CONTROVERSE SUR L'ÉTERNITÉ DU MONDE, CONTRE LES MURMURATEURS.

SAINT THOMAS D'AQUIN

DOCTEURS DE L'ÉGLISE

 

(Oeuvre authentique)

Édition numérique, http://docteurangelique.free.fr, 2008

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

Suivi d’un extrait du Commentaire des Sentences par saint Bonaventure, sur la question de l’éternité du monde

Ouvrage traduit avec le concours du Centre national du livre

Traductions, présentations et notes par Olivier Boulnois

 

 

 

 

Table des matières

Table des matières 1

Introduction par Olivier Boulnois 1

Contexte général 1

Présentation du traité de l’éternité du monde_ 2

Saint Thomas d'Aquin: Traité sur l'éternité du monde 8

Autre lieu théologique chez saint Thomas : Le livre II, 1 du commentaire des Sentences 25

Pour comparer : Extrait du Commentaire des Sentences de Pierre Lombard, par saint Bonaventure, sur la question de l’éternité du monde 45

 

 

Introduction par Olivier Boulnois

 

Contexte général

 

Le traité De aeternitate mundi, que Thomas d'Aquin dut rédiger en 1270 à Paris, est un texte singulier à plusieurs égards, mais aussi un témoin parmi d'autres d'une vaste polémique. Singulier dans l'œuvre de l'auteur, car il ne relève pas d'un genre particulier, mais constitue plutôt un texte de circonstance, répondant toutefois à des questions disputées au sein de l'Université, et peut-être même à une dispute livrée quelques jours auparavant par le franciscain Jean Peckham, disciple et futur successeur de Bonaventure, dans le cadre d'un exercice auquel Thomas avait assisté. Singulier aussi parce que Thomas y défend un point de vue presque paradoxal: bien que la foi enseigne le commencement du monde dans le temps, aucun argument ne permet de l'établir, et paraît plutôt capable de démontrer qu'il aurait été possible à Dieu de créer un monde éternel, l'idée de création n'impliquant pas celle de commencement. Singulier enfin parce que, ce faisant, Thomas s'oppose davantage à ses confrères théologiens, notamment franciscains, qui lui semblent soutenir la thèse adverse avec de mauvais arguments, qu'aux philosophes de la faculté des arts, accusés semble-t-il depuis peu par certains théologiens de se ranger à la conception aristotélicienne de l'éternité du monde.

Le fond de l'argumentaire de Thomas n'est pas nouveau, ni en soi, ni chez lui: on en connaît au moins une dizaine de versions, avant et après le De aeterni­tate. Mais c'est le climat de la rédaction - que manifeste aussi le ton plus passionné qu'à l'accoutumée qui rend ce petit texte remarquable, et permet d'en comprendre ['influence. Il constitue en un sens le pendant du De unitate intellectus contra averroistas, rédigé à peu près à la même époque, où Thomas prenait cette fois parti contre les artiens dans leur interprétation du traité De ['âme d'Aristote. Un coup à droite, un coup à gauche: c'est une autre forme du célèbre sens de la mesure et de l'équilibre de saint Thomas.

Cela dit, on l'aura compris, la question débattue dans ce court texte s'inscrit dans un contexte d'oppositions doctrinales, où se trouvent en désaccord les plus grands théologiens de la deuxième partie du XIIIe siècle. Même si un tel débat n'est pas absolument nouveau (il a un antécédent grec, et un autre arabe), il prit à cette époque une intensité particulière. Des arguments subtils et nombreux furent apportés au service des thèses adverses, et l'évolution de l'opposition en querelle fut un des éléments importants de la controverse plus générale entre théologiens et philosophes « radicaux» qui culminèrent avec les condamnations parisiennes de 1277. Inscrire le De aeternitate dans son contexte, tenter d'exposer les arguments pro et contra, rendre compte de l'évolution historique du débat sur un demi-siècle, tel est l'objet de ce volume qui propose un choix de traductions des textes les plus significatifs de Bonaventure à Guillaume d'Ockham, ainsi que les présentations et annexes qui ont paru nécessaires à une meilleure saisie de leurs enjeux.

 

Présentation du traité de l’éternité du monde

 

Le Commentaire de la Métaphysique[1] et le Quodlibet de Pâques 1270 ne témoignaient d'aucun climat polémique. En revanche, le De aeternitate mundi, rédigé, selon ses éditeurs, vers 1270, est un écrit de circonstance, dirigé contre certains contemporains, notamment les théologiens qui prétendaient qu'on pouvait démontrer par la raison la nouveauté du monde. Cela invite à le dater de 1270, après le Quodlibet de Pâques, mais il s'agit là d'une simple hypothèse. Les manuscrits, les catalogues d'œuvres et les biographes de Thomas sont presque unanimes sur le titre: Sur l'éternité du monde. Mais quelques auteurs, pour distinguer l'ouvrage de ses équivalents averroïstes, l'ont glosé. Ainsi, la belle glose reprise par certaines éditions, « contre les murmu­reurs » (contra murmurantes), est apocryphe. Elle a pourtant le mérite d'évoquer une symétrie avec le De unitate intellectus contra averroistas, en reprenant un mot, « murmurantes », qui rappelle les «parleurs» (loquentes) du kalâm, tant critiqués par Averroès, pour embrasser dans un même opprobre, à la suite des théologiens arabes, les théologiens latins trop confiants dans le pouvoir de leurs démonstrations. L'opuscule fait en effet pendant au De unitate intellectus (1270), où Thomas critique la position d'Averroès, l'unicité d'un intellect séparé pour tous les hommes[2]. Cette fois-ci, Thomas prend parti sur l'autre thèse controversée d'Aristote, qu'il sait désormais avoir été défendue par le Stagirite. Ce n'est pourtant plus pour critiquer les artiens, ni même Averroès, mais pour attaquer leurs adversaires, qui prétendent non seulement que la thèse d'Aristote est fausse - ce que tous admettent - mais que l'on peut démontrer qu'elle l'est, puisqu'on peut démontrer que le monde a nécessairement commencé.

Certains historiens ont soutenu que ce texte répondait à la question de Jean Peckham, à laquelle Thomas avait assisté en décembre 1269. Pressé par ses disciples, il aurait répondu le lendemain. Le De aeternitate rapporterait alors l'essentiel de cette argumentation orale. Mais cette hypothèse va contre le témoignage d'un manuscrit du XIIIe-XIVe siècle, qui affirme qu'il s'agit d'une « question non disputée par lui 1 », ce qui évoque clairement un texte non lu en public. Si l'on admet cette indication, il s'agit plutôt d'une prise de position adressée à un cercle restreint de disciples et visant les conceptions franciscaines sur le sujet (sans exclure d'ailleurs qu'elle ait été motivée par l'enseignement de Peckham). Ce point est confirmé par l'assurance méditée de la thèse (qui ne réfute pas point par point une œuvre contemporaine), par la violence de certaines attaques (plus compréhensible à l'intérieur d'un milieu partageant les mêmes sentiments) et par la faible diffusion de l'œuvre avant la crise de 1277 : si Boèce de Dacie et Henri de Gand connaissent des arguments semblables, il n'est pas prouvé que ce texte ait joué un rôle dans les controverses des années 1270. Godefroid de Fontaines, qui avait accès aux archives personnelles de saint Thomas et possédait une copie de l'ouvrage, semble le premier à en exploiter les arguments littéraux dans son Quodlibet Il (1286). On ne saurait dire non plus que Thomas se range du côté des artiens, puisque nous ne possédons pas de texte sur cette question émanant de la faculté des arts avant 1271. Seule la proposition condamnée en décembre 1270 (« quod mundus est aeternus ») paraît évoquer des textes contemporains.

L'opuscule de Thomas se distingue de ses autres interventions sur la même question, par sa nature de réflexion personnelle (sortie du cadre universitaire), par son ton plus cinglant qu'à l'accoutumée (il ironise sur ceux qui croient avoir inventé la sagesse) et surtout parce qu'il s'en prend exclusivement à la démontrabilité de la nouveauté du monde, sans reprendre les arguments contre l'éternité. Le but n'est plus d'évaluer les arguments pour et contre l'éternité du monde, mais de réfuter les arguments des théologiens qui prétendent démontrer son commencement temporel. Ce faisant, Thomas se range totalement du côté d'une thèse forte: la possibilité d'un monde éternel créé. Jusqu'ici il s'était contenté de dire que les arguments en sens contraire n'étaient pas probants, et qu'il ne voyait aucune contradiction entre le statut de créature et celui d'une durée infinie. Il répond maintenant de manière positive à la question initiale : « étant admis que le monde a eu un commencement dans la durée, aurait-il pu être toujours 1 ? ».

D'emblée, comme dans les textes précédents des Sentences, des deux Sommes ou des questions disputées, Thomas se pose en théologien : le commencement du monde est hors de question; il est acquis par la foi. Reste le problème de savoir si, outre la proposition tenue pour vraie par les croyants (« que le monde a eu un commencement dans la durée »), celle que soutiennent les philosophes (« qu'il est éternel ») est possible. À l'horizon se trouve donc la question (théologique) de la compatibilité entre l'analyse philosophique et la foi du croyant. - Il faut d'abord éliminer un malentendu (A) : en aucun cas, Thomas n'entend penser un monde éternel indépendant de Dieu, subsistant depuis toujours sans avoir été créé par lui [§ 1]. Ce serait une « erreur abominable» tant pour la foi que pour les philosophes, c'est-à-dire pour une métaphysique de la participation qui démontre que tout ce qui a l'être le tire de ce (lui) qui est par excellence. La vraie question est donc de savoir si l'on peut penser à la fois que le monde est éternel et qu'il a été créé (B). Le croyant et le philosophe communiquent-ils dans un espace où leurs deux discours sont compatibles?

Thomas établit cette compatibilité en reprenant de manière systématique des arguments déjà évoqués par lui, suivant une série de dichotomies [§ 2]. Si une chose ne peut être faite- en l'occurrence, s'il est faux que « le monde aurait pu être toujours» - c'est soit parce que Dieu ne le peut pas (1), soit parce que c'est impossible en soi (2). Mais rien de possible n'est impossible à Dieu[3]. Dès lors qu'un monde éternel serait possible, rien n'empêche Dieu de le produire. C'est donc la seconde branche de l'alternative qu'il faudra explorer [§ 3] : l'éternité du monde est-elle impossible en elle-même? Mais cette impossibilité-là se prend en deux sens, révélateurs de l'ambiguïté du possible pour l'aristotélisme: soit pour une raison métaphysique, la suppression de la puissance passive (2.1), soit pour une raison logique, la contradiction des concepts (2.2). La seconde branche de l'alternative (2.2) se comprend aisément: il suffit de montrer que la définition visée par un concept est contradictoire avec celle qui est signifiée par l'autre. Mais qu'est-ce qu'une puissance passive (2.1) ? La puissance passive, ou être en puissance, explique le mouvement physique; elle implique un substrat capable de recevoir des formes contraires[4]. Pour qu'une essence n'ait pas la puissance passive d'être, il faudrait que cette capacité de recevoir l'être soit écartée (remotio) de l'essence. Mais peut-on considérer la puissance de recevoir l'être comme une capacité objective de recevoir les formes? Y a-t-il une incapacité du substrat lorsqu'il n'y a pas de substrat? La puissance passive suppose l'existence d'un substrat de cette puissance, comme la matière est le substrat de tout changement physique, or ce n'est pas le cas lorsque ce qui est en puissance d'être n'est rien - il n'y a même pas de substrat.

C'est ici qu'intervient un renversement métaphysique capital: s'il fallait définir le possible par la puissance passive, par un substrat susceptible de recevoir des formes, comme Aristote, il faudrait dire que ce qui n'est pas, tell' ange avant sa création, ne peut pas être, puisqu'il n'y a même pas de substrat capable d'être. Avant la création du premier ange, il n'y avait rien, pas même, pour un seul ange, la puissance passive d'être. Mais si Dieu a créé un ange, il avait la puissance de le créer, alors même qu'il n'y avait pas pour lui la puissance passive objective d'être fait. Si le philosophe mesure la possibilité à partir du seul être en puissance, il est contraint de dire « que la puissance passive a toujours été » objectivement présente hors de Dieu, donc de postuler une forme d'éternité incréée, puisque l'être en puissance préexiste éternellement, comme une strate préalable à la toute-puissance divine. Et dans ce cas, il y a contradiction entre la foi et la philosophie, qui soutient une position «hérétique ». Si le problème se posait ainsi, Thomas préférerait épouser la position de Bonaventure: il faudrait « simplement concéder selon la foi que ce qui est causé ne peut pas être toujours ». En utilisant le vocabulaire de la censure, Thomas montre à ses adversaires qu'il n'est pas moins soucieux d'orthodoxie qu'eux. Il veut passer de la proposition (hérétique) « l'être en puissance est éternel », à la thèse que la proposition «il existe un être éternel hors de Dieu» est possible. - Il faut ici prendre garde aux modalités: ce qui importe à Thomas c'est toujours d'établir la possibilité (philosophique) de l'éternité du monde, alors qu'il n'en admet pas (en tant que croyant) la réalité. Il s'accorde totalement avec les théologiens latins pour rappeler qu'il est contraire à la foi de prétendre que la puissance divine est déterminée par un ensemble de possibilités réelles, préexistant éternellement à la liberté de Dieu pour la limiter. Il passe donc de la préexistence éternelle d'une puissance passive hors de Dieu à la thèse qu'un monde éternel est possible parce que Dieu peut le créer (comme l'ange).

Puisqu'il n'y a pas de puissance réelle, métaphysique, préexistant à Dieu, il n'y a pas d'obstacle à sa toute-puissance (2.1). L'impossibilité ne peut venir que d'une contradiction logique entre les concepts (2.2). En général, Dieu pourrait-il faire ce qui est contradictoire [§ 4] ? Certains, comme Pierre Damien, ont admis que Dieu peut faire que ce qui a été n'ait pas été, ce qu'au début du XIII° siècle on a ramené à une contradiction[5]. Aux yeux de Thomas, cette position est fausse, car elle condamne toute théologie à l'incohérence. Dieu ne pourrait faire le contradictoire, car celui-ci « n'est rien », il « se détruit lui-même ». Dire que Dieu ne le peut pas, est-ce limiter sa puissance? Au contraire: le pouvoir de faire advenir la contradiction est un pouvoir de faire advenir le néant. Dieu peut tout ce qui est réel, parfait, positif, mais non ce qui n'est rien. Dire que Dieu peut faire que les contraires coexistent, ce serait lui attribuer une imperfection au lieu de respecter sa grandeur. - Si Dieu ne peut faire un monde éternel, ce serait donc précisément parce que celui-ci serait contradictoire (2.2).

On en arrive alors au cœur métaphysique du débat [§ 6]. La contradiction porte sur deux concepts: la création et l'éternité. Deux raisons seulement peuvent les rendre incompatibles: soit la cause précède toujours l'effet dans le temps (2.2.1) ; soit, pour la créature, le non-être précède l'être en durée (2.2.2). Puisque la création est le passage du non-être à l'être, sous l'action de Dieu, il n'y a que deux concepts pouvant conduire à temporaliser la création - Dieu comme cause et le non-être comme point de départ.

En premier lieu [§ 7], la cause ne précède pas nécessairement son effet dans le temps (2.2.1). En effet, les causes instantanées produisent par définition leur effet dans l'instant même où elles agissent [§ 8]. Elles ne sont pas soumises à l'écoulement d'une durée, comme le mouvement physique (d'altération), mais sont contemporaines de leur effet. Dans l'altération, le commencement (principium) du mouvement précède sa fin, celui-ci se déroule donc dans le temps. La création doit plutôt être comparée à l'acte de génération, ou à celui de la propagation de la lumière, qui sont instantanés. Des objections sont rapidement examinées et balayées par Thomas [§ 9] : la liberté divine n'implique pas nécessairement que la création soit temporelle, car Dieu peut bien vouloir que la création soit éternelle. On ne projette en lui le commencement d'une action que parce qu'on lui attribue une délibération dans la durée, ce qui ne convient évidemment pas à sa perfection.

En second lieu [§ 13], il n'est pas nécessaire que le néant précède l'être en durée (2.2.2). Les adversaires croient démontrer qu'« il est contradictoire pour la pensée que quelque chose qui a été fait n'ait jamais été inexistant» : toute création partant du néant, elle suppose l'antériorité du néant comme commencement et comme principe. Thomas s'appuie pour les réfuter sur l'analyse de la création de nihilo par Anselme [§ 14] : une chose a été créée «du néant» lorsqu'elle a été créée, mais qu'il n'y a pas quelque chose (aliquid) d'où elle provient. Là, le néant n'indique pas un point de départ, mais une pure négation: « c'est-à-dire pas de quelque chose » (non ex aliquo). On dit ainsi d'un homme dépressif, dont la tristesse est sans cause, qu'il (n') est « attristé de rien» (de nihilo)[6]. Il n'en découle pas que la créature ait d'abord été néant, puis soit devenue être[7]. S'il y a un ordre de postérieur à antérieur, c'est purement un ordre logique, de nature, et non de succession temporelle [§ 14]. Thomas s'appuie ici sur Avicenne, qui distingue l'ordre de nature de l'ordre temporel, afin de penser ensemble l'éternité et la création[8]. Il interprète donc la création à partir de la distinction avicennienne de l'être et de l'essence. L'essence est antérieure par nature aux accidents, et ce qui revient à l'essence par elle-même est antérieur à ce qui lui est conféré par sa cause. Pourtant, si être convient à Dieu par essence, l'être ne convient pas à la créature par elle-même. Elle n'est pas par soi (a se), mais par un autre (ab alio) : Dieu, sa cause, qui la crée. C'est pourquoi ce qui lui revient par essence, le non-­être, est antérieur par nature à ce qui lui est conféré par accident, l'être. De même, la lumière est exactement contemporaine de sa cause, si bien que les planètes sont toujours illuminées par le soleil, sans que cela implique un temps où elles étaient dans l'obscurité. Cela revient à dire qu'abandonnée à elle-même, la créature sans principe retomberait au néant: la création enveloppe la conservation.

Ce traité a trois caractéristiques remarquables. 1. En premier lieu, la réflexion sur la toute-puissance divine y est davantage à l'œuvre que dans les autres textes de Thomas sur le même sujet[9]. Ce n'est certes pas une nouveauté radicale, mais son usage est sans doute lié à la controverse entre les théologiens disciples de saint Bona­venture et les artiens défenseurs d'un aristotélisme radical. Les uns et les autres estiment que notre concept de toute-puissance est limité par la contradiction, mais ils ne font pas passer la limite au même endroit. Pour tous, Dieu ne peut pas faire ou produire ce qui inclurait une contradiction, et chacun admet que telle serait une action qui abolirait le passé[10]. Mais là où un aristotélicien estime qu'un commencement du monde serait une contradiction, le théologien bonaventurien juge qu'une création sans commencement serait impossible. Thomas les renvoie dos à dos, et juge philosophiquement possible un monde créé sans commencement.

2. En outre, l'ouvrage manifeste un souci permanent de dégager trois degrés de validité du discours: Thomas détache l'erreur de l'hérésie, avant même d'avoir distingué de l'erreur la possibilité véritable. Il s'offre le luxe de souligner que l'hypertrophie de la toute-puissance divine n'est pas une hérésie, mais une erreur : affirmer que praeteritum non fuerit (que «ce qui a été n'ait pas été », que le passé ne soit pas passé) est un mode (temporel) de la thèse que Dieu peut faire exister les contradictoires, que « Dieu peut faire que la négation et l'affirmation soient vrais en même temps ». Or cette thèse, qui bat en brèche le principe de contradiction, ne va pas contre la foi, mais contre la raison [§ 4]. Thomas signifie par là qu'il est capable, lui, de distinguer l'erreur de l'hérésie, tandis que son adversaire en est incapable, en le taxant d'hérésie, alors que tout ce qui relève du principe de contradiction est au pire susceptible d'erreur. Il se prévaudra de cette distinction au paragraphe suivant [§ 5] pour établir que la possibilité d'un monde éternel, même si elle était fausse, ne serait pas hérétique: avant de montrer qu'il ne se trompe pas, il établit d'abord qu'on peut se tromper sans être hérétique.

3. Enfin, Thomas appuie davantage que par le passé sa position sur des autorités. Il se plaît à souligner qu'Augustin n'oppose pas sur ce point aux philosophes une argumentation rationnelle, mais la simple autorité de la foi: belle façon d'enlever à Bonaventure et à ses disciples l'autorité tant revendiquée d'Augustin[11] ! Les philosophes eux-mêmes n'ont pas vu de contradiction entre l'éternité et la création du monde, qu'ils professent toutes deux. Les augustiniens seraient-ils plus sages ou plus savants qu'eux?

Ce court traité pose un problème épistémologique. Au départ, Thomas accordait facilement la foi et la philosophie : pour la première (f1), le monde a commencé dans le temps, tandis que pour la seconde (p1), l'éternité du monde n'est pas démontrée, mais simplement soutenue dialectiquement, et (p’1) le commencement du monde n'était pas démontrable, mais simplement affirmé. Les trois propositions ne sont évidemment pas contradictoires, et permettant à Thomas de rester « neutre » vis-à-vis des positions contradictoires: démonstration de l'éternité ou du commencement temporel[12]. - Dans son commentaire de la Physique, Thomas avait découvert que l'éternité du monde était, aux yeux du philosophe, une thèse démontrée (p2) : « le monde est éternel ». Il y avait donc une contradiction entre la foi et la philosophie. - Le De aeternitate déplace la question; il demande s'il est possible à la fois que le monde soit éternel (thèse des philosophes) et qu'il ait été créé (thèse que partagent à la fois les philosophes et les croyants). En affirmant la compatibilité métaphysique entre création et éternité du monde dans le De aeternitate mundi, saint Thomas réussit à refermer la faille épistémologique qui menaçait toute l'entreprise théologique: du point de vue d'un discours général, commun à la foi et à la philosophie (la théologie), les deux types d'énoncés sont compatibles. - Mais comment penser la compatibilité entre la thèse propre à la foi (le commencement du monde dans le temps) et la thèse philosophique? Précisément en se plaçant du point de vue de la compatibilité entre des propositions de modalité différente ; (fl) encore : « le monde a commencé dans le temps », et (p3) : « Il est possible que le monde soit éternel ». En se plaçant sur le plan du possible, Thomas évite bien sûr la contradiction qu'il y aurait à affirmer à la fois (fl) : « le monde a commencé » et (p2) : « le monde est éternel ».

En choisissant la modalité du possible, ce texte implique un espace de compatibilité entre la foi et la philosophie. Il est bien le pendant du De unitate intel­lectus, dont il est contemporain. Il marque une progression analogue de la pensée, thomasienne: le dépassement du secundum quid. A l'époque de la Somme théologique, Thomas soutenait encore que la démonstration de l'éternité du monde n'était pas absolument vraie: « Et les raisons qu'introduit Aristote pour établir ce point ne sont pas démonstratives absolument (sim­pliciter), mais relativement (secundum quid) : à savoir pour contredire les raisons des Anciens, qui posaient que le monde a commencé, mais selon des modes en réalité impossibles[13]. » L'argument d'Aristote était simplement une réfutation dialectique de l'adversaire, et non une démonstration syllogistique. Cc n'était pas une vérité tout court (simpliciter), mais une proposition relative (secundum quid), probable ou sophistique. Or du moment où Thomas a prouvé la valeur démonstrative de l'éternité du monde chez Aristote, cette conciliation n'est plus possible. Et dès 1270, dans le traité Contre Averroès (Sur l'unité de l'intellect), Thomas s'oppose à la position des artiens, qui entendent proclamer: «Par la raison, je conclus nécessairement que l'intellect est numériquement un ; mais je tiens fermement le contraire par la foi[14]. » À la suite d'Aristote, les artiens posent une proposition p contraire à la foi, mais démontrable par la raison philosophique. Ils affirment que cette proposition n'est démontrable que relativement à ses principes épistémologiques (« secundum quid »), tandis qu'ils admettent la vérité de la proposition contraire (non-p), prise absolument (simpliciter). Si, comme l'admet l'artien, la proposition de la foi (non-p) est vraie, la proposition p, qu'il démontre philosophiquement (donc comme vraie secundum quid, selon les principes naturels), est fausse absolument (simpliciter), comme la foi le lui enseigne. C'est bien la même distinction logique que celle de Thomas, à cette différence que la relativité ne vient pas du statut dialectique mais valide de l'argumentation philosophique qui établit p, mais du statut logique de conclusions qui partent d'un même principe hypothétique. Le De unitate intellectus rejette cette distinction logique (il est vrai, appliquée à une vérité, plus qu'à une démonstration, comme dans la Somme) en la retournant contre les artiens. Grâce au principe du tiers exclu, Thomas y montre qu'une proposition ne peut être que vraie ou fausse. Là où les artiens croyaient pouvoir maintenir une séparation entre plusieurs disciplines autonomes, il soumet la philosophie à une condition véridictionnelle : son essence est de dire la vérité[15]. Ainsi, la philosophie et la théologie s'harmonisent dans l'unique vérité, et Thomas réfute théoriquement ce qui sera censuré par l'autorité épiscopale sous le nom de « double vérité ». Mais en condamnant cette hypothèse, il condamne aussi sa propre position dans la Somme théologique. Cette critique a valeur d'autocritique. - Ainsi, les deux traités, loin de s'opposer, font système: ils s'opposent tous deux au secundum quid, à une reprise du discours philosophique sur le mode du relatif et du restreint. Thomas se place ici sur le plan du possible, il établit rationnellement, par une critique théologique de l'identification de la création avec le commencement, que la position des philosophes (tout en étant fausse) reste compatible avec celle du croyant. Inversement, dans le De unitate intellectus, la critique de l'unicité de l'intellect, attribuée aux philosophes, dégage rationnellement, mais à partir de la philosophie, un espace où philosophie et foi soient compatibles. Dans les deux cas, Thomas s'efforce de construire une compatibilité générale, un espace de vérité unique pour l'ensemble des savoirs.

Il n'est pourtant pas sûr que le De aeternitate mundi échappe totalement à la critique formulée par Thomas. Des énoncés compatibles en raison de leurs différences de modalité le sont-ils pour celui qui les affirme? S'il était facile, à l'époque des Sentences, d'affirmer que la foi tranche des propositions indécidables ou neutres, comme l'alternative entre la démonstration du commencement et la démonstration de l'éternité (toutes deux non prouvées), il est plus difficile d'articuler dans la pensée du théologien une position de foi à la démonstration rationnelle de la possibilité du contraire. Le fait que les arguments aristotéliciens démontrant l'existence de Dieu reposent sur l'éternité du monde obligeait à les reformuler dans une métaphysique de la création et de la participation. Ainsi, la théologie se trouvait obligée de reformuler son propre fondement métaphysique, qui semblait se dérober. Sans aller jusqu'à la contradiction, mais au nom de la théologie, Thomas exacerbait la tension entre la raison et la foi. On aurait tort cependant de considérer l’évolution de Thomas comme un recul de la théologie devant la raison: ici, toutes deux progressent de pair. Car c'est finalement la démarche rationnelle du théologien qui est un pouvoir de scission ct de sécularisation, puisqu'elle travaille en même temps à démontrer la validité de la position philosophique et à s'en séparer au nom de la foi. Le texte de Thomas aura d'ailleurs pour effet de renforcer la position des artiens, comme la conviction des théologiens que Thomas leur était hostile et représentait un danger pour l'orthodoxie.

 

Saint Thomas d'Aquin: Traité sur l'éternité du monde

 

 

Textum Leoninum Romae 1976 editum
ac automato translatum a Roberto Busa SJ

Traduction, édition Louis Vivès, 1857

Traduction Olivier Boulnois, Centre national du livre, 2004

[69887] De aeternitate mundi Supposito, secundum fidem Catholicam, quod mundus durationis initium habuit, dubitatio mota est, utrum potuerit semper fuisse. Cuius dubitationis ut veritas explicetur, prius distinguendum est in quo cum adversariis convenimus, et quid est illud in quo ab eis differimus. Si enim intelligatur quod aliquid praeter Deum potuit semper fuisse, quasi possit esse aliquid tamen ab eo non factum: error abominabilis est non solum in fide, sed etiam apud philosophos, qui confitentur et probant omne quod est quocumque modo, esse non posse nisi sit causatum ab eo qui maxime et verissime esse habet. Si autem intelligatur aliquid semper fuisse, et tamen causatum fuisse a Deo secundum totum id quod in eo est, videndum est utrum hoc possit stare. Si autem dicatur hoc esse impossibile, vel hoc dicetur quia Deus non potuit facere aliquid quod semper fuerit, aut quia non potuit fieri, etsi Deus posset facere. In prima autem parte omnes consentiunt: in hoc scilicet quod Deus potuit facere aliquid quod semper fuerit, considerando potentiam ipsius infinitam. Restat igitur videre, utrum sit possibile aliquid fieri quod semper fuerit. Si autem dicatur quod hoc non potest fieri, hoc non potest intelligi nisi duobus modis, vel duas causas veritatis habere: vel propter remotionem potentiae passivae, vel propter repugnantiam intellectuum. Primo modo posset dici, antequam Angelus sit factus, non potest Angelus fieri, quia non praeexistit ad eius esse aliqua potentia passiva, cum non sit factus ex materia praeiacente; tamen Deus poterat facere Angelum, poterat etiam facere ut Angelus fieret, quia fecit, et factus est. Sic ergo intelligendo, simpliciter concedendum est secundum fidem quod non potest creatum semper esse: quia hoc ponere esset ponere potentiam passivam semper fuisse: quod haereticum est. Tamen ex hoc non sequitur quod Deus non possit facere ut fiat aliquid semper ens. Secundo modo dicitur propter repugnantiam intellectuum aliquid non posse fieri, sicut quod non potest fieri ut affirmatio et negatio sint simul vera; quamvis Deus hoc possit facere, ut quidam dicunt. Quidam vero dicunt, quod nec Deus hoc posset facere, quia hoc nihil est. Tamen manifestum est quod non potest facere ut hoc fiat, quia positio qua ponitur esse, destruit se ipsam. Si tamen ponatur quod Deus huiusmodi potest facere ut fiant, positio non est haeretica, quamvis, ut credo, sit falsa; sicut quod praeteritum non fuerit, includit in se contradictionem. Unde Augustinus in libro contra Faustum: quisquis ita dicit: si omnipotens est Deus, faciat ut ea quae facta sunt, facta non fuerint: non videt hoc se dicere: si omnipotens est Deus, faciat ut ea quae vera sunt, eo ipso quo vera sunt, falsa sint. Et tamen quidam magni pie dixerunt Deum posse facere de praeterito quod non fuerit praeteritum; nec fuit reputatum haereticum.

(7) Dans l'hypothèse que le monde n'a pas toujours existé, contrairement à l'opinion erronée de quelques philosophes, ainsi que nous l'enseigne la religion catholique, et qu'il a eu un commencement, comme l'atteste l'Ecriture sainte, qui ne peut pas se tromper, on fait une objection, savoir, s'il a pu toujours exister. Afin d'y répondre, il faut dire d'abord ce que c'est que le monde, en quoi nous nous accordons avec nos adversaires et quels sont les points qui nous séparent. Car si on prétend que Dieu n'est pas le seul être éternel, mais qu'il peut y avoir quelque chose que Dieu n'ait point créé et qui ait existé de toute éternité, c'est une erreur épouvantable, non-seulement aux yeux de la foi, mais même des philosophes qui déclarent et qui prouvent que tout ce qui existe, ne peut être, s'il n'a pas été créé par celui qui possède, par dessus tout et en vérité, l'Etre par excellence. Mais si l'on veut dire qu'il y a quelque chose d'éternel et cependant produit par Dieu, selon toutes les perfections qui sont en lui, c'est ce qui reste à examiner. Que si on soutient que cette proposition ne peut être vraie, on dira ou que Dieu n'a pas pu faire un être qui a toujours existé, ou que cela n'a pas pu être, quand même Dieu aurait pu le faire. Tout le monde est d'accord sur le premier point, savoir, qu'à raison de sa puissance infinie, Dieu a pu faire que quelque chose ait toujours existé. Il reste donc à examiner s'il est possible que quelque chose, en dehors de Dieu, ait pu toujours être. Si on soutient que cela n'a pas pu se faire, on ne peut l'entendre que de deux manières,, ou avoir deux raisons déjuger ainsi, savoir: à cause de l'opposition d'une puissance passive, ou à cause de l'opposition de ces deux idées. Dans le premier sens, on pourrait dire, qu'avant que l'ange eût été créé, la création de l'ange n'était pas possible, puisque son être n'avait été précédé d'aucune puissance passive, puisqu'il n'a pas été tiré d'une matière préexistante; et cependant Dieu pouvait créer Fange et faire qu'il fût ange, puisqu'il l'a créé et qu'il a été ange. En l'entendant dans ce sens, il faut dire simplement, selon la foi, que ce qui a été fait par Dieu, n'a pas existé toujours: parce qu'admettre cette supposition, serait admettre l'existence éternelle d'une puissance passive, ce qui est une hérésie. Il ne s'ensuit pourtant point que Dieu ne puisse pas faire qu'un être ait toujours été. Dans le second sens, on dit que cela ne peut avoir lieu par opposition d'idées, comme l'affirmation et la négation ne peuvent être vraies en même temps, quoique Dieu puisse faire que cela existe, comme quelques-uns le prétendent. D'autres disent qu'il ne le peut pas, parce que cela n'est rien. Cependant il est évident qu'il ne peut pas faire qu'il en soit ainsi, parce que les deux propositions se combattent. Si l'on veut soutenir que Dieu peut faire que cela existe ainsi, cette proposition n'est point hérétique, bien qu'elle soit fausse à mon avis, comme il y a contradiction à dire que le passé n'a pas été. C'est pourquoi saint Augustin dit dans son traité contre Faustus: "Celui qui dit, si Dieu est tout-puissant, qu'il fasse que le passé n'ait pas été, ne fait pas attention qu'il dit: si Dieu est tout-puissant, qu'il fasse que ce qui est vrai, en tant que vrai, devienne faux." Et cependant de grands personnages, mus par un sentiment de piété, ont soutenu que Dieu pouvait faire que le passé ne fût point passé; et pourtant ils n'ont point été taxés d'hérésie.

[Construction de la question]

[1] Étant posé par hypothèse, selon la foi catholique, que le monde a eu un commencement dans la durée, un doute a été soulevé: aurait-il pu être toujours?

Et pour que soit exposée la vérité sur cette question, il faut d'abord distinguer sur quel point nous nous accordons avec nos adversaires[16], et sur quel point nous en différons. En effet, si l'on entend par là (A) que quelque chose d'autre que Dieu aurait pu avoir été toujours, au sens où quelque chose pourrait être sans avoir été fait par lui, c'est une erreur abominable, non seulement dans la foi, mais aussi chez les philosophes, qui professent et prouvent que tout ce qui est ne peut d'aucune manière être sans être causé par celui qui a l'être au plus haut point et le plus véritablement. Mais si l'on pense (B) que quelque chose a toujours été, et qu'il a pourtant été, selon tout ce qui est en lui, causé par Dieu, il faut voir si <ces deux pensées> sont compatibles.

[2] Et si l'on déclare que c'est impossible, on le dira, ou bien (1) parce que Dieu n'a pas pu faire quelque chose qui aurait toujours été; ou bien (2) parce que cela n'a pas pu être fait, même s' <il est vrai que> Dieu pourrait le faire[17]. Tous s'accordent sur la première partie (1), à savoir que Dieu a pu faire quelque chose qui a toujours été; il reste donc à voir s'il est possible que quelque chose soit fait et qu'il ait toujours été (2).

[3] Mais si l'on déclare que cela ne peut être fait, cela ne peut être pensé que de deux manières, ou encore, cela ne peut avoir que deux causes de vérité: c'est ou bien (2.1) en raison de la suppression de la puissance passive, ou bien (2.2) en raison de la contradiction des concepts. De la première manière (2.1), on pourrait dire, avant qu'un ange ne soit fait: « l'ange ne peut pas être fait », parce qu’aucune puissance passive ne préexiste à son être, puisqu'il n'est pas fait à partir d'une matière préexistante; pourtant, Dieu pouvait faire un ange, il pouvait aussi faire qu'un ange fût fait, puisqu'il l'a fait et que l'ange a été fait. Donc, si l'on comprend <la question> ainsi (2.1), il faut simplement concéder selon la foi que ce qui est causé ne peut pas être toujours, car poser cela, c'est poser que la puissance passive a toujours été, ce qui est hérétique. Cependant, il n'en découle pas que Dieu ne puisse pas faire qu'un étant éternel soit fait.

[4] De la seconde manière (2.2), on dit que quelque chose ne peut être fait en raison de la contradiction des concepts, comme on dit qu'il ne peut être fait que l'affirmation et la négation soient vraies en même temps - même si, comme disent certains, Dieu peut le faire[18] : certains disent que Dieu ne pourrait pas non plus le faire, car cela n'est rien; il est cependant manifeste qu'il ne peut pas faire que cela advienne, car cette position une fois posée se détruit elle-même. Et si l'on pose que Dieu peut faire de cette manière que cela soit fait, cette position n'est pas hérétique, même si je crois qu'elle est fausse, de même que « le fait que ce qui a été n'ait pas été» inclut en soi une contradiction. C'est pourquoi Augustin, dans le Contre Fauste [XXVI, 5], <écrit> : « Toute personne qui déclare: "Si Dieu est tout-puissant, qu'il fasse que ce qui a été fait n'ait pas été fait", ne voit pas qu'il dit : "Si Dieu est tout-puissant, qu'il fasse que ce qui est vrai, par le fait même que c'est vrai, soit faux." » Et pourtant, de grands <théologiens> ont dit, en toute piété, que Dieu peut faire du passé qu'il n'ait pas été passé, sans qu'on ait tenu cela pour hérétique[19].

Videndum est ergo utrum in his duobus repugnantia sit intellectuum, quod aliquid sit creatum a Deo, et tamen semper fuerit. Et quidquid de hoc verum sit, non erit haereticum dicere quod hoc potest fieri a Deo ut aliquid creatum a Deo semper fuerit. Tamen credo quod, si esset repugnantia intellectuum, esset falsum. Si autem non est repugnantia intellectuum, non solum non est falsum, sed etiam impossibile: aliter esset erroneum, si aliter dicatur. Cum enim ad omnipotentiam Dei pertineat ut omnem intellectum et virtutem excedat, expresse omnipotentiae Dei derogat qui dicit aliquid posse intelligi in creaturis quod a Deo fieri non possit. Nec est instantia de peccatis, quae inquantum huiusmodi nihil sunt. In hoc ergo tota consistit quaestio, utrum esse creatum a Deo secundum totam substantiam, et non habere durationis principium, repugnent ad invicem, vel non. Quod autem non repugnent ad invicem, sic ostenditur. Si enim repugnant, hoc non est nisi propter alterum duorum, vel propter utrumque: aut quia oportet ut causa agens praecedat duratione; aut quia oportet quod non esse praecedat duratione; propter hoc quod dicitur creatum a Deo ex nihilo fieri.

(8) Il faut examiner s'il y a contradiction dans ces deux idées, savoir: qu'un être ait été créé de Dieu et qu'il soit, en même temps, de toute éternité. Quoi qu'il en soit, ce n'est point une hérésie de dire, que Dieu peut faire qu'un être qui a été créé a toujours été. Je crois pourtant que s'il y avait opposition d'idiomes, cette proposition serait fausse et contradictoire. Que s'il n'y a pas contradiction dans les termes, non-seulement elle est fausse, mais le contraire serait impossible, et ce serait une erreur de le nier. Car, comme la toute-puissance de Dieu est au-dessus de toute pensée et de toute intelligence, on ferait injure à sa toute-puissance, en soutenant que les créatures peuvent imaginer quelque chose qui est impossible à Dieu. On ne peut arguer de l'existence du péché, qui, en tant que péché, n'est qu'une négation. Toute la question se réduit donc à savoir, si cette proposition, être créé de Dieu, selon toute sa substance, et n'être point éternel, implique contradiction. Or, on prouve de cette manière, qu'il n'y a point contradiction dans les termes. S'il y a contradiction, c'est à cause d'un terme de la proposition, ou des deux ensemble, ou bien parce qu'il est nécessaire que la cause efficiente précède en durée l'être produit,' ou parce qu'il faut que le non-être soit préexistant à l'être, ce qui fait que l'on dit que ce qui est créé de Dieu est tiré du néant.

[5] Il faut donc voir s'il y a une contradiction conceptuelle entre ces deux <propositions> : que quelque chose soit créé par Dieu et, cependant, qu'il ait toujours été[20] ; et quelle que soit à ce propos la vérité, il ne sera pas hérétique de dire qu'il peut être fait par Dieu que quelque chose de créé par lui ait toujours été[21]. Je crois cependant que, s'il y avait une contradiction dans les concepts, ce serait faux; mais <je crois> que, s'il n'y a pas de contradiction, non seulement il n'est pas faux <de dire cela>, mais encore <ce n'est pas> impossible: sans quoi il serait erroné d'en parler autrement[22]. En effet, puisqu'il appartient à la toute-puissance de Dieu de dépasser tout intellect et toute puissance, dire que quelque chose peut être pensé dans les créatures qui ne puisse être fait par Dieu déroge expressément à la toute puissance de Dieu; - et les péchés, qui en tant que tels ne sont rien, ne constituent pas une objection <valide>[23]. Toute la question consiste donc en ceci: être créé par Dieu selon toute sa substance et n'avoir pas de commencement dans la durée sont-ils contradictoires ou non?

 

[La compatibilité de la création et de l'éternité]

[6] On montre ainsi que ces deux réalités ne sont pas contradictoires: si, en effet, elles sont contradictoires, ce n'est qu'en raison de l'une de ces deux raisons, ou des deux ensemble: ou bien (2.2.1) parce qu'il faut que la cause agente précède dans la durée <l'effet>, ou bien (2.2.2) parce qu'il faut que le non-être <le> précède dans la durée, en raison du fait que l'on dit créé « à partir de rien » ce qui est créé par Dieu[24].

Primo ostendam, quod non est necesse ut causa agens, scilicet Deus, praecedat duratione suum causatum, si ipse voluisset. Primo sic. Nulla causa producens suum effectum subito, necessario praecedit duratione suum effectum. Sed Deus est causa producens effectum suum non per motum, sed subito. Ergo non est necessarium quod duratione praecedat effectum suum. Prima per inductionem patet in omnibus mutationibus subitis, sicut est illuminatio et huiusmodi. Nihilominus tamen potest probari per rationem sic. In quocumque instanti ponitur res esse, potest poni principium actionis eius, ut patet in omnibus generabilibus, quia in illo instanti in quo incipit ignis esse, calefacit. Sed in operatione subita, simul, immo idem est principium et finis eius, sicut in omnibus indivisibilibus. Ergo in quocumque instanti ponitur agens producens effectum suum subito, potest poni terminus actionis suae. Sed terminus actionis simul est cum ipso facto. Ergo non repugnat intellectui si ponatur causa producens effectum suum subito non praecedere duratione causatum suum. Repugnat autem in causis producentibus per motum effectus suos, quia oportet quod principium motus praecedat finem eius. Et quia homines sunt assueti considerare huiusmodi factiones quae sunt per motus, ideo non facile capiunt quod causa agens duratione effectum suum non praecedat. Et inde est quod multorum inexperti ad pauca respicientes facile enuntiant. Nec potest huic rationi obviare quod Deus est causa agens per voluntatem: quia etiam voluntas non est necessarium quod praecedat duratione effectum suum; nec agens per voluntatem, nisi per hoc quod agit ex deliberatione; quod absit ut in Deo ponamus.

(9) Nous allons prouver d'abord qu'il n'est pas nécessaire que la cause efficiente, c'est-à-dire Dieu, soit préexistante à sa créature, s'il le veut. Nulle cause qui est suivie immédiatement de son effet, ne lui est préexistante. Or, Dieu est une cause productrice de son effet, non successivement, mais tout à coup et immédiatement; donc il n'est pas nécessaire qu'il soit préexistant à son effet. Ce qui est prouvé par induction, dans tous les changements instantanés; par exemple, l'effusion de la lumière et autres semblables. On peut cependant le prouver ainsi par le raisonnement. Dès qu'on suppose l'existence d'une chose, on peut supposer l'existence de son principe, comme on le voit dans tous les générateurs; par exemple, du moment que le feu commence à être feu, il y a chaleur. Dans toute opération instantanée, le principe et la fin sont les mêmes, comme dans tout ce qui est indivisible. Donc, du moment qu'on suppose un agent qui produit son effet instantanément, on peut supposer le terme de son action; mais le terme de l'action existe en même temps que le fait, donc il ne répugne pas à la raison de dire qu'une cause produisant un effet instantané, ne lui est pas préexistante. Il répugnerait de dire cela des causes qui produisent leur effet par impulsion, parce qu'il faut que le principe du mouvement précède sa fin. Et comme on est accoutumé à ne voir que des actions de ce genre, on ne comprend pas facilement que l'agent actif ne soit pas antérieur à son effet. D'où vient que beaucoup de gens, inhabiles à réfléchir et qui ne voient qu'un côté de la vérité, se prononcent hardiment. Et on ne peut pas opposer à notre argument que Dieu est une cause qui agit par l'effet de sa volonté, parce qu'il n'est pas nécessaire que la volonté soit préexistante à son effet ni qu'elle agisse par la volonté à l'aide seulement de la réflexion, ce que nous nous garderons bien d'affirmer de Dieu.

[(2.2.1) Il n'est pas nécessaire que Dieu précède la créature dans la durée]

[7] Je montrerai en premier lieu qu'il n'est pas nécessaire que la cause agente, c'est-à-dire Dieu, précède dans la durée son effet, si elle le veut.

Premièrement ainsi: (a) aucune cause qui produit son effet soudainement ne précède son effet dans la durée; or (b) Dieu est une cause qui produit son effet, non point par un mouvement, mais soudainement; (c) il n'est donc pas nécessaire qu'il précède en durée son effet.

La première <proposition> (a) est manifeste dans tous les changements soudains, comme l'illumination et d'autres changements semblables[25]. Elle peut néanmoins être prouvée par la raison, de la manière suivante:

[8] (I) Quel que soit l'instant où l'on pose qu'une chose existe, <c'est> en <cet instant qu'>on peut poser le commencement de son action, comme c'est évident pour tout <ce qui est> engendrable, car dans l'instant où le feu commence d'être, il chauffe; mais dans une opération soudaine, le commencement et la fin sont simultanés, ils sont même identiques, comme dans tous les indivisibles[26]: donc, en un instant quelconque où l'on pose que l'agent produit son effet soudainement, on peut poser le terme de son action. Mais le terme de l'action est simultané à la chose faite; donc, si l'on pose que la cause produisant son effet soudainement ne précède pas en durée son effet, ces concepts ne se contredisent pas. Il y a contradiction dans le cas où des causes produisent par le mouvement leurs effets, car il faut que le commencement du mouvement précède sa fin[27]. Et puisque les hommes sont habitués à considérer ce qui est fabriqué par un mouvement, ils ne comprennent pas facilement que la cause agente ne précède pas son effet dans la durée. De là vient que « les <esprits> inexpérimentés en beaucoup <de domaines>, ne considérant qu'un petit nombre <de phénomènes>, énoncent facilement <leur position> »[28].

[9] On ne peut objecter à cette raison que Dieu est une cause agissant par une volonté, car il n'est pas non plus nécessaire que la volonté précède dans la durée son effet; ni qu'un agent par une volonté <le précède également>, si ce n'est parce qu'il agit à partir d'une délibération - or il ne convient pas que nous en placions une en Dieu[29].

Praeterea. Causa producens totam rei substantiam non minus potest in producendo totam substantiam, quam causa producens formam in productione formae; immo multo magis: quia non producit educendo de potentia materiae, sicut est in eo qui producit formam. Sed aliquod agens quod producit solum formam, potest in hoc quod forma ab eo producta sit quandocumque ipsum est, ut patet in sole illuminante. Ergo multo fortius Deus, qui producit totam rei substantiam, potest facere ut causatum suum sit quandocumque ipse est. Praeterea. Si aliqua causa sit qua posita in aliquo instanti non possit poni effectus eius ab ea procedens in eodem instanti, hoc non est nisi quia causae deest aliquid de complemento: causa enim completa et causatum sunt simul. Sed Deo nunquam defuit aliquid de complemento. Ergo causatum eius potest poni semper eo posito; et ita non est necessarium quod duratione praecedat. Praeterea. Voluntas volentis nihil diminuit de virtute eius, et praecipue in Deo. Sed omnes solventes ad rationes Aristotelis, quibus probatur res semper fuisse a Deo per hoc quod idem semper facit idem, dicunt quod hoc sequeretur si non esset agens per voluntatem. Ergo et si ponatur agens per voluntatem, nihilominus sequitur quod potest facere ut causatum ab eo nunquam non sit. Et ita patet quod non repugnat intellectui, quod dicitur agens non praecedere effectum suum duratione; quia in illis quae repugnant intellectui, Deus non potest facere ut illud sit. Nunc restat videre an repugnet intellectui aliquod factum nunquam non fuisse, propter quod necessarium sit non esse eius duratione praecedere, propter hoc quod dicitur ex nihilo factum esse. Sed quod hoc in nullo repugnet, ostenditur per dictum Anselmi in Monologio, 8 cap., exponentis quomodo creatura dicatur facta ex nihilo. Tertia, inquit, interpretatio, qua dicitur aliquid esse factum de nihilo, est cum intelligimus esse quidem factum, sed non esse aliquid unde sit factum. Per similem significationem dici videtur, cum homo contristatus sine causa, dicitur contristatus de nihilo. Secundum igitur hunc sensum, si intelligatur quod supra conclusum est, quia praeter summam essentiam cuncta quae sunt ab eadem, ex nihilo facta sunt, idest non ex aliquo; nihil inconveniens sequetur. Unde patet quod secundum hanc expositionem non ponitur aliquis ordo eius quod factum est ad nihil, quasi oportuerit illud quod factum est, nihil fuisse, et postmodum aliquid esse. Praeterea, supponatur quod ordo ad nihil in praepositione importatus remaneat affirmatus, ut sit sensus: creatura facta est ex nihilo, idest facta est post nihil: haec dictio post ordinem importat absolute. Sed ordo multiplex est: scilicet durationis et naturae. Si igitur ex communi et universali non sequitur proprium et particulare, non esset necessarium ut propter hoc quod creatura dicitur esse post nihil, prius duratione fuerit nihil, et postea fuerit aliquid: sed sufficit, si prius natura sit nihil quam ens; prius enim naturaliter inest unicuique quod convenit sibi in se, quam quod ex alio habetur. Esse autem non habet creatura nisi ab alio; sibi autem relicta in se considerata nihil est: unde prius naturaliter est sibi nihilum quam esse. Nec oportet quod propter hoc sit simul nihil et ens, quia duratione non praecedit: non enim ponitur, si creatura semper fuit, ut in aliquo tempore nihil sit: sed ponitur quod natura eius talis esset quod esset nihil, si sibi relinqueretur; ut si dicamus aerem semper illuminatum fuisse a sole, oportebit dicere, quod aer factus est lucidus a sole. Et quia omne quod fit, ex incontingenti fit, idest ex eo quod non contingit simul esse cum eo quod dicitur fieri; oportebit dicere quod sit factus lucidus ex non lucido, vel ex tenebroso; non ita quod umquam fuerit non lucidus vel tenebrosus, sed quia esset talis, si eum sibi sol relinqueret. Et hoc expressius patet in stellis et orbibus quae semper illuminantur a sole. Sic ergo patet quod in hoc quod dicitur, aliquid esse factum et nunquam non fuisse, non est intellectus aliqua repugnantia.

(10) En outre, la cause protectrice de toute la substance d'une chose, n'est pas moins puissante à créer toute la substance, que la cause productrice de la forme à produire la forme; et elle doit l'être encore bien davantage, car elle ne crée pas en tirant son œuvre de la puissance, de la matière, comme la cause productrice de la forme; tandis que l'agent producteur de la forme seule n'a de puissance que pour produire la forme, en tant qu'agent producteur de forme, comme on le voit dans le soleil qui répand la lumière par ses rayons. Donc à plus forte raison, Dieu qui produit toute la substance d'un être peut faire que tout ce qu'il a produit soit son effet, en tant que Dieu. De plus, si on assigne un instant d'existence à une cause à laquelle on ne puisse attribuer son effet au même instant, il n'en est ainsi que parce que cette cause manque de quelque élément nécessaire pour la compléter; car une cause complète a un effet complet. Or Dieu ayant toujours été parfait, supposée l'existence de Dieu, son effet a dû toujours exister, sans qu'il soit nécessaire qu'il lui soit antérieur. J'ajouterai encore que la détermination de la volonté ne diminue en rien la puissance, surtout en Dieu. Or, tous ceux qui se rendent à l'argument d'Aristote, par lequel il cherche à démontrer que la matière a été créée éternellement de Dieu, parce que la même cause est toujours suivie du même effet, disent qu'if s'ensuivrait cette conséquence, si Dieu n'agissait point par le fait de sa volonté. Il ne s'ensuit pas pour cela qu'il puisse faire que son effet soit toujours produit. Et cela est évident, parce qu'il ne répugne pas à la raison, que la cause ne soit pas antérieure à l'effet, parce que Dieu ne peut pas faire ce qui répugne à la raison. Nous avons à examiner maintenant s'il répugne à la raison de dire qu'une substance créée a toujours été, parce qu'il est nécessaire que son néant soit antérieur à sa création, pour qu'il soit vrai de dire qu'elle a été faite de rien. Saint Anselme, au ch. VIII de son Monologue, expliquant de quelle manière on entend que "la créature a été faite de rien, prouvera que notre proposition n'est point absurde." "Troisièmement, dit-il, quand nous disons qu'une chose a été faite de rien, nous entendons qu'elle a été faite, mais qu'elle n'a été tirée de rien qui soit sa matière première." C'est dans ce sens que l'on dit qu'une personne s'afflige de rien, quand elle s'afflige sans cause D'après cette explication, si on entend ce que nous avons déjà arrêté plus haut, qu'excepté l'essence suprême, tout ce que Dieu a fait il l'a fait de rien, c'est-à-dire qu'il l'a tiré du néant, on ne dit rien de déraisonnable. D'où il suit que, d'après cette exposition de notre pensée, il n'y a aucune relation d'existence entre la création et le néant, à ce point qu'il eût été nécessaire que la créature eût commencé par n'être rien et ensuite qu'elle reçût l'être. De plus encore, supposons que la relation du néant exprimée dans notre proposition, soit une relation affirmative, tellement que le sens de la phrase soit cela: La créature a été faite de rien, c'est-à-dire a été faite après le lien; la préposition après exprime clairement l'ordre. Mais il y a plusieurs espèces d'ordres, l'ordre de temps et l'ordre de nature. Or, si on ne peut pas conclure du général au particulier, il ne s'ensuivra pas que parce qu'on dit que la créature a été faite après le rien, le rien lui aura été antérieur et que la création aura eu lieu ensuite; mais il suffit que le rien soit antérieur par nature à l'être. Car chaque être a naturellement en soi tous les attributs qui lui conviennent, plutôt que ce qu'il ne tient que d'un autre. Or, la créature ne tient l'être que d'un autre: considérée en elle-même et de son propre fond, elle n'est rien; en sorte que le néant est plus dans sa nature que l'être. Pour ne lui être pas antérieure, il ne s'ensuit pas qu'elle soit en même temps être et néant. Car nous ne disons pas que si la créature a toujours été, il a été un temps où elle n'était rien, mais bien que sa nature est telle, qu'abandonnée à elle-même, elle ne serait rien. Par exemple, si nous disons que l'atmosphère a toujours été éclairée par le soleil, il faudra entendre qu'elle est devenue lumineuse par le soleil. Et comme tout ce qui est créé est créé par un contingent, c'est-à-dire par celui à qui il n'arrive point d'être avec ce qui est créé on devra dire, qu'elle est devenue lumineuse par l'effet d'un objet obscur et ténébreux, non en ce sens qu'elle a toujours été lumineuse ou obscure, mais qu'elle serait telle si elle était abandonnée à elle seule. On en trouve un exemple plus exact dans les planètes et les corps célestes, qui sont toujours éclairés par le soleil. Ainsi donc est-il évident qu'il ne répugne point à la raison de dire qu'un être a été créé de Dieu et qu'il a cependant toujours été.

[10] (II) En outre, la cause qui produit toute la substance d'une chose n'a pas moins de pouvoir en produisant toute <cette> substance, que n'a de pouvoir, dans la production de la forme, une cause qui produit <cette> forme; au contraire, elle bien davantage de pouvoir, car elle ne produit pas en tirant <ce qu'elle produit> de la puissance de la matière, comme c'est le cas pour celui qui produit une forme. Mais l'agent qui produit seulement la forme a du pouvoir en cela que la forme produite par lui est aussi longtemps qu'il est lui-même, comme c'est manifeste dans le cas du soleil qui éclaire; Dieu, qui produit toute la substance de la chose, peut donc d'autant plus faire que son effet soit, aussi longtemps que lui-même il est[30].

[11] (III) En outre, s'il y a une cause telle que, si elle est posée à un instant <donné>, son effet ne puisse être posé comme procédant d'elle dans le même instant, ce n'est que parce qu'il manque à <cette> cause quelque chose de son complément; en effet, la cause complète et son effet sont simultanés. Mais à Dieu, aucun complément n'a jamais manqué; donc s'il est posé, son effet peut être posé toujours, et ainsi il n'est pas nécessaire qu'il le précède en durée[31].

[12] (IV) En outre, la volonté de celui qui veut ne retire rien à sa puissance, et cela, par excellence, en Dieu. Mais tous ceux qui résolvent les raisons d'Aristote, par lesquelles il est montré que les choses ont toujours été <faites> par Dieu, par le <principe> que « le même fait toujours le même» [Cf. De gen. et corr. II, 10, 336a27-28], disent que cela s'ensuivrait s'il n'était pas un agent par volonté[32]; si donc l'on pose un agent par volonté, il s'ensuit néanmoins qu'il peut faire que jamais ce qui est causé par lui ne soit pas[33]. Et ainsi, il est manifeste qu'il n'est pas contradictoire pour la pensée que l'agent ne précède pas son effet dans la durée, car ce qui est contradictoire pour la pensée, Dieu ne peut pas faire que cela soit.

[(2.2.2) La création à partir du néant n'implique pas de commencement temporel]

[13] Maintenant, il reste à voir s'il est contradictoire pour la pensée que quelque chose qui a été fait n'ait jamais été inexistant, en raison de quoi il serait nécessaire que son non-être l'ait précédé dans la durée, parce qu'il est dit avoir été fait de rien[34].

(I) Mais que ce ne soit en rien contradictoire, une phrase d'Anselme le montre, dans le Monologion, chapitre 8, quand il explique en quel sens la créature est dite faite à partir de rien. « La troisième interprétation, déclare-t-il, par laquelle on dit que quelque chose a été fait de rien (de nihilo), c'est quand nous entendons qu'il a été fait, mais qu'il n'y a pas quelque chose (aliquid) à partir de quoi il a été fait. C'est par une semblable signification qu'on semble dire, quand un homme est attristé sans cause, qu'il est attristé de rien (de nihilo). Si donc on entend en ce dernier sens ce que nous avons conclu plus haut: qu'hormis l'essence souveraine, tout ce qui vient d'elle a été fait de rien (ex nihilo), c'est-à-dire pas de quelque chose (non ex aliquo), rien d'inconvenant n'en découle[35]. » Selon cette explication, il est donc manifeste qu'on ne pose aucun ordre de ce qui est fait envers <le> rien, comme s'il fallait que ce qui a été fait ait <d'abord> été rien, et qu'ensuite il ait été quelque chose[36].

[14] (II) Supposons en outre que reste affirmé un ordre envers <le> rien, impliqué par la préposition <de>, si bien que le sens de : « la créature a été faite de rien (ex nihilo) », serait: <la créature> « a été faite après <le> rien» ; cette expression «après» implique absolument un ordre. Mais il y a plusieurs sortes d'ordre, l'ordre de durée et l'ordre de nature; et si donc, du commun et de l'universel ne découlent ni le propre ni le particulier, il ne sera pas nécessaire, parce qu'on attribue à la créature l'être après <le> rien, qu'elle soit antérieurement en durée rien et qu'ensuite elle soit quelque chose, mais il suffit qu'elle soit antérieurement en nature rien plutôt qu'étant. En effet, tout ce qui convient à une chose en elle-même lui est inhérent antérieurement en nature à ce qu'elle tient seulement d'un autre; or la créature n'a <l'>être que par un autre, laissée à elle-même et considérée en elle-même, elle n'est rien: c'est pourquoi le néant est pour elle naturellement antérieur à l'être[37]. Mais ce n'est pas parce que le néant ne précède pas en durée l'être (ens) qu'il est nécessaire qu'ils soient simultanés; en effet, si la créature a toujours été, on ne pose pas que dans un temps donné elle ne soit rien, mais on pose que sa nature serait telle qu'elle ne serait rien si elle était laissée à elle-même; de même, si nous disions que l'air a toujours été éclairé par le soleil, il faudrait dire que l'air a été rendu lumineux par le soleil. Et puisque tout ce qui devient (fit) devient à partir d'un non-coexistant[38], c'est-à-dire à partir de ce dont il n'arrive pas qu'il soit en même temps que ce qu'on dit être fait, il faudra dire qu'il est fait lumineux à partir du non-lumineux ou du ténébreux; non pas au sens où il aurait jamais été non lumineux ou ténébreux, mais parce qu'il le serait si le soleil l'abandonnait à lui-même. Et c'est plus expressément évident pour les étoiles et les sphères, qui sont toujours illuminées par le soleil.

[Autorités d'Augustin et des philosophes]

[15] Ainsi donc, il est manifeste qu'il n'y a aucune contradiction conceptuelle à dire que quelque chose a été fait par Dieu et n'a jamais été non existant.

Si enim esset aliqua, mirum est quomodo Augustinus eam non vidit: quia hoc esset efficacissima via ad improbandum aeternitatem mundi, cum tamen ipse multis rationibus impugnet aeternitatem mundi in undecimo et duodecimo de Civ. Dei, hanc etiam viam omnino praetermittit? Quinimmo videtur innuere quod non sit ibi repugnantia intellectuum: unde dicit decimo de Civ. Dei, 31 cap., de Platonicis loquens: id quomodo intelligant, invenerunt non esse hoc, scilicet temporis, sed substitutionis initium. Sic enim, inquiunt, si pes ex aeternitate semper fuisset in pulvere, semper ei subesset vestigium, quod tamen vestigium a calcante factum nemo dubitaret; nec alterum altero prius esset, quamvis alterum ab altero factum esset: sic, inquiunt, et mundus et dii in illo creati semper fuerunt, semper existente qui fecit; et tamen facti sunt. Nec unquam dicit hoc non posse intelligi: sed alio modo procedit contra eos.

(11) Il est étonnant que saint Augustin n'eût point découvert cette absurdité, si elle eût existé, car c'eût été un puissant argument pour réfuter l'éternité du monde, qu'il avait combattue par une foule de raisonnements dans les onzième et douzième livres de la Cité de Dieu. D'où vient donc qu'il n'en dit pas un mot? Bien mieux, il semble insinuer qu'il n'y a aucune absurdité, puisqu'il dit dans le dixième livre de la Cité de Dieu, chapitre XXXI, en parlant des Platoniciens: "Qu'ils l'entendent de quelque façon qu'il leur plaira, ils trouveront que ce n'est point un commencement de temps, mais de substitution." Car, comme ils disent, la trace d'un pied qui aurait posé de toute éternité sur le sable serait éternelle, comme le pied qui aurait fait l'empreinte, bien qu'on sache qu'elle a été faite par lui; et cependant l'un n'est pas antérieur à l'autre, malgré que l'un ait fait l'autre. Or, disent-ils, le monde et les dieux qui ont été créés dans le monde ont toujours été, celui qui les a créés a existé de toute éternité, et cependant ils ont été créés. Et il n'a jamais dit que ces paroles contenaient une absurdité. Mais il procède contre eux d'une autre façon.

S'il y en a une, il est étonnant qu'Augustin ne l'ait pas vue, car ce serait une voie très efficace pour réfuter l'éternité du monde. Et pourtant, alors qu'il combat lui-même par de multiples raisons l'éternité du monde dans La Cité de Dieu, <livres> XI et XII, il omet tout à fait cette voie. Bien au contraire, il semble insinuer qu'il n'y a pas là de contradiction entre les concepts, c'est pourquoi il déclare, dans La Cité de Dieu X, chapitre 31, en parlant des platoniciens : « Ils ont trouvé leur manière de comprendre cela: il s'agit, non pas d'un commencement du temps, mais du commencement d'un <être> sous-jacent <à un autre>. « Supposez, disent-ils, qu'un pied ait de toute éternité été <imprimé> dans la poussière: sous ce pied toujours son empreinte demeurerait, et personne ne douterait que cette empreinte ait été faite par celui qui pose son pied; et l'un ne serait pas antérieur à l'autre, bien que l'un soit fait par l'autre. De même, concluent-ils, le monde et les dieux créés en lui ont toujours été, comme a toujours existé leur auteur; et pourtant ils ont été faits[39]. »

Item dicit undecimo Lib., 4 cap.: qui autem a Deo quidem mundum factum fatentur, non tamen eum temporis sed suae creationis initium habere, ut modo quodam vix intelligibili semper sit factus; dicunt quidem aliquid et cetera. Causa autem quare est vix intelligibile, tacta est in prima ratione. Mirum est etiam quomodo nobilissimi philosophorum hanc repugnantiam non viderunt. Dicit enim Augustinus in eodem Lib. cap. 5, contra illos loquens de quibus in praecedenti auctoritate facta est mentio: cum his agimus qui et Deum corporum et omnium naturarum quae non sunt quod ipse, creatorem nobiscum sentiunt; de quibus postea subdit: isti philosophos ceteros nobilitate et auctoritate vicerunt. Et hoc etiam patet diligenter consideranti dictum eorum qui posuerunt mundum semper fuisse, quia nihilominus ponunt eum a Deo factum, nihil de hac repugnantia intellectuum percipientes. Ergo illi qui tam subtiliter eam percipiunt, soli sunt homines, et cum illis oritur sapientia. Sed quia quaedam auctoritates videntur pro eis facere, ideo ostendendum est quod praestant eis debile fulcimentum. Dicit enim Damascenus I Lib. 8 cap.: non aptum natum est quod ex non ente ad esse deducitur coaeternum esse ei quod sine principio est et semper est. Item Hugo de sancto Victore in principio Lib. sui de sacramentis dicit: ineffabilis omnipotentiae virtus non potuit aliud praeter se habere coaeternum, quo faciendo iuvaretur. Sed harum auctoritatum et similium intellectus patet per hoc quod dicit Boetius in ult. de consolatione: non recte quidam, cum audiunt visum Platoni mundum hunc nec habuisse initium temporis, nec habiturum esse defectum, hoc modo conditori conditum mundum fieri coaeternum putant. Aliud enim est per interminabilem vitam duci, quod mundo Plato tribuit; aliud interminabilis vitae totam pariter complexam esse praesentiam, quod divinae mentis esse proprium manifestum est. Unde patet quod etiam non sequitur quod quidam obiiciunt, scilicet quod creatura aequaretur Deo in duratione; et quod per hunc modum dicatur, quod nullo modo potest esse aliquid coaeternum Deo, quia scilicet nihil potest esse immutabile nisi solus Deus, patet per hoc quod dicit Augustinus, in libro XII de Civ. Dei, cap. 15: tempus, quoniam mutabilitate transcurrit, aeternitati immutabili non potest esse coaeternum. Ac per hoc etiam si immortalitas Angelorum non transit in tempore, nec praeterita est quasi iam non sit, nec futura quasi nondum sit; tamen eorum motus, quibus tempora peraguntur, ex futuro in praeteritum transeunt. Et ideo creatori, in cuius motu dicendum non est vel fuisse quod iam non sit, vel futurum esse quod nondum sit, coaeterni esse non possunt. Similiter etiam dicit octavo super Gen.: quia omnino incommutabilis est illa natura Trinitatis, ob hoc ita aeterna est ut ei aliquid coaeternum esse non possit. Consimilia verba dicit in undecimo confessionum. Addunt etiam pro se rationes quas etiam philosophi tetigerunt et eas solverunt; inter quas illa est difficilior quae est de infinitate animarum: quia si mundus semper fuit, necesse est modo infinitas animas esse. Sed haec ratio non est ad propositum, quia Deus mundum facere potuit sine hominibus et animabus, vel tunc homines facere quando fecit, etiam si totum mundum fecisset ab aeterno; et sic non remanerent post corpora animae infinitae. Et praeterea non est adhuc demonstratum, quod Deus non possit facere ut sint infinita actu. Aliae etiam rationes sunt a quarum responsione supersedeo ad praesens, tum quia eis alibi responsum est, tum quia quaedam earum sunt adeo debiles quod sua debilitate contrariae parti videntur probabilitatem afferre.

 

(12) Dans le quatrième chapitre du onzième livre, il dit encore: "Ceux qui accordent que Dieu a créé le monde, ne lui donnent point la priorité de temps, mais la priorité de sa création, tellement qu'on ne comprend guère comment il a été fait de toute éternité; ils donnent cependant quelques explications qui leur semblent excuser Dieu d'inconsidération." Nous avons dit dans notre premier argument pourquoi tout ceci est inintelligible. Il est encore étonnant que les plus fameux philosophes n'aient point aperçu cette contradiction. Car saint Augustin dit dans le même ouvrage, chap. V, en parlant de ceux à qui il s'adresse dans le texte que nous venons de citer: "Nous nous entendons avec ceux qui pensent avec nous que Dieu est le créateur des êtres corporels et de toutes les natures qui n'existent pas." Il ajoute ensuite: "Ces philosophes ont surpassé tous les autres en noblesse et en autorité." Et on s'en aperçoit sans peine, si on pèse un peu attentivement leur pensée, que le monde a existé toujours, mais cependant qu'il est l'œuvre de Dieu, sans trouver de contradiction dans ces deux propositions. Ceux-là donc qui l'ont si habilement découverte sont les seuls hommes, et avec eux commence à poindre le soleil de la sagesse. Mais comme ils apportent à l'appui de leur opinion quelques passages d'écrivains qu'ils expliquent en leur faveur, nous allons leur montrer qu'ils ne s'appuient que sur un fondement ruineux. Damascène dit, il est vrai, dans son premier livre, ch. VIII: "Ce qui est passé du néant à l'être n'est pas de nature à devenir coéternel avec ce qui est sans commencement et qui est toujours." Hugues de Saint-Victor dit encore au commencement de son traité des Sacrements: "La vertu de l'ineffable toute-puissance n'a pu rien avoir de coéternel, hors d'elle-même, qui l'aidât dans son œuvre." Or, Boèce nous apprend, dans le dernier chapitre de son traité de la Consolation, dans quel sens on doit entendre ces citations et autres semblables. On est dans l'erreur, si on s'imagine que Platon a cru que ce monde n'avait point eu de commencement, qu'il était parfait, et que, par conséquent, le monde, quoique créé, était coéternel avec son Créateur. Car autre chose est d'avoir une existence sans fin, ce que Platon donnait au monde, autre chose est d'embrasser d'un seul regard et de se rendre présente cette vie interminable, ce que l'on sait n'être le propre que de l'intelligence divine. Ce qui vous prouve qu'il ne s'ensuit pas de l'objection qu'on nous fait, qu'alors la créature égalerait Dieu en durée. Qu'il nous suffise de dire que rien ne peut être coéternel à Dieu, parce que rien n'est immuable que Dieu. Ce que saint Augustin prouve au douzième livre de la Cité de Dieu, chap. XV: "Puisque le temps passe et est mobile, il ne peut être coéternel avec l'immuable éternité. Et puisque l'immortalité des anges ne passe point avec le temps et n'est point passée, comme si elle n'avait jamais été et qu'elle ne dût jamais être, les différents états qu'ils doivent avoir, dans la succession des temps, sont néanmoins passagers et successifs. Par conséquent, ils ne peuvent être coéternels avec le Créateur, duquel on ne peut pas dire qu'il n'est pas ce qu'il a été, ou qu'il sera un jour ce qu'il n'est pas maintenant." II dit encore, dans son commentaire sur la Genèse, chapitre VIII: "Que la nature de la Trinité est essentiellement immuable, et que rien ne peut être coéternel avec elle." Il dit la même chose dans le onzième livre de ses Confessions. Ils citent en leur faveur les arguments des philosophes qu'ils ont eux-mêmes réfutés, dont le plus fort est l'infinité des âmes; parce que, disent-ils, si le monde a toujours existé, le nombre des âmes doit être actuellement infini. Mais ce raisonnement ne vient pas ad hoc, parce que Dieu a pu créer le monde sans hommes et sans âmes, ou il a pu créer l'homme quand il l'a créé, quand même il aurait créé un autre monde de toute éternité, et de cette façon le nombre des âmes ne serait point infini, après que la mort aurait détruit les corps qu'elles habitaient; de plus, il n'est pas démontré que Dieu ne puisse pas faire qu'elles soient infinies en fait. Il y a encore d'autres objections que je m'abstiens de rapporter pour le moment, soit qu'elles aient leur solution ailleurs, soit parce qu'il y en a de tellement faibles, qu'elles semblent donner de la force aux arguments de l'opinion qu'elles tendent à combattre.

Et <Augustin> ne déclare jamais que cela ne peut être pensé, mais il procède contre eux d'une autre manière. Il déclare en outre, livre XI, chapitre 4 : « Ceux qui confessent que le monde a été fait par Dieu, ne veulent pas qu'il y ait un commencement du temps, mais un commencement de sa création, de sorte qu'il soit fait d'une certaine manière à peine intelligible, ils disent en effet quelque chose », etc. La cause pour laquelle c'est à peine intelligible a été traitée dans la première raison[40].

[16] Il est également étonnant que les plus nobles des philosophes n'aient pas vu cette contradiction. En effet, Augustin affirme dans le même livre, au chapitre 5, parlant contre ceux dont il a mentionné l'autorité dans le chapitre précédent: « ils admettent avec nous un créateur » ; et plus loin, il ajoute à leur propos: « Ces philosophes ont vaincu les autres par la noblesse et l'autorité. » Et c'est manifeste aussi pour qui considère attentivement les paroles de ceux qui ont posé que le monde a toujours été: car, ne percevant rien de cette contradiction entre les concepts, ils n'en soutiennent pas moins qu'il a été fait par Dieu. Donc seuls ceux qui la perçoivent si subtilement sont hommes, et c'est avec eux que naît la sagesse[41] !

 

[Réponse aux objections]

[17] Mais puisque certaines autorités semblent aller en leur faveur, il faut montrer la faiblesse du fondement qu'elles leur donnent.

En effet, Damascène déclare au livre I, chapitre 8 : « Ce qui est conduit du néant à l'être n'a pas pour nature d'être coéternel à celui qui est sans principe et qui est toujours. » De même, Hugues de Saint-Victor dit au début de son livre Sur les mystères (De sacra­mentis I, l, chap. 1) : « La vigueur de la toute-puissance ineffable ne peut pas avoir un autre que soi co-éternel à soi, dont elle jouirait en le faisant[42]. »

[18] Mais le sens de ces autorités, et d'autres semblables, ressort avec évidence grâce à ce qu'affirme Boèce au début de la Consolation [V, pro 6] : « Et ainsi, c'est à tort que certains, lorsqu'ils entendent dire que Platon croyait que ce monde n'a pas eu de commencement dans le temps et n'aura pas non plus de fin, pensent qu'ainsi, le monde créé est fait coéternel au Créateur. En effet, une chose est de mener line vie sans terme, ce que Platon attribue au monde, line autre est d'embrasser en une seule fois toute la présence de cette vie sans terme, ce qui, manifestement, est le propre de l'esprit divin. » C'est pourquoi il est manifeste que l'objection de certains - à savoir que la créature serait égale à Dieu en durée - n'est pas non plus une conséquence valide[43].

[19] De cette manière, on peut dire qu'il ne peut d'aucune façon rien y avoir de coéternel à Dieu, parce que rien ne peut être immuable sinon Dieu seul - ce qui ressort avec évidence d'après ce que déclare Augustin au livre XII de La Cité de Dieu, chapitre 15 [16, 2] : « Le temps, parce qu'il court (transcurrit) en raison de la mutabilité, ne peut être coéternel à l'éternité immuable. Et par là, bien que l'immortalité des anges ne passe (transit) pas dans le temps, qu'elle ne soit ni passée comme si elle n'était plus, ni future comme si elle n'était pas encore, leurs mouvements, par lesquels ils parcourent (peragunt) les temps, passent du futur au passé; et voilà pourquoi ils ne peuvent être coéternels au Créateur, dont il ne faut pas dire que le mouvement a été ce qu'il n'est plus, ni qu'il sera ce qu'il n'est pas encore. » De même, il déclare au livre VIII [XXIII, 44] <du traité> Sur la Genèse : « Puisque cette nature de la Trinité est absolument immuable, elle est à ce point éternelle que rien ne peut lui être coéternel. » Et il affirme des choses très semblables dans les Confessions XI [30,40].

[20] Ils ajoutent encore en leur faveur des arguments que les philosophes ont aussi traités et résolus. Parmi eux, le plus difficile est celui qui porte sur l'infinité des âmes: car si le monde a toujours été, il est nécessaire qu'il y ait maintenant des âmes en nombre infini. Mais cette raison n'est pas à propos; car Dieu aurait pu faire le monde sans hommes et sans âmes, ou bien faire les hommes au même moment qu'il l'a fait, <et cela> même s'il avait fait le monde entier de toute éternité : et dans ce cas, après les corps, il ne resterait pas un nombre infini d'âmes. En outre, il n'est pas encore démontré que Dieu ne puisse faire que <les âmes> ne soient pas en nombre infini en acte[44].

[21] Il y a d'autres raisons, à la réponse desquelles je sursois à présent: d'une part parce qu'il leur est répondu ailleurs[45], d'autre part parce que certaines d'entre elles sont à ce point faible qu'en raison de leur faiblesse elles semblent apporter de la probabilité à la partie adverse.

 

Fin du traité de l'éternité du monde, de saint Thomas d'Aquin, de l'ordre des Frères prêcheurs.

 

 

Autre lieu théologique chez saint Thomas : Le livre II, 1 du commentaire des Sentences

 

Articulus 5 : [3474] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 tit. Utrum mundus sit aeternus

Thomas d'Aquin: Le monde est-il éternel[46] ?

 

[Objections en affirmation]

[3475] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 arg. 1 Ad quintum sic proceditur. Videtur quod mundus sit aeternus: et ad hoc possunt adduci rationes sumptae ex quatuor, scilicet ex substantia caeli, ex tempore, ex motu, et ex agente vel movente. Ex substantia caeli sic.

Il semble que le monde soit éternel, et on peut en donner des arguments venant de quatre <considérations> (l) à partir de la substance du ciel, (2) à partir du temps, (3) à partir du mouvement et (4) à partir de l'agent ou du moteur[47].

Et d'abord à partir de la substance du ciel.

Omne quod est ingenitum et incorruptibile, semper fuit et semper erit. Sed materia prima est ingenita et incorruptibilis; quia omne quod generatur, generatur ex subjecto, et quod corrumpitur, corrumpitur in subjectum; materiae autem primae non est aliquod subjectum. Ergo materia prima semper fuit et semper erit. Sed materia nunquam denudatur a forma. Ergo materia ab aeterno fuit perfecta formis suis, quibus species constituuntur; ergo universum ab aeterno fuit, cujus istae species sunt partes. Et haec est ratio Aristotelis in 1 Physic.

 

Objection 1. Tout ce qui est inengendré et incorruptible a toujours été et sera toujours. Mais la matière première est inengendrée et incorruptible, car tout ce qui est engendré l'est à partir d'un sujet, et ce qui est corrompu se corrompt dans un sujet; or il n'y a pas de sujet de la matière première. La matière première a donc toujours été et sera toujours. Mais la matière n'est jamais dépouillée de la forme. La matière a donc été achevée (perfecta) de toute éternité par ses formes, qui constituent les espèces. L'univers, dont les espèces sont les parties, a donc été de toute éternité. Et tel est l'argument d'Aristote dans le premier livre de la Physique [9, 192a2S-33][48].

[3476] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 arg. 2 Praeterea, quod non habet contrarium, non est corruptibile nec generabile; quia generatio est ex contrario, et corruptio in contrarium. Sed caelum non habet contrarium, cum motui ejus nihil contrarietur. Ergo caelum non est generabile nec corruptibile: ergo semper fuit et semper erit. Et haec est ratio philosophi in 1 caeli et mundi.

Objection 2. En outre, ce qui n'a pas de contraire n'est pas corruptible ni engendrable ; car la génération se fait à partir du contraire, et la corruption se fait vers le contraire. Mais le ciel n'est pas engendrable ni corruptible, puisque rien n'est contraire à son mouvement. Le ciel n'est donc pas engendrable ni corruptible : il a donc toujours été, et il sera toujours. Tel est l'argument du Philosophe, dans le premier livre du traité Du ciel et du monde [3, 270a13-23].

[3477] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 arg. 3 Praeterea, secundum positionem fidei, substantia mundi ponitur incorruptibilis. Sed omne incorruptibile est ingenitum. Ergo mundus est ingenitus: ergo fuit semper. Probatio mediae. Omne quod est incorruptibile, habet virtutem quod sit semper. Sed illud quod habet virtutem quod sit semper, non invenitur quandoque ens et quandoque non ens; quia sequeretur quod simul esset ens et non ens: toto enim tempore aliquid est ens ad quod virtus sua essendi determinatur; unde si habet virtutem ut sit in omni tempore, in omni tempore est: et ita, si ponatur aliquando non esse, sequitur quod simul sit et non sit. Ergo nullum incorruptibile est quandoque ens et quandoque non ens. Sed omne generabile est hujusmodi. Ergo et cetera. Et haec est ratio philosophi in 1 de Cael. et Mund.

Objection 3. En outre, selon ce que soutient la foi, la substance du monde est supposée incorruptible[49]. Mais tout ce qui est incorruptible est inengendré. Le monde est donc inengendré. Preuve de la mineure : tout ce qui est incorruptible a le pouvoir d'être toujours. Mais ce qui a le pouvoir d'être toujours, il n'arrive pas que cela soit parfois étant et parfois non étant, car il s'ensuivrait que ce serait à la fois étant et non étant: en effet, quelque chose est un étant pendant tout le temps auquel le détermine son pouvoir d'être; c'est pourquoi s'il a le pouvoir d'être en tout temps, il est en tout temps, et si l'on pose qu'il n'est pas parfois, il s'ensuit qu'en même temps il est et n'est pas. Par conséquent, aucune réalité incorruptible n'est parfois étant et parfois non étant. Mais tout ce qui est engendrable est de ce type. Donc, etc. Tel est l'argument du Philosophe au premier livre du traité Du ciel et du monde [12, 281b32-282a13].

[3478] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 arg. 4 Praeterea, omne quod alicubi est ubi prius nihil erat, est in eo quod prius fuit vacuum: quia vacuum est in quo potest esse corpus, cum nihil sit ibi. Sed si est mundus factus ex nihilo; ubi nunc est mundus, prius nihil erat. Ergo ante mundum fuit vacuum. Sed vacuum esse est impossibile, ut probatur in 4 Physic., et ut multa experimenta sensitiva demonstrant in multis ingeniis quae per hoc fiunt quod natura non patitur vacuum. Ergo impossibile est mundum incepisse. Et haec ratio est Commentatoris in 3 Cael. et Mund.

Objection 4. En outre, tout ce qui est en un endroit où rien n'était auparavant est dans ce qui auparavant était vide: car le vide est ce en quoi il peut y avoir un corps, alors qu'il n'yen a pas. Mais si le monde a été fait de rien, là où il y a maintenant le monde, il n'y avait rien auparavant. Par conséquent il y avait du vide avant le monde. Mais il est impossible que le vide soit, comme on le prouve dans le livre IV de la Physique [6-9, 213a12-217b28], et comme le montrent de nombreuses expériences sensibles. Il est donc impossible que le monde ait commencé. Et tel est l'argument du Commentateur au troisième livre du traité Du ciel et du monde [com.29].

(2) On peut argumenter en faveur de la même thèse à partir du temps, de la manière suivante.

[3479] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 arg. 5 Idem potest argui ex parte temporis sic. Omne quod est semper in principio et fine sui, semper fuit et semper erit: quia post principium est aliquid, et ante finem. Sed tempus semper est in eo quod est principium temporis et finis; quia nihil est temporis nisi nunc, cujus definitio est quod sit finis praeteriti, et principium futuri. Ergo videtur quod semper fuit tempus, et semper erit; et ita motus, et mobile, et totus mundus. Et haec est ratio philosophi in 8 Physic.

Objection 5. Tout ce qui est toujours dans son commencement et dans sa fin a toujours été. Mais le temps est toujours dans ce qui est le principe et la fin du temps, car rien n'appartient au temps si ce n'est l'instant (nunc), dont la définition est qu'il est la fin du passé et le principe du futur. Il semble donc que le temps a toujours été, et sera toujours; et de même le mouvement, le mobile, et le monde entier. Tel est l'argument du Philosophe au livre VIII de la Physique [l, 251b10-28].

[3480] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 arg. 6 Praeterea, omne id quod nunquam potest demonstrari ut stans, sed semper ut fluens, habet aliquid ante se a quo fluit. Sed nunc non potest demonstrari ut stans, sicut punctus, sed semper ut fluens; quia ratio tota temporis est in fluxu et successione. Ergo oportet ante quodlibet nunc ponere aliud nunc: ergo impossibile est imaginari tempus habuisse primum nunc: ergo tempus semper fuit, et ita ut prius. Et haec est ratio Commentatoris ibidem.

Objection 6. En outre, tout ce dont on ne peut jamais démontrer que cela demeure, mais qui est toujours en train de passer (fluens), est précédé par quelque chose à partir duquel il passe. Mais on ne peut jamais démontrer que l'instant demeure, comme le point, il est toujours en train de passer; car toute la notion du temps consiste dans le flux et la succession. Il faut donc poser avant tout instant un autre instant: il est donc impossible d'imaginer que le temps a eu un premier instant: le temps a donc toujours été, et on conclut comme avant. Tel est l'argument du Commentateur, au même endroit [corn. 12][50].

[3481] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 arg. 7 Praeterea, creator mundi aut praecedit mundum tantum natura, aut etiam duratione. Si natura tantum, sicut causa effectum; ergo quandocumque fuit creator, fuit creatura; et ita mundus ab aeterno. Si autem duratione; prius autem et posterius in duratione causat rationem temporis: ergo ante totum mundum fuit tempus: et hoc est impossibile; quia tempus est accidens motus, nec est sine motu. Ergo impossibile est mundum non semper fuisse. Et haec est ratio Avicennae in sua Metaph.

Objection 7. En outre, le créateur du monde précède le temps soit seulement par nature, soit aussi par la durée. Si c'est seulement par nature, comme la cause précède l'effet, tant qu'il a été créateur, il y a eu une créature ; et ainsi le monde a été de toute éternité. Si c'est par la durée, comme l'antérieur et le postérieur dans la durée constituent la nature du temps, le temps a donc été avant le monde tout entier. Mais cela est impossible, car le temps est un accident du mouvement, et n'est pas sans mouvement. Il est donc impossible que le monde n'ait pas toujours été. Tel est l'argument d'Avicenne dans sa Métaphysique [IX, 1].

(3) On peut montrer la même chose à partir du mouvement.

[3482] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 arg. 8 Idem potest ostendi ex parte motus. Impossibile enim est novam relationem esse inter aliqua nisi aliqua mutatione facta circa alterum eorum; sicut patet in qualitate; non enim aliqua fiunt de novo aequalia, nisi altero extremorum augmentato vel diminuto. Sed omnis motus importat relationem moventis ad motum, quae relative opponuntur. Ergo impossibile est motum esse novum, nisi praecedat aliqua mutatio vel in movente vel in moto: sicut quod unum approximetur ad alterum, vel aliquid aliud hujusmodi. Ergo ante omnem motum est motus; et sic motus est ab aeterno, et mobile, et mundus. Et haec est ratio philosophi, in 8 Physic.

Objection 8. Il est en effet impossible qu'il y ait une nouvelle relation entre certaines choses sans qu'aucun changement ne survienne concernant l'une d'elles, comme on le voit pour l'égalité: deux choses ne deviennent pas nouvellement égales sans que l'une des deux ne soit augmentée ou diminuée. Or tout mouvement entraîne une relation du moteur au mû, qui s'opposent de manière relative. Il est donc impossible qu'il y ait un nouveau mouvement sans changement antérieur dans le moteur ou dans le mû : par exemple que l'un se rapproche de l'autre, ou quelque autre chose de ce genre. Donc, avant tout mouvement il y a un mouvement, et le mouvement est donc éternel, comme le mobile, et le monde. Tel est l'argument du Philosophe au livre VIII de la Physique [1, 251a8-b9].

[3483] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 arg. 9 Praeterea, omne illud cujus motus quandoque est et quandoque quiescit, reducitur ad aliquem motum continuum, qui semper est: quia hujus successionis, quae est ex vicissitudine motus et quietis, non potest esse causa aliquid eodem modo se habens; quia idem eodem modo se habens, semper facit idem. Ergo oportet quod causa hujus vicissitudinis sit aliquis motus qui non est semper; et sic oportet quod habeat aliquem motum praecedentem: et cum non sit abire in infinitum, oportet devenire ad aliquem motum qui semper est; et sic idem quod prius. Et haec ratio est Commentatoris in 8 Physic. Idem potest etiam extrahi ex verbis philosophi. Inducit etiam hanc rationem Commentator in 7 Metaph., ad ostendendum, quod si mundus esset factus, oporteret quod hic mundus esset pars alterius mundi, cujus motu accideret variatio in mundo isto, sive in vicissitudine motus et quietis, sive in vicissitudine esse et non esse.

Objection 9. En outre, tout ce qui est parfois en mouvement et parfois au repos conduit à un mouvement continuel qui est toujours: une telle succession, faite de l'alternance du mouvement et du repos, ne peut être causée par quelque chose qui demeure le même; car ce qui demeure le même cause toujours la même chose. Il faut donc que la cause de cette alternance soit un mouvement qui, s'il n'est pas toujours, doit avoir un mouvement qui le précède: et comme on ne peut aller à l'infini, il faut parvenir à un mouvement qui est toujours, et <la même conclusion> s'ensuit. Tel est l'argument du Commentateur au livre VIII de la Physique [corn. 9]. On peut tirer le même argument des termes du Philosophe [Phys. VIII, I, 252a8-252b10]. Le Commentateur invoque aussi cet argument dans la Métaphysique VII [Phys. VIII, corn. 47] pour montrer que si le monde avait été produit, il faudrait que ce monde fût la partie d'un autre monde, dont le mouvement causerait la variation dans ce monde, que ce soit celle de l'alternance du mouvement et du repos, ou celle de l'alternance de l'être et du non-être.

[3484] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 arg. 10 Praeterea, generatio unius est corruptio alterius. Sed nihil corrumpitur nisi generetur prius. Ergo ante omnem generationem est generatio, et ante omnem corruptionem corruptio. Sed haec non potuerunt esse, nisi mundo existente. Ergo mundus semper fuit. Et haec est ratio philosophi in 1 de generatione.

Objection 10. En outre, la génération d'une chose est la corruption d'une autre. Mais rien ne se corrompt s'il n'a d'abord été engendré. Par conséquent, avant toute génération, il y a une <autre> génération, et avant toute corruption une <autre> corruption. Mais cela n'a pu être que si le monde existait. Le monde a donc toujours été. Tel est l'argument du Philosophe au livre 1 du traité De la génération [II, 10, 336a14-31].

(4) On peut montrer la même chose à partir du moteur lui-même ou de l'agent.

[3485] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 arg. 11 Idem potest ostendi ex parte ipsius moventis vel agentis. Omnis enim actio vel motus quae est ab agente vel movente non moto, oportet quod sit semper. Sed primum agens vel movens est omnino immobile. Ergo oportet quod actio ejus et motus ejus sit semper. Prima sic probatur. Omne quod agit vel movet postquam non agebat vel movebat, educitur de potentia in actum, quia unumquodque agit secundum id quod est in actu: unde si agit postquam non agebat, oportet quod sit aliquid in actu in eo quod prius erat in potentia. Sed omne quod educitur de potentia in actum movetur. Ergo omne quod agit postquam non agebat, movetur. Et haec ratio potest extrahi ex verbis philosophi, in 8 Physic.

Objection 11. En effet, toute action ou mouvement qui vient d'un agent ou d'un moteur non mû doit être toujours. Mais le premier agent ou moteur est absolument immobile. Il faut donc que son action et son mouvement aient toujours été. On prouve la majeure ainsi: tout ce qui agit ou meut après n'avoir pas agi ni mû est passé de la puissance à l'acte, car chaque chose agit dans la mesure où elle est en acte. C'est pourquoi s'il agit après n'avoir pas agi, il doit y avoir en lui quelque chose en acte qui auparavant était en puissance. Mais tout ce qui passe de la puissance à l'acte est mû. Donc tout ce qui agit après n'avoir pas agi est mû. Et cet argument peut être tiré de ce que dit le Philosophe au livre VIII de la Physique [4, 255a20-255b31].

[3486] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 arg. 12 Praeterea, Deus aut est agens per voluntatem, aut per necessitatem naturae. Si per necessitatem naturae, cum talia sint determinata ad unum, oportet quod ab eo semper idem fiat: unde si ab eo mundus est aliquando factus, necesse est mundum esse aeternum. Si autem agens per voluntatem; omnis autem voluntas non incipit agere de novo nisi aliquis motus fiat in volente, vel ab aliquo impediente, quod prius erat et postmodum cessat, vel ex eo quod excitatur nunc et non prius, aliquo inducente ad agendum quod prius non inducebat: cum ergo voluntas Dei immobiliter eadem maneat, videtur quod non incipiat de novo agere. Et ista ratio communiter est philosophi in 8 Physic., et Avicennae, et Commentatoris.

Objection 12. En outre, Dieu est ou bien agent par volonté, ou bien par nécessité de nature. Si c'est par nécessité de nature, puisque de tels êtres sont déterminés à un seul <effet>, il faut que ce soit toujours la même chose qui soit faite par lui: de sorte que si le monde a été fait par lui, il faut que le monde soit éterne1. Mais si c'est un agent par volonté, et que toute volonté ne commence à agir que si un mouvement se fait dans le voulant, que ce soit celui d'un obstacle qui était là avant et cesse ensuite, ou que ce soit parce qu'il est excité maintenant alors qu'il ne l'était pas avant, quelque chose le poussant à agir qui ne l'y poussait pas auparavant: puisque la volonté de Dieu demeure la même immobile, il semble qu'il ne commence pas à agir nouvellement. Et cet argument est commun au Philosophe, dans la Physique VIII [1, 252a5-252b6], à Avicenne dans la Métaphysique IX [1]; et au Commentateur [ln Phys. VIII, com. 15].

[3487] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 arg. 13 Praeterea, omnis volens quandoque agere et quandoque non agere, oportet quod imaginetur tempus post tempus, discernendo tempus in quo vult agere, a tempore in quo non vult agere. Sed imaginari tempus post tempus, sequitur mutationem vel ipsius imaginationis, vel saltem imaginati, quia successio temporis causatur a successione motus, ut patet ex 4 Physic. Ergo impossibile est quod voluntas incipiat aliquem novum motum agere quem non praecedat alius motus. Et haec est ratio Commentatoris in 8 Physic.

Objection 13. En outre, pour tout ce qui veut agir parfois et ne pas agir d'autres fois, on doit imaginer un temps succédant à un autre temps, pour discerner le temps où il veut agir et le temps où il ne veut pas agir. Mais imaginer un temps succédant à un autre temps, cela requiert un changement soit de l'imagination, soit de ce qui est imaginé, car la succession du temps est causée par la succession du mouvement, comme le montre le livre IV de la Physique [1], 218b21­219a 10]. Il est donc impossible que la volonté commence à produire un nouveau mouvement que ne précède pas un autre mouvement. Tel est l'argument du Commentateur au livre VIII de la Physique [com. 15].

[3488] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 arg. 14 Praeterea, omnis voluntas efficiendi statim producit effectum, nisi desit aliquid illi volito quod sibi postmodum adveniat; sicut si modo habeam voluntatem faciendi ignem cras quando erit frigus, modo isti volito deest praesentia frigoris, qua adveniente, statim faciam ignem, si possum, nisi ad hoc aliquid aliud desit. Sed Deus habuit voluntatem aeternam faciendi mundum; alias esset mutabilis. Ergo impossibile est quod ab aeterno non fecerit mundum, nisi per hoc quod aliquid mundo deerat quod postmodum advenit. Sed non potuit advenire nisi per actionem aliquam. Ergo oportet quod ante hoc de novo factum praecedat aliqua actio mutationem faciens; et ita a voluntate aeterna nunquam procedat aliquid novum, nisi motu mediante aeterno. Ergo oportet mundum aeternum semper fuisse. Et haec est ratio Commentatoris, ibidem.

Objection 14. En outre, toute volonté de réaliser un effet le produit sur-le-champ sauf s'il manque à ce qui est voulu quelque chose qui viendra après; par exemple si j'ai la volonté de produire du feu demain quand il fera froid, il manque à cet objet voulu la présence du froid, mais quand elle sera là je produirai aussitôt du feu, si je peux, à moins qu'il ne manque encore quelque chose. Mais Dieu a eu une volonté éternelle de faire le monde, sans quoi il serait muable. Il est donc impossible qu'il n'ait pas fait le monde de toute éternité, sauf si quelque chose avait manqué au monde, qui serait arrivé ensuite. Mais rien n'a pu arriver si ce n'est par une action. Il faut donc que ce produit nouveau ait été précédé par une action introduisant un changement; et alors rien de nouveau ne procéderait de la volonté divine, sans un mouvement éternel intermédiaire. Il faut donc que le monde ait toujours été éternel. Tel est l'argument du Commentateur, au même endroit.

 

[Objections en négation]

[3489] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 s. c. 1 Sed contra, Deus aut est causa substantiae mundi, aut non, sed motus ejus tantum. Si motus tantum, ergo ejus substantia non est creata: ergo est primum principium; et sic erunt plura prima principia et plura increata, quod supra improbatum est. Si autem est causa substantiae caeli, dans esse caelo; cum omne quod recipit esse ab aliquo, sequatur ipsum in duratione, videtur quod mundus non semper fuerit.

Objection 1. Dieu ou bien est cause de la substance du monde, ou bien ne l'est pas, mais est seulement la cause de son mouvement. S'il est seulement cause du mouvement du monde, la substance du monde n'est donc pas créée, elle est donc premier principe; et il y aura alors plusieurs premiers principes et plusieurs réalités incréées, ce qu'on a réfuté plus haut. Mais s'il est la cause de la substance du ciel, et donne l'être au ciel, puisque tout ce qui reçoit l'être de quelque chose le suit selon la durée, il semble que le monde n'a pas toujours été.

[3490] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 s. c. 2 Praeterea, omne creatum est ex nihilo factum. Sed omne quod est ex nihilo factum est ens postquam fuit nihil, cum non sit simul ens et non ens. Ergo oportet quod caelum prius non fuerit et postmodum fuerit, et sic totus mundus.

Objection 2. En outre, tout ce qui est créé a été fait de rien.

Mais tout ce qui a été fait de rien est un étant après n'avoir rien été, puisqu'il n'est pas en même temps étant et non étant. Il faut donc que le ciel n'ait d'abord pas été avant d'être, et de même pour le monde entier.

[3491] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 s. c. 3 Praeterea, si mundus fuit ab aeterno, ergo infiniti dies praecesserunt diem istum. Sed infinita non est transire. Ergo nunquam fuisset devenire ad hunc diem; quod falsum est: ergo et cetera.

Objection 3. En outre, si le monde a été de toute éternité, une infinité de jours ont donc précédé celui-ci, mais on ne peut pas traverser les infinis. On n'aurait donc jamais pu parvenir à ce jour, ce qui est faux. Donc, etc.

[3492] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 s. c. 4 Praeterea, cuicumque potest fieri additio, isto potest esse aliquid majus vel plus. Sed diebus qui praecesserunt, potest fieri dierum additio. Ergo tempus praeteritum potest esse majus quam sit. Sed infinito non est majus, nec potest esse. Ergo tempus praeteritum non est infinitum.

Objection 4. En outre, pour tout ce à quoi on peut ajouter quelque chose, on peut trouver quelque chose de plus grand ou de plus <nombreux>. Mais on peut ajouter des jours aux jours qui ont précédé <aujourd'hui>. Le temps passé peut donc être plus grand qu'il n'est. Mais il n'y a rien, et il ne peut rien y avoir de plus grand que l'infini. Le temps passé n'est donc pas infini.

[3493] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 s. c. 5 Praeterea, si mundus fuit ab aeterno, ergo et generatio fuit ab aeterno tam hominum quam animalium. Sed omnis generatio habet generans et generatum; generans autem est causa efficiens generati; et sic in causis efficientibus est procedere in infinitum, quod est impossibile, ut probatur in 2 Metaph. Ergo impossibile est generationem semper fuisse, et mundum.

Objection 5. En outre, si le monde a été de toute éternité, la génération des hommes comme celle des animaux a donc eu lieu de toute éternité. Mais toute génération suppose un géniteur et un engendré; et le géniteur est cause efficiente de l'engendré, il faut donc remonter à l'infini dans les causes efficientes, ce qui n'est pas possible, comme le prouve le livre II [2, 994a1­b31] de la Métaphysique. Il est donc impossible que la génération et le monde aient toujours été.

[3494] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 s. c. 6 Praeterea, si mundus semper fuit, homines semper fuerunt. Ergo infiniti homines sunt mortui ante nos. Sed homine moriente non moritur anima ejus, sed manet. Ergo modo sunt infinitae animae in actu a corporibus absolutae. Sed impossibile est infinitum esse in actu, ut in 3 Physic. probatur. Ergo impossibile est mundum semper fuisse.

Objection 6. En outre, si le monde a toujours été, les hommes ont toujours été. Une quantité infinie d'hommes sont donc morts avant nous. Mais quand l'homme meurt, son âme ne meurt pas, elle demeure. Il y a donc maintenant une infinité en acte d'âmes séparées de leur corps. Mais il est impossible qu'il y ait un infini en acte, comme le montre le livre III [5, 204b10206a8] de la Physique. Il est donc impossible que le monde ait toujours été.

[3495] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 s. c. 7 Praeterea, impossibile est aliquid Deo aequiparari. Sed si mundus semper fuisset, aequipararetur Deo in duratione. Ergo hoc est impossibile.

Objection 7. En outre, il est impossible que quelque chose soit égal (aequiparari) à Dieu. Mais si le monde avait toujours été, il serait égal à Dieu dans la durée. C'est donc impossible.

[3496] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 s. c. 8 Praeterea, nulla virtus finita, est ad operationem infinitam. Sed virtus caeli est virtus finita, cum magnitudo ejus finita sit, et impossibile sit a magnitudine finita esse virtutem infinitam. Ergo impossibile est quod motus ejus fuerit in tempore infinito, et similiter impossibile est ut esse ejus tempore infinito duraverit: quia duratio rei non excedit virtutem quam habet ad esse: et sic incepit quandoque.

Objection 8. En outre, aucun pouvoir fini n'est <capable> d'une opération infinie. Mais le pouvoir du ciel est un pouvoir fini, puisque sa grandeur est finie, et qu'il est impossible qu'un pouvoir infini procède d'une grandeur finie. Il est donc impossible que son mouvement ait eu lieu dans un temps infini, et il est également impossible que son être ait duré un temps infini, car la durée de la chose ne dépasse pas le pouvoir qu'elle a d'être: elle a donc commencé à un certain moment.

[3497] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 s. c. 9 Praeterea, nullus dubitat quin Deus natura praecedat mundum. Sed in Deo idem est natura et duratio sua. Ergo duratione Deus mundum praecedit. Ergo mundus non fuit ab aeterno.

Objection 9. En outre, nul ne doute que Dieu n'ait précédé le monde par nature. Mais la nature de Dieu est identique à sa durée. Dieu a donc précédé le monde par la durée. Le monde n'a donc pas été de toute éternité.

 

[Conclusion]

[3498] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 co. Respondeo dicendum, quod circa hanc quaestionem est triplex positio. Prima est philosophorum, qui dixerunt, quod non solum Deus est ab aeterno, sed etiam aliae res; sed differenter: quia quidam ante Aristotelem posuerunt quod mundus est generabilis et corruptibilis, et quod ita est de toto universo sicut de aliquo particulari alicujus speciei, cujus unum individuum corrumpitur, et aliud generatur. Et haec fuit opinio Empedoclis. Alii dixerunt, quod res fuerunt quiescentes tempore infinito, et per intellectum coeperunt moveri, extrahentem et segregantem unum ab alio. Et haec fuit opinio Anaxagorae. Alii dixerunt, quod res ab aeterno movebantur motu inordinato, et postea reductae sunt ad ordinem, vel casu, sicut ponit Democritus, quod corpora indivisibilia ex se mobilia casu adunata sunt ad invicem, vel a creatore, et hoc ponit Plato, ut dicitur in 3 caeli et mundi. Alii dixerunt, quia res fuerunt ab aeterno secundum illum ordinem quo modo sunt; et ista est opinio Aristotelis, et omnium philosophorum sequentium ipsum; et haec opinio inter praedictas probabilior est: tamen omnes sunt falsae et haereticae. Secunda positio est dicentium, quod mundus incepit esse postquam non fuerat, et similiter omne quod est praeter Deum, et quod Deus non potuit mundum ab aeterno facere, non ex impotentia ejus, sed quia mundus ab aeterno fieri non potuit, cum sit creatus: volunt etiam quod mundum incepisse, non solum fide teneatur, sed etiam demonstratione probetur. Tertia positio est dicentium, quod omne quod est praeter Deum, incepit esse; sed tamen Deus potuit res ab aeterno produxisse; ita quod mundum incepisse non potuit demonstrari, sed per revelationem divinam esse habitum et creditum. Et haec positio innititur auctoritati Gregorii, qui dicit quod quaedam prophetia est de praeterito, sicut Moyses prophetizavit cum dixit Genes. 1: in principio creavit Deus caelum et terram. Et huic positioni consentio: quia non credo, quod a nobis possit sumi ratio demonstrativa ad hoc; sicut nec ad Trinitatem, quamvis Trinitatem non esse sit impossibile; et hoc ostendit debilitas rationum quae ad hoc inducuntur pro demonstrationibus, quae omnes a philosophis tenentibus aeternitatem mundi positae sunt et solutae: et ideo potius in derisionem quam in confirmationem fidei vertuntur si quis talibus rationibus innixus contra philosophos novitatem mundi probare intenderet. Dico ergo, quod ad neutram partem quaestionis sunt demonstrationes, sed probabiles vel sophisticae rationes ad utrumque. Et hoc significant verba philosophi dicentis quod sunt quaedam problemata de quibus rationem non habemus, ut utrum mundus sit aeternus; unde hoc ipse demonstrare nunquam intendit: quod patet ex suo modo procedendi; quia ubicumque hanc quaestionem pertractat, semper adjungit aliquam persuasionem vel ex opinione plurium, vel approbatione rationum, quod nullo modo ad demonstratorem pertinet. Causa autem quare demonstrari non potest, est ista, quia natura rei variatur secundum quod est in esse perfecto, et secundum quod est in primo suo fieri, secundum quod exit a causa; sicut alia natura est hominis jam nati, et ejus secundum quod est adhuc in materno utero. Unde si quis ex conditionibus hominis nati et perfecti vellet argumentari de conditionibus ejus secundum quod est imperfectus in utero matris existens, deciperetur; sicut narrat Rabbi Moyses, de quodam puero, qui mortua matre, cum esset paucorum mensium, et nutritus fuisset in quadam insula solitaria, perveniens ad annos discretionis, quaesivit a quodam, an homines essent facti, et quomodo; cui cum exponerent ordinem nativitatis humanae, objecit puer hoc esse impossibile, asserens, quia homo nisi respiret et comedat, et superflua expellat, nec per unum diem vivere potest; unde nec in utero matris per novem menses vivere potest. Similiter errant qui ex modo fiendi res in mundo jam perfecto volunt necessitatem vel impossibilitatem inceptionis mundi ostendere: quia quod nunc incipit esse, incipit per motum; unde oportet quod movens praecedat duratione: oportet etiam quod praecedat natura, et quod sint contrarietates, et haec omnia non sunt necessaria in progressu universi esse a Deo.

Il faut dire en réponse que, sur cette question, il y a trois positions.

(A) La première est celle des philosophes qui ont dit que non seulement Dieu est de toute éternité, mais aussi les autres choses; mais ils l'ont fait différemment : (a) certains avant Aristote ont soutenu que le monde est engendrable et corruptible, et qu'il en est de l'univers tout entier comme du cas particulier d'une espèce donnée, dont un individu se corrompt tandis qu'un autre est engendré. Telle fut l'opinion d'Empédocle. (b) D'autres ont dit que les choses ont été au repos pendant un temps infini, et ont commencé à se mouvoir par <l'action de> l'intellect, qui les a dégagées et séparées les unes des autres. Telle fut l'opinion d'Anaxagore. (c) D'autres ont dit que les choses se mouvaient de toute éternité dans un mouvement sans ordre, et qu'elles ont été ensuite ramenées à un ordre, (c 1) soit par le hasard, comme le soutient Démocrite, qui dit que les corps indivisibles mobiles par soi sont unis par le hasard les uns aux autres, (c2) soit par un créateur, comme le soutient Platon, ainsi qu'il est dit au troisième livre du traité Du ciel et du monde [2, 300b9-26]. (d) D'autres ont dit que les choses ont été de toute éternité dans l'ordre qu'elles ont maintenant; et telle est l'opinion d'Aristote et de tous les philosophes qui l'ont suivi; et cette opinion est la plus probable de toutes celles qui précèdent, mais cependant toutes sont fausses et hérétiques[51].

(B) La deuxième position est celle de ceux qui disent que le monde a commencé à être après qu'il n'a pas été, ainsi que tout ce qui est en dehors de Dieu, et que Dieu n'a pas pu faire le monde de toute éternité, non en vertu d'une impuissance de sa part, mais parce que le monde n'a pas pu être fait de toute éternité, puisqu'il est créé. Ils veulent non seulement qu'on tienne par la foi mais qu'on prouve aussi par démonstration que le monde a commencé[52].

(C) La troisième position est celle de ceux qui disent que tout ce qui est en dehors de Dieu a commencé à être, mais qu'on ne peut pourtant pas démontrer que le monde a commencé, et que cela est tenu et cru par révélation divine[53]. Cette position s'appuie sur l'autorité de Grégoire, qui dit, dans sa première homélie sur Ézéchiel [1, 1] qu'il y a une prophétie portant sur le passé, comme celle de Moïse qui dit dans la Genèse 1 : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. » Je donne mon assentiment à cette position, car je ne crois pas qu'un argument démonstratif puisse être formé par nous pour cette thèse; pas plus que pour la Trinité, bien qu'il ne soit pas possible que la Trinité ne soit pas[54] ; et la faiblesse des arguments qu'on fournit en guise de démonstration le montre: tous ont été exposés et résolus par les philosophes qui soutiennent l'éternité du monde. C'est pourquoi, on contribue plus à tourner la foi en dérision qu'à la confirmer si on cherche à prouver la nouveauté du monde contre les philosophes munis de tels arguments.

Je dis donc qu'il n'y a de démonstration en faveur d'aucune des deux parties de la question, mais seulement des arguments probables ou sophistiques en faveur de chacune. C'est ce que signifient les paroles du Philosophe qui dit au livre 1 des Topiques [11, 104b16] qu'il y a des problèmes dont nous n'avons pas la solution, comme par exemple la question de savoir si le monde est éternel; c'est pourquoi lui-même ne tente jamais de le démontrer[55]. On le voit à sa manière de procéder, car partout où il traite de cette question, il ajoute toujours un argument rhétorique à partir de l'opinion du grand nombre ou d'arguments probables, ce qui ne convient aucunement à un démonstrateur. Voici la raison pour laquelle une démonstration ne peut être donnée: la nature de la chose change selon qu'elle est dans l'être parfait et selon qu'elle en est à son premier devenir, quand elle sort de sa cause. Par exemple la nature de l'homme déjà né est différente de ce qu'il est quand il est encore dans le sein maternel. C'est pourquoi si quelqu'un voulait argumenter à partir de l'état de l'homme né et parfait sur l'état de l'homme quand il est imparfait dans le sein maternel, il se tromperait. C'est ce que raconte le rabbin Moïse [Guide des égarés II, 18], à propos d'un enfant qui, ayant perdu sa mère après peu de mois, et après avoir été nourri sur une île déserte, une fois parvenu à l'âge de raison, demandait à quelqu'un si les hommes étaient produits, et comment. Et comme on lui exposait le processus de la naissance humaine, l'enfant objecta que c'était impossible, affirmant qu'un homme ne peut vivre un seul jour sans respirer, manger, et évacuer le superflu; de sorte qu'il n'aurait pas pu vivre neuf mois dans le sein maternel. Ils se trompent de la même manière ceux qui veulent montrer la nécessité ou l'impossibilité du commencement du monde à partir de la manière dont les choses se produisent dans le monde déjà achevé, car alors ce qui commence maintenant d'être commence par mouvement, c'est pourquoi il faut que le moteur précède par la durée, et il faut aussi qu'il précède par nature, et qu'il y ait des contraires, toutes choses qui ne sont pas nécessaires pour la production, par Dieu, de l'univers dans l'être[56].

 

[Solution des arguments en affirmation]

[3499] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad 1 Ad primum ergo dicendum est, quod materia est ingenita et incorruptibilis, non tamen sequitur quod semper fuerit: quia incepit esse non per generationem ex aliquo sed omnino ex nihilo; et similiter posset deficere si Deus vellet, cujus voluntate materiae et toti mundo esse communicatur.

Solution 1. Il faut répondre au premier argument que la matière est inengendrée et incorruptible, mais qu'il ne s'ensuit pas qu'elle a toujours été: car elle a commencé à être, non par la génération à partir de quelque chose, mais absolument à partir de rien; et de la même façon elle pourrait cesser (d'exister) si Dieu le voulait, qui communique par sa volonté l'être à la matière et au monde tout entier.

[3500] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad 2 Et similiter dicendum est ad secundum, quod illa ratio procedit de inceptione per generationem et motum; unde illa est ratio contra Empedoclem et alios, qui posuerunt caelum generari.

Solution 2. De la même façon il faut répondre au deuxième argument qu'il procède en considérant le commencement par génération et mouvement; de sorte que c'est un argument contre Empédocle et les autres qui ont posé que le ciel est engendré.

[3501] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad 3 Ad tertium dicendum, quod potentia quae nunc est in caelo ad durationem non mensuratur ad determinatum tempus; unde per eam in ante et post potuit infinito tempore esse, si eam semper habuisset: sed hanc potentiam durationis non semper habuit, sed voluntate divina in sua creatione sibi tradita est.

Solution 3. Il faut répondre au troisième que la puissance de durer qui se trouve maintenant dans le ciel n'est pas mesurée par un temps déterminé; c'est pourquoi il aurait pu être, par cette puissance, pendant un temps infini dans l'avant et l'après, s'il avait eu cette puissance: mais il n'a pas toujours eu cette puissance de durer, car elle lui a été conférée par la volonté divine à sa création.

[3502] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad 4 Ad quartum dicendum, quod ante creationem mundi non fuit vacuum, sicut neque post: vacuum enim non est tantum negatio sed privatio; unde ad positionem vacui oportet ponere locum vel dimensiones separatas, sicut ponentes vacuum dicebant, quorum nullum ponimus ante mundum. Et si dicatur, quod possibile erat ante factionem mundi, mundum futurum esse ubi nunc est, dicendum ad hoc, quod non erat nisi in potestate agentis, ut supra dictum est.

Solution 4. Il faut répondre au quatrième qu'avant la création il n'y a pas eu de vide, pas plus qu'après: le vide n'est pas en effet seulement une négation, c'est aussi une privation; de sorte qu'il faut, pour poser le vide, poser un lieu et des dimensions séparées, comme le disaient les partisans du vide, mais nous ne posons rien de cela avant le monde. Et si on objecte que c'était possible, il faut répondre que ce ne l'était que dans le pouvoir de l'agent, comme on l'a dit plus haut.

[3503] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad 5 Ad quintum dicendum, quod illa ratio est circularis, quod sic patet secundum philosophum. Per prius et posterius in motu, est prius et posterius in tempore; unde quando dicitur, quod omne nunc sit finis prioris, et posterioris principium, supponitur quod omne momentum motus sequatur quemdam motum, et praecedat quemdam. Unde dico, quod propositio illa non potest probari nisi ex suppositione ejus quod per eam concluditur; et ideo patet quod non est demonstratio.

Solution 5. Il faut répondre au cinquième que cet argument est circulaire, ce qu'on montre ainsi en suivant le Philosophe. C'est par l'antérieur et le postérieur dans le mouvement qu'il y a de l'antérieur et du postérieur dans le temps; c'est pourquoi quand on dit que tout instant (nunc) est fin de l'antérieur et principe du postérieur, on suppose que tout moment de mouvement suit un certain mouvement, et en précède un autre. C'est pourquoi je dis que cette proposition ne peut être prouvée que si l'on fait l'hypothèse de ce qu'on prétend conclure par elle; de sorte que ce n'est évidemment pas une démonstration.

[3504] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad 6 Ad sextum dicendum, quod nunc nunquam intelligitur ut stans sed semper ut fluens; non autem ut fluens a priori, nisi motus praecedat, sed in posterius; nec iterum in posterius sed a priori, nisi motus sequatur. Unde si nunquam sequeretur vel praecederet motus, nunc non esset nunc: et hoc patet in motu particulari, qui sensibiliter incipit, cujus quodlibet momentum est fluens, et tamen aliquod est primum et aliquod ultimum, secundum terminum a quo et in quem.

Solution 6. Il faut dire que l'on ne comprend jamais l'instant comme quelque chose qui demeure (ut stans) mais toujours comme quelque chose qui passe (ut fluens); non pas [nécessairement] comme ce qui passe à partir d'un antérieur (ut fluens a priori), sauf si un mouvement le précède, mais [aussi] comme ce qui passe dans un postérieur; ni non plus [nécessairement] <comme ce qui passe> dans un postérieur, sauf si un mouvement le suit, mais [aussi] <comme ce qui passe> à partir d'un antérieur. C'est pourquoi, si jamais un mouvement ne suivait ni ne précédait, l'instant ne serait pas un instant. On le voit dans le mouvement particulier, qui commence de manière sensible, et dont tout moment passe, bien qu'il y ait un premier et un dernier, qui sont ses points de départ et d'arrivée (secundum terminum a quo et in quem).

[3505] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad 7 Ad septimum dicendum, quod Deus praecedit mundum non tantum natura sed etiam duratione: non tamen duratione temporis, sed aeternitatis; quia ante mundum non fuit tempus in rerum natura existens, sed imaginatione tantum: quia nunc imaginamur huic tempori finito, ex parte ante Deum potuisse multos annos addidisse quibus omnibus praesens esset aeternitas; et secundum hoc dicitur quod Deus potuit prius facere mundum quam fecerit et majorem et plures.

Solution 7. Il faut répondre que Dieu précède le monde non seulement par nature, mais aussi par la durée:

non pas cependant par une durée de temps, mais par celle de l'éternité. En effet, avant le monde il n'y eut pas de temps qui existât dans la nature, mais seulement dans l'imagination: car nous imaginons maintenant qu'à ce temps fini Dieu a pu ajouter auparavant (ex parte ante) beaucoup d'années auxquelles l'éternité était présente; et c'est ainsi qu'on dit que Dieu aurait pu faire le monde plus tôt qu'il ne l'a fait, et meilleur, et qu'il aurait pu en faire plusieurs.

[3506] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad 8 Ad octavum dicendum, quod novitas relationis contingit non ex mutatione moventis sed ex mutatione mobilis, ut large mutatio sumatur pro creatione quae proprie mutatio non est, ut dictum est supra. Unde motum caeli praecedit creatio ejus ad minus natura: creationem autem non praecedit aliqua mutatio, cum sit ex non ente simpliciter. Si tamen supponeretur quod etiam caelum extitisset antequam moveri coepisset, adhuc ratio non procederet: quia intelligendum est quod duplex est relatio. Quaedam est relatio absoluta, sicut in omnibus quae sunt ad aliquid secundum esse ut paternitas et filiatio; et talis relatio non efficitur nova nisi per acquisitionem illius in quo relatio fundatur; unde si acquiratur per motum, talis relatio sequitur motum; sicut similitudo unius ad alterum sequitur alterationem in qualitate supra quam fundatur relatio. Si autem acquiratur per creationem, sequitur creationem, sicut similitudo creaturae ad Deum fundatur super bonitatem quae per creationem acquiritur, per quam creatura Deo assimilatur. Quaedam autem relativa sunt quae simul important relationem et fundamentum relationis. Novitas autem talium relationum exigit acquisitionem illius rei quae significatur per nomen, sicut ipsius habitus qui est scientia; et similiter est de relatione quam importat nomen motus, quae efficitur nova per acquisitionem ipsius motus a movente in mobili.

Solution 8. Il faut répondre que la nouveauté de la relation vient non d'un changement du moteur, mais d'un changement du mobile, en prenant «changement» dans un sens large <valable> pour la création, qui n'est pas un changement au sens propre, comme on l'a dit plus haut. C'est pourquoi la création du ciel précède son mouvement, au moins par nature, mais aucun changement ne précède la création, puisqu'elle est absolument à partir du non-étant. Si cependant on supposait que Je ciel aussi avait existé avant de commencer à se mouvoir, l'argument ne vaudrait quand même pas, car il faut comprendre qu'il y a une double relation. (I) L'une est absolue, comme c'est le cas dans toutes les choses qui sont relatives selon l'être, par exemple la paternité et la filiation; et une telle relation n'est produite nouvellement que par l'acquisition du fondement de la relation. De sorte que s'il est acquis par un mouvement, une telle relation suit le mouvement, de même la ressemblance entre une chose et une autre suit l'altération quant à la qualité sur laquelle se fonde la relation. Mais si le fondement est acquis par création, alors il suit la création, comme la ressemblance de la créature avec Dieu, qui est fondée sur la bonté acquise par création, et qui assimile la créature à Dieu. (II) D'autres relatifs impliquent en même temps la relation et le fondement de la relation. La nouveauté de telles relations exige l'acquisition de la chose signifiée par le nom, par exemple de l'habitus de science; et de la même façon la relation que signifie le nom de mouvement, qui est produite nouvellement par l'acquisition de ce mouvement que réalise le moteur dans le mobile.

[3507] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad 9 Ad nonum dicendum, quod hujusmodi vicissitudinis quod quandoque mundus non fuit et postmodum fuit, non est causa efficiens aliquis motus sed aliqua res semper eodem modo se habens, scilicet voluntas divina, quae ab aeterno fuit de hoc quod mundus in esse post non esse exiret. Et si diceretur, quod idem semper facit idem, dico, quod verum est, si accipiatur agens secundum propriam rationem, qua producit determinate hunc effectum. Sicut autem agens naturale determinatur per formam propriam, ut nunquam sequatur actio nisi secundum convenientiam ad formam illam; ita agens voluntarium determinatur ad actionem per propositum voluntatis; unde si voluntas non sit impedibilis nec mobilis, non sequitur effectus nisi secundum hoc quod voluntas proposuit; et hoc est verum quod voluntas divina in hoc quod semper est eadem, semper facit illud quod ab aeterno voluit, quia nunquam causatur; non tamen facit ut sua volita semper sint; quia hoc ipse non vult; unde si hoc faceret, quia faceret illud quod ipse non vult, esset simile ac si calor faceret frigus.

Solution 9. Il faut répondre que la cause efficiente de l'alternance selon laquelle le monde n'a pas été à un moment et puis a été n'est pas un mouvement, mais une chose qui est toujours la même, à savoir la volonté divine, qui a été de toute éternité que le monde sortirait (exiret) dans l'être après n'avoir pas été. Et si on répondait que le même fait toujours le même, je dis que c'est vrai, si on prend le premier agent selon sa nature propre, par laquelle il produit cet effet de manière déterminée. Mais tout comme l'agent naturel est déterminé par sa forme propre, de sorte que jamais une action ne s'ensuit qui ne convient pas à sa forme, de même l'agent volontaire est déterminé à son action par une résolution de la volonté; de sorte que si la volonté ne peut être empêchée et n'est pas mobile, l'effet ne s'ensuit que selon que la volonté l'a résolu; et il est vrai que la volonté divine, à l'égard de ce pour quoi elle est toujours la même, fait toujours ce qu'elle a voulu de toute éternité, car elle n'est jamais causée; mais elle ne fait pas que ce qu'elle veut soit toujours, car cela elle ne le veut pas; et si elle le faisait, parce qu'elle ferait alors ce qu'elle ne veut pas, ce serait comme si la chaleur produisait le froid.

[3508] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad 10 Ad decimum dicendum, quod prima individua generabilium et corruptibilium non prodierunt in esse per generationem, sed per creationem; et ideo non oportet quaedam praeextitisse ex quibus creata sint ut sic in infinitum abeatur.

Solution 10. Il faut répondre que les premiers individus parmi les choses engendrables et corruptibles ne sont pas venus dans l'être par génération, mais par création; c'est pourquoi il n'est pas nécessaire que certaines choses aient préexisté à partir desquelles ils auraient été créés, de sorte qu'on remonterait à l'infini.

[3509] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad 11 Ad undecimum dicendum, quod est duplex agens. Quoddam per necessitatem naturae; et istud determinatur ad actionem per illud quod est in natura ejus; unde impossibile est quod incipiat agere nisi per hoc quod educitur de potentia ad actum, vel essentiali vel accidentali. Aliud est agens per voluntatem, et in hoc distinguendum est: quod quoddam agit actione media quae non est essentia ipsius operantis; et in talibus non potest sequi effectus novus sine nova actione, et novitas actionis facit aliquam mutationem in agente prout est exiens de otio in actum, ut in 2 de anima dicitur. Quoddam vero sine actione media vel instrumento, et tale agens est Deus; unde suum velle est sua actio; et sicut suum velle est aeternum, ita et actio: non tamen effectus sequitur nisi secundum formam voluntatis, quae proponit sic vel sic facere; et ideo non exit de potentia in actum; sed effectus qui erat in potentia agente, efficitur actu ens.

Solution 11. Il faut répondre qu'il y a deux sortes d'agents.

Il y a un agent par nécessité de nature; et celui-là est déterminé à son action par ce qui est en sa nature; c'est pourquoi il est impossible qu'il commence à agir autrement qu'en passant de la puissance, essentielle ou accidentelle, à l'acte. L'autre est l'agent par la volonté, pour lequel il faut faire une distinction, car l'un agit par une action intermédiaire qui n'est pas l'essence même de ce qui opère; et dans de tels agents il ne peut y avoir d'effets nouveaux sans action nouvelle, et la nouveauté de l'action produit un changement dans l'agent dans la mesure où il va de l'oisiveté à l'acte, comme il est dit dans le traité De l'âme II [5, 417a14-417b28]. Un autre <agent par volonté> est sans action intermédiaire ni instrument, et un tel agent est Dieu. C'est pourquoi son vouloir est son action, et tout comme son vouloir est éternel, son action l'est aussi: car l'effet ne suit que selon le contenu de la volonté qui résout de produire de telle ou telle façon[57]. Il ne passe donc pas de la puissance à l'acte, mais l'effet qui était dans la puissance de l'agent devient étant en acte.

[3510] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad 12 Ad duodecimum dicendum, quod in omnibus illis quae agunt propter finem qui est extra voluntatem, voluntas regulatur secundum illum finem; unde secundum ea quae impediunt et juvant ad finem, vult quandoque agere et quandoque non agere. Sed voluntas Dei non dedit esse ipsi universo propter alium finem existentem extra voluntatem ejus, sicut nec movet propter alium finem, ut philosophi concedunt, quia nobilius non agit propter vilius se; et ideo non oportet ex hoc quod non semper agat, quod habeat aliquid inducens et retrahens, nisi determinationem voluntatis suae, quae ex sapientia sua omnem sensum excedente procedit.

Solution 12. Il faut répondre que dans tout agent qui agit en vue d'une fin hors de sa volonté, la volonté est guidée par cette fin. C'est pourquoi elle veut parfois agir et parfois ne pas agir, selon ce qui l'empêche et ce qui l'aide à atteindre cette fin. Mais la volonté de Dieu n'a pas donné l'être à l'univers en vue d'une autre fin existant hors de sa volonté, comme l'accordent les philosophes, car le plus noble n'agit pas en vue du plus vil que soi; de sorte qu'il n'est pas nécessaire, du fait qu'il n'agit pas toujours, que quelque chose ait dû le persuader ou l'empêcher, sinon la détermination de sa volonté procédant de sa sagesse qui est au-delà de toute compréhension.

[3511] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad 13 Ad decimumtertium dicendum, quod intellectus divinus intelligit omnia simul; et ideo ex hoc quod intelligit praesentia hujus temporis et illius, non est aliqua mutatio in intellectu ejus, licet hoc non possit contingere in intellectu nostro; et ideo patet quod ratio sophistica est. Similiter nec ponitur aliquis motus ex parte rei imaginatae, quia Deus noluit facere universum post aliquod tempus; quia tempus ante non erat nisi imaginatum, ut prius dictum est.

Solution 13. Il faut répondre que l'intellect divin pense toutes choses en même temps; c'est pourquoi du fait qu'il pense les réalités présentes de ce temps-ci et de celui-là, il ne se produit pas de changement dans son intellect, bien que cela ne puisse arriver dans notre intellect: c'est pourquoi il est clair que c'est un argument sophistique. De la même façon, cela ne pose pas de mouvement du côté de la chose imaginée, car Dieu n'a pas voulu produire l'univers après un temps, puisque le temps n'existait pas avant, si ce n'est le temps imaginé, comme on l'a dit plus haut.

[3512] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad 14 Ad decimumquartum dicendum, quod voluntas divina non ab aeterno produxit universum, quia aliquid deerat ipsi volito: hoc enim quod volito potest intelligi deesse propter quod differtur, est proportio ipsius ad finem; sicut voluntas hominis differt sumere medicinam, quando medicina non est proportionata sanitati hominis; et sic dico quod ipsi universo quod fieret ab aeterno, deerat proportio ad finem, quae est voluntas divina: hoc enim voluit Deus ut haberet esse post non esse, sicut natura ita et duratione; et si ab aeterno fuisset, hoc sibi defuisset; unde non fuisset proportionatum divinae voluntati quae est finis ejus.

Solution 14. Il faut répondre que la volonté divine n'a pas produit l'univers de toute éternité, parce que quelque chose manquait à ce qu'elle voulait. Ce qu'on peut penser faire défaut à ce qu'elle veut et qui fait qu'elle diffère <son effet> est le rapport de cela à sa fin. Par exemple la volonté humaine retarde la prise d'un remède, quand le remède n'est pas adapté à la santé de l'homme; et ainsi je dis qu'une production éternelle de l'univers aurait été un manque dans son rapport avec la fin qui est la volonté divine: Dieu a en effet voulu qu'il y ait l'être après le non-être, par nature comme en durée, et si l'univers avait été de toute éternité, cela lui aurait manqué; c'est pourquoi ce n'était pas adapté à la volonté divine, qui est sa fin.

[3513] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad s. c. 1 Et quia ad rationes in contrarium factas, quas dixi demonstrationes non esse, inveniuntur philosophorum responsiones; ideo quamvis verum concludant, ad eas etiam respondendum est, secundum quod ipsi philosophi respondent, ne alicui disputanti contra tenentes aeternitatem mundi ex improviso occurrant.

[Solutions aux arguments en négation]

Quant aux arguments en sens contraire, dont j'ai dit qu'ils n'étaient pas des démonstrations, et qui trouvent des réponses chez les philosophes, bien qu'ils concluent à une vérité, il faut donc leur répondre, comme les philosophes eux-mêmes leur répondent, de peur qu'ils ne soient utilisés de façon imprudente par celui qui dispute contre les partisans de l'éternité du monde.

Ad primum ergo dicendum, quod sicut dicit Commentator in Lib. de substantia orbis, Aristoteles nunquam intendit quod Deus esset causa motus caeli tantum, sed etiam quod esset causa substantiae ejus dans sibi esse. Cum enim sit finitae virtutis, eo quod corpus est, indiget aliquo agente infinitae virtutis, a quo et perpetuitatem motus habeat, et perpetuitatem essendi, sicut motum et esse. Non tamen ex hoc sequitur quod praecedat duratione: quia non est dans esse per motum, sed per influentiam aeternam, secundum quod scientia ejus est causa rerum; et ex hoc quod scit ab aeterno et vult, sequitur res ab aeterno esse; sicut ex hoc quod sol est ab aeterno, sequitur quod radius ejus ab aeterno sit.

Solution 1. Il faut donc répondre au premier, comme le dit le Commentateur, dans le livre Sur la substance de l'orbe céleste, chap. 2, qu'Aristote n'a jamais voulu dire que Dieu était seulement cause du mouvement du ciel, mais qu'il était également la cause de sa substance, et lui donnait l'être. Puisque le ciel a un pouvoir fini, du fait qu'il est un corps, il a besoin d'un agent au pouvoir infini d'où il tienne la perpétuité du mouvement, et la perpétuité de l'être, comme il en tient le mouvement et l'être. Il ne s'ensuit pas pour autant que <cet agent> le précède par la durée, car il ne donne pas l'être par un mouvement, mais par une influence éternelle, dans la mesure où sa science est la cause des choses; et du fait qu'il sait de toute éternité qu'elles sont; ainsi du fait que le soleil serait de toute éternité, il s'ensuivrait que son rayon serait de toute éternité.

[3514] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad s. c. 2 Ad secundum respondet Avicenna in sua metaphysica: dicit enim omnes res a Deo creatas esse, et quod creatio est ex nihilo, vel ejus quod habet esse post nihil. Sed hoc potest intelligi dupliciter: vel quod designetur ordo durationis, et sic secundum eum falsum est; aut quod designetur ordo naturae, et sic verum est. Unicuique enim est prius secundum naturam illud quod est ei ex se, quam id quod est ei ab alio. Quaelibet autem res praeter Deum habet esse ab alio. Ergo oportet quod secundum naturam suam esset non ens, nisi a Deo esse haberet; sicut etiam dicit Gregorius quod omnia in nihilum deciderent, nisi ea manus omnipotentis contineret: et ita non esse quod ex se habet naturaliter, est prius quam esse quod ab alio habet, etsi non duratione; et per hunc modum conceduntur a philosophis res a Deo creatae et factae.

Solution 2. Avicenne répond dans sa Métaphysique [VI, 1-2 ; IX, 4] en disant que toutes les choses ont été créées par Dieu, et que la création est à partir de rien, ou qu'elle al' être après le rien. Mais cela peut être compris de deux façons : soit on désigne par là l'ordre de la durée, et, selon lui, c'est alors faux; soit on désigne l'ordre de la nature, et c'est alors vrai. En effet, pour chaque être ce qu'il tient de lui-même (ex se) est antérieur à ce qu'il tient d'un autre. Or, toute chose hormis Dieu tient l'être d'un autre. Il faut donc que selon sa nature il soit non étant s'il n'a pas reçu de Dieu l'être; ainsi que le dit Grégoire, dans ses Morales [XVI, 37] : toutes choses retourneraient au néant si la main du Tout-Puissant ne les retenait: et ainsi le non-être qu'il tient de lui-même par nature est antérieur à l'être qu'il tient d'un autre, même si ce n'est pas le cas selon la durée; et de cette façon les philosophes accordent que les choses ont été faites et créées par Dieu.

[3515] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad s. c. 3 Ad tertium dicendum, quod infinitum actu impossibile est; sed infinitum esse per successionem, non est impossibile. Infiniti autem sic considerati quodlibet acceptum finitum est: transiens autem non potest intelligi nisi ex aliquo determinato ad aliquod determinatum: et ita quodcumque tempus determinatum accipiatur, semper ab illo tempore ad istud est finitum tempus; et ita est devenire ad praesens tempus. Vel potest dici, quod tempus praeteritum est ex parte anteriori infinitum, et ex posteriori finitum; tempus autem futurum e contrario. Unicuique autem ex parte illa qua finitum est, est ponere terminum, et principium vel finem. Unde ex hoc quod infinitum est tempus praeteritum ex parte anteriori, secundum eos sequitur quod non habeat principium, sed finem: et ideo sequitur quod si homo incipiat numerare a die isto, non poterit numerando pervenire ad primum diem; et e contrario sequitur de futuro.

Solution 3. Il faut dire que l'infini en acte est impossible, mais il n'est pas impossible qu'il y ait un infini par succession. Or, tout ce qui est pris de l'infini ainsi considéré est fini: on ne peut parler de « traverser» qu'à partir de quelque chose déterminé, et vers quelque chose de déterminé: et ainsi quel que soit le temps déterminé que l'on prenne, il y a toujours de ce temps-ci à celui-là un temps fini. Et c'est ainsi qu'on parvient au temps présent. Ou bien on peut dire que le temps passé est infini du côté de ce qui précède (ex parte anteriori), et fini du côté de ce qui suit (ex posteriori) : et pour le temps futur il en va à l'inverse. Toute chose, du côté où elle est finie, doit avoir un terme, principe ou fin. C'est pourquoi, du fait que le temps passé est infini du côté de ce qui précède, il s'ensuit, selon eux, qu'il n'a pas de principe, mais une fin, de sorte que si un homme commence à compter à partir de ce jour, il ne pourra pas parvenir, par le dénombrement, à un premier jour, mais il en va à l'inverse pour le futur.

[3516] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad s. c. 4 Ad quartum dicendum, quod infinito non fit additio secundum suam totalem successionem, qua infinitum est in potentia tantum accipientis; sed alicui finito accepto in actu: et illo nihil prohibet aliquid esse plus vel majus. Et quod haec ratio sit sophistica patet, quia tollit etiam infinitum in additione numerorum, ut si sic dicatur: aliquae species numerorum sunt excedentes denarium, quae non excedunt centenarium: ergo plures species excedunt denarium quam centenarium: et ita cum infinitae excedant centenarium, erit aliquid majus infinito. Patet ergo quod excessus et additio et transitus non est nisi respectu alicujus in actu vel in re existentis, vel actu per intellectum vel imaginationem acceptae. Unde per has rationes sufficienter probatur quod non sit infinitum in actu; nec hoc est necessarium ad aeternitatem mundi. Et istae solutiones accipiuntur ex verbis philosophi.

Solution 4. Il faut répondre qu'on ne peut pas faire d'ajout à l'infini selon sa succession totale, par laquelle l'infini est en puissance seulement de ce qui reçoit ; mais on peut faire un ajout à <une partie> finie prise en acte: et rien n'empêche alors que quelque chose soit plus grand ou plus nombreux <que cette partie>. Il est évident que cet argument est sophistique, car il élimine aussi l'infini dans l'addition des nombres, comme si l'on disait : certains nombres sont plus grands que dix et moins grands que cent, donc il y a plus de nombres plus grands que dix que de nombres plus grands que cent, et puisque une infinité de nombres sont plus grands que cent, il y aura quelque chose de plus grand que l'infini. Il est donc évident que l'excès, l'addition et la traversée n'ont lieu qu'à l'égard de quelque chose en acte, que ce soit dans la réalité, ou dans l'intellect ou l'imagination. C'est pourquoi ces arguments prouvent suffisamment qu'il n'y a pas d'infini en acte, mais cela n'est pas nécessaire à l'éternité du monde. Et ces solutions sont tirées des paroles mêmes du Philosophe, dans la Physique III [6, 206a9-b33 ; 7, 207b27-34].

[3517] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad s. c. 5 Ad quintum dicendum, quod eumdem effectum praecedere causas infinitas per se, vel essentialiter, est impossibile; sed accidentaliter est possibile; hoc est dictu, aliquem effectum de cujus ratione sit quod procedat a causis infinitis, esse impossibilem; sed causas illas quarum multiplicatio nihil interest ad effectum, accidit effectui esse infinitas. Verbi gratia, ad esse cultelli exiguntur per se aliquae causae moventes, sicut faber, et instrumentum; et haec esse infinita est impossibile, quia ex hoc sequeretur infinita esse simul actu; sed quod cultellus factus a quodam fabro sene, qui multoties instrumenta sua renovavit, sequitur multitudinem successivam instrumentorum, hoc est per accidens; et nihil prohibet esse infinita instrumenta praecedentia istum cultellum, si faber fuisset ab aeterno. Et similiter est in generatione animalis: quia semen patris est causa movens instrumentaliter respectu virtutis solis. Et quia hujusmodi instrumenta, quae sunt causae secundae, generantur et corrumpuntur, accidit quod sunt infinitae: et per istum etiam modum accidit quod dies infiniti praecesserint etiam istum diem: quia substantia solis ab aeterno est secundum eos, et circulatio ejus quaelibet finita. Et hanc rationem ponit Commentator in 8 Physic.

Solution 5. Il faut répondre qu'il est impossible qu'une infinité de causes par soi ou essentielles précèdent un même effet; mais c'est possible pour des causes accidentelles. C'est-à-dire qu'il est impossible qu'un effet de quelque nature que ce soit procède d'une infinité de causes, mais il peut arriver que les causes dont la multiplication n'importe en rien pour la production de l'effet soient en nombre infini. Par exemple, certaines causes motrices sont nécessaires à l'existence d'un couteau, comme le fabricant et l'instrument; et ces causes-là, il est impossible qu'elles soient infinies en nombre, car il s'ensuivrait qu'il y aurait une infinité de choses en acte simultanément ; mais si le couteau a été fabriqué par un vieil artisan, qui a souvent changé ses instruments, il s'ensuit qu'une multitude d'instruments ont été utilisés successivement, et cela est par accident; et rien n'empêcherait que des instruments en nombre infini précèdent ce couteau, si l'artisan était éternel. Il en va de même pour la génération des animaux: la semence du père est la cause motrice instrumentale au regard du pouvoir du soleil[58]. Et parce que ce genre d'instruments, qui sont des causes secondes, sont engendrés et corrompus, ils peuvent être infinis en nombre: de la même façon il pourrait arriver qu'une infinité de jours aient précédé même ce jour, car la substance du soleil est éternelle d'après eux, et chacune de ses révolutions est finie. Tel est l'argument du Commentateur, au livre VIII de la Physique [com.47].

[3518] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad s. c. 6 Ad sextum dicendum, quod illa objectio inter alias fortior est; sed ad hanc respondet Algazel, in sua Metaph., ubi dividit ens per finitum et infinitum; et concedit infinitas animas esse in actu: et hoc est per accidens, quia animae rationales exutae a corporibus non habent dependentiam ad invicem. Sed Commentator respondet, quod animae non remanent plures post corpus, sed ex omnibus manet una tantum, ut infra patebit; unde nisi haec positio, quam ponit in 3 de anima, primo improbaretur, ratio contra eum non concluderet. Et hanc etiam rationem tangit Rabbi Moyses, ostendens praedictam rationem non esse demonstrationem.

Solution 6. Il faut dire que cette objection est la plus forte de toutes; mais Algazel y répond dans sa Métaphysique [l, l, 6], quand il divise l'étant en fini et infini; et il accorde qu'une infinité d'âmes soient en acte: cela est par accident, car les âmes rationnelles sorties des corps n'ont pas de dépendance entre elles[59]. Mai s le Commentateur répond que les âmes ne subsistent pas dans leur multiplicité après le corps; mais que de toutes il n'en reste qu'une seule, comme on le verra plus bas. C'est pourquoi, si cette thèse, qu'il établit dans le livre III du traité De l'âme, n'était pas d'abord réfutée, l'argument ne vaudrait pas contre lui[60]. C'est aussi l'argument que reprend le rabbin Moïse, Guide des égarés I [chap. 73], quand il montre que l'argument précédent n'est pas une démonstration.

[3519] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad s. c. 7 Ad septimum dicendum, quod etiam si mundus semper fuisset, non aequaretur Deo in duratione: quia duratio divina, quae est aeternitas, est tota simul; non autem duratio mundi, quae successione temporum variatur. Et hanc ponit Boetius in 5 de consolatione.

Solution 7. Il faut dire que, même si le monde avait toujours été, il ne serait pas égal à Dieu en durée, car la durée divine, qui est l'éternité, est tout entière en même temps (tota simul) ; mais ce n'est pas le cas de la durée du monde, qui change avec la succession des temps. C'est ce que soutient Boèce au livre V de la Consolation [pro 6].

[3520] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad s. c. 8 Ad octavum dicendum, quod in caelo non est potentia ad esse, sed ad ubi tantum, secundum philosophum: et ideo non potest dici, quod potentia ad esse sit finita vel infinita: sed potentia ad ubi finita est. Nec tamen oportet quod motus localis, cui correspondet haec potentia, sit finitus: quia motus est infinitus duratione ab infinitate virtutis moventis, a qua fluit motus in mobile. Et haec est ratio Commentatoris, in 11 Metaph.: tamen hoc quod dicit, quod non habet potentiam ad esse, intelligendum est, ad acquirendum esse per motum; habet tamen virtutem vel potentiam ad esse, ut dicitur in 1 Cael. et Mund., et haec virtus finita est; sed acquiritur duratio infinita ab agente separato infinito, ut ipsemet dicit.

Solution 8. Il faut dire qu'il n'y a pas de puissance à l'égard de l'être dans le ciel, mais à l'égard du lieu seulement, d'après le Philosophe: c'est pourquoi on ne peut pas dire que la puissance à l'égard de l'être est finie ou qu'elle est infinie; mais la puissance à l'égard du lieu est finie. Et il ne faut pas pour autant que le mouvement local, auquel correspond cette puissance, soit fini: car le mouvement est infini par la durée qui vient de l'infinité du pouvoir moteur, par lequel le mouvement s'écoule dans le mobile. Tel est l'argument du Commentateur au livre XI de la Métaphysique [com. 41]. Ce qu'il dit là, à savoir que <le ciel> n'a pas de puissance à l'égard de l'être, doit être compris comme voulant dire «puissance d'acquérir l'être par un mouvement»; mais il a néanmoins un pouvoir ou une puissance à l'égard de l'être, comme il est dit au livre I du traité Du ciel et du monde [12, 283a2-24], et ce pouvoir est fini; mais une durée infinie est acquise par un agent séparé infini, comme lui-même le dit dans le livre Sur la substance de l'orbe [chap. 3].

[3521] Super Sent., lib. 2 d. 1 q. 1 a. 5 ad s. c. 9 Ad nonum dicendum, quod duratio Dei, quae aeternitas ejus est, et natura ipsius sunt una res; et tamen distinguuntur ratione, vel modo significandi: quia natura significat quamdam causalitatem, prout dicitur natura motus principium; duratio autem significat quamdam permanentiam: et ideo si accipiatur praeeminentia naturae divinae et durationis ad creaturam, ut utrumque est res quaedam, invenitur eadem praeeminentia: sicut enim natura divina praecedit creaturam dignitate et causalitate; ita et duratio divina eisdem modis creaturam praecedit. Non tamen oportet, si Deus praecedit mundum per modum naturae, ut significatur cum dicitur, naturaliter praecedit mundum, quod etiam mundum praecedat per modum durationis, ut significatur, cum dicitur, Deus duratione praecedit mundum; cum non sit idem modus significandi naturae et durationis. Et similiter solvuntur multae aliae similes objectiones, ut in 1 libro dictum est.

 

Solution 9. Il faut dire que la durée de Dieu, qui est son éternité, ct sa nature sont une seule et même chose; mais elles se distinguent en raison, ou par le mode de signifier, car « nature » signifie une certaine causalité, en tant que la nature est dite principe de mouvement; tandis que « durée » signifie une certaine permanence, de sorte que si l'on accepte une forme de prééminence de la nature divine et de sa durée sur la créature, puisque chacune est une certaine réalité, on trouve la même prééminence : tout comme la nature divine précède la créature par la dignité et la causalité, de même la durée divine précède la créature selon les mêmes modalités. Il ne s'ensuit pourtant pas, de ce que Dieu précède le monde par nature, ce que l'on signifie quand on dit qu'il précède naturellement le monde, qu'il le précède aussi par la durée, ce que l'on signifie quand on dit: Dieu précède le monde par la durée; puisque le mode de signifier de la nature et celui de la durée ne sont pas identiques. De la même façon, on résout beaucoup d'autres objections semblables, comme on l'a dit au livre 1 [cf. d. 30, q. 1, a. 1-3].

 

 

 

 

Pour comparer : Extrait du Commentaire des Sentences de Pierre Lombard, par saint Bonaventure, sur la question de l’éternité du monde

 

Le monde a-t-il été produit de toute éternité ou bien dans le temps[61] ?

 

[Objections en négation]

Qu'il n'ait pas été produit dans le temps, on le montre[62].

Objection 1. Par deux arguments tirés du mouvement [Aristote, Phys. VIII, 1 ; De Gen. et Corr. I, 3]. Le premier est direct (ostensiva): (a) avant tout mouvement et changement il y a le mouvement du premier mobile; (b) mais tout ce qui commence, commence par un mouvement ou un changement: (c) donc avant tout ce qui commence, il y a ce mouvement <du premier mobile>. (d) Mais ce mouvement n'a pas pu être avant soi-même ni avant son mobile: (e) il est donc impossible qu'il commence. La première proposition (a) est posée en principe (supponitur), et sa preuve est évidente: c'est un principe (suppositio) en philosophie que « en tout genre le parfait est avant l'imparfait » [Aristote, Phys. VIII, 9, 265a23 ; Du ciel II, 4, 286b22] ; mais entre tous les genres de mouvements, le mouvement local (ad situm) est le plus parfait, car il est le mouvement de l'étant complet [Aristote, Phys. VIII, 7, 260a20- 261 a26] ; et parmi tous les genres de mouvements locaux, le mouvement circulaire est le plus rapide et le plus parfait [Aristote, Phys. VIII, 9, 265a13] ; or tel est le mouvement du ciel: il est donc le plus parfait [Aristote, Du ciel II, 4, 287a25], et donc le premier: il est donc évident, etc.

Objection 2. De même, on le montre par l'impossible [Cf. Aristote, Phys. VIII, l, 251a2-b10]. Tout ce qui vient à être y vient par un mouvement ou par un changement: donc si un mouvement vient à être, il y vient par un mouvement ou par un changement; et on demande la même chose à son sujet: ou bien il faut remonter à l'infini, ou bien il faut poser un mouvement sans principe; et si on pose un mouvement, il faut poser un mobile, et donc aussi le monde.

Objection 3. De la même façon, voici un argument direct à partir du temps [cf. Aristote, Phys. VIII, l, 251b14-27] : tout ce qui commence, commence ou bien dans l'instant, ou bien qans le temps. Donc si le monde a commencé, c'est ou bien dans un instant ou bien dans le temps. Mais avant tout temps il y a un temps, et avant tout instant il y a un temps: par conséquent il y a un temps avant tout ce qui a commencé. Mais il n'a pas pu y en avoir avant le monde et le mouvement: donc le monde n'a pas commencé. La première proposition est connue par soi. La seconde, qu'avant tout temps il y a un temps, se voit à ce que, s'il passe, il passait nécessairement auparavant. - De la même façon, qu'il y ait un temps avant tout instant, on le voit au fait que le temps est la mesure circulaire qui convient au mouvement et au mobile [Aristote, Phys. IV, 14, 223b19-31] ; mais tout point, qui est sur le cercle, en est un commencement comme une fin : donc tout instant du temps est un commencement (principium) du futur, comme un terme du passé [Phys. IV, 13, 222a10-12; 222bl-2; VIII, 1, 251b20-25] : donc avant tout instant (nunc) il y a eu un passé; il est donc évident, etc.

Objection 4. De même, par l'impossible. Si le temps est produit, c'est ou bien dans le temps, ou bien dans l'instant. Mais ce n'est pas dans l'instant, puisqu'il n'est pas dans l'instant; c'est donc dans le temps. Mais en tout temps il faut poser l'antérieur et le postérieur, le passé et le futur: donc si le temps a été produit dans le temps, avant tout temps il y a eu un temps; et c'est impossible, donc, etc.[63].

Tels sont les arguments du Philosophe, qui sont tirés du monde.

Objection 5. De même, d'autres arguments des philosophes sont tirés de la cause productrice; et ils peuvent en général être ramenés à deux, l'un direct, l'autre par l'impossible. Le premier est celui-ci: si l'on pose la cause suffisante et actuelle, l'effet est posé [cf. Avicenne, Met. IX, 1] ; mais Dieu a été de toute éternité la cause suffisante et actuelle du monde; donc, etc. La proposition majeure est connue par soi. La mineure, que Dieu est cause suffisante, est évidente; car, étant donné qu'il n'a besoin de rien d'extérieur pour la création du monde, mais seulement de la puissance, de la sagesse et de la bonté, et que celles-ci ont été très parfaites en Dieu de toute éternité, il est évident qu'il a été suffisant de toute éternité. Qu'il soit aussi actuel, c'est évident: Dieu en effet est acte pur et est son propre vouloir, comme le dit le Philosophe [cf. Met. XII, 5, 1071b18-19 ; 7, 1072a21­26] : et les Saints disent qu'il est son propre agir: il s'ensuit donc, etc.

Objection 6. De même, par l'impossible: Tout ce qui commence à agir ou à produire, alors qu'il ne produisait pas avant, passe de l'inaction (otium) à l'acte ; donc si Dieu commence à produire le monde, il passe de l'inaction à l'acte; mais en tout cas semblable il y a oisiveté et changement ou mutabilité, il y a donc oisiveté (otiositas) et mutabilité en Dieu. Mais cela va contre la bonté suprême et sa simplicité suprême: c'est donc impossible, et c'est un blasphème de le dire de Dieu, et, ainsi, de dire que le monde a commencé. - Tels sont les arguments que les commentateurs et les modernes ajoutent aux arguments d'Aristote, ou en tout cas ils se ramènent à ceux-ci[64].

 

[Arguments en affirmation]

Mais en sens contraire il y a des arguments tirés de propositions connues par soi selon la raison et la philosophie[65].

Objection 1. Voici le premier. Il est impossible d'ajouter à l'infini [Aristote, Du ciel I, 12, 283a9-10] - c'est manifeste par soi, car tout ce qui reçoit une addition devient plus grand, or « rien n'est plus grand que l'infini » - mais si le monde est sans commencement, il a duré infiniment: sa durée ne peut donc pas recevoir d'addition. Mais il est établi que c'est faux, car une révolution est ajoutée à une révolution chaque jour: donc, etc. Si on dit, que <le monde> est infini quant au passé, mais que, quant au présent, qui est maintenant, il est fini en acte, et que considéré comme fini en acte, on peut en trouver un plus grand; contre cela, on montre que l'on peut trouver plus grand dans le passé: telle est la vérité infaillible que, si le monde est éternel, les révolutions du soleil sur son orbe sont infinies; et encore, pour une révolution du soleil, il doit y en avoir douze de la lune: donc la lune a fait plus de révolutions que le soleil; ct le soleil en fait une infinité: on peut donc trouver un dépassement des infinis en tant qu'ils sont infinis. Mais c'est impossible, donc, etc.

Objection 2. La seconde proposition est celle-ci. Il est impossible que les infinis soient ordonnés [cf. Aristote, Phys. VIII, 5, 256a17 -19]. En effet, tout ordre découle du premier principe vers un intermédiaire. S'il n'y a pas de premier, il n'y a pas d'ordre; mais la durée du monde ou les révolutions du ciel, si elles sont infinies, n'ont pas de premier: elles n'ont donc pas d'ordre, et l'une n'est donc pas avant l'autre. Mais cela est faux: il faut donc qu'elles aient un premier. Si on dit qu'il n'est pas nécessaire de poser une limite de l'ordre, sinon en ce qui est ordonné selon l'ordre de la causalité, car dans les causes il y a nécessairement une limite, je demande pourquoi pas dans les autres cas? En outre, on n'échappera pas de là: jamais il n'y a eu de révolution du ciel sans qu'il y ait une génération d'un animal par un animal; or il est établi que l'animal est ordonné à l'animal, par lequel il est engendré selon l'ordre de la cause: donc, si selon le Philosophe et la raison, il est nécessaire de poser une limite dans ce qui est ordonné selon l'ordre de la cause, dans la génération des animaux, il faut donc poser un premier animal. Et le monde n'a pas été sans animaux, donc, etc.

Objection 3. Voici la troisième proposition. «Il est impossible de traverser les infinis» [Aristote, Met. XI, 10, 1066a35] ; mais si le monde n'a pas commencé, les révolutions ont été infinies <en nombre> : il est donc impossible de les traverser: il a donc été impossible de parvenir jusqu'à celle-ci. Si on dit que les infinis n'ont pas été traversés, car aucune révolution n'a été la première, ou si l'on dit qu'ils peuvent bien être traversés dans un temps infini, on ne s'échappe pas par là[66]. Je demanderai si une révolution a précédé celle d'aujourd'hui à l'infini, ou aucune. Si aucune <n'a précédé>, elles sont toutes distantes de manière finie de celle-ci, et elles sont donc toutes finies <en nombre>, et ont donc un commencement. S'il en est une infiniment distante, je demande au sujet de la révolution qui la suit immédiatement si elle est infiniment distante. Si ce n'est pas le cas, ce n'est pas non plus celui de la première, puisqu'il y a une distance finie entre les deux. Mais si elle est infiniment distante, je demande alors au sujet de la troisième, et de la quatrième, et ainsi de suite à l'infini: l'une n'est donc pas plus qu'une autre distante de la révolution présente: elles sont toutes simultanées.

Objection 4. Quatrième proposition. Il est impossible que l'infini soit compris par une puissance finie. Mais si le monde n'a pas commencé, l'infini est compris par une puissance finie, donc, etc. La preuve de la majeure est évidente par soi. On démontre ainsi la mineure: je suppose que seul Dieu a une puissance infinie en acte, et que toutes les autres choses en ont une finie. Je suppose en outre que le mouvement du ciel n'a jamais été sans la substance spirituelle créée, soit qu'elle le produise, soit au moins qu'elle le connaisse. Et je suppose encore que la substance spirituelle n'oublie rien. Si donc une substance spirituelle de puissance finie avait été en même temps que le ciel, il n'y aurait eu aucune révolution du ciel qu'elle ne connût, et elle ne l'a pas oubliée: elle les connaîtrait donc toutes en acte; or il y en aurait eu une infinité: une substance spirituelle de puissance finie comprendrait donc d'un seul coup l'infini. Si on dit que ce n'est pas absurde, parce qu'elle connaît toutes les révolutions, qui sont de la même espèce et absolument semblables entre elles, par une seule similitude, on répond qu'elle ne connaîtrait pas seulement leur circuit, mais aussi leurs effets; et les effets sont infiniment divers et variés: il est donc évident, etc.

Objection 5. Cinquièmement. Il est impossible que des réalités en nombre infini soient en même temps [Aristote, Phys. III, 5, 204a20-25 ; Met. XI, 10, 1066b11]; mais si le monde est éternel sans commencement, puisqu'il n'existe pas sans homme - puisque c'est pour l'homme que sont d'une certaine façon toutes choses [Aristote, Phys. II, 2, 194a34-35] -, et que l'homme a une durée finie: il y a donc eu une infinité d'hommes. Mais autant il y a eu d'hommes, autant d'âmes rationnelles : il y a donc eu une infinité d'âmes rationnelles. Mais autant il y a eu d'âmes rationnelles, autant il y en a, puisque ce sont des formes incorruptibles: il y a donc une infinité d'âmes rationnelles. Mais si tu réponds, pour cette raison, qu'il y a une circulation chez les âmes, ou bien qu'une âme unique est en tous les hommes; la première hypothèse est une erreur en philosophie, car, ainsi que le veut le Philosophe, « l'acte propre est dans la matière propre » : il n'est donc pas possible que l'âme, qui était la perfection d'un seul, soit la perfection d'un autre, même selon le Philosophe. La seconde hypothèse est encore plus erronée, car il y a encore moins une seule âme pour tous[67].

Objection 6. Le dernier argument est qu'il est impossible que ce qui al' être après le non-être ait un être éternel, car cela implique une contradiction; mais le monde a l'être après le non-être: il est donc impossible qu'il soit éternel. Qu'il ait l'être après le non-être, on le prouve ainsi; tout ce qui a l'être totalement de quelque chose est produit par lui à partir de rien; mais le monde a l'être totalement de Dieu, il est donc à partir de rien; et il ne l'est pas matériellement, donc il l'est originellement. Que tout ce qui est produit totalement par quelque chose de différent en essence ait l'être à partir de rien est évident. Car ce qui est produit totalement est produit selon la matière et la forme; mais la matière n'a rien d'où être produite, car ce n'est pas à partir de Dieu: il est donc manifeste que c'est à partir de rien. La mineure, que le monde est produit totalement par Dieu, est démontrée dans une autre discussion [q. précédente][68].

 

[Conclusion]

Poser que le monde est éternel ou qu'il a été produit éternellement, en posant que toutes les choses sont produites à partir de rien, voilà qui est tout à fait contraire à la raison et à la vérité, ainsi que le prouve le dernier argument[69] ; et c'est à ce point contraire à la raison que je ne crois pas qu'aucun philosophe, aussi faible soit son intellect, l'ait jamais soutenu. En effet, cela entraîne en soi une contradiction manifeste. - Mais poser que le monde est éternel, en présupposant l'éternité de la matière, semble rationnel et intelligible, et cela par un double exemple. En effet, la sortie des choses de ce monde à partir de Dieu se fait sur le mode de la trace. C'est pourquoi, s'il y avait un pied éternel, et un sable (pulvis) éternel, où pût se former une trace, rien n'empêcherait de penser que la trace fût coéternelle au pied, et pourtant ce serait une trace (dépendant) du pied[70]. De cette manière, si la matière ou le principe potentiel était coéternel à l'auteur, qu'est-ce qui empêcherait cette trace d'être éternelle ? Au contraire, cela semble cohérent. Un autre exemple est aussi raisonnable. La créature, en effet, procède de Dieu comme une ombre, tandis que le Fils en procède comme la splendeur ; mais aussitôt que se fait la lumière se fait aussi la splendeur, et aussitôt également l'ombre, si un corps opaque est interposé. Si donc la matière est co-éternelle à l'auteur comme un corps opaque, tout comme il est raisonnable de poser que le Fils, qui est la splendeur du Père, lui est coéternel, il semble également raisonnable <de poser> que les créatures ou le monde, qui sont l'ombre de la lumière suprême, sont éternels. Et cela est même plus raisonnable que l'opposé, à savoir que la matière ait été éternellement imparfaite, sans forme ni influence divine, ainsi que l'ont posé certains philosophes; et c'est même d'autant plus raisonnable que le plus excellent des philosophes, Aristote, ainsi que les Pères (Sancti) l'imposent, que les commentateurs l'exposent, et que ses paroles le prétendent, est tombé dans cette erreur.

Pourtant certains Modernes disent que le Philosophe n'a en aucune façon pensé cela, ni cherché à prouver que le monde n'a absolument pas commencé, mais seulement qu'il n'a pas commencé par un mouvement naturel[71]. - Ce qui est le plus vrai de ces deux <interprétations>, moi je n'en sais rien; mais je sais une chose, c'est que, s'il a soutenu que le monde n'a pas commencé selon la nature, il a soutenu ce qui est vrai, et ses arguments tirés du mouvement et du temps sont efficaces. Mais s'il a pensé que le monde n'a commencé en aucune façon, il s'est manifestement trompé, comme plusieurs arguments exposés plus haut l'ont montré. Il a dû, pour éviter de poser une contradiction, soutenir ou bien que le monde n'a pas été fait, ou bien qu'il n'a pas été fait de rien. Et pour éviter une infinité actuelle il a dû poser ou bien la corruption de l'âme rationnelle, ou bien son unicité, ou bien sa circulation; et éliminer ainsi la béatitude. C'est pourquoi cette erreur a un mauvais début et une fin encore pire.

 

[Solutions des objections]

Solution 1. Quant au premier argument qu'on oppose, sur le mouvement, qui est le premier de tous les mouvements et changements, parce qu'il est le plus parfait; il faut dire qu'en parlant des mouvements et des changements naturels, il dit vrai et n'a pas d'objection ; mais en parlant du changement surnaturel, par lequel le mobile lui-même est entré dans l'être (processit in esse), il ne contient pas la vérité. Car ce changement précède tout ce qui est créé, et donc aussi le premier mobile, et par là aussi son mouvement.

Solution 2. Quant à l'argument qui oppose que tout mouvement vient à être par un mouvement; il faut dire que le mouvement ne vient pas à être par soi, ni en soi, mais avec un autre et en un autre. Et puisque Dieu dans le même instant a fait le mobile et a fait que le moteur influe sur le mobile, il a donc créé le mouvement avec le mobile. - Si on réitère la question, à propos de cette création, il faut répondre qu'on s'y arrête comme aux premiers <principes 7>. On le verra mieux plus loin [a. 3, q. 2 ad 5].

Solution 3. Quant à l'argument opposé en troisième lieu à propos de l'instant temporel, il faut répondre que, tout comme dans le cercle on peut déterminer le point de deux façons: ou bien quand il est produit, ou bien après qu'il a été produit; et de même, quand il est produit, on peut poser et déterminer un premier point, mais quand il n'est plus, on ne peut pas poser de premier; il faut également prendre l'instant (nunc) dans le temps de deux façons: dans la production même du temps il y a eu un premier instant, avant lequel il n'yen a pas eu d'autre et qui a été le commencement du temps, en lequel on dit que toutes les choses ont été produites. Mais si on parle du temps, après qu'il a été, il est vrai que le terme du passé se tient sur le mode du cercle; mais les choses n'ont pas été produites dans le temps déjà parfait compris en ce sens. Il est donc évident que les arguments du Philosophe ne valent absolument rien pour cette conclusion. - Et ce qui est dit, qu'avant tout temps il y a un temps, cela est vrai en prenant le temps et en le divisant de l'intérieur, mais pas dans le sens où il précéderait le temps à l'extérieur.

Solution 4. Quant au quatrième argument qu'on oppose en demandant à propos du temps quand il a commencé; il faut répondre qu'il commencé à son principe (in sua principia) ; or le principe du temps est l'instant ou le maintenant; il a donc commencé dans un instant. Et cet argument est sans valeur: le temps n'a pas été dans un <seul> instant, il n'a donc pas commencé dans un instant; car les réalités successives ne sont pas dans leur commencement. On peut pourtant répondre aussi autrement et dire qu'on peut parler du temps de deux façons: selon l'essence ou selon l'être. Si on en parle selon l'essence, l'instant (nunc) est toute l'essence du temps, et il a commencé avec la réalité mobile, et non dans un autre instant, mais en lui-même, car il a été établi au tout début <in primis> de sorte qu'il n'a pas eu d'autre mesure <que lui-même>. Si on en parle selon l'être, il a commencé avec le mouvement de la variation, c'est-à-dire qu'il n'a pas commencé par la création, mais plutôt avec le changement des choses changeantes, et surtout du premier mobile.

Solution 5. Quant au cinquième argument, sur la suffisance et l'actualité de la cause, il faut dire qu'une cause peut être suffisante pour un effet de deux manières : ou bien en opérant par nature, ou bien <en opérant> par volonté et raison. Si elle opère par nature, elle produit aussitôt qu'elle existe. Mais si elle opère par volonté, bien qu'elle soit suffisante, elle ne doit pas opérer aussitôt qu'elle existe: elle opère en effet selon sa sagesse et son choix, et considère ce qui convient. Par conséquent, puisque l'éternité ne convenait pas à la nature de la créature, il n'était pas opportun que Dieu lui conférât cette condition si élevée: c'est pourquoi la volonté divine, qui opère selon sa sagesse, a produit <la créature> non pas de toute éternité, mais dans le temps; car il a produit comme il l'a disposé et comme il l'a voulu. En effet, de toute éternité il a voulu produire au moment où il a produit; tout comme je veux maintenant écouter la Messe demain. Il est donc évident que la suffisance n'est pas contraignante.

De la même façon, il faut dire à propos de l'actualité qu'une cause peut être en acte de deux manières: soit en elle-même, comme si je dis: le soleil brille; soit dans son effet, comme si je dis: le soleil éclaire. Au premier sens, Dieu a toujours été en acte, puisqu'il est lui-même acte pur, sans aucun mélange de possible; au second sens, il n'est pas toujours en acte, car il n'a pas toujours été en train de produire.

Solution 6. Quant à ce qui est opposé en second <par les commentateurs d'Aristote>, à savoir que si <Dieu> est passé de non producteur à producteur, il a changé <en passant> de l'inaction à l'acte; il faut répondre qu'il y a un certain agent en lequel l'action et la production ajoutent quelque chose à l'agent et au producteur. Un tel agent, quand il devient agent de non-agent qu'il était, change en quelque façon; et dans un tel agent, avant l'opération, il y a une certaine inaction, et il reçoit dans l'opération l'ajout d'un complément. Autre est l'agent qui est sa propre action. Rien ne lui est en aucune façon ajouté, quand il produit, et rien ne s'y fait qui n'y était pas auparavant. Il ne reçoit pas de complément en opérant, et n'est pas inactif en n'opérant pas, ni ne change en aucune façon de l'inaction à l'acte, quand il devient producteur, de non-producteur qu'il était. Tel est Dieu même selon les philosophes qui ont posé que Dieu était parfaitement simple. Il est donc évident que leur argument est vain. En effet, si pour éviter l'inaction il avait produit les choses de toute éternité, il ne serait pas le bien parfait sans les choses, ni non plus par les choses, car le plus parfait est parfait en soi-même. De plus, si en raison de son immutabilité, il était nécessaire que les choses soient de toute éternité, il ne pourrait rien produire de nouveau maintenant[72]. Quel serait donc ce Dieu qui ne pourrait rien par soi-même maintenant? Tout cela est signe de folie plus que de philosophie ou même de raison[73]. ­Si on demande comment on peut comprendre que Dieu agisse par lui-même, et pourtant ne commence pas à agir; il faut répondre que, même si cela ne peut pas être pleinement saisi en raison de l'imagination qui est liée <à la raison>, on peut néanmoins en être convaincu par un argument nécessaire; et si on s'écarte des sens pour considérer les intelligibles, on le percevra jusqu'à un certain point. En effet, à qui on demande si un ange peut faire un pot d'argile, alors qu'il n'a pas de mains, ou jeter une pierre, on répondra qu'il le peut, car il peut faire par son seul pouvoir, sans instrument, ce que l'âme peut faire avec le corps et ses membres. Si donc l'ange dépasse tellement l'homme par sa simplicité et sa perfection, qu'il peut faire sans instrument intermédiaire ce pour quoi l'homme a nécessairement besoin d'un instrument; et qu'il peut faire par un seul <pouvoir> ce que l'homme ne peut faire que par plusieurs; combien plus Dieu, qui est au sommet de la simplicité et de la perfection [Cf. Lib. De causis, prop. 20-21], peut-il, sans aucun intermédiaire et par le seul commandement de sa volonté qui n'est autre que lui-même, produire toutes choses, et par là en les produisant demeurer immuable! C'est ainsi que l'homme peut être conduit à comprendre cela. - Ille comprendra plus parfaitement, s'il peut contempler ces deux aspects dans son créateur: qu'il est très parfait et très simple. Parce qu'il est très parfait, tout ce qui relève de la perfection lui est attribué; et parce qu'il est très simple, cela ne pose aucune diversité en lui, et donc aucune variété ni mutabilité ; c'est pourquoi « demeurant stable il donne à toutes choses de se mouvoir » [Boèce, Consal. III, m. 9].

 



[1] Introduction, traduction et notes par Olivier Boulnois.

[2] Publié en latin et français sous le titre Contre Averroès (trad. A. de Libera, Paris, GF-Flammarion, 1994).

[3] « Puisque les principes de certaines sciences, comme la logique, la géométrie et l'arithmétique, ne sont tirés que des principes formels des choses, dont dépend l'essence de la chose, il s'ensuit que Dieu ne peut pas faire les contraires de ces principes, comme, par exemple, [ ... ] qu'un triangle rectiligne n'ait pas trois angles égaux à deux droits » (Somme contre les Gentils II, chap. 25, [§.I 022] ; trad. fr. II, § 14, p. 129, je souligne).

[4] Un étant est dit pouvoir quelque-chose selon deux types de puissance: la puissance active, ou capacité d'agir, la puissance passive, ou capacité d'être: « la puissance active se rapporte à l'agir, la puissance passive à l'être. Aussi n'y a-t-il de puissance à l'être que dans les choses qui ont une matière assujettie [subiectam] à la contrariété» (Somme contre les Gentils II, 25, § 1010 ; trad. fr. § 3, p. 127).

[5] Ce qui ne semble pas avoir été pour tel par Pierre Damien lui-même, qui explique que cette affirmation n'a de sens que parce que Dieu est hors du temps, et qu'il est possible à Dieu de faire que telle chose ait (eu) lieu ou non, mais pas qu'clic ait eu et n'ait pas eu lieu.

[6]

[7] Cf. De porentia, q. 3, a. 14 ad 7 : « Il n'est cependant pas nécessaire à partir de la notion (ratio) de production, mais seulement à partir de la vérité que la foi suppose, <que les créatures> d'abord n'aient pas été, puis soient venues à l'être. [L'expression d'Anselme signifie que] la créature <n'>est faite de rien (ex nihilo), parce qu'elle n'est pas faite de quelque chose (ex aliquo), de sorte que la négation inclut la préposition et n'est pas incluse par elle, de telle sorte qu'ainsi, la négation nie <tout> ordre à quelque chose, que la préposition implique; mais la préposition n'implique aucun ordre au néant (ad nihil). » Du point de vue logique, dans la locution ex nihilo, la portée de la négation inclut la relation à l'aliquid (il n'existe aucune relation à quelque chose - à quoi que cc soit), ce n'est pas la relation qui inclut dans sa portée logique la négation (comme s'il existait une relation à la négation de «quelque chose» - au néant).

[8] Philosophia prima VI, 2 (éd. S. Van Riet, Louvain-Leyde, 1980, Il, 380, 66-74).

[9] Voir notamment In Sent. I, d. 42 ; Somme de théologie I, q. 25 ; Somme contre les Gentils II, 25. Sur la théorie de la toute-puissance selon Thomas, voir la présentation du premier de ces textes, traduit par C. Michon dans Olivier Boulnois (sous la dir. de), La Puissance et son ombre, Paris, 1994, p. 216-230.

[10] 2. Les théologiens bonaventuriens identifient l'erreur de ceux qui affirment que Dieu peut faire que ce qui a été n'ait pas été, avec celle qui soutient que Dieu peut rendre vrais les contradictoires. Ils visent sans doute Gilbert de La Porrée, qui a dit dans son commentaire au De Trinitate de Boèce, «Toutes choses sont soumises à sa puissance, si bien que, [ ...] quelles qu'elles aient été, elles peuvent n'avoir pas été» (« Universa eius subiecta sunt potestati, ut [ ... ] quecumque fuerunt, possunt non fuisse » :

PL 1287 C ; éd. Haring, Toronto, 1966, p. 129*). L'erreur est condamnée par la Swnma aurea de Guillaume d'Auxerre I, chap. 12, la Summa fra­tris Alexandri I, § 156 (Florence, 1924, p.237-238), les Sentences de Bonaventure I, d. 42, a. 1, q. 3 : « Semblable était l'opinion de Gilbert de La Porrée, selon laquelle Dieu a puissance sur l'impossible par accident; il peut en effet faire que le passé n'ait jamais été. »

 

[11] Vers 1275, le franciscain Guillaume de Falegar se sentira obligé de rappeler: « D'autres ont dit que le monde a été créé avec le temps, et non de toute éternité, mais qu'il pouvait être produit de toute éternité en dif­férant essentiellement de lui [Dieu]. Je ne crois pas que ce soit la position d'Augustin» (éd. A.-.T. Gondras, Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge. 47 (1972) p. 185-288, ici p. 212).

[12] « Ad neutram partem quaestionis sunt demonstrationes » (Sent. II, d. l, q. l, art. 5 ; Mandonnet p. 33, ici p. 79, je souligne).

[13] l, q. 46 a. 1.

[14] Contre Averroès, [§ 119] (trad. A. de Libera, GF-Flammarion, 1994, 195 légèrement modifiée).

[15] Cf. Olivier Boulnois, « Le chiasme: La philosophie selon les théologiens et la théologie selon les artiens, de 1267 à 1300 », Was ist Philoso­phie im Mittelalter ? Miscellanea Medievalia 26, éd. J.A. Aertsen et A. Speer, p. 594-607, surtout p. 600.

[16] Vraisemblablement Bonaventure et ses disciples, Guillaume de Baglione, Jean Peckham.

[17] L'expression maladroite laisse croire que Dieu peut faire ce qui est impossible en soi. Or la limite de la toute-puissance est précisément la non-contradiction, la structure du possible: voir la Somme contre les Gentils II, chap. 25, [§ 1022] citée p. 135, n° 2. Thomas vise simplement le cas où l'impossibilité vient d'une contradiction dans la chose et non de Dieu.

[18] Saint Thomas se rappelle sans doute ici des auteurs qui, à la suite de Pierre Damien (Lettre sur la Toute-puissance divine, 6, 601 C, SC 191, p. 406 ; 12,610 D, p. 442), semblent soustraire la toute-puissance divine au principe de contradiction. Le plus proche de Thomas est Hugues de Saint-Cher, théologien dominicain, maître à l'Université de Paris entre 1229 et 1236, mort en 1263. Tout en admettant que la puissance de Dieu, en tant que conditionnée par sa sagesse, ne peut pas être contradictoire, sous peine de devenir inconsistante « si la nature de la contradiction demeure, il ne pourrait pas faire que deux termes opposés soient vrais en même temps. Et ceci ne vient d'aucune impuissance, mais de la loi dont il a revêtu les choses », trad. La Puissance et son Ombre, p. 139), Hugues de Saint-Cher admet que la même puissance, en tant qu'absolue, est capable d'ôter l'opposition des propositions concernées et ne connaît donc pas la même limitation. II ne veut pas dire que Dieu peut faire ce qui est contradictoire, mais qu'il peut faire que ce qui était contradictoire cesse de l'être: « Mais de par sa puissance absolue Dieu pourrait enlever l'opposition, et ainsi, <elles> seraient vraies en même temps, mais <elles> ne seraient pas opposées. Comment cela arrive-t-il, Dieu seul le comprend, lui qui est seul à comprendre sa propre puissance » (ibid.).

[19] Allusion à Pierre Damien. Mais celui-ci n'avançait cette hypothèse qu'hyperboliquement, paradoxalement, dialectiquement, cf. La Puissance ..., p. 26-31.

[20] Telle est clairement la position de Bonaventure et de Peckham (comme plus tard d'Henri de Gand).

[21] Thomas semble dire que même s'il était contradictoire de parler d'un monde créé et éternel, ce ne serait pas hérétique puisque des docteurs vénérables ont admis que Dieu pouvait faire ce qui était contradictoire (ce que pourtant lui-même récuse).

[22] L'édition Léonine donne une position privilégiée à un groupe de manuscrits (1), comprenant la copie personnelle de Godefroid de Fontaines (P23), dont ils suivent ici la leçon: « non solum non est falsum sed etiam impossibile, aliter esset erroneum si aliter dicatur ». Godefroid met même un point entre « impossibile» et «aliter» (J. Wippel, « Thomas Aquinas on the possibility of eternal creation », p. 208 et n. 59). Mais le manuscrit de Naples (N1) lit: «ce n'est pas seulement faux, mais encore possible: sans quoi, il serait erroné d'en parler autrement» (sed etiam possibile aliter enùn esset erroneum si aliter dicatur). Et un autre groupe lit (Mi2 Ed2) : «ce n'est pas seulement faux, mais il est encorc impossible qu'il en soit autrem.ent, et erroné d'en parler autrement» (sed etiam impossibile aliter esse et erroneum si aliter dicatur), texte retenu par l'édition Marietti (§ 297). D'autres manuscrits ne font pas scns. Or le contexte implique de comprendre en f la négation comme mise en facteur commun: non solum non est falsum sed etiam <non est> impossibile. C'est ainsi que je traduis. J'ai rapporté « ce n'est pas faux » et «ce n'est pas impossible », non à la compatibilité des concepts, mais à la proposition qui l'énonce, l'essentiel de la progression étant pour Thomas d'établir que ces énoncés ne sont «pas hérétiques », puis « pas faux ». Puisque la formule de f prête à équivoque, N1: « est impossibile », se comprend alors comme une correction. « N1 est le seul avec f à avoir compris ce passage; […] la mélecture esse et au lieu de esset désoriente les réviseurs, avec cet impossibile aliter esse qui leur interdit de rendre cohérent tout le passage. On en arrive avec Mi2 - et plus tard avec Ed2 - à supprimer la négation avant est falsum, ce qui fait dire au texte le contraire de ce que défend l'auteur» (Léonine, p.79 b-80 a). - Ces erreurs (reproduites par l'édition Marietti) montrent a contrario la valeur de la tradition f, en raison de sa difficulté même et des méprises qu'elle a engendrées.

[23] Que Dieu ne puisse pas pécher - objection classique depuis Augustin et Pierre Lombard - ne contrevient pas au principe que Dieu peut ce que peut la créature; il est en effet acquis depuis le Lombard qu'assumer les actes d'un être inférieur, et plus encore ses fautes, n'est pas une perfection positive, tandis que la puissance divine est puissance de ce qui est positif. Cf. Thomas, Sentences I, d. 42, q. 2, a.1, trad. in La Puissance ..., p. 221-224.

[24] Cf. Bonaventure, Sentences II, d. l, a. l, q. 2, dernière raison en sens contraire (plus haut, p. 62-63) ; Breviloquium II, chap. l, § 2.

[25] Certains mouvements, comme la propagation de la lumière, sont instantanés. L'hypothèse n'est donc pas propre à la création du monde par Dieu.

[26] Thomas s'appuie ici sur l'analyse aristotélicienne du mouvement et de la génération: Aristote, Physique VIII, 2, 251 b 21 : « le maintenant est une sorte de moyen terme, ayant à la fois <son> commencement et <sa> fin» (« nunc temporis principium et finem habens simul »), cf. 25 : « le maintenant est commencement et fin» (« Est finis et principium ipsum nunc» : la Vetus translatio s'accorde ici avec la Nova). Si l'altération se fait clans le temps (par exemple, chauffer un morceau de bois), la génération se fait clans l'instant, en un « changement soudain » (mutatio subito). Ainsi, dans le cas d'un mouvement physique, qui se déroule clans le temps, le commencement (principium) du mouvement précède sa fin ; dans la génération, l'effet est contemporain à la cause. - Sur ce concept, cf. A. de Libera, « L'instant du changement selon Thomas d’ Aquin », Métaphysique, Histoire de !a philosophie, Recueil d'études offert à Fer­nand Brunner, Neuchâtel, 1981, p. 99-109.

[27] Une cause naturelle commence d'exercer son action dès qu'elle est (ou existe). Si celle-ci requiert une durée, l'instant où elle commence d'être est celui où elle commence ci' exercer son action. Si celle-ci est instantanée, l'instant où elle commence d'être est celui où elle exerce la totalité de son action. Il est donc possible que l'être de la cause soit contemporain de l'être de l'effet, si l'action est instantanée et est une production. Mais dans le cas contraire, si l'action requiert une durée, c'est impossible.

[28] Citation allusive d'Aristote, De generatione et corruptione l, 3 (316a8-10), selon la traduction arabo-latine : « À partir de multiples paroles [= raisonnements], les ignorants (indoeti) qui considèrent peu d'étants existants, énoncent facilement [leur position]. » C'est l'accusation que formulait Maïmonide, de vouloir penser la création comme un changement, en l'imaginant. Cf. De potentia : « Ils ont considéré le premier agent à la ressemblance d'un agent qui exerce son action dans le temps quoiqu'il agisse par sa volonté; or un tel agent n'est pas la cause du temps, mais il le présuppose. Mais Dieu est aussi la cause du temps lui-même. En effet, le temps est lui aussi contenu dans la totalité des choses faites par Dieu; c'est pourquoi, quand nous parlons de la provenance de tout l'être à partir de Dieu, il ne faut pas considérer qu'il l'a fait à tel instant (tunc) et non pas plus tôt (prius). En effet, cette considération pose le temps avant la création (factio), elle ne le soumet pas à la création» (q. 3, a. 17 resp.).

[29] Cf. Thomas ln Sent. II, d. l, q. l, a.5, arg. 12 pro eternitate et réponse (plus haut p. 74-75 et 85-86), voir aussi p. 127:128.

[30] Qui peut le plus peut le moins. Or produire l'être (matière et forme) est davantage qu'engendrer la forme. Par conséquent, si une cause inférieure peut produire une forme de manière instantanée, comme le soleil la lumière, Dieu, qui produit l'être de la création, peut à plus forte raison agir de façon instantanée.

[31] L'argument peut se réclamer d'Augustin comme d'Avicenne (voir Appendice et Annexe).

[32] Ce sont là les arguments de maîtres ès arts, aux dires d'Albert, Summa de creaturis l, q. 20, a.1 (Borgnet 35, 648)* et Super Sent. Il, d. l, a. 10 (Borgnet 27, 26)*. Les théologiens latins du début du XIII° siècle ripostent que le monde a commencé en raison de l'instant de la libre décision divine (cf. Philippe le Chancelier, Summa ; Hugues de Saint-Cher, Super Sent. Il, d. 1 ; Eudes Rigaud, ibid. ; Richard Rufus, ibid., références des manuscrits dans l'édition léonine). Thomas lui-même la soutient dans le De potentia q. 3, a. 17 ad 6 : « la volonté ne dispose pas seulement de la forme de l'effet, mais de son lieu, de sa durée, ct de toutes ses caractéristiques; c'est pourquoi il faut que l'effet de la volonté suive quand la volonté en dispose, et non quand elle est volonté. Car ce n'est pas selon son être, mais selon ce que la volonté dispose, que l'effet est assimilé à la volonté. Donc, même si la volonté [divine] est toujours identique, il n'est pas nécessaire que son collet en découle toujours» (éd. M. Pession, Turin-Rome, 1965, p. 94-95): Dieu veut le monde dans l'éternité, mais pour un instant donné, celui de son commencement temporel.

[33] L'argument des théologiens se retourne contre eux. Ce qui est cause par volonté, à la différence de ce qui est cause par nature, exerce de manière contingente son action. Il peut donc vouloir que son objet soit pendant un certain temps, mais aussi qu'il soit toujours: « ut causatum ab eo numquam non sit » (j'ai dû déplacer l'adverbe de temps pour éviter une double négation incompréhensible en français).

[34] Thèse que nous avons déjà rencontrée et qui fut notamment celle d'Alexandre de Halès : « ce qui vient du néant (quod est de nihilo) a l'être après le non-être et a donc un commencement» (Quaestio De aeternitate, Paris, BN 16406, f. 6 rb, cité par l'édition Léonine).

[35] Monologion chap. 8, Schmidt, p. 23; trad. fr. M. Corbin, p. 77. Voir Appendice, p. 314.

[36] Le néant n'est pas un état préalable envers lequel l'étant pourrait avoir une relation - car il n'y a pas de terme à cette relation. Il n'y a donc pas d'ordre temporel de succession. En effet, le temps est la mesure du mouvement selon l'avant et l'après. Et s'il n'y a rien qui se meuve, il n'y a pas de temps. On ne saurait conclure de la création de nihilo au commencement temporel du monde. Cf. le De potentia q. 3, a. 14 ad 7, p. 81 b, cité p. 139, n. l.

[37] Cf. in Sent. II, (1. 1, q. 1, a.5 ad 1 contra eternitatem (p. 87), et De potentia q. 3 a. 14 ad 7 : « Si un ordre envers le rien restait affirmé, la préposition incluant la négation, même dans ce cas, il ne serait pas nécessaire que la créature ait à un moment été rien (aliquando fuerit nihil). On peut en effet dire, comme le fait Avicenne, que le non-être précède l'être de la chose, non pas en durée, mais en nature; car si cette chose était abandonnée à elle-même, elle ne serait rien: car elle n'a l'être que par un autre (ab alio). En effet, ce qui a pour nature d'être inhérent à une chose par soi-même (ex se ipso) lui convient naturellement avant (prius) ce qui a pour nature d'être inhérent à cette chose par un autre (ab alio). ». Le concept d'ordre de nature vient d'Avicenne, cf. Appendice p. 324-325.

[38] Omne quod fit ex incontingenti fit. Expression étrange, corrigée en « est fait à partir du contingent » (omne quod fit ex contingenti fit) par beaucoup de manuscrits, ce qui n'a pas de sens quand la cause est Dieu. Elle se trouve en outre dans les Sentences III, d. 3, q. 5 a.3 ad 3 : « Il n'est pas nécessaire que tout ce qui est fait soit fait à partir d'un contraire, mais seulement ce qui est fait par voie de génération et d'altération. Cependant, il faut que tout ce qui est fait soit fait à partir du "non-coexistant" ((J/1117e quod ,fit ex incontingenti fieri), comme il est dit dans la Physique I » (éd. Mandonnet, Paris, 1933, p. 150-151), ct le De potentia q. 3 a. 1 ad 15 : « Dans ce qui est fait à partir de quelque chose (ex aliquo) il doit être «non coexistant» (incontingens) à ce qui est fait, qu'il n'arrive pas en même temps qu'il soit, comme il est dit dans la Physique 1» (p. 41), Mais à quel texte Thomas renvoie-t-il ? Pour le sens, l'édition Léonine propose la Physique 1, 5, 1 88a26 sq., la théorie aristotélicienne des changements fondée sur les contraires: « tous, chacun à sa façon, prennent pour principes les contraires; et c'est avec raison; ( ... ] il n'y a pas de génération où un être quelconque sorte d'un être quelconque, à moins qu'on ne l'entende par accident» ; pour l'expression, elle renvoie à la Physique 1, 5, 188b 12 : « Nécessairement l'harmonieux vient du non-harmonieux» (Translatio Vetus, reprise par Guillaume de Moerbeke: « Necesse est omne consonans ex inconsonanti fieri ». Thomas rappelle que dans un changement, la propriété initiale n'est pas compatible avec la propriété terminale, car elle en est le contraire. Une propriété « non coexistante » ou « non co-occurrente » (incontingens) est telle qu'il lui serait impossible d'être dans un sujet en même temps que son contraire: cela « n'arrive pas » (non contingit).

[39] La Cité de Dieu X, XXXI; BA 34 ; trad. G. Combès, Paris, 1959, 542-544. Dans ce passage, Augustin expose la conception défendue par les (néo-) platoniciens, « pour refuser [...] l'acte de foi» en la création de l'âme, comprise comme commencement temporel (p. 543) : les dieux et les âmes ont commencé, non en un sens temporel, mais au sens d'une procession à partir du principe. Il s'agit «non pas du commencement d'un temps, mais du commencement d'un être sous-jacent à un autre » (p. 545). Mais, comme Thomas le remarque habilement, Augustin n'oppose pas une preuve rationnelle aux platoniciens, mais la supériorité de la foi, ainsi qu'il fait lui-même.

[40] Cf. § [8], argument (i) en faveur de la proposition (a), première prémisse du syllogisme donné comme argument en faveur de (2.2.1).

[41] Reprise ironique de Job, s'adressant aux sages d'Israël: «Donc vous seuls êtes des hommes, et avec vous mourra (marietur) la sagesse? » (Vulgate, 12, 2). Dans une trouvaille sarcastique, Thomas lit oritur (naît) au lieu de morietur, alors qu'il suivait la lecture traditionnelle dans son Expositio super lob, rédigée peu après 1261 (Opera olJll1ia 26, Rome, 1965, p. 79). L'ironie semble viser ici Bonaventure, grand théoricien de la sagesse, et son disciple Peckham, qui prétendent en savoir plus que les philosophes.

[42] De sacramentis I, l, chap. 1 (PL 176, 187 B).

[43] Cette objection vient, en réalité, de la plupart des théologiens latins, selon Albert, Sent. II d.], a. 10 : « Beaucoup objectent que la créature n’est en rien comparable au créateur, donc pas davantage en durée » (Horgnet 17, 29). Par exemple Eudes Rigaud, Sent. II, d. 1 : « La créature n’est pas coéternelle au créateur [...] Que nul n'ose égaler la créature au créateur en aucune caractéristique de sa noblesse ! C'est pourquoi il est nécessaire que <le créateur> ait une durée supérieure » (Paris, BN 14910, f. 109 rb, cité par l'édition Léonine).

[44] Sur cet argument venu d'Algazel, voir la reprise de Bonaventure, Sent. II, d. l, p. 1, a. 1, q.2 arg. 5 ad oppos. (plus haut p.62) et de Thomas Sentences II, d. l, q. 1, a. 5 à 6 en sens contraire (plus haut p. 90). Comme Thomas, Guillaume de Baglione présente cet argument comme le plus puissant (éd. Brady, p. 368-369).

[45] Voir, outre le texte traduit plus haut de Sent. II, d. 1 q. 1 a. 5 ; et celui de la Somme contre les Gentils Il, chap. 38 (trad. fr. GF-Flammarion, II, p. 169-172): Quaestiones disputatae De potentia q. 3 a.14 et 17 : Somme théologique I, q. 46 a. 1 et 2 (trad. fr. Paris, 1990, p. 482-487); Quodlibet III, q. 14, a. 2 [31].

[46] Commentaire des Sentences II, d. 1, q. l, a.5 (éd. Moos, vol. II, p.27-41).

[47] On remarquera que Thomas est ici, avec quatorze arguments distingués selon leur matière, beaucoup plus complet et systématique que Bonaventure qui ne présentait que six arguments, distingués selon leur nature directe ou indirecte.

[48] Contrairement à ce qu'annonce le plan, ce premier argument ne semble pas tant procéder à partir de la substance du ciel, voire de sa matière, le cinquième élément qu'est l'éther, mais à partir de la matière première en général, qui est inengendrée.

[49] Ne serait-ce qu'en raison de la présence de substances incorruptibles comme les âmes humaines et les anges.

[50] Cf. Bonaventure, 3° argument pro eternitate, et les références. Pour les autres arguments parallèles, on se rapportera au Répertoire des arguments en fin de volume, p. 385.

 

[51] Thomas tire son information essentiellement d'Aristote et du début du livre VIII de la Physique. Il dressera un panorama semblable dans la réponse à la question De aeternitate mundi de ses questions disputées De potentia, q. 3, a. 17.

[52] C'est sans doute la position que Thomas attribue à Bonaventure, voire à Grosseteste. Mais elle ne saurait l'être sans exagération. En revanche, Thomas décrit ici cc qui sera la position de Guillaume de Baglione, voir p. 97-99.

[53] 2. Position de Maïmonide, que Thomas considère cependant comme la position de certains chrétiens: à commencer par son maître Albert le Grand, voir p. 46-47.

 

[54] Le cas de la Trinité est encore plus exigeant: il s'agit d'une réalité nécessaire, mais indémontrable, elle n'est connue (de fait) que par révélation; l'éternité du monde, elle n'est ni démontrable, ni même nécessaire, et ne peut être connue que par révélation (ou par connaissance empirique).

[55] Comme Maïmonide, Thomas sauve Aristote de l'erreur, mais il reviendra sur ce jugement à partir de son commentaire de la Physique, voir plus loin p. 129·131.

[56] Thomas est ici très explicite sur Maïmonide, mais ne lui attribue pas l'essence même de la réponse qu'il lui reprend pourtant.

[57] L'expression forma voluntatis est difficile à traduire. Dans leur traduction de Boèce de Dacie, qui utilise la même expression (ainsi que Siger de Brabant), Wippel propose « intention de la volonté », Bianchi « disposition» (voir Ics remarques de son introduction à la traduction de l'opuscule, p. 22-24). Quoi qu'il en soit, il s'agit toujours du contenu du vouloir divin.

[58] Puisque, selon Aristote, l'homme engendre l'homme mais avec le soleil (Phys. II, 194bI3).

[59] « De même, nous concédons que les âmes humaines aussi, qui sont séparables des corps par la mort, sont infinies en nombre, même si elles sont simultanément, puisqu'il n'y a pas entre elles de relation naturelle d'ordre, qui, une fois supprimée, ferait que les âmes cesseraient d'être: de fait, aucune d'entre elles n'est cause des autres, mais elles sont toutes en même temps, sans relation d'antérieur à postérieur, de nature ou de place. Car l'antérieur et le postérieur ne désignent pas en elles une relation de nature, sinon quant au temps de leur création. Et dans leurs essences, en tant qu'elles sont des essences, il n'y a non plus aucune sorte de relation d'ordre, puisqu'elles sont égales en être, au contraire des espaces et des corps, de la cause et de l'effet » (Algazel, Metaphysica 1, trad. 1, div. 6; éd. Muckle, Toronto, 1933, p.41, 1-10). En fait, Algazel (Ghazali) rappelle ici la position des philosophes (Avicenne notamment), qu'il critiquera ensuite, mais cette critique fut inconnue des Latins.

[60] La réfutation vient plus loin (d. 17, q. 2, a. 1) et sera reprise plusieurs fois par Thomas, notamment dans le De unitate intellectus contra Averroistas chap. 5, 316-333 (trad. fr., § [113], p. 190-191).

[61] Commentaire des Sentences II, d. l, p. l, a. l, q. 2 (éd. Quaracchi, II, 19-24).

[62] L'organisation des arguments quod SIC (pour eternité) obéit à une première division concernant les sources: quatre arguments tirés d’Aristote et deux des philosophes (Avicenne et Augustin). Les arguments d'Aristote sont tirés du monde, deux du mouvement (1-2) et deux du temps (2-3) ; dans chaque cas, Bonaventure présente un argument direct (1 et 3), et un argument par impossible ou réduction à l’absurde (2 et4). Cette dernière division opère aussi pour les arguments tirés des philosophes (5 et 6).

[63] L’argument semble ici s’inspirer de saint Augustin.

[64] Bonaventure semble ici proche d'Avicenne, cf. Appendice, p. 323­\25, et les textes cités en Annexe.

[65] Sur l'origine des cinq premiers arguments chez Philopon, voir Appendice, p. 320-322, et le texte de Philopon cité en Annexe.

[66] Objection qui introduit un sous-argument que semble considérer Ockham, plus bas.

 

[67] La première hypothèse est celle de la métempsycose, que personne ne soutenait, mais que les médiévaux connaissaient comme ayant été soutenue par Platon et les manichéens, à travers Némésius (De la nature de l'homme 1), Augustin (La Cité de Dieu X, 30; La Trinité XV), Macrobe (Le Songe de Scipion II, 13, 10-12); Averroès (In Phys. VIII, comm. 46). La deuxième est celle de l'intellect unique d'Averroès, soutenue à plusieurs reprises dans son commentaire sur le livre III du De anima. Cet argument était transmis par une autre voie que ceux venus de Philopon :

Algazel, Metaphysica l, tr. 1, div. 6 ; voir Robert Grosseteste, Hexaëmeron 1, 8, 7 (éd. Dales et Gieben, p. 62) : pretera, si tempus infinitum precessit, necesse est aut animas a corporibus exutas actu esse infinitas, aut unam esse omnium animam, aut eas in alia atque alia reverti corpora, aut eas esse mortales ; quorum quodlibet est impossibile.

[68] Il s'agit de la première question du Commentaire au livre II des Sentences, qui démontre que la matière et la forme de toutes choses sont produites par Dieu.

[69] Il doit s'agir de l'argument 6 du quod non. C'est l'argument principal que retiendra Henri de Gand. Il convient de rapprocher celte conclusion de Bonaventure de la longue conclusion d'Henri.

[70] Cf. Augustin, La Cité de Dieu, X, 31.

[71] Parmi ces Modernes, il faut compter Alexandre de Halès, Albert le Grand, et peut-être déjà Thomas d'Aquin; voir plus haut.

 

[72] Les auteurs du XIII° siècle, à partir d'Alexandre de Halès, parlent de la nouveauté (novitas) du monde, de la création de nova, que nous rendrons par « nouvellement» ou par « nouveau », pour exprimer l'idée de commencement radical.

[73] On remarquera que Bonaventure ne critique pas la philosophie en elle-même, comme ce sera le cas plus tard (voir chapitre suivant).