Commentaire de saint Thomas d'Aquin
Docteur des docteur de l'Eglise
Du traité des seconds
analytiques d'Aristote
Prologue et leçon 1: Traduction par Guy Delaporte, 2004
Édition
numérique, http://thomas-d-aquin.com
Les premières pages de la métaphysique affirment que le genre humain
vit de raison et d'art. Aristote touche là une des propriétés qui différencient
l'homme des autres animaux. Ceux-ci agissent par instinct naturel, tandis que
l'homme règle ses actes sur des jugements rationnels. Cela lui permet
d'acquérir des gestes aisés et harmonieux dans l'expression artistique. Aussi
l'art se définit-il comme un ordre particulier permettant à l'activité humaine
d'atteindre une fin précise, à l'aide de moyens déterminés.
La raison peut certes contrôler les puissances humaines qui lui sont
inférieures, mais aussi sa propre activité. L'intelligence a en effet la
propriété de s'auto-comprendre, et la raison de
réfléchir sur elle-même. Or s'il a fallu que la raison se penche sur l'activité
manuelle pour mettre au point une façon de bâtir ou de forger qui permette à
l'homme de s'y exercer avec méthode et facilité, pour le même motif il faut un
art qui, en dirigeant l'activité de la raison, lui permette de réfléchir avec
ordre, aisance et sans erreur. Cet art, c'est la logique ou science
rationnelle. «Rationnelle», elle l'est parce que, comme tous les arts, elle est
conforme à la raison, mais surtout parce que l'acte de la raison est son sujet
spécifique. C'est pourquoi elle se révèle être l'art des arts en dirigeant
l'œuvre de la raison, d'où naissent les autres arts.
Il faut diviser la logique en suivant la diversité des actes rationnels. Or
il y en a trois, dont deux l'identifient à l'intelligence. L'un d'eux est la
compréhension des concepts indivisibles ( ou
«incomplexes» ), par lesquels elle saisit l'être des choses. A cette opération
de la raison, Aristote destine la théorie de son livre sur les «Catégories». La
seconde opération de l'intelligence compose et divise les concepts pour y
trouver le vrai et le faux, et Aristote nous livre dans son traité de
«l’Interprétation» l’apport théorique nécessaire. Le troisième acte regarde ce
qui est propre à la raison :passer d'un point à un
autre, afin de découvrir ce que l'on ignore en s'appuyant sur ce que l'on sait
déjà, à l'aide des autres livres de la logique.
Notons tout de même que les actes de la raison sont assimilables jusqu'à un
certain point à des actes naturels. L’art imite la nature dans une large
mesure, et nous trouvons trois types d'actes naturels. Certains sont de toute
nécessité et la nature n'y peut faire défaut. D'autres sont très fréquents,
quoiqu'ils puissent parfois être détournés ; de sorte que de tels actes offrent
nécessairement deux possibilités :un cas général comme
la génération d'un animal normal à partir d'une semence par exemple, et un cas
où la nature ne parvient pas à sa perfection en engendrant un monstre à partir
de cette même semence, à cause de la dégradation d'un gène.
Or on retrouve cette triplicité dans les actes de la raison. Un des
processus rationnels conduit à la nécessité et ne peut tromper sur la vérité ;
il mène la raison à la certitude scientifique. Un autre donne une conclusion
vraie en général, sans pourtant avoir ce caractère de nécessité. Le troisième
détourne la raison du vrai à cause d'une erreur de principe repérable dans le
raisonnement.
Le chapitre de la logique traitant du premier processus est dit «outil de
jugement», car le jugement a la sûreté de la science. Or un jugement ne peut
être certain qu'en résolvant un fait dans ses premiers principes, aussi
nomme-t-on cette partie de la logique :«analytique»,
c'est à dire résolutoire. La résolution dans un jugement certain s'obtient par
la seule forme du syllogisme, sujet des «Premiers Analytiques» ou par la
matière dont sont tirées des propositions nécessaires, et dont traitent les
«Seconds Analytiques» à propos de la démonstration.
Le second processus rationnel utilise cette partie de la logique dénommée
«outil de recherche», car l'investigation n'est pas toujours certaine, et ce
que l'on découvre a besoin d'un jugement lui conférant quelque sûreté. La régularité
des événements naturels est sujette à gradation :plus
la force naturelle est puissante, moins ses effets risquent d'être aberrants,
et de même, un raisonnement discutable approche plus ou moins de la certitude.
A défaut de scientificité, ce processus donne une idée ou une opinion, car
devant une alternative, la probabilité des arguments de base obtient
l'assentiment de la raison pour l'une des deux éventualités, malgré une
hésitation pour l'autre. C'est ce dont traitent les «Topiques» ou «Dialectique»,
car le syllogisme dialectique abordé dans ces Topiques procède d'hypothèses
probables.
Mais il arrive parfois qu'on ne puisse même se faire une opinion. Tout au
plus avons-nous quelque soupçon, et bien que nous ne prenions pas vraiment
parti, nous inclinons vers une conclusion plutôt qu'une autre. Cet état
d'esprit constitue l'objet de la «Rhétorique».
D'autres fois enfin, nous préférons telle partie d'un débat contradictoire
pour la présentation qui nous en est faite, de la même façon que nous savourons
un met pour l'art avec lequel il est dressé. Tel est l'objet de la «Poétique»,
car la tâche du poète est de faire aimer la vertu en l'ornant comme elle le
mérite. Ces démarches intellectuelles relèvent toutes de la science
rationnelle, car le propre de la raison est de faire avancer la connaissance.
Le troisième processus fait l'objet d'un chapitre logique intitulé
«Sophistique» et dont traite Aristote dans son livre sur les arguments
fallacieux.