Saint Thomas d’Aquin

LA PERFECTION DE LA VIE SPIRITUELLE[1]

 

Traduction

par

Jacques Ménard

 

Première édition numérique, http://docteurangelique.free.fr , mars 2007

 

TITRES DES CHAPITRES

 

TITRES DES CHAPITRES_ 1

CHAPITRE 1 : Quelle est l’intention de l’auteur? 5

CHAPITRE 2 : La perfection de la vie spirituelle s’évalue essentiellement selon la charité 5

CHAPITRE 3 : La perfection de la vie spirituelle s’évalue tant selon l’amour de Dieu que selon l’amour du prochain_ 6

CHAPITRE 4 : La perfection de l’amour de Dieu qui ne convient qu’à Dieu seul 7

CHAPITRE 5 : La perfection de l’amour de Dieu qui convient aux bienheureux_ 7

CHAPITRE 6 : La perfection de l’amour de Dieu qui est nécessaire au salut en l’état actuel de cheminement 9

CHAPITRE 7 : La perfection de l’amour de Dieu qui est l’objet d’un conseil 9

CHAPITRE 8 : Le premier chemin vers la perfection : l’abandon des choses temporelles 10

CHAPITRE 9 : Le deuxième chemin vers la perfection : le renoncement aux affections charnelles et au mariage 13

CHAPITRE 10 : Ce qui aide l’homme à garder la continence 15

CHAPITRE 11 : Le troisième chemin vers la perfection : le renoncement à sa volonté propre 18

CHAPITRE 12 : Les trois chemins vers la perfection dont il a été question appartiennent en propre à l’état religieux_ 21

CHAPITRE 13 : Contre l’erreur de ceux qui osent diminuer le mérite de l’obéissance ou du vœu_ 23

CHAPITRE 14 : La perfection de l’amour du prochain nécessaire au salut 28

CHAPITRE 15 : La perfection de l’amour du prochain qui relève d’un conseil 31

CHAPITRE 16 : La perfection de l’amour du prochain du point de vue de son intensité 33

CHAPITRE 17 : La perfection de l’amour du prochain du point de vue de son effet 35

CHAPITRE 18 : Qu’est-ce qui est requis pour l’état de perfection? 36

CHAPITRE 19 : Se trouver dans un état de perfection convient aux évêques et aux religieux_ 37

CHAPITRE 20 : L’état pontifical est plus parfait que l’état religieux_ 39

CHAPITRE 21 : Solution des arguments par lesquels on semble s’en prendre à la perfection de l’état pontifical 41

CHAPITRE 22 : L’état pontifical, bien que plus parfait, ne doit pas être recherché 44

CHAPITRE 23 : Est-ce que les prêtres et les archidiacres sont dans un état plus parfait que les religieux? 46

CHAPITRE 24 : Arguments pour montrer que les prêtres ayant charge d’âmes sont dans un état de perfection plus grand que les religieux_ 50

CHAPITRE 25 : Arguments pour montrer qu’il n’est pas nécessaire que les prêtres ayant charge d’âmes ou les archidiacres ne soient pas dans un état de perfection parce qu’ils ne reçoivent pas une bénédiction ou une consécration lors de leur institution_ 53

CHAPITRE 26 : Arguments pour montrer que la révocation de la charge d’âmes ne suffit pas pour démontrer que les prêtres ayant charge d’âmes ou les archidiacres ne sont pas dans un état de perfection_ 54

CHAPITRE 27 : Solution des arguments par lesquels on semblait démontrer que les prêtres ayant charge d’âmes et les archidiacres sont dans un état plus parfait que les religieux 56

CHAPITRE 28 : Solution des arguments qui étaient invoqués pour démontrer que l’absence de bénédiction ou de consécration solennelle ne retranche pas l’état de perfection au prêtre ayant charge d’âmes ou à l’archidiacre 62

CHAPITRE 29 : Solution des arguments qui sont invoqués pour démontrer que le fait que la charge d’âmes peut être abandonnée ne déroge pas à l’état de perfection du prêtre ayant charge d’âmes ou de l’archidiacre 64

CHAPITRE 30 : Les œuvres qui peuvent convenir aux religieux 66

 

 

CHAPITRE 1 : Quelle est l’intention de l’auteur?

 

Parce que certains, qui ignorent ce qui se rapporte à la perfection, ont osé dire des choses sans fondement à propos de l’état de perfection, nous avons l’intention de traiter de la perfection : qu’est-ce qu’être parfait; comment la perfection est-elle acquise; qu’est-ce que l’état de perfection et qu’est-ce qui convient à ceux qui adoptent l’état de perfection?

 

 

CHAPITRE 2 : La perfection de la vie spirituelle s’évalue essentiellement selon la charité[2]

 

En premier lieu, il faut donc considérer qu’on emploie le mot «parfait» de plusieurs manières. En effet, il existe quelque chose d’essentiellement parfait; mais on dit [aussi] d’une chose qu’elle est parfaite d’une certaine manière. Est essentiellement parfait ce qui atteint la fin qui lui convient selon sa raison propre; mais on peut dire qu’une chose est parfaite d’une certaine manière lorsqu’elle atteint la fin d’un des éléments qui accompagnent sa raison propre. Ainsi, un animal est dit essentiellement parfait lorsqu’il est mené à la fin qui consiste en ce que rien ne lui manque de ce qui constitue l’intégrité de la vie animale : par exemple, lorsque rien ne lui manque pour le nombre et la disposition des membres, pour la quantité appropriée du corps, et pour les puissances par lesquelles sont accomplies les opérations de la vie animale. Mais on peut dire qu’un animal est parfait d’une certaine manière s’il est parfait pour ce qui est d’un élément concomitant, par exemple, s’il est parfait par la blancheur, par l’odeur, ou par quelque chose de ce genre.

Ainsi donc, dans la vie spirituelle, on dit qu’un homme est essentiellement parfait en raison de ce en quoi consiste principalement la vie spirituelle. Mais on peut dire qu’il est parfait d’une certaine manière en raison de tout ce qui est relié à la vie spirituelle.

Or, la vie spirituelle consiste principalement dans la charité; celui qui ne la possède pas est estimé n’être rien du point de vue spirituel. Aussi, l’Apôtre dit-il en 1 Co 13, 2 : Quand j’aurais le don de prophétie et connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi au point de pouvoir transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. Le bienheureux apôtre Jean aussi affirme que toute la vie spirituelle consiste dans l’amour, lorsqu’il dit en 1 Jn 3, 14 : Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie parce que nous aimons nos frères. Celui qui n’aime pas reste dans la mort.

Celui-là est donc essentiellement parfait dans la vie spirituelle qui est parfait dans la charité; mais on peut dire que quelqu’un est parfait d’une certaine manière selon tout ce qui est relié à la vie spirituelle. Cela peut être montré de manière évidente par les paroles de la Sainte Écriture. En effet, en Col 3, 14, l’Apôtre attribue principalement la perfection à la charité, car, après avoir énuméré plusieurs vertus : la miséricorde, la douceur, l’humilité, etc., il ajoute : Plus que toutes celles-là, ayez la charité, qui est le lien de la perfection.

Mais, selon la connaissance de l’intelligence, on dit aussi que certains sont parfaits. En effet, le même Apôtre dit en 1 Co 14, 20 : Soyez des petits enfants pour la malice, mais soyez parfaits par le jugement. Et ailleurs, dans la même épître, 1, 10 : Soyez parfaits par un même esprit et une même pensée, alors que, par ailleurs, comme on l’a dit, quelle que soit la science parfaite qu’ait quelqu’un, il sera estimé n’être rien sans la charité. Ainsi donc, quelqu’un peut être dit parfait pour la patience qui s’accompagne d’une œuvre parfaite, comme le dit Jacques (Jc 1, 4), comme pour toutes les autres vertus. Et cela ne doit pas paraître étonnant, car même chez les méchants, on dit que quelqu’un est parfait, comme lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est un parfait voleur ou un parfait brigand. L’Écriture elle-même utilise cette manière de parler. En effet, il est dit en Is 32, 6 : Le cœur de l’insensé s’adonnera à l’iniquité en vue d’une parfaite tromperie.

 

 

CHAPITRE 3 : La perfection de la vie spirituelle s’évalue tant selon l’amour de Dieu que selon l’amour du prochain[3]

 

Après avoir observé que la perfection [s’évalue] principalement selon la charité, on peut facilement comprendre en quoi la perfection de la vie spirituelle consiste. En effet, il y a deux commandements de la charité, dont l’un se rapporte à l’amour de Dieu, et l’autre à l’amour du prochain. Mais ces deux commandements ont entre eux un certain ordre selon l’ordre de la charité. Car ce qui doit être aimé principalement est le bien suprême qui nous rend bienheureux, à savoir, Dieu; de manière secondaire, le prochain doit être aimé de charité, lui qui nous est uni dans la participation à la béatitude par un certain droit d’association. Aussi devons-nous aimer de charité chez le prochain le fait que nous parvenions ensemble à la béatitude.

C’est cet ordre entre les commandements de la charité que le Seigneur indique dans l’évangile, Mt 22, 37‑39, lorsqu’il dit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Tel est le premier et le plus grand commandement. Mais le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. La perfection de la vie spirituelle consiste donc, en premier lieu et principalement, dans l’amour de Dieu. Ainsi le Seigneur dit-il en parlant à Abraham, Gn 17, 1 : Je suis le Dieu tout-puissant; marche devant moi et sois parfait. Mais on marche devant Dieu, non par les pas du corps, mais par les dispositions de l’esprit. Toutefois, de manière secondaire, la perfection de la vie spirituelle consiste dans l’amour du prochain. Aussi, après avoir dit, en Mt 5, 44 : Aimez vos ennemis, et avoir ajouté plusieurs choses qui se rapportent à l’amour du prochain, le Seigneur conclut-il à la fin : Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait.

 

 

CHAPITRE 4 : La perfection de l’amour de Dieu qui ne convient qu’à Dieu seul[4]

 

Or, dans les deux amours, il existe de multiples degrés de perfection. Pour ce qui est de l’amour de Dieu, le premier degré et le plus élevé de la perfection de l’amour de Dieu convient à Dieu seul. Ce mode est envisagé tant du point de vue de ce qui est aimable que du point de vue de celui qui aime. Je dis : du point de vue de ce qui est aimable, au sens où il est aimé autant qu’il est aimable; du point de vue de celui qui aime, au sens où il est aimé selon toute la capacité de celui qui aime. Or, puisque tout est aimable pour autant que cela est bon, et puisque la bonté de Dieu est infinie, il est infiniment aimable. Mais aucune créature ne peut aimer de manière infinie, car un acte infini ne peut être le fait d’une puissance finie. Seul Dieu, dont la puissance d’aimer est égale à sa bonté, peut donc s’aimer lui-même parfaitement selon le premier mode de perfection.

 

 

CHAPITRE 5 : La perfection de l’amour de Dieu qui convient aux bienheureux[5]

 

Pour la créature raisonnable, le seul mode possible d’amour parfait de Dieu est donc celui qui se prend du point de vue de celui qui aime, à savoir que la créature raisonnable aime Dieu de toute sa force; aussi cela est-il exprimé clairement dans le commandement même de l’amour de Dieu. En effet, il est dit en Dt 6, 5 : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. Mais Lc 10, 27 ajoute : Et de tout ton esprit. Le cœur réfère à l’intention, l’esprit à la connaissance, l’âme aux dispositions, la force à la mise en œuvre. Toutes ces choses doivent être pesées avec soin dans l’amour de Dieu.

Or, il faut observer que cela peut s’accomplir de deux manières. En effet, puisque est entier et parfait ce à quoi rien ne manque, Dieu sera aimé de tout notre coeur et de toute notre âme, de toute notre force et de tout notre esprit si rien de tout cela ne nous manque, de sorte que l’ensemble soit effectivement tourné vers Dieu. Mais ce mode d’amour parfait n’est pas celui de ceux qui sont en route [viatores], mais de ceux qui appréhendent déjà Dieu [comprehensores]. Ainsi l’Apôtre dit-il en Ph 3, 12 : Non que j’aie déjà saisi ou que je sois devenu parfait : mais je poursuis pour tâcher d’appréhender [comprehendam[6]], comme s’il espérait à ce moment la perfection, alors qu’il parviendra à la «compréhension» [comprehensionem] de la béatitude en recevant la palme. Cependant, il ne donne pas à «compréhension» le sens d’enfermer ou de faire le tour de ce qui est appréhendé : en effet, Dieu est incompréhensible de cette manière pour toute créature; mais [il veut dire] que la «compréhension» comporte l’obtention de ce que quelqu’un a cherché en le poursuivant sans relâche.

En effet, dans cette béatitude céleste, l’intelligence et la volonté de la créature raisonnable sont toujours portées en acte vers Dieu, puisque cette béatitude consiste dans la jouissance divine. Or, la béatitude n’est pas le fait d’un habitus, mais d’un acte. Et parce que la créature raisonnable sera inséparablement unie à Dieu comme à sa fin ultime, lui qui est la vérité suprême, parce que tout sera rapporté à la fin ultime par l’intention et que tout ce qui doit être mis en œuvre est ordonné selon la règle de la fin ultime, il en découle que, dans cette perfection de la béatitude, la créature raisonnable aimera Dieu de tout son cœur, alors que toute son inclination sera portée vers Dieu en tout ce qu’elle pense, aime et fait; [elle l’aimera] de tout son esprit, alors que son esprit sera tourné en acte vers Dieu, en le voyant toujours, [en voyant] tout en lui, et en jugeant de tout selon sa vérité; [elle l’aimera] de toute son âme, alors que toutes ses dispositions seront portées vers l’amour de Dieu de manière continuelle, et que tout sera aimé à cause de lui; [elle l’aimera] de toute sa force ou de toutes ses forces, alors que la raison de tous ses actes extérieurs sera l’amour de Dieu.

Tel est le deuxième degré de l’amour parfait de Dieu, qui est celui des bienheureux.

 

 

CHAPITRE 6 : La perfection de l’amour de Dieu qui est nécessaire au salut en l’état actuel de cheminement[7]

 

Nous aimons Dieu de tout notre cœur, de tout notre esprit, de toute notre âme et de toute notre force s’il ne manque rien à l’amour de Dieu, que nous ne rapportions à Dieu en acte ou par habitus : c’est cette perfection de l’amour de Dieu qui est proposée à l’homme sous forme de commandement.

Premièrement, que l’homme rapporte tout à Dieu comme à sa fin, comme le dit l’Apôtre en 1 Co 10, 31 : Soit que vous mangiez, soit que vous buviez ou que vous fassiez quelque chose d’autre, faites tout pour la gloire de Dieu. Cela se réalise lorsque quelqu’un ordonne sa vie au service de Dieu et, en conséquence, que tout ce qu’il fait pour lui-même est virtuellement ordonné à Dieu, à moins qu’il ne s’agisse de choses qui éloignent de Dieu, comme les péchés. Et ainsi l’homme aime-t-il Dieu de tout son cœur.

Deuxièmement, que l’homme soumette son intelligence à Dieu en croyant ce qui est divinement transmis, selon ce que dit l’Apôtre en 2 Co 10, 5 : En rendant captive toute intelligence au service du Christ. Et ainsi Dieu est-il aimé de tout notre esprit.

Troisièmement, que tout ce que l’homme aime, il l’aime en Dieu, et qu’il mette d’une manière universelle toutes ses inclinations en rapport avec l’amour de Dieu. Ainsi l’Apôtre disait-il en 2 Co 5, 13‑14 : Si nous avons dépassé la mesure, c’était pour Dieu; si nous avons été modérés, c’était pour vous. Car l’amour du Christ nous presse. Et ainsi Dieu est-il aimé de toute notre âme.

Quatrièmement, que tous nos comportements extérieurs, nos paroles et nos actes, proviennent de la charité divine, selon ce que dit l’Apôtre en 1 Co 16, 14 : Faites tout dans la charité. Et ainsi Dieu est-il aimé de toute notre force.

Tel est le troisième mode de l’amour de Dieu auquel tous sont obligés par l’exigence d’un commandement. Mais le deuxième mode n’est possible pour personne dans la vie présente, à moins qu’il ne soit en même temps viator et comprehensor, comme le Seigneur Jésus, le Christ[8].

 

 

CHAPITRE 7 : La perfection de l’amour de Dieu qui est l’objet d’un conseil[9]

 

Mais après que l’Apôtre eut dit : Non que j’aie déjà saisi ou que je sois devenu parfait, il ajoute : Mais je poursuis pour tenter d’appréhender. Et par la suite, il ajoute : Nous tous qui sommes parfaits, c’est ainsi qu’il nous faut penser (Ph 3, 12‑15). On comprend clairement par ces mots que, même si la perfection des bienheureux [comprehensorum] ne nous est pas possible en cette vie, nous devons cependant nous efforcer de nous approcher de la ressemblance avec cette béatitude autant qu’il est possible. C’est en cela que consiste la perfection de la vie présente, à laquelle nous sommes invités par les conseils.

Car il est clair que le cœur humain est porté d’autant plus intensément vers une seule chose qu’il est éloigné de plusieurs. Ainsi donc, l’esprit de l’homme est d’autant plus parfaitement porté à l’amour de Dieu qu’il est éloigné de l’amour des réalités temporelles. Aussi Augustin dit-il, dans le livre des Quatre-vingt trois questions, que la convoitise des réalités temporelles est un poison pour la charité, que la diminution de la convoitise est l’accroissement de celle-ci, mais que sa perfection est l’absence de convoitise. Tous les conseils par lesquels nous sommes invités à la perfection ont donc comme objectif que l’esprit de l’homme soit détourné des réalités temporelles, afin qu’ainsi l’esprit tende plus librement à contempler et à aimer Dieu, et à accomplir sa volonté.

 

 

CHAPITRE 8 : Le premier chemin vers la perfection : l’abandon des choses temporelles[10]

 

Or, parmi les réalités temporelles, les premières qu’il faut quitter sont les biens extérieurs qu’on appelle richesses. Le Seigneur conseille cela en Mt 19, 21, lorsqu’il dit : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens et suis-moi. L’utilité de ce conseil est ainsi montrée. Premièrement, par l’évidence d’un fait, car lorsque l’adolescent qui s’était enquis du chemin vers la perfection eut entendu cela, il se retira, triste. «Et la cause de sa tristesse est donnée, comme Jérôme le dit dans son commentaire de Matthieu : il avait beaucoup de richesses, c’est-à-dire d’épines et de mauvaises herbes, qui ont étouffé ce que le Seigneur semait.» Et Chrysostome, en expliquant le même passage, dit que «ceux qui ont peu et ceux qui ont beaucoup ne sont pas retenus de la même manière, car l’accumulation de richesses attise une plus grande flamme et la convoitise est plus intense». Augustin dit aussi, dans la lettre à Paulinus et Therasia, que «les biens terrestres sont aimés avec plus d’avarice lorsqu’ils sont possédés, alors que, désirés, ils sont réfrénés, car d’où vient que ce jeune homme soit reparti triste, si ce n’est parce qu’il avait de grandes richesses? En effet, c’est une chose de ne pas vouloir acquérir ce qui manque, c’en est une autre de se séparer de ce qui est déjà possédé. Dans le premier cas, ce sont pour ainsi dire des choses extérieures qui sont rejetées; dans le second cas, ce sont comme des membres qui sont coupés».

Deuxièmement, l’utilité du conseil mentionné est montrée par les paroles que le Seigneur ajoute : Car un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux (Mt 19, 23). Car, comme le dit Jérôme, «parce que les richesses déjà possédées sont difficilement méprisées, il ne dit pas : “Il est impossible à un riche d’entrer dans le royaume des cieux”, mais : “Il est difficile.” Lorsqu’on dit difficile, on ne soutient pas une impossibilité, mais on indique la rareté». Et comme le dit Chrysostome en commentant Matthieu, le Seigneur va plus loin pour montrer que cela est impossible, lorsqu’il dit : Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’un aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. Par ces paroles, comme le dit Augustin dans le livre Sur des questions à propos de l’évangile, les disciples ont compris que tous ceux qui convoitent des richesses sont au nombre des riches; autrement, comme les riches sont peu nombreux en comparaison de la multitude des pauvres, les disciples n’auraient pas demandé : Qui donc pourra être sauvé? (Mt 19, 25).

Par ces deux positions du Seigneur, il est clairement montré que ceux qui possèdent des richesses entrent difficilement dans le royaume des cieux, car, comme le Seigneur lui-même le dit ailleurs, les soucis de ce monde et la tromperie des richesses étouffent la parole de Dieu, et elle ne porte pas de fruit (Mt 13, 22). Mais il est impossible d’entrer dans le royaume des cieux pour ceux qui aiment les richesses de manière désordonnée, encore bien plus que, à la lettre, pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille. En effet, ceci est impossible parce que contraire à la nature, mais cela, parce que cela s’oppose à la justice divine, qui est plus puissante que toute nature créée.

La raison du conseil divin apparaît donc ainsi clairement. En effet, le conseil est donné à propos de ce qui est plus utile, selon ce que dit l’Apôtre en 2 Co 8, 10 : À ce sujet, je donne un conseil, car cela est utile. Or, pour obtenir la vie éternelle, il est plus utile de rejeter les richesses que de les posséder, car ceux qui possèdent des richesses entrent difficilement dans le royaume des cieux parce qu’il est difficile que le cœur (affectus) ne soit pas attaché aux richesses possédées, ce qui rend déjà impossible d’entrer dans le royaume des cieux. Le Seigneur a donc donné le conseil salutaire d’abandonner les richesses parce que cela est plus utile.

Mais on peut objecter à ce qui précède que Matthieu et Zachée ont possédé des richesses, et qu’ils sont cependant entrés dans le royaume des cieux. Mais Jérôme dit en répondant à cela : «Il faut observer qu’au moment où ils [y] sont entrés, ils avaient cessé d’être riches.»

Mais puisque Abraham n’a jamais cessé d’être riche, bien plutôt, qu’il est mort dans les richesses et qu’à sa mort, il les a laissées à ses fils, il semble que, selon ce qui a été dit, il n’a pas été parfait, alors que le Seigneur lui a cependant dit en Gn 17, 1 : Sois parfait. Cette question serait sans solution si la perfection de la vie chrétienne consistait dans le rejet même des richesses : en effet, il en découlerait que celui qui possède des richesses ne peut être parfait.

Mais si les paroles du Seigneur sont examinées attentivement, il n’a pas placé la perfection dans le rejet même des richesses, mais il montre que cela est comme un chemin vers la perfection, comme le montre sa manière même de parler lorsqu’il dit : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres, puis suis-moi, comme si la perfection consistait dans le fait de suivre le Christ, alors que le rejet des richesses est un chemin vers la perfection. Aussi Jérôme dit-il en commentant Matthieu : «Parce qu’il ne suffit de seulement abandonner [ses richesses], Pierre ajoute ce qui est parfait : Et nous t’avons suivi.» Origène aussi, au même endroit, dit que ce qui est dit : Si tu veux être parfait, etc., ne veut pas dire «qu’au moment même où il a donné ses biens aux pauvres, il devient entièrement parfait; mais, à partir de ce jour, la contemplation de Dieu commencera à le mener vers toutes les vertus».

Il peut donc arriver que quelqu’un qui possède des richesses ait la perfection en étant pleinement attaché à Dieu par la charité : de cette manière, Abraham, tout en possédant des richesses, fut parfait, non pas en ayant l’esprit empêtré dans les richesses, mais en étant pleinement uni à Dieu. C’est ce que signifient les paroles du Seigneur qui lui dit : Marche devant moi et sois parfait, comme s’il montrait que sa perfection consistait dans le fait qu’il marche devant Dieu, en l’aimant parfaitement jusqu’au mépris de lui-même et de tout ce qui lui appartenait, ce qu’il a surtout montré dans l’immolation de son fils. Aussi lui fut-il dit : Parce que tu as fait cela et que tu n’as pas épargné ton fils à cause de moi, je te bénirai, Gn 27, 16.

Mais si quelqu’un voulait soutenir, à partir de cela, que le conseil du Seigneur à propos du rejet des richesses est inutile, parce que Abraham fut parfait tout en possédant des richesses, la réponse à cela ressort déjà clairement de ce qui a déjà été dit. En effet, le Seigneur n’a pas donné ce conseil parce que les riches ne peuvent pas être parfaits ou ne peuvent pas entrer dans le royaume des cieux, mais parce qu’ils ne le peuvent pas facilement. La vertu d’Abraham fut donc grande, lui qui eut un esprit libre par rapport aux richesses, alors même qu’il possédait des richesses, comme grande fut la puissance de Samson qui, sans armes, abattit beaucoup d’ennemis avec la seule mâchoire d’âne (Jdt 15, 15). Toutefois, ce n’est pas inutilement qu’il est conseillé au soldat qui va au combat de prendre des armes pour vaincre les ennemis. Ce n’est donc pas inutilement qu’est donné à ceux qui désirent la perfection le conseil d’abandonner leurs richesses, sous prétexte qu'Abraham a pu être parfait, car les exploits ne tirent pas à conséquence, puisque les faibles peuvent plutôt les admirer et les louer que les imiter.

Aussi est-il dit en Si 31, 8 : Bienheureux le riche qui s’est trouvé sans tache et qui n’a pas couru après l’or, et n’a pas mis son espérance dans l’argent et dans les trésors. Le riche qui n’est pas entaché par le péché du fait de l’amour des richesses, qui ne court pas après l’or en le convoitant, ni ne s’élève au-dessus des autres par l’orgueil en mettant sa confiance dans les richesses, se montre être d’une grande vertu et attaché à Dieu par une parfaite charité. Ainsi l’Apôtre dit-il en 1 Tm 6, 17 : Aux riches de ce monde, ordonne de ne pas se montrer altiers et de ne pas mettre leur espérance dans l’incertitude des richesses. Mais plus la béatitude et la vertu d’un riche qui est dans cette situation sont grandes, plus petit est le nombre de tels riches. Aussi poursuit-on : Qui est celui-là, et nous le louerons? Il a fait des choses étonnantes durant sa vie (Si 31, 9). En effet, il fait des choses étonnantes celui qui, vivant dans les richesses, n’applique pas son cœur aux richesses abondantes, et s’il en est un, il montre sans aucun doute qu’il est parfait. On poursuit donc : Qui a été ainsi mis à l’épreuve, à savoir, par le fait de posséder sans tache des richesses, et a été trouvé parfait? (Si 31, 10), comme s’il disait : «Il est rare»; et cela lui vaudra une gloire éternelle. Ce qui est en accord avec les paroles du Seigneur qui dit qu’un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux (Mt 19, 23).

Tel est donc le premier chemin pour parvenir à la perfection : s’adonner à la pauvreté en s’efforçant de suivre le Christ, après avoir abandonné ses richesses.

 

 

CHAPITRE 9 : Le deuxième chemin vers la perfection : le renoncement aux affections charnelles et au mariage[11]

 

Afin de montrer avec plus de justesse le deuxième chemin vers la perfection, nous devons accueillir la parole d’Augustin, qui dit dans Sur la Trinité, XII : «On s’attache d’autant plus à Dieu qu’on aime moins ce qui est personnel.» Il faut donc porter attention à l’ordre de ce par quoi on parvient à la parfaite union à Dieu selon l’ordre des biens propres que l’homme méprise à cause de Dieu. En effet, se présentent d’abord [les biens] qui nous sont moins unis; ainsi, en premier lieu, se présente à ceux qui tendent à la perfection l’abandon des biens extérieurs, qui sont séparés de notre nature.

Mais, après ceux-ci, se présente l’abandon de ce qui nous est uni par une communion de nature et par les exigences d’une certaine affinité. Aussi le Seigneur dit-il, en Lc 14, 26 : Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, son épouse, ses enfants, ses frères et ses sœurs, il ne peut pas être mon disciple. «Mais on peut se demander, comme le dit Grégoire, comment il nous est ordonné de haïr nos parents et nos amis charnels, alors qu’il nous est ordonné d’aimer nos ennemis. Mais si nous évaluons avec soin la force du commandement, nous pouvons faire les deux avec discernement : en effet, celui-là est aimé avec haine qui, sage selon la chair, n’est pas écouté lorsqu’il nous propose des choses mauvaises. Ainsi devons-nous montrer à nos proches le discernement de la haine, de sorte que nous aimions en eux ce qu’ils sont, et que nous haïssions l’obstacle qu’ils constituent sur le chemin vers Dieu. En effet, quiconque convoite déjà les réalités éternelles, doit agir en écartant son père, sa mère, son épouse, ses enfants, ses parents et lui-même s’ils s’opposent à la cause de Dieu, de sorte qu’il connaisse Dieu avec d’autant plus de vérité qu’il ne connaît personne lorsqu’Il est en cause. Car il est clair que les affections charnelles atteignent fortement l’orientation de l’esprit et en émoussent le fil.»

Or, parmi les différents liens de parenté avec les proches, l’esprit humain est rendu captif surtout par l’affection conjugale, pour autant, comme il est dit en Gn 2, 24 par la bouche du premier parent, que l’homme laissera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme. C’est pourquoi, pour ceux qui tendent à la perfection, le lien conjugal surtout doit être évité, parce que, par celui-ci surtout, l’homme est impliqué dans les soucis du siècle. Et l’Apôtre donne cette raison pour le conseil qu’il avait donné à propos de l’observance de la continence, lorsqu’il dit en 1 Co 7, 32‑33 : Celui qui n’a pas d’épouse se préoccupe de ce qui concerne le Seigneur, comment il plaira à Dieu; mais celui qui a une épouse est préoccupé par ce qui concerne le monde. Afin donc que l’homme soit plus librement à la disposition de Dieu et s’attache à lui plus parfaitement, le deuxième chemin vers la perfection est l’observance perpétuelle de la chasteté.

Mais ce bien de la continence comporte un autre avantage pour l’atteinte de la perfection. En effet, l’esprit de l’homme est empêché d’être librement à la disposition de Dieu, non seulement par l’amour des réalités extérieures, mais bien davantage sous la poussée des passions intérieures. Parmi toutes les passions intérieures, la convoitise de la chair et l’exercice de la sexualité surtout absorbent la raison. Aussi Augustin dit-il dans les Soliloques, I : «J’estime que rien ne fait tomber aussi bas un esprit viril que les charmes d’une femme, ainsi que le contact des corps sans lequel on ne peut avoir une épouse.» C’est pourquoi le chemin de la continence est au plus haut point nécessaire pour atteindre la perfection. C’est ce chemin que l’Apôtre conseille en 1 Co 7, 25 : Au sujet des vierges, je n’ai pas de commandement du Seigneur; mais je donne un conseil par compassion en homme digne de confiance.

L’utilité de ce chemin est aussi montrée en Mt 19, 10, où, après que les disciples eurent dit : S’il en est ainsi de la condition de l’homme qui a une épouse, il ne convient pas de se marier! le Seigneur répond : Tous ne comprennent pas cette parole, mais ceux à qui cela a été donné. Par cela, il montre la difficulté de ce chemin, que la vertu commune des hommes est insuffisante pour le suivre, et qu’on n’y parvient que par un don de Dieu. Aussi est-il dit en Sg 8, 21 : J’ai appris que je ne puis être continent que si Dieu me l’accorde; et cela même était la plus grande sagesse, de savoir de qui venait ce don. Ce que dit l’Apôtre en 1 Co 7, 7 est en accord avec cela : Je veux que tous les hommes soient comme moi, qui observe la continence, mais chacun reçoit de Dieu son propre don, celui-ci d’une manière, celui-là d’une autre. En cet endroit, le bien de la continence est explicitement attribué à un don de Dieu.

Cependant, pour qu’on ne néglige pas de tenter d’obtenir ce don selon ses propres forces, le Seigneur y exhorte par la suite. Premièrement, par un exemple, lorsqu’il dit : Il y a des eunuques qui se sont castrés eux-mêmes (Mt 19, 13), non pas en se coupant les membres, comme le dit Chrysostome, mais en supprimant les mauvaises pensées. Ensuite, [le Seigneur] y invite en proposant une récompense lorsqu’il ajoute : En vue du royaume des cieux, car il est dit en Sg 4, 2 : La génération chaste triomphe avec une couronne perpétuelle, en remportant le prix de combats sans tache. Enfin, il exhorte par la parole, lorsqu’il dit : Que celui qui peut comprendre comprenne! Comme le dit Jérôme : «C’est la voix du Seigneur qui exhorte et qui pousse ses soldats à l’obtention de la récompense de la chasteté, comme si celui qui pouvait combattre devait combattre, l’emporter et triompher.»

Mais si quelqu’un soulève l’objection à propos d’Abraham qui a été parfait, et des autres justes anciens qui ne s’abstenaient pas du mariage, la réponse vient clairement de ce que dit Augustin dans le livre Sur le bien conjugal : «Ce n’est pas la continence du corps, mais celle de l’esprit qui est vertu. Or les vertus de l’esprit se manifestent parfois par les actes, et parfois elles sont des dispositions cachées… À ce propos, de même que le mérite de Pierre, qui a souffert, est égal à celui de Jean, qui n’a pas souffert, de même le mérite de la continence chez Jean, qui n’a connu aucun mariage, est-il égal à celui d’Abraham qui a engendré des fils. Car le célibat de celui-là et le mariage de celui-ci ont combattu pour le Christ selon l’échelonnement des temps.» Que le fidèle continent dise donc : «Je ne suis pas meilleur qu’Abraham; mais la chasteté du célibat est meilleure que la chasteté du mariage. Abraham a possédé l’une en acte, et les deux par sa disposition, car il vécu conjugalement d’une manière chaste. Il pouvait être chaste sans mariage, mais cela n’était pas opportun à ce moment-là. Mais moi, plus facilement, je ne fais pas usage du mariage dont Abraham a fait usage. Puissé-je faire usage du mariage comme Abraham en a usé! Et ainsi, je suis meilleur que ceux qui, par l’incontinence de l’esprit, ne peuvent pas ce que je peux, mais non que ceux qui, en raison de la différence des temps, n’ont pas fait ce que je fais. En effet, ce que je fais maintenant, ceux-ci l’auraient mieux fait, s’il avait fallu le faire alors; mais ce qu’ils ont fait, je ne le ferais pas, même s’il fallait le faire maintenant.»

Cette réponse d’Augustin est en accord avec ce qui a été dit plus haut à propos de l’observance de la pauvreté. Il avait une telle vertu de perfection dans l’esprit que son esprit ne renonçait pas à l’amour parfait de Dieu, ni en raison de la possession de biens temporels, ni en raison de l’usage du mariage. Cependant, si quelqu’un qui n’a pas la même puissance d’esprit s’efforçait de parvenir à la perfection avec la possession de richesses et l’usage du mariage, il serait convaincu de se tromper par présomption en faisant peu de cas des conseils du Seigneur.

 

 

CHAPITRE 10 : Ce qui aide l’homme à garder la continence

 

Parce qu’il est si difficile de marcher sur le chemin de la continence que, selon la parole du Seigneur, tous ne comprennent pas cela, mais qu’on l’obtient par un don de Dieu, il faut donc que ceux qui veulent marcher sur ce chemin se comportent de manière à éviter ce par quoi ils pourraient être empêchés de faire ce voyage. Or, il apparaît qu’il existe un triple empêchement à la continence : le premier, de la part du corps; le deuxième, de la part de l’âme; le troisième, de la part des personnes ou des choses extérieures.

De la part de son propre corps assurément, parce que, comme le dit l’Apôtre en Ga 5, 17, la chair convoite contre l’esprit. Au même endroit (Ga 5, 19), il est dit que les œuvres de la chair sont la fornication, l’impureté, la débauche et les autres choses de ce genre. Or, cette convoitise de la chair est la loi dont il dit en Rm 7, 23 : Je vois dans mes membres une autre loi qui s’oppose à la loi de mon esprit. Ainsi, plus la chair est entretenue par l’abondance de la nourriture et la volupté des plaisirs, plus cette convoitise augmente. Aussi Jérôme dit-il : «Le ventre qui brûle d’ivrognerie se répand aussitôt en débauche.» Et Pr 20, 1 : Le vin est source de luxure. Et en Jb 40, 16, il est dit que Béhémoth, par qui est signifié le Diable, dort à l’ombre, caché par le roseau, dans les endroits humides. En expliquant cela, Grégoire dit, dans Morales, XXXIII : «Les endroits humides sont les actions voluptueuses. Car le pied n’hésite pas sur un sol sec, mais, enfoncé dans les endroits glissants, c’est à peine s’il tient. Ce sont donc sur des endroits glissants qu’avancent sur le chemin de la vie présente ceux qui ne peuvent s’en tenir à la justice de ce qui est bien.»

Il faut donc que ceux qui empruntent le chemin de la continence châtient leur propre chair en supprimant les plaisirs, par des veilles, des jeûnes et des exercices de ce genre. L’Apôtre nous en donne l’exemple lorsqu’il dit en 1 Co 9, 25 : Tout athlète se prive de tout. Et peu après (1 Co 9, 27), il ajoute : Je châtie mon corps et le ramène en esclavage afin qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même disqualifié. Et ce qu’il a fait en actes, il l’a enseigné en paroles. En effet, il dit en Rm 13, 13‑14, après avoir dit : Pas de coucheries ni de débauche : Et ne vous souciez pas de la chair pour en satisfaire les désirs. Or, il dit à juste titre : les désirs, c’est-à-dire la volupté, car il faut s’occuper de la chair pour ce concerne les besoins de la nature. Aussi le même Apôtre dit-il en Ep 5, 29 : Personne n’a jamais haï sa propre chair, mais il la nourrit et en prend soin.

De la part de l’âme, la volonté de continence est empêchée lorsqu’on s’arrête aux pensées lascives. Aussi le Seigneur dit-il par le prophète, Is 1, 16 : Écartez de mes yeux le mal de vos pensées. En effet, les pensées mauvaises conduisent la plupart du temps à faire le mal. Ainsi est-il dit en Mi 2, 1 : Malheur à vous qui entretenez des pensées nuisibles, et on ajoute aussitôt : Et qui faites le mal sur vos couches!

Cependant, parmi toutes les pensées mauvaises, les pensées portant sur les plaisirs de la chair sont celles qui incitent davantage à pécher. Une double raison peut en être donnée selon l’enseignement des philosophes. L’une, qu’un tel plaisir étant connaturel à l’homme et entretenu depuis le jeune âge, le désir est facilement porté vers lui lorsque la pensée le propose. Aussi le Philosophe dit-il dans Éthique, II, que nous ne pouvons pas facilement juger du plaisir sans l’éprouver. La seconde raison est que, comme [le Philosophe] le dit dans Éthique, III, les réalités délectables sont davantage objets de la volonté sous une forme particulière que sous une forme universelle. Or, il est clair qu’en nous arrêtant par la pensée, nous descendons vers des réalités particulières; aussi le désir intense est-il davantage provoqué par une pensée qui dure longtemps. Pour cette raison, l’Apôtre dit en 1 Co 6, 18 : Fuyez la fornication, car, comme le dit la Glose au même endroit, «dans le cas des autres vices, on peut s’attendre à un combat; mais fuyez celle-ci, ne vous en approchez pas, car on ne peut mieux vaincre autrement».

Contre cet empêchement à la continence, on trouve donc plusieurs remèdes. Le premier et le principal est que l’esprit soit occupé à la contemplation des choses divines et à la prière. Aussi l’Apôtre dit-il en Ep 5, 18‑19 : Ne vous enivrez pas avec du vin, où se trouve la luxure; mais remplissez-vous de l’Esprit Saint, en vous entretenant par des psaumes, des hymnes et des cantiques spirituels, ce qui semble se rapporter à la prière. Pour cette raison, le Seigneur dit par le prophète, Is 48, 9 : Je t’entraverai afin que tu ne meures pas. En effet, la louange divine est comme un frein qui empêche de mourir par le péché.

Le deuxième remède est l’étude des Écritures, selon ce que dit Jérôme au moine Rusticus : «Aime l’étude des Écritures, et tu n’aimeras pas les vices de la chair.» Aussi, après avoir dit à Timothée, 1 Tm 4, 12 : Sois un exemple pour les croyants par la parole, le comportement, la charité, la foi et la chasteté, l’Apôtre ajoute-t-il aussitôt : Jusqu’à ce que je vienne, adonne-toi à la lecture.

Le troisième remède consiste à occuper l’esprit par toutes sortes de pensées bonnes. Aussi Chrysostome dit-il, dans son commentaire de Matthieu, que «la suppression d’un membre ne réprime par autant les tentations et n’impose pas la tranquillité autant qu’un frein mis aux pensées». Ainsi l’Apôtre dit-il en Ph 4, 8 : Au surplus, frères, tout ce qui est vrai, tout ce qui est chaste, tout ce qui est saint, tout ce qui est aimable, tout ce qui donne bonne réputation, tout ce qu’on enseigne de bon et de louable, voilà ce que vous devez penser.

Le quatrième remède consiste à ce que l’homme, s’arrachant à l’oisiveté, s’adonne aux travaux manuels. En effet, il est dit en Si 33, 29 : L’oisiveté a enseigné bien du mal. En particulier, l’oisiveté est un stimulant pour les vices de la chair. Ainsi est-il dit en Ez 16, 49 : Telle a été l’iniquité de Sodome, ta sœur : orgueil, rassasiement et abondance de pain, et oisiveté. C’est pourquoi Jérôme dit, en écrivant au moine Rusticus : «Adonne-toi à un travail, de sorte que le Diable te trouve toujours occupé.»

Un cinquième remède est aussi apporté à la convoitise de la chair par certains troubles de l’esprit. Ainsi Jérôme rapporte-t-il dans la même lettre, que, dans un monastère, «un adolescent ne pouvait éteindre la flamme de la chair par aucun travail, si grand soit-il. Alors qu’il déclinait, l’abbé du monastère le sauva par cette astuce. Après avoir imposé à quelqu’un de sérieux de poursuivre l’homme par des altercations et des insultes, et après que celui-ci fut venu se plaindre du mauvais traitement reçu, les témoins appelés parlaient en faveur de celui qui avait commis l’outrage. Seul l’abbé du monastère prenait la défense [du jeune homme] afin que le frère ne soit pas écrasé par une trop grande tristesse. Une année se passa ainsi. À la fin de celle-ci, l’adolescent, interrogé à propos des pensées qu’il avait précédemment, répondit : “Père, on ne me laisse pas vivre, et j’aurais le goût de forniquer?”».

De la part des réalités extérieures, le propos de continence est empêché par le regard jeté sur les femmes, de fréquents entretiens avec elles et par leur compagnie. Ainsi est-il dit en Si 9, 8 : Beaucoup ont été égarés par la beauté d’une femme, et la convoitise y prend feu. Par la suite, on ajoute : Sa conversation enflamme comme un feu. C’est pourquoi il faut opposer à cela le remède qui est indiqué à cet endroit : Ne regarde pas une courtisane, de crainte de tomber dans ses pièges; ne t’assois pas avec une danseuse et ne l’écoute pas, de crainte d’être pris à ses artifices (Si 9, 4‑5). Et il est dit en Si 42, 12‑13 : Devant qui que ce soit, ne t’arrête pas à la beauté, et ne t’assieds pas avec les femmes; car du vêtement sort la teigne, et de la femme l’iniquité de l’homme. Aussi Jérôme dit-il, en écrivant contre Vigilantius, que «le moine qui connaît sa faiblesse et qui porte un vase fragile craint de trébucher, de peur de l’échapper, de le laisser tomber et de le casser. Aussi évite-t-il de regarder les femmes, surtout les jeunes, de crainte que le regard d’une prostituée ne se pose sur lui et qu’une belle apparence ne mène à des embrassades défendues».

Il est ainsi clair, comme le dit l’abbé Moïse dans les Conférences des pères, que pour préserver la pureté du cœur, «il faut rechercher la solitude, l’abstinence des jeûnes, les veilles, les travaux corporels, la nudité, la lecture, et que nous reconnaîtrons que nous devons accueillir les autres vertus, de sorte que, par elles, nous puissions préparer et maintenir notre cœur indemne de toutes les passions, en nous efforçant de monter par ces degrés jusqu’à la perfection de la charité». C’est donc pour cette raison que les comportement de ce genre ont été établis dans les formes de vie religieuse, non pas que la perfection consiste principalement en eux, mais parce que, par eux comme par des instruments, on parvient à la perfection. Aussi est-il dit peu après, au même endroit : «Ainsi donc, les jeûnes, les veilles, la méditation des Écritures, la nudité et la privation de tous les biens ne sont pas la perfection, mais des instruments en vue de la perfection, car la fin de l’entraînement (disciplina) ne consiste pas en eux, mais on parvient à la fin grâce à eux.»

Mais si quelqu’un objecte qu’un homme peut acquérir la perfection sans le jeûne, les veilles et les exercices de ce genre, surtout qu’il est dit en Mt 11, 19 : Le Fils de l’homme vient en mangeant et en buvant, et que ses disciples ne jeûnaient pas comme les disciples de Jean et les Pharisiens, la réponse à cela est donnée dans la Glose : «Jean ne boit pas de vin et de boisson enivrante parce que c’est celui qui n’a aucune puissance naturelle qui a besoin d’abstinence. Mais pourquoi Dieu, qui peut pardonner les péchés, s’écarterait-il des pécheurs qui mangent, alors qu’il pouvait les rendre plus forts que ceux qui jeûnaient?» Les disciples du Christ n’avaient donc pas besoin de jeûner, car la présence de l’époux leur donnait une force plus grande que n’avaient les disciples de Jean en jeûnant. Aussi le Seigneur dit-il au même endroit : Des jours viendront où l’époux leur sera enlevé; alors ils jeûneront (Mt 9, 15). En l’expliquant, Chrysostome dit : «Le jeûne n’est pas triste par nature, mais pour ceux qui ont une constitution plus faible. Car, pour ceux qui désirent contempler la sagesse, il est délectable. Parce que les disciples étaient plus faibles, ce n’était donc pas le temps d’introduire des choses tristes jusqu’à ce qu’ils deviennent plus forts. Il est montré par cela que ce qu’on faisait n’était pas le fait de la gourmandise, mais d’un certain aménagement».

Que les exercices de ce genre conviennent pour éviter les péchés et obtenir la perfection, l’Apôtre le montre expressément en 2 Co 6, 3‑5, lorsqu’il dit : Nous ne donnons à personne aucun sujet d’être offensé, pour que notre ministère ne soit pas décrié. Mais nous nous montrons en tout d’une grande patience dans les tribulations, les détresses, sous les coups, dans les prisons, dans les désordres, dans les fatigues, dans les veilles, dans les jeûnes et dans la chasteté.

 

 

CHAPITRE 11 : Le troisième chemin vers la perfection : le renoncement à sa volonté propre[12]

 

Mais, pour atteindre la perfection de la charité, il n’est pas seulement nécessaire que l’homme écarte les réalités extérieures, mais aussi qu’il s’abandonne en quelque sorte lui-même. En effet, Denys dit, dans Les noms divins, IV, que l’amour de Dieu produit l’extase, c’est-à-dire qu’il place l’homme hors de lui-même, en ne laissant pas l’homme s’appartenir à lui-même, mais à celui qui est aimé. L’exemple en a été donné en lui-même par Paul, qui dit, en Ga 2, 20 : Je vis, mais ce n’est pas moi qui vis : c’est plutôt le Christ qui vit en moi, comme s’il estimait que ce n’était pas sa propre vie, mais celle du Christ, car, en méprisant ce qui lui appartenait, il s’attachait totalement au Christ.

Il montre aussi que cela s’est accompli chez certains, lorsqu’il dit en Col 3, 3 : Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Il en exhorte aussi d’autres à parvenir à cela, lorsqu’il dit en 2 Co 5, 15 : Le Christ est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort pour eux. C’est pourquoi, après avoir dit, comme on le lit en Lc 14, 26 : Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, son épouse, ses enfants et ses frères et sœurs, il poursuit, comme s’il ajoutait quelque chose de plus grand : Et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Le Seigneur enseigne aussi la même chose en Mt 16, 24 : Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive.

Or, l’observance de cette abnégation salutaire et de cette haine par charité est en partie nécessaire au salut et commune à tous ceux qui sont sauvés, et elle est en partie en rapport avec un supplément de la perfection. En effet, comme il ressort de l’autorité de Denys qui a été rappelée, cela fait partie de l’amour de Dieu que celui qui aime ne continue pas de s’appartenir à lui-même, mais d’appartenir à celui qui est aimé. Selon le degré de l’amour de Dieu, il est donc nécessaire de faire une distinction dans la haine et l’abnégation mentionnées.

Il est nécessaire au salut que l’homme aime Dieu de telle sorte qu’il mette la fin de son intention en lui et n’accepte rien qui soit contraire à l’amour de Dieu. En conséquence, la haine et l’abnégation de soi-même sont nécessaires au salut, lorsque, comme le dit Grégoire dans une homélie, «nous évitons ce que nous avons été dans un lointain passé, et nous efforçons d’être ce à quoi nous sommes appelés après avoir été renouvelés. Et ainsi, nous nous abandonnons et nous renonçons à nous-mêmes». Et comme il le dit dans une autre homélie : «Nous haïssons correctement notre âme lorsque nous ne cédons pas à ses désirs charnels, lorsque nous brisons son appétit et résistons à ses plaisirs.»

Mais il relève aussi de la perfection que l’homme, parce qu’il a en vue l’amour de Dieu, s’éloigne même de ce qu’il pourrait légitimement posséder, afin de s’adonner plus librement à Dieu. Selon ce mode, il découle donc que la haine et l’abnégation de soi relèvent de la perfection.

Aussi, il apparaît dans la manière même de parler que ces choses ont été proposées par le Seigneur comme si elles relevaient de la perfection. En effet, comme il dit en Mt 19, 21 : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, sans en imposer la nécessité, mais en le laissant à la volonté, de même il dit : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même! (Mt 16, 24). En l’expliquant, Chrysostome dit : «Il ne propose pas une parole contraignante. En effet, il ne dit pas : Que vous le vouliez ou ne le vouliez pas, il faut que vous supportiez cela.» De même, après avoir dit : Si quelqu’un vient à ma suite, et ne hait pas son père, etc., il ajoute par la suite : En effet, qui parmi vous, voulant construire une tour, n’évalue pas les dépenses qui sont nécessaires afin de voir s’il a ce qu’il faut pour le mener à terme? (Lc 14, 26‑28). En l’expliquant, Grégoire dit dans une homélie : «Parce que des commandements sublimes sont donnés, la comparaison de la construction de quelque chose d’élevé est aussitôt ajoutée.» Et peu après, il dit : «Cet homme riche ne pouvait pas faire face à ces dépenses, lui qui, après avoir entendu les commandements portant sur l’abandon, s’est en allé triste.» Il ressort clairement de cela que cela se rapporte d’une certaine manière à un conseil en vue de la perfection.

Or, les martyrs ont très parfaitement accompli ce conseil, eux dont Augustin dit dans son sermon sur les martyrs, que «personne ne dépense s’il ne se dépense pas lui-même». Les martyrs sont donc ceux qui, d’une certaine manière, ont haï la vie présente à cause du Christ en renonçant à eux-mêmes, car, comme le dit Chrysostome dans son commentaire de Matthieu, «celui qui renonce à un autre, un frère, un familier ou n’importe qui, et, le voyant flagellé et souffrant toutes sortes de choses, ne vient pas à son aide, veut que, de la même façon, nous ne connaissions pas notre corps, de sorte que si on le flagelle ou qu’on lui fait toutes sortes de choses, nous n’épargnions pas notre corps. Et afin que tu ne penses pas qu’il faut renoncer à soi-même en supportant seulement les paroles et les outrages, il montre qu’il faut renoncer à soi-même jusqu’à la mort la plus ignominieuse, celle de la croix». Ainsi vient : Et qu’il prenne sa croix (Mt 16, 24).

Nous avons donc dit que cela est le plus parfait parce que les martyrs en ont le mépris à cause de Dieu, à savoir, de leur propre vie, en vue de laquelle toutes les chose temporelles sont recherchées, et dont la conservation, même lorsque tout le reste a été perdu, est préférée à tout le reste. En effet, l’homme préfère perdre ses richesses et ses amis, et même succomber à la maladie corporelle et être réduit en esclavage, que d’être privé de la vie. C’est ainsi que cette faveur est accordée aux vaincus par les vainqueurs, qu’en épargnant leur vie, ils les gardent en esclavage. Aussi Satan dit-il au Seigneur, comme on le lit en Jb 2, 4 : Peau pour peau! Tout ce que l’homme possède, il le donnera en échange de son âme, c’est-à-dire pour conserver la vie corporelle.

Entre autres choses, plus on aime naturellement quelque chose, plus il est parfait de le mépriser pour le Christ. Or, rien n’est plus aimable à l’homme que la liberté de sa volonté propre. En effet, par elle, l’homme est aussi maître des autres, par elle, il peut faire usage et jouir des autres choses, par elle, il maîtrise ses actes. Ainsi, de la même manière qu’un homme, en abandonnant ses richesses et les personnes qui lui sont unies, y renonce, de la même manière, en abandonnant l’arbitre de sa propre volonté, par lequel il est maître de lui-même, il se trouve à renoncer à lui-même. Et, par une inclination naturelle, il n’y a rien que l’homme fuit autant que la servitude. Aussi l’homme ne pourrait-il rien dépenser de plus pour un autre, après s’être livré lui-même à la mort pour lui, que de se placer sous le joug de son service. Comme le disait le jeune Tobie à l’ange, en Tb 9, 2 : Si je deviens ton esclave, je ne serai pas digne que tu t’occupes de moi.

Or, certains s’enlèvent pour Dieu la liberté d’une telle volonté d’une manière particulière, lorsqu’ils émettent un vœu particulier de faire ou de ne pas faire quelque chose. En effet, une certaine contrainte est imposée à celui qui fait un vœu, de sorte que ce qui lui était permis auparavant ne lui est plus permis, mais qu’il est lié par une certaine contrainte à accomplir ce qu’il a voué. Ainsi est-il dit dans un psaume : J’accomplirai les vœux que mes lèvres ont précisés (Ps 65[66], 13). Et il est dit en Qo 5, 3 : Si tu as fait un vœu à Dieu, ne tarde pas à l’accomplir. En effet, l’infidèle lui déplaît, ainsi que la promesse insensée.

Mais certains renoncent totalement à la liberté de leur propre volonté en se soumettant eux-mêmes à d’autres pour Dieu par le vœu d’obéissance. À coup sûr, nous avons dans le Christ le principal exemple d’une telle obéissance, lui dont l’Apôtre dit en Rm 4, 19 : Comme par la désobéissance d’un seul beaucoup sont devenus pécheurs, de même par l’obéissance d’un seul homme beaucoup seront justifiés. L’Apôtre met cette obéissance en évidence lorsqu’il dit en Ph 2, 8 : Il s’est humilié lui-même, en se faisant obéissant jusqu’à la mort.

      Or, cette obéissance consiste dans le renoncement à sa propre volonté. C’est ainsi que lui-même disait, Mt 26, 39 : Père, si cela est possible, que ce calice s’éloigne de moi. Mais qu’il advienne, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. Et il dit en Jn 6, 38 : Je suis descendu du ciel, non pas pour faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé, par quoi il nous donne l’exemple que, de même qu’il renonce à sa volonté humaine en la soumettant à la volonté divine, de même nous devons soumettre totalement notre volonté à Dieu et aux hommes qui sont placés au-dessus de nous comme des ministres de Dieu. Aussi l’Apôtre dit-il en He 13, 17 : Obéissez à ceux qui vous dirigent et soyez-leur soumis.

 

 

CHAPITRE 12 : Les trois chemins vers la perfection dont il a été question appartiennent en propre à l’état religieux[13]

 

Or, selon les trois chemins vers la perfection qui ont été indiqués, se retrouve dans les formes de vie religieuse un triple vœu commun : le vœu de pauvreté, de continence et d’obéissance jusqu’à la mort. Selon le vœu de pauvreté, les religieux empruntent le premier chemin vers la perfection en renonçant à toute propriété; par le vœu de continence, ils empruntent le deuxième chemin de la continence en renonçant perpétuellement au mariage; par le vœu d’obéissance, ils empruntent manifestement le troisième chemin en renonçant à leur propre volonté.

Ce triple vœu est aussi convenablement adapté à la vie religieuse. Car, comme le dit Augustin dans La cité de Dieu, X, «le mot religion ne semble pas signifier n’importe quel culte, mais le culte de Dieu». Ainsi Tullius [Cicéron] dit-il, dans la Rhétorique, que la religion est «celle qui présente à une nature supérieure, qu’on appelle Dieu, un culte et une vénération». Or, le culte dû à Dieu seul se manifeste dans l’offrande d’un sacrifice. On offre ainsi à Dieu le sacrifice de choses extérieures lorsqu’on les distribue à cause de Dieu, selon ce que dit He 13, 16 : N’oubliez pas la bienfaisance et la mise en commun, car ce sont de tels sacrifices que Dieu mérite. Le sacrifice de son propre corps est aussi offert à Dieu lorsque ceux qui appartiennent au Christ crucifient leur chair avec ses vices et ses convoitises, comme le dit l’Apôtre en Ga 5, 24. Aussi dit-il lui-même en Rm 12, 1 : Offrez vos corps en sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu. Il existe aussi un troisième sacrifice très agréable à Dieu, lorsque quelqu’un offre à Dieu son propre esprit, selon ce que dit le psaume : Un esprit affligé est un sacrifice pour Dieu (Ps 50[51], 19).

Mais il faut savoir, comme le dit Grégoire dans son commentaire d’Ézéchiel, que «la différence entre un sacrifice et un holocauste consiste en ce que tout holocauste est un sacrifice, mais que tout sacrifice n’est pas un holocauste. Car, dans un sacrifice, on avait coutume d’offrir une partie d’un animal, mais, dans un holocauste, tout l’animal. Lors donc que quelqu’un voue à Dieu quelque chose et ne lui voue pas autre chose, il s’agit d’un sacrifice; mais lorsqu’il voue au Dieu tout-puissant tout ce qu’il a, tout ce qu’il vit, tout ce qu’il pense, il s’agit d’un holocauste». À coup sûr, c’est ce qui est accompli par les trois vœux mentionnés. Ainsi, il est clair que ceux qui émettent de tels vœux à Dieu sont appelés religieux par antonomase, en raison de l’excellence de l’holocauste.

Or, selon le commandement de la loi, il faut satisfaire pour ses péchés en offrant un sacrifice, comme il est expressément ordonné dans Lv 4‑6. Aussi, dans le psaume, après avoir dit : Ce que vous dites dans vos cœurs et regrettez sur votre couche, il ajoute immédiatement à propos de la satisfaction : Offrez un sacrifice de justice (Ps 4, 5‑6), «c’est-à-dire, accomplissez des actions justes après le regret de la pénitence», comme l’explique la Glose. De même donc que l’holocauste est un sacrifice parfait, de même l’homme satisfait au regard de Dieu par les vœux mentionnés, lui à qui un holocauste est offert de ses biens propres, de son propre corps et de son propre esprit.

Il est ainsi clair que l’état de la vie religieuse englobe non seulement la perfection de la charité, mais aussi la perfection de la pénitence, pour autant qu’il n’existe pas de péché assez grave pour que l’entrée en religion puisse être imposée à un homme à titre de satisfaction, comme si l’état de la vie religieuse dépassait toute satisfaction. Comme on le lit dans le Décret, XXXIII, q. 2, c. 8, Admonet, il est conseillé à Astulphe, qui avait tué son épouse, d’entrer au monastère comme s’il s’agissait de quelque chose de meilleur et de plus léger; autrement, on lui impose la pénitence la plus dure.

Parmi ces trois [vœux] dont nous disons qu’ils appartiennent à l’état religieux, le principal est le vœu d’obéissance. Cela apparaît de multiples façons. Premièrement, parce que, par le vœu d’obéissance, l’homme offre sa propre volonté à Dieu; mais, par le vœu de continence, il offre à Dieu le sacrifice de son propre corps et, par le vœu de pauvreté, [le sacrifice] de choses extérieures. De même que, parmi les biens de l’homme, le corps est préféré aux choses extérieures et l’âme au corps, de même le vœu de continence est préféré au vœu de pauvreté, mais le vœu d’obéissance [est préféré] aux deux autres.

Deuxièmement, parce que, par sa volonté propre, l’homme fait usage des choses extérieures et de son propre corps. Ainsi donc, celui qui donne sa volonté semble avoir tout donné. Le vœu d’obéissance est donc plus universel que celui de continence et de pauvreté et, d’une certaine façon, inclut les deux autres. De là vient que Samuel préfère l’obéissance à tous les sacrifices, lorsqu’il dit en 1 Sm 15, 22 : L’obéissance est meilleure que les victimes.

 

 

CHAPITRE 13 : Contre l’erreur de ceux qui osent diminuer le mérite de l’obéissance ou du vœu[14]

 

Comme le Diable est envieux de la perfection humaine, il a suscité divers maîtres séditieux au langage vain, qui combattraient les chemins de la perfection dont il a été question. En effet, Vigilantius a combattu le premier chemin de la perfection. En parlant contre lui, Jérôme dit : «À ce qu’il dit, que ceux qui font usage de leurs biens et en répartissent peu à peu les fruits agissent mieux, ce n’est pas moi, mais Dieu qui répond : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres. Puis, viens et suis-moi! (Mt 19, 21). Il parle à celui qui veut être parfait, qui, avec les apôtres, abandonne père, barque et filets. Le degré que tu louanges est le deuxième ou le troisième; nous aussi, nous l’acceptons, à condition de savoir que ce qui est premier doit être préféré à ce qui est deuxième et troisième.» C’est pourquoi, afin d’écarter cette erreur, il est dit dans le livre Sur les dogmes ecclésiastiques : «Il est bon de distribuer ses biens aux pauvres avec mesure; il est meilleur de les donner d’un coup avec l’intention de suivre le Seigneur, et, une fois délivré, d’être dans le besoin avec le Christ.»

Jovinien a combattu le deuxième chemin vers la perfection en faisant équivaloir le mariage à la virginité. Jérôme réfute de manière très claire son erreur dans le livre qu’il a écrit contre lui. Augustin aussi parle de cette erreur dans son livre Rétractations, en disant : «L’hérésie de Jovinien, qui fait équivaloir le mérite des vierges à la chasteté conjugale, s’était tellement répandue à Rome qu’on rapporte que même des moniales, dont on n’avait jamais soupçonné l’impudicité auparavant, sont tombées dans le mariage. La sainte Église a résisté à ce monstre avec la plus grande fidélité et la plus grande force par tous les moyens.» Aussi est-il dit dans le livre Sur les dogmes ecclésiastiques : «Faire équivaloir le mariage à la virginité consacrée à Dieu, ou croire que n’est en rien accrû le mérite de ceux qui s’abstiennent de vin ou de viande afin de châtier leur corps, ne relève pas du Christ, mais de Jovinien.»

Or, on rapporte que le Diable, non content de ces anciennes embûches, en a incité certains, qui combattent d’une manière générale le vœu d’obéissance et les autres vœux, à dire qu’il est plus louable d’accomplir sans vœu ou obéissance les actions des vertus, que si l’homme est contraint de les accomplir par vœu ou par obéissance. On rapporte que certains d’entre eux font preuve d’une telle extravagance, qu’ils affirment que le vœu fait par quelqu’un d’entrer en religion peut être omis sans danger pour le salut. Mais on rapporte qu’ils appuient cette erreur sur des arguments vains et sans valeur.

En effet, ils disent qu’une chose est d’autant plus louable et méritoire qu’elle est plus volontaire. Or, plus quelque chose est nécessaire, moins cela semble volontaire. Il semble donc plus louable et méritoire pour quelqu'un d’accomplir les actions des vertus par son propre arbitre, sans la contrainte d’un vœu ou de l’obéissance, que d’être forcé de l’accomplir par vœu ou par obéissance.

Pour montrer cela, ils disent aussi que Prosper dit, dans le livre Sur la vie contemplative, II : «Ainsi donc, nous devons nous abstenir et jeûner, non en étant soumis à l’obligation de jeûner, de sorte que nous accomplissions une action volontaire, non par dévotion, mais malgré nous.»

Ils pourraient aussi faire appel pour le montrer à ce que l’Apôtre dit en 2 Co 9, 7 : Que chacun [donne] selon son cœur, et non d’une manière chagrine ou contrainte : car Dieu aime celui qui donne avec joie.

Il faut donc montrer clairement que ce qu’ils disent est faux et repousser leurs arguments sans valeur.

Pour montrer la fausseté de cette erreur, il faut d’abord partir de ce qui est dit dans le psaume : Faites des vœux, et accomplissez-les pour le Seigneur, votre Dieu (Ps 75[76], 12). La Glose dit à cet endroit : «Il faut remarquer qu’autres sont les vœux communs faits à Dieu, c’est-à-dire ceux sans lesquels il n’y a pas de salut, comme le vœu de la foi dans le baptême et ceux de ce genre, que nous devons accomplir, même si nous ne les promettons pas. À leur sujet, il est ordonné à tous : Faites des vœux, et accomplissez-les. Autres sont les vœux particuliers de chacun, comme la chasteté, la virginité et ceux de ce genre. Il nous invite donc à faire de tels vœux; il n’ordonne cependant pas de faire de tels vœux, mais d’accomplir ces vœux. En effet, il est conseillé à la volonté de faire vœu, mais, après l’expression d’un vœu, son accomplissement est exigé de manière nécessaire.» Certains vœux relèvent donc d’un commandement, et certains d’un conseil. Dans les deux cas, on conclut donc nécessairement qu’il est meilleur d’accomplir le bien en raison d’un vœu que sans vœu.

En effet, il est clair que tous sont obligés par un commandement de Dieu à ce qui est nécessaire au salut, et on ne peut estimer qu’un commandement de Dieu a été donné en vain. Or, la fin de tous les commandements est la charité, comme le dit l’Apôtre en 1 Tm 1, 5. Le commandement d’accomplir quelque chose serait donc donné pour rien s’il ne relevait pas davantage de la charité de l’accomplir que de ne pas l’accomplir. Or, un commandement est donné, non seulement de croire ou de ne pas voler, mais aussi d’en faire le vœu. Croire relève donc d’un vœu, et s’abstenir de voler [relève aussi] d’un vœu, et les autres choses de ce genre relèvent davantage de la charité que si elles sont accomplies sans vœu. Or, ce qui relève davantage de la charité est plus louable et méritoire. Il est donc plus louable et méritoire d’accomplir quelque chose par vœu que sans vœu.

De plus, un conseil est donné, non seulement à propos de l’observance de la virginité ou de la chasteté, mais aussi d’en faire le vœu, comme cela ressort clairement de la glose invoquée. Or, un conseil n’est donné qu’à propos d’un bien meilleur, comme on l’a dit plus haut. Il est donc meilleur d’observer la virginité en en faisant le vœu que sans vœu. Et il en est de même pour les autres choses.

De plus, parmi les autres actions bonnes, on a coutume de louer l’observance de la virginité, à laquelle le Seigneur invite en disant en Mt 19, 12 : Que celui qui peut comprendre comprenne! Or, la virginité elle-même est rendue louable par un vœu. En effet, Augustin dit dans le livre Sur la virginité : «Ce n’est pas la virginité pour elle-même qui est honorée, mais parce qu’elle est consacrée à Dieu, celle que la continence voue et observe par dévotion.» Et plus loin : «Nous ne vantons pas chez les vierges le fait qu’elles soient vierges, mais le fait qu’elles soient des vierges consacrées à Dieu par une sainte continence.» Les autres actions louables sont donc rendues encore bien plus louables par le fait qu’elles sont consacrées à Dieu.

De même, tout bien fini est meilleur lorsqu’on y ajoute un autre bien. Or, personne ne peut douter que la promesse d’un bien soit un bien, car celui qui promet un bien à quelqu’un paraît déjà lui accorder un bien. De là vient que ceux à qui un bien est promis remercient. Or, le vœu est une promesse faite à Dieu, comme cela ressort clairement de ce qui est dit en Qo 5, 3 : Si tu as fait vœu de quelque chose à Dieu, ne tarde pas à l’accomplir, car une promesse infidèle et insensée lui déplaît. Il est donc meilleur d’accomplir quelque chose et d’en faire le vœu, que de simplement l’accomplir sans vœu.

De plus, plus l’on donne à quelqu’un, plus l’on est en droit d’en attendre quelque chose. Or, celui qui accomplit quelque chose sans vœu ne donne [à Dieu] que ce qu’il fait pour l’amour qu’il a pour lui; mais celui qui, non seulement le fait, mais en fait aussi le vœu, ne lui donne pas seulement ce qu’il fait, mais aussi le pouvoir par lequel il le fait : en effet, il fait en sorte de ne pas pouvoir ne pas faire ce qu’il pouvait légitimement ne pas faire auparavant. Celui qui accomplit quelque chose par vœu a donc plus de mérite auprès de Dieu que celui qui l’accomplit sans vœu.

De plus, le fait d’être affermi dans le bien contribue au caractère louable d’une action bonne, de la même manière que le fait pour la volonté d’être obstinée dans le mal contribue à l’aggravation de la faute. Or, il est clair que celui qui fait un vœu affermit sa volonté par rapport à ce dont il fait vœu; ainsi, lorsqu’il accomplit ce dont il avait fait vœu, son action procède d’une volonté affermie. De même donc que contribue à l’aggravation d’une faute le fait que quelqu’un accomplisse le mal avec une ferme intention – c’est ce qu’on appelle pécher par malice ‑, de même le fait que quelqu’un accomplisse une action bonne par vœu contribue-t-il à l’accroissement de son mérite.

De même, plus un acte procède d’une vertu plus élevée, plus il est louable, puisque toute la valeur d’une action vient de la vertu. Or, il arrive parfois qu’un acte d’une vertu inférieure soit commandé par une vertu supérieure, par exemple, lorsqu’il accomplit un acte de justice qui vient de la charité. Il est donc bien meilleur d’accomplir l’acte d’une vertu inférieure parce qu’une vertu supérieure l’ordonne, comme est meilleur l’acte de justice qui est ordonné par la charité. Or, il est clair que les actions bonnes particulières que nous accomplissons relèvent de vertus inférieures, par exemple, jeûner pour l’abstinence, s’abstenir pour la chasteté, et ainsi de suite pour les autres. Or, faire vœu est au sens propre un acte de latrie[15], dont personne ne doit douter qu’elle est supérieure à l’abstinence ou à la chasteté, ou à n’importe quelle vertu de ce genre : en effet, il est plus grand de rendre un culte à Dieu que de se bien comporter à l’égard du prochain ou de soi-même. L’action d’abstinence ou de chasteté, ou de n’importe quelle autre vertu inférieure à la latrie, est donc plus louable si elle est accomplie par vœu.

Le pieux souci de l’Église appuie aussi cela, elle qui invite des hommes à faire vœu et qui accorde des indulgences et des privilèges à ceux qui ont fait vœu de partir pour secourir la Terre sainte ou pour défendre l’Église autrement. Or, elle n’inciterait pas à faire vœu s’il était meilleur d’accomplir [ces] œuvres bonnes sans vœu. En effet, cela irait contre l’exhortation de l’Apôtre qui dit en 1 Co 12, 31 : Recherchez les meilleurs dons. S’il était donc meilleur d’accomplir des actions bonnes sans vœu, elle n’inviterait pas à faire vœu, mais elle les empêcherait plutôt de faire vœu, soit en l’interdisant, soit en en dissuadant. De même, puisque l’intention de l’Église est de mener les hommes à un meilleur état, elle délierait tous ceux qui ont fait des vœux afin que les actions bonnes soient ainsi plus louables. Il est donc clair qu’une telle position est contraire à ce que l’Église observe et pense communément. Elle doit donc être repoussée comme étant hérétique.

Aux objections faites en faveur [de leur position], il est facile de répondre de plusieurs façons. En effet, ce qu’ils disent en premier lieu, à savoir qu’une action bonne accomplie par vœu est moins volontaire, n’est pas vrai de manière universelle et dans tous les cas, car beaucoup accomplissent ce dont ils ont fait vœu avec une volonté si empressée que, même s’ils n’en avaient pas fait vœu, non seulement ils l’accompliraient, mais ils feraient vœu [de l’accomplir].

Deuxièmement, en supposant qu’une action bonne que quelqu’un accomplit par vœu ou par obéissance, considérée de manière absolue, ne soit pas volontaire de sa part, mais qu’il l’accomplisse seulement par l’obligation du vœu ou de l’obéissance à laquelle il ne veut pas passer outre, même en faisant cela, il agit de manière plus louable et méritoire que s’il l’accomplissait sans vœu d’une volonté empressée. En effet, même s’il n’a pas une volonté empressée de l’accomplir, par exemple, de jeûner, il a cependant la volonté empressée d’accomplir son vœu ou d’être obéissant, ce qui est beaucoup plus louable et méritoire que jeûner. Il a donc plus de mérite que celui qui jeûne de sa propre volonté. Et la volonté d’accomplir un vœu ou d’obéir est estimée d’autant plus empressée que ce que quelqu’un accomplit par obéissance ou par vœu répugne davantage à la volonté, si on le considère en soi. Aussi Jérôme dit-il au moine Rusticus : «En tout cela, mon discours a comme but de t’enseigner à ne pas t’abandonner à ta volonté.» Et peu après : «Ne fais pas ce que tu veux, mange ce qu’on t’ordonnera, n’aie en ta possession que ce que tu as reçu, porte les vêtements qu’on te donne, acquitte-toi de ta ration par ton travail, sois soumis à qui tu ne veux pas, approche-toi épuisé de ton grabat et dors en marchant, et force-toi à te lever sans avoir achevé de dormir.»

Il est ainsi clair qu’il appartient au mérite d’une action bonne que quelqu’un accomplisse ou supporte ce qu’il ne voudrait pas à cause de Dieu, car la volonté se révèle d’autant plus empressée à l’amour de Dieu, que nous accomplissons ou supportons ce qui répugne à notre volonté à cause de lui. Aussi les martyrs sont-ils l’objet du plus grand éloge, dans la mesure où ils en ont davantage supporté pour l’amour de Dieu à l’encontre de la volonté humaine. Ainsi, en 2 M 6, 30, Éléazar disait-il pendant qu’il était torturé : Je supporte d’horribles douleurs corporelles, mais je les supporte volontiers parce que je te crains.

Troisièmement, à supposer que quelqu’un ne garde même pas la volonté d’accomplir un vœu ou d’obéir, il est clair que, Dieu étant le juge des cœurs, celui-là est considéré aux yeux de Dieu comme ayant dérogé à son vœu ou à l’obéissance. Cependant, s’il accomplit ce dont il a fait vœu ou ce qui lui est ordonné à cause de la seule crainte ou honte humaines, cela ne lui est d’aucun mérite aux yeux de Dieu, car il ne l’accomplit pas par volonté de plaire à Dieu, mais forcé par la contrainte humaine. Toutefois, il n’a pas fait vœu en vain s’il l’a fait par charité, car il a davantage mérité en faisant vœu qu’un autre simplement en jeûnant, mérite qui lui est conservé s’il se repent de la prévarication de son cœur.

Par cela, la réponse aux autorités invoquées ressort aussi clairement : elles parlent de la contrainte humaine, à savoir lorsque quelqu’un accomplit par honte ou crainte humaines ce dont il a fait vœu ou serment. Mais elles ne parlent pas de l’exigence qui vient de la fin de l’amour de Dieu, par exemple, lorsque quelqu’un accomplit ou supporte ce qu’il ne ferait pas autrement afin d’accomplir la volonté de Dieu. Et cela est clair selon les paroles de l’Apôtre qui dit : Non d’une manière chagrine ou contrainte (2 Co 9, 7), car la tristesse évoque une contrainte humaine, mais la nécessité de l’amour de Dieu enlève la tristesse ou la diminue. Cela est clair aussi selon les paroles de Prosper qui dit : «N’accomplissons pas une action volontaire sans dévotion et malgré nous», car l’exigence qui vient de l’amour de Dieu ne diminue pas la dévotion, mais l’augmente.

Qu’une telle exigence soit louable et désirable, cela est clair d’après ce que dit Augustin dans sa lettre à Armentarius et à Pauline : «Parce que tu as fait vœu, tu t’es déjà lié; il ne t’est pas permis de faire autre chose. Avant d’avoir fait vœu, il t’était permis d’être inférieur, bien qu’il ne faille pas louanger la liberté par laquelle n’est pas dû ce qui est rendu avec profit. Mais maintenant, parce que ton engagement t’oblige envers Dieu, je ne t’invite pas à une grande justice», à savoir, à la continence dont il avait déjà fait vœu, comme cela ressort de ce qui a été dit auparavant, «mais je te détourne d’une grande injustice. Car, si tu ne l’accomplis pas, tu ne demeureras pas le même que tu aurais été si tu n’en avais pas fait le vœu. Tu étais alors plus petit, mais non pas pire; mais maintenant, ce qu’à Dieu ne plaise! si tu déroges au serment fait à Dieu, tu seras d’autant plus misérable que tu seras bienheureux en l’accomplissant. C’est pourquoi il ne faut pas que tu te repentes d’avoir fait vœu; bien plus, réjouis-toi que ne te soit pas maintenant permis aussi librement ce qui t’aurait été permis à ton détriment. Attaque donc avec intrépidité, et accomplis par tes actes ce que tu as exprimé en paroles. Celui qui réclame tes vœux viendra à ton aide. Heureuse exigence qui impose le meilleur!»

      Il ressort aussi clairement de ces paroles que ce qu’ils disent est erroné, à savoir que quelqu’un n’est pas tenu d’accomplir le vœu d’entrer en religion.

 

 

CHAPITRE 14 : La perfection de l’amour du prochain nécessaire au salut[16]

 

Après avoir examiné ces choses au sujet de la perfection de la charité pour autant qu’elle est en rapport avec l’amour de Dieu, il reste à examiner la perfection de la charité pour autant qu’elle est en rapport avec l’amour du prochain.

Or, il faut envisager plusieurs degrés de perfection à propos de l’amour du prochain, comme c’est le cas pour l’amour de Dieu. En effet, il existe une perfection qui est nécessaire au salut, qui tombe sous l’obligation du commandement. Mais il existe en plus une perfection surabondante, qui relève d’un conseil.

La perfection de l’amour du prochain nécessaire au salut doit être considérée selon la façon même d’aimer qui nous est prescrite dans le commandement de l’amour du prochain, lorsqu’il est dit : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Mt 19, 19 et 22, 39). En effet, parce que Dieu est le bien universel qui nous est supérieur, il était nécessaire à la perfection de l’amour de Dieu que le cœur de l’homme soit totalement tourné vers Dieu d’une certaine manière, comme cela ressort clairement de ce qui précède[17]. Ainsi, le mode de l’amour de Dieu est exprimé de manière appropriée lorsqu’on dit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur (Mt 22, 37). Mais notre prochain n’est pas le bien universel qui nous est supérieur, mais un bien particulier qui est situé au-dessous de nous. C’est pourquoi il n’est pas précisé que le mode de l’amour du prochain soit de tout son cœur, mais comme soi-même.

Or, trois choses découlent de ce mode à propos de l’amour du prochain. Premièrement, il faut qu’il s’agisse d’un véritable amour. En effet, puisqu’il semble faire partie de la notion de dilection ou d’amour que quelqu’un veuille le bien de celui qu’il aime, il est clair que le mouvement de l’amour ou de la dilection tend vers deux choses : vers celui à qui quelqu’un veut du bien, et vers le bien qu’il lui souhaite. Et bien qu’on dise que les deux choses sont aimées, cependant est vraiment aimé celui à qui un bien est souhaité, mais on dit que le bien que quelqu’un souhaite à un autre est aimé pour ainsi dire par accident, pour autant qu’il est inclus comme par voie de conséquence dans l’acte d’amour. Car il est inapproprié de dire qu’est aimé au sens propre et véritable celui dont on souhaite la destruction. Or, il existe plusieurs biens qui sont anéantis lorsque nous en faisons usage, comme le vin lorsqu’il est bu, et le cheval lorsqu’il est exposé dans la bataille. Il est donc clair que, lorsque nous désirons faire usage de certaines choses, à parler proprement et véritablement, c’est nous-mêmes que nous aimons, et les autres choses, par accident, et c’est presque par abus [de langage] qu’on dit qu’elles sont aimées de nous. Or, il est clair que chacun s’aime ainsi naturellement en se souhaitant des biens, par exemple, le bonheur, la vertu, la science, et ce qui est nécessaire à sa subsistance; mais tout ce que quelqu’un aime pour son propre usage, il ne l’aime pas vraiment, mais [il aime] plutôt lui-même.

Mais de même que nous prenons d’autres choses pour notre usage, de même aussi en est-il des hommes eux-mêmes. Si donc nous aimons nos proches uniquement dans la mesure où ils peuvent être mis à notre usage, il est clair que nous ne les aimons pas vraiment ni comme nous-mêmes. Et cela apparaît dans l’amitié utile et délectable : en effet, celui qui en aime un autre parce qu’il lui est utile ou agréable, s’avère s’aimer lui-même, lui qui cherche à tirer de l’autre un bien utile ou agréable, à moins que l’on parle d’aimer le vin ou un cheval, que nous n’aimons pas comme nous-mêmes en leur souhaitant des biens, mais plutôt pour rechercher à notre avantage les biens qui s’y trouvent.

En premier lieu, donc, par le fait qu’il est ordonné à l’homme d’aimer son prochain comme lui-même, un amour vrai est indiqué, qui est nécessairement présent dans la charité. En effet, la charité vient d’un cœur bon, d’une conscience pure et d’une foi non feinte, comme le dit l’Apôtre en 1 Tm 1, 5. C’est pourquoi, comme il le dit lui-même en 1 Co 13, 5, la charité ne recherche pas son intérêt, mais elle souhaite des biens à ceux qu’elle aime. Et il en donne l’exemple en lui-même lorsqu’il dit en 1 Co 10, 33 : Je ne recherche pas ce qui m’est utile, mais [ce qui est utile] à beaucoup, afin qu’ils soient sauvés.

Deuxièmement, par le mode qui est précisé, il nous est indiqué que l’amour du prochain doit être juste et droit. Or, l’amour est juste et droit lorsqu’un bien supérieur est mis au-dessus d’un bien inférieur. Or, il est clair que, parmi les biens humains, le bien de l’âme occupe la place principale, et qu’après cela, vient le bien du corps, et que le dernier bien consiste dans les choses extérieures. C’est pourquoi nous constatons que cet ordre dans l’amour de soi est naturellement inné chez l’homme, car il n’existe personne qui ne préférerait être privé d’un œil corporel que de l’usage de sa raison, qui est l’œil de l’esprit. De plus, afin de protéger et de conserver sa vie corporelle, l’homme distribue tous ses biens extérieurs, selon ce que dit Job : Peau pour peau! Et tout ce que l’homme possède, il le donnera pour son âme (Jb 2, 4).

Cet ordre naturel de l’amour de soi fait défaut chez un petit nombre ou chez personne pour ce qui est des biens naturels, dont nous avons donné un exemple. Mais il s’en trouve certains qui, pour ce qui est des biens qui s’y ajoutent, bouleversent cet ordre de l’amour, comme lorsque, pour le salut ou le plaisir du corps, plusieurs rejettent le bien de la vertu ou de la science. Au surplus, dans la recherche de biens extérieurs, ils exposent leur corps à des dangers et à des fatigues immodérés. Leur amour n’est pas un amour droit. Bien plus, j’irais plus loin en disant qu’ils se révèlent ne pas s’aimer eux-mêmes, car il semble qu’existe au plus haut point ce qui est principal pour soi. Ainsi, nous disons qu’une ville fait quelque chose lorsque les dirigeants de la ville le font. Or, il est clair que ce qui est principal chez l’homme, c’est l’âme, et, parmi les parties de l’âme, la raison ou l’intelligence. Il est donc clair que celui-là ne s’aime pas lui-même qui méprise le bien de l’âme raisonnable, en s’attachant aux biens du corps ou de l’âme sensible. C’est ainsi qu’il est dit dans le psaume : Celui qui aime le mal hait sa propre âme (Ps 10, 6).

Ainsi donc, la rectitude dans l’amour du prochain est établie lorsqu’il est ordonné à quelqu’un d’aimer son prochain comme lui-même, à savoir de souhaiter des biens à son prochain dans l’ordre où il doit se les souhaiter à lui-même : principalement, les biens spirituels, ensuite les biens corporels, puis les biens qui consistent dans les choses extérieures. Mais si quelqu’un souhaite pour le prochain des biens extérieurs à l’encontre du salut de son corps, ou des biens pour son corps à l’encontre du salut de son âme, il ne l’aime pas comme lui-même.

Selon le troisième mode mentionné, il est ordonné que l’amour du prochain soit saint. En effet, on dit que quelque chose est saint parce que cela est ordonné à Dieu. Ainsi, on dit que l’autel est saint parce qu’il est consacré à Dieu, et il en est ainsi pour les autres choses de ce genre qui sont vouées au divin ministère. Or, par le fait que quelqu’un en aime un autre comme lui-même, il se fait qu’ils ont entre eux une certaine communion, car, pour autant que deux choses sont unies, on considère qu’elles ne font qu’une, et ainsi l’une entretient avec l’autre le même rapport qu’avec elle-même.

Or, il arrive que deux hommes soient associés de plusieurs façons. En effet, ils sont associés par une certaine association selon la génération charnelle, par exemple, dans le cas de ceux qui sont issus des mêmes parents. D’autres sont associés par une certaine association civile, par exemple, lorsqu’ils sont citoyens de la même ville sous le même dirigeant et qu’ils sont gouvernés par les mêmes lois; et selon la fonction et le métier de chacun, on trouve une certaine association ou échange, comme ceux qui sont associés pour le commerce, pour faire campagne, pour la pratique d’un métier, ou pour n’importe quelle chose de ce genre. Et ces amours du prochain peuvent être honnêtes et droits, mais on ne dit pas pour autant qu’ils sont saints, mais seulement lorsque l’amour du prochain est ordonné à Dieu. En effet, de même que les hommes qui sont membres d’une seule ville sont associés par le fait qu’ils sont soumis à un seul dirigeant par les lois duquel ils sont gouvernés, de même tous les hommes, pour autant qu’ils tendent à la béatitude, ont une certaine association générale par rapport à Dieu comme dirigeant suprême de tous, comme source de la béatitude et comme législateur de ce qui est juste.

Or, il faut considérer que le bien commun doit être préféré au bien propre selon la raison droite. De là vient que chaque partie est ordonnée au bien du tout selon un certain instinct naturel. Le signe en est que l’on expose la main à un coup pour protéger le cœur ou la tête, dont dépend la vie de tout l’homme. Mais dans la communauté par laquelle tous les hommes sont associés dans la fin de la béatitude, chaque homme est considéré comme une partie, car le bien commun du tout est Dieu lui-même en qui consiste la béatitude. Ainsi donc, selon la droite raison et l’instinct de la nature, chacun s’ordonne lui-même à Dieu comme une partie est ordonnée au bien du tout, ce qui est perfectionné par la charité par laquelle l’homme s’aime lui-même à cause de Dieu. Lorsque quelqu’un aime son prochain à cause de Dieu, il l’aime donc comme lui-même et, de cette manière, cet amour même devient saint. Il est ainsi dit en 1 Jn 4, 21 : Nous tenons de Dieu ce commandement, que celui qui aime Dieu aime aussi son frère.

Quatrièmement, nous apprenons par la manière d’aimer dont il a été question que l’amour du prochain doit être efficace et actif. En effet, il est clair que chacun s’aime non seulement en ce qu’il veut qu’un bien lui arrive ou qu’un mal soit écarté, mais en ce qu’il cherche pour lui-même de toutes ses forces à se procurer des biens et à repousser les maux. L’homme aime donc son prochain comme lui-même non seulement lorsqu’il a envers son prochain des dispositions qui lui font désirer pour lui des biens, mais aussi lorsqu’il en manifeste l’effet en accomplissant des actes. Aussi est-il dit en 1 Jn 3, 18 : N’aimons pas en paroles ni de langue, mais en actes et en vérité.

 

 

CHAPITRE 15 : La perfection de l’amour du prochain qui relève d’un conseil[18]

 

Après avoir examiné ce par quoi l’amour du prochain est mis en œuvre selon la perfection nécessaire au salut, il faut examiner ce qui concerne la perfection de l’amour du prochain qui dépasse la perfection commune et relève d’un conseil. Or, cette perfection est examinée sous trois aspects. Premièrement, selon son étendue : en effet, lorsque l’amour s’étend à un plus grand nombre, il semble que l’amour du prochain soit plus parfait.

Or, à l’intérieur de cette étendue de l’amour, il se fait qu’un triple degré doit être envisagé. Car il y en a certains qui aiment les autres hommes soit pour les bienfaits qui leur sont accordés, soit en raison d’un lien de parenté naturelle ou civile. Ce degré de l’amour est confiné à l’intérieur des frontières de l’amitié civile. C’est ainsi que le Seigneur dit en Mt 5, 46‑47 : Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle sera votre récompense? Les publicains n’en font-ils pas autant? Et si vous saluez vos frères seulement, que ferez-vous de plus? Est-ce que les païens ne le font pas?

Mais il y en a d’autres qui étendent leur affection même à des gens de l’extérieur, dans la mesure cependant où ne se trouve en eux rien qui s’oppose à eux. Et ce degré d’amour est parfois confiné à l’intérieur des frontières de la nature; en effet, puisque les hommes sont associés dans la nature de l’espèce, tout homme est naturellement l’ami de tout homme. Et cela est clairement montré par le fait qu’un homme en oriente un autre qui s’est égaré et le relève de sa chute, et démontre d’autres effets semblables de l’amour. Mais parce qu’un homme s’aime naturellement davantage qu’un autre, et que le fait d’aimer quelque chose et de détester son contraire vient de la même racine, il en découle que l’amour des ennemis n’est pas inclus dans les frontières de l’amour naturel.

Or, le troisième degré de l’amour consiste en ce que l’amour du prochain s’étende aussi aux ennemis. Le Seigneur enseigne ce degré de l’amour lorsqu’il dit en Mt 5, 44 : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. Et il indique que la perfection de l’amour consiste en cela. Il conclut donc en ajoutant : Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait (Mt 5, 48). Que cela dépasse la perfection commune, Augustin le montre clairement dans l’Enchiridion, lorsqu’il dit que «cela appartient aux parfaits fils de Dieu, qu’à cela tout fidèle doit s’efforcer et que l’esprit humain doit conduire à cette disposition par la prière et en luttant contre lui-même. Toutefois, cela n’est pas le bien d’un aussi grand nombre que nous espérions être exaucés, puisqu’il est dit dans la prière : Remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs.»

Cependant, il faut ici considérer que, tout homme étant désigné par le mot «prochain», et que lorsqu’il est dit : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, aucune exception n’est faite, il semble relever de l’obligation du commandement que même les ennemis soient aimés.

Mais la réponse à cela est facile, si on se rappelle ce qui a été dit plus haut à propos de la perfection de l’amour de Dieu. En effet, on a dit plus haut que par : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, on peut entendre ce qui relève de l’obligation d’un commandement, ce qui relève de la perfection d’un conseil et, au-delà, de la perfection de celui qui possède déjà la béatitude[19]. En effet, si on entend par : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, du fait que le cœur de l’homme soit porté en acte vers Dieu, cela appartient à la perfection du bienheureux[20]. Mais si on l’entend du fait que le cœur de l’homme n’accepte rien qui soit contraire à l’amour de Dieu, cela relève alors de l’obligation du commandement. En revanche, que l’homme rejette ce dont il pourrait légitimement faire usage afin d’être libre pour Dieu, cela relève de la perfection d’un conseil.

Ainsi donc, il faut dire ici qu’il relève de l’obligation d’un commandement de ne pas exclure l’ennemi de cette communauté dans l’amour, en vertu de laquelle quelqu’un est tenu d’aimer ses proches, et de ne rien accueillir dans son cœur qui soit contraire à cet amour. Mais le fait que l’esprit de l’homme soit porté en acte à l’amour d’un ennemi, même lorsqu’il n’y a pas nécessité, relève de la perfection d’un conseil. En effet, en cas de nécessité, nous sommes tenus d’aimer les ennemis et de leur faire du bien même par un acte particulier, par exemple, s’il mourait de faim ou s’il était dans une autre situation de ce genre. En dehors de ces cas de nécessité, nous ne sommes pas tenus en vertu de l’obligation d’un commandement de manifester aux ennemis une affection ou un acte particuliers, puisque nous ne sommes pas même tenus par l’obligation d’un commandement de le manifester à tous d’une manière particulière.

Or, cet amour des ennemis découle directement du seul amour de Dieu. En effet, dans les autres amours, un autre bien pousse à aimer, par exemple, un bienfait manifesté, la communion de sang, l’unité d’une ville ou quelque chose de ce genre. Mais rien ne peut pousser à aimer les ennemis si ce n’est Dieu seul, car ils sont aimés pour autant qu’ils relèvent de Dieu, en tant qu’ils ont été créés à son image et sont capables de lui[21]. Et parce que la charité place Dieu au-dessus de tous les autres biens, elle n’estime pas comme un préjudice à un bien ce qu’elle supporte de la part des ennemis, de sorte qu’elle les haïsse, mais elle considère plutôt le bien divin, de sorte qu’elle les aime. Ainsi, plus vigoureuse est la charité dans l’homme, plus il est facile à son esprit d’être fléchi pour aimer un ennemi.

 

 

CHAPITRE 16 : La perfection de l’amour du prochain du point de vue de son intensité

 

En deuxième lieu[22], la perfection de l’amour du prochain est examinée du point de vue de l’intensité de l’amour. En effet, il est clair que plus quelque chose est aimé intensément, plus il est facile de mépriser d’autres choses à cause de cela. On peut donc examiner l’existence d’un amour parfait à partir de ce qu’un homme méprise pour l’amour du prochain.

Or, on trouve trois degrés de cette perfection. En effet, il y en a certains qui méprisent les biens extérieurs pour l’amour du prochain lorsqu’ils les distribuent au prochain d’une manière particulière, ou les donnent tous d’un seul coup pour les besoins du prochain, ce que l’Apôtre semble aborder lorsqu’il dit en 1 Co 13, 3 : Si je donnais tout ce que je possède pour nourrir les pauvres. Et il est dit en Ct 8, 7 : Si un homme donne par amour tous les biens de sa maison, il les considérera comme rien. C’est donc ce que le Seigneur semble inclure lorsqu’il donnait à quelqu’un un conseil en vue de poursuivre la perfection, en Mt 19, 21 : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres. Puis viens et suis-moi! Il semble là ordonner à deux choses l’abdication de tous les biens extérieurs, à savoir, à l’amour du prochain, lorsqu’il dit : Donne-le aux pauvres, et à l’amour de Dieu, lorsqu’il dit : Suis-moi.

Cela relève de la même chose si quelqu’un ne refuse pas de subir un dommage dans les choses extérieures pour l’amour de Dieu ou du prochain. C’est ainsi que l’Apôtre fait l’éloge de certains, lorsqu’il dit en He 10, 34 : Vous avez accepté avec joie la spoliation de vos biens. Et il est dit en Pr 12, 26 : Celui-là est un juste qui néglige le dommage encouru pour un ami.

Mais ceux qui ne voient pas à subvenir au prochain qui est dans le besoin à même les biens qu’ils possèdent n’atteignent pas ce degré d’amour. Ainsi est-il dit en 1 Jn 3, 17 : Celui qui possède des biens de ce monde, voit son frère souffrant dans le besoin, et lui ferme son cœur, comment l’amour de Dieu peut-il demeurer en lui?

Le deuxième degré de l’amour consiste en ce que quelqu’un expose son corps à des fatigues par amour du prochain. L’Apôtre en montre l’exemple en lui-même lorsqu’il dit en 2 Th 3, 8 : Dans le labeur et la fatigue, de nuit comme de jour, pour n’être à la charge d’aucun de vous. Et cela revient au même si quelqu’un ne refuse pas les tribulations et les persécutions par amour du prochain. Ainsi l’Apôtre dit-il en 2 Co 1, 6 : [Que nous soyons] dans la tribulation, pour vous exhorter et pour votre salut. Et il dit en 2 Tm 2, 9‑10 : Je souffre jusqu’à porter des chaînes comme un malfaiteur, mais la parole de Dieu n’est pas enchaînée. C’est pourquoi j’endure tout pour les élus afin qu’eux obtiennent le salut.

Mais ceux qui ne soustrairaient rien à leurs plaisirs ou ne supporteraient aucun inconvénient pour l’amour des autres n’atteignent pas ce degré. Contre eux, il est dit en Am 6, 4‑6 : Couchés sur des lits d’ivoire, vautrés sur des divans, vous mangez des agneaux du troupeau et les veaux pris à l’étable. Vous chantez au son de la harpe. Comme David, ils pensaient qu’ils inventaient des instruments pour chanter, en buvant le vin dans de larges coupes, oints des meilleures huiles. Mais ils ne s’affligeaient pas de la ruine de Joseph! Et il est dit en Ez 13, 5 : Vous n’êtes pas montés de l’autre côté et vous n’avez pas construit un mur pour la maison d’Israël, pour tenir ferme dans le combat au jour du Seigneur.

Le troisième degré de l’amour consiste en ce que quelqu’un expose sa vie pour ses frères. Ainsi est-il dit en 1 Jn 3, 16 : En cela nous avons connu l’amour de Dieu, qu’il a exposé sa vie pour nous. Nous aussi, nous devons exposer notre vie pour nos frères. L’amour ne peut aller au-delà de ce degré. En effet, le Seigneur dit en Jn 15, 13 : Personne n’a de plus grand amour que d’exposer sa vie pour ses amis. Aussi la perfection de l’amour fraternel consiste-t-elle en cela.

Or, deux choses se rapportent à l’âme. L’une, selon laquelle elle est vivifiée par Dieu; sur ce point, l’homme ne doit pas exposer sa vie pour ses frères. En effet, l’on aime la vie de son âme dans la mesure où l’on aime Dieu. Or, chacun doit aimer Dieu plus que le prochain. On ne doit donc pas mépriser la vie de son âme en péchant afin de sauver le prochain.

Mais on peut considérer dans l’âme l’autre aspect, selon lequel elle donne vie au corps et elle est le principe de la vie humaine. Sous cet aspect, nous devons exposer notre âme pour nos frères. En effet, nous devons aimer le prochain plus que nos corps. Il est donc approprié d’exposer la vie de son corps pour le salut spirituel du prochain et, en cas de nécessité, cela relève de l’obligation d’un commandement, par exemple, si on voyait quelqu’un être séduit par des infidèles, on devrait s’exposer au danger de mort pour le délivrer de cette séduction. Mais que, en dehors de ces cas de nécessité, quelqu’un s’expose à des dangers de mort pour le salut des autres, cela relève de la perfection de la justice ou de la perfection d’un conseil. Nous pouvons en trouver l’exemple chez l’Apôtre qui dit en 2 Co 12, 15 : Pour moi, je dépenserai très volontiers et je me dépenserai moi-même pour vos âmes. La Glose dit à cet endroit : «La charité parfaite consiste en ce que quelqu’un soit même prêt à mourir pour ses frères.»

Or, la condition d’esclavage a une certaine ressemblance avec la mort. Aussi est-elle appelée une mort civile. En effet, la vie se manifeste surtout dans le fait que quelqu’un se meut lui-même; ce qui ne peut être mû que par un autre semble être comme mort. Or, il est clair que l’esclave n’est pas mû par lui-même, mais par le commandement de son maître. Aussi, dans la mesure où quelqu’un est soumis à l’esclavage, il a une certaine ressemblance avec la mort. En conséquence, il semble relever de la même perfection de l’amour que quelqu’un se soumette à l’esclavage par amour du prochain, et qu’il s’expose au danger de mort, bien que cela semble plus parfait parce que les hommes fuient naturellement davantage la mort que l’esclavage.

 

 

CHAPITRE 17 : La perfection de l’amour du prochain du point de vue de son effet[23]

 

Troisièmement[24], la perfection de l’amour fraternel est examinée du point de vue de son effet : en effet, plus sont grands les biens que nous dépensons pour le prochain, plus l’amour en semble parfait. Or, il faut examiner à ce propos trois degrés.

En effet, il y en a certains qui vont au-devant du prochain avec des biens corporels, par exemple, en habillant ceux qui sont nus, en nourrissant les affamés, en prenant soin des malades et en accomplissant d’autres choses de ce genre, que le Seigneur estime lui être rendues à lui-même, comme cela ressort clairement de Mt 25, 40.

Mais il y en a certains qui dispensent des biens spirituels, qui ne dépassent toutefois pas la condition humaine, comme celui qui enseigne à l’ignorant, donne des conseils en cas de doute et ramène celui qui erre. Jb 4, 3 en fait l’éloge : Voici que tu as enseigné à un grand nombre, que tu as renforcé les mains fatiguées, que tes paroles ont affermi ceux qui hésitaient et que tu as soutenu les genoux qui tremblaient.

Mais il y en a d’autres qui dispensent au prochain des biens spirituels et divins qui dépassent la nature et la raison, à savoir, l’enseignement des réalités divines, l’accompagnement vers Dieu et la distribution des sacrements spirituels. L’Apôtre fait mention de ces dons en Ga 3, 5, lorsqu’il dit : Lui qui vous prodigue l’Esprit et réalise en vous des vertus; et en 1 Th 2, 13 : Lorsque vous avez accueilli la parole de Dieu que nous vous faisions entendre, vous l’avez accueillie, non comme une parole d’hommes, mais comme ce qu’elle est vraiment, la parole de Dieu; et en 2 Co 11, 2 : Car je vous ai fiancés à un époux unique, comme une vierge pure à présenter au Christ, et il ajoute plus loin : Car si quelqu’un vient prêcher un autre Christ que celui que nous avons prêché, ou un autre Esprit que celui que vous avez reçu, ou un autre évangile que vous n’avez pas reçu, vous le supportez fort bien (2 Co 11, 4‑6).

Or, la distribution de tous ces biens relève d’une perfection singulière de l’amour fraternel, car, par ces biens, l’homme est uni à la fin ultime en laquelle consiste la perfection la plus élevée de l’homme. Aussi, pour montrer cette perfection, est-il dit en Jb 37, 16 : As-tu connu les sentiers des nuages, les sciences grandes et parfaites? Or, selon Grégoire, les nuages signifient les prédicateurs : «Ces nuages ont des sentiers très subtils, à savoir, les chemins de la saine prédication», «et des sciences parfaites, alors qu’ils savent qu’elles ne viennent pas de leurs propres mérites», car ce qu’ils distribuent au prochain a une existence qui les dépasse.

Mais on ajoute à cette perfection si ces biens spirituels ne sont pas donnés à un ou deux seulement, mais à toute une multitude, car, même selon les philosophes, le bien d’une nation est plus parfait et plus divin que le bien d’un seul. Aussi l’Apôtre dit-il en Ep 4, 11 : [C’est lui qui a donné] à d’autres encore d’être pasteurs et docteurs en vue de la perfection des saints par l’œuvre du ministère, en vue de l’édification du corps du Christ, c’est-à-dire de toute l’Église. Et il dit en 1 Co 14, 12 : Puisque vous aspirez aux dons spirituels, cherchez à les avoir en abondance pour l’édification de l’Église.

 

 

CHAPITRE 18 : Qu’est-ce qui est requis pour l’état de perfection[25]?

 

Or, il faut observer que, ainsi que nous l’avons dit plus haut[26], la perfection ne consiste pas seulement à accomplir une action parfaite, mais aussi à faire vœu d’une action parfaite : en effet, le conseil porte sur les deux choses, comme on l’a vu auparavant. Celui-là donc qui accomplit une action parfaite par vœu atteint donc une double perfection, comme celui qui garde la continence possède une perfection, mais celui qui s’oblige par vœu à garder la continence et la garde possède à la fois la perfection de la continence et celle du vœu.

Or, la perfection qui vient du vœu change la condition et l’état, à la manière dont on dit que la liberté et l’esclavage sont des conditions ou des états différents. En effet, c’est ainsi que le mot «état» est entendu dans le Décret, II, q. 6, c. 40, où le pape Adrien dit : «Si on a soulevé une question au cours d’un procès pour crime capital ou en raison de l’état, [la cause] ne doit pas être menée par des enquêteurs, mais par eux-mêmes.» Car, lorsque quelqu’un fait vœu d’observer la continence, il s’enlève la liberté de prendre une épouse; mais celui qui est continent sans en faire le vœu n’est pas privé d’une telle liberté. Son état n’est donc en rien changé, comme l’est celui de qui a fait vœu. En effet, pour les hommes, si quelqu’un en sert un autre, il ne change pas pour autant sa condition; mais s’il s’oblige à le servir, il passe ainsi à une autre condition.

Mais il faut observer que quelqu’un peut s’enlever la liberté soit d’une manière absolue, soit d’une manière relative. En effet, si quelqu’un s’oblige envers Dieu ou un homme à faire quelque chose de particulier et pour une certaine durée, il ne perd pas sa liberté de manière absolue, mais seulement selon ce à quoi il s’est obligé. Mais s’il se met totalement au service d’un autre, de telle sorte qu’il ne conserve en rien sa liberté, il a changé sa condition de manière absolue en devenant tout simplement un esclave.

Lorsque quelqu’un fait à Dieu vœu de quelque chose de particulier, par exemple, de faire un pèlerinage, un jeûne ou quelque chose du genre, il n’a pas ainsi changé de manière absolue sa condition ou son état, mais d’une manière relative seulement. Mais s’il s’est obligé envers Dieu par vœu à le servir par les œuvres de la perfection pendant toute sa vie, il a pris de manière absolue la condition ou l’état de perfection.

Mais il arrive que certains accomplissent les œuvres de la perfection sans faire vœu, mais que d’autres, qui s’obligent par vœu aux œuvres de perfection pendant toute leur vie, ne les accomplissent cependant pas. Il est donc clair que certains sont parfaits, alors qu’ils n’ont pas l’état de perfection, mais que d’autres ont l’état de perfection, qui ne sont cependant pas parfaits.

 

 

CHAPITRE 19 : Se trouver dans un état de perfection convient aux évêques et aux religieux[27]

 

Par ce qui a été dit auparavant, il ressort clairement à qui il appartient d’être dans un état de perfection.

En effet, on a dit plus haut[28] qu’on avance vers la perfection de l’amour de Dieu par trois chemins : le renoncement aux biens extérieurs, l’abandon d’une épouse et des autres parentés charnelles, et le renoncement à soi-même, soit par la mort endurée pour le Christ, soit parce qu’on renonce à sa propre volonté. Ceux-là donc qui s’obligent envers Dieu à accomplir pendant toute leur vie les œuvres de la perfection, il est clair qu’ils assument un état de perfection. Et parce qu’en toute vie religieuse, on fait vœu de ces trois choses, il est clair que toute vie religieuse est un état de perfection.

De plus, on a montré que trois choses se rapportent à la perfection de l’amour fraternel : que les ennemis soient aimés et qu’on leur rende service; que l’on expose sa propre vie pour ses frères, soit en l’exposant aux dangers de mort, soit en ordonnant toute sa vie au bien du prochain; et que des biens spirituels soient distribués au prochain. Or, il est clair que les évêques sont tenus à ces trois choses.

En effet, puisqu’ils ont reçu la charge de l’Église universelle, à l’intérieur de laquelle s’en trouvent la plupart du temps certains qui leur obéissent, et d’autres qui blasphèment contre eux ou les persécutent, il est nécessaire qu’ils remboursent leurs ennemis et ceux qui les persécutent par l’amour et la bienfaisance. L’exemple en est donné par les apôtres, dont les évêques sont les successeurs : alors qu’ils vivaient au milieu de ceux qui les persécutaient, ils s’occupaient de leur salut. Aussi le Seigneur leur enjoint-il en Mt 10, 16 : Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups, à savoir que, recevant d’eux de multiples morsures, non seulement ils n’en soient pas anéantis, mais les convertissent. Et Augustin dit, dans le livre Sur le sermon du Seigneur sur la montagne, en expliquant ce qu’on trouve en Mt 5, 39 : Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui l’autre : «Il relève de la miséricorde qu’ils éprouvent cela surtout pour ceux qu’ils aiment beaucoup et servent, pour les enfants ou les hystériques, de la part de qui ils en endurent souvent beaucoup; et si leur salut l’exige, ils se prêtent à en endurer encore davantage. Le Seigneur enseigne donc que le médecin des âmes, comme ses disciples, supportent avec une âme égale les faiblesses de ceux dont ils veulent s’occuper du salut, car toute méchanceté vient de la faiblesse de l’âme : en effet, rien n’est plus innocent que celui qui a une vertu parfaite.» De là vient que l’Apôtre dit en 1 Co 4, 12‑13 : On nous maudit, mais nous bénissons; on nous persécute, mais nous l’endurons; on nous calomnie, mais nous consolons.

Les évêques sont aussi obligés d’exposer leur vie pour le salut de leurs sujets. En effet, le Seigneur dit en Jn 10, 11 : Je suis le bon pasteur. Or, le bon pasteur expose sa vie pour ses brebis. En expliquant cela, Grégoire dit : «Vous avez entendu, frères très chers, l’enseignement qui vous a été donné et le danger où nous sommes.» Et il dit plus loin : «Le chemin que nous devons suivre nous a été montré par le mépris de la mort : d’abord, nous devons distribuer par miséricorde nos biens extérieurs aux brebis; à la fin, si cela est nécessaire, nous devons leur assurer aussi le service de notre mort.» Et il ajoute ensuite : «Le loup s’en prend aux brebis chaque fois qu’un injuste ou un ravisseur opprime des fidèles et des petits; mais celui qui semblait être un pasteur mais ne l’était pas, abandonne les brebis et s’enfuit, car parce qu’il a craint un danger pour lui-même, il n’a pas osé résister à l’injustice [du loup].» Il ressort de ces paroles qu’il appartient nécessairement à la fonction pastorale de ne pas fuir le danger de mort pour le salut du troupeau qui lui a été confié. En vertu de la fonction confiée, elle est donc obligée à cette perfection de l’amour qui fait exposer sa vie pour ses frères.

De la même façon, le pontife est obligé par sa fonction d’administrer les biens spirituels au prochain, en tant que médiateur entre Dieu et les hommes, en tenant la place de celui qui est le médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus, le Christ, comme il est dit en 1 Tm 2, 5. En tant que sa figure, Moïse disait en Dt 5, 5 : Et moi, je me tenais comme médiateur entre le Seigneur et vous en ce temps-là. Il offre donc à Dieu les prières et les sacrifices au nom du peuple, car, ainsi qu’il est dit en He 5, 1 : Tout grand prêtre, pris d’entre les hommes, est établi pour intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu, afin d’offrir dons et sacrifices pour les péchés. Mais il occupe aussi la place de Dieu par rapport au peuple, alors qu’il dispense au peuple, pour ainsi dire à la place de Dieu, jugements, enseignements, exemples et sacrements. Aussi l’Apôtre dit-il en 2 Co 2, 10 : Ce que j’ai donné, si j’ai donné quelque chose, c’est pour vous en la personne du Christ. Et, dans la même lettre, il dit : Est-ce que vous cherchez une preuve de celui qui parle par moi, le Christ? Et en 1 Co 9, 11 : Si nous avons semé pour vous des biens spirituels, ce n’est rien d’extraordinaire que nous récoltions vos biens temporels.

Or, les évêques s’obligent à cette perfection lors de leur ordination, comme les religieux lors de leur profession. Aussi l’Apôtre dit-il en 1 Tm 6, 12 : Mène le bon combat de la foi, conquiers la vie éternelle à laquelle tu as été appelé et en vue de laquelle tu as fait ta belle profession en présence de nombreux témoins, c’est-à-dire lors de ton ordination, comme l’explique la Glose au même endroit. Ainsi, les évêques ont-il l’état de perfection, comme les religieux.

Or, de même que pour les contrats humains certaines solennités ont lieu, selon le droit humain, afin que le contrat soit plus solide, de même l’état pontifical est-il assumé avec une certaine solennité et bénédiction, et la profession de la vie religieuse aussi est-elle célébrée. Ainsi Denys dit-il dans la Hiérarchie ecclésiastique, VI, en parlant des moines : «Pour cette raison, la sainte législation leur donne une grâce de perfectionnement, en leur accordant aussi une sainte invocation.»

 

 

CHAPITRE 20 : L’état pontifical est plus parfait que l’état religieux[29]

 

Mais il pourrait sembler à quelqu’un de moins circonspect que l’état de perfection de la vie religieuse est plus élevé que l’état de perfection pontifical, comme l’amour de Dieu, à la perfection duquel est ordonné l’état religieux l’emporte sur l’amour du prochain, à la perfection duquel est ordonné l’état pontifical, et comme la vie active, à laquelle sont voués les pontifes, est inférieure à la vie contemplative, à laquelle semble être ordonné l’état religieux. En effet, Denys dit dans la Hiérarchie ecclésiastique, VI, que «certains appellent [les religieux] serviteurs, mais d’autres, moines, en raison d’un service pur et d’une consécration à Dieu, et d’une vie indivisible et singulière qui les unit aux réalités saintes dans le déploiement des réalités indivisibles», c’est-à-dire dans la contemplation, «en vue d’une unité déiforme et de la perfection de Dieu, qui est objet d’amour.»

Il peut aussi sembler à certains que l’état du prélat n’est pas parfait parce qu’il lui est permis de posséder des richesses, alors que le Seigneur dit en Mt 19, 21 : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres.

Mais ce qui est ainsi dit est contraire à la vérité. En effet, Denys dit, dans la Hiérarchie ecclésiastique, V, que l’ordre des évêques donne la perfection; et, en VI, il dit que l’ordre des moines est l’ordre de ceux qui sont rendus parfaits. Or, il est clair qu’une plus grande perfection est requise pour que quelqu’un dispense la perfection à d’autres, que pour que quelqu’un soit rendu parfait en lui-même, comme il est plus grand de pouvoir réchauffer que d’être réchauffé, et comme toute cause est plus puissante que son effet. Il reste donc que l’état épiscopal est plus parfait que l’état de n’importe quelle forme de vie religieuse.

Or, la même chose apparaît si quelqu’un observe ce à quoi les deux sont obligés. En effet, les religieux sont obligés d’abandonner leurs biens temporels, de garder la chasteté et de vivre selon l’obéissance. Mais c’est bien davantage et bien plus difficile d’exposer sa vie pour le salut des autres, ce à quoi les évêques sont obligés, comme on l’a dit. Il est donc clair que l’obligation des évêques est plus lourde que celle de la vie religieuse.

De plus, les évêques semblent être obligés à cela même à quoi les religieux sont obligés. En effet, en cas de nécessité, les évêques sont tenus de donner à leurs sujets les biens temporels qu’ils possèdent, car ils doivent les paître non seulement par la parole et par l’exemple, mais aussi par une aide temporelle. Ainsi, en Jn 21, 15‑17, le Seigneur dit par trois fois à Pierre de paître son troupeau. En se le rappelant, lui-même exhorte les autres à ce à quoi il a été exhorté, en disant en 1 P 5, 2 : Paissez le troupeau du Seigneur qui vous a été confié. Et Grégoire dit, dans l’autorité invoquée plus haut, en parlant au nom des évêques : «Nous devons dispenser avec miséricorde à ses brebis nos biens extérieurs.» Et il ajoute plus loin : «Celui qui ne donne pas ses biens pour ses brebis, quand donnera-t-il sa vie pour elles?»

Les évêques eux-mêmes sont aussi obligés à la chasteté; alors qu’ils doivent purifier les autres, il convient qu’eux-mêmes surtout soient purs. Ainsi Denys dit-il dans la Hiérarchie céleste, III, que «les ordres qui purifient doivent transmettre aux autres quelque chose de leur chasteté à partir de l’abondance de leur purification».

Et surtout, les religieux se soumettent à un seul supérieur par le vœu d’obéissance; mais l’évêque s’est fait le serviteur de tous ceux dont il a accepté la charge, alors qu’il est tenu de ne pas rechercher ce qui est sien, mais ce qui appartient à un grand nombre en vue de les sauver, comme l’Apôtre le dit en 1 Co 10, 33. Aussi dit-il de lui-même au chapitre 9 de la même lettre : Alors que j’étais libre à l’endroit de tous, je me suis fait le serviteur de tous (1 Co 9, 19). Et en 2 Co 4, 5 : Car nous ne prêchons pas nous-mêmes, mais le Christ Jésus, notre Seigneur; mais nous sommes vos serviteurs en Jésus. Aussi la coutume veut-elle que le Souverain Pontife s’appelle le serviteur des serviteurs de Dieu. Il est ainsi clair que l’état épiscopal est plus parfait que l’état de la vie religieuse.

De plus, Denys dit dans la Hiérarchie ecclésiastique, VI, que l’état des moines «ne conduit pas les autres, mais s’en tient à lui-même dans une stabilité unique et sainte». Mais il appartient aux évêques, par l’obligation d’un vœu, de conduire les autres à Dieu. Or, Grégoire dit, dans son commentaire d’Ézéchiel, qu’il n’est rien de plus agréable à Dieu que la recherche empressée des âmes. L’ordre des évêques est donc le plus parfait.

Cela est aussi montré par la coutume de l’Église, en vertu de laquelle les religieux sont choisis pour accéder à l’ordre de l’épiscopat, après avoir été déliés de l’obéissance à leurs supérieurs. Or, cela ne serait pas permis si l’état épiscopal n’était pas plus parfait. En effet, l’Église de Dieu suit la position de Paul, qui dit en 1 Co 12, 31 : Recherchez les dons les meilleurs.

 

 

CHAPITRE 21 : Solution des arguments par lesquels on semble s’en prendre à la perfection de l’état pontifical[30]

 

Mais il n’est pas difficile de résoudre les objections en sens contraire. En effet, la perfection de l’amour du prochain, comme on l’a dit, découle de la perfection de l’amour de Dieu. Or, celle-ci l’emporte tellement dans le cœur de certains, qu’ils veulent non seulement jouir de Dieu et le servir, mais aussi [servir] le prochain à cause de Dieu. Ainsi l’Apôtre dit-il en 2 Co 5, 13‑14 : Si nous avons été hors de sens, en nous mettant à votre portée, pour vous, c’est-à-dire pour votre bien, car l’amour du Christ nous pousse, à tout faire pour vous, comme l’explique la Glose. Or, il est clair que le signe d’un plus grand amour est qu’un homme en serve un autre à cause d’un ami, plutôt que de ne vouloir servir que son ami seulement.

Ce qui est dit aussi de la perfection de la vie contemplative est hors de propos. En effet, puisque l’évêque est établi comme médiateur entre Dieu et les hommes, il lui faut exceller tant par l’action, pour autant qu’il est établi comme serviteur des hommes, que l’emporter par la contemplation afin de tirer de Dieu ce qu’il transmet aux hommes. Aussi Grégoire dit-il dans le Pastoral : «Que le dirigeant l’emporte par l’action et soit attaché à la contemplation plus que tous : qu’il se montre dirigeant pour les réalités intérieures, sans diminuer le soin qu’il apporte aux occupations extérieures, et qu’il s’occupe des réalités extérieures, sans cesser de s’occuper des réalités intérieures.»

Mais même s’ils encourent un préjudice quant à la douceur de la contemplation en raison de l’occupation extérieure par laquelle ils servent le prochain, cela même témoigne de la perfection de l’amour de Dieu. En effet, celui-là montre qu’il aime davantage quelqu’un, qui, occupé à son service, souhaite, parce qu’il l’aime, être privé pendant un certain temps de la joie de sa présence, plutôt que de vouloir toujours jouir de sa présence. Aussi l’Apôtre ajoute-t-il, peu après avoir dit aux Romains que ni la mort, ni la vie ne le sépareront de la charité du Christ : Je souhaite être moi-même éloigné du Christ pour mes frères (Rm 8, 38‑39). En l’expliquant, Chrysostome dit, dans le livre Sur la componction du cœur : «L’amour du Christ a tellement envahi son esprit que ce qu’il aimait plus que tout, être avec le Christ, il le mépriserait si cela plaisait au Christ.»

À la troisième objection, il y a une double réponse. Premièrement, les richesses de l’Église que possèdent les évêques, ils ne les possèdent pas comme si elles leur appartenaient, mais ils les administrent comme des [richesses] communes, ce qui ne s’écarte pas de la perfection évangélique. Ainsi Prosper dit-il – on trouve cela dans le Décret, XII, q. 1, c. 13 : «Posséder des biens d’Église et mépriser ses propres biens par amour de la perfection sont compatibles.» Et par la suite, après avoir invoqué l’exemple de Paulin, il ajoute : «En agissant ainsi, il montre qu’il faut mépriser ses biens propres en vue de la perfection, et posséder sans empêchement les biens d’Église, qui sont communs.»

À ce propos, cependant, il faut observer que si les biens d’Église sont possédés par quelqu’un de manière à ce qu’il n’en retire pas un profit, mais les dispense seulement, cela ne s’écarte pas de la perfection. Autrement, les abbés et les supérieurs des monastères s’écarteraient de la perfection de la vie religieuse en agissant contre le vœu de pauvreté, ce qui est tout à fait absurde. Mais si quelqu’un n’est pas seulement le dispensateur des revenus, mais en devient le maître en en tirant un revenu, il est clair qu’il possède quelque chose en propre. Et ainsi, il s’écarte de la perfection de ceux qui vivent sans biens propres en renonçant à tout.

Mais parce que les évêques peuvent non seulement posséder des biens d’Église, mais aussi des biens patrimoniaux, dont il leur est aussi permis de faire un testament, il semble qu’ils s’écartent de la perfection à laquelle le Seigneur a invité en Mt 19, 21 : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres.

Toutefois, cette question se résout facilement si on se rappelle ce qui a été dit plus haut. En effet, on a dit auparavant que l’abdication de ses propres richesses n’est pas la perfection, mais un instrument de la perfection. Or, il est possible que quelqu’un acquière la perfection sans rejeter effectivement ses propres richesses. Cela peut être éclairé de cette manière.

Lorsque le Seigneur, en transmettant son enseignement sur la perfection, dit en Mt 5, 39‑41 : Si quelqu’un t’a frappé à la joue droite, présente-lui l’autre; et celui qui veut te faire un procès et te prendre ta tunique, donne-lui aussi ton manteau; et quiconque t’aura obligé à faire mille pas, fais-en encore deux mille avec lui, les parfaits ne l’accomplissent pas toujours en acte; autrement, le Seigneur aura manqué à cette perfection, car après avoir reçu un soufflet, il n’a pas présenté l’autre joue, mais il a dit : Si j’ai mal parlé, présente un témoignage de ce que j’ai dit de mal; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu? comme il est dit en Jn 18, 23. Et Paul non plus, lorsqu’on le frappa, n’a pas présenté la joue, mais, comme on le dit en Ac 23, 3, il dit : Dieu te frappera, muraille blanchie!

Il n’appartient donc pas à la perfection que ces actes soient accomplis, mais il faut les entendre selon la préparation de l’âme, comme Augustin le dit dans le livre Sur le discours du Seigneur sur la montagne. En effet, la perfection de l’homme consiste en ce que l’homme ait l’âme prête à accomplir cela chaque fois que ce sera nécessaire. De même, on lit dans le Décret, XLI, c. 4 : «Lorsque le Seigneur dit dans l’évangile : Ses fils ont rendu justice à la sagesse (Mt 11, 19), il montre que les fils de la justice comprennent que la justice ne consiste pas dans le fait de s’abstenir ou de manger, mais dans le fait de supporter la privation avec égalité d’âme.» Aussi l’Apôtre dit-il : Je sais être dans l’abondance comme je sais être dans la privation (Ph 4, 12).

Or, les religieux parviennent à cette égalité d’âme dans la tolérance de la privation en s’exerçant à ne rien posséder. Mais les évêques peuvent y parvenir en s’exerçant au soin de l’Église et à l’amour fraternel, motif pour lequel ils doivent non seulement exposer leurs propres richesses ou être prêts à les mépriser pour le salut du prochain, lorsque cela est opportun, mais aussi leur propre corps, comme on l’a dit plus haut. Aussi Chrysostome dit-il dans son Dialogue : «Le combat des moines est assurément grand», et il ajoute plus loin : «Là, dans l’état monastique, le jeûne est dur, ainsi que les veilles et les autres choses qui contribuent à l’affliction du corps; mais ici, dans l’état du pontife, tout le soin est donné au salut de l’âme.» Et plus loin, il donne un exemple : «Ceux qui pratiquent un art mécanique réalisent des choses étonnantes en utilisant plusieurs instruments; mais le philosophe, n’ayant aucun besoin de ceux-ci, déploie tout son art dans les seules œuvres de l’esprit.»

Mais il pourrait sembler à quelqu’un que les évêques sont obligés de posséder la perfection qui consiste à rejeter les richesses, non seulement par la préparation de l’âme, mais aussi par la mise en œuvre effective. En effet, comme il est dit en Mt 10, 9‑10, le Seigneur a ordonné aux apôtres : Ne possédez ni or ni argent, ni monnaie dans vos ceintures; ni besace, ni deux tuniques, ni chaussures de rechange, ni bâton. Or, les évêques sont les successeurs des apôtres. Ils sont donc obligés par ces commandements adressés aux apôtres.

Mais il est clair que la conclusion qu’on tire est fausse. En effet, il y a eu beaucoup d’évêques dans l’Église dont on ne peut douter de la sainteté, et qui n’ont pas observé cela, tels Athanase, Hilaire et de nombreux autres. Mais comme le dit Augustin dans le livre Contre le mensonge, «il ne faut pas seulement retenir les commandements de Dieu, mais aussi la vie et le comportement des justes. Ainsi, nous trouvons dans les actes des saints comment il faut comprendre beaucoup de choses que nous ne pouvons pas comprendre dans les paroles». La raison en est que le même Esprit Saint qui parle dans les Écritures pousse les saints à agir, conformément à Rm 8, 14 : Ceux qui sont poussés par l’Esprit Saint, ceux-là sont fils de Dieu. C’est pourquoi il ne faut pas croire que ce qui est généralement accompli par les saints va à l’encontre d’un commandement divin. Comme il est dit à cet endroit, et aussi dans le livre Sur l’accord des évangélistes, la raison pour laquelle le Seigneur a dit aux apôtres de ne rien posséder et de ne rien emporter avec eux sur la route, il en a suffisamment donné le sens lorsqu’il ajoute : L’ouvrier mérite son salaire (Lc 10, 7). Il montre là assez clairement que cela est permis, et non ordonné. Ainsi, celui qui ne veut pas recourir à la permission de recevoir des autres ce qu’il lui faut pour vivre, mais apporte ce qui lui appartient pour sa subsistance, n’agit pas contre le commandement du Seigneur. En effet, c’est une chose de ne pas recourir à une permission, ce que Paul a fait; c’en est une autre d’agir à l’encontre d’un commandement.

Il y a aussi une autre réponse : elle consiste à comprendre que le Seigneur a ordonné cela lors de la première mission par laquelle ils étaient envoyés prêcher aux Juifs, chez qui c’était la coutume que les docteurs vivent des contributions de ceux à qui ils enseignaient. En effet, comme le dit Chrysostome, le Seigneur a voulu en premier lieu que les disciples ne soient pas suspects, comme s’ils prêchaient en vue d’une quête; deuxièmement, [il a voulu] qu’ils soient libérés de préoccupations; troisièmement, [il a voulu] qu’ils fassent l’expérience de sa puissance, lui qui pouvait pourvoir à leurs besoins sans faire appel aux choses de ce genre. Mais, par la suite, alors que la passion était imminente et qu’ils avaient déjà été envoyés vers les païens, il leur ordonna autre chose, comme on le lit en Lc 22, 35. En effet, il leur demanda : Lorsque je vous ai envoyés sans bourse ni besace, est-ce que quelque chose vous a manqué? Lorsqu’ils eurent dit : Rien, il ajoute : Mais maintenant, que celui qui a une bourse prenne aussi une besace. Ainsi donc, les évêques, qui sont les successeurs des apôtres, ne sont pas tenus de ne rien posséder, ni de ne rien apporter avec eux sur la route.

 

 

CHAPITRE 22 : L’état pontifical, bien que plus parfait, ne doit pas être recherché[31]

 

Mais, puisque l’Apôtre dit en 1 Co 12, 31 : Recherchez les dons les meilleurs, si l’état pontifical est meilleur que l’état de la vie religieuse, on devrait davantage rechercher l’état pontifical que d’entrer dans l’état de la vie religieuse.

Mais, si l’on observe avec soin, on trouve facilement la raison évidente pour laquelle l’état de la vie religieuse est désirée de façon méritoire, alors que l’état pontifical n’est pas désiré sans le vice d’ambition. En effet, celui qui adopte l’état de la vie religieuse en renonçant à lui-même et à ses biens, se soumet à d’autres pour le Christ; mais celui qui est promu à l’état pontifical reçoit un honneur élevé pour ce qui relève du Christ, ce qu’il semble présomptueux de désirer, puisqu’un honneur et un pouvoir plus grands ne sont dus qu’aux meilleurs. Aussi Augustin dit-il dans La cité de Dieu : «L’Apôtre a voulu expliquer ce qu’est l’épiscopat, car c’est un mot qui désigne une tâche, et non un honneur. Il s’agit d’un mot traduit à partir du grec, signifiant que celui qui est placé au-dessus surveille ceux au-dessus de qui il est placé, en prenant soin d’eux : scopos indique l’intention. Donc, si l’on veut, on peut traduire en latin episcopein par superintendere, en comprenant que n’est pas évêque celui qui aime être au-dessus des autres, sans être à leur service[32]. Aussi n’est-il interdit à personne de s’appliquer à connaître la vérité, ce qui relève d’un loisir louable; mais il est inconvenant de désirer un poste supérieur, sans lequel le peuple ne peut être dirigé, même s’il est occupé et exercé comme il le faut. Pour cette raison, l’amour ardent de la vérité recherche un saint loisir, mais l’exigence de la charité accepte une occupation juste. Si personne n’impose ce fardeau, il faut plutôt s’adonner à rechercher et à contempler la vérité. Mais s’il est imposé, il doit être accepté selon que l’exige la charité.»

Chrysostome aussi, en expliquant ce passage de Matthieu : Les princes des païens les dominent (Mt 20, 25), parle ainsi : «Il est bon de désirer une œuvre bonne, car elle relève de notre volonté et elle est notre récompense. Mais convoiter un primat d’honneur relève de la vanité… En effet, même l’Apôtre ne recevra pas de louange de la part de Dieu parce qu’il a été apôtre, mais parce qu’il aura bien accompli l’œuvre de l’apostolat. Un comportement meilleur doit donc être désiré, et non un degré plus digne.»

Il faut aussi porter attention à autre chose : l’état de la vie religieuse ne présuppose pas la perfection, mais mène à la perfection. Mais la dignité pontificale présuppose la perfection. En effet, celui qui reçoit l’honneur du pontificat assume un magistère spirituel. Aussi l’Apôtre disait-il en 1 Tm 2, 7 : J’ai été établi comme prédicateur et apôtre – je dis vrai, je ne mens pas  ‑ docteur des païens dans la foi et la vérité. Or, il est ridicule que celui-là devienne maître de la perfection, qui ne connaît pas d’expérience la perfection. Et comme le dit Grégoire dans le Pastoral, «le comportement du dirigeant doit dépasser le comportement du peuple dans la mesure même où la vie du pasteur se distingue de celle du troupeau».

Or, on peut tirer cette différence à partir des paroles du Seigneur. En effet, en donnant le conseil de la pauvreté, le Seigneur avait utilisé ces mots : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres. Il apparaît ainsi clairement que le choix de la pauvreté n’exige pas une perfection antérieure, mais y conduit. Mais, lorsqu’il confia à Pierre une fonction de prélat, il s’enquit : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci? Après que celui-ci eut répondu : Tu sais bien que je t’aime, [le Seigneur] ajouta : Pais mes brebis (Jn 21, 15‑17). Par quoi il est donné à entendre que l’acceptation d’une fonction de prélat exige au préalable la perfection de la charité.

Or, il paraît présomptueux pour quelqu’un de s’estimer être parfait. Aussi l’Apôtre dit-il en Ph 3, 12 : Non que j’aie déjà atteint ou que je sois parfait. Et il ajoute par la suite : Nous tous qui sommes des parfaits, c’est ainsi qu’il nous faut penser! Mais que quelqu’un désire la perfection et veuille la poursuivre, cela ne relève pas de la présomption, mais semble relever de la sainte émulation à laquelle l’Apôtre exhorte en 1 Co 12, 31 : Désirez les dons les meilleurs.

C’est pourquoi adopter l’état de la vie religieuse est louable; mais soupirer après le sommet de la prélature relève d’une trop grande présomption. Aussi Grégoire dit-il dans le Pastoral : «Celui qui a refusé la fonction de prélat ne résiste pas complètement; et celui qui voulait être désigné se voit purifié par la pierre de l’autel. De sorte que celui qui n’est pas purifié n’ose pas s’approcher des saints mystères et que celui que la grâce d’en haut a choisi ne refuse pas avec orgueil sous une apparence d’humilité. Parce qu’il est très difficile pour chacun de se savoir purifié, la fonction de la prédication est donc plus sûrement déclinée.»

Il faut aussi observer une autre chose : l’abaissement temporel accompagne l’état de la vie religieuse; mais, en sens contraire, beaucoup de biens temporels sont associés à l’état de prélat. Ceux qui adoptent l’état de la vie religieuse montrent donc clairement qu’ils ne recherchent pas les biens temporels, mais tendent par leur abaissement aux biens spirituels. Mais ceux qui prennent la dignité pontificale considèrent la plupart du temps les biens temporels plus que les biens éternels. Aussi Grégoire dit-il dans le Pastoral : «Il était louable de rechercher l’épiscopat lorsqu’il n’y avait aucun doute qu’on parviendrait à des tourments plus sérieux.» Et il ajoute par la suite : «Celui-là n’aime pas une fonction sainte, mais l’ignore plutôt, qui, soupirant après le sommet du pouvoir, se repaît de la soumission des autres dans la méditation secrète de sa pensée, prend plaisir à sa propre gloire, élève son cœur vers les honneurs, exulte dans l’abondance des biens qui affluent. La richesse du monde est recherchée sous l’apparence de la charge par laquelle les richesses du monde devaient être détruites.»

Il faut aussi porter attention à autre chose : celui qui prend sur lui l’état de prélat s’expose à beaucoup de dangers. En effet, Grégoire dit dans le Pastoral : «La plupart du temps, l’accomplissement de la bonne action qui était obtenu dans la tranquillité est perdu dans l’occupation du gouvernement, car, sur une mer paisible, même le marin sans expérience dirige le navire, mais, sur les flots de la tempête, le marin expérimenté se confond avec celui qui en est perturbé. En effet, qu’est-ce que le sommet du pouvoir, sinon une tempête de l’esprit, dans laquelle le navire du cœur est toujours secoué par les bourrasques des pensées, poussé sans cesse ici et là, de sorte que, par les débordements soudains de la parole et de l’action, il se brise pour ainsi dire sur les rochers qui se trouvent sur son passage?» Un exemple de ce danger est donné chez David, comme le dit Grégoire : «David, gracieux en tous ses actes par son jugement de chef, au point où il ne ressentait pas le poids de sa charge, explosa sous l’affliction de sa blessure, et, facilement emporté par le désir d’une femme, il devint d’une cruauté sans pitié pour faire mourir son mari : d’abord, il ne voulut pas que le persécuteur appréhendé périsse; ensuite, il élimina le soldat loyal avec la perte de l’armée.»

Mais celui qui adopte l’état de la vie religieuse évite les dangers de pécher. Ainsi Jérôme dit-il, en parlant comme un moine, dans sa lettre à Vigilantius : «Moi, lorsque j’ai fui, je veux dire, le monde, je ne suis pas vaincu par le fait de fuir, mais c’est pour vaincre que je fuis. Il n’y a aucune sécurité à dormir près d’un serpent : il peut arriver qu’il ne me morde pas, mais il peut arriver qu’il me morde!» C’est donc affaire de prudence que quelqu’un adopte l’état de la vie religieuse pour éviter les dangers de pécher. Mais aspirer de son propre gré à l’état de prélat relève d’une trop grande présomption, si l’on s’estime assez fort pour rester en sécurité parmi les dangers; ou bien, c’est ne pas avoir du tout souci de son propre salut, si l’on ne prend pas soin d’éviter les péchés.

Il ressort donc clairement de cela que l’état de prélat, même s’il est la perfection, ne peut cependant être convoité sans vice.

 

 

CHAPITRE 23 : Est-ce que les prêtres et les archidiacres sont dans un état plus parfait que les religieux[33]?

 

Mais certains ne se satisfont pas seulement de placer l’état des évêques au-dessus de l’état des religieux, mais aussi celui des doyens, des prêtres paroissiaux, des archidiacres et de tous ceux qui ont charge d’âmes. Ils s’efforcent d’affirmer cela de multiples façons.

En effet, Chrysostome dit, dans son livre Dialogue, VI : «Si tu m’amènes un moine, que j’appellerais Élie en exagérant, et qui, aussi longtemps qu’il est seul, s’il n’est pas dérangé, ne pèche pas non plus gravement, que dis-je, qui n’a rien pour l’exciter et l’exaspérer, il ne pourrait cependant pas être comparé à celui qui est livré au peuple et qui, forcé de supporter bien des péchés, demeure immuable et fort.» Il semble ainsi clair que le moine, aussi parfait soit-il, ne puisse être égalé à tous ceux qui ont charge d’âmes, s’ils l’exercent bien.

De plus, [Chrysostome] ajoute par la suite, dans le même livre : «Si quelqu’un m’offrait de choisir ce que je préférerais entre la fonction sacerdotale et la solitude des moines, je choisirais sans hésiter la première.» Il faut donc préférer sans hésiter l’état de ceux qui ont charge d’âmes à la vie dans la solitude des moines, qui est considérée comme le genre de vie religieuse le plus parfait[34].

De même, Augustin dit, dans la lettre à Valérius : «Que ta prudence religieuse considère qu’il n’y a rien de plus facile, de plus joyeux et de plus agréable aux hommes en cette vie et surtout en ce moment, que la fonction d’évêque, de prêtre ou de diacre. Mais si elle est exercée avec négligence et par flatterie, il n’y a rien de plus misérable, de plus triste et de plus coupable aux yeux de Dieu. De même, [tu dois considérer] qu’il n’y a rien de plus difficile, de plus pénible et de plus dangereux en cette vie et surtout en ce moment, que la fonction d’évêque, de prêtre ou de diacre; mais qu’aux yeux de Dieu, il n’y a rien de plus heureux, si on y combat comme celui qui nous commande l’ordonne.» L’état de la vie religieuse n’est donc pas plus parfait que l’état des prêtres ou des diacres, qui ont charge d’âmes, à la fonction desquels il appartient de vivre au milieu des hommes.

De plus, Augustin dit à Aurélius : «Il faut beaucoup déplorer que nous élevions les moines à un orgueil si dommageable et que nous estimions dignes d’un tel mépris les clercs, dont nous sommes, si les gens du peuple disent en se moquant de nous : “C’est un mauvais moine, mais un bon clerc!”, alors que, parfois, un bon moine fait à peine un bon clerc.» La perfection du bon clerc est donc plus grande que celle du bon moine.

De même, il dit un peu plus haut : «Il ne faut pas donner occasion aux serviteurs de Dieu, c’est-à-dire aux moines, de croire plus facilement qu’ils ont été choisis pour quelque chose de meilleur, c’est-à-dire la fonction de clercs, s’ils sont devenus plus mauvais», à savoir, en quittant le monastère. La fonction de clerc est donc meilleure que l’état monastique.

De même, Jérôme dit au moine Rusticus : «Vis dans le monastère de manière à mériter d’être clerc.» La fonction de clerc est donc meilleure que la manière de vivre du moine.

De plus, il n’est pas permis de passer de ce qui est plus élevé à ce qui l’est moins. Or, il est permis de passer du monastère à la fonction de prêtre ayant charge d’âmes, comme le dit le pape Gélase, ce qu’on trouve le Décret, XVI, q. 1, c. 28 : «Si un moine qui est reconnu digne du sacerdoce par le mérite d’une vie sainte, et si l’abbé sous l’autorité duquel il combat demande à l’évêque qu’il devienne prêtre, il doit être choisi et ordonné à l’endroit que celui-ci aura déterminé, et, après avoir été choisi par le peuple ou par l’évêque, il devra accomplir avec prudence et justice tout ce qui relève de la fonction sacerdotale.» Et plusieurs autres chapitres sont indiqués en cet endroit [q. 1], et à la dist. 58. Par tout cela, il semble donc que l’état de certains clercs, et surtout de ceux qui ont charge d’âmes, est placé au-dessus de l’état de la vie religieuse.

La raison de ce qui vient d’être dit peut en être aisément saisie, si l’on se rappelle ce qui a été dit plus haut [ch. 18]. En effet, on a déjà dit que l’acte de perfection est autre chose que l’état de perfection. Car seule l’obligation perpétuelle envers ce qui concerne la perfection constitue l’état de perfection, [obligation] sans laquelle un très grand nombre accomplissent les œuvres de la perfection, par exemple, gardent la continence sans aucun vœu ou vivent dans la pauvreté.

Il faut de plus considérer que, chez les prêtres et les diacres qui ont charge d’âmes, il faut remarquer deux choses : la fonction de la charge d’âmes et la dignité de l’ordre. Or, il est clair que ceux qui reçoivent la fonction de la charge d’âmes n’ont pas d’obligation perpétuelle, puisque souvent ils abandonnent la charge reçue, comme cela est clair pour ceux qui quittent leurs paroisses ou leur archidiaconat, et entrent en religion. Or, il ressort clairement de ce qui a été dit plus haut que l’état de perfection n’existe pas sans obligation perpétuelle. Il est donc clair que les archidiacres et les prêtres paroissiaux, et aussi ceux qui ont été choisis avant leur consécration, n’ont pas encore reçu l’état de perfection, comme ne l’ont pas [reçu] les novices avant leur profession.

Mais il arrive, comme on l’a dit plus haut, que quelqu’un qui n’est pas dans l’état de perfection accomplisse des œuvres de perfection et est parfait selon l’habitus de la charité. Il arrive donc que des archidiacres ou des [prêtres] paroissiaux soient parfaits selon l’habitus de charité et participent à une fonction de perfection, mais n’atteignent cependant pas l’état de perfection. Le signe manifeste en est que, pour ceux qui sont assignés ou obligés perpétuellement à quelque chose, une certaine solennité ecclésiastique est attachée à une telle obligation; par exemple, ceux qui sont consacrés comme évêques, ou qui sont bénis lors de la profession de la vie religieuse, même selon le rite ancien de l’Église, comme cela est clair chez Denys, dans la Hiérarchie ecclésiastique, VI. Or, il est clair que rien de cela n’est accompli lorsqu’on confie un archidiaconat ou une paroisse, mais il y a simple investiture par un anneau ou par quelque chose de ce genre. Il ressort donc clairement que, par le fait que quelqu’un reçoit un archidiaconat ou la charge d’une paroisse, il n’a pas l’obligation perpétuelle d’un état.

Après avoir vu cela, il est facile de résoudre les objections en sens contraire.

En effet, à propos de ce que dit Chrysostome : «Si tu m’amènes un moine, que j’appellerais Élie, il ne pourrait cependant pas être comparé à celui qui est forcé de supporter bien des péchés», il ressort clairement de ce qu’il dit qu’il n’a pas l’intention de comparer un état à un autre, mais de montrer que la difficulté de persévérer est plus grande chez celui qui dirige des gens que chez celui qui mène une vie solitaire. Cela est clair si on lit tout le texte. En effet, il ne dit pas que le moine ne doit pas être comparé à celui qui est forcé de porter les péchés du peuple, mais que le moine, «s’il n’est pas dérangé et s’il ne pèche pas pendant qu’il est seul, ne peut être comparé à celui qui demeure immuable et fort au milieu de la foule», car il relève d’une plus grande vertu de se garder intact alors que beaucoup de dangers sont imminents. Aussi dit-il avant ces paroles : «Lorsque quelqu’un s’est trouvé au milieu des flots et a réussi à sauver le navire de la tempête, alors il mérite des autres à juste titre le témoignage qu’il est un bon capitaine.»

En effet, on pourrait aussi dire que celui qui se conduit bien parmi les méchants, montre qu’il a une vertu plus grande que celui qui se conduit bien parmi les bons. Ainsi est-il dit à la louange de Lot, en 2 P 2, 8, qu’«il était juste dans ce qu’il voyait et entendait, alors que, habitant parmi eux, il torturait jour après jour son âme de juste à cause des œuvres iniques». Toutefois, on ne peut pas dire que le fait de vivre au milieu des méchants appartient à l’état de perfection, puisque, selon les enseignements de la Sainte Écriture, cela doit plutôt être évité par prudence. Il n’est donc pas montré par ces paroles que l’état de ceux qui ont charge d’âmes est plus parfait que l’état des religieux, mais qu’il est plus dangereux.

La réponse est claire aussi pour les paroles [de Chrysostome] qui sont ajoutées par la suite : «Si quelqu’un m’offrait de choisir ce qui me plairait davantage entre la fonction sacerdotale et la solitude des moines, je choisirais sans hésiter la première», à savoir que je me plairais davantage dans la fonction sacerdotale. Il faut observer ici qu’il ne dit pas qu’il préférerait se trouver dans la fonction sacerdotale que dans la solitude des moines, mais qu’il se plairait davantage dans celle-là que dans celle-ci. En effet, se plaire dans la fonction sacerdotale consiste à demeurer dans la fonction sacerdotale sans péché, ce qui est plus difficile que d’être sans péché dans la solitude des moines, comme il l’avait déjà dit. Or, là où le danger est plus grand, là est montrée une plus grande vertu si le danger est évité, comme on l’a déjà dit. Et bien que n’importe quel sage choisirait d’avoir une vertu assez grande afin de pouvoir demeurer sain et sauf au milieu de n’importe quel danger, personne, à moins d’être insensé, ne préférerait pour cette raison un état plus dangereux à un état plus sûr.

Par là aussi apparaît la solution aux paroles d’Augustin, par lesquelles il affirme que rien n’est plus dangereux et pénible que la fonction d’évêque, de prêtre et de diacre, si elle est bien exercée, et que rien n’est plus agréable à Dieu. Car par le fait même qu’il est plus pénible et difficile de se garder exempt de péché dans l’exercice de cette fonction, il montre qu’il possède une plus grande vertu et que cela est plus agréable à Dieu. Cependant, il n’en découle pas que l’état des prêtres paroissiaux ou des archidiacres ait une plus grande perfection que l’état de la vie religieuse.

Pour tout ce qui suit, et s’il existe quelque chose de semblable, il y a une seule et même réponse. Car, dans toutes ces autorités, l’état de la vie religieuse n’est pas comparé à l’état des curés, mais l’état des moines en tant qu’ils sont moines à l’état des clercs. En effet, les moines ne sont pas des clercs par le fait qu’ils sont moines, puisque beaucoup sont moines, et pourtant laïcs; et, à l’époque ancienne, presque tous les moines étaient des laïcs, comme on le lit dans le Décret, XVI, q. 1, c. 39. Or, il est clair que, dans l’Église de Dieu, les clercs ont une position supérieure aux laïcs; ainsi, les laïcs sont promus à la condition de clerc comme à quelque chose de plus grand. Et de même que la position est supérieure, de même une vertu plus grande est exigée du bon clerc que du bon laïc, bien que celui-ci soit moine.

Mais, chez le moine clerc, deux choses existent en même temps : la condition de clerc et l’état de la vie religieuse. De même, chez le clerc qui a charge d’âmes, deux choses existent en même temps : la charge d’âmes et la condition de clerc. Le fait donc que les clercs sont placés au-dessus des moines ne concerne en rien le fait que les curés, en tant que curés, soient placés au-dessus des moines; mais il est vrai que, s’ils exercent bien et sans péché leur fonction, ils démontrent qu’ils ont une plus grande vertu que si le moine reste sans péché, comme on l’a dit plus haut.

Mais le fait qu’un moine soit retenu pour une charge d’âmes, même dans des églises paroissiales, ne montre pas que l’état de curé, en tant que curé, est plus parfait, car le religieux, en recevant la paroisse, n’abandonne pas son état antérieur. En effet, il est dit dans le Décret, XVI, q. 1, c. 3 : «À propos des moines qui, après être longtemps demeurés dans des monastères, parviennent ensuite aux ordres du clergé, nous décidons qu’ils ne doivent pas s’écarter de leur ancien genre de vie.» Il n’est donc pas ainsi montré que l’état du clerc qui a charge d’âmes est plus parfait que l’état de la vie religieuse, bien que des religieux puissent accepter une charge d’âmes en demeurant dans leur état et dans leur genre de vie antérieurs. Mais ceux qui sont promus à l’épiscopat reçoivent un état plus élevé.

 

 

CHAPITRE 24 : Arguments pour montrer que les prêtres ayant charge d’âmes sont dans un état de perfection plus grand que les religieux

 

À la vérité, certains[35], qui sont énervés par la recherche du conflit et qui ne pèsent pas correctement ce qu’ils disent ni ce qu’ils entendent, s’efforcent encore de s’opposer à ce qui a déjà été dit. Leurs affirmations me sont parvenues après que j’eus écrit ce qui a été dit plus haut. Pour les réfuter, il est nécessaire de reprendre certaines choses qui ont été exposées auparavant.

Premièrement, ils s’efforcent donc de montrer de multiples façons que les archidiacres et les prêtres paroissiaux sont dans un état de perfection, même plus grand que celui des religieux.

1. En effet, si le prêtre commet un délit, il est ordonné qu’il soit rejeté de son état selon les canons, comme on le lit dans le Décret, LXXXI, dist., Si quis amodo episcopus, et XIV, q. 4, c. 4, Si quis oblitus. Il se trouvait donc dans un état, autrement, il ne pourrait pas être rejeté de cet état.

2. De même, on trouve que le mot «état» s’emploie de plusieurs façons. En effet, il comporte une certaine rectitude, car on dit de l’homme qui est debout qu’il se tient debout[36]. Aussi Grégoire dit-il dans Morales, VII : «Ceux qui tombent à cause de paroles coupables perdent tout état de rectitude.» [L’état] comporte aussi permanence et stabilité, selon ce que dit Grégoire dans Morales, VIII : «La protection et la conservation par le Créateur consistent en ce que nous demeurons en état.» Et dans sa neuvième homélie sur Ézéchiel, deuxième partie : «La pierre est carrée, et, quel qu’en soit le côté, elle demeure en état : elle ne change pas si on la retourne.» [L’état] comporte aussi une étendue ou une longueur : en effet, il vient de «se tenir debout». Puisque les archidiacres et les prêtres paroissiaux ont une grandeur spirituelle, puisqu’ils reçoivent une charge d’âmes en raison de leur zèle; puisqu’ils ont aussi une permanence, car ils persévèrent immobiles et forts parmi les dangers; puisqu’ils ont encore la droiture de l’intention et de la justice, il ne faut pas dire que ceux-là ne sont pas dans un état.

3. De même, l’institution des formes de vie religieuse n’a pas pu porter préjudice aux diacres et aux prêtres qui ont charge d’âmes. Or, avant que les formes de vie religieuse n’aient été établies, ceux qui avaient charge d’âmes étaient dans un état de perfection. En effet, il est dit en 1 Tm 5, 17 : Les prêtres qui exercent bien la présidence, à savoir, par leur vie et leur enseignement, méritent de recevoir de leur sujets un double honneur, à savoir qu’ils doivent leur obéir au spirituel, et leur dispenser [des biens] extérieurs. Ils ont donc aussi un état de perfection après l’établissement des formes de vie religieuse.

4. De même, ils disent qu’à l’époque de Jérôme, «prêtre» et «évêque» étaient des synonymes, comme cela ressort clairement de ce que dit Jérôme en commentant l’épître à Tite : «Autrefois, le prêtre était une même [personne] que l’évêque.» Mais, par la suite, «il a été décidé dans le monde entier qu’un parmi les prêtres serait placé au-dessus des autres, et que les semences de schismes seraient enlevées.» Si les évêques sont dans un état plus parfait que les religieux, les prêtres aussi seront dans un état plus parfait.

5. De même, celui qui est retenu pour une fonction d’Église plus élevée et plus fructueuse semble être dans un état plus élevé. Or, les archidiacres et les prêtres ayant charge d’âmes sont retenus pour une fonction plus digne que les religieux, car «bien que la vie contemplative soit plus sûre, la vie active porte cependant plus de fruits», comme on lit dans les Décrétales, I, tit, 9, c. 10 et 11, De renuntiationibus. Les prêtres ayant charge d’âmes sont donc dans un état plus élevé que les religieux.

6. De même, il ne peut y avoir de charité plus grande que d’exposer sa vie pour ses amis, comme il est dit en Jn 15, 13. Or, les bons curés donnent leur vie pour leurs sujets, dont ils se font aussi les serviteurs, selon ce que dit 1 Co 9, 19 : Libre à l’égard de tous, je me suis fait l’esclave de tous. Ils semblent aussi avoir plus de mérite puisqu’ils travaillent davantage, selon ce que dit l’Apôtre en1 Co 15, 10 : J’ai travaillé plus que tous, et en 1 Co 3, 8 : Chacun recevra un salaire proportionné à son travail. Il semble donc que les prêtres ayant charge d’âmes soient dans un état plus parfait que les religieux.

7. De même, cela semble être aussi la même chose pour les archidiacres. En effet, les sept diacres que les apôtres ont choisis étaient dans un état de perfection supérieur. En effet, il est dit en Ac 6, 3 : Frères, cherchez sept hommes de bonne réputation, remplis de l’Esprit Saint et de sagesse, que nous préposerons à cette fonction. Sur ce texte, une glose de Bède dit : «Ici, les apôtres décidaient d’établir sept diacres dans les églises, qui seraient d’un degré plus élevé et comme des colonnes pour le prochain autour de l’autel.» Or, il semble qu’ils aient été dans un état de perfection, eux qui étaient à un degré supérieur aux autres et qui semblaient porter comme des colonnes le poids de l’Église. Or, les archidiacres représentent leur degré dans l’Église, eux qui «assurent le service et sont à la tête de ceux qui assurent le service», selon la Glose à cet endroit. Il semble donc que les archidiacres soient dans un état de perfection plus élevé que les curés à la tête desquels ils sont, et aussi, par voie de conséquence, que les religieux.

8. De même, il est insensé de dire que les bienheureux Étienne, Laurent et Vincent, archidiacres, n’étaient pas dans un état de perfection, eux qui ont mérité d’obtenir la palme du martyre.

9. De même, les curés et les archidiacres ressemblent davantage à des évêques que n’importe quel moine ou religieux, qui se trouvent au degré le plus bas de soumission, au point où les prêtres sont appelés évêques, selon ce que dit Ac 20, 28 : Prenez garde à vous-mêmes et à tout le troupeau dont l’Esprit Saint vous a établis gardiens [episcopos] pour gouverner l’Église de Dieu. La Glose interprète cela des prêtres éphésiens. À bien plus forte raison, les curés sont-ils dans un état de perfection.

10. De même, l’administration des biens d’Église ne diminue pas l’état de perfection, puisque ce sont des biens communs, comme on le lit dans le Décret, XII, c. 1, Expedit. Les curés ou les archidiacres ne dérogent donc pas à l’état de perfection en raison de l’administration des biens d’Église.

11. De même, les curés et les archidiacres sont tenus d’offrir l’hospitalité à même les biens temporels, comme on le lit dans le Décret, XLII, c. 1. Or, le moine ne peut faire cela, car il ne possède rien en propre. Le curé a donc un plus grand mérite que le moine.

12. De même, Grégoire dit : «Aucun sacrifice ne plaît autant à Dieu que le zèle pour les âmes», et Bernard dit, à propos de l’amour de Dieu, que «celui qui en attire un plus grand nombre à l’amour de Dieu a un plus grand amour de Dieu». Or, cela convient à l’archidiacre et au curé, et non au moine, dont ce n’est pas la fonction d’attirer quelqu’un.

13. De même, comme le patriarche est à la tête de son patriarcat et l’évêque à la tête de son évêché, ainsi en est-il de l’archidiacre dans son archidiaconé et du curé dans sa paroisse. «En effet, que fait l’évêque, sauf l’ordination, que le curé ne fait pas? comme on lit dans le Décret, XCIII, c. 24, Legimus. Et tout ce qui est dit de l’évêque ou de celui qui doit être ordonné évêque, selon les treize chapitres de la règle apostolique[37], doit s’entendre de tous ceux qui sont choisis à une fonction de direction [praelatio], comme le curé et l’archidiacre, comme on lit dans le Décret, LXXXI, c. 1. Si donc l’évêque est dans un état de perfection plus élevé que le moine, pour une égale raison, le curé et l’archidiacre aussi.

14. De même, il est ordonné de chasser un prêtre ou un diacre de son état en raison d’une faute, et de le reléguer dans un monastère pour faire pénitence, comme on le lit dans le Décret, LXXXI, Dictum est et Si quis clericus. Il semble ainsi que l’état d’archidiacre ou de curé paroissial soit vraiment un état. Or, l’entrée en religion n’est pas un état, mais plutôt une chute ou une descente.

Voilà ce que l’on peut tirer de leurs écrits, bien que ce n’y soit pas mis dans le même ordre.

 

 

CHAPITRE 25 : Arguments pour montrer qu’il n’est pas nécessaire que les prêtres ayant charge d’âmes ou les archidiacres ne soient pas dans un état de perfection parce qu’ils ne reçoivent pas une bénédiction ou une consécration lors de leur institution

 

      Mais parce qu’il a été montré plus haut que les archidiacres et les curés ne sont pas dans un état de perfection, il reste à voir comment ils s’efforcent de repousser ces démonstrations. En effet, on a dit plus haut que tout état dans l’Église est conféré avec une consécration ou une bénédiction solennelle, qui n’est pas accomplie lorsqu’une cure paroissiale ou l’archidiaconat sont conférés. Ils tentent de repousser cette démonstration de multiples façons.

1. Premièrement, parce que, dans la consécration d’un évêque comme dans celle d’un prêtre, les paroles sont les mêmes : «Seigneur, que soient consacrées et sanctifiées ces mains, etc.»

2. De même, si l’on dit qu’une onction est faite sur la tête d’un évêque, et non sur celle d’un prêtre, cela ne semble pas concluant, car même les rois étaient autrefois oints sur la tête, eux qui ne peuvent cependant pas revendiquer pour eux-mêmes un état de perfection. On ne peut donc pas dire à cause de cela que l’évêque est dans un état supérieur à celui du prêtre ayant charge d’âmes parce qu’il reçoit une onction sur la tête.

3. De même, le mérite n’est pas acquis par la consécration, mais par les actions bonnes de l’esprit. En effet, un méchant est parfois consacré comme évêque, et, à cause de cela, il démérite davantage. «En effet, celui qui est plus grand par l’honneur n’est pas plus juste, mais celui qui est plus juste est plus grand», comme on lit dans le Décret, XL, c. 12, Multi. Et dans cette même distinction, il est dit que «ce ne sont pas les endroits ou les ordres qui rendent proches du Créateur, mais les mérites bons nous unissent à lui et les mauvais nous en éloignent»; et «ceux qui occupent la place des saints ne sont pas les fils des saints, mais ceux qui accomplissent les actes des saints». Les évêques ne sont donc pas dans un état plus parfait que les curés parce qu’ils reçoivent une consécration plus élevée.

4. De même, la consécration de la tête est davantage en rapport avec le signe et le degré du sacerdoce : en effet, l’épiscopat n’est pas un ordre nouveau, mais un degré dans un ordre, autrement il y aurait plus que sept ordres. Or, la perfection de la charité est en rapport avec le mérite de la sainteté, et non avec le degré de l’ordre. Les évêques, qui accèdent à un degré plus élevé du sacerdoce par l’onction de la tête, ne sont donc pas dans un état plus parfait.

5. De même, l’évêque institue un archidiacre, un prêtre paroissial ou un curé par un livre ou par un anneau, comme on le lit dans les Décrétales, II, tit. 27, c. 12, De sententia rei judicatae. Ou lorsque le pape ordonne que quelqu’un soit institué dans une église comme chanoine ou comme frère, ou comme prêtre paroissial ou curé, il ordonne que celui-ci soit institué «avec la plénitude de l’honneur», comme on le lit dans les Décrétales, III, tit. 8, c. 4, De concessione ecclesiae, «Proposuit». Il semble donc que l’état des curés et des archidiacres en est un dont on puisse être écarté.

 

 

CHAPITRE 26 : Arguments pour montrer que la révocation de la charge d’âmes ne suffit pas pour démontrer que les prêtres ayant charge d’âmes ou les archidiacres ne sont pas dans un état de perfection

 

De même, contre ce qui a été dit, à savoir que l’archidiacre ou le curé ne sont pas dans un état de perfection parce qu’ils peuvent s’en retirer sans péché, ils font de multiples objections.

1. Premièrement, ils disent qu’à cause de cela, un prêtre ayant charge d’âmes peut passer à la vie religieuse, bien que l’état de curé soit plus parfait et plus fructueux, parce que l’état religieux est plus sûr. Pour le prouver, il[38] invoque ce qui est dit dans les Décrétales, I, tit. 5, c. 10, § 11, De renuntiationibus, «Nisi sum pridem».

2. De même, un mari ne peut renvoyer son épouse et celle-ci ne peut passer à l’état religieux malgré elle, comme il est dit dans les Décrétales, III, tit. 32, c. 8, De conversione conjugatorum, «Ex publico». Or, la raison n’en est pas que l’état de mariage possède une perfection plus grande que l’état religieux ou qu’il lui est égal, mais parce qu’il s’est indissolublement lié à son épouse par le mariage. De la même façon, donc, bien qu’un prêtre ayant charge d’âmes puisse passer à la vie religieuse, il n’en découle pas que l’état religieux soit plus parfait ou d’une égale perfection.

3. De même, il invoque pour cela l’exemple de David : comme il ne pouvait pas combattre avec les armes de Saül qui exigeaient une plus grande force, ainsi qu‘on le rapporte en 1 Sm 17, il s’en remit à des armes d’une plus grande humilité, bien que d’une plus grande énergie et d’une plus grande force, une fronde et une pierre, par lesquelles l’enfant écarta et abattit le géant philistin qui était un combattant depuis son adolescence. À l’exemple de David, un curé peut donc se tourner vers les armes d’une plus grande humilité, à savoir la vie religieuse, bien qu’il ait été dans un état plus parfait.

4. De même, si l’inséparabilité était la cause de l’état, il en découlerait qu’il ne serait pas permis à quelqu’un de passer d’un état à l’autre. Or, cela est permis. L’inséparabilité ne fait donc pas partie de la nature de l’état.

5. De même, selon le droit écrit, un prélat pourrait rappeler de la vie religieuse un curé qui lui est soumis, s’il savait que celui-ci pouvait être utile ou avantageux pour son église. Bien plus, un curé ne doit pas quitter son église sans le consentement et l’autorisation de l’évêque : s’il l’a fait, l’évêque peut exercer contre lui un châtiment canonique, comme on le trouve dans les Décrétales, I, tit. 9, c. 4, De renuntiationibus, «Admonet»; Décrétales, V, tit. 33, c. 3, De privilegiis, «Cum et plantare», § «In ecclesiis»; et Décret, VII, q. 1, c. 37, Episcopus de loco. Il ne semble donc pas vrai que l’état religieux soit plus parfait pour la raison que les curés peuvent entrer en religion.

6. De même, en sens inverse, un moine peut, en raison des besoins d’une église et du soin des âmes, passer de la vie religieuse à une église séculière ayant charge d’âmes, comme on le trouve dans le Décret, XVI, q. 1, c. 30 et 29, Vos autem et Monachos, «car le bien d’un grand nombre doit être préféré au bien d’un seul», Décret, VII, q. 1, c. 35, Scias.

7. De même, il ne découle pas du fait que quelqu’un peut déchoir de la perfection de la charité, qu’il ne s’est jamais trouvé dans la perfection de la charité, mais plutôt le contraire, qu’il s’y trouvait. Bien qu’un curé puisse, pour une certaine cause, s’éloigner du gouvernement qu’il exerce, il n’en découle pas qu’il n’était pas dans un état de perfection.

8. De même, que les prélats majeurs, c’est-à-dire les évêques, ne puissent passer à la vie religieuse sans la permission du Souverain Pontife, cela a été promulgué dans une constitution de l’Église à l’époque [du pape] Innocent, comme cela ressort clairement de cette décrétale, Décrétales, I, tit. 9, c. 10, De renuntiationibus, «Nisi cum pridem». Avant cette constitution, cela était donc permis aux [prélats] majeurs comme mineurs. Et cependant, les [prélats] majeurs sont dans un état plus parfait. Cela n’empêche donc pas les curés d’être dans un état plus parfait que les religieux, bien qu’ils puissent passer à la vie religieuse sans la permission du Souverain Pontife.

9. De même, personne ne doit être choisi comme évêque s’il n’est pas dans les ordres sacrés, comme on le lit dans le Décret, C. 60, c. 4, Nullus in episcopum. Or, celui qui est dans les ordres sacrés ne peut avoir d’épouse. Il n’est donc pas vrai que celui qui est choisi peut avoir une épouse.

 

 

CHAPITRE 27 : Solution des arguments par lesquels on semblait démontrer que les prêtres ayant charge d’âmes et les archidiacres sont dans un état plus parfait que les religieux[39]

 

Il faut donc démontrer à quel point ce qui a été avancé est futile, dérisoire et erroné sur plusieurs points, en pesant soigneusement l’efficacité de chaque élément.

Le fait qu’ils invoquent certains canons pour démontrer que les curés et les archidiacres sont dans un état est hors de propos, car, dans les chapitres invoqués, il n’est fait aucune mention de l’état, mais du degré. En effet, on lit ainsi dans le Décret, LXXXI, c. 16 : «Si un évêque, un prêtre ou un diacre prend désormais femme, ou garde celle qu’il a prise, qu’il soit écarté de son degré.» Et il est dit en XIV, q. 4, c. 4 : «Si quelqu’un, oublieux de la crainte de Dieu et des Saintes Écritures, etc., pratique le prêt à intérêt, etc., qu’il soit considéré par le clergé comme déchu et étranger à son ordre.» En sens contraire, on ne peut donc pas démontrer par cela qu’il possède un état, mais un degré. Et cela est nécessaire, car partout où il y a un ordre ou une certaine supériorité, se trouve un degré.

À quel point est futile ce qui est affirmé en deuxième lieu, quiconque est intelligent peut s’en rendre compte. En effet, il n’y a pas de doute que le mot «état» peut signifier plusieurs choses. Car, de celui qui se lève, on dit qu’il se tient debout [stare]. Et la grandeur produit aussi un état, selon qu’on fait une distinction entre l’état des débutants, de ceux qui progressent et des parfaits. Se tenir [stare] comporte aussi une fermeté, selon ce que dit l’Apôtre en 1 Co 15, 58 : Soyez fermes [stabiles] et immuables en toute action bonne. Mais nous ne parlons pas de l’état de cette manière, mais comme on en parle lorsqu’on parle de l’état de liberté ou d’esclavage, comme on le lit dans le Décret, II, q. 6, c. 40 : «Si on a soulevé une question au cours d’un procès pour crime capital ou en raison de l’état, [la cause] ne doit pas être menée par des enquêteurs, mais par eux-mêmes.» En entendant ainsi «état», adoptent un état de perfection ceux qui se constituent esclaves en vue d’accomplir les œuvres de perfection, comme on l’a dit plus haut. Or, cela ne se produit que par un vœu d’obligation perpétuelle, car l’esclavage s’oppose à la liberté. Aussi longtemps donc que quelqu’un demeure libre de s’éloigner d’une œuvre de perfection, il ne possède pas l’état de perfection, comme on l’a montré plus haut.

Mais ce qui est avancé en troisième lieu est si futile que cela n’exige pas de réponse. En effet, lorsqu’il est dit : Que les prêtres qui exercent bien la présidence, etc., il n’est fait mention ni de la perfection ni de l’état. En effet, présider ne constitue pas un état, mais un degré. Et l’honneur n’est pas dû à la seule perfection, mais d’une manière universelle à la vertu qui est désignée lorsqu’on dit : Qui exercent bien. Car il est dit en Rm 2, 10 : Gloire, honneur et paix a tous ceux qui font le bien.

Dans ce qui est avancé en quatrième lieu, une fausseté est manifestement présente, là où l’on dit qu’avant l’époque de Jérôme et d’Augustin, le prêtre et l’évêque ne différaient pas. En effet, Augustin dit expressément le contraire dans une lettre à Jérôme : «Bien que, selon la manière de parler des honneurs qui sont déjà en usage dans l’Église, l’épiscopat soit plus grand que le presbytérat, cependant, en beaucoup de choses, Augustin est inférieur à Jérôme.»

Mais pour que personne ne chicane en disant que le fait pour l’évêque d’être plus grand que le prêtre est apparu à l’époque de Jérôme, il faut en croire l’autorité de Denys, qui a écrit à propos de l’ordre de la hiérarchie ecclésiastique tel qu’il existait dans l’Église primitive[40]. En effet, il dit, dans la Hiérarchie ecclésiastique, V, qu’il existe trois ordres dans la hiérarchie : celui des évêques, celui des prêtres et celui des diacres. Il faut remarquer qu’il dit là que l’ordre des diacres est purificateur, l’ordre des prêtres, illuminateur, mais l’ordre des évêques, cause de perfection. Et comme il le dit lui-même au chapitre VI, trois ordres correspondent à ces trois ordres : à l’ordre des diacres est soumis l’ordre des impurs qui ont besoin de purification; à l’ordre des prêtres est soumis l’ordre de ceux qui doivent être illuminés, à savoir, le peuple saint qui est illuminé par la réception des sacrements; mais à l’ordre des évêques est soumis l’ordre des parfaits, à savoir, celui des moines, à qui leurs traditions enseignent «à s’élever vers les actes de la plus parfaite perfection». D’après cela, il est clair selon Denys que la perfection est attribuée aux seuls évêques et moines : aux évêques, en tant que causes de perfection; aux moines, en tant que parfaits.

Mais pour que personne ne dise que Denys transmet l’ordre de la hiérarchie ecclésiastique instituée par les apôtres, alors que, selon l’institution du Seigneur, prêtres et évêques étaient identiques, cela apparaît manifestement faux selon ce qui est dit en Lc 10, 1 : Après cela, le Seigneur désigna, etc., où la Glose dit : «De même que le modèle des évêques se trouve chez les apôtres, de même le modèle des prêtres du second ordre se trouve chez les soixante-dix[41].» Et il est étonnant que, l’invoquant eux-mêmes, comme s’ils ignorent leur propre voix, ils affirment aussitôt après que les évêques ne se sont distingués des prêtres qu’à l’époque de Jérôme.

Et si quelqu’un veut retourner à une époque antérieure, on trouve aussi dans la loi ancienne, dans laquelle on ne trouvait qu’un sacerdoce au sens figuré, que les grands prêtres étaient distincts des prêtres de rang inférieur. En effet, il est dit dans le Décret, XXI, arg. : «Les grands prêtres et les prêtres de rang inférieur ont été institués par Moïse, qui, sur l’ordre du Seigneur, oignit Aaron comme grand prêtre, mais ses fils comme prêtres de rang inférieur.»

Il est ainsi clair que [Gérard d’Abbeville] a mal compris la parole de Jérôme. En effet, Jérôme n’entend pas dire que, dans l’Église primitive, il existait un ordre des évêques et des prêtres, mais qu’on employait ces termes de manière confuse, car les prêtres étaient appelés évêques en raison de l’intention, et les évêques étaient appelés prêtres en raison de la dignité. Aussi Isidore dit-il – on trouve cela dans le Décret, XXI, c. 1, § 12 – que «les prêtres de rang inférieur, bien qu’ils soient prêtres, n’accèdent cependant pas au sommet du pontificat, car ils ne signent pas le front avec le saint chrême et ne donnent pas l’Esprit Paraclet, que la lecture des Actes des apôtres montre relever seulement des évêques». Et il conclut : «Aussi, chez les anciens, les évêques et les prêtres étaient identiques, car c’est là un nom de dignité, et non d’âge.» Il est montré là qu’il existe une différence dans la réalité, mais un recoupement dans les mots, en raison de la dignité que comporte le terme de presbytérat. Par la suite, il devint nécessaire, pour éviter l’erreur d’un schisme qui provenait de l’indifférenciation des termes, que même les termes soient distingués, à savoir que seuls les prêtres de rang supérieur soient appelés évêques, mais que les prêtres de rang inférieur soient appelés prêtres.

Ce qui est avancé en cinquième lieu n’a pas d’efficacité. En effet, la vie contemplative est placée au-dessus de la vie active, non seulement parce qu’elle est plus sûre, comme on l’affirme, mais parce qu’elle est simplement meilleure, selon ce que le Seigneur dit en Lc 10, 42 : Marie a choisi la meilleure part. Et dans la mesure où la contemplation est meilleure que l’action, celui qui supporte un certain préjudice à sa contemplation bien-aimée afin de chercher le salut du prochain à cause de Dieu, semble agir à cause de Dieu.

Rechercher le salut du prochain pour l’amour de Dieu et du prochain, en encourant un certain préjudice à sa contemplation, semble donc davantage relever d’une plus grande perfection de la charité, que si quelqu’un s’attache à la seule douceur de la contemplation, au point de ne vouloir d’aucune manière s’en écarter, même pour le salut des autres. Pour cette raison, l’Apôtre voulut que, non seulement la contemplation de la vie présente, mais même la contemplation de la patrie céleste soit retardée pour un temps en raison du salut du prochain, comme cela ressort clairement de ce qui est dit en Ph 1, 23‑24 : Je suis déchiré entre deux choses : le désir de m’en aller et d’être avec le Christ, car cela est bien meilleur; et celui de demeurer dans la chair, parce que cela est nécessaire pour vous.

Mais s’il est question de la perfection de la charité qui consiste pour la plus grande part dans la préparation de l’âme, comme on l’a démontré par les paroles d’Augustin, beaucoup de ceux qui mènent la vie contemplative possèdent aussi cette perfection, de sorte qu’ils sont prêts, selon le bon plaisir de Dieu, à suspendre pour un temps le loisir de leur contemplation bien-aimée afin de s’adonner au salut du prochain. Toutefois, cette perfection de la charité ne se trouve pas chez la plupart de ceux qui cherchent à être utiles au prochain; la lassitude de la vie contemplative les mène aux choses extérieures plutôt que de la désirer. De sorte que, chez eux, il relève de la perfection de l’amour qu’ils reportent pour un temps [la contemplation] en tant que bien aimé. Mais les manques de quelques-uns ne peuvent porter préjudice à l’état ou à la fonction. En effet, cela même qui consiste à s’occuper du prochain doit être considéré comme un acte de perfection, puisque cela relève du parfait amour de Dieu et du prochain.

Mais il faut observer ici que tous ceux qui ont en acte ce qui est plus parfait ne sont pas établis dans un état plus parfait. En effet, personne ne doute qu’observer la virginité relève de la perfection, car le Seigneur a dit à ce sujet en Mt 19, 12 : Que celui qui peut comprendre comprenne! Et l’Apôtre dit en 1 Co 7, 25 : Au sujet des vierges, je n’ai pas de commandement de la part du Seigneur, mais je donne un conseil. Or, les conseils portent sur des œuvres de perfection. Cependant, la virginité observée sans vœu n’a pas l’état de perfection. Aussi Augustin dit-il dans le livre Sur la virginité : «En effet, la virginité n’est pas honorée en tant que virginité, mais en tant qu’elle est consacrée à Dieu; bien qu’elle soit observée dans la chair, la virginité corporelle est spirituelle : une continence pieuse en fait le vœu et l’observe.» Et plus loin : «Il est plus honorable de compter parmi les biens de l’âme la continence par laquelle l’intégrité de la chair est vouée, consacrée et observée pour le Créateur même de l’âme et du corps.»

Or, il est clair que les archidiacres et les curés, même s’ils ont charge d’âmes, ne s’astreignent cependant pas par vœu à une sollicitude de ce genre, autrement ils ne pourraient, sans l’autorisation de celui qui pourrait dispenser d’un vœu perpétuel, abandonner la charge d’un archidiaconé ou d’une paroisse. Même si un archidiacre ou un curé accomplit un acte de perfection ou reçoit une fonction, il n’a cependant pas l’état de perfection. Et si l’on examine correctement, les religieux, qui sont obligés par le vœu de leur ordre à servir les évêques pour ce qui concerne le soin des âmes en prêchant et en entendant les confessions, possèdent davantage l’état de perfection que les archidiacres ou les curés eux-mêmes.

Au vrai, ce qui est avancé en sixième lieu, à savoir que l’accroissement de la charité ne peut exister chez une personne qui n’est pas dans un état [de perfection], est manifestement tout à fait faux selon ce qui a été dit. En effet, il en existe certains dans l’état de perfection qui ont une charité imparfaite ou n’en ont aucune, comme les nombreux évêques et religieux qui vivent dans le péché mortel. Bien que de nombreux bons curés aient une charité parfaite, au point où ils sont prêts à donner leur vie pour les autres, ils ne sont pas pour autant dans un état de perfection, car il ne manque pas de nombreux laïcs, même mariés, qui ont la même charité parfaite, au point qu’ils sont prêts à donner leur vie pour le salut du prochain. Et cependant, on ne dit pas qu’ils sont dans un état de perfection.

Ce qui est avancé en septième lieu, que les diacres qui ont été institués par les apôtres ont possédé l’état de perfection, ne peut être tiré ni du texte ni de la Glose. En effet, le fait qu’on dise qu’ils étaient remplis de l’Esprit Saint et de sagesse montre qu’ils ont eu la perfection de la grâce, qui peut exister chez ceux qui n’ont pas l’état de perfection. Mais ce qui est dit dans la glose de Bède, qu’ils étaient d’un degré plus élevé et plus proche de l’autel, indique l’élévation du degré ou de la fonction. C’est une chose d’être sur un degré, c’en est une autre d’être dans un état, comme on l’a déjà dit. Cependant, il est vrai que ces sept diacres ont été dans un état de perfection, de cette perfection dont le Seigneur dit : Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres, Mt 19, 21. Car, après avoir tout quitté, ils avaient suivi le Christ; ils ne possédaient rien, mais tout était commun entre eux, comme il est dit en Ac 4, 32. Toutes les formes de vie religieuse découlent de leur exemple.

Ce qui est avancé en huitième lieu, que les archidiacres Étienne et Laurent ont été dans un état de perfection, nous le concédons, non pas cependant à cause de l’archidiaconat, mais à cause du martyre, qui est placé au-dessus de toute perfection religieuse. Aussi Augustin dit-il dans le livre Sur la virginité : «L’autorité de l’Église en rend un témoignage éclatant, par laquelle les fidèles savent à quels endroits les martyrs et les saintes religieuses défuntes sont rappelés lors des sacrements de l’autel.» En effet, je dis aussi que, de cette façon, Sébastien a été dans un état de perfection, ainsi que Georges. Cependant, nous ne disons pas pour cette raison que les chevaliers ont l’état de perfection.

Ce qui est objecté en neuvième lieu, que les curés et les archidiacres ressemblent davantage aux évêques que les religieux, cela est vrai sous un aspect, à savoir quant à la charge de subordonnés. Mais, quant à l’obligation perpétuelle qui est requise pour l’état de perfection, les religieux sont plus semblables à l’évêque que les archidiacres ou les curés, comme cela est clair d’après ce qui a été dit.

Ce qui est avancé en dixième lieu, que l’administration des biens d’Église ne diminue pas l’état de perfection, nous le concédons sans hésitation, autrement, dans les communautés religieuses elles-mêmes, les supérieurs et les autres officiers qui administrent des biens temporels déchoiraient de leur degré de perfection. Mais le fait qu’ils ne renoncent pas à ce qui leur appartient, en abandonnant pour le Christ tout ce qui leur appartient, bien plus, le fait qu’ils tirent un bénéfice des fruits des églises comme s’ils leur appartenaient, cela diminue chez eux l’état d’une certaine perfection.

Par ce qu’ils disent en onzième lieu, ils se révèlent manifestement insensés, en suivant l’erreur de Vigilantius contre qui Jérôme écrit : «Ce qu’il affirme, que ceux-là agissent mieux, en faisant usage de leurs biens et distribuant peu à peu les fruits de leurs biens aux pauvres, que ceux qui, après avoir vendu leurs biens, donnent tout d’un coup, ce n’est pas moi, mais le Seigneur qui lui répond : “Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu possèdes, etc.” Il parle à celui qui veut être parfait; celui que tu louanges n’est que le deuxième ou troisième degré.» Les archidiacres ou les curés ne sont donc pas plus parfaits parce qu’ils observent l’hospitalité, que les moines qui, n’ayant rien en propre, ne peuvent l’observer.

Ce qui est avancé en douzième lieu, qu’aucun sacrifice n’est plus agréable à Dieu que le zèle des âmes, nous le concédons sans hésitation. Mais, dans le zèle des âmes, il faut respecter l’ordre selon lequel, en premier lieu, l’homme a le zèle de sa propre âme, en la déliant de toute attache aux réalités terrestres, selon ce que dit le sage, Si 30, 24 : Aie pitié de ta propre âme en plaisant à Dieu, et comme cela ressort clairement selon Augustin, La cité de Dieu, XXI. Ainsi donc, si quelqu’un va plus loin après avoir méprisé les réalités terrestres et lui-même, au point d’avoir le zèle des autres âmes, ce sera un sacrifice plus parfait. Mais ce sera le plus parfait [sacrifice] lorsqu’il est obligé par vœu ou par profession d’avoir le zèle des âmes, comme l’évêque et aussi les religieux qui y sont obligés par vœu.

Ce qui est avancé en treizième lieu, que, comme le patriarche préside dans son patriarcat et l’évêque dans son évêché, l’archidiacre le fait dans son archidiaconé et le curé dans sa paroisse, est manifestement faux. Car les évêques ont principalement la charge de tous dans leur diocèse, mais les curés ou même les archidiacres possèdent certaines fonctions subalternes assujetties aux évêques. En effet, ils ont par rapport à l’évêque le même rapport que les baillis ou les prévôts par rapport au roi. Aussi, à propos de ce passage de 1 Co 12, 28 : À l’un, les dons d’assistance, à un autre, les dons de gouvernement, la Glose dit-elle : «Assistance, c’est-à-dire qui aident leur supérieurs, comme Tite par rapport à l’Apôtre, ou les archidiacres par rapport aux évêques. Gouvernement, c’est-à-dire les fonctions de gouvernement des personnages inférieurs, comme c’est le cas des prêtres, qui enseignent au peuple.» Aussi cela est-il montré dans l’ordination des prêtres, dont l’évêque dit : «Plus nous sommes fragiles ‑ à savoir, que les apôtres ‑, plus nous avons besoin de ces aides.» Aussi est-il dit dans le Décret, XVI, q. 1, c. 41 : «Que tous les prêtres, les diacres et les autres clercs prennent soin de ne rien faire sans la permission de leur propre évêque; de même, qu’aucun prêtre ne dise la messe dans sa paroisse sans que [l’évêque] l’ordonne, ne baptise et ne fasse quoi que ce soit sans sa permission.» On lit de même dans le Décret, LXXX, c. 5, Non debere : «Que les prêtres ne fassent rien sans l’ordre et le conseil de l’évêque.»

Ce qui est avancé en quatorzième lieu à propos des clercs qui, en raison de grands délits, sont relégués au monastère, manifeste suffisamment leur esprit et leur intention. Car, comme le dit Grégoire dans les Morales, X, «lorsque les méchants disent des choses correctes en prêchant, il leur est très difficile de ne pas laisser échapper ce qu’ils ruminent lorsqu’ils se taisent». En effet, ils estiment que les clercs sont dans un état, et non les moines, en raison de l’élévation de la pénitence que les moines embrassent volontairement alors qu’ils sont innocents, [pénitence] à laquelle les clercs fautifs sont forcés. À la vérité, cet état est d’autant plus grand aux yeux de Dieu qu’il est plus abject aux yeux du monde, selon ce que dit Mt 23, 12 : Celui qui s’abaisse sera élevé;  et il est dit en Jc 2, 5 : Dieu a choisi les pauvres en ce monde, qui sont riches par la foi et héritiers du royaume. Mais ceux qui embrassent la gloire du monde estiment que ce qui a trait à la gloire se tient [stare], et que ce qui paraît humble est rejeté.

 

 

CHAPITRE 28 : Solution des arguments qui étaient invoqués pour démontrer que l’absence de bénédiction ou de consécration solennelle ne retranche pas l’état de perfection au prêtre ayant charge d’âmes ou à l’archidiacre

 

Après avoir montré que sont futiles les arguments qu’ils invoquent pour montrer que les archidiacres et les curés sont dans un état plus parfait que les religieux, il faut montrer qu’est futile ce qu’ils objectent contre ce qui a été dit, à savoir qu’on est placé dans un état de perfection par une consécration ou une bénédiction solennelle.

À ce propos, il faut considérer, en premier lieu, que la consécration ou la bénédiction solennelle n’est pas la cause du fait qu’un homme est dans un état de perfection, mais qu’elle est présentée comme un signe. En effet, elle n’est donnée qu’à ceux qui sont placés dans un état, et non pas toujours à ceux qui se trouvent dans un état de perfection, mais à ceux qui accèdent à n’importe quel état. En effet, ceux qui sont unis par le mariage, sont placés dans un état, car, à partir de ce moment, l’homme n’a pas pouvoir sur son corps, et il en va de même pour la femme, comme il est dit en 1 Co 7, 4. Car, dans le mariage, il y a une obligation perpétuelle de l’un envers l’autre; pour la signifier, une bénédiction nuptiale solennelle est donnée par l’Église. Toutefois, ils ne sont pas placés dans un état de perfection, mais dans l’état du mariage. Ainsi, pour ceux qui sont placés dans un état de perfection, une consécration ou une bénédiction solennelle est donnée, de la même façon que, lorsque quelqu’un change d’état au civil, comme lorsqu’un esclave est affranchi, une certaine solennité civile est accomplie.

Or, cela n’est pas dit à la légère, mais est confirmé par l’autorité de Denys, qui dit dans la Hiérarchie céleste, VI, que «nos divins maîtres», c’est-à-dire les apôtres, «les ont jugés dignes de nominations saintes», à savoir, ceux qui sont dans l’état des parfaits, «certains les appelant serviteurs, d’autres, moines, en raison d’un assujettissement et d’un service purs de Dieu, et d’une vie indivisible et singulière qui les unit à l’unité déiforme et à une perfection qui plaît à Dieu. Pour cette raison et en leur donnant la grâce qui les rend parfaits, la loi sainte les a jugés dignes d’une invocation qui sanctifie». On trouve là expressément que, selon la tradition des apôtres[42], une bénédiction solennelle est donnée parce que les moines adoptent un état de perfection.

Ce qui est avancé en premier lieu, que dans la consécration de l’évêque comme dans celle du prêtre les mêmes mots sont utilisés : «Que ces mains soient consacrées et sanctifiées, etc.», est hors de propos. En effet, nous ne traitons pas ici du prêtre en tant qu’il est prêtre : de cette manière, il est en effet placé dans un état de perfection par une consécration solennelle, non dans un état actif ou passif de perfection, mais dans un état d’illumination, selon Denys. [Nous traitons ici du prêtre] en tant qu’il reçoit une charge [d’âmes] : alors, aucune bénédiction solennelle n’est donnée, mais on lui confie une fonction. Mais l’évêque est consacré à la charge pastorale même en raison de l’obligation perpétuelle par laquelle il s’oblige à la charge pastorale, comme cela apparaît par ce qui a été dit plus haut.

Quant à ce qui est avancé en deuxième lieu, il faut dire que l’onction de la tête qui est faite aux rois était un signe de l’état de celui qui a la charge principale du royaume. Mais les autres, qui sont des officiers du royaume, ne recevaient pas l’onction, comme s’ils ne possédaient pas la raison parfaite de gouvernement. De même, dans le royaume de l’Église, l’évêque est oint en tant qu’il reçoit la charge du royaume à titre principal; mais les archidiacres et les curés ne sont pas oints lors de la réception de leur charge, parce qu’ils ne reçoivent pas la charge à titre principal, mais une fonction de soutien sous la gouverne de l’évêque, comme les baillis ou les prévôts sous le roi. Il n’en découle pas pour autant que le roi possède un état de perfection, parce que sa charge s’étend aux réalités temporelles, et non aux spirituelles, comme la charge des évêques. Mais la charité concerne en elle-même un bien spirituel. Aussi leur charge spirituelle concerne-t-elle la perfection, mais non la charge temporelle, bien qu’elle puisse être exercée avec une charité parfaite.

Ce qui est aussi avancé en troisième lieu est éloigné de la question en cause. En effet, nous ne traitons pas ici de la perfection du mérite, qui peut être parfois plus parfait, non seulement chez un curé ou chez un évêque ou un religieux, mais aussi chez un laïc marié; mais nous parlons de l’état de perfection. Aussi semble-t-il que sur ce point, celui qui objecte ignore ce qu’il dit, car, selon son objection, mêmes les évêques ne seraient pas dans un état plus élevé que les religieux, puisqu’ils ont parfois un mérite moindre.

Ce qui est avancé en quatrième lieu, que l’épiscopat n’est pas un ordre, comporte manifestement une fausseté, si on l’entend de manière absolue. En effet, Denys dit expressément qu’il existe trois ordres dans la hiérarchie ecclésiastique : celui des évêques, celui des prêtres et celui des diacres. Et, dans le Décret, XXI, c. 1, on lit que «l’ordre des évêques comporte quatre parties». En effet, l’évêque possède un ordre par rapport au corps mystique du Christ qu’est l’Église, pour laquelle il reçoit une charge à titre principal et pour ainsi dire royal. Mais, par rapport au corps véritable du Christ qui est contenu dans le sacrement, il ne possède pas un ordre supérieur à celui des prêtres. Mais qu’il possède un ordre, et non pas seulement une juridiction, comme l’archidiacre et le curé, cela ressort clairement du fait que l’évêque peut faire beaucoup de choses qu’il ne peut confier [à d’autres], comme conférer les ordres, consacrer des basiliques, et des choses de ce genre. Les choses qui relèvent de la juridiction, il peut les confier à d’autres. Cela ressort aussi clairement du fait que si un évêque déposé est rétabli, il n’est pas consacré à nouveau, comme si le pouvoir d’ordre demeurait, comme cela arrive dans les autres ordres.

Mais ce qui est avancé en cinquième lieu, que l’archidiacre ou le prêtre paroissial est solennellement institué parce qu’il est investi par un anneau ou par quelque chose du genre, cela est complètement ridicule. En effet, cette solennité ressemble davantage aux solennités civiles, selon lesquelles certains sont investis pour un fief par le bâton ou par l’anneau, qu’aux solennités de l’Église qui consistent dans une consécration ou une bénédiction.

 

CHAPITRE 29 : Solution des arguments qui sont invoqués pour démontrer que le fait que la charge d’âmes peut être abandonnée ne déroge pas à l’état de perfection du prêtre ayant charge d’âmes ou de l’archidiacre

 

Il faut maintenant montrer, en troisième lieu, comment est futile ce qui est objecté contre ce qui a été dit, à savoir que le prêtre ou l’archidiacre peut quitter sa charge, mais non l’évêque, son évêché, ou le religieux, la vie religieuse.

À ce propos, il faut considérer, en premier lieu, que quiconque s’éloigne de l’état de perfection vers un état qui n’est pas [un état] de perfection, est considéré comme apostat, selon ce que dit l’Apôtre à propos des veuves, en 1 Tm 5, 11‑12 : Dès que des désirs indignes du Christ les assaillent, elles veulent se marier, méritant ainsi d’être condamnées pour avoir manqué à leur premier engagement. La Glose dit à cet endroit qu’en cela, «un propos trompeur est condamné», et que «tous ceux de cette sorte sont semblables à Lot, qui regarda en arrière». Et c’est cela apostasier. De sorte que si les archidiacres ou les prêtres paroissiaux étaient dans un état de perfection, en abandonnant l’archidiaconé ou leur paroisse, ils seraient condamnés comme apostats.

Ce qui est donc avancé en premier lieu, que les archidiacres et les prêtres paroissiaux peuvent passer à la vie religieuse, non pas parce que l’état religieux est plus parfait, mais parce qu’il est plus sûr, est donc expressément faux. En effet, il est dit dans le Décret, XIX, q. 1, c. 1 : «Aux clercs qui souhaitent devenir moines parce qu’ils désirent suivre une vie meilleure, l’évêque doit permettre d’entrer librement dans les monastères.» On conclut de cela que la raison de passer [à la vie religieuse] est qu’elle est meilleure, et non seulement qu’elle est plus sûre. De plus, les archidiacres et ceux qui ont la charge d’une paroisse, après avoir quitté la charge de l’archidiaconé ou de leur paroisse, peuvent non seulement entrer en religion, mais aussi demeurer dans le siècle, comme cela ressort clairement pour ceux qui quittent leurs paroisses et reçoivent une prébende dans une église cathédrale; les gens mariés peuvent aussi la recevoir, s’ils ne sont pas établis dans les saints ordres. De tout cela, il ressort clairement qu’ils n’ont pas l’état de perfection.

Ce qui est avancé en deuxième lieu, que le religieux n’a pas un état plus parfait parce qu’il ne peut abandonner la vie religieuse, car même un homme marié ne peut renvoyer son épouse, alors qu’il n’est pas dans un état de perfection, il est clair que cela est tout à fait futile. En effet, les deux états, à savoir, celui de la vie religieuse et celui du mariage, ont quelque chose de semblable, à savoir, l’obligation perpétuelle; c’est la raison pour laquelle les deux états sont comme un état de servitude. Mais l’obligation du mariage ne porte pas sur une œuvre de perfection, mais sur l’acquittement de la dette charnelle. [Le mariage] est donc un état, mais non [un état] de perfection. Mais l’état religieux comporte une obligation par rapport aux œuvres de la perfection que sont la pauvreté, la continence et l’obéissance. Il s’agit donc d’un état de perfection.

Ce qui est avancé en troisième lieu, qu’en raison de son humilité et de la faiblesse de ses forces, quelqu’un peut quitter un état plus parfait pour passer à un [état] inférieur, comme David, après avoir mis de côté les armes de Saül, prit une fronde et une pierre, comporte une part de vérité et une part de fausseté. En effet, quelqu’un peut, en raison de sa faiblesse, passer d’une vie religieuse plus élevée à une vie religieuse moins élevée, mais non sans une dispense. Mais l’Église ne dispense d’aucune façon de la vie religieuse [pour passer] à un état séculier, même à celui de curé ou d’archidiacre. Il est ainsi tout à fait clair que l’état religieux dépasse bien plus l’état de n’importe quel archidiacre ou prêtre paroissial, à supposer qu’il faille parler d’un état, que l’état de la vie religieuse la plus élevée celui de l’état de [la vie religieuse] la plus douce.

Ce qui est avancé en quatrième lieu, que si l’immuabilité faisait partie de la notion d’état, il ne serait jamais permis de passer d’un état à un autre, est tout à fait futile. En effet, il est permis de progresser vers un état plus élevé, et non vers un état moins élevé, comme on le lit dans les Décrétales, III, tit. 31, c. 18, De regularibus, «Licet». En effet, on comprend que, dans le plus élevé, se trouve ce qui est moins élevé, mais non l’inverse; et celui qui s’oblige à donner moins n’est pas considéré coupable s’il donne plus.

Ce qui est avancé en cinquième lieu, qu’un prélat peut rappeler de la vie religieuse à son église un curé qui est son sujet, est tout à fait faux et contraire aux canons. En effet, il est dit dans les Décrétales, I, tit. 9, c. 4, De renuntiatione, «Admonet» : «Interdis rigoureusement à toutes les personnes de ton évêché d’oser, sans ton consentement, pénétrer dans les églises de ton diocèse relevant de ton autorité, de les posséder, ou de les quitter sans ton accord. Si quelqu’un ose s’élever contre ton interdiction, exerce contre lui ton châtiment canonique.» Et dans les Décrétales, V, tit. 35, c. 3, De privilegiis, «Cum et plantare», § «In ecclesiis», il est dit que les religieux, «dans leurs églises, qui ne les concernent pas de plein droit, fassent des présentations auprès des évêques pour qu’ils instituent des prêtres qui assurent en leur nom le soin du peuple; mais qu’ils n’osent pas écarter sans l’accord des évêques ceux qui ont été institués».

De cela, on ne peut conclure davantage que le fait pour les curés de ne pouvoir quitter leurs églises sans l’accord de l’évêque et que, s’ils les ont quittées, ils peuvent être punis. Mais [Gérard d’Abbeville] applique cette affirmation générale à un cas particulier, à savoir qu’ils ne peuvent, sans la permission de l’évêque, entrer en religion après avoir abandonné leur charge. En effet, il est dit expressément dans le Décret, XIX, q. 2, c. 2, Duae, que les clercs séculiers peuvent entrer en religion après avoir abandonné leurs églises, même si l’évêque s’y oppose. Mais ce qu’on lit dans le Décret, VII, q. 1, c. 37, Episcopus de loco, etc., est manifestement dit du passage à une autre église, et non du passage à la vie religieuse.

Ce qui est objecté en sixième lieu, que les moines peuvent aussi passer de la vie religieuse à une église séculière comportant une charge [pastorale], cela n’est pas la même chose, parce qu’ils n’y passent pas après avoir abandonné l’état religieux. En effet, il est dit dans le Décret, XVI, q. 1, c. 3, à propos des moines : «Quant à ceux qui demeurent depuis longtemps dans un monastère et parviennent par la suite aux ordres cléricaux, nous décidons qu’ils ne doivent pas s’écarter de leur propos antérieur.» Mais un archidiacre ou un curé peut entrer en religion, après avoir abandonné sa charge, pour passer d’un état plus imparfait à un état plus parfait sous la conduite du Saint-Esprit, comme on le trouve dans le Décret, XIX, q. 2, c. 2, Duae.

Ce qui est avancé en septième lieu, que quelqu’un qui avait la charité peut s’écarter de la charité, et donc que celui qui s’éloigne de l’état de perfection n’était pas dans un état plus parfait, cela est si futile qu’aucune réponse n’est nécessaire. En effet, personne ne s’éloigne de la charité qu’en péchant; de même, on s’éloigne de l’état de perfection en péchant, car, de même qu’on est obligé à l’amour de charité par la loi commune, de même quelqu’un est obligé à l’état de perfection en raison d’un vœu particulier.

Ce qui est avancé en huitième lieu, que les évêques ne peuvent passer à la vie religieuse sans une permission du pape, et cela, en vertu d’une constitution de l’Église, cela est manifestement faux; bien plutôt, cela relève de l’obligation même par laquelle les évêques s’obligent à assurer le soin perpétuel du peuple. Aussi l’Apôtre dit-il en 1 Co 9, 16 : C’est pour moi une obligation : malheur à moi si je n’évangélise pas! Et il donne plus loin la raison de cette nécessité, en disant : Alors que j’étais libre à l’égard de tous, je me suis fait le serviteur de tous (1 Co 9, 19), à savoir, par une obligation perpétuelle. Ainsi, dans la décrétale, cela n’est pas invoqué comme une décision, mais comme une justification.

Ce qui est avancé en neuvième lieu n’a aucune efficacité. En effet, il est certain qu’en vertu du droit commun, personne ne peut être choisi pour l’épiscopat ni ne doit recevoir la charge d’un archidiaconé ou d’une paroisse, s’il n’est pas établi dans les ordres sacrés, conformément aux décisions de l’Église. Mais le pape peut dispenser en ces matières et parfois, il donne une dispense. Et alors, ceux qui ont la charge d’un archidiaconé ou d’une paroisse, et même certains qui sont ainsi choisis comme évêques, peuvent contracter mariage après avoir abandonné leur charge, de sorte que ce qui a été contracté ne soit pas invalidé. Mais cela ne peut être dit des religieux.

 

 

CHAPITRE 30 : Les œuvres qui peuvent convenir aux religieux[43]

 

Il reste maintenant à dire quelles œuvres peuvent relever de ceux qui sont dans l’état religieux. Mais parce que nous avons pleinement traité ailleurs[44] de ces questions, il suffit d’inclure ici un petit nombre de choses à cause des calomniateurs.

En effet, ils invoquent une parole de Jérôme, qui se trouve dans le Décret, XCV, Olim : «Antequam diaboli instinctu studia in religione fierent» [«Avant qu’à l’instigation du Diable, on poursuive des études dans la vie religieuse»]. Je m’étonne qu’ils invoquent cela comme si les religieux ne devaient pas étudier, alors que l’étude, et principalement celle de la Sainte Écriture, concerne au plus haut point ceux qui ont choisi la vie contemplative. Surtout qu’Augustin dit dans La cité de Dieu, XIX, que «personne ne doit être empêché de connaître la vérité, qui relève d’un loisir louable». En effet, s’ils tentaient de le démontrer en recourant aux paroles de Jérôme, ils seraient convaincus par ce qui suit dans le même chapitre : «Et l’on dirait parmi le peuple : “Je suis à Paul!” “Je suis à Apollos!” Il est ainsi clair qu’il faut comprendre ainsi la parole mentionnée : «Avant qu’à l’instigation du Diable, les études», c’est-à-dire les dissensions, «n’apparaissent dans la religion», à savoir, [la religion] chrétienne.

Ils invoquent aussi que le pouvoir de lier et de délier, pour ce qui est de sa mise en oeuvre ou de la justification de sa mise en œuvre, n’est pas conféré aux prêtres religieux. Je m’étonne de ce vers quoi cela s’oriente. En effet, ils veulent dire que les moines n’ont pas, du seul fait qu’ils sont ordonnés prêtres, le pouvoir de mettre les clés en œuvre. Cela est tout à fait vrai, mais cela peut être aussi dit des [prêtres] séculiers. En effet, le [prêtre] séculier ne reçoit pas le pouvoir de mettre les clés en œuvre du seul fait qu’il est ordonné prêtre, mais du fait qu’il reçoit une charge d’âmes. S’ils veulent dire que, par le seul fait que quelqu’un est religieux, il ne peut recevoir le pouvoir de mettre les clés en œuvre, cela est manifestement faux et contraire à ce qui est dit dans le Décret, XVI, q. 1, c. 25 : «Certains, qui ne sont aucunement inspirés par un enseignement correct, mais qui sont davantage enflammés par le zèle de l’amertume que par celui de l’amour, affirment que les moines, parce qu’ils sont morts au monde et vivent pour Dieu, sont indignes du pouvoir de la dignité sacerdotale, et qu’ils ne peuvent ni donner une pénitence, ni rendre quelqu’un chrétien[45], ni absoudre en vertu du pouvoir de la fonction sacerdotale qui leur est divinement conféré. Mais ils se trompent du tout au tout. En effet, le bienheureux Benoît lui-même n’interdit d’aucune façon une telle chose.» Il faut aussi remarquer, à ce propos, que n’est défendu aux religieux que ce qui est interdit par les statuts de leur règle.

De même, ils invoquent ce qui est dit dans le Décret, XVI, q. 1 : «Le moine n’a pas pour fonction d’enseigner, mais de pleurer.» S’ils invoquent ceci pour démontrer qu’il ne convient pas à un moine, du fait qu’il est moine, d’être docteur, cela est vrai; autrement, tout moine serait docteur. Mais s’ils veulent dire qu’un moine a quelque chose qui s’oppose à la fonction de docteur, cela est manifestement faux; bien plus, il convient au plus haut point aux religieux d’enseigner, principalement la Sainte Écriture. Aussi, à propos de Jn 4, 28 : La femme abandonna la cruche, etc., une glose d’Augustin dit-elle : «Que ceux qui doivent évangéliser déposent désormais les soucis et la charge du siècle.» Ainsi le Seigneur a-t-il confié à ceux qui avaient été avec lui, après avoir tout abandonné, une fonction d’enseignement universel, en disant à ses disciples en Mt 28, 19 : Allez enseigner à toutes les nations!

Et il faut répondre de la même manière à toutes les questions semblables, comme à ceci : «Autre est la cause du clerc, autre celle du moine. Le clerc – à savoir, celui qui a charge d’âmes – dit : “Je pais”; le moine dit : “On me mène paître”.» Et encore : «Que le moine s’assoie, solitaire et en silence!» En effet, par cela et par d’autres choses similaires, on déclare ce qui convient au moine en tant qu’il est moine; mais il ne lui est pas interdit pour autant d’accepter des choses plus élevées, si elles lui sont confiées. De même, le clerc ne peut excommunier en tant qu’il est clerc; il le peut cependant si cela lui est confié par l’évêque.

De même, ils invoquent que deux ordres seulement ont été institués par le Seigneur, à savoir, celui des apôtres, dont les évêques suivent le modèle, et celui des soixante-douze disciples, dont les curés suivent le modèle[46]. Si cela est invoqué pour dire que les religieux n’ont pas une charge d’âmes ordinaire[47], s’ils ne sont pas évêques ou curés, personne ne peut le nier. Mais s’ils entendent par là que les religieux ne peuvent prêcher ou entendre les confessions alors que des prélats supérieurs le leur ont confié, il est clair que cela est faux. En effet, «plus quelqu’un excelle [dans une chose], plus il est puissant dans ce genre de choses», comme on le lit dans le Décret, XVI, q. 1, c. 25 : Sunt nonnulli. De sorte que si des prêtres séculiers sans charge d’âmes peuvent accomplir ces choses parce que des prélats le leur ont confié, à bien plus forte raison les religieux le peuvent, si cela leur est confié.

 

Il faut donc répondre cela à ceux qui s’efforcent de mettre en cause la perfection de la vie religieuse, en s’abstenant de les injurier, car, ainsi qu’il est écrit en Pr 10, 18 : Celui qui profère des injures est un insensé, et en 20, 3 : Tous les insensés se déchaînent en injures.

Mais s’ils veulent répliquer à cela par écrit, cela me convient très bien. En effet, jamais la vérité n’est aussi bien mise en évidence et la fausseté réfutée, qu’en résistant aux contradicteurs, selon ce que dit Salomon : Le fer s’aiguise par le fer, et l’homme s’affine face à son prochain (PR 27, 17).



[1] Nous renvoyons à l’avertissement qui précède la traduction du Contre ceux qui attaquent le culte de Dieu et la vie religieuse (Contra impugnantes Dei cultum et religionem) pour ce qui concerne le contexte historique du présent opuscule et les modalités de la traduction.

[2] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 135; Qdl. III, a. 17; II-II, q. 184, a. 1.

[3] Lieux parallèles : In Rom., 13, 8‑10; De caritate, a. 4; II-II, q. 25, a. 1 et 12; q. 26, a. 2.

[4] Lieux parallèles : De caritate, a. 10; II-II, q. 24, a. 8; q. 184, a. 2.

[5] Lieux parallèles : Super Sent., III, exp. litt.; II-II, q. 44, a. 4 et 5. Compehensor(es), qui n’a pas d’équivalent en français, est traduit par «bienheureux». En effet, comprehensores est un terme technique désignant ceux qui voient déjà Dieu selon son essence, l’«embrassent» ou le «comprennent» dans la béatitude éternelle. Par contre, on parlera de viatores pour désigner la condition de ceux qui sont en route (in via) vers la béatitude dans la vie présente. Cette distinction reviendra à plusieurs reprises dans les ch. 5 et 6. Voir aussi III, q. 15, a. 10, c : Aliquis dicitur viator ex eo quod tendit in beatitudinem, comprehensor autem dicitur ex hoc quod jam beatitudinem obtinet.

[6] Ut comprehendam : cette expression de la traduction latine de la Bible (ici et en 1 Co 9, 24 : Sic currite ut comprehendatis; les deux passages sont cités dans III, q. 15, a. 10, c) est sans doute à l’origine du mot comprehensor pour désigner ceux qui «comprennent» ou «appréhendent» Dieu dans la béatitude céleste.

[7] Lieux parallèles : Super Sent., III, d. 27, q. 3, a. 4; De caritate, a. 10; II-II, q. 44, a. 6.

[8] Voir III, q. 15, a. 10.

[9] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 130.

[10] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 131, 133 et 134; II-II, q. 186, a. 3.

[11] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 136 et 137; II-II, q. 186, a. 4.

[12] Lieu parallèle : II-II, q. 186, a. 5.

[13] Lieux parallèles : II-II, q. 186, a. 5 et 8.

[14] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 138; Qdl. III, a. 12; Contra retrah., c. 12 et 13; II-II, q. 88, a. 6; q. 186, a. 6.

[15] Sur le sens de ce mot, voir II-II, q. 88, a. 5.

[16] Lieux parallèles : II-II, q. 44, a. 7; Lect. super Matth., c. 2; Coll. de 10 praec., De dilectione proximi.

[17] Ch. 5 et 6.

[18] Lieux parallèles : Super Sent., III, d. 30, a. 1 et 2; De caritate, a. 8; II-II, q. 25, a. 8 et 9; q. 83, a. 8.

[19] Quod est de perfectione comprehensoris : voir note 6.

[20] Hoc pertinet ad perfectionem comprehensoris : voir note 6.

[21] Quasi ad ejus imaginem facti et capaces Dei. Augustin avait écrit (Sur la Trinité, XIV, 8) que l’homme était «l’image de Dieu, en vertu de quoi il peut être capable de Dieu et peut en être participant» (imago Dei, quo capax Dei et particeps esse potest). Ce texte est cité par Thomas d’Aquin à plusieurs reprises (Super Sent., II, d. 16, q. 1, a. 2, s.c. 1; d. 16, q. 1, a. 3, arg. 2; I-II, q. 113, a. 10, c; De veritate, q. 22, a. 2, arg. 5). Il reprend aussi en plusieurs autres endroits le thème de l’homme, capable de Dieu parce qu’à son image (Super Sent., II, d. 34, q. 1, a. 5, arg. 2; III, d. 2, q. 2, a. 1, qa 1, ad 3; IV, d. 49, q. 2, a. 6, ad 7; I, q. 23, a. 1, s.c.; I-II, q. 2, a. 8, ad 3; q. 5, a. 1, c; III, q. 4, a. 1, c; q. 6, a. 2, c; De malo, q. 5, a. 1, c; De virtutibus, q. 4, a. 1, ad 5; Super Psalmos, 8; Catena in Joh., c. 1, l. 9; In Joh., c. 1, l. 3; In 1 Cor., c. 3, l. 3; In 1 Tim., c. 2, l. 3). Dans des contextes analogues, Thomas d’Aquin se plaît à citer explicitement le texte de 1 P 2, 4 : Ut per haec efficiamini divinae consortes naturae («Afin qu’ainsi vous deveniez participants de la nature divine») : Contra Gent., IV, c. 4; I-II, q. 50, a. 2, c; q. 62, a. 1, c; q. 110, a. 3, c; II-II, q. 85, a. 2, arg. 1; III, q. 3, a. 4, ad 3; q. 7, a. 1, arg. 1; q. 22, a. 1, c; q. 62, a. 1, c; De anima, a. 7, ad 9; In Joh., c. 15, l. 2; In Eph., c. 3, l. 5; In Tit., c. 2, l. 1; In Hebr., c. 8, l. 2. En d’autres endroits, la même terminologie est utilisée, mais sans citation explicite du texte de l’épître de Pierre : Super Sent., II, d. 23, q. 1, a. 1, c; In Symb., a. 3, c.

[22] Au début du ch. 15, Thomas d’Aquin affirmait que la perfection de l’amour du prochain pouvait être envisagée sous trois aspects. Le ch. 15 traite du premier aspect, son étendue (extensio); le ch. 16 aborde le deuxième, son intensité (intensio). Voir note 27.

[23] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 130; II-II, q. 184, a. 4.

[24] Voir note 25.

[25] Lieux parallèles : Contra Gent., III, c. 130; II-II, q. 184, a. 4.

[26] Voir ch. 13.

[27] Lieux parallèles : Lect. super Matth., c. 19; Qdl. I, a. 14, ad 2; II-II, q. 184, a. 5.

[28] Voir ch. 8-11.

[29]Lieux parallèles : II-II, q. 184, a. 7; Lect. super Matth., 19.

[30] Lieux parallèles : II-II, q. 184, a. 7; q. 185, a. 6.

[31] Lieux parallèles : Qdl. II, a. 11; Qdl. V, a. 22; Qdl XII, a. 17; II-II, q. 185, a. 1 et 2.

[32] Qui praeesse dilexerit, non prodesse : l’opposition praeesse-prodesse est une formule classique pour qualifier la nature de l’autorité pastorale et la manière dont elle doit être désirée et exercée.

[33] Lieux parallèles : Qdl. III, a. 17; II-II, q. 184, a. 8; Lect. super Matth., c. 19. L’état des archidiacres est un sujet sur lequel Thomas d’Aquin revient à plusieurs reprises dans le présent opuscule et en d’autres endroits où il traite de la comparaison entre l’état des religieux et celui des clercs de divers degrés qui ont charge d’âmes. Sur cette question, voir Y. Congar, «Saint Thomas et les archidiacres», Revue thomiste, 57 (1957), p. 657-671.

[34] Il s’agit de la vie érémitique au sens strict, caractérisée par la vie solitaire, par opposition à d’autres formes de vie monastique, en particulier, la forme cénobitique, caractérisée par une vie en communauté. La vie érémitique était considérée comme la forme la plus parfaite et la plus difficile de vie monastique. Il s’agit donc d’un argument a fortiori : si l’état de ceux qui ont charge d’âmes est plus élevé que l’état de ceux qui pratiquent la vie érémitique, à plus forte raison sera-t-il plus élevé que toutes les autres formes de vie monastique.

[35] Il s’agit d’abord et avant tout de Gérard d’Abbeville, Qdl. XIV, a. 1, auquel Thomas d’Aquin emprunte la plupart des arguments rappelés dans les ch. 24-26. L’exposé de Gérard d’Abbeville est édité dans l’édition léonine des Opera omnia de Thomas d’Aquin, XLI, Pars B-C, Rome, 1969, p.B56-B62.

[36] Stare : status est mis en rapport avec stare, se tenir debout, d’où l’idée de rectitude. Thomas d’Aquin dira plus loin que status doit aussi être mis en rapport avec stando… Dans le texte de Grégoire qui suit immédiatement, on trouvera l’expression ab omni statu rectitudinis.

[37] Secundum XIII capitula Apostolicae regulae : les commentateurs du Décret de Gratien considéraient que celui-ci avait formulé, dans le Décret, d. 25-49 et d. 81-92, «les treize règles établies par l’Apôtre», en 1 Tm 3, 2‑6, pour le choix d’un évêque. Voir Thomas d’Aquin, Opera omnia, XLI, Pars B-C, p. B101, note sur la ligne 140.

[38] Référence implicite à l’auteur de l’ouvrage mentionné à la note 35.

[39] Lieux parallèles : Qdl. I, a. 14, ad 2; Qdl. III, a. 17; II-II, q. 183, a. 1; q. 184, a. 6; q. 185, a. 4; q. 189, a. 7.

[40] À l’époque de Thomas d’Aquin, on pensait que Denys était un disciple direct de saint Paul. En invoquant l’autorité de Denys, on invoquait donc une autorité bien antérieure à l’époque de Jérôme, puisqu’elle remontait à l’Église primitive.

[41] On se serait attendu à lire «soixante-douze», comme le dit d’ailleurs la glose tirée de Bède qui est citée ici (voir plus loin, ch. 30 et II-II, q. 184, a. 6, ad 1). Cette glose a eu un sort particulièrement important dans la controverse entre les Mendiants et les Séculiers. Voir Y. M.-J. Congar, «Aspects ecclésiologiques de la querelle entre mendiants et séculiers», Archives d’hist. doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 28 (1961), p. 52ss.; M. Peuchmaurd, «Mission canonique et prédication», Recherches de théologie ancienne et médiévale, 30 (1963), p. 251-261.

[42] Voir note 43.

[43] Lieux parallèles: Contra impugn., c. 2-5; II-II, q. 187.

[44] Voir Qdl.. VII, a. 17-18; Contra impugn., c. 2-5.

[45] Neque christianitatem largiri: cette expression renvoie probablement au pouvoir de donner le baptême. On notera, au passage, le sens du mot christianitas : état ou condition de celui ou de ce qui est chrétien.

[46] Voir note 44.

[47] «Ordinaire», c’est-à-dire liée à leur fonction ou à leur état, par opposition à un pouvoir délégué, qui est accordé par un autre, comme l’explique la suite du texte.