L'être et l'essence, « De ente et essentia »

Saint Thomas d’Aquin

(Oeuvre authentique 1254-1256)

 

Deux traductions :

 

1° Ancienne traduction de Catherine Capelle, éditions Vrin, 1980

2° Traduction Alain Blachair, mars 2005

 

 

Edition numérique http://docteurangelique.free. fr 2008

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 

Prologue de saint Thomas 1

Chapitre 1 — DIVERS SENS DE L'ESSENCE_ 2

Chapitre 2 — L’ESSENCE N’EST NI MATIÈRE NI FORME SEULES 6

Le terme « corps »_ 10

Chapitre 3 — LES DEUX SENS DE « NATURE»_ 21

Chapitre 4 — L'ETRE ET L’ESSENCE_ 28

Chapitre 5 — LES PERFECTIONS DE L’EXISTER PUR_ 38

Chapitre 6 — L'ESSENCE ET EXISTENCE DANS LES ACCIDENTS 45

 

 

 

Textum a L. Baur Monasterii Westfalorum 1933 editum
emendatum a J. Koch ac translatum in taenias magneticas a Roberto Busa SJ
denuo recognovit Enrique Alarcón atque instruxit

Traduction Alain Blachair, mars 2005

Ancienne traduction de Catherine Capelle, éditions Vrin, 1980

À partir de celle des éditions Louis Vivès, 1857

 

 

 

Prooemium

Prologue

Prologue de saint Thomas

 

Quia parvus error in principio magnus est in fine, secundum philosophum in I caeli et mundi, ens autem et essentia sunt quae primo intellectu concipiuntur, ut dicit Avicenna in principio suae metaphysicae, ideo ne ex eorum ignorantia errare contingat, ad horum difficultatem aperiendam dicendum est quid nomine essentiae et entis significetur et quomodo in diversis inveniatur et quomodo se habeat ad intentiones logicas, scilicet genus, speciem et differentiam.

Une petite erreur au commencement devient grande à la fin, comme le dit le Philosophe[1], au Livre I du Traité du ciel[2]. Or, l’étant et l’essence sont ce qui est conçu dans une première intellection[3], selon Avicenne, au début de sa Métaphysique[4]. Il convient donc, pour que l’ignorance à leur sujet ne devienne source d’erreur, et pour lever les difficultés qui portent sur ces termes, de dire ce que signifient les noms d’étant et d’essence, comment ce qu’ils désignent se trouve dans les différentes réalités, et quels sont leurs rapports avec les intentions logiques que sont le genre, l’espèce et la différence.

Selon Aristote, une légère erreur dans les principes engendre une conclusion gravement erronée : or, l’être et l’essence étant ce que l’intelligence conçoit en premier lieu, comme dit Avicenne, il faut éviter toute ignorance à leur sujet, et pour cela

Analyser le sens des mots essence et être,

déterminer de quelle façon les concepts ainsi obtenus se trouvent réalisés dans les choses diverses par ailleurs,

de quelle manière ces concepts se réfèrent aux notions logiques de genre, espèce, différence.

Quia vero ex compositis simplicium cognitionem accipere debemus et ex posterioribus in priora devenire, ut, a facilioribus incipientes, convenientior fiat disciplina, ideo ex significatione entis ad significationem essentiae procedendum est.

Mais, parce que nous devons acquérir la connaissance des réalités simples à partir des composées, et arriver à ce qui est premier à partir de ce qui est postérieur, l’enseignement le plus adapté est celui qui comment par ce qui est le plus facile. Pour cette raison, il faut partir de la signification de l’étant pour aboutir à celle de l’essence.

Par ailleurs, nous devons atteindre une connaissance des choses simples en partant des choses composées, et parvenir à ce qui est antérieur par l’intermédiaire de ce qui est postérieur, afin que l’enseignement soit plus adapté en commençant par les éléments les plus faciles. C’est pourquoi, il faut procéder de la signification de l’être à celle de l’essence.

 

 

 

Caput I

Chapitre 1

Chapitre 1 — DIVERS SENS DE L'ESSENCE

Sciendum est igitur quod, sicut in V metaphysicae philosophus dicit, ens per se dicitur dupliciter, uno modo quod dividitur per decem genera, alio modo quod significat propositionum veritatem.

Il faut donc savoir que, comme le dit le Philosophe au livre V de la Métaphysique[5], l’étant se dit, au sens propre, de deux manières, l’une qui désigne ce qui se divise selon les dix catégories, et l’autre, ce qui signifie la vérité des propositions.

Il faut savoir que, comme le dit Aristote, l’être au sens strict se dit en deux acceptions :

l’être qui est divisé en dix catégories,

l’être qui signifie la vérité des jugements,

Horum autem differentia est quia secundo modo potest dici ens omne illud, de quo affirmativa propositio formari potest, etiam si illud in re nihil ponat. Per quem modum privationes et negationes entia dicuntur ; dicimus enim quod affirmatio est opposita negationi et quod caecitas est in oculo. Sed primo modo non potest dici ens nisi quod aliquid in re ponit. Unde primo modo caecitas et huiusmodi non sunt entia.

 

Leur différence est que l’étant au second sens peut désigner tout ce qui est matière à former une proposition affirmative, même si cela ne désigne rien de positif dans la réalité. C’est en ce sens que les privations et les négations sont dites des étants : nous disons en effet que l’affirmation est opposée à la négation, et que la cécité est dans l’œil. Mais dans le premier sens, ne peut être appelé étant que ce qui désigne quelque chose de positif dans la réalité. C’est ainsi qu’au premier sens, la cécité et ce qui lui est semblable ne sont pas des étants.

Voici la différence entre ces deux significations à la seconde on appelle être tout ce au sujet de quoi on peut former une proposition affirmative, même si cela ne correspond à rien dans la réalité — c’est en ce sens que les privations et les négations sont appelées des êtres; nous disons, en effet, que l’affirmation est l’opposé de la négation, que la cécité est dans l’oeil. Mais selon la première signification, on ne peut appeler être qu’une chose qui existe dans la réalité. C’est pour quoi, en ce sens-là, la cécité et autres choses semblables ne sont pas des êtres.

Nomen igitur essentiae non sumitur ab ente secundo modo dicto, aliqua enim hoc modo dicuntur entia, quae essentiam non habent, ut patet in privationibus ; sed sumitur essentia ab ente primo modo dicto. Unde Commentator in eodem loco dicit quod ens primo modo dictum est quod significat essentiam rei. Et quia, ut dictum est, ens hoc modo dictum dividitur per decem genera, oportet quod essentia significet aliquid commune omnibus naturis, per quas diversa entia in diversis generibus et speciebus collocantur, sicut humanitas est essentia hominis, et sic de aliis.

Le nom d’essence n’est donc pas tiré de celui d’étant pris au second sens. En effet, certains des étants ainsi nommés n’ont pas d’essence, comme cela est évident pour les privations. Mais essence est tiré de l’étant au premier sens. C’est pourquoi le Commentateur[6], sur ce même passage, dit que l’étant au premier sens est ce qui signifie l’essence d’une réalité[7]. Et, puisque, comme cela a été dit, l’étant pris en ce sens se divise selon les dix catégories, il convient que l’essence signifie quelque chose de commun à toutes les natures, par lesquelles les étants sont classés dans les divers genres et espèces, de la même manière que l’humanité est l’essence de l’homme, et ainsi de suite.

Le terme essence n’est pas pris de lire au second sens en effet, ce qui est appelé être en ce sens n’a pas d’essence comme il apparaît dans les privations; mais essence est pris de être au premier sens. C’est pourquoi, Averroès, en commentant le texte d’Aristote, dit que « l’être employé au premier sens est ce qui signifie la substance de la chose ».

Mais, comme il a été dit, l’être en ce premier sens, désigne ce qui est divisé en dix catégories; c’est pourquoi, il faut que l’essence signifie quelque chose de commun à toutes les natures par lesquelles les divers êtres sont classés en divers genres et espèces, comme l’humanité est l’essence de l’homme, et ainsi des autres.

Et quia illud, per quod res constituitur in proprio genere vel specie, est hoc quod significatur per diffinitionem indicantem quid est res, inde est quod nomen essentiae a philosophis in nomen quiditatis mutatur. Et hoc est quod philosophus frequenter nominat quod quid erat esse, id est hoc per quod aliquid habet esse quid.

Et parce que ce qui fait qu’une réalité est placée dans son genre ou son espèce propre, est ce qui est signifié par la définition indiquant ce qu’est la chose, les philosophes[8] ont changé le terme d’essence en celui de quiddité[9]. Et c’est pourquoi le Philosophe la nomme souvent ce que c’était qu’être[10], c’est à dire ce par quoi une chose quelconque a d’être quelque chose.

Or, la définition indiquant ce qu’est (quid) la chose signifie ce par quoi les êtres sont constitués dans leur genre ou espèce propre; c’est pour cela que le terme essence a été changé par les philosophes en celui de quiddité, et c’est là ce qu’Aristote appelle souvent le quod quid erat esse, c’est-à-dire le ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est.

Dicitur etiam forma secundum quod per formam significatur certitudo uniuscuiusque rei, ut dicit Avicenna in II metaphysicae suae. Hoc etiam alio nomine natura dicitur accipiendo naturam secundum primum modum illorum quattuor, quos Boethius in libro de duabus naturis assignat, secundum scilicet quod natura dicitur omne illud quod intellectu quoquo modo capi potest. Non enim res est intelligibilis nisi per diffinitionem et essentiam suam. Et sic etiam philosophus dicit in V Metaphysicae quod omnis substantia est natura.

 

Elle est aussi appelée forme, puisque la forme signifie la détermination propre à chaque chose, comme le dit Avicenne au deuxième livre de sa Métaphysique[11]. Ceci est dit aussi par l’autre de nom de nature, en le prenant au premier des quatre sens que Boèce assigne à ce terme dans le livre des deux natures[12] : est appelé nature tout ce que l’intellect peut saisir d’une manière quelconque. Une chose n’est en effet intelligible que par sa définition et son essence. Et c’est ainsi que le Philosophe dit au livre V de sa Métaphysique[13] que toute substance est nature.

On l’appelle aussi forme, car c’est par la forme qu’est signifiée la détermination de chaque chose, comme le dit Avicenne On l’appelle encore d’un autre nom : nature, en prenant le mot nature dans le premier des quatre sens énumérés par Boèce : à savoir, en tant que par nature est exprimé tout ce que l’intelligence, peut saisir d’une manière quelconque. En effet, une chose n’est intelligible que par sa définition et son essence. Et c’est ainsi qu’Aristote dit : toute substance est nature.

 

Tamen nomen naturae hoc modo sumptae videtur significare essentiam rei, secundum quod habet ordinem ad propriam operationem rei, cum nulla res propria operatione destituatur. Quiditatis vero nomen sumitur ex hoc, quod per diffinitionem significatur. Sed essentia dicitur secundum quod per eam et in ea ens habet esse.

 

Cependant, le terme de nature pris en ce sens signifie l’essence d’une chose, en tant qu’elle est ordonnée à son opération propre : la raison en est que nulle chose ne peut être privée de l’opération qui lui est propre. Le terme de quiddité quant à lui est tiré du fait que l’essence est ce qui est signifié par la définition. Mais elle est appelée essence en tant que l’étant possède l’être en elle et par elle.

Cependant, le terme nature pris en ce sens semble signifier l’essence de la chose selon qu’elle soutient une relation à son opération propre, puisque aucun être n’est dépourvu d’une opération propre. Tandis que le terme quiddité est tiré de ce qui est signifié par la définition. L’essence en énonce que, par elle et en elle, l’être possède l’existence.

Sed quia ens absolute et per prius dicitur de substantiis et per posterius et quasi secundum quid de accidentibus, inde est quod essentia proprie et vere est in substantiis, sed in accidentibus est quodammodo et secundum quid.

Mais, parce que l’étant se dit de manière absolue et en premier lieu des substances, et seulement de manière seconde et relative des accidents, il y a donc proprement et véritablement essence dans les substances, et seulement d’une certaine manière et relativement dans les accidents.

C’est parce que l’être est dit de façon absolue et primordiale des substances, et d’une façon secondaire et comme relative des accidents que l’essence [aussi] se trouve proprement et vraiment dans les substances, relativement et d’une certaine manière dans les accidents.

 

Substantiarum vero quaedam sunt simplices et quaedam compositae, et in utrisque est essentia, sed in simplicibus veriori et nobiliori modo, secundum quod etiam esse nobilius habent. Sunt enim causa eorum quae composita sunt, ad minus substantia prima simplex, quae Deus est. Sed quia illarum substantiarum essentiae sunt nobis magis occultae, ideo ab essentiis substantiarum compositarum incipiendum est, ut a facilioribus convenientior fiat disciplina.

Or, certaines substances sont simples et d’autres composées, et il y a essence dans les deux, mais d’une manière plus vraie et plus noble dans celles qui sont simples, en ce qu’elles possèdent un être plus noble. Elles sont en outre causes de celles qui sont composée, au moins en ce qui concerne la première substance simple qui est Dieu. Mais parce que les essences de ces substances nous sont plus cachées, il faut commencer par les essences des substances composées, afin que l’enseignement soit le plus adapté en commençant par ce qui est le plus facile.

Or, certaines substances sont simples, et d’autres, composées; dans les unes et les autres, il y a essence. Mais les simples, ayant un exister plus élevé encore que les composées, l’essence s’y présente d’une manière plus vraie et plus élevée; elles sont en outre, causes des substances composées, au moins la substance première et simple qui est Dieu. Mais, parce que les essences de ces substances nous sont plus cachées, il faut commencer par les essences des substances composées afin que l’étude soit plus aisée en partant du plus facile.

 

 

 

Caput II

Chapitre 2

Chapitre 2 — L’ESSENCE N’EST NI MATIÈRE NI FORME SEULES

In substantiis igitur compositis forma et materia nota est, ut in homine anima et corpus. Non autem potest dici quod alterum eorum tantum essentia esse dicatur.

On connaît, dans les substances composées, la matière et la forme, à la manière de l’âme et le corps chez l’homme. Mais il est impossible de dire que l’une d’entre elles est l’essence à elle seule.

Dans les substances composées, par conséquent, la forme et la matière se présentent à nous à la manière de l’âme et du corps dans l’homme. Or, l’on ne peut dire que l’essence soit l’un ou l’autre de ces composants seulement.

Quod enim materia sola non sit essentia rei planum est, quia res per essentiam suam et cognoscibilis est et in specie ordinatur vel genere. Sed materia neque cognitionis principium est, neque secundum eam aliquid ad genus vel speciem determinatur, sed secundum id quod aliquid actu est.

Que la matière seule ne soit pas l’essence d’une réalité, cela est évident, parce que c’est par son essence qu’une réalité est connaissable et peut être rangée dans une espèce ou un genre. Mais la matière n’est ni un principe de connaissance, ni ce par quoi quelque chose est déterminé à appartenir à une espèce ou à un genre, mais cela se fait par ce qu’elle est en acte[14].

En effet, que la matière seule ne soit pas l’essence c’est clair, parce que c’est par son essence que la chose est connaissable et qu’elle appartient à l’espèce ou au genre; mais la matière n’est pas principe de la connaissance et ce n’est pas elle qui détermine une chose à un genre ou une espèce — (cette détermination vient de ce par quoi la chose est en acte).

Neque etiam forma tantum essentia substantiae compositae dici potest, quamvis hoc quidam asserere conentur. Ex his enim quae dicta sunt patet quod essentia est illud, quod per diffinitionem rei significatur. Diffinitio autem substantiarum naturalium non tantum formam continet, sed etiam materiam ; aliter enim diffinitiones naturales et mathematicae non differrent. Nec potest dici quod materia in diffinitione substantiae naturalis ponatur sicut additum essentiae eius vel ens extra essentiam eius, quia hic modus diffinitionis proprius est accidentibus, quae perfectam essentiam non habent. Unde oportet quod in diffinitione sua subiectum recipiant, quod est extra genus eorum. Patet ergo quod essentia comprehendit materiam et formam.

Mais la forme seule ne peut pas non plus être dite l’essence d’une substance composée, bien que certains s’efforcent de le soutenir[15]. Il est évident d’après ce qui vient d’être dit que l’essence est ce qui est signifié par la définition de la chose. La définition des substances naturelles ne contient pas seulement la forme, mais aussi la matière ; autrement en effet, il n’y aurait pas de différence entre les définitions physiques et les définitions mathématiques. Il est également impossible de dire que la matière serait introduite dans la définition des réalités naturelles comme un ajout ou un étant extérieur à son essence, parce que cette sorte de définition est propre aux accidents, qui n’ont pas d’essence parfaite. C’est à cause de cela qu’il convient de les définir en leur donnant un sujet qui est extérieur à leur genre. Il est donc évident que l’essence inclut la matière et la forme.

Et, de plus, la forme seule ne peut être l’essence de la substance composée, bien que certains s’efforcent de l’affirmer. C’est là une vérité qui ressort avec évidence de ce qui précède : l’essence est ce qui est signifié par la définition de la chose; or la définition des substances naturelles contient non seulement la forme, niais aussi la matière — autrement, en effet, les définitions naturelles ne différeraient pas des définitions mathématiques. On ne peut pas dire non plus que la matière soit introduite dans la définition de la substance naturelle comme ajoutée à son essence, ou comme un être extrinsèque à son essence. Cette sorte de définition en effet est propre aux accidents, qui n’ayant pas une essence parfaite ont besoin d’inclure dans leurs définitions un sujet qui est en dehors de leur genre. Il est donc évident que l’essence comprend et la matière et la forme.

Non autem potest dici quod essentia significet relationem, quae est inter materiam et formam vel aliquid superadditum ipsis, quia hoc de necessitate esset accidens et extraneum a re nec per eam res cognosceretur, quae omnia essentiae conveniunt. Per formam enim, quae est actus materiae, materia efficitur ens actu et hoc aliquid. Unde illud quod superadvenit non dat esse actu simpliciter materiae, sed esse actu tale, sicut etiam accidentia faciunt, ut albedo facit actu album. Unde et quando talis forma acquiritur, non dicitur generari simpliciter, sed secundum quid.

Il est également impossible de dire que l’essence signifie une relation entre la matière et la forme, ou quelque chose qui leur soit ajouté, parce que cela serait nécessairement quelque chose d’accidentel et d’extérieur à la chose, qui ne pourrait pas non plus la faire connaître, alors que ces caractères conviennent à l’essence. Par la forme en effet, qui est l’acte de la matière, celle-ci devient un étant en acte et ce quelque chose. C’est pourquoi ce qui s’ajoute [à la forme] ne donne pas à la matière l’être en acte au sens absolu, mais seulement d’être actuellement de telle ou telle manière. C’est ce que font aussi les accidents, comme la blancheur qui rend blanc en acte. C’est pourquoi, lorsqu’une telle forme est acquise, elle n’est pas appelée génération au sens strict, mais seulement une génération à un certain point de vue.

L’essence ne signifie pas davantage la relation entre la matière et la forme ou quelque chose qui leur soit surajouté; parce que cela serait nécessairement accidentel, étranger à la chose et inapte à la faire connaître — tous caractères propres à l’essence. Par la forme en effet, qui est l’acte de la matière, la matière devient être en acte, elle devient ce quelque chose. C’est pourquoi, ce qui est surajouté ne donne pas à la matière d’être en acte purement et simplement, mais d’être en acte à tel point de vue, comme font les accidents — ainsi la blancheur fait qu’une chose est blanche en acte. C’est pourquoi, quand une telle forme est acquise, il n’y a pas génération absolue, mais génération relative.

Relinquitur ergo quod nomen essentiae in substantiis compositis significat id quod ex materia et forma compositum est. Et huic consonat verbum Boethii in commento praedicamentorum, ubi dicit quod usia significat compositum. Usia enim apud Graecos idem est quod essentia apud nos, ut ipsemet dicit in libro de duabus naturis. Avicenna etiam dicit quod quiditas substantiarum compositarum est ipsa compositio formae et materiae. Commentator etiam dicit super VII metaphysicae : natura quam habent species in rebus generabilibus est aliquod medium, id est compositum ex materia et forma. Huic etiam ratio concordat, quia esse substantiae compositae non est tantum formae nec tantum materiae, sed ipsius compositi. Essentia autem est secundum quam res esse dicitur. Unde oportet quod essentia, qua res denominatur ens, non tantum sit forma neque tantum materia, sed utrumque, quamvis huiusmodi esse suo modo sola forma sit causa. Sic enim in aliis videmus, quae ex pluribus principiis constituuntur, quod res non denominatur ex altero illorum principiorum tantum, sed ab eo, quod utrumque complectitur, ut patet in saporibus, quia ex actione calidi digerentis humidum causatur dulcedo, et quamvis hoc modo calor sit causa dulcedinis, non tamen denominatur corpus dulce a calore, sed a sapore qui calidum et humidum complectitur.

Il reste donc que, dans les substances composées, le nom d’essence signifie ce qui est composé de matière et de forme. Et cela s’accorde avec les mots de Boèce[16] dans le Commentaire des catégories [d’Aristote] quand il dit que l’usia[17] signifie le composé. Usia en effet est chez les Grecs la même chose que « essentia » [l’essence] chez nous, comme il le dit lui-même[18] dans le livre Des deux natures. Avicenne[19] lui aussi dit que la quiddité des substances composées est ce même composé de matière et de forme. Le Commentateur[20] lui aussi dit à propos du livre VII des Métaphysiques [d’Aristote] : « la nature que possèdent les espèces des réalités soumises à la génération est quelque chose d’intermédiaire, c’est à dire de composé de matière et de forme. » Cela s’accorde également avec la raison, car l’être des substances composées n’est pas l’être de la forme seule ou de la matière seule, mais celui du composé lui-même. Or, l’essence se réalise selon la manière dont la chose est. Il faut donc que l’essence, par laquelle la réalité est qualifiée d’étant, ne soit ni la forme seule, ni la matière seule, mais appartienne aux deux, bien que la forme seule soit, à sa manière, la cause d’un tel être. Nous constatons en effet que, dans les autres réalités qui sont constituées de plusieurs principes, celles-ci ne sont pas désignées par l’un de ces principes seul, mais par ce qui résulte de leur composition. C’est évident en ce qui concerne les saveurs, parce que l’action de la chaleur de la digestion sur l’humide cause la douceur, et, bien que de cette manière, la chaleur soit cause de la douceur, le corps ne tient cependant pas le nom de doux de la chaleur, mais de la saveur qui résulte du chaud et de l’humide.

Il reste donc, que le terme d’essence dans les substances composées signifie ce qui est composé de la matière et de la forme. Et avec cette position s’accorde la parole de Boèce dans le Commentaire des Catégories quand il dit que l’oùsia signifie le composé : oùsia en effet, pour les Grecs, est l’équivalent de l’essence pour nous, comme lui-même le dit dans le livre Des Deux Natures. De plus, Avicenne remarque que la quiddité des substances composées est le composé même de matière et de forme. Averroès, à son tour, commentant le septième livre des Métaphysiques dit : « La nature qu’on appelle espèce dans les choses engendrables est une sorte d’intermédiaire, c’est-à-dire le composé de matière et de forme »

La raison est aussi d’accord avec cela, parce que l’être de la substance composée n’est pas celui de la forme seule, ni celui de la matière seule, mais celui du composé lui-même. C’est pourquoi il faut que l’essence par laquelle la chose est dénommée être ne soit ni la forme seule, ni la matière seule, mais l’une et l’autre, bien que d’un tel être la forme seule soit, à sa manière, la cause. Nous remarquons en fait, le même phénomène dans les autres choses qui sont constituées de plusieurs principes : la chose n’est pas dénommée par un de ces principes seulement, mais par leur synthèse — ainsi qu’il apparaît dans les saveurs, parce que l’action du chaud sur l’humide produit le doux; et, bien que en ce sens la chaleur soit la cause de la saveur sucrée, cependant le corps doux ne tire pas son nom de la chaleur mais de la saveur qui est une synthèse de chaud et d’humide.

Sed quia individuationis principium materia est, ex hoc forte videtur sequi quod essentia, quae materiam in se complectitur simul et formam, sit tantum particularis et non universalis. Ex quo sequeretur quod universalia diffinitionem non haberent, si essentia est id quod per diffinitionem significatur. Et ideo sciendum est quod materia non quolibet modo accepta est individuationis principium, sed solum materia signata. Et dico materiam signatam, quae sub determinatis dimensionibus consideratur. Haec autem materia in diffinitione hominis, in quantum est homo, non ponitur, sed poneretur in diffinitione Socratis, si Socrates diffinitionem haberet. In diffinitione autem hominis ponitur materia non signata ; non enim in diffinitione hominis ponitur hoc os et haec caro, sed os et caro absolute, quae sunt materia hominis non signata.

Mais, parce que le principe d’individuation est la matière, il semblerait résulter de cela que l’essence, parce qu’elle unit la matière ainsi que la forme, serait seulement particulière et non universelle. Il s’ensuivrait que les universaux n’auraient pas de définition, si l’essence est ce qui est signifié par la définition. Il faut donc savoir que ce n’est pas la matière entendue en n’importe quel sens qui est le principe d’individuation, mais seulement la matière désignée. Et j’appelle matière désignée, celle qui est observée sous des dimensions déterminées. Or, la définition de l’homme en tant qu’homme n’inclut pas cette matière, tandis que celle de Socrate[21] la contiendrait, s’il avait une définition. Mais la définition de l’homme contient la matière non désignée ; elle ne contient pas en effet ces os et cette chair[22], mais les os et la chair au sens absolu[23], qui constituent la matière non désignée de l’homme.

Mais, du fait que le principe d’individuation est la matière, on pourrait, semble-t-il, inférer que l’essence, en soi composée à la fois de matière et de forme, n’est que particulière, et non pas universelle; il s’en suivrait que les universaux n’auraient pas de définition — s’il reste admis que l’essence est ce qui est signifié par la définition. Et c’est pourquoi, il faut savoir que ce n’est pas la matière comprise dans n’importe quel sens qui est le principe d’individuation, mais seulement la matière désignée. Et j’appelle matière désignée celle qui est considérée sous des dimensions déterminées. Or cette matière ne fait pas partie de la définition de l’homme en tant qu’homme, mais elle entrerait dans la définition de Socrate si Socrate avait une définition. La définition de l’homme, au contraire, inclut la matière non désignée : dans cette définition, en effet, n’entrent pas cet os et cette chair déterminés mais l’os et la chair pris dans l’abstrait qui constituent la matière non désignée de l’homme.

 

 

Le terme « corps »

Sic ergo patet quod essentia hominis et essentia Socratis non differunt nisi secundum signatum et non signatum. Unde Commentator dicit super VII metaphysicae : Socrates nihil aliud est quam animalitas et rationalitas, quae sunt quiditas eius. Sic etiam essentia generis et speciei secundum signatum et non signatum differunt, quamvis alius modus designationis sit utrobique, quia designatio individui respectu speciei est per materiam determinatam dimensionibus, designatio autem speciei respectu generis est per differentiam constitutivam, quae ex forma rei sumitur. Haec autem determinatio vel designatio, quae est in specie respectu generis, non est per aliquid in essentia speciei exsistens, quod nullo modo in essentia generis sit, immo quicquid est in specie, est etiam in genere ut non determinatum. Si enim animal non esset totum quod est homo, sed pars eius, non praedicaretur de eo, cum nulla pars integralis de suo toto praedicetur.

Il est ainsi évident que l’essence de l’homme et celle de Socrate ne diffèrent que comme ce qui est désigné ou non désigné. C’est pourquoi le Commentateur[24] dit, en commentant le septième livre de la Métaphysique : Socrate n’est rien d’autre que l’animalité et la rationalité qui sont son essence. C’est ainsi également que l’essence du genre et celle de l’espèce diffèrent comme ce qui est désigné par rapport à ce qui n’est pas désigné, quoique le mode de désignation soit différent dans les deux cas. En effet, la désignation de l’individu par rapport à l’espèce résulte de la matière déterminée par ses dimensions, alors que la désignation de l’espèce par rapport au genre résulte d’une différence constitutive tirée de la forme de la réalité [considérée]. Mais cette détermination ou désignation de l’espèce par rapport au genre ne se fait pas par quelque chose qui serait dans l’essence de l’espèce, sans être en aucune manière dans l’essence du genre ; au contraire, tout ce qui est appartient à l’espèce appartient aussi au genre, mais de manière indéterminée. En effet, si l’animal n’était pas tout ce qu’est l’homme, mais seulement une de ses parties, il ne pourrait en être prédiqué[25], puisque aucune partie d’un tout[26] ne peut être prédiqué de celui-ci[27].

Ainsi donc, il est évident que l’essence de l’homme et l’essence de Socrate ne diffèrent que de la différence qui sépare désignée et non désignée. C’est pourquoi, Averroès dit, en commentant le septième Livre des Métaphysiques que « Socrate n’est rien autre que l’animalité et la rationalité qui sont sa quiddité ». Il s’ensuit également que l’essence du genre et l’essence de l’espèce diffèrent comme désignée et non désignée, bien que le mode de désignation soit différent dans les deux cas; car la désignation individuelle par rapport à l’espèce se f au moyen de la matière déterminée par les dimensions, tandis que la désignation de l’espèce par rapport au genre se fait par la différence constitutive qui se prend de la forme de la chose.

Or cette détermination ou désignation qui est dans l’espèce par rapport au genre ne provient pas d’une cause qui existerait dans l’essence de l’espèce et n’entrerait d’aucune manière dans celle du genre; c’est bien plutôt que tout ce qui est dans l’espèce se trouve aussi dans le genre, ma d’une façon indéterminée. Si en effet, l’animal n’était pas tout ce qu’est l’homme, mais sa partie seulement, il ne pourrait lui être attribué, puisque nulle partie intégrante n’est attribuée à son tout.

 

Hoc autem quomodo contingat videri poterit, si inspiciatur qualiter differt corpus secundum quod ponitur pars animalis et secundum quod ponitur genus. Non enim potest eo modo esse genus, quo est pars integralis. Hoc igitur nomen quod est corpus multipliciter accipi potest. Corpus enim, secundum quod est in genere substantiae, dicitur ex eo quod habet talem naturam, ut in eo possint designari tres dimensiones ; ipsae enim tres dimensiones designatae sunt corpus, quod est in genere quantitatis. Contingit autem in rebus, ut quod habet unam perfectionem ad ulteriorem etiam perfectionem pertingat, sicut patet in homine, qui et naturam sensitivam habet et ulterius intellectivam. Similiter etiam et super hanc perfectionem, quae est habere talem formam, ut in ea possint tres dimensiones designari, potest alia perfectio adiungi, ut vita vel aliquid huiusmodi. Potest ergo hoc nomen corpus significare rem quandam, quae habet talem formam, ex qua sequitur in ipsa designabilitas trium dimensionum cum praecisione, ut scilicet ex illa forma nulla ulterior perfectio sequatur ; sed si quid aliud superadditur, sit praeter significationem corporis sic dicti. Et hoc modo corpus erit integralis et materialis pars animalis, quia sic anima erit praeter id quod significatum est nomine corporis et erit superveniens ipsi corpori, ita quod ex ipsis duobus, scilicet anima et corpore, sicut ex partibus constituetur animal.

Il est possible de voir de quelle manière cela arrive, si l’on examine la différence entre le corps entendu comme partie d’un animal et le corps entendu comme genre. Il ne peut en effet être un genre de la même manière qu’il est une partie intégrante d’un tout. Ce mot de corps peut donc être entendu en plusieurs sens. Le corps en effet, en tant qu’il fait partie du genre de la substance, est appelé ainsi parce qu’il possède une nature telle que l’on peut y indiquer trois dimensions ; ces mêmes trois dimensions forment le corps, en tant qu’il est dans le genre de la quantité. Il arrive cependant parmi les choses que ce qui possède une perfection atteigne aussi une perfection ultérieure, comme cela est évident dans l’homme qui possède et la nature sensitive, et la nature intellective [qui lui est] supérieure. De même, une autre perfection, comme la vie, ou quelque autre chose de ce genre, peut s’ajouter à celle qui consiste à posséder une forme telle que l’on puisse y indiquer trois dimensions. Ce nom de corps peut donc signifier une réalité quelconque, qui possède une forme telle qu’il en résulte la seule possibilité d’y indiquer trois dimensions, sans qu’il résulte de cette forme aucune perfection ultérieure. Mais si quelque chose d’autre lui était ajouté, ce serait en dehors de la signification du [mot] corps ainsi entendu. Et le corps sera de cette manière une partie matérielle et intégrante de l’animal, parce que l’âme sera en dehors de ce qui est signifié par le mot de corps et s’ajoutera à celui-ci, de manière que l’animal soit constitué de ces deux réalités, à savoir l’âme et le corps, comme de deux parties.

Mais comment ceci peut arriver, c’est ce qu’on voit si l’on examine la différence entre le corps considéré comme partie d’un être animé ou comme genre : en effet, le genre ne peut se comporter comme une partie intégrante. Ce terme corps peut donc être pris en plusieurs sens. En effet, dans le genre de la substance, on donne le nom de corps à ce qui a une nature telle que trois dimensions puissent y être comptées. Mais ces trois dimensions déterminées constituent elles-mêmes le corps qui est dans le genre de la quantité. Or il arrive que, dans les choses, une perfection possédée soit comme un palier pour en atteindre une, nouvelle, comme c’est évident dans l’homme qui a la nature sensitive et ultérieurement, l’intellectuelle. Et de même, à cette perfection qu’est la possession d’une forme apte à avoir trois dimensions, peut s’ajouter une autre perfection, la vie ou quelque chose de cet ordre. Ce terme corps peut donc signifier une chose qui a une forme impliquant la détermination des trois dimensions, mais de telle sorte que de cette forme, nulle perfection ultérieure ne dérive; si quelque chose d’autre lui est surajouté, ce sera alors en dehors de la signification du mot corps ainsi entendu. De cette manière, le corps sera la partie intégrante et matérielle de l’animal — parce que l’âme sera en dehors de ce qui est signifié par ce terme corps et se trouvera adjointe à ce corps de telle façon que de ces deux éléments, à savoir l’âme et le corps, l’animal soit constitué comme de deux parties.

Potest etiam hoc nomen corpus hoc modo accipi, ut significet rem quandam, quae habet talem formam, ex qua tres dimensiones possunt in ea designari, quaecumque forma sit illa, sive ex ea possit provenire aliqua ulterior perfectio sive non. Et hoc modo corpus erit genus animalis, quia in animali nihil est accipere quod non implicite in corpore continetur. Non enim anima est alia forma ab illa, per quam in re illa poterant designari tres dimensiones ; et ideo, cum dicebatur quod corpus est quod habet talem formam, ex qua possunt designari tres dimensiones in eo, intelligebatur : quaecumque forma esset, sive animalitas sive lapideitas sive quaecumque alia. Et sic forma animalis implicite in forma corporis continetur, prout corpus est genus eius.

Ce mot de corps peut aussi être entendu comme signifiant une réalité quelconque, possédant une forme telle que l’on peut indiquer en elle trois dimensions, quelle que soit cette forme, qu’une perfection supérieure puisse en provenir ou non. Et entendu de cette manière, le corps sera le genre de l’animal, parce qu’il n’y rien à entendre dans l’animal qui ne soit contenu de manière implicite dans le corps[28]. L’âme n’est pas en effet une autre forme que celle par laquelle il est possible d’indiquer trois dimensions dans la réalité [considérée] ; et pour cette raison, lorsque l’on dit que le corps est ce qui possède une forme telle qu’il soit possible d’y indiquer trois dimensions, cela se comprend [de la manière suivante] : quelle que soit cette forme, l’animalité[29], la pierréité[30], ou n’importe quelle autre. Et ainsi la forme de l’animal est contenue implicitement dans la forme du corps, en tant que le corps est le genre de l’animal.

Ce terme corps peut avoir encore une autre acception : il signifiera alors une chose possédant une forme de laquelle peuvent procéder trois dimensions quelle que soit cette forme, qu’une perfection ultérieure puisse en dériver ou non; dans ce sens, le corps sera le genre de l'animal parce que l’animal ne comprend rien qui ne soit implicitement contenu dans le corps. L’âme, en effet, n’est pas une forme autre que celle qui, dans la réalité, donne au sujet d’avoir les trois dimensions. C’est pourquoi, lorsqu’on dit "le corps est ce qui a une forme telle que d’elle peuvent procéder trois dimensions déterminantes," il est donné à comprendre qu’il s’agit là de n’importe quelle forme : animalité, lapidéité, ou une autre forme quelconque. Et ainsi la forme de l’animal est contenue implicitement dans la forme du corps, en tant que le corps est son genre.

Et talis est etiam habitudo animalis ad hominem. Si enim animal nominaret tantum rem quandam, quae habet talem perfectionem, ut possit sentire et moveri per principium in ipso existens cum praecisione alterius perfectionis, tunc quaecumque alia perfectio ulterior superveniret, haberet se ad animal per modum partis et non sicut implicite contenta in ratione animalis, et sic animal non esset genus ; sed est genus secundum quod significat rem quandam, ex cuius forma potest provenire sensus et motus, quaecumque sit illa forma, sive sit anima sensibilis tantum sive sensibilis et rationalis simul.

Et telle est aussi le rapport du [terme] animal au [terme] homme. Si animal désigne seulement une réalité quelconque possédant une perfection qui la rende capable de sentir et de se mouvoir par un principe immanent, à l’exclusion d’une autre perfection, si alors une perfection ultérieure quelconque s’ajoutait, elle serait par rapport à l’animal une partie et non quelque chose d’implicitement contenu dans la notion d’animal ; mais animal est un genre en tant qu’il signifie une réalité telle que le mouvement et la sensation puissent procéder de sa forme, quelle que soit cette forme, âme seulement sensible ou à la fois sensible et rationnelle.

Et telle est aussi la relation de l’animal à l’homme. Si, en effet, animal désignait seulement une certaine chose douée d’une perfection telle qu’elle puisse sentir et se mouvoir par un principe immanent, suppression faite d’une perfection plus élevée, alors quand il lui surviendrait une perfection plus parfaite, celle-ci se comporterait à l’égard de l’animal comme une partie, et non comme contenue implicitement dans la notion d'animal — et ainsi, animal ne serait plus un genre. Au contraire, animal est un genre en tant qu’il signifie une certaine chose dont la forme peut être principe de sensation et de mouvement quelle que soit cette forme — âme sensible seulement, ou âme à la fois sensible et rationnelle.

 

Sic ergo genus significat indeterminate totum id quod est in specie, non enim significat tantum materiam ; similiter etiam differentia significat totum et non significat tantum formam ; et etiam diffinitio significat totum, et etiam species. Sed tamen diversimode, quia genus significat totum ut quaedam denominatio determinans id quod est materiale in re sine determinatione propriae formae. Unde genus sumitur ex materia, quamvis non sit materia, ut patet quod corpus dicitur ex hoc quod habet talem perfectionem, ut possint in eo designari tres dimensiones ; quae quidem perfectio est materialiter se habens ad ulteriorem perfectionem. Differentia vero e converso est sicut quaedam denominatio a forma determinate sumpta praeter hoc quod de primo intellectu eius sit materia determinata, ut patet, cum dicitur animatum, scilicet illud quod habet animam ; non enim determinatur quid sit, utrum corpus vel aliquid aliud. Unde dicit Avicenna quod genus non intelligitur in differentia sicut pars essentiae eius, sed solum sicut ens extra essentiam, sicut etiam subiectum est de intellectu passionum. Et ideo etiam genus non praedicatur de differentia per se loquendo, ut dicit philosophus in III metaphysicae et in IV topicorum, nisi forte sicut subiectum praedicatur de passione. Sed diffinitio vel species comprehendit utrumque, scilicet determinatam materiam, quam designat nomen generis, et determinatam formam, quam designat nomen differentiae.

Ainsi donc le genre signifie de manière indéterminée tout ce qui est dans l’espèce et pas seulement la matière ; de même, la différence [spécifique] signifie le tout [de l’espèce] et pas seulement la forme ; et de même la définition, ainsi que l’espèce, signifient le tout. Mais ils le signifient de manières diverses : le genre à la manière d’une certaine dénomination déterminant ce qu’il y a de matériel dans la chose et non sa forme propre. De là vient que le genre est tiré [de la considération] de la matière, bien qu’il ne soit pas la matière : il est évident qu’un corps est ainsi appelé parce qu’il possède une perfection telle que l’on peut y indiquer trois dimensions ; cette perfection est par rapport à la perfection ultérieure comme une matière. Au contraire, la différence spécifique est comme une dénomination tirée d’une forme déterminée, faisant abstraction de la matière déterminée contenue dans son concept premier : c’est manifeste lorsque l’on qualifie [quelque chose] d’animé, c’est à dire qui possède une âme : ce que c’est, corps ou autre chose, n’est pas déterminé. C’est pourquoi Avicenne dit : le genre n’est pas saisi dans la compréhension de la différence comme une partie de son essence, mais seulement comme quelque chose d’extérieur à cette essence[31] ; il en est également ainsi du sujet dans la compréhension des qualités. Et pour cette raison également, le genre n’est pas prédiqué de la différence en elle-même, comme le dit le Philosophe au livre III de la Métaphysique[32] et au livre IV des Topiques[33], si ce n’est peut-être comme le sujet est prédiqué de ce qui l’affecte. Mais la définition ou l’espèce contient l’un et l’autre, à savoir une matière déterminée désignée par le nom du genre et une forme déterminée désignée par le nom de la différence.

Ainsi donc, le genre signifie de façon indéterminée tout ce qui est dans l’espèce et non pas la matière seule.

A son tour, la différence signifie le tout et ne signifie pas la forme seule et de même la définition signifie le tout, et encore l’espèce. Mais diversement. Le genre en effet signifie le tout comme une certaine dénomination déterminant ce qui est matériel dans une chose sans détermination de la forme propre; c’est pourquoi le genre est pris de la matière, bien qu’il ne soit pas la matière : il est clair en effet qu’on appelle corps ce qui possède l’achèvement suffisant pour que trois dimensions puissent le déterminer, achèvement qui se réfère comme matériellement à une perfection ultérieure. Au contraire, la différence est comme une détermination prise d’une forme précise, abstraction faite de la matière impliquée dans son premier concept comme par exemple, lorsqu’on dit animé, c’est-à-dire ce qui a une âme, on ne détermine pas ce dont il s’agit, que ce soit un corps ou quelqu’autre chose. C’est pourquoi, Avicenne dit que le genre n’est pas conçu dans la différence comme une partie de l’essence de celle-ci, mais seulement comme un être extérieur à l’essence, tel le sujet dans la définition des qualités. Et c’est pourquoi, selon Aristote, le genre n’est pas attribué à la différence à proprement parler, si ce n’est peut-être comme le sujet est attribué à la qualité. Quant à la définition ou espèce, elle comprend l’une et l’autre, à savoir la matière déterminée que désigne le nom du genre et la forme déterminée que désigne le nom de la différence.

Ex hoc patet ratio quare genus, species et differentia se habent proportionaliter ad materiam et formam et compositum in natura, quamvis non sint idem quod illa, quia neque genus est materia, sed a materia sumptum ut significans totum, neque differentia forma, sed a forma sumpta ut significans totum. Unde dicimus hominem esse animal rationale et non ex animali et rationali, sicut dicimus eum esse ex anima et corpore. Ex anima enim et corpore dicitur esse homo, sicut ex duabus rebus quaedam res tertia constituta, quae neutra illarum est. Homo enim neque est anima neque corpus. Sed si homo aliquo modo ex animali et rationali esse dicatur, non erit sicut res tertia ex duabus rebus, sed sicut intellectus tertius ex duobus intellectibus. Intellectus enim animalis est sine determinatione specialis formae, exprimens naturam rei ab eo quod est materiale respectu ultimae perfectionis. Intellectus autem huius differentiae rationalis consistit in determinatione formae specialis. Ex quibus duobus intellectibus constituitur intellectus speciei vel diffinitionis. Et ideo sicut res constituta ex aliquibus non recipit praedicationem earum rerum, ex quibus constituitur, ita nec intellectus recipit praedicationem eorum intellectuum, ex quibus constituitur. Non enim dicimus quod diffinitio sit genus aut differentia.

Ce qui précède rend évident la raison pour laquelle le genre, l’espèce et la différence sont dans un rapport proportionnel avec la matière, la forme et le composé dans les réalités naturelles, bien qu’ils ne s’identifient pas avec eux, car ni le genre, ni la différence ne sont la matière ou la forme, mais l’un est tiré de la matière, et l’autre de la forme, tous deux pour signifier le tout. A cause de cela nous disons que l’homme est [un] animal rationnel, et non qu’il est [composé][34] d’animal et de rationnel, alors que nous disons qu’il est [composé] d’âme et de corps. L’homme en effet est dit [composé] d’un corps et d’une âme, comme une troisième réalité faite des deux premières, et qui n’est aucune d’entre elles. L’homme en effet n’est ni l’âme ni le corps. Mais au contraire, si l’homme était dit de quelque manière [composé] d’animal et de rationnel, ce ne serait pas comme une troisième réalité [faite] de deux autres, mais comme un troisième concept fait de deux autres. Le concept d’animal en effet exprime la nature d’une réalité sans déterminer sa forme spécifique, et à partir de ce qui en elle est comme une matière par rapport à sa perfection ultime. Le concept[35] de cette différence [qu’est] rationnel consiste dans la détermination de la forme spécifique. C’est de ces deux concepts qu’est constitué le concept de l’espèce ou le sens de la définition[36]. Et par conséquent, de même que les réalités qui en composent une autre ne peuvent en être prédiquées, les concepts qui composent un autre concept ne peuvent en être prédiqués. Nous ne disons pas en effet que la définition soit le genre ou la différence.

Et de là apparaît la raison pour laquelle le genre, l’espèce et la différence se réfèrent proportionnellement à la matière, à la forme et au composé, dans la réalité, bien qu’il ne faille pas identifier ceux-là avec ceux-ci; car le genre n’est pas la matière, mais il signifie le tout comme pris de la matière, et la différence n’est pas la forme, mais elle signifie le tout comme pris de la forme. C’est pourquoi nous disons que l’homme est animal rationnel et non qu’il est fait d’animal et de rationnel comme d’âme et de corps. On appelle homme, en effet, l’être fait d’âme et de corps, comme de deux choses est constituée une troisième qui n’est ni l’une, ni l’autre. L’homme, en effet, n’est ni âme, ni corps. Que si l’on estime l’homme formé d’animal et de rationnel, ce ne saurait être comme une troisième réalité formée de deux autres, mais comme un troisième concept, de deux autres concepts. Le concept d’animal, en effet, exprime la nature de l’être sans détermination d’une forme spéciale, et n’implique que ce qui est matériel par rapport à la perfection ultime. Le concept de différence rationnelle à son tour, consiste en une détermination de la forme spéciale. De ces deux concepts (genre. et différence) est constitué celui d’espèce ou définition. Et c’est pourquoi, de même qu’une chose constituée d’éléments ne peut être sujet d’attribution de ses éléments constituants, de même le’ concept n’est pas sujet d’attribution des concepts dont il est constitué : nous ne disons pas en effet que la définition est genre ou différence.

Quamvis autem genus significet totam essentiam speciei, non tamen oportet ut diversarum specierum, quarum est idem genus, sit una essentia, quia unitas generis ex ipsa indeterminatione vel indifferentia procedit, non autem ita, quod illud quod significatur per genus sit una natura numero in diversis speciebus, cui superveniat res alia, quae sit differentia determinans ipsum, sicut forma determinat materiam, quae est una numero, sed quia genus significat aliquam formam, non tamen determinate hanc vel illam, quam determinate differentia exprimit, quae non est alia quam illa, quae indeterminate significabatur per genus. Et ideo dicit Commentator in XI metaphysicae quod materia prima dicitur una per remotionem omnium formarum, sed genus dicitur unum per communitatem formae significatae. Unde patet quod per additionem differentiae remota illa indeterminatione, quae erat causa unitatis generis, remanent species per essentiam diversae.

Quoique le genre signifie toute l’essence de l’espèce, il n’est pourtant pas nécessaire que différentes espèces appartenant au même genre aient la même essence : l’unité du genre résulte de son indétermination ou indifférence même. Mais [ce n’est] pas comme si ce qui est signifié par le genre était une nature numériquement unique dans les différentes espèces de ce genre, à laquelle s’ajouterait une autre chose, [à savoir] la différence déterminant ce que le genre signifie de manière indéterminée[37]. Il n’en pas ici comme de la forme qui détermine une matière numériquement unique. [C’est] au contraire parce que le genre signifie une certaine forme, non pas cependant celle-ci ou celle-là précisément[38], [forme] que la différence énonce de manière déterminée, et qui n’est pas une autre que celle que le genre signifiait de manière indéterminée. Et c’est pourquoi le Commentateur dit, à propos du livre XI de la Métaphysique [d’Aristote][39], que la matière première est dite une en raison de l’absence[40] de toute forme, mais que l’unité du genre est affirmée parce qu’il signifie une forme commune. Il est donc évident que, une fois que l’ajout de la différence supprime cette indétermination qui est la cause de l’unité du genre, les espèces demeurent diverses en raison de leur essence.

Mais, bien que le genre signifie toute l’essence de l’espèce, cependant il n’est pas nécessaire que diverses espèces d’un même genre aient une seule essence; parce que l’unité du genre procède de l’indétermination elle-même ou indifférence. Il s’en faut que ce qui est signifié par le genre soit dans les diverses espèces une nature numériquement unique à laquelle surviendrait extrinsèquement la détermination d’une différence comme la forme détermine une matière individuellement unique. Le genre signifie bien une certaine forme, non pas telle ou telle d’une façon déterminée, — c’est la différence qui apporte cette détermination — mais celle qui est signifiée d’une façon indéterminée par le genre; et c’est pourquoi Averroès dit que la matière première est déclarée une par suppression de toutes les formes, tandis que le genre est un par la communauté de la forme exprimée. Aussi est-il évident que cette indétermination qui faisait l’unité du genre étant supprimée par l’addition de la différence, il demeure des espèces diverses par l’essence.

Et quia, ut dictum est, natura speciei est indeterminata respectu individui sicut natura generis respectu speciei, inde est quod sicut id quod est genus, prout praedicabatur de specie, implicabat in sua significatione, quamvis indistincte, totum quod determinate est in specie, ita etiam et id quod est species, secundum quod praedicatur de individuo, oportet quod significet totum id quod est essentialiter in individuo, licet indistincte. Et hoc modo essentia speciei significatur nomine hominis, unde homo de Socrate praedicatur. Si autem significetur natura speciei cum praecisione materiae designatae, quae est principium individuationis, sic se habebit per modum partis. Et hoc modo significatur nomine humanitatis ; humanitas enim significat id unde homo est homo. Materia autem designata non est id unde homo est homo ; et ita nullo modo continetur inter illa, ex quibus homo habet quod sit homo. Cum ergo humanitas in suo intellectu includat tantum ea, ex quibus homo habet quod sit homo, patet quod a significatione eius excluditur vel praeciditur materia designata. Et quia pars non praedicatur de toto, inde est quod humanitas nec de homine nec de Socrate praedicatur. Unde dicit Avicenna quod quiditas compositi non est ipsum compositum, cuius est quiditas, quamvis etiam ipsa quiditas sit composita, sicut humanitas, licet sit composita, non est homo, immo oportet quod sit recepta in aliquo quod est materia designata.

Et parce que, comme il a été dit, la nature de l’espèce est indéterminée par rapport à l’individu de la même manière que la nature du genre à l’égard de l’espèce, il en résulte la conséquence suivante : de la même manière que ce qu’est le genre, en tant qu’il est prédiqué de l’espèce, implique dans sa signification, quoique de manière indistincte, tout ce qui est dans l’espèce de manière déterminée, il faut que ce qu’est l’espèce, en tant qu’elle est attribuée à l’individu, signifie tout ce qui appartient essentiellement à celui-ci, quoique de manière indistincte. Et de cette manière, le nom homme signifie l’essence de l’espère, et c’est pourquoi homme est prédiqué de Socrate. Mais si ce terme signifiait la nature de l’espèce à l’exclusion de la manière désignée, qui est le principe d’individuation, elle se comporterait à la manière d’une partie. Le nom d’humanité signifie [la nature de l’espèce] de cette manière : l’humanité signifie ce par quoi l’homme est homme. Mais la matière désignée n’est pas ce par quoi l’homme est homme ; et elle n’est ainsi aucunement contenue parmi les choses qui donnent à l’homme d’être homme. Puisque l’humanité renferme dans son concept seulement ce qui donne à l’homme d’être homme, il est évident que la matière désignée est exceptée ou exclue de sa signification. Et parce que la partie n’est pas attribuée au tout, il en résulte que l’humanité n’est attribuée ni à l’homme ni à Socrate. C’est pourquoi Avicenne[41] dit que la quiddité du composé n’est pas le composé lui-même dont elle est la quiddité, quand bien même cette quiddité est elle-même composée : c’est ainsi que l’humanité, bien que composée, n’est pas l’homme, mais qu’il faut au contraire qu’elle soit reçue dans quelque chose qui est la matière désignée.

Parce que la nature de l’espèce, ainsi qu’on l’a dit, est indéterminée par rapport à l’individu, et la nature du genre par rapport à l’espèce, une même détermination se présente dans l’un et l’autre cas : de même que le genre attribué à l’espèce implique indistinctement dans sa signification tout ce qui est dans l’espèce de façon déterminée, de même l’espèce en tant qu’attribuée à l’individu doit signifier tout ce qui est essentiellement dans l’individu, mais de façon indistincte; et c’est de cette manière que l’essence de l’espèce est signifiée par le mot homme — c’est pourquoi, homme est attribué à Socrate. Mais si la nature de l’espèce était signifiée sans la matière désignée qui est le principe d’individuation, alors elle se comporterait à la manière d’une partie, et c’est ce que signifie le mot humanité. L’humanité en effet, signifie ce qui fait que l’homme est homme. Or, la matière désignée n’est pas ce qui fait que l’homme est homme, et ainsi elle n’est d’aucune manière comptée parmi les choses desquelles l’homme tient d’être homme. Puisque l’humanité n’inclut donc dans son concept que ce de quoi l’homme tire d’être homme, il est évident que de sa signification est exclue ou coupée la matière désignée; et c’est parce que la partie n’est pas attribuée au tout que l’humanité n’est attribuée ni à l’homme ni à Socrate. Avicenne en conclut que la quiddité du composé n’est pas le composé dont il y a quiddité, et bien que cette quiddité elle-même soit composée — comme humanité bien que composée n’est cependant pas homme; — bien plus, elle doit être reçue dans autre chose qui est la matière désignée.

Sed quia, ut dictum est, designatio speciei respectu generis est per formam, designatio autem individui respectu speciei est per materiam, ideo oportet ut nomen significans id, unde natura generis sumitur, cum praecisione formae determinatae perficientis speciem significet partem materialem totius, sicut corpus est pars materialis hominis. Nomen autem significans id, unde sumitur natura speciei cum praecisione materiae designatae, significat partem formalem. Et ideo humanitas significatur ut forma quaedam, et dicitur quod est forma totius, non quidem quasi superaddita partibus essentialibus, scilicet formae et materiae, sicut forma domus superadditur partibus integralibus eius, sed magis est forma, quae est totum scilicet formam complectens et materiam, tamen cum praecisione eorum, per quae nata est materia designari.

Mais parce que, comme on l’a dit, la détermination de l’espèce par rapport au genre est due à la forme, et que celle de l’individu par rapport à l’espèce résulte au contraire de la matière, il faut que le nom signifiant ce dont est tiré la nature du genre, en excluant la forme déterminée qui achève [de constituer] l’espèce, signifie la partie matérielle du tout : le corps est ainsi la partie matérielle de l’homme. Au contraire, le nom signifiant ce dont est tiré la nature de l’espèce, en excluant la matière déterminée, signifie sa partie formelle. Pour cette raison, l’humanité est signifiée en tant qu’elle est une certaine forme, et est appelée forme du tout, non pas en tant qu’elle serait ajoutée aux parties de l’essence que sont la forme et la matière, comme la forme de la maison est ajoutée à ses parties intégrantes. Elle est plutôt une forme totale, unissant la forme et la matière, excluant toutefois ce qui est de nature à désigner la matière.

Mais, comme il a été dit, la détermination de l’espèce par rapport au genre se fait par les formes, celle de l’individu par rapport à l’espèce, par la matière; C’est pourquoi il faut que le terme signifiant ce d’où est prise la nature du genre, abstraction faite de la forme déterminée parachevant l’espèce, signifie la partie matérielle du tout, comme le corps est la partie matérielle de l’homme. Inversement, le terme signifiant ce d’où est prise la nature de l’espèce, abstraction faite de la matière désignée, signifie la partie formelle; et c’est pour cela que l’humanité a valeur d’une certaine forme — et l’on dit qu’elle est forme du tout. Non pas, à la vérité, qu’elle soit pour ainsi dire surajoutée aux parties essentielles, forme et matière, comme la forme de la maison est surajoutée à ses parties intégrantes; mais c’est plutôt une forme qui est le tout, c’est-à-dire qu’elle embrasse forme et matière, abstraction faite toutefois des éléments par lesquels la matière est apte par nature à être désignée.

Sic igitur patet quod essentiam hominis significat hoc nomen homo et hoc nomen humanitas, sed diversimode, ut dictum est, quia hoc nomen homo significat eam ut totum, in quantum scilicet non praecidit designationem materiae, sed implicite, continet eam et indistincte, sicut dictum est quod genus continet differentiam ; et ideo praedicatur hoc nomen homo de individuis. Sed hoc nomen humanitas significat eam ut partem, quia non continet in significatione sua nisi id, quod est hominis in quantum est homo, et praecidit omnem designationem. Unde de individuis hominis non praedicatur. Et propter hoc etiam nomen essentiae quandoque invenitur praedicatum in re, dicimus enim Socratem esse essentiam quandam ; et quandoque negatur, sicut dicimus quod essentia Socratis non est Socrates.

Ainsi donc, il est évident que les noms homme et humanité signifient l’essence de l’homme, mais de manière diverse, comme on l’a dit. Car le nom homme la signifie en tant que tout, dans la mesure où il n’exclut pas la détermination de la matière, mais il la contient de manière implicite et indistincte, comme on a dit que le genre contient la différence ; et c’est pourquoi le terme homme est prédiqué des individus. Mais le nom d’humanité signifie cette essence en tant que partie, car sa signification ne contient que ce qui appartient à l’homme en tant qu’homme et exclut toute détermination. C’est pourquoi il n’est pas attribué aux individus humains. Et c’est aussi pour cela que le nom d’essence est quelquefois attribué aux réalités : nous disons en effet que Socrate est une certaine essence ; il en est quelquefois nié, comme lorsque nous disons que l’essence de Socrate n’est pas Socrate.

Ainsi donc, il est évident que l’essence de l’homme est signifiée par les deux termes homme et humanité, mais diversement, comme on l’a dit : le terme homme la signifie comme un tout,à savoir en tant qu’elle ne fait pas abstraction de la matière, mais la contient implicitement et indistinctement — manière en laquelle le genre contient la différence; et c’est pourquoi l’attribution du terme homme aux individus est légitime. Tandis que le terme humanité signifie cette même essence comme partie parce qu’il ne contient, dans sa signification, que ce qui appartient à l’homme en tant qu’homme, et fait abstraction de toute détermination de la matière; de là vient que ce terme n’est pas attribuable aux individus humains. Et à cause de cela, ce terme essence est tantôt attribué à la réalité, tantôt nié : on peut dire en effet que Socrate s’identifie d’une certaine manière à l’essence de Socrate, et aussi que l’essence de Socrate n’est pas Socrate.

 

 

 

Caput III

Chapitre 3

Chapitre 3 — LES DEUX SENS DE « NATURE»

Viso igitur quid significetur nomine essentiae in substantiis compositis videndum est quomodo se habeat ad rationem generis, speciei et differentiae. Quia autem id, cui convenit ratio generis vel speciei vel differentiae, praedicatur de hoc singulari signato, impossibile est quod ratio universalis, scilicet generis vel speciei, conveniat essentiae secundum quod per modum partis significatur, ut nomine humanitatis vel animalitatis. Et ideo dicit Avicenna quod rationalitas non est differentia, sed differentiae principium ; et eadem ratione humanitas non est species nec animalitas genus. Similiter etiam non potest dici quod ratio generis vel speciei conveniat essentiae, secundum quod est quaedam res exsistens extra singularia, ut Platonici ponebant, quia sic genus et species non praedicarentur de hoc individuo ; non enim potest dici quod Socrates sit hoc quod ab eo separatum est ; nec iterum illud separatum proficeret in cognitionem huius singularis. Et ideo relinquitur quod ratio generis vel speciei conveniat essentiae, secundum quod significatur per modum totius, ut nomine hominis vel animalis, prout implicite et indistincte continet totum hoc, quod in individuo est.

Après avoir vu ce que signifie le nom d’essence dans les substances composées, il faut étudier ses rapports avec les notions de genre, d’espèce de différence. Puisque ce à quoi convient la notion de genre, d’espèce ou de différence, est prédiqué de cette chose singulière déterminée, il est impossible que la notion d’universel, genre ou espèce, convienne à l’essence entendue comme partie, comme c’est le cas pour ce qui est désigné par le nom d’humanité ou d’animalité. Et c’est pourquoi Avicenne[42] dit que la rationalité n’est pas la différence mais son principe ; et pour la même raison, l’humanité n’est pas l’espèce, ni l’animalité le genre. De la même manière, on ne peut dire que la notion de genre ou d’espèce convienne à l’essence en tant que réalité existant hors des choses singulières, comme la concevaient les platoniciens : car ainsi le genre et l’espèce ne seraient pas attribués à cet individu ; il est en effet impossible de dire que Socrate est quelque chose qui est séparé de lui ; cette réalité séparée ne servirait pas non plus à la connaissance de ce singulier. Il reste donc que la notion de genre ou d’espèce convient à l’essence signifiée en tant que tout, comme c’est le cas par les noms d’homme ou d’animal, contenant de manière implicite et indistincte tout ce qui est dans l’individu.

 

 

Après avoir vu ce que signifie le terme essence, dans les substances composées, il faut considérer comment il se comporte à l’égard des notions de genre, d’espèce et de différence. Or ce à quoi conviennent les notions de genre, espèce, différence, est attribué à telle chose singulière et déterminée; il est donc impossible qu’une notion universelle comme celle de genre ou d’espèce convienne à l’essence prise comme partie, humanité ou animalité par exemple. C’est pourquoi, remarque Avicenne, la rationalité n’est pas la différence, mais le principe de la différence; et pour la même raison, l’humanité n’est pas l’espèce, ni l’animalité, le genre. De même, on ne saurait dire que les notions de genre et d’espèce conviennent à l’essence en tant que celle-ci est conçue comme existante en dehors des singuliers — essence des Platoniciens; parce que de cette manière, le genre et l’espèce ne seraient pas attribués à tel individu : on ne peut dire, en effet, que Socrate soit ce qui est séparé de lui; ce séparé, d’ailleurs, ne servirait en rien à la connaissance de ce singulier. C’est pourquoi, en définitive, il reste que les notions de genre et d’espèce conviennent à l’essence en tant qu’elle est signifiée à la manière d’un tout, comme par le terme homme ou animal contenant implicitement et indistinctement tout ce qui est dans l’individu.

Natura autem vel essentia sic accepta potest dupliciter considerari : uno modo, secundum rationem propriam, et haec est absoluta consideratio ipsius. Et hoc modo nihil est verum de ea nisi quod convenit sibi secundum quod huiusmodi. Unde quicquid aliorum attribuatur sibi, falsa est attributio. Verbi gratia, homini in eo quod est homo convenit rationale et animal et alia, quae in diffinitione eius cadunt. Album vero aut nigrum vel quicquid huiusmodi, quod non est de ratione humanitatis, non convenit homini in eo quod homo. Unde si quaeratur utrum ista natura sic considerata possit dici una vel plures, neutrum concedendum est, quia utrumque est extra intellectum humanitatis et utrumque potest sibi accidere. Si enim pluralitas esset de intellectu eius, nunquam posset esse una, cum tamen una sit secundum quod est in Socrate. Similiter si unitas esset de ratione eius, tunc esset una et eadem Socratis et Platonis nec posset in pluribus plurificari. Alio modo consideratur secundum esse quod habet in hoc vel in illo, et sic de ipsa aliquid praedicatur per accidens ratione eius, in quo est, sicut dicitur quod homo est albus, quia Socrates est albus, quamvis hoc non conveniat homini in eo quod homo.

 

Mais la nature ou l’essence ainsi entendue peut être envisagée de deux façons. D’une part, selon sa notion propre, et c’est la considérer de manière absolue[43]. Dans ce cas, rien n’est vrai à son sujet que ce qui lui convient en tant que telle. Il en résulte que, quoiqu’on lui attribue d’autre, cette attribution sera fausse. Par exemple, conviennent à l’homme en tant qu’homme rationnel, animal, et ce qui entre d’autre dans sa définition. Mais blanc ou noir, ou quoi que ce soit de ce genre, qui n’appartient pas à la notion d’humanité, ne convient pas à l’homme en tant qu’homme. Par conséquent, si l’on demande si cette nature ainsi considérée peut être dite une ou multiple, il ne faut concéder ni l’un ni l’autre, puisqu’ils sont en dehors du concept d’humanité et peuvent lui advenir tous deux. Si en effet la multiplicité appartenait à son concept, elle ne pourrait jamais être une, ce qu’elle est pourtant en tant qu’elle est en Socrate. De même, si l’unité faisait partie de sa notion, elle serait unique et identique en Socrate et Platon, et ne pourrait se multiplier en de multiples réalités. On peut la considérer d’autre part selon l’être qu’elle possède dans telle ou telle réalité : on en prédique ainsi certaines choses par accident en raison de ce en quoi elle est : c’est ainsi que l’on dit que l’homme est blanc, parce que Socrate est blanc, bien que cela ne convienne pas à l’homme en tant qu’homme.

Mais la nature ou essence prise en ce sens, peut être envisagée de deux façons :

selon la notion propre conçue dans l’absolu : en ce sens, rien n vrai au sujet de fa notion qui ne lui convienne selon ce qu’elle est; c’est pourquoi tout ce qu’on lui attribue d’autre donne lieu à une attribution fausse. Par exemple, à l’homme en tant qu’homme, conviennent rationnel, animal, et autres choses impliquées dans sa définition; mais blanc ou noir ou autres déterminations qui n’appartiennent pas à la notion d’humanité ne conviennent pas à l’homme en tant qu’homme. Par suite, à la question de savoir si cette nature ainsi conçue peut être déclarée une ou multiple, il ne faut répondre ni l’un, ni l’autre : parce que les deux sont en dehors du concept d’humanité; et que l’un et l’autre peuvent lui advenir. Si en effet, la pluralité appartenait à son concept, elle ne pourrait jamais être une, alors que cependant elle est une en tant qu’elle est dans Socrate. De même, si l’unité entrait dans son concept et sa notion, alors la nature de Socrate et de Platon, serait une et identique, et ne pourrait être multipliée en plusieurs individus;

selon l’être que possède l’essence en tel ou tel : et ainsi on peut lui attribuer quelque chose par accident en raison de ce en quoi elle se trouve — par exemple, on dit que l’homme est blanc parce que Socrate est blanc, bien que cela ne convienne pas à l’homme en tant qu’homme.

Haec autem natura duplex habet esse, unum in singularibus et aliud in anima, et secundum utrumque consequuntur dictam naturam accidentia. Et in singularibus etiam habet multiplex esse secundum singularium diversitatem et tamen ipsi naturae secundum suam primam considerationem, scilicet absolutam, nullum istorum esse debetur. Falsum enim est dicere quod essentia hominis in quantum huiusmodi habeat esse in hoc singulari, quia si esse in hoc singulari conveniret homini in quantum est homo, nunquam esset extra hoc singulare. Similiter etiam si conveniret homini in quantum est homo non esse in hoc singulari, nunquam esset in eo. Sed verum est dicere quod homo non in quantum est homo habet quod sit in hoc singulari vel in illo aut in anima. Ergo patet quod natura hominis absolute considerata abstrahit a quolibet esse, ita tamen quod non fiat praecisio alicuius eorum. Et haec natura sic considerata est quae praedicatur de individuis omnibus.

Or cette nature[44] a un être double : l’un dans les réalités singulières et l’autre dans l’âme, et de ces deux existences résultent pour elle des accidents. Et elle a aussi, dans les réalités singulières, un être multiple, correspondant à  leur diversité, alors qu’aucun de ces êtres ne doit être attribué à cette nature dans sa considération première, c’est-à-dire absolue. Il est en effet faux de dire que l’essence de l’homme en tant que tel possède l’être dans ce singulier : si être dans ce singulier convenait à l’homme en tant qu’homme, il n’y aurait jamais d’homme en dehors de ce singulier. De la même manière, s’il convenait à l’homme en tant qu’homme de ne pas être dans ce singulier, jamais il ne serait en lui. Mais il est vrai de dire que l’homme à d’être soit dans tel ou tel singulier, soit dans l’âme, mais pas en tant qu’il est homme. Il est donc évident que la nature de l’homme considérée absolument fait abstraction de tout être, d’une manière telle toutefois qu’aucun ne soit exclu. Et c’est cette nature considérée de cette manière qui est prédiquée de tous les individus.

Mais cette nature a deux modes d’existence : l’un dans les singuliers, l’autre dans l’âme; et dans chacun de ces modes, la dite nature comporte certains accidents. Dans les singuliers, l’essence a une existence multiple selon la diversité des singuliers; et cependant, aucun singulier n’a l’être de cette nature du premier point de vue, c’est-à-dire dans l’absolu. Il est faux, en effet, que la nature de l’homme en tant que tel ait l’exister dans ce singulier, parce que si l’exister convenait à l’homme en tant qu’homme dans ce singulier, jamais il n’y aurait d’hommes en dehors de lui; de même s’il ne convenait pas à l’homme en tant qu’homme d’être dans ce singulier, jamais il ne serait cet individu. Mais il est vrai de dire que l’homme en tant qu’homme n’a d’exister ni dans tel ou tel singulier, ni dans l’âme. Il apparaît donc que la nature de l’homme considérée dans l’absolu fait abs traction de tout mode d’existence, de telle sorte cependant qu’elle n’en exclut aucun. Et c’est la nature ainsi considérée qui est attribuée à tous les individus.

Non tamen potest dici quod ratio universalis conveniat naturae sic acceptae, quia de ratione universalis est unitas et communitas. Naturae autem humanae neutrum horum convenit secundum suam absolutam considerationem. Si enim communitas esset de intellectu hominis, tunc in quocumque inveniretur humanitas inveniretur communitas. Et hoc falsum est, quia in Socrate non invenitur communitas aliqua, sed quicquid est in eo est individuatum. Similiter etiam non potest dici quod ratio generis vel speciei accidat naturae humanae secundum esse quod habet in individuis, quia non invenitur in individuis natura humana secundum unitatem, ut sit unum quid omnibus conveniens, quod ratio universalis exigit. Relinquitur ergo quod ratio speciei accidat naturae humanae secundum illud esse quod habet in intellectu.

Il est toutefois impossible de dire que la notion d’universalité convient à la nature ainsi entendue, parce que l’unité et la communauté appartiennent à la notion d’universalité. Or aucune d’entre elle ne convient à la nature humaine considérée absolument. En effet, si la communauté appartenait au concept d’homme, on la trouverait alors en toute chose où se trouve l’humanité. Et cela est faux, parce que en Socrate ne se trouve rien qui soit commun, mais tout ce qui est en lui est individué. De la même manière, il est impossible de dire que la notion de genre ou d’espère revient à la nature humaine selon l’être qu’elle a dans les individus, parce qu’elle ne s’y trouve pas d’une manière une, comme quelque chose d’unique convenant à tous, ce qu’exige la notion d’universalité. Il reste donc que la notion d’espèce revient à la nature humaine selon l’être qu’elle possède dans l’intellect.

Toutefois, on ne peut dire que la notion universelle convienne à la nature ainsi entendue, parce qu’il y a bien une unité et une communauté de la notion universelle; alors que ni l’une, ni l’autre ne conviennent à la nature humaine prise absolument. Si en effet, la communauté appartenait au concept d’homme, en tout ce en quoi se trouve l’humanité, se trouverait aussi la communauté. Or ceci est faux parce qu’en Socrate on ne trouve pas de communauté, mais tout ce qui est en lui est individuel.

Semblablement, on ne peut dire non plus que la notion de genre ou d’espèce survienne à la nature humaine en tant qu’elle possède l’être dans les individus; parce que dans les individus, on ne trouve pas la nature humaine comme une unité, comme si elle était chose unique con venant à tous — ce qu’exige la notion d’universalité.

Il reste donc à admettre que la notion d’espèce survient à la nature humaine selon cet exister spécial qu’elle a dans l’intelligence.

Ipsa enim natura humana in intellectu habet esse abstractum ab omnibus individuantibus, et ideo habet rationem uniformem ad omnia individua, quae sunt extra animam, prout aequaliter est similitudo omnium et ducens in omnium cognitionem in quantum sunt homines. Et ex hoc quod talem relationem habet ad omnia individua intellectus adinvenit rationem speciei et attribuit sibi. Unde dicit Commentator in principio de anima quod intellectus est qui agit universalitatem in rebus. Hoc etiam Avicenna dicit in sua metaphysica. Et quamvis haec natura intellecta habeat rationem universalis secundum quod comparatur ad res extra animam, quia est una similitudo omnium, tamen secundum quod habet esse in hoc intellectu vel in illo est quaedam species intellecta particularis. Et ideo patet defectus Commentatoris in III de anima, qui voluit ex universalitate formae intellectae unitatem intellectus in omnibus hominibus concludere, quia non est universalitas illius formae secundum hoc esse quod habet in intellectu, sed secundum quod refertur ad res ut similitudo rerum, sicut etiam, si esset una statua corporalis repraesentans multos homines, constat quod illa imago vel species statuae haberet esse singulare et proprium secundum quod esset in hac materia, sed haberet rationem communitatis secundum quod esset commune repraesentativum plurium.

Cette nature humaine dans l’intellect possède un être abstrait de tout ce qui individue, et a donc un rapport identique à tous les individus qui sont hors de l’âme dans la mesure où elle est une ressemblance égale de chacun et conduit à la connaissance de chacun en tant qu’ils sont des hommes. Et parce qu’elle a une telle relation à tous les individus, l’intellect découvre la notion d’espèce et la lui attribue. C’est pourquoi le Commentateur dit, sur le début du traité de l’âme[45], que « l’intellect est qui produit l’universalité dans les choses ». Avicenne le dit aussi dans sa Métaphysique[46]. Et, bien que cette nature pensée possède l’universalité en tant qu’on la compare aux réalités hors de l’âme, parce qu’elle est la ressemblance unique de toutes, elle est une espèce intellectuelle particulière en tant qu’elle possède l’être dans tel ou tel intellect. Cela fait donc apparaître clairement l’erreur commise par le Commentateur à propos du troisième livre du traité De l’âme, lorsqu’il voulait conclure de l’universalité de la forme intellectuelle l’unicité de l’intellect dans pour les hommes. Car l’universalité n’appartient pas à cette forme en raison de l’être qu’elle possède dans l’intellect, mais du fait de son rapport aux choses, en tant qu’elle est leur ressemblance. Il en serait de même s’il existait une statue matérielle représentant beaucoup d’hommes : il est certain que cette image ou espèce de la statue aurait un être singulier et propre en tant qu’elle serait dans cette matière, mais que la communauté lui appartiendrait en tant qu’elle représenterait en commun plusieurs hommes.

 

Cette nature humaine, en effet, a dans l’intelligence un être abstrait de tous les individus, et c’est pourquoi elle a une notion uniforme à l’égard de tous les individus qui sont en dehors de l’âme, du fait qu’elle est, au même degré, similitude de tous, et conduit à leur connaissance en tant qu’ils sont des hommes. Et de là qu’elle détient une telle relation à tous les individus, l’intelligence découvre la notion d’espèce et se l’approprie. C’est pour cela qu’Averroès, au De Anima, dit que l’intelligence est ce qui produit l’universalité dans les choses. Avicenne le dit également dans ses Métaphysiques 2. Et, bien que cette nature intellectuelle possède une notion universelle en tant que référée aux choses réelles parce qu’elle est une similitude de toutes, cependant selon qu’elle subsiste en telle ou telle intelligence elle est une certaine idée particulière. Et c’est en cela qu’apparaît l’erreur d’Averroès dans le III° Livre du De Anima; il voulait, du fait de l’universalité de la forme commune, conclure à l’unité d’intelligence entre les hommes : car il s’agit de l’universalité de cette forme, non pas en tant qu’elle existe dans la pensée, mais en tant qu’elle est référée à la réalité comme similitude des choses; de même si l’on faisait une statue matérielle représentant des hommes multiples, cette image ou représentation aurait un être singulier et propre en tant que subsistant dans cette matière déterminée; mais elle aurait valeur collective en tant que représentation commune d’une pluralité.

Et quia naturae humanae secundum suam absolutam considerationem convenit quod praedicetur de Socrate, et ratio speciei non convenit sibi secundum suam absolutam considerationem, sed est de accidentibus, quae consequuntur eam secundum esse, quod habet in intellectu, ideo nomen speciei non praedicatur de Socrate, ut dicatur : Socrates est species, quod de necessitate accideret, si ratio speciei conveniret homini secundum esse, quod habet in Socrate vel secundum suam considerationem absolutam, scilicet in quantum est homo. Quicquid enim convenit homini in quantum est homo praedicatur de Socrate.

Puisqu’il convient à la nature humaine considérée absolument d’être prédiquée de Socrate, et que la notion d’espèce ne lui convient pas, mais est un des accidents qui lui surviennent en raison de l’être qu’elle a dans l’intelligence, le nom d’espèce ne peut être prédiqué de  Socrate, comme si on disait que Socrate est une espèce. Cela arriverait nécessairement si la notion d’espèce convenait à l’homme selon l’être qu’il a en Socrate, ou à l’homme considéré absolument, c’est à dire en tant qu’homme. Tout ce qui convient à l’homme en tant qu’homme est en effet prédiqué de Socrate.

Il convient à la nature humaine considérée dans l’absolu d’être attribuée à Socrate; la notion d’espèce, au contraire, ne lui convient pas selon le point de vue absolu, mais bien du point de vue des accidents conséquents à son existence psychologique dans l’intelligence. C’est précisément pourquoi le terme d’espèce n’est pas attribué à Socrate, comme si l’on disait « Socrate est espèce ». Cette attribution serait pourtant nécessaire si la notion d’espèce convenait à l’homme soit dans son exister individuel (en Socrate), soit du point de vue absolu — à savoir, en tant qu’homme, car tout ce qui convient à l’homme en tant qu’homme est attribué à Socrate.

Et tamen praedicari convenit generi per se, cum in eius diffinitione ponatur. Praedicatio enim est quiddam, quod completur per actionem intellectus componentis et dividentis, habens fundamentum in re ipsa unitatem eorum, quorum unum de altero dicitur. Unde ratio praedicabilitatis potest claudi in ratione huius intentionis, quae est genus, quae similiter per actum intellectus completur. Nihilominus tamen id, cui intellectus intentionem praedicabilitatis attribuit, componens illud cum altero, non est ipsa intentio generis, sed potius illud, cui intellectus intentionem generis attribuit, sicut quod significatur hoc nomine animal.

Et pourtant, être prédiqué convient au genre par lui-même, puisque cela fait partie de sa définition. La prédication est en effet quelque chose d’accompli par l’action de l’intellect qui compose et divise, et qui a pour fondement dans la chose elle-même l’unité de ce qui est affirmé l’un de l’autre. Il en résulte que la notion de prédicabilité peut être contenue dans la notion de cette intention qu’est le genre, elle aussi formée par un acte de l’intellect. Néanmoins, ce à quoi l’intellect attribue l’intention de prédicabilité, en le composant avec autre chose, n’est pas l’intention qu’est le genre, mais plutôt ce à quoi l’intellect attribue l’intention de genre, comme par exemple ce qui est signifié par le nom d’animal.

 

Et cependant, il convient essentiellement au genre d’être attribué parce que cela fait partie de sa définition. L’attribution, en effet, est une certaine unité qui est achevée par l’action de l’intelligence composant et divisant tout en ayant un fondement dans la réalité; c’est l’unité même des choses dont l’une est dite de l’autre. C’est pourquoi le caractère d’attribuabilité peut être inclus dans les notes de ce concept qu’est le genre, concept qui s’achève de même par l’action de l’intelligence. Néanmoins ce à quoi l’intelligence attribue le concept d’attribuabilité en le composant avec autre chose n’est pas l’idée même de genre, mais plutôt ce à quoi l’intelligence attribue l’idée de genre, comme ce qui est signifié par le mot animal.

Sic ergo patet qualiter essentia vel natura se habet ad rationem speciei, quia ratio speciei non est de his, quae conveniunt ei secundum suam absolutam considerationem, neque est de accidentibus, quae consequuntur ipsam secundum esse, quod habet extra animam, ut albedo et nigredo, sed est de accidentibus, quae consequuntur eam secundum esse, quod habet in intellectu, et per hunc modum convenit etiam sibi ratio generis vel differentiae.

Voilà donc clairement la manière dont l’essence ou nature se rapporte à la notion d’espèce : cette notion ne fait pas partie de ce qui lui convient lorsqu’elle est considérée absolument, et n’est pas non plus un des accidents, comme la blancheur ou la noirceur, qui lui surviennent, en raison de l’être qu’elle possède en dehors de l’âme, mais un de ceux qui lui surviennent en raison de l’être qu’elle a dans l’intellect. Et c’est aussi de cette manière que lui conviennent les notions de genre ou de différence.

Ainsi donc on voit comment essence ou nature se réfère à la notion d’espèce : car la notion d’espèce ne concerne ni ce qui lui convient dans l’absolu, ni ce qui lui convient quant aux accidents qui suivent à son existence hors de l’âme comme blanc ou noir; mais elle concerne les accidents qui découlent de l’existence qu’elle a dans l’intelligence : voilà pourquoi c’est en ce sens seulement que lui conviennent les notions de genre et de différence.

 

 

 

Caput IV

Chapitre 4

Chapitre 4 — L'ETRE ET L’ESSENCE

Nunc restat videre per quem modum sit essentia in substantiis separatis, scilicet in anima, intelligentia et causa prima. Quamvis autem simplicitatem causae primae omnes concedant, tamen compositionem formae et materiae quidam nituntur inducere in intelligentias et in animam, cuius positionis auctor videtur fuisse Avicebron, auctor libri fontis vitae. Hoc autem dictis philosophorum communiter repugnat, qui eas substantias a materia separatas nominant et absque omni materia esse probant. Cuius demonstratio potissima est ex virtute intelligendi, quae in eis est. Videmus enim formas non esse intelligibiles in actu nisi secundum quod separantur a materia et a condicionibus eius ; nec efficiuntur intelligibiles in actu, nisi per virtutem substantiae intelligentis secundum quod recipiuntur in ea et secundum quod aguntur per eam. Unde oportet quod in qualibet substantia intelligente sit omnino immunitas a materia, ita quod neque habeat materiam partem sui neque etiam sit sicut forma impressa in materia, ut est de formis materialibus.

Il reste maintenant à examiner la manière d’être de l’essence dans les substances séparées, c’est-à-dire dans l’âme, l’intelligence et la cause première. Bien que tous concèdent que la cause première est simple, certains s’efforcent d’introduire la composition de matière et de forme dans les intelligences et dans l’âme. L’inventeur de cette thèse semble avoir été Ibn Gabirol, l’auteur du livre de la source de vie[47]. Mais ceci s’oppose à ce que les philosophes disent communément, eux qui qualifient ces substances de séparées de la matière et prouvent qu’elles en sont totalement dépourvues. La meilleure démonstration en est celle qui est tirée de la faculté de penser qui leur appartient. Nous voyons en effet que les formes ne sont intelligibles en acte que dans la mesure où elles sont séparées de la matière et de ses conditions ; elles ne sont pas non plus rendues intelligibles en acte, sinon par la faculté de la substance intelligente, en tant qu’elle les reçoit et qu’elle les produit. C’est pourquoi il faut que chaque substance intelligente soit totalement exempte de matière, de telle manière qu’elle n’ait aucune partie matérielle, et qu’elle ne soit pas non plus une forme imprimée dans une matière, comme le sont les formes matérielles.

Maintenant il reste à voir comment il peut y avoir essence dans les substances séparées, à savoir dans les âmes, les anges et la cause première. Si tous concèdent la simplicité de la cause première, certains cependant s’efforcent d’introduire dans les anges et les âmes une composition de matière et de forme, position qui semble avoir été inaugurée par Avicebron, l’auteur de la Source de la Vie. Mais cela s’oppose, en général, aux dires de philosophes, qui qualifient ces substances de séparées, et prouvent qu’elles sont dénuées de toute matière. La démonstration la plus adéquate de cette vérité argile du pouvoir d’intellection qui se trouve en elles. Nous voyons en effet que les formes ne sont intelligibles en acte qu’en tant que séparées de la madère et de ses conditionnements; elles ne deviennent intelligibles en acte que par le dynamisme d’une substance en acte de connaissance intellectuelle, à proportion qu'elle les reçoive et les travaille. C’est pourquoi il est nécessaire qu’en toute substance de cette sorte il y ait, à tous égards, immunité par rapport à la matière : cette immunité exclut la matière comme partie, elle l’exclut également comme sujet, car la substance intelligente ne saurait être une forme imprimée dans la matière comme le sont les formes matérielles.

Nec potest aliquis dicere quod intelligibilitatem non impediat materia quaelibet, sed materia corporalis tantum. Si enim hoc esset ratione materiae corporalis tantum, cum materia non dicatur corporalis nisi secundum quod stat sub forma corporali, tunc oporteret quod hoc haberet materia, scilicet impedire intelligibilitatem, a forma corporali. Et hoc non potest esse, quia ipsa etiam forma corporalis actu intelligibilis est, sicut et aliae formae, secundum quod a materia abstrahitur. Unde in anima vel in intelligentia nullo modo est compositio ex materia et forma, ut hoc modo accipiatur essentia in eis sicut in substantiis corporalibus, sed est ibi compositio formae et esse. Unde in commento IX propositionis libri de causis dicitur quod intelligentia est habens formam et esse, et accipitur ibi forma pro ipsa quiditate vel natura simplici.                          

 

Nul ne peut dire non plus que c’est seulement la matière corporelle, et non toute matière, qui empêche l’intelligibilité. Si en effet c’était dû seulement à la matière corporelle, étant donné que la matière n’est dite corporelle qu’en tant qu’elle subsiste sous la forme corporelle, il faudrait que la matière tienne de cette forme d’être un obstacle à l’intelligibilité que de cette forme. Et il ne peut en être ainsi, parce que la forme corporelle est elle-même intelligible en acte, comme les autres formes, en tant qu’elle est abstraite de la matière. C’est pourquoi il n’y d’aucune manière composition de matière et de forme dans les âmes ou les intelligences, d’une manière telle que l’essence y serait reçue comme dans les substances corporelles ; il y a au contraire en elles composition de la forme et de l’être. C’est pourquoi, dans le commentaire de la neuvième proposition du Livre des causes[48], il est dit que l’intelligence possède la forme et l’être, et que forme y est prise au sens de la quiddité ou nature simple elle-même.

L’objectant serait mal venu de prétendre que ce n’est pas toute matière qui empêche l’intelligibilité mais seulement la matière corporelle. Si, en effet, ce résultat ne venait que de la matière corporelle, puisque la matière n’est déclarée corporelle que parce qu’ subsiste sous la forme corporelle, il faudrait qu’elle tienne cette opacité à l’intellection précisément de la forme corporelle. Et cela ne peut être parce que cette forme corporelle est, elle aussi intelligible en acte, comme les autres formes, dans la mesure où elles sont abstraites de la matière. C’est pourquoi dans l’âme et dans l’ange, il n’y a nulle composition de matière et de forme, au sens où l’on prend matière dans les substances corporelles; mais en eux, il y a composition de forme et d’existence. C’est pourquoi au Commentaire de la IX° proposition du Livre des Causes il est dit que l’intelligence est ce qui possède forme et être; et l’on prend ici forme pour la quiddité elle-même ou nature simple.

Et quomodo hoc sit planum est videre. Quaecumque enim ita se habent ad invicem quod unum est causa esse alterius, illud quod habet rationem causae potest habere esse sine altero, sed non convertitur. Talis autem invenitur habitudo materiae et formae, quia forma dat esse materiae. Et ideo impossibile est esse materiam sine aliqua forma. Tamen non est impossibile esse aliquam formam sine materia. Forma enim non habet in eo quod est forma dependentiam ad materiam, sed si inveniantur aliquae formae, quae non possunt esse nisi in materia, hoc accidit eis secundum quod sunt distantes a primo principio, quod est actus primus et purus. Unde illae formae, quae sunt propinquissimae primo principio, sunt formae per se sine materia subsistentes (non enim forma secundum totum genus suum materia indiget, ut dictum est) et huiusmodi formae sunt intelligentiae. Et ideo non oportet ut essentiae vel quiditates harum substantiarum sint aliud quam ipsa forma.

Il est facile de voir comment il en est ainsi. Toutes les réalités qui sont dans un rapport tel que l’une est la cause de l’être de l’autre sont telles que celle qui a le caractère de cause peut exister sans l’autre ; mais ce n’est pas réciproque. Or, tel est le rapport de la matière et de la forme, car la forme donne l’être à la matière. Et il est donc impossible que la matière existe sans aucune forme. Il n’est pourtant pas impossible qu’il y ait une forme sans matière. La forme en effet, en tant qu’elle est forme, ne dépend pas de la matière ; mais s’il se trouve certaines formes qui ne peuvent être sans matière, cela leur arrive en tant qu’elles sont éloignées du premier principe, qui est l’acte premier et pur. C’est pourquoi les formes qui sont les plus proches du premier principe, sont des formes subsistantes par elles-mêmes sans matière (ce n’est pas tout ce qui appartient au genre des formes qui a besoin de la matière, comme on l’a dit) et ces formes-là sont les intelligences. Pour cette raison, il n’est pas nécessaire que l’essence ou quiddité de ces substances soit autre que leur forme.

 

Il est facile de voir qu’il en est ainsi. En effet, chaque fois que des choses se réfèrent l’une à l’autre en sorte que l’une soit cause de l’autre, ce qui a valeur de cause peut exister sans l’autre, mais non inversement. Or telle est la relation de la matière et de la forme que la forme donne l’être à la matière, et c’est pourquoi il est impossible qu’il y ait matière sans forme, mais non qu’il y ait une forme sans matière. La forme, en effet, en tant que forme n’est pas dépendante de la matière; mais s’il se trouve des formes qui ne peuvent exister sans être incarnées dans la matière, c’est là une conséquence de la distance où elles sont du premier principe qui est acte premier et pur. De là suit que les formes les plus proches du premier principe sont des formes subsistantes par elles-mêmes sans matière. La forme, en effet, n’a pas besoin de la matière selon tout son genre, comme il a- été dit; et de telles formes sont des intelligences. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que les essences ou quiddités de ces substances soient autre chose que la forme elle-même.

In hoc ergo differt essentia substantiae compositae et substantiae simplicis quod essentia substantiae compositae non est tantum forma, sed complectitur formam et materiam, essentia autem substantiae simplicis est forma tantum. Et ex hoc causantur duae aliae differentiae : una est quod essentia substantiae compositae potest significari ut totum vel ut pars, quod accidit propter materiae designationem, ut dictum est. Et ideo non quolibet modo praedicatur essentia rei compositae de ipsa re composita ; non enim potest dici quod homo sit quiditas sua. Sed essentia rei simplicis, quae est sua forma, non potest significari nisi ut totum, cum nihil sit ibi praeter formam quasi formam recipiens ; et ideo quocumque modo sumatur essentia substantiae simplicis de ea praedicatur. Unde Avicenna dicit quod quiditas simplicis est ipsummet simplex, quia non est aliquid aliud recipiens ipsam. Secunda differentia est quod essentiae rerum compositarum ex eo quod recipiuntur in materia designata multiplicantur secundum divisionem eius, unde contingit quod aliqua sint idem specie et diversa numero. Sed cum essentia simplicis non sit recepta in materia, non potest ibi esse talis multiplicatio ; et ideo oportet ut non inveniantur in illis substantiis plura individua eiusdem speciei, sed quot sunt ibi individua, tot sunt ibi species, ut Avicenna expresse dicit.

L’essence de la substance composée et celle de la substance simple diffèrent donc en ceci que la première n’est pas la forme seule mais contient forme et matière alors que la seconde est la forme seule. Cela cause deux autres différences : l’une est que l’essence de la substance composée peut être signifiée comme tout ou comme partie, ce qui se produit à cause de la détermination de la matière. Et c’est pourquoi l’essence d’une chose composée n’en est pas prédiquée de n’importe quelle manière : on ne peut en effet dire que l’homme est sa quiddité. Mais l’essence d’une réalité simple, qui est sa forme, ne peut être signifiée qu’en tant que tout, car il n’y a rien ici en dehors de la forme qui soit en quelque sorte susceptible de la recevoir. Par conséquent, de quelque manière qu’on la prenne, l’essence d’une substance simple est prédiquée de cette substance. C’est pourquoi Avicenne dit que la quiddité d’un simple est ce simple lui-même[49], car il n’y a rien d’autre que cette quiddité pour la recevoir. La seconde différence est que les essences des choses composées sont multipliées en raison des divisions de la matière déterminée dans laquelle elles sont reçues, c’est pourquoi il arrive que certaines soient une quant à l’espèce et diverses quant au nombre. Mais, puisque l’essence de la substance simple n’est pas reçue dans une matière, une telle multiplication ne peut avoir lieu dans ce cas ; et il est donc impossible pour cette raison qu’il y ait parmi ces substances plusieurs individus de la même espèce. Au contraire, comme Avicenne[50] le dit expressément, autant il y a d’individus, autant il y a d’espèces.

En ceci diffèrent par conséquent l’essence de la substance composée et celle de la substance simple, que l’essence de la substance composée n’est pas seulement forme, mais comprend la forme et la matière, alors que l’essence de la substance simple est forme seulement. Et de là émanent deux autres différences. L’une, c’est que l’essence de la substance composée peut être signifiée comme tout ou comme partie — ce qui arrive à cause de la désignation de la matière, comme il a été dit. Aussi n’est-ce pas en toute manière que l’essence du composé s’attribue à celui-ci : on ne peut dire, en effet, que l’homme soit sa quiddité. Mais l’essence de la chose simple, qui est sa forme, ne peut être signifiée qu’à la manière d’un tout puisqu’il n’y a là rien en dehors de la forme qui soit comme un réceptacle pour celle-ci; et c’est pourquoi l’essence de la substance simple, prise de n’importe quelle manière, peut lui être attribuée. Avicenne dit en conséquence que la quiddité de la substance simple est le simple lui-même puisqu’il n’y a pas autre chose qui la reçoive. La seconde différence, c’est que les essences des choses composées, du fait qu’elles sont reçues dans la matière désignée, sont multipliées selon la division de celle-ci — d’où il arrive que des choses de même espèce soient individuellement diverses. Mais parce que l’essence de l’être simple n’est pas reçue dans une matière, une telle multiplication en est exclue; et c’est pourquoi il est impossible de trouver, dans ces substances, plusieurs individus de la même espèce, mais autant il y a d’individus, autant il y a d’espèces, comme le dit Avicenne expressément.

Huiusmodi ergo substantiae quamvis sint formae tantum sine materia, non tamen in eis est omnimoda simplicitas nec sunt actus purus, sed habent permixtionem potentiae. Et hoc sic patet. Quicquid enim non est de intellectu essentiae vel quiditatis, hoc est adveniens extra et faciens compositionem cum essentia, quia nulla essentia sine his, quae sunt partes essentiae, intelligi potest. Omnis autem essentia vel quiditas potest intelligi sine hoc quod aliquid intelligatur de esse suo ; possum enim intelligere quid est homo vel Phoenix et tamen ignorare an esse habeat in rerum natura. Ergo patet quod esse est aliud ab essentia vel quiditate, nisi forte sit aliqua res, cuius quiditas sit ipsum suum esse ; et haec res non potest esse nisi una et prima, quia impossibile est, ut fiat plurificatio alicuius nisi per additionem alicuius differentiae, sicut multiplicatur natura generis in species, vel per hoc quod forma recipitur in diversis materiis, sicut multiplicatur natura speciei in diversis individuis, vel per hoc quod unum est absolutum et aliud in aliquo receptum, sicut si esset quidam calor separatus, esset alius a calore non separato ex ipsa sua separatione. Si autem ponatur aliqua res, quae sit esse tantum, ita ut ipsum esse sit subsistens, hoc esse non recipiet additionem differentiae, quia iam non esset esse tantum, sed esse et praeter hoc forma aliqua ; et multo minus reciperet additionem materiae, quia iam esset esse non subsistens sed materiale. Unde relinquitur quod talis res, quae sit suum esse, non potest esse nisi una. Unde oportet quod in qualibet alia re praeter eam aliud sit esse suum et aliud quiditas vel natura seu forma sua. Unde oportet quod in intelligentiis sit esse praeter formam ; et ideo dictum est quod intelligentia est forma et esse.

Les substances de ce genre, bien qu’elles soient des formes seules dépourvues de matière, ne sont pourtant pas simples à tous égards, et ne sont pas des actes purs, mais sont mêlées de puissance. C’est évident ainsi : ce qui n’est pas dans le concept de l’essence ou de la quiddité lui vient de l’extérieur et entre en composition avec cette essence, parce qu’aucune essence ne peut être conçu sans ses parties. Toute essence ou quiddité peut être conçue sans que l’on conçoive rien de son être ; je peux en effet concevoir ce qu’est l’homme ou le Phénix et pourtant ignorer s’ils possèdent l’être parmi les réalités naturelles. Il est donc évident que l’être est autre que l’essence ou quiddité, à moins qu’il n’y ait quelque réalité dont la quiddité soit son être lui-même ; et cette réalité ne peut être qu’unique et la première de toutes, car il est impossible que quelque chose soit multiplié autrement que par l’addition d’une différence quelconque, comme la nature générique est multipliée en espèces, ou par la réception dans des matières divers, comme la nature spécifique est multipliée dans des individus différents, ou encore à la manière d’une chose qui est soit séparée, soit reçue en quelque chose : c’est comme s’il existait une chaleur séparée, qui serait autre que la chaleur non séparée en raison de sa séparation même. Si on pose au contraire une réalité qui serait seulement l’être, de manière que cet être même soit subsistant, celui-ci ne recevrait l’addition d’aucune différence, car alors il ne serait plus l’être seul mais l’être et une forme en plus de lui ; il recevrait encore moins une matière ajoutée, car alors, il ne serait plus être subsistant [par lui-même], mais être matériel. C’est pourquoi il demeure qu’un telle chose, identique à son être, ne peut être qu’unique Il faut également qu’en toute autre réalité en dehors de celle-ci, autre soit son être et autre sa quiddité, nature ou forme. C’est pourquoi il faut que, dans les intelligences, l’être d’ajoute à la forme, et pour cette raison, on dit que l’intelligence est forme et être.

De telles substances, par conséquent, bien qu’elles soient formes pures sans matière, ne sont cependant pas d’une simplicité absolue : elles ne sont pas des actes purs, mais ont un mélange de puissance. Voici comment apparaît cette vérité. Tout ce qui, en effet, n’appartient pas au concept d’essence ou de quiddité lui advient de l’extérieur et compose avec l’essence, parce que nulle essence ne peut être conçue sans ses parties. Or, toute essence ou quiddité peut être conçue sans que soit conçue son existence je puis en effet concevoir ce qu’est l’homme ou le phénix, tout en ignorant si cela existe dans la nature des choses. Il est donc évident que l’existence est autre chose que l’essence ou quiddité, sauf peut-être s’il y a un être dont la quiddité soit son propre exister lui-même. Cette réalité alors ne pourrait être qu et première, parce qu’il est impossible qu’une multiplication se produise si ce n’est par l’addition d’une, autre différence — comme on multiplie la nature du genre en espèces, ou par la réception d’une forme dans des matières diverses — comme la nature de l’espèce est multipliée dans les individus divers, ou enfin par la distinction entre une forme prise absolument et la même forme reçue dans autre chose — comme, s’il existait une chaleur séparée, elle serait distincte de la chaleur non séparée du fait de sa réparation même. Mais si l’on admet une réalité qui ne soit qu’existence pure en sorte qu’elle soit l’exister même subsistant, elle ne recevrait pas l’adjonction d’une différence parce qu’alors elle ne serait pas l’exister seul, mais y ajouterait une forme quelconque; bien moisis encore, ne pourrait-elle recevoir l’adjonction de la matière parce qu’alors elle ne serait pas subsistante mais matérielle. C’est pourquoi il reste qu’une réalité qui soit son exister propre ne peut être qu’unique Il faut donc qu’en tout ce qui n’est pas cette réalité, autre soit son exister et autre sa quiddité, ou nature, ou forme. C’est bien pourquoi dans les intelligences pures, il y a l’exister en outre de la forme; aussi, a-t-on dit, que l’intelligence est forme et existe.

Omne autem quod convenit alicui vel est causatum ex principiis naturae suae, sicut risibile in homine, vel advenit ab aliquo principio extrinseco, sicut lumen in aere ex influentia solis. Non autem potest esse quod ipsum esse sit causatum ab ipsa forma vel quiditate rei (dico sicut a causa efficiente) quia sic aliqua res esset sui ipsius causa et aliqua res seipsam in esse produceret, quod est impossibile. Ergo oportet quod omnis talis res, cuius esse est aliud quam natura sua habeat esse ab alio. Et quia omne, quod est per aliud, reducitur ad illud quod est per se sicut ad causam primam, oportet quod sit aliqua res, quae sit causa essendi omnibus rebus, eo quod ipsa est esse tantum. Alias iretur in infinitum in causis, cum omnis res, quae non est esse tantum, habeat causam sui esse, ut dictum est. Patet ergo quod intelligentia est forma et esse et quod esse habet a primo ente, quod est esse tantum. Et hoc est causa prima, quae Deus est.

Tout ce qui convient à quelque chose est soit causé par les  principes de sa nature, comme la faculté de rire chez l’homme, soit provient d’un principe extérieur, comme la lumière de l’air est émise par le soleil. Or, il est impossible que l’être lui-même soit causé par la forme ou quiddité de la chose (je le dit au sens de cause efficiente) car ainsi une chose serait cause d’elle-même, et se produirait elle-même dans l’être, ce qui est impossible. Il faut donc que toute chose dont l’être est autre que la nature tienne son être d’autre chose. Et parce que tout ce qui est par autre chose se ramène à ce qui est par soi comme à sa cause première, il faut qu’il y ait une certaine réalité qui soit cause de l’être de toute chose, du fait qu’elle-même est seulement être. Sinon, on irait à l’infini dans les causes, puisque toute chose qui n’est pas seulement être a une cause de son être, comme on l’a dit. Il est donc évident que l’intelligence est forme et être, et qu’elle tient l’être de la première réalité qui est être seul. Et celle-ci est la cause première qui est Dieu.

 

Par ailleurs, tout ce qui convient à une chose est, soit produit par les principes de sa nature — comme la propriété du rire dans l’homme, soit reçu d’un principe extrinsèque — comme la lumière dans l’air l’est de l’influence du soleil. Or l’exister lui-même ne peut être causé par la forme ou quiddité de la chose — j’entends à titre de cause efficiente — parce que cette chose serait alors sa propre cause et une réalité se produirait elle- même, ce qui est impossible. Il faut donc que tout ce dont l’existence est distincte de la nature soit produit par autre chose. Et parce que tout ce qui est par autrui doit être ramené à ce qui est par soi comme à la cause première, il est nécessaire qu’il y ait une réalité qui soit cause d’existence pour toutes les autres choses de là qu’elle est elle-même pur exister; autrement on irait à l’infini dans les causes, puisque tout ce qui n’est pas exister pur a une cause de son existence, comme on vient de dire. Il est donc évident que l’intelligence pure est forme et existence, et qu’elle tient son existence du premier être qui est exister pur, et telle est la cause première qui est Dieu.

Omne autem quod recipit aliquid ab alio est in potentia respectu illius, et hoc quod receptum est in eo est actus eius. Oportet ergo quod ipsa quiditas vel forma, quae est intelligentia, sit in potentia respectu esse, quod a Deo recipit ; et illud esse receptum est per modum actus. Et ita invenitur potentia et actus in intelligentiis, non tamen forma et materia nisi aequivoce. Unde etiam pati, recipere, subiectum esse et omnia huiusmodi, quae videntur rebus ratione materiae convenire, aequivoce conveniunt substantiis intellectualibus et corporalibus, ut in III de anima Commentator dicit. Et quia, ut dictum est, intelligentiae quiditas est ipsamet intelligentia, ideo quiditas vel essentia eius est ipsum quod est ipsa, et esse suum receptum a Deo est id, quo subsistit in rerum natura. Et propter hoc a quibusdam dicuntur huiusmodi substantiae componi ex quo est et quod est vel ex quod est et esse, ut Boethius dicit.

Or tout ce qui reçoit quelque chose d’un autre est en puissance à l’égard de ce qu’il reçoit, et ce qu’il reçoit est son acte. Il faut dont que la quiddité ou forme même qu’est l’intelligence soit en puissance à l’égard de l’être qu’elle reçoit de Dieu ; et cet être est reçu à la manière d’un acte. Et c’est ainsi que l’on trouve acte et puissance dans les intelligences, sans pourtant y trouver forme et manière, sinon en un sens équivoque. C’est pourquoi aussi pâtir, recevoir, être sujet, et toutes choses semblables qui semblent convenir aux réalité en raison de la matière, conviennent de manière équivoque aux substances intellectuelles et corporelles, comme le dit le Commentateur, à propos du livre III du Traité de l’âme[51]. Et parce que, comme on l’a dit, la quiddité de l’intelligence est l’intelligence même, son essence est la même chose que ce qu’elle est, et son être reçu de Dieu est ce par quoi elle subsiste dans la nature. Et c’est pourquoi certains[52] disent que les substances de ce genre sont composée de ce par quoi c’est et de ce qui est, ou bien de ce qui est et d’être, comme le dit Boèce[53].

Tout ce qui reçoit quelque chose d’un autre est en puissance par rapport à cet autre, et ce qui est reçu dans un autre est l’acte de cet autre. Il faut donc que la quiddité ou forme qu’est l’intelligence pure soit en puissance par rapport à l’exister qu’elle reçoit de Dieu; et cet exister reçu se présente à la manière d’un acte. C’est ainsi qu’on trouve puissance et acte dans les anges, mais non forme et matière, sauf par langage impropre. De même pâtir, recevoir, être sujet et autres expressions semblables qui paraissent convenir aux choses en raison de la matière s’entendent au sens large des substances intellectuelles et des substances corporelles, comme le dit Averroès. Mais parce que, comme il a été dit, la quiddité de l’intelligence est l’intelligence même, sa quiddité ou essence est cela même qu’elle est, alors que son existence, par laquelle elle subsiste dans la nature des choses, est reçue de Dieu. Et voilà la raison pour laquelle ces substances ont été dites, par certains, composées de quo est (ce par quoi la chose est) et de quod est (ce qui est) ou, comme dit Boèce, de ex quod est et de esse.

Et quia in intelligentiis ponitur potentia et actus, non erit difficile invenire multitudinem intelligentiarum ; quod esset impossibile, si nulla potentia in eis esset. Unde Commentator dicit in III de anima quod, si natura intellectus possibilis esset ignorata, non possemus invenire multitudinem in substantiis separatis. Est ergo distinctio earum ad invicem secundum gradum potentiae et actus, ita quod intelligentia superior, quae magis propinqua est primo, habet plus de actu et minus de potentia, et sic de aliis.

 

Et parce que l’on admet puissance et acte dans les intelligences, il n’est pas difficile de découvrir une multitude d’intelligence : cela serait impossible s’il n’y avait en elles aucune puissance. C’est pourquoi le Commentateur, à propos du livre III du Traité de l’âme[54], dit : si nous ignorions la nature de l’intellect possible, nous ne pourrions pas découvrir la multiplicité dans les substances séparées. Elles se distinguent entre elles selon leur degré de potentialité et d’actualité, de telle manière que l’intelligence supérieure, plus proche du premier être, a plus d’acte et moins de puissance, et ainsi de suite.

Et parce que dans ces intelligences se trouvent puissance et acte, il n’est pas irrationnel d’y trouver la multiplicité, ce qui serait impossible s’il n’y avait en elles aucune puissance. Aussi Averroès dit-il que si la potentialité de la nature intellectuelle était ignorée nous ne pourrions trouver la multiplicité dans les substances séparées. C’est donc leur proportion de puissance et d’acte qui les fait différer entre elles en sorte que l’intelligence supérieure, la plus proche du premier être, a le plus d’acte et le moins de puissance, et ainsi des autres.

 

Et hoc completur in anima humana, quae tenet ultimum gradum in substantiis intellectualibus. Unde intellectus possibilis eius se habet ad formas intelligibiles sicut materia prima, quae tenet ultimum gradum in esse sensibili, ad formas sensibiles, ut Commentator in III de anima dicit. Et ideo philosophus comparat eam tabulae, in qua nihil est scriptum. Et propter hoc quod inter alias substantias intellectuales plus habet de potentia, ideo efficitur in tantum propinqua rebus materialibus, ut res materialis trahatur ad participandum esse suum, ita scilicet quod ex anima et corpore resultat unum esse in uno composito, quamvis illud esse, prout est animae, non sit dependens a corpore. Et ideo post istam formam, quae est anima, inveniuntur aliae formae plus de potentia habentes et magis propinquae materiae in tantum quod esse earum sine materia non est. In quibus etiam invenitur ordo et gradus usque ad primas formas elementorum, quae sunt propinquissimae materiae. Unde nec aliquam operationem habent nisi secundum exigentiam qualitatum activarum et passivarum et aliarum, quibus materia ad formam disponitur.

Cela s’achève avec l’âme humaine, qui occupe le dernier degré parmi les substances intellectuelles. C’est pourquoi son intellect possible est dans le même rapport aux formes intelligible que la matière première, qui occupe le dernier degré de l’être sensible, aux formes sensibles, comme le dit le Commentateur, a propos du livre III du Traité de l’Ame[55]. Et c’est pour cela qu’Aristote la compare à une tablette sur laquelle rien n’est écrit[56]. Parce que, parmi les autres substances intellectuelles, c’est elle qui a le plus de puissance, elle est proche des réalités matérielles au point que l’une d’entre elle est amenée à participer à son être, de telle sorte que de l’âme et du corps résulte un être unique en un seul composé, bien que cet être, en tant qu’il est celui de l’âme, ne dépende pas du corps. Et c’est pourquoi après cette forme qu’est l’âme, il se trouve encore d’autres formes qui ont plus de puissance qu’elles et sont plus proches de la matière, au point que leur être n’est pas sans la matière. Il y a entre elles un ordre et une hiérarchie qui descend jusqu’aux formes premières des éléments, les plus proche de la matière. C’est pourquoi elles sont dépourvues d’opération autre que celles qu’exigent les qualités actives ou passives, ainsi que les autres qualités par lesquelles la matière est disposée à recevoir une forme.

Et cette gradation s’achève dans l’âme humaine qui tient le dernier rang dans les substances intellectuelles. Par suite, son intellect possible se réfère aux formes intelligibles, comme la matière première qui tient le dernier rang dans l’être sensible se réfère aux formes sensibles, ainsi que le dit Averroès au même endroit. Voilà pourquoi Aristote compare l’intellect possible à une tablette rase sur laquelle rien n’est écrit. C’est précisément parce que l’âme humaine a le plus de potentialité, parmi les autres substances intelligibles, qu’elle se trouve proche des êtres matériels au point d’attirer la matière à participer à son exister en sorte que de l’âme et du corps résulte un être unique dans un unique composé — bien que cet exister, en tant qu’il appartient à l’âme, ne dépende pas du corps. C’est aussi pourquoi, après cette forme qu’est l’âme, il se trouve d’autres formes qui ont plus de potentialité et une proximité plus grande encore de la matière au point que leur existence ne peut se passer de matière. Entre ces dernières formes l’ordre et les degrés s’étagent jusqu’aux formes premières des éléments qui sont le plus proches de la matière. C’est pourquoi elles ne peuvent agir que selon les exigences des qualités actives et passives et les autres déterminations par lesquelles la matière est disposée à la forme.

 

 

 

Caput V

Chapitre 5

Chapitre 5 — LES PERFECTIONS DE L’EXISTER PUR

His igitur visis patet quomodo essentia in diversis invenitur. Invenitur enim triplex modus habendi essentiam in substantiis. Aliquid enim est, sicut Deus, cuius essentia est ipsummet suum esse ; et ideo inveniuntur aliqui philosophi dicentes quod Deus non habet quiditatem vel essentiam, quia essentia sua non est aliud quam esse eius. Et ex hoc sequitur quod ipse non sit in genere, quia omne quod est in genere oportet quod habeat quiditatem praeter esse suum, cum quiditas vel natura generis aut speciei non distinguatur secundum rationem naturae in illis, quorum est genus vel species, sed esse est diversum in diversis.

Après avoir considéré tout ceci, la manière dont l’essence se trouve dans les diverses réalités est évidente. Il y a en effet parmi les substances une triple manière de posséder une essence. Il y a en effet quelque chose, comme Dieu, dont l'essence est son être même ; des philosophes disent[57] donc que Dieu n'a pas de quiddité ou d'essence, parce que son essence n'est pas autre que son être. Il résulte de cela qu'il n'est pas dans un genre, car tout ce qui est dans un genre possède nécessairement une quiddité en dehors de son être : car la quiddité ou nature du genre ou de l'espèce ne se distingue pas en tant que nature dans les réalités dont elle est le genre ou l'espèce, mais c'est l'être qui est différent dans les diverses réalités.

D’après ce qui précède, on voit comment l’essence se trouve dans les différentes choses. Mais il y a trois manières pour les substances de posséder leur essence. Il y a en effet une réalité, comme Dieu, dont l’essence est son exister lui-même; et c’est pourquoi certains philosophes disent que Dieu n’a pas de quiddité ou essence parce que son essence n’est pas autre que son exister. Et de là suit qu’il n’est pas dans un genre, parce que tout ce qui est dans un genre doit avoir une quiddité en outre de son existence; la raison en est que la quiddité ou nature d’un genre ou d’une espèce ne présente pas, en tant que nature, de différenciation dans les individus dont elle est le genre ou l’espèce, tandis que leur existence est différente dans les choses diverses.

Nec oportet, si dicimus quod Deus est esse tantum, ut in illorum errorem incidamus, qui Deum dixerunt esse illud esse universale, quo quaelibet res formaliter est. Hoc enim esse, quod Deus est, huius condicionis est, ut nulla sibi additio fieri possit ; unde per ipsam suam puritatem est esse distinctum ab omni esse. Propter quod in commento IX propositionis libri de causis dicitur quod individuatio primae causae, quae est esse tantum, est per puram bonitatem eius. Esse autem commune sicut in intellectu suo non includit aliquam additionem, ita non includit in intellectu suo praecisionem additionis ; quia si hoc esset, nihil posset intelligi esse, in quo super esse aliquid adderetur.

Il ne faut pas non plus, si nous disons que Dieu est être seulement, que nous tombions dans l'erreur de ceux qui disaient[58] qu'il est l'être universel par lequel toute chose est formellement. Cet être qu'est Dieu est d'une telle condition qu'on ne peut rien lui ajouter ; c'est pour cela qu'il est distinct de tout autre être par sa pureté. Pour cette raison, il est dit dans le commentaire de la neuvième proposition du Livre des Causes que la cause première, qui est l'être seul, est individuée par sa pure bonté[59]. Mais de même que le concept de l'être commun n'inclut aucune addition de quoi que ce soit d'autre, il n'exclut pas non plus une telle addition ; car si cela était le cas, on ne pourrait pas comprendre qu'existe quoi que ce soit à l'être duquel s'ajouterait quelque chose.

 

Si nous disons que Dieu est exister pur, il ne faudrait pas tomber dans l’erreur de ceux qui pré tendent qu’il est cet universel par lequel tout existe formellement. Cet être qu’est Dieu, en effet, est d’une condition telle que nulle addition ne peut lui advenir; c’est pourquoi, par sa seule pureté, il est distinct de tout autre être. Dans la ixe Proposition du Livre des Causes, le commentaire dit, à ce sujet, que l’individuation de la cause première, qui est exister seul, se fait par sa pure bonté. L’existence en général, sans doute, n’inclut aucune addition dans son concept mais n’inclut pas davantage l’exclusion de toute addition, parce que, s’il en était ainsi, on ne pourrait rien concevoir qui implique autre chose que la seule existence.

Similiter etiam, quamvis sit esse tantum, non oportet quod deficiant ei reliquae perfectiones et nobilitates, immo habet omnes perfectiones, quae sunt in omnibus generibus. Propter quod perfectum simpliciter dicitur, ut philosophus et Commentator in V metaphysicae dicunt. Sed habet eas modo excellentiori omnibus rebus, quia in eo unum sunt, sed in aliis diversitatem habent. Et hoc est, quia omnes illae perfectiones conveniunt sibi secundum esse suum simplex ; sicut si aliquis per unam qualitatem posset efficere operationes omnium qualitatum, in illa una qualitate omnes qualitates haberet, ita Deus in ipso esse suo omnes perfectiones habet.                              

 

De la même manière, bien qu'il soit seulement l'être, il est impossible qu'il soit dépourvu des autres perfections et noblesses, mais il possède au contraire toutes celles qui appartiennent à tous les genres. C'est pourquoi il est dit absolument parfait, comme l'écrivent le philosophe et le Commentateur au cinquième livre de la Métaphysique[60]. Mais il les  possède d'une manière meilleure que toutes les autres réalités [ne les possèdent], parce qu'en lui elles sont une, alors que dans les autres réalités, elles ont une certaine diversité. Et il en est ainsi, parce que toutes ces perfections lui conviennent en raison de son être simple ; c’est comme si quelqu'un, par une seule qualité, pouvait accomplir les opérations de toutes les qualités : il les posséderait toutes dans cette qualité unique, et c’est ainsi que Dieu possède toutes les perfections dans son être même.

De même, bien que cet être par excellence soit exister seul, il n’est pas nécessaire que les autres perfections ou richesses lui fassent défaut; bien plus, Il possède toutes les perfections qui sont dans tous les genres, et c’est pourquoi il est appelé le parfait absolu, comme disent Aristote et Averroès. Mais il les possède en une manière plus excellente que toutes choses parce qu’en lui elles sont une, alors que, dans les autres, ces perfections sont diverses. La raison en est qu’elles s’harmonisent toutes avec l’exister simple : comme si quelqu’un pouvait par une seule propriété, produire les opérations de toutes les facultés, il posséderait toutes les qualités en cette unique propriété; ainsi Dieu, en son exister lui-même, possède toutes les perfections.

Secundo modo invenitur essentia in substantiis creatis intellectualibus, in quibus est aliud esse quam essentia earum, quamvis essentia sit sine materia. Unde esse earum non est absolutum, sed receptum et ideo limitatum et finitum ad capacitatem naturae recipientis, sed natura vel quiditas earum est absoluta, non recepta in aliqua materia. Et ideo dicitur in libro de causis quod intelligentiae sunt infinitae inferius et finitae superius. Sunt enim finitae quantum ad esse suum, quod a superiori recipiunt, non tamen finiuntur inferius, quia earum formae non limitantur ad capacitatem alicuius materiae recipientis eas. Et ideo in talibus substantiis non invenitur multitudo individuorum in una specie, ut dictum est, nisi in anima humana propter corpus, cui unitur. Et licet individuatio eius ex corpore occasionaliter dependeat quantum ad sui inchoationem, quia non acquiritur sibi esse individuatum nisi in corpore, cuius est actus, non tamen oportet ut subtracto corpore individuatio pereat, quia cum habeat esse absolutum, ex quo acquisitum est sibi esse individuatum ex hoc quod facta est forma huius corporis, illud esse semper remanet individuatum. Et ideo dicit Avicenna quod individuatio animarum vel multiplicatio dependet ex corpore quantum ad sui principium, sed non quantum ad sui finem.

L’essence se trouve d’une deuxième manière dans les substances intellectuelles créées, dans lesquelles l’être est autre que l’essence, bien que celle-ci soit sans matière. Il en résulte que leur être n’est pas absolu, mais reçu et donc fini et limité à la capacité de la nature qui le reçoit, alors que leur nature ou quiddité est séparée, et non pas reçue dans une matière quelconque. C’est pourquoi il est dit dans le Livre des causes[61] que les intelligences sont infinies par rapport à ce qui leur est inférieur, et finie par rapport à ce qui leur est supérieur. Elles sont finies quant à leur être, qu’elles reçoivent de ce qui leur est supérieur, mais elles ne pas limitées par rapport à ce qui leur est inférieur, car leurs formes ne sont pas limitées à la capacité d’une matière quelconque qui les recevrait. Et c’est pourquoi, comme on l’a dit[62], on ne trouve pas parmi les substances de ce genre une multiplicité d’individus dans une même espèce, si ce n’est dans le cas de l’âme humaine, à cause du corps auquel elle est unie. Et bien qu’elle dépende du corps, en tant que cause occasionnelle, en ce qui concerne le début de son individuation, parce qu’elle n’acquiert d’être individué que dans le corps, dont elle est l’acte, il est pourtant impossible que l’individuation disparaisse lorsque le corps lui est enlevé : car elle possède un être séparé dont elle tient d’être individué par le fait d’être devenue forme de ce corps, cet être demeure toujours individué. Et c’est pourquoi Avicenne[63] dit que l’individuation ou multiplication des âmes dépend du corps en ce qui concerne son commencement, mais pas en ce qui concerne sa fin.

L’essence se trouve selon une deuxième modalité dans les substances créées spirituelles dans lesquelles l’exister est autre que l’essence, bien que cette essence soit sans matière. C’est pourquoi leur exister n’est pas absolu, mais reçu; c’est pourquoi aussi il est limité et déterminé à la capacité de la nature réceptrice; au con traire, leur nature ou quiddité est absolue et non reçue dans une matière. Aussi est-il dit au Livre des Causes que les esprits sont infinis par en bas et finis par en haut : ils sont en effet, limités quant à leur exister qu’ils reçoivent d’un être supérieur; et cependant ils ne sont pas finis par quelque chose d’inférieur parce que leurs formes ne sont pas limitées à la capacité d’une matière qui les recevrait. C’est pourquoi, en de telles substances, on ne trouve pas une multitude d’individus d’une même espèce, comme on l’a dit, si ce n’est dans les âmes humaines, à cause du corps qui leur est uni. Et, bien que l’individuation de l’âme dépende occasionnellement du corps quant à son commencement parce que l’âme n’est individuée que dans le corps dont elle est l’acte, cependant il n’est pas nécessaire qu’à la suppression du corps l’individuation disparaisse; puisque cette âme existe purement et simplement, et qu’elle s’est acquise une individualité du fait qu’elle est devenue la forme de tel corps, son existence demeure toujours individuée. Avicenne dit en conséquence, que l’individuation des âmes et leur multiplicité dépendent du corps quant à leur principe, mais non quant à leur fin.

Et quia in istis substantiis quiditas non est idem quod esse, ideo sunt ordinabiles in praedicamento, et propter hoc invenitur in eis genus et species et differentia, quamvis earum differentiae propriae nobis occultae sint. In rebus enim sensibilibus etiam ipsae differentiae essentiales ignotae sunt, unde significantur per differentias accidentales, quae ex essentialibus oriuntur, sicut causa significatur per suum effectum, sicut bipes ponitur differentia hominis. Accidentia autem propria substantiarum immaterialium nobis ignota sunt ; unde differentiae earum nec per se nec per accidentales differentias a nobis significari possunt.

Et parce que dans ces substances, la quiddité n’est pas identique à l’être, elles peuvent être rangées dans une catégorie, et c’est pourquoi on trouve en elles genre, espèce et différence, quoique leurs différences propres nous soient cachées. Dans les réalités sensibles en effet, ces différences essentielles sont inconnues, et il en résulte que les différences accidentelles, qui en procèdent, en sont les signes, comme l’effet signifie sa cause : c’est ainsi que la bipédie est la différence spécifique de l’homme. Mais les accidents propres des substances immatérielles nous sont inconnus : ainsi nous ne pouvons signifier leurs différences ni par elles-mêmes, ni par des différences accidentelles.

 

Et c’est précisément parce qu’en ces substances, la quiddité n’est pas la même chose que l’existence qu’elles sont susceptibles d’être classées en catégories; et c’est pour quoi on y trouve genres, espèces et différences, bien que les différences propres nous soient cachées. Dans les choses sensibles en effet, les différences essentielles nous sont inconnues; aussi sont-elles signalées par des différences accidentelles qui émanent des essentielles, comme la présence de la cause est signalée par son effet — bipède, par exemple, est donné comme différence de l’homme. Mais les accidents propres des substances immatérielles nous sont inconnus; aussi leurs différences ne peuvent-elles nous être signalées ni par elles-mêmes, ni par des différences accidentelles.

Hoc tamen sciendum est quod non eodem modo sumitur genus et differentia in illis substantiis et in substantiis sensibilibus, quia in sensibilibus genus sumitur ab eo quod est materiale in re, differentia vero ab eo quod est formale in ipsa. Unde dicit Avicenna in principio libri sui de anima quod forma in rebus compositis ex materia et forma est differentia simplex eius, quod constituitur ex illa, non autem ita quod ipsa forma sit differentia, sed quia est principium differentiae, ut idem dicit in sua metaphysica. Et dicitur talis differentia esse differentia simplex, quia sumitur ab eo quod est pars quiditatis rei, scilicet a forma. Cum autem substantiae immateriales sint simplices quiditates, non potest in eis differentia sumi ab eo quod est pars quiditatis, sed a tota quiditate ; et ideo in principio de anima dicit Avicenna quod differentiam simplicem non habent nisi species, quarum essentiae sunt compositae ex materia et forma.                             

 

Il faut néanmoins savoir que ce n’est pas de la même manière que le genre et la différence sont pris dans ces substances et dans les substances sensibles, parce que dans celles-ci le genre est pris de ce qui est matériel et la différence ce qui est formel dans la réalité. C’est pourquoi Avicenne dit au début de son livre de l’Âme[64] que la forme, dans les réalités composées de matière et de forme, est la différence simple, de ce qui est constitué à partir d’elle, non pas de matière telle que la forme elle-même soit la différence, mais parce qu’elle est le principe de la différence, comme il le dit également dans sa Métaphysique[65]. Et une différence de ce genre est appelée différence simple, parce qu’elle prise de ce qui est une partie de la quiddité de la chose, c’est à dire de la forme. Puisque, au contraire, les substances immatérielles sont des quiddités simples, la différence en elles ne peut être prise d’une partie de leur quiddité, mais de la totalité de celle-ci ; et c’est pourquoi au début du De l’âme, Avicenne dit que « les espèces n’ont pas de différences simples, en dehors de celles qui sont composées de matière et de forme »[66].

Cependant il faut savoir que le genre et la différence ne s’entendent pas de la même manière qu’il s’agisse de ces substances ou des substances sensibles; parce qu’en celles-ci, le genre est pris de ce qui est matériel dans la chose, et la différence, de ce qui est formel en elle; Avicenne en induit au début de son Livre De Anima que la forme, dans les substances composées de matière et de forme, "est la simple différence de ce qui est constitué d’elle"; non pas que cette forme soit la différence, mais elle est principe de la différence, comme le même auteur le dit en ses Métaphysiques l’on appelle cette différence, différence simple parce qu’elle est prise de ce qui est une partie de la quiddité de la chose — à savoir de la forme. Mais puisque les substances immatérielles sont des quiddités simples, on ne peut, en elles, prendre de différence d’une partie de la quiddité, mais bien de toute la quiddité; et c’est pourquoi au commencement du De Anima, Avicenne dit que « seules les espèces dont les essences sont composées de matière et de forme ont une différence simple ».

Similiter etiam in eis ex tota essentia sumitur genus, modo tamen differenti. Una enim substantia separata convenit cum alia in immaterialitate et differunt ab invicem in gradu perfectionis secundum recessum a potentialitate et accessum ad actum purum. Et ideo ab eo quod consequitur illas in quantum sunt immateriales sumitur in eis genus, sicut est intellectualitas vel aliquid huiusmodi. Ab eo autem quod consequitur in eis gradum perfectionis sumitur in eis differentia, nobis tamen ignota. Nec oportet has differentias esse accidentales, quia sunt secundum maiorem et minorem perfectionem, quae non diversificant speciem. Gradus enim perfectionis in recipiendo eandem formam non diversificat speciem, sicut albius et minus album in participando eiusdem rationis albedinem. Sed diversus gradus perfectionis in ipsis formis vel naturis participatis speciem diversificat, sicut natura procedit per gradus de plantis ad animalia per quaedam, quae sunt media inter animalia et plantas, secundum philosophum in VII de animalibus. Nec iterum est necessarium, ut divisio intellectualium substantiarum sit semper per duas differentias veras, quia hoc est impossibile in omnibus rebus accidere, ut philosophus dicit in XI de animalibus.

De même, dans ces substances, le genre lui aussi est pris de la totalité de l’essence, d’une manière cependant différente. Une substance séparée ressemble à une autre par son immatérialité, et elles diffèrent entre elles par leur degré de perfection, c’est à dire leur éloignement de la potentialité et leur proximité de l’acte pur. Et par conséquent, le genre en elles, comme l’intellectualité ou ce qui lui ressemble, est pris de ce qui résulte de leur caractère immatériel. La différence, qui nous est inconnue, est prise de ce qui résulte en elles de leur degré de perfection. Bien que ces différences soient relatives au degré plus ou moins grand de perfection [de ces substances], et que des degrés ne constituent pas des espèces différentes, il n’est pourtant pas nécessaire qu’elles ne soient que des différences accidentelles. En effet, le degré de perfection dans la réception d’une même forme ne diversifie pas l’espèce : une chose plus blanche et une chose moins blanche participe à la même notion de blanc. Mais des degrés de perfection dans ces formes ou natures reçues elles-mêmes constituent des espèces différentes : c’est ainsi que la nature s’élève par degré de la plante à l’animal en passant par des êtres intermédiaires, selon le Philosophe dans le livre VII Des animaux[67]. Il n’est pas non plus nécessaire que la division des substances intellectuelles se fasse toujours par deux différences réelles, car il est impossible que cela se produise en toutes choses, comme le Philosophe le dit au livre XI Des animaux[68].

De même encore, en ces substances, le genre est pris de toute l’essence, mais d’une manière différente; car une substance séparée a l’immatérialité en commun avec d’autres, et elles diffèrent entre elles en degrés de perfection, selon leur éloignement de la potentialité et leur proximité de l’acte pur. C’est pourquoi leur genre est pris de ce qui dérive de l’immatérialité : intellectualité, ou autres caractères semblables; mais leur différence, conséquence de leur degré de perfection, nous est inconnue. Il n’est pas nécessaire que ces différences soient accidentelles bien qu’elles proviennent d’un plus ou moins de perfection parce qu’elles ne différencient pas l’espèce. Le degré de perfection, dans la réception d’une même forme en effet, ne change pas l’espèce, comme le plus ou moins blanc dans la participation d’une même notion de blancheur; mais divers degrés de perfection dans les formes elles-mêmes ou natures participées diversifient l’espèce; ainsi la nature, d’après Aristote, procède par degrés de la plante à l’animal par certaines classes d’êtres qui sont des intermédiaires entre les animaux et les plantes. Il n’est as non plus nécessaire que la division des substances spirituelles se fasse toujours par deux différences réelles, parce qu’il est impossible que cela arrive en toutes choses, ainsi que le montre Aristote.

Tertio modo invenitur essentia in substantiis compositis ex materia et forma, in quibus et esse est receptum et finitum, propter hoc quod ab alio esse habent, et iterum natura vel quiditas earum est recepta in materia signata. Et ideo sunt finitae et superius et inferius, et in eis iam propter divisionem materiae signatae possibilis est multiplicatio individuorum in una specie. Et in his qualiter se habet essentia ad intentiones logicas, supra dictum est.

L’essence se trouve d’une troisième manière dans les substances composées de matière et de forme, dans lesquelles l’être est reçu et limité, parce qu’elles le reçoivent d’un autre, et d’autre part, parce que leur nature ou quiddité est reçue dans une matière désignée. Elles sont donc limitées par rapport à ce qui leur est supérieur et à ce qui leur inférieur, et, en raison de la matière désignée, la multiplication des individus dans une même espèce est possible parmi elles. Leur rapport avec les intentions logiques a été exposé plus haut[69].

D’une troisième manière l’essence se trouve dans les substances composées de matière et de forme dans les quelles l’existence est également reçue et finie, parce qu’elles aussi tiennent l’existence d’un autre; de plus, leur nature ou quiddité est reçue dans une matière désignée. C’est pourquoi elles sont limitées et par en haut et par en bas. En elles la multiplicité des individus est déjà possible dans une même espèce en raison de la division de la matière désignée. Et comment, en ces substances, l’essence se réfère aux concepts logiques c’est ce qui a été dit plus haut.

 

 

 

Caput VI

Chapitre 6

Chapitre 6 — L'ESSENCE ET EXISTENCE DANS LES ACCIDENTS

Nunc restat videre quomodo sit essentia in accidentibus. Qualiter enim sit in omnibus substantiis, dictum est. Et quia, ut dictum est, essentia est id quod per diffinitionem significatur, oportet ut eo modo habeant essentiam quo habent diffinitionem. Diffinitionem autem habent incompletam, quia non possunt diffiniri, nisi ponatur subiectum in eorum diffinitione. Et hoc ideo est, quia non habent per se esse, absolutum a subiecto, sed sicut ex forma et materia relinquitur esse substantiale, quando componuntur, ita ex accidente et subiecto relinquitur esse accidentale, quando accidens subiecto advenit. Et ideo etiam nec forma substantialis completam essentiam habet nec materia, quia etiam in diffinitione formae substantialis oportet quod ponatur illud, cuius est forma ; et ita diffinitio eius est per additionem alicuius, quod est extra genus eius, sicut et diffinitio formae accidentalis. Unde et in diffinitione animae ponitur corpus a naturali, qui considerat animam solum in quantum est forma physici corporis.

Il reste à voir comment l’essence se trouve dans les accidents. On a dit en effet de quelle manière elle se trouve dans toutes les substances. Et parce, comme on l’a dit[70], l’essence est ce qui est signifié par la définition, il faut qu’ils aient une essence de la même manière qu’ils ont une définition. Or ils ont une définition incomplète, car ils ne peuvent être définis que si un sujet est posé dans leur définition. Et il en est ainsi, car ils n’ont pas d’être par eux-mêmes, séparé d’un sujet, mais de même que l’être substantiel résulte de la composition de la forme et de la matière, de même, l’être accidentel résulte de l’accident et du sujet lorsqu’un accident s’ajoute à un sujet. Et c’est pourquoi aussi ni la forme substantielle ni la matière n’ont une essence achevée, parce que dans la définition de la forme substantielle, il est également nécessaire de poser ce dont elle est la forme ; et ainsi leur définition se fait au moyen de quelque chose qui est hors de leur genre, comme c’est le cas pour la définition de la forme accidentelle. Ainsi, celui qui étudie la nature[71] pose le corps dans la définition[72] de l’âme, parce qu’il l’étudie seulement en tant qu’elle est forme d’un corps naturel.

 

Maintenant il reste à voir comment l’essence se trouve dans les accidents : il a été dit, en effet, comment elle se comporte en toutes les substances. Puisque l’essence est, ainsi qu’il a été spécifié, ce que la définition signifie, il faut que les accidents possèdent l’essence dans la mesure où ils possèdent la définition. Or, ils ont la définition d’une façon incomplète parce qu’ils ne peuvent être définis que si l’on pose le sujet de leur définition — et cela, parce qu’ils n’ont pas l’exister par eux-mêmes, abstraction faite du sujet. Mais de même que l’exister substantiel résulte de la forme et de la matière quand elles constituent un composé, de même l’exister accidentel résulte de l’accident et du sujet quand celui-là survient à celui-ci. Et c’est pourquoi encore ni la forme substantielle n’a l’essence complète, ni la matière non plus; parce que dans la définition de la forme substantielle il faut indiquer ce dont elle est forme; ainsi sa définition se fait par l’addition d’un élément extrinsèque à son genre, ce qu’exige également la définition de la forme accidentelle; aussi le corps est-il impliqué dans la définition de l’âme donnée par le naturaliste qui considère l’âme seulement en tant que forme du corps physique.

Sed tamen inter formas substantiales et accidentales tantum interest, quia sicut forma substantialis non habet per se esse absolutum sine eo cui advenit, ita nec illud cui advenit, scilicet materia. Et ideo ex coniunctione utriusque relinquitur illud esse, in quo res per se subsistit, et ex eis efficitur unum per se ; propter quod ex coniunctione eorum relinquitur essentia quaedam. Unde forma, quamvis in se considerata non habeat completam rationem essentiae, tamen est pars essentiae completae. Sed illud, cui advenit accidens, est ens in se completum, subsistens in suo esse. Quod quidem esse naturaliter praecedit accidens quod supervenit. Et ideo accidens superveniens ex coniunctione sui cum eo cui advenit non causat illud esse, in quo res subsistit, per quod res est ens per se, sed causat quoddam esse secundum, sine quo res subsistens intelligi potest esse, sicut primum potest intelligi sine secundo. Unde ex accidente et subiecto non efficitur unum per se, sed unum per accidens. Et ideo ex eorum coniunctione non resultat essentia quaedam, sicut ex coniunctione formae ad materiam. Propter quod accidens neque rationem completae essentiae habet neque pars essentiae completae est, sed sicut est ens secundum quid, ita et essentiam secundum quid habet.                      

 

Il y a pourtant entre les formes substantielles et accidentelles cette seule différence : la forme substantielle n’a pas d’être séparé sans ce à quoi elle s’ajoute, ceci d’ailleurs, à savoir la matière, n’en ayant pas non plus. Et c’est pourquoi de leur union résulte cet être en lequel la chose subsiste par elle-même, et qui est fait un par lui-même à partir d’elles : pour cette raison, leur union constitue une certaine essence. C’est pourquoi la forme, bien qu’elle ne possède pas, considérée en elle-même, le caractère d’une essence complète, est pourtant une partie de l’essence achevée. Mais ce à quoi l’accident s’ajoute est un étant achevé en lui-même, subsistant dans son être, et cet être précède naturellement l’accident qui s’ajoute à lui. Et par conséquent, en s’ajoutant, l’accident ne cause pas, par son union avec ce à quoi il s’ajoute, l’être en lequel la chose subsiste, et qui fait d’elle un étant par soi. Mais il cause un certain être secondaire, sans lequel l’être de la réalité subsistante peut être pensé, de même que ce qui est premier peut être pensé sans ce qui est second. Il en résulte que l’accident et le sujet ne font pas quelque chose d’un par soi, mais qui possède seulement une unité accidentelle. Aucune essence ne résulte donc de leur union, comme il en résulte une de l’union de la forme à la matière. C’est pourquoi l’accident ne possède pas le caractère d’une essence complète, et n’est pas non partie d’une essence complète. Mais de même qu’il est un étant relatif, il a une essence relative.

Cependant entre les formes substantielles et les formes accidentelles, il y a bien une différence : la forme substantielle n’a pas l’exister par soi, indépendamment de ce à quoi elle advient, ni ce à quoi elle advient, la matière, n’a l’exister sans la forme : c’est de la conjonction de l’une et de l’autre que résulte cet exister dans lequel la chose subsiste par soi et qui fait d’elles deux une unité essentielle; aussi de leur unité résulte-t-il une essence déterminée. Par suite bien que la forme considérée en elle-même ne possède pas la notion complète d’essence, cependant elle est une partie de l’essence complète. Mais ce à quoi survient l’accident est un être complet par soi, subsistant en son exister qui, à la vérité, précède d’antériorité naturelle l’accident survenant. C’est pour quoi l’accident, du fait de sa rencontre avec ce à quoi il survient, ne produit pas l’exister dans lequel la chose subsiste, exister par quoi la chose est un être par soi; mais l’accident produit un certain exister second sans lequel on peut concevoir la chose subsistante, de même qu’un premier peut être conçu sans le second. Aussi l’accident et le sujet produisent-ils un être qui est un, non par soi, mais par accident; et de leur union ne résulte pas une essence déterminée, comme de l’union de la forme à la matière : en conséquence de quoi l’accident ni ne possède la notion d’essence complète, ni ne constitue une partie de l’essence complète; mais, comme il est un être relatif, ainsi a-t-il également une essence relative.

Sed quia illud, quod dicitur maxime et verissime in quolibet genere, est causa eorum quae sunt post in illo genere, sicut ignis qui est in fine caliditatis est causa caloris in rebus calidis, ut in II metaphysicae dicitur, ideo substantia quae est primum in genere entis, verissime et maxime essentiam habens, oportet quod sit causa accidentium, quae secundario et quasi secundum quid rationem entis participant. Quod tamen diversimode contingit. Quia enim partes substantiae sunt materia et forma, ideo quaedam accidentia principaliter consequuntur formam et quaedam materiam. Forma autem invenitur aliqua, cuius esse non dependet ad materiam, ut anima intellectualis ; materia vero non habet esse nisi per formam. Unde in accidentibus, quae consequuntur formam, est aliquid, quod non habet communicationem cum materia, sicut est intelligere, quod non est per organum corporale, sicut probat philosophus in III de anima. Aliqua vero ex consequentibus formam sunt, quae habent communicationem cum materia, sicut sentire. Sed nullum accidens consequitur materiam sine communicatione formae.

Mais, ce qui est considéré comme le plus grand et le plus propre dans n’importe quel genre est cause de ce qui vient après lui dans ce même genre : le feu qui est au terme maximal de la chaleur est cause de la chaleur des choses, comme Aristote le dit dans le deuxième livre de la Métaphysique[73]. C’est pourquoi la substance qui est première dans le genre de l’étant, possédant l’essence au sens le plus véritable et  au plus haut degré, doit donc être la cause des accidents, qui participent à la notion d’être de manière secondaire et relative. Ceci se produit cependant de diverses manières. Puisque forme et matière sont les parties de la substance, certains accidents résultent principalement de la forme et d’autres de la matière. Mais il existe certaines formes, comme l’âme intellectuelle, dont l’être ne dépend pas de la matière, alors que la matière n’a d’être que par la forme. Il s’ensuit que, dans les accidents qui résultent de la forme, il y a quelque chose qui n’a rien de commun avec la matière, comme c’est le cas de l’acte intellectuel, qui se fait sans organe corporel, comme le prouve le Philosophe au livre III du Traité de l’âme[74]. Mais certains accidents résultant de la forme ont quelque chose de commun avec la matière, comme c’est le cas de la sensation. Il n’existe en revanche aucun accident résultant de la matière qui n’ait rien de commun avec la forme.

Par ailleurs, tout ce qui convient par excellence et avec le plus de véracité à un genre est cause des autres êtres de ce genre, le feu par exemple, qui est au suprême degré du calorique, est cause de la chaleur dans les corps chauds comme il est dit au IIe Livre des Métaphysiques; c’est pourquoi la substance qui est le principe dans le genre des existants, possédant l’essence avec le plus de véracité et de perfection, doit être cause des accidents qui sont secondaires et relatifs à la notion d’être qu’ils participent. Cependant cela arrive diversement : les parties de la en effet, sont la matière et la forme — aussi certains accidents résultent- ils principalement de la forme, d’autres de la matière. Or il se trouve une forme dont l’être ne dépend pas de la matière comme l’âme intellectuelle, tandis que la matière n’a l’exister que par la forme. C’est pourquoi dans les accidents qui suivent la forme il y a quelque chose d’incommunicable à la matière, ainsi la pensée qui n’opère pas par un organe corporel, comme Aristote le prouve au IIIe Livre du De Anima. D’autres accidents conséquents à la forme, par contre, ont une liaison à la matière, le sentir, par exemple; mais nul accident ne dérive de la matière sans communication avec la forme.

In his tamen accidentibus, quae materiam consequuntur, invenitur quaedam diversitas. Quaedam enim accidentia consequuntur materiam secundum ordinem, quem habet ad formam specialem, sicut masculinum et femininum in animalibus, quorum diversitas ad materiam reducitur, ut dicitur in X metaphysicae. Unde remota forma animalis dicta accidentia non remanent nisi aequivoce. Quaedam vero consequuntur materiam secundum ordinem, quem habet ad formam generalem, et ideo remota forma speciali adhuc in ea remanent, sicut nigredo cutis est in Aethiope ex mixtione elementorum et non ex ratione animae, et ideo post mortem in eis remanet.                          

 

Mais il y a parmi ces accidents qui résultent de la matière une certaine diversité. Certains accidents résultent de la matière dans le rapport qu’elle a avec la forme de l’espèce, comme c’est le cas du masculin et du féminin chez les animaux : leur différence se ramène à la matière, comme cela est dit dans le livre X de la Métaphysique[75]. Il en résulte que lorsque cette forme animale disparaît, ces accidents ne demeurent qu’en un sens équivoque. Certains accidents aux contraire résultent de la matière dans le rapport qu’elle a avec une forme générique : par conséquent, la forme de l’espèce enlevée, ils demeurent encore dans la matière : c’est ainsi que la noirceur de la peau se trouve dans l’Éthiopien en raison du mélange des éléments [corporels] et non en raison de l’âme. Par conséquent, la noirceur demeure dans le mélange après la mort.

Cependant en ces accidents qui suivent la matière se trouve une diversité. Certains en effet, dérivent de la matière dans sa relation à la forme propre, ainsi le mâle et le femelle dans les animaux, diversité qui se ramène à celle de la matière comme le montre le X° Livre des Métaphysiques; c’est pourquoi, une fois écartée la forme animale, ces accidents ne subsistent que par manière de parler. D’autres accidents dérivent de la matière dans sa relation à une forme plus générale; en ce cas, indépendamment de la forme propre, les accidents demeurent dans la matière — ainsi la coloration de la peau chez l’Ethiopien vient des éléments qui la constituent et non de l’âme qui la vivifie; c’est pourquoi après la mort cette couleur subsiste.

Et quia unaquaeque res individuatur ex materia et collocatur in genere vel specie per suam formam, ideo accidentia, quae consequuntur materiam, sunt accidentia individui, secundum quae etiam individua eiusdem speciei ad invicem differunt, accidentia vero, quae consequuntur formam, sunt propriae passiones vel generis vel speciei ; unde inveniuntur in omnibus participantibus naturam generis vel speciei, sicut risibile consequitur in homine formam, quia risus contingit ex aliqua apprehensione animae hominis.

Et parce que toute chose est individuée par sa matière et placée dans un genre ou une espèce par sa forme, les accidents qui résultent de la matière sont des accidents individuels, par lesquels les individus d’une même espèce diffèrent les uns des autres. En revanche, les accidents qui résultent de la forme affectent le genre ou l’espèce dans ce qu’ils ont de propres : c’est pour cela qu’ils se trouvent dans tous les individus qui participent à la nature du genre ou de l’espèce : c’est ainsi que la faculté de rire résulte en l’homme de sa forme, parce que le rire se produit à la suite d’un certain acte d’appréhension de l’âme[76] humaine.

Et c’est parce que chaque chose est individuée par la matière et classée dans un genre ou une espèce en raison de la forme, que les accidents qui émanent de la matière sont individuels et différencient les individus au sein d’une même espèce, tandis que les accidents émanés de la forme sont des qualités propres du genre ou de l’espèce; on les trouve par conséquent en tous les êtres qui participent la nature du genre ou de l’espèce, comme l’aptitude à rire en l’homme suit à la forme parce que le rire est provoqué par une perception de l'âme humaine.

Sciendum etiam est quod accidentia aliquando ex principiis essentialibus causantur secundum actum perfectum, sicut calor in igne, qui semper est actu calidus ; aliquando vero secundum aptitudinem tantum, sed complementum accidit ex agente exteriori, sicut diaphaneitas in aere, quae completur per corpus lucidum exterius. Et in talibus aptitudo est accidens inseparabile, sed complementum, quod advenit ex aliquo principio, quod est extra essentiam rei vel quod non intrat constitutionem rei, est separabile, sicut moveri et huiusmodi.      

 

Il faut également savoir que les accidents sont quelquefois causés et parfaitement actualisés par les principes essentiels de la réalité considérée : il en est ainsi pour la chaleur du feu, qui est toujours chaud [en acte][77] ; parfois, ces principes ne sont causes de ces accidents que selon une disposition, qui est alors complétée par un agent extérieur : il en est ainsi pour la transparence de l’air, achevée par un corps lumineux extérieur. Dans ces cas là, la disposition est un accident inséparable de la chose, mais le complément, comme le mouvement ou autre chose du même genre, qui provient d’un principe extérieur à l’essence de la chose ou qui n’entre pas dans sa constitution, en est séparable.

Il faut savoir encore que les accidents sont parfois produits par les principes essentiels en leur acte parfois comme la chaleur par le feu qui est toujours chaud en acte; mais parfois ils n’en tirent qu’une simple aptitude et reçoivent leur complément d’un agent extérieur, ainsi la lumière dans l’air est réalisée par un corps lumineux autre que l’air; en de semblables cas l’aptitude en question est un accident inséparable; tandis que le complément qui vient d’un principe extérieur à l’essence de la chose, ou qui n’entre pas dans sa constitution, est lui séparable, comme le mouvement et autres choses du même genre.

Sciendum est etiam quod in accidentibus alio modo sumitur genus, differentia et species quam in substantiis. Quia enim in substantiis ex forma substantiali et materia efficitur per se unum una quadam natura ex earum coniunctione resultante, quae proprie in praedicamento substantiae collocatur, ideo in substantiis nomina concreta, quae compositum significant, proprie in genere esse dicuntur sicut species vel genera, ut homo vel animal. Non autem forma vel materia est hoc modo in praedicamento nisi per reductionem, sicut principia in genere esse dicuntur. Sed ex accidente et subiecto non fit unum per se. Unde non resultat ex eorum coniunctione aliqua natura, cui intentio generis vel speciei possit attribui. Unde nomina accidentalia concretive dicta non ponuntur in praedicamento sicut species vel genera, ut album vel musicum, nisi per reductionem, sed solum secundum quod in abstracto significantur, ut albedo et musica. Et quia accidentia non componuntur ex materia et forma, ideo non potest in eis sumi genus a materia et differentia a forma sicut in substantiis compositis, sed oportet ut genus primum sumatur ex ipso modo essendi, secundum quod ens diversimode secundum prius et posterius de decem generibus praedicatur ; sicut dicitur quantitas ex eo quod est mensura substantiae, et qualitas secundum quod est dispositio substantiae, et sic de aliis secundum philosophum IX metaphysicae.                 

 

Il faut savoir également que le genre, la différence et l’espèce se prennent différemment dans les accidents et dans les substances. Car, dans les substances en effet, il se fait à partir de la forme substantielle et de la matière quelque chose d’un par soi, une nature unique qui résulte de leur conjonction, et qui est de manière appropriée placée dans la catégorie de substance : c’est pourquoi, parmi les substances, les noms concrets qui signifient le composé, sont dits à juste titre appartenir à un genre, comme les noms d’espèces ou de genres, tels que homme ou animal. Mais la forme ou la matière n’appartient pas à cette catégorie de cette manière, si ce n’est par réduction, à la manière dont les principes sont dits appartenir au genre. Mais ce n’est pas quelque chose d’un par soi qui se fait par l’union de l’accident et de son sujet. Il ne résulte donc pas de leur conjonction une quelconque nature à laquelle pourrait être attribuée le caractère de genre ou d’espèce. C’est pourquoi les noms désignant les accidents, pris sous une forme concrète, comme blanc ou musicien, ne sont pas rangés dans une catégorie comme l’espèce ou le genre, si ce n’est par réduction ; mais c’est seulement en raison de ce qu’ils signifient de manière abstraite, à la manière des mots blancheur et musique, qu’ils peuvent l’être. Et, parce que les accidents ne sont pas composés de matière et de forme, on ne peut y prendre le genre à partir de la matière et la différence à partir de la forme, comme c’est le cas dans les substances composées ; il faut au contraire que le genre premier soit pris de la manière d’être même [de l’accident] : c’est selon cette manière d’être que l’étant est prédiqué selon l’antérieur et le postérieur des dix catégories ; c’est ainsi que l’accident peut-être appelé quantité parce qu’il est la mesure de la substance, et qualité parce qu’il est une disposition de la substance, et ainsi de suite, d’après ce que le Philosophe dit au livre IX de la Métaphysique[78].

Une autre vérité à retenir c’est que le genre, l’espèce et la différence n’ont pas la même sens quand il s’agit des accidents et des substances. Dans les substances, en effet, de la forme substantielle et de la matière est constitué quelque chose d’un par soi, une certaine nature essentiellement unique résultant de leur rencontre, nature qui prend place dans la catégorie substance; c’est pourquoi, dans les substances, les noms concrets qui signifient le composé sont à proprement parler dans un genre, comme les espèces ou les genres, ainsi homme ou animal; la forme ou la matière, au contraire, ne sont ainsi dans la catégorie que d’une façon indirecte, comme on dit que les principes sont dans le genre. Mais de l’accident et du sujet ne procèdent pas une unité essentielle, il ne résulte donc pas de leur rencontre une nature à laquelle le concept de genre ou d’espèce puisse être attribué.

C’est pourquoi les termes désignant les accidents de façon concrète ne peuvent être classés dans une catégorie, espèce ou genre — ainsi blanc ou musicien — sauf indirectement; ce n’est possible que lorsque ces termes signifient dans l’abstrait, comme blancheur et musique. Et c’est parce que les accidents ne sont pas composés de matière et de forme que le genre en eux ne peut être pris de la matière, ni la différence, de la forme, comme dans les substances composées; mais il faut les prendre en référence au premier genre d’existence selon les divers degrés d’être attribués aux dix catégories — ainsi on appelle quantité la mesure de la substance, qualité, la disposition de la substance et ainsi des autres, d’après Aristote dans le XI° Livre des Métaphysiques.

Differentiae vero in eis sumuntur ex diversitate principiorum, ex quibus causantur. Et quia propriae passiones ex propriis principiis subiecti causantur, ideo subiectum ponitur in diffinitione eorum loco differentiae, si in abstracto diffiniuntur secundum quod sunt proprie in genere, sicut dicitur quod simitas est nasi curvitas. Sed e converso esset, si eorum diffinitio sumeretur secundum quod concretive dicuntur. Sic enim subiectum in eorum diffinitione poneretur sicut genus, quia tunc diffinirentur per modum substantiarum compositarum, in quibus ratio generis sumitur a materia, sicut dicimus quod simum est nasus curvus. Similiter etiam est, si unum accidens alterius accidentis principium sit, sicut principium relationis est actio et passio et quantitas ; et ideo secundum haec dividit philosophus relationem in V metaphysicae. Sed quia propria principia accidentium non semper sunt manifesta, ideo quandoque sumimus differentias accidentium ex eorum effectibus, sicut congregativum et disgregativum dicuntur differentiae coloris, quae causantur ex abundantia vel paucitate lucis, ex quo diversae species colorum causantur.

Les différences entre les accidents sont tirées de la diversité des principes qui les causent. Et parce que les passions propres sont causées par les principes propres du sujet, le sujet tient lieu de différence dans leur définition, s’ils sont définis dans l’abstrait[79] selon le genre auquel ils appartiennent en propre : c’est ainsi que l’on dit que le camus est la courbure du nez[80]. Mais ce serait le contraire si leur définition est prise selon leur sens concret[81]. Dans ce cas le sujet serait posé dans leur définition à titre de genre, car alors ils seraient définis à la manière des substances composées, pour lesquels la notion de genre est tirée de la matière : c’est ainsi lorsque nous disons que le camus est le nez courbe[82]. Il en est également de même si un accident est le principe d’un autre accident, à la manière dont le principe de la relation est l’action, la passion et la quantité ; car c’est selon ces trois accidents que la philosophe divise la relation dans le livre V de la Métaphysique[83]. Mais parce que les principes propres des accidents ne sont pas toujours manifestes, il arrive que nous prenions leurs différences de leurs effets, à la manière dont le caractère rassemblant ou dispersant[84], causé par l’abondance ou la rareté de la lumière, est dit[85] constituer la différence des couleurs et donc les différentes espèces de couleur.

Les différences à leur tour sont prises de la diversité des principes qui les produisent. Et parce que les qualités propres proviennent des principes propres du sujet, celui ci tient lieu de différence dans leur définition — quand on les définit dans l’abstrait — en ce cas les qualités sont proprement dans le genre. Ainsi l’on définit la camardise : la courbure du nez. Mais ce serait l’inverse si ces définitions étaient données. dans le concret : en effet, leur sujet aurait alors valeur de genre, parce que les accidents seraient définis à la manière des substances composées dans lesquelles la notion du genre est prise de la matière — on dirait alors que le camard est le nez courbe.

Il en serait de même si un accident était principe d’un autre accident action, passion et quantité sont principes de la relation — c’est pourquoi Aristote divise la relation à ce triple point de vue. Mais parce que les principes propres des accidents ne nous sont pas révélés, nous inférons parfois les différences des accidents à partir de leurs effets — comme les différences de densité sont appelées différences des couleurs, car les différentes teintes sont produites par excès ou par défaut de lumière.

 

Sic ergo patet quomodo essentia est in substantiis et accidentibus et quomodo in substantiis compositis et simplicibus et qualiter in his omnibus intentiones universales logicae inveniuntur excepto primo, quod est in fine simplicitatis, cui non convenit ratio generis vel speciei et per consequens nec diffinitio propter suam simplicitatem. In quo sit finis et consummatio huius sermonis. Amen.

Tout ceci est ainsi évident : la manière dont l’essence est dans les substances et les accidents, dans les substances composées et les substances simples, celle dont les intentions logiques universelles se trouvent en eux, à l’exception du premier, qui est au dernier degré de la simplicité, et auquel pour cette raison ne conviennent ni la notion de genre ni celle d’espèce, ni par conséquent aucune définition. Qu’en lui soit la fin et l’achèvement de ce discours. Amen.

Voilà donc comment l’essence se trouve dans les substances et les accidents, dans les substances composées et simples, dans tous les concepts universaux de la Logique; il n’y a d’exception que pour le premier principe qui est d’une infinie simplicité, à qui ne conviennent pas les notions de genre ou d’espèce, qui par conséquent, ne peut être défini en raison de sa simplicité, en lequel puisse ce traité trouver sa fin et son accomplissement.

(Amen)

 

                                                                                                                     

                                                                                                                     

 



[1] C’est-à-dire Aristote.

[2] Traité du Ciel, I, 9, 271 b 8-13.

[3] On peut considérer primo soit comme un adverbe : tout d’abord. Dans ce cas, intellectu est complément d’agent, et il faut traduire : ce que l’intellect conçoit en premier lieu. On peut aussi considérer primo comme un adjectif. Or c’est précisément cette deuxième construction qui est utilisée dans la traduction du texte d’Avicenne auquel saint Thomas fait référence ici. Voir le premier texte cité dans la note suivante.

[4] Avicenne, Métaphysique, I, 6 : « Dicemus igitur quod ens et res et necesse talia sunt quod statim imprimuntur in anima prima impressione » : « nous disons donc que étant ou chose sont nécessairement de ces [notions] qui sont aussitôt imprimée dans l’âme par une première impression. » (ed. Venetiis 1508. fol . 72 rb. a) ; plus bas : « Unaquaeque enim res habet certidudinem qua est id quod est… Unaquaeque res habet certidudinem propriam quae est eius quidditas » : « toute chose en effet possède la détermination par laquelle elle est ce qu’elle est… Tout chose possède une détermination propre qui est sa quiddité » (Ibid., f. 72 va C).

[5] Métaphysique V (ou Δ), 9, 1017 a 22-35.

[6] Averroès.

[7] Averroès, Métaphysique V, comm. 4 : « Sed debes scire universaliter quod hoc nomen ens quod significat essentiam rei est aliud ab ente quod significat verum » : « Mais tu dois savoir que, de manière universelle, ce nom d’étant qui signifie l’essence d’une réalité est autre que celui qui signifie le vrai ».

[8] Avicenne, Métaphysique V, 5, Averroès, Metaphysique, V, en plusieurs endroits.

[9] Du pronom interrogatif quid : quoi, comme dans : quid est ? Qu'est ce que c'est ?

[10] Par exemple : Seconds Analytiques, II, 4-6, 91 a 25 – 92 a 25 ; Métaphysique, VII (ou Z), 3-6, 1028 b 34 – 1032 a 29.

[11] Avicenne, Métaphysique, I, 6 : « Unaquaeque res habet certidudinem propriam quae est eius quidditas » : « Tout chose possède une détermination propre qui est sa quiddité » (Ibid., f. 72 va C). ; Métaphysique II, 2 : « hec certitudo… est forma » : « cette détermination… est une forme ».

[12] De personna et duabus naturis contra Eutychen et Nestorium : De l'unité de la personne et des deux natures contre Eutychès et Nestorius, chapitre 1 : « Natura est earum rerum quae, cum sint, quoquomodo intellectu capi possunt » : « la nature appartient aux choses, qui, puisqu’elles existent, peuvent être saisies d’une manière ou d’une autre par l’intellect.

[13] Métaphysique V (ou Δ), 5 (1014 b 36) : « Alio modo dicitur natura existentium natura substantia » : « En un autre sens, nature se dit de la substance des choses existant naturellement » ; traduction du texte grec par Jean Tricot : « En un autre sens, nature se dit de la substance formelle des choses naturelles » (Librairie Jean Vrin, 1933)

[14] La matière est principe de potentialité.

[15] Cf. Commentaire Et donc par la forme, puisque de la Métaphysique, VII, l. 9 n. 8 : « Et haec opinio videtur Averrois et quorumdam sequentium eum. » : « Et celle opinion est celle d’Averroès et de certains de ceux qui le suivent ». Averroès, Métaphysique, VII, comm. 21 : « Quidditas hominis… est forma hominis, et non est homo qui est congregatus ex materia et forma » : « La quiddité de l’homme… est la forme de l’homme, et non pas l’homme qui est composé de matière et de forme. »

[16] Ne se trouve pas chez Boèce, mais cette opinion lui est attribuée par saint Albert le Grand, Commentaire des Sentences, I, d. 23, a. 4 (édition Borgnet, t. 25, 591 a), saint Bonaventure (sur le même passage, dubium 1), et par saint Thomas lui-même, dans l’Écrit sur les Sentences, sur le même passage, question 1, article 1.

[17] Transcription dans l’alphabet latin d’ousia, 'oÝsia, l’essence

[18] De persona et duabus naturis contra Eutychen et Nestorium : De l'unité de la personne et des deux natures contre Eutyches et Nestorius, chapitre 3, passim.

[19] Avicenne, Métaphysique, V, 5 : « quiditas… composita est ex forma et materia : hec enim est quiditas compositi, et quiditas est haec compositio » : « la quiddité… est composée de forme et de matière : telle est la quiddité du composé, et la quiddité est cette composition. ».

[20] Averroes, Métaphysique, VII, comm. 27.

[21] Socrate étant un exemple d’individu quelconque.

[22] Les démonstratifs ces et cette insiste sur le caractère individuel de ces réalités que l’on peut désigner en montrant du doigt :

[23] C’est-à-dire considérés abstraitement.

[24] Averroès, Métaphysique, VII, comm. 20.

[25] L’homme est animal : animal est attribué à l’homme, ou « prédiqué » de l’homme.

[26] Ou partie intégrante.

[27] Le pied est une partie du tout constitué par le corps humain : attribuer le pied au corps, ce serait dire quelque chose comme : le corps humain est un pied, ce qui est absurde. Au contraire, l’attribution se fait à la totalité du sujet.

[28] C’est à dire dans le genre corps et le genre animal.

[29] Parce qu’en plus de l’extension spatiale, l’animalité, c’est-à-dire la nature de l’animal, comprend la vie, qui est une perfection supérieure.

[30] C’est à dire la nature de la pierre : ce barbarisme a été forgé sur le modèle de la série : animalitas (la nature de l’animal), animal, animalité, ce qui donne : lapideitas (la nature de la pierre), pierre, pierréité.

[31] Avicenne, Métaphysique, V, 6 : « Genus… praedicatur de differentia ita quod est concomitans eam non pars quiditatis eius » : « Le genre… est attribué à la différence comme ce qui l’accompagne, et non comme une partie de son essence ».

[32] Aristote, Métaphysique, III (ou B), 8 (998 b 24).

[33] Topiques, IV, 2 (122 b 20)

[34] La préposition ex indique la provenance, ce qui contraint en français à ajouter un verbe.

[35] Intellectus peut se traduire par : concept, compréhension ou sens. Le texte latin joue sur ces trois significations.

[36] Voir la note précédente : intellectus speciei vel diffinitionis : il serait difficile de traduire : le concept de la définition.

[37] Ipsum renvoie non à genus, le genre, mais à illud quod significatur per genus, ce qui est signifié par le genre.

[38] C’est toujours le même adverbe, determinate, rendu ici par précisément. Determinate est employé deux fois dans ce membre de phrase et indeterminate une fois.

[39] Averroès, Métaphysique XI (= XII) comm. 14 : « Intendebat [Aristoteles] dare differentiam inter naturam materiae in esse et naturam formae universalis, et maxime illius quod est genus... Ista autem communitas, quae intelligitur in materia, est pura priuatio cum non intelligitur nisi secundum ablationem formarum indiuidualium ab ea » (fol. 141 va-vb) : « Aristote avait pour intention de donner la différence entre la nature de la matière, et la nature des formes universelles, en particulier celle du genre… Ce caractère commun, qui est compris dans la notion de matière, est une pure privation, parce qu’il n’est compris que par la suppression de toute forme dans la matière ».

[40] Remotio signifie proprement l’action d’écarter, removere. Il est tentant ici, et quelquefois nécessaire en d’autres endroits, de traduire ce mot par abstraction ou suppression. Mais il peut aussi bien se traduire par absence.

[41] Avicenne, Métaphysique, V, c. 5 : « Quiditas est id quod est quicquid est forma existente coniuncta materie... composito etiam non est hec intentio, quia composita est ex forma et materia : hec enim est quiditas compositi, et quiditas est hec compositio » (fol. 90 ra F). : « La quiddité est ce qu’est tout ce qui est par une forme existant unie à la matière… Ce concept n’appartient pas au composé, bien que cette intention soit composée de matière et de forme : elle est en effet la quiddité du composé, et la quiddité est cette composition ».

[42] Avicenne, Métaphysique, V, c. 6 : « Differentia non est talis qualis est rationalitas et sensibilitas. Convenientius est ergo ut hec sint principia differentiarum, non differentie » : « La différence n’est pas telle que sont la rationalité et la sensibilité. Il convient mieux de dire qu’elles sont les principes des différences, et non les différences elles-même. »

[43] C’est à dire abstraction faite des conditions sous lesquelles elle est réalisée dans un individu réel, ou dans l’esprit qui la conçoit.

[44] L’essence considérée comme réalisée dans une réalité quelconque, réalité matérielle ou esprit pensant.

[45] Averroes, De anima I, comm. 8.

[46] Avicenne, Métaphysique, V, c. 2.

[47] Salomon Ibn Gabirol, Livre de la source de vie, traduit par Jacques Schlanger, Aubier, 1970. Voir en particulier la quatrième partie.

[48] De causis, proposition 9, commentaire : « Et intelligentia est habens yliatim, quoniam est esse et forma » (Edition H.-D. Saffrey, Super librum De Causis expositio, Société Philosophique-Béatrice Nauwelaerts, Fribourg-Louvain, 1954) : « Et l'intelligence possède l'yliathim {la forme} puisqu'elle est être et forme. » (Traduction Jean Ranchin, http://docteurangelique.free.fr)Et l’intelligence a quelque chose de formel, parce qu’elle est être et forme ». Il y a une difficulté sur le terme yliatim. Jean Ranchin écrit, à propos de ce mot, dans sa traduction de la version latine du Livre des causes (disponible sur http ://docteurangelique.free.fr/) : « mot arabe non traduit […] attesté par ailleurs comme traduction du grec morphè. Il peut désigner aussi l'eidos d'Aristote, la forme. Les premiers auteurs médiévaux l'avaient cru dérivé du grec hylè, la matière, qu'Aristote oppose à l'eidos. » C’est en ce dernier sens que l’a pris saint Thomas dans son Commentaire de ce livre néo-platonicien transmis en langue arabe, à propos du terme yliatim : « c’est à dire quelque chose de matériel, ou se comportant à la manière de la matière ; yliatim se dit d’après yle, qui est la matière » (id est aliquid materiale vel ad modum materiae se habens; dicitur enim yliatim ab yle, quod est materia, Super de causis, lectio 9).

[49] Avicenne, Métaphysique, V, c. 5.

[50] Avicenne, Métaphysique, V, c. 2.

[51] Averroes, Commentaire du traité de l’âme, III, comm. 14.

[52] Alexandre de Hales, Gloses sur le deuxième livre des Sentences, distinction 3, n. 7 (Edition de Quarracchi, 1952, pp. 27-28) ; Albert le Grand, Sur les Sentences, distinction 3, a. 2 : « Quas partes nostri doctores vocant quod est et quo est, et Boetius videtur vocare quod est et esse » : « ces parties que nos docteurs appellent ce qui est et ce par quoi cela est, et que Boèce appelle ce qui est et être » (Edition Borgnet, t. 28, 48 a)

[53] Cf. Boèce, De hebdomadibus (ou Comment les substances, en tant qu’elles sont, sont bonnes, et pourtant ne sont pas des biens substantiels) : « Diversum est esse et id quod est… Omni composito aliud est esse, aliud ipsum est » : « L’être et ce qui est sont différents. Pour tout composé, autre est l’être, autre ce qui est » (PL 64, 1311 B-C).

[54] Averroes, De anima, III, comm. 5 : « Et nisi esset hoc genus entium quod scivimus in scientia anime, non possemus intelligere multitudinem in rebus abstractis, quemadmodum, nisi sciremus hic naturam intellectus, non possemus intelligere quod virtutes moventes abstracte debent esse intellectus » : « Et si ce genre d’étant, que nous connaissons dans la science de l’âme, n’existait pas, nous ne pourrions penser la multiplicité dans les réalités abstraites, de la même manière que, si nous ignorions ici la nature de l’intellect, nous ne pourrions pas comprendre que les puissances agissant sur les abstractions doivent être intellectuelles » (p. 410 lin. 667-672).

[55] Averroes, De anima, III, comm. 5.

[56] Aristote, De l’âme, III (430 a 1).

[57] Avicenne, par exemple : Métaphysique, VIII, c. 4 : « Omne habens quidditatem causatum est, et cetera alia exepto necesse esse habent quidditates,… quibus non accidit (ei) esse, nisi extrin0secus : primus igitur non habet quidditatem. » : « Tout ce qui possède une quiddité est causé, et en dehors de l’être nécessaire, tout le reste a une quiddité,… l’être ne leur advient que de manière extrinsèque : le premier en effet n’a pas de quiddité. » :

[58] Il s’agit des partisans d’Amaury de Bène : cf. Somme théologique, Ia, Q. 3, a. 8, conclusion. Voir : Catherine Capelle : Autour du décret de 1210, III. Amaury de Bène, Étude sur son panthéisme formel, Librairie philosophique Jean Vrin, collection Bibliothèque Thomiste.

[59] De causis, proposition 9, commentaire : « yliatim id est suum esse infinitum, et individuum suum est bonitas pura » (Edition H.-D. Saffrey, Super librum De Causis expositio, Société Philosophique-Béatrice Nauwelaerts, Fribourg-Louvain, 1954) : « son yliathim est l’infini et son individu est le bien pur » (Traduction Jean Ranchin, http ://docteurangelique.free.fr/). Voir note 48 sur le terme yliathim, forme, et sa parenté trompeuse avec le terme grec désignant la matière.

[60] Le texte latin d’Aristote (Métaphysique, V, 18, 1021 b 30-33) dit : « dicuntur perfecta… quedam modo universalit » : « ils sont appelés parfaits, d’une manière universelle ». Avérroes, comm. 21, l’explique de la manière suivante : « Et ista est disposition primi principii, scilicet Dei » : « Et telle est la disposition du premier principe, c’est-à-dire Dieu ».

[61] De causis, proposition 16, commentaire : « et virtus quidem eius [intelligentie] non est facta infinita nisi inferius non superius ». (Edition H.-D. Saffrey, Super librum De Causis expositio, Société Philosophique-Béatrice Nauwelaerts, Fribourg-Louvain, 1954) : « Et assurément, sa puissance [celle de l’intelligence] n’est faite infinie qu’inférieure, non supérieure » (Traduction Jean Ranchin, http ://docteurangelique.free.fr).

[62] Cf. chapitre IV.

[63] Avicenne, De anima, V, c. 3 : « Singularitas ergo animarum… incipit esse cum corpore tantum… postea anime sunt separate sine dubio a corporibus » : « l’individualité des âmes ne comment donc qu’avec le corps… Les âmes sont ensuite sans aucun doute séparées du corps. » (Edition Van Riet, p. 107, ligne 75 et p. 109, ligne, 96).

[64] Avicenne, De anima, I, c. 1 (édition citée, p. 19, lignes 25-26).

[65] Avicenne, Métaphysique, V, c. 6.

[66] Avicenne, De anima, I, c. 1 (édition citée, p. 19, lignes 22-24).

[67] Aristote, Histoire des animaux, VIII, 1 (588 b 4-12).

[68] Aristote, Les parties des animaux, I, 2 (642 b 5-7).

[69] Dans le chapitre III.

[70] Au chapitre I et au chapitre II.

[71] Littéralement, le naturaliste, voire le physicien, c’est à dire au sens médiévale le philosophe de la nature, à la manière d’Aristote dans les Physiques ou dans le traité De l’âme. Voir note suivante.

[72] Voir Traité de l’âme, 412. b. 5 : sous la forme citée par saint Thomas (Commentaire de la Métaphysique, VI, leçon 1, n. 16) : « Dicitur enim in secundo de anima, quod anima est actus primus corporis physici organici potentia vitam habentis » : « Il est dit en effet au deuxième livre du traité de l’âme que l’âme est l’acte premier d’un corps naturel organisé possédant la vie en puissance ».

[73] Aristote, Métaphysique, II (ou a), 1 (993 b 24) : « Par exemple, le feu est le chaud par excellence, parce que, dans les autres êtres, il est la cause de la chaleur », trad. Jean Tricot, op. cit..

[74] Aristote, Traité de l’âme, III, 1, 429 a 18 – b 5.

[75] Aristote, Métaphysique, X (ou I), 9, 1058 b 21 – 23 : « Mais mâle et femelle sont des modifications propres à l’animal, non pas substantielles, mais matérielles et corporelles », trad. Jean Tricot, op. cit..

[76] Âme qui est la forme du corps humain.

[77] Actu,  en acte, est omis par l’édition léonine.

[78] Métaphysique IX (ou Q), 1, 1045 b 25-32, qui renvoie à « nos premiers livres » (traduction citée), c’est-à-dire notamment à G, 2, 1003, a 33 – b 10.

[79] Par exemple, si l’on définit le camus (et non le nez camus).

[80] Le terme géométrique courbure tient lieu de genre, et nez de différence spécifique.

[81] C’est à dire si l’on définit le nez camus (et non plus le camus).

[82] Nez tient lieux de genre, et courbe de différence.

[83] Métaphysique, V (ou D), 15, 1020 b 26 sqq.

[84] Jean Tricot, dans le passage de la Métaphysique, auquel le texte renvoie (voir note suivante) traduit par : [couleur] dissociante et comprimante. Le texte d’Aristote utilise un vocabulaire déjà utilisé par Platon dans le Timée, 67, d-e. Dans ce texte, les termes correspondant sont traduit par « ce qui dilate » et « ce qui contracte » (traduction de Luc Brisson, Timée, Garnier-Flammarion), ou « ce qui dissocie » et « ce qui unit » (traduction d’Alfred Rivaud, dans la Collection des Universtiés de France, aux Belles Lettres).

[85] Métaphysique, X (ou I) 7, 1057 b 8-9.