DE L’ÊTRE ET DE L’ESSENCE

(Oeuvre authentique 1254-1256)

Traduction par Serge Pronovost, 2018

Edition numérique http://docteurangelique.free. fr 2018

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

Préface au De Ente et Essentia, par Serge Pronovost. 2

Proème : 1) Il attire l’attention sur l’utilité, la nécessité et la difficulté des notions dont on parle dans ce traité; 2) il présente également l’ordre dans lequel ces notions doivent être expliquées. 6

CHAPITRE 1 : 1) Il manifeste ce qui vient à l’esprit par les noms d’Être et d’Essence; 2) il passe en revue et explique différents noms qui signifient l’essence. 6

CHAPITRE 2 : 1) Il montre que l’essence se dit proprement des substances, et des accidents seulement relativement. 2) Que les essences des substances simples sont plus nobles que celles des substances composées. 3) Que l’essence de la substance composée n’est ni la matière seule, ni la forme seule. 4) Qu’elle n’est pas non plus une relation entre les deux, puis qu’elle n’est pas quelque chose qui serait ajouté au composé. 5) Mais qu’elle est le composé lui-même. 6) Enfin que la matière qui est introduite dans la définition des substances composée n’est pas la matière désignée puisque cette dernière consiste en un principe d’individuation. 7

CHAPITRE 3 : 1) On explique de quelle manière se distinguent les essences du genre, de l’espèce et des individus, tant absolument que conçues par des noms de la première imposition; 2) par quelles notions diffèrent le genre, l’espèce, la différence et la définition; 3) de quelle manière précisément les essences de l’espèce se comparent aux individus. 9

CHAPITRE 4 : 1) Il montre de quelle manière les essences des êtres composés sont le genre, l’espèce et la différence; 2) et en outre il indique d’où se tire dans les mêmes êtres les intentions du genre et de la différence, ainsi que la notion d’universalité. 12

CHAPITRE 5 : 1) L’essence des substances simples n’est nullement composée de matière et de forme, mais elle est forme seulement. 2) Elle est comparée à l’essence des substances composées. 3) Il montre que les substances simples sont composées d’essence et d’existence. 4) Les intelligences sont produites par Dieu. 5) Et elles sont toutes composées d’acte de de puissance réelle. 15

CHAPITRE 6 : Quelle est l’essence de Dieu, et quelle est l’essence des substances séparées; on cherche à savoir d’où se tirent dans ces dernières les intentions du genre et de la différence, et de quelle manière elles se multiplient. 18

CHAPITRE 7 : 1) Les accidents possèdent une essence incomplète; 2) on distingue divers accidents; 3) on explique d’où se tire en eux les intentions du genre et de la différence. 21

 

Préface au De Ente et Essentia, par Serge Pronovost

Après avoir traduit cet opuscule, j’ai voulu faire précéder la traduction de considérations sur les notions développées par Saint-Thomas aux chapitres trois et quatre, notions sur lesquelles repose tout le reste de l’œuvre, à savoir la notion d’essence (et plus spécialement celle de genre) et celle d’universalité. Ces notions en effet, tout comme la notion d’être, sont les premières à être conçues par l’intelligence et une méprise à leur sujet conduit à de nombreux autres malentendus, ainsi que le souligne le Docteur angélique dans son proème. C’est pourquoi, après les avoir manifestées dans les premiers chapitres chez les substances composées de matière et de forme, lesquelles nous sont plus connues, il les applique à partir du chapitre cinq aux substances simples.

En lisant cette traduction, le lecteur verra aussitôt que je traduis le terme latin ¨esse¨ par le terme ¨exister¨ et le terme ¨ens¨ par le terme ¨être¨ dans le sens où ¨être¨ signifie le sujet de l’acte d’exister, comme un arbre ou un chien sont des êtres ou des sujets qui possèdent une existence. Le terme ¨essentia¨, essence en français, désigne ce qu’est la chose qui existe. L’arbre et le chien, en conséquence, ne diffèrent pas seulement par leur existence mais aussi par leur essence, contrairement à deux hommes qui possèdent une même essence et ne diffèrent que par leur existence. Saint-Thomas utilise différentes expressions pour définir l’essence : il dira au chapitre 1 (Marietti, 1957) que l’essence est ce par quoi une chose tient d’être ce qu’elle est (hoc per quod aliquid habet esse quid) ou qu’elle est ce par quoi et en quoi la chose possède l’existence (per eam et in ea res habet esse).

Au chapitre 11, Saint-Thomas précise que si le terme ¨être¨ se dit des dix catégories, il se dit en priorité et à proprement parler de la substance, secondairement des autres catégories qui sont des accidents. Ce terme est donc clairement un terme analogue et non un terme univoque qui aurait la même signification pour toutes les catégories de l’être. Dans le cas des substances composées, le terme d’essence signifie ce qui est composé de matière et de forme : la raison en est que l’essence est ce par quoi la chose existe et que l’existence de ces choses relève non seulement de la forme ou de la matière prises séparément mais des deux à la fois. Mais si on cherche surtout à signifier l’essence de la chose telle qu’elle est exprimée par une définition comme ce sera le cas dans cet opuscule, il faudra se demander, puisque la définition contient le genre et la différence qui correspondent à une espèce (comme lorsqu’on dit que l’homme est un animal rationnel) si le genre est la matière et si la différence  est la forme ou s’il n’y a là qu’un rapport de proportion : c’est ce qui sera fait au chapitre 111. C’est là que Saint-Thomas s’arrête avec insistance sur la notion de genre. Quand on dit que le genre est, avec la différence, une partie de la définition, en quel sens est-il vrai de dire qu’il en est une partie et en quel sens est-il vrai de dire qu’il ne signifie pas à la manière d’une partie. Cette distinction est tout à fait fondamentale, c’est pourquoi Saint-Thomas s’y arrête, et c’est là le point principal sur lequel va porter cette petite introduction.

Donc, après avoir fait ces distinctions et précisé que la matière telle qu’exprimée dans la définition des substances composées n’est pas la matière désignée ou individuelle mais la matière non désignée (c’est-à-dire non pas cette chair et ces os mais la chair et les os), Saint-Thomas présente dans le chapitre 111 un développement qui permet de voir de quelle manière ces intentions secondes, à savoir le genre, la différence et l’espèce, se rapportent à l’essence et en quel sens on peut dire que Socrate est une essence ou au contraire que l’essence de Socrate n’est pas Socrate.

Le cœur du problème consiste à voir que l’essence peut signifier en tant que tout ou en tant que partie : si elle signifie en tant que tout, elle s’attribue au sujet, à l’individu; mais si elle signifie comme partie, elle ne le peut car aucune partie intégrale ne s’attribue à son tout. C’est au moyen du terme ¨corps¨ que Saint-Thomas manifeste cette distinction, puisque ce terme en effet peut se prendre comme une nature ou une forme apte à être désigné par trois dimensions, à l’exclusion de toute autre perfection, de telle manière que si on y ajoutait une perfection, cette dernière serait étrangère à la notion de corps telle que définie : dans ce cas en effet, si on ajoute ¨âme¨ à ¨corps¨, on obtient un composé, par exemple ¨animal¨, auquel aucun des deux termes ne peut être attribué puisqu’il signifie une partie de ce tout.

Mais en plus de signifier en tant que partie, le terme ¨corps¨ peut signifier en tant que tout : lorsque je dis en effet qu’un corps est une nature ou une forme telle qu’elle puisse être désignée par trois dimensions, je peux l’entendre de n’importe quelle forme corporelle, qu’il s’agisse de la forme de l’animal ou de celle de la pierre. Et c’est en ce sens que la forme ¨corps¨ est un genre car elle contient implicitement la forme animale. Et il en est de même pour le terme animal par rapport à l’homme. Le genre ¨animal¨, en effet, loin d’exclure l’espèce, la contient ainsi que tout ce qui est en elle, mais implicitement et indistinctement.

Si je définis l’homme comme un animal rationnel, animal est pris comme genre et rationnel comme différence de l’espèce homme. Mais ¨animal¨ ne s’entend pas ici comme la matière, ni ¨rationnel¨ comme la forme dont l’homme est composé, à savoir comme deux parties constitutives distinctes du tout ¨homme¨. Au contraire, ¨animal¨ s’entend déjà comme une forme qui signifie tout ce qu’est l’homme, mais indistinctement, car ¨animal¨ n’exclut par ¨rationnel¨ : il contient implicitement, potentiellement cette forme déterminée. C’est pourquoi on dit du genre qu’il n’est pas la matière mais qu’il est une forme qui se tire de la matière pour signifier le tout, parce qu’il se présente comme matériellement, c’est-à-dire comme potentiellement par rapport à cette forme ultérieure déterminée d’où se tire la différence.

Et tout comme ce qui est le genre (animal), en tant qu’il s’attribue à l’espèce (homme), dit implicitement indistinctement dans sa signification tout ce qui est déterminé dans l’espèce, de même ce qui est l’espèce (homme), selon qu’il s’attribue à l’individu (Socrate), doit signifier, bien qu’indistinctement ou implicitement, tout ce qui est essentiellement dans l’individu. Et c’est de cette manière, dit Saint-Thomas, que l’essence de l’espèce est signifiée par le nom d’homme et c’est pourquoi ¨homme¨ peut s’attribuer à Socrate, contrairement au terme ¨humanité¨ qui signifie l’essence de l’espèce en tant que partie, c’est-à-dire en excluant la matière désignée, puisqu’il ne signifie que ce qui fait que l’homme est homme ou qu’il ne signifie que l’homme en tant qu’homme, ce qui exclut la matière désignée comprise dans l’individu : et c’est pourquoi le terme ¨humanité¨ ne peut être attribué à Socrate.

On ne dira donc pas de l’homme qu’il est composé d’animal et de rationnel comme on dit de lui qu’il est composé d’un corps et d’une âme car dans ce dernier cas on se trouve à parler d’une réalité naturelle constituée de deux autres réalités qui en sont les parties intégrales alors que dans le premier cas on parle d’un concept constitué de deux autres concepts. Si on examine ces concepts, on voit bien que ¨animal¨, comme concept, est une forme commune qui ne détermine pas, bien qu’il la contienne implicitement parce qu’il signifie en tant que tout, la forme spéciale qui exprime la nature de la chose et c’est pourquoi il tient lieu de genre; c’est la différence ¨rationnel¨ qui exprime explicitement cette forme spéciale; et c’est par l’union dans l’intelligence de ces deux concepts que s’obtient l’espèce ¨homme¨. C’est pourquoi encore le genre n’est pas la matière et la différence n’est pas la forme; si c’était le cas, alors ils ne pourraient signifier en tant que tout, puisque la matière et la forme sont des parties intégrales d’un même tout ainsi que nous l’avons déjà signalé.

Au contraire, quand on dit que l’homme est un animal rationnel, ¨animal¨ n’est pas pris comme une partie fermée sur la rationalité, mais comme une forme ouverte sur elle et la contenant implicitement au lieu de l’exclure. Et c’est pourquoi cette forme peut s’attribuer aux individus. Le genre n’est donc pas la matière, mais une forme commune tirée de ce qui se présente comme matériellement (animal) dans l’homme par rapport à une forme plus déterminée et c’est là ce qui lui permet d’être attribué aux espèces contrairement à la matière qui ne peut être attribuée à son tout : on ne peut dire en effet que la statue est le marbre ni que l’homme est un animal si on entend par ¨animal¨ une forme déterminée qui exclut cette autre forme déterminée qui est la raison.

L’essence peut donc être signifiée comme tout (par le terme homme) ou comme partie (par le terme humanité) dans les substances composées. Mais à laquelle de ces deux essences se rapportent les prédicables ou les intentions secondes que sont le genre, la différence et l’espèce? Saint-Thomas montre que puisque ce à quoi conviennent les intentions de genre, de différence et d’espèce, à savoir animal, rationnel et homme, s’attribue aux individus désignés (Socrate), ce qui n’est pas le cas pour l’essence signifiée en tant que partie (comme dans les termes d’humanité, d’animalité etc.), il s’ensuit qu’il est impossible que ces intentions conviennent à l’essence signifiée en tant que partie. De plus, ces intentions ne peuvent non plus convenir à une essence qui existerait en dehors des individus comme le soutenaient les Platoniciens car dans ce cas, comment ce qui est extérieur à Socrate pourrait-il faire partie de lui et contribuer à le faire connaître? Il reste donc que ces intentions conviennent à l’essence signifiée en tant que tout.

Mais l’essence prise en ce sens peut être considérée de deux manières : premièrement soit en elle-même et comme absolument, c’est-à-dire en tant que telle, indépendamment de ce dans quoi elle peut exister; par exemple, il appartient à l’homme en tant qu’homme d’être un animal rationnel, ce qui tombe dans sa définition : on ne peut alors attribuer à l’homme que ce qui lui appartient essentiellement. Dans ce cas, on ne peut attribuer à l’homme l’unité ou la multiplicité car les deux peuvent lui survenir accidentellement. En effet, s’il convenait à l’homme considéré absolument d’être multiple, jamais il ne serait un alors qu’il est un en Socrate; par ailleurs, s’il était un, jamais la nature humaine ne pourrait se multiplier et Platon et Socrate auraient une seule et même nature. Deuxièmement, on peut la considérer selon qu’elle existe soit dans les individus en dehors de l’âme, soit dans l’âme : dans le premier cas, on pourra attribuer à l’homme quelque chose par accident, par exemple qu’il est blanc parce que Socrate, dans lequel l’homme existe, est blanc, ce qui n’appartient cependant pas à l’homme considéré absolument, en tant qu’homme. La nature ou l’essence de l’homme considérée absolument fait abstraction de toute existence sans en exclure aucune : elle n’a pas à exister en tel individu autrement elle n’existerait jamais en dehors de lui; elle n’a pas non plus à ne pas exister en lui autrement on ne la retrouverait jamais en lui.

Suite à ces distinctions, Saint-Thomas fait voir que la notion d’universalité, telle qu’on la retrouve dans les prédicables, c’est-à-dire dans les intentions secondes que sont le genre, la différence et l’espèce, ne convient pas à l’essence considérée absolument. La raison qu’il en donne, c’est qu’il appartient à l’universel d’être un et commun. Or s’il convenait essentiellement à la nature humaine d’être commune, on devrait retrouver ce caractère partout où on retrouverait cette nature. Mais tout ce qui est dans Socrate est individué. De plus, on ne peut dire que la notion de genre apparaît dans la nature humaine selon l’existence qu’elle revêt dans les individus car elle ne possède pas là une unité telle qu’elle soit une seule et même nature appartenant à tous. Il s’ensuit donc nécessairement que la notion d’espèce n’appartient à la nature humaine que selon l’existence que cette dernière possède dans l’intelligence : ce n’est que là que cette essence, dégagée de tous les caractères individuels, devient une seule et même similitude par rapport à tous les individus qui se trouvent en dehors de l’âme et peut ainsi conduire à la connaissance de tous les hommes en tant qu’hommes. L’intelligence, voyant la relation entre cette représentation dépouillée et les individus extérieurs, découvre alors la notion universelle d’espèce et l’attribue à la nature humaine en tant que conçue dans l’intelligence.

Saint-Thomas insiste pour manifester que la notion universelle d’espèce, comme les autres intentions secondes, ne convient pas à la nature ou à l’essence humaine prise en elle-même, absolument. Le signe en est que tout ce qui appartient à l’homme pris absolument, c’est-à-dire à l’homme en tant qu’homme, s’attribue aussi à chacun des individus : ainsi, puisqu’il appartient à l’homme pris absolument d’être un animal rationnel, cela se dira aussi de Socrate. Mais si on dit que Socrate est un homme et donc qu’il est un animal rationnel, voyant que ¨homme¨ est l’espèce de Socrate, on ne dit pourtant pas que Socrate est une espèce, ce qu’on devrait pourtant faire si l’espèce faisait partie de l’homme en tant qu’homme. L’intention universelle d’espèce n’appartient donc pas essentiellement à l’homme pris absolument, et elle ne fait pas partie des accidents qui découlent de son existence dans les individus, comme la blancheur ou la science, mais elle est un accident qui appartient à l’homme en tant qu’il existe dans l’intelligence.

C’est pourquoi cet opuscule n’est pas essentiellement un traité de métaphysique : il ne porte pas sur l’être en tant que tel, mais sur l’être en tant que connu par l’intelligence au moyen des intentions secondes que sont le genre, l’espèce et la différence qui constituent la définition. Il s’agit donc précisément d’un traité de logique : on traite de l’être, manifestement, mais précisément de l’être en tant que connu, dans la mesure où il peut être connu.

 

 

 

Proème : 1) Il attire l’attention sur l’utilité, la nécessité et la difficulté des notions dont on parle dans ce traité; 2) il présente également l’ordre dans lequel ces notions doivent être expliquées.

 

                1. Parce que, selon le Philosophe [1 Du Ciel et du Monde, texte33] une erreur qui est petite dans les débuts devient grande à la fin, et que l’être et l’essence sont les premières notions à être conçues dans l’intelligence comme le dit Avicenne dans sa Métaphysique [livre 1, chap. 6], c’est pourquoi, en premier lieu, pour dissiper toute difficulté à leur sujet et éviter ainsi qu’une ignorance en ce qui les concerne ne conduise à une erreur,  il faut dire ce qui est signifié par les noms d’essence et d’être, comment ces notions se rencontrent dans différentes réalités, et de quelle manière elles se rapportent aux intentions logiques, à savoir aux genres, aux espèces et aux différences.

                2. Mais parce que nous devons acquérir la connaissance de ce qui est simple à partir de ce qui est composé et parvenir à la connaissance de ce qui est premier à partir de la connaissance de ce qui est second, afin que l’enseignement soit rendu plus proportionné par des commencements plus faciles, c’est pourquoi il faut procéder de la signification de l’être à la signification de l’essence.

 

CHAPITRE 1 : 1) Il manifeste ce qui vient à l’esprit par les noms d’Être et d’Essence; 2) il passe en revue et explique différents noms qui signifient l’essence.

                1. Il faut savoir, comme le dit le Philosophe [V Métaphysique, texte 14], que l’être se dit à proprement parler de deux manières : premièrement ce qui se divise en dix genres; deuxièmement ce qui signifie la vérité des propositions. Mais la différence entre ces deux significations est que dans le deuxième sens on peut appeler être tout ce dont on peut former une proposition affirmative, même si cela ne pose rien dans la réalité, et en ce sens même les privations et les négations sont appelées des ¨êtres¨ : nous disons en effet que l’affirmation est opposée à la négation et que la cécité est dans l’œil. Mais selon le premier sens, on ne peut appeler ¨être¨ que ce qui pose quelque chose dans la réalité. D’où il suit que, d’après le premier sens, la cécité et les autres privations de la sorte ne sont pas des êtres. Donc, le nom d’essence ne se tire pas de l’être pris dans le deuxième sens; parfois en effet on appelle en ce sens ¨être¨ ce qui n’a pas d’essence, comme on le voit pour les privations; mais le nom d’essence se tire plutôt de l’être pris dans le premier sens. C’est pourquoi le Commentateur, dans le même livre [V Métaphysique, texte 14], dit ceci : ¨L’être, entendu dans le premier sens, est ce qui signifie la substance de la chose¨.

                2. Et parce que, comme nous l’avons dit, l’être pris en ce sens se divise en dix genres ou catégories, il faut que l’essence signifie quelque chose de commun à toutes les natures par lesquelles les différents êtres sont rangés en différents genres et espèces, comme l’humanité est l’essence de l’homme et il en est de même pour les autres êtres. Et parce que ce par quoi la chose est constituée dans son genre propre ou dans son espèce est ce que nous signifions par la définition qui indique ce qu’est la chose, c’est pour cette raison que les philosophes ont changé le nom d’essence en celui de quiddité, et c’est là ce que le Philosophe [V11 Métaphysique] appelle fréquemment le quod quid erat esse, c’est-à-dire ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est. L’essence est aussi appelée forme, puisque c’est par la forme qu’est signifiée la perfection ou la détermination de toute chose ainsi que le dit Avicenne au deuxième livre de sa Métaphysique. Mais elle est aussi appelée de cet autre nom de nature, si on prend nature d’après le premier de ces quatre sens que Boèce [Des Deux Natures, ch. 1] donne à ce terme, c’est-à-dire selon qu’on dit d’une nature qu’elle est ce qui peut être saisi de quelque manière par l’intelligence. En effet, une chose n’est intelligible que par sa définition et son essence : c’est là ce que dit aussi le Philosophe [V Métaphysique], lorsqu’il soutient que toute substance est nature. Cependant le nom de nature, pris en ce sens, semble signifier l’essence de la chose selon qu’elle est ordonnée à l’opération propre de la chose puisqu’aucune chose n’est privée d’une opération propre. Le nom de quiddité par ailleurs vient du fait que l’essence est signifiée par la définition. Mais on l’appelle essence selon que c’est par elle et en elle que la chose possède l’existence.

 

CHAPITRE 2 : 1) Il montre que l’essence se dit proprement des substances, et des accidents seulement relativement. 2) Que les essences des substances simples sont plus nobles que celles des substances composées. 3) Que l’essence de la substance composée n’est ni la matière seule, ni la forme seule. 4) Qu’elle n’est pas non plus une relation entre les deux, puis qu’elle n’est pas quelque chose qui serait ajouté au composé. 5) Mais qu’elle est le composé lui-même. 6) Enfin que la matière qui est introduite dans la définition des substances composée n’est pas la matière désignée puisque cette dernière consiste en un principe d’individuation.

 

1. Mais parce que l’être se dit absolument et en priorité des substances et secondairement et comme relativement des accidents, il en découle que l’essence se retrouve proprement et véritablement dans les substances, mais sous un certain rapport et relativement dans les accidents.

2. Mais parmi les substances certaines sont simples et certaines sont composées et l’essence se retrouve dans les deux; mais elle se présente dans les substances simples d’une manière qui présente plus de vérité et de noblesse selon qu’elles possèdent aussi une existence plus noble. Ces substances, du moins celle qui est la substance première et simple qui est Dieu, sont aussi les causes de celles qui sont composées.

3. Mais parce que les essences de ces substances nous sont plus cachées, c’est pourquoi il faut commencer par les essences des substances composées afin que l’étude soit rendue plus proportionnée en partant des notions les plus faciles. Donc, dans les substances composées, la matière et la forme nous sont connues, comme on le voit pour l’âme et le corps dans l’homme. Mais on ne peut dire que l’une ou l’autre des deux seulement soit l’essence. Il est clair en effet que la matière seule ne soit pas l’essence parce que c’est par son essence que la chose est intelligible et qu’elle se range dans une espèce ou dans un genre; or la matière n’est pas un principe de connaissance et ce n’est pas d’après elle qu’une chose se tient déterminément dans une espèce ou dans un genre, mais d’après ce par quoi la chose est en acte. Et on ne peut davantage dire que la forme seule soit l’essence de la substance composée, bien que certains se soient efforcés de le soutenir. À partir de ce que nous avons dit en effet il est clair que l’essence est ce qui est signifié au moyen de la définition de la chose; or, la définition des substances naturelles ne contient pas seulement la forme mais aussi la matière; autrement en effet il n’y aurait aucune différence entre les définitions du physicien et celles du mathématicien. Et on ne peut non plus dire que la matière, dans la définition de la substance naturelle, est posée comme quelque chose qui s’ajoute à son essence ou comme de l’être qui est extérieur à cette nature ou à cette essence parce que c’est là un mode d’être qui est propre aux accidents qui ne possèdent pas parfaitement une essence, d’où il faut que ces derniers contiennent dans leur définition une substance ou un sujet qui est extérieur à leur genre. Il est donc clair que l’essence des substances composées comprend la matière et la forme.

4. On ne peut non plus dire que l’essence signifie la relation qu’il y a entre la matière et la forme ou quelque chose qui leur est surajouté car cela serait nécessairement un accident ou quelque chose d’extérieur à la chose et alors la chose ne pourrait être connue par elle, ce qui est pourtant là un trait qui est propre à l’essence. C’est en effet au moyen de la forme, laquelle est l’acte de la matière, que la matière devient un être en acte et tel être individuel; d’où il suit, puisque ce qui surajouté ne donne pas à la matière d’exister en acte absolument mais d’exister en acte de telle manière particulière, ainsi que les accidents le font comme la blancheur qui rend blanc en acte, que lorsqu’une forme de cette sorte est acquise, on ne dit pas d’un être qu’il est engendré absolument mais seulement relativement ou sous un rapport particulier.

5. Il reste donc que le nom d’essence, dans les substances composées, signifie ce qui est composé de matière et de forme. Et les paroles de Boèce, dans son commentaire au premier livre des Prédicaments, s’accordent avec cette position lorsqu’il dit que oùsia signifie le composé; chez les Grecs en effet oùsia signifie la même chose qu’essentia (l’essence) chez nous comme il le reconnait lui-même dans le livre intitulé Des Deux Natures. Et Avicenne dit que la quiddité des substances composées est la composition même de la forme et de la matière. Le Commentateur [V11 Métaphysique, com. 27] dit lui aussi : ¨La nature que possèdent les espèces dans les choses qui sont sujettes à génération est quelque chose d’intermédiaire, à savoir un composé de matière et de forme¨. Et même la raison appuie cette position car l’existence de la substance composée n’est pas seulement celle de la forme ni seulement celle de la matière, mais celle du composé lui-même; or l’essence est ce par quoi on dit d’une chose qu’elle existe. D’où il faut que l’essence, par laquelle on dit d’une chose qu’elle existe, ne soit pas seulement la forme ni seulement la matière, mais les deux, bien que seule la forme soit la cause à sa manière d’une telle existence. C’est là en effet ce que nous voyons chez les autres êtres qui sont constitués de plusieurs principes, à savoir que la chose n’est pas dénommée à partir de l’un des principes seulement, mais par ce qui embrasse les deux, ainsi qu’on le voit pour les saveurs : dans ce cas en effet la douceur est causée à partir de l’action de la chaleur de la digestion sur l’humide et bien que de cette manière la chaleur soit la cause de la douceur, ce n’est cependant pas de la chaleur que le corps doux tient son nom, mais de la saveur qui résulte du chaud et de l’humide.

6. Mais parce que le principe d’individuation est la matière, il semble peut-être suivre de là que l’essence, qui embrasse simultanément en elle la matière et la forme, soit seulement particulière et non pas universelle : et il découlerait de là que les universaux n’auraient pas de définition si l’essence est ce qui est signifié par la définition. Et c’est pourquoi il faut savoir que ce n’est pas la matière prise en n’importe quel sens qui est principe d’individuation mais la matière désignée. Et j’appelle matière désignée celle qui est considérée sous des dimensions déterminées. Mais cette sorte de matière n’est pas posée dans la définition de l’homme en tant qu’homme, mais elle serait posée dans la définition de Socrate si Socrate avait une définition; mais dans la définition de l’homme en tant que tel c’est la matière non désignée qui est placée : en effet, on ne fait pas mention de ces os et de ces chairs dans la définition de l’homme, mais seulement d’os et de chairs pris absolument, lesquels sont la matière non désignée de l’homme.

 

CHAPITRE 3 : 1) On explique de quelle manière se distinguent les essences du genre, de l’espèce et des individus, tant absolument que conçues par des noms de la première imposition; 2) par quelles notions diffèrent le genre, l’espèce, la différence et la définition; 3) de quelle manière précisément les essences de l’espèce se comparent aux individus.

 

1. Il est donc clair que l’essence de l’homme et celle de Socrate ne diffèrent que par le désigné et le non désigné : c’est pourquoi le Commentateur dit, dans son commentaire du huitième livre de la Métaphysique, que Socrate n’est pas autre que l’animalité et la rationalité qui sont sa quiddité, tout comme aussi l’essence du genre et l’essence de l’espèce diffèrent par le désigné et le non désigné, bien que le mode de désignation soit différent dans les deux cas : car la désignation de l’individu par rapport à l’espèce vient de la matière déterminée par des dimensions alors que la désignation de l’espèce par rapport au genre est due à la différence constitutive qui se tire de la forme de la chose. Mais cette détermination ou désignation qui est dans l’espèce par rapport au genre ne se réalise pas au moyen de quelque chose qui existerait dans l’essence de l’espèce sans se tenir en aucune manière dans l’essence du genre; bien au contraire, tout ce qui est dans l’espèce est aussi dans le genre mais d’une manière qui n’est pas déterminée : si en effet l’animal n’était pas tout ce qu’est l’homme mais seulement une de ses parties, il ne lui serait pas attribué puisqu’aucune partie intégrale ne s’attribue à son tout.

                On peut cependant voir comment cela est possible si on examine le terme ¨corps¨ selon qu’il est posé comme partie de l’animal et selon qu’il est posé comme son genre : on ne peut dire en effet que ¨corps¨ est un genre de la même manière qu’il est une partie intégrale de l’animal. Donc, ce nom, à savoir ¨corps¨, peut être entendu d’après plusieurs significations : ¨corps¨ en effet, selon qu’il est pris dans le prédicament ou la catégorie de la substance, se dit de ce qui possède une nature telle qu’on puisse désigner  en lui trois dimensions; mais les trois dimensions qui sont désignées sont elles-mêmes le corps qui est dans le genre de la quantité. Or on observe dans la réalité que ce qui possède une perfection parvient à une autre perfection comme on le voit chez l’homme qui possède la nature sensible et en plus la nature intellectuelle. Il en va de même aussi pour le corps auquel, en plus de cette perfection qui est de posséder telle forme de telle manière qu’on puisse désigner en lui trois dimensions, peut s’ajouter une autre perfection comme la vie ou quelque chose de la sorte. Donc ce nom ¨corps¨ peut désigner une certaine réalité qui possède telle forme de laquelle découle en elle la seule capacité à être désignée par trois dimensions, c’est-à-dire de telle manière que de cette forme aucune autre perfection ne puisse découler et que, si quelque chose d’autre lui était ajouté, cela serait étranger à la signification du terme ¨corps¨ ainsi entendu; et en ce sens le corps serait pris matériellement comme une partie intégrale de l’animal car alors l’âme serait étrangère à ce qui est signifié par le nom de ¨corps¨ et serait comme surajoutée de l’extérieur au corps lui-même tel qu’entendu ici, de telle manière qu’à partir de ces deux éléments, à savoir l’âme et le corps, comme à partir de deux parties, l’animal serait constitué. Mais ce même nom, ¨corps¨, peut aussi être entendu en tant que signifiant une certaine réalité qui possède telle forme à partir de laquelle on peut désigner en elle trois dimensions, quelle que soit cette forme, de telle manière qu’une autre perfection puisse ou non en dériver par la suite. Et c’est en ce sens que le ¨corps¨ sera le genre de l’animal car il n’y a rien à admettre dans l’animal qui ne soit pas implicitement contenu dans le corps. En effet, l’âme n’est pas une forme autre que celle par laquelle trois dimensions peuvent être désignée dans cette réalité; et c’est pourquoi, lorsqu’on disait que le corps est ce qui possède telle forme de laquelle trois dimensions peuvent être désignées en lui, on entendait par là n’importe quelle forme, soit celle de l’animal, soit celle de la pierre ou toute autre forme. Et c’est en ce sens que la forme de l’animal est implicitement contenue dans le corps ou dans la forme du corps en tant que le corps est son genre.

                Et tel est aussi le rapport de l’animal à l’homme. Si en effet le terme ¨animal¨ désignait seulement une certaine réalité qui possède telle perfection de telle manière qu’elle puisse sentir et se mouvoir au moyen d’un principe existant en elle, à l’exclusion d’une autre perfection, alors toute autre perfection qui surviendrait par la suite se rapporterait à l’animal à la manière d’une partie et non en tant qu’implicitement contenue dans la notion d’animal et en ce sens ¨animal¨ ne serait pas un genre; mais ¨animal¨ est un genre selon qu’il signifie une certaine réalité dont la forme est apte à la sensation et au mouvement, quelle que soit cette forme, que ce soit l’âme sensible seulement ou simultanément l’âme sensible et rationnelle.

2. Ainsi donc le genre signifie de manière indéterminée tout ce qui est dans l’espèce (en effet il ne signifie pas seulement la matière); et de la même manière aussi la différence signifie tout ce qui est dans l’espèce et non seulement la forme; et même la définition et aussi l’espèce signifient le tout. Mais la chose se présente différemment dans chacun des cas. Car le genre signifie le tout comme une certaine dénomination déterminant ce qui est matériel dans la chose sans la détermination de la forme qui lui est propre; c’est pourquoi le genre se tire de la matière bien qu’il ne soit pas la matière : d’où il est clair que le corps se dit de ce qui possède une perfection telle qu’on puisse désigner en lui trois dimensions, perfection qui se présente certes comme matériellement par rapport à une perfection ultérieure. Mais la différence au contraire est comme une certaine détermination prise d’une forme déterminée, indépendamment de la matière déterminée contenue dans le premier concept; il est clair par exemple, lorsqu’on dit animé, c’est-à-dire ce qui possède une âme, qu’on ne précise pas de quoi il s’agit, si c’est un corps ou quelque chose d’autre. C’est pourquoi Avicenne [V Métaphysique, ch. 6] dit que le genre n’est pas compris dans la différence comme une partie de son essence mais seulement comme quelque chose qui est extérieur à sa quiddité ou à son essence, tout comme c’est aussi le cas pour le sujet par rapport à la définition des accidents : et c’est pourquoi, comme le dit Aristote [111 De l’Âme; 1V Topiques] le genre n’est pas, à proprement parler, attribué à la différence, si ce n’est peut-être à la manière dont le sujet est attribué à l’accident. Mais la définition ou l’espèce contient les deux : à savoir la matière déterminée que désigne le nom de genre et la forme déterminée que désigne le nom de différence.

                Et c’est à partir de là qu’on voit la raison pour laquelle le genre, la différence et l’espèce se présentent proportionnellement à l’égard de la matière, de la forme et du composé dans la nature, bien qu’ils ne s’identifient pas à eux : car le genre n’est pas la matière mais il se tire de la matière en tant que signifiant le tout; la différence n’est pas la forme, mais elle se tire de la forme en tant que signifiant le tout : et c’est de là que nous disons que l’homme est un animal rationnel et non qu’il est composé d’animal et rationnel comme nous disons qu’il est un composé d’âme et de corps. Nous disons en effet de l’homme qu’il est un composé d’un corps et d’une âme à la manière d’une troisième chose constituée de deux autres choses sans être aucune d’elles. L’homme en effet n’est ni l’âme ni le corps. Mais si on disait que l’homme est composé d’une certaine manière d’animal et de rationnel, ce ne serait pas à la manière d’une troisième chose composée de deux autres, mais à la manière d’un troisième concept composé de deux autres concepts. En effet, le concept d’animal est privé de la détermination de la forme spéciale qui exprime la nature de la chose du fait qu’il est comme une matière par rapport à sa perfection ultime. Cependant le concept de cette différence, à savoir rationnel, consiste en la détermination de cette forme spéciale; et c’est à partir de ces deux concepts, genre et différence, que le concept d’espèce ou de définition est constitué. Et c’est pourquoi, tout comme la chose qui est constituée de ses éléments ne reçoit pas l’attribution de ces choses dont elle est constituée, de même un concept ne reçoit pas l’attribution de ces concepts dont il est constitué : nous ne disons pas en effet de la définition qu’elle est le genre ou la différence.

                Cependant, bien que le genre signifie toute l’essence de l’espèce, il ne s’ensuit cependant pas qu’il n’y ait qu’une seule essence pour différentes espèces dont le genre est le même, car l’unité du genre procède de son indétermination même ou de son indifférenciation : cette unité du genre en effet ne vient pas de ce que le genre serait numériquement une même nature dans les différentes espèces, et à laquelle s’ajouterait une autre réalité qui serait la différence qui le déterminerait comme la forme détermine la matière qui est une numériquement, mais plutôt de ce que le genre signifie une forme, non pas cependant telle ou telle forme déterminée exprimée par la différence et qui n’est pas autre que celle qui est signifiée d’une manière indéterminée par le genre. Et c’est pourquoi le Commentateur [X11 Métaphysique] affirme qu’on dit de la matière première qu’elle est une en raison de sa privation de toutes les formes, mais qu’on dit du genre qu’il est un en raison du caractère commun de la forme signifiée; d’où il est clair que par l’addition de la différence, une fois supprimée cette indétermination qui était la cause de l’unité du genre, les espèces demeurent différentes par l’essence.

                3. Et parce que, comme nous l’avons dit, la nature de l’espèce est indéterminée par rapport à l’individu, tout comme la nature du genre l’est par rapport à l’espèce, il résulte de là que, tout comme ce qui est le genre, en tant qu’il s’attribue à l’espèce, exprime implicitement dans sa signification, bien qu’indistinctement, tout ce qui est présent déterminément dans l’espèce, de même ce qui est l’espèce, selon qu’il s’attribue à l’individu, doit signifier tout ce qui est contenu essentiellement dans l’individu, bien qu’il le fasse indistinctement; et c’est de cette manière que l’essence de l’espèce est signifiée par le nom d’homme et c’est pourquoi homme s’attribue à Socrate. Si cependant la nature de l’espèce est signifiée en excluant la matière désignée qui est le principe d’individuation, elle se présente alors à la manière d’une partie et c’est de cette manière que le nom d’humanité porte sa signification; le terme ¨humanité¨ en effet signifie ce par quoi l’homme est homme. Mais la matière désignée n’est pas ce par quoi l’homme est homme et ainsi elle ne fait partie en aucune manière de ce qui fait que l’homme est homme. Donc, puisque l’humanité ne contient dans son concept que les éléments par lesquels l’homme est homme, il est clair que la matière déterminée ou désignée est exclue ou retranchée de sa signification : et parce que la partie ne s’attribue pas à son tout, il résulte de là que l’humanité ne s’attribue ni à l’homme ni à Socrate. Et c’est pourquoi Avicenne [V Métaphysique, ch. 5] dit que la quiddité du composé n’est pas le composé lui-même dont elle est la quiddité, bien que la quiddité elle-même soit composée; c’est ainsi que l’humanité, bien qu’elle soit composée, n’est cependant pas l’homme mais doit au contraire être reçue en quelque chose qui est la matière désignée.

                Mais parce que, comme nous l’avons dit, la désignation de l’espèce par rapport au genre se fait au moyen des formes et que la désignation de l’individu par rapport à l’espèce est due à la matière, c’est pourquoi il faut que ce nom, à savoir celui qui signifie ce d’où se tire la nature du genre en excluant la forme déterminée qui achève l’espèce, signifie une partie matérielle du tout, comme le corps qui est une partie matérielle de l’homme; et il faut d’autre part que ce nom, à savoir celui qui signifie ce d’où se tire la nature de l’espèce en excluant la matière désignée, signifie une partie formelle : et c’est pourquoi l’humanité est signifiée comme une forme et on dit qu’elle est la forme du tout, non pas certes à la manière d’une forme qui serait ajoutée aux parties essentielles que sont la matière et la forme, comme la forme de la maison qui est ajoutée à ses parties intégrales, mais elle est plutôt la forme qui est le tout, à savoir celle qui embrasse la matière et la forme, en excluant cependant les caractères par lesquels la matière est apte à être désignée.

                Ainsi donc il est clair que l’essence de l’homme est signifiée par ce nom, homme, et par ce nom, humanité, mais différemment, comme nous l’avons dit : car ce nom, homme, signifie l’essence de l’homme en tant que tout, c’est-à-dire selon qu’elle n’exclut pas la désignation de la matière mais qu’elle la contient implicitement et indistinctement, à la manière dont nous avons dit que le genre contient la différence : et c’est pourquoi le nom homme s’attribue aux individus. Mais le nom humanité signifie l’essence de l’homme en tant que partie car elle ne contient que ce qui appartient à l’homme en tant qu’homme et exclut toute désignation de la matière et c’est pourquoi elle ne s’attribue pas aux individus humains. Et c’est pour cette raison que le nom essence se trouve parfois à être attribué à la chose, comme lorsqu’on dit en effet de Socrate qu’il est une essence; mais ce nom se trouve parfois à être nié de la chose, comme lorsque nous disons que l’essence de Socrate n’est pas Socrate.

 

CHAPITRE 4 : 1) Il montre de quelle manière les essences des êtres composés sont le genre, l’espèce et la différence; 2) et en outre il indique d’où se tire dans les mêmes êtres les intentions du genre et de la différence, ainsi que la notion d’universalité.

 

                1. Ayant vu ce qui est signifié par le nom d’essence dans les substances composées, il faut voir comment il se présente par rapport aux notions de genre, d’espèce et de différence. Mais parce que cela même à quoi conviennent les notions de genre, d’espèce et de différence s’attribue à telle chose singulière déterminée, il est impossible que les notions de genre, d’espèce et de différence conviennent à l’essence selon qu’elle est signifiée à la manière d’une partie, comme c’est le cas quand elle est signifiée par le nom d’humanité ou par celui d’animalité. Et c’est pourquoi Avicenne [V Métaphysique, ch. 6] dit que la rationalité n’est pas une différence mais qu’elle est principe de différence; et pour la même raison l’humanité n’est pas une espèce et l’animalité n’est pas un genre. De la même manière encore on ne peut dire que les notions de genre, d’espèce et de différence conviennent à l’essence selon qu’elle serait une réalité existant en dehors des singuliers, ainsi que le soutenaient les Platoniciens, car alors le genre et l’espèce ne s’attribueraient pas à  tel individu : on ne peut dire en effet que Socrate est ce qui est séparé de lui et cette réalité séparée ne contribue en rien à la connaissance de cet individu déterminé. Et c’est pourquoi il s’ensuit que les notions de genre, d’espèce et de différence conviennent à l’essence selon qu’elle signifie à la manière d’un tout, comme c’est le cas pour le nom d’homme ou d’animal, c’est-à-dire dans la mesure où elle contient implicitement et indistinctement tout ce qui est dans l’individu.

                La nature ou l’essence prise en ce sens peut cependant être considérée de deux manières : En un premier sens, d’après la nature et la notion qui lui est propre, et c’est là la considérer dans l’absolu; et en ce sens rien ne sera dit de vrai à son sujet si ce n’est ce qui lui convient en tant que telle; d’où il résulte que tout ce qui lui sera attribué d’autre sera une attribution fausse : par exemple, il convient à l’homme, en tant qu’il est homme, d’être rationnel et animal, et il en est de même pour les autres caractères qui tombent dans sa définition; mais blanc, noir et tout autre caractère de la sorte qui ne fait pas partie de la notion d’humanité ne conviennent pas à l’homme en tant qu’homme. Et c’est pourquoi, si on demandait si cette nature ainsi considérée peut être dite une ou multiple, il ne faut concéder aucune de ces deux réponses parce que ces deux attributs sont en dehors du concept d’humanité et que les deux peuvent lui advenir. Si en effet la multiplicité faisait partie de la notion d’humanité, elle ne pourrait jamais être une alors qu’elle est cependant une selon qu’elle existe dans Socrate. Semblablement, si l’unité faisait partie de son concept et de sa définition, alors elle serait une seule et même nature en Socrate et Platon et ne pourrait jamais se diviser en de nombreux individus. – Mais l’essence prise en ce sens est considérée d’une deuxième manière selon qu’elle possède son existence dans tel ou tel autre individu : et alors quelque chose lui est attribué par accident en raison du sujet dans lequel elle se trouve, tout comme on dit que l’homme est blanc parce que Socrate est blanc, bien que cela ne convienne pas à l’homme en tant qu’homme. Mais cette nature possède deux existences : l’une dans les individus déterminés, et l’autre dans l’âme; et dans les deux cas des accidents découlent de cette nature. C’est ainsi que dans les individus cette nature possède des existences multiples en raison de la diversité des individus et cependant aucune de ces existences ne doit appartenir à la nature elle-même selon qu’on la considère au sens propre, c’est-à-dire en tant que prise dans l’absolu; il est faux en effet de dire que la nature de l’homme, en tant que telle, doit exister dans cet individu : en effet, s’il convenait à l’homme en tant qu’homme d’exister dans tel individu, il n’existerait jamais en dehors de cet individu; semblablement, s’il convenait à l’homme en tant qu’homme de ne pas exister en cet individu, il n’existerait jamais en lui. Mais il est vrai de dire que l’homme, en tant qu’homme, n’a pas à exister dans cet individu ou dans cet autre. Il est donc clair que la nature de l’homme considérée absolument fait abstraction de toute existence de telle manière cependant qu’elle n’en exclut aucune. Et cette nature ainsi considérée est celle qui est attribuée à tous les individus.

2. On ne peut cependant dire que la notion d’universalité convienne à la nature prise en ce sens pour cette raison qu’il appartient à la définition de l’universel d’être un et commun. Mais aucun de ces caractères n’appartient à la nature humaine selon qu’elle est considérée dans l’absolu. Si en effet le caractère commun faisait partie du concept d’homme, alors on le rencontrerait partout où on rencontrerait l’humanité. Et cela est faux car en Socrate on ne rencontre aucun caractère commun, mais au contraire tout ce qu’on trouve en lui est individué.

Semblablement aussi on ne peut dire que la nature du genre se trouve dans la nature humaine selon l’existence qu’elle possède dans les individus car on ne rencontre pas dans les individus la nature humaine en tant qu’elle est une, comme si elle était quelque chose d’unique convenant à tous, ce qu’exige la nature de l’universel.

Il reste donc que la notion d’espèce se rencontre dans la nature humaine selon cette existence qu’elle possède dans l’intelligence. La nature elle-même en effet possède dans l’intelligence une existence qui est séparée de tous les caractères individuels et c’est pourquoi elle présente un caractère uniforme à l’égard de tous les individus qui sont en dehors de l’âme, selon qu’elle en est une seule et même similitude qui conduit à la connaissance de tous les hommes en tant qu’ils sont des hommes : et c’est du fait que la nature humaine, selon l’existence qu’elle possède dans l’intelligence, possède une telle relation à l’égard de tous les individus que l’intelligence découvre la notion d’espèce et la lui attribue. Et c’est pourquoi le Commentateur [1 De l’Âme] dit que c’est l’intelligence qui fait l’universalité dans les choses; et c’est aussi ce qu’affirme Avicenne [V111 Métaphysique]. Et bien que cette nature possède dans l’intelligence la notion d’universalité selon qu’elle se compare aux choses qui sont en dehors de l’âme, car elle est une seule et même similitude pour tous, cependant, selon qu’elle possède l’existence dans telle ou telle autre intelligence, elle est une espèce intellectuelle particulière. Et c’est pourquoi l’erreur du Commentateur [111 De l’Âme] apparaît avec évidence, lui qui voulait conclure l’unité de l’intelligence pour tous les hommes à partir de l’universalité de la forme intellectuelle, parce que l’universalité de cette forme ne vient pas de cette existence qu’elle possède dans l’intelligence mais de ce qu’elle se rapporte aux choses comme une similitude unique de ces choses. Il en serait aussi de même s’il existait une statue corporelle unique représentant de nombreux hommes : il serait clair alors que cette image ou cette espèce de la statue posséderait une existence singulière et propre selon qu’elle existerait dans telle matière déterminée, mais elle aurait néanmoins raison de notion commune selon qu’elle serait une représentation commune d’une multiplicité.

Et parce qu’il convient à la nature humaine, selon qu’elle est considérée dans l’absolu, d’être attribuée à Socrate et que la notion d’espèce ne lui convient pas (à la nature humaine) selon la considération qu’on en fait dans l’absolu mais qu’elle fait plutôt partie des accidents qui en découlent selon une certaine existence qu’elle possède dans l’intelligence, c’est pourquoi l’espèce ne s’attribue pas à Socrate de telle manière qu’on dirait de Socrate qu’il est une espèce : ce qui se produirait nécessairement si la notion d’espèce convenait à l’homme selon l’existence qu’il possède dans Socrate ou selon la considération qu’on fait de l’homme dans l’absolu, c’est-à-dire en tant qu’il est homme : en effet, tout ce qui appartient à l’homme en tant qu’homme s’attribue à Socrate. Et cependant il appartient essentiellement au genre d’être attribué puisque l’attribution est posée dans sa définition. L’attribution, tout en ayant cependant un fondement dans la réalité, est en effet une opération qui est accomplie par l’action de l’intelligence qui compose et divise l’unité même des notions dont l’une se dit de l’autre. Il suit de là que la notion d’attribuabilité peut être contenue dans la notion de cette intention qui est le genre, laquelle est également accomplie par l’action de l’intelligence. Néanmoins, cela même à quoi l’intelligence attribue l’intention d’attribuabilité en le composant avec quelque chose d’autre n’est pas l’intention même de genre, mais plutôt ce à quoi l’intelligence attribue l’intention de genre, comme ce qui est signifié par ce nom, animal. Ainsi donc on voit clairement de quelle manière l’essence ou la nature se rapporte à la notion d’espèce; car la notion d’espèce ne fait pas partie de ce qui lui convient selon la considération qu’on en fait dans l’absolu, ni même des accidents qui en découlent suivant l’existence qu’elle possède en dehors de l’âme, comme la blancheur ou la noirceur; mais la notion d’espèce fait plutôt partie des accidents qui découlent de l’essence selon l’existence qu’elle possède dans l’intelligence : et c’est de cette manière ou en ce sens que les notions de genre et de différence conviennent à l’essence.

 

CHAPITRE 5 : 1) L’essence des substances simples n’est nullement composée de matière et de forme, mais elle est forme seulement. 2) Elle est comparée à l’essence des substances composées. 3) Il montre que les substances simples sont composées d’essence et d’existence. 4) Les intelligences sont produites par Dieu. 5) Et elles sont toutes composées d’acte de de puissance réelle.

                1. Il reste maintenant à voir d’après quelle modalité  il y a une essence dans les substances séparées, c’est-à-dire dans l’âme, dans les intelligences et dans la cause première. Cependant, bien que tous les philosophes concèdent la simplicité de la cause première, certains s’efforcent d’établir la composition de matière et de forme parmi les intelligences et dans les âmes, position dont on dit qu’Avicebron fut l’initiateur dans son livre intitulé De la Source de Vie. – Cependant cette position est reconnue comme étant contraire aux dires des philosophes car ces derniers désignent ces substances comme étant séparées de la matière et prouvent qu’elles existent sans aucune matière. La principale démonstration de cette conclusion provient de la puissance d’intellection qui est en eux. Nous voyons en effet que les formes ne sont intelligibles en acte qu’en tant qu’elles sont séparées de la matière et des conditions qui sont liées à cette dernière, et qu’elles ne deviennent intelligibles en acte que par la puissance de la substance intelligente selon qu’elles sont reçues en elle et qu’elles sont traitées par elle. D’où il résulte qu’il faut que toute substance intelligente soit absolument dépourvue de matière de telle manière qu’aucune de ses parties ne soit matérielle et qu’elle ne soit pas non plus comme une forme qui est toute imprimée dans la matière comme c’est le cas pour les formes matérielles.

                Et personne ne peut dire que ce n’est pas n’importe quelle matière qui empêche l’intelligibilité, mais seulement la matière corporelle. Si en effet cela ne se produisait qu’en raison de la matière corporelle, puisque la matière n’est dite corporelle que selon qu’elle subsiste sous une forme corporelle, alors il faudrait que la matière tienne cela, c’est-à-dire empêcher l’intelligibilité, de la forme corporelle. Et cela n’est pas possible car la forme corporelle elle-même est intelligible en acte comme les autres formes, c’est-à-dire comme celles qui sont séparées de la matière. D’où il résulte que dans l’âme intellectuelle et dans l’intelligence il n’y a composition de matière et de forme en aucune manière de telle sorte que la matière serait reçue en elles comme dans les substances corporelles, mais il y a cependant en elles composition de forme et d’existence. C’est pourquoi, dans le commentaire de la neuvième proposition du Livre des Causes, on dit que l’intelligence possède la forme et l’existence et que la forme y est entendue comme la quiddité elle-même ou l’essence simple.

                Et il est facile de voir comment il en est ainsi. En effet, chez tous les êtres qui se présentent entre eux de telle manière que l’un est la cause de l’existence de l’autre, celui qui a raison de cause peut posséder l’existence sans l’autre, mais non inversement. Mais le rapport de la forme à la matière se trouve à être tel que la forme donne l’existence à la matière : et c’est pourquoi il est impossible qu’il existe une matière sans forme; il n’est cependant pas impossible qu’il existe une forme sans matière. En effet, la forme en tant que forme n’implique pas une dépendance à l’égard de la matière mais s’il se trouve des formes qui ne peuvent exister que dans la matière, cela se présente en elles selon qu’elles sont éloignées du premier principe qui est l’acte pur et premier. D’où il résulte que ces formes qui sont les plus rapprochées du premier principe sont des formes qui sont par elles-mêmes subsistantes sans la matière; en effet, ce n’est pas la forme prise dans tout son genre qui a besoin de matière, comme nous l’avons dit, et les formes de cette sorte sont les intelligences : et c’est pourquoi il n’est pas nécessaire que les essences ou les quiddités de ces substances soient autre chose que la forme elle-même.

                2. L’essence de la substance composée et celle de la substance simple diffèrent donc en ceci que l’essence de la substance composée n’embrasse pas seulement la forme ni seulement la matière mais la forme et la matière; mais l’essence de la substance simple est seulement la forme. Et c’est de là que résultent deux autres différences. – Et la première est que l’essence de la substance composée peut être signifiée en tant que tout ou en tant que partie, ce qui a lieu en raison de la désignation de la matière ainsi que nous l’avons déjà dit; et c’est pourquoi l’essence de la chose composée ne s’attribue pas n’importe comment à la chose composée elle-même : on ne peut dire en effet que l’homme est sa quiddité. Mais l’essence de l’être simple, qui est sa forme, ne peut être signifiée que comme un tout, puisque dans ce cas il n’y a rien d’autre en dehors de la forme qui puisse recevoir la forme; et c’est pourquoi, de quelque manière que se prenne l’essence de la substance simple, elle s’attribue à la substance simple; c’est pourquoi Avicenne [V Métaphysique, ch. 5] dit que la quiddité de la substance simple est cette substance elle-même car il n’y a rien d’autre pour la recevoir. – La deuxième différence est que, parce que les essences des choses composées, du fait qu’elles sont reçues dans une matière désignée, se multiplient suivant la division de cette dernière, il résulte de là qu’il y a des choses qui sont identiques par l’espèce et différentes par le nombre. Mais, puisque l’essence des substances simples n’est pas reçue dans la matière, il ne peut y avoir dans ce cas une telle multiplication : et c’est pourquoi il ne faut pas qu’on rencontre une multiplicité d’individus de même espèce chez ces substances, mais il y a  autant d’espèces qu’il y a d’individus comme le dit clairement Avicenne [1X Métaphysique, ch. 4].

3. Donc chez de telles substances, bien qu’elles soient des formes sans matière, on ne retrouve cependant pas une simplicité absolue et elles ne sont pas des actes purs mais elles sont mélangées à de la puissance et on peut le voir de la manière suivante. En effet, tout ce qui ne fait pas partie du concept d’essence ou de quiddité, cela survient de l’extérieur et entraîne une composition avec l’essence; car aucune essence n’est intelligible sans les éléments qui sont les parties de l’essence. Or toute essence ou toute quiddité peut être comprise sans que quelque chose soit compris  au sujet de son existence une fois réalisée : je peux en effet comprendre ce qu’est un homme ou un phénix, et cependant ignorer s’ils possèdent une existence dans la nature des choses. Il est donc clair que l’existence est autre chose que l’essence ou la quiddité, à moins peut-être qu’il existe une réalité dont la quiddité est son existence même et cette réalité ne peut être qu’une et première car il est impossible qu’il y ait multiplication d’un être sans l’addition d’une différence, tout comme la nature du genre se multiplie en espèces, ou bien par ceci que la forme est reçue en différentes matières, comme la nature de l’espèce se multiplie en différents individus, ou encore par cela que l’un est un absolu et que l’autre est reçu en quelque chose, comme s’il existait une couleur séparée qui serait autre, du seul fait de sa séparation, que la couleur non séparée. Si cependant on pose une réalité qui serait seulement existence de telle sorte que son existence même serait subsistante, cette existence ne recevrait pas l’addition d’une différence car alors elle ne serait plus existence seulement, mais une existence à laquelle s’ajouterait une certaine forme : et elle recevrait encore moins l’addition d’une matière car alors elle ne serait plus une existence subsistante mais matérielle. D’où il reste qu’une telle réalité qui serait sa propre existence ne peut être qu’unique; il résulte de là qu’il faut qu’en toute autre réalité en dehors de celle-là, l’existence soit autre que la quiddité, la nature ou la forme. C’est pourquoi il faut qu’il y ait une existence en plus de la forme chez les intelligences; d’où l’on dit que l’intelligence est une forme et une existence.

                4. Cependant, tout ce qui convient à un être est causé soit par les principes de sa nature, comme la capacité de rire chez l’homme, soit par un principe extérieur, comme la lumière dans l’air lui vient du soleil. Il n’est pas possible cependant que l’existence même soit causée par la forme elle-même ou par la quiddité de la chose comme par une cause efficiente car alors une chose serait la cause d’elle-même et une chose aurait la capacité de se produire elle-même dans l’existence, ce qui est impossible. Il faut donc que toute chose de cette sorte, à savoir une chose dont l’existence est autre que sa nature, tienne son existence d’un autre. Et parce que tout ce qui existe par un autre se ramène à ce qui existe par soi comme à sa cause première, c’est pourquoi il faut qu’il y ait une réalité qui, du fait qu’elle-même n’est qu’existence, soit cause d’existence pour tous les autres êtres car autrement on procéderait à l’infini dans les causes puisque toute réalité qui n’est pas existence seulement tient son existence d’une cause ainsi que nous l’avons dit. Il est donc clair que les intelligences sont à la fois forme et existence et qu’elles tiennent leur existence du premier être qui est existence seulement; et cet Être est la cause première qui est Dieu.

                5. Mais tout être qui reçoit quelque chose d’un autre est en puissance par rapport à cela même qu’il reçoit et ce qui est reçu en lui est son acte. Il faut donc que cette forme ou cette quiddité qui est l’intelligence soit en puissance par rapport à l’existence qu’elle reçoit de Dieu, et cette existence est reçue à la manière d’un acte : et c’est ainsi que se rencontrent à la fois l’acte et la puissance dans les intelligences, mais non pas cependant la forme et la matière, si ce n’est de manière équivoque; c’est pourquoi encore pâtir, recevoir, être le sujet de quelque chose, et toutes les expressions de cette sorte qui semblent convenir aux choses en raison de la matière, sont attribuées à la fois aux substances intellectuelles et à celles qui sont corporelles mais en des sens différents, comme le Commentateur [111 De l’Âme, com. 14] le dit. Et parce que, comme nous l’avons dit, la quiddité de l’intelligence est l’intelligence elle-même, c’est pourquoi sa quiddité ou son essence est cela même qu’elle est, et son existence reçue de Dieu est ce par quoi elle subsiste dans la nature des choses. Et c’est pour cette raison que certains disent que de telles substances sont composées de ce par quoi elles sont et de ce qu’elles sont, ou de ce qu’elles sont et d’existence, ainsi que le dit Boèce [De Hebdom. Ch. 1]. Et parce que chez les intelligences on pose la puissance et l’acte, il ne sera pas difficile de rencontrer une multiplicité d’intelligences, ce qui serait impossible s’il ne se trouvait aucune puissance en elles. C’est pourquoi le Commentateur [111 De l’Âme, com. 14] dit que si la nature de l’intellect possible était inconnue, on ne pourrait conclure à une multiplicité de substances séparées.

                Il y a donc une distinction à faire entre elles, laquelle découle des degrés qu’on rencontre dans la puissance et l’acte, de telle manière qu’une intelligence supérieure, qui est plus rapprochée de l’Être premier, possède plus d’acte et moins de puissance, et ainsi de suite; et cette gradation se termine avec l’âme humaine qui tient le dernier rang parmi les substances intellectuelles. C’est pourquoi son intellect possible se présente, à l’égard des formes intelligibles, dans le même rapport que la matière première, laquelle tient le dernier rang dans l’existence sensible, par rapport aux formes sensibles ainsi que le Commentateur [111 De l’Âme, com. 5] le dit; et c’est pourquoi le Philosophe [111 De l’Âme, 15] compare cet intellect à une tablette dénudée sur laquelle rien n’est écrit. Et pour cette raison, parce que parmi les autres substances intellectuelles il est celle qui possède le plus de puissance, c’est pourquoi il est rendu si proche des choses matérielles que la réalité matérielle elle-même est entraînée à participer à son existence, de telle manière que c’est de l’âme et du corps que résulte une seule existence dans un même composé, bien que cette existence ne dépende pas du corps selon qu’elle appartient à l’âme. Et c’est pourquoi, après cette forme qu’est l’âme humaine, il se rencontre d’autres formes qui possèdent plus de puissance et qui sont plus proches de la matière, à ce point que leur existence ne peut avoir lieu sans la matière. Et parmi ces dernières formes on retrouve aussi un ordre et une gradation jusqu’à en venir aux formes premières des éléments qui sont les plus proches de la matière et qui, pour cette raison, ne possèdent une opération que d’après les exigences des qualités actives et passives et des autres qualités par lesquelles la matière est disposée à recevoir une forme.

 

CHAPITRE 6 : Quelle est l’essence de Dieu, et quelle est l’essence des substances séparées; on cherche à savoir d’où se tirent dans ces dernières les intentions du genre et de la différence, et de quelle manière elles se multiplient.

 

                Suite à ces considérations, on voit de quelle manière l’essence se rencontre en différents êtres. On rencontre en effet dans les substances trois manières de posséder une essence.

                a) Il y a en effet un Être, à savoir Dieu, dont l’essence est son existence même; et c’est pourquoi on trouve des philosophes qui disent que Dieu n’a pas d’essence car son essence n’est rien d’autre que son existence. Et il suit de là que Lui-même n’est pas contenu dans un genre : car il est nécessaire que tout ce qui est dans un genre possède une quiddité en dehors de son existence puisque, alors que la quiddité ou la nature du genre ou de l’espèce ne diffère pas selon la notion de nature dans les êtres dont elle est le genre ou l’espèce, l’existence par ailleurs diffère dans ces différents êtres. Et si nous disons que Dieu est existence seulement, il ne faut pas tomber dans l’erreur de ceux qui ont dit que Dieu est cette être universel par lequel toute chose existe formellement. En effet, cet être qui est Dieu est d’une condition telle qu’il ne peut souffrir aucune addition : d’où il résulte que par la seule pureté qui lui est propre, il est un être distinct de tout autre être; c’est pour cette raison qu’on dit, dans le commentaire de la neuvième proposition du Livre des Causes, que la Cause première, qui n’est qu’existence, est individuée par sa pure bonté. Mais tout comme l’être commun ne contient aucune addition dans son concept, de même il n’inclut dans son concept aucune exclusion d’addition car si cela était, on ne pourrait pas comprendre qu’une chose existe et dans laquelle quelque chose s’ajouterait à son existence. – Semblablement encore, bien que la Cause première soit existence seulement, il ne faut pas que lui manquent les autres perfections ou excellences; bien au contraire, elle possède toutes les perfections qui sont dans tous les genres et c’est pour cette raison qu’on dit d’elle qu’elle est absolument parfaite, ainsi que le Philosophe et le Commentateur [V Métaphysique, texte 21] le disent; mais ces perfections, elle les possède d’une manière plus parfaite que les autres choses car en Elle, elles existent toutes dans l’unité alors que les autres êtres les possèdent dans la diversité; et la raison en est que toutes ces perfections lui appartiennent conformément à son existence simple; car tout comme celui qui pourrait produire les opérations de toutes les qualités au moyen d’une qualité unique, celui-là posséderait dans cette qualité unique toutes les qualités, de même Dieu, dans son existence même, possède toutes les perfections.

                b) En deuxième lieu on retrouve l’essence dans les substances intellectuelles créées dans lesquelles l’existence est autre que l’essence, bien que leur essence soit sans matière; d’où il résulte que leur existence n’est pas absolue mais reçue, et c’est pourquoi elle est finie et se limite à la capacité de la nature qui la reçoit : mais leur nature ou quiddité est absolue, c’est-à-dire qu’elle n’est pas reçue dans une matière. Et c’est pourquoi on dit dans le livre intitulé Des Causes que les intelligences sont finies par le haut et infinies par le bas : elles sont en effet finies quant à leur existence qu’elles reçoivent d’une Cause supérieure; elles ne sont cependant pas finies par le bas car leurs formes ne se limitent pas à la capacité d’une matière qui les recevrait; et dans de telles substances on ne retrouve pas une multitude d’individus dans une même espèce, comme nous l’avons dit, si ce n’est pour l’âme humaine, en raison de son union au corps. Et dans ce cas, bien que son individuation dépende du corps à un moment, quant à son commencement, car son existence individuée ne lui est acquise que dans le corps dont elle est l’acte, il ne s’ensuit cependant pas qu’une fois le corps détruit, l’individuation de l’âme cesse; car puisqu’elle possède une existence absolue du fait que lui est acquise une existence individuée une fois qu’elle est devenue la forme de ce corps, cette existence demeure toujours individuée. Et c’est pourquoi Avicenne dit que l’individuation et la multiplication des âmes dépend du corps quant à son principe mais non quant à sa fin. Et parce que dans ces substances intellectuelles créées la quiddité ne s’identifie pas à l’existence, c’est pourquoi elles peuvent être rangées dans une catégorie et c’est pour cette raison qu’on retrouve en elles un genre, une espèce et une différence, bien que leurs différences propres nous soient inaccessibles. En effet, dans les choses sensibles aussi les différences essentielles elles-mêmes nous sont inconnues, d’où il suit qu’elles sont signifiées par les différences accidentelles qui viennent des différences essentielles, tout comme la cause est signifiée par son effet, par exemple lorsque bipède est posé comme une différence de l’homme. Cependant les accidents propres des substances immatérielles nous sont inconnus et c’est pourquoi leurs différences ne peuvent nous être signifiées ni par elles-mêmes ni au moyen des différences accidentelles.

                Il faut cependant savoir ceci, à savoir que le genre et la différence ne se tirent pas dans ces substances de la même manière que dans les substances sensibles car dans les substances sensibles le genre se tire de ce qui est matériel dans la chose alors que la différence se tire de ce qui y est formel : et c’est pourquoi Avicenne dit au début de son livre [1 De l’Âme, ch. 1] que la forme, dans les choses qui sont composées de matière et de forme, est la différence simple de ce qui est constitué à partir de cette forme : non pas cependant de telle manière que la forme elle-même soit la différence mais parce qu’elle est le principe de la différence, comme il le dit aussi ailleurs [1 Métaphysique, ch. 6]; et on dit qu’une telle différence est une différence simple parce qu’elle se tire de ce qui est une partie de la quiddité de la chose, à savoir de la forme. Cependant, puisque les substances spirituelles sont des quiddités qui sont simples, la différence ne peut se tirer en elles de ce qui est une partie de la quiddité, mais de toute la quiddité; et c’est pourquoi au début de son traité [1 De l’Âme, ch. 1] Avicenne dit qu’il n’y a que les espèces dont les essences sont composées de matière et de forme qui possèdent une différence simple.

                Dans ces mêmes substances spirituelles, le genre aussi se tire de la totalité de l’essence, mais d’une manière différente; une substance séparée a en effet en commun avec une autre d’être immatérielle mais elles diffèrent cependant entre elles par leur degré de perfection d’après leur éloignement de la potentialité et leur proximité par rapport à l’acte pur. Et c’est pourquoi le genre se tire en elles de ce qui découle d’elles selon qu’elles sont immatérielles, comme l’intellectualité et les caractères de cette sorte, alors que la différence, qui nous demeure cependant inconnue, se tire en elles de ce qui découle de leur degré de perfection. Et ce n’est pas parce qu’elles sont établies d’après une plus grande ou une moindre perfection, différence qui en principe n’entraîne pas un changement d’espèce, que ces différences sont accidentelles. En effet, un degré de perfection dans la réception d’une même forme, comme le blanc et le moins blanc qui participent de la même espèce de la blancheur, n’entraîne pas un changement d’espèce; mais c’est la diversité des degrés de perfection dans les formes elles-mêmes ou les natures participées qui entraîne un changement d’espèce : par exemple la nature procède par degrés des plantes aux animaux au moyen de formes intermédiaires entre les animaux et les plantes selon le Philosophe dans son livre [V11 Histoire des Animaux, ch. 1]. Et en outre il n’est pas nécessaire que la division des substances intellectuelles se fasse toujours par des différences réelles car il est impossible d’y parvenir pour toutes les choses ainsi que l’affirme le Philosophe [X1 Les Parties des Animaux, ch. 2].

c) En troisième lieu on retrouve l’essence dans les substances composées de matière et de forme dans lesquelles l’existence est reçue et finie pour cette raison qu’elles tiennent leur existence d’un autre, et en outre leur nature ou leur quiddité est reçue dans une matière désignée, et c’est pourquoi elles sont finies à la fois par le haut et par le bas; et de plus la multiplication des individus dans une même espèce est rendue possible en elles en raison de la division de la matière désignée. Et nous avons dit plus haut de quelle manière, chez ces substances, se présente l’essence par rapport aux intentions logiques.

 

CHAPITRE 7 : 1) Les accidents possèdent une essence incomplète; 2) on distingue divers accidents; 3) on explique d’où se tire en eux les intentions du genre et de la différence.

 

                1. Cependant, il reste maintenant à voir de quelle manière l’essence est présente dans les accidents. Nous avons dit néanmoins de quelle manière l’essence est présente dans toutes les sortes de substances. Et parce que, comme nous l’avons dit, l’essence est signifiée par la définition, il faut que les accidents possèdent une essence de la même manière qu’ils possèdent une définition. Or ils possèdent une définition incomplète car ils ne peuvent être définis que si le sujet est posé dans leur définition : et il en est ainsi parce qu’ils ne possèdent pas en eux une existence qui est indépendante par elle-même du sujet; mais, tout comme l’existence substantielle découle de la matière et de la forme quand il y a composition entre elles, de même l’existence accidentelle découle de l’accident et du sujet lorsque l’accident s’ajoute au sujet. Et c’est pourquoi encore ni la forme substantielle ni la matière ne possèdent une essence complète car il faut que dans la définition de la forme substantielle soit posé ce dont elle est la forme et ainsi sa définition s’opère par l’addition de quelque chose qui est extérieur à son genre, comme c’est le cas aussi pour la définition de la forme accidentelle : d’où il résulte encore que le philosophe de la nature pose le corps dans la définition de l’âme parce qu’il ne considère l’âme qu’en tant qu’elle est la forme du corps physique [11 De l’Âme, ch. 6].

                Il y a cependant entre les formes substantielles et les formes accidentelles la seule différence qui suit : car, tout comme la forme substantielle ne possède pas par elle-même une existence indépendante de ce à quoi elle advient, il en est de même pour la matière qui est ce à quoi elle advient : et c’est pourquoi de l’union de l’une et de l’autre résulte cette existence dans laquelle la chose subsiste par elle-même et à partir d’elles la chose constitue une unité essentielle, raison pour laquelle, de leur union, il s’ensuit une certaine essence. D’où il résulte que la forme substantielle, bien qu’elle n’ait pas raison d’essence complète considérée en elle-même, est cependant une partie de l’essence complète. Mais ce à quoi s’ajoute l’accident est un être complet en lui-même, subsistant dans son existence, laquelle existence précède certes naturellement l’accident qui survient; et c’est pourquoi l’accident qui survient, du fait de son union à ce à quoi il s’ajoute, ne cause pas cette existence dans laquelle la chose subsiste et par laquelle la chose est un être par soi, mais il cause seulement une certaine existence seconde sans laquelle la chose peut être conçue comme étant subsistante, tout comme ce qui est premier peut être conçu sans ce qui est second. D’où il résulte que ce n’est pas une unité essentielle qui découle de l’union de l’accident au sujet, mais une unité accidentelle; et c’est pourquoi ce n’est pas une essence qui résulte de leur union, comme c’est le cas pour l’union de la forme à la matière. Et c’est à cause de cela que l’accident n’a pas raison d’essence complète et qu’il n’en est pas même une partie; mais tout comme il est de l’être relatif, de même il possède une essence relative.

                2) Mais, parce qu’en tout genre ce qu’on voit comme étant parfait et possédant le plus de vérité est la cause de ce qui est second dans ce même genre (tout comme le feu qui est la chaleur extrême est la cause de la chaleur dans les choses qui sont chaudes ainsi que le dit le Philosophe [11 Métaphysique, texte 4]), c’est pourquoi la substance, qui est première dans le genre de l’être, possédant le plus parfaitement et le plus véritablement une essence, doit être la cause des accidents qui participent secondairement et comme relativement de la notion d’être. Cela est cependant possible de différentes manières : en effet, parce que les parties de la substance sont la matière et la forme, c’est pourquoi certains accidents découlent principalement de la forme et d’autres de la matière. Il y a cependant une forme dont l’existence ne dépend pas de la matière, comme l’âme intellectuelle, mais la matière ne possède d’existence qu’au moyen de la forme. D’où il résulte que dans les accidents qui découlent de la forme il y en a qui ne communiquent pas ou n’ont rien en commun avec la matière, par exemple l’acte d’intellection qui ne s’exerce pas au moyen d’un organe corporel comme le prouve le Philosophe [111 De l’Âme, texte 6]; mais il y en a d’autres qui découlent de la forme et qui ont une communication avec la matière, par exemple l’acte de la sensation; mais aucun accident ne découle de la matière sans communiquer avec la forme.

                Cependant, même parmi ces accidents qui découlent de la matière, on retrouve une certaine diversité. En effet, certains accidents découlent de la matière en tant qu’elle est ordonnée à une forme spéciale, comme le masculin et le féminin chez les animaux dont la différence se ramène à la matière, ainsi que le dit le Philosophe [X Métaphysique, texte 25]; c’est pourquoi, une fois supprimée la forme animale, de tels accidents ne demeurent que d’une manière équivoque. Mais d’autres accidents découlent de la matière en tant qu’elle est ordonnée à une forme générale; et c’est pourquoi, même si la forme spéciale est supprimée, ils se conservent encore en elle; par exemple la noirceur de la peau vient chez l’Éthiopien du mélange des éléments et non de l’âme, et c’est pourquoi elle demeure en lui après la mort.

                Et parce que toute chose tient son individualité de la matière et qu’elle se range dans un genre et une espèce au moyen de sa forme, c’est pourquoi les accidents qui découlent de la matière sont des accidents individuels et que c’est aussi d’après eux que les individus de la même espèce diffèrent entre eux. Mais les accidents qui découlent de la forme sont les qualités propres au genre ou à l’espèce; c’est pourquoi on les retrouve chez tous ceux qui participent de la nature du genre ou de l’espèce, comme la capacité de rire qui découle chez l’homme de sa forme car le rire résulte d’une appréhension de l’âme de l’homme. Il faut encore savoir que parfois les accidents sont causés par les principes essentiels conformément à un acte parfait, comme la chaleur dans le feu qui est toujours chaude en acte; mais parfois les accidents sont causés seulement suivant une aptitude et reçoivent leur achèvement d’un agent extérieur, comme c’est le cas pour la transparence de l’air qui est achevée par un corps lumineux extérieur : dans ces cas, l’aptitude est un accident inséparable mais le complément, qui vient d’un principe extérieur à l’essence de la chose ou qui n’entre pas dans la constitution de la chose, est séparable, par exemple le mouvement et les accidents de la sorte.

                3) Il faut cependant savoir que le genre, la différence et l’espèce se prennent d’une manière différente dans les accidents et dans les substances. En effet, parce que dans les substances issues d’une matière et d’une forme substantielle on obtient une unité essentielle du fait qu’une seule nature résulte de leur union, laquelle se range proprement dans la catégorie de la substance, c’est pourquoi dans les substances on dit des noms concrets qui signifient le composé qu’ils sont proprement dans un genre, comme les noms de genres ou d’espèces, par exemple l’homme ou l’animal : la forme ou la matière cependant ne sont pas dans une catégorie de cette manière, sauf par réduction, tout comme on dit des principes qu’ils sont dans le genre de ce dont ils sont les principes. Mais des accidents et du sujet ne résulte pas une unité essentielle; c’est pourquoi il ne résulte pas de leur union une nature à laquelle les intentions de genre ou d’espèce peuvent être attribuées. C’est pourquoi les noms des accidents dits concrètement, comme blanc ou musicien, ne sont pas posés dans une catégorie comme des espèces ou des genres, si ce n’est par réduction; ils ne peuvent l’être que s’ils sont signifiés dans l’abstrait, comme la blancheur et la musique. Et parce que les accidents ne sont pas composés de matière et de forme, c’est pourquoi en eux le genre ne peut se tirer de la matière et la différence de la forme, comme dans les substances composées; mais il faut que le genre premier se tire du mode même d’exister selon que l’être s’attribue différemment aux dix genres selon l’avant et l’après, tout comme on dit de l’accident qu’il est une quantité du fait qu’il est la mesure de la substance, et qu’il est une qualité du fait qu’il est une disposition de la substance, et il en est de même des autres accidents selon les dires du Philosophe au onzième livre de sa Métaphysique.

 

                Mais les différences se tirent en eux de la diversité des principes par lesquels ils sont causés. Et parce que les propriétés ou les passions propres sont causées par les principes propres du sujet, c’est pourquoi le sujet est placé dans leur définition à titre de différence si elles sont définies dans l’abstrait selon qu’elles sont proprement dans un genre : par exemple on dit que la camardise est la courbure du nez; mais ce serait le contraire si leur définition se prenait selon qu’ils se disent concrètement : alors en effet le sujet serait placé dans leur définition à titre de genre car ils serait alors définis à la manière des substances composées dans lesquelles la notion de genre se tire de la matière, comme nous disons que le camus est un nez courbé. Il en serait encore de même si un accident était le principe d’un autre accident, tout comme l’action, la passion et la quantité sont des principes de la relation. Et c’est pourquoi le Philosophe [V Métaphysique, texte 20] divise la relation d’après ces accidents. Mais parce que les principes propres des accidents ne sont pas toujours évidents, c’est pourquoi nous tirons parfois les différences des accidents de leurs effets, tout comme on dit que la densité et la rareté sont les différences de la couleur, lesquelles sont causées par l’abondance ou le défaut de lumière, car c’est de là que viennent les différentes espèces de couleur.

                Nous voyons donc ainsi comment l’essence se retrouve dans les substances et les accidents, de quelle manière elle se présente dans les substances composées et dans celles qui sont simples, et de quelle manière les intentions logiques universelles se retrouvent en elles, à l’exception du Principe premier qui est d’une infinie simplicité, auquel ne conviennent pas pour cette raison les notions de genre et d’espèce, ni par conséquent la définition, Principe sur lequel ce discours puisse trouver sa fin et son achèvement.