SUR LA FORME DE L'ABSOLUTION,

AU SUPÉRIEUR GÉNÉRAL DE SON ORDRE.

Par saint Thomas d'Aquin, Docteur de l'Eglise

OPUSCULE 22

Nouvelle traduction, corrigée à partir de l'édition Vivès, par Charles Duyck, février 2005

Édition numérique, http://docteurangelique.free.fr, 2005

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 

 

CHAPITRE I. Occasion de cet écrit: qu’il est téméraire de prétendre que la formule de l’absolution n’est pas: « je vous absous, etc. »

 

En lisant avec réflexion le traité que vous m'avez montré, j'ai trouvé que l'un d'entre vous avait avancé une proposition fort téméraire, en soutenant que le prêtre ne devait pas employer cette formule, "je vous absous," pour donner l'absolution; ce qui est une coupable présomption, parce que c'est aller directement contre les paroles de l'Evangile. Le Seigneur, en effet, dit à Pierre, Evangile de saint Matthieu, chap. XVI, 19: "Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel." Ces paroles regardent évidemment le pouvoir des clefs, car il les avait fait précéder de celles-ci: "Et je vous donnerai les clefs du royaume des cieux;" et il ajoute ensuite, comme pour déterminer l'usage des clefs: "Et tout ce que vous délierez, etc." Les paroles du Sauveur prouvent donc évidemment que celui à qui les clefs sont remises absout réellement. C'est donc une folle témérité, pour ne pas dire une grave erreur, de soutenir que le prêtre, auquel le Seigneur reconnaît le pouvoir d'absoudre, ne puisse pas dire: "Je vous absous." Des paroles du Seigneur, on conclut donc avec raison que la formule légitime de l'absolution est celle-ci: "Je vous absous." Car, de même que le Seigneur dit à ses disciples: "Allez, enseignez toutes les nations, et baptisez-les, etc.," S. Matthieu, dernier chap., ainsi a-t-il dit: "Tout ce que vous délierez sur la terre, etc." En sorte que, de même que la formule correcte du baptême est que le ministre doit dire, "je te baptise," parce que le Seigneur lui a donné le droit de baptiser, de même la formule correcte est qu’il dise, "je t'absous," parce qu'il lui a donné le pouvoir d'absoudre. Saint Denis dit expressément au treizième chapitre de la Hiérarchie céleste: "Il n'est donc pas déplacé de dire que l'angélique docteur purifie; car on dit de même que Dieu purifie tous les hommes, parce qu'il est la cause de leur purification. Et pour me servir d'une comparaison familière: de même on dit du hiérarque - c'est-à-dire l'évêque - qui est comme nous, et qui purifie et éclaire par ses diacres et ses prêtres, qu’il éclaire et purifie." Ces paroles de saint Denis démontrent donc que, malgré que Dieu soit l'auteur principal de la purification et de l'illumination, le ministre est néanmoins appelé purificateur et illuminateur.

C'est encore un acte de grande présomption de contredire cette formule qui est d'un usage habituel. L'Apôtre dit en effet au second chapitre de la deuxième Epître aux Corinthiens: "Tout ce que j'ai accordé, je l'ai donné pour vous, dans la personne de Jésus-Christ." Commentaire: "Si donc le maître a accordé, à la demande de ses disciples, le pouvoir de remettre les péchés à qui ils voudraient les remettre, à plus forte raison les disciples doivent-ils l'accorder à la prière du maître." Et pour prouver que Dieu ratifiait leur sentence, il ajoute: "Et je l'ai fait dans la personne de Jésus-Christ," c'est-à-dire comme si c'était le Christ lui-même qui remît les péchés; or, remettre les péchés est absoudre des péchés. Donc le ministre dit avec une exacte vérité: "Je vous absous de vos péchés." Ce qui se chante dans l'Eglise fait encore autorité: "Divin pasteur, Pierre, père clément, écoutez la prière de ceux qui vous implorent et brisez les chaînes de leurs fautes, en vertu du pouvoir que vous avez reçu." Or, le pouvoir de Pierre est le pouvoir des clefs; donc celui qui tient les clefs peut dire, eu vertu du pouvoir qu'il a reçu: "Je t'absous." Non seulement il peut le dire, mais encore il semble que cela soit indispensable. Car les sacrements de la nouvelle loi font ce qu'ils signifient. Or ils figurent ou signifient, et par la matière et par la forme, ce qui se fait dans le baptême. L'ablution du corps, qui se fait avec de l'eau, signifie la purification intérieure, et la produit sacramentellement. Il en est ainsi des paroles, "je te baptise;" de même du sacrement de confirmation, dont la forme est, "Je te marque du signe de la croix, et je te confirme avec le chrême du salut." Ces paroles signifient exactement l'effet du sacrement. Dans le sacrement de l'eucharistie, le prêtre dit aussi, en parlant au nom de Jésus-Christ: "Ceci est mon corps" signifiant par là ce qui se fait dans le sacrement. On emploie également dans le sacrement du mariage des paroles qui expriment le consentement au mariage et l'union conjugale. Tandis que dans le sacrement de l'ordre, y ayant transmission de pouvoir, la forme est au mode impératif, quand le Pontife dit: "Recevez le pouvoir de faire ceci ou cela." Dans le sacrement de l'extrême-onction seulement la forme est déprécatoire: "Par cette onction et par notre intercession, que Dieu vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par la vue, etc." On conserve cette formule dans l'administration de ce sacrement, par respect pour la sainte Ecriture. On lit en effet dans l'Epître de saint Jacques, chap. V, où il parle de ce sacrement: "La prière de la foi sauvera le malade; et s'il est dans le péché, il lui sera pardonné." Ces paroles donnent parfaitement la raison de l'emploi de cette forme particulière. Car dans les autres sacrements, rien ne se fait extérieurement qui n'ait son effet immédiat, par l'acte du ministre. Dans le baptême, sitôt l'ablution corporelle, qui figure la spirituelle, a lieu celle de l'âme, par l'effet du sacrement. Mais la guérison du corps n'est pas produite à l'instant même par l'onction, mais on la demande seulement à Dieu; aussi ne demande-t-on que sous forme déprécatoire, la guérison intérieure, dont elle est l'image. Mais dans le sacrement de pénitence, les paroles de l'Ecriture, que l'on doit garder scrupuleusement, n'usent pas de la forme déprécatoire, mais emploient l'indicatif. Elle ne dit pas: Tout ce que vous demanderez d'être remis sera remis, mais "tout ce que vous délierez sera délié." Si l'on dit donc qu'il n'y aura de délié dans le ciel que ce que celui qui a les clefs aura délié, celui qui prie que quelque faute soit déliée ne  la  délie pas; je m'étonne qu'on soit assez téméraire pour soutenir que ce que celui qui a les clefs ne déclare point délier, en vertu de son pouvoir, soit pourtant délié, bien qu'il prie seulement de le (soutenir) qu’est délié ce que celui qui a les clefs ne déclare pas (être) délié mais prie seulement que cela le soit. Je ne vois pas de parité de raison d'employer la forme déprécatoire dans ce sacrement, comme dans celui de l'extrême-onction, car on n'y attend aucun effet corporel qui ne soit immédiat[1], tandis qu'il n'en est pas ainsi dans l'extrême-onction; bien mieux, il est au contraire constant que les clefs de l'Eglise donnent la rémission des péchés dans ce sacrement à moins que le pénitent n'y apporte quelque obstacle; on peut en dire autant du baptême. Car, dit saint Augustin, "la réconciliation des époux ne sera ni humiliante ni honteuse, après que les adultères dont ils se sont rendus coupables auront été pardonnés, ou qu'on ne doute point que les péchés sont remis par les clefs du royaume des cieux." On ne doit donc point exprimer dans ce sacrement la rémission des péchés sous la forme douteuse d'une prière, mais on doit la rendre avec certitude par la prière indicative. La formule du sacrement de pénitence n'est donc point: "Que Dieu tout-puissant vous accorde l'absolution et la rémission," mais bien, "je vous absous."

 

CHAPITRE II: Objections et résolutions. Approbation des raisons de ceux qui veulent que la formule de l’absolution ne soit pas maintenue ; résolutions.

 

L'auteur que nous combattons est aussi faible dans ses preuves, en s'appuyant sur des arguments sans valeur en guise de raisons, qu'il est téméraire dans ses assertions.

Car il cite d'abord une note sur la Somme de Raymond, qui dit que, dans ces cas, c'est-à-dire dans l'absolution de l'excommunication, malgré qu'on doive prononcer des paroles, il n'y a point de formule prescrite, comme dans les sacrements de baptême et d'eucharistie. Il est dérisoire de regarder une note comme un texte faisant autorité dans un sujet si important. Mais pour tenir compte de l'observation de l'annotateur, disons que: autre est la raison de l'absolution de l'excommunication, qui n'est point sacramentelle, mais plutôt judiciaire et comme conséquence de la juridiction, et autre celle de l'absolution des péchés dans le sacrement de pénitence, qui est sacramentelle et la conséquence du pouvoir des clefs. Car, dans cette absolution, les paroles tirent leur efficacité de l'intention du ministre qui les prononce, de telle sorte qu'il importe peu de quels termes il se serve pour exprimer son intention. Mais dans les sacrements, leur efficace vient de l'institution divine, en sorte qu'il est nécessaire d'employer des expressions déterminées en accord avec l'institution divine; par exemple les paroles du Sauveur: "Tout ce que vous délierez, etc." Ces paroles, "je t'absous," conviennent à ce sacrement, comme celles-ci, "allez, enseignez toutes les nations, baptisez-les, etc.," impliquent cette formule, "je te baptise, etc.," Ainsi donc, de même qu'on doit se servir dans l'administration du baptême, de cette formule, "je te baptise," de même dans la pénitence, de celle-ci, "je t'absous."

Il objecte en second lieu, que le docteur qui a compulsé les différents auteurs qui ont traité cette matière, ne cite point cette formule et que nous ne lisons nulle part que les saints en aient jamais fait usage. Nous répondrons à ceci, que ce docteur ne cite point une autre formule et qu’on ne trouve aucune autre formule dont les saints aient fait usage; qu'on ne voit nulle part aussi qu'ils l'aient repoussée. Par contre nous lisons que le divin auteur de ce sacrement a dit: "Tout ce que vous absoudrez," etc. Ces paroles ont plus de poids que toutes les assertions des hommes.

Il objecte troisièmement que dans quelques absolutions que donne l'Eglise, comme dans l'office de Prime et de Complies, avant la messe et après la prédication selon la pratique de l'Eglise romaine, aux jours des Cendres et de la Cène, on n'emploie pas pour l’absolution la formule indicative, mais la formule déprécatoire. Il est étonnant que notre adversaire n'ait point remarqué que ces absolutions ne sont point sacramentelles, mais seulement des prières, auxquelles on attribue généralement la rémission des péchés véniels, comme à l'Oraison dominicale, où il est dit: "Pardonnez-nous nos péchés."

Quatrièmement, il s'appuie sur l'autorité d'anciens docteurs de réputation tels que maître Guillaume d'Auxerre, Guillaume d'Auvergne, ancien évêque de Paris, le cardinal Hugues, dont il n'est point sûr que l'opinion ait été en ce sens. Mais quand bien même ils auraient pensé de cette façon, leur manière de voir peut-elle préjudicier aux paroles du Seigneur, s'adressant à saint Pierre: "Tout ce que vous délierez sur la terre, etc. ?" Et même s’ils vivaient aujourd’hui, pourraient-ils l'emporter sur l'opinion de tous les docteurs de l'université de Paris, qui sont d'avis contraire, affirmant que sans ces paroles, "je t'absous," l'absolution est nulle, la formule déprécative n'ayant aucune valeur sacramentelle.

Cinquièmement, il oppose ce qui se pratique dans le sacrement de l'extrême onction; nous y avons déjà répondu.

Sixièmement, il objecte ce qu'on lit au chap. IX, 2-3 de saint Matthieu: lorsque le Seigneur eut dit au paralytique: «  tes péchés te sont remis, les juifs dirent, « cet homme blasphème »: car il n'y a que Dieu qui puisse remettre les péchés. Le prêtre ne le peut donc point. Nous avons aussi répondu à cette difficulté, par les paroles de saint Denis, parce que s'il appartient à Dieu de remettre les péchés, il appartient à l'homme de prêter son ministère à la rémission des péchés, puisqu'il pardonne au nom et en la personne de Jésus-Christ (qu'il représente), comme dit l'Apôtre.

Il objecte, septièmement, que la résurrection de Lazare est, d'après saint Augustin et saint Grégoire, la figure anticipée de la résurrection des pécheurs, parce qu'il fut ressuscité par le Seigneur avant d'être donné aux apôtres, pour être absous de ses péchés. D'où il conclut que l'absolution du prêtre est nulle avant que le pécheur soit vivifié par Dieu, par le moyen de la grâce, et ressuscité de la mort du péché. Donc, le prêtre n'a aucun pouvoir de remettre les péchés. Cette raison est défectueuse en bien des points. D'abord, il s'appuie sur une manière de parler par métaphore, ce qui est vicieux, comme le disent saint Denis et saint Augustin. Secondement, parce que son raisonnement n'est pas ad hoc. Car il est certain que le Seigneur ressuscita Lazare et qu'il ordonna à ses disciples de le délier: donc les disciples absolvent réellement. Ceci ne prouve point que le prêtre ne peut pas dire: "je t'absous;" mais seulement qu'il ne doit pas absoudre celui en qui il ne reconnaît point de signes de contrition, laquelle justifie intérieurement le pécheur, Dieu lui pardonnant ses péchés. Il peut être calomnieux de dire que le prêtre n'a aucun pouvoir sur les péchés des hommes: s’il veut dire que le prêtre, de sa propre autorité, n’a aucun pouvoir sur le péché des hommes, il dit vrai; mais s'il veut dire que le sacrement que le prêtre donne en qualité de ministre n'atteint pas les péchés pour les pardonner, il se trompe. Car, de même que le baptême remet toute faute,  le péché originel et le péché actuel, de même la pénitence remet le péché actuel. Or, il arrive quelquefois qu'avant d'avoir reçu le baptême en fait, si on en a le désir et le vœu, on reçoit la justification de Dieu seul, et bien qu'on ne l'ait point reçue par l'effet du sacrement, si on n'y met point d'obstacle, on reçoit la justification par la réception du sacrement; il en est absolument de même de la pénitence. Car, on n’est pas réputé avoir la contrition si on n'est pas  disposé à se soumettre aux clefs de l'Eglise, ce qui signifie avoir le sacrement, in voto. Aussi arrive-t-il souvent que ceux qui n'avaient point été justifiés avant, le sont par l'absolution.

Huitièmement, dit-il, le baptême peut tout aussi bien baptiser[2] intérieurement qu'absoudre d’une faute mortelle; mais je réponds que Dieu n'a pas donné le pouvoir de baptiser intérieurement, de peur que l'espérance reposât sur 1'homme, ni par conséquent, d'absoudre du péché actuel. L'auteur ne se souvient plus de ce qu'il a dit et se fait une objection a lui-même. Car, de même que Dieu baptise intérieurement, et que cependant l'homme qui prête son ministère, d'une manière sensible, dit: "je te baptise," de même, Dieu absout par lui-même; cependant l'homme qui exerce un ministère extérieurement doit dire: "je t'absous."

Neuvièmement: c'est la grâce que l'homme ne peut donner, qui accorde la rémission des péchés: on peut répondre à cette objection que, bien que l'homme ne puisse pas donner la grâce, il peut donner le sacrement de la grâce qui accorde la rémission des péchés.

10° Il oppose en dixième lieu, que le Seigneur dit à Moïse: "Dites à Aaron et à ses enfants: c'est ainsi que vous bénirez les enfants d'Israël et vous direz: Que le Seigneur vous bénisse et qu'il vous conserve," (Livre des Nombres, ch. VI), et il ajoute: "Ils invoqueront ainsi mon nom sur les enfants d'Israël et je les bénirai:" ce que semblent imiter les évêques, lorsqu'ils disent: "que Dieu ou la majesté divine vous bénisse;" mais ils ne disent pas: je vous bénis. Il y a ici une erreur manifeste, parce que ce n'est point une bénédiction sacramentelle. Tandis que lorsqu'il s'agit d'une bénédiction sacramentelle, comme, par exemple, dans le sacrement d'Eucharistie, alors on dit que les prêtres eux-mêmes bénissent. Saint Paul, Ire Epître aux Corinthiens, chap. X: "Le calice de bénédiction, que nous bénissons;" (c'est-à-dire, que nous prêtres, nous consacrons tous les jours). Ce qu'il ajoute encore, que ces paroles: "Que le Seigneur vous accorde l'absolution et la rémission de vos péchés," est la formule [la forme] ou une partie de la formule de l'absolution, est faux. Car elles ne s'accordent pas avec les paroles de l'Ecriture, "Tout ce que vous délierez, etc., et tout ce que vous remettrez, etc." Et celles-ci: "Que la bénédiction de Dieu tout-puissant etc.," ne peuvent pas être une partie de la formule de l'absolution, puisqu'elles ne peuvent pas être tirées de l'Ecriture, et ne sont pas d'un usage général, quoi qu'on en dise.

11° Il dit onzièmement, que les clefs étant un pouvoir qui appartient au ministre, s'il s'appliquait à l'absolution des péchés, ce serait par mode de cause efficiente, ce qui est l'attribut de Dieu seul. Ce que nous avons déjà dit, répond à cette difficulté. Car le pouvoir des clefs s'étend à l'absolution de la faute, non comme cause efficiente, car Dieu seul peut l'être mais en tant qu'instrument, comme par exemple, l'eau du baptême, dont saint Augustin dit qu'elle touche le corps et lave le cœur.

12° Douzièmement, ajoute-t-il, le Seigneur n'a voulu dire qu'une même chose, par ces paroles: "Tout ce que vous délierez, etc., tout ce que vous remettrez, etc." Or, personne ne dit: "Je vous remets vos péchés," donc personne ne doit dire, "je vous absous." Mais notre adversaire oublie ici ce que dit l'Apôtre, qu'il a pardonné les péchés, non de sa propre autorité, mais au nom de Jésus-Christ. Or, pardonner est la même chose que remettre. Le pape dit également qu'il remet une partie de la pénitence qui nous a été imposée. Et c'est pour cela en effet, que, dans l'absolution sacramentelle, nous employons plutôt le mot « absolution » que le mot « rémission », afin de faire concorder la formule de l'absolution avec les paroles de l'institution du sacrement, parce que le Seigneur s'est servi de ces termes, en expliquant le pouvoir des clefs: "tout ce que vous délierez, etc."

13° Treizièmement, il s'autorise de l'opinion de saint Jérôme, qui blâmait quelques prêtres qui pensaient condamner des innocents, ou absoudre des indignes. Car le prêtre, quand il remet les péchés, n'absout pas des coupables, qui ont l'intention de rester coupables; mais seulement  ceux qui, par leur repentir, s'éloignent de la souillure du péché.

14° Quatorzièmement, il oppose encore le commentaire de saint Jérôme, sur le Lévitique, où il est ordonné aux lépreux de se présenter devant les prêtres, lesquels ne rendent point purs ou lépreux, mais distinguent les uns des autres. Il en est de même dans le sacrement de pénitence. Il y a erreur en ce cas, parce qu’il étend trop loin la ressemblance. Car il est faux de dire que les sacrements de la nouvelle loi ne sont qu'un signe, ne font que signifier, et n’ont pas d’efficacité, comme ceux de l'ancienne loi. Or si le prêtre, en distinguant (les innocents des coupables), ne faisait que proclamer l'absolution du pécheur, son intervention n’aurait aucune efficacité et se contenterait de signifier. Il opère donc quelque chose en donnant l'absolution, bien qu'il ne rende pas dignes du sacrement ceux qui se présentent pour le recevoir. Cela, Dieu seul le peut, qui seul tourne les cœurs des pécheurs vers lui. Le prêtre n'a que le discernement, à l'égard de la dignité ou de l'indignité, comme le prêtre de l'ancienne loi, à l'égard de la lèpre.

15° Il objecte, en quinzième lieu, que saint Ambroise dit, que celui-là seul remet le péché, qui est mort pour effacer le péché. Saint Augustin dit aussi que "personne autre que Jésus-Christ n'efface les péchés du monde." L'Apôtre répond à cette difficulté, en disant qu'il a pardonné au nom de Jésus-Christ, c'est-à-dire, en qualité de ministre de Jésus-Christ, qui a mérité la rémission des péchés par sa passion, de laquelle les clefs de l'Eglise tirent leur efficace, ainsi que les autres sacrements.

16° Il tire sa seizième objection des lépreux que saint Matthieu, chap. VIII, 4 et Luc, chap. XVII, 14, qui disent avoir été purifiés par Jésus-Christ, lépreux auxquels le Sauveur dit d'aller se présenter aux prêtres, et qui cependant furent guéris avant d'y aller. On peut répondre à cette difficulté, de la même manière que ce que nous avons dit de Lazare.

17° Il prend sa dix-septième objection des paroles du Seigneur au paralytique: "Vos péchés vous sont remis," qui firent dire aux Juifs: "Cet homme blasphème." II est inutile d'y répondre, nous l'avons fait plus haut.

 

CHAPITRE III. Quels moyens emploie notre adversaire pour simuler une absolution.

 

 

Après tous ces développements, notre adversaire trouve le moyen d'inventer une espèce d'absolution, et le voilà: si on nous dit que le ministère du prêtre implique la prière qui obtient de Dieu l'absolution, il doit cependant dire ensuite d'une manière indicative, « je vous absous de tous vos péchés », c'est-à-dire « je déclare que vous êtes absous ». Je n'approuve pas cette absolution, si on la prend uniquement selon le sens littéral; car ce n'est point la prière du prêtre qui obtient le pardon des péchés, mais la passion de Jésus-Christ. S'il en était autrement, le prêtre en péché mortel n'aurait plus le pouvoir d'absoudre. Le prêtre commence par prier afin d'obtenir au pénitent les dispositions nécessaires pour recevoir l'effet du sacrement. Malgré que la prière du juste soit plus efficace que celle du pécheur, parce que le mérite de la personne ajoute encore à sa valeur, celle d'un prêtre en état de péché n'est pourtant pas sans effet, parce qu'elle est offerte par lui, au nom de toute l'Eglise. S'il s'agit de la formule des sacrements, les paroles sacramentelles n'ont pas plus de valeur, prononcées par un juste que par un pécheur, car ce n'est point le mérite de la personne qui agit, mais la mort de Jésus-Christ et la puissance de Dieu.

On ne peut pas non plus accepter cette explication: « je vous absous », c'est-à-dire « je vous déclare absous »; car alors les sacrements de la nouvelle loi ne seraient autre chose que des signes et des symboles (sans puissance), ce qui ne peut être. Voilà donc le véritable sens de la formule: "je vous absous," c'est-à-dire, je vous donne le sacrement ou le bienfait de l'absolution. A moins qu'on n'entende, comme on l'a dit, que le prêtre (en déclarant l'absolution donnée) ne la signifie pas seulement, mais l'accorde en effet. Si cependant, malgré ce que nous venons de dire, on veut encore ajouter quelque valeur à l'objection qui nous est faite[3], il ne sera pas inutile de considérer sur quelles raisons frivoles notre adversaire  s'appuie.

On objecte premièrement, que le Seigneur donna à ses disciples le pouvoir de guérir toutes les infirmités du corps et de l'âme, mais que cependant, en guérissant les infirmités du corps, ils ne disaient pas « Je te guéris », mais bien, "Que le Seigneur Jésus te guérisse." De même, dans la guérison spirituelle, le prêtre ne doit pas dire, « je t'absous ». Mais celui qui fait cette objection ne remarque pas que le pouvoir de guérir les maladies était une grâce accordée spécialement à un homme, non pour guérir par lui-même, mais pour obtenir la guérison (par sa prière). Or, on ne comprend pas au nombre des grâces gratuites le pouvoir des clefs, mais seulement la puissance sacramentelle qui réside particulièrement en Jésus-Christ et dans les prêtres qui ont le pouvoir des clefs en qualité de ministres et d'instruments. Tellement que ces paroles, « Que le Seigneur te guérisse », ne guérissaient pas, mais obtenaient la guérison. Tandis que les paroles sacramentelles produisent ce qu'elles signifient, comme nous l'avons dit plus haut.

Secondement, il dit qu'il paraît y avoir de la témérité à déclarer qu'un pécheur est absous de tous ses péchés, parce que le prêtre serait dans ce cas comme l'envoyé de Dieu. Mais il est bien plus téméraire de dire, que les clefs de l'Eglise ne donnent pas la rémission certaine des péchés, comme dit saint Augustin: "Est ce que le bras de Dieu est raccourci, pour ce sacrement, de manière qu'il donne la rémission de tous les péchés dans le baptême, et qu'il ne le fasse pas dans le sacrement de pénitence ?"

En troisième lieu, on nous oppose que, dire (au pénitent), « je vous déclare absous », n'est point le déclarer réellement absous, comme dire « je mange » n'est point manger. Il y a ici erreur, parce qu'on ne fait pas attention que les formules des sacrements ne sont pas des formules significatives, mais effectives.

Quatrièmement, que lorsqu'on dit, « je te baptise », on ne baptise point, si ces paroles ne sont accompagnées de l'immersion ou de l'effusion de l'eau. Mais cette objection est ridicule, parce qu'il faut, dans le sacrement du baptême, l'élément matériel uni à la formule sacramentelle, tandis que, dans le sacrement de la pénitence, il n'y a point d'élément extérieur et sensible.

Cinquièmement, que le prêtre dit faussement, « je te déclare absous », puisqu'on ne sait pas si Dieu a véritablement pardonné. Mais, par la même raison, il serait faux de dire, « je te baptise », puisqu'on ne sait pas si Dieu baptise intérieurement. Mais, au contraire, l'une et l'autre de ces deux formes sacramentelles sont vraies, parce que les sacrements produisent des effets certains, à moins qu'il n'y ait obstacle par suite des mauvaises dispositions de celui qui les reçoit. En sorte que le prêtre, en disant, « je t'absous », ou « je te baptise », prononce avec certitude l'effet du sacrement.

6 et 7° On peut faire la même réponse aux sixième et septième objections sur l'incertitude de la rémission de la peine (due au péché).

Notre adversaire dit en huitième lieu qu'on ne peut pas dire, « je vous déclare absous », si on n'en a eu la révélation, comme l'eurent saint Jean l’Évangéliste et la sainte Vierge. A tout ce que nous avons déjà dit (et qui peut servir de réponse à cette objection), il faut ajouter que si un juge, après l'audition des témoins, peut sans témérité déclarer innocent un prévenu, alors que, selon la réalité des faits, il puisse être coupable, le prêtre n'est point téméraire en déclarant absous, dans le tribunal de la pénitence, un pénitent, à la confession duquel il doit faire confiance, qu'elle lui soit favorable ou non. D'où il est évident qu'il n'y a aucune faute de la part du prêtre de prononcer ces paroles, « je t'absous », sur ceux en qui il remarque des signes de contrition, qui est le regret du passé avec le bon propos de ne plus pécher à l'avenir; autrement il ne doit pas donner l'absolution. Mais il y a faute, au contraire, de ne prononcer qu'une formule déprécative, parce que ce n'est point là donner l'absolution, mais bien laisser dans le doute celui qui se confesse. On peut bien, au contraire, prier pour quelqu’un, qu'il soit contrit ou non, pour qu'il obtienne le pardon de ses péchés.

 

CHAPITRE IV. L'imposition des mains n'est pas nécessaire pour la validité du sacrement.

 

Enfin, ce n'est pas avec moins de témérité qu'il ose affirmer que l'imposition des mains est nécessaire pour le sacrement de pénitence.

D'abord et pour première preuve, il allègue le texte des Actes des Apôtres, ch. VIII, 17: "Ils leurs imposaient les mains et ils recevaient le Saint Esprit." En effet, cette imposition des mains eut lieu dans l'administration du sacrement de confirmation, que donnent les ministres supérieurs, (c'est-à-dire les évêques).

Secondement, cet autre, du dernier chapitre de l'Evangile de saint Matthieu: "Ils imposeront les mains aux malades, etc." Cette allégation est ridicule, car il ne s'agit pas ici d’une imposition sacramentelle, mais seulement d'un signe extérieur.

Troisièmement, ces paroles de saint Augustin: "Qu'un sacrement de la loi nouvelle doit être le signe d'une chose sainte et s’opérer au moyen d’une ressemblance naturelle," ce qu'il ajoute de lui-même, voulant dire par là, que les paroles seules ne font pas (et ne complètent pas) le sacrement. Mais il est clair que, dans tous les sacrements, c'est la forme s’ajoutant à la matière qui accomplit le sacrement. Dans l'Eucharistie, par exemple, les paroles seules prononcées sur la matière qui doit être consacrée, achèvent le sacrement. Comme aussi dans le baptême les paroles proférées sur l'eau ne font point le sacrement, mais seulement les paroles prononcées sur l'eau qui sert au baptême, parce que tout cela compose la matière du sacrement. Or, le pécheur qui fait l'aveu de ses fautes, est comme la matière du sacrement de pénitence. En sorte que la formule d'absolution prononcée sur le pénitent fait le sacrement de pénitence.

Quatrièmement, il nous oppose encore ce passage de saint Matthieu, ch. XIX, 13: "Qu'on apporta des enfants au Sauveur, pour qu'il leur imposât les mains." Mais on ne peut appliquer ceci au sacrement de pénitence (dont les enfants ne sont pas susceptibles et) parce qu’on n’a pas l’habitude d’administrer ce sacrement aux enfants. On les lui présenta pour leur imposer les mains en les bénissant, selon l'usage des Juifs, comme dit saint Remi.

Cinquièmement, ce texte des Actes des Apôtres, ch. VIII, 18: "Quand Simon eût vu que par l'imposition des mains des apôtres, etc." Ce trait a rapport à l'imposition des mains qui a lieu dans la confirmation, comme nous l'avons dit plus haut.

Il s'appuie, sixièmement, sur l'autorité de maître Guillaume d'Auvergne. Je ne sais s'il exprimait cette opinion; mais je sais que cet homme n’eut pas une autorité telle, qu'on doive s'en rapporter à sa parole, dans une question si importante, surtout le Seigneur n’a pas dit à saint Pierre, en lui expliquant le pouvoir des clefs: Celui à qui vous imposerez les mains, mais bien: "Tout ce que vous délierez."

 

CHAPITRE V. Objections à ce que nous avons écrit sur la forme de l'absolution. Quelques arguments ridicules sur le même sujet. Réponse.

 

Notre adversaire revient sur ses premières difficultés en résumant tout ce qu'il a écrit contre cette formule dont le prêtre se sert (pour l'administration du sacrement de pénitence), "Je vous absous," et parce que ce pouvoir n'appartient qu'à Dieu, et parce que le prêtre ne sait pas si le pénitent est véritablement absous. Nous avons déjà répondu à cette objection.

Il ajoute un autre argument, savoir: qu'il y a à peine trente ans, que tous les prêtres n'employaient que cette formule: « Que le Seigneur vous accorde l'absolution et la rémission de vos péchés ». Mais comment peut-il faire référence au témoignage de tous les prêtres, lui qui ne les a pas tous vus ? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il y a plus de douze cents ans, qu'il a été dit à Pierre: "Tout ce que vous délierez, etc." Pourquoi n'emploie-t-on donc pas cette formule « Je vous remets vos péchés », aussi bien que celle-ci, "Je vous absous" ? Nous en avons donné la raison plus haut. Il fait encore cette autre objection, que si le prêtre a le pouvoir d'absoudre les péchés, il serait plus facile de s'en faire absoudre que de prendre la croix des croisades. On peut facilement saisir le ridicule de cette objection. Car la croix des croisés n'a que le pouvoir de remettre toute la peine due aux péchés déjà pardonnés[4]. Il dit encore qu'il est dangereux de vouloir rendre la vie aux âmes qui ne l'ont plus, comme on le voit au XIII chap. du prophète Ezéchiel, 19. Ainsi le prêtre s'expose à ce péril, puisqu'il ignore si elles sont vivantes. Nous avons déjà répondu à cela; parce que s'il ne sait pas si elles sont vivantes, il sait très bien que le sacrement de pénitence peut les vivifier.

Il nous oppose encore ce que dit saint Ambroise, savoir: "que le Seigneur a voulu que les prêtres eussent le même pouvoir de lier et de délier." Mais le prêtre ne lie point par les chaînes du péché, c'est le pécheur qui s'est enveloppé dans les liens de ses propres péchés, comme il est dit au livre des Proverbes, ch. V, 22. Donc, le prêtre ne délie point des chaînes du péché. Pour répondre à cela, il faut dire que le prêtre le fait en liant et eu déliant, par le ministère que la puissance de Dieu lui a confié. Car Dieu absout directement le pécheur, en lui donnant sa grâce, et il lie, ou met dans les liens du péché, en ne la lui donnant point, ainsi que le dit saint Paul dans son Epître aux Romains, ch. 1. De même, le prêtre, en tant que son ministre, délie du péché en accordant la grâce du sacrement, et il lie en la refusant, parce[5] qu'il lie à la peine qu'il impose.

Notre adversaire en appelle aussi à l'autorité de saint Hilaire, qui dit qu'il faut ne s’en remettre de son sort qu’à Dieu seul, car lui seul le connaît, et qu'ainsi l’absolution de la faute, que Dieu seul accorde parce qu’il la connaît, nul ne peut la proclamer si ce n’est Dieu lui-même ou celui à qui Il l’a révélé ; donc l’absolution de la faute – que seul Dieu accorde – le prêtre ne peut pas la proclamer. Et aussi celle de saint Denis, qui dit que « les prêtres ne doivent user de la puissance hiérarchique, qu'autant que Dieu le leur permet ». Mais il est inutile de répondre à ces difficultés qui ont eu plusieurs fois leur solution, par tout ce que nous avons dit plus haut.

Enfin, il finit en objectant, qu'avant que saint Pierre eût reçu le pouvoir des clefs, on dit qu'il lui fut fait une révélation, comme s'il était nécessaire que le prêtre attendît une révélation, avant de faire usage du pouvoir des clefs. Mais l'auteur ne fait point attention qu'il ne fut point fait de révélation à saint Pierre sur la dignité ou l'indignité de ceux qu'il aurait à absoudre, mais sur la puissance de Jésus-Christ, de laquelle les sacrements tirent les effets positifs et certains de la grâce. Telles sont les objections qu'on nous oppose, qui non seulement n'ont aucune force probante, mais que l'on prendra difficilement pour des difficultés. Dieu a voulu que, d'après vos ordres, je recueillisse toutes les preuves qui viennent à l'appui du pouvoir accordé à saint Pierre, et que j'en composasse ma réponse aux objections[6] qu'on y oppose, le jour même de la fête de la chaire de saint Pierre.

 

Fin du vingt-deuxième Opuscule de saint Thomas d'Aquin, sur la forme de l'absolution

 



[1] Si j’ai bien compris, la négation est en trop dans cette relative, bien qu’elle figure dans le latin: l’auteur ne veut-il pas dire que dans la pénitence on n’attend aucun effet corporel qui soit immédiat ?

[2] Thomas dit « baptizare », le traducteur du XIX° siècle rend par « absoudre » ; peut-être est-ce cela que Thomas veut dire, mais je n’en suis pas sûr…

[3] Littéralement: « si cependant la réponse que nous avons faite n’est pas admise »

[4] Traduction littéraire mais correcte

[5] « praeter » n’a, à ma connaissance, jamais le sens de « parce que », mais je ne corrige pas parce que je ne comprends pas l’idée…

[6] « que j’en composasse ma réponse aux objections qu’on y oppose » pour rendre le seul mot « compilans »