À propos du principium « Rigans Montes »
de saint Thomas d’Aquin

Sommaire.

Introduction.

Que nous dit saint Thomas dans ce texte, en particulier en ce qui concerne la Sacra Doctrina ? Après avoir replacé le Rigans Montes dans son contexte et résumé son contenu, nous répondrons à cette question par une analyse du vocabulaire lié à la Sacra Doctrina, puis par un développement de ce qui est contenu en germe, dans un passage du premier chapitre, à propos des sommets de la Sagesse divine.
Ce texte de jeunesse, pouvant paraître à première lecture assez conventionnel, montre plutôt un saint Thomas déjà bien mûr des grandes pensées de ses œuvres maîtresses.

I. La place et la teneur du Rigans Montes.

A. Contexte historique.

Saint Thomas d’Aquin, après avoir été bachelier biblique et bachelier sententiaire sous la direction de saint Albert, est nommé maître en théologie au printemps de l’année 1256.
Le bachelier biblique commentait l’Écriture sainte de manière cursive. (Les commentaires sur Jérémie, sur les Lamentations et sur Isaïe en seraient des exemples.) 
Cf. J.-P. Torrell Jean-Pierre, Initiation à saint Thomas d’Aquin, Fribourg, Éditions Universitaires, Paris, Le Cerf, 1993, p. 40-41.
Le bachelier sententiaire devait réaliser un commentaire des Sentences de Pierre Lombard.
Cf. Ibidem, p. 58-69.
Ces deux fonctions de bachelier étaient une étape conduisant à la licence d’enseigner en tant que maître en théologie, ou plutôt — selon l’appellation d’alors — en tant que magister in sacra pagina.
Au maître incombaient trois fonctions. La première était de legere, c’est-à-dire de réaliser un commentaire approfondi, verset par verset, de la Sainte Écriture. Chenu, cité par Torrell, en donne deux exemples chez saint Thomas : le Super Iob et l’In Joannem.
Cf. Ibidem, p. 80. Mais un peu plus loin, p. 87, Torrell précise que cette lectio pouvait aussi concerner le texte des Sentences. Or, le commentaire sur les Sentences de saint Thomas en tant que bachelier est déjà bien développé, indépendamment du fait que la totalité de la rédaction de ce commentaire soit postérieure à 1256. Quelle différence alors existe-t-il entre la lectio cursive d’un bachelier et la lectio d’un maître ? Est-ce vraiment le caractère plus ou moins développé de ces commentaires ? ou bien simplement le fait que le bachelier était un apprenti-enseignant sous la direction d’un maître alors que ce dernier était responsable d’une chaire dans une université ?
La seconde fonction du maître était de disputare, c’est-à-dire d’aborder un thème particulier sous forme de questions, objections et réponses (les Questions Disputées en sont l’exemple type). En s’éloignant des simples commentaires, même approfondis, la dispute permettait alors d’élargir et de préciser l’enseignement de la doctrine sacrée. Enfin, « la troisième et dernière grande obligation du maître » était de praedicare. Et Torrell fait remarquer que « les gens du moyen-âge ne voyaient aucune opposition entre l’enseignement scientifique de la théologie et son prolongement pastoral, au contraire le premier était vu comme la préparation normale du second. Pierre le Chantre précisait même : C’est après la lectio de l’Écriture et après l’examen des points douteux grâce à la disputatio, et non auparavant, qu’il faut prêcher. » 
J.-P. Torrell, op. cit., p. 101.
Durant les cérémonies d’installation d’un nouveau maître en théologie, celui-ci devait prononcer son principium ou leçon inaugurale. Notre texte Rigans Montes est très probablement 
Plutôt que la commendatio sacrae Scripturae intitulée Hic est liber mandatorum Dei. Cf. Ibidem, p. 78.
la leçon inaugurale de saint Thomas.
« L’épisode nous est connu […] par Tocco ; […] il souligne un […] détail qui a son importance : alors que d’autres candidats auraient pu être choisis, le chancelier préféra Thomas bien qu’il n’eût pas encore l’âge requis. […] Tocco s’étend davantage sur la réaction de Thomas à cette nouvelle : il aurait préféré esquiver la charge, mais contraint par l’obéissance il ne put s’y soustraire. Il se mit donc en prière […] ; dans la nuit qui suivit, un certain frère dominicain d’aspect vénérable [saint Dominique] lui apparut en songe et lui demanda la raison de cette prière instante. Après que Thomas se fut expliqué, ajoutant qu’il n’avait aucune idée du thème qu’il pourrait traiter, l’apparition le rassura et lui proposa elle-même le sujet de son discours. » 
J.-P. Torrell, op. cit., p. 74.
Le choix du verset 13 du psaume 103 : « Rigans montes de superioribus suis, de fructu operum tuorum satiabitur terra » 
« Vous arrosez les montagnes depuis vos hauteurs ; la terre se rassasie du fruit de vos œuvres. »
pour servir de trame à son principium aurait donc une origine toute céleste.

B. Résumé du texte.

L’idée générale est simple et sublime. Comme nous venons de le dire, saint Thomas la résume par ce verset 13 du psaume 103 : « Vous arrosez les montagnes depuis vos hauteurs ; la terre se rassasie du fruit de vos œuvres » 
« Rigans montes de superioribus suis, de fructu operum tuorum satiabitur terra. »
auquel il donne un sens métaphorique servant de trame à l’ensemble de son propos.
Celui qui arrose depuis ses hauteurs est Dieu ; les montagnes qui reçoivent une partie des eaux du ciel sont les esprits (mentes) des docteurs ; la terre qui se rassasie d’une partie des eaux des montagnes et qui — grâce à elles — produit du fuit, représente ceux qui écoutent les docteurs de la sagesse divine.
Cette économie de l’enseignement divin qui féconde les âmes, saint Thomas la situe par rapport à une loi plus générale qui régit tout le monde créé, tant le corporel que le spirituel. Et comme la connaissance des principes plus élevés permet de mieux saisir ce qui en découle, le docteur angélique commence alors par l’énoncé de cette loi générale : « Le roi des cieux et Seigneur a institué de toute éternité cette loi selon laquelle les dons de sa providence parviendraient aux [créatures] inférieures par des [créatures] intermédiaires » (prol., 1).
Une fois ces deux principes énoncés, la loi générale des dons de Dieu distribués par l’intermédiaire des causes secondes et son application en ce qui concerne l’enseignement divin (prol.) saint Thomas détaille quatre points relatifs à cette « doctrina spiritualis » : la hauteur de la doctrine sacrée (chap. 1), la dignité des docteurs de la doctrine spirituelle (chap. 2), la manière d’être des auditeurs (chap. 3), l’ordre de génération de la doctrine spirituelle (chap. 41-14). Puis il conclut en se plaçant lui-même au sein de cette économie (chap. 415-19).

II. Le vocabulaire en rapport avec la Sacra Doctrina.

A. Dans les œuvres de saint Thomas en général.

1. Nuance entre Sacra Scriptura et Sacra Doctrina.

Au XIIe s., lorsque naît la scolastique, la Parole de Dieu appelée sacra Scriptura — qui comprend non seulement le contenu du Canon des Écritures mais aussi les dicta sanctorum Patrum 
Cf. Super Sent., lib. 1, d. 33, q. 1, a. 5, arg. 3 : « Aut enim sacra Scriptura dicitur canon Bibliae, aut dicta sanctorum patrum » et la remarque de l’abbé B. Lucien sur ce point :
« Il est nécessaire d’indiquer brièvement ici la position commune au Moyen-âge, vécue plus qu’explicitée. Ceux que nous appelons les Pères de l’Église étaient nommés sancti Patres, doctores catholici, ou simplement sancti. On reconnaissait bien qu’en un sens ils pouvaient se tromper, et qu’il fallait suivre l’Église plutôt que n’importe quel docteur. Mais, d’un autre côté, et de façon assez générique, floue, on considérait que ces hommes avaient été les instruments du Saint-Esprit pour expliquer les Écritures et préciser les normes de la vraie religion. Selon divers spécialistes, on englobe au XIIe siècle ces saints Pères sous le nom de Scriptura Sacra. » (B. Lucien Bernard, Qu’est-ce que la Théologie ?, La Doctrine Sacrée selon saint Thomas, Dignonville, Éditions Nuntiavit, 2007, p. 4.)
— commence à être présentée comme la vraie sagesse dont la philosophie n’est que la servante.
Ce qui va commander cette réflexion sur la Sacra Scriptura est l’émergence de la philosophie comme science. À l’instar des philosophes, les théologiens vont enseigner cette Sacra Scriptura en utilisant le raisonnement démonstratif ; d’où son nouveau statut de scientia, le nouveau sens de theologia (par rapport à la théologie de la philosophie) et l’utilisation de l’expression sacra doctrina.
Saint Thomas, contrairement à ses contemporains, a privilégié cette dernière expression en lui donnant un sens bien précis. On pourrait résumer ainsi sa pensée en disant que la Sacra Doctrina n’est pas la seule mise en œuvre rationnelle du donné révélé, mais plutôt l’ensemble de l’enseignement révélé par Dieu. Ensemble qu’il ne faut pas entendre comme étant seulement un ensemble de textes, mais comme étant tout à la fois :
• au sens objectif, le contenu intelligible de ce donné révélé,
• au sens actif, le processus de communication de cette révélation de Dieu faite aux hommes.

2. Fonction du théologien dans la Sacra Doctrina.

C’est dans ce processus que prend place la fonction du théologien, qui est de présenter ce même enseignement mais selon des modalités adaptées à une meilleure compréhension, en particulier en utilisant le raisonnement démonstratif et la philosophie d’Aristote et ce — s’il veut suivre l’exemple de ce que saint Thomas a fait dans sa Somme — sans répétition et en suivant l’ordre scientifique.
Cf. Ia, prologue.

3. Unité entre Sacra Scriptura et Sacra Doctrina.

Il y a donc une unité organique, au sein de la Sacra Doctrina, entre Sacra Scriptura et Theologia.
Saint Thomas est le premier à avoir mis ce point en lumière par l’objet et le mode de son enseignement. Une étude approfondie de la question 1 de la Prima Pars peut le démontrer 
Cf. H. Donneaud Henry, « Insaisissable sacra doctrina ? À propos d’une réédition récente », Revue Thomiste, 98 (1998), p. 179-224.
et, inversement, c’est justement en prenant Sacra Doctrina selon cette acception que nous voyons bien l’unité de toute cette première question de la Somme. Or, déjà dans le prologue à son commentaire des Sentences, saint Thomas semble parler de la même réalité lorsqu’il emploie l’expression sacra doctrina. Voilà pourquoi nous pouvons nous poser la question suivante : saint Thomas a-t-il fait de même dans sa leçon inaugurale Rigans montes de superioribus suis ?

B. La Sacra Doctrina dans le Rigans Montes.

L’expression sacra doctrina n’est utilisée qu’une seule fois dans ce texte. Quels sont les autres termes et expressions qui ont un rapport avec la Sacra Doctrina telle que nous venons de la définir ? Se trouve-t-il des expressions similaires à Sacra Doctrina ? Ces expressions sont-elles synonymes ?

1. Les termes en rapport avec la Sacra Doctrina.

Les termes qui connotent un enseignement sont principalement ceux de sapientia (12+6),
C’est-à-dire douze fois hors citation, et six fois dans les citations.
sapiens (1+3) et de doctrina (3+2), doctor, doctores (15+1), auditores, audientes (7+1). Saint Thomas utilise également scientia (1+1) et disciplina (1).
a. Sapientia et doctor.
Sapientia et doctor sont donc les termes principaux. Cela n’est pas surprenant, puisque, dans son prologue, saint Thomas expose la teneur générale de son discours qui sera de parler de la « communicatio spiritualis sapientiae » (prol., 5) et que cette « lumen divinae sapientiae derivatur usque ad mentes audientium doctorum ministerio » (prol., 7), par le ministère des docteurs.
b. Scientia.
Scientia n’est apparemment utilisé (49) que pour faire le parallèle avec la citation de l’Écriture « apud ipsum scientia » (48). D’une part, parce qu’au début de ce paragraphe (47-10) il est question de sagesse : « quia sapientiam Deus habet per naturam ». Et, d’autre part, parce que le paragraphe précédent (42-6) et le suivant (411-14), groupés avec lui sous le même chapitre, parlent tous deux de la sagesse divine. Il y a donc certainement ici synonymie entre scientia et sapientia, d’autant plus que l’éd. Marietti indique en note que le texte de la Vulgate cité par saint Thomas est justement « apud ipsum est sapientia ».
c. Disciplina.
Disciplina (38) a ici un sens différent et plus général que sapientia : la communication de la sagesse est une discipline parmi d’autres. Cela ressort du syllogisme implicite de saint Thomas que l’on peut déceler dans cette phrase et formuler ainsi :
• Dieu communique sa sagesse per auditum.
• Or, toute discipline communiquée per auditum requiert l’humilité de la part de ceux qui la reçoivent. (Écouter, incliner l’oreille demande de l’humilité.)
• Donc, recevoir la sagesse de Dieu requiert [a fortiori !] l’humilité.
Il est à noter que la mineure est illustrée par une citation de l’Écriture utilisant le terme doctrina au lieu de sapientia et que cette citation montre une différence entre doctrine et sagesse : la sagesse n’est pas seulement une doctrine reçue, elle est une doctrine que l’on aime recevoir. « Si inclinaveris aurem tuam excipies doctrinam ; et si dilexeris audire, sapiens eris » (38).
d. Sapientia et doctrina.
Ceci nous conduit justement à faire remarquer, s’il en était besoin, que saint Thomas semble passer tout au long de ce texte, de manière indifférente et équivalente, de sapientia à doctrina et de doctrina à sapientia pour parler toujours de la même réalité. On peut cependant noter que, en dehors des citations, doctrina est employée à chaque fois dans les prologues de ce texte (prol., 8 ; 12 ; 21 ; 31 et 41)
Pour les chapitres 3 et 4, si ce n’est pas explicite, le terme est cependant bien sous-entendu.
et que l’objet de celui-ci est de parler de la sagesse divine en tant que communiquée par l’intermédiaire des docteurs.
Par conséquent, sans parler de synonymie entre sapientia et doctrina, on peut parler ici d’une équivalence comportant les deux nuances que nous venons d’évoquer.

2. Les expressions en rapport avec la Sacra Doctrina.

Les principales expressions utilisées sont celles de spiritualis sapientia (1), divina sapientia (5), sapientia de sursum (1), spiritualis doctrina (1), sacra doctrina (1), sacri doctores (3), doctores Ecclesiae (1) et doctores Sacrae Scripturae (1).
a. Spiritualis doctrina et sacra doctrina.
Il y a une synonymie évidente entre spiritualis doctrina et sacra doctrina des phrases prol., 8 et 12, puisque l’on parle de l’altitudo, de la hauteur, de la même réalité.
Le troisième endroit, hors citation, où le terme doctrina est utilisé, parle encore de la même réalité ; la phrase est assez claire par elle-même : « Ratione enim altitudinis huius doctrinae… » (21).
b. Spiritualis sapientia et divina sapientia.
Évidente synonymie également entre spiritualis sapientia et divina sapientia (prol., 5 et prol., 7), puisque l’on parle de la communication de la même réalité.
Par ailleurs, il n’est pas difficile de voir en parcourant l’ensemble du texte, d’une part, que l’on parle à tous les paragraphes de la communication de la sagesse divine (cf., plus haut [II, B, 1, a], notre remarque sur le prologue de cette leçon inaugurale) et, d’autre part, qu’à tous les endroits où le terme sapientia est utilisé, hors citation, il s’agit toujours de cette divina sapientia, même si divina n’est pas mentionné.
c. Spiritualis/divina sapientia et spiritualis/sacra doctrina.
Quelle équivalence peut-on voir maintenant entre cette « spiritualis ou divina sapientia » et cette « spiritualis ou sacra doctrina » ?
Il semble que l’on peut dire la même chose que pour les termes sapientia et doctrina ; à savoir que l’enchaînement des expressions montre par lui-même une forte équivalence entre ces expressions et que, si nuance il y a par la place privilégiée de doctrina dans les prologues, on peut penser que la sacra doctrina est cette divina sapientia en tant que communiquée.
Cette nuance semble corroborée par l’utilisation de l’expression sacri doctores. Que font-ils d’autres ces docteurs sacrés, ces sacri doctores sinon de communiquer une sacra doctrina ? Et cette sacra doctrina, qui est substantiellement identique à la divina sapientia, connote seulement le fait de cette communication par le ministère de ces sacri doctores.
Enfin, pour conclure l’énumération de ces expressions, on peut remarquer que ces sacri doctores sont appelés doctores Ecclesiae en tant qu’ils doivent défendre la foi contre les erreurs, et doctores Sacrae Scripturae en tant qu’ils doivent s’élever par l’éminence de leur vie.

III. Trois degrés dans les sommets de la Sagesse divine.

« Il y a des sommets de la sagesse divine vers lesquels tous parviennent. Il y a des sommets plus hauts vers lesquels s’élève seulement l’intelligence des sages. Enfin, il y a les sommets qui transcendent la raison humaine et que les docteurs sacrés — méprisant les affaires de la terre et s’attachant à contempler les réalités du ciel — ont livré dans l’Écriture sainte, sous l’inspiration du Saint-Esprit. » (Chap. 15-8.)
Dans cette leçon inaugurale, c’est évidemment de manière succincte que saint Thomas expose ces trois degrés des sommets de la Sagesse divine. Mais dans l’ensemble de son œuvre, nous en voyons de multiples développements. Voici comment nous pouvons synthétiser et ordonner ceux qui ont un rapport plus direct avec la Sacra Doctrina prise dans son sens actif.

A. Les sommets vers lesquels tous parviennent.

Tous les hommes parviennent à certains sommets de la sagesse divine, en ce que Dieu a infusé à l’homme la lumière de la raison et qu’il a créé des créatures visibles, vestiges de sa bonté et de sa sagesse.
Cf. Compendium theologiae, lib. 2, cap. 8, 12 : « [...] per hoc quod hominibus lumen rationis infundit, et creaturas visibiles condidit, in quibus bonitatis et sapientiae ipsius aliqualiter relucent vestigia. »
Par sa nature même, l’homme connaît donc quelque chose de Dieu. (En effet, on connaît quelque chose seulement parce que l’on possède déjà en soi une similitude de cet objet.) C’est en ce sens que l’on dit que nul homme n’est totalement privé de la connaissance de Dieu.
Cf. Compendium theologiae, lib. 2, cap. 8, 8 : « [...] unde nullus est qui Dei cognitione totaliter privetur. »
Cependant, cette connaissance n’est pas une connaissance de la nature de Dieu.
Cf. Super Sent., lib. 1, d. 3, q. 1, a. 2, ad 1 : « Auctoritas Damasceni intelligenda est de divina cognitione nobis insita, secundum ipsius similitudinem et non secundum quod est in sua natura. »
Il s’agit plutôt, de manière générale et avec une certaine confusion, de la connaissance de l’existence de Dieu. Et à cela, on peut assigner une autre raison, à savoir que Dieu est la béatitude de l’homme. Car toute chose désire naturellement sa propre fin. Or, ce qui est naturellement désiré est naturellement connu.
Cf. Ia, q. 2, a. 1, ad 1 : « Cognoscere Deum esse in aliquo communi, sub quadam confusione, est nobis naturaliter insertum, inquantum scilicet Deus est hominis beatitudo ; homo enim naturaliter desiderat beatitudinem, et quod naturaliter desideratur ab homine, naturaliter cognoscitur ab eodem. »
Et c’est ainsi que notre intelligence et notre volonté sont spontanément et simultanément la source d’un désir naturel et confus de connaître Dieu.
Désir naturel que l’on peut illustrer par deux images. Celle de la lumière du soleil qui est présente à tous les hommes, alors que ce sont seulement ceux qui voient le soleil qui sont sous la lumière du soleil elle-même.
Cf. Super Io., cap. 17, l. 6, 26-29 : « Deus hoc modo se habet ad nos ut lux ad homines. Lux autem ubique diffunditur sole existente super terram. Et licet lux sit cum hominibus, non tamen omnes sunt in luce solis, sed tantum eam videntes. »
Celle du désir de reconnaître un ami que vous apercevez au loin mais que vous ne distinguez pas encore suffisamment.
Cf. Ia, q. 2, a. 1, ad 1 : « Sed hoc non est simpliciter cognoscere Deum esse ; sicut cognoscere venientem, non est cognoscere Petrum, quamvis sit Petrus veniens. »

B. Les sommets vers lesquels s’élèvent les philosophes.

1. Grandeurs.

Si cette connaissance de Dieu à travers les créatures est confuse pour la plupart des hommes, les philosophes en ont cependant une connaissance plus distincte et manifeste en s’élevant — à partir des réalités sensibles
Cf. Super Sent., lib. 1, d. 3, q. 1, a. 2, ad 2 : « Intellectus noster non est proportionatus ad cognoscendum naturali cognitione aliquid nisi per sensibilia ; et ideo in intelligibilia pura devenire non potest nisi arguendo. »
et connaturelles aux hommes, mais toujours par la seule lumière intérieure de la raison — jusqu’à la connaissance de l’existence de l’Etre premier.
Cette connaissance n’est pas la connaissance de ce qu’est Dieu mais plutôt de ce qu’il n’est pas. On peut la qualifier de connaissance par miroir,
Cf. Ia, q. 56, a. 3, co : « Aliquid tripliciter cognoscitur. [...] Tertio modo, per hoc quod similitudo rei cognitae non accipitur immediate ab ipsa re cognita, sed a re alia, in qua resultat, sicut cum videmus hominem in speculo. [...] Tertiae autem cognitioni assimilatur cognitio qua nos cognoscimus Deum in via, per similitudinem eius in creaturis resultantem. Unde et dicimur Deum videre in speculo. »
en ce que Dieu n’est pas connu immédiatement et par son essence mais à partir des créatures,
Cf. Super Io., cap. 7, l. 3, 58-67 : « Verum est autem, quod omnes homines vident eum, sed tamen diversimode, quia homines in vita ista vident eum per creaturas : invisibilia Dei per ea quae facta sunt, intellecta conspiciuntur ; videmus nunc per speculum in aenigmate.
Angeli vero et beati in patria, vident eum immediate per essentiam : angeli eorum in caelis semper vident faciem patris mei qui in caelis est ; videbimus eum sicuti est.
Sed filius Dei videt eum excellentius omnibus, scilicet visione comprehensionis : Deum nemo vidit unquam, scilicet comprehendendo, unigenitus filius, qui est in sinu patris, ipse enarravit : neque patrem quis novit nisi filius. Et de hac visione loquitur hic, dicens ego scio eum, scilicet notitia comprehensionis. Perfectionem vero scientiae suae ostendit dicens : si dixero quia nescio eum, ero similis vobis, mendax. Quod quidem introducit propter duo : nam creaturae intellectuales sciunt eum, sed longe, et imperfecte, quia unusquisque intuetur eum procul. Veritas enim divina excedit omnem cognitionem : Deus maior est corde nostro.
Quicumque ergo Deum cognoscit, potest absque mendacio dicere nescio eum : quia non cognoscit eum quantum cognoscibilis est. Filius autem Deum patrem perfectissime cognoscit, sicut perfectissime ipse se novit : unde non potest dicere nescio eum. »
qui représentent chacune quelque chose de la perfection de Dieu. Il s’agit d’abord, par voie de causalité, de parvenir à connaître Dieu comme premier principe et premier moteur. Cette cause première qui ne peut être propre et univoque est donc cause générale et surpassant toutes choses ; on progresse ainsi, par la voie dite d’excellence, vers le Dieu tout-puissant. Enfin, Dieu étant reconnu absolument au-dessus de tout, le philosophe est conduit, par la voie négative, à le considérer comme l’in-fini, l’im-mense, l’im-mobile, l’éternel,
Cf. Super Rom., cap. 1, l. 6, 103-115 : « Potest tamen homo, ex huiusmodi creaturis, Deum tripliciter cognoscere, ut Dionysius dicit in libro de divinis nominibus. Uno quidem modo per causalitatem. Quia enim huiusmodi creaturae sunt defectibiles et mutabiles, necesse est eas reducere ad aliquod principium immobile et perfectum. Et secundum hoc cognoscitur de Deo an est. Secundo per viam excellentiae. Non enim reducuntur omnia in primum principium, sicut in propriam causam et univocam, prout homo hominem generat, sed sicut in causam communem et excedentem. Et ex hoc cognoscitur quod est super omnia. Tertio per viam negationis. Quia si est causa excedens, nihil eorum quae sunt in creaturis potest ei competere, sicut etiam neque corpus caeleste proprie dicitur grave vel leve aut calidum aut frigidum. Et secundum hoc dicimus Deum immobilem et infinitum et si quid aliud huiusmodi dicitur. Huiusmodi autem cognitionem habuerunt per lumen rationis inditum. »
celui qui Est purement et simplement.

2. Déficiences.

Cette connaissance à partir des créatures, lointaine, obscure et en miroir, est imparfaite non seulement parce que la créature est à l’infini de l’excellence de l’essence divine mais aussi parce que, même les œuvres de Dieu, l’homme ne les connaît pas parfaitement.
Cf. Compendium theologiae, lib. 2, cap. 8, 13 : « Ista tamen cognitio imperfecta est, quia nec ipsa creatura perfecte ab homine conspici potest, et etiam creatura deficit a perfecta Dei repraesentatione, quia virtus huius causae in infinitum excedit effectum. »
Et Super Iob, cap. 36, 39 : « Et rursus nullus est adeo sapiens cuius cognitio non multum vincatur ab excellentia claritatis divinae, unde subdit unusquisque intuetur procul, idest cognitio hominis longe distat a perfecta comprehensione divinae essentiae, tum quia non potest homo nisi per opera cognoscere quae in infinitum distant ab excellentia essentiae eius, tum quia etiam opera eius perfecte homo non cognoscit. »
Et comme la vision peut se tromper dans les choses vues de loin, ceux qui tendent à connaître Dieu à partir des créatures sont tombés dans de nombreuses erreurs.
Cf. Super De Trinitate, pr. 1, 5-7 : « Creaturae enim, per quas naturaliter cognoscitur Deus, in infinitum ab ipso distant. Sed quia in his, quae procul videntur, facile visus decipitur, idcirco ex creaturis in Deum cognoscendum tendentes in errores multiplices inciderunt. Unde dicitur quod creaturae Dei sunt muscipulae pedibus insipientium et defecerunt scrutantes scrutinio. »
Il s’ensuit que les hommes délaissant la vérité ont erré de diverses manières en ce qui concerne la connaissance de Dieu, si bien que comme dit saint Paul : « Certains se sont éventés dans leurs cogitations, et leur cœur sans sagesse s’est obscurci ; en se disant être sages, ils sont devenus stupides, en changeant la gloire du Dieu incorruptible dans des figures corruptibles de l’homme. »
Cf. Compendium theologiae, lib. 2 cap. 8, 14 : « Ex huius autem cognitionis imperfectione consecutum est ut homines a veritate discedentes diversimode circa cognitionem Dei errarent, intantum quod, sicut apostolus dicit, quidam evanuerunt in cogitationibus suis, et obscuratum est insipiens cor eorum : dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt, et mutaverunt gloriam incorruptibilis Dei in similitudinem corruptibilis hominis, et volucrum et quadrupedum et serpentium. »

C. Les sommets surnaturels livrés par les docteurs sacrés.

C’est pourquoi la Providence de Dieu a donné aux hommes une autre voie de connaissance sûre : celle de la connaissance par la foi surnaturelle, en infusant sa grâce dans les âmes ouvertes à l’action du Saint-Esprit.
Tandis que le philosophe possède de Dieu une connaissance naturelle dont les principes, reçus par les sens, proviennent des créatures ; le fidèle en a une connaissance surnaturelle dont les principes, infusés par la foi, proviennent de la vérité première.
Tandis que le philosophe suit l’ordre naturel en préordonnant la science des créatures à la métaphysique naturelle, le théologien procède en sens inverse de telle sorte que la considération du Créateur prévienne la considération des créatures.
Cf. Super De Trinitate, pr. 1, 13-14 : « Philosophi enim, qui naturalis cognitionis ordinem sequuntur, praeordinant scientiam de creaturis scientiae divinae, scilicet naturalem metaphysicae. Sed apud theologos proceditur e converso, ut creatoris consideratio considerationem praeveniat creaturae. »

1. La contemplation du Créateur.

Il importe donc au docteur de la Doctrine sacrée de s’attacher en premier à contempler les réalités du ciel et de s’éloigner, par le mépris, des affaires terrestres.
Cf. Super Apocalypsim Vox, cap. 10, 316 : « Per hoc signatur quod praedicator debet ad Christum accedere magis ac magis per terrenorum contemptum et majorem amoris affectum et meritorum profectum, petens ab eo orando et bene operando, librum idest intellectum Scripturae, sicut fecit beatus Joannes. »
Il s’agit d’un état de vie que saint Thomas cite, comme l’état religieux, parmi les états de vie éminents.
Cf. Quodlibet III, q. 4, pr., 2 : « Et primo quaesita sunt quaedam pertinentia ad quosdam homines excellentioris status, scilicet ad doctores et religiosos. »
Il est d’ailleurs très convenable que le moine, habituellement familier de la Sainte Écriture, puisse exercer cette fonction de docteur de la Doctrine sacrée.
Cf. De perfectione, cap. 26, 17 : « Si vero intelligant quod monachus habeat aliquid repugnans doctoris officio, manifeste falsum est : quinimmo convenientissimum est religiosis docere, praecipue sacram Scripturam. »
Mais pour cela, il faut effectivement imiter le Christ
Cf. Super Io., cap. 8, l. 3, 75 : « Secundum autem quod homo, Christus est de supernis, quia non habuit affectum ad mundana et infima, sed ad superiora, in quibus anima Christi conversabatur, secundum illud : nostra conversatio in caelis ; ubi est thesaurus tuus, ibi est et cor tuum. »
et les apôtres
Cf. Compendium theologiae, lib. 2, cap. 8, 19 : « Quod quidem per apostolos et successores eorum continue agit, dum ad Dei notitiam per eos homines adducuntur, quousque per totum mundum nomen Dei sanctum et celebre habeatur. »
par l’amour des seules réalités célestes et par des œuvres qui en soient l’image vivante.
Cf. Super Philip., cap. 3, l. 3, 68-78 : « Consequenter ostendit quales sunt imitandi. Et primo describit in eis caelestem conversationem. Dicit ergo : Illi terrena sapiunt, sed non est sic de nobis, quia nostra conversatio in caelis est, id est perficitur per contemplationem. Item per affectionem, quia sola caelestia diligimus. Item per operationem, in qua est caelestis repraesentatio. [...] Sed quare est ibi conversatio ? Quia inde expectamus optimum auxilium : levavi oculos meos in montes ; ubi est thesaurus tuus, ibi est et cor tuum.

2. L’accès à l’Écriture sainte, inspirée par le Saint-Esprit.

Cet amour des choses d’en-haut donnera au docteur sacré accès à l’Écriture sainte, dont l’intelligence est cachée aux sages selon le monde
Cf. Super De Trinitate, pars 1, q. 2, a. 3, ad 4 : « Ad quartum dicendum quod Hieronymus adeo afficiebatur ad gentilium libros quod sacram Scripturam quodammodo contemnebat ; unde ipsemet ibidem dicit : si quando in memet reversus prophetas legere coepissem, sermo horrebat incultus. Et hoc esse reprehensibile nullus ambigit. »
et est révélée aux humbles.
En effet, l’aspect parfois rude de ces livres est voulue de Dieu, afin de ne pas exposer les profondeurs de la vérité divine aux moqueries des infidèles ou aux erreurs des esprits faibles,
Cf. Super Sent., lib. 1, d. 34, q. 3, a. 1, co., 6 : « Quarta ratio est propter occultationem divinae veritatis : quia profunda fidei occultanda sunt et infidelibus, ne irrideant, et simplicibus, ne errandi occasionem sumant. »
tout comme la prédication primitive des apôtres fut faite dans la faiblesse et la simplicité, afin que ce qui appartient à la foi soit attribuée à Dieu et non à la puissance ou à la sagesse humaine.
Cf. Super De Trinitate, pars 1, q. 2, a. 3, ad 1, 3 : « Ut tamen totum quod est fidei non humanae potentiae aut sapientiae tribueretur, sed Deo, voluit Deus ut primitiva apostolorum praedicatio esset in infirmitate et simplicitate. »
La sagesse divine est contenue cependant en abondance, avec suavité et autorité dans l’Écriture sainte, car elle est inspirée par l’Esprit-Saint
Cf. Super Io., cap. 4, l. 2, 49 : « Sic et sacra Scriptura magna est auctoritate, quia a Spiritu sancto est data ; delectabilis est suavitate : quam dulcia sunt faucibus meis eloquia tua. »
qui scrute toutes choses, même les profondeurs de Dieu.
Cf. Contra Gentiles, lib. 4, cap. 17, n. 7 : « Apostolus dicit : Spiritus omnia scrutatur, etiam profunda Dei. Quis enim scit quae sunt hominis nisi spiritus hominis, qui in ipso est ? Ita et quae Dei sunt nemo cognovit nisi Spiritus Dei. Comprehendere autem omnia profunda Dei non est alicuius creaturae. Quod patet ex hoc quod dominus dicit : Nemo novit Filium nisi Pater, neque Patrem quis novit nisi Filius. »
Si bien que les auteurs inspirés peuvent être dépassés par ce qu’ils ont écrit.
Cf. De potentia, q. 4, a. 1, co., 9 : « Unde si etiam aliqua vera ab expositoribus sacrae Scripturae litterae aptentur, quae auctor non intelligit, non est dubium quin Spiritus Sanctus intellexerit, qui est principalis auctor divinae Scripturae. »
Et c’est principalement pour cela que ceux qui exposent la Sainte Écriture en dévoilent de multiples sens.
Cf. Quodlibet VII, q. 6, a. 1, ad 5 : « Ad quintum dicendum, quod auctor principalis sacrae Scripturae est Spiritus Sanctus, qui in uno verbo sacrae Scripturae intellexit multo plura quam per expositores sacrae Scripturae exponantur, vel discernantur. »
Ils peuvent d’ailleurs s’aider des exemples de vie des saints, car c’est le même Esprit-Saint qui a inspiré la Sainte Écriture et les actes des saints.
Cf. Super Io., cap. 18, l. 4, 23 : « Dicendum, secundum Augustinum, quod dicta et praecepta sacrae Scripturae ex factis sanctorum interpretari possunt et intelliguntur, cum idem Spiritus Sanctus qui inspiravit prophetis et aliis sacrae Scripturae auctoribus, moverit sanctos ad opus. »
Et Super Rom., cap. 1, l. 5, 40 : « Sed, sicut dicit Augustinus, intellectus sacrae Scripturae ex actibus sanctorum intelligitur. »

Conclusion.

La lecture attentive de ce texte suivie d’une analyse du vocabulaire en rapport avec la Sacra Doctrina nous ont permis de voir que l’objet du Rigans Montes est bien la Sacra Doctrina dont saint Thomas parle dans sa Somme et son commentaire sur les Sentences, à savoir l’ensemble de l’enseignement révélé par Dieu. Cependant, cette Sacra Doctrina est envisagée ici principalement sous son aspect actif, c’est-à-dire dans son processus de communication. Ce qui rend raison de cette synonymie continuelle entre les expressions sacra doctrina et sapientia divina.
Une recherche sur les lieux où saint Thomas a développé ce qu’il évoque au chapitre premier à propos des sommets de cette sagesse divine nous fait mieux connaître l’origine de la vocation de théologien. Dieu désire faire participer les hommes à sa Sagesse, non seulement pour la recevoir mais aussi pour la communiquer.

Notes.

Table des matières.