L'ORIGINE DES BATTEMENTS DU COEUR

A MAITRE PHILIPPE

SAINT THOMAS D'AQUIN, DOCTEUR DE L'ÉGLISE

 

OPUSCULE 34

(Oeuvre authentique, 1273)

Editions Louis Vivès, 1857

Édition numérique, http://docteurangelique.free.fr,

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 

 

Comme tout ce qui se meut a nécessairement un moteur, on peut mettre en question si le coeur se meut et quel est la nature de son mouvement, puisqu’il semble que ce n’est pas l’âme qui en est le principe. En effet, le coeur n’est pas mû par l’âme nutritive, puisque ses fonctions sont la génération, l’alimentation, la croissance et la décroissance, ce qui n’appartient nullement au mouvement du coeur, puisque cette âme se trouve dans les plantes.

Le mouvement du coeur est le propre des animaux. Ceci n’est pas davantage l’effet de l'âme sensitive ou intellectuelle, parce que l’intellect et le sentiment ne se meuvent que par le moyen du désir et que le mouvement du coeur est involontaire. Il n’est pas naturel puisqu’il se fait en sens opposés, puisqu’il consiste en allées et venues. Or le mouvement naturel se fait toujours dans le même sens, comme le feu, par exemple, qui s’élève toujours et la terre qui tend toujours en bas. Et dire que le mouvement du coeur est forcé et contre nature, est tout-à-fait irrationnel. Car il est évident que si on arrête ce mouvement l’animal meurt, puisque rien de forcé ne tend à la conservation de la nature. Il semble, au contraire, que ce mouvement est tout-à-fait naturel, puisque la vie de l’animal et ce mouvement sont inséparablement unis. Mais on dira que ce mouvement est naturel, non à cause d’une nature particulière intrinsèque à l’animal, mais par une nature universelle ou par l’intelligence; mais ce raisonnement est absurde. En effet, les passions propres à un genre ou à une espèce d’être naturel, ont un principe intrinsèque. On appelle être naturel ceux dont, le principe du mouvement est en eux-mêmes. Or, il n’y a rien de propre aux animaux comme le mouvement du coeur, lequel, s’il vient à s’arrêter, occasionne la mort. Il s’ensuit donc qu’il y a dans les animaux quelque principe de ce mouvement. En outre, si la nature universelle produit quelque mouvement dans les corps inférieurs, ils ne l’ont pas toujours, comme il est facile de le voir pour le flux et le reflux de la mer, qui sont subordonnés au mouvement de la lune et varient selon ses phases, tandis que le mouvement du coeur est continuel chez l’animal: il ne vient donc pas uniquement d’une cause séparée, mais de quelque principe intrinsèque. D’autres disent que le principe de ce mouvement est la chaleur, qui étant excitée par l’esprit, met le coeur en mouvement. Mais c’est mal raisonner. Car ce qu’il y a de plus particulier dans un objet, doit être une cause; or, ce qui est le plus particulièrement principe dans l’animal, paraît être le mouvement du coeur; de même, ce qui est le plus intimement associé à la vie plutôt que toute espèce d’altération occasionnée par la chaleur; donc l’altération produite par la chaleur n’est pas la cause du mouvement du coeur, mais c’est plutôt le mouvement du coeur qui est la cause de cette altération. D’où vient que le Philosophe dit, dans son traité du Mouvement des animaux: "Il est nécessaire que ce qui doit donner le mouvement ne vienne pas d’une altération." De plus, l’animal parfait, qui se meut lui-même, est celui qui a le plus de ressemblance avec l’universalité des êtres. C’est ce qui a fait dire de l’homme, qui est le plus parfait des animaux, qu’il est un petit monde. Or, le premier mouvement de l’univers est le mouvement local, lequel est la cause de l’altération ainsi que des autres mouvements : de telle sorte que le mouvement local paraît être, plus que toute autre cause, celle de l’altération dans les animaux. Aussi le Philosophe, en argumentant toujours d’après cette ressemblance, dit dans le huitième livre de son traité de Physique, que le mouvement est comme une espèce de vie, pour tous les êtres naturels.

Ensuite, ce qui existe en soi est antérieur à ce qui existe par accident; or, le premier mouvement de l’animal est celui du coeur, tandis que la chaleur n’imprime de mouvement local que par accident. Car le propre en soi de la chaleur est l’altération, et le mouvement local n’est que son produit par accident. Il est donc irrationnel de prétendre que la chaleur est le principe du mouvement du coeur. Cherchons donc à lui assigner une cause, qui puisse être par elle-même le principe du mouvement local. Nous la trouverons dans celle que lui donne le Philosophe, au huitième livre de son traité de Physique: "Le mouvement de tous les êtres a son principe en eux-mêmes; c’est ce qui fait dire qu’ils se meuvent naturellement." L’animal se meut tout entier, à la vérité, naturellement, mais il se fait quelquefois néanmoins que son corps est mû naturellement et contre nature. Cette distinction consiste dans la différence de son mouvement et des éléments dont il est composé. Car quand il se meut vers la terre, ce mouvement est également naturel à tout l’animal, ainsi qu’à son corps, parce que l’élément qui a de la gravité et lequel tend naturellement vers la terre est prédominant dans le corps de l’animal. Lorsqu’il, se meut en haut, ce mouvement lui est bien naturel aussi, parce qu’il procède d’un principe qui lui est intrinsèque qui est l’âme; mais il n’est pas cependant naturel à un corps grave, ce qui fait que cet exercice lui cause une plus grande fatigue. La cause du mouvement local des animaux est produite par le désir ou la crainte sensitive ou intellectuelle, ainsi que l’enseigne Aristote dans le  troisième livre du traité de l’âme. Ainsi donc, dans les autres animaux, le principe du mouvement est naturel car ils n’agissent pas avant réflexion mais naturellement et par l'instinct. Par exemple, l’hirondelle fait sen nid naturellement et l’araignée sa toile. L’homme seul agit avec réflexion et non par nature, sans que, pour cela, le principe de toutes se actions cesse d’être naturel. Car bien qu’il n’ait pas une connaissance naturelle des conséquences des sciences pratiques et spéculatives, et qu’il n’y parvienne qu’à l’aide du raisonnement, il a cependant la connaissance des premiers principes qui ne peuvent être prouvés, au moyen desquels il parvient à en découvrir d’autres. De même, sous le rapport des tendances, le désir de sa dernière fin, qui est le bonheur et la crainte des souffrances, est naturel à l’homme. Mais il ne lui est pas naturel de désirer autre chose, sinon que pour arriver à sa dernière fin. Car la fin dans les objets de ses désirs est comme un principe qu’on ne peut démontrer, dans les choses intellectuelles, comme il est écrit au deuxième livre du traité de Physique d’Aristote. Ainsi donc, le mouvement de tous les autres membres, ayant son origine dans le mouvement du coeur, comme le prouve le Philosophe dans son traité du Mouvement des animaux, les autres mouvements peuvent bien être réfléchis, mais le premier, qui est celui du coeur, est naturel.

Il faut donc faire attention que le mouvement d’ascension est naturel au feu, parce qu’il en revêt la forme par ce moyen, d’où vient que le générateur qui donne la forme est un moteur local en soi et comme un mouvement naturel prend la forme d’un élément, il n’y a pas d’obstacles à ce que d’autres formes suivent d’autres mouvements naturels. Car nous voyons que le fer s’approche de l’aimant bien que ce mouvement ne lui soit pas naturel, par les lois de plus ou moins de pesanteur, mais par la raison de sa forme. Et de même l'animal, en tant qu’ayant cette forme, qui est l’âme, ne trouve pas d’obstacle à avoir un mouvement naturel, et le principe de ce mouvement est ce qui donne la forme. Or, je dis que ce mouvement de l’animal est le mouvement du coeur, parce que, comme dit Aristote dans son traité du Mouvement des animaux, il faut regarder un animal comme une ville sagement et régulièrement organisée. Car, une fois que l’ordre est bien établi dans une ville, elle n’a pas besoin d’un chef particulier, qui veille à tout ce qui s’y passe; parce que chacun s’occupe de ce qui le concerne, ainsi qu’il a été réglé, et cela se fait ensuite à cause de l’habitude qui en a été donnée. Les animaux le font naturellement, et parce que chacun d’eux est habitué à suivre ses instincts, il n’est pas nécessaire qu’il ait une âme, c’est-à-dire en tant que principe du mouvement, mais que d’autres vivent dans un principe qui est dans leur coeur, parce qu’ils sont nés avec l’aptitude à faire ce qui leur est naturel. Ainsi donc le mouvement du coeur est naturel, comme conséquence de l’âme, en tant qu’elle est la forme d’un tel corps et principalement du coeur. C’est peut-être en ce sens, que quelques-uns ont prétendu que le mouvement du coeur dépend de l’intelligence, comme le Philosophe dit dans le huitième livre du traité de Physique, que "le mouvement des corps lourds et légers dépend du générateur, en tant qu’il donne la forme, qui est le principe du mouvement." Or, toute espèce de propriété et de mouvement reçoit une forme proportionnée à sa nature, comme la forme du plus noble des éléments ; le feu, par exemple, reçoit le mouvement vers le lieu le plus noble, qui est haut. Mais la forme la plus noble chez les êtres inférieurs, est l’âme qui a le plus de conformité avec le principe du mouvement du ciel. En sorte que le mouvement qui a cette ressemblance, a une parfaite conformité avec le mouvement du ciel. Il en est du mouvement du coeur de l’animal comme du mouvement du ciel dans le monde. Mais il faut que le mouvement du coeur dépende de celui du ciel, comme l’effet de sa cause. Le mouvement du ciel est circulaire et perpétuel, ce qui lui est indispensable à sa qualité de principe de tous les mouvements du monde. Car la période d’un corps céleste donne aux êtres le principe et la fin de leur existence; et la régularité, de son cours imprime la loi aux mouvements qui ne sont pas perpétuels. Le mouvement du coeur est le principe de tous ceux qui sont dans l’animal. C’est pourquoi le Philosophe dit dans le troisième livre des Parties des animaux, que "le mouvement de la joie et de la tristesse et en un mot, tous les sens semblent naître de cette source et aboutir à ce terme." Tellement qu’à cause que le coeur est le principe et la fin de tous les mouvements de l’animal, il lui faut un mouvement qui n’est pas circulaire, mais qui semble l’être, c’est-à-dire consistant en allée et en venue. C’est pourquoi le Philosophe dit dans le troisième livre de l’Âme, que "le moteur est organique, là ou le principe et la fin sont les mêmes." Tous les mouvements se font d’allée et de venue, aussi faut-il nécessairement qu’il y ait quelque chose qui ait un mouvement circulaire, d’où part le mouvement.

Il est encore perpétuel tant que vit l’animal, à moins qu’il ne faille un léger intervalle entre l'allée et la venue, qui interrompe le mouvement circulaire. Nous puisons dans ces observations une réponse aux objections qu’on peut nous opposer. Car nous ne disons pas que le mouvement du coeur lui soit naturel, en vertu des lois de la gravité, ou en tant qu’il est animé d’une telle âme. Et ensuite, deux mouvements contraires, en apparence, sont comme les deux fractions d’un seul mouvement composé de l’un et de l’autre, en tant qu’il s’éloigne de la simplicité du mouvement circulaire, tout en l’imitant néanmoins, et tant que son point de départ et sa fin ont le même centre; par conséquent, on ne doit pas s’étonner qu’il s’étend à plusieurs parties, parce qu’il en est toujours ainsi de toute espèce de mouvement circulaire... II n’est pas nécessaire, non plus, qu’il procède de l’attrait ou de la crainte, malgré qu’il vienne de l’âme sensitive. Car il n’est pas produit par le fait de l’âme sensitive, mais en tant qu’elle est la forme et la nature de tel corps. Le mouvement progressif animal a sa cause dans l’attrait des sens; c’est pourquoi les médecins distinguent l’action vitale de l’action animale et prétendent que l’action vitale survit à celle-ci. Et c’est avec raison qu’ils donnent le nom de force vitale à celle qui est unie au mouvement du coeur, laquelle venant à cesser, la vie cesse également. Car "la vie est l’être des substances animées," comme il est dit au deuxième livre du traité de l’Âme. En effet, l’être d’une chose vient de sa forme propre. Mais cela diffère du principe du mouvement du ciel et de l’âme, car ce principe ne se meut pas en soi, ni par accident. Et quoique l’âme sensitive n’ait pas de mouvement en soi, elle est mue, néanmoins, par accident, ce qui fait son attrait ou sa répugnance. De là vient que le mouvement du ciel est uniforme et que celui du coeur varie selon les affections et les répugnances de l’âme. Car les premières ne sont pas occasionnées par les altérations du coeur, elles en sont plutôt la cause. En sorte que, dans les passions de l’âme, par exemple, dans la colère, ce qui vient de l’affection, est formel, c’est-à-dire qu’il produit le désir de la vengeance, et ce qui appartient au mouvement du ‘coeur est matériel, par exemple, en faisant affluer le sang au coeur.

Dans les objets naturels, la forme n’est pas en rapport avec la matière, mais en sens opposé, comme cela est prouvé dans le troisième livre du traité de Physique d’Aristote, car la matière n’a qu’une disposition à la forme. Ce n’est donc pas à cause que le sang afflue au coeur, qu’on est porté à la vengeance, mais parce qu’on est enclin à la colère; on ne se met en colère que par le désir de la vengeance. Ainsi, quoique l’affection ou la haine produise quelque variation dans les mouvements du coeur, elle n’est pas volontaire, mais irréfléchie, parce qu’elle n’est pas le résultat du raisonnement. En effet, le Philosophe dit, dans son traité de la Cause de la mort des animaux, "qu’il arrive souvent que le coeur et les parties honteuses sont émus, sans aucune participation de l’intellect," et il en donne la raison: "C’est que, dit-il, il est nécessaire que les animaux soient troublés par une altération naturelle; et quand leurs sens sont troublés, il faut que cette altération augmente ou diminue, et qu’il y ait déjà mouvement et altération, pour que les sens soient excités entre eux." Le froid et la chaleur animale, qui existent naturellement au-dehors et au-dedans du corps, indépendamment du raisonnement, sont toujours les causes du mouvement des parties du corps dont nous avons parlé, c’est-à-dire du coeur et des parties sexuelles, lorsque arrive une altération. Car l’imagination et l’intelligence allument les passions, telles que la concupiscence et la colère, ou autres semblables, qui glacent ou enflamment le coeur.

Nous en avons dit assez sur le mouvement du coeur.

Fin du trente-quatrième opuscule de saint Thomas d’Aquin, sur le mouvement du coeur.