Commentaire de saint Thomas d'Aquin

Docteur de l'Eglise

Du traité de la génération et de la corruption d'Aristote

Prologue et leçon 1 : Traduction par Guy Delaporte, 2004

Le reste du commentaire : Georges Comeau, 2018

 

 

Édition numérique, http://docteurangelique.free.fr, 2018

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

PROLOGUE AU COMMENTAIRE DU TRAITE DE LA GENERATION_ 2

LIVRE 1_ 5

Leçon 1 ─ Opinions diverses sur la génération et la corruption (Traduction Georges Comeau, 2017)  5

Leçon 2 ─ Insuffisance des théories antérieures : Platon, Démocrite et autres (Traduction Georges Comeau, 2017)  12

Leçon 3 ─ Insuffisance des théories antérieures : Platon, Démocrite et autres (Traduction Georges Comeau, 2017)  21

Leçon 4 ─ La divisibilité des choses est-elle infinie? (Traduction Georges Comeau, 2018) 29

Leçon 5 ─ Une chose est infiniment divisible en puissance et non en acte (Traduction Georges Comeau, 2018)  38

Leçon 6 ─ Y a-t-il génération absolue des choses? (Traduction Georges Comeau, 2018) 46

Leçon 7 ─ La perpétuité des êtres et leur constante succession. (Traduction Georges Comeau, 2018)  52

Leçon 8 ─ Pourquoi la génération et la corruption mutuelles sont parfois absolues, parfois relatives. (Traduction Georges Comeau, 2018) 59

Leçon 9 ─ La génération et la corruption absolue et relative non réversible. (Traduction Georges Comeau, 2018)  69

Leçon 10 ─ En quoi la génération et l’altération diffèrent. (Traduction Georges Comeau, 2018) 75

Leçon 11 ─ En quoi l’accroissementn diffère de la génération et de l’altération. (Traduction Georges Comeau, 2018) 82

Leçon 12 ─ Difficulté de comprendre d’où vient l’augmentation. (Traduction Georges Comeau, 2018)  86

Leçon 13 ─ Ce qui est sans grandeur ne peut pas augmenter. (Traduction Georges Comeau, 2018) 90

Leçon 14 ─ Le pourquoi et le comment de l’augmentation. (Traduction Georges Comeau, 2018) 97

Leçon 15 ─ Ce qui est permanent et ce qui ne l’est pas dans l’augmentation. (Traduction Georges Comeau, 2018)  104

Leçon 16 ─ L’augmentation est produite par un être en puissance. (Traduction Georges Comeau, 2018)  111

Leçon 17 ─ Comparaison de l’augmentation avec la nutrition. (Traduction Georges Comeau, 2018) 114

 

 

Textum Leoninum Romae 1886 editum
ac automato translatum a Roberto Busa SJ in taenias magneticas denuo recognovit Enrique Alarcón atque instruxit

Traduction de Georges Comeau, 2018

 

 

Prooemium

PROLOGUE AU COMMENTAIRE DU TRAITE DE LA GENERATION

[71414] In De generatione, pr. 1 Sicut tradit philosophus in III de anima, scientiae secantur quemadmodum et res: nam omnes habitus distinguuntur per obiecta, ex quibus speciem habent. Res autem quas considerat naturalis, sunt motus et mobile: dicit enim philosophus in II Physic. quod quaecumque mota movent, sunt physicae speculationis. Et ideo oportet quod secundum differentiam motuum et mobilium, distinguantur et ordinentur partes scientiae naturalis. Primus autem motuum est motus localis, qui est perfectior ceteris, et communis omnibus corporibus naturalibus, ut probatur in VIII Physic. Et ideo post considerationem motuum et mobilium in communi, quae fuit tradita in libro physicorum, primo oportuit quod tractaretur de corporibus secundum quod moventur motu locali, in libro de caelo; quae est secunda pars scientiae naturalis. Restat igitur consideratio de motibus aliis consequentibus, qui non sunt communes omnibus corporibus, sed inveniuntur in solis inferioribus. Inter quos principatum obtinet generatio et corruptio. Alteratio enim ordinatur ad generationem sicut ad finem, qui est perfectior naturaliter his quae sunt ad finem. Augmentum etiam consequenter se habet ad generationem: nam augmentum non fit sine quadam particulari generatione, qua scilicet nutrimentum convertitur in nutritum; sicut philosophus dicit in II de anima quod cibus nutrit inquantum est potentia caro, augmentat autem inquantum est potentia quanta caro. Et ideo necesse est, quia hi motus quodammodo consequenter se habent ad generationem, quod simul de his et de generatione et corruptione tractetur.

Comme l’enseigne le Philosophe au livre III de L’Âme, les sciences se divisent de la même façon que sur la réalité, car tous les habitus se distinguent par leur objet et en reçoivent leur espèce. Or, le philosophe de la nature considère les mouvements et les mobiles. Le Philosophe dit en effet, au livre II des Physiques, que tout ce qui est mû par un moteur est étudié par la physique. C’est pourquoi il faut distinguer et ordonner selon la différence des mouvements et des mobiles les parties de la science naturelle. Le premier des mouvements est le mouvement local, qui est plus parfait que les autres et est commun à tous les corps naturels, comme il est prouvé au livre VIII des Physiques. Aussi, après l’étude des mouvements et des mobiles en général, exposée dans le livre des Physiques, il fallait d’abord traiter des corps en tant qu’ils sont mus par un mouvement local, ce qui a été fait dans le livre Du Ciel, qui est la deuxième partie de la science naturelle. Il reste donc à étudier les autres mouvements qui s’ensuivent, lesquels ne sont pas communs à tous les corps mais affectent seulement les corps inférieurs. Parmi ces mouvements, la première place revient à la génération et à la corruption. L’altération, en effet, est ordonnée à la génération comme à sa fin, qui est naturellement plus parfaite que les mouvements qui y tendent. La croissance aussi est consécutive à la génération. En effet, elle ne se fait pas sans une sorte de génération particulière, par laquelle l’aliment est converti en l’être nourri. Comme dit le Philosophe au livre II De l’Âme, l’aliment nourrit en tant qu’il est chair en puissance, et il assure la croissance en tant qu’il est en puissance telle quantité de chair. C’est pourquoi il est nécessaire, parce que ces mouvements sont consécutifs à la génération, que l’on traite d’eux conjointement avec la génération et la corruption.

[71415] In De generatione, pr. 2 Est autem considerandum quod de unoquoque quod in pluribus invenitur, prius est considerandum in communi, quam ad species descendere: alioquin oporteret idem dicere multoties, ita scilicet quod in singulis id quod est commune repeteretur, sicut probat philosophus in I de partibus animalium. Et ideo prius oportuit de generatione et corruptione in communi determinare, quam ad partes eius descendere. Similiter etiam considerare oportet quod, si in aliquo genere aliquod primum invenitur quod sit causa aliorum, eiusdem considerationis est commune genus et id quod est primum in genere illo: quia illud primum est causa totius generis, oportet autem eum qui considerat genus aliquod, causas totius generis considerare. Et inde est quod philosophus in metaphysica simul determinat de ente in communi et de ente primo, quod est a materia separatum. Sunt autem in genere generabilium et corruptibilium quaedam prima principia, scilicet elementa, quae sunt causa generationis et corruptionis et alterationis in omnibus aliis corporibus. Et inde est quod Aristoteles in hoc libro, qui est tertia pars scientiae naturalis, determinat non solum de generatione et corruptione in communi et aliis motibus consequentibus, sed etiam de generatione et corruptione elementorum. His igitur praelibatis ad demonstrandum intentionem Aristotelis in hoc libro, accedendum est ad expositionem eius.

Il faut cependant remarquer que, quand une chose se retrouve en plusieurs, il faut d’abord analyser ce qui est commun avant de parvenir aux espèces, afin d’éviter de se répéter pour chaque cas particulier, comme le prouve le Philosophe au livre I des Parties des animaux. Il faut donc étudier en général la génération et la corruption avant de descendre à leurs parties. De même, il faut remarquer que si en quelque genre, il existe un élément premier qui soit cause des autres, on doit l’étudier en même temps que le genre en général, car cet élément premier est la cause de tout le genre et qu’il faut que celui qui étudie un genre étudie la cause de tout le genre. Aussi, dans les Métaphysiques, le Philosophe traite simultanément de l’être en en général et de l’être premier, qui est séparé de la matière. Mais dans le genre des êtres engendrables et corruptibles, il y a des principes premiers, à savoir les éléments, qui sont les causes de la génération, de la corruption et de l’altération de tous les autres corps. De là vient qu’Aristote, dans le présent livre, qui est la troisième partie de la science de la nature, traite non seulement de la génération et de la corruption en général et des autres mouvements qui y font suite, mais aussi de la génération et de la corruption des éléments. Après ces préalables visant à démontrer l’intention d’Aristote dans le présent traité, venons-en maintenant à l’expliquer.

 

 

 

Leçon 1

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Pour nous rendre compte de la production et de la destruction des choses qui naissent et qui meurent naturellement, il nous faut, comme pour tout le reste, considérer à part leurs causes et leurs rapports. Nous aurons aussi, en traitant de l'accroissement et de l'altération, à voir ce qu'est chacun de ces phénomènes, et à examiner si la nature de la production et celle de l'altération sont les mêmes, ou si elles sont distinctes en réalité, comme elles le sont par les noms qui les désignent.

Parmi les anciens, les uns ont pensé que ce qu'on appelle production absolue n'est qu'une altération; les autres ont pensé que la production des choses et l'altération sont des phénomènes différents. Ceux qui prétendent que l'univers est un tout uniforme, et qui font sortir toutes les choses d'un seul et même principe, ceux-là doivent nécessairement regarder la production comme une simple altération, et supposer que ce qui naît, à proprement parler, ne fait qu'être altéré. Au contraire, ceux qui admettent que la matière se compose de plus d'un principe, tels qu'Empédocle, Anaxagore et Leucippe, ceux-là doivent avoir une opinion tout opposée.

Anaxagore cependant a méconnu en ceci l'expression propre; et souvent, dans son langage, il confond naître et mourir avec changer. Du reste, il reconnaît la pluralité des éléments, comme le font d'autres philosophes. Ainsi, Empédocle a dit que les éléments des corps étaient au nombre de quatre, et qu'avec les principes moteurs tous les éléments étaient au nombre de six. Quant à Anaxagore, il les a crus en nombre infini, ainsi que le croyaient Leucippe et Démocrite. En effet, Anaxagore reconnaît pour éléments les corps composés de parties similaires, les Homoeoméries, tels que l'os, la chair et la moelle, et toutes les autres substances, dont chaque partie est synonyme du tout.

Démocrite et Leucippe prétendent que tous les corps sont composés primitivement d'indivisibles ou d'atomes, lesquels sont infinis, et par le nombre et par leurs formes, et que les corps ne diffèrent essentiellement entre eux que par les éléments dont ils sont formés, et par la position et par l'ordre de ces éléments.

Anaxagore semble ici d'une opinion opposée à celle d'Empédocle; car ce dernier dit que le feu, l'eau, l'air et la terre, sont les quatre éléments, et qu'ils sont plus simples que la chair ou l'os, ou telles autres des Homoeoméries, ou corps à parties similaires. Anaxagore, au contraire, prétend que les corps similaires sont simples, et qu'ils sont les vrais éléments, tandis que la terre, le feu et l'air, sont des composés, et que les germes des éléments sont répandus partout.

 

 

Liber 1

LIVRE 1

Lectio 1

Leçon 1 ─ Opinions diverses sur la génération et la corruption (Traduction Georges Comeau, 2017)

[71416] In De generatione, lib. 1 l. 1 n. 1 In hoc igitur libro philosophus primo ponit prooemium, demonstrans suam intentionem: secundo prosequitur propositum, ibi: antiquorum quidem igitur et cetera. Circa primum tria facit. Primo enim ponit id quod principaliter intendit. Et continuatur ad finem libri de caelo, ubi dictum est: de gravi quidem igitur et levi determinatum sit hoc modo. Et subditur: de generatione autem et corruptione natura generatorum et corruptorum, idest eorum quae naturaliter generantur et corrumpuntur, universaliter de omnibus et causas dividendum est, ut scilicet assignemus alias causas generationis et alias corruptionis, vel etiam ut communes causas distinguamus, applicando singulis speciebus generatorum et corruptorum naturaliter, et rationes eorum determinandum est, vel generationis et corruptionis, vel etiam eorum quae naturaliter generantur et corrumpuntur: utrorumque enim definitiones scire oportet, naturalis enim non solum considerat motum, sed etiam ipsa mobilia. Dicit autem natura generatorum et corruptorum, quia considerare de generatione et corruptione artificialium non pertinet ad naturalem. Secundo cum dicit: amplius etc., promittit se determinaturum de aliis motibus consequentibus, scilicet de alteratione et augmentatione, quid sit utrumque. Tertio ibi: et utrum etc., promittit se determinaturum de comparatione praedictorum adinvicem: utrum scilicet sit existimandum (vel recipiendum) quod eadem sit natura et ratio alterationis et generationis, aut semota, idest distincta, ut scilicet ita differant ratione et natura, sicut sunt determinata, idest distincta, nominibus.

Dans ce livre, donc, le Philosophe commence par un prologue démontrant son intention. Ensuite, il poursuit son propos, où il dit : Parmi les anciens, les uns, etc. Il traite la première partie en trois points. En premier, il expose son intention principale, qui s’enchaîne avec la fin du livre Du Ciel, où il est dit : Telles sont donc les considérations que nous avions à présenter sur le lourd et le léger, etc. Et il ajoute : Pour nous rendre compte de la génération et de la corruption des choses qui naissent et qui meurent, c'est-à-dire ceelles qui le sont naturellement, il nous faut, comme pour tout le reste, considérer à part leurs causes, de façon à attribuer des causes différentes à la génération et à la corruption, ou encore en distinguant les causes générales en les appliquant à chaque espèce d’êtres naturellement engendrés ou corrompus, et il faut considérer leurs rapports, soit de génération, soit de corruption, ou encore les rapports des êtres qui sont naturellement engendrés ou corrompus : en effet, il faut connaître les définitions des deux, car le physicien ne considère pas seulement le mouvement, mais aussi les mobiles. Il dit  les choses qui naissent et qui meurent naturellement, car il n’appartient pas au physicien d’étudier la génération et la corruption artificielles. Deuxièmement, où il dit : Nous aurons aussi, etc., il promet de déterminer au sujet des autres mouvements conséquents, à savoir l’altération et l’augmentation, en quoi ils consistent. Troisièmement, où il dit : et à examiner si, etc., il promet de traiter de la comparaison de ces mouvements entre eux : faut-il estimer (ou admettre) que la nature et la notion de l’altération sont pareilles à celle de la génération, ou éloignées, c'est-à-dire distinctes, de manière à différer en raison et en nature de même qu’elles sont déterminées, c'est-à-dire distinctes par les noms ?

[71417] In De generatione, lib. 1 l. 1 n. 2 Deinde cum dicit: antiquorum quidem igitur etc., prosequitur suum propositum. Et primo determinat de generatione et corruptione in communi, et etiam de consequentibus motibus; secundo determinat de generatione et corruptione elementorum, et hoc in secundo libro, qui incipit ibi: de mixtione quidem igitur et cetera. Prima pars dividitur in duas: in prima determinat de generatione et corruptione in communi, et aliis motibus consequentibus; in secunda determinat de quibusdam quae ad hoc requiruntur, ibi: quoniam autem primum oportet de materia et cetera. Circa primum duo facit: primo inquirit utrum generatio differat ab alteratione, quod erat tertium propositorum: oportuit tamen prius hoc tangere, quia, cum differentia constituat speciem, non posset sciri propria ratio generationis et corruptionis, hoc ignorato. Secundo determinat de generatione et consequentibus motibus, ibi: universaliter itaque de generatione et cetera. Circa primum tria facit: primo ponit diversas sententias antiquorum circa differentiam generationis et alterationis; secundo rationem diversitatis assignat, ibi: quicumque igitur etc.; tertio rationem assignatam manifestat, ibi: Empedocles quidem enim et cetera. Dicit ergo primo quod quidam antiquorum philosophorum dixerunt quod illa quae dicitur simplex generatio, idest absoluta, est idem quod alteratio: alii vero dixerunt aliud esse generationem simplicem et alterationem.

Puis lorsqu’il dit : Parmi les anciens, les uns, etc., il développe sa thèse. Et en premier, il traite de la génération et de la corruption en général, et aussi des mouvements qui leur font suite ; en deuxième, il traite de la génération et de la corruption des éléments, au livre II, qui commence par ces mots : On vient de parler du mélange, etc. La première partie se divise en deux : dans la première, il traite de la génération et de la corruption en général et des autres mouvements qui leur font suite ; dans la deuxième, il traite de ceertaines choses nécessaires à cette fin, où il dit : Comme il faut, en étudiant la matière, ( ?) etc. Il traite la première partie en deux points : en premier, il se demande si la génération diffère de l'altération, ce qui était le troisième des points proposés ; il fallait cependant le traiter en premier, car, puisque la différence spécifique constitue l’espèce, on ne pourrait pas, si on ignore cette différence, connaître la notion propre de la génération et de la corruption. En deuxième, il traite de la génération et des mouvements qui lui font suite, où il dit : Ceci fixé, il faut rechercher, (?) etc. Il traite le premier point en trois parties. En premier, il expose les diverses doctrines des anciens sur la différence entre la génération et altération ; en deuxième, il indique la raison de cette différence, où il dit : Ainsi, Empédocle a dit, etc. Il dit donc en premier que certains des anciens philosophes ont dit que ce qu’on appelle la génération simple, c'est-à-dire absolue, est la même chose que l’altération ; d’autres ont dit par contre que la génération simple est autre chose que l’altération.

[71418] In De generatione, lib. 1 l. 1 n. 3 Deinde cum dicit: quicumque igitur etc., assignat rationem diversitatis praedictae. Et circa hoc tria facit. Primo assignat rationem quare quidam posuerunt generationem simplicem esse idem quod alterationem. Fuerunt enim quidam qui posuerunt unum esse principium materiale omnium rerum, puta aquam vel aerem vel ignem vel vaporem; et cum hoc posuerunt quod materia est tota substantia rei; ex quo sequitur quod substantia rei semper maneat; et ideo generatio in re non differt ab alteratione. Et hoc est quod dicit: quicumque dicunt omne, idest universum, esse unum secundum materialem substantiam, et omnia generant, idest causant, ex uno principio materiali, his necesse est dicere quod generatio sit idem quod alteratio; et quod idem sit aliquid principaliter, idest simpliciter, fieri, et alterari.

Puis lorsqu’il dit : Ceux qui prétendent que l’univers, etc., il donne la raison de cette différence. Et il traite ce sujet en trois points. En premier, il donne la raison pour laquelle certains ont affirmé que la génération simple est la même chose que l’altération. Certains ont affirmé en effet qu’il y avait un seul principe matériel de toutes choses, tel que l’eau, l’air, le feu ou la vapeur ; et en plus, ils ont affirmé que la matière est la totalité de la substance de la chose ; il s’ensuit donc que la la substance de la chose demeure pour toujours ; et donc, la génération de la chose ne diffère pas de l’altération. Et c’est ce qu’il dit : tous ceux qui disent que le tout, c'est-à-dire l’univers, est un en sa substance matérielle, et qui engendrent[1], c'est-à-dire causent, toutes choses à partir d’un seul principe matériel doivent nécessairement dire que la génération est la même chose que l’altération et que principalement, c'est-à-dire absolument, venir à l’être est la même chose qu’être altéré.

[71419] In De generatione, lib. 1 l. 1 n. 4 Secundo cum dicit: quicumque autem etc., assignat rationem quare quidam posuerunt differre generationem et alterationem. Fuerunt enim quidam philosophi ponentes plura principia materialia, ex quorum congregatione et segregatione dicebant omnia fieri et corrumpi. Et secundum hoc congregationem dicebant esse generationem, et segregationem corruptionem: alterationem autem dicebant fieri per qualemcumque partium transmutationem. Hoc est ergo quod dicit, quod quicumque posuerunt plures materias rerum quam unam, sicut Empedocles, Anaxagoras et Leucippus cum Democrito, istis videtur aliud generatio et aliud alteratio.

En deuxième, où il dit : Au contraire, ceux qui, etc., il donne la raison pour laquelle certains ont affirmé que la génération diffère de l’altération. Certains philosophes ont affirmé en effet l’existence de plusieurs principes matériels dont l’association et la dissociation, disaient-ils, causaient la venue à l’être et la corruption de toutes choses. Et en conséquence, ils disaient que la génération était une association et la corruption une dissociation, et que l’altération était causée par n’importe quel changement des parties. C’est donc cela qu’il dit : pour tous ceux qui ont affirmé l’existence de plus d’une matière des choses, comme Empédocle, Anaxagore et Leucippe, ainsi que Démocrite, la génération et l’altération ont semblé être des choses différentes.

[71420] In De generatione, lib. 1 l. 1 n. 5 Tertio ibi: sed tamen Anaxagoras etc., excipit ab his Anaxagoram, de quo dicit quod propriam vocem ignoravit, sicut ille qui ponit aliquid non conveniens suae positioni. Cum enim poneret multa elementa, sicut alii, tamen dixit singulariter quod generari et corrumpi sunt idem quod alterari. Et huius diversitatis ratio est quia, sicut dicitur in I Physic., Anaxagoras posuit res fieri per abstractionem a mixto: ponebat autem misceri non solum elementa, sed etiam accidentia: et ideo eundem modum ponebat productionis corporum, qui pertinet ad generationem et corruptionem, et accidentium, qui pertinet ad alterationem; ut scilicet, sicut caro fit per abstractionem, ita et albedo. Et secundum hoc generatio non differebat ab alteratione.

En troisième, où il dit : Anaxagore cependant, etc., il exclut de ces propos Anaxagore, de qui il dit qu’il a ignoré ses propres discours, comme quelqu'un qui affirme quelque chose qui ne concorde pas avec ses théories. En effet, alors qu’il a affirmé comme les autres l’existence de plusieurs éléments, lui seul a pourtant affirmé que la génération et la corruption sont la même chose que l’altération. Et la raison de cette différence est que, comme il est dit au livre I des Physiques, Anaxagore a affirmé que les choses sont faites par extraction d’un mélange : il disait par ailleurs que non seulement les éléments, mais aussi les accidents sont mélangés ; il affirmait en conséquence que la production des corps, qui se fait par génération et corruption, se fait de la même manière que la production des accidents, qui se fait par altération ; autrement dit, la chair est produite par extraction, et la blancheur pareillement. Et à ce point de vue, la génération ne différait pas de l’altération.

[71421] In De generatione, lib. 1 l. 1 n. 6 Deinde cum dicit: Empedocles quidem enim etc., manifestat praemissam rationem. Et primo ostendendo quomodo quidam ponebant plura principia: eorum enim qui ponebant unum principium, erat unus absolutus modus procedendi. Secundo manifestat quare illi qui ponebant unum principium, negabant differentiam generationis et alterationis, quam adstruebant ponentes plura principia, ibi: his quidem igitur et cetera. Circa primum ponit differentias ponentium plura principia: et primo Empedoclis ad omnes alios. Et dicit quod ideo praedictum est quod praedicti philosophi posuerunt plures materias, quia Empedocles ponebat quatuor elementa esse principia materialia, scilicet terram, aquam, aerem et ignem: omnia autem haec cum moventibus, scilicet cum amicitia, quae congregat, et cum lite, quae segregat, dicit esse sex numero: et ita ponebat principia finita. Sed Anaxagoras et Democritus et Leucippus posuerunt principia infinita.

Puis lorsqu’il dit : Ainsi, Empédocle a dit, etc., il démontre l’argument ci-dessus. Et en premier, il le fait en montrant comment certains supposaient plusieurs principes ; en effet, pour ceux qui croyaient à un seul principe, il existait un seul mode absolu de production. En deuxième, il montre pourquoi ceux qui supposaient un seul principe niaient la différence entre la génération et l’altération, qu’affirmaient ceux qui croyaient en plusieurs principes, où il dit : En effet, Anaxagore, etc. Quant au premier point, il énonce les différences entre ceux qui affirmaient plusieurs principes, et en premier la différence entre Empédocle et tous les autres. Et il dit qu’on a dit d’abord que ces philosophes avaient affirmé l’existence de plusieurs matières parce qu’Empédocle déclarait que quatre éléments (la terre, la mer, l’eau et le feu) sont les principes matériels : il disait que tous ces principes, auxquels s’ajoutent les moteurs, soit l’amitié qui rassemble et la haine qui dissocie, sont au nombre de six, et il disait donc que les principes sont en nombre fini. Mais Anaxagore, Démocrite et Leucippe ont affirmé que le nombre des principes est infini.

[71422] In De generatione, lib. 1 l. 1 n. 7 Secundo ibi: hic quidem etc., ponit differentiam Anaxagorae a Democrito et Leucippo. Hic enim, scilicet Anaxagoras, posuit corpora homoeomera, idest similium partium, esse principia materialia, utpote infinitas partes carnis et ossis et medullae et aliorum huiusmodi, quorum quaelibet pars est synonyma toti, idest conveniens cum toto in nomine et ratione: haec enim dicuntur homoeomera, idest similium partium. Et haec positio magis manifestata fuit ab Aristotele in I Physic. Sed Democritus et Leucippus dixerunt omnia corpora sensibilia componi ex quibusdam indivisibilibus corporibus. Quae quidem ponebant infinita multitudine et forma, idest figura: nam quaedam horum corporum indivisibilium dicebant esse circularia, quaedam autem quadrata, quaedam pyramidalia, et sic de aliis. Ponebant tamen omnia esse indifferentis naturae et speciei, contra id quod ponebat Anaxagoras. Et tamen, cum ista principia sint indifferentis naturae et speciei alia corpora sensibilia differunt ab aliis, secundum differentiam eorum ex quibus componuntur, non quidem secundum differentiam in specie naturae, sed secundum differentiam positionis et ordinis; prout scilicet diversimode ordinantur et disponuntur in diversis secundum prius et posterius, ante et retro, sursum et deorsum, dextrorsum et sinistrorsum.

En deuxième, où il dit : En effet, Anaxagore, etc., il montre en quoi Anaxagore diffère de Démocrite et de Leucippe. Anaxagore, en effet, a affirmé que les corps homéomères, c'est-à-dire formés de parties semblables, sont les principes matériels, tels qu’une infinité de parties de chair, d’os, de moelle et d’autres choses du genre dont chaque partie est synonyme du tout, c'est-à-dire ayant le même nom et la même notion que le tout ; ces corps sont en effet appelés homéomères, c'est-à-dire ayant des parties semblables. Et cette théorie a été expliquée davantage par Aristote au livre I des Physiques. Mais Démocrite et Leucippe ont affirmé que tous les corps sensibles étaient composés de corps indivisibles. Ils disaient que ceux-ci étaient infinis par leur nombre et par leurs formes, car ils disaient que certains étaient circulaires, d’autres carrés, d’autres pyramidaux, et ainsi de suite. Ils affirmaient pourtant que tous ces corps ne sont pas de nature et d’espèce différentes, contrairement à ce que disait Anaxagore. Et pourtant, bien que ces principes ne diffèrent pas entre eux par leur nature et leur espèce, les corps sensibles diffèrent les uns des autres selon la différence de ce dont ils sont composés, non selon une différence d’espèce et de nature, mais selon une différence de position et d’ordre, c'est-à-dire selon que les éléments sont ordonnés et disposés diversement dans des choses diverses selon l’avant et l’après, l’avant et l’arrière, le haut et le bas, la droite et la gauche.

[71423] In De generatione, lib. 1 l. 1 n. 8 Tertio ibi: contrarie autem etc., ponit differentiam Anaxagorae ab Empedocle. Et dicit quod contrarie videntur dicere. Empedocles enim dixit quod ignis, terra, aer et aqua sunt quatuor elementa, et quod sunt magis simplicia quam caro et os et talia corpora homoeomera, idest similium partium: et hoc ideo, quia ponebat res fieri per congregationem ex elementis, et ideo illa corpora ponebat elementa, quae congregantur ad aliorum compositionem. Sed Anaxagoras ponebat os et carnem et similia corpora esse magis simplicia; et elementa, scilicet terram, aquam, aerem et ignem, ponebat esse composita. Et hoc ideo, quia ponebat res fieri per abstractionem a mixto: unde, cum videret quod ex aere, aqua, terra et igne omnia alia corpora generantur, credidit quod in praedictis quatuor corporibus esset maxima commixtio, ita quod ex his omnia alia extrahi possent. Et hoc est quod subdit, quod dicebat ista quatuor corpora esse panspermiam, idest universalia semina, omnium aliorum corporum; quasi praedicta quatuor corpora essent commixta ex seminibus omnium aliorum corporum. 

En troisième, où il dit : Anaxagore semble ici, etc., il montre la différence entre Anaxagore et Empédocle. Et il dit qu’ils semblent dire des chses contraires. Empédocle a dit en effet que le feu, la terre, l’air et l’eau sont quatre éléments et qu’ils sont plus simples que la chair, les os et de tels corps homéomères, c'est-à-dire ayant des parties semblables ; la raison en est qu’il affirmait que les choses sont produites par rassemblement des éléments, et il affirmait donc que les éléments sont les corps qui se rassemblent pour former les autres. Mais Anaxagore disait que les os, la chair et les corps semblables sont plus simples, et que les éléments, à savoir la terre, l’eau, l’air et le feu, sont composés. La raison en est qu’il affirmait que les choses sont produites par extraction d’un mélange ; alors, comme il voyait que tous les autres corps sont engendrés à partir de l’air, de l’eau, de la terre et du feu, il a cru que ces quatre corps étaient les plus mélangés, de sorte que tous les autres pouvaient en être extraits. Et c’est ce qu’il dit ensuite : il disait que ces quatre corps étaient les germes de tout, c'est-à-dire les semences universelles, de tous les autres corps, comme si ces quatre corps étaient formés d’un mélange des semences de tous les autres corps.

 

 

 

Leçon 2

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Ainsi donc, quand on prétend faire sortir toutes les choses d'un élément unique, il faut nécessairement considérer la production et la destruction des choses comme une simple altération. Alors, le sujet des phénomènes demeure toujours un, et toujours le même; et c'est précisément d'un sujet de ce genre qu'on peut dire qu'il subit une altération. Mais quand on reconnaît plusieurs espèces de substances, on doit trouver aussi que l'altération diffère de la production; car alors la production et la destruction des choses ont lieu par suite de la combinaison et de la séparation des éléments.

C'est en ce sens qu'Empédocle a pu dire :

« .... II n'est pour rien de nature constante,

« Et tout n'est que mélange et séparation. »

C'est là, comme on le voit, un langage qui convient parfaitement à l'hypothèse de ces philosophes ; et c'est bien aussi la manière dont ils s'expriment. Ainsi, ces philosophes eux-mêmes sont forcés de reconnaître que l'altération est quelque chose de différent de la production ; et cependant il est impossible qu'il y ait altération réelle, d'après les principes qu'ils énoncent. Du reste, il est assez facile de se convaincre de l'exactitude de l'opinion que nous émettons ici. En effet, de même que la substance restant en repos, nous voyons qu'elle éprouve en elle-même un changement de grandeur que l'on appelle accroissement et diminution, de même aussi noua pouvons y observer l'altération.

Mais d'autre part, il n'est pas moins impossible d'expliquer l'altération d'après ce que disent ceux qui admettent plus d'un principe; car les affections qui nous font dire qu'il y a altération sont des différences des éléments, je veux dire, le chaud et le froid, le blanc et le noir, le sec et l'humide, le mou et le dur, et toutes les autres propriétés analogues, ainsi que le dit encore Empédocle :

« Le soleil est partout blanc et plein de chaleur;

« Partout la pluie étend son voile et sa froideur. »

II fait les mêmes distinctions pour tout le reste des choses; et par conséquent, si l'eau ne peut venir du feu, ni la terre venir de l'eau, il s'ensuit que le noir ne peut pas davantage venir du blanc, ni le dur venir du mou : et le même raisonnement s'appliquerait à tous les autres changements. Or, c'était là précisément ce qu'on entendait par altération.

Mais n'est-il pas évident qu'il faut toujours supposer l'existence d'une seule et unique matière pour les contraires, soit qu'elle change en se déplaçant dans l'espace, soit qu'elle change par accroissement ou diminution, soit qu'elle change par altération? Il faut qu'il n'y ait qu'un seul élément, et une seule et même matière, pour toutes les qualités qui changent les unes dans les autres; et si l'élément est unique, il y a aussi altération.

Ainsi, Empédocle nous paraît contredire les faits les plus réels, et tout ensemble se contredire lui-même ; car il prétend à la fois que les éléments ne peuvent venir les uns des autres, mais qu'au contraire tout le reste vient d'eux ; et en même temps, après avoir ramené à l'unité la nature toute entière, la Discorde exceptée, il tire ensuite chaque chose de l'unité qu'il a imaginée. A l'entendre, les choses se séparant de cette unité élémentaire par certaines différences et par certaines modifications, telle chose est devenue de l'eau, et telle autre, du feu. C'est ainsi qu'il appelle le soleil blanc et chaud, et la terre lourde et dure. Mais ces différences étant supprimées, et elles peuvent l'être, puisqu'elles sont nées à un certain moment, il est évident que la terre alors peut venir de l'eau, tout aussi bien que l'eau venait de la terre. De même encore pour toutes les autres choses qui ont dû se modifier et changer, non pas seulement à l'époque dont il parle, mais qui changent également aujourd'hui.

Ajoutez que, dans le système d'Empédocle, il y a des principes d'où les choses peuvent naître et se séparer de nouveau, d'autant plus aisément que, à l'en croire, il y a un combat perpétuel et réciproque entre la Discorde et l'Amour. Voilà comment tous les choses semblent naître alors d'un seul principe; car le feu, l'eau et la terre, étant encore unis, ne formaient pas tout l'univers. Mais avec cette théorie, on ne sait pas s'il faut leur reconnaître un seul principe ou plusieurs, je veux dire à la terre, au feu, et aux éléments de cet ordre. C'est qu'en effet, en tant qu'on suppose, comme matière, un principe d'où sortent la terre et le feu changeant par le mouvement qui se produit, il n'y a bien alors qu'un seul et unique élément. Mais en tant que cet élément lui-même est produit par la réunion de ces substances, qui se combinent, il s'ensuit que ces substances, avant leur réunion, sont elles-mêmes plus élémentaires, et antérieures par leur nature.

Mais il nous faut, à notre tour, parler d'une manière générale de la production et de la destruction des choses, entendues au sens absolu. Nous rechercherons si elle est ou n'est pas, et nous dirons comment elle est. On parlera aussi des autres mouvements simples, tels que l'accroissement et l'altération.

 

 

Lectio 2

Leçon 2 ─ Insuffisance des théories antérieures : Platon, Démocrite et autres (Traduction Georges Comeau, 2017)

[71424] In De generatione, lib. 1 l. 2 n. 1 Supra Aristoteles assignavit rationem quare quidam antiqui philosophi posuerunt generationem ab alteratione differre, quidam autem non, ex eo quod quidam posuerunt unum principium materiale, quidam autem multa. Hanc rationem supra manifestavit quantum ad radicem, ostendens quomodo quidam philosophorum posuerunt multa principia: nam ponentibus unum principium absolutior est sermo. Nunc autem intendit ipsam rationem secundum se manifestare. Et circa hoc duo facit: primo manifestat ipsam rationem; secundo obiicit contra eam, ibi: necesse est autem et cetera. Circa primum duo facit: primo manifestat praedictam rationem quantum ad ponentes unum principium; secundo quantum ad ponentes plura principia, ibi: his autem qui genera multa et cetera.

Aristote a donné plus haut la raison pour laquelle certains anciens philosophes ont affirmé que la génération diffère de l’altération et d’autres pas, à savoir que certains ont supposé un seul principe matériel et d’autres plusieurs. Il a manifesté plus haut cette raison quant à sa source, en montrant comment certains philosophes ont affirmé l’existence de plusieurs principes, car ceux qui supposent un seul principe tiennent un discours plus catégorique. Maintenant, il vise à manifester cette raison en tant que telle. Et il traite ce point en deux parties : en premier, il manifeste la raison; en deuxième, il argumente contre elle, où il dit : Ainsi, ces philosophes eux-mêmes, etc. Il traite la première partie en deux points : il manifeste cette raison, en premier, dans le cas de ceux qui supposent un seul principe; en deuxième, dans le cas de ceux qui en supposent plusieurs, où il dit : Mais quand on reconnaît, etc.

[71425] In De generatione, lib. 1 l. 2 n. 2 Dicit ergo primo quod omnibus illis philosophis qui ex uno principio materiali ponunt omnia esse producta, necesse est dicere quod generatio et corruptio idem sit alterationi. Illud enim principium materiale ponebant esse aliquod ens actu, puta ignem vel aerem aut aquam: et ponebant quod illud esset substantia omnium quae ex eo generantur: et sicut materia semper manet in his quae ex materia fiunt, ita ponebant quod illud subiectum semper manet unum et idem. Hoc autem dicimus alterari, quando, manente substantia actu existentis, fit aliqua variatio circa formam. Unde sequitur quod nulla transmutatio esse possit quae dicitur simplex generatio et corruptio, sed sola alteratio. Nos autem ponimus omnium generabilium et corruptibilium esse unum subiectum primum, quod tamen non est ens actu, sed in potentia. Et ideo ex eo quod accipit formam, per quam fit ens actu, dicitur simpliciter generatio: ex hoc autem quod, postquam est ens actu factum, suscipit aliam quamcumque formam, dicitur alteratio.

Il dit donc en premier que tous les philosophes qui disent que toutes choses sont produites à partir d’un seul principe matériel doivent nécessairement dire que la génération et la corruption sont la même chose que l’altération. Ils affirmaient en effet que ce principe matériel était une sorte d’être en acte, comme le feu, l’air ou l’eau; et ils affirmaient qu’il était la substance de toutes les choses qui en sont engendrées; et, de même que la matière demeure toujours dans les êtres faits de matière, ils affirmaient de même que ce sujet demeure toujours un et identique. Mais nous parlons d’altération quand, alors que la substance demeure en acte, il y a une variation concernant la forme. Il s’ensuit donc qu’il ne pourrait y avoir aucun changement qui pourrait être appelé génération ou corruption absolue; seule l’altération serait possible. Mais nous, nous affirmons qu’il existe un sujet premier de tout ce qui peut être engendré ou corrompu, mais que ce sujet n’est pas en acte, mais en puissance. Et alors, du fait qu’il reçoit une forme par laquelle il devient être en acte, on parle de génération absolue; mais du fait qu’ensuite, une fois que l’être en acte a été produit, il reçoit toute autre forme, on parle d’altération.

[71426] In De generatione, lib. 1 l. 2 n. 3 Deinde cum dicit: his autem etc., manifestat praedictam rationem quantum ad ponentes plura principia. Et dicit quod illis qui faciunt multa genera principiorum materialium, de quibus supra dictum est, necesse est dicere quod differat generatio ab alteratione. Inquantum enim illa principia materialia conveniunt in unum, contingit, secundum eos, generatio: in quantum autem dissolvuntur, contingit corruptio. Unde Empedocles dicit quod natura, idest forma corporis compositi ex elementis, nullius elementorum est (neque enim est de natura ignis, neque de natura aquae vel aliorum elementorum), sed est solum mixtura, idest solum consistit in natura quadam mixtionis; et opposita privatio consistit in segregatione mixtorum. Et quia ex hoc dicitur aliquid generari, quod acquirit propriam naturam; ideo ponebant quod ex congregatione erat generatio, et ex segregatione corruptio. Fieri alterationem autem ponebant per solam transmutationem, ut infra dicetur. Quia igitur iste sermo est proprius suppositioni eorum, scilicet quod ita loquantur, manifestum est quod ita dicunt de differentia generationis et alterationis, sicut dictum est.

Puis lorsqu’il dit : Mais quand on reconnaît, etc., il démontre l’argument susdit dans le cas de ceux qui affirment plusieurs principes. Et il dit que pour ceux de qui on a parlé plus haut, et qui affirment plusieurs genres de principes matériels, il est nécessaire de dire que la génération diffère de l’altération. En effet, selon eux, en tant que ces principes matériels se rassemblent en une unité, une génération se produit; en tant qu’ils se dissocient, il y a corruption. C’est pourquoi Empédocle affirme que la nature, c'est-à-dire la forme du corps composé d’éléments, n’est celle d’aucun des éléments (en effet, le corps n’a ni la nature du feu, ni la nature de l’eau ou des autres éléments), mais elle est seulement mélange, c'est-à-dire consiste seulement dans la nature d’un certain mélange, et la privation opposée consiste dans la dissociation du mélange. Et parce qu’on dit qu’une chose est engendrée du fait qu’elle acquiert sa nature propre, ils affirmaient que la génération provenait du rassemblement, et la corruption de la dissociation. Ils affirmaient par ailleurs que l’altération se produit seulement par transformation, comme on le dira plus loin. Alors, comme ce langage, c'est-à-dire le fait qu’ils parlent ainsi, est propre à leur hypothèse, il est manifeste que ces propos portent sur la différence entre la génération et l’altération, comme on l’a dit.

[71427] In De generatione, lib. 1 l. 2 n. 4 Deinde cum dicit: necesse est autem etc., improbat ea quae dicta sunt, quantum ad ponentes plura principia: nam ponentes unum principium, ex necessitate concludunt propositum, supposita sua radice. Et circa hoc duo facit: primo obiicit communiter contra omnes; secundo specialiter contra Empedoclem, ibi: Empedocles quidem igitur et cetera. Circa primum duo facit. Primo proponit quod intendit, dicens quod his qui ponunt multa principia, necesse est dicere quod generatio sit aliud praeter alterationem, ut dictum est: sed tamen hoc est impossibile subsistere secundum ea quae ab eis dicuntur. Quod facile potest videri ex his quae sequuntur. Secundo ibi: quemadmodum enim etc., manifestat propositum duabus rationibus. Circa quarum primam proponit quandam similitudinem, dicens quod sicut videmus quod, substantia quiescente, idest permanente, accidit in ea transmutatio secundum magnitudinem, quae nominatur augmentatio et deminutio, ita necesse est esse de alteratione, quae est motus secundum qualitatem: nam sicut quantitas fundatur in substantia, ita et qualitas. Sed impossibile est per hunc modum fieri alterationem, secundum ea quae ponunt facientes plura principia. Dicunt enim quod passiones, idest passibiles qualitates, secundum quas dicimus hoc contingere, scilicet alterationem, ut patet ex VII Physic., sunt differentiae propriae elementorum, scilicet calidum et frigidum, album et nigrum, siccum et humidum, molle et durum, et alia huiusmodi: sicut Empedocles dixit quod sol, idest ignis (ponebat enim solem igneae naturae), videtur esse albus et calidus, imber vero, idest aqua, videtur in omnibus esse niger, frigidus et nebulosus, sicut patet ex ipsa obscuratione aeris, quae fit per imbres: et similiter determinabat de reliquis passionibus, attribuens eas elementis. Dicebant autem quod non erat possibile ex igne fieri aquam, aut ex aqua terram, vel quocumque modo unum elementorum converti in aliud: non enim ponebant huiusmodi elementa composita ex materia et forma, ut sic possit ex uno corrupto aliud generari; sed ponebant esse primas materias, quae non resolverentur in aliquod primum subiectum; oportet autem omne quod in aliud convertitur, resolvi in aliquod subiectum primum. Impossibile est autem propria accidentia inveniri nisi in propriis subiectis: unde, si calidum est proprium accidens ignis et frigidum aquae, impossibile est calidum esse nisi in igne, et frigidum nisi in aqua, et sic de aliis. Si ergo ex aqua non potest fieri ignis, neque ex uno elementorum aliud, consequens est quod nec possit aliquid ex albo fieri nigrum vel ex molli durum: et eadem ratio est de aliis huiusmodi qualitatibus. Cum ergo alteratio non contingat nisi secundum variationem dictarum qualitatum circa idem subiectum, consequens est quod nulla erit alteratio. Et ita nihil est quod ponunt differentiam inter generationem et alterationem.

Puis lorsqu’il dit : Ainsi, ces philosophes eux-mêmes, etc., il réfute ces propos dans le cas de ceux qui affirment plusieurs principes; en effet, ceux qui affirment un seul principe, leur point de départ étant admis, tirent nécessairement notre conclusion. Et il traite ce sujet en deux parties : il argumente, en premier, contre gous en général, et en deuxième spécialement contre Empédocle, où il dit : Ainsi, Empédocle nous paraît, etc. Il traite la première partie en deux points. En premier, il propose ce qu’il veut prouver en disant que ceux qui affirment l’existence de plusieurs principes doivent nécessairement dire que la génération est autre chose que l’altération, comme on l’a dit; mais pourtant, cette assertion est impossible à défendre d’après les propos qu’ils tiennent. On peut voir cela facilement d’après ce qui suit. En deuxième, où il dit : En effet, de même que la substance, etc., il manifeste sa thèse par deux arguments. Dans le premier, il présente une comparaison en disant que de même que nous voyons que, la substance étant en repos, c'est-à-dire restant la même, il s’y produit un changement de grandeur qu’on appelle augmentation ou diminution, il en est nécairement de même pour l’altération, qui est un mouvement affectant la qualité, car de même que la quantité est fondée sur la substance, la qualité l’est aussi. Mais il est impossible que l’altération se fasse de la manière qu’affirment ceux qui supposent plusieurs principes. Ils disent en effet que les affections, c'est-à-dire les qualités passives, selon lesquelles nous disons que cela (l’altération), comme on l’a montré au livre VII des Physiques, se produit sont les différences propres des éléments, à savoir le chaud et le froid, le blanc et le noir, le sec et l’humide, le mou et le dur, et autres choses du genre; ainsi, Empédocle a dit que le soleil, c'est-à-dire le feu (il affirmait en effet que le soleil a la nature du feu), apparaît blanc et chaud, et que la pluie, c'est-à-dire l’eau, semble être en toutes choses noire, froide et nuageuse, comme le démontre l’obscurcissement de l’air produit par les nuages; et il traitait pareillement des autres affections, en les attribuant aux éléments. Ils disaient[2] cependant qu’il n’était pas possible que l’eau vienne du feu, ou la terre de l’eau, ou que l’un des éléments soit transformé en un autre de quelque façon; en effet, ils n’affirmaient pas que ces éléments sont composés de matière et de forme, de sorte qu’ainsi, quand l’un se corrompt, l’autre soit engendré; mais ils affirmaient qu’il y avait des matières premières qui ne se désagrègent pas en un sujet premier; mais il faut que tout ce qui est transformé en autre chose se désagrège en un sujet premier. Or, il est impossible de trouver des propriétés essentielles ailleurs que dans leurs sujets propres; c’est pourquoi, si le chaud est la propriété essentielle du feu et le froid celle de l’eau, il est impossible que le chaud soit ailleurs que dans le feu, le froid ailleurs que dans l’eau, et ainsi de suite. Si donc le feu ne peut pas être fait à partir de l’eau, ni un élément à partir d’un autre, il s’ensuit que le noir ne peut pas non plus être fait à partir du blanc, ni le dur à partir du mou, et il en va de même des autres qualités du genre. Alors, comme il ne peut pas y avoir altération autrement que par modification des qualités mentionnées affectant le même sujet, il s’ensuit qu’il ne peut exister aucune altération. Et ainsi, cela ne veut rien dire qu’ils mettent une différence entre génération et altération.

[71428] In De generatione, lib. 1 l. 2 n. 5 Secundam rationem ponit ibi: amplius autem et cetera. Et dicit quod necesse est supponere unam naturam contrariis, quae sunt termini motus, in quolibet motu, scilicet sive transmutetur aliquid secundum locum, sive secundum augmentum et deminutionem. Et similiter necesse est hoc esse in alteratione, ut si alteratio est, sit unum subiectum et una materia omnium habentium huiusmodi transmutationem adinvicem: et si est unum subiectum eorum secundum quae attenditur alteratio, sequitur quod sit alteratio. Quia igitur praedicti philosophi non ponunt unum subiectum omnium qualitatum secundum quas attenditur alteratio, sed plura, non possunt ponere alterationem: et sic supervacue dicunt aliud esse generationem et alterationem. Differt autem haec ratio a priori: nam haec ratio assignat universalem causam medii quod assumebatur in prima ratione.

Il donne le deuxième argument où il dit : Mais n’est-il pas évident, etc. Et il dit qu’il est nécessaire de supposer, pour tout mouvement, que les contraires qui sont les termes du mouvement ont la même nature, soit que l’objet soit modifié par mouvement local ou qu’il le soit par augmentation et diminution. Et il doit nécessairement en aller de même pour l’altération, de sorte que s’il y a altération, il y a un sujet unique et une matière unique pour tous les êtres qui sont ainsi transformés les uns dans les autres; également, s’il y a un seul sujet pour les caractéristiques donnant lieu à altération, il s’ensuit qu’il y a altération. Donc, puisque ces philosophes n’affirment pas l’existence d’un sujet unique, mais de plusieurs sujets de toutes les qualités selon lesquelles on parle d’altération, ils ne peuvent pas dire qu’il y a altération; et ainsi, leur affirmation d’une différence entre génération et altération est tout à fait dénuée de sens. Cet argument diffère du précédent, car il donne une cause universelle du moyen terme qui a servi au premier argument.

[71429] In De generatione, lib. 1 l. 2 n. 6 Deinde cum dicit: Empedocles quidem igitur etc., disputat contra Empedoclem specialiter, duabus rationibus. Circa quarum primam dicit quod Empedocles videtur contraria dicere non solum his quae apparent secundum sensum, in quibus videmus ex aqua fieri aerem et ex aere ignem: sed etiam videtur contraria dicere sibi ipsi. Ex una enim parte dicit quod nullum elementorum generatur ex altero, sed alia omnia elementata corpora componuntur ex eis: ex alia vero dicit quod, antequam mundus hic generaretur, contigit omnem naturam rerum congregatam esse in unum per amicitiam, praeter litem; et quod rursus unumquodque elementorum, et etiam unumquodque aliorum corporum, factum est ex illo uno per litem segregantem res. Unde manifestum est quod per quasdam differentias et passiones diversorum elementorum, factum est per litem quod ex illo uno primo hoc esset aqua et aliud esset ignis. Et exemplificat de differentiis et passionibus: sicut ipse dicit quod sol, idest ignis, est albus et calidus et levis, terra autem gravis et dura. Et sic patet quod istae differentiae de novo superveniunt elementis. Omne autem quod de novo advenit, potest auferri. Quia igitur huiusmodi differentiae sunt auferibiles, utpote de novo genitae, manifestum est quod, ablatis huiusmodi differentiis, necesse est fieri et aquam ex terra et terram ex aqua, et similiter unumquodque elementorum ex alio: et hoc non tunc solum, scilicet in principio mundi, sed etiam nunc: et hoc per transmutationem passionum. Et quod talis transmutatio passionum fieri possit, probat dupliciter. Primo quidem ex natura ipsarum passionum: quia ex his quae dicit Empedocles, sequitur quod possint de novo advenire, puta per litem segregantem, et rursus separari ab elementis, puta per amicitiam unientem. Aliter ex causa illarum passionum: quia etiam nunc contrariantur adinvicem lis et amicitia. Et ideo tunc, scilicet in principio mundi, ex uno generata sunt elementa, supervenientibus his differentiis: non enim potest dici quod ignis, terra et aqua existentia actu, essent unum totum.

Puis lorsqu’il dit : Ainsi, Empédocle nous paraît, etc., il argumente en particulier contre Empédocle, par deux arguments. Dans le premier, il dit qu’Empédocle semble dire le contraire non seulement de ce qui apparaît aux sens, qui nous montrent que l’eau se fait à partir de l’air et le feu à partir de l’air, mais semble aussi se contredire lui-même. D’une part, en effet, il dit qu’aucun élément n’est engendré à partir d’un autre, mais que tous les autres corps formés des éléments en sont composés; mais d’autre part, il dit qu’avant que ce monde ait été engendré, il est arrivé que toute la nature des choses a été rassemblée dans l’unité par l’amitié, sans la haine, et que de nouveau chacun des éléments, ainsi que chacun des autres corps, ont été produits à partir de cette unité par la haine qui les a dissociés. Il est donc évident que par certaines différences et propriétés des divers éléments, la haine a fait en sorte qu’à partir de cet être premier, une partie a été de l’eau et une autre a été du feu. Et il donne des exemples de différences et de propriétés : il dit ainsi que le soleil, c'est-à-dire le feu, est blanc, chaud et léger, et la terre est pesante et dure. Et ainsi, il est évident que ces différences arrivent aux éléments comme quelque chose de nouveau. Mais tout ce qui arrive comme étant nouveau peut être enlevé. Donc, comme ces différences peuvent être enlevées du fait qu’elles ont été nouvellement engendrées, il est manifeste que, une fois ces différences enlevées, il est nécessaire que l’eau soit produite à partir de la terre et la terre à partir de l’eau, et de même n’importe quel élément à partir d’un autre, et ce, non seulement alors, c'est-à-dire à l’origine du monde, mais aussi maintenant, par changement des propriétés. Et il prouve de deux façons qu’un tel changement des propriétés peut se produire. En premier, par la nature même des propriétés, car il s’ensuit de ce que dit Empédocle qu’elles peuvent apparaître comme une nouveauté, par exemple à cause de la haine qui dissocie, et être de nouveau séparées des éléments, par exemple à cause de l’amitié qui unit. L’autre preuve est tirée de la cause de ces propriétés, car aujourd'hui encore, la haine et l’amitié sont opposées l’une à l’autre. C’est pourquoi, alors, c'est-à-dire à l’origine du monde, les éléments ont été engendrés à partir de l’unité, quand ces différences sont survenues; on ne peut pas dire en effet que le feu, la terre et l’eau existant en acte soient un tout unique.

[71430] In De generatione, lib. 1 l. 2 n. 7 Secundam rationem ponit ibi: incertum autem et cetera. Et dicit quod incertum est utrum Empedocles debuerit unum principium ponere aut multa, quamvis ipse multa posuerit, scilicet ignem et terram et alia quae coexistunt eis. Et ideo dicit esse incertum, quia inquantum supponitur unum quoddam, ex quo sicut ex materia fiunt ignis, terra et aqua per aliquam transmutationem a lite segregante, videtur quod sit unum elementum: inquantum autem illud unum fit ex compositione elementorum in unum convenientium per amicitiam, illa autem, scilicet elementa, fiunt ex illo uno per quandam dissolutionem per operationem litis, videtur magis quod illa quatuor sint elementa et prius natura. Et licet hoc magis attendebat Empedocles, ponens res fieri per congregationem et segregationem, Aristoteles tamen in praecedenti ratione probat quod necesse est elementa fieri non per solam segregationem, sed per quandam transmutationem, supervenientibus differentiis elementorum: ex quo sequitur contrarium eius quod intendebat Empedocles, scilicet quod illud unum sit magis principium.

Il donne le deuxième argument où il dit : Mais avec cette théorie, etc. Et il dit qu’on ne sait pas trop si Empédocle aurait dû affirmer un seul principe ou plusieurs, même s’il a affirmé qu’il y en avait plusieurs, à savoir le feu, la terre et les autres qui coexistent avec eux. Et il dit qu’on ne sait pas trop parce que, du fait qu’on suppose quelque chose d’unique à partir de quoi sont produits, comme à partir d’une matière, le feu, la terre et l’eau par suite d’une transformation causée par la haine qui dissocie, il semble qu’il y ait un seul élément; mais du fait que cette chose unique est produite par la réunion dans l’unité des éléments rassemblés par l’amitié, ces éléments sont produits à partir de cette chose unique par une dissociation sous l’action de la haine, il semble plutôt que ces quatre choses sont les éléments et sont antérieurs par nature. Et même si c’est plutôt cela que pensait Empédocle en affirmant que les choses sont produites par rassemblement et dissociation, Aristote prouve pourtant, dans l’argument précédent, qu’il est nécessaire que les éléments soient produits non seulement par dissociation, mais aussi par un changement quand se surajoutent les différences des éléments; il s’ensuit le contraire de ce que voulait prouver Empédocle, à savoir que cet être un est davantage le principe.

 

 

 

Leçon 3

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Platon n'a donc étudié la production et la destruction qu'en considérant la manière dont elles sont dans les choses, et encore n'a-t-il pas étudié la production dans toute sa généralité, mais seulement celle des éléments. Il n'a rien dit sur la formation de tous les corps du genre de la chair, des os et autres corps analogues; il n'a pas parlé non plus, ni de l'altération ni de l'accroissement, et il n'a pas montré comment il les conçoit dans les êtres.

Du reste, on peut affirmer que personne, si l'on en excepte Démocrite, n'a parlé d'aucun de ces sujets autrement que d'une façon toute superficielle. Quant à lui, il semble bien avoir songé à toutes les questions; mais il diffère de nous en expliquant la manière dont les choses se passent. Personne, comme nous venons de le dire, n'a pensé à expliquer l'accroissement, si ce n'est peut-être dans le sens où tout le monde comprend ce phénomène, c'est-à-dire en disant que les corps s'accroissent, parce que le semblable vient se joindre au semblable. Mais comment ce phénomène a lieu, c'est ce qu'on n'a point encore expliqué.

D'ailleurs, on n'a pas étudié non plus davantage la question du mélange, ni aucune des questions de ce genre, et par exemple, la question de savoir comment les choses peuvent agir ou souffrir, et comment telle chose produit et telle autre souffre les actions naturelles.

Démocrite et Leucippe, en ne s'attachant qu'aux formes des éléments, en font sortir l'altération et la production des choses. Ainsi, c'est de la division et de la combinaison des atomes que viennent la production et la destruction ; c'est de leur ordre et de leur position que vient l'altération. Mais comme ces philosophes trouvent la vérité dans la simple apparence, et que les phénomènes sont à la fois contraires et en nombre infini, ils ont dû faire les formes des atomes infinies aussi, de telle sorte que, selon les changements de la disposition, la même chose peut sembler contraire à tel ou tel observateur. Elle semble transformée, pour peu que la moindre parcelle étrangère vienne s'y mêler et s'y ajouter, et elle semble totalement différente par le déplacement d'une seule de ses parties. C'est ainsi qu'avec les mêmes lettres on peut faire à son choix une tragédie et une comédie.

Mais, comme tout le monde, presque sans exception, croit en général que la production et l'altération des choses sont des phénomènes très différents, et que les choses, pour se produire ou se détruire, doivent se combiner ou se séparer, tandis qu'elles s'altèrent par les changements de leurs propriétés, il faut nous arrêter à ces questions, qui offrent, en effet, de nombreuses et réelles difficultés. Si l'on ne fait de la production des choses, par exemple, qu'une combinaison, cette théorie a une foule de conséquences insoutenables. Mais il y a d'autres arguments en sens contraire non moins décisifs, et qu'il est très difficile de réfuter, démontrant que la production ne peut pas être autre chose qu'une simple combinaison, et que, si la production n'est pas une combinaison, dès lors il n'y a plus du tout de production, et qu'elle n'est qu'une altération. Il n'en faut pas moins essayer de résoudre ces difficultés, toutes graves qu'elles sont.

 Le point essentiel, au début de toute cette discussion, c'est de savoir si les choses se produisent, s'altèrent, et s'accroissent, ou souffrent les phénomènes contraires à ceux-là, parce qu'il y a des atomes, c'est-à-dire des grandeurs primitives indivisibles ; ou bien s'il n'y a pas du tout de grandeurs indivisibles. Ce problème est de la plus haute importance. D'autre part, en supposant qu'il y ait des atomes, on peut se demander encore si, comme le veulent Démocrite et Leucippe, ces grandeurs indivisibles sont des corps, ou si ce sont de simples surfaces, comme on le dit dans le Timée.

Mais il est absurde, ainsi que nous l'avons démontré ailleurs, de pousser l'analyse des corps jusqu'à les réduire en surfaces; et par conséquent, il serait plus raisonnable de croire que les atomes sont des corps. J'avoue du reste que cette opinion offre aussi bien peu d'apparence de raison. On peut néanmoins, dans ce système, ainsi qu'on l'a dit, expliquer l'altération et la production des choses, en métamorphosant le même corps selon sa rotation, selon son contact, ou selon les différences de ses formes. C'est là ce que fait Démocrite, et voilà ce qui l'amène à nier la réalité de la couleur, attendu que, selon lui, c'est la rotation seule des corps qui la produit. Mais ceux qui admettent la division des corps en surfaces ne peuvent plus rendre compte de la couleur; car en accumulant des surfaces qui ont de la largeur les unes avec les autres, on arrive uniquement à produire des solides; mais l'on ne saurait jamais réussir à en tirer aucune qualité corporelle.

La cause qui a fait que ces philosophes ont aperçu moins bien que d'autres les phénomènes sur lesquels tout le monde est d'accord, c'est le défaut d'observation. Au contraire, ceux qui ont donné davantage à l'examen de la nature sont mieux en état de découvrir ces principes, qui peuvent s'étendre ensuite à un si grand nombre de faits. Mais ceux qui, se perdant dans des théories compliquées, n'observent pas les faits réels, n'ont les yeux fixés que sur un petit nombre de phénomènes; et ils se prononcent plus aisément.

C'est encore ici qu'on-peut bien voir toute la différence qui sépare l'étude véritable de la nature et une étude purement logique; car pour démontrer, par exemple, qu'il y a des atomes ou grandeurs indivisibles, ces philosophes prétendent que, s'il n'y en avait pas, le triangle même, le triangle idéal, serait multiple, tandis que, sur cette question, Démocrite paraît ne s'en être rapporté qu'à des études spéciales et toutes physiques. Du reste, la suite de cette discussion fera mieux voir ce que nous voulons dire.

 

 

Lectio 3

Leçon 3 ─ Insuffisance des théories antérieures : Platon, Démocrite et autres (Traduction Georges Comeau, 2017)

[71431] In De generatione, lib. 1 l. 3 n. 1 Postquam philosophus prosecutus est opinionem antiquorum philosophorum circa differentiam generationis et alterationis, hic incipit determinare de generatione et alteratione, et de aliis motibus. Et circa hoc duo facit: primo dicit de quo est intentio; secundo incipit prosequi suam intentionem, ibi: Democritus autem et Leucippus et cetera. Circa primum duo facit: primo ponit suam intentionem; secundo suae intentionis rationem assignat, ibi: Plato igitur et cetera. Dicit ergo primo quod, quia antiqui philosophi dubitaverunt de differentia generationis et alterationis, dicendum est nobis in universali de simplici generatione et corruptione, idest secundum quam aliquid dicitur simpliciter generari et corrumpi; utrum scilicet generatio simpliciter est aut non. Nam secundum illos qui dicunt generationem ab alteratione differre, generatio simpliciter est: non est autem secundum eos qui earum differentiam negant. Et si est simpliciter generatio, dicendum quomodo est. Et similiter dicendum est de aliis motibus, qui ordinantur quodammodo ad generationem simplicem, ut supra dictum est, puta de alteratione et augmentatione.

Après avoir traité de l’opinion des anciens philosophes au sujet de la différence entre la génération et l’altération, le Philosophe commence ici à traiter de la génération, de l’altération et des autres mouvements. Et il traite ce sujet en deux points : en premier, il énonce sa thèse; en deuxième, il commence à la discuter, où il dit : Démocrite et Leucippe, etc. Il traite le premier point en deux parties : en premier, il énonce sa thèse; en deuxième, il donne la raison de cette théorie, où il dit : Platon n’a donc étudié, etc. Il dit donc en premier que, étant donné que les anciens philosophes ont eu des doutes sur la différence entre la génération et l’altération, nous devons parler de façon universelle de la génération et la corruption absolues, c'est-à-dire selon lesquelles on dit qu’une chose est absolument engendrée ou corrompue, et déterminer si la génération absolue est une chose qui existe ou non. En effet, selon ceux qui disent que la génération diffère de l’altération, la génération absolue existe, mais elle n’existe pas selon ceux qui nient leur différence. Et si la génération absolue existe, il faut dire comment elle est. Et il faut parler également des autres mouvements, qui sont ordonnés de quelque façon à la génération absolue, comme on l’a dit, comme c’est le cas de l’altération et de l’augmentation.

[71432] In De generatione, lib. 1 l. 3 n. 2 Deinde cum dicit: Plato igitur etc., assignat rationem suae intentionis, ex eo quod alii philosophi de his insufficienter tractaverunt. Et dicit quod Plato inquisivit de generatione et corruptione tantum, quomodo sint in rebus: non tamen de omni generatione, sed solum de generatione elementorum, non autem quomodo generentur carnes et ossa, aut aliquod aliorum mixtorum corporum: neque etiam tractavit de alteratione et augmentatione, quomodo sint in rebus. Et universaliter nullus aliorum philosophorum dixit determinate aliquid praeter ea quae superficietenus apparent, nisi solus Democritus, qui videtur curam habuisse de omnibus diligenter inquirere. Sed iam differt quomodo inquisiverint: quia non sufficienter. Nullus enim, nec ipse nec alius, determinavit de augmentatione, ut ita sit dicere, quod etiam non quicumque idiota dicere posset, scilicet quod augmentatio fiat adveniente aliquo simili: sed quomodo per adventum similis aliquid augmentetur, hoc non dixerunt. Neque etiam aliquid dixerunt de mixtione, vel de aliquo aliorum consimili nullo, ut ita dicam; puta de facere et pati, scilicet quomodo hoc agat et hoc patiatur, secundum naturales operationes.

Puis lorsqu.il dit : Platon n’a donc étudié, etc., il donne la raison de ce qu’il veut faire, à savoir que les autres philosophes ont traité insuffisamment de cette question. Et il dit que Platon, au sujet de la génération et de la corruption, a recherché seulement comment elles se trouvent dans les choses, et non pas au sujet de toute génération, mais seulement au sujet de la génération des éléments : il ne s’est pas demandé comment sont engendrés la chair et les os, ou quelque autre corps formé d’un mélange, et il n’a pas traité non pour de l’altération et de l’augmentation pour dire comment elles sont dans les choses. Et de façon générale, aucun des autres philosophes n’a rien dit de précis en plus de ce qu’on peut voir d’un regard superficiel, à l’exception d’Empédocle, qui semble s’être soucié de faire des recherches diligentes sur toutes choses. Mais leurs manières de chercher ont été différentes, car leurs recherches n’étaient pas suffisantes. Personne en effet, ni Empédocle ni un autre, n’a traité de l’augmentation, sauf pour dire ce que n’importe quel profane ne pourrait pas dire, à savoir que l’augmentation se produit par ajout d’une matière semblable; mais comment l’ajout de quelque chose de semblable produit une augmentation, ils ne l’ont pas dit. Ils n’ont rien dit non plus du mélange, ou d’aucune autre chose semblable, pour ainsi dire, par exemple de l’action et de la passion, c'est-à-dire comment ceci agit et cela subit selon les opérations naturelles.

[71433] In De generatione, lib. 1 l. 3 n. 3 Deinde cum dicit: Democritus autem et Leucippus etc., incipit prosequi suum propositum. Et primo determinat de generatione et alteratione, eo quod earum connexa est consideratio; secundo determinat de augmentatione, ibi: de augmentatione autem et cetera. Circa primum duo facit: primo ponit opiniones aliorum de generatione et alteratione; secundo determinat de his secundum propriam opinionem, ibi: determinatis autem his et cetera. Circa primum duo facit: primo recitat opinionem Democriti, qui de omnibus curam habuit, ut dictum est; secundo inquirit de veritate ipsius, ibi: quoniam autem videtur omnibus et cetera. Circa primum duo facit: primo ponit opinionem Democriti; secundo ponit rationem ipsius, ibi: quoniam autem existimabant et cetera. Dicit ergo primo quod Democritus et Leucippus, qui faciebant principia rerum corpora indivisibilia infinitarum figurarum, ex his causabant generationem et alterationem. Dicebant enim quod per congregationem et segregationem dictorum corporum figuratorum, causabatur generatio et corruptio: per mutationem autem ordinis et positionis dictorum corporum, causabatur alteratio.

Puis lorsqu’il dit : Démocrite et Leucippe, etc., il commence à développer sa thèse. Et en premier, il traite de la génération et de l’altération, de manière à les étudier ensemble; en deuxième, il traite de l’augmentation, où il dit : Nous avons encore à parler de l’accroissement, etc. (leçon XI). Il traite le premier sujet en deux parties : en premier, il expose les opinions des autres sur la génération et l’altération; en deuxième, il en traite selon sa propre opinion, où il dit : Ceci fixé, il faut rechercher, etc. (leçon VI). Il traite la première partie en deux points : en premier, il expose l’opinion de Démocrite, qui a réfléchi à toutes les questions, comme on l’a dit; en deuxième, il s’interroge sur sa vérité, où il dit : Mais, comme tout le monde, etc. Il traite le premier point en deux parties : en premier, il présente l’opinion de Démocrite; en deuxième, il expose son argument, où il dit : Mais comme ces philosophes, etc. Il dit donc en premier que Démodrite et Leucippe, qui supposaient comme principes des choses des corps indivisibles ayant une infinité de formes, voyaient en eux la cause de la génération et de l’altération. Ils disaient en effet que la génération et la corruption étaient causées par l’assemblage et la dissociation de ces corps ayant des formes, et que l’altération était causée par le changement de l’ordre et de la position de ces corps.

[71434] In De generatione, lib. 1 l. 3 n. 4 Deinde cum dicit: quoniam autem existimabant etc., assignat rationem praedictae positionis. Ad cuius evidentiam sciendum est quod, sicut dicit philosophus in IV Metaphys., quidam antiqui philosophi posuerunt verum esse in apparendo, ita scilicet quod quidquid videtur alicui, est verum; adeo quod etiam ponebant contradictoria simul esse vera, si diversis ita videtur. Hoc est ergo quod dicit, quod quia Democritus et Leucippus existimabant quod verum erat in apparendo, et diversis hominibus contraria apparent et infinita, ut ostendit multiplicitas opinionum quae est inter homines, ideo induxerunt infinitas figuras in primis rerum principiis, ut ex his ratio accipi possit infinitarum opinionum. Et inde est quod per transmutationem aliquam eius quod venit in compositionem alicuius totius, contingit quod idem videtur contrario modo se habere alii et alii; sicut propter diversum situm, collum columbae videtur esse alterius et alterius coloris. Et huiusmodi transmutatio situs aut ordinis fit per aliquod modicum quod supervenit: et, ut sit universaliter dicere, transmutato uno indivisibilium corporum, videtur aliud et aliud. Et ponit exemplum in sermonibus, quorum prima principia indivisibilia sunt litterae: ex eisdem autem litteris, transmutatis secundum ordinem aut positionem, fiunt diversi sermones, puta comoedia, quae est sermo de rebus urbanis, et tragoedia, quae est sermo de rebus bellicis. Igitur sic apparet ratio quare per variationem ordinis et positionis, dicebat Democritus alterationem causari.

Puis lorsqu’il dit : Mais comme ces philosophes trouvent, etc., il donne la raison de cette théorie. Pour la comprendre, il faut savoir que, comme le dit le Philosophe au livre IV des Métaphysiques, certains philosophes anciens ont affirmé que la vérité était dans les apparences, de sorte que tout ce qui semble vrai à quelqu’un est vrai, à tel point qu’ils affirmaient aussi que les contradictoires sont vraies en même temps si elles semblent vraies à diverses personnes. C’est donc cela qu’il dit : puisque Démocrite et Leucippe estimaient que la vérité résidait dans les apparences et que des hommes différents perçoivent des apparences contraires en quantité indéfinie, comme le montre la multitude des opinions qui circulent parmi les hommes, ils ont donc inclus une infinité de figures[3] dans les premiers principes des choses, pour pouvoir donner une raison de l’infinité des opinions. Et c’est pour cela que, par un changement de ce qui entre dans la composition d’un tout, il peut arriver que la même chose ait une apparence contraire pour diverses personnes; c’est ainsi qu’à cause de leurs positions différentes, deux personnes ne voient pas le cou de la colombe de la même couleur. Et un tel changement de position ou d’ordre est causé par la moindre chose qui se produit; et on peut dire de façon universelle que lorsque l’un des corps indivisibles est modifié, il semble différent. Et il donne l’exemple des discours, dont les premiers principes indivisibles sont les lettres : les mêmes lettres en effet, si on change leur ordre ou leur position, font des discours différents, par exemple une comédie, qui est un discours sur les choses civiles, et une tragédie, qui est un discours sur les affaires guerrières. Alors, telle semble être la raison pour laquelle Démocrite disait qu’un changement de position et d’ordre est la cause de l’altération.

[71435] In De generatione, lib. 1 l. 3 n. 5 Deinde cum dicit: quoniam autem videtur omnibus etc., inquirit veritatem huius opinionis. Et primo ostendit difficultatem circa haec existentem; secundo incipit inquirere veritatem, ibi: principium autem et cetera. Dicit ergo primo quod quia, iam pene abolitis opinionibus primorum naturalium, qui ponebant idem esse generationem et alterationem, omnibus fere videbatur tunc temporis quod aliud esset alteratio et generatio (ita scilicet quod generatio et corruptio esset per hoc quod aliqua congregantur et disgregantur, alteratio vero per hoc quod aliquorum transmutatione causantur diversae passiones), necesse est considerare, ut de his sciatur veritas. Habent enim haec quaestiones multas et rationabiles. Quia si generatio nihil est aliud quam congregatio, multa impossibilia contingunt, ut infra patebit: ex opposito autem inveniuntur aliae rationes, quae videntur cogentes et non de facili solubiles, quibus ostenditur quod non contingit aliter se habere quam quod generatio sit congregatio; ita scilicet quod, si generatio non sit congregatio, vel omnino non sit generatio, vel si est, quod sit idem quod alteratio. Et quamvis hoc sit difficile solvere, tamen debemus tentare solvere hanc difficultatem.

Ensuite, lorsqu’il dit : Mais, comme tout le monde, etc., il s’interroge sur la vérité de cette opinion. Et en premier, il montre la difficulté qui se présente à ce sujet; en deuxième, il commence à rechercher la vérité, où il dit : Le point essentiel, au début, etc. Il dit donc en premier que, les opinions des premiers physiciens ayant été presque entièrement rejetées, eux qui affirmaient que la génération est la même chose que l’altération, à peu près tout le monde à l’époque était d’avis que l’altération et la génération sont différentes (de sorte que la génération et la corruption sont ce par quoi les choses s’assemblent et se désagrègent, et l’altération se produit du fait que le changement de certains éléments cause diverses propriétés), il faut étudier la question pour connaître la vérité à ce sujet. En effet, ce sujet donne lieu à des questions nombreuses et raisonnables. En effet, si la génération n’est rien d’autre qu’un rassemblement, beaucoup d’impossibilités s’ensuivent, comme on le verra plus loin, alors qu’au contraire, on trouve d’autres arguments, qui semblent convaincants et difficiles à réfuter, qui montrent que la génération ne peut être rien d’autre qu’un rassemblement, de telle sorte que si la génération n’est pas un rassemblement, ou bien il n’existe aucune génération, ou bien si elle existe, elle est la même chose que l’altération. Et bien que cette difficulté soit difficile à résoudre, nous devons tout de même tenter de le faire.

[71436] In De generatione, lib. 1 l. 3 n. 6 Deinde cum dicit: principium autem etc., procedit ad solvendum praedictam difficultatem. Et primo praemittit duas quaestiones, quae necessariae sunt ad solvendum praedictam difficultatem; secundo eas prosequitur, ibi: hoc quidem igitur et cetera. Dicit ergo primo quod principium ad solvendum omnia praedicta, oportet accipere ab hoc quod inquiratur primo quidem, utrum entia naturalia sic generentur et alterentur et augmententur et contrariis motibus moveantur, quod sint aliquae primae magnitudines indivisibiles, vel nulla est magnitudo indivisibilis: hoc enim multum differt ad propositum. Secundo autem oportet inquirere, si sunt aliquae magnitudines indivisibiles, utrum illae magnitudines sint corpora, sicut dixerunt Democritus et Leucippus, vel sint planities, idest superficies, sicut Plato scripsit in Timaeo.

Puis lorsqu’il dit : Le point essentiel, au début, etc., il entreprend de résoudre cette difficulté. Et en premier, il soulève d’abord deux questions, qui sont nécessaires pour résoudre cette difficulté; en deuxième, il les discute, où il dit : Mais il est absurde, etc. Il dit donc en premier que le principe servant à résoudre tous les problèmes posés doit être tiré du fait qu’on se demande tout d’abord si les êtres naturels sont engendrés, altérés, augmentés et assujettis à des mouvements contraires de telle sorte qu’il existe des grandeurs premières indivisibles, ou si aucune grandeur n’est indivisible; cela a en effet une grande importance. En deuxième, il faut se demander, dans le cas où il existe des grandeurs indivisibles, si ces grandeurs sont des corps, comme l’ont dit Démocrite et Leucippe, ou des plans, c'est-à-dire des surfaces, comme Platon l’a écrit dans le Timée.

[71437] In De generatione, lib. 1 l. 3 n. 7 Deinde cum dicit: hoc quidem igitur etc., prosequitur praemissas quaestiones. Et primo prosequitur secundam, quam brevius pertransit; secundo prosequitur primam, ibi: habet autem quaestionem et cetera. Circa primum duo facit: primo ostendit convenientius posuisse, quantum ad ea quae considerantur in scientia naturali, Democritum quam Platonem; secundo causam huius assignat, ibi: causa autem et cetera. Dicit ergo primo quod, sicut in III de caelo dictum est, inconveniens est hoc ipsum etiam secundum se consideratum, quod corpora naturalia resolvantur usque ad superficies: et ideo magis est rationabile, si sint aliquae magnitudines indivisibiles, ex quibus corpora naturalia componuntur, quod huiusmodi magnitudines indivisibiles sint corpora, quam quod sint superficies: quamvis et hoc ipsum multam irrationabilitatem habeat, scilicet quod sint aliqua corpora indivisibilia, ex quibus corpora naturalia componantur, sicut partim ostensum est in libro de caelo, et partim infra patebit. Sed tamen ideo est magis rationabile ponere corpora indivisibilia quam superficies, quia his qui ponunt corpora indivisibilia esse principia corporum naturalium, contingit assignare causam generationis et alterationis: quae quidem alteratio, sicut dictum est, transmutat aliquid unum et idem per quandam conversionem corporum indivisibilium, et per alium modum contactus secundum diversum situm et ordinem, et etiam secundum differentiam figurarum, sicut ponebat Democritus, assignans causam alterationis. Unde Democritus ponebat quod color et aliae huiusmodi qualitates naturales, non sint aliquid habens esse fixum in natura: sed quod aliquid videtur coloratum per quandam conversionem, idest per aliquam variationem corporum indivisibilium secundum ordinem et situm. Manifestum est enim quod quaedam nobis apparent, quorum apparentia causatur ex aliquo modo reflexionis secundum aliquem ordinem et situm, sicut forma quae apparet in speculo, et sicut colores iridis, et alia huiusmodi. Talia ergo existimabat esse Democritus omnes formas et qualitates rerum naturalium: et secundum hoc, suppositis suis principiis, ex diversitate positionis et ordinis causabat omnem diversitatem alterationis. Sed Platonici, qui resolvebant corpora in superficies, non poterant assignare causam alicuius transmutationis formalis: quia ex superficiebus, quando componuntur adinvicem, nihil est rationabile fieri nisi solida. Cum enim puncta, lineae et superficies purae sint res mathematicae, non possunt causare ex seipsis aliquam passionem naturalem: unde, sicut ex punctis non fit nisi linea, et ex lineis non fit nisi superficies, ita ex superficiebus non potest causari nisi corpus. Sed nec ipsi Platonici conantur ad hoc quod ex commixtione superficierum assignent causam alicuius passionis naturalis.

Puis lorsqu’il dit : Mais il est absurde, etc., il discute les questions ci-dessus. Et en premier, il discute la deuxième, dont il traite plus brièvement; en deuxième, il discute la première, où il dit : C’est une grande difficulté, etc. (leçon IV). Il traite le premier point en deux parties : en premier, il il montre que la position de Démocrite au sujet des choses qui sont étudiées dans la science de la nature est plus judicieuse que celle de Platon; en deuxième, il en donne la cause, où il dit : La cause qui a fait que ces philosophes, etc. Il dit donc en premier, comme il est dit au livre III Du Ciel, il est absurde, même si on considère cette théorie en elle-même, de penser que les corps naturels se résuisent en surfaces ; il est donc plus raisonnable, s’il existe des grandeurs indivisibles dont les corps naturels se composent, que ces grandeurs indivisibles soient des corps plutôt que des surfaces; et pourtant, l’existence de corps indivisibles dont les corps naturels sont composés, elle aussi, est hautement déraisonnable, comme il a été montré en partie dans le livre Du Ciel, et comme on le montrera en partie plus loin. Malgré tout, il est plus raisonnable de supposer des corps indivisibles que des surfaces, car ceux qui affirment que des corps indivisibles sont les principes des corps naturels sont capables de donner une cause de la génération et de l’altération : l’altération, en effet, comme on l’a dit, transforme une seule et même chose par une permutation des corps indivisibles et par un genre de contact différent selon la différence de position et d’ordre, et aussi selon la différence des figures, comme l’a affirmé Démocrite en attribuant une cause à l’altération. C’est pourquoi Démocrite affirmait que les autres qualités naturelles du genre n’ont pas d’existence fixe dans la nature, mais qu’une chose semble colorée par une sorte de retournement, c'est-à-dire par un changement d’ordre et de position des corps indivisibles. Il est évident en effet que l’apparence que certaines choses ont pour nous est causée par un genre de réflexion selon un ordre et une position, comme la forme qu’on voit dans un miroir, comme les couleurs de l'arc-en-ciel et des choses du genre. Démocrite estimait donc que tel est le cas de toutes les formes et les qualités des choses naturelles, et en conséquence, en s’appuyant sur ses principes, il faisait de la différence de position et d’ordre la cause de toute différence provenant d’une altération. Mais les Platoniciens, qui réduisaient les corps en surfaces, ne pouvaient pas attribuer une cause à un changement de la forme, car les surfaces, quand elles sont mises ensemble, ne peuvent raisonnablement former rien d’autre que des solides. En effet, puisque les points, les lignes et les surfaces sont des êtres purement mathématiques, ils ne peuvent causer par eux-mêmes aucune propriété naturelle ; et donc, comme les points ne peuvent former rien d’autre que des lignes, et les lignes, rien d’autre que des surfaces, de même les surfaces ne peuvent causer que des corps. Mais les Platoniciens eux-mêmes n’ont fait aucun effort non plus pour faire d’un assemblage de surfaces la cause d’une propriété naturelle.

[71438] In De generatione, lib. 1 l. 3 n. 8 Deinde cum dicit: causa autem etc., assignat rationem quare circa hoc magis defecit Plato quam Democritus. Et dicit quod causa huius quod Plato minus potuit videre confessa, idest ea quae sunt omnibus manifesta, fuit inexperientia: quia scilicet, circa intelligibilia intentus, sensibilibus non intendebat, circa quae est experientia. Et ideo illi philosophi qui magis studuerunt circa res sensibiles et naturales, magis potuerunt adinvenire talia principia, quibus possent multa sensibilia adaptare. Sed Platonici, qui erant indocti existentium, idest circa entia naturalia et sensibilia, respicientes ad pauca sensibilium quae eis occurrebant, ex multis sermonibus vel rationibus, idest ex multis quae in universali rationaliter considerabant, de facili enuntiant, idest absque diligenti perscrutatione sententiam proferunt de rebus sensibilibus. Potest autem considerari ex his quae prae manibus habentur, quantum differunt in perscrutatione veritatis illi qui considerant physice, idest naturaliter, attendentes rebus sensibilibus, ut Democritus, et illi qui considerant logice, idest rationaliter, attendentes communibus rationibus, sicut Platonici. Ad ostendendum enim quod magnitudines aliquae sunt indivisibiles, Platonici, logice procedentes, dicunt quod aliter sequeretur quod autotrigonum, idest per se triangulus, hoc est idea trianguli, multa erit, idest in multos triangulos dividetur: quod est inconveniens. Ponebat enim Plato omnium sensibilium esse quasdam ideas separatas, puta hominis et equi et similium, quas vocabat per se hominem et per se equum: quia scilicet, logice loquendo, homo, secundum quod est species, est praeter materialia et individualia principia, ita quod idea nihil habet nisi quod pertinet ad rationem speciei. Et eadem ratione hoc ponebat in figuris. Unde ponebat ideam triangulorum sensibilium, quae hic dicitur autotrigonum, esse indivisibilem: alioquin sequeretur quod divideretur in multa, quod est contra rationem ideae, ad quam pertinet quod sit unum praeter multa. Et ita non est inconveniens quod sint multae superficies triangulares indivisibiles conformes ideae: et eadem ratio est de aliis superficiebus. Sed Democritus videtur persuadere quod sint magnitudines indivisibiles, per rationes proprias et naturales, ut manifestum erit ex sequentibus.

Puis lorsqu’il dit : La cause qui a fait, etc., il donne la raison pour laquelle Platon, à ce sujet, a été plus gravement en erreur que Démocrite. Et il dit que la cause pour laquelle Platon a été moins capable de voir les vérités reconnues, c'est-à-dire les choses qui sont évidentes à tous, a été l’inexpérience, parce que, s’attachant aux choses intelligibles, il ne s’occupait pas des choses sensibles, sur lesquelles porte l’expérience. C’est pqu les philosophes qui ont étudié davantage les choses sensibles et naturelles ont été plus capables de trouver de tels principes, qu’ils pouvaient appliquer à beaucoup d’êtres sensibles. Mais les Platoniciens, qui étaient ignorants des réalités, c'est-à-dire des êtres naturels et sensibles, considérant seulement un petit nombre des êtres sensibles qui s’offraient à eux, énonçaient beaucoup de discours ou de raisons, c'est-à-dire beaucoup de considérations rationnelles universelles, et ils pouvaient ainsi faire des affirmations faciles, c'est-à-dire affirmer des théories sur les choses sensibles sans en avoir fait une étude sérieuse. Mais nous pouvons réfléchir, d’après ce que nous avons entre les mains, à l’ampleur de la différence dans la recherche de la vérité entre ceux qui font une étude physique, c'est-à-dire de la nature, en examinant les choses sensibles, comme Démocrite, et ceux qui font une étude logique, c'est-à-dire rationnelle, en réfléchissant à des notions générales, comme les Platoniciens. Pour montrer en effet que certaines grandeurs sont indivisibles, les Platoniciens, procédant de façon logique, disent qu’autrement il s’ensuivrait que l’autotriangle, c'est-à-dire le triangle en soi ou l’idée du triangle, serait multiple, c'est-à-dire se diviserse diviserait en nombreux triangles, ce qui est inacceptable. Platon affirmait en effet qu’il existe des idées séparées de tous les sensibles, comme l’homme, le cheval et les êtres semblables, idées qu’il appelait l’homme en soi et le cheval en soi; l’homme en effet, rationnellement parlant, en tant qu’il est une espèce, est en dehors des principes matériels et individuels, de sorte que l’idée ne contient rien d’autre que ce qui appartient à la notion de l’espèce. Et pour la même raison, il disait la même chose des figures. Il affirmait donc que l’idée des triangles sensibles, qu’il appelle ici triangle en soi, est indivisible; autrement, il s’ensuivrait qu’elle se divise en plusieurs choses, ce qui est contraire à la notion de l’idée, qui consiste en ce qu’elle soit une à part des multiples individus. Et ainsi, il n’est pas absurde qu’il existe beaucoup de surfaces triangulaires indivisibles conformes à l’idée; et il en va de même pour les autres surfaces. Mais Démocrite semble nous convaincre qu’il existe des grandeurs indivisibles, par des arguments pertinents et physiques, comme on le verra dans la suite.

 

 

 

Leçon 4

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

C'est une grande difficulté de supposer que le corps existe, qu'il est une grandeur divisible à l'infini, et qu'il est possible de réaliser cette division. Que restera-t-il, en effet, dans le corps qui puisse échapper à une division pareille? Si l'on suppose qu'une chose est divisible absolument, et qu'on puisse réellement la diviser ainsi, il n'y aurait rien d'impossible à ce qu'elle pût être absolument divisée, bien qu'elle ne le fût pas en réalité, ni à ce qu'elle le fût effectivement. Il en est donc de même si l'on divise la chose par moitié; et, d'une manière toute générale, si une chose naturellement divisible à l'infini, vient à être divisée, il n'y aura point là d'impossibilité, pas plus qu'il n'y a rien d'impossible à supposer qu'elle puisse être divisée en dix mille fois dix mille, bien que personne ne puisse pousser la division jusque-là.

Puisque le corps est censé doué de cette propriété, admettons qu'il soit absolument ainsi divisé. Mais alors que restera-t-il donc après toutes ces divisions? Sera-ce une grandeur? Mais cela n'est pas possible; car alors il y aurait quelque chose qui aurait échappé à la division ; et l'on supposait, au contraire, que le corps était divisible sans aucune limite et absolument. Mais s'il ne reste plus ni corps ni grandeur, et qu'il y ait cependant encore division, ou bien cette division ne portera que sur des points, et alors les éléments qui composeront le corps seront sans aucune grandeur ; ou bien, il n'y aura plus rien du tout.

Par conséquent, soit que le corps vienne de rien, soit qu'il soit composé, c'est toujours réduire le tout à n'être qu'une apparence. Même en admettant que le corps puisse venir de points, il n'y aura pas là encore de quantité. En effet, quand tous ces points se touchaient pour former une seule grandeur, que la grandeur était bien une, et que tous y étaient, tous ces points réunis ne faisaient pas que le tout fût plus grand; car divisé en deux ou plusieurs points, le tout n'est ni plus grand ni plus petit qu'auparavant; de telle sorte qu'on aurait beau réunir tous ces points, on n'arriverait jamais à en composer une vraie grandeur.

Si l'on dit que, par la division, on arrive à ne plus avoir qu'une sorte de sciure du corps, même dans cette hypothèse c'est toujours d'une certaine grandeur que le corps provient, et il reste la même question : à savoir, comment ce dernier corps est divisible à son tour. Si l'on dit que ce qui s'est détaché n'est pas un corps, mais que c'est quelque forme séparable, ou quelque propriété, il en résulte que la grandeur se réduit à des points et à des contacts modifiés de cette façon. Alors il est absurde de croire que la grandeur puisse jamais venir de choses qui ne sont pas des grandeurs.

Mais de plus, dans quel lieu seront ces points, soit qu'on les suppose sans mouvement, soit qu'on les suppose mobiles? Il n'y a bien toujours qu'un seul contact pour deux choses; mais il faut aussi supposer qu'il existe quelque chose qui n'est ni le contact, ni la division, ni le point.

Si donc l'on admet que tout corps quelconque, quelque dimension qu'il ait, peut être toujours divisible absolument, voilà les conséquences auxquelles on arrive.

 D'autre part, si, après la division, je puis recomposer le bois que j'ai scié, ou telle autre matière, en lui rendant sa première unité et en la refaisant toute pareille à ce qu'elle était,  il est clair que je puis toujours faire la même chose, en quelque point que je coupe le bois. Donc, en puissance le corps est toujours divisible absolument et sans limite. Qu'y a-t-il donc ici en dehors et à part de la division, si l'on dit que c'est une propriété du corps? On peut toujours demander comment le corps se résout en des propriétés de ce genre, comment il peut en être formé, et comment ces propriétés peuvent être séparées du corps.

Si donc il est impossible que les grandeurs se composent de simples contacts, ou de points, il faut nécessairement qu'il y ait des corps et des grandeurs indivisibles. Mais cette supposition même des atomes crée une impossibilité non moins insurmontable. Bien qu'on ait examiné cette question ailleurs, on n'en doit pas moins essayer de la résoudre encore ici; et pour y parvenir, il faut la reprendre tout entière dès le principe.

 

 

Lectio 4

Leçon 4 ─ La divisibilité des choses est-elle infinie? (Traduction Georges Comeau, 2018)

[71439] In De generatione, lib. 1 l. 4 n. 1 Postquam philosophus ostendit quod circa propositum opinio Democriti potior erat quam opinio Platonis, et ratio Democriti erat magis propria, ad hoc manifestandum inducit rationem Democriti. Et primo ponit eam; secundo solvit, ibi: sed et haec tentandum est solvere et cetera. Circa primum duo facit: primo ponit rationem Democriti, ducentem ad hoc impossibile, scilicet quod corpus sit omnino divisum, idest quantumcumque dividi potest; secundo ostendit hoc esse impossibile, ibi: quid ergo erit et cetera. Circa primum duo facit: primo ponit rationem ducentem ad hoc impossibile; secundo manifestat necessitatem dictae rationis, ibi: quapropter et secundum medium et cetera.

Après avoir montré que pour notre propos, l’opinion de Démocrite était mieux fondée que celle de Platon et que l’argument de Démocrite était plus appropriée, il présente pour démontrer sa thèse l’argument de Démocrite. Et en premier, il expose l’argument; en deuxième, il y répond, où il dit : on n’en doit pas moins essayer de la résoudre, etc. Il traite le premier point en deux parties : en premier, il expose l’argument de Démocrite, qui conduit à l’impossible, à savoir que le corps soit divisé totalement, c'est-à-dire autant qu’il peut être divisé; en deuxième, il montre que cela est impossible, où il dit : Puisque le corps est censé doué, etc. Il traite la première partie en deux points: en premier, il donne la raison qui entraîne cette impossibilité; en deuxième, il démontre que cet argument est nécessaire, où il dit : Il en est donc de même si, etc.

[71440] In De generatione, lib. 1 l. 4 n. 2 Circa primum considerandum quod oportet ponere corpus vel componi ex indivisibilibus, vel esse divisibile omnino, idest totaliter, secundum quodcumque signum. Et ideo Democritus, ad ostendendum quod corpus sit compositum ex indivisibilibus corporibus, conatur ostendere impossibile esse quod corpus sensibile, puta lignum aut lapis, sit divisibile omnino, idest secundum quodcumque signum datum in corpore. Et ideo dicit quod, si quis ponat aliquod corpus, puta sensibile, et magnitudinem quamcumque, puta superficiem vel lineam, divisibilem esse omnino, idest secundum quodcumque signum datum, et si ponatur hoc esse possibile, remanet quaestio: quid est illud quod effugit divisionem, idest quod remanet post divisionem? Necesse est enim quod, diviso quocumque divisibili, remaneant aliquae partes divisibiles, in quas fit divisio. Ideo autem dicit Democritus hoc habere quaestionem, quia, si corpus sit omnino, idest secundum totum, divisibile, et hoc sit possibile, consequens erit quod nihil prohibeat corpus esse simul divisum quantumcumque dividi potest, etsi divisio non fiat simul, sed successive; sicut si possibile est aliquem hominem pervenire ad aliquem locum, nihil prohibet eum pervenisse illuc, licet non simul, sed successive perveniat. Et si hoc ponatur, nullum impossibile debet sequi: quia possibili posito, non sequitur aliquod impossibile, secundum philosophum in I priorum.

Pour le premier point, on doit remarquer qu’il faut affirmer soit qu’un corps est composé d’éléments indivisibles, soit qu’il est absolument, c'est-à-dire totalement divislble selon n’importe quelle limite. C’est pourquoi Démocrite, pour montrer qu’un corps est composé de corps indivisibles, s’efforce de démontrer qu’il est impossible qu’un corps sensible, tel que le bois ou la pierre, soit divisible absolument, c'est-à-dire selon toute limite donnée dans le corps. C’est pourquoi il dit que, si on affirme qu’un corps, sensible par exemple, et une grandeur quelconque, telle qu’une surface ou une ligne, est divisible absolument, c'est-à-dire selon n’importe quelle limite donnée, et si on affirme que cela est possible, la question demeure : qu’est-ce qui échappe à la division, c'est-à-dire qu’est-ce qui reste après la division? Il est nécessaire en effet que lorsque toute chose divisible est divisée, il reste des parties divisibles dont la division est effectuée. Mais Démocrite dit qu’on s’interroge à ce sujet parce que, si le corps est absolument divisible, c'est-à-dire en totalité, et si cela est possible, il s’ensuit que rien n’empêche que le corps soit divisé dans son ensemble autant que cela est possible, même si la division n’est pas effectuée d’un seul coup, mais progressivement, de même que, s’il est possible qu’un homme parvienne à un certain endroit, rien n’empêche qu’il y parvienne, non d’un seul coup, mais graduellement. Et si on affirme cela, rien d’impossible ne doit s’ensuivre, car si on affirme une chose possible, il ne s’ensuit pas d’impossibilité, comme le dit le Philosophe au livre I des Premiers Analytiques.

[71441] In De generatione, lib. 1 l. 4 n. 3 Deinde cum dicit: quapropter et secundum medium etc., manifestat necessitatem praedictae rationis. Si enim ponatur aliquod corpus divisibile per medium, et ponatur esse divisum per medium, nullum sequitur inconveniens. Et hoc est quod dicit: quapropter, quia scilicet posito possibili nullum sequitur impossibile, similiter erit si aliquid ponatur esse divisibile et divisum secundum medium; et universaliter, si corpus est natum esse divisibile omnino, idest secundum quodcumque signum, si dividatur, idest si ponatur esse divisum, nullum erit impossibile nascens, idest ex hoc non debet impossibile nasci: quia neque si aliquid est divisibile in mille millia partium, et ponatur esse divisum, nullum sequitur impossibile, etsi nullus dividat actu. Et ita videtur quod, sive aliquod corpus sit divisibile in paucas partes sive in multas sive totaliter, non videtur sequi aliquod impossibile, si ponatur aliquid esse divisum inquantum est divisibile. Quia igitur, secundum ponentes corpus naturale non componi ex indivisibilibus corporibus, est divisibile omnino, idest secundum totum, ponatur esse secundum totum divisum. Sed hoc est impossibile: ergo et primum, scilicet quod sit divisibile secundum totum. Est ergo compositum ex indivisibilibus.

Puis lorsqu’il dit : Il en est donc de même si, etc., il montre que l’argument ci-dessus est nécessaire. Si on affirme en effet qu’un corps est divisible en moitiés et que de fait il est divisé en moitiés, aucune absurdité ne s’ensuit. Et c’est ce qu’il dit : C’est pourquoi, parce que l’affirmation d’un possible n’entraîne rien d’impossible, il en ira de même si on affirme qu’une chose est divisible et divisée en moitiés; et de façon universelle, si un corps est capable d’être divisé absolument, c’est-à-dire au-delà de n’importe quelle limite, s’il est divisé, c’est-à-dire si on affirme qu’il est divisé, rien d’impossible ne s’ensuivra, c’est-à-dire que rien d’impossible ne doit se produire pour autant, car rien d’impossible ne s’ensuit non plus si une chose est divisible en mille fois mille parties et si on la suppose divisée, même si personne ne la divise en acte. Et ainsi, il semble que, peu importe qu’un corps soit divisible en peu de parties, en beaucoup de parties ou entièrement, il ne semble s’ensuivre rien d’impossible si on affirme qu’il est divisé du fait qu’il est divisible. Alors, puisque selon ceux qui affirement qu’un corps naturel n’est pas composé de corps indivisibles ce corps est divisible absolument, c’est-à-dire en totalité, supposons qu’il est totalement divisé. Mais cela est impossible; alors, l’antécédent l’est aussi, à savoir que le corps soit divisible en totalilté. Donc, il est composé d’éléments indivisibles.

[71442] In De generatione, lib. 1 l. 4 n. 4 Deinde cum dicit: quid ergo erit etc., ostendit esse impossibile quod corpus sit totaliter divisum, ex hoc quod non erit dare quid remaneat post divisionem. Primo ergo ostendit quod non erit dare quid remaneat ex divisione, quae est principalis pars; secundo quod non erit dare quid remaneat, quod ex incidenti sit elapsum, ibi: sed et si qua et cetera. Dicit ergo primo: si corpus ponatur omnino esse divisum, quaerendum restat quid erit reliquum, idest quod remanet post divisionem: sicut videmus remanere in omni divisione ea in quae divisum resolvitur. Et primo ostendit quod non remaneat magnitudo. Hoc enim est impossibile: sequeretur enim quod adhuc remaneret divisibile non divisum, vel quod magnitudo esset aliquid non divisibile; dicebatur autem quod corpus erat omnino divisibile: et ita oportet quod id quod remanet post divisionem, nullo modo sit divisibile; cum tamen supponatur ab adversario quod magnitudo sit omnino divisibilis. Secundo concludit quod, si illud quod relinquitur post divisionem, neque sit corpus neque magnitudo, et tamen sit facta divisio secundum totum, sicut dictum est; relinquitur quod divisio erit aut ex punctis, ita quod corpus finaliter resolvetur in puncta, et per consequens ea ex quibus componitur corpus erunt sine magnitudine; aut sequitur quod id quod est residuum post divisionem, sit omnino nihil. Tertio ostendit hoc secundum esse impossibile. Quia, cum unumquodque generetur ex his in quae resolvitur, si ergo resolvitur in nihil, sequetur quod etiam generetur ex nihil. Quod autem componitur ex nihilo, nihil est. Sequetur ergo quod corpus de quo agitur, sit nihil; et etiam totum universum eadem ratione; sed quidquid erit in rerum natura, erit secundum apparentiam tantum, et non secundum existentiam. Quarto probatur primum praemissorum, scilicet quod non fiat resolutio in puncta. Quia similiter sequeretur quod sit corpus compositum ex punctis: et ita ulterius sequeretur quod non sit quantum ipsum corpus. Ante enim quam corpus divideretur, et puncta tangebant se, prout scilicet extrema duarum linearum sunt simul, et ex hoc erat una magnitudo continua, et simul erant omnia puncta, nondum distincta adinvicem, non faciebant totum maius: punctum enim nihil est aliud quam quaedam divisio partium lineae, ex hoc autem quod aliquid dividitur in duo vel plura, non efficitur totum nec maius nec minus quam prius fuerit: ita enim corpus parvum, sicut magnum, potest dividi in duo vel plura. Et sic patet quod puncta, quae nihil aliud sunt quam divisiones, non faciunt aliquid maius. Unde relinquitur quod, si puncta componantur adinvicem, non faciunt aliquid maius. Sic igitur videtur esse impossibile quod corpus sit omnino divisum: quia non potest assignari quid sit residuum divisionis, tanquam principalis pars corporis divisi.

Puis lorsqu’il dit : Mais alors que restera-t-il, etc., il montre qu’il est impossible qu’un corps soit totalement divisé, parce qu’on pe peut pas dire ce qui reste après la division. Il montre donc en premier qu’on ne peut pas dire ce qui reste par suite de la division et qui en est la partie principale; en deuxième, il montre qu’on ne peut pas dire ce qui en reste et qui a échappé à la division, où il dit : Mais si ce n’est pas possible, etc. Il dit donc en premier que si on affirme que le corps est totalement divisé, il reste à nous demander quel est le reste, c’est-à-dire ce qui demeure après la division, comme nous voyons, après toute division, à quoi l’objet divisé a été réduit. Et en premier, il montre qu’il ne reste pas de grandeur. En effet, cela est impossible, car il s’ensuivrait qu’il reste encore une partie divisible et non divisée, ou qu’il existerait une grandeur qui n’est pas divisible; mais on a dit auparavant que le corps était totalement divisible, et alors, il faut que ce qui reste après la division ne soit divisible en aucune façon; et pourtant, on a supposé au contraire qu’une grandeur est totalement divisible. En deuxième, il conclut que si ce qui reste après la division n’est ni un corps ni une grandeur, et si pourtant la division a été totale, comme on l’a dit, il reste ou bien que la division est faite à partir de points, de sorte que le corps se décompose finalement en points, et par conséquent les éléments dont le corps était composé étaient sans grandeur, ou bien il s’ensuit que ce qui reste après la division n’est absolument rien. En troisième, il montre que le deuxième membre est impossible. En effet, puisque toute chose est engendrée de ce en quoi elle se décompose, si elle se réduit au néant, il s’ensuit qu’elle est également engendrée du néant. Mais ce qui est composé à partir de rien n’est rien. Il s’ensuivrait donc que le corps dont il est question n’est rien, ni l’univers non plus pour la même raison, mais tout ce qui existe dans la nature des choses existerait en apparence seulement et non en réalité. Quatrièmement, il prouve la première des prémisses, à savoir que la chose ne se désagrège pas en points. En effet, il s’ensuivrait pareillement que le corps serait composé de points, et ainsi, il s’ensuivrait de plus que le corps n’a pas de quantité. En effet, avant que le corps soit divisé et que les points se touchent de la manière dont les extrémités de deux lignes coïncident, de sorte qu’il existait une seule grandeur continue et que les points étaient tous ensemble et pas encore séparés les uns des autres, cela ne formait pas un tout plus grand; en effet, le point n’est rien d’autre qu’une division des parties de la ligne; or, du fait qu’une chose est divisée en deux ou en plusieurs, le tout ne devient ni plus grand ni plus petit qu’avant; ainsi, en effet, un petit corps, comme un grand, peut être divisé en deux ou en plusieurs. Et ainsi, il est évident que les points, qui ne sont rien d’autre que des séparations, ne rendent pas une chose plus grande. Il reste donc que, si des points sont rassemblés, ils ne rendent pas une chose plus grande. Ainsi donc, on voit qu’il est impossible qu’un corps soit totalement divisé, car on ne peut pas dire quel est le reste de la division en tant que partie principale d’un corps divisé.

[71443] In De generatione, lib. 1 l. 4 n. 5 Deinde cum dicit: sed et si qua etc., ostendit quod non potest assignari quid residuum divisionis, tanquam aliquid quod elabitur. Et primo ostendit quod tale aliquid non potest esse corpus; secundo ostendit quod non potest esse quodcumque incorporeum, ibi: si autem non est corpus et cetera. Dicit ergo primo quod si, divisa totaliter magnitudine corporea divisi corporis, fiat quasi aliqua rasura serrae, quae elabitur ex divisione, praeter principales partes in quas lignum dividitur; et dicatur quod ex magnitudine corporali totaliter divisa egrediatur aliquod corpus, quasi residuum; sequetur idem sermo qui et supra: quomodo scilicet sustineri poterit quod illud corpus sit adhuc divisibile, secundum ponentes nullum corpus esse indivisibile, cum positum sit corpus naturale esse divisum omnino.

Puis lorsqu’il dit : Mais si l’on dit que, par la division, etc., il montre qu’on ne peut pas montrer ce qui reste de la division en tant que ce qui y a échappé. Et en premier, il montre qu’une telle chose ne peut pas être un corps; en deuxième, il montre qu’elle ne peut pas être quelque chose d’incorporel, où il dit : Si l’on dit que ce qui s’est détaché, etc. Il dit donc en premier que si, une fois la grandeur corporelle du corps totalement divisée, il se produit comme une sciure de bois résultant de la division, en plus des parties principales en lesquelles le bois est divisé, et si on dit qu’il sort de la grandeur corporelle totalement divisée un corps, comme un résidu, la même raison que ci-dessus s’applique : comment pourra-t-on soutenir que ce corps est encore plus divisible, selon ceux qui affirment qu’aucun corps n’est indivisible, alors qu’on a affirmé que le corps naturel est totalement divisé?

[71444] In De generatione, lib. 1 l. 4 n. 6 Deinde cum dicit: si autem non est corpus etc., ostendit quod huiusmodi residuum non potest esse aliquod incorporeum quodcumque; et hoc tribus rationibus. Circa quarum primam dicit quod, si id quod egreditur a magnitudine totaliter divisa non sit corpus, sed aliqua species, idest forma, segregabilis, idest separabilis a subiecto, aut etiam aliqua passio, sicut posuit Anaxagoras passiones et habitus separari et commisceri; et se habet huiusmodi passio secedens a magnitudine, per modum puncti vel tactus; illi qui hoc ponunt, patiuntur primo quidem hoc inconveniens, quod magnitudo componatur ex non magnitudinibus. Quod videtur inconveniens: nam unumquodque constituitur ex rebus sui generis; non enim colores componuntur ex figuris, nec e converso.

Puis lorsqu’il dit: Si l’on dit que ce qui s’est détaché, etc., il montre que ce résidu ne peut pas être quoi que ce soit d’incorporel, et ce pour trois raisons. Dans la première, il dit que si ce qui s’échappe d’une grandeur totalement divisée n’est pas un corps mais une espèce, c'est-à-dire une forme, dissociable, c'est-à-dire séparable du sujet, ou encore une propriété, comme Anaxagore a affirmé que les propriétés et les habitus se séparent et se mélangent et qu’une telle propriété s’écarte d’un corps à la manière du point ou du toucher, ceux qui affirment cela tombent en premier lieu dans l’absurdité selon laquelle une grandeur est composée de choses sans grandeur. On voit que cela est absurde, car toute chose est constituée de choses de son genre; en effet, les couleurs ne sont pas composées de figures, ni l’inverse.

[71445] In De generatione, lib. 1 l. 4 n. 7 Secundam rationem ponit ibi: amplius autem et cetera. Circa quod considerandum est quod quidam posuerunt lineam componi ex punctis. Et potest poni dupliciter: scilicet uno modo ex punctis motis, sicut quidam dixerunt quod punctus motus constituit lineam, et linea mota constituit superficiem, et superficies mota corpus; alio modo potest poni quod ex punctis etiam non motis constituatur magnitudo, sicut ex partibus. Utrolibet autem modo magnitudo componatur ex punctis, oportebit assignare ubi sint puncta, idest quem situm habeant in magnitudine: est enim assignare de singulis partibus ex quibus componitur magnitudo. Sed hoc non potest assignari. Quia punctus non videtur esse aliud in magnitudine, quam ut quidam tactus lineae continuae, vel divisio partium lineae iam divisae. Tactus autem semper est unus quorundam duorum, quae scilicet sunt partes magnitudinis habentes determinatum situm in magnitudine: quasi illud quod est pars magnitudinis habens determinatum situm inter partes eius, sit aliquid praeter ipsum tactum et divisionem, et per consequens praeter punctum. Non ergo videtur esse possibile quod magnitudo dividatur in puncta vel tactus aut divisiones. Si ergo aliquis ponat quodcumque corpus, aut quantamcumque quantitatem, esse omnino divisibilem, continget hoc inconveniens quod nunc dictum est.

Il donne la deuxième raison où il dit: Mais de plus, dans quel lieu, etc. À ce sujet, il faut remarquer que certains ont affirmé que la ligne est composée de points. Et on peut affirmer cela de deux façons : d’une façon, par les points en mouvement, comme certains disent que le mouvement du point constitue la ligne, le mouvement de la ligne constitue la surface et le mouvement de la surface constitue le corps; d’une autre façon, on peut soutenir que les points, même sans mouvement, constituent une grandeur en tant que parties. Mais peu importe la manière dont la grandeur est composée de points, il faudra établir où sont ces points, c'est-à-dire quelle est leur position dans la grandeur; en effet, on peut le faire pour chaque partie dont une grandeur est composée. Mais on ne peut pas établir leur position, car le point ne semble être rien d’autre dans une grandeur qu’un contact de la ligne continue, oune séparation des parties de la ligne déjà divisée. Mais le contact relie toujours deux choses quelconques, qui sont des parties d’une grandeur qui ont une position déterminée dans cette grandeur, de sorte que ce qui fait partie d’une grandeur et a une position déterminée parmi ses parties est quelque chose à part du contact et de la séparation, et par conséquent à part du point. Il ne semble donc pas possible que la grandeur se divise en points, en contacts ou en séparations. Si donc on affirme que tout corps, ou une quantité quelle qu’elle soit, est totalement divisible, cela entraîne l’absurdité que nous venons de dire.

[71446] In De generatione, lib. 1 l. 4 n. 8 Tertiam rationem ponit ibi: amplius si et cetera. Et dicit quod si, postquam divisero lignum vel quodcumque aliud corpus, iterum ex eisdem partibus compono ipsum, fiet aequale et unum corpus: quia scilicet eadem sunt in quae aliquid dividitur, et ex quibus componitur. Unde videtur similiter se habere si divido lignum secundum quodcumque signum (quod supra dixit omnino), ut scilicet ex his in quae dividitur, possit iterum componi. Sit ergo lignum omnino divisum potestate, idest in omnia in quae poterat dividi: quid igitur erit praeter divisionem? Quia oportet omnem divisionem ad aliquid terminari. Si enim dicatur quod id quod est residuum divisioni, sit aliqua passio, sequeretur quod corpus divideretur in passiones; et ex consequenti generabitur ex eis, quod est impossibile; quia neque substantia neque quantitas generatur ex passionibus. Aut etiam quomodo est possibile quod passiones sint separatae? Ulterius autem concludit principale propositum, dicens quod, si impossibile est quod magnitudo componatur ex tactibus aut punctis, sicut praedictae rationes concludunt, necesse est ponere quod sint quaedam corpora indivisibilia, et quod sint quaedam magnitudines indivisibiles: quia, si corpus sit omnino divisibile, sequeretur quod componatur ex tactibus vel ex punctis, ut ex dictis patet. Ulterius autem, post rationem Democriti, subiungit Aristoteles quod hoc ponentibus, scilicet esse corpora indivisibilia, non minus accidit impossibile: et de hoc perscrutatum est in aliis, scilicet in III de caelo.

Il donne la troisième raison où il dit : D’autre part, si, après la division, etc. Et il dit que si, après que j’ai divisé le bois ou tout autre corps, je le recompose de nouveau avec les mêmes parties, cela donnera un corps égal et unique, car ce en quoi une chose est divisée est pareil à ce dont elle est composée. Il semble donc en aller de même si je divise le bois selon n’importe quelle limite (c'est-à-dire absolument comme il a dit plus haut), de telle sorte que ce en quoi la chose a été divisé peut être recomposé. Supposons donc le bois absolument divisé en puissance, c'est-à-dire en tout ce en quoi il pouvait être divisé; que restera-t-il donc d’autre que la division? Il faut en effet que toute division aboutisse à quelque chose. Si on disait en effet que ce qui reste après la division est une propriété, il s’ensuivrait que le corps se divise en propriétés, et par conséquent qu’il en sera engendré, ce qui est impossible, car ni la substance ni la quantité ne sont engendrées à partir de propriétés. Ou encore, comment est-il possible que les propriétés soient séparées? En outre, il conclut sa thèse principale, en disant que s’il est impossible qu’une grandeur soit composée de contacts ou de points, comme l’ont conclu les arguments précédents, il est nécessaire d’affirmer l’existence de corps indivisibles ainsi que de grandeurs indivisibles, car si un corps était absolument divisible, il s’ensuivrait qu’il est composé de contacts ou de points, comme on l’a montré plus haut. Et ensuite, après l’argument de Démocrite, Aristote ajoute que les tenants de cette opinion (qu’il existe des corps indivisibles) ne se heurtent pas moins à une impossibilité, et il a approfondi cette ques ailleurs, au livre III Du Ciel.

 

 

 

Leçon 5

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Bien qu'on ait examiné cette question ailleurs, on n'en doit pas moins essayer de la résoudre encore ici; et pour y parvenir, il faut la reprendre tout entière dès le principe.

{0>Nous dirons donc d'abord qu'il n'y a rien d'absurde à soutenir que tout corps sensible est à la fois divisible et indivisible en un point quelconque, attendu qu'il se peut qu'il soit divisible en simple puissance, et indivisible en réalité. Mais ce qui paraît tout à fait impossible, c'est qu'un corps soit ensemble l'un et l'autre en puissance; car si cela était possible, ce ne pourrait jamais être de cette façon que le corps eût tout ensemble les deux propriétés d'être indivisible et divisible en réalité, mais seulement de pouvoir être réellement divisible en un point quelconque. Il n'en restera donc absolument rien, et le corps se sera perdu dans quelque chose d'incorporel.

En admettant qu'il pût renaître, soit en venant de points, soit même en ne venant absolument de rien du tout, comment cette reproduction du corps serait-elle possible?

Ce qui est évident, c'est que le corps se divise réellement en parties distinctes et séparées, et en grandeurs toujours de plus en plus petites, qui s'éloignent les unes des autres, et qui s'isolent. Mais ce qui n'est pas moins certain, c'est que ce morcellement partiel ne peut être poussé à l'infini, et qu'il n'est pas non plus possible de diviser le corps en un point quelconque; car cette division indéfinie n'est pas praticable, et elle ne peut aller que jusqu'à une certaine limite.

Il faut donc qu'il y ait des atomes ou grandeurs invisibles, surtout si l'on admet que la production et la destruction des choses se font, l'une par désunion, l'autre par réunion. Tel est le raisonnement qui semblerait démontrer qu'il y a nécessairement des grandeurs indivisibles, des atomes. Mais nous nous faisons fort de prouver que ce raisonnement repose, sans le savoir, sur un paralogisme caché, que nous allons dévoiler.

Comme le point ne tient pas au point, la divisibilité absolue peut, en un sens, appartenir aux grandeurs, et en un autre sens, ne peut pas leur appartenir. En admettant cette théorie, on semble admettre aussi qu'il n'y a plus que le point, qui est partout et en tous sens. Par une conséquence nécessaire, la grandeur en se divisant se réduit à rien ; car le point étant partout, le corps ne peut se composer que de contacts ou de points.

Or cela revient à dire que le corps est absolument divisible, puisqu'il y a partout un point quelconque, que tous ensemble sont comme chacun en particulier, et qu'effectivement il n'y en a pas plus d'un seul ; car les points ne sont pas à la suite les uns des autres. Par conséquent non plus, le corps n'est pas absolument divisible; car si le corps est divisible à son milieu, il le sera également dans le point qui tient à celui-là. Mais l'instant ne continue pas l'instant, non plus que le point ne continue le point. Or, c'est en cela précisément que consistent la division et la composition des corps, de telle sorte qu'il y ait aussi union et désunion de parties. Mais le corps néanmoins ne se réduit pas en atomes, et il ne provient pas d'atomes, théorie qui renferme bien des difficultés insolubles. Le corps ne peut pas être formé non plus de manière à ce que la division y soit possible sans aucune limite. Si le point suivait en effet le point, il en serait ainsi; mais le corps se résout en parties de plus en plus petites, et la combinaison a lieu entre les plus petites parties.

La production absolue et parfaite des choses ne se borne pas, comme on le prétend, à l'union des éléments et à leur désunion, pas plus que l'altération n'est un simple changement dans le continu. Mais c'est là une erreur complète, que tout le monde commet. Encore une fois, il n'y a pas de production et de destruction absolues des choses, par union et désunion d'éléments ; il y en a seulement, quand une chose tout entière change, en venant de telle autre.

Parfois aussi, l'on pense que l'altération est un changement quelconque du même genre; mais il y a ici une différence considérable. Dans le sujet, une partie se rapporte à l'essence, et l'autre à la matière. C'est seulement quand il y a changement dans ces deux choses qu'il y a vraiment production et destruction; il n'y a que simple altération, quand il y a changement dans les propriétés et les qualités accidentelles de la chose.

C'est en se désunissant et en s'unissant que les choses deviennent facilement destructibles; par exemple, quand les eaux se divisent en petites gouttelettes, elles deviennent plus vite de l'air, tandis que, si elles restent en masse, elles le deviennent plus lentement.

Ceci, du reste, sera plus clair dans ce qui va suivre. Mais ici nous avons voulu seulement prouver qu'il est impossible que la production des choses soit une simple combinaison, comme l'ont prétendu quelques philosophes.

 

 

Lectio 5

Leçon 5 ─ Une chose est infiniment divisible en puissance et non en acte (Traduction Georges Comeau, 2018)

[71447] In De generatione, lib. 1 l. 5 n. 1 Praemissa ratione Democriti, hic procedit ad eius solutionem. Et primo exponit de quo est intentio: dicens quod tentandum est solvere praedictam dubitationem. Et ideo, ut melius solvatur, oportet a principio repetere quaestionem: ostenso enim breviter in quo virtus quaestionis consistat, facilius apparebit ubi debeat adhiberi solutio. Secundo ibi: omne quidem igitur etc., prosequitur intentum. Et primo ponit veritatem; secundo ponit obiectiones Democriti contra veritatem, ibi: esse autem potestate simul etc.; tertio solvit, ibi: quoniam autem latet et cetera.

Aprées avoir présenté l’argument de Démocrite, il en vient ici à sa solution. Et en premier, il explique ce qu’il vise à prouver, en disant qu’il faut tenter de résoudre le doute ci-dessus. C’est pourquoi, pour mieux le résoudre, il faut reprendre la question à partir du début : en effet, une fois qu’on aura montré brièvement en quoi consiste le nœud de la question, on verra plus facilement d’où doit provenir la solution. En deuxième, où il dit : Nous dirons donc d’abord, etc. Et en premier, il énonce la vérité; en deuxième, il présente les objections de Démocrite contre la vérité, où il dit : Mais ce qui paraît tout à fait impossible, etc.; en troisième, il en donne la solution, où il dit: Mais nous nous faisons fort, etc.

[71448] In De generatione, lib. 1 l. 5 n. 2 Dicit ergo primo quod non est inconveniens dicere utrumque horum, scilicet quod omne corpus sensibile sit divisibile secundum quodcumque signum (quod supra dixerat omnino), vel quod non sit divisibile. Alterum enim horum in potentia est verum, scilicet quod corpus sensibile sit divisibile secundum quodcumque signum: alterum vero horum est verum secundum entelechiam, idest secundum actum, scilicet quod corpus sensibile non sit divisibile secundum quodcumque signum in actu.

Il dit donc en premier qu’il n’est pas absurde d’affirmer les deux, à savoir que tout corps sensible est divisible selon n’importe quelle limite (ou absolument, comme il a dit plus haut), et qu’il n’est pas divisible. En effet, l’un des deux, à savoir que le corps sensible est divisible selon n’importe quelle limite, est vrai en puissance; l’autre, à savoir que le corps sensible n’est pas divisible selon n’importe quelle limite en acte, est vrai quant à l’entéléchie, c'est-à-dire en acte.

 

[71449] In De generatione, lib. 1 l. 5 n. 3 Deinde cum dicit: esse autem potestate simul etc., ponit duas rationes Democriti contra praedictam veritatem. Circa quarum primam dicit quod, secundum obiectionem Democriti, videtur impossibile esse quod corpus sensibile sit simul divisibile in potentia omnino, idest secundum quodcumque signum, sicut nuper dictum est. Credebat enim Democritus quod quidquid esset simul in potentia, posset esse simul in actu: et argumentabatur, sicut est possibile simul in potentia corpus sensibile omnino dividi, quod hoc fieret in actu; non quidem ita quod esset simul in potentia divisibile et actu divisum, sed quod esset simul divisum actu, secundum quodcumque signum. Sed hoc ostendebat esse impossibile: quia, sicut ex supra dictis patet, sequeretur quod nihil corporeum esset residuum a divisione, et quod corpus corrumperetur in incorporeum, et ex consequenti quod corpus generaretur ex aliquo incorporeo, idest aut ex punctis aut omnino ex nihilo. Sed hoc est impossibile. Non ergo est possibile quod corpus sensibile sit omnino divisum simul. Neque ergo videtur possibile quod sit omnino divisibile in potentia. Sed quia videmus ad sensum quod corpus sensibile dividitur in partes abinvicem separabiles vel etiam in partes divisibiles, et maior magnitudo semper dividitur in minores magnitudines, et totum coniunctum dividitur in aliqua segregata et separata; manifestum est hoc ita se habere. Non ergo est possibile neque quod fiat divisio in infinitum secundum partem, ita scilicet quod pars post partem a toto sensibili corpore separetur: neque est possibile quod corpus sensibile dividatur simul secundum quodcumque signum (neutrum enim horum est possibile, quia utrobique videtur sequi praedictum inconveniens): sed videtur quod divisio corporis sensibilis possit procedere usque ad aliquem terminum. Unde sequitur quod necesse sit aliquas magnitudines esse indivisibiles, et aliqua corpora indivisibilia, secundum Democritum.

Puis lorsqu’il dit : Mais ce qui paraît tout à fait, etc., il présente deux arguments de Démocrite contre cette vérité. Quant au premier, il dit que, selon l’objection de Démocrite, il semble impossible qu’un corps sensible soit tout à la fois divisible en puissance absolument, c'est-à-dire selon n’importe quelle limite, comme on l’a dit plus haut. Démocrite croyait en effet que tout ce qui est tout à la fois en puissance peut être tout à la fois en acte, et son argument était que, de même qu’il est possible qu’un corps sensible qui est tout à la fois en puissance soit absolument divisé, de même cela se produit en acte, non pas au sens où le corps serait tout à la fois divisible en puissance et divisé en acte, mais au sens où il serait tout à la fois divisé en acte selon n’importe quelle limite. Mais il montrait que cela est impossible, car, comme il a été démontré plus haut, il s’ensuivrait qu’il ne reste aucun résidu corporel de la division et que le corps se corrompt en quelque chose d’incorporel, et par conséquent que le corps est engendré de quelque chose d’incorporel, c’est-à-dire soit de points, soit du pur néant. Mais cela est impossible. Il n’est donc pas possible que le corps sensible soit absolument divisé tout à la fois. Il ne semble donc pas possible non plus qu’il soit absolument divisible en puissance. Mais comme nous voyons par nos sens qu’un corps sensible se divise en parties séparables entre elles, ou encore en parties divisibles, et qu’une grandeur considérable se divise toujours en grandeurs plus petites, et qu’un tout rassemblé se divise en choses dissociées et séparées, il est évident qu’il en est ainsi. Il n’est donc possible, ni qu’une division en parties se fasse à l’infini, de sorte qu’une partie après l’autre soit séparée de tout le corps sensible, ni non plus qu’un corps sensible soit divisé tout à la fois selon n’importe quelle limite (aucun des deux n’est possible en effet, parce que des deux côtés, l’absurdité susmentionnée semble s’ensuivre), mais il semble que la division d’un corps sensible puisse aller jusqu’à un certain point. Il s’ensuit donc, selon Démocrite, qu’il est nécessaire que certaines grandeurs soient indivisibles et que certains corps soient indivisibles.

[71450] In De generatione, lib. 1 l. 5 n. 4 Secundam rationem ponit ibi: et aliter et cetera. Et dicit quod aliter etiam videtur esse necessarium esse corpora indivisibilia, scilicet si generatio sit per congregationem, et corruptio per segregationem. Et hoc quidem necessarium erat ponere Democrito, quia ponebat formas et naturas rerum determinari secundum positionem et ordinem: videmus autem quod totum cuius forma consistit in positione et ordine, sicut domus, non generatur nisi congregatione, neque corrumpitur nisi segregatione. Et ideo, cum non sit possibile in principiis generationis et corruptionis procedere in infinitum, ponebat quod essent aliqua principia prima, ex quibus corpora congregabantur, et in quae segregabantur. Et huiusmodi dicebat esse corpora indivisibilia. Sic igitur Aristoteles epilogando concludit quod praedictus sermo est, qui videtur cogere ad ponendum magnitudines indivisibiles.

Il donne le deuxième argument lorsqu’il dit : Il faut donc qu’il y ait, etc. Et il dit qu’il semble nécessaire qu’il y ait des corps indivisibles pour une autre raison encore, à savoir si la génération se fait par rassemblement et la corruption par dissociation. Et Démocrite devait nécessairement affirmer cela, car il affirmait que les formes et les natures des choses sont déterminées selon la position et l’ordre; or, nous voyons que toute chose dont la forme consiste en une position et un ordre, comme une maison, n’est engendrée que par rassemblement et n’est corrompue que par dissociation. C’est pourquoi, puisqu’il n’est pas possible de remonter à l’infini dans les principes de la génération et de la corruption, il affirmait l’existence de principes premiers à partir desquels les corps sont assemblés et en lesquels ils se dissocient. Et il disait que ces principes sont les corps indivisibles. Ainsi donc, Aristote conclut en dernier lieu que tel est le discours qui semble nous obliger à affirmer qu’il existe des grandeurs indivisibles.

[71451] In De generatione, lib. 1 l. 5 n. 5 Deinde cum dicit: quoniam autem latet etc., solvit praedictas rationes: et primo primam; secundo secundam, ibi: sed non simplex et cetera. Circa primum est considerandum quod tota virtus primae rationis Democriti in hoc consistit, quod si corpus sensibile est simul omnino divisibile in potentia, quod sit simul omnino divisum actu. Sed haec consequentia non tenet in omnibus. Quaedam enim sunt, de quorum ratione est esse in potentia: unde in talibus non potest poni esse simul in actu quod est simul in potentia, quia auferretur ratio et natura illius rei. Quod quidem primo manifestum est in successivis. In prima enim parte diei simul possibile est esse horas diei: non tamen potest poni quod omnes horae illius diei sint simul actu; auferretur enim natura temporis, de cuius ratione est quod sit numerus motus secundum prius et posterius; si enim esset simul quaelibet pars eius, iam non esset secundum prius et posterius. Secundo apparet hoc in permanentibus. De substantia enim aeris est materia, quae est in potentia ad omnes formas: tamen non potest poni quod ex aere sit generatum quidquid ex eo potest generari; quia iam tolleretur natura materiae, quae semper est in potentia ad omnes formas. Sic igitur contra rationem magnitudinis, ut puta lineae, est, quod sit simul omnino actu divisa: unde non sequitur, si est simul omnino divisibilis in potentia, quod possit poni simul omnino actu divisa. Quod hoc sit contra rationem lineae, patet. Nam divisio lineae in actu nihil aliud est quam punctus in actu: si ergo linea esset simul omnino in actu divisa, oporteret quod punctus esset ubique in actu in linea, et ita oporteret quod puncti essent contigui vel consequenter se habentes in linea. Hoc autem non potest esse: quia, cum puncta sint indivisibilia, multorum punctorum contiguorum unum non excederet aliud, quia unum tangeret aliud secundum se totum; et ita omnes puncti non essent nisi unus punctus. Non ergo potest esse quod puncti sint ubique in actu in linea: et ita contra rationem lineae est quod sit simul omnino divisa in actu. Et ita non sequitur quod, si sit simul divisibilis omnino in potentia, quod possit poni omnino esse divisa in actu.

Puis lorsqu’il dit : Mais nous nous faisons fort de prouver, etc., il répond à ces arguments; il répond premièrement au premier, et deuxièmement au deuxième, où il dit : La production absolue et parfaite, etc. Au sujet du premier, il faut remarquer que tout le poids du premier argument de Démocrite consiste en ce que, si le corps sensible est tout à la fois absolument divisible en puissance, il est tout à la fois absolument divisé en acte. Mais cette conséquence ne vaut pas en toutes choses. Il y a en effet des choses qui sont en puissance par définition; c’est pourquoi, dans ces cas, on ne peut pas dire que ce qui est tout à la fois en puissance est tout à la fois en acte, car cela supprimerait la notion et la nature de cette chose. Cela est évident tout d’abord dans les choses successives. En effet, pendant la première partie du jour, toutes les heures du jour sont possibles à la fois; on ne peut pourtant pas dire que toutes les heures de ce jour soient tout à la fois en acte, car cela abolirait la nature du temps, qui a pour notion d’être le nombre d’un mouvement selon l’avant et l’après; en effet, s’il était tout à la fois n’importe quelle de ses parties, il n’aurait plus d’avant ni d’après. En deuxième, cela est évident dans les choses permanentes. Il appartient en effet à la substance de l’air d’être une matière en puissance à toutes les formes; on ne peut pourtant pas dire que tout ce qui peut être engendré à partir de l’air en est effectivement engendré, car cela supprimerait la nature de la matière, qui est toujours en puissance à toutes les formes. Ainsi donc, il est contraire à la notion d’une grandeur, par exemple la ligne, d’être divisée tout à la fois et absolument; il ne s’ensuit donc pas, si elle tout à la fois absolument divisible en puissance, qu’on puisse dire qu’elle est tout à la fois absolument divisée en acte. Il est évident que cela est contraire à la notion de ligne. En effet, la division en acte de la ligne n’est rien d’autre que le point en acte; si donc la ligne était tout à la fois absolument divisée en acte, il faudrait que le point soit partout en acte dans la ligne, et ainsi, il faudrait que les points soient contigus ou rattachés les uns aux autres dans la ligne. Mais cela ne se peut pas, car, puisque les points sont indivisibles, un point parmi beaucoup de points contigus ne déborderait pas l’autre, parce que l’un toucherait l’autre en sa totalité, et ainsi, tous les points ne seraient qu’un seul point. Il n’est donc pas possible que les points soient partout en acte dans la ligne, et il est donc contraire à la notion de la ligne qu’elle soit tout à la fois absolument divisée en acte. Et ainsi, si elle est tout à la fois absolument divisible en puissance, il ne s’ensuit pas qu’on puisse dire qu’elle est absolument divisée en acte.

[71452] In De generatione, lib. 1 l. 5 n. 6 Dicit ergo philosophus quod Democritus latet paralogizans, idest facit paralogismum latentem; et ostendendum est quomodo lateat eius defectus. Quia enim punctus non potest esse puncto contiguus, per consequens non potest esse quod linea sit omnino divisa in actu: et ita esse divisibile ubique, licet aliquo modo conveniat magnitudinibus, scilicet in potentia, tamen quodam modo non convenit eis, scilicet in actu. Quia quando ponitur ubique esse divisa in actu, videtur poni ex consequenti quod ubique sit punctus, cum punctus in actu nihil aliud sit quam divisio in actu lineae. Si autem punctus est ubique in actu in linea, necesse est quod magnitudo dividatur in puncta, cum nihil aliud in magnitudine inveniatur: vel etiam, secundum aliam litteram, quod dividatur in nihil, quia nihil erit residuum praeter divisionem, si ubique sit punctum, quod est divisio. Et ideo sequitur quod magnitudo vel sit ex punctis, vel ex tactibus partium lineae, sive divisionibus lineae (quod in idem redit): ponitur enim secundum praedicta, quod hoc quod existit ubique in linea, sit punctus, vel tactus, aut divisio, si linea sit simul omnino divisa. Sed hoc non potest esse: quia sequeretur quod solum unus punctus esset ubique, idest in qualibet parte lineae; et quod omnes puncti lineae non plus continerent de situ quam unusquisque eorum; immo quod non essent plures quam unus, vel plures divisiones quam una. Non enim possunt se habere consequenter, ita quod punctus unus sit post alium, neque quod se tangant secundum ultima tantum, et secundum alia secernantur; quia, cum sint indivisibiles, secundum totum coniunguntur: et ideo omnes puncti sic coniuncti non sunt nisi unus. Et ideo non est possibile quod punctus sit ubique in linea. Quia si linea esset divisibilis secundum medium sui, et punctus esset contiguus puncto, posset etiam dividi secundum contiguum punctum, si esset omnino divisibilis: sed hoc est impossibile, quia non est contiguum vel habitum, idest consequenter se habens, punctum puncto, vel quodcumque signum signo. Hoc autem punctum in actu nihil aliud est quam actualis divisio lineae, aut compositio sive tactus partium lineae. Unde concedendum est quod in corporibus sensibilibus invenitur congregatio et segregatio: non tamen in indivisibilia corpora, aut ex indivisibilibus (multa enim impossibilia sequerentur, ut in III de caelo dictum est): neque ita quod divisio actualis lineae fiat ubique (hoc enim contingeret, si punctus esset contiguus puncto, quod est impossibile, ut ex dictis patet): sed segregatio corporum est in aliqua parva et minora, congregatio vero est ex aliquibus parvis et minoribus; non autem ex minimis, quae oportet esse indivisibilia.

Le Philosophe dit donc que Démocrite paraolgise en cachette, c'est-à-dire fait un paralogisme[4] caché, et il faut montrer comment son erreur est cachée. En effet, comme le point ne peut pas être contigu au point, il s’ensuit qu’il n’est pas possible que la ligne soit absolument divisée en acte, et ainsi qu’elle soit divisble partout; bien que cela convienne aux grandeurs d’une certaine façon, c'est-à-dire en puissance, cela ne leur convient pas d’une autre façon, c'est-à-dire en acte. En effet, quand on affirme qu’elle est divisée partout en acte, on semble dire par conséquent que le point est partout, puisque le point en acte n’est rien d’autre qu’une division en acte de la ligne. Mais si le point est partout en acte dans la ligne, il est nécessaire que la grandeur se divise en points, puisque rien d’autre ne se trouve dans la grandeur, ou encore, selon une autre version, qu’elle se divise en néant, puisqu’il n’y aura aucun résidu en plus de la division, si le point, qui est une division, est partout. Il s’ensuit donc que la grandeur est formée soit de points, soit de contacts entre les parties de la ligne ou de divisions de la ligne (ce qui revient au même) : d’après ce qui précède, on affirme en effet que ce qui existe partout dans la ligne, c’est le point, ou le contact, ou la division, si la ligne est tout à la fois absolument divisée. Mais cela ne se peut pas, car il s’ensuivrait qu’un point seulement est partout, c'est-à-dire dans n’importe quelle partie de la ligne, et que tous les points de la ligne ne contiendraient pas plus d’espace que n’importe quel d’entre eux, et pire encore, qu’il n’y en aurait pas plus qu’un ou plus qu’une division. En effet, ils ne peuvent pas être à la suite de sorte qu’un point soit après un autre, et ils ne peuvent pas non plus se toucher par leurs extrémités et se distinguer par le reste, car, comme ils sont indivisibles, ils coïncident en totalité, et donc, tous les points joints ainsi ne font qu’un. Il n’est donc pas possible qu’un point soit partout dans la ligne. En effet, si la ligne était divisible en son milieu, et si un point était contigu à un autre point, la ligne pourrait aussi se diviser au point contigu, si elle était absolument divisible; mais cela est impossible, car un point n’est pas contigu ou rattaché, c'est-à-dire venant à la suite, d’un point, ni aucun repère à la suite d’un autre repère. Mais ce point en acte n’est rien d’autre qu’une division effective de la ligne, ou une composition ou un contact des parties de la ligne. Il faut donc admettre que dans les corps sensibles, on trouve le rassemblement et la dissociation, mais pas dans les corps indivisibles ni à partir d’eux (il s’ensuivrait en effet beaucoup d’impossibilités, comme on l’a dit au livre III Du Ciel), ni de telle sorte que la division de la ligne réelle se fasse partout (cela arriverait en effet si un point était contigu à un autre point, ce qui est impossible, comme on l’a montré); mais la dissociation des corps aboutit à des éléments petits et moindres, tandis que le rassemblement se fait à partir d’éléments petits et moindres, mais pas des plus petits de tous, qui seraient forcément indivisibles.

[71453] In De generatione, lib. 1 l. 5 n. 7 Deinde cum dicit: sed non simplex etc., solvit secundam rationem Democriti, per interemptionem. Et primo interimit generationem simplicem et corruptionem esse congregationem et segregationem, ut Democritus existimabat; secundo ostendit quantum ad quid potest verificari dictum Democriti, ibi: segregata autem et cetera. Dicit ergo primo quod non est ita dicendum, sicut quidam dixerunt, quod simplex et perfecta generatio fiat per congregationem, corruptio autem per segregationem; et quod omnis transmutatio quae fit in aliquo continuo permanente, scilicet non congregato nec segregato, sit alteratio. Credebant enim hoc accidere in rebus naturalibus, sicut accidit in domo et in omnibus huiusmodi, quorum forma consistit in positione et ordine: non enim fiunt nisi per congregationem partium, neque corrumpuntur nisi per segregationem; quaecumque autem alia transmutatio in huiusmodi accidit, praeter solutionem continuitatum, alteratio est. Hoc est ergo ex quo procedit tota fallacia. Est enim generatio et corruptio in rebus naturalibus, quarum forma non est positio et ordo: non quidem per congregationem et segregationem, sed quia fit transmutatio ex hoc toto, idest non dissoluto in partes, in hoc totum, quasi non congregatum ex aliquibus partibus. Sed antiqui philosophi existimabant omnem talem transmutationem, quae fit aliquo toto integro permanente, esse alterationem. Quod quidem non est verum: quandoque enim potest esse simplex generatio, et quandoque alteratio. Sed in hoc differunt: quia in subiecto aliquo est hoc quidem secundum rationem, idest secundum formam, hoc autem secundum materiam (nam corpus naturale actu existens compositum est ex materia et forma): quando igitur est transmutatio secundum materiam et formam, ita scilicet quod materia accipiat aliam formam substantialem, erit simplex generatio et corruptio; quando autem est transmutatio secundum passiones et accidentia, erit alteratio.

Puis lorsqu’il dit : La production absolue et parfaite, etc., il répond au deuxième argument de Démocrite en le détruisant. Et en premier, il détruit l’idée que la génération et la corruption absolues sont un rassemblement et une dissociation, comme le pensait Démocrite; en deuxième, il montre à quel sujet les propos de Démocrite peuvent être vrais, où il dit : C’est en se désunissant, etc. Il dit donc en premier qu’il ne faut pas dire, comme certains l’ont dit, que la génération absolue et parfaite se fait par rassemblement et la corruption par dissociation, et que tout changement qui se fait dans un objet continu permanent, c'est-à-dire non rassemblé ni dissocié, est une altération. Ils croyaient en effet que cela se produit dans les choses naturelles comme c’est le cas pour une maison et toutes les choses du genre, dont la forme consiste dans la position et l’ordre : en effet, elles ne sont produites que par rassemblement des parties et ne sont corrompues que par dissociation; tout autre changement qui s’y produit, excepté la rupture de continuité, est une altération. C’est donc de là que provient toute la tromperie. En effet, il y a génération et corruption dans les êtres naturels, dont la forme n’est pas dans la position et l’ordre, et elles ne se produisent pas par rassemblement et dissociation, mais parce qu’il y a transformation à partir de ce tout, non désagrégé en parties, et vers ce tout, qui n’est pas le rassemblement de certaines parties. Mais les anciens philosophes estimaient que toute transformation du genre, qui se fait à partir d’un tout intégral qui demeure, était une altération. Or, cela n’est pas vrai; en effet, il peut y avoir parfois génération absolue, et parfois altération. Mais les deux diffèrent en ceci que dans un sujet, il y a quelque chose selon la raison, c'est-à-dire la forme, et quelque chose selon la matière (car le corps naturel qui existe en acte est composé de matière et de forme); alors, quand il y a changement selon la matière et la forme, de telle sorte que la matière reçoit une autre forme substantielle, il y a génération et corruption absolues, mais quand il y a changement selon les propriétés et les accidents, c’est une altération.

[71454] In De generatione, lib. 1 l. 5 n. 8 Deinde cum dicit: segregata autem etc., ostendit quantum ad quid verificetur dictum Democriti. Manifestum est enim quod aliqua, ex hoc quod sunt congregata vel segregata, redduntur levius vel difficilius corruptibilia vel mutabilia. Si enim aqua dividatur in parvissimas partes, minus poterit resistere actioni contrarii agentis, et ita citius ex aqua corrupta generabitur aer: si vero congregetur multum de aqua, magis resistet agenti, et sic tardius corrumpetur, ut ex ea possit generari aer. Et hoc magis manifestum erit in sequentibus. Ultimo autem epilogando dicit nunc intantum esse determinatum quod impossibile est generationem esse congregationem, qualem quidam inquiunt, scilicet ex corporibus indivisibilibus.

Puis lorsqu’il dit : C’est en se désunissant, etc., il montre en quoi les propos de Démocrite sont vrais. Il est évident en effet que certaines choses, du fait qu’elles sont rassemblées ou dissociées, sont rendues plus facilement ou plus difficilement corruptibles ou modifiables. En effet, si l’eau était divisée en très petites parties, elle pourrait moins résister à l’action d’un agent contraire, et ainsi, l’air sera engendré plus facilement à partir de l’eau corrompue; mais si beaucoup d’eau est rassemblée, elle résistera davantage à l’agent, et ainsi elle se corrompra plus lentement de manière à pouvoir engendrer de l’air. Et cela sera plus évident dans la suite. En dernier, il dit pour conclure que maintenant, il a seulement été déterminé qu’il est impossible que la génération soit un rassemblement, je veux dire de corps indivisibles, comme certains le disent.

 

 

 

Leçon 6

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Ceci fixé, il faut rechercher d'abord s'il y a bien réellement quelque chose qui naisse et qui meure d'une manière absolue, ou s'il n'y a rien qui naisse et meure, à proprement parler. Dans ce cas, il faut rechercher si une chose quelconque ne vient pas toujours d'une autre chose d'où elle sort : comme, par exemple, du malade vient le bien portant, et du bien portant vient le malade, ou comme le petit vient du grand, et le grand vient du petit, toutes les autres choses sans exception se produisant de cette même manière. Que si l'on admet une production absolue, alors il faudra que l'être vienne absolument du non-être, du néant, de telle sorte qu'il serait vrai d'affirmer que le néant appartient à certains êtres. Une production relative peut bien venir d'un non-être relatif; et par exemple, le blanc peut venir du non-blanc, ou le beau vient du non-beau ; mais la production absolue doit venir de l'absolu non-être.

Or, l'Absolu en ceci exprime, ou le primitif dans chaque catégorie de l'être, ou l'universel, c'est-à-dire, ce qui renferme et contient tout. Si c'est le primitif que signifie l'absolu, il y aura production de substance, venant de ce qui n'est pas substance. Mais ce qui n'a pas de substance, et ce qui n'est point telle chose déterminée ne peut évidemment être non plus à aucune autre des catégories, telles que la qualité, la quantité, le lieu, etc.; car alors ce serait admettre que les qualités des substances en peuvent être séparées. Si c'est le non-être d'une façon générale que signifie l'absolu, c'est alors la négation universelle de toutes choses; et par conséquent, ce qui naît et se produit doit nécessairement naître de rien.

Du reste, nous avons parlé ailleurs de ce sujet, et nous en avons traité déjà plus au long. Mais nous résumerons ici notre pensée, et nous dirons en peu de mots qu'en un sens il peut y avoir absolue production de quelque chose venant du néant, du non-être, et qu'en un autre sens, rien ne peut jamais venir que de ce qui est.

C'est qu'en effet ce qui est en simple puissance et n'est pas en réalité, doit être préalablement et nécessairement des deux façons que nous venons d'indiquer. Mais il n'en reste pas moins à examiner, avec le plus grand soin, cette question, dont la difficulté peut encore nous étonner même après les développements qui précèdent, à savoir comment la production absolue peut avoir lieu, soit qu'elle vienne de ce qui est en puissance, soit qu'elle ait lieu de toute autre façon.

On peut rechercher, en effet, s'il y a uniquement production de la substance et de telle chose déterminée et réelle, ou s'il n'y a pas aussi production de la qualité, de la quantité, du lieu etc. Mêmes questions également pour la destruction. Que si réellement quelque chose vient à se produire et à naître, il est évident qu'il doit y avoir une certaine substance qui est au moins en puissance, si elle n'est pas en réalité, et en entéléchie, d'où sortira la production de la chose, et dans la quelle la chose devra se changer de toute nécessité, quand elle est détruite.

Se peut-il qu'une des autres catégories qui sont en toute réalité, en entéléchie, appartienne à cet être en puissance ? En d'autres termes, peut-on appliquer les idées de quantité, de qualité, de lieu, à ce qui n'est telle chose qu'en puissance, et est en puissance uniquement, sans être telle chose d'une manière absolue, ni même sans être absolument du tout ? Car si cet être n'est aucune chose en réalité, mais qu'il soit toutes choses en puissance, le non-être ainsi compris peut avoir une existence séparée ; et alors on en arrive à cette conséquence, qu'ont encore redoutée par dessus tout les premiers philosophes, de faire naître les choses du pur néant.

Mais si l'on n'admet pas que ce soit un être véritable ou une substance, et que ce soit quelque autre des catégories indiquées, alors on suppose, ainsi que nous l'avons déjà dit, que les qualités et les affections peuvent être séparées des substances.

 

 

Lectio 6

Leçon 6 ─ Y a-t-il génération absolue des choses? (Traduction Georges Comeau, 2018)

[71455] In De generatione, lib. 1 l. 6 n. 1 Postquam philosophus determinavit de generatione et alteratione secundum opiniones aliorum, hic incipit inquirere de eis secundum opinionem propriam. Et primo inquirit utrum sit aliqua simplex generatio, secundum quam aliquid dicitur simpliciter generari; secundo de differentia alterationis ad simplicem generationem, ibi: de generatione autem et alteratione et cetera. Circa primum duo facit. Primo dicit de quo est intentio: dicens quod post determinationem praedictorum, in consideratione veritatis primo occurrit videndum utrum aliquid generetur et corrumpatur simpliciter; vel proprie quidem, idest simpliciter seu principaliter, nihil generatur vel corrumpitur, sed semper generatur aliquid ex aliquo et in aliquid; quod videtur pertinere ad generationem vel corruptionem secundum quid. Et inducit exemplum, puta cum ex laborante, idest infirmo, fit sanum: non enim fit ens simpliciter, quia et prius erat, sed fit aliquid, scilicet sanum, cum prius non esset sanum, sed laborans, idest infirmum. Et eadem ratio est cum fit aliquid laborans ex sano, vel parvum ex magno, aut e converso, et sic de omnibus aliis quae hoc modo dicuntur: huiusmodi enim generatio secundum quid invenitur in omni genere mobilium, ut patet in VIII Physic.

Après avoir traité de la génération et de l’altération selon l’opinion des autres, il commence ici à les discuter selon sa propre opinion. Et en premier, il demande s’il existe une génération absolue, selon laquelle un être est dit être engendré purement et simplement; en deuxième, il traite de la différence entre l’altération et la génération absolue, où il dit : Il faut maintenant expliquer, etc. (leçon X). Il traite le premier point en deux parties. En premier, il dit ce qu’il veut montrer, en disant qu’après avoir établi ce qui précède, ce qu’il faut examiner en premier, dans l’étude de la vérité, si quelque chose est engendré et corrompu de façon absolue, ou si au sens propre, c'est-à-dire de façon absolue ou principale, rien n’est engendré ou corrompu, mais une chose est toujours engendrée à partir d’une chose et en aboutissant à une chose, ce qui semble consister en une génération ou une corruption en un sens relatif. Et il donne comme exemple quelqu'un qui, de souffrant, c'est-à-dire malade, devient en santé : il ne devient pas alors un être absolument, car il l’était auparavant, mais il devient quelque chose, c'est-à-dire en santé, alors qu’auparavant il n’était pas en santé, mais souffrant, c'est-à-dire malade. Et il en va de même quand l’homme en santé devient souffrant, ou quand l’objet grand devient petit ou l’inverse, et ainsi de suite pour tous les autres êtres dont on parle ainsi; en effet, on trouve une génération relative de ce genre dans tout genre d’êtres mobiles, comme cela a été démontré au livre VIII des Physiques.

[71456] In De generatione, lib. 1 l. 6 n. 2 Secundo ibi: si enim simpliciter etc., exequitur propositum. Et primo proponit dubitationem; secundo solvit eam, ibi: de his quidem etc.; tertio obiicit contra solutionem, ibi: quod autem et his determinatis et cetera. Circa primum duo facit: primo ponit dubitationem; secundo excludit quandam responsionem, ibi: simpliciter autem et cetera. Circa primum tria facit. Primo proponit quandam consequentiam: dicens quod, si sit aliqua generatio simpliciter, sequitur quod aliquid generabitur ex simpliciter non ente.

Deuxièmement, où il dit : Que si l’on admet,  etc., il développe sa thèse. Et en premier, il présente un doute; eu deuxième, il y répond, où il dit : Du reste, nous avons parlé, etc.; en troisième, il soulève une objection contre cette solution, où il dit : C’est qu’en effet ce qui est, etc. Il traite le premier point en deux parties : en premier, il présente le doute; en deuxième, il écarte une certaine réponse, où il dit : Or, l’absolu en ceci exprime, etc. Il traite la première partie en trois points. En premier, il avance une certaine conséquence, en disant que s’il existe une génération absolue, il s’ensuit que quelque chose est engendré à partir du non-être absolu.

[71457] In De generatione, lib. 1 l. 6 n. 3 Secundo, cum dicit: quapropter verum erit etc., ostendit consequens esse impossibile. Illud enim ex quo aliquid generatur, potest dici esse illud; sicut si ex ligno generatur arca, potest dici quod lignum est arca. Si ergo ex non ente simpliciter generatur ens, verum erit dicere quod non ens existit, idest est ens; quod est contradictoria esse simul vera. Sic ergo videtur et antecedens esse impossibile, scilicet quod aliquid generetur simpliciter ex non ente. Sequitur autem hoc inconveniens, si dicatur ex non ente simpliciter fieri aliquid sicut ex subiecto permanente: non autem sequitur, si ponatur ex non ente fieri aliquid simpliciter ordine tantum, idest, post non ens fit ens. Sed Aristoteles hoc disputative obiicit.

En deuxième, lorsqu’il dit : de telle sorte qu’il serait vrai, etc., il montre que cette conséquence est impossible. En effet, ce dont une chose est engendrée peut porter le nom de cette chose; ainsi, si une armoire est engendrée à partir du bois, on peut dire que ce bois est une armoire. Si donc l’être est engendré à partir du non-être absolu, il sera vrai de dire que le non-être existe, c'est-à-dire est un être, ce qui fait que les contradictoires sont vraies en même temps. Ainsi donc, on voit que l’antécédent aussi est impossible, à savoir qu’une chose est engendrée absolument à partir du non-être. Mais cette absurdité s’ensuit si on dit que quelque chose est produit à partir du non-être absolu comme à partir d’un sujet qui demeure; elle ne s’ensuit pas si on affirme que la chose est produite absolument à partir du non-être selon l’ordre seulement, c'est-à-dire qu’après le non-être vient l’être. Mais Aristote présente cette objectif aux fins de la discussion.

[71458] In De generatione, lib. 1 l. 6 n. 4 Tertio ibi: quaedam enim generatio etc., ostendit necessitatem primae consequentiae. Sicut enim se habet generatio quaedam ad non ens aliquod, sic se habet generatio simpliciter ad non ens simpliciter. Sed generatio quaedam, idest secundum quam aliquid dicitur generari secundum quid, est ex non ente quodam, puta ex non albo, cum fit aliquid album, aut ex non bono, cum fit aliquid bonum. Ergo simpliciter generatio, secundum quam aliquid dicitur generari simpliciter, est ex simpliciter non ente.

Troisièmement, où il dit : Une production relative, etc., il montre que la première conséquence est nécessaire. En effet, le rapport de la génération relative au non-être relatif est le même que celui de la génération absolue au non-être absolu. Mais une génération quelconque, c'est-à-dire selon laquelle on dit qu’une chose est engendrée sous un certain aspect, vient d’un non-être quelconque, tel que le non-blanc quand la chose devient blanche, ou le non-bien quand la chose devient bonne. Par conséquent, la génération absolue, selon laquelle on dit qu’un être est engendré absolument, vient du non-être absolu.

[71459] In De generatione, lib. 1 l. 6 n. 5 Deinde cum dicit: simpliciter autem etc., excludit quandam solutionem, quae possit dari distinguendo ens simpliciter. Unde primo ponit ipsam distinctionem, dicens quod simpliciter ens potest intelligi dupliciter: uno modo ut significat id quod est primum inter omnia praedicamenta entis, prout scilicet simpliciter ens dicitur de substantia; alio modo secundum quod simpliciter ens dicitur ipsum ens universale, quod omnia praedicamenta comprehendit. Et hoc modo simpliciter non ens potest dici vel quod non est substantia, vel quod nullo modo est ens.

Puis lorsqu’il dit : Or, l’absolu en ceci exprime, etc., il écarte une solution qu’on pourrait donner, au moyen d’une distinction de l’être absolu. En premier, il présente donc la distinction, en disant que l’être absolu peut se comprendre de deux façons : d’une façon, au sens de ce qui est premier entre tous les prédicaments de l’être, de sorte que l’être pris absolument désigne la substance; d’une autre façon, en tant que l’être pris absolument désigne l’être universel, qui englobe tous les prédicaments. Et ainsi, on peut appeler non-être absolu soit ce qui n’est pas une substance, soit ce qui n’est un être en aucune façon.

[71460] In De generatione, lib. 1 l. 6 n. 6 Secundo ibi: si quidem primum etc., ostendit quod secundum utrumque sensum sequitur inconveniens. Si enim simpliciter dicatur primum ens quod est substantia, ergo et simpliciter non ens dicetur non substantia. Si ergo generatio simplex hoc requirit, quod sit simpliciter entis ex simpliciter non ente, sequetur quod erit substantia ex non substantia. Sed quando ponitur non esse substantiam neque hoc (quod est demonstrativum individualis substantiae), manifestum est quod nullum aliorum praedicamentorum remanebit, idest neque quale neque quantum neque ubi: quia sequeretur quod passiones, idest accidentia, separarentur a substantiis, quod est impossibile. Si autem dicatur quod illud ex quo aliquid generatur simpliciter, sit non ens universaliter, prout ens simpliciter dicitur ens commune, sequetur quod per hoc quod dicitur non ens, intelligatur universaliter negatio omnium entium. Unde sequetur quod illud quod generatur simpliciter, generetur penitus ex nihilo: quod est contra rationem naturalis generationis, et contra sententias omnium philosophorum naturalium, qui scilicet de generatione naturali locuti sunt.

En deuxième, où il dit : Si c’est le primitif, etc., il montre qu’une absurdité s’ensuit selon l’un et l’autre sens. Si en effet on parle absolument de l’être premier qui est la substance, on dira donc que ce qui est absolument le non-être est la non-substance. Si donc la génération absolue exige que l’être absolu provienne du non-être absolu, il s’ensuit que la substance provient de la non-substance. Mais quand on affirme qu’il n’y a pas de substance ni de cela (démonstratif désignant une substance individuelle), il est évident qu’aucun des autres prédicaments ne reste, à savoir ni la quantité, ni la qualité, ni le lieu, car il s’ensuivrait que les propriétés, c'est-à-dire les accidents, seraient séparées de la substance, ce qui est impossible. Si on disait cependant que ce de quoi un être est engendré absolument n’est pas l’être au sens universel, en tant qu’on appelle être absolu l’être en général, il s’ensuivrait que par non-être on entendrait la négation universelle de tous les êtres. Il s’ensuivrait alors que ce qui est engendré absolument est engendré à partir du néant absolu, ce qui est contraire à la notion de génération naturelle et contraire à la doctrine de tous les philosophes de la nature, qui ont traité de la génération naturelle.

[71461] In De generatione, lib. 1 l. 6 n. 7 Deinde cum dicit: de his quidem etc., solvit praedictam dubitationem. Et dicit quod de ista materia etiam in aliis libris, scilicet in I Physic., amplius, idest diffusius, et dubitationes positae sunt et determinationes. Et ideo nunc brevius est dicendum, quod simpliciter generatur aliquid quodam modo ex non ente, alio modo ex ente: oportet enim illud quod praeexistit generationi, esse potentia ens, actu autem non ens. Et ita verum est quod dicitur utroque modo: scilicet quod generatio simpliciter sit ex ente, et ex non ente.

Puis lorsqu’il dit : Du reste, nous avons parlé, etc., il résout le doute ci-dessus. Et il dit que ces sujets ont été traités davantage, c'est-à-dire plus en profondeur, dans d’autres livres, à savoir le livre I des Physiques, et que les doutes y sont présentés ainsi que leurs solutions. C’est pourquoi il faut dire, plus brièvement, qu’une chose est engendrée absolument, d’une façon à partir du non-être, et d’une façon à partir de l’être : il faut en effet que ce qui préexiste à la génération soit être en puissance, et non-être en acte. Et ainsi, ce qu’on dit est vrai des deux façons, à savoir que la génération absolue vient de l’être ainsi que du non-être.

[71462] In De generatione, lib. 1 l. 6 n. 8 Deinde cum dicit: quod autem et his determinatis etc., obiicit contra praedictam solutionem. Et circa hoc tria facit: primo ponit obiectionem; secundo huius occasione introducit aliam quaestionem, et solvit eam, ibi: de his autem quantum etc.; tertio solvit dubitationem praedictam, ibi: propter quid et cetera. Circa primum tria facit. Primo dicit de quo est intentio: et dicit quod, quia etiam post praedictam determinationem adhuc insurgit mirabilis dubitatio, rursus oportet tentare quomodo simpliciter generatio sit, sive ex ente in potentia, sive qualiter sit alio modo.

Puis lorsqu’il dit : Mais il n’en reste pas moins, etc., il argumente contre cette solution. Et il le fait en trois parties : en premier, il présente l’objection; en deuxième, à son occasion, il présente une autre question et la résout, où il dit : Tels sont les problèmes qu’il faut, etc. (leçon VII); en troisième, il résout le premier doute, où il dit : Mais il n’en faut pas moins rechercher, etc. (leçon VIII). Il traite la première partie en trois points. En premier, il dit ce qu’il vise à démontrer, en disant que, même après avoir établi ce qui précède, il surgit encore un doute étonnant, et il faut de nouveau tenter de voir comment se produit la génération absolue, soit qu’elle vienne de l’être en puissance, soit qu’elle se produise d’une autre façon.

[71463] In De generatione, lib. 1 l. 6 n. 9 Secundo ibi: quaeret enim quis etc., movet quandam quaestionem: utrum scilicet generatio simplex sit tantum substantiae et huius, idest individui in genere substantiae; non autem sit quanti neque qualis neque ubi, et aliorum praedicamentorum, quae non sunt simpliciter entia. Et eadem quaestio potest fieri de corruptione. Et est hoc supponendum pro certo, quod generatio et corruptio simplex sit solius substantiae.

En deuxième, où il dit : On peut rechercher, en effet, etc.,  il soulève une question : y a-t-il génération absolue de la substance seulement et de cela, c'est-à-dire de l’individu dans le genre de la substance, mais pas de la quantité, ni de la qualité, ni du lieu et des autres prédicaments, qui ne sont pas des êtres au sens absolu? Et on peut poser la même question pour la corruption. Et il faut supposer comme une chose certaine qu’il n'y a génération et corruption absolues que de la substance.

[71464] In De generatione, lib. 1 l. 6 n. 10 Tertio ibi: si enim quid generabitur etc., prosequitur dubitationem. Et dicit quod, si non generatur simpliciter nisi quid, idest existens in genere substantiae; et illud ex quo aliquid generatur, est potentia ens, sicut supra dictum est, et non actu; sequitur quod illud ex quo generatur substantia, et in quod transmutatur quando corrumpitur, sit substantia in potentia, non autem actu. Restat ergo quaerendum utrum sit in actu aliquod aliorum praedicamentorum, puta quantum vel quale aut ubi, aut quodcumque aliorum praedicamentorum; cum tamen sit in potentia ens hoc, idest substantia, quae est ens simpliciter; ita tamen quod non sit simpliciter, idest in actu, neque hoc, idest neque substantia, neque ens. Quaecumque autem pars huius dubitationis detur, sequitur inconveniens. Si enim nihil aliorum est in actu, sed est in potentia omnia genera praedicamentorum, sequitur primo quod non ens sit separatum, idest quod materia, quae est ens in potentia, subiecta sit privationi, quae est non ens, absque omni forma. Secundo sequitur illud quod maxime timuerunt primi philosophi, quod aliquid generetur ex nullo praeexistente: quod enim non est ens actu, nihil est. Si vero ponatur quod id ex quo generatur substantia, non sit hoc aliquid, idest individuum in genere substantiae, neque sit substantia in actu, sed sit in actu aliquod aliorum praedicamentorum; sequitur inconveniens quod prius induximus, quod scilicet passiones, idest accidentia, separentur a substantiis; quod est manifeste impossibile. Sic igitur videtur quod non possit esse generatio simpliciter hoc modo, quod substantia generetur ex non ente actu, ente autem in potentia, ut praedicta solutio dicebat.

En troisième, où il dit : Que si réellement quelque chose, etc., il discute ce doute. Et il dit que, si rien n’est engendré de façon absolue sinon cela, c'est-à-dire ce qui existe dans le genre de la substance, et si ce dont une chose est engendrée est un être en puissance, comme on l’a dit, et non en acte, il s’ensuit que ce dont la substance est engendrée, et ce en quoi elle est transformée quand elle est corrompue est une substance en puissance et non en acte. Il reste donc à se demander s’il y a d’autres prédicaments qui sont en acte, tels que la quantité, la qualité, le lieu ou tout autre prédicament, alors que cette chose, c'est-à-dire la substance, qui est l’être au sens absolu, est en puissance, de telle sorte pourtant qu’elle ne soit pas absolument, c'est-à-dire en acte, ni ne soit cela, c'est-à-dire qu’elle ne serait ni une substance, ni un être. Que l’on tranche ce doute d’un côté ou de l’autre, une absurdité s’ensuit. En effet, si aucun de ces autres n’est en acte, mais s’il est en puissance à tous les genres de prédicaments, il s’ensuit tout d’abord que le non-être est séparé, c'est-à-dire que la matière, qui est un être en puissance, est sujette à la privation, qui est un non-être, sans avoir aucune forme. Mais si on affirme que ce dont la substance est engendrée n’est pas cette chose, c'est-à-dire un individu dans le genre de la substance, et n’est pas une substance en acte, mais que l’un des autres prédicaments est en acte, il s’ensuit l’absurdité que nous avons montrée plus haut, à savoir que les propriétés, c'est-à-dire les accidents, sont séparées des substances, ce qui est manifestement impossible. Ainsi donc, il semble qu’il ne peut pas y avoir de génération absolue de telle sorte que la substance soit engendrée du non-être en acte, mais qu’elle est plutôt engendrée de l’être en puissance, comme le disait la solution précédente.

 

 

 

Leçon 7

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Tels sont les problèmes qu'il faut discuter ici, dans la mesure qui convient, de même qu'il nous faut rechercher quelle est la cause qui rend la production des êtres éternelle, soit la production absolue, soit la production partielle. Or, comme il n'y a, selon nous, qu'une seule et unique cause d'où part le principe du mouvement, et comme il n'y a également qu'une seule et unique matière, il faut expliquer ce que c'est que cette cause.

Mais déjà nous en avons parlé dans notre Traité du mouvement, quand nous y avons établi qu'il y a, d'une part, quelque chose d'immobile durant toute l'éternité, et d'autre part, quelque chose qui est mis au contraire dans un éternel mouvement. L'étude du principe immobile des choses relève d'une philosophie différente et plus haute ; mais quant au moteur qui meut tout le reste, parce qu'il est mis lui-même dans un mouvement continu, nous en parlerons plus tard, en expliquant quelle est la cause de chacun des phénomènes particuliers. Ici nous nous bornerons à traiter de cette cause qui se présente sous forme de matière, et qui fait que la production des choses et leur destruction ne font jamais défaut dans la nature. Mais cette discussion éclaircira peut-être, du même coup, le doute que nous venons d'élever tout à l'heure, et l'on verra comment il faut entendre aussi la destruction absolue et l'absolue production des choses.

D'ailleurs, c'est déjà une question bien assez embarrassante que de savoir quelle peut-être la cause qui entretient et enchaîne la génération des choses, si l'on suppose que ce qui est détruit s'en retourne dans le néant, et que le non-être n'est rien; ce qui n'est pas, n'étant ni substance, ni qualité, ni quantité, ni lieu, etc. Car alors, puisque à tout instant quelqu'un des êtres disparaît et s'éteint, comment se fait-il que le monde entier n'ait pas été déjà depuis si longtemps épuisé mille fois, si la source d'où vient chacun de ces êtres est limitée et finie? Certes si cette perpétuelle succession ne cesse jamais, ce n'est pas que la source d'où proviennent les êtres soit infinie; car cela est tout à fait impossible, puisqu'en réalité rien n'est infini, et que c'est même seulement en puissance que quelque chose peut être infini dans la division. Or nous avons démontré que la division était seule à être incessante et à ne jamais manquer, parce qu'on peut toujours prendre une quantité de plus en plus faible. Mais ici nous ne voyons rien de pareil. La perpétuité de la succession ne devient-elle pas nécessaire par cela seul que la destruction d'une chose est la production d'une autre, et que, réciproquement, la production de celle-ci est la mort et la destruction de celle-là ?

Par là, on aura une cause qui pourra suffire à tout expliquer pour la production et la destruction des choses : ici, dans leur généralité, et là, dans chacun des êtres particuliers.

 

 

Lectio 7

Leçon 7 ─ La perpétuité des êtres et leur constante succession. (Traduction Georges Comeau, 2018)

[71465] In De generatione, lib. 1 l. 7 n. 1 Postquam Aristoteles contra praemissam solutionem obiecit, hic introducit aliam quaestionem, per cuius solutionem solvitur praedicta obiectio. Et circa hoc duo facit: primo introducit quaestionem et solvit eam; secundo ex eius solutione procedit ad solvendum quaestionem principaliter intentam, ibi: propter quid autem et cetera. Circa primum tria facit: primo proponit quaestionem; secundo prosequitur eam, ibi: habet autem dubitationem etc.; tertio solvit eam, ibi: quocirca propter huius et cetera. Circa primum duo facit. Primo introducit quaestionem: et dicit quod de his, scilicet de obiectione praemissa, tractandum est quantum convenit proposito: et ut hoc melius declaretur, inquirendum est quae est causa quod generatio sit semper, et illa scilicet quae est simpliciter, et illa quae est secundum partem, idest secundum quid. Oportet enim ponenti mundum et motum perpetuum, ponere etiam generationem perpetuam. Quid autem necessitatis habeant rationes Aristotelis circa perpetuitatem motus et circa perpetuitatem mundi, manifestavimus in VIII Physic. et in I de caelo.

Après avoir argumenté contre la solution précédente, Aristote présente ici une autre question, dont la solution permettra de résoudre l’objection ci-dessus. Et il traite ce sujet en deux parties : en premier, il présente la question et en donne la solution; en deuxième, à partir de sa solution, il en vient à résoudre la question qu’il visait principalement à démontrer, où il dit : Mais il n’en faut pas moins rechercher, etc. (leçon VIII). Il traite la première partie en trois points : en premier, il présente la question; en deuxième, il la discute, où il dit : @@@; en troisième, il la résout, où il dit : La perpétuité de la succession, etc. Il traite le premier point en deux parties. En premier, il présente la question, en disant qu’il faut traiter de ces choses, c'est-à-dire de l’objection précédente, en autant que cela convient à notre but, et, pour que cela soit mieux clarifié, il faut rechercher la cause du fait que la génération est perpétuelle, aussi bien celle qui est absolue que celle qui est partielle, c'est-à-dire relative. Il faut dire en effet que le monde et le mouvement sont perpétuels, et dire aussi que la génération est perpétuelle. Nous avons montré au livre VIII des Physiques et au livre I Du Monde quelle est la nécessité des arguments d’Aristote au sujet de l’éternité du mouvement et de l’éternité du monde.

[71466] In De generatione, lib. 1 l. 7 n. 2 Secundo ibi: existente autem etc., exponit introductam quaestionem. Et dicit quod causa perpetuitatis generationis, una quidem accipi potest quae dicitur unde est principium motus, idest causa movens vel efficiens: alia causa potest accipi quae est materia. Et talis nunc assignanda est, scilicet materialis: de causa enim movente dictum est prius in sermonibus de motu, idest in VIII Physic.: ibi enim dictum est quod est quoddam movens immobile per omne tempus, scilicet motor caeli; aliud autem est movens quod semper movetur, scilicet ipsum caelum. De uno autem horum, scilicet de movente primo, determinare pertinet ad aliam partem philosophiae, quae est prima inter alias: unde in XII Metaphys. determinavit philosophus de causa perpetuitatis motus et generationis. De alio autem movente, scilicet quod causat perpetuam generationem propter hoc quod ipsum continue movetur, postea in fine huius libri assignandum est quod talis sit causa singularium dictorum, idest perpetuitatis generationis simpliciter et secundum quid. Sed nunc oportet assignare causam propter quam generatio et corruptio in sempiternum non deserant naturam rerum, causam dico positam in materiae specie, idest materialem causam. Et ne videatur hoc esse praeter propositum, subiungit quod forte simul manifestabitur quomodo oporteat dicere circa hanc quaestionem, et quomodo oporteat dicere de generatione et corruptione simpliciter.

En deuxième, où il dit : Or, comme il n’y a, selon nous, etc., il explique la question présentée. Et il dit que comme cause de la génération perpétuelle, on peut prendre, d’une part, celle qui est appelée principe d’origine du mouvement, c'est-à-dire la cause motrice et efficiente; d’autre part, on peut prendre la cause qu’est la matière. Et c’est de celle-là, la cause matérielle, qu’il faut traiter maintenant, car on a parlé de la cause motrice auparavant dans le traité du mouvement, c'est-à-dire au livre VIII des Physiques; on a dit en effet à cet endroit qu’il existe un moteur immobile en tout temps, qui est le moteur du ciel, et qu’il y a un autre moteur qui est toujours mû, qui est le ciel lui-même. L’étude de l’un d’eux, le premier moteur, appartient à une autre partie de la philosophie, qui est première entre tous; c’est pourquoi le Philosophe, au livre XII des Métaphysiques, a traité de la cause de la perpétuité du mouvement et de la génération. Quant à l’autre moteur, celui qui cause la génération perpétuelle du fait qu’il est lui-même constamment en mouvement, on dira plus loin, à la fin du présent traité, qu’il est la cause de chacune des choses qu’on a dites, à savoir la perpétuité de la génération absolue et relative. Mais pour l’instant, il faut établir la cause pour laquelle la génération et la corruption perpétuelles ne font pas défaut à la nature des choses, je veux dire la cause inscrite dans l’espèce de la matière, c'est-à-dire la cause matérielle. Et pour que cela ne semble pas être hors de propos, il ajoute qu’on montrera peut-être en même temps comment il faut traiter de cette question et comment il faut traiter de la génération et de la corruption absolues.

[71467] In De generatione, lib. 1 l. 7 n. 3 Deinde cum dicit: habet autem dubitationem etc., prosequitur quaestionem introductam. Et primo obiicit ad excludendum perpetuitatem generationis; secundo excludit quasdam responsiones, ibi: non enim utique et cetera. Dicit ergo primo quod videtur habere dubitationem sufficienter moventem, quae est causa quare generatio complicatur, idest revolvitur sempiterne circa rerum naturam, si illud quod corrumpitur simpliciter, cedit in non ens. Sicut enim quod generatur simpliciter, fit ex non ente simpliciter, ita quod corrumpitur simpliciter, videtur quod in non ens simpliciter cedat, ita quod hoc non ens omnino nihil sit. Neque enim potest esse quid, idest substantia: quia, cum corruptio simpliciter sit substantiae, oportet quod corruptum simpliciter cedat in non substantiam. Et per consequens non ens illud in quod terminatur corruptio, oportet quod neque sit quale neque quantum neque ubi, neque aliorum praedicamentorum aliquod: eo quod accidentia non possunt esse sine substantia. Si ergo generatio et corruptio sint sempiterna, videtur quod semper aliquod entium cedat in non ens: et ita semper subtrahatur aliquid habentium naturam. Manifestum est autem quod omne finitum consumitur, si semper ab eo fiat ablatio. Si ergo totum universum est finitum, ex quo generatur unumquodque entium, si generatio ab aeterno fuit, ab olim debuit esse consumptum totum ens, ita quod iam non relinqueretur nisi inane, idest vacuum.

Puis lorsqu’il dit : D’ailleurs, c’est déjà une question, etc., il développe la question présentée. Et en premier, il argumente pour nier la perpétuité de la génération; en deuxième, il écarte certaines réponses, où il dit : Certes cette perpétuelle succession, etc. Il dit donc en premier que cela semble être un doute suffisamment troublant que de savoir pourquoi la génération s’enroule, c'est-à-dire se ramène perpétuellement dans la nature des choses, si ce qui se corrompt absolument tombe dans le non-être. En effet, de même que ce qui est engendré de façon absolue est produit à partir du non-être absolu, de même ce qui est corrompu absolument semble tomber dans le non-être absolu de telle sorte que ce non-être ne soit absolument rien. En effet, il ne peut pas être cette chose, c'est-à-dire une substance, car, puisque la corruption absolue est celle de la substance, il faut que ce qui se corrompt absolument tombe dans la non-substance. Et par conséquent, il est nécessaire que le non-être dans lequel se termine la corruption ne soit ni une qualité, ni une quantité, ni un lieu, ni l’un des autres prédicaments, du fait que les accidents ne peuvent exister sans la substance. Si donc la génération et la corruption sont perpétuelles, il semble qu’il y a toujours l’un des êtres qui tombe dans le non-être, et ainsi, l’un des êtres qui ont une nature est toujours supprimé. Mais il est évident que tout être fini vient à être épuisé si on lui retranche toujours quelque chose. Si donc l’univers entier, à partir duquel tous les êtres ont été engendrés, est fini, si la génération a eu lieu il y a une éternité, tout son être aurait dû être épuisé depuis longtemps, de sorte qu’il n’en reste plus que vanité, c'est-à-dire du vide.

[71468] In De generatione, lib. 1 l. 7 n. 4 Deinde cum dicit: non enim utique etc., excludit duas obviationes. Quarum prima fuit antiquorum naturalium, qui, ut possent causare perpetuitatem generationis, attribuerunt infinitum principiis. Nam omnes qui posuerunt unum principium, vel ignem vel aerem vel aquam vel aliquod medium, dixerunt illud principium esse infinitum. Democritus autem posuit spatium vacuum infinitum, et corpora etiam indivisibilia infinita. Similiter etiam Anaxagoras posuit infinitas partes consimiles esse principia. Omnia ergo haec excludit philosophus, dicens quod non potest dici quod ideo generatio non deficit, quia infinitum est illud ex quo aliquid generatur, sive sit unum sive multa principia: hoc enim est impossibile, quia, ut probatum est in III Physic. et in I de caelo, nihil est actu infinitum in natura.

Ensuite, lorsqu’il dit : Certes si cette perpétuelle succession, etc., il écarte deux objections. La première vient des anciens philosophes de la nature, qui, pour pouvoir attribuer une cause à la perpétuité de la génération, ont supposé une infinité de principes. En effet, tous ceux qui ont supposé un seul principe, que ce soit le feu, l’air, l’eau ou quelque moyen terme, ont dit que ce principe était infini. Quant à Démocrite, il a affirmé qu’il y avait un espace vide infini ainsi qu’une infinité de corps indivisibles. Pareillement, Anaxagore a affirmé que les principes étaient une infinité de parties semblables entre elles. Le Philosophe écarte donc tout cela en disant qu’on ne peut pas dire que la génération ne cesse jamais parce que ce dont les choses sont engendrées est infini, peu importe qu’il y ait un ou plusieurs principes; en effet, cela est impossible, car, comme il a été prouvé au livre III des Physiques et au livre I Du Ciel, rien n’est infini en acte dans la nature.

[71469] In De generatione, lib. 1 l. 7 n. 5 Secundam obviationem ponit et excludit ibi: potestate autem et cetera. Posset enim aliquis dicere quod, quamvis non sit aliquid infinitum actu in natura, est tamen aliquid infinitum in potentia, sicut patet in divisione continui. Et ita posset aliquis dicere quod, sicut a continuo, quamvis non sit infinitum actu, in infinitum aliquid per divisionem subtrahitur, et tamen non totum consumitur; ita a corpore naturali ex quo omnia generantur, quamvis non sit infinitum, semper abstrahitur aliquid quod per corruptionem secedit in non ens, nunquam tamen totaliter consumitur. Sed hoc excluditur. Quia si a continuo finito, ut dicitur in III Physic., semper subtrahatur eadem quantitas, quantumcumque sit magnum, tandem consumetur; puta si a diametro caeli quis semper subtrahat palmum. Sed in infinitum continuum dividitur, si semper fiat subtractio secundum eandem proportionem; puta si continuum dividatur per medium, et medium per medium, et sic in infinitum; et eadem ratio est de quacumque alia proportione. Sic autem divisione facta, manifestum est quod id quod post medium accipitur, semper erit minus eo quod prius accipiebatur: nam dimidium dimidii semper minus est quam dimidium totius. Unde Aristoteles concludit quod, si hac ratione generatio et corruptio in infinitum duraret, qua ratione continuum in infinitum dividitur, oportebit quod id quod postea generatur, semper sit minus in quantitate, ut sic, semper minori existente eo quod subtrahitur a corpore naturali, non totaliter consumatur. Hoc autem non videmus ita accidere, quod semper sit minus quod generatur. Hoc igitur quod generatio et corruptio in infinitum durat, non potest esse simile divisioni magnitudinis in infinitum.

Il présente la deuxième objection et l’écarte où il dit : et que c’est même seulement en puissance, etc. On pourrait dire en effet que, même s’il n'y a rien d’infini dans la nature, il y a pourtant quelque chose d’infini en puissance, comme cela est évident dans la division du continu. Et ainsi, on pourrait dire que, de même que, même si un continu n’est pas infini en acte, on peut y retrancher à l’infini par division et il n’est pas éliminé totalement, de même, bien qu’un corps naturel à partir duquel toutes choses sont engendrées ne soit pas infini, il en est toujours retranché quelque chose qui tombe dans le non-être par corruption, et pourtant il n’est jamais totalement épuisé. Mais cette idée doit être rejetée. Si en effet on retranche toujours la même quantité à un être continu fini, comme il est dit au livre III des Physiques, si grand soit cet être, il finira par être épuisé, par exemple si on retranchait toujours une palme[5] au diamètre du ciel. Mais le continu peut se diviser à l’infini si le retranchement se fait toujours selon la même proportion, par exemple si le continu est divisé en moitiés, et une moitié en moitiés, et ainsi de suite à l’infini, et la même raison s’applique à toute autre proportion. Ainsi donc, une fois la division faite, il est évident que ce qui est retranché après la moitié sera toujours moindre que ce qui avait été retranché auparavant, car la moitié de la moitié est toujours moindre que la moitié du tout. Aristote conclut donc que, si la génération et la corruption avaient une durée infinie parce que le continu se divise à l’infini, il faudrait alors que ce qui est engendré plus tard ait toujours une quantité moindre, de sorte que, ce qui est retranché d’un corps naturel étant toujours de plus en plus petit, le corps ne soit pas totalement épuisé. Mais nous ne voyons pas qu’il en soit ainsi et que ce qui est engendré soit toujours plus petit. Alors, le fait que la génération et la corruption ont une durée infinie ne peut pas être semblable à la division d’une grandeur à l’infini.

[71470] In De generatione, lib. 1 l. 7 n. 6 Deinde cum dicit: quocirca propter huius etc., exclusis falsis solutionibus, concludit veram: scilicet quod ideo necesse est esse transmutationem generationis et corruptionis indeficientem vel inquietam, idest non cessantem, quia corruptio huius est generatio alterius, et e converso. Nam generatio per se quidem est ex ente in potentia, idest ex materia, quae est sicut subiectum rerum naturalium: accidit enim materiae ex qua aliquid generatur, quod sit subiecta alteri formae, secundum quam est ens actu, et privationi formae inducendae, secundum quam est non ens actu: et ideo Aristoteles dicit in I Physic., ex ente quidem actu per accidens, ex ente autem in potentia per se. Et similiter corrumpitur aliquid per se quidem in ens potentia: quod quidem subiicitur et alteri formae, secundum quam est ens actu, et privationi prioris formae, secundum quam est non ens actu. Et ita non sequitur quod id quod corrumpitur secedat a tota rerum natura: quia quamvis fiat non ens hoc quod est corruptum, remanet tamen aliquid aliud, quod est generatum. Unde non potest materia remanere quin sit subiecta alicui formae: et inde est quod uno corrupto aliud generatur, et uno generato aliud corrumpitur: et sic consideratur quidam circulus in generatione et corruptione, ratione cuius habet aptitudinem ad perpetuitatem. Ultimo autem epilogando concludit quod existimandum est praedictam causam esse sufficientem de hoc quod generatio et corruptio simpliciter sit circa unumquodque entium in sempiternum. Quod quidem oportet dicere, supposita perpetuitate mundi et motus: quod tamen fides Catholica non supponit, ut alibi dictum est.

Ensuite, lorsqu’il dit : La perpétuité de la succession, etc., après avoir écarté les fausses solutions, il conclut avec la vraie, à savoir que s’il est nécessaire que le changement de la génération et de la corruption est inépuisable ou sans repos, c'est-à-dire incessante, c’est parce que la corruption d’une chose est la génération d’une autre et inversement. Car la génération provient essentiellement de l’être en puissance, c'est-à-dire de la matière, qui est comme le sujet des êtres naturels : il se trouve en effet que la matière dont un être est engendré est sujette à une autre forme, selon laquelle elle est un être en acte, et à la privation de la forme qu’elle devra assumer et selon laquelle elle est un non-être en acte; c’est pourquoi Aristote dit, au livre I des Physiques, que la génération provient d’un être qui est en acte par accident mais qui est en puissance essentiellement. Pareillement, la chose se corrompt essentiellement en devenant un être en puissance, lequel devient alors sujet à une autre forme, selon laquelle elle est un être en acte, et à la privation de la forme précédente, selon laquelle elle est un non-être en acte. Il ne s’ensuit donc pas que ce qui se corrompt se retire totalement de la nature des choses, car, bien que ce qui est corrompu devienne non-être, il reste pourtant quelque chose d’autre qui est engendré. Il s’ensuit que la matière ne peut pas subsister à moins d’être sujette à une forme, et de là vient que quand un être est corrompu, un autre est engendré, et que quand un être est engendré, un autre est corrompu; et ainsi, on constate que la génération et la corruption forment un cycle qui leur donne la capacité d’être perpétuels. Il dit en dernier, en guise de conclusion, qu’il faut juger que cela est une cause suffisante du fait que la génération et la corruption absolues affectent perpétuellement tous les êtres. Cette affirmation est nécessaire si on suppose l’éternité du monde et du mouvement, ce que la foi catholique ne suppose pas, comme on l’a dit ailleurs.

 

 

 

Leçon 8

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Mais il n'en faut pas moins rechercher pourquoi, en parlant de certaines choses, on dit d'une manière absolue qu'elles se produisent et qu'elles se détruisent, tandis qu'en parlant de telles autres choses, on ne le dit pas absolument, s'il est bien vrai que la production de tel être soit la même chose que la destruction de tel autre, et si à l'inverse la destruction de celui-ci est bien la production de celui-là.

Cette différence d'expression demande aussi à être expliquée, puisque nous disons d'un être qu'il est, dans tel cas, absolument détruit, et non pas qu'il l'est seulement sous tel rapport; et puisque nous prenons la production dans un sens absolu, aussi bien que la destruction. Ainsi telle chose devient telle autre chose ; mais elle ne devient pas absolument. Voilà, par exemple, comment nous disons de quelqu'un qui apprend, qu'il devient savant, mais nous ne disons pas pour cela qu'il devient et se produit absolument. En se rappelant ce que nous avons dit bien souvent, à savoir que tels noms expriment une substance réelle et que tels autres ne l'expriment pas, on peut voir d'où vient la question ici posée; car il importe beaucoup de déterminer ce en quoi se change l'objet qui change. Par exemple, la transition d'un objet qui devient du feu peut être une production absolue; mais c'est aussi la destruction de quelque chose, par exemple, de la terre. De même, la production de la terre est bien sans doute aussi une production; mais ce n'est pas une production absolue, bien que ce soit une destruction absolue, et par exemple, la destruction du feu.

C'est en ce sens que Parménide ne reconnaît que deux choses au monde : l'être et le non-être, qui sont pour lui le feu et la terre. Peu importe, du reste, de faire l'hypothèse de ces éléments, ou d'autres éléments pareils ; car nous ne recherchons que la manière dont les phénomènes se passent, et non leur sujet. Ainsi, la modification qui mène les choses à l'absolu non-être, c'est une destruction absolue; et au contraire, ce qui les mène absolument à l'être, c'est une absolue production. Mais quelles que soient les substances où l'on considère la production et la destruction, soit le feu, soit la-terre, soit tout autre élément analogue, la production et la destruction n'en sont pas moins toujours, l'une de l'être, et l'autre du non-être.

Telle est donc une première différence d'expression, qu'on peut établir entre la production et la destruction absolues, et entre la production et la destruction qui ne sont pas absolues. Une autre différence qui peut les distinguer, c'est la matière où elles ont lieu, quelle que soit cette matière. Celle dont les différences expriment davantage telle ou telle réalité, est aussi davantage de la substance; et celle dont les différences expriment davantage la privation est davantage du non-être. Ainsi, la chaleur est une certaine catégorie et une espèce réelle ; au contraire, le froid n'est qu'une privation ; et c'est par ces mêmes différences que la terre et le feu se distinguent.

Pour le vulgaire, ce qui constitue surtout la différence de la production et de la destruction, c'est que l'une est perceptible aux sens, et que l'autre ne l'est pas. Quand il y a changement en une matière sensible, le vulgaire dit que l'objet naît et se produit, et qu'il meurt et se détruit quand il change en une matière invisible. C'est que les hommes définissent en général l'être et le non-être, selon qu'ils sentent la chose ou ne la sentent pas ; de même qu'ils prennent pour l'être ce qu'on connaît, et pour le non-être, ce qu'on ignore. Mais alors c'est la sensibilité qui remplit la fonction de la science. De même donc que les hommes ne conçoivent leur propre vie et leur être que par ce qu'il sentent ou peuvent sentir, de même aussi conçoivent-ils l'existence des choses, cherchant bien à connaître la vérité, mais ne la trouvant pas dans ce qu'ils disent.

C'est que la production et la destruction absolues des choses sont tout autres, selon qu'on les considère d'après l'opinion commune, ou dans leur réalité véritable. C'est ainsi que l'air et le vent existent moins, comme corps, si l'on s'en rapporte au simple témoignage des sens ; et voilà pourquoi l'on croit que les choses qui sont détruites absolument, se détruisent en se changeant en ces éléments, tandis que l'on croit que les choses naissent et se produisent, quand elles se changent en quelque élément qu'on puisse toucher; et par exemple, en terre. Mais dans la vérité, ces deux éléments sont substance et espèce, bien plus que la terre elle-même.

On a donc expliqué ce qui fait qu'il y a la production absolue, en tant que destruction de quelque chose, et la destruction absolue, en tant que production de quelque chose aussi. Cela tient en effet à ce que la matière est différente, soit parce que l'une est substance, tandis que l'autre ne l'est pas, soit parce que l'une est davantage, et que l'autre est moins, ou bien enfin que la matière d'où vient la chose, et celle où elle va, est plus ou moins sensible.

 

 

Lectio 8

Leçon 8 ─ Pourquoi la génération et la corruption mutuelles sont parfois absolues, parfois relatives. (Traduction Georges Comeau, 2018)

[71471] In De generatione, lib. 1 l. 8 n. 1 Soluta dubitatione quam introduxerat de continuitate generationis, hic procedit ad solvendum quaestionem principaliter intentam. Et circa hoc duo facit: primo movet quaestionem; secundo solvit eam, ibi: quemadmodum enim determinavimus et cetera. Dicit ergo primo quod iterum est perscrutandum quare quaedam dicantur simpliciter generari et corrumpi, quaedam autem non; sicut dictum est in determinatione praecedentis quaestionis quod generatio huius est corruptio illius, et corruptio huius est generatio alterius. Videtur enim hoc requirere quandam rationem: nam ex quo adinvicem generantur et corrumpuntur, videtur quod eadem ratione sit simpliciter generatio et corruptio unius et alterius. Dicimus enim in diversis quae non ex invicem generantur, quoniam aliquid corrumpitur simpliciter et non solum hoc, idest secundum quid; et quod quaedam est simpliciter generatio seu corruptio, et quod quaedam generantur secundum quid et non simpliciter; sicut dicimus quod ille qui addiscit, fit quidem sciens, quod est fieri secundum quid, non tamen fit simpliciter, quia simpliciter erat etiam antequam esset sciens. De utroque ergo considerandum est: scilicet quare in generatis ex invicem quaedam dicuntur generari simpliciter et quaedam secundum quid; et quare etiam haec differentia contingat in his quae non ex invicem generantur.

Après avoir résolu le doute qu’il avait présenté au sujet de la continuité de la génération, il en vient maintenant à résoudre la question principalement visée. Et il traite ce sujet en deux parties : en premier, il soulève la question; en deuxième, il la résout, où il dit : En se rappelant ce que nous avons dit, etc. Il dit donc en premier qu’il faut rechercher de nouveau pourquoi on dit que certaines choses sont engendrées et corrompues absolument, et d’autres pas, comme il a été dit dans la solution de la question précédente que la génération d’une chose est la corruption d’une autre et la corruption d’une chose est la génération d’une autre. Il semble en effet qu’un argument à l’appui est nécessaire, car, du fait que les choses sont engendrées et corrompues réciproquement[6], il semble que pour la même raison il y ait génération et corruption absolues de l’une et de l’autre. Nous disons en effet, pour des choses diverses qui ne sont pas engendrées réciproquement, qu’une chose est corrompue absolument et non ainsi, c'est-à-dire relarivement, et qu’il y a une génération et une corruption absolues, et que des choses sont aussi engendrées de façon relative et non absolue; nous disons par exemple que celui qui apprend devient savant, ce qui est un devenir relatif; il ne devient cependant pas de façon absolue, car il était déjà absolument existant avant d’être savant. Il faut donc examiner les deux questions, à savoir, pourquoi, parmi les choses engendrées l’une de l’autres, certaines sont dites être engendrées absolument et d’autres relativement, et aussi pourquoi on trouve cette différence dans les choses qui ne sont pas engendrées l’une de l’autre.

[71472] In De generatione, lib. 1 l. 8 n. 2 Deinde cum dicit: quemadmodum enim determinavimus etc., solvit praemissam quaestionem: et primo in his quae generantur adinvicem; secundo in his quae non generantur adinvicem, ibi: dicuntur autem haec quidem et cetera. Circa primum duo facit: primo solvit quaestionem; secundo epilogat, ibi: esse quidem igitur et cetera. Circa primum, proponit tres modos secundum quos contingit in adinvicem generatis, quod unius generatio et corruptio sit simpliciter, et alterius secundum quid. Circa quorum primum dicit quod, sicut multoties determinatum est, quaedam quae affirmative dicuntur, significant hoc aliquid, idest quoddam ens, quaedam vero significant non ens: et ex hoc contingit id de quo quaeritur, scilicet quod quaedam dicuntur generari vel corrumpi simpliciter, quaedam secundum quid. Differt enim quantum ad hoc, quid sit illud in quod aliquid transmutatur per generationem et corruptionem. Puta si dicamus, secundum opinionem Parmenidis, quod ignis sit ens et terra non ens, transmutatio quae est via in ignem, puta si ex terra generetur ignis, dicetur generatio simpliciter, quia est via in ens; corruptio autem non simpliciter, sed alicuius, scilicet terrae, quae est non ens. E converso autem generatio terrae erit generatio aliqua, non autem generatio simplex, quia est generatio non entis; sed est corruptio simplex, quia est corruptio entis, scilicet ignis. Sic enim Parmenides dixit duo esse principia rerum, scilicet ens et non ens, appellans ens ignem, et non ens terram; forte propter hoc, quod ignis inter alia elementa habet plus de forma, terra vero minus. Hoc autem exemplum non procedit secundum sententiam Aristotelis, qui existimavit utrumque esse ens: et ideo subiungit quod nihil differt ad propositum talia exempla vel alia supponere. Quaerimus enim, inducendo exempla, modum, sed non subiectum; non curantes scilicet utrum sic se habeat in his terminis, vel in quibuscumque aliis. Et propter hoc etiam in libris logicae utitur exemplis secundum opiniones aliorum philosophorum; quae non sunt inducenda quasi sint verba Aristotelis. Hoc igitur ex praemissis est accipiendum, quod corruptio simpliciter est, quae est via in non ens simpliciter; generatio simpliciter, quae est via in simpliciter ens. Determinetur ergo hoc quod dictum est de generatione et corruptione simpliciter vel secundum quid, sive in igne et terra, sive in quibuslibet aliis terminis, dummodo ita se habeant quod unum sit ens et aliud non ens; sicut si dicamus vivum et mortuum, vel aliquid aliud huiusmodi. Concludit igitur quod uno modo differt simpliciter generari et corrumpi et non simpliciter, sicut dictum est.

Ensuite, lorsqu’il dit : En se rappelant ce que nous avons dit, etc., il résout cette question, en premier pour les choses qui sont engendrées réciproquement, et en deuxième pour les choses qui ne sont pas engendrées réciproquement, où il dit : On dit des choses, tantôt, etc. (leçon IX). Il traite le premier point en deux parties : en premier, il résout la question; en deuxième, il conclut, où il dit : On a donc expliqué, etc. Pour la première partie, il présente trois manières selon lesquelles il arrive, dans les êtres engendrés réciproquement, que la génération et la corruption de l’un soient absolues et celles de l’autre relatives. Pour la première manière, il dit que, comme on l’a établi bien des fois, certains énoncés sous forme affirmative signifient cette chose, c'est-à-dire un être, et d’autres signifient un non-être; et de là s’ensuit ce dont nous parlons, à savoir que certains êtres sont dits être engendrés ou corrompus absolument, et d’autres relativement. La différence, en effet, dépend de ce en quoi un être est transformé par génération et par corruption. Si nous disons par exemple, selon l’opinion de Parménide, que le feu est être et la terre est non-être, le changement qui va vers l’être, par exemple si le feu est engendré de la terre, est appelé génération absolue, parce qu’il est le chemin vers l’être, mais la corruption n’est pas absolue, mais c’est celle de quelque chose, la terre, qui est du non-être. C’est ainsi que Parménide a dit qu’il y avait deux principes des choses, l’être et le non-être, et appelait l’être feu et le non-être terre, peut-être parce que le feu est celui des éléments qui a une forme plus marquée et la terre une forme moins marquée. Or, cet exemple n’est pas conforme à la doctrine d’Aristote, qui estimait que les deux sont de l’être, et c’est pourquoi il ajoute que cela ne change rien à notre propos de prendre de tels exemples ou d’autres. En effet, en présentant les exemples, nous cherchons la manière et non le sujet, sans nous soucier de savoir si les choses se passent ainsi pour les termes en question ou pour n’importe quels autres. C’est également pour cette raison que dans les livres de logique, Aristote prend des exemples tirés des opinions d’autres philosophes, qui ne doivent pas être présentés comme s’ils étaient ses propos à lui. D’après ce qui précède, il faut donc comprendre que la corruption absolue est le chemin vers le non-être absolu et que la génération absolue est le chemin vers l’être absolu. Considérons donc comme établi ce qui a été dit de la génération et la corruption absolues ou relatives, soit dans le feu et la terre, soit dans n’importe quels autres termes, pourvu qu’ils soient liés de telle sorte que l’un ait valeur d’être et l’autre de non-être, comme si nous parlons de vivant et de mort ou d’autre chose du même genre. Il conclut donc que, d’une manière, la génération et la corruption absolues et non absolues diffèrent comme on vient de le dire.

[71473] In De generatione, lib. 1 l. 8 n. 3 Sed videtur quod haec differentia non sit conveniens. Via enim quae est in simpliciter non ens, quam dicit esse corruptionem simpliciter, non potest intelligi in id quod est omnino nihil: quia omnis naturalis corruptio fit per resolutionem in aliquam materiam. Similiter etiam non potest intelligi non ens simpliciter, quod sit privatio pura sine forma: quia materia nunquam denudatur ab omni forma, ita quod sit sub sola privatione. Ergo oportet per non ens in quod tendit corruptio simplex, intelligi privationem quae est adiuncta alicui formae. Cuilibet autem formae naturali quae est in generabilibus et corruptibilibus, adiungitur privatio: non ergo unum dicetur magis generari vel corrumpi simpliciter, in his quae adinvicem generantur et corrumpuntur, quam aliud. Dicendum est ergo quod non ens simpliciter intelligitur hic materia cum privatione adiuncta alicui formae. Sed duplex est forma: una quidem perfecta, quae complet speciem alicuius rei naturalis, sicut forma ignis vel aquae aut hominis aut plantae; alia autem est forma incompleta, quae neque perficit aliquam speciem naturalem, neque est finis intentionis naturae, sed se habet in via generationis vel corruptionis. Manifestum est enim in generatione compositorum, puta animalis, quod inter principium generationis, quod est semen, et ultimam formam animalis completi, sunt multae generationes mediae, ut Avicenna dicit in sua sufficientia; quas necesse est terminari ad aliquas formas, quarum nulla facit ens completum secundum speciem, sed ens incompletum, quod est via ad speciem aliquam. Similiter etiam ex parte corruptionis sunt multae formae mediae, quae sunt formae incompletae: non enim, separata anima, corpus animalis statim resolvitur in elementa; sed hoc fit per multas corruptiones medias, succedentibus sibi in materia multis formis imperfectis, sicut est forma corporis mortui, et postmodum putrefacti, et sic inde. Quando igitur per corruptionem pervenitur in privationem cui adiungitur talis forma in materia, est corruptio simpliciter: quando vero ex privatione cui adiungitur forma imperfecta, quae erat via generationis, pervenitur ad formam completam, est generatio simpliciter.

Mais il semble que cette différence ne convienne pas. En effet, le chemin vers le non-être absolu, qu’il appelle corruption absolue, ne peut pas être compris comme aboutissant à ce qui n’est absolument rien, car toute corruption naturelle se fait par dissolution en une certaine matière. Pareillement, on ne peut pas comprendre le non-être absolu comme étant une privation pure sans forme, car la matière n’est jamais dépouillée de toute forme de manière à être revêtue de privation pure. Alors, par le non-être auquel tend la corruption absolue, il faut entendre la privation qui accompagne une forme. Or, la privation est jointe à toute forme naturelle qui se trouve dans les êtres qui peuvent être engendrés et corrompus; il s’ensuit donc que dans les choses qui sont engendrées et corrompues réciproquement, l’une n’est pas considérée engendrée et corrompue absolument plus que l’autre. Il faut donc dire que le non-être absolu est compris ici comme étant la matière avec la privation jointe à une certaine forme. Mais il y a deux sortes de forme : l’une est la forme parfaite, qui complète l’espèce d’un être naturel, comme la forme du feu, de l’eau, de l’homme ou de la plante; l’autre est la forme incomplète, qui ne rend pas parfaite une espèce naturelle et qui n’est pas non plus la fin de l’intention de la nature, mais qui se trouve sur le chemin de la génération ou de la corruption. Il est évident en effet dans la génération des composés, par exemple un animal, qu’entre le principe de la génération, qui est la semence, et la forme ultime de l’animal complet, il y a de nombreuses générations intermédiaires, comme le dit Avicenne dans son Liber sufficientiae[7]; il est nécessaire que celles-ci se terminent par des formes dont aucune ne produit un être complet en son espèce, mais qui produisent un être incomplet en chemin vers une espèce. Du côté de la corruption aussi, il y a beaucoup de formes intermédiaires, qui sont des formes incomplètes; en effet, une fois l’âme séparée, le corps de l’animal ne se désagrège pas instantanément en éléments, mais cela se fait par de nombreuses corruptions intermédiaires pendant que beaucoup de formes imparfaites se succèdent dans la matière, comme on a d’abord la forme d’un corps mort, ensuite celle d’un corps putréfié, et ainsi de suite. Alors, quand on parvient par la corruption à la privation à laquelle une telle forme est jointe dans la matière, on a une corruption absolue; quand, à partir de la privation qui est jointe à une forme imparfaite qui était le chemin de la génération, on parvient à la forme complète, c’est une génération absolue.

[71474] In De generatione, lib. 1 l. 8 n. 4 Deinde cum dicit: alio autem modo etc., ponit secundum modum. Et dicit quod alio modo erit quaedam generatio et non simpliciter, qualiscumque materia erit, idest etiam si habet aliqualem naturam id in quod est corruptio, dummodo habeat aliquem defectum. Illud enim cuius differentiae magis significant hoc aliquid, magis est substantia; illud autem cuius differentiae magis significant privationem, magis est non ens; sicut calidum est quoddam praedicamentum, idest quoddam affirmatum, sine privatione, et est species, idest forma, frigiditas autem est privatio. His autem differentiis differunt terra et ignis: nam terra est naturaliter frigida, ignis autem naturaliter calidus. Et ideo ignis est magis substantia, terra autem magis accedit ad non ens.

Ensuite, lorsqu’il dit : Une autre différence qui peut, etc., il présente la deuxième manière. Et il dit que d’une autre façon, il existe aussi une génération qui n’est pas absolue, quelle que soit la matière, c'est-à-dire même si ce en quoi il y a corruption possède une certaine nature, du moment qu’elle a une certaine déficience. En effet, ce dont les différences signifient davantage tel objet est davantage substance; ce dont les différences signifient davantage la privation est davantage non-être; ainsi, la chaleur est un certain prédicament, c'est-à-dire quelque chose de positif, sans privation, et elle est une espèce, c'est-à-dire une forme, mais le froid est une privation. Or, ces différences existent entre la terre et le feu, car la terre est naturellement froide, et le feu est naturellement chaud. C’est pourquoi le feu est davantage une substance, alors que la terre se rapproche davantage du non-être.

[71475] In De generatione, lib. 1 l. 8 n. 5 Primo autem oportet considerare quomodo hic dicatur quod frigiditas sit privatio, cum frigidum et calidum contrarie opponantur, contrariorum autem utrumque est natura aliqua: alioquin non essent in eodem genere, nam privatio et non ens non est in genere. Dicendum est autem quod, sicut ostensum est in X Metaphys., oppositio privationis et habitus est principium oppositionis contrariorum: et ideo semper alterum contrariorum est cum defectu et privatione quadam respectu alterius. Dicitur ergo frigidum privatio, non quia sit privatio pura, sicut caecum aut nudum; sed quia est qualitas deficiens respectu calidi. Unde in hoc differt iste modus secundus a primo: nam primus modus accipiebatur secundum differentiam entis et non entis simpliciter, hic autem modus accipitur secundum differentiam entis perfecti et imperfecti. Secundo oportet considerare quomodo hic dicatur quod terra et ignis differant his differentiis, scilicet frigido et calido. Oportet enim hoc intelligi de differentiis substantialibus: alioquin non pertinerent ad generationem et corruptionem, sed magis ad alterationem. Principia autem differentiarum substantialium, quae sunt constitutivae specierum, oportet esse formas substantiales, quae sunt specificae. Secundum hoc ergo sequitur quod calor et frigus sint formae substantiales ignis et terrae. Quod est omnino impossibile. Primo quidem quia non est possibile quod idem in uno sit accidens et in alio forma substantialis, nisi aequivoce diceretur: calidum autem et frigidum in aliis corporibus sunt accidentia, de quibus tamen univoce dicuntur cum elementis, ex quorum commixtione in eis huiusmodi qualitates inveniuntur. Non ergo potest esse quod calidum et frigidum in elementis sint formae substantiales. Secundo quia nulla forma substantialis est per se sensu perceptibilis, sed solum intellectu, cuius obiectum est quod quid est, ut dicitur in III de anima: formae autem quae sunt per se sensu perceptibiles, sunt qualitates tertiae speciei, quae ob id dicuntur passibiles, quia sensibus ingerunt passiones, ut dicitur in praedicamentis. Cum igitur calidum ignis et frigidum terrae vel aquae sint sensu perceptibilia, non possunt esse formae substantiales. Dicendum est ergo quod, sicut habetur ex VIII Metaphys., differentiae substantiales, quia sunt ignotae, per differentias accidentales manifestantur: et ideo multoties utimur differentiis accidentalibus loco substantialium. Et hoc modo philosophus hic dicit calidum et frigidum esse differentias ignis et terrae. Calidum enim et frigidum, cum sint propriae passiones horum corporum, sunt proprii effectus formarum substantialium eorundem: et ideo, sicut aliae causae intelligibiles innotescunt per effectus sensibiles, ita et perfectione calidi et imperfectione frigidi perpendimus quod forma substantialis ignis est perfectior quam forma substantialis terrae. Omnes enim formae substantiales differunt secundum magis et minus perfectum: unde in VIII Metaphys. dicitur quod species rerum sunt sicut numeri, quorum species variantur secundum additionem et subtractionem. Potest etiam dubitari de hoc quod dicit, quod cuius differentiae magis significant hoc aliquid, magis est substantia: cum tamen dicatur in praedicamentis quod substantia non suscipit magis et minus. Sed dicendum quod per hoc non intendit significare intensionem et remissionem substantiae in praedicamento substantiae; sed maiorem vel minorem perfectionem in speciebus substantiae, secundum dictam formarum differentiam.

Mais en premier, il faut examiner comment on dit ici que le froid est une privation, alors que le froid et le chaud sont opposés comme des contraires et que l’un et l’autre contraire est une certaine nature; autrement, ils n’appartiendraient pas au même genre, car la privation et le non-être ne sont pas dans un genre. Mais il faut dire que, comme on l’a montré au livre X des Métaphysiques, l’opposition entre la privation et la possession est le principe de l’opposition des contraires; c’est pourquoi, toujours, l’un des contraires comporte un défaut et une privation par rapport à l’autre. Le froid est donc appelé privation, non qu’il soit une privation pure comme l’aveugle et le nu, mais parce qu’il est une qualité déficiente par rapport au chaud. Cette deuxième manière diffère donc de la première en ceci que la première manière était considérée selon la différence entre l’être et le non-être pris absolument, mais cette manière-ci est considérée selon la différence entre l’être parfait et l’être imparfait. En deuxième, il faut considérer comment on dit ici que la terre et le feu présentent ces différences, à savoir le froid et le chaud. Il faut entendre cela des différences substantielles; sinon, elles ne concerneraient pas la génération et la corruption, mais plutôt l’altération. Mais les principes des différences substantielles, qui constituent les espèces, sont forcément des formes substantielles, qui sont spécifiques. Selon cette théorie, il s’ensuivrait donc que la chaleur et le froid seraient les formes substantielles du feu et de la terre, ce qui est tout à fait impossible. Première raison : il n’est pas possible que la même chose soit un accident dans un être et une forme substantielle dans un autre être, à moins qu’on ne parle de façon équivoque; or, le chaud et le froid sont des accidents dans les autres corps, auxquels ils sont pourtant attribués de façon univoque avec les éléments, dont le mélange produit en eux de telles qualités. Il n’est donc pas possible que le chaud et le froid soient des formes substantielles des éléments. Deuxième raison : une forme substantielle n’est jamais perceptible par les sens, mais seulement par l’intelligence, dont l’objet est le ce-que-c’est, comme il est dit au livre III De l’Âme, tandis que les formes qui sont perceptibles aux sens par elles-mêmes sont des qualités de la troisième espèce, qui sont appelées passives pour cette raison qu’elles causent des passions dans les sens, comme il est dit dans les Catégories. Donc, puisque la chaleur du feu et la froideur de la terre ou de l’eau sont perceptibles aux sens, elles ne peuvent pas être des formes substantielles. Il faut donc dire que, comme on le voit au livre VIII des Métaphysiques, les différences substantielles, qui sont inconnues, sont manifestées par les différences accidentelles; c’est pourquoi nous mentionnons souvent les différences accidentelles à la place des substantielles. C’est de cette façon que le Philosophe dit ici que le chaud et le froid sont les différences spécifiques du feu et de la terre. En effet, la chaleur et le froid, puisqu’ils sont des propriétés essentielles de ces corps, sont les effets propres de ces mêmes formes substantielles; c’est pourquoi, de même que les autres causes intelligibles sont connues par leurs effets sensibles, de même, par la perfection de la chaleur et l’imperfection du froid, nous percevons que la forme substantielle du feu est plus parfaite que celle de la terre. En effet, toutes les formes substantielles diffèrent selon une plus ou moins grande perfection; c’est pourquoi il est dit au livre VIII des Métaphysiques que les espèces des choses sont comme les nombres, dont les espèces varient par addition et soustraction. On peut également s’interroger parce qu’il dit que ce dont les différences signifient davantage la chose concrète est davantage substance, alors qu’il est dit dans les Catégories qu’il ne peut y avoir de plus et de moins dans la substance. Mais il faut dire qu’il ne veut pas signifier par là l’intensité ou l’affaiblissement de la substance dans le prédicament substance, mais une perfection plus ou moins grande dans les espèces de substances, selon la différence susdite entre les formes.

[71476] In De generatione, lib. 1 l. 8 n. 6 Tertium modum ponit ibi: videtur autem et cetera. Et circa hoc tria facit: primo ponit secundum quem modum aliqui assignant differentiam generationis et corruptionis simplicis et secundum quid; secundo ostendit huius falsitatem, ibi: quemadmodum igitur etc.; tertio comparat hunc modum secundo, ibi: contingit itaque et cetera. Dicit ergo primo quod multis videtur quod simpliciter generatio et secundum quid magis differunt per hoc quod est magis vel minus sensibile, quam secundum perfectionem et imperfectionem differentiarum, sicut in secundo modo dicebatur. Dicunt enim quod quando aliquid transmutatur in materiam quae bene potest sentiri, tunc generatur aliquid simpliciter, puta quando aliquid transmutatur in terram vel in aquam: quando autem transmutatur aliquid in id quod non est manifestum sensui, dicunt illud corrumpi simpliciter, puta in aerem. Et horum rationem inducit per hoc, quod determinabant aliquid ens et non ens, ex hoc quod sentitur vel non sentitur, existimantes id solum quod sentitur esse ens. Et hoc ideo, quia apud eos non differt sensus ab intellectu, sicut quidam posuerunt, ut dicitur in libro de anima: et ideo utuntur sensu ac si haberet virtutem intellectivae scientiae, quae est capax aliqualiter omnium entium: unde scibile est ens, ignotum autem non ens.

Il présente la troisième manière où il dit : Pour le vulgaire, ce qui constitue, etc. Et il traite ce sujet en trois parties : en premier, il montre de quelle façon certains présentent la différence entre la génération et la corruption absolues et relatives; en deuxième, il montre la fausseté de cette présentation, où il dit : C’est que la production et la destruction, etc.; en troisième, il compare cette manière à la deuxième, où il dit : C’est ainsi que l’air et le vent, etc. Il dit donc en premier que beaucoup ont l’impression que les générations absolue et relative diffèrent par le fait d’être plus ou moins sensibles, plutôt que par la perfection et l’imperfection de leurs différences spécifiques, comme on le disait dans la deuxième manière. Ils disent en effet que quand une chose est transformée en une matière qui peut être bien sentie, alors un être est engendré de façon absolue, par exemple quand elle est transformée en terre ou en eau; mais quand elle est transformée en quelque chose qui n’est pas évident aux sens, ils disent qu’elle est corrompue absolument, en air par exemple. Et il dit qu’ils pensaient ainsi parce qu’ils estimaient que quelque chose est être ou non-être du fait qu’il est senti ou n’est pas senti, pensant que seulement ce qui est senti est un être. La raison en est que, comme certains l’ont affirmé, ils ne voyaient pas de différence entre le sens et l’intelligence, comme il est dit au livre De l’Âme; ils ont donc utilisé les sens comme s’ils avaient une capacité de science intellectuelle capable de saisir de quelque façon tous les êtres; alors, pour eux, le connaissaible était l’être, et l’inconnu était le non-être.

[71477] In De generatione, lib. 1 l. 8 n. 7 Deinde cum dicit: quemadmodum igitur etc., ostendit falsitatem huius sententiae. Et dicit quod tales, sicut existimabant animalia vivere et esse in hoc quod actu sentiunt vel possunt sentire, ita existimabant res esse in hoc quod sentiuntur vel possunt sentiri; ac si sensus esset perfectio rei sensibilis, sicut est perfectio sentientis. Et in hoc quodammodo prosequebantur et destruebant veritatem rerum. Nam cum verum dicatur aliquid ex eo quod est, si esse rerum consisteret solum in sentiri, nulla veritas esset in rebus, sed in solo sentiente. Hoc autem non est verum, quod nulla veritas sit in rebus. Unde, subtrahentes veritatem rerum, dicunt non verum.

Puis lorsqu’il dit : De même donc que les hommes, etc., il montre la fausseté de cette doctrine. Et il dit que ces gens, de même qu’ils estimaient que les animaux vivent et existent du fait qu’ils sentent en acte ou peuvent sentir, estimaient de même que les choses existent du fait qu’elles sont senties ou peuvent être senties, comme si la sensation était la perfection de la chose sensible comme elle est la perfection de l’être sentant. Et ainsi, d’une certaine façon, ils recherchaient la vérité des choses, mais ils la détruisaient en même temps. En effet, puisqu’une chose est dite vraie du fait qu’elle existe, si l’être des choses consistait seulement dans le fait d’être senties, il n’y aurait aucune vérité dans les choses, mais seulement dans celui qui les sent. Mais il n’est pas vrai qu’il n'y a aucune vérité dans les choses. Donc, en abolissant la vérité des choses, ils disent une fausseté.

[71478] In De generatione, lib. 1 l. 8 n. 8 Deinde cum dicit: contingit itaque etc., comparat hunc modum secundo. Et dicit quod aliter contingit generari simpliciter et corrumpi secundum opinionem, quae pertinet ad hunc tertium modum, et secundum rei veritatem, quam tangit secundus modus. Quia spiritus, idest ventus, et aer minus sunt secundum sensum, idest si iudicetur esse rei ex hoc quod sentitur. Et ideo quaecumque simpliciter corrumpuntur, dicuntur, secundum tertium modum, corrumpi per transmutationem in ea quae non sentiuntur; generari autem simpliciter, quando transmutantur in aliquod tangibile et palpabile, sicut quando mutantur in terram. Sed secundum rei veritatem accidit contrarium. Quia aer magis est hoc aliquid et species quam terra, et est perfectius ens: et ideo, secundum veritatem, magis est generatio simpliciter si ex terra fiat aer, quam e converso.

Ensuite, où il dit : C’est ainsi que la production, etc., il compare cette manière à la deuxième. Et il dit que la génération et la corruption absolues se produisent différemment selon l’opinion commune, qui se rattache à cette troisième manière, et dans leur réalité véritable, dont traite la deuxième manière. Car l’esprit, c'est-à-dire le vent, et l’air sont moins selon les sens, si du moins on juge de l’être de la chose par le fait qu’elle est sentie. C’est pourquoi, selon la troisième manière, on croit que tout ce qui est corrompu absolument est corrompu par transformation en ce qui n’est pas senti; ce qui est engendré absolument l’est quand il est transformé en quelque chose de tangible et palpable, comme quand il se change en terre. Mais selon la vérité, c’est le contraire, car l’air est davantage chose concrète et espèce que la terre et est un être plus parfait; c’est pourquoi, en vérité, il y a davantage génération absolue si la terre devient air que l’inverse.

[71479] In De generatione, lib. 1 l. 8 n. 9 Deinde cum dicit: esse quidem igitur etc., epilogat quae dicta sunt. Et dicit quod dicta est causa quare quaedam generatio sit simplex, cum tamen sit corruptio alicuius; et quaedam corruptio simplex, cum tamen sit generatio alicuius. Haec enim differunt per materiam, idest per id in quod aliquid transmutatur per generationem vel corruptionem: aut quia est substantia, idest ens, vel non, sicut dicebatur in primo modo; aut quia hoc magis, hoc vero non, quia scilicet unum est perfectius ens quam aliud, quod pertinet ad secundum modum; aut quia materia ex qua et in quam aliquid transmutatur, est magis vel minus sensibilis, quod pertinet ad tertium modum. Vocat autem hic materiam, non puram, sed rem ex qua aliquid generatur, vel in quam corrumpitur.

Puis lorsqu’il dit : On a donc expliqué, etc., il conclut ce qui a été dit à ce sujet. Et il dit qu’on a expliqué pourquoi une certaine génération est absolue, même si elle est la corruption de quelque chose, et pourquoi une certaine corruption est absolue, même si elle est la génération de quelque chose. Leur différence consiste en effet dans la matière, c'est-à-dire dans ce en quoi une chose est transformée par génération ou par corruption, soit parce qu’il y a une substance, c'est-à-dire un être, ou pas, comme on l’a dit dans la première manière, soit parce que l’un est davantage et l’autre pas, au sens où un être est plus parfait que l’autre, ce qui est le cas de la deuxième manière, soit encore parce que la matière de laquelle et en laquelle la chose est transformée est plus ou moins sensible, ce qui est le cas de la troisième manière. Ici, ce qu’il appelle matière n’est pas la matière pure, mais ce à partir de quoi un être est engendré ou ce en quoi il est corrompu.

 

 

 

Leçon 9

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

On dit des choses, tantôt qu'elles naissent et deviennent absolument, et tantôt on dit limitativement qu'elles deviennent telle ou telle chose, sans qu'elles viennent l'une de l'autre réciproquement, à la manière dont nous l'entendons ici. Nous nous bornons en effet maintenant à expliquer pourquoi, toute production étant la destruction de quelque autre chose, et toute destruction étant la production d'une autre chose aussi, nous n'attribuons pas dans le même sens la production et la destruction aux choses qui changent les unes dans les autres.

Ceci du reste ne résout pas la question que nous nous posions en dernier lieu. Mais cela nous explique pourquoi de quelqu'un qui apprend, on dit qu'il devient savant, et non pas qu'il devient absolument; tandis que d'une chose qui pousse naturellement, on dit d'une manière absolue qu'elle naît et devient. Ce sont là les déterminations, les différentes catégories, dont les unes expriment l'être réel et particulier, les autres la qualité, les autres la quantité. Par suite, de toutes les choses qui n'expriment pas une substance, on ne dit point d'une manière absolue qu'elles deviennent, mais qu'elles deviennent telle ou telle chose. Cependant, pour tous les cas également, la production ne s'applique expressément qu'aux objets placés dans une des deux séries. Par exemple; dans la catégorie de la substance, on dit que la chose devient, si c'est du feu qui se produit; on ne le dit pas, si c'est de la terre; dans la catégorie de la qualité, on dit que la chose devient, si l'être devient savant, et non pas s'il devient ignorant.

Ainsi donc, voilà comment nous expliquons pourquoi certaines choses se produisent d'une manière absolue, et comment d'autres ne se produisent, ni d'une manière absolue, ni du tout, jusque dans les substances elles-mêmes. Nous avons dit aussi pourquoi le sujet, en tant que matière, est la cause de la production continue et éternelle des choses, attendu qu'il peut indifféremment se changer dans les contraires, et que, pour les substances, la production d'un phénomène est toujours la destruction d'un autre; et réciproquement, que la destruction de celui-ci est la production de celui-là.

Du reste, il n'y a pas non plus à se demander pourquoi c'est cette destruction éternelle des êtres qui fait que quelque chose peut se produire; car de même qu'on dit qu'une chose est détruite absolument, quand elle passe à l'insensible et au non-être, de même on peut dire qu'elle se produit et vient du non-être, quand elle vient de l'insensible. Par conséquent, soit qu'il y ait, soit qu'il n'y ait pas préalablement un sujet, la chose vient toujours du néant; de telle sorte que, tout à la fois, la chose, en se produisant vient du non-être, et qu'en se détruisant, elle retourne au non-être encore.  C'est bien là ce qui fait qu'il n'y a ni cessation ni lacune; car la production est la destruction du non-être, et la destruction est la production du néant.

Mais on pourrait se demander si ce non-être absolu est le second des deux contraires; et par exemple, la terre et tout ce qui est lourd étant le non-être, si c'est le feu et tout ce qui est léger qui est, ou qui n'est pas l'être. Mais on peut dire encore que la terre est l'être, et que le non-être est la matière de la terre, comme il l'est également du feu. Mais la matière de l'un et de l'autre de ces éléments est-elle donc différente? Et est-il impossible qu'ils viennent l'un de l'autre, non plus que des contraires? Car le feu, la terre, l'eau et l'air ont des contraires; ou bien, leur matière est-elle la même en un sens, et n'est-elle différente qu'en un autre sens? Car ce qui est le sujet de part et d'autre est identique, et c'est le mode seul d'existence qui ne l'est pas. Mais arrêtons-nous à ce que nous venons de dire sur ce sujet.

 

 

Lectio 9

Leçon 9 ─ La génération et la corruption absolue et relative non réversible. (Traduction Georges Comeau, 2018)

[71480] In De generatione, lib. 1 l. 9 n. 1 Postquam philosophus ostendit quare quaedam generantur simpliciter et quaedam secundum quid, eorum quae adinvicem generantur, hic ostendit causam differentiae generationis simpliciter et secundum quid, in his quae non adinvicem generantur. Et primo determinat quaestionem principaliter intentam; secundo determinat quasdam quaestiones consequentes, ibi: sed nunc quaerere oportet et cetera. Circa primum tria facit: primo movet quaestionem; secundo solvit eam, ibi: haec autem distincta sunt etc.; tertio epilogat quae dicta sunt, ibi: de generari igitur et cetera. Dicit ergo primo quod quaedam dicuntur generari simpliciter, quaedam autem solum secundum quid, non secundum generationem ex invicem, ut supra dictum est, ut scilicet unum eorum quae ex invicem generantur, generetur simpliciter, aliud autem secundum quid. Hoc enim est quod supra determinatum est, quare, cum omnis generatio sit corruptio alterius, et omnis corruptio sit generatio alterius, non simili modo attribuitur generari et corrumpi in his quae adinvicem transmutantur, sed unum eorum dicitur generari vel corrumpi simpliciter, aliud autem secundum quid. Quaestio autem quae postmodum determinanda est, non haec erit: sed in his quae non ex invicem transmutantur, quare unum dicitur generari simpliciter et alterum secundum quid: puta, quare discens qui fit sciens, non dicitur simpliciter generari, sed secundum quid, idest sciens; homo autem vel animal, quando nascitur, dicitur generari simpliciter: et tamen manifestum est quod natum et sciens non generantur ex invicem.

Après avoir montré pourquoi certaines choses sont engendrées absolument et d’autres relativement parmi les choses engendrées réciproquement, il montre ici la cause de la différence entre la génération absolue et la génération relative dans les choses qui ne s’engenrent pas réciproquement. Et en premier, il traite de la question principalement visée; en deuxième, il traite de questions conséquentes, où il dit : Du reste, il n'y a pas non plus, etc. Il traite la première partie en trois points : en premier, il soulève la question; en deuxième, il la résout, où il dit : Ce sont là les déterminations, etc.; en troisième, il conclut ses propos à ce sujet, où il dit : Ainsi donc, voilà comment, etc. Il dit donc en premier que certaines choses sont dites engendrées absolument et d’autres relativement, non seulement pour la génération réciproque comme on l’a vu plus haut, dans laquelle l’une des choses engendrées l’une de l’autre est engendrée absolument et l’autre de façon relative. C’est en effet ce qui a été établi ci-dessus, à savoir que, puisque toute génération est la corruption d’autre chose et toute corruption est la génération d’autre chose, la génération et la corruption ne sont pas attribuées de la même manière aux êtres qui sont transformés de l’un en l’autre réciproquement, mais on dit que l’un d’eux est engendré ou corrompu absolument, et l’autre relativement. Mais la question dont il faut discuter ensuite n’est pas celle-là, mais celle de savoir pourquoi, dans les choses qui ne se transforment pas réciproquement l’une dans l’autre, pourquoi on dit que l’une est engendrée absolument et l’autre relativement; par exemple, pourquoi on ne dit pas que celui qui apprend et devient savant est engendré absolument, mais qu’il est engendré selon un aspect, celui d’être savant, alors que l’homme ou l’animal, quand il naît, est dit être engendré absolument; et il est pourtant est évident que celui qui est né et le savant ne sont pas engendrés l’un de l’autre.

[71481] In De generatione, lib. 1 l. 9 n. 2 Deinde cum dicit: haec autem distincta sunt etc., solvit quaestionem nunc motam. Et dicit quod illa quorum quaedam dicuntur generari simpliciter et quaedam secundum quid, sunt distincta secundum praedicamenta; ita quod unum eorum significat hoc aliquid, idest substantiam, aliud autem qualitatem, aliud autem quantitatem, et sic de aliis praedicamentis. Illa ergo quae non significant substantiam, sed qualitatem aut aliquid aliorum, non dicuntur generari simpliciter, sed secundum quid: quae vero significant substantiam, dicuntur generari simpliciter. Cuius ratio est, quia generatio est via de non esse ad esse: et ideo illud simpliciter generatur, quod acquirit esse cui non praesupponitur aliud esse. Non enim fit quod est: unde quod iam est, non potest generari simpliciter, sed secundum quid. Et ideo ista quorum esse praesupponit aliud esse, non dicuntur generari simpliciter, sed secundum quid. Esse autem accidentium praesupponit aliud esse, scilicet esse subiecti: esse autem substantiae non praesupponit aliud esse, quia subiectum formae substantialis non est ens actu, sed potentia. Et ideo ex hoc quod aliquid accipit formam substantialem, dicitur generari simpliciter: ex hoc autem quod accipit formam accidentalem, dicitur generari secundum quid. In omnibus tamen, scilicet substantiis et accidentibus, diversificatur generatio simpliciter et secundum quid, secundum diversum ordinem vel entis ad non ens, vel entis perfecti ad imperfectum, aut sensibilis ad insensibile. Unde in substantia quodammodo dicitur generatio simpliciter, si generetur ignis, non autem si generetur terra: et in qualitate dicitur generatio simpliciter, si generetur sciens, non autem si generetur nesciens.

Puis lorsqu’il dit : Ce sont là les déterminations, etc., il résout la question maintenant soulevée. Et il dit que les êtres dont certains sont dits être engendrés absolument et d’autres relativement se distinguent par leurs prédicaments, de sorte que l’un d’eux signifie cette chose, c'est-à-dire la substance, un autre la qualité, un autre la quantité, et de même pour les autres prédicaments. Alors, les êtres qui ne signifient pas la substance, mais la qualité ou l’un des autres prédicaments ne sont pas dits être engendrés absolument, mais relativement, mais ceux qui signifient la substance sont dits être engendrés absolument. La raison en est que la génération est le chemin du non-être à l’être; il s’ensuit que ce qui est engendré absolument est ce qui acquiert un être qui ne présuppose pas un autre être. En effet, ce qui est ne peut pas venir à l’existence; donc, ce qui est déjà ne peut pas être engendré absolument, mais seulement relativement. C’est pourquoi ce dont l’être présuppose un autre être n’est pas dit être engendré absolument, mais relativement. Or, l’être des accidents présuppose un autre être, celui de la substance, mais l’être de la substance ne présuppose pas un autre être, car le sujet de la forme substantielle n’est pas un être en acte, mais en puissance. C’est pourquoi une chose, du fait qu’elle reçoit une forme substantielle, est dite être engendrée absolument, mais du fait qu’elle reçoit une forme accidentelle, elle est dite être engendrée relativement. Cependant, pour tous les cas, c'est-à-dire les substances et les accidents, la génération absolue et la génération relative se différencient selon la différence d’ordre de l’être au non-être, ou de l’être parfait à l’être imparfait, ou du sensible à l’insensible. C’est pourquoi, pour la substance, on parle d’une certaine façon de génération simple si le feu est engendré, mais pas si la terre est engendrée; dans la qualité, on parle de génération simple si le savant est engendré, mais pas si l’ignorant est engendré.

[71482] In De generatione, lib. 1 l. 9 n. 3 Deinde cum dicit: de generari igitur etc., epilogat quae dicta sunt. Et dicit quod dictum est universaliter de accidentibus et in substantiis, de hoc quod quaedam generantur simpliciter, et quaedam secundum quid. Et etiam dictum est quod causa continuitatis generationis, per modum materiae, est subiectum, quod transmutatur in contraria. Ex hoc enim contingit quod semper in substantiis alterius generatio est alterius corruptio, et e converso: nunquam enim materia est sub privatione unius formae, sine alia forma. In quibusdam autem accidentibus hoc contingit: nam corpus diaphanum est sub privatione lucis, absque hoc quod subsit formae contrariae.

Ensuite, où il dit : Ainsi donc, voilà comment, etc., il conclut ses propos à ce sujet. Et il dit qu’on a expliqué universellement, au sujet des accidents et des substances, le fait que certrains sont engendrés absolument et d’autres de façon relative. Et on a dit également que la cause de la perpétuité de la génération, sous forme de matière, est le sujet, qui est transformé d’un contraire à l’autre. De là vient en effet que dans les substances, la génération d’un être est toujours la corruption d’un autre et inversement; en effet, la matière n’est jamais privée d’une forme sans en avoir une autre. Mais cela arrive pour certains accidents, car un corps transparent est privé de la lumière sans être sujet à une forme contraire.

[71483] In De generatione, lib. 1 l. 9 n. 4 Deinde cum dicit: sed nunc quaerere oportet etc., determinat tres quaestiones consequentes. Quarum prima est, quare semper generatur aliquid ex corruptis: quod supponit in hoc quod dixit, quod generatio unius est corruptio alterius. Et solvit hanc quaestionem, dicens: quia corruptio tendit in non ens, et generatio est ex non ente, ideo oportet quod generatio sit ex corruptis. Et hoc ipse probat etiam ex aliorum opinione: quia, sicut homines dicunt corrumpi aliquid, quando pervenit ad insensibile, quod putant esse non ens, secundum tertium modum supra positum; similiter dicunt aliquid generari, quando ex insensibili et non ente pervenit ad hoc quod sit sensibile. Patet ergo quod, secundum hunc modum, id quod est terminus corruptionis, est principium generationis. Sive ergo sit aliquod subiectum ex quo est generatio, sive non, semper oportet quod generatio eius sit ex non ente, quod est terminus corruptionis: hoc enim est de ratione generationis, quod sit ex non ente; quod autem illud non ens adiungatur alteri existenti, accidit generationi. Quare patet quod simul aliquid generatur ex non ente, et corrumpitur in non ens, qualitercumque dicatur non ens. Sic igitur idem est in quod terminatur corruptio, et ex quo est generatio: et propter hoc generatio est ex corruptis. Convenienter ergo non deficit successio generationis et corruptionis, ut supra dictum est: quia generatio est quaedam corruptio non entis, et corruptio est quaedam generatio non entis; et ita unum eorum semper adiungitur alteri, cum in id ex quo unum incipit, aliud terminetur.

Puis lorsqu’il dit : Du reste, il n'y a pas non plus, etc., il traite de trois questions qui s’ensuivent. La première consiste à savoir pourquoi un être est toujours engendré de quelque chose qui est corrompu, ce qu’il a supposé en disant que la génération d’un être est la corruption d’un autre. Et il résout cette question en disant que la corruption tend vers le non-être et que la génération vient du non-être; il faut donc que la génération vienne de choses corrompues. Et il prouve également cela d’après l’opinion des autres, car, de même que certains disent qu’une chose est corrompue quand elle est devenue non sensible, ce qu’ils croient être le non-être selon la troisième manière expliquée plus haut, ils disent pareillement qu’un être est engendré quand, à partir dde l’insensibilité et du non-être, il parvient à être sensible. Il est donc évident que, selon cette manière, ce qui est le terme de la corruption est le début de la génération. Alors, soit qu’il y ait un sujet d’où provient la génération ou pas, il faut toujours que sa génération provienne du non-être, qui est le terme de la corruption; en effet, la notion de la génération exige qu’elle vienne du non-être; mais le fait que ce non-être est joint à un autre être qui existe est accidentel à la génération. Il est donc évident que quelque chose est engendré du non-être en même temps que quelque chose se corrompt en non-être, peu importe comment on voit le non-être. Ainsi donc, ce en quoi se termine la corruption est la même chose que ce d’où vient la génération; pour cette raison, la génération vient d’êtres corrompus. Il est donc logique que la succession de générations et de corruptions ne cessent jamais, comme on l’a dit, car la génération est une corruption du non-être et la corruption est une génération du non-être, et ainsi, l’une d’elles est toujours jointe à l’autre, puisque l’une commence là où l’autre se termine.

[71484] In De generatione, lib. 1 l. 9 n. 5 Secundam quaestionem ponit ibi: sed hoc non ens et cetera. Potest enim aliquis quaerere utrum istud non ens ex quo est generatio, et in quod terminatur corruptio simpliciter, quod quidem est quodammodo ens, sit alterum contrariorum: puta quod terra et grave sit non ens, sicut posuit Parmenides, ignis autem et leve sit ens. Et solvit quod non est ita, sed terra est ens: quia scilicet terra fit per hoc quod materia recipit quandam formam, quae facit esse in actu. Non ens ergo est materia terrae et ignis. Non tamen materia est non ens per se, sicut Plato posuit: sed est non ens per accidens, ratione privationis cui adiungitur.

Il présente la deuxième question où il dit : Mais on pourrait se demander, etc. En effet, on pourrait se demander si le non-être d’où vient la génération et où se termine la génération absolue, qui est en fait un certain être, est l’un des contraires, par exemple si la terre et le lourd sont du non-être, comme l’a affirmé Parménide, alors que le feu et le léger sont de l’être. Et il résout cette question en disant qu’il n’en est pas ainsi, mais que la terre est de l’être; en effet, la terre est produite par le fait que la matière reçoit une certaine forme qui la fait exister en acte. Le non-être est donc la matière de la terre et du feu. La matière n’est pourtant pas un non-être absolu comme l’a affirmé Platon, mais elle est un non-être par accident, du fait de la privation qui s’y attache.

[71485] In De generatione, lib. 1 l. 9 n. 6 Tertiam quaestionem ponit ibi: et an alia utriusque etc.: utrum scilicet istud non ens quod est materia, sit commune his quae adinvicem generantur. Et dicit quod si alia esset utriusque materia, scilicet ignis et terrae, non generarentur adinvicem: sicut accidit illis qui posuerunt et ignem et terram primas materias. Oportet enim ea quae ex invicem generantur, communicare in subiecto, quod suscipiat formam utriusque. Et per consequens non fieret transmutatio ex contrariis invicem, sicut supra dictum est: quia contrarietates existunt primo et per se praedictis elementis, scilicet igni et terrae, aquae et aeri. Unde si nihil transmutaretur ex igne in aquam vel ex aere in terram, aut e converso, nihil etiam transmutaretur ex calido in frigidum vel e converso, ut supra dictum est. Subiungit tamen quod materia eorum quae transmutantur adinvicem, aliqualiter est eadem, et aliqualiter alia. Subiecto enim est eadem: et hoc est quod dicit, quod id quod subiicitur est idem, qualitercumque sit ens (quia scilicet non est ens actu, sed potentia). Non est autem idem secundum esse vel rationem: aliam enim rationem et aliud esse accipit prout est sub diversis formis, et etiam secundum hoc ipsum quod ordinatur ad diversas formas; sicut corpus est aliud ratione secundum quod est aegrotabile, et aliud secundum quod sanabile, licet sit idem subiecto. Ultimo autem epilogando concludit quod de his intantum dictum est.

Il présente la troisième question où il dit : Mais la matière de l’un et de l’autre, etc., à savoir si le non-être qu’est la matière est commun aux choses engendrées réciproquement. Et il dit que si les deux, le feu et la terre, avaient des matières différentes, ils ne seraient pas engendrés l’un de l’autre, comme doivent le dire ceux qui ont affirmé que le feu et la terre étaient des matières premières. Il faut en effet que les êtres engendrés l’un de l’autre aient en commun un sujet qui reçoit la forme de l’un et de l’autre. Par conséquent, il n’y aurait pas de changement d’un contraire à l’autre, comme on l’a dit plus haut, car les contraires existent d’abord et essentiellement entre les éléments nommés, soit le feu et la terre, l’eau et l’air. Donc, si rien ne se transformait de feu en eau ni d’air en terre ou inversement, rien ne se transformerait non plus du chaud au froid ou inversement, comme on l’a déjà dit. Il ajoute pourtant que la matière des choses qui se transforment réciproquement l’une en l’autre est la même en un sens, et différente en un autre sens. En effet, elle est la même par le sujet, et c’est ce qu’il dit : Ce qui est sujet est le même, peu importe comment il est être (parce qu’il n’est pas être en acte, mais en puissance). Mais il n’est pas le même selon son être ou sa notion; en effet, il reçoit une autre notion et un autre être selon qu’il est sous diverses formes, et aussi selon le fait même qu’il est ordonné à des formes diverses; ainsi, le corps diffère en raison selon qu’il est capable de tomber malade ou selon qu’il est guérissable, bien que son sujet soit le même. En dernier, il conclut en disant qu’on a assez parlé de ce sujet.

 

 

 

Leçon 10

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Il faut maintenant expliquer en quoi diffèrent la production et l'altération; car nous pensons que ces changements des choses sont tout à fait distincts l'un de l'autre, attendu que le sujet qui est un être réel, et la modification, qui, naturellement, est attribuée au sujet, sont quelque chose de tout différent, et qu'il peut y avoir changement de l'un et de l'autre.

Il y a altération quand le sujet demeurant le même et étant toujours sensible, il subit un changement dans ses propriétés spéciales, qui peuvent être d'ailleurs ou contraires ou intermédiaires. Ainsi par exemple, le corps est bien portant ; et ensuite il est malade, tout en restant le même. C'est encore ainsi que l'airain est tantôt arrondi, et tantôt anguleux, tout en restant le même substantiellement.

Mais lorsque l'être vient à changer tout entier, sans qu'il reste rien de sensible, en tant que seul et même sujet, et que, par exemple, le sang se forme en venant de toute la semence, que l'air vient de toute l'eau, ou réciproquement, l'eau de tout l'air; alors il y a, dans ce cas, production de l'un, et destruction de l'autre. C'est surtout vrai, lorsque le changement passe de l'insensible au sensible, soit pour le sens du toucher, soit pour tous les autres sens; par exemple, lorsqu'il y a production d'eau, ou lorsqu'il y a dissolution de l'eau en air; car l'air est comparativement à peu près insensible.

Mais si dans ces choses, il subsiste quelque qualité identique pour les deux termes de l'opposition, dans l'être qui naît, et dans celui qui est détruit; et si par exemple, lorsque l'eau se forme en venant de l'air, ces deux éléments sont également diaphanes et froids, alors il ne faut plus que l'une de ces deux propriétés seulement appartienne au corps dans lequel se fait le changement. Quand il n'en est pas ainsi, ce n'est qu'une simple altération; par exemple, dans le cas où l'homme musicien est venu à disparaître, et l'homme non-musicien s'est produit et a paru. Mais l'homme n'en demeure pas moins toujours le même. Si donc ce n'était pas essentiellement une propriété ou affection de cet être que l'habileté; ou l'ignorance, en fait d'art musical, alors il y aurait production de l'un des phénomènes et destruction de l'autre. Aussi voilà pourquoi ce ne sont là que des modifications de l'homme, tandis que c'est production et destruction de l'homme qui est musicien, et de l'homme qui ne sait pas la musique. Il n'y a là qu'une affection du sujet qui subsiste, et c'est là précisément ce qu'on appelle une altération.

Lors donc que le changement d'un terme contraire à l'autre se fait en quantité, c'est augmentation et diminution; quand c'est dans le lieu, c'est translation; quand c'est en propriété spéciale et en qualité, c'est altération proprement dite. Mais lorsque rien ne demeure absolument du sujet, dont l'un des contraires est une affection ou un accident, c'est qu'il y a production, d'une part, et destruction, d'autre part.

Or c'est la matière qui est, éminemment et par excellence, le sujet susceptible de la production et de la destruction ; et en un certain sens, elle est aussi ce qui subit les autres espèces de changements, parce que tous les sujets, quels qu'ils soient, sont susceptibles de certaines oppositions par contraires. Du reste, nous nous arrêtons ici, dans ce que nous avions à dire sur la production et la destruction, et aussi sur l'altération, pour expliquer si elles sont ou ne sont pas, et comment elles sont.

 

 

Lectio 10

Leçon 10 ─ En quoi la génération et l’altération diffèrent. (Traduction Georges Comeau, 2018)

[71486] In De generatione, lib. 1 l. 10 n. 1 Postquam philosophus ostendit quare est quaedam generatio simpliciter et quaedam secundum quid, hic inquirit de differentia generationis et alterationis. Et primo exponit suam intentionem, dicens quod dicendum est de generatione et alteratione, quomodo differant adinvicem: et hoc ideo, quia superius dictum fuit quod generatio et alteratio sunt diversae transmutationes adinvicem. Secundo ibi: quoniam igitur est aliud subiectum etc., exequitur propositum. Et primo ostendit differentiam generationis et alterationis, quantum ad id secundum quod utrumque est transmutatio; secundo quantum ad subiectum utriusque, ibi: quando quidem igitur et cetera. Circa primum duo facit: primo ostendit differentiam generationis et alterationis; secundo removet quandam dubitationem, ibi: in his autem si aliqua et cetera. Circa primum duo facit: primo ostendit in quibus sit alteratio; secundo in quibus sit generatio, ibi: quando autem totum et cetera.

Après avoir montré pourquoi certaines générations sont absolues et d’autres relatives, le Philosophe recherche maintenant la différence entre la génération et l’altération. Et en premier, il explique son intention en disant qu’il faut dire, au sujet de la génération et de l’altération, comment elles diffèrent l’une de l’autre; la raison en est qu’il a dit plus haut que la génération et l’altération sont des changements différents qui vont dans les deux sens. En deuxième, où il dit : attendu que le sujet, etc., il développe la question. Et en premier, il montre la différence entre la génération et l’altération quant au fait que les deux sont des changements; en deuxième, il la montre quant au sujet des deux, où il dit : Mais lorsque l’être vient à changer, etc. Il traite le premier point en deux parties : en premier, il montre la différence entre la génération et l’altération; en deuxième, il écarte un doute, où il dit : Mais si dans ces choses, il subsiste, etc. Il traite la première partie en deux points : en premier, il montre en quels objets il y a altération; en deuxième, en lesquels il y a génération, où il dit : Mais lorsque l’être vient à changer, etc.

[71487] In De generatione, lib. 1 l. 10 n. 2 Circa primum duo supponit. Quorum primum est, quod aliud est subiectum, et aliud passio quae nata est dici de subiecto, sicut differunt substantia et accidens. Secundum est, quod contingit in utroque horum esse transmutationem: nam quandoque fit transmutatio in ipsa substantia subiecti, quandoque autem in ipsis accidentibus. His ergo suppositis, subiungit quod alteratio est, quando manet idem subiectum sensibile: scilicet quando, nulla transmutatione in eius substantia facta, fit transmutatio in passionibus eius, scilicet in qualitatibus ipsius. Nec est differentia quantum ad hoc, utrum fiat transmutatio secundum contraria extrema, vel secundum media; puta utrum de albo in nigrum, vel de rubeo in pallidum. Ponit autem duo exempla: primum scilicet cum corpus animalis, idem manens, prius est sanum et postea infirmatur; secundum est, quod aes aut aliud metallum, idem manens, quandoque est rotundum et quandoque angulare, vel angulos habens. Et est advertendum quod primum horum exemplorum pertinet ad primam speciem qualitatis, secundum autem ad quartam: cum tamen philosophus in VII Physic. probet quod in prima et quarta specie qualitatis non est motus alterationis, sed solum in tertia, quae dicitur passio vel passibilis qualitas: et propter hoc forte signanter dixit quod alteratio est transmutatio in passionibus. Sed dicendum est quod alteratio primo et per se est in qualitatibus tertiae speciei, mediantibus quibus ex consequenti fit alteratio etiam in aliis; sicut per aliquam alterationem calidi et frigidi mutatur homo de sanitate in aegritudinem aut e converso, et per alterationem mollis et duri perducitur corpus ad aliquam figuram.

Pour le premier point, il établit deux choses. La première est qu’autre est le sujet, et autre est la propriété qui est susceptible d’être dite du sujet, selon la différence entre substance et accident. La deuxième est qu’il est possible que dans l’un et l’autre il y ait changement; en effet, un changement a parfois lieu dans la substance même du sujet, et parfois dans les accidents. Une fois ces points établis, il ajoute qu’il y a altération quand le sujet sensible demeure le même, c'est-à-dire quand, en l’absence de tout changement de sa substance, il y a changement de ses propriétés, c'est-à-dire de ses qualités. Sur ce point, peu importe que le changement ait lieu entre extrêmes contraires ou selon des intermédiaires, par exemple du blanc au noir ou du rouge au jaune. Et il donne deux exemples : le premier est celui où le corps d’un animal, demeurant le même, est d’abord sain puis devient malade; le deuxième est celui où l’airain ou un autre métal, demeurant le même, est tantôt rond, tantôt anguleux ou ayant des aspérités. Et il faut remarquer que le premier de ces exemples se rattache à la première espèce de qualité, et le deuxième à la quatrième espèce, et pourtant, au livre VII des Physiques, le Philosophe a prouvé qu’il n'y a pas de mouvement d’altération dans la première et la quatrième espèce de qualité, mais seulement dans la troisième, qui est appelée passion ou capacité de subir; et c’est peut-être pour cela qu’il dit expressément que l’altération est un changement dans les passions. Mais il faut dire que l’altération a lieu en premier et essentiellement dans les qualités de la troisième espèce, par l’intermédiaire desquelles une altération se produit par voie de conséquence dans d’autres choses; par exemple, par l’altération du chaud et du froid, l’homme subit un changement de la santé à la maladie ou inversement, et par l’altération du mou et du dur un corps est amené à un certain contour.

[71488] In De generatione, lib. 1 l. 10 n. 3 Deinde cum dicit: quando autem totum etc., ostendit quando fit generatio. Et circa hoc duo facit: primo assignat quando est generatio; secundo quando magis est generatio, ibi: maxime autem generabitur et cetera. Dicit ergo primo quod, quando est transmutatio non solum secundum passiones, sed etiam secundum totam rei substantiam; inquantum scilicet materia accipit aliam formam substantialem; ita scilicet quod non maneat aliquod sensibile, quasi sit idem subiectum numero ens actu; puta quando ex toto semine generatur totus sanguis, aut ex toto aere generatur tota aqua, nulla congregatione aut segregatione interveniente, ut Democritus posuit: talis transmutatio est unius generatio et alterius corruptio.

Puis lorsqu’il dit : Lorsque l’être vient à changer, etc., il montre quand il y a génération. Et il traite ce point en deux parties : en premier, il indique quand il y a génération; en deuxième, il montre quand il y a surtout génération, où il dit : C’est surtout vrai, lorsque, etc. Il dit donc en premier que, lorsqu’il y a changement non seulement dans les propriétés, mais aussi dans toute la substance de la chose, en tant que la matière reçoit une autre forme substantielle, de telle sorte qu’il ne reste rien de sensible indiquant que l’être en acte est numériquement le même (par exemple quand du sang pur est engendré à partir d’une semence pure, ou quand de l’air pur est engendré à partir de l’eau pure, sans qu’un rassemblement ou une désagrégation ait lieu comme l’affirmait Démocrite), un tel changement est la génération d’un être et la corruption d’un autre.

[71489] In De generatione, lib. 1 l. 10 n. 4 Deinde cum dicit: maxime autem generabitur etc., ostendit quando maxime fit generatio. Et dicit quod, secundum tertium modum supra positum, qui accipitur secundum opinionem multorum, maxime dicitur aliquid generari, quando fit transmutatio ex aliquo quod non potest bene sentiri, in aliquid quod est bene sensibile, vel secundum tactum, qui est grossior et materialior inter sensus (unde vulgares secundum ipsum maxime iudicant aliquid esse sensibile, inquantum est palpabile), aut etiam secundum alios sensus; sicut cum aqua generatur ex aere, videtur esse, secundum hunc modum, generatio simpliciter; aut quando corrumpitur in aerem, videtur esse corruptio simpliciter. Aer enim est modice sensibilis, tum propter sui raritatem, tum quia non excellit in ipso aliqua qualitas activa, sed passiva, scilicet humidum: in igne autem, qui est rarior aere, excellit qualitas activa quae est calidum: aqua autem et est densior aere, et excellit in ea qualitas activa quae est frigidum: terra vero est densissima omnium elementorum.

Puis lorsqu’il dit : C’est surtout vrai, lorsque, etc., il montre quand il y a surtout génération. Et il dit que, selon la troisième manière décrite plus haut, qui est conforme à l’opinion de bien des gens, on dit surtout qu’une chose est engendrée quand il y a changement à partir d’une chose qui ne peut pas être bien perçue en une chose qui est bien sensible, soit par le toucher, qui est le plus grossier et le plus matériel des sens (c’est pourquoi les gens du commun jugent par ce sens qu’un être est sensible parce qu’il est palpable), soit aussi par les autres sens; ainsi, quand l’eau est engendrée à partir de l’air, il semble selon cette manière y avoir génération absolue, ou, quand l’eau se corrompt en air, il semble y avoir corruption absolue. En effet, l’air est légèrement sensible, tant à cause de sa faible densité que parce que ce n’est pas une qualité active qui y prédomine mais une qualité passive, l’humidité, alors que dans le feu, qui est moins dense que l’air, c’est une qualité active qui prédomine, soit la chaleur; quant à l’eau, elle est plus dense que l’air, et ce qui y prédomine est une qualité active, le froid, alors que la terre est le plus dense des éléments.

[71490] In De generatione, lib. 1 l. 10 n. 5 Deinde cum dicit: in his autem si aliqua etc., removet quandam dubitationem. Quia enim dixerat quod subiectum manet, facta transmutatione circa eius passiones, posset aliquis credere quod omne illud circa quod fit transmutatio alio manente, esset passio illius manentis. Sed ipse hoc excludit, dicens quod in his corporibus quae adinvicem transmutantur, quandoque manet aliqua passio eadem in generato et corrupto, sicut quando ex aere fit aqua; ambo enim sunt diaphana, idest transparentia, vel frigida (non quod aer sit naturaliter frigidus, sed per accidens): non tamen oportet quod huius permanentis, scilicet diaphani vel frigidi, alterum in quod fit transmutatio, scilicet aer vel aqua, sit passio. Si autem non esset verum quod nunc dicimus, sequeretur quod quando ex aere fit aqua, esset alteratio: semper enim videmus quod, quando id quod transmutatur est passio permanentis, est alteratio; tunc autem generatio, quando id quod transmutatur non est passio permanentis. Et hoc manifestat per quoddam exemplum. Dicitur enim quod homo musicus corruptus est, quando homo amittit habitum musicae; et tunc homo immusicus, idest habens privationem musicae, generatus est: eo quod musica non est passio hominis musici, cum sit de ratione eius, et similiter immusica est de ratione hominis immusici. Unde homo musicus non manet: sed homo manet idem numero. Si ergo musica et immusica non esset passio huius, scilicet hominis, sed esset de ratione eius; tunc per transmutationem musicae et immusicae, fieret unius generatio et alterius corruptio. Et quia hoc non est verum, ideo musica et immusica est passio hominis. Sed hominis musici et immusici est generatio et corruptio: et quia homo manet, ut patet, sequitur quod musica sit passio permanentis. Et ideo alteratio est secundum talia, scilicet secundum passiones permanentium. Si ergo aqua et aer essent passiones diaphani, sicut permanentis, sequeretur quod transmutatio aeris ex aqua esset alteratio.

Puis lorsqu’il dit : Mais si dans ces choses,  etc., il écarte un doute. En effet, comme il avait dit que le sujet demeure lorsqu’un changement se produit dans ses propriétés, on pourrait croire que tout ce qui fait l’objet d’un changement tandis qu’autre chose demeure est une propriété de ce qui demeure. Mais il écarte cette idée en disant que dans les corps qui se transforment réciproquement l’un dans l’autre, une propriété demeure parfois la même dans la génération et la corruption, comme quand l’air devient eau; en effet, les deux sont diaphanes, c'est-à-dire transparents, ou froids (non que l’air soit naturellement froid, mais il l’est par accident); il n’est pourtant pas nécessaire que ce en quoi se fait la transformation, que ce soit l’air ou l’eau, soit une propriété de ce qui demeure, à savoir le diaphane ou le froid. Si ce que nous disons maintenant n’était pas vrai, il s’ensuivrait que quand l’air devient eau, ce serait une altération; nous voyons toujours en effet que, quand ce qui est transformé est une propriété de ce qui demeure, c’est une altération, mais il y a génération quand ce qui est transformé n’est pas une propriété de ce qui demeure. Et il rend cela évident par un exemple. On dit en effet que l’homme musicien est corromup quand il perd l’habitus de la musique; et alors, l’homme non musicien, c'est-à-dire qui a la privation de la musique, est engendré, de sorte que la musique n’est pas une propriété de l’homme musicien, puisqu’elle appartient à sa définition, et pareillement la non-musicalité appartient à la définition de l’homme non musicien. Il s’ensuit que l’homme musicien ne subsiste pas, mais l’homme demeure numériquement le même. Si donc la musique et la non-musique n’étaient pas des propriétés de celui-là (l’homme) mais appartenaient à sa définition, alors le changement entre la musique et la non-musique provoquerait la génération de l’un et la corruption de l’autre. Et puisque cela n’est pas vrai, la musique et la non-musique sont une propriété de l’homme. Mais il y a génération et corruption de l’homme musicien et non musicien; et puisque l’homme demeure, comme cela est évident, il s’ensuit que la musicalité est une propriété de ce qui demeure. Il s’ensuit qeu l’altération porte sur de telles choses, c'est-à-dire les propriétés des êtres qui demeurent. Si donc l’eau et l’air étaient des propriétés du diaphane en tant qu’être qui demeure, il s’ensuivrait que la transformation de l’eau en air serait une altération.

[71491] In De generatione, lib. 1 l. 10 n. 6 Sed dubitatur utrum eadem passio numero, quae sit altera pars contrarietatis, possit esse in generato et corrupto, ut supra dictum est. Si enim non remaneat eadem, non erit facilior transitus in invicem eorum quae habent similitudinem: eo quod oportebit utrobique omnia removeri. Similiter videtur sequi quod simile corrumpitur a suo simili: nam generans corrumpit id quod prius erat. Si autem ponatur quod maneat eadem numero, sequitur primo quod, remoto priori, scilicet subiecto, remaneat posterius, scilicet passio: et quod idem numero accidens sit in duobus subiectis. Dicendum ergo quod non manet idem numero: sed id quod prius erat, corrumpitur per accidens corruptione subiecti, recedente forma quae erat principium talis accidentis; et advenit simile accidens, consequens formam de novo advenientem. Et quia secundum hoc accidens non erat aliqua repugnantia in agendo et patiendo, facilior fuit transmutatio. Nec est inconveniens quod simile corrumpat suum simile per accidens, corrumpendo subiectum vel materiam: sic enim maior flamma consumit minorem.

Mais on se demande si une propriété, numériquement la même, qui est l’un des membres d’une opposition, peut se trouver dans l’être engendré et l’être corrompu de la façon qu’on a dite. En effet, si elle ne reste pas la même, cela ne facilitera pas le changement réciproque des êtres qui ont une ressemblance, du fait qu’il faudra que tout soit supprimé. Il semble pareillement s’ensuivre que le semblable est corrompu à partir de son semblable, car ce qui engendre corrompt ce qui existait avant. Mais si on affirme que la propriété demeure numériquement la même, il s’ensuit en premier lieu que, l’antérieur (le sujet) étant supprimé, le postérieur (la propriété) demeure et qu’un accident, numériquement le même, se trouve dans les deux sujets. Il faut donc dire qu’elle ne demeure pas numériquement la même, mais celui qui existait auparavant est corrompu par accident du fait de la corruption du sujet, lorsque disparaît la forme qui était le principe de cet accident, et un accident semblable survient en conséquence de la forme nouvelle qui survient. Et comme cet accident ne causait pas d’opposition à l’agir et au subir, la transformation était plus facile. Et il n’est pas inadmissible non plus que le semblable corrompe son semblable par accident en corrompant le sujet ou la matière; c’est ainsi qu’une flamme plus grande en consume une plus petite.

[71492] In De generatione, lib. 1 l. 10 n. 7 Deinde cum dicit: quando quidem igitur etc., ostendit differentiam generationis ad alterationem et ad alias transmutationes, ex parte subiecti. Et primo ostendit qualiter se habeant ad subiectum quod est ens in actu; secundo qualiter se habeant ad subiectum quod est ens in potentia, ibi: est autem hyle et cetera. Dicit ergo primo quod dictum est quod alteratio est secundum passiones alicuius permanentis: et hoc idem accidit in aliis transmutationibus, quae fiunt secundum accidentia quae adveniunt subiecto existenti in actu. Quando ergo transmutatio est de contrario in contrarium secundum quantitatem, puta de magno in parvum aut e converso, est augmentum vel deminutio eiusdem subiecti permanentis: eo quod quantitas advenit subiecto existenti in actu. Quando autem transmutatio est secundum contrarietatem loci, puta sursum aut deorsum, est latio, idest motus localis, eiusdem corporis permanentis: eo quod esse ubi advenit corpori existenti actu. Quando vero transmutatio est secundum contrarietatem in passionibus (idest in passibilibus qualitatibus principaliter, et in aliis qualitatibus ex consequenti), tunc est alteratio eiusdem permanentis: quia etiam qualitas advenit subiecto actu existenti. Quando vero nihil manet actu existens, cuius alterum quod transmutatur sit passio et accidens quodcumque, est universaliter generatio et corruptio: eo quod forma substantialis, secundum quam est generatio et corruptio, non advenit subiecto actu existenti.

Puis lorsqu’il dit : Lors donc que le changement, etc., il montre la différence entre la génération et l’altération et les autres changements, du côté du sujet. Et il montre, en premier, quel est leur rapport avec le sujet qui est un être en acte; en deuxième, quel est leur rapport avec le sujet qui est un être en puissance, où il dit : Or c’est la matière qui est, etc. Il dit donc en premier qu’on a dit que l’altération porte sur les propriétés d’un être qui demeure; et la même chose se produit dans les autres changements qui concernent les accidents affectant un sujet qui existe en acte. Alors, quand le changement se fait d'un contraire à l’autre selon la quantité, disons du grand au petit ou l’inverse, il y a augmentation ou diminution du même sujet qui demeure, de sorte que la quantité affecte le sujet qui existe en acte. Quand le changement consiste en une opposition de lieu, telle que le haut ou le bas, c’est un déplacement, c'est-à-dire un mouvement local, le corps demeurant le même, de sorte que le fait d’être à cet endroit affecte un corps qui existe en acte. Quand le changement consiste en une opposition de propriétés (c'est-à-dire surtout de qualités passives, et d’autres qualités par voie de conséquence), c’est alors une altération d'un être qui demeure le même, car la qualité, elle aussi, affecte un sujet qui existe en acte. Mais quand il ne reste rien qui existe en acte, et que l’un des termes du changement est une propriété ou un accident quelconque, il y a universellement génération et corruption, de sorte que la forme substantielle qui fait l’objet de la génération et de la corruption n'affecte pas un sujet qui existe en acte.

[71493] In De generatione, lib. 1 l. 10 n. 8 Unde patet falsam esse opinionem quam tradit Avicebron in libro fontis vitae, quod in materia est ordo formarum; ita quod primo materiae advenit forma secundum quam est substantia, et postea alia secundum quam est corpus, et postea alia secundum quam est animatum corpus, et sic de aliis. Cum enim idem sit constituere substantiam et facere hoc aliquid, quod pertinet ad substantiam particularem, sequeretur quod prima forma, quae constituit substantiam, faceret hoc aliquid, quod est subiectum actu existens: et ita formae posteriores advenirent subiecto permanenti, et secundum eas esset magis alteratio quam generatio, secundum doctrinam quam hic Aristoteles tradit. Est ergo dicendum quod, sicut supra dictum est, formae substantiales differunt secundum perfectius et imperfectius. Quod autem est perfectius, potest quidquid potest imperfectius, et adhuc amplius: unde forma perfectior quae facit animatum, potest etiam facere corpus, quod facit forma imperfectior inanimati corporis. Et sic nulla forma substantialis advenit subiecto in actu existenti: nec praesupponit aliam formam communiorem realiter diversam, quae pertineat ad considerationem naturalis; sed solum secundum rationem, quod pertinet ad considerationem logicam.

On voit ainsi la fausseté de l’opinion enseignée par Avicebron dans son livre Fontaine de vie, à savoir qu’il y a dans la matière un ordre des formes, de sorte qu’en premier la matière est affectée par une forme qui en fait une substance, puis par une autre qui en fait un corps, puis une autre qui en fait un corps animé, et ainsi de suite. En effet, puisque c’est la même chose de constituer la substance et de produire l’être individuel, ce qui concerne la substance particulière, il s’ensuivrait que la forme première, qui constitue la substance, produirait l’être individuel, qui est le sujet existant en acte; et ainsi, les formes postérieures s’ajouteraient au sujet permanent, et elles provoqueraient davantage une altération qu’une génération, selon la doctrine enseignée ici par Aristote. Il faut donc dire que, comme on l’a dit plus haut, les formes substantielles diffèrent selon le plus et le moins parfait. Or, ce qui est plus parfait peut faire tout ce que peut faire le moins parfait, et davantage; il s’ensuit que la forme plus parfaite qui produit l’être animé peut également faire le corps, que produit la forme moins parfaite du corps inanimé. Et ainsi, aucune forme substantielle ne vient affecter un sujet qui existe en acte, et cette forme ne présuppose pas un plus une autre forme plus générale réellement différente qui relève de l’étude du philosophe de la nature, mais seulement quelque chose de général selon la raison, ce qui relève de l’étude de la logique.

[71494] In De generatione, lib. 1 l. 10 n. 9 Deinde cum dicit: est autem hyle etc., comparat praedictas transmutationes secundum subiectum quod est tantum ens in potentia. Et dicit quod hyle, sive materia prima, est maxime proprium subiectum susceptibile generationis et corruptionis: quia, sicut dictum est, immediate substat formis substantialibus, quae per generationem et corruptionem adveniunt et recedunt. Sed quodammodo, scilicet ex consequenti et mediate, subiicitur omnibus aliis transmutationibus: quia omnia subiecta aliarum transmutationum sunt susceptibilia aliquarum contrarietatum, quae reducuntur in primam contrarietatem, quae est formae et privationis, cuius subiectum est prima materia, ut dicitur in I Physic. Et ideo omnia alia subiecta participant quodammodo materiam primam, inquantum ex materia et forma componuntur. Ultimo autem epilogando concludit, quod determinatum sit hoc modo de generatione simpliciter, utrum sit vel non sit; et si est, quomodo est; et similiter etiam de alteratione.

Puis lorsqu’il dit : Or c’est la matière qui est, etc., il compare ces changements selon le sujet qui est seulement être en puissance. Et il dit que l’hylé, ou la matière première, est éminemment le sujet propre susceptible de génération et de corruption, car, comme on l’a dit, elle est immédiatement sous-jacente aux formes substantielles, qui apparaissent et disparaissent par génération et corruption. Mais d’une certaine façon, par voie de conséquence et de façon intermédiaire, elle est sous-jacente à tous les autres changements, car tous les sujets des autres changements sont susceptibles de certaines oppositions, qui se ramènent à une opposition première, celle de la forme et de la privation, dont le substrat est la matière première, comme il est dit au livre I des Physiques. C’est pourquoi tous les autres sujets participent d’une certaine façon de la matière première, en tant qu’ils sont composés de matière de forme. En dernier, il conclut le sujet en disant qu’on a expliqué ainsi, au sujet de la génération absolue, si elle existe ou n’existe pas, et comment elle est si elle existe; même chose pour l’altération.

 

 

 

Leçon 11

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Nous avons encore à parler de l'accroissement, et à dire en quoi l'accroissement diffère de la production et de l'altération, et comment les choses qui s'accroissent peuvent croître, et les choses qui diminuent, diminuer.

Il faut donc examiner d'abord si la différence de ces phénomènes, les uns aux autres, consiste uniquement dans le sujet auquel ils se rapportent. Un changement qui se fait de tel être à tel autre être, et par exemple, de la substance en simple puissance à la substance en réalité, en entéléchie, est-il une production, une génération? Le changement qui a lieu en grandeur, est-il accroissement et diminution? Ou enfin, celui qui a lieu en qualité est-il une altération? Mais les deux derniers phénomènes dont on vient de parler, ne sont-ils pas toujours des changements de choses qui, de la puissance, passent à la réalité, à l'entéléchie? Ou bien aussi, n'est-ce pas le mode du changement qui diffère? Ainsi l'objet qui est altéré, non plus que l'objet qui naît et devient ne paraissent pas nécessairement devoir changer de lieu. Mais ce qui croit, et ce qui décroît; doit en changer, tout en en changeant autrement que l'objet qui se meut dans l'espace.

Car l'objet mu dans l'espace change tout entier de place, tandis que ce qui s'accroît ne change que comme une chose qui glisse et s'étend; le sujet demeurant en place, ses parties seules changent de lieu. Mais ce n'est pas comme celles de la sphère, tournant sur elle même; car celles-là changent de place le corps tout entier; la sphère demeurant dans le même lieu. Au contraire, les parties de l'objet qui s'accroît tiennent toujours de plus en plus de place, de même que celles de l'objet qui décroît en tiennent de moins en moins.

On le voit donc : le changement dans un objet qui naît, dans celui qui s'altère et dans celui qui s'accroît, diffère non pas seulement par l'objet qui subit le changement, mais aussi par la manière dont le changement se fait.

 

 

Lectio 11

Leçon 11 ─ En quoi l’accroissementn diffère de la génération et de l’altération. (Traduction Georges Comeau, 2018)

[71495] In De generatione, lib. 1 l. 11 n. 1 Postquam philosophus determinavit de generatione et alteratione, hic determinat de augmentatione et deminutione. Et primo exponit suam intentionem, dicens quod post generationem et alterationem, reliquum est dicere de augmentatione. De qua duo considerare oportet: primo, in quo differat a generatione et alteratione; secundo, per quem modum augmentatur et deminuitur unumquodque quod augmentatur et deminuitur. Secundo ibi: scrutandum itaque primum etc., prosequitur suam intentionem. Et primo ostendit differentiam augmentationis a generatione et alteratione; secundo inquirit de modo augmentationis, ibi: circa quid autem est transmutatio et cetera. Circa primum duo facit: primo supponit unam differentiam; secundo inquirit de alia, ibi: aut etiam modus et cetera.

Après avoir traité de la génération et de l’altération, le Philosophe traite ici de l’augmentation et de la diminution. Et en premier, il présente son intention en disant qu’après la génération et l’altération, il reste à traiter de l’augmentation. Il faut considérer deux choses à son sujet : en premier, en quoi elle diffère de la génération et de l’altération; en deuxième, de quelle manière augmente et diminue tout ce qui augmente et diminue. En deuxième, où il dit : Il faut donc examiner d’abord, etc., il discute ce qu’il veut montrer. Et en premier, il montre la différence entre l’augmentation et la génération ou l’altération; en deuxième, il recherche la manière dont l’augmentation se produit, où il dit : Mais quant à l’objet propre, etc. (leçon 12). Il traite la première partie en deux points : en premier, il présente une différence; en deuxième, il s’interoge sur l’autre, où il dit : Le changement qui a lieu en grandeur, etc.

[71496] In De generatione, lib. 1 l. 11 n. 2 Dicit ergo primo quod primum eorum quae consideranda sunt circa augmentationem, est quod oportet inquirere utrum differentia augmentationis a generatione et alteratione sit solum in circa quid, idest in genere circa quod est quaelibet istarum transmutationum. Haec enim differentia est manifesta: videlicet quod transmutatio quae est ex hoc in hoc, idest ex substantia ente in potentia in substantiam entem in actu, est generatio; transmutatio autem quae est circa magnitudinem, est augmentatio (per quam aliquid transmutatur de parvo in magnum) et deminutio (per quam aliquid transmutatur de magno in parvum); transmutatio autem quae est circa passiones, idest passibiles qualitates, est alteratio. Et quia dixerat quod generatio est transmutatio ex substantia in potentia in substantiam in actu, ut idem intelligatur etiam de aliis duabus mutationibus supradictis, subiungit quod transmutatio utrorumque praedictorum, scilicet magnitudinis et passionis, est ex potentia in actum: est enim motus actus existentis in potentia, ut dicitur in III Physic.

Il dit donc en premier que la première question à se poser au sujet de l’augmentation consiste à savoir si elle diffère de la génération et de l’altération seulement dans le sujet concerné, c'est-à-dire le genre auquel appartient n’importe lequel de ces changements. En effet, cette différence est manifeste : le changement qui va de ceci à cela, c'est-à-dire de la substance qui existe en puissance à la substance qui existe en acte, est la génération; le changement qui porte sur la grandeur est une augmentation (par laquelle un être est changé du petit au grand) ou une diminution (par laquelle un être est changé du grand au petit); le changement qui porte sur les propriétés, c'est-à-dire les qualités passives, est une altération. Et parce qu’il avait dit que la génération est un changement de la substance en puissance à la substance en acte, pour que l’on comprenne également la même chose au sujet des deux autres changements susmentionnés, il ajoute que le changement de l’un et l’autre des susdits (la grandeur et la propriété) va de la puissance à l’acte; en effet, le mouvement est l’acte de ce qui existe en puissance, comme il est dit au livre III des Physiques.

[71497] In De generatione, lib. 1 l. 11 n. 3 Deinde cum dicit: aut etiam modus etc., assignat aliam differentiam, ex modo transmutationis. Et primo ponit differentiam; secundo exponit, ibi: alio autem modo et cetera. Dicit ergo primo quod in praedictis mutationibus etiam modus transmutationis differt (non autem refert utrum haec littera legatur interrogative vel remissive). In hoc enim differt modus praedictarum transmutationum, quod id quod alteratur, non ex necessitate transmutatur secundum locum, et similiter etiam neque quod generatur: sed necesse est id quod augmentatur aut deminuitur, secundum locum transmutari. Huius autem differentiae ratio est, quia locus commensuratur locato, et hoc secundum magnitudinem, non autem secundum qualitatem vel substantiam: et ideo necesse est quod, quando mutatur magnitudo locati, quod etiam fiat transmutatio secundum locum; non autem quando transmutatur aliquid secundum substantiam vel secundum qualitatem. Sicut autem commensuratio locati ad locum attenditur secundum magnitudinem, ita connaturalitas attenditur secundum formam substantialem, et ex consequenti secundum aliquam qualitatem, secundum puta gravitatem vel levitatem. Et ideo, licet generatio et alteratio possit esse sine mutatione locali, aliqua tamen generatio et alteratio est causa quod aliquid moveatur naturaliter secundum locum; puta, cum fit ignis vel terra, fit grave vel leve. Differentia autem aliarum transmutationum, per comparationem ad motum localem, non est omnino per accidens: ostensum est enim in VIII Physic. quod motus localis est primus motuum et principalior, et causa aliorum motuum.

Ensuite, où il dit : Ou bien aussi, n’est-ce pas, etc., il présente une autre différence, fondée sur la manière de changer. Et en premier, il présente la différence; en deuxième, il l’explique, où il dit : tout en changeant autrement, etc. Il dit donc en premier que dans les changements en question, le mode de changement aussi est différent (et peu importe qu’on considère ce texte comme une interrogation ou une affirmation). Le mode des autres changements diffère en effet en ceci, que ce qui est altéré ne change pas nécessairement de lieu, ni non plus ce qui est engendré, mais il est nécessaire que ce qui augmente ou diminue subisse un changement de lieu. La raison de cette différence est que le lieu coïncide avec l’objet qui s’y trouve, et ce selon la grandeur et non selon la qualité ou la substance; il est donc nécessaire que, quand la grandeur de l’objet change dans le lieu, il y ait aussi un changement selon le lieu, mais ce n’est pas le cas quand un être change selon sa substance ou selon une qualité. Or, de même que la coïncidence de l’objet avec le lieu est considérée selon la grandeur, de même la connaturalité est considérée selon la forme substantielle et, de façon secondaire, selon quelque qualité, par exemple la pesanteur ou la légèreté. C’est pourquoi, bien que la génération et l’altération puissent avoir lieu sans changement local, certaines générations et certaines altérations sont pourtant la cause du mouvement naturel d’une chose selon son lieu; par exemple, quand le feu ou la terre est produit, le léger ou le pesant est produit. Mais la différence entre les autres changements et le mouvement local n’est pas tout à fait accidentelle; on a montré en effet, au livre VIII des Physiques, que le mouvement local est le premier et le principal des mouvements ainsi que la cause des autres mouvements.

[71498] In De generatione, lib. 1 l. 11 n. 4 Deinde cum dicit: alio autem modo etc., manifestat quod dixerat, scilicet quod id quod augmentatur vel deminuitur, mutatur secundum locum. Et primo manifestat hoc per differentiam ad motum localem rectum; secundo per differentiam ad motum localem sphaericum, ibi: non quemadmodum quae sphaerae et cetera. Dicit ergo primo quod alio modo transmutat locum id quod augmentatur vel deminuitur, quam id quod fertur, idest movetur motu recto. Illud enim quod fertur, motu scilicet recto, universum, idest secundum se totum, variat locum: illud autem quod augmentatur, mutat locum sicut illud quod deducitur, puta metallum per malleationem, vel etiam humidum in vase per infusionem, sive quodcumque huiusmodi corpus; quo quidem in eodem loco manente, partes eius transmutantur secundum locum, vel per extensionem vel quocumque alio modo.

Puis lorsqu’il dit : tout en changeant autrement que l’objet, etc., il manifeste ce qu’il a dit, à savoir que ce qui augmente ou diminue change selon le lieu. Et il le manifeste, en premier, au moyen de la différence avec le mouvement local rectiligne, et en deuxième au moyen de la différence avec le mouvement local circulaire, où il dit : Mais ce n’est pas comme celles, etc. Il dit donc en premier que ce qui augmente ou diminue change de lieu autrement que ce qui est déplacé, c'est-à-dire se meut en ligne droite. En effet, ce qui est déplacé en ligne droite change de lieu tout entier, ou en totalité; mais ce qui augmente change de lieu comme ce qui est allongé, comme le métal par le martèlement, ou encore le liquide dans un vase par versement d’autre liquide, ou comme tout corps du genre qui demeure dans le même lieu, mais dont les parties changent de lieu par allongement ou de toute autre façon.

[71499] In De generatione, lib. 1 l. 11 n. 5 Deinde cum dicit: non quemadmodum quae sphaerae etc., manifestat quod dixerat per differentiam ad motum localem sphaericum. Et dicit quod partes eius quod augmentatur, mutant quidem locum, sed non eodem modo sicut partes sphaerae. Partes enim sphaerae transmutantur, toto manente in eodem loco, scilicet subiecto (quamvis etiam totum mutet locum secundum rationem, ut dicitur in VI Physic.): sed partes variant locum etiam subiecto, sicut pars caeli quae modo est in oriente, postmodum erit in occidente: sed tamen talis transmutatio partium sphaerae fit in simili loco, idest neque maiori neque minori. Sed partes corporis quod augetur, semper extenduntur in maiorem locum: partes autem eius quod deminuitur, semper retrahuntur in minorem locum. Ultimo autem epilogando concludit quod manifestum est ex praedictis, quod transmutatio eius quod generatur et alteratur et augmentatur, differunt non solum in circa quid, idest ex parte generis in quo sunt istae mutationes, sed sic, idest ex parte modi transmutandi. 

Puis lorsqu’il dit : Mais ce n’est pas comme celles, etc., il manifeste ce qu’il a dit au moyen de la différence avec le mouvement local circulaire. Et il dit que les parties de ce qui augmente changent bien de lieu, mais pas de la même façon que les parties de la sphère. En effet, les parties de la sphère changent pendant que le tout, c'est-à-dire le sujet, reste dans le même lieu (bien que le tout en entier change de lieu en raison, comme il est dit au livre VI des Physiques); mais les parties changent de lieu même par leur sujet, comme une partie du ciel qui est maintenant à l’orient sera après à l’occident. Et pourtant, ce changement des parties de la sphère se produit dans un lieu semblable, c'est-à-dire ni plus grand ni plus petit. Mais les parties d’un corps qui augmente s’étendent toujours dans un lieu plus grand, et les parties de ce qui diminue se rétrécissent toujours dans un lieu plus petit. En dernier, il conclut le sujet en disant qu’il est évident d’après ce qui précède que les changements de ce qui est engendré, de ce qui est altéré et de ce qui augmente diffèrent non seulement par le sujet, c'est-à-dire du côté du genre auquel appartiennent ces changements, mais ainsi, c'est-à-dire du côté du mode de changement.

 

 

 

Leçon 12

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Mais quant à l'objet propre auquel s'applique le changement de l'accroissement et du décroissement, croître et décroître paraissant ne s'appliquer qu'à une grandeur, comment doit-on concevoir qu'il s'accroît? Doit-on comprendre qu'il se forme, dans ce cas, corps et grandeur réelle de ce qui n'est corps et grandeur qu'en simple puissance, et qui en réalité, en entéléchie, n'a ni corps ni grandeur véritable? Mais cette explication même peut se prendre en un double sens; et l'on peut, encore se demander de laquelle des deux façons l'accroissement doit avoir lieu. Vient-il de la matière qui serait isolée et séparée en elle-même? Ou vient-il de la matière qui serait dans un autre corps? Mais ces deux manières de comprendre l'accroissement, ne sont-elles pas également impossibles? Si en effet la matière de l'accroissement est isolée, ou elle n'occupera aucune portion de l'espace, ou elle sera comme un point, ou bien elle ne sera que du vide; et ce sera un corps non-perceptible à nos sens. Dans l'une de ces deux suppositions, elle ne peut pas être; et dans l'autre, elle doit exister nécessairement dans un lieu; car ce qui en provient doit toujours être quelque part, de telle sorte que ce corps y est aussi, ou par lui-même, ou indirectement.

Mais si l'on suppose que la matière est dans un corps, et qu'elle y soit séparée, de manière qu'elle ne fasse point partie de ce corps, ni par elle-même, ni par accident, il résultera de cette hypothèse une foule d'impossibilités manifestes. Je m'explique : par exemple, s'il se forme de l'air, venant de l'eau, ce ne sera pas parce que l'eau change, mais parce que la matière de l'air sera renfermée dans l'eau, qui le produit, comme dans une espèce de vase; car rien n'empêche que les matières ne soient en nombre infini, de façon qu'elles puissent aussi se produire en réalité et en entéléchie. Il faut ajouter de plus que ce n'est pas même ainsi que l'air paraît venir de l'eau, comme s'il sortait d'un corps qui resterait toujours ce qu'il était.

Il vaut donc mieux supposer que la matière est inséparable dans tous les corps, une et identique, numériquement parlant, bien qu'elle ne soit pas une et identique au point de vue de la raison.

 

 

Lectio 12

Leçon 12 ─ Difficulté de comprendre d’où vient l’augmentation. (Traduction Georges Comeau, 2018)

[71500] In De generatione, lib. 1 l. 12 n. 1 Postquam philosophus ostendit differentiam augmenti a generatione et alteratione, hic incipit inquirere de modo augmenti. Et primo quantum ad subiectum quod augetur; secundo quantum ad id quo aliquid augetur, ibi: suscipiendum itaque et cetera. Circa primum duo facit: primo movet quaestionem; secundo inquirit quaestionis veritatem, ibi: aut impossibile et cetera. Circa primum duo facit. Primo proponit quid ex praedictis sit manifestum circa augmentum: et quaerit circa quid sit transmutatio augmenti et deminutionis. Et respondet quod motus augmenti et deminutionis videtur esse circa magnitudinem. Secundo ibi: et qualiter etc., ostendit quid restet inquirendum. Et dicit quod accipiendum est de cetero qualiter fiat augmentum vel deminutio. Et quantum ad subiectum augmenti, primo movet hanc quaestionem: utrum contingat quod per augmentum generetur magnitudo et corpus, ex eo quod est in potentia ad magnitudinem et corporeitatem (ita scilicet quod sit actu incorporeum et sine magnitudine), vel non. Et subdividit primum membrum quaestionis. Dupliciter enim potest dici quod sit aliqua materia actu existens sine corporeitate et magnitudine. Unde rationabiliter quaeritur, si talis materia sit subiectum augmenti, qualiter ex ea augmentatio fiat: utrum scilicet ita quod ipsa materia sine corporeitate et magnitudine existens, sit secundum seipsam separata existens; aut ita quod sit in aliquo corpore, non tamen pars eius (nam si esset pars eius, esset subiecta corporeitati et magnitudini ipsius).

Après avoir montré la différence de l’augmentation par rapport à la génération et l’altération, le Philosophe commence ici à traiter de la manière dont l’augmentation se fait. Et il traite, en premier, du sujet qui augmente; en deuxième, de ce par quoi un être augmente, où il dit : Il est donc préférable de reprendre, etc. (leçon 14). Il traite le premier point en deux parties : en premier, il soulève la question; en deuxième, il recherche la vérité sur la question, où il dit : Mais ces deux manières de comprendre, etc. Il traite la première partie en deux points. En premier, il montre ce qui est évident au sujet de l’augmentation d’après ce qui précède : et il demande sur quoi porte le changement d’augmentation et de diminution. Et il répond que le mouvement d’augmentation et de diminution semble porter sur la grandeur. En deuxième, où il dit : comment faut-il concevoir, etc., il montre ce qui reste à chercher. Et il dit que ce qui reste, c’est de comprendre comment se fait l’augmentation ou la diminution. Et au sujet de l’augmentation, il soulève en premier la question de savoir s’il se trouve qu’une grandeur et un corps sont engendrés, ou non, par augmentation à partir de ce qui est en puissance à la grandeur et à la corporalité (et qui serait en acte incorporel et sans grandeur). Et il subdivise le premier membre de la question. En effet, on peut dire de deux façons qu’une matière existe en acte sans corporalité ni grandeur. On peut donc raisonnablement se demander, si une telle matière est sujette à augmentation, comment l’augmentation se produit à partir d’elle : est-ce de sorte que cette matière, existant sans corporalité ni grandeur, a en elle-même une existence séparée, ou de sorte qu’elle se trouve dans un corps, mais sans en être une partie (car si elle en était une partie, elle serait sujette à la corporalité et à la grandeur de ce corps)?

[71501] In De generatione, lib. 1 l. 12 n. 2 Deinde cum dicit: aut impossibile etc., determinat quaestionem motam. Et primo ratione accepta ex parte materiae vel subiecti; secundo ratione accepta ex parte augmenti, ibi: amplius autem talis et cetera. Circa primum duo facit: primo determinat praedictam quaestionem, ratione sumpta ex parte materiae, secundum quod ab ipso consideratur; secundo secundum quod consideratur a Platonicis, ibi: sed neque puncta et cetera. Circa primum tria facit: primo excludit primum membrum secundae divisionis, scilicet quod materia sine quantitate secundum se separata existat; secundo excludit secundum membrum secundae divisionis, scilicet quod materia sine magnitudine existens sit in aliquo corpore; ibi: sed si in aliquo existit etc.; tertio concludit propositum, ibi: melius ergo et cetera. Dicit ergo primo quod utrumque membrum secundae divisionis est impossibile. Et primo hoc ostendit quantum ad hoc, quod impossibile est materiam sine magnitudine existentem per se separatam existere. Quia si sit separata, oportet alterum duorum esse. Quorum unum est quod nullum possideat locum, sicut punctus, cuius non est aliquis locus, eo quod omnis locus aliquam dimensionem habet. Aut oportet, si materia sine quantitate existens occupet aliquem locum, quod sit aliquis locus vacuus (nam vacuum dicimus locum non repletum sensibili corpore): vel etiam oportet quod sit quoddam corpus non sensibile (nam vacuum dicebant nihil aliud esse nisi corpus non sensibile). Oportet enim dicere vacuum corpus, propter dimensionem spatii: non sensibile autem, propter vacuitatem. Horum autem duorum alterum est impossibile, scilicet quod sit vacuum vel corpus non sensibile. Similiter impossibile est quod materia separata existens nullum possideat locum. Materia enim est ex qua generantur corpora sensibilia: hoc autem ex quo corpora sensibilia generantur, necesse est in aliquo loco esse. Semper enim videmus quod id quod generatur ex eo, est alicubi, idest in aliquo loco determinato: ibidem autem est quod generatur ex aliquo, ubi fuit id ex quo generatur. Ergo oportet illud ex quo generatur aliquid, scilicet materiam, esse alicubi, vel per se vel per accidens: per se quidem secundum opinionem antiquorum philosophorum, ponentium materiam corporum naturalium esse aliquod corpus actu, puta ignem aut aerem aut aquam; per accidens autem secundum opinionem Platonis et suam, qui ponebat materiam esse ens in potentia.

Ensuite, lorsqu’il dit : Mais ces deux manières, etc., il résout la question soulevée : en premier, par un argument considéré du côté de la matière ou du sujet; en deuxième, par un argument considéré du côté de l’augmentation, où il dit : car ce serait là bien plutôt, etc. (leçon 13, no 6). Il traite la première partie en deux points : en premier, il résout cette question par un argument pris du côté de la matière telle qu’il la considère; en deuxième, il la résout selon que la matière est considérée par les Platoniciens, où il dit : C’est par les mêmes motifs, etc. (leçon 13). Il traite le premier point en trois parties. En premier, il rejette le premier membre de la deuxième division, à savoir que la matière existerait par elle-même sans quantité; en deuxième, il rejette le deuxième membre de la deuxième division, à savoir que la matière existerait sans grandeur dans un corps quelconque, où il dit : Mais si l’on suppose que la matière, etc.; en troisième, il tire la conclusion visée, où il dit : Il vaut donc mieux supposer, etc. Il dit donc en premier que les deux membres de la première division sont impossibles. Et en premier, il le montre quant au fait qu’il est impossible que la matière existe par elle-même de façon séparée et sans grandeur. Si elle est séparée en effet, l’une de deux choses doit être vraie. La première est qu’elle ne possède aucun lieu, comme le point, qui n’a pas de lieu puisque tout lieu a une certaine dimension. En deuxième, si une matière sans quantité occupe un certain lieu, il est nécessaire que ce soit un lieu vide (car nous appelons vide un lieu qui n’est pas rempli d’un corps sensible), ou encore, il faut que ce soit un corps non sensible (car on disait que le vide n’est rien d’autre qu’un corps non sensible). Il faut dire en effet que le vide est un corps, à cause de sa dimension spatiale, et qu’il est insensible, à cause de sa vacuité. De ces deux choses, l’une est impossible, à savoir que la matière soit du vide ou un corps sensible. Il est également impossible que la matière à l’état séparé ne possède aucun lieu. La matière en effet est ce dont les corps sensibles sont engendrés, mais ce de quoi les corps sensibles sont engendrés se trouve nécessairement dans un lieu. Nous voyons toujours en effet que ce qui en est engendré est quelque part, c'est-à-dire dans un lieu déterminé; or, ce qui est engendré est au même endroit où se trouvait ce dont il a été engendré. Il faut donc que ce de quoi un être est engendré, ou la matière, soit quelque part, essentiellement ou par accident : essentiellement selon l’opinion des anciens philosophes, qui affirmaient que la matière des corps naturels est un corps en acte, tel que le feu, l’air ou l’eau; par accident, selon l’opinion de Platon et la sienne, selon laquelle la matière est un être en puissance.

[71502] In De generatione, lib. 1 l. 12 n. 3 Deinde cum dicit: sed si in aliquo existit etc., excludit secundum membrum, ostendens quod materia separata a magnitudine non sit in aliquo. Et primo proponit quod intendit: et dicit quod, si materia sine magnitudine existens ita sit in aliquo corpore separata a substantia eius, quod non sit aliquid eius per se vel per accidens, contingunt multa impossibilia. Et manifestat hunc modum ponendi: puta si ponamus quod, quando generatur aer ex aqua, non fiat hoc per transmutationem aquae, ita scilicet quod materia aquae amittat formam aquae et recipiat formam aeris, sed sicut si materia aeris esset in aqua sicut in vase. Secundo ibi: infinitas enim etc., ponit rationes deducentes ad inconveniens. Quarum prima est quod, si in aqua, praeter materiam propriam, est etiam materia aeris, pari ratione potest etiam esse in aqua alia, et sic in infinitum, praesertim quia ex uno possibile est infinita generari successive: et ita sequeretur quod nihil prohibeat esse infinitas materias in aqua. Sed ex materia qualibet potest aliquid actu generari. Ergo sequeretur quod infinita possint actu generari ex una et eadem aqua; ita scilicet quod quidquid potest generari in potentia, simul potest generari actu. Secundam rationem ponit ibi: amplius neque et cetera. Et dicit quod non videmus aliquid sic generari ex aliquo, puta aerem ex aqua, sicut quod exit ex aliquo permanente, puta cum vinum exit a dolio non transmutato: videmus enim quod aliquid generatur ex corrupto, sicut supra dictum est. Oportet autem id quod sensibiliter apparet, accipere ut principium in scientia naturali.

Ensuite, où il dit : Mais si l’on suppose que la matière, etc., il rejette le deuxième membre en montrant que la matière séparée de la grandeur ne se trouve pas dans quelque chose. Et en premier, il présente sa thèse en disant que, si une matière existant sans grandeur était dans un corps mais séparée de sa substance, de telle sorte qu’elle ne serait rien de ce corps essentiellement ou par accident, beaucoup d’impossibilités s’ensuivraient. Et il explique cette manière de parler : c’est comme si nous disions que quand l’air est engendré à partir de l’eau, cela ne se fait pas par transformation de l’eau, de sorte que la matière de l’eau perd la forme de l’eau et reçoit la forme de l’air, mais comme si la matière de l’air était dans l’eau comme dans un vase. En deuxième, où il dit : car rien n’empêche que les matières, etc., il donne les raisons qui mènent à l’absurde. La première et que s’il y a aussi dans l’eau, en plus de sa matière propre, la matière de l’air, pour la même raison il peut y en avoir une autre, et ainsi de suite à l’infini, surtout parce qu’à partir d’une, il est possible d’en engendrer une infinité d’autres successivement; il s’ensuivrait ainsi que rien n’empêcherait qu’il y ait une infinité de matières dans l’eau. Mais quelque chose peut être engendré en acte de n’importe quelle matière. Il s’ensuivrait donc qu’une infinité de choses pourraient être engendrées en acte d’une seule et même eau, de telle sorte que tout ce qui peut être engendré en puissance pourrait en même temps être engendré en acte. Il donne la deuxième raison où il dit : Il faut ajouter de plus, etc. Et il dit que nous ne voyons rien qui soit engendré d’autre chose, par exemple l’air de l’eau, de manière à sortir de quelque chose qui demeure, comme quand le vin sort d’un tonneau qui ne change pas; nous voyons en effet qu’un être est engendré d’un autre qui est corrompu, comme on l’a dit. En effet, il faut prendre ce qui est perçu par les sens comme principe dans la science de la nature.

[71503] In De generatione, lib. 1 l. 12 n. 4 Deinde cum dicit: melius ergo etc., concludit veritatem: dicens quod melius est dicere quod materia ita insit omnibus, quod non separetur ab eis, tanquam nihil eorum existens; sed quod una et eadem numero sit materia omnium, et differat solum ratione, sicut supra dictum est. Et secundum hoc non erit separata a magnitudine, sed in unoquoque actu magnitudini subiecta.

Ensuite, lorsqu’il dit : Il vaut donc mieux supposer, etc., il conclut en affirmant la vérité : il dit qu’il vaut mieux dire que la matière est en toutes choses et n’en est pas séparée de manière à n’être rien d’elles, mais que la matière de toutes choses est numériquement une et identique et diffère seulement en raison, comme on l’a dit. Et de ce fait, elle n’est pas séparée de la grandeur, mais en toute chose elle est soumise en acte à la grandeur.

 

 

 

Leçon 13

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

C'est par les mêmes motifs qu'il ne faut pas supposer que la matière du corps n'est que des points ou des lignes; car la matière est précisément ce dont les points et les lignes sont les extrémités; elle ne peut jamais exister sans quelque propriété, ni sans forme. Ainsi donc, une chose vient toujours d'une autre chose absolument, ainsi qu'on l'a déjà dit ailleurs ; et elle vient d'une chose qui existe en réalité, en entéléchie, soit de même genre, soit de même forme. Par exemple, le feu est produit par le feu; l'homme est produit par l'homme; c'est-à-dire par une réalité, une entéléchie; car le dur ne peut venir de la simple qualité de dur; la matière est la matière d'une substance corporelle, c'est-à-dire d'un corps spécial et déterminé, puisque le corps ne peut jamais être quelque chose de commun. Elle est la même, soit pour la grandeur, soit pour la propriété de cette grandeur, séparable aux yeux de la raison, mais non séparable dans l'espace, à moins qu'on ne suppose que les propriétés puissent être séparées des corps qui les possèdent.

Il est donc évident, d'après cette discussion, que l'accroissement dans les choses n'est pas un changement qui viendrait d'une grandeur en simple puissance, mais sans aucune dimension en réalité, en entéléchie; car alors la qualité commune serait séparable; et l'on a dit, antérieurement ailleurs, que c'était là une chose impossible. De plus, un changement de ce genre s'applique spécialement, non pas à l'accroissement, mais à la production; car l'accroissement n'est que le développement d'une grandeur préexistante, de même que la diminution n'est que son amoindrissement. Voilà pourquoi il faut que l'objet qui s'accroît ait d'abord une certaine grandeur. Par conséquent, il ne se peut pas que l'accroissement, qui passe à l'entéléchie de la grandeur, vienne d'une matière dénuée de toute grandeur; car ce serait là bien plutôt une production, et ce ne serait pas un véritable accroissement.

 

 

Lectio 13

Leçon 13 ─ Ce qui est sans grandeur ne peut pas augmenter. (Traduction Georges Comeau, 2018)

[71504] In De generatione, lib. 1 l. 13 n. 1 Supra philosophus ostendit quod non est possibile subiectum augmenti esse id quod nullam habet quantitatem actu, sed in potentia tantum, sicut est materia. Et quia quidam posuerunt materiam corporum esse aliquid mathematicum, ideo philosophus hic ostendit quod nihil tale quod caret magnitudine, potest esse subiectum augmenti. Caret autem quantitate, in genere mathematicorum, punctus quidem simpliciter, linea vero secundum dimensionem latitudinis et profunditatis, superficies autem secundum dimensionem profunditatis: corpus autem habet magnitudinem secundum omnem dimensionem; unde est perfecta magnitudo, ut dicitur in I de caelo. Ostendit ergo quod nihil talium quod quocumque modo caret magnitudine, potest poni materia quae sit subiectum augmenti, tripliciter. Primo quidem propter rationes praemissas. Unde dicit quod neque ponendum est puncta, quae carent omnino magnitudine, esse corporis materiam, quae scilicet sit subiectum augmenti; neque etiam lineas, quae secundum aliquid carent magnitudine. Et hoc propter easdem causas, idest propter rationes superius assignatas: quia necesse esset puncta et lineas separatim per se existere, aut in aliquo corpore esse; et sic sequerentur eadem quae prius.

Le Philosophe a montré plus haut qu’il n’est pas possible que le sujet de la croissance soit ce qui n’a aucune quantité en acte mais, comme la matière, a une quantité seulement en puissance. Et parce que certains ont affirmé que la matière des corps est un être mathématique, le Philosophe montre ici que rien de tel, qui est sans grandeur, ne peut être le sujet d’une augmentation. En effet, dans le genre des êtres mathématiques, le point est absolument dénué de quantité, la ligne en est privée dans les dimensions de la largeur et de la profondeur, et la surface l’est dans la dimension de la profondeur, alors que le corps a une grandeur selon toutes les dimensions; il est donc une grandeur parfaite, comme il est dit au livre I Du Ciel. Il montre donc qu’aucun de ces êtres qui sont dénués de grandeur de l’une ou l’autre de ces façons ne peut être considéré comme matière sujette à augmentation, par trois moyens. En premier, à cause des arguments ci-dessus. C’est pourquoi il dit qu’il ne faut pas affirmer que les points, qui sont dénués de toute grandeur, sont la matière des corps, lesquels sont sujets à augmentation, ni les lignes, qui sont dénuées de grandeur sous certains aspects. Il en est ainsi par les mêmes motifs, c'est-à-dire pour les raisons données plus haut, car il serait nécessaire que les points et les lignes existent séparément par eux-mêmes ou qu’elles soient dans un corps, et les mêmes conclusions que ci-dessus s’ensuivraient.

[71505] In De generatione, lib. 1 l. 13 n. 2 Secundo ibi: illud autem etc., improbat hoc per ipsam positionem Platonicorum, qui ponebant quod mathematica erant substantia corporum naturalium. Et quia puncta et lineae sunt termini dimensionum, sicut forma est terminus materiae, ponebant quod illud quod per huiusmodi terminatur, esset materia corporum: ipsi autem termini magis se habent in ratione formae. Et hoc est quod dicit, quod illud, scilicet dimensio vel magnitudo, cuius haec, scilicet puncta et lineae, sunt ultima, erat materia secundum Platonicos.

En deuxième, où il dit : car la matière est précisément, etc., il réfute cette idée à partir de la théorie même des Platoniciens, qui affirmaient que les êtres mathématiques sont la substance des corps naturels. Et comme les points et les lignes sont les limites des dimensions, comme la forme est la limite de la matière, ils affirmaient que ce qui est limité par eux est la matière des corps et que ces limites ont davantage valeur de forme. Et c’est ce qu’il dit : ce, c'est-à-dire la dimension ou la grandeur, dont ceux-ci, c'est-à-dire les points et les lignes, sont les extrémités, était la matière selon les Platoniciens.

[71506] In De generatione, lib. 1 l. 13 n. 3 Tertio ibi: quam nunquam etc., ostendit communiter quod nihil horum potest esse materia corporum. Quia scilicet, secundum eos, mathematica sunt separata a formis naturalibus et passionibus sensibilibus, sicut secundum intellectum, ita et secundum esse; sed materia non potest separari a formis naturalibus et passionibus sensibilibus; ergo impossibile est quod aliquid mathematicorum sit materia corporum naturalium. Primo ergo proponit medium suae rationis, dicens: quam, scilicet materiam, neque possibile est esse sine passione, idest passibili qualitate, neque sine forma, vel morphe, quod idem est: sine quibus tamen, secundum Platonicos, sunt mathematica.

En troisième, où il dit : elle ne peut jamais exister, etc., il montre en général qu’aucun de ces êtres ne peut être la matière des corps. Puisque selon eux les êtres mathématiques sont séparés des formes naturelles et des propriétés sensibles selon l’intelligence, ils le sont également selon l’existence; mais la matière ne peut pas être séparée des formes naturelles et des propriétés sensibles; il est donc impossible que l’un des êtres mathématiques soit la matière des corps naturels. Il présente donc en premier le moyen terme de son raisonnement en disant qu’il n’est pas possible qu’elle, c'est-à-dire la matière, soit sans propriété, c'est-à-dire sans qualité passive, et sans forme (ou configuration, ce qui est la même chose), sans quoi, selon les Platoniciens, les êtres sont mathématiques.

[71507] In De generatione, lib. 1 l. 13 n. 4 Secundo ibi: generatur quidem etc., probat quod supposuerat: et primo quod materia non possit esse sine forma; secundo quod non possit esse sine passione, ibi: quoniam autem est et cetera. Dicit ergo primo quod, sicut etiam in aliis libris determinatum est, puta in I Physic., simpliciter generatur alterum ex altero. Fit enim unumquodque ex subiecto, quod est materia. Oportet etiam quod id quod generatur, generetur ab aliquo agente ente in actu aut homogeneos, idest quod sit saltem unius generis, aut homoideos, idest quod sit unius formae vel speciei (et exemplificat quod ignis generatur ab igne sicut ab agente unius speciei, et sicut homo generatur ab homine): aut oportet quod saltem ab aliquo actu existente, sive ab actione alicuius actu existentis, aliquid generetur, etiam si generans non sit simile generato in genere seu specie, sicut durum generatur a non duro, puta cum lac induratur per ignem. Contingit autem quod aliquod factum non assimilatur in forma agenti, uno quidem modo, quia illud factum non primo et per se respondet facienti, sed per accidens, sive per posterius. Per accidens quidem, sicut musicus sanat, non inquantum est musicus, sed inquantum est medicus: sanitatis enim similitudo non est in musico inquantum est musicus, sed inquantum est medicus, qui per formam sanitatis quam habet in anima, facit sanitatem in corpore. Per posterius autem, sicut cum qualitas effecta est effectus consequens aliquam primarum qualitatum; sicut sanitas causatur ex aliqua medicina calida, per calorem quem facit in corpore, quamvis in ipsa medicina non sit forma sanitatis. Secundo, per hoc quod agens agit instrumentaliter. Instrumentum enim non agit in virtute propriae formae, sed inquantum movetur a principali agente, quod per suam formam agit. Unde effectus assimilatur in forma, non quidem instrumento, sed principali agenti; sicut domus quae fit in materia, assimilatur domui quae est in mente aedificantis, non autem securi aut asciae; et homo generatus assimilatur in specie patri generanti, non autem semini. Tertio, quando materia patientis non est proportionata ad recipiendum formam agentis, propter illius excellentiam, sed recipit aliquid minus; sicut patet in animalibus quae generantur sine semine ex virtute solis. Et inde est etiam quod effectus non assimilatur in specie agenti remoto, sed propinquo; ut homo homini, non autem soli, quamvis homo generet hominem et sol, ut dicitur in II Physic. Sicut autem unumquodque generatur ab agente aliqualiter simili secundum formam, ita corrumpitur aliquid a contrario. Et quia generatur aliquid ex corrupto, sicut supra dictum est, necesse est materiam ex qua aliquid generatur, et in quam aliquid corrumpitur, semper habere aliquam formam, per quam assimiletur vel contrarietur generanti vel corrumpenti.

En deuxième, où il dit : Ainsi donc, une chose, etc., il prouve ce qu’il a supposé : en premier, que la matière ne peut pas exister sans forme; en deuxième, qu’elle ne peut pas exister sans propriétés, où il dit : la matière est la matière, etc. Il dit donc en premier que, comme il a aussi été établi dans d’autres livres, par exemple le livre I des Physiques, un être est engendré absolument à partir d’un autre. En effet, toute chose est produite à partir d’un sujet, qui est la matière. Il faut également que ce qui est engendré le soit par un agent qui existe en acte, qu’il soit homogène, c'est-à-dire qu’il soit au moins du même genre, ou qu’il soit d’une même idée, c'est-à-dire de la même forme ou de la même espèce (et il donne comme exemple que le feu est engendré par le feu comme par un agent de même espèce et comme l’homme est engendré par l’homme; ou bien, il faut du moins qu’il soit engendré par quelque chose qui existe en acte ou par l’action de quelque chose qui existe en acte, même si l’engendrant ne ressemble pas à l’engendré en genre ou en espèce, comme le dur est engendré du non-dur, par exemple quand le lait est durci par le feu. Or, il arrive qu’un objet produit ne ressemble pas à la forme de l’agent. D’une première façon, parce que l’objet produit ne correspond pas au producteur de façon première et essentielle, mais par accident ou par contrecoup. Par accident, de la manière dont le musicien guérit, pas en tant qu’il est musicien, mais en tant qu’il est médecin et que, par la forme de la santé qu’il a dans son âme, il produit la santé dans le corps. Par contrecoup, comme quand une qualité produite est un effet consécutif à l’une des qualités premières; ainsi, la santé est causée par un remède chaud du fait de la chaleur qu’elle produit dans le corps, même si le remède lui-même n’a pas la forme de la santé. D’une deuxième façon, du fait que l’agent agit à titre d’instrument. En effet, l’instrument n’agit pas en vertu de sa propre forme, mais en tant qu’il est mû par un agent principal qui agit par sa forme à lui. C’est pourquoi l’effet ressemble, non pas à forme de l’instrument, mais à celle de l’agent principal; ainsi, la maison produite dans la matière ressemble à la maison qui est dans l’esprit du constructeur, et non à la hache ou au marteau, et l’homme engendré ressemble en espèce au père qui a engendré, et non au sperme. D’une troisième façon, quand la matière de l’objet produit n’est pas proportionnée à recevoir la forme de l’agent à cause de l’excellence de celui-ci, mais reçoit quelque chose de moindre, comme c’est évident pour les animaux qui sont engendrés sans semence par la vertu du soleil. Et de là vient aussi que l’effet ne ressemble pas en espèce à l’agent éloigné, mais à l’agent prochain, comme l’homme ressemble à l’homme et non au soleil, même si l’homme est engendré par l’homme et par le soleil, comme il est dit au livre II des Physiques. Par ailleurs, de même que tout être est engendré par un agent qui lui ressemble de quelque façon par la forme, de même il est corrompu par son contraire. Et comme un être est engendré de quelque chose qui est corrompu, comme on l’a dit, il est nécessaire que la matière à partir de laquelle un être est engendré et en laquelle il est corrompu ait toujours quelque forme par laquelle il est semblable ou contraire à ce qui l’engendre ou le corrompt.

[71508] In De generatione, lib. 1 l. 13 n. 5 Deinde cum dicit: quoniam autem est etc., ostendit quod materia non sit sine passione. Non enim materia est nisi substantiae corporeae: substantiae enim incorporeae immateriales sunt. Unde sequitur quod omnis materia sit talis corporis, scilicet individualis: non enim potest esse aliquod corpus commune, quod non sit determinatum ad aliquam speciem et ad aliquod individuum. Omne autem tale corpus necesse est habere aliquam passionem, vel consequentem formam specificam, qualis est propria passio, vel qualitercumque aliter advenientem, sicut sunt accidentia individualia. Ergo necesse est quod eadem materia quae est subiectum magnitudinis, sit etiam subiectum passionis: ita quidem quod materia quae est subiectum magnitudinis, sit ratione separata a passione (sicut est alia ratio hominis et albi), loco autem, idest subiecto, non separantur: nisi quis dicat quod passiones sunt separabiles a substantiis, quod est impossibile. Et quia philosophus videbatur digressionem quandam a proposito fecisse, colligit propositum ex omnibus praemissis, dicens manifestum esse ex omnibus quae inquisita sunt, quod augmentum non est transmutatio ex aliquo quod sit in potentia ad magnitudinem, ita quod actu nullam habeat magnitudinem. Sequeretur enim quod commune subiectum, scilicet materia prima, esset separatum per se existens absque omni forma: quod et nunc ostensum est esse impossibile, et etiam prius in aliis libris, puta in I Physic.

Ensuite, lorsqu’il dit : la matière est la matière, etc., il montre que la matière n’eset pas sans propriétés. En effet, il n’y a matière que d’une substance corporelle, car les substances incorporelles sont immatérielles. Il s’ensuit donc que toute matière est celle du corps untel, c'est-à-dire individuel; en effet, il ne peut y avoir de corps général qui ne soit pas déterminé à une certaine espèce et à un certain individu. Mais tout corps du genre a nécessairement quelque propriété, soit consécutive à la forme spécifique, comme une propriété essentielle, soit se produisant de toute autre façon, comme les accidents individuels. Il est donc nécessaire que la même matière qui est le sujet de la grandeur soit aussi le sujet de propriétés, de telle sorte que la matière qui est le sujet de la grandeur soit séparée en raison des propriétés (ainsi, la notion de l’homme est autre que celle du blanc), mais qu’elle n’en soit pas séparée dans l’espace, c'est-à-dire dans le sujet, à moins qu’on ne dise que les propriétés sont séparables des substances, ce qui est impossible. Et le Philosophe, parce qu’il semblait s’être écarté de son sujet, le synthétise à partir de tout ce qui précède en disant qu’il est évident, à partir de toute la recherche ci-dessus, que l’augmentation n’est pas une transformation faite à partir de ce qui est en puissance à la grandeur de manière à n’avoir aucune grandeur en acte. Il s’ensuivrait en effet que le sujet commun, c'est-à-dire la matière première, aurait par elle-même une existence séparée en l’absence de toute forme; or, on a maintenant montré que cela est impossible, et on l’a aussi montré auparavant dans d’autres livres, tels que le livre I des Physiques.

[71509] In De generatione, lib. 1 l. 13 n. 6 Deinde cum dicit: amplius autem talis etc., ostendit propositum ratione sumpta ex parte augmenti. Et dicit quod talis transmutatio, quae scilicet fieret ex eo quod esset solum in potentia ad magnitudinem, non proprie pertineret ad augmentum, sed magis ad generationem. Quia de ratione augmenti est, quod fiat additio ad praeexistentem magnitudinem: dicitur enim aliquid augeri, ex eo quod fit maius; quod non esset nisi aliquid prius esset magnum. Et per oppositum, de ratione deminutionis est, quod fiat quaedam minoratio magnitudinis praeexistentis. Unde patet quod oportet id quod augetur, habere aliquam magnitudinem. Et sic oportet quod augmentatio fiat, non quidem ita quod materia quae erat sine magnitudine in actu, perveniat ad hoc quod habeat magnitudinem in actu: hoc enim non esset augmentatio corporis, sed generatio, ad cuius rationem pertinet quod fiat aliquid in actu, quod prius fuit in potentia. 

Ensuite, où il dit : De plus, un changement de ce genre, etc., il montre sa thèse par un argument touchant l’aspect de l’augmentation. Et il dit qu’une telle transformation, qui serait faite à partir de ce qui serait seulement en puissance à la grandeur, ne relèverait pas à proprement parler de l’augmentation, mais plutôt de la génération. En effet, la notion d’augmentation suppose une addition à une grandeur préexistante; en effet, on dit que quelque chose augmente du fait qu’il devient plus grand, ce qui ne serait pas s’il n’avait pas déjà une grandeur. Et en sens contraire, la notion de diminution suppose un amoindrissement d’une grandeur préexistante. Il est donc évident que ce qui augmente doit forcément avoir déjà une grandeur. Et ainsi, nécessairement, l’augmentation ne se produit pas de telle sorte que la matière qui était sans grandeur en acte parvienne à avoir une grandeur en acte; en effet, cela ne serait pas l’augmentation d’un corps, mais sa génération, dont la notion veut que quelque chose qui était d’abord en puissance soit ensuite en acte.

 

 

 

Leçon 14

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Il est donc préférable de reprendre cette étude entière, comme si nous en étions tout à fait au début, et de rechercher quelles peuvent être les causes de l'accroissement et de la diminution des choses, après avoir constaté ce qu'on entend par s'accroître ou diminuer. Dans un objet qui croit, il semble donc que toutes les parties, sans exception, s'accroissent. De même, dans la diminution, toutes les parties de l'objet semblent devenir de plus en plus petites. De plus, l'accroissement paraît avoir lieu, parce que quelque chose se joint au corps; et le décroissement, parce que quelque chose en sort. Mais l'accroissement ne peut se faire nécessairement que par quelque chose qui est incorporel ou corporel. Si c'est par l'incorporel, alors la partie commune serait séparable; or il est impossible qu'il y ait une matière séparée de toute grandeur, ainsi qu'on vient de le dire. Si c'est par quelque chose de corporel que l'accroissement a lieu, il en résulte alors qu'il y aura deux corps dans un seul et même lieu, à savoir celui qui s'accroît et celui qui fait croître. Or c'est là encore une impossibilité.

On ne peut pas même dire que l'accroissement et la diminution des choses puissent avoir lieu de la même façon que quand, par exemple, l'air vient de l'eau, puisque alors le volume de l'air est devenu plus considérable. Ce n'est donc plus là un simple accroissement de l'eau; c'est la production d'un corps nouveau, dans lequel le premier corps a changé; et c'est la destruction de son contraire. Ce n'est là l'accroissement ni de l'un ni de l'autre. Mais, ou ce n'est même l'accroissement de rien, ou bien c'est l'accroissement de ce qui est commun aux deux objets, celui qui est produit, aussi bien que celui qui est détruit; et cette partie commune est un corps aussi. L'eau non plus que l'air ne s'est pas accrue ; seulement l'un a disparu et péri, tandis que l'autre s'est produit ; et il faut qu'il y ait un corps, puis qu'il y a eu accroissement.

Mais il y a là encore une impossibilité nouvelle; car il faut rationnellement conserver les conditions indispensables sans lesquelles on ne peut concevoir le corps qui s'accroît, ou celui qui diminue. Or, il y en a trois : l'une, c'est que toute partie quelconque devient plus grande dais une grandeur qui s'accroît : par exemple, si c'est de la chair, une partie quelconque de la chair s'accroît. La seconde condition, c'est que l'accroissement a lieu par une certaine adjonction au corps; et troisièmement enfin, il faut tout à la fois que l'objet s'accroisse et qu'il persiste. En effet, lorsqu'une chose se produit ou disparaît absolument, elle ne persiste point; mais quand elle subit une altération, ou un accroissement, ou une réduction, cette chose, tout en étant accrue ou altérée, demeure et subsiste la même. Ici, c'est la qualité de la chose qui seule cesse d'être la même; là, c'est la grandeur même qui ne reste pas identique. Si donc l'accroissement était bien ce qu'on a prétendu, la chose accrue pourrait alors s'accroître sans que rien vînt s'y adjoindre, ni que cette chose persistât, de même qu'elle pourrait dépérir, sans que rien en sortît, et sans que la chose accrue subsistât davantage. Mais il faut absolument conserver ces conditions, puisqu'on a supposé que c'était là, en effet, l'accroissement.

On pourrait encore demander : Qu'est-ce qui s'accroît précisément? Est-ce le corps auquel vient s'ajouter quelque chose? Par exemple, lorsque telle cause fait accroître la cuisse dans le corps d'un homme, est-ce bien la cuisse elle-même qui devient plus grosse? Et pourquoi ce qui fait grossir la cuisse, c'est-à-dire la nourriture, ne s'accroit-il pas aussi? Pourquoi donc, en effet, les deux ne s'accroissent-ils pas à la fois? Car ce qui s'accroît et ce qui accroît sont plus grands; comme en mêlant de l'eau et du vin, la quantité de l'un et de l'autre devient plus grande également. Ne peut-on pas dire que cela tient à ce que, dans un cas, la substance demeure et subsiste, tandis que la substance, et c'est ici la substance de la nourriture, disparaît dans l'autre cas? Ici encore c'est l'élément dominant, qui donne son nom au mélange, comme quand on dit que le mélange est du vin, parce que le mélange entier fera l'effet de vin et non pas d'eau.

Il en est de même aussi pour l'altération. Si, par exemple, la chair subsiste et reste toujours ce qu'elle est, et s'il survient à la chair une qualité essentielle qui n'y était pas antérieurement, la chair alors a été simplement altérée. Mais parfois, ce qui altère la chose, ou ne souffre rien lui-même dans sa propre substance, qui n'a pas été altérée; ou quelquefois il est altéré aussi. Mais ce qui altère, ainsi que le principe du mouvement, est dans l'objet accru et dans l'objet altéré; car c'est en eux que se trouve le principe moteur. Or il se peut aussi que ce qui entre dans le corps y devienne plus grand, en même temps que le corps qui le reçoit et en profite ; par exemple, si l'élément qui entre y devient de l'air. Mais en souffrant cette transformation, il est détruit; et le principe moteur n'est plus en lui.

 

 

Lectio 14

Leçon 14 ─ Le pourquoi et le comment de l’augmentation. (Traduction Georges Comeau, 2018)

[71510] In De generatione, lib. 1 l. 14 n. 1 Postquam philosophus determinavit de augmento ex parte eius quod augetur, hic inquirit de eo quo aliquid augetur. Et primo proponit de quo est intentio. Et dicit quod, cum de ratione augmenti sit quod sit additamentum magnitudinis, hoc magis videtur esse suscipiendum ad praesentem considerationem, sicut difficilius, quasi aliquod principium quaestionis facientes, quale sit id quod aliquid augetur vel deminuitur; ut sic augmenti et deminutionis causas convenientes inquiramus. Secundo ibi: videtur itaque eius etc., exequitur propositum. Et primo proponit dubitationem principaliter intentam; secundo inquirendo interponit aliam quaestionem, ibi: quaeret autem aliquis etc.; tertio solvit quaestionem principalem, ibi: quoniam autem de his quaesitum est et cetera. Circa primum tria facit: primo proponit duas suppositiones; secundo movet dubitationem, ibi: necesse autem augmentari etc.; tertio excludit quandam obviationem, ibi: sed nec sic contingit et cetera.

Après avoir traité de l’augmentation du point de vue de ce qui augmente, le Philosophe examine maintenant ce par quoi une chose augmente. Et en premier, il indique ce dont il veut traiter. Et il dit que, puisque la notion d’augmentation veut que ce soit un ajout à la grandeur, il semble plus pertinent d’examiner dans la présente étude une question plus difficile, en la prenant comme point de départ : quel est le carctère de ce qui augmente ou diminue? Ainsi, nous rechercherons les causes appropriées de l’augmentation et de la diminution. En deuxième, où il dit : Dans un objet qui croît, etc., il approfondit la question. Et en premier, il présente le doute principalement visé; en deuxième, en le discutant, il pose une question subsidiaire, où il dit :  On pourrait encore demander, etc.; en troisième, il résout la question principale, où il dit : Après avoir suffisamment exposé, etc. (leçon 15). Il traite le premier point en trois parties : en premier, il présente deux suppositions; en deuxième, il soulève un doute, où il dit : Mais l’accroissement ne peut se faire, etc.; en troisième, il écarte une objection, où il dit : On ne peut pas même dire, etc.

[71511] In De generatione, lib. 1 l. 14 n. 2 Prima ergo suppositio, quam primo proponit, est haec: scilicet quod eius quod augetur, quaelibet pars videtur esse augmentata; et similiter de deminutione, quaelibet pars eius quod deminuitur, videtur esse facta minor. Cuius ratio apparet ex eo quod dicitur in V Physic. Illud enim cuius aliqua pars movetur, dicitur moveri secundum partem, et non simpliciter; sicut homo dicitur vulnerari secundum partem, cuius manus est vulnerata. Ad hoc ergo quod aliquid per se et simpliciter moveatur, requiritur quod quaelibet pars eius moveatur. Quod quidem etiam in augmento, et in omnibus aliis motibus, observari oportet. Secunda suppositio est, quod omne quod augetur, augetur adveniente aliquo: et similiter deminuitur aliquo recedente. Cuius ratio est, quia oportet aliquid in actum reduci per id quod est actu: unde illud quod est in potentia ad maiorem quantitatem, reducitur in actum illius quantitatis per aliquid quod habet actu quantitatem illam; et hoc est quod adiicitur ei quod augetur.

La première supposition, qu’il présente en premier, est celle-ci : ce qui augmente semble augmenter dans chacune de ses parties; pareillement, dans la diminution, chacune des parties de ce qui diminue semble devenir plus petite. La raison de ce fait ressort de ce qui est dit au livre V des Physiques. En effet, ce dont une partie est mue est dit être mû en une partie et non être mû absolument, comme on dit qu’un homme dont la main est blessée est blessé en une partie. Donc, pour qu’une chose soit mue essentiellement et absolument, il faut que chacune de ses parties soit mue. Il faut que cela se réalise aussi dans l’augmentation et dans tous les autres mouvements. La deuxième supposition est que tout ce qui augmente augmente quand quelque chose s’y ajoute, et diminue quand quelque chose en est enlevé. La raison en est que toute chose doit être amenée à l’acte par quelque chose qui est en acte; alors, ce qui est en puissance à une quantité plus grande est amené à l’acte de cette quantité par quelque chose qui a cette quantité en acte; et c’est cela qui est ajouté à ce qui augmente.

[71512] In De generatione, lib. 1 l. 14 n. 3 Deinde cum dicitur: necesse autem augmentari etc., proponit dubitationem, quae sequitur ex duabus praemissis suppositionibus. Si enim eius quod augetur oportet quamlibet partem augeri, et omne augmentum fit per alicuius additionem, consequens est quod cuilibet parti eius quod augetur, oporteat aliquid addi. Necesse est ergo illud quod additur, quo dicitur aliquid augeri, aut esse incorporeum aut corporeum. Et si dicitur quod sit incorporeum, sequitur quod commune omnium generabilium et corruptibilium, scilicet materia prima, sit separatum ab omni quantitate corporali. Sed sicut supra ostensum est, impossibile est quod materia sit separata a magnitudine: unde patet quod illud quo aliquid augetur, non potest esse incorporeum. Et iterum, si esset incorporeum, non esset quantum in actu: unde sui appositione non faceret maius secundum quantitatem. Si autem dicatur illud quod addito aliquid augetur, esse corporeum, sequeretur duo corpora simul esse in eodem loco, scilicet corpus quod augetur, et corpus additum quod auget. Non enim potest dici quod seorsum collocetur corpus quod augetur et corpus quod auget: quia oportet additamentum fieri cuilibet parti eius quod augetur, quod ex supra dictis suppositionibus sequitur. Et hoc etiam est impossibile, scilicet quod duo corpora sint simul in eodem loco: et sic sequitur inconveniens ad utramque partem quaestionis.

Puis lorsqu’il dit : Mais l’accroissement ne peut se faire, etc., il présente le doute qui ressort des deux suppositions ci-dessus. Si en effet ce qui augmente augmente forcément dans chacune de ses parties, et si toute augmentation se fait par ajout, il s’ensuit que quelque chose doit être ajouté à chaque partie de ce qui augmente. Donc, ce qui est ajouté à quelque chose pour l’augmenter est nécessairement soit corporel, soit incorporel. Et si on dit qu’il est incorporel, il s’ensuit que le commun de tout ce qui est engendrable et corruptible, c'est-à-dire la matière première, est séparé de toute quantité corporelle. Mais comme on l’a montré plus haut, il est impossible que la matière soit séparée de toute grandeur; il est donc évident que ce par quoi une chose est augmentée ne peut pas être incorporel. De plus, si l’ajout était incorporel, il n’aurait pas de quantité en acte, et donc, son ajout ne produirait pas une augmentation de quantité. Mais si l’on disait que ce dont l’ajout augmente quelque chose est corporel, il s’ensuivrait que deux corps seraient en même temps dans le même lieu : le corps qui augmente, et le corps ajouté qui le fait augmenter. En effet, on ne peut pas dire que le corps qui est augmenté et le corps qui augmente sont placés séparément côte à côte, car il faut que quelque chose soit ajouté à chaque partie de ce qui augmente, ce qui s’ensuit des suppositions ci-dessus. Et cela aussi est impossible, à savoir que deux corps soient en même temps dans le même lieu, et ainsi une absurdité s’ensuit des deux membres de l’alternative.

[71513] In De generatione, lib. 1 l. 14 n. 4 Deinde cum dicit: sed nec sic contingit etc., excludit quandam obviationem. Posset enim aliquis dicere quod augmentum fit nullo alio apposito; sicut quando ex aqua generatur aer, videtur esse quoddam augmentum, quia fit maior quantitas. Sed per hunc modum non contingit fieri augmentum seu deminutio. Talis enim transmutatio non est augmentum, sed est generatio eius in quod transmutatur, scilicet aeris, et corruptio eius quod transmutatur, scilicet aquae, quae contrariatur aeri, scilicet contrarietate frigidi et calidi: non autem potest dici augmentatio neque aeris neque aquae. Sed nec ullius est augmentatio, vel erit augmentatio illius quod est commune utrique (si tamen aliquid sit tale), sicut corpus videtur commune esse aeri et aquae: ut dicatur quod aqua non est augmentata neque aer, quia aqua corrupta est, et aer generatus est; sed corpus est quod augetur, si aliquid ibi augmentatum est. Sed hoc est impossibile. Oportet enim, ad hoc quod aliquid dicatur augeri, quod salventur ea quae sunt de ratione eius quod augetur et deminuitur. Quae quidem sunt tria. Quorum primum est, quod etiam supra positum est, scilicet quod quaelibet pars magnitudinis quae augetur, fiat maior; puta, si caro augetur, quod quaelibet pars carnis fit maior. Secundum etiam supra positum est, scilicet quod aliquo adveniente aliquid augetur. Tertium autem est quod nunc ponit de novo, ut scilicet illud quod augetur, salvetur et permaneat in suo esse. Quia enim generatio et corruptio sunt transmutationes circa substantiam, cum simpliciter aliquid generatur vel corrumpitur, non permanet eius substantia. Sed aliae mutationes non sunt circa substantiam, sed circa ea quae adveniunt substantiae, puta circa quantitatem aut qualitatem: et ideo, cum aliquid alteratur, seu augetur vel deminuitur, manet idem numero secundum substantiam quod augetur et alteratur, sed hic quidem, scilicet in alteratione, non manet eadem passio, hic autem, scilicet in augmento et deminutione, non manet eadem magnitudo, sed fit maior vel minor. Si ergo praedicta transmutatio, qua ex aqua fit aer, esset augmentatio, sequerentur duo contraria praedictis positionibus. Quorum unum est quod aliquid augetur nullo adveniente, et deminuitur nullo recedente. Aliud autem est, quod id quod augetur non manet: quia neque aqua manet, neque corpus quod videtur esse commune, manet idem numero. Unde etiam signanter supra dixit, si aliquid est commune: quia scilicet nihil actu ens, idem numero existens secundum substantiam, est commune ei quod corrumpitur et generatur. Oportet autem praedictas positiones salvare in omni eo quod augetur: hoc enim supponitur quasi principium, quod augmentatio sit talis transmutatio, qualis supra dicta est.

Puis lorsqu’il dit : On ne peut pas même dire, etc., il écarte une objection. On pourrait dire en effet qu’une augmentation a lieu en l’absence de tout ajout; ainsi, quand l’air est engendré à partir de l’eau, il semble y avoir augmentation, car la quantité devient plus grande. Mais l’augmentation et la diminution ne peuvent pas se produire de cette façon. En effet, une telle transformation n’est pas une augmentation, mais la génération l’air en lequel l’eau est transformée et la corruption de ce qui est transformé, c'est-à-dire l’eau, qui est contraire à l’air par l’opposition du froid et du chaud, mais on ne peut pas dire qu’il y a augmentation de l’air ni de l’eau. Mais ce n’est l’augmentation de rien d’autre non plus, ou bien c’est l’augmentation de ce qui est commun aux deux (si une telle chose existe), comme l’air et l’eau semblent avoir en commun le fait d’être un corps : on dirait ainsi que ni l’eau ni l’air n’a augmenté, puisque l’eau a été corrompue et l’air a été engendré, mais que c’est le corps qui a augmenté, s’il y a quelque chose qui a augmenté. Mais cela est impossible. Il faut en effet, pour qu’on puisse parler d’augmentation, que soient conservés les éléments appartenant à la notion d’augmentation et de diminution. Ces éléments sont au nombre de trois. Le premier, qui a également été établi plus haut, est que chaque partie de la grandeur qui augmente devient plus grande; par exemple, si la chair augmente, chaque partie de la chair devient plus grande. Le deuxième a aussi été établi plus haut; c’est que l’objet augmente par l’ajout de quelque chose. Le troisième, qu’il mentionne ici pour la première fois, est que ce qui augmente est conservé et que son être demeure. En effet, comme la génération et la corruption sont des transformations qui touchent la substance, quand un être est absolument engendré ou corrompu, sa substance ne demeure pas. Mais les autres changements n’affectent pas la substance, mais ce qui arrive à la substance, par exemple la quantité ou la qualité; et alors, quand une chose est altérée, ou quand elle augmente ou diminue, sa substance demeure numériquement la même, mais ici, c'est-à-dire dans l’altération, la propriété ne demeure pas la même; et là, c'est-à-dire dans l’augmentation et la diminution, la grandeur ne demeure pas la même, mais elle devient plus grande ou plus petite. Si donc cette transformation, par laquelle l’eau devient de l’air, était une augmentation, il s’ensuivrait deux choses contraires à ce qui a été établi plus haut. L’une est que la chose augmenterait sans que rien ne s’y ajoute, et diminuerait sans que rien n’en soit enlevé. L’autre est que ce qui augmente ne demeure pas, car ni l’eau, ni le corps qui semble être commun à l’eau et à l’air ne demeure numériquement le même. C’est aussi pourquoi il a dit expressément plus haut si une telle chose (commune) existe, car rien de commun à ce qui est corrompu et à ce qui est engendré n’existe en acte qui ait une substance numériquement identique. Mais il faut que les conditions ci-dessus soient respectées en tout être qui augmente; en effet, on admet comme principe que l’augmentation est un changement du genre décrit plus haut.

[71514] In De generatione, lib. 1 l. 14 n. 5 Sed videtur nihil prohibere aliquid augeri nullo adveniente. Probat enim philosophus in IV Physic. quod, sicut aliquid fit albius non superaddito alio albo, sed per intensionem albedinis praeexistentis, inquantum scilicet subiectum reducitur in actum perfectioris albedinis; ita etiam potest aliquid fieri maius, absque additione alicuius corporis magnitudinem habentis, per hoc quod materia quae prius erat subiectum parvis dimensionibus, postea fit subiectum magnis dimensionibus; nam idem est subiectum magni et parvi, sicut albi et nigri. Et hoc manifeste apparet in rarefactione: rarefactio enim contingit non solum transmutata specie, puta cum ex aqua generatur aer, de quo hic loquitur Aristoteles; sed etiam eadem specie manente, sicut si aer rarefiat vel condensetur. Dicendum est autem quod talis transmutatio non potest proprie dici augmentum, sed alteratio. Fit enim secundum transmutationem passibilium qualitatum, scilicet rari et densi, variatio autem quantitatis se habet ex consequenti: sicut ex motu qui est secundum locum, variatur motus secundum dextrum vel sinistrum, non tamen dicitur motus secundum situm, quia variatio situs consequenter se habet ad variationem loci.

Mais rien ne semble empêcher que quelque chose augmente sans que rien s’y ajoute. Le Philosophe prouve en effet, au livre IV des Physiques, qu’une chose devient plus blanche, non parce que d’autre blancheur s’y ajoute, mais par intensification de la blancheur qui existe déjà, en tant que le sujet est amené à l’acte d’un blancheur plus parfaite; alors, quelque chose peut également devenir plus grand sans l’ajout d’un corps qui a une grandeur du fait que la matière qui était auparavant sujette à de petites dimensions devient ensuite sujette à de plus grandes dimensions, car  la chose qui est sujette au grand et au petit est la même chose qui est sujette au blanc et au noir. Et cela est évident dans la raréfaction : celle-ci ne se produit pas seulement avec changement d’espèce, par exemple quand l’air est engendré à partir de l’eau, selon l’exemple qu’Aristote donne ici, mais aussi sans changement d’espèce, comme quand l’air se raréfie ou se condense. Mais il faut dire qu’un tel changement ne peut pas vraiment être appelé augmentation, car c’est une altération. Il se produit en effet par changement des qualités passives que sont le clairsemé et le dense, et le changement de quantité vient par voie de conséquence, comme le mouvement selon le lieu entraîne un mouvement à droite ou à gauche, et on ne dit pourtant pas que c’est un mouvement de position, car le changement de position est consécutif au changement de lieu.

[71515] In De generatione, lib. 1 l. 14 n. 6 Deinde cum dicit: quaeret autem aliquis etc., ante solutionem praedictae dubitationis movet aliam quaestionem. Et primo proponit eam; secundo solvit eam, ibi: aut quoniam huius et cetera. Dicit ergo primo quod, cum augmentum fiat aliquo superaddito, remanet quaestio, quid illud est quod augetur: utrum scilicet solum illud cui aliquid apponitur, non autem illud quod apponitur; vel potius augetur utrumque. Verbi gratia, cruri alicuius animalis apponitur aliquid, scilicet cibus: utrum ergo crus augetur et fit maius, cibus autem qui apponitur vel additur, non augetur, sed auget? Quare ergo ambo non augmentata sunt? Utrumque enim fit maius, et illud quod apponitur et illud cui apponitur; sicut quando cum vino miscetur aqua, videtur utrumque augeri, quia utrumque fit maius eodem modo.

Ensuite, où il dit : On pourrait encore demander, etc., avant de donner la solution de ce doute, il soulève une autre question. Et en premier, il la présente; en deuxieme, il en donne la solution, où il dit : Ne peut-on pas dire que cela tient, etc. Il dit donc en premier que, puisque l’augmentation se fait par ajout de quelque chose, il reste à savoir qu’est-ce que c’est qui est augmenté : est-ce seulement ce à quoi quelque chose est ajouté et non ce qui est ajouté, ou plutôt est-ce que les deux augmentent? Par exemple, quelque chose, à savoir la nourriture, est ajouté à la patte d’un animal : alors, est-ce que la patte augmente et devient plus grande tandis que la nourriture qui y est jointe ou ajoutée n’augmente pas, mais fait augmenter? Pourquoi donc les deux n’augmentent-ils pas? Les deux en effet deviennent plus grands, ce qui est ajouté et ce qui reçoit l’ajout; ainsi, quand l’eau est mélangée au vin, on voit que les deux augmentent, car les deux deviennent plus grands de la même façon.

[71516] In De generatione, lib. 1 l. 14 n. 7 Deinde cum dicit: aut quoniam huius etc., solvit quaestionem per illud quod supra positum est, scilicet quod oportet id quod augetur, manere secundum substantiam. Ideo ergo unum dicitur augeri et non aliud, quoniam huius, puta cruris, cui additur, manet substantia, huius autem quod additur, puta cibi, non manet substantia: convertitur enim cibus in substantiam eius quod nutritur et augetur. Et quia in obiectione fiebat mentio de mixtione, ostendit etiam in mixtione simile esse. Nam id cuius substantia manet, dicitur esse dominans in mixtione, sicut dicitur esse vinum, quando parum de aqua admiscetur multo vino: et hoc apparet ex propria operatione, quae est evidens signum speciei; tota enim mixtura facit operationem vini, scilicet calefaciendo et confortando, non autem facit opus aquae. Et simile est de alteratione: quia si permaneat caro in sua substantia et quod quid est, idest quidditas seu species eius, aliqua autem passio de numero per se accidentium adveniat, quae prius non inerat, illud quod permanet dicitur esse alteratum. Et similiter oportet illud quod augetur, permanere. Id autem quo aliquid alteratur, scilicet alterans, quandoque in nullo transmutatum est, neque secundum passionem neque secundum substantiam, sicut contingit in his quae agunt et non patiuntur, sicut corpora caelestia: quandoque vero et ipsum alterans patitur et transmutatur, sicut est in corporibus inferioribus, quae agunt et patiuntur adinvicem, ut infra patebit. Sed in motu augmenti, virtus alterans, et quae est principium motus, se habet ex parte augmentati: quod tamen ita alterat, quod etiam alteratur. In his enim quae augentur, est principium motus augmenti, scilicet ad alterandum et convertendum cibum qui additur. Quia si hoc non esset, cibus ingrediens corpus sic magis generaretur, et acciperet ad suam naturam illud corpus quod ingreditur: puta cum spiritus, idest ventus seu aer, ingreditur utrem et facit eum maiorem: vel spiritus, idest anima, ingreditur corpus et conformat ipsum sibi. Sed non est ita: quinimmo cibus ingrediens corpus, patiendo a corpore animalis, corrumpitur, conversus in corpus animalis; et principium mutationis non est in hoc quod additur, sed in eo cui additur. 

Puis lorsqu’il dit : Ne peut-on pas dire que cela tient, etc., il résout la question à partir de ce qui a été établi, à savoir qu’il faut que ce qui augmente garde la même substance. C’est pourquoi on dit que l’un augmente et l’autre pas, car ce qui reçoit l’ajout, par exemple la patte, garde sa substance, mais ce qui est ajouté, par exemple la nourriture, ne garde pas sa substance; en effet, la nourriture est changée en la substance de ce qui est nourri et augmente. Et parce que, dans l’objection, on faisait mention d’un mélange, il montre qu’il en va de même dans le mélange, car ce dont la substance demeure est appelé l’élément dominant du mélange; ainsi, on dit que c’est le vin quand un peu d’eau est mélangée à beaucoup de vin; et cela est évident du fait de l’action propre qui est le signe évident de l’espèce; en effet, le mélange entier produit l’action du vin, en réchauffant et en réconfortant, et ne produit pas l’action de l’eau. Et il en va de même de l’altération, car si la chair demeure dans sa substance et son ce-que-c’est, c'est-à-dire sa quiddité ou son espèce, mais qu’elle acquiert une propriété qu’elle n’avait pas avant et qui est l’un des accidents essentiels, on dit que ce qui demeure a été altéré. Et il faut pareillement que ce qui augmente demeure. Mais ce par quoi une chose est altérée, ce qui altère, n’est parfois aucunement changé, soit en ses propriétés, soit en sa substance, comme c’est le cas des êtres qui agissent et ne subissent pas, comme les corps célestes; parfois, ce qui altère subit et est transformé, comme c’est le cas des corps inférieurs, qui agissent et subissent réciproquement, comme on le verra plus loin. Mais dans le mouvement d’augmentation, la vertu qui produit l’altération et qui est le principe du mouvement se trouve du côté de ce qui augmente; il altère pourtant de telle sorte qu’il est lui-même altéré. En effet, les êtres qui augmentent ont en eux-mêmes le principe du mouvement d’augmentation, de manière à altérer et à transformer la nourriture qui leur est ajoutée. S’il n’en était pas ainsi, la nourriture qui entre dans le corps y deviendrait plus grande et assumerait dans sa nature le corps dans lequel elle entre, comme quand le souffle, c'est-à-dire le vent ou l’air, entre dans l’outre et la rend plus grande, ou quand le souffle, c'est-à-dire l’âme, entre dans le corps et le rend conforme à elle. Mais il n’en est pas ainsi; bien au contraire, la nourriture qui entre dans le corps, subissant l’action du corps de l’animal, est corrompu et est changé dans le corps de l’animal, et le principe du changement n’est pas dans ce qui est ajouté, mais dans ce qui reçoit l’ajout.

 

 

 

Leçon 15

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Après avoir suffisamment exposé ces difficultés, il faut essayer de découvrir la solution de ce problème, en admettant toujours les conditions suivantes : que l'accroissement n'est possible qu'autant que le corps accru demeure et persiste, et que rien ne peut s'accroître sans que quelque chose ne vienne s'y ajouter, ni diminuer sans que quelque chose n'en sorte; que de plus tout point sensible quelconque du corps accru ou diminué est devenu ou plus grand ou plus petit; que le corps n'est pas vide; que deux corps ne peuvent jamais être dans le même lieu; et enfin que le corps où l'accroissement se produit, ne peut pas s'accroître par de l'incorporel.

Nous arriverons à la solution cherchée, en admettant d'abord que les corps à parties non-similaires peuvent s'accroître, parce que ce sont les corps à parties similaires qui s'accroissent; car les premiers ne sont composés que des seconds. Il faut ensuite remarquer que, quand on parle de la chair et de l'os, et de toute autre partie analogue des corps, ceci peut se prendre en un double sens, comme pour toutes les autres choses qui ont leur espèce et leur forme dans la matière; car la matière et la forme sont également appelées de la chair et de l'os. Dire que. toute partie quelconque d'un corps s'accroît, et que quelque élément nouveau vient s'y adjoindre, c'est là une assertion qui est possible selon la forme; mais elle ne l'est pas selon la matière. Il faut penser qu'il en est ici comme lorsqu'on mesure de l'eau avec une mesure qui reste la même; l'eau qui survient est autre, et toujours autre. C'est également ainsi que s'accroît la matière de la chair, et il n'y a pas addition à toute partie quelconque; mais telle partie s'écoule et telle autre s'agrège; et l'adjonction n'a lieu qu'à toute partie quelconque de la figure et de l'espèce.

Mais pour les corps composés de parties non-similaires, par exemple, pour la main, il est plus évident que tout s'accroît d'une manière proportionnelle; car, dans ce cas, la matière de l'espèce étant différente, elle est plus facile à distinguer que pour la chair et pour les corps à parties similaires. Voilà pourquoi, même sur un mort, il semble qu'on reconnaîtrait encore de la chair et des os plus aisément qu'on n'y retrouve la main et le bras. Ainsi, en un sens on peut dire que toute partie quelconque de la chair s'accroît; et en un autre sens, on ne peut pas dire que toute partie s'accroisse. Selon la forme, il s'est joint quelque chose à toute partie quelconque, mais non pas suivant la matière.

 

 

Lectio 15

Leçon 15 ─ Ce qui est permanent et ce qui ne l’est pas dans l’augmentation. (Traduction Georges Comeau, 2018)

[71517] In De generatione, lib. 1 l. 15 n. 1 Postquam philosophus movit dubitationem de eo quo aliquid augetur, et solvit dubitationem interpositam, hic accedit ad solvendum dubitationem principalem. Et primo solvit dubitationem; secundo ostendit, dubitatione remota, quomodo fiat augmentum, ibi: maius autem totum et cetera. Circa primum duo facit: primo ostendit qualis debeat esse solutio; secundo ponit solutionem, ibi: suscipienda et cetera. Oportet autem quod vera solutio salvet omnia quae sunt de ratione rei, et omnia impossibilia excludat: et ideo primo ostendit quomodo intendit salvare omnia quae sunt de ratione augmenti. Et dicit quod, quia sufficienter quaesitum est de praedictis, oportet tentare, idest ad hoc conatum apponere, ut inveniatur talis solutio quaestionis, qua salventur tria quae supra dicta sunt de ratione augmenti. Quorum primum est quod id quod augetur, permaneat: secundum est quod augmentum fiat adveniente aliquo, et deminutio aliquo recedente: tertium est quod quodlibet signum sensatum, idest quaelibet pars sensibilis, eius quod augetur, fiat maior in augmento, aut minor in deminutione. Secundo ostendit quomodo intendit tria impossibilia vitare: primo quidem ut non ponamus corpus quod augetur esse vacuum; secundo ut non ponamus duas magnitudines, idest duo corpora, esse simul; tertio ut non ponamus augmentum fieri per additionem alicuius incorporei. Videtur enim, suppositis praedictis suppositionibus, alterum horum inconvenientium ex necessitate sequi. Si enim augetur quaelibet pars eius quod augetur, et nihil augetur nisi adveniente aliquo, oportet quod cuilibet parti eius quod augetur, aliquid adveniat: si ergo illud quod advenit, non est incorporeum, oportet duo corpora esse simul, nisi ponatur corpus quod augetur esse vacuum.

Après avoir soulevé un doute sur ce par quoi un être augmente et avoir résolu un doute intermédiaire, le Philosophe en vient maintenant à résoudre le doute principal. Et en premier, il résout le doute; en deuxième, il montre, après avoir écarté le doute, comment se produit l’augmentation, où il dit : Cependant le tout est devenu plus grand, etc. (leçon 16). Il traite la première partie en deux points : en premier, il montre les conditions nécessaires à la solution; en deuxième, il donne la solution, où il dit : Nous arriverons à la solution cherchée, etc. Or, il faut que la vraie solution préserve tous les éléments de la notion de la chose et évite toutes les impossibilités; et donc, en premier, il montre comment il entend préserver tous les éléments de la notion d’augmentation. Et il dit que, comme on a suffisamment approfondi les questions ci-dessus, il faut tenter, c'est-à-dire déployer des efforts, de trouver une solution de la question qui préserve les trois éléments ci-dessus de la notion d’augmentation. Le premier est que ce qui augmente demeure; le deuxième est que l’augmentation se produit par l’ajout de quelque chose et la diminution par l’enlèvement de quelque chose; le troisième est que tout point senti, c'est-à-dire toute partie sensible de ce qui augmente devient plus grande dans l’augmentation ou plus petite dans la diminution. En deuxième, il montre comment il entend éviter ces trois impossibilités : d’abord, en n’affirmant pas que le corps qui augmente est vide; deuxièmement, en n’affirmant pas que deux grandeurs, c'est-à-dire deux corps, sont au même endroit; troisièmement, en n’affirmant pas que l’augmentation se fait par l’ajout de quelque chose d’incorporel. Il semble en effet, si on fait les suppositions précédentes, que l’une de ces absurdités s’ensuit nécessairement. En effet, si ce qui augmente le fait dans chacune de ses parties, et si rien n’augmente sans que quelque chose s’y ajoute, il faut que quelque chose s’ajoute à chaque partie de ce qui augmente; si donc ce qui s’ajoute n’est pas incorporel, il faut que deux corps soient au même endroit, à moins qu’on n’affirme que le corps qui augmente est vide.

[71518] In De generatione, lib. 1 l. 15 n. 2 Deinde cum dicit: suscipienda etc., solvit dubitationem. Et primo praemittit quaedam necessaria ad quaestionis solutionem; secundo ponit solutionem, ibi: quamlibet igitur partem et cetera. Circa primum duo proponit. Circa quorum primum dicit quod oportet suscipere causam, per quam et praedicta tria salventur, et inconvenientia vitentur, ita tamen quod determinemus quaedam prius. Quorum unum est quod anomoeomera, idest membra dissimilium partium, puta manus aut pes aut similia, augentur per hoc quod partes consimiles augentur (quas homoeomera vocat), sicut sunt caro et os et alia huiusmodi. Et huius rationem assignat, quia unumquodque membrum dissimilium partium componitur ex his quae sunt similium partium, sicut manus ex carne et osse et nervo: et ideo oportet quod per augmentum partium augeatur totum. Secundo ponit quod caro et os et unaquaeque talium partium, quae primum dicit augeri, est duplex, sicut contingit in omnibus quae habent speciem in materia: nam caro vel os potest dici vel ut materia carnis, vel ut species carnis. Hoc autem quidam sic intellexerunt, quod alia caro signata esset quae est secundum materiam, et alia quae est secundum speciem. Dicunt enim quod caro et os et quidquid est huiusmodi, dicitur esse secundum speciem, ex eo quod est generatum ex primo humido seminali, in quo primo fuit virtus speciei: caro autem et os secundum materiam dicitur, ex eo quod generatur ex humido nutrimentali; quod quidem advenit primo humido seminali sicut materia quaedam eius, prout primum humidum extenditur per alia membra, admixto sibi secundo humido, ad hoc ut compleatur quantitas rei viventis et omnium partium eius. Et haec fuit opinio Alexandri, ut dicit Averroes in expositione huius loci, quem plures postmodum secuti sunt. Sed hoc non potest stare cum verbis Aristotelis, quae hic dicuntur. Dicit enim quod caro et os et unaquaeque talium partium, est duplex, quemadmodum et aliorum in materia speciem habentium. Manifestum est autem quod speciem in materia habent non solum ista quae generantur ex semine et quae nutriuntur, in quibus praedictus intellectus aliqualiter posset sustineri, sed etiam corpora inanimata, sicut sunt lapides, aurum et argentum: vult ergo Aristoteles quod in carne et osse dicitur species et materia, sicut in lapide et auro, in quibus non est humidum seminale et nutrimentale. Et ideo dicendum est quod, secundum intentionem Aristotelis, eadem caro dicitur secundum speciem, prout in ea consideratur illud quod pertinet ad speciem carnis; et secundum materiam, prout in ea consideratur illud quod est materiae. Et eadem ratio est de omnibus aliis compositis ex materia et forma.

Puis lorsqu’il dit : Nous arriverons à la solution, etc., il résout le doute. Et en premier, il commence par les éléments nécessaires pour résoudre la question; en deuxième, il donne la solution, où il dit : Dire que toute partie quelconque, etc. Quant au premier point, il présente deux éléments. Pour le premier, il dit qu’il faut admettre une cause par laquelle les trois conditions ci-dessus sont respectées et les absurdités sont évitées, mais qu’il faut pourtant établir d’abord certaines choses. L’une est que les non-homéomères, c'est-à-dire les membres à parties dissemblables, telles que la main ou le pied, augmentent du fait que les parties semblables (qu’il appelle homéomères) augmentent, comme la chair, les os et ainsi de suite. Et il en donne la raison : chaque membre à parties dissemblables est composé d’éléments ayant des parties semblables, comme la main est composée de chair, d’os et de nerfs; il faut donc que l’augmentation des parties fasse augmenter le tout. En deuxième, il dit que la chair, les os et toutes les parties du genre, dont il a d’abord affirmé l’augmentation, ont deux aspects, comme tous les êtres qui ont une espèce dans une matière, car on peut dire que la chair ou les os sont soit la matière de la chair, soit l’espèce de la chair. Mais certains ont compris cela au sens où la chair particularisée, qui est selon la matière, serait différente de la chair selon l’espèce. Ils disent en effet que la chair, les os et toute chose du genre sont selon l’espèce du fait qu’ils sont engendrés par l’humidité séminale première, dans laquelle la vertu de l’espèce se trouvait en premier, mais que la chair et les os sont considérés comme matière du fait qu’ils sont engendrés par l’humidité nutritive. Mais selon eux, cela s’ajoute à l’humidité séminale première comme une matière, en ce que l’humidité première se propage dans les autres membres en se mélangeant à l’humidité seconde, afin de compléter la quantité de l’être vivant et de toutes ses parties. Et telle fut l’opinion d’Alexandre[8], que beaucoup ont suivie par la suite, comme le dit Averroès dans son commentaire de cet endroit. Mais cela ne peut pas se concilier avec les propos d’Aristote tenus ici. Il dit en effet que quand on parle de la chair et de l’os, et de toute autre partie analogue des corps, cela peut se prendre en un double sens, comme pour toutes les autres choses qui ont leur espèce et leur forme dans la matière. Il est évident en effet que les êtres qui ont leur espèce dans la matière ne sont pas seulement ceux qui sont engendrés d’une semence et qui sont nourris, pour lesquels on peut défendre de quelque façon cette interprétation, mais aussi les corps inanimés, tels que les pierres, l’or et l’argent; Aristote veut donc dire que dans la chair et les os on parle d’espèce et de mmatière comme dans la pierre et dans l’or, dans lesquels il n'y a pas d’humidité séminale et nutritive. C’est pourquoi il faut dire que, selon l’intention d’Aristote, on parle de la même chair selon l’espèce, puisqu’on voit en elle ce qui relève de l’espèce de la chair, et selon la matière, selon qu’on voit en elle ce qui relève de la matière. Et la même raison s’applique à tous les autres composés de matière et de forme.

[71519] In De generatione, lib. 1 l. 15 n. 3 Deinde cum dicit: quamlibet igitur partem etc., ponit solutionem. Et primo ponit eam; secundo manifestat per exemplum, ibi: oportet autem intelligere etc.; tertio concludit epilogando summam solutionis, ibi: quapropter est quidem et cetera. Dicit ergo primo quod hoc quod supra dictum est, quod quaelibet pars augetur eius quod augetur, et quod unumquodque augetur adveniente aliquo, est verum si accipiatur pars secundum speciem: nam cuilibet parti secundum speciem consideratae additur aliquid tanquam permanenti, et ita quaelibet pars secundum speciem considerata augetur. Non autem cuilibet parti secundum materiam consideratae fit additio, nec quaelibet pars secundum materiam considerata augetur: dictum enim est quod id quod augetur oportet permanere, non autem permanet quaelibet pars secundum materiam considerata, sed solum secundum speciem.

Puis lorsqu’il dit : Dire que toute partie quelconque, etc., il donne la solution. Et en premier, il l’énonce; en deuxième, il la manifeste par un exemple, où il dit : Il faut penser qu’il en est ici, etc.; en troisième, il conclut par un résumé de la solution, où il dit : Ainsi, en un sens on peut dire, etc. Il dit donc en premier que ce qui a été dit plus haut, à savoir qu’il y a augmentation de chaque partie de ce qui augmente et que toute chose augmente par l’ajout de quelque chose, est vrai si on considère la partie selon son espèce; en effet, à toute partie considérée selon son espèce, il s’ajoute quelque chose de permanent, et ainsi, chaque partie considérée selon son espèce augmente. Mais il n'y a pas ajout à toutes les parties considérées selon la matière, et il n'y a pas augmentation de toutes les parties considéres selon la matière; on a dit en effet que ce qui augmente doit subsister, mais toute partie ne subsiste pas si on la considère selon la matière, mais seulement selon la forme.

[71520] In De generatione, lib. 1 l. 15 n. 4 Deinde cum dicit: oportet autem intelligere etc., manifestat solutionem propositam per exempla. Et primo ponit manifestationem; secundo ostendit in quibus partibus dicta solutio sit magis manifesta, ibi: in anomoeomeris et cetera. Dicit ergo primo quod oportet intelligere illud quod dictum est de carne secundum speciem et secundum materiam, sicut si quis mensuret aquam eadem mensura, ita tamen quod semper sit alia et alia aqua, puta si ex vase pleno aqua guttatim aqua effluat, et guttatim semper infundatur: erit enim semper idem quantum ad mensuram aquae, non tamen quantum ad materiam aquae. Sic autem comparatur species ad materiam, sicut mensura ad mensuratum, eo quod forma est finis materiae, ut dicitur in II Physic. Sic ergo oportet intelligere quod species carnis permaneat eadem, tanquam mensura quaedam; non tamen semper permaneat eadem materia in qua talis species suscipitur. Est etiam simile de fluvio, qui semper manet idem quantum ad speciem fluvii; materialis tamen aqua semper est alia et alia. Simile est etiam in igne, cuius species et figura semper manet, licet ligna in quibus materialiter ignis ardet, consumantur, et iterum alia apponantur. Idem etiam apparet in populo civitatis, qui semper manet idem secundum illud quod est speciei, quamvis hominum ex quibus constituitur populus, quidam moriantur et quidam succedant. Et sic semper manet id quod pertinet ad speciem carnis, licet materia in qua talis species fundatur, paulatim consumatur per actionem caloris, et alia de novo adveniat per nutrimentum. Sic ergo quando aliquod corpus augetur, augmentatur quidem materia carnis: quia plus generatur per nutrimentum, quam perdatur per actionem caloris; et ita, multiplicata materia, vis augmentativa, quae pertinet ad speciem, extendit proportionaliter totam materiam in maiorem quantitatem. Non tamen ita augmentatur materia carnis, quod cuilibet parti materiae aliquid addatur: quia neque quaelibet pars materiae manet, sed quaedam defluit, consumpta scilicet per calorem, et quaedam advenit, restituta scilicet per nutrimentum. Et ita non oportet neque incorporeo augeri, neque duo corpora esse simul, neque corpus quod augetur esse vacuum. Quia si non plus fuit id quod restituitur per alimentum, quam id quod fuit per calorem consumptum, virtus naturalis, quae pertinet ad speciem, restituit id quod advenit, in locum eius quod periit. Si autem fuerit plus quod ex alimento generatum est, virtus naturalis extendit illud in maiorem quantitatem secundum aliquam dimensionem, et ita occupat maiorem locum. Sed quia species semper manet, necesse est dicere quod cuilibet parti formae vel speciei proportionaliter aliquid advenit, et quaelibet augeatur. Neque propter hoc sequitur duo corpora esse in eodem loco: quia formae et speciei non debetur locus nisi ratione materiae in qua fundatur, quae est proprie subiectum quantitatis dimensivae. Si autem intelligatur caro secundum speciem, quae est generata ex humido seminali, caro autem secundum materiam, quae est generata ex humido nutrimentali, ut Alexander posuit; videtur hoc verbum Aristotelis, scilicet quod caro secundo materiam defluit et adveniat, non autem caro secundum speciem, magis esse dictum probabiliter quam secundum aliquam necessariam rationem. Cum enim necesse sit utrumque humidum in unam massam coniungi, ad perficiendum quantitatem totius corporis et omnium partium eius, non potest ex necessitate probari quod calor ita consumat unum, altero permanente semper. Non est autem credibile quod Aristoteles in tali re aliquid sine ratione necessaria dixisset, ut Averroes dicit in expositione huius loci.

Ensuite, où il dit : Il faut penser qu’il en est ici, etc., il manifeste la solution proposée par un exemple. Et en premier, il la manifeste; en deuxième, il montre dans quelles parties cette solution est la plus évidente, où il dit : Mais pour les corps composés de parties, etc. Il dit donc en premier qu’il faut comprendre ce qui a été dit de la chair selon l’espèce et selon la matière comme si on mesurait de l’eau avec la même mesure, mais de sorte que l’eau est toujours différente, par exemple si de l’eau s’écoule goutte à goutte d’un vase plein et si le vase est constamment rempli goutte à goutte; en effet, la mesure de l’eau sera toujours la même, mais pas sa matière. Or, l’espèce se compare à la matière comme la mesure au mesuré, de sorte que la forme est la fin de la matière, comme il est dit au livre II des Physiques. Ainsi donc, il faut comprendre que l’espèce de la chair demeure la même, comme une sorte de mesure, mais la matière dans laquelle cette espèce est reçue ne demeure pas toujours la même. Il en va de même pour un fleuve, qui demeure toujours le même quant à l’espèce du fleuve; pourtant, l’eau matérielle du fleuve est toujours différente. C’est aussi la même chose pour le feu, dont l’espèce et l’apparence demeurent toujours, même si les bûches dans lesquelles le feu brûle matériellement sont consumées et remplacées par d’autres. On voit également la même chose dans le peuple d’une cité, qui demeure toujours le même pour ce qui est de l’espèce, même si, parmi les hommes qui constituent le peuple, certains meurent et d’autres leur succèdent. Et ainsi, ce qui appartient à l’espèce de la chair demeure toujours, bien que la matière habitée par cette espèce soit consumée peu à peu sous l’action de la chaleur et qu’une matière nouvelle y vienne par la nourriture. Ainsi donc, quand un corps augmente, la matière de la chair augmente, car il y a plus de chair engendrée par la nourriture que de chair perdue sous l’action de la chaleur, et ainsi, la matière étant multipliée, la puissance d’augmentation, qui appartient à l’espèce, s’étend proportionnellement à toute la matière en plus grande quantité. Pourtant, la matière de la chair n’augmente pas de telle sorte que quelque chose soit ajouté à chaque partie de la matière; en effet, chaque partie de la matière ne persiste pas, car une certaine quantité s’en va, consumée par la chaleur, et une certaine partie s’en vient, réajoutée par la nourriture. Et ainsi, il n’est pas nécessaire que l’augmentation provienne de quelque chose d’incorporel, ni que deux corps soient au même endroit, ni que le corps qui augmente soit vide. En effet, si ce qui est redonné par la nourriture n’excède pas ce qui a été consumé par la chaleur, la puissance naturelle qui appartient à l’espèce rétablit ce qui arrive à la place de ce qui a été perdu. Cependant, s’il y a un surplus engendré de la nourriture, la puissance naturelle l’élargit à une quantité plus grande selon une certaine dimension, et il occupe ainsi un lieu plus grand. Mais parce que l’espèce demeure toujours, il est nécessaire de dire que quelque chose s’ajoute proportionnellement à chaque partie de la forme ou de l’espèce et que chaque partie augmente. Et il ne s’ensuit pas pour autant que deux corps soient dans le même lieu, car aucun lieu n’appartient à la forme ou à l’espèce, sinon en raison de la matière qu’elle habite et qui est le sujet propre de la quantité dimensive[9]. Si cependant on entend par chair selon l’espèce celle qui est engendrée par l’humidité générative et par chair selon la matière celle qui est engendrée par l’humidité nutritive, comme l’a affirmé Alexandre, il semble que le propos d’Aristote, quand il affirme que la chair selon la matière s’écoule et se réajoute, mais pas la chair selon l’espèce, est tenu de façon probable au lieu de s’appuyer sur un argument nécessaire. En effet, puisqu’il est nécessaire que les deux humidités se joignent en une seule masse pour produire la quantité de tout le corps et de toutes ses parties, on ne peut pas prouver par un argument nécessaire que la chaleur consume l’une de telle sorte que l’autre demeure toujours. Mais il n’est pas croyable qu’Aristote, à un tel sujet, ait affirmé quelque chose sans un argument nécessaire, comme le dit Averroès dans son explication de cet endroit.

[71521] In De generatione, lib. 1 l. 15 n. 5 Deinde cum dicit: in anomoeomeris etc., ostendit in quibus partibus praedicta solutio sit magis manifesta. Et dicit quod id quod dictum est, magis est manifestum in anomoeomeris, idest in membris dissimilium partium, puta in manu, quam videmus proportionaliter augeri: proportionabiliter enim augetur tota manus et quilibet digitus, et etiam quilibet articulus. Et hoc ideo, quia magis manifesta est distinctio speciei et materiae in huiusmodi membris, quam in carne et osse et aliis membris similibus. Quanto enim sunt propinquiora toti, tanto plenius recipiunt perfectionem formae, quae principaliter est actus totius: unde et operationes animae magis manifestae sunt in membris dissimilium partium, quam similium. Et ideo licet post mortem, per quam separatur anima a corpore, non solum non remaneat animal, sed etiam nulla pars animalis, nisi aequivoce, ut dicitur II de anima; tamen videtur quod magis post mortem animalis remaneat caro aut os, quam manus aut brachium, in quibus magis apparent operationes animae.

Puis, lorsqu’il dit : Mais pour les corps composés, etc., il montre dans quelles parties la solution ci-dessus est la plus évidente. Et il dit que ce qui a été dit est surtout évident pour les membres non homéomères, c'est-à-dire qui ont des parties dissemblables, tels que la main, que nous voyons augmenter de façon proportionnelle; en effet, c’est proportionnellement qu’augmentent toute la main et chaque doigt, et aussi chaque articulation. La raison en est que la distinction entre l’espèce et la matière est plus évidente dans de tels membres que dans la chair, les os et d’autres membres semblables. Eneffet, plus ils sont proches du tout, plus ils reçoivent pleinement la perfection de la forme, qui est principalement l’acte du tout; il s’ensuit que les opérations de l’âme sont plus évidentes dans les membres à parties dissemblables que dans les membres à parties semblables. Et c’est pourquoi, après la mort, par laquelle l’âme est séparée du corps, non seulement il ne reste plus d’animal, mais il ne reste non plus aucune partie d’animal, sinon de façon équivoque, comme il est dit au livre II De l’Âme, il semble pourtant qu’après la mort de l’animal, il reste davantage de la chair ou des os qu’une main ou un bras, dans lesquels les opérations de l’âme sont plus évidentes.

[71522] In De generatione, lib. 1 l. 15 n. 6 Deinde cum dicit: quapropter est quidem etc., concludit epilogando summam solutionis: scilicet quod quodammodo quaelibet pars carnis est aucta, scilicet accipiendo carnem secundum speciem; et quodammodo non, scilicet accipiendo carnem secundum materiam. 

Ensuite, lorsqu’il dit : Ainsi, en un sens, etc., il conclut le sujet par un résumé de sa solution, à savoir que d’une certaine façon chaque partie de la chair est augmentée, à savoir si on considère la chair selon l’espèce, et d’une autre façon elle ne l’est pas, si on considère la chair selon la matière.

 

 

 

Leçon 16

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Cependant le tout est devenu plus grand, parce que quelque chose est venu s'y ajouter, qu'on appelle la nourriture et qu'on appelle aussi le contraire. Mais ce quelque chose ne fait que changer dans la même espèce; comme par exemple, lorsque l'humide vient s'adjoindre au sec, et qu'en s'adjoignant, il change en devenant sec lui-même. En effet, il se peut tout à la fois que le semblable s'accroisse par le semblable, et, dans un autre sens, que ce soit par le dissemblable.

On pourrait encore demander ce que doit être exactement la chose qui produit l'accroissement. Il est clair que ce nouvel élément doit être le corps en puissance. Par exemple, si c'est de la chair qu'il accroît, il doit être chair en puissance, tout en étant en réalité et en entéléchie une autre chose; et cette autre chose a dû se détruire pour devenir de la chair. Ainsi donc, elle n'est pas en soi ce qu'elle devient; car alors il y aurait production et non pas simple accroissement. Mais la chose qui s'accroît est précisément dans celle-là. Qu'a donc éprouvé le corps par cet élément nouveau, pour qu'il se soit ainsi accru? A-t-il subi un mélange, comme lorsqu'on verse de l'eau dans du vin, de manière à ce que le mélange entier puisse faire encore du vin? Ou bien, de même que le feu brûle quand il touche quelque chose de combustible, de même dans le corps qui s'accroît et qui, en réalité et en entéléchie, est de la chair, la substance intérieure, qui a la force d'accroître, fait-elle de la chair réelle et en entéléchie de la chair en puissance qui s'est approchée d'elle? Il faut donc que cet élément nouveau coexiste et soit avec l'autre; car s'il était à part, ce serait une production réelle. C'est ainsi que l'on peut faire du feu avec du feu, qui existe préalablement, en jetant du bois dessus; de cette façon, ce n'est bien qu'un accroissement, tandis que, quand les bois eux-mêmes viennent à brûler, il y a production véritable.

 

 

Lectio 16

Leçon 16 ─ L’augmentation est produite par un être en puissance. (Traduction Georges Comeau, 2018)

[71523] In De generatione, lib. 1 l. 16 n. 1 Solutis dubitationibus quae erant circa augmentum, hic philosophus determinat modum augmenti. Et primo determinat qualiter fiat augmentum; secundo determinat qualiter fiat deminutio, ibi: hoc autem species sine materia et cetera. Circa primum duo facit: primo ostendit qualiter se habeat id quod advenit, ad id quod augetur eo adveniente; secundo comparat augmentum aliis operationibus animae vegetabilis, ibi: quaeret autem aliquis et cetera. Dicit ergo primo quod, soluta quaestione de partibus eius quod augetur, utrum quaelibet augeatur vel non, manifestum est quod totum fit maius aliquo adveniente, puta cibo. Licet autem adveniens in principio sit ei contrarium cui advenit, secundum aliquam contrarietatem passionum, sed tamen postmodum transmutatur in eandem speciem; puta si sicco adveniat id quod est a principio humidum, quod cum advenerit, transmutatur et fit siccum. Et ita quodammodo verum est dicere quod simile augetur simili, quodammodo autem verum est dicere quod aliquid augetur dissimili: nam id quo aliquid augetur, in principio quidem est dissimile, in fine autem simile, ut dictum est.

Après avoir résolu les doutes qui portaient sur l’augmentation, le Philosophe traite maintenant de la manière dont se fait l’augmentation. Et en premier, il détermine comment se fait l’augmentation; en deuxième, il détermine comment se fait la diminution, où il dit : Cette forme, ou cette espèce sans matière, etc. (milieu de la leçon XVII). Il traite le premier point en deux parties : en premier, il montre quel est le rapport de ce qui s’ajoute à ce qui augmente lorsqu’il reçoit cet ajout; en deuxième, il compare l’augmentation aux autres opérations de l’âme végétative, où il dit : On pourrait encore demander, etc. Il dit donc en premier que, une fois réglée la question concernant les parties de ce qui augmente, à savoir si chaque partie augmente ou non, il est évident que le tout devient plus grand quand quelque chose, comme la nourriture, s’y ajoute. Or, bien qu’au début ce qui s’ajoute soit contraire à ce à quoi il s’ajoute selon quelque opposition des propriétés, l’ajout est ensuite changé en la même espèce; par exemple, si ce qui est humide au début s’ajoute à ce qui est sec, une fois ajouté, il est transformé et devient sec. Et ainsi, il est vrai d’une certaine façon de dire que le semblable est augmenté par le semblable, et d’une autre façon il est vrai de dire qu’une chose est augmentée par une autre dissemblable, car l’ajout par lequel une chose est augmentée est dissemblable au début, mais semblable à la fin, comme on l’a dit.

[71524] In De generatione, lib. 1 l. 16 n. 2 Deinde cum dicit: quaeret autem aliquis etc., comparat augmentum aliis operationibus animae vegetabilis; cuius operationes sunt tres, ut dicitur in II de anima, scilicet generatio, nutrimentum et augmentum. Primo ergo comparat augmentum generationi; secundo nutrimento, ibi: quantum autem universale et cetera. Circa primum duo facit: primo ostendit similitudinem augmenti et generationis; secundo differentiam, ibi: non igitur hoc ipsum et cetera. Movet igitur quaestionem circa primum, quale oporteat esse, idest cuius formae, id quo augetur. Et concludit manifestum esse ex praemissis quod id quo aliquid augetur, est in potentia ad id quod augetur; puta, si caro est quod augetur, id quo augetur oportet esse in potentia carnem: quia, sicut supra dictum est, id quo aliquid augetur, est in principio dissimile, in fine autem simile. Et quia nihil est in potentia ad unum, quin sit in actu aliquid aliud, oportet id quo augetur caro, quod est in potentia ad carnem, esse actu aliquid aliud quam carnem, puta panis. Quod autem est actu aliquid, non fit aliud nisi per prioris corruptionem et sequentis generationem: oportet igitur augmentum fieri corrupto eo quod prius erat actu, puta pane, et generato eo quod augetur, puta carne. Et sic manifestum est quod in augmento aliqualiter concurrit generatio.

Ensuite, lorsqu’il dit : On pourrait encore demander, etc., il compare l’augmentation aux autres opérations de l’âme végétative, qui a trois opérations, comme on l’a dit au livre II De l’Âme, à savoir la génération, la nutrition et l’augmentation. Alors, il compare l’augmentation, en premier à la génération, en deuxième à la nutrition, où il dit : Mais la quantité, prise dans son sens, etc. (leçon XVII). Il traite le premier point en deux parties : il montre, en premier, la ressemblance entre l’augmentation et la génération; en deuxième, leur différence, où il dit : Ainsi donc, elle n’est pas en soi, etc. Il soulève donc une question sur le premier point : comment, c'est-à-dire de quelle forme, doit être ce qui produit l’augmentation. Et il conclut qu’il est évident d’après ce qui précède que ce par quoi la chose augmente est en puissance à la chose augmentée; par exemple, si c’est la chair qui augmente, ce par quoi elle augmente doit être de la chair en puissance, car, comme on l’a dit, ce par quoi la chose augmente est dissemblable au début, semblable à la fin. Et comme rien n’est en puissance à une chose à moins d’être autre chose en puissance, il faut que ce qui fait augmenter la chair, et qui est en puissance à la chair, soit en acte quelque chose d’autre que la chair, par exemple du pain. Mais ce qui est quelque chose en acte ne devient autre chose que par corruption de ce qui précède et génération de ce qui suit; il faut donc que l’augmentation se produise avec la corruption de ce qui était auparavant en acte, disons le pain, et la génération de ce qui est augmenté, disons la chair. Et ainsi, il est évident que la génération contribue d’une certaine façon à l’augmentation.

[71525] In De generatione, lib. 1 l. 16 n. 3 Deinde cum dicit: non igitur hoc ipsum etc., ostendit differentiam augmenti et generationis: dicens quod, cum in augmento sit quaedam generatio carnis, cum aliud sit augmentatio a generatione, sequitur quod non generetur secundum seipsum, idest separatim, quando aliquid generatur (quia sic non esset augmentum, sed generatio); sed oportet generari carnem in carnem quae augetur. Sic igitur hoc quod fit caro in eo quod augetur, est patiens, inquantum scilicet transmutatur in similitudinem eius quod augetur; et ab hoc, scilicet passo et transmutato, augmentatum est vel id cui additur, vel totum mixtum. Et est simile sicut si aliquis vino praeexistenti superinfundat aquam hoc modo, quod vinum sua virtute potest aquam commixtam convertere in sui naturam: tunc enim dicitur esse augmentum vini, non generatio. Cum autem liquor aliquis secundum se in vinum convertitur, puta uva, est vini generatio. Aliud autem exemplum ponit de igne, qui adurit corpora ustibilia sibi coniuncta. Et ita contingit in eo quod augetur, quod est actu caro, cuius virtus augmentativa id quod advenit, existens in potentia ad carnem, facit actu carnem; ita tamen quod sit simul cum carne praeexistente. Si enim ex aliquo quod est in potentia caro, seorsum fieret caro, esset generatio carnis, non augmentum; sicut accidit cum ex virtute seminis sanguis menstruus in carnem convertitur. Et hoc etiam accidit circa ignem: contingit enim quandoque quod ligna igniuntur adiuncta igni praeexistenti, et hoc est augmentatio ignis: quando vero ipsa ligna incenduntur seorsum, non adiuncta aliis lignis adustis, tunc est generatio.

Ensuite, où il dit : Ainsi donc, elle n’est pas, etc., il montre la différence entre l’augmentation et la génération, en disant que puisqu’il y a dans l’augmentation une certaine génération de chair, et puisque l’augmentation diffère de la génération, il s’ensuit qu’une chose n’est pas engendrée en tant que telle, c'est-à-dire séparément, quand elle est engendrée (car ainsi il n’y aurait pas augmentation, mais génération), mais il faut que la chair soit engendrée dans la chair qui augmente. Ainsi donc, ce qui devient de la chair dans ce qui augmente subit, en tant qu’il est transformé en la ressemblance de ce qui augmente; à partir de cela (ce qui a subi et a été transformé), ce qui reçoit l’ajout, ou le mélange entier, est augmenté. Et c’est comme si quelqu'un verse de l’eau dans du vin de sorte que le vin, par sa puissance, transforme en sa nature l’eau qui y est mélangée : on dit alors qu’il y a augmentation, et non génération, du vin. Mais quand un liquide en tant que tel est changé en vin, tel que du jus de raisin, il y a génération du vin. Il donne un autre exemple au sujet du feu, qui brûle les corps combustibles qu’il touche. Et c’est ce qui se passe dans ce qui augmente, qui est la chair en acte et dont le pouvoir d’augmentation produit de la chair en acte à partir de ce qui est ajouté et qui est en puissance à devenir de la chair, de sorte cependant qu’il soit réuni à la chair préexistante. En effet, si ce qui est de la chair en puissance devenait séparément de la chair, ce serait la génération de la chair et non son augmentation, comme c’est le cas lorsque, par la vertu de la semence, le sang menstruel est changé en chair. Et c’est la même chose pour le feu : cela arrive en effet chaque fois que des morceaux de bois sont enflammés quand ils sont ajoutés à un feu préexistant, et c’est une augmentation du feu; mais quand les morceaux de bois sont enflammés séparément, sans être joints à d’autres morceaux de bois en flammes, c’est alors une génération.

 

 

 

Leçon 17

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Mais la quantité, prise dans son sens universel, ne se produit pas plus ici que ne pourrait se produire l'animal, lequel ne serait ni homme, ni aucun animal particulier. De fait, il en est ici de la quantité, comme là il en est de l'universel. Ainsi donc, la chair et l'os ou la main, ou les nerfs et les parties similaires de ces organes, s'accroissent, parce qu'une certaine quantité de matière vient sans doute s'y ajouter, mais sans que cette matière soit une quantité appréciable de chair. En tant donc que l'élément nouveau est l'un et l'autre en puissance, et par exemple une certaine quantité de chair, en ce sens, cet élément accroit le corps; car il faut qu'il devienne de la chair, et de la chair en une certaine quantité. Mais c'est en tant seulement qu'il est de la chair, que l'élément ajouté peut nourrir le corps. C'est par là que, rationnellement, la nourriture et l'accroissement diffèrent l'un de l'autre. Voilà aussi pourquoi le corps est nourri tout le temps qu'il vit et dure, et même qu'il dépérit; mais il ne s' accroît pas sans cesse. Au fond, la nutrition est identique et se confond avec l'accroissement; mais leur être est différent. Ainsi donc, en tant que l'élément qui vient s'ajouter est en puissance, une certaine quantité de chair peut accroître la chair; mais c'est seulement en tant qu'il est chair en puissance, qu'il peut être nourriture.

Cette forme, ou cette espèce sans matière est dans la matière, comme une puissance immatérielle; mais s'il vient s'ajouter au corps quelque matière qui, en puissance, est immatérielle, tout en ayant aussi en puissance la quantité ces corps immatériels seront alors plus grands. Mais si cette matière ajoutée en arrive à ne pouvoir plus rien produire, et si, de même que l'eau en se mêlant de plus en plus au vin arrive à le rendre de plus en plus aqueux, et à le convertir enfin tout à fait en eau, alors elle pourra amener la destruction de la quantité; mais la forme et l'espèce n'en demeureront pas moins.

 

 

Lectio 17

Leçon 17 ─ Comparaison de l’augmentation avec la nutrition. (Traduction Georges Comeau, 2018)

[71526] In De generatione, lib. 1 l. 17 n. 1 Postquam philosophus comparavit augmentum generationi, hic comparat augmentum alimento. Et primo ostendit quomodo se habet id quod auget ad illud quod nutrit; secundo quomodo se habet augmentum ad nutrimentum, ibi: et nutrimentum et cetera. Circa primum tria facit. Primo ostendit quid sit id quod augetur, idest quod sit quantum. Et dicit quod quantum universale non generatur nec fit, sicut nec animal universale nec homo universalis nec aliquid singularium, idest nec aliqua specierum, puta nec leo universalis nec bos universalis: sed sicut in illis generatur universale, scilicet in aliquo particulari, puta cum generatur hoc animal aut hic homo, ita et illic, scilicet in augmento, generatur quantum, non quidem in universali, sed in aliquo determinato, sicut cum fit quanta caro aut os aut manus, et his similia.

Après avoir comparé l’augmentation à la génération, le Philosophe compare maintenant l’augmentation à la nutrition. Et il montre, en premier, le rapport entre ce qui fait augmenter et ce qui nourrit; en deuxième, le rapport entre l’augmentation et la nutrition, où il dit : Au fond, la nutrition est identique, etc. Il traite le premier point en trois parties. En premier, il montre la nature de ce qui augmente, à savoir une quantité. Et il dit que la quantité universelle n’est pas engendrée et ne vient pas à l’être, pas plus que l’animal universel, l’homme universel ou l’un des singuliers, c'est-à-dire l’une des espèces non plus, telles que le lion universel ou l’homme universel; toutefois, de même que l’universel est engendré dans ces êtres, c'est-à-dire dans un être particulier, par exemple quand tel animal ou tel homme est engendré, de même ici, c'est-à-dire dans l’augmentation, la quantité est engendrée, non pas dans l’universel, mais dans un être déterminé, comme quand est produite telle quantité de chair, d’os, de main ou de choses semblables.

[71527] In De generatione, lib. 1 l. 17 n. 2 Secundo ibi: adveniente quidem etc., ostendit quid sit illud quod auget: fit enim augmentum adveniente aliquo, ut supra dictum est. Sed si per augmentum fieret quantum in universali, oporteret illud quod advenit esse quantum in potentia, et nullo modo in actu: sed quia non generatur quantum in universali, sed hoc quantum, puta caro, oportet illud quod advenit esse quidem aliquid quantum in actu, non autem carnem quantam, sed solum in potentia.

En deuxième, où il dit : En tant donc que l’élément nouveau, etc., il montre en quoi consiste ce qui augmente; en effet, l’augmentation se produit par l’ajout de quelque chose, comme on l’a dit. Mais si l’augmentation produisait une quantité dans l’universel, il faudrait que ce qui est ajouté soit une quantité qui est en puissance et aucunement en acte; au contraire, comme ce qui est engendré n’est pas une quantité dans l’universel, mais cette quantité-ci, telle que de la chair, il faut que ce qui est ajouté soit en fait une quantité en acte, qui ne soit pas une quantité de chair en acte, mais seulement en puissance.

[71528] In De generatione, lib. 1 l. 17 n. 3 Tertio ibi: secundum id igitur etc., concludit differentiam eius quod auget et eius quod nutrit. Et primo ponit differentiam. Et dicit quod inquantum illud quod advenit est in potentia ad utrumque, puta ad hoc quod sit quanta caro, ut scilicet non solum sit aptum recipere speciem carnis, sed etiam in maiorem quantitatem produci, secundum hoc auget. Ad hoc enim quod sit augmentum, oportet fieri et quantum, ut scilicet fiat maior quantitas, et carnem: quia oportet id quod advenit, in fine assimilari, ut supra dictum est. Inquantum vero illud quod advenit est in potentia solum ad hoc quod sit caro, secundum hoc nutrit. Sic enim differunt secundum rationem cibus et augmentatio: nam cibus nutriens est inquantum convertitur in carnem, inquantum autem suscipit maiorem quantitatem, est augens.

En troisième, où il dit : Mais c’est en tant seulement, etc., il montre en conclusion la différence entre ce qui fait augmenter et ce qui nourrit. Et en premier, il énonce la différence. Et il dit qu’en tant ce qui est ajouté est en puissance aux deux, disons à être telle quantité de chair, de sorte à être capable non seulement de recevoir l’espèce de la chair, mais aussi à en produire une quantité plus grande, il produit une augmentation en conséquence. En effet, pour qu’il y ait augmentation, il faut le devenir et la quantité, de sorte que la quantité devienne plus grande et que ce soit de la chair, car il faut que ce qui est ajouté devienne semblable à la fin, comme on l’a dit. Or, ce qui est ajouté est seulement en puissance à être de la chair, et c’est pour cela qu’il nourrit. En effet, c’est ainsi que la nutrition et l’augmentation diffèrent en raison, car l’aliment est nourrissant en tant qu’il est converti en chair, et, en autant qu’il acquiert une quantité plus grande, il produit l’augmentation.

[71529] In De generatione, lib. 1 l. 17 n. 4 Secundo ibi: ideo nutritur etc., infert quoddam corollarium ex eo quod dictum est, videlicet quod aliquis nutritur quousque salvatur, idest quandiu conservatur in vita: quia semper oportet restitui per nutrimentum id quod continue solvitur; idest, id quod deminuitur oportet nutriri. Non autem semper animal augetur: sed quandiu cibus conversus in carnem potest extendi in maiorem quantitatem.

En deuxième, où il dit : Voilà aussi pourquoi le corps, etc., il déduit un corollaire de ce qui a été dit, à savoir que quelqu'un est nourri jusqu’où il est conservé, c'est-à-dire aussi longtemps qu’il reste en vie, car ce qu’il perd constamment doit toujours lui être redonné par la nourriture; autrement dit, ce qui diminue doit être nourri. Or, l’animal n’augmente pas toujours, mais seulement aussi longtemps que les aliments transformés en chair peuvent atteindre à une quantité plus grande.

[71530] In De generatione, lib. 1 l. 17 n. 5 Deinde cum dicit: et nutrimentum etc., ostendit differentiam inter ipsum augmentum et nutrimentum. Et dicit quod nutrimentum est idem quod ipsum augmentum, esse autem est eis aliud: quasi dicat: sunt idem subiecto, sed differunt ratione. Inquantum enim illud quod advenit est in potentia ad utrumque, idest ad hoc quod sit quanta caro, secundum hoc est augmentum carnis: inquantum vero est in potentia solum ad hoc quod sit caro, secundum hoc est nutrimentum aut cibus, ut supra expositum est.

Ensuite, lorsqu’il dit : Au fond, la nutrition est identique, etc., il montre la différence entre l’augmentation et la nutrition. Et il dit que la nutrition est la même chose que l’augmentation, mais que leur être est différent : autrement dit, ils ont le même sujet, mais ils diffèrent en raison. En effet, en tant que ce qui s’ajoute est en puissance aux deux, c'est-à-dire à être une quantité de chair, il est une augmentation de la chair; en tant qu’il est seulement en puissance à être de la chair, il est une nourriture ou un aliment, comme on l’a expliqué.

[71531] In De generatione, lib. 1 l. 17 n. 6 Deinde cum dicit: hoc autem species sine materia etc., ostendit quomodo fiat deminutio. Ad evidentiam autem horum quae hic dicuntur, considerandum est quod virtus speciei aliter se habet in rebus viventibus, quae proprie nutriuntur et augentur, et in rebus carentibus vita, quae neque nutriuntur neque augentur. Corpora enim viventia movent seipsa, non solum secundum motum localem, sed etiam secundum motum alterationis, puta cum animal naturaliter sanatur; et etiam secundum motum augmentationis et generationis, praesertim secundum quod nutrimentum est generatio quaedam, ut supra dictum est, inquantum scilicet, etsi non generetur caro secundum se, aggeneratur tamen carni praeexistenti. Omne autem movens seipsum, ut probatum est in VIII Physic., dividitur in duo, quorum unum est movens, aliud vero motum. Unde oportet quod in re vivente sit aliquid motum, quod scilicet convertitur in naturam speciei, et aliquid movens, scilicet ipsa virtus speciei convertens. Et inde est quod virtus speciei in rebus viventibus non determinat sibi aliquam materiam signatam, cum una pars effluat et alia adveniat, ut supra dictum est. Non potest tamen virtus speciei esse absque omni materia, sed indeterminate in hac vel in illa: quia, ut probatur in VII Metaphys., virtus generantis est forma quae est in his carnibus et in his ossibus. In rebus autem inanimatis nihil tale invenitur: nisi forte inquantum est in eis aliqua similitudo augmenti et nutrimenti, puta in igne et vino, propter efficaciam virtutis activae in eis. Sic igitur virtus speciei carnis vel cuiuscumque huiusmodi, inquantum non determinat sibi aliquam materiam signatam, sed nunc salvatur in hac nunc in illa, est sicut species immaterialis. Hoc est ergo quod hic philosophus ostendit, quod hoc, scilicet virtus speciei carnis, est species sine materia, ac si sit quaedam immaterialis potentia, quantum ad hoc quod non determinat sibi materiam signatam: est tamen semper in aliqua materia. Et eadem ratio est de quocumque alio organo, puta de osse aut nervo aut quocumque huiusmodi. Si ergo advenerit aliqua materia quae sit in potentia, non solum ad hanc speciem, quae quodammodo est immaterialis, sed etiam sit in potentia ad maiorem quantitatem, hae erunt maiores immateriales, idest, ipsae virtutes speciei quae sunt in carne et osse et huiusmodi, extenduntur in maiorem quantitatem. Sed hoc non semper potest fieri: quia virtus speciei debilitatur, cum sit in materia contrarietati subiecta, per continuam actionem et passionem, et per adiunctionem materiae extraneae, quae non ita perfecte recipit virtutem speciei sicut prius erat. Quando ergo non potest hoc amplius virtus speciei facere, ut scilicet tantum convertat de nutrimento, quod sit in potentia, non solum ad speciem et ad maiorem quantitatem, sed nec etiam ad aequalem, tunc fit deminutio quantitatis, et tamen conservatur species in quantitate minori. Et finaliter etiam species cessat: sicut si aqua magis et magis vino misceatur, fiet vinum aquatum, et finaliter corrumpetur vinum et fiet totaliter aqua.

Ensuite, lorsqu’il dit : Cette forme, ou cette espèce, etc., il montre comment se produit la diminution. Mais pour bien comprendre ce qui est dit ici, il faut remarquer que la vertu de l’espèce agit autrement dans les êtres vivants, qui se nourrissent et augmentent au sens propre, et dans les êtres privés de la vie, qui ne se nourrissent pas ni n’augmentent. En effet, les corps vivants se meuvent eux-mêmes, non seulement par mouvement local, mais aussi par mouvement d’altération, par exemple quand un animal guérit naturellement, ainsi que par mouvement d’augmentation et de génération, surtout selon que la nutrition est une sorte de génération, comme on l’a dit plus haut, en ce que, même si la chair n’est pas engendrée en tant que telle, elle est engendrée en union avec la chair préexistante. Mais tout être qui se meut lui-même, comme il a été prouvé au livre VIII des Physiques, se divise en deux parties, dont l’une est motrice et l’autre mue. Il faut donc qu’il y ait dans l’être vivant un élément mû, à savoir ce qui est converti en la nature de l’espèce, et un élément moteur, qui est la vertu de l’espèce produisant cette conversion. Et c’est pourquoi la vertu de l’espèce dans les êtres vivants ne s’approprie pas une matière déterminée, puisqu’une partie est perdue et une autre est ajoutée, comme on l’a dit. Pourtant, la vertu de l’espèce ne peut pas être sans aucune matière, mais elle informe de façon indéterminée celle-ci ou celle-là, car, comme il est prouvé au livre VII des Métaphysiques, la puissance génératrice est la forme qui est dans telles chairs et tels os. Dans les êtres inanimés, par contre, on ne trouve rien de tel, à moins peut-être qu’on y trouve quelque ressemblance à l’augmentation et à la nutrition, par exemple dans le feu et le vin en raison de la vertu active efficace qu’ils ont. Ainsi donc, la vertu de l’espèce de la chair ou de quoi que ce soit du genre, en tant qu’elle ne s’approprie pas une matière déterminée mais est conservée tantôt dans une matière, tantôt dans une autre, est comme une espèce immatérielle. C’est donc ce que montre le Philosophe : cela, c'est-à-dire la vertu de l’espèce de la chair, est une espèce sans matière, comme si elle était une sorte de puissance immatérielle, quant au fait qu’elle ne s’approprie pas une matière déterminée, mais pourtant, elle est toujours dans une matière. Et il en va de même de tout autre organe par exemple les os, les nerfs et ainsi de suite. Si donc il se trouvait une matière qui soit en puissance non seulement à cette espèce, qui est immatérielle d’une certaine façon, mais aussi à une quantité plus grande, ces êtres immatériels seraient plus grands, c'est-à-dire que les vertus de l’espèce qui sont dans la chair, les os et ainsi de suite s'étendront à une quantité plus grande. Mais cela ne peut pas toujours se produire, car la vertu de l’espèce s’affaiblit, puisqu’elle se trouve dans une matière sujette à la contrariété par une action et une passion constantes et par l’ajout d’une matière extérieure, qui ne reçoit pas la vertu de l’espèce d’une manière aussi parfaite que la matière déjà présente. Alors, quand la vertu de l’espèce ne peut plus faire cela, c’est-à-dire ne peut pas convertir la nourriture qui est en puissance à l’espèce et à une quantité plus grande, ni même à une quantité égale, il y a alors diminution de la quantité, et l’espèce est pourtant conservée dans une quantité moindre. Et à la fin, l’espèce elle-même cesse; ainsi, si de plus en plus d’eau est mélangée au vin, le vin devient aqueux et, finalement, le vin se corrompt et devient entièrement de l’eau[10].

 

 

 



[1] Grammaticalement, ce sont bien les philosophes qui engendrent et qui causent.

[2] Ce verbe et les suivants devraient sans doute être au singulier.

[3] Figuras : En langage courant, on traduirait par formes, mais il faut éviter la confusion avec la forme substantielle et trouver un autre mot.

[4] « Un paralogisme est un raisonnement faux qui apparaît comme rigoureux et où le locuteur est de bonne foi, contrairement au sophisme qui est un argument fallacieux, c'est-à-dire destiné à tromper. Le paralogisme est un antonyme de syllogisme. »

[5] Environ 4 pouces ou 10 centimètres.

[6] Adinvicem generantur et corrumpuntur : il est question des choses dont la génération et la corruption peuvent aller dans les deux sens (eau engendrée de l’air, air engendré de l’eau). Certaines générations et corruptions peuvent aller dans un sens seulement (un homme vivant n’est pas engendré d’un cadavre).

[7] Il existe un livre d’Avicenne dont le titre latin semble s’écrire de diverses façons : Liber sufficientiae, ou suffiscientiae. Il s’agit peut-être du Livre de la science.

[8] Alexandre d’Aphrodise (vers 150-vers 215), auteur de nombreux commentaires d’Aristote et surnommé « Le » Commentateur avant que ce titre soit accordé à Averroès.

[9] L’extension d’un corps dans l’espace à trois dimensions.

[10] Le traité d’Aristote compte deux livres, et saint Thomas n’a commenté que la moitié du livre I. Le commentaire se termine de façon abrupte, sans la référence à Dieu qui termine plusieurs commentaires d’Aristote.