit in definitione eius cuius est forma. Sed caritas non cadit in definitione virtutum. Ergo caritas non est forma virtutum.

3. La forme tombe dans la définition de ce dont elle est la forme. Or la charité ne tombe pas dans la définition des vertus. Donc la charité n’est pas la forme des vertus.

 

[66040] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 4 Praeterea, ea quae dividuntur ex opposito, non ita se habent, quod unum sit forma alterius. Sed caritas ex opposito dividitur aliis virtutibus, ut patet I ad Cor. XIII, 13 : Nunc autem manent fides, spes, caritas, tria haec. Ergo caritas non est forma virtutum.

4. Ce qui est séparé par un contraire ne se comporte pas de sorte que l’un soit la forme de l’autre. Or la charité est séparée des autres vertus par opposé, comme on le voit en 1 Co 13, 13 : Mais maintenant demeurent la foi, l’espérance et la charité, ces trois-là. Donc la charité n’est pas la forme des vertus.

 

[66041] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 5 Sed dicendum, quod caritas non est forma intrinseca virtutum, sed exemplaris.- Sed contra, exemplatum trahit speciem ab exemplari. Si igitur caritas est forma exemplaris omnium virtutum, omnes virtutes trahunt speciem ab ipsa. Ergo omnes virtutes essent unius speciei; quod est falsum.

5. Il faut dire que la charité n’est pas la forme intrinsèque des vertus, mais leur forme exemplaire. – En sens contraire, l’image tire son espèce de l’exemplaire. Si donc la charité est la forme exemplaire de toutes les vertus, elles tirent leur espèce d’elle. Donc toutes les vertus sont d’une seule espèce, ce qui est faux.

 

[66042] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 6 Praeterea, forma exemplaris est ad quam aliquid fit. Non ergo est necessaria nisi ad hoc quod res fiat. Si ergo caritas est forma exemplaris virtutum, non erit necessaria caritas nisi ad generationem virtutum. Et ideo virtutibus habitis, non erit necessarium habere caritatem; quod patet esse falsum.

6. La forme exemplaire est pour celle à laquelle quelque chose est fait. Donc elle n’est nécessaire que pour que la chose soit faite. Si donc la charité est la forme exemplaire des vertus, la charité ne sera nécessaire que pour la génération des vertus. Et ainsi une fois les vertus possédées, il ne sera pas nécessaire d’avoir la charité, ce qui apparaît comme faux.

 

[66043] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 7 Praeterea, exemplar est necessarium facienti, non autem utenti iam facto; sicut exemplar est necessarium ad transcribendum librum, non autem ad utendum libro iam scripto. Si igitur caritas est forma exemplaris virtutum, non competit nobis, qui virtutibus utimur, sed Deo, qui in nobis virtutes operatur.

7. L’exemplaire est nécessaire à celui qui fait, mais pas à celui qui se sert de ce qui est fait. De même l’exemplaire est nécessaire pour transcrire un livre, mais non pour se servir du livre déjà écrit. Si donc la charité est la forme exemplaire des vertus, elles ne nous convient pas à nous qui utilisons les vertus mais à Dieu qui les opère en nous.

 

[66044] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 8 Praeterea, exemplar potest esse sine exemplato. Si igitur caritas sit forma exemplaris virtutum, sequitur quod possit esse sine aliis virtutibus; quod est falsum.

8. L’exemplaire peut exister sans image. Si donc la charité est la forme exemplaire des vertus, il en découle qu’elle pourrait être sans les autres vertus ; ce qui est faux.

 

[66045] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 9 Praeterea, quaelibet virtus habet formam a suo fine et obiecto. Quod autem est per se formatum, non indiget formari ab alio; et ita caritas non est forma virtutum.

9. N’importe quelle vertu tient sa forme de sa fin et de son objet. Mais ce qui est mis en forme par soi, n’a pas besoin d’être mis en forme par un autre, et ainsi la charité n’est pas la forme des vertus.

 

[66046] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 10 Praeterea, natura semper facit quod melius est. Multo igitur magis Deus. Sed melius est aliquid esse formatum quam informe. Cum igitur virtutes in nobis operetur Deus, videtur quod faciat eas formatas; et ita non indigent formari a caritate.

10. La nature fait toujours ce qui est meilleur. Donc Dieu beaucoup plus. Or est meilleur un être en forme qu’un être sans forme. Donc comme Dieu opère en nous les vertus, il semble qu’il les mette en forme, et ainsi elles n’ont pas besoin d’être mises en forme par la charité.

 

[66047] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 11 Praeterea, fides est quoddam spirituale lumen. Sed lumen est forma eorum quae videntur in lumine. Ergo, sicut lux corporalis est forma colorum, sic fides est forma caritatis et aliarum virtutum; non autem caritas.

11. La foi est une certaine lumière spirituelle. Or la lumière est la forme de ce qui est vu dans la lumière. Donc de même que la lumière corporelle est la forme des couleurs, la foi est la forme de la charité et des autres vertus, mais pas la charité.

 

[66048] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 12 Praeterea, ordo perfectionum est secundum ordinem perfectibilium. Sed virtutes sunt perfectiones potentiarum animae. Ergo secundum ordinem potentiarum est ordo virtutum. Sed inter alias potentias animae altior est intellectus ipsa voluntate. Ergo et fides est altior caritate; et ita fides magis est forma caritatis quam e converso.

12. L’ordre des perfections dépend de l’ordre des perfectibles. Or les vertus sont les perfections des puissances de l’âme. Donc l’ordre des vertus dépend de l’ordre des puissances. Or parmi les autres puissances de l’âme, l’intellect est plus haut que la volonté. Donc la foi aussi est plus haute que la charité, et ainsi la foi est plus la forme de la charité que le contraire.

 

[66049] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 13 Praeterea, sicut se habent virtutes morales ad invicem, ita et theologicae. Sed prudentia, quae est in vi cognitiva, informat alias virtutes quae sunt in vi appetitiva, scilicet iustitiam, fortitudinem, temperantiam et huiusmodi. Ergo et fides, quae in cognitiva est, informat caritatem, quae est in appetitiva, et non e converso.

13. De la même manière que les vertus morales se comportent entre elles, se comportent aussi les vertus théologales. Or la prudence, qui est dans la force cognitive, met en forme les autres vertus qui sont dans la force appétitive, à savoir la justice, la force, la tempérance etc. Donc la foi aussi qui est dans la partie cognitive, met en forme la charité, qui est dans la partie appétitive, et non à l’inverse.

 

[66050] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 14 Praeterea, forma virtutis est modus eius. Sed rationis est imponere modum appetitui, et non e converso. Ergo fides, quae est in ratione, magis est forma caritatis, quae est in parte appetitiva, quam e converso.

14. La forme de la vertu est son mode. Or c’est le propre de la raison d’imposer un mode à l’appétit, et non le contraire. Donc la foi, qui est dans la raison, est plus une forme de la charité, qui est dans la partie appétitive, que le contraire.

 

[66051] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 15 Praeterea, Matth. I, 2, super illud, Abraham genuit Isaac, Isaac genuit Iacob, dicit Glossa, quod fides genuit spem et spes caritatem. Sed omne genitum recipit formam a generante. Ergo caritas recipit formam a fide et spe, et non e converso.

15. Mt 1, 2, sur ce verset : Abraham a enfanté Isaac, Isaac a enfanté Jacob, la glose dit que la foi a engendré l’espérance et l’espérance la charité. Or tout ce qui est engendré reçoit sa forme de celui qui l’engendre. Donc la charité reçoit la forme de la foi et de l’espérance, et non le contraire.

 

[66052] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 16 Praeterea, in uno et eodem, potentia praecedit actum tempore. Si igitur caritas comparetur ad alias virtutes ut actus et forma, sequetur quod aliae virtutes prius tempore sint in homine quam caritas; quod est falsum.

16. Dans un seul et même objet la puissance précède temporellement l’acte. Si donc la charité est comparée aux autres vertus comme l’acte et la forme, il en découle que les autres vertus sont temporellement dans l’homme avant la charité ; ce qui est faux.

 

[66053] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 17 Praeterea, informatio in moralibus est ex fine. Sed omnes virtutes ordinantur, sicut in finem ultimum, in visionem Dei, quae est tota merces, ut Augustinus dicit, et quae succedit fidei. Ergo omnes aliae virtutes formam recipiunt ex fine fidei; et sic videtur quod fides sit forma caritatis magis quam e converso.

17. La mise en forme dans le domaine moral provient de sa fin. Or toutes les vertus sont ordonnées comme à leur fin ultime à la vision de Dieu, qui est la récompense totale, comme Augustin le dit, et qui succède à la foi. Donc toutes les autres vertus reçoivent une forme de la fin de la foi : et ainsi il semble que la foi soit la forme de la charité plus que le contraire.

 

[66054] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 18 Praeterea, finis efficiens et forma non incidunt in idem numero, secundum philosophum in II Phys., text. 70. Sed caritas est finis virtutum et motor earum. Ergo non est forma ipsarum.

18. La fin efficiente et la forme ne tombent pas dans le même en nombre, selon le philosophe (Physique, II, 7, 198 a 24). Or la charité est la fin des vertus et leur moteur. Donc elle n’est pas leur forme.

 

[66055] De virtutibus, q. 2 a. 3 arg. 19 Praeterea, illud a quo est principium essendi, est forma. Sed principium esse spiritualis est gratia, secundum illud 1 Corinth. c. XV, 10 : Gratia Dei sum id quod sum. Ergo gratia Dei est forma virtutum, et non caritas.

19. Ce d’où vient le principe d’être est une forme. Or le principe d’être spirituel est la grâce, selon cette parole de 1 Co 15, 10 : Je suis ce que je suis par la grâce de Dieu. Donc la grâce de Dieu est la forme des vertus, et non la charité.

 

[66056] De virtutibus, q. 2 a. 3 s. c. Sed contra, est quod Ambrosius, lib. II In Lucam, dicit, quod caritas est forma et mater virtutum.

En sens contraire :

Il y a ce que dit Ambroise (Luc. II) : «La charité est la forme et la mère des vertus».

 

[66057] De virtutibus, q. 2 a. 3 co. Respondeo. Dicendum, quod caritas est forma virtutum, motor et radix.

Réponse :

La charité est la forme des vertus, leur moteur et leur racine.

 

Ad cuius evidentiam sciendum est, quod de habitibus oportet nos secundum actus iudicare; unde quando id quod est unius habitus, est ut formale in actu alterius habitus, oportet quod unus habitus se habeat ad alium ut forma. In omnibus autem actibus voluntariis id quod est ex parte finis, est formale : quod ideo est, quia unusquisque actus formam et speciem recipit secundum formam agentis, ut calefactio secundum calorem.

 Pour éclaircir cette question il faut savoir qu’il est nécessaire que nous jugions des habitus selon leurs actes ; c'est pourquoi lorsque ce qui est d’un seul habitus est comme formel dans l’acte d’un autre habitus, il est nécessaire que l’un se comporte vis-à-vis de l’autre comme une forme. Or dans tous les actes volontaires, ce qui est du côté de la fin est formel ; la raison en est que chaque acte reçoit sa forme et son espèce selon la forme de l’agent, comme l’échauffement vient de la chaleur.

 

Forma autem voluntatis est obiectum ipsius, quod est bonum et finis, sicut intelligibile est forma intellectus; unde oportet quod id quod est ex parte finis, sit formale in actu voluntatis. Unde idem specie actus, secundum quod ordinatur ad unum finem, cadit sub forma virtutis; et secundum quod ordinatur ad alium finem, cadit sub forma vitii; ut patet de eo qui dat eleemosynam vel propter Deum, vel propter inanem gloriam. Actus enim unius vitii, secundum quod ordinatur ad finem alterius vitii, recipit formam eius; utpote qui furatur ut fornicetur, materialiter quidem fur est, formaliter vero intemperatus.

 La forme de la volonté est son objet parce qu’il est le bien et la fin, comme l’intelligible est la forme de l’intellect. C'est pourquoi il est nécessaire que ce qui est du côté de la fin soit formel dans l’acte de la volonté. C'est pourquoi l’acte identique en espèce, selon qu’il est ordonné à une seule fin, tombe sous la forme de la vertu; et selon qu’il est ordonné à une autre fin, il tombe sous la forme du vice, comme on le voit de celui qui fait l’aumône ou pour Dieu ou par vaine gloire. Car l’acte d’un seul vice, selon qu’il est ordonné à la fin d’un autre vice, endosse sa forme ; par exemple celui qui vole pour forniquer est matériellement voleur et formellement intempérant.

 

Manifestum est autem quod actus omnium aliarum virtutum ordinatur ad finem proprium caritatis, quod est eius obiectum, scilicet summum bonum. Et de virtutibus quidem moralibus manifestum est : nam huiusmodi virtutes sunt circa quaedam bona creata quae ordinantur ad bonum increatum sicut ad ultimum finem. Sed de virtutibus aliis theologicis idem manifestum est : nam ens increatum est quidem obiectum fidei, ut verum; et in quantum est appetibile, habet rationem boni. Et sic tendit fides in ipsum, in quantum est appetibile, cum nullus credat nisi volens. Spei autem obiectum licet sit ens increatum, in quantum est bonum, tamen dependet ab obiecto caritatis : est enim bonum, obiectum spei, in quantum est desiderabile et consequibile : nullus enim desiderat consequi aliquod bonum nisi per hoc quod amat ipsum.

 Il est évident que l’acte de toutes les autres vertus est ordonné à la fin propre de la charité qui est son objet, à savoir le bien suprême. Et c’est évident pour les vertus morales; car les vertus de ce genre sont pour des biens créés qui sont ordonnés au bien incréé comme à leur fin dernière. Mais pour les autres vertus théologales la même chose est évidente ; car l’étant incréé est l’objet de la foi, comme vrai; et en tant qu’il est désirable, il a nature de bien. Et ainsi la foi tend en lui, en tant qu'il est désirable, puisque personne ne croit que s’il veut. Bien que l’objet de l’espérance soit l’étant incréé en tant qu’il est bon, cependant il dépend de l’objet de la charité ; en effet il est le bien, objet d’espérance, en tant qu'il est désirable et peut être atteint ; personne en effet ne désire obtenir un bien, sinon parce qu’il l’aime.

 

Unde manifestum est quod in actibus omnium virtutum est formale id quod est ex parte caritatis; et pro tanto dicitur forma omnium virtutum, in quantum scilicet omnes actus omnium virtutum ordinantur in summum bonum amatum, ut ostensum est. Et quia praecepta legis sunt de actibus virtutum; inde est quod apostolus dicit, I Timoth. cap. I, 5, quod finis praecepti est caritas.

C'est pourquoi il est évident que dans les actes de toutes les vertus est formel ce qui vient du côté de la charité, et pour autant elle est dite la forme de toutes les vertus, en tant que tous les actes de toutes les vertus sont ordonnés vers le bien suprême aimé, comme on l’a montré. Et parce que les préceptes de la loi concernent les actes des vertus, il y a ce que dit l’Apôtre (1 Tm 1, 5) : La fin du précepte est la charité.

 

Et hinc etiam apparet, quomodo caritas sit motor omnium virtutum; in quantum scilicet importat actus omnium aliarum virtutum. Omnis enim virtus vel potentia superior dicitur movere per imperium inferiorem, ex eo quod actus inferioris ordinatur ad finem superioris; sicut aedificativa imperat caementariae, eo quod actus caementariae artis ordinatur ad formam domus, quae est finis aedificativae. Unde cum omnes aliae virtutes ordinentur ad finem caritatis, ipsa imperat actus omnium virtutum, et ex hoc dicitur motor earum.

Et de là aussi apparaît comment la charité est le moteur de toutes les vertus, en tant qu’elle en suscite les actes. En effet on dit que toute vertu ou puissance supérieure meut par un pouvoir inférieur, du fait que l’acte de l’inférieur est ordonné à la fin du supérieur; comme le pouvoir de bâtir commande au maçon, parce que l’art de celui-ci est ordonné à la forme de la maison, qui est le but du pouvoir de bâtir. C'est pourquoi, comme toutes les autres vertus sont ordonnées à la fin de la charité, celle-ci commande les actes de toutes les vertus, et par là on dit qu’elle est leur moteur.

 

Et quia mater dicitur quae in se accipit et concipit; ideo dicitur caritas mater omnium virtutum, in quantum ex conceptione sui finis producitur actus omnium virtutum; et eadem etiam ratione dicitur radix virtutum.

Et parce qu’on dit qu’une mère reçoit en soi et conçoit, on dit aussi que la charité est la mère de toutes les vertus, en tant que par la conception de sa fin, elle produit les actes de toutes les vertus ; et pour la même raison on dit qu’elle est la racine des vertus.

 

[66058] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod licet caritas non det unicuique virtuti propriam speciem, dat tamen unicuique virtuti communem speciem virtutis, secundum quod loquimur de virtute prout est principium merendi.

Solutions :

1. Bien que la charité ne donne pas à chaque vertu une espèce propre, elle donne cependant à chacune une espèce commune, selon qu’on parle de la vertu en tant qu’elle est le principe du mérite.

 

[66059] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 2 Ad secundum dicendum, quod formae non est forma, ita quod una forma praestet subiectum alteri. Nihil tamen prohibet plures formas in eodem subiecto esse secundum quemdam ordinem; scilicet ut una sit formalis respectu alterius, sicut color est formalis respectu superficiei. Et hoc modo caritas potest esse forma aliarum virtutum.

2. La forme ne vient pas de la forme, de sorte qu’une forme procure le sujet à un autre. Cependant rien n’empêche plusieurs formes d’être dans le même sujet selon un certain ordre ; à savoir que l’une soit formelle en rapport avec l’autre, comme la couleur est formelle en rapport à la surface. Et de cette manière, la charité peut être la forme des autres vertus.

 

[66060] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 3 Ad tertium dicendum, quod caritas cadit in definitione virtutis meritoriae, ut patet per definitionem Augustini, dicentis [lib. V1 Contra Iulianum, cap. VI], quod virtus est bona qualitas mentis, qua recte vivitur : non enim recte vivitur nisi per hoc quod vita nostra ordinatur in Deum; quod caritas facit.

3. La charité tombe dans la définition de la vertu méritante, comme on le voit par la définition d’Augustin (Contre Julien VI, 6), qui dit que la vertu est une bonne qualité de l’esprit par laquelle on vit avec rectitude ; car on ne vit ainsi que par le fait que notre vie est ordonnée à Dieu, ce que fait la charité.

 

[66061] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 4 Ad quartum dicendum, quod ratio illa procedit de forma quae intrat constitutionem rei. Sic autem caritas non dicitur forma virtutum, sed alio modo; ut supra dictum est.

4. Cette raison procède de la forme qui pénètre la constitution de la chose. Mais ainsi on ne dit pas que la charité est la forme des vertus, mais [on parle] d’une autre manière, comme il a été dit ci-dessus.

 

[66062] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 5 Ad quintum dicendum, quod caritas, cum sit communis forma virtutum, trahit quidem virtutes in unam speciem communem, non autem in unam speciem propriam, quae dicitur species specialissima.

5. Comme la charité est la forme commune des vertus, elle tire les vertus dans une espèce commune, mais non dans une espèce propre, qui est dite une espèce très particulière.

 

[66063] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 6 Ad sextum dicendum, quod caritas potest dici forma exemplaris virtutum, non ad cuius similitudinem virtutes generentur, sed in quantum ad eius similitudinem quodammodo operantur; et ideo, quamdiu necesse est operari secundum virtutem, necessaria est caritas.

6. On peut dire que la charité est la forme exemplaire des vertus, non que les vertus soient engendrées à sa ressemblance, mais en tant qu’elles opèrent d’une certaine manière à sa ressemblance et c'est pourquoi, aussi longtemps qu’il est nécessaire d’opérer selon la vertu, la charité est nécessaire.

 

[66064] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 7 Ad septimum dicendum, quod licet creare virtutes sit Dei tantum, tamen operari secundum virtutem, est etiam hominis habentis virtutem; et ideo indiget caritate.

7. Bien que créer les vertus appartienne à Dieu seulement, cependant opérer selon la vertu appartient aussi à l’homme qui possède la vertu, et c'est pourquoi il a besoin de la charité.

 

[66065] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 8 Ad octavum dicendum, quod caritas quantum ad actum non solum habet exemplaritatem, sed etiam virtutem motivam et effectivam. Exemplar autem effectivum non est sine exemplato, quia producit illud in esse; et sic caritas non est sine aliis virtutibus.

8. La charité, quant à l’acte, a non seulement l’exemplarité, mais aussi une puissance concernant le mouvement et l’exécution. Mais l’exemplaire qui concerne l’exécution n’est pas sans son image, parce qu’il le produit dans l’être ; et ainsi la charité n’est pas sans les autres vertus.

 

[66066] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 9 Ad nonum dicendum, quod a proprio fine et a proprio obiecto quaelibet virtus habet formam specialem, per quam est haec virtus; sed a caritate habet quamdam formam communem, secundum quam est meritoria vitae aeternae.

9. Par sa propre fin et par son objet propre, n’importe quelle vertu a une forme spéciale, par laquelle elle est cette vertu ; mais par la charité elle a une forme commune, selon qu’elle permet de mériter la vie éternelle.

 

[66067] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 10 Ad decimum dicendum, quod Deus facit in nobis virtutes formatas speciali forma et generali : speciali quidem ex obiecto et fine, generali autem ex caritate.

10. Dieu forme en nous les vertus d’une forme spéciale et générale ; spéciale par l’objet et la fin, mais générale par la charité.

 

[66068] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod lumen est forma colorum, in quantum sunt visibiles actu per lucem, et similiter fides est forma virtutum, in quantum sunt a nobis cognoscibiles : quod enim est virtuosum vel contra virtutem per fidem cognoscimus. Sed in quantum virtutes sunt operativae, per caritatem informantur.

11. La lumière est la forme des couleurs, en tant que, par elle, elles sont visibles en acte, et de la même manière la foi est la forme des vertus, en tant qu’elles nous sont connaissables, car nous connaissons par la foi ce qui concerne les vertus ou ce qui est contre elles. Mais en tant que les vertus sont opératives, elles sont mises en forme par la charité.

 

[66069] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod intellectus simpliciter est prior voluntate, quia bonum intellectum est obiectum voluntatis. Sed tamen in operando et movendo prior est voluntas. Non enim intellectus intelligit et movet nisi voluntate accedente; unde etiam ipsum intellectum movet voluntas, in quantum est operativus : utimur enim intellectu quando volumus. Unde, cum credere sit intellectus a voluntate moti (credimus enim aliquid quia volumus); sequitur quod magis caritas det formam fidei quam e converso.

12. L’intellect est absolument avant la volonté, parce que le bien intellectuel est l’objet de la volonté. Mais cependant pour opérer et mettre en mouvement, la volonté est avant. Car l’intellect ne pense et ne meut que par une volonté qui s’y ajoute; c'est pourquoi aussi la volonté meut l’intellect lui-même en tant qu’il est opératif ; car nous nous servons de l’intellect quand nous voulons. C'est pourquoi, comme croire est pensé par la volonté qui est mue (car nous croyons quelque chose parce que nous le voulons) ; il en découle que la charité donne plus la forme à la foi qu’à l’inverse.

 

[66070] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod actus voluntatis est secundum ordinem volentis ad res ipsas prout in se sunt. Actus autem intellectus est secundum quod res intellectae sunt in intelligente : unde quando res sunt infra intelligentem, intellectus illarum est dignior voluntate : quia tunc altiori modo sunt in intellectu res quam in seipsis, cum omne quod est in altero, sit in eo per modum eius in quo est; sed quando res sunt altiores intelligente, tunc voluntas altius ascendit quam possit pertingere intellectus. Et inde est quod in moralibus quae sunt infra hominem, virtus cognoscitiva informat virtutes appetitivas, sicut prudentia alias virtutes morales; in virtutibus autem theologicis, quae sunt circa Deum, virtus voluntatis, scilicet caritas, informat virtutem intellectus scilicet fidem.

13. L’acte de la volonté dépend de l’ordre de celui qui veut aller aux choses mêmes, dans la mesure où elles sont en elles. Mais l’acte de l’intellect dépend du fait que ce qui est pensé est en celui qui pense ; c'est pourquoi quand les choses sont sous celui qui pense, leur conception est plus digne que la volonté ; parce qu’alors les choses sont dans l’intellect d’une manière plus haute qu’en elles-mêmes, puisque tout ce qui est dans un autre est en lui par le mode de celui en qui il est ; mais quand les choses sont plus hautes que celui qui pense, alors la volonté monte plus haut que ce que l’intellect pourrait atteindre. Et de là vient que dans les [actes] moraux qui sont sous l’homme, la vertu cognitive informe les vertus appétitives comme la prudence les autres vertus morales ; mais dans les vertus théologales qui concernent Dieu, la vertu de la volonté, à savoir la charité, met en forme la vertu de l’intellect, c'est-à-dire la foi.

 

[66071] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod rationalis vis dat modum appetitivae in his quae sunt infra nos, non autem in his quae sunt supra nos, ut dictum est art. 1 huius quaest., et quaest. praeced. art. 10 et 11.

14. La force rationnelle donne le mode de la vertu appétitive en ce qui est sous nous, mais non en ce qui est au-dessus de nous, comme il a été dit dans l’art. 1 de cette question et dans la question précédente, art. 10 et 11.

 

[66072] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod fides praecedit spem, et spes caritatem, ordine generationis, sicut imperfectum praecedit perfectum; sed caritas in ordine perfectionis praecedit et fidem et spem; et propter hoc dicitur esse forma earum, sicut perfectum imperfecti.

15. La foi précède l’espérance et l’espérance la charité dans l’ordre de leur génération, comme l’imparfait précède le parfait, mais la charité dans l’ordre de la perfection précède et la foi et l’espérance, et à cause de cela on dit qu’elle est leur forme, comme le parfait [est la forme] de l’imparfait.

 

[66073] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod caritas non est forma virtutum quae sit pars essentiae virtutum, ut oporteat eam sequi tempore virtutes, vel aliquam materiam virtutum, sicut in formis rerum generatarum : sed est forma quasi informans; unde oportet esse naturaliter priorem aliis virtutibus.

16. La charité n’est pas la forme des vertus qui serait une partie de leur essence, pour qu’il soit nécessaire qu’elle suive temporellement les vertus, ou une matière des vertus, comme dans les formes des choses engendrées, mais elle est la forme qui met pour ainsi dire en forme ; c'est pourquoi il est nécessaire qu’elle soit naturellement avant les autres vertus.

 

[66074] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod ipsa visio, in quantum est finis ut bonum quoddam, est obiectum caritatis.

17. La vision même, en tant qu’elle est la fin comme un bien, est l’objet de la charité.

 

[66075] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 18 Ad decimumoctavum dicendum, quod forma intrinseca non potest esse finis rei, licet sit finis generationis rei. Caritas autem non est forma intrinseca, ut dictum est, sed ex hoc ipso quod trahit alias virtutes ad suum finem, format virtutes, ut ex dictis patet.

18. La forme intrinsèque ne peut pas être la fin d’une chose, bien qu’elle soit la fin de sa génération. Mais la charité n’est pas une forme intrinsèque, comme il a été dit, mais du fait même qu’elle attire les autres vertus à leurs fins, elle met en forme les vertus, comme on le voit dans ce qui a été dit.

 

[66076] De virtutibus, q. 2 a. 3 ad 19 Ad decimumnonum dicendum, quod gratia Dei dicitur esse forma virtutum, in quantum dat esse spirituale animae, ut sit susceptiva virtutum; sed caritas est forma virtutum in quantum format operationes earum ut dictum est in corpore articuli.

19. On dit que la grâce de Dieu est la forme des vertus, en tant qu’elle donne l’être spirituel à l’âme, pour qu’elle soit susceptible des vertus ; mais la charité est la forme des vertus en tant qu’elle donne forme à leurs opérations, comme il a été dit dans le corps de l’article.

 

 

 

 

Articulus 4 : [66077] De virtutibus, q. 2 a. 4 tit. 1 Quarto quaeritur utrum caritas sit una virtus

Article 4 – La charité est-elle une vertu unique ? [45]

 

[66078] De virtutibus, q. 2 a. 4 tit. 2 Et videtur quod non.

Il semble que non.

 

[66079] De virtutibus, q. 2 a. 4 arg. 1 Habitus enim distinguuntur per actus, et actus per obiecta. Sed caritas habet duo obiecta : Deum et proximum. Ergo non est una virtus, sed duae.

Objections :

1. Les habitus se distinguent d'après les actes, et les actes d'après les objets. Or la charité a deux objets : Dieu et le prochain. Donc il n'y a pas qu'une seule vertu, mais deux.

 

[66080] De virtutibus, q. 2 a. 4 arg. 2 Sed dicebatur, quod unum illorum obiectorum est principalius, scilicet Deus; non enim diligit caritas proximum nisi propter Deum.- Sed contra, philosophus dicit in IX Ethicor. [cap. VIII], quod amicabilia quae sunt ad alterum, venerunt ex amicabilibus quae sunt ad seipsum. Sed id quod est principium et causa, est potissimum in unoquoque genere. Ergo homo ex caritate diligit seipsum tamquam principale obiectum, et non Deum.

2. Mais on pourrait dire que l’un de ces objets est plus important, à savoir Dieu ; en effet, la charité n'aime le prochain qu'à cause de Dieu. Au contraire, le philosophe affirme (Ethique IX, 8) que les motifs d'aimer le prochain proviennent des motifs de s'aimer soi-même. Or ce qui est principe et cause est premier en chaque genre. Donc l'homme s'aime lui-même de charité comme objet principal, et non pas Dieu.

 

[66081] De virtutibus, q. 2 a. 4 arg. 3 Praeterea, I Ioan., IV, 20, dicitur : Qui fratrem suum, quem videt, non diligit; Deum, quem non videt, quomodo potest diligere? Magis ergo videtur quod debeat diligere proximum quam Deum. Proximus ergo est magis diligibilis quam Deus; et ita videtur esse principalius obiectum caritatis.

3. Jean (1 Jn 4, 20) affirme : Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ? Il semble donc qu'on doive plus aimer son prochain que Dieu. Le prochain est donc plus aimable que Dieu ; et ainsi il est considéré comme l’objet principal de la charité.

 

[66082] De virtutibus, q. 2 a. 4 arg. 4 Praeterea, nihil amatur nisi cognitum, ut Augustinus dicit in Lib. de Trin. [lib. X]. Sed proximus magis cognoscitur quam Deus. Ergo etiam magis diligitur; et sic videtur quod caritas non sit una virtus.

 

4. On n'aime que ce qui est connu, selon Augustin (Trinité, X). Or, le prochain est mieux connu que Dieu. Il est donc plus aimé ; et ainsi il semble que la charité ne soit pas une vertu unique.

 

[66083] De virtutibus, q. 2 a. 4 arg. 5 Praeterea, omnis virtus habet proprium modum quem in suis actibus ponit : iustus enim est qui non solum iusta, sed iuste operatur. Sed caritas ponit duos modos in suis actibus; nam caritate diligit Deum aliquis ex toto corde, proximum autem sicut seipsum. Ergo caritas non est una virtus.

5. Toute vertu a un mode propre qu'elle fait passer dans ses actes : en effet, le juste ne fait pas seulement des choses justes, mais il les fait de façon juste. Or, la charité semble faire passer deux modes dans ses actes ; en effet, on aime Dieu de charité de tout son cœur, et le prochain comme soi-même. La charité n'est donc pas une vertu unique.

 

[66084] De virtutibus, q. 2 a. 4 arg. 6 Praeterea, praecepta legis ordinantur ad virtutes, quia intentio legislatoris est facere homines virtuosos, ut dicitur in II Ethicor. [cap. XIII]. Sed de caritate dantur duo praecepta, scilicet : diliges dominum Deum tuum, et diliges proximum tuum. Ergo caritas non est una virtus.

6. Les préceptes de la Loi sont ordonnés aux vertus, car l'intention du législateur est de rendre les hommes vertueux, comme le dit [Aristote] (Ethique, II, 13[46]). Or, au sujet de la charité on a deux préceptes : Tu aimeras ton Dieu, et tu aimeras ton prochain. La charité n'est donc pas une vertu unique.

 

[66085] De virtutibus, q. 2 a. 4 arg. 7 Praeterea, sicut diligimus Deum et proximum, ita et honorare debemus. Sed alio honore honoramus Deum et proximum, nam Deum honoramus latria, proximum dulia sola. Ergo alia est caritas qua diligimus Deum, et alia qua diligimus proximum.

7. De la manière dont nous aimons Dieu et le prochain, de cette manière aussi nous devons les honorer. Or, nous les honorons de manière différente : Dieu par un culte de latrie, le prochain seulement par un culte de dulie. La charité par laquelle nous aimons Dieu diffère donc de celle par laquelle nous aimons le prochain.

 

[66086] De virtutibus, q. 2 a. 4 arg. 8 Praeterea, virtus est qua recte vivitur. Sed ad aliam vitam pertinet diligere Deum, et ad aliam diligere proximum; nam diligere Deum videtur ad contemplativam vitam pertinere, diligere proximum ad activam. Ergo caritas Dei et proximi non est una virtus.

8. La vertu est ce qui fait vivre de façon droite. Or, aimer Dieu appartient à un genre de vie, et aimer le prochain  à un autre; en effet, aimer Dieu appartient à la vie contemplative, aimer le prochain à la vie active. La charité envers Dieu et la charité envers le prochain ne sont donc pas une vertu unique.

 

[66087] De virtutibus, q. 2 a. 4 arg. 9 Praeterea, secundum philosophum in I Physic., [com. 16] unum dicitur tripliciter : continuitate, indivisibilitate et ratione. Sed caritas non est una continuitate, quia neque est corpus, neque forma corporis; neque est una indivisibilitate quia sic neque finita neque infinita esset; nec ratione, quia sic synonyma sunt unum, ut vestis et indumentum. Ergo caritas non est una.

 

9. Selon le philosophe (Physique I, 2, 185 b 5), ce qui est un l'est de trois façons : par la continuité, par l'indivisibilité, par la notion. Or la charité n'est pas une par la continuité, car elle n'est ni un corps, ni la forme d’un corps ; elle n'est pas une non plus par l'indivisibilité, car alors elle ne serait ni finie, ni infinie ; elle n'est pas non plus une par la notion, car ce sont les synonymes qui sont un de cette manière, comme le vêtement et l'habit. La charité n'est donc pas une vertu unique.

 

[66088] De virtutibus, q. 2 a. 4 arg. 10 Praeterea, minime habent de ratione unius quae sunt unum proportione tantum : unde quae non sunt proportione unum, neque sunt unum specie neque genere neque numero, ut dicitur in V Metaph. [com. 15]. Sed caritas est circa aeternum, scilicet Deum et proximum; quae sunt improportionalia. Ergo caritas nullo modo est una virtus.

10. Les choses qui sont unies seulement par proportion, ne le sont pas en raison de l'unité ; ainsi les choses qui ne sont pas unies par proportion, ne le sont ni par l'espèce, ni par le genre, ni par le nombre, comme le dit [Aristote] (Métaphysique, V, 6, 1015 b 15 sq.). Or, la charité concerne ce qui est éternel : Dieu et le prochain, qui n'ont aucune proportion entre eux. La charité n'est donc pas une vertu unique.

 

[66089] De virtutibus, q. 2 a. 4 arg. 11 Praeterea, secundum philosophum in VIII Ethic., amicitia perfecta non habetur ad multos. Sed caritas qua diligitur Deus et proximus, est perfectissima amicitia. Ergo non habetur ad multos; et ita non eadem caritate diligitur Deus et proximus.

11. Selon le philosophe (Éthique, VII, 5, 1156 b 10), l’amitié parfaite ne s'adresse pas à plusieurs. Or la charité qui aime Dieu et le prochain est l’amitié la plus parfaite. Donc, elle ne s'adresse pas à beaucoup ; et ainsi, on n'aime pas Dieu et le prochain de la même charité.

 

[66090] De virtutibus, q. 2 a. 4 arg. 12 Praeterea, virtus in cuius actu sufficit non tristari, est alia a virtute quae delectabiliter operatur, sicut fortitudo a iustitia. Sed in actu caritatis quantum ad aliqua obiecta sufficit non tristari, sicut cum diligimus inimicos : in aliquibus etiam oportet delectari, sicut cum diligimus Deum et amicos. Ergo caritas non est una virtus, sed alia et alia.

12. La vertu dans l’acte de laquelle il suffit de ne pas être triste, diffère de la vertu qui produit son acte de façon délectable, comme la force diffère de la justice. Or dans l'acte de la charité, par rapport à certains objets, il suffit de ne pas être triste : ainsi lorsque nous aimons des ennemis ; dans d’autres, il faut encore éprouver de la joie, comme lorsque nous aimons Dieu et des amis. La charité n’est donc pas une vertu unique, mais elle diffère suivant les objets.

 

[66091] De virtutibus, q. 2 a. 4 s. c. 1 Sed contra. Quaecumque ita se habent quod unum intelligitur in alio, illa sunt unum. Sed in dilectione proximi intelligitur dilectio Dei, et e converso, ut dicit Augustinus, VII de Trinit.[cap. VII et VIII]. Ergo est eadem caritas qua diligimus Deum et proximum.

En sens contraire :

1. Bien qu’ayant Dieu et le prochain pour objet, la charité est une ; car quand des choses sont ainsi que l’une se trouve en l’autre, elles sont une. Or dans l’amour du prochain on embrasse l’amour de Dieu et inversement, comme le dit Augustin (Trinité, VII). C’est donc la même charité par laquelle nous aimons Dieu et le prochain.

 

[66092] De virtutibus, q. 2 a. 4 s. c. 2 Praeterea, in quolibet genere est unum primum movens. Sed caritas est motor omnium virtutum. Ergo est una.

2. En n’importe quel genre il y a un seul premier moteur. Or la charité est le moteur de toutes les vertus. Donc elle est une.

 

[66093] De virtutibus, q. 2 a. 4 co. Respondeo. Dicendum, quod caritas est una virtus. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod unitas cuiuslibet potentiae vel habitus ex obiecto consideranda est; et hoc ideo, quia potentia hoc ipsum quod est, dicitur in ordine ad possibile, quod est obiectum. Et sic ratio et species potentiae ex obiecto accipitur; et similiter est de habitu, qui nihil est aliud quam dispositio potentiae perfectae ad suum obiectum.

Réponse :

La charité est une seule vertu. Pour en établir l'évidence, il faut savoir que l’unité de n’importe quelle puissance ou habitus doit se prendre du côté de son objet ; et cela parce que ce qui fait une puissance, c’est sa relation avec ce qui est possible, ce qui est l’objet. Et ainsi la raison et l’espèce de la puissance se prennent du côté de son objet, et il en va de même pour l’habitus, qui n’est rien autre que la disposition qui perfectionne la puissance vis-à-vis de son objet.

 

Sed in objecto consideratur aliquid ut formale et aliquid ut materiale. Formale autem in obiecto est id secundum quod obiectum refertur ad potentiam vel habitum; materiale autem id in quo hoc fundatur : ut si loquamur de obiecto potentiae visivae, obiectum eius formale est color, vel aliquid huiusmodi, in quantum enim aliquid coloratum est, in tantum visibile est; sed materiale in obiecto est corpus cui accidit color.

Dans un objet on considère quelque chose de formel et quelque chose de matériel. Le formel dans l’objet est selon quoi l’objet se rapporte à la puissance ou habitus ; le matériel est ce sur quoi cela se fonde. Prenons comme exemple l’objet de la puissance visuelle : l’objet formel est la couleur ou quelque chose de semblable - en tant en effet que quelque chose est coloré, il est visible ; mais ce qui est matériel c’est le corps qui a la couleur.

 

Ex quo patet quod potentia vel habitus refertur ad formalem rationem obiecti per se; ad id autem quod est materiale in obiecto, per accidens. Et ea quae sunt per accidens non variant rem, sed solum ea quae sunt per se : ideo materialis diversitas obiecti non diversificat potentiam vel habitum, sed solum formalis. Una est enim potentia visiva, qua videmus et lapides et homines et caelum, quia ista diversitas obiectorum est materialis, et non secundum formalem rationem visibilis. Sed gustus differt ab olfactu secundum differentiam saporis et odoris, quae sunt per se sensibilia. `

D’où il ressort que la puissance ou l’habitus se rapporte à la raison formelle de l’objet, en soi, et à ce qui est matériel dans l’objet, par accident. Et ce n’est pas ce qui est par accident qui fait varier la chose, mais seulement ce qui y est en soi. Donc ce n'est pas la diversité matérielle de l’objet qui diversifie la puissance ou l’habitus, mais la diversité formelle. Une est en effet la puissance visuelle par laquelle nous voyons les pierres, les hommes et le ciel, parce que cette diversité est matérielle, et non selon la raison formelle du visible. Mais le goût diffère de l’odorat selon la différence qu’il y a entre la saveur et l’odeur, qui sont des sensibles en soi.

 

Et hoc etiam oportet in caritate considerare. Manifestum est enim quod aliquem possumus diligere dupliciter : uno modo ratione sui ipsius, alio modo ratione alterius. Ratione autem sui ipsius aliquem diligimus, quando cum ratione boni proprii diligimus, utpote quia est in se honestus, vel nobis delectabilis, aut utilis. Ratione autem alterius diligimus aliquem quando diligimus ipsum quia attinet alii quem diligimus. Ex hoc enim ipso quod diligimus aliquem secundum se, diligimus omnes et familiares et consanguineos et amicos ipsius, in quantum ei attinent; sed tamen in omnibus illis est una ratio formalis dilectionis, scilicet bonum illius, quem ratione sui diligimus, et ipsum quodammodo in omnibus aliis diligimus.

4. Et cela aussi doit entrer en ligne de compte dans la charité. Il est évident en effet que nous pouvons aimer quelqu’un de deux manières : ou en raison de lui-même ou en raison d’un autre. Nous aimons quelqu’un en raison de lui-même quand nous l’aimons en raison de son propre bien, d’après qu’il est en soi honnête, ou pour nous agréable ou utile. Nous aimons quelqu’un en raison d’un autre, quand nous l’aimons parce qu’il tient à un autre que nous aimons. De ce qu’en effet nous aimons quelqu’un en lui-même, nous aimons tous ses familiers, ses parents et ses amis en tant qu’ils tiennent à lui. Cependant en tous ceux-là il n'y a qu’une seule raison de dilection, à savoir son propre bien que nous aimons en raison de lui-même, et c’est lui que nous aimons en quelque sorte dans les autres.

 

Sic igitur dicendum, quod caritas diligit Deum ratione sui ipsius; et ratione eius diligit omnes alios in quantum ordinantur ad Deum : unde quodammodo Deum diligit in omnibus proximis; sic enim proximus caritate diligitur, quia in eo est Deus, vel ut in eo sit Deus. Unde manifestum est quod est idem habitus caritatis quo Deum et proximum diligimus

5. Il faut donc dire que la charité aime Dieu en raison de lui-même, et les autres en raison de lui, en tant qu’ils sont ordonnés à Dieu ; d’où en quelque sorte elle aime Dieu dans tous ses proches ; ainsi en effet nous aimons le prochain par charité, parce que Dieu est en lui, ou pour que Dieu soit en lui. D’où il est évident que c’est par le même habitus de charité que nous aimons Dieu et le prochain.

 

Sed si diligeremus proximum ratione sui ipsius, et non ratione Dei, hoc ad aliam dilectionem pertineret : puta ad dilectionem naturalem, vel politicam, vel ad aliquam aliarum quas philosophus tangit in VIII Ethic.

6. Mais si nous aimions le prochain en raison de lui-même et non en raison de Dieu, cela ressortirait à une autre dilection, par exemple une dilection naturelle ou politique, ou quelqu’une des autres que le philosophe touche au ch. 8 (Éthique, VIII, 3).

 

[66094] De virtutibus, q. 2 a. 4 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod proximus non diligitur nisi ratione Dei; unde ambo sunt unum obiectum dilectionis, formaliter loquendo, licet materialiter sint duo.

Solutions :

1. Le prochain n'est aimé qu'en raison de Dieu ; de là il découle que les deux forment un seul objet, en parlant selon la forme, alors que matériellement ils sont deux.

 

[66095] De virtutibus, q. 2 a. 4 ad 2 Ad secundum dicendum, quod cum amor respiciat bonum, secundum diversitatem boni est diversitas amoris.

2. Puisque l'amour regarde le bien, il y a diversité d'amour d'après la diversité des biens.

 

Est autem quoddam bonum proprium alicuius hominis in quantum est singularis persona; et quantum ad dilectionem respicientem hoc bonum, unusquisque est sibi principale obiectum dilectionis. Est autem quoddam bonum commune quod pertinet ad hunc vel ad illum in quantum est pars alicuius totius, sicut ad militem, in quantum est pars exercitus, et ad civem, in quantum est civitatis; et quantum ad dilectionem respicientem hoc bonum, principale obiectum dilectionis est illud in quo principaliter illum bonum consistit, sicut bonum exercitus in duce, et bonum civitatis in rege; unde ad officium boni militis pertinet ut etiam salutem suam negligat ad conservandum bonum ducis; sicut etiam homo naturaliter ad conservandum caput, brachium exponit.

Il existe un bien propre d'un homme en tant qu'il est une personne singulière ; et quant à l'amour qui regarde ce bien, chacun est pour soi-même le principal objet d'amour. Mais il y a un bien commun qui appartient à tel ou tel en tant qu'il est partie d'un tout, comme au soldat en tant qu'il est partie de l'armée, ou au citoyen en tant qu'il est partie de la cité ; et quant à l'amour qui regarde ce bien, l'objet principal de l'amour est ce en quoi consiste principalement ce bien, comme le bien de l'armée est dans le chef, celui de la cité dans le roi ; de là il découle qu'à l'office du bien du soldat appartient de sacrifier sa vie pour conserver le bien du chef ; tout comme l'homme expose naturellement son bras pour préserver sa tête.

 

 Et hoc modo caritas respicit sicut principale obiectum, bonum divinum, quod pertinet ad unumquemque, secundum quod esse potest particeps beatitudinis; unde ea sola ex caritate diligimus quae nobiscum beatitudinem participare possunt, ut Augustinus dicit in Lib. de Doctrina Christiana.

De cette manière, la charité regarde comme son objet principal le bien divin qui appartient à chacun selon qu'il peut participer à la béatitude. De là, nous aimons d'une seule charité tout ce qui peut participer avec nous à cette béatitude, comme le dit Augustin dans le livre De la doctrine chrétienne.

 

[66096] De virtutibus, q. 2 a. 4 ad 3 Ad tertium dicendum, quod Ioannes argumentatur a maiori, negando, non quod proximus magis debeat diligi; sed quia magis est in promptu ut diligatur, quia homines proniores sunt ad diligendum visibilia quam invisibilia.

3. Jean argumente à partir du plus grand, ne disant pas que le prochain doive être plus aimé, mais parce qu'il est plus facile de l'aimer, car les hommes sont plus enclins à aimer le visible que l'invisible.

 

[66097] De virtutibus, q. 2 a. 4 ad 4 Ad quartum dicendum, quod licet cognitum diligatur, tamen non sequitur quod magis cognitum magis diligatur. Non enim ea ratione aliquid diligitur quia cognoscitur, sed quia est bonum; unde quod est magis bonum, magis est diligibile, licet non sit magis cognitum; sicut homo minus diligit aliquem servum, vel etiam equum, quem in continuo usu habet, quam aliquem bonum hominem quem tantum fama cognoscit.

4. Bien qu'on aime ce qui est connu, cependant il ne s'ensuit pas que soit plus aimé ce qui est plus connu. En effet, on aime un objet non parce qu’il est connu, mais parce qu'il est bon ; de là, il découle que l'on aime davantage ce qui est meilleur, même s'il n'est pas mieux connu ; comme un homme aime moins un esclave ou un cheval, dont il a l'usage continuel, qu'un homme de bien qu'il ne connaît que de réputation.

 

[66098] De virtutibus, q. 2 a. 4 ad 5 Ad quintum dicendum, quod caritas respicit ut formale obiectum, bonum divinum, sicut dictum est, art. praec. et in corp. huius art., quod quidem bonum diversimode se habet ad ipsum Deum et ad proximum, et ideo oportet quod habeat diversum modum circa principale obiectum et secundarium; unde circa principale obiectum habet unum modum tantum.

5. La charité regarde le bien divin comme son objet formel, comme on l'a dit à l'article précédent et dans le corps de cet article. Mais ce bien se rapporte différemment à Dieu lui-même et au prochain ; et c’est pourquoi il faut qu’il y ait diversité de mode suivant l’objet principal et l'objet secondaire ; de là, il découle que selon l'objet principal il n'y a qu'un seul mode.

 

[66099] De virtutibus, q. 2 a. 4 ad 6 Ad sextum dicendum, quod praecepta legis sunt de actibus virtutum, et non de habitibus; unde ex diversitate praeceptorum non potest concludi diversitas habituum, sed diversitas actuum; qui tamen pertinent ad unum habitum, propter rationem formalem.

6. Les préceptes de la Loi sont d'après les actes des vertus et non d'après les habitus ; de là, il découle qu' à partir de la diversité des préceptes, on ne peut conclure à la diversité des habitus, mais à celle des actes ; ces derniers cependant appartiennent à un seul habitus, à cause de la raison formelle.

 

[66100] De virtutibus, q. 2 a. 4 ad 7Ad septimum dicendum, quod in proximo honoratur etiam bonum proprium ipsius; et ideo alius honor debetur proximo, et alius Deo.

7. On honore dans le prochain même son bien propre ; ainsi on doit au prochain un honneur et à Dieu un autre.

 

[66101] De virtutibus, q. 2 a. 4 ad 8 Ad octavum dicendum, quod tam dilectio proximi quam dilectio Dei continetur sub contemplativa vita, ut Gregorius dicit super Ezechiel [homil. XIV]. Nam oratio, quae maxime ad contemplativam vitam pertinere videtur, ad Deum pro proximis fit. Sed tamen principium vitae activae praecipue est amor Dei in seipso. Nec tamen sequitur, si caritas est principium diversorum, quod caritas non sit una.

8. Tant l’amour du prochain que l’amour de Dieu appartiennent à la vie contemplative, comme le dit Grégoire en commentant le prophète Ézéchiel (Homélie XIV). En effet, la prière qui semble appartenir davantage à la vie contemplative est faite à Dieu pour le prochain. Mais cependant le principe premier de la vie active est l’amour de Dieu en lui-même. Il ne s’ensuit pas pour autant que, si la charité est principe de choses diverses, elle ne soit pas unique.

 

[66102] De virtutibus, q. 2 a. 4 ad 9 Ad nonum dicendum, quod caritas non est una continuitate; sed potest dici una indivisibilitate, in quantum est una forma simplex. Non enim dicitur finita vel infinita secundum quantitatem dimensivam, sed secundum quantitatem virtutis. Sed sic non agimus hic de virtute caritatis, sed secundum quod est una ratione : non quidem una numero, ut tunica et vestis; sed ratione speciei, sicut Socrates et Plato sunt unum in ratione hominis.

9. La charité n’est pas une par la continuité ; mais on peut la dire une par l’indivisibilité, en tant qu’elle est une unique forme simple. En effet, on ne la dit pas finie ou infinie selon une quantité mesurable, mais selon la mesure de sa vertu. Mais ce n’est pas de cette manière que nous traitons ici de la vertu de charité, mais selon qu’elle est une par la raison ; elle n’est pas une par le nombre, comme la tunique et le vêtement, mais en raison de l’espèce, comme Socrate et Platon sont un par la notion d’homme.

 

[66103] De virtutibus, q. 2 a. 4 ad 10 Ad decimum dicendum, quod ratio illa procederet, si temporale ratione sui esset obiectum caritatis, et non ratione aeterni, ut dictum est.

10. Cet argument porterait si l’objet de la charité était temporel en raison de lui-même, et non en raison de l’éternité, comme il a été dit.

 

[66104] De virtutibus, q. 2 a. 4 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod amicitia perfecta non habetur ad multos, ita quod ad unumquemque sit ratione sui ipsius; sed quanto amicitia est perfectior ad unum ratione eius, tanto ad plures se posset extendere ratione ipsius. Et sic caritas, quia perfectissima amicitia est, ad Deum se extendit, et ad omnes qui possunt percipere Deum; et non solum ad notos, sed etiam ad inimicos.

11. L’amitié parfaite ne s’adresse pas à de nombreuses personnes, tant elle s’adresse à chacun en raison de chacun ; mais plus la charité s’adresse parfaite à un seul en raison de celui-ci, plus elle peut s’étendre à plusieurs en raison de cette même personne. Ainsi, la charité, qui est l’amitié la plus parfaite, s’étend à Dieu et à tous ceux qui peuvent percevoir Dieu, non seulement aux amis, mais aussi aux ennemis.

 

[66105] De virtutibus, q. 2 a. 4 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod virtus quae delectabiliter operatur circa principale obiectum, potest eadem circa aliquod accessorium non delectabiliter, sed sine tristitia, operari; et hoc modo caritas delectabiliter operatur in principali obiecto, licet difficultatem patiatur in aliquo secundario obiecto, ita ut sufficiat sine tristitia operari.

12. La vertu qui agit de façon délectable vis-à-vis de son objet principal, peut agir de façon non délectable mais sans tristesse vis-à-vis de quelque chose d’accessoire. De cette manière, la charité agit de façon délectable vis-à-vis de son objet principal, bien qu’elle subisse des difficultés face à un objet secondaire, de sorte qu’il lui suffise d’agir sans tristesse.

 

 

 

 

Articulus 5 : [66106] De virtutibus, q. 2 a. 5 tit. 1 Quinto quaeritur utrum caritas sit virtus specialis distincta ab aliis virtutibus vel non

Article 5 – La charité est-elle une vertu spéciale, différente des autres vertus ou pas ?

 

[66107] De virtutibus, q. 2 a. 5 tit. 2 Et videtur quod non.

Il semble que non.

 

[66108] De virtutibus, q. 2 a. 5 arg. 1 Illud enim quod ponitur in definitione cuiuslibet virtutis, non est virtus specialis : quia virtus generalis ponitur in definitione cuiuslibet specialis virtutis. Sed caritas ponitur in definitione cuiuslibet virtutis : dicit enim Hieronymus : Ut breviter communem definitionem virtutis complectar; virtus est caritas, qua diligimus Deum et proximum. Ergo caritas non est virtus specialis, ab aliis distincta.

Objections :[47]

1. Car ce qui est placé dans la définition de n’importe quelle vertu, n’est pas une vertu spéciale ; parce que la vertu générale n’est pas placée dans la définition de n’importe quelle vertu spéciale. Or la charité est placée dans la définition de n’importe quelle vertu : car Jérôme dit : « Pour embrasser brièvement une définition commune de la vertu : la charité est la vertu par laquelle nous aimons Dieu et le prochain ». Donc la charité n’est pas une vertu spéciale, distincte des autres.

 

[66109] De virtutibus, q. 2 a. 5 arg. 2 Praeterea, caritas qua diligimus proximum, non est virtus distincta a caritate qua diligimus Deum, quia caritas diligit proximum propter Deum. Sed omnis virtus diligit proximum propter Deum. Ergo nulla virtus distinguitur a caritate.

2. La charité par laquelle nous aimons le prochain n’est pas une vertu différente de la charité par laquelle nous aimons Dieu, parce que la charité aime le prochain à cause de Dieu. Or tout vertu aime le prochain à cause de Dieu. Donc aucune vertu ne se distingue de la charité.

 

[66110] De virtutibus, q. 2 a. 5 arg. 3 Praeterea, distinctiones habituum attenduntur secundum actus virtutum. Sed caritas operatur actus omnium aliarum virtutum : caritas est patiens, est benigna, ut dicitur I ad Corinth., XIII, 4. Ergo caritas non est virtus ab aliis distincta.

3. Les distinctions des habitus dépendent des actes des vertus. Or la charité accomplit les actes de toutes les autres vertus : La charité est patiente, elle est bienveillante, comme il est dit en 1 Co 13, 4. Donc la charité n’est pas une vertu distincte des autres.

 

 [66111] De virtutibus, q. 2 a. 5 arg. 4 Praeterea, bonum est obiectum generale omnium virtutum : nam virtus est quae bonum facit habentem, et opus eius bonum reddit. Sed bonum est obiectum caritatis. Ergo caritas habet obiectum generale; et ita est generalis virtus.

4. Le bien est l’objet général de toutes les vertus ; car la vertu est ce qui fait qu’on possède le bien, et son œuvre améliore. Or le bien est l’objet de la charité. Donc la charité a un objet général, et ainsi elle est une vertu générale.

 

[66112] De virtutibus, q. 2 a. 5 arg. 5 Praeterea, una perfectio est unius perfectibilis. Sed caritas est perfectio multorum perfectibilium, id est omnium virtutum. Ergo non est una.

5. Une seule perfection est d’un seul perfectible. Or la charité est la perfection de nombreux perfectibles, c'est-à-dire de toutes les vertus. Donc elle n’est pas une.

 

[66113] De virtutibus, q. 2 a. 5 arg. 6 Praeterea, idem habitus non potest esse in diversis subiectis. Sed caritas est in diversis subiectis : iubemur enim Deum diligere ex tota mente, ex tota anima, ex toto corde, ex tota fortitudine. Ergo caritas non est virtus una.

6. Un même habitus ne peut pas être dans des sujets différents. Or la charité est en des sujets différents : car on nous ordonne d’aimer Dieu de tout notre esprit, de toute notre âme et de tout notre cœur, de toute notre force. Donc la charité est une vertu unique.

 

[66114] De virtutibus, q. 2 a. 5 arg. 7 Praeterea, virtus ad tollenda peccata ordinatur. Sed caritas sufficit ad tollenda omnia peccata; quia minima caritas resistere potest cuilibet tentationi. Ergo caritas facit id quod est omnium virtutum; et ita non videtur esse virtus specialis.

7. La vertu est destinée à enlever les péchés. Or la charité suffit pour les enlever tous ; parce que la plus petite charité peut résister à n’importe quelle tentation. Donc la charité fait ce qui concerne toutes les vertus et ainsi il ne semble pas qu’elle soit une vertu spéciale.

 

[66115] De virtutibus, q. 2 a. 5 arg. 8 Praeterea, unicuique virtuti speciali opponitur aliquod peccatum speciale. Sed caritati contrariantur omnia peccata : quia per quodlibet peccatum mortale perditur caritas. Ergo caritas non est virtus specialis.

8. A chaque vertu particulière est opposé un péché particulier. Or tous les péchés sont contraires à la charité : parce que par n’importe quel péché mortel la charité est perdue. Donc la charité n’est pas une vertu particulière.

 

[66116] De virtutibus, q. 2 a. 5 arg. 9 Praeterea, nulla virtus est necessaria nisi ad recte operandum. Sed sola caritas sufficienter nos dirigit ad recte operandum; dicit enim Augustinus : Habe caritatem, et fac quidquid vis. Ergo praeter caritatem non est aliqua alia virtus; et ita non est virtus specialis distincta ab aliis.

9. Aucune vertu n’est nécessaire sinon pour agir avec rectitude. Or la charité seule nous dirige suffisamment pour opérer avec rectitude ; car Augustin dit : « Aie la charité et fais ce que tu veux ». Donc au-delà de la charité il n’y a pas d’autre vertu ; et ainsi ce n’est pas une vertu spéciale différente des autres.

 

[66117] De virtutibus, q. 2 a. 5 arg. 10 Praeterea, habitus virtutum necessarii sunt ad hoc quod homo prompte et delectabiliter operetur : nullus enim est iustus qui non gaudet iusta operatione, ut dicitur in I Ethic. [cap. VII] Sed ad omnia prompte et delectabiliter operanda sufficit caritas : quia dicit Augustinus in Lib. de verbis Domini [sermo IX] : Omnia gravia et immania, facilia et prope nulla facit amor. Ergo praeter caritatem non est necessaria aliqua alia virtus.

10. Les habitus des vertus sont nécessaires pour que l’homme opère promptement et avec plaisir : car aucun n’est juste qui ne se réjouit pas d’une juste opération, comme il est dit en Éthique, I, 7. Or la charité suffit pour opérer tout promptement et avec plaisir ; parce qu’Augustin dit dans le livre des Paroles du Seigneur : «[La charité] rend facile tout ce qui est lourd et cruel, et elle le réduit à presque rien ». Donc au-delà de la charité il n’y a pas d’autre vertu nécessaire.

 

[66118] De virtutibus, q. 2 a. 5 arg. 11 Praeterea, ea quae sunt distincta ad invicem, habent distinctam generationem et corruptionem. Sed caritas et aliae virtutes non habent distinctam generationem et corruptionem; quia simul cum caritate et infunduntur et perduntur aliae virtutes. Ergo caritas non est specialis virtus.

11. Les choses différentes entre elles, ont une génération et une corruption distinctes. Or la charité et les autres vertus n’ont pas de génération ni de corruption distinctes ; parce que les autres vertus sont infusées et sont perdues en même temps que la charité. Donc la charité n’est pas une vertu spéciale.

 

[66119] De virtutibus, q. 2 a. 5 s. c. Sed contra, est quod apostolus, 1 Cor., cap. XIII, 13, condividit eam aliis virtutibus, dicens : Nunc autem manent fides, spes, caritas, tria haec.

En sens contraire :

1. Il y a ce que l’Apôtre dit, 1 Co 13, 13 ; il l’a séparée des autres vertus en disant : Maintenant demeurent la foi, l’espérance et la charité, ces trois vertus.

 

[66120] De virtutibus, q. 2 a. 5 co. Respondeo. Dicendum, quod caritas est quaedam virtus specialis, distincta ab aliis virtutibus. Ad cuius evidentiam considerandum est, quod quandocumque aliquis actus dependet a pluribus principiis, secundum ordinem se habentibus, ad perfectionem illius actus requiritur quod quodlibet illorum principiorum sit perfectum. Si enim sit imperfectio in primo, sive in medio, vel in ultimo, sequitur actus imperfectus; sicut, si desit peritia artis artifici, sive recta dispositio in instrumento, opus sequitur imperfectum.

Réponse :

La charité est une vertu spéciale, distincte des autres vertus. Pour le mettre en évidence il faut considérer que toutes les fois qu’un acte dépend de plusieurs principes ordonnés entre eux, il est requis pour la perfection de cet acte que chacun de ces principes soit parfait. Si en effet l’imperfection se trouve dans le premier ou dans celui qui est intermédiaire ou dans le dernier, il en découle un acte imparfait, ainsi si la connaissance de l’art manque à l’artisan ou le bon état à l’instrument, l’œuvre est imparfaite.

 

Et hoc etiam in ipsis potentiis animae considerari potest. Si enim sit recta ratio, quae est motiva inferiorum potentiarum, et concupiscibilis sit indisposita, operabitur quidem aliquis secundum rationem, sed operatio erit imperfecta, quia habebit impedimentum ex concupiscibili indisposita ad contrarium trahente; sicut circa continentem apparet : et ideo praeter prudentiam, quae perficit rationem, necesse est, ad hoc quod homo recte se habeat circa concupiscibilia, quod habeat temperantiam, ad hoc quod prompte operetur et sine impedimento.

 

Et sicut est in diversis potentiis, quarum una movet aliam; idem est etiam considerare secundum diversa obiecta quorum unum ordinatur ad alterum sicut ad finem : una enim et eadem potentia, secundum quod est finis, non solum aliam potentiam, sed etiam seipsam, movet in ea quae sunt ad finem.

 

Et ideo ad rectam operationem, aliquem non solum oportet bene dispositum esse ad finem, sed etiam bene dispositum ad ea quae sunt ad finem : alias sequitur operatio impedita; ut patet in eo qui bene est dispositus ad bene appetendam sanitatem, sed male est dispositus ad sumendum ea quae sunt sanativa.

Et on peut aussi considérer cela dans les puissances mêmes de l’âme. Car si la raison qui est moteur des puissances inférieures est droite et si le concupiscible est mal disposé, quelqu’un opérera selon la raison mais son opération sera imparfaite, parce qu’il aura un empêchement par la concupiscence mal disposée qui le tire en sens contraire ; de même on voit cela à propos de l’homme continent et c'est pourquoi, outre la prudence qui parfait la raison, il est nécessaire, pour que l’homme se comporte avec rectitude vis-à-vis du concupiscible, qu’il possède la tempérance pour opérer avec promptitude et sans empêchement.

Et c’est comme dans les différentes puissances, dont l’une met l’autre en mouvement ; c’est le même de considérer selon les différents objets dont l’un est ordonné à l’autre comme à sa fin ; car une seule et même puissance, en tant que fin, met en mouvement non seulement une autre puissance mais se met aussi elle-même en mouvement vers ce qui concerne sa fin.

Et donc, pour une action droite, il est nécessaire d’être bien disposé non seulement envers la fin, mais aussi envers ce qui concerne la fin ; autrement il en découle que l’opération est empêchée, comme on le voit dans celui qui est bien disposé pour chercher la santé et mal disposé pour prendre ce qui peut le guérir.

 

Et sic manifestum est quod, cum per caritatem homo disponatur ut bene se habeat ad ultimum finem, necesse est ut habeat alias virtutes, quibus bene disponatur ad ea quae sunt ad finem. Est ergo caritas alia ab his quae ordinantur ad ea quae sunt ad finem, licet illa quae ordinatur ad finem, sit principalior, et architectonica, respectu earum quae ordinantur in ea quae sunt ad finem; sicut medicinalis respectu pigmentariae, et militaris respectu equestris. Unde manifestum fit quod necesse est caritatem esse quamdam virtutem specialem distinctam ab aliis virtutibus, sed principalem et motivam respectu earum.

Et ainsi il est évident que, puisque par la charité l’homme est disposé à se bien comporter vis-à-vis de la fin dernière, il est nécessaire qu’il y ait les autres vertus qui le disposent à ce qui concerne la fin. Donc il y a la charité, [une vertu] autre que celles qui sont ordonnées à ce qui concerne la fin, bien qu’elle soit plus importante et comme maîtresse par rapport à ce qui est ordonné à ce qui concerne la fin; comme l’art médical par rapport à la pharmacie et l’art militaire par rapport à l’art équestre. C'est pourquoi il devient évident qu’il est nécessaire que la charité soit une vertu particulière distincte des autres, mais elle est importante et elle met en mouvement par rapport à elles.

 

[66121] De virtutibus, q. 2 a. 5 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod illa definitio datur per causam, in quantum caritas est causa omnium aliarum virtutum.

Solutions :

1. Cette définition est donnée par la cause, en tant que la charité est la cause de toutes les autres vertus.

 

[66122] De virtutibus, q. 2 a. 5 ad 2 Ad secundum dicendum est, quod caritas in diligendo proximum habet Deum ut rationem formalem obiecti, et non solum ut finem ultimum, ut ex supradictis, art. praec., patet : sed aliae virtutes habent Deum non ut rationem formalem obiecti, sed ut ultimum finem. Et ideo, cum dicitur quod caritas diligit proximum propter Deum, illud propter denotat non solum causam materialem, sed quodammodo formalem. Cum autem dicitur de aliis virtutibus quod operantur propter Deum, illud propter denotat causam finalem tantum.

2. La charité en aimant le prochain possède Dieu comme raison formelle d’objet, et non seulement comme fin ultime, comme on le voit par ce qui a été dit ci-dessus, art. précédent ; mais les autres vertus ont Dieu non pas comme raison formelle d’objet, mais comme fin ultime. Et c'est pourquoi quand on dit que la charité aime le prochain à cause de Dieu, ce ‘à cause’ signale non seulement une cause matérielle, mais une cause formelle d’une certaine manière. Mais quand on dit à propos des autres vertus, qu'elles opèrent à cause de Dieu, ce ‘à cause’ ajoute une cause finale seulement.

 

[66123] De virtutibus, q. 2 a. 5 ad 3 Ad tertium dicendum, quod caritas non producit actus aliarum virtutum elicitive, sed imperative tantum. Elicit enim virtus illos actus tantum qui sunt secundum rationem propriae formae, sicut iustitia recte facere, et temperantia temperanter; sed imperare dicitur omnes actus quos ad finem suum advocat.

3. La charité ne produit pas les actes des autres vertus de manière efficace, mais seulement de manière impérative. Car la vertu produit seulement ces actes qui dépendent de la nature de la forme propre, comme agir avec rectitude par justice et avec tempérance par tempérance, mais on dit qu’elle commande tous les actes qu’elle fait parvenir à leur fin.

 

[66124] De virtutibus, q. 2 a. 5 ad 4 Ad quartum dicendum, quod bonum commune non est obiectum caritatis, sed summum bonum; et ideo non sequitur quod caritas sit generalis virtus sed quod sit summa virtutum.

4. Le bien commun n’est pas objet de charité mais c’est le bien suprême, et c'est pourquoi il n’en découle pas que la charité soit une vertu générale, mais qu’elle soit la plus haute des vertus.

 

[66125] De virtutibus, q. 2 a. 5 ad 5 Ad quintum dicendum, quod caritas non est perfectio intrinseca aliarum virtutum, sed extrinseca, ut supra, art. 3 huius quaest., dictum est; unde ratio non sequitur.

5. La charité n’est pas la perfection intrinsèque des autres vertus, mais la perfection extrinsèque, comme cela a été dit ci-dessus art. 3 de cette question, c'est pourquoi cette raison ne vaut pas.

 

[66126] De virtutibus, q. 2 a. 5 ad 6 Ad sextum dicendum, quod caritas est, sicut in subiecto, in una tantum potentia, scilicet in voluntate, quae per imperium movet alias potentias; et secundum hoc Deum iubemur ex tota mente et anima diligere, ut omnes vires animae nostrae advocentur in obsequium divini amoris.

6. La charité est, comme dans un sujet, en une puissance seulement, à savoir dans la volonté, qui par son pouvoir met en mouvement les autres puissances, et selon cela nous sommes obligés d’aimer Dieu de tout notre esprit et de toute notre âme, pour que toutes les forces de notre âme soient appelées en déférence à l’amour divin.

 

[66127] De virtutibus, q. 2 a. 5 ad 7 Ad septimum dicendum, quod sicut caritas imperat aliarum virtutum actus, ita per modum imperii excludit peccata eis contraria; et secundum hunc modum caritas resistit tentationibus; sed tamen necesse est esse alias virtutes, quae directe et elicitive peccata excludant.

7. La charité commande les actes des autres vertus, de même par mode de pouvoir elle exclut les péchés qui lui sont contraires ; et de cette manière la charité résiste aux tentations, mais cependant il est nécessaire qu’il y ait d’autres vertus qui excluent les péchés directement et de manière efficace.

 

[66128] De virtutibus, q. 2 a. 5 ad 8 Ad octavum dicendum est, quod sicut actus aliarum virtutum ordinantur ad finem quod est obiectum caritatis; ita et peccata quae sunt contra alias virtutes, habent oppositionem ad finem, qui est obiectum caritatis : et ex hoc contingit quod contraria aliarum virtutum, scilicet peccata, caritatem expellant.

8. De même que les actes des autres vertus sont ordonnés à la fin qui est l’objet de la charité, de même les péchés aussi qui sont contre les autres vertus, s’opposent à la fin, qui est l’objet de la charité, et par là il arrive que les contraires des autres vertus, à savoir les péchés, chassent la charité.

 

[66129] De virtutibus, q. 2 a. 5 ad 9 Ad nonum dicendum, quod licet caritas sufficienter per modum imperii in omnibus nos dirigat quae ad rectam vitam pertinent; tamen requiruntur aliae virtutes quae eliciendo actus exequantur imperium caritatis, ad hoc quod homo prompte et sine impedimento operetur.

9. Bien que la charité nous dirige suffisamment par mode de pouvoir dans tout ce qui convient à une vie droite, cependant d’autres vertus sont requises, qui en choisissant les actes suivent le pouvoir de la charité, pour que l’homme opère promptement et sans empêchement.

 

[66130] De virtutibus, q. 2 a. 5 ad 10 Ad decimum dicendum, quod contingit aliquid esse propter finem quod tamen secundum se est difficile et triste; sicut cum aliquis accipit medicinam amaram libenter propter sanitatem, licet in ipsa sumptione multum affligatur. Caritas igitur facit omnia esse delectabilia ex fine; sed requiruntur aliae virtutes, quae faciant ea quae sunt virtuosa secundum se delectabilia, ad hoc quod facilius operemur.

10. Il arrive que quelque chose soit en vue de la fin qui cependant en soi est difficile et triste, comme quand quelqu'un reçoit une médecine amère, librement pour sa santé, bien qu’en cette prise, il éprouve beaucoup de gêne. Donc la charité fait que tout soit délectable par sa fin ; mais d’autres vertus sont requises qui font que ce qui est vertueux soit délectable en soi, pour que nous opérions plus facilement.

 

[66131] De virtutibus, q. 2 a. 5 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod caritas simul habet generationem cum aliis virtutibus, non quia sit indistincta ab aliis, sed quia Dei perfecta sunt opera; unde infundens caritatem simul infundit omnia illa quae sunt necessaria ad salutem. Corrumpitur autem simul cum omnibus virtutibus : quia quaecumque contrariantur aliis virtutibus, contrariantur caritati, ut dictum est.

11. La charité possède la génération en même temps que les autres vertus, non parce qu’elle est indistincte des autres, mais parce que les œuvres de Dieu sont parfaites ; c'est pourquoi en infusant la charité, en même temps il infuse tout ce qui est nécessaire au salut. Mais elle est corrompue en même temps que toutes les vertus ; parce que tout ce qui est contraire aux autres vertus est contraire à la charité, comme on l’a dit.

 

 

 

 

Articulus 6 : [66132] De virtutibus, q. 2 a. 6 tit. 1 Sexto quaeritur utrum caritas possit esse cum peccato mortali

Article 6 – La charité peut-elle exister avec le péché originel ?

 

[66133] De virtutibus, q. 2 a. 6 tit. 2 Et videtur quod sic.

Il semble que oui.

 

[66134] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 1 Dicit enim Origenes in I Periarchon [cap. III] : non arbitror quod aliquis ex his qui in summo perfectoque perstiterunt gradu, ad subitum evacuetur ac decidat; sed per partes et paulatim eum diffluere necesse est. Subito autem aliquis committit peccatum mortale per solum consensum. Ergo qui est in perfecto statu per caritatem, non decidit a caritate per unum actum peccati mortalis; et sic caritas potest esse cum peccato mortali.

Objections :[48]

1. Origène dit (Peri archôn 1, 3) : « Je ne pense pas que quelqu'un de ceux qui sont demeurés dans un degré très élevé de perfection, soit anéanti subitement et déchoie ; mais il est nécessaire qu’il s’en écarte par parties et peu à peu ». Or quelqu'un commet à l’improviste un péché mortel, par le seul consentement. Donc celui qui est dans un état parfait par la charité, ne déchoit pas d’elle par un seul péché mortel, et ainsi la charité peut exister avec le péché mortel.

 

[66135] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 2 Praeterea, Bernardus dicit [in lib. De dignitate div. Amoris, cap. VI] quod caritas in Petro, quando Christum negavit, non fuit extincta, sed sopita. Sed Petrus negando Christum peccavit mortaliter. Ergo caritas potest remanere cum peccato mortali.

2. Bernard (La dignité de l’Amour divin, VI) dit que la charité en Pierre, quand il a renié le Christ, ne s’est pas éteinte, mais endormie. Or Pierre, en reniant le Christ, a péché mortellement. Donc la charité peut demeurer avec le péché mortel.

 

[66136] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 3 Praeterea, caritas est fortior quam habitus virtutis moralis. Sed habitus virtutis non tollitur per unum actum vitiosum, cum non per unum actum generetur : ex eisdem enim contrario modo factis generatur virtus et corrumpitur, ut dicitur in II Ethic. Ergo multo minus habitus caritatis tollitur per unum peccatum mortale.

3. La charité est plus forte que l’habitus d’une vertu morale. Or celui-ci n’est pas enlevé par un seul acte vicieux, puisqu’il n’est pas généré par un seul acte ; car par les mêmes faits, la vertu est générée et corrompue d’une manière contraire, comme il est dit en Éthique, II, 1, 1103 b 6. Donc l’habitus de la charité est beaucoup moins enlevé par un seul péché mortel.

 

[66137] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 4 Praeterea, unum uni opponitur. Sed caritas est una virtus specialis, ut ostensum est. Ergo sibi opponitur unum vitium speciale. Non ergo per alia peccata mortalia tollitur; et sic videtur quod possit peccatum mortale simul esse cum caritate.

4. L’un s’oppose à l’un. Or la charité est une vertu particulière, comme on l’a montré. Donc un vice particulier s’oppose à elle. Donc elle n’est pas enlevée par d’autres péchés mortels, et ainsi il semble que le péché mortel puisse coexister avec la charité.

 

[66138] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 5 Praeterea, opposita non se expellunt nisi circa idem subiectum. Sed quaedam peccata non sunt in eodem subiecto cum caritate : nam caritas est in superiori parte rationis, quae convertitur ad Deum; potest autem peccatum mortale esse etiam in inferiori parte rationis, ut dicit Augustinus in Lib. de Trinit. Ergo non omne peccatum mortale excludit caritatem.

5. Les opposés ne s’excluent que pour un même substrat. Or certains péchés ne sont pas dans le même substrat que la charité ; car elle est dans la partie supérieure de la raison, qui est tournée vers Dieu : mais le péché mortel peut être aussi dans la partie inférieure de la raison, comme le dit Augustin dans La Trinité. Donc tout péché mortel n’exclut pas la charité.

 

[66139] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 6 Praeterea, illud quod est fortissimum, non potest expelli a debilissimo. Sed caritas est fortissima : Fortis enim est ut mors dilectio, ut dicitur Cantic., VII, 6 : peccatum autem est debilissimum, quia malum est infirmum et impotens, ut Dionysius dicit [V cap. de divin. Nomin.] Ergo peccatum mortale non expellit caritatem; et sic potest esse simul cum ea.

6. Le plus fort ne peut pas être chassé par le plus faible. Or la charité est la plus forte ; car l’amour est fort comme la mort, comme il est dit (Ct 7, 6) : mais le péché est très faible, parce que le mal est sans force et sans puissance, comme Denys le dit (Les noms divins, 5). Donc le péché mortel ne chasse pas la charité, et ainsi il peut cohabiter avec elle.

 

[66140] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 7 Praeterea, habitus secundum actus cognoscuntur. Sed actus caritatis potest esse cum peccato mortali : homo enim peccans diligit Deum et proximum. Ergo caritas potest esse cum peccato mortali.

7. Les habitus sont reconnus à leurs actes. Or celui de la charité peut exister avec le péché mortel : car l’homme qui pèche aime Dieu et son prochain. Donc la charité peut exister avec le péché mortel.

 

[66141] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 8 Praeterea, caritas praecipue facit delectari in contemplatione Dei. Sed delectationi quae est in considerando, nihil est contrarium, ut dicit philosophus in I Topic. Ergo caritati nihil est contrarium : et ita non potest expelli per peccatum mortale.

8. La charité fait surtout qu’on éprouve du plaisir dans la contemplation de Dieu. Or au plaisir qu’on trouve en le considérant, rien n’est contraire, comme le dit le philosophe (Topique, 1, 15, 106 b 4). Donc rien n’est contraire à la charité ; et ainsi elle ne peut pas être chassée par le péché mortel.

 

[66142] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 9 Praeterea, universale movens potest impediri in uno mobili, et non impediri in alio. Sed caritas est universalis motor omnium virtutum, ut supra, art. 3, dictum est. Ergo non oportet quod sic impediatur in una virtute in quantum alias movet : potest igitur cum peccato opposito temperantiae caritas remanere, prout est motiva aliarum virtutum.

9. Le moteur universel peut être empêché dans un mobile, et pas dans un autre. Or la charité est le moteur universel de toutes les vertus, comme il a été dit ci-dessus, article 3. Donc il n’est pas nécessaire qu’elle soit ainsi empêchée dans une seule vertu en tant qu’elle meut les autres ; donc la charité peut demeurer avec un péché opposé à la tempérance, dans la mesure où elle meut les autres vertus.

 

[66143] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 10 Praeterea, sicut caritas habet Deum pro obiecto, ita fides et spes. Sed fides et spes possunt esse informes. Ergo eadem ratione et caritas; et sic potest esse cum peccato mortali.

10. La charité a Dieu pour objet, la foi et l’espérance aussi. Or la foi et l’espérance peuvent être imparfaits. Donc pour la même raison, la charité aussi. Et ainsi elle peut exister avec un péché mortel.

 

[66144] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 11 Praeterea, omne illud quod non habet perfectionem quam natum est habere, est informe. Sed caritas non habet perfectionem hic in via quam nata est habere in patria. Ergo est informis; et sic videtur quod possit esse cum peccato mortali.

11. Tout ce qui n’a pas la perfection qu’il est destiné à avoir, est imparfait. Or la charité n’a pas, ici dans la voie, la perfection qu’elle est destinée à avoir dans la patrie. Donc elle est imparfaite, et ainsi il semble qu’elle pourrait exister avec le péché mortel.

 

[66145] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 12 Praeterea, habitus cognoscuntur per actus. Sed aliqui actus habentium caritatem possunt esse imperfecti : nam multoties aliqui caritatem habentes moventur aliquo motu impatientiae, vel inanis gloriae. Ergo et habitum caritatis contingit esse imperfectum et informem; et sic videtur quod cum caritate possit esse peccatum mortale.

12. Les habitus sont connus par les actes. Or certains actes de ceux qui possèdent la charité peuvent être imparfaits, car fréquemment ils sont poussés par un mouvement d’impatience, ou de vaine gloire. Donc il arrive que l’habitus de la charité soit imparfait, et ainsi il semble qu’il pourrait y avoir un péché mortel avec la charité.

 

[66146] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 13 Praeterea, sicut virtuti opponitur peccatum, ita ignorantia opponitur scientiae. Sed non quaelibet ignorantia tollit totam scientiam. Ergo nec quodlibet peccatum mortale tollit totam virtutem; unde, cum caritas sit radix virtutum, non videtur quod quodlibet peccatum mortale tollat caritatem.

13. De même que le péché est opposé à la vertu, de même l’ignorance est opposée à la science. Or ce n’est pas n’importe quelle ignorance qui enlève toute la science, et donc pas n’importe quel péché mortel qui enlève toute la vertu ; c'est pourquoi, comme la charité est la racine des vertus, il ne semble pas que n’importe quel péché mortel enlève la charité.

 

[66147] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 14 Praeterea, caritas est amor Dei. Sed manente amore ad rem aliquam, aliquis propter incontinentiam operatur contra illam; sicut aliquis amans seipsum, contra bonum agit per incontinentiam; et similiter aliquis amans aliquam communitatem, contra eam agit propter incontinentiam, ut philosophus dicit in V Politic. Ergo aliquis potest peccando contra Deum agere, manente caritate.

14. La charité est l’amour de Dieu. Or si l’amour pour quelque chose demeure, quelqu’un à cause de son incontinence opère contre elle, de même quelqu'un qui s’aime lui-même agit contre le bien par son incontinence, et de la même manière quelqu’un qui aime une communauté agit contre elle à cause de son incontinence, comme le philosophe le dit (Politique, V). Donc quelqu’un peut en péchant agir contre Dieu, et sa charité demeure.

 

[66148] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 15 Praeterea, aliquis habet se bene in universali, qui tamen deficit in particulari, sicut incontinens rectam rationem habet circa universalia, utpote quod fornicari est malum, et tamen in singulari eligit nunc fornicari, ut bonum, ut dicit philosophus in VI Ethic. Sed caritas facit hominem bene se habere circa universalem finem. Ergo manente caritate, potest aliquis peccare circa aliquod particulare; et sic caritas potest esse cum peccato mortali.

15. Quelqu’un se comporte bien dans l’universel qui cependant est défaillant dans le particulier, comme l’incontinent a la droite raison pour ce qui est universel, de sorte que forniquer est un mal et cependant dans le particulier il choisit maintenant de forniquer comme un bien, comme le dit le philosophe (Ethique, VII, 2, 1145 b 12). Or la charité fait que l’homme se comporte bien pour la fin universelle. Donc encore que la charité demeure, quelqu'un peut pécher sur quelque chose de particulier, et ainsi la charité peut coexister avec le péché mortel.

 

[66149] De virtutibus, q. 2 a. 6 arg. 16 Praeterea, contraria sunt in eodem genere. Sed peccatum est in genere actus : quia peccatum est dictum vel factum vel concupitum contra legem Dei : caritas autem est in genere habitus. Ergo peccatum non contrariatur caritati; et sic non expellit ipsam : potest ergo simul esse cum ea.

16. Les contraires sont dans un même genre. Or le péché est dans le genre de l’acte, parce qu’il est dit ou fait ou désiré contre la loi de Dieu ; mais la charité est dans le genre de l’habitus. Donc le péché n’est pas contraire à la charité, et ainsi il ne la chasse pas : donc il peut coexister avec elle.

 

[66150] De virtutibus, q. 2 a. 6 s. c. 1 Sed contra. Est quod dicitur Sap., I, 5 : Spiritus sanctus disciplinae effugiet fictum, et avertet se a cogitationibus quae sunt sine intellectu, et corripietur, id est expelletur, a superveniente iniquitate. Sed Spiritus sanctus est in homine quamdiu habet caritatem; quia per caritatem habitat in nobis Spiritus Dei. Ergo a superveniente iniquitate expellitur caritas; et sic non potest esse simul cum peccato mortali.

En sens contraire :

1. Au Livre de la Sagesse (1, 5) il est dit : L’Esprit Saint notre éducateur fuit la fourberie, il se détourne des pensées sans intelligence et il s’offusque quand survient l’iniquité. Or l’Esprit Saint est dans l’homme aussi longtemps qu’il a la charité; car l’Esprit de Dieu habite en nous par la charité. Donc elle est repoussée par l’iniquité qui survient et ainsi elle ne peut coexister avec le péché mortel.

 

[66151] De virtutibus, q. 2 a. 6 s. c. 2 Praeterea, quicumque habet caritatem, dignus est vita aeterna, secundum illud apostoli, II Tim., IV, 8 : In reliquo reposita est mihi corona iustitiae, quam reddet mihi dominus in illa die, iustus iudex; non solum autem mihi, sed et his qui diligunt adventum eius. Quicumque autem peccat mortaliter, dignus est poena aeterna, secundum illud Rom., cap. VI, 23. Stipendia peccati mors. Sed aliquis non potest esse simul dignus vita aeterna et poena aeterna. Ergo non potest simul caritas cum peccato mortali haberi.

2. De plus, quiconque a la charité est digne de la vie éternelle, selon ce que dit l’Apôtre (II Tm 4, 8) : Il ne me reste plus qu’à recevoir la couronne de justice que le Seigneur me donnera en retour en ces jours, lui le juste juge ; non seulement à moi mais à ceux qui aiment sa venue. Or quiconque pèche mortellement est digne de la peine éternelle, selon Rm 6, 23 : Le salaire du péché est la mort. Or on ne peut pas être en même temps digne de la vie éternelle et de la peine éternelle. Donc on ne peut pas avoir la charité en même temps que le péché mortel.

 

[66152] De virtutibus, q. 2 a. 6 co. Respondeo. Dicendum, quod caritas nullo modo potest simul esse cum peccato mortali.

Ad cuius evidentiam primo considerandum est, quod omne peccatum mortale directe opponitur caritati. Quicumque enim praeeligit aliquid alteri, illud quod praeeligit, magis amat; unde quia homo magis amat propriam vitam et sui consistentiam quam voluptatem, quantumcumque sit magna voluptas, homo retraheretur ab ea, si eam existimaret esse suae vitae infallibiliter peremptivam; propter quod dicit Augustinus in Lib. LXXXIII quaestionum [quaest. 36], quod Nemo est qui non magis dolorem metuat quam appetat voluptatem; quandoquidem videmus etiam immanissimas bestias a maximis voluptatibus abstinere dolorum metu.

Réponse :

La charité ne peut en aucune manière coexister avec le péché mortel.

 

Pour le mettre en évidence, il faut considérer que tout péché mortel est directement opposé à la charité. Car quiconque préfère une chose à une autre aime davantage ce qu’il a choisi d’abord ; c'est pourquoi, parce qu’un homme aime plus sa propre vie et sa préservation que la volupté, quelque grande que soit celle-ci, l’homme s’en éloignerait s’il pensait qu’elle est infailliblement dommageable à sa vie ; à cause de cela Augustin dit (Les 83 Questions, q. 36) : « Il n’y a personne qui ne craigne pas plus la douleur qu'il ne désire la volupté : puisque nous voyons aussi les animaux les plus sauvages s’écarter des plus grandes voluptés par crainte de la douleur».

 

Ex hoc autem aliquis mortaliter peccat quod aliquid magis eligit quam vivere secundum Deum, et ei inhaerere. Unde manifestum est quod quicumque mortaliter peccat, ex hoc ipso magis amat aliud bonum quam Deum. Si enim amaret magis Deum, praeeligeret vivere secundum Deum quam quocumque temporali bono potiri. Hoc autem est de ratione caritatis quod Deus super omnia diligatur, ut ex superioribus patet; unde omne peccatum mortale caritati contrariatur.

Pèche mortellement celui qui choisit plutôt une chose que de vivre selon Dieu et s’attacher à lui. C'est pourquoi il est évident que n’importe qui pèche mortellement du fait même qu’il aime un autre bien que Dieu. Si en effet il aimait Dieu davantage, il choisirait avant de vivre selon Dieu plutôt que de s’emparer de quelque bien temporel. Or il est de la nature de la charité d’aimer Dieu par-dessus tout, comme il ressort de ce qu’on a dit plus haut; c'est pourquoi tout péché mortel est contraire à la charité.

 

Caritas enim hominibus a Deo infunditur. Quae autem ex infusione divina causantur, non solum indigent actione divina in sui principio, ut esse incipiant, sed in tota sui duratione, ut conserventur in esse; sicut illuminatio aeris indiget praesentia solis, non solum cum primo aer illuminatur, sed quamdiu illuminatus manet : et propter hoc, si aliquod obstaculum interponatur intercipiens directum aspectum ad solem, desinit esse lumen in aere; et similiter quando peccatum mortale advenit, quod impedit directum aspectum animae ad Deum, per hoc quod aliquid aliud praefert Deo, intercipitur influxus caritatis, et desinit esse caritas in homine, secundum illud Is., LIX, 2 : Peccata nostra diviserunt inter nos et Deum nostrum.

Sed cum rursus mens hominis redit ut recte in Deum aspiciat, eum super omnia diligendo (quod tamen sine divina gratia esse non potest), iterato ad statum caritatis redit.

En effet la charité est répandue par Dieu dans les hommes. Or ce qui est causé par infusion divine, non seulement n’a pas besoin de l’action divine en son principe pour commencer à être, mais pendant toute sa durée pour y être conservé, comme la lumière de l’air a besoin de la présence du soleil, non seulement lorsque l’air est éclairé, mais aussi longtemps qu’il demeure éclairé. Et à cause de cela, si un obstacle s’interpose, interceptant la vision directe du soleil, la lumière cesse d’être dans l’air ; et de la même manière quand le péché mortel advient qui empêche le regard direct de l’âme vers Dieu, par cela qu’elle lui préfère autre chose, l’influx de la charité est interrompu et elle cesse d’exister en l’homme, selon ce que dit Is 69, 2 : Nos péchés nous ont séparés de notre Dieu. Mais lorsque de nouveau l’esprit de l’homme revient pour porter avec rectitude ses regards vers Dieu, en l’aimant par-dessus tout (ce qui ne peut pas se faire sans la grâce), il revient de nouveau à l’état de charité.

 

[66153] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod verbum Origenis non sic est intelligendum, quod homo peccans mortaliter, quantumcumque perfectus, non subito caritatem amittat sed quia non contingit de facile quod homo perfectus statim a principio mortaliter peccet, sed per negligentiam et diversa peccata venialia, disponitur ut tandem labatur in peccatum mortale.

Solutions :

1. La parole d’Origène n’est pas à comprendre ainsi : l’homme qui pèche mortellement, quelque parfait qu’il soit, ne perd pas la charité subitement, mais parce qu’il n’arrive pas facilement que l’homme parfait pèche mortellement dès le commencement, mais par négligence et par différents péchés véniels, il se dispose à la fin à glisser dans le péché mortel.

 

[66154] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 2 Ad secundum dicendum, quod verbum Bernardi non videtur sustinendum, nisi intelligatur caritas in Petro non fuisse extincta, quia cito resurrexit; ea enim quae parum distant, quasi nihil distare videntur, ut dicitur in II Physic. [com. 56].

2. La parole de Bernard ne semble pas devoir être soutenue, sauf si on pense que la charité en Pierre n’a pas été éteinte, parce qu’aussitôt elle a ressuscité ; car ce qui est un peu éloigné, semble pour ainsi dire en rien éloigné, comme il est dit en Physique II, 5, 197 a 28).

 

[66155] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 3 Ad tertium dicendum, quod virtus moralis, quae acquiritur ex actibus, consistit in inclinatione potentiae ad actum; quae quidem inclinatio non tollitur totaliter per unum actum. Sed influentia caritatis a Deo intercipitur per unum actum; et ideo unus actus peccati tollit caritatem.

3. La vertu morale, qui est acquise par les actes, consiste dans l’inclination de la puissance à l’acte ; cette inclination n’est pas enlevée totalement par un seul acte. Mais l’influence de la charité est coupée de Dieu par un seul acte, et c'est pourquoi un seul acte de péché enlève la charité.

 

[66156] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 4 Ad quartum dicendum, quod caritatis oppositum generale est odium; sed indirecte omnia peccata caritati opponuntur, in quantum pertinent ad Dei contemptum, qui est super omnia diligendus.

4. L’opposé universel de la charité c’est la haine, mais indirectement tous les péchés sont opposés à la charité, en tant qu’ils aboutissent au mépris pour Dieu, qui doit être aimé par-dessus tout.

 

[66157] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 5 Ad quintum dicendum, quod superior ratio, in qua est caritas, movet inferiorem; unde peccatum, in quantum in inferiori parte opponitur motui caritatis, caritatem excludit. Vel dicendum, quod peccatum mortale non est sine consensu, qui attribuitur superiori parti rationis, in qua est caritas.

5. La raison supérieure, en laquelle se trouve la charité, meut la raison inférieure ; c’est pourquoi le péché, en tant qu’il est opposé dans la partie inférieure au mouvement de la charité, l’exclut. Ou bien il faut dire que le péché mortel n’est pas sans consentement ; il est attribué à la partie supérieure de la raison en qui se trouve la charité.

 

[66158] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 6 Ad sextum dicendum, quod peccatum non expellit caritatem ex sua virtute; sed ex eo quod homo voluntarie se peccato subiicit.

6. Le péché ne chasse pas la charité par son pouvoir, mais parce que l’homme se soumet volontairement au péché.

 

[66159] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 7 Ad septimum dicendum, quod homo qui peccat mortaliter, non diligit Deum super omnia, sicut diligendus est ex caritate; sed est aliquid aliud quod praefert amori Dei, propter quod Dei mandatum contemnit.

7. L’homme qui pèche mortellement n’aime pas Dieu par-dessus tout, comme il doit être aimé par charité, mais il y a quelque chose d’autre qu’il préfère à l’amour de Dieu, à cause de quoi il méprise son commandement.

 

[66160] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 8 Ad octavum dicendum, quod delectatio quae est in considerando, non habet contrarium in eodem genere, ut scilicet aliqua alia consideratio sit ei contraria; et hoc ideo quia species contrariorum in intellectu non sunt contrariae; unde delectationi quae est in considerando album, non contrariatur delectatio quae est in considerando nigrum. Sed quia actus voluntatis consistit in motu animae ad rem, sicut res in seipsis sunt contrariae, ita motus voluntatis in contraria sunt contrarii : desiderium enim dulcis contrariatur desiderio amari. Et secundum hoc amor Dei contrariatur amori peccati, quod excludit a Deo. Consideratio autem in qua non est contrarietas, non est proprius actus caritatis, qui ab ipsa elicitur, sed solum ab ipsa imperatur quasi eius effectus.

8. Le plaisir qu’on éprouve dans la considération [de Dieu] n’a pas de contraire dans un même genre, à savoir qu’une autre considération lui est contraire, et cela parce que les espèces des contraires dans l’intellect ne sont pas contraires, et c'est pourquoi celui éprouvé dans la considération du blanc, n’est pas contraire au plaisir éprouvé dans la considération du noir. Mais parce que l’acte de la volonté consiste dans le mouvement de l’âme vers la réalité, de même que les choses en elles-mêmes sont contraires, de même les mouvements de la volonté dans les contraires sont contraires : car le désir du doux est contraire à celui de l’amer. Et selon cela l’amour de Dieu est contraire à l’amour du péché, qui éloigne de Dieu. Mais la considération en laquelle il n’y a pas de contrariété, n’est pas l’acte propre de la charité, qui est choisi par elle, mais elle est seulement commandée comme son effet.

 

[66161] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 9 Ad nonum dicendum, quod caritas quae est universalis motor virtutum, cum impeditur in his quae pertinent ad unam virtutem, per peccatum mortale, impeditur in suo universali obiecto; et ob hoc universaliter in omnibus impeditur. Non est autem sic cum universale mobile sic impeditur in particulari effectu, quod non impeditur in his quae pertinent ad universalem virtutem.

9. Quand la charité, qui est le moteur universel des vertus, est empêchée en ce qui convient à une seule vertu, par le péché mortel, elle est empêchée en son objet universel, et à cause de cela elle est universellement empêchée en tout. Mais ce n’est pas ainsi quand le mobile universel est ainsi empêché dans l’effet particulier, qui n’est pas empêché en ce qui convient à la vertu universelle.

 

[66162] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 10 Ad decimum dicendum, quod licet spes et fides habeant Deum pro obiecto, non tamen eis competit quod sint forma aliarum virtutum, sicut competit caritati ratione supradicta, art. 3; et ideo, licet caritas non sit informis, spes tamen et fides esse possunt informes.

10. Bien que l’espérance et la foi aient Dieu pour objet, il ne leur convient pas d’être la forme des autres vertus, comme il convient à la charité par la raison susdite, art. 3 ; et ainsi, bien que la charité ne soit pas imparfaite, l’espérance et la foi peuvent l’être.

 

[66163] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod non facit virtutem informem defectus cuiuscumque perfectionis, sed ille tantum defectus qui tollit ordinem ultimi finis; qui quidem ordo existit in caritate viae, licet caritas viae non habeat perfectionem patriae, quae est secundum fruitionem propriam et perfectam.

11. La défaillance de n’importe quelle perfection ne rend pas la vertu imparfaite, mais cette défaillance seulement qui enlève le rapport à la fin ultime, lequel rapport existe dans la charité de la voie, bien que celle-ci n’ait pas la perfection de la patrie, qui concerne la fruition propre et parfaite.

 

[66164] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod actus imperfecti possunt esse habentis caritatem, sed non sunt caritatis; non enim quilibet actus agentis est actus cuiuslibet formae in agente existentis, et praecipue in rationali natura, quae habet libertatem ad hoc quod utatur habitu in ea existente.

12. Les actes imparfaits peuvent être de celui qui possède la charité, mais ne sont pas de la charité ; car n’importe quel acte de l’agent n’est pas l’acte de n’importe quelle forme qui existe dans l’agent, et surtout dans la nature raisonnable, qui a la liberté pour utiliser l’habitus qui existe en elle.

 

[66165] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod licet non quaelibet ignorantia propriorum principiorum excludat scientiam, tamen ignorantia principiorum communium tollit scientiam; eis enim ignoratis, necesse est ignorare artem, ut dicitur in I Elench. Ultimus autem finis se habet sicut principium communissimum; et ideo huius deordinatio ab ultimo fine per peccatum mortale, tollit totaliter caritatem; non autem quaelibet deordinatio particularis, ut patet in peccatis venialibus.

13 Bien que n’importe quelle ignorance des principes particuliers exclue la science, cependant l’ignorance des principes communs prive de la science, car pour ceux qui les ignorent, il est nécessaire d’ignorer l’art, comme il est dit en Elenchus I. Mais la fin ultime se comporte comme le principe le plus commun, et c'est pourquoi son manque de rapport à la fin ultime par le péché mortel, enlève totalement la charité; mais non n’importe quel manque d’ordre particulier, comme on le voit dans les péchés véniels.

 

[66166] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod quicumque per incontinentiam agit contra bonum quod amat, existimat bonum non totaliter perdi per hoc quod incontinenter agit. Si enim aliquis amans civitatem aliquam, vel proprii corporis salutem, existimaret se alterum horum perdere per hoc quod agit : vel totaliter abstineret, vel illud quod ageret, plus diligeret quam propriam salutem vel civitatis. Unde cum aliquis sciens se amittere Deum per peccatum mortale (quod est scire se peccare mortaliter), nihilominus hoc incontinenter agit : convincitur plus amare quod agit quam Deum.

14. Quiconque agit par incontinence contre le bien qu’il aime, pense que le bien n’est pas perdu complètement par le fait qu’il agit avec incontinence. Car si quelqu'un qui aime une cité, ou le salut de son propre corps, pensait qu’il en perd un autre par le fait qu’il agit, ou il s’en abstiendrait totalement, ou il aimerait ce qu’il ferait plus que son propre salut ou celui de la cité. C'est pourquoi comme quelqu'un qui sait qu’il perd Dieu par le péché mortel (ce qui est savoir qu’il pèche mortellement), et cependant qui agit avec incontinence, il est convaincu plus aimer ce qu’il fait que Dieu.

 

[66167] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod caritas non solum requirit hoc haberi in universali acceptione, quod Deus sit super omnia diligendus; sed quod etiam in hoc actus electionis et voluntatis tendat sicut in quoddam aliud particulare eligibile. Et haec particularis electio excluditur per electionem contrarii, scilicet peccati excludentis a Deo.

15. La charité ne requiert pas seulement qu’on la possède dans son acception universelle, c'est-à-dire que Dieu doit être aimé au-dessus de tout, mais parce qu’aussi dans cet acte d’élection et de volonté elle tend comme dans une autre chose particulière à choisir. Cette élection particulière est exclue par l’élection du contraire, à savoir du péché qui exclut de Dieu.

 

[66168] De virtutibus, q. 2 a. 6 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod licet actus directe contrarientur actibus, sicut et habitus habitibus; tamen indirecte etiam actus contrariantur habitibus secundum conformitatem quam habent contrariis habitibus; nam actus similes ex similibus habitibus generantur, et similes etiam actus causant, licet non omnes habitus causentur ex actibus.

16. Bien que les actes soient directement contrariés par des actes, comme les habitus par les habitus, cependant indirectement aussi les actes sont contraires aux habitus, selon la conformité qu’ils ont avec des habitus contraires ; car les actes semblables sont engendrés par des habitus semblables ; et aussi les actes semblables sont leur cause, bien que tous les habitus ne soient pas causés par les actes.

 

 

 

 

[66169] De virtutibus, q. 2 a. 7 tit. 1 Septimo quaeritur utrum obiectum diligibile ex caritate sit rationalis natura.

Article 7 – La nature raisonnable est-elle un objet digne d’être aimé par charité ?

 

[66170] De virtutibus, q. 2 a. 7 tit. 2 Et videtur quod non.

Il semble que non.

 

[66171] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 1 Quia propter quod unumquodque, et illud magis. Sed homo ex caritate diligitur propter virtutem et propter beatitudinem. Ergo virtus et beatitudo, quae non sunt creaturae rationales, sunt magis ex caritate diligendae et sic creatura rationalis non est proprium obiectum caritatis.

Objections :[49]

1. Parce qu’à cause de cela, il y a chaque chose et ceci plus. Or l’homme est aimé par charité à cause de sa vertu et de sa béatitude. Donc la vertu et la béatitude, qui ne sont pas des créatures raisonnables, doivent être plus aimées par charité, et ainsi la créature raisonnable n’est pas l’objet propre de la charité.

 

[66172] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 2 Praeterea, per caritatem maxime conformamur Deo in diligendo. Sed Deus diligit omnia quae sunt, ut dicitur Sapient., XI, 25, ex caritate diligendo seipsum, qui est caritas. Ergo omnia sunt diligenda ex caritate, et non solum rationalis natura.

2. Nous sommes tout à fait adaptés à Dieu par la charité en l’aimant. Or Dieu aime tout ce qui existe, comme il est dit en Sg 11, 25, en s’aimant par charité lui-même qui est la charité. Donc tout doit être aimé par charité, et pas seulement la nature raisonnable.

 

[66173] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 3 Praeterea, Origenes dicit Super Cantica, quod unum est diligere Deum et quaecumque bona. Sed Deus diligitur ex caritate. Ergo, cum omnes creaturae sint bonae, omnes sunt diligendae ex caritate, et non solum rationalis natura.

3. Origène dit (Sur le Cantique), que c’est une [même] chose d’aimer Dieu et tout ce qui est bon. Or Dieu est aimé par charité. Donc, comme toutes les créatures sont bonnes, toutes doivent être aimées par charité, et pas seulement la nature raisonnable.

 

[66174] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 4 Praeterea, sola dilectio caritatis est meritoria. Sed in dilectione cuiuslibet rei possumus mereri. Ergo quamlibet rem possumus diligere ex caritate.

4. Le seul amour de charité est méritoire. Or en aimant n’importe quoi nous pouvons mériter. Donc nous pouvons aimer n’importe quoi par charité.

 

[66175] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 5 Praeterea, Deus ex caritate diligitur. Ergo oportet magis ex caritate diligi quod ab eo maxime diligitur. Sed inter omnia creata maxime diligitur a Deo bonum universi, in quo omnia comprehenduntur. Ergo omnia sunt ex caritate diligenda.

5. Dieu est aimé par charité. Donc il est nécessaire d'aimer par charité davantage ce qu’il aime le plus. Or, parmi toutes les créatures, le bien de l’univers, en quoi tout est saisi, est le plus aimé de Dieu. Donc tout doit être aimé par charité.

 

[66176] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 6 Praeterea, diligere magis pertinet ad caritatem quam credere. Sed caritas omnia credit, ut dicitur I ad Cor., XIII, 8. Ergo multo magis omnia diligit.

6. Aimer convient plus à la charité que croire. Or la charité croit tout, comme il est dit en 1 Co 13, 8. Donc elle aime tout beaucoup plus.

 

[66177] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 7 Praeterea, natura rationalis perfectissime invenitur in Deo. Si igitur natura rationalis sit obiectum caritatis, oporteret quod Deum ex caritate diligeremus. Sed hoc videtur esse impossibile, quia amor caritatis est amor perfectus; deinde, quia Deum perfecte in hac vita diligere non possumus, quia in hac vita ipsum perfecte non cognoscimus : non enim cognoscimus de Deo quid est, sed solum quid non est. Dilectio autem praesupponit cognitionem, cum nihil diligatur nisi cognitum. Ergo rationalis vel intellectualis natura non est proprium obiectum caritatis.

7. La nature raisonnable se trouve de manière tout à fait parfaite en Dieu. Si donc elle était l’objet de la charité, il serait nécessaire que nous aimions Dieu par charité. Or cela semble impossible, parce que l’amour de charité est un amour parfait ; ensuite, parce que nous ne pouvons pas l’aimer parfaitement en cette vie, puisque nous ne le connaissons pas parfaitement : car nous ne savons pas de Dieu ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas. Or l’amour présuppose la connaissance, puisque rien n’est aimé que ce qui est connu. Donc la nature raisonnable ou intellectuelle n’est pas l’objet propre de la charité.

 

[66178] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 8 Praeterea, plus distat ab homine Deus quam quaelibet alia creatura. Si ergo aliquas creaturas non diligimus ex caritate, multo minus Deum ex caritate diligere possumus.

8. Dieu est plus distant de l’homme que n’importe quelle autre créature. Si donc nous n’aimons pas des créatures par charité, nous pouvons beaucoup moins aimer Dieu par charité.

 

[66179] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 9 Praeterea, in Angelis etiam est intellectualis natura. Sed Angeli non sunt ex caritate diligendi, ut videtur. Ergo intellectualis natura non est proprium obiectum caritatis. Probatio mediae. Amicitia in aliqua communicatione vitae consistit; nam convivere est proprium amicorum, secundum philosophum in Lib. Ethicor. [lib. IX, cap. XIX] Sed non videtur esse aliqua communicatio vitae nobis et Angelis; non enim communicamus in vita naturae cum Angelis, cum sint multo praestantioris naturae quam homo; neque iterum in vita gloriae, quia dona gratiae et gloriae dantur a Deo secundum virtutem recipientis, secundum illud Matth., XXV, 15 : Dedit unicuique secundum propriam virtutem; virtus autem Angeli est multo maior quam hominis. Ergo Angeli non communicant in aliqua vita cum hominibus.

9. Dans les anges aussi il y a une nature intellectuelle. Or ils ne doivent pas être aimés par charité, à ce qu’il semble. Donc la nature intellectuelle n’est pas l’objet propre de la charité. Preuve intermédiaire : L’amitié consiste dans une communauté de vie ; car vivre ensemble est le propre des amis, selon le philosophe (Ethique, VIII, 15, 1162 b 14). Or il ne semble pas qu’il y ait une communauté de vie entre nous et les anges ; car dans la vie de nature nous ne communiquons pas avec eux, puisqu’ils sont d’une nature supérieure à l’homme, et en plus dans la vie de gloire non plus, parce que les dons de grâce et de gloire sont donnés par Dieu selon la capacité de celui qui les reçoit, selon cette parole de Matthieu 25, 15 : Il a donné à chacun selon sa propre capacité[50] ; mais celle de l’ange est beaucoup plus grande que celle de l’homme. Donc les anges ne communiquent dans aucune vie avec les hommes.

 

[66180] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 10 Praeterea, natura rationalis invenitur etiam in ipso homine ex caritate diligente. Sed homo seipsum non debet ex caritate diligere ut videtur. Ergo caritatis obiectum non est rationalis natura. Probatio mediae. De actibus virtutum dantur praecepta legis. Sed non datur aliquod praeceptum legis de hoc quod aliquis diligat seipsum. Ergo diligere non est actus caritatis.

10. La nature raisonnable se trouve aussi dans l’homme qui aime par charité. Or l’homme ne doit pas s’aimer lui-même par charité, à ce qu’il semble. Donc la nature raisonnable n’est pas l’objet de la charité. Preuve intermédiaire : les préceptes de la loi sont donnés au sujet des actes des vertus. Or le précepte de la loi n’est pas donné pour que quelqu’un s’aime lui-même. Donc aimer n’est pas un acte de charité.

 

[66181] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 11 Praeterea, Gregorius dicit in quadam Homil., quod caritas minus quam inter duos haberi non potest. Non potest ergo quis seipsum ex caritate diligere.

11. Grégoire dit dans une Homélie que «la charité ne peut exister qu’entre au moins deux». Donc quelqu’un ne peut pas s’aimer lui-même par charité.

 

[66182] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 12 Praeterea, sicut iustitia consistit in communicatione, ita et amicitia, secundum philosophum in IV Ethic. Sed iustitia, proprie loquendo, non est hominis ad seipsum ut dicitur in V Ethic. Ergo neque amicitia, et ita neque caritas.

12. De même que la justice consiste dans la communication, l’amitié aussi, selon le philosophe, (Éthique, VIII, 1, 1155 a 23). Or la justice à proprement parler ne vient pas de l’homme pour lui-même, comme il est dit (Éthique, V). Donc l’amitié non plus, et ainsi la charité non plus.

 

[66183] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 13 Praeterea, nihil quod computatur in vitium, est actus caritatis. Sed amare seipsum computatur homini in vitium secundum illud II Timoth., III, 1 : Instabunt tempora periculosa, et erunt homines seipsos amantes. Ergo diligere seipsum non est actus caritatis; et ita natura rationalis non est proprium obiectum caritatis.

13. Rien de ce qui est compté dans le vice, n’est un acte de charité. Or s’aimer soi-même est compté à l’homme comme un vice selon cette parole de 2 Tm 3, 1 : Les [derniers] temps seront périlleux … et les hommes s’aimeront eux-mêmes[51]. Donc s’aimer soi-même n’est pas un acte de charité ; et ainsi la nature raisonnable n’est pas un objet propre de la charité.

 

[66184] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 14 Praeterea, corpus humanum est pars rationalis naturae, scilicet humanae. Sed corpus humanum non videtur esse diligendum ex caritate; quia secundum philosophum in IX Ethic., vituperantur qui amant seipsos secundum exteriorem naturam. Ergo natura rationalis non est obiectum caritatis.

14. Le corps humain est une partie de la nature raisonnable, c'est-à-dire de la nature humaine. Or le corps humain ne semble pas devoir être aimé par charité ; parce que selon le philosophe (Éthique, IX, 8, 1169 a 15), sont critiqués ceux qui s’aiment eux-mêmes quant à leur nature extérieure. Donc la nature raisonnable n’est pas l’objet de la charité.

 

[66185] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 15 Praeterea, nullus habens caritatem refugit illud quod ex caritate diligit. Sed sancti habentes caritatem refugiunt corpus, secundum illud Roman., VII, 24 : Quis me liberabit de corpore mortis huius? Et sic corpus non est diligendum ex caritate; et sic idem quod prius.

15. Aucun de ceux qui ont la charité n’écarte ce qu’il aime par charité. Or les saints qui ont la charité écartent le corps, selon cette parole de Rm 7, 24 : Qui me libérera de ce corps de mort ? Et ainsi le corps ne doit pas être aimé par charité ; et ainsi de même que ci-dessus.

 

[66186] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 16 Praeterea, nullus tenetur ad implendum quod non potest. Sed nullus potest scire se habere caritatem. Ergo nullus tenetur ad diligendum creaturam rationalem ex caritate.

16. Personne n’est tenu d’accomplir ce qu’il ne peut pas accomplir. Or personne ne peut savoir qu’il a la charité. Donc personne n’est tenu d’aimer la créature raisonnable par charité.

 

[66187] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 17 Praeterea, cum dicitur : creatura rationalis diligitur ex caritate; haec praepositio ex designat habitudinem alicuius causae. Sed non potest designare habitudinem causae materialis, quia caritas non est aliquid materiale, sed spirituale; neque iterum habitudinem causae finalis, quia finis diligendi ex caritate est Deus, non autem caritas; similiter etiam neque habitudinem causae efficientis, quia Spiritus sanctus est qui nos ad diligendum movet, secundum illud Rom., V, 5 : Caritas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctum qui datus est nobis; neque iterum habitudinem causae formalis, quia caritas nec est forma intrinseca, cum non sit de essentia rei; neque est forma extrinseca exemplaris, quia sic omnia quae diliguntur ex caritate, traherentur in speciem caritatis, sicut exemplata trahuntur ad speciem exemplaris. Ergo creaturae rationales non sunt diligendae ex caritate.

17. Quand on dit : "La créature raisonnable est aimée par charité", cette préposition par  désigne le relation d’une cause. Or elle ne peut pas désigner la relation à une cause matérielle, parce que la charité n’est pas quelque chose de matériel, mais de spirituel ; ni non plus la relation à la cause finale, parce que le but à aimer par charité, c'est Dieu et non la charité ; également pas non plus une relation à la cause efficiente, parce que l’Esprit saint est celui qui nous pousse à aimer, selon cette parole de Rm 5, 5 : La charité de Dieu est diffusée en nos cœurs par l’Esprit saint qui nous a été donné ; elle n’est pas non plus la relation à la cause formelle, parce que la charité n’est pas une forme intrinsèque, puisqu’elle n’est pas de l’essence de la chose, et elle n’est pas une forme extrinsèque exemplaire, parce qu’ainsi tout ce qui est aimé par charité serait attiré dans l’espèce de charité, comme les images sont tirées à la forme de l’exemplaire. Donc les créatures raisonnables ne doivent pas être aimées par charité.

 

[66188] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 18 Praeterea, Augustinus dicit in I de Doctr. Christ., [cap.XXX], quod proximus est ille a quo nobis beneficium impenditur. Sed a Deo nobis beneficia impenduntur. Ergo Deus est proximus nobis; et ita inconvenienter ponitur ab Augustino Deus aliud diligibile ex caritate, et aliud proximus.

18. Augustin dit, dans la Doctrine chrétienne I, 30, que le prochain est celui qui nous accorde un bienfait. Or Dieu nous accorde ses bienfaits. Donc Dieu est le prochain pour nous, et ainsi, de manière inappropriée, Augustin pense que Dieu est quelque chose digne d’être aimé différent du prochain.

 

[66189] De virtutibus, q. 2 a. 7 arg. 19 Praeterea, cum Christus sit mediator inter Deum et hominem, videtur quod debeat poni aliud diligibile quam Deus et quam proximus; et sic sunt quinque in caritate diligibilia, et non tantum quatuor, ut Augustinus dicit.

19. Comme le Christ est le médiateur entre Dieu et l’homme, il semble qu’on devrait placer une autre chose aimable que Dieu et le prochain, et ainsi il y a cinq choses aimables en charité, et non seulement quatre comme le dit Augustin.

 

[66190] De virtutibus, q. 2 a. 7 s. c. Sed contra, est quod dicitur Levit., XIX, 18 : Diliges proximum tuum sicut teipsum. Glossa : Proximum non tantum propinquitate sanguinis, sed societate rationis. Ergo secundum quod aliquid habet societatem nobiscum in natura rationali, sic est diligibile ex caritate. Natura ergo rationalis est obiectum caritatis.

En sens contraire :

7. Il y a ce qui est dit en Lv 19, 18 : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. La glose dit : « Non seulement le prochain par proximité de sang, mais par communauté de nature ». Donc selon que quelque chose a une communauté avec nous dans la nature raisonnable, il peut ainsi être aimé par charité. Donc la nature raisonnable est objet de charité.

 

[66191] De virtutibus, q. 2 a. 7 co. Respondeo. Dicendum, quod cum quaeritur de his quae subiiciuntur actui alicuius potentiae vel habitus, oportet considerare formalem rationem obiecti illius potentiae vel habitus. Secundum enim quod aliqua se habent ad illam rationem, sic se habent ad hoc quod subiiciantur illi potentiae vel habitui : sicut visibilia secundum quod se habent ad rationem visibilis, secundum eamdem rationem habent visibilia quod sint visibilia per se vel per accidens.

Réponse :

Quand on fait une recherche sur ce qui est soumis à l’acte d’une puissance ou d’un habitus, il est nécessaire de considérer la raison formelle de l’objet de cette puissance ou de cet habitus. Car selon comment se comportent certaines choses vis-à-vis de cette nature, elles se comportent pour les soumettre à cette puissance ou à cet habitus ; de même que ce qui est visible selon qu’il se comporte vis-à-vis de la raison du visible, selon une même raison ce qui est visible a qu’il est visible par soi ou par accident.

 

Cum autem amoris universaliter sumpti obiectum sit bonum communiter sumptum, necesse est quod cuiuslibet specialis amoris sit aliquod speciale bonum obiectum : sicut amicitiae naturalis, quae est ad consanguineos, proprium obiectum est bonum naturale, secundum quod trahitur a parentibus; in amicitia autem politica obiectum est bonum civitatis. Unde et caritas habet quoddam speciale bonum ut proprium obiectum, scilicet bonum beatitudinis divinae, ut supra, art. 4 huius quaest., dictum est. Secundum igitur quod aliqua se habent ad hoc bonum, sic se habent ad hoc quod sint diligibilia ex caritate.

Mais comme l’objet de l’amour pris universellement est un bien pris communément, il est nécessaire que de n’importe quel amour particulier il y ait un bien particulier comme objet; de même que de l’amitié naturelle, qui concerne les consanguins, l’objet propre est le bien naturel, selon qu’il vient des parents, dans l’amitié politique, l’objet est le bien de la cité. C’est pourquoi la charité aussi a un bien particulier comme objet propre, à savoir le bien de la béatitude divine, comme il a été dit ci-dessus, article 4 de cette question. Donc selon que certains se comportent vis-à-vis de ce bien, ainsi il se comportent vis-à-vis de ce qui peut être aimé par charité

 

Sed considerandum est, quod cum amare sit velle bonum alicui, dupliciter dicitur aliquid amari : aut sicut id cui volumus bonum, aut sicut bonum quod volumus alicui.

 

Primo ergo modo illa tantum possunt ex caritate amari quibus possumus velle bonum beatitudinis aeternae; haec autem sunt quae nata sunt huiusmodi bonum habere. Unde, cum sola intellectualis natura sit nata habere bonum beatitudinis aeternae; sola intellectualis natura est ex caritate diligibilis, secundum quod diligi dicuntur ea quibus volumus bonum.

Mais il faut considérer que comme aimer c’est vouloir du bien à quelqu'un, on dit de deux manières qu’on aime quelque chose : ou bien comme ce à quoi nous voulons du bien, ou bien comme le bien que nous voulons à quelqu'un.

a. De la première manière donc peuvent être aimés par charité seulement ceux à qui nous pouvons vouloir le bien de la béatitude éternelle ; ce sont ceux qui sont destinés à avoir un bien de ce genre. C'est pourquoi comme seule la nature intellectuelle est destinée à avoir le bien de la béatitude éternelle, seule elle peut être aimée par charité, selon qu’on dit que sont aimées les choses auxquelles nous voulons du bien.

 

Et propter hoc, secundum quod diversimode aliqua possunt habere beatitudinem aeternam, secundum hoc distinguuntur ab Augustino [lib. 1 de Doct. Christ., c. XXIII quatuor diligenda ex caritate.

Est enim aliquid habens beatitudinem aeternam per suam essentiam, et hoc est Deus; et aliquid habens per participationem, et hoc est creatura rationalis; tam illa quae diligit, quam aliae creaturae, quae ei associari possunt in participatione beatitudinis. Aliquid autem est ad quod pertinet habere beatitudinem aeternam per solam redundantiam quamdam, sicut corpus nostrum, quod glorificatur per redundantiam gloriae ab anima in ipsum.

Et à cause de cela, selon que de diverses manières certaines peuvent avoir la béatitude éternelle, sous ce rapport Augustin (La doctrine chrétienne, I, 23) en distingue quatre qui doivent être aimées par charité.

Car il y a quelque chose qui a la béatitude éternelle par son essence et qui est Dieu ; et quelque chose qui l’a par participation, et c’est la créature raisonnable, tant celle qui aime que les autres créatures, qui peuvent lui être associées dans la participation de la béatitude. Mais il y a quelque chose à qui il convient d’avoir la béatitude éternelle par un seul excès, de même que notre corps, qui est glorifié par l’excès de la gloire de l’âme en lui-même.

 

Unde diligendus est ex caritate Deus ut radix beatitudinis; quilibet autem homo debet seipsum ex caritate diligere, ut participet beatitudinem; proximum autem ut socium in participatione beatitudinis; corpus autem proprium secundum quod ad ipsum redundat beatitudo.

 

Secundo vero modo, prout scilicet dicuntur diligi illa bona quae volumus aliis, diligi possunt ex caritate omnia bona, in quantum sunt quaedam bona eorum qui possunt habere beatitudinem.

C'est pourquoi il faut aimer Dieu par charité comme la racine de la béatitude ; mais n’importe quel homme doit s'aimer lui-même par charité, pour participer à la béatitude, mais le prochain comme associé à la participation de la béatitude, et son propre corps selon que la béatitude déborde en lui.

b. De la deuxième manière, dans la mesure où on dit que ces biens que nous voulons pour les autres sont aimés, tous ces biens peuvent être aimés par charité dans la mesure où ils sont les biens de ceux qui peuvent posséder la béatitude.

 

Omnes enim creaturae sunt homini via ad tendendum in beatitudinem; et iterum omnes creaturae ordinantur ad gloriam Dei, in quantum in eis divina bonitas manifestatur. Nunc igitur omnia ex caritate diligere possumus, ordinando tamen ea in illa quae beatitudinem habent, vel habere possunt.

 

Considerandum etiam est, quod sic se habent dilectiones ad invicem, sicut et bona quae sunt earum obiecta. Unde, cum omnia bona humana ordinentur in beatitudinem aeternam sicut in ultimum finem, dilectio caritatis sub se comprehendit omnes dilectiones humanas, nisi tantum illas quae fundantur super peccatum, quod non est ordinabile in beatitudinem. Unde quod aliqui consanguinei diligant se invicem, vel aliqui concives, vel simul peregrinantes, vel quicumque tales, potest esse meritorium et ex caritate; sed quod aliqui ament se invicem propter communicationem in rapina vel adulterio, hoc non potest esse meritorium neque ex caritate.

Car toutes les créatures sont chemin pour l’homme, pour tendre à la béatitude; et en plus toutes les créatures sont ordonnées à la gloire de Dieu dans la mesure où la bonté divine se manifeste en eux. Donc maintenant nous pouvons tout aimer par charité, en ordonnant cependant en elle ce qui a la béatitude ou qui peut l’avoir.

Mais il faut considérer qu’ainsi se comportent les amours entre eux, comme les biens qui sont leurs objets. C'est pourquoi, comme tous les biens humains sont ordonnés à la béatitude éternelle comme à leur fin ultime, l’amour de charité comprend sous lui tous les amours humains, sauf seulement ceux qui sont fondés sur le péché, qui ne peut pas être ordonné à la béatitude. C'est pourquoi le fait que certains parents s’aiment entre eux, ou certains concitoyens, ou ceux qui font des pèlerinages ensemble, ou quiconque de tel, peut être méritoire et par charité, mais que certains s’aiment entre eux pour s’associer dans le vol ou l’adultère, cela ne peut pas être méritoire même par charité non plus.

 

[66192] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod virtutem et beatitudinem diligimus ex caritate, in quantum hoc volumus his quibus competit habere beatitudinem.

Solutions :

1. Nous aimons la vertu et la béatitude par charité, en tant que nous le voulons pour ceux à qui il convient de posséder la béatitude.

 

[66193] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 2 Ad secundum dicendum, quod Deus diligit omnia ex caritate, non ita quod velit eis beatitudinem, sed ordinans ea ad seipsum, et ad alia quae beatitudinem habere possunt.

2. Dieu aime tout par charité, non de sorte qu’il veuille pour toutes choses la béatitude, mais en les ordonnant à lui-même et à d’autres qui peuvent posséder la béatitude.

 

[66194] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 3 Ad tertium dicendum, quod omnia bona sunt in Deo sicut in primo principio; et sic Origenes intellexit, quod unum est diligere Deum et quaecumque bona.

3. Tous les biens sont en Dieu comme dans le premier principe, et Origène a pensé ainsi que c’est une seule [et même] chose d’aimer Dieu et n’importe quels biens.

 

[66195] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 4 Ad quartum dicendum, quod omnia diligere possumus meritorie, ordinando ea in illa quae sunt capacia beatitudinis, non autem volendo eis beatitudinem.

4. Nous pouvons aimer toutes choses de manière méritoire, en les ordonnant en ce qui est capable de béatitude, mais pas en voulant la béatitude pour eux.

 

[66196] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 5 Ad quintum dicendum, quod in bono universi sicut principium continetur rationalis natura, quae est capax beatitudinis, ad quam omnes aliae creaturae ordinantur; et secundum hoc competit et Deo et nobis bonum universi maxime ex caritate diligere.

5. Dans le bien universel la nature raisonnable est contenue comme principe, elle qui est capable de béatitude, à laquelle toutes les autres créatures sont ordonnées, et selon cela il convient à Dieu et à nous d’aimer surtout par charité le bien de l’univers.

 

[66197] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 6 Ad sextum dicendum, quod sicut caritas credit omnia credibilia, ita diligit omnia secundum quod sunt ex caritate diligibilia.

6. De même que la charité croit tout ce qui est crédible, de même elle aime toutes choses selon qu’elles sont dignes d’être aimées par charité.

 

[66198] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 7 Ad septimum dicendum, quod Deum non possumus hic illa perfectione diligere qua diligemus eum in patria, per essentiam videntes.

7. Nous ne pouvons ici aimer Dieu avec cette perfection par laquelle nous l’aimerons dans la patrie, en le voyant par son essence.

 

[66199] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 8 Ad octavum dicendum, quod distantia creaturarum aliquarum non est causa cur non diligantur ex caritate, sed quia non sunt capaces beatitudinis.

8. L’éloignement de certaines créatures n’est pas la cause pour laquelle elles ne sont pas aimées par charité, mais parce qu’elles ne sont pas capables de béatitude.

 

[66200] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 9 Ad nonum dicendum, quod Angeli non communicant nobiscum in vita naturae quantum ad speciem, sed solum quantum ad genus rationalis naturae; sed possumus cum eis communicare in vita gloriae. Quod autem dicitur : Dedit unicuique secundum propriam virtutem, non est referendum tantum ad virtutem naturae : erroneum est enim dicere, quod dona gratiae et gloriae dentur secundum mensuram naturalium; sed intelligenda est virtus quae est etiam per gratiam, per quam datur hominibus ut possint mereri aequalem gloriam Angelis.

9. Les anges n’ont pas de rapport avec nous dans la vie de la nature, pour ce qui concerne l’espèce, mais seulement pour ce qui concerne le genre de nature douée de raison ; mais nous pouvons avoir des rapports avec eux dans la vie de gloire. Ce qui est dit (Mt 25, 15) : Il a donné à chacun selon sa propre capacité, ne doit pas être rapporté seulement au pouvoir de la nature, car il est faux de dire que les dons de la grâce et de la gloire sont donnés selon la mesure de ce qui est naturel, mais il faut penser la vertu qui est aussi par grâce, par laquelle il est donné aux hommes de pouvoir mériter une gloire égale à celle des anges.

 

[66201] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 10 Ad decimum dicendum, quod lex scripta data est in auxilium legis naturae quae erat obtenebrata per peccatum. Non autem erat sic obtenebrata quin moveret ad diligendum, ad hoc quod homo diligeret seipsum et corpus suum; sed erat obtenebrata quantum ad hoc quod non movebat in dilectionem Dei et proximi. Et ideo in lege scripta danda fuerunt praecepta de dilectione Dei et proximi, in quibus tamen comprehenditur etiam quod aliquis diligat seipsum : quia cum inducimur ad diligendum Deum, inducimur ad desiderandum Deum, per quod maxime nos ipsos amamus, volentes nobis summum bonum. In praecepto autem de dilectione proximi dicitur : Diliges proximum tuum sicut teipsum; in quo includitur dilectio sui ipsius.

10. La loi écrite a été donnée en aide à la loi de nature qui était obscurcie par le péché. Mais elle n’était pas obscurcie au point de pousser à aimer, à ce que l’homme s’aime lui-même et aime son corps ; mais elle était obscurcie quant au fait qu’elle ne poussait pas à l’amour de Dieu et du prochain. Et c'est pourquoi dans la loi écrite il a fallu donner des préceptes d’amour de Dieu et du prochain, en qui cependant il est inclus aussi que chacun s’aime lui-même ; parce que, comme nous sommes amenés à aimer Dieu, nous sommes amenés à le désirer, du fait que nous nous aimons le plus nous-mêmes, en voulant pour nous le bien suprême. Mais dans le précepte sur l’amour du prochain il est dit : Tu aimeras ton prochain comme toi-même ; en quoi est inclus l’amour de soi.

 

[66202] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod licet amicitia non possit haberi ad seipsum, proprie loquendo; tamen amor ad seipsum habetur : ut enim dicitur in IX Ethic., amicabilia quae sunt ad alterum, venerunt ex amicabilibus quae sunt ad seipsum. Secundum vero quod caritas significat amorem, sic aliquis seipsum ex caritate diligere potest. Sed Gregorius loquitur de caritate secundum quod includit rationem amicitiae.

11. Bien que l’amitié ne puisse pas être possédée pour elle-même, à proprement parler, cependant l’amour est possédé pour lui-même ; en effet, comme il est dit en Éthique, IX, 4, 1166 a), ce qui est amical pour un autre vient de ce qui est amical pour soi. Mais selon que la charité signifie l’amour, quelqu’un peut s’aimer lui-même par charité. Mais Grégoire parle de charité selon qu’elle inclut la nature de l’amitié.

 

[66203] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod licet amicitia sit in communicatione ad alterum, sicut et iustitia, tamen amor non de necessitate est ad alterum, qui sufficit ad rationem caritatis.

12. Bien que l’amitié soit en rapport avec un autre, comme la justice aussi, cependant l’amour n’est pas nécessairement pour un autre, pour suffire à la nature de la charité.

 

[66204] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod amantes seipsos vituperantur, in quantum plus debito seipsos diligunt : quod quidem non contingit quantum ad bona spiritualia, quia nullus potest nimis amare virtutes; sed quantum ad bona exteriora et corporalia potest aliquis nimis amare seipsum.

13. Ceux qui s’aiment eux-mêmes sont blâmés en tant qu'ils s'aiment plus que ce qui est dû ; ce qui n’arrive pas pour les biens spirituels, parce que personne ne peut trop aimer les vertus, mais pour ce qui concerne les biens extérieurs et les biens corporels, quelqu’un peut s’aimer trop lui-même.

 

[66205] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod non quicumque amat seipsum secundum exteriorem naturam, culpatur, sed qui exteriora bona quaerit ultra modum virtutis; et sic ex caritate corpus nostrum diligere possumus.

14. Ce n’est pas quiconque s’aime lui-même selon sa nature extérieure qui est blâmé, mais celui qui cherche les biens extérieurs, au-delà de la mesure de sa capacité, et ainsi nous pouvons aimer notre corps par charité.

 

[66206] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod caritas non refugit corpus, sed corporis corruptionem, in quantum corpus, quod corrumpitur, aggravat animam, ut dicitur Sapientiae IX, 15; et propter hoc apostolus significanter dixit, De corpore mortis huius.

15. La charité ne s’écarte pas du corps mais de sa corruption, en tant que le corps, qui est corrompu, alourdit l’âme, comme il est dit en Sg. 9, 15 ; et à cause de cela l’apôtre dit de manière significative, ce corps de mort.

 

[66207] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod ex hoc quod homo nescit pro certo se habere caritatem, non sequitur quod non possit ex caritate diligere, sed quod non possit iudicare an ex caritate diligat. Unde a nobis requiri potest quod ex caritate diligamus, non autem quod iudicemus nos ex caritate diligere. Unde apostolus dicit, I ad Cor. cap. IV, 3 : Neque meipsum iudico; sed qui iudicat me, dominus est.

16. Du fait que l’homme ignore en certitude qu’il possède la charité, il n’en découle pas qu’il ne puisse pas aimer par charité, mais qu’il ne peut pas juger s’il aime par charité. C'est pourquoi il peut être requis de nous d’aimer par charité, mais non de juger que nous aimons par charité. C'est pourquoi l’apôtre dit (1 Co 4, 3) : Et je ne me juge pas moi-même, mais celui qui me juge, c’est le Seigneur.

 

[66208] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod cum dicitur aliquis diligere proximum ex caritate, haec praepositio ex potest designare habitudinem causae finalis, efficientis et formalis. Finalis quidem, in quantum dilectio proximi ordinatur ad dilectionem Dei sicut ad finem; unde dicitur I ad Timoth. I, 5 : Finis praecepti est caritas, quia scilicet dilectio Dei est finis observationis praeceptorum. In habitudine autem causae efficientis, in quantum caritas est habitus inclinans ad diligendum, sic se habens ad actum dilectionis, sicut calor ad calefactionem. In habitudine autem causae formalis, in quantum actus recipit speciem ab habitu, sicut et calefactio a calore.

17. Quand on dit que quelqu'un aime son prochain par charité, cette préposition par peut désigner une relation de la cause finale, efficiente et formelle. Finale, en tant que l’amour du prochain est ordonné à l’amour de Dieu comme à une fin ; c'est pourquoi il est dit (1 Tm 1, 5) : La fin du précepte est la charité, parce que l’amour de Dieu est le but de l’observation des préceptes. Mais dans une relation de la cause efficiente, en tant que la charité est un habitus qui incline à aimer, il se comporte ainsi pour un acte d’amour, comme la chaleur pour le réchauffement. Dans la relation de la cause formelle, en tant que l’acte reçoit la forme de l’habitus, comme le réchauffement [la reçoit] de la chaleur.

 

[66209] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 18 Ad decimumoctavum dicendum, quod ratio proximi salvatur et in eo qui dat beneficia, et in eo qui recipit, non tamen quod quicumque dat beneficia, sit proximus; sed requiritur quod inter proximos sint communicantia in aliquo ordine; unde Deus licet det beneficia, non tamen potest dici nobis proximus; sed Christus, in quantum est homo, dicitur nobis proximus, prout nobis dat beneficia.

18. La nature de prochain est conservée en celui qui donne les bienfaits et en celui qui les reçoit, non cependant que chacun de ceux qui donnent des bienfaits soit le prochain ; mais il est requis que parmi les proches il y ait ce qui communique en un certain ordre ; c'est pourquoi, bien que Dieu donne des bienfaits, on ne peut pas dire qu’il est notre prochain, mais on dit que le Christ, en tant qu’homme, est notre prochain, dans la mesure où il nous donne des bienfaits.

 

[66210] De virtutibus, q. 2 a. 7 ad 19 Unde patet responsio ad ultimum.

19. C'est pourquoi on voit la réponse à la dernière objection.

 

 

 

 

Articulus 8 : [66211] De virtutibus, q. 2 a. 8 tit. 1 Octavo quaeritur utrum diligere inimicos sit de perfectione consilii

Article 8 – Aimer ses ennemis concerne-t-il la perfection du conseil ?

 

[66212] De virtutibus, q. 2 a. 8 tit. 2 Et videtur quod non.

Il semble que non.

 

[66213] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 1 Quod enim cadit sub praecepto, non est de perfectione consilii. Sed diligere inimicum cadit sub praecepto illo, videlicet : Diliges proximum tuum sicut teipsum : nam nomine proximi intelligitur omnis homo, ut Augustinus dicit in Lib. de Doctrina Christiana, cap. XXX. Ergo diligere inimicum non est de perfectione consilii.

Objections :[52]

1. Ce qui tombe sous le précepte ne concerne pas la perfection du conseil. Or aimer son ennemi tombe sous ce précepte Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Car sous le nom de prochain, on comprend tout homme, comme dit Augustin dans La Doctrine chrétienne, 30. Donc aimer son ennemi ne concerne pas la perfection du conseil.

 

[66214] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 2 Sed dicendum, quod est de perfectione consilii dilectio inimicorum quantum ad exhibitionem familiaritatis, et aliorum effectuum caritatis.- Sed contra, omnem proximum tenemur ex caritate diligere. Sed dilectio caritatis non est tantum in corde, sed etiam in opere : dicitur enim I Ioan. III, 18 : Non diligamus verbo, neque lingua, sed opere et veritate. Ergo etiam quantum ad effectus caritatis dilectio inimicorum cadit sub praecepto.

2. L'amour des ennemis concerne la perfection du conseil pour représenter l’amitié et les autres effets de la charité. Mais en sens contraire nous sommes tenus d'aimer tout prochain par charité. Or l'amour de charité n'est pas seulement dans le cœur mais aussi en acte, car il est dit en 1 Jn 3, 18 : N'aimons pas en parole ni en langue, mais en acte et en vérité. Donc c'est aussi quant aux effets de la charité que l'amour des ennemis tombe sous le précepte.

 

[66215] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 3 Praeterea, Matth. V, 44, similiter dicitur : Diligite inimicos vestros, et benefacite his qui oderunt vos. Si igitur diligere inimicos cadit sub praecepto, et benefacere eis cadit sub praecepto; quod pertinet ad effectus caritatis.

3. En Mt 5, 44, il est dit pareillement : Aimez vos ennemis, et faites du bien à ceux qui vous haïssent. Si donc aimer les ennemis tombe sous le précepte, leur faire du bien aussi tombe sous le précepte, ce qui appartient aux effets de la charité.

 

[66216] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 4 Praeterea, ea quae pertinent ad perfectionem consiliorum, non fuerunt in veteri lege tradita : quia, ut dicitur Hebr. VII, 19, Nihil perfectum adduxit lex. Sed in veteri lege fuit traditum quod ad inimicos non solum affectus dilectionis haberetur, sed etiam effectus dilectionis eis impenderetur; dicitur enim Exod. XXIII, 4 : Si occurreris bovi inimici tui aut asino erranti, reduc ad eum;- Levit. XIX, 17 : Ne oderis fratrem tuum in corde tuo; sed publice argue eum, ne habeas super illo peccatum;- et Iob XXXI, vv. 29-30 : Si gavisus sum ad ruinam eius qui me oderat, et exultavi, quod invenisset eum malum : non enim dedi ad peccandum guttur meum;- et Prov. XXV, 21 : Si esurierit inimicus tuus, ciba illum; si sitiverit, da ei aquam bibere. Ergo diligere inimicum etiam quantum ad exibitionem effectuum caritatis, non est de perfectione consilii.

4. Ce qui concerne la perfection des conseils ne fut pas transmis dans l'Ancienne Loi, car, comme il est dit en Hb 7, 19, La loi n'a rien amené à la perfection. Or dans l'Ancienne Loi, il est rapporté qu’il y avait un sentiment d’amour pour les ennemis, mais aussi qu’il était mis en pratique, car il est dit en Ex 23, 4 : Si tu rencontres le bœuf de ton ennemi ou son âne errant, ramène-le lui ; en Lv 19, 17 : Ne hais pas ton frère dans ton cœur, mais publiquement convainc-le d'erreur, afin de ne pas avoir de péché à son sujet ; en Jb 41, 29-30 : Me suis-je réjoui de la ruine de celui qui me haïssait, ai-je exulté parce que le malheur l'avait atteint : je n'ai pas permis en effet à mon gosier de pécher ; et en Pv 25, 21 : Si ton ennemi a faim, nourris-le. S'il a soif, donne-lui de l'eau à boire. Donc aimer l'ennemi en allant jusqu'à montrer les effets de la charité, ne concerne pas la perfection du conseil.

 

[66217] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 5 Praeterea, consilium non contrariatur legis praecepto; unde dominus, perfectionem novae legis traditurus, praemisit Matth. V, v. 17 : Non veni solvere legem, sed adimplere. Diligere autem inimicos videtur contrariari praecepto legis : quia dicitur Matth. cap. V, 43 : Diliges amicum tuum, et odio habebis inimicum tuum. Ergo dilectio inimicorum non cadit sub perfectione consilii.

5. Le conseil ne contredit pas le précepte de la Loi ; c'est pourquoi le Seigneur, s'apprêtant à transmettre la perfection de la Loi nouvelle, commença par annoncer (Mt 5, 17) : Je ne suis pas venu abolir la Loi, mais l'accomplir. Or aimer les ennemis paraît s’opposer au précepte de la Loi, car il est dit en Mt 5, 43 : Tu aimeras ton ami et tu haïras ton ennemi[53]. Donc l'amour des ennemis ne tombe pas sous la perfection du conseil.

 

[66218] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 6 Praeterea, dilectio habet proprium obiectum in quod inclinat, quia, sicut dicit Augustinus, De Doctrina christ., [cap. XXX] : Pondus meum est amor meus. Sed proprium obiectum dilectionis non videtur esse inimicus, sed magis dilectioni repugnans. Ergo non est de perfectione caritatis quod aliquis diligat inimicum.

6. L'amour a un objet propre vers lequel il incline, car comme le dit Augustin, (La Doctrine chrétienne, I, 30[54]) : «Ma lourde charge c'est mon amour». Or l'ennemi ne semble pas être l’objet propre de l'amour, mais plutôt il s’y oppose. Donc il n'est pas de la perfection de la charité d’aimer un ennemi.

 

[66219] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 7 Praeterea, perfectio virtutis non contrariatur inclinationi naturae; sed magis per virtutem inclinatio naturae perficitur. Natura autem movet ad hoc quod inimicus odio habeatur : quaelibet enim res naturalis repudiat suum contrarium. Ergo non est de perfectione caritatis quod inimicus diligatur.

7. La perfection de la vertu n’est pas opposée à l'inclination naturelle, mais plutôt l'inclination naturelle est accomplie grâce à la vertu. Or la nature incite à haïr son ennemi, car tout ce qui est naturel repousse son contraire. Donc ce n'est pas de la perfection de la charité d’aimer un ennemi.

 

 [66220] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 8 Praeterea, perfectio caritatis et cuiuslibet virtutis consistit in assimilatione ad Deum. Sed Deus amicos diligit, et inimicos odit, secundum illud Malach. I, 2 : Iacob dilexi, Esau odio habui. Ergo non est de perfectione caritatis quod aliquis diligat inimicos, sed magis quod eos odio habeat.

8. La perfection de la charité - et de n'importe quelle vertu - consiste à devenir semblable à Dieu. Or Dieu aime ses amis et hait ses ennemis, selon cette [parole] de Ml 1, 2 : J'ai aimé Jacob, j'ai haï Esaü. Donc il n'est pas de la perfection de la charité d’aimer ses ennemis, mais plutôt de les haïr.

 

[66221] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 9 Praeterea, dilectio caritatis directe respicit bonum vitae aeternae. Sed aliquibus inimicis nostris non debemus velle bonum vitae aeternae; quia vel sunt damnati in inferno, vel adhuc viventes sunt reprobati a Deo. Ergo diligere inimicos non pertinet ad perfectionem caritatis.

9. L'amour de charité regarde directement le bien de la vie éternelle. Or nous ne devons pas le vouloir pour nos ennemis, car soit ils ont été damnés en enfer, soit encore vivants ils sont réprouvés par Dieu. Donc aimer ses ennemis ne convient pas à la perfection de la charité.

 

[66222] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 10 Praeterea, eum quem tenemur ex caritate diligere, non possumus licite occidere, nec velle eius mortem, aut quodcumque malum : quia de ratione amicitiae est quod amicos velimus esse et vivere. Sed nos licite possumus aliquos occidere; quia, secundum apostolum, Rom. XIII, 4 : Potestas saecularis Dei minister est, vindex in iram ei qui male agit. Non ergo tenemur inimicos diligere.

10. Celui que nous sommes tenus d'aimer par charité, nous ne pouvons légalement le tuer, ni vouloir sa mort ou un mal quelconque, car il est de la nature de l'amitié de vouloir que nos amis existent et vivent. Or nous pouvons légalement en tuer certains, car selon l'apôtre, Rm 13, 4, l’autorité du siècle[55] est l’instrument de Dieu, celui qui punit dans la colère celui qui agit mal. Donc nous ne sommes pas tenus d'aimer nos ennemis.

 

[66223] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 11 Praeterea, philosophus in Lib. Topicorum [ lib. II, cap. III] docet sic argumentari in contrariis. Si diligere amicos est bonum et eis benefacere; diligere inimicos et eis benefacere malum est. Sed nullum malum perfectionem habet caritatis, nec cadit sub consilio. Ergo diligere inimicum non pertinet ad perfectionem consilii.

11. Le philosophe (Topiques II, 3, cf. 110 a 33) enseigne à argumenter ainsi dans les contradictions : si aimer ses amis et leur rendre service est un bien, aimer ses ennemis et leur rendre service est un mal. Or aucun mal n'a la perfection de la charité ni ne tombe sous le conseil. Donc aimer un ennemi ne convient pas à la perfection du conseil.

 

[66224] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 12 Praeterea, amicus et inimicus sunt contraria. Ergo et diligere amicum et diligere inimicum sunt contraria. Contraria autem non possunt esse simul. Cum igitur teneamur ex caritate diligere amicos, non potest cadere sub consilio quod inimicos diligamus.

12. L'ami et l'ennemi sont des contraires. Donc aimer un ami et aimer un ennemi sont des contraires. Or les contraires ne peuvent exister en même temps. Donc puisque nous sommes tenus d'aimer nos amis par charité, il ne peut tomber sous le conseil que nous aimions nos ennemis.

 

[66225] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 13 Praeterea, consilium non potest esse sub impossibili. Sed diligere inimicum videtur impossibile, cum sit contra inclinationem naturae. Ergo diligere inimicum non cadit sub consilio.

13. Le conseil ne peut concerner l'impossible. Or aimer un ennemi paraît impossible, puisque c'est contre l'inclination naturelle. Donc aimer l'ennemi ne tombe pas sous le conseil.

 

[66226] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 14 Praeterea, implere consilia perfectorum est. Perfecti autem maxime fuerunt apostoli, qui tamen non dilexerunt inimicos quantum ad affectum et effectum : legitur enim de beato Thoma apostolo, quod imprecatus fuit illi qui manu alapam ei dederat, ut manus eius in convivio a canibus deportaretur. Ergo diligere inimicos quantum ad affectum et effectum non cadit sub perfectione consilii.

14. Accomplir les conseils appartient aux parfaits. Or les parfaits furent surtout les apôtres, qui pourtant n'ont pas aimé leurs ennemis affectivement ni effectivement. En effet on lit du bienheureux Thomas apôtre, qu'il souhaita à celui qui lui avait donné une gifle, que dans un banquet sa main soit emportée par les chiens. Donc aimer ses ennemis affectivement et effectivement ne tombe pas sous la perfection du conseil.

 

[66227] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 15 Praeterea, imprecari mala, praecipue damnationis aeternae opponitur dilectioni et quantum ad affectum, et quantum ad effectum. Sed prophetae imprecati sunt mala suis adversariis : dicitur enim in Psalm. LXVIII, 29 : Deleantur de libro vitae, cum iustis non scribantur; et iterum Psalm. LIV, 16 : Veniat mors super illos, et descendant in infernum viventes. Ergo diligere inimicos non est de perfectione caritatis.

15. Souhaiter du mal, principalement celui de la damnation éternelle, s'oppose à l'amour affectivement et effectivement. Or les prophètes ont souhaité des maux à leurs adversaires ; en effet il est dit dans le Ps 68, 29 : Qu'ils soient effacés du livre de vie, qu'ils ne soient pas inscrits avec les justes, et encore dans le Ps 54, 16 : Que la mort vienne sur eux, et qu'ils descendent vivants en enfer. Donc aimer les ennemis n'est pas de la perfection de la charité.

 

[66228] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 16 Praeterea, de ratione amicitiae verae est ut aliquis propter seipsum diligatur : caritas autem includit amicitiam sicut perfectum minus perfectum. Diligere autem inimicum propter seipsum, contrariatur caritati; quia solus Deus propter seipsum diligitur. Non ergo cadit sub consilii perfectione ut inimicus diligatur.

16. Il est dans la nature de la vraie amitié d’être aimé pour soi-même. La charité inclut l'amitié, comme le parfait inclut le moins parfait. Or aimer un ennemi pour lui-même est contraire à la charité, car seul Dieu est aimé pour lui-même. Donc il ne tombe pas sous la perfection du conseil d’aimer un ennemi.

 

 

[66229] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 17 Praeterea, id quod cadit sub perfectione consilii, melius est et magis meritorium quam id quod sub necessitate praecepti. Sed diligere inimicum non est melius neque melioris meriti quam diligere amicum, quod manifeste cadit sub necessitate praecepti : quia si bonum est diligere aliquod bonum, melius est et magis meritorium diligere quod melius est. Melior autem est amicus inimico. Non ergo diligere inimicum est de perfectione consilii.

17. Ce qui tombe sous la perfection du conseil est meilleur et plus méritoire que ce qui [tombe] sous la nécessité du précepte. Or aimer un ennemi n'est pas meilleur ni de meilleur mérite que d'aimer un ami, ce qui manifestement tombe sous la nécessité du précepte ; parce que, s'il est bon d'aimer un bien, il est meilleur et plus méritoire d'aimer ce qui est meilleur. Or l'ami est meilleur que l'ennemi. Donc aimer l'ennemi n'est pas de la perfection du conseil.

 

[66230] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 18 Sed dicebatur, quod diligere inimicum maioris meriti est, quia est difficilius.- Sed contra, diligere inimicum est difficilius quam diligere Deum. Ergo eadem ratione, maioris meriti esset diligere inimicum quam Deum.

18. Mais on pourrait dire qu'aimer un ennemi est plus méritoire, parce que c'est plus difficile. Mais en sens contraire : aimer un ennemi est plus difficile qu'aimer Dieu. Donc pour cette même raison il serait plus méritoire d'aimer un ennemi que [d'aimer] Dieu.

 

[66231] De virtutibus, q. 2 a. 8 arg. 19 Praeterea, signum generati habitus est delectatio operis, ut dicit philosophum in II Ethic. [cap. III]. Sed diligere amicum est delectabilius quam diligere inimicum. Ergo etiam magis virtuosum, et, per consequens, magis meritorium; et sic diligere inimicum non cadit sub perfectione consilii.

19. Le signe de l'habitus engendré est le plaisir de l'œuvre, comme dit le philosophe en Ethique II, 3. Or aimer un ami est plus agréable qu'aimer un ennemi. C’est donc aussi plus vertueux, et par conséquent plus méritoire ; et ainsi aimer l'ennemi ne tombe pas sous la perfection du conseil.

 

[66232] De virtutibus, q. 2 a. 8 s. c. Sed contra, est quod Augustinus dicit in Enchir. [LXXXIII] : Perfectorum filiorum Dei est diligere inimicos : in quo quidem se quilibet debet fidelem ostendere.

En sens contraire :

Il y a ce qu'Augustin dit dans l’Enchiridion, 83 : « Il appartient aux fils parfaits de Dieu d'aimer leurs ennemis, en quoi n'importe qui doit se montrer fidèle ».

 

 

[66233] De virtutibus, q. 2 a. 8 co. Respondeo. Dicendum, quod diligere inimicos aliquo modo cadit sub necessitate praecepti, et aliquo modo sub consilii perfectione. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod sicut supra, art. 4 huius quaest., dictum est, proprium et per se obiectum caritatis est Deus; et quidquid ex caritate diligitur, ea ratione diligitur qua ad Deum pertinet, sicut si diligimus aliquem hominem, diligimus per consequens omnes ei attinentes, etiam si sint nobis inimici. Constat autem quod omnes homines ad Deum pertinent, in quantum sunt ab ipso creati, et capaces beatitudinis, quae in fruitione ipsius consistit. Manifestum est ergo, quod ista ratio dilectionis quam respicit caritas in omnibus hominibus invenitur

Sic ergo, in eo qui contra nos inimicitiam exercet, est duo invenire : unum quod est ratio dilectionis, scilicet quod ad Deum pertinet; et aliud quod est ratio odii, scilicet quod nobis adversatur. In quocumque autem invenitur ratio dilectionis et ratio odii si praetermissa dilectione in odium convertamur, manifestum est quod id quod est ratio odii praeponderat in corde nostro ei quod est ratio dilectionis.

Réponse :

Aimer ses ennemis tombe en quelque façon sous la nécessité du précepte, et en quelque façon sous la perfection du conseil. Pour en montrer l'évidence, il faut savoir que comme il a été dit ci-dessus (article 4 de cette question) l'objet propre et par soi de la charité, c'est Dieu ; et tout ce qui est aimé par charité est aimé pour cette raison que cela concerne Dieu, de même que si nous aimons un homme, nous aimons par conséquent tous ceux qui lui sont proches, même si pour nous ce sont des ennemis. Or il est certain que tous les hommes concernent Dieu, en tant que créés par Lui et en tant qu’aptes à la béatitude, qui consiste dans sa fruition. Donc il est évident que ce motif d'aimer, que la charité considère, se trouve dans tous les hommes.

Ainsi donc, en celui qui exerce de l'inimitié contre nous, il y a deux raisons à trouver : une qui est une raison d'aimer, à savoir ce qui concerne  Dieu, et l’autre qui est une raison de haine, à savoir ce qui s'oppose à nous. En tout un chacun se trouvent une raison d'amour et une raison de haine ; si, négligeant l'amour, nous nous tournons vers la haine, il est évident que ce qui est la raison de la haine l'emporte dans notre cœur sur ce qui est la raison de l’amour.

 

Sic ergo, si aliquis inimicum suum odio habeat, inimicitia illius praeponderat in corde suo amori divino. Magis ergo odit amicitiam illius quam diligat Deum. Tantum autem odimus aliquid, quantum diligimus bonum quod nobis per inimicum subtrahitur. Relinquitur ergo quod quicumque inimicum odit, aliquod bonum creatum diligit plus quam Deum; quod est contra praeceptum caritatis.

Ainsi donc, si quelqu'un hait son ennemi, son inimitié l'emporte dans son cœur sur l'amour divin. Donc il hait plus son amitié qu'il n'aime Dieu. Nous haïssons quelque chose en tant que nous aimons le bien qui nous est soustrait par un ennemi. Donc il reste que quiconque hait son ennemi aime un bien créé plus que Dieu, ce qui est contre le précepte de charité.

 

Habere igitur odio inimicum est contrarium caritati; unde necesse est quod si ex praecepto caritatis tenemur quod dilectio Dei praeponderet in nobis dilectioni cuiuslibet alterius rei, et per consequens odio contrarii. Sequitur ergo quod ex necessitate praecepti teneamur diligere inimicos.

Donc haïr un ennemi est contraire à la charité ; c'est pourquoi il est nécessaire que si nous sommes tenus, par le précepte de charité, à ce que l'amour de Dieu l'emporte en nous sur l'amour de n'importe quelle autre chose, par conséquent aussi sur la haine de ce qui nous est contraire. Donc il s'ensuit que nous sommes tenus, à cause de la nécessité du précepte, d'aimer nos ennemis.

 

Sed tunc considerandum, quod cum ex praecepto caritatis teneamur proximos diligere, non se extendit ad hoc praeceptum quod quemlibet proximum actu diligamus in speciali, aut unicuique specialiter bene faciamus : quia nullus sufficeret ad cogitandum de omnibus hominibus, ut specialiter unumquemque actu diligeret; nec etiam aliquis sufficeret ad benefaciendum vel serviendum singulariter unicuique.

Mais alors il faut considérer que puisque nous sommes tenus par le précepte de charité d'aimer le prochain, le précepte ne s'étend pas jusqu’à aimer en acte et en particulier n'importe quel proche, ou à faire du bien à chacun en particulier, car personne ne suffirait pour penser à tous les hommes, de façon à aimer chacun en particulier et en acte, et personne non plus ne suffirait pour faire du bien ou rendre service à chacun en particulier.

 

Tenemur tamen etiam in speciali aliquos diligere, et eis prodesse, qui nobis aliqua alia amicitiae ratione coniuncti sunt : nam omnes aliae licitae dilectiones sub caritate comprehenduntur, ut supra dictum est; unde dicit Augustinus [lib. I de Doctr. christ., cap. XXVIII] : Cum omnibus prodesse non possis; his potissimum consulendum est, qui pro locorum et temporum vel quarumlibet rerum opportunitatibus constrictius tibi quasi quadam sorte iunguntur; pro sorte enim habendum est prout quisque tibi temporaliter colligatius adhaeret, ex quo eligis potius illi dandum esse.

Cependant nous sommes tenus aussi d'aimer certains en particulier, et d'être utiles à ceux qui nous sont unis par quelque autre raison d'amitié ; car tous les autres amours licites sont compris dans la charité, comme il a été dit plus haut; ainsi Augustin dit (La Doctrine chrétienne, I, 28) : « Comme tu ne peux être utile à tous, il te faut décider [de l'être] plutôt à ceux qui, en raison du lieu, du temps ou de n'importe quelles circonstances, te sont unis par un certain hasard; en effet il faut considérer que c'est par hasard dans la mesure où chacun s’attache à toi plus étroitement selon le temps, à partir de quoi tu choisis que c'est plutôt à lui qu'il faut donner ».

 

Ex quo patet quod non tenemur ex caritatis praecepto ut dilectionis affectu vel operis effectu moveamur in speciali ad eum qui nulla alia constrictione nobis coniungitur, nisi forte pro loco et tempore; utpote si videremus eum in aliqua necessitate per quam sine nobis ei succurri non posset. Tenemur tamen affectu et effectu caritatis, quo omnes proximos diligimus, et pro omnibus oramus, non excludere etiam illos qui nulla nobis speciali constrictione coniunguntur, ut puta illos qui sunt in India vel in Aethiopia.

D'où il est clair que nous ne sommes pas tenus, par le précepte de charité, d'être poussés par l'affection d'amour ou l'effet de l'œuvre en particulier vers celui qui ne nous est uni par aucun autre lien que par le hasard du lieu et du temps, au cas où nous le voyons dans quelque nécessité dans laquelle sans nous il ne pourrait pas lui être porté secours. Cependant nous sommes tenus, par la charité affective et effective dont nous aimons tous nos proches et prions pour tous, de ne pas même exclure ceux qui ne nous sont unis par aucun lien spécial, par exemple ceux qui sont en Inde ou en Ethiopie.

 

Cum etiam ad inimicum nulla alia unio nobis remaneat nisi sola unio caritatis; ex necessitate praecepti teneremur diligere eos in communi, et affectu et effectu, et in speciali, quando necessitatis articulus immineret; sed quod homo specialem affectum et effectum dilectionis, quem ad alios sibi coniunctos impendit, inimicis exhibeat propter Deum, hoc perfectae caritatis est, et sub consilio cadit. Ex perfectione enim caritatis procedit quod sola caritas sic moveat ad inimicum, sicut ad amicum movet et caritas et specialis dilectio.

Puisque aussi avec un ennemi aucun autre lien ne nous reste que le seul lien de la charité, nous serions tenus, par la nécessité du précepte, de les aimer en général, affectivement et effectivement, et en particulier, quand un besoin impérieux les menacerait ; mais montrer à des ennemis, à cause de Dieu, le même sentiment particulier et effet de l'amour qu'aux autres qui sont unis à soi, cela est d'une parfaite charité, et tombe sous le conseil. En effet il procède de la perfection de la charité qu’elle seule pousse ainsi vers l'ennemi, de même que la charité et l'amour particulier poussent vers l'ami.

 

Manifestum est autem quod ex perfectione activae virtutis procedit quod actio agentis ad remota procedat. Perfectior enim est ignis virtus per quam non solum propinqua sed remota calefiunt. Ita et perfectior est caritas, per quam non solum ad propinquos, sed etiam ad extraneos, et ulterius ad inimicos, non solum generaliter, sed etiam specialiter, et diligendo et benefaciendo movetur.

Il est évident qu'il procède de la perfection de la vertu active que l'action de l'agent s'avance vers ce qui est éloigné. En effet, plus parfait est le pouvoir du feu par lequel est réchauffé non seulement ce qui est proche, mais aussi ce qui est éloigné. De même aussi, plus parfaite est la charité par laquelle on est poussé non seulement vers les proches mais aussi vers les étrangers, et encore plus loin vers les ennemis, non seulement en général mais aussi en particulier, en les aimant et en leur rendant service.

 

[66234] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod dilectio inimicorum sub praecepto continetur, sicut dictum est.

Solutions :

1. L'amour des ennemis est contenu sous le précepte, comme il a été dit.

 

[66235] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 2 Ad secundum dicendum, quod sicut per affectum, ita et per effectum inimicos diligere debemus, ut dictum est.

2. De même qu'affectivement, de même aussi effectivement nous devons aimer les ennemis, comme il a été dit.

 

 [66236] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 3 Unde etiam patet responsio ad tertium.

3. Par là apparaît la réponse à l’argument trois.

 

[66237] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 4 Ad quartum dicendum, quod illae auctoritates veteris testamenti loquuntur in casu necessitatis, quando ex praecepto tenemur benefacere inimicis, ut dictum est in corp. art.

4. Ces autorités de l'Ancien Testament parlent en cas de nécessité, quand nous sommes tenus par le précepte de rendre service aux ennemis, comme il a été dit dans le corps de l'article.

 

[66238] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 5 Ad quintum dicendum, quod hoc quod dicitur, Odio habebis inimicum tuum, in toto veteri testamento non invenitur; sed hoc erat ex traditione Scribarum quibus visum fuit hoc esse addendum, quia dominus praecepit filiis Israel persequi inimicos suos. Vel dicendum est, quod haec vox, Odio habebis inimicum tuum, non est accipienda ut iubentis iusto, sed ut permittentis infirmo, ut Augustinus dicit in Lib. de sermone Domini in monte [lib. I, cap. XLI]. Vel, sicut etiam Augustinus dicit contra Faustum, non debent homines inimicos odire, sed vitium.

5. Ce qui est dit, Tu haïras ton ennemi, ne se trouve nulle part dans l'Ancien Testament, mais cela venait d'une Tradition des scribes qui ont jugé bon d'ajouter cela, parce que le Seigneur a prescrit aux fils d'Israël de persécuter leurs ennemis. Ou il faut dire que cette parole, Tu haïras ton ennemi, ne doit pas être prise comme un ordre donné au juste, mais comme une permission donnée au faible, comme dit Augustin dans le Sermon du Seigneur sur la montagne, I, 41. Ou bien, comme dit encore Augustin dans le Contre Fauste,  « les hommes ne doivent pas haïr les ennemis mais le vice ».

 

[66239] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 6 Ad sextum dicendum, quod inimicus, ut inimicus, non est obiectum dilectionis, sed in quantum pertinet ad Deum; unde hoc debemus in inimico odire quod ipse nos odit, et desiderare quod nos diligat.

6. L'ennemi n'est pas objet d'amour en tant qu'ennemi, mais en tant qu'il concerne Dieu ; c'est pourquoi nous devons haïr dans l'ennemi le fait que lui-même nous hait, et désirer qu'il nous aime.

 

[66240] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 7 Ad septimum dicendum, quod, ex natura, homo omnem hominem diligit, ut etiam philosophus dicit in VIII Ethic. Sed quod aliquis sit inimicus, est ex aliquo quod naturae superadditur, ex quo non debet tolli naturae inclinatio. Caritas ergo, dum ad dilectionem inimicorum movet, perficit naturalem inclinationem; secus autem est de illis quae habent contrarietatem ex sua natura, sicut ignis et aqua, lupus et ovis.

7. L’homme aime naturellement tout homme, comme dit aussi le philosophe (Éthique VIII). Or que quelqu'un soit un ennemi, vient de quelque chose qui s'ajoute à la nature, qui ne doit pas enlever l'inclination de la nature. Donc la charité, en incitant à l'amour des ennemis, parfait l'inclination naturelle ; il en est autrement de ce qui a une contradiction par nature, comme le feu et l'eau, le loup et le mouton.

 

[66241] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 8 Ad octavum dicendum, quod Deus non odit in aliquo quod suum est, scilicet bonum naturale vel quodcumque aliud, sed solum illud quod suum non est, scilicet peccatum; et sic etiam nos in hominibus debemus diligere quod Dei est, et odire quod est alienum a Deo; et secundum hoc dicitur in Psalm. CXXXVIII, 22 : Perfecto odio oderam illos.

8. Dieu ne hait pas dans quelqu'un ce qui est à lui, à savoir le bien naturel ou n'importe quoi d’autre, mais seulement ce qui n'est pas à lui, à savoir le péché ; et ainsi, nous devons aussi aimer dans les hommes ce qui vient de Dieu, et haïr ce qui est étranger à Dieu ; et selon cela il est dit dans le Ps 138, 22 : D'une haine parfaite je les haïssais.

 

 

[66242] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 9 Ad nonum dicendum, quod praescitos et damnatos non debemus diligere ad habendum vitam aeternam, quia iam sunt totaliter per divinam sententiam ab ea exclusi; possumus tamen eos diligere ut opera Dei, in quibus divina iustitia manifestatur; sic enim eos Deus diligit. Praescitos autem nondum damnatos debemus diligere ad vitam aeternam habendam; quia hoc nobis non constat, et praescientia divina ab eis non excludit possibilitatem perveniendi ad vitam aeternam.

9. Nous ne devons pas aimer les prédestinés, ni les damnés, pour qu’ils aient la vie éternelle, car ils en sont déjà totalement exclus, par une sentence divine ; nous pouvons cependant les aimer comme des œuvres de Dieu en lesquelles se manifeste la justice divine, car c'est ainsi que Dieu les aime. Nous devons aimer les prédestinés non encore damnés pour qu’ils aient la vie éternelle, car cela ne nous est pas connu, et la prescience divine n'exclut pas d'eux la possibilité de parvenir à la vie éternelle.

 

[66243] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 10 Ad decimum dicendum, quod licite potest ille ad quem ex officio pertinet, malefactores punire, vel etiam occidere, eos ex caritate diligendo. Dicit enim Gregorius in quadam homilia, quod iusti persecutionem commovent, sed amantes : quia si foris increpationes per disciplinam exaggerant, intus tamen dulcedinem per caritatem servant.

10. Celui qui est concerné par sa profession peut licitement punir les malfaiteurs, ou même les tuer, tout en les aimant de charité. En effet Grégoire dit dans une homélie que les justes suscitent les poursuites, mais en aimant ; car si extérieurement ils accumulent les reproches, intérieurement cependant ils conservent la douceur par charité.

 

Possumus enim illis quod ex caritate diligimus, velle aut inferre aliquod malum temporale, propter tria.

Primo quidem, propter eorum correctionem. Secundo, in quantum aliquorum temporalis prosperitas est in detrimentum alicuius multitudinis, vel etiam totius Ecclesiae; unde dicit Gregorius, XXII Moral. [cap. II] : Evenire plerumque solet, ut, non amissa caritate, inimici nos ruina laetificet; et rursus eius gloria, sine invidiae culpa, contristet; dum, corruente eo, quosdam bene erigi credimus; et, proficiente illo, plerosque iniuste opprimi formidamus.-

 

 

 

Tertio, ad servandum ordinem divinae iustitiae, secundum illud Ps. LVII, 11 : Laetabitur iustus, cum viderit vindictam.

En effet nous pouvons, parce que nous aimons par charité, leur vouloir ou infliger quelque mal temporel, pour trois raisons :

Premièrement pour leur correction. Deuxièmement en tant que la prospérité temporelle de certains est au détriment de la multitude, ou encore de toute l'Eglise, c'est pourquoi Grégoire dit, (Morales sur Job XXII, 2) : « La plupart du temps il arrive par habitude que sans perdre la charité, la ruine de l'ennemi nous réjouisse ; et inversement sa gloire, sans faute d'envie, [nous] attriste ; ainsi, quand il échoue, nous croyons que certains sont heureusement redressés ; et, quand il progresse, nous redoutons que la plupart soient injustement accablés ».

Troisièmement, pour garder l'ordre de la justice divine, selon cette parole (Ps 57, 11) : Le juste se réjouira, quand il aura vu la vengeance.

 

[66244] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod huiusmodi propositiones, ex quibus argumentatur philosophus, sunt accipiendae per se. Sicut enim diligere amicum, in quantum amicus est, bonum est; ita malum est diligere inimicum, quia inimicus est; sed bonum est diligere inimicum, in quantum ad Deum pertinet.

11. Les propositions de cette sorte, par lesquelles le philosophe argumente, doivent être prises en elles-mêmes. Car de même qu'aimer un ami, en tant que tel, est un bien, de même c’est un mal d'aimer un ennemi parce qu'il est ennemi ; mais c’est un bien d'aimer un ennemi en tant qu'il concerne Dieu.

 

[66245] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod diligere amicum, in quantum amicus, et inimicum, in quantum inimicus, esset contrarium; sed diligere amicum et inimicum, in quantum uterque est Dei, non est contrarium, sicut nec videre album et videre nigrum, in quantum est coloratum.

12. Aimer un ami en tant qu'ami, et un ennemi en tant qu'ennemi, serait contradictoire ; mais aimer un ami et un ennemi, en tant que l'un et l'autre appartiennent à Dieu, n'est pas contradictoire, comme ne pas voir le blanc et voir le noir, en tant qu'il est coloré.

 

 [66246] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod diligere inimicum, in quantum inimicus est, est difficile, vel etiam impossibile; sed diligere inimicum propter aliquid magis amatum, est facile; et sic id quod in se videtur impossibile, caritas Dei facit facile.

13. Aimer un ennemi, en tant qu'ennemi, est difficile ou même impossible ; mais aimer un ennemi à cause de quelque chose de plus aimé, c'est facile ; et ainsi ce qui en soi paraît impossible, l'amour de Dieu le rend facile.

 

 

[66247] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod beatus Thomas non expetiit poenam sui percussoris zelo vindictae, sed propter manifestationem divinae iustitiae et virtutis.

14. Le bienheureux Thomas n'a pas réclamé le châtiment de son agresseur par zèle de vengeance, mais pour la manifestation de la justice et de la puissance divines.

 

[66248] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod imprecationes quae inveniuntur in prophetis, sunt intelligendae per praenuntiationes, ut exponatur deleantur, id est delebuntur. Utuntur autem tali modo loquendi, quia conformant voluntatem suam divinae iustitiae eis revelatae.

15. Les imprécations qui se trouvent dans les prophètes sont à comprendre comme des prédictions, pour révéler la destruction de ce qui sera détruit. Ils utilisent une telle façon de parler parce qu'ils conforment leur volonté à la justice divine qui leur a été révélée.

 

[66249] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod diligere aliquem propter se potest intelligi dupliciter. Uno modo, ita quod aliquid diligatur sicut ultimus finis; et sic solus Deus est propter se diligendus.

Alio modo, ut diligamus ipsum cui volumus bonum, ut contingit in amicitia honesta; non autem sicut bonum quod volumus nobis, ut contingit in amicitia delectabili vel utili, in qua amicum diligimus ut bonum nostrum : non quia utilitatem vel delectationem appetamus amico, sed quia ex amico appetimus utilitatem et delectationem nobis; sicut et diligimus alia delectabilia nobis et utilia, ut cibum aut vestimentum. Sed cum diligimus aliquem propter virtutem, volumus ei bonum, non ipsum nobis; et hoc maxime contingit in amicitia caritatis.

16. Aimer quelqu'un pour lui-même peut être compris de deux manières.

D'une première manière : aimer quelque chose comme une fin ultime ; et Dieu seul doit être ainsi aimé pour lui-même.

D’une autre manière : aimer celui à qui nous voulons du bien, comme il arrive dans une amitié honnête ; mais pas comme un bien que nous voulons pour nous, comme il arrive dans une amitié qui cherche le plaisir ou l'intérêt, et dans laquelle nous aimons l'ami comme notre bien, non parce que nous recherchons le plaisir ou l'intérêt de l'ami, mais parce que nous recherchons dans l'ami notre intérêt et notre plaisir ; de même que nous aimons aussi les autres choses qui nous sont agréables et utiles, comme la nourriture ou le vêtement. Mais quand nous aimons quelqu'un à cause de sa vertu, nous lui voulons du bien, nous ne le [voulons] pas lui-même pour nous ; et cela arrive surtout dans l'amitié de charité.

 

[66250] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod diligere inimicum melius est quam diligere amicum tantum, quia perfectiorem caritatem demonstrat, ut supra, in corp. art., dictum est. Sed si consideremus istos duos absolute, melius est diligere amicum quam inimicum; et melius diligere Deum quam amicum. Non enim difficultas quae est in dilectione inimici, facit ad rationem meriti, nisi in quantum per hoc demonstratur perfectio caritatis, quae hanc difficultatem vincit; unde si esset tam perfecta caritas quae totam difficultatem tolleret, adhuc esset magis meritorium. Loquimur autem in eo qui diligit amicum ex tam perfecta caritate, quae etiam se extendat ad dilectionem inimici, sed intensius operatur in dilectione amici; nisi forte per accidens, in quantum contra repugnans aliquid cum maiori conatu operatur; sicut et in rebus naturalibus aqua calefacta intensius congelatur.

17. Aimer un ennemi est meilleur qu'aimer seulement un ami, parce que cela révèle une charité plus parfaite, comme il a été dit ci-dessus dans le corps de l'article. Mais si nous considérons ces deux aspects dans l'absolu, il est meilleur d'aimer un ami qu’un ennemi, et il est meilleur d'aimer Dieu qu’un ami. Car ce n’est pas la difficulté qui est dans l’amour de l’ennemi qui fait le mérite, sauf en tant que cela démontre la perfection de charité qui vainc cette difficulté ; c'est pourquoi s'il y avait une charité assez parfaite pour ôter toute la difficulté, elle serait encore plus méritoire. Nous parlons de celui qui aime un ami d’une charité si parfaite qu'elle s'étend même jusqu'à l'amour de l'ennemi, mais elle agit plus intensément dans l'amour de l'ami ; sauf par hasard par accident, en tant qu’elle agit avec un plus grand effort contre ce qui s’oppose à elle ; de même aussi dans ce qui est naturel, l'eau chauffée se congèle plus intensément.

 

[66251] De virtutibus, q. 2 a. 8 ad 18 Et per hoc patet responsio ad duo sequentia.

18. Et par cela la réponse est claire pour les deux arguments qui suivent.

 

 

 

 

[66252] De virtutibus, q. 2 a. 9 tit. 1 Nono quaeritur utrum ordo aliquis sit in caritate

Article 9 – Y a-t-il un ordre dans la charité ?

 

[66253] De virtutibus, q. 2 a. 9 tit. 2 Et videtur quod non.

Il semble que non.

 

[66254] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 1 Quia sicut fides se habet ad credita, ita caritas ad diligenda. Sed fides aequaliter credit omnia credenda. Ergo caritas aequaliter diligit omnia diligenda.

Objections :[56]

1. Parce que de la même manière que la foi se comporte vis-à-vis de ce qu’il faut croire, la charité se comporte vis-à-vis de ce qu’il faut aimer. Or la foi croit de manière égale tout ce qui doit être cru. Donc la charité aime de manière égale tout ce qui doit être aimé.

 

[66255] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 2 Praeterea, ordo ad rationem pertinet. Caritas autem non est in ratione, sed in voluntate. Ergo ordo non pertinet ad caritatem.

2. L’ordre appartient à la raison. Or la charité n’est pas dans la raison, mais dans la volonté. Donc l’ordre n’appartient pas à la charité.

 

[66256] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 3 Praeterea, ubicumque est ordo, ibi est aliquis gradus. Sed secundum Bernardum [serm. LXXIX in Cantica], Caritas gradum nescit, dignitatem non considerat. Ergo ordo non est in caritate.

3. Partout où il y a de l’ordre, il y a un degré. Or selon Bernard (Cant. Sermon 79) : « La charité ignore le degré, elle ne considère pas la dignité ». Donc il n’y a pas d’ordre dans la charité.

 

[66257] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 4 Praeterea, obiectum caritatis est Deus, ut Augustinus dicit in Lib. de Doctr. Christ. [capit. XXVIII] : in proximo enim nihil diligit caritas nisi Deum. Deus autem non est maior in seipso quam in proximo, nec maior in uno proximo quam in alio. Ergo caritas non magis diligit Deum quam proximum, vel unum proximum quam alium.

4. Dieu est l’objet de la charité, comme Augustin le dit dans La Doctrine chrétienne, (1, 28), car la charité dans le prochain n’aime rien que Dieu. Mais Dieu n’est pas plus grand en lui-même que dans le prochain, ni plus grand dans un proche que dans un autre. Donc la charité n’aime pas plus Dieu que le prochain, ni un proche plus qu’un autre.

 

[66258] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 5 Praeterea, similitudo est ratio dilectionis, secundum illud Eccl. XIII, 19 : Omne animal diligit simile sibi. Sed maior est similitudo hominis ad proximum suum quam ad Deum. Ergo non est iste ordo in caritate, ut primo diligatur Deus, sicut Ambrosius dicit.

5. La ressemblance est la raison de l’amour, selon cette parole de l’Eccl 13, 19 : Tout animal aime son semblable. Or plus grande est la ressemblance de l’homme avec son prochain qu’avec Dieu. Donc il n’y a pas dans la charité cet ordre pour aimer en premier Dieu, comme Ambroise le dit.

 

[66259] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 6 Praeterea, I Ioan. IV, 20, dicitur : Qui non diligit fratrem suum, quem videt; Deum, quem non videt, quomodo potest diligere? Arguit autem a dilectione proximi ad dilectionem Dei negando. Argumentum autem negativum non sumitur a minori, sed a maiori. Ergo magis diligendus est proximus quam Deus.

6. En 1 Jn 4, 20, il est dit : Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? Mais il a raisonné de l’amour du prochain à celui de Dieu en se servant d’une négation. Or on ne prend pas un argument négatif d’un plus petit, mais d’un plus grand. Donc il faut plus aimer le prochain que Dieu.

 

[66260] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 7 Praeterea, amor est vis unitiva, ut Dionysius dicit [IV cap. de divin. Nomin.]. Sed nihil est magis unum alicui quam ipsemet. Ergo homo ex caritate non debet magis diligere Deum quam seipsum.

7. L’amour est une force d’union, comme dit Denys (Les Noms divins, 4). Or rien n’est plus uni à quelqu’un que lui-même. Donc l’homme ne doit pas plus aimer par charité Dieu que lui-même.

 

[66261] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 8 Praeterea, Augustinus dicit in I De Doctrina Christ.[cap. XXVIII], quod omnes homines aeque diligendi sunt. Ergo unus proximus non debet magis diligi quam alius.

8. Augustin dit (La doctrine chrétienne, 1, 28) que tous les hommes doivent être aimés de manière égale. Donc un proche ne doit pas être plus aimé qu’un autre.

 

[66262] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 9 Praeterea, proximum praecipitur alicui diligere sicut seipsum. Ergo omnes proximi sunt aequaliter diligendi.

9. Il est prescrit d’aimer le prochain comme soi-même. Donc tous les proches doivent être aimés de manière égale.

 

[66263] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 10 Praeterea, illum magis diligimus cui maius bonum volumus. Sed omnibus proximis volumus ex caritate unum bonum, quod est vita aeterna. Ergo unum proximum non debemus plus diligere quam alium.

10. Nous aimons plus celui à qui nous voulons un bien plus grand. Or nous voulons par charité pour tous nos proches un seul bien qui est la vie éternelle. Donc nous ne devons pas aimer un proche plus qu’un autre.

 

[66264] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 11 Praeterea, si ordo est conditio caritatis, oportet quod cadat sub praecepto. Sed non videtur sub praecepto cadere; quia dummodo aliquem diligamus quem debemus, non videmur peccare, si alium quemcumque diligamus plus. Ergo ordo non est conditio caritatis.

11. Si l’ordre est la condition de la charité, il est nécessaire qu’il tombe sous le précepte. Or il ne semble pas y tomber ; parce que pendant que nous aimons quelqu'un que nous devons aimer, nous ne semblons pas pécher, si nous en aimons plus un autre quelconque. Donc l’ordre n’est pas la condition de la charité.

 

[66265] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 12 Praeterea, caritas viae imitatur caritatem patriae. Sed in patria magis amantur meliores, non autem propinquiores. Ergo videtur, si est aliquis ordo caritatis, quod etiam in via magis amandi sint meliores, et non propinquiores; quod est contra Ambrosium, qui dicit, quod primo diligendus est Deus, secundo parentes, deinde filii, post domestici.

12. La charité de la voie imite celle de la patrie. Or dans la patrie les meilleurs sont plus aimés, pas les plus proches. Donc il semble, s’il y a un ordre de charité qu’aussi dans la voie les meilleurs doivent être plus aimés, et non les plus proches ; ce qui est contre Ambroise, qui dit que Dieu doit être aimé en premier, les parents en second, ensuite les enfants et après les serviteurs.

 

[66266] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 13 Praeterea, ratio diligendi aliquem ex caritate, est Deus. Sed aliquando extranei magis sunt coniuncti Deo quam propinqui, vel etiam parentes. Ergo sunt magis ex caritate diligendi.

13. La raison d’aimer quelqu'un par charité, c’est Dieu. Or quelquefois les étrangers sont plus unis à Dieu que nos proches, ou même que nos parents. Donc ils doivent plus être aimés par charité.

 

[66267] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 14 Praeterea, sicut dicit Gregorius in quadam homilia, Probatio dilectionis est exhibitio operis. Sed aliquando effectus dilectionis, qui est beneficentia, magis exhibetur extraneo, quam proximo, ut patet in collatione ecclesiasticorum beneficiorum. Ergo non videtur quod propinqui sint magis diligendi ex caritate.

14. Comme le dit Grégoire en une Homélie : « La preuve de l’amour est de montrer l’œuvre ». Or quelquefois l’effet de l’amour qui est bienfaisance, se montre plus à un étranger qu’au prochain, comme on le voit dans l’attribution des privilèges ecclésiastiques. Donc il ne semble pas que les proches doivent être plus aimés par charité.

 

[66268] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 15 Praeterea, I Ioan., III, 18, dicitur : Non diligamus ore neque lingua, sed opere et veritate. Sed aliquando plus de opere dilectionis exhibemus aliis quam parentibus; puta, miles plus obedit duci exercitus quam patri; et plus debet reddere benefactori quam patri, si in aequali necessitate existat. Ergo non sunt parentes plus diligendi.

15. En I Jn, 3, 18, il est dit : Nous n’aimons ni de mots ni de langue, mais en acte et en vérité. Or quelquefois nous montrons plus une œuvre d’amour aux autres qu’à nos parents ; par exemple, le soldat obéit plus au général de l’armée qu’à son père ; et il doit rendre plus à son bienfaiteur qu’à son père, si cela arrive dans une égale nécessité. Donc ce ne sont pas les parents qui doivent le plus être aimés.

 

[66269] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 16 Praeterea, Gregorius dicit, quod illi quos ex sacro fonte suscepimus, magis sunt a nobis diligendi quam illi quos ex carne nostra genuimus. Ergo extranei magis sunt diligendi quam propinqui.

16. Grégoire dit que nous devons plus aimer ceux que nous recevons par la source sacrée que ceux que nous engendrons de notre chair. Donc les étrangers doivent être plus aimés que les proches.

 

[66270] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 17 Praeterea, ille est magis diligendus, cuius amicitia vituperabilius rescinditur. Sed vituperabilius videtur rescindi amicitia aliorum amicorum quos sponte eligimus, quam propinquorum, qui nobis non ex nostra electione, sed sorte naturae provenerunt. Ergo magis sunt diligendi alii amici quam propinqui.

17. Doit être le plus aimé, celui dont l’amitié est rompue de manière plus blâmable. Or il semble plus blâmable de rompre l’amitié des autres amis que nous choisissons spontanément, que celle de nos proches, qui ne nous sont pas provenus de notre choix, mais du hasard de la nature. Donc doivent être plus aimés les autres amis que les proches.

 

[66271] De virtutibus, q. 2 a. 9 arg. 18 Praeterea, si ratione propinquitatis maioris est aliquis magis diligendus; cum uxor sit magis propinqua, quae est unum corpus, et filii, qui sunt aliquid generantis, sint magis propinqui quam parentes, videtur quod sint magis diligendi filii et uxor quam parentes. Non ergo parentes sunt maxime diligendi. Sic igitur non videtur esse ordo in caritate qui a sanctis assignatur.

18. Ainsi quelqu’un doit être plus aimé en raison d’une plus grande proximité ; comme l’épouse est plus proche, qui est un seul corps, et les enfants, qui sont une part de celui qui les engendre, sont plus proches que les parents, il semble que les enfants et l’épouse doivent être plus aimés que les parents. Donc les parents ne sont pas à aimer au plus haut point. Donc ainsi il ne semble pas qu’il y ait un ordre dans la charité que les saints nous révèlent.

 

[66272] De virtutibus, q. 2 a. 9 s. c. Sed contra, est quod dicitur Cantic. II, v. 4 : Introduxit me rex in cellam vinariam, ordinavit in me caritatem.

En sens contraire :

Il y a ce qui est dit dans Ct 2, 4 : Le roi m’a introduite dans le cellier à vin, il a mis l’amour en ordre en moi[57].

 

[66273] De virtutibus, q. 2 a. 9 co. Respondeo. Dicendum, quod secundum omnem sententiam et auctoritatem Scripturae, indubitanter iste ordo in caritate significandus est, ut Deus affectu et effectu super omnia diligatur.

Réponse :

Selon toute locution et autorité de l’Écriture, il faut signaler de manière indubitable cet ordre dans la charité, de sorte que Dieu soit aimé par-dessus tout affectivement et effectivement.

 

Sed quantum ad dilectionem proximorum, fuit quorumdam opinio, ut ordo caritatis attendatur secundum effectum, et non secundum affectum; et fuerunt moti ex dicto Augustini, qui dicit [lib. I de Doct. Christ. Cap. XXVIII], quod omnes homines aeque diligendi sunt; Sed cum omnibus prodesse non possis, his potissime consulendum est qui pro locorum et temporum vel quarumlibet rerum opportunitatibus constrictius tibi quasi quadam sorte coniunguntur.

Mais au sujet de l’amour des proches, il y a eu l’opinion de certains, qu’on atteint l’ordre de la charité effectivement, et non affectivement, et ils y ont été poussés par les paroles d’Augustin (La doctrine chrétienne, I, 28) qui dit que tous les hommes doivent être également aimés : « Mais comme tu ne pourrais pas être utile à tous, il faut réfléchir de préférence, à ceux qui te sont plus liés selon les lieux, les temps ou par certaines opportunités, comme s’ils étaient unis par quelque hasard ».

 

Sed ista positio irrationabilis videtur. Sic enim Deus providet unicuique secundum quod conditio eius requirit; unde tendentibus in finem naturae imprimitur a Deo amor et appetitus finis, secundum quod exigit sua conditio ut tendat in finem; unde quorum est vehementior motus secundum naturam in aliquem finem, eorum etiam est maior inclinatio in illum, quae est appetitus naturalis, ut patet in gravibus et levibus. Sicut autem appetitus vel amor naturalis est inclinatio quaedam, indita rebus naturalibus ad fines connaturales, ita dilectio caritatis est inclinatio quaedam infusa rationali naturae ad tendendum in Deum. Secundum igitur quod necesse est alicui tendere in Deum, secundum hoc ex caritate inclinatur.

Mais cette position semble hors de raison. Car ainsi Dieu pourvoit à chacun selon que sa condition le demande ; c'est pourquoi à ceux qui tendent à la fin de la nature, l’amour et l’appétit de la fin sont induits par Dieu, selon ce qu’exige leur condition pour tendre à la fin ; c'est pourquoi de ceux dont le mouvement est plus fort selon la nature pour une certaine fin, de ceux-là aussi il y a vers lui une plus grande inclination, qui est l’appétit naturel, comme on le voit dans ce qui est lourd et léger. De même aussi que l’appétit ou l’amour naturel est une inclination, induite dans les choses naturelles, pour des fins naturelles, de même l’amour de charité est une inclination infusée dans la nature raisonnable pour tendre à Dieu. Donc selon qu’il est nécessaire à quelqu'un de tendre à Dieu, il y est ainsi incliné par la charité.

 

Tendituris autem in Deum sicut in finem, id quod maxime necessarium est, divinum auxilium est; secundo autem auxilium quod est a seipso; tertio autem cooperatio, quae est a proximo : et in hoc est gradus. Nam quidam cooperantur tantum in generali; alii vero, qui sunt magis coniuncti, in speciali; non enim omnes omnibus in specialibus cooperari possent. Qui autem impediunt, in quantum huiusmodi, sunt odiendi, quicumque sunt; unde Dominus dicit, Luc., XIV, 26 : Si quis venit ad me, et non odit patrem suum et matrem (...) non potest esse meus discipulus. Ultimo autem diligendum est corpus nostrum. Sic etiam secundum actum quem caritas elicit, attendendus est ordo secundum affectum in dilectione proximorum.

A ceux qui veulent tendre à Dieu comme à leur fin, ce qui est tout à fait nécessaire, il y a une aide divine ; deuxièmement une aide qui vient de soi-même ; troisièmement une coopération qui vient du prochain, et c’est en cela qu’il y a un degré. Car certains coopèrent seulement en ce qui est général, mais d’autres, qui sont plus unis, en ce qui est particulier ; car ce ne sont pas tous qui pourraient coopérer dans le particulier. Mais ceux qui apportent des empêchements, en tant que tels, sont à haïr, quels qu’ils soient ; c'est pourquoi le Seigneur dit (Lc 14, 26) : Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas son père et sa mère (…) il ne peut pas être mon disciple. En dernier il faut aimer notre corps. Ainsi selon l’acte que la charité choisit, il faut atteindre un ordre selon l’affection dans l’amour des proches.

 

Sed etiam considerandum est, quod sicut supra, art. 7 et 8, diximus, etiam aliae dilectiones licitae et honestae, quae sunt ex aliquibus aliis causis, ordinari possunt ad caritatem; et sic caritas illarum dilectionum actus imperare potest; et sic quod magis secundum aliquam illarum dilectionum diligitur, magis diligitur ex caritate imperante.

Mais il faut considérer aussi, comme ci-dessus art. 7 et 8 nous l’avons dit, qu’aussi les autres amours licites et honnêtes, qui dépendent de certaines autres causes, peuvent être ordonnés à la charité, et ainsi la charité peut commander les actes d’amour, et ainsi ce qui est plus aimé selon l’un de ces amours, est plus aimé quand la charité le commande.

 

Manifestum est autem quod secundum dilectionem naturalem propinqui plus diliguntur etiam secundum affectum, et secundum dilectionem socialem plus coniuncti, et sic de aliis dilectionibus.

Unde manifestum fit, quod etiam secundum affectum unus proximorum magis est diligendus quam alius, et ex caritate imperante actus aliarum amicitiarum licitarum.

Mais il est évident que selon l’amour naturel les proches sont plus aimés aussi selon l’affection et plus unis selon l’amour social, et ainsi des autres amours.

C'est pourquoi il devient évident qu’aussi selon l’affection l’un des proches doit être plus aimé qu’un autre, et avec la charité qui commande les actes des autres amitiés permises.

 

[66274] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod obiectum fidei est verum; unde secundum quod contingit esse aliquid magis verum, sic etiam contingit aliquid magis credere. Cum autem veritas constet in adaequatione intellectus et rei, si consideretur veritas secundum rationem aequalitatis, quae non recipit magis et minus, sic non contingit esse aliquid magis et minus verum; sed si consideretur ipsum esse rei, quod est ratio veritatis, sicut dicitur in II Metaphys., [comm. 4] eadem est dispositio rerum in esse et veritate : unde quae sunt magis entia, sunt magis vera; et propter hoc etiam in scientiis demonstrativis magis creduntur principia quam conclusiones. Et sic etiam contingit in his quae sunt fidei. Unde apostolus, I ad Corinth., XV, probat resurrectionem mortuorum futuram per resurrectionem Christi.

Solutions :

1. L’objet de la foi est la vérité ; c'est pourquoi selon qu’il arrive qu’il y ait quelque chose de plus vrai, il arrive aussi de le croire plus. Mais comme la vérité se trouve dans l’adéquation de l’intellect et de la chose, si on considère la vérité selon la nature d’égalité, qui ne reçoit ni plus ni moins, il n’arrive pas qu’il y ait quelque chose de plus ou moins vrai ; mais si on considérait l’être même de la chose, qui est la raison de la vérité, comme il est dit en Métaphysique, II, (comm. 4), la disposition des choses est la même dans l’être et dans la vérité ; c'est pourquoi ce qui est plus étant est plus vrai, et à cause de cela aussi dans les sciences démonstratives on croit plus aux principes qu’aux conclusions. Et cela arrive aussi en ce qui concerne la foi. C'est pourquoi l’apôtre (1 Co 15) prouve la résurrection future des morts, par la résurrection du Christ.

 

[66275] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 2 Ad secundum dicendum, quod ordo rationis est ut ordinantis; sed voluntatis ut ordinatae; et sic convenit ordo caritati.

2. L’ordre de la raison est comme de celui qui met en ordre, mais celui de la volonté comme de ce qui est ordonné, et ainsi l’ordre convient à la charité.

 

[66276] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 3 Ad tertium dicendum, quod caritas gradum nescit amantis ad amatum, quia unit utrumque; sed duorum diligibilium, non ignorat.

3. La charité ne connaît pas de degré de l’amant à l’aimé, parce qu’elle unit l’un et l’autre ; mais elle n’ignore pas [le degré] entre deux choses à aimer.

 

[66277] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 4 Ad quartum dicendum, quod licet Deus non sit maior in uno quam in alio, tamen magis et perfectius est in seipso quam in creatura; et in una creatura quam in alia.

4. Bien que Dieu ne soit pas plus grand en l’un qu’en un autre, cependant il est plus, et plus parfait, en lui-même que dans la créature; et ainsi [plus] dans une créature que dans une autre.

 

[66278] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 5 Ad quintum dicendum, quod in dilectione, cuius principale obiectum est ipse diligens, necesse est quod magis diligatur id quod est diligenti similius, sicut accidit in dilectione naturali. Sed in dilectione caritatis principale obiectum est ipse Deus; unde magis diligendum est ex caritate quod magis est unum cum Deo, ceteris paribus.

5. Dans l’amour dont l’objet principal est celui qui aime, il est nécessaire que soit plus aimé ce qui est plus semblable à celui qui aime, comme il arrive dans l’amour naturel. Or dans l’amour de charité l’objet principal est Dieu lui-même. C'est pourquoi doit être plus aimé par charité ce qui est plus un avec Dieu, les autres conditions étant égales.

 

[66279] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 6 Ad sextum dicendum, quod apostolus argumentatur secundum eos qui visibilibus praecipue inhaerent, a quibus visibilia invisibilibus magis diliguntur.

6. L’apôtre argumente selon ceux qui adhèrent principalement à ce qui est visible, ils aiment plus ce qui est visible que ce qui est invisible.

 

[66280] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 7 Ad septimum dicendum, quod unitate naturae nihil est magis unum quam nos; sed unitate affectus, cuius obiectum est bonum, summe bonum debet esse magis unum quam nos.

7. Par l’unité de la nature rien n’est plus un que nous, mais par l’unité de l’affection dont l’objet est le bien, le bien suprême doit être plus un que nous.

 

[66281] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 8 Ad octavum dicendum, quod omnes homines sunt aeque diligendi, in quantum omnibus aequale bonum velle debemus, scilicet vitam aeternam.

8. Tous les hommes doivent être aimés à égalité, en tant que pour tous nous devons vouloir un bien égal, à savoir la vie éternelle.

 

 

[66282] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 9 Ad nonum dicendum, quod proximum tenetur aliquis diligere sicut seipsum, non tamen quantum seipsum; propter quod non sequitur quod omnes proximi sint aequaliter diligendi.

9. On est tenu d’aimer son prochain comme soi-même, cependant pas autant que soi-même ; c’est pourquoi il n’en découle pas que tous les proches doivent être aimés également.

 

[66283] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 10 Ad decimum dicendum, quod aliquem dicimus magis diligere, non solum quia maius bonum ei volumus, sed etiam quia intensiori affectu idem bonum ei optamus; et sic, licet omnibus optemus unum bonum, quod est vita aeterna, non tamen omnes aequaliter diligimus.

10. Nous disons que nous aimons plus quelqu'un, non seulement parce que nous lui voulons un plus grand bien, mais aussi parce que nous souhaitons pour lui un même bien, mais avec une affection plus intense ; et ainsi, bien que nous souhaitions un seul bien pour tous, qui est la vie éternelle, cependant nous ne les aimons pas tous de manière égale.

 

[66284] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod non potest esse quod alicui impendamus de dilectione quod debemus, si alium quem minus diligere debemus, amplius diligamus; potest enim contingere quod in necessitatis articulo amplius subveniatur alteri, in derogationem eius quem plus amare debemus.

11. Il n’est pas possible que nous consacrions à quelqu'un de l’amour que nous lui devons, si nous aimons plus un autre que nous devons moins aimer ; car il peut arriver, quand c’est nécessaire, qu’on vienne en aide plus à un autre, en dérogation de celui que nous devons aimer davantage.

 

[66285] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 12 Ad decimumsecundum dicendum, quod illi qui sunt in patria, sunt coniuncti ultimo fini : et ideo solum illorum dilectio regulatur ex ipso fine; unde ordo caritatis in eis non attenditur nisi secundum propinquitatem ad Deum : et propter hoc Deo propinquiores magis amantur. Sed in via nobis est necessarium tendere in finem; et ideo ordo dilectionis attenditur etiam secundum mensuram auxilii, quod ex aliis consequitur ad tendendum in finem; et sic non semper meliores magis amantur, sed attenditur etiam ratio propinquitatis, ut ex utroque coniunctim sumatur ratio maioris dilectionis.

12. Ceux qui sont dans la patrie, sont unis à leur fin ultime ; et ainsi seulement leur amour est régulé par la fin elle-même ; c'est pourquoi l’ordre de la charité en eux n’est atteint que selon la proximité à Dieu : et à cause de cela les plus proches de Dieu sont plus aimés. Mais en cette voie, il nous est nécessaire de tendre à la fin, et c'est pourquoi l’ordre de l’amour est atteint aussi selon la mesure de l’aide, qui découle des autres pour tendre à la fin ; et ainsi ce ne sont pas toujours les meilleurs qui sont les plus aimés, mais aussi on atteint la raison de la proximité, pour que de l’un et l’autre en commun on choisisse la raison d’un plus grand amour.

 

[66286] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 13 Et per hoc etiam patet responsio ad decimumtertium.

13 Et ainsi paraît la réponse à l'objection treize.

 

[66287] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod praelatus aliquis non potest conferre beneficia in quantum est Petrus vel Martinus, sed in quantum est magister Ecclesiae; et ideo in collatione ecclesiasticorum beneficiorum non debet attendere propinquitatem ad se, sed propinquitatem ad Deum, et utilitatem Ecclesiae : sicut dispensator alicuius familiae attendere debet, in dispensando res domini sui, servitium quod exhibetur domino suo, et non servitium quod exhibetur sibi. In rebus autem propriis, sicut patrimonialibus bonis, vel quae ex industria suae personae acquirit ut propria, debet attendi in benefaciendo ordo propinquitatis ad ipsum beneficium.

14 Un prélat ne peut pas conférer des bénéfices en tant que Pierre ou Martin, mais en tant que maître de l’Église ; et c'est pourquoi dans l’attribution des privilèges ecclésiastiques, il ne doit pas tendre à ce qui est proche pour lui-même, mais proche pour Dieu et pour l’utilité de l’Église : de même le régisseur d’une famille doit tendre, en dispensant les biens de son maître, au service qu’il effectue pour son maître et non pour lui-même. Mais dans les biens propres, comme dans les biens patrimoniaux, ou ce qu’il acquiert par l’activité de sa personne comme biens particuliers, l’ordre de proximité au bienfait doit être atteint en l’accordant.

 

[66288] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod secundum ea quae pertinent proprie ad propriam personam alicuius, plus debet exhibere dilectionis effectum parentibus quam extraneis; nisi forte in quantum in bono alicuius extranei penderet bonum commune, quod etiam sibi ipsi imponere quisque debet : ut cum aliquis seipsum periculo mortis exponit, ad salvandum in bello ducem exercitus, vel in civitate principem civitatis, in quantum ex eis dependet salus totius communitatis. Sed secundum ea quae pertinent ad aliquid ratione alicuius adiuncti, utpote in quantum est civis vel miles, plus debet obedire rectori civitatis, vel duci, quam patri.

15. Selon ce qui concerne au sens propre la personne particulière, elle doit montrer un effet d’amour pour ses parents plus que pour les étrangers ; à moins que par hasard, le bien commun se trouve dans le bien d’un étranger, ce qu'aussi chacun doit appliquer pour lui-même ; comme quand quelqu'un s’expose au péril de mort, pour sauver à la guerre le général de l’armée ou dans la cité son prince, en tant que dépend d’eux le salut de toute la communauté. Mais selon ce qui convient à quelque chose en raison de ce qui lui est joint, en tant qu’il est citoyen ou soldat, il doit obéir davantage au gouverneur de la cité ou au général qu’à son père.

 

[66289] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod auctoritas Gregorii est intelligenda quantum ad illa qua ad regenerationem spiritualem pertinent, in quibus tenemur his quos ex sacro fonte suscepimus.

16. L’autorité de Grégoire est à comprendre pour ce qui concerne la régénération spirituelle, en ce en quoi nous sommes tenus pour ceux que nous recevons de la source sacrée.

 

[66290] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod ratio illa procedit quantum ad illa quae pertinent ad socialem vitam, in qua fundatur amicitia extraneorum.

17. Cette raison est valable pour ce qui concerne la vie sociale, en laquelle est fondée l’amitié des étrangers.

 

[66291] De virtutibus, q. 2 a. 9 ad 18 Ad decimumoctavum dicendum, quod secundum illam dilectionem qua aliquis diligit seipsum, plus diligit uxorem et filios, quam parentes, quia uxor est aliquid viri, et filius patris; unde dilectio quae habetur ad uxorem et filium magis includitur in dilectione qua aliquis diligit seipsum, quam dilectio quae habetur ad patrem. Sed hoc non est diligere filium ratione eius, sed ratione sui ipsius. Sed secundum modum dilectionis qua diligimus aliquem ratione eius, plus diligendus est pater quam filius, in quantum ex patre maius beneficium suscepimus, et in quantum honor filii magis dependet ex honore patris quam e converso; et ideo in exhibitione reverentiae, et in obediendo, et in satisfaciendo voluntati eius, et in similibus, tenetur homo magis patri quam filio; sed in subventione necessariorum plus tenetur homo filio quam parenti, quia parentes debent thesaurizare filiis, et non e converso, ut dicitur 1 Corinth., IV.

18. Selon cet amour dont quelqu'un s’aime lui-même, il aime plus son épouse et ses enfants que ses parents, parce que l’épouse appartient à son mari, et le fils à son père ; c'est pourquoi l’amour qu’on a pour l’épouse et le fils est plus inclus dans l’amour dont quelqu'un s’aime lui-même, que l’amour qu’il a pour son père. Mais cela ce n’est pas aimer le fils en  raison de lui, mais en raison de soi-même. Mais selon le mode d’amour dont nous aimons quelqu'un selon son intérêt, le père doit être plus aimé que le fils, en tant que nous recevons de lui plus de bienfait, et en tant que l’honneur du fils dépend davantage de l’honneur du père que l’inverse ; et c'est pourquoi en montrant du respect, en obéissant, en satisfaisant à sa volonté, et en autres choses semblables, l’homme est tenu plus à son père qu’à son fils ; mais dans la subvention du nécessaire, l’homme est plus tenu à son fils qu’à son père, parce que les parents doivent amasser pour leurs enfants et non le contraire, comme il est dit en 1 Co 4.

 

 

 

 

Articulus 10 : [66292] De virtutibus, q. 2 a. 10 tit. 1 Decimo quaeritur utrum possibile sit caritatem esse perfectam in hac vita

Article 10 – Est-il possible que la charité soit parfaite en cette vie ?

 

[66293] De virtutibus, q. 2 a. 10 tit. 2 Et videtur quod sic.

Il semble que oui.

 

[66294] De virtutibus, q. 2 a. 10 arg. 1 Quia Deus nihil impossibile homini praecipit, ut Hieronymus dicit. Sed perfectio caritatis ponitur in praecepto, ut patet Deuter., VI, 5 : Diliges dominum Deum tuum ex toto corde tuo; totum enim et perfectum idem sunt. Ergo possibile est caritatem esse perfectam in hac vita.

Objections :[58]

1. Dieu ne commande rien d’impossible à l’homme, comme le dit Jérôme. Or la perfection de la charité est placée dans le précepte, comme on le voit en Deut 6, 5 : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur ; car le tout et le parfait sont identiques. Donc il est possible que la charité soit parfaite en cette vie

 

[66295] De virtutibus, q. 2 a. 10 arg. 2 Praeterea, Augustinus dicit [in lib. De vera Relig., cap. XLVII], quod perfecta caritas est ut meliora magis diligantur. Sed hoc est possibile in hac vita. Ergo caritas potest esse in hac vita perfecta.

2. Augustin (La vraie Religion, 47) dit que la charité parfaite est d'aimer plus ce qui est meilleur. Or cela est possible en cette vie. Donc la charité peut être parfaite en cette vie.

 

[66296] De virtutibus, q. 2 a. 10 arg. 3 Praeterea, ratio amoris in quadam unione consistit. Sed caritas in hac vita maxime potest esse unum; quia qui adhaeret Deo, unus spiritus est, ut dicitur 1 Corinth., VI, 17. Ergo caritas in hac vita potest esse perfecta.

3. La nature de l’amour consiste dans une certaine union. Or la charité en cette vie peut être au plus haut point quelque chose d’unique : parce que qui adhère à Dieu est un seul esprit [avec lui], comme il est dit (1 Co 6, 17). Donc la charité en cette vie peut être parfaite.

 

[66297] De virtutibus, q. 2 a. 10 arg. 4 Praeterea, perfectum est aliquid quod maxime recedit a contrario. Sed caritas in hac vita potest resistere omni peccato et tentationi. Ergo caritas in hac vita potest esse perfecta.

Le parfait est ce qui s’éloigne le plus du contraire. Or la charité en cette vie peut résister à tout péché et à toute tentation. Donc la charité en cette vie peut être parfaite.

 

[66298] De virtutibus, q. 2 a. 10 arg. 5 Praeterea, affectus noster in hac vita immediate fertur in Deum per dilectionem. Sed quando intellectus immediate ferretur in Deum, perfecte et totaliter ipsum cognosceremus. Ergo nunc perfecte et totaliter Deum diligimus : est ergo in hac vita caritas perfecta.

5. Notre affection en cette vie est immédiatement portée en Dieu, par l’amour. Or quand l’intellect sera immédiatement porté en Dieu, nous le connaîtrons parfaitement et totalement. Donc maintenant nous aimons Dieu parfaitement et totalement : donc la charité est parfaite en cette vie.

 

[66299] De virtutibus, q. 2 a. 10 arg. 6 Praeterea, voluntas est domina sui actus. Sed diligere Deum, est actus voluntatis. Ergo voluntas humana potest totaliter et perfecte ferri in Deum.

6. La volonté est maîtresse de son acte. Or aimer Dieu est un acte de volonté. Donc la volonté humaine peut être portée totalement et parfaitement en Dieu.

 

[66300] De virtutibus, q. 2 a. 10 arg. 7 Praeterea, obiectum caritatis est divina bonitas, quae est delectabilissima. Sed in eo quod est delectabile, non est difficile continue perseverare, et sine intermissione. Ergo videtur quod in hac vita de facili possit perfectio caritatis haberi.

7. L’objet de la charité est la bonté divine, qui est très délectable. Or en ce qui est délectable, il n’est pas difficile de persévérer continuellement, et sans interruption. Donc il semble qu’en cette vie on pourrait avoir facilement la perfection de la charité.

 

[66301] De virtutibus, q. 2 a. 10 arg. 8 Praeterea, quod simplex est et indivisibile, si aliquo modo habetur, totum habetur. Sed amor caritatis est simplex et indivisibilis, et ex parte animae diligentis, et ex parte obiecti diligibilis, quod est Deus. Ergo, si quis habet in hac vita caritatem, totaliter et perfecte habet.

8. Ce qui est simple et indivisible, si on le possède de quelque manière, on le possède tout entier. Or l’amour de charité est simple et indivisible, et du côté de l’âme de celui qui aime, et du côté de l’objet à aimer qui est Dieu. Donc si quelqu'un a la charité en cette vie, il l’a totalement et parfaitement.

 

[66302] De virtutibus, q. 2 a. 10 arg. 9 Praeterea, caritas est nobilissima virtutum, secundum illud 1 Cor., XII, 31 : Adhuc excellentiorem viam vobis demonstro, scilicet caritatis. Sed aliae virtutes possunt esse perfectae in hac vita. Ergo et caritas.

9. La charité est la plus noble des vertus selon cette parole de 1 Co 12, 31 : Je vous révèle une voie bien meilleure, à savoir celle de la charité. Or les autres vertus peuvent être parfaites en cette vie. Donc la charité aussi.

 

[66303] De virtutibus, q. 2 a. 10 s. c. 1 Sed contra. Cum caritati repugnet omne peccatum, ut dictum est, perfectio caritatis requirit quod homo sit omnino absque peccato. Sed hoc non potest esse in hac vita, secundum illud I Ioan., I, 8 : Si dixerimus quia peccatum non habemus, nos ipsos seducimus. Ergo perfecta caritas in hac vita haberi non potest.

En sens contraire :

1. Comme tout péché s’oppose à la charité, comme il a été dit, la perfection de la charité requiert que l’homme soit tout à fait sans péché. Or cela n’est pas possible en cette vie, selon cette parole de 1 Jn 1, 8 : Si nous avons dit que nous n’avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes. Donc on ne peut pas avoir la charité parfaite en cette vie.

 

[66304] De virtutibus, q. 2 a. 10 s. c. 2 Praeterea, nihil diligitur nisi cognitum, ut Augustinus dicit in Lib. de Trinit. [lib. X]. Sed in hac vita Deus perfecte non potest cognosci, secundum illud 1 Cor., XIII, 9 : Nunc ex parte cognoscimus. Ergo nec etiam potest perfecte diligi.

2. Rien n’est aimé que s’il est connu, comme le dit Augustin dans La Trinité, X. Or en cette vie Dieu ne peut pas être connu parfaitement, selon cette parole de 1 Co 13, 9 : Maintenant, nous connaissons partiellement. Donc il ne peut pas non plus être aimé parfaitement.

 

[66305] De virtutibus, q. 2 a. 10 s. c. 3 Praeterea, illud quod semper potest proficere, non est perfectum. Sed caritas in hac vita semper potest proficere, ut dicitur in sermone. Ergo caritas in hac vita semper perfecta esse non potest.

3. Ce qui peut toujours progresser n’est pas parfait. Or la charité en cette vie peut toujours progresser, comme il est dit dans un sermon. Donc la charité en cette vie ne peut pas toujours être parfaite.

 

[66306] De virtutibus, q. 2 a. 10 s. c. 4 Praeterea, Perfecta caritas foras mittit timorem, ut dicitur I Ioan., IV, 18. Sed in hac vita non potest homo esse sine timore. Ergo non potest aliquis habere caritatem perfectam.

4. La charité parfaite chasse au loin la crainte, comme il est dit en 1 Jn 4, 18. Or en cette vie, l’homme ne peut pas être sans crainte. Donc personne ne peut avoir la charité parfaite.

 

[66307] De virtutibus, q. 2 a. 10 co. Respondeo. Dicendum, quod perfectum tripliciter dicitur.

Uno modo perfectum simpliciter :

alio modo perfectum secundum naturam;

tertio modo secundum tempus.

Réponse :

On parle du parfait de trois manières :

D’une première manière, le parfait absolu.

D’une autre manière, le parfait selon la nature.

D’une troisième manière, selon le temps.

 

Perfectum quidem dicitur simpliciter quod omnibus modis perfectum est, et cui nulla perfectio deest.

Perfectum autem secundum naturam dicitur, cui non deest aliquid eorum quae nata sunt haberi a natura illa : sicut intellectum hominis dicimus perfectum, non quod nihil ei intelligibilium desit, sed quia nihil ei deest eorum per quae homo natus est intelligere.

On appelle parfait dans l’absolu ce qui est parfait de toutes les manières, et à quoi aucune perfection ne manque.

On appelle parfait selon la nature, ce à quoi rien de ce qui est destiné à être possédé par cette nature ne manque ; comme nous disons que l’intellect de l’homme est parfait, non parce que rien de ce qui est intelligible pour lui ne lui manque, mais parce que rien ne lui manque de ce par quoi l’homme est destiné à penser.

 

Perfectum secundum tempus dicimus quando nihil deest alicui eorum quae natum est habere secundum tempus illud : sicut dicimus puerum perfectum, quia habet ea quae requiruntur ad hominem secundum aetatem illam.

Nous disons que le parfait est selon le temps quand rien ne manque à chacun de ce qu’il est destiné à avoir selon ce temps ; comme nous disons que l’enfant est parfait parce qu’il possède ce qui est requis pour un humain à cet âge.

 

Sic igitur dicendum, quod caritas perfecta simpliciter a solo Deo habetur. Caritas autem perfecta secundum naturam haberi quidem potest ab homine, sed non in hac vita. Caritas autem perfecta secundum tempus, etiam in hac vita haberi potest.

Ad cuius evidentiam sciendum est, quod cum actus et habitus speciem habeant ex obiecto, oportet quod ex eodem ratio perfectionis ipsius sumatur. Obiectum autem caritatis est summum bonum. Caritas ergo est perfecta simpliciter quae in summum bonum fertur in tantum quantum diligibile est. Summum autem bonum diligibile est in infinitum, cum sit bonum infinitum. Unde nulla caritas creaturae, cum sit finita, potest esse simpliciter perfecta, sed sic perfecta dici potest sola caritas Dei, qua diligit seipsum.

Ainsi donc il faut dire que la charité parfaite est possédée absolument par Dieu seul. La charité parfaite selon la nature est possédée par l’homme, mais pas en cette vie. La charité parfaite selon le temps peut aussi être possédée en cette vie.

Pour le montrer, il faut savoir que comme l’acte et l’habitus tirent leur espèce de l’objet, il est nécessaire que la nature de sa perfection soit prise par un même objet. Or celui de la charité est le bien suprême. Donc la charité est absolument parfaite, qui est portée au bien suprême en tant qu’il est aimable. Le bien suprême peut être aimé à l’infini, puisqu’il est le bien infini. C'est pourquoi aucune charité de la créature, puisqu'elle est finie, ne peut être absolument parfaite, et ainsi seule peut être dite parfaite la charité de Dieu, par laquelle il s’aime lui-même.

 

Sed tunc secundum naturam rationalis creaturae, caritas dicitur esse perfecta, quando rationalis creatura secundum suum posse ad Deum diligendum convertitur.

Mais alors selon la nature de la créature raisonnable on dit que la charité est parfaite, quand la créature raisonnable selon son pouvoir se tourne pour aimer Dieu.

 

Impeditur autem homo in hac vita, ne totaliter mens eius in Deum feratur, ex tribus.

Primo quidem ex contraria inclinatione mentis; quando scilicet mens per peccatum conversa ad commutabile bonum sicut ad finem, avertitur ab incommutabili bono. Secundo per occupationem saecularium rerum; quia, ut dicit apostolus, I ad Cor., VII, 33 : Qui cum uxore est, sollicitus est quae sunt mundi quomodo placeat uxori, et divisus est; id est, cor eius non movetur tantum in Deum.

Mais l’homme est empêché en cette vie de tourner totalement son esprit vers Dieu pour trois raisons :

1. Par une inclination contraire de l’esprit ; quand l’esprit, attiré par le péché vers un bien changeant, comme vers sa fin, se détourne du bien immuable.

2. Par l’occupation des affaires du siècle ; parce que comme dit l’Apôtre (1 Co 7, 33) : Celui qui est avec une épouse est sollicité par ce qui est du monde, comment plaire à son épouse, et il est divisé, c'est-à-dire, son cœur n’est pas seulement poussé vers Dieu.

 

Tertio vero ex infirmitate praesentis vitae, cuius necessitatibus oportet aliquatenus hominem occupari, et retrahi, ne actualiter mens feratur in Deum; dormiendo, comedendo, et alia huiusmodi faciendo, sine quibus praesens vita duci non potest : et ulterius ex ipsa corporis gravitate anima deprimitur, ne divinam lucem in sui essentia videre possit, ut ex tali visione caritas perficiatur; secundum illud apostoli, II ad Cor., V, 6 : Quamdiu sumus in corpore, peregrinamur a domino; per fidem enim ambulamus, et non per speciem.

3. Par la faiblesse de la vie présente, dont les nécessités obligent l'homme à s'occuper d'elles jusqu’à un certain point, et à se soustraire à ce que son esprit soit porté de façon actuelle en Dieu ; en dormant, en mangeant, et en faisant d’autres choses de ce genre, sans lesquelles la vie présente ne peut être menée ; et en plus l’âme est abattue par la lourdeur du corps, de sorte qu'elle ne peut voir la lumière divine en son essence, pour parachever la charité en une telle vision, selon cette parole de l’Apôtre (2 Co 5, 6[59]) : Tant que nous sommes dans ce corps, nous marchons loin du Seigneur, car nous avançons par la foi et non dans une claire vision.

 

Homo autem in hac vita potest esse sine peccato mortali avertente ipsum a Deo; et iterum potest esse sine occupatione temporalium rerum, sicut apostolus dicit, I ad Cor., c. VII, 33 : Qui sine uxore est, sollicitus est de his quae sunt domini, quomodo placeat Deo. Sed ab onere corruptibilis carnis in hac vita liber esse non potest. Unde quantum ad remotionem primorum duorum impedimentorum, caritas potest esse perfecta in hac vita; non autem quantum ad remotionem tertii impedimenti; et ideo illam perfectionem caritatis quae erit post hanc vitam, nullus in hac vita habere potest, nisi sit viator et comprehensor simul; quod est proprium Christi.

L’homme en cette vie peut exister sans péché mortel qui le détourne de Dieu, et à nouveau il peut exister sans s’occuper de ce qui est temporel, comme l’Apôtre le dit, (1 Co 7, 33) : Celui qui est sans épouse est sollicité par ce qui concerne le Seigneur : comment plaire à Dieu. Mais par le poids de la chair corruptible en cette vie il ne peut pas être libre. C'est pourquoi si on s’écarte des deux premiers empêchements, la charité peut être parfaite en cette vie ; mais pas si on s’écarte du troisième, et c'est pourquoi cette perfection de la charité qui existera après cette vie, personne ne peut la posséder en cette vie, à moins qu’il ne soit cheminant et compréhenseur[60] en même temps, ce qui est le propre du Christ.

 

[66308] De virtutibus, q. 2 a. 10 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod hoc quod dicitur, Diliges dominum Deum tuum ex toto corde tuo, intelligitur esse praeceptum, secundum quod totalitas excludit omne illud quod impedit perfectam Dei inhaesionem; et hoc non est praeceptum, sed finis praecepti : indicatur enim nobis per hoc non quid faciendum sit, sed potius quo tendendum sit, ut dicit Augustinus.

Solutions :

1. Ce qui est dit, Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, est compris comme un précepte, selon que la totalité exclut tout ce qui empêche une adhésion parfaite à Dieu ; et ce n’est pas un précepte, mais son but; car il nous est indiqué par cela non ce qui doit être fait, mais plutôt ce à quoi il faut tendre, comme le dit Augustin.

 

[66309] De virtutibus, q. 2 a. 10 ad 2 Ad secundum dicendum, quod diligere meliora tanto plus quanto eorum bonitas exigit, sic non potest homo, sicut non potest perfectam caritatem habere, ut dictum est.

2. Aimer les choses les meilleures d’autant plus que leur bonté l’exige, l’homme ne le peut pas, de même qu’il ne peut pas avoir une charité parfaite, comme il a été dit.

 

[66310] De virtutibus, q. 2 a. 10 ad 3 Ad tertium dicendum, quod in hoc ipso quod est facere unum amantem cum amato, multiplex gradus inveniri potest. Tunc vero perfecte mens nostra erit unum cum Deo, quando semper actualiter feretur in ipsum; quod non est possibile in hac vita.

3. Dans le fait d’unir l’amant à l’aimé, on peut trouver de nombreux degrés. Mais alors notre esprit sera parfaitement un avec Dieu, quand toujours de manière actuelle il sera porté en lui, ce qui n’est pas possible en cette vie.

 

[66311] De virtutibus, q. 2 a. 10 ad 4 Ad quartum dicendum, quod perfectio quae convenit alicui rei secundum suam speciem, secundum quodcumque tempus ei convenit; sicut homo quolibet tempore et qualibet aetate est perfectus anima rationali. Unde perfectio caritatis quae est secundum quodcumque tempus, est perfectio quae competit caritati secundum eius speciem. Est autem de ratione caritatis ut Deus super omnia diligatur, et ut nullum creatum ei praeferatur in amore. Unde, cum omnis tentatio ex amore alicuius boni creati proveniat, vel ex timore mali contrarii, quod etiam ex amore derivatur; ex sua specie hoc habet caritas in quolibet statu, quod cuilibet tentationi resistere possit, ita etiam, scilicet, quod in peccatum mortale per eam homo non inducatur, non autem quod nullo modo tentatione afficiatur : hoc enim pertinet ad perfectionem patriae.

4. La perfection, qui convient à une chose selon son espèce, lui convient selon n’importe quel temps ; de même que l’homme en n’importe quel temps et en n’importe quel âge est parfait par son âme douée de raison. C'est pourquoi la perfection de la charité qui concerne n’importe quel temps, est une perfection qui convient à la charité selon son espèce. C’est aussi de la nature de la charité que Dieu soit aimé par-dessus tout, et qu’aucune créature ne lui soit préférée en amour. C'est pourquoi comme toute tentation provient de l’amour d’un bien créé, ou de la crainte d’un mal contraire, ce qui est aussi se détourner de l’amour, par sa nature la charité possède en n’importe quel état, de pouvoir résister à n’importe quelle tentation, de sorte aussi que l’homme ne soit pas amené par elle au péché mortel, mais pas qu’il ne soit affecté par la tentation en aucune manière, car cela convient à la perfection de la patrie.

 

[66312] De virtutibus, q. 2 a. 10 ad 5 Ad quintum dicendum, quod eodem modo Deus in patria et totaliter videbitur et totaliter diligetur; secundum, scilicet, quod ly totaliter se tenet ex parte diligentis et videntis; quia, scilicet, totum posse creaturae applicabitur ad videndum et diligendum Deum. Similiter etiam potest intelligi, quod Deus totaliter videbitur et diligetur, quia non est aliqua pars eius quae non videatur et diligatur, cum ipse non sit compositus, sed simplex. Sed tamen secundum alium intellectum non totaliter diligetur, nec totaliter videbitur; quia, scilicet, non tantum videbitur, nec tantum ab aliqua creatura diligetur, sicut visibilis est et diligibilis. Sed in vita ista nec etiam secundum primum aut secundum modum Deus totaliter videri aut diligi potest : quia nec ipse per essentiam suam videtur, nec est possibile homini, in hac vita viventi, ut absque intermissione eius affectus actualiter feratur in Deum. Sed tamen quodammodo totaliter diligitur Deus ab homine in hac vita, in quantum nihil est in affectu eius contrarium dilectioni divinae.

5. Dieu sera de la même manière vu totalement et totalement aimé dans la patrie ; selon que le totalement se tient du côté de celui qui aime et qui voit ; parce que tout le pouvoir de la créature sera appliqué à voir et à aimer Dieu. De la même manière aussi on peut penser que Dieu sera vu et aimé totalement, parce qu’il n’y a aucune partie de lui qui ne soit vue et aimée, puisque lui-même n’est pas composé, mais simple. Mais cependant selon un autre concept, il ne sera pas totalement aimé ni totalement vu, parce qu’il ne sera pas aussi vu ni aussi aimé par une créature, qu’il est visible et digne d’amour. Mais en cette vie, ni selon le premier mode, ni selon le second, Dieu ne peut être vu ni aimé : parce qu’il n’est pas vu lui-même par son essence, et il n’est pas possible à l’homme, vivant en cette vie, que son affection se porte en Dieu sans arrêt de manière active. Mais cependant d’une certaine manière Dieu est aimé totalement par l’homme en cette vie, en tant qu’il n’y a rien dans son affection de contraire à l’amour divin.

 

[66313] De virtutibus, q. 2 a. 10 ad 6 Ad sextum dicendum, quod voluntas est domina sui actus quantum ad hoc quod agat, non quantum ad hoc quod continue in uno actu perseveret; cum conditio huius vitae requirat ut actus et voluntas ferantur ad multa. Vel potest dici, quod voluntas est domina sui actus in his quae sunt homini connaturalia; sed perfectio caritatis, maxime quae erit in patria, est super hominem, et praecipue si consideretur homo secundum statum praesentis vitae.

6. La volonté est maîtresse de son acte pour ce qu’elle fait, non quant au fait qu’elle persiste continuellement dans un acte ; puisque la condition de cette vie requiert que l’acte et la volonté se portent à de nombreux objets. Ou bien on peut dire que la volonté est maîtresse de son acte en ce qui est naturel à l’homme, mais la perfection de la charité, surtout celle qui sera dans la patrie, est au-dessus de l’homme, et principalement si on considère l’homme selon l’état de la vie présente.

 

[66314] De virtutibus, q. 2 a. 10 ad 7 Ad septimum dicendum, quod aliqua actio desinit esse delectabilis non solum ex parte obiecti, sed etiam ex parte agentis quod deficit in virtute agendi. Sic igitur dicendum est, quod actualiter semper ferri in Deum, delectabile est ex parte obiecti; sed ex parte in hac vita constituti non potest esse talis delectatio continua, quia contemplatio mentis humanae non est sine actione virtutis imaginativae, et aliarum virium corporalium, quas necesse est laxari diuturnitate actionis, propter corporis infirmitatem, unde impeditur delectatio; et propter hoc dicitur Eccle., XII, 12 : Frequentis meditatio, carnis est afflictio.

7. Une action cesse d’être agréable non seulement du côté de son objet, mais aussi du côté de l’agent, parce qu’il défaille dans son pouvoir d’agir. Ainsi donc il faut dire qu’être actuellement porté en Dieu est agréable, du côté de l’objet, mais du côté de cette vie un tel plaisir continu ne peut être constitué, parce que la contemplation de l’esprit humain n’est pas sans l’action du pouvoir de l’image, et des autres forces corporelles, qu’il est nécessaire de relâcher dans la durée de l’action, à cause de la faiblesse du corps, c'est pourquoi le plaisir est empêché et à cause de cela il est dit (Eccl 12, 12 ?) : La méditation de ce qui est fréquent est une affliction de la chair.

 

[66315] De virtutibus, q. 2 a. 10 ad 8 Ad octavum dicendum, quod perfectio caritatis non attenditur secundum augmentum quantitatis, sed secundum intensionem qualitatis; quae quidem intensio simplicitati caritatis non repugnat.

8. La perfection de la charité n’est pas atteinte selon une augmentation de la quantité, mais selon l’intensité de la qualité, qui ne s’oppose pas à la simplicité de la charité.

 

[66316] De virtutibus, q. 2 a. 10 ad 9 Ad nonum dicendum, quod aliarum virtutum moralium obiecta sunt bona humana, quae non excedunt vires hominis; et ideo ad omnimodam earum perfectionem potest homo in hac vita pervenire. Sed obiectum caritatis est bonum increatum quod vires hominis excedit; et ideo non est ratio similis.

9. Les objets des autres vertus morales sont les biens humains, qui ne dépassent pas les forces des hommes, et c'est pourquoi l’homme peut parvenir à leur perfection de toutes sortes de manières. Mais l’objet de la charité est le bien incréé qui dépasse les forces de l’homme, et c'est pourquoi ce n’est pas la même raison.

 

[66317] De virtutibus, q. 2 a. 10 ad s. c. 1 Ad primum vero eorum quae in contrarium obiiciuntur, dicendum est, quod sine peccato mortali aliquis esse potest in hac vita, non autem sine peccato veniali : quod quidem non repugnat perfectioni viae, sed perfectioni patriae, quae est ut semper actu feratur in Deum; peccatum autem veniale non tollit habitum caritatis, sed impedit actum eius.

Solutions aux objections :

1. Pour ce qui est objecté en sens contraire, il faut dire que quelqu'un peut être sans péché mortel en cette vie, mais pas sans péché véniel ; ce qui ne s’oppose pas à la perfection de la voie, mais à la perfection de la patrie, qui consiste à être porté toujours en acte en Dieu ; le péché véniel n’enlève pas l’habitus de la charité, mais empêche son action.

 

[66318] De virtutibus, q. 2 a. 10 ad s. c. 2 Ad secundum dicendum, quod Deum in hac vita non possumus perfecte cognoscere, ut sciamus de eo quid sit; possumus tamen cognoscere de eo quid non sit, ut Augustinus dicit [VIII de Trinit., cap. II] ; et in hoc consistit perfectio cognitionis viae. Et similiter in hac vita non possumus perfecte diligere Deum, ut semper actu in ipsum feramur; sed ita quod nunquam in contrarium eius feratur mens.

2. Nous ne pouvons pas connaître parfaitement Dieu en cette vie, pour savoir ce qu’il est ; cependant nous pouvons connaître ce qu’il n’est pas, comme Augustin le dit (la Trinité, VIII, 2) ; et en cela consiste la perfection de la connaissance de la voie. Et de la même manière en cette vie, nous ne pouvons pas parfaitement aimer Dieu pour être toujours porté en acte en lui, mais de sorte que jamais l’esprit ne soit porté dans son contraire.

 

[66319] De virtutibus, q. 2 a. 10 ad s. c. 3 Ad tertium dicendum, quod in hac vita non est caritas perfecta nec simpliciter, nec secundum humanam naturam : sed solum secundum tempus. Ea vero quae sic perfecta sunt, habent quo crescant, ut de pueris patet; et ideo caritas in hac vita semper habet quo crescat.

3. En cette vie la charité n’est parfaite ni dans l’absolu, ni selon la nature humaine, mais selon le temps seulement. Ce qui est ainsi parfait a ce par quoi il s’accroît, comme on le voit pour l’enfant, et c'est pourquoi la charité en cette vie a toujours ce par quoi elle s’accroît.

 

[66320] De virtutibus, q. 2 a. 10 ad s. c. 4 Ad quartum dicendum, quod perfecta caritas foras mittit timorem servilem et initialem; non tamen timorem castum vel filialem, nec etiam timorem naturalem.

4. La charité parfaite éloigne au-dehors la crainte servile et première ; non cependant la crainte chaste ou filiale, ni aussi la crainte naturelle.

 

 

 

 

Articulus 11 : [66321] De virtutibus, q. 2 a. 11 tit. 1 Undecimo quaeritur utrum omnes teneantur ad perfectam caritatem habendam

Article 11 – Tous les hommes sont-ils tenus de posséder une charité parfaite ?

 

[66322] De virtutibus, q. 2 a. 11 tit. 2 Et videtur quod sic.

Objections :[61]

Il semble que oui.

 

[66323] De virtutibus, q. 2 a. 11 arg. 1 Ad id enim quod est in praecepto, omnes tenentur. Sed perfectio caritatis est in praecepto; dicitur enim Deuter., VI, 5 : Diliges dominum Deum tuum ex toto corde. Ergo omnes tenentur ad perfectionem caritatis.

1. Tous les hommes sont tenus à ce qui est dans le précepte. Or la perfection de la charité est dans le précepte ; car il est dit (Dt 6, 5) : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur. Donc tous sont tenus à la perfection de la charité.

 

[66324] De virtutibus, q. 2 a. 11 arg. 2 Praeterea, hoc videtur esse de perfectione caritatis, quod homo omnes actus suos referat in Deum. Sed ad hoc omnes homines tenentur; dicitur enim I ad Cor., X, 31 : Sive manducatis, sive bibitis, vel aliud quid facitis; omnia in gloriam Dei facite. Ergo omnes tenentur ad perfectionem caritatis.

2. Que l’homme rapporte tous ses actes à Dieu semble concerner la perfection de la charité. Or tous les hommes y sont tenus ; car il est dit en 1 Co 10, 31 : Que vous mangiez, ou que vous buviez, ou quelque autre chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. Donc tous sont tenus à la perfection de la charité.

 

[66325] De virtutibus, q. 2 a. 11 arg. 3 Sed dicendum, quod praeceptum illud Apostoli ad hoc se extendit ut omnia habitu referantur in Deum, sed non actu.- Sed contra, praecepta legis sunt de actibus virtutum; habitus autem non cadit sub praecepto. Non ergo praeceptum Apostoli intelligitur de habituali resolutione nostrorum actuum in Deo, sed de actuali.

3. Mais il faut dire que ce précepte de l’Apôtre s’étend à tout rapporter à Dieu par un habitus, mais non par un acte. — En sens contraire, les préceptes de la loi concernent les actes des vertus, mais l’habitus ne tombe pas sous le précepte. Donc le précepte de l’Apôtre ne tient pas compte du relâchement habituel de nos actes en Dieu, mais du relâchement actuel.

 

[66326] De virtutibus, q. 2 a. 11 arg. 4 Praeterea, dominus, Matth., V, 17, praecepta veteris legis adimplevit, secundum illud : Non veni solvere (legem), sed adimplere. Haec autem adimpletio est de necessitate salutis, ut patet per illud quod subditur Matth., cap. V 20 : Nisi abundaverit iustitia vestra plusquam Scribarum et Pharisaeorum, non intrabitis in regnum caelorum. Ad ea autem quae sunt de necessitate salutis, omnes tenentur. Ergo et ad praedictam adimpletionem servandam. Sed praedicta adimpletio ad perfectionem pertinet; unde Dominus in fine concludit Matth., V, 48 : Estote perfecti, sicut Pater vester caelestis perfectus est. Ergo ad perfectionem caritatis omnes tenentur.

4. Le Seigneur (Mt 5, 17) a accompli les préceptes de la loi ancienne, selon cette parole : Je ne suis pas venu pour abolir [la loi] mais pour l’accomplir. Cet accomplissement concerne la nécessité du salut, comme on le voit par ce qui est ajouté (Mt 5, 20) : Si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. Tous sont tenus à ce qui concerne la nécessité du salut. Donc pour conserver l’accomplissement annoncé aussi. Or celui-ci convient à la perfection, c’est pourquoi le Seigneur conclut à la fin (Mt 5, 48) : Soyez parfaits comme votre Père du ciel est parfait. Donc nous sommes tenus à la perfection de la charité.

 

[66327] De virtutibus, q. 2 a. 11 arg. 5 Praeterea, ad consilia solum non omnes tenentur. Perfectio autem vitae aeternae, aut caritatis, non attenditur secundum consilia : datur enim consilium de paupertate, nec tamen sequitur quod qui magis est pauper, sit perfectior; datur etiam consilium de virginitate, et tamen multi virgines sunt aliis imperfectiores in caritate; et sic videtur quod perfectio caritatis non consistat in consiliis. Nullus ergo excusatur a perfectione caritatis.

5. Tous ne sont pas tenus aux conseils seulement. Or on n’atteint pas la perfection de la vie éternelle ou de la charité selon les conseils ; car un conseil est donné concernant la pauvreté, et cependant il n’en découle pas que celui qui est plus pauvre, soit plus parfait ; il est donné aussi un conseil concernant la virginité, et cependant beaucoup de vierges sont plus imparfaits que d’autres dans la charité, et ainsi il semble que la perfection de la charité ne consiste pas dans les conseils. Donc personne n’est dispensé de la perfection de la charité.

 

[66328] De virtutibus, q. 2 a. 11 arg. 6 Praeterea, status episcoporum est perfectior quam status religiosorum; alioquin non posset aliquis licite de statu religionis ad statum praelationis se transferre : unde et Dionysius dicit in Eccles. Hierarchia [cap. V], quod episcopi sunt perfectiores; monachi autem sunt perfectius eorum virtutibus traditi, et quod debent se sursum agere ad perfectiones quas in episcopis vident. Nec tamen episcopi tenentur ad observandum huiusmodi consilium paupertatis, et alia huiusmodi. Ergo in his non consistit perfectio caritatis.

6. L’état des évêques est plus parfait que celui des religieux ; autrement quelqu’un ne pourrait pas légalement passer de l’état de religion à celui de prélat ; c'est pourquoi Denys dit dans La Hiérarchie ecclésiastique, 5, que les évêques sont plus parfaits ; mais les ermites s’adonnent plus parfaitement à leurs vertus, et ils doivent s’élever aux perfections qu’ils voient chez les évêques. Et cependant les évêques ne sont pas tenus d’observer un conseil du genre de celui de la pauvreté ou autres. Donc ce n’est pas en cela que la perfection de la charité consiste

 

[66329] De virtutibus, q. 2 a. 11 arg. 7 Praeterea, Dominus apostolis multa imposuit quae sunt de perfectione vitae : ut quod non portarent duas tunicas, neque calceamenta, neque virgam, neque aliquod huiusmodi. Sed quod iniunxit apostolis, omnibus iniunxit, secundum illud Marc., XIII, 37 : Quod vobis dico, omnibus dico. Ergo omnes tenentur ad perfectionem vitae.

7. Le Seigneur a imposé aux apôtres beaucoup de préceptes qui concernent la perfection de la vie, comme de ne pas porter deux tuniques, ni sandales, ni bâton, ni rien de ce genre. Or ce qu’il a enjoint aux apôtres, il l’a enjoint à tous, selon cette parole de Marc (12, 37) : Ce que je vous dis, je le dis à tous. Donc tous sont tenus à la perfection de la vie.

 

[66330] De virtutibus, q. 2 a. 11 arg. 8 Praeterea, quicumque habet caritatem, plus amat vitam aeternam quam vitam temporalem. Sed quilibet homo tenetur ad actum caritatis. Ergo quilibet homo tenetur ad hoc quod vitam aeternam praeeligat vitae corporali. Sed, sicut Augustinus dicit, caritas cum ad perfectionem venerit, dicit : Cupio dissolvi, et esse cum Christo. Ergo quilibet tenetur habere perfectam caritatem.

8. Quiconque a la charité, préfère la vie éternelle à la vie temporelle. Or n’importe quel homme est tenu à l’acte de charité. Donc n’importe quel homme est tenu de préférer la vie éternelle à la vie corporelle. Mais, comme Augustin le dit, « quand la charité est parvenue à sa perfection, elle dit : Je désire être dissout et être avec le Christ ». Donc n’importe qui est tenu d’avoir une charité parfaite.

 

[66331] De virtutibus, q. 2 a. 11 arg. 9 Praeterea, Augustinus dicit, quod perfecta caritas est ut quis paratus sit pro fratribus etiam mori. Sed ad hoc omnes tenentur, dicitur enim I Ioan., III, 16 : In hoc cognoscimus caritatem Dei, quoniam ille pro nobis animam suam posuit; et nos debemus pro fratribus animas ponere. Ergo quilibet tenetur ad perfectionem caritatis.

9. Augustin dit que la charité parfaite est que quelqu’un soit prêt même à mourir pour ses frères. Or tous y sont tenus, car il est dit en 1 Jn 3, 16 : Nous connaissons la charité de Dieu, parce qu’il a donné son âme pour nous ; et nous devons donner nos âmes pour nos frères. Donc n’importe qui est tenu à la perfection de la charité.

 

[66332] De virtutibus, q. 2 a. 11 arg. 10 Praeterea, quilibet tenetur vitare peccatum. Sed qui est sine peccato, habet fiduciam in die iudicii : quia in hoc perfecta est caritas Dei nobiscum, ut fiduciam habeamus in die iudicii, ut dicitur I Ioan., IV, 17. Ergo omnes tenentur ad perfectionem caritatis.

10. N’importe qui est tenu d’éviter le péché. Or celui qui est sans péché, a confiance au jour du jugement : Parce que la charité de Dieu est parfaite en nous, pour que nous ayons confiance au jour du jugement, comme il est dit en 1 Jn 4, 17. Donc tous sont tenus à la perfection de la charité.

 

[66333] De virtutibus, q. 2 a. 11 arg. 11 Praeterea, philosophus dicit in VIII Ethic. : Deo et parentibus non possumus reddere aequivalens; sed sufficit ut quilibet eis reddat quod potest. Sed perfectio caritatis in hoc consistit ut aliquis faciat pro Deo quod potest, quia nullus facit ultra posse. Ergo quilibet tenetur habere perfectam caritatem.

11. Le philosophe dit (Éthique, VIII, 16, 1163 b 15) : « Nous ne pouvons rendre l’équivalent à Dieu ni à nos parents ; mais il suffit que n’importe qui leur rende ce qu’il peut ». Or la perfection de la charité consiste en ce que quelqu'un fasse pour Dieu ce qu’il peut, parce que personne ne fait au-delà de ce qu'il peut. Donc n’importe qui est tenu d’avoir une charité parfaite.

 

[66334] De virtutibus, q. 2 a. 11 arg. 12 Praeterea, religiosi profitentur perfectionem vitae. Ergo ipsi videntur teneri ad habendam perfectionem caritatis, et ad omnia quae ad perfectionem vitae pertinent.

12. Les religieux s’engagent à la perfection de la vie. Donc ils semblent être tenus d’avoir la perfection de la charité, et tout ce qui convient à cette perfection.

 

[66335] De virtutibus, q. 2 a. 11 s. c. Sed contra, est quod nullus tenetur ad id quod non est in ipso. Sed habere perfectam caritatem non est a nobis, sed a Deo. Non ergo potest esse in praecepto.

En sens contraire :

Nul n’est tenu à ce qui n’est pas en lui-même. Or avoir le charité parfaite ne vient pas de nous, mais de Dieu. Donc cela ne peut pas être dans le précepte.

 

[66336] De virtutibus, q. 2 a. 11 co. Respondeo. Dicendum, quod huius quaestionis solutio ex praemissis accipi potest.

Réponse :

On peut tirer la solution de cette question de ce qui a été dit auparavant.

 

Ostensum est enim supra, quod aliqua perfectio est quae ipsam speciem caritatis consequitur, utpote quae consistit in remotione cuiuslibet inclinationis in contrarium caritatis. Quaedam autem perfectio est, sine qua caritas esse potest, quae pertinet ad bene esse caritatis; quae scilicet consistit in remotione occupationum saecularium, quibus affectus humanus retardatur ne libere progrediatur in Deum. Est autem et quaedam alia perfectio caritatis, quae non est possibilis homini in hac vita, et quaedam ad quam nulla natura creata pertingere potest; ut ex supradictis apparet.

On a en effet montré ci-dessus qu’il existe une perfection qui découle de la nature de la charité, celle qui consiste à écarter tout penchant à ce qui est contraire à la charité. Or il y a une perfection, sans laquelle la charité ne peut pas exister, qui aboutit à son bien-être; c’est-à-dire qui consiste à s’écarter des occupations du siècle, qui empêchent la disposition de l’homme de progresser librement vers Dieu. Et il y a une autre perfection de la charité qui n’est pas possible pour l’homme en cette vie, et une à laquelle aucune nature créée ne peut parvenir, comme on le voit par ce qui a été dit plus haut.

 

Manifestum est autem, quod ad illud omnes teneri dicuntur, sine quo salutem consequi non possunt. Sine caritate autem nullus potest salutem aeternam consequi, et ea habita ad salutem aeternam pervenitur.

Il est évident qu’on dit que tous sont tenus à ce sans quoi le salut ne peut être obtenu. Or sans la charité personne ne peut obtenir le salut éternel, et une fois qu’on a celle-ci, on parvient au salut éternel.

 

Unde ad primam perfectionem caritatis omnes tenentur sicut ad ipsam caritatem. Ad secundam vero perfectionem, sine qua caritas esse potest, homines non tenentur, cum quaelibet caritas sufficiat ad salutem. Multo etiam minus tenentur ad tertiam vel quartam perfectionem, cum nullus ad impossibile teneatur.

C'est pourquoi tous sont tenus à la première perfection de la charité comme à la charité elle-même. La seconde perfection sans laquelle la charité ne peut exister, les hommes n’y sont pas tenus, puisque n’importe quelle charité suffit au salut. Encore beaucoup moins sont tenus à la troisième ou à la quatrième perfection puisque personne n’est tenu à l’impossible.

 

[66337] De virtutibus, q. 2 a. 11 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod totalitas illa, secundum quod cadit sub praecepto caritatis, pertinet ad perfectionem sine qua caritas esse non potest.

Solutions :

1. Cette totalité, selon qu’elle tombe sous le précepte de la charité, tend à la perfection sans laquelle la charité ne peut pas exister.

 

[66338] De virtutibus, q. 2 a. 11 ad 2 Ad secundum dicendum, quod omnia actu referre in Deum, non est possibile in hac vita, sicut non est possibile quod semper de Deo cogitetur; hoc enim pertinet ad perfectionem patriae. Sed quod omnia virtute referantur in Deum, hoc pertinet ad perfectionem caritatis ad quam omnes tenentur. Ad cuius evidentiam considerandum est, quod, sicut in causis efficientibus virtus primae causae manet in omnibus causis sequentibus, ita etiam intentio principalis finis virtute manet in omnibus finibus secundariis; unde quicumque actu intendit aliquem finem secundarium, virtute intendit finem principalem; sicut medicus, dum colligit herbas actu, intendit conficere potionem, nihil fortassis de sanitate cogitans, virtualiter tamen intendit sanitatem, propter quam potionem dat. Sic igitur, aliquis seipsum ordinat in Deum, sicut in finem, in omnibus quae propter seipsum facit manet virtute intentio ultimi finis, qui Deus est : unde in omnibus mereri potest, si caritatem habeat. Hoc igitur modo Apostolus praecipit quod omnia in Dei gloriam referantur.

2. Rapporter tout en acte à Dieu n’est pas possible en cette vie, de même qu’il n’est pas possible de penser toujours à Dieu, car cela convient à la perfection de la patrie. Mais que tout soit rapporté en puissance à Dieu, cela convient à la perfection de la charité à laquelle tous sont tenus. Pour le montrer il faut considérer que, de même que dans les causes efficientes le pouvoir de la cause première demeure dans toutes les causes suivantes, de même aussi tendre à la fin principale demeure en puissance dans toutes les fins secondaires ; c'est pourquoi quiconque atteint en acte une fin secondaire, atteint la fin principale ; ainsi pendant que le médecin ramasse des herbes en acte, il cherche à achever la potion, peut-être sans penser en rien à la santé, cependant potentiellement il cherche la santé, pour laquelle il donne cette potion. Ainsi donc, quelqu'un s’ordonne lui-même à Dieu, comme à sa fin; dans tout ce qu’il fait pour soi-même, sa recherche de la fin ultime, qui est Dieu, demeure en puissance : c'est pourquoi il peut mériter en tout, s’il a la charité. C'est donc de cette manière que l’Apôtre recommande que tout soit rapporté à la gloire de Dieu.

 

[66339] De virtutibus, q. 2 a. 11 ad 3 Ad tertium dicendum, quod aliud est habitualiter referre in Deum, et aliud virtualiter. Habitualiter enim refert in Deum et qui nihil agit, nec aliquid actualiter intendit, ut dormiens; sed virtualiter aliquid referre in Deum, est agentis propter finem ordinantis in Deum. Unde habitualiter referre in Deum, non cadit sub praecepto; sed virtualiter referre omnia in Deum, cadit sub praecepto caritatis : cum hoc nihil aliud sit quam habere Deum ultimum finem.

3. Rapporter [tout] habituellement à Dieu est différent de rapporter [tout] virtuellement. Car celui qui ne fait rien, rapporte [tout] à Dieu habituellement et il n’atteint rien en acte, comme quand il dort : mais rapporter quelque chose à Dieu virtuellement c’est le propre de l’agent qui le dispose à Dieu en vue de la fin. C’est pourquoi habituellement rapporter [tout] à Dieu ne tombe pas sous le précepte ; mais lui rapporter tout virtuellement tombe sous le précepte de la charité : puisque ce n’est rien d’autre qu’avoir Dieu comme fin ultime.

 

[66340] De virtutibus, q. 2 a. 11 ad 4 Ad quartum dicendum, quod illud quod dicitur, Estote perfecti etc., videtur esse referendum ad dilectionem inimicorum, quae quodammodo est de perfectione consilii, et quodammodo est de necessitate praecepti, ut supra, art. 8, expositum est.

4. Ce qui est dit : Soyez parfaits, etc., semble devoir être reporté à l’amour des ennemis, qui d’une certaine manière concerne la perfection du conseil, et d’une autre manière la nécessité du précepte, comme on l’a exposé ci-dessus, article 8.

 

[66341] De virtutibus, q. 2 a. 11 ad 5 Ad quintum dicendum, quod perfectio vitae aeternae in quibusdam quidem consistit principaliter et per se; in quibusdam autem secundario, et quasi per accidens. Principaliter quidem et per se consistit perfectio in his quae pertinent ad interiorem mentis dispositionem, et praecipue in actu caritatis, quae est radix omnium virtutum; secundario vero et per accidens consistit etiam in quibusdam exterioribus, ut puta in virginitate, paupertate, et huiusmodi.

5. La perfection de la vie éternelle en certains s’établit principalement et par soi, mais en certains secondairement, et comme par accident. La perfection s’établit principalement et par soi en ce qui vise à la disposition intérieure de l’esprit, et surtout dans l’acte de charité, qui est la racine de toutes les vertus ; mais elle s’établit secondairement et par accident aussi en certaines [vertus] extérieures, comme la virginité, la pauvreté etc.

 

Haec enim ad perfectionem pertinere dicuntur tripliciter.

Primo quidem, in quantum per ea subtrahuntur homini impedimenta occupationum, quibus remotis mens liberius fertur in Deum; unde et dominus cum dixisset, Matth. XIX, 21 : Si vis perfectus esse, vade, et vende omnia quae habes, et da pauperibus, consequenter adiecit : Et veni, et sequere me; ut ostenderet, quod paupertas ad perfectionem non pertineret, nisi in quantum disponit ad sequendum Christum. Quem quidem sequimur non passibus corporis, sed affectibus mentis. Similiter Apostolus, I ad Cor., VII, 34, consilium dat de non nubendo; quia quae virgo est, cogitat quae Dei sunt, quomodo placeat Deo; et eadem ratio est de aliis similibus.

Car on dit que ces vertus conviennent de trois manières :

a. Premièrement en tant qu’elles enlèvent de l’homme les embarras causés par les occupations, lesquels une fois enlevés l’esprit est porté plus librement en Dieu : c'est pourquoi comme le Seigneur l’avait dit (Mt 19, 21) : Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, puis il ajoute : Et viens et suis-moi ; pour montrer que la pauvreté ne conviendrait à la perfection qu’en tant qu’elle dispose à suivre le Christ. Nous le suivons non pas à pas avec le corps, mais par les dispositions de l’esprit. De la même manière, l’Apôtre (1 Co 7, 34) donne le conseil de ne pas se marier ; parce que celle qui est vierge, pense à ce qui concerne Dieu, comment lui plaire ; et c’est la même raison pour d’autres vertus semblables.

 

Secundo pertinent ad perfectionem, in quantum sunt quidam perfectae caritatis effectus qui enim perfecte diligit Deum, ab his se retrahit quae eum retrahere possunt ne Deo vacet.

b. Deuxièmement elles visent à la perfection en tant qu’elles sont des dispositions de la charité parfaite, qui en effet aime Dieu parfaitement, et s’éloigne de ce qui peut l’empêcher de s’occuper de Dieu.

 

Tertio pertinent ad perfectionem poenitentiae; quia nulla satisfactio pro peccatis adaequari potest votis religionis, quibus homo se Deo consecrat, et animam per votum obedientiae, et corpus per votum continentiae, et res omnes per votum paupertatis.

Sic igitur in his quae principaliter et per se ad perfectionem pertinent, sequitur quod sit maior perfectio ubi haec inveniuntur magis, sicut quod perfectior est qui maioris est caritatis. In his autem quae ex consequenti et quasi per accidens, ad perfectionem pertinent, non sequitur magis simpliciter ubi magis inveniuntur. Unde non sequitur quod magis pauper sit magis perfectus; sed mensuranda est in talibus perfectio per comparationem ad illa in quibus consistit perfectio simpliciter; ut scilicet ille dicatur perfectior, cuius paupertas magis sequestrat hominem a terrenis occupationibus, et facit liberius Deo vacare.

c. Troisièmement elles disposent à la perfection de la pénitence, parce qu’aucune satisfaction pour les péchés ne peut être équivalente à des vœux de religion, par lesquels l’homme se consacre à Dieu, et [consacre] son âme par un vœu d’obéissance, son corps par un vœu de continence et tous ses biens par un vœu de pauvreté.

Ainsi donc en ces vertus qui conviennent principalement et par soi à la perfection, il résulte que la perfection est plus grande là où on les trouve davantage, de la même manière qu’est plus parfait celui qui est d’une plus grande charité. Mais en ceux qui visent à la perfection, par conséquence et comme par accident, il n’y résulte absolument pas plus de conséquences quand on les y trouve davantage. C'est pourquoi il ne résulte pas qu’un plus pauvre soit plus parfait ; mais en de tels cas, la perfection doit être mesurée par comparaison à ce en quoi consiste absolument la perfection ; de sorte par exemple qu'est dit plus parfait celui dont la pauvreté sépare plus l’homme des occupations terrestres et le rend plus libre pour s’occuper de Dieu.

 

[66342] De virtutibus, q. 2 a. 11 ad 6 Ad sextum dicendum, quod haec est differentia inter amicitiam honesti et delectabilis : quia in amicitia delectabilis, amicus diligitur propter delectationem; in amicitia autem honesti amicus diligitur propter seipsum, sed delectatio provenit ex consequenti. Ad perfectionem igitur amicitiae honesti pertinet ut aliquis propter amicum interdum abstineat etiam a delectatione quam in eius praesentia habet, in eius servitiis occupatus. Secundum igitur hanc amicitiam plus amat aliquem qui ab eo se absentat propter amicum, quam qui a praesentia amici discedere non vult etiam propter amicum. Sed si quis libenter vel faciliter a praesentia amici divellitur et in aliis magis delectatur, vel nihil vel parum comprobatur amicum diligere.

6. C’est la différence entre l’amitié de l’honnête et celle de l’agréable; parce que dans l’amitié de l'agréable, l’ami est aimé pour le plaisir, mais dans l’amitié de l’honnête l’ami est aimé pour lui-même, mais le plaisir en découle par conséquence. Donc la perfection de l’amitié de l’honnête vise à ce que quelqu'un, à cause de son ami, parfois s’abstienne même du plaisir qu’il trouve en sa présence, dans ses occupations domestiques. Donc selon cette amitié il aime plus quelqu'un qui s’éloigne de lui à cause de son ami que celui qui ne veut pas se séparer de la présence de l’ami, même pour son ami. Mais si quelqu'un se détache volontiers ou facilement de la présence de son ami et se délecte plus en d’autres, il n'est prouvé en rien, ou en bien peu, qu'il aime son ami.

 

 Hos igitur tres gradus considerare possumus in caritate. Deus autem maxime propter seipsum est diligendus. Sunt enim quidam qui libenter, vel sine magna molestia, separantur a vacatione divinae contemplationis, ut terrenis negotiis implicentur, et in his vel nihil vel modicum caritatis apparet. Quidam verum in tantum delectantur in vacatione divinae contemplationis, quod eam deserere nolunt, etiam ut divinis obsequiis mancipentur ad salutem proximorum. Quidam vero ad tantum culmen caritatis ascendunt, quod etiam divinam contemplationem, licet in ea maxime delectentur, praetermittunt, ut Deo serviant in salutem proximorum; et haec perfectio in Paulo apparet, qui dicebat Rom., IX, 3 : Optabam ego ipse anathema, id est separatus, esse a Christo pro fratribus meis;- et ad Philipp., I, 23-24 : Desiderium habens dissolvi, et esse cum Christo; permanere autem in carne necessarium propter vos. Et haec perfectio est proprie praelatorum, et praedicatorum, et quorumcumque aliorum, qui procurandae saluti aliorum insistunt; unde significantur per Angelos in scala Iacob ascendentes quidem per contemplationem, descendentes vero per sollicitudinem quam de salute proximorum gerunt. Nec derogare potest perfectioni status praelatorum, quod aliqui statu praelatorum abutuntur quaerentes praelationem propter temporalia bona, quasi dulcedine contemplationis non allecti; sicut nec incredulitas multorum, fidem Dei evacuat, ut dicitur Rom., III.

Donc nous pouvons considérer ces trois degrés dans la charité. Mais Dieu surtout doit être aimé à cause de lui-même. Car il y en a certains, qui librement ou sans grand embarras s’abstiennent de laisser libre cours à la contemplation divine, pour s’impliquer dans des affaires terrestres, et en eux ou rien ou peu de charité n’apparaît. Certains, dans la mesure où ils ont plaisir à vaquer à la contemplation divine, qu’ils ne veulent pas abandonner, se consacrent aux complaisances divines pour le salut de leurs proches. Et certains montent à un tel sommet de charité, que bien qu’ils trouvent  dans la contemplation divine un très grand plaisir, ils l'abandonnent pour se consacrer au salut de leurs proches ; et cette perfection apparaît chez Paul, qui disait (Rm 9, 3) : Je souhaiterais être moi-même anathème, c'est-à-dire séparé, séparé du Christ pour mes frères et aux Ph 1, 23-24 : Ayant le désir d’être dissout, et d’être avec le Christ, mais demeurer dans ma chair est nécessaire à cause de vous. Et cette perfection est particulièrement celle des prélats, et des prédicateurs et de certains autres, qui s’attachent à procurer le salut aux autres ; c'est pourquoi ils sont représentés par les anges qui montent sur l’échelle de Jacob par la contemplation, mais descendent par la sollicitude qu’ils portent au salut de leurs proches. Et l’état des prélats ne peut pas déroger à la perfection, parce que certains abusent de l’état de prélat, cherchant la prélature à cause des biens temporels, comme non attirés par la douceur de la contemplation ; de même que non plus l’incrédulité de beaucoup n’anéantit pas la foi en Dieu, comme il est dit en Rm 3.

 

[66343] De virtutibus, q. 2 a. 11 ad 7 Ad septimum dicendum, quod in doctrina evangelica quaedam dicta sunt apostolis in persona omnium fidelium, ea scilicet quae pertinent ad necessitatem salutis; unde et Marc., XIII, 37, dicit : Quod vobis dico, omnibus dico : Vigilate; nam in vigilantia ibi intelligitur sollicitudo quam homo debet habere, ne imparatus inveniatur a Christo. Quaedam vero dicuntur apostolis quae pertinent ad perfectionem vitae, et ad praelati officium; et ad hoc extendi non potest, Quod vobis dico, omnibus dico.

Sciendum tamen, quod illa quae dixit Dominus discipulis Luc., IX, 3 : Nihil in via tuleritis etc., secundum quod Augustinus exponit in Lib. de consen. Evangelist., non pertinent ad perfectionem vitae, sed ad potestatem dignitatis apostolicae, per quam poterant, nihil secum ferentes, vivere de his quae ministrabantur ab his quibus Evangelium praedicabant : unde ibidem dicitur, quod dignus est operarius mercede sua, vel cibo suo, unde nec praeceptum fuit, nec consilium, sed concessio. Et propter hoc Paulus, qui secum necessaria deferebat, non utens hac concessione, supererogabat, quasi propriis stipendiis militans, ut patet I ad Cor., IX 7.

7. Dans la doctrine évangélique, certaines [paroles] ont été dites aux apôtres dans la personne de tous les fidèles, ce qui convient à la nécessité du salut : c'est pourquoi Marc dit (13, 37) : Ce que je vous dis, je le dis à tous : Veillez ;  par vigilance on entend ici le soin que l’homme doit avoir, pour ne pas être trouvé par le Christ sans être préparé. Mais certaines [paroles] sont dites aux apôtres qui appartiennent à la perfection de la vie et au devoir du prélat ; et on ne peut pas l’étendre à cela : Ce que je vous dis, je le dis à tous.

Cependant il faut savoir que ces paroles que le Seigneur a dites aux disciples (Lc 9, 3) : N’emportez rien pour le chemin etc.,  selon ce qu’Augustin expose dans L’accord des Évangélistes, ne visent pas à la perfection de la vie, mais à la puissance de la dignité apostolique,  grâce à laquelle ils pouvaient, en n'emportant rien avec eux, vivre de ce que leur servaient ceux auxquels ils annonçaient l’Évangile ; c'est pourquoi il est dit là même que celui qui travaille est digne de sa récompense, ou de sa nourriture, c'est pourquoi cela n’a pas été un précepte, ni un conseil, mais une concession. Et à cause de cela, Paul, qui portait avec lui son nécessaire sans utiliser cette concession, donnait en sus, pour ainsi dire faisant campagne à ses propres frais, comme on le voit en 1 Co 9, 7.

 

[66344] De virtutibus, q. 2 a. 11 ad 8 Ad octavum dicendum, quod in homine sunt duo affectus; unus caritatis, quo anima desiderat esse cum Christo; alius autem naturalis, quo anima refugit separationem a corpore, qui adeo est homini naturalis, quod nec etiam Petro senectus abstulit, ut Augustinus dicit super Ioan. Ex coniunctione ergo horum duorum affectuum vellet anima sic coniungi Deo, quod non separaretur a corpore; secundum illud Apostoli, II ad Corinth., V, 4 : Nolumus expoliari, sed supervestiri; ut absorbeatur quod mortale est a vita. Sed quia hoc est impossibile (quamdiu enim sumus in corpore, peregrinamur a Domino [ut ibidem 6, subditur]; insurgit quaedam contrarietas inter praedictos affectus, et quanto caritas est perfectior, tanto sensibilius affectus caritatis vincit affectum naturae; et hoc ad perfectionem caritatis pertinet. Unde et Apostolus ibidem subdit : Audemus autem, et bonam voluntatem habemus, magis peregrinari a corpore; et praesentes esse ad dominum.

8. Dans l’homme il y a deux dispositions de l’âme : l’une de la charité, par laquelle elle désire être avec le Christ, l’autre, naturelle, par laquelle elle fuit la séparation du corps, qui est si naturelle à l’homme, que la vieillesse ne l’a pas enlevée à Pierre, comme Augustin le dit (Sur Jn). Donc par l’union de ces deux dispositions, l’âme voudrait être unie à Dieu, sans se séparer du corps, selon cette parole de l’Apôtre (2 Co 5, 4) : Nous ne voulons pas nous dévêtir mais nous revêtir par-dessus, afin que ce qui est mortel soit englouti par la vie. Mais parce que cela est impossible (En effet tant que nous sommes dans ce corps, nous marchons loin du Seigneur, comme ilest ajouté au verset 6), il se lève une contradiction entre les dispositions dont on a parlé, et plus la charité est parfaite, plus la disposition sensible de la charité vainc celle de la nature. C'est pourquoi l’Apôtre à ce même endroit ajoute : Mais nous avons de l’audace, et nous avons plutôt la volonté  de quitter ce corps, et de demeurer auprès du Seigneur (verset 8).

 

Sed in his in quibus est caritas imperfecta, si tantum affectus caritatis vincat, ex repugnantia tamen naturalis affectus redditur insensibilis victoria caritatis. Quod ergo aperte et indubitanter, sive audacter, Apostolus dicit : cupio dissolvi, et esse cum Christo, hoc perfectae caritatis est; sed quod qualitercumque, licet insensibiliter, praeferat anima fruitionem Dei unioni corporis, est de necessitate caritatis.

Mais en ce en quoi la charité est imparfaite, si seulement l'affect de charité est vainqueur, cependant par la répugnance de l'affect naturel, la victoire de la charité est rendue insensible. Donc ce que l’Apôtre dit ouvertement et sans aucun doute, ou même avec audace, je désire être dissout, et être avec le Christ, cela est d’une parfaite charité ; mais que de quelque manière, bien qu’insensiblement, l’âme préfère la fruition de Dieu à l’union du corps, concerne la nécessité de la charité.

 

[66345] De virtutibus, q. 2 a. 11 ad 9 Ad nonum dicendum, quod ponere animam, id est, vitam praesentem, pro fratribus quodammodo est de necessitate caritatis, et quodammodo est de perfectione ipsius. Plus enim homo debet diligere proximum quam corpus proprium; unde in eo casu quo aliquis tenetur procurare proximi salutem, tenetur etiam pro ipsius salute periculis corporalem vitam exponere. Sed hoc perfectae caritatis est ut etiam pro his in quibus proximo non tenetur, pro eo corporalem suam vitam periculis quis exponat.

9. Déposer son âme, c'est-à-dire sa vie présente, pour ses frères, concerne d’une certaine manière la nécessité de la charité, et d’une certaine manière sa perfection. Car un homme doit aimer son prochain plus que son propre corps. C'est pourquoi dans le cas où quelqu'un est tenu de procurer le salut à son prochain, il est tenu aussi pour son propre salut d’exposer sa vie corporelle aux dangers. Mais c’est le propre d’une charité parfaite que quelqu'un expose sa vie aux dangers pour ceux en qui on n’est pas tenu comme au prochain.

 

[66346] De virtutibus, q. 2 a. 11 ad 10 Ad decimum dicendum, quod licet quilibet teneatur esse sine peccato mortali, non tamen omnium est huiusmodi rei securitatem habere; sed perfectorum, qui peccata totaliter subiugaverunt.

10. Bien que n’importe qui soit tenu d’être sans péché mortel, cependant tous ne sont pas assurés d’une telle réalité; mais c’est le propre des parfaits qui ont soumis totalement les péchés.

 

[66347] De virtutibus, q. 2 a. 11 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod et parentibus, et multo magis Deo, tenetur homo rependere totum quod potest; tamen secundum communem modum humanae vitae, supra quem potest aliquis aliquid erogare, ad quod tamen ex necessitate praecepti non tenetur.

11. Pour les parents et beaucoup plus pour Dieu, l’homme est tenu de payer en échange tout ce qu’il peut ; cependant selon le mode commun de la vie humaine, au-dessus duquel quelqu'un peut payer quelque chose, à quoi cependant il n’est pas tenu par la nécessité de précepte.

 

[66348] De virtutibus, q. 2 a. 11 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod perfectionem caritatis nullus profitetur; sed profitentur aliqui statum perfectionis, qui consistit in his quae organice ordinantur ad perfectionem caritatis, ut paupertas et ieiunia; qui tamen nec ad omnia huiusmodi tenentur, sed ad illa solum quae profitentur. Unde perfectio caritatis non cadit eis sub voto, sed est eis ut finis, ad quem pervenire conantur per ea quae vovent.

12. Personne n’offre la perfection de la charité ; mais certains offrent un état de perfection qui consiste en ce qui est organiquement ordonné à la perfection de la charité, comme la pauvreté et le jeûne ;  cependant ils ne sont pas tenus à tout ce qui est de ce genre, mais seulement à ce qu’ils offrent. C'est pourquoi la perfection de la charité ne tombe par pour eux sous un vœu, mais c’est pour eux comme une fin à laquelle ils essayent de parvenir par ce qu’ils promettent par un vœu.

 

 

 

 

Articulus 12 : [66349] De virtutibus, q. 2 a. 12 tit. 1 Duodecimo quaeritur utrum caritas semel habita possit amitti

Article 12 – La charité, une fois acquise, peut-elle se perdre ?

 

[66350] De virtutibus, q. 2 a. 12 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :[62]

Il semble que non.

 

[66351] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 1 Dicitur enim I Ioan., III, 9 : omnis qui natus est ex Deo, peccatum non facit, quoniam semen ipsius in eo manet; et non potest peccare, quoniam ex Deo natus est. Sed caritatem non habent nisi filii Dei; ipsa enim est quae distinguit inter filios regni et filios perditionis, ut Augustinus dicit in XV de Trinit. [cap. XVIII]. Ergo ille qui habet caritatem, non potest eam amittere peccando.

1. Car il est dit en Jn 3, 9 : Tout homme qui est né de Dieu ne pèche pas, puisque sa semence demeure en lui ; et il ne peut pas pécher, puisqu’il est né de Dieu. Or n’ont la charité que les fils de Dieu, car elle est ce qui a distingué entre les fils du royaume et les fils de la perdition, comme Augustin le dit (Trinité, XV, 18). Donc celui qui a la charité ne peut pas la perdre en péchant.

 

[66352] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 2 Praeterea, omnis virtus quae peccando amittitur, per peccatum arescit, ut Augustinus dicit : Unctio invisibilis caritas est, quae in quocumque fuerit, radix illi erit, quae arescere non potest, et nutritur calore solis, ut non arescat. Ergo caritas per peccatum amitti non potest.

2. Toute vertu qui se perd en péchant se dessèche par le péché, comme le dit Augustin : « L’onction invisible est la charité qui aura été en n’importe qui, elle sera pour lui une racine qui ne peut pas se dessécher et se nourrit de la chaleur du soleil, pour ne pas se dessécher». Donc la charité ne peut pas être perdue.

 

[66353] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 3 Praeterea, Augustinus dicit, in VIII de Trin., quod dilectio si non est vera, dilectio dicenda non est. Sed, sicut Augustinus dicit in epistola ad Iulianum comitem, caritas quae deleri potest, nunquam vera fuit. Ergo neque caritas fuit. Qui igitur habet caritatem, non potest eam peccando deserere.

3. Augustin dit (la Trinité, VIII) que si l’amour n’est pas vrai, il ne faut pas l’appeler amour. Or, Augustin le dit dans sa lettre au Comte Julien, la charité qui peut être détruite n’a jamais été vraie. Donc la charité non plus n’a pas existé. Celui donc qui a la charité ne peut pas la perdre en péchant.

 

[66354] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 4 Praeterea, Prosper dicit in Lib. de contemplatione : caritas est recta voluntas Deo inseparabiliter iuncta, inquinationis extranea, corruptionis nescia, nulli vitio mutabilitatis obnoxia; cum qua nec potuit aliquis peccare, nec poterit. Ergo caritas semel habita, per peccatum amitti non potest.

4. Prosper dit dans le Livre de la contemplation : « La charité est une volonté droite, unie inséparablement à Dieu, étrangère à la souillure, ignorant la corruption, liée à aucun défaut d’inconstance ; avec elle personne n’a pu pécher ni ne le pourra ». Donc la charité, une fois possédée ne peut pas être perdue par le péché.

 

[66355] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 5 Praeterea, Gregorius dicit in quadam hom., quod amor Dei magna operatur, si est. Sed nullus magna operando amittit caritatem. Ergo si caritas inest, amitti non potest.

5. Grégoire dit dans une homélie[63] que l’amour de Dieu opère de grandes choses s’il existe. Or personne ne perd la charité en opérant de grandes choses. Donc si la charité est en lui, elle ne peut pas être perdue.

 

[66356] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 6 Praeterea, plus homo per caritatem amat Deum quam per naturalem amorem amet seipsum. Sed amor sui ipsius nunquam amittitur per peccatum. Ergo nec etiam caritas.

6. L’homme aime Dieu par charité plus que par l’amour naturel dont il s’aime lui-même. Or l’amour de soi ne se perd jamais par péché. Donc la charité non plus.

 

[66357] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 7 Praeterea, liberum arbitrium non inclinatur in peccatum nisi per aliquod motivum ad peccandum. Motivum autem ad omnia peccata est amor sui, qui, ut Augustinus dicit, in XIV de civit. Dei, [cap. ult.] facit civitatem Babylonis. Sed hunc caritas excludit; quia, sicut Dionysius dicit [IV cap. de divin Nomin.] : Est extasim faciens divinus amor, non sinens sui ipsorum amantes esse. Similiter etiam radix omnium malorum ponitur cupiditas, ut apostolus dicit I ad Timoth., cap. VI. Sed hunc etiam caritas excludit, ut Augustinus dicit in l. LXXXIII quaestionum[quaest. 36). Ergo ille qui habet caritatem, non potest peccando eam amittere.

7. Le libre arbitre n’incline au péché que par un motif qui y pousse. Et le motif de tous les péchés est l’amour de soi, qui, comme Augustin le dit, (La cité de Dieu, XIV, 28) constitue la cité de Babylone. Or la charité l’exclut ; parce que, comme Denys le dit (Les Noms divins, IV, § 13 712A) : «L’amour divin est extatique, sans permettre qu'il y ait des gens qui s’aiment eux-mêmes. » De la même manière aussi, la cupidité est mise comme la racine de tous les maux, comme l’Apôtre le dit (1 Tm 6). Or la charité l’exclut aussi, comme Augustin le dit dans les 83 questions (q. 36). Donc celui qui a la charité ne peut pas la perdre en péchant.

 

[66358] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 8 Praeterea, quicumque habet caritatem, spiritu Dei ducitur, secundum illud Galat. V, v. 18 : Si spiritu ducimini, non estis sub lege. Sed Spiritus sanctus, cum sit infinitae virtutis, non potest in sua actione deficere. Ergo videtur quod homo habens caritatem peccare non possit.

8. Quiconque a la charité, est conduit par l’esprit de Dieu, selon ce verset de Gal 5, 18 : « Si vous êtes conduits par l’Esprit, vous n’êtes pas sous la loi ». Or comme l’Esprit saint est d’une puissance infinie, il ne peut pas défaillir dans son action. Donc il semble que celui qui a la charité ne pourrait pas pécher.

 

[66359] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 9 Praeterea, contra nullum habitum cuius esse est in operari, contingit peccare; dicit enim philosophus in VII Ethic., quod non peccatur contra scientiam in actu, sed contra scientiam in habitu. Sed caritas semper consistit in operari : dicit enim Gregorius in quadam homil., quod amor Dei nunquam est otiosus. Ergo contra caritatem aliquis peccare non potest, ut sic per peccatum possit amitti.

9. Il arrive qu’on ne pèche contre aucun habitus dont l’être concerne une opération ; car le philosophe dit (Éthique, VII, 3, 1145 b 22), qu'on ne pèche pas contre la science en acte, mais contre la science en habitus. Or la charité consiste toujours à opérer : car Grégoire dit en une homélie, que l’amour de Dieu n’est jamais oisif. Donc personne ne peut pécher contre la charité de sorte qu’elle puisse être perdue par ce péché.

 

[66360] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 10 Praeterea, si aliquis caritatem amittit, aut amittit eam dum habet, aut dum non habet. Sed dum habet, non amittit eam per peccatum, quia simul esset peccatum cum caritate. Neque etiam amittit eam cum non habet, quia quod non habet, amitti non potest. Ergo caritas nullo modo potest amitti.

10. Si quelqu'un perd la charité, ou bien il la perd pendant qu’il l’a, ou pendant qu’il ne l’a pas. Or pendant qu’il l’a, il ne la perd pas par le péché, parce que le péché coexisterait avec la charité. Il ne la perd pas non plus quand il ne l’a pas, parce qu’il peut pas perdre ce qu’il n’a pas. Donc la charité ne peut être perdue en aucune manière.

 

[66361] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 11 Praeterea, caritas accidens est quoddam in anima. Accidens autem quatuor modis potest deficere. Uno quidem modo per corruptionem subiecti; sed per hunc modum caritas deficere non potest; cum anima humana, quae est subiectum eius, sit incorruptibilis. Secundo deficit aliquod accidens per defectum causae, sicut lumen deficit ab aere per absentiam solis; sed hoc modo caritas deficere non potest, quia causa eius est indeficiens, scilicet Deus. Tertio modo deficit accidens aliquod deficiente obiecto; sicut paternitas deficit per mortem filii : sed nec hoc modo deficit caritas, quia eius obiectum est bonum aeternum, quod est Deus. Quarto modo deficit aliquod accidens per actionem contrarii agentis, sicut frigiditas aquae deficit per actionem caloris : sed nec hoc modo caritas deficere potest, cum sit fortior peccato, quod videtur in contrarium agere : secundum illud Cantic., VIII, 6 : Fortis est ut mors dilectio; et iterum : aquae quae multae non possunt extinguere caritatem. Ergo caritas nullo modo potest deficere in habente eam.

11. La charité est un accident dans l’âme. Or l’accident peut faire défaut de quatre manières. D’une première manière par la corruption du sujet ; mais de cette manière la charité ne peut pas faire défaut, puisque l’âme humaine qui est son substrat est incorruptible. D’une deuxième manière un accident fait défaut par défaillance de la cause, de même que la lumière disparaît de l’air par absence de soleil ; mais de cette manière la charité ne peut pas se perdre, parce que la cause, c'est-à-dire Dieu, est sans défaillance. D’une troisième manière un accident fait défaut par défaillance de l’objet, comme la paternité fait défaut par la mort de l’enfant, mais la charité ne fait pas défaut de cette manière, parce que son objet est le bien éternel, qui est Dieu. D’une quatrième manière, un accident fait défaut par l’action d’un agent contraire, comme le froid de l’eau fait défaut par l’action de la chaleur ; mais la charité ne peut pas faire défaut de cette manière, puisqu’elle est plus forte que le péché, qui semble agir dans le contraire ; selon cette parole du Ct 8, 6 : L’amour est fort comme la mort; et en plus : Les eaux nombreuses ne peuvent éteindre la charité. Donc la charité ne peut se perdre d’aucune manière en celui qui la possède.

 

[66362] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 12 Praeterea, peccatum est malum quoddam rationalis naturae. Sed malum non agit nisi virtute boni, ut dicit Dionysius, IV cap. de divin. Nomin — Bonum autem non contrariatur bono, ut dicitur in Praedicamentis; et ita non potest ipsum corrumpere, cum unumquodque corrumpatur a suo contrario. Caritas ergo per peccatum non potest corrumpi.

12. Le péché est un mal de la nature raisonnable. Or le mal n’agit que dans le pouvoir du bien, comme le dit Denys, (Les noms divins, 4). Et le bien ne s’oppose pas au bien, comme il est dit dans les Catégories ; et ainsi il ne peut pas le corrompre, puisque chaque chose est corrompue par son contraire. Donc la charité ne peut pas être corrompue par le péché.

 

[66363] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 13 Praeterea, si caritas a peccato corrumpitur; aut a peccato existente, aut a non existente. Sed non a peccato existente; quia sic peccatum mortale simul esset cum caritate. Neque iterum a peccato non existente; quia non ens agere non potest. Ergo caritas nullo modo potest amitti per peccatum.

13. Si la charité est corrompue par le péché, ou c’est par un péché qui existe ou par un [péché] qui n’existe pas. Or [ce n'est] pas par un péché qui existe, parce qu’ainsi le péché mortel coexisterait avec la charité. Ni non plus par un péché qui n’existe pas, parce que le non-étant ne peut pas agir. Donc la charité en aucune manière ne peut être perdue par le péché.

 

[66364] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 14 Praeterea, si caritas per peccatum amittitur; aut caritas et peccatum sunt in eodem instanti in anima, aut in alio. Sed non in eodem, quia tunc simul essent : neque iterum in alio et alio, quia oporteret quod esset tempus medium in quo homo neque peccatum neque caritatem haberet, quod est inconveniens. Non ergo potest caritas per peccatum amitti.

14. Si la charité est perdue par le péché, ou bien la charité et le péché sont dans un même instant dans l’âme, ou dans un autre instant. Or ce n’est pas dans le même, parce qu’alors ils seraient ensemble ; et pas non plus dans l’un et l’autre, parce qu’il faudrait que ce soit un temps intermédiaire en lequel l’homme n’aurait ni péché, ni charité, ce qui ne convient pas. Donc la charité ne peut pas être perdue par le péché.

 

[66365] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 15 Praeterea, Magister dicit, 31 dist. III Lib. Sentent., quod perfecta caritas per peccatum amitti non potest.

15. le Maître dit (III Sent. d. 31,) que la charité parfaite ne peut pas être perdue par le péché.

 

[66366] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 16 Praeterea, sicut se habet intellectus ad cognitionem veri, ita et voluntas ad amorem boni. Sed intellectus cognoscendo quodcumque verum, cognoscit primam veritatem. Ergo amando quodcumque bonum, amat summam bonitatem. Sed nunquam peccat qui amat, nisi convertendo se per amorem ad bonum commutabile. Ergo in omni peccato homo amat summam bonitatem, cuius amor est caritas. Numquam igitur caritas per peccatum amitti potest.

16. Comme l’intellect se comporte vis-à-vis de la connaissance de la vérité, de la même manière la volonté se comporte vis-à-vis de l’amour du bien. Or l’intellect, en connaissant quelque chose de vrai, connaît la vérité première. Donc en aimant quelque bien, il aime la bonté suprême. Mais celui qui aime ne pèche jamais sinon en se détournant par amour vers un bien changeant. Donc dans tout péché, l’homme aime la bonté suprême, dont l’amour est la charité. Jamais donc la charité ne peut être perdue par le péché.

 

[66367] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 17 Praeterea, sicut in genere causae efficientis est agens universale et proprium, ita et in genere causae finalis. Sed agens proprium semper agit in virtute universalis agentis. Ergo finis proprius semper movet voluntatem in virtute finis ultimi. Sed finis ultimus est Deus; et sic idem quod prius.

17. Dans le genre de la cause efficiente il y a l’agent universel et l’agent particulier, il en est de même dans le genre de la cause finale. Or l’agent particulier agit toujours dans le pouvoir de l’agent universel. Donc la fin particulière meut toujours la volonté dans le pouvoir de la fin ultime. Mais la fin ultime est Dieu, et ainsi de même que plus haut.

 

[66368] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 18 Praeterea, caritas est signum quod aliquis sit verus Christi discipulus, secundum illud Ioan., XIII, 35 : In hoc cognoscent omnes quia mei estis discipuli, si dilectionem habueritis ad invicem. Sed non est Christi verus discipulus qui non semper est eius discipulus unde Augustinus [tract. XXVII in Ioan. VI, 67] exponens illud Ioan., VI : Multi ex discipulis eius abierunt retrorsum, dicit, quod illi non fuerunt Christi veri discipuli; et dominus dicit, Ioan. VIII, 31 : Si manseritis in sermone meo, veri discipuli mei eritis. Ergo ille qui non permanet in caritate nunquam habuit caritatem.

18. La charité est le signe que quelqu'un est vrai disciple du Christ, selon cette parole de Jn 13, 35 : En cela tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour entre vous. Or n’est pas véritable disciple du Christ celui qui n’est pas toujours son disciple, c'est pourquoi Augustin, exposant cette parole de Jn 6 : Beaucoup de ses disciples s’en allèrent, dit que ceux-là ne furent pas de vrais disciples, et le Seigneur dit (Jn 8, 31) : Si vous demeurez en ma parole, nous serez mes vrais disciples. Donc celui qui ne demeure pas dans la charité ne l’a jamais eue.

 

[66369] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 19 Praeterea, omnis motus est secundum exigentiam praedominantis. Sed caritas praedominatur in corde caritatem habentis, quia totum cor sibi occupat, secundum illud quod mandatur Deuter. VI, 5 : Diliges dominum Deum tuum ex toto corde tuo. Ergo motus omnis habentis caritatem est secundum caritatem; non ergo per peccatum amitti potest.

19. Tout mouvement dépend de l’exigence de celui qui domine. Or la charité domine dans le cœur de celui qui la possède, parce que tout le cœur s’occupe de lui selon ce commandement de Dt 6, 5 : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur. Donc tout mouvement de celui qui possède la charité dépend d’elle, donc elle ne peut pas être perdue par le péché.

 

 

[66370] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 20 Praeterea, differentiae diversificantes genus vel speciem non possunt convenire eidem secundum numerum. Sed corruptibile et incorruptibile diversificant genus, ut dicitur in X Metaph.[comm. 26]. Cum igitur caritas viae et patriae sit eadem numero, videtur quod sicut caritas patriae corrumpi non potest, ita nec caritas viae.

20. Les différences qui diversifient le genre ou l’espèce ne peuvent pas convenir à une même chose en nombre. Or le corruptible et l’incorruptible diversifient le genre, comme il est dit en Métaphysique X, 10, 1059 a. Donc comme la charité de la voie et [celle] de la patrie sont la même en nombre, la charité de la patrie ne peut pas être corrompue, de même celle de la voie non plus.

 

[66371] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 21 Praeterea, si caritas corrumpitur : aut corrumpitur in aliquid, aut in nihil. Sed non in aliquid; quia hoc est solum formarum quae educuntur de potentia materiae. In nihil autem corrumpi non potest : quia Deus nunquam caritatem corrumpit, qui solus potest ex aliquo facere nihil, sicut ipse solus potest facere ex nihilo aliquid : aequalis enim est utraque distantia. Ergo videtur quod caritas corrumpi non possit.

21. Si la charité est corrompue, ou bien elle l’est en quelque chose, ou en rien. Or pas en quelque chose, parce que cela vient seulement des formes qui sont éduites de la puissance de la matière. En rien non plus elle ne peut être détruite : parce que Dieu ne détruit jamais la charité, lui qui peut seul faire rien de quelque chose, comme il peut seul faire quelque chose de rien ; car l’une et l’autre distances sont égales. Donc il semble que la charité ne puisse pas être corrompue.

 

[66372] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 22 Praeterea, illud per quod peccatum tollitur, a peccato corrumpi non potest. Sed peccatum tollitur per caritatem, secundum illud I Pet., IV, 8 : Caritas operit multitudinem peccatorum. Ergo caritas per peccatum amitti non potest.

22. Ce par quoi le péché est enlevé, ne peut pas être corrompu par lui. Or le péché est enlevé par la charité, selon cette parole de 1 P 4, 8 : La charité couvre de nombreux pécheurs. Donc la charité ne peut pas être perdue par le péché.

 

[66373] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 23 Praeterea, super illud Ps. XXVI, 2 : Deum appropiant super me nocentes, ut edant carnes meas dicit Glossa Augustini : Si aufertur donum, dator vincitur. Sed Deus, qui est dator caritatis, vinci non potest. Ergo caritas non potest auferri per peccatum.

23. Sur ce Ps 26, 2 : Les méchants s’approchent de moi pour manger mes chairs, la glose d’Augustin dit : « Si le don est enlevé, le donneur est vaincu ». Or Dieu, qui est le donneur de la charité, ne peut pas être vaincu. Donc la charité ne peut pas être enlevée par le péché.

 

[66374] De virtutibus, q. 2 a. 12 arg. 24 Praeterea, per caritatem anima unitur Deo ut sponsa, secundum quoddam spirituale matrimonium. Sed matrimonium carnale non potest separari per dissensum supervenientem matrimonio. Ergo caritas non potest tolli per peccatum quo mens dissentit ab iis quae sunt Dei.

24. Par la charité l’âme s’unit à Dieu comme une épouse, selon un certain mariage spirituel. Or le mariage charnel ne peut pas être enlevé par un dissentiment qui survient dans le mariage. Donc la charité ne peut pas être enlevée par le péché par lequel l’esprit n’est pas d’accord avec ce qui est de Dieu.

 

[66375] De virtutibus, q. 2 a. 12 s. c. 1 Sed contra. Est quod dicitur Apoc. II, v. 4 : Habeo adversus te pauca, quod caritatem tuam primam reliquisti.

En sens contraire :

1. On lit dans Ap 2, 4 : Ce peu que j’ai contre toi, c’est que tu as abandonné ton premier amour.

 

 

[66376] De virtutibus, q. 2 a. 12 s. c. 2 Praeterea, Gregorius dicit in homilia [XXX in Eang.] : in quorumdam corda venit Deus, et mansionem non facit; quia per compunctionem respectum Dei percipiunt, sed tentationis tempore sic ad perpetranda peccata redeunt, ac si haec minime planxissent. Sed Deus non venit in corda fidelium nisi per caritatem. Ergo aliquis post habitam caritatem potest eam amittere per sequens peccatum.

2 Grégoire dit dans une homélie (Sur l’Évangile, homélie 30) : « Dans les coeurs de certains, Dieu vient mais n’y établit pas sa demeure, parce que par componction ils conçoivent du respect pour Dieu, mais au temps de la tentation ils retournent exécuter leur péchés comme si ceux-ci les avaient fort peu frappés ». Or Dieu ne vient dans le cœur des fidèles que par charité. Donc quelqu’un après avoir possédé la charité peut la perdre par un péché qui suit.

 

[66377] De virtutibus, q. 2 a. 12 s. c. 3 Praeterea, I Reg., XVI, dicitur de David, quod dominus erat cum eo. Sed postmodum peccavit, faciendo adulterium et homicidium. Deus autem est in homine per caritatem. Ergo post habitam caritatem aliquis potest eam amittere peccando mortaliter.

3. Au premier livre des Rois 16, 13, il est dit de David que le Seigneur était avec lui, mais par la suite il pécha en commettant un adultère et un homicide. Or Dieu est dans l’homme par la charité. Donc après avoir eu la charité on peut la perdre en péchant mortellement.

 

[66378] De virtutibus, q. 2 a. 12 s. c. 4 Praeterea, caritas est vita animae, secundum illud I Ioan. III, 14 : Nos scimus quoniam translati sumus de morte ad vitam, quoniam diligimus fratres. Sed vita naturalis potest amitti per mortem naturalem. Ergo et vita caritatis per mortem peccati mortalis.

4. La charité est la vie de l’âme, selon ce que dit 1 Jn 3, 14 : Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie parce que nous aimons nos frères. Or la vie naturelle peut se perdre par la mort naturelle. Donc aussi la vie de charité par la mort du péché mortel.

 

[66379] De virtutibus, q. 2 a. 12 co. Respondeo. Dicendum, quod Magister in 17 dist., I Lib., posuit, quod caritas in nobis sit Spiritus sanctus. Non autem fuit sua intentio dicere, quod ipse actus dilectionis nostrae sit Spiritus sanctus; sed quod Spiritus sanctus movet animam nostram ad diligendum Deum et proximum, sicut etiam ad actus aliarum virtutum : sed ad actus aliarum virtutum movet animam per quosdam habitus virtutum infusarum; ad actum autem dilectionis Dei et proximi movet absque alio habitu mediante. Unde eius opinio vera fuit quidem quantum ad hoc quod posuit animam moveri a spiritu sancto ad diligendum Deum et proximum; sed imperfecta fuit quantum ad hoc, quia non posuit in nobis habitum, quid creatum, quo perficeretur voluntas humana ad huiusmodi dilectionis actum. Oportet enim huiusmodi habitum in anima poni, ut supra, art. 1 huius quaest., habitum est.

Réponse :

Le Maître [Pierre Lombard] I Sent. d. 17[64] a pensé que la charité en nous est l’Esprit Saint. Son intention n'a pas été de dire que notre acte d’amour soit l’Esprit Saint, mais que l’Esprit Saint pousse notre âme à aimer Dieu et le prochain, comme aussi pour les actes des autres vertus; mais pour les actes des autres vertus il meut l’âme par les habitus de vertus infuses ; pour les actes d’amour de Dieu et du prochain, il meut sans aucun autre habitus intermédiaire. C'est pourquoi ce qu’il a pensé a été vrai du fait que l’Esprit Saint incite l’âme à aimer Dieu et le prochain ; mais elle a été imparfaite en ce qu’il n'a pas mis en nous un habitus, quelque chose de créé, par lequel la volonté humaine serait accomplie en vue d’un tel acte d’amour. Il faut en effet mettre dans l’âme un tel habitus, comme on l’a vu ci-dessus au premier article.

 

 

Potest igitur quadruplex consideratio de caritate haberi.

Prima quidem ex parte Spiritus sancti moventis animam ad dilectionem Dei et proximi; et quantum ad hoc, necesse est dicere, quod motio Spiritus sancti semper est efficax secundum suam intentionem. Operatur enim in anima Spiritus sanctus dividens singulis prout vult, ut dicitur 1 Cor., XII; et ideo quibus spiritus sanctus pro suo arbitrio vult dare perseverantem divinae dilectionis motum, in his peccatum caritatem excludens esse non potest. Dico non posse ex parte virtutis motivae, quamvis possit ex parte vertibilitatis liberi arbitrii. Ista enim sunt beneficia Dei, quibus certissime liberantur, quicumque liberantur, ut Augustinus dicit in Lib. de Praedest. Sanctor. Quibusdam autem Spiritus sanctus, pro suo arbitrio, dat quidem ut ad tempus moveantur motu dilectionis in Deum, non autem dat eis ut in hoc perseverent usque in finem, ut patet per Augustinum in Lib. de Corrept. et gratia.

 On peut avoir quatre considérations sur la charité.

Première considération : du côté de l’Esprit Saint qui incite l’âme à l’amour de Dieu, et à ce sujet il est nécessaire de dire que la motion de l’Esprit Saint est toujours efficace selon son intention. En effet il opère dans l’âme en distribuant à chacun comme il le veut, comme il est dit 1 Co 12, 11; et donc chez ceux auxquels, selon son bon plaisir, il veut donner le mouvement de persévérance dans la divine charité, il ne peut y avoir de péché excluant la charité. Je dis que ce n’est pas possible du côté de la vertu qui y incite, bien que cela le soit du côté de la versatilité du libre arbitre. Ce sont là en effet des bienfaits de Dieu par lesquels sont le plus certainement libérés tous ceux qui sont libérés, comme Augustin le dit au livre de la Prédestination des saints. Or à certains l’Esprit Saint selon son bon plaisir donne d’être mus, pour un temps, du mouvement d’amour de Dieu, mais il ne leur donne pas d’y persévérer jusqu’à la fin, comme le dit Augustin au livre de la Correction et de la Grâce.

 

Secunda consideratio est de caritate secundum potestatem ipsius caritatis; et quantum ad hoc, nullus habens caritatem potest peccare, quantum est ex vi ipsius caritatis, sicut neque aliquis habens aliquam formam, ex vi illius formae potest operari contra formam illam; sicut calidum ex vi calidi non potest infrigidare, vel frigidum esse; potest tamen amittere calorem et infrigidari. Et secundum hoc loquitur Augustinus in Lib. de sermone Domini in monte [lib. II, cap. XXXVII], exponens illud quod habetur Matth., VII, 18 : Non potest arbor bona fructus malos facere. Dicit enim, quod sicut potest fieri ut quod fuit nix, non sit, non autem ut nix sit calida; sic potest fieri ut qui malus fuit non sit malus, non tamen fieri potest ut malus bene faciat : et eadem ratio est de bono secundum quamcumque virtutem, quia nulla virtute aliquis male utitur.

La seconde considération concerne la charité du côté de son pouvoir, et quant à cela personne n’ayant la charité ne peut pécher, en vertu même de la force de la charité, comme celui qui a une certaine forme ne peut opérer contre elle, en vertu de cette même forme, comme ce qui est chaud ne peut pas refroidir ou être froid par la force du chaud, mais il peut cependant perdre sa chaleur et se refroidir. Et d’après cela Augustin (Le sermon du Seigneur sur la montagne, II, 37) expose ce qui est dit en Mt 7, 18 : Un bon arbre ne peut pas porter de mauvais fruits. Il dit en effet que de même qu’il peut se faire que ce qui a été neige ne le soit plus, mais pas que la neige soit chaude, ainsi il peut arriver que celui qui fut méchant ne le soit plus, mais il ne peut arriver que le méchant fasse bien ; et c’est la même raison pour le bien en ce qui concerne n’importe quelle vertu, parce qu’on ne se sert mal d’aucune vertu.

 

Tertia consideratio est de caritate ex parte voluntatis, in quantum ei subiicitur ut materia formae. Ubi attendendum est, quod quando forma implet totam potentialitatem materiae, non potest remanere in materia potentia ad aliam formam; unde illam formam inamissibiliter habet, sicut patet de materia caelesti. Quaedam vero forma est quae non replet totam potentialitatem materiae, sed remanet potentia ad aliam formam; et tunc illa forma amissibiliter habetur ex parte materiae vel subiecti, sicut patet in formis elementarium corporum. Caritas autem implet potentialitatem sui subiecti, secundum quod suum subiectum reducit in actum dilectionis : et ideo in patria, ubi actu creatura rationalis diligit Deum ex toto corde suo, et nihil aliud diligit nisi actualiter referendo in Deum, caritas inamissibiliter habetur; in statu autem viae caritas non implet totam potentialitatem animae, quae non semper actualiter movetur in Deum, omnia in ipsum actuali intentione referens; et ideo caritas viae amissibiliter habetur, quantum est ex parte subiecti.

 La troisième considération concerne la charité du côté de la volonté, en tant que celle-ci lui est soumise comme la matière à la forme. Là il faut remarquer que, quand la forme remplit toute la potentialité de la matière, la puissance ne peut plus demeurer dans la matière pour une autre forme ; c'est pourquoi elle a cette forme sans pouvoir la perdre, comme on le voit dans la matière céleste. Il y a une forme qui ne remplit pas toute la potentialité de la matière, mais la puissance demeure pour une autre forme et donc cette forme est peut-être perdue du côté de la matière ou du sujet, comme on le voit dans les formes des corps élémentaires. Mais la charité comble la potentialité de son sujet qu’elle ramène à l’acte d’amour, et ainsi c’est dans la patrie où la créature raisonnable aime Dieu de tout son coeur et actuellement, et n’aime rien d’autre sinon qu’en le rapportant actuellement à Dieu, c’est là que la charité est possédée sans pouvoir être perdue. Dans l’état de voie la charité ne comble pas toute la potentialité de l’âme qui n’est pas constamment poussée en Dieu en acte, rapportant tout à lui par une intention actuelle, et ainsi la charité de la voie est peut-être perdue du côté du sujet.

 

Quarta consideratio est de caritate ex parte subiecti, prout comparatur specialiter ad ipsam caritatem sicut potentia ad habitum. Ubi considerandum est, quod habitus virtutis inclinat hominem ad recte agendum, secundum quod per ipsam homo habet rectam aestimationem de fine; quia, ut dicitur in III Ethic. [cap. V], qualis unusquisque est, talis et finis videtur ei. Sicut enim gustus iudicat de sapore, secundum quod est affectus aliqua bona vel mala dispositione, ita id quod est conveniens homini secundum habitualem dispositionem sibi inhaerentem, bonam vel malam, aestimatur ab eo ut bonum; quod autem ab hoc discordat, aestimatur ut malum et repugnans; unde et apostolus dicit, I ad Cor., cap. II, 14, quod animalis homo non percipit ea quae sunt Spiritus Dei.

 La quatrième considération concerne la charité du côté du sujet dans la mesure où il est comparé spécialement à la charité elle-même, comme la puissance à l’habitus. Il faut ici considérer que l’habitus de la vertu incline l’homme à agir avec droiture, selon que par elle il a une juste estimation de la fin ; car, comme il est dit (Éthiques III, 5) : « Tel est chacun et telle aussi lui semble la fin ». De même en effet que le goût juge la saveur selon qu’il est affecté d’une bonne ou mauvaise disposition, ainsi ce qui convient à l’homme selon la disposition habituelle adhérente, qui est bonne ou mauvaise, est estimé par lui comme un bien; ce qui n’est pas en accord avec cela est estimé mauvais et répugnant; d’où ce que dit l’Apôtre 1 Co 2, 14 : L’homme charnel ne perçoit pas les choses qui sont de l’Esprit de Dieu.

 

Contingit tamen quandoque, quod id quod videtur alicui secundum inclinationem habitus, non videatur ei secundum aliquid aliud; sicut luxurioso secundum inclinationem proprii habitus videtur bonum delectatio carnis, sed secundum rationis deliberationem, vel auctoritatem Scripturae, videtur ei contrarium; et ideo habens habitum luxuriae, ex hac aestimatione contra habitum quandoque agit, et similiter habens habitum virtutis quandoque agit contra inclinationem proprii habitus; quia aliquid ei aliter videtur secundum aliquem alium modum, puta per passionem, vel aliquam seductionem.

Il arrive parfois cependant que ce qui paraît à quelqu’un en accord avec la tendance de l’habitus ne lui paraît pas en accord avec autre chose; comme au luxurieux, selon la tendance de son propre habitus, la tendance de la chair lui paraît un bien, mais selon la délibération de la raison ou l’autorité de l’Ecriture, elle lui paraît contraire. Et ainsi celui qui a l’habitus de la luxure agit quelquefois selon cette estimation contre l’habitus, et de la même manière celui qui a l’habitus de la vertu agit quelquefois contre la tendance de son propre habitus, parce que quelque chose d’autre lui semble d’une autre manière, par exemple par passion ou par une séduction.

 

Tunc ergo contra habitum caritatis nullus agere poterit, quia nullus potest habere aliam aestimationem de fine et obiecto caritatis quam secundum inclinationem caritatis; hoc autem erit in patria, ubi ipsa Dei essentia videbitur, quae est ipsa essentia bonitatis. Unde sicut nunc nullus potest aliquid velle nisi sub communi ratione boni, nec bonum sub ratione boni potest non amari, ita et tunc hoc bonum, quod est Deus, nullus poterit non amare. Et propter hoc, nullus videns Deum per essentiam, potest contra caritatem agere. Et inde est quod caritas patriae est inamissibilis.

 Alors donc personne ne pourra agir contre l’habitus de la charité, parce que personne ne peut avoir une autre estimation de la fin et de l’objet de la charité que selon la tendance de la charité; cela existera dans la patrie, où l’essence même de Dieu sera vue, qui est l’essence même de la bonté. C'est pourquoi, de même que personne ne peut vouloir une chose que sous la commune raison de bien, et que le bien ne peut ne pas être aimé sous sa raison de bien, de même aussi alors, ce bien qui est Dieu, personne ne pourra ne pas l’aimer. Et à cause de cela, personne voyant Dieu par son essence ne peut agir contre la charité. Et de là vient que la charité de la patrie est inamissible.

 

Sed nunc mens nostra non videt ipsam essentiam bonitatis divinae, sed aliquem effectum eius, qui potest videri bonus et non bonus, secundum diversas considerationes; sicut bonum spirituale aliquibus videtur non bonum, in quantum contrariatur delectationi carnali, in cuius concupiscentia sunt. Ideo caritas viae potest amitti per peccatum mortale.

Mais maintenant notre esprit ne voit pas l’essence même de la bonté de Dieu, mais un effet qui peut paraître bon ou non selon différentes considérations ; de même que le bien spirituel ne paraît pas bon à certains, en tant qu’il s’oppose au plaisir charnel en la concupiscence duquel ils sont. Ainsi la charité de la voie peut se perdre par le péché mortel.

 

[66380] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod verbum illum Ioannis est intelligendum secundum potestatem Spiritus sancti moventis animam, qui indeficienter operatur quod vult.

Solutions :

1. Cette parole de Jean est à comprendre selon le pouvoir de l’Esprit saint qui meut l’âme et qui opère ce qu’il veut sans défaillance.

 

[66381] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 2 Ad secundum dicendum, quod Augustinus ibi loquitur de caritate secundum potestatem ipsius caritatis : de se enim habet sufficienter unde nunquam arescat; sed quod amittatur, est propter vertibilitatem subiecti, ut dictum est.

2. Augustin parle là de charité selon sa puissance même : car de soi elle a suffisamment de quoi ne jamais se dessécher ; mais le fait qu’elle soit perdue est à cause de la mutabilité du sujet, comme il a été dit.

 

[66382] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 3 Ad tertium dicendum, quod vera dilectio de sua ratione habet quod nunquam amittatur; qui enim vere diligit hominem, hoc in animo suo proponit, ut nunquam dilectionem dimittat. Sed quandoque illud propositum mutatur, et sic dilectio quae vera fuit, amittitur. Si autem hoc aliquis habuisset in proposito, ut a diligendo quandoque desisteret, vera dilectio non fuisset. Unde patet, quod caritas inamissibilis est secundum potestatem propriam; amitti tamen potest secundum potestatem subiecti vertibilis.

3. L’amour vrai tient de sa nature le fait qu’il n’est jamais perdu ; car qui aime vraiment un homme, se propose en son coeur de ne jamais perdre son amour. Mais quelquefois ce propos change, et ainsi l’amour qui a été vrai est abandonné. Mais si quelqu’un avait eu en projet de cesser un jour d’aimer, il n'y aurait pas eu de vrai amour. C'est pourquoi il est clair que la charité est inamissible selon sa puissance propre, cependant elle peut être abandonnée selon la puissance d’un sujet changeant.

 

[66383] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 4 Ad quartum dicendum, quod illa etiam auctoritas prosperi loquitur de caritate secundum potestatem ipsius, et non secundum potestatem subiecti.

4. Cette autorité de Prosper parle de la charité selon sa propre puissance et non selon la puissance du sujet.

 

[66384] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 5 Ad quintum dicendum, quod caritas, dum est, habet inclinationem ad magna operandum; et hoc vult et proponit, secundum rationem suae virtutis; sed quandoque ab hoc deficit propter vertibilitatem subiecti.

5. Tant que la charité existe, elle a une tendance à opérer de grandes œuvres ; et elle le veut et le propose selon la nature de son pouvoir, mais quelquefois elle fait défaut à cause de la mutabilité du sujet.

 

[66385] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 6 Ad sextum dicendum, quod cum in homine sit duplex natura, scilicet intellectiva, quae principalior est, et sensitiva, quae minor est, ille vere seipsum diligit qui se amat ad bonum rationis : qui autem se amat ad bonum sensualitatis contra bonum rationis, magis se odit quam amat, proprie loquendo, secundum illud Psalm. X, 5 : Qui diligit iniquitatem, odit animam suam; et hoc etiam philosophus dicit in IX Ethic. [cap. IV]. Et secundum hoc amor verus sui ipsius amittitur per peccatum contrarium, sicut et amor Dei.

6. Puisque dans l’homme il y a une double nature, à savoir une intellectuelle, qui est plus importante et une sensitive, qui l’est moins, s’aime vraiment celui qui s’aime pour le bien de la raison ; mais celui qui s’aime pour le bien de la sensualité, contre le bien de la raison, se hait plus qu’il ne s’aime, à proprement parler, selon cette parole du Ps (10, 5) : Qui aime l’iniquité hait son âme. Et cela aussi le philosophe le dit (Éthique, IX, 4, 1166 b 19). Et selon cela l’amour vrai de soi-même est perdu par le péché contraire, ainsi que l’amour de Dieu.

 

[66386] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 7 Ad septimum dicendum, quod caritas excludit omne motivum peccati secundum suum propositum : pertinet enim hoc ad rationem caritatis, ut velit non concupiscere, nec inordinate se amare. Sed quandoque accidit contrarium, propter vertibilitatem et corruptionem naturae; secundum illud Apostoli ad Roman. cap. VII, 19 : Non enim quod volo bonum, hoc ago; sed quod odi malum, id facio.

7. La charité exclut tout motif de péché en son dessein ; car il appartient à la nature de la charité de vouloir ne pas désirer, ni s’aimer contre l’ordre. Mais quelquefois il arrive le contraire, à cause du changement et de la corruption de la nature ; selon cette parole de l’Apôtre (Rm 7, 19) : Car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais.

 

[66387] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 8 Ad octavum dicendum, quod quamdiu aliquis sequitur motionem Spiritus sancti, non peccat; sed quando resistit, tunc peccat.

8. Aussi lontemps que quelqu’un suit la motion de l'Esprit saint, il ne pèche pas, mais quand il résiste, alors il pèche.

 

[66388] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 9 Ad nonum dicendum, quod esse caritatis non semper est in operari; alioquin dormientes non haberent caritatem. Dicitur autem quod amor Dei nunquam est otiosus secundum caritatis propositum, quod ad hoc est ut totum se homo det Deo.

9. L’être de la charité n’est pas toujours dans l'opération, autrement ceux qui dorment n’auraient pas la charité. Mais on dit que l’amour de Dieu n’est jamais oisif, selon le dessein de la charité, pour que l’homme se donne tout entier à Dieu.

 

[66389] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 10 Ad decimum dicendum, quod amissio ita se habet ad rem habitam sicut corruptio ad rem existentem. Unde sicut corruptio incipit a re existente, et terminatur in eius non esse, quia eius mutatio est de esse in non esse; ita etiam amissio, cum sit etiam mutatio de habere in non habere, incipit in habere, et terminatur in non habere, et ideo principium amissionis caritatis est quando caritas habetur; finis autem quando non habetur.

10. La perte se comporte vis-à-vis de ce qu’on possède comme la corruption vis-à-vis de ce qui existe. C'est pourquoi, de même que la corruption commence à ce qui existe et se termine à son non-être, parce que son changement passe de l’être au non-être, de même aussi, comme la perte est aussi un changement de la possession à la non-possession, elle commence dans la possession et se termine dans la non-possession, et c'est pourquoi le commencement de la perte de la charité est quand on a la charité, et la fin quand on ne l’a pas.

 

[66390] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod caritas aliquo modo desinit esse in anima secundum illa quatuor. Subiectum enim caritatis quamvis sit incorruptibile secundum substantiam, fit tamen indispositum ad hanc formam per contrariam dispositionem peccati. Similiter, quamvis causa caritatis sit incorruptibilis, tamen influxio huiusmodi causae impeditur per peccatum, quod dividit inter nos et Deum. Et ex hac etiam ratione ex parte obiecti deficit caritas, in quantum voluntas se avertit a bono incommutabili. Desinit etiam per contrarium motivum ad peccandum : quod licet, simpliciter loquendo, sit debilius quam caritas, tamen in casu potest esse fortius; quando scilicet caritas in actu non operatur, et motivum peccati movet in aliquo particulari opere, sicut etiam philosophus ostendit in VII Ethic. [cap. XI], quod a passione potest vinci scientia, quamvis sit fortissima; in quantum non est in actu agens, sed in habitu ligato per passionem : et sicut scientia est fortissima in universali, passio autem in particulari operabili, ita caritas est fortissima circa finem ultimum; et motivum peccati habet fortitudinem in aliquo particulari opere.

11. La charité d’une certaine manière cesse d’être dans l’âme selon quatre points de vue. Car bien que le sujet de la charité soit incorruptible en substance, il devient cependant indisponible pour cette forme par une disposition contraire du péché. De la même manière, bien que la cause de la charité soit incorruptible, cependant l’écoulement de cette cause est empêché par le péché, qui nous sépare de Dieu. Et aussi par cette raison du côté de l’objet la charité fait défaut, en tant que la volonté se détourne du bien immuable. Elle cesse aussi par un motif contraire pour pécher ;  lequel, bien qu’à simplement parler il soit plus fragile que la charité, cependant en cette occasion peut être plus fort ; quand la charité en acte n’opère pas, que le mouvement du péché pousse à une œuvre particulière, comme aussi le philosophe le montre en Ethique, VII, 11, que par la passion la science peut être vaincue, bien qu’elle soit très forte ; en tant que ce n’est pas un agent en acte, mais dans un habitus lié par la passion, et de même que la science est très forte dans l’universel, la passion aussi dans ce qui peut être opéré en particulier, de même la charité est très forte pour la fin ultime, et le motif du péché a une force dans une œuvre particulière.

 

[66391] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod philosophus dicit, quod bonum unius virtutis non contrariatur bono alterius virtutis; et hoc intendit philosophus dicere in Praedicamentis [in postpraedic., cap. de oppositis] et in II Ethic. Sed in naturis bonum contrariatur bono; utrumque enim contrariorum est quoddam bonum naturae. Bonum ergo quod movet appetitum ad peccandum, contrariatur bono divino quod est obiectum caritatis, in quantum in eo constituitur finis. Sic enim non est possibile esse nisi unum finem ultimum : sicut et in regno, in quo non potest esse nisi unus rex, contrariatur regi qui se regem facit secundum illud Ioan., XIX, 12 : Omnis qui se regem facit, contradicit Caesari.

12. Le philosophe dit que le bien d’une seule vertu ne s’oppose pas au bien d’une autre vertu, et le philosophe tend à le dire dans les Catégories, les opposés et en Ethique II. Or dans les natures, le bien s’oppose au bien ; car l’un et l’autre des contraires est un bien de la nature. Donc le bien qui pousse l’appétit à pécher est contraire au bien divin qui est l’objet de la charité, en tant que la fin est constituée en lui. Car ainsi il n’est pas possible qu’il n’y ait qu’une fin ultime ; de même que dans un royaume, en lequel il ne peut y avoir qu’un roi, s’oppose au roi celui qui se proclame roi, selon cette parole de Jn 19, 12 : Tout homme qui se fait roi s’oppose à César.

 

[66392] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod caritas non expellitur a peccato sicut ab agente, sed sicut a contrario; unde ipsa superventio peccati est expulsio caritatis, sicut adventio lucis expulsio est tenebrarum : lux enim expellit tenebras in ipso suo fieri; sed motivum ad peccatum expellit secundum quod praeexistit in apprehensione animae.

13. La charité n’est pas chassée par le péché comme par un agent, mais comme par un contraire ; c'est pourquoi la survenue du péché est l’expulsion de la charité, comme l’arrivée de la lumière est l’expulsion des ténèbres : car la lumière chasse les ténèbres en leur devenir, mais ce qui pousse au péché chasse [la charité] selon ce qui préexiste dans l’appréhension de l’âme.

 

[66393] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod quando homo in peccato mortali consistit, hoc quadam deliberatione rationis agitur, quia sine deliberato consensu non est peccatum mortale. Deliberatio autem quidam motus est tempore mensuratus, in cuius temporis ultimo instanti inest peccatum animae; sed ante illud ultimum instans, non est dare proximum in quo caritas insit; quia instantia non se habent consequenter, sed tempus est continuum; et ideo in toto tempore praecedenti quod terminatur ad ultimum instans, caritas inest animae, in cuius ultimo instanti post inest peccatum. Non ergo est dare ultimum instans in quo caritas insit, sed ultimum temporis, ut per philosophum patet in VIII Physic.

14. Quand un homme se trouve dans un péché mortel, il est poussé par cette délibération de la raison, parce que sans consentement délibéré, il n’y a pas de péché mortel. Le consentement est un mouvement mesuré par le temps, au dernier instant duquel il y a le péché de l’âme ; mais avant cet ultime instant, on ne peut donner le prochain dans lequel se trouve la charité; parce que ces instants ne se comportent pas logiquement, mais le temps est continu, et ainsi dans tout le temps précédent qui se termine à l’ultime instant, la charité est dans l’âme, en ce dernier instant après il y a le péché. Donc on ne peut donner l'ultime instant en lequel la charité se trouve, mais l’ultime instant du temps, comme on le voit par le philosophe en Physique VIII.

 

[66394] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod si Magister intelligat de perfecta caritate, quae est caritas patriae, verum est quod inamissibilis est, rationibus supradictis. Si vero intelligatur de caritate viae quantumcumque perfecta, non est verum quod sit inamissibilis ex modo inhaerentiae ipsius ad subiectum, sed ex sola virtute motionis Spiritus sancti; et sic dicuntur confirmati quicumque fuerunt confirmati in statu viae.

15. Si le Maître pense à la charité parfaite, qui est la charité de la patrie, il est vrai qu’elle est inamissible, pour les raisons données ci-dessus. Mais s’il pense à la charité de la voie, pour autant qu’elle soit parfaite, il n’est pas vrai qu’elle soit inamissible, par le mode de son inhérence au sujet, mais par le seul pouvoir de la motion de l’Esprit saint, et ainsi on dit que sont affermis tous ceux qui ont été affermis dans la statut de la voie.

 

[66395] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod sicut in cognitione cuiuslibet veri cognoscitur prima veritas, sicut primum exemplar in imagine, vel vestigio; ita etiam in amore cuiuslibet boni amatur summa bonitas. Sed talis amor summae bonitatis non sufficit ad rationem caritatis, sed oportet quod diligatur summum bonum prout est beatitudinis obiectum.

16. Comme dans la connaissance de quelque chose de vrai on connaît la vérité première, de même dans l’amour de quelque chose de bon on aime la bonté suprême. Mais un tel amour de la suprême bonté ne suffit pas à la nature de charité, mais il est nécessaire que soit aimé le bien suprême dans la mesure où il est l’objet de la béatitude.

 

[66396] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 17 Et per hoc etiam patet responsio ad decimumseptimum.

17. Et par cela apparaît la réponse à la dix-septième objection.

 

[66397] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 18 Ad decimumoctavum dicendum, quod sicut Augustinus dicit [tract. XLV In Ioan.] exponens illud Ioan., X, 27 : Oves meae vocem meam audiunt, et vocem alienorum non audiunt, est quaedam vox Christi quam nullus audit nisi sit ovis eius per praedestinationem; haec scilicet vox : Qui perseveraverit usque in finem, hic salvus erit. Et per hunc modum intelligit, quod qui non permanet in sermone Christi, non est vere discipulus, quia perseverare ab eo efficaciter non didicit; potest tamen esse discipulus ad tempus quantum ad temporalem dilectionem Dei et proximi.

18. Comme Augustin le dit en exposant cette parole de Jn 10, 27 : Mes brebis entendent ma voix, et elles n’entendent pas la voix des étrangers, c’est une parole du Christ que quelqu'un n’entend que s’il est sa brebis par prédestination ; telle cette parole : Qui persévérera jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé. Et de cette manière il pense que qui ne demeure pas dans la parole du Christ n’est pas vraiment un disciple, parce qu’il n’a pas appris de lui à persévérer efficacement ; cependant il peut être disciple pour un temps pour un amour temporel de Dieu et du prochain.

 

[66398] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 19 Ad decimumnonum dicendum, quod quamdiu caritas actu dominatur in homine, non movetur motu contrario, sed sequitur homo motum caritatis; et ideo summum remedium contra peccatum est ut homo redeat ad cor suum, convertens illud in Dei dilectionem. Sed quando actu homo secundum caritatem non movetur, ingeritur quandoque motus contrarius peccati.

19. Tant que la charité domine en acte dans l’homme, elle n’est pas mue par un mouvement contraire, mais l’homme suit le mouvement de la charité : et ainsi le remède le meilleur contre le péché est que l’homme revienne à son cœur, le convertissant à l’amour de Dieu. Mais quand l’homme n’est pas mû par un acte selon la charité, quelquefois s’introduit un mouvement contraire de péché.

 

[66399] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 20 Ad vicesimum dicendum, quod corrumpi et generari vel fieri est proprium eius quod habet esse : et hoc est solum res subsistens in suo esse. Accidentia autem et formae non subsistentes, non dicuntur entia quia ipsae habeant esse, sed quia eis aliquid est. Et ideo fieri et corrumpi non proprie est accidentium et formarum, sed subiectorum; puta, cum corpus aliquod fit album hoc est albedinem fieri, sicut aliquod corpus esse album, hoc est albedinem esse. Et eadem ratio est de corruptione; et ideo corruptibile et incorruptibile non attribuuntur per se accidenti, sed substantiae. Unde nihil prohibet caritatem viae et patriae esse eamdem numero, quamvis caritas viae sit amissibilis, caritas autem patriae sit inamissibilis.

20. Être corrompu, être engendré ou devenir est le propre de ce qui a l’être, et cela est seulement la chose subsistante en son être. Les accidents et les formes non subsistantes ne sont pas appelés des êtres parce qu’ils ont l’être, mais parce qu’il y a quelque chose en eux. Et ainsi devenir et être corrompu ne viennent pas au sens propre des accidents ou des formes, mais des sujets ; par exemple, quand un corps devient blanc, c’est devenir blancheur, de même que quelque corps est blanc c’est être blancheur. Et la même raison concerne la corruption ; et ainsi le corruptible et l’incorruptible ne sont pas attribués par soi à l’accident, mais à la substance. C'est pourquoi rien n’empêche la charité de la voie et celle de la patrie d’être identiques en nombre, bien que la charité de la voie soit périssable, mais celle de la patrie non.

 

[66400] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 21 Ad vicesimumprimum dicendum, quod sicut iam dictum est, caritas, proprie loquendo, non corrumpitur, sed subiectum desinit participare caritatem; unde non proprie dicitur quod caritas corrumpatur, vel in aliquid, vel in nihil.

21. Comme on l’a déjà dit, la charité, à proprement parler, n’est pas corrompue, mais son sujet cesse de participer à la charité ; c’est pourquoi on ne dit pas à proprement parler que la charité est corrompue, ou en quelque chose ou en rien.

 

[66401] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 22 Ad vicesimumsecundum dicendum, quod propter vertibilitatem subiecti, sicut caritas superveniens peccato destruit ipsum, ita peccatum superveniens caritati expellit ipsam; contraria enim mutuo se expellunt.

22. A cause de la versabilité du sujet, comme la charité qui arrive après le péché le détruit, de même le péché qui arrive après la charité la chasse, car les contraires se chassent mutuellement.

 

[66402] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 23 Ad vicesimumtertium dicendum, quod si donum posset per violentiam auferri, videretur vinci donator, ad quem pertinet conservare donum ei cui dedit; sed si ille cui dedit, voluntarie abiiciat, non propter hoc videtur donator vinci, ad quem non pertinet cogere hominem ad virtutem.

23. Si un don pouvait être enlevé par violence, le donateur semblerait vaincu, lui à qui il appartient de conserver le don à celui à qui il l’a donné; mais si celui à qui il l’a donné le rejette volontairement, le donateur ne semble par vaincu pour cela, lui à qui il n'appartient pas de forcer l’homme à la vertu.

 

[66403] De virtutibus, q. 2 a. 12 ad 24 Ad vicesimumquartum dicendum, quod mulier per matrimonium amittit potestatem sui corporis; sed anima per caritatem non amittit potestatem liberi arbitrii; unde ratio non sequitur.

24. La femme par mariage perd le pouvoir de son corps, mais l’âme par charité ne perd pas le pouvoir du libre arbitre ; c'est pourquoi la raison ne vaut pas.

 

 

 

 

[66404] De virtutibus, q. 2 a. 13 tit. 1 Decimotertio quaeritur utrum per unum actum peccati mortalis caritas amittatur

Article 13 – La charité est-elle perdue par un seul péché mortel ?

 

[66405] De virtutibus, q. 2 a. 13 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :[65]

Il semble que non.

 

[66406] De virtutibus, q. 2 a. 13 arg. 1 Dicit enim Origenes I Periarch. [cap. III] : Si aliquando satietas cepit aliquem ex his qui in summo perfectoque gradu perstiterunt; non arbitror quod ad subitum quis evacuetur ac decidat; sed paulatim ac per partes eum decidere, necesse est; ita ut fieri possit interdum, ut, si brevis aliquis lapsus acciderit, et cito resipiscat, non penitus ruere videatur. Sed ille qui caritatem amittit, penitus ruit, secundum illud Apostoli, 1 Cor., XIII, 2 : Si caritatem non habeam, nihil sum. Ergo caritas non amittitur per unum peccatum mortale, quod quandoque subito fit.

1. En effet, Origène dit (Peri archôn I, 3) : « Si quelquefois le dégoût prend l’un de ceux qui ont persisté dans le plus haut et le plus parfait degré, je ne pense pas qu’il s’affaiblisse subitement et succombe; mais il est nécessaire qu’il succombe peu à peu et en partie; de sorte qu’il pourrait arriver parfois que, si une brève chute était arrivée et qu’aussitôt il se reprenne, il ne semble pas se précipiter entièrement». Or celui qui a perdu la charité, s’écroule entièrement, selon cette parole de l’Apôtre (1 Co 13, 2) : Si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. Donc la charité n’est pas perdue par un seul péché mortel, qui quelquefois arrive subitement.

 

[66407] De virtutibus, q. 2 a. 13 arg. 2 Praeterea, Bernardus dicit in Lib. de diligendo Deo, quod in Petro, qui negavit Christum, non fuit caritas extincta, sed sopita, et tamen, quando Christum negavit, peccavit mortaliter. Ergo caritas non amittitur per unum actum peccati mortalis.

2. Bernard dit dans le livre L’amour de Dieu, qu'en Pierre, qui renia le Christ, la charité n’a pas été éteinte, mais assoupie, et cependant, quand il renia le Christ, il a péché mortellement. Donc la charité n’est pas perdue par un seul péché mortel.

 

[66408] De virtutibus, q. 2 a. 13 arg. 3 Praeterea, Leo Papa dicit in sermone IX de passione, alloquens Petrum : Vidit in te dominus non fidem victam, non dilectionem aversam, sed constantiam fuisse turbatam : abundavit fletus, ubi non defecit affectus, et fons caritatis lavit verba formidinis. Ergo dilectio caritatis non desiit in Petro propter actum peccati mortalis.

3. Le pape Léon [le Grand] dit dans le sermon 9 sur la Passion, en parlant de Pierre : « Le Seigneur a vu en toi non une foi vaincue, non un amour détourné, mais que ta constance a été troublée : les pleurs abondèrent, là où sa disposition a faibli, et la fontaine de charité a lavé les paroles de la peur ». Donc l’amour de charité n’a pas manqué à Pierre à cause du péché mortel.

 

[66409] De virtutibus, q. 2 a. 13 arg. 4 Praeterea, caritas est fortior quam virtus acquisita. Sed virtus acquisita, non corrumpitur per unum actum peccati, sicut nec generatur; dicit enim philosophus, II Ethic., [cap. I, II et IV] quod ex eisdem generatur virtus et corrumpitur. Ergo multo minus caritas amittitur per actum unius peccati mortalis.

4. La charité est plus forte que la vertu acquise. Or celle-ci n’est pas corrompue par un seul péché, de même qu’elle n’est pas engendrée ; car le philosophe dit (Ethique, II, 1, 1103 b 6, 2, 1104 a 26, 4) que la vertu est engendrée et corrompue par les mêmes causes. Donc la charité est beaucoup moins perdue par l’acte d’un seul péché mortel.

 

[66410] De virtutibus, q. 2 a. 13 arg. 5 Praeterea, contrarium non expellitur nisi per suum contrarium. Habitus autem caritatis non opponitur actui peccati. Sed habitus non generatur per unum actum. Ergo caritas non amittitur per unum actum peccati.

5. Le contraire n’est chassé que par son contraire. L’habitus de charité n’est pas opposé au péché. Or l’habitus n’est pas engendré par un seul acte. Donc la charité n’est pas perdue par un seul péché.

 

[66411] De virtutibus, q. 2 a. 13 arg. 6 Praeterea, sicut fides se habet ad multa credenda, ita caritas ad multa diligenda ex caritate. Sed qui credit contra unum articulum non propter hoc amittit fidem de aliis articulis. Ergo qui peccat contra unum diligibile ex caritate, non propter hoc amittit caritatem circa alia diligibilia; et sic caritas non amittitur per unum peccatum mortale.

6. De même que la foi se comporte vis-à-vis de nombreux articles à croire, de même la charité vis-à-vis de nombreux objets à aimer par charité. Or celui qui s’oppose à un seul article [de foi] ne perd pas pour cela la foi au sujet des autres articles. Donc celui qui pèche contre un seul objet digne d’être aimé par charité, ce n’est pas pour cela qu’il perd la charité vis-à-vis des autres objets à aimer, et ainsi la charité n’est pas perdue par un seul péché mortel.

 

En sens contraire :

 

 

[66412] De virtutibus, q. 2 a. 13 s. c. Sed contra, est quod dicitur I Ioan. III, v. 17 : qui habuerit substantiam huius mundi, et viderit fratrem suum necessitatem habentem, et clauserit viscera sua ab eo : quomodo caritas Dei manet in eo? Et sic videtur quod per peccatum omissionis aliquis caritatem amittat. Sed peccatum transgressionis non est minus quam peccatum omissionis. Ergo per quodcumque peccatum caritas tollitur.

 Jean dit (I Jn 3, 17) : Celui qui possède les biens de ce monde et a vu son frère dans la nécessité, et qui lui ferme ses entrailles, comment la charité de Dieu demeure-t-elle en lui ? Et il semble bien que par le péché d’omission on perde la charité. Or le péché de transgression n’est pas moindre que le péché d’omission. Donc la charité est enlevée par n’importe quel péché.

 

 

[66413] De virtutibus, q. 2 a. 13 co. Respondeo. Dicendum, quod absque omni dubio per quemlibet actum peccati mortalis habitus caritatis subtrahitur; non enim dicitur peccatum mortale, nisi quia per ipsum homo spiritualiter moritur, quod esse non potest praesente caritate, quae est animae vita. Similiter etiam per peccatum mortale fit homo dignus morte aeterna, secundum illud Rom. cap. VI, 23 : Stipendia peccati mors.

Réponse :

Sans aucun doute l’habitus de la charité est retiré par tout péché mortel; en effet on ne l’appelle péché mortel que parce que par lui l’homme meurt spirituellement, ce qui ne peut pas exister si la charité, qui est la vie de l’âme, est présente. De la même manière aussi par le péché mortel, l’homme devient digne de la mort éternelle, selon cette parole de Rm 6, 23 : Le salaire du péché c’est la mort.

 

Quicumque autem habet caritatem, habet meritum vitae aeternae : dominus enim dilectori suo promittit manifestationem sui ipsius, in quo vita aeterna consistit. Unde necesse est dicere, quod per quemlibet actum peccati mortalis homo caritatem amittit. Manifestum est enim quod in quolibet actu peccati mortalis fit aversio ab incommutabili bono, cui caritas unit; cui actus peccati mortalis opponitur.

Quiconque a la charité mérite la vie éternelle ; en effet le Seigneur promet à celui qui l’aime de se manifester à lui ; ce en quoi consiste la vie éternelle. C'est pourquoi il est nécessaire de dire que l’homme perd la charité par n’importe quel péché mortel. Il est en effet évident qu’en tout péché mortel se fait un détournement du bien incommunicable à qui unit la charité, à qui s’oppose l'acte de péché mortel.

 

Sed quia actus non directe contrariatur habitui, sed actui, posset alicui videri quod per actum peccati mortalis impediretur quidam oppositus caritatis actus, ita tamen quod non tolleretur habitus, sicut contingit in habitibus acquisitis; non enim aliquis amittit habitum virtutis gratuitae, si contra virtutem gratuitam agat.

Sed de habitibus caritatis est aliter. Habitus enim caritatis non habet causam in subiecto, sed totaliter dependet a causa extrinseca : caritas enim infunditur in cordibus nostris per Spiritum sanctum, qui datus est nobis, ut dicitur ad Rom. V, 5.

Mais parce que l’acte ne s’oppose pas directement à l’habitus mais à l’acte, il pourrait sembler à quelqu'un que par un péché mortel un acte opposé à la charité soit empêché, de sorte que cependant l’habitus ne soit pas enlevé, comme cela arrive dans les habitus acquis ; car on ne perd pas l’habitus d’une vertu gratuite si on agit contre elle.

Mais il en va autrement des habitus de charité. Car cet habitus n’a pas sa cause dans le sujet, mais dépend totalement d’une cause extrinsèque ; en effet la charité est répandue en nos coeurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné (Rm 5, 5).

 

Non autem sic Deus causat caritatem in anima, ut sit causa eius solum quantum ad fieri, et non quantum ad conservationem ipsius, sicut aedificator est causa domus solum quantum ad fieri, unde eo subtracto adhuc remanet domus; sed Deus est causa caritatis et gratiae in anima, et quantum ad fieri, et quantum ad conservationem, sicut sol est causa luminis in aere. Et ideo, sicut statim cessaret lumen in aere, si interponeretur aliquod obstaculum; ita statim cessat habitus caritatis in anima, quando anima se avertit a Deo per peccatum. Et hoc est quod Augustinus dicit, VIII super Gen. ad litteram [cap. XII] : Non ita Deus operatur hominem iustum, id est iustificando eum, ut si abscesserit, maneat in absente quod fecit; sed potius, sicut aer praesente lumine non factus est lucidus, sed fit; sic homo Deo sibi praesente illuminatur, absente autem continuo obtenebratur.

Dieu ne cause pas la charité dans l’âme de façon à en être cause seulement pour son devenir et non pour sa conservation, de même que le bâtisseur est cause de la maison seulement pour son devenir, c'est pourquoi, s’il disparaît, la maison demeure encore. Mais Dieu est cause de la charité et de la grâce dans l’âme et quant au devenir et quant à sa conservation ; de même que le soleil est cause de la lumière dans l’atmosphère. C'est pourquoi de même que la lumière cesserait aussitôt dans l’air si intervenait un obstacle, de même l’habitus de charité cesse aussitôt que l’âme se détourne de Dieu par le péché. Et c’est ce qu'Augustin dit (La Genèse au sens littéral, VIII, XII, 26) : « Ce n’est pas ainsi que Dieu opère dans l’homme juste, (c'est-à-dire en le justifiant) de sorte que s’il s’éloigne, ce qu’il a fait demeurera en celui qui s’est éloigné; mais plutôt de même que l’air en présence de la lumière n’a pas été doté de lumière mais devient lumineux, ainsi l’homme, Dieu lui étant présent, est illuminé, et s’il est absent aussitôt il s’obscurcit. »

 

[66414] De virtutibus, q. 2 a. 13 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod verbum illud Origenis sic posset intelligi, quod homo qui est in statu perfecto, non subito procedit in actum peccati mortalis, sed per aliquam negligentiam praecedentem. Sed quia ipse subdit : Si aliquis brevis lapsus acciderit etc., videtur melius dicendum, quod ipse intelligit, eum penitus evacuare et decidere, qui sic decidit, ut ex malitia peccet, quod non statim a principio contingit; quia etiam, ut philosophus dicit in I Ethic. [cap. VI et IX], non est facile iusto ut opus iniustum operetur statim, sicut iniustus facit, scilicet ex electione. Amittit ergo caritatem per unum actum peccati mortalis, sed adhuc aliquae reliquiae de praecedenti perfectione remanent, dum non habet ex malitia quod caritatem amittat.

Solutions :

Cette parole d’Origène peut être comprise ainsi : l’homme qui est dans un état parfait ne procède pas subitement à un acte de péché mortel, mais il le fait à la suite d’une négligence. Mais parce qu’il ajoute : « Si une chute brève arrivait, etc. », il semble meilleur de dire, ce qu’il pense lui-même, que s’affaiblit et succombe tout à fait celui qui succombe ainsi pour pécher par malice, ce qui n’arrive pas dès le commencement, parce qu'aussi, comme le dit le philosophe (Éthique, 1, 6 et 9), il n’est pas facile à un juste d’opérer aussitôt une œuvre injuste, comme l’homme injuste le fait, à savoir par choix. Il perd donc la charité par un seul péché mortel, mais encore des restes de la perfection précédente demeurent, tant que ce n’est pas par malice qu’il perd la charité.

 

[66415] De virtutibus, q. 2 a. 13 ad 2 Ad secundum dicendum, quod caritas amittitur dupliciter; uno modo directe, alio modo indirecte. Directe quidem per actualem Dei contemptum, sicut accidit in illis qui dicunt Deo, Iob XXI, 14 : Recede a nobis; scientiam viarum tuarum nolumus sicut dicitur Iob XII, 14. Alio modo indirecte; sicut non cogitans de Deo, propter aliquam passionem timoris vel concupiscentiae consentit in aliquid quod est contra Dei praeceptum, et sic per consequens caritatem amittit. Intendit ergo Bernardus dicere, quod caritas non fuit extincta in Petro per modum primum, sed amisit eam per modum secundum, et hoc nominat soporem. Et similiter sunt intelligenda verba Leonis Papae : quod patet ex hoc quod subiungit : Non tardatum est remedium ablutionis, ubi non fuit iudicium voluntatis; magis enim negatio Petri fuit extorta ex terrore, quam ipse negaverit ex iudicio deliberatae voluntatis.

2. La charité est perdue de deux manières : d’une manière directement, d’une autre indirectement. Directement par le mépris actuel envers Dieu, comme cela arrive à ceux qui disent à Dieu (Jb 21, 14) : Éloigne-toi de nous, nous ne voulons pas connaître tes voies, comme il est en Jb 12, 14[66]. D’une autre manière, indirectement, comme celui qui ne pense pas à Dieu, parce qu’il souffre de crainte ou de concupiscence, consent à quelque chose qui est contre le précepte de Dieu et ainsi par conséquence perd la charité. Donc Bernard tend à dire que la charité n’a pas été éteinte en Pierre de la première manière, mais qu'il l’a perdue de la seconde, et il appelle cela la torpeur. Et de la même manière les paroles du Pape Léon sont à comprendre ainsi, ce qui est clair d'après ce qu’il ajoute : « Le remède de la purification n’a pas été retardé, là où il n’y a pas eu jugement de la volonté» ; car c'est plutôt par l'épouvante qu'a été obtenu le reniement de Pierre, que lui-même aurait nié par un jugement d’une volonté délibérée.

 

[66416] De virtutibus, q. 2 a. 13 ad 3 Unde patet solutio ad tertium.

3. Ainsi apparaît la solution à la troisième objection.

 

[66417] De virtutibus, q. 2 a. 13 ad 4 Ad quartum dicendum, quod virtus acquisita habet causam in subiecto, et non totaliter ab extrinseco, sicut caritas; et ideo non est similis ratio.

4. La vertu acquise a une cause dans le sujet, et non totalement par l’extérieur, comme la charité, et c'est pourquoi ce n’est pas la même raison.

 

[66418] De virtutibus, q. 2 a. 13 ad 5 Ad quintum dicendum, quod in contrariis potest expelli unum contrarium, sine hoc quod alterum adveniat. Habitus autem virtutis et vitii sunt contraria mediata; unde philosophus dicit in Praedicamentis, [in postpraedic., cap. de oppositis] quod inter bonum et malum est medium; unde non oportet quod solum tunc amittat homo habitum unius virtutis, quando generatur in eo habitus contrarii vitii.

5. Dans les contraires un seul contraire peut être chassé, sans qu’il en arrive un autre. Mais l’habitus de la vertu et celui du vice sont directement contraires ; c'est pourquoi le philosophe dit dans Les catégories, (les opposés, 10, 12 a 10) qu’entre le bien et le mal il y a un intermédiaire ; c'est pourquoi il n’est pas nécessaire que l’homme perde seulement l’habitus d’une vertu, quand est engendré en lui un habitus du vice contraire.

 

[66419] De virtutibus, q. 2 a. 13 ad 6 Ad sextum dicendum, quod habitus respicit, per se, formalem rationem obiecti magis quam ipsum obiectum materialiter; et ideo, si formalis ratio obiecti tollatur, species habitus non manet. Formalis autem ratio obiecti in fide est veritas prima, per doctrinam Ecclesiae manifestata, sicut formalis ratio scientiae est medium demonstrationis : et ideo, sicut aliquis memorialiter tenens conclusiones geometricas, non habet geometriae scientiam, si non propter media geometriae eis assentiatur, sed habebit conclusiones illas tamquam opinatas : ita, qui tenet ea quae sunt fidei, et non assentit eis propter auctoritatem Catholicae doctrinae, non habet habitum fidei. Qui autem propter doctrinam Catholicam alicui assentit, omnibus assentit quae doctrina Catholica habet : alioquin magis credit sibi quam Ecclesiae doctrinae. Ex quo patet, quod qui deficit in uno articulo pertinaciter, non habet fidem de aliis articulis : illam dico fidem quae est habitus infusus; sed oportet quod teneat ea quae sunt fidei, quasi opinata.

6. L’habitus concerne par soi la raison formelle de l’objet plus que, matériellement, l’objet même ; et c’est pourquoi si on enlève la raison formelle de l’objet, la forme de l’habitus ne demeure pas. Mais la raison formelle de l’objet dans la foi est la vérité première, manifestée par la doctrine de l’Église, comme la raison formelle de la science est l’intermédiaire de la démonstration : et c'est pourquoi quelqu’un qui tient en mémoire les conclusions géométriques, n’a pas la science de la géométrie, si ce n’est à cause des intermédiaires [de démonstration] de la géométrie à qui il donne son assentiment, mais il aura ces conclusions comme conjecturées. De la même manière, celui qui tient ce qui concerne la foi et n’y donne pas son assentiment à cause de l’autorité de la doctrine catholique, n’a pas l’habitus de la foi. Mais celui qui à cause de la doctrine catholique donne son assentiment à un article, la donne à tous les articles que la doctrine catholique possède, autrement il croit plus en lui qu’à la doctrine catholique. D’où on voit que celui qui se détache avec opiniâtreté d’un seul article, n’a pas la foi pour les autres articles - je parle de cette foi qui est un habitus infusé - mais il faut qu’il tienne ce qui concerne la foi comme objet de croyance.

 

 

 

 

 

Question 3 : [La correction fraternelle]

Traduit par Marie-Louise Evrard, sous la direction de Monsieur Raymond Berton

 

 

Prologue

 

[66420] De virtutibus, q. 3 pr. 1 Et primo quaeritur, utrum correctio sit in praecepto.

[66421] De virtutibus, q. 3 pr. 2 Secundo utrum ordo correctionis fraternae sit in praecepto.

1. La correction fraternelle est-elle dans le précepte ?

2. La règle de la correction fraternelle est-elle dans le précepte ?

 

 

 

 

Articulus 1 : [66422] De virtutibus, q. 3 a. 1 tit. 1 Et primo quaeritur utrum fraterna correctio sit in praecepto

Article 1 – La correction fraternelle est-elle dans le précepte[67] ?

 

 [66423] De virtutibus, q. 3 a. 1 tit. 2 Et videtur quod non.

Il semble que non.

 

[66424] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 1 Praecepta enim divina non sunt sibi contraria. Sed invenitur praeceptum divinum de non arguendo peccatorem; dicitur enim Proverb. IX, 8 : Noli arguere derisorem, ne oderit te. Ergo correctio fraterna non cadit sub praecepto.

Objections :[68]

1. Les préceptes divins, en effet, ne s’opposent pas entre eux. Or on trouve un précepte divin qui dit de ne pas faire de reproches au pécheur ; car il est dit en Pr 9, 8 : Ne fais pas de reproche au railleur, de peur qu’il ne te haïsse ! Donc, la correction fraternelle ne tombe pas sous le précepte.

 

[66425] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 2 Sed dicendum, quod ibi prohibetur redargui derisor qui correctionem contemnit, et sic ex ea deterior efficitur.- Sed contra, peccatum est infirmitas animae, secundum illud Psal. VI, 3 : Miserere mei, domine, quoniam infirmus sum. Sed ille cui imponitur cura infirmi, etiam propter eius contradictionem vel contemptum non debet praetermittere : quia tunc est maius periculum quando medicinam contemnit; unde medicus furiosum satagit curare. Ergo multo magis, si homo tenetur curare fratrem delinquentem corripiendo, quantumcumque contemneret, non esset correctio praetermittenda.

2. Mais il faut dire qu’il est interdit ici de faire des reproches au railleur, qui méprise la correction et par là devient pire. Mais en sens contraire, le péché est une faiblesse de l’âme, selon cette parole du Ps 6, 4 : Aie pitié de moi, Seigneur, car je suis faible. Or celui à qui on impose le soin d’un faible ne doit pas renoncer à cause de son opposition ou de son mépris : parce qu’alors, le danger est plus grand quand il méprise le remède ; c’est pourquoi le médecin a du mal à soigner un dément. Donc, d’autant plus, si l’homme est tenu d’avoir soin de son frère fautif en le réprimandant, quelque grand que soit son mépris, il ne faudrait pas renoncer à la correction.

 

[66426] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 3 Praeterea, praeceptum divinum non est praetermittendum propter alterius contemptum : veritas enim vitae non est dimittenda propter scandalum, ut per Hieronymum patet. Si igitur correctio fraterna caderet sub praecepto, non esset praetermittenda propter contemptum alterius.

3. Il ne faut pas renoncer au précepte divin à cause du mépris de l’autre : car la réalité de la vie ne doit pas être abandonnée, à cause du scandale, comme on le voit chez Jérôme. Si donc la correction fraternelle tombait sous le précepte, il ne faudrait pas y renoncer à cause du mépris de l’autre.

 

[66427] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 4 Praeterea, non sunt facienda mala ut veniant bona, ut patet per apostolum, Rm c. III. Ergo, pari ratione, non sunt praetermittenda bona ne veniant mala. Si ergo correctio fraterna esset bonum sub praecepto cadens, non esset praetermittenda propter malum scandali, vel contemptum eius qui corrigitur.

4. Il ne faut pas faire le mal pour qu’il en vienne du bien, comme on le voit chez l’Apôtre (Rm 3, 8[69]). Donc, à raison égale, il ne faut pas renoncer aux biens de peur qu'ils deviennent des maux. Si donc la correction fraternelle était un bien tombant sous le précepte, il ne faudrait pas y renoncer à cause du mal du scandale ou du mépris de celui qui est réprimandé.

 

[66428] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 5 Praeterea, in nostris operibus, quantum possumus debemus Deum imitari; secundum illud Ephes., 5, 1 : Estote imitatores Dei, sicut filii carissimi. Sed Deus non praetermittit bonum, scilicet infusionem animae rationalis, quamvis sequatur inde infectio damnabilis originalis peccati. Ergo similiter homo non debet praetermittere bonum correctionis, quamvis sequatur inde contemptus vel deterioratio eius, si caderet sub praecepto.

5. Dans nos œuvres, nous devons autant que nous le pouvons imiter Dieu, selon cette parole d’Eph 5, 1 : Soyez des imitateurs de Dieu comme des enfants très aimés. Or Dieu ne renonce pas au bien, c’est-à-dire à infuser une âme raisonnable, bien qu’il en découle la souillure funeste du péché originel. Donc, de la même manière, il ne faut pas que l’homme renonce au bien de la correction, encore qu’il en découle du mépris ou une aggravation [du pécheur], si elle tombait sous le précepte.

 

[66429] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 6 Praeterea, dominus dicit Ezech. III, v. 19 : Si annuntiaveris impio, et ille non fuerit conversus ab impietate sua, ipse quidem in iniquitate morietur; tu autem animam tuam liberasti. Ergo non est praetermittenda correctio, etiam si ille qui corripiendus est, per correctionem non emendetur.

6. Le Seigneur dit (Ez 3, 19) : Si tu as averti l’impie et qu’il ne s'est pas converti de son impiété, lui-même mourra dans son iniquité ; mais toi, tu auras libéré ton âme. Donc, il ne faut pas renoncer à la correction, même si celui qui doit être réprimandé n’est pas corrigé.

 

[66430] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 7 Praeterea, utilior est correctio delinquentis quam eius punitio. Sed iudex non dimittit punire delinquentem propter hoc quod ex poena non emendatur. Ergo, etiam si correctio fraterna caderet sub praecepto, non deberet aliquis praetermittere correctionem propter contemptum vel scandalum eius qui corrigitur. Non ergo videtur quod correctio fraterna cadat sub praecepto.

7. La correction du coupable est plus utile que sa punition. Or le juge ne renonce pas à punir le coupable parce qu’il n’est pas purifié par sa peine. Donc, même si la correction fraternelle tombait sous le précepte, personne ne devrait renoncer à la correction en raison du mépris ou du scandale de celui qui est corrigé. Donc, il ne semble pas que la correction fraternelle tombe sous le précepte.

 

[66431] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 8 Praeterea, praeceptum divinum non obligat ad impossibile. Sed corrigere omnes delinquentes est impossibile : quia stultorum infinitus est numerus, ut dicitur Eccle. I, 15. Ergo correctio fraterna non cadit sub praecepto.

8. Le précepte divin n’oblige pas à l’impossible. Or corriger tous les coupables est impossible, parce que le nombre des sots est infini, comme il est dit (Si 22, 15). Donc la correction fraternelle ne tombe pas sous le précepte.

 

[66432] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 9 Sed dicendum, quod non tenetur homo corrigere nisi illos qui sibi occurrunt corrigendi. Sed contra, si correctio fraterna est in praecepto, sequitur quod ex tali praecepto homo constituatur debitor fratris, ut eum corripiat. Sed homo qui debet alicui aliquod debitum corporale, non debet expectare quod sibi occurrat, sed debet eum quaerere, ut ei reddat quod debet. Ergo multo magis, si correctio fraterna esset in praecepto, deberet homo quaerere eum quem corrigeret, et non expectare ut ei occurreret.

9. Mais il faut dire que l’homme n’est tenu de corriger que ceux qui viennent à lui pour être corrigés. En sens contraire, si la correction fraternelle est dans le précepte, il s’ensuit que, par un tel précepte, l’homme devient le débiteur de son frère, pour le corriger. Or l’homme qui doit à quelqu’un une dette matérielle ne doit pas attendre qu’il vienne à sa rencontre, mais il doit aller le trouver pour lui rendre ce qu’il lui doit. Donc, d’autant plus, si la correction fraternelle était dans le précepte, l’homme devrait rechercher celui qui le corrigerait et non attendre qu’il vienne à lui.

 

[66433] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 10 Praeterea, si correctio fraterna esset in praecepto, ergo omissio correctionis indebita esset peccatum mortale. Hoc autem est falsum, cum talis negligentia etiam in sanctis viris interdum inveniatur : dicit enim Augustinus in I de Civit. Dei, (cap. IX) quod (2) Non solum inferiores, verum etiam qui superiorem vitae gradum tenent, ab aliorum reprehensione se abstinent propter quaedam potestatis vel cupiditatis vincula, non propter officia caritatis : (3) non itaque mihi videtur parva esse haec causa, quare cum malis flagellantur et boni. Non ergo correctio fraterna est in praecepto.

10. Si la correction fraternelle était dans le précepte, son omission indue serait un péché mortel. Or c’est faux, puisqu'une telle négligence se trouve parfois même chez les saints : en effet, Augustin dit (La Cité de Dieu I, 9, 2-3) : « Non seulement les inférieurs, mais même ceux qui sont fidèles à un degré de vie chrétienne plus élevé, s’abstiennent de reprendre les autres en raison de certains liens de pouvoir ou de cupidité, non à cause du devoir de charité ; c’est pourquoi il ne me semble pas que ce soit  pour une petite cause que les bons sont flagellés avec les méchants ». Donc la correction fraternelle n’est pas dans le précepte.

 

[66434] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 11 Praeterea, aliquis praeceptum transgrediens mortaliter peccat, licet non immediate contra caritatem faciat; sicut Bernardus [de dignitate Divini amoris, cap. V] dicit, quod in Petro negante Christum non fuit caritas extincta. Si ergo correctio fraterna esset in praecepto, praetermittens correctionem mortaliter peccaret, etiam si non ex contemptu hoc faceret; quasi immediate contra praeceptum agens

11. Qui transgresse un précepte pèche mortellement, bien qu’il n’agisse pas directement contre la charité ; ainsi Bernard (La dignité de l’amour divin 5) dit que, dans le cas de Pierre reniant le Christ, sa charité ne s’est pas éteinte. Si donc la correction fraternelle était dans le précepte, celui qui renonce à la correction pécherait mortellement, même s’il ne le faisait pas par mépris, comme agissant directement contre le précepte.

 

[66435] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 12 Praeterea, omnia praecepta legis divinae ad praecepta Decalogi reducuntur. Sed correctio fraterna non cadit sub aliquo praecepto Decalogi, ut patet discurrenti per singula. Ergo correctio fraterna non cadit sub praecepto.

12. Tous les préceptes de la Loi divine sont ramenés à ceux du Décalogue. Or la correction fraternelle ne tombe pas sous un précepte du Décalogue, comme cela apparaît à celui qui en examine [les articles] un à un. Donc la correction fraternelle ne tombe pas sous le précepte.

 

[66436] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 13 Praeterea, ea quae cadunt sub praeceptis divinis, sunt efficacia ad finem consequendum. Sed admonitio fraterna non est alicui sufficiens ad emendationem eius; neque sermo admonitorius est efficax ad hoc, ut philosophus dicit in X Ethic. [cap. Ult.], et Eccle. VII, 14, dicitur : considera opera Dei, quod nemo possit corrigere quem ille despexerit. Ergo fraterna correctio non est in praecepto.

13. Ce qui tombe sous les préceptes divins est efficace pour parvenir à la fin. Or l’avertissement fraternel n’est pas suffisant à quelqu'un pour sa correction ; et la parole d’avertissement n’est pas efficace pour cela, comme le dit le philosophe (Ethique X, 10); et il est dit en Qo 7, 13 : Regarde les œuvres de Dieu, personne ne pourrait redresser ce qu’il a courbé. Donc, la correction fraternelle n’est pas dans le précepte.

 

[66437] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 14 Praeterea, nemo debet se intromittere de illis quae non sunt sui arbitrii. Sed si peccaverit homo in Deum, non est nostri arbitrii, ut Hieronymus dicit Super Matth. Ergo in talibus non debet homo se intromittere; et ita corripere fratrem non cadit generaliter sub praecepto.

14. Personne ne doit s’introduire dans ce qui ne concerne pas sa libre décision. Or si l’homme a péché contre Dieu, cela ne dépend pas de notre libre décision, comme le dit Jérôme dans son Commentaire sur Matthieu. Donc, l’homme ne doit pas se mêler de telles affaires ; et ainsi, corriger son frère ne tombe pas en général sous le précepte.

 

[66438] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 15 Praeterea, nullus excusatur ab observantia praecepti propter peccatum. Sed homo peccator non debet alium corrigere; dicit enim Isidorus in Lib. de summo Bono, Lib. III, (cap. XXXII) quod non debet vitia aliorum corrigere qui est vitiis subiectus. Ergo admonitio fraterna non cadit sub praecepto.

15. Personne n’est dispensé de l’observance du précepte à cause du péché. Or un pécheur ne doit pas en corriger un autre ; en effet, Isidore, dans le livre Du bien suprême, III, dit que celui qui est soumis à des vices ne doit pas corriger les vices des autres. Donc, l’avertissement fraternel ne tombe pas sous le précepte.

 

[66439] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 16 Praeterea, nullus acquirit sibi damnationem ex observantia divini praecepti. Sed quidam acquirunt sibi damnationem, alios corripiendo; secundum illud Rm II, 1 : In quo alios iudicas, teipsum condemnas. Ergo correctio fraterna non est in praecepto.

16. Nul n’acquiert sa propre damnation en observant le précepte divin. Or certains se damnent en réprimandant les autres, d’après ce passage (Rm 2, 1) : En jugeant les autres, tu te condamnes toi-même. Donc, la correction fraternelle n’est pas dans le précepte.

 

[66440] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 17 Praeterea, nullus debet sibi usurpare quod non est sui officii, secundum illud 2 Co X, 13 : Nos autem non in immensum gloriamur, sed secundum regulam mensurae qua mensus est nobis Deus. Sed corripere delinquentes videtur esse superioris officium : quia etiam in corpore humano superiora membra movent inferiora; et in universo superiora corpora, inferiora. Ergo alii, qui non sunt praelati, non tenentur ad correctionem fraternam.

 

17. Nul ne doit se charger de ce qui n’est pas de son devoir, selon cette parole 2 Co 10, 13 : Pour nous, nous n’irons pas nous glorifier hors mesure, mais nous prendrons comme mesure la règle que Dieu a mesurée pour nous. Or réprimander les pécheurs paraît être le devoir du Supérieur ; parce que même dans le corps humain, les membres supérieurs mettent en mouvement les [membres] inférieurs ; et dans l’univers, les corps supérieurs [mettent en mouvement] les [corps] inférieurs. Donc les autres, ceux qui ne sont pas des prélats, ne sont pas tenus à la correction fraternelle.

 

[66441] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 18 Praeterea, illud quod debemus impendere proximis ex debito caritatis, omnibus est impendendum. Sed correctio non est omnibus impendenda : dicitur enim I ad Tm 5, v. 1 : seniorem ne increpaveris, ubi dicit Glossa : ne, indigne ferens se a minori corripi, exasperetur, unde et Dionysius Demophilum monachum reprehendit, quod sacerdotem correxerit. Non ergo correctio fraterna cadit sub debito caritatis.

18. Ce que nous devons consacrer à nos proches, selon le devoir de la charité, doit aussi être consacré à tous. Or la correction ne doit pas être imposée à tous, car il est dit en 1 Tm 5, 1 : Ne rudoie pas un vieillard, là où la glose précise : « De peur que, supportant mal d’être corrigé de manière indigne par un plus jeune, il ne soit exaspéré », et c’est ainsi que Denys reprend le moine Démophile qui avait corrigé un prêtre. Donc la correction fraternelle n’est pas dans le précepte.

 

[66442] De virtutibus, q. 3 a. 1 arg. 19 Praeterea, praecepta divina ordinantur ad caritatem et pacem, secundum illud I ad Timoth., I, 5 : Finis praecepti caritas est. Sed per correctionem fraternam frequenter perturbatur caritas et pax, secundum illud Terentii : veritas odium parit. Ergo correctio fraterna non est in praecepto.

19. Les préceptes divins sont ordonnés à la charité et à la paix, selon cette parole de 1 Tm 1, 5 : La fin du précepte est la charité. Or la charité et la paix sont fréquemment troublées par la correction fraternelle, comme le dit cette parole de Térence : « La vérité engendre la haine ». Donc, la correction fraternelle n'est pas dans le précepte.

 

[66443] De virtutibus, q. 3 a. 1 s. c. 1 Sed contra. Est quod Augustinus dicit in Lib. de Verb. Domini : Si neglexeris corrigere, peior eo factus es qui peccavit. Sed ille qui peccavit, facit contra praeceptum. Ergo ille qui negligit corrigere facit contra praeceptum; et ita correctio fraterna cadit sub praecepto.

En sens contraire :

1. Il y a ce que dit Augustin dans son livre Les paroles du Seigneur : « Si tu as négligé de corriger, tu deviens pire que celui qui a commis le péché ». Or celui qui a péché agit contre le précepte. Donc celui qui néglige de corriger agit contre le précepte ; et ainsi la correction fraternelle tombe sous le précepte.

 

[66444] De virtutibus, q. 3 a. 1 s. c. 2 Praeterea, Matth., XVIII, 15, super illud : Corripe illum inter te et ipsum dicit Glossa : Ita peccat qui videns fratrem suum peccasse, tacet, sicut si peccanti non indulget. Sed ille qui peccanti non indulget, facit contra praeceptum. Ergo ille qui non corrigit, facit contra praeceptum.

2. Sur cette parole de Mt 18, 15 : Reprends-le seul à seul, la Glose dit : « De même que pèche celui qui, voyant son frère pécher, se tait, de même s’il n’est pas indulgent envers le pécheur ». Or celui qui n’a pas d’indulgence pour le pécheur agit contre le précepte. Donc, celui qui ne corrige pas agit contre le précepte.

 

[66445] De virtutibus, q. 3 a. 1 s. c. 3 Praeterea, in impletione praecepti caritatis debemus Deo conformari, secundum illud Ephes. 5, 1 : Estote imitatores Dei, sicut filii carissimi. Sed, sicut dicitur Pr. c. III, 12. Quos diligit dominus, corripit. Ergo, cum nos teneamur ex praecepto domini diligere, videtur quod ex praecepto debemus fratres corrigere.

3. Dans l’accomplissement du précepte de charité, nous devons nous conformer à Dieu, selon cette parole d’Eph 5, 1 : Soyez les imitateurs de Dieu, comme des fils bien-aimés. Or comme il est dit en Pr 3, 12 : Ceux que le Seigneur aime, il les corrige. Donc, bien que nous soyons tenus d’aimer selon le précepte du Seigneur, il semble que d’après ce précepte, nous devons corriger nos frères.

 

[66446] De virtutibus, q. 3 a. 1 s. c. 4 Praeterea, Eccli. XVII, 12, dicitur, quod unicuique mandavit Deus de proximo suo, curam habere. Ergo sub praecepto cadit ut homo curam apponat ad salutem proximi, corrigendo ipsum.

4. En Si 17, 14, il est dit que Dieu a chargé chacun d’avoir soin de son prochain. Donc, il tombe sous le précepte que l’homme prenne soin du salut de son prochain en le réprimandant.

 

[66447] De virtutibus, q. 3 a. 1 co. Respondeo. Dicendum, quod correctio fraterna cadit sub praecepto. Cuius ratio est, quia ex praecepto tenemur ad dilectionem proximi. Dilectio autem in se includit ut homo velit ei bonum quem diligit; hoc est enim amare aliquem, velle ei bonum, ut dicit philosophus in II Metaph. [in lib. II Rhet., cap. IX]. Et quia carere malo habet rationem boni, ut dicitur in V Ethic., inde est, quod ad rationem pertinet dilectionis, ut etiam velimus mala dilectis nostris non inesse. Voluntas autem efficax non est, nec vera, si opere non comprobetur; unde etiam ad rationem dilectionis pertinet, ut ad amicos bona operemur, et mala eorum impediamus, ut dicitur in IX Ethic. [cap. 1] Et I Ioan. III, 18, dicitur : Non diligamus verbo neque lingua, sed opere et veritate.

 

 

 

 

Triplex autem est hominis bonum, et triplex malum ei oppositum.

Est enim quoddam bonum hominis in exterioribus rebus consistens, quod est minimum bonum; et in hoc bono tenetur homo subvenire proximo per eleemosynae corporalis largitionem. Dicitur enim I Ioan. III, 17 : Qui substantiam huius mundi habuerit, et viderit fratrem suum necessitatem habere et clauserit viscera sua ab eo : quomodo caritas Dei manet in illo? Et pari ratione tenetur homo proximo auxilium ferre contra damna temporalium rerum. Unde praecipitur Deuter. XXII, 1 : Non videbis bovem et ovem fratris tui errantem, et praeteribis, sed reduces fratri tuo.

 

 

 

Aliud bonum hominis est bonum corporis, in quo debet etiam homo homini auxiliari, et contra contrarium malum auxilium ferre. Dicitur enim Pr. XXIV, 11 : Erue eos qui ducuntur ad mortem, et qui trahuntur ad interitum, liberare ne cesses.

 

 

Tertium autem bonum est bonum virtutis, quod est bonum animae, cui contrariatur malum peccati.

Ad hoc autem bonum consequendum, vel malum vitandum, tanto magis tenetur homo ex caritate proximo auxilium ferre, quanto magis pertinet ad rationem quare aliquis ex caritate diligitur. Unde et philosophus dicit in IX Ethicor. [cap. III], quod tanto magis debet homo ferre auxilium amico ad vitandum peccata quam ad vitandum damnum pecuniae, quanto virtus affinior est amicitiae. Et ideo tenetur homo ex praecepto dilectionis ut proximo auxilium ferat ad virtutem consequendam dando ei consilium et auxilium ad bene agendum, secundum illud Is., XXXV, vv. 3-4 : Confortate manus dissolutas, et genua debilia roborate, dicite : pusillanimes confortamini, et nolite timere. Et propter hoc ex praecepto dilectionis tenetur homo fratrem in peccato existentem a peccato retrahere corrigendo, secundum illud I Thess. 5, v. 14 : Corripite inquietos confortamini pusillanimes. Et hinc est quod dominus, Matth. cap. XVIII, 15, mandavit : si peccaverit in te frater tuus, corripe eum.

 

Sic ergo correctio fraterna cadit sub praecepto.

Sed notandum est quod per praecepta affirmativa praecipiuntur actus virtutum; per praecepta autem negativa prohibentur actus vitiorum. Illud autem quod est secundum se vitiosum et peccatum, qualitercumque fiat, est malum, quia contingit ex singularibus defectibus, ut Dionysius dicit in IV cap. de divinis Nomin. Et ideo, illud quod prohibetur praecepto negativo, a nullo, nec aliquo modo faciendum est. Praecepto autem affirmativo praecipitur actus virtutis, ad cuius rectitudinem multae circumstantiae concurrunt, quia bonum consurgit ex una et tota causa, sicut Dionysius dicit, IV cap. de divinis Nomin.

 

 

Unde illud quod cadit sub praecepto affirmativo, non est pro omni tempore et quolibet modo observandum, sed servatis debitis conditionibus et personarum, et locorum, et causarum, et temporum; sicut honor parentibus non est exhibendus quolibet tempore aut loco, aut quolibet modo, sed servatis debitis circumstantiis; ita etiam correctio fraterna sub praecepto cadit secundum debitas circumstantias, secundum quod est actus virtutis.

 

 

 

 

 

Has autem circumstantias determinare sermone, non est possibile, eo quod eorum iudicium in singularibus consistit; et pertinet ad prudentiam, vel experimento et tempore acquisitam, vel magis infusam; secundum illud I Ioan. XXI, 27 : unctio docebit vos de omnibus.

Réponse :

Il faut dire que la correction fraternelle tombe sous le précepte. La raison en est que nous sommes tenus par le précepte à l’amour du prochain. Or l’amour inclut en soi que l’homme veuille du bien à celui qu’il aime ; en effet, c’est cela aimer quelqu’un : lui vouloir du bien, comme le dit le philosophe en Métaphysique II (Rhétorique 9). Et puisque le manque de mal a nature de bien, comme on le lit en Ethique V, 7, de là, il convient à la nature de l’amour que nous voulions qu’il n’y ait pas de mal chez ceux que nous aimons. Mais la volonté n’est ni efficace, ni véritable, si elle n’est pas confirmée par l’action ; c’est pourquoi il convient à la nature de l’amour que nous fassions du bien pour nos amis et que nous empêchions leurs maux, comme il est dit en Ethique IX, 1. Et il est dit en 1 Jn 3, 17 : N’aimons pas seulement en paroles ni des lèvres. Mais en acte et en vérité.

Le bien de l’homme est triple, et triple le mal qui lui est opposé.

1. Il y a, en effet, un certain bien de l’homme qui consiste dans ce qui lui est extérieur, ce qui est le plus petit bien; et en ce bien, l’homme est tenu de subvenir à son prochain par les largesses d’une aumône concrète. En effet, il est dit en 1 Jn 2, 18 : Celui qui aura les biens de ce monde et qui aura vu son frère dans la nécessité et qui lui aura fermé ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeure-t-il en lui ? Et à raison égale, l’homme est tenu de porter secours à son prochain en cas de perte des biens temporels. Ainsi est-il ordonné en Dt 22, 1 : Tu ne verras pas le bœuf ni la brebis de ton frère en train de vagabonder et tu ne te déroberas pas, mais tu les ramèneras à ton frère.

Un autre bien de l’homme est celui de son corps ; en quoi aussi, l’homme doit prêter assistance à un homme et lui prêter secours contre un mal contraire. Il est dit en effet en Pr 24, 11 : Délivre ceux qui sont conduits à la mort, ceux qui sont traînés au trépas, n’aie de cesse de les libérer.

Le troisième bien est celui de la vertu, qui est le bien de l’âme, à qui s’oppose le mal du péché.

Donc, pour atteindre ce bien ou éviter le mal, l’homme est d’autant plus tenu par la charité de porter secours à son prochain, qu’il correspond plus à la raison par quoi on aime quelqu'un par charité. C'est pourquoi le philosophe dit (Ethique IX, 3), que l’homme doit porter secours à un ami pour éviter le péché plus que pour éviter la perte d’argent, d'autant plus que la vertu est proche de l’amitié. Et c’est pourquoi l’homme est tenu, par le précepte de l’amour, de porter secours à son prochain pour atteindre la vertu, en lui donnant conseil et aide pour bien agir, selon cette parole en Is 35, 3-4 : Fortifiez les mains fatiguées et affermissez les genoux chancelants, dites : consolez les pusillanimes et n’ayez pas peur. Et en raison de ce précepte d’amour, l’homme est tenu de retirer du péché, en le corrigeant, son frère qui est dans le péché, selon 1 Th 5, 14 : Réprimandez les désordonnés, soutenez les faibles. Et le Seigneur recommande en Mt 18, 15 : Si ton frère a péché contre toi, corrige-le.

Ainsi donc la correction fraternelle tombe sous le précepte.

Mais il faut noter que les actes de vertu sont enseignés par des préceptes affirmatifs, mais les actes des vices sont écartés par des préceptes négatifs. Donc, ce qui, en soi, est vice et péché, de quelque manière qu’il soit fait, est un mal, parce que cela arrive à partir de manquements particuliers, comme le dit Denys, (Les noms divins, IV). Et c’est pourquoi ce qui est interdit par un précepte négatif ne doit être fait par personne en aucune manière. L’acte de vertu est prescrit par un précepte positif, à la droiture duquel concourent de nombreuses circonstances, parce que le bien surgit d’une cause unique et entière, comme le dit Denys, Les noms divins, IV.

C'est pourquoi, ce qui tombe sous le précepte affirmatif n’est pas à observer pour tout le temps et n'importe comment, mais une fois préservées les conditions nécessaires des personnes, des lieux, des temps et des causes ; de même que l’honneur dû aux parents ne doit pas être montré en n’importe quel temps, en n’importe quel lieu ou de n’importe quelle manière, mais une fois préservées les circonstances qui conviennent ; ainsi, la correction fraternelle tombe sous le précepte, selon les circonstances qui conviennent, selon qu’il s’agit d’acte de vertu.

Mais il n’est pas possible de déterminer ces circonstances en parole, du fait que leur jugement dépend de cas particuliers ; et cela convient à la prudence acquise par l’expérience et le temps, ou plutôt infuse ; 1 Jn 2, 20 : L’onction[70] vous instruira à propos de tout. 

 

[66448] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod inter alias circumstantias quae requiruntur ad actum virtutis, ista videtur esse praecipua, ut actus sit proportionatus fini quem virtus intendit. Caritas autem intendit in corrigendo delinquentem, emendationem; unde actus non esset virtuosus, si homo sic corrigeretur, ut inde efficeretur deterior : et ideo Sapiens dicit : Noli arguere derisorem. Non enim est timendum, ut Glossa [ordin. Ibid.] dicit, ne tibi derisor, cum arguitur, contumelias inferat; sed hoc potius providendum, ne tractus ad odium, inde fiat peior.

 

Solutions :

1. Parmi les autres circonstances, qui sont requises pour un acte de vertu, celle-ci semble la principale pour que l’acte soit proportionné à la fin que poursuit la vertu. La charité vise à la correction, en corrigeant le pécheur ; c'est pourquoi l’acte ne serait pas vertueux, si l’homme était corrigé de telle sorte qu’il en devienne pire ; et c’est pourquoi le sage dit (Pr 9, 8) : Ne fais pas de reproches au railleur. En effet, il ne faut pas craindre, comme le dit la Glose (glose ordinaire), que le railleur ne te porte des injures, quand on lui fait des reproches ; mais il faut plutôt veiller à ce qu’en étant entraîné à la haine, il n'en devienne pas pire.

 

[66449] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 2 Ad secundum dicendum, quod duplex est correctio delinquentis :

una quidem per simplicem admonitionem; et haec est fraterna quibus praesumitur quod propria voluntate admonitioni consentiant;

 

alia vero est correctio habens vim coactivam per inflictionem poenarum, ut philosophus dicit in X Ethic.[cap. ult.] ; et talis correctio pertinet ad praelatos, qui etiam contemnentes a periculo peccati studere debent ut liberent, sicut medicus furiosum studet sanare, ligando et verberando eum.

 

2. La correction du pécheur est double :

L’une par un simple avertissement ; et cette correction est fraternelle pour ceux envers qui on présume qu’ils consentent à l’avertissement par leur propre volonté ; mais l’autre est la correction qui a une force coercitive par le fait d’infliger une peine, comme le dit le philosophe en Ethique X, 10 ; et une telle correction concerne les prélats, qui doivent s’appliquer à libérer du danger du péché même ceux qui le méprisent, comme le médecin s’attache à soigner le fou furieux, en le liant et le frappant.

 

[66450] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 3 Ad tertium dicendum, quod praeceptum divinum non est praetermittendum propter scandalum alterius; sed ipsa correctio fraterna non cadit sub praecepto divino nisi secundum quod est emendativa fratris; ad quod requiritur ut sit sine scandalo eius, ratione iam dicta in corp. art.

3. Il ne faut pas renoncer au précepte divin à cause du scandale d’autrui ; mais la correction fraternelle elle-même ne tombe sous le précepte divin, que selon qu’elle corrige un frère ; pour cela, il est requis qu’elle soit sans scandale, pour la raison déjà exprimée dans le corps de l’article.

 

[66451] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 4 Ad quartum dicendum, quod sicut iam dictum est, mala sunt omnibus modis vitanda; et ideo nullo modo sunt mala facienda ad hoc quod aliqua bona proveniant. Sed bona non sunt omnibus modis facienda; et ideo interdum sunt aliqua bona intermittenda, ut aliqua magna mala vitentur. Et tamen correctio proximi non est simpliciter bonum, nisi adhibitis debitis circumstantiis, ut dictum est, in corp. art.

4. Comme il a déjà été dit, il faut éviter les maux de toutes les manières ; et ainsi, en aucune manière on ne doit faire le mal pour qu’il en ressorte quelque bien. Mais les biens ne doivent pas être faits de toutes les manières ; et ainsi il faut parfois abandonner certains biens pour éviter de plus grands maux. Et cependant, la correction du prochain n’est simplement un bien, qu’employée dans les circonstances qui conviennent, comme il a été dit dans le corps de l’article.

 

[66452] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 5 Ad quintum dicendum, quod naturalia praesupponuntur moralibus; et ideo infusio animae, quae est quoddam bonum naturae, non debuit praetermitti a Deo ad vitandum defectionem culpae; sicut nec homo debet se privare sustentamento vitae, ut vitet peccatum. Sed aliquod bonum morale debet interdum omitti ad vitandum aliud gravius malum morale.

5. Ce qui est naturel est présupposé en ce qui est moral ; et ainsi l’infusion de l’âme, qui est un bien de nature, ne doit pas être abandonnée par Dieu pour éviter la défaillance de la faute ; de même que l’homme ne doit pas se priver de nourriture essentielle à la vie, pour éviter le péché. Mais on doit parfois omettre un bien moral pour éviter un autre mal moral plus grave.

 

[66453] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 6 Ad sextum dicendum, quod sicut Augustinus dicit in Lib. de verbis Domini : Longe graviorem habent poenam Ecclesiarum praepositi, qui in Ecclesiis constituti sunt, ut non parcant obiurgando peccata; quia ad eos pertinet non solum caritativa correctio, sed etiam continua. Et ad tales dominus ibi loquitur per prophetam; unde parum ante praemittit : fili hominis, speculatorem dedi te domui Israel.

6. Il y a ce que dit Augustin dans le livre Les Paroles du Seigneur : « Ils ont un châtiment bien trop lourd, les prélats des Églises, qui ont été placés dans les églises pour ne pas épargner les péchés en les châtiant ; parce que non seulement la correction caritative leur convient, mais encore la correction continue ». Et c'est à de telles personnes que le Seigneur parle ici par le prophète, c'est pourquoi un peu avant il écrit [Ez 3, 17] : Fils d’homme, je t’ai donné comme guide à la maison d’Israël.

 

[66454] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 7 Ad septimum dicendum, quod iudex in puniendo intendit principaliter bonum commune, quod provenit multitudini ex punitione illius, etiam si ille non emendetur, secundum illud Pr. XIX, 25 : pestilente flagellato, stultus sapientior erit. Sed fraternae correctionis finis est emendatio eius qui corripitur; unde non est simile.

7. Le juge en punissant tend essentiellement au bien commun, qui provient de la punition de ce [coupable] à la multitude, même s’il ne se corrige pas, selon Pr 19, 25 : Si on frappe le pernicieux, le sot sera plus sage. Or le but de la correction fraternelle est l’amendement de celui qui est corrigé ; donc, ce n’est pas la même chose.

 

[66455] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 8 Ad octavum dicendum, quod sicut dictum est, in corp. art., correctio fraterna cadit sub praecepto, servatis debitis circumstantiis personarum, locorum et temporum; sicut etiam et corporalis eleemosyna. Beneficia autem, spiritualia seu corporalia, sunt proximis impendenda ordine quodam : ut scilicet primo impendantur his qui magis nobis coniuncti sunt, ac si in sortem nobis eveniret eis providere; ut Augustinus dicit in Enchir. [lib. I. de Doctrina christ.,cap. XXVIII deinde providendum est aliis secundum quod opportunitas occurrit. Et sic patet quod praeceptum de correctione fraterna non obligat ad impossibile, sicut nec praeceptum de eleemosynis corporalibus dandis.

8. Comme il a été dit dans le corps de l’article, la charité fraternelle tombe sous le précepte, une fois préservées les circontances dues des personnes, des lieux et des temps, comme aussi l’aumône corporelle. Les bienfaits, spirituels et temporels, doivent être accordés au prochain en un certain ordre ; et d’abord, comme en premier ils sont accordés à ceux qui nous sont plus unis, comme si c'était par le sort qu'il nous arrivait de veiller sur eux, comme Augustin le dit dans l’Enchiridion (La Doctrine chrétienne 1, 28) ; ensuite, il faut veiller sur les autres selon que l’occasion se présente. Et ainsi, il est clair que le précepte de la correction fraternelle ne contraint pas à l’impossible, pas plus que le précepte de donner les aumônes corporelles.

 

[66456] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 9 Ad nonum dicendum, quod, sicut Augustinus dicit in lib. de verbis Domini, admonet nos dominus noster, non negligere invicem peccata nostra; non quaerendo quid reprehendas, sed videndo quid corrigas. Unde ex praecepto correctionis fraternae non tenemur inquirere peccata aliorum, ut possimus ea corrigere, alioquin efficeremur exploratores vitae aliorum, contra illud quod dicitur Proverb. XXIV, 15 : Ne quaeras impietatem in domo iusti, et non vastes requiem eius. Nec est similis ratio de debito corporali, quia hoc est quiddam determinatum, quod debetur certae personae, et certo tempore; quod non accidit circa correctionem fraternam, ut dictum est, in corp. art.

9. Comme Augustin le dit dans son livre Des paroles du Seigneur (Sermon 16) : « Notre Seigneur nous avertit de ne pas négliger mutuellement nos péchés, non pas en recherchant ce que tu reproches, mais en voyant ce que tu corriges ». C'est pourquoi par le précepte de la correction fraternelle, nous ne sommes pas tenus de rechercher les péchés des autres pour pouvoir les corriger, autrement nous deviendrions espions de la vie des autres, contre ce qui est dit en Pr 24, 15 : Ne recherche pas l’impiété dans la demeure du juste et ne ruine pas son repos. Et ce n’est pas une raison semblable pour ce qui est dû au corps, parce que c’est quelque chose de limité, qui est dû à une personne précise et à un moment précis, ce qui ne se produit pas dans le cas de la correction fraternelle, comme il a été dit dans le corps de l’article.

 

[66457] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 10 Ad decimum dicendum, quod aliquis potest omittere, correctionem fraternam tripliciter. Uno quidem modo absque omni peccato : quia, ut Augustinus dicit in I de Civit. Dei, [cap. IX] : si propterea quisque obiurgandis et corripiendis male agentibus parcit, quia opportunum tempus inquirit, vel eisdem ipsis metuit ne deteriores ex hoc efficiantur, vel ad bonam vitam et patientiam erudientes impediant alios infirmos, et premant atque avertant a fide; non videtur esse cupiditatis occasio, sed consilium caritatis.

 

 

 

 

Alio modo, sicut cum delectat lingua blandiens, et humanus dies, et formidatur vulgi iudicium et carnis excruciatio vel peremptio : quae quidem si sic teneantur in animo, ut praeponantur caritati fratris, est peccatum mortale.

 

 

Tertio modo potest esse cum peccato veniali; puta, cum ista moverent animum, non quidem ut praeponantur proximi caritati, sed ut negligentes reddantur ad considerandas circumstantias et opportunitates in quibus corrigere tenentur.

10. Quelqu’un peut abandonner la correction fraternelle de trois manières :

D’une première manière, sans aucun péché : parce que, comme Augustin le dit dans la Cité de Dieu, I, 9 : « Si quelqu'un épargne ceux qui agissent mal et qu’il faut réprimander et blâmer, parce qu’il cherche le moment opportun, ou bien parce qu’il a craint pour ces mêmes personnes qu’elles ne deviennent pires, ou que bien instruits pour une bonne vie et pour la patience ils empêchent ceux qui sont faibles, les pressent et les détournent de la foi ; il ne semble pas que ce soit une occasion de cupidité, mais un conseil de charité. »

D’une autre manière : de même, quand on est charmé par la langue flatteuse et par le jour humain, on redoute le jugement de la foule, la torture de la chair ou sa destruction. Si on garde cela dans son âme pour le placer avant la charité pour un frère, c’est un péché mortel.

D’une troisième manière : il existe avec un péché véniel ; par exemple, quand ces choses incitent l’âme, non pour les placer avant la charité pour le prochain, mais pour que les négligents soient ramenés à considérer les ciconstances et les conditions en lesquelles ils sont tenus de corriger.

 

[66458] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod quicumque mortaliter peccat, immediate contra caritatem peccat, quia facit illud quod est contrarium caritati. Tamen, proprie loquendo, non semper directe contra caritatem peccat; sed solum tunc quando intendit contra caritatem agere, ut contingit in his qui ex malitia peccant.

11. Quiconque pèche mortellement, pèche directement contre la charité, parce qu’il fait ce qui lui est contraire. Cependant, à proprement parler il ne pèche pas toujours directement contre la charité, mais seulement quand il tend à agir contre elle, comme cela arrive à ceux qui pèchent par malice.

 

[66459] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod ad praeceptum de honore parentum reducuntur praecepta de beneficiis impendendis quibuscumque proximis : ponitur autem expresse de honore parentum, quia hoc cadit statim in ratione cuiuslibet; non autem sic de aliis beneficiis.

12. En ce qui concerne le précepte du respect dû aux parents, les préceptes sont ramenés à ce qui concerne les bienfaits à dispenser à tous les proches. On pense expressément au respect dû aux parents parce que cela tombe aussitôt dans la nature de chacun, il n’en est pas de même pour les autres bienfaits.

 

[66460] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod sermo admonitorius non est sufficiens secundum philosophum [X Ethic., cap. IV] quantum ad eos qui sunt duri et servilis animi; et hi sunt qui ex admonitione fiunt deteriores; qui sunt compescendi per correctionem coactivam praelatorum, quae etiam correctio non sufficit sine divino auxilio.

13. Une parole d’avertissement n’est pas suffisante, selon le philosophe (Ethique 10, 4) pour ceux dont l’âme est dure et servile ; et ce sont ceux qui deviennent pires à la suite d’un avertissement ; ils doivent être repris par une correction forcée de leurs prélats, et même cette correction ne suffit pas sans l’aide divine.

 

[66461] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod peccata in Deum non sunt nostri arbitrii ad dimittendum; sunt autem nostri arbitrii ad arguendum.

14. Les péchés contre Dieu ne doivent pas être laissés à notre libre décision. Mais c’est de notre libre décision de les dénoncer.

 

[66462] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod homo propter peccatum suum non absolvitur a debito correctionis; sed redditur indignus ad alium corrigendum qui seipsum non corrigit. Nec tamen est perplexus; quia debet peccata dimittere, et sic corrigere, secundum illud Matth. VII, 5 : Eiice primum trabem de oculo tuo, et tunc videbis eiicere festucam de oculo fratris tui.

15. L’homme, en raison de son péché, n’est pas délié de l’obligation d’une correction ; mais celui qui ne se corrige pas lui-même, est rendu indigne d’en corriger un autre. Et cependant, il n’est pas embarrassé, parce qu’il doit renoncer à ses péchés et les corriger, selon cette parole de Mt 7, 5 : Enlève d’abord la poutre de ton œil et alors, tu verras clair pour enlever la paille dans l’œil de ton frère.

 

[66463] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod semper ille qui corripit alium in peccato existens, quodammodo condemnat seipsum, id est damnationem suam pronuntiat; non tamen semper sibi damnationem accumulat, puta, cum est in minori peccato, et arguit de maiori, vel cum est in occulto, et arguit de publico, et se simul et illum arguit, non contemnendo, sed se simul reprehendendo : dicit enim Gregorius in V Moral., [in cap. XXXIII] quod cum homo debeat diligere proximum sicut seipsum, ita tenetur aliena peccata corrigere, et contra ea irasci, sicut sua. Si vero cum superbia arguat, quasi sua peccata non recognoscens, tunc sibi damnationem acquirit; unde dicitur Matth., VII, 3 : Quia vides festucam in oculo fratris tui, et trabem in oculo tuo non vides? Sed etiam quando ex correctione sequitur scandalum propter manifestationem sui peccati, sic etiam correctio non erit actus virtuosus.

 

16. Toujours celui qui corrige un autre tout en vivant dans le péché, se condamne de quelque manière lui-même, c'est-à-dire qu’il prononce sa condamnation ; et cependant, il ne l’augmente pas pour lui, à savoir, quand il est dans un moindre péché et qu’il accuse d’un péché plus grave ou quand il est caché et qu’il accuse publiquement, et qu’il s’accuse lui-même en même temps, non pas en condamnant, mais en se faisant en même temps des reproches : Grégoire dit dans les Morales V, 33, que, comme l’homme doit aimer son prochain comme lui-même, il est tenu de corriger les péchés d’autrui et de se fâcher contre eux, comme contre les siens. Mais s’il dénonce avec orgueil, comme s’il ne reconnaissait pas ses propres péchés, alors il acquiert sa propre damnation ; c'est pourquoi il est dit en Mt 7, 3 : Parce que tu vois la paille dans l’œil de ton voisin, ne vois-tu pas la poutre dans le tien ? Mais aussi quand le scandale découle de la correction en raison de la manifestation de son péché, ainsi la correction ne sera pas non plus un acte de vertu.

 

[66464] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod correctio coactiva est officium superiorum, sed correctio caritativa est officium omnium.

17. La correction forcée est le devoir des supérieurs, mais la correction de charité est le devoir de tous.

 

 

[66465] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 18 Ad decimumoctavum dicendum, quod cum superiores sint proximi, eos corrigere debemus, sed humiliter et reverenter, non proterve, ne exasperentur; et ideo ibidem dicit Apostolus : Seniorem obsecra ut patrem. Et propter hoc reprehenditur Demophilus monachus, qui sacerdotem peccantem iniuriosis verbis et factis correxit, eum verberans, et de Ecclesia eiiciens.

18. Quand les supérieurs sont des proches, nous devons les reprendre, mais avec humilité et respect et non sans retenue, pour ne pas les fâcher ; et c’est pourquoi l’Apôtre dit ici même (1 Tm 5, 1) : Vénère le vieillard comme un père. Pour ce motif, le moine Démophile a fait l’objet d’une réprimande, lui qui avait corrigé un prêtre en état de péché par des paroles et des gestes injurieux en le frappant et en le rejetant de l’Église.

 

[66466] De virtutibus, q. 3 a. 1 ad 19 Ad decimumnonum dicendum, quod si correctio secundum debitas circumstantias fiat, non sequetur inde turbatio, sed potius pacis stabilimentum, remotis discordiarum causis.

19. Si la correction se passe selon les circonstances convenables, il ne doit pas en découler de trouble, mais plutôt un rétablissement de la paix, une fois que les causes de discorde ont été éloignées.

 

 

 

 

 

Articulus 2 : [66467] De virtutibus, q. 3 a. 2 tit. 1 Secundo quaeritur utrum ordo correctionis fraternae sit in praecepto qui ponitur Matth. XVIII

Article 2 – La règle de la correction fraternelle est-elle dans le précepte qui se trouve en Mt 18 ?

 

[66468] De virtutibus, q. 3 a. 2 tit. 2 Et videtur quod non.

Il semble que non.

 

[66469] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 1 Dicitur enim I ad Timoth. VI, 20 : peccantem coram omnibus argue. Sed, Matth. c. XVIII, 15, dicitur : argue eum inter te et ipsum solum, quod est secrete admonere. Cum ergo dictum apostoli non contrarietur praecepto Christi, videtur quod non cadat sub praecepto ut frater sit prius secreto admonendus, et postea publice denuntiandus Ecclesiae.

Objections :[71]

1. Il est dit en 1 Tm 5, 20 : Reprends le pécheur en présence de tous. Par contre, en Mt 18, 15, il est dit : Reprends-le seul à seul, ce qui est avertir en secret. Donc comme la parole de l’Apôtre n’est pas contredite par le précepte du Christ, il semble qu’il ne tombe pas sous le précepte que le frère doive d’abord être averti en privé et ensuite dénoncé publiquement à l’Église.

 

[66470] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 2 Sed dicendum, quod verbum apostoli intelligitur de peccatis manifestis, quae publice arguenda sunt; verbum autem domini de peccatis occultis.- Sed contra, peccata occulta nullus debet publicare : sic enim esset magis proditor criminis quam corrector fratris. Sed Dominus mandat, Matth. XVIII, [v. 16-17] quod si frater monentem in secreto non audiat, adducat unum vel duos testes, et tandem dicat Ecclesiae; quod est peccatum publicare. Ergo videtur quod praeceptum Domini non sit intelligendum in peccatis occultis.

2. Mais il faut dire que la parole de l’Apôtre se comprend des péchés évidents qui doivent être réprimandés en public, et que la parole du Seigneur [se comprend] des péchés cachés. En sens contraire, nul ne doit rendre publics les péchés cachés ; en effet, il dénoncerait la faute plutôt qu’il ne corrigerait son frère. Or le Seigneur recommande en Mt 18, 16-17, si un frère n’écoute pas celui qui l’avertit en secret, qu’il amène un ou deux témoins et enfin qu’il le dise à l’Église ; ce qui est rendre le péché public. Donc, il semble qu’il ne faut pas comprendre le précepte du Seigneur pour les péchés cachés.

 

[66471] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 3 Praeterea, sicut Augustinus dicit, VIII de Trinitate [ cap. I et III], omnes regulae veritatis derivantur a lege veritatis aeternae. Sed lex veritatis aeternae hoc habet, quod Deus non solum punit hominem de peccato occulto, sed etiam punit interdum nulla secreta admonitione praecedente. Ergo videtur quod etiam homo, qui divinae veritatis debet imitator existere, possit publice aliquem denuntiare, secreta etiam monitione non praecedente.

3. Comme le dit Augustin, (La Trinité, VIII, 1 et 3), toutes les règles de la vérité dérivent de la loi de la vérité éternelle. Or celle-ci a que non seulement Dieu punit l’homme du péché caché, mais encore il le punit parfois sans aucun avertissement préalable. Donc, il semble que l’homme aussi, qui doit être l’imitateur de la vérité divine, puisse dénoncer publiquement quelqu’un, sans un avertissement secret qui précède.

 

[66472] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 4 Praeterea, sicut Augustinus dicit in Lib. Contra mendacium, ex gestis sanctorum intelligi potest qualiter sunt praecepta sacrae Scripturae intelligenda. Sed in gestis sanctorum invenitur, quod facta est aliquando publica denuntiatio peccati occulti, nulla secreta admonitione praecedente; ut legitur Act. 5, quod Petrus Ananiam et Saphiram occulte defraudantes de pretio agri publice denuntiavit, nulla secreta admonitione praemissa. Ergo non obligamur ex praecepto Christi ut secreta admonitio praecedat publicam denuntiationem.

4. Comme le dit Augustin dans son livre Contre le mensonge (ch. 15), « On peut comprendre à partir des actions des saints comment il faut penser les préceptes de l’Ecriture sainte ». Or on découvre dans les actions des saints que parfois, il a été fait une dénonciation publique des péchés cachés, sans avertissement secret prélable ; comme on lit dans les Ac 5, 8 que Pierre a dénoncé publiquement, sans avertissement secret préalable, Ananie et Saphire qui fraudaient en secret sur le prix d’un terrain. Donc, nous ne sommes pas obligés, par le précepte du Christ, à ce qu’un avertissement secret précède une dénonciation publique.

 

[66473] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 5 Praeterea, omnis Christi actio, nostra est instructio : ipse enim dicit, Ioan. XIII, 15 : Exemplum dedi vobis, ut quemadmodum ego feci, ita et vos faciatis. Sed Christus non legitur admonuisse Iudam secreto antequam eum denuntiaret. Ergo videtur quod etiam nos possumus publice denuntiare peccatum fratris, antequam eum occulte admoneamus.

5. Tout acte du Christ est un enseignement pour nous, car il a dit lui-même, Jn 13, 15 : Je vous ai donné l’exemple pour que vous fassiez vous aussi comme moi je l’ai fait. Or, on ne lit pas que le Christ ait averti Judas en secret avant de le dénoncer. Donc, il semble que, nous aussi, nous pouvons dénoncer publiquement le péché d’un frère, avant de l'avertir en secret.

 

[66474] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 6 Praeterea, sicut denuntiatio fit in publico, ita etiam et accusatio. Sed aliquis potest ad accusationem procedere, nulla admonitione prius facta : quia ad accusationem praeexigitur sola inscriptio, ut Decretalis [2 quaest., can. Quisque] dicit. Ergo videtur, quod etiam denuntiare publice possit aliquis, nulla monitione secreta praecedente.

6. La dénonciation se fait en public, l’accusation aussi. Or quelqu'un peut procéder à l’accusation, sans aucun avertissement préalable, parce que seule l’inscription est exigée au préalable pour l’accusation, comme dit la Décrétale (qu. 2, can. Quisque[72] [Chacun]). Donc, il semble que l’on puisse dénoncer publiquement, sans avertissement secret préalable.

 

[66475] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 7 Praeterea, illud quod in omni casu praeterire licet, nullo modo cadit sub praecepto. Sed in quolibet casu videtur quod liceat praeterire admonitionem secretam; quia in quolibet peccato potest aliquis intendere commune bonum iustitiae, et sic ad accusationem procedere, admonitione secreta non praemissa. Ergo videtur quod secreta admonitio non debeat praemitti ex necessitate praecepti.

7. Ce qu’il est permis en tout cas de passer sous silence, ne tombe en aucune manière sous le précepte. Or en n’importe quel cas, il semble qu’il serait permis d’omettre un avertissement secret ; parce que, en n’importe quel péché, quelqu'un peut tendre au bien commun de la justice, et ainsi procéder à une accusation, sans avertissement préalable. Donc il semble que l’avertissement secret ne doive pas être employé au préalable par nécessité du précepte.

 

[66476] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 8 Praeterea, non videtur esse probabile, quod ea quae sunt in communi consuetudine religiosorum, sint contra praecepta Christi. Sed in religionibus hoc est consuetum, quod in capitulis aliqui proclamantur de aliquibus peccatis, nulla secreta monitione praemissa. Ergo videtur quod non sit de necessitate praecepti secretam admonitionem praemittere publicae denuntiationi.

8. Il ne semble pas probable que ce qui est de l’usage commun des religieux soit contre les préceptes du Christ. Or dans les pratiques religieuses, c’est l’habitude que, lors des chapitres, certains dénoncent des péchés, sans avertissement préalable. Donc, il semble qu’il ne relève pas de la nécessité du précepte de faire passer l’avertissement secret avant une dénonciation publique.

 

[66477] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 9 Praeterea, Augustinus dicit in IV de doctrina Christ., quod sicut eadem rotunditas est in magno disco et parvo, ita eadem ratio iustitiae est in magnis rebus et parvis. Si igitur in parvis peccatis non exigitur secreta admonitio publicae denuntiationis, ut dicebatur, videtur quod nec in magnis.

 9. Augustin dit (De la doctrine chrétienne, IV, XVIII, 35) que, de même qu’un grand disque et un petit disque présentent la même rondeur, ainsi, la même nature de justice est dans les grandes choses comme dans les petites. Si donc, dans les petits péchés, on n’exige pas un avertissement secret de la dénonciation publique, comme on le disait, il semble que pour les péchés graves non plus.

 

[66478] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 10 Praeterea, si secreta admonitio debet praecedere publicam denuntiationem, necesse est aliquam moram intervenire inter reprehensionem peccati, et publicam eiusdem denuntiationem. Sed quandoque talis mora est in tantum periculosa, quod postmodum non potest sufficiens remedium adhiberi; puta, si aliquis tractaverit de proditione civitatis cum hostibus, vel si sit haereticus in grege seducens homines a fide. Non videtur ergo quod debeat praecedere secreta admonitio.

10. Si un avertissement secret doit précéder la dénonciation publique, il est nécessaire qu’intervienne un délai entre le blâme du péché et sa dénonciation publique. Or parfois un pareil délai est tellement dangereux que, par la suite, on ne peut avoir recours à un remède suffisant ; par exemple, si quelqu’un a fait avec les ennemis des tractations de trahison de la cité, ou bien si dans la communauté il y a un hérétique qui sépare les hommes de la foi. Donc, il ne semble pas qu’un avertissement secret doive précéder.

 

[66479] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 11 Praeterea, triplex est agens; scilicet naturale, artificiale, et agens per gratiam sive per caritatem, scilicet caritative corripiens fratrem. Sed agens naturale unumquodque facit quanto melius potest; et similiter agens artificiale. Ergo etiam corripiens fratrem ex caritate debet hoc facere quanto melius potest. Sed melius est quod hoc faciat publice : sic enim magis prodest multitudini; bonum autem multorum est melius quam bonum unius. Ergo videtur quod melius sit quod statim publice frater arguatur, nulla secreta admonitione praecedente.

11. L’agent est triple : à savoir selon la nature, selon l’art et selon la grâce ou la charité, c'est-à-dire en réprimandant charitablement son frère. Or l’agent naturel fait chaque chose du mieux qu’il peut ; et de la même manière l’agent selon l’art. Donc, en réprimandant son frère par charité, il doit le faire du mieux qu’il peut. Mais il est meilleur de le faire publiquement ; ainsi en effet, cela est profitable au grand nombre, et le bien de beaucoup est meilleur que le bien d’un seul. Donc, il semble qu’il soit meilleur de dénoncer son frère en public sans un avertissement secret préalable.

 

[66480] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 12 Praeterea, ita se habet peccator in Ecclesia, sicut membrum putridum in corpore naturali. Sed non refert qualiter medicus membrum putridum abscindat, ut vitetur totius corporis corruptio. Ergo videtur quod non referat qualiter frater peccans corripiatur, sive publice, sive secreto.

12. Le pécheur se comporte dans l’Église comme un membre gangrené dans un corps naturel. Or il n’est pas important de savoir comment un médecin coupe le membre gangrené, pour éviter la corruption à tout le corps. Donc il semble que de la même manière, il ne soit pas important de savoir comment un frère pécheur est réprimandé : en public ou en privé.

 

[66481] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 13 Praeterea, subditi tenentur obedire suis praelatis. Sed quandoque praelati praecipiunt ut eis dicatur a subditis quidquid de alienis peccatis sciunt. Ergo etiam si peccata sunt occulta, tenentur subditi revelare, nulla monitione secreta praemissa.

13. Les sujets sont tenus d’obéir à leurs prélats. Or parfois, ceux-ci leur ordonnent de dire ce qu’ils savent des péchés d’autrui. Donc, même si les péchés sont cachés, les sujets sont tenus de les révéler, sans aucun avertissement secret.

 

[66482] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 14 Praeterea, Matth. XVIII, 15, super illud : Si peccaverit in te frater tuus, dicit Glossa, quod frater arguendus est ex zelo iustitiae; ex quo videtur quod correctio fraterna sit actus iustitiae. Sed iustitia debet in publico fieri; dicit enim philosophus in V Ethic. [cap. I], quod iustitia est virtus praeclara magis quam Lucifer aut Hesperus. Ergo correctio fraterna debet fieri in publico, non in secreto.

14. A propos de Mt 18, 15 : Si ton frère a péché contre toi, la Glose dit que le frère doit être réprimandé par zèle de justice, d’où il semble que la correction fraternelle soit un acte de justice. Or la justice doit être rendue en public ; en effet, on lit chez le philosophe (Ethique, V, 3, 1129 b 27) que la justice est une vertu plus éclatante que Lucifer ou l’Etoile du soir. Donc la correction fraternelle doit être faite en public et non en secret.

 

[66483] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 15 Praeterea, ad iustitiam pertinet retribuere pro meritis. Sed ille qui peccavit, ex ipso factus est inglorius apud Deum. Ergo videtur quod sicut meruit, sit auferenda ei fama coram hominibus per publicam correctionem.

15. Rétribuer les mérites convient à la justice. Or celui qui a péché, par ce fait même, est devenu sans gloire devant Dieu. Donc, il semble que, comme il l'a mérité, sa réputation doive lui être enlevée devant les hommes par une correction publique.

 

[66484] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 16 Praeterea, nullum praeceptum Dei contrariatur consilio vel praecepto. Sed Dominus dicit Luc. VI, 30 : Qui aufert quae tua sunt, ne repetas; quod necesse est ut sit vel per consilium vel praeceptum. Ergo videtur, cum admonitio fieri non possit sine repetitione suorum, praecipue in casu in quo aliquis asportavit alicui sua, quod non sit in praecepto, secreto admonere.

 16. Aucun précepte divin n’est contraire au conseil ni au précepte. Or le Seigneur dit en Lc 6, 30 : A qui te prend ton bien, ne le réclame pas, et il est nécessaire que ce soit ou par conseil ou par précepte. Donc il semble, puisque l’avertissement ne peut pas être fait sans revendication de ses biens, surtout au cas où quelqu’un a emmené ses biens chez un autre, qu'il ne soit pas dans le précepte d’admonester en secret.

 

[66485] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 17 Praeterea, licet omni tempore et omni modo reddere bonum pro malo. Sed Augustinus dicit in Lib. III de libero Arbitr., quod cum corripiuntur inquieti, redditur eis bonum pro malo. Ergo videtur quod omni tempore liceat eos corripere publice ante secretam admonitionem.

17. Il est permis en tout temps et en toute manière de rendre le bien pour le mal. Or Augustin, (Le libre arbitre III), dit que quand ceux qui sont troublés sont réprimandés, on leur rend le bien pour le mal. Donc, il semble qu’en tout temps, il soit permis de réprimander publiquement avant un avertissement secret.

 

[66486] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 18 Praeterea, leges feruntur ad ea quae saepe fiunt, non ad ea quae raro accidunt. Sed raro contingit quod aliquis propter hoc quod fama sibi auferatur, peior efficiatur; plures autem propter detectionem a peccato homines corripiuntur. Ergo videtur quod non sit praeceptum legis divinae de hoc quod aliquis prius secreto admoneatur quam publice denuntietur.

18. Les lois sont établies pour ce qui se produit souvent, non pour ce qui arrive rarement. Or il arrive rarement que quelqu’un devienne pire, parce que sa bonne réputation lui aurait été enlevée ; davantage d'hommes sont corrigés de leur péché, à cause de sa révélation. Donc, il semble que cela ne relève pas du précepte de la loi divine que quelqu’un soit d’abord admonesté secrètement avant d’être dénoncé publiquement.

 

[66487] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 19 Praeterea, in ordine fraternae correctionis continetur quod peccatum non denuntietur Ecclesiae sive praelato, nisi quando frater arguentem audire noluerit. Sed si unus peccatum aliquod committat alio sciente, et correctionem promittat, videtur ex hoc ipso fratrem arguentem audisse; et tamen videtur nihilominus peccatum eius esse denuntiandum praelato, ne pereat iustitiae disciplina. Ergo videtur quod ordo correctionis fraternae quem dominus ponit, non cadat sub praecepto.

19. Dans l’ordre de la correction fraternelle, il est ajouté que le péché ne doit être dénoncé ni à l’Église ni au prélat, sauf quand le frère n’a pas voulu écouter celui qui le dénonce. Or si quelqu’un a commis un péché alors qu’un autre le sait, et qu’il promet de s’amender, il semble, par ce fait même, avoir écouté le frère qui le dénonce ; et cependant, il semble néanmoins que son péché doive être dénoncé au prélat, pour que ne disparaisse pas la discipline de la justice. Donc, il semble que l’ordre de la correction fraternelle que le Seigneur établit, ne tombe pas sous ce précepte.

 

[66488] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 20 Praeterea, super illud Matth. XVIII, 15 : Si peccaverit in te frater tuus, dicit Hieronymus : Si autem in Deum peccaverit, non est nostri arbitrii. Ergo videtur quod iste modus non se extendat ad omnia peccata.

20. A propos de Mt 18, 15 : Si ton frère a péché contre toi, Jérôme dit : « S'il a péché contre Dieu, ce n’est pas de notre jugement ». Donc, il semble que cette façon de voir ne s’étende pas à tous les péchés.

 

[66489] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 21 Praeterea, dominus dicit, Matth. XVIII, v. 15 : Si te audierit, lucratus es fratrem tuum. Sed non propterea aliquis fratrem suum est lucratus, si solum audiat arguentem a peccato desistens post gravia peccata commissa; sed multa alia requiruntur ad hoc quod ad salutem perveniat, quod est fratrem esse lucratum. Ergo videtur quod iste ordo correctionis fraternae non se extendat ad peccata gravia.

21. Le Seigneur dit en Mt 18, 15 : Si ton frère t’écoute, tu l’auras gagné. Or ce n’est pas à cause de cela que quelqu'un a gagné son frère, s’il écoute seulement celui qui le dénonce, renonçant au péché après avoir commis des péchés graves ; mais beaucoup d’autres choses sont requises pour qu’il parvienne au salut, en quoi consiste gagner son frère. Donc, il semble que l’ordre de la correction fraternelle ne s’étende pas aux péchés graves.

 

[66490] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 22 Praeterea, Eccli. XIX, 10, dicitur : Audisti verbum adversus proximum tuum? Commoriatur in te, fidens quoniam non te disrumpet. Non ergo oportet ut eum ad alios deferamus si eius peccatum deprehendimus.

22. On lit en Si 19, 10 : As-tu entendu une parole contre ton prochain ? Qu’elle demeure en toi. Confiance, tu n'éclateras pas ! Donc, il n’est pas nécessaire que nous l’annoncions aux autres si nous surprenons son péché.

 

[66491] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 23 Praeterea, minus est agendum circa fratrem in aliis peccatis quam in peccato haereticae pravitatis. Sed in haeretica pravitate debet aliquis admoneri bis vel ter, secundum illud ad Titum III, 10 : Haereticum hominem post primam et secundam correctionem devita. Ergo videtur quod non sufficiat semel corripere, sicut in verbis Domini videtur innui, ante denuntiationem.

23. Il faut moins agir pour un frère dans tous les autres péchés que dans le péché de la perversion hérétique. Or dans la perversion hérétique on doit être averti deux ou trois fois, selon cette parole de Tt 3, 10 : Détourne-toi de l’hérétique après une première et deuxième correction. Donc, il semble qu’il ne suffirait pas de corriger une fois, comme cela paraît indiqué dans les paroles du Seigneur, avant la dénonciation.

 

[66492] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 24 Praeterea, iste ordo correctionis, secundum Augustinum in Lib. de verbis Domini X [serm. XVI], attenditur in peccatis occultis. Sed in talibus non videtur aliquid posse probari per testes. Ergo inconvenienter continetur in hoc correctionis ordine quod testes adhibeantur.

24. Cet ordre de la correction, selon Augustin, Les Paroles du Seigneur, (10, sermon 16) est atteint dans les péchés cachés. Or en de tels péchés, il ne semble pas qu’un acte puisse être prouvé par des témoins. Donc, il est contenu de manière inconvenante dans cet ordre de correction, qu’on y joigne des témoins.

 

[66493] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 25 Praeterea, homo debet diligere proximum suum sicut seipsum. Sed nullus ad publicationem sui criminis tenetur testes inducere. Ergo neque etiam ad manifestationem criminis fratris.

25. L’homme doit aimer son prochain comme lui-même. Or nul n’est tenu de produire des témoins pour la publication de sa propre faute. Donc pas non plus pour la divulgation de la faute d’un frère.

 

[66494] De virtutibus, q. 3 a. 2 arg. 26 Praeterea, Augustinus dicit in Regula, quod prius praeposito debet ostendi, quam testibus. Sed ostendere praeposito, sive praelato, est ostendere Ecclesiae. Ergo non prius debent testes adduci quam dicatur; et sic videtur quod ordo quem dominus ponit, non sit in praecepto.

26. Augustin dit, dans La Règle[73], qu’il faut d’abord le montrer au chef de l’Église avant de le montrer aux témoins. Or le montrer au chef ou au prélat, c’est le montrer à l’Église. Donc, il ne faut pas amener les témoins avant que cela soit dit, et ainsi, il semble que l’ordre que le Seigneur a établi ne soit pas dans le précepte.

 

[66495] De virtutibus, q. 3 a. 2 s. c. 1 Sed contra. Est quod Augustinus dicit in Lib. de verbis Domini [sermo XVI exponens illud : corripe inter te et ipsum solum.] : Studens correctionem, parcens pudori. Forte enim prae verecundia incipiet defendere peccatum suum; et quem vis facere meliorem, facis peiorem. Haec est igitur ratio huiusmodi ordinis servandi in correctione fraterna, ut parcatur pudori fratris, ne deterior efficiatur. Sed ad hoc tenemur per praeceptum caritatis. Ergo ordo correctionis fraternae cadit sub praecepto.

En sens contraire :

1. Il y a ce que dit Augustin dans le livre des Paroles du Seigneur (Sermon 16, quand il expose ceci :  «Reprends-le seul à seul) : «Applique-toi à la correction, épargne sa honte. Car peut-être, en raison de sa réserve, commencera-t-il par défendre son péché ; et celui que tu veux rendre meilleur, tu le rends pire ». C’est donc la raison de l’ordre de ce genre à conserver dans la correction fraternelle, pour épargner la honte du frère, pour qu’il ne devienne pas pire. Or nous y sommes tenus en raison du précepte de la charité. Donc l’ordre de la correction fraternelle tombe sous ce précepte.

 

[66496] De virtutibus, q. 3 a. 2 s. c. 2 Praeterea, Matth., XVIII, 15, super illud : Si peccaverit in te etc., dicit Glossa ordin.] : Hoc ordine scandala vitare debemus. Sed vitare scandala cadit sub praecepto, ut patet Rom. XIV. Ergo ordo correctionis fraternae cadit sub praecepto.

2. Mt 18, 15, [sur ce passage : Si l’on a péché contre toi, etc., la Glose dit] : « Par cet ordre, nous devons éviter le scandale ». Or éviter le scandale tombe sous le précepte, comme il ressort de Rm 14, 13. Donc, la règle de la correction fraternelle tombe sous le précepte.

 

[66497] De virtutibus, q. 3 a. 2 co. Respondeo. Dicendum, quod, sicut supra, art. 1, dictum est, correctio fraterna cadit sub praecepto, secundum quod est actus virtutis. Est autem actus virtutis, secundum quod debitis circumstantiis vestitur; inter quas praecipue videtur esse ordo ad finem, quem oportet communem regulam habere in omnibus operabilibus. Finis autem correctionis fraternae est emendatio fratris, sicut dictum est; et ideo hoc ordine Dominus voluit fieri correctionem fraternam, secundum quod congruit ad fratris emendationem, quem volumus a peccato liberare.

Réponse :

Comme il a été dit (art. 1), la correction fraternelle tombe sous le précepte, selon que c’est un acte de vertu. C’en est un selon qu’il se revêt des circonstances nécessaires ; parmi celles-ci il semble surtout qu’il y a un rapport à la fin qu’il est nécessaire d’avoir comme règle commune dans tout ce qui peut être opéré. Le but de la correction fraternelle est la réforme du frère, comme il a été dit ; et ainsi, par cet ordre, le Seigneur a voulu que la correction fraternelle se fasse selon qu’elle convient à la réforme du frère que nous voulons libérer du péché.

 

Duplex autem periculum imminet homini ex peccato; scilicet periculum conscientiae et famae.

Haec autem duo, scilicet conscientia et fama, hoc modo se habent ad invicem, quod conscientia est praeferenda famae; quia testimonium conscientiae est in conspectu Dei, sed testimonium famae pertinet ad officium humanum. Differunt etiam quantum ad hoc quod conscientia est necessaria homini propter seipsum; fama autem propter se, et propter proximum.

 

 

Hoc igitur ordine dominus voluit correctionem fraternam fieri, ut primo quidem, si possibile sit, ita provideatur conscientiae, quod in nullo fama laedatur; et hoc per secretam admonitionem. Deinde, quia conscientia est famae praeferenda; si aliter frater emendari non potest quam cum dispendio famae, finaliter ordinavit Dominus ut publice denuntietur, ut obiurgatio quae fit a pluribus, ei sit remedium salutare.

Un double danger par le péché menace l’homme : pour sa conscience, et pour sa réputation.

Or, ces deux éléments, la conscience et la réputation, se comportent entre eux de telle manière que la conscience doit être placée avant la renommée, parce que le témoignage de la conscience est sous le regard de Dieu, tandis que le témoignage de la réputation concerne le devoir humain. Ils diffèrent aussi du fait que la conscience est nécessaire à l’homme à cause de lui-même, et la réputation à cause de lui et à cause du prochain.

Donc, par cette règle, le Seigneur a voulu établir la correction fraternelle, pour que, d’abord, si c’était possible, elle prenne soin de la conscience, quand la réputation ne serait lésée en rien, et cela, par un avertissement secret. Ensuite, puisqu’il faut placer la conscience avant la réputation, si le frère ne peut être corrigé autrement qu’avec la perte de sa réputation, finalement le Seigneur a ordonné qu’il soit dénoncé publiquement, pour que le reproche qui est fait par plusieurs soit pour lui un remède salutaire.

 

Si autem statim ad publicam pronuntiationem procederetur, pateretur frater dispendium famae suae; quod quidem vitandum est et propter ipsum, et propter alios, propter quos est sibi necessaria fama.

Propter ipsum quidem, duplici ratione.

Si donc on procédait tout de suite à une annonce publique, le frère perdrait sa réputation, ce qu’il faut éviter et pour lui-même et pour les autres, vis-à-vis desquels la réputation lui est nécessaire, en raison de lui-même, et pour deux raisons.

 

Primo quidem, quia bona fama est praecipuum inter exteriora bona, secundum illud Prov. XXII, 1 : Melius est nomen bonum quam divitiae multae. Et hoc ideo, quia bonitas famae reddit hominem idoneum ad humana officia exequenda in conversatione humana; et ideo dicitur Eccli., XLI, 15 : Curam habe de bono nomine; hoc enim magis permanebit tibi quam multi thesauri magni et pretiosi. Sicut igitur peccaret qui absque necessitate ingereret alicui divitiarum dispendium; ita, et multo amplius, peccat si aliquis absque necessitate proximo ingereret dispendium famae, absque necessitate eius peccatum publicando.

a/ La première est qu’une bonne renommée est chose importante parmi les biens extérieurs, selon Pr 22, 1 : Mieux vaut un nom honorable que de grandes richesses. Et ainsi, parce que la bonté de la renommée rend l’homme apte à remplir ses devoirs humains, dans une manière de vivre humaine ; et ainsi lit-on en Si 41, 15 : Aie soin de ton bon renom, cela demeurera plus pour toi qu’une foule de grands trésors précieux. Donc, de même qu’il pécherait celui qui imposerait sans nécessité à quelqu’un la perte de ses richesses, il pèche beaucoup plus, si, sans nécessité, il poussait son prochain à la perte de sa réputation, et, en rendant public sans nécessité  son péché.

 

Secundo, quia propter conservationem famae homo multoties abstinet a peccatis. Et ideo, quando aliquis videt se iam famam amisisse, pro nihilo ducit peccare secundum illud Ieremiae III, 3 : Facies meretricis facta est tibi, erubescere nescisti; unde et Hieronymus dicit super Matth. : Corripiendus est seorsum frater, ne si semel pudorem aut verecundiam amiserit, permaneat in peccato.

b/ La deuxième est que pour sauvegarder sa réputation, l’homme s’abstient souvent des péchés. Et ainsi, quand quelqu’un voit que désormais il a perdu sa réputation, cela le conduit pour rien au péché, selon ce qu’on lit en Jr 3, 3 : Tu montrais l’apparence de la prostituée, mais tu n’as pas su rougir, d’où aussi Jérôme dit (Sur Matthieu) : « Il faut reprendre son frère à l’écart, de peur que, s’il a perdu sa réserve et sa discrétion, il ne demeure dans le péché ».

 

Similiter etiam ex parte aliorum est periculosum dupliciter.

Primo quidem, quia homines peccatum alicuius audientes scandalizantur, et contemnunt quandoque non solum peccantem, sed et multos alios innocentes. Unde Augustinus dicit in Epistola ad plebem Hipponensem : Cum de aliquibus qui sanctum nomen profitentur, aliquid criminis vel falsi sonuerit, vel veri patuerit, instanter satagunt, ambiunt, ut de omnibus hoc credatur.

De la même manière, du côté des autres, le danger est double.

a/ Premièrement, parce que les hommes sont scandalisés en entendant parler du péché d’autrui et qu’ils méprisent parfois non seulement le pécheur, mais aussi beaucoup d’autres innocents. C’est pourquoi Augustin dit dans une Lettre au peuple d’Hippone : « Puisque, à propos de certains qui professaient le saint nom, quelque chose d'un faux crime a retenti, ou d'un vrai [crime] a été découvert, ils font des efforts empressés et désirent ardemment que cela soit cru à propos de tous ».

 

Secundo, quia ex peccato nimis publico multi provocantur ad peccandum; secundum illud I ad Cor. 5, 6 : Nescitis quia modicum fermentum totam massam corrumpit? Et ideo sub praecepto cadit ut non prius aliquis ad denuntiationem publicam procedat quam secreto correxerit. Sed quia de extremo ad extremum pervenitur per medium, interposuit dominus quemdam medium gradum; ut post secretam admonitionem nunquam publice omnibus denuntietur nisi unus vel duo testes adhibeantur, ut possit secretius correctus non innotescere ceteris, ut Augustinus dicit in Regula. Sic igitur ordo fraternae correctionis sub praecepto cadit, sicut et ipsa fraterna correctio; hac tamen discretione servata in utroque, ut debito loco, tempore, et aliis debitis circumstantiis observatis, omnia fiant secundum quod quis utile esse prospexerit ad emendationem fratris, quae est finis et regula correctionis fraternae.

b/ Deuxièmement, parce qu’en raison d’un péché trop public, beaucoup sont tentés de pécher, selon 1 Co 5, 6 : Ne voyez-vous pas qu’un peu de levain fait lever toute une pâte ? C’est pourquoi il tombe sous le précepte qu’on ne procède pas à la dénonciation publique avant d’avoir corrigé en secret. Mais parce qu’on passe d’un extrême à un autre par un intermédiaire, le Seigneur a établi un degré intermédiaire, de telle sorte qu’après l’avertissement en privé, il n’y ait jamais de dénonciation publique pour tous, si ce n’est en prenant un ou deux témoins, de manière que celui qui a été corrigé d’une manière assez secrète, ne puisse se faire connaître à tous les autres, comme le dit Augustin dans la Règle (7)[74]. Ainsi donc, l’ordre de la correction fraternelle tombe sous le précepte, comme la correction elle-même ; cependant, une fois la discrétion observée dans l’un et l’autre cas, comme l’exigent le lieu, le temps et l’observation des circonstances normales, qu’ils fassent tout selon ce que quelqu'un aura discerné d’utile pour l’amendement du frère, qui est la fin et la règle de la correction fraternelle.

 

[66498] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod, sicut Augustinus solvit in Lib. de verbis Domini, verbum apostoli est intelligendum in publicis peccatis; sed verbum Domini est intelligendum in peccatis occultis, ut ex ipso modo loquendi apparet. Dicit enim Dominus : Si peccaverit in te frater tuus. Si enim publice peccat, non solum in te peccat, cui contumeliam vel iniuriam infert, sed etiam in omnes videntes, ut significatur in parabola quam dominus ponit, Matth. XVIII, 31, de servo nequam, qui cum alium conservum affligeret, videntes conservi eius quae fiebant contristati sunt valde. Et II Petri II, 8, dicitur, quod animam iusti iniquis operibus cruciabant.

 

Solutions :

1. De même qu’Augustin le résoud dans Les Paroles du Seigneur, il faut penser que la parole de l’Apôtre concerne les péchés publics, mais la parole du Seigneur est à comprendre des péchés secrets, comme cela apparaît dans la manière même de s’exprimer. En effet, le Seigneur dit (Mt 18, 15) : Si ton frère a péché contre toi…Si, en effet, il pèche publiquement, non seulement il pèche contre toi, à qui il fait un affront ou une injustice, mais aussi contre tous ceux qui le voient, comme le montre la parabole du Seigneur en Mt 18, 31, à propos du mauvais serviteur, comme il avait agressé un autre compagnon : Ses compagnons, voyant ce qui se passait, étaient bien navrés. Et dans 2 P 2, 8 : Ils torturaient l’âme du juste par leurs œuvres injustes[75].

 

[66499] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 2 Ad secundum dicendum, quod quidam sic intellexerunt ordinem correctionis fraternae esse servandum, ut primo frater sit in secreto corripiendus; et si audierit, bene quidem; si autem non audierit, dicebant esse distinguendum : quia aut est omnino occultum, et tunc non est procedendum ulterius; aut incipit iam ad plerorumque notitiam pervenire, et tunc debet ulterius procedi, secundum quod Dominus mandat. Sed hoc non videtur bene dictum; dicit enim Augustinus in Regula : Si frater tuus vulnus habet in corpore quod vult occultari, dum timet secari, nonne a te crudeliter sileretur, et misericorditer indicaretur? Quanto ergo magis non debet occultari, ne deterius putrescat in corde?

 

 

 

 

Et ideo alia distinctione opus est. Si enim probabiliter possumus existimare quod ulterius procedendo ad eius emendationem proficiamus, debemus ulterius procedere adhibendo testes, et denuntiando. Si vero probabiliter existimemus quod ex tali publicatione fiat deterior, non est ulterius procedendum; sed propter hanc causam a tota correctione fraterna est desistendum, ut supra dictum est.

2. Certains ont ainsi pensé qu’il fallait conserver l’ordre de la correction fraternelle, pour que le frère soit d’abord réprimandé en secret ; et s’il a écouté, c’est bien ; mais s’il n’a pas écouté, ils disaient qu’il fallait opérer une distinction : parce que, ou bien c’est tout à fait secret, et alors il ne faut pas aller plus loin; ou bien cela commence déjà à parvenir à la connaissance de la plupart, et alors, il faut aller plus loin, selon que le Seigneur l’ordonne. Mais ceci ne semble pas avoir été bien dit : en effet, Augustin dit dans La Règle (7) : « Si ton frère a une blessure en son corps qu’il veut cacher, dans la crainte qu’on y porte le fer, ne serait-ce pas cruauté de vous taire, et miséricorde de l’annoncer publiquement ? Combien plus doit-on ne pas le cacher, pour empêcher dans son cœur des ravages plus redoutables ?»

Et ainsi il y a besoin d’une autre distinction. Si, en effet, nous pouvons estimer probable qu’en procédant plus avant nous parvenions à le corriger, nous devons aller plus loin en ayant recours à des témoins et en le dénonçant. Mais si nous pensons que probablement il deviendrait pire à la suite d’une pareille annonce, il ne faut pas aller plus avant, mais à cause de cela il faut renoncer à toute correction fraternelle, comme on l’a dit ci-dessus.

 

[66500] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 3 Ad tertium dicendum, quod omnis veritas humanae iustitiae regulatur a veritate divina. Sed hominum facta non eodem modo comparantur ad iudicium divinum et ad iudicium humanum, quia secundum iudicium humanum quaedam peccata sunt occulta, in quibus non est statim procedendum ad publicum. Et hoc modo non comparantur omnia peccata ad iudicium divinum, quia omnia nuda et aperta sunt oculis eius, ut dicitur ad Hebr. IV, v. 13. Et ideo quantum ad iudicium divinum non requiritur quod secreta admonitio praecedat et tamen plerumque peccatores quasi secreta admonitione a Deo arguuntur per interiorem remorsum conscientiae et interiorem inspirationem, vel in vigilando, vel in dormiendo. Dicitur enim Iob XXXIII, 15-17 : Per somnum in visione nocturna, quando irruit sopor super homines, tunc aperit aures virorum, et erudiens eos instruit disciplina, ut avertat hominem ab his quae fecit.

3.  Toute vérité de justice humaine est régulée par la vérité divine. Mais les actions des hommes ne sont pas confrontées de la même manière au jugement humain ou au jugement divin, car selon le jugement humain il y a des péchés secrets contre lesquels il ne faut pas faire aussitôt de procès public. Et ce n'est pas de cette manière que tous les péchés sont confrontés au jugement divin, parce qu'à ses yeux tout est nu et ouvert (Hb 4, 13). Et c'est pourquoi, pour le jugement divin, il n'est pas requis qu'un avertissement secret précède, et pourtant la plupart du temps les pécheurs sont en quelque sorte accusés par Dieu par un avertissement secret, grâce à un remords intérieur de conscience et à une inspiration intérieure, à l'état de veille ou en songe. Car il est dit (Jb 33, 15-17) : Par un songe dans une vision nocturne, quand le sommeil accourt sur les humains, alors il ouvre les oreilles des hommes et il les instruit et leur donne un enseignement, pour détourner l'homme de ce qu'il a fait.

 

[66501] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 4 Ad quartum dicendum, quod peccatum Ananiae et Saphirae non devenerat ad notitiam Petri modo humano, sed per revelationem divinam; et ideo in peccato illo processit non secundum formam humani iudicii, sed secundum formam divini iudicii, tamquam in hoc executor Dei existens.

4. Le péché d'Ananie et Saphire n'était pas venu à la connaissance de Pierre d'une manière humaine, mais par révélation divine ; et c'est pourquoi dans ce péché-là il a procédé non selon la forme du jugement humain, mais selon la forme du jugement divin, en étant pour ainsi dire, en cela, l'exécuteur de Dieu.

 

[66502] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 5 Ad quintum dicendum, quod etiam Dominus peccatum Iudae scivit virtute divina, in quantum erat cognitor absconditorum; et ideo, in quantum Deus, procedere poterat statim ad publicandum peccatum. Et tamen ipse non publicavit, sed obscuris verbis eum de peccato admonuit.

5. Le Seigneur aussi a connu le péché de Judas de science divine, en tant qu’il connaissait ce qui était caché, et ainsi, Dieu pouvait passer aussitôt à la divulgation du péché. Et pourtant, lui-même ne l’a pas rendu public, mais il l’a averti du péché par des paroles obscures.

 

[66503] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 6 Ad sextum dicendum, quod alia ratio est in accusatione et in denuntiatione; quia in denuntiatione intenditur correctio fratris : et ideo tali ordine debet denuntiatio fieri qui sit conveniens ad emendationem fratris; sed in accusatione intenditur bonum Ecclesiae, ut scilicet conservetur communitas pura ab infectione peccati, et ideo in accusatione non oportet quod praecedat denuntiatio.

6. Il y a une autre raison dans l’accusation et la dénonciation, parce que dans la dénonciation est visée la correction du frère, et elle doit être faite dans un ordre qui puisse convenir à la réforme du frère; mais dans l’accusation est visé le bien de l’Église, pour garder la communauté pure de la contagion du péché, et ainsi dans l’accusation il n’est pas nécessaire que la dénonciation précède.

 

[66504] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 7 Ad septimum dicendum, quod non in omni peccato debet homo procedere ad accusationem; sed solum in illis peccatis ex quibus in promptu est ut proveniat periculum multitudini, vel spirituale, vel corporale. Tunc enim potest homo ad accusationem procedere, monitione non praecedente, si hoc exigat utilitas communis; quia bonum commune praeferendum est bono privato.

7.  On ne doit pas procéder à une accusation pour n’importe quel péché, mais seulement pour les péchés à partir desquels il peut facilement provenir un danger pour la multitude, soit spirituel, soit corporel. Dans ce cas, si l'utilité commune l'exige, on peut en effet procéder à une accusation sans avertissement préalable, car le bien commun doit être préféré au bien privé.

 

 

[66505] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 8 Ad octavum dicendum, quod proclamationes quae fiunt in capitulis religiosorum, magis sunt quaedam commonitiones quam accusationes vel denuntiationes. Reducitur enim fratri ad memoriam culpa de qua purgare se debet, quod famae eius detrimentum non facit; fiunt enim huiusmodi proclamationes de levibus culpis. Si autem proclamaretur aliquis in publico de aliqua gravi culpa, ex qua infamari posset, monitione non praecedente, hoc esset illicitum et contra praeceptum Christi.

8. Les proclamations qui sont faites dans les chapitres des religieux sont plutôt des avertissements que des accusations ou des dénonciations. On ramène à la mémoire du frère la faute dont il doit se purifier, ce qui ne fait pas de tort à sa réputation, car ce genre de proclamations se fait pour les fautes légères. Mais si quelqu'un était dénoncé publiquement, sans avertissement préalable,  pour une faute grave qui pourrait lui faire perdre sa réputation, ce serait illicite et contraire au précepte du Christ.

 

[66506] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 9 Ad nonum dicendum, quod ex levibus peccatis non consurgit infamia, sicut consurgit ex gravibus; ideo non est eadem ratio de utriusque.

9. Des péchés légers il ne vient pas d'infamie comme il en vient des graves, c'est pourquoi ce n'est pas le même raisonnement dans l'un et l'autre cas.

 

 

[66507] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 10 Ad decimum dicendum, quod in talibus in quibus mora denuntiationis est periculosa, non oportet expectare admonitionem, sed statim procedere ad denuntiationem; nec hoc est contra praeceptum Christi, propter duo. Primo quidem, quia peccatum istud, quod vergit in periculum multorum, non est solum in te, sed est in multos; dominus autem dicit : si peccaverit in te frater tuus.

 

Secundo, quia dominus non loquitur de culpa futura cavenda, sed de culpa praeterita iam praecommissa.

10. En de tels [pécheurs] en qui le retard de la dénonciation est périlleux, il n’est pas nécessaire d’attendre l’avertissement, mais de procéder aussitôt à la dénonciation ; et cela n’est pas contre le précepte du Christ, pour deux raisons :

a/ Premièrement parce que ce péché, qui tend au péril de beaucoup, n’est pas seulement en toi, mais en beaucoup ; le Seigneur dit : Si ton frère a péché contre toi… 

b/ Deuxièmement, parce que le Seigneur ne parle pas de faute future à éviter, mais d’une faute passée déjà commise.

 

[66508] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod multo melius est et quantum ad fratrem, cuius emendationi intenditur, et quantum ad multitudinem, si fieri potest, ut secretius emendetur, ut patet ex dictis. Et ideo ille qui corrigit secundum caritatem, isto modo debet procedere.

11. Pour le frère dont on vise la réforme, et pour la multitude, c'est beaucoup mieux s’il est possible qu’il soit amendé plus en secret, comme on le voit par ce qui a été dit. Et ainsi celui qui corrige selon la charité doit procéder de cette manière.

 

[66509] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod si medicus procederet statim ad praecisionem membri corrupti, incaute ageret, et multoties praecideret membra quae sanari possunt; sed si sit sapiens, a levioribus remediis incipiet. Tunc demum praecidit membrum, quando experitur illud esse insanabile; et ita quidem est faciendum in correctione fraterna.

12. Si le médecin coupait aussitôt le membre abîmé, il agirait imprudemment et de nombreuses fois il couperait des membres qui peuvent être soignés ; mais s’il est sage, il commencera par des remèdes plus légers. Alors finalement il coupe le membre, quand il sait expérimentalement qu’il ne peut pas être soigné. Et il faut agir ainsi dans la correction fraternelle.

 

[66510] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod praelato non est obediendum contra praeceptum Christi, secundum illud Act. 5, 29 : obedire oportet Deo magis quam hominibus. Sed et ille praelatus qui praecipit contra mandatum Christi a peccato non excusatur. Et ideo, si praelatus praecipiat quod aliquis dicat quod sciverit corrigendum, vel quod sciverit de peccatis alterius, intelligendum est praeceptum eius sane, in casu in quo ipse hoc potest praecipere, secundum ordinem institutum a Christo. Quod si expresse contra hunc ordinem praeceperit, non est ei obediendum. In quibusdam tamen casibus saecularis vel ecclesiasticus iudex potest iuramentum exigere, sive in via denuntiationis, sive in via inquisitionis, sive in via accusationis; in istis etiam casibus potest praelatus in religionibus per praeceptum obedientiae suos subditos obligare.

13. Il ne faut pas obéir au prélat contre le précepte du Christ, selon cette parole de Ac 5, 29 : Il est nécessaire d’obéir plus à Dieu qu’aux hommes. Mais ce prélat aussi qui ordonne un précepte contre le commandement du Christ n’est pas excusé de son péché. Et ainsi, si le prélat avait ordonné que quelqu'un dise ce qu’il a su devoir être corrigé ou ce qu’il a connu des péchés d’un autre, il faut penser que son précepte est dans le cas où lui-même peut l’ordonner selon l’ordre donné par le Christ. Que s’il l’a ordonné expressément contre cet ordre, il ne faut pas lui obéir. En certains cas cependant, le juge du siècle ou le juge ecclésiatique peut exiger un serment, au cours de l'enquête ou au cours de l’accusation : en ces cas-là, le prélat peut obliger dans les réunions religieuses ses sujets par le précepte d'obéissance.

 

[66511] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod iustitia dicitur esse praeclarissima virtutum, propter decorem sui ordinis; ad quam etiam pertinet ut occultanda occultet.

14. On dit que la justice est la plus illustre des vertus en raison de la beauté de son ordre ; et il lui convient de cacher ce qui doit être caché.

 

[66512] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod ille qui occulte peccat meretur amittere famam suam; sed pro isto merito non potest ei poena recompensari, nisi ab illo qui est iudex occultorum, scilicet Deus, de quo dicitur I ad Cor., IV, 5 : qui illuminabit abscondita tenebrarum, et manifestabit consilia cordium.

15. Celui qui pèche en secret, mérite de perdre sa réputation, mais le châtiment ne peut pas contrebalancer le mérite, à moins que ce soit par celui qui est le juge des choses cachées, c’est-à-dire Dieu, de qui il est dit (1 Co 4, 5) : Celui qui illuminera les secrets dans les ténèbres et rendra claires les décisions des cœurs.

 

[66513] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod non repetere sua est praeceptum, secundum quod intelligitur in praeparatione animi ut Augustinus exponit. Tenetur enim homo esse paratus sua non repetere in casu in quo hoc exigeret necessitas fidei vel caritatis; in quo etiam casu dare de novo teneretur. Sed quod ultra hunc casum homo sua non repetat, potest esse consilium debitis circumstantiis servatis, sicut et consilium est quod homo det sua quibus debet. Admonitio autem fraterna non contrariatur nec consilio nec praecepto praedicto. Potest enim aliquis fratrem admonere qui alienum accepit, ut de peccato poeniteat, et sit satisfacere paratus, etiam si ipse velit ei remittere quod debet, cum hoc viderit expedire.

 

16. Ne pas réclamer ses biens est un précepte selon qu’il est compris dans une bonne disposition de l’âme, comme l’expose Augustin. En effet, l’homme est tenu de se montrer prêt à ne pas réclamer ses biens dans le cas où l’exigerait la nécessité de la foi ou de la charité ; dans ce cas aussi il serait même tenu de les donner de nouveau. Mais outre ce cas où l’homme n’a pas à réclamer ses biens, il peut y avoir une décision, une fois observé le conseil que l’homme donne ses biens à qui il les doit. L’avertissement fraternel n’est contrarié ni par un ordre ni par un précepte déjà dit. En effet, quelqu’un peut donner un avertissement à un frère qui a reçu un bien étranger, afin qu'il se repente de son péché et qu’il soit prêt à donner satisfaction, même si lui-même voulait lui remettre ce qu’il doit, quand il a vu que c’était utile.

 

[66514] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod ille qui corripit delinquentem modo et ordine debito, reddit bonum pro malo; sed ille qui debitum modum et ordinem praetermittit corripiendo in publico quae sunt occulta, non reddit bonum, sed malum.

17. Celui qui corrige un délinquant d’une manière et d’un ordre obligatoire, rend le bien pour le mal, mais celui qui néglige le mode et la règle obligatoires, en corrigeant en public ce qui est caché, ne rend pas le bien mais le mal.

 

 

[66515] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 18 Ad decimumoctavum dicendum, quod raro contingit quod peccata occulta publicentur; et ideo ex hoc, periculum rarius accidit. Si vero frequenter publicarentur peccata occulta, experimento perpenderetur quod pericula ex hoc sequerentur.

18. Il arrive rarement que les péchés cachés soient dévoilés et ainsi par là ce danger se manifeste assez rarement. Mais si les péchés cachés sont fréquemment divulgués, l’expérience démontre tout au long que des dangers en découleraient.

 

[66516] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 19 Ad decimumnonum dicendum, quod ex quo peccatum est occultum, et non apparet quare in promptu debeat publicari, et ille qui peccavit emendationem promittit, contra praeceptum Dei ageret qui socium peccantem vel ad praelatum vel ad alium deferret.

19. Du fait que le péché est caché et qu’il n’apparaît pas pourquoi il devrait être rendu public visiblement, et que celui qui a péché promet de s’amender, il agirait contre le précepte de Dieu, celui qui révélerait un frère pécheur soit au prélat soit à un autre.

 

[66517] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 20 Ad vicesimum dicendum, quod peccata quae in Deum committuntur, non est nostri arbitrii ea dimittere in poenitentia; est tamen nostri arbitrii in eis corrigendis ordinem servare quem Christus instituit.

20. Pour ce qui concerne les péchés qui sont commis contre Dieu, il ne dépend pas de nous de les envoyer en pénitence, mais il dépend de nous, pour ceux qui doivent être corrigés, de conserver l’ordre que le Christ a institué.

 

[66518] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 21 Ad vicesimumprimum dicendum, quod intelligitur ille qui peccat corripientem audire, quando et cessat ab opere et facit alia quae sunt facienda pro salute, confitendo et satisfaciendo. Et tunc, quantumcumque sit grave peccatum, aliquis lucratur fratrem sic audientem.

21. On comprend ici que celui qui pèche écoute celui qui le corrige, quand il cesse son acte et fait d’autres choses qui sont à faire pour son salut, par la confession et la satisfaction. Et alors, si grave que soit le péché, quelqu'un gagne son frère qui l’écoute ainsi.

 

[66519] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 22 Ad vicesimumsecundum dicendum, quod verbum quod adversus fratrem audimus, sic debet in nobis commorari, ut a nobis non procedat ad fratris infamiam; non tamen prohibetur quin procedat ulterius ad fratris emendationem.

22. La parole que nous entendons contre un frère doit demeurer en nous, de sorte que par nous elle n'en vienne pas à l’infamie du frère; cependant, il n’est pas interdit qu'elle aille plus loin pour la réforme du frère.

 

[66520] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 23 Ad vicesimumtertium dicendum, quod cum dominus dicit, Corripe inter te et ipsum solum, non intelligendum est quod semel corripiatur sed bis et ter, aut etiam pluries, quamdiu probabiliter spes maneat quod secretius corripi possit. Cum vero probabiliter praesumitur quod sic corrigi non possit, tunc intelligitur non audire.

23. Quand le Seigneur dit : Réprimande-le seul à seul, on ne doit pas le comprendre dans le sens qu’il est réprimandé une seule fois, mais deux et trois fois ou même plus, aussi longtemps que demeure avec vraisemblance l’espoir qu’il puisse être corrigé plus secrètement. Quand on présume avec vraisemblance qu’il ne pourrait se corriger ainsi, on comprend qu’il n’écoute pas.

 

[66521] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 24 Ad vicesimumquartum dicendum, quod testes inducuntur vel ad ostendendum quod hoc sit peccatum de quo aliquis arguitur, ut Hieronymus dicit; vel ad convincendum de actu, si actus iteretur, ut Augustinus dicit; vel ad testificandum quod frater admonens fecit quod in se fuit, ut Chrysostomus dicit.

24. On amène des témoins ou bien pour dévoiler le péché de celui qui est accusé, comme le dit Jérôme ; ou bien pour le convaincre de son acte s’il récidive, comme le dit Augustin; ou bien pour témoigner que le frère qui l’avertit a fait ce qui a été en lui, comme le dit Chrysostome.

 

[66522] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 25 Ad vicesimumquintum dicendum, quod homo non indiget testibus ad emendationem sui peccati; potest tamen indigere testibus ad emendationem alterius secundum tres modos praedictos. Et ideo non est similis ratio de peccato proprio, et de peccato fratris.

25. L’homme n’a pas besoin de témoins pour se corriger de son péché ; il peut cependant avoir besoin de témoins pour la correction d’un autre selon les trois modes précités. Et c’est pourquoi, ce n’est pas la même raison dans le cas du péché personnel ou du péché du frère.

 

[66523] De virtutibus, q. 3 a. 2 ad 26 Ad vicesimumsextum dicendum, quod Augustinus intelligit quod prius dicatur praelato quam testibus, secundum quod prelatus est quaedam singularis persona, quae potest prodesse etiam magis quam alii. Sic autem dicere praelato, non est dicere Ecclesiae; sed quando dicitur in publico, quasi in loco iudicii residenti.

26. Augustin pense qu’on le dit au prélat avant de le dire aux témoins, dans la mesure où le prélat est une personne particulière qui peut être encore plus utile que les autres. Ainsi, le dire au prélat, ce n’est pas le dire à l’Église, mais quand c’est dit en public, c’est comme dans le lieu où réside le juge.

 

 

 

 

 

 

 

 

Question 4 : [L’espérance]

 

 

(Traduction Professeur Jacques Ménard)

© Traduction père Philippe Dupont, osb avril 2007

Prooemium

Prologue

 

[66524] De virtutibus, q. 4 pr. 1 Et primo quaeritur utrum spes sit virtus.

[66525] De virtutibus, q. 4 pr. 2 Secundo utrum spes sit in voluntate sicut in subiecto.

[66526] De virtutibus, q. 4 pr. 3 Tertio utrum spes sit prior caritate.

[66527] De virtutibus, q. 4 pr. 4 Quarto utrum spes sit solum in viatoribus.

Article 1 – Est-ce que l’espérance est une vertu ?

Article 2 – Est-ce que l’espérance se trouve dans la volonté comme dans son sujet ?

Article 3 ­­– Est-ce que l’espérance précède la charité ?

Article 4 ­­– Est-ce que l’espérance n’existe que chez ceux qui sont en route ?

 

Articulus 1 : [66528] De virtutibus, q. 4 a. 1 tit. 1 Et primo quaeritur utrum spes sit virtus

Article 1 ­– Est-ce que l’espérance est une vertu ?

 

[66529] De virtutibus, q. 4 a. 1 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :

Il semble que non.

 

[66530] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 1 Virtus enim non se habet ad bonum et malum, sed ad bonum tantum; unde Augustinus dicit in libro de libero Arbit., quod virtute nullus male utitur. Sed spes se habet ad bonum et malum : quidam enim habent bonam, quidam malam spem. Ergo spes non est virtus.

1. En effet, la vertu ne porte pas sur le bien et sur le mal, mais seulement sur le bien. Aussi Augustin dit-il dans le livre Sur le libre arbitre, que personne n’utilise mal la vertu. Or, l’espérance porte sur le bien et sur le mal : en effet, certains ont une bonne espérance, et d’autres une mauvaise. L’espérance n’est donc pas une vertu.

1. En effet, la vertu se comporte non à l'égard du bien, et du mal, mais du bien seulement. Saint Augustin dit, dans le livre du Libre arbitre, que nul ne se sert mal de la vertu. Mais l'espérance se comporte à l'égard du bien et du mal ; car certains ont une bonne espérance, d'autres une mauvaise. Donc, l'espérance n'est pas une vertu.

[66531] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 2 Praeterea, virtutem Deus operatur in nobis sine nobis, ut supra dictum est; et sic patet quod nulla virtus est ex meritis, sed praecedit merita. Sed spes est ex meritis : est enim spes certa expectatio futurae beatitudinis ex gratia et meritis proveniens, ut Magister dicit 26 dist., Lib. III Sent. Ergo spes non est virtus.

2. Dieu réalise en nous sans nous la vertu, comme on l’a dit plus haut ; il est ainsi clair qu’aucune vertu ne provient du mérite, mais précède les mérites. Or, «l’espérance se fonde sur les mérites : en effet, l’espérance est une attente certaine de la béatitude future provenant de la grâce et des mérites», comme le dit le Maître, Sentences, III, d. 26. L’espérance n’est donc pas une vertu.

2. En outre, Dieu opère la vertu en nous sans nous, comme on l'a dit plus haut ; et ainsi, il est clair qu'aucune vertu ne vient des mérites, mais précède les mérites. Mais l'espérance provient des mérites, puisqu'il existe une certaine attente de la béatitute future provenant de la grâce et des mérites à la fois, comme le dit le Maître des Sentences. Donc, l'espérance n'est pas une vertu.

[66532] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 3 Sed dicendum, quod spes praesupponit merita non in actu, sed in habitu.- Sed contra, habitus qui est principium merendi, est caritas. Sed spes non praesupponit caritatem, sed praecedit eam : dicitur enim Matth., I, in Glossa, quod spes generat caritatem. Ergo spes non praesupponit merita in habitu.

3. L’espérance présuppose des mérites, non en acte, mais en habitus. – En sens contraire, l’habitus qui est le principe du mérite est la charité. Or, l’espérance ne présuppose pas la charité, mais la précède. En effet, il est dit dans la Glose sur Mt 1, que «l’espérance engendre la charité». L’espérance ne présuppose donc pas de mérites en habitus.

3. Il faut dire que l'espérance présuppose les mérites, non en acte, mais comme habitus. Mais l'habitus qui est principe pour mériter, c'est la charité. L'espérance, elle, ne présuppose pas la charité mais la précède, ainsi que le dit la Glose sur le premier chapitre de saint Matthieu : l'espérance génère la charité. Donc, l'espérance ne présuppose pas les mérites comme habitus.

[66533] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 4 Praeterea, virtus est dispositio perfecti, secundum philosophum in VI Physic.; unde et in IV Ethicor. probat, quod verecundia non est virtus, quia est imperfecti. Sed spes est dispositio imperfecti, quia est distantis a bono. Ergo spes non est virtus.

4. La vertu est une disposition de celui qui est parfait, selon le Philosophe, Physique, VI. Aussi démontre-t-il, dans Éthique, IV, que la pudeur n’est pas une vertu, parce qu’elle est le fait de celui qui est imparfait. Or, l’espérance est une disposition de celui qui est imparfait, car elle est le fait de celui qui est éloigné du bien. L’espérance n’est donc pas une vertu.

4. En outre,la vertu, selon Aristote, est la disposition du parfait ; il prouve ainsi que la honte n'est pas une vertu, car elle concerne l'imparfait. Mais l'espérance est la disposition de l'imparfait, car il appartient à ce qui est encore éloigné du bien. Donc, l'espérance n'est pas une vertu.

[66534] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 5 Praeterea, nulla passio est virtus : quia passionibus nec laudamur nec vituperamur, ut dicitur in II Ethicor. Sed spes est una de quatuor principalibus passionibus. Ergo spes non est virtus.

5. Aucune passion n’est une vertu, car nous ne sommes ni louangés ni réprimandés pour nos passions, comme il est dit dans Éthique, II. Or, l’espoir est une des quatre principales passions. L’espérance n’est donc pas une vertu.

5. En outre, aucune passion n'est une vertu, car on n'est ni loué ni critiqué pour ses passions, comme le dit Aristote. Mais l'espérance est l'une des quatre passions principales. Donc, l'espérance n'est pas une vertu.

[66535] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 6 Sed dicendum, quod spes quae est passio, non est virtus, sed aliquid ad mentem pertinens.- Sed contra, omnes passiones appetitus sensitivi habent aliquid simile in mente : sicut enim est spes et amor appetitus sensitivi et intellectivi, ita etiam et desiderium, et delectatio, et alia huiusmodi. Sed in aliis passionibus praeter amorem non sumuntur nomina virtutum. Ergo neque aliqua virtus debet dici spes.

6. L’espoir, qui est une passion, n’est pas une vertu, mais quelque chose qui relève de l’esprit. ­– En sens contraire, toutes les passions de l’appétit sensible ont quelque chose de semblable dans l’esprit : en effet, de même qu’il y a espoir et amour dans l’appétit sensible et intellectif, de même il y a désir, plaisir, et d’autres choses de ce genre. Mais pour les autres passions que l’amour on n’utilise pas les noms des vertus. On ne doit donc pas donner le nom de vertu à l’espoir.

6. On doit dire que l'espérance, qui est une passion, n'est pas une vertu, mais quelque chose qui appartient à l'esprit. Mais toutes les passions de l'appétit sensible ont quelque chose de similaire dans l'esprit : il en est de l'espérance, de l'amour  de l'appétit sensible ou intellectuel, comme du désir, du plaisir et de tout le reste. Mais dans les autres passions, on ne donne le nom de vertu qu'à l'amour. Donc, on ne peut dire que l'espérance est une vertu.

[66536] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 7 Praeterea, tria sunt genera virtutum : sunt enim quaedam virtutes morales, quaedam intellectuales, quaedam theologicae. Sed spes non est virtus moralis, quia non reducitur ad aliquam cardinalium virtutum; nec etiam virtus intellectualis, quia non pertinet ad vim cognitivam, sed appetitivam; nec etiam est virtus theologica, quia theologicae virtutis non est esse in medio, sed in extremo, secundum illud Deut., VI, 5 : diliges dominum Deum tuum ex toto corde tuo. Spes autem medium tenet inter praesumptionem et desperationem.

7. Il existe trois genres de vertus : les vertus morales, les vertus intellectuelles et les vertus théologales. Or, l’espérance n’est pas une vertu morale, parce qu’elle ne se ramène à aucune des vertus cardinales. Elle n’est pas non plus une vertu intellectuelle, car elle ne relève pas de la puissance cognitive, mais de la puissance appétitive. Elle n’est pas non plus une vertu théologale, car les vertus théologales ne se situent pas dans un milieu, mais dans un extrême, selon ce que dit Dt 6, 5 : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur. Or, l’espérance occupe le milieu entre la présomption et le désespoir.

7. En outre, il y a trois genres de vertus : les vertus morales, intellectuelles et théologales. L'espérance n'est pas une vertu morale, car elle ne se réduit à aucune des vertus cardinales ; ce n'est pas non plus une vertu intellectuelle, car elle n'appartient pas à la force cognitive, mais à l'appétitive. Ce n'est pas davantage une vertu théologale, car les vertus théologales ne se situent pas au milieu mais à l'extrême, selon ce que dit le Deutéronome : “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur” (6, 5). Or l'espérance tient le milieu entre le présomption et le désespoir.

[66537] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 8 Praeterea, virtus, maxime theologica, est quoddam donum supernaturale divinitus nobis infusum. Sed ad sperandum beatitudinem aeternam non indigemus aliquo dono supernaturali : quia, cum bonum naturaliter moveat appetitum, summum bonum, quod est beatitudo, maxime naturaliter appetitum movebit. Ergo spes non est virtus.

8. La vertu, surtout la vertu théologale, est un don surnaturel infusé en nous par Dieu. Or, pour espérer la béatitude éternelle, nous n’avons pas besoin d’un don surnaturel, car, puisque le bien meut naturellement l'appétit, le bien suprême qu’est la béatitude mouvra naturellement l’appétit au plus haut point. L’espérance n’est donc pas une vertu.

8. En outre, la vertu, surtout celle qui est théologale, est un certain don surnaturel qui est infusé en nous de façon divine. Mais nous n'avons pas besoin d'un don surnaturel pour espérer la béatitude éternelle. Car, comme le bien meut l'appétit naturellement, le bien suprême, qui est la béatitude, entraînera encore plus l'appétit de manière naturelle. Donc, l'espérance n'est pas une vertu.

[66538] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 9 Praeterea, actus caritatis est perfectior quam actus spei. Sed ad actum caritatis potest natura creata absque dono gratiae, secundum illorum opinionem qui dicunt, quod homo et Angelus in naturalibus creati Deum supra se et supra omnia dilexerunt; quod videtur esse actus caritatis. Ergo multo magis potest aliquis in actum spei sine dono gratiae. Ergo spes non est virtus.

9. L’acte de charité est plus parfait que l’acte d’espérance. Or, la nature créée est capable d’un acte de charité sans le don de la grâce, selon l’opinion de ceux qui disent que l’homme et l’ange, créés avec leurs attributs naturels, ont aimé Dieu plus qu’eux-mêmes et que toutes choses, ce qui semble être un acte de charité. À bien plus forte raison, donc, quelqu’un est-il capable d’un acte d’espérance sans le don de la grâce. L’espérance n’est donc pas une vertu.

9. En outre, un acte de charité est plus parfait qu'un acte d'espérance. Mais la nature créée, sans le don de la grâce, est capable d'un acte de charité selon l'opinion de ceux qui disent que l'homme et l'ange créés dans l'état de nature aiment Dieu plus qu'eux-mêmes et plus que tout, ce qui semble être un acte de charité. Il en est donc bien plus possible de faire un acte d'espérance dans le don de la grâce. L'espérance n'est donc pas une vertu.

[66539] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 10 Praeterea, virtus, secundum philosophum in I Ethic., est omni arte certior. Sed hoc non competit spei : causatur enim ex gratia et meritis, quae sunt incerta, secundum illud Eccle., IX, 1 : nemo scit utrum sit dignus odio, vel amore. Ergo spes non est virtus.

10. Selon le Philosophe, dans Éthique, I, la vertu est plus certaine que tout art. Or, cela ne convient pas à l’espérance : en effet, elle est causée par la grâce et les mérites, selon Si 9, 1 : Personne ne sait s’il est digne de haine ou d’amour. L’espérance n’est donc pas une vertu.

10. En outre, selon Aristote (1er livre des Ethiques), la vertu est plus certaine que tout art, mais cela ne convient pas à l'espérance ; en effet, elle est causée par la grâce et les mérites, qui sont incertains, comme le dit l'Ecclésiaste (9, 1) : nul ne sait s'il est digne de haine ou d'amour. Donc, l'espérance n'est pas une vertu.

[66540] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 11 Praeterea, omnis virtus potest esse in caritate. Spes autem importat distantiam, caritas autem unionem, secundum illud quod Dionysius dicit in IV cap. de divinis nominibus, quod amor est vis unitiva. Ergo spes non est virtus.

11. Toute vertu peut exister dans la charité. Or, l’espérance comporte une distance, mais la charité [comporte] l’union, selon ce que dit Denys, Les noms divins, IV, que l’amour est une force unitive. L’espérance n'est donc pas une vertu.

11. En outre, toute vertu peut exister dans la charité. Toutefois l'espérance comporte une distance, mais la charité une union, selon ce que dit Denys au chapitre IV des Noms divins, à savoir que l'amour est une force unitive. Donc, l'espérance n'est pas une vertu.

[66541] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 12 Praeterea, omnis plenitudo gratiarum et virtutum fuit in Christo, secundum illud Ioan., cap. I, 14 : vidimus eum (...) plenum gratiae et veritatis. Sed spes non fuit in Christo : qui enim videt, non sperat, ut habetur Rom., cap. VIII, 24. Ergo spes non est virtus.

12. Toute la plénitude des grâces et des vertus se trouvait dans le Christ, selon Jn 1, 14 : Nous l’avons vu…, plein de grâce et de vérité. Or, l’espérance n’existait pas chez le Christ : en effet, celui qui voit n’espère pas, comme on le lit dans Rm 8, 24. L’espérance n’est donc pas une vertu.

12. En outre, toute la plénitude des grâces et des vertus s'est trouvée dans le Christ, selon saint Jean (1, 14) : “Nous l'avons vu, plein de grâc et de vérité”, mais l'espérance n'a pas existé chez le Christ, car celui qui voit n'espère pas, d'après saint Paul (Rom. 8, 24). L'espérance n'est donc pas une vertu.

[66542] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 13 Praeterea, virtus causat delectationem in actu. Sed spes e contrario causat afflictionem, secundum illud Proverb., XIII, 12 : spes quae differtur, affligit animam. Ergo spes non est virtus.

13. La vertu produit un plaisir dans son acte. Or, l’espérance cause au contraire une affliction, selon ce que dit Pr 13, 12 : L’espérance qui est reportée afflige l’âme. L’espérance n’est donc pas une vertu.

13. En outre, la vertu cause une délectation dans l'acte. Mais l'espérance, au contraire, cause de l'affliction, d'après ce que dit le livre des Proverbes (13, 12) : 'l'espérance différée afflige l'âme”. Donc, l'espérance n'est pas une vertu.

[66543] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 14 Praeterea, virtus per se habet delectationem, ut dicitur in I Ethicorum. Spes autem et memoria non sunt delectabilia secundum se, ut dicitur in II Metaph. Ergo spes non est virtus.

14. La vertu comporte par elle-même une délectation, comme il est dit dans Éthique, I. Or, l’espérance et la mémoire ne sont pas délectables par elles-mêmes, comme il est dit dans Métaphysique, II. L’espérance n’est donc pas une vertu.

14. En outre, la vertu comporte en elle-même une délectation, comme le dit Aristote au premier livre des Ethiques. Mais l'espérance et le souvenir ne sont pas délectables en soi, dit-il au second livre des Métaphysiques. Donc, l'espérance n'est pas une vertu.

[66544] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 15 Praeterea, nulla virtus facit actum malum. Sed spes facit actum malum, quia facit actum difficilem. Ergo spes non est virtus.

15. Aucune vertu ne rend un acte mauvais. Or, l’espérance rend un acte mauvais, parce qu’elle fait un acte difficile. L’espérance n’est donc pas une vertu.

15. En outre, aucune vertu ne fait un acte mauvais. Mais l'espérance fait un acte mauvais, car elle fait un acte difficile. Elle n'est donc pas une vertu.

[66545] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 16 Praeterea, spes est expectatio quaedam, ut dictum est. Expectatio autem importat distantiam. Ergo maxima spes importat maximam distantiam a bono sperato, quod est beatitudo. Sed maxima virtus non habet maximam distantiam a beatitudine, immo facit maximam propinquitatem ad ipsam. Ergo spes non est virtus.

16. L’espérance est une certaine attente, comme on l’a dit. Or, l’attente comporte une distance. Une très grande espérance comporte donc une très grande distance par rapport au bien espéré, qui est la béatitude. Or, une très grande vertu n’a pas une très grande distance par rapport à la béatitude, bien plus, elle réalise un très grand rapprochement par rapport à elle. L’espérance n’est donc pas une vertu.

16. En outre, l'espérance est une certaine attente, comme on l'a dit. Une attente comporte une distance. La plus grande espérance comporte donc la plus grande distance vis-à-vis du bien espéré, qui est la béatitude. Mais la plus grande vertu n'a pas la plus grande distance vis-à-vis de la béatitude, mais plutôt la plus grande proximité. L'espérance n'est donc pas une vertu.

[66546] De virtutibus, q. 4 a. 1 arg. 17 Praeterea, sicut est spes futurorum, ita est memoria praeteritorum. Sed memoria praeteritorum non est virtus. Ergo nec spes futurorum.

17. De même que l’espérance porte sur des choses à venir, de même la mémoire porte sur des choses passées. Or, la mémoire des choses passées n’est pas une vertu. Donc, non plus l’espérance de choses à venir.

17. En outre, comme l'espérance regarde le futur, la mémoire regarde le passé. Mais la mémoire du passé n'est pas une vertu. L'espérance n'est donc pas une vertu, non plus.-

[66547] De virtutibus, q. 4 a. 1 s. c. 1 Sed contra. Per virtutes in beatitudinem introducimur : nam felicitas virtutis est praemium, ut dicitur in I Ethic. Sed spes introducit in beatitudinem : dicitur enim ad Hebr., VI, 18-19, quod habemus spem incedentem, et incedere facientem ad interiora velaminis, id est ad beatitudinem caelestem, ut Glossa ibidem exponit. Ergo spes est virtus.

Cependant :

1. Nous sommes introduits dans la béatitude par les vertus, car la félicité est la récompense des vertus, comme il est dit dans Éthique, I. Or, l’espérance introduit dans la béatitude. En effet, il est dit dans He 6, 18‑19 : Nous avons une espérance qui progresse, et qui nous fait entrer à l’intérieur du voile, c’est-à-dire, «dans la béatitude éternelle», comme l’explique la Glose à cet endroit. L’espérance est donc une vertu.

Au contraire, nous sommes amenés à la béatitude par les vertus ; car le bonheur est la récompense de la vertu, comme le dit Aristote au premier livre des Ethiques. Mais l'espérance mène à la béatitude, comme le dit l'Écriture (Heb. 6, 18-19) : “Nous avons une espérance à saisir, qui nous fait pénétrer par-delà le voile”, c'est-à-dire à la béatitude céleste, comme l'expose la Glose. L'espérance est donc une vertu.

[66548] De virtutibus, q. 4 a. 1 s. c. 2 Praeterea, I ad Cor., XIII, 13 : nunc autem manent fides, spes, caritas, tria haec. Sed fides et caritas sunt virtutes. Ergo et spes.

2. De plus, 1 Co 13, 13 dit : Maintenant, demeurent la foi, l’espérance et la charité, ces trois choses. Or, la foi et la charité sont des vertus. Donc, l’espérance aussi.

Maintenant, demeurent la foi, l'espérance et la charité (1 Cor. 13, 13). La foi et la charité sont des vertus, donc aussi l'espérance.

[66549] De virtutibus, q. 4 a. 1 s. c. 3 Praeterea, Gregorius in I Mor. dicit, quod per tres filias Iob significantur hae tres virtutes : fides, spes et caritas. Ergo est virtus.

3. Grégoire dit, dans Morales, I, que ces trois vertus, la foi, l’espérance et la charité, sont signifiées par les trois filles de Job. [L’espérance] est donc une vertu.

Saint Grégoire (premier livre des Morales) dit que ces trois vertus que sont la foi, l'espérance et la charité sont signifiées par les trois filles de Job. L'espérance est donc une vertu.

[66550] De virtutibus, q. 4 a. 1 s. c. 4 Praeterea, praecepta legis dantur de actibus virtutum. Sed multa praecepta dantur de actu spei; dicitur enim in Psal. XXXVI, 3 : spera in Deo, et fac bonitatem. Ergo spes est virtus.

4. Les commandements de la loi portent sur des actes des vertus. Or, beaucoup de commandements portent sur l’acte de l’espérance. En effet, il est dit dans Ps 36, 3 : Espère en Dieu et fais le bien. L’espérance est donc une vertu.

Les préceptes de la Loi sont donnés à partir d'actes de vertus. Beaucoup viennent de l'acte d'espérance, comme celui-ci : “Espère en Dieu et fais le bien” (Ps. 36, 3). L'espérance est donc une vertu.

[66551] De virtutibus, q. 4 a. 1 co. Respondeo. Dicendum, quod quia habitus cognoscuntur per actus, et actus per obiecta, ad cognoscendum an spes sit virtus, oportet considerare de ratione actus eius. Manifestum autem est quod sperare importat motum quemdam appetitivae virtutis tendentem in bonum, non quidem ut iam habitum, sicut gaudium et delectatio, sed tamquam assequendum, sicut etiam desiderium et cupiditas. Differt tamen spes a desiderio in duobus. Primo quidem, quia desiderium est communiter cuiuscumque boni, et ideo attribuitur concupiscibili : spes autem est boni ardui, quod difficile est assequi, et ideo attribuitur irascibili. Secundo, quia desiderium est alicuius boni absolute, absque consideratione possibilitatis et impossibilitatis illius; sed spes tendit in aliquod bonum, sicut in id quod est possibile adipisci : importat enim in sui ratione quamdam securitatem adipiscendi. Ergo sic in obiecto spei quatuor considerantur. Primo quidem, quod sit bonum; per quod differt a timore. Secundo, quod sit boni futuri; per quod differt a gaudio vel delectatione. Tertio, quod sit boni ardui; per quod differt a desiderio. Quarto, quod sit boni possibilis; per quod differt a desperatione. Est autem possibile aliquod haberi ab aliquo dupliciter : uno modo per propriam potestatem; alio modo per auxilium alterius : nam quae per amicos sunt possibilia, aliqualiter possibilia dicimus, ut patet per philosophum in III Ethic. Sic igitur quandoque sperat homo aliquid adipisci per propriam potestatem, quandoque vero per auxilium alienum; et talis spes expectationem habet, in quantum homo respicit in auxilium alterius. Et tunc necesse est quod motus spei feratur in duo obiecta : scilicet in bonum adipiscendum, et in eum cuius auxilio innititur. Summum autem bonum, quod est beatitudo aeterna, homo adipisci non potest nisi per auxilium divinum, secundum illud Rom., VI, v. 23 : gratia Dei vita aeterna. Et ideo spes adipiscendi vitam aeternam habet duo obiecta, scilicet ipsam vitam aeternam, quam quis sperat, et auxilium divinum, a quo sperat; sicut etiam fides habet duo obiecta : scilicet rem quam credit, et veritatem primam, cui correspondet. Fides autem non habet rationem virtutis, nisi in quantum inhaeret testimonio veritatis primae, ut ei credat quod ab ea manifestatur, secundum illud Genes., XV, 6 : credidit Abraham Deo, et reputatum est ei ad iustitiam; unde et spes habet rationem virtutis ex hoc ipso quod homo inhaeret auxilio divinae potestatis ad consequendum vitam aeternam. Si enim aliquis inniteretur humano auxilio, vel suo vel alterius, ad consequendum perfectum bonum absque auxilio divino, esset hoc vitiosum, secundum illud Ierem., cap. XVII, 5 : maledictus homo qui confidit in homine, et ponit carnem brachium suum. Sic igitur, sicut formale obiectum fidei est veritas prima, per quam sicut per quoddam medium assentit his quae creduntur, quae sunt materiale obiectum fidei; ita etiam formale obiectum spei est auxilium divinae potestatis et pietatis, propter quod tendit motus spei in bona sperata, quae sunt materiale obiectum spei. Sicut ergo ea quae creduntur materialiter, omnia referuntur ad Deum, quamvis aliqua eorum sint creata : sicut quod credimus omnes creaturas esse a Deo, et corpus Christi esse a filio Dei assumptum in unitate personae; ita etiam omnia quae materialiter sperantur, ordinantur in unum finale speratum, quod est fruitio Dei. In ordine enim ad hanc fruitionem speramus adiuvari a Deo non solum spiritualibus, sed etiam corporalibus beneficiis.

Réponse :

Parce que les habitus sont connus par leurs actes, et leurs actes par les objets de ceux-ci, pour savoir si l’espérance est une vertu, il est nécessaire d’examiner la raison même de son acte. Or, il est clair qu’espérer comporte un certain mouvement de la puissance appétitive tendant vers un bien, non pas déjà possédé, comme c’est le cas pour la joie et le plaisir, mais recherché, comme c’est aussi le cas du désir et de la cupidité. Toutefois, l’espoir diffère du désir sur deux points. Premièrement, le désir porte d’une manière générale sur tous les biens : c’est pourquoi il est attribué au concupiscible. Mais l’espoir porte sur un bien difficile, qu’il est difficile d’atteindre : c’est pourquoi il est attribué à l’irascible. Deuxièmement, le désir porte sur un bien de manière absolue, sans considération de sa possibilité ou de son impossibilité. Mais l’espoir tend vers un bien comme vers quelque chose qu’il est possible d’obtenir : en effet, il comporte dans sa raison même une certaine assurance de l’obtenir. Dans l’objet de l’espoir, quatre choses doivent donc être relevées. Premièrement, il s’agit d’un bien : il diffère en cela de la crainte. Deuxièmement, il porte sur un bien futur : il diffère en cela de la joie ou du plaisir. Troisièmement, il porte sur un bien difficile : il diffère en cela du désir. Quatrièmement, il porte sur un bien possible : il diffère en cela du désespoir. Or, quelque chose peut être obtenu par quelqu’un de deux manières : d’une manière, par sa propre puissance; d’une autre manière, par l’aide d’un autre, car nous disons qu’est possible d’une certaine manière ce qui est possible par l’intermédiaire d’amis, comme cela ressort clairement de ce que dit le Philosophe dans Éthique, III. Ainsi donc, parfois l’homme espère atteindre quelque chose par sa propre puissance, mais parfois par l’aide d’un autre, et un tel espoir comporte une attente dans la mesure où l’homme compte sur l’aide d’autrui. Il est alors nécessaire que le mouvement de l’espoir se porte sur deux objets : sur le bien à atteindre, et sur celui sur l’aide de qui il s’appuie. Or, l’homme ne peut atteindre le bien suprême, qui est la béatitude éternelle, qu’avec l’aide de Dieu, selon Rm 6, 23 : La vie éternelle par la grâce de Dieu. C’est pourquoi l’espérance d’atteindre la vie éternelle a deux objets : la vie éternelle elle-même, que quelqu’un espère, et l’aide divine, par laquelle il espère, de même que la foi a deux objets : la chose qui est crue, et la Vérité première, à laquelle elle correspond. Or, la foi n’a raison de vertu que si elle adhère au témoignage de la Vérité première, de sorte que soit cru ce qui est manifesté par elle, selon Gn 15, 6 : Abraham crut en Dieu, et cela lui fut compté comme justice. Aussi l’espérance a-t-elle raison de vertu du fait même que l’homme adhère à l’aide de la puissance divine en vue d’obtenir la vie éternelle. En effet, si quelqu’un adhérait à une aide humaine, la sienne ou celle d’un autre, afin d’obtenir le bien parfait sans l’aide divine, cela serait vicieux, selon Jr 17, 5 : Maudit soit l’homme qui a mis sa confiance dans l’homme et fait de la chair sa puissance. Ainsi donc, de même que l’objet formel de la foi est la Vérité première, par laquelle elle donne son assentiment comme par un moyen aux réalités qui sont crues, qui sont l’objet matériel de la foi, de même l’objet formel de l’espérance est l’aide de la puissance et de la bienveillance divines, en raison de laquelle le mouvement de l’espérance tend vers les biens espérés, qui sont l’objet matériel de l’espérance. De même donc que ce qui est cru matériellement se rapporte entièrement à Dieu, bien que certains de ses éléments soient créés (ainsi, nous croyons que toutes les créatures tirent leur être de Dieu, et que le corps du Christ a été assumé par le Fils de Dieu dans l’unité de sa personne), de même tout ce qui est espéré est entièrement ordonné à une seule réalité espérée à titre de fin, qui est la jouissance de Dieu. En effet, en regard de cette jouissance, nous espérons être aidés par Dieu, par des bienfaits non seulement spirituels, mais aussi corporels.

Je réponds en disant : Puisque les habitus sont connus par les actes et les actes par les objets, pour savoir si l'espérance est une vertu, il faut la considérer à partir de son acte. Il est évident qu'espérer comporte un certain mouvement de la force appétitive qui tend vers le bien, non en tant que déjà possédé, comme la joie et le plaisir, mais en tant que recherché, comme le désir. Cependant, l'espérance diffère du désir sur deux points. D'abord, parc que le désir est communément celui d'un bien et est donc attribué au concupiscible ; mais l'espérance est celle d'une bien ardu et difficile à poursuivre et elle est donc attribuée à l'irascible. Ensuite, parce que le désir est celui d'un bien absolument et sans considération de possibilité ou d'impossibilité ; mais l'espérance tend à un bien comme à ce qui est possible d'obtenir ; il enferme, en effet, dans sa raison une certaine assurance de possession. Par conséquent, il faut considérer quatre aspects dans l'objet de l'espérance : 1°, c'est un bien, par quoi il diffère de la crainte. 2°, c'est un bien futur, par quoi il diffère de la joie et du plaisir. 3°, c'est un bien ardu, par quoi il diffère du désir. 4°, c'est un bien possible, par quoi il diffère du désespoir. Mais il est possible de posséder quelque chose à partir de quelque chose d'autre de deux manières, par son propre pouvoir ou par l'aide d'un autre ; en effet, ce qui est possible par l'aide d'amis, nous le disons possible d'une autre façon, comme l'exprime clairement Aristote (troisième livre des Ethiques). Ainsi donc, un homme espère parfois obtenir quelque chose par son propre pouvoir, et d'autres fois grâce à une aide étrangère ; et l'espérance attend en tant que l'homme recherche l'aide d'un tiers. Et alors il est nécessaire que le mouvement de l'espérance se porte sur deux objets, à savoir le bien à obtenir et celui sur l'aide de qui on peut s'appuyer. Le souverain bien, qui est la béatitude éternelle, l'homme ne peut l'obtenir que par le secours divin, comme le dit saint Paul : “La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle” (Ro. 6, 23). Donc, l'espérance d'obtenir la vie éternelle a deux objets : la vie éternelle elle-même qu'on espère, et le secours divin par lequel on espère. De même, la foi a deux objets : ce que l'on croit et la vérité première à laquelle elle correspond. Mais la foi n'a raison de vertu qu'en tant qu'elle adhère au témoignage de la vérité première, en sorte qu'on croit à celui qui a été manifesté par cela, comme la Genèse le dit d'Abraham : “Il crut en Dieu et cela lui fut compté en justice” (15, 6). Ainsi, l'espérance, elle aussi, a raison de vertu du fait que l'homme adhère au secours de la puissance divine pour obtenir la vie éternelle. Si, en effet, quelqu'un s'appuie sur le secours humain, le sien ou celui d'un tiers, pour chercher le bien parfait sans le secours divin, ce serait du vice, comme le dit Jérémie : “Maudit l'homme qui se confie en l'homme, qui fait de la chair son appui” (17, 5). Ainsi donc, de même que l'objet formel de la foi est la vérité première par laquelle, comme par un intermédiaire, on consent à ce qui est cru comme objet matériel de la foi ; de même l'objet formel de l'espérance est le secours de la puissance et de la bonté divine à cause desquels le mouvement de l'espérance tend vers les biens espérés qui sont l'objet matériel de l'espérance. De même donc que ce qui est cru matériellement se refère à Dieu bien que certains objets soient créés : ainsi nous croyons que toutes les créatures viennent de Dieu et que le corps du Christ a été assumé par le Fils de Dieu dans l'unité de la personne ; de la même façon tout ce qui est espéré matériellement est ordonné à un unique but espéré, qui est la fruition de Dieu. En vue de cette fruition, nous espérons être aidés par Dieu non seulement par des bienfaits spirituels, mais aussi par de corporels.

[66552] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod spes secundum quod inhaeret divino auxilio, non potest se ad malum habere; nullus enim potest nimis de Deo sperare. Sed quod aliquis male speret, hoc contingit quia non inhaeret Deo, sed suae virtuti, vel falsae opinioni; puta cum praesumit se salvandum etiam in peccatis perseverans.

Solutions :

1. L’espérance, dans la mesure où elle adhère à l’aide divine, ne peut pas se comporter mal : en effet, personne ne peut trop espérer de Dieu. Mais que quelqu’un espère mal, cela arrive parce qu’il n’adhère pas à Dieu, mais à sa propre puissance ou à une fausse opinion, par exemple, parce qu’il présume qu’il sera sauvé même s’il persévère dans les péchés.

1. L'espérance, selon qu'elle s'appui sur le secours divin, ne peut être mauvaise, car personne ne peut trop attendre de Dieu. Mais que quelqu'un espère mal, cela arrive quand il ne s'appuie pas sur Dieu, mais sur sa force ou sur une opinion fausse, par exemple quand il présume qu'il sera sauvé tout en persévérant dans les péchés.

[66553] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 2 Ad secundum dicendum, quod cum dicitur spes esse expectatio futurae beatitudinis, ex gratia et meritis proveniens, dupliciter potest intelligi. Uno modo ut expectatio intelligatur ex meritis provenire ex parte expectantis; ut scilicet, expectatio talis causetur in homine ex praecedentibus meritis. Et in hoc sensu procedit obiectio, qui falsus est. Alio modo potest intelligi expectatio esse ex meritis ex parte rei expectatae; et hic est sensus verus : expectamus enim quod per gratiam Dei et bona merita beatitudinem consequamur.

2. Lorsqu’on dit que l’espérance est une attente de la béatitude à venir provenant de la grâce et des mérites, cela peut s’entendre de deux manières. D’une manière, en comprenant que l’attente provient des mérites du point de vue de celui qui attend, à savoir, qu’une telle attente soit causée dans l’homme par des mérites qui précèdent. C’est le sens de l’objection, qui est faux. D’une autre manière, on peut comprendre que l’attente vient des mérites du point de vue de la chose espérée, et ce sens est vrai : en effet, nous espérons que, par la grâce de Dieu et des mérites bons, nous obtenions la béatitude.

2. Lorsqu'on dit que l'espérance est l'attente de la béatitude future provenant à la fois de la grâce et des mérites, cela peut s'entendre de deux manières. D'abord, comme attente provenant des mérites de la part de celui qui attend, comme une telle attente est provoquée chez l'homme par ses mérites antécédents ; et en ce sens l'objection ne porte pas. Autrement, on l'entend de l'attente provenant des mérites de la part de l'objet espéré ; et en ce sens, cela est vrai, car nous attendons obtenir la béatitude par la grâce de Dieu et les mérites bons.

[66554] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 3 Ad tertium dicendum, quod secundum hunc sensum, merita non praecedunt ex necessitate spem nec actu nec habitu; sed praecedunt rem speratam scilicet beatitudinem : unde potest esse quod sperans non habeat merita nec actu nec habitu, sed solum in proposito.

3. En ce sens, les mérites ne précèdent pas nécessairement l’espérance, ni en acte, ni par l’habitus. Mais ils précèdent la chose espérée, à savoir, la béatitude. Aussi peut-il arriver que celui qui espère n’ait pas de mérites, ni en acte, ni en habitus, mais seulement par l’intention.

3. En ce sens, les mérites ne précèdent pas nécessairement l'espérance, qu'ils soient en acte ou comme habitus ; mais ils précèdent la chose espérée, qui est la béatitude. Ainsi, il se peut que celui qui espère n'ait pas de mérites ni en actes, ni comme habitus, mais seulement comme propos.

[66555] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 4 Ad quartum dicendum, quod spes secundum quod refertur ad materiale obiectum, est dispositio imperfecti, quia quod speratur, nondum habetur; sed secundum quod respicit obiectum formale, scilicet auxilium divinum sic est dispositio perfecti; in hoc enim consistit perfectio hominis ut Deo inhaereat. Et simile etiam est de fide, quae habet imperfectionem, eo quod nondum videt ea quae credit; habet autem perfectionem ex eo quod inhaeret testimonio primae veritatis, et ex hoc est virtus.

4. L’espérance, selon qu’elle se rapporte à son objet matériel, est une disposition de quelqu’un d’imparfait, car ce qui est espéré n’est pas encore possédé. Mais, selon qu’elle porte sur son objet formel, à savoir, l’aide divine, elle est alors une disposition de quelqu’un de parfait : en effet, la perfection de l’homme consiste en ce qu’il adhère à Dieu. Et il en est aussi de même de la foi, qui comporte une imperfection du fait qu’elle ne voit pas encore ce qu’elle croit; mais elle possède une perfection du fait qu’elle adhère au témoignage de la Vérité première, et, pour autant, elle est une vertu.

4. L'espérance, selon qu'elle concerne un objet matériel, est disposition de l'imparfait, car on ne possède pas encore ce qu'on espère ; mais, selon qu'elle regarde un objet formel, comme le secours divin, c'est une disposition du parfait ; en ceci consiste la perfection de l'homme : adhérer à Dieu. Il en est de même pour la foi, qui est imparfaite en ce qu'elle ne voit pas encore ce qu'elle croit, mais qui est parfaite en ce qu'elle adhère au témoignage de la vérité première, et en cela c'est une vertu.

[66556] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 5 Ad quintum dicendum, quod spes est passio, secundum quod est motus appetitus sensitivi, cuius obiectum Deus esse non potest; et ideo talis spes virtus non dicitur, sed illa quae est motus mentis, quae est capax Dei.

5. L’espoir est une passion selon qu’elle est un mouvement de l’appétit sensible, dont l’objet ne peut pas être Dieu. C’est pourquoi ce n'est pas un tel espoir qui est appelé une vertu, mais celui qui est un mouvement de l’esprit, qui est capable de Dieu.

5. L'espérance est une passion en tant qu'elle est un mouvement de l'appétit sensible, dont l'objet ne peut être Dieu ; une telle espérance n'est donc pas une vertu, mais est vertu celle qui est un mouvement de l'esprit, capable de connaître Dieu.

[66557] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 6 Ad sextum dicendum, quod nulla virtus potest denominari proprie ab aliqua passione, nisi theologica. Nam virtutes intellectuales pertinent ad vim cognitivam; passiones autem animae sunt in vi appetitiva. Virtutes autem morales consistunt medium in passionibus; unde virtus moralis non nominatur ab aliqua passione absolute, sed a moderatione passionum, sicut temperantia, fortitudo, et similia. Sed motus humanae mentis qualitercumque Deum attingeret, ad virtutem pertinet; et ideo nomina simplicium motuum, sive passionum, adaptantur virtutibus theologicis. Et quia virtutum theologicarum obiectum est Deus, quod est summum bonum, manifestum est quod passiones quarum obiectum est malum, non possunt nominare virtutes theologicas. Similiter etiam, cum virtus theologica pertineat ad statum viae ante iudicium tantum, passiones quarum obiectum est bonum praesens, ut delectatio et gaudium, non sunt nomina aliquarum virtutum, sed magis pertinent ad beatitudinem; unde delectatio ponitur una de dotibus beatitudinis. Desiderium autem importat quidem motum in futurum, sed sine aliqua praesenti inhaesione vel spirituali contactu ipsius Dei; unde nec desiderium nominat virtutem aliquam. Unde relinquitur quod solum spes et amor nominant theologicas virtutes.

6. Aucune vertu ne peut être nommée au sens propre à partir d’une passion, si ce n’est une vertu théologale. Car les vertus intellectuelles se rapportent à la puissance cognitive, et les passions de l’âme sont dans la puissance appétitive. Mais les vertus morales se situent dans un milieu entre des passions ; aussi la vertu morale n’est-elle pas nommée à partir d’une passion prise isolément, mais à partir de la modération des passions, comme la tempérance, la force et les choses semblables. Mais le mouvement de l’esprit humain, quelle que soit la manière dont il atteint Dieu, se rapporte à la vertu. C’est pourquoi les noms des mouvements simples ou des passions sont adaptés aux vertus théologales. Et parce que l’objet des vertus théologales est Dieu, qui est le Bien suprême, il est clair que les passions dont l’objet est un mal ne peuvent donner leur nom aux vertus théologales. De même aussi, puisque la vertu théologale ne concerne que l’état de la voie antérieur au jugement, les passions dont l’objet est un bien présent, comme le plaisir et la joie, ne sont pas des noms de vertus, mais se rapportent plutôt à la béatitude ; aussi le plaisir est-il donné comme un des ornements de la béatitude. Or, le désir comporte un certain mouvement vers le futur, mais sans une adhésion actuelle ou un contact spirituel avec Dieu lui-même ; aussi le désir ne donne-t-il pas non plus son nom à une vertu. Il reste donc que seuls l’espoir et l’amour donnent leur nom à des vertus théologales.

6. On ne peut appeler aucune vertu de façon propre à partir d'une passion, sinon pour les vertus théologales. En effet, les vertus intellectuelles appartiennent à la force cognitive, et les passions de l'âme sont dans la force appétitive. Les vertus morales établissent un juste milieu dans les passions ; en effet, on n'appelle pas une vertu morale à partir d'une passion de manière absolue, mais par la modération des passions, comme la tempérance, la force et autres semblables. Mais le mouvement de l'esprit humain, quelle que soit la qualité avec laquelle il approche de Dieu, appartient à la vertu ; ainsi, les noms des mouvements simples, comme les passions, s'adaptent aux vertus théologales. Puisque Dieu est l'objet des vertus théologales, lui qui est le souverain bien, il est manifeste que les passions dont l'objet est un mal ne peuvent s'appeler des vertus théologales. De même, puisqu'une vertu théologale appartient seulement à l'état de pèlerinage avant le jugement, les passions dont l'objet est un bien présent, comme le plaisir et la joie, n'ont le nom d'aucune vertu, mais appartiennent plutôt à la béatitude ; et le plaisir est considéré comme l'un des biens de la béatitude. Quant au désir, il comporte un élan vers le futur, mais sans aucune adhésion présente ni contact spirituel avec Dieu ; le désir n'est donc pas appelé vertu. Il en résulte que seules l'espérance et l'amour sont appelées vertus théologales.

[66558] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 7 Ad septimum dicendum, quod ideo virtutes morales consistunt in medio, quia ad virtutem moralem pertinet attingere regulam rationis circa proprium et per se obiectum, scilicet circa passiones et operationes humanas. Omne autem regulatum, in quantum est huiusmodi, habet rationem medii; quod autem a regula discedit, aut superfluum aut diminutum est. Dicitur etiam, quod virtus intellectualis consistit in hoc quod attingat verum, quod est bonum intellectus. Veritas autem intellectus humani regulatur et mensuratur ab essentia rei; ex eo enim quod res est vel non est, opinio vera est vel falsa. Et ideo etiam virtus intellectualis circa proprium obiectum, in medio consistit, ut scilicet hoc apprehendat homo de re quod est, non plus nec minus. Sed virtus theologica habet pro obiecto ipsam primam regulam non regulatam. Et ideo sufficit qualitercumque attingere regulam ad rationem virtutis; propter quod secundum operationem ad proprium et formale obiectum virtus theologica in medio non consistit. Sed ex parte materialis obiecti potest consistere in medio, et hoc accidit ei, sicut fides Catholica in divinis procedit inter haeresim Sabellii confundentis personas, et haeresim Arii substantiam separantis. Et eodem modo ex parte eius quod est materiale, obiectum spei consistit in medio, in quantum scilicet aliquis sperat se adipisci beatitudinem sic vel aliter : sed ex parte formalis obiecti, quod est auxilium divinum, non consistit in medio; nullus enim potest nimis divino auxilio inniti.

7. Les vertus morales se situent à ce point dans un milieu parce qu’il appartient à la vertu morale d’atteindre la règle de la raison à propos de ce qui est par soi son objet propre, à savoir, à propos des passions et des opérations humaines. Or, tout ce qui soumis à une règle, en tant que tel, a raison de milieu ; mais ce qui s’éloigne de la règle est un excès ou un manque. On dit aussi que la vertu intellectuelle consiste en ce qu’elle atteigne le vrai, qui est le bien de l’intelligence. Or, la vérité de l’intellect humain est réglée et mesurée par l’essence d’une chose : en effet, une opinion est vraie ou fausse du fait qu’une chose est ou n’est pas. C’est pourquoi la vertu intellectuelle aussi se situe dans un milieu par rapport à son objet propre, à savoir, que l’homme appréhende d’une chose ce qu’elle est, ni plus ni moins. Mais la vertu théologale a comme objet la règle elle-même, non soumise à une règle. C’est pourquoi il suffit pour la raison de la vertu [théologale] qu’elle atteigne la règle de n’importe quelle manière. C’est la raison pour laquelle la vertu théologale ne se situe pas dans un milieu selon son opération par rapport à son objet propre et formel. Mais, du point de vue de l’objet matériel, elle peut se situer dans un milieu, et cela lui arrive, comme la foi catholique, à propos des réalités divines, avance entre l’hérésie de Sabellius qui confond les personnes, et l’hérésie d’Arius, qui sépare la substance. Et, de la même manière, du point de vue de ce qui est matériel, l’objet de l’espérance se situe dans un milieu, dans la mesure où quelqu’un espère posséder la béatitude de telle ou telle manière. Mais, du point de vue de l’objet formel, qui est l’aide divine, elle ne se situe pas dans un milieu. En effet, personne ne peut trop s’appuyer sur l’aide divine.

7. Les vertus morales consistent en un milieu parce qu'il appartient à la vertu morale d'atteindre la règle de la raison au sujet de l'objet propre et en soi, à savoir les passions et les opérations humaines. Mais tout ce qui est réglé, en tant que tel, a raison de milieu ; et ce qui s'écarte de la règle est soit en excès, soit en défaut. On doit donc dire que la vertu intellectuelle consiste en ce qu'elle atteint le vrai, qui est le bien de l'intelligence. La vérité de l'intelligence humaine est réglée et mesurée par l'essence de la chose ; du fait que la chose est ou n'est pas, l'opinion est vraie ou fausse. C'est pourquoi, même la vertu intellectuelle, selon l'objet propre, consiste en un milieu de sorte que l'homme appréhende de la chose ce qu'elle est, ni plus ni moins. Mais la vertu théologale a pour objet la règle première elle-même qui n'est pas réglée. Et voilà pourquoi, il lui suffit d'atteindre la règle comme la raison de la vertu, de n'importe quelle manière ; ainsi, selon l'opération vers l'objet propre et formel, la vertu théologale ne consiste pas en un milieu. Mais du côté de l'objet matériel, elle peut consister en un  milieu, et cela lui arrive, comme la foi catholique marche entre l'hérésie de Sabellius, qui confond les personnes, et celle d'Arius, qui sépare les substances. De la même manière, du coté de l'objet matériel, l'objet de l'espérance consiste en un milieu, en tant qu'on espère atteindre la béatitude de telle ou telle manière ; mais, du côté de l'objet formel, qui est le secours divin, elle ne consiste pas en un milieu, car personne ne peut être trop compter sur le secours de Dieu.

 

[66559] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 8 Ad octavum dicendum, quod bonum proportionatum movet appetitum; non enim naturaliter appetuntur ea quae non sunt proportionata. Quod autem beatitudo aeterna sit bonum proportionatum nobis, hoc est ex gratia Dei; et ideo spes, quae tendit in hoc bonum sicut proportionatum homini ad habendum, est donum divinitus infusum.

8. Le bien proportionné meut l’appétit : en effet, ce qui n’est pas proportionné n’est pas désiré naturellement. Mais que la béatitude éternelle soit pour nous un bien proportionné, cela vient de la grâce de Dieu. C’est pourquoi l’espérance, qui tend vers ce bien en tant que sa possession est proportionnée à l’homme, est un don infus de Dieu.

8. Le bien proportionné meut l'appétit ; ce qui n'est pas proportionné ne peut entraîner naturellement. La béatitude éternelle est un bien qui nous est proportionné, par la grâce de Dieu ; donc, l'espérance, qui tend au bien en tant que proportionné à l'homme pour le posséder, est un don infusé par grâce divine.

[66560] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 9 Ad nonum dicendum, quod diligere Deum super omnia, potest intelligi dupliciter. Uno modo secundum quod bonum divinum est principium et finis totius esse naturalis; et sic amant Deum super omnia non solum rationalia, sed et bruta animalia et inanimata in quantum amare possunt, quia unicuique parti amabilius est bonum totius quam proprium bonum; unde naturaliter manus se exponit ictui pro salute totius corporis. Sed iste naturalis amor Dei pervertitur ab hominibus per peccatum; unde in statu naturae integrae poterat homo Deum diligere super omnia secundum modum praedictum. Alio modo potest aliquis diligere Deum super omnia, secundum quod Deus est obiectum beatitudinis, et secundum quod fit quaedam societas rationalis mentis ad Deum quadam spirituali unitate; et talis dilectio est actus caritatis, in quem nulla creatura potest sine gratia.

9. Aimer Dieu par-dessus tout peut s’entendre de deux manières. D’une manière, pour autant que le bien divin est le principe et la fin de tout l’être naturel ; et ainsi, ce ne sont pas seulement les êtres raisonnables qui aiment Dieu par-dessus tout, mais aussi les animaux sans raison et les choses inanimées, pour autant qu’elles peuvent aimer, car le bien du tout est plus aimable à une partie que son propre bien. C’est pourquoi la main s’expose naturellement à un coup pour sauver tout le corps. Mais cet amour naturel de Dieu est perverti chez les hommes par le péché. Aussi, dans l’état de nature intègre, l’homme pouvait-il aimer Dieu par-dessus tout de la manière indiquée. D’une autre manière, quelqu’un peut aimer Dieu par-dessus tout selon que Dieu est l’objet de la béatitude ; et, de cette manière, s’établit une certaine communion de l’esprit avec Dieu par une certaine unité spirituelle. L’acte de charité est un tel amour, auquel aucune créature ne peut parvenir sans la grâce.

9. Aimer Dieu plus que tout peut s'entendre de deux manières. D'une première manière selon que le bien divin est principe et fin de tout être naturel ; et c'est ainsi qu'aiment Dieu plus que tout, non seulement les êtres raisonnables, mais aussi les animaux et les êtres inanimés en tant qu'ils peuvent aimer, car à toute partie le bien du tout est plus aimable que son bien propre ; ainsi, la main s'expose naturellement au coup pour le salut de tout le corps. Mais cet amour naturel de Dieu est perverti chez les hommes par la péché ; ainsi, dans l'état de nature intègre, l'homme pouvait aimer Dieu plus que tout de la manière susdite. D'une autre manière, on peut aimer Dieu plus que tout selon que Dieu est objet de la béatitude, et selon que le fait un rapport raisonnable de l'esprit à Dieu, par une certaine union spirituelle et un tel amour est un acte de charité que ne peut accomplir aucune créature sans la grâce.

[66561] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 10 Ad decimum dicendum, quod virtus inclinat in proprium actum per moderationem, sicut Tullius dicit; et ideo certitudo spei et aliarum virtutum non est referenda ad cognitionem obiecti vel principiorum propriorum, sed ad infallibilem inclinationem in actu.

10. La vertu incline à son acte propre par la modération, comme le dit Tullius [Cicéron]. C’est pourquoi la certitude de l’espérance et des autres vertus ne doit pas être mise en rapport avec la connaissance de l’objet ou de ses principes propres, mais avec l’inclination infaillible de son acte.

10. La vertu incline à l'acte propre, par modération, selon ce que dit Cicéron ; donc, la certitude de l'espérance et des autres vertus ne se réfère pas à la connaissance de l'objet ou des principes propres, mais à l'infaillible inclination à l'acte.

[66562] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod caritas facit unionem in affectu, ut scilicet amans reputet amicum quasi se alterum, et Deum plus quam se; potest tamen esse cum distantia reali rei amatae. Et ita caritas potest esse cum spe.

11. La charité réalise une union affective, de sorte que celui qui aime considère son ami comme un autre lui-même, et Dieu plus que lui-même. Cependant, cela peut exister avec une distance réelle par rapport à la chose aimée. Et ainsi, la charité peut exister avec l’espérance.

11. La  charité fait l'union dans l'affection, comme celui qui aime regarde l'être aimé comme un autre lui-même et Dieu plus que lui-même ; il peut cependant être distant de la réalité aimée, et ainsi la charité peut exister avec l'espérance.

[66563] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod spes habet perfectionem quamdam cum imperfectione. Et ex illa parte qua habet perfectionem, habet perfectam rationem virtutis : et ex hac parte plenissime fuit in Christo; ipse enim plenissime inhaesit divino auxilio. Et ex parte eius quod est imperfectionis, defuit ei spes, sicut et fides.

12. L’espérance possède une certaine perfection comportant une certaine imperfection. Pour autant qu’elle possède une perfection, elle possède la raison parfaite de vertu ; de ce point de vue, elle a existé en toute plénitude chez le Christ, car il a adhéré à l’aide divine en toute plénitude. Mais du point de vue de ce qui est imperfection [dans l’espérance], l’espérance lui a fait défaut, de même que la foi.

12. L'espérance comporte une certaine perfection avec imperfection. Du côté où elle a une perfection, elle a une parfaite raison de vertu ; et de ce côté, elle a existé chez le Christ de manière très pleine, car il adhérait très pleinement au secours divin. Et du côté de l'imperfection, l'espérance lui faisait défaut, tout comme la foi.

[66564] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod spes non affligit animam, sed magis est causa delectationis, in quantum facit rem separatam quodammodo esse praesentem secundum fiduciam adipiscendi; unde et apostolus dicit Roman., XII, 12 : spe gaudentes. Sed dilatio rei speratae est quae quandoque affligit.

13. L’espérance n’afflige pas l’âme, mais elle est plutôt cause de plaisir pour autant qu’elle rend la chose séparée présente d’une certaine manière par la confiance de la posséder. Aussi l’Apôtre dit-il, Rm 12, 12 : Nous réjouissant dans l’espérance. Mais c’est l’éloignement de la chose espérée qui provoque parfois l’affliction.

13. L'espérance n'afflige pas l'âme, mais est plutôt cause de délectation en tant qu'elle rend d'une certaine façon présente une chose éloignée, dans la confiance de l'obtenir. Ainsi saint Paul dit aux Romains : “soyez joyeux dans l'espérance” (12, 12). Mais l'ajournement de la chose espérée est parfois affligeant.

[66565] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod duplex est delectatio : una quidem de obiecto actus; alia vero de ipso actu. Prima autem delectatio non est propria virtutis, quia est aliqua virtus ad quam pertinet dolere de suo obiecto, scilicet poenitentia. Sed secunda delectatio, quae est de actu, est propria virtutis, quia unicuique habenti virtutem est delectabilis operatio quae est secundum proprium habitum; unde etiam poenitens de dolore gaudet. Sic igitur spes, in quantum causat delectationem de re sperata, non causat delectationem per se, sed per aliud, id est in quantum facit eam existimare ut praesentem. Sed secundum quod causat delectationem de proprio actu, sic per se delectationem causat.

14. Il existe un double plaisir : l’un dans l’objet de l’acte ; l’autre dans l’acte lui-même. Le premier plaisir n’est pas propre à la vertu, car il existe une vertu à laquelle il appartient d’être affligée de son objet, à savoir, la pénitence. Mais le second plaisir, qui porte sur l’acte, est propre à la vertu, car la mise en œuvre d’une vertu selon son objet propre est délectable pour quiconque la possède. C’est ainsi que même le pénitent se réjouit de sa douleur. Ainsi donc, l’espérance, pour autant qu’elle cause un plaisir à propos de la chose espérée, ne cause pas de plaisir par soi, mais par quelque chose d’autre, c’est-à-dire pour autant qu’elle la lui fait estimer pour ainsi dire présente. Mais pour autant qu’elle cause un plaisir portant sur son propre acte, elle cause par elle-même un plaisir.

14. Il y a une double délectation : l'une qui vient de l'objet de l'acte, l'autre de l'acte lui-même. Mais la première n'est pas propre à la vertu, car il y a une vertu dont l'objet propre est de pleurer : c'est la pénitence. La seconde délectation, qui veint de l'acte, est propre à la vertu, car pour le vertueux est délectable l'opération qui eest selon son propre habitus ; et là le pénitent se réjouit de sa douleur. L'espérance, en tant qu'elle cause la délectation au sujet de la chose éloignée, ne cause donc pas ainsi de la délectation en soi mais en tant qu'elle le fait estimer comme présente. Mais, selon qu'elle cause la délectation au sujet de son acte propre, elle cause en soi la délectation.

[66566] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod facere actum difficilem potest intelligi dupliciter. Uno modo quod faciat difficultatem in actu; et hoc sensu procedebat obiectio. Sic autem spes non facit actum difficilem, quia non adhibet difficultatem actui, sed magis minuit. Alio modo potest intelligi facere actum difficilem, quia propter spem homines aggrediuntur difficilia.

15. Faire un acte difficile peut s’entendre de deux manières. D’une manière, selon qu’un acte est rendu difficile, et l’objection venait de ce sens. Mais l’espérance ne rend pas ainsi l’acte difficile, car elle n’apporte pas de difficulté à l’acte, mais plutôt lui en enlève. D’une autre manière, on peut entendre rendre un acte difficile du fait que les hommes entreprennent des choses difficiles à cause de l’espérance.

15. L'on peut comprendre de deux manières la réalisation d'un acte difficile. D'abord, quand la difficulté est dans l'acte : c'est en ce sens que se comprenait l'objection. Mais l'espérance ne fait pas un acte difficile, car elle n'ajoute pas la difficulté à l'acte, mais la diminue plutôt. De l'autre manière, on peut comprendre la réalisation d'un acte difficile, car, par l'espérance, les hommes surmontent les difficultés.

[66567] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod distantia a termino ad quem vel a termino a quo, invenitur in quolibet motu; non tamen ex ea motus specificatur, sed potius ex termino. Et ideo non sequitur, quod si motus est distantis, maior motus magis sit distans : haec enim scientia arguendi tenet solum in his quae sunt per se. Videmus autem quod motus naturalis quanto magis appropinquat ad terminum, tanto magis intenditur. Et similiter etiam est de spe.

16. La distance par rapport au point de départ ou au point d’arrivée se rencontre en tout mouvement ; cependant, le mouvement n’en reçoit pas son espèce, mais il la reçoit plutôt du terme. C’est pourquoi il n’en découle pas que si le mouvement porte sur quelque chose de distant, le mouvement sera d’autant plus grand qu’il porte sur quelque chose de plus éloigné, car cette manière de raisonner ne vaut que pour les choses qui existent en elles-mêmes. Or, nous voyons que plus le mouvement naturel approche de son terme, plus il y tend. Et il en est de même pour l’espérance.

16. Dans tout mouvement, on trouve une distance entre un terminus a quo et un terminus ad quem ; le mouvement n'est pourtant pas signifié par cette distance, mais plutôt par le terme. Ainsi, il n'en résulte pas que, s'il y a mouvement d'un objet distant, plus grand est le mouvement, plus éloigné serait l'objet. Ce genre d'argument vaut seulement pour les objets qui existent par eux-mêmes. Nous voyons que le mouvement naturel tend davantage à son terme qu'il en approche d'autant plus. Et il en est de même de l'espérance.

[66568] De virtutibus, q. 4 a. 1 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod memoria non importat aliquam inhaesionem, unde possit habere rationem virtutis, sicut habet spes; et ideo non est simile.

17. La mémoire ne comporte pas d’adhésion qui pourrait lui donner raison de vertu, comme c’est le cas de l’espérance. Ce n’est donc pas la même chose.

17. La mémoire n'implique pas une certaine adhésion d'où elle peut obtenir raison de vertu, comme l'a l'espérance ; il n'y a donc pas similitude.

 

 

 

Articulus 2 : [66569] De virtutibus, q. 4 a. 2 tit. 1 Secundo quaeritur utrum spes sit in voluntate sicut in subiecto

Article 2 – Est-ce que l’espérance se trouve dans la volonté comme dans son sujet?

 

[66570] De virtutibus, q. 4 a. 2 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :

Il semble que non.

 

[66571] De virtutibus, q. 4 a. 2 arg. 1 Obiectum enim spei est bonum arduum. Sed arduum est obiectum irascibilis. Ergo spes est in irascibili, et non in voluntate.

1. L’objet de l’espérance est un bien difficile. Or, ce qui est difficile est l’objet de l’irascible. L’espérance se trouve donc dans l’irascible, et non dans la volonté.

 

[66572] De virtutibus, q. 4 a. 2 arg. 2 Praeterea, caritas est perfectissima virtutum. Ergo sufficit ad perficiendam unam potentiam. Sed caritas est in voluntate. Non ergo in voluntate est spes.

2. La charité est la plus parfaite des vertus. Elle suffit donc à perfectionner une seule puissance. Or, la charité est dans la volonté. L’espérance ne se trouve donc pas dans la volonté.

 

[66573] De virtutibus, q. 4 a. 2 arg. 3 Praeterea, ideo non possumus plura intelligere simul, quia intellectus non potest simul informari diversis speciebus intelligibilibus, sicut nec corpus diversis figuris, ut Algazel dicit. Ergo, pari ratione, una potentia non potest simul informari in actu secundum diversos habitus, ut scilicet secundum utrumque actu operetur. Sed simul potest esse actus spei cum actu caritatis. Ergo caritas et spes non possunt esse simul in una potentia. Sed caritas est in voluntate. Spes ergo non est in voluntate.

3. Nous ne pouvons pas intelliger plusieurs choses en même temps parce que l’intellect ne peut pas recevoir en même temps les formes d’espèces intelligibles différentes, de même que le corps ne le peut pour des figures diverses, comme le dit Algazel. Pour la même raison, donc, une puissance ne peut pas recevoir en acte la forme de divers habitus, de sorte que les deux puissent être exercés en acte. Or, un acte d’espérance peut exister en même temps qu’un acte de charité. La charité et l’espérance ne peuvent donc pas se trouver en même temps dans une seule puissance. L’espérance ne se trouve donc pas dans la volonté.

 

[66574] De virtutibus, q. 4 a. 2 arg. 4 Praeterea, spes est certa expectatio. Sed certitudo pertinet ad vim cognitivam. Ergo spes est in vi cognitiva, et non in voluntate.

4. L’espérance est une attente certaine. Or, la certitude relève de la puissance cognitive. L’espérance se trouve donc dans la puissance cognitive, et non dans la volonté.

 

[66575] De virtutibus, q. 4 a. 2 s. c. Sed contra, spes est ex meritis proveniens. Sed merita pertinent ad voluntatem. Ergo spes est in voluntate.

Cependant :

L’espérance provient des mérites. Or, les mérites se rapportent à la volonté. L’espérance se trouve donc dans la volonté.

 

[66576] De virtutibus, q. 4 a. 2 co. Respondeo. Dicendum, quod, sicut dictum est, spes est virtus theologica, unde eius obiectum est Deus. Nulla autem vis sensitiva potest se extendere ad hoc obiectum quod est Deus, quia sensus corporalia non transcendit; et ideo spes non potest esse in aliqua vi sensitiva. Manifestum autem est quod spes ad vim appetitivam pertinet, eo quod obiectum eius est bonum, ut supra, art. praeced., dictum est; unde oportet quod sit in vi appetitiva rationis, quae est voluntas, secundum philosophum in III de anima. Unde spes est in voluntate sicut in subiecto. Huiusmodi autem appetitus rationalis non dividitur per irascibilem et concupiscibilem, ut quidam posuerunt : quia obiectum voluntatis est bonum, secundum communem boni rationem, quam potest intellectus apprehendere, non autem sensus. Et ideo appetitus sensitivus, cuius obiectum est bonum secundum rationem particularem, dividitur in irascibilem et concupiscibilem, secundum diversas rationes boni sensibilis, quod vel est delectabile secundum sensum ad quod ordinatur concupiscibilis; vel est altitudinem propriam habens supra impedimenta delectationis, et hoc est obiectum irascibilis. Unde in appetitu superiori irascibilis et concupiscibilis non ponuntur. Sic ergo subiectum spei non est irascibilis, sed voluntas.

Réponse :

Comme on l’a dit, l’espérance est une vertu théologale ; son objet est donc Dieu. Or, aucune puissance sensible ne peut aller jusqu’à avoir Dieu pour objet, car les sens ne dépassent pas les réalités corporelles. C’est pourquoi l’espérance ne peut se trouver dans une puissance sensible. Or, il est clair que l’espérance appartient à une puissance appétitive, du fait que son objet est le bien, comme on l’a dit plus haut, dans l’article précédent. Il faut donc qu’elle se trouve dans la puissance appétitive de la raison, qui est la volonté, selon le Philosophe, dans Sur l’âme, III. L’espérance se trouve donc dans la volonté comme dans son sujet. Or, cet appétit raisonnable ne se divise pas en irascible et en concupiscible, comme certains l’ont affirmé, car l’objet de la volonté est le bien, selon la raison commune de bien, que l’intellect peut appréhender mais non le sens. C’est pourquoi l’appétit sensible, dont l’objet est le bien selon une raison particulière, se divise en irascible et concupiscible, selon les diverses raisons du bien sensible, qui est délectable selon le sens, à quoi est ordonné le concupiscible, ou qui possède une certaine élévation par rapport aux obstacles à la délectation, et cela est l’objet de l’irascible. C’est la raison pour laquelle on ne distingue pas l’irascible et le concupiscible dans l’appétit supérieur. Ainsi donc, le sujet de l’espérance n’est pas l’irascible, mais la volonté.

 

[66577] De virtutibus, q. 4 a. 2 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod spes de qua loquimur, est ardui intelligibilis, quod non est obiectum alicuius specialis potentiae; sed voluntas in ipsum tendit secundum rationem universalem boni.

Solutions :

1. L’espérance dont nous parlons porte sur un intelligible difficile, qui n’est l’objet d’aucune puissance spéciale. Mais la volonté y tend selon la raison universelle de bien.

 

[66578] De virtutibus, q. 4 a. 2 ad 2 Ad secundum dicendum, quod caritas perficit voluntatem perfecte quantum ad unum motum eius, qui est amare; sed indiget alia perfectione quantum ad alium motum eius qui est sperare.

2. La charité perfectionne la volonté selon un seul de ses mouvements, aimer. Mais elle a besoin d’une autre perfection par rapport à un autre de ses mouvements qui est d’espérer.

 

[66579] De virtutibus, q. 4 a. 2 ad 3 Ad tertium dicendum, quod quando sunt multa ordinata ad unum, possunt simul intelligi : similiter etiam motus spei simul potest esse cum motu caritatis, quia ad se invicem ordinantur.

3. Lorsque beaucoup de choses sont ordonnées à une seule, elles peuvent être intelligées en même temps. De la même manière aussi, un mouvement de l’espérance peut exister avec un mouvement de charité, car ils sont ordonnés l’un à l’autre réciproquement.

 

[66580] De virtutibus, q. 4 a. 2 ad 4 Ad quartum dicendum, quod certitudo spei derivatur a certitudine fidei : in quantum enim motus appetitivae virtutis dirigitur a virtute cognoscitiva, participat aliquid de eius certitudine.

4. La certitude de l’espérance découle de la certitude de la foi : en effet, le mouvement de la puissance appétitive participe à la certitude dans la mesure où il est dirigé par la puissance cognitive.

 

 

 

 

Articulus 3 : [66581] De virtutibus, q. 4 a. 3 tit. 1 Tertio quaeritur utrum spes sit prior caritate

Article 3 – Est-ce que l’espérance précède la charité ?

 

[66582] De virtutibus, q. 4 a. 3 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :

Il semble que non.

 

[66583] De virtutibus, q. 4 a. 3 arg. 1 Ambrosius enim super illud Luc., XVII, 6 : si habueritis fidem sicut granum sinapis etc., dicit : ex fide est caritas, ex caritate spes. Sed fides est prior caritate. Ergo caritas est prior spe.

1. Ambroise dit, à propos de Lc 17, 6 : Si vous aviez une foi grosse comme un grain de senevé, etc. : «La charité vient de la foi, et l’espérance de la charité.» Or, la foi précède la charité. La charité précède donc l’espérance.

 

[66584] De virtutibus, q. 4 a. 3 arg. 2 Praeterea, Augustinus dicit in Enchirid., quod fides sine caritate non prodest; spes autem sine caritate esse non potest. Sed si spes esset prior caritate, posset esse sine ea, sicut et fides, licet non prodesset. Ergo spes non est prior caritate.

2. Augustin dit, dans l’Enchiridion, que la foi sans la charité n’est pas utile, mais que l’espérance ne peut exister sans la charité. Or, si l’espérance précédait la charité, elle pourrait exister sans elle, comme la foi, bien qu’elle ne serait pas utile. L’espérance ne précède donc pas la charité.

 

[66585] De virtutibus, q. 4 a. 3 arg. 3 Praeterea, Augustinus dicit, XII de civitate Dei, quod boni motus atque affectus, ex amore et ex sancta caritate veniunt. Sed sperare, secundum quod est actus spei, est quidam motus et affectus laudabilis. Ergo derivatur a sancta caritate. Sic ergo caritas est prior spe.

3. Augustin dit, dans La cité de Dieu, XII, que les mouvements et les sentiments bons viennent de l’amour et d’une sainte charité. Or, espérer, en tant qu’acte de l’espérance, est un certain mouvement et un certain sentiment louable. Il découle donc d’une sainte charité. Ainsi donc, la charité précède l’espérance.

 

[66586] De virtutibus, q. 4 a. 3 arg. 4 Praeterea, spes est cum desiderio, ut supra dictum est. Sed desiderium non est nisi boni amati. Ergo spes praesupponit amorem : ergo est posterior caritate.

4. L’espérance est accompagnée de désir. Or, il ne peut y avoir de désir que d’un bien aimé. L’espérance présuppose donc l’amour. Elle suit donc la charité.

 

[66587] De virtutibus, q. 4 a. 3 arg. 5 Praeterea, inter affectiones animae, prima est amor; ex eo enim omnes actiones et affectiones animae derivantur, ut patet per Dionysium. Sed spes importat quamdam animae affectionem. Ergo caritas, quae est amor, est prior spe.

5. Parmi les sentiments de l’âme, l’amour est premier : en effet, tous les actions et sentiments de l’âme en découlent, comme cela ressort clairement de Denys. Or, l’espérance comporte un certain sentiment de l’âme. La charité, qui est amour, précède donc l’espérance.

 

[66588] De virtutibus, q. 4 a. 3 arg. 6 Praeterea, spes, vel desiderium, non est nisi proprii boni. Sed bonum aliquod fit proprium appetenti per amorem; sic enim redditur conveniens. Ergo spes et desiderium praesupponit amorem.

6. Il n’y a d’espérance ou de désir que de son bien propre. Or, à qui désire, un bien devient propre par l’amour : en effet, c’est ainsi qu’il s’en rapproche. L’espérance et le désir présupposent donc l’amour.

 

[66589] De virtutibus, q. 4 a. 3 arg. 7 Praeterea, Augustinus dicit, XIV de Civit. Dei, quod recta voluntas est caritatis. Sed recta voluntas praecedit spem. Ergo caritas praecedit spem.

7. Augustin dit, dans La cité de Dieu, XIV, que la volonté droite relève de la charité. Or, la volonté droite précède l’espérance. La charité précède donc l’espérance.

 

[66590] De virtutibus, q. 4 a. 3 arg. 8 Praeterea, eorum quae sunt simul, unum non est prius altero. Sed fides, spes et caritas sunt simul : quia, sicut Gregorius dicit super Ezech., aequaliter ab homine habentur. Ergo spes non est prior caritate.

8. Dans les choses simultanées, l’une ne précède pas l’autre. Or, la foi, l’espérance et la charité sont simultanées, car, comme le dit Grégoire dans son commentaire sur Ézéchiel, elles sont possédées également par l’homme. L’espérance ne précède donc pas la charité.

 

[66591] De virtutibus, q. 4 a. 3 arg. 9 Praeterea, idem non est prius seipso. Sed idem videtur esse spes caritati; cum utriusque sit unum obiectum, scilicet summum bonum. Ergo spes non est prior caritate.

9. Une même chose n’est pas antérieure à elle-même. Or, l’espérance semble être la même chose que la charité, puisque les deux n’ont qu’un seul objet, le Bien suprême. L’espérance ne précède donc pas la charité.

 

[66592] De virtutibus, q. 4 a. 3 arg. 10 Praeterea, Magister dicit, 26 dist. Lib. III sententiarum, quod spes ex meritis provenit, quae praecedunt non solum rem speratam, sed spem quam praeit caritas. Ergo spes non est prior caritate.

10. Le Maître dit, dans Sentences, III, d. 26, que l’espérance vient des mérites, qui précèdent non seulement la chose espérée, mais l’espérance que la charité précède. L’espérance ne précède donc pas la charité.

 

[66593] De virtutibus, q. 4 a. 3 arg. 11 Praeterea, spei opponitur desperatio; caritati autem opponitur quodlibet peccatum mortale. Sed prius est quod homo incidat in peccatum mortale quam quod incidat in desperationem. Ergo caritas est prior spe.

11. Le désespoir s’oppose à l’espérance ; mais tout péché mortel s’oppose à la charité. Or, le fait pour un homme de tomber dans le péché mortel précède le fait qu’il tombe dans le désespoir. La charité précède donc l’espérance.

 

[66594] De virtutibus, q. 4 a. 3 arg. 12 Praeterea, ordo habituum et actuum est secundum ordinem obiectorum. Sed bonum, quod est obiectum caritatis, est prius quam arduum, quod est obiectum spei, quia arduum se habet ex additione ad bonum. Ergo caritas est prior spe.

12. L’ordre entre les habitus et les actes suit l’ordre entre les objets. Or, le bien, qui est l’objet de la charité, précède ce qui est difficile, qui est l’objet de l’espérance, car le fait d’être difficile s’ajoute au bien. La charité précède donc l’espérance.

 

[66595] De virtutibus, q. 4 a. 3 arg. 13 Praeterea, quidquid nobilitatis convenit alicui incompleto in aliquo genere, convenit etiam completo in genere illo. Sed manifestum est quod aliquis amor incompletus praecedit spem. Ergo multo magis amor completus, qui est caritas, spem praecedit.

13. Toute la noblesse qui convient à quelque chose d’incomplet dans un genre, convient aussi à ce qui est complet dans ce genre. Or, il est clair qu’un amour incomplet précède l’espérance. À bien plus forte raison donc, l’amour complet, qui est la charité, précède l’espérance.

 

[66596] De virtutibus, q. 4 a. 3 s. c. 1 Sed contra. Est quod dicitur Matth. I, v. 2 : Abraham genuit Isaac; Isaac autem genuit Iacob; Glossa : id est, fides genuit spem, spes caritatem. Sed generans est prius genito. Ergo spes est prior caritate.

Cependant :

1. La Glose dit à propos de Mt 1, 2 : Abraham engendra Isaac ; Isaac engendra Jacob : «C’est-à-dire, la foi engendra l’espérance, et l’espérance la charité». Or, ce qui engendre est antérieur à ce qui est engendré. L’espérance est donc antérieure à la charité.

 

[66597] De virtutibus, q. 4 a. 3 s. c. 2 Praeterea, super illud Psal. XXXVI, spera in Deo, et fac bonitatem, dicit Glossa : spes est introitus ad fidem, et initium humanae salutis. Et sic videtur quod spes sit prior fide. Sed prior est fides caritate. Ergo et spes.

2. La Glose dit, à propos de Ps 36 : Espère en Dieu et fais le bien : «L’espérance est l’entrée vers la foi et le commencement du salut de l’homme.» Il semble ainsi que l’espérance précède la foi. Or, la foi précède la charité. Donc, l’espérance aussi.

 

[66598] De virtutibus, q. 4 a. 3 s. c. 3 Praeterea, apostolus dicit, I ad Timoth., cap. I, 5 : finis praecepti caritas est de corde puro et conscientia bona; Glossa : id est spes. Et sic videtur quod caritas procedat ex spe. Spes ergo est prior caritate.

3. L’apôtre dit en 1 Tm 1, 5 : La fin du commandement est la charité qui vient d’un cœur pur et d’une conscience bonne. La Glose dit : «C’est-à-dire, l’espérance.» Il semble ainsi que la charité vienne de l’espérance. L’espérance est donc antérieure à la charité.

 

[66599] De virtutibus, q. 4 a. 3 s. c. 4 Praeterea, Augustinus dicit X de Trinit., quod nullus amat nisi id ad quod se sperat posse pervenire; et id quod quis non sperat, aut non amat, aut tepide amat. Ergo amor praesupponit spem.

4. Augustin dit, dans La Trinité, X, que «personne n’aime que ce à quoi il espère parvenir, et ce que quelqu’un n’espère pas, il ne l’aime pas, ou bien il l’aime avec tiédeur». L’amour présuppose donc l’espérance.

 

[66600] De virtutibus, q. 4 a. 3 s. c. 5 Praeterea, prius est a quo non convertitur consequentia subsistendi. Sed spes est huiusmodi; in statu enim viae quicumque habet caritatem, habet spem; sed non convertitur. Ergo spes est prior caritate.

5. Est antérieur ce à quoi une conséquence ne peut pas être convertie. Or, l’espérance est de cet ordre : en effet, dans l’état de cheminement, quiconque possède la charité possède l’espérance, mais non pas l’inverse. L’espérance est donc antérieure à la charité.

 

[66601] De virtutibus, q. 4 a. 3 co. Respondeo. Dicendum, quod prius dicitur aliquid, vel secundum rationem alicuius principii, vel quia principio propinquius est. Sunt autem duo principia intrinseca rei : materia, et forma; et secundum horum differentiam aliquid dicitur dupliciter prius. Uno quidem modo est aliquid prius altero perfectione, sicut actus potentia, et perfectum imperfecto : quae quidem prioritas respondet principio formali. Alio vero modo est aliquid prius in via generationis et temporis; et sic potentia est prior actu in eodem, et imperfectum perfecto. Simpliciter autem et universaliter etiam tempore perfectum est prius, quia imperfectum non movetur nisi ab aliquo praeexistenti perfecto; hoc autem respondet materiali principio. Secundum igitur primum prioritatis modum caritas est prior naturaliter spe; secundum autem modum secundum spes in uno homine praecedit caritatem. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod omnes affectiones animae, quae sunt quidam appetitivi motus, proportionantur motibus naturalibus, eo quod motus naturalis ex inclinatione naturali procedit, quae dicitur appetitus naturalis; et similiter motus affectionum animalium procedunt ex inclinatione animalis, quae est appetitus animalis. In motibus autem naturalibus invenimus, primo quidem, principium ipsius motus, quod est informatio mobilis per suam formam non animalem, sicut cum generatur grave aut leve. Secundo est motus naturalis, proveniens ex tali forma; sicut cum corpus ascendit et descendit. Tertio vero est quies in proprio loco. Et similiter in appetitu animali, primo quidem est informatio quaedam ipsius appetitus per bonum; et hoc est amor, qui unit amatum amanti. Ex hoc autem secundo sequitur, si bonum amatum sit distans, quod appetitus tendat in illud motu desiderii vel spei. Tertio autem sequitur gaudium vel delectatio, quando aliquis pertingit ad rem amatam. Sicut igitur motus et quies naturalis provenit ex forma, ita omnis affectio animae provenit ex amore. Oportet igitur quod secundum differentiam amoris attendatur differentia in caeteris affectionibus animae. Est autem duplex amor : unus quidem imperfectus, alius autem perfectus. Imperfectus quidem amor alicuius rei est, quando aliquis rem aliquam amat non ut ei bonum in seipsa velit, sed ut bonum illius sibi velit; et hic nominatur a quibusdam concupiscentia, sicut cum amamus vinum, volentes eius dulcedine uti; vel cum amamus aliquem hominem propter nostram utilitatem vel delectationem. Alius autem est amor perfectus, quo bonum alicuius in seipso diligitur, sicut cum amando aliquem, volo quod ipse bonum habeat, etiam si nihil inde mihi accedat; et hic dicitur esse amor amicitiae, quo aliquis secundum seipsum diligitur; unde ista est perfecta amicitia, ut dicitur in VIII Ethic. Caritas autem est non quicumque amor Dei, sed amor perfectus, quo Deus in seipso diligitur. Ad hoc autem quod aliquis bonum divinum secundum se diligat, inducitur ex bonis a Deo provenientibus, quae sibi quis vult, et ex malis quae, Deo inhaerendo, vitat. Quantum ad vitationem malorum, pertinet ad hunc amorem timor; quantum vero ad consecutionem bonorum, pertinet ad sui amorem spes, quae est motus tendens in aliquid adipiscendum, sicut dictum est. Unde utrumque horum secundum propriam rationem derivatur ex imperfecto Dei amore. Et propter hoc in via generationis et temporis sicut timor praecedit caritatem, et introducit ad ipsam, ut Augustinus dicit super canonicam Ioan. : ita etiam et spes introducit ad caritatem : dum aliquis per hoc quod sperat se aliquod bonum a Deo consequi, ad hoc deducitur ut Deum propter se amet.

Réponse :

On dit qu’une chose est antérieure soit selon la raison d’un principe, soit en raison de sa proximité par rapport au principe. Or, il existe deux principes intrinsèques d’une chose : la matière et la forme. Et, selon la différence de ces deux [principes], on peut dire qu’une chose est antérieure de deux manières. D’une manière, on peut dire qu’une chose est antérieure à une autre par la perfection : cette perfection répond au principe formel. D’une autre manière, une chose est antérieure sur la voie de la génération et du temps : et ainsi, la puissance est antérieure à l’acte dans une même chose, et l’imparfait au parfait. Or, ce qui est parfait est tout simplement et universellement antérieur, même dans le temps, car ce qui est imparfait n’est mû que par quelque chose d’antérieur qui est parfait : cela répond au principe matériel. Selon le premier mode de priorité, la charité est donc naturellement antérieure à l’espérance ; selon le second mode, l’espérance précède la charité chez un homme. Pour le montrer, il faut savoir que tous les sentiments de l’âme, qui sont des mouvements appétitifs, sont proportionnés aux mouvements naturels, du fait que le mouvement naturel vient d’une inclination naturelle, qui est appelée appétit naturel. De même, les mouvements affectifs des animaux procèdent d’une inclination de l’animal, qui est l’appétit animal. Or, dans les mouvements naturels, nous trouvons, en premier lieu, le principe du mouvement même, qui est la forme donnée à ce qui est mû par sa forme non animale, comme lorsque quelque chose de lourd ou de léger est engendré. Deuxièmement, il y a le mouvement naturel provenant d’une telle forme, comme lorsque un corps monte et descend. Troisièmement, il y a le repos dans son lieu propre. De la même façon, dans l’appétit animal, il y a, premièrement, la forme donnée à l’appétit par un bien : et cela est l’amour, qui unit ce qui est aimé à ce qui aime. De cela découle, si le bien aimé est distant, que l’appétit tend vers lui par un mouvement de désir et d’espoir. Troisièmement, il en découle une joie ou un plaisir, lorsque quelqu’un parvient à la chose aimée. Ainsi donc, de même que le mouvement et le repos naturels viennent de la forme, de même toute affection de l’âme provient de l’amour. Il est donc nécessaire que, selon la différence de l’amour, on relève une différence dans les autres affections de l’âme. Il existe un double amour : l’un imparfait, l’autre parfait. L’amour imparfait d’une chose se produit lorsque quelqu’un aime une chose, non pas parce qu’il lui veut du bien, mais parce qu’il veut son bien pour lui-même. Certains l’appellent «concupiscence», comme lorsque nous aimons le vin, en voulant utiliser sa douceur, ou lorsque nous aimons un homme pour notre utilité ou notre plaisir. Il existe un autre amour parfait, par lequel le bien de quelqu’un est aimé en lui-même, comme, lorsque j’aime quelqu’un, je veux qu’il ait un bien, même si rien ne m’en est ajouté. Cet amour s’appelle amour d’amitié, par lequel quelqu’un est aimé pour lui-même. C’est là l’amitié parfaite, comme il est dit dans Éthique, VIII. Or, la charité n’est pas un amour quelconque de Dieu, mais un amour parfait, par lequel Dieu est aimé en lui-même. Mais pour que quelqu’un aime le bien divin en lui-même, il est conduit par des biens qui viennent de Dieu, que l’on aime pour soi-même, et par des maux que l’on évite en adhérant à Dieu. Pour ce qui est de l’évitement de maux, la crainte est en rapport avec cet amour ; pour ce qui est de l’obtention de biens, l’espérance se rapporte à l’amour de soi, elle qui est un mouvement tendant vers l’obtention de quelque chose, comme on l’a dit. Aussi ces deux choses, selon leur raison propre, découlent-elles d’un amour imparfait de Dieu. Pour cette raison, en cours de génération ou selon le temps, la crainte précède la charité et y fait entrer, comme Augustin le dit en commentant la lettre canonique de Jean ; de même, l’espérance fait entrer dans la charité, lorsque quelqu’un, du fait qu’il espère obtenir de Dieu un bien, est conduit à aimer Dieu pour lui-même.

 

[66602] De virtutibus, q. 4 a. 3 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod sicut Ambrosius ibidem subdit, rursus in se quodam sancto circuitu refunduntur, quia scilicet, cum aliquis ex spe iam ad caritatem introductus fuerit, tunc etiam perfectius sperat, et castius timet, sicut etiam et firmius credit. Et ideo quod dicit quod ex caritate est spes, non loquitur quantum ad primam caritatis generationem, sed quantum ad secundam caritatis refusionem; secundum quod iam nobis indita, facit nos et perfectius sperare et credere.

Solutions :

1. Comme Ambroise l’ajoute plus loin au même endroit, elles rejaillissent l’une sur l’autre comme en saint retour, car lorsque quelqu’un est déjà entré dans la charité à partir de l’espérance, il espère alors encore plus parfaitement, et il craint avec plus de pudeur, comme il croit aussi plus fermement. C’est pourquoi, lorsqu’il dit que l’espérance vient de la charité, il ne parle pas du premier engendrement de la charité, mais du second influx de charité, selon que, déjà infuse en nous, elle nous fait espérer et croire plus parfaitement.

 

[66603] De virtutibus, q. 4 a. 3 ad 2 Ad secundum dicendum, quod spes quae est ex meritis praecedentibus, non potest esse sine caritate, quae est merendi principium. Sed spes informis, quae est sine meritis in actu, sed ex meritis in proposito, est quidem sine caritate in actu, sed non sine caritate in proposito.

2. L’espérance qui se fonde sur des mérites antérieurs ne peut exister sans la charité, qui est le principe du mérite. Mais l’espérance informe, qui ne produit pas de mérites en acte, mais s’appuie sur des mérites en intention, existe sans la charité en acte, mais non sans la charité en intention.

 

[66604] De virtutibus, q. 4 a. 3 ad 3 Ad tertium dicendum, quod Augustinus ibi loquitur de bonis motibus et affectibus meritoriis; huiusmodi enim ex caritate causantur.

3. Augustin parle en cet endroit des bons mouvements et sentiments méritoires. En effet, ceux-là sont causés par la charité.

 

[66605] De virtutibus, q. 4 a. 3 ad 4 Ad quartum dicendum, quod ratio illa probat quod spes praesupponat aliquem amorem. Non tamen oportet quod praesupponat amorem caritatis, sed amorem sui ipsius, quo quis optat bonum divinum.

4. Cet argument prouve que l’espérance présuppose un certain amour. Toutefois, il n’est pas nécessaire qu’elle présuppose l’amour de charité, mais l’amour de soi, par lequel quelqu’un se souhaite à lui-même un bien divin.

 

[66606] De virtutibus, q. 4 a. 3 ad 5 Et per hoc patet solutio ad quintum et ad sextum.

5. Par là ressort clairement la solution aux cinquième et sixième arguments.

 

[66607] De virtutibus, q. 4 a. 3 ad 7 Ad septimum dicendum, quod recta voluntas dicitur caritas causaliter; quia scilicet perfecta rectitudo voluntatis non potest esse nisi ex caritate. Sed talis perfectio voluntatis non praecedit spem informem.

7. La volonté droite s’appelle charité par manière de cause, car la parfaite rectitude de la volonté ne peut exister que par la charité. Mais une telle perfection de la volonté ne précède pas l’espérance informe.

 

[66608] De virtutibus, q. 4 a. 3 ad 8 Ad octavum dicendum, quod auctoritas Gregorii intelligitur de fide, spe et caritate secundum quod sunt virtutes, quod non convenit fidei et spei nisi secundum quod formantur caritate. Sed secundum quod sunt informes, quandoque praecedunt caritatem tempore.

8. L’autorité de Grégoire s’entend de la foi, de l’espérance et de la charité selon qu’elles sont des vertus, ce qui ne convient à la foi et à l’espérance que si elles reçoivent leur forme de la charité. Mais, selon qu’elles sont informes, elles précèdent parfois la charité dans le temps.

 

[66609] De virtutibus, q. 4 a. 3 ad 9 Ad nonum dicendum, quod bonum divinum, ut secundum se dilectum, est obiectum caritatis; sed sicut adipiscendum, est obiectum spei : et propter hoc caritas a spe differt.

9. Le bien divin, selon qu’il est aimé en lui-même, est l’objet de la charité ; mais [aimé] pour être obtenu, il est l’objet de l’espérance. Pour cette raison, la charité diffère de l’espérance.

 

[66610] De virtutibus, q. 4 a. 3 ad 10 Ad decimum dicendum, quod si spes sit informis, merita non praecedunt spem, sed rem speratam. Si autem spes sit formata, sic merita praecedunt etiam spem; et hoc modo naturaliter praecedit ipsam caritas.

10. Si l’espérance est informe, les mérites ne précèdent pas l’espérance, mais la chose espérée. Mais si l’espérance est formée, alors les mérites précèdent aussi l’espérance. De cette manière, la charité la précède par nature.

 

[66611] De virtutibus, q. 4 a. 3 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod ea quae sunt posteriora in compositione, sunt priora in resolutione; et ideo, quia in via generationis spes praecedit caritatem, in via resolutionis, e converso, culpa per quam amittitur caritas, praecedit desperationem, per quam amittitur spes.

11. Ce qui est postérieur par la composition est antérieur selon la résolution. C’est pourquoi, parce que l’espérance précède la charité en cours de génération, en cours de résolution, au contraire, la faute par laquelle la charité est enlevée précède le désespoir, par lequel l’espérance est enlevée.

 

[66612] De virtutibus, q. 4 a. 3 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod ratio illa concludit, quod amor universaliter sit prius quam spes, quia bonum communiter sumptum, est obiectum amoris; non autem oportet quod caritas sit prior spe.

12. Cet argument conclut que l’amour, considéré universellement, est antérieur à l’espérance, parce que le bien, considéré d’une manière générale, est l’objet de l’amour. Mais il n’est pas nécessaire que la charité précède l’espérance.

 

[66613] De virtutibus, q. 4 a. 3 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod praecedere in via generationis, non pertinet ad perfectionem; quia secundum hanc viam imperfecta sunt perfectis priora.

13. Précéder en cours de génération n’appartient pas à la perfection, car, dans ce processus, ce qui est imparfait précède ce qui est parfait.

 

 

 

 

Articulus 4 : [66614] De virtutibus, q. 4 a. 4 tit. 1 Quarto quaeritur utrum spes sit solum in viatoribus

Article 4 – Est-ce que l’espérance n’existe que chez ceux qui sont en route ?

 

[66615] De virtutibus, q. 4 a. 4 tit. 2 Et videtur quod non.

Objections :

Il semble que non.

 

[66616] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 1 Sicut enim spes est rei non habitae, quod videtur repugnare statui beatorum; ita etiam desiderium est rei non habitae. Sed desiderium est in beatis, secundum illud I Petri I, 12 : in quem desiderant Angeli prospicere. Ergo etiam spes potest esse in beatis.

1. En effet, de même que l’espérance porte sur une chose non possédée, ce qui semble s’opposer à l’état des bienheureux, de même le désir porte sur une chose non possédée. Or, il existe un désir chez les bienheureux, selon ce que dit 1 P 1, 12 : Lui que les anges désirent voir. L’espérance peut donc exister chez les bienheureux.

 

[66617] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 2 Praeterea, spes, cuius obiectum est bonum, est aliquid perfectius timore, cuius obiectum est malum. Sed aliquis timor est in beatis, secundum illud Ps. XVIII, 10 : timor domini sanctus permanet in saeculum. Ergo aliqua spes est etiam in beatis.

2. L’espérance, dont l’objet est un bien, est quelque chose de plus parfait que la crainte, dont l’objet est un mal. Or, il existe une crainte chez les bienheureux, selon ce passage de Ps 18, 10 : La crainte du Seigneur demeure pour l’éternité. Il existe donc une espérance chez les bienheureux.

 

[66618] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 3 Praeterea, sicut adeptio beatitudinis est quoddam bonum arduum, ita etiam et eius continuatio. Sed antequam beatitudinem aliqui adipiscantur, sperant beatitudinis adeptionem. Ergo etiam postquam sunt beatitudinem adepti, possunt sperare beatitudinis continuationem.

3. De même que l’obtention de la béatitude est quelque chose de difficile, de même aussi sa continuation. Or, avant que certains n’obtiennent la béatitude, ils espèrent l’obtention de la béatitude. Même après avoir obtenu la béatitude, ils peuvent donc espérer la continuation de la béatitude.

 

[66619] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 4 Praeterea, spes et desperatio sunt in eodem. Sed desperatio potest esse de alio; unde mandatur nobis de nemine esse desperandum in via. Ergo etiam spes potest esse de aliquo alio; et ita, sancti qui sunt in patria, possunt sperare de aliis qui sunt in via, quod ad beatitudinem perveniant.

4. L’espérance et le désespoir portent sur la même chose. Or, le désespoir peut porter sur quelqu’un d’autre : c’est pourquoi il nous est ordonné de ne désespérer de personne aussi longtemps qu’il est en route. Même l’espérance peut donc porter sur quelqu’un d’autre. Et ainsi, les saints qui sont dans la patrie peuvent espérer que les autres qui sont en route parviennent à la béatitude.

 

[66620] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 5 Sed dicendum, quod sperare beatitudinem alterius, non pertinet ad virtutem spei. – Sed contra, sicut spes est virtus theologica, ita et caritas. Sed eadem virtute caritatis, homo diligit se et proximum. Ergo eadem virtute spei sperat homo vitam aeternam sibi et aliis; et sic, cum boni sperent vitam aeternam aliis, videtur quod in eis sit virtus spei.

5. Espérer la béatitude d’un autre ne relève pas de la vertu d’espérance. – Mais, en sens contraire, de même que l’espérance est une vertu théologale, de même en est-il de la charité. Or, l’homme s’aime lui-même et son prochain par la même vertu de charité. L’homme espère donc par la même vertu d’espérance la vie éternelle pour lui et pour les autres. Et ainsi, lorsque les bons espèrent la vie éternelle pour les autres, il semble qu’existe chez eux la vertu d’espérance.

 

[66621] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 6 Praeterea, oratio ex virtute spei procedit, secundum illud Ps. XXXVI, 5 : revela domino viam tuam, et spera in eo; et ipse faciet. Sed sanctis qui sunt in patria convenit orare; et de hoc rogamus eos dicentes orate pro nobis, omnes sancti Dei. Ergo in eis potest esse etiam spes.

6. La prière vient de la vertu d’espérance, selon ce que dit Ps 36, 5 : Montre au Seigneur ta voie et espère en lui : lui-même agira. Or, il convient aux saints qui sont dans la patrie de prier, et nous le leur demandons en disant : «Priez pour nous, tous les saints de Dieu.» L’espérance peut donc aussi exister en eux.

 

[66622] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 7 Praeterea, idem est principium movendi ad terminum, et quiescendi in termino. Sed spes est principium motus in beatitudinem, secundum illud Hebr. VI, 19 : qui spem habemus incedentem, id est incedere facientem, usque ad interiora velaminis. Ergo etiam spes est principium quiescendi in beatitudine; et ita oportet quod beatis insit spes.

7. C’est le même principe qui meut vers un terme et qui se repose dans le terme. Or, l’espérance est le principe du mouvement vers la béatitude, selon ce passage de He 6, 19 : Qui nous donne l’espérance d’avancer, c’est-à-dire qui nous fait avancer, jusqu’à l’intérieur du voile. L’espérance est donc aussi le principe du repos dans la béatitude. Et ainsi, il est nécessaire que l’espérance existe chez les bienheureux.

 

[66623] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 8 Praeterea, Isidorus dicit, quod spe et fide nitet iustitia; et Augustinus dicit in Enchiridion, quod qui recte vivit, recte credit et recte sperat. Sed iustitia est in patria, et vitae rectitudo; secundum illud Is., LX, v. 21 : populus tuus omnes iusti. Ergo etiam in patria est fides et spes.

8. Isidore dit que la justice repose sur l’espérance et la foi ; et Augustin dit, dans l’Enchiridion, que «celui qui vit correctement, croit correctement et espère correctement». Or, la justice se trouve dans la patrie, ainsi que la rectitude de la vie, selon ce que dit Is 60, 21 : Ton peuple, tous les justes. La foi et l’espérance existent donc aussi dans la patrie.

 

[66624] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 9 Praeterea, certitudo perpetuae permansionis in beatitudine requiritur ad beatitudinem. Et quia haec defuit Angelis ante confirmationem vel lapsum, non fuerunt perfecte beati, ut Augustinus dicit. Sed certitudo expectationis beatitudinis pertinet ad virtutem spei. Ergo in beatis est spes.

9. La certitude de toujours demeurer dans la béatitude est une exigence de la béatitude. Et parce que cela manquait aux anges avant leur confirmation ou leur chute, ils n’étaient pas parfaitement bienheureux, comme le dit Augustin. Or, la certitude de la béatitude relève de la vertu d’espérance. L’espérance existe donc chez les bienheureux.

 

[66625] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 10 Praeterea, quae corrupta sunt bona, ipsa sunt mala, secundum philosophum. Si igitur spes quae est in viatoribus, corrumpatur per beatitudinem, quae est summum bonum hominis, videtur quod spes sit malum; quod est inconveniens, cum spes sit virtus, ut dictum est art. 1 huius quaest.

10. Les biens qui ont été corrompus sont des maux, selon le Philosophe. Si donc l’espérance qui existe chez ceux qui sont en route est corrompue par la béatitude, qui est le bien suprême de l’homme, il semble que l’espérance soit un mal, ce qui ne convient pas puisque l’espérance est une vertu, comme on l’a dit dans l’article 1 de la présente question.

 

[66626] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 11 Praeterea, actus virtutis videtur esse non solum facere vel velle facere, quod ad virtutem pertinet, quando facultas adest; sed etiam velle facere, si facultas adesset. Actus enim iustitiae est velle reddere pecuniam debitam, etiam si eam quis non possit habere. Sed sancti qui sunt in patria, sic sunt dispositi, quod vellent beatitudinem expectare, etiam si eam non haberent. Ergo in eis est actus spei. Sed actus procedit ab habitu. Ergo in eis est virtus spei.

11. L’acte de la vertu ne consiste pas seulement à faire ou à vouloir faire ce qui relève de la vertu, lorsque cela est possible, mais aussi à vouloir le faire si cela était possible. En effet, l’acte de justice consiste à vouloir rendre l’argent dû, même si quelqu’un ne peut l’avoir. Or, les saints dans la patrie sont ainsi disposés qu’ils voudraient attendre la béatitude, même s’ils ne la possédaient pas. Il existe donc aussi en eux un acte d’espérance. Or, l’acte procède de l’habitus. La vertu d’espérance existe donc chez eux.

 

[66627] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 12 Praeterea, Anselmus dicit in libro de similitudinibus, quod in sanctis post resurrectionem erit tanta fortitudo, quod poterunt terram movere; non quod eam sint moturi, vel aliquid huiusmodi, omnibus optime collocatis, sed propter eorum perfectionem. Ergo, a simili, habitus spei, quae est quaedam perfectio animae, poterit esse in beatis, quamvis actus spei ibi locum non habeat.

12. Anselme dit, dans le livre Sur les similitudes, qu’il y aura chez les saints après la résurrection une telle force qu’ils pourront déplacer la terre : non pas qu’ils la déplaceront ou quelque chose de ce genre, toutes choses étant bien placées, mais en raison de leur perfection. Par un raisonnement semblable, l’habitus d’espérance, qui est une perfection de l’âme, pourra donc exister chez les bienheureux, bien que l’acte d’espérance n’y ait pas sa place.

 

[66628] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 13 Praeterea, divina bonitas non est maior quam divina maiestas. Sed caritas, cuius obiectum est divina bonitas, manet in patria. Ergo et spes, cuius obiectum est divina maiestas.

13. La bonté divine n’est pas plus grande que la majesté divine. Or, la charité, dont l’objet est la bonté divine, demeure dans la patrie. C’est donc aussi le cas de l’espérance, dont l’objet est la majesté divine.

 

[66629] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 14 Praeterea, destructo fundamento et pariete, destruitur tectum. Sed in aedificio spirituali fides se habet ut fundamentum; spes autem quae erigit, se habet per modum parietis. Si ergo a beatis abstrahatur fides et spes, non poterit remanere caritas, quae operit per modum tecti; quod est inconveniens, quia caritas nunquam excidit, ut apostolus dicit, 1 Cor., XIII, 8.

14. Si l’on détruit les fondations et le mur, le toit est détruit. Or, dans l’édifice spirituel, la foi est comme les fondations, et l’espérance qui élève est comme le mur. Si donc la foi et l’espérance sont soustraites aux bienheureux, la charité, qui couvre à la manière d’un toit, ne pourra pas demeurer, ce qui est inacceptable, car la charité ne disparaît jamais, comme le dit l’Apôtre en 1 Co 13, 8.

 

[66630] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 15 Praeterea, quicumque expectat aliquid per quod, cum habitum fuerit, eius appetitus quietatur, videtur sperare illud. Sed animae beatorum expectant gloriam corporis, qua habita, eorum appetitus quietatur, ut Augustinus dicit XII super Genes. ad Litt. Ergo in eis est virtus spei.

15. Quiconque attend quelque chose qui apaisera son appétit lorsqu’il le possédera, semble l’espérer. Or, les âmes des bienheureux attendent la gloire du corps ; lorsqu’elle sera possédée, leur appétit sera apaisé, comme Augustin le dit dans le Commentaire littéral de la Genèse, XII. La vertu d’espérance existe donc chez eux.

 

[66631] De virtutibus, q. 4 a. 4 arg. 16 Praeterea, Christus a primo instanti suae conceptionis fuit perfectus comprehensor. Sed Christus habuit spem : ex eius enim persona dicitur in Psalm. LXX, 1 : in te, domine, speravi ut Glossa exponit. Ergo in beatis potest esse spes.

16. Le Christ, dès le premier instant de sa conception, a été un parfait comprehensor[76]. Or, le Christ avait l’espérance : en effet, il est dit de lui dans Ps 70, 1 : En toi, Seigneur, j’ai espéré, comme la Glose l’explique. L’espérance peut donc exister chez les bienheureux.

 

[66632] De virtutibus, q. 4 a. 4 s. c. 1 Sed contra. Est quod dicitur Roman., cap. VIII, 24 : quod videt quis, quid sperat? Sed sancti fruuntur plena Dei visione, ergo in eis non est spes.

Cependant :

1. Il est dit en Rm 8, 24 : Ce qu’on voit, est-ce qu’on l’espère ? Or, les saints jouissent de la pleine vision de Dieu. Il n’y a donc pas d’espérance en eux.

 

[66633] De virtutibus, q. 4 a. 4 s. c. 2 Praeterea, apostolus, I ad Cor., XIII, 13, probat caritatem esse maiorem fide et spe : quia caritas non excidit; fides autem et spes evacuabuntur, cum venerit quod perfectum est. Sed illud perfectum est status beatitudinis. Ergo fides et spes non remanent in statu beatitudinis.

2. En 1 Co 13, 13, l’Apôtre montre que la charité est plus grande que la foi et l’espérance, car la charité ne meurt pas, mais la foi et l’espérance disparaissent, lorsque ce qui est parfait arrive. Or, ce qui est parfait est l’état de la béatitude. La foi et l’espérance ne demeurent donc pas dans l’état de béatitude.

 

[66634] De virtutibus, q. 4 a. 4 s. c. 3 Praeterea, Augustinus dicit in Lib. de bono coniugali : habitus est quo aliquid agitur cum opus est; et si non agitur, potest agi. Ex quo accipitur, quod ubi non potest esse actus, ibi non est habitus. Sed in patria non potest esse actus spei, qui respicit beatitudinem non habitam. Ergo ibi non potest esse habitus spei.

3. Augustin dit, dans le livre Sur le bien conjugal : «L’habitus est ce par quoi on fait quelque chose, lorsque cela est nécessaire ; et si on ne le fait pas, on peut le faire.» On comprend par cela que là où ne peut exister l’acte, là n’existe pas l’habitus. Or, dans la patrie, il ne peut exister d’acte d’espérance, qui a pour objet la béatitude non acquise. Il ne peut donc y exister d’habitus de l’espérance.

 

[66635] De virtutibus, q. 4 a. 4 co. Respondeo. Dicendum, quod remoto eo a quo res aliqua habet speciem, consequens est ut species rei solvatur; sicut remota forma substantiali a corporibus naturalibus, non remanent specie eadem. Sicut autem forma in rebus naturalibus dat speciem, ita et in moralibus obiectum dat speciem actui, et per consequens habitui; et ideo sublato principali obiecto alicuius habitus, non potest remanere habitus. Spei autem obiectum, si spes absolute consideratur, est bonum arduum futurum possibile, ut supra, art. 1 huius quaest., dictum est. Unde si cesset aliquid esse bonum, vel esse futurum, vel esse arduum, vel esse possibile, cessabit spes secundum communem rationem spei. Spei autem, secundum quod est virtus theologica, obiectum formale est auxilium divinum, cui inhaeret : et quamvis sub hoc formali obiecto multa materialia sperata comprehendantur, unum tamen est principale, et alia sunt secundaria vel adiuncta. Quod quidem potest accipi dupliciter. Uno modo ex parte rei speratae : alio modo ex parte hominis sperantis. Ex parte quidem rei speratae principale obiectum spei, secundum quod est virtus theologica, est plena Dei fruitio, quae beatum facit : alia vero sub spe cadunt in ordine ad hunc finem, sive sint spiritualia, sive temporalia bona. Ex parte vero sperantis, principale obiectum est quod aliquis beatitudinem speret sibi; secundarium vero est quod speret eam aliis in quantum sunt quodam modo unum cum ipso, et bonum eorum desiderat et sperat sicut et suum. Manente igitur obiecto principali, scilicet quod bonum arduum, quod est beatitudo, sit futurum, et possibile haberi respectu eius qui sperat, manet virtus spei; et per hanc virtutem spei sperat aliquis non solum futuram beatitudinem, sed etiam alia ad hoc ordinata; et per eamdem spei virtutem sperat aliquis beatitudinem aliis, et quaecumque in beatitudinem ordinantur. Sed si subtrahatur principale obiectum spei, secundum quod est virtus theologica; ita, scilicet, quod beatitudo aeterna iam non sit futura, sed habita, cessat species huius virtutis; unde non est in beatis spes quae est virtus theologica. Possunt autem sancti aliqua sperare inhaerendo divino auxilio, vel ad se vel ad alios pertinentia, secundum communem rationem spei; non autem secundum propriam rationem spei quae est theologica virtus. Et huius exemplum e contrario in malis accipi potest. Caritatis enim principale obiectum est Deus : unde, quamdiu aliquis diligit Deum, per eamdem virtutem caritatis diligit etiam proximum in Deo. Sed si desinat diligere Deum, poterit quidem diligere proximum secundum naturam, non tamen per virtutem caritatis, cuius species solvitur remoto principali obiecto.

Réponse :

Si l’on enlève ce par quoi une chose a son espèce, il en découle que l’espèce de la chose disparaît : ainsi, si la forme substantielle est enlevée des corps naturels, ils ne demeurent pas de la même espèce. Or, de même que la forme, dans les choses naturelles, donne l’espèce, de même, dans les choses morales, l’objet donne son espèce à l’acte et, par conséquent, à l’habitus. C’est pourquoi un habitus ne peut pas demeurer si l’objet principal de l’habitus est enlevé. Or, l’objet de l’espérance, si l’on envisage l’espérance d’une manière absolue, est un bien difficile futur possible, comme on l’a dit plus haut, dans l’article 1 de la présente question. Si quelque chose cesse d’être bon, difficile ou possible, l’espérance cesse donc, selon la raison commune d’espérance. Or, selon qu’elle est une vertu théologale, l’objet formel de l’espérance est l’aide divine à laquelle elle adhère : et bien que, sous cet objet formel, beaucoup de choses espérées à titre de matière soient comprises, une seule est cependant principale, et les autres sont secondaires ou associées. Mais cela peut s’entendre de deux manières : d’une manière, du point de vue de la chose espérée; d’une autre manière, du point de l’homme qui espère. Du point de vue de la chose espérée, l’objet principal de l’espérance, selon qu’elle est une vertu théologale, est la pleine jouissance de Dieu, qui fait le bienheureux; les autres choses relèvent de l’espérance selon leur ordre à cette fin, qu’il s’agisse de biens spirituels ou qu’il s’agisse de biens temporels. Du point de vue de celui qui espère, l’objet principal est que quelqu’un espère pour lui-même la béatitude; mais l’objet secondaire est qu’il l’espère pour les autres dans la mesure où ils ne forment de quelque façon qu’un avec lui-même, et il désire et espère leur bien comme le sien. Si l’objet principal demeure, à savoir que l’objet difficile qu’est la béatitude soit à venir et soit possible du point de vue de celui qui espère, la vertu d’espérance demeure et, par cette vertu d’espérance, quelqu’un espère non seulement la béatitude à venir, mais aussi les autres choses qui lui sont ordonnées. Et, par la même vertu d’espérance, quelqu’un espère la béatitude pour les autres et tout ce qui est ordonné à la béatitude. Mais si on enlève l’objet principal de l’espérance, selon qu’elle est une vertu théologale, de telle sorte que la béatitude éternelle ne soit plus à venir, mais possédée, l’espèce de cette vertu cesse. En conséquence, l’espérance qui est une vertu théologale n’existe pas chez les bienheureux. Mais les saints peuvent espérer certaines choses en adhérant à l’aide divine, qu’elles les concernent ou en concernent d’autres, selon la raison commune d’espérance, mais non selon la raison propre de l’espérance qui est une vertu théologale. L’exemple peut en être saisi en sens contraire chez les méchants. En effet, l’objet principal de la charité est Dieu; aussi longtemps que quelqu’un aime Dieu, il aime donc aussi son prochain en Dieu par la même vertu de charité. Mais s’il cesse d’aimer Dieu, il pourra aimer son prochain selon la nature, non pas cependant par la vertu de charité, dont l’espèce est dissoute par la disparition de son objet principal.

 

[66636] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod desiderium ibi ponitur non quidem proprie, secundum quod est rei futurae, sed secundum quod excludit fastidium; per modum quo Eccli. XXIV, v. 29, dicitur : qui edunt me, adhuc esurient.

Solutions :

1. Il est ici question de désir non pas au sens propre, selon qu’il porte sur une chose à venir, mais selon qu’il écarte le dégoût, à la manière dont parle Si 24, 29 : Ceux qui  me mangent auront encore faim.

 

[66637] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 2 Ad secundum dicendum, quod timor est respectu mali. Sub malo autem comprehendi potest omnis defectus. Est autem triplex hominis defectus. Unus quidem poenae; et hunc quidem principaliter respicit timor servilis. Alius autem est defectus culpae; et hunc defectum respicit timor filialis vel castus, secundum quod est in statu viae, in quo peccare possumus. Neutro autem modo erit timor in patria, sublata potestate culpae et poenae; secundum illud Prov., I, 33 : abundantia perfruetur, malorum timore sublato. Est autem tertius defectus naturalis, secundum quod quaelibet creatura in infinitum distat a Deo; qui defectus nunquam tolletur; et hunc defectum respicit timor reverentialis qui erit in patria : qui reverentiam exhibebit suo creatori ex consideratione maiestatis eius, in propriam desiliens parvitatem. Sed obiectum spei, quod est beatitudinem esse futuram, tolletur, ea superveniente, et ideo spes non remanebit.

2. La crainte porte sur le mal, Or, sous le mal, on peut inclure toute carence. Or, il y a une triple carence chez l’homme. L’une, celle de la peine : c’est sur celle-ci que porte principalement la crainte servile. La deuxième est la carence de la faute : c’est sur cette carence que porte la crainte filiale ou chaste, selon qu’elle existe dans l’état de cheminement, où nous pouvons pécher. La crainte n’existera d’aucune de ces deux façons dans la patrie, puisque la capacité de pécher ou celle de subir une peine seront écartées, selon ce que dit Pr 1, 33 : On jouira de l’abondance, alors que la crainte du mal sera écartée. Mais il existe une troisième carence naturelle, selon laquelle toute créature diffère infiniment de Dieu, carence qui ne sera jamais enlevée. C’est sur cette carence que porte la crainte révérentielle qui existera dans la patrie : elle manifestera de la révérence à son créateur en raison de sa majesté, en reconnaissant sa propre petitesse. Mais l’objet de l’espérance, qui consiste en ce que la béatitude soit à venir, sera écarté lorsque celle-ci surviendra. C’est pourquoi l’espérance ne demeurera pas.

 

[66638] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 3 Ad tertium dicendum, quod continuatio beatitudinis non habet rationem futuri : quia in quantum aliquis homo fit beatus, aeternitatem participat, in qua non est praeteritum et futurum; unde in beatitudine illa dicitur vita aeterna. Dato etiam quod haberet rationem futuri, non habet rationem ardui respectu eius qui iam beatitudinem obtinet. Ex hoc enim ipso accepit non solum facultatem, sed etiam necessitatem quamdam nunquam peccandi, sed semper permanendi. Et ideo totaliter tollitur ratio spei.

3. La continuation de la béatitude n’a pas raison d’à venir, car, pour autant qu’un homme devient bienheureux, il participe à l’éternité, dans laquelle il n’y a ni passé ni futur. Aussi dit-on que cette béatitude sera la vie éternelle. Mais en supposant qu’elle aurait raison d’à venir, elle n’a pas raison de difficile du point de vue de celui qui possède déjà la béatitude. En effet, par le fait même, il n’a pas reçu seulement la capacité, mais aussi une certaine nécessité de ne jamais pécher, mais de toujours persévérer. C’est pourquoi la raison d’espérance est totalement écartée.

 

[66639] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 4 Ad quartum dicendum, quod ratio illa procedit de eo quod cadit sub spe, non principaliter, sed secundario.

4. Cet argument vient de ce qui relève de l’espérance non pas principalement, mais de manière secondaire.

 

[66640] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 5 Ad quintum dicendum, quod quamdiu remanet principale obiectum spei, eadem virtute spei sperat aliquis bona sibi et aliis; sed remoto principali obiecto, potest quidem aliis sperare aliquo modo, sed non secundum virtutem spei.

5. Aussi longtemps que demeure l’objet principal de l’espérance, c’est par la même vertu d’espérance que quelqu’un espère des biens pour lui-même et pour d’autres. Mais, une fois écarté l’objet principal, il peut espérer pour les autres d’une certaine manière, mais non selon la vertu d’espérance.

 

[66641] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 6 Ad sextum dicendum, quod eo modo convenit sanctis orare sicut et sperare; non quidem per virtutem spei, quae ponitur theologica virtus.

6. Il convient aux saints de prier comme il leur convient d’espérer, mais non en raison de la vertu d’espérance, dont on affirme qu’elle est une vertu théologale.

 

[66642] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 7 Ad septimum dicendum, quod si accipiatur primum principium movens ad terminum, verum est idem esse principium motus ad terminum, et quietis in termino. Sed si accipiatur aliquid secundarium et instrumentale; quaedam sunt principia motus, quae cessant, cum perventum fuerit ad terminum, sicut navis cessat, et impulsio venti, cum perventum fuerit ad portum. Et hoc modo caritas, quae est primum movens, manet in termino beatitudinis, non autem spes, quae est secundarium principium appropriatum motui.

7. Si l’on prend le premier principe qui meut vers le terme, il est vrai que le principe du mouvement vers le terme et du repos dans le terme est le même. Mais si l’on prend un principe secondaire et instrumental, certains sont principes du mouvement, qui cessent lorsqu'on sera parvenu au terme, comme s’arrêtent le navire  et la poussée du vent, lorsqu’on est parvenu au port. De cette manière, la charité, qui est un moteur premier, demeure dans la béatitude, mais non pas l’espérance, qui est un principe secondaire rattaché au mouvement.

 

[66643] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 8 Ad octavum dicendum, quod auctoritates illae loquuntur de iustitia et rectitudine vitae, secundum statum praesentis vitae, quo moventur ad rectitudinem.

8. Ces autorités parlent de la justice et de la rectitude de la vie selon l’état de la vie présente, par quoi ils sont mus à la rectitude.

 

[66644] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 9 Ad nonum dicendum, quod certitudo quae est in beatis de perpetua stabilitate, non est per aliquid quod expectetur futurum, sed per id quod iam acceperunt; unde non pertinet ad rationem spei.

9. La certitude qui existe chez les bienheureux à propos de leur stabilité perpétuelle ne vient pas de quelque chose qui est attendu dans l’avenir, mais du fait qu’ils l’ont déjà reçu. Elle ne relève donc pas de la raison de l’espérance.

 

[66645] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 10 Ad decimum dicendum, quod, sicut philosophus dicit in III Physic., in motibus accipiuntur magis et minus loco contrariorum, ut magis et minus album loco albi et nigri; et similiter magis et minus bonum loco boni et mali. Sic igitur beatitudo superveniens evacuat spem, non sicut bonum malum, sed minus bonum; sicut iuventus pueritiam.

10. Comme le Philosophe le dit dans Physique, III, dans les mouvements, on prend le plus et le moins à la place des contraires, comme le plus ou moins blanc à la place du blanc et du noir. De même en est-il pour le plus ou moins bon à la place de ce qui est bon et de ce qui est mauvais. De même, lorsqu’elle survient, la béatitude évacue l’espérance, non pas comme un bien mauvais, mais comme quelque chose de moins bon, comme la jeunesse évacue l’enfance.

 

[66646] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod obiectum alicuius virtutis potest deesse dupliciter. Uno modo, cum possibilitate habendi; et sic etiam obiecto non habito potest esse actus virtutis et virtus, sub hac conditione, si facultas adesset. Alio modo, cum impossibilitate habendi : et sic nec habitus nec actus manet : frustra enim remaneret. Et hoc modo tollitur obiectum spei in patria; quia nunquam de cetero erit possibile beatitudinem esse futuram.

11. L’objet d’une vertu peut faire défaut de deux manières. D’une manière, lorsque demeure la possibilité de le posséder : et ainsi, alors que l’objet n’est pas possédé, il peut y avoir un acte de vertu et une vertu, à la condition que la possibilité existe. D’une autre manière, lorsqu’il y a impossibilité de le posséder : et ainsi, ni l’habitus ni l’acte ne demeurent, car ils demeureraient en vain. Et de cette manière, l’objet de l’espérance est écarté dans la patrie, car il ne sera plus jamais possible que la béatitude soit à venir.

 

[66647] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod fortitudo illa quae erit in sanctis, non erit consequens ex principio praeexistenti, id est ex perfecta inhaesione ad omnipotentem Deum; non autem erit ordinata ut ad finem, sed magis finem consequens, ut dictum est. Et ideo non est similis ratio de spe, quae non datur nisi propter motum in finem.

12. Cette force qui existera chez les saints ne découlera pas d’un principe préexistant, à savoir, de la parfaite adhésion au Dieu tout-puissant : elle ne sera pas ordonnée à la fin, mais plutôt à ce qui découle de la fin, comme on l’a dit. C’est pourquoi il n’en va pas de même pour l’espérance, qui n’est donnée qu’en vue du mouvement vers la fin.

 

[66648] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod maiestas Dei non est minor quam eius bonitas. Sed caritas alio modo, se habet ad bonitatem quam spes ad maiestatem; quia caritas de sui ratione importat unionem, et ideo perficitur in patria. Spes autem importat distantiam, quae repugnat statui patriae.

13. La majesté de Dieu n’est pas moindre que sa bonté. Mais le rapport de la charité à sa bonté est différent de celui de l’espérance à sa majesté, car la charité comporte par elle-même l’union; aussi s’accomplit-elle dans la patrie. Mais l’espérance comporte une distance, qui s’oppose à l’état de la patrie.

 

[66649] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod fides et spes habent rationem fundamenti vel parietis ex parte eius quod est perfectionis in eis : scilicet ex eo quod fides inhaeret primae veritati, spes autem summae maiestati; non autem ex hoc quod est imperfectionis in utraque : in quantum, scilicet, fides est non apparentium, et spes non habitorum. Et ideo in statu perfectae beatitudinis, quando caritas, quae nihil de sui ratione imperfectionis importat, perficietur, fidei succedet perfectius fundamentum, scilicet visio aperta; et spei perfectior paries, scilicet comprehensio plena, secundum illud 1 Cor. IX, 24 : sic currite ut comprehendatis.

14. La foi et l’espérance ont raison de fondations ou de mur du point de vue de ce qui relève en elles de la perfection, à savoir, du fait que la foi adhère à la vérité première, et l’espérance à la majesté suprême; mais non en raison de ce qu’il y d’imperfection dans les deux, pour autant que la foi porte sur des choses qui ne sont pas évidentes et l’espérance sur des choses qui ne sont pas possédées. C’est pourquoi, dans l’état de béatitude parfaite, alors que la charité, qui ne comporte rien d’imparfait selon sa raison propre, sera perfectionnée, succéderont à la foi des fondations plus parfaites, à savoir, la claire vision, et à l’espérance un mur plus parfait, à savoir, la pleine saisie, selon ce que dit 1 Co 9, 24 : Courez afin de saisir!

 

[66650] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod gloria corporis derivatur in sanctis a gloria animae; et ideo habentibus gloriam animae, quae est potior, gloria corporis non habet rationem ardui.

15. La gloire du corps découle chez les saints de la gloire de l’âme. C’est pourquoi, pour ceux qui possèdent la gloire de l’âme, qui est plus puissante, la gloire du corps n’est pas difficile.

 

[66651] De virtutibus, q. 4 a. 4 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod Christus speravit secundum communem rationem spei, non autem habuit spem quae est virtus theologica, quia beatitudo non erat ei futura, sed praesens.

16. Le Christ a espéré selon la raison commune d’espérance, mais il n’a pas possédé l’espérance qui est une vertu théologale, car la béatitude n’était pas pour lui à venir, mais présente.

 

 

 

 

 

Question 5 : [Les vertus cardinales]

© Traduction Anne Michel, Nancy, mémoire de maîtrise, 2003[77]

Sous la direction du professeur Ménard

 

 

Prologue

 

Quaestio 5

Prooemium

[66652] De virtutibus, q. 5 pr. 1 Et primo enim quaeritur, utrum prudentia, iustitia, fortitudo et temperantia sint virtutes cardinales.

[66653] De virtutibus, q. 5 pr. 2 Secundo utrum virtutes sint connexae, ut qui habet unam habeat omnes.

[66654] De virtutibus, q. 5 pr. 3 Tertio utrum omnes virtutes in homine sint aequales.

[66655] De virtutibus, q. 5 pr. 4 Quarto utrum virtutes cardinales maneant in patria.

Article 1 – La justice, la prudence, la force et la tempérance sont-elles des vertus cardinales ?

Article 2 – Les vertus sont-elles connexes, de sorte que celui qui en possède une les posséderait toutes ?

Article 3 – Toutes les vertus sont-elles égales dans l’homme ?

Article 4 – Les vertus cardinales demeurent-elles dans la patrie ?

 

 

 

 

Articulus 1 – [66656] De virtutibus, q. 5 a. 1 tit. 1 Et primo quaeritur utrum istae sint quatuor virtutes cardinales, scilicet iustitia, prudentia, fortitudo et temperantia

Article 1 – La justice, la prudence, la force et la tempérance sont-elles des vertus cardinales ?

 

Et videtur quod non.

[66658] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 1 Ea enim quae non distinguuntur ad invicem, non debent ad invicem connumerari; quia distinctio est causa numeri, ut dicit Damascenus. Sed praedictae virtutes non distinguuntur ad invicem; dicit enim Gregorius in XXII Moral. : prudentia vera non est, quae iusta et temperans et fortis non est; nec perfecta temperantia, quae fortis, iusta et prudens non est; neque fortitudo integra, quae prudens, temperans et iusta non est; nec vera iustitia, quae prudens, fortis et temperans non est. Ergo non debent dici hae quatuor virtutes cardinales.

Objections :

Il semble que non.

1. Les choses qui ne sont pas mutuellement distinctes ne doivent pas être comptées séparément l’une de l’autre, parce que la distinction est cause du nombre, comme le dit [Jean] Damascène. Or, les vertus mentionnées ne se distinguent pas l’une de l’autre. En effet, Grégoire dit, au livre XXII des Morales sur Job : « La prudence n’est pas vraie si elle n’est pas juste, tempérante et forte ; ni la tempérance parfaite si elle n’est pas forte, juste et prudente ; ni la force complète si elle n’est pas prudente, tempérante et juste ; ni la justice vraie si elle n’est pas prudente, forte et tempérante. » Ces quatre vertus ne doivent donc pas être appelées cardinales.

 

[66659] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 2 Praeterea, virtutes videntur dici cardinales, ex eo quod sunt aliis principaliores; unde quas quidam cardinales, aliquando principales vocant, ut patet per Gregorium, XXII Moralium. Sed cum finis principalior sit his quae sunt ad finem; principaliores esse videntur virtutes theologicae, quae habent ultimum finem pro obiecto, quam praedictae virtutes, quae sunt circa ea quae sunt ad finem. Ergo non debent dici praedictae quatuor virtutes cardinales.

2. Les vertus semblent être appelées cardinales parce qu’elles l’emportent sur les autres. C’est pourquoi certains les appellent cardinales, parfois principales, comme l’écrit Grégoire au livre XXII des Morales sur Job. Or comme la fin l’emporte sur ce qui tend vers la fin, les vertus théologales, qui ont pour objet la fin ultime, semblent l’emporter sur les vertus mentionnées, qui concernent ce qui tend vers la fin. Les quatre vertus mentionnées ne doivent donc pas être appelées cardinales.

 

[66660] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 3 Praeterea, ea quae sunt diversorum generum, non debent poni in una coordinatione. Sed prudentia est in genere virtutum intellectualium, ut patet in VI Ethic. : aliae vero tres sunt virtutes morales. Ergo inconvenienter ponuntur praedictae quatuor virtutes cardinales.

3. Les choses qui appartiennent à des genres divers ne doivent pas être mises en coordination. Or la prudence appartient au genre des vertus intellectuelles, comme il est dit au livre VI de l’Éthique; quant aux trois autres, ce sont des vertus morales. Il ne convient donc pas de faire des quatre vertus mentionnées des [vertus] cardinales.

 

[66661] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 4 Praeterea, inter intellectuales virtutes sapientia est principalior quam prudentia, ut philosophus probat in VI Ethic.; quia sapientia est de divinis, prudentia autem est de humanis. Si igitur debuit aliqua virtus intellectualis poni inter virtutes cardinales, potius debuit poni sapientia quasi principalior.

4. Parmi les vertus intellectuelles, la sagesse l’emporte sur la prudence, comme le démontre le Philosophe au livre VI de l’Éthique, parce que la sagesse porte sur les choses divines, alors que la prudence porte sur les choses humaines. Si donc l’on avait dû placer une vertu intellectuelle parmi les vertus cardinales, c’est la sagesse que l’on aurait dû plutôt placer, vu qu’elle est supérieure.

 

[66662] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 5 Praeterea, ad virtutes cardinales aliae debent reduci. Sed philosophus in II Ethic. condividit quasdam alias virtutes fortitudini et temperantiae; scilicet liberalitatem et magnanimitatem et huiusmodi, quae sic non reducuntur. Non ergo praedictae virtutes sunt cardinales.

5. Les autres [vertus] doivent être ramenées aux vertus cardinales. Or, le Philosophe, au livre II de l’Éthique, a distingué d’autres vertus que celles de force et de tempérance : la libéralité et la magnanimité, et celles de ce genre, qui ne sont pas ainsi ramenées [aux vertus cardinales]. Les vertus mentionnées ne sont donc pas cardinales.

 

[66663] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 6 Praeterea, illud quod non est virtus, non debet poni inter virtutes cardinales. Sed temperantia non videtur esse virtus. Non enim habetur aliis virtutibus habitis; ut patet in Paulo, qui habebat omnes alias virtutes, et tamen temperantiam non habebat : inerat enim adhuc in membris eius concupiscentia, secundum illud Rom., VII, 23 : video aliam legem in membris meis repugnantem legi mentis meae. Temperatus autem differt in hoc a continente, quod temperatus non habet concupiscentias pravas; continens autem habet, sed non sequitur eas; ut patet per philosophum in VII Ethic. Ergo inconvenienter enumerantur praedictae quatuor cardinales virtutes.

6. On ne doit pas mettre au nombre des vertus cardinales ce qui n’est pas vertu. Or, la tempérance ne semble pas être une vertu. En effet, on ne la possède pas alors que les autres vertus sont possédées, comme l’écrit Paul, qui possédait toutes les autres vertus, sans posséder cependant la tempérance. Car la concupiscence continuait d’exister dans ses membres, d’après cette phrase : Je vois une autre loi dans mon corps, luttant contre la loi de mon esprit, Rm 7, 23. Or, l’homme tempéré diffère de l’homme continent, en ceci que l’homme tempéré n’a pas de concupiscences mauvaises, alors que l’homme continent en a mais ne les suit pas, comme l’écrit le Philosophe, au livre VII de l’Éthique. C’est donc incorrectement que l’on énumère les vertus mentionnées comme quatre vertus cardinales.

 

[66664] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 7 Praeterea, sicut per virtutem homo ordinatur ad seipsum, ita et ad proximum. Sed duae virtutes ponuntur, quibus homo ordinatur ad seipsum; scilicet fortitudo et temperantia. Ergo etiam duae virtutes debent poni quibus aliquis ordinatur ad proximum; et non solum iustitia.

7. De même que l’homme est ordonné à lui-même par la vertu, de même il l’est aussi au prochain. Or l’on établit deux vertus par lesquelles l’homme est ordonné à lui-même : la force et la tempérance. On doit donc aussi établir deux vertus par lesquelles il est ordonné au prochain, et pas seulement la justice.

 

[66665] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 8 Praeterea, Augustinus dicit in Lib. de moribus Eccles., quod virtus est ordo amoris. Sed amor gratiae comprehenditur sub duobus praeceptis; scilicet dilectionis Dei et proximi. Ergo non debent esse nisi duae virtutes cardinales.

8. Augustin dit, dans Le livre sur le comportement de l’Église, que la vertu est l’ordre de l’amour. Or l’amour est embrassé par la grâce sous deux préceptes : l’amour de Dieu et [l'amour] du prochain. Il ne doit donc y avoir que deux vertus cardinales.

 

[66666] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 9 Praeterea, diversitas materiae quae est secundum extensionem, facit solum diversitatem secundum numerum; diversitas autem materiae quae est secundum diversas acceptiones formae, facit differentiam secundum genus : propter quod corruptibile et incorruptibile differunt genere, ut dicitur X Metaph. Sed praedictae virtutes differunt secundum diversitatem materiae habentis rationem diversam recipiendi formam. Nam modus rationis circa materiam temperantiae ponitur secundum refrenationem passionum; circa materiam autem fortitudinis secundum quemdam conatum ad id a quo passio retrahit. Ergo praedictae virtutes differunt genere; non ergo debent coniungi in una ordinatione virtutum cardinalium.

9. La diversité de matière qui se prend de l’extension donne seulement la diversité par le nombre. Or, la diversité de matière, qui est dans les diverses réceptions de forme, donne la différence par le genre, du fait que le corruptible et l’incorruptible diffèrent par le genre, comme il est dit au livre X de la Métaphysique. Or, les vertus mentionnées diffèrent par la diversité de matière, qui possède une manière différente de recevoir la forme. En effet, le mode de la raison concernant la matière de la tempérance est établi par la répression des passions, mais celui qui concerne la matière de la force [est établi] par un certain effort vers ce dont la passion éloigne. Les vertus mentionnées diffèrent donc par le genre ; on ne doit donc pas les réunir dans un seul ordre de vertus cardinales.

 

[66667] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 10 Praeterea, ratio virtutis moralis sumitur secundum quod attingit rationem, ut patet per philosophum in II Ethicor., qui definit virtutem per hoc, quod est secundum rationem rectam. Sed ratio recta est regula regulata a prima regula quae est Deus; a qua etiam virtutem regulandi habet. Ergo virtutes morales praecipue habent rationem virtutis ex eo quod attingunt primam regulam, scilicet Deum. Sed virtutes theologicae, quae sunt circa Deum, non dicuntur cardinales. Ergo neque virtutes morales debent dici cardinales.

10. La définition de la vertu morale est fondée sur le fait qu’elle concerne la raison, comme l’écrit le Philosophe au livre II de l’Éthique, qui définit la vertu par « ce qui est selon la droite raison ». Or, la droite raison est une règle réglée par une règle première : Dieu, par laquelle elle possède aussi la vertu de régler. Les vertus morales possèdent donc surtout ce qui fait la vertu parce qu’elles atteignent la règle première : Dieu. Or, les vertus théologales, qui portent sur Dieu, ne sont pas appelées cardinales. Les vertus morales ne doivent donc pas non plus être appelées cardinales.

 

[66668] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 11 Praeterea, principalis pars animae est ratio. Sed temperantia et fortitudo non sunt in ratione, sed sunt irrationabilium partium, ut philosophus dicit in III Ethic. Ergo non debent poni virtutes cardinales.

11. La partie principale de l’âme est la raison. Or, la tempérance et la force ne sont pas dans la raison mais appartiennent aux parties irrationnelles, comme le dit le Philosophe au livre III de l’Éthique. On ne doit donc pas les établir comme vertus cardinales.

 

 

[66669] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 12 Praeterea, laudabilius est dare de suo quam reddere vel non auferre alienum. Sed primum pertinet ad liberalitatem, secundum ad iustitiam. Ergo liberalitas magis debet poni virtus cardinalis quam iustitia.

12. Il est plus louable de donner de son propre bien que de rendre ou de ne pas prendre celui d’autrui. Or, le premier cas relève de la libéralité, le second, de la justice. On doit donc établir comme vertu cardinale la libéralité plutôt que la justice.

 

 

[66670] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 13 Praeterea, illud maxime videtur esse virtus cardinalis quod est firmamentum aliorum. Sed huiusmodi est humilitas; dicit enim Gregorius, quod qui ceteras virtutes sine humilitate congregat, quasi pulveres in ventum portat. Ergo humilitas debuit poni inter virtutes cardinales.

13. Il semble surtout qu’une vertu cardinale est le point d’appui des autres. Or, l’humilité est de ce genre. Grégoire dit en effet que « celui qui regroupe toutes les autres vertus sans l’humilité, c’est comme s’il transportait de la poussière dans le vent». On aurait donc dû établir l’humilité parmi les vertus cardinales.

 

[66671] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 14 Praeterea, virtus est perfectio quaedam, ut patet per philosophum in VI Phys. Sed, sicut dicitur Iac., I, 4, patientia perfectum opus habet. Ergo patientia tamquam perfectio, poni debuit inter virtutes cardinales.

14. La vertu est une certaine perfection, comme l’écrit le Philosophe au livre VI de la Physique. Or, comme il est dit dans Jc 1, 4, la patience s’accompagne d’une œuvre parfaite. On aurait donc dû établir la patience, plus parfaite, parmi les vertus cardinales.

 

[66672] De virtutibus, q. 5 a. 1 arg. 15 Praeterea, philosophus dicit in IV Ethic., quod magnanimitas operatur magnum in virtutibus, et est velut ornamentum aliis virtutibus. Sed hoc maxime videtur pertinere ad principalitatem virtutis. Ergo magnanimitas videtur esse virtus cardinalis. Inconvenienter igitur annumerantur praedictae quatuor virtutes cardinales.

15. Le Philosophe dit, au livre IV de l’Éthique, que la magnanimité réalise ce qui est grand dans les vertus et est comme une parure pour les autres vertus. Or, ceci semble surtout relever de la primauté d’une vertu. Il semble donc que la magnanimité soit une vertu cardinale. Les quatre vertus cardinales mentionnées ne sont donc pas convenablement énumérées.

 

[66673] De virtutibus, q. 5 a. 1 s. c. Sed contra, est quod Ambrosius dicit super illud Lucae, cap. VI : beati pauperes spiritu : scimus virtutes esse quatuor cardinales : temperantiam, iustitiam, prudentiam, fortitudinem.

Cependant :

Ambroise dit, à propos de Lc 6 : Heureux les pauvres en esprit : « Nous savons bien qu’il y a quatre vertus cardinales : la tempérance, la justice, la prudence, la force. »

 

[66674] De virtutibus, q. 5 a. 1 co. Respondeo. Dicendum, quod cardinalis a cardine dicitur, in quo ostium vertitur, secundum illud Proverb., XXVI, 14 : sicut ostium vertitur in cardine suo, ita piger in lectulo suo. Unde virtutes cardinales dicuntur in quibus fundatur vita humana, per quam in ostium introitur; vita autem humana est quae est homini proportionata. In hoc homine autem invenitur primo quidem natura sensitiva, in qua convenit cum brutis; ratio practica, quae est homini propria secundum suum gradum; et intellectus speculativus, qui non perfecte in homine invenitur sicut invenitur in Angelis, sed secundum quamdam participationem animae. Ideo vita contemplativa non est proprie humana, sed superhumana; vita autem voluptuosa, quae inhaeret sensibilibus bonis, non est humana, sed bestialis. Vita ergo proprie humana est vita activa, quae consistit in exercitio virtutum moralium : et ideo proprie virtutes cardinales dicuntur in quibus quodammodo vertitur et fundatur vita moralis, sicut in quibusdam principiis talis vitae; propter quod et huiusmodi virtutes principales dicuntur. Considerandum est autem, quod de ratione actus virtuosi quatuor existunt. Quorum unum est, ut substantia ipsius actus sit in se modificata; et ex hoc actus dicitur bonus, quasi circa debitam materiam existens, vel debitis circumstantiis vestitus. Secundum autem est, ut actus sit debito modo se habens ad subiectum, ex quo firmiter subiecto inhaereat. Tertium autem est, ut actus sit debito modo proportionatus ad aliquid extrinsecum sicut ad finem. Et haec quidem tria sunt ex parte eius quod per rationem dirigitur. Quartum autem ex parte ipsius rationis dirigentis, scilicet cognitio. Et haec quatuor philosophus tangit in II Ethic., ubi dicit, quod non sufficit ad virtutem quod aliqua sint iuste vel temperate comparata, quod pertinet ad modificationem actus. Sed alia tria requiruntur ex parte operantis. Primum quidem, ut sit sciens; quod pertinet ad cognitionem dirigentem. Deinde, quod sit eligens et reeligens propter hoc, id est propter debitum finem; quod pertinet ad rectitudinem actus in ordine ad aliquid extrinsecum. Tertium est, si firme et immobiliter adhaereat et operetur. Haec igitur quatuor scilicet cognitio dirigens, rectitudo, firmitas et moderatio, etsi in omnibus virtuosis actibus requirantur; singula tamen horum principalitatem quamdam habent in specialibus quibusdam materiis et actibus. Ex parte cognitionis practicae tria requiruntur. Quorum primum est consilium : secundum est iudicium de consiliatis; sicut etiam in ratione speculativa invenitur inventio vel inquisitio, et iudicium. Sed quia intellectus practicus praecipit fugere vel prosequi, quod non facit speculativus intellectus, ut dicitur in III de anima; ideo tertio ad rationem practicam pertinet praemeditari de agendis; et hoc est praecipuum ad quod alia duo ordinantur. Circa primum autem perficitur homo per virtutem eubuliae, quae est bene consiliativa. Circa secundum autem perficitur homo per synesim et gnomen, quibus homo fit bene iudicativus, ut dicitur in VI Ethic. Sed per prudentiam fit ratio bene praeceptiva, ut ibidem dicitur. Unde manifestum est quod ad prudentiam pertinet id quod est praecipuum in cognitione dirigente; et ideo ex hac parte ponitur prudentia virtus cardinalis. Similiter rectitudo actus per comparationem ad aliquid extrinsecum, habet quidem rationem boni et laudabilis etiam in his quae pertinent ad unum secundum seipsum, sed maxime laudatur in his quae sunt ad alterum; quando scilicet homo actum suum rectificat non solum in his quae ad ipsum pertinent, sed etiam in his in quibus cum aliis communicat. Dicit enim philosophus in V Ethic., quod multi in propriis quidem virtute uti possunt, in his autem quae sunt ad alterum, non possunt. Et ideo iustitia ex hac parte ponitur virtus principalis, per quam homo debito modo coaptatur et adaequatur aliis, cum quibus communicare habet; unde et vulgariter dicuntur iusta illa quae sunt debito modo coaptata. Moderatio autem, sive refrenatio, ibi praecipue laudem habet et rationem boni, ubi praecipue passio impellit, quam ratio refrenare debet, ut ad medium virtutis perveniatur. Impellit autem passio maxima ad prosequendas delectationes maximas, quae sunt delectationes tactus; et ideo ex hac parte ponitur cardinalis virtus temperantia, quae reprimit concupiscentias delectabilium secundum tactum. Firmitas autem praecipue laudem habet et rationem boni in illis in quibus passio maxime movet ad fugam : et hoc praecipue est in maximis periculis, quae sunt pericula mortis; et ideo ex hac parte fortitudo ponitur virtus cardinalis, per quam homo circa mortis pericula intrepide se habet. Harum autem quatuor virtutum prudentia quidem est in ratione, iustitia autem est in voluntate, fortitudo autem in irascibili, temperantia autem in concupiscibili; quae solae potentiae possunt esse principia actus humani, id est voluntarii. Unde patet ratio virtutum cardinalium, tum ex parte modorum virtutis, quae sunt quasi rationes formales, tum etiam ex parte materiae, tum etiam ex parte subiecti.

Réponse :

« Cardinal » tire son origine du gond sur lequel une porte tourne, selon cette phrase de Pr 26, 14 : La porte tourne sur ses gonds, tout comme le paresseux sur son lit. Ainsi, on appelle cardinales les vertus sur lesquelles est fondée la vie humaine, qui fait entrer par la porte. Or, la vie humaine est celle qui est proportionnée à l’homme. Dans cet homme, on trouve d’abord une nature sensitive, qu’il a en commun avec les animaux sans raison, la raison pratique, qui est propre à l’homme selon son degré, et une intelligence spéculative, que l’on ne trouve pas parfaitement en l’homme comme on la trouve chez les anges, mais selon une certaine participation de l’âme. C’est pourquoi la vie contemplative n’est pas proprement humaine, mais surhumaine; et une vie de volupté, qui est attachée aux biens sensibles, n’est pas humaine mais bestiale. La vie proprement humaine est donc une vie active qui repose sur l’exercice des vertus morales. C’est pourquoi l’on appelle proprement cardinales les vertus sur lesquelles tourne en quelque sorte et est fondée la vie morale, en tant que principes d’une telle vie, raison pour laquelle l’on appelle aussi principales des vertus de ce genre. Or, il faut considérer néanmoins que quatre éléments font partie de ce qui rend un acte vertueux. Le premier d’entre eux est que la substance de l’acte lui-même soit réglée en elle-même; c’est la raison pour laquelle l’acte est dit bon, en tant qu’il porte sur la matière appropriée ou est revêtu des circonstances appropriées. Le deuxième : que l’acte soit en rapport avec le sujet de façon appropriée ; il est ainsi fermement enraciné dans le sujet. Le troisième : que l’acte soit proportionné de façon appropriée à quelque chose d’extérieur comme à sa fin. Ces trois éléments relèvent de ce qui est dirigé par la raison. Et le quatrième relève de la raison qui dirige elle-même : la connaissance. Le Philosophe aborde ces quatre éléments au livre II de l’Éthique, où il dit qu’il ne suffit pas pour la vertu que certains actes soient réglés avec justice ou tempérance, ce qui relève de la disposition réglée de l’acte. Mais trois autres éléments sont requis du côté de l’agent. D’abord, qu’il connaisse, ce qui se rapporte à la connaissance qui dirige. Ensuite, qu’il choisisse et rechoisisse, à savoir, en raison de la fin qui convient; ce qui relève de la rectitude de l’acte ordonné vers quelque chose d’extérieur. Troisièmement, que l’agent soit fixé et agisse avec fermeté et de manière immuable. Même s’ils sont exigés de tous les actes vertueux, chacun de ces quatre éléments : la connaissance qui dirige, la rectitude, la fermeté et la modération, a la primauté dans certains actes et matières particuliers. Pour ce qui est de la connaissance pratique, trois choses sont requises. La première est le conseil ; la deuxième est le jugement sur les choses conseillées, de même que, dans la raison spéculative, on trouve la découverte ou la recherche, et le jugement. Mais parce que l’intelligence pratique prescrit de fuir ou de poursuivre, ce que ne fait pas l’intelligence spéculative, comme il est dit au livre III du traité De l’Âme, un troisième élément relève de la raison pratique : réfléchir à l’avance sur les actes à poser; et ceci est le principal, à quoi sont ordonnés les deux autres. Pour le premier, l’homme est perfectionné par l’euboulia, qui est bonne conseillère; pour le deuxième, il est perfectionné par la synésis et la gnômè, qui permettent à l’homme de bien juger, comme il est dit au livre VI de l’Éthique. Mais, par la prudence, la raison commande bien, comme il est dit au même endroit. Dès lors, il est clair que c’est de la prudence que relève ce qui est le principal dans la connaissance qui dirige. C’est pourquoi la prudence est établie comme vertu cardinale. De même, la rectitude de l’acte par comparaison avec quelque chose d’extérieur possède assurément le caractère de bien et de louable, même dans ce qui relève de la personne elle-même, mais elle est surtout louée pour ce qui se rapporte à autrui, à savoir, quand l’homme rend droit son acte, non seulement à son égard, mais aussi dans ce qu’il partage avec d’autres. Le Philosophe dit en effet, au livre V de l’Éthique, que beaucoup peuvent faire usage de la vertu dans ce qui leur est propre, mais ne le peuvent pas dans celles qui concernent autrui. C’est pourquoi la justice est établie comme vertu principale, par laquelle l’homme est ajusté et rendu égal aux autres, avec lesquels il doit partager. Ainsi, l’on appelle communément juste ce qui est agencé de manière appropriée. Or, la modération ou la retenue appellent la louange et ont le caractère de bien, surtout là où la passion entraîne, que la raison doit réfréner pour qu’on parvienne au milieu de la vertu. Or, la plus grande passion pousse à poursuivre les plus grands plaisirs : les plaisirs du toucher. C’est pourquoi la tempérance est établie comme vertu cardinale, qui réprime les concupiscences délectables au toucher. Mais la fermeté appelle la louange et a le caractère de bien, là où la passion pousse surtout à fuir; et cela arrive principalement dans les plus grands dangers : les dangers de mort. C’est pourquoi la force est établie comme vertu cardinale, par laquelle l’homme est intrépide face aux dangers de mort. Parmi ces quatre vertus, la prudence se trouve assurément dans la raison, la justice dans la volonté, la force dans l’irascible, la tempérance dans le concupiscible, les seules puissances qui peuvent être principes d’un acte humain, c’est-à-dire volontaire. Ainsi ressort clairement le caractère des vertus cardinales, tant du côté des modes de la vertu, qui sont pour ainsi dire des raisons formelles, que du côté de la matière, et aussi du côté du sujet.

 

[66675] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod de praedictis quatuor virtutibus cardinalibus aliqui dupliciter loquuntur. Quidam enim utuntur praedictis quatuor nominibus ad significandum generales modos virtutum : puta omnem cognitionem dirigentem vocantes prudentiam; omnem rectitudinem adaequantem actus humanos vocantes iustitiam; omnem moderationem refrenantem appetitum hominis a temporalibus bonis vocantes temperantiam; omnem firmitatem animi stabilientem hominem in bono contra insultum quorumcumque malorum, fortitudinem appellantes. Et ita videtur uti his nominibus Augustinus in Lib. de moribus Eccles.; et secundum hoc potest intelligi praedictum verbum Gregorii : quia una harum conditionum ad veram virtutis rationem non sufficit nisi omnes praedictae conditiones concurrant. Secundum hoc ergo praedicta quatuor dicuntur quatuor virtutes non propter diversas species habituum quae attenduntur secundum diversa obiecta, sed secundum diversas rationes formales. Alii vero, sicut Aristoteles in Lib. Ethic., loquuntur de praedictis quatuor virtutibus secundum quod sunt speciales virtutes determinatae ad proprias materias; et secundum hoc etiam potest verificari dictum Gregorii : per modum enim cuiusdam redundantiae, praedictae virtutes sunt circa illas materias in quibus potissime commendantur praedictae generales quatuor virtutis conditiones. Unde secundum hoc fortitudo temperans est, et temperantia fortis, quia qui potest refrenare appetitum suum ne consequatur concupiscentias delectationum, quod pertinet ad temperantiam, multo magis poterit refrenare motum audaciae in periculis; et similiter qui potest stare firmus contra pericula mortis, multo magis potest stare firmus contra illecebras voluptatum. Et secundum hoc, id quod est principaliter temperantiae, transit ad fortitudinem, et e converso; et eadem ratio est in aliis.

Solutions :

1. Certains parlent de deux façons des quatre vertus cardinales mentionnées. Certains, en effet, utilisent ces quatre noms pour signifier des modes généraux des vertus, par exemple, en appelant prudence toute connaissance qui dirige, en appelant justice toute rectitude qui ajuste les actes humains, en appelant tempérance toute modération qui réfrène l’appétit de l’homme pour les biens temporels, en appelant force toute fermeté de l’âme qui maintient solidement l’homme dans le bien contre l’assaut de n’importe quel mal. Augustin semble utiliser ces noms de cette manière dans le Livre sur le comportement de l’Église. L’on peut comprendre ainsi la parole précitée de Grégoire, qu’une de ces conditions ne suffit pas au véritable caractère de vertu, si toutes les conditions mentionnées ne sont pas satisfaites. Dès lors, les quatre dispositions précitées sont quatre vertus, non par les diverses espèces d’habitus en rapport avec des objets divers, mais selon diverses raisons formelles. Mais d’autres, comme Aristote dans l’Éthique, parlent des quatre vertus mentionnées comme de vertus spéciales, déterminées selon leurs matières propres. Ainsi se vérifie aussi ce qu’a dit Grégoire : en effet, par mode d’une certaine redondance, les vertus mentionnées portent sur les matières dans lesquelles sont louées au plus haut point les quatre susdites conditions générales de la vertu. Dès lors, la force est tempérante et la tempérance, forte, parce que celui qui peut réfréner son appétit, afin de ne pas rechercher la concupiscence des plaisirs, tâche qui relève de la tempérance, pourra bien davantage réfréner le mouvement d’audace dans les dangers; et de même, celui qui peut demeurer ferme contre les dangers de mort peut bien davantage rester ferme contre les séductions des plaisirs. Ainsi, ce qui relève principalement de la tempérance passe du côté de la force, et inversement. Et c’est la même chose pour les autres.

 

[66676] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 2 Ad secundum dicendum, quod in fine appetitus hominis quiescit; et ideo virtutum theologicarum, quae sunt circa finem ultimum, principalitas non comparatur cardini, qui movetur, sed magis fundamento et radici, quae sunt stantia et quiescentia, secundum illud ad Ephes., III, 17 : in caritate radicati et fundati.

2. L’appétit humain trouve son repos dans la fin. Ainsi la supériorité des vertus théologales, qui concernent la fin ultime, n’est pas comparée au gond qui est mis en mouvement, mais plutôt à la fondation et à la racine, qui sont stables et en repos, selon ce que dit Ep 3, 17 : Enracinés et fondés dans l’amour.

 

 

[66677] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 3 Ad tertium dicendum, quod secundum philosophum in VI Ethic., prudentia est recta ratio agibilium. Agibilia autem dicuntur moralia opera, ut ex his quae ibi dicuntur, apparet. Et ideo prudentia convenit cum moralibus virtutibus quantum ad sui materiam; et propter hoc connumeratur eis, licet quantum ad suam essentiam vel subiectum sit intellectualis.

3. Selon le Philosophe, au livre VI de l’Éthique, la prudence est la droite raison dans les actions à poser. Or, les actes moraux sont des actions à poser, comme le montrent celles dont on parle là. Ainsi la prudence a quelque chose en commun avec les vertus morales du fait de sa propre matière; c’est pourquoi elle est comptée parmi elles, bien qu’elle soit [une vertu] intellectuelle pour ce qui est de son essence ou de son sujet.

 

[66678] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 4 Ad quartum dicendum, quod sapientia, ex hoc ipso quod non est circa humana, sed circa divina, non communicat cum virtutibus moralibus in materia : unde non connumeratur virtutibus moralibus, ut simul cum eis dicatur cardinalis virtus, quia ipsa ratio cardinis repugnat contemplationi, quia non est sicut ostium, quo intratur ad aliquid aliud; sed magis actio moralis est ostium, per quod ad contemplationem sapientiae intratur.

4. La sagesse, parce qu’elle ne concerne pas l’humain mais le divin, n’a rien en commun avec les vertus morales pour ce qui est de la matière. Ainsi, elle n’est pas comptée parmi les vertus morales, de sorte qu’on ne l’appelle pas vertu cardinale, comme elles, parce que la notion même de cardinal est incompatible avec la contemplation, qui n’est pas comme une porte par laquelle on pénètre dans quelque chose d’autre; mais l’action morale est plutôt une entrée par laquelle on pénètre dans la contemplation de la sagesse.

 

[66679] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 5 Ad quintum dicendum, quod si praedictae quatuor virtutes accipiantur secundum quod significant generales conditiones virtutum, secundum hoc omnes virtutes speciales, de quibus philosophus tractat in Lib. Ethic., reducuntur ad has quatuor virtutes sicut species ad genus. Si vero accipiantur secundum quod sunt speciales virtutes circa quasdam materias principales, sic aliae reducuntur ad eas sicut secundarium ad principale ut eutrapelia quae moderatur delectationem ludi, potest reduci ad temperantiam, quae moderatur delectationes tactus; unde et Tullius in II rhetoricae, ponit alias virtutes esse partes harum quatuor. Quod potest intelligi dupliciter : uno modo quod sint partes subiectivae secundum primum modum sumendi has virtutes; alio modo quod sint partes potentiales, si sumantur secundo modo virtutes praedictae; sic sensus est pars potentialis, quia non nominat totam virtutem animae, sed aliquid eius.

5. Si l’on considère les quatre vertus mentionnées selon qu’elles indiquent les conditions générales des vertus, toutes les vertus spéciales dont traite le Philosophe dans l’Éthique se ramènent alors à ces quatre vertus, comme les espèces au genre. Mais si on les considère selon qu’elles sont des vertus spéciales qui concernent certaines matières principales, alors les autres se ramènent à celles-ci comme le secondaire au principal, comme l’eutrapelia, qui règle le plaisir du jeu, peut être ramenée à la tempérance, qui règle les plaisirs du toucher. Ainsi Cicéron, au livre II de La Rhétorique, établit que les autres vertus sont des parties de ces quatre vertus. Ce que l’on peut comprendre de deux façons : d’une première façon, elles sont des parties subjectives, selon la première manière de considérer ces vertus; d’une seconde façon, elles sont des parties potentielles, si l’on considère de la seconde manière les vertus mentionnées. Ainsi le sens est une partie potentielle, parce qu’il ne désigne pas toute la puissance de l’âme, mais une partie de celle-ci.

 

[66680] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 6 Ad sextum dicendum, quod non est de ratione temperantiae quod omnes pravas concupiscentias excludat, sed quod temperatus non patiatur aliquas tales concupiscentias vehementes et fortes, sicut patiuntur illi qui non studuerunt concupiscentias refrenare. Paulus igitur patiebatur concupiscentias inordinatas propter fomitis corruptionem : non tamen fortes neque vehementes, quia studebat eas reprimere castigando corpus suum, et in servitutem redigendo; unde vere temperatus erat.

6. Le fait d’exclure toutes les mauvaises concupiscences ne fait pas partie de la notion de tempérance, mais le fait que l’homme tempéré ne subisse pas de telles concupiscences fortes et violentes, comme en subissent ceux qui n’ont pas appris à réfréner leurs concupiscences. Paul subissait donc des concupiscences désordonnées en raison de la corruption qui l’enflammait; elles n’étaient cependant ni fortes ni violentes, parce qu’il s’efforçait de les réprimer en châtiant son corps et en l’asservissant. C’est pourquoi il était vraiment tempéré.

 

[66681] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 7 Ad septimum dicendum, quod iustitia, per quam ordinamur ad alterum, non est circa passiones proprias, sed circa operationes quibus communicamus cum aliis, sicut sunt emptio et venditio, et alia huiusmodi : temperantia autem et fortitudo sunt circa proprias passiones. Et ideo, sicut in homine est una vis appetitiva sine passione id est voluntas, duae autem cum passione, id est concupiscibilis et irascibilis : ita est una virtus cardinalis ordinans ad proximum, duae autem ordinantes hominem ad seipsum.

7. La justice, qui nous ordonne à autrui, ne concerne pas les passions qui nous sont propres mais les opérations par lesquelles nous partageons avec les autres, comme l’achat et la vente, et d’autres de ce genre. Or, la tempérance et la force concernent les passions propres. Ainsi, de même qu’il y a en l’homme une seule force appétitive sans passion, la volonté, mais deux avec passion, le concupiscible et l’irascible, de même il y a une vertu cardinale qui ordonne l’homme au prochain, mais deux qui l’ordonnent à lui-même.

 

[66682] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 8 Ad octavum dicendum, quod caritas dicitur esse omnis virtus non essentialiter, sed causaliter, quia scilicet caritas est mater omnium virtutum. Semper autem effectus magis multiplicatur quam causa; et ideo oportet aliarum virtutum esse maiorem multiplicitatem quam caritatis.

8. On dit que la charité est toute vertu, non essentiellement mais en tant que cause, parce que la charité est mère de toutes les vertus. Or, l’effet est toujours plus multiplié que la cause. Il faut donc que la multiplicité des autres vertus soit plus grande que celle de la charité.

 

[66683] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 9 Ad nonum dicendum, quod diversa ratio receptionis potest esse vel ex parte materiae, quae receptiva est formae; et talis diversitas facit diversitatem generis; vel ex parte formae, quae diversimode receptibilis est in materia : et talis diversitas facit diversitatem speciei. Et ita est in proposito.

 

9. La réception peut se faire de manière diverse : soit dans la matière, qui reçoit la forme – et une telle diversité fait la diversité du genre –, soit dans la forme, qui peut être reçue de diverses manières dans la matière – et une telle diversité fait la diversité de l’espèce. Il en va de même dans le sujet traité.

 

[66684] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 10 Ad decimum dicendum, quod virtutes morales attingunt rationem sicut regulam proximam, Deum autem sicut regulam primam. Res autem specificantur secundum propria et proxima principia, non secundum principia prima.

10. Les vertus morales ont un rapport avec la raison comme la règle seconde, mais avec Dieu comme la règle première. Or, les choses sont spécifiées par leurs principes propres et prochains, non par les principes premiers.

 

[66685] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod principalis pars hominis est pars rationalis. Sed rationale est duplex : scilicet per essentiam et per participationem; et sicut ipsa ratio est principalior quam vires participantes ratione, ita etiam prudentia est principalior quam aliae virtutes.

11. La partie principale de l’homme est la partie rationnelle. Mais le rationnel est double : par essence et par participation. De même que la raison elle-même l’emporte sur les forces qui participent à la raison, de même la prudence l’emporte aussi sur les autres vertus.

 

[66686] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod virtutes cardinales dicuntur principaliores omnibus aliis, non quia sunt omnibus aliis perfectiores, sed quia in eis principalius versatur humana vita, et super eas aliae virtutes fundantur. Manifestum est autem quod humana vita magis versatur circa iustitiam, quam circa liberalitatem : utimur enim iustitia ad omnes, liberalitate autem ad paucos. Ipsa autem liberalitas supra iustitiam fundatur : non enim esset liberalis donatio, nisi aliquis daret de suo; per iustitiam autem distinguuntur propria ab alienis.

12. On dit que les vertus cardinales l’emportent sur toutes les autres, non parce qu’elles sont plus parfaites que toutes les autres, mais parce que la vie humaine repose surtout sur elles et que les autres vertus sont fondées sur elles. Or, il est clair que la vie humaine repose plus sur la justice que sur la libéralité, car nous faisons usage de la justice pour tous, mais de la libéralité pour un petit nombre. Or, la libéralité elle-même est fondée sur la justice, car il n’y aurait pas de don libéral si on ne donnait pas de ce qui est à soi. Et c’est par la justice qu’on distingue ses biens propres de ceux d’autrui.

 

[66687] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod humilitas firmat omnes virtutes indirecte, removendo quae bonis virtutum operibus insidiantur, ut pereant; sed in virtutibus cardinalibus firmantur aliae virtutes directe.

13. L’humilité affermit indirectement toutes les vertus, en éloignant ce qui tend des embûches aux actions bonnes des vertus en vue de les détruire. Mais dans les vertus cardinales, les autres vertus sont affermies directement.

 

[66688] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod patientia includitur in fortitudine : nam fortis habet id quod est patientis, ut scilicet non conturbetur ex imminentibus malis; et etiam addit amplius, ut scilicet in mala imminentia exiliat secundum quod oportet.

14. La patience est contenue dans la force. L’homme fort, en effet, a les caractéristiques de l’homme patient : il ne se laisse pas troubler par des maux imminents. Et il en ajoute encore plus : il s’élance même vers les maux imminents, comme il convient.

 

[66689] De virtutibus, q. 5 a. 1 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod ex hoc ipso quod magnanimitas est ornatus aliarum virtutum, manifestatur quod alias virtutes praesupponit, in quibus fundatur; et ex hoc apparet quod aliae sunt magis principales quam ipsa.

15. Parce que la magnanimité est la parure des autres vertus, il est clair qu’elle présuppose les autres vertus sur lesquelles elle est fondée. Dès lors, il apparaît que celles-ci l’emportent sur elle.

 

 

 

 

Articulus 2 : [66690] De virtutibus, q. 5 a. 2 tit. 1 Secundo quaeritur utrum virtutes sint connexae; ut qui habet unam, habeat omnes

Article 2 – Les vertus sont-elles connexes, de sorte que celui qui en possède une les possède toutes ?

 

[66691] De virtutibus, q. 5 a. 2 tit. 2

Et videtur quod non.                                        

Il semble que non.

 

 [66692] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 1 Dicit enim Beda super Lucam, quod sancti magis humiliantur de virtutibus quas non habent, quam extollantur de virtutibus quas habent. Ergo quasdam habent, et quasdam non habent; non ergo virtutes sunt connexae.

Objections :

1. Bède dit en effet, en commentant Luc, que les saints sont plus humiliés des vertus qu’ils ne possèdent pas qu’ils ne s’enorgueillissent des vertus qu’ils possèdent. Ils en possèdent donc certaines mais n’en possèdent pas d’autres. Les vertus ne sont donc pas connexes.

 

[66693] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 2 Praeterea, homo post poenitentiam est in statu caritatis : de his autem patitur difficultatem operandi propter consuetudinem praecedentem, ut dicit Augustinus contra Iulianum; et sic huiusmodi difficultas videtur provenire ex habitu contrario virtuti, per malam consuetudinem acquisitam, cum quo non potest simul esse virtus ei contraria. Ergo aliquis potest habere unam virtutem, scilicet caritatem, et carebit aliis.

2. Après le repentir, l’homme est en état de charité. Or, il a de la difficulté à agir en raison d’une habitude précédente, comme le dit Augustin contre Julien. Ainsi, une difficulté de ce genre semble provenir d’un habitus contraire à la vertu, acquis par une mauvaise habitude, qui ne peut pas exister en même temps que la vertu qui lui est contraire. On peut donc posséder une vertu, la charité, et être privé des autres.

 

 [66694] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 3 Praeterea in omnibus baptizatis caritas invenitur. Sed quidam baptizati non habent prudentiam, ut patet maxime in morionibus et phreneticis, qui non possunt esse prudentes, secundum philosophum; et etiam in quibusdam adultis simplicibus, qui non bene videntur esse prudentes, cum non sint bene consiliativi, quod est opus prudentiae. Non ergo qui habet unam virtutem, scilicet caritatem habet omnes alias.

3. Chez tous les baptisés se trouve la charité. Or certains baptisés ne possèdent pas la prudence, comme on le voit surtout chez les idiots et les frénétiques, qui ne peuvent pas être prudents, selon le Philosophe; et aussi chez certains adultes ingénus, qui ne semblent pas être bien prudents, vu qu’ils ne sont pas bons conseillers, ce qui est l’œuvre de la prudence. Donc, celui qui possède une seule vertu, la charité, ne possède pas toutes les autres.

 

[66695] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 4 Praeterea, secundum philosophum in VI Ethic., prudentia est recta ratio agibilium, sicut ars est recta ratio factibilium. Sed homo potest habere rectam rationem circa unum genus factibilium puta circa fabrilia, et non habebit rectam rationem circa alia artificialia. Ergo etiam potest habere prudentiam circa unum genus agibilium, puta circa iusta, et non habebit circa aliud genus, puta circa fortia; et ita poterit habere unam virtutem absque alia.

4. Selon le Philosophe, au livre VI de l’Éthique, la prudence est la droite raison dans la conduite à tenir, comme l’art est la droite raison dans les choses à faire. Mais l’homme peut posséder la droite raison qui concerne un seul genre de choses à faire, par exemple, les objets à forger, mais il ne possédera pas la droite raison qui concerne d’autres choses qui relèvent de l’art. Il peut donc aussi posséder la prudence qui concerne un seul genre d’actions, par exemple, ce qui est juste, mais il ne la possédera pas dans un autre genre, par exemple, ce qui est fort. Ainsi il pourra posséder une seule vertu sans les autres.

 

[66696] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 5 Praeterea, philosophus dicit in IV Ethic., quod non omnis liberalis est magnificus, et tamen utrumque est virtus, scilicet liberalitas et magnificentia; et similiter dicit, quod aliqui sunt moderati, non tamen magnanimi. Non ergo quicumque habet unam virtutem, habet omnes.

5. Le Philosophe dit, au livre IV de l’Éthique, que tout homme libéral ne fait pas de grandes choses, alors que les deux sont des vertus : la libéralité et la magnificence. Il dit de même que certains hommes sont modérés mais non magnanimes. Celui qui possède une vertu ne les possède donc pas toutes.

 

[66697] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 6 Praeterea, apostolus dicit I ad Corinth., cap. XII, 4 : divisiones gratiarum sunt; et postea subdit : alii datur per spiritum sermo sapientiae, alii sermo scientiae, quae sunt intellectuales virtutes, alii fides, quae est virtus theologica. Ergo aliquis habet unam virtutem, et non habet aliam.

6. L’Apôtre dit, dans 1 Co 12, 4 : Il y a diversité des grâces, puis il ajoute : À l’un, c’est une parole de sagesse qui est donnée par l’Esprit, à l’autre, une parole de science – qui sont des vertus intellectuelles –, à un autre, la foi – qui est une vertu théologale. On possède donc une vertu sans en posséder une autre.

 

[66698] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 7 Praeterea, virginitas est quaedam virtus, ut Cyprianus dicit. Sed multi habent alias virtutes qui non habent virginitatem. Ergo non quicumque habet unam virtutem, habet omnes.

7. La virginité est une vertu, comme le dit Cyprien. Or, beaucoup de ceux qui ne possèdent pas la virginité possèdent d’autres vertus. Celui qui possède une vertu ne les possède donc pas toutes.

 

[66699] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 8 Praeterea, philosophus dicit in VI Ethic., quod Anaxagoram et Thaletem sapientes quidem dicimus, non autem prudentes. Sed sapientia et prudentia sunt quaedam virtutes intellectuales. Ergo aliquis potest habere unam virtutem sine aliis.

8. Le Philosophe dit, au livre VI de l’Éthique, que nous disons d’Anaxagore et de Thalès qu’ils sont sages, mais non pas prudents. Or, la sagesse et la prudence sont des vertus intellectuelles. On peut donc posséder une vertu sans les autres.

 

[66700] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 9 Praeterea, philosophus in eodem Lib. dicit, quod quidam habent inclinationem ad unam virtutem, et non ad aliam. Potest ergo contingere quod aliquis exercitetur in actibus unius virtutis, et non in actibus alterius. Sed ex exercitio actuum acquiruntur quaedam virtutes, ut patet per philosophum in II Ethic. Ergo, saltem, virtutes acquisitae non sunt connexae.

9. Le Philosophe dit, au même livre, que certains ont une inclination pour une vertu, et non pour une autre. Il peut donc arriver que l’on s’exerce dans les actes d’une vertu, et non dans les actes d’une autre. Or, l’on acquiert certaines vertus par l’exercice de leurs actes, comme cela ressort clairement de ce que dit le Philosophe au livre II de l’Éthique. Les vertus acquises, du moins, ne sont donc pas connexes.

 

[66701] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 10 Praeterea, virtus etsi secundum aptitudinem sit a natura, tamen secundum esse perfectum non est a natura, ut dicitur in II Ethic. Manifestum est etiam quod non est a fortuna, quia quae sunt a fortuna, sunt praeter electionem. Relinquitur ergo quod virtus acquiratur in nobis vel a proposito vel a Deo. Sed a proposito (ut videtur) potest acquiri una virtus sine alia : quia unus potest habere intentionem ad acquirendum unam virtutem, et non aliam. Similiter etiam et a Deo : quia aliquis potest petere a Deo unam virtutem, et non aliam. Ergo omnibus modis una virtus potest esse sine alia.

10. La vertu, bien qu’elle vienne de la nature pour ce qui est de l’aptitude, ne reçoit cependant pas son être parfait de la nature, comme il est dit au livre II de l’Éthique. Il est aussi clair qu’elle ne vient pas de la fortune, parce que ce qui vient de la fortune est au-delà du choix. Il reste donc que la vertu est acquise en nous soit par dessein, soit par Dieu. Mais par dessein (à ce qu’il semble), on peut acquérir une vertu sans les autres, parce qu’un homme peut vouloir acquérir une vertu et non une autre. Il en va de même pour Dieu, parce que l’on peut demander à Dieu une vertu, et non une autre. De toutes les façons, une vertu peut donc exister sans une autre.

 

[66702] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 11 Praeterea, finis in moralibus comparatur ad actus virtutum in moralibus, sicut in demonstrativis principia ad conclusiones. Sed homo potest habere unam conclusionem sine alia. Ergo potest habere unam virtutem sine alia.

11. La fin dans les réalités morales se compare aux actes des vertus dans les réalités morales, comme les principes le font aux conclusions dans les démonstrations. Or, l’homme peut posséder une conclusion sans une autre. Il peut donc posséder une vertu sans une autre.

 

[66703] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 12 Praeterea, Augustinus dicit in quadam Epist. de sententia Iacobi, quod non est divina sententia, qua dicitur : qui habet unam virtutem, habet omnes; et quod homo potest habere unam virtutem sine alia, puta misericordiam, et non continentiam; sicut et in membris corporis unum potest esse illuminatum, sive decorum aut sanum, sine alio. Ergo virtutes non sunt connexae.

12. Augustin dit, dans une lettre à propos d’une position de Jacques, que ce n’est pas une position divine par laquelle on dit : « Celui qui possède une vertu les possède toutes », et que l’homme peut posséder une vertu sans une autre, par exemple, la miséricorde et non la continence. De même aussi, dans les membres du corps, l’un peut être mis en valeur, ou paré ou en santé, sans un autre. Les vertus ne sont donc pas connexes.

 

[66704] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 13 Praeterea, ea quae sunt connexa, aut hoc est ratione principii, aut ratione subiecti, aut ratione obiecti. Sed non ratione principii, quod est Deus, quia, secundum hoc, omnia bona quae sunt a Deo, essent connexa; nec etiam ratione subiecti, quod est anima, quia secundum hoc omnes non essent connexae; nec iterum ratione obiecti, quia per obiecta distinguuntur : non est autem idem principium distinctionis et connexionis. Ergo et cetera.

13. Ce qui est connexe l’est soit en raison du principe, soit en raison du sujet, soit en raison de l’objet. Or, ce n’est pas en raison du principe, qui est Dieu, parce que, de cette manière, tous les biens qui viennent de Dieu seraient connexes; ni en raison du sujet, qui est l’âme, parce que, de cette manière, toutes les vertus ne sont pas connexes; ni en raison de l’objet, parce que ce sont les objets qui distinguent les vertus. Or, les principes de distinction et de connexion ne sont pas les mêmes. Donc, etc.

 

[66705] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 14 Praeterea, intellectuales virtutes non habent connexionem cum moralibus; sicut patet maxime de intellectu principiorum, qui potest haberi sine moralibus virtutibus. Sed prudentia est virtus intellectualis, quae ponitur una cardinalium. Ergo non habet connexionem cum aliis cardinalibus, quae sunt virtutes morales.

14. Les vertus intellectuelles n’ont pas de connexion avec les vertus morales, comme le montre surtout la compréhension des principes, qui peut être possédée sans les vertus morales. Or, la prudence est une vertu intellectuelle qui est donnée comme une des vertus cardinales. Elle n’a donc pas de connexion avec les autres vertus cardinales, qui sont des vertus morales.

 

 

[66706] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 15 Praeterea, in patria non erit fides et spes, sed tantum erit ibi caritas. Ergo etiam in statu perfectissimo virtutes non erunt connexae.

15. Dans la patrie, il n’y aura pas de foi ni d’espérance, mais il y aura seulement la charité. Même dans l’état le plus parfait, les vertus ne seront donc pas connexes.

 

[66707] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 16 Praeterea, Angeli, in quibus non sunt virtutes sensitivae, et similiter animae separatae, habent caritatem et iustitiam, quae est perpetua et immortalis; non autem habent temperantiam et fortitudinem, quia hae virtutes sunt irrationabilium partium, ut dicitur in III Ethic. Ergo virtutes non sunt connexae.

16. Les anges, qui ne possèdent pas de puissances sensitives, ainsi que les âmes séparées [du corps], possèdent la charité et la justice, qui est éternelle et immortelle, mais ils ne possèdent pas la tempérance ni la force, parce que ces vertus appartiennent aux parties irrationnelles, comme il est dit au livre III de l’Éthique. Les vertus ne sont donc pas connexes.

 

[66708] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 17 Praeterea, sicut sunt virtutes quaedam animae, sunt etiam quaedam virtutes corporales. Sed in virtutibus corporalibus non est connexio, quia aliquis habet visum qui non habet auditum. Ergo neque etiam in virtutibus animae.

17. De même qu’il y a des puissances spirituelles, de même il y a des puissances corporelles. Or dans les puissances corporelles, il n’y a pas de connexion, parce que l’on peut posséder la vue et ne pas posséder l’ouïe. Il n’y en a donc pas non plus dans les puissances spirituelles.

 

[66709] De virtutibus, q. 5 a. 2 arg. 18 Praeterea, dicit Gregorius super Ezechielem, quod nemo repente fit summus; et in Psalm. LXXXIII, 8, dicitur, quod ibunt de virtute in virtutem. Non ergo simul acquirit homo virtutes, sed successive; et ita virtutes non sunt connexae.

18. Grégoire dit, dans les Homélies sur Ezéchiel, que personne n’atteint soudainement le degré le plus élevé; et dans le Psaume 83, 8, il est dit qu’ils iront de vertu en vertu. L’homme n’acquiert donc pas les vertus en même temps, mais successivement. Ainsi les vertus ne sont pas connexes.

 

[66710] De virtutibus, q. 5 a. 2 s. c. 1 Sed contra. Est quod Ambrosius dicit super Luc. : connexae sunt et concatenatae : ut qui unam habuerit, omnes habere videatur.

Cependant :

1. Ambroise dit, dans le Traité sur l’Évangile de Luc : « Elles sont connexes et enchaînées, de sorte que celui qui en posséderait une semblerait les posséder toutes. »

 

[66711] De virtutibus, q. 5 a. 2 s. c. 2 Praeterea, Gregorius dicit XXII Moral., quod si una virtus sine alia habeatur, aut virtus non est, aut perfecta non est. Sed perfectio est de ratione virtutis : virtus enim est perfectio quaedam, ut dicitur in VII Physic. Ergo virtutes sunt connexae.

2. Grégoire dit, au livre XXII des Morales sur Job, que, si l’on possède une vertu sans une autre, c’est soit qu’elle n’est pas une vertu, soit qu’elle n’est pas parfaite. Or, la perfection fait partie de la notion de vertu, car la vertu est une certaine perfection, comme il est dit au livre VII de la Physique. Les vertus sont donc connexes.

 

 [66712] De virtutibus, q. 5 a. 2 s. c. 3 Praeterea, super illud Ezech., I, 11 : duae pennae singulorum iungebantur, Glossa dicit, quod virtutes sunt coniunctae; ut qui una caruerit, alia careat.

3. Au sujet de cette phrase d’Ez 1, 11 : Leurs ailes étaient jointes l’une à l’autre, la Glose dit que les vertus sont unies, de sorte que celui qui serait privé de l’une serait privé de l’autre.

 

[66713] De virtutibus, q. 5 a. 2 co. Respondeo. Dicendum, quod de virtutibus dupliciter possumus loqui : uno modo de virtutibus perfectis; alio modo de virtutibus imperfectis. Perfectae quidem virtutes connexae sibi sunt; imperfectae autem virtutes non sunt ex necessitate connexae. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod cum virtus sit quae hominem bonum facit, et opus eius bonum reddit, illa est virtus perfecta quae perfecte opus hominis bonum reddit, et ipsum bonum facit; illa autem est imperfecta, quae hominem et opus eius reddit bonum non simpliciter, sed quantum ad aliquid. Bonum autem simpliciter in actibus humanis invenitur per hoc quod pertingitur ad regulam humanorum actuum; quae quidem est una quasi homogenea et propria homini, scilicet ratio recta, alia autem est sicut prima mensura transcendens, quod est Deus. Ad rationem autem rectam attingit homo per prudentiam, quae est recta ratio agibilium, ut philosophus dicit in VI Ethic. Ad Deum autem attingit homo per caritatem, secundum illud I Ioan., IV, 16 : qui manet in caritate, in Deo manet, et Deus in eo. Sic igitur est triplex gradus virtutum. Sunt enim quaedam virtutes omnino imperfectae, quae sine prudentia existunt, non attingentes rationem rectam, sicut sunt inclinationes quas aliqui habent ad aliqua virtutum opera etiam ab ipsa nativitate, secundum illud Iob, XXXI, 18 : ab infantia crevit mecum miseratio, et de utero egressa est mecum. Huiusmodi autem inclinationes non simul insunt omnibus, sed quidam habent inclinationem ad unum, quidam ad aliud. Hae autem inclinationes non habent rationem virtutis, quia virtute nullus male utitur, secundum Augustinum; huiusmodi autem inclinationibus potest aliquis male uti et nocive, si sine discretione utatur; sicut equus, si visu careret, tanto fortius impingeret, quanto fortius curreret. Unde Gregorius dicit in XXII Moral., quod ceterae virtutes, nisi ea quae appetunt, prudenter agant, virtutes esse nequaquam possunt; unde ibi inclinationes quae sunt sine prudentia, non habent perfecte rationem virtutis. Secundus autem gradus virtutum est illarum quae attingunt rationem rectam, non tamen attingunt ad ipsum Deum per caritatem. Hae quidem aliqualiter sunt perfectae per comparationem ad bonum humanum, non tamen sunt simpliciter perfectae, quia non attingunt ad primam regulam, quae est ultimus finis, ut Augustinus dicit contra Iulianum. Unde et deficiunt a vera ratione virtutis; sicut et morales inclinationes absque prudentia deficiunt a vera ratione virtutis. Tertius gradus est virtutum simpliciter perfectarum, quae sunt simul cum caritate; hae enim virtutes faciunt actum hominis simpliciter bonum, quasi attingentem usque ad ultimum finem. Est autem considerandum ulterius, quod, sicut virtutes morales esse non possunt absque prudentia, ratione iam dicta, ita nec prudentia potest esse sine virtutibus moralibus; est enim prudentia recta ratio agibilium. Ad ipsam autem rectam rationem in quolibet genere requiritur quod aliquis habeat aestimationem et iudicium de principiis, ex quibus ratio illa procedit; sicut in geometricalibus non potest aliquis habere aestimationem rectam, nisi habeat rectam rationem circa principia geometricalia. Principia autem agibilium sunt fines; ex his enim sumitur ratio agendorum. De fine autem habet aliquis rectam existimationem per habitum virtutis moralis; quia, ut philosophus dicit in III Ethic., qualis unusquisque est, talis et finis videtur ei; sicut virtuoso videtur appetibile, ut finis, bonum quod est secundum virtutem; et vitioso illud quod pertinet ad illud vitium; et est simile de gustu infecto et sano. Unde necesse est quod quicumque habet prudentiam, habeat etiam virtutes morales. Similiter etiam quicumque habet caritatem, oportet quod habeat omnes alias virtutes. Caritas enim est in homine ex infusione divina, secundum illud Rom. V, 5 : caritas Dei diffusa est in cordibus nostris per spiritum sanctum, qui datus est nobis. Deus autem ad quaecumque dat inclinationem, dat etiam formas aliquas, quae sunt principia operationum et motuum, ad quos res inclinatur a Deo; sicut igni dat levitatem, per quam prompte et faciliter sursum tendit; unde, ut dicitur Sap. VIII, 1, disponit omnia suaviter. Oportet igitur quod similiter cum caritate infundantur habituales formae expedite producentes actus ad quos caritas inclinat. Inclinat autem caritas ad omnes actus virtutum, quia cum sit circa finem ultimum, importat omnes actus virtutum. Quaelibet enim ars vel virtus ad quam pertinet finis, imperat his quae sunt circa finem, sicut militaris equestri, et equestris frenorum factrici, ut dicitur in I Ethicor. Unde secundum decentiam divinae sapientiae et bonitatis, ad caritatem simul habitus omnium virtutum infunduntur; et ideo dicitur I ad Corinth. XII, v. 4 : caritas patiens est, benigna est, et cetera. Sic ergo, si accipiamus virtutes simpliciter perfectas, connectuntur propter caritatem; quia nulla virtus talis sine caritate haberi potest, et caritate habita omnes habentur. Si autem accipiamus virtutes perfectas in secundo gradu, respectu boni humani, sic connectuntur per prudentiam; quia sine prudentia nulla virtus moralis esse potest, nec prudentia haberi potest, si cui deficiat moralis virtus. Si tamen accipiamus quatuor cardinales virtutes, secundum quod important quasdam generales conditiones virtutum, secundum hoc habent connexionem, ex hoc quod non sufficit ad aliquem actum virtutis quod adsit una harum conditionum, nisi omnes adsint; et secundum hoc videtur assignare causas connexionis Gregorius, in Lib. XXI Moralium

Réponse :

Nous pouvons parler des vertus de deux manières : d’une manière, de vertus parfaites; d’une autre manière, de vertus imparfaites. Or, les vertus parfaites sont connexes, alors que les vertus imparfaites ne sont pas nécessairement connexes. Pour le montrer, il faut savoir ceci : comme c’est la vertu qui rend l’homme bon et rend son œuvre bonne, c’est une vertu parfaite qui rend parfaitement bonne l’œuvre de l’homme et le rend lui-même bon; mais elle est imparfaite celle qui rend bons l’homme et son œuvre, non pas simplement, mais de manière relative. Or, on trouve ce qui est simplement bon dans les actes humains dans ce qui atteint la règle des actes humains. Or, une [règle] est pour ainsi dire homogène et propre à l’homme, à savoir, la droite raison, alors qu’une autre est comme la première mesure transcendante : Dieu. Or, l’homme atteint la droite raison par la prudence, qui est la droite raison dans les actes à poser, comme le dit le Philosophe au livre VI de l’Éthique. Et l’homme atteint Dieu par la charité, selon ce que dit 1 Jn 4, 16 : Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui. Ainsi donc, il y a un triple degré des vertus. En effet, il y a des vertus tout à fait imparfaites, qui existent sans la prudence, et n’atteignent pas la droite raison, comme le sont les inclinations de certains pour certains actes des vertus, même depuis leur naissance, selon ce que dit Jb 31, 18 : Dès l’enfance, la miséricorde a grandi avec moi, et elle est sortie du sein maternel en même temps que moi. Or, les inclinations de ce genre n’existent pas en même temps chez tous, mais les uns ont une inclination pour une chose, les autres pour autre chose. Mais ces inclinations n’ont pas le caractère de vertu, parce que personne ne fait usage de la vertu de façon mauvaise, selon Augustin [livre I des Rétractations]. Mais l’on peut faire usage d’inclinations de ce genre de façon mauvaise et nuisible si on en fait usage sans discernement, comme un cheval, s’il était privé de la vue, se cognerait d’autant plus fort qu’il courrait avec plus d’énergie. Ainsi Grégoire dit, au livre XXII des Morales sur Job, que toutes les autres vertus, à moins qu’elles n’accomplissent avec prudence ce qu’elles désirent, ne peuvent en aucun cas être des vertus. Dès lors, les inclinations qui sont dépourvues de prudence ne possèdent pas parfaitement le caractère de vertu. Le deuxième degré des vertus est constitué de celles qui atteignent la droite raison, mais n’atteignent pas Dieu lui-même par la charité. Elles sont en quelque sorte parfaites, comparées au bien humain, mais ne sont pas simplement parfaites, parce qu’elles n’atteignent pas la règle première, qui est la fin ultime, comme le dit Augustin contre Julien. Dès lors, le véritable caractère de vertu leur fait défaut, comme le véritable caractère de vertu fait défaut aux inclinations morales dépourvues de prudence. Le troisième degré des vertus est constitué des vertus simplement parfaites, qui existent en même temps que la charité. Ces vertus, en effet, rendent tout simplement bon l’acte humain, comme s’il atteignait même la fin ultime. Néanmoins, il faut aussi observer que, de même que les vertus morales ne peuvent pas exister sans la prudence, pour la raison déjà mentionnée, de même la prudence ne peut pas exister sans les vertus morales, car la prudence est la droite raison dans la conduite à tenir. Or, pour la droite raison même, dans n’importe quel genre, il est exigé que l’on possède l’évaluation et le jugement des principes d’où provient cette raison, comme en géométrie, on ne peut pas avoir une juste évaluation si on ne possède pas la droite raison qui porte sur les principes de géométrie. Or, les principes dans la conduite à tenir sont les fins, car c’est d’elles que provient la raison de ce qui doit être fait. Or, l’on possède une juste évaluation de la fin par l’habitus de la vertu morale, parce que, comme le dit le Philosophe au livre III de l’Éthique, tel est chacun, telle lui semble aussi la fin. Ainsi, à l’homme vertueux, c’est le bien conforme à la vertu qui semble désirable comme fin, alors qu’à l’homme vicieux, c’est ce qui relève du vice. Cela ressemble au goût malade ou sain. Dès lors, il est nécessaire que celui qui possède la prudence possède aussi les vertus morales; et de même, il faut que celui qui possède la charité possède aussi toutes les autres vertus. Car la charité qui existe en l’homme provient d’une infusion divine, selon ce que dit Rm 5, 5 : L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. Or, Dieu donne l’inclination pour tout; il donne aussi des formes, qui sont les principes des actions et des mouvements vers lesquels une chose est inclinée par Dieu, comme il donne au feu la légèreté par laquelle il s’élève avec promptitude et facilité. Dès lors, comme il est dit dans Sg 8, 1, il dispose de tout avec douceur. Il faut donc qu’en même temps que la charité, soient répandues les formes habituelles qui produisent aisément les actes auxquels incline la charité. Or, la charité incline à tous les actes des vertus, parce que, comme elle porte sur la fin ultime, elle entraîne tous les actes des vertus. En effet, n’importe quel art ou vertu dont relève la fin, commande dans les choses qui portent sur la fin, comme la science militaire [commande] à l’équitation et l’équitation à la fabrication des mors, ainsi qu’il est dit au livre I de l’Éthique. Dès lors, comme il convient à la sagesse et à la bonté divines, les habitus de toutes les vertus sont répandus en même temps que la charité. Ainsi il est dit dans 1 Co 12, 4 : La charité est patiente, elle est pleine de bonté, etc. Ainsi donc, si nous considérons les vertus tout simplement parfaites, elles sont connexes grâce à la charité, parce que l’on ne peut posséder aucune vertu de ce genre sans la charité, et qu’en possédant la charité, on les possède toutes. Mais si nous considérons des vertus parfaites du deuxième degré, en rapport avec le bien humain, alors elles sont connexes par la prudence, parce qu’aucune vertu morale ne peut exister sans la prudence, et que quelqu’un ne peut pas posséder la prudence s’il lui manque une vertu morale. Si nous considérons cependant les quatre vertus cardinales selon qu’elles comportent certaines conditions générales des vertus, alors elles ont une connexion du fait qu’il ne suffit pas pour un acte de vertu qu’il y ait une seule de ces conditions, si elles n’y sont pas toutes. C’est ainsi que Grégoire semble expliquer les causes de la connexion dans le livre XXI des Morales sur Job.

 

[66714] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod propter inclinationem quae est ex natura, vel ex aliquo dono gratiae, quam habet aliquis magis ad opus unius virtutis quam alterius contingit quod aliquis promptior est ad actum unius virtutis quam alterius; et secundum hoc dicuntur sancti aliquas virtutes habere, ad quarum actus magis sunt prompti, et aliquas non habere, ad quas sunt minus prompti.

Solutions :

1. Par l’inclination, issue de la nature ou d’un don de la grâce, que quelqu’un possède à l’acte d’une vertu plutôt qu’à l’acte d’une autre, il arrive qu’il soit plus porté à l’acte d’une vertu qu’à celui d’une autre. C’est pourquoi l’on dit que les saints possèdent certaines vertus à l’acte desquelles ils sont plus portés, et n’en possèdent pas certaines autres, auxquelles ils sont moins portés.

 

[66715] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 2 Ad secundum dicendum, quod cum habitus secundum se facit prompte et delectabiliter operari, potest tamen hoc impediri per aliquid superveniens; sicut habens habitum scientiae interdum impeditur ad eius usum per somnolentiam vel ebrietatem, vel aliquid huiusmodi. Sic ergo iste qui poenitet, consequitur cum gratia gratum faciente, caritatem, et omnes alios habitus virtutum, sed propter dispositiones ex actibus priorum peccatorum relictas patitur difficultatem in executione virtutum quas habitualiter recipit; quod quidem non contingit in virtutibus acquisitis per exercitium actuum, per quos simul et contrariae dispositiones tolluntur, et habitus virtutum generantur.

2. Alors que l’habitus fait de soi œuvrer de manière prompte et agréable, il se peut que cela soit empêché par quelque chose qui survient, comme celui qui a l’habitus de la science est parfois empêché d’en faire usage par la somnolence, l’ivresse ou quelque chose de ce genre. Ainsi donc, celui qui se repent obtient, avec la grâce qui sanctifie, la charité et tous les autres habitus des vertus. Mais, à cause des dispositions laissées par les actes des péchés précédents, il éprouve de la difficulté à mettre en œuvre les vertus qu’il reçoit de manière habituelle, ce qui toutefois ne se produit pas pour les vertus acquises par l’exercice des actes par lesquels les dispositions contraires sont aussi enlevées et par lesquels sont engendrés les habitus des vertus.

 

[66716] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 3 Ad tertium dicendum, quod ille qui baptizatur, simul cum caritate recipit et prudentiam, et omnes alias virtutes; sed de necessitate prudentiae non est ut homo sit bene consiliativus in omnibus, puta in mercationibus et rebus bellicis et huiusmodi, sed in his quae sunt necessaria ad salutem : quod non deest omnibus in gratia existentibus, quantumcumque sint simplices, secundum illud I Ioan. II, 27 : unctio docebit vos de omnibus; nisi forte in aliquibus baptizatis impediatur actus prudentiae propter corporalem defectum aetatis, sicut in pueris, vel pravae dispositionis, sicut in morionibus et phreneticis.

3. Celui qui est baptisé reçoit, en même temps que la charité, la prudence et toutes les autres vertus. Mais il ne relève pas nécessairement de la prudence qu’un homme soit bon conseiller en tout, par exemple, dans le commerce, les affaires militaires et les choses de ce genre, mais dans ce qui est nécessaire à son salut, ce qui ne manque pas à tous ceux qui vivent dans la grâce, aussi ingénus soient-ils, selon ce que dit Jn 3, 27 : L’onction vous enseignera tout, à moins que, chez certains baptisés, l’acte de prudence ne soit entravé par une défaillance corporelle due à l’âge, comme chez les enfants, ou par une mauvaise disposition, comme chez les idiots et les frénétiques.

 

[66717] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 4 Ad quartum dicendum, quod artificialia diversorum generum habent principia omnino disparata : et ideo nihil prohibet habere artem circa unum genus eorum, et non circa aliud. Sed principia moralium sunt ordinata ad invicem, ita quod per defectum unius sequeretur etiam defectus in aliis; puta, si quis deficeret ab hoc principio quod est concupiscentias non esse sequendas, quod pertinet ad concupiscentiam, sequeretur interdum quod sequendo concupiscentiam faceret iniuriam, et sic violaretur iustitia; sicut etiam in una et eadem arte vel scientia, puta in geometria, error unius principii inducit errorem in totam scientiam. Et inde est quod non potest esse aliquis sufficienter prudens circa materiam unius virtutis, nisi sit prudens circa omnes.

4. Les principes de l’art de divers genres ont des principes totalement disparates. Ainsi, rien n’empêche de posséder l’art qui concerne l’un de ces genres et non un autre. Mais les principes des réalités morales sont ordonnés les uns par rapport aux autres, si bien que la défaillance de l’un entraîne aussi la défaillance des autres. Par exemple, si l’on s’éloigne du principe qu’il ne faut pas suivre les concupiscences, qui porte sur la concupiscence, il en découlerait parfois qu’on commettrait un dommage en suivant la concupiscence, et ainsi on violerait la justice. De même aussi, dans un seul et même art ou science, par exemple en géométrie, l’erreur d’un seul principe introduit l’erreur dans la science tout entière. Dès lors, il s’ensuit que l’on ne peut pas être suffisamment prudent dans la matière d’une seule vertu, si l’on n’est pas prudent dans toutes.

 

[66718] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 5 Ad quintum dicendum, quod potest dici quod contingit esse aliquem liberalem, sed non magnificum quantum ad actus : quia aliquis parum habens, potest in usu eius quod habet, exercere actum liberalitatis, non autem magnificentiae; quamvis aliquis habeat habitum, per quem etiam magnificentiae actum exerceret, si materia adesset. Et similiter dicendum est de moderantia et magnanimitate. Ista responsio tenenda est omnino in virtutibus infusis. In virtutibus etiam acquisitis per actum, potest dici, quod ille qui acquisivit habitum liberalitatis in usu parvae substantiae, nondum acquisito habitu magnificentiae, sed habito liberalitatis actu, est in proxima dispositione ut acquirat habitum magnificentiae per modicum actum. Quia igitur in propinquo est ut habeatur, idem videtur ac si haberetur, quia quod parum deest, quasi nihil deesse videtur, ut dicitur in II Physic.

5. On peut dire qu’il arrive qu’un homme soit libéral mais ne fasse pas de grandes choses au niveau de l’acte, parce que quelqu’un qui possède peu de choses peut, dans l’usage de ce qu’il possède, exercer un acte de libéralité mais non de magnificence, bien qu’il possède l’habitus par lequel il exercerait aussi un acte de magnificence s’il en avait la matière. Et il faut parler de même de la modération et de la magnanimité. Et cette réponse doit être absolument maintenue pour les vertus infuses. Aussi pour les vertus acquises par l’acte, l’on peut dire que celui qui a acquis l’habitus de la libéralité dans l’usage d’une petite fortune, alors qu’il n’a pas encore acquis l’habitus de la magnificence mais possède l’acte de la libéralité, est tout près d’acquérir l’habitus de la magnificence par un acte modeste. Parce qu’il est près d’être possédé, ce semble donc être la même chose que s’il était possédé, parce que lorsqu’il manque peu de chose, il semble qu’il ne manque pour ainsi dire rien, comme il est dit au livre II de la Physique.

 

[66719] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 6 Ad sextum dicendum, quod sapientia et scientia non accipiuntur in illis verbis apostoli neque secundum quod sunt virtutes intellectuales, quae tamen connexionem non habent, ut infra dicetur, neque secundum quod sunt dona spiritus sancti, quae connexionem habent secundum caritatem; sed secundum quod sunt gratiae gratis datae : prout scilicet aliquis abundat scientia et sapientia, ut possit aedificare alios ad finem et Dei cognitionem, et contradicentes arguere; unde et apostolus non dicit : alii datur sapientia, alii scientia; sed : alii datur sermo sapientiae, alii sermo scientiae. Unde Augustinus dicit in XIV de Trinitate, quod huiusmodi scientia, non pollent fideles plurimi, quamvis ipsa fide polleant. Fides etiam non accipitur ibi pro fide informi, ut quidam dicunt, quia donum fidei commune est omnibus; sed accipitur pro quadam fidei constantia, seu certitudine, quae interdum abundat etiam in peccatoribus.

6. La sagesse et la science ne sont pas entendues dans ces mots de l’Apôtre ni selon qu’elles sont des vertus intellectuelles, qui ne sont cependant pas connexes, comme on le dira plus loin, ni selon qu’elles sont des dons de l’Esprit Saint, qui sont connexes par la charité, mais selon qu’elles sont des charismes, dans la mesure où l’on possède en abondance la science et la sagesse afin de pouvoir édifier autrui en vue de la fin et de la connaissance de Dieu, et de convaincre les adversaires. C’est pourquoi l’Apôtre ne dit pas : «À l’un est donnée la sagesse, à l’autre la science», mais : A l’un est donnée une parole de sagesse, à l’autre une parole de science. Ainsi Augustin dit-il, au livre XIV de La Trinité, qu’«un grand nombre de fidèles ne possèdent pas cette science, bien qu’ils possèdent la foi elle-même ». En cet endroit, on n’entend pas non plus la foi comme la foi informe, comme certains le disent, parce que le don de la foi est commun à tous, mais on l’entend d’une certaine constance ou certitude de la foi, qui abonde aussi parfois chez les pécheurs.

 

 [66720] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 7 Ad septimum dicendum, quod virginitas secundum quosdam non nominat virtutem, sed quemdam perfectiorem statum virtutis. Non autem oportet quod quicumque habet virtutem, habeat eam secundum gradum perfectum. Et ideo sine virginitate, castitas et aliae virtutes haberi possunt. Vel, si detur quod virginitas sit virtus, hoc erit secundum quod importat habitum mentis, ex quo aliquis eligit virginitatem conservare propter Christum. Et hic quidem habitus esse potest etiam in his qui carnis integritate carent; sicut et habitus magnificentiae potest esse sine magnitudine divitiarum.

7. La virginité, selon certains, ne désigne pas une vertu mais un état plus parfait de vertu. Or, il n’est pas nécessaire que celui qui possède une vertu la possède à un degré parfait. Ainsi l’on peut posséder la chasteté et d’autres vertus sans la virginité. Ou bien, si l’on concède que la virginité est une vertu, ce sera selon qu’elle comporte un habitus de l’esprit par lequel on choisit de garder la virginité à cause du Christ. Or, cet habitus peut aussi se trouver chez ceux qui n’ont plus une chair intègre, comme l’habitus de la magnificence peut exister sans que l’on possède de grandes richesses.

 

[66721] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 8 Ad octavum dicendum, quod virtutes intellectuales non sunt connexae ad invicem; et hoc propter tria. Primo quidem, quia quae sunt circa rerum diversa genera, non sunt coordinata ad invicem, sicut et de artibus dictum est. Secundo, quia in scientiis non convertibiliter se habent principia et conclusiones; ita scilicet quod quicumque habet principia, habeat conclusiones, sicut in moralibus dictum est. Tertio, quia virtus intellectualis non habet respectum ad caritatem, per quam ordinatur homo ad ultimum finem. Et ideo huiusmodi virtutes ordinantur ad aliqua particularia bona : puta geometria ad dimetiendum circa abstracta quaedam, physica circa mobilia, et sic de aliis. Unde eadem ratione non sunt connexae qua nec virtutes imperfectae, ut supra, in corp. art., dictum est.

8. Les vertus intellectuelles ne sont pas connexes les unes par rapport aux autres pour trois raisons. Premièrement, parce qu’elles concernent divers genres de choses, elles ne sont pas coordonnées les unes par rapport aux autres, comme on vient de le dire à propos des arts. Deuxièmement, parce que, dans les sciences, les principes et les conclusions ne sont pas convertibles, de telle sorte que celui qui possède les principes possède les conclusions, comme on l’a dit pour les réalités morales. Troisièmement, parce que la vertu intellectuelle n’a pas de rapport avec la charité, qui ordonne l’homme à la fin ultime. Ainsi les vertus de ce genre sont ordonnées à certains biens particuliers : par exemple, la géométrie, à la mesure des éléments abstraits, la physique, à celle des éléments mobiles, et ainsi des autres. Dès lors, pour la même raison, elles ne sont pas connexes pour la raison que les vertus imparfaites [ne le sont pas], comme on l’a dit ci-dessus dans le corps de cet article.

 

[66722] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 9 Ad nonum dicendum, quod quaedam virtutes sunt quae ordinant hominem in his quae occurrunt in vita humana : sicut temperantia, iustitia, mansuetudo et huiusmodi; et in talibus necesse est quod homo, dum exercitatur in actu huius virtutis, vel simul etiam exerceatur in actibus aliarum virtutum, et tunc acquiret omnes habitus, virtutum simul; vel oportet quod bene se habeat in uno et male in aliis, et tunc acquiret habitum contrarium alteri virtuti, et per consequens corruptionem prudentiae, sine qua nec dispositio, quam acquisivit per actus alicuius virtutis, habet proprie rationem virtutis, ut supra, in corp. art., dictum est. Huiusmodi autem habitibus acquisitis circa ea quae communiter in vita occurrunt, virtualiter iam habentur quasi in propinqua dispositione si qui alii habitus virtutum sunt, quorum actus occurrant frequenter in conversatione humana; sicut de magnificentia et magnanimitate dictum est, in solutione ad 5 argumentum.

9. Il y a des vertus qui ordonnent l’homme à ce qui survient dans la vie humaine, comme la tempérance, la justice, la mansuétude et d’autres du même genre. Et pour de telles vertus, il est nécessaire que l’homme, quand il s’exerce dans l’acte de cette vertu, s’exerce aussi en même temps aux actes des autres vertus, et alors il acquiert tous les habitus des vertus en même temps ; ou bien qu’il se comporte bien dans l’une et mal dans les autres, et alors il acquiert un habitus contraire à une autre vertu, et par conséquent la corruption de la prudence, sans laquelle la disposition qu’il a acquise par l’acte d’une vertu n’a plus à proprement parler le caractère de vertu, comme on l’a dit ci-dessus dans le corps de l’article. Or, après avoir acquis des habitus de ce genre, qui concernent ce qui arrive communément dans la vie, on les possède déjà virtuellement, comme par une disposition proche, s’il y a d’autres habitus de vertus, dont les actes se présentent fréquemment dans le com­por­tement humain, comme on l’a dit à propos de la magnificence et de la magnanimité dans la solution au cinquième argument.

 

 [66723] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 10 Ad decimum dicendum, quod virtutes acquisitae causantur a proposito; et necesse est quod simul causentur in homine qui sibi proponit acquirere unam virtutem; et non acquiret, nisi simul acquirat prudentiam, cum qua omnes habentur, ut dictum est in corp. art. Virtutes autem infusae causantur immediate a Deo, quae etiam causantur ex caritate, sicut ex communi radice, ut dictum est in corp. art.

10. Les vertus acquises sont causées par dessein. Il est ainsi nécessaire qu’elles soient causées en même temps dans l’homme qui se propose d’acquérir une vertu, et il ne l’acquiert pas s’il n’acquiert pas en même temps la prudence, avec laquelle toutes sont possédées, comme il a été dit dans le corps de l’article. Mais les vertus infuses sont causées immédiatement par Dieu ; elles sont aussi causées par la charité en tant que racine commune, comme il a été dit dans le corps de l’article.

 

[66724] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod in scientiis speculativis non se habent principia convertibiliter ad conclusiones, sicut accidit in moralibus, ut dictum est in corp. art., et ideo qui habet unam conclusionem, non necesse est quod habeat aliam. Esset autem necesse, si oporteret, quod quicumque habet principia, haberet conclusiones, sicut est in proposito.

11. Dans les sciences spéculatives, les principes et les conclusions ne sont pas convertibles, comme il arrive dans les réalités morales, comme on l’a dit dans le corps de l’article. C’est pourquoi celui qui possède une conclusion n’en possède pas nécessairement une autre. Or, cela serait nécessaire s’il fallait que celui qui possède les principes possède les conclusions, comme c’est le cas dans le sujet en cause.

 

[66725] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod Augustinus loquitur ibi de virtutibus imperfectis, quae sunt dispositiones quaedam ad actus virtutum; unde et ipsemet probat in VI de Trinitate, connexionem.

12. Augustin parle là des vertus imparfaites, qui sont des dispositions en vue des actes des vertus. Aussi prouve-t-il lui-même la connexion dans le livre VI de La Trinité.

 

 

[66726] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod virtutes habent connexionem ratione principii proximi, id est sui generis, quod est prudentia vel caritas; non autem ratione principii remoti et communis, quod est Deus.

13. Les vertus sont connexes en raison du principe rapproché de leur genre, qui est la prudence ou la charité, mais non en raison du principe éloigné et commun, qui est Dieu.

 

[66727] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod prudentia specialiter inter virtutes intellectuales habet connexionem cum virtutibus ratione materiae circa quam est; est enim circa mobilia.

14. Parmi les vertus intellectuelles, la prudence a une connexion particulière avec les vertus, en raison de la matière sur laquelle elle porte : des éléments changeants.

 

[66728] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod in patria, deficiente spe et fide, succedent quaedam perfectiora, scilicet visio et comprehensio, quae connectentur caritati.

15. Dans la patrie, alors que seront absentes l’espérance et la foi, succéderont des réalités plus parfaites : la vision et la compréhension, connexes à la charité.

 

[66729] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod in Angelis et animabus separatis non est temperantia et fortitudo ad hos actus ad quos sunt in hac vita, scilicet ad moderandum passiones sensibilis partis; sed ad quosdam alios actus, ut patet per Augustinum in XIV de Trinitate.

16. Chez les anges et les âmes séparées du corps, il n’y a ni tempérance ni force pour les actes pour lesquels elles existent dans cette vie : modérer les passions de la partie sensible ; mais pour d’autres actes, comme cela ressort clairement de ce qu’écrit Augustin au livre XIV de La Trinité.

 

[66730] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod potentiae animae non se habent convertibiliter cum essentia; quamvis enim nulla potentia animae possit esse sine essentia, tamen essentia animae potest esse sine quibusdam potentiis; puta sine visu et auditu, propter corruptionem organorum quorum huiusmodi potentiae proprie sunt actus.

17. Les puissances de l’âme et son essence ne sont pas convertibles. En effet, quoique aucune puissance de l’âme ne puisse exister sans l’essence, l’essence de l’âme peut cependant exister sans certaines puissances, par exemple, sans la vue ni l’ouïe, en raison de la corruption des organes qui exercent les actes propres de cette puissance.

 

[66731] De virtutibus, q. 5 a. 2 ad 18 Ad decimumoctavum dicendum, quod non propter hoc homo est summus, quod habet omnes virtutes, sed propter hoc quod habet eas in summo.

18. L’homme atteint le degré le plus élevé, non parce qu’il possède toutes les vertus, mais parce qu’il les possède au plus haut degré.

 

 

 

 

Articulus 3 : [66732] De virtutibus, q. 5 a. 3 tit. 1 Tertio quaeritur utrum omnes virtutes in homine sint aequales

Article 3 – Toutes les vertus sont-elles égales en l’homme ?

 

[66733] De virtutibus, q. 5 a. 3 tit. 2 Et videtur quod non.

[66734] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 1 Dicitur enim I ad Cor. XIII, 13 : nunc autem manent fides, spes et caritas, tria haec; maior autem horum est caritas. Sed maioritas excludit aequalitatem. Ergo virtutes in uno homine non sunt aequales.

Objections :

Il semble que non.

1. En effet, il est dit en 1 Co 13, 13 : Maintenant la foi, l’espérance et la charité demeurent toutes les trois; mais la plus grande d’entre elles, c’est la charité. (XIII, 13). Or, le fait d’être plus grand exclut l’égalité. Les vertus ne sont donc pas égales chez un seul homme.

 

[66735] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 2 Sed dicendum, quod caritas est maior secundum actum, sed non secundum habitum. Sed contra, Augustinus dicit in Lib. de Trinit., quod in his quae non mole magna sunt, idem est esse maius quod melius. Sed habitus caritatis est melior quam habitus aliarum virtutum, quia magis attingit ad Deum, secundum illud I Ioan., IV, 16 : qui manet in caritate, in Deo manet. Ergo caritas secundum habitum, maior est quam aliae virtutes.

2. Mais il faut dire que la charité est plus grande par l’acte, et non par l’habitus. – En sens contraire, Augustin dit, au livre VI de La Trinité, que « pour les réalités dont la grandeur n’est pas quantitative, c’est la même chose d’être plus grand et d’être meilleur ». Or, l’habitus de la charité est meilleur que les habitus des autres vertus parce qu’il atteint davantage Dieu, selon ce que dit 1 Jn 4, 16 : Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu. La charité, par l’habitus, est donc plus grande que les autres vertus.

 

[66736] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 3 Praeterea, perfectio praecedit suum perfectibile. Sed caritas est perfectio aliarum virtutum, secundum illud Coloss. III, 14 : super omnia autem haec caritatem habete, quod est vinculum perfectionis; et I ad Tim. I, 5, dicitur : finis autem praecepti caritas. Ergo est maior aliis virtutibus.

 

3. La perfection l’emporte sur ce qu’elle perfectionne. Or, la charité est la perfection des autres vertus, selon ce que dit Col 3, 14 : Et puis, par-dessus tout, ayez la charité, qui est le lien de la perfection. Et il est dit en 1 Tm 1, 5 : Mais la fin du commandement est la charité. Elle est donc plus grande que les autres vertus.

 

[66737] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 4 Praeterea, illud quod nihil imperfectionis habet annexum, est perfectius et maius; quia albius est quod est nigro impermixtius. Sed habitus caritatis nihil habet imperfectionis admixtum; quia fides est de non apparentibus, et spes de non habitis. Ergo caritas, etiam secundum habitum, est perfectior et maior quam fides et spes.

4. Ce qui n’est mêlé à aucune imperfection est plus parfait et plus grand, car ce qui est plus blanc est ce qui est le moins mêlé au noir. Or, l’habitus de la charité n’est mêlé à aucune imperfection, car la foi concerne ce qui n’est pas visible, et l’espérance, ce qui n’est pas possédé. La charité, même en habitus, est donc plus parfaite et plus grande que la foi et l’espérance.

 

[66738] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 5 Praeterea, Augustinus dicit in XIX de civitate Dei : virtutes nisi ad Deum referantur, vitia sunt. Ex quo potest accipi, quod ratio virtutis perficitur ex ordine ad Deum. Sed caritas propinquius ordinat hominem ad Deum quam aliae virtutes; quia unit hominem Deo, secundum illud I ad Cor. cap. VI, 17 : qui adhaeret Deo, unus spiritus est. Ergo caritas est maior virtus quam aliae.

5. Augustin dit, au livre XIX de La Cité de Dieu : « Les vertus, si on ne les rapporte pas à Dieu, sont des vices. » Dès lors, on peut comprendre que la perfection de ce qui fait la vertu vient de l’ordre à Dieu. Or, la charité ordonne l’homme à Dieu d’une manière plus rapprochée que les autres vertus, parce qu’elle unit l’homme à Dieu, selon ce que dit 1 Co 6, 17 : Celui qui est uni à Dieu ne forme avec lui qu’un seul esprit. La charité est donc une vertu plus grande que les autres.

 

[66739] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 6 Praeterea, virtutes infusae originem habent ex gratia, quae est earum perfectio. Sed caritas perfectius participat gratiam quam aliae virtutes : gratia enim et caritas inseparabiliter se concomitantur; fides autem et spes possunt esse sine gratia. Ergo caritas est maior aliis virtutibus; non ergo omnes virtutes sunt aequales.

6. Les vertus infuses tirent leur origine de la grâce, qui est leur perfection. Or, la charité participe à la grâce de façon plus parfaite que les autres vertus, car la grâce et la charité s’accompagnent de manière inséparable, alors que la foi et l’espérance peuvent exister sans la grâce. La charité est donc plus grande que les autres vertus. Toutes les vertus ne sont donc pas égales.

 

[66740] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 7 Praeterea, Bernardus dicit in I de consideratione, quod prudentia est materia fortitudinis, quia sine prudentia fortitudo praecipitat. Sed id quod est principium et causa alicuius, est maius et potius eo. Ergo prudentia est maior fortitudine; non ergo omnes virtutes sunt aequales.

7. Bernard dit, au livre I de La Considération, que la prudence est la matière de la force, parce que, sans la prudence, la force va à sa ruine. Or, ce qui est le principe et la cause de quelque chose est plus grand et plus puissant que lui. La prudence est donc plus grande que la force. Toutes les vertus ne sont donc pas égales.

 

[66741] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 8 Praeterea, philosophus dicit in V Ethic., quod iustitia est tota virtus; aliae autem virtutes sunt secundum partem. Sed totum est maius parte. Ergo iustitia est maior aliis virtutibus; non ergo omnes virtutes sunt aequales.

8. Le Philosophe dit, au livre V de l’Éthique, que la justice est une vertu complète, et que les autres vertus sont partielles. Or, le tout est plus grand que la partie. La justice est donc plus grande que les autres vertus. Toutes les vertus ne sont donc pas égales.

 

[66742] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 9 Praeterea, Augustinus probat in XI super Genes. ad Litt. quod si omnia in universo essent aequalia, non essent omnia. Sed virtutes omnes habentur simul, quia sunt connexae, ut supra, art. praec., ostensum est. Non ergo omnes virtutes sunt aequales.

9. Augustin montre, au livre XI de La Genèse au sens littéral, que, si toutes les réalités étaient égales dans l’univers, elles n’existeraient pas toutes. Or, l’on possède toutes les vertus en même temps parce qu’elles sont connexes, comme on l’a montré ci-dessus, dans l’article précédent. Toutes les vertus ne sont donc pas égales.

 

[66743] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 10 Praeterea, virtutibus opponuntur vitia. Sed non omnia vitia sunt aequalia. Ergo neque omnes virtutes sunt aequales.

10. Les vices sont opposés aux vertus. Or, tous les vices ne sont pas égaux. Toutes les vertus ne sont donc pas égales.

 

[66744] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 11 Praeterea, laus debetur actibus virtutum. Sed quidam magis laudantur de una virtute quam de alia; unde Cassianus dicit in V de institutione Coenob. : alius scientiae floribus exornatur; alius discretionis ratione robustius communitur; alter patientiae gravitate fundatur; alius humilitatis, alius continentiae virtute praefertur. Non ergo omnes virtutes in uno homine sunt aequales.

11. On doit louer les actes des vertus. Or, certains louent plus ceux d’une vertu que ceux d’une autre. C’est pourquoi Cassien dit, au livre V des Institutions cénobitiques : « L’un est orné des fleurs de la science, l’autre possède un discernement plus solide ; un autre s’appuie sur la pondération de la patience ; un autre l’emporte par la vertu d’humilité, un autre par celle de continence. » Toutes les vertus ne sont donc pas égales chez un seul homme.

 

[66745] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 12 Sed dicendum, quod ista inaequalitas est secundum actus, non secundum habitus. Sed contra, secundum philosophum in I Poster., ea quae ad aliquid sunt, simul intenduntur. Sed habitus secundum propriam rationem dicitur ad actum. Est enim habitus quo quis agit cum tempus fuerit, ut Augustinus dicit in Lib. de bono coniugali. Si ergo actus unius virtutis in aliquo homine est maior quam actus alterius, sequitur quod etiam habitus sint inaequales.

12. Mais il faut dire que cette inégalité relève des actes, non des habitus. – Cependant, en sens contraire, selon le Philosophe au livre I des Seconds Analytiques, les réalités qui sont tournées vers quelque chose sont visées en même temps. Or, selon sa raison, l’habitus est tourné vers l’acte, car l’habitus est ce qui fait agir au moment opportun, comme le dit Augustin dans le Livre sur le bien conjugal. Si l’acte d’une vertu est plus grand chez un homme que l’acte d’une autre, il en découle donc que les habitus aussi sont inégaux.

 

[66746] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 13 Praeterea, Hugo de s. Victore dicit, quod actus augent habitus. Si ergo actus virtutum sunt inaequales; et habitus virtutum inaequales erunt.

13. Hugues de Saint-Victor dit que les actes développent les habitus. Si les actes des vertus sont inégaux, les habitus des vertus aussi seront inégaux.

 

[66747] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 14 Praeterea, ita se habet in moralibus habitus virtutis ad actum proprium, sicut in naturalibus forma ad proprium motum vel actionem. Sed in naturalibus, quanto aliquis magis habet de forma, tanto magis habet de operatione vel motu, quia quod est gravius, velocius tendit deorsum, et quod est calidius, magis calefacit. Ergo etiam in moralibus actus virtutum inaequales esse non possunt, nisi habitus virtutum fuerint inaequales.

14. De même que, dans le domaine moral, l’habitus d’une vertu est tourné vers son acte propre, de même, dans la nature, la forme est tournée vers son mouvement ou son action propres. Or, dans la nature, plus l’on possède la forme, plus l’on possède l’opération ou le mouvement, car ce qui est plus lourd tend plus rapidement vers le bas, et ce qui est plus chaud chauffe davantage. Dans le domaine moral aussi les actes des vertus ne peuvent donc pas être inégaux, à moins que les habitus des vertus ne soient inégaux.

 

[66748] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 15 Praeterea, perfectiones sunt proportionabiles perfectibilibus. Virtutes autem sunt perfectiones potentiarum animae, quae sunt inaequales, quia ratio excedit inferiores vires, quibus imperat. Ergo etiam virtutes sunt inaequales.

15. Les perfections sont proportionnées à ce qui est perfectible. Or, les vertus sont des perfections des puissances de l’âme, qui sont inégales, parce que la raison dépasse les puissances inférieures qu’elle commande. Les vertus sont donc aussi inégales.

 

[66749] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 16 Praeterea, Gregorius dicit, XXII Moral. et Homil. XV in Ezech., beatus Iob incrementa virtutum, quia distincte hominibus superno munere tribui conspexit, gradus vocavit; quoniam per ipsos ascenditur, et ad caelestia obtinenda venitur. Sed ubi est incrementum et gradus, non est aequalitas. Ergo virtutes non sunt aequales.

16. Grégoire dit, au livre XXII des Morales sur Job : « Le bienheureux Job a appelé degrés les développements des vertus, parce qu’il a observé qu’elles sont données aux hommes de manière différente par la faveur divine ; car c’est par eux qu’on monte et qu’on parvient à obtenir les réalités célestes.» Or là où il y a développement et degré, il n’y a pas égalité. Les vertus ne sont donc pas égales.

 

[66750] De virtutibus, q. 5 a. 3 arg. 17 Praeterea, quaecumque ita se habent quod uno crescente aliud decrescit, oportet quod sint inaequalia. Sed videtur quod caritate crescente aliud decrescat : quia status patriae, in quo perficietur caritas, opponitur statui viae, in quo habet locum fides; uno autem oppositorum crescente, alterum decrescit. Ergo caritas et fides non possunt esse aequales; non ergo omnes virtutes sunt aequales.

17. Il est inévitable que soit inégal tout ce qui est tel que l’un décroît alors que l’autre croît. Or, il semble que, alors que la charité croît, autre chose décroît, car l’état de la patrie, dans lequel la charité atteindra sa perfection, est opposé à l’état de la route, dans lequel la foi prend place. L’un des opposés croissant, l’autre décroît. La charité et la foi ne peuvent donc pas être égales. Toutes les vertus ne sont donc pas égales.

 

[66751] De virtutibus, q. 5 a. 3 s. c. 1 Sed contra. Apocal. XXI, 16 dicitur : quod latera civitatis sunt aequalia; per quae latera signantur virtutes, secundum Glossam. Ergo virtutes sunt aequales.

Cependant :

1. Il est dit, au chapitre XXI de l’Apocalypse, que les côtés de la cité sont égaux, côtés qui désignent les vertus, selon la Glose. Les vertus sont donc égales.

 

[66752] De virtutibus, q. 5 a. 3 s. c. 2 Praeterea, dicit Augustinus in VI de Trinit. : quicumque sunt aequales in fortitudine, aequales sunt in prudentia et temperantia. Si enim dixeris aequales esse istos fortitudine, sed illum praestare prudentia; sequitur quod huius fortitudo minus prudens sit. Ac per hoc nec fortitudine aequales erunt; quando est illius fortitudo prudentior. Atque ita de ceteris virtutibus invenies, si omnes eadem consideratione percurras. Non autem oporteret eos qui sunt aequales in una virtute, esse aequales in aliis, nisi omnes virtutes in uno homine sint aequales.

2. Augustin dit, au livre VI de La Trinité : « Tous ceux qui sont égaux en force, sont égaux en prudence et en tempérance. En effet, si tu prétends que ces hommes sont égaux en force mais que celui-là l’emporte en prudence, il s’ensuit que la force de celui-ci est moins prudente. Et par conséquent, ils ne seront pas égaux en force, alors que la force de celui-là est plus prudente. Et tu feras la même observation pour les autres vertus si tu les passes toutes en revue de la même façon. » Or, il ne serait pas nécessaire que ceux qui sont égaux pour une vertu soient égaux dans les autres, si toutes les vertus n’étaient pas égales chez un seul homme.

 

[66753] De virtutibus, q. 5 a. 3 s. c. 3 Praeterea, Gregorius dicit super Ezech. quod fides, spes, caritas et operatio sunt aequales. Ergo pari ratione omnes aliae virtutes sunt aequales.

3. Grégoire dit, dans les Homélies sur Ezéchiel, que la foi, l’espérance, la charité et l’action sont égales. Pour la même raison, toutes les autres vertus sont donc égales.

 

[66754] De virtutibus, q. 5 a. 3 s. c. 4 Praeterea, Ezech. XLVI, 22, dicitur : mensurae unius quatuor erant; Glossa : quibus proficimus ad virtutem. Sed quae unius mensurae, sunt aequalia. Ergo omnes sunt aequales.

4. Il est dit dans Ez 46, 22 : Les quatre avaient les mêmes dimensions, et dans la Glose : « Par lesquelles nous avançons vers la vertu ». Or, ce qui a les mêmes dimensions est égal. Elles sont donc toutes égales.

 

[66755] De virtutibus, q. 5 a. 3 s. c. 5 Praeterea, Damascenus dicit : naturales sunt virtutes, et aequaliter insunt omnibus secundum esse accidentis. Ergo virtutes secundum suum esse accidentis sunt aequales.

5. [Jean] Damascène dit : « Les vertus sont naturelles et existent également en tous selon leur caractère accidentel ». Les vertus sont donc égales selon leur caractère accidentel.

 

 

[66756] De virtutibus, q. 5 a. 3 s. c. 6 Praeterea, maioris virtutis actui debetur maius praemium. Si ergo in homine esset una virtus maior quam alia, sequeretur quod eidem homini deberetur maius et minus praemium; quod est inconveniens.

6. On doit à l’acte d’une vertu plus grande une récompense plus grande. Si donc une vertu était plus grande qu’une autre chez un homme, il s’ensuivrait que l’on devrait au même homme une récompense plus grande et une moins grande, ce qui est incorrect.

 

[66757] De virtutibus, q. 5 a. 3 s. c. 7 Praeterea, si simpliciter sequitur ad simpliciter, et magis sequitur ad magis. Sed ad hoc quod una virtus habeatur, sequitur quod omnes habeantur, quia virtutes sunt connexae, ut supra, art. praeced., dictum est. Ergo ad hoc quod una magis habeatur, sequitur quod omnes magis habeantur; oportet ergo omnes virtutes esse aequales.

7. Si le simple suit le simple, le plus suit le plus. Or, pour posséder une vertu il faut les posséder toutes, parce que les vertus sont connexes, comme il a été dit ci-dessus, dans l’article précédent. Pour en posséder une davantage, il découle donc que toutes doivent être davantage possédées. Il faut donc que toutes les vertus soient égales.

 

[66758] De virtutibus, q. 5 a. 3 co. Respondeo. Dicendum, quod aequale et inaequale dicuntur secundum quantitatem; unum enim in quantitate aequale dicitur, sicut in qualitate simile, et in substantia idem, ut patet in V Metaph. Quantitas autem importat rationem mensurae, quae primo quidem invenitur in numeris; secundario autem in magnitudinibus; et quodam alio modo in omnibus aliis generibus, ut patet in IX Metaph. In quolibet enim genere id quod est simplicissimum et perfectissimum, est mensura omnium aliorum, ut in coloribus albedo, et in motibus motus diurnus; eo quod unaquaeque res tanto perfectior est, quanto magis accedit ad primum sui generis principium. Ex quo patet quod perfectio uniuscuiusque rei secundum quam attenditur mensuratio eius, est a primo principio; similiter quantitas eius; et hoc est quod Augustinus dicit in VIII de Trinit., quod in his quae non mole magna sunt, idem est melius quod maius. Cum autem cuiuslibet formae non subsistentis esse consistat in eo quod subiecto vel materiae inest, dupliciter potest eius quantitas seu perfectio considerari : uno modo, secundum rationem propriae speciei; alio modo, secundum esse quod habet in materia seu subiecto. Secundum quidem rationem propriae speciei, formae diversarum specierum sunt inaequales; sed formae unius speciei quaedam quidem possunt esse aequales, quaedam autem non. Oportet enim principium specificum accipi in aliquo indivisibili. Differentia enim huiusmodi principii speciem variat, et ideo, si hoc principio esset additio vel subtractio, ex necessitate species variaretur. Unde et philosophus dicit in VIII Metaph., quod species rerum sunt sicut numeri, in quibus unitas addita vel subtracta variat speciem. Quaedam vero formae sunt quae sortiuntur speciem per aliquid suae essentiae, sicut omnes formae absolutae, sive sint substantiales sive accidentales; et in talibus impossibile est quod in eadem specie secundum hunc modum una forma maior alia inveniatur, non enim est una albedo secundum se considerata, magis albedo quam alia. Quaedam vero formae sunt quae sortiuntur speciem ex aliquo extrinseco ad quod ordinantur, sicut motus sortitur speciem ex termino. Unde unus motus est maior alio, secundum propinquitatem vel distantiam a termino. Et similiter inveniuntur quaedam qualitates quae sunt dispositiones in ordine ad aliquid; sicut sanitas est quaedam commensuratio humorum in ordine ad naturam animalis, quod dicitur sanum : et ideo aliquis gradus commensurationis humorum in leone est sanitas, qui in homine esset infirmitas. Quia ergo secundum gradum commensurationis sanitas non recipit speciem, sed secundum naturam animalis ad quam ordinatur, contingit etiam quod in eodem animali una sanitas est maior quam alia, ut dicitur X Ethicorum : in quantum, scilicet, diversi gradus commensurationis humorum possunt esse, in quibus salvatur convenientia humanae naturae. Et eodem modo se habet in scientia, quae recipit unitatem ex unitate subiecti; unde in uno potest esse geometria maior quam in alio, in quantum novit plures conclusiones ordinatas ad cognitionem subiecti geometriae, quod est magnitudo. Similiter etiam secundum quantitatem perfectionis quam habent huiusmodi formae secundum quod insunt materiae vel subiecto, quaedam formae unius speciei inaequales esse possunt, in quantum insunt secundum magis et minus; quaedam vero magis et minus inesse non possunt. Non enim quaecumque forma dat speciem subiecto cui inest, potest inesse magis et minus : quia, sicut dictum est, principium specificum oportet in indivisibili consistere; quod inde est, quia nulla forma substantialis recipit magis et minus. Similiter etiam si qua forma speciem sortiatur secundum aliquid quod secundum suam rationem est indivisibile, non dicitur secundum magis et minus. Et inde est quod binarius, et quaelibet alia species numeri quae specificatur secundum unitatem additam, non recipit magis et minus; et eadem ratio est in figuris quae secundum numerum specificantur, ut triangulus et quadratum; et in quantitatibus determinatis, ut bicubitum et tricubitum; et in relationibus numeralibus, sicut duplum et triplum. Formae vero quae neque dant speciem subiecto, neque sortiuntur speciem ex aliquo quod secundum rationem suam sit indivisibile, possunt inesse secundum magis et minus, ut albedo et nigredo, et alia huiusmodi. Ex his igitur patet, quod dupliciter potest aliquid se ad diversas formas habere circa aequalitatem et inaequalitatem. Quaedam enim formae sunt quae in eadem specie inaequalitatem non recipiunt neque secundum se, ut una earum sit maior quam alia eiusdem speciei, neque secundum esse, ut scilicet magis insit subiecto; et huiusmodi sunt omnes formae substantiales. Quaedam vero inaequalitatem non recipiunt secundum se, sed solum secundum quod insunt subiecto, sicut albedo et nigredo. Quaedam vero inaequalitatem recipiunt secundum se, non tamen secundum quod insunt subiecto, sicut triangulus dicitur maior triangulo, eo quod lineae unius trianguli sunt maiores quam alterius, quamvis ordinentur ad aliquid unum specificans; non tamen una superficies est magis triangula quam alia. Quaedam vero sunt quae recipiunt inaequalitatem et secundum se, et secundum quod insunt subiecto; sicut sanitas, et scientia, et motus. Est enim motus inaequalis, vel quia maius spatium pertransit, vel quia mobile velocius movetur. Similiter etiam scientia est maior unius quam alterius, vel quia conclusiones plures novit, vel quia easdem res melius scit. Similiter potest esse sanitas inaequaliter, vel quia gradus commensurationis in uno est propinquior debitae et perfectae aequalitati quam in alio, vel quia circa eumdem gradum commensurationis unus firmius se habet quam alius, et melius. His igitur visis, circa aequalitatem et inaequalitatem virtutum dicendum est, quod si loquamur de inaequalitate virtutum quae attenditur secundum seipsas, sic virtutes diversarum specierum possunt esse inaequales. Cum enim virtus sit dispositio perfecti ad optimum, ut dicitur in VII Ethic., illa virtus perfectior et maior est quae ad maius bonum ordinatur. Et secundum hoc virtutes theologicae, quarum obiectum est Deus, sunt aliis potiores; inter quas tamen caritas est maior, quia propinquius Deo coniungit; et spes maior quam fides, quia scilicet spes aliqualiter movet affectum in Deum, fides autem facit Deum in homine esse per modum cognitionis. Inter alias autem virtutes prudentia est maxima, quia est moderatrix aliarum; et post hanc iustitia, per quam homo bene se habet non solum in seipso, sed ad alium; et post hanc fortitudo, per quam homo propter bonum contemnit pericula mortis; et post hanc temperantia, per quam homo propter bonum contemnit maximas delectationes corporalium. Sed in eadem specie virtutis non potest huiusmodi inaequalitas inveniri sicut invenitur in eadem specie scientiae, quia non est de ratione scientiae, quod habens aliquam scientiam sciat omnes conclusiones illius scientiae; est autem de ratione virtutis, ut habens aliquam, bene se habeat in omnibus quae ad virtutem illam pertinent. Secundum vero perfectionem vel quantitatem virtutis ex parte illa qua inest subiecto, potest esse inaequalitas etiam in eadem specie virtutis : in quantum unus habentium virtutem melius se habet ad ea quae sunt illius virtutis quam alius; vel propter meliorem dispositionem naturalem, vel propter maius exercitium, vel propter melius iudicium rationis, vel propter gratiae donum; quia virtus neque dat speciem subiecto, neque habet aliquid indivisibile in sui ratione, nisi secundum Stoicos, qui dicebant nullum habere virtutem nisi eam haberet in summo; et secundum hoc omnes sunt habentes eamdem virtutem aequaliter. Sed hoc non videtur esse de ratione alicuius virtutis, quia talis diversitas in modo participandi virtutem attenditur secundum praedicta, quae non pertinent ad rationem alicuius particularis virtutis, puta castitatis, vel similium. Sic igitur in diversis, virtutes inaequales esse possunt, et quantum ad diversas species virtutum, et etiam secundum quod insunt subiecto, quantum etiam ad unam speciem virtutis. Sed in uno et in eodem homine sunt quidem virtutes inaequales secundum quantitatem vel perfectionem, quam virtus secundum se habet; secundum vero illam quantitatem et perfectionem quam habet virtus secundum quod inest subiecto, simpliciter quidem oportet omnes virtutes esse aequales, eadem ratione qua et sunt connexae, quia aequalitas est quaedam connexio in quantitate. Unde et aequalitatis rationem aliqui assignant secundum quod per quatuor virtutes cardinales intelliguntur quidam generales modi virtutum; et huiusmodi est ratio Augustini in VI de Trinit. Aliter vero assignari potest secundum dependentiam virtutum moralium a prudentia, et omnium virtutum a caritate; unde ubi est aequaliter caritas, oportet omnes virtutes esse aequales secundum formalem perfectionem virtutis; et eadem ratione de prudentia per comparationem ad virtutes morales. Secundum quid vero possunt virtutes esse inaequales in uno et eodem, sicut et non connexae, secundum inclinationem potentiae ad actum, quae est ex natura, vel ex quacumque alia causa. Et propter hoc quidam dicunt, quod sunt inaequales secundum actum; sed hoc non est intelligendum nisi secundum inaequalitatem inclinationis ad actum.

Réponse :

On parle d’égal et d’inégal selon la quantité, car on parle d’une chose égale selon la quantité. En effet, on dit qu’une chose est égale en quantité, comme [on dit] qu’une chose est semblable par la qualité et la même par la substance, comme cela ressort clairement du livre V de la Métaphysique. Or, la quantité comporte la notion de mesure, que l’on trouve d’abord dans les nombres, puis dans les grandeurs, et, d’une autre manière, dans tous les autres genres, comme cela ressort clairement du livre IX de la Métaphysique. Dans n’importe quel genre, en effet, ce qui est le plus simple et le plus parfait est la mesure de tout le reste, comme le blanc dans les couleurs et le mouvement quotidien dans les mouvements, parce que chaque réalité est d’autant plus parfaite qu’elle s’approche du principe premier de son genre. Dès lors, il est clair que la perfection d’une réalité selon laquelle on envisage de la mesurer se prend de son premier principe. De même en est-il pour sa quantité. C’est ce que dit Augustin au livre VIII de La Trinité : « Pour les réalités dont la grandeur n’est pas quantitative, c’est la même chose d’être meilleures et d’être plus grandes. ». Or, comme l’être de n’importe quelle forme non subsistante consiste en ce qu’elle existe dans un sujet ou dans une matière, on peut considérer de deux façons sa quantité ou sa perfection : d’une façon, selon le caractère de sa propre espèce; d’une autre façon, selon l’être qu’elle a dans la matière ou dans le sujet. Selon le caractère de leur propre espèce, les formes des diverses espèces sont inégales, mais certaines formes d’une seule espèce peuvent être égales, et certaines non. En effet, il faut qu’un principe spécifique soit reçu dans quelque chose d’indivisible. Car la différence d’un principe de ce genre diversifie l’espèce, et ainsi, s’il y avait addition ou soustraction à ce principe, l’espèce serait nécessairement différente. Aussi le Philosophe dit-il, au livre VIII de la Métaphysique, que les espèces des choses sont comme les nombres, dans lesquels une unité ajoutée ou soustraite diversifie l’espèce. Mais il y a des formes qui reçoivent leur espèce par quelque chose de leur essence, comme toutes les formes absolues, qu’elles soient substantielles ou accidentelles. Et dans de telles formes, il est impossible que l’on trouve de cette manière dans la même espèce une forme plus grande qu’une autre : en effet, considérée en elle-même, une blancheur n’est pas davantage blancheur qu’une autre. Mais il y a des formes qui reçoivent leur espèce de quelque chose d’extérieur à quoi elles sont ordonnées, comme le mouvement tire son espèce du terme. Dès lors, un mouvement est plus grand qu’un autre, selon la proximité ou la distance par rapport au terme. Et l’on trouve de même des qualités qui sont des dispositions ordonnées à quelque chose, comme la santé est une mesure proportionnée des humeurs du corps, ordonnée à la nature d’un animal ; c’est pourquoi un certain degré de mesure des humeurs chez le lion est la santé, qui, chez l’homme, serait une maladie. Donc, parce que la santé ne reçoit pas son espèce du degré de la mesure, mais de la nature de l’animal à laquelle elle est ordonnée, il arrive aussi que, chez le même animal, une santé soit plus grande qu’une autre, comme il est dit au livre X de l’Éthique, dans la mesure où il peut exister des degrés dans la mesure des humeurs, qui maintiennent l’harmonie de la nature humaine. Et il en va de même pour la science, qui reçoit l’unité de l’unité du sujet. Dès lors, la géométrie peut être plus grande chez l’un que chez l’autre, dans la mesure où il connaît plus de conclusions ordonnées à la connaissance du sujet de la géométrie, qui est la grandeur. De même aussi selon la quantité de perfection que possèdent les formes de ce genre, selon qu’elles sont dans la matière ou dans le sujet, certaines formes d’une seule espèce peuvent être inégales, dans la mesure où elles s’y trouvent plus ou moins. Mais certaines ne peuvent pas s’y trouver plus ou moins. En effet, toutes les formes qui donnent l’espèce au sujet dans lequel elles existent ne peuvent pas s’y trouver plus ou moins, parce que, comme on vient de le dire, un principe spécifique doit consister en quelque chose d’indivisible ; de là découle qu’aucune forme substantielle ne reçoit du plus ou du moins. De même aussi, si une forme partage une espèce selon quelque chose qui est spécifiquement indivisible, on n’en parle pas comme de quelque chose de plus ou de moins. C’est pourquoi le double, et n’importe quelle autre espèce de nombre, qui reçoit son espèce d’une unité ajoutée, ne reçoit pas plus ou moins. Et la même raison vaut pour les figures qui reçoivent leur espèce du nombre, comme le triangle et le carré ; et pour les quantités déterminées, comme deux coudées et trois coudées, et pour les relations entre les nombres, comme double et triple. Mais les formes qui ne donnent pas son espèce au sujet et ne reçoivent pas leur espèce de quelque chose qui est spécifiquement indivisible, peuvent y exister en plus ou en moins, comme la blancheur ou le noir, et les autres choses du même genre. Il ressort donc clairement de cela que quelque chose peut avoir un rapport à diverses formes selon l’égalité et l’inégalité. En effet, il y a des formes qui, à l’intérieur d’une même espèce, ne reçoivent pas l’inégalité ni par elles-mêmes, de sorte que l’une d’elles soit plus grande qu’une autre de cette espèce, ni selon l’être, de sorte qu’elle existe davantage dans un sujet : et toutes les formes substantielles sont de ce genre. Mais certaines ne reçoivent pas l’inégalité par elles-mêmes, mais seulement selon qu’elles existent dans un sujet, comme la blancheur et le noir. Mais certaines reçoivent l’inégalité par elles-mêmes, mais non selon qu’elles existent dans un sujet, comme un triangle est dit plus grand qu’un autre triangle, parce que les lignes d’un triangle sont plus grandes que celles d’un autre, bien qu’elles soient ordonnées à une seule chose qui leur donne leur espèce; cependant, une surface n’est pas plus triangulaire qu’une autre. Mais il y en a qui reçoivent l’inégalité et par elles-mêmes, et selon qu’elles existent dans un sujet, comme la santé, la science et le mouvement. En effet, le mouvement est inégal, soit parce qu’il traverse un espace plus grand, soit parce que le mobile est mû plus rapidement. De même aussi la science de l’un est plus grande que celle d’un autre, soit parce qu’il connaît un plus grand nombre de conclusions, soit parce qu’il sait mieux les mêmes choses. De même la santé peut être inégale, soit parce que le degré de la mesure [des humeurs] est plus proche de l’égalité convenable et parfaite chez l’un que chez l’autre, soit parce que l’un se trouve à un degré de mesure de façon plus ferme et meilleure que l’autre. Après avoir vu cela, il faut dire, à propos de l’égalité et de l’inégalité des vertus, que, si nous parlons de l’inégalité des vertus tirée d’elles-mêmes, ainsi les vertus d’espèces diverses peuvent être inégales. En effet, comme la vertu est la disposition de ce qui est parfait à ce qui est meilleur, comme il est dit au livre VII de l’Éthique, la vertu plus parfaite et plus grande est celle qui est ordonnée au bien plus grand. Ainsi les vertus théologales, dont l’objet est Dieu, sont plus puissantes que les autres ; toutefois, parmi elles, la charité est plus grande, parce qu’elle unit de manière plus proche à Dieu ; et l’espérance est plus grande que la foi, parce que l’espérance meut d’une certaine façon l’affectivité vers Dieu, alors que la foi fait que Dieu se trouve dans l’homme par mode de connaissance. Mais, parmi les autres vertus, la prudence est la plus grande, parce qu’elle règle les autres; et après elle, la justice, qui permet à l’homme de bien se comporter, non seulement en lui-même, mais envers autrui; et après elle, la force, qui fait que l’homme méprise les dangers mortels pour le bien ; et après elle, la tempérance, qui fait que l’homme méprise les plus grands plaisirs du corps pour le bien. Mais dans une même espèce de vertu, on ne peut pas trouver une inégalité de ce genre, comme on en trouve dans une même espèce de science, parce qu’il n’est pas de la raison de la science que celui qui possède une science connaisse toutes les conclusions qui relèvent de cette science. Mais, selon la perfection ou la quantité de la vertu, pour autant qu’elle existe dans un sujet, il peut exister une inégalité même à l’intérieur de la même espèce de vertu, dans la mesure où l’un entretient un meilleur rapport qu’un autre avec ce qui relève de cette vertu, soit par une meilleure disposition naturelle, soit par un plus grand exercice, soit par un meilleur jugement de la raison, soit par un don de la grâce, parce que la vertu ne donne pas l’espèce au sujet et ne possède pas non plus quelque chose d’indivisible dans ce qu’elle a de spécifique, sauf selon les Stoïciens, qui disaient que personne ne possédait la vertu s’il ne la possédait pas au plus haut point, et qu’ainsi tous possédaient la même vertu de manière égale. Mais il ne semble pas que cela fasse partie de la raison de vertu, parce qu’une telle diversité dans le mode de participation à la vertu est tirée de ce qui a été dit, qui n’appartient pas à la raison d’une vertu particulière, par exemple la chasteté, ou de vertus semblables. Ainsi donc, les vertus peuvent être inégales chez divers individus, tant par rapport aux diverses espèces de vertus, que par leur manière d’exister dans un sujet, même par rapport à une seule espèce de vertu. Mais chez un seul et même homme, les vertus sont effectivement inégales selon la quantité ou la perfection que la vertu possède par elle-même. Mais selon cette quantité et perfection que la vertu possède pour autant qu’elle existe dans un sujet, il faut, à parler simplement, que toutes les vertus soient égales, pour la même raison qu’elles sont aussi connexes, parce que l’égalité est une certaine connexion dans la quantité. Dès lors, certains attribuent aussi la notion d’égalité au fait que, par les quatre vertus cardinales, l’on entend certains modes généraux des vertus. C’est la raison que donne Augustin, au livre VI de La Trinité. Mais on peut l’attribuer autrement à la dépendance des vertus morales par rapport à la prudence, et de toutes les vertus par rapport à la charité. Dès lors, là où la charité se trouve de manière égale, il faut que toutes les vertus soient égales selon la perfection formelle de la vertu; et de même pour la prudence, comparée aux vertus morales. Mais, à parler relativement, les vertus peuvent être inégales chez un seul et même homme, si elles ne sont pas connexes, selon l’inclination de la puissance à l’acte qui provient de la nature, ou pour n’importe quelle autre cause. C’est pourquoi certains disent qu’elles sont inégales selon l’acte, mais cela ne doit être entendu que selon l’inégalité de l’inclination à l’acte.

 

[66759] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod ratio illa procedit de inaequalitate quae est et attenditur secundum ipsas virtutes, non de inaequalitate quae est secundum inesse ipsarum, de qua nunc loquimur. Caritas enim, ut dictum est, secundum se est maior omnibus aliis virtutibus; sed tamen, ea crescente, etiam proportionaliter crescunt omnes aliae virtutes in uno et eodem homine, sicut digiti manus secundum se sunt inaequales, tamen proportionaliter crescunt.

Solutions :

1. Cet argument procède de l’inégalité tirée des vertus elles-mêmes, non de l’inégalité qui existe et qui est envisagée selon les vertus elles-mêmes, et non de l’inégalité qui vient de leur existence dans quelque chose, dont nous parlons maintenant. En effet, la charité, comme on l’a dit, est en elle-même plus grande que toutes les autres vertus. Mais cependant, alors qu’elle croît, toutes les autres vertus croissent aussi proportion­nellement dans un seul et même homme, de même que les doigts de la main sont inégaux en eux-mêmes, mais croissent propor­tionnellement.

 

[66760] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad 2 Et similiter dicendum est ad secundum, tertium, quartum, quintum et sextum; et etiam ad septimum, quod secundum eumdem modum probabat, aliis virtutibus esse fortitudinem maiorem.

2. 3. 4. 5. 6. Il faut dire la même chose. Et aussi pour 7, qui démontrait de la même manière que la force était plus grande que les autres vertus.

 

[66761] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad 8 Similiter etiam ad octavum, quod eodem modo procedit de iustitia, licet iustitia, quae est tota virtus, non sit illa iustitia quae ponitur virtus cardinalis.

8. Cet argument s’adresse de la même façon à la justice, bien que la justice, qui est une vertu complète, ne soit pas la justice établie comme vertu cardinale.

 

[66762] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad 9 Et similiter etiam dicendum ad nonum; quia in hoc omnes virtutes homini insunt, quod distinguuntur secundum maiorem et minorem perfectionem speciei.

9. Il en va de même, parce que toutes les vertus existent en l’homme selon qu’elles se distinguent par une plus ou moins grande perfection de leur espèce.

 

[66763] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad 10 Et similiter etiam dicendum ad decimum, quia etiam hoc modo vitia sunt inaequalia.

10. Il en va de même, parce que, même de cette façon, les vices sont inégaux.

 

[66764] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod unus magis laudatur de una virtute quam de alia propter maiorem promptitudinem ad actum.

11. L’un est plus loué pour une vertu que pour une autre, en raison d’une plus grande promptitude à l’acte.

 

[66765] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod ubi est maior habitus, oportet quod sit maior actus secundum inclinationem habitus. Potest tamen esse in homine aliquid vel impediens vel disponens ad actum, quod per accidens se habet ad habitum; sicut habitus scientiae impeditur ne ad actum prodeat, propter ebrietatem. Et ideo secundum huiusmodi impedimenta vel auxilia ad agendum, potest quandoque esse augmentum in actu, non existente augmento circa habitum.

12. Là où l’habitus est plus grand, il faut que l’acte soit plus grand selon l’inclination de l’habitus. Il peut cependant y avoir quelque chose en l’homme qui empêche l’action ou y dispose, qui a un rapport accidentel avec l’habitus, comme l’habitus de science est empêché d’être mis en acte par l’ivresse. Ainsi, par des empêchements ou des aides à l’action de ce genre, il peut y avoir parfois une augmentation dans l’acte, alors que l’augmentation n’existe pas pour l’habitus.

 

[66766] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod in habitibus acquisitis maius exercitium causat maiorem habitum; tamen per accidens potest impediri habitus iam ex pluribus actibus acquisitus, ut non magis possit in actum procedere; sicut dictum est in corp. art.

13. Dans les habitus acquis, un exercice plus grand engendre un habitus plus grand. Cependant un habitus déjà acquis par plusieurs actes peut être empêché par accident, de sorte qu’il ne peut plus être mis en acte, comme on l’a dit dans le corps de cet article.

 

[66767] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod in rebus naturalibus, ubi est aequalis forma, potest esse inaequalitas actus propter aliquod impedimentum accidentale.

14. Dans les choses naturelles, où la forme est égale, il peut exister une inégalité de l’acte en raison d’un empêchement accidentel.

 

[66768] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod potentiae sunt inaequales secundum seipsas : in quantum, scilicet, una potentia secundum propriam rationem est perfectior alia. Et hoc etiam modo dictum est, quod virtutes sint inaequales.

15. Les puissances sont inégales en elles-mêmes, dans la mesure où une puissance est plus parfaite qu’une autre selon sa propre raison. Et, de cette manière aussi, on a dit que les vertus sont inégales.

 

[66769] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad 16 Ad decimumsextum dicendum, quod virtutes insunt proportionaliter, ut dictum est; unde ex hoc non sequitur quod inaequaliter habeantur.

16. Les vertus existent [dans un sujet] de manière proportionnelle, comme on vient de le dire. Dès lors, il ne s’ensuit pas qu’elles soient possédées de manière inégale.

 

[66770] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad 17 Ad decimumseptimum dicendum, quod status patriae opponitur fidei, ratione apertae visionis, quam non consequitur aliquis per augmentum caritatis; unde non oportet quod crescente caritate fides minuatur.

17. L’état de la patrie est opposé à la foi, en raison de la pleine vision, que l’on n'obtient pas par l’augmentation de la charité. Dès lors, il n’est pas nécessaire que la foi diminue alors que la charité croît.

 

[66771] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad s. c. 1 Ad primum vero eorum quae in contrarium obiecta sunt et secundum, tertium et quartum patet responsio ex his quae dicta sunt.

Solutions des arguments en sens contraire :

1. 2. 3. 4. La réponse est claire avec ce qui a été dit.

 

[66772] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad s. c. 5 Ad quintum dicendum, quod Damascenus intelligit virtutes aequaliter in omnibus esse.

5. [Jean] Damascène comprend que les vertus existent de manière égale en tous.

 

[66773] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad s. c. 6 Ad sextum dicendum, quod praemium essentiale respondet radici caritatis; et ideo, si etiam detur quod virtutes non sint aequales, tamen idem praemium debebitur uni homini propter identitatem caritatis.

6. La récompense essentielle correspond à la racine de la charité. Ainsi, même si l’on admet que les vertus ne sont pas égales, la même récompense sera cependant donnée à un seul homme, en raison de l’identité de la charité.

 

[66774] De virtutibus, q. 5 a. 3 ad s. c. 7 Septimum concedimus.

7. Nous concédons le septième argument.

 

 

 

 

Articulus 4 : [66775] De virtutibus, q. 5 a. 4 tit. 1 Quarto quaeritur utrum virtutes cardinales maneant in patria

Article 4 – Les vertus cardinales demeurent-elles dans la patrie ?

 

[66776] De virtutibus, q. 5 a. 4 tit. 2 Et videtur quod non.

[66777] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 1 Dicit enim Gregorius, XVI Moral., quod accidentia vitae comparata cum corpore transeunt. Non ergo manent in patria.

Objections :

Il semble que non.

1. Grégoire dit en effet, au livre XVI des Morales sur Job, que les accidents de la vie, comparés au corps, passent. Ils ne demeurent donc pas dans la patrie.

 

[66778] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 2 Praeterea, habito fine non sunt necessaria ea quae sunt ad finem; sicut postquam pervenitur ad portum, non necessaria est navis. Sed virtutes cardinales in hoc distinguuntur a theologicis, quod theologicae habent ultimum finem pro obiecto, cardinales autem sunt circa ea quae sunt ad finem. Ergo quando perventum fuerit ad ultimum finem in patria, non erit necessaria virtus cardinalis.

2. Une fois que l’on possède la fin, ce qui est ordonné à la fin n’est plus nécessaire, de même que, après être arrivé au port, le navire n’est plus nécessaire. Or, les vertus cardinales se distinguent des vertus théologales en ceci que les théologales ont la fin ultime pour objet, alors que les cardinales portent sur ce qui est ordonné à la fin. Quand on sera parvenu à la fin ultime dans la patrie, les vertus cardinales ne seront donc plus nécessaires.

 

[66779] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 3 Praeterea, sublato fine cessat id quod est ad finem. Sed virtutes cardinales ordinantur ad bonum civile, quod non erit in patria. Ergo neque virtutes cardinales erunt in patria.

3. La fin enlevée, ce qui est ordonné à la fin s’arrête. Or, les vertus cardinales sont ordonnées au bien civil, qui n’existera plus dans la patrie. Les vertus cardinales n’existeront donc plus dans la patrie.

 

[66780] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 4 Praeterea, id non dicitur manere in patria, sed magis evacuari, quod non manet secundum propriam speciem, sed solum secundum communem generis rationem; sicut fides dicitur evacuari, quamvis maneat cognitio, quae est genus eius. Sed virtutes cardinales non remanent in patria secundum proprias species, secundum quas distinguuntur : dicit enim Augustinus, XII super Genes. ad Litt., quod una ibi et tota virtus est amare quod videris. Ergo virtutes cardinales non manent in patria, sed evacuantur.

4. On ne dit pas que demeure dans la patrie, mais plutôt en est écarté, ce qui ne demeure pas selon sa propre espèce, mais seulement selon la raison commune du genre ; comme l’on dit que la foi est écartée, bien que demeure la connaissance, qui en est le genre. Or, les vertus cardinales ne demeurent pas dans la patrie selon leurs espèces propres, qui les distinguent : en effet, Augustin dit, au livre XII de La Genèse au sens littéral, que là-bas, la vertu complète consiste à aimer ce que l’on verra. Les vertus cardinales ne demeurent donc pas dans la patrie, mais sont écartées.

 

[66781] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 5 Praeterea, virtutes habent speciem ex obiectis. Sed obiecta virtutum cardinalium non manent in patria : nam prudentia est circa dubia, de quibus est consilium; iustitia autem est circa contractus et iudicia; fortitudo autem est circa pericula mortis; temperantia autem circa concupiscentias ciborum et venereorum, quae omnia non erunt in patria.

5. L’espèce des vertus provient des objets. Or, les objets des vertus cardinales ne demeurent pas dans la patrie : la prudence, en effet, concerne les doutes, sur lesquels porte le conseil ; la justice concerne les contrats et les jugements ; la force concerne les dangers mortels, et la tempérance concerne les concupiscences dans la nourriture et les plaisirs sexuels, tout ce qui n’existera pas dans la patrie.

 

[66782] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 6 Sed dicendum, quod in patria habebunt alios actus.- Sed contra, diversitas eius quod cadit in definitione alicuius rei, diversificat speciem eius. Sed actus cadit in definitione habitus : dicit enim Augustinus in libro de bono Coniug., quod habitus est quo quis agit cum tempus affuerit. Ergo si sunt diversi actus, erunt et habitus specie differentes.

6. Mais il faut dire que, dans la patrie, elles auront d’autres actes. – Cependant, la diversité de ce qui définit une chose diversifie son espèce. Or, l’acte définit l’habitus. En effet, Augustin dit, dans le livre Sur le bien conjugal, que l’habitus est ce qui nous fait agir au moment opportun. Si les actes sont divers, les habitus seront donc aussi différents en espèce.

 

[66783] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 7 Praeterea, secundum Plotinum, ut Macrobius refert, aliae sunt virtutes purgati animi, et aliae virtutes politicae. Sed virtutes purgati animi maxime videntur esse virtutes quae sunt in patria; virtutes autem quae sunt hic, sunt virtutes politicae. Ergo virtutes quae sunt hic, non manent, sed evacuantur.

7. Selon Plotin, comme le rapporte Macrobe, autres sont les vertus de l’âme purifiée, et autres sont les vertus politiques. Or, les vertus de l’âme purifiée semblent être surtout les vertus qui existent dans la patrie, alors que les vertus qui existent ici-bas sont les vertus politiques. Les vertus qui existent ici-bas ne demeurent donc pas, mais sont écartées.

 

[66784] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 8 Praeterea, plus distant status beatorum et viatorum, quam status domini et servi, aut viri et mulieris in vita praesenti. Sed secundum philosophum in I Politic., alia est virtus domini et alia est virtus servi, et similiter alia viri et alia mulieris. Ergo multo magis aliae sunt virtutes viatorum et beatorum.

8. Les états des bienheureux et de ceux qui sont en route sont plus éloignés que les états du maître et de l’esclave, ou de l’homme et de la femme dans la vie présente. Or, selon le Philosophe, au livre I de La Politique, autre est la vertu du maître, et autre la vertu de l’esclave, et de même autre celle de l’homme, et autre celle de la femme. Les vertus de ceux qui sont en route et des bienheureux sont donc bien plus différentes.

 

[66785] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 9 Praeterea, habitus virtutum sunt necessarii ad habilitandum possibilitatem ad actum. Sed huiusmodi habilitatio sufficienter fiet ibi per gloriam. Non ergo erunt necessarii habitus virtutum.

9. Les habitus des vertus sont nécessaires pour rendre apte la possibilité de l’acte. Or, une habilitation de ce genre se réalisera suffisamment là-bas par la gloire. Les habitus des vertus ne seront donc pas nécessaires.

 

[66786] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 10 Praeterea, apostolus probat, I ad Corinth. XIII, 8, quod caritas est excellentior aliis, quia non evacuatur. Sed fides et spes, quae evacuantur, sunt nobiliores virtutibus cardinalibus, quia habent nobilius obiectum, scilicet Deum. Ergo virtutes cardinales evacuantur.

 10. L’Apôtre montre, dans 1 Co 13, 8, que la charité est bien supérieure aux autres, parce qu’elle ne sera pas écartée. Or, la foi et l’espérance, qui sont écartées, sont plus nobles que les vertus cardinales, parce qu’elles ont un objet plus noble : Dieu. Les vertus cardinales sont donc écartées.

 

[66787] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 11 Praeterea, virtutes intellectuales sunt nobiliores moralibus, ut patet in VI Ethic. Sed virtutes intellectuales non manent, quia scientia destruetur, ut dicitur I ad Corinth. cap. XIII, 8. Ergo nec virtutes cardinales manebunt in patria.

11. Les vertus intellectuelles sont plus nobles que les vertus morales, comme cela est clair d’après le livre VI de l’Éthique. Or, les vertus intellectuelles ne demeurent pas, parce que « la science sera détruite », comme il est dit dans 1 Co 13, 8. Les vertus cardinales ne demeureront donc pas dans la patrie.

 

[66788] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 12 Praeterea, sicut Iac. I, 4, dicitur, patientia opus perfectum habet. Sed patientia non manet in patria nisi secundum praemium, ut dicit Augustinus XIV de Civit. Dei. Ergo multo minus aliae virtutes morales.

 

12. Comme il est dit dans Jc 1, 4 : La patience s’accompagne d’une œuvre parfaite. Or, la patience ne demeure pas dans la patrie, si ce n’est par la récompense, comme le dit Augustin au livre XIV de La Cité de Dieu. Donc, les autres vertus morales encore bien moins.

 

[66789] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 13 Praeterea, quaedam virtutes cardinales, scilicet temperantia et fortitudo, sunt in potentiis animae sensitivis : sunt enim irrationabilium partium animae, ut patet per philosophum in III Ethic. Sed partes animae sensitivae neque sunt in Angelis, neque possunt esse in anima separata. Ergo huiusmodi virtutes non sunt in patria neque in Angelis, neque in animabus separatis.

13. Certaines vertus cardinales, la tempérance et la force, sont dans les puissances sensitives de l’âme, car elles appartiennent aux parties irrationnelles de l’âme, comme le dit le Philosophe au livre III de l’Éthique. Or, les parties sensitives de l’âme n’existent pas chez les anges et ne peuvent pas se trouver dans l’âme séparée [du corps]. Les vertus de ce genre n’existent donc pas dans la patrie, ni chez les anges, ni dans les âmes séparées [du corps].

 

[66790] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 14 Praeterea, Augustinus dicit, XIII de Civit. Dei, quod in patria vacabimus, videbimus, amabimus, laudabimus. Sed vacare est actus sapientiae : videre actus intellectus : amare actus caritatis : laudare actus latriae. Ergo ista sola erunt in patria, non autem virtutes cardinales.

14. Augustin dit, au livre XIII de La Cité de Dieu, que dans la patrie nous serons libres d’occupations, nous verrons, nous aimerons, nous louerons. Or, être libre d’occupations est un acte de la sagesse, voir, un acte de l’intelligence, aimer, un acte de la charité, et louer, un acte de latrie. Celles-là seules existeront donc dans la patrie, mais non les vertus cardinales.

 

[66791] De virtutibus, q. 5 a. 4 arg. 15 Praeterea, in patria erunt homines similes Angelis, ut dicitur Matth. XXII, 30. Sed secundum sobrietatem homines non assimilantur Angelis, ad quos non pertinet cibis et potibus uti. Ergo sobrietas non erit in patria, et pari ratione nec aliae huiusmodi virtutes.

15. Dans la patrie, les hommes seront semblables aux anges, comme le dit Mt 22, 30. Or, par la sobriété, les hommes ne sont pas assimilés aux anges, à qui il ne revient pas de consommer nourritures et boissons. La sobriété n’existera donc pas dans la patrie, et les autres vertus du même genre non plus, pour la même raison.

 

[66792] De virtutibus, q. 5 a. 4 s. c. 1 Sed contra. Est quod dicitur Sap. I, v. 15 : iustitia perpetua est et immortalis.

Cependant :

1. Il est dit dans Sg 1, 15 : La justice est éternelle et immortelle.

 

[66793] De virtutibus, q. 5 a. 4 s. c. 2 Praeterea, Sap. VIII, 7, dicitur de divina sapientia quod sobrietatem et prudentiam docet, iustitiam et virtutem, quibus in vita nihil utilius est hominibus. Sed in patria erit plenissima participatio sapientiae. Ergo huiusmodi virtutes plenius erunt in patria.

2. En Sg 8, 7, il est dit de la sagesse divine qu’elle enseigne la tempérance et la prudence, la justice et la force : il n’y a rien de plus utile pour les hommes dans la vie. Or, dans la patrie, la participation à la sagesse se réalisera plus pleinement. Les vertus de ce genre existeront donc plus pleinement dans la patrie.           

 

[66794] De virtutibus, q. 5 a. 4 s. c. 3 Praeterea, virtutes sunt divitiae spirituales. Sed spiritualium divitiarum maior copia est in patria quam in via. Ergo huiusmodi virtutes plenius in patria abundabunt.

3. Les vertus sont des richesses spirituelles. Or, l’abondance des richesses spirituelles est plus grande dans la patrie que pendant le voyage. Les vertus de ce genre abonderont donc plus pleinement dans la patrie.

 

[66795] De virtutibus, q. 5 a. 4 co. Respondeo. Dicendum, quod in patria manent virtutes cardinales, et habebunt ibi alios actus quam hic, ut Augustinus dicit, XIII de Trinit. : quod nunc agit iustitia in subveniendo miseris, quod prudentia in praecavendis insidiis, quod fortitudo in perferendis molestiis, quod temperantia in coercendis delectationibus pravis, non ibi erit, ubi nihil omnino mali erit; sed iustitiae erit regenti Deo subditum esse; prudentiae, nullum bonum Deum praeponere vel aequare; fortitudinis, ei firmissime cohaerere; temperantiae, nullo affectu noxio delectari. Ad cuius evidentiam sciendum est, quod sicut philosophus dicit in I de caelo, virtus importat ultimum potentiae. Manifestum est autem, quod in diversis naturis diversum est potentiae ultimum, quia altioris naturae est maior potentia, ad plura et maiora se extendens. Et ideo illud quod est virtus uni, non est virtus alteri; puta, hominis virtus determinatur ad ea quae sunt praecipua in humana vita; sicut temperantia humana est, quod a ratione homo non discedat propter maximas delectationes, sed eas magis secundum rationem moderetur; fortitudo autem humana est, ut propter bonum rationis firmiter stet contra maxima pericula, quae sunt pericula mortis. Sed quia divinae potentiae ultimum non attenditur secundum ista, sed secundum aliquid altius pertinens ad infinitatem potentiae eius; ideo fortitudo divina est eius immobilitas; temperantia erit conversio mentis divinae ad seipsam; prudentia autem est ipsa mens divina; iustitia autem Dei ipsa lex eius perennis. Est autem considerandum, quod diversa ultima dupliciter accipi possunt : uno modo secundum quod accipiuntur in eadem serie motus; alio modo secundum quod accipiuntur ut omnino disparata, et ad invicem non ordinata. Si igitur accipiantur diversa ultima quae sub una serie motus ordinantur, esse diversa ultima, faciunt diversas species motus; non autem diversificant speciem principii motivi, eo quod idem est principium motus quod movet a principio usque ad finem. Et huius exemplum accipere possumus in aedificatione, in qua ultimus terminus est forma domus completa; possunt tamen alia ultima accipi secundum complexionem singularum partium domus; unde, ut philosophus dicit in X Ethic., alius specie motus est fundatio domus, quae terminatur ad fundamentum, et alia columnarum erectio, et alia completa aedificatio; sed tamen ars aedificatoria est una et eadem, quae est horum trium motuum principium; et idem est in aliis motibus. Si vero accipiantur diversa ultima disparata, quae non sunt in una serie motus, sed sunt omnino disparata : tunc et motus specie differunt, et principia motiva; sicut alia ars est quae est principium aedificationis, et constructionis navis. Sic ergo ubi est idem ultimum specie, est et eadem virtus secundum speciem, idem actus, sive motus virtutis; sicut patet quod idem ultimum specie est quod attingit temperantia in me et in te, scilicet moderantia circa delectationes tactus; unde nec temperantia nec actus eius specie differt in me et in te. Ubi vero ultimum quod attingit virtus, nec est in eadem specie, nec sub eadem serie motus continetur, oportet quod sit differentia secundum speciem non solum in actu virtutis, sed etiam in ipsa virtute; sicut patet de istis virtutibus secundum quod dicuntur de Deo et de homine. Ubi vero ultimum virtutis differt specie (si tamen sub eadem serie motus continetur, ut scilicet ab uno perveniatur in aliud), est quidem actus differens specie, sed virtus est eadem; sicut fortitudinis actus ad aliud ultimum derivatur ante praelium, et ad aliud in ipso praelio, et ad aliud in triumpho : unde alius specie actus est accedere ad bellum, et alius in praelio fortiter stare, et alius iterum de adepta victoria gaudere; et eadem fortitudo est; sicut etiam eiusdem potentiae actus est amare, desiderare et gaudere. Manifestum est igitur ex praedictis, in istomet artic., quod cum status patriae sit altior quam status viae, pertingat ad perfectius ultimum. Si igitur ultimum illud ad quod pertingit virtus viae, ordinetur ad ultimum illud ad quod pertingit virtus patriae, necesse est quod sit eadem virtus secundum speciem; sed actus erunt differentes. Si autem non accipiatur unum in ordine ad aliud, tunc non erunt eaedem virtutes nec secundum actum nec secundum habitum. Manifestum est autem quod virtutes acquisitae, de quibus locuti sunt philosophi, ordinantur tantum ad perficiendum homines in vita civili, non secundum quod ordinantur ad caelestem gloriam consequendam. Et ideo posuerunt, quod huiusmodi virtutes non manent post hanc vitam, sicut de Tullio Augustinus narrat. Sed virtutes cardinales, secundum quod sunt gratuitae et infusae, prout de eis nunc loquimur, perficiunt hominem in vita praesenti in ordine ad caelestem gloriam. Et ideo necesse est dicere, quod sit idem habitus harum virtutum hic et ibi; sed quod actus sunt differentes : nam hic habent actus qui competunt tendentibus in finem ultimum; illic autem habent actus qui competunt iam in fine ultimo quiescentibus.

Réponse :

Les vertus cardinales demeurent dans la patrie, et elles y auront d’autres actes qu’ici-bas, comme le dit Augustin au livre XIII de La Trinité : « Le rôle que joue maintenant la justice en venant en aide aux malheureux, la prudence en prenant des précautions contre les embûches, la force en persévérant dans les difficultés, la tempérance en réfrénant les plaisirs mauvais, n’aura plus de raison d’être là-bas, où il n’y aura absolument aucun mal. Mais le propre de la justice sera d’être soumis au pouvoir de Dieu; de la prudence, de ne préférer ou égaler aucun bien à Dieu; de la force, d’être attaché à lui de la manière la plus ferme; de la tempérance, de ne se plaire en aucun sentiment nuisible. » Pour montrer cela, il faut savoir que, comme le dit le Philosophe au livre I Du Ciel, la vertu conduit au point ultime d’une puissance. Or, il est clair que, dans les diverses natures, le point ultime de la puissance est différent, parce que la puissance d’une nature plus élevée est plus grande, s’étend à plus de choses et à des choses plus grandes. Ainsi, ce qui est vertu pour l’un n’est pas vertu pour l’autre. Par exemple, la vertu de l’homme est tournée vers ce qui est le principal dans la vie humaine : ainsi, la tempérance humaine consiste en ce que l’homme ne s’éloigne pas de la raison à cause des plus grands plaisirs, mais les modère plutôt par la raison ; la force humaine consiste en ce que, en vue du bien de la raison, il demeure ferme contre les plus grands dangers, qui sont les dangers mortels. Mais parce que le point ultime de la puissance divine ne se prend pas de ces choses, mais de quelque chose de plus élevé qui relève de l’infinité de sa puissance, la force divine est ainsi son immobilité, la tempérance sera la conversion de l’esprit divin vers lui-même, la prudence est l’esprit divin lui-même, et la justice de Dieu, sa propre loi éternelle. Mais il faut observer que l’on peut concevoir de deux façons les divers points ultimes : d’une première façon, selon qu’ils sont reçus dans une même série de mouvements; d’une seconde façon, selon qu’ils sont reçus comme tout à fait séparés et non ordonnés les uns aux autres. Si donc l’on conçoit les divers points ultimes selon qu’ils sont ordonnés en une seule série de mouvements, le fait qu’ils sont des points ultimes rend diverses les espèces de mouvement, mais ils ne rendent pas diverse l’espèce du principe qui meut, parce que c’est le même principe de mouvement qui meut du début à la fin. Et nous pouvons en voir l’exemple dans la construction, où la forme achevée de la maison est le terme ultime ; toutefois, l’on peut voir d’autres points ultimes dans l’assemblage de chacune des parties de la maison. Ainsi, comme le dit le Philosophe au livre X de l’Éthique, la mise en place des fondations de la maison est une espèce de mouvement, une autre est l’érection de colonnes, et une autre, la construction achevée. Mais pourtant, il y a un seul et même art de la construction, qui est le principe de ces trois mouvements ; et il en est de même des autres mouvements. Mais si l’on conçoit les divers points ultimes comme séparés, qui ne sont pas en une série de mouvements mais sont tout à fait séparés, alors les mouvements diffèrent en espèce, ainsi que les principes qui meuvent, de même que sont différents les arts qui sont les principes de la construction et ceux de la réalisation d’un navire. Ainsi donc, là où le point ultime est le même selon l’espèce, là existe une même vertu selon l’espèce, un même acte ou mouvement de la vertu, comme il est clair que c’est la même fin selon espèce qu’atteint la tempérance en moi et en toi : la modération qui concerne les plaisirs du toucher. Dès lors, ni la tempérance ni son acte ne diffèrent en espèce en moi et en toi. Mais là où le point ultime qu’atteint la vertu n’est pas dans la même espèce et n’est pas contenu dans la même série de mouvements, il faut qu’il y ait une différence selon l’espèce, non seulement dans l’acte de la vertu, mais encore dans la vertu elle-même, comme on le voit bien dans les vertus dont on dit qu’elles viennent de Dieu et de l’homme. Mais là où le point ultime de la vertu diffère en espèce (s’il est cependant contenu en une même série de mouvements, pour parvenir naturellement de l’un à l’autre), l’acte est différent en espèce, mais la vertu est la même. Ainsi l’acte de la force se tourne vers un autre point ultime avant le combat, vers un autre pendant le combat, et encore vers un autre lors du triomphe. Dès lors, autre est l’espèce de l’acte de se préparer à combattre, autre celle de résister vaillamment dans le combat, et autre encore celle de se réjouir de la victoire acquise. Et c’est la même force. De même aussi qu’aimer, désirer et se réjouir sont l’acte de la même puissance. Il est donc clair par ce qu’on vient de dire dans cet article même que, puisque l’état de la patrie est plus élevé que l’état du voyage, il atteint un point ultime plus parfait. Si donc le point ultime qu’atteint la vertu du voyage est ordonné à celui qu’atteint la vertu de la patrie, il est nécessaire qu’il s’agisse de la même vertu par l’espèce, mais les actes seront différents. Mais si l’on ne conçoit pas un point ultime comme ordonné à un autre, alors ce ne seront pas les mêmes vertus, ni selon l’acte ni selon l’habitus. Or, il est clair que les vertus acquises, dont ont parlé les philosophes, sont ordonnées seulement à la perfection des hommes dans la vie civile, et non à obtenir la gloire céleste. Ainsi ils ont établi que les vertus de ce genre ne demeurent pas après cette vie, comme le raconte Augustin à propos de Cicéron. Mais les vertus cardinales, parce qu’elles sont gratuites et infuses, pour autant que nous parlons maintenant d’elles, perfectionnent l’homme dans la vie présente en vue de la gloire céleste. Ainsi, il est nécessaire de dire que l’habitus de ces vertus est le même ici-bas que là-bas, mais que les actes sont différents. Ici-bas, en effet, elles ont des actes qui s’accordent avec ce qui tend à la fin ultime, alors que là-bas, elles ont des actes qui conviennent à ceux qui se reposent déjà dans la fin ultime.

 

[66796] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod huiusmodi virtutes perficiunt hominem in vita activa, sicut in quadam via qua pervenitur ad terminum contemplationis patriae; et ideo in patria manent secundum actus consummatos in fine.

Solutions :

1. Les vertus de ce genre perfectionnent l’homme dans la vie active, comme dans un voyage qui le fait parvenir au but de la contemplation dans la patrie. Ainsi, elles demeurent dans la patrie selon leurs actes finalement achevés.

 

[66797] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 2 Ad secundum dicendum, quod virtutes cardinales sunt circa ea quae sunt ad finem, non quasi in his sit ultimus eorum terminus, sicut ultimus terminus navis est navigatio; sed in quantum, per ea quae sunt ad finem, habent ordinem ad finem ultimum; sicut temperantia gratuita non habet pro finali ultimo moderari concupiscentias tactus, sed hoc facit propter similitudinem caelestem.

2. Les vertus cardinales concernent ce qui est tourné vers la fin, non pas comme si leur terme se trouvait dans cela, comme la navigation est la fin ultime du navire, mais dans la mesure où, par ce qui est tourné vers la fin, elles sont ordonnées à la fin ultime. Ainsi la tempérance gratuite n’a pas pour fin ultime de modérer les concupiscences du toucher, mais elle le fait en raison de la similitude céleste.

 

[66798] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 3 Ad tertium dicendum, quod bonum civile non est finis ultimus virtutum cardinalium infusarum, de quibus loquimur, sed virtutum acquisitarum de quibus philosophi sunt locuti, sicut dictum est in corp. art.

3. Le bien civil n’est pas la fin ultime des vertus cardinales infuses, dont nous parlons, mais des vertus acquises dont ont parlé les philosophes, comme on l’a dit dans le corps de cet article.

 

[66799] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 4 Ad quartum dicendum, quod nihil prohibet unam et eamdem rem esse finem diversarum virtutum vel artium; sicut conservatio boni civilis est finis et terminus militaris et legis positivae : unde utraque ars vel virtus habet actum suum circa hoc sicut circa finale bonum; sed militaris, in quantum providet de conservatione boni civilis, secundum quod per fortia certamina ad hoc pervenitur; sed lex positiva gaudet de eodem, secundum quod per ordinationem legum bonum civile conservatur. Sic igitur fruitio Dei in patria est finis omnium cardinalium virtutum; et unaquaeque gaudet ibi de ea, secundum quod est finis suorum actuum. Et ideo dicitur quod in patria erit una virtus, in quantum erit in subiecto, de qua omnes virtutes gaudebunt; tamen erunt differentes actus et differentes virtutes secundum diversam rationem gaudendi.

4. Rien n’empêche qu’une seule et même chose soit la fin de divers arts ou vertus, comme la conservation du bien civil est la fin et le terme du soldat et de la loi positive. Dès lors, l’acte des deux, art ou vertu, porte sur cela comme sur son bien final : mais, pour le soldat, dans la mesure où il s’occupe de la conservation du bien civil en y parvenant par de durs combats, alors que la loi positive s’en réjouit en conservant le bien civil par l’ordonnance des lois. Ainsi donc, la jouissance de Dieu dans la patrie est la fin de toutes les vertus cardinales, et chacune s’en réjouit là-bas, selon qu’elle est la fin de ses actes. C’est pourquoi l’on dit que, dans la patrie, il y aura une seule vertu, selon qu’elle existera dans un sujet, dont se réjouiront toutes les vertus ; cependant les actes seront différents des vertus selon des raisons diverses de se réjouir.

 

[66800] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 5 Ad quintum dicendum, quod aliquid dicitur esse obiectum virtutum dupliciter. Uno modo sicut illud ad quod virtus ordinatur sicut ad finem; sicut summum bonum est obiectum caritatis, et beatitudo aeterna obiectum spei. Alio modo sicut materia circa quam operatur, ut ab ea in aliud tendens; et hoc modo delectationes coitus sunt obiectum temperantiae, non enim temperantia intendit huiusmodi delectationibus inhaerere, sed istas delectationes compescendo, tendere in bonum rationis. Similiter fortitudo non intendit inhaerere periculis superando pericula, sed consequi bonum rationis; et idem est de prudentia respectu dubitationum, et de iustitia respectu necessitatum huius vitae. Et ideo quanto longius ab his fuerit recessum, secundum profectum spiritualis vitae, tanto erunt perfectiores actus harum virtutum, quia praedicta verba magis se habent ad has virtutes per modum termini a quo quam per modum termini ad quem, qui dat speciem.

5. Quelque chose est dit objet des vertus de deux façons : d’une façon, comme ce à quoi est ordonnée la vertu comme à sa fin : ainsi le plus grand bien est l’objet de la charité, et la béatitude éternelle, l’objet de l’espérance; d’une seconde façon, comme la matière sur laquelle elle agit, de sorte qu’elle passe de celle-ci à autre chose. De cette manière, les plaisirs de l’accouplement sont l’objet de la tempérance, car la tempérance ne vise pas à s’attacher à des plaisirs de ce genre, mais, en réprimant ces plaisirs, à tendre vers le bien de la raison. De même, la force ne vise pas à s’attacher aux dangers en surmontant les dangers, mais à poursuivre le bien de la raison. Et il en va de même pour la prudence par rapport aux doutes, et pour la justice, par rapport à ce qui est nécessaire à cette vie. Ainsi, plus l’on s’en sera éloigné, selon l’avancement de la vie spirituelle, plus les actes de ces vertus seront parfaits, parce que ce que l’on vient de dire concerne plus ces vertus par mode de point de départ que par mode de point d’arrivée, qui donne l’espèce.

 

[66801] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 6 Ad sextum dicendum, quod non omnis differentia actuum demonstrat diversitatem habituum, sicut iam dictum est in corp. Art.

6. Toute différence des actes ne démontre pas la diversité des habitus, comme il a déjà été dit dans le corps de cet article.

 

[66802] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 7 Ad septimum dicendum, quod virtutes purgati animi, quas Plotinus definiebat, possunt convenire beatis : nam prudentiae ibi est sola divina intueri; temperantiae, cupiditates oblivisci; fortitudinis, passiones ignorare; iustitiae, perpetuum foedus cum Deo habere. Sed virtutes politicae de quibus ipse loquitur, ordinantur tantum ad bonum civile praesentis vitae ut dictum est in corp. art.

7. Les vertus de l’âme purifiée, définies par Plotin, peuvent convenir aux bienheureux : là-bas, en effet, le propre de la prudence est de fixer ses regards sur les seules choses divines ; le propre de la tempérance, d’oublier les désirs ; le propre de la force, d’ignorer les passions ; le propre de la justice, d’avoir une alliance éternelle avec Dieu. Mais les vertus politiques dont il parle lui-même sont ordonnées seulement au bien civil de la vie présente, comme on vient de le dire dans le corps de cet article.

 

[66803] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 8 Ad octavum dicendum, quod ultima virtutum servi et domini, mulieris et viri non ordinantur in invicem, ut sic ex uno transeatur in aliud; et ideo non est similis ratio.

8. Les points ultimes des vertus de l’esclave et du maître, de la femme et de l’homme, ne sont pas ordonnés les uns aux autres, de sorte qu’on passe de l’un à l’autre. Ainsi, ce n’est pas le même raisonnement.

 

[66804] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 9 Ad nonum dicendum, quod ipsa habilitatio gloriae ad opera virtutum, quae fiet vel perficietur per gloriam, pertinet ad ipsos habitus virtutum.

9. L’habilitation même de la gloire aux œuvres des vertus, qui se fera ou sera réalisée par la gloire, relève des habitus mêmes des vertus.

 

[66805] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 10 Ad decimum dicendum, quod fides ordinatur ad veritatem non apparentem, et spes ad arduum non habitum sicut a quo speciem habent. Et ideo, quamvis excellentiores sint virtutibus cardinalibus propter altius obiectum, tamen evacuantur, propter hoc quod habent speciem ab eo quod non manet.

10. La foi est ordonnée à une vérité non évidente, et l’espérance à quelque chose de difficile non possédé, dont elles reçoivent leur espèce. Ainsi, bien qu’elles soient meilleures que les vertus cardinales en raison de leur objet plus élevé, elles sont cependant écartées parce que leur espèce provient de ce qui ne demeure pas.

 

[66806] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod etiam scientia non destruetur secundum habitum, sed habebit alium actum.

11. La science non plus ne sera pas détruite selon l’habitus, mais elle aura un autre acte.

 

[66807] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod patientia non manebit in patria secundum actum quem habet in via, tolerando scilicet tribulationes; manebit tamen secundum actum convenientem fini, sicut et de aliis virtutibus dictum est in corp. art.

12. La constance ne demeurera pas dans la patrie selon l’acte qu’elle a pendant le voyage : supporter les tourments ; mais elle demeurera dans l’acte qui convient à la fin, comme on l’a dit aussi pour les autres vertus dans le corps de cet article.

 

[66808] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod quidam dicunt quod irascibilis et concupiscibilis, in quibus sunt temperantia et fortitudo, sunt in parte superiori, non autem in parte sensitiva. Sed hoc est contra philosophum in III Ethic., ubi dicit, quod virtutes sunt irrationabilium partium. Quidam autem dicunt, quod vires sensitivae partis manent in anima separata vel secundum potentiam tantum, vel secundum actum. Sed hoc non potest esse, quia actus potentiae sensitivae non est sine corpore; alioquin anima sensitiva brutorum esset etiam incorruptibilis, quod est erroneum. Cuius autem est actio, eius est etiam potentia; unde oportet quod potentiae huiusmodi sint coniunctae; et ita post mortem non remanent in anima separata actu, sed virtute, sicut in radice in quantum scilicet potentiae animae fluunt ab essentia eius. Virtutes autem istae sunt quidem in irascibili quantum ad eorum derivationem; sed secundum originem et inchoationem sunt in ratione et in voluntate, quia principalis actus virtutis moralis est electio, quae est actus appetitus rationalis. Sed ista electio per quamdam applicationem terminatur ad passiones irascibilis et concupiscibilis secundum temperantiam et fortitudinem.

13. Certains disent que l’irascible et le concupiscible, où existent la tempérance et la force, se trouvent dans la partie supérieure, mais non dans la partie sensitive. Mais cela va contre le Philosophe qui dit, au livre III de l’Éthique, que les vertus appartiennent aux parties irrationnelles. Or, certains disent que les forces de la partie sensitive demeurent dans l’âme séparée du corps, soit selon la seule puissance, soit selon l’acte. Mais cela ne peut pas être le cas, parce que l’acte d’une puissance sensitive n’existe pas sans le corps, sans quoi l’âme sensitive des animaux sans raison serait aussi incorruptible, ce qui est une erreur. Or, acte et puissance relèvent de la même chose. Dès lors, il faut que des puissances de ce genre soient unies [au corps]. Ainsi, après la mort, elles ne demeurent pas dans l’âme séparée du corps selon l’acte, mais selon la puissance, comme dans leur racine, dans la mesure où les puissances de l’âme découlent naturellement de son essence. Mais ces vertus se trouvent assurément dans l’irascible quant à ce dont elles découlent, mais, selon leur origine et leur amorce, elles existent dans la raison et dans la volonté, parce que l’acte principal de la vertu morale est le choix, qui est l’acte de l’appétit rationnel. Mais ce choix, par une certaine application, a son terme dans les passions de l’irascible et du concupiscible, suivant la tempérance et la force.

 

[66809] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod omnia illa quatuor pertinent ad unumquemque actum virtutum cardinalium per modum finis, in quantum in eis consistit beatitudo caelestis.

14. Ces quatre actes relèvent tous de chaque acte des vertus cardinales par mode de fin, dans la mesure où la béatitude éternelle consiste en eux.

 

[66810] De virtutibus, q. 5 a. 4 ad 15 Ad decimumquintum dicendum, quod sobrietas non assimilat nos Angelis secundum actum viae quem habet circa materiam ciborum et potuum; sed secundum actum patriae, quem habet circa ultimum finem, sicut et aliae virtutes.

15. La sobriété ne nous assimile pas aux anges selon l’acte du voyage qu’elle possède en matière de nourritures et de boissons, mais selon l’acte de la patrie, qu’elle possède pour ce qui est de la fin ultime, comme les autres vertus.

 

 

 

 

 

2me version imprimée ∆28/04/06

3me version imprimé∆D/07/YY 3me correction D/07/YY imprimé D/07/YY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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[1]              Le père Maxime Allard est dominicain et professeur de philosophie et de théologie au Collège Universitaire Dominicain à Ottawa (Canada). Il est Docteur en théologie de l'Université de Laval. Il est titulaire d'une maîtrise en philosophie à l'Université d'Ottawa (1997). Il a également obtenu une maîtrise et une licence en théologie au Collège dominicain (1991). Ses champs d'intérêt et de recherche sont concentrés sur les sujets suivants : Thomas d'Aquin; le rationalisme au XVIIe siècle (Descartes et Spinoza); l'herméneutique et les philosophies « post-modernes »; la philosophie de la religion; la philosophie politique.

[2]              Philippa Foot, Virtue and Vices and other Essays in Moral Philosophy, Oxford University Press, 2003, 232p.; Alasdair MacIntyre, After Virtue. A Study in Moral Theory, University of Notre Dame Press, 3e édition, 2007, 321p.; S.L. Danwall (ed.), Virtue Ethics, Basil Blackwell Pubs., coll. “Blackwell Readings in Philosophy”, 2002, 272p.; J. Oakley, “Varieties of Virtue Ethics”, in Ratio, 9\2 (1996), p. 128-152; M. Alvarez Mauri, “Perspectivas actuales sobre la virdud. Estudio bibliografico”, in Pensamiento, 198\48 (1992), p. 459-485; S.M. Gardiner (ed.), Virtue Ethics Old and New, Ithaca, Cornell University Press, 2005; G.E. Pence, « Recent Works on virtue », in American Philosophical Quarterly 21 (1984), p. 281-298; K.M. Staley, “Thomas Aquinas and Contemporary Ethics of Virtue”, in The Modern Schoolman, 66 (1989), p. 285-300; L Sentis, De l'utilité des vertus. Ethique et alliance, Paris, Beauchesne, 2004, 404p;

[3]              L.E. Corso de Estrada, « Antropologia en la Q.d. de virtutibus in communi de Santo Tomás », Sapientia, 46 (1991), p. 99-110; M.F. Johnson, « St. Thomas, Obediential Potency, and the Infused Virtues : De Virtutibus in Communi, a. 10 ad 13”, in Recherches de théologie ancienne et médiévale, supplementa I, 1995; J. Leirens, La théorie des vertus dans la Question Disputée De virtutibus in communi de saint Thomas d’Aquin, Rome, Pontificia Universitas Santa Crucis, Facultas Filosofia, 2002, 322p.; J Inglis « Aquinas’s Replication of the Acquired moral virtues: Rethinking the Standard Philosophical Interpretation of Moral Virtue in Aquinas”, in Journal of Religious Ethics 27\1 (1999), 3-27. Un mémoire de maîtrise au Centre Pierre Abélard, par Marie-Alix Vandevoorde a proposé une « Traduction et commentaire des articles 10, 11 et 13 du De virtutibus in communi de Thomas d’Aquin » en 2005 sous la direction de R. Imbach. La traduction d’un monumental « On the virtues » de J. Capreolus en 2001, préfacé par Pinckaers et traduit par K. White et R. Cessario (Catholic University of America Press, xxxv + 395p.) serait aussi à mettre au compte de cet intérêt pour la vertu parmi les thomistes.

[4]              Il faudra attendre l’édition critique de la Commission léonine pour savoir ce qu'il en est de cet «  ajout » de ce dominicain.

[5]8E. Wéber, La controverse de 1270 à l’Université de Paris et son retentissement sur la pensée de S. Thomas d’Aquin, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque thomiste » 40, 1970 et id., La Personne humaine au XIIIe siècle, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque thomiste » 46, 1991; Thomas d’Aquin, Contre Averroès, traduit, présenté et annoté par Alain de Libera, Paris, Garnier-Flammarion, coll. « Philosophie », 1999, 713p.; A. de Libera, L’Unité de l’intellect : commentaire du De Unitate Intellectu contra averroistas de Thomas d’Aquin, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll.  « Études et commentaires », 2004, 558p.

[6]              J.-P. Torrell, Saint Thomas d’Aquin : sa personne et son oeuvre, Paris & Fribourg, Éditions du Cerf et Éditions universitaires de Fribourg, coll. « Vestigia. Pensée antique et médiévale. Initiation. 13 » 2e éditions, 2002, 654p. où il affine les données des PP. Synave, Mandonnet et Weisheipl et les travaux de P. Glorieux; J.A. Weisheipl, Frère Thomas d’Aquin. Sa vie, sa pensée, son oeuvre, traduit de l’anglais par C. Lotte et J. Hoffmann, Paris, Cerf, coll. « Cerf Histoire », 1993, p. 143-148, 283.

[7]              Cela mérite attention car ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, la question 1 du De veritate sera certes scindée en deux dans la Summa theologiae Ia, q. 16-17 mais l’ordre des articles sera globalement respecté bien que le contenu soit très modifié à l’intérieur de chaque respondeo, surtout à propos de la définition de la vérité (cf. L. Dewan, « St Thomas’s Successive Discussions on the Nature of Truth », in D. Ols (ed.), Sanctus Thomas de Aquino : Doctor Hodiernae Humanitatis, Vatican City, Libreria Editrice Vaticana, 1995, p. 153-168. D’autres cas pourraient être recensés.

[8]              « Mais il faut dire qu’on est empêché de faire des reproches au railleur, qui méprise la correction et par là il devient pire. Mais en sens contraire, le péché est une faiblesse de l’âme, selon cette parole du Ps 6, 4 : « Aie pitié de moi, Seigneur, car je suis faible ». Mais celui à qui on impose le soin d’un faible ne doit pas renoncer à cause de son opposition ou de son mépris : parce qu’alors, le danger est plus grand quand il méprise le remède ; c’est pourquoi le médecin a du mal à soigner un dément…. » (nos italiques). La même chose se produit aussi, par exemple, en q. 1, a. 4, obj. 5 et 8; q. 1, a. 8, obj, 10; q. 1. a. 9, obj. 14; q. 2, a. 12, obj. 9, etc. On trouve même un cas où aucun sed contra n’apparaît, ce qui, dans la Summa theologiae est presque exclusivement réservé à des questions où il va de valider une liste (v.g., Summa theologiae, IIaIIae, q. 80).

[9]              Sur toute cette question, cf. B. Bazan , G. Fransen, JF Wippel, D Jacquart, Les questions disputées et les questions quodlibétiques dans les facultés de théologie, de droit et de médecine, Turnhout, coll. « Typologie des sources du Moyen Âge occidental 44-45 » , 1985, p. 13-149. On pourra relire aussi avec profit le neuvième chapitre de M.-D. Chenu, Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin, Publication de l’Institut d’études médiévales 11, Montréal-Paris, 1954 ainsi que le long article de P. Glorieux, « L’enseignement au Moyen Âge. Techniques et méthodes en usage à la Faculté de Théologie de Paris au XIIIe siècle », in Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 35 (1968), p. 65-186.

[10]             S. Thomas d’Aquin, Questiones disputatae, tome 2, Marietti, 1949, p. 703. Que penser par ailleurs de l’attente soutenue par le désir d’une présentation où il en irait de la cohérence parfaite et complète de la nature de la « vertu »? C’est là une question pour un autre travail car je ne crois guère possible de trouver un lieu thomasien où ce désir et cette attente trouveraient satisfaction!

[11]             D’ailleurs, la correctio avait fait deux brèves apparitions dans le traitement des questions antérieures du  De virtutibus in communi en q. 1, a. 9, ad 9 et en q. 2, a. 8, ad 10.

[12]             Il est intéressant de voir le P. Bernard, dans les notes doctrinales thomistes, expliciter le texte de la Somme théologique comme si l’importation avouée et répétée de cet élément de la question disputée allait de soi (Somme théologique, La vertu, tome premier, Paris, Éditions de la Revue des jeunes, 1933, p. 382-384) et qu’il ne se pose pas la question de l’absence de ces traits dans la négociation théologique propre à la Somme théologique.

[13]             Q. 1, a. 1, ad 13; q. 1, a. 4, ad 2; q. 2, a. 6, ad 15; q. 2, a. 13, ad 1; q. 5, a. 4, ad 13.

[14]             Q. 1, a. 12, ad 24.

[15]             Q. 3, a. 1, ad  19 : « si correctio secundum debitas circumstantias fiat, non sequetur inde turbatio, sed potius pacis stabilimentum, remotis discordiarum causis.” 

[16]             F. Nietzsche, Aurore, Préface de 1886 § 5.

[17]             Né en en 1935, Jacques Ménard a été professeur d'histoire du Moyen Âge à l'Université de Montréal (Canada) pendant une trentaine d'années. Il a enseigné en particulier l'histoire des rapports entre religion et politique au Moyen Âge. Il a été aussi chargé pendant plusieurs années des cours sur l'histoire du latin médiéval. Il est actuellement le plus efficace collaborateur du projet http://docteurangelique.free.fr pour la traduction et l’édition des œuvres complètes de saint Thomas d’Aquin.

[18] [La définition communément reçue, attribuée à Augustin, était la suivante : Virtus est bona qualitas mentis, qua recte vivitur, qua nullus male utitur, quam Deus in nobis sine nobis operatur : «La vertu est une bonne qualité de l’esprit, par laquelle on vit correctement, dont personne ne fait un mauvais usage, que Dieu réalise en nous sans nous.» Voir plus loin, article 9, arg. 1; aussi II-II, q. 55, a. 4, arg. 1.]

[19]             Actuellement en retraite, Raymond Berton est titulaire d'un Doctorat d’État français, consacré à Abraham dans la littérature patristique latine. Il a réalisé deux traductions du De potentia de saint Thomas d’Aquin. Il travaille en ce moment sur le Commentaire des Sentences. Le 1er septembre 2005, il nous annonce son projet de prendre en main tout le livre 1 pour le projet http://docteurangelique.free.fr .

[20]             I Sent. d. 17,q. 1, a. 1. IIa//IIæ q. 23, a. 2 ;

[21]             les paroles de l’Apôtre, Sermon 18 et 28 (161 et 180).

[22]             Le texte d’Augustin La Trinité, VIII, VIII, 12 : « Diligat fratrem, et diliget eamdem dilectionem». Trad. BA p. 63 : « Qu’il aime son frère, il aimera ce même amour. Il connaît mieux en effet l’amour dont il aime, que son frère qu’il aime».

[23]             Augustin, même référence : «Apertissime enim in eadem Epistula …dicit …… Ista contextio satis aperteque declarat, eamdem ipsam fraternem dilectionem…(nam fraterna dilectio est, qua diligimus invicem) non solum ex Deo, sed etiam Deum esse tanta auctoritate praedicari ». Trad. BA (p65) : « Ce contexte est assez clair. Il montre que cette charité fraternelle… non seulement vient de Dieu, mais qu’elle est Dieu…»

[24]             La Trinité, XV, XVII, 27. : « Nous n’irons pas dire en effet que, si Dieu est appelé charité, c’est non pas que la charité elle-même soit une substance qui mérite le nom de Dieu, mais c’est qu’elle est un don de Dieu, au sens par exemple où le psalmiste dit à Dieu : « Tu es ma patience. »… Mais il n’est pas dit : « Seigneur, ma charité », ou « Dieu ma charité ». Il est dit : « Dieu est charité », comme il est dit :  Dieu est Esprit. (Jn 4, 24). (Trad. BA 16, p. 27-28).

[25]             Augustin la Trinité, VIII, VIII, 12 :« Il connaît mieux en effet l’amour dont il aime que son frère qu’il aime. Et voilà dès lors que Dieu lui est mieux connu que son frère ; beaucoup mieux connu, parce que présent…Embrasse le Dieu amour et tu embrasseras Dieu par amour » Trad. BA 16 p. 63.

[26]             L’expression se trouve en Ia//IIæ 49, a. 1 sc. C’est Aristote qui le dit Catégories 8, 9 a 5.

[27]             Les quatre définitions de la nature données par Boèce (Contre Eutychès et Nestorius, ou la Personne du Christ, 1) ;

                1. «Les choses corporelles ou incorporelles, ce qui peut être saisi par l’intellect». Le terme nature s’applique à des choses qui, puisqu’elles sont, peuvent être saisies de quelque manière. Accident et substance sont donc compris dans cette définition, car tous peuvent être saisis.

                2. « Est une nature ce qui peut ou agir ou pâtir».

                3. « La nature est le principe du mouvement par soi et non par accident » (Cf. Physique, 192 b)

                4. « La nature est la différence spécifique qui donne sa forme à chaque chose ». (Trad. H. Merle)

                J. Maritain nous invite à considérer en plus de ce que nous appelons nature « la nature de tout être ». C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’emploi du mot dans ce qui suit.

[28]             Il s’agit des dix catégories (Catégories, 4, 1 b 25).

[29]             La pélagianisme est une hérésie en matière de théologie de la grâce, promue par le moine Pélage (début du Ve siècle). Sa doctrine se résume ainsi : « L’homme peut accomplir les commandements de Dieu par ses propres forces sans qu’il ait besoin pour cela d’un concours divin intérieur à la volonté ». (Ch Baumgartner, La grâce du Christ, p. 14. Cette opinion a été combattue par Augustin.

                On trouve en I Sent. d. 17, q. 1, a. 1, arg. 8 le même raisonnement mais plus clair. Le syllogisme consiste à dire : 1. Le créé est une nature – 2. Si la charité est créée elle est une nature, qui apporte des mérites – 3. Donc en conclusion une nature apporte du mérite, ce qui est la doctrine de Pélage.

[30]             Cf. I Sent. D. 17,q. 1,a.2 : « La charité est-elle un accident ? »

[31]             Comprendre un être naturel, sans apport de la grâce.

[32]             « Le Maître… affirme que la charité n’est pas quelque chose de créé dans l’âme, mais l’Esprit saint lui-même habitant notre âme » (IIa IIæ, q. 23, a. 1, c.

[33]             « D’autres actes vertueux procèdent de l’Esprit saint par la médiation des habitus d’autres vertus. » Il cite l’espérance et la foi (IIa IIæ, q. 23, a. 2 c.).

[34]             Thomas distingue intrinsèque et interne. Ce qui est intrinsèque appartient à la nature et en dépend, opposé à un mouvement intérieur.

[35]             « …parce que le péché ne corrompt pas entièrement la nature humaine…il reste que l’homme dans cet état peut, par son pouvoir naturel, réaliser les biens particuliers, comme bâtir une maison et planter des vignes » Ia, IIæ q. 109, a. 2, c.

[36]             ParallIIaIIæ, q. 23, a. 3. II Sent. d. 27, q. 2, a. 2.

[37]             Le texte dit diligere vel amare. Les deux mots se traduisent pour nous par « aimer », (Ia IIæ, q. 26, a. 3) : « L’amour est-il la même chose que la dilection ». « L'amour est le plus commun; car toute dilection ou charité est amour; mais l'inverse n'est pas vrai. Car la dilection, comme le mot l'indique, ajoute à l'amour l'idée d'un choix, d'une "élection" antécédente. Ce qui fait que la dilection ne se trouve pas dans le concupiscible mais seulement dans la volonté, et dans la seule nature rationnelle. Enfin la charité ajoute à l'amour une certaine perfection, car ce qu'on aime de charité est estimé d'un grand prix, comme l'indique le nom même de charité ».

[38]             Cf. Ia IIæ, q. 23, a. 1, c.

[39]             L‘amitié ne concerne que les individus entre eux et non la vie de la cité.

[40]             La médiété de la vertu selon Aristote : « J’entends par moyen dans la chose ce qui s’écarte à égale distance de chacun des deux extrêmes ». (Ethique ; II, 5 1106 a 27). Sur « nos œuvres bien réussies… il est impossible de rien retrancher ni de rien ajouter. Voulant signifier par là que l’excès et le défaut détruisent la perfection tant que la médiété la préserve… ». (Ibid. 1106 b 10).(Trad. J. Tricot).

[41]             Cf. IIaIIæ q. 23, a. 2, arg. 2 : « Mais la charité n’est pas le dernier degré (ultimum) mais c’est plus la joie et la paix. Donc il semble que la charité n’est pas une vertu, mais c’est la joie et la paix qui en sont une ».

[42]             En IIaIIæ, q. 23, a. 1, sc., il cite Jn 15, 15 : « Je ne vous appelle plus serviteurs, mais mes amis ».

[43]             Thomas étudie trois cas où s’exerce la vertu d’amour : l’acte de raison, l’opération de l’artisan et celle de l’homme en tant que citoyen, appliquée en parallèle à la citoyenneté de la Jérusalem céleste.

[44]             Parall. : IIaIIæ, q. 23, a. 8 – II Sent., d. 26, a. 4, ad 5. – III Sent., d. 23, q. 3, a. 1, q. 1 – d. 27, q. 2, a. 4 ; qa. 3 – Q. de verit., q. 11, a. 5, - De malo, q. 7, a. 2.

[45]             « Vertu unique » Cf. arg. 6, 8, 9, 10, 12

[46]             La référence donnée par l’édition Marietti est fausse ; le II, 13 n’existe pas.

[47]             Parall. : IIa IIæ, q. 23, a. 4 – III Sent., d. 27, q. 2, a. 4, qa. 2 — De Malo, q. 7, a. 2, q. 9, a. 2.

[48]             Ia, IIæ, q. 52, a. 1 – q. 66, a. 1. I Sent., d. 17, q. 2, a. 1 – De Malo, q. 7, a. 2 – Quodl., 9, q. 6.

[49]             Parall. : IIa IIæ q. 25, a. 3.- III Sent. d. 28, a. 2.

[50]             Il s’agit des talents.

[51]             La liste des défauts et vices cités par saint Paul est bien plus longue.

[52]             Parall. : IIa IIæ, q. 25, a. 8, q. 83, a. 8 – III Sent. , d. 30, a ; 1 – De duobus Praecept, cap. De dilect, prox. de Perf. Vitae spir., cap. XIV, Ad Rm 12, lectio 3.

[53]             Mais saint Jean ajoute aussitôt : Eh bien, moi, je vous dis : Aimez vos ennemis… (5, 44).

[54]             La référence semble fausse.

[55]             L’autorité judiciaire légale.

[56]             Parall. : IIa IIæ, q. 26, a. 1 – III Sent. d. 29, a. 1.

[57]              Il m’a menée au cellier et la bannière qu’il dresse sur moi est l’amour (BJ).

[58]             Parall. : IIa IIæ, q. 24, a. 8, - q. 184, a. 2 – II Sent. d. 27, q. 3, a ; 4 – De perf. vit spir., cap. III, sq. Ad Philipp., c. 3, lect. 2 -

[59]             Ainsi donc, toujours pleins de hardiesse, et sachant que demeurer dans ce corps, c'est vivre en exil loin du Seigneur, car nous cheminons dans la foi, non dans la claire vision...  (BJ).

[60]             Qui jouit de la vision béatifique.

[61]             Parall. : III Sent. d. 20, a. 8, q.a. 2.

[62]             Parall. : IIa IIæ, q. 24, a. 11 — CG. IV, 70 — Ad Rom., c. 8, lect. 7 — Ad cor., c. 13, lect. 3. Cet article est souvent la reprise, parfois mot à mot, de l’art. 11 de IIa IIæ, q. 24.

[63]             Homélie sur la Pentecôte (cf. IIa IIæ, q. 24, a ; 11, arg. 3).

[64]             Cf. a. 1.

[65]             Parall. : IIa IIæ, q. 24, a. 12 – III sent., d. 31, q. 1, a. 1.

[66]             Référence apparemment fausse.

[67]             Le précepte est un terme technique, opposé au conseil. Le précepte s’impose à tous (exemple : la charité), le conseil à certains (pauvreté, chasteté, etc.).

[68]             Parall. : IIaIIæ, qu. 33, a. 2 – IV Sent., d. 19, qu. 2, a. 2, q.a 1.

[69]              … comme certains nous accusent outrageusement de le dire, devrions-nous faire le mal pour qu'en sorte le bien? Ceux-là méritent leur condamnation. (Rm 3, 8).

[70]             L’onction de l’Esprit saint.

[71]             Parall. : IIa, IIæ, q. 33, a. 3 — IV Sent., dist. 11, q. 2, a. 3 q. a 1 — Quodl., I, q. 7, a. 2 — XI, q. 10, a. 1, 2, In Matth., c. 40.

[72]             « CORRECTION FRATERNELLE, 7. Et si dans quelqu'un de vos frères vous remarquez ce regard immodeste dont je parle, avertissez-le tout de suite, afin que sa faute ne se prolonge point, mais qu'il s'en corrige au plus tôt. Si, après votre avis, et en quelque jour que ce soit, vous le voyez retomber, celui qui aura pu l'observer doit le découvrir comme un blessé qu'il faut guérir. Auparavant néanmoins, on doit le faire remarquer à un autre, et même à un troisième, afin qu'il puisse être convaincu par la déposition de deux ou trois témoins (2) et retenu par une crainte salutaire. Mais ne croyez pas être malveillants en le faisant connaître; vous êtes coupables au contraire quand vous laissez périr par votre silence des frères que vous pouvez corriger en parlant ».

[73]             « …devant ceux qui doivent le convaincre s'il nie, le signaler au supérieur, dans la crainte qu'une correction trop secrète ne lui permette de dissimuler devant les autres ».

[74]             « Auparavant néanmoins, on doit le faire remarquer à un autre, et même à un troisième, afin qu'il puisse être convaincu par la déposition de deux ou trois témoins et retenu par une crainte salutaire ».

[75]             Il s’agit de Job.

[76] Voir IIIa, q. 15, a. 10, c, et Trois opuscules sur la vie religieuse mendiante, notes 43-44.

[77]             Née en 1980, Anne Michel a suivi des études classiques, jusqu'à l'obtention d'une maîtrise de lettres classiques (Le livre IV de la Johannide de Corippe: introduction, traduction et notes), d'une maîtrise de philosophie (Les vertus cardinales chez saint Thomas d'Aquin: une question disputée, introduction et traduction) et d'un DEA de papyrologie (Edfou à l'époque byzantine : des ostraca grecs inédits de l'IFAO).