LES 21 ARTICLES
DISPUTÉS DE L'AME
Saint Thomas d'Aquin
Docteur des docteurs de l'Eglise
Traduction du site
http://clerus.org
Édition numérique, http://docteurangelique.free.fr,
2004
Les œuvres complètes de
saint Thomas d'Aquin
Article 1: L'âme humaine peut-elle être à la fois
forme du corps et réalité individuelle?
Article 2: L'être de l'âme humaine est-il séparé
du corps?
Article 3: N'y a-t-il qu'un seul intellect
possible pour tous les hommes?
Article 4:
Est-il nécessaire de poser un intellect agent?
Article 5:
L'intellect agent est-il unique et séparé?
Article 6:
L'âme est-elle composée de matière et de forme?
Article 7:
L'ange et l'âme diffèrent-ils selon l'espèce?
Article 8: L'âme humaine devait-elle être unie au
corps?
Article 9:
L'âme est-elle unie au corps par un intermédiaire quelconque?
Article 10:
L'âme humaine est-elle dans le corps tout entier et en chacune de ses parties?
Article 11:
Chez l'homme, l'âme rationnelle, sensible et végétative est-elle une unique?
Article 12:
L'âme est-elle identique à ses puissances?
Article 13: Les puissances de l'âme sont-elles
distinguées par leurs objets?
Article 14: L'âme humaine est-elle immortelle?
Article 15: L'âme séparée du corps peut-elle faire
acte d'intelligence?
Article 16: L'âme unie au corps peut-elle
connaître les substances séparées?
Article 17: L'âme séparée peut-elle connaître les
substances séparées?
Article 18: L'âme séparée connaît-elle toutes les
réalités naturelles?
Article 19: Les puissances sensitives
subsistent-elles dans l'âme séparée?
Article 20: L'âme séparée connaît-elle les
singuliers?
Article 21: L'âme séparée peut-elle souffrir du
feu corporel?
Objections: 1. Une réalité individuelle, possède par soi un
être complet,
ce qui serait le cas de l'âme si elle est telle. Or ce qui advient à quelque
chose qui est un être complet lui advient accidentellement, comme la blancheur
à l'homme ou le vêtement au corps. Donc, dans ce cas, le corps serait uni à
l'âme accidentellement. Si donc l'âme est une réalité individuelle, elle n'est
pas forme substantielle du corps.
2. Si l'âme est une réalité individuelle, elle
est nécessairement quelque chose d'individué parce qu'aucun des universaux
n'est individué. Dans ce cas, elle est individuée ou par un autre ou par soi.
Si c'est par un autre, en tant que forme du corps, il lui faut être individuée
par le corps, car les formes sont individuées par leur matière propre, de sorte
que, une fois qu'elle a quitté le corps, l'individuation de l'âme disparaît, et
ainsi l'âme ne pourra être ni une réalité individuelle ni subsistante par soi.
Est-elle par contre individuée par soi, elle est ou bien forme simple, ou bien
un composé de matière et de forme. Si elle est une forme simple, alors une âme
individuée ne pourra différer d'une autre que par la forme; or la différence selon
la forme fait la diversité d'espèce; en conséquence, les âmes des divers hommes
seront différentes par l'espèce, à supposer l'âme forme du corps, puisque
chacun détient son espèce de sa propre forme. -Mais si l'âme est composée de
matière et de forme, il lui est impossible d'être toute entière forme d'un
corps, car la matière n'est la forme d'aucune chose. Reste donc l'impossibilité
pour l'âme d'être simultanément une réalité individuelle et forme.
3. Si l'âme est un une réalité individuelle, elle
est dans cette hypothèse un individu. Or tout individu est d'une espèce et d'un
genre déterminés. Il reste donc que l'âme possède un genre et une espèce qui
lui sont propres. Or il est impossible à ce qui possède une espèce propre de
recevoir, en vue de constituer son espèce, une addition supplémentaire d'une
autre chose, parce que, comme dit le Philosophe, les espèces des choses sont
pareilles à des nombres: tout ce qui leur est ajouté ou retranché fait varier
l'espèce. Or la matière et la forme sont unies pour constituer l'espèce. Si
donc l'âme est une réalité individuelle, elle ne serait pas unie au corps comme
la forme à la matière.
4. Puisque Dieu a créé les choses en raison de sa
bonté, qui se manifeste par les divers degrés des choses, il a institué autant
de degrés d'étants que la nature a pu en supporter.
Si donc l'âme humaine peut subsister par soi -ce qu'on doit dire si elle est une
réalité individuelle -alors les âmes existant par soi sont un degré particulier
parmi les étants. Or sans leur matière, les formes ne
sont pas l'un de ces degrés. Donc l'âme, si elle est une réalité individuelle,
ne sera pas forme de quelque matière.
5. Si l'âme est une réalité individuelle et
subsiste par soi, elle est incorruptible, puisqu'elle n'a pas de contraire et n'est
pas composée de contraires. Or si elle est incorruptible, elle ne peut être
proportionnée à un corps corruptible tel que le corps humain. Si donc l'âme est
une réalité individuelle, elle ne sera pas forme du corps humain.
6. Hormis Dieu, rien de subsistant n'est acte
pur. Si donc l'âme est une réalité individuelle, en tant que subsistant par
soi, il y aura en elle composition d'acte et de puissance. Et ainsi elle ne
pourra être forme, puisque la puissance n'est l'acte de quoi que ce soit. Si
donc l'âme est une réalité individuelle, elle ne sera pas forme.
7. Si l'âme est une réalité individuelle, capable
de subsister par soi, elle ne peut être unie au corps que pour son bien, soit
essentiel, soit accidentel. Non pour son bien
essentiel, puisqu'elle peut subsister sans le corps; ni pour son bien accidentel, ce que semble bien être
la connaissance de la vérité acquise par l'âme au moyen des sens, lesquels ne
peuvent exister sans les organes corporels, car les âmes des enfants morts
avant de naître ont, au dire de certains, la connaissance certaine des choses
naturelles, connaissance dont il est évident qu'ils n'ont pu l'acquérir par les
sens. Si donc l'âme est une réalité individuelle, elle n'a aucune raison d'être
unie au corps comme forme.
8. La forme et le une réalité individuelle se
divisent par opposition. Le Philosophe dit en effet [3] que la substance se divise en trois
acceptions: la forme, la matière et le une réalité individuelle. Or les opposés
ne se disent pas du même sujet. Donc L'âme ne peut être forme et "ce
quelque chose".
9. Le une réalité individuelle subsiste par soi;
mais le propre de la forme est qu'elle soit dans un autre; on a donc affaire à
des opposés, semble-t-il. Si donc l'âme est une réalité individuelle, il ne
semble pas qu'elle soit forme.
10. On a dit que l'âme, à la perte du corps,
demeure une réalité individuelle et subsiste par soi. Mais alors périt en elle
la raison de forme. En sens contraire:
tout ce qui peut se retrancher de quelque chose alors que demeure la substance,
est en elle accidentellement. Si donc la raison de forme périt dans l'âme qui
demeure après le corps, c'est que la raison de forme lui est accidentelle.
Mais elle n'est unie au corps pour constituer l'homme qu'autant qu'elle est
forme. Elle est donc unie au corps accidentellement et, par conséquent, l'homme
sera un existant par accident -ce qui ne convient pas.
11. Si l'âme est une réalité individuelle et
qu'elle subsiste par soi, il faut qu'elle ait quelque opération propre, car
pour toute chose existant par soi il y a une opération qui lui est propre. Mais
l'âme humaine n'a pas d'opération propre puisque même l'acte d'intellection,
qui semble au maximum lui être propre, n'est pas de l'âme mais de l'homme par
l'âme, comme dit le Philosophe [4].
Donc l'âme humaine n'est pas une réalité individuelle.
12. Si l'âme humaine est la forme du corps, elle
en dépend nécessairement. Car forme et matière dépendent l'une de l'autre. Mais
ce qui dépend de quelque chose n'est pas "ce quelque chose". Si donc
l'âme est forme du corps, elle n'est pas une réalité individuelle.
13. Si l'âme est forme du corps, unique est l'être
de l'âme et du corps, car c'est de la matière et de la forme que résulte
quelque chose d'un du point de vue de l'être. Mais de l'âme et du corps il ne
peut y avoir un unique être puisqu'ils relèvent de genres divers. L'âme est en
effet dans le genre des substances incorporelles, et le corps dans le genre des
substances corporelles. Donc l'âme ne peut être forme du corps.
13 bis. L'âme détient son être propre de ses propres principes.
Aurait-elle un être commun avec le corps, elle aurait donc un double être, ce
qui est impossible.
14. L'être du corps est corruptible et résulte de
parties quantitatives. Or l'âme est incorruptible et simple. Il n'y a donc pas
d'être unique de l'âme et du corps.
15. On a dit que le corps humain tire de l'âme
l'être même du corps. En sens contraire:
le Philosophe dit [5] que
l'âme est l'acte du corps physique organisé. Donc ce que l'on compare à l'âme
comme la matière à l'acte est déjà un corps physique organisé, ce qui ne peut
être que par quelque forme le constituant dans le genre du corps. Le corps
humain a donc son être indépendamment de l'être de l'âme.
16. Les principes essentiels, matière et forme,
sont ordonnés à l'être. Mais là où un [principe]
suffit, deux sont superflus. Si donc l'âme, au titre de une réalité
individuelle, a en soi son être propre, le corps ne lui sera pas adjoint par
nature comme la matière à la forme.
17. L'être est en rapport à la substance de l'âme
comme son acte, et ainsi il faut qu'il soit en elle ce qu'il y a de plus haut.
Or l'inférieur ne touche pas le supérieur à son sommet mais plutôt à sa base. Denys
dit en effet [6] que la
divine sagesse a conjoint le terme des premiers au commencement des seconds.
Donc le corps qui est inférieur à l'âme ne touche pas à ce qui est en elle au
plus haut, l'être.
18. A être unique, opération unique. Si donc
l'être de l'âme humaine est joint au corps, son opération -l'intellection -sera
commune à l'âme et au corps, ce qui est impossible, comme la prouve le
Philosophe [7]. Il n'y a
donc pas d'être unique de l'âme humaine et du corps. En conséquence, l'âme
n'est pas forme du corps et une réalité individuelle.
En sens contraire: 1. Chacun détient l'espèce de sa forme propre.
Mais l'homme est homme en tant que doué de raison. Donc l'âme rationnelle est
la forme propre de l'homme. Or elle est une réalité individuelle, et subsiste
par soi, puisqu'elle opère par soi: en effet l'intellect n'agit pas par un
organe corporel [8]. Donc
l'âme humaine est une réalité individuelle et forme.
2. L'ultime perfection de l'âme humaine consiste
dans la connaissance de la vérité qui se fait par l'intellect. Or pour que
l'âme atteigne sa perfection dans la connaissance de la vérité, elle a besoin
d'être unie au corps, parce qu'elle pense par le moyen des images, lesquels
n'existent pas sans le corps. Il est donc nécessaire qu'elle soit unie au
corps comme forme, alors même qu'elle est une réalité individuelle.
Réponse: On appelle une réalité individuelle
l'individu dans le genre de la substance. Le Philosophe dit en effet [9] que
les substances premières signifient indubitablement une réalité individuelle;
quant aux substances secondes, bien qu'elles paraissent signifier une réalité
individuelle, elles signifient plutôt "quel" est une réalité
individuelle.
Or l'individu dans le genre de la substance non seulement a pour lui de
pouvoir subsister par soi, mais aussi d'être quelque chose de complet en
quelque espèce et genre de la substance. C'est pourquoi le Philosophe, dans le
Traité des Prédicaments [10],
dénomme la main ou le pied et les choses semblables parties des substances
plutôt que substances premières ou secondes: parce que de telles choses, bien
qu'elles ne soient pas dans une autre comme dans un sujet, ne partagent pas
complètement la nature de quelque espèce. De là elles ne sont ni dans quelque
espèce ni dans quelque genre, sauf par réduction.
Ces deux composantes qui entrent dans la raison du une réalité
individuelle, certains philosophes les ont écartées l'une et l'autre de l'âme
humaine, disant que l'âme est une "harmonie", comme Empédocle, ou une
"complexion", comme Galien, ou quelque chose de ce genre. Alors en
effet, l'âme ne pourrait ni subsister par soi, ni être quelque chose de complet
en quelque espèce ou genre de la substance, mais elle ne serait qu'une forme,
semblable aux autres formes matérielles. Mais cette position ne peut tenir (a)
ni quant à l'âme végétative, dont les opérations doivent avoir quelque principe
émergeant des qualités actives ou passives, qui n'ont qu'un rôle instrumental
dans la nutrition ou la croissance, comme Aristote le prouve [11]:
or "l'harmonie" ou la "complexion" ne transcendent pas les
qualités élémentaires; (b) ni quant à l'âme sensitive dont les opérations
consistent à recevoir les espèces des choses sans la matière [12]:
car les qualités actives et passives, en tant qu'elles existent comme
dispositions de la matière, ne s'étendent pas au delà de la matière; (c) mais
la thèse tient encore moins en ce qui concerne l'âme rationnelle, dont les
opérations sont d'abstraire les espèces non seulement de la matière, mais de
toutes les conditions matérielles individuantes, ce qui est requis pour la
connaissance de l'universel.
En outre, il faut prendre en considération quelque chose de plus
spécifiquement propre à l'âme rationnelle: c'est que non seulement elle reçoit
les espèces intelligibles sans la matière et sans les conditions de la matière,
mais encore il est impossible que quelque organe corporel prenne part à son
opération propre, comme s'il y avait quelque organe corporel de
l'intellection, au sens où l'œil l'est de la vision. Il faut ainsi que l'âme
intellective agisse par soi, en tant qu'elle a une opération propre sans
communion du corps.
Et puisque chacun agit selon qu'il est en acte, il faut que l'âme
intellective ait l'être par soi, absolument, sans dépendance au corps. Les
formes qui ont en effet un être dépendant de la matière ou d'un sujet n'ont
pas d'opération par soi: ce n'est pas la chaleur qui agit, mais le chaud. C'est
pourquoi les philosophes postérieurs jugèrent que la partie intellective de
l'âme est quelque chose de subsistant par soi. Le Philosophe dit en effet [13]
que l'âme est une certaine substance et ne se corrompt pas. Et là il rappelle
ce que dit Platon, affirmant que l'âme est immortelle et subsiste par soi du
fait qu'elle se meut par soi. Il prend le mouvement dans un sens large pour
toute opération, de telle sorte qu'il faut comprendre que l'intellect se meut
lui-même parce qu'il agit par soi.
Mais par suite Platon affirma que l'âme humaine, non seulement
subsisterait par soi, mais qu'elle posséderait en soi une nature spécifique
complète. Il affirmait en effet que la nature de l'espèce est tout entière dans
l'âme, disant que l'homme n'est pas quelque chose de composé d'une âme et d'un
corps, mais une âme usant d'un corps, de telle sorte qu'elle serait comparable
au corps comme le pilote à son navire, ou le vêtu au vêtement. Mais cette
opinion ne peut tenir. Il est manifeste que l'âme est ce par quoi le corps vit,
et que le vivre est l'être des vivants: l'âme est donc ce par quoi le corps
humain a l'être en acte, ce qui est le fait d'une forme. L'âme humaine est donc
la forme du corps. De plus, si l'âme était dans le corps comme le pilote dans
le navire, elle ne spécifierait pas le corps ni ses parties; mais le contraire
apparaît du fait que, l'âme s'étant retirée, aucune partie du corps ne retient plus
le nom qu'elle avait, sinon de manière équivoque. Car l'œil d'un mort est dit
par équivoque un œil, et de même l'œil peint ou sculpté, et il en va ainsi des
autres parties du corps. De plus, si l'âme était dans le corps comme le pilote
dans le navire, il s'ensuivrait que l'union de l'âme et du corps serait
accidentelle et la mort, qui signifie leur séparation, ne serait plus une
corruption substantielle, ce qui est manifestement faux. Il reste donc que
l'âme est une réalité individuelle, comme pouvant subsister par soi; non comme
si elle avait en soi l'espèce complète de l'homme, mais comme menant à la
perfection l'espèce humaine en tant que forme du corps. Elle est donc à la fois
"forme" et une réalité individuelle.
C'est ce que l'on peut observer dans l'ordre des formes naturelles. On
trouve en effet parmi les formes des corps inférieurs que l'une ou l'autre sera
d'autant plus élevée qu'elle sera plus semblable et proche des principes
supérieurs. On peut en juger d'après les opérations propres des formes. Les
formes des éléments, qui sont au plus bas et les plus proches de la matière,
n'ont pas d'opération excédant les qualités actives et passives, telles le rare
et le dense, qui sont des dispositions de la matière. Au dessus sont les formes
des corps mixtes qui, outre les opérations susdites, ont quelque opération
consécutive à l'espèce qu'elles reçoivent des corps célestes: que l'aimant
attire le fer, c'est à cause, non pas de la chaleur ou du froid ou de quelque
autre qualité, mais de la participation d'une force céleste. Au dessus sont les
âmes des plantes qui ont ressemblance non seulement aux corps célestes mais à
leurs moteurs, en tant qu'elles sont principes du mouvement par lequel elles se
meuvent elles-mêmes. Au dessus encore sont les âmes des animaux qui ont
ressemblance à la substance motrice des corps célestes, non seulement dans
l'opération par laquelle elles meuvent les corps, mais encore en ce qu'elles
sont en elles-mêmes capables de connaissance, bien que la connaissance des
animaux ne portent que sur les choses matérielles, et matériellement, de sorte
qu'elle a besoin d'organes corporels. Enfin, au dessus des formes matérielles
sont les âmes humaines, qui présentent une ressemblance avec les substances
supérieures dans l'ordre de la connaissance, parce qu'elles peuvent connaître
des objets immatériels par l'acte d'intellection. Elles leur sont inférieures
cependant en ce qu'il est de la nature de l'âme humaine d'acquérir la
connaissance immatérielle propre à l'intellect de la connaissance des choses
matérielles, donc par l'intermédiaire des sens.
Ainsi donc on peut connaître le mode d'être de l'âme humaine à partir
de son opération. En tant qu'elle dispose d'une opération qui transcende les
choses matérielles, son être est élevé au dessus du corps, et ne dépend pas de
lui. Mais en tant que sa nature est d'acquérir la connaissance immatérielle à
partir d'une connaissance matérielle, il est manifeste que la complétude de
son espèce ne peut être sans l'union au corps. En effet, rien n'est complet
selon l'espèce s'il n'a pas ce qui est requis à l'opération propre de l'espèce.
Si donc l'âme humaine, en tant qu'elle est unie au corps comme forme, a
cependant un être qui s'élève au dessus du corps et ne dépend pas de lui, il
est manifeste qu'elle-même est établie aux confins des substances corporelles
et des substances séparées.
Solutions: 1. Bien que l'âme ait un être complet, il ne
s'ensuit pas cependant que le corps soit uni à l'âme accidentellement. D'une
part, parce que ce même être de l'âme est communiqué au corps de telle sorte
que soit unique l'être de la totalité du composé; d'autre part, parce que
l'âme, bien qu'elle puisse subsister par soi, n'a pas d'espèce complète, mais
le corps lui advient au titre de complément de l'espèce.
2. Avoir l'être, avoir l'individuation vont de
pair. Les universaux n'ont pas d'être dans la réalité comme universaux, à moins
d'être individués. Or de même que l'âme procède de Dieu comme d'un principe
agent et qu'elle est dans le corps comme dans la matière et que cependant elle
ne périt pas quand périt le corps, de même l'individuation de l'âme, bien
qu'elle ait quelque relation au corps, ne périt pas quand périt le corps.
3. L'âme n'est pas une réalité individuelle en
tant que substance complète, mais en tant que partie de ce qui a une espèce
complète, on l'a déjà dit.
4. Bien que l'âme humaine puisse subsister par
soi, elle n'a pas par soi une espèce complète. Dès lors, les âmes séparées ne
sauraient constituer un degré quelconque parmi les étants.
5. Le corps humain est la matière proportionnée à
l'âme humaine. Il se compare à elle comme la puissance à l'acte. Il ne s'ensuit
pas qu'il lui soit égal dans le pouvoir d'être, parce que l'âme humaine n'est
pas une forme totalement captive de la matière: que telle de ses opérations
soit au dessus de la matière le montre assez. Cependant on peut dire autrement,
d'après la sentence de foi, que le corps humain fut établi au commencement
incorruptible en quelque façon et qu'il encourut par la péché la nécessité de
mourir, ce dont il sera libéré de nouveau à la résurrection. C'est donc par
accident qu'il n'atteint pas à l'immortalité de l'âme.
6. L'âme humaine, quoique subsistante, est
composée de puissance et d'acte, car la substance même de l'âme n'est pas son être
mais lui est comparable comme la puissance à l'acte. Il ne suit pas cependant
que l'âme ne puisse être forme du corps, parce que, même dans les autres
formes, ce qui est forme et acte par rapport à ceci est puissance par rapport à
cela: ainsi le diaphane qui formellement advient à l'air est cependant en
puissance au regard de la lumière.
7. Le corps est uni à l'âme et pour un bien de
perfection substantielle, à savoir pour la complétude de l'espèce humaine, et
pour un bien de perfection accidentelle, à savoir pour la perfection de la
connaissance intellective, que l'âme acquiert des sens. Ce mode d'intellection
est en effet naturel à l'homme. Rien n'empêche que les âmes séparées des
enfants ou d'autres hommes usent d'un autre mode d'intellection, mais celui-ci
leur échoit en raison de la séparation plutôt qu'en raison de la nature
spécifique de l'homme.
8. Il n'est pas de la raison du une réalité
individuelle qu'il soit composé de matière et de forme mais seulement qu'il
puisse subsister par soi. De là, bien que le composé soit une réalité
individuelle, il n'est pas exclu cependant qu'à d'autres [réalités] puisse revenir d'être une réalité
individuelle.
9. Etre dans un autre comme l'accident dans un
sujet supprime la raison d'être une réalité individuelle. Mais être dans un
autre à titre de partie, comme l'âme dans l'homme, n'exclut pas tout à fait que
ce qui est dans un autre puisse être dit une réalité individuelle.
10. A la corruption du corps, n'est pas retiré à
l'âme ce qui lui revient par nature d'être forme, bien qu'elle n'actualise pas
la matière comme forme.
11. L'intellection est l'opération propre de l'âme
à considérer le principe d'où procède l'opération. En effet, elle ne procède
pas de l'âme par la médiation d'un organe corporel, comme la vision par la
médiation de l'œil. Cependant le corps communique à cette opération du côté de
l'objet, car les images, objets de l'intellect, ne peuvent être sans les
organes corporels.
12. L'âme a quelque dépendance au corps en tant
que sans le corps elle ne parvient pas à la complétude de son espèce.
Cependant, elle ne dépend pas du corps au point de ne pouvoir être sans le
corps.
13. Il est nécessaire, si l'âme est forme du
corps, qu'il y ait un unique être commun de l'âme et du corps, à savoir l'être
du composé. Que l'âme et le corps soient de genre divers ne l'interdit pas car
ni l'âme ni le corps ne sont dans une espèce ou un genre sinon par réduction,
ainsi que sont réduites les parties à l'espèce ou au genre du tout.
(13 bis: la solution manque)
14. Ce qui est au sens propre corrompu n'est ni la
forme, ni la matière, ni l'être, mais le composé. On dit l'être du corps
corruptible en tant que le corps fait défection à cet être qui lui était commun
comme à l'âme, et qui demeure dans l'âme subsistante. Et l'on dit que l'être du
corps tire consistance de ses parties pour autant que, [de la réunion] de ses parties, le corps est
constitué tel qu'il puisse recevoir l'être de l'âme.
15. Dans la définition des formes, tantôt le sujet
est posé avant d'être informé, comme lorsqu'on dit "le mouvement est
l'acte de ce qui existe en puissance"; et tantôt après être informé, comme
lorsqu'on dit "le mouvement est l'acte du mobile" et "la lumière
l'acte du lumineux". Et l'on dit l'âme acte du corps organisé en ce sens
que l'âme fait être le corps organisé comme la lumière fait quelque chose être
lumineux.
16. Les principes essentiels d'une espèce
quelconque sont ordonnés non à l'être seulement, mais à l'être de cette espèce.
Donc, bien que l'âme puisse être par soi, elle ne peut être sans le corps dans
la complétude de son espèce.
17. Quoique l'être soit ce qu'il y a de plus
formel, il est cependant ce qu'il y a de plus communicable, encore qu'il ne
le soit pas de la même façon aux inférieurs et aux supérieurs. Ainsi le corps
participe à l'être de l'âme, mais pas aussi noblement que l'âme.
18. Bien que l'être de l'âme soit en quelque façon
celui du corps, cependant le corps n'atteint pas à la participation de l'être
de l'âme dans toute sa noblesse et sa force. Et ainsi, il y a quelque
opération de l'âme où ne communique pas le corps.
[1] "Ce quelque chose" est la
traduction littérale de l'expression "hoc aliquid"
qui elle-même est la traduction littérale de l'expression technique
aristotélicienne tode ti.
Les oreilles souffrent mais pourquoi faudrait-il rendre littéraire ce qui est
littéral? Le démonstratif "ce" indique qu'il s'agit d'un individu,
"quelque chose" indique qu'il s'agit d'une substance.
[2] On sait que le terme "être" en
français est amphibologique, puisqu'il désigne tantôt comme substantif un être
(ens), et tantôt comme verbe l'acte d'être (esse).
Pour éviter toute équivoque, "être" sera toujours employé au sens de
acte d'être (actus essendi) et sera souligné pour le
rappeler; "un être" sera rendu par les termes étant, existant (ens). Pour tout ce qui regarde le vocabulaire existentiel,
nous renvoyons au livre de M. E. Gilson, L'être et l'essence, Paris, Vrin, 1962, 2e éd., p. 7-21.
[3] Aristote, De anima II, 412 a 6-9.
[4] Aristote, De anima I, 403 a 8.
[5] Aristote, De anima I, 412 b 5-6.
[6] De divinis nominibus VII,3.
[7] Aristote, De anima II, 429 a 24-27.
[8] Aristote, De anima II, 429 a 24-27.
[9] Aristote,
Categ. 3 b 10-23.
[10] Aristote,
Categ. 3 a
28-31.
[11]
Aristote, De anima II, 416 b 17-30.
[12] Aristote, De anima II, 424 a 17-11.
[13] Aristote, De anima I, 408 b 18-19.
Objections: 1. Il semble que oui: le philosophe dit en effet [1] que la sensitive n'est
pas sans le corps alors que l'intellect en est séparé. Or l'intellect, c'est
l'âme humaine. Donc l'âme humaine est séparée du corps selon l'être.
2. L'âme est l'acte du corps organisé en tant que
le corps est son organe. Si donc l'intellect est uni au corps comme sa forme du
point de vue de l'être, il faut que le corps soit son organe, ce qui est
impossible comme le prouve le philosophe [2].
3. La concrétion de la forme à la matière est
plus grande que celle de la puissance à son organe. Mais l'intellect, à cause
de sa simplicité, ne peut être concrétisé au corps comme la puissance l'est à
l'organe. Encore moins peut-il lui être uni comme la forme à la matière.
4. Il a été dit que l'intellect, c'est-à-dire la
puissance intellective, n'a pas d'organe, mais que l'essence même de l'âme est
unie au corps comme sa forme. En sens contraire: l'effet n'est pas plus simple
que la cause. Or la puissance de l'âme est l'effet de son essence, puisque
toutes les puissances découlent de son essence. Aucune puissance de l'âme n'est
donc plus simple que son essence. Si donc l'intellect ne peut être l'acte du
corps, comme il est prouvé dans le De Anima [3], l'âme intellective ne pourra être unie au
corps comme sa forme.
5. Toute forme unie à la matière est individuée
par la matière. Si donc l'âme intellective est unie au corps comme sa forme, il
faut qu'elle soit individuée. Par suite, les formes qu'elle reçoit en elle, le
seront également. L'âme intellective ne pourra donc pas connaître les
universels, ce qui est manifestement faux.
6. La forme universelle ne tire pas le fait d'être
objet d'intellection de la chose hors de l'âme, car toutes les formes qui sont
dans les choses hors de l'âme sont individuées. Si donc les formes connues
sont universelles, il faut qu'elles tirent cette qualité de l'âme intellective.
L'âme intellective n'est donc pas une forme individuée. Ainsi n'est-elle pas
unie au corps selon l'être.
7. Il a été dit que les formes intelligibles,
d'un côté, sont inhérentes à l'âme, elles sont alors individuées; mais, d'un
autre côté, elles sont les similitudes des choses, elles sont alors
universelles, représentant les choses d'après leur nature commune et non
d'après les principes individuants. En sens contraire: comme la forme est
principe d'opération, l'opération procède de la forme selon son mode
d'inhérence au sujet connaissant. Autant un corps est chaud, autant il chauffe.
Si donc les espèces [ou idées] des
choses qui sont dans l'âme sont individuées par le côté où elles sont
inhérentes à l'âme, la connaissance qui en résulte ne sera qu' individuelle et
non universelle.
8. Le Philosophe dit [4] que, de même que le trigone est dans le
tétragone, et le tétragone dans le pentagone, de même la nutritive est dans la
sensitive, et la sensitive dans l'intellective. Mais le trigone n'est pas en
acte dans le tétragone, il ne l'est qu'en puissance, et il en va de même du
tétragone dans le pentagone. Donc puisque la partie intellective de l'âme n'est
unie au corps que par la médiation de la nutritive et de la sensitive, et que
celles-ci ne sont pas en acte dans l'intellective, la part intellective de
l'âme ne sera pas unie au corps.
9. Le Philosophe dit [5] qu'on n'est pas simultanément animal et
homme, mais d'abord animal, puis homme. Ce par quoi on est animal et ce par
quoi on est homme, ce n'est pas la même chose; car animal, on l'est, par la
sensitive, et homme par l'intellective. Donc la sensitive et l'intellective ne
sont pas unie dans l'unique substance de l'âme. D'où même objection que
précédemment.
10. La forme est dans le même genre que la matière
à laquelle elle est unie. Or l'intellect n'est pas du genre des réalités
corporelles. Donc l'intellect n'est pas uni au corps comme à la matière.
11. De deux substances existant en acte ne résulte
rien de "un". Mais tant le corps que l'intellect sont des substances
existant en acte. Donc l'intellect ne peut être uni au corps de telle sorte que
d'eux résulte quelque chose de "un".
12. Toute forme unie à la matière est amenée à
l'acte par mouvement et mutation de la matière. Or l'âme intellective n'est pas
amenée à l'acte à partir de la matière, mais elle vient "d'ailleurs",
comme dit le philosophe [6].
Elle n'est donc pas une forme unie à la matière.
13. Chacun agit selon son mode d'être. Or l'âme,
en tant qu'elle fait acte d'intellection, agit sans le corps, -par soi. Elle
n'est donc pas unie au corps selon l'être.
14. La moindre inconvenance est impossible à Dieu.
Or il est inconvenant que l'âme innocente soit recluse dans le corps, lequel lui
tient lieu de prison. Il est donc impossible à Dieu d'unir l'âme au corps.
15. Aucun artisan sensé ne met d'entrave à son
œuvre. Or l'entrave maximum à ce que l'âme parvienne à la connaissance de la
vérité, qui fait sa perfection, c'est le corps, d'après le livre de la Sagesse:
"un corps corruptible appesantit l'âme, une habitation d'argile alourdit
le sens aux multiples cogitations" (Sg 9,15).
16. Les choses qui sont unies ont entre elles une
mutuelle affinité. Or l'âme et le corps sont en conflit; car "la chair
convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair" (Gal, 5,17). Donc
l'âme intellective n'est pas unie au corps.
17. L'intellect est en puissance à toutes les
formes intelligibles et n'en possède aucune en acte, comme la matière première
est en puissance à toutes les formes sensibles et n'en possède aucune en acte.
C'est pour cette raison que la matière est pour toutes les [formes sensibles] unique, et donc est
unique l'intellect pour [toutes les
formes intelligibles]. Voilà pourquoi il n'est pas uni à un corps qui l'individuerait.
18. Le Philosophe montre [7] que si l'intellect disposait d'un organe
corporel, il aurait telle nature déterminée d'entre les natures sensibles, et
qu'ainsi il ne serait réceptif ni connaisseur de toutes les formes sensibles.
Or la forme est plus fermement unie à la matière que la faculté à son organe.
Donc, si l'intellect est uni au corps, il devrait avoir telle nature sensible
déterminée et serait ainsi incapable de connaître et de percevoir toutes les
formes sensibles, ce qui est impossible.
19. Toute forme unie à la matière est reçue dans
la matière. Or tout ce qui est reçu l'est selon le mode de ce qui le reçoit.
Donc toute forme unie à la matière est en elle selon le mode de la matière.
Mais le mode de la matière sensible n'est pas apte à recevoir quelque chose
selon le mode intelligible. Donc puisque l'intellect dispose d'un être
intelligible, il ne peut être une forme unie à la matière.
20. Si l'âme est unie à la matière corporelle, il
faut qu'elle soit reçue en elle. Or tout ce qui est reçu par ce qui a été reçu
dans la matière, est dans la matière. Donc si l'âme est unie à la matière, tout
ce qui est reçu dans l'âme le sera dans la matière. Mais les formes
intelligibles ne peuvent être reçues dans la matière première, au contraire
elles ne deviennent intelligibles que par abstraction de la matière; et ainsi
l'intellect, qui est capable de recevoir les formes intelligibles, ne sera pas
uni à la matière corporelle.
En sens contraire: 1. Le Philosophe dit [8] qu'il n'y a pas à douter de l'union de l'âme
et du corps, pas plus d'ailleurs que celle de la figure et de la cire. La
figure ne peut en aucune façon être séparée de la cire selon l'être. Donc l'âme
n'est pas séparée du corps. Or l'intellect est une partie de l'âme, comme le
dit le philosophe [9].
Donc l'intellect n'est pas séparé du corps selon l'être.
2. Aucune forme substantielle n'est séparée de la
matière selon l'être. Or l'âme
intellective est forme du corps. Elle n'est donc pas séparée de la matière
selon l'être.
Réponse: Pour élucider cette question, on doit considérer que partout
où l'on trouve qu'une chose est tantôt en puissance et tantôt en acte, il faut
qu'il y ait un principe par quoi cette chose est en puissance. Par exemple, que
l'homme tantôt sente en acte, et tantôt en puissance, il faut à cause de cela
poser dans l'homme un principe sensitif qui soit en puissance référé aux objets
sensibles. S'il était en effet toujours en acte de sensation, les formes
sensibles seraient toujours en acte dans le principe du sentir. Pareillement,
puisque l'homme se montre du point de vue de l'intellection tantôt en acte et
tantôt en puissance, il faut considérer qu'il y a dans l'homme un principe
d'intellection qui soit en puissance aux objets intelligibles. Et ce principe,
le Philosophe l'appelle intellect possible [10].
Cet intellect possible, il lui est nécessaire d'être en puissance à
tous les objets intelligibles par l'homme, d'être réceptif à ces objets, et
par conséquent d'en être dépourvu; parce que, la condition pour recevoir des
choses et leur être en puissance, c'est d'en être dépourvu. Ainsi la pupille,
qui pour recevoir toutes les couleurs en est totalement dépourvue. Or l'homme
est naturellement apte à connaître les formes de toutes les choses sensibles,
il faut donc que l'intellect soit dépourvu, quant à lui, de toutes les formes
et natures sensibles. Il faut ainsi qu'il ne dispose d'aucun organe sensible.
Sinon, il serait déterminé à la connaissance de la nature sensible, comme la
puissance visuelle l'est à la nature de l'œil.
Cette démonstration d'Aristote détruit la position des philosophes
anciens affirmant que l'intellect ne diffère pas des puissances sensitives, ou
encore celle d'autres affirmant que le principe d'intellection chez l'homme est
une certaine forme ou faculté mélangée au corps, comme le sont les autres
formes ou facultés matérielles.
Mais en fuyant cette erreur, certains tombent dans l'erreur contraire.
Ils estiment en effet que l'intellect est dépourvu de toute nature sensible et
non mêlé au corps, au sens qu'il serait une substance séparée du corps selon
l'être et, pour cause, en puissance à toutes les formes intelligibles. Mais
cette position est absolument intenable. Nous ne soulevons la question de
l'intellect possible que pour autant que par lui l'homme fait acte
d'intellection. C'est ainsi que Aristote aborde le problème. C'est évident par
ce qu'il dit dans le De anima lorsqu'il commence à traiter de l'intellect
possible: "Concernant la partie de l'âme par laquelle il connaît et juge, etc... J'appelle intellect possible ce par quoi l'âme fait
acte d'intellection" [11].
Or si l'intellect était une substance séparée, il serait impossible que par lui
l'homme fasse acte d'intellection. Impossible en effet quand une substance
opère quelque opération ou action, que cette opération soit celle d'une autre
substance qu'elle-même. Bien que de deux substances l'une puisse être pour
l'autre cause d'opération -ainsi l'agent principal pour l'instrument -cependant
l'action de l'agent principal n'est pas numériquement la même que celle de
l'instrument, car l'action de l'agent principal est de mouvoir l'instrument,
celle de l'instrument d'être mu et de mouvoir quelque chose d'autre. Si donc
l'intellect possible est une substance séparée selon l'être de tel ou tel
homme, il est impossible que l'intellection de l'intellect possible soit l'acte
de cet homme-ci ou de celui-là. Dès lors, puisque cette opération n'est
imputable à nul autre principe en l'homme qu'à l'intellect possible, il
s'ensuit qu'aucun homme ne connaît quoi que ce soit. C'est pourquoi on doit
observer un même mode de réfutation contre cette position et contre ceux qui
nient les [premiers] principes, comme le
montre la réfutation d'Aristote [12].
Voulant éviter cet inconvénient, Averroès, adepte de cette position,
soutint que l'Intellect possible, bien que séparé du corps selon l'être, reste
en continuité avec l'homme par la médiation des images. Car les images, comme
dit le Philosophe [13],
ont trait à l'intellect possible, comme les sensibles au sens, et les couleurs
à la vision. Ainsi donc, l'espèce intelligible dispose d'un double sujet, l'un
dans lequel elle existe selon l'être intelligible, l'autre dans lequel elle
existe selon l'être réel, et ce dernier sujet, ce sont les images eux-mêmes. Il
y a donc contact de l'intellect possible avec les images en tant que l'espèce
intelligible est d'une certaine façon ici et là, et par ce contact l'homme fait
par l'intellect possible acte d'intellection.
Mais pour ce faire, un tel contact ne suffit pas. En effet un sujet
n'est pas connaissant par la présence en lui de l'espèce intelligible, mais par
la présence en lui de la puissance cognitive. Or il est évident, d'après ce que
prétend la thèse, que rien ne sera présent à l'homme hormis la seule espèce
intelligible. Quant à la puissance d'intellection qu'est l'intellect, elle est, [dit-on], complètement séparée. L'homme
tiendra donc, de la continuité sus-dite, non pas
d'être intelligent, mais d'être objet d'intellection, soit en lui-même, soit
partie de lui-même, ce qui apparaît manifestement par l'exemple cité plus haut.
Si en effet les images sont par rapport à l'intellect comme les couleurs à la
vue, il n'y aura pas, d'après ce que l'on a dit, d'autre continuité de
l'intellect possible à nous-mêmes par les images que celle de la vue au mur par
les couleurs. Or le mur, par le fait que les couleurs sont en lui, dispose, non
pas de la possibilité de voir, mais seulement d'être vu. Par conséquent
l'homme, du fait que les images sont en lui, n'a pas de quoi faire acte
d'intellection, mais seulement d'être objet d'intellection.
De plus, l'image n'est pas le sujet de l'espèce intelligible en tant
que celle-ci est actuellement objet d'intellection, mais elle le devient plutôt
en tant qu'elle est abstraite des images. Or l'intellect possible n'est sujet
de l'espèce intelligible que pour autant qu'elle est actuellement objet
d'intellection, une fois abstraite des images. Aucune unité de continuité de
l'intellect aux images ne justifie la continuité de l'intellect possible avec
nous.
De plus, si personne ne devient intelligent par les espèces
intelligibles à moins qu'elles ne soient actuellement objet d'intellection, il
s'ensuit que nous ne sommes nullement intelligent d'après la position sus-dite. En effet, les espèces intelligibles ne nous sont
présentes que de leur immanence aux images, là où elles ne sont objet
d'intellection qu'en puissance.
Ainsi donc, de notre point de vue, la position sus-dite
apparaît impossible. Ce qui apparaît encore à prendre la nature des substances
séparées: étant très parfaites, il leur est impossible, dans leurs opérations
propres, d'avoir besoin des choses matérielles ou de leurs opérations; ou
encore d'être en puissance aux choses de cet ordre, alors que c'est déjà
manifeste des corps célestes qui sont [pourtant]
inférieurs aux substances sus-dites. Dès lors, comme
l'intellect possible est en puissance aux espèces des choses sensibles, et que
son opération ne s'accomplit pas sans les images, qui elles--mêmes dépendent de
notre opération, il est impossible et impensable que l'intellect possible soit
l'une des substances séparées.
D'où l'on doit dire que l'intellect possible est l'une des forces ou
puissances de l'âme humaine. Puisqu'en effet l'âme humaine est une forme unie
au corps, sans être cependant sous l'emprise du corps et immergée en lui à
l'instar des autres formes matérielles, mais qu'elle excède la capacité de
toute la matière corporelle, il lui appartient, précisément quant à ce pouvoir
d'excéder la matière corporelle, d'être en puissance aux intelligibles, ce qui
relève de l'intellect possible. Assurément, de par son union au corps, elle a
des opérations et des forces auxquelles le corps prend part, telles les forces
de la partie nutritive et sensitive. On sauve ainsi la nature de l'intellect
possible décrite par Aristote: l'intellect possible n'est pas une puissance
fondée sur quelque organe corporel, et pourtant l'homme fait par lui
formellement acte d'intellection en tant qu'il se fonde dans l'essence de
l'âme humaine, laquelle est forme de l'homme.
Solutions: 1. L'intellect est dit séparé, mais non les sens,
parce que, après la corruption du corps, l'intellect demeure dans l'âme séparée
à la différence des puissances sensitives. Ou mieux encore, parce que
l'intellect n'utilise pas d'organe corporel pour son opération à l'inverse des
sens.
2. L'âme humaine est l'acte du corps organisé du
fait que le corps est son organe. Il ne faut pas cependant qu'il le soit pour
toute puissance ou vertu de l'âme, car celle-ci excède la mesure du corps,
comme on l'a dit.
3. L'organe d'une puissance est principe de
l'opération de cette puissance. Si donc l'intellect possible était uni à
quelque organe, son opération serait l'opération de cet organe. Et il serait
ainsi impossible au principe de l'acte d'intellection d'être dépourvu de toute
nature sensible. Car ce principe, l'intellect possible, serait conjoint à son
organe, comme le principe de la vue par lequel nous sentons, est la vue
conjointe à la pupille. Mais que l'âme soit forme du corps, il ne s'ensuit pas
que l'intellect possible soit borné à quelque nature sensible, car l'âme
humaine excède la mesure du corps.
4. L'intellect possible procède de l'âme humaine
en tant qu'elle est élevée au-dessus de la nature corporelle. Par conséquent,
du fait qu'il n'est pas l'acte de quelque organe corporel, il n'excède pas
l'essence de l'âme en sa totalité, mais il est en elle ce qui est suprême.
5. L'âme humaine est une forme individuée, comme
sont individuées la puissance qu'on appelle intellect possible et les formes
intelligibles qu'elle reçoit. Cela n'empêche pas celles-ci d'être en acte objet
d'intellection. Un objet est intelligible en acte de ce qu'il est immatériel,
non de ce qu'il est universel; que l'universel soit intelligible résulte plutôt
de ce qu'il est abstrait des principes matériels qui l'individualisent. Car il
est manifeste que les substances séparées sont intelligibles en acte et sont
pourtant des individus. Aristote dit [14]
que les substances séparées que posait Platon, étaient des individus. D'où il
ressort que, si l'individuation répugnait à l'intelligibilité, la même
difficulté demeurerait pour ceux qui affirment que l'intellect possible est une
substance séparée. Ainsi, c'est un individu, individuant les espèces reçues en
lui. Il faut donc le savoir: bien que les espèces reçues dans l'intellect
possible soient individuées en tant qu'elles sont immanentes à l'intellect
possible, cependant, en tant qu'elles sont immatérielles, c'est par elles
qu'est connu l'universel conçu par abstraction des principes individuants. Les
universels, dont s'occupent les sciences, sont connues moyennant les espèces
intelligibles; quant à ces dernières, il est évident qu'elles sont l'objet, non
pas de toutes les sciences, mais seulement de la physique et de la
métaphysique. Car l'espèce intelligible est ce par quoi l'intellect fait acte
d'intellection, et non pas son objet, sinon par réflexion en tant que
l'intellection porte sur l'acte d'intellection et sa forme.
6. L'intellect donne aux formes intelligibles
l'universalité en tant qu'il les abstrait des principes matériels
individuants. Par conséquent, il faut, non pas que l'intellect soit universel,
mais immatériel.
7. L'espèce de l'opération suit l'espèce de la
forme, principe d'opération, bien que l'inefficacité de l'opération suive la
forme en fonction de son inhérence au sujet. Du fait que la chaleur est ce
qu'elle est, elle chauffe; mais selon qu'elle perfectionne plus ou moins le
sujet, elle chauffe plus ou moins efficacement. L'intellection des universels
appartient à l'espèce de l'opération intellectuelle. Elle suit donc l'espèce
intelligible conformément à sa raison propre. Mais en fonction de son
inhérence plus ou moins parfaite à l'intelligence résulte un acte
d'intellection plus moins parfait.
8. La comparaison des figures [géométriques] aux parties de l'âme envisagée
par le Philosophe doit s'entendre ainsi: de même que le tétragone a tout ce
qu'a le trigone et plus encore, et le pentagone tout ce qu'a le tétragone, de
même l'âme sensitive a tout ce qu'a la nutritive, et l'âme intellective tout ce
qu'a la sensitive, et plus encore. Donc il n'est pas montré par là que la
sensitive et la nutritive diffèrent essentiellement de l'intellective, mais
plutôt que l'une d'entre elles inclut l'autre.
9. Comme dit le philosophe [15], de même qu'on ne conçoit pas simultanément
l'animal et l'homme, de même on ne conçoit pas simultanément l'animal et le
cheval. Ce n'est pas une raison pour dire que dans l'homme l'âme sensitive, qui
fait l'animal, est un principe substantiellement autre que l'âme intellective,
qui fait l'homme. Car on ne peut pas dire que dans le cheval il y a des
principes substantiellement divers dont l'un fait l'animal et l'autre le
cheval. Mais on parle d'une diversité de principes pour la raison que dans
l'animal conçu apparaissent d'abord les opérations imparfaites, du fait que
toute génération est la transmutation de l'imparfait au parfait.
10. La forme ne relève d'aucun genre, comme on l'a
dit. Par conséquent, puisque l'âme intellective est la forme de l'homme, elle
n'est pas dans un autre genre que le corps; mais l'un et l'autre est dans le
genre de l'animal et, par réduction, dans le genre de l'homme.
11. De deux substances, existant en acte et chacune
parfaite dans son espèce et sa nature, ne résulte pas quelque chose de
"un". Or l'âme et le corps ne sont pas ainsi, puisque ce sont des
parties de la nature humaine. De là, rien n'empêche que d'elles résulte quelque
chose de "un".
12. L'âme humaine, bien que forme unie au corps,
dépasse la mesure de toute la matière corporelle. Elle ne peut donc être
extraite de la puissance de la matière par quelque mouvement ou mutation à
l'instar des autres formes qui sont immergées dans la matière.
13. L'âme humaine possède une opération dans
laquelle le corps n'a pas de part et, de ce point de vue, elle surpasse la
mesure du corps. Cela ne l'empêche pas d'être en quelque façon unie au corps.
14. Cette objection procède de la position
d'Origène affirmant que les âmes furent créées au commencement sans corps parmi
les substances spirituelles, et qu'ensuite elles furent unies au corps pour y
être enfermées comme dans une prison. Mais il disait cela des âmes non
innocentes, souffrant en vertu d'un péché précédent. Origène estimait en effet
que l'âme humaine possède une espèce complète, selon l'opinion de Platon, et
que le corps lui advenait par accident. Ceci étant faux, comme on l'a montré
plus haut, ce n'est pas à son détriment que l'âme est unie au corps, mais c'est
pour la perfection de sa nature. Que le corps lui soit une prison et une
infection, c'est la sanction d'une prévarication première.
15. Le mode de connaissance naturelle à l'âme est
de percevoir la vérité intelligible sous un mode de perception inférieur à
celui des substances spirituelles supérieures, à savoir en la recevant des
sensibles. Mais là encore, elle souffre empêchement de par la corruption du
corps, qui provient du péché du premier parent.
16. Que la chair convoite contre l'esprit, cela même
montre l'affinité de l'âme et du corps. L'esprit, c'est la partie supérieure de
l'âme, par laquelle l'homme surpasse les autres animaux, comme le dit Augustin [16]. Quant à la chair, on
dit qu'elle convoite par cela que les parties de l'âme fixées à la chair
convoitent les choses qui sont délectables à la chair; lesquelles convoitises
répugnent cependant à l'esprit.
17. Que l'intellect possible n'ait pas de forme
intelligible en acte mais seulement en puissance, comme la matière n'a pas de
forme sensible en acte, ne montre pas que l'intellect possible soit
"un" en tous les hommes, mais qu'il est "un" au regard de
toutes les formes intelligibles, comme la matière première est "une"
au regard de toutes les formes sensibles.
18. Si l'intellect disposait d'une organe
corporel, il faudrait que cet organe soit avec l'intellect co-principe de
l'acte d'intellection, comme la pupille est avec la puissance visuelle
principe de vision. Et ainsi le principe d'intellection aurait une certaine
nature sensible déterminée, ce qui est évidemment faux d'après la
démonstration d'Aristote rapportée plus haut [17]. Cela ne découle pas du fait que l'âme est
forme du corps humain, parce que l'intellect possible est l'une de ses
puissances en tant qu'elle excède la mesure du corps.
19. L'âme, bien qu'elle soit unie au corps selon
le mode du corps, cependant, du côté par lequel elle excède la capacité du
corps, elle possède une nature intellectuelle. Et ainsi les formes reçues en
elle sont intelligibles et non matérielles. La solution vaut évidemment pour
l'objection 20.
[1] Aristote, De anima III, 4, 429 b 5.
[2] Id. De anima III, 4, 429 a
24-27.
[3]
[4] Id. De anima II, 414 b 28-32.
[5]
Id. De gener. anim. II, 736
b 2-4.
[6] De gener. anim. II, 736 b 27-28.
[7] De anima III, 429 a 18-27.
[8] Ibid. II, 412 b 6-7.
[9] Ibid.
III, 429 a 10-11 et 23.
[10] Ibid. III, 429 a 21-22.
[11] Ibid. III, 429 a 10-11 et 23.
[12] Metaph.
IV, 1006 a 12-24.
[13] De anima III, 431 a 14-15.
[14] Metaph.
VII, 1039 b 32.
[15] De gener. animalium II, 736 b 2-3.
[16] De Gen. contra Manich. II 8 (PL 34,202).
[17]
De anima III, 429 a 18-20.
Objections: 1. Il semble que oui. En effet, la perfection est
proportionnée au perfectible. Or la perfection de l'intellect, c'est la vérité,
car le vrai est le bien de l'intellect, comme dit le philosophe
[1]. Comme la vérité est unique tous ceux
qui la conçoivent, il semble que l'intellect possible soit unique pour tous.
2. Augustin dit au livre Du nombre des âmes:
"Au sujet du nombre des âmes, je ne sais que te répondre. Dirai-je en
effet qu'il n'y a qu'une seule âme, tu seras troublé parce que dans l'un elle
est heureuse et dans l'autre misérable, et rien ne peut être simultanément
heureux et misérable. Dirai-je qu'il y a simultanément une âme et beaucoup
d'âmes, tu riras et il n'est pas facile pour moi d'être en mesure réprimer ton
rire. Dirai-je seulement qu'elles sont beaucoup, je rirai de moi et j'aurai
moins de peine à supporter mon déplaisir que le tien" [2]. Qu'il y ait plusieurs âmes en plusieurs
hommes semble donc risible.
3. Tout ce qui est distinct d'un autre l'est par
la possession de telle nature déterminée. Mais l'intellect possible est en
puissance à toutes les formes, n'en possédant aucune en acte. Donc l'intellect
possible ne peut être distinct ni par conséquent être multiplié pour être
multiple en divers sujets.
4. L'intellect possible est dépourvu de tout
objet d'intellection car il n'y a, avant l'acte d'intellection, ni intellect
possible en acte, ni objet d'intellection en acte, ainsi que le dit le
Philosophe au livre III De l'âme [3]. Or dans le même
livre, il est dit que l'intellect est intelligible tout comme les autres
choses. Il est donc alors dépouillé de lui-même, et ainsi il n'a pas de quoi
être multiplié en plusieurs.
5. En toutes choses distinctes et multiples, il
faut qu'il y ait quelque chose de commun. Entre plusieurs hommes
"homme" leur est commun, entre plusieurs animaux, "animal".
Mais l'intellect possible n'a rien de commun
[avec les choses à connaître], comme dit le philosophe [4]. Donc il ne peut être distingué ni
multiplié en divers sujets.
6. En ce qui concerne les réalités séparées de la
matière, comme le dit Rabbi Moyses, elles ne se
multiplient qu'en raison de la différence entre la cause et le causé. Mais
l'intellect d'un homme n'est pas la cause d'un autre. Puisque donc l'intellect
possible est séparé, comme il est dit au De anima [5], l'intellect ne sera pas démultiplié en
divers sujets.
7. Le philosophe dit [6] que l'intellect et ce qui est conçu, c'est
la même chose. Mais l'intelligible en acte est identique pour tous. Donc
l'intellect possible est unique pour tous.
8. L'objet d'intellection en acte, c'est
l'universel, lequel est le même dans le multiple. Mais cette universalité, la
forme intelligible ne la tient pas de la chose. En effet, dans les choses, il
n'y a de forme de l'homme qu'individuée et multipliée en divers sujets. Donc
elle la tient de l'intellect. L'intellect est donc le même pour tous.
9. Le Philosophe dit [7] que l'âme est le lieu des espèces intelligibles.
Or le lieu est commun aux diverses choses qui sont en lui. Donc l'âme n'est pas
multipliée en raison de la diversité des hommes.
10. Il était dit que l'âme est le lieu des espèces
par ce qu'elle en est le contenant. En sens contraire: de même que l'intellect
est le contenant des espèces intelligibles, ainsi le sens est le contenant des
espèces sensibles. Si donc l'intellect est le lieu des espèces parce qu'il en
est le contenant, pour la même raison le sens est le lieu des espèces. Ce qui
va contre le Philosophe disant [8]
que l'âme est le lieu des espèces, sauf qu'il ne s'agit pas de toute l'âme mais
seulement de l'intellective.
11. Rien n'opère que là où il existe. Mais c'est
partout que l'intellect possible opère. Il connaît en effet les réalités qui
sont au ciel, sur la terre, et partout. Donc l'intellect possible est partout.
Donc il est unique en tous.
12. Ce qui est limité à un unique particulier possède
une matière déterminée, car le principe d'individuation, c'est la matière.
Mais l'intellect possible n'est pas limité à la matière, comme le montre le De
anima [9]. N'étant pas
limité à quelque chose de particulier, il est unique en tous.
13. On disait que l'intellect possible a une
matière dans laquelle il est, à laquelle il est déterminé, à savoir le corps
humain. En sens inverse: Les principes individuants doivent appartenir à
l'essence de l'individué. Mais le corps n'appartient pas à l'essence de
l'intellect possible: ce dernier ne peut donc être individué par le corps, ni
par conséquent être multiplié.
14. Le philosophe dit [10] que s'il y avait plusieurs mondes, il y
aurait plusieurs premiers ciels; et si plusieurs premiers ciels, plusieurs
premiers moteurs. Et ainsi les premiers moteurs seraient matériels. Pour la
même raison, s'il y avait plusieurs intellects possibles en plusieurs hommes,
l'intellect possible serait matériel, ce qui est impossible.
15. S'il y a plusieurs intellects possibles pour
les hommes, il faut qu'ils demeurent en nombre à la corruption du corps. Mais
alors, comme il ne peut y avoir de différence sinon par la forme, il faut
qu'ils différent selon l'espèce. Puisque donc, à la corruption du corps, ils
n'obtiennent pas d'espèce autre -car rien n'est transformé d'espèce en espèce
sinon par corruption -avant la corruption des corps ils différaient aussi selon
l'espèce. Mais l'homme tient son espèce de l'âme intellective. Donc les hommes,
à les prendre dans leur diversité, ne sont pas de la même espèce, ce qui est
manifestement faux.
16. Ce qui est séparé du corps ne peut être
multiplié en raison du corps. Mais l'intellect possible est séparé du corps,
comme le prouve le Philosophe [11].
Il ne peut donc être multiplié ou distingué par les corps. Il n'y en a donc
pas plusieurs pour plusieurs hommes.
17. Si l'intellect possible se multiplie en divers
sujets, il faut que les espèces intelligibles se multiplient également. Il
s'ensuit qu'elles sont ainsi formes individuelles. Mais les formes
individuelles ne sont intelligibles qu'en puissance. Il faut en effet que
l'universel, qui est proprement objet d'intellection, en soit abstrait. Les
formes intérieures à l'intellect seront donc intelligibles en puissance
seulement, et ainsi l'intellect possible ne pourra faire acte d'intellection.
18. Agent et patient, moteur et mû ont quelque
chose de commun. Or les phantasmes sont comparés à l'intellect qui est en nous
comme l'agent au patient, le moteur au mû. Donc l'intellect qui est en nous a
quelque chose de commun avec les phantasmes. Mais l'intellect n'a rien de
commun avec quoi que ce soit, comme le dit le De anima [12]. Donc l'intellect possible est autre que
l'intellect qui est en nous et ainsi l'intellect possible ne se multiplie pas
en divers hommes.
19. Chacun, pour autant qu'il est, est un. Ce dont
l'être ne dépend pas d'un autre, son
unité non plus. Mais l'être de l'intellect
possible ne dépend pas du corps, sinon il se corromprait à la corruption du
corps. Donc l'unité de l'intellect possible ne dépend pas du corps, ni par
conséquent de sa multitude. L'intellect possible n'est donc pas multiplié en
divers corps.
20. Le Philosophe dit [13] que dans les [substances] de forme simple, identique est
la chose et son essence, c'est-à-dire la nature spécifique. Mais l'intellect
possible est seulement forme. En effet, s'il était composé de matière et de
forme, il ne serait pas la forme d'autre chose. L'âme intellective est donc la
nature spécifique même de son espèce. Si donc la nature spécifique est la même
dans toutes les âmes intellectives, il ne peut se faire que l'âme intellective
se multiplie en divers sujets.
21. L'âme ne se multiplie selon les corps qu'en
raison de son union au corps. Mais l'intellect possible ne découle de l'âme
que par le côté où l'âme excède l'union du corps. Donc l'intellect possible ne
se multiplie pas chez les hommes.
22. Si l'âme humaine se multiplie d'après la
division des corps, et l'intellect possible par la multiplication des âmes,
comme il est manifeste que les espèces intelligibles sont à multiplier autant
que l'intellect possible est multiplié, reste que le premier principe de
multiplication revient à la matière corporelle. Or ce qui est multiplié par la
matière est individuel et non pas intelligible en acte. Les espèces qui sont
dans l'intellect possible ne seront donc pas intelligibles en acte, ce qui est
incohérent. Donc ni l'âme ni l'intellect possible ne se multiplie en divers
sujets.
En sens contraire: 1. Par l'intellect possible, l'homme fait acte
d'intelligence. Il est dit en effet dans le De anima [14] que l'intellect possible est ce par quoi
l'âme fait acte d'intelligence. Si donc l'intellect possible est unique en
tous, il s'ensuit que ce que pense l'un, l'autre le pense, ce qui est
manifestement faux.
2. L'âme intellective se compare au corps comme
la forme à la matière et comme le moteur à son instrument. Or toute forme
requiert une matière déterminée et tout moteur des instruments déterminés. Il
est donc impossible que soit unique l'âme intellective en la diversité des
hommes.
Réponse: Disons que cette question dépend de la précédente. Si en effet
l'intellect possible est une substance séparée du corps selon l'être, il sera nécessairement unique.
Tout ce qui est séparé du corps selon l'être
ne peut en aucune façon être multiplié par la multiplication des corps. Cependant
la thèse de l'unicité de l'intellect appelle une considération spéciale parce
qu'elle soulève une difficulté spéciale. A première vue, il semble qu'il est
impossible pour l'intellect possible d'être unique pour tous les hommes. Il
est manifeste que l'intellect possible se compare aux perfections acquises par
la science comme une perfection première à une seconde, et que par l'intellect
possible nous sommes savants en puissance: c'est ce qui force à poser un
intellect possible. Mais il est manifeste que les perfections en matière de
sciences ne sont pas les mêmes en tous, puisqu'on trouve que certains possèdent
des sciences qui font défaut aux autres. Or il paraît incohérent et impossible
que la perfection seconde ne soit pas unique en tous là où la perfection
première est unique pour tous; comme il est impossible qu'un unique sujet
premier soit en acte et en puissance vis-à-vis de la même forme, tout autant
qu'une surface soit blanche en acte et en puissance simultanément.
Cette incohérence, ceux qui affirment un intellect unique pour tous,
s'efforcent d'y échapper par le fait que les espèces intelligibles qui font
la perfection de la science, ont un double sujet, comme on l'a dit plus haut,
à savoir les images eux-mêmes et l'intellect possible. Et parce que les images
ne sont pas les mêmes pour tous, de ce côté les espèces intelligibles ne sont
pas non plus les mêmes pour tous. Mais du côté où elles sont dans l'Intellect,
elles ne sont pas multipliées. De là vient que, vu la diversité des images,
l'un possède la science dont l'autre est dépourvu. Mais la frivolité de cette
position est patente d'après ce qu'on a dit précédemment. En effet les espèces
ne sont intelligibles en acte que parce qu'elles sont abstraites des images
pour être dans l'intellect possible. La diversité des images ne peut être
cause de l'unité ou de la multitude de la perfection propre à la science
intelligible. Sans compter que les habitus des sciences ne sont pas comme en
leur sujet dans quelque partie relevant de l'âme sensitive, ainsi qu'ils le
disent.
Mais quelque chose de plus difficile encore s'attache à ceux qui
affirment que l'intellect possible est unique en tous. Il est manifeste en
effet que cette opération -l'intellection -procède de l'intellect possible
comme du principe premier par quoi nous faisons acte d'intellection, de même
que l'opération de sentir procède de la puissance sensitive. Et bien qu'on ait
montré plus haut que si l'intellect possible est séparé de l'homme selon l'être, il n'est plus possible que l'acte
d'intellection, qui relève de l'intellect possible, soit l'opération de cet
homme-ci ou de cet homme-là, cependant (hypothèse accordée pour les besoins de
l'enquête) il s'ensuit que cet homme-ci et celui-là font acte d'intelligence par
l'acte même d'intellection de l'intellect possible. Or une opération ne peut
être multipliée que de deux manières: ou bien du côté des objets, ou bien du
côté du principe opérant; toutefois on peut ajouter une troisième: du côté du
temps, par exemple lorsqu'une opération quelconque subit une interruption.
L'acte même d'intellection, qui est l'opération de l'intellect possible, peut
donc être multiplié par les objets: autre chose concevoir l'homme, autre chose
concevoir le cheval; et encore, selon le temps, autre chose par le nombre
concevoir ce qui fut hier, autre chose concevoir ce qui est aujourd'hui, si
l'opération est discontinue. Mais l'intellection ne peut être multipliée de
la part du principe opérant, s'il n'y a qu'un unique intellect possible. Si
donc l'intellection même de l'intellect possible est l'intellection de cet
homme-ci et l'intellection de cet homme-là, autre pourra être l'acte de
celui-ci et autre l'acte de celui-là, s'ils conçoivent des objets divers (et la
raison peut en être la diversité des images, comme ils disent). Et
pareillement, pourra être multiplié l'acte même d'intellection, si l'un conçoit
aujourd'hui et l'autre demain (ce qui peut être aussi référé à l'usage divers
des images). Mais de deux hommes en acte d'intelligence de la même chose dans
le même temps, il sera nécessaire que l'acte d'intellection soit unique et
numériquement identique, ce qui est manifestement impossible. Il est donc
impossible que l'intellect possible, par quoi nous faisons formellement acte d'intelligence,
soit unique en tous.
Si par l'intellect possible nous faisions acte d'intelligence comme par
un principe actif qui nous ferait intelligents par quelque principe intellectif
en nous, la position serait plus tolérable, car un unique moteur mouvrait
divers sujets à leur opération. Mais que divers sujets opèrent en vertu d'un
principe formellement unique est tout à fait impossible.
De plus, les formes et espèces des choses naturelles sont connues par
leurs opérations propres. L'opération propre de l'homme, en tant qu'homme,
est de faire acte d'intelligence et d'user de la raison. Il faut donc que le
principe de cette opération, à savoir l'intellect, soit celui par lequel
l'homme détient sa nature spécifique, et non pas en raison de l'âme sensitive
ou de l'une quelconque de ses vertus. Si donc l'intellect possible est unique
en tous, il s'ensuivrait que tous les hommes détiendraient leur nature
spécifique par une unique substance séparée, position semblable à celle des
Idées et recelant la même difficulté.
Il faut donc dire simplement qu'il n'y a pas un unique intellect pour
tous, mais qu'il se multiplie en divers sujets. Et comme il est une certaine
force ou puissance de l'âme humaine, il se multiplie selon la multiplication de
la substance même de l'âme, laquelle multiplication peut être considérée de la
façon suivante. En effet, si quelque chose dont la raison comporte quelque
élément commun, reçoit une multiplication matérielle, il est nécessaire que cet
élément commun soit multiplié selon le nombre, l'espèce restant la même: ainsi
"chairs" et "os" sont de la raison de l'animal, d'où la
distinction des animaux qui existe en raison de cette chair-ci et de cette
chair-là, fait la diversité selon le nombre, non selon l'espèce. Or il est manifeste,
d'après ce qu'on a dit plus haut, qu'il est de la raison de l'âme humaine de
pouvoir être unie au corps humain, puisqu'elle n'est pas en elle-même une
espèce complète mais qu'elle est le complément de l'espèce dans le composé
lui-même. C'est pourquoi son aptitude à unie à ce corps-ci ou à ce corps-là
multiplie l'âme selon le nombre, mais non selon l'espèce, de même que cette
blancheur-ci diffère de celle-là par le nombre du fait qu'elle affecte ce
sujet-ci ou celui-là. Mais l'âme humaine diffère des autres formes en cela que
son être ne dépend pas du corps ni par conséquent son être individué. De fait
chacun, en tant qu'il est un, est en soi incommunicable et distinct de tout
autre.
Solutions: 1. La vérité est l'adéquation de l'intellection à
la chose. Que plusieurs conçoivent la même vérité vient de ce que leurs
conceptions sont adéquates à une même chose.
2. Augustin prête à rire de soi non pour avoir
dit qu'il y a beaucoup d'âmes, mais seulement qu'il y en beaucoup, de telle
sorte qu'elles soient multiples et selon le nombre et selon la nature
spécifique.
3. L'intellect possible ne se multiplie pas en
divers sujets en raison d'une différence formelle mais en raison de la
multitude des substances de l'âme dont il est une puissance.
4. Il n'est pas nécessaire que tout intellect
soit dépourvu d'objet d'intellection, mais seulement l'intellect en puissance,
comme tout récepteur l'est de la nature de ce qu'il reçoit. Dès lors, s'il y a
quelque intellect qui soit acte pur, comme l'intellect divin, il se conçoit par
lui-même. Mais l'intellect possible est dit intelligible à l'instar des autres
intelligibles, parce qu'il se conçoit moyennant l'espèce intelligible de choses
intelligibles autres. C'est en effet à partir de l'objet qu'il connaît son opération
et que par elle il vient à la connaissance de soi-même.
5. Il faut comprendre que l'intellect possible
n'a rien de commun avec les natures sensibles d'où il reçoit ses
intelligibles; un intellect possible cependant de commun avec un autre la nature
spécifique.
6. Pour les réalités qui sont séparées de la
matière selon l'être, il ne peut y avoir de distinction que selon l'espèce.
D'autre part, les diverses espèces sont constituées en divers degrés. C'est par
là qu'elles sont assimilées aux nombres, où les espèces sont diversifiées par
addition et soustraction de l'unité. Et ainsi, d'après la position de ceux qui
disent que parmi les étants, les inférieurs sont
causés par les supérieurs, il s'ensuit que dans les choses séparées de la
matière, il y a multiplication selon la cause et le causé. Mais la foi ne
soutient pas cette position. L'intellect possible n'est pas une substance
séparée de la matière selon l'être. Le propos est donc sans raison.
7. Bien que l'espèce intelligible par laquelle l'intellect
conçoit formellement, soit dans cet homme-ci ou cet homme-là, ce qui implique
la pluralité des intellects possibles, cependant ce qui est conçu par les
espèces de ce genre est un, si nous le considérons d'après le rapport à la
chose conçue, parce que l'universel qui est conçu par l'un et l'autre est
identique en tous. Et qu'une unique réalité puisse être conçue moyennant des
espèces multipliées selon la diversité des sujets, c'est possible de par
l'immatérialité des espèces, qui représentent les choses sans les conditions
matérielles individuantes, par lesquelles une unique nature selon l'espèce est
multipliée numériquement en divers sujets.
8. Concevoir l'un au sujet du multiple, la cause
en revient pour les Platoniciens non pas à l'intellect, mais à la chose.
Lorsqu'en effet l'intellect conçoit l'un dans le multiple, s'il n'y avait pas
quelque chose d'un participé par le multiple, il semblerait que l'intellect
soit vain, n'ayant pas de répondant dans le réel. De là, ils furent contraints
de poser les Idées, par la participation desquelles et les choses naturelles
détiennent leur espèce et nos intellects accèdent à l'intelligence des
universaux. Mais d'après l'opinion d'Aristote [15], c'est par l'abstraction des principes
individuants que l'intellect conçoit l'un dans le multiple. L'intellect n'est
cependant pas vain ou faux, bien que rien d'abstrait n'existe dans la nature
des choses. Car de deux choses existant simultanément, l'une peut être conçue
ou nommée sans que l'autre le soit, bien qu'on ne puisse concevoir ou dire en
vérité que de ces choses existant simultanément l'une soit sans l'autre.
Ainsi donc on peut considérer en vérité ce qu'il en est pour tel individu de la
nature spécifique -en quoi il est semblable aux autres -sans avoir à
considérer en lui les principes individuants -d'après quoi il se distingue de
tous les autres. Ainsi donc, par son abstraction, l'intellect fait cette unité
de l'universel, non de ce qu'il est unique tous, mais en tant qu'il est
immatériel.
9. L'intellect est le lieu des espèces
intelligibles parce qu'il les contient. Il ne s'ensuit pas que l'intellect
possible soit unique pour tous les hommes, mais qu'il soit un au sens de commun
pour toutes les espèces.
10. Le sens ne reçoit pas les espèces sensibles
sans un organe, et ainsi on ne le dit pas le lieu des espèces comme on le dit
de l'âme.
11. On peut dire que l'intellect possible opère
partout, non pas que son opération soit partout, mais qu'elle porte sur les
choses qui sont partout.
12. L'intellect possible ne comporte pas de
matière déterminée. Cependant, la substance de l'âme dont il est la puissance,
comporte une matière déterminée: elle ne vient pas d'elle, mais elle est en
elle.
13. Les principes individuants de toutes les
formes ne relèvent pas de leur essence; cela n'est vrai que dans les composés.
14. Le premier moteur du ciel est tout à fait
séparé de la matière, y compris dans son être. Il ne peut donc en aucune façon
être multiplié en nombre. Il n'en va pas de même pour l'âme humaine.
15. Les âmes séparées ne diffèrent pas par
l'espèce mais par le nombre, du fait de leur aptitude à être unies à tel ou tel
corps.
16. L'intellect possible est séparé du corps quant
à son opération. Il n'en reste pas moins une puissance de l'âme, laquelle est
l'acte du corps.
17. Une chose est intelligible en puissance non
parce qu'elle est individuée mais parce qu'elle est matérielle. C'est pourquoi
les espèces intelligibles qui sont reçues immatériellement dans l'intellect,
bien qu'individuelles, sont intelligibles en acte. Ajoutons que la même
conséquence vaut auprès de ceux qui soutiennent que l'intellect possible est
unique, parce que si l'intellect possible est unique, telle une substance
séparée, il faut qu'il soit un individu, comme argumente Aristote à propos des
Idées de Platon [16]. Et
par la même raison les espèces intelligibles seraient individuées en lui-même
et de plus diverses dans les divers intellects séparés, puisque toute
Intelligence est "pleine de formes intelligibles" [17].
18. L'image meut l'intellect dans la mesure où il
est rendu intelligible en acte par la vertu de l'intellect agent. A celui-ci
l'intellect possible se compare comme la puissance à l'agent, et c'est ainsi
qu'il communique avec lui.
19. Bien que l'être de l'âme intellective ne
dépende pas du corps, elle est cependant naturellement en relation au corps,
eu égard à la perfection de son espèce.
20. Bien que l'âme n'ait pas la matière première
en partage, elle est cependant forme du corps. Aussi son essence inclut-elle
une relation au corps.
21. Bien que l'intellect possible soit élevé
au-dessus du corps, il n'est pas cependant élevé au-dessus de toute la
substance de l'âme, laquelle est multipliée en raison de son rapport au corps.
22. Le raisonnement serait recevable si le corps
était uni à l'âme de telle sorte qu'il en accaparerait toute l'essence et le
pouvoir. Alors il faudrait que tout ce qui est dans l'âme soit matériel. Mais
il n'en est pas ainsi comme on l'a montré plus haut. Donc le raisonnement ne
suit pas.
Objections: 1. Il semble que non.
Ce qui dans la nature peut être fait par un seul ne l'est pas par plusieurs. Or
pour pouvoir faire acte d'intellection, il suffit à l'homme d'un seul
intellect: l'intellect possible. Il n'est donc pas nécessaire de poser un
intellect agent. Preuve de la mineure. Les puissances qui s'enracinent dans
l'unique essence de l'âme se conditionnent mutuellement. Ainsi, du mouvement
engendré dans la puissance sensitive quelque chose reste dans l'imagination,
car l'image est un mouvement causé par la sensation en acte, comme il est dit
dans le De anima[i] [1]. Si donc l'intellect est dans notre âme et non dans
une substance séparée, comme on l'a dit plus haut, il faut qu'il soit avec
l'imagination dans la même essence de l'âme. C'est pourquoi le mouvement de
l'imagination retentit dans l'intellect possible; et ainsi il n'est pas
nécessaire de poser un intellect agent qui ménage la réception des images dans
l'intellect possible.
2. Le tact et la vision
sont des puissances diverses. Mais il arrive chez un aveugle que du mouvement
imprimé dans l'imagination par le sens en acte, l'imagination est poussée à
imaginer quelqu'une des choses qui relèvent du sens de la vision; et cela parce
que la vue et le tact s'enracinent dans l'unique essence de l'âme. Si donc
l'intellect possible est une puissance de l'âme, pour la même raison, du
mouvement de l'imagination résultera quelque effet dans l'intellect possible;
et ainsi il ne sera pas nécessaire de poser un intellect agent.
3. On pose l'intellect
agent de ce qu'il fait des intelligibles en puissance des intelligibles en
acte. Or les choses deviennent intelligibles en acte parce qu'elles sont
abstraites de la matière et des conditions matérielles. C'est pour cette raison
qu'on pose un intellect agent: pour que les espèces intelligibles soient
abstraites de la matière. Mais cela peut se faire sans l'intellect agent, car
l'intellect possible étant immatériel, il est nécessaire qu'il reçoive
immatériellement, puisque tout ce qui est reçu est dans le recevant selon le
mode du recevant.
4. Aristote assimile
l'intellect agent à la lumière[ii] [2]. Mais la lumière n'est
pas nécessaire pour voir sauf à rendre le diaphane lumineux. En effet la
couleur est visible par soi et a le pouvoir de mettre en mouvement le
lumineux, comme il est dit dans le De
anima[iii] [3]. Quant à l'intellect agent, il n'est pas nécessaire
pour rendre l'intellect possible apte à recevoir, puisque celui-ci, en raison
de ce qu'il est, est en puissance aux intelligibles. Il n'est donc pas
nécessaire de poser un intellect agent.
5. L'intellect se
rapporte aux intelligibles comme le sens aux sensibles. Mais les sensibles pour
mouvoir les sens n'ont pas besoin de quelque agent, bien qu'ils soient dans le
sens selon un être spirituel. De
fait, le sens reçoit les espèces sensibles sans la matière, comme il est dit
dans le De anima[iv] [4], et de même le milieu intermédiaire reçoit
spirituellement les espèces des sensibles, comme il appert du fait qu'il reçoit
en même place les espèces des contraires, tels le noir et le blanc. Donc les
intelligibles non plus n'ont pas besoin d'un intellect agent.
6. Dans les choses
naturelles, pour amener à l'acte ce qui est en puissance, il suffit de quelque
chose en acte dans le même genre; ainsi de la matière, qui est en puissance du
feu, survient l'acte du feu par le feu qui est en acte. Aussi, pour que
l'intellect, qui chez nous est en puissance, devienne en acte, il n'est requis
qu'un intellect en acte, c'est-à-dire ou bien celui-là même qui exerce
l'intellection, comme lorsque de la connaissance des principes nous venons à la
connaissance des conclusions, ou bien l'intellect d'un autre comme lorsque
quelqu'un apprend d'un maître. Il n'est donc pas nécessaire de poser un
intellect agent, comme on le voit.
7. On pose l'intellect
agent pour la raison qu'il illumine nos images, comme la lumière du soleil
illumine les couleurs. Mais pour notre illumination il suffit de la lumière
divine "qui illumine tout homme venant en ce monde" (Jn, 1,9). Il n'est donc pas nécessaire de poser un
intellect agent.
8. L'acte de
l'intellect, c'est l'intellection. S'il y a double intellect, à savoir agent et
possible, il y aura une double intellection pour l'homme, ce qui paraît
incohérent.
9. L'espèce
intelligible se donne pour la perfection de l'intellect. S'il y a donc double
intellect, à savoir agent et possible, il y aura double espèce intelligible,
ce qui paraît superflu.
En sens contraire: Se présente l'argument
d'Aristote[v] [5]: en toute nature on
distingue ce qui est agent et ce qui est en puissance; il faut donc que cette
distinction se trouve aussi dans l'âme: c'est d'un côté l'intellect agent, de
l'autre l'intellect possible.
Réponse: Il est nécessaire de poser un intellect agent. Pour en saisir l'évidence,
il faut considérer que, puisque l'intellect possible est en puissance aux
intelligibles, il est nécessaire aux intelligibles de promouvoir l'intellect
possible. Mais ce qui n'est pas ne saurait promouvoir quelque chose. Or ce qui
est intelligible n'existe pas dans la nature des choses, en tant
qu'intelligible. En effet, notre intellect possible conçoit son objet comme étant
un, tout en concernant le multiple. Un tel objet n'est pas donné
dans la nature des choses, comme le montre Aristote[vi] [6]. Il faut donc, si
l'intellect possible doit être actualisé par l'intelligible, qu'un tel
intelligible le devienne par un intellect. Et comme ce qui est en puissance ne
peut se promouvoir lui-même à l'acte, il faut poser en plus de l'intellect
possible un intellect agent qui porte à l'acte les intelligibles qui meuvent
l'intellect possible.
Il les rend tels par abstraction de la matière et des
conditions matérielles qui sont principes d'individuation. Puisqu'en effet la
nature de l'espèce, pour ce qui appartient par soi à l'espèce, n'a pas de quoi
se multiplier en [des sujets] divers et que les principes individuants
n'entrent pas dans sa raison, l'intellect pourra la recevoir hors de toutes les
conditions individuantes. Et ainsi elle sera reçue comme quelque chose d'un.
Et par la même raison l'intellect reçoit la nature du genre, en l'abstrayant
des différences spécifiques, comme s'il était un dans et pour les multiples
espèces.
Si les universaux subsistaient par soi dans la nature
des choses, comme l'affirmèrent les Platoniciens, il n'y aurait aucune
nécessité à poser un intellect agent, parce que les choses mêmes, intelligibles
par soi, promouvraient par soi l'intellect possible. Aussi Aristote semble
avoir été conduit à la nécessité de poser un intellect agent parce qu'il
n'admettait pas l'opinion de Platon quant à la thèse des Idées.
Il y a cependant dans la nature des choses des [individus]
subsistants qui sont par soi intelligibles en acte, telles les substances
immatérielles. Cependant l'intellect possible ne peut arriver à les connaître,
mais il parvient dans une certaine mesure à les connaître quelque peu par les
notions qu'il tire des choses matérielles et sensibles.
Solutions: 1. Notre acte
d'intellection ne peut être accompli par le seul intellect possible. En effet
l'intellect possible ne peut concevoir à moins d'être promu par l'intelligible,
lequel, puisqu'il ne préexiste pas [en acte] dans la nature des choses, il faut
qu'il le devienne par l'intellect agent. Il est vrai que deux puissances qui
s'enracinent dans l'unique substance de l'âme se conditionnent l'une l'autre.
Ce conditionnement entre deux puissances peut être concevable, par exemple
lorsque l'une des puissances est empêchée ou totalement distraite de son acte
quand l'autre opère intensément, mais ce n'est pas la question; ou encore quand
l'une des puissances est mue par l'autre, comme l'imagination par le sens. Et
c'est possible parce que les formes de l'imagination et du sens sont du même
genre: en effet les deux sont individuelles. Et ainsi les formes qui sont dans
le sens peuvent imprimer dans l'imagination, en mouvant celle-ci, des formes
quasiment homogènes. Mais les formes de l'imagination, parce qu'individuelles,
ne peuvent causer les formes intelligibles, puisque ces dernières sont
universelles.
2. Partant des espèces
reçues dans l'imagination par le sens du toucher, l'imagination ne suffirait pas
à former les formes relevant de la vue, à moins que ne préexistent des formes
reçues par le moyen de la vue et conservées dans le trésor de la mémoire ou de
l'imagination. En effet l'aveugle de naissance ne peut imaginer la couleur par
d'autres espèces sensibles.
3. La condition du
recevant ne peut transférer l'espèce reçue d'un genre à un autre. Elle peut
cependant, le genre restant le même, varier l'espèce reçue selon tel mode
d'exister. C'est pourquoi, comme les espèces universelles et particulières
différent selon le genre, la seule condition de l'intellect possible ne suffit
pas à ce que les espèces qui, dans l'imagination, sont particulières,
deviennent universelles en lui, aussi l'intellect agent est-il requis pour
faire cela.
4. Au sujet de la
lumière, il y a une double opinion, d'après le Commentateur[vii] [7]. Certains ont dit
que la lumière est nécessaire pour voir par le pouvoir qu'elle donne aux
couleurs de mouvoir la vue, sous prétexte que la couleur n'est pas visible par
soi, mais par la lumière. Mais cela, Aristote semble le repousser lorsqu'il dit
que la couleur est visible par soi[viii] [8], ce qui ne serait
pas si elle tenait sa visibilité seulement de la lumière. Aussi d'autres
disent, et mieux, que la lumière est nécessaire pour voir en tant qu'elle
actualise le diaphane en le rendant translucide. C'est pourquoi le philosophe
dit que la couleur qualifie le lumineux en acte[ix] [9]. Et cela n'empêche
pas que celui qui est dans les ténèbres voient les choses qui sont dans la
lumière, alors que l'inverse n'est pas vrai. Ceci vient en effet de ce qu'il
faut que soit illuminé le diaphane qui entoure la chose visible pour qu'il
reçoive l'espèce de la chose visible. Et le visible est visible jusqu'où
s'étend l'acte de la lumière illuminant le diaphane, bien qu'elle illumine plus
parfaitement de près que de loin. Aussi bien la comparaison de la lumière à
l'intellect agent n'est pas valable en tout point, puisque l'intellect agent
est nécessaire de ce qu'il fait de l'intelligible en puissance de l'intelligible
en acte. Et ceci, Aristote l'a signifié lorsqu'il dit que l'intellect agent est
en quelque façon une quasi lumière [x] [10].
5. Le sensible, à titre
de particulier, n'imprime ni dans le sens ni dans le milieu transparent une
espèce d'un autre genre, puisque l'espèce dans le milieu et dans le sens n'est
que particulière. Or l'intellect possible reçoit les espèces d'un autre genre
que celles inhérentes à l'imagination, puisque l'intellect possible reçoit des
espèces universelles et que l'imagination n'en contient que des particulières.
C'est pourquoi nous avons besoin d'un intellect agent pour les intelligibles
mais non de quelque puissance active pour les sensibles: toutes les puissances
sensibles sont des puissances passives.
6. L'intellect possible
mis en acte ne suffit pas à causer la science en nous, sauf à poser l'intellect
agent. Si en effet nous parlons de l'intellect en acte de connaissance chez
celui qui apprend, il arrive que l'intellect possible soit en puissance par
rapport à tel objet et en acte par rapport à tel autre. Et par ce qu'il a
d'actuel peut être amené à l'acte même ce qui est en puissance. Par exemple,
celui qui connaît en acte les principes devient connaisseur en acte des
conclusions que d'abord il connaissait en puissance. Toutefois, l'intellect
possible ne peut avoir une connaissance actuelle des principes si ce n'est par
l'intellect agent. En effet, la connaissance des principes est reçue des
sensibles, comme il est dit à la fin du livre des Analytiques postérieurs[xi] [11]. Des sensibles on ne peut recevoir les intelligibles
que par l'abstraction de l'intellect agent. Ainsi il est patent que l'intellect
en acte des principes ne suffit pas à amener l'intellect possible de la
puissance à l'acte sans l'intellect agent. Mais dans cette opération,
l'intellect agent se comporte comme un artisan et les principes de
démonstration comme des instruments. En revanche si on parle de l'intellect en
acte de connaissance chez l'enseignant, il est manifeste que l'enseignant ne
cause pas la science chez l'étudiant comme un agent intérieur, mais comme une
aide extérieure; de même le médecin guérit-il par une aide extérieure, la
nature agissant de l'intérieur.
7. De même que dans les
choses naturelles il y a en chaque genre des principes actifs propres, bien
que Dieu soit la cause première et universelle, de même est requis une lumière
intellectuelle propre, quoique Dieu soit la lumière première qui illumine
universellement tous les hommes.
8. Des deux intellects,
le possible et l'agent, découlent deux actions. Car l'acte de l'intellect
possible est de recevoir les intelligibles, et l'acte de l'intellect agent est
d'abstraire les intelligibles. Cependant, il ne s'ensuit pas qu'il y ait une
double intellection dans l'homme, car, pour une unique intellection, il faut
que concourent l'une et l'autre de ces actions.
9. La même espèce intelligible se rapporte à l'intellect agent et possible,
mais à l'intellect possible comme à celui qui la reçoit et à l'intellect agent
comme à celui qui cause, en les abstrayant, l'intelligibilité actuelle des
espèces.
Objections: 1. Il
semble que oui. Car d'après le Philosophe[xii] [1] on ne peut pas dire
que l'intellect agent est tantôt en acte et tantôt ne l'est pas. Or il n'y a
rien de tel en nous. Donc l'intellect agent est séparé et par conséquent
unique pour tous.
2. Il est impossible
que quelque chose soit simultanément en acte et en puissance sous le même
rapport. Mais l'intellect possible est en puissance à tous les intelligibles;
par contre l'intellect agent est à leur égard en acte, puisqu'il est l'acte des
espèces intelligibles. Il est donc impossible que dans la même substance de
l'âme s'enracinent l'intellect possible et l'intellect agent; et ainsi, puisque
l'intellect possible est dans l'essence de l'âme, comme on l'a dit, l'intellect
agent sera séparé.
3. On disait que
l'intellect possible est en puissance aux intelligibles et que l'intellect
agent est en acte à leur égard mais, dans les deux cas, leur mode d'existence
n'est pas le même. En sens contraire: l'intellect possible n'est pas en
puissance aux intelligibles en tant qu'il les détient, parce que, sous cet
angle, il est déjà en acte par eux. Il est donc en puissance aux espèces
intelligibles suivant qu'elles sont dans les images. Mais au regard des espèces
suivant qu'elles sont dans les images, l'intellect agent est en acte,
puisqu'il les rend par abstractions intelligibles en acte. Donc, par rapport à
cet être, l'intellect possible est en puissance aux intelligibles tandis que
l'intellect agent est par comparaison leur artisan.
4. Le Philosophe [xiii] [2] attribue à
l'intellect agent des propriétés qui ne paraissent convenir qu'à une substance
séparée, disant que "cela seul est perpétuel et incorruptible et
séparé". L'intellect agent est donc une substance séparée, semble-t-il.
5. L'intellect ne
dépend pas de la complexion corporelle puisqu'il est libre d'organe corporel.
Mais la faculté de connaître varie chez nous selon les diversités des tempéraments.
Donc cette faculté ne nous appartient pas par un intellect qui serait en nous,
mais il semble que l'intellect agent soit séparé.
6. Une action
quelconque ne requiert qu'un agent et un patient. Si donc l'intellect possible,
qui se comporte en patient dans l'acte d'intellection, fait partie de notre
âme, comme on l'a montré plus haut, et si l'intellect agent fait aussi partie
de notre âme, nous avons en nous suffisamment de quoi faire acte
d'intellection, et rien d'autre ne nous est nécessaire, ce qui est
manifestement faux. En effet, nous avons besoin des sens, à partir desquels
nous recevons les faits d'expérience à la base du savoir; c'est pourquoi celui
qui est privé d'un seul sens, par exemple la vue, est privé d'une science, à
savoir celle des couleurs; et encore nous avons besoin pour comprendre de
l'enseignement doctrinal qui arrive par le maître; et enfin de l'illumination
qui arrive par Dieu, selon qu'il est dit en Jean (1,9): "Il était la vraie
lumière".
7. L'intellect agent se
compare aux intelligibles comme la lumière aux visibles, ainsi que le montre le
De anima. Mais une unique lumière séparée, à savoir le soleil, suffit à mettre
en acte tous les visibles. Donc pour mettre en acte tous les intelligibles, une
unique lumière séparée suffit: aucune nécessité par conséquent à poser un
intellect agent en nous.
8. L'intellect agent
est assimilé à l'art, comme le montre le De anima[xiv] [3]. Mais l'art est un
principe séparé des œuvres d'art. Donc l'intellect agent est un principe
séparé.
9. Pour toute nature,
la perfection c'est de devenir semblable à son agent. En effet, l'engendré est
parfait quand il atteint à la similitude du générateur, et l'œuvre d'art quand
elle épouse la similitude de la forme qui est dans l'artisan. Si donc l'intellect
agent fait partie de notre âme, l'ultime perfection et béatitude de notre âme
sera immanente à son intimité, ce qui est manifestement faux, car ainsi l'âme
serait en jouissance d'elle-même. L'intellect agent n'est donc pas quelque
chose en nous.
10. L'agent est d'une
dignité supérieure à celle du patient, comme il est dit dans le De anima[xv] [4]. Si donc
l'intellect possible est en quelque façon séparé, l'intellect agent le
sera-t-il encore plus. Ce qui ne peut être, semble-t-il, à moins d'être posé
tout à fait hors de la substance de l'âme.
En sens contraire: 1. Il
est dit dans le De anima[xvi] [5] que, de même qu'il
y a en toute nature quelque chose de comparable à la matière et d'autre part
quelque chose de productif, il est nécessaire qu'il y ait dans l'âme de telles
différences, dont l'une [la passivité] relève de l'intellect possible et
l'autre [la productivité] de l'intellect agent. Donc l'un et l'autre intellect,
possible et agent, est quelque chose en nous ou dans l'âme.
2. L'opération de
l'intellect agent, c'est d'abstraire les espèces intelligibles des phantasmes,
exercice intermittent chez nous. On n'expliquerait pas pourquoi, semble-t-il,
cette abstraction tantôt se ferait, tantôt ne se ferait pas, si l'intellect
agent était une substance séparée. Il n'est donc pas une substance séparée.
Réponse: Il y a,
semble-t-il, plus de raison à poser un intellect agent unique et séparé que de
l'affirmer de l'intellect possible. L'intellect possible, qui fait de nous une
nature intelligente, est en effet tantôt en puissance et tantôt en acte,
tandis que l'intellect agent est celui qui nous rend intelligents en acte. Mais
l'agent se trouve séparé des choses qu'il réduit à l'acte. En revanche, ce par
quoi quelque chose est en puissance semble être totalement intérieur à la
chose. Aussi plusieurs philosophes ont-ils affirmé que l'intellect agent est
une substance séparée tandis que l'intellect possible fait partie de notre âme.
Et cet intellect agent, ils affirmèrent qu'il est une certaine substance séparée,
qu'ils nomment "Intelligence", laquelle se comporte à l'égard de nos
âmes et de toute la sphère des agents et des patients comme le font les
substances supérieures séparées, qu'ils appellent "Intelligences", à
l'égard des âmes des corps célestes, qu'ils prétendent animées, et aux corps
célestes eux-mêmes. Ainsi, de même que les corps célestes reçoivent le
mouvement des substances séparées susdites, et que nos âmes reçoivent des corps
célestes la perfection intelligible, de même tous ces corps inférieurs
reçoivent formes et mouvements propres de l'intellect agent séparé, tandis que
nos âmes recevraient de lui leurs perfections intelligibles. Mais parce que la
foi catholique affirme que Dieu -et non quelque autre substance séparée -opère
dans la nature et dans nos âmes, certains catholiques affirmèrent, pour cette
raison, que l'intellect agent est Dieu lui-même qui est "la vraie lumière
qui éclaire tout homme venant en ce monde" (Jn
1,9).
Mais une telle position, à la considérer avec
attention, ne paraît pas cohérente. Car elle compare les substances supérieures
à nos âmes comme les corps célestes aux corps inférieurs. Et comme les
puissances des corps supérieurs sont en quelque sorte des principes actifs
universels à l'égard des corps inférieurs, ainsi la puissance divine et les
puissances des autres substances supérieures créées, si quelque influence nous
en arrive, se rapportent à nos âmes comme des principes actifs universels. Mais
nous voyons qu'en dehors des principes universels, à savoir les puissances des
corps célestes, il faut qu'il y ait des principes actifs particuliers, à
savoir les puissances des corps inférieurs adaptées aux opérations propres de
telles ou telles choses. C'est ce qui est requis principalement chez les
animaux supérieurs. De fait, à la production des animaux inférieurs suffit la
puissance d'un corps céleste, comme il appert des animaux engendrés par la
putréfaction. Mais pour la génération des vivants supérieurs, il est requis,
outre la puissance céleste, la puissance particulière intérieure à la semence.
Puisque donc ce qu'il y a de plus parfait dans l'ensemble des réalités
inférieures est l'opération intellectuelle, il est requis qu'il y ait en nous,
à côté des principes actifs universels, à savoir la puissance du Dieu qui
illumine ou de quelque autre substance séparée, un principe actif propre par
lequel nous devenions effectivement intelligents en acte. Et c'est l'intellect
agent.
Considérons encore que si on tient l'intellect agent,
en deçà de Dieu, pour quelque substance séparée, la conséquence qui en découle
répugne à notre foi, à savoir que notre perfection ultime et félicité soit
d'une certaine façon dans la conjonction de notre âme, non pas à Dieu, comme
l'enseigne la doctrine évangélique qui dit: "la vie éternelle, c'est de te
connaître toi le Dieu véritable" (Jn 17,3), mais
dans la conjonction à quelque autre substance séparée. Il est manifeste en
effet que la béatitude ultime ou félicité de l'homme consiste dans son
opération la plus noble -l'acte d'intellection -dont il faut que la perfection
ultime réside dans la conjonction de notre intellect à son principe actif. En
effet, tout ce qui est passif est au maximum de sa perfection quand il touche
au principe actif propre qui lui est cause de perfection. Et, de fait, tous
ceux qui affirment que l'intellect agent est une substance séparée, disent que
la félicité de l'homme consiste dans la possibilité de contempler cette même
intelligence agente.
En outre, à considérer attentivement le problème,
nous découvrons qu'il est impossible que l'intellect agent soit une substance
séparée pour la même raison que nous avons exposée à propos de l'intellect
possible. Si l'opération de l'intellect possible est de recevoir les intelligibles,
l'opération propre de l'intellect agent est de les abstraire. Ainsi promeut-il
à l'acte les intelligibles. L'une et l'autre de ces opérations, nous les
expérimentons en nous-mêmes, car c'est bien nous qui recevons et abstrayons les
intelligibles. Or il faut qu'il y ait en chaque opérateur un principe formel
par quoi il opère. En effet, rien ne peut opérer formellement par ce qui est
séparé de lui-même selon l'être. Sans doute ce qui est séparé est-il principe
moteur d'opération, néanmoins il faut qu'il y ait un [principe] intérieur par
quoi opérer formellement, qu'il s'agisse d'une forme ou d'une influx
quelconque. Il faut donc qu'il y ait en nous un principe formel par lequel nous
recevions les intelligibles et un autre par lequel nous les abstrayons. On
appelle de tels principes intellect agent et intellect patient. L'un et l'autre
fait donc partie de nous-mêmes. Mais il ne suffit pas pour cela que l'action de
l'intellect agent, qui est d'abstraire les intelligibles, nous revienne de par
les images elles-mêmes qui sont en nous illuminées par l'intellect agent.
Jamais en effet l'œuvre d'art ne retourne à l'action de l'artisan, même si l'on
compare l'intellect agent aux images illuminées comme l'art à l'œuvre d'art.
Mais il n'est pas difficile de voir comment dans la
même substance de l'âme l'un et l'autre peut se rencontrer, à savoir
l'intellect possible, qui est en puissance à tous les intelligibles, et
l'intellect agent, qui les rend tels. Il n'est pas impossible en effet pour un
[sujet] donné d'être en puissance par rapport à un objet et en acte par rapport
au même objet, mais sous divers aspects. Si donc nous considérons les images
elles-mêmes par rapport à l'âme humaine, on les trouve sous un premier aspect
en puissance, en tant qu'elles ne sont pas abstraites des conditions individuantes
alors qu'on peut les en abstraire; et, sous un autre aspect, en acte, en tant
qu'elles sont les similitudes de réalités déterminées. On trouve donc dans
l'âme une potentialité par rapport aux images selon qu'elles sont
représentatives de réalités déterminées. Et ceci appartient à l'intellect
possible qui est, pour ce qui lui revient, en puissance à tous les
intelligibles, mais se voit déterminé à ceci ou cela par l'espèce abstraite
des images. De plus, on trouve dans l'âme une efficience productrice
d'immatérialité qui abstrait les images elles-mêmes des conditions matérielles.
Et ceci appartient à l'intellect agent, pour autant que l'intellect agent est,
en un certain sens, une sorte de pouvoir participé d'une substance supérieure,
à savoir Dieu. C'est pourquoi le Philosophe dit que l'intellect agent est une
certaine qualité pareille à la lumière[xvii] [6], et le Psaume dit
par ailleurs: "est inscrite sur nous la lumière de ton visage" (Ps
4,7). Et quelque chose de comparable apparaît chez les animaux qui voient de
nuit: leurs pupilles sont en puissance à toutes les couleurs en tant qu'ils ne
détiennent aucune couleur déterminée mais que, par une certaine lumière
intérieure, ils rendent en quelque façon les couleurs visibles en acte.
De fait, certains ont cru que l'intellect agent n'est
rien d'autre en nous que l'habitus des principes indémontrables. Mais c'est
impossible vu que, s'agissant des principes indémontrables, nous les
connaissons en abstrayant [les formes intelligibles] des choses singulières,
comme l'enseigne le Philosophe à la fin des Analytiques Postérieurs[xviii] [7]. Aussi faut-il que
l'intellect agent préexiste à l'habitus des principes comme sa cause. En vérité
les principes sont pour l'intellect agent comme ses instruments, puisque c'est
par eux qu'il rend les autres choses singulières intelligibles en acte.
Solutions: 1. Le
mot du Philosophe "on ne peut pas dire qu'il est tantôt en acte d'intellection
et tantôt non"[xix] [8] ne doit pas
s'entendre de l'intellect agent mais de l'intellect en acte, car, après qu'il
eut traité de l'intellect agent et patient, il lui fut nécessaire de traiter de
l'intellect en acte. Il en montre d'abord la différence d'avec l'intellect
possible: car l'intellect possible et les réalités connues ne sont pas
identiques, mais l'intellect ou la science en acte est identique à la chose
sue en acte; il avait dit la même chose à propos des sens: le sens et le sensible
en puissance diffèrent, mais le sens et le sensible en acte sont identiques et
ne font qu'un. Derechef il montre l'ordre de l'intellect possible à l'intellect
agent, car dans un temps donné l'intellect est en puissance avant que d'être en
acte, non pas qu'une telle antériorité soit une règle absolue, comme il a
souvent coutume de le dire des choses qui passent de la puissance à l'acte.
Ensuite de quoi il ajoute le propos cité dans lequel il montre la différence
entre l'intellect possible et l'intellect en acte, l'intellect possible étant
effectivement tantôt en acte d'intellection et tantôt non, ce qui ne peut être
dit de l'intellect en acte. Et, dans les Physiques[xx] [9], il montre une
différence semblable entre les causes en puissance et les causes en acte.
2. La substance de
l'âme est en puissance et en acte au regard des images, mais non sous le même
rapport, comme on l'a exposé.
3.L'intellect possible est en puissance au regard des
intelligibles selon l'être qu'ils ont dans les images; et, selon ce même être,
l'intellect agent est en acte à leur égard, mais pour des raisons différentes,
comme on l'a montré.
4. Ces mots du
Philosophe: "cela seul est séparé et immortel et perpétuel"[xxi] [10], ne peuvent
s'entendre de l'intellect agent car il avait dit auparavant que l'intellect
possible est séparé. Mais ils doivent s'entendre de l'intellect en acte d'après
le contexte des propos antérieurs, comme on l'a dit plus haut. En effet,
l'intellect en acte comprend l'intellect possible et agent. Et "de l'âme,
cela seul est séparé, perpétuel et immortel" qui contient l'intellect
agent et l'intellect possible, car les autres parties de l'âme ne sont pas sans
le corps.
5. La diversité des
tempéraments rend la faculté de comprendre plus ou moins bonne, en raison des
puissances au départ de l'abstraction: de telles puissances usent d'organes
corporels, comme l'imagination, la mémoire et autres du même genre.
6. Bien qu'il y ait
dans notre âme un intellect agent et possible, quelque chose d'extérieur est
cependant requis pour que nous puissions faire acte d'intellection. Ce sont
d'abord les images reçues des sens, par lesquelles sont représentées à
l'intellect les similitudes des réalités déterminées, car l'intellect agent
n'est pas un acte tel qu'en lui puissent être recueillies les espèces
déterminées de toutes les choses à connaître, de même que la lumière ne peut
déterminer la vue aux espèces déterminées des couleurs à moins que ne se
présentent les couleurs déterminant la vue. Mais de plus, comme nous avions
posé que l'intellect agent était un certain pouvoir participé dans nos âmes
ainsi qu'une certaine lumière, il est nécessaire de poser une autre cause
extérieure d'où cette lumière est participée. Et cette cause, nous l'appelons
Dieu, qui enseigne intérieurement pour autant qu'il transmet à l'âme une
lumière de ce type; et sur une lumière de ce type il ajoute en vertu de sa
bienveillance une lumière plus abondante pour connaître les choses que la
raison naturelle ne peut atteindre, telles la lumière de foi et la lumière de
prophétie.
7. Les couleurs,
moteurs de la vue, sont hors de l'âme, mais les images qui meuvent l'intellect
possible nous sont intérieures. Et ainsi, bien que le lumière extérieure du
soleil suffise à rendre les couleurs en acte, cependant pour rendre les images
intelligibles en acte, il est requis une lumière intérieure et c'est la lumière
de l'intellect agent. En outre, la partie intellective de l'âme est plus
parfaite que la sensitive. D'où il est nécessaire que lui soient davantage
présents les principes aptes à sa propre opération. En raison de quoi, et selon
la partie intellective, nous nous trouvons aptes à recevoir les intelligibles
et à les abstraire, pour autant que un pouvoir actif et passif de l'intellect
existe en nous, ce qui n'est pas le cas des sens.
8. Bien qu'il existe
une similitude entre l'intellect agent et l'art, il ne faut pas qu'une telle
comparaison se vérifie en tout.
9. L'intellect agent ne
suffit pas à conduire parfaitement l'intellect possible en acte, puisqu'en lui
n'existent pas les raisons déterminées de toutes les choses, comme on l'a dit.
Et ainsi il est requis pour la perfection ultime de l'intellect possible qu'il
soit uni en quelque façon à cet agent dans lequel existent les raisons de
toutes les choses, à savoir Dieu.
10. L'intellect agent
est plus noble que l'intellect possible, pour autant que la vertu active est
plus noble que la passive, et plus séparé, pour autant qu'il s'éloigne
davantage de la ressemblance à la matière. Pas cependant au point d'être une
substance séparée.
Objections: 1. Il
semble que oui à ce que dit Boèce dans le livre De Trinitate[xxii] [1]: une forme simple ne peut être sujet. Mais l'âme est
sujet, à savoir des sciences et des vertus. Elle n'est donc pas une forme
simple. Donc elle est composée de matière et de forme.
2. Boèce dit dans le
livre De Hebdomadibus
[xxiii] [2]: ce qui est peut participer à quelque chose, mais l'être
même ne participe à rien. Et, par le même raison, les sujets participent, mais
non pas leurs formes: ainsi le blanc peut participer à quelque chose en dehors
de la blancheur, mais non pas la blancheur. Or l'âme participe à quelque chose,
à savoir à tout ce par quoi elle est informée. L'âme n'est donc pas qu'une
forme, elle est composée de matière et de forme.
3. Si l'âme n'est que
forme et pourtant en puissance à quelque chose, il est très évident que l'être même est son acte: elle-même en
effet n'est pas son être. Or d'une
unique et simple puissance, unique est l'acte. Par conséquent, l'âme ne peut
être sujet de rien d'autre que de l'être même. Or il est manifeste qu'elle est
encore sujet de bien d'autres choses. Elle est donc, non pas une substance
simple, mais composée de matière et de forme.
4. Les accidents de la
forme découlent tout entiers de l'espèce, mais les accidents matériels
découlent de cet individu-ci ou de celui-là, car la forme est principe de
l'espèce, la matière principe d'individuation. Par conséquent, si l'âme n'est
que forme, ses accidents seront tout entiers consécutifs à l'espèce. C'est
évidemment faux, car les qualités de musicien ou de grammairien et autres
semblables, ne sont pas tout entiers consécutifs à l'espèce. L'âme n'est donc
pas que forme, mais elle est composée de matière et de forme.
5. La forme est
principe d'action, la matière principe de passivité. Donc partout où il y a
action et passion, il y a forme et matière. Mais dans l'âme il y a action et
passion, car l'opération de l'intellect passif consiste à recevoir -c'est
pourquoi le Philosophe dit que l'intellection est un certain pâtir[xxiv] [3] -tandis que
l'opération de l'intellect agent est dans l'agir -car il fait passer les
intelligibles de la puissance à l'acte, comme le dit de De anima[xxv] [4]. Donc il y a dans l'âme composition de matière et de
forme.
6. Partout où se
trouvent les propriétés de la matière, il faut qu'elle entre dans le composé.
Or dans l'âme se trouvent les propriétés de la matière, comme être en
puissance, recevoir, subir, et autres choses semblables. Donc l'âme est
composée de matière et de forme.
7. Agents et patients
exigent une matière commune, comme le montre le De generatione[xxvi] [5]. Tout ce qui peut pâtir d'un agent matériel comporte
en soi la matière. Or l'âme peut pâtir d'un agent matériel, à savoir du feu
infernal, qui est un feu corporel, comme le prouve Augustin dans le De civitate Dei[xxvii] [6]. Donc l'âme comporte en soi la matière.
8. L'action de l'agent
ne se termine pas à la seule forme, mais au composé de matière et de forme,
comme le montre la Métaphysique[xxviii] [7]. Mais l'action de cet agent qui est Dieu se termine à
l'âme. Donc l'âme est composée de matière et de forme.
9. Ce qui est
exclusivement forme est d'emblée un étant et une unité, et n'a pas besoin d'une
[cause] qui en fasse un étant et une unité, comme dit le Philosophe[xxix] [8]. Mais l'âme a
besoin d'une [cause] qui en fasse un étant et une unité, à savoir Dieu
créateur. Elle n'est donc pas que forme.
10. L'agent est
nécessaire pour conduire quelque chose de la puissance à l'acte. Mais être conduit
de la puissance à l'acte ne convient qu'aux réalités dans lesquelles il y a
matière et forme. Si donc l'âme n'est pas composée de matière et de forme, elle
n'a pas besoin d'une cause agente, ce qui est manifestement faux.
11. Alexandre dit que
l'âme a un intellect "yléen" [matériel][xxx] [9]. Or "ylée" signifie la matière première. Il y a donc dans
l'âme quelque chose de la matière première.
12. Tout ce qui est, ou
bien est acte pur, ou bien puissance pure, ou bien composé de matière et de
forme. Mais l'âme n'est pas acte pur, seul Dieu l'est; ni puissance pure, autrement
elle ne différerait pas de la matière première. Elle est donc composée de
puissance pure et d'acte. Ainsi, elle n'est pas exclusivement forme, puisque la
forme est acte.
13. Tout ce qui est
individué l'est en vertu de la matière. Mais l'âme n'est pas individuée en
vertu de la matière dans laquelle (in qua) elle est, à savoir le corps
sinon, à la disparition du corps, cesserait son individuation. Elle est donc
individuée en vertu de la matière d'où
(ex qua) elle est [composée]. Elle comporte donc la matière pour partie.
14. Agent et patient ont
quelque chose de commun, comme le montre le De
generatione[xxxi] [10]. Mais l'âme pâtit des choses sensibles, qui sont
matérielles. Et il n'y a pas lieu de dire que dans l'âme autre est la substance
de l'âme sensible, autre celle de l'âme intellectuelle. L'âme a donc quelque
chose de commun avec les réalités matérielles; et ainsi, il faut qu'elle comporte
en soi la matière.
15. Puisque l'âme n'est
pas plus simple que l'ange, il faut qu'elle soit dans le genre [esprit] au
titre d'une espèce. Car cela convient à l'ange. Mais tout ce qui est dans un
genre à titre d'espèce paraît composé de matière et de forme, car le genre se
comporte comme la matière, et la différence comme la forme. Donc l'âme est
composée de matière et de forme.
16. La forme commune se
diversifie dans le multiple par la division de la matière. Or l'intellectualité
est une sorte de forme commune non seulement aux âmes mais encore aux anges. Il
faut donc qu'il y ait dans les anges et les âmes quelque matière, par la division
de laquelle ce type de forme soit distribué dans le multiple.
17. Tout ce qui est mû
comporte de la matière. Or l'âme est mue: par là Augustin[xxxii] [11] montre que l'âme
n'est pas d'une nature divine, puisque soumise au changement. L'âme est donc
composée de matière et de forme.
En sens contraire: Tout composé de
matière et de forme a une forme. Si donc l'âme est composée de matière et de
forme, elle a une forme. Mais l'âme est forme. La forme a donc une
forme, ce qui paraît impossible, car alors on procéderait à l'infini.
Réponse: Il faut dire que
sur cette question diverses opinions se font jour. Certains disent que l'âme,
et en général toute substance en dehors de Dieu, est composée de matière et de
forme. Le premier inventeur de cette position est Avicebron,
auteur du livre La fontaine de vie[xxxiii] [12]. La raison en est -elle est touchée par les objections
-qu'il faut que partout où se rencontrent les propriétés de la matières se
rencontre la matière. Par suite, puisque dans l'âme se rencontrent les
propriétés de la matière, comme recevoir, subir, être en puissance, et autres
choses semblables, on juge nécessaire la présence de la matière dans l'âme.
Mais la raison est frivole et la position intenable.
La faiblesse de ce raisonnement apparaît du fait que
recevoir, subir, et autres choses semblables, ne s'appliquent pas sous la même
raison à l'âme et à la matière première, car la matière première ne reçoit rien
sans transmutation et mouvement. Et parce que toute transmutation et mouvement
se réduit au mouvement local comme à ce qu'il y a de premier et de plus commun -les
Physiques le montrent bien[xxxiv] [13] -il reste que la
matière se rencontre seulement chez les [sujets] qui sont en puissance par
rapport au lieu. Cette situation ne concerne que les choses corporelles qui
sont assignées au lieu. Par conséquent, on ne trouve la matière que dans les
choses corporelles, d'après ce qu'ont dit les philosophes de la matière, à
moins que l'on veuille prendre la matière de façon équivoque. Or l'âme ne
reçoit pas par transmutation et mouvement, mais tout au contraire par
séparation du mouvement et des choses mouvantes, d'après ce que disent les Physiques[xxxv] [14]: c'est en se tenant
au repos que l'âme devient savante et sage. C'est pourquoi le Philosophe dit
que l'intellection est un pâtir d'un autre mode que la passion dans les choses
corporelles. Si donc quelqu'un veut conclure que l'âme est composée de matière
parce qu'elle reçoit ou pâtit, manifestement il est abusé par l'équivoque.
Ainsi donc est-il manifeste que la raison susdite est frivole.
Qu'une telle position soit intenable, on peut le
manifester de multiples façons. Première raison: en advenant à la matière, la
forme constitue l'espèce. Si donc l'âme est composée de matière et de forme,
de l'union même de la forme à la matière de l'âme résultera une espèce donnée
dans la nature des choses. Or ce qui par soi est espèce n'est pas uni à quelque
autre pour constituer une espèce, à moins que l'un ou l'autre ne soit corrompu
en quelque façon, comme lorsque des éléments s'unissent pour composer l'espèce
du mixte. L'âme humaine ne serait donc pas unie au corps pour constituer
l'espèce humaine, mais l'espèce humaine tout entière consisterait dans l'âme,
ce qui est évidemment faux, car si le corps n'appartenait pas à l'espèce de
l'homme, il adviendrait à l'âme par accident. On ne pourrait pas dire non plus
dans cette hypothèse que la main est composée de matière et de forme,
puisqu'elle n'a pas d'espèce complète, étant partie de l'espèce: il est
manifeste en effet que la matière de la main n'atteint pas séparément sa
perfection, mais qu'il y a une forme unique qui simultanément actualise la
matière de tout le corps et de toutes ses parties; ce qu'on ne pourrait dire
de l'âme, si elle était composée de matière et de forme, car il faudrait
d'abord que la matière de l'âme soit, par ordre de nature, actualisée par sa
forme, et ensuite que le corps soit actualisé par l'âme; à moins de dire
peut-être que la matière de l'âme fasse partie de la matière corporelle, ce qui
est totalement absurde.
En outre, la position mentionnée se révèle impossible
du fait que dans tout composé de matière et de forme, la matière se comporte
comme ce qui reçoit l'être, mais non comme ce
par quoi quelque chose est: en effet cette dernière [détermination] est le propre de la forme. Si donc
l'âme est composée de matière et de forme, il est impossible que l'âme en son
tout soit principe formel d'être pour
le corps. L'âme ne sera donc pas forme du corps, mais [le sera] quelque chose
de l'âme. Or ce qui est forme de ce corps, quel qu'il soit, est âme. L'âme
n'est donc pas le composé de matière et de forme que l'on imaginait, elle n'est
que forme.
Une autre raison semble rendre l'hypothèse
impossible. En effet, si l'âme est composée de matière et de forme, et derechef
le corps, l'une et l'autre aura par soi son unité. Et ainsi il sera nécessaire
de poser un tiers par lequel l'âme soit unie au corps. Et cela, quelques uns de
ceux qui suivent l'hypothèse susdite le concèdent. Ils disent en effet que
l'âme est unie au corps par la médiation de la lumière: la végétative par la
médiation de la lumière du ciel sidéral, la sensible par celle de la lumière
du ciel cristallin, la rationnelle par celle de la lumière du ciel empyrée -toutes
choses fabuleuses! Il faut en effet que l'âme soit unie au corps immédiatement,
comme l'acte à la puissance, ainsi que le montre la Métaphysique [xxxvi] [15]. Par là devient manifeste que l'âme ne peut être
composée de matière et de forme. Il n'est pas exclu cependant qu'il y ait dans
l'âme acte et puissance, car la puissance et l'acte ne se trouvent pas seulement
dans les réalités sujettes au changement, mais leur distinction est plus
universelle, comme dit le Philosophe [xxxvii] [16], alors que la
matière n'est que dans les réalités mouvantes.
Comment se trouvent acte et puissance dans l'âme, il
faut l'examiner en procédant des choses matérielles aux immatérielles. Dans
les substances composées de matière et de forme, nous trouvons trois
composantes: la matière, la forme, et en troisième l'être, dont le principe est la forme, car la matière participe à l'être de ce qu'elle reçoit la forme.
Ainsi donc l'être suit la forme même,
et cependant la forme n'est pas son être,
puisqu'elle en est le principe. Et bien que la matière n'atteigne à l'être que par la forme, cependant la
forme, en tant que forme, n'a pas besoin de la matière pour son être, étant donné que l'être suit la forme même, mais elle a
besoin de la matière puisqu'elle est telle qu'elle ne subsiste pas par soi.
Rien n'empêche cependant qu'il y ait une forme séparée de la matière qui
possède l'être; et dans une forme de
ce genre, l'essence même de la forme se rapporte à l'être comme la puissance à son acte propre. Et ainsi, dans les
formes subsistant par soi, se rencontrent et la puissance et l'acte pour
autant que l'être même est acte de la
forme subsistante, laquelle n'est pas son être.
Mais s'il y a quelque chose qui soit son être
-c'est le propre de Dieu -là, il n'y a pas puissance et acte, mais acte
pur. De là vient que Boèce dans le De hebdomadibus[xxxviii] [17] dit que dans les [étants] qui sont autres que Dieu, diffèrent l'être et le "ce qui est", ou,
comme disent certains, le "ce qui est" et le "ce par quoi
c'est", car l'être même est ce par quoi quelque chose est, comme la course est ce par quoi
quelqu'un court. Puisque donc l'âme est une forme pouvant subsister par soi, il
y a en elle composition d'acte et de puissance, à savoir d'être et de "ce qui est", mais non composition de matière
et de forme.
Solutions: 1. Boèce
parle là de la forme qui est absolument simple, à savoir de l'essence divine,
dans laquelle, puisque rien ne sort de la puissance et qu'elle est acte pur, un
sujet [distinct de l'acte] ne peut être en aucune façon. Les autres formes
simples, si elles sont subsistantes, comme les anges et les âmes, peuvent
cependant être des sujets pour autant qu'elles comportent de la puissance, en
fonction de quoi il leur revient de recevoir quelque chose.
2. L'être même, c'est l'acte ultime qui peut
être participé par tous alors que lui-même ne participe à rien. Par
conséquent, supposé quelque chose qui soit l'être même subsistant, comme nous le disons de Dieu, nous disons
qu'il ne participe à rien. Mais la raison ne vaut pas pour les autres formes
subsistantes, qui participent nécessairement à l'être même et se rapportent à lui comme la puissance à l'acte. Et
ainsi, puisqu'elles sont sous un certain mode en puissance, elles peuvent
participer à quelque chose d'autre.
3. Non seulement
quelque forme se rapporte à l'être
comme la puissance à l'acte, mais encore rien n'empêche qu'une forme se
rapporte à une autre comme la puissance à l'acte, par exemple le diaphane à la
lumière et les humeurs à la chaleur. Par conséquent si la diaphanéité était
une forme séparée subsistant par soi, elle serait réceptrice non seulement de
l'être même, mais encore de la
lumière. Pareillement, rien n'empêche les formes subsistantes que sont les
anges et les âmes, non seulement d'être réceptrices de l'être même, mais encore
d'autres perfections. Toutefois, plus les formes subsistantes de ce genre
seront parfaites, moins nombreuses sont les formes auxquelles elles
participent pour atteindre à leur perfection, vu qu'elles ont plus de
perfection dans l'essence de leur nature.
4. Bien que les âmes
humaines soient seulement des formes, elles sont cependant des formes
individuées dans les corps et multipliées selon la multitude des corps. Par
conséquent, rien n'empêche que quelques accidents dérivent selon leur
individualité alors qu'ils ne dérivent pas de toute l'espèce.
5. La passion de l'âme
attribuée à l'intellect possible n'est pas du genre de la passion attribuée à
la matière, mais "passion" est dit d'une manière équivoque dans l'un
et l'autre cas, comme le montre le Philosophe[xxxix] [18], attendu que la
passion de l'intellect possible consiste dans une réception de type
immatériel. Et pareillement l'action de l'intellect agent ne relève pas du mode
d'action des formes matérielles, car l'action de l'intellect agent procède en
abstrayant de la matière, celle des agents naturels en imprimant les formes
dans la matière. Par conséquent, que passion et action de ce genre se trouvent
dans l'âme, il ne s'ensuit pas que l'âme soit composée de matière et de forme.
6. Recevoir et subir et
autres choses de ce genre se rencontrent dans l'âme d'une autre façon que dans
la matière première. Par conséquent il ne s'ensuit pas que les propriétés de la
matière se trouvent dans l'âme.
7. Bien que le feu de
l'enfer dont l'âme pâtit soit matériel et corporel, cependant l'âme n'en pâtit
pas matériellement, à savoir suivant le mode des corps matériels, mais elle
pâtit de ce feu une affliction spirituelle, en ce qu'il est l'instrument de la
divine justice du juge.
8. L'action du géniteur
se termine au composé de matière et de forme parce que le géniteur naturel
n'engendre qu'à partir de la matière. En revanche, l'action du créateur ne
procède pas de la matière; et donc il ne faut pas que l'action du créateur se
termine au composé de matière et de forme.
9. Les [étants] qui sont des formes subsistantes, dans la mesure où
ils sont "un" et "étant", ne requièrent pas de cause
formelle, puisqu'ils sont eux-mêmes des formes. Ils ont cependant une cause
agente externe qui leur donne l'être.
10. L'agent agissant par
mouvement conduit quelque chose de la puissance à l'acte, mais l'agent qui agit
sans mouvement ne conduit pas de la puissance à l'acte, mais il fait être en acte ce qui selon la nature est
en puissance à être. Un tel agent est
créateur.
11. L'intellect possible
est nommé par certains intellect "yléal",
c'est-à-dire matériel, non pas qu'il soit une forme matérielle, mais parce
qu'il a une ressemblance à la matière, en tant qu'il est en puissance aux
formes intelligibles comme la matière l'est aux formes sensibles.
12. Bien que l'âme ne
soit ni acte pur, ni puissance pure, il ne s'ensuit pas qu'elle soit composée
de matière et de forme, comme il est manifeste d'après ce qu'on a dit.
13. L'âme n'est pas
individuée par la matière d'où (ex qua) elle
est, mais par son rapport à la matière dans laquelle (in qua) elle est. Comment cela peut être, les questions
précédentes l'ont manifesté.
14. L'âme sensitive ne
pâtit pas des sensibles, mais le composé. En effet sentir, lequel est un
certain pâtir, n'est pas de l'âme seulement, mais de l'organe animé.
15. L'âme n'est pas
proprement dans le genre à titre d'espèce, mais comme partie de l'espèce
humaine. De là ne suit pas qu'elle soit composée de matière et de forme.
16. L'intellectualité ne
convient pas à plusieurs comme l'unique forme de l'espèce se distribue en
plusieurs par division de la matière; mais elle est plutôt diversifiée par la
diversité des formes, que les formes soient différentes par l'espèce, comme
homme et ange, ou qu'elles soient différentes par le nombre seul, comme les
âmes des divers hommes.
17. L'âme et les anges
sont dits des esprits sujets au changement pour autant qu'ils peuvent changer
en fonction du choix opéré: lequel changement va d'opération en opération. Pour
ce changement, la matière n'est pas requise, elle ne l'est que pour les
changements naturels, lesquels vont de forme à forme ou du lieu au lieu.
Objections: 1. Il semble que non. Ceux dont l'opération
propre et naturelle est la même, ceux-là sont les mêmes selon l'espèce, car
c'est par l'opération que la nature d'une chose est connue. Or l'ange et l'âme
ont la même opération propre et naturelle, à savoir l'acte d'intellection.
Donc l'âme et l'ange sont de la même espèce.
2. On disait que l'opération de l'âme comporte une
activité discursive, mais non pas celle de l'ange; et ainsi l'opération de
l'âme et celle de l'ange ne sont pas de la même espèce. A l'inverse: une même
puissance n'est pas au principe d'opérations diverses selon l'espèce. Or nous,
par la même puissance, à savoir l'intellect possible, nous concevons certains
objets intelligibles sans discourir, à savoir les premiers principes, et
d'autres en discourant, à savoir les conclusions. Donc concevoir avec ou sans
discours ne diversifie pas l'espèce.
3. Les actes d'intellection avec ou sans discours
paraissent différer comme être en mouvement et être en repos, car le discours
est un certain mouvement de l'intellect d'un point à un autre. Mais être en
mouvement et en repos ne diversifient pas l'espèce, car le mouvement est réductible
au genre dans lequel se trouve le terme du mouvement, comme dit le Commentateur
en III Physique[xl] [1]; aussi le Philosophe dit-il en cet
endroit [xli] [2] qu'il y a autant d'espèces de mouvement
qu'il y a d'espèces d'étants, pour autant qu'ils
déterminent le mouvement. Donc les actes d'intellection avec ou sans discours
ne diffèrent pas l'espèce.
4. De même que les anges conçoivent les réalités dans
le Verbe, de même l'âme des bienheureux. Mais dans le Verbe la connaissance
est sans discours, aussi S. Augustin dit-il dans le De Trinitate[xlii] [3] que dans la patrie il n'y a aura pas de
pensées cursives. Donc l'âme ne diffère pas de l'ange par une intellection avec
discours opposée à une intellection sans discours.
5. Tous les anges ne se réunissent pas en une [même]
espèce, ainsi qu'on l'établit à partir du multiple; et cependant tous les anges
conçoivent sans discours. Donc ce n'est pas l'intellection avec ou sans
discours qui fait la diversité d'espèce dans les substances intellectuelles.
6. On disait que même chez les anges, les uns
conçoivent plus parfaitement que les autres. En sens opposé: le plus et le
moins ne différencient pas l'espèce. Or concevoir plus ou moins parfaitement ne
diffère que par le plus et le moins. Donc les anges ne se différencient pas
par l'espèce selon qu'ils conçoivent plus ou moins parfaitement.
7. Toutes les âmes humaines sont de même espèce.
Toutes cependant ne sont pas également intelligentes. Il n'y a donc pas de
différence d'espèce dans les substances intellectuelles par le fait de
concevoir plus ou moins parfaitement.
8. On dit que l'âme humaine conçoit en discourant
parce qu'elle conçoit la cause par l'effet et inversement. Mais ceci convient
également aux anges. Il est dit en effet dans le livre De Causis[xliii] [4] que l'intelligence conçoit ce qui est
au-dessus d'elle parce qu'elle en est l'effet, et ce qui est au-dessous d'elle
parce qu'elle en est la cause. Donc l'ange ne diffère pas de l'âme par le fait
d'une intellection avec ou sans discours.
9. Tous ceux qui sont rendus parfaits par des
perfections identiques, semblent être identiques selon l'espèce, car l'acte
propre procède d'une puissance propre. Or l'ange et l'âme sont rendus parfaits
par des perfections identiques, à savoir par la grâce, la gloire, la charité.
Ils sont donc de même espèce.
10. Ceux dont la fin est identique semble être de même
espèce, car chacun est ordonné à la fin par sa forme, laquelle est principe de
l'espèce. Or identique est la fin de l'ange et de l'âme, à savoir la béatitude
éternelle, comme il ressort de ce que dit Matthieu: "Les fils de la
résurrection seront comme les anges dans le ciel"[xliv] [5]; et Grégoire dit que les âmes seront
élevées aux ordres des anges[xlv] [6]. Donc l'ange et l'âme sont de même
espèce.
11. Si l'ange et l'âme diffèrent par l'espèce, il faut
que l'ange soit supérieur à l'âme dans l'ordre de la nature; il sera ainsi
intermédiaire entre l'âme et Dieu. Mais entre notre esprit et Dieu il n'y a pas
d'intermédiaire, comme dit Augustin[xlvi] [7]. Donc l'ange et l'âme ne diffèrent pas
par l'espèce.
12. L'impression d'une même image en des [sujets]
divers ne diversifie pas l'espèce. En effet l'image du cercle, qu'elle soit
dans l'or ou l'argent, reste de même espèce. Or l'image de Dieu est dans l'âme
autant que dans l'ange. Donc l'ange et l'âme ne diffèrent pas par l'espèce.
13. A définition identique, espèce identique. Or la
définition de l'ange convient à l'âme. En effet Damascène dit que "l'ange
est une substance incorporelle, toujours en mouvement, de libre arbitre,
ministre de Dieu, recevant par grâce, non par nature, l'immortalité"[xlvii] [8]. Toutes ces choses conviennent à l'âme
humaine. Donc l'ange et l'âme sont de même espèce.
14. Tout ce qui se rencontre dans la différence ultime
est de même espèce, car la différence ultime est constitutive de l'espèce. Mais
l'ange et l'âme se rencontrent dans la différence ultime, à savoir dans l'être
intellectuel, lequel doit être l'ultime différence puisque rien n'est plus
noble dans la nature de l'ange ou de l'homme; toujours en effet l'ultime
différence est ce qu'il y a de plus accompli. Donc l'ange et l'âme ne diffèrent
pas par l'espèce.
15. Ce qui n'est pas identique à l'espèce, ne peut
différer par l'espèce. Or l'âme n'est pas identique à l'espèce, elle est
plutôt partie de l'espèce. Elle ne peut donc différer de l'ange par l'espèce.
16. La définition regarde proprement l'espèce. Ce qui
n'est pas définissable ne paraît pas relever de l'espèce. Mais l'ange et l'âme
ne sont pas définissables, puisqu'ils ne sont pas composés de matière et de
forme, comme on l'a montré plus haut: dans toute définition en effet, quelque
chose joue le rôle de matière et quelque chose le rôle de forme, comme le
montre le Philosophe dans la Métaphysique[xlviii] [9], où lui-même dit que si les espèces des
choses étaient sans matière, comme Platon le soutient, elles ne seraient pas
définissables. Donc l'ange et l'âme ne peuvent différer par l'espèce à
proprement parler.
17. Toute espèce est constituée du genre et de la
différence. Or le genre et la différence sont fondés diversement: ainsi le
genre de l'homme -l'animal -dans la nature sensible; la différence -le
rationnel -dans la nature intellectuelle. Mais dans l'ange et l'âme, il n'est pas
de diversité sur quoi puissent se fonder le genre et la différence: leur
essence en effet est une forme simple; et leur être ne peut admettre ni genre
ni différence. Le Philosophe prouve en effet dans la Métaphysique que l'étant
n'est ni genre ni différence. Donc l'ange et l'âme n'ont pas de genre ni de
différence, et ainsi ne peuvent différer par l'espèce.
18. Tout ce qui diffère par l'espèce, diffère par
différence de contraires. Mais dans les substances immatérielles il n'y a pas
de contrariété, car la contrariété est principe de corruption. Donc l'ange et
l'âme ne diffèrent pas par l'espèce.
19. L'ange et l'âme semblent différer principalement
par cela que l'ange n'est pas uni à un corps, à l'inverse de l'âme. Mais cela
ne peut faire que l'âme diffère de l'ange par l'espèce: le corps en effet se
rapporte à l'âme comme matière; mais la matière ne spécifie pas la forme, c'est
plutôt le contraire. Donc en aucune façon l'ange et l'âme ne diffèrent par l'espèce.
En sens contraire: Ce qui ne diffère pas par l'espèce ne
diffère pas non plus par le nombre, sinon par la matière. Mais l'ange et l'âme
n'ont pas de matière, comme l'a montré la question précédente. Donc si l'ange
et l'âme ne diffèrent pas par l'espèce, elles ne diffèrent pas non plus par le nombre,
ce qui est manifestement faux. Reste donc qu'ils diffèrent par l'espèce.
Réponse: Certains disent que l'âme humain et l'ange sont
de même espèce. Et la thèse semble avoir été soutenue d'abord par Origène[xlix] [10]. Voulant éviter les erreurs des anciens
hérétiques, qui attribuaient la diversité des choses à divers principes,
ceux-ci introduisant la diversité du bien et du mal, il soutint que la
diversité de toutes les choses procédait du libre arbitre. Dieu, dit-il, fit en
effet au commencement toutes les créatures égales; s'agissant des rationnelles,
certaines, adhérant à Dieu, progressèrent en mieux dans leur mode d'adhésion à
Dieu; mais d'autres, s'éloignant de Dieu en vertu de leur libre arbitre,
tombèrent de pire en pire à la mesure de leur retrait de Dieu. Et ainsi,
certaines d'entre elles furent incorporées aux corps célestes, d'autres aux
corps humains, d'autres encore s'en retournèrent jusqu'à la malignité des
démons, alors que cependant l'uniformité régnait au commencement de leur
création. Mais, autant que sa position le laisse voir, Origène porta son
attention au bien des créatures singulières en négligeant la considération du
tout. Pourtant un sage artisan ne considère pas dans la disposition des
parties seulement le bien de telle ou telle partie, mais beaucoup plus le bien
du tout. C'est pourquoi le bâtisseur ne fait pas toutes les parties également
précieuses, mais plus ou moins, selon leur concours à la bonne disposition de
la maison. Et pareillement dans le corps animal, toutes les parties n'ont pas
la clarté de l'œil, car l'animal serait imparfait; mais il y a diversité dans
les parties animales pour que l'animal puisse être rendu parfait. Ainsi encore
Dieu, dans sa sagesse, n'a pas produit toutes choses égales: en effet l'univers
serait imparfait si lui manquaient les multiples degrés des étants. Donc chercher pourquoi l'opération de Dieu fait
telle créature meilleure qu'une autre serait chercher pourquoi l'artisan
institue dans son œuvre la diversité des parties.
Une fois écarté l'argument d'Origène, quelques uns modifièrent sa position
en disant que toutes les substances intellectuelles sont de même espèce pour
d'autres raisons (qui sont touchées dans les objections). Mais la position
semble impossible. Si en effet l'ange et l'âme ne sont pas composés de matière
et de forme mais ne sont que des formes, comme il a été dit dans la question
précédente, il faut que la différence qui distingue les anges les uns des
autres, ou encore de l'âme, soit une différence formelle; à moins de supposer
que les anges soient aussi unis à des corps comme les âmes: alors, du fait de
leur rapport aux corps, une différence matérielle pourrait les distinguer,
comme il a été dit des âmes précédemment. Mais cela n'est pas admis
généralement, et si cela était, ne profiterait pas à cette position: car il est
manifeste que de tels corps différeraient spécifiquement des corps humains
auxquels les âmes humaines sont unies; et des divers corps selon l'espèce, il
faut qu'il y ait diverses perfections selon l'espèce. Donc une fois écartée la
thèse que les anges ne sont pas formes des corps, s'ils ne sont pas composés de
matière et de forme, ne demeure entre les anges, ou entre les anges et l'âme,
qu'une différence formelle. Or une différence formelle fait varier l'espèce,
car c'est la forme qui donne l'espèce d'une chose. Reste ainsi que les anges
différent par l'espèce non seulement de l'âme mais encore entre eux.
Mais si quelqu'un soutient que les anges et l'âme sont composés de matière
et de forme, cette opinion non plus ne pourra tenir. Si en effet, dans les
anges aussi bien que dans l'âme, unique est de soi la matière, comme unique est
la matière de tous les corps inférieurs, et diversifiée seulement par les
formes, il faudra encore que la division de cette matière unique et commune
soit principe de distinction entre les anges et des anges à l'âme. Or comme il
est de la raison de la matière d'être privée de soi de toute forme, on ne
pourra comprendre la division de la matière avant la réception de la forme,
qui se multiplie selon la division de la matière, sinon par les dimensions
quantitatives. C'est pourquoi le Philosophe dit dans les Physiques[l] [11] que, ôtée la quantité, la substance
demeure indivisible. Or tout ce qui est composé de matière sujette à la
quantité, est un corps, et non pas seulement uni à un corps. Ainsi donc les
anges et l'âme sont des corps, ce qu'aucun homme sain d'esprit n'a dit,
puisqu'il est notamment prouvé que l'intellection ne peut être l'acte d'aucun
corps. En vérité, si la matière des anges et de l'âme n'est pas unique et
commune, mais [relève] d'ordres divers, cela ne peut être qu'en fonction de sa
référence à des formes diverses, de même qu'il n'y a pas, dit-on, de matière
unique commune entre les corps célestes et les inférieurs. C'est ainsi qu'une
telle différence de matière fait la diversité des espèces. D'où il est
impossible, semble-t-il, que les anges et l'âme soient de même espèce.
Reste à considérer pour quelle raison ils diffèrent par l'espèce. Or il
nous faut parvenir à la connaissance des substances intellectuelles par la
considération des substances matérielles. En celles-ci les divers degrés de
perfection de la nature institue la diversité d'espèce. Ce qu'il est facile de
montrer à considérer les genres eux-mêmes des substances matérielles; il est
manifeste en effet que les corps mixtes surpassent en rang de perfection les
éléments; les plantes, les corps mixtes, et les animaux, les plantes. Et en
chacun des genres, on trouve, selon les degrés de perfection naturelle,
diversité d'espèces: car chez les éléments, le terre est au plus bas, le feu ce
qu'il y a de plus noble; pareillement dans les minéraux, on découvre que la
nature progresse graduellement à travers diverses espèces jusqu'à l'espèce de
l'or; chez les plantes jusqu'à l'espèce des plantes parfaites; et chez les
animaux jusqu'à l'espèce de l'homme; cependant, certains animaux, qui disposent
seulement du tact, sont très proche des plantes par leur immobilité, et
pareillement certaines plantes sont proches des choses inanimées, comme le
montre le Philosophe dans le De Vegetabilibus[li] [12]. A cause de cela, le Philosophe dit dans
la Métaphysique[lii] [13] que les espèces des choses naturelles
sont comme les espèces des nombres, dans lesquelles une unité ajoutée ou
soustraite fait varier l'espèce. Ainsi donc aussi dans les substances
immatérielles les divers degrés de perfection de la nature fait la différence
d'espèce.
Mais sur un point il en va différemment dans les substances matérielles et
les immatérielles. Partout en effet où il y a diversité de degrés, il faut
que les degrés soient disposés en ordonnance à quelque principe unique. Dans
les substances matérielles, on observera que les divers degrés diversifiant les
espèces le sont par ordonnance à ce premier principe qu'est la matière. De là
vient que les premières espèces sont plus imparfaites et les suivantes plus
parfaites, et se comparent aux premières par addition: ainsi les corps mixtes
sont d'une espèce plus parfaite que celle des éléments, attendu qu'ils ont en
eux tout ce qu'ont les éléments et quelque chose en plus; semblable est le
rapport des plantes aux corps minéraux, et des animaux aux plantes.
En revanche, dans les substances immatérielles on observe une ordonnance
des degrés des diverses espèces, non par rapport à la matière, qu'ils n'ont
pas, mais par rapport à l'agent premier, qui doit être très parfait. Et ainsi
la première espèce est chez elles plus parfaite que la seconde, parce que plus
semblable au premier agent; et la perfection de la seconde en diminution de la
première, et ainsi de suite jusqu'à la dernière d'entre elles. D'autre part, la
perfection la plus haute, celle du premier agent, consiste en ceci que dans une
simplicité unique il possède la bonté et la perfection sous toutes ses formes.
C'est pourquoi, autant une substance immatérielle sera proche du premier agent,
autant elle sera dans la simplicité de sa nature d'une bonté plus parfaite, et
moins elle aura besoin de formes intérieurement acquises pour son accomplissement.
Et ceci se vérifie graduellement jusqu'à l'âme humaine, qui tient le degré le
plus bas, comme la matière première dans le genre des choses sensibles. Aussi
n'a-t-elle pas dans sa nature de formes intelligibles en acte, mais elle est en
puissance aux intelligibles; c'est pourquoi elle a besoin pour son opération
propre d'être actualisée par les formes intelligibles, les acquérant des choses
extérieures par les puissances sensitives. Et comme l'opération sensitive se
fait par un organe corporel, il appartient à la condition même de sa nature
d'être unie à un corps, et d'être partie de l'espèce humaine, n'ayant pas en
soi la complétude de l'espèce.
Solutions: 1. L'intellection de l'ange et celle de l'âme ne
sont pas de même espèce. Il est manifeste en effet que si les formes au
principe de l'opération diffèrent par l'espèce, il en ira nécessairement de
même des opérations: ainsi chauffer et refroidir diffèrent selon la différence
de la chaleur et du froid. Or les espèces intelligibles par lesquelles les âmes
font acte d'intellection sont abstraites des images. Et ainsi elles ne sont pas
de même nature que les espèces intelligibles par lesquelles les anges font acte
d'intellection: celles-ci leur sont innées, et c'est pourquoi le livre De Causis[liii] [14] dit que chaque Intelligence est pleine de
formes. Par conséquence l'intellection de l'ange et celle de l'âme ne sont
pas de même espèce. Cette différence fait que l'ange conçoit sans discours,
mais l'âme avec discours, car il lui est nécessaire de parvenir au
discernement des causes à partir des effets sensibles, et à partir des
accidents sensibles à l'essence des choses, laquelle ne relève pas du sens.
2. L'âme intellectuelle conçoit les principes et les
conclusions par les espèces abstraites des images; et ainsi il n'y a pas de
diversité spécifique d'intellection.
3. Le mouvement est réductible au genre, et son
espèce au terme du mouvement, en tant que la même forme est avant le mouvement
seulement en puissance, dans le mouvement même intermédiaire entre la puissance
et l'acte, et au terme du mouvement complètement en acte. Mais l'intellection
de l'âme -avec discours -et celle de l'ange -sans discours -ne sont pas de même
espèce quant à la forme. De là ne s'impose pas l'unité d'espèce.
4. L'espèce d'une chose se juge selon l'opération qui
lui revient en raison de sa nature propre, mais non selon l'opération qui lui
revient en raison de sa participation à une autre nature. Par exemple on ne
juge pas l'espèce du fer de par l'embrasement qui lui revient par la mise en
feu: autrement on jugerait que le fer et le bois sont de même espèce parce
qu'ils brûlent une fois enflammés. Je dis donc que "voir dans le
Verbe" est une opération surnaturelle de l'âme et de l'ange, leur
revenant à l'une et à l'autre en raison de leur participation à une nature
supérieure, à savoir divine, par l'illumination de la gloire. D'où l'on ne peut
conclure que l'ange et l'âme sont de même espèce.
5. Par rapport à la diversité des anges les espèces
intelligibles ne sont pas de même raison, car autant une substance
intellectuelle est supérieure et plus proche de Dieu, lequel comprend toute
chose par l'unité de son essence, autant les formes intelligibles sont en elle
plus élevées et plus aptes à devoir connaître la pluralité. C'est pourquoi il
est dit dans le De Causis[liv] [15] que les Intelligences supérieures
conçoivent par des formes plus universelles. Et Denys dit dans la Hiérarchie
céleste[lv] [16] que les anges supérieurs ont une science
plus universelle. Et ainsi l'intellection n'est pas de même espèce selon la
diversité des anges, bien qu'elle soit sans discours pour les uns et pour les
autres, parce qu'ils conçoivent par des espèces innées, non reçues des choses
qu'elles font connaître.
6. Le plus et le moins se disent en deux sens.
Premièrement suivant que la matière participe diversement à une même forme,
ainsi le bois à la blancheur et alors le plus et le moins ne diversifient pas
l'espèce. Secondement suivant les divers degrés de perfection des formes, alors
le plus et le moins diversifient l'espèce. En effet la diversité des espèces de
couleurs résulte de la proximité plus ou moins grande qu'elles ont à la
lumière. C'est ainsi que l'on rencontre le plus ou le moins dans la diversité
des anges.
7. Bien que toutes les âmes ne fassent pas également
acte d'intellection, toutes cependant conçoivent par des espèces de même
nature, à savoir reçues des images. Et c'est pourquoi le fait qu'elles soient
inégales en intelligence vient de la diversité des pouvoirs sensitifs d'où sont
abstraites les espèces, diversité qui provient elle-même de la diversité des
dispositions des corps. Il apparaît ainsi que ce plus et moins ne diversifie
pas l'espèce puisqu'il suit la diversité matérielle.
8. Connaître quelque chose par une autre advient de
deux façons. Premièrement quand on connaît l'une par l'autre, de telle sorte
que soit distincte la connaissance de l'une et de l'autre, comme lorsque
l'homme connaît la conclusion par le principe, en considérant séparément l'un
et l'autre. Secondement quand l'objet connu l'est par l'espèce qui le fait
connaître, par exemple quand nous voyons la pierre par l'espèce de la pierre
qui est dans l'œil. Selon la première façon, connaître l'un par l'autre fait le
discours, mais non l'autre façon. Or c'est de cette dernière façon que l'ange
connaît l'effet par la cause et la cause par l'effet, en tant que l'essence
même de l'ange est une certaine similitude de sa cause et qu'elle rend semblable
à soi son effet.
9. Les perfections de la grâce conviennent à l'âme et
à l'ange par la participation à la divine nature, d'après ce qui est dit dans
la seconde épître de Pierre: "Par elle [la puissance de Dieu], les plus
grandes et précieuses promesses nous ont été données, afin que vous deveniez
ainsi participants de la divine nature" etc. [lvi] [17]. Par conséquent on ne peut conclure de la
concordance dans ces perfections à l'unité d'espèce.
10. Les choses dont la fin immédiate et naturelle est
une, sont unes selon l'espèce. Mais la béatitude est la fin ultime et surnaturelle.
Donc la raison ne suit pas.
11. Augustin ne pense pas qu'il n'y ait rien
d'intermédiaire entre notre esprit et Dieu sous la raison du degré de dignité
et de nature, puisque même une âme est plus noble qu'une autre; par contre il
pense que notre âme est immédiatement justifiée par Dieu et béatifiée en lui.
Il dirait aussi bien qu'un simple soldat est immédiatement sous le roi, non pas
que d'autres ne lui soient supérieurs sous le roi, mais parce que nul n'a
propriété sur lui sinon le roi.
12. Ni l'ange ni l'âme n'est l'image parfaite de Dieu,
mais seul le Fils. Et ainsi il ne faut pas qu'ils soient de même espèce.
13. La définition susdite ne convient pas de la même
façon à l'âme et à l'ange. L'ange est en effet une substance incorporelle, et
parce qu'il n'est pas un corps et parce qu'il n'est pas uni à un corps, ce qui
ne peut être dit de l'âme.
14. Ceux qui affirment que l'âme et l'ange sont de la
même espèce confèrent une valeur maximale à ce raisonnement, mais il ne conclut
pas nécessairement. La différence ultime en effet doit être plus noble non
seulement quant à la noblesse de la nature mais encore quant à ce qu'elle
détermine, parce que la différence ultime est un quasi acte au regard de tout
ce qui précède. Ainsi donc l'intellectualité n'est pas plus noble dans l'ange
ou dans l'âme, mais elle ne l'est pas de la même façon ici et là; il en va
manifestement de même du sensible: autrement tous les animaux bruts seraient de
même espèce.
15. L'âme est partie de l'espèce, elle est cependant
le principe donnant l'espèce; c'est en ce sens que porte la recherche sur
l'espèce de l'âme.
16. Bien que la définition porte sur la seule espèce à
proprement parler, il s'en faut pourtant que toute espèce soit définissable.
Les espèces des choses immatérielles ne sont pas connues par définition ou
démonstration, comme il en va dans les sciences spéculatives, mais elles sont
connues par une simple intuition. Par conséquent l'ange ne peut être proprement
défini -car nous ne savons pas de lui ce qu'il est -mais il peut être désigné
par certaines négations. Quant à l'âme, elle est définie comme forme du corps.
17. Le genre et la différence peuvent être entendus en
deux sens. En un premier sens, selon une considération réaliste, comme ils le
sont par la Métaphysique ou la philosophie naturelle; il faut alors que le
genre et la différence soient fondés sur la diversité des natures. De ce point
de vue rien n'empêche de dire que dans les substances spirituelles il n'y ait
pas de genre et de différence, mais seulement des formes et des espèces
simples. Au second sens, selon une considération logique: alors il n'importe
pas que le genre et la différence se fondent sur la diversité des natures,
mais sur une nature unique dans laquelle on considère quelque chose de propre
et quelque chose de commun. Et ainsi rien n'empêche de poser le genre et la
différence dans les substances spirituelles.
18. Lorsqu'on parle du genre et de la différence en
philosophie des réalités physiques, il faut que les différences soient des contraires,
car la matière sur laquelle est fondée la nature du genre est de recevoir des
formes contraires. Mais selon une considération logique, il suffit de quelque
opposition dans les différences, comme on le voit dans les différences des
nombres, où il n'y a pas de contrariété. Et pareillement dans les substances
spirituelles.
19. Bien que la matière ne donne pas l'espèce, toutefois le rapport de la matière à la forme concerne la nature de la forme.
Objections: 1. Il semble que non. L'âme humaine est la plus
subtile des formes unies à un corps. La terre est le plus infime des corps. Il
ne fut donc pas convenable qu'elle fût unie à un corps terrestre.
2. On disait: ce corps terrestre, pour avoir été
ramené à l'équilibre du tempérament, possède une similitude avec le ciel,
lequel est totalement dépourvu de contraires; il en tire une noblesse telle que
l'âme rationnelle puisse lui être unie convenablement. En sens contraire: si la
noblesse du corps humain découle de sa ressemblance au corps céleste, il
s'ensuit que le corps céleste est plus noble que lui. Mais l'âme rationnelle
est plus noble que n'importe quel corps, puisque par la capacité de son
intellect elle transcende tous les corps. Donc l'âme rationnelle devrait plutôt
être unie à un corps céleste.
3. On disait que le corps céleste est en perfection
plus noble que l'âme rationnelle. En sens contraire: si la perfection du corps
céleste est plus noble que l'âme rationnelle, il faut qu'il soit intelligent,
car tout ce qui est intelligent, quel qu'il soit, est plus noble que ce qui ne
l'est pas. Si donc un corps céleste est rendu parfait par quelque substance
intellectuelle, celle-ci en sera, ou bien seulement le moteur, ou bien la
forme. Si seulement le moteur, il n'en reste pas moins que le corps humain
possède une modalité de perfection plus noble que celle du corps céleste: en
effet la forme donne spécification à ce dont elle est la forme, mais non le
moteur. C'est pourquoi rien n'empêche que des réalités dont la nature est
dépourvue de noblesse, servent d'instruments à l'agent le plus noble. Mais si
la substance intellectuelle est la forme du corps céleste, ou bien une telle
substance possède seulement l'intellect, ou bien, avec l'intellect, le sens et
les autres puissances. Si elle a le sens et les autres puissances, comme il est
nécessaire que de telles puissances soient l'acte des organes dont elles ont
besoin pour agir, il s'ensuit que le corps céleste est un corps organique, ce
qui répugne à la simplicité de son unité formelle. En revanche, si elle possède
seulement l'intellect, un intellect ne recevant rien du sens, une telle
substance n'a nul besoin d'union au corps, puisque l'opération de l'intellect
ne se fait pas par un organe corporel. Donc, puisque l'union du corps et de
l'âme n'est pas pour le corps mais pour l'âme, (parce que les matières sont
pour les formes et non l'inverse), il s'ensuit que la substance intellectuelle
n'est pas unie au corps céleste comme étant sa forme.
4. Toute substance intellectuelle créée a par nature
la possibilité de pécher, parce qu'elle peut se détourner du bien suprême qui
est Dieu. Si donc des substances intellectuelles sont unies comme formes à des
corps célestes, elles peuvent pécher. Or la peine du péché, c'est la mort,
c'est-à-dire la séparation de l'âme et du corps, et le tourment des pécheurs en
enfer. Par conséquent il a pu se faire que les corps célestes mourussent et
que leur âme fût rétrogradée en enfer.
5. Toute substance intellectuelle est capable de la
béatitude. Si donc les corps célestes sont animés par des âmes intellectuelles,
de telles âmes sont capables de la béatitude. Et ainsi dans la béatitude
éternelle il y a non seulement les anges et les hommes, mais encore certaines
natures intermédiaires, alors que pourtant les saints docteurs enseignent que
la société des saints se compose des anges et des hommes.
6. Le corps d'Adam fut proportionné à l'âme
rationnelle. Mais notre corps est dissemblable à ce corps; ce corps en effet,
avant le péché, fut immortel et impassible, ce qui n'est pas le cas de nos
corps. Donc les corps, tels que nous les avons, ne sont pas proportionnés à
l'âme rationnelle.
7. Le moteur le plus noble exige les instruments les
mieux disposés et soumis à [son] opération. Or l'âme rationnelle est ce qu'il
y a de plus noble entre les moteurs inférieurs. Donc lui est dû pour ses
opérations un corps parfaitement soumis. Or nous ne disposons pas d'un corps
d'une telle qualité, car la chair résiste à l'esprit et l'âme est tirée de ci
de là à cause de la guerre des concupiscences. Ainsi donc l'âme rationnelle n'a
pas dû être unie à un tel corps.
8. A l'âme rationnelle convient l'abondance des
esprits animaux dans un corps à parfaire. C'est pourquoi le corps de l'homme
est le plus chaud parmi les autres animaux quant au pouvoir d'engendrer de
telles forces: ce que signifie la station droite du corps humain provenant des
forces de la chaleur et des esprits animaux. Ainsi donc il eût été très
convenable que l'âme rationnelle fût unie à un corps totalement
"spirituel".
9. L'âme est une substance incorruptible; mais nos
corps sont corruptibles. Il n'est donc pas convenable que l'âme soit unie à de
tels corps.
10. L'âme rationnelle est unie au corps pour
constituer l'espèce. Mais celle-ci eût été mieux conservée si le corps à quoi
l'âme est unie était incorruptible: il ne serait plus nécessaire en effet que
l'espèce fût conservée par la génération, mais elle pourrait être conservée en
nombre dans les mêmes corps. Donc l'âme humaine a dû être unie à des corps
incorruptible.
11. Le corps humain, pour être le plus noble parmi les
corps inférieurs, doit être le plus semblable au corps céleste, qui est le
plus noble des corps. Or le corps céleste est tout à fait exempt de contrariété.
Donc le corps humain a dû avoir le minimum en fait de contrariété. Mais nos
corps n'ont pas ce minimum: en effet d'autres corps, comme ceux des pierres et
des arbres, sont plus durables, étant donné que la contrariété est principe de
dissolution. Par conséquent l'âme rationnelle n'a pas dû être unie à des corps
de même qualité que les nôtres.
12. L'âme est une forme simple. A une forme simple
revient une matière simple. Donc l'âme rationnelle a dû être unie à quelque
corps simple, tel que le feu, l'air, ou tout autre de ce genre.
13. L'âme humaine semble être en communion avec les
principes, aussi les philosophes antiques ont-ils affirmé que l'âme est de la
nature des principes, comme le montre le De anima[lvii] [1]. Or les principes des corps sont les
éléments. Par conséquent, bien que l'âme ne soit pas un élément, ou [composée]
d'éléments, elle a dû au moins être unie à un corps élémentaire, comme le feu,
l'air ou l'un des autres éléments.
14. Les corps [composés] de parties semblables s'écartent
moins de la simplicité que les corps [composés] de parties dissemblables. Comme
l'âme est une forme simple, elle a dû être unie de préférence à un corps
composé de parties semblables qu'à un corps composé de parties dissemblables.
15. L'âme est unie au corps en tant que forme et
moteur. Par conséquent l'âme rationnelle, qui est la plus noble des formes, a
dû être unie au corps le plus agile à se mouvoir. Nous voyons le contraire de
cela, car les corps des oiseaux sont plus agile à se mouvoir que les corps
humains, et pareillement les corps de beaucoup d'animaux.
16. Platon dit[lviii] [2] que les formes sont données par le
Donateur selon les aptitudes (exigences) de la matière, c'est-à-dire les
dispositions de la matière. Mais le corps humain n'a pas de disposition au
regard d'une forme si noble, car, visiblement, il est grossier et corruptible.
L'âme n'aurait donc pas dû être unie à un tel corps.
17. Dans l'âme humaine, les formes intelligibles sont
très particularisées par comparaison aux substances intelligibles supérieures.
Or de telles formes s'accorderaient à l'opération du corps céleste, qui est
cause de génération et de corruption de ces choses particulières. Donc l'âme
humaine aurait dû être unie aux corps célestes.
18. Rien n'est mû naturellement tant qu'il est dans
son lieu, mais seulement quand il est hors de son propre lieu. Mais le ciel est
mû tout en existant dans son lieu. Donc il n'est pas mû naturellement. Il est
donc mû par une âme, et ainsi il possède une âme qui lui est unie.
19. Raconter est un acte de la substance intelligente.
Or "les cieux racontent la gloire de Dieu", comme il est dit dans le
psaume 18,1. Par conséquent les cieux sont intelligents; ils
ont donc une âme intellective.
20. L'âme est la plus parfaite des formes. Par conséquent,
elle a dû être unie à un corps parfait. Mais le corps humain paraît très
imparfait: en effet il n'a ni arme pour se défendre ou pour attaquer, ni
couverture, ni rien des atouts que la nature attribue aux corps des autres
animaux. Par conséquent l'âme n'aurait pas dû être unie à un tel corps.
En sens contraire: Il est dit dans l'Ecclésiastique 17, 1-3:
"Dieu a créé l'homme de la terre et l'a fait à son image". Or les
œuvres de Dieu sont sages. Il est dit en effet dans la Genèse: "Dieu vit
que les choses qu'il avait faites étaient très bonnes" (1,31). Il fut donc
sage que l'âme rationnelle, où réside l'image de Dieu, fût unie à un corps
terrestre.
Réponse: Puisque la matière est pour la forme et non
l'inverse, c'est du côté de l'âme qu'il faut apprendre à quel corps elle doit
être unie. Car il est dit dans le De anima[lix] [3] que l'âme est non seulement la forme et
le moteur du corps, mais encore la fin. Or les questions disputées précédentes
l'ont manifesté: il est naturel à l'âme d'être unie au corps humain pour la
raison que, étant la dernière dans l'ordre des substances intelligibles comme
la matière l'est dans l'ordre des choses sensibles, l'âme humaine n'a pas
d'espèces intelligibles innées par lesquelles elle puisse mener à terme son
opération propre -l'intellection -comme font les substances intelligibles
supérieures, mais elle est en puissance à ces espèces, puisqu'elle est comme
une table rase sur laquelle rien n'est inscrit, ainsi qu'il est dit dans le De
anima[lx] [4]. C'est pourquoi il faut qu'elle reçoive
les espèces intelligibles des choses extérieures par la médiation des
puissances sensibles, lesquelles ne peuvent avoir d'opération propre sans les
organes corporels. Pour cette raison il est nécessaire que l'âme humaine soit
unie à un corps.
En conséquence, si l'âme humaine est susceptible d'être unie à un corps
pour la raison qu'elle a besoin de recevoir les espèces intelligibles des
choses par la médiation des sens, il est nécessaire que le corps, auquel l'âme
rationnelle sera unie, soit tel qu'il puisse être le plus apte à représenter
les espèces sensibles d'où proviendront les espèces intelligibles dans
l'intellect. Il faut donc que le corps auquel l'âme rationnelle est unie soit
le mieux possible apte à sentir.
Or, s'il y a plusieurs sens, toutefois il en est un au fondement des
autres, à savoir le tact, sur lequel repose en principe la nature sensible
toute entière. Aussi est-il dit dans le De anima[lxi] [5] que c'est à cause de ce sens que l'on
parle d'abord d'animalité. Delà vient qu'en cas d'immobilisation de ce sens,
comme il arrive dans le sommeil, tous les autres sens sont immobilisés. De
plus, tous les autres sens non seulement sont détruits par l'excès de leurs
propres sensibles, comme la vue par des choses très lumineuses, et l'ouïe par
des sons très forts, mais encore par l'excès des sensibles relatifs au tact,
comme par une forte chaleur ou froid. Par conséquent, puisque le corps auquel
l'âme rationnelle est unie, doit être disposé le mieux possible envers la
nature sensitive, il est nécessaire que le sens du tact soit un organe adapté
au mieux. A cause de cela, il est dit dans le De anima[lxii] [6] que ce sens, nous l'avons plus précis que
celui de tous les autres animaux, si bien qu'en raison de la qualité de ce sens
un homme sera plus habile qu'un autre aux opérations intellectuelles. Ceux dont
les chairs sont délicates, qui disposent par là d'un tact excellent, on
constate leur aptitude à la vie mentale.
Or puisque l'organe de chacun des sens ne doit pas avoir en acte les contraires
dont le sens a la perception, mais leur être en puissance pour pouvoir les
recevoir -car le récepteur doit être dépourvu de ce qu'il reçoit -, il est
nécessaire que cela se produise dans le sens du tact autrement que dans les
autres organes des sens. En effet, dans l'organe de la vue, à savoir la
pupille, manquent totalement le blanc et le noir, et généralement tout genre de
couleur; et pareillement pour l'ouïe et l'odorat. Mais cela ne peut arriver
dans le tact, car il est fait pour connaître ce qui est nécessaire à la
composition du corps animal, à savoir le chaud et le froid, l'humide et le sec.
C'est pourquoi il est impossible que l'organe du tact soit dépourvu du genre de
son sensible, mais il faut qu'il soit placé en position médiane [de ces contraires]:
c'est ainsi qu'il leur est en puissance. Donc, le corps auquel l'âme est uni,
comme il doit être adapté le mieux possible au sens du tact, il faut qu'il soit
placé dans la position médiane la meilleure par l'équilibre du tempérament.
Il apparaît en cela que toute l'opération de la nature inférieure se
termine à l'homme comme à ce qu'il y a de plus parfait. Nous voyons en effet
l'opération de la nature procéder graduellement à partir des éléments simples,
en les combinant jusqu'à parvenir au dosage le plus parfait, celui du corps
humain. Il faut donc que cette disposition soit communément dans le corps
auquel l'âme rationnelle est unie, à savoir qu'il soit d'un tempérament très
équilibré.
Or si quelqu'un veut encore considérer les dispositions particulières du
corps humain, il les trouvera ordonnées à ceci que l'homme soit doté de la
meilleure sensibilité. C'est ainsi que pour une bonne tenue des puissances
sensitives intérieures, comme l'imagination, la mémoire, et la faculté
cogitative, est nécessaire une bonne disposition du cerveau. C'est pourquoi
l'homme a été doté parmi les animaux d'un cerveau plus grand proportionnellement
à son poids. Et pour que son opération soit plus libre, il a la tête en
position supérieure, car seul l'homme est un animal de station verticale,
tandis que les autres animaux avancent la tête courbée. Et pour acquérir et
conserver cette verticalité, fut nécessaire l'abondance de la chaleur dans le
cœur, de telle sorte que par l'abondance de la chaleur et des esprits animaux
soit soutenue la station verticale. Et c'est de cette façon que l'on doit
rendre compte de la disposition du corps humain quant aux singularités propres
à l'homme.
Il faut cependant considérer que dans les choses faites de matière, il y a
certaines dispositions dans la matière même qui expliquent pourquoi telle
matière est choisie pour telle forme; et il y en a d'autres qui découlent des
contraintes de la matière et non pas du choix de l'agent. Ainsi, pour faire une
scie, l'artisan choisit la dureté du fer, pour que la scie soit apte à couper;
mais que le tranchant du fer puisse être émoussé ou devenir rouillé, cela vient
des contraintes de la matière. En effet l'artisan préférerait une matière à
l'abri de ces conséquences, s'il pouvait la trouver. Mais qu'il ne puisse la
trouver, il n'omettra pas en raison de ces défauts inévitables de faire son
oeuvre avec la matière utilisable. Il en va donc ainsi du corps humain: qu'il
soit de telle façon combiné et disposé selon ses parties pour être adapté le
mieux possible aux opérations sensitives, il a été choisi dans cette matière-ci
par le Créateur de l'homme; mais que ce corps soit corruptible, fatigable, et
souffre d'autres défauts de ce genre, cela découle des contraintes de la
matière. Il est nécessaire en effet que le corps ainsi combiné de contraires
soit assujetti à de telles défauts. On ne peut objecter à cela que Dieu aurait
pu faire autrement, car, dans l'institution de la nature, il n'y a pas à
chercher ce que Dieu pourrait faire, mais ce qu'est la nature des choses pour
qu'il la fasse, d'après Augustin dans son commentaire sur la Genèse[lxiii] [7].
Il faut savoir cependant qu'en remède à ces défauts, Dieu a conféré à
l'homme lors de son institution l'aide de la justice originelle par laquelle le
corps était soumis à l'âme tant que l'âme serait soumise à Dieu; de telle sorte
que ni la mort, ni quelque souffrance ou défaut n'arriveraient à l'homme à
moins qu'auparavant l'âme ne se fût séparée de Dieu. Mais l'âme s'étant
éloignée de Dieu par le péché, l'homme a été privé de ce bienfait et soumis aux
défauts qu'implique la nature de la matière.
Solutions: 1. L'âme est la plus subtile des formes en raison
de son intelligence; elle est cependant la dernière dans le genre des formes
intellectives: elle a donc besoin d'être unie à un corps qui soit d'un
tempérament médian. En effet pour qu'elle puisse acquérir par les sens les
espèces intelligibles, il a été nécessaire que le corps auquel elle est unie
possédât en quantité plus d'éléments lourds, à savoir plus de terre et d'eau.
Comme en effet la vertu du feu est d'un agir plus efficace, si les éléments
inférieurs ne le dépassaient pas quantité, le mélange ne pourrait se faire ni
surtout être ramené à une position médiane, car le feu consumerait les autres
éléments. Aussi le Philosophe dit-il dans le De generatione[lxiv] [8] que dans les corps mixtes abondent
davantage la terre et l'eau.
2. L'âme est unie à un tel corps, non pas parce qu'il
est semblable au ciel, mais parce que d'un mélange équilibré; en revanche
quelque similitude au ciel découle de l'éloignement des contraires. Mais selon
l'opinion d'Avicenne[lxv] [9], l'âme est unie à un tel corps en vertu
de sa similitude au ciel. Il voulait en effet que les inférieurs soient causés
par les supérieurs, ainsi les corps inférieurs par les corps célestes: et comme
ils parviendraient à la similitude des corps célestes par l'équilibre du
tempérament, ils choisiraient une forme semblable au corps céleste, qu'il
affirme être animé.
3. Au sujet de l'animation des corps célestes, il y a
plusieurs opinions tant chez les philosophes que chez les docteurs de la foi.
Car chez les philosophes, Anaxagore[lxvi] [10] soutint que l'Intellect régissant toutes
choses est totalement simple et séparé, et que les corps célestes sont inanimés.
Il fut, dit-on, condamné à mort pour avoir dit que le soleil était comme une
pierre en feu, ainsi que le raconte Augustin. Mais d'autres philosophes
affirmèrent que les corps célestes étaient animés. Parmi eux, certains dirent
que Dieu était l'âme du ciel, ce qui fut la raison de l'idolâtrie, à savoir un
culte divin décerné au ciel et aux corps célestes. Mais d'autres, comme Platon
et Aristote[lxvii] [11], sans doute affirmaient que les corps
célestes étaient animés, mais soutenaient cependant que Dieu était supérieur à
l'âme du ciel et tout à fait séparé. Chez les docteurs de la foi aussi, Origène[lxviii] [12] et ses disciples affirmèrent que les
corps célestes étaient animés. Mais certains, comme Damascène[lxix] [13], les dirent inanimés: cette position est
plus commune chez les théologiens modernes. Augustin demeure dubitatif[lxx] [14]. Tenant donc pour assuré que les corps
célestes sont mus par quelque intellect, à tout le moins séparé, et soutenant
de par les arguments l'une et l'autre partie, nous disons qu'une substance
intellectuelle est la perfection du corps céleste en tant que forme, laquelle,
certes, possède la seule puissance intellective, mais non la sensitive, comme
on peut l'entendre des propos d'Aristote dans le De anima[lxxi] [15] et la Métaphysique[lxxii] [16]; à l'inverse, Avicenne soutient que l'âme
du ciel possède en plus de l'intellect l'imagination. Mais si elle ne possède
que l'intellect, elle est unie au corps en tant que forme, non pas en vue de
l'opération intellectuelle, mais pour l'exercice de sa puissance active, selon
laquelle elle peut atteindre à une divine ressemblance en causant le mouvement
du ciel.
4. Bien que par nature toutes les substances
intellectuelles créées puissent pécher, cependant plusieurs en ont été
préservées par l'élection divine et la prédestination au moyen du secours de la
grâce, parmi lesquelles on peut ranger les âmes des corps célestes; surtout si
les démons qui péchèrent furent, d'après Damascène[lxxiii] [17], d'un ordre inférieur.
5. Si les corps célestes sont animés, leurs âmes
appartiennent à la société des anges. Augustin dit en effet dans l'Enchiridion:
"Je ne tiens pas pour certain que le soleil et la lune et l'ensemble des
astres appartiennent à la même société, à savoir celle des anges: encore que
pour quelques uns ils paraissent être des corps lumineux, sans intelligence ni
sensibilité" [lxxiv] [18].
6. Le corps d'Adam fut proportionné à l'âme humaine,
comme on l'a dit, non seulement selon ce que requiert la nature, mais selon ce
que confère la grâce, grâce dont nous sommes privés, la nature restant la même.
7. Le combat qui résulte en l'homme de concupiscences
contraires, provient des contraintes de la matière. Il était inévitable que
l'homme, possédant une sensibilité, sentît les choses délectables et que
s'ensuivît la concupiscence des choses délectables, laquelle répugne la plupart
du temps à la raison. C'est contre cela que fut donné à l'homme un remède par
grâce dans le statut d'innocence, pour que les forces inférieures ne s'élèvent
en rien contre la raison; mais ce statut, l'homme l'a perdu par le péché.
8. Les esprits animaux, bien qu'ils soient les
véhicules des forces, ne peuvent être cependant les organes des sens. Par
conséquent le corps humain n'a pu se maintenir par eux.
9. La corruptibilité vient des défauts qui suivent le
corps humain de par les contraintes de la matière, surtout après le péché, qui
a soustrait l'aide de la grâce.
10. Le mieux est à requérir dans le rapport des
dispositions à la fin, mais non dans celles qui proviennent des contraintes de
la matière. Le mieux serait en effet que le corps humain fût incorruptible,
s'il était évident selon la nature que la forme animale requiert une telle
matière.
11. Les réalités qui sont les plus proches des
éléments et qui ont un plus en matière de contrariété, comme la pierre et le
métal, sont plus durables, car elles ont moins d'harmonie; aussi ne sont-elles
pas facilement dissoutes. En effet l'harmonie des choses qui sont subtilement
proportionnées est facilement dissoute. Néanmoins chez les animaux, la cause
de la longueur de vie réside dans le fait que l'humide ne soit pas facilement dessicable ou congelable, et le chaud facilement éteint,
parce que la vie consiste dans le chaud et l'humide. Or cela se trouve dans
l'homme selon la mesure requise par une complexion tenue en équilibre. C'est
pourquoi certaines conditions sont pour l'homme plus durables et les autres
moins durables.
12. Le corps humain n'a pu être un corps simple: ni un
corps céleste, lequel n'a pu exister faute d'un organe de la sensibilité, et
principalement du tact; ni un corps simple élémentaire, parce que dans
l'élément les contraires sont en acte, tandis que le corps humain doit être
promu à un tempérament médian.
13. Les anciens physiciens estimèrent qu'il fallait
que l'âme, qui connaît toutes choses, soit semblable en acte à toutes choses.
Et pour cette raison ils la pensaient de même nature que l'élément qu'ils
posaient au principe, disaient-ils, de tout ce qui subsiste, de telle sorte que
l'âme serait semblable à tout pour connaître tout. Mais Aristote montra[lxxv] [19] ensuite que l'âme connaît toutes choses
en tant qu'elle est semblable à toutes en puissance, non en acte. C'est
pourquoi le corps auquel elle est unie n'est pas aux extrêmes mais dans un
tempérament médian, de telle sorte qu'il est ainsi en puissance aux contraires.
14. Bien que l'âme soit simple quant à son essence,
elle est multiple par le pouvoir; et d'autant plus qu'elle aura été plus
parfaite en capacités. Et par conséquent elle requiert un corps organisé qui
soit [composé] de parties dissemblables.
15. L'âme n'est pas unie au corps en vue du mouvement
local, mais plutôt le mouvement local de l'homme, comme celui des autres
animaux, est-il ordonné à la conservation du corps uni à l'âme. Or l'âme est
unie au corps en vue de l'intellection, qui est sa propre et principale opération.
Par conséquent il est requis que le corps uni à l'âme rationnelle soit disposé
le mieux possible pour servir l'âme dans ce qui est nécessaire à son
intellection et qu'elle possède en matière d'agilité et autres choses de ce
genre autant que le supporte une telle disposition.
16. Platon soutenait[lxxvi] [20] que les formes subsistaient par soi et
que la participation à des formes par les réalités matérielles avait pour fin
la perfection de ces dernières mais non celle des formes subsistant par soi.
La conséquence, c'est que les formes seraient données aux réalités matérielles
selon leur aptitude. Mais selon l'opinion d'Aristote[lxxvii] [21], les formes naturelles ne subsistent
pas par soi, et par conséquent l'union de la forme à la matière n'est pas pour
la matière mais pour la forme. Ce n'est donc pas parce que la matière est
disposée de telle façon que telle forme lui sera donnée; mais pour que la forme
soit telle, il faut que la matière soit disposée de telle façon, et, comme on
l'a dit plus haut, le corps de l'homme est ainsi disposé qu'il s'accorde à une
telle forme.
17. Le corps céleste est sans doute la cause des
choses particulières en voie de génération et de corruption, mais il est leur
cause en tant qu'agent général. C'est pourquoi, au dessous de lui, sont requis
des agents déterminés pour des espèces déterminées. Par suite il ne faut pas
que le moteur de corps céleste possède des formes particulières mais des formes
universelles, qu'il soit âme ou moteur séparé. Avicenne cependant soutint[lxxviii] [22] qu'il fallait que l'âme du ciel eût
l'imagination nécessaire à l'appréhension des particuliers. En effet, étant la
cause du ciel, selon laquelle le ciel fait rotation ici et là, il faut que l'âme
du ciel, cause du mouvement, connaisse l'ici et le maintenant; et donc il faut
qu'elle possède quelque puissance sensitive. Mais ceci n'est pas nécessaire.
Premièrement parce que le mouvement du ciel est uniforme et ne connaît pas
d'empêchement; et par conséquent une conception universelle suffit à causer un
tel mouvement (une conception particulière est requise dans les mouvements
animaux à cause de l'irrégularité des mouvements et des empêchements qui
peuvent survenir). Ensuite, parce que les substances spirituelles supérieures
peuvent connaître les particuliers sans puissance sensitive, comme on l'a
montré ailleurs.
18. Le mouvement du ciel est naturel en vertu du
principe passif ou réceptif du mouvement, car à tel corps correspond
naturellement tel mouvement; mais le principe actif de ce mouvement est
quelque substance intellectuelle. Qu'il soit dit qu'aucun corps existant dans
son lieu ne soit mû naturellement, est à comprendre du corps mû d'un mouvement
rectiligne qui change de lieu en totalité, non seulement en raison [d'être en
tel lieu] mais encore en tant que sujet [du devenir]. Mais le corps qui est mû
de façon circulaire ne change pas de lieu comme sujet, mais seulement en
raison. Par suite il n'est jamais hors de son lieu.
19. Cette preuve est frivole, bien que soutenue par
Rabbi Moyses: si "raconter" est pris au
sens propre, lorsqu'il est dit "Les cieux racontent la gloire de
Dieu" (Ps 18,1), il faut que le ciel possède non seulement l'intellect,
mais encore la langue. En fait les cieux sont dits raconter la gloire de Dieu -à
l'exposer au sens littéral -en tant que par eux est manifestée la gloire de
Dieu, mode suivant lequel même les créatures insensibles sont dites louer Dieu.
20. Les autres animaux possèdent une estimative naturelle
déterminée à des objets précis, et ainsi il leur a été possible d'être pourvus
par la nature de ressources précises; ce n'est pas le cas des hommes qui
disposent, en vertu de la raison, de conceptions illimitées. Et par conséquent,
au lieu de toutes les ressources dont les autres animaux disposent naturellement,
l'homme possède un intellect, qui est l'espèce des espèces, et des mains, qui
sont l'organe des organes, par quoi il peut se ménager par avance tout ce qui
lui est nécessaire.
Objections: 1. Il
semble que oui. Parce que dans le livre De
spiritu et anima[lxxix] [1] il est dit que l'âme dispose de facultés par
lesquelles elle se mêle au corps. Mais les facultés de l'âme sont autre chose
que son essence. Donc l'âme est unie au corps par quelque médiation.
2. On disait que l'âme
est unie au corps, moyennant les puissances, en tant que moteur, non en tant
que forme. A l'inverse: l'âme est la forme du corps en tant qu'acte; son moteur
en tant que principe d'opération. Mais ce principe d'opération, c'est la forme
en acte, car chacun agit selon qu'il est en acte. C'est donc du même point de
vue que l'âme est forme du corps et moteur. Il n'y a donc pas lieu de
distinguer au sujet de l'âme [les rôles] de forme ou moteur du corps.
3. Comme moteur du
corps l'âme n'est pas unie au corps par accident, autrement à partir de l'âme
et du corps ne constituerait pas ce qui est un par soi. Elle lui est donc unie
par soi. Mais ce qui est uni à un autre par soi-même, lui est uni sans
médiation. L'âme, en tant que moteur, n'est donc pas unie au corps par une
médiation.
4. L'âme est unie au
corps en tant que principe des opérations. Mais les opérations de l'âme ne sont
pas de l'âme seulement mais du composé, comme il est dit dans le De anima[lxxx] [2] ; ainsi entre l'âme
et le corps n'intervient pas quelque médiation, s'agissant des opérations.
L'âme, en tant que moteur, n'est donc pas unie au corps par une médiation.
5. En revanche, en tant
que forme, elle parait être unie au corps par une médiation. En effet la forme
n'est pas unie à n'importe quelle matière, mais à une matière propre. Or la
matière est appropriée à cette forme-ci ou à celle-là par des dispositions
propres, à savoir les accidents propres de la chose. Ainsi le chaud et le sec
sont les accidents propres du feu. Mais les accidents propres des [substances]
animées sont les puissances de l'âme. Donc l'âme est unie au corps par la
médiation des puissances.
6. L'âme se meut
soi-même. Or ce qui se meut soi-même est divisé en deux parties, dont l'une est
motrice et l'autre mue, comme le montre les Physiques[lxxxi] [3]. La partie motrice,
c'est l'âme. Mais la partie mue ne peut être la seule matière, car ce qui est
seulement en puissance n'est pas mû, comme le dit les Physiques. Ainsi
les corps lourds et légers, bien qu'ils aient en eux-mêmes le mouvement,
cependant ne se meuvent pas par eux-mêmes, car ils ne sont divisés qu'entre
matière et forme, laquelle ne peut être mue. Reste donc que l'animal est divisé
entre âme et quelque partie qui soit composée de matière et de forme. Par conséquent
l'âme est unie à la matière corporelle par quelque forme.
7. Dans la définition
de chaque forme est inclue sa matière propre. Mais dans la définition de l'âme,
en tant que forme, est inclue le corps physique organisé, puissance ayant la
vie, comme le montre le De anima [lxxxii] [4]. L'âme est donc
unie à un corps de ce type comme à sa matière propre. Mais cela ne va pas sans
quelque forme, à savoir sans quelque corps physique organisé ayant la vie en
puissance. Donc l'âme est unie à la matière moyennant quelque forme
déterminant préalablement la matière.
8. Il est dit dans la
Genèse: "Dieu a formé l'homme du limon de la terre et insufflé sur sa face
une haleine de vie" (Gn 2,7). L'haleine de vie,
c'est l'âme; donc quelque forme précède dans la matière l'union de l'âme. Ainsi
l'âme, par la médiation d'une autre forme, est-elle unie à la matière
corporelle.
9. Les formes sont
unies à la matière pour autant que la matière leur est en puissance. Mais la
matière est unie aux formes des éléments avant de l'être aux autres formes.
Donc l'âme et les autres formes ne sont unies à la matière que par la médiation
des formes élémentaires.
10. Le corps de l'homme,
comme de n'importe quel animal, est un corps mixte. Mais dans le mixte il faut
que demeurent les formes des éléments selon leur essence. Donc l'âme est unie
au corps par la médiation d'autres formes.
11. L'âme intellective
est forme en tant qu'intellective. Or faire acte d'intellection suppose la
médiation d'autres puissances. Donc l'âme est unie au corps moyennant d'autres
puissances.
12. L'âme n'est pas unie
à n'importe quel corps mais à un corps qui lui soit proportionné. Il faut donc
une proportion entre l'âme et le corps. Ainsi l'âme est-elle unie au corps
moyennant cette proportion.
13. Chacun agit au loin
par ce qui lui est le plus proche. Mais les forces de l'âme se diffusent dans
tout le corps par le cœur. Donc le cœur est proche de l'âme plus que les autres
parties du corps. Ainsi l'âme est-elle unie au corps par la médiation du cœur.
14. Entre les parties du
corps, on constate de la diversité et de l'ordre. Mais l'âme est simple quant
à son essence. Puisque la forme s'unit en parachevant ce qui lui est proportionné,
il semble donc que l'âme est unie d'abord à une partie du corps et, par sa
médiation, aux autres parties.
15. L'âme est supérieure
au corps. Mais les forces inférieures de l'âme sont liées aux forces
supérieures du corps. En effet l'intellect n'aurait pas besoin du corps,
n'étaient l'imagination et le sens d'où elle reçoit ses objets. A contrario,
le corps est-il uni à l'âme par ce qu'il a de plus élevé et de plus simple,
tels les esprits animaux et les humeurs.
16. Ce qui par
soustraction dissout l'union des [parties] unies entre elles constitue leur
médiation. Or, que disparaissent les esprits animaux, que s'éteigne la chaleur
naturelle et que se dessèchent les humeurs naturelles, l'union de l'âme et du
corps se dissout. Les forces susdites sont donc médiatrices entre l'âme et le
corps.
17. De même que l'âme
est unie naturellement au corps, de même cette âme à ce corps. Mais ce corps
est ce qu'il est par ses dimensions déterminées. L'âme est donc unie au corps
par la médiation de ces dimensions déterminées.
18 Les choses à distance ne sont jointes que par un
intermédiaire. Mais l'âme et le corps sont distantes au maximum puisque l'une
est incorporelle et simple, et l'autre corporel et très composé. Donc l'âme
n'est pas unie au corps sans intermédiaire.
19. L'âme humaine est
par nature semblable aux substances intellectuelles séparées qui meuvent les
corps célestes. Mais la relation des moteurs et des mobiles est dite identique.
Il semble donc que le corps humain, qui est mû par l'âme, a quelque chose en
soi de la nature du corps céleste, par la médiation duquel l'âme lui est unie.
En sens contraire: le philosophe dit
dans la Métaphysique VIII que la forme est unie à la matière
immédiatement. Or l'âme est unie au corps à titre de forme. Elle lui est donc
unie immédiatement.
Réponse: Disons qu'en tout
état de cause l'être est ce qui advient de plus immédiat et de plus
intime aux choses, comme il est dit dans le livre De causis
[lxxxiii] [5]. C'est pourquoi,
puisque la matière tient de la forme d'être en acte, il faut concevoir que la
forme donnant l'être à la matière vient à la matière avant toute chose
et lui est inhérente plus immédiatement que toute autre chose. De fait, c'est
le propre de la forme de donner à la matière d'être purement et
simplement -elle-même en effet est ce par quoi une chose est cela même qu'elle
est. De fait, par les formes accidentelles elle n'a pas l'être
absolument mais seulement selon telle modalité, par exemple d'être grand ou
coloré ou quelque chose de comparable. S'il y a donc une forme qui ne donne pas
à la matière d'être absolument, mais qui arrive à une matière déjà
existant en acte par une autre forme, elle ne sera pas forme substantielle.
Il est manifeste par là qu'entre la forme et la
matière ne peut intervenir une forme substantielle intermédiaire, comme
certains le voulurent. Ceux-ci soutenaient qu'à l'instar de l'ordre des
genres, il y a un ordre des diverses formes dans la matière: par exemple, si
nous disons que la matière est en fonction d'une première forme substance en
acte, en fonction d'une autre qu'elle est un corps, en fonction d'une autre
encore qu'elle est un corps animé, et ainsi de suite. Mais dans cette hypothèse
seule la première forme, qui ferait que la substance est en acte, serait
substantielle; quant aux autres, elles seraient toutes accidentelles, parce que
la forme substantielle est ce qui fait le une réalité individuelle, comme on
l'a déjà dit. Il faut donc dire que la forme est numériquement la même celle
par laquelle une chose a tout à la fois d'être une substance et d'appartenir à
l'espèce ultime la plus spécifique, et cela dans tous les genres
intermédiaires.
Reste donc à dire ceci: puisque les formes naturelles
sont comme les nombres -où la diversité d'espèce résulte d'une unité ajoutée
ou soustraite -, il faut admettre que la diversité des formes naturelles,
d'après lesquelles la matière est constituée en diverses espèces, résulte de ce
que l'une ajoute à l'autre une perfection supplémentaire. Par exemple: telle
forme constitue seulement [la matière] dans l'être corporel (celui-ci en effet
ne peut être que le dernier degré des formes matérielles, parce que la matière
n'est en puissance qu'aux formes corporelles; celles qui sont incorporelles
sont immatérielles, comme on l'a montré précédemment); plus parfaite une autre
forme constitue la matière dans l'être corporel et dans l'être de vie;
ultérieurement, une autre forme lui donne et l'être corporel et l'être de vie
et là-dessus ajoute l'être sensitif, et ainsi de suite pour les autres.
Il faut donc admettre qu'une forme de perfection plus
grande, pour autant qu'elle constitue la matière dans une perfection de degré
inférieur, est à comprendre avec la matière qu'elle informe comme étant
matérielle au regard d'une perfection ultérieure, et ainsi de suite: par
exemple, la matière première, dans la mesure où elle est déjà constituée dans
l'être corporel, est matière au regard de la perfection suivante qu'est la
vie. De là vient que "corps" est le genre du corps vivant, et que
"animé" ou "vivant", est la différence, car le genre est
pris de la matière et la différence de la forme. Et ainsi, en quelque façon, la
même et unique forme, selon qu'elle constitue la matière en acte de degré
inférieur, est médiatrice entre la matière et elle-même, selon qu'elle la
constitue en un acte d'un degré supérieur.
Mais la matière, pour autant qu'on la suppose
constituée dans l'être substantiel selon une perfection de degré inférieur,
peut être en conséquence pensée comme sujette aux accidents, car la substance,
selon ce degré inférieur de perfection, il lui est nécessaire d'avoir quelques
accidents propres qui, nécessairement, lui sont inhérents. Aussi, du fait que
la matière est constituée dans l'être corporel par la forme, il s'ensuit
d'emblée qu'existent les dimensions par lesquelles la matière est censée
divisible en diverses parties, de telle sorte que selon ses diverses parties
elle puisse recevoir diverses formes. Ultérieurement, du fait que la matière
est censée avoir été constituée dans un certain être substantiel, elle est susceptible,
pensera-t-on, de recevoir les accidents par lesquelles elle se dispose à une
perfection ultérieure, laquelle rend la matière propre à recevoir une
perfection plus haute. Or les dispositions de ce genre sont préconçues par la
cause agente qui introduit la forme dans la matière, bien que certains
accidents soient tellement propres à la forme qu'ils ne sont causés dans la
matière que par la forme elle-même. C'est pourquoi on ne présupposera pas dans
la matière des formes à titre de quasi dispositions, c'est bien plutôt la forme
qui leur est présupposée comme la cause à son effet.
Ainsi donc, puisque l'âme est une forme substantielle
du fait qu'elle constitue l'homme dans une espèce déterminée de substance, il
n'y a pas d'autre forme substantielle médiatrice entre l'âme et la matière
première; l'homme est rendu parfait par l'âme rationnelle selon les divers
degrés de ses perfections, à savoir qu'il est un corps, et un corps animé, et
un animal rationnel. En revanche, il faut que la matière, dans la mesure où
elle est censée recevoir de l'âme rationnelle elle-même les perfections de
degré inférieur, comme être un corps, et un corps animé, et un animal, soit en
même temps pensée avec les dispositions qui la rendent apte à être la matière
appropriée à l'âme rationnelle au moment où celle-ci lui donne l'ultime
perfection. Ainsi donc, l'âme, en tant que forme donnant d'être en acte, n'a
pas de principe intermédiaire entre elle et la matière.
Mais parce que la même forme qui donne l'être
à la matière est de plus principe d'opération -car chacun agit pour autant
qu'il est en acte -il est nécessaire que l'âme, comme toute autre forme, soit
encore principe d'opération. En outre, il est à considérer que le degré de
perfection des formes dans l'acte d'être est identique au degré de leur
efficience dans l'acte d'opérer, car l'opération relève de l'existant en acte.
Et ainsi, autant une forme est de perfection supérieure dans la donation de
l'acte d'être, autant elle est d'une efficience supérieure dans l'acte
d'opérer. C'est pourquoi les formes plus parfaites ont des opérations multiples
et plus diverses que les formes moins parfaites. De là vient qu'à la diversité
des opérations dans les réalités moins parfaites suffit la diversité des
accidents; mais dans les choses plus parfaites est requise de plus la
diversité des parties, et d'autant plus que la forme sera plus parfaite. Nous
voyons en effet qu'au feu conviennent diverses opérations suivant la diversité
des accidents, comme monter plus haut de par sa légèreté, chauffer de par sa
chaleur, et ainsi pour d'autres choses de ce genre; toutefois chacune de ces
opérations appartient à n'importe quelle partie du feu. Mais dans les corps
animés, qui possèdent des formes plus nobles, aux opérations diverses sont
attribuées des parties diverses: ainsi dans les plantes, autres sont les
opérations respectives des racines, du tronc et des rameaux. Et plus les corps
animés seront parfaits, plus il est nécessaire, en raison de cette plus grande perfection,
de trouver une plus grandes diversité dans les parties. Voilà pourquoi, comme
l'âme rationnelle est la plus parfaites des formes naturelles, on trouve chez
l'homme, à cause de la diversité des opérations, une extrême distinction des
parties; et à chacune d'elles l'âme donne l'être substantiel selon le mode
convenable à leur opération. Le signe en est que, ôtée l'âme, ne demeure ni
chair, ni œil, sinon par équivoque.
Mais comme il faut que l'ordre des instruments suive
l'ordre des opérations, entre les diverses opérations qui procèdent de l'âme,
l'une précède naturellement l'autre; il est donc nécessaire qu'une partie du
corps soit mue par une autre à son opération. C'est ainsi qu'entre l'âme,
moteur et principe des opérations, et le corps tout entier s'interpose quelque
médiation, pour la raison que, par la médiation d'une première partie, elle
meut les autres à leur opération: ainsi par la médiation du cœur elle meut les
autres membres à leurs opérations vitales. Mais pour autant qu'elle donne l'être
au corps, elle donne immédiatement l'être substantiel et spécifique à toutes
les parties du corps. En raison de quoi beaucoup disent que l'âme est comme
forme unie au corps sans médiation, et comme moteur par médiation. Cette
opinion procède de la thèse d'Aristote, qui soutint que l'âme est la forme
substantielle du corps. Mais comme certains soutenaient, selon l'opinion de
Platon, que l'âme est unie au corps comme une substance à une autre, ils furent
dans la nécessité de poser des médiations par lesquelles l'âme s'unit au corps.
En effet, des substances diverses et distantes ne sont réunies que si quelque
lien les unit. Ainsi donc certains soutinrent que les esprits animaux vitaux et
l'humeur intervenaient en médiateurs entre l'âme et le corps, pour d'autres
c'était la lumière, pour d'autre encore les puissances de l'âme ou quelque
chose de ce genre. Mais aucune de ces médiations n'est nécessaire si l'âme est
la forme du corps, car tout ce qui est, au titre d'étant, est un. Voilà
pourquoi, puisque la forme donne par elle-même l'être à la matière, elle est
unie par elle-même à sa matière propre, et non par quelque autre lien.
Solutions: 1. Les
forces de l'âme sont pour elle les qualités par lesquelles elle agit. Et ainsi
elles sont médiatrices entre l'âme et le corps en tant que l'âme meut le corps,
non pas en tant qu'elle lui donne l'être. A noter cependant que le livre De spiritu et anima n'est pas d'Augustin, et que l'auteur
de ce livre pense que l'âme est [identique] à ses puissances. Par suite tombe
complètement l'objection.
2. Sans doute l'âme
est-elle forme pour autant qu'elle est tout à la fois acte et moteur, et donc
identiquement forme et moteur, cependant autre est son effet sous la raison de
forme, autre son effet sous la raison de moteur.
3. Du mobile et du
moteur comme tels ne résulte pas ce qui est un par soi; mais de ce moteur
qu'est l'âme et de ce mobile qu'est le corps résulte l'un par soi, en tant que
l'âme est forme du corps.
4. Quant à cette
opération de l'âme qui relève du composé, ce n'est pas entre l'âme et n'importe
quelle partie du corps qu'intervient une médiation; mais il y a une partie
singulière du corps par laquelle l'âme exerce d'abord cette opération qui vient
en médiation entre l'âme, principe de cette opération, et toutes les autres
parties du corps qui participent à cette opération.
5. Les dispositions
accidentelles qui rendent la matière propre à quelque forme ne sont pas
simplement des médiations entre la forme et la matière, mais entre la forme
selon qu'elle donne la perfection ultime, et la matière selon qu'elle est déjà
parfaite d'une perfection de degré inférieur. En effet, la matière est par
elle-même appropriée au plus petit degré de perfection, parce que la matière
est par elle-même en puissance à l'être substantiel corporel, et pour cela ne
requiert aucune disposition. En revanche, une fois cette perfection présupposée
dans la matière, sont requises les dispositions à une perfection ultérieure. Il
faut savoir toutefois que les puissances de l'âme sont des accidents propres de
l'âme qui n'existent pas sans elle. Par conséquent, à titre de puissances,
elles n'ont pas raison de dispositions à l'endroit de l'âme, à moins que les
puissances de la partie inférieure de l'âme ne soient dites dispositions à une
partie supérieure, comme le sont les puissances de l'âme végétative envers
l'âme sensitive, d'après ce qu'on peut savoir des considérations précédentes.
6. Cet argument conclut
que l'animal est divisé en deux parties, dont l'une est le corps mobile et
l'autre le moteur, ce qui est vrai. Mais il faut savoir que l'âme meut le corps
selon l'appréhension et l'appétit. Or l'appréhension, comme l'appétit, est en
l'homme double: l'une qui relève de l'âme seulement, et non d'un organe
corporel -elle appartient à la partie intellective; l'autre qui relève du
composé -elle appartient à la partie sensitive. La première ne meut le corps
que par la médiation de celle relevant de la partie sensitive: car il n'y a de
mouvement que du singulier, et c'est pourquoi l'appréhension universelle, qui
relève de l'intellect, ne peut mouvoir que par la médiation du particulier,
objet du sens. Ainsi donc, que l'homme ou l'animal soit divisé en une partie
motrice et une partie mue, cette division n'est pas entre la seule me et le seul
corps, mais entre une partie du corps animé et une autre: car cette partie du
corps animé dont l'opération est d'appréhender et de désirer meut tout le
corps. Maintenant, supposé que la partie intellective meuve immédiatement, de
telle sorte que la partie motrice soit l'âme seulement, restera encore la
réponse faite plus haut: car l'âme humaine sera motrice en fonction de ce qu'il
y a de plus élevé en elle-même, à savoir en fonction de la partie intellective;
mais le mû ne sera pas la matière première seulement, mais la matière première
selon qu'elle est constituée en être corporel et vital, et cela par l'âme
elle-même et non par une autre forme. Il n'est donc pas nécessaire de postuler
une forme substantielle intermédiaire entre l'âme et la matière.
Mais parce qu'il y a dans l'animal tel mouvement qui
ne suit pas l'appréhension et l'appétit, comme le mouvement du cœur ou celui de
la croissance, ou encore le mouvement de l'aliment diffus‚ par le corps
(d'ailleurs commun aux plantes), il faut dire ceci au sujet de ces mouvements:
l'âme ne donne pas seulement à l'animal ce qui lui est propre mais encore ce
qui relève des formes inférieures, comme ce qu'on a dit le manifeste; par
conséquent, de même que les formes inférieures sont principes de mouvement naturel
dans les corps naturels, de même aussi l'âme dans le corps de l'animal. C'est
pourquoi le philosophe dit dans le De anima[lxxxiv] [6] que l'âme est la
nature d'un tel corps. De ce fait, les opérations de l'âme se distinguent en
opérations animales et naturelles: sont dites animales celles qui découlent de
l'âme selon ce qui lui est propre; naturelles celles qui découlent de l'âme
selon qu'elle produit l'effet des formes naturelles inférieures. On dira donc
que, de même que le feu par sa forme naturelle a un mouvement naturel par
lequel il tend vers le haut, de même la partie du corps animé où se trouve le
mouvement qui ne suit pas d'appréhension, a naturellement ce mouvement de par
l'âme. De fait, de même que le feu est naturellement mû vers le haut, de même
le sang est naturellement mû à ses lieux propres et déterminés. Et pareillement
le cœur est mû de son mouvement propre, encore qu'à cela coopère le dégagement
des esprits animaux venus du sang et par lesquels le cœur est dilaté et
contracté, comme le dit Aristote là où il traite de la respiration et de
l'expiration[lxxxv] [7]. Ainsi donc une
première partie où se trouve tel mouvement ne se meut pas soi-même mais est mue
naturellement à l'exemple du feu; mais cette partie-là en meut une autre; et
ainsi tout l'animal se meut lui-même, puisque l'une de ses parties est motrice
et l'autre mue.
7. Le corps physique
organisé se réfère à l'âme comme la matière à la forme, non pas qu'il soit tel
par une autre forme, mais parce qu'il est cela même par l'âme, comme on l'a
montré plus haut.
8. Ce qui est dit dans
la Genèse: "Dieu a formé l'homme du limon de la terre", ne précède
pas dans le temps ce qui suit: "et il insuffla sur sa face un souffle de
vie", mais seulement par ordre de nature.
9. La matière est selon
son ordre en puissance aux formes, non pas qu'elle reçoive les diverses formes
substantielles les unes sur les autres, mais parce qu'elle ne reçoit le propre
d'une forme supérieure que par ce qui fait le propre d'une forme inférieure,
comme on l'a exposé. Et suivant cette modalité, elle est censée recevoir les
autres formes par la médiation des formes élémentaires.
10. Les formes
élémentaires ne sont pas selon leur essence en acte dans le mixte, comme le
soutiendra Avicenne: en effet elles ne peuvent être dans une seule partie de la
matière. Mais si elles étaient en diverses parties, il n'y aurait pas de
mélange du tout, c'est-à-dire un vrai mélange, mais un mélange apparent. Dire
encore avec Averroès que les formes des éléments supportent le plus ou le moins
est ridicule, puisque ce sont des formes substantielles qui ne peuvent
supporter le plus et le moins. Car il n'y a pas d'intermédiaire entre la
substance et les accidents, comme lui-même l'imagine. Il ne faut pas dire non
plus qu'elles sont totalement corrompues, mais, comme dit Aristote, elles
demeurent virtuellement; et c'est possible tant que demeurent, en quelque
façon, les accidents propres des éléments, car en eux demeurent la vertu des
éléments.
11. Bien que l'âme soit
la forme du corps selon l'essence de l'âme intellectuelle, elle ne l'est pas
selon l'opération intellectuelle.
12. La proportion entre
l'âme et le corps est dans les proportionnés eux-mêmes; par conséquent il ne
faut qu'il y ait quelque chose d'intermédiaire entre l'âme et le corps.
13. Le cœur est le
premier instrument par lequel l'âme meut les autres parties du corps; et ainsi
par sa médiation l'âme est-elle unie aux parties restantes du corps comme
moteur, encore que la forme soit unie par soi et immédiatement à chaque partie.
14. L'âme est sans doute
une forme simple selon son essence, elle est cependant multiple en capacité
d'action, en tant que principe de diverses opérations. Et parce que la forme
parachève la matière non seulement quant à l'être, mais encore quant à l'agir,
il faut, bien que l'âme soit une forme une, que les différentes parties du
corps soient portées par elle à leur perfection en divers façons, et chacune en
fonction de son opération. En raison de quoi, il faut qu'il y ait un ordre dans
les parties selon l'ordre des opérations, comme on l'a dit. Mais cet ordre-là
résulte du rapport du corps à l'âme comme moteur.
15. S'agissant des
forces inférieures de l'âme, il faut répondre qu'elles relient les forces
supérieures du corps quant à l'opération, pour autant que les forces
supérieures aient besoin des opérations des inférieures, qui s'exercent par le
corps. C'est de cette façon que le corps, par ses parties supérieures, est
joint à l'âme selon l'opération et le mouvement.
16. De même que la forme
n'advient pas à la matière si celle-ci n'est pas rendue propre par les
dispositions requises, de même à la cessation de ces dispositions l'âme ne peut
demeurer dans la matière. C'est ainsi que l'âme se détache du corps quand
cessent la chaleur et les humeurs naturelles et autres choses de ce genre, en
tant que par elles le corps est disposé à recevoir l'âme. C'est pourquoi les
choses de ce genre interviennent en médiation entre l'âme et le corps, à titre
de dispositions. Comment? on l'a dit plus haut.
17. On ne peut penser
des dimensions dans la matière sans penser que la matière est constituée par
la forme substantielle dans l'être substantiel corporel; ce qui n'arrive
en vérité par aucune autre forme que l'âme dans l'homme, comme on l'a dit.
C'est pourquoi les dimensions de ce genre ne sont pas présupposées avant la
présence complète de l'âme à la matière, mais seulement par rapport aux degrés
ultérieurs de perfection, comme on l'a exposé.
18. L'âme et le corps ne
sont pas distantes comme des choses de genres ou d'espèces divers, puisque ni
l'une ni l'autre ne relèvent du genre ou de l'espèce, comme on le sait par les
questions antérieures, mais seulement leur composé. Or l'âme est par soi-même
forme du corps, lui donnant l'être. Elle lui est donc unie par soi et immédiatement.
19. Le corps humain a
quelque chose de commun avec le corps céleste; non pas qu'une propriété du
corps céleste, comme la lumière, intervienne en médiation entre l'âme et le
corps; mais selon qu'il est constitué dans une certaine égalité de tempérament,
à l'écart de la contrariété, comme on l'a exposé plus haut.
Objections: 1. Il
semble que non. L'âme est dans le tout le corps comme la perfection dans le
sujet perfectible. Or celui-ci est le corps organisé: l'âme est en effet l'acte
du corps physique organisé‚ ayant la vie en puissance, comme il est dit dans
le De anima[lxxxvi] [1]. Donc l'âme
n'existe pas sans le corps organisé‚. Donc l'âme n'est pas en chaque partie du
corps.
2. La forme est
proportionnée à la matière. Mais l'âme, pour autant qu'elle est forme du corps,
est une certaine essence simple. Donc une matière multiple ne s'accorde pas à
elle. Mais les diverses parties du corps, qu'elles soient de l'homme ou de
l'animal, sont analogues à une matière multiple, puisqu'elles ont entre elles
une grande diversité. L'âme n'est donc pas la forme de chaque partie du corps.
Aussi n'est-elle pas dans chaque partie du corps.
3. Hors du tout, pas de
reste. Si donc l'âme est tout entière en chaque partie du corps, en dehors de
celle-ci rien ne reste de l'âme. Il est donc impossible qu'elle soit tout
entière en chaque partie du corps.
4. Le Philosophe dit
dans le livre La cause des mouvements
animaux: "Il faut se représenter la constitution de l'animal sous le
modèle de celle d'une cité bien régie par les lois. Dans la cité‚ en effet, une
fois l'ordre consolidé‚ il n'est pas besoin d'un monarque à part qui doive
intervenir dans chaque éventualité, mais chaque citoyen exécute pour sa part la
tâche qui est la sienne conformément à l'ordre établi, et tel acte suit tel
autre selon la coutume. Chez les animaux le processus est le même de par la
nature, du fait que chacune des parties est naturellement constituée pour exercer
sa fonction, si bien qu'il n'est pas besoin d'une âme en chacune. En revanche,
du fait que l'âme existe en un certain principe du corps, les autres parties
vivent grâce à leur union naturelle avec lui, et exercent par nature la tâche
qui leur est propre"[lxxxvii] [2]. L'âme n'est donc
pas en chaque partie du corps, mais en une seulement.
5. Le Philosophe dit
dans les Physiques [lxxxviii] [3] que le moteur du
ciel doit être ou dans le centre ou en quelque point de la circonférence, parce
que l'un et l'autre sont principes dans le mouvement circulaire. Et il montre
qu'il ne peut être dans le centre mais dans la circonférence, parce que plus
les principes sont proches de la circonférence et loin du centre, plus les
mouvements sont rapides. Pareillement, il faut que le moteur animal soit dans
cette partie où apparaît principalement le mouvement. Or c'est le cœur. Donc
l'âme est seulement dans le cœur.
6. Le Philosophe dit au
livre De la jeunesse et de la vieillesse
[lxxxix] [4] que les plantes ont
leur principe nutritif entre le haut et le bas. Mais le haut et le bas dans
les plantes se situent comme le haut et le bas, la droite et la gauche, l'avant
et l'arrière chez les animaux. Il faut donc que le principe de la vie qu'est
l'âme, soit chez l'animal au milieu de ces repères particuliers. Or c'est le
cœur. Donc l'âme est seulement dans le cœur.
7. Toute forme existant
dans un tout et en chacune de ses parties désigne de son nom le tout et chaque
partie, comme le montre la forme du feu, car chaque partie du feu est feu. Mais
chaque partie de l'animal n'est pas l'animal. L'âme n'est donc pas en chaque
partie du corps.
8. L'acte
d'intellection appartient à quelque partie de l'âme. Mais il n'est pas en
quelque partie du corps. Donc l'âme n'est pas tout entière en chaque partie du
corps.
9. Le Philosophe dit
dans le De anima [xc] [5] que de même que
l'âme se rapporte au corps, de même une partie de l'âme à une partie du corps.
Si donc l'âme est dans le corps tout entier, elle ne sera pas tout entière en
chaque partie du corps.
10. On disait que le
Philosophe parle de l'âme et de ses parties en tant qu'elle est moteur, et non
pas en tant qu'elle est forme. A
l'inverse: Le Philosophe dit là même[xci] [6] que si l'œil était
l'animal, la vue serait son âme. Mais l'âme est la forme de l'animal. C'est
donc comme forme et non comme moteur seulement qu'une partie de l'âme est dans
le corps.
11. L'âme est le
principe de vie de l'animal. Si donc l'âme était dans chaque partie du corps,
chacune de ces parties recevrait immédiatement la vie du corps; et ainsi aucune
partie ne dépendrait d'une autre pour vivre; ce qui est manifestement faux, car
les autres parties dépendent du cœur pour vivre.
12. L'âme est mue par
accident selon le mouvement du corps où elle est; et pareillement en repos par
accident quand le corps où elle est se repose. Mais il arrive, alors qu'une
partie du corps est au repos, qu'une autre soit mue. Si donc l'âme est en
chaque partie du corps, il faut que simultanément elle soit mue et en repos, ce
qui est impossible.
13. Toutes les
puissances de l'âme s'enracinent dans l'essence de l'âme. Si donc l'essence de
l'âme est dans chaque partie du corps, il faut que chaque partie de l'âme soit
dans chaque partie du corps, ce qui est manifestement faux, car l'ouïe n'est
pas dans l'œil mais dans l'oreille seulement, et ainsi des autres puissances.
14. Tout ce qui est dans
un autre est dans cet autre selon le mode d'être de ce dernier. Si donc l'âme
est dans le corps, il faut qu'elle soit en lui selon le mode d'être d'un corps.
Mais le mode du corps est que là où est une partie, l'autre n'est pas. Donc là
où est une partie de l'âme, l'autre n'est pas. Et ainsi elle n'est pas tout
entière en chaque partie du corps.
15. Certains animaux
imparfaits, dénommés annélides, continuent à vivre une fois découpés, parce
que leur âme demeure en chaque partie du corps après découpage. Mais l'homme et
les autres animaux supérieurs ne vivent pas quand ils sont découpés. L'âme
n'est donc pas en eux dans chaque partie du corps.
16. Comme l'homme ou l'animal
est un tout composé de diverses parties, ainsi la maison. Mais la forme de la
maison n'est pas en chacune des parties, mais dans le tout. Ainsi donc l'âme,
forme de l'animal, n'est pas tout entière en chaque partie du corps, mais dans
le tout.
17. L'âme donne l'être au corps en tant qu'elle est sa
forme. Mais elle est sa forme en raison de son essence, laquelle est simple.
Donc par son essence simple elle donne l'être
au corps. Si donc l'âme est comme forme en chaque partie du corps, il s'en
suivrait qu'à chaque partie du corps elle donnerait l'être uniformément.
18. La forme est unie à
la matière plus intimement que le localisé au lieu. Mais un singulier localisé
ne peut être simultanément en plusieurs lieux, fût-il une substance
spirituelle. En effet il n'est pas admis par les maîtres que l'ange soit
simultanément en divers lieux. Donc l'âme ne peut être en diverses parties du
corps
En sens contraire: 1. Augustin
dit dans le De Trinitate[xcii] [7] que l'âme est tout
entière en tout le corps, et tout entière en chacune de ses parties.
2. L'âme ne donne l'être au corps qu'à la condition de lui
être unie. Mais l'âme donne l'être à
tout le corps et à chacune de ses parties. Donc l'âme est dans le corps tout
entier et en chacune de ses parties.
3. L'âme n'opère que là
où elle est. Mais les opérations de l'âme apparaissent en chaque partie du
corps. Donc l'âme est en chacune des parties du corps.
Réponse: La vérité de cette
question dépend de la précédente. On a montré en effet que l'âme, selon qu'elle
est forme du corps, est unie à tout le corps immédiatement et non pas par la
médiation de l'une de ses parties. Elle est en effet la forme de tout le corps
et de chacune de ses parties. Et cela, il est nécessaire de le dire: étant
donné que le corps de l'homme ou de tout autre animal est un certain tout
naturel, on le dit "un" de ce qu'il a une forme "une", par
laquelle il est rendu parfait, et pas seulement par agrégation et composition,
comme il arrive dans la maison et autres choses de ce genre. C'est pourquoi il
faut que chaque partie de l'homme et de l'animal reçoive l'être spécifique de
l'âme comme de sa forme propre. De là, le Philosophe dit[xciii] [8] qu'au retrait de
l'âme, ni l'œil ni la chair ni quelque partie ne demeure, sinon par équivoque.
Or il n'est pas possible qu'un sujet reçoive l'être spécifique d'un agent
séparé tenant le rôle de forme (ceci s'apparenterait en effet à la position de
Platon affirmant que les choses sensibles reçoivent l'être et l'espèce par
participation à des formes séparées), mais il faut que la forme appartienne à
ce à quoi elle donne l'être, car
forme et matière sont les principes constituant intrinsèquement l'essence d'une
chose. C'est pourquoi si, au jugement d'Aristote, l'âme comme forme donne
l'être spécifique à chaque partie du corps, il faut qu'elle soit en chaque
partie du corps: de fait et pour la même raison, nous disons que l'âme est dans
le tout parce qu'elle est la forme du tout. C'est pourquoi, si elle est la
forme de chaque partie, il faut qu'elle soit en chaque partie, et non dans le
tout seulement, ni dans une partie seulement. Ce que montre bien la définition
de l'âme: elle est en effet la forme du corps organisé. Or le corps organisé
est constitué de divers organes. Si donc l'âme était en tant que forme dans une
partie seulement, elle ne serait pas l'acte du corps organisé, mais l'acte du
seul organe, par exemple du cœur ou de quelque autre organe, et les parties
restantes seraient actualisées par d'autres formes. Et ainsi le tout perdrait
son unité de nature pour une unité de composition. Reste donc que l'âme soit
dans le corps tout entier et en chacune des parties.
Mais à rechercher si l'âme est tout entière dans le
tout et en chacune de ses parties, il faut considérer en quel sens on le dit.
La totalité peut être attribuée à une forme en un triple sens, suivant les
trois façons possibles pour quelque chose d'avoir des parties. D'une première
façon, quelque chose a des parties selon la division de la quantité, qu'il
s'agisse du nombre ou de l'étendue: mais l'unité de la forme n'est pas
concernée par la totalité du nombre ou de la grandeur, si ce n'est peut-être
par accident, par exemple pour les formes qui sont divisées accidentellement
par la division du continu, comme la blancheur par la division d'une surface.
D'une autre façon, on attribuera le tout en rapport aux parties essentielles
de l'espèce: ainsi la matière et la forme sont dites parties du composé, et le
genre et la différence parties de l'espèce. Ce mode de totalité est encore
attribué aux essences simples en raison de leur perfection: en effet, de même
que les substances composées tirent leur perfection de la conjonction de leurs
principes essentiels, de même les substances simples détiennent par elles-mêmes
la perfection de leur espèce. D'une troisième façon, le tout se dit de quelque
chose par comparaison aux parties de l'efficience ou du pouvoir, parties qui se
prennent de la division des opérations.
Si donc il s'agit de la forme qui est divisée par la
division du continu, et que l'on cherche à son propos si elle est tout entière
en chaque partie du corps, par exemple si la blancheur est tout entière en
chaque partie d'une surface, et si la totalité se prend de son rapport aux parties
quantitatives -totalité qui en vérité appartient à la blancheur par accident -alors
celle-ci n'est pas tout entière en chaque partie, mais tout entière dans le
tout et en partie dans les parties. Mais si on s'interroge sur la totalité qui
appartient à l'espèce, alors elle est tout entière en chaque partie, car la
blancheur est aussi intense dans les parties que dans le tout. Il est vrai que
du point de vue de l'efficience elle n'est pas tout entière en chaque partie,
car la blancheur qui recouvre une partie de la surface ne fait pas autant
d'effet que celle qui recouvre toute la surface, comme la chaleur qui est dans
un petit feu n'a pas autant de force pour chauffer que la chaleur qui est dans
un grand feu.
Supposons à présent l'unité de l'âme existant dans le
corps (on s'interrogera à ce sujet par la suite), cette unité n'est pas
divisible par cette division de la quantité qu'est le nombre. En outre, il est
clair qu'elle n'est pas divisible par la division du continu, en particulier
s'agissant de l'âme des animaux supérieurs, qui perdent la vie une fois découpés;
il en irait autrement des âmes des animaux annélides, chez lesquels l'âme est
une en acte, et plusieurs en puissance, comme l'enseigne le Philosophe[xciv] [9]. Reste donc que
dans l'âme de l'homme comme de tout animal supérieur on ne peut admettre la
totalité que selon la perfection spécifique et selon le pouvoir ou
l'efficience.
Nous disons donc: puisque la perfection de l'espèce
appartient à l'âme en raison de son essence, et que l'âme selon son essence est
forme du corps, et qu'à titre de forme du corps elle est en chaque partie du
corps, comme on l'a montré, il reste que l'âme est tout entière en chaque
partie du corps selon la totalité de la perfection spécifique.
Quant à la totalité entendue selon le pouvoir ou
l'efficience, elle n'est pas tout entière en chaque partie du corps, ni même
tout entière dans le tout [du corps], si nous parlons de l'âme humaine. On a
montré en effet par les questions précédentes que l'âme humaine, parce qu'elle
excède la capacité du corps, se réserve le pouvoir de produire des opérations
où le corps ne communique pas, comme penser et vouloir. C'est pourquoi
l'intellect et la volonté n'actualisent pas d'organe corporel. Mais quant aux
opérations qu'elles exercent par les organes corporels, la totalité du pouvoir
et de l'efficience propre à l'âme est dans le corps tout entier, mais non dans
chaque partie du corps, dans la mesure où les diverses parties du corps sont
adaptées aux diverses opérations de l'âme. En conséquence, l'âme est selon tel
pouvoir en telle partie du corps seulement, au regard de l'opération qui
s'exerce par telle partie du corps.
Solutions: 1. Puisque
la matière est pour la forme, et la forme ordonnée à son opération propre, il
faut que la matière d'une forme donnée soit telle qu'elle s'accorde à l'opération
de cette forme: ainsi la matière de la scie sera le fer, parce qu'elle
s'accorde à l'œuvre de la scie en vertu de sa dureté. Puisque donc l'âme est
capable de diverses opérations à cause de la perfection de son efficience, il
est nécessaire que sa matière soit un corps constitué de parties, appelées
organes, adaptés aux diverses opérations de l'âme: c'est pour cette raison que
le corps tout entier, à quoi correspond l'âme comme forme, est organisé. Or les
parties sont pour le tout. Par conséquent, ce qui correspond à l'âme, ce n'est
pas telle partie du corps, tenue pour le sujet propre et principal qu'elle
aurait à parfaire, mais c'est la partie en tant qu'ordonnée au tout. Par
conséquent, il ne faut pas qu'une partie quelconque du corps soit le corps organisé,
même si l 'âme en est la forme.
2. Puisque la matière
est pour la forme, la forme donne l'être spécifique à la matière de façon à
l'accorder à l'opération de l'âme. Et parce que le corps, que l'âme actualise,
requiert une diversité dans ses parties afin de s'accorder aux diverses
opérations de l'âme, ainsi l'âme, bien qu'elle soit une et simple selon son
essence, actualise diversement les parties du corps.
3. Puisque l'âme est
dans telle partie du corps de la façon qu'on a dite, rien de l'âme n'est en
dehors de l'âme présente en la dite partie du corps. Il ne s'ensuit pas
cependant que rien de l'âme ne soit en dehors de cette partie du corps, mais
que rien de l'âme ne soit étranger à la totalité du corps dont elle est, à tire
principal, la perfection.
4. Le Philosophe parle
ici de l'âme quant à sa puissance motrice. En effet le principe du mouvement du
corps est dans une partie du corps, à savoir dans le cœur, et par cette partie
il meut le corps tout entier. C'est manifeste par l'exemple du gouvernant qu'il
propose.
5. Le moteur du ciel
n'est pas circonscrit au lieu quant à sa substance. Mais le Philosophe veut
montrer où il se situe du point de vue où il est principe du mouvement. Et, de
cette façon, quant au principe du mouvement, l'âme est dans le cœur.
6. Même dans les
plantes, il est dit que l'âme est au milieu du haut et du bas, en tant qu'elle
est principe de certaines opérations; il en va de même chez les animaux.
7. Aucune partie de
l'animal n'est l'animal alors que chaque partie du feu est du feu, parce que
toute les opérations du feu sont sauvegardées en chaque partie du feu, tandis
que les opérations de l'animal ne le sont pas en chacune de ses parties,
surtout chez les animaux supérieurs.
8. Le raisonnement
conclut que l'âme n'est pas tout entière en chaque partie du corps quant à son
efficience, il est vrai de le dire.
9. Les parties de
l'animal sont prises par le Philosophe, non pas quant à l'essence de l'âme,
mais quant à son pouvoir. Il dit ainsi[xcv] [10] que de même que
l'âme est dans le corps tout entier, de même une partie de l'âme dans une
partie du corps. Car de même que tout le corps organisé a pour tâche de servir
à toutes les opérations de l'âme exercées par le corps, de même un organe donné
celle de servir à telle opération déterminée.
10. Les puissances de
l'âme s'enracinent dans l'essence de telle sorte que là où est quelque
puissance de l'âme, là est l'essence de l'âme. Que donc le Philosophe dise que,
dans le cas où l'œil serait l'animal, la vue serait son âme, n'est pas à
comprendre de la puissance de l'âme abstraction faite de son essence; à
l'inverse, l'âme est la forme du corps tout entier par son essence, non par la
puissance sensitive.
11. Etant donné que
l'âme opère au moyen d'une partie première dans les autres parties du corps,
que d'autre part le corps est adapté à l'âme du fait qu'elle en est la cause
efficiente, comme dit le Philosophe au De
anima[xcvi] [11], il est nécessaire
que la disposition des autres parties, dans la mesure où elles sont
perfectibles par l'âme, dépende de la partie première. Et pour autant la vie
des autres parties dépend du cœur, car après qu'une disposition due cesse
d'être dans une partie quelconque, l'âme ne lui est plus unie comme forme. Il
n'en reste pas moins que l'âme est immédiatement la forme de chaque partie du
corps.
12. L'âme n'est ni mue
ni ne repose quand le corps est en mouvement ou en repos, si ce n'est par
accident. Or il n'y a pas d'inconvénient à être mû par accident par des
mouvements contraires: par exemple si quelqu'un se déplace dans le navire à
l'encontre de la direction du navire.
13. Bien que toutes les
puissances de l'âme s'enracinent dans son essence, néanmoins chaque partie du corps la reçoit suivant son mode;
l'âme est ainsi dans les diverses parties du corps selon ses diverses
puissances, et il n'est pas nécessaire qu'elle soit dans une seule partie selon
toutes ses puissances.
14. Quand on dit que
l'un est dans l'autre selon le mode du récepteur, c'est à entendre quant au
mode de capacité de ce dernier, mais non quant à sa nature. Il ne faut pas que
ce qui est dans un autre prenne la nature et la propriété de ce qui le reçoit,
mais qu'il soit reçu en lui à mesure de sa capacité: il est évident que l'eau
ne prend pas la nature de l'amphore. Par conséquent il ne faut pas que l'âme
prenne quelque chose de la nature du corps, de telle sorte que là où est l'une
de ses parties, l'autre n'y soit pas.
15. Les animaux
annélides vivent une fois coupés, non seulement parce que l'âme est en chaque
partie du corps, mais parce que leur âme, étant imparfaite et de peu d'actions,
requiert peu de diversité dans les parties, et ce peu se retrouve dans la
partie coupée vivante. C'est pourquoi, comme cette dernière conserve la
disposition qui fait que tout le corps est perfectible par l'âme, l'âme demeure
en elle. Mais il en va autrement chez les animaux supérieurs.
16. La forme d'une
maison, comme toute autre forme artificielle, est une forme accidentelle.
C'est pourquoi elle ne donne pas l'être spécifique au tout et à chaque partie;
ni le tout n'est simplement "un", mais "un" par agrégation.
Or l'âme est la forme substantielle du corps, donnant l'être spécifique au tout
et aux parties; et le tout constitué des parties est "un" absolument.
Il n'y a donc pas de similitude.
17. L'âme, bien qu'elle
soit une et simple en son essence, a cependant pouvoir d'exercer diverses
opérations. Et parce que naturellement elle donne l'être spécifique à ce
qu'elle actualise en tant qu'elle est la forme du corps selon son essence, que
d'autre part tout ce qui est par nature est pour la fin, il faut que l'âme
constitue dans le corps la diversité des parties dans la mesure où celles-ci
concourent aux diverses opérations. A cause en vérité d'une diversité de ce
genre, dont la raison vient de la fin et non de la forme seulement, il apparaît
que dans la constitution des vivants la nature opère en vue d'une fin mieux que
dans les autres réalités physiques, dans lesquelles une seule forme actualise
uniformément tout ce qui est à parfaire.
18. La simplicité de
l'âme et de l'ange n'est pas à juger sur le modèle du point, avec son site
déterminé dans le continu, car alors il est impossible au simple d'être
simultanément en diverses parties du continu. Mais l'ange et l'âme sont dits
simples du fait qu'il sont dépourvus tout à fait de la quantité et ainsi ne
sont pas liés au continu, sauf au point touché par l'efficience. C'est pourquoi
le tout corporel touché par l'efficience est corrélatif de l'ange (lequel ne
lui est pas uni comme forme) comme unité de lieu, et à l'âme (laquelle lui est
unie comme forme) en tant qu'unité à parfaire. Et de même que l'ange est tout
entier en chaque partie du corps localisé, de même l'âme est tout entière en
chaque partie de ce qu'elle doit parfaire.
Objections: 1. Il
semble que non. Là où est l'acte de l'âme, là est l'âme. Or dans l'embryon
l'acte de l'âme végétative précède l'acte de l'âme sensible; et l'acte de l'âme
sensible, l'acte de l'âme rationnelle. Donc, en ce qui est conçu, l'âme
végétative est antérieure à l'âme sensible, et l'âme sensible antérieure à
l'âme rationnelle; et ainsi elles ne sont pas identiques en substance.
2. On disait que l'acte
de l'âme végétative et sensible n'est pas chez l'embryon le fait d'une âme
immanente à l'embryon, mais d'une efficience existant en lui par l'âme d'un
parent. A
l'inverse: aucun agent fini n'agit par son efficience au-delà
d'une distance déterminée, comme le manifeste le mouvement du lancer: le
lanceur en effet projette à un lieu déterminé mesuré par sa force. Mais dans
l'embryon apparaissent les mouvements et les opérations de l'âme quelque grand
que soit l'éloignement du parent, dont l'efficience est cependant finie. Donc
les opérations de l'âme chez l'embryon ne sont pas causées par l'efficience de
l'âme du parent.
3. Le Philosophe dit,
au livre De la génération des animaux[xcvii] [1], que l'embryon est
animal avant d'être homme. Mais il n'y a pas d'animal sans l'âme sensible; or
l'homme est homme par l'âme rationnelle. Donc l'âme sensible -et non seulement
son efficience -est dans l'embryon antérieure à l'âme rationnelle.
4. Vivre et sentir sont
des opérations qui ne peuvent venir que d'un principe intrinsèque. Or ce sont
des actes de l'âme. Comme l'embryon vit et sent avant d'avoir l'âme
rationnelle, vivre et sentir ne procèdent pas de l'âme du parent extérieur,
mais de l'âme existant à l'intérieur.
5. Le Philosophe dit
dans le De anima[xcviii] [2] que l'âme est cause
du corps vivant, non seulement comme forme, mais comme cause efficiente et
finale. Mais elle ne serait pas cause efficiente du corps si elle ne lui était
pas présente au moment de sa formation. Or le corps est formé avant l'infusion
de l'âme rationnelle. Donc avant cet événement il y a dans l'embryon une âme,
et pas seulement l'efficience de l'âme.
6. On disait que la
formation du corps vient de l'âme, non pas de celle immanente à l'embryon,
mais de l'âme du parent. A l'inverse: les corps vivants se meuvent de
leur propre mouvement. Or la croissance d'un corps vivant est une sorte de
mouvement qui lui est propre, puisque son principe propre est un pouvoir de
croissance. C'est donc par ce mouvement que la chose vivante se meut
elle-même. Mais celui qui se meut lui-même est composé d'un moteur et d'un mû,
comme le prouve le livre des Physiques[xcix] [3]. Donc le principe
de la croissance, qui forme le corps vivant, c'est l'âme immanente à l'embryon.
7. Il est manifeste que
l'embryon croît. Or la croissance est mouvement local, comme il est dit dans
les Physiques[c] [4]. Donc puisque
l'animal se meut localement, il se mouvra aussi selon la croissance, et ainsi
il faut que soit dans l'embryon le principe d'un tel mouvement et qu'il ne
tienne pas celui-ci d'une âme extérieure.
8. Le Philosophe dit
expressément dans le livre De la
génération des animaux[ci] [5], qu'on ne peut pas
dire qu'il n'y ait point d'âme dans l'embryon: en lui il y a d'abord l'âme
nutritive, puis la sensitive.
9. On disait, d'après
le Philosophe, que dans l'embryon l'âme n'est pas en acte, mais en puissance. A
l'inverse: rien n'agit que pour autant qu'il est en acte. Mais c'est dans l'embryon
que sont les actions de l'âme: c'est donc là que l'âme est en acte. Reste par
conséquent qu'elle n'est pas une seule substance.
10. Il est impossible
que le même soit de l'extérieur et de l'intérieur. Or l'âme rationnelle vient
chez l'homme de l'extérieur, l'âme végétative et sensible de l'intérieur,
c'est-à-dire d'un principe immanent à la semence, comme le montre le Philosophe[cii] [6]. Donc chez l'homme,
l'âme rationnelle, la sensible et la végétative ne sont pas identiques en
substance.
11. Il est impossible
que ce qui est substance en l'un soit accident en l'autre; c'est pourquoi le
Commentateur dit[ciii] [7] que la chaleur
n'est pas la forme substantielle du feu, puisqu'elle est ailleurs un accident.
Mais l'âme sensible est substance chez les animaux brutes. Elle n'est donc pas
seulement puissance chez l'homme, puisque les puissances sont des propriétés et
accidents de l'âme.
12. L'homme est un
animal plus noble que les animaux brutes. Mais "animal" est dit en
raison de l'âme sensible. Donc l'âme sensible est plus noble chez l'homme que
chez les animaux brutes. Mais chez ceux-ci, elle est une substance, et non
seulement une puissance de l'âme. A plus forte raison est-elle en l'homme une
sorte de substance par soi.
13. Impossible qu'une
même chose soit en substance corruptible et incorruptible. Mais l'âme
rationnelle est incorruptible; en revanche, l'âme sensible et végétative sont corruptibles.
Il est donc impossible que l'âme rationnelle, la sensible et la végétative
soient identiques en substance.
14. On disait que chez
l'homme l'âme sensible est incorruptible. A l'inverse: corruptible et
incorruptible diffèrent selon le genre comme dit le Philosophe[civ] [8]. Or l'âme sensible
est chez les animaux brutes corruptible. Si donc chez l'homme l'âme sensible
est incorruptible, elle ne sera pas du même genre pour l'homme et pour le
cheval; et ainsi, puisqu'on parle de l'animal en raison de l'âme sensible,
l'homme et le cheval ne seront pas dans le même genre animal, ce qui est
manifestement faux.
15. Impossible qu'une
même chose soit en substance rationnelle et irrationnelle, car la contradiction
ne se vérifie pas au sujet du même. Mais l'âme sensible et la végétative sont
irrationnelles. Elles ne peuvent s'identifier en substance avec l'âme
rationnelle.
16. Le corps est
proportionné à l'âme. Mais dans le corps sont les divers principes des opérations
de l'âme, appelés membres principaux. Il n'y a donc pas une seule âme, mais plusieurs.
17. Les puissances de
l'âme découlent naturellement de son essence. Or de l'un ne procède
naturellement que de l'un. Si donc l'âme était simplement une en l'homme, ne
procéderaient pas d'elle des facultés, dont les unes sont incorporées aux
organes, les autres non.
18. Le genre est pris de
la matière, mais la différence de la forme. Or le genre de l'homme, c'est
l'animal; la différence, c'est le rationnel. Donc, puisque l'animal se prend de
l'âme sensible, il semble que non seulement le corps mais encore l'âme sensible
se rapportent à l'âme rationnelle sous la modalité de matière. Donc l'âme
rationnelle et l'âme sensible ne sont pas identiques en substance.
19. L'homme et le cheval
se rejoignent dans le fait d'être animal. Animal se dit de l'âme sensible. Ils
se rejoignent donc dans le fait d'être une âme sensible. Mais l'âme sensible
chez le cheval n'est pas rationnelle. Elle ne l'est donc pas non plus chez
l'homme.
20. Si l'âme
rationnelle, la sensible et la végétative sont identiques en substance chez
l'homme, il faut que dans chaque partie où se trouve l'une d'entre elles, les
autres y soient. Mais c'est faux, car dans les os se trouve l'âme végétative,
car ils se nourrissent et grandissent, mais non l'âme sensible, car ils sont
privés de sens. Par conséquent, elles ne sont pas identiques en substance.
En sens
contraire: Il est dit dans le De ecclesiasticis dogmatibus:
"Il n'y a pas deux âmes en un seul homme, comme l'écrivent Jacques et
d'autres syriens, l'une animale par laquelle le corps est animé, l'autre
rationnelle au service de la raison; mais nous disons qu'il y a une seule et
même âme dans l'homme: elle vivifie le corps par son union (association?), elle
dispose d'elle-même par la raison"[cv] [9].
Réponse: Sur cette question
il y a diverses opinions, chez les modernes comme chez les anciens. Platon
soutenait en effet qu'il y a plusieurs âmes dans le corps. Et ceci s'accordait
à ses principes: il postulait en effet que l'âme est unie au corps à titre de
moteur et non de forme, disant qu'elle était dans le corps comme le pilote dans
le navire.
Mais où apparaissent des actions de genre divers, il
faut poser des moteurs divers: ainsi dans le navire, autre est celui qui
gouverne, autre celui qui rame; mais leur diversité ne nuit pas à l'unité du
navire, car de même que les actions sont ordonnées, de même les moteurs
existant dans le navire sont-ils respectivement ordonnés l'un à l'autre.
Pareillement il ne semble pas répugner à l'unité de l'homme ou de l'animal
qu'il y ait plusieurs âmes en un seul corps, de telle sorte que des moteurs
soient ordonnés entre eux selon l'ordre des opérations.
Mais en conséquence, comme du moteur et du mobile ne
résulte pas ce qui est simplement un par soi, l'homme ne serait pas absolument
un par soi, ni l'animal; et il n'y aurait pas de génération ou de corruption,
absolument, quand le corps reçoit l'âme ou la perd. C'est pourquoi il faut dire
que l'âme est unie au corps non seulement comme moteur, mais comme forme, ainsi
qu'il est d'ailleurs manifeste par ce qui précède.
Cela posé, il suit encore des principes de Platon
qu'il y a plusieurs âmes chez l'homme et chez l'animal. Les platoniciens
soutinrent en effet que les universaux sont des formes séparées qui sont affirmées
des sensibles en tant elles sont participées par eux: par exemple Socrate est
dit animal en tant qu'il participe à l'idée d'animal; et homme en tant qu'il
participe à l'idée d'homme. Reste en fin de compte qu'autre par essence est la
forme suivant laquelle Socrate est dit animal, autre la forme suivant laquelle
il est dit homme. D'où cette conséquence que l'âme sensible et la rationnelle
diffèrent en substance chez l'homme.
Mais cela ne peut tenir, car si les prédicats de
formes diverses sont affirmés d'un sujet, l'un d'eux sera affirmé de l'autre
par accident: par exemple on affirmera de Socrate qu'il est blanc en raison de
la blancheur, et musicien en raison de la musique, mais c'est par accident
qu'on dire du blanc qu'il est musicien. Si donc Socrate est dit homme et animal
selon l'une et l'autre forme, il s'ensuit que la proposition "l'homme est
animal" est une proposition accidentelle et que l'homme n'est pas
vraiment ce qu'est un animal. Il arrive pourtant qu'une prédication concernant
des formes diverses soit faite par soi quand celles-ci sont ordonnées entre
elles: par exemple si l'on dit "ce qui a telle surface est coloré",
car la couleur est dans la substance par la médiation de la surface. Mais ce
mode de prédication par soi ne vient pas de ce que le prédicat est posé dans la
définition du sujet, mais plutôt l'inverse. En effet, la surface est posée
dans la définition de la couleur comme le nombre dans celle du pair. Si donc la
prédication de l'homme et de l'animal était sous ce mode du "par
soi", comme l'âme sensible est ordonnée à l'âme rationnelle quasi
matériellement (à supposer qu'elles soient diverses), il s'ensuivrait que le
prédicat "animal" ne sera pas affirmé par soi de l'homme, mais plutôt
l'inverse.
Suit encore un autre inconvénient. De plusieurs
choses existant en acte, ne résulte pas ce qui est absolument "un" à
moins qu'il n'y ait un facteur d'union susceptible de les lier en quelque
façon. Ainsi donc, si Socrate était animal et rationnel en raison de formes diverses,
ces deux-là auraient besoin pour être unies absolument d'un principe qui les
ferait "un". Par conséquent, comme ce principe n'a pas à être invoqué
ici, il restera que l'homme n'est "un" que par agrégation, comme le
tas, qui est "un" d'un point de vue relatif mais "multiple"
absolument, simplement; et ainsi l'homme ne sera pas absolument
"étant", car chacun est "étant" pour autant qu'il est
"un".
Suit de plus un autre inconvénient. Le genre étant un
prédicat substantiel, il faut que soit substantielle la forme selon laquelle
l'individu substance reçoit l'attribution du genre et qu'ainsi l'âme sensible,
selon laquelle Socrate est dit animal, soit une forme substantielle en lui;
voilà comment il est nécessaire qu'elle donne l'être au corps purement et simplement et le constitue en une réalité
individuelle. Donc l'âme rationnelle, si elle est autre selon la substance, ne
fait pas le une réalité individuelle ni l'être
absolument, mais seulement un certain être,
puisqu'elle advient à une chose déjà subsistante. Par conséquent, elle ne sera
pas forme substantielle, mais accidentelle; et ainsi, elle ne donnera pas
l'espèce à Socrate, puisque l'espèce est aussi bien un prédicat substantiel.
Reste donc que dans l'homme il y ait seulement une
seule âme selon la substance, qui est rationnelle, sensible, végétative. Et
ceci est la conséquence de ce que nous avons montré dans la question précédente
au sujet de l'ordre des formes substantielles: aucune forme substantielle n'est
unie à la matière par la médiation d'une autre forme substantielle, mais la
forme plus parfaite donne à la matière tout ce que donnait la forme inférieure,
et bien plus encore. Par conséquent, l'âme rationnelle donne au corps humain
tout ce que donne l'âme végétative aux plantes, et tout ce que donne l'âme
sensible aux brutes, et quelque chose en plus. Pour cette raison elle est en
l'homme et végétative et sensible et rationnelle. Atteste encore cela le fait
que lorsque l'opération d'une puissance aura été intense, elle empêche une
autre d'opérer, et encore qu'il y a redondance d'une puissance sur l'autre, ce
qui n'arriverait pas si toutes les puissance ne s'enracinaient dans l'unique
essence de l'âme.
Solutions:
1. Supposé qu'il n'y
ait qu'une unique substance de l'âme dans le corps humain, divers sont les
arguments apportés par les divers auteurs. Les uns disent que dans l'embryon
il n'y a pas d'âme avant l'âme rationnelle, mais une certaine efficience
procédant de l'âme des parents, et que de cette efficience, appelée pouvoir
formateur, proviennent les opérations qui apparaissent dans l'embryon. Mais
ceci ne peut être tout à fait vrai, parce que dans l'embryon apparaît non
seulement la formation du corps, qui pourrait être attribuée au pouvoir
susdit, mais encore d'autres opérations qui ne peuvent être attribuées qu'à
l'âme, comme croître, sentir, et autres opérations de ce genre. On pourrait
cependant soutenir cette position si le principe actif évoqué était dit dans
l'embryon pouvoir de l'âme, et non âme, pour autant que l'âme n'est pas
parfaite, ni l'embryon un parfait animal. Mais alors la même difficulté
demeure. D'autre auteurs disent donc que, sans doute l'âme végétative précède
la sensible, et la sensible la rationnelle, mais il ne s'agit pas d'une autre
âme, puis d'une autre encore; en vérité, la semence est d'abord amenée à l'acte
de l'âme végétative par le principe actif immanent à la semence; laquelle âme
en vérité est conduite, au cours du temps, à une perfection ultérieure plus
grande par le processus de génération et devient elle-même âme sensible;
laquelle en vérité est conduite à une perfection plus grande par un principe
externe, et survient alors l'âme rationnelle. Mais, selon cette position, il
s'ensuivrait que la substance de l'âme rationnelle procéderait d'un principe
actif immanent à la semence, même si à la fin quelque perfection lui advient
d'un principe externe; il s'ensuivrait alors que l'âme rationnelle soit en
substance corruptible: car ne peut être incorruptible ce qui est causé par une
vertu immanente à la semence.
C'est pourquoi il faut résoudre autrement la
question: la génération de l'animal n'est pas une genèse une et simple, mais
que pour ce faire de multiples générations et corruptions se succèdent les unes
aux autres: on dira par exemple qu'il prend d'abord la forme de la semence,
deuxièmement la forme du sang, et ainsi de suite jusqu'à ce que la génération
soit parachevée. De la sorte, comme génération et corruption ne vont pas sans
abandon et addition de forme, il faut que la forme imparfaite, d'abord
inhérente, soit abandonnée, et qu'une plus parfaite soit induite, et cela
jusqu'à ce que l'animal conçu acquiert la forme parfaite. Et ainsi, on doit
dire que l'âme végétative est d'abord dans la semence, qu'elle est abandonnée
dans le processus de la génération, et qu'une autre lui succède, qui est âme
non seulement végétative mais sensible, laquelle, étant à nouveau abandonnée,
une autre est ajoutée qui est à la fois végétative, sensible et rationnelle.
2. L'efficience qui
dans la semence vient du père, est une efficience permanente intrinsèque, ne
découlant pas d'une source externe, telle l'efficience du moteur dans les
projectiles, et ainsi, quelque grand que soit l'éloignement du père,
l'efficience immanente à la semence opère. (Celle-ci ne peut venir de la mère,
quoiqu'en disent certains, parce que la femme est dans la génération un
principe, non pas actif, mais passif). Il y a cependant quelque chose de
semblable: en effet, de même que la vigueur du lanceur, qui est finie, meut
d'un mouvement local jusqu'à une distance déterminée, de même l'efficience du
générateur meut du mouvement de la génération jusqu'à une forme déterminée.
3. Cette efficience a
raison d'âme, comme on l'a dit; et ainsi par elle l'embryon peut être dit
animal.
4-8. La solution vaut pour les objections 4 à 8.
9. De même que l'âme
est dans l'embryon en acte, mais en acte imparfait, de même elle opère, mais
par des opérations imparfaites.
10. Bien que l'âme
sensible vienne chez les brutes d'un principe intrinsèque, cependant chez
l'homme la substance de l'âme, qui est tout à la fois végétative, sensible et
rationnelle, vient d'un principe transcendant.
11. L'âme sensible n'est
pas un accident chez l'homme puisqu'elle est identique en substance avec l'âme
rationnelle; par contre la puissance sensitive est un accident chez homme,
comme chez les autres animaux.
12. L'âme sensible est
plus noble chez l'homme que chez les autres animaux parce qu'elle est non
seulement sensible mais encore rationnelle.
13. L'âme sensible chez
l'homme est en substance incorruptible, puisque sa substance est la substance
de l'âme rationnelle; quoique peut-être les puissances sensitives, étant les
actes d'un corps, ne demeurent pas après le corps, comme il paraît à certains.
14. Si l'âme sensible
chez les brutes et l'âme sensible chez les hommes relevaient de soi du genre ou
de l'espèce, elles ne seraient pas du même genre, à moins peut-être de parler
selon la logique du sens commun. Car ce qui est proprement dans le genre ou
l'espèce, c'est le composé qui, dans l'un et l'autre cas, est corruptible.
15. L'âme sensible n'est
pas chez l'homme une âme irrationnelle, mais elle est simultanément sensible
et rationnelle. Il est vrai que certaines puissances de l'âme sensible sont
irrationnelles en soi, mais elles participent à la raison dans la mesure où
elles lui obéissent. Les puissances de l'âme végétative sont, elles, tout à
fait irrationnelles, parce qu'elles n'obéissent pas à la raison, comme le
montre le Philosophe dans les Ethiques[cvi] [10].
16. Bien qu'il y ait
plusieurs membres principaux dans le corps où se manifestent les principes de
certaines opérations de l'âme, cependant tous dépendent du cœur comme du premier
principe corporel.
17. De l'âme humaine, en
tant qu'elle est unie au corps, découlent les facultés liées aux organes;
toutefois, en tant qu'elle excède par son efficience la capacité du corps,
découlent d'elle des facultés non liées aux organes.
18. Comme il apparaît
par les questions antérieures, d'une même et unique forme la matière reçoit
divers degrés de perfection; et selon que la matière est actualisée par un
degré de perfection inférieur, elle reste encore matière pour un degré de
perfection plus haut. Et ainsi, selon que le corps est actualisé dans l'être sensible par l'âme humaine, il
demeure encore matière au regard d'une perfection ultérieure. Pour cette
raison, "animal", qui est le genre, est pris de la matière, et
"rationnel", la différence, est pris de la forme.
19. De même que
l'animal, en tant que tel, n'est ni rationnel ni irrationnel, mais que l'animal
rationnel lui-même est l'homme et que l'animal irrationnel est l'animal brute,
de même l'âme sensible, en tant que sensible, n'est ni rationnelle ni
irrationnelle, mais l'âme sensible elle-même est chez l'homme rationnelle, et
chez l'animal irrationnelle.
20. Bien que l'âme
sensible et la végétative soit une, il ne faut pas cependant que partout où
apparaît l'opération de l'une, apparaisse l'opération de l'autre, à cause des
dispositions diverses des parties; de là vient encore que toutes les opérations
de l'âme ne sont pas exercées par une seule partie, mais la vue par l'œil,
l'ouïe par l'oreille, et ainsi des autres opérations.
Objections: 1. Il
semble que oui. Il est dit en effet dans le De spiritu
et anima: "L'âme possède les choses qui lui sont naturelles en
totalité: car ses puissances et facultés sont identiques à elle-même. Elle
n'est pas ses accidents; elle est ses forces; elle n'est pas ses vertus: elle
n'est pas en effet sa prudence, sa tempérance, sa justice, sa force."[cvii] [1] En conséquence, il
semble expressément admis que l'âme soit ses puissances.
2. Il est dit dans le
même livre: "L'âme est en fonction de ses tâches appelée de noms différents.
On la dit âme quand elle vivifie, sens quand elle sent, esprit quand elle
goûte, entendement quand elle pense, raison quand elle discerne, mémoire quand
elle se rappelle, quand elle veut volonté. Tous ces aspects ne différent pas en
substance, comme ils le font par les noms, puisque à eux tous ils sont
l'âme."[cviii] [2] Delà, même
conclusion que précédemment.
3. Bernard dit:
"Je vois trois choses dans l'âme: la mémoire, l'intelligence et la
volonté, et ces trois sont une seule substance".[cix] [3] La même raison vaut
pour les autres puissances. Donc l'âme est ses puissances.
4. Augustin dit dans le
De Trinitate[cx] [4] que la mémoire,
l'intelligence et la volonté sont une seule vie, une seule âme. Donc les
puissances de l'âme sont identiques à son essence.
5. Nul accident n'excède
son essence. Mais la mémoire, l'intelligence et la volonté excèdent l'âme: en
effet l'âme ne se souvient pas que de soi, ni ne pense et ne veut que soi, mais
encore bien d'autres choses. Donc ces trois [puissances] ne sont pas des
accidents de l'âme; elles sont identiques à l'essence de l'âme ainsi que, par
la même raison, les autres puissances.
6. En fonction de ces
trois puissances se signale l'image de la Trinité dans l'âme. Mais l'âme est
image de la Trinité en raison de soi, et non seulement de ses accidents. Les
puissances susdites ne sont donc pas des accidents de l'âme. Ils relèvent de
son essence.
7. L'accident est ce
qui peut être présent ou absent, indépendamment de la corruption du sujet. Mais
les puissances de l'âme ne peuvent en être absentes. Elles n'en sont donc pas
les accidents. Ainsi, même conclusion qu'auparavant.
8. Aucun accident n'est
principe d'une différence substantielle, car la différence complète la
définition d'une chose en signifiant ce qu'elle est. Mais les puissances de
l'âme sont principes de différence substantielle: en effet,
"sensible" se dit en fonction du sens, "rationnel" en
fonction de la raison. Donc les puissances ne sont pas des accidents de l'âme,
elles sont l'âme même qui est forme du corps, car la forme est principe de la
différence substantielle.
9. La forme
substantielle a plus de vigueur que l'accidentelle. Mais la forme accidentelle
agit de soi-même, et non par quelque puissance intermédiaire. A fortiori la
forme substantielle. Puisque donc l'âme est une forme substantielle, les
puissances par lesquelles elle agit ne sont pas autres qu'elle-même.
10. Identiques sont les
principes d'être et les principes de l'agir. Or l'âme est par elle-même
principe d'être, parce que selon son essence elle est forme. Donc selon son
essence elle est principe d'agir. Mais la puissance n'est rien d'autre qu'un
principe d'agir. L'essence de l'âme est donc sa puissance.
11. La substance de
l'âme, en tant qu'elle est en puissance aux intelligibles, est l'intellect
possible; en tant qu'elle est en acte, l'intellect agent. Mais l'être en acte
et l'être en puissance ne signifient rien d'autre que la réalité même qui est
en puissance et en acte. Donc l'âme est l'intellect agent et l'intellect
possible; et par la même raison elle est ses puissances.
12. De même que la
matière première est en puissance aux formes sensibles, de même l'âme
intellectuelle aux formes intelligibles. Mais la matière première est sa
puissance. Donc l'âme intellectuelle est sa puissance.
13. Le Philosophe dit au
livre des Ethiques[cxi] [5] que l'homme, c'est
l'intellect. Mais il ne l'est qu'en raison de l'âme. Donc l'âme est l'intellect
et, par la même raison, les autres puissances.
14. Le Philosophe dit
dans le De anima[cxii] [6] que l'âme est acte
premier, comme la science. Mais la science est le principe immédiat de l'acte
second, à savoir celui de considérer. Donc l'âme est le principe immédiat de
ses opérations. Or le principe immédiat de l'opération est dit puissance. Donc
l'âme est ses puissances.
15. Toutes les parties
sont consubstantielles au tout, car le tout est constitué de ses parties. Mais
les puissances de l'âme sont ses parties, comme le montre le De anima CXIII [7]. Elles sont donc
les parties substantielles de l'âme, et non ses accidents.
16. La forme simple ne
peut être sujet. Or l'âme est une forme simple, comme on l'a exposé plus haut.
Elle ne peut donc être sujet des accidents. Donc les puissances qui sont dans
l'âme ne sont pas ses accidents.
17. Si les puissances
sont les accidents de l'âme, il faut qu'ils découlent de son essence: les
accidents propres sont en effet causés à partir des principes du sujet. Mais
l'essence de l'âme, du fait de sa simplicité, ne peut être cause d'une aussi
grande diversité d'accidents qu'il paraît dans les puissances de l'âme. Par
conséquent les puissances de l'âme ne sont pas ses accidents. Reste donc que
l'âme même est ses puissances.
En sens contraire: 1. L'essence
est à l'être ce que la puissance est à l'agir. Donc, par permutation, l'être
est à l'agir ce que l'essence est à la puissance. Mais en Dieu seul il y a identité
entre l'être et l'agir. Donc en Dieu seul il y a identité entre la puissance et
l'essence. L'âme n'est donc pas ses puissances.
2. Nulle qualité n'est
substance. Mais la puissance naturelle est une espèce de qualité, comme le
montre le livre des Prédicaments. Donc les puissances de l'âme ne sont pas l'essence
même de l'âme.
Réponse: Sur cette question
il y a diverses opinions. Les uns disent que l'âme est identique à ses puissances,
les autres le nient, disant que les puissances de l'âme font partie de ses
propriétés. Et pour saisir la diversité de ces opinions, il faut savoir que la
puissance n'est rien d'autre que le principe d'une opération, action ou
passion; non pas le principe qu'est le sujet, agent ou patient, mais le
principe selon quoi l'agent agit et le patient pâtit, comme l'art de construire
est chez le constructeur la puissance par laquelle il construit, et la chaleur
dans le feu la puissance par laquelle il chauffe, et le sec dans les bois la
puissance qui les rend combustibles. Ceux qui postulent que l'âme est ses
puissances, pensent donc que l'âme elle-même est le principe immédiat de toutes
les opérations de l'âme. Ils disent que c'est par l'essence de l'âme que l'homme
fait acte d'intellection, acte de sensation et opère de cette façon toutes les
opérations de ce genre, et que c'est en fonction de la diversité de ces
opérations qu'elle est appelée de différents noms: sens en tant que principe du
sentir, intellect en tant que principe d'intellection, et de même pour les
autres opérations -comme si, par exemple, nous nommions la chaleur du feu
puissance de liquéfaction, de calorification, de dessiccation, parce qu'elle
opère toutes ces actions.
Mais cette opinion ne peut tenir. D'abord parce que
chacun agit selon qu'il est en acte ce que précisément il effectue. En effet le
feu chauffe, non pas en tant qu'il est lumineux en acte, mais en tant qu'il
est chaud en acte. Ce qui fait que tout agent produit du semblable à soi. C'est
pourquoi il faut partir de ce qui est fait pour considérer ensuite ce par quoi
il est fait. Il faut que les deux soient conformes. Delà il est dit dans les Physiques[cxiii] [8] que la forme et le
géniteur sont d'espèce identique. Quand donc ce qui est fait se distingue de
l'être substantiel de la chose, il est impossible que le principe par quoi il
est fait se confonde avec l'essence de la chose. Ce qui apparaît manifestement
dans les agents naturels: en effet, l'agent naturel de la génération agit en
transmuant la matière en quelque chose d'informé -ce qui se fait premièrement
par la disposition de la matière au regard de la forme, et secondement par
l'acquisition de la forme selon laquelle il y a génération au terme de l'altération
-, il est donc nécessaire que, de la part de l'agent, ce qui agit immédiatement
soit la forme accidentelle, qui est en correspondance avec la disposition inculquée
à la matière; mais il faut que [cette] forme accidentelle agisse en vertu de la
forme substantielle, comme étant son instrument, autrement l'action ne
conduirait pas à la forme substantielle. C'est pourquoi n'apparaissent dans les
éléments aucun autre principe d'action que les qualités actives et passives,
lesquelles agissent cependant en vertu des formes substantielles; et c'est
pourquoi leur action se termine, non seulement aux dispositions accidentelles,
mais encore aux formes substantielles, à l'instar des œuvres artificielles où
l'action de l'instrument se termine à la forme visée par l'artisan. Mais s'il y
a quelque agent qui directement et immédiatement produit par son action la
substance, comme nous le disons de Dieu, qui en créant produit la substance des
choses, et comme Avicenne le dit de l'Intelligence agente, par laquelle, selon
lui, découlent les formes substantielles dans les réalités inférieures, un tel
agent agit par son essence, de telle sorte qu'en lui la puissance active ne
différera pas de son essence.
S'agissant de la puissance passive, il est manifeste
qu'elle est, quant à l'acte substantiel, dans le genre de la substance, et,
quant à l'acte accidentel, dans le genre de l'accident -par réduction -comme
principe et non comme espèce complète, car chaque genre se divise en puissance
et acte. C'est pourquoi la puissance homme est dans le genre de la substance,
et la puissance blanc dans le genre de la qualité.
Or il est manifeste que les puissances de l'âme,
qu'elles soient actives ou passives, ne se disent pas directement en référence
à quelque chose de substantiel, mais à quelque chose d'accidentel: l'être de
l'intellection ou de la sensation en acte est un être non pas substantiel mais
accidentel, à quoi sont ordonnés l'intellect et le sens; et pareillement l'être
grand ou petit à quoi est ordonnée la force de grandir; en revanche, la puissance
générative et la nutritive sont ordonnées à produire ou conserver la substance,
mais par transmutation de la matière, si bien qu'une telle action, comme celle
des autres agents naturels, résulte de la substance par la médiation d'un
principe accidentel. Il est donc manifeste que l'essence de l'âme n'est pas le
principe immédiat de ses opérations, mais qu'elle opère par la médiation de
principes accidentels. Ainsi les puissances de l'âme ne sont pas l'essence même
de l'âme, mais ses propriétés.
Cela ressort enfin de la diversité des actions de
l'âme. Elles sont de genre divers et ne peuvent être réduites immédiatement à
un seul principe, car les unes sont des actions, les autres des passions, ou
elles diffèrent par d'autres différences de ce genre: il faut donc les
attribuer à divers principes. Et ainsi, puisque l'essence de l'âme est un seul
et même principe, elle ne peut être le principe immédiat de toutes ses
actions, mais il faut qu'elle dispose de plusieurs et diverses puissances
correspondant à la diversité de ses actions. En effet, la puissance est dite
puissance par référence à l'acte. D'où selon la diversité des actions il faut
que soit la diversité des puissances. De là vient que le Philosophe dans les Ethiques[cxiv] [9] dit que la partie
scientifique de l'âme, qui porte sur le nécessaire, et la partie calculatrice
qui porte sur le contingent, sont des puissances diverses, parce que le
nécessaire et le contingent diffèrent par le genre[cxv] [10].
Solutions: 1. Il
faut dire que ce livre De spiritu et anima n'est pas
d'Augustin, mais d'un certain cistercien, il ne faut pas s'inquiéter beaucoup
de ce qui s'y dit. Si l'on en tient compte cependant, on peut dire que l'âme
est ses puissances ou ses facultés parce qu'elles sont ses propriétés naturelles.
C'est pourquoi il est dit dans le même livre que toutes les puissances sont une
seule âme, aux propriétés diverses, mais relevant d'une seule puissance. Façon
de parler: comme si on disait que le chaud, le sec et le léger sont un seul
feu.
2-4. On répondra de même aux objections 2,3 et 4.
5. L'accident n'excède
pas le sujet sous le rapport de l'acte d'être; il l'excède cependant quant à
l'agir: en effet la chaleur du feu chauffe les choses extérieures. En ce sens,
les puissances de l'âme l'excèdent en tant que l'âme connaît et qu'elle aime,
non seulement soi, mais les autres choses. Augustin introduit cette
argumentation[cxvi] [11] en comparant la
connaissance et l'amour à l'esprit, non pas à l'esprit comme sujet, mais comme
objet de connaissance et d'amour. Si en effet [la connaissance et l'amour] se
rapportaient à l'âme comme des accidents à leur sujet [d'existence], il
s'ensuivrait que l'âme ne connaîtrait et n'aimerait que soi. De là peut-être
dit-il que la connaissance et l'amour sont une seule vie, une seule essence, en
ce sens que la connaissance en acte est d'une certaine façon le connu lui-même,
et l'amour en acte l'aimé lui-même.
6. L'image de la
Trinité est à remarquer dans l'âme en raison, non seulement de la puissance
mais de l'essence: en effet, c'est ainsi que se représente une seule essence en
trois personnes, quoique d'une manière déficiente. Or si l'âme était ses
puissances, il n'y aurait pas de distinction des personnes entre elles, sauf
par les noms, et ainsi ne serait pas représentée convenablement la distinction
des personnes en Dieu.
7. Il y a trois genres
d'accidents: certains sont causés par les principes de l'espèce, comme la
faculté de rire chez l'homme; certains sont causés par les principes de
l'individu, et cela d'une double façon: ou bien ils ont dans le sujet une cause
permanente, et ce sont des accidents inséparables, comme les déterminations de
masculin et de féminin, et autres choses de ce genre; ou bien ils ont dans le
sujet une cause intermittente, et ce sont des accidents séparables, comme
s'asseoir ou marcher. Mais il y a ceci de commun à tout accident qu'il n'est
pas de l'essence de la chose, et qu'ainsi il ne tombe pas dans sa définition.
C'est pourquoi nous connaissons de la chose ce qu'elle est sans connaître de ses
accidents ce qu'ils sont. Mais l'espèce ne peut être connue sans les accidents
qui suivent les principes de l'espèce; cependant elle peut être connue sans
les accidents de l'individu, fussent-ils inséparables. En revanche, sans les
accidents séparables, peuvent exister non seulement l'espèce mais encore
l'individu. Or les puissances de l'âme sont des accidents à titre de
propriétés. C'est pourquoi l'âme est-elle connue sans eux, mais sans eux elle
n'est ni possible ni intelligible.
8. Le sensible et le
rationnel, en tant que différences essentielles, ne se prennent pas du sens ou
de l'intellect, mais de l'âme sensitive et intellective.
9. Pourquoi la forme
substantielle n'est pas principe immédiat d'action chez les agents inférieurs,
on l'a déjà montré.
10. L'âme est principe
premier de l'agir, mais non principe prochain. En effet les puissances
agissent en vertu de l'âme, de même que les qualités des éléments agissent en
vertu des formes substantielles.
11. L'âme elle-même est
en puissance aux formes intelligibles elles-mêmes. Mais cette puissance n'est
pas l'essence de l'âme pas plus que la puissance à devenir une statue dans
l'airain n'est en l'essence de l'airain. En effet, être en acte et en puissance
ne sont pas de l'essence d'une chose, puisque l'acte n'est pas de l'ordre de
l'essentiel.
12. La matière première
est en puissance relativement à l'acte substantiel qu'est la forme; et ainsi la
puissance est comme telle son essence même.
13. L'homme est dit
intellect parce que l'intellect est ce qu'il y a de supérieur en l'homme, comme
on dit de la citoyenneté qu'elle est la norme supérieure de la cité. Mais cela
ne dit pas que l'essence de l'âme soit la puissance même de l'intellect.
14. La similitude entre
l'âme et la science tient en ce que l'une et l'autre est acte premier, mais non
sous tout rapport. C'est pourquoi il ne faut pas que l'âme soit immédiatement
principe des opérations de la science.
15. Les puissances de
l'âme ne sont pas des parties essentielles de l'âme comme si elles constituaient
son essence; ce sont des parties potentielles, parce que le pouvoir de l'âme se
découvre à partir des puissances de ce genre.
16. La forme simple qui
n'est pas subsistante, ou qui si elle subsiste est acte pur, ne peut être sujet
de l'accident. Or l'âme est une forme subsistante, et n'est pas acte pur, si
l'on parle de l'âme humaine. Et ainsi elle peut être sujet de certaines
puissances, à savoir de l'intellect et de la volonté. En revanche, les
puissances de la partie sensitive et nutritive sont dans le composé comme dans
un sujet; parce que ce dont il y a acte est sa puissance, comme le montre le
Philosophe[cxvii] [12].
17. Bien que l'âme soit
une en essence, il y a cependant en elle puissance et acte; et ses relations
aux choses sont diverses; et de diverses façons elle se compare au corps. A
cause de cela, de l'unique essence de l'âme procèdent diverses puissances.
Objections: 1. Il semble que non, car les contraires sont distants
au maximum. Or la contrariété ne diversifie pas les puissances: en effet la
même puissance est vision du noir et du blanc. Donc aucune différence d'objet
ne diversifie les puissances.
2. Il y a plus de différence entre les substances
qu'entre les accidents. Ainsi l'homme et la pierre différent selon la
substance, le sonore et le coloré selon l'accident. Or puisque l'homme et la
pierre relèvent de la même puissance, beaucoup plus que le sonore et le coloré,
c'est donc que la différence des objets ne fait aucunement différer les
puissances.
3. Si la différence des objets était cause de la diversité des puissances, il
faudrait que l'unité de l'objet fût cause de l'identité des puissances. Mais
nous voyons qu'un même objet se rapporte à diverses puissances: en effet c'est
le même objet qui est connu et désiré (ainsi le bien intelligible est objet de
la volonté). Donc la différence des objets n'est pas cause de la diversité des
puissances.
4. A cause unique, effet identique. Si donc des
objets divers diversifiaient certaines puissances, il faudrait qu'ils le
fassent partout. Mais cela, nous ne le voyons pas: car de fait des objets
divers se rapportent à diverses puissances, comme le son et la couleur à l'ouïe
et à la vue, et de nouveau à une unique puissance, à savoir et à l'imagination
et à l'intellect.
5. Les habitus sont la perfection des puissances. Ce
qui est à parfaire se distingue en effet de par sa perfection propre. Donc les
puissances se distinguent selon l'habitus et non pas selon les objets.
6. Tout ce qui est dans un autre est en lui selon le
mode de celui qui le reçoit. Or les puissances de l'âme sont dans les organes
du corps: elles sont en effet les actes de ces organes. Donc elles se
distinguent par les organes du corps et non par les objets.
7. Les puissances de l'âme ne sont pas l'essence même
de l'âme, mais ses propriétés. Or les propriétés d'une chose découlent de son
essence. Mais de l'un ne sort immédiatement que de l'un. Donc une seule et
unique puissance de l'âme découle en premier de l'essence de l'âme, et, par sa
médiation, découlent les autres puissances suivant un ordre déterminé. Donc les
puissances de l'âme diffèrent par leur origine et non par leurs objets.
8. Si les puissances de l'âme sont diverses, il faut
qu'elles naissent les unes des autres, car elles ne peuvent toutes naître
immédiatement de l'essence de l'âme, puisque celle-ci est une et simple. Mais
il paraît impossible qu'une puissance de l'âme naisse d'une autre, tant par le
fait que toutes les puissances de l'âme existent simultanément, que par le fait
que l'accident naît d'un sujet (car un accident ne peut être le sujet d'un
autre). Donc il est impossible que la diversité des objets soit la cause de la
diversité des puissances.
9. Plus une puissance est élevée, plus son efficience
est grande, et par conséquent moins elle est démultipliée, du fait que toute
efficience gagne en infini quand elle est unifiée plutôt que démultipliée,
comme il est dit au livre De Causis[cxviii] [1]. Or l'âme est ce qu'il y a de plus sublime entre
toutes les réalités inférieures. Donc son efficience est plus unifiée tout en
se rapportant à la pluralité. Elle n'est donc pas multipliée selon la
différence des objets.
10. Si la diversité des puissances est relative à la
différence des objets, il faut alors que l'ordre des puissances soit en raison
de l'ordre des objets. Mais cela, nous ne le voyons pas. Car l'intellect dont
l'objet est l'essence et la substance, est postérieur au sens, dont les objets
sont les accidents, comme la couleur et le son; et le tact est antérieur à la
vision, alors que cependant le visible est premier et plus général que le
tangible. Donc la diversité des puissances n'est pas relative à la différence
des objets.
11. Tout objet désirable est sensible ou intelligible.
Or l'intelligible est la perfection de l'intellect, et le sensible celle du
sens. Puisque donc chacun désire naturellement sa perfection, il s'ensuit que
l'intellect et le sens désirent naturellement tout ce qui est désirable. Donc
il n'y a pas lieu de poser une puissance désirante en dehors de la puissance
sensitive ou intellective.
12. Il n'y a pas d'appétit en dehors de la volonté, de
l'irascible et du concupiscible. Mais la volonté est dans l'intellect,
l'irascible et le concupiscible dans le sens, comme il est dit dans le De
anima[cxix] [2]. Donc la puissance appétitive n'est pas à poser en
dehors des puissances sensitive et intellective.
13. Le Philosophe démontre dans le De anima[cxx] [3] que les principes du mouvement local dans
les espèces animées sont les sens ou l'imagination, l'intellect et l'appétit.
Mais les puissances motrices chez les animaux ne sont rien d'autre que le
principe du mouvement des animaux. Donc il n'y a pas de puissance motrice en
dehors des puissances cognitive et appétitive.
14. Les puissances de l'âme sont ordonnées à quelque
chose de plus haut que la nature, autrement les forces de l'âme se
présenteraient dans tous les corps naturels. Mais les puissances attribuées à
l'âme végétative ne semblent pas être ordonnées à quelque chose de plus haut
que la nature: de fait elles sont ordonnées à la conservation de l'espèce par
la génération, à la conservation de l'individu par la nourriture, et à une
taille parfaite par la croissance: la nature opère tout cela dans les choses
naturelles. Donc les puissances de l'âme n'ont pas à être ordonnées aux
opérations de ce genre.
15. Plus une efficience est élevée, plus son unité
d'existence s'étend à une pluralité [d'objets]. Mais l'efficience de l'âme est
au-dessus de celle de la nature. Puisque donc la nature, par la même
efficience, produit dans l'être le corps naturel, et lui donne la taille qui
lui est due et le conserve dans l'être, il semble à plus forte raison
que l'âme agisse en vertu d'une seule efficience. Il n'y a donc pas diversité
de puissances entre les forces générative, nutritive et de croissance.
16. Le sens est fait pour connaître les accidents.
Mais parmi les accidents, certains diffèrent entre eux plus que le son et la
couleur et les choses de ce genre, qui sont non seulement dans le même genre de
qualité, mais encore dans la même espèce, laquelle vient en tiers. Si donc les
puissances se distinguent selon la différence des objets, les puissances de
l'âme ne devraient pas être distinguées en raison des accidents de ce genre, mais
plutôt en raison de ceux qui l'emportent en différence.
17. Pour chaque genre il y a une seule contrariété
première. Si donc les puissances sensitives se diversifient en raison des
divers genres de qualités éprouvées, il semble que partout où il y a diversité
de contraires, il y a diversité de puissances sensitives. Or cela se produit
quelque part: en effet la vue est du noir et du blanc, l'audition du grave et
de l'aigu; mais ailleurs, non: en effet le tact porte sur le chaud et le froid,
l'humide et le sec, les mou et le dur, et autres choses semblables. Donc les
puissances ne se distinguent pas en raison de leurs objets.
18. La mémoire ne semble pas être une puissance autre
que le sens: elle est en effet passion d'une première sensation, selon le Philosophe[cxxi] [4]. Cependant leurs objets diffèrent: car
l'objet du sens est présent, mais celui de la mémoire est passé. Donc les
puissances ne se distinguent pas en raison de leurs objets.
19. Toutes les choses connues par la sensibilité sont
connues par l'intellect, sans compter les autres. Si donc les puissances
sensibles se distinguent selon la pluralité de leurs objets, il faudrait que
l'intellect se distingue en plusieurs puissances, comme la sensibilité, ce qui
est manifestement faux.
20. L'intellect agent et l'intellect possible sont des
puissances diverses, comme on l'a montré plus haut. Or identique est l'objet
de l'un et de l'autre. Donc les puissances ne se distinguent pas par la
différence des objets.
En sens contraire: 1. Il est dit dans le De anima[cxxii] [5] que les puissances se distinguent par leurs actes,
et les actes par leurs objets.
2. Les choses perfectibles se distinguent en raison
des perfections. Or les objets sont les perfections des puissances. Donc les
puissances se distinguent en raison des objets.
Réponse: La puissance -ce qu'elle est -se dit en référence
à l'acte. D'où résulte que la puissance est définie par l'acte, et c'est en
raison de la diversité des actes que les puissances se diversifient. Or les
actes tirent leur spécificité des objets, car s'agissant des actes des
puissances passives, les objets sont actifs; s'agissant des actes des
puissances actives, les objets sont tels en tant que fins. Or c'est en fonction
de ces deux aspects que sont considérées les spécificités des opérations: car,
de fait, chauffer ou refroidir se distinguent parce que le principe de celui-là
est la chaleur et le principe de celui-ci le froid; et derechef ils se
terminent à des fins semblables, car l'agent agit précisément pour induire dans
un autre sa similitude. Reste donc que la distinction des puissances est à
prendre de la distinction des objets.
Il faut cependant prendre la distinction de ces derniers pour autant qu'ils
sont objets des actions de l'âme, et non pas autrement, car en aucun genre il
n'y a diversification des espèces sinon par les différences qui divisent par
soi le genre. En effet les espèces animées ne se distinguent pas par le noir et
le blanc mais par le rationnel et l'irrationnel.
Or dans les actions de l'âme, il faut considérer trois degrés. En effet,
l'action de l'âme transcende l'action de la nature physique opérant dans les
choses inanimées. Ce qui arrive à deux points de vue: quant au mode d'agir et
quant à l'effet produit. Quant au mode d'agir, il faut que toute action de
l'âme transcende l'opération ou l'action de la nature inanimée, car, étant
donné que l'action de l'âme est une action vitale, et que l'on dit vivant ce
qui se meut soi-même à opérer, il faut que toute action de l'âme soit fonction
d'un agent intrinsèque. Mais quant à l'effet produit, les actions de l'âme ne
transcendent pas toutes l'action de la nature inanimée: car, en ce qui concerne
l'être naturel et ce qu'il requiert, il faut qu'il soit dans les corps animés
comme il est dans les corps inanimés; mais alors que dans les corps inanimés,
il vient d'un agent extrinsèque, dans les corps animés il vient d'un agent
intrinsèque. De ce genre sont les actions auxquelles sont ordonnées les
puissances de l'âme végétative: ainsi la puissance générative est-elle
ordonnée à produire l'individu dans l'être, la force de croissance à ce
qu'il atteigne la taille convenable, la force nutritive à ce qu'il soit
conservé dans l'être. Mais de tels effets touchent les corps inanimés
par le fait d'un agent naturel extrinsèque. Cependant, et à cause de cela, les
forces de l'âme susdites sont appelées naturelles.
Mais il y a d'autres actions de l'âme et de plus hautes: celles qui
transcendent les actions des corps physiques, y compris dans l'effet produit,
en raison de la possibilité pour toute chose d'exister dans l'âme selon l'être
immatériel. En effet, l'âme est en quelque façon toute chose pour autant
qu'elle sent et qu'elle pense. Mais on doit admettre des degrés divers dans
l'immatérialité. L'un de ces degrés consiste dans le fait que les choses sont
dans l'âme sans leurs matières propres, mais non cependant sans la singularité
et les conditions individuelles qui suivent la matière. Et ce degré, c'est le
sens, qui est capable de recevoir les espèces individuelles sans la matière,
mais cependant dans un organe corporel.
Un degré plus haut et très parfait d'immatérialité, c'est l'intellect, qui
reçoit les espèces totalement séparées de la matière et de ses conditions, et
sans organe corporel.
En outre, de même que par la forme naturelle, une chose est inclinée à
quelque fin, et qu'elle dispose du mouvement et de l'action pour atteindre le
terme de son inclination, de même, à la forme sensible ou intelligible, succède
une inclination à la chose intellectuellement connue, laquelle inclination
relève de la puissance appétitive. Et par conséquent, il faut de plus qu'il y
ait un mouvement par lequel [le désirant] parvienne à la chose désirée, ce qui
relève de la puissance motrice.
Pour une parfaite connaissance du sens, qui suffit à l'animal, cinq
conditions sont requises. Premièrement que le sens reçoive l'espèce de [l'objet]
sensible, ce qui appartient au sens propre. Deuxièmement qu'il juge des
sensibles perçus et les discerne les uns des autres, ce qui doit être fait par
la puissance à laquelle parviennent tous les sensibles et qu'on appelle sens
commun. Troisièmement que soient conservées les espèces reçues des sensibles:
en effet l'animal a besoin de l'appréhension des sensibles, non seulement en
leur présence, mais encore en leur absence; il est donc nécessaire qu'elles
soient reconduites dans une puissance autre, car, dans les réalités
corporelles, autre est le principe de réception, autre celui de conservation
(car parfois ce qui reçoit bien conserve mal): une puissance de ce genre
s'appelle imagination ou fantaisie. Quatrièmement que soient disponibles des
informations que le sens n'appréhende pas, comme le nuisible et l'utile et
autres choses de ce genre; et de fait l'homme parvient à les connaître en
cherchant et en comparant, tandis que les autres animaux le font par un
instinct naturel: ainsi la brebis fuit naturellement le loup comme nuisible; à
cela chez les autres animaux, est ordonnée naturellement l'estimative, mais
chez l'homme la faculté cogitative, dont le rôle est de collecter les
informations particulières, c'est pourquoi on l'appelle et raison particulière
et intellect passif. Cinquièmement, il est requis que les informations
préalablement saisies par les sens et conservées intérieurement puissent être
convoquées pour un examen présent; et ceci appartient à la faculté de
mémoration, laquelle s'exerce, chez les autres animaux, sans enquête, mais chez
les hommes par enquête et examen, d'où l'existence chez les hommes non
seulement de la mémoire mais de la réminiscence. Or il est nécessaire qu'une
puissance distincte de toute autre soit ordonnée à cela, car si l'acte des
autres puissances sensitives résulte du mouvement des choses vers l'âme,
l'acte de la puissance de mémoration résulte au contraire du mouvement de l'âme
vers les choses: or la diversité des mouvements requiert la diversité des
puissances, car les principes des mouvements sont appelés puissances.
Mais parce que le sens propre, qui est premier dans l'ordre des puissances
sensibles, est mu immédiatement par les sensibles, il lui fut nécessaire de se
distinguer en divers puissances selon la diversité des stimulations sensibles.
En effet, comme le sens a le pouvoir de recevoir les espèces sensibles sans la
matière, il est nécessaire d'évaluer le degré et l'ordre des mutations suivant
lesquelles les sensibles meuvent les sens en les comparant aux mutations dans
l'ordre matériel.
C'est ainsi qu'il y a des sensibles dont les espèces, bien que reçues
immatériellement dans le sens, occasionnent cependant chez les vivants
sensitifs une mutation matérielle dans le moment de la sensation. Telles sont
les qualités qui sont principes de mutation même dans les choses matérielles,
comme le chaud, le froid, l'humide et le sec, et autres choses de ce genre. Et
parce que de tels sensibles nous meuvent aussi en agissant matériellement, et
que la mutation matérielle se fait donc par contact, il est nécessaire que les
sensibles de ce genre soient perçus en les touchant: c'est pourquoi la
puissance sensible qui les appréhende est appelée tact.
Mais il y a des sensibles qui en revanche ne meuvent pas matériellement,
mais dont la stimulation s'accompagne d'une mutation matérielle annexe. Ce qui
arrive de deux façons. Du fait d'abord que la mutation matérielle annexe vient
de la part du sensible autant que de la part du sentant, et ceci caractérise le
goût. En effet, bien que la saveur ne meuve pas l'organe du goût en le rendant
savoureux, cependant cette stimulation ne va pas sans quelque transmutation
matérielle annexe, et principalement en raison de l'humectage. Autre façon:
quand la transmutation matérielle annexe vient de la part du sensible: c'est le
cas lorsqu'elle entraîne une certaine dissolution ou altération du sensible,
comme il arrive dans le sens de l'odorat; ou bien lorsqu'elle implique une
changement de lieu, comme il arrive dans le sens de l'ouïe. C'est pourquoi
l'ouïe et l'odorat, parce qu'ils sont sans mutation matérielle du côté du sujet
de la sensation, encore qu'une telle mutation soit présente du côté du
sensible, sentent, non par contact, mais par un moyen extrinsèque, alors que le
goût n'y parvient que par contact, parce qu'une mutation matérielle est requise
de la part du sujet de la sensation.
Mais il y a d'autres sensibles qui meuvent le sens sans mutation matérielle
annexe, comme la lumière et la couleur, objets de la vue. C'est pourquoi la vue
est plus haute et plus universelle que les autres sens parce que les sensibles
qu'elle perçoit sont communs aux corps corruptibles et incorruptibles.
Pareillement la force appétitive qui suit l'appréhension du sens se
divisera nécessairement en deux. Car un objet est désirable, ou bien par cette
raison qu'il est délectable et convient au sens -c'est à cela que tend la
faculté concupiscible -, ou bien par cette raison que le pouvoir de jouir des
choses délectables au sens est soumis au fait de l'atteindre par un moyen
pénible, comme lorsque l'animal atteint en combattant, ou en écartant les
obstacles, le pouvoir de jouir de l'objet propre de sa délectation, et c'est à
cela qu'est ordonnée la faculté irascible.
Quant à la force motrice, puisqu'elle est ordonnée au mouvement, elle ne se
diversifie que selon la diversité des mouvements, parce que ceux-ci
appartiennent ou bien à des animaux d'espèces diverses, tels les reptiles, les
volatiles, les quadrupèdes, et tous ceux qui se déplacent d'autre façon, ou
bien aux diverses parties d'un même animal, car les parties singulières
disposent de certains mouvements propres.
Les degrés des puissances intellectuelles se distinguent pareillement en
cognitives et appétitives. En revanche, la puissance motrice est commune et au
sens et à l'intellect, car le même corps et du même mouvement est mu par l'un
et par l'autre. La connaissance de l'intellect requiert deux puissances, à
savoir l'intellect agent et l'intellect possible, comme on l'a montré plus
haut.
Ainsi donc, il est manifeste que les puissances de l'âme sont de trois
degrés, à savoir selon l'âme végétative, sensitive et rationnelle. Mais il y a
cinq genres de puissances, à savoir les puissances nutritives, sensitives,
intellectives, appétitives et motrices selon le lieu; et chacune contient sous
elle plusieurs puissances, comme on l'a dit.
Solutions: 1. Les contraires diffèrent au maximum, mais dans
le même genre. La diversité des objets selon le genre s'accorde à la diversité
des puissances, parce que le genre est d'une certaine manière en puissance. Et
ainsi les contraires se réfèrent à la même puissance.
2. Bien que le son et la couleur soient des accidents
divers, cependant ils diffèrent par soi quant à la stimulation du sens, comme
on l'a dit, ce qui n'est pas le cas de l'homme et de la pierre, parce que ils
stimulent le sens de la même façon. C'est ainsi que l'homme et la pierre
diffèrent par accident en tant qu'ils sont objets de sensation, encore qu'ils
diffèrent par soi en tant que substances. Rien n'empêche en effet que ce qui
diffère par soi en raison d'un genre, diffère par accident en raison d'un autre
genre: ainsi le noir et le blanc diffèrent par soi dans le genre de la couleur,
mais non dans celui de la substance.
3. Une même chose se rapporte à diverses puissances
de l'âme, non pas suivant la même raison d'objet, mais suivant l'une et l'autre
raison.
4. Plus une puissance est élevée, plus elle s'étend à
de multiples choses; c'est pourquoi plus synthétique est la raison de son objet
formel. De là vient que se rassemblent sous la raison d'objet, chez une
puissance supérieure, des choses qui se distinguent sous la raison d'objet,
chez les puissances inférieures.
5. Les habitus ne sont pas perfections des puissances
au point d'en être la raison, mais c'est en quelque sorte par eux que les
puissances se rapportent à leur raison d'être, c'est-à-dire aux objets. Par
conséquent les puissances ne se distinguent pas en raison des habitus, mais des
objets, de même que les principes de l'art se distinguent non pas en raison des
accidents mais des fins.
6. Les puissances ne sont pas pour les organes, mais
plutôt l'inverse. Par suite, les organes se distinguent en raison des objets,
et non les objets en raison des organes.
7. L'âme a une fin principale, ainsi pour l'âme
humaine, le bien intelligible; mais elle a aussi d'autres fins ordonnées à
cette fin ultime, comme pour le sensible d'être ordonné à l'intelligible. Et
comme l'âme est ordonnée à ses objets par les puissances, il s'ensuit que la
puissance sensible est en l'homme en vue de la puissance intellective, et ainsi
des autres puissances. C'est donc en raison de la fin, par référence aux objets,
qu'une puissance tire son origine d'une autre; il n'y a donc pas de contrariété
à ce que les puissances de l'âme se distinguent par leur origine et par leurs
objets.
8. Bien que l'accident ne puisse par soi être sujet
d'un accident, cependant le sujet est sous-jacent à tel accident par la
médiation d'un autre, comme le corps l'est de la couleur par la médiation de
l'étendue. Et ainsi un accident naît du sujet par la médiation d'un autre, une
puissance de l'essence de l'âme par la médiation d'une autre.
9. L'âme par une seule de ses facultés régit plus de
choses qu'une réalité naturelle: ainsi la vue appréhende tous les visibles. Or
l'âme, à cause de sa noblesse, a plus d'opérations qu'une chose inanimée; il
lui faut donc avoir plusieurs puissances.
10. L'ordre des puissances de l'âme suit l'ordre des
objets. Mais l'ordre peut s'entendre en deux sens, -ou bien selon la
perfection, alors l'intellect a priorité sur le sens; -ou bien selon la voie de
la génération, et alors le sens a priorité sur l'intellect, parce que dans la
voie de la génération la disposition accidentelle est induite avant la forme
accidentelle.
11. L'intellect désire naturellement l'intelligible en
tant que tel. De fait, l'intellect désire naturellement faire acte
d'intelligence, et le sens acte de sensation. Mais parce que le réel, sensible
ou intelligible, est désiré non seulement pour faire acte de sensation ou
d'intellection, mais encore pour autre chose, il est donc nécessaire qu'il y
ait une puissance appétitive en dehors du sens et de l'intellect.
12. La volonté est dans la raison en tant qu'elle suit
l'appréhension de la raison: l'opération de la volonté en effet appartient au
même degré que celui des puissances de l'âme, mais non au même genre. Et il en
va pareillement de l'irascible et du concupiscible au regard du sens.
13. L'intellect et l'appétit meuvent en commandant le
mouvement; mais il faut une puissance motrice qui exécute le mouvement,
puissance qui fait que les membres suivent le commandement de l'appétit et de
l'intellect et du sens.
14. Les puissances de l'âme végétative sont appelées
facultés naturelles parce qu'elles n'opèrent rien d'autre que ce que fait la
nature, mais elles sont appelées facultés de l'âme parce qu'elles le font sur
un mode plus élevé, comme on l'a dit pus haut.
15. Une chose inanimée reçoit en même temps l'espèce
et la quantité due, ce qui n'est pas possible pour les choses vivantes, parce
qu'il leur faut au principe peu de quantité, car elles sont engendrées de la
semence. Et il faut ainsi qu'il y ait en elles, outre la faculté générative,
une faculté de croissance, qui mène à la taille optimale. Or il faut que cela
se fasse par la conversion d'une chose quelconque en la substance en vue de son
accroissement, et que ce quelque chose lui soit donc ajouté. Or cette
conversion se fait par la chaleur: c'est la chaleur qui convertit ce qui se
présente de l'extérieur et dissout ce qui est à l'intérieur. C'est pourquoi,
s'agissant de la conservation de l'individu, pour que soit continuellement restauré
ce qui se perd, et que soit ajouté ce qui manque à la perfection de la taille
comme aussi ce qui est nécessaire à la génération, aura été nécessaire
l'existence d'une faculté nutritive, qui dessert et la faculté de croissance et
celle de génération, et conserve l'individu pour ce faire.
16. Le son et la couleur et les choses de ce genre
diffèrent selon les diverses façons de stimuler les sens, mais non les
sensibles de genres divers. Ce n'est pas en raison de ces derniers que
diffèrent les puissances sensibles.
17. Etant donné que les contraires dont le tact est
connaisseur ne se réduisent pas à un unique genre (comme les contraires que
l'on peut observer dans le champ du visible sont réductibles dans l'unique
genre de la couleur), le Philosophe précise dans le De anima[cxxiii] [6] qu'il n'y a pas un unique sens du tact,
mais plusieurs. Mais cependant ils se rencontrent tous sur le point de n'avoir
pas à sentir par un médium extrinsèque, et donc tous sont appelés
"tact" en ce que ce sens est unique par le genre, mais d'un genre
divisé en plusieurs espèces. On pourrait dire cependant qu'il est unique
absolument, parce que tous les contraires dont le tact a connaissance, sont
connus par soi les uns par les autres et sont réductibles à un unique genre,
mais un genre innommé, comme est innommé le genre prochain du chaud et du
froid.
18. Puisque les puissances de l'âme sont des
propriétés, dire que la mémoire est passion d'une sensation première n'exclut
pas que la mémoire soit une puissance autre que le sens, mais montre quel est
son ordre par rapport au sens.
19. Le sens reçoit les espèces sensibles dans les
organes corporels, et il est connaisseur des particuliers; mais l'intellect
reçoit les espèces des choses sans organe corporel, et il est connaisseur des universels.
Aussi une diversité d'objets requiert-elle une diversité de puissances dans la
partie sensitive, alors qu'elle ne le requiert pas dans la partie intellective.
En effet recevoir et retenir dans l'ordre matériel ne sont pas identiques, mais
ils le sont dans l'ordre immatériel. Et pareillement, il faut que le sens se
diversifie selon la diversité des stimulations, mais non pas l'intellect.
20. Le même objet, à savoir l'intelligible en acte, se
rapporte à l'intellect agent comme étant fait pas lui, et à l'intellect
possible comme l'informant. Il est donc manifeste qu'il ne se rapporte pas
selon la même raison à l'intellect agent et à l'intellect possible.
Objections: 1. Il semble que non. Il est dit en effet dans L'Ecclésiaste: "Identique est la mort de l'homme et
des bêtes, égale leur condition". Mais lorsque les bêtes meurent, leur âme
meurt aussi. Donc lorsque l'homme meurt, son âme est corrompue.
2. Corruptible et incorruptible diffèrent selon le
genre, comme il est dit dans la Métaphysique[cxxiv] [1]. Or l'âme humaine et l'âme des bêtes ne
diffèrent pas selon le genre, car l'homme ne diffère pas des bêtes selon le
genre. Donc l'âme de l'homme et celle des bêtes ne diffèrent pas selon le
corruptible et l'incorruptible. Or l'âme des bêtes est corruptible. Donc l'âme
humaine l'est aussi.
3. Damascène dit que l'ange reçoit l'immortalité par
grâce et non par nature[cxxv] [2]. Mais l'ange n'est pas inférieur à l'âme.
Donc l'âme n'est pas naturellement immortelle.
4. Le Philosophe prouve dans les Physiques[cxxvi] [3] que le premier moteur est d'une
efficience infinie car il meut durant un temps infini. Si donc l'âme a la
capacité de durer un temps infini, il s'ensuit que son efficience est infinie.
Mais une efficience infinie n'existe pas dans une essence finie. Par conséquent
l'essence de l'âme serait infinie si elle était incorruptible. Donc l'âme
humaine n'est pas incorruptible.
5. On disait que l'âme humaine est incorruptible non
par son essence propre, mais par l'efficience divine. En sens contraire: ce
qui n'appartient pas à un sujet quelconque en vertu de son essence propre, ne
lui est pas essentiel. Mais corruptible et incorruptible sont attribués par
essence à tout sujet porteur de ces prédicats, comme dit le Philosophe dans la Métaphysique[cxxvii] [4]. Donc si l'âme est incorruptible,
il faut qu'elle le soit par son essence.
6. Tout ce qui est, est ou bien corruptible, ou bien
incorruptible. Si donc l'âme humaine n'est pas incorruptible selon sa nature,
il s'ensuit qu'elle est corruptible selon sa nature.
7. Tout incorruptible a capacité d'être toujours. Si
donc l'âme humaine est incorruptible, il s'ensuit qu'elle a la capacité d'être
toujours. Donc l'âme n'a pas l'être après le non-être; ce qui est
contre la foi.
8. Au dire de S. Augustin[cxxviii] [5], de même que Dieu est la vie de l'âme, de
même l'âme est la vie du corps. Mais la mort est la privation de la vie. Donc
par la mort l'âme est privée de la vie et disparaît.
9. La forme n'a pas l'être en dehors de ce en
quoi elle est. Or l'âme est la forme du corps. Donc elle ne peut être que dans
le corps; donc elle périt à la destruction du corps.
10. On disait: ce qui est vrai de l'âme du point de
vue de la forme, ne l'est pas du point de vue de son essence. En sens contraire:
l'âme n'est pas forme du corps par accident; autrement, puisque l'âme est
constitutive de l'homme pour autant qu'elle est forme du corps, il s'ensuivrait
que l'homme serait un étant par accident. Or tout ce qui appartient à quelque [sujet]
non par accident, lui convient selon son essence. Donc [l'âme] est forme de par
son essence. Si donc elle est corruptible du fait qu'elle est forme, elle l'est
aussi selon son essence.
11. Quand [deux parties] se rejoignent en un unique être,
la corruption de l'un entraîne celle de l'autre. Or l'âme et le corps se
rejoignent en un être unique, à savoir l'être de l'homme. Donc à
la corruption du corps, l'âme est corrompue.
12. L'âme sensible et l'âme rationnelle sont un en
l'homme selon la substance. Mais l'âme sensible est corruptible. Donc aussi
l'âme rationnelle.
13. La forme doit être proportionnée à la matière. Or
l'âme humaine est dans le corps comme la forme dans la matière. Puisque donc
le corps est corruptible, l'âme le sera aussi.
14. Si l'âme peut être séparée du corps, il faut que
l'une de ses opérations s'exerce sans le corps, car aucune substance n'est
inactive. Mais aucune opération ne peut venir de l'âme sans le corps, y compris
l'intellection car, à l'évidence, il n'y a pas d'intellection sans image, comme
dit le Philosophe[cxxix] [6], et pas d'image sans le corps. Donc l'âme
ne peut être séparée du corps, mais elle se corrompt à la corruption du corps.
15. Si l'âme est incorruptible, ce ne sera qu'en vertu
de son intelligence. Mais il semble que l'acte d'intellection ne lui convient
pas, car ce qu'il y a de plus élevé dans la nature inférieure imite en quelque
façon l'action de la nature supérieure, mais sans y parvenir: c'est ainsi que
les singes imitent l'opération de l'homme sans pourtant y parvenir. Et pareillement,
il semble que l'homme, puisqu'il est le plus élevé dans l'ordre des choses
matérielles, imite en quelque façon l'action des substances intellectuelles
séparées, à savoir l'acte d'intellection, mais sans y parvenir. Donc aucune
nécessité, semble-t-il, à soutenir l'immortalité de l'âme.
16. S'agissant de l'opération propre à l'espèce, tous
ou le plus grand nombre de ceux qui sont dans l'espèce y parviennent. Mais très
peu d'hommes parviennent à être intelligents en acte. Donc l'acte d'intellection
n'est pas l'opération propre de l'âme humaine; et ainsi il ne faut pas que
l'âme humaine soit incorruptible du fait qu'elle est intellectuelle.
17. Le Philosophe dit dans les Physiques[cxxx] [7] que tout [sujet] fini périt chaque fois qu'il lui
manque quelque chose. Or le bien de nature de l'âme est un bien fini. Comme ce
bien de nature se trouve diminué par n'importe lequel des péchés, il semble en
fin de compte qu'il soit totalement supprimé; et ainsi il arrivera à l'âme
humaine d'être corrompue.
18. A corps débile, âme débile, comme le montre ses
opérations. Donc à la corruption du corps l'âme est corrompue.
19. Tout ce qui vient du néant retournera au néant. Or
l'âme est créée de rien. Donc elle retournera au néant. Par conséquent, elle
est corruptible.
20. Tant que demeure la cause, demeure l'effet. Mais
l'âme est cause de la vie du corps. Si donc l'âme demeure toujours, il semble
que le corps vive toujours, ce qui est manifestement faux.
21. Tout ce qui subsiste par soi, est une réalité individuelle
qui se range dans un genre ou une espèce. Mais l'âme humaine, semble-t-il,
n'est pas un une réalité individuelle ni ne se range dans une espèce ou un
genre en tant qu'individu ou espèce, puisqu'elle est forme: en effet être dans
un genre ou une espèce convient au composé, non à la matière ni à la forme,
sauf par simplification. Donc l'âme humaine ne subsiste pas par soi; et ainsi
à la corruption du corps elle ne peut demeurer.
En sens contraire: 1. Il est dit au livre de la Sagesse: "Dieu
a fait l'homme impérissable, il l'a fait à l'image de sa ressemblance"[cxxxi] [8]. D'où l'on peut déduire que l'homme est
impérissable, c'est-à-dire incorruptible, pour la raison qu'il est à l'image
de Dieu. Or il est à l'image de Dieu par son âme, comme Augustin le dit au
livre du De Trinitate[cxxxii] [9]. Donc l'âme est incorruptible.
2. Tout ce qui se corrompt comporte des contraires ou
est composé de contraires. Mais l'âme humaine est sans aucune contrariété, car
les choses qui sont contraires en soi, ne sont pas contraires dans l'âme: en
effet les idées de contraires dans l'âme ne sont pas des contraires. Donc l'âme
humaine est incorruptible.
3. Les corps célestes sont incorruptibles parce
qu'ils ne comportent pas de matière semblable à celle des corps susceptibles
de génération et de corruption. Mais l'âme humaine est totalement immatérielle:
ce que montre le fait qu'elle reçoit les espèces des choses immatériellement.
Donc l'âme humaine est incorruptible.
4. Le Philosophe dit que l'intellect est séparé comme
l'est le perpétuel du corruptible[cxxxiii] [10]. Or l'intellect est partie de l'âme,
comme lui-même le dit[cxxxiv] [11]. Donc l'âme humaine est incorruptible.
Réponse: Il est nécessaire que l'âme humaine soit
totalement incorruptible. Pour en avoir l'évidence, il faut considérer que ce
qui est par soi consécutif à quelque chose ne peut en être écarté: par exemple,
on ne peut écarter de l'homme le fait d'être animal, ni du nombre d'être pair
ou impair. Or il est manifeste que l'être est par soi consécutif à la
forme; chacun possède l'être selon sa propre forme. Par suite, l'être ne
peut d'aucune façon être séparé de la forme. Sont donc corrompus les composés
de matière et de forme par cela qu'ils perdent la forme à laquelle l'être est
consécutif; mais la forme elle-même ne peut être corrompue par soi; elle l'est
par accident, à la corruption du composé, en tant que fait défaut l'être
du composé qui passe par la forme, quand la forme est telle qu'elle n'est pas
"ce qui a l'être" mais qu'elle est seulement "ce
par quoi est" le composé. Si donc il y a quelque forme qui
soit "ce qui a l'être", il est nécessaire que cette
forme soit incorruptible: en effet, l'être n'est pas séparé de
"ce qui a l'être" sinon par le fait que la forme est séparée de
lui. C'est pourquoi si "ce qui a l'être" est la forme même,
il est impossible que l'être soit séparé de lui.
Or il est manifeste que le principe selon quoi l'homme fait acte
d'intellection est la "forme ayant l'être", et non
seulement comme l'étant selon quoi quelque chose est. L'intellection en effet,
comme le Philosophe le prouve dans le De anima[cxxxv] [12], n'est pas un acte accompli par un organe
corporel. Car on ne pourrait trouver un organe corporel capable de recevoir toutes
les natures sensibles. Notamment parce que le recevant doit être dépouillé de
la nature du reçu, à l'exemple de la pupille qui est dépourvue de couleur. Or
tout organe corporel possède une nature sensible. Mais l'intellect, par quoi
nous faisons acte d'intellection, est capable de connaître toutes les natures
sensibles. C'est pourquoi il est impossible que son opération -l'intellection -s'exerce
par quelque organe corporel. D'où il apparaît que l'intellect dispose d'une
opération par soi où ne communique pas le corps. Maintenant chacun opère dans
la mesure où il est. Qui a l'être par soi, opère par soi; en revanche,
qui n'a pas l'être par soi, n'opère point par soi: en effet la chaleur
ne chauffe pas, mais le chaud. Ainsi donc, il est évident que le principe
intellectuel par lequel l'homme fait acte d'intellection, possède un être
élevé au-dessus du corps -non dépendant du corps.
De plus, il est manifeste qu'un tel principe intellectif n'est pas un
composé de matière et de forme, car les espèces sont reçues en lui-même de
façon totalement immatérielle. Ce qu'atteste le fait que l'intellect porte sur
les universels, qui sont considérés abstraction faite de la matière et des
conditions matérielles. Reste donc que le principe intellectuel par quoi
l'homme fait acte d'intellection est la forme qui a l'être. C'est
pourquoi il est nécessaire qu'elle soit incorruptible. C'est justement
ce que dit le Philosophe[cxxxvi] [13]: l'intellect est quelque chose de divin
et de perpétuel. On a montré d'autre part dans les questions précédentes
que le principe intellectuel de l'intellection n'est pas une substance séparée,
mais quelque chose de formellement inhérent à l'homme, c'est-à-dire l'âme ou
partie de l'âme. Reste, suite aux propositions susdites, que l'âme est
incorruptible.
Tous ceux en effet qui ont soutenu que l'âme humaine est corruptible, ont
supprimé quelque chose des prémisses. Les uns, faisant de l'âme un corps, ont
soutenu qu'elle n'était pas une forme [substantielle], mais un composé de
matière et de forme. Mais d'autres, supposant que l'intellect n'est pas
différent du sens, ont soutenu en conséquence qu'il n'a pas d'opération sans
user d'un organe corporel, et ainsi ne possède pas un être élevé
au-dessus du corps, et donc n'est pas une forme disposant de l'être. En
revanche, d'autres ont soutenu que l'intellect, principe d'intellection, était
chez l'homme une substance séparée. Toutes choses qui s'avèrent être fausses
par ce qu'on a montré plus haut. D'où il reste que l'âme humaine est
incorruptible.
Une double constatation peut faire signe en ce sens. Du côté de l'intellect
d'abord, car les choses qui sont en soi corruptibles, sont incorruptibles dans
la pensée qu'en prend l'intellect. Celui-ci en effet appréhende les choses
dans l'universel, mode sous lequel la corruption ne les touche pas.
Secondement du côté du désir naturel, lequel ne peut être frustré en rien. Or
nous voyons qu'il y a chez les hommes un désir de perpétuité. Et c'est
raisonnable car, puisque l'être même est en soi désirable, il faut que
l'intellect, qui appréhende l'être absolument, et non pas ici et
maintenant, désire être absolument et selon la totalité du temps. C'est
pourquoi il semble que ce désir n'est pas vain et que l'homme, selon l'âme
intellectuelle, est incorruptible.
Solutions: 1. Salomon, dans le livre de l'Ecclesiaste, parle comme interprète, tantôt en
représentant des sages, tantôt en représentant des insensés. Les paroles citées
le sont d'un représentant des insensés. Ou bien on peut dire qu'il est question
d'une unique destruction de l'homme et des bêtes quant à la destruction du
composé, qui pour l'un comme pour les autres se fait par la séparation de l'âme
et du corps, bien qu'après la séparation l'âme humaine demeure, mais non l'âme
des bêtes.
2. Si l'âme humaine et l'âme des bêtes se rangeaient
dans le genre, il s'ensuivrait que divers genres tomberaient sous la considération
d'un genre relatif à leur nature. C'est ainsi que le corruptible et
l'incorruptible diffèrent par le genre, encore qu'ils puissent se rejoindre
sous une raison commune, et de là peuvent être dans un unique genre pour une
considération logique. Maintenant l'âme n'est pas dans un genre au titre de
l'espèce, mais au titre de partie de l'espèce. Or l'un et l'autre composé est
corruptible: tant celui dont la partie est l'âme humaine, que celui dont la
partie est l'âme des bêtes. C'est pourquoi rien ne les empêche d'être d'un
unique genre.
3. Comme le dit Augustin[cxxxvii] [14], la vraie immortalité, c'est la vraie
immutabilité. Or l'immutabilité qui résulte de l'élection, à savoir de ne
pouvoir être changé de bien en mal, l'ange autant que l'âme l'ont par grâce.
4. L'être se compare à la forme comme lui
étant consécutif par soi, mais non comme un effet par rapport à l'efficience de
l'agent, tel un mouvement par rapport à l'efficience du moteur. Aussi, bien que
la capacité de mouvoir en un temps infini démontre l'infinité de l'efficience
du moteur, cependant le fait de pouvoir être un temps infini ne démontre pas
l'infinité de la forme (par quoi quelque chose est), pas plus que le fait que
la dualité soit toujours paire, ne montre son infinité. En revanche, le fait
que quelque chose existe un temps infini démontre plutôt l'efficience infinie
de Celui qui est cause de l'acte d'être.
5. Le corruptible et l'incorruptible sont des
prédicats essentiels qui suivent l'essence comme principe formel ou matériel,
mais non comme principe actif. Le principe actif de la perpétuité des choses
est extrinsèque.
6. Même solution pour la sixième objection.
7. L'âme a le pouvoir d'être toujours, mais ce
pouvoir elle ne l'a pas toujours eu. Et ainsi il ne faut pas qu'elle ait
toujours été, mais qu'elle ne cessera jamais dans le futur.
8. L'âme est forme du corps en tant que cause de la
vie, comme la forme est principe d'être. En effet, vivre pour les
vivants, c'est être, comme dit le Philosophe au De anima[cxxxviii] [15].
9. L'âme est une forme telle qu'elle possède l'acte
d'être indépendamment de ce dont elle est la forme; ce que montre son
opération, comme on l'a dit.
10. Bien que l'âme soit forme du corps par son
essence, toutefois telle propriété peut lui appartenir en tant qu'elle est
telle forme, à savoir une forme subsistante, propriété qui ne lui appartient
pas en tant que [simplement] forme: c'est ainsi que l'intellection ne convient
pas à l'homme en tant qu'animal, bien que l'homme soit animal de par son
essence.
11. Bien que l'âme et le corps se rejoignent sur
l'unique être de l'homme, cependant cet être revient au corps par
l'âme; de telle sorte que l'âme communique au corps l'être dans lequel
elle subsiste, comme on l'a montré dans les questions précédentes. Et ainsi,
lors de la disparition du corps, l'âme demeure encore.
12. L'âme sensible est corruptible chez les bêtes;
mais chez l'homme, comme elle est en substance la même que l'âme rationnelle,
elle est incorruptible.
13. Le corps humain est une matière proportionnée à
l'âme humaine quant à ses opérations; mais la corruption et les autres défauts
surviennent, par voie de conséquence, de la matière, comme on l'a montré plus
haut. On peut dire aussi bien que la corruption advient au corps en conséquence
du péché, mais non pas de la première institution de la nature.
14. Que le Philosophe dise qu'il n'y a pas
d'intellection sans image[cxxxix] [16] est à comprendre en référence à l'état
présent de notre vie, où l'homme exerce l'intellection par son âme. Mais autre
sera le mode d'intellection de l'âme elle-même une fois séparée.
15. Bien que l'âme humaine ne parvienne pas au mode
d'intellection propre aux substances supérieures, elle parvient cependant à ce
mode d'intellection qui suffit à prouver son incorruptibilité.
16. Bien que peu parviennent à un acte d'intellection
parfait, cependant tous parviennent d'une certaine façon à l'acte d'intellection.
Il est manifeste que les premiers principes du raisonnement sont des conceptions
communes à tous, et sont perçus par l'intellect.
17. Le péché a totalement supprimé la grâce; mais il
n'a rien ôté à l'essence de la réalité. Il a ôté cependant quelque chose de
l'inclination ou de l'aptitude à la grâce; et pour autant qu'un péché, quel
qu'il soit, introduit plus avant à une disposition contraire, on dit que tout
péché retranche quelque chose au bien de la nature, à savoir l'aptitude à la
grâce. Jamais cependant le bien de la nature n'est totalement supprimé, car
toujours demeure la puissance sous les dispositions contraires, bien qu'elle
soit de plus en plus éloignée de l'acte.
18. L'âme n'est pas débilitée par la débilité du
corps, ni même l'âme sensitive, comme le montre le Philosophe dans le De
anima[cxl] [17]: qu'un vieillard reçoive l'œil
d'un jeune, il verra tout à fait comme un jeune. D'où il est manifeste que la
débilité de l'action ne vient pas de la débilité de l'âme, mais de celle de
l'organe.
19. Ce qui vient du néant retournera au néant, à moins
d'être conservé par la main de Celui qui nous gouverne. Mais on ne déduira pas
de cette condition qu'une chose est corruptible; elle l'est d'avoir en soi un
principe de corruption: en effet, corruptible et incorruptible sont des
prédicats essentiels.
20. Bien que l'âme, cause de la vie, soit
incorruptible, cependant le corps, qui reçoit la vie de l'âme, est sujet à
transmutation; il s'écarte par là de la disposition qui le rend apte à recevoir
la vie. Et c'est ainsi que survient la corruption de l'homme.
21. Bien que l'âme puisse être par soi,
pourtant elle n'a pas l'espèce par soi, puisqu'elle est partie de l'espèce.
Objections: a. Il semble que non: aucune action du
composé ne demeure dans l'âme séparée. Or l'intellection est une action du
composé. Le Philosophe l'affirme dans le De anima[cxli] [1]: dire que l'âme fait acte d'intelligence, c'est la
même chose que de dire qu'elle tisse ou qu'elle construit. Donc l'intellection ne
demeure pas dans l'âme séparée.
1. Le Philosophe dit dans le De anima[cxlii] [2] qu'il n'y a jamais d'intellection sans
images. Mais les images sont inhérentes aux organes corporels. Elles ne
peuvent exister dans l'âme séparée. Il n'y a donc pas d'intellection dans
l'âme séparée.
b. On disait que le Philosophe parle de l'âme dans son union au corps et
non de l'âme séparée. En sens contraire: L'âme séparée ne peut faire acte
d'intelligence que par la puissance intellective...
c. Le Philosophe dit dans le De anima[cxliii] [3] que l'acte d'intelligence est ou bien imagination,
ou bien n'est pas sans imagination. Or l'imagination n'est pas sans le corps,
donc également l'intellection. Donc pas d'intellection dans l'âme séparée.
2. Le Philosophe dit dans le De anima[cxliv] [4] que l'intellect se rapporte aux images
comme la vue par rapport aux couleurs. Mais la vue ne peut voir sans les
couleurs. Donc l'intellect ne peut agir sans les images, et par conséquent sans
le corps.
3. Le Philosophe dit dans le De anima[cxlv] [5] que l'intellection se corrompt lorsqu'il
y a corruption intérieure, soit du corps, soit de la chaleur naturelle; ce qui
arrive en effet, une fois l'âme séparée du corps. Donc l'âme séparée du corps
ne peut faire acte d'intelligence.
4. On disait que l'âme séparée du corps fait en
vérité acte d'intelligence, mais non pas sous la modalité présente où elle le
fait en abstrayant à partir des images. En sens contraire: la forme est unie à
la matière non pour la matière mais pour la forme, car la forme est la fin et
la perfection de la matière. Or la forme est unie à la matière pour le
complément de son opération; c'est pourquoi la forme requiert telle matière:
celle par laquelle l'opération de la forme puisse aboutir à son achèvement
(ainsi la forme de la scie requiert comme matière le fer pour accomplir
l'opération de couper). Or l'âme est la forme du corps. Elle est donc unie à
tel corps pour le complément de son opération. Mais son opération propre, c'est
l'intellection. Si donc elle peut l'accomplir sans le corps, c'est en vain
qu'elle serait unie au corps.
5. Si l'âme séparée peut faire acte d'intelligence,
elle le fera plus noblement en étant séparée plutôt qu'unie au corps: car
faire acte d'intelligence sans avoir besoin d'images, à l'instar des
substances séparées, c'est le faire sous un mode plus noble que de le faire,
comme nous, par le moyen des images. Or le bien de l'âme est dans
l'intellection, car la perfection de chaque substance, c'est son opération
propre. Donc si l'âme peut faire acte d'intelligence sans le corps, en dehors
des images, il lui serait dommageable d'être unie au corps, -cela ne lui serait
pas naturel.
6. Les puissances se diversifient en raison des
objets. Or les objets de l'âme intellective, ce sont les images, comme il est
dit dans le De anima[cxlvi] [6]. Si donc l'âme séparée du corps connaît sans les
images, il faut qu'elle dispose de puissances autres, ce qui ne se peut, car
les puissances appartiennent à l'âme par nature, et lui sont inhérentes sans
possibilité de séparation.
7. Si l'âme fait acte d'intelligence, il faut qu'elle
le fasse par quelque puissance. Or les puissances intellectives ne sont dans
l'âme qu'au nombre de deux, à savoir l'intellect agent et l'intellect possible.
Or l'âme séparée ne peut faire acte d'intelligence ni par l'un ni par l'autre,
semble-t-il, car l'opération de l'un et de l'autre regarde les images: en
effet, l'intellect agent fait des images des intelligibles en acte; quant à
l'intellect possible, il reçoit les espèces intelligibles abstraites de la
matière. Il semble que d'aucune façon l'âme séparée ne puisse faire acte
d'intelligence.
8. Pour une seule chose, une seule opération propre;
pour la parfaire, une seule perfection. Si donc l'opération de l'âme est de
faire acte d'intelligence en recevant [ses contenus] des images, il semble que
son opération propre ne puisse s'exercer en dehors des images; et ainsi, une
fois séparée du corps, elle n'exercera plus son intelligence.
9. Si l'âme séparée fait acte d'intelligence, il faut
qu'elle le fasse par quelque médiation, car l'intellection requiert la
similitude de la chose connue dans le connaissant. Or on ne peut dire que l'âme
séparée connaisse par son essence: cela n'appartient qu'à Dieu, car son essence
est la similitude de toutes choses, ayant d'avance en soi, parce qu'infinie,
toute perfection. Pareillement elle ne peut connaître non plus par l'essence
de la chose connue: car alors elle ne connaîtrait que les choses qui sont par
leur essence dans l'âme. Ni davantage par quelques espèces. Ni par des espèces
innées ou con-créées: ce serait semble-t-il revenir à
l'opinion de Platon, qui soutenait que toutes les sciences sont naturellement
insérées en nous.
10. C'est en vain, semble-t-il, que de telles espèces
seraient innées dans l'âme, puisque celle-ci ne peut connaître par leur moyen
tant qu'elle est dans le corps: de fait les espèces ne semblent ordonnées à
rien d'autre que de permettre l'intellection.
11. On disait que l'âme, pour ce qui la regarde, peut
connaître par des espèces innées, mais qu'elle en est empêchée par le corps. En
sens contraire: autant une chose est plus parfaite en sa nature, autant
est-elle plus parfaite en son opération. Mais l'âme unie au corps est plus
parfaite en sa nature que lorsqu'elle est séparée du corps, de même qu'une
partie quelconque est plus parfaite d'exister en son tout. Si donc l'âme
séparée du corps peut connaître par des espèces innées, elle le fera beaucoup
mieux par elles en étant unie au corps.
12. Rien de ce qui est naturel à une chose n'est
totalement empêché par ce qui relève de sa nature. Or il appartient à la nature
de l'âme d'être unie au corps, puisqu'elle en est la forme. Donc, si les
espèces intelligibles sont naturellement insérées dans l'âme, rien ne l'empêcherait
de pouvoir faire par elles acte d'intelligence: ce qui est contraire à
l'expérience.
13. On ne peut dire non plus, semble-t-il, que l'âme
séparée connaisse par les espèces préalablement acquises dans le corps. En
effet beaucoup d'âmes humaines demeurent à l'état séparé du corps qui n'ont
acquis aucune espèce intelligible: comme le montrent les âmes des enfants,
surtout de ceux qui sont morts dans le ventre maternel. Si donc les âmes séparées
ne pouvaient connaître que par des espèces acquises auparavant, il s'ensuivrait
que toutes ne pourraient exercer l'intellection.
14. Si l'âme séparée ne connaît que par les espèces
préalablement acquises, il s'ensuit, semble-t-il, qu'elle ne connaît que celles
qu'elle a connues auparavant durant son union au corps. Or ceci ne paraît pas
vrai: elle connaît en effet beaucoup de choses concernant les peines et les
récompenses qu'à présent elle ne connaît pas. Donc l'âme séparée ne connaît pas
seulement par les espèces préalablement acquises.
15. L'intellect est effectué en acte par l'espèce
intelligible existant en lui. Mais l'intellect en acte, est en acte
d'intelligence. Donc l'intellect en acte connaît toutes ces choses dont les
espèces intelligibles sont en lui-même en acte. Il semble donc que les espèces
intelligibles ne sont pas conservées dans l'intellect après qu'il a cessé d'être
en acte d'intelligence; et ainsi elles ne demeurent pas dans l'âme après la
séparation, de telle sorte qu'elles lui permettent de connaître.
16. Les habitus produisent en retour des actes
semblables à ceux par lesquels ils sont acquis, le Philosophe le montre dans
les Ethiques[cxlvii] [7]: en construisant l'homme devient constructeur, et
derechef le constructeur peut construire. Mais les espèces intelligibles sont
acquises à l'intellect par le fait pour celui-ci de se tourner vers les images.
Donc il ne peut jamais connaître par elles sauf à se tourner vers les images.
Donc séparée du corps, l'âme ne peut connaître par les espèces acquises,
semble-t-il.
17. On ne pourrait dire non plus que l'âme connaisse
au moyen d'espèces infuses par quelque substance supérieure, car tout ce qui
reçoit requiert un agent propre d'où il tient naturellement son aptitude à
recevoir. Or s'agissant de l'intellect humain, son aptitude naturelle à
recevoir est relatif aux choses sensibles. Donc il n'est pas relatif aux
substances supérieures.
18. En ce qui concerne l'aptitude des choses à être
causées par des agents inférieurs, la seule action d'un agent supérieur ne
suffit pas: ainsi les animaux aptes à être engendrés de la semence ne sont pas
engendrés par la seule action du soleil. Or l'aptitude de l'âme humaine, c'est
de recevoir les espèces des sensibles. Donc la seule influence des substances
supérieures ne suffit pas à lui faire acquérir les espèces intelligibles.
19. L'agent doit être proportionné au patient, et le
donateur au destinataire. Mais l'intelligence des substances supérieures n'est
pas proportionnée à l'intelligence de l'âme humaine, puisqu'elles possèdent une
science plus universelle et d'ailleurs incompréhensible par nous. Donc l'âme
séparée ne pourra connaître par les espèces infuses des substances supérieures,
semble-t-il. Et ainsi ne lui reste aucun mode par lequel elle puisse
connaître.
En sens contraire: 1. L'intellection est au plus haut degré une
opération de l'âme. Si donc l'intellection ne convient pas à l'âme sans le
corps, aucune autre opération ne lui conviendra. Dans ce cas, il est
impossible à l'âme d'être séparée. Or nous soutenons le fait d'une âme
séparée. Il est donc nécessaire de soutenir la possibilité de son intellection.
2. On lit dans les Ecritures que les ressuscités
auront la même connaissance après qu'avant. Donc la connaissance des choses que
l'homme sait en ce monde ne sera pas ôtée après leur mort. L'âme séparée peut
donc faire acte d'intelligence au moyen des espèces préalablement acquises.
3. On trouve une similitude des choses inférieures
dans les supérieures, c'est ainsi que les mathématiciens prédisent des événements
futurs en considérant les similitudes des choses qui, sur ce point, se passent
dans les corps célestes. Or l'âme est supérieure en nature à toutes les choses
corporelles. Donc la similitude des choses corporelles est dans l'âme, et sur
un mode intelligible, puisque elle-même est une substance intellective. Il
semble donc qu'elle puisse connaître de par sa nature tous les corps, même
lorsqu'elle sera séparée.
Réponse: Si la question soulève le doute, c'est que notre
âme, dans l'état présent, a besoin des choses sensibles pour faire acte
d'intelligence. Aussi faut-il juger la vérité de cette question d'après les
diverses conceptions que l'on donne de ce besoin.
Certains -les Platoniciens -ont soutenu que les sens sont nécessaires à
l'âme pour connaître, non par eux-mêmes, comme si la science était causée en
nous à partir des choses sensibles, mais par accident, en tant que les sens
excitent notre âme, en quelque façon, à se rappeler ce qu'elle a connu
précédemment, et dont la science lui est naturellement communiquée. Pour
comprendre cela, il faut savoir que Platon soutint que les espèces des choses
étaient subsistantes à l'état séparé, intelligibles en acte, qu'il nomma
"Idées". C'est par la participation de ces Idées et en quelque sorte
grâce à leur influx, qu'il soutint que notre âme était savante et intelligente.
Avant d'être unie au corps, l'âme pouvait librement utiliser cette science;
mais du fait de son union au corps, elle s'est tellement alourdie et d'une certaine
façon embourbée, qu'elle semblait avoir oublié les choses qu'elle avait sues
auparavant et dont elle avait une science naturelle. Mais d'être en quelque
sorte excitée par les sens, elle revenait à soi, et se remémorait les choses
qu'elle avait connues auparavant et dont elle eut la connaissance innée -comme
il nous arrive de nous souvenir clairement, sur l'observation de quelques sensibles,
des choses que nous avions oubliées. Cette position relative à la science et
aux sensibles est, chez Platon, conforme à sa position concernant la génération
des choses naturelles: car il soutenait que les formes des choses naturelles,
par lesquelles chaque individu se range dans une espèce, provenait de la
participation des Idées susdites, de telle sorte que les agents inférieurs
n'ont d'autre rôle que de disposer la matière à la participation des espèces
séparées. Et, à soutenir cette opinion, la question devient facile à résoudre,
vu que l'âme, en vertu de sa nature, n'a pas besoin des sens pour connaître,
sinon par accident. Encore cette dernière contrainte sera-t-elle levée lorsque
l'âme aura été séparée du corps: alors en effet, la pesanteur du corps ayant
cessé, elle n'aura plus besoin d'être excitée, mais elle-même par elle-même
sera éveillée et prête à connaître toutes choses.
Mais cette opinion ne permet pas, semble-t-il d'assigner une cause
raisonnable à l'union de l'âme et du corps. L'union n'est pas favorable à
l'âme, puisque celle-ci jouit d'une opération propre parfaite lorsqu'elle n'est
pas unie au corps, alors que son opération propre est empêchée par l'union au
corps. Egalement, l'union n'est pas favorable au corps: en effet l'âme n'est
pas pour le corps, mais plutôt le corps pour l'âme, puisque l'âme est plus
noble que le corps; c'est pourquoi il paraît inconvenant que l'âme, pour
anoblir le corps, supporte un détriment dans son opération.
De plus, à la suite de cette opinion, il semble que l'union de l'âme au
corps ne soit pas naturelle: car ce qui est naturel à un sujet n'entrave pas
son opération propre. Si donc l'union du corps entrave l'intelligence de l'âme,
il ne sera pas naturel à l'âme d'être unie au corps, mais contre nature, -ce
qui paraît absurde.
Pareillement l'expérience montre que la science ne provient pas en nous de
la participation aux espèces séparées mais qu'elle est reçue des sens, car à
qui fait défaut un seul sens, fait défaut la science des sensibles qui sont
appréhendés par lui: ainsi l'aveugle-né ne peut avoir la science des couleurs.
Autre position: les sens sont utiles à l'âme humaine pour connaître, non
par accident, comme dans l'opinion précédente, mais par soi. Non pas que nous
recevions la science des sens, mais parce que le sens dispose l'âme à acquérir
la science d'une autre source, -c'est l'opinion d'Avicenne[cxlviii] [8]. Il soutient qu'il y a quelque substance
séparée, qu'il appelle Intellect ou Intelligence agente, et que de celle-ci se
répandent dans notre intellect les espèces intelligibles par lesquelles nous
connaissons; mais que, par l'opération de la partie sensitive, à savoir
l'imagination et autres opérations de ce genre, notre intellect est prédisposé
à se tourner vers l'Intelligence agente et à recevoir d'elle l'influence des
espèces intelligibles. Et ceci consonne à ce qu'il pense de la génération des
choses naturelles: il soutient en effet que toutes les formes substantielles
procèdent d'une Intelligence et que les agents naturels disposent seulement la
matière à recevoir les formes issues de l'Intellect agent. Selon cette opinion,
la question , semble-t-il, ne soulève plus guère de difficultés. Si en effet
les sens ne sont pas nécessaires à l'intellection, sauf qu'ils disposent à
recevoir les espèces de l'Intelligence agente en tournant notre âme vers
celle-ci, quand elle sera séparée du corps, c'est par elle-même qu'elle se
tournera vers l'Intelligence agente et recevra d'elle les espèces
intelligibles. Les sens ne lui seront plus nécessaires pour ce faire: ainsi le
navire est nécessaire au transport, mais si quelqu'un l'avait déjà effectué,
il n'est plus nécessaire.
Mais cette opinion semble avoir pour conséquence que l'homme acquiert
aussitôt la science de toutes choses, tant celles qu'il perçoit par les sens,
que les autres. Si en effet nous connaissons grâce aux espèces qui se répandent
vers nous de l'Intelligence agente, et que pour la réception de cet influx
n'est requis que la conversion de notre âme vers l'Intelligence susdite, celle-ci
pourrait, la conversion faite, recevoir l'influx de n'importe quelle des
espèces sensibles (on ne peut dire qu'elle se convertisse quant à l'une et non
quant à l'autre): ainsi un aveugle-né, en imaginant les sons, pourra recevoir
la science des couleurs ou de tout autre sensible, -ce qui paraît faux.
De plus il est manifeste que les puissances sensibles sont nécessaires à
notre intellection, non seulement dans l'acquisition de la science, mais
encore dans l'usage de la science déjà acquise. Car nous ne pouvons considérer
les choses dont nous avons déjà la science sans nous tourner vers les images
(bien qu'Avicenne dise le contraire). De là vient que, une fois lésés les
organes des puissances sensibles par lesquelles sont conservées et appréhendées
les images, l'exercice de l'âme se trouve empêché, même dans la considération
des choses dont elle a la science.
De plus, il est manifeste que dans les révélations qui nous arrivent
divinement par l'influx des substances supérieures, nous avons besoin des images.
C'est pourquoi Denys dit dans la Hiérarchie céleste[cxlix] [9] qu'il est impossible à un rayon divin de
luire pour nous autrement qu'enveloppé de la variété des voiles sacrés; ce qui
ne serait pas si les images ne servaient qu'à nous tourner vers les substances
supérieures.
Et ainsi il faut dire autrement: les puissances sensitives sont nécessaires
à l'âme pour faire acte d'intelligence, non par accident, comme excitant
d'après Platon, ou comme simple dispositif d'après Avicenne, mais comme rendant
présent l'objet propre de l'âme intellective: Aristote dit en effet dans le De
anima[cl] [10] que les images sont à l'âme intellective
comme les sensibles au sens. Cependant comme les couleurs ne sont visibles en
acte que par la lumière, de même les images ne sont intelligibles en acte que
par l'intellect agent. Et ceci consonne à ce que nous soutenons au sujet de la
génération des choses naturelles. Voilà ce que nous soutenons en effet: de même
que les agents supérieurs, par la médiation des agents inférieurs, causent les
formes naturelles, de même l'intellect agent, par les images qu'il a rendu
intelligibles en acte, cause la science dans notre intellect possible. On ne
revient pas au propos de savoir si l'intellect agent est une substance séparée,
comme quelques uns le soutiennent, ou s'il est une lumière que notre âme
participe à la ressemblance des substances supérieures.
Mais dans cette hypothèse il est plus difficile de voir comment l'âme
séparée peut faire acte d'intellection: car il n'y aura plus d'images -celles-ci
ont besoin d'organes corporels pour leur appréhension et compréhension -; or,
ôtées les images, l'âme ne peut faire acte d'intelligence, de même que ôtées
les couleurs, la vue ne peut voir.
Pour résoudre cette difficulté, il faut considérer que, puisque l'âme est
au degré le plus bas dans l'ordre des substances intellectuelles, elle
participe à la lumière intellectuelle, ou à la nature intellectuelle, selon le
mode le plus bas et le plus faible. Car dans la première Intelligence,
c'est-à-dire en Dieu, la nature intellectuelle est si puissante qu'elle peut,
par une unique forme intelligente, à savoir son essence, comprendre toute
chose. Quant aux substances intellectuelles inférieures, elles le font grâce à
des espèces multiples; et autant chacune est élevée, autant elle a des formes
en moins grand nombre et plus d'efficience à connaître toutes choses avec ce
peu de formes. Or si une substance intellectuelle inférieure disposait de
formes aussi universelles que les supérieures, sans posséder autant
d'efficience dans leur compréhension, sa science resterait incomplète, parce
qu'elle ne connaîtrait les choses que dans l'universel et ne pourrait amener sa
connaissance du peu de formes aux choses singulières. Donc l'âme humaine, qui
est au plus bas degré, si elle recevait les formes appropriées aux substances
supérieures par l'abstraction et l'universalité, comme elle dispose d'une
efficience minime dans la compréhension, elle aurait une connaissance très
imparfaite, vu qu'elle connaîtrait les choses dans une certaine confusion et
généralité. Et ainsi, afin que sa connaissance soit rendue parfaite et
distincte quant aux singuliers, il faut qu'elle recueille des choses
singulières la science de la vérité, la lumière de l'intellect agent suffisant
à ce que les choses qui sont dans la matière soient reçues sous un mode élevé.
Donc il est nécessaire à la perfection de l'opération intellectuelle que l'âme
soit unie au corps.
Il n'est pas douteux cependant que par les pulsions corporelles et l'occupation
des sens, l'âme ne soit entravée dans la réception de l'influx venu des
substances séparées; c'est pourquoi à ceux qui dorment et sont détachés des
sens, certaines révélations surviennent qui n'arrivent pas à ceux qui usent de
leurs sens. Quand donc l'âme sera totalement séparée du corps, elle pourra plus
ouvertement percevoir l'influence des substances séparées, pour autant que par
un influx de ce type elle comprendra sans images, ce qu'elle ne peut à présent.
Toutefois, un influx de ce genre ne causera pas une science aussi parfaite et
distincte quant aux singuliers que celle que nous recevons ici-bas par les
sens, sauf dans les âmes qui, en plus de l'influx dit naturel, en recevront un
autre, surnaturel, de grâce, pour connaître toutes choses très pleinement et
pour voir Dieu lui-même. De plus, les âmes séparées auront la connaissance de
choses qu'elles surent auparavant ici-bas et dont les espèces intelligibles
sont conservées en elles.
Solutions: 1. Le Philosophe parle de l'opération intellectuelle
de l'âme selon qu'elle est unie au corps; alors en effet, elle n'est pas sans
images, comme on l'a dit.
2. Dans l'état présent, où l'âme est unie au corps,
elle ne participe pas aux espèces intelligibles venues des substances supérieures,
mais seulement à la lumière intellectuelle. Et ainsi, elle a besoin des images
comme des objets d'où elle tire les espèces intelligibles. Mais après la
séparation, elle participera plus abondamment aux espèces intelligibles, aussi
n'aura-t-elle pas besoin des objets extérieurs.
3. Le Philosophe parle d'après l'opinion de ceux qui
soutiennent que l'intellect possède un organe corporel, comme le montre ce
qu'il avance précédemment. Dans cette hypothèse, l'âme séparée ne pourrait
absolument pas faire acte d'intelligence. Autre interprétation possible: le
Philosophe parle de l'intellection selon le mode par lequel nous faisons
maintenant acte d'intelligence.
4. L'âme est unie au corps à cause de son opération
d'intellection, non pas qu'elle ne puisse d'aucune manière faire acte d'intelligence
sans le corps, mais parce que, selon l'ordre naturel, elle ne le peut
parfaitement sans le corps, comme on l'a posé.
5. Même solution en réponse à la 5me objection.
6. Les images ne sont objets de l'intellect que dans
la mesure où elles deviennent intelligibles en acte par la lumière de
l'intellect agent. C'est pourquoi, quelles que soient les espèces
intelligibles reçues par l'intellect possible, et d'où qu'elles viennent, elles
n'auront pas d'autre raison formelle d'objet, formalité sous laquelle les
objets diversifient les puissances.
7. L'opération de l'intellect agent et de l'intellect
possible regarde les images selon que l'âme est unie au corps. Mais lorsque
l'âme sera séparée du corps, par l'intellect possible elle recevra les espèces
venues des substances séparées, et par l'intellect agent elle aura le pouvoir
de les comprendre.
8. L'opération propre de l'âme est de connaître les
intelligibles en acte. Or la nature spécifique de l'opération intellectuelle
n'est pas diversifiée par le fait que les intelligibles soient reçues des
images ou d'ailleurs.
9. L'âme séparée ne comprend pas les choses par son
essence, ni par l'essence des choses connues, mais par les espèces qu'infusent
les substances séparées dans l'état de séparation -et non pas au principe,
quand elles commencent d'exister, comme le soutinrent les Platoniciens.
10. La réponse vaut pour la dixième objection.
11. Si l'âme, lorsqu'elle est unie au corps, possédait
des espèces innées, elle pourrait faire acte d'intelligence par elles comme par
les espèces acquises. Mais, bien qu'elle lui soit supérieure par nature,
cependant, à cause des mouvements du corps et des occupations sensibles, elle
est tirée en arrière, de telle sorte qu'elle ne peut librement se joindre aux
substances supérieures pour recevoir leur influx, comme après la séparation.
12. Il n'est pas naturel à l'âme de connaître par des
espèces infuses, mais seulement après avoir été séparée, comme on l'a dit.
13. Les âmes séparées pourront encore faire acte
d'intelligence par les espèces préalablement acquises dans le corps, non pas
seulement par elles, mais aussi par des espèces infuses.
14. Même réponse à la 14me objection.
15. Quand les espèces intelligibles sont dans
l'intellect possible seulement en puissance, l'homme est alors intelligent en
puissance et a besoin de ce qui le ramène à l'acte, soit par la doctrine, soit
par l'invention. Et quand elles sont en lui parfaitement en acte, alors il fait
acte d'intelligence. Et quand elles sont en lui entre la puissance et l'acte,
en un mode médian, à savoir comme habitus, alors il peut connaître actuellement
quand il le voudra; et de cette façon, les espèces intelligibles sont acquises
dans l'intellect possible quand il n'est pas en exercice d'intellection.
16. Comme on l'a déjà dit, l'opération intellectuelle
ne diffère pas en sa nature spécifique, que l'intelligible en acte soit reçu
des images, ou qu'il vienne d'ailleurs. En effet, l'opération de la puissance
reçoit distinction et spécificité de l'objet quant à la raison formelle de ce
dernier, et non pas quant à sa réalité matérielle. Et ainsi, si par les espèces
intelligibles conservées dans l'intellect, une fois tirées des images, l'âme
séparée connaît sans avoir à se tourner vers les images, l'opération causée par
les espèces acquises et celle par laquelle les espèces sont acquises, ne
seront pas spécifiquement dissemblables.
17. L'intellect possible n'est pas naturellement
disposé à recevoir son objet des images, sauf dans la mesure où les images
deviennent intelligibles en acte par la lumière de l'intellect agent, lequel
est une certaine participation à la lumière des substances séparées; et ainsi,
il n'est pas exclu qu'il puisse recevoir [des informations] des substances
séparées.
18. La science est par nature causée dans l'âme par
les images dans son état d'union au corps, état selon lequel elle ne peut être
causée seulement par des agents supérieurs. En revanche, cela pourra arriver
lorsque l'âme aura été séparée du corps.
19. De ce que la science des substances séparées n'est
pas proportionnée à notre âme, il ne s'ensuit pas qu'aucune intelligence ne
puisse percevoir leur influx, mais seulement qu'elle ne peut la recevoir
parfaite et distincte, comme on l'a dit.
Objections: 1. Il semble que oui. Aucune forme n'est empêchée
d'atteindre sa fin par la matière à laquelle elle est naturellement unie. La
fin de l'âme intellective semble être d'avoir l'intelligence des substances
séparées, qui sont intelligibles au plus haut degré. En effet, la fin de chaque
chose est de parvenir à la perfection dans son opération. L'âme n'est donc pas
écartée de l'intelligence des substances séparées par le fait d'être unie à tel
corps, celui qui constitue sa matière propre.
2. La fin de l'homme est la félicité. La félicité,
selon le Philosophe dans les Ethiques[cli] [1], consiste dans l'opération de la
puissance la plus haute, à savoir l'intellect, au regard de l'objet le plus
noble, qui n'est autre, semble-t-il, qu'une substance séparée. Or il ne
convient pas que l'homme soit complètement privé de sa fin: il y tendrait alors
en vain. L'homme a donc la possibilité de connaître les substances séparées.
D'autre part, il est de la raison de l'homme que l'âme soit unie au corps. Donc
l'âme unie au corps peut connaître les substances séparées.
3. Toute génération parvient à quelque terme: en
effet rien n'est mû indéfiniment. Or il y a une certaine génération de
l'intellect selon laquelle il est réduit de la puissance à l'acte, pour autant
qu'il devient savant en acte. Le processus ne va donc pas à l'infini mais parvient
un jour à quelque terme, de telle sorte que l'intellect soit complètement
effectué en acte, ce qui ne peut être sans qu'il connaisse tous les
intelligibles, parmi lesquels sont principalement les substances séparées.
Donc l'intellect peut parvenir à cela: connaître les substances séparées.
4. Il est plus difficile de rendre séparé ce qui ne
l'est pas et de le connaître que de connaître ce qui de soi est séparé. Mais
notre intellect, même uni au corps, rend séparé ce qui ne l'est pas de soi en
abstrayant des choses matérielles les espèces intelligibles par lesquelles il
connaît ces mêmes choses. A plus forte raison pourra-t-il connaître les
substances séparées.
5. Les sensibles les plus intenses sont d'autant les
moins sentis, car ils corrompent l'harmonie de l'organe. Mais s'il y avait un
organe du sens qui ne soit pas corrompu par l'intensité du sensible, plus le
sensible serait intense, plus il le sentirait. Mais l'intellect n'est en aucune
façon corrompu par l'intelligible, il en retire au contraire son
accomplissement. Donc plus les choses sont intelligibles, plus il en a
d'intelligence. Mais les substances séparées, qui sont de soi intelligibles,
parce qu'immatérielles, sont plus intelligibles que les substances matérielles
qui ne le sont qu'en puissance: donc, puisque l'âme intellective unie au corps
connaît les substances matérielles, beaucoup plus est-elle capable de
connaître les substances séparées.
6. L'âme intellective, même unie au corps, abstrait
la quiddité hors des choses qui la présente. Et comme il n'est pas question
d'aller à l'infini, il est nécessaire qu'elle parvienne par l'abstraction à
une quiddité qui soit, non pas la chose possédant la quiddité, mais seulement
quiddité. Puisque donc les substances séparées ne sont rien d'autre que des
quiddités existant par soi, il semble que l'âme intellective unie au corps
puisse connaître les substances séparées.
7. Il nous est naturel de connaître les causes par
les effets. Or il faut qu'il y ait quelques effets des substances séparées dans
les choses sensibles et matérielles, puisque toutes les choses corporelles sont
administrées par les anges, comme le montre Augustin dans le De Trinitate[clii] [2]. L'âme unie au corps est donc capable de connaître
les substances séparées par le moyen des sensibles.
8. L'âme unie au corps se connaît elle-même: en effet
l'esprit se connaît et s'aime, comme dit Augustin dans le De Trinitate[cliii] [3]. Or l'âme elle-même est de la nature des substances
séparées intellectuelles. Donc elle peut dans son union au corps avoir
l'intelligence des substances séparées.
9. Rien dans les choses n'est en vain. Or
l'intelligible serait en vain s'il n'était connu d'aucun intellect. S'agissant
des substances séparées, comme elles sont intelligibles, notre intellect peut
les connaître.
10. La vue est aux visibles ce que l'intellect est aux
intelligibles. Or notre vue peut connaître tous les visibles, même les
incorruptibles, quoique elle-même soit corruptible. Donc notre intellect, à
supposer même qu'il soit corruptible, pourrait connaître les substances
séparées incorruptibles, puisqu'elles sont intelligibles par soi
En sens contraire: L'âme ne connaît rien sans les images,
comme dit le Philosophe dans le De anima[cliv] [4]. Or les substances séparées ne peuvent être connues
par les images. Donc l'âme unie au corps ne peut connaître les substances
séparées.
Réponse: Sur cette question Aristote a promis dans le De
anima qu'il se déterminerait, bien qu'on n'en trouve pas trace dans les
livres qui nous sont parvenus de lui. De là est venue pour ses sectateurs
l'occasion de procéder de plusieurs manières à la solution de cette question.
Certains ont soutenu que notre âme, même unie au corps, est capable de
connaître les substances séparées, et ils soutiennent que c'est là l'ultime
félicité de l'homme. Il y a pourtant chez eux plusieurs façons de comprendre
la chose.
Les uns ont soutenu que notre âme est capable de parvenir à connaître les
substances séparées, non pas en vérité de la même façon que nous parvenons à
l'intelligence des autres intelligibles, dont nous instruisent les sciences
spéculatives moyennant définitions et démonstrations, mais par un contact de
l'Intellect Agent avec nous. Ils affirment en effet que l'Intellect Agent est
une substance séparée qui connaît naturellement les substances séparées. De là,
comme cet Intellect Agent nous aurait été uni de telle sorte que nous fassions
par lui acte d'intelligence (comme nous le faisons maintenant par l'habitus des
sciences), il s'ensuivrait pour nous la possibilité d'avoir l'intelligence
des substances séparées. Le mode par lequel cet Intellect Agent pourrait être
en contact avec nous, ils le décrivent de la façon suivante. Il est manifeste,
d'après le Philosophe[clv] [5], que dire d'une chose qu'elle est ou
opère à partir de deux [éléments), l'un d'eux est une quasi forme et l'autre
comme une matière: ainsi quand on dit être rétabli de corps en bonne santé, la santé se compare au corps
comme la forme à la matière. Il est de plus manifeste que nous faisons acte
d'intelligence par l'intellect agent et les objets d'intellection spéculatifs;
nous venons en effet à la connaissance des conclusions par les principes
naturellement connus et par l'intellect agent. Il est donc nécessaire que
l'intellect agent se compare aux objets d'intellection spéculatifs comme
l'agent principal à son instrument et comme la forme à la matière, ou l'acte à
la puissance: toujours en effet le plus parfait des deux est le quasi acte de
l'autre. Or tout ce qui reçoit en soi ce qui correspond à la matière, reçoit en
soi ce qui correspond à la forme: ainsi le corps recevant la superficie reçoit
aussi la couleur, qui est une certaine forme de la superficie, et la pupille
recevant la couleur reçoit de plus la lumière qui est l'acte de la couleur (par
elle en effet le visible est en acte). Ainsi donc l'intellect passif, en tant
qu'il reçoit les objets d'intellection spéculatifs (?), pour autant il les
reçoit de l'Intellect Agent. Quand donc l'intellect possible aura reçu tous les
objets de spéculation, alors il recevra totalement en lui l'Intellect Agent;
et ainsi l'Intellect Agent deviendra quasiment la forme de l'intellect
possible, et par conséquent il en sera ainsi pour nous. C'est pourquoi, de même
qu'à présent nous connaissons par l'intellect possible, de même alors nous
connaîtrons par l'Intellect Agent, non seulement toutes les choses naturelles,
mais encore les substances séparées.
Mais il existe sur ce point une certaine diversité parmi ceux qui suivent
cette opinion. Les uns, soutenant que l'intellect possible est corruptible,
disent qu'en aucune façon l'intellect possible ne peut avoir connaissance de
l'Intellect Agent ni des substances séparées. Quant à nous, en cet état de
continuité avec l'Intellect Agent, nous connaissons l'Intellect Agent lui-même
et les autres substances séparées, par l'Intellect Agent lui-même en tant qu'il
nous est uni comme forme. En revanche, d'autres, soutenant que l'intellect
possible est incorruptible, disent que l'intellect possible peut connaître
l'Intellect Agent et les autres substances séparées.
Mais cette opinion est impossible et vaine, et contre l'intention
d'Aristote. Impossible en vérité, parce qu'elle suppose deux
impossibilités, à savoir que l'Intellect Agent est une substance séparée de
nous de par son être, et que nous connaissons par l'Intellect Agent
comme par une forme. En effet, nous agissons par quelque principe à titre de
forme pour autant que par lui nous conférons à quelque chose d'être en acte:
ainsi le chaud chauffe par la chaleur en tant qu'il est chaud en acte. Rien
n'agit en effet à moins d'être en acte. Il faut donc que ce par quoi un sujet
agit ou opère formellement lui soit uni selon l'être. C'est pourquoi il
est impossible que de deux substances séparées selon l'être, l'une opère
formellement par l'autre. Et ainsi, il est impossible, si l'Intellect Agent
est une substance séparée de nous selon l'être, que nous connaissions
formellement par elle; mais il pourrait se faire que par son assistance causale
nous connaissions en acte, de même que nous disons voir par le soleil en tant
que source de lumière.
De plus la position est vaine, car les raisons qui y conduisent ne
concluent pas nécessairement. C'est manifeste sur deux points. Premièrement,
parce que si l'Intellect est une substance séparée, comme ils l'affirment, la
comparaison entre l'intellect agent et les objets d'intellection spéculatifs ne
sera pas de la lumière aux couleurs, mais du soleil à la lumière. Par
conséquent, l'intellect possible, par le fait de recevoir les principes
intelligibles de spéculation, ne serait pas joint à sa substance, mais à
quelqu'un de ses effets: ainsi l'œil, par le fait de recevoir les couleurs,
n'est pas uni à la substance du soleil, mais à sa lumière. Secondement,
supposé que par le fait de recevoir les objets d'intellection spéculatifs, l'intellect
possible soit conjoint en quelque façon à la substance même de l'intellect
agent, il ne s'ensuit pas qu'en recevant tous les objets d'intellection
spéculatifs, à savoir ceux qui sont abstraits des images et sont acquis par les
principes des démonstrations, il soit parfaitement conjoint à la substance de
l'intellect agent, sauf s'il était prouvé que tous les objets d'intellection
spéculatifs de ce genre égaleraient l'efficience et la substance de l'intellect
agent; ce qui est évidemment faux, car l'intellect agent (s'il est une
substance séparée) est d'un degré plus élevé parmi les étants
que tout ce qui est rendu intelligible par lui dans les choses naturelles.
Il est de plus étonnant qu'ils n'aient pas compris eux-mêmes le défaut de
leur raisonnement. En effet, bien que soutenant que l'Intellect Agent nous
soit uni par un, deux ou trois objets d'intellection spéculatifs, il ne
s'ensuit pas cependant, d'après eux, qu'à cause de cela nous connaissions tous
les autres objets d'intellection spéculatifs. Or il est manifeste que les
substances intelligibles séparées excèdent la totalité des intelligibles
susdits, qu'on dit objets d'intellection spéculatifs, beaucoup plus que tous
ceux-là pris ensemble excèdent un ou deux ou un nombre quelconque d'entre eux.
Tous en effet relèvent du même genre et du même mode d'intelligibilité, tandis
que les substances séparées sont d'un genre plus élevé et sont connues par un
mode plus élevé. C'est pourquoi, même si l'Intellect Agent est en contact avec
nous à titre de forme et d'agent de ces intelligibles, il ne s'ensuit pas qu'il
soit en continuité avec nous selon qu'il connaît les substances séparées.
Il est de plus manifeste que cette position est contraire à l'intention
d'Aristote, qui dit dans les Ethiques[clvi] [6] que la félicité est un certain bien commun qui
peut advenir à tous ceux qui ne sont pas privés de vertu. Or connaître tout ce
qu'ils appellent principes intelligibles, ou bien est impossible à un homme, ou
bien si rare que jamais ceci n'est arrivé à un homme en cette vie sauf au
Christ, qui fut Dieu et homme. Il est donc impossible que ceci soit requis pour
la félicité humaine. En revanche, la félicité humaine consiste dans
l'intelligence des intelligibles les plus nobles, comme dit le Philosophe dans
les Ethiques[clvii] [7]. Il n'est donc pas nécessaire pour connaître les
substances séparées qui sont les plus nobles des intelligibles, (c'est bien en
cela que consiste la félicité humaine), que quelqu'un connaisse tous les objets
d'intellection spéculatifs.
Il apparaît encore que la position précédente est contraire d'une autre façon
à l'opinion d'Aristote. Il est dit en effet dans les Ethiques[clviii] [8] que la félicité consiste dans l'opération
qui est conforme à la vertu parfaite. Et ainsi, pour qu'apparaisse en quoi
consiste précisément la félicité, il lui a fallu définir la nature des vertus,
comme il le dit lui-même dans les Ethiques. Les unes sont définies par
lui-même vertus morales, comme la force, la tempérance et autres du même genre;
les autres sont dites intellectuelles, d'après lui au nombre de cinq: la
sagesse, la science, l'intellect, la prudence et l'art, parmi lesquelles il
pose comme principale la sagesse, dans l'opération de laquelle il faut poser
l'ultime félicité. Or la sagesse, c'est la philosophie elle-même, comme le
montre la Métaphysique[clix] [9] au commencement. D'où il reste que la
félicité humaine ultime, celle qui est accessible en cette vie selon l'opinion
d'Aristote, est la connaissance des substances séparées telle qu'on peut
l'obtenir par les principes de la philosophie, et non par le mode du contact
dont rêvèrent certains.
D'où naquit une autre opinion: l'âme humaine par les principes de la
philosophie est capable d'en venir à l'intelligence des substances séparées
elles-mêmes. Et pour le montrer ils procédaient ainsi. Il est manifeste que
l'âme humaine peut abstraire des choses naturelles leur quiddité et la
concevoir. Cela arrive chaque fois que nous concevons d'une chose matérielle ce
qu'elle est. Si donc cette quiddité abstraite n'est pas quiddité pure, mais
quelque chose ayant la quiddité, de nouveau notre intellect peut l'abstraire.
Et comme on ne peut procéder à l'infini, on en viendra à ceci que [l'âme]
conçoit quelque quiddité simple, par la considération de laquelle notre
intellect conçoit les substances séparées, qui ne sont rien d'autre que des
quiddités simples.
Mais ce raisonnement est totalement insuffisant. D'abord parce que les
quiddités des choses matérielles sont d'un autre genre que les quiddités
séparées et qu'elles ont un autre mode d'être. Par conséquent, de ce que
notre intellect connaît les quiddités des choses matérielles, il ne suit pas
qu'il connaisse les quiddités séparées. Ensuite, les diverses quiddités
connues diffèrent en espèce, et donc celui qui connaît la quiddité d'une chose
matérielle ne connaît pas celle d'une autre: qui connaît ce qu'est la pierre,
ne connaît pas ce qu'est l'animal. C'est pourquoi, supposé que les quiddités
séparées soient de même nature que les quiddités matérielles, il ne suivrait
pas que, de connaître ces quiddités des choses matérielles, on connût les
substances séparées; à moins peut-être de souscrire à l'opinion de Platon qui
soutint que les substances séparées étaient les Formes de ces choses sensibles.
Et ainsi il faut dire autrement que l'âme intellective humaine, de par son
union au corps a une face tournée vers les images; par là elle n'est informée
pour concevoir quelque objet que par les espèces recueillies des images. Et à
cela consonne ce que dit Denys dans la Hiérarchie Céleste[clx] [10]. Il déclare impossible en effet qu'un
rayon divin luise pour nous sinon enveloppé par la variété des voiles sacrés.
Donc, tant qu'elle est unie au corps, l'âme peut s'élever à la connaissance des
substances séparées dans la mesure où elle peut y être guidée par les espèces
reçues des images. Mais non pas de telle sorte que soit connu ce que sont de
telles substances, puisqu'elles excèdent toute comparaison à ces [espèces]
intelligibles; mais nous pouvons de cette façon connaître des substances
séparées en quelque sorte qu'elles sont: de même que par des effets déficients
nous en venons aux causes transcendantes pour connaître d'elles seulement
qu'elles sont; et pendant que nous connaissons d'elles qu'elles sont des causes
transcendantes, nous savons qu'elles ne sont pas telles que sont leurs effets.
Et c'est là savoir d'elles ce qu'elles ne sont pas plutôt que ce qu'elles sont.
Et suivant cela, il est également vrai que, dans la mesure où nous concevons
les quiddités que nous abstrayons des choses matérielles, notre intellect, en
se tournant vers ces quiddités, peut connaître les substances séparées en ce
sens qu'il discerne qu'elles sont immatérielles comme le sont elles-mêmes les
quiddités abstraites de la matière. Et ainsi par la considération de notre
intellect, nous sommes conduits à la connaissance des substances séparées
intelligibles. Et il n'est pas étonnant que nous puissions connaître en cette
vie les substances séparées en comprenant, non pas ce qu'elles sont, mais ce
qu'elles ne sont pas, puisque aussi bien, s'agissant de la quiddité et de la
nature des corps célestes, nous ne pouvons les connaître autrement. Aristote
lui-même le notifie dans le De caelo et mundo[clxi] [11] en montrant qu'ils ne sont ni lourds ni légers, ni
engendrés ni corruptibles, n'ayant pas de contrariété.
Solutions: 1. La fin à laquelle s'étend la possibilité de
l'âme humaine est de connaître les substances séparées selon le mode indiqué
plus haut; et le fait d'être unie au corps ne l'en empêche pas. Bien plus,
c'est dans une telle connaissance de la substance séparée que réside l'ultime
félicité de l'homme à laquelle il peut parvenir par ses forces naturelles.
2. De là est rendue manifeste la solution à la 2me
objection.
3. Comme l'intellect est conduit progressivement de
la puissance à l'acte en faisant de plus en plus acte d'intelligence, cependant
la fin d'un achèvement ou génération de ce type sera dans l'intellection du
suprême intelligible, qui est l'essence divine; mais à cela il ne peut parvenir
par ses forces naturelles mais seulement par la grâce.
4. Il est plus difficile de rendre les choses
séparées et de les connaître que de connaître celles qui sont séparées, s'il
s'agit des mêmes choses; mais si c'en est d'autres, cela ne va pas de soi; car
il peut y avoir une plus grande difficulté à concevoir certaines choses qui ne
sont que séparées, qu'à abstraire et concevoir les autres.
5. Le sens souffre d'un double défaut au regard des
sensibles très intenses: l'un parce qu'il ne peut les comprendre pour la raison
qu'ils excèdent la capacité du sens; l'autre parce que, suite aux sensibles
très intenses, il ne perçoit plus les sensibles de moindre intensité, en raison
de la corruption de l'organe sensible. S'agissant de l'intellect, bien qu'il
n'ait pas d'organe susceptible d'être corrompu par l'intensité de l'intelligible,
cependant celui-ci peut excéder la faculté de notre intellect à le concevoir.
Tel est le cas de la substance séparée: son intelligibilité excède la faculté
de notre intellect qui, de par son union au corps, est naturellement apte à
être informé par les espèces séparées des images. Cependant, si notre intellect
concevait les substances séparées, il n'en concevrait pas moins les autres qui
ne le sont pas, il le ferait mieux.
6. Les quiddités abstraites des choses matérielles ne
suffisent pas à nous faire connaître des substances séparées ce qu'elles sont,
comme on l'a montré.
7. Même solution à la 7me objection, car des effets
déficients, comme on l'a montré plus haut, ne suffisent pas faire connaître ce
qu'est la cause.
8. Notre intellect possible ne se connaît pas
lui-même directement, par appréhension de son essence, mais par [la médiation
de] l'espèce reçue des images. Aussi le Philosophe dit-il dans le De anima[clxii] [12] que l'intellect possible est intelligible
à l'instar des autres objets. Et c'est ainsi parce que rien n'est intelligible
tant qu'il demeure en puissance, il ne l'est qu'en acte, comme il est dit dans
la Métaphysique[clxiii] [13]. C'est pourquoi l'intellect possible, qui
est en puissance du point de vue de l'être intelligible, ne peut être intelligible
que par la forme par laquelle il devient en acte, forme qui est l'espèce tirée
des images; de même que c'est par la forme qu'il connaît toute autre chose. Il
est d'ailleurs commun à toutes les puissances de l'âme que les actes sont
connus par les objets, les puissances par les actes, et l'âme par ses
puissances. Ainsi donc l'âme intellective est-elle connue par son [espèce]
intelligible. Or l'espèce reçue des images n'est pas la forme de la substance
séparée, de telle sorte que celle-ci puisse être connue par elle comme l'est en
quelque sorte par elle l'intellect possible.
9. Cet argument est totalement inefficace pour deux
raisons. Premièrement parce que les intelligibles ne sont pas pour les
intellects qui les conçoivent, mais ils sont plutôt les fins et perfections des
intellects; c'est pourquoi, s'il y avait quelque substance intelligible inconnue
d'une autre, il ne s'ensuit pas qu'elle serait en vain, car "en vain"
se dit de ce qui est pour une fin qu'il n'atteint pas. Secondement, parce que,
bien que les substances séparées ne soient pas connues par notre intellect en
raison de son union au corps, elles le sont cependant par les substances
séparées.
10. Les espèces susceptibles d'être reçues par la vue
peuvent être similitudes de n'importe quel corps, les corruptibles aussi bien
que les incorruptibles. Mais les espèces abstraites des images, susceptibles
d'être reçues par l'intellect possible, ne sont pas les similitudes des substances
séparées. Le cas n'est donc pas le même.
Objections: 1. Il semble que non. En effet, plus parfaite est
la substance, plus parfaite l'opération. Or l'âme unie au corps est plus
parfaite que l'âme séparée, semble-t-il, car chaque partie est plus parfaite
d'être unie au tout que d'en être séparée. Si donc l'âme unie au corps ne peut
connaître les substances séparées, il semble qu'elle ne le puisse une fois séparée
du corps.
2. Supposé que notre âme connaisse les substances
séparées, elle le peut ou par nature ou par grâce. Si par nature, comme il est
naturel à l'âme d'être unie au corps, elle ne serait pas empêchée de par son
union au corps de connaître les substances séparées; mais si c'est par grâce,
comme les âmes séparées n'ont pas toutes la grâce, il s'ensuit au minimum que
les âmes séparées n'aient pas toutes connaissance des substances séparées.
3. L'âme est unie au corps pour être menée en lui à
la perfection par les sciences et les vertus. Or la plus grande perfection de
l'âme consiste dans la connaissance des substances séparées. Si donc elle les
connaissait par le seul fait d'être elle-même séparée du corps, c'est en vain
que l'âme serait unie au corps.
4. Si l'âme connaît une substance séparée, il faut
qu'elle la connaisse ou par l'essence ou par une espèce de cette dernière. Or
ce n'est pas par l'essence, car l'essence de la substance séparée ne fait pas
un avec l'âme séparée; ni par une espèce, car on ne peut abstraire une espèce
des substances séparées en raison de leur simplicité. Donc l'âme séparée ne
connaît en aucune façon les substances séparées.
5. Si l'âme connaît la substance séparée, elle la
connaît ou par le sens ou par l'intellect. Or il est manifeste qu'elle ne la
connaît pas par le sens, car les substances séparées ne sont pas sensibles; et
non plus par l'intellect, car l'intellection ne porte pas sur les singuliers,
et les substances séparées sont des substances singulières. Donc l'âme séparée
ne connaît en aucune façon la substance séparée.
6. L'intellect possible de notre âme est plus
éloignée de l'ange que notre imagination de l'intellect possible, car
l'imagination et l'intellect possible se rejoignent dans la même substance de
l'âme. Mais l'imagination ne peut en aucune façon connaître l'intellect
possible. Donc l'intellect possible ne peut en aucune façon connaître la
substance séparée.
7. La volonté se rapporte au bien, comme l'intellect
au vrai. Mais la volonté de quelques unes des âmes séparées, à savoir les
damnés, ne peut être ordonnée au bien. Et donc leur intellect ne peut en aucune
façon être ordonné au vrai, que par dessus tout l'intellect poursuit dans la
connaissance de la substance séparée. Donc n'importe quelle âme séparée ne peut
connaître la substance séparée.
8. La félicité ultime selon les philosophes se situe
dans l'intellection des substances séparées, comme on l'a dit. Or si l'âme des
damnés connaît les substances séparées, que nous ne pouvons connaître ici-bas,
ils semble que les damnés soient plus proches de la félicité que nous-mêmes, -ce
qui ne convient pas.
9. C'est par le mode de sa substance qu'une
intelligence en connaît une autre, comme il est dit dans le livre De causis[clxiv] [1]. Mais l'âme séparée ne peut connaître sa
substance, semble-t-il, car l'intellect possible ne se connaît que par une
espèce reçue des images, comme il est dit dans le De anima[clxv] [2].
Donc l'âme séparée ne
peut connaître les autres substances séparées.
10. Il existe un double mode de connaissance. L'un
selon lequel nous allons des connaissances conséquentes aux antécédentes: et
ainsi les choses de soi plus intelligibles sont connues par celles qui sont de
soi moins intelligibles. L'autre qui va des antécédentes aux conséquentes: et
ainsi les choses qui sont de soi plus intelligibles sont connues par nous en priorité.
Dans l'âme séparée le premier mode de connaissance est impossible: en effet, le
mode qui nous revient, c'est de recevoir la connaissance des sens. Donc l'âme
séparée connaît selon le second, à savoir en allant des antécédentes aux
conséquentes; et ainsi les choses qui sont de soi plus intelligibles lui sont
connues en priorité. Or ce qu'il y a de plus intelligible est la substance
divine. Si donc l'âme séparée connaît naturellement les substances séparées, il
semble que par les seules forces naturelles elle puisse voir l'essence divine,
en quoi consiste la vie éternelle: ce qui est contraire à la parole de
l'apôtre: "la vie éternelle est grâce de Dieu" (Rom. 6,23).
11. Une substance inférieure en connaît une autre par
l'impression d'une substance supérieure sur l'inférieure. Or l'impression
d'une substance supérieure ne se fait dans l'âme que de façon déficiente. Donc
celle-ci ne peut la connaître.
En sens contraire: Le semblable est connu par le semblable.
Or l'âme séparée est une substance séparée. Elle peut donc connaître les
substances séparées.
Réponse: D'après ce que tient la foi, il semble convenable
de dire que les âmes séparées connaissent les substances séparées. Sont
appelées ainsi les anges et les démons, à la société desquelles sont destinées
les âmes séparées des hommes, des bons ou des mauvais. Or il semble improbable
que les âmes des damnés ignorent les démons, à la société desquels elles sont
assignées et dont on dit qu'ils sont terribles aux âmes. Mais encore plus
improbable que les âmes des bons ignorent les anges dans la société desquels
ils se réjouissent.
Que, d'autre part, les âmes séparées connaissent les substances séparées,
quelle qu'en soit la manière, l'éventualité est raisonnable. En effet, il est
manifeste que l'âme humaine unie au corps a, du fait de cette union, le regard
dirigé vers les réalités inférieures. Elle n'atteint par conséquent sa
perfection que par les informations qu'elle reçoit de celles-ci, à savoir par
les espèces abstraites des images. C'est pourquoi, ni dans la connaissance de
soi-même, ni dans celle des autres, ne peut-elle progresser qu'en étant menée
par les espèces susdites, comme on l'a dit plus haut. Mais dès lors que l'âme
sera séparée du corps, son regard ne sera plus ordonné aux réalités inférieures
pour en recevoir quelque chose, mais il en sera délié, pouvant recevoir
l'influence des substances supérieures sans avoir à observer les images -celles-ci
seront alors totalement absentes -et par cette influence l'âme sera mise en
acte. Et ainsi, elle se connaîtra elle-même directement, en voyant son essence
intuitivement, et non a posteriori, comme
à présent. De fait son essence appartient au genre des substances séparées
intellectuelles, elle en a le même mode de subsister (bien qu'elle soit la plus
basse en ce genre): toutes en effet sont des formes subsistantes. Ainsi de même
que pour les autres substances séparées, l'une connaît l'autre en voyant sa
propre substance, (en tant qu'existe en elle quelque similitude de l'autre
substance à connaître, par cela qu'elle reçoit l'influence de celle-ci ou de
quelque autre substance plus élevée, cause commune de l'une et de l'autre), de
même l'âme séparée, en voyant directement son essence propre, connaît les substances
séparées en raison de l'influence qu'elle reçoit d'elles ou d'une cause
supérieure, à savoir de Dieu. Cependant, elle ne connaît pas les substances
séparées d'une connaissance naturelle avec la perfection que celles-ci se
connaissent entre elles, parce que l'âme est parmi elles la plus basse, et
c'est sur le mode le plus bas qu'elle reçoit l'émanation de la lumière
intelligible.
Solutions: 1. L'âme unie au corps est d'une certaine façon
plus parfaite que la séparée, à savoir quant à la nature de l'espèce; mais,
quant à l'acte intelligible, elle possède, étant séparée du corps, quelque
perfection qu'elle ne peut avoir tant qu'elle est unie au corps. Il n'y a pas
d'inconvénient à cela, car l'opération intellectuelle revient à l'âme selon
qu'elle dépasse la mesure du corps. En effet l'intellect n'est l'acte d'aucun
organe corporel.
2. Nous parlons de cette connaissance de l'âme
séparée qui lui appartient de par sa nature (car s'agissant de la connaissance
qui lui est donnée par grâce, elle égale celle des anges en qualité de
connaissance). Quant à cette connaissance, qui lui fait connaître selon le mode
susdit, elle lui est naturelle, non pas dans l'absolu, mais pour autant qu'elle
est séparée.
3. L'ultime perfection de la connaissance naturelle
de l'âme humaine est de connaître les substances séparées. Mais quant à
l'obtention de cette connaissance, elle peut y parvenir plus parfaitement en
s'y disposant dans [son union au] corps par l'étude et surtout par le mérite.
Par conséquent elle n'est pas unie au corps en vain.
4. L'âme séparée ne connaît pas par son essence les
substances séparées, mais par une espèce et similitude de celles-là. Il faut
savoir cependant que l'espèce par laquelle quelque chose est connue n'est pas
toujours abstraite de la chose connue, mais seulement quand le connaissant
reçoit l'espèce de la chose: alors cette espèce reçue est plus simple et plus
immatérielle dans le connaissant que dans la chose connue. Dans le cas
contraire, à savoir quand la chose connue est plus immatérielle et plus simple
que le connaissant, alors l'espèce de la chose connue dans le connaissant
n'est plus dite abstraite, mais plutôt imprimée ou infuse. Il en est ainsi dans
notre thèse.
5. Le singulier ne répugne pas à la connaissance de
notre intellect si ce n'est en raison de son individuation par telle matière:
il faut en effet que les espèces de notre intellect soient abstraite de la
matière. Si donc existaient des singuliers dans lesquels la nature de l'espèce
n'est pas individuée par la matière mais que chacun d'eux soit une certaine nature
spécifique subsistant immatériellement, chacun d'eux sera par soi
intelligible. Les substances séparées sont des singuliers de ce genre.
6. L'imagination et l'intellect possible humain se
rejoignent par le sujet plus que l'intellect possible humain et l'intellect
angélique, lesquels se rejoignent cependant par l'espèce et la raison d'être,
puisque l'un et l'autre appartiennent à l'être
intellectuel. Car l'action tire sa forme de la nature de l'espèce et non du
sujet. C'est pourquoi, quant à la conjonction dans l'action, ce qui doit
retenir l'attention, c'est la conjonction de deux formes de même espèce dans
des substances diverses plutôt qu'à celle de formes différentes par l'espèce
dans le même sujet.
7. Les damnés se sont détournés de la fin ultime. Par
conséquent leur volonté n'est pas bonne en conformité à cet ordre; elle tend
cependant à quelque bien (car même les démons, comme dit Denys dans le De divinis nominibus, "convoitent le bien et le meilleur:
être, vivre, connaître"[clxvi] [3]; mais ce bien ne les réfère au bien le
plus élevé, aussi leur volonté est-elle perverse. C'est pourquoi rien n'empêche
que les âmes des damnés connaissent beaucoup de choses vraies, mais non pas ce
premier vrai, c'est-à-dire Dieu, dont la vision les rendraient bienheureux.
8. La félicité ultime de l'homme ne consiste pas dans
la connaissance de quelque créature, mais seulement dans la connaissance de
Dieu. C'est pourquoi Augustin dit dans le livre des Confessions: "Bienheureux celui qui t'a connu, même s'il
ignore celles-ci (à savoir les créatures); malheureux s'il les connaît mais
t'ignore. Mais qui t'a connu, toi et ces créatures, n'est pas plus heureux par
celles-ci, mais bienheureux à cause de toi seul"[clxvii] [4]. Donc, bien que les damnés savent
certaines choses que nous ignorons, ils sont pourtant plus éloignés que nous de
la vraie béatitude, puisque nous pouvons parvenir jusqu'à elle alors qu'eux ne
le peuvent pas.
9. Autre la manière dont l'âme humaine se connaît
elle-même lorsqu'elle sera séparée, autre la manière dont elle le fait à
présent.
10. Les âmes séparées, bien que leur revienne le mode
de connaissance par quoi les choses qui sont de soi plus intelligibles sont
mieux connues par elles, il ne s'ensuit pas cependant que l'âme séparée, ni
quelque autre substance séparée, puisse, par ses forces naturelles et par son
essence, voir Dieu: en effet de même que les substances séparées sont d'un
autre mode d'être que les substance
matérielles, de même Dieu possède un être
d'un autre mode que les substances séparées. En effet dans les substances
matérielles trois choses sont à considérer, dont aucune n'est l'autre, à savoir
l'individu, la nature spécifique, et l'être.
En effet il est impossible de dire que cet
homme est son humanité, car l'humanité consiste seulement dans les principes de
l'espèce; et cet homme ajoute aux
principes spécifiques principes individuants, selon que la nature de l'espèce
est reçue et individuée dans la matière[clxviii] [5]. Pareillement l'humanité n'est-elle pas
l'être de l'homme. Mais dans les
substances séparées, parce qu'elles sont immatérielles, la nature spécifique
n'est pas reçue en quelque matière individuante, mais elle est la nature
elle-même subsistant par soi. C'est pourquoi il n'y a pas en elle d'altérité
entre ce qui a la quiddité et la quiddité elle-même; mais cependant autre est
en elle l'être et autre la quiddité.
Mais Dieu est son être subsistant.
C'est pourquoi en connaissant les quiddités matérielles nous ne pouvons
connaître les substances séparées, et de même les substances séparées ne
peuvent, par la connaissance de leur substance, connaître l'essence divine.
11. Par le fait que les impressions des substances
séparées sont reçues dans l'âme séparée de façon déficiente, il ne suit pas
qu'elle ne puisse les connaître en aucune façon, mais qu'elle les connaît
imparfaitement.
Objections: 1. Il semble que non. Ainsi que le dit Augustin[clxix] [1], les démons connaissent beaucoup de
choses par suite d'une longue expérience qu'évidemment l'âme n'a pas peu après
avoir été séparée. Puisque le démon est d'un intellect plus perspicace que
l'âme, parce que les données naturelles demeurent chez eux claires et lucides,
comme le dit Denys dans les Noms divins[clxx] [2], il semble donc que l'âme séparée ne
connaisse pas toutes les réalités naturelles.
2. Lors de leur union au corps, les âmes ne
connaissent pas toutes les réalités naturelles. Si donc les âmes séparées les
connaissent toutes, il semble que c'est après séparation qu'elles acquièrent
une connaissance de cette ampleur. Mais certaines âmes ont acquis en cette vie
la science de quelques unes des choses naturelles. Donc après séparation elles
auront une double science de ces mêmes choses, l'une acquise ici, l'autre là,
ce qui paraît impossible, car deux formes d'une même espèce n'existent pas dans
le même sujet.
3. Aucun pouvoir fini ne peut dominer des réalités
infinies. Or le pouvoir de l'âme est fini, car son essence est finie. Elle ne
peut donc dominer des réalités infinies. Mais les réalités naturelles connues
sont infinies, car les espèces des nombres et des figures et des proportions
le sont. Donc l'âme séparée ne connaît pas toutes les réalités naturelles.
4. Toute connaissance se fait par l'assimilation du
connaissant et du connu. mais il semble impossible que l'âme séparée, étant
immatérielle, soit assimilée aux choses naturelles, puisque celles-ci sont
matérielles. Il est donc impossible que l'âme séparée connaisse les réalités
naturelles.
5. L'intellect possible se rapporte aux intelligibles
comme la matière première aux sensibles. Or la matière première, sous un
unique rapport, n'est réceptrice que d'une forme unique. Donc, comme
l'intellect possible séparé n'est apte qu'à un mode unique de référence[clxxi] [3], puisqu'il n'est pas tiré par les sens à
divers [objets], il semble qu'il ne puisse recevoir qu'une unique forme; et
ainsi il ne peut connaître toutes les formes naturelles, mais rien qu'une
seule.
6. Les choses qui sont spécifiquement diverses ne
peuvent être unies et rendues semblables au même selon la nature spécifique. Or
la connaissance se fait par assimilation de l'espèce intelligible. Donc une
seule âme séparée ne peut connaître toutes les réalités naturelles,
puisqu'elles sont diverses selon la nature spécifique.
7. Si les âmes séparées connaissent toutes les
réalités naturelles, il faut qu'elles aient en elles les formes qui en sont les
similitudes. Ou bien similitude seulement quant aux genres et aux espèces: et
alors elles ne connaissent pas les individus ni par conséquent toutes les
réalités naturelles, parce que ce qu'il y a de plus évident dans la nature, ce
sont les individus; ou bien encore similitude quant aux individus, et alors,
comme les choses individuelles sont infinies, il s'ensuivrait que leurs
similitudes seraient infinies, ce qui paraît impossible. Donc l'âme séparée ne
connaît pas toutes les réalités naturelles.
8. Il a été dit que dans l'âme séparée il y a
seulement similitude des genres et des espèces, mais qu'en les appliquant aux
singuliers, elle peut connaître les singuliers. En sens contraire: l'intellect
ne peut appliquer la connaissance universelle en sa possession qu'aux
particuliers qu'il a déjà appréhendés: car si je sais que toute mule est
stérile, je ne puis appliquer mon savoir qu'à cette mule que je connais. La
connaissance des particuliers précède naturellement l'application de
l'universel au particulier: en effet une application de ce genre ne peut être
la cause de la connaissance des particuliers. Et ainsi les particuliers
demeureront ignorés de l'âme séparée.
9. Partout où il y a connaissance, il y a relation
ordonnant le connaissant au connu. Mais les âmes des damnés ne sont nullement
ordonnées: il est dit en effet en Job qu'il n'y a là, c'est-à-dire en enfer, aucun
ordre mais un horrible désordre. Donc pour le moins, les âmes des damnés ne
connaissent pas les réalités naturelles.
10. Augustin dit dans le livre Des soins à apporter aux morts[clxxii] [4] que les âmes des morts sont là où ils ne
peuvent en rien savoir ce qui se passe ici. Or les réalités naturelles se
passent ici. Donc les âmes des morts ne connaissent pas les réalités
naturelles.
11. Tout ce qui est en puissance est mis en acte par
ce qui est en acte. Or il est manifeste que l'âme humaine, tant qu'elle est
unie au corps, est en puissance au regard ou de toutes, ou de plusieurs des
choses qui peuvent naturellement être sues: car elle ne sait pas toutes les choses
en acte. Donc si après la séparation, elle connaît toutes les choses
naturelles, il faut qu'elle soit mise en acte par quelque agent. Or celui-ci ne
peut être que l'intellect agent par lequel sont produits tous les
intelligibles, comme il est dit dans le De
anima[clxxiii] [5]. Mais par l'intellect agent [l'âme
humaine] ne peut être mise en acte de tous les intelligibles qu'elle ne connaît
pas: en effet le Philosophe[clxxiv] [6] compare l'intellect agent à la lumière et
les images aux couleurs; or la lumière ne suffit pas à rendre la vue en acte de
tous les visibles, si les couleurs font défaut. Donc l'intellect agent ne
pourra pas rendre l'intellect possible en acte au regard de tous les
intelligibles, puisque les images ne peuvent se présenter à l'âme séparée: en
effet elles n'existent que dans les organes corporels.
12 . On disait que l'âme humaine n'est pas mise en acte de toutes les
réalités naturellement connaissables par l'intellect agent, mais par quelque
substance supérieure. En sens contraire: chaque fois que quelque chose est mise
en acte par un agent extérieur qui n'est pas de son genre, une telle opération
n'est pas naturelle: par ex. si un malade est guéri par l'art ou par une force
divine, la guérison sera artificielle ou miraculeuse, mais non pas naturelle;
car naturelle elle ne l'est que lorsque la guérison se fait en vertu d'un
principe intrinsèque. Or l'agent propre et connaturel au regard de l'intellect
possible, c'est l'intellect agent. Si donc l'intellect possible est mis en acte
par quelque agent supérieur et non par l'intellect agent, la connaissance dont
nous parlons maintenant ne sera pas naturelle, et donc ne s'exercera pas chez
toutes les âmes séparées qui, elles, n'ont en commun que leur nature propre.
13. Si l'âme séparée est mise en acte de toutes les [formes]
naturellement intelligibles, ce sera ou par Dieu, ou par un ange. Or ce n'est
pas par un ange, semble-t-il, parce que l'ange n'est pas cause de la nature
même de l'âme et, par conséquent, la connaissance naturelle de l'âme ne semble
par provenir de l'action de l'ange. Pareillement, il ne semble pas convenable
que les âmes des damnés reçoivent de Dieu après la mort une si grande
perfection qu'elles connaissent toutes les réalités naturelles. Donc en aucune
façon il ne semble que l'âme séparée connaisse toutes les réalités naturelles.
14. La perfection ultime de ce qui n'existe encore
qu'en puissance est d'être mis en acte relativement à toutes les choses
auxquelles il est en puissance. Mais l'intellect possible humain n'est
naturellement en puissance que de tous les intelligibles naturels, c'est-à-dire
qui peuvent être connus d'une connaissance naturelle. Si donc l'âme séparée
connaît toutes les réalités naturelles, il semble que toute âme séparée tienne,
du seul fait de la séparation, son ultime perfection, qui est la félicité. Sont
donc vaines les aides apportées pour atteindre à la félicité, si la seule
séparation du corps peut l'accorder à l'âme, ce qui ne paraît pas convenir.
15. La conséquence du savoir, c'est la délectation. Si
donc toutes les âmes séparées connaissent toutes les réalités naturelles, il
semble que les âmes des damnés jouissent de la plus grande joie, ce qui paraît
inconvenant.
16. Sur cette parole d'Isaïe: "Abraham ne nous a
pas connus" (Is. 63,16), la Glose dit: "les
morts ne savent pas, fussent-ils des saints, ce que font les vivants, même pas
leurs fils". Mais tout ce qui se fait entre les vivants sont choses
naturelles. Donc les âmes séparées ne connaissent pas toutes les réalités
naturelles.
En sens contraire: 1. L'âme séparée connaît les substances séparées.
Mais dans les substances séparées sont les espèces intelligibles de toutes les
réalités naturelles, Donc l'âme séparée connaît toutes les réalités
naturelles.
2. On disait qu'il est pas nécessaire que celui qui
voit la substance séparée voit toutes les espèces qui sont dans son intellect. En
sens contraire: Grégoire dit: " Que ne voient pas ceux qui voient celui
qui voit toutes choses?"[clxxv] [7]. Donc ceux qui voient Dieu voient ce que
Dieu voit. Donc, par la même raison, ceux qui voient les anges voient ce que
les anges voient.
3. L'âme séparée connaît la substance séparée en tant
qu'intelligible; en effet elle ne la voit pas par la vue corporelle. Or de même
qu'est intelligible la substance séparée, de même l'espèce intelligible qui
est en son intellect. Donc l'âme séparée non seulement connaît la substance
séparée, mais encore les espèces intelligibles existant en elle.
4. L'objet d'intellection en acte est forme du sujet
connaissant et ne fait qu'un avec lui. Si donc l'âme séparée connaît une
substance séparée ayant l'intelligence de toutes les réalités naturelles, il
semble qu'elle connaisse elle-même toutes les réalités naturelles.
5. Qui connaît le plus intelligible, connaît aussi le
moins intelligible, comme il est dit dans le De anima[clxxvi] [8]. Si donc l'âme séparée connaît les
substances séparées, qui sont très intelligibles, comme on l'a dit plus haut,
il s'ensuit, semble-t-il, qu'elle connaisse tous les autres intelligibles.
6. Si une chose est en puissance à diverses
possibilités, elle est mise en acte à toutes celles-ci par un principe actif
qui les possède toutes en acte: par ex. la matière, qui est en puissance
chaude et sèche, devient en acte chaude et sèche par le feu. Mais l'intellect
possible de l'âme séparée est en puissance à tous les intelligibles; or le
principe actif dont il reçoit l'influence, à savoir la substance séparée, est
en acte au regard de tous ceux-là. Donc, ou bien il fait passer l'âme de la
puissance à l'acte par rapport à tous ces intelligibles, ou bien il ne le fait
par rapport à aucun. Mais il est manifeste que la seconde hypothèse ne joue
pas, car les âmes séparées connaissent certaines choses qu'elles n'ont pas
connues ici-bas. C'est donc par rapport à toutes les réalités naturelles
intelligibles que l'âme séparée fait acte d'intelligence.
7. Denys dit dans les Noms divins[clxxvii] [9] que chez les étants
supérieurs sont les exemplaires des inférieurs. Or les substances séparées sont
supérieures aux choses naturelles. Elles sont donc exemplaires des choses
corporelles; et ainsi les âmes séparées, par l'observation des substances
séparées, connaissent, semble-t-il, toutes les réalités naturelles.
8. Les âmes séparées connaissent les choses par des
formes infuses. Mais les formes infuses sont dites formes de l'ordre de
l'univers. Donc les âmes séparées connaissent tout l'ordre de l'univers; et
ainsi connaissent-elles toutes les réalités naturelles.
9. Tout ce qui est dans la nature inférieure se
retrouve en totalité dans la supérieure. Mais l'âme séparée est supérieure aux
choses corporelles. Donc toutes les réalités naturelles sont d'une certaine
façon dans l'âme, donc elle connaît toutes les réalités naturelles.
10. Ce qui est raconté de Lazare et du riche n'est pas
une parabole, mais une histoire réelle, au dire de Grégoire[clxxviii] [10], ce qui ressort du fait que la personne
est nommée par son nom. Or il est dit que le riche situé dans l'enfer connaît
Abraham qu'auparavant il ne connaissait pas. Donc, pour la même raison, les
âmes séparées, y compris celles des damnés, connaissent certaines choses
qu'elles n'ont pas connues en ce monde, et il semble ainsi qu'elles connaissent
toutes les réalités naturelles.
Réponse: En un sens, l'âme séparée connaît toutes les
réalités naturelles, mais non pas absolument. Pour le montrer, il faut
considérer que l'ordre des choses entre elles est tel que tout ce que l'on
trouve dans la nature inférieure, se retrouve en plus éminent dans la nature
supérieure; ainsi, les qualités qui sont dans les individus soumis à génération
et corruption, se trouvent sous un mode plus noble dans les corps célestes
comme en leurs causes universelles: en effet le chaud et le froid et autres [qualités]
de ce genre sont dans les natures inférieures comme des qualités et formes
particulières alors qu'elles sont dans les corps célestes comme des forces universelles,
d'où elles sont dérivées dans les inférieurs. Pareillement tout ce qui se
trouve dans la nature corporelle se retrouve en plus éminent dans la nature
intellectuelle: en effet, les formes des réalités corporelles sont en
celles-ci matériellement et particulièrement, en revanche elles sont dans les
substances intellectuelles immatériellement et sous un mode universel; c'est
pourquoi il est dit dans le livre De causis[clxxix] [11] que chaque Intelligence est pleine de
formes. Plus avant: toute perfection présente dans la nature est plus éminente
en Dieu même: dans les créatures les formes des choses sont démultipliées et
divisées, mais elles sont en Dieu ramenées à la simplicité et l'unité. Ce
triple être des choses est signifié
dans la Genèse par le fait d'être
exprimé d'une triple façon dans la production des choses. Car Dieu a dit
premièrement: "qu'il y ait un firmament", par quoi on entend que l'être des choses est dans le Verbe.
Deuxièmement, il est dit: "et Dieu fit le firmament", et par là on
entend que l'être du firmament est
dans l'intelligence angélique. Troisièmement, il est dit: "et il en fut
ainsi", et par là on entend que l'être
du firmament est dans sa nature propre, comme l'expose Augustin[clxxx] [12]. Il en va pareillement des autres créatures.
Au surplus, de même que les choses découlent de la sagesse divine pour
subsister dans leur nature propre, de même les formes des choses découlent de
la même sagesse dans les substances intellectuelles où elles leur
permettraient de connaître les choses.
De là faut-il considérer que le mode par lequel quelque chose relève de la
perfection de la nature est le mode par lequel elle appartient à la perfection
intelligible. Car les singuliers ne relèvent pas de la perfection de la nature
pour eux-mêmes mais pour une autre [fin]: pour que soit sauvées les espèces, à
quoi tend la nature. En effet la nature tend à engendrer l'homme, non cet homme (c'est-à-dire en tant que
l'homme ne peut être sauf à être cet
homme). De là vient que le Philosophe dit, au livre Des animaux[clxxxi] [13],
que dans l'assignation
des causes concernant les accidents de l'espèce il nous faut revenir à la cause
finale; en revanche, concernant les accidents de l'individu, à la cause
efficiente ou matérielle -comme si ce qui relève uniquement de l'espèce était
de l'intention de la nature. C'est pourquoi connaître les espèces des choses
appartient à la perfection intelligible, mais non la connaissance des
individus, sauf peut-être par accident.
Cette perfection intelligible, bien qu'elle soit présente à toutes les
substances intellectuelles, elle ne l'est pas cependant de la même façon. Car
dans les substances supérieures les formes intelligibles sont davantage
unifiées et universelles; dans les inférieures en revanche elles sont davantage
démultipliées et moins universelles dans la mesure où elles s'éloignent davantage
d'un premier unique et simple et s'approchent de la particularité des choses
matérielles. Cependant, parce que dans les substances supérieures la capacité
d'intellection est plus vigoureuse, elles obtiennent la perfection intelligible
en un petit nombre de formes universelles pour connaître la nature des chose
jusque dans leurs déterminations ultimes. Or, à supposer que dans les
substances inférieures les formes fussent non moins universelles que dans les
supérieures, du fait qu'elles ont une moindre capacité intellective, elles ne
tireraient pas des formes de ce genre l'ultime perfection intelligible pour
connaître les choses jusque dans les déterminations indivisibles, mais leur
connaissance demeurerait dans une certaine universalité et confusion, signe
d'une connaissance imparfaite. Il est manifeste en effet que l'intellect aura
été d'autant plus efficace, qu'il aura pu rassembler le multiple dans le peu:
le signe en est que pour les gens frustres et lents il faut tout exposer en
détail et venir aux singuliers par des exemples particuliers.
Il est manifeste que l'âme humaine est la plus humble parmi toutes les
substances intellectuelles. Par suite sa capacité naturelle est de recevoir
les formes des choses conformément aux choses matérielles. Et ainsi l'âme
humaine est unie au corps afin de recevoir selon l'intellect possible les
espèces intelligibles tirées des choses matérielles. Il n'y a pas en elle de
capacité naturelle pour penser supérieure à celle qui, selon les formes de la
nature ainsi déterminées, la rend parfaite dans la connaissance intelligible.
Et c'est pourquoi la lumière intelligible à laquelle elle participe,
c'est-à-dire l'intellect agent, a pour opération de rendre en acte les espèces
intelligibles de ce genre.
Ainsi, tant que l'âme est unie au corps, elle a, de par son union même au
corps, le regard tourné vers les [substances] inférieures, desquelles elle
reçoit les espèces intelligibles proportionnées à sa capacité intellectuelle
et c'est ainsi qu'elle s'accomplit en [matière de] science. Mais lorsqu'elle
aura été séparée du corps, elle aura le regard tourné vers les [substances]
supérieures, d'où elle reçoit les espèces intelligibles universelles. Et bien
que celles-ci soient reçues en elle-même d'une façon moins universelle qu'elles
ne le sont dans les substances supérieures, cependant l'efficacité de sa
capacité intellectuelle n'est pas si grande que par la connaissance des espèces
intelligibles de ce genre elle puisse atteindre à une connaissance parfaite, en
discernant chaque réalité d'une façon spéciale et déterminée, mais [en opérant]
seulement dans une certaine généralité et confusion, comme lorsque les choses
sont connues dans les principes universels. Cette connaissance, les âmes
séparées l'acquièrent subitement, par mode d'infusion, et non successivement,
par mode d'instruction, comme l'affirme Origène[clxxxii] [14].
Ainsi donc il faut dire que les âmes séparées connaissent toutes les
réalités naturelles d'une connaissance naturelle sous un mode universel, mais
non pas chaque chose de façon spéciale. Mais au sujet de la connaissance que
les âmes des saints ont par grâce, c'est une autre question, car selon cette
connaissance, elles égalent les anges, pour autant qu'elles voient toutes
choses dans le Verbe.
Solutions aux deux séries d'objections:
1. D'après Augustin[clxxxiii] [15] les démons disposent d'une triple
connaissance des choses. Les unes sont connues par révélation des bons anges, à
savoir celles qui sont au dessus de la connaissance naturelle, comme les
mystères du Christ et de l'Eglise, et autres choses de ce genre; les autres par
la pénétration de leur propre intellect, à savoir celles qui sont naturellement
connaissables; les autres enfin par une expérience de longue durée, à savoir
les événements des futurs contingents dans les [affaires] singulières.
lesquels n'appartiennent pas par soi à la connaissance intelligible, comme on
l'a dit (il n'est donc pas question de cette dernière connaissance).
2. Chez ceux qui ont acquis en cette vie la science
de quelques unes des choses naturelles susceptibles d'être connues, demeure une
connaissance déterminée dans sa spécificité de ce qui a été acquis en ce monde,
mais des autres une connaissance universelle et confuse. Par conséquent la
science précédemment acquise ne leur sera pas inutile. Et il n'y a pas d'inconvénient
à ce que l'une et l'autre science des mêmes choses connaissables soient présentes,
puisque l'une et l'autre ne relève pas du même point de vue.
3. Cette objection ne relève pas de notre propos,
parce que nous n'affirmons pas que l'âme séparée connaît toutes les réalités
naturelles jusqu'en leur spécificité; c'est pourquoi l'infinité des espèces
propres aux nombres, figures et proportions ne répugne pas à leur connaissance.
Mais parce que le raisonnement pourrait argumenter contre la connaissance
angélique, il faut dire que les espèces des figures et des nombres et autres
choses de ce genre ne sont pas infinies en acte, mais en puissance seulement.
Et il n'y a pas d'inconvénient à ce que la capacité de la substance
intellectuelle finie s'étende à des infinis de ce genre, parce que la capacité
d'intellection est d'une certaine façon infinie (en tant qu'elle n'est pas
limitée par la matière); c'est par là qu'elle peut connaître l'universel qui
est en quelque sorte infini en tant qu'il appartient à sa raison de contenir
virtuellement les infinis.
4. Les formes des choses matérielles sont dans les
substances immatérielles sous un mode immatériel. C'est ainsi que
l'assimilation entre les unes et les autres se fait quant aux raisons des
formes, non quant à leur mode d'être.
5. La matière ne se rapporte aux formes que de deux
façons: ou bien en puissance pure, ou bien en acte pur, parce que les formes
naturelles, aussitôt qu'elles sont dans la matière, ont leurs opérations, sauf
empêchement -c'est ainsi, parce que la forme naturelle ne se rapporte qu'à une
seule opération déterminée. C'est pourquoi, aussitôt que la forme du feu est dans
la matière, elle le meut vers le haut. Quant à l'intellect possible, il se
rapporte aux espèces intelligibles d'une triple façon: tantôt en puissance
pure, par ex. avant d'apprendre; tantôt en acte pur, quand il considère en
acte; tantôt sur un mode intermédiaire, quand la science est à l'état d'habitus
et non en acte. La forme intellective se compare donc à l'intellect possible
comme la forme naturelle à la matière première, pour autant qu'elle est connue
en acte, et non pas sous mode d'habitus. De là vient que de même que la matière
première n'est informée dans le même temps et la même fois que par une forme
unique, de même l'intellect n'a pour objet d'intellection qu'un unique
intelligible; il peut cependant savoir de multiples choses sous mode d'habitus.
6. A
la substance d'une sujet connaissant, une chose peut être assimilée de deux
façons: ou bien selon l'être naturel, et ainsi ne lui sont pas assimilées des
réalités spécifiquement diverses puisque cette substance est spécifiquement
une; ou bien selon l'être intelligible, et ainsi, selon les diverses espèces
intelligibles qu'elle a, peuvent lui être assimilées diverses réalités selon
l'espèce.
7. Les âmes séparées connaissent non seulement les
espèces intelligibles mais les individus; non pas tous cependant, mais
quelques uns; et ainsi il ne faut pas qu'il y ait en elles des espèces en
nombre infini.
8. L'application de la connaissance universelle aux
singuliers n'est pas la cause de la connaissance des singuliers, elle la suit.
Comment l'âme séparée connaît les singuliers, la question sera posée plus loin.
9. Puisque le bien consiste dans le mode, l'espèce et
l'ordre au dire d'Augustin dans le livre De
la nature du bien[clxxxiv] [16],
pour autant que l'on
trouve en quelque chose de l'ordre, pour autant on y trouve du bien. Or chez
les damnés il n'y a pas le bien de la grâce mais de la nature; aussi n'y a-t-il
pas l'ordre de la grâce mais de la nature, laquelle suffit à une connaissance
de ce type.
10. Augustin parle des singuliers qui arrivent en ce monde,
au sujet desquels il est dit qu'ils n'appartiennent pas à la connaissance des
intelligibles.
11. L'intellect possible ne peut être porté en acte à
la connaissance de toutes les réalités naturelles par la seule lumière de
l'intellect agent, mais par une substance supérieure où la connaissance de
toutes les réalités naturelles est présente en acte. Et si, à bien considérer
le problème, l'intellect agent, selon ce que le Philosophe enseigne[clxxxv] [17], n'actualise pas directement l'intellect
possible, mais plutôt les images qu'il rend intelligibles en acte, images par
lesquelles l'intellect possible passe à l'acte quand son regard incline, en
raison de son union au corps, vers les choses inférieures. Et pour la même
raison, quand son regard se porte vers les réalités supérieures à cause de la
séparation d'avec le corps, il est mis en acte par les espèces intelligibles
qui, en acte dans la substance supérieure, exercent quasiment la causalité
d'un agent propre, et ainsi une telle connaissance reste naturelle.
12. La solution vaut pour l'objection 12.
13. Les âmes séparées reçoivent ce type de perfection
de Dieu par la médiation des anges. En effet, bien que la substance de l'âme
soit créée immédiatement par Dieu, cependant les perfections intelligibles
proviennent de Dieu dans l'âme par la médiation des anges, non seulement les
naturelles mais encore celles qui ressortissent aux aides de la grâce, comme il
apparaît chez Denys dans la Hiérarchie
céleste[clxxxvi] [18].
14. L'âme séparée, ayant une connaissance universelle
des réalités naturelles susceptibles d'être connues, n'atteint pas à la
perfection de l'acte, parce que connaître quelque chose de façon universelle,
c'est la connaître en puissance: c'est pourquoi elle n'atteint pas à la félicité
même naturelle. Par conséquent, les autres aides par lesquelles elle parvient à
la béatitude, ne sont pas superflues.
15. Les damnés s'attristent même de ce bien qu'est
leur connaissance, en tant qu'ils savent qu'ils sont destitués au bien suprême,
à quoi ils étaient ordonnés par les autres biens.
16. La Glose parle des choses particulières qui
n'appartiennent pas à la perfection intelligible, comme on l'a dit.
Solutions des objections contraires:
1. L'âme séparée ne comprend pas parfaitement la
substance séparée; et ainsi il s'en faut qu'elle connaisse tout cela dont elle
a en elle-même la similitude intelligible.
2. La parole de Grégoire est vraie quant à
l'efficience de l'objet intelligible que Dieu est, pour autant que cet objet
représente de soi tous les intelligibles. Il n'est cependant pas nécessaire
que quiconque voit Dieu sache tout ce que lui-même connaît, sinon il le comprendrait
comme lui-même se comprend.
3. Les espèces qui sont dans l'intellect de l'ange
sont intelligibles pour l'intellect dont elles sont les formes, non pour
l'intellect de l'âme séparée.
4. Bien que l'objet d'intellection soit la forme de
la substance intelligente, il ne faut pas cependant que l'âme séparée, faisant
intellection de la substance séparée, connaisse ce même objet d'intellection [de
façon identique à celle de la substance séparée], parce qu'elle n'en pas une
compréhension exhaustive.
5. Bien que l'âme séparée connaisse en quelque façon
les substances séparées, il ne s'ensuit pas cependant qu'elle connaisse
parfaitement toutes les autres réalités, car elle ne connaît pas parfaitement
les substances séparées elles-mêmes.
6. L'âme séparée est mise en acte de toutes les
réalités intelligibles naturelles imparfaitement, mais sous un mode universel,
comme on l'a dit.
7. Bien que les substances séparées soient en quelque
sorte [causes] exemplaires de toutes les réalités naturelles, il ne s'ensuit
pas cependant que, une fois connues, toutes les réalités le soient, sinon les
substances séparées seraient elles-mêmes parfaitement comprises.
8. L'âme séparée connaît les formes intelligibles
infuses, lesquelles ne sont pas cependant les formes spécifiques de l'ordre de
l'univers, comme dans les substances supérieures, mais seulement les formes en
général, comme on l'a dit.
9. Les choses naturelles sont en quelque façon et
dans les substances séparées et dans l'âme, mais dans les substances séparées
en acte, dans l'âme en puissance, pour autant qu'elle est en puissance
d'intellection de toutes les formes naturelles.
10. L'âme d'Abraham était une substance séparée; c'est
pourquoi l'âme du riche pouvait la connaître, au même titre que les autres
substances séparées.
Objections: 1. Il semble que oui, parce que les puissances de
l'âme ou bien sont identiques à son essence, ou bien en sont les propriétés
naturelles. Or ni les [déterminations] essentielles ne peuvent être séparées
d'une chose (tant que la chose demeure), ni ses propriétés naturelles. Donc
dans l'âme séparée demeurent les puissances sensibles.
2. Il a été dit qu'elles demeurent en elle à titre de
racine. En sens contraire: être en un sujet à titre de racine, c'est être en
lui à titre de principe: c'est-à-dire être en lui virtuellement et non en acte.
Or s'agissant des [déterminations] essentielles d'une chose et de ses
propriétés naturelles, il faut qu'elles soient en elle en acte, et pas
seulement virtuellement. Donc les puissances sensitives demeurent dans l'âme
séparée.
3. Augustin dit au livre De l'esprit et de l'âme [clxxxvii] [1] que l'âme qui se retire du corps entraîne
avec elle le sens et l'imagination, le concupiscible et l'irascible, qui sont
dans la partie sensitive. Donc les puissances sensitives demeurent dans l'âme
séparée.
4. Le tout à qui font défaut quelques unes de ses
parties, n'est pas complet. Or les puissances sensitives sont des parties de
l'âme. Si donc elles n'étaient pas dans l'âme séparée, celle-ci ne serait pas
complète.
5. De même que l'homme est homme par la raison et
l'intellect, de même l'animal par la sensibilité: le rationnel est la
différence constitutive de l'homme, et la sensibilité celle de l'animal. Si
donc la sensibilité n'est pas la même, l'animal ne sera pas le même. Or si les
puissances sensitives ne demeurent pas dans l'âme séparée, il n'y aura pas une
même sensibilité dans l'homme ressuscité, qui est maintenant, parce que ce qui
disparaît dans le néant ne peut resurgir en étant le même en nombre. Donc
l'homme qui ressuscite ne sera pas le même animal, ni par conséquent le même
homme, ce qui va contre ce qui est dit dans Job: "Celui que je verrai,
c'est moi qui le verra", et cetera Job (19, 27).
6. Augustin dit[clxxxviii] [2] des affections que les âmes souffrent en
enfer, qu'elles sont presque semblables aux visions des dormeurs, c'est-à-dire
selon la similitude des réalités corporelles. Or des visions de ce type sont
pour les dormeurs fonction de l'imagination, qui relève de la partie sensitive.
Donc les puissances sensitives sont dans l'âme séparée.
7. Il est manifeste que la joie est dans le
concupiscible et la colère dans l'irascible. Or dans les âmes séparées des bons
existe la joie et dans celles des mauvais la douleur et la colère, chez ces
dernières en effet "pleurs et grincements de dents" (Mt. 8,12). Donc
puisque le concupiscible et l'irascible sont dans la partie sensitive, ainsi
que le dit le Philosophe[clxxxix] [3], il semble que les puissances sensitives
soient dans l'âme séparée.
8. Denys dit[cxc] [4] que le mal des démons, c'est une fureur
irrationnelle, une concupiscence démente, une imagination perverse. Or tout
cela appartient aux puissances sensitives. Donc les puissances sensitives
existent chez les démons, à plus forte raison dans les âmes séparées.
9. Augustin dit[cxci] [5] que l'âme sent certaines choses sans le
corps, à savoir la joie et la tristesse. Or ce qui convient à l'âme sans le
corps convient à l'âme séparée. Donc la sensibilité est dans l'âme séparée.
10. Il est dit dans le livre De causis[cxcii] [6] qu'en toute âme sont les choses
sensibles. Or celles-ci sont senties par le fait d'être dans l'âme. Donc l'âme
séparée sent le choses sensibles; et ainsi la sensibilité existe en elle.
11. Grégoire dit[cxciii] [7] que le récit du Seigneur en Luc 16, 23 -31,
au sujet du riche et de Lazare, n'est pas une parabole mais une histoire vraie.
Or il est dit que le riche placé en enfer, et sans nul doute en tant qu'âme
séparée, vit et entendit Abraham lui parler. Donc son âme séparée a vu et
entendu, et ainsi la sensibilité est en elle.
12. Concernant les choses qui sont identiques selon
l'être et la substance, l'une ne peut être sans l'autre. Or l'âme sensible et
la rationnelle sont identiques selon l'être et la substance. Il est donc
impossible que la sensibilité ne demeure pas dans l'âme rationnelle.
13. Ce qui disparaît dans le néant ne peut resurgir
identique en nombre. Or si les puissances sensitives ne demeurent pas dans
l'âme séparée, il faut qu'elles disparaissent dans le néant. Elles ne seront
donc pas à la résurrection les mêmes numériquement; et ainsi, puisque les puissances
sensibles sont les actes des organes, les organes non plus ne seront pas les
mêmes numériquement, ni l'homme tout entier ne sera le même numériquement -ce
qui ne convient pas.
14. Récompense et peine correspondent au mérite et au
démérite. Mais le mérite et le démérite de l'homme consiste dans la plupart des
cas dans les actes des puissances sensitives, soit que nous suivions les
passions, soit que nous les refrénions. Donc la justice semble exiger que les
actes des puissances sensitives soient dans les âmes séparées qui sont
récompensées ou punies.
15. La puissance n'est rien d'autre que le principe de
l'action ou de la passion. Or l'âme est principe des opérations sensitives.
Donc les puissances sensitives sont dans l'âme comme en leur sujet; et ainsi il
est impossible qu'elles ne demeurent pas dans l'âme séparée, puisque les
accidents dépourvus de contrariété ne se corrompent pas par la corruption du
sujet.
16. La mémoire est dans la partie sensitive selon le
Philosophe[cxciv] [8]. Mais la mémoire est dans l'âme séparée;
ce qui est évident par le fait qu'Abraham dit au riche banqueteur:
"souviens-toi que tu as reçu les biens dans ta vie" (Luc 16, 25).
Donc les puissances sensitives sont dans l'âme séparée.
17. Les vertus et les vices demeurent dans les âmes
séparées. Mais certaines vertus et vices sont dans la partie sensitive. Le
Philosophe dit en effet dans les Ethiques[cxcv] [9] que la tempérance et la force relèvent
des parties irrationnelles. Donc les puissances sensitives demeurent dans
l'âme séparée.
18. Des morts qu'on dit ressuscités, on lit dans
plusieurs histoires des saints qu'ils racontent avoir vu certaines visions
imagées, par ex. des maisons, champs, fleurs et autres. Donc les âmes séparées
usent de l'imagination, qui est dans la partie sensitive.
19. Le sens aide la connaissance intellective, car à
qui fait défaut un seul sens, fait défaut l'une des sciences. Mais la
connaissance sera plus parfaite dans l'âme séparée que dans l'âme jointe au corps.
Donc les sens lui seront d'autant plus présents.
20. Le Philosophe dit dans le De anima[cxcvi] [10] que si un vieillard reçoit l'œil d'un
jeune homme, il verra absolument comme un jeune. De là il semble que la
débilité des organes n'affecte pas les puissances sensitives. Donc à leur
destruction ces dernières ne seront pas détruites; et ainsi il semble que les
puissances sensitives demeurent dans l'âme séparée.
En sens contraire: 1. Le Philosophe dit dans le De anima[cxcvii] [11] en parlant de l'intellect que lui seul
est séparé du reste comme le perpétuel du corruptible. Donc les puissances
sensitives ne demeurent pas dans l'âme séparée.
2. Le Philosophe dit dans le livre Des animaux[cxcviii] [12] que les principes dont les opérations ne
sont pas sans le corps, ne sont pas eux-mêmes pas sans le corps. Or les opérations
des puissances sensitives ne sont pas sans le corps: elles s'exercent en effet
par les organes corporels. Donc les puissances sensitives ne sont pas sans le
corps.
3. Damascène dit[cxcix] [13] qu'aucune chose n'est privée de son
opération propre. Si donc les puissances sensitives demeuraient dans l'âme
séparée, elles auraient leurs opérations propres, ce qui est impossible.
4. Vaine est la puissance qui n'est pas portée à
l'acte. Mais rien n'est en vain dans les opérations de Dieu. Donc les
puissances sensitives ne demeurent pas dans l'âme séparée, là où elles ne
peuvent être portées à l'acte.
Réponse: Les puissances de l'âme ne sont pas identiques à
son essence, ce sont des propriétés naturelles qui en découlent, comme il
ressort des questions précédentes. Or l'accident est corrompu de deux façons.
Premièrement par son contraire, ainsi le froid est-il corrompu par le chaud.
Secondement par la corruption de son sujet: en effet aucun accident ne peut
demeurer après la corruption de son sujet. Donc quels que soient les accidents
ou formes n'ayant pas de contraire, ils ne sont détruits que par la destruction
du sujet. Or il est manifeste que rien n'est contraire aux puissances
sensitives. Donc pour chercher à savoir si les puissances sensitives sont corrompues
par la corruption du sujet ou demeurent dans l'âme séparée, il faut commencer
la recherche en considérant quel est le sujet des puissances susdites. Or il
est manifeste que le sujet de la puissance doit être celui que l'on dit puissant
en raison de la puissance, car tout accident dénomme son sujet. Or identique
est ce qui a la capacité d'agir ou de pâtir et ce qui est agent ou patient.
C'est pourquoi il faut que soit sujet de la puissance cela qui est sujet de
l'action ou de la passion dont la puissance est principe. C'est ce que dit le
Philosophe au livre Du sommeil et de la
veille[cc] [14]: le sujet de la puissance est le sujet de
l'action.
Concernant les opérations des sens, les opinions divergent. Platon soutient
que l'âme sensitive aurait par soi une opération propre. Il soutient en effet
que l'âme, y compris la sensitive, se meut soi-même et qu'elle ne meut pas le
corps à moins de se mouvoir soi-même. Ainsi donc il y a dans le sentir une
double opération: l'une par laquelle l'âme se meut soi-même, l'autre par
laquelle elle meut le corps. C'est pourquoi les Platoniciens définissent la
sensation un mouvement de l'âme au moyen du corps. En raison de quoi certains
adeptes de cette position distinguent un double type d'opérations de la partie
sensitive: les unes intérieures par lesquelles l'âme sent en se mouvant
elle-même; les autres extérieures, selon qu'elle meut le corps. Ils en
concluent un double type de puissances sensitives: celles qui sont dans l'âme
elle-même principes des actes intérieurs, et celles-là demeurent dans l'âme
séparée avec leurs actes, une fois le corps détruit; celles en revanche qui
sont principes des actes extérieurs, qui sont à la fois dans l'âme et le
corps, et qui périssent à la disparition du corps.
Mais cette position ne peut tenir. Il est manifeste en effet que la façon
d'opérer suit la façon d'être étant. Ainsi, ceux qui ont l'être par soi opèrent
par soi, tels les individus substantiels. Mais les formes qui ne peuvent être
par soi et sont appelées étants pour autant que par
elles quelque chose est, n'ont pas leur opération par soi, mais on les dit
opérer en tant que par elles les sujets agissent. C'est ainsi que la chaleur
n'est pas le chaud, mais ce par quoi quelque chose est chaud, de telle sorte
qu'elle ne chauffe pas mais qu'elle est ce par quoi le chaud chauffe. Si donc
l'âme sensitive opérait par soi, il s'ensuivrait qu'elle subsisterait par soi;
et ainsi, elle ne serait pas corrompue avec la corruption du corps. Par
conséquent même les âmes des bêtes seraient immortelles, ce qui est impossible.
Et pourtant Platon, dit-on, l'aurait concédé.
Il est donc manifeste qu'aucune opération de la partie sensitive ne peut
venir exclusivement de l'âme comme d'un sujet opérateur, mais l'opération
vient du composé par l'âme, de même que l'action de chauffer vient du chaud par
la chaleur. Donc le composé est celui qui voit, entend, et en général qui sent;
et c'est pourquoi le composé est celui qui peut voir, entendre et sentir, mais
par l'âme. Il est donc manifeste que les puissances de la partie sensitive
sont dans le composé comme dans leur sujet, mais sont issues de l'âme comme de
leur principe. Donc à la destruction du corps, les puissances sensitives sont
détruites mais demeurent dans l'âme comme en leur principe. Et c'est ce que dit
une autre opinion: les puissances sensitives demeurent dans l'âme séparée
seulement comme en leur racine.
Solutions: 1. Les puissances sensitives ne sont pas de
l'essence de l'âme, elles en sont les propriétés naturelles, à savoir du
composé comme sujet, de l'âme comme principe.
2. Les puissances de ce genre sont dites demeurer
dans l'âme séparée comme en leur racine, non qu'elles y soient en acte, mais
parce que l'âme séparée garde un tel pouvoir, de telle sorte qu'elle pourrait, à
condition d'être unie au corps, causer à nouveau ces puissances dans le corps,
de même que la vie.
3. Nous n'avons pas à recevoir cette autorité,
puisque ce livre contient dans son titre une erreur sur l'auteur: en effet il
n'est pas d'Augustin mais de quelqu'un d'autre. Cette autorité pourrait
cependant être exposée de la manière suivante: il serait dit que l'âme emporte
avec elle les puissances de ce genre sous un mode, non pas actuel, mais
virtuel.
4. Les puissances de l'âme ne sont pas des parties essentielles
ou intégrales, mais potentielles, de telle sorte cependant que certaines
d'entre elles sont de soi immanentes à l'âme, tandis que les autres sont dans
le composé.
5. On parle de la sensibilité sous deux aspects.
Premièrement, elle signifie l'âme sensitive elle-même qui est le principe des
puissances de ce genre; et ainsi par la sensibilité l'animal est animal par sa
forme propre: sous cet aspect, le "sensible" s'entend de la
sensibilité pour autant qu'elle est la différence constitutive de l'animal.
Secondement, la sensibilité signifie la puissance sensitive elle-même, laquelle
étant une propriété naturelle, comme on l'a dit, n'est pas constitutive de
l'espèce. Sous cet aspect, la sensibilité ne demeure pas dans l'âme séparée;
mais sous le premier aspect, la sensibilité demeure, car dans l'homme identique
est l'essence de l'âme sensible et de l'âme rationnelle. Aussi, rien n'empêche
que l'homme soit en ressuscitant un animal identique par le nombre: en effet,
pour que quelque chose soit identique par le nombre, il suffit que les
principes essentiels soient identiques par le nombre; mais il n'est pas requis
que les propriétés et les accidents soient identiques par le nombre.
6. Augustin s'est visiblement rétracté sur ce point.
Il suppose dans le commentaire sur la Genèse[cci] [15] que les peines de l'enfer relèvent d'une
vision imaginaire et que le lieu de l'enfer n'est pas corporel mais imaginaire.
Il fut par suite contraint de rendre raison de [cette objection]: si l'enfer
n'est pas un lieu corporel, pourquoi dit-on que les enfers sont sous la terre.
Et lui-même se reprend en disant: "Des enfers il me semble avoir dû
enseigner qu'ils sont sous les terres plutôt que de rendre raison, si ils ne
sont pas ainsi, pourquoi ils sont crus ou dits sous les terres". Ayant
rétracté ce qu'il avait dit du lieu de l'enfer, il semble l'avoir fait pour
tout ce qui relève de cette question.
7. Dans l'âme séparée il n'y a ni joie ni colère en
tant qu'elles sont des actes de l'irascible et du concupiscible, qui sont dans
la partie sensitive; elles y sont en tant que par eux est désigné le mouvement
de la volonté, qui est dans la partie intellective.
8. Le mal de l'homme est consécutif à ces trois
choses: l'imagination débridée (d'où vient le principe d'errance), la
concupiscence démente, la fureur irrationnelle, en fonction de quoi Denys a
décrit le mal de démon par similitude avec le mal humain; non pour qu'il soit
entendu qu'existe chez les démons l'imagination, ou le concupiscible, ou
l'irascible, qui sont dans la partie sensitive, mais pour faire entendre,
proportionné à tout cela, ce qui relève de la nature intellectuelle.
9. Par ces paroles d'Augustin, on n'entend pas qu'une
âme sente certaines choses sans organe corporel, mais qu'elle sent sans les
corps sensibles eux-mêmes, comme la crainte et la tristesse, et quelques autres
en revanche à même les corps, par ex. le chaud et le froid.
10. Tout ce qui est en quelque [sujet] est en lui
selon le mode du recevant; par conséquent les choses sensibles sont dans l'âme
séparée, non par mode sensible, mais par mode intelligible.
11. Rien n'empêche que dans la narration des faits
historiques certaines données soient présentées métaphoriquement. Donc, bien
que ce qui est dit dans l'évangile au sujet de Lazare et du riche soit
historique, cependant c'est métaphoriquement qu'il est dit que Lazare voit et
entend, de même qu'il ait une langue.
12. La substance de l'âme sensible demeure en l'homme
après la mort, mais non les puissances sensitives.
13. De même que le sens, pour autant qu'il désigne la
puissance, n'est pas la forme de tout le corps (la forme c'est l'âme sensible,
et la sensibilité une propriété du composé), de même la puissance visuelle
n'est pas l'acte de l'œil, mais c'est l'âme selon qu'elle est principe d'une
telle puissance; on dirait aussi bien que l'âme visuelle est l'acte de l'œil,
comme l'âme sensitive est l'acte du corps (mais la puissance visuelle, elle,
est une propriété dérivée). C'est pourquoi il ne faut pas que soit autre l'œil
du ressuscité, bien que soit autre la puissance sensitive.
14. La récompense ne répond pas au mérite comme à ce
qui doit être récompensé, mais comme à celui pour qui quelque chose est donné
en récompense. Par suite il ne faut pas que tous les actes pour lesquels quelqu'un
a mérité soient requis dans la récompense mais il suffit qu'ils soient dans le
souvenir divin; autrement il faudrait que les saints soient à nouveau occis,
ce qui est absurde.
15. L'âme est le principe du sentir non comme sentant,
mais comme ce par quoi le sentant sent. Par suite, les puissances sensitives ne
sont pas dans l'âme comme dans leur sujet, mais elles sont par l'âme comme par
leur principe.
16. L'âme se rappelle par la mémoire, non par celle de
la partie sensitive, mais par celle de la partie intellective, dans la mesure
où Augustin[ccii] [16] l'affirme partie de l'imagination.
17. Les vertus et les vices qui appartiennent aux
parties irrationnelles ne demeurent dans l'âme séparée que dans ses principes:
en effet les semences de toutes les vertus sont dans la volonté et la raison.
18. D'après ce qu'on a dit, l'âme séparée du corps n'a
pas le même mode de connaissance que lorsque elle est dans le corps. Parmi les
choses que l'âme appréhende selon son mode propre, c'est-à-dire sans images,
leur connaissance demeure en elle quand elle revient à la situation première,
étant jointe à nouveau au corps, selon le mode qui lui convenait alors, à
savoir avec conversion aux images. Et ainsi ce qu'ils verront intelligiblement,
ils le raconteront imaginairement.
19. L'intellect a besoins de l'aide des sens selon le
statut de la connaissance imparfaite, à savoir pour autant qu'elle tire partie
des images, mais non selon le mode de connaissance plus parfait qui appartient
à l'âme séparée: de même l'homme a besoin de lait dans l'enfance, mais non
dans la perfection de l'âge.
20. Les puissances sensitives ne se débilitent pas de
soi, avec la débilité des organes, mais seulement par accident. Par suite,
c'est par accident qu'elles sont corrompues, lors de la corruption des organes.
Objections: 1. Il semble que non: parmi les puissances de
l'âme, seul l'intellect demeure dans l'âme séparée. Or l'objet de l'intellect,
c'est l'universel et non le singulier: en effet la science porte sur les
universels, tandis que le sens porte sur les singuliers, comme il est dit dans
le De anima[cciii] [1]. Donc l'âme séparée ne connaît pas les
singuliers, mais seulement les universels.
2. Si l'âme séparée connaît les singuliers, elle le
fait ou bien par les formes précédemment acquises pendant qu'elle était dans le
corps, ou bien par des formes infuses. Ce n'est pas par les formes acquises
auparavant, car au sujet des formes que l'âme acquiert quand elle est dans le
corps, certaines sont des intentions [cognitives] qui sont conservées
dans les puissances de la partie sensitive, aussi ne peuvent-elles demeurer
dans l'âme séparée, puisque des puissances de ce genre ne demeurent pas en
elle, comme on l'a montré; certaines autres sont des intentions [cognitives]
qui sont dans l'intellect, et celles-là seules peuvent demeurer, -mais par les
intentions universelles on ne peut connaître les singuliers. Donc l'âme séparée
ne peut connaître les singuliers par les idées[cciv] [2] acquises autrefois dans le corps. Pareillement
elle ne le peut par les idées infuses, parce que les idées de ce genre se
rapportent également à tous les singuliers: il s'ensuivrait que l'âme séparée
connaîtrait tous les singuliers -ce qui, semble-t-il, n'est pas vrai.
3. La connaissance de l'âme séparée est empêchée par
la distance du lieu: Augustin dit en effet dans le livre Des soins à donner aux morts[ccv] [3] que les âmes des morts sont là où elles
ne peuvent absolument pas savoir ce qui arrive ici-bas. Mais la distance du
lieu n'empêche pas la connaissance qui vient par les espèces infuses. Donc
l'âme séparée ne connaît pas les singuliers par les idées infuses.
4. Les idées infuses se rapportent également au
présent et au futur, car l'infusion des espèces infuses n'est pas soumise au
temps. Si donc l'âme séparée connaît les singuliers par des idées infuses, il
semble que non seulement elle connaît le présent et le passé, mais encore le
futur. Cela ne peut être, semble-t-il, puisque connaître le futur est exclusivement
le propre de Dieu. Il est dit en effet dans Isaïe (41,23): "Annoncez ce
qui doit arriver dans le futur, et nous dirons que vous êtes des dieux!".
5. les singuliers sont en nombre infinis. Les idées
infuses ne sont pas infinies. Donc l'âme séparée ne peut connaître les
singuliers par les idées infuses.
6. Ce qui est indistinct ne peut être le principe
d'une connaissance distincte. Or la connaissance des singuliers est distincte.
Comme les formes infuses sont indistinctes, il semble que par les idées infuses
l'âme séparée ne puisse connaître les singuliers.
7. Tout ce qui est reçu en un sujet est reçu en lui
selon le mode du recevant. Or l'âme séparée est immatérielle. Donc les formes
infuses sont reçues en elle de façon immatérielle. Mais ce qui est immatériel
ne peut être principe de la connaissance des singuliers, qui sont individués
par la matière. Donc l'âme séparée ne peut connaître les singuliers par les formes
infuses.
8. Il a été dit que par les formes infuses on peut
connaître les singuliers, bien qu'elles soient immatérielles, parce qu'elles
sont les similitudes des raisons idéales par lesquelles Dieu connaît et les
universels et les singuliers. En sens inverse: Dieu par les raisons idéales
connaît les singuliers en tant qu'elles sont productrices de la matière, qui
est principe d'individuation. Mais les formes infuses de l'âme séparée ne sont
pas productrices de la matière parce qu'elles ne sont pas créatrices: cela en
effet n'appartient qu'à Dieu. Donc l'âme séparée ne peut connaître par les
formes infuses les singuliers.
9. La similitude de la créature à Dieu ne peut être
de relation univoque mais seulement de relation analogique. Or la connaissance
qui procède par la similitude de l'analogie est très imparfaite: par exemple
si quelque chose était connue par une autre en tant qu'elle a en commun avec
elle d'être étant. Si donc l'âme
séparée connaît les singuliers par les idées infuses, en tant que semblables
aux raisons idéales, il semble qu'elle connaisse les singuliers très imparfaitement.
10. Il a été dit précédemment que l'âme séparée ne
connaît pas les réalités naturelles par les formes infuses, si ce n'est dans
une certaine confusion et de façon universelle. Mais ceci n'est pas connaître
les singuliers. Donc l'âme séparée ne connaît pas les singuliers par les
espèces infuses.
11. Ces idées infuses, par lesquelles on affirme que
les âmes connaît les singuliers, ne sont pas causées par Dieu immédiatement:
parce que selon Denys la loi de la divinité consiste à reconduire [à leur
principe] les choses les plus basses par des intermédiaires; elles ne sont pas
non plus causées par l'ange: parce que l'ange ne peut causer des idées de ce
genre, ni en les créant, puisqu'il n'est créateur d'aucune chose, ni en les
transmettant, parce qu'il y faudrait quelque intermédiaire transporteur. Il
semble donc que l'âme séparée n'ait pas d'idées infuses par lesquelles elles
connaisse les singuliers.
12. Si l'âme connaît les singuliers par des idées
infuses, cela ne peut se faire que de deux façons: ou bien par application des
idées aux singuliers, ou bien par conversion aux idées elles-mêmes. Si par
application aux singuliers, il est évident qu'une application de ce genre ne se
fait pas en recevant quelque chose des singuliers, puisqu'elle ne dispose pas
des puissances sensitives susceptibles de recevoir [quelque stimulation] des
singuliers. Reste donc que cette application se fasse en affirmant quelque
chose à propos des singuliers; et ainsi elle ne connaît pas les singuliers
eux-mêmes, mais cela seulement qu'elle affirme à propos des singuliers. Mais si
c'est par conversion à ces idées infuses qu'elle connaît les singuliers, il
s'ensuivrait qu'elle ne connaît les singuliers que pour autant qu'ils sont
dans les idées elles-mêmes. Or dans les idées susdites les singuliers ne sont
que sur un mode universel. Donc l'âme séparée ne connaît les singuliers que
dans l'universel.
13. Rien de fini n'a pouvoir sur les infinis. Mais les
singuliers sont infinis. Puisque donc le pouvoir de l'âme séparée est fini, il
semble que l'âme séparée ne connaît pas les singuliers.
14. L'âme séparée ne peut rien connaître sans vision
intellectuelle. Mais Augustin dit[ccvi] [4] que par la vision intellectuelle on ne
connaît ni les corps ni leurs similitudes. Comme donc les singuliers sont des
corps, il semble que l'âme séparée ne puisse les connaître.
15. Là où la nature est identique, identique est le
mode d'opération. Mais l'âme séparée est de même nature que l'âme conjointe au
corps. Comme cette dernière ne peut connaître les singuliers par l'intellect,
il semble que non plus l'âme séparée.
16. Les puissances se distinguent par leurs objets.
Mais le pourquoi de chaque chose, voilà ce qu'il y a de plus important. Les
objets sont donc plus distincts que les puissances. Mais la sensibilité ne
devient jamais l'intellect. Donc le singulier qu'est le sensible jamais ne
devient l'intelligible.
17. La puissance cognitive d'ordre supérieur est moins
démultipliée au regard de ce qu'elle peut connaître que la puissance cognitive
d'ordre inférieur: en effet le sens commun est capable de connaître tous les
objets qui sont appréhendés par les cinq sens extérieurs; et pareillement
l'ange, par une puissance cognitive unique, à savoir par l'intellect, connaît
les universels et les singuliers, que l'homme appréhende par les sens et
l'intellect. Mais jamais une puissance d'ordre inférieur ne peut appréhender
ce qui se distingue d'elle par sa supériorité, ainsi la vue [à la différence
du sens commun] ne peut jamais appréhender l'objet de l'ouïe. Donc l'intellect
de l'homme ne peut jamais appréhender le singulier, qui est l'objet du sens,
quoique l'intellect de l'ange connaisse l'un et l'autre.
18. Dans le livre De
causis[ccvii] [5] il est dit que l'Intelligence connaît les
choses en tant qu'elle est leur cause et les régit. Mais l'âme séparée ne cause
ni ne régit les singuliers. Donc elle ne les connaît pas.
En sens contraire: Former des propositions n'appartient
qu'à l'intellect. Or l'âme, bien que conjointe au corps, forme une proposition dont
le sujet est le singulier et le prédicat l'universel, comme lorsque je dis:
"Socrate est homme"; ce qu'il ne peut faire sans connaître le
singulier et la comparaison de celui-ci à l'universel. Donc l'âme séparée selon
l'intellect connaît les singuliers.
2. L'âme est inférieure selon la nature à tous les
anges. Or les anges d'un rang inférieur reçoivent des illuminations sur des
effets singuliers; et ils se distinguent en cela des anges de rang
intermédiaire, qui reçoivent des illuminations selon les raisons universelles
relativement à ces mêmes effets, et des anges du rang le plus élevé, qui
reçoivent des illuminations selon les raisons universelles existant dans la
Cause. Puisque donc la connaissance est d'autant plus particularisée que la
substance connaissante est d'ordre inférieur, il semble que l'âme séparée
connaisse d'autant mieux les singuliers.
3. Tout ce que peut un pouvoir inférieur, un pouvoir
supérieur le peut. Mais le sens peut connaître les singuliers, alors qu'il est
inférieur à l'intellect. Donc l'âme séparée peut aussi connaître, selon
l'intellect, les singuliers.
Réponse: Il est nécessaire de dire que l'âme séparée
connaît quelques uns des singuliers, mais non pas tous. Elle connaît d'abord
certains singuliers dont elle a reçu connaissance auparavant durant le temps
qu'elle était dans le corps: autrement elle ne se rappellerait rien de ce
qu'elle a accompli dans sa vie, et ainsi disparaîtrait de l'âme séparée le ver
de la conscience. Elle connaît de plus certains singuliers dont elle reçoit
connaissance après la séparation du corps, autrement elle ne s'affligerait pas
du feu de l'enfer et des autres peines corporelles que l'on dit présentes en
enfer. Mais que l'âme séparée ne connaisse pas tous les singuliers d'une
connaissance naturelle, c'est manifeste du fait que les âmes des morts ne
savent pas ce qui se passe ici-bas, comme le dit Augustin.
Cette question recèle donc deux difficultés, l'une commune, l'autre propre.
La difficulté commune vient du fait que notre intellect ne semble pas être
capable de connaître les singuliers, mais seulement les universels. C'est pourquoi,
comme pour Dieu, les anges et l'âme séparée il n'est aucune autre puissance de
connaître que l'intellect, il paraît difficile que leur soit présente la
connaissance des singuliers.
Par suite, certains allèrent si loin dans l'erreur qu'ils refusèrent à Dieu
et aux anges la connaissance des singuliers. Ce qui est tout à fait impossible
car, à le supposer, et la providence divine serait exclue du [gouvernement]
des choses, et le jugement de Dieu concernant les actes humains serait
supprimé; seraient écartés également les services des anges, ceux-là mêmes que
nous croyons être sollicités au sujet du salut des hommes, selon le mot de
l'apôtre: "Tous sont des esprits destinés à servir, envoyés en service
pour ceux qui doivent hériter du salut" (Heb
1,14).
C'est pour cette raison que d'autres ont dit que Dieu, les anges, et même
les âmes séparées, connaissent les singuliers par la connaissance des causes universelles
de tout l'ordre de l'univers. En effet, il n'est rien dans les choses
singulières qui ne dérive de ces causes universelles. Ils avancent un exemple:
quelqu'un connaîtrait-il tout l'ordre du ciel et des étoiles, leur mesure et
leur mouvement, il saurait par l'intellect toutes les éclipses futures, combien,
en quels lieux et en quels temps elles devraient être. Mais cela ne suffit pas
à la connaissance vraie des singuliers. Il est manifeste en effet que si grande
soit la collection des universels, jamais de leur collection le singulier ne
sortira comme tel. Par exemple, si je dis un homme blanc, musicien et que
j'ajouterai n'importe quelle qualification de ce genre, il ne sera pas encore
un singulier: il est possible en effet que toutes ces qualifications une fois
réunies conviennent à plusieurs. C'est pourquoi celui qui connaît toutes les
causes dans l'universel, jamais de ce fait ne connaîtra proprement quelque
effet singulier; non plus celui qui connaît tout l'ordre du ciel ne connaît
cette éclipse en tant qu'elle est cette
éclipse: en effet bien qu'il connaisse que l'éclipse devra arriver en tel site
du soleil et de la lune, et à telle heure, et si grandes soient les
observations faites sur les éclipses, il reste possible cependant qu'une telle
éclipse arrive plusieurs fois.
Aussi d'autres ont-ils dit, pour attribuer une vraie connaissance des singuliers
dans les anges et les âmes séparées, que ceux-ci reçoivent des singuliers
eux-mêmes une connaissance de ce genre. Mais cela ne convient absolument pas.
Comme il y a en effet une distance maximale entre l'être intelligible et
l'être matériel sensible, la forme de la chose matérielle n'est pas reçue sur
le champ par l'intellect, mais elle est conduite vers lui par de multiples
intermédiaires. Par exemple, la forme d'un sensible quelconque passe par un
milieu transmetteur où elle est plus intentionnelle qu'elle ne l'était dans la
chose sensible; et ensuite dans l'organe du sens; et de là, elle dérive vers
l'imagination et les autres facultés intérieures; et en fin de compte elle
parvient à l'intellect. Or de tels intermédiaires, il n'est pas possible de les
attribuer aux anges et à l'âme séparée, ni même de les leur imaginer.
Il faut donc dire autrement: les idées des choses par lesquelles l'intellect
connaît, s'y rapportent de deux façons. Les unes sont productrices des choses
alors que les autres sont reçues des choses. Celles qui sont en vérité
productrices des choses conduisent à la connaissance de la chose pour autant
qu'elles la font: c'est ainsi que l'artisan, en transmettant à son oeuvre
forme et disposition de la matière, connaît par la forme de l'art son oeuvre à
la mesure de ce qu'il cause en elle. Et parce qu'aucun art humain ne cause la
matière, mais la reçoit comme étant déjà préexistante -elle qui est principe
d'individuation-, l'artisan, le constructeur par exemple, connaît la maison
dans l'universel, mais non cette maison en tant que cette maison, sauf pour ce qu'il en reçoit de connaissance par les
sens. Or Dieu, par son intellect, non seulement produit la forme, d'où se prend
la raison universelle, mais encore la matière, laquelle est principe d'individuation;
c'est pourquoi par son art il connaît et les universels et les singuliers. Or
de même que de l'art divin découlent les choses matérielles de telle sorte
qu'elles subsistent dans leurs propres natures, ainsi de ce même art divin émanent
dans les substances intellectuelles séparées les similitudes intelligibles des
choses par lesquelles elles connaissent les choses en tant que produites par
Dieu. Et ainsi les substances séparées connaissent non seulement les
universels, mais encore les singuliers, en tant que les espèces intelligibles,
émanées en elles de l'art divin, sont les similitudes des choses et selon la
forme et selon la matière. Il n'y a pas d'inconvénient à ce que la forme, qui
est productrice de la chose, soit, bien qu'immatérielle, la similitude de la
chose et quant à la forme et quant à la matière: parce que toujours ce qui est
en position plus élevée est plus simple qu'il ne l'est en la nature inférieure.
C'est pourquoi, bien que dans la nature sensible autre soit la forme et autre
la matière, cependant ce qui est plus élevé et cause de l'une et de l'autre,
se rapporte à titre d'unique principe à l'une et l'autre: en raison de quoi les
substances supérieures connaissent les réalités matérielles sur un mode
immatériel et plus synthétique que les réalités composées, comme le dit Denys
dans les Noms divins[ccviii] [6].
Quant aux formes
intelligibles reçues des choses, elles le sont en vertu d'une certaine
abstraction de ces choses; par suite elles ne conduisent pas à la connaissance
de la chose comme à ce d'où vient l'abstraction, mais seulement comme à ce qui
est abstrait. Et ainsi, comme les formes reçues des choses sont abstraites de
la matière et des conditions de la matière, elles ne conduisent pas à la
connaissance des singuliers, mais seulement de l'universel. C'est la raison
pourquoi les substances séparées peuvent connaître les singuliers par
l'intellect alors que notre intelligence ne connaît que les universels.
Maintenant, concernant la connaissance des singuliers, autre est la façon
dont se comporte l'intellect de l'ange, autre celle de l'intellect de l'âme
séparée. Nous avons dit plus haut que l'efficience du pouvoir de connaître
propre aux anges est proportionnée à l'universalité des formes intelligibles
existant en eux; et ainsi, par les formes universelles de ce genre, ils
connaissent tout ce à quoi elles s'étendent. Par conséquent, de même qu'ils
connaissent toutes les idées des choses naturelles comprises sous les genres,
de même ils connaissent tous les singuliers des choses naturelles qui sont
comprises sous les idées. Mais l'efficience du pouvoir de connaître de l'âme
séparée n'est pas proportionnée à l'universalité des formes infuses, mais
plutôt aux formes reçues des choses, parce qu'il est naturel à l'âme d'être
unie au corps; en raison de quoi a-t-il été dit plus haut que l'âme séparée ne
connaît pas toutes les réalités naturelles, même quant à leur espèce, d'une
façon déterminée et complète, mais dans une certaine universalité et
confusion. Par suite, les idées infuses ne suffisent pas non plus en elles à
la connaissance des singuliers, de telle sorte que les âmes puissent connaître
tous les singuliers comme les anges les connaissent. Cependant, les idées
infuses de ce genre sont limitées dans l'âme à la connaissance de quelques
singuliers envers lesquels l'âme entretient une relation spéciale ou
inclination, comme à ceux qu'elle souffre ou pour lesquels elle s'affecte, ou
dont certaines impressions ou traces demeurent en elles: en effet tout ce qui
est reçu est déterminé dans le recevant selon le mode d'être de celui-ci. Par
là se découvre pourquoi l'âme séparée connaît les singuliers, non pas tous
cependant, mais quelques uns.
Solutions: 1. Notre intellect connaît à présent par les
idées reçues des choses, idées qui sont abstraites de la matière et de toutes
les conditions matérielles; et ainsi il ne peut connaître les singuliers, dont
le principe est la matière, mais seulement les universels; quant à l'intellect
de l'âme séparée, il dispose des formes infuses par lesquelles il peut
connaître les singuliers, pour la raison déjà dite.
2. L'âme séparée ne connaît pas les singuliers par
les idées précédemment acquises dans le temps qu'elle était unie au corps,
mais par les idées infuses; il ne s'ensuit pas cependant qu'elle connaisse
tous les singuliers, comme on l'a montré.
3. Les âmes séparées ne sont pas empêchées de
connaître les choses qui sont ici-bas à cause de la distance du lieu, mais
parce qu'il n'y a pas en leur pouvoir une efficience telle qu'elles puissent,
par les idées infuses, connaître tous les singuliers.
4. Même les anges ne connaissent pas tous les futurs
contingents: en effet, par les idées infuses ils connaissent les singuliers en
tant qu'ils participent de l'espèce. C'est pourquoi les futurs qui, en tant
que futurs, ne participent pas encore de l'espèce, ne sont pas connus par eux,
mais ils le sont seulement pour autant qu'ils sont présents dans leur cause.
5. Les anges qui connaissent les réalités naturelles
singulières n'ont pas autant d'espèces intelligibles qu'il y a de singuliers
connus par eux, mais, par une seule idée, ils en connaissent plusieurs, comme
on l'a montré plus haut; en revanche l'âme séparée ne connaît pas tous les
singuliers. Donc, en ce qui les concerne, l'argument ne conclut pas.
6. La solution manque.
7. L'idée infuse, bien qu'immatérielle, est cependant
exemplaire de la chose, et quant à la forme et quant à la matière, comme on l'a
exposé.
8. Bien que les formes intelligibles ne soient pas
créatrices des choses, elles sont cependant semblables aux formes créatrices,
non pas en vérité par le pouvoir de créer, mais par celui de représenter les
choses créées: en effet l'artisan peut transmettre l'art de faire quelque chose
à qui cependant fait défaut le pouvoir de la parfaire.
9. Parce que les formes infuses ne ressemblent que
par analogie aux raisons idéales immanentes à l'esprit divin, ces raisons
idéales ne peuvent être connues parfaitement par les formes de ce genre. Il ne
s'ensuit pas cependant que soient connues imparfaitement par elles les choses
qui participent des raisons idéales: en effet les choses en cause ne l'emportent
pas en excellence sur les formes infuses, c'est bien plutôt le contraire:.
C'est pourquoi ces mêmes choses peuvent être parfaitement comprises par les
formes infuses.
10. Les formes infuses sont limitées à la connaissance
de certains singuliers dans l'âme séparée, -limitées en fonction de la
disposition de l'âme, comme on l'a dit.
11. Les espèces infuses sont causées dans l'âme
séparée par Dieu moyennant la médiation des anges. (Nonobstant que certaines
âmes sont supérieures à certains anges; en effet, nous ne parlons pas à présent
de la connaissance de gloire, selon laquelle l'âme est ou égale ou supérieure
aux anges; mais nous parlons de la connaissance naturelle, où l'âme accuse un
déficit par rapport à l'ange). Or de telles formes sont causées dans l'âme
séparée par l'ange, non par mode de création, mais à la manière où ce qui est
en acte mène de la puissance à l'acte une chose relevant de son genre. Et comme
une action de ce type n'est pas localisée, il ne faut pas chercher un lieu où
s'exerce ce milieu transporteur. Mais l'ordre de la nature [intellective] opère
ici de la même façon que l'ordre du site dans les corps.
12. L'âme séparée connaît les singuliers par les idées
infuses en tant qu'elles sont les similitudes des singuliers, selon le mode déjà
dit. Mais l'application et la conversion, dont il est fait question dans
l'objection, accompagnent une connaissance de ce genre plutôt qu'elles ne la
causent.
13. Les singuliers ne sont pas infinis en acte, ils le
sont en puissance. Et rien n'empêche les intellects de l'ange et de l'âme
séparée de connaître les singuliers infinis un à un, puisque le sens le peut
et que notre intellect connaît de cette manière les espèces infinies des
nombres: de même que l'infini n'est en effet dans la connaissance que
successivement et selon un acte mêlé de puissance, de même aussi affirme-t-on
que l'infini est dans les choses naturelles.
14. Augustin n'a pas l'intention de dire que les corps
et les similitudes des corps ne sont pas connus par l'intellect, mais que
l'intellect n'est pas, comme les sens, stimulé dans sa vision par les corps,
ni, comme l'imagination, par les similitudes des corps, mais par la vérité
intelligible.
15 Bien que l'âme séparée soit de même nature que l'âme jointe au corps,
cependant, à cause de la séparation du corps, elle dispose d'une libre relation
aux substance séparées, de telle sorte qu'elle puisse recevoir d'elles l'influx
des formes intelligibles par lesquelles elle connaît les singuliers, ce qu'elle
ne peut faire tant qu'elle est unie au corps, comme on l'a montré plus haut.
16. Le singulier, pour autant qu'il est sensible,
c'est-à-dire l'effet d'une mutation corporelle, jamais ne devient
intelligible, mais il le devient pour autant que la forme immatérielle peut le
représenter lui-même, comme on l'a montré.
17. L'âme séparée reçoit les idées par son intellect à
la manière de la substance supérieure: celle-ci, moyennant de telles idées,
connaît par un unique pouvoir ce que l'homme connaît par deux pouvoirs, à
savoir par le sens et l'intellect; et ainsi l'âme séparée peut connaître l'un
et l'autre.
18. L'âme séparée, bien qu'elle ne régit ni ne cause
les choses, possède pourtant des formes semblables à celle de l'agent qui
cause et régit; en effet celui qui cause et régit ne connaît pas ce qui est
causé et régi, sinon du fait qu'il en possède la similitude.
Solutions aux objections contraires aboutissant à des conclusions erronées: 1. L'âme
conjointe au corps connaît les singuliers, non pas directement, mais par une
certaine réflexion, à savoir: du fait qu'elle appréhende son objet
intelligible, elle en revient à considérer son acte, puis l'idée qui est au
principe de son opération, puis l'origine de cette même idée. Et ainsi elle en
vient à la considération des images, et des singuliers dont elles sont les
images. Mais cette réflexion ne peut aboutir que par l'adjonction du pouvoir de
la cogitative et de l'imagination, lesquelles n'existent pas dans l'âme
séparée: c'est pourquoi l'âme séparée ne connaît pas les singuliers de cette
manière.
2. Les anges de hiérarchie inférieure sont illuminés
sur les raisons concernant les effets singuliers, non par des idées
singulières, mais par des raisons universelles, à partir desquelles ils
peuvent connaître les singuliers à cause de l'efficience de leur pouvoir de
connaître, et sur ce point ils surpassent l'âme séparée. Et bien que les
raisons perçues par eux soient purement et simplement universelles, on les dit
pourtant particulières par comparaison aux raisons plus universelles que
perçoivent les anges supérieurs.
3. Ce que peut un pouvoir inférieur, un pouvoir
supérieur le peut, mais d'une façon plus éminente; c'est pourquoi les mêmes
choses que le sens perçoit matériellement et singulièrement, l'intellect le
connaît immatériellement et universellement.
Objections: 1. Il semble que non. Rien ne peut pâtir qu'à la
condition d'être en puissance. Or l'âme séparée n'est en puissance que selon
l'intellect, puisque les puissances sensitives ne demeurent pas en elle, comme
on l'a montré. Donc l'âme séparée ne peut pâtir du feu corporel que selon
l'intellect, à savoir par l'intellection qu'il en a. Or cette activité n'est
pas pénale, mais plutôt délectable. Donc l'âme ne peut pâtir de la peine du feu
corporel.
2. Agent et patient communiquent dans la matière,
comme il est dit dans le De la génération[ccix] [1].
Or l'âme, puisqu'elle est
immatérielle, ne communique pas dans la matière avec le feu corporel. Donc
l'âme ne peut pâtir du feu corporel.
3. Ce qui n'entre pas en contact n'agit pas. Mais le
feu corporel ne peut venir au contact de l'âme, ni selon l'extrémité d'une
quantité, puisque l'âme est incorporelle, ni pas le contact d'une efficience,
puisque l'efficience d'un corps ne peut rien imprimer dans une substance
incorporelle, ce serait plutôt le contraire. Donc l'âme séparée ne peut en
aucune façon pâtir du feu corporel.
4. Pâtir se dit de quelque chose en deux sens: ou
bien comme sujet, ainsi le bois pâtit du feu; ou bien comme contraire, ainsi le
feu du froid. Mais l'âme ne peut pâtir du feu corporel comme sujet du pâtir,
car il faudrait que la forme du feu devienne intérieure à l'âme, et alors il
s'ensuivrait que l'âme s'échaufferait ou brûlerait, ce qui est impossible; et
pareillement on ne peut dire que l'âme pâtit du feu corporel comme le
contraire d'un contraire, car d'une part rien n'est contraire à l'âme et,
d'autre part, il s'ensuivrait la destruction de l'âme par le feu, ce qui est
impossible. Donc l'âme ne peut pâtir du feu corporel.
5. Entre l'agent et le patient il faut une proportion
quelconque. Mais entre l'âme et le feu corporel il n'y a pas de proportion,
semble-t-il, puisqu'ils relèvent de genres divers. Donc l'âme ne peut pâtir du
feu corporel.
6. Tout ce qui pâtit est mû. L'âme n'est pas mue,
puisqu'elle n'est pas un corps. Donc l'âme ne peut pâtir.
7. L'âme est plus digne que la quintessence du corps.
Or celle-ci est totalement impassible. Donc à plus forte raison, l'âme.
8. Augustin dit dans le Commentaire littéral sur la genèse[ccx] [2] que l'agent est plus noble que le
patient. Mais le feu corporel n'est pas plus noble que l'âme. Il ne peut donc
agir sur l'âme.
9. Il était dit que le feu n'agit pas sur l'âme en
vertu de son efficience propre et naturelle, mais en tant qu'instrument de la
divine justice. En sens inverse: l'art du sage est d'utiliser les instruments
convenables en vue de leur fin. Or le feu ne semble pas un instrument
convenable pour punir l'âme, car cela ne lui convient pas en raison de sa
forme. C'est par la forme qu'un instrument est adapté à son effet, comme la
hache pour hacher et la scie pour scier: de fait l'artisan n'agirait pas
sagement en utilisant la scie pour hacher et la hache pour scier. Donc Dieu
agirait encore beaucoup moins sagement, lui qui est très sage, s'il utilisait
le feu corporel pour punir l'âme.
10. Dieu étant auteur de la nature, il ne fait rien
contre la nature, comme le dit la glose sur Rm. 11. Or
il est contre nature que le corporel agisse sur l'incorporel. Donc Dieu ne fait
pas cela.
11. Dieu ne peut faire que les contraires soient
simultanément vrais. Mais cela se produirait s'il retirait de quelque chose ce
qui relève de son essence: par ex. si l'homme n'était pas rationnel, il
s'ensuivrait qu'il serait simultanément homme et non-homme.
Donc Dieu ne peut faire qu'une chose quelconque manque de ce qui lui est
essentiel. Or l'impassibilité est essentielle à l'âme: cela lui revient en
raison de son immatérialité. Donc Dieu ne peut faire que l'âme pâtisse du feu
corporel.
12. Chaque chose a le pouvoir d'agir selon sa nature.
Une chose ne peut donc recevoir un pouvoir d'agir qui ne lui appartient pas,
mais qui appartient plutôt à une autre chose, à moins d'être changée de sa
propre nature en une autre; ainsi l'eau ne chauffe pas sauf à être transformée
par le feu. Mais avoir le pouvoir d'agir sur les choses spirituelles
n'appartient pas à la nature du feu corporel, comme on l'a montré. Si donc le
feu tient de Dieu le pouvoir d'agir sur l'âme séparée, à titre d'instrument de
la divine justice, il ne s'agit plus, semble-t-il, d'un feu corporel, mais
d'une autre nature.
13. Ce qui produit du fait de l'efficience divine a
raison propre et véritable de réalité existant dans la nature. En effet,
lorsque l'aveugle est illuminé par l'efficience divine, il reçoit la vue selon
la raison propre et véritable de la vue, telle qu'elle existe dans la nature.
Si donc l'âme pâtit en vertu de l'efficience divine du feu pour autant qu'il
est l'instrument de la divine justice, il s'ensuit que l'âme pâtit selon la
raison propre de la passion. Or pâtir se dit en deux sens: ou bien pâtir
signifie seulement recevoir, comme
l'intellect pâtit de l'intelligible, et le sens du sensible; ou bien pâtir
signifie que quelque chose est retranché
de la substance du patient, comme lorsque le bois pâtit du feu. Si donc l'âme
pâtit du feu en vertu de l'efficience divine au sens où la passion consiste
dans la seule réception, comme le reçu est dans le recevant selon le mode de ce
dernier, il s'ensuit que l'âme reçoit ce qui vient du feu selon son mode à
elle, c'est-à-dire de façon immatérielle et incorporelle. Une telle réception
ne punit pas l'âme, elle la parachève. Donc cela n'apportera pas de peine à
l'âme. Pareillement encore l'âme ne peut pâtir du feu au sens où la passion
retire quelque chose de la substance, car alors la substance de l'âme serait
corrompue. Donc il est impossible que l'âme pâtisse du feu corporel, même au
sens d'instrument de la divine justice.
14. Aucun instrument n'agit instrumentalement si ce
n'est en exerçant son opération propre: ainsi la scie agit instrumentalement à
la confection d'un coffre en sciant. Mais le feu ne peut agir sur l'âme en
vertu de son action propre et naturelle: il ne peut en effet chauffer l'âme. Donc
il ne peut agir sur l'âme en tant qu'instrument de la divine justice.
15. Il était dit que le feu agit sur l'âme par une
action propre d'une autre nature, à savoir en tant qu'il la détient comme lui
étant attachée. En sens contraire: si l'âme est enchaînée au feu et détenue par
lui, il faut qu'elle lui soit unie en quelque manière. Mais elle ne peut lui
être unie comme forme, parce que l'âme serait alors la vie du feu; ni comme
moteur, parce qu'alors le feu pâtirait de l'âme plutôt que le contraire. Or il
n'est pas d'autre façon pour une substance d'être unie au corps. Donc, l'âme
séparée ne peut être enchaînée par le feu corporel ni détenue par lui.
16. Ce qui est attaché à quelque chose ne peut en être
séparé. Mais les esprits damnés sont parfois séparés du feu corporel infernal:
car on dit que les démons habitent dans les ténèbres; de même les âmes des
damnés sont apparues de temps en temps à quelques-uns. Donc l'âme séparée n'est
pas punie par attachement au feu corporel.
17. Ce qui est lié à quelque chose et détenue par
elle, est empêché par ce fait d'exercer son opération propre. Or l'opération
propre de l'âme est de faire acte d'intelligence, ce dont elle ne peut être
empêchée par un lien à quelque chose de corporel, car elle possède en soi ses [objets]
intelligibles, comme il est dit dans le De
anima[ccxi] [3]; par conséquent elle n'a pas à les
rechercher hors de soi. Donc l'âme séparée n'est pas punie par attachement au
feu corporel.
18. De même que le feu peut détenir l'âme de la façon
qu'on a dite, de même les autres corps et d'autant mieux qu'ils sont plus
grossiers et plus lourds. Si donc l'âme n'est punissable que par détention et
attachement, sa peine ne saurait être attribuée de préférence au seul feu, mais
davantage aux autres corps.
19. Augustin dit dans le Commentaire littéral sur la Genèse[ccxii] [4] qu'il ne faut pas croire que la substance
des réalités inférieures soit matérielle, elle est spirituelle. Damascène dit
aussi que le feu de l'enfer n'est pas matériel. Il semble donc que l'âme ne
pâtit pas du feu corporel.
20. Comme Grégoire le dit dans les Moralia[ccxiii] [5], le serviteur délinquant est puni par le
Maître en vue de sa correction. Mais ceux qui sont damnés en enfer sont
incorrigibles. Donc ils ne sauraient être punis par le feu corporel infernal.
21. Les peines arrivent par le contraire. Mais l'âme a
péché en se subordonnant par l'affection aux choses corporelles. Donc elle ne
doit pas être punie par des choses corporelles, mais plutôt par la séparation
des choses corporelles.
22. De même que les peines sont retournées aux
pécheurs par la divine justice, de même les récompenses aux justes. Mais aux
justes sont retournées non pas des récompenses corporelles mais seulement des
spirituelles; par conséquent, si des récompense corporelles à rendre aux
justes sont rapportées dans les Ecritures, elles sont à comprendre métaphoriquement,
comme il est dit en Luc 22, 30: "De sorte que vous mangiez et buviez"
etc. Donc aux pécheurs aussi ne sont pas infligées des peines corporelles, mais
seulement des spirituelles; et tout ce qui est dit des peines corporelles dans
les Ecritures seront à comprendre métaphoriquement. Et ainsi l'âme ne pâtit
pas du feu corporel.
En sens contraire: C'est par le même feu que sont punis les
corps des damnés et les démons, comme il ressort de Mt. 25, 41: "Allez
maudits" etc. Il est donc nécessaire que les corps des damnés soient punis
par un feu corporel. Pour une pareille raison les âmes séparées sont punies
par le feu corporel.
Réponse: Au sujet de la passion de l'âme par le feu, de
multiples opinions se sont exprimées. Certains ont dit que l'âme ne pâtit pas
la peine du feu corporel, mais que son affliction spirituelle est désignée
métaphoriquement dans les Ecritures du nom de feu, et ce fut l'opinion d'Origène.
Mais pour autant ceci ne paraît pas suffisant, parce que, comme le dit Augustin
dans La Cité de Dieu[ccxiv] [6],
il faut comprendre que le
feu par lequel seront torturés les corps des damnés, est corporel; c'est par ce
même feu que sont torturés et les démons et les âmes selon le jugement du
Seigneur.
C'est ainsi que d'autres virent dans le feu quelque chose de corporel, mais
que l'âme ne pâtit pas la peine immédiatement de lui mais de sa similitude, en
fonction d'une vision imaginaire: comme il arrive aux dormeurs d'être vraiment
affligés de la vision de choses terrifiantes dont ils croient souffrir, bien
que les choses par lesquelles ils sont affligés ne soient pas de vrais corps,
mais leurs similitudes. Mais cette position ne peut tenir, car on a montré plus
haut que les puissances de la partie sensitive, parmi lesquelles la faculté
imaginative, ne demeurent pas dans l'âme séparée.
Et ainsi il faut dire que l'âme séparée pâtit du feu corporel lui-même.
Mais comment? Il paraît difficile de le lui imputer. En effet, certains ont dit
que l'âme pâtit le feu par le seul fait de le voir; ce que touche Grégoire, en
disant dans les Dialogues: "
L'âme pâtit le feu par le seul fait de le voir"[ccxv] [7]. Mais comme "voir" est pour le
voyant un accomplissement, toute vision, comme telle, est délectable. Par
conséquent rien de ce qui est proprement "vu" n'est affligeant, sauf
à être tenu pour nocif.
C'est pourquoi d'autres ont dit que l'âme, en voyant le feu et le tenant
pour nocif, en est affligée. C'est à quoi se réfère Grégoire dans le livre des Dialogues[ccxvi] [8] en disant que l'âme, du fait de
s'apercevoir qu'elle brûle, brûle. Mais reste à considérer si le feu est nocif
selon la vérité du réel, ou non. S'il ne l'est pas, il s'ensuit que l'âme est
abusée dans son estimation en l'appréhendant comme nocif. Conséquence
inadmissible, semble-t-il, en ce qui concerne les démons, qui jouissent d'une
grande pénétration d'esprit dans la connaissance de la nature des choses. Il
faut donc dire que le feu corporel est nocif à l'âme selon la vérité du réel.
C'est pourquoi Grégoire conclut en disant: "Nous pouvons recueillir des
dits évangéliques que l'âme pâtit l'incendie non seulement en le voyant, mais
en l'expérimentant"[ccxvii] [9].
Pour chercher en quel sens le feu corporel serait nuisible à l'âme ou au
démon, il faut considérer que le nocif ne s'applique pas à quelque sujet dans
le fait pour celui-ci de recevoir ce qui l'accomplirait, mais dans le fait
d'être entravé par son contraire. Par conséquent la passion de l'âme par le feu
ne découle pas de la seule réception, comme l'intellect pâtit de l'intelligible
et le sens du sensible; mais elle découle de la passion qu'exerce un autre
agent par voie de contrariété ou d'obstacle. Ce qui arrive de deux façons. En
premier lieu, une chose est empêchée par son contraire quant à l'être qui est sien selon une forme inhérente
quelconque, et ainsi quelque chose pâtit de son contraire par altération et
corruption, comme le bois se consume par le feu. En second lieu, quelque chose
est empêchée quant à ce qui entrave ou contrarie son inclination: par ex.
l'inclination naturelle de la pierre la porte vers le bas, mais elle en est
empêchée par ce qui lui fait obstacle ou violence, violence qui l'oblige à
rester en repos ou à être déplacée.
Or ni l'un ni l'autre mode de passion n'est proprement pénale pour un sujet
dépourvu de connaissance, car où ne peut exister douleur ou tristesse, la
raison d'affliction ne se vérifie pas. Mais pour celui qui dispose de la
connaissance, affliction et peine sont consécutives à l'un et l'autre mode de
passion, quoique diversement. Car la passion qui résulte de l'altération d'un
contraire, apporte affliction et peine suivant une douleur sensible, comme
lorsque l'excès de stimulation corrompe l'harmonie du sens: c'est ainsi que de
tels excès, surtout tangibles, infligent une douleur sensible; en revanche les
mélanges bien dosés apportent délectation parce qu'ils sont proportionnés au
sens. Mais l'autre mode de passion n'apporte pas de peine selon une douleur
sensible, mais selon une tristesse intérieure: elle naît chez l'homme ou
l'animal de ce qu'une résistance, par une certaine violence intérieure, est
appréhendée alors qu'elle lutte contre la volonté ou un appétit quelconque.
C'est pourquoi ce qui est contraire à la volonté ou à l'appétit afflige, et
parfois plus que ce qui est douloureux au sens; en effet, il en est qui
préféreraient être battus de verges et gravement affligés dans leur
sensibilité, plutôt que de supporter les blâmes et autres contrariétés de ce genre,
qui répugnent à la volonté.
Donc selon le premier mode de passion, l'âme ne peut pâtir la peine du feu
corporel: il lui est impossible en effet d'être altérée ou corrompue par lui;
et ainsi elle ne peut être affligée de cette façon, de telle sorte qu'elle
subisse de lui une douleur sensible. Mais l'âme peut pâtir du feu corporel
suivant le second mode de passion dans la mesure où par un feu de ce genre elle
est entravée dans son inclination ou volonté. Ce qui se manifeste ainsi:
effectivement l'âme, comme toute substance incorporelle, n'est pas liée, quant
à sa nature, à quelque lieu, puisqu' elle transcende tout l'ordre des choses
corporelles. Donc le fait d'être attachée à l'une de ces choses et fixée à
quelque lieu par une contrainte quelconque va contre sa nature et contrarie son
appétit naturel. Je ne dis cela que pour autant qu'elle est conjointe au corps
dont elle est la forme naturelle, et dans lequel elle poursuit un certain
accomplissement.
Or qu'une substance spirituelle soit liée à quelque corps ne vient pas du
pouvoir de ce corps à détenir une substance incorporelle, mais du pouvoir de
quelque substance incorporelle supérieure qui conjoint la substance spirituelle
à tel corps. De même encore, c'est par le pouvoir des démons supérieurs que, en
vertu d'artifices magiques, avec la permission divine, certains esprits sont
enchaînés à certains éléments, ou bagues amulettes, soit images, soit réalités
de ce genre. Et c'est de cette façon que les âmes et les démons sont attachés
pour leur peine, par un pouvoir divin, au feu corporel. C'est pourquoi Augustin
dit dans La Cité de Dieu:
"Pourquoi ne dirions-nous pas que, d'une manière étonnante, mais cependant
vraie, même les esprits incorporels peuvent être affligés par la peine d'un feu
corporel, puisque les esprits humains, eux-mêmes incorporels assurément, ont pu
être enfermés à présent dans des membres corporels et pourront être enchaînés
indissolublement par les liens de leurs corps? Bien qu'incorporels, les esprits-démons seront donc attachés pour leurs supplices à
des feux corporels, recevant leur châtiment de ces feux, mais sans donner la
vie aux feux"[ccxviii] [10].
Et ainsi, il est vrai que ce feu, dans la mesure où par le pouvoir divin il
détient l'âme enchaînée, agit sur l'âme comme instrument de la divine justice;
et, pour autant que l'âme appréhende ce feu comme lui étant nuisible, elle est
affligée d'une tristesse intérieure, laquelle en vérité est maximale quand elle
se considère soumise aux réalités les plus basses, elle qui fut appelée à jouir
de son union à Dieu. Donc l'affliction maximale (suprême) des damnés viendra de
leur séparation d'avec Dieu; mais l'affliction secondaire viendra de leur
soumission aux choses corporelles, et ce en un lieu très bas et très abject.
Solutions: 1-7. Devient manifeste par là la solution aux 7
premières objections: nous ne disons pas en effet que l'âme pâtit du feu
corporel, soit en le recevant, soit par altération d'un contraire, comme
procèdent les objections susdites.
8. L'instrument n'agit pas en vertu de son efficience
propre, mais en vertu de l'agent principal; et puisque le feu agit sur l'âme
comme instrument de la divine justice, il faut être attentif, non pas à la
dignité du feu, mais à celle de la divine justice.
9. Les corps sont les instruments adéquats pour punir
les damnés; il convient en effet à ceux qui n'ont pas voulu se soumettre à leur
supérieur, c'est-à-dire à Dieu, d'être soumis par la peine aux réalités
inférieures.
10. Dieu, bien qu'il ne fasse rien contre la nature,
opère en dépassant la nature tandis qu'il fait ce que ne peut la nature.
11. Ne pouvoir subir l'altération d'une chose
corporelle revient à l'âme en raison de son essence; mais elle ne pâtit pas
l'efficience divine par mode d'altération, comme on l'a dit.
12. Le feu, compte tenu de sa puissance d'agir, n'agit
pas sur l'âme en vertu de son efficience propre, comme ceux qui agissent
naturellement, mais il le fait instrumentalement; et ainsi il ne s'ensuit pas
que sa nature soit changée.
13. L'âme ne pâtit du feu corporel par aucun de ces
modes, comme on l'a dit.
14. Le feu corporel, sans chauffer l'âme, dispose
cependant d'une autre opération ou rapport envers l'âme, rapport que les corps
sont aptes à entretenir avec l'esprit, à savoir pour celui-ci de leur être uni
en quelque façon.
15. L'âme n'est pas unie au feu qui la punit en tant
que forme, car elle ne lui donne pas la vie, comme le dit Augustin; mais elle
lui est unie à la façon dont l'esprit est attaché aux lieux corporels, par le
contact de leur efficience, sans être pour autant leur moteur.
16. Comme on l'a déjà dit, l'âme est affligée par le
feu en tant qu'elle l'appréhende comme lui étant nocif par mode d'attachement
et de détention. Or cette appréhension peut affliger, en dehors même de sa
réalisation, du seul fait que l'âme s'appréhende comme destinée à cet
enchaînement. C'est pourquoi les démons sont dits porter avec eux la géhenne
partout où ils vont.
17. Bien que l'âme ne soit pas entravée par un tel
lien de produire son opération intellectuelle, elle est empêchée cependant de
jouir de cette liberté naturelle qui l'affranchit de toute astreinte à un lieu
corporel.
18. La peine de la géhenne concerne non seulement les
âmes, mais aussi les corps; c'est pourquoi le feu est tenu pour la peine
suprême de la géhenne, car le feu est l'affliction suprême des corps. Néanmoins
d'autres corps seront sources d'affliction, selon les mots du Psaume 10,7:
"Feu, souffre" etc. En outre, il correspond à l'amour désordonné
principe du péché: de même que le ciel empyré répond
au feu de l'amour, le feu de l'enfer répond à la convoitise désordonnée.
19. Augustin a dit cela, non pas sous forme de
conclusion, mais sous forme d'hypothèse, ou s'il l'a donnée pour son opinion,
il l'a révoquée expressément dans La Cité
de Dieu[ccxix] [11]. Ou bien l'on peut dire que la substance
des choses infernales est spirituelle quant à la cause prochaine de
l'affliction, laquelle est l'appréhension du feu comme nuisible par mode de
détention et d'attachement.
20. Grégoire introduit ceci à titre d'objection de la
part de ceux qui croyaient que toutes les peines qui sont infligées par Dieu
étaient purifiantes, et qu'aucune n'était perpétuelle, ce qui est faux en
vérité. En effet, certaines peines sont imposées par Dieu, ou bien en cette
vie, ou bien après cette vie, en vue de l'amendement ou de la purification;
certaines autres par contre en vue de la damnation ultime. De telles peines ne
sont pas infligées par Dieu parce que lui-même se délecterait dans les peines,
mais parce qu'il se délecte dans sa justice, selon laquelle la peine est due
aux pécheurs. Il en va de même chez les hommes: certaines peines sont infligées
en vue de la correction de celui qui est puni, comme lorsque le père fouette
son fils; mais d'autres le sont en vue de la condamnation finale, comme lorsque
le juge fait pendre le voleur.
21. Les peines sont subies par mode de contrariété
quant à l'intention du pécheur, car le pécheur vise à satisfaire sa volonté
tandis que la peine est contraire à sa volonté. Mais parfois la peine procède
de la sagesse divine de telle sorte que ce en quoi le pécheur cherche à combler
sa volonté, lui soit retourné en contraire; ainsi est-il dit dans le livre de
la Sagesse 11,16: "Le pécheur
est châtié par où il pèche ". C'est pourquoi, parce que l'âme pèche en
s'attachant aux choses corporelles, il appartient à la sagesse divine de la
punir par les choses corporelles.
22. L'âme est récompensée par le fait de jouir de ce qui
est au-dessus d'elle, mais elle est punie par le fait d'être soumise à ce qui
est au dessous d'elle; et ainsi, il convient que les récompenses des âmes ne
soient comprises que spirituellement, mais que les peines peuvent l'être
corporellement.
[1] Aristote, Eth. Nic., 1139 a 27-30.
[2] Augustin, De quant. animae, PL 32,1073.
[3] Aristote, De anima
III, 429 a 24.
[4]
[5]
[6]
[7] Id. ibid. III, 429 a 27-28.
[8] Id. ibid. III, 429 a 27-28.
[9] III, 429 a 18-27.
[10] Aristote, De Coelo I, 276 a 18 b 25.
[11] Aristote, De anima III, 429 a 24-27.
[12] Id. ibid. III, 429 b 23-24.
[13] Aristote, Metaph VIII, 1045 a 36 -b 7.
[14] Aristote, De anima III, 429 a 23.
[15]
Id. ibid. III, 429 b 20-22.
[16] Aristote, Metaph. VII, 1039 B 30-32.
[17] Liber de Causis, prop.
9.
[i] [1] Aristote, De
Anima III, 432 b 21-22.
[ii] [2] Id. ibid. III,
430 a 15-16.
[iii] [3] II, 418 a 31 -b 1.
[iv] [4] II, 424 a 18-19.
[v] [5] De Anima, 430
a 10-14.
[vi] [6] Metaph.
VII, 1038 b 35.
[vii] [7] Averroès, Super de anima II, 67.
[viii] [8] De Anima
II, 418 a 29-31.
[ix] [9] Ibid.
II, 418 a 31 -b 1.
[x] [10] Ibid. III, 430 a 15-16. Cf. S. Thomas, S. Th. I Pars, q. 78, a.3, ad 2.
[xi] [11] Aristote, Anal. Post.
II, 100 a 9-11.
[xii] [1] Aristote, De anima III, 430 a 22.
[xiii] [2]
[xiv] [3]
[xv] [4]
[xvi] [5]
[xvii] [6]
[xviii] [7]
[xix] [8] Id. De anima III, 430 a 22.
[xx] [9] Id. Phys. II, 195 b 1-6.
[xxi] [10] Id. De anima III, 430 a 17 et 23.
[xxii] [1] De Trinitate,
c.2, P.L. 64, 1250 D.
[xxiii] [2] De hebdomadibus,
P.L. 64, 1311 B.
[xxiv] [3] De anima, III, 429 a 13-15.
[xxv] [4] Ibid. III, 430 a 14-16.
[xxvi] [5] De gener.
et corr. I, 322 b
18-20.
[xxvii] [6] De civ. Dei XXI, 10, P.L. 41, 724-725.
[xxviii] [7] Metaph. VII, 1033 b 16-19.
[xxix] [8] Metaph. VIII, 1045 a 36 -b 7.
[xxx] [9] Cf. Albertus, Summa de homine, tr. 1, q.7, a. 3, arg. 13.
[xxxi] [10] De gener. et corr. I, 323 b 31-33.
[xxxii] [11] De libero arbitrio, II, 20; De civ. Dei
XII, 8, P.L. 40, 809.
[xxxiii] [12] Fons vitae I, c.5; II c.24; IV c.1, c.5.
[xxxiv] [13] Phys. VIII, 260 a 27-261 a 27.
[xxxv] [14] Phys. VII, 247 b 23-24.
[xxxvi] [15] Metaph. VIII, 1045 b 7-22.
[xxxvii] [16] Metaph. IX, 1048 a 25-30.
[xxxviii] [17] De
hebdom., P.L. 64, 1311 B.
[xxxix] [18] De anima III, 429 a 29-b 4.
[xl] [1] Averroès, in Phys. III,4.
[xli] [2] Aristote, Phys, III, 201 a 8-9.
[xlii] [3] XV, XV1, 26 (PL 42, 1079).
[xliii] [4] Liber De causis, prop.
7.
[xliv] [5] Mt, 22,30.
[xlv] [6] Grégoire le Grand, Homélies sur l'Evangile, II,34 (PL 76, 1252).
[xlvi] [7] De utilitate credendi,
XV, 34 (PL 42,82); De Trinitate, XV, I 1 (PL
42, 1057)
[xlvii] [8] J. Damascène, De Fide Orthodoxa, II,3 (c.
17).
[xlviii] [9] Aristote, Métaphysique, VIII, 1043 b 23-32.
[xlix] [10] De principiis, II,5,4.
[l] [11] Aristote, Physiques, I, 185 a 32 -b 5.
[li] [12] Faussement attribué à Aristote, cf. J. Damascène, De Plantis, I,18.
[lii] [13]
VIII, 1043 b 33 -1044 a 2.
[liii] [14]
Prop. 9
[liv] [15] Ibid.
[lv] [16] XII,2.
[lvi] [17] 2 Pe, 1,4.
[lvii] [1] Aristote, De anima I, 403 b 31 -405 b 30.
[lviii] [2] Timée, 51 A.
[lix] [3] Aristote, De anima II, 425 b 10-15.
[lx] [4]
[lxi] [5]
[lxii] [6]
[lxiii] [7] Augustin, De Gen. ad litt.
II, 1 (PL 34,263).
[lxiv] [8] Aristote, De generatione, II, 334 b 31
-335 a 5.
[lxv] [9] Avicenne, Métaphysique, IX,4.
[lxvi] [10] Cf. Augustin, De civitate Dei, XVIII, 41,
(PL41, 601).
[lxvii] [11] Platon, Timée, 38 E et 39 E -40 B; Aristote, De caelo, II, 285 a 29-30.
[lxviii] [12] Origène, De principiis, I, 7, 3-4.
[lxix] [13] J. Damascène, De fide orthodoxa,
II,6.
[lxx] [14] Augustin, De Gen. ad litt. II,18 (PL 34,279-280); Enchiridion, XV,18
(PL 40,259-260).
[lxxi] [15] De anima, 414 b 17-19.
[lxxii] [16] Métaphysique XII, 1072 a 20-b 1.
[lxxiii] [17] De Fide orthod. II,14.
[lxxiv] [18] Enchiridion XV, 58 (PL 40,260).
[lxxv] [19] De anima III, 429 a 18-24.
[lxxvi] [20] Timée 50 B -51 C.
[lxxvii] [21] Métaphysique I, 990 b sq ; III, 997 b 5-12.
[lxxviii] [22] Métaphysique, X,1.
[lxxix] [1] Ps-Augustinus, De spiritu et
anima, (PL 40, 794)
[lxxx] [2] Aristote, De anima I, 408 b 11-15.
[lxxxi] [3] Id. Physiques, VIII, 257 a
33-258 b 11-15.
[lxxxii] [4] Id. De anima II, 412 a 27-28;
412 b 5-6.
[lxxxiii] [5] De causis, prop. 4.
[lxxxiv] [6] Aristote, De anima II, 414 a
25-28.
[lxxxv] [7] Id. De respiratione,
499b b 26sq; De partibus animalium I, 642 a
31-b 3.
[lxxxvi] [1] Aristote, De anima II, 412 a 27-28.
[lxxxvii] [2] Id., La cause des mouvements des animaux X, 703 a 29-b 2.
[lxxxviii] [3] Id., Physiques VIII, 267 b 6-9.
[lxxxix] [4] Id., De la
jeunesse et de la vieillesse II, 467 b 30 -468 a 5.
[xc] [5] Id., De anima II, 412 b 22-25.
[xci] [6] Id., De anima II, 412 b 18-19.
[xcii] [7] Augustin, De Trinitate VI, VI 8, PL 42,929.
[xciii] [8] Aristote, De
anima II, 412 b 19-22.
[xciv] [9] Id., ibid. II,
413 b 16-22.
[xcv] [10]
[xcvi] [11]
[xcvii] [1] Aristote, De
la génération des animaux II, 736 a 35 -b 5.
[xcviii] [2] Id. De anima II, 415 b 7-12.
[xcix] [3]
[c] [4] Id. ibid. IV, 211 a 14-17.
[ci] [5] Id. De la
génération des animaux II, 736 a 32-35.
[cii] [6]
[ciii] [7] Averroès, In Metaph. VII, 5.
[civ] [8] Aristote, Metaph. X, 1058 b 26-29.
[cv] [9] Gennadius, De
ecclesisticis dogmatibus,
c. 15 (PL 42,1216).
[cvi] [10] Aristote, Ethic. Nic. I,
1102 b 28 -1103 a 3.
[cvii] [1] Ps.-Augustinus, De spiritu et
anima, c. 13 (PL 40, 789)
[cviii] [2]
[cix] [3] Bernard, Sermones in Cantica canticorum, sermo 11 (PL 183, 826)
[cx] [4] Augustin, De Trinitate, X,XI 18 (PL 42,983)
[cxi] [5] Aristote, Ethic. Nic. IX, 1166 a 16-17 et 22-23; 1168 b 28-35; X, 1178 a
2.
[cxii] [6]
[cxiii] [8]
[cxiv] [9]
[cxv] [10] Somme Théologique
Ia, q. 79, a. 2, parlera d'une distinction de
fonctions et non de facultés.
[cxvi] [11] De Trinitate IX,V 8 (PL 42, 965).
[cxvii] [12] Aristote, De somno et vigilia, 454 a 8.
[cxviii] [1] Liber de Causis, prop.
16.
[cxix] [2] Aristote, De anima III, 432 b 5-7.
[cxx] [3] Id. ibid. III, 433 a 9-13.
[cxxi] [4] Id. De memoria et reminiscentia
I, 450 a 14.
[cxxii] [5] Id. De anima II, 415 a 16-13.
[cxxiii] [6] Id. ibid. II, 422
b 17-33.
[cxxiv] [1] Aristote, Métaphysique, 1058 b 26-29.
[cxxv] [2] J. Damascène, De fide orthodoxa
II, 3.
[cxxvi] [3] Aristote, Physiques VIII, 267 b 24-26.
[cxxvii] [4] Aristote, Métaphysique X, 1058 b 26 -1059 a 10.
[cxxviii] [5] Augustin, De civitate Dei XIX, 26, PL 41,
656.
[cxxix] [6] Aristote, De anima III, 431 a 16-17.
[cxxx] [7] Id. Physiques I, 187 b 25-26.
[cxxxi] [8] Sagesse 2, 23.
[cxxxii] [9] Augustin, De Trinitate X, XII 19 PL 42 984.
[cxxxiii] [10] Aristote, De anima II, 413 b 26-27.
[cxxxiv] [11]
[cxxxv] [12]
[cxxxvi] [13]
[cxxxvii] [14] Augustin, De immortalitate animae, 1-5, PL 32 1021-1024.
[cxxxviii] [15] Aristote, De anima II, 415 b 13.
[cxxxix] [16]
[cxl] [17]
[cxli] [1] Aristote, De anima I, 408 b 11-13.
[cxlii] [2]
[cxliii] [3]
[cxliv] [4]
[cxlv] [5]
[cxlvi] [6]
[cxlvii] [7]
[cxlviii] [8] Avicenne, De anima V, 5.
[cxlix] [9] Denys, Hiérarchie céleste I, 2.
[cl] [10] Aristote, De anima III, 431 a 14-15.
[cli] [1] Aristote, Ethique à Nicomaque X, 1177 a
12-21.
[clii] [2] Augustin, De Trinitate III, IV 9 (P.L. 42, 873).
[cliii] [3] Id. ibid. IX, IV 4-5 (P.L. 42, 963).
[cliv] [4] Aristote, De anima III, 431 a 16-17.
[clv] [5] Id. ibid. II, 414 a 4-14.
[clvi] [6] Aristote, Ethique à Nicomaque I, 1099 b
18-20.
[clvii] [7]
[clviii] [8]
[clix] [9] Id. Métaphysique I, 982 b 7-10.
[clx] [10] Denys, Hiérarchie Céleste I, 2.
[clxi] [11] Aristote, De caelo et mundo
I, 269 b 30; 270 a 12-22.
[clxii] [12] Id. De anima III, 430 a 3-2.
[clxiii] [13] Id. Métaphysique IX, 1051 a 29-33.
[clxiv] [1] De causis,
Prop. 7.
[clxv] [2] Aristote, De anima III, 430 a
2-9.
[clxvi] [3] Denys, De divinis
nominibus IV,23.
[clxvii] [4] Augustin, Confessions V, 4, 7
(PL 32, 708).
[clxviii] [5] La solution présente n'exclut pas que l'âme soit pour chaque homme un
principe d'individuation, puisqu'elle est une forme subsistante (Cf. qu. 1).
Mais s'il est vrai que chaque individu spirituel est individué par l'âme, ce
qui explique l'autonomie d'existence et d'action de l'individu-âme,
il n'en reste pas moins que l'âme soit individuée par un second principe
d'individuation, le corps, ce qui explique qu'on l'on puisse parler d'une
espèce humaine.
[clxix] [1] Augustin, De divinatione
daemonum, c.3 n.7. (PL 40, 584).
[clxx] [2] Denys, Des noms divins IV, 23..
[clxxi] [3] La solution 5 dira référence à l'Acte pur.
[clxxii] [4] Augustin, De cura pro mortuis gerenda, c. XIII 16 (PL 40, 604-606).
[clxxiii] [5] Aristote, De anima III, 430 a 15.
[clxxiv] [6] Id. ibid. 430 a 14-17.
[clxxv] [7] Grégoire (Pseudo ?), Dial. IV 34 n.5 (PL
77 376 B)
[clxxvi] [8] Aristote, De anima III, 429 b 3-4.
[clxxvii] [9] Denys, Des noms divins V, 9.
[clxxviii] [10] Grégoire, Exposition sur l'évangile de Luc
VIII, 13 (PL 15, 1768 D)
[clxxix] [11] Liber De causis,
prop. 9 [10].
[clxxx] [12] Augustin, Sur la Genèse II, 8 (PL
34, 269).
[clxxxi] [13] Aristote, De la génération des animaux,
V 778 a 29 b 1.
[clxxxii] [14] Origène, Des principes I, 6, 3.
[clxxxiii] [15] Cf. note 1.
[clxxxiv] [16] Augustin, De la nature du bien, c. 3 (PL
42, 553).
[clxxxv] [17] Aristote, De anima III, 430 a
15.
[clxxxvi] [18] Denys, Hiérarchie céleste IV, 2.
[clxxxvii] [1] Ps -Augustin, De l'esprit et de
l'âme, c. 25 (PL 40, 791).
[clxxxviii] [2] Augustin, De gen. ad litteram XII, 32 (PL 34, 480)
[clxxxix] [3] Aristote, De anima III, 432 b 5-7.
[cxc] [4] Denys, Des noms divins IV, 23.
[cxci] [5] Cf. note 2.
[cxcii] [6] Liber De causis,
prop. 13, 26.
[cxciii] [7] Grégoire, Exposition de l'évangile
selon Luc VIII, 13.
[cxciv] [8] Aristote, De mem.
II, 450 a 14.
[cxcv] [9]
[cxcvi] [10] Id., De anima I, 408 b 21-22.
[cxcvii] [11] Id. ibid. II, 413 b 24 -27.
[cxcviii] [12] Id. De la génération des animaux II,
736 22-24.
[cxcix] [13] Jean Damascène, De fide orth. II, 23 [c. 37].
[cc] [14] Aristote, De somno
et uigilia I, 454 a 8.
[cci] [15] Cf. note 2.
[ccii] [16] Augustin, De Trinitate
X, XI 18 (PL 42, 983).
[cciii] [1] Aristote, De anima II, 417 b
22-23.
[cciv] [2] Je traduis par "idée" la species intellligibilis ou forma intelligibilis:
celles-ci sont des qualités de l'intellect acquises par abstraction des
réalités matérielles ou communiquées par une substance supérieure. Terme d'abstraction ou de communication,
de telles qualités sont au principe
de l'opération intellectuelle aboutissant au concept ou verbe (Cf. De potentia,
q. 8, a. 1 et q.9, a.5). On connaît d'autre part la relation entre la species latine,
ou "belle apparence" et l'idéa platonicienne.
[ccv] [3] Augustin, De cura pro mortuis gerenda, c. 13 (PL
40, 605).
[ccvi] [4] Augustin, De Gen.
ad litteram XII, 24 (PL 34, 474).
[ccvii] [5] Liber de causis
prop. 7 [8].
[ccviii] [6] Denys, Des noms divins VII, 2.
[ccix] [1] Aristote, De generatione
I, 324 a 34-35.
[ccx] [2] Augustin, De gen.
ad. litt. XII, 16 (PL 34, 467).
[ccxi] [3] Aristote, De anima
II, 417 b 23-24.
[ccxii] [4] Augustin, De gen ad litt. XII, 32 (PL 34, 481).
[ccxiii] [5] Grégoire, Moralia XXXIV, 19 (PL 76,738).
[ccxiv] [6] Augustin, De civitate
Dei XXI, 10 (PL 41, 724-725).
[ccxv] [7] Grégoire, Dial. IV, 29 (PL 77,
368 A).
[ccxvi] [8]
[ccxvii] [9]
[ccxviii] [10] Cf.
note 6.
[ccxix] [11] Cf.
note 6.