Patron des
Écoles Catholiques
Ouvrage dédié
aux étudiants chrétiens
Nouvelle
édition illustrée
R. P.
Charles-Anatole JOYAU, O. P.
Librairie
Générale Catholique et Classique
EMMANUEL
VITTE, DIRECTEUR
Imprimeur-Libraire
de l'Archevêché
et des Facultés catholiques
Lyon, Emmanuel
VITTE, Éditeur
3, Place
Bellecour, 55
PRINCIPAUX SOUVERAINS D'EUROPE
PRINCIPAUX SAINTS ET BIENHEUREUX
LIVRE PREMIER
— VIE DE SAINT THOMAS D'AQUIN
CHAPITRE
PREMIER. LA MAISON D'AQUIN.
CHAPITRE II.
PREMIÈRE ENFANCE.
CHAPITRE III.
L'ÉCOLIER DU MONT-CASSIN
CHAPITRE IV.
L'ÉTUDIANT NAPOLITAIN — LES FRÈRES PRÊCHEURS
CHAPITRE V.
VOCATION — ÉPREUVES
CHAPITRE VII.
TRIOMPHE DE LA CHASTETÉ
CHAPITRE VIII.
LA DÉLIVRANCE — UN DERNIER ASSAUT
CHAPITRE IX.
LE MAITRE DU DOCTEUR ANGÉLIQUE
CHAPITRE X. LA
MANIFESTATION DU GÉNIE
CHAPITRE XI.
COUVENT DE SAINT-JACQUES. — LE PROFESSEUR
CHAPITRE XII.
LE DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS
CHAPITRE XIII.
UNE SAINTE AMITIÉ
CHAPITRE XIV.
LE DÉFENSEUR DES ORDRES MENDIANTS
CHAPITRE XV.
LA LUMIÈRE DE L'ÉGLISE MILITANTE. L'ANGE EXTERMINATEUR DES HÉRÉSIES
CHAPITRE XVI.
LE CHANTRE DE LA DIVINE EUCHARISTIE
CHAPITRE XVII.
DERNIÉRE PÉRIODE D'ENSEIGNEMENT
CHAPITRE XVIII.
LA SOMME THÉOLOGIQUE
LIVRE SECOND —
VERTUS DE S. THOMAS D'AQUIN
CHAPITRE
PREMIER. PRINCIPES ET MAXIMES SUR LA VIE SPIRITUELLE.
CHAPITRE III.
DÉVOTION ENVERS JÉSUS-CHRIST, LA SAINTE VIERGE, LES SAINTS
CHAPITRE IV.
HUMILITÉ, OBÉISSANCE ET PARFAIT DÉTACHEMENT
CHAPITRE V.
CHARITÉ ET DOUCEUR
CHAPITRE VII.
SCIENCE MIRACULEUSE — SANCTIFICATION DE L'ÉTUDE
CHAPITRE VIII.
ZÈLE APOSTOLIQUE
CHAPITRE IX.
SAINTES AFFECTIONS DE LA FAMILLE PORTRAIT ET CARACTÉRE DE SAINT THOMAS.
LIVRE
TROISIÈME. MORT ET GLORIFICATION DE SAINT THOMAS D'AQUIN.
CHAPITRE
PREMIER. FIN PROCHAINE — AVERTISSEMENTS CÉLESTES
CHAPITRE II.
DERNIÈRE MALADIE.
CHAPITRE III.
FUNÉRAILLES TRIOMPHALES — NOUVELLES DE LA MORT
CHAPITRE IV.
LE TÉMOIGNAGE DES MIRACLES
CHAPITRE VI.
TRANSLATION DU CORPS DE SAINT THOMAS
CHAPITRE VII.
LE CORPS DE SAINT THOMAS A TOULOUSE.
CHAPITRE VIII.
HOMMAGES RENDUS A LA DOCTRINE DE SAINT THOMAS PAR LES PAPES ET LES CONCILES
CHAPITRE IX.
HOMMAGES DE, LA POÉSIE, DE L'ÉLOQUENCE ET DE LA PEINTURE
CHAPITRE X.
SAINT THOMAS D'AQUIN ET S. S. LÉON XIII
BREF
INSTITUANT SAINT THOMAS D'AQUIN PATRON DES ECOLES CATHOLIQUES
En
vertu de Notre suprême autorité,
Nous
déclarons le Docteur angélique,
SAINT
THOMAS, patron des Universités,
Académies,
Collèges et Ecoles catholiques.
(Bref
de S. S. Léon XIII.)
ARCHEVÊCHÉ DE LYON
Imprimatur
Lugduni, Die 13 Julii 1887
D. Lajoint,
v.c.
Fili, audite me, timorem Domini docebo
vos. Ps. XXXIII, 11.
Chers fils, écoutez-moi, je vous
enseignerai la crainte du Seigneur.
JEUNES GENS
CHRÉTIENS,
Le 4 août 1880,
en la fête de saint Dominique, fondateur de l'Ordre des Frères Prêcheurs, Notre
Saint-Père le Pape Léon XIII, déférant avec bienveillance aux suppliques que
lui avaient adressées cardinaux, évêques, professeurs d'universités et autres
personnages éminents en science, piété et dignité dans l'Église, proclamait
saint Thomas d'Aquin PATRON DE TOUTES LES ÉCOLES CATHOLIQUES.
Cet acte, émané
de la plus haute autorité qui soit au monde, revêt une importance qu'on ne
saurait méconnaître.
Le Souverain
Pontife vous assigne, jeunes gens chrétiens, un nouveau protecteur au ciel; en
même temps il crée pour vous une obligation, celle de rendre à ce patron un
culte spécial, par la prière et surtout par l'imitation.
Mais l'on ne se
décide à imiter qu'après avoir appris à connaître et à aimer. «Plus on tonnait,
plus oit aime,» disait le bienheureux Albert le Grand.
Qui de vous
connaît véritablement saint Thomas d'Aquin?
Sans doute, vous
n'en êtes plus à entendre prononcer pour la première fois son nom; souvent déjà
ont résonné à vos oreilles ces titres glorieux que lui ont décernés les siècles
Docteur angélique, Prince des théologiens, Ange de l'école... Mais qui jamais
vous a révélé le génie de ce Docteur, l'autorité de ce Prince, la pureté de cet
Ange?... Voilà, mes jeunes amis, ce que vous apprendra ce modeste ouvrage,
écrit particulièrement pour vous.
Avant d'aller
plus, loin, laisses-moi vous prémunir contre une déplorable erreur trop
longtemps accréditée.
On s'est
représenté saint Thomas comme un soleil éblouissant: quelques esprits
supérieurs pouvaient en soutenir l'éclat, mais il aveuglait les intelligences
ordinaires.
Telle n'est pas
la vérité, tant s'en faut.
Un témoin au
Procès de canonisation a porté le jugement suivant: « Tout homme, selon la
mesure modeste de sa capacité, peut facilement tirer profit des écrits du saint
Docteur; c'est pour cela que les laïques eux-mêmes et les hommes d'une intelligence
médiocre désirent avec tant d'avidité posséder ses oeuvres » (1).
Par ailleurs, Léon XIII, s'appuyant sur une expérience
faite dans soit diocèse de Pérouse, recommande avec instance l'étude de la
philosophie de l'Ange de l'école, comme
moyen de relever
le niveau intellectuel.
(1)
Bollandistes, édition Palmé, tome VII, page 713.
Outre le côté de
la science et du génie, il est un autre aspect sous
lequel saint Thomas s'offre à nos regards nous voulons parler de ses vertus et
du doux rayonnement de sa sainteté.
Oui, chers
lecteurs, vous trouverez dans ce grand Saint un modèle qui, nous en avons la
conviction intime, gagnera vos coeurs, entraînera vos volontés, quel que soit
le milieu où s'écoule votre existence.
Goûtez-vous
encore les douceurs du foyer paternel? L'exquise simplicité, la piété, filiale
du petit comte d'Aquin, sort amour pour les pauvres, vous révèleront les
qualités qui font l'ornement d'un enfant chrétien.
Une éducation
plus virile a-t-elle succédé pour vous aux tendresses de la famille? L'écolier
du Mont-Cassin vous apprendra quelle respectueuse obéissance à ses maîtres,
quelle application au travail, quelle charité pour ses condisciples doit
pratiquer un écolier vertueux.
Mais vous avec
dépassé le ternie des Humanités, et pourvus maintenant des diplômes qui
attestent le légitime succès de vos études, vous suives les cours de nos
facultés d'enseignement supérieur. Inquiets de l'avenir, sentant frémir en vous
des passions naissantes, vous cherches un appui, un guide, un protecteur: regardez
le jeune étudiant napolitain. Quelle réserve dans un âge si prompt aux
entraînements! Piété solide, étude assidue: tel est le double rempart dont il
entoure son âme contre les surprises du dehors, vous donnant ainsi une leçon
salutaire pour franchir ce passage si périlleux de l'adolescence. Ah! si jamais
la volupté venait à tendre ses pièges sous vos
pas, vite un regard vers le glorieux athlète de la chasteté. Avec quelle
vigueur il met en fuite l'ennemi de sa vertu, et mérite, après le combat, la
visite de deux anges qui, le ceignent d'un cordon mystérieux! Sa victoire
excitera votre admiration, car votre âge s'émeut facilement au spectacle des
actions héroïques. Déjà, je vous vois obéir à une salutaire inspiration: vous
voulez suivre de si nobles traces, entrer dans la Milice angélique, et porter
ce cordon qui est un préservatif puissant contre le plaisir.
Vous enfin,
jeunes gens que la grâce invite aux sublimes sacrifices du sacerdoce ou de la
vie religieuse, et qui avez à subir de redoutables assauts, levez les yeux,
prenez courage. L'héritier, des seigneurs de Sommacle et d'Aquin foulant aux
pieds honneurs, richesses, affections de la nature, et sortant vainqueur d'une
persécution domestique de deux années, vous dira par quelle constance et quelle
énergie de volonté on assure sa vocation. Et après que vous aurez offert à Dieu
l'immolation de tout vous-mêmes, le Docteur angélique vous servira encore de
guide dans l'accomplissement de vos devoirs sacrés. Au flambeau de ses vertus
sacerdotales et religieuses, vous verrez comment le gèle de la science
ecclésiastique, l'amour de Notre-Seigneur et la charité pour les âmes font du
Prêtre un saint, et comment l'humilité, l'obéissance et le détachement
conduisent le Religieux au sommet de la perfection.
Cet ouvrage se
divise en trois livres. Le premier raconte la Vie de saint Thomas d'Aquin
jusqu'à la dernière année de son enseignement.
Le second
comprend les Vertus de saint Thomas, mises en lumière par des traits nombreux.
Ce second livre peut offrir des sujets de lecture pour les jours d'une Neuvaine
ou d'un Triduum en l'honneur du Saint.
Le livre
troisième est intitulé Mort et glorification de; saint Thomas d'Aquin, et
fournit matière à une dizaine de chapitres. C'est que l'histoire de l'angélique
Docteur est loin de se terminer avec sa vie.
Dans la série des
miracles obtenus par son intervention, nous avons choisi de préférence ceux qui
nous ont paru plus capables d'intéresser la jeunesse, à laquelle cet ouvrage
est dédié.
Pour ceux de nos
lecteurs qui désireraient les connaître, voici les sources auxquelles nous
avons puisé
1° La Vie de
saint Thomas d'Aquin, par Guillaume de Tocco, contemporain du, saint Docteur,
et son premier biographe. Elle est reproduite dans le même volume des
Bollandistes, tome premier de Mars, avec le procès de canonisation.
2° Les Histoires
de saint Antonin.
3° Malvenda,
Annales des Frères Prêcheurs.
4° Les Vies des
saints de l'ordre des Frères Prêcheurs, par Jean de Réchac, religieux du XVII°
siècle.
5° L'Année
Dominicaine du P. Jean-Baptiste Feuillet, XVII° siècle,
nouvellement rééditée par les PP. Dominicains de Lyon.
6° Les Écrivains
de l'Ordre des Frères Prêcheurs, par Quétif et Echard.
7° La belle et
savante Vie de saint Thomas d'Aquin, écrite au siècle dernier par le P. Touron, dominicain français.
Enfin, quelques
auteurs modernes et des Revues savantes nous ont fourni plusieurs documents
précieux.
Avant de clore ce
Prologue, oserions-nous formuler un, désir?
En écrivant pour
vous cet ouvrage, jeunes gens, notre seule ambition a été de vous faire
connaître votre PATRON, afin que vous l'aimiez, l'invoquiez et cherchiez,à
l'imiter. Puisse cet humble travail trouver place à côté des Vies de saint
Louis de Gonzague et de saint Stanislas Kostka! Si la lecture que vous en ferez
produit d'heureux fruits en vos âmes, nous estimons que nos efforts auront reçu
ici-bas pleine récompense; et, à l'exemple d'anciens hagiographes, nous vous
demandons en retour l'aumône de quelques Ave Maria.
PRINCIPAUX SOUVERAINS D'EUROPE
CONTEMPORAINS DE SAINT THOMAS
Papes. |
Empereurs. |
Rois. |
Honorius III, mort en 1227 |
Frédéric II, mort en 1250 |
France Louis VIII, mort en 1226 Angleterre Henri III,
+1272 Castille et Léon Ferdinand
III, +1252 Aragon Jacques
Ier +1276 Portugal Sanche
II,
+1245 |
PRINCIPAUX SAINTS
ET BIENHEUREUX
Des Frères Prêcheurs S. Dominique, S. Thomas S. Pierre B. Benoît XI, S. Hyacinthe, + 1257 S. Raymond B. Jourdain B. Ceslas, + 1242 B. Gonzalès B. Humbert B. Albert le Grand, + 1280 B. Ambroise B. Jacques Bse Marguerite |
Des Frères Mineurs. S. François S. Antoine S. Bonaventure, + 1274 Ste Claire, vierge,
+ 1253 Ste Rose de Viterbe,
+ 1260 Ste Elisabeth Ste Hedwige, duchesse |
Autres Saints. S. Grégoire X, S. Pierre Célestin, S. Edmond, arch. de Cantorbéry, + 1240 S. Richard, S. Raymond S. Pierre S. Simon Stock, S. Philippe S. Nicolas de SS. Sept fondateurs des Servites, vers 1260 S. Ferdinand, S. Louis, |
d'après les Bollandistes
CHRONOLOGIE D'APRÈS ÉCHARD 5
ou 1226 Naissance de saint Thomas. 1 Son entrée à l'Ecole du Mont-Cassin. 7 Il
va étudier à l'Université de Naples.3 Vers le trois d'août, il reçoit l'habit
de Frère Prêcheur, est arrêté en Toscane au mois de septembre, conduit à Rocca
Secca, et renfermé à Monte-San-Giovanni.4 Vers octobre ou novembre, rendu à son
Ordre, Thomas fait profession et part pour Cologne.5 Il est envoyé au couvent
de Saint-Jacques, pour étudier sous le B. Albert le Grand.8 Saint Thomas retourne
à Cologne avec le B. Albert. Il commence à enseigner.2 Le Chapitre général de
l'Ordre le renvoie à Paris, pour y prendre les grades universitaires.3 Voyage
de Tirlemont.4 à 1256 Persécutions contre l'enseignement des Réguliers.6 En
février, saint Thomas reçoit la licence; il est appelé à Anagni pour réfuter
Guillaume de Saint-Amour. En octobre ou novembre, il revient à Paris.7 Le 23
octobre, il est reçu Docteur de l'Université de Paris. 8 Enseignement comme
Régent des études, au collège de Saint Jacques.9 Saint Thomas assiste au
Chapitre général de Valenciennes. 1 Il va en Italie, et, par ordre d'Urbain IV,
enseigne à la cour pontificale.3 Voyage à Londres, à l'occasion d'un Chapitré
général,4 Saint Thomas compose l'office du SS. Sacrement; il est institué
Régent à Sainte-Sabine.5 Il commence sa Somme théologique.7 Il assiste au
Chapitre de Bologne, et reste dans cette ville comme Régent des études.9
Chapitre général de Paris. Thomas y assiste, il enseigne à Saint Jacques encore
deux ans.1 Retour en Italie, enseignement à Sainte-Sabine.2 Le Chapitre de
Florence l'assigne à Naples, sur les instances du roi Charles Ier.3 Dernière
année d'enseignement.4 En janvier, il quitte Naples pour se rendre au Concile
général de Lyon, et meurt à Fossa-Nuova, le 7 mars.3 Canonisation de saint
Thomas.9 Translation de son corps à Toulouse, par ordre du B. Urbain V.7 Saint
Pie V le déclare Docteur de l'Eglise.0 Saint Thomas est institué par S. S. Léon
XIII, PATRON DES ÉCOLES CATHOLIQUES.
Elegit eum Dominus ex omni carne.
ECCLI., XLV, 4.
Le Seigneur l'a choisi parmi toute
chair.
Sur les confins de la Campanie, ancienne Terre de Labour,
dans une plaine baignée par le Garigliano, non loin d'Arpinum, patrie de Marius
et de Cicéron, est élégamment assise la ville d'Aquin. Jadis colonie romaine,
dont Tacite, Pline, Ptolémée parlent avec éloge (1),
berceau de l'empereur Pescennius Niger et du poète Juvénal, elle fut plus tard
érigée en comté à cause de son importance, et subsista dans sa splendeur
jusqu'à l'année 1251.
(1) Tacit., Hist. liv. I. Plin., liv. III,
Ptol., liv. III.
Aujourd'hui bien déchue, réduite à une population de
trois mille âmes et vivant des souvenirs de son passé, la petite ville d'Aquin,
par sa position pittoresque, ne laisse pas d'attirer l'attention et de piquer
la curiosité du voyageur. De beaux arbres l'encadrent, et fournissent à ses
habitants, durant l'été, un délicieux ombrage; ses environs abondent en sources
fraîches et limpides, qui ont valu probablement à la ville le nom qu'elle
porte; des traces de constructions antiques, jetées çà et là, témoignent des
diverses dominations qu'elle a subies. Siège épiscopal, Aquin possède un
Chapitre dont les chanoines, au nombre de dix, ont le privilège de porter la
mitre et les autres insignes pontificaux.
Dans la première moitié du XIII° siècle, on apercevait à une faible distance, près du
torrent de Melfi, qui coule des Apennins, un château féodal appelé Rocca-Secca.
Placée sur un rocher abrupt, sa masse imposante se dressait en face de la
célèbre abbaye du Mont-Cassin, éloignée d'environ deux lieues. C'était la
résidence habituelle des comtes d'Aquin, puissants seigneurs qui possédaient de
nombreux domaines, et prenaient aussi les titres de comtes de Lorette et de
Belcastro.
D'après d'anciennes chroniques (1), ils descendaient des princes lombards, et leurs
ancêtres s'étaient illustrés sous les drapeaux de Charlemagne, en combattant
les Sarrasins.
Vers 1220, la
Maison d'Aquin avait pour chef Landolphe, fils du célèbre Thomas de Sommacle,
ancien favori de l'empereur Frédéric Barberousse, et lieutenant-général de ses
armées. Voulant récompenser d'importants services, Barberousse avait donné en
mariage au comte de Sommacle sa propre soeur, Françoise de Souabe, avec le fief
d'Acerre pour apanage.
(1) Malvenda, p. 595.
Landolphe avait épousé Théodora, fille du comte de
Théate, de la famille des Caraccioli. Les Caraccioli eux-mêmes remontaient aux
fameux chefs normands, Guiscard, Roger, Bohémond, Tancrède, dont la vaillante
épée chassa de la péninsule les Sarrasins et les Grecs, et fonda le royaume des
Deux-Siciles. Maîtres du territoire, ils avaient fait hommage au Saint-Siège de
leur conquête, et la possession leur en avait été confirmée, à titre de fief,
par les papes Léon IX et Nicolas II.
De plus, la famille d'Aquin était alliée aux maisons
royales d'Aragon et de Castille; même elle avait, au témoignage du cardinal
Duperron, des liens de parenté avec le roi de France.
De cette lignée devait sortir le Saint dont nous
entreprenons d'écrire l'histoire.
Dieu, qui souvent « tire le pauvre de la poussière pour
le placer parmi les princes de son peuple, » choisit au contraire pour le
Docteur angélique une des premières familles d'Italie, comme jadis il avait
pris dans la plus haute noblesse d'Espagne saint Dominique, dont Thomas d'Aquin
devait être, en Religion, le plus illustre fils.
Cette conduite de la Providence cachait un mystère. Saint
Thomas. était destiné à donner l'exemple d'une correspondance héroïque à
l'appel divin dans la voie du détachement religieux: sa naissance élevée allait
entourer cet exemple d'un éclat sans pareil. En outre, il devait illuminer le
monde par la supériorité incomparable de sa science et la splendeur de son génie;
or, qui ne sait combien (36) l’influence
d'une éducation exquise, commencée au berceau, favorise le développement des
dons de nature et de grâce, là où Dieu les a largement départis?
Mais à la noblesse du sang, la famille d'Aquin joignait
une noblesse plus précieuse encore: celle d'une foi sans ombre et d'une vertu
sans tache. Brave et loyal chevalier, Landolphe était en même temps chrétien
généreux, et Théodora laissa une mémoire tout embaumée de suavité.
« C'était, remarque Guillaume de Tocco, une dame de grande dévotion et de
rigoureuse abstinence; la continuité de ses prostrations et de ses génuflexions
lui avait durci les genoux; elle n'eût pas mérité d'avoir un fils tel que saint
Thomas, si sa prière n'eût été agréable à Dieu. » Disons-le toutefois, Théodora
avait une fermeté de caractère poussée même à l'excès. Ce qui expliquera
l'attitude que; nous lui verrons prendre dans le cours de cette histoire.
Huit enfants furent le fruit de son union avec Landolphe.
Des cinq filles que le ciel lui donna, deux seulement ont fixé l'attention des
auteurs, à cause du rôle qu'elles jouèrent: dans la vocation de notre Saint.
L'une, du nom de Marietta, se fit Bénédictine au monastère de Sainte-Marie de
Capoue, et mourut dans les fonctions d'abbesse, après avoir vécu très
saintement. L'autre, appelée Théodora, comme sa mère, épousa Roger, comte de
Marsico et de Salerne, auquel elle apporta en dot le comté de Saga-Severino. Sa
vie au milieu du siècle fut celle d'une véritable religieuse. Inépuisable dans
sa charité, elle employait aux oeuvres de miséricorde tout son superflu,
parfois même une partie du nécessaire. Discrète, prévoyante, sévère pour
elle-même, passant en prières et en austérités le temps que les autres
accordent au sommeil, elle excellait en toute sorte de vertus. Quelques années
après son heureux (37) trépas,
lorsqu'on voulut transférer ses restes dans l'église des Frères Prêcheurs de
Salerne, son corps fut trouvé intact, exhalant un parfum dont tous les
assistants furent pénétrés.
Quant aux deux fils aînés du comte et de la comtesse
d'Aquin, fidèles aux traditions chevaleresques de leur race, ils suivirent la
profession des armes, et exercèrent des emplois distingués dans l'armée de
Frédéric II, leur parent. Mais bientôt, obéissant à la, voix de leur conscience,
ils abandonnèrent le parti d'un prince devenu traître à l'Eglise et frappé de
ses anathèmes. Cet acte de courageuse indépendance leur attira de cruelles
vexations. Conrad, fils de Frédéric II, héritier de sa malice en même temps que
de sa couronne, conçut contre eux une telle fureur qu'il mit à feu et à sang la
ville d'Aquin, rasa le château de Rocca-Secca, bannit à perpétuité Landolphe,
l'aîné, et fit périr le second, Raynald, dans les horreurs d'un cachot.
Malgré cette persécution et bien d'autres vicissitudes
dans les âges suivants, la maison d'Aquin, grâce à d'illustres alliances,
conserva durant cinq siècles l'éclat de son antique noblesse. Les deux derniers
descendants directs furent un Dominicain et un Evêque, qui laissèrent à la
maison du prince de Castiglione leurs titres et leurs biens. Mais, dit un
écrivain moderne (1), cette branche
finit en 1799, dans la personne de Vincente d'Aquin, épouse du duc
Montfort-Laurito.
Maintenant la famille d'Aquin nous est connue; étudions
la vie de celui qui en a immortalisé 1e nom.
(1) Mgr Salzano, des FF. Prêcheurs,
ministre d'Etat sous Ferdinand II, roi de Naples.
Puer eram ingeniosus, et sortitus sum
animam bonam. SAP., VIII, 19.
J'étais un enfant bien né, et j'avais
reçu de Dieu une bonne âme.
Parfois Dieu se plaît à faire abonder les miracles dans
la vie des saints, et permet que leur naissance soit accompagnée de signes
merveilleux. Ainsi en fut-il pour le Docteur angélique: les prodiges forment
comme une auréole autour de son berceau.
Quelques chroniqueurs rapportent qu'en l'année 1220, un
phénomène étrange et des plus significatifs fut observé à Bevagna, ville
d'Italie. Durant toute une nuit et une partie du jour suivant, trois météores
apparurent dans les cieux, portant chacun en son disque l'image d'un Frère
Prêcheur. A cet aspect, des enfants se mirent à parcourir les rues, en criant: A
l'école, à l'école, à l'école! et ils se montraient les nouveaux maîtres
que le ciel leur envoyait (1).
(1) Malvenda, p. 550.
De la bouche des tout jeunes enfants, dit le Psalmiste, vous avez, Seigneur, fait
sortir la louange, pour la confusion de vos ennemis.
Dût-on ne voir qu'une gracieuse légende dans le récit qu'on
vient de lire, toujours est-il qu'à la même époque venaient: au monde les
bienheureux Jacques de Bevagna et Ambroise de Sienne, l'un et l'autre savants
maîtres et éloquents prédicateurs dans l'Ordre de Saint-Dominique, et peu après,
saint Thomas d'Aquin, maître sans rival, docteur incomparable.
Voici un fait plus certain, et universellement admis. Aux
environs de Rocca-Secca, vivait avec plusieurs autres solitaires, un ermite
appelé Fra Buono, Frère le Bon, meilleur encore, dit Guillaume de Tocco,
par ses vertus que par son nom, et jouissant dans le pays d'une juste
réputation de sainteté.
Un jour, poussé par l'esprit de Dieu, Fra Buono
vint trouver Théodora. « Noble Dame, lui dit-il, réjouissez-, vous, vous aurez
bientôt un fils qui portera le nom de Thomas. Vous songerez, votre époux et
vous, à faire de cet enfant un moine du Mont-Cassin, espérant pour lui
l'élévation à la dignité abbatiale. Mais Dieu en ordonnera autrement. Ce fils
de bénédiction entrera dans l'Ordre des Frères Prêcheurs. Sa science et la
sainteté de sa vie répandront un tel éclat qu'on ne pourra trouver son pareil
dans le monde entier. »
La châtelaine répondit humblement: « Je suis loin de
mériter l'honneur que vous m'annoncez, vénérable ermite; mais que Dieu fasse
selon son bon plaisir. »
L'événement ne tarda pas à justifier la prédiction du
solitaire: vers la fin de 1225, ou tout au commencement de 1226, naissait au
comte et à la comtesse d'Aquin un huitième enfant.
Honorius III exerçait alors le pontificat suprême.
Landolphe le pria de vouloir bien être le parrain du nouveau-né. Le pape y
consentit volontiers, et se fit représenter par (41)
l'évêque d'Aquin. L'enfant reçut au baptême le nom de Thomas, plutôt en mémoire
de son aïeul, le fameux comte de Sommacle, que par déférence pour la parole de
l'ermite.
Ce nom, qui en hébreu signifie abîme, fut imposé
par un secret dessein de Dieu. Il exprimait que cet enfant serait un jour un
abîme de science, abîme d'où les saints conciles tireraient leurs décisions, et
les universités leurs plus purs enseignements.
On acquit bientôt une preuve nouvelle de la protection
céleste dont notre Saint était l'objet. Une nuit d'été, l'orage qui grondait au
loin se déchaîne tout à coup au-dessus de Rocca-Secca; la foudre tombe sur la
tour du château, y fait un dégât considérable, et pénètre dans l'appartement où
reposaient les enfants du comte. A cet effroyable coup de tonnerre, la mère
épouvantée se précipite. Une soeur de Thomas, plus âgée que lui d'un ou deux
ans, est étendue sans vie; quant à l'enfant privilégié, il repose sain et sauf
entre les bras de sa nourrice. Théodora, malgré ses larmes, remercie Dieu, et
commence dès lors à espérer fermement, la réalisation de ce qui lui a été
prédit sur ce fils bien-aimé.
Quelque temps après, la comtesse d'Aquin se rendait aux
bains de Pouzzoles, non loin de Naples. Ne pouvant se résigner à être séparée
d'un enfant devenu plus cher que jamais, elle l'emmène avec elle. Or, un jour
qu'on se disposait à le baigner, Thomas aperçoit un morceau de papier, le
saisit et le tient fortement dans sa main. Vainement la nourrice essaie de lui
faire lâcher prise; l'enfant serre toujours davantage et finit par éclater en
sanglots. Touchée de sa douleur, cette femme n'insiste pas; mais soupçonnant
quelque mystère dans cette obstination, de retour au logis, elle en donne avis
à la mère. Théodora prend la main de l'enfant, l'ouvre de force, en retire le
papier, et y lit ces (42) mots: Ave
Maria. Thomas redouble ses cris pour demander son trésor; à peine le lui
a-t-on rendu, qu'il le porte à sa bouche et l'avale aussitôt.
Les auteurs qui ont rapporté ce fait y voient présagée
l'avidité spirituelle de Thomas d'Aquin pour les saintes Ecritures. Ils disent
aussi qu'il figurait la dévotion filiale que devait professer envers la très
sainte Vierge le plus grand des docteurs.
Dès sa plus tendre enfance, le moyen infaillible
d'arrêter ses pleurs était de lui présenter des livres ou des manuscrits; il
prenait un singulier plaisir à les remuer et à les feuilleter. Une fois même,
alors qu'il commençait à marcher, trouvant ouvert le coffre où étaient
renfermés les papiers de famille, il les en tira un à un et les rangea avec une
admirable symétrie.
Après de tels indices, on n'aura pas de peine à
comprendre de quels soins le comte et la comtesse entourèrent l'éducation de
leur dernier enfant. La pieuse mère surtout s'empressa de diriger vers Dieu
l'exercice naissant de sa raison, et imprima dans sa jeune âme les notions
élémentaires de la foi. C'est bien, en effet, sur les genoux maternels que le
cœur de l'enfant doit s'épanouir aux rayons de la vérité. C'est des lèvres de
sa mère qu'il doit apprendre à connaître Dieu, et à balbutier avec amour les
noms de Jésus et de Marie.
Heureux l'enfant à qui Dieu fait le don inappréciable
d'une mère vraiment chrétienne: elle est l'Ange visible qui protège son
berceau, la lumière douce et sereine qui plus tard éclairera sa route à travers
les obscurités de la vie, et le gardera, dans la nuit, du précipice ouvert sous
ses pas.
Telle fut Théodora pour Thomas d'Aquin. Nul doute aussi
que le Saint-Esprit ne guidât les mouvements de ce (43)
jeune coeur, pour l'incliner sans cesse vers le bien. Sous cette double
influence, l'enfant grandit en âge et en sagesse devant Dieu et devant les
hommes. Mille reparties fines, mille traits charmants révélaient la vivacité de
son esprit et la bonté de son âme. Les parents étaient les premiers à jouir de
ces développements merveilleux, et les habitués du château, ravis d'admiration,
empruntaient volontiers les paroles que les voisins et les proches de sainte
Elisabeth disaient au sujet de Jean-Baptiste, le divin Précurseur: « Voici
un enfant extraordinaire: que pensez-vous qu'il soit un jour? »
Dedit illi coram prcecepta, et legem
vitar et disciplince. ECCLI, XLV, 6.
Le Seigneur dirigea son coeur vers les
préceptes, et la loi de vie et de doctrine.
Thomas achevait
sa cinquième année; les; soins que réclame,la première enfance ne lui étaient
plus., nécessaires, et. le comte d'Aquin crut le moment venu de, procurer à son
fils, une éducation plus virile et une instruction plus élevée, en dehors. de
la maison paternelle. Mais à quels maîtres le confier? Le choix ne fut pas
long. L'abbaye du Mont-Cassin, avons-nous dit, n'était qu'à deux lieues de
Rocca-Secca. Fondée par saint Benoît, peu après la naissance de son institut à
Subiaco, elle était regardée comme la capitale de l'ordre monastique en
Occident. C'est là que le,saint patriarche avait fini sa carrière; c'est la
qu'on vénérait son tombeau, avec celui de sainte Scholastique, sa sœur,
tombeaux vides, il est vrai, depuis que les précieux corps en avaient été
secrètement retirés l'an 647, et transportés dans les Gaules, à Floriacum,
aujourd'hui Saint-Benoît-sur-Loire.
Au Mont-Cassin, de même que dans les autres abbayes
bénédictines, existait une école où de jeunes enfants étaient admis à recevoir
la culture de l'esprit et du cœur.
Les plus nobles familles y envoyaient leurs fils. Du
temps même de Benoît, nous voyons le patrice romain Tertullus confier au saint
abbé le jeune Placide encore enfant, et le sénateur Equitius, son fils Maur,
adolescent de grande espérance, tous deux illustres parmi les premiers
disciples du bienheureux patriarche, tous deux parvenus à l'honneur des autels.
Au terme seulement de leur éducation littéraire, ces
jeunes gens regagnaient le foyer de la famille. Mais il n'était pas rare
qu'épris des charmes de la solitude, et subjugués par la vertu de leurs saints
maîtres, ils renonçassent pour jamais au monde. Aussi les écoles monastiques du
moyen âge devenaient-elles pour la vie religieuse de riches et fécondes
pépinières.
Est-il permis de voir dans ces institutions admirables le
type de nos collèges ecclésiastiques et de nos petits séminaires? Sans aucun
doute. Les petits séminaires en particulier sont, dans la pensée de l'Eglise,
des écoles de science et de perfection. Une jeunesse d'élite y reçoit
l'enseignement de maîtres instruits et dévoués. Combien de prêtres vénérables,
cachés dans l'obscurité d'une maison d'éducation, sacrifient chaque jour au
service de l'enfance et de la jeunesse, comme jadis les moines bénédictins, des
talents et des vertus, qui auraient jeté un vif éclat en un rang supérieur de
la hiérarchie sacerdotale!...
(1) Matth., X, 40, 41.
Mais si nos collèges chrétiens sont établis sur le modèle
des institutions monastiques d'autrefois, les Ecoles apostoliques, de
fondation récente, en présentent une copie peut-être plus fidèle encore. Grâce
aux libéralités de généreux bienfaiteurs, jaloux de mériter la récompense
promise à ceux qui prennent soin des ministres de l'Evangile (1), ces écoles reçoivent des enfants issus de chrétiennes
familles, et joignant à une bonne intelligence le goût de l'étude et de la
piété. Soumis à une règle un peu plus stricte que n'est celle des petits
séminaires, formés peu à peu aux vertus religieuses et discrètement initiés à
la divine psalmodie, ces jeunes gens sont comme des plantes de choix dans le
parterre réservé de la sainte Eglise. Quel milieu favorable pour
l'épanouissement d'une vocation! … Et quand, docile à l'appel d'en haut, usant
de la plénitude de sa liberté, l'Apostolique sollicitera la faveur d'être
désormais le frère en Religion de ceux dont il n'a été jusqu'ici que le
disciple, en passant de l'école au noviciat, il y transportera des germes de
vertus déjà nombreux, et pourra devenir, en un degré supérieur, le modèle de
ses frères, le soutien de son ordre, la consolation de l'Eglise.
Telle est l'idée que nous pouvons nous faire de l'école
du Mont-Cassin, à l'époque où Thomas y fit son entrée.
En plaçant son fils dans cette maison, le comte d'Aquin
eut-il l'intention arrêtée de le donner à l'ordre, pourvu que l'enfant ratifiât
plus tard cette consécration? La déposition d'un témoin au procès de
canonisation le ferait croire, et donnerait même à entendre que les pensées
secrètes du comte avaient une plus haute visée. « Le père, homme noble et
puissant, dit Barthélemy de Capoue, voua frère Thomas tout enfant à la vie
monacale, présumant qu'il gouvernerait un jour l'abbaye du Mont-Cassin (1). »
(1) Boll., VII, 710
Ce rêve d'ambition, qu'on pardonne à un père, Landolphe
pouvait d'autant mieux le caresser, que Sinibald, qui tenait alors la crosse
abbatiale, était l'oncle paternel du jeune Thomas (1).
Cependant, il n'existe aucune preuve que notre Saint ait jamais contracté un
engagement quelconque avec cet ordre illustre, ni même qu'il en ait porté
l'habit, autrement qu'à titre d'élève de l'école monastique. Mais, chose
certaine, il demeura constamment attaché de cœur aux fils de saint Benoît, et
Dieu voulut qu'il vînt achever ses jours dans un monastère de l'ordre de
Cîteaux, qui est une branche du tronc bénédictin.
Le jeune seigneur d'Aquin quitta Rocca-Secca l'an 1231.
La douleur du comte et de la comtesse ne leur permit pas; de le remettre
eux-mêmes aux mains de Sinibald; ils le firent conduire avec escorte, et
Guillaume de Tocco nous donne ce détail, que la nourrice de Thomas fut chargée
de le présenter au nom de ses parents.
Instruits dès particularités merveilleuses de sa première
enfance, les moines du Mont-Cassin accueillirent leur élève avec une sainte
fierté, et le confièrent aux soins d'un maître choisi.
Sous la conduite de ce digne religieux, le nouveau Samuel
ne tarda pas à faire de rapides progrès et à montrer des vertus vraiment
supérieures à son âge.
Jamais on ne le vit s'abandonner, même quelques instants,
à une conduite légère et dissipée. Posé, réfléchi, taciturne même, exempt de
toute puérilité, il fuyait par goût les amusements et les conversations des
autres petits gentilshommes, qu'on formait, comme lui, aux bonnes mœurs et aux
nobles traditions. Toutefois il était à leur égard plein d'amabilité et de
prévenances. Il restait de longs moments à l'église, réitérant ses prières, et
tenant presque toujours un livre à la main. Son application à l'étude était
remarquable; il n'avait garde de manquer à la tâche des leçons et des devoirs
qui lui étaient prescrits.
(1) Echard, I, p. 271.
A mesure que dans cette âme la raison se formait aux plus
solides jugements, une pensée devenait prédominante; la pensée de Dieu.
Un jour, Thomas parcourait avec ses jeunes condisciples
les grands bois qui avoisinaient l'abbaye; un religieux ancien dirigeait
l'excursion, La petite troupe avait fait halte et prenait ses ébats sous les
chênes séculaires. Un (50) peu à l'écart,
Thomas restait silencieux. Le religieux s'approche, pose la main sur le front
de l'enfant et lui demande à quoi il réfléchit. Celui-ci lève la tête et fixant
ses grands yeux sur le vieillard: « Je cherche, répondit-il, à comprendre Dieu.
Maître, dites-moi, qu'est-ce que Dieu? » Sublime question! Fréquemment elle revenait sur ses lèvres; le
charmant écolier se complaisait dans la réponse qui lui était faite et la
méditait longtemps. Il ne s'en tenait pas là. Plus attentif encore à écouter le
Maître intérieur qui enseigne sans bruit de paroles, il recueillait avec une
sainte avidité ce que l'éternelle Sagesse lui révélait déjà de ses divins
attributs.
Un développement si prompt laissait, entrevoir quels
trésors allaient s'amasser dans cette intelligence, et la nouvelle des progrès
de Thomas, portée à ses parents, les comblait de satisfaction. Le père ne se
lassait pas d'exprimer hautement ses espérances pour l'avenir; quant à la mère,
renfermant dans son cœur tout ce qui lui était dit, elle songeait aux
prédictions du vénérable ermite.
Vraisemblablement, ce fut au Mont-Cassin que l'enfant
béni se nourrit pour la première fois du Pain des anges. Comment se
prépara-t-il à cet acte, d'une souveraine importance pour orienter la vie
chrétienne? Sur ce point l'histoire est muette; mais il est aisé de comprendre
quelles douces et suaves émotions goûta le futur chantre. de l'Eucharistie, en
s'asseyant au banquet ineffable où se donne en nourriture Celui qui a dit:
Laissez venir à moi les petits enfants.
Depuis près de cinq ans, cette jeune plante, à l'abri
dans la maison du Seigneur, y prenait de rapides accroissements. L'abbé
Sinibald, surpris de l'ardeur que montrait pour la science l'élève admiré et
aimé de tous, remarquait en même temps les indices d’une sainteté précoce.
Sentant la grave responsabilité qui lui incombait dans l’instruction d’un tel
enfant, il manda le seigneur Landolphe, et, avec un désintéressement parfait,
lui conseilla d’envoyer son fils à Naples, afin qu’il y continuât ses études en
suivant les cours de l’Université.
Hanc amavi et exquisivi a juventute mea.
Sap. VIII, 2.
J'ai aimé la Sagesse et l'ai recherchée
dès ma jeunesse.
Dans la période du moyen âge, le XIII° siècle, qui s'ouvre par le pontificat d'Innocent III, et
qui contient le beau règne de saint Louis, fut incontestablement pour les
lettres l'époque la plus brillante. Les peuples nouveaux, qui s'étaient
constitués sur les débris du vieux mondé, atteignaient le plein épanouissement
de leur civilisation, et les croisades, familiarisant les Latins avec les
langues de la Grèce et de l'Orient, contribuaient à développer le goût des arts
et de la littérature. Mettant à profit son influence puissante et salutaire,
l'Eglise avait créé, d'accord avec les princes chrétiens, des Universités qui
ne tardèrent pas à devenir célèbres, et à réunir une nombreuse jeunesse autour
des maîtres les plus distingués.
Ces maîtres, pour la plupart, appartenaient à la
cléricature, et leur science exerçait un tel prestige, que le nom de clerc
était devenu synonyme d'homme lettré.
Tous les principaux Etats de l'Europe possédaient des (34) universités, ou des écoles d'enseignement supérieur
élevées plus tard au rang d'universités. La Grande-Bretagne mettait en première
ligne Oxford et Cambridge; l'Allemagne, Cologne; la France, Paris; l'Espagne,
Palencia; l'Italie, Padoue, Bologne et Naples.
L'université de Naples datait seulement de 1224.
L'empereur Frédéric II l'avait fondée moins à cause de la protection qu'il
accordait aux lettres, étant lui-même littérateur de mérite, que par un
sentiment hostile au Saint-Siège, contre lequel il était perpétuellement en
lutte. Il se flattait que la réputation de l'école de Naples ruinerait
l'influence de Bologne, ville qu'il détestait pour son attachement à la cause
du pape. Afin de mieux réussir dans son dessein, il avait attiré les plus
savants professeurs par l'appât de larges rémunérations, et défendu à ses
sujets d'aller étudier en toute autre université.
Par suite de cette prohibition, et aussi à raison de la
proximité du,lieu, le comte d'Aquin décida d'envoyer son fils dans la grande
cité napolitaine.
Après un séjour de quelques mois au sein de la famille, à
son retour du Mont-Cassin, l'enfant dut quitter de nouveau le manoir de ses
ancêtres. La séparation fut douloureuse: parents et serviteurs avaient apprécié
une fois de plus les rares qualités du jeune Thomas. En même temps, on
redoutait les dangers inévitables qu'allait offrir à son innocence une ville où
régnaient le luxe et le plaisir. Car si la douceur du climat, la beauté du
site, la magnificence des palais et des villas faisaient de Naples la première
ville de l'Italie méridionale, la licence- y étalait de toute part sa
souveraineté. Aussi le proverbe suivant avait-il cours parmi les Italiens: Naples
est un paradis sur terre, mais un paradis habité par des démons.
On comprend
surtout les alarmes de Théodora; son coeur éprouva les angoisses que ressent le
cœur de toute mère chrétienne, en voyant s'éloigner le fils de sa tendresse,
sur le point d'affronter les séductions les plus dangereuses. Mais la volonté
du comte était formelle, et, au jour marqué, Thomas partit pour Naples,
accompagné d'un gouverneur qui avait ordre de veiller sur lui. C'était
probablement à l'automne de 1237.
Le noble étudiant eut pour maître dans la grammaire, les
humanités et la rhétorique, le plus savant professeur de la ville, nommé
Martin. Deux ans après, ayant fourni la carrière des arts libéraux, il aborda
la philosophie et les sciences naturelles, sous la direction d'un autre
professeur également distingué, qui s'appelait, du nom de son pays, Pierre
d'Irlande.
A l'école de ces docteurs, Thomas fit preuve d'une
profondeur de jugement, d'une perspicacité et d'une pénétration vraiment
surprenantes. Il répétait la leçon avec plus de clarté que les maîtres n'en
avaient mis à l'enseigner. Quand il attaquait une proposition ou défendait une
conclusion philosophique, on l'eût tenu pour maître, écrit un auteur, et non
pour disciple, si sa taille peu élevée et son âge encore tendre n'eussent
indiqué le contraire. Tels étaient les progrès de cet admirable jeune homme,
qu'ils semblaient le fruit d'une intelligence plus qu'humaine, et jetaient les
professeurs dans la stupéfaction. Aussi sa renommée volait-elle de bouche en
bouche dans toutes les écoles de la grande cité.
En même temps que son intelligence étendait chaque jour
le champ de ses conquêtes par l'acquisition des connaissances les plus variées,
son âme, loin de fléchir et de descendre au contact d'une jeunesse dissipée et
volage, (56) s'affermissait dans la vertu et gravissait les sublimes
degrés de la perfection.
Jamais il ne tirait vanité ni de sa naissance, ni de ses
talents. On le voyait facile dans son abord, simple en ses manières, affable
pour tous, mais non jusqu'au point de former liaison avec des camarades aux
moeurs équivoques ou à la foi douteuse. Fidèle aux saintes pratiques de son
enfance, tout le temps qui n'était pas employé à feuilleter Aristote ou à
transcrire les enseignements de la classe, il le donnait soit à l'oraison, soit
à l'exercice de la charité. Tandis que ses compagnons, durant leurs heures de
délassements,, couraient aux spectacles et aux plaisirs, le saint jeune homme
pénétrait dans le réduit du pauvre, visitait quelque église ou monastère; et de
préférence le couvent des Frères Prêcheurs.
La vie d'étudiant, au sein des grandes villes, a toujours
été exposée à de tristes naufrages. Cette agglomération d'écoliers différant de
moeurs et de caractères, la secrète jouissance d'avoir passé de la surveillance
de la famille ou du collège à la période d'émancipation, l'effervescence d'un
coeur de' seize à dix-huit ans: autant d'éléments exploités par l'ennemi des,
âmes, pour tuer l'innocence du jeune homme chrétien.
L'Église, qui est la plus vigilante dés mères, a pris
constamment un soin jaloux des étudiants; à l'époque dont nous parlons, elle
leur ouvrait à côté des principaux centres de l'enseignement, des asiles et des
refuges pour affermir leur vertu et la retremper au besoin. Lorsque saint
Dominique, fondateur d'un nouvel ordre, dispersa ses Frères à travers le monde,
en disant avec confiance: On doit semer le grain, il les dirigea tout
d'abord vers les villes célèbres par leurs (57)
universités, afin d'exercer une action bienfaisante sur la jeunesse des écoles.
Dans la suite, les fils de saint Domi nique, héritiers de l'affection de leur
père pour les jeunes étudiants, continuèrent envers eux l'office charitable de
leurs devanciers, et aujourd'hui, rapprochement providentiel! quand
reparaissent sur le sol français les universités catholiques, chacune des
villes qui en sont dotées: Paris, Lyon, Toulouse, Angers, Lille, possède son
couvent dominicain.
A Naples, les Frères Prêcheurs s'étaient établis, en
1231, dans les dépendances de l'église Saint-Archange, que l'archevêque leur
avait concédées. Fort appréciés des fidèles, ils voyaient une foule nombreuse
assister à leurs cérémonies. Thomas d'Aquin allait fréquemment prier dans leur
église; il suivait assidûment les prédications entraînantes de Fr. Jean de
Saint-Julien, alors en grande réputation, et même il était entré en
communication intime avec plusieurs religieux, notamment avec le prieur Thomas
Agni de Lentino, homme en tout point digne d'éloges, qui devint archevêque de
Cozenza et enfin patriarche de Jérusalem.
La vue de ces saints religieux, la gravité de leur
maintien, le charme de leur conversation inspirèrent bientôt au jeune comte la
pensée d'embrasser leur institut. Il se disait en lui-même que ce pourrait lui
être un sujet de damnation d'avoir enfoui dans les soucis d'une vie commune et
séculière le talent qui lui avait été confié par la divine Providence, tandis
qu'entrant dans un ordre religieux, il pourrait aisément le faire fructifier.
Les Dominicains, de leur côté, chaque jour plus ravis de
leurs rapports avec le fils du seigneur d'Aquin, souhaitaient secrètement le
voir revêtir leur habit; mais aucun d'eux n'osait aborder avec le noble
adolescent un sujet si délicat. (58) Cependant ils
priaient, et il leur sembla que le ciel se déclarait pour eux, le jour où un
Frère protesta avoir vu très distinctement, et par trois fois, la face du jeune
comte toute rayonnante, pendant qu'il priait à l'église.
Cette circonstance fit tomber toute hésitation: Frères
Jean de Saint-Julien et Thomas de Lentino se décidèrent à parler.
La première ouverture faite à leur aimable visiteur eut
l'effet désiré. Thomas avoua sans détour que depuis longtemps son âme aspirait
à la vie du cloître: « Mais, ajouta-t-il en tombant à genoux, n'en suis-je pas
indigne, et mon âge n'est-il pas un obstacle?...
Les deux religieux s'empressèrent de le rassurer et
l'engagèrent doucement à suivre l'attrait divin. Toutefois, il se passa près de
trois années avant que le projet fût mis à exécution, soit discrétion des
Frères, qui craignaient d'influencer la décision d'un jeune homme appelé par sa
(59) naissance à un brillant avenir, soit opposition du comte
d'Aquin, informé sans doute par le gouverneur des intentions de son fils.
En dépit de ces lenteurs, le noble postulant persista
dans sa résolution, et les supérieurs, après avoir de nouveau consulté Dieu
dans la prière, reconnurent qu'un plus long délai était inutile, et pourrait
même devenir funeste. En conséquence, Fr. Agni de Lentino, ayant pris conseil
des plus anciens religieux, réunit la communauté dans l'église de
Saint-Dominique, et conféra à l'héritier des comtes d'Aquin, de Lorette et de
Belcastro, les livrées de Religieux mendiant.
Omnesqui pie volunt vivere in Christo
Jesu persecutionem patientur.
II Tim., III, 12.
Tous ceux qui veulent vivre pieusement
dans le Christ Jésus souffriront persécution.
Tandis que les
enfants de saint Dominique se réjouissaient dans le Seigneur de voir un si
illustre adolescent conduit à eux par la Providence, les grandes familles de
Naples ne revenaient pas de leur surprise. Un jeune noble déserter ainsi la
maison paternelle! mentir aux espérances d'élévation que présageaient ses
débuts, et aller dans un cloître revêtir l'habit de simple religieux mendiant!
Cette nouvelle paraissait à peine croyable. Quelques-uns, il est vrai,
admiraient la détermination du saint jeune homme, tout en la taxant de témérité;
la plupart blâmaient ouvertement son entreprise, accusant même les Prêcheurs de
n'agir en cette circonstance que par des vues d'intérêt.
Voilà bien le monde! (entendons le monde adonné à la
dissipation et au plaisir, en opposition perpétuelle avec l'esprit de
Jésus-Christ). Livrez-vous à lui, acceptez ses (62)
offres, il n'a pas assez de voix pour vous exalter. Méprisez ses promesses,
renoncez à ses joies éphémères pour choisir la sainte pauvreté et goûter l'âpre
jouissance du sacrifice religieux, il n'est blâme qu'alors il ne vous inflige,
à moins qu'il ne se contente de vous jeter son dédain. Mais la sagesse du monde
est folie devant Dieu; aussi les saints ont-ils eu pour maxime constante dé
laisser dire le monde, et, sans nul souci de ses jugements, de suivre la voie
que Dieu montrait à leur courage.
La nouvelle de l'entrée de Thomas en Religion, portée à
Rocca-Secca, consterna serviteurs et vassaux. Tous déploraient la perte d'un
seigneur si accompli.
Quels furent les sentiments du père et de la mère?
Suivant le plus ancien biographe de notre Saint, la comtesse ne se montra
nullement affligée. Les paroles du pieux ermite de la montagne revinrent à sa
mémoire. Impatiente de contempler sous l'habit dominicain son fils bien-aimé,
désireuse de l'affermir de ses encouragements maternels, Théodora prend le
cortège indispensable à son rang, et se met en route pour Naples.
Quant au comte Landolphe, son mécontentement fut extrême.
Il permettait à Thomas de se faire religieux au Mont-Cassin; mais le voir
embrasser un ordre mendiant, un ordre établi sur l'humilité, sur la pauvreté la
plus stricte, lui semblait pour le nom d'Aquin une sorte de flétrissure. Aussi
résolut-il de combattre ce projet de vie religieuse, en s'armant de toutes les
rigueurs du pouvoir paternel.
Nous touchons ici une question délicate, question
qu'enveloppent bien des préjugés, qu'obscurcissent bien des idées fausses:
quelques notions exactes données en (63) passant
serviront, croyons-nous, à porter la lumière dans les esprits.
L'état religieux, étant par excellence l'état de
perfection, demande un appel spécial de Dieu. Résister à cet appel est
manifestement une imprudence souveraine au point de vue du salut, imprudence
qu'on excuserait difficilement, bien qu'en soi les conseils évangéliques n'obligent
pas sous peine de péché.
Par une conséquence directe, chercher de parti pris à
entraver, détruire une vocation, c'est s'opposer à Dieu même et assumer une
terrible responsabilité.
Que fera donc un jeune homme placé en face de son avenir
et attiré vers la vie religieuse?
Il interrogera sans détour la volonté du ciel.
Pour connaître cette volonté, outre le directeur de la
conscience et les autres personnes compétentes, parents et proches doivent-ils
être consultés?
« S'il y a conseil à prendre sur l'entrée en Religion,
il faut écarter avant tout les proches selon la chair: Ab hoc consilio
primo quidem amovendi sunt carnis propinqui. Il est dit au livre des
Proverbes: Traite ta cause avec ton ami, et ne révèle point ton secret à
l'étranger. Or, dans cette affaire, les proches selon la chair ne sont point
des amis, mais plutôt des ennemis, suivant la parole de saint Matthieu:
Inimici hominis domestici ejus... Il faut donc, en pareille circonstance,
éviter principalement les conseils des proches selon la chair: Surit
praecipue vitanda carnalium propinquorum concilia. »
Qui tient ce langage?
Le Prince des théologiens lui-même, celui dont nous
allons rapporter les luttes et le triomphe.
Prêtons encore l'oreille.
Au jeune homme qui demandait la permission d'aller régler
ses affaires avant de le suivre, Notre-Seigneur répond: Celui qui met la
main à la charrue et regarde en arrière, n'est pas propre au royaume des cieux.
— « Oui, dit l'angélique Docteur, c'est regarder en arrière que de
prendre du temps pour conférer avec les siens sur l'affaire de sa vocation.
» (1).
Une expérience de tous les jours vient appuyer cet
(1) Contre ceux qui s'opposent à l'entrée
en Religion, ch. IX. — 2a 2ae, Q. 189, a. 10.
enseignement.
Combien de parents, même chrétiens, se laissent égarer par l'intérêt personnel,
les faux préjugés, une excessive tendresse, au point de ne se faire nul
scrupule d'entraver la vocation religieuse de leurs enfants!
Cette vocation pleinement reconnue, si l'opposition des
parents persiste, le jeune homme, disent les maîtres de la vie spirituelle,
tout en usant d'égards dans un adieu qui ouvre d'ordinaire au sein de la
famille une plaie douloureuse, doit aller où Dieu l'appelle, sans tenir compte
d'une résistance que rien ne justifie.
Ces réflexions, en éclairant la suite de notre récit,
serviront à légitimer une conduite que plusieurs auraient jugée blâmable.
Comprenant, en effet, quel sacrifice il imposait à tous
les siens, et craignant d'inévitables et terribles assauts, Thomas résolut de
mettre sa vocation à l'abri. Il supplia donc ses supérieurs de l'emmener sans
retard hors du royaume. Avant que la comtesse eût eu le temps de se rendre à
Naples, le fervent novice, en compagnie de plusieurs de ses frères, s'était
dirigé vers Terracine, puis Anagni, et était enfin arrivé à Rome, au couvent de
Sainte-Sabine, où l'attendait l'accueil le plus empressé.
Théodora éprouve une déception cruelle en ne trouvant
plus son fils; mais sa résolution n'en est point ébranlée. Elle se met à la
poursuite du fugitif, et, stimulée par son amour de mère, franchit avec une
incroyable promptitude la distance de Naples à Rome. Elle se présente à
Sainte-Sabine.
Là son espoir est trompé une fois encore. Vainement elle
insiste, vainement elle proteste de ses bonnes (66)
intentions; Frère Thomas hésite à affronter une entrevue dont il redoute les
suites. Les religieux, jugeant d'après le cours ordinaire des choses, n'osent
combattre ses appréhensions; ayant en outre l'obligation de sauvegarder les
intérêts spirituels de leur novice, ils cèdent à ses instances, et lui ménagent
une sortie facile de Rome et de l'Italie. Selon la chronologie la plus
probable, on était au mois de septembre 1243. Le B. Jean le Teutonique, Maître
de l'Ordre, devait se rendre prochainement en Lombardie pour, y faire la visite
de ses couvents; il hâta son voyage, emmenant avec lui Thomas et trois autres
Frères.
A la nouvelle de
ce départ, la colère de la comtesse ne connaît plus de bornes. Blessée dans ses
plus tendres affections par l'éloignement de son fils, piquée dans son
amour-propre pour avoir vu sa sincérité mise en doute, elle conçoit contre les
Frères un sentiment profond d'amertume, et jure en elle-même de leur arracher à
tout prix leur conquête. Sans, perdre de temps,,elle dépêche un courrier à ses
deux aînés, qui commandaient dans les troupes impériales, aux environs
d'Aqua-Pendente, en Toscane, et leur ordonne, s'ils prétendent à sa
bénédiction, d'arrêter Thomas, que les Prêcheurs ont affublé d'un froc, et
qu'ils envoient secrètement hors de l'Italie.
Empressés d'être agréables à leur mère en exécutant son
mandat, les deux comtes obtiennent de l'empereur la permission d'aposter: des
soldats à tous les passages qui conduisent en France.,
Le succès fut complet.
Notre Saint,
avec,ses compagnons de route, se reposait près d'une fontaine et y prenait son
repas, vers le milieu du jour, lorsque Landolphe et Raynald, suivis de gens
armés, tombent sur lui, « non en frères, mais en (67)
ennemis » (1), et veulent le dépouiller de
l'habit religieux. La résistance du pieux novice rend leurs efforts
impuissants.
Remarquant le trouble extrême dans lequel l'a jeté cette
brusque attaque, ils cessent la violence, laissent en liberté les autres
religieux, et entraînent leur captif au lieu du campement. Le lendemain, ils
l'envoient sous bonne escorte à Rocca-Secca.
(1) Guillaume de Tocco.
Qui amat patrem aut matrem plus quam me
non est me dignus. MATTH., X, 37
Celui qui aime son père ou sa mère plus
que moi n'est pas digne de moi.
L’on ne saurait exprimer la joie de la comtesse d'Aquin à
l'arrivée de son cher fugitif, Théodora se flattait de le ramener doucement à
des dispositions plus en rapport avec ses propres désirs; dans ce but, il n'est
sorte d'industries auxquelles elle n'eut recours. Mais Thomas demeura
inflexible: promesses, artifices, tendres reproches ne purent faire brèche en
son âme.
Non pas que notre
Saint fût insensible aux remontrances. de l'amour maternel. Profonde était son
affection pour son père et sa mère; grande par conséquent sa douleur de leur
être un sujet de peine. Mais pour obéir à ses parents selon la chair,
pouvait-il désobéir au Père qui est dans les cieux, et ne pas écouter cette
parole de Jésus-Christ: Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est
pas digne, de moi? D'ailleurs il ne cédait pas à un enthousiasme de jeunesse ni
à une ferveur passagère: son projet avait été mûri (70)
par trois années de sérieuses réflexions. Connaissant en outre la foi de son
père et la piété de sa mère, il pouvait espérer que la grâce l'emporterait à la
longue sur les sentiments de la nature, et que devant son attitude ferme, mais
toujours respectueuse, ses parents finiraient par ouvrir les
yeux.
Après avoir constaté l'impuissance de ses propres
efforts, la comtesse chercha des auxiliaires pour remporter la victoire.
Thomas chérissait tendrement ses soeurs Marietta et
Théodora. Elles sont envoyées l'une et l'autre auprès de notre novice, avec
mission de le fléchir par leurs larmes et de lui faire abandonner la vie
religieuse, ou tout au moins la profession dans un ordre mendiant.
Dociles aux recommandations de leur mère, les deux jeunes
personnes rendent à Thomas de fréquentes visites, et n'épargnent ni les
conseils, ni les prières, ni les témoignages de l'affection la plus touchante,
pour amollir son coeur, et l'amener à des volontés qui leur semblent d'ailleurs
très légitimes. Thomas les écoute avec calme, leur répond toujours avec amabilité,
justifie sa conduite par des raisons tellement péremptoires, que toutes deux ne
tardent pas à s'avouer vaincues. Bientôt même les rôles changent. Thomas
attaque à son tour. Ses soeurs étaient venues pour le gagner au monde, c'est
lui qui les gagne à Jésus-Christ. Non content de leur expliquer la sainte
Ecriture, et de les initier aux secrets de la vie spirituelle, il leur parle en
termes si avantageux de l'état de perfection, qu'elles songent à suivre ses
exemples. L'aînée, qui s'est montrée la plus ardente dans la lutte, prend la
résolution de renoncer, aussitôt qu'elle le pourra, aux vanités du siècle, pour
mériter par la profession religieuse les joies dont son frère l'a (71) entretenue; nous savons qu'elle tint parole. L'autre,
nous l'avons dit au chapitre premier, imita dans le mariage les femmes saintes
que l'Eglise a placées sur les autels.
Les tentatives de la persuasion avaient échoué; on eut
recours à la rigueur.
A une faible distance de Rocca-Secca, sur un plateau des
Abruzzes, le comte d'Aquin possédait une sorte de citadelle, appelée château de
Mont-Saint-Jean (1). On y conduit
Thomas, on l'enferme dans une haute tour; des gardes lui sont imposés avec
ordre de le surveiller et dé l'empêcher de correspondre avec qui que ce soit.
Etrange conduite qu'explique seul, sans l'excuser, l'égarement de la passion
dans des parents néanmoins réputés chrétiens!
La captivité fut
dure, et se prolongea au delà d'une année. Observé de près, le jeune prisonnier
n'avait aucune liberté de sortir; même « durant quelque temps, dit Thomas de
Cantimpré, il endura la faim, le froid et une disette des choses les plus
nécessaires. » Bref,;il ne manqua que lés chaînes et les ténèbres, pour
que Thomas d'Aquin, le descendant des Sommacle et des Caraccioli, fût traité dans
la maison, de ses aïeux comme le dernier des malfaiteurs.
De temps à autre, il recevait la visite de son père;
cette visite se terminait invariablement par une scène des plus pénibles.
Landolphe s'indignait qu'un fils osât lui résister; son,irritation éclatait en
paroles sévères et en reproches, terribles.. D'autres fois, il apportait à son
prisonnier des habits de gentilhomme ou de moine bénédictin. Il suffisait à
Thomas, pour rentrer en grâce avec lui, de prendre les uns- ou les autres; mais
un tel acte de complaisance n'eût-il pas été une impardonnable faiblesse?
Incapable de trahir
(1) Cf. Voyage au pays de saint Thomas
d'Aquin. Année dominicaine 1889, mars
la foi jurée, le
soldat du Christ préférait voir son vêtement dominicain tomber en lambeaux
plutôt que de revêtir une livrée étrangère.
Assurément pareille épreuve eût ébranlé mille fois toute
âme moins fortement trempée, et réduit â néant une vocation douteuse. Celle de
notre Saint s'affermit au creuset de la tribulation. Le Seigneur descendit
vraiment dans sa prison, comme, autrefois en Egypte, il était descendu dans le
cachot du chaste Joseph; il illumina l'âme du jeune captif des rayons de sa
vérité, et remplit son coeur d'un calme inexprimable. La solitude se changea
pour lui en délices, la prison lui devint un paradis, et les heures
s'écoulaient rapides dans un doux commerce avec Dieu.
Le prisonnier de Mont-Saint-Jean se consolait d'autre
part en reportant fréquemment sa pensée vers ses supérieurs et ses frères en
Religion. Par l'intermédiaire de ses deux soeurs, il parvint à les rassurer sur
sa persévérance, leur demanda un bréviaire, une bible et quelques livres.
De leur côté, les enfants de saint Dominique n'oubliaient
point le fils qu'ils avaient engendré dans le Seigneur. Après l'avoir vu
arraché de leurs mains par la force brutale, ils étaient allés trouver Innocent
IV, et s'étaient plaints humblement de ce que, par mandat impérial, on se fût
porté à un tel excès contre l'Ordre entier, en la personne d'un novice
canoniquement admis. Le pape se montra fort mécontent de cette violence exercée
à son insu, dans ses propres domaines; il écrivit aussitôt à l'empereur pour
demander justice de ce sacrilège attentat.
Frédéric, en ce moment réconcilié avec le pontife,
craignit d'encourir son indignation s'il n'accueillait pas sa requête. Il fit
arrêter les frères de Thomas et informer les Dominicains qu'ils pouvaient
exposer leurs griefs à son (73) tribunal. Mais
ceux-ci, par amour de la paix, se désistèrent de toutes poursuites,
s'appliquant de préférence à soutenir le cher novice de leurs prières et de
leurs conseils.
A des heures convenues, Frère Jean de Saint-Julien se
tenait aux alentours du château, et remettait aux deux soeurs les vêtements et
les livres dont le captif avait besoin. Plus d'une fois même, il pénétra dans
la prison. Le comte le surprit sans doute dans une de ces charitables visites,
puisque, d'après la déposition d'un témoin, il le retint en captivité un ou
deux jours (1).
N'entrevoyant point de terme à son épreuve, Thomas continua
d'en tirer le meilleur parti possible. Il partageait son temps entre la prière
et l'étude, aussi bien qu'il l'eût fait dans un couvent des plus réguliers.
Comme pour lui, selon la judicieuse remarque de l'un de ses historiens (2), lire, comprendre et retenir n'étaient pas choses
distinctes, il profita considérablement dans cette retraite forcée. Il apprit
par coeur toute la Bible et les quatre livres des Sentences; il commenta aussi
quelques traités d'Aristote, tout particulièrement attiré par la logique de ce
puissant génie.
Quant aux malheureux parents, obstinés dans leur
inflexible rigueur, ils espéraient que, lassé par le temps, Thomas finirait par
se rendre., Ils comptaient également, comme dernière ressource, sur l'arrivée
prochaine de leurs deux fils Landolphe et Raynald, qui venaient d'obtenir un
congé.
(1)
BOLL, VII, 210
(2)
Touron, liv. I, ch. XII.
Certamen forte dedit illi ut vinceret.
SAP., X, 12.
Le Seigneur l'a engagé dans un rude
combat, afin qu'il remportât la victoire.
A peine arrivés au château paternel, les deux officiers
allèrent visiter le captif, et mirent tout en oeuvre pour lui faire quitter
l'habit de Frère Prêcheur. Le trouvant de marbre aux insinuations les plus
adroites, comme aux exhortations les plus pressantes, ils pensèrent l'intimider
par la hauteur de leurs paroles. « De leur bouche, dit Jean de Réchac,
sortaient les vociférations et les menaces comme des éclats de tonnerre.» Leur
courroux s'allumant devant l'impassibilité du courageux novice, ils en viennent
aux voies de fait, et s'efforcent de lui arracher le vêtement dominicain qu'ils
mettent en pièces. Mais le saint jeune homme en recueille les lambeaux avec un
pieux respect. Quel pinceau pourrait retracer cette scène sublime? Combien ce
spectacle dut réjouir les anges!... Qu'il est beau de contempler cet intrépide
champion de la vie religieuse, aux prises avec l'ennemi, de sa vocation, défendre
son froc de moine, comme le soldat blessé, mais non vaincu, serre dans ses
mains crispées l'étendard; confié à sa (76)
vaillance, et s'enveloppe des plis glorieux de son drapeau! Contraints de
céder, et voulant à toute force emporter la place, Landolphe et Raynald
imaginent un genre d'attaque vraiment diabolique, « capable, dit Guillaume de
Tocco, d'ébranler les tours, d'amollir les rochers et de briser les cèdres du
Liban, genre d'attaque dans lequel on trouve des combattants nombreux, mais peu
de vainqueurs, à cause des difficultés de la lutte ».
Ces indignes frères se disent que c'en sera fait d'une
vertu qui a résisté aux séductions, aux menaces et aux mauvais traitements, si
l'on parvient à la traîner dans la fange, que cette vocation si tenace s'évanouira
au souffle de la volupté. Renouvelant alors une scène dont l'ère des martyrs
offre plus d'un exemple, ils introduisent furtivement dans la chambre de leur
victime une misérable chargée de lui ravir avec l'innocence l'honneur lui-même.
Aux premières
paroles de la perfide visiteuse, le saint jeune homme a compris le danger: il
frémit, lève les yeux au ciel, court au foyer, et, s'armant d'un tison,
poursuit jusqu'à la porte le suppôt de l'enfer. Tremblant à la pensée du péril
auquel il vient d'échapper, et rapportant à Dieu l'honneur de sa victoire, il
trace une croix sur la muraille avec le tison encore embrasé; puis, tombant à
genoux, il fait cette prière, accompagnée de sanglots: « Bien-aimé Jésus, je
sais que tout don parfait, et plus, encore que tout autre, celui de la
chasteté, dépend de la puissante action, de votre providence; je sais que sans
vous aucune créature ne peut rien. Défendez par votre grâce, je vous en
supplie, la chasteté, la pureté de mon âme et de mon corps. Et si jamais j'ai reçu
l'impression, d'un sentiment quelconque capable de ternir ces aimables. vertus,
ô Maître suprême de mes facultés, arrachez-la loin (77)
de moi, afin que je puisse, avec un cœur sans tache, avancer dans votre amour
et votre service, en m'offrant tous les jours de ma vie, comme une victime
chaste, sur l'autel très pur de votre divine Majesté » (1).
A cette prière succède un sommeil extatique, pendant
lequel deux anges descendent du ciel, et ceignant le jeune athlète d'un cordon
miraculeux: « Nous venons, disent-ils, de la part de Dieu, te ceindre du cordon
de la chasteté perpétuelle. Le Seigneur a exaucé ta prière, et ce que la
fragilité humaine ne saurait mériter, Dieu te l'assure par un don irrévocable.
»
Ce ne fut point une simple vision, mais une réalité. Les
anges serrèrent si fort, que la douleur fit revenir le jeune homme de son
extase, et lui arracha un cri involontaire. Des serviteurs accoururent; mais
Thomas, dissimulant la faveur qu'il venait de recevoir, les renvoya
courtoisement, et garda son secret jusqu'à la mort. A cet instant suprême, il
le fit connaître à son confesseur et ami, Frère Réginald, lequel, pour
l'honneur de Dieu et la glorification du Docteur angélique, révéla sous la foi
du serment cette incomparable merveille.
Ecoutons maintenant les exclamations enthousiastes que
suggère au premier historien de saint Thomas ce triomphe de la chasteté:
« O heureuse prison, que les plus beaux rayons de
l'intelligence ont illuminée d'une si grande splendeur! O salutaires entraves,
qui ont conféré la pleine liberté de l'esprit au contemplateur des choses
célestes! O épreuve qui a produit, la force dans la lutte, et la suave ivresse
(1) Pour les associés de la Milice
angélique qui récitent chaque jour cette prière, indulgence de cent jours;
plénière, une fois le mois. (Grégoire XVI, 8 mai 1844.)
après la victoire!
A l'heure où l'ennemi redoublait d'efforts pour écraser cette belle résistance,
la divine grâce en a procuré le triomphe. Marques infaillibles des mérites
acquis par la sainteté: assailli par les délices et les injures, l'invincible
athlète n'a pu être ni amolli, ni terrassé! Vaillant champion, jeune soldat
déjà aguerri, il a vaincu la chair, cet ennemi domestique, et remporté dans un
rude combat une signalée victoire. Aussi mérite-t-il désormais de porter à son
front la couronne. Encore voyageur, et hôte du siècle qui passe, Thomas s'est
élevé par son triomphe à la hauteur des cieux; le voilà digne de contempler ses
immortels concitoyens, digne d'être honoré de la visite des anges, accourus
pour le ceindre du cordon de la chasteté. Après ce combat immortel en l'honneur
de l'angélique vertu, il n'est plus un homme, mais un Ange!... »
Répondons ici à une question que n'auront pas manqué de
se poser nos lecteurs.
Ce cordon apporté
du ciel était-il un objet palpable, matériel?
Aucun doute a cet égard, et l'insigne présent des anges
est resté l'une des principales richesses de la famille dominicaine (1).
(1) Boll., VII, 744.
Le B. Jean de Verceil, qui gouvernait l'Ordre à l'époque
où mourut saint Thomas,; donna la miraculeuse ceinture à son couvent; elle y
devint durant plusieurs siècles l'objet d'une vénération toujours croissante.
Les efforts de plusieurs papes, de saint Pie V lui-même, ne purent décider les
Frères Prêcheurs à s'en dessaisir. La maison de Verceil ayant été détruite en
1799 par les armées françaises, le cordon céleste fut transporté, avec d'autres
reliques, au couvent de Chieri, en Piémont, dont il est sans nul doute le plus
précieux joyau. Récemment, on l'a renfermé dans un reliquaire de style
gothique, vrai chef-d'oeuvre d'orfèvrerie, construit d'après un dessin du R. P.
Mariano Pavoni, Dominicain italien.
Le cordon angélique est blanc, long de sept palmes, un
mètre soixante-cinq environ, composé de fils nombreux d'une finesse telle, que
les hommes les plus compétents n'en peuvent déterminer la nature. L'une des
extrémités est munie de deux petites boucles dans lesquelles s'engage en
glissant l'extrémité opposée, ce qui permettait à saint Thomas de porter
toujours ce cordon. La partie destinée à entourer le corps est aplatie,
dépassant un peu la largeur d'une paille. Le reste se sépare en deux cordonnets
carrés, présentant à distance égale quinze nœuds, en l'honneur sans doute des
quinze mystères du Rosaire.
Pour encourager la piété des fidèles, un fils de saint
Dominique, le P. Cyprien Uberti, fit faire en 1580 de petits cordons
semblables, qui ne tardèrent pas à se répandre dans toute l'Italie.
Un demi-siècle plus tard, le P. Deurwerders, Dominicain
flamand, établit, à l'Université de Louvain, une confrérie sous le nom de Milice
angélique. Tous les docteurs, professeurs et élèves de la Faculté de
théologie s'y enrôlèrent, prenant l'engagement de porter sans cesse le cordon
de saint Thomas, exemple suivi bientôt dans toutes les universités catholiques.
En même temps, des personnes de tout sexe et de tout rang, évêques, prêtres,
religieux, princes du sang, entraient avec bonheur dans la Milice (82) angélique. Les Clercs réguliers et les Pères de la
Compagnie de Jésus l'introduisaient dans leurs collèges.
Qui dira les innombrables fruits de chasteté dont cette
dévotion fut la semence? Le P. Camille Quadrio, Jésuite, écrivait en 166. qu'il
aurait à remplir des volumes, s'il voulait rapporter toutes les faveurs reçues
par les fidèles, grâce au Cordon. Saint Louis de Gonzague, qui avait dans sa
cellule l'image du Docteur angélique, portait aussi cette ceinture de pureté,
au rapport du P. Masnieri, son historien, et la recommandait instamment à ses
compagnons; est-il téméraire de penser qu'il lui dut en partie la conservation
de son innocence?
Par décret du 21 mars 1651, le pape Innocent X approuva
la Confrérie de la Milice. Après lui, Alexandre VII, Innocent XI,
Innocent XII, Pie VII, Pie IX l'enrichirent d'indulgences. Benoît XIII, pape dominicain,
lui assigna pour fête patronale la Translation du corps de saint Thomas, 28
janvier. Enfin, dans son bref du 4 août 1880, notre Saint-Père le Pape, Léon
XIII, mentionne le miracle du Cordon céleste et la faveur qui en fut la suite,
comme un dés motifs qui le déterminent à déclarer saint Thomas patron des
étudiants.
Que la jeunesse
de nos écoles soit donc attentive aux enseignements des âges passés et à la
voix des souverains pontifes. Les raisons qui engagèrent jadis les fidèles, et
particulièrement les étudiants chrétiens, à vouer un culte spécial à saint
Thomas d'Aquin pour s'assurer l'a conservation de l'aimable, vertu, subsistent,
et sont même devenues plus pressantes que jamais. Les flots de la corruption
montent sans cesse, et des séductions inconnues aux âges de foi assaillent de
toutes parts l'âme de l'adolescent. Les secours puisés dans la Confrérie de
la Milice angélique (83) seront une
armure impénétrable aux traits de l'enfer.
Puissions-nous voir les élèves des séminaires, collèges,
pensionnats, de toutes les écoles catholiques en un mot, se ranger sous la
bannière de leur angélique patron, s'inscrire dans sa Milice, ceindre
son cordon, et, semblables aux soldats d'une nombreuse et vaillante armée,
soutenir triomphalement les luttes si difficiles de la chasteté!
Per fenestram in sporta dimissus sum per
murum, et sic efugi. II Cor., II 33.
On me descendit dans une corbeille par
une fenêtre le long de la muraille, ainsi s'opéra ma délivrance.
Après la terrible épreuve rapportée au chapitre
précédent, toute opposition, semble-t-il, devait cesser. Le jour était fait sur
l'inébranlable; fermeté du pieux novice; il ne restait plus qu'à lui rendre sa
liberté. Il n'en fut rien. Ses liens se resserrèrent, sa prison devint plus
étroite, et pour terminer la persécution, il fallut une intervention à laquelle
on n'aurait jamais songé. L'empereur Frédéric, informé des vexations que les
seigneurs Landolphe et Raynald continuaient d'infliger à leur frère, en
témoigna un vif mécontentement, et alla, dit-on, jusqu'à les menacer de mort,
s'ils ne remettaient incessamment Frère Thomas entre les mains de ses
supérieurs. En les frappant de stupeur, cette menace produisit sur les deux
comtes l'effet salutaire qu'aurait dû obtenir la seule crainte de Dieu. Ils
avertissent promptement leur mère des volontés du souverain, et la prient
d'élargir au plus tôt le prisonnier.
De son côté, Théodora n'espérait plus changer un coeur
que la grâce rendait inflexible. La foi reprenant tous ses droits en son âme,
elle commençait à craindre la colère divine par une résistance plus prolongée.
A sa prière, le comte d'Aquin se laisse persuader, et renonce à la lutte.
Mais qu'il en coûte à l'amour-propre d'avouer une défaite!
Pour simuler une évasion, à laquelle le consentement
paternel resterait en apparence étranger, on imagine de faire descendre le
captif dans une corbeille par une des fenêtres. Avis en est donné à Frère Jean
de Saint-Julien. Cet excellent religieux, saintement attaché à son cher et
infortuné novice, avait toujours gardé une ferme confiance de le voir tôt ou
tard rendu à l'Ordre.
Au jour fixé, plusieurs religieux venus de Naples se
tiennent au pied de la tour témoin de tant de merveilles, et assistent dans une
anxiété muette à la périlleuse descente. La corbeille glisse lentement le long
de la muraille, et dépose à terre Thomas, qui se trouve dans les bras de ses
véritables frères. Tous s'apitoient sur ses malheurs, le félicitent de sa
constance, mêlent leurs larmes aux siennes, et bénissent en commun le Père des
miséricordes d'une délivrance tant souhaitée. C'est ainsi que le Docteur
angélique sortit de sa prison, comme autrefois le Docteur des nations s'échappa
de Damas, où un roi barbare le tenait enfermé.
Les -Frères
Prêcheurs s'en retournèrent à Naples. « Ils tressaillaient dans le Seigneur,
dit la chronique, ayant retrouvé leur Joseph, doué comme le fils de Jacob de
l'esprit d'intelligence, et plus sage mille fois que tous les sages de
l'Egypte. »
Cette captivité, marquée par tant de luttes si
vaillamment (87) soutenues, fut
jugée pour la vie religieuse une probation plus que suffisante; il n'y avait
plus lieu de différer la profession. Thomas prononça ses voeux, dans l'église
Saint-Dominique, entre les mains du prieur, Agni de Lentino, celui-là même qui
lui avait donné le saint habit, deux années auparavant.
On conçoit sans peine avec quelle générosité notre Saint
accomplit cet, acte de consécration, que lui-même appelle un second Baptême,
« consécration qui, en éloignant l'homme religieux des périls du siècle et du.
tumulte d'un mondé corrompu et souvent corrupteur, le voue pour toujours au
service des autels, lui fait obtenir le pardon de ses péchés, affermit sa
volonté dans le bien sans diminuer sa liberté, et le mettant dans l'heureuse
nécessité de tendre sans cesse à la perfection, le rend en quelque sorte
semblable aux Bienheureux. » Ces paroles sont du saint Docteur lui-même, dans
la seconde partie de sa Somme, où il traite de l'état religieux (1).
La législation dominicaine, veut qu'après sa profession,
le, jeune religieux soit immédiatement appliqué aux sciences sacrées. Une
nouvelle phase dans la vie de saint Thomas va donc s'ouvrir à nos regards. Mais
avant de le suivre dans la carrière des études théologiques, qu'il doit
parcourir avec tant d'éclat, rapportons ici, pour n'avoir pas à y revenir, le
dernier assaut que subit encore cette vocation si rudement éprouvée.
Quelque temps après la délivrance de notre novice, les
deux comtes Landolphe et Raynald allèrent trouver Innocent IV, moins pour se
justifier des rigueurs exercées par eux sur leur frère, que, pour solliciter du
souverain pontife
(1) 2a 2ae, q. 188, a, 4.
la nullité d'un
engagement qu'ils ne pouvaient se décider à croire irrévocable.
Père de tous les chrétiens, le pape les écouta avec
patience, et malgré le peu de solidité qu'offraient leurs raisons, il voulut
bien évoquer l'affaire à son tribunal. Un bref apostolique obligea Thomas à
venir dans la Ville éternelle, exposer les motifs qui l'avaient poussé à
embrasser la vie dominicaine, contre la volonté de ses parents.
Le fils de saint Dominique comparut devant la cour
pontificale, et répondit à toutes les questions avec cette lucidité qui lui
était propre. Il n'incrimina personne, et ne parla des vexations domestiques
qu'il avait subies que pour les attribuer à ses péchés, lesquels, disait-il,
demandaient cette épreuve. Découvrant toute son âme, encore illuminée des
clartés surnaturelles puisées dans sa prison, il fit connaître que son unique
ambition était de renoncer aux avantages du siècle, pour servir, pauvre et
ignoré, un Dieu qui a, voulu naître dans l'indigence et mourir dans l'opprobre.
Son éloquence persuasive convainquit ses juges, et son émotion gagna tous les
assistants. Dans cette illustre assemblée de cardinaux et de prélats rangés
autour du trône, on ne savait qu'admirer le plus de la piété du jeune
religieux, de la vivacité de son esprit, de la profondeur de son jugement ou de
cette noble candeur et de cette aimable simplicité qui brillaient dans son
langage, ses gestes et toute sa personne. On s'intéressait au jeune homme, on
félicitait la famille et on la plaignait tour à tour; on allait presque jusqu'à
excuser en secret les efforts de la mère pour retenir auprès d'elle un fils si
digne de son amour.
La cause était gagnée; toutefois, par surcroît de
condescendance pour l'illustre famille d'Aquin, et dans la haute opinion qu'il
concevait de la vertu de Frère Thomas, le (89)
pape lui offrit la dignité d'abbé du Mont-Cassin, en ce moment vacante, sans
exiger qu'il quittât son Ordre et cessât d'en porter l'habit. C'était lui faire
un honneur considérable, car, de toutes les abbayes bénédictines, celle du
Mont-Cassin était la plus renommée, et pourvue des plus riches bénéfices: sept
évêchés en dépendaient; sans avoir le caractère épiscopal, l'abbé marchait de
pair avec les évêques, et officiait avec tous les insignes pontificaux. Mais
Thomas, inaccessible à l'attrait des honneurs, fidèle à ce sentiment d'humilité
qui lui fit mettre toute sa vie parmi les objets principaux de ses prières
celui de n'être élevé jamais à aucun emploi honorifique, sortit victorieux de
cette dernière épreuve. Avec une grâce exquise il remercia le souverain pontife
de sa bienveillance, et le supplia de lui accorder faveur entière, en lui
laissant la liberté de demeurer simple religieux.
Grandement édifié d'un si rare désintéressement, Innocent
IV encouragea le vertueux jeune homme à persévérer, et après lui avoir donné la
bénédiction apostolique, le congédia, défendant qu'on l'inquiétât à l'avenir
sur sa vocation. Thomas d'Aquin était acquis pour jamais à l'Ordre de
Saint-Dominique.
Disputavit a cedro usque ad hyssopum...
et veniebant de cunctis populis ad audiendam sapientiam Salomonis. III Reg.,
IV, 33, 34
Il discourut sur toutes choses à partir
du cèdre jusqu'à l'hysope, et on accourait de tous les pays pour recueillir la
sagesse de Salomon.
La paix avait succédé à la lutte, le calme à la tempête;
le nouveau profès, jouissant enfin d'un repos si chèrement acheté, allait
poursuivre sa formation religieuse et achever son instruction de Frère
Prêcheur, dans une maison où les observances et les études' atteignaient leur
complet épanouissement.
A cette intelligence d'élite, en possession déjà de
connaissances prodigieuses, il fallait une école de premier ordre, et, s'il se
pouvait, un maître en tous points accompli. Les supérieurs crurent avoir trouvé
cette école au couvent de Cologne, et ce maître dans un professeur regardé
alors comme l'oracle du monde et le Salomon de son temps. Il se nommait en
religion Frère Albert, mais on ne l'appelait communément que le Philosophe. La
postérité lui a décerné (92) le titre de
Grand, et l'Eglise l'a placé sur les autels, en fixant sa fête au 15 novembre,
jour de sa naissance au ciel.
Né à Lavingen, en Souabe, de l'illustre famille de
Bollstadt, Albert le Grand, après une première éducation libérale et
chrétienne, était allé terminer ses études dans les universités de Padoue et de
Bologne. Des sa plus tendre enfance, il avait ressenti une dévotion singulière
pour la très sainte Vierge; aussi, quand vint pour lui le moment de (93) choisir une carrière, pria-t-il cette divine Mère de lui
servir d'étoile et de guider ses pas. Marie daigna lui apparaître, et lui dit
d'entrer dans l'Ordre des Frères Prêcheurs, récemment fondé. Docile à cette
voix, fortifié d'ailleurs par les prédications du bienheureux Jourdain de Saxe,
successeur de saint Dominique dans le gouvernement général de l'Ordre, le jeune
étudiant échangea les vêtements du siècle pour ceux de la Religion, en 1223.
Dieu permit qu'Albert rencontrât tout d'abord des épines
sur sa route.
Dans le fameux couvent de Bologne, maître: Jourdain avait
rassemblé des diverses maisons de son Ordre la fleur de la jeunesse savante, et
le novice allemand, au travail opiniâtre mais lent et réfléchi, malgré une
remarquable intelligence, se vit bientôt devancé par ses condisciples, italiens
en grand nombre, doués,d'un esprit vif et pétillant.
L'ennemi de tout bien profita de ces débuts malheureux
pour le porter au découragement, et lui suggérer même la pensée d'abandonner la
vie religieuse.
Sous le poids d'une tentation si violente, Albert eut
recours à la divine consolatrice des affligés. Il conjura avec larmes l'auguste
Mère de Dieu de lui accorder la clef des connaissances humaines, mais en même
temps de fortifier sa foi, afin qu'au milieu des subtilités de la scolastique,
il ne fût jamais ébranlé dans ses croyances. Marie lui apparaît resplendissante
de lumière et ayant à ses côtés deux vierges martyres: « Mon, fils, lui dit-elle,
tes demandes sont exaucées. Persévère dans les travaux de l'étude. Dieu
protègera ta science et la conservera parfaitement pure pour le bien de son
Eglise. Mais afin que tu saches que tu es redevable à ma bonté, et non à tes
efforts personnels, de ton (94) immense savoir,
il te sera enlevé quelques années avant ta mort.
A partir de cette vision, les progrès du jeune religieux
ne connurent plus d'arrêt.
Les supérieurs se
rappelant qu'on ne place pas la lumière sous le boisseau, mais sur le
chandelier, afin qu'elle brille aux regards de tous; chargèrent Albert
d'enseigner la philosophie et la théologie, d'abord à Cologne, puis en diverses
autres villes de l'Allemagne. Plus tard, il vint à Paris, précédé d'une
réputation telle que les écoles se trouvèrent trop petites pour contenir la
foule des auditeurs. Il lui fallut tenir son cours sur une place publique, que
les écoliers appelèrent place de Maître Albert. Par corruption de langage, elle
est devenue la place Maubert, nom qu'elle porte encore aujourd'hui.
L'importance de ses leçons, qui durèrent, presque sans
interruption, jusqu'au terme d'une très longue carrière, n'empêcha pas Albert
le Grand de composer des ouvrages d'une érudition surprenante. On en publia au
XVII° siècle vingt et un volumes in-folio.
Ce sont des traités ou des commentaires sur la philosophie, la théologie,
l'Ecriture sainte; de nombreux sermons, véritable mine d'or pour les
prédicateurs; deux cent trente questions en l'honneur de la sainte Vierge,
connues sous le titre de Mariale. Très versé dans les mathématiques, la
physique et la mécanique, Albert contribua par ses écrits à l'avancement de ces
sciences. Un passage de ses oeuvres rend probable l'opinion qu'il inventa
divers automates parlants. D'après certains auteurs, l'une de ces machines, de
forme humaine et de grandeur naturelle, disait par trois fois à qui la touchait:
Salut!
De récentes découvertes permettent de revendiquer pour (95) notre Bienheureux, une part considérable d'influence sur
les arts en Allemagne, spécialement sur l'architecture ogivale, que d'anciens
livres désignent même par le nom de science Albertine. A Cologne, il
réédifia le choeur de l'église des Dominicains, « monument, écrit un auteur,
digne, parla parfaite application des lois géométriques, de servir de modèle à
tous les architectes ».
Nos jeunes élèves, que les exigences des programmes
modernes obligent à une étude plus étendue qu'autrefois des sciences
naturelles, veulent-ils savoir quel jugement porte d'Albert, comme zoologue et
botaniste, un savant d'autant moins suspect de partialité qu'il n'eut pas le
bonheur de partager notre foi? Qu'ils lisent attentivement les appréciations
suivantes du docteur Pouchet, de Rouen (1): «
Il est incontestable qu'au moyen âge les sciences acquirent le plus magnifique
développement. J'ai pris Albert le Grand comme type; c'est évidemment le plus
beau génie de l'époque, et celui qui lui imprime son plus indélébile cachet (2).
« Aucun homme n'a peut-être joui d'une plus vaste
intelligence qu'Albert, être privilégié, créature d'élite, pouvant à la fois
embrasser les incommensurables conceptions de la métaphysique et les moindres
observations des sens.
« La plupart des anatomistes ont commencé leur traité
d'ostéologie en décrivant le crâne: direction vicieuse, qui ne fut généralement
réformée que par nos modernes zootomistes. Cependant, dès le XIII° siècle, notre Dominicain avait tracé la marche
philosophique que notre époque elle-même ne devait adopter qu'après beaucoup
d'oscillations.
(1) 1800-1872.
(2) On voit assez que l'auteur ne
connaissait pas saint Thomas.
En effet, il
commence l'histoire du système osseux en décrivant la colonne vertébrale, qui
en constitue rationnellement la base.
« De l'espèce humaine il passe à toutes les autres formes
qu'offrent les séries zoologiques à mesure que les appareils vitaux se
simplifient et s'effacent. En suivant cette voie,, le Dominicain de Cologne
descend graduellement du mammifère jusqu'à l'éponge, qui, pour lui comme, pour
les modernes, représente le dernier terme de l'animalité. Là, pour la première
fois, se trouvent posées les bases de la série animale, idée vraiment
gigantesque pour une époque où l'observation présentait d'insurmontables
difficultés.
« Les travaux botaniques d'Albert ont été jugés avec une
implacable sévérité par Haller et Sprengel (1).
Un profond érudit, Mayer (2), confesse qu'en
lisant l'ouvrage du Dominicain sous l'impression de ces jugements, il ne
pouvait en croire ses sens; car, au lieu de cette ignorance, de cette
superstition qui lui étaient signalées, il n'y trouvait que de vastes
connaissances, une méthode rigoureuse et un jugement éprouvé. Mayer s'exprime
ainsi: Nous ne trouvons pas un seul botaniste qu'on puisse lui comparer,
hormis Théophraste qu'il ne connaissait pas.
« Parmi cette multitude d'organes qui concourent a la
formation du végétal, la graine est un des plus complexes et des plus
difficiles à anatomiser. Véritable plante microscopique; on n'en pénètre la
structure qu'avec le secours des instruments grossissants. Cependant Albert, à
une époque où nos moyens d'investigation manquaient absolument.
(1) Haller, savant de Berne, 1708-1777.
Sprengel, botaniste allemand, 1766-1833.
(2) Médecin français, né à Belfort en 1814.
parvint à
reconnaître la partie la plus essentielle de cet organe, l'embryon; il expose
avec exactitude sa situation et ses formes.
« En fait de physiologie végétale, on ne sait ce qui doit
le plus étonner, ou du savoir de l'auteur, ou de l'audace avec laquelle il
traite les plus délicates questions. On le voit tenter d'élucider, au XIII°
siècle, des phénomènes dont les botanistes de nos
jours n'abordent qu'avec crainte l'explication (1).»
Dans Albert le Grand, l'humilité du saint brillait à
l'égal de l'érudition du,savant. Le Bienheureux se regardait comme le dernier
de ses Frères, cherchant partout des occasions d'être méprisé. Assidu aux
exercices de la règle, il trouvait encore, en;dehors de ses occupations
prodigieuses, le temps nécessaire à la récitation journalière du Psautier et à
de longues oraisons. Il remplit avec une rare prudence et un très grand succès
plusieurs charges importantes de son Ordre, et diverses missions que lui
confièrent les souverains pontifes. Mandé à Rome par le pape Alexandre IV, et
institué Maître du Sacré-Palais, il reçut l'ordre de répondre aux écrits de
Guillaume de Saint-Amour, adversaire acharné des Religieux mendiants. Les Pères
du concile général de Lyon n'admirèrent pas moins son éloquence et son énergie
à combattre les erreurs. Elevé à la dignité épiscopale, malgré les résistances
de son humilité, notre Bienheureux fit briller sur le siège de Ratisbonne un
zèle éminemment apostolique, une inépuisable charité pour les pauvres, et une
remarquable sagesse dans l'ordonnance de Sa maison. Mais au bout de deux ans,
ayant déposé le bâton
(1) Histoire des sciences naturelles au
moyen-âge.
pastoral entre
les mains du pape Urbain IV, il rentra dans son cloître, pour y vivre en simple
religieux et reprendre son enseignement.
Les derniers écrits du Maître furent l'admirable livre
sur le Sacrement de l'Eucharistie, et l'opuscule de l'Union à Dieu,
charmante fleur mystique au suave parfum de laquelle il voulait se fortifier à
l'approche du trépas.
Albert avait atteint sa quatre-vingt-troisième année;
quand un jour, au milieu d'une leçon publique, la mémoire lui fit tout à coup
défaut. Voyant en cet accident un avertissement céleste et l'annonce de sa fin
prochaine, l'humble vieillard adressa un touchant adieu à son auditoire, et
descendit, pour n'y plus remonter, de cette chaire où sa parole avait jeté tant
d'éclat. Dès lors il ne vécut plus que dans la pensée de la mort: chaque jour
il visitait l'endroit fixé pour sa sépulture, et récitait l'office des défunts
pour lui-même, comme pour un trépassé. Enfin, le 15 novembre 1280, à l'âge de
86 ans, Albert le Grand cessa de vivre sur la terre pour commencer à vivre
éternellement au ciel. Longtemps après, son tombeau ayant été ouvert, on trouva
le corps entier, exhalant une agréable odeur et retourné la face contre terre,
position habituelle du Bienheureux quand il priait. De nombreux miracles
attestèrent sa sainteté (1).
Tel est l'homme que Dieu avait prédestiné à être le
maître du Docteur angélique. Nos jeunes lecteurs, que nous ne perdons pas de
vue en écrivant ces pages, voudront bien nous pardonner les proportions faites
ici au portrait d'Albert le Grand. Ils apprendront de ce chapitre comment
(1) Rodolphe, Vie du B. Albert le Grand.
l'intervention de
la Mère de Dieu, invoquée avec amour, dissipe les obscurités de l'étude et
montre à chacun sa voie.
Ils apprendront aussi de quel prix inestimable est pour
l'adolescent la rencontre de maîtres chrétiens, au front desquels resplendit la
double auréole de la science et de la vertu.
Les deux noms de
Thomas d'Aquin et d'Albert le Grand se renvoient les mutuels rayons d'une
lumière éclatante la célébrité du maître ajoute à la gloire du disciple, et
plus encore la gloire, du disciple, grandit l'honneur du maître.
Albert éclaira la jeunesse de Thomas par sa réputation
justement acquise, et Thomas illumina la vieillesse d'Albert par la splendeur
de sa renommée. Le philosophe servit d'introducteur au théologien, et se vit
sans amertume dépassé par lui dans la voie qu'il avait frayée. Après avoir
prédit le succès de saint Thomas, il fut le premier à y applaudir. Il eut révélation
de sa mort, et lui garda dans son coeur un impérissable souvenir. Plus
qu'octogénaire, il n'hésita pas à quitter Cologne et à entreprendre un long
voyage pour venger la mémoire de son cher disciple, attaquée, disait-on, dans
les Ecoles de Paris.
Tous les deux enfin, les plus vastes génies peut-être du
XIII° siècle et des âges suivants, comblés
d'éloges par leurs contemporains et la postérité, ont pu être comparés à ces
deux grands luminaires dont, il est parlé au premier chapitre de la Genèse, plaidés
par Dieu au firmament pour éclairer le monde. Le premier, le plus brillant, est
saint Thomas d'Aquin, docteur de l'Eglise; le second est le bienheureux Albert
le Grand
Erumpet quasi mane lumen tuum. Isai.,
LVIII, 8.
Votre lumière éclatera comme l’aube du
matin.
Frère Thomas, dit un biographe, se rendit à Cologne avec l'ardeur d'un cerf altéré qui
court vers l'eau pure des fontaines. Dès son arrivée, il adopta la ligne de
conduite dont il ne devait plus se départir jamais: joindre, dans une mesure
pour le moins égale, la culture du coeur à celle de l'esprit.
Afin de progresser dans la perfection religieuse,
obligation capitale de l'état qu'il avait embrassé, il s'adonna
particulièrement à trois choses: l'oraison; le recueillement, l'humilité.
A l'oraison il consacrait un temps considérable, c'était
le meilleur de la journée; gardant à la pensée le souvenir de Dieu, au dehors plein
d'une retenue angélique, il se maintenait dans un recueillement tant intérieur
qu'extérieur; enfin, soigneux de pratiquer la plus profonde humilité, il
s'effaçait volontiers, écoutait ses Frères avec déférence, parlait peu, et
fuyait tout ce qui pouvait ressentir la vanité.
D'autre part, il se livra aux études avec une ardeur sans
pareille, persuadé que dans un ministre des autels le défaut de science n'est
pas moins funeste que le défaut de piété, et l'expose à cette terrible menace
fulminée par Dieu lui-même, dans le prophète Osée (1): Parce
que vous avez rejeté la science, je vous rejetterai moi aussi de mon sacerdoce,
afin que vous n'en remplissiez plus les fonctions... Car, dit un autre
prophète (2), les lèvres du prêtre seront les dépositaires de la
science, et c'est de sa bouche que l'on recherchera les connaissances de la
Loi, parce, qu'il est l'Ange du Seigneur des armées.
Notre novice savait apprécier l'avantage d'avoir pour
guide dans les sciences sacrées un maître tel que le bienheureux Albert. Il
trouvait de plus, dans cette maison d'études, la sainte émulation du bon
exemple, entouré qu'il était de jeunes religieux déjà d'une éminente vertu, et
dont plusieurs ont mérité, comme lui, d'être placés sur les autels.
Silencieux et réservé par nature, Thomas demeura
longtemps sans prendre part aux discussions scolastiques, sans proposer aucun
argument, ni répéter une seule leçon; mais attentif aux explications, laissant
parler les autres, il réfléchissait en son esprit, et, la classe terminée, se hâtait
de regagner sa cellule; où il notait avec soin ce qu'il avait appris.
Cette taciturnité extraordinaire fut remarquée, et avec
cette pointe de malice qui de tout temps, paraît-il, a caractérisé les
écoliers, plusieurs de ses rivaux, faisant allusion à sa stature, le
surnommèrent, le grand Bœuf muet de Sicile.
(1) Ch. IV, 6.
(2) Malachie, II, 7.
Albert, à la perspicacité duquel n'avait pas échappé,
sans doute, l'attitude singulière de son nouveau disciple, suspendait son
jugement. Thomas lui avait été confié par le Général de l'Ordre, Jean le
Teutonique. Ce vénérable vieillard l'avait amené de Rome à Cologne, et, en le
remettant aux mains de Maître Albert, avait fait l'éloge de sa haute
intelligence, attestée par des succès éclatants à l'Université de Naples.
Quelle déception pour l'illustre professeur de ne rien rencontrer dans le jeune
étudiant qui fit écho à ce que la renommée avait publié! Une circonstance
inattendue fit jaillir l'étincelle qui manifesta le génie.
On était arrivé à l'interprétation du livre de saint
Denys l'Aréopagite sur les Noms divins. La, leçon était difficile, les écoliers
avaient peine à la suivre, et Thomas se montra d'une attention exceptionnelle.
Un, condisciple charitable, assis à ses côtés, pleinement convaincu que le pauvre
Sicilien. m'avait rien compris à une
doctrine si relevée, s'offrit, au sortir de la classe, pour lui répéter la
leçon. Notre novice accepta par complaisance, et se prêta très assidûment aux
procédés obligeants de son compagnon. Mais voici qu'un jour l'officieux
répétiteur s'embrouille dans une question qu'il ne saisissait qu'à demi, et,
malgré ses efforts,: ne peut achever sa démonstration. En ce moment, une lutte
s'engage dans l'âme de notre Saint. L'humilité veut que Thomas pousse
jusqu'au,bout le rôle modeste d'un disciple qui apprend; la charité réclame
qu'il vienne en aide à un Frère animé des intentions les plus droites. Dans ce
conflit d'un genre nouveau, la charité finit par triompher, et Thomas demande à
son interlocuteur la permission de lui dire ce qu'il croit avoir compris. Il le
fait d'une façon magistrale, éclaircit le passage obscur, en tire des
déductions, et montre dans son raisonnement une (104) lucidité si parfaite, que
l'étudiant, saisi d'admiration, demande à son tour que Frère Thomas veuille
dorénavant lui servir à lui-même de répétiteur.
Le Saint, confus de cette prière qui choquait sa
modestie, s'en défend de son mieux; il finit par consentir, mais à la condition
expresse que personne n'en saura rien.
Le secret fut gardé par le trop consciencieux novice,
bien qu'à certains moments il eût scrupule de tenir, cachée aux supérieurs sa
précieuse découverte. Un jour néanmoins il s'en ouvrit au maître des étudiants,
lequel s'étant placé, sans être vu, près du lieu où se donnait la répétition,
put se convaincre par lui-même de la réalité. Mais Dieu, qui se plaît à exalter
les humbles, ménageait une manifestation plus éclatante de ce génie avide
d'obscurité.
Une feuille de papier, recueillie par un condisciple
devant la cellule de Frère Thomas, fut lue avec surprise et portée au régent
des études. Sur cette feuille était résumée une des questions les plus ardues
des Noms divins, avec une série d'arguments relatifs à l'interprétation
donnée en classe, et enfin la solution complète des objections proposées. Le
tout était présenté d'une manière si relevée et si savante, qu'on eût dit que
saint Denys lui-même y avait expliqué sa pensée.
Albert demeura stupéfait de la science profonde que
révélait cet écrit. Voulant par une épreuve décisive arriver à une certitude
absolue, il enjoignit au maître des étudiants d'avertir le jeune religieux
qu'il aurait le lendemain, en séance publique, à soutenir une thèse dont le
sujet était d'une difficulté majeure. Sincèrement convaincu de son incapacité,
Thomas eût volontiers paré le coup; mais contraint de céder en vertu de la
sainte obéissance, il recourut à l'oraison.
Le Père des lumières, qui découvre ses plus hauts secrets
aux petits et aux humbles, exauça notre Saint au delà de sa demande. Le moment
solennel arrive; après avoir réfuté, l'un après l'autre, divers arguments non
moins subtils que pressants, Thomas se mit à reprendre tout ce qui avait été
dit, et expliqua le point en litige au moyen d'une distinction lumineuse qui
ravit toute l'assistance. « Frère Thomas, dit gravement Albert, vous ne parlez
pas à la façon d'un répondant, mais comme un docteur qui conclut. — Maître,
reprit sur le ton de l'excuse l’humble disciple, s'il est une autre manière de
répondre, je ne la vois point. — Eh bien! poursuivit Albert le Grand, Voyons si
vous résoudrez mes objections avec la même assurance.» Et il lui en proposa
quatre, telles qu'on pouvait les attendre de la part d'un si grand maître,
décidé à presser son adversaire jusqu'à lui faire rendre les armes. Saint Thomas
répéta les quatre arguments, les réfuta l'un après l'autre, et finit par poser
un principe qui ne laissait plus de place à la moindre objection.
Aussi franc et généreux qu'il était modeste, le
bienheureux Albert, en voyant se lever comme un soleil qui allait éclipser la
renommée de tous les autres docteurs, ne put contenir sa joie. Il félicita son
jeune disciple, et tourné vers les étudiants, dit avec un accent prophétique: «
Ah!vous appelez Frère Thomas un Boeuf muet! Eh bien, moi, je vous le dis, les mugissements
de ce Boeuf retentiront si loin qu'on les entendra d'une extrémité de la terre
à l'autre. »
Un pareil témoignage échappé d'une bouche si autorisée ne
put enfler le coeur du jeune homme. Thomas s'empressa de rapporter à Dieu le
mérite de son succès et ne changea rien de sa simplicité habituelle. Mais sa
réputation était désormais fondée. Maître Albert recourait à lui pour (106)
reprendre le développement des questions les plus relevées de la scolastique.
Ses propositions étaient sans réplique, ses explications sans obscurité; on
l'écoutait comme un oracle, on le proclamait la merveille du siècle. Après le
livre de saint Denys l'Aréopagite, le bienheureux Albert ayant expliqué la
Morale d'Aristote, saint Thomas l'étudia fort avidement et en écrivit des
commentaires, qu'il donna, par modestie, comme le résumé des leçons de son
maître. Il sut, en élevant les sentences du Stagyrite jusqu'aux maximes
évangéliques, faire, en quelque sorte du philosophe païen un philosophe
chrétien.
Il n'y eut
bientôt qu'une voix parmi les professeurs et les écoliers pour proclamer Frère
Thomas digne d'aller étudier dans la première université du monde. Sur ces
entrefaites, le Chapitre général de l'Ordre assigna Maître Albert à Paris, pour
y recevoir le doctorat et occuper une des deux chaires réservées aux Frères
Prêcheurs; il fut décidé en même temps que saint Thomas l'accompagnerait dans
la métropole des lettres. C'était en en 1245.
Ista sapientia quain sine fictione
didici et sine invidia communico. SAP., VII, 13.
Cette sagesse que j'ai apprise sans
détour, je la communique sans envie.
Nos deux voyageurs se mirent en route, se conformant aux
usages des pauvres, disons mieux, aux coutumes inaugurées par saint Dominique
et ses premiers disciples. Le bâton à la main; les épaules chargées du
bréviaire et de la Bible, — saint Thomas y ajoutait le livre des Sentences,
— ils marchaient depuis l'aube jusqu'au milieu du jour. S'arrêtant alors au
bord d'une fontaine, ils mangeaient le pain quêté en chemin, et après un court
repos, reprenaient joyeusement leur route. Le soir, ils s'efforçaient de
trouver un gîte, en quelque monastère, ou allaient frapper à la porte d'une
maison charitable, laissant en échange de l'hospitalité reçue des paroles de
bénédiction, parfois même des grâces de salut corporel ou de réconciliation
avec Dieu.
En arrivant dans la capitale de la France, Albert et son
jeune compagnon se dirigèrent vers le couvent de Saint-Jacques, situé au sommet
de la montagne Sainte-Geneviève, rive gauche de la Seine.
C'était en 1217, que s'étaient établis à Paris les
premiers Prêcheurs, sous la conduite du bienheureux Mannès, frère de saint
Dominique. Après dix mois d'une vie inconnue dans un logement provisoire, ils
s'étaient vus transportés à leur résidence définitive par un concours de
circonstances providentielles.
« En ce temps-là, écrit le P. Lacordaire (1), Jean de Barastre,
(1) Vie de saint Dominique, chap. XIII.
doyen de
Saint-Quentin, chapelain du roi et professeur à l'Université de Paris, avait
fondé à l'une des. portes de la ville, appelée la porte de Narbonne ou
d'Orléans, un hospice pour les pauvres étrangers. La chapelle de l'hospice
était dédiée à l'apôtre saint Jacques, si célèbre en Espagne, et dont le
tombeau est l'un des plus grands pèlerinages du monde chrétien. Soit que les
Frères espagnols s'y fussent présentés par dévotion ou ale toute autre manière,
Jean de Barastre vint à savoir qu'il y avait dans Paris des religieux nouveaux
qui prêchaient l'Evangile,à la façon des apôtres. Il les connut, les admira,
les aima, et sans doute comprit l'importance de leur institut, puisque, le 6
août 1218, il les mit en possession de cette maison de Saint-Jacques, qu'il
avait préparée à Jésus-Christ dans la personne des étrangers. Jésus-Christ
reconnaissant lui envoya de plus illustres hôtes que ceux sur lesquels il
comptait, et le modeste asile de la porte d'Orléans, devint un séjour
d'apôtres, une école de savants, et le tombeau des rois.
« Le 3 mai 1221, Jean de Barastre confirma par un acte,
authentique la donation qu'il avait faite aux Frères, et l'Université de Paris,
à la prière d'Honorius III, abandonna les droits qu'elle avait sur ce lieu, en
stipulant toutefois que ses docteurs, à leur mort, y seraient honorés des mêmes
suffrages spirituels que les membres de l'Ordre, à titre de
confraternité. »
Le premier prieur de Saint-Jacques fut Matthieu de
France, homme docte, tout préparé à l'instruction des peuples, dit Etienne de
Salanhac, et qui avait passé sa jeunesse dans les écoles de la capitale.
Dire combien d'étoiles dominicaines brillèrent en ce lieu
(110) par la science et la sainteté ne serait pas chose facile. « De la maison
de Saint-Jacques, écrit Touron, on vit sortir de célèbres écrivains, des
prédicateurs zélés, plusieurs confesseurs de nos rois pendant trois ou quatre
siècles, un grand nombre de prélats et de cardinaux, et le premier religieux du
même Ordre qui soit monté sur la chaire de Saint-Pierre, sous le nom d'Innocent
V. »
La renommée du couvent de Saint-Jacques rejaillit sur les
autres couvents du royaume, et le peuple désignait tous les. Dominicains de
France sous le terme de Jacobins; formé du nom latin de l'apôtre saint Jacques.
Il en fut ainsi jusqu'aux jours néfastes où des hommes sanguinaires,
transformant en club le séjour de la prière et de l'étude, marquèrent d'une
flétrissure imméritée ce nom qu'avait entouré d'honneur, pendant près de six
siècles, la vénération publique.
A peine installé dans sa nouvelle résidence, Frère Thomas
commença par suivre les cours préparatoires au baccalauréat qu'il avait ordre
de recevoir. Ce ne fut point sous le fameux docteur franciscain Alexandre de
Halès qu'il étudia, mais bien au collège même de Saint-Jacques. Les Pères de
Réchac, Touron, et autres biographes français, réfutent longuement l'opinion
contraire. Albert le Grand continua donc sa fonction de maître du Docteur
angélique, et Thomas d'Aquin, à Paris comme à Cologne, toujours l'élève
studieux, le religieux modèle, disposait en son esprit aussi bien qu'en son
cœur des ascensions rapides vers les sommets de la science et de la sainteté.
Après le temps régulier des études, Frère Thomas prit le
grade de bachelier en théologie. Il dut passer alors du rang modeste de
disciple à la chaire de maître et consacrer, (111) aux jeunes religieux de
l'Ordre les prémices de son enseignement. Rien n'était plus juste.
« Le fils de Jacob, observe Guillaume de Tocco,
distribua gratuitement à ses frères le froment de l'Egypte; ainsi notre nouveau
Joseph commença-t-il par nourrir ses frères,en Religion du pain de la parole
divine, afin de pourvoir ensuite avec libéralité l'Eglise entière des aliments
de la céleste sagesse. »
Cependant ce ne fut point Paris, mais Cologne qui eut
l’honneur de ses débuts.
En effet, au Chapitre I de 1248, les supérieurs de
l'Ordre avaient pris une décision fort importante touchant le développement des
sciences théologiques. Jusqu'alors, il n'y avait eu dans la famille de saint
Dominique qu'une seule maison d'Etude générale, celle de Paris, et
chaque province dominicaine y envoyait ses sujets les plus distingués. De ce
centre unique repartaient également les nombreux professeurs qui dans chaque
couvent offraient au clergé un cours public de théologie.
Or, quoique très vastes, les bâtiments du grand collège
de Saint-Jacques étaient devenus insuffisants pour contenir une agglomération
de religieux dépassant alors le nombre de cinq cents.
L'assemblée de 1248 vota donc la création de quatre
nouvelles Etudes générales: Bologne pour les provinces d'Italie,
Montpellier pour la province dite de Provence, Oxford pour la province
d'Angleterre, et Cologne pour la province d'Allemagne. En même temps, elle
désigna les religieux qui devaient inaugurer l'enseignement dans chacune de ces
maisons. Maître Albert fut tout naturellement choisi pour diriger la nouvelle
Etude générale de Cologne, et, sur sa demande, on lui (112) adjoignit comme bachelier
son disciple de prédilection, Frère Thomas d'Aquin.
Notre Saint repartit donc pour l'Allemagne, vers la fin
de l'année scolaire 1248, afin d'ouvrir les cours au mois de novembre suivant.
Il fut chargé d'abord de lire, selon le terme
d'alors, c'est-à-dire d'expliquer le Maître des sentences. Cet ouvrage,
composé d'après les écrits des Pères, eut dès son apparition une très grande
vogue, et, faute d'un meilleur recueil, devint pour les professeurs de
théologie le thème en quelque sorte obligé de leurs leçons. A notre grand
docteur était réservé de fixer pour jamais l'enseignement théologique dans sa
Somme immortelle. Mais n'anticipons pas.
Saint Thomas dut,
en outre, expliquer à ses élèves l'Ecriture sainte et quelques traités
d'Aristote. En même temps il composait l'opuscule Des principes de la nature
et celui De l'être et de l'essence. Ce dernier a été de la part de
l'éminentissime cardinal Joseph Pecci l'objet d'un commentaire, qui résume en
des pages lumineuses toute la philosophie, pour ainsi dire, du Docteur
angélique, et révèle dans le frère de S. S. Léon XIII le métaphysicien
consommé.
C'est vers cette époque que Thomas fut promu aux ordres
sacrés, et bientôt au sacerdoce. Il célébra sa première messe avec les ardeurs
d'un séraphin, et dès lors, remarquent tous ses biographes, son union avec Dieu
devint plus intime.
Il y avait environ quatre ans que le jeune professeur
enseignait à Cologne avec une réputation chaque jour croissante, lorsque le
Chapitre général le désigna pour se rendre à Paris, afin de parcourir la
carrière qui devait le conduire au doctorat. Trois grands personnages de
l'Ordre prirent l'initiative de cette décision: Jean le Teutonique, (113)
Maître général, Albert le Grand et Hugues de Saint-Cher, premier Dominicain
honoré de la pourpre romaine.
Le commandement des supérieurs fut un coup terrible pour
l'humilité de notre Saint; mais, fils d'obéissance avant tout, il courba la
tête, et quitta l'Allemagne au mois de septembre 1252. En traversant la
Belgique, il s'arrêta chez Adélaïde de Bourgogne, épouse de Henri III, duc de
Brabant. La vertueuse princesse fut si charmée de la conversation du jeune
religieux et des conseils qu'il lui donna, qu'elle voulut les avoir par écrit.
Saint Thomas ne put s'y refuser, et lui envoya peu après un petit ouvrage qui
est rangé dans ses Opuscules sous ce titre: du Gouvernement des Juifs.
La duchesse de Brabant, qui avait dans ses Etats quantité
de Juifs, demandait quelle conduite tenir à leur égard.. Le saint Docteur, tout
en reconnaissant que le Juif, par suite de son crime affreux, le déicide, ne
peut, d'après le droit du temps, jouir de la liberté commune et doit être
traité en esclave, incapable par conséquent de posséder, recommande d'user de
modération pour qu'on lui laisse largement les choses nécessaires à la vie.
Quant à l'argent, qu'il soit rendu aux pauvres victimes de son
exploitation, ou qu'il passe en bonnes oeuvres.
En suivant la trace de saint Thomas, nous le trouvons
ensuite chez les Frères Prêcheurs de Louvain, remplissant la fonction de diacre
à une grand'messe célébrée par le bienheureux Albert. Le pupitre dont il se
servit pour chanter l'Evangile a été soigneusement gardé, et pendant la tenue
du Chapitre général de 1885, dans le nouveau (114) couvent de Louvain, on le
voyait placé au milieu du choeur. Les Mémoires de l'ancien couvent ajoutent que
le Docteur angélique fit aux religieux quelques leçons. Ce renseignement n'a
rien qui étonne: telle était déjà la réputation du jeune professeur que, dans
les monastères où 'il passait, on désirait l'entendre parler sur l'Ecriture
sainte ou la théologie.
L'année suivante, il revenait dans le Brabant pour
affaires concernant les chanoines de Tirlemont. Les archives du Chapitre
conservaient l'acte de cette visite, signé du serviteur de Dieu, à la date du
vendredi 31 octobre 1253.
A Paris, Thomas entra comme assistant de maître. Elie
Bruneti, dans l'école des religieux étrangers à la France — Schola externa — où
lui-même avait jadis étudié. Dès les premières leçons, le succès dépassa toute
attente; les vastes salles de Saint-Jacques devinrent insuffisantes, tant les
auditeurs se présentaient nombreux, pour écouter un, professeur si distingué.
Guillaume de Tocco trace ainsi le caractère de son
enseignement:
« Chargé d'un cours, au titre de bachelier, Frère Thomas
se mit à répandre à flots pressés les secrets de ses méditations. Dieu lui
versa d'en haut une science si vaste, et mit sur ses lèvres une doctrine si
ample, qu'il semblait surpasser tous les maîtres, et provoquer plus qu'aucun
autre les écoliers à l'amour de l'étude, par la clarté de son exposition. Il
savait, en effet, découvris de nouveaux aperçus, trouver une matière neuve et
lucide de définir, et amener des raisonnements inattendus. En l'écoutant,
personne ne doutait que Dieu n'eût éclairé son esprit des rayons d'une lumière
nouvelle, et donné assez de, fermeté à son (115) jugement pour que, sans
hésiter, il proposât et écrivît les solutions heureuses qui lui avaient été
inspirées du ciel. Au commencement de son professorat, il composa sur les
Sentences un ouvrage élégant de style, profond de pensée, remarquable de
clarté, dans lequel, pour appuyer ses raisons, il va chercher les sciences
humaines, les conduit comme des servantes devant le trône de la divine Sagesse,
les oblige à rendre hommage à leur reine, et les met en parfait accord avec les
oracles sacrés. « Que personne, ajoute l'auteur, ne trouve absurde cette
méthode de recourir aux sciences du siècle pour soutenir les maximes de la
Sagesse éternelle, puisque de la même intelligence divine émanent les objets de
toutes les connaissances, tant les vérités de l'ordre révélé que les principes
du raisonnement humain. »
L'Université félicita les Prêcheurs d'avoir en Frère
Thomas un si savant religieux, et le chancelier de Paris, Emeric, accorda au
jeune professeur la Licence, dans les premiers mois de 1256. En même temps il
insistait pour qu'on l'obligeât à prendre au plus tôt le grade supérieur.
Honoré du Doctorat, Thomas d'Aquin enseignerait dès lors avec la plénitude de
l'autorité, et servirait plus avantageusement l'Eglise.
Rigans montes de superioribus tuis, de
fructu operum tuorum satiabitur terra. Ps. CIII, 14.
De vos sommets vous arroserez les
montagnes, et la terre sera rassasiée du fruit de vos oeuvres.
Au moment où notre Saint va se soumettre aux épreuves qui
lui assureront la palme de Maître en théologie, une intéressante question se
pose pour nous. Qu'était ce docte corps de professeurs qui se préparait à
ouvrir ses rangs à l'humble moine?
L'Université de Paris, préparée peu à peu, aux XI°
et XII° siècles,
par l'établissement de diverses écoles, mais régulièrement constituée par un
acte royal de l'an 1200, dut en grande partie sa prospérité à la haute
protection des rois de France et des souverains pontifes.
« A cette époque, dit un chroniqueur (1), l'étude des lettres était florissante à Paris, et nous
ne voyons pas qu'il y ait eu jamais, ni à Athènes, ni en Egypte, ni en quelque
autre partie du monde, une affluence comparable à celle
(1) Rigord, Gestes de Philippe-Auguste.
que l'on trouvait
alors dans cette ville. Les écoliers n'y étaient pas seulement attirés par
l'admirable aménité du lieu et par l'abondance de tous les biens, mais aussi à
cause de la liberté et du privilège d'immunité spéciale que le roi
Philippe-Auguste et son père leur avaient accordés.
Ce nom d'Université, appliqué à l'ensemble des
écoles, fut, d'après certains auteurs, mis en usage par extension du mot latin Universitas,
que portaient diverses bulles adressées par Innocent III au corps des maîtres
et à celui des écoliers. Suivant d'autres, il vient de l'universalité des
sciences qu'on y enseignait.
L'Université se composait de quatre Facultés: Théologie,
Droit, Médecine et Arts libéraux. Les Arts se subdivisaient en deux cours:
l'un, appelé Trivium, comprenait la Grammaire, la Logique ou
Dialectique, et la Rhétorique, et conduisait au second, nommé Quadrivium
ayant pour objet l'Arithmétique, la Géométrie, la Musique et l'Astronomie.
Par suite du
grand nombre des étudiants — 30000 au XIIIème siècle — et de leur diversité
d'origine, la Faculté des arts, à Paris, était distinguée elle-même en quatre
nations: France,' Angleterre, Picardie et Normandie. Chacune d'elles avait son
procureur, chaque Faculté son doyen; le chef de l'Université, choisi toujours
parmi les docteurs ès arts, portait le titre de Recteur. Enfin, le Chancelier,
représentant du Pape, avait droit d'inspection sur l'enseignement; il conférait
les grades et délivrait les diplômes.
Les principales écoles universitaires étaient celles du
cloître Notre-Dame, de Saint-Victor-l'Abbaye et de Sainte-Geneviève. En 1256,
d'après un manuscrit récemment découvert, la Maison de Sorbonne était fondée
par le (119) docteur Robert de Sorbon, confesseur du roi, à l'intention
principalement des étudiants pauvres. C'est à la Sorbonne que se conférèrent
dans la suite les grades théologiques. Enfin les réguliers établis dans la
capitale agrégèrent leurs écoles conventuelles à l'Université, et purent jouir
dès lors de toutes ses franchises.
Au collège de Saint-Jacques, le religieux muni du titre
de bachelier par le supérieur de l'Ordre ou par le Chapitre général, expliquait
d'abord le Maître des Sentences, dans l'école de quelque docteur; à la
fin de 1a première année, il obtenait du chancelier de l'Eglise de Paris la Licence,
c'est-à-dire, selon l'étymologie même du mot, la permission d'enseigner comme
Maître.
« Le nouveau licencié inaugurait son enseignement par une
leçon solennelle donnée dans la salle des audiences de l'évêché. C'était ce
qu'on appelait, dans le langage du temps, tenir sa cour. Tous les docteurs
étaient présents, ainsi que l'évêque et le chancelier de l'Eglise de Paris.
« Pendant la seconde année, le licencié continuait ses
leçons. Il avait alors une école à lui, mais, comme l'année précédente, il
devait encore commenter le texte des Sentences; car, s'il était Maître de
droit, il ne l'était pas encore de fait. Enfin, la troisième année, le professeur,
affranchi de toute direction, était libre de choisir le sujet de son cours. On
lui adjoignait un bachelier, qui, sous ses auspices, s'exerçait à son tour sur
le livre des Sentences. A la fin de l'année, le Maître lui rendait bon
témoignage, et, de concert avec le prieur de Paris, le présentait à la licence.
Au bout de ces trois ans d'enseignement, le religieux ordinairement cédait sa
place; mais il conservait jusqu'à la fin (120) de ses jours le titre, si
glorieux au moyen âge, de Maître en théologie de l'Université de Paris » (1).
Un détail curieux nous fait mieux connaître la
physionomie de ces écoles universitaires. Les professeurs ne dictaient point de
cahiers; mais après s'être préparés avec
(1) Année dominicaine, Mars.
soin, ils
débitaient leurs leçons comme des harangues; les écoliers retenaient ce qu'ils
pouvaient, ou prenaient quelques notes sur les points essentiels. Afin de leur
faciliter ce travail, on jonchait le sol d'une paille épaisse, sur laquelle ils
s'asseyaient. Cette coutume toutefois admettait des exceptions, à en juger par
diverses miniatures de l'époque, qui représentent les écoliers assis sur des
bancs.
L'imprimerie n'existant pas, les livres, tous écrits à la
main, étaient assez rares. Saint Louis, protecteur des lettres, désira combler
cette lacune. Il avait appris en Palestine qu'un sultan faisait rassembler bon
nombre d'ouvrages favorables à la religion musulmane, et en composait une
bibliothèque, ouverte aux savants de ses états. Jaloux de faire servir cet
exemple à la cause de la vérité, le sage, roi commanda de transcrire à ses
frais tous les manuscrits que l'ors pourrait découvrir dans les monastères. Ces
exemplaires précieux furent rangés ensuite dans une salle voisine de la
Sainte-Chapelle, et mis sous la garde de Vincent de Beauvais, Dominicain d'une
érudition profonde, auteur d'une sorte d'encyclopédie intitulée le Triple
Miroir.
Lorsque saint Thomas, connut par la bouche de ses
supérieurs l'invitation qui lui était faite de; recevoir le doctorat, il
allégua, pour s'en défendre, toutes les raisons que l'humilité pouvait
suggérer.
Une vision céleste le fit triompher de sa répugnance.
D'après les usages, il fallait présenter un texte de l'Écriture, fournissant
avec l'objet des discours préliminaires, toute la matière de la discussion.
L'application de chaque mot du texte donnait au candidat les moyens de faire
valoir la (122) finesse de son esprit et
la profondeur de son jugement. Dans cette circonstance, l'homme de Dieu défiant
de lui-même et plein d'anxiété eut recours à l'oraison.
Accoutumé à tirer
des saintes Ecritures la formule de ses prières, il commence le psaume XI: Salvum
me fac, Domine... Seigneur, sauves-moi, parce que le Saint fait défaut sur la
terre, et que les vérités diminuent parmi les enfants des hommes. Au milieu
de ses soupirs, il s'endort, et voit en songe un religieux de l'Ordre; à
l'aspect vénérable (1). « Frère Thomas,
demande l'envoyé céleste, pourquoi priez-vous avec tant de larmes? — C'est,
répond le jeune licencié, que l'on m'impose l'obligation de recevoir le
doctorat, et ma science ne peut suffire à cette tâche; je ne sais même quel
sujet de thèse présenter. » Le personnage mystérieux dit alors: « Mon fils, ne craignez pas Dieu est avec
vous prenez le grade de Docteur, et; pour sujet de thèse choisissez ce verset: Rigans
monte de superioribus tuis, de fructu operum tuorum satiabitur terra. De vos
sommets vous arroserez les montagnes, et la terre sera rassasiée du fruit de
vos oeuvres. »
Thomas se réveilla et rendit grâces à Dieu. Le texte qui
venait de lui être indiqué offrait matière aux plus heureux développements. Il
était facile d'en faire l'application au Verbe incarné, Jésus-Christ, Roi des,
anges et des hommes, lequel, du trône de sa majesté, arrose des torrents de sa
gloire les montagnes, c'est-à-dire les esprits célestes, et rassasie en même
temps la terre, c'est-à-dire l'Eglise militante, du fruit de ses travaux et de
sa mort. Mais aussi, ces
(1) Le chanoine Uccelli, savant italien,
découvrait naguère, dans un Procès de canonisation, omis par les
Bollandistes, et publié par lui, qu'au témoignage de saint Thomas, L'apparition
ne fut autre que saint Dominique lui-même.
paroles se
rapportaient prophétiquement à l'Ange de l'école, qui, des hauteurs du
doctorat, allait déverser ses enseignements, comme une pluie féconde, sur les
esprits éminents, sans laisser pour cela de nourrir les âmes simples de la
clarté de sa doctrine et de l'efficacité de ses exemples.
Notre Saint se disposait donc à paraître dans la chaire
du docteur, lorsqu'éclata une tempête soulevée par l'envie. Certains maîtres et
régents de l'Université, voyant les étudiants déserter leurs écoles, pour
suivre les cours des réguliers, en furent outrés de dépit, et ne purent
pardonner à ces derniers la supériorité de leur science et de leur
enseignement. De là, mille chicanes, tracasseries odieuses, actes même
d'insolence brutale contre les religieux. On en vint bientôt à exclure
violemment Frères Prêcheurs et Frères Mineurs des chaires et des écoles
universitaires.
Plainte fut portée auprès du souverain pontife, arbitre
suprême de pareils différends. Innocent IV avait essayé vainement jusqu'alors
de pacifier les esprits, par ses lettres, ses bulles, ses délégués
extraordinaires. Il mourut sur ces entrefaites; mais son successeur, Alexandre
IV, réussit à opérer une réconciliation momentanée, et à faire réintégrer les
religieux dans leurs fonctions et dans la jouissance de leurs prérogatives.
Tandis que cette affaire se concluait à la cour du pape,
saint Thomas, étant à Paris, en eut révélation. Il priait la Reine du ciel pour
le rétablissement de la paix, quand il vit en esprit un grand nombre de ses
Frères, accablés de tristesse et faisant monter vers Dieu des supplications
mêlées de sanglots. Il les considérait attentivement, et voici que devant ses
yeux se déroule une banderole portant en lettres d'or: Dieu vous a délivrés
de vos ennemis et des mains de ceux qui vous haïssent.
Ce ne fut néanmoins qu'une éclaircie pendant l'orage; la
tempête reprit bientôt, comme nous le dirons dans l'un des chapitres suivants,
et Thomas se trouva retardé encore pour l'obtention d'un grade qu'il méritait à
tant de titres.
Enfin, grâce à l'intervention du pape et à celle du roi
de France, l'agitation cessa, et le Saint fut prié de préparer sans retard sa
thèse solennelle d'inauguration. Le 23 Octobre 1257, en présence d'une
brillante assemblée que l'éclat, de son génie ravit d'admiration, il reçut,
selon le cérémonial d'usage, les insignes de Docteur dans l'Université de,
Paris.
Un autre religieux, la gloire de l'Ordre séraphique,
saint Bonaventure, partageait avec lui l'honneur de cette journée.
Stemus simul. Isai., L, 8
Tenons-nous unis.
Le nom de Saint Bonaventure vient de se rencontrer sous
notre plume: nos jeunes lecteurs nous sauront gré de consacrer ce chapitre à la
sainte amitié qui unit, de leur vivant, deux des plus grands docteurs de
l'Eglise.
On peut lire au chapitre vie de l'Ecclésiastique l'éloge
de l'amitié, et la différence que le Sage établit entre le faux ami et l'ami
véritable:
Le premier est ami pour un temps; il ne demeure pas au
jour de la tribulation. Compagnon de la table, il se retire quand vient l'épreuve,
change alors ses sentiments en inimitié, met à nu ses rancunes et se répand en
invectives.
Bien autre est l’ami fidèle. Ni l'or ni l'argent ne
peuvent lui être comparés; il est une protection puissante, usa gage de vie et
d'immortalité: qui l'a rencontré a découvert un trésor.
Le Saint-Esprit ajoute que la possession d'un tel ami
est le partage de ceux qui craignent Dieu.
C'est assez dire qu'il n'y a pas d'amitié, digne de ce
nom, en dehors de la vertu. Par les seules lumières naturelles, Cicéron avait
découvert cette loi fondamentale: il le démontre avec élégance dans un Dialogue
justement célèbre.
Mais si l'amitié suppose de telles assises, elle ne
requiert pas moins, pour être parfaite, des similitudes de talents,de goûts, de
moeurs, de condition sociale, et même, s'il se peut, l'égalité d'âge. Aussi le
Créateur, qui répartit, selon la libre disposition de sa providence, les dons
de nature et de grâce, apanage de chacun, peut-il seul préparer en deux êtres
privilégiés l'idéal dé l'amitié.
Le Docteur angélique et le Docteur séraphique offrent
dans leurs personnes ces qualités multiples, cette ressemblance parfaite,
principe d'une liaison aussi pure qu'inaltérable.
L'un et l'autre
ont la même patrie terrestre. Thomas vient à la lumière sous le ciel enchanteur
du pays napolitain; Bonaventure, plus âgé de quatre ans, voit le jour à
Bagnorea, en cette belle province de Toscane qu'un historien (1) appelle la fleur de l'Italie. Son père, Jean de
Fidenza, et sa mère, Marie de Ritelli, sont tous deux de noble race, comme. les
parents de Thomas d'Aquin.
A quatre ans, il est préservé du trépas par la
bénédiction de François d'Assise, auquel sa mère est venue le présenter, en
demandant un miracle. Cette femme reconnaissante promet dé consacrer son fils à
Dieu, dans l'Ordre des Frères Mineurs, et le saint patriarche; entrevoyant dans
une extase prophétique la future destinée de cet enfant, s'écrie: O buona
ventura, O bonne aventure! Dès lors
(1) Galesini.
Bonaventure devient son nom, en s'ajoutant à Jean, celui de
son baptême.
L'enfant grandit sous l’oeil de sa pieuse mère. Ainsi que
son émule de Naples, il prime dans les écoles; par une attention spéciale de la
Reine des anges, son adolescence, immaculée comme celle de saint Thomas, ne
tonnait point les luttes qui affermissent la vertu du jeune seigneur d'Aquin.
Parvenu à sa vingt-deuxième année, n'ayant, pas oublié le
voeu fait par sa mère à la suite de sa miraculeuse (128) guérison, il vient
demander à Frère Haymon, Général des Mineurs, la robe de bure et le cordon de
saint François. Après sa profession solennelle, il est envoyé terminer ses
études théologiques dans cette ville de Paris, alors en si grand renom, à cause
de son Université.
Pendant trois ans, Frère Bonaventure recueille les leçons
d'Alexandre de Halès, religieux de son Ordre, homme de science et de vertu,
surnommé le Docteur irréfragable. Les regards du maître s'arrêtent avec
complaisance sur le disciple, dont l'air de candeur lui arrache cet éloge, si
enviable pour tout jeune homme chrétien: Il semble n'avoir point péché en
Adam!
Son amour des saintes Écritures le porte à copier deux
fois la Bible tout entière, et, sous le titre de Carquois, il compose,
avec d'innombrables extraits des Pères, un livré dont chaque ligne est, au dire
de l'un de ses traducteurs, une flèche meurtrière pour l'erreur, le vice ou
l'hérésie.
Dans la foule des étudiants qui remplissent les écoles,
le jeune Frère Mineur a distingué un jeune Prêcheur, vers lequel son âme se
sent portée, comme autrefois l'âme dei David était attirée vers l'âme de
Jonathas. Le Docteur angélique et le Docteur séraphique se sont rencontrés: le
baiser de saint Dominique et de saint François se retrouve sur leurs lèvres, et
leur indissoluble amitié rappellera l'union toute sainte de Basile de Césarée
et de Grégoire de Nazianze à l'école d'Athènes.
Les destinées de ces deux hommes semblent désormais
s'unir, sans toutefois se confondre. Dans les similitudes de leur existence, et
jusqu'en ses contrastes, le même souffle les anime, le même esprit les meut: le
souffle du génie et l'esprit de sainteté.
On dirait deux fleuves majestueux, roulant dans des lits
(129) parallèles, vers le même océan, leurs eaux limpides et fécondes.
Élevés à la même époque au grade de bachelier, ils
reçoivent l'un et l'autre la mission d'enseigner leurs Frères; ils le font avec
un égal succès. Même élévation de pensées, même abondance de doctrine, même
distinction de langage. L'Université revendique l'honneur de les voir monter
dans ses chaires, et, à raison de leur mérite, elle consent à devancer l'âge
fixé par ses règlements. Les mêmes vexations retardent leur triomphe, les mêmes
interventions leur obtiennent justice. Ils reçoivent ensemble le bonnet de
docteur, et cette circonstance fait naître un rare conflit d'humilité. C'est à
qui des deux s'effacera pour laisser à son ami la primauté de réception. Ici
encore se réalise la parole des saints Livres: L'aîné servira le plus jeune.
A force d'instances, Bonaventure obtient de céder le pas: il ne prend place
qu'après Thomas d'Aquin.
Dans les luttes pour la liberté de l'enseignement
théologique, et pour les privilèges des Ordres mendiants, les deux saints sont
des premiers sur la brèche, et le traité du Docteur séraphique Sur la
pauvreté de Jésus-Christ forme un digne pendant à celui du Docteur
angélique Contre les adversaires de la vie religieuse.
Les productions de leur génie sont d'une fécondité qui
dépasse les forces naturelles de l'esprit humain on ne tarde pas à en pénétrer
le mystère. Tandis qu'on entend des esprits célestes conférer avec Thomas
d'Aquin touchant les plus hautes vérités, Bonaventure, interrogé sur la source
où il puise sa prodigieuse science, répond en montrant son crucifix: « Voilà le
livre qui m'instruit. »
Aussi a-t-il un talent merveilleux pour toucher les âmes.
« Saint Bonaventure, dit la bulle qui le déclare Docteur de (130) l'Eglise,
émeut le lecteur, en l'instruisant; pénètre jusqu'aux plus intimes replis de
son âme; traverse son cœur de ses aiguillons séraphiques, et y répand
l'admirable douceur de sa dévotion. »
C'est ici peut-être que l'on trouverait la distinction
spécifique entre les oeuvres de ces deux génies. Les écrits de saint Thomas
sont avant tout rayons de lumière, éclairant les intelligences; ceux de saint
Bonaventure sont plutôt rayons de chaleur, embrasant les âmes; les uns et les
autres recueillis au même foyer: Dieu, qui est tout ensemble Vérité et Amour.
Que dire de leurs
communes vertus?
Mêmes élans de charité, mêmes effusions de larmes dans la
contemplation de Jésus crucifié et de Jésus-Eucharistie; mêmes divines caresses
de la part du Sauveur.
On les surprend l'un et l'autre soulevés de terre au
temps de leurs extases. Du tabernacle sort une voix qui rend témoignage à
Thomas d'Aquin sur l'exactitude de sa doctrine; l'hostie sainte disparaît de
l'autel, et, portée par un ange, est déposée sur les lèvres de Bonaventure (1).
Même piété filiale à l'égard de la Vierge Mère de Dieu.
La dévotion précoce de saint Thomas pour l'Ave Maria nous est connue; la
dévotion de saint, Bonaventure pour la même prière le détermine, devenu Général
des Franciscains, à établir dans tous ses couvents, la pratique de l'Angélus
du soir.
Envers les fondateurs de leurs Ordres, saint Dominique et
saint François — sur les tombeaux desquels, selon la délicieuse pensée du Père
Lacordaire, fleurirent ensemble nos deux grands Docteurs — leur dévotion
fut celle des fils.
(1) S. Antonin, Chron. 3° partie.
les plus aimants.
Saint Thomas ne passait aucun jour sans étudier les actions de saint Dominique,
et saint Bonaventure a laissé couler toute son âme dans la Légende ou Vie
de son séraphique Père saint François.
Un jour qu'il était absorbé dans cette douce occupation,
son ami venant le visiter l'aperçoit, à travers la porte entr'ouverte, élevé de
terre, immobile et en extase. Il s'arrête, sans oser franchir le seuil. «
Laissons, dit-il, un Saint travailler pour un autre Saint. »
Faut-il rappeler
fa, modestie, la douceur, le support des ennemis, dont firent preuve
Bonaventure et Thomas d'Aquin?...
Il plaît à Dieu de y manifester leur humilité par; un
contraste. Thomas demande assidûment la grâce de n’exercer jamais aucune
charge, ni dans le cloître, ni dans l'Eglise: sa prière est exaucée.
Bonaventure fuit les honneurs, et les honneurs vont à lui. Le, suffrage de ses
Frères en Religion le place à leur tête; pendant dix-huit ans, il dirige
l'Ordre séraphique avec ce tempérament de; force et de suavité dont la Sagesse
divine nous offre le mélangé parfait dans le gouvernement du monde. Il a refusé
l'archevêché d'York; l'injonction formelle du souverain pontife lui confère,
avec la pourpre romaine, le titre d'évêque d'Albano, l'un des sept suffragants
de la Ville éternelle. Les d'eux nonces chargés de lui porter les insignes de
sa dignité arrivent au couvent de Mugello, non loin de Florence. Ils trouvent
Maître Bonaventure humblement occupé à laver la vaisselle, conformément à la
règle,de saint. François, et ils suspendent le chapeau à une branche de
cornouiller, attendant que, sa modeste besogne achevée, le nouveau prince de l'Eglise
vienne recevoir les honneurs dus à son rang.
Pour achever un parallèle qui s'impose, il ne reste plus
qu'à voir nos saints Docteurs réalisant dans la fin de leur trop courte
carrière cette parole des Ecritures: Aimables et belles durant la vie, leurs
âmes n'ont pas été divisées même en la mort.
Le B. Grégoire X a convoqué à Lyon un concile général,
pour remédier aux maux de la chrétienté. Il a fait un appel spécial au Docteur
angélique et au Docteur séraphique: Attaqué par la maladie en quittant Naples,
saint Thomas succombe à l'abbaye de Fossa-Nuova. Saint Bonaventure arrive
à Lyon, mais ne paraît dans ce concile,
dont il est vraiment l'âme, que pour laisser à tous un plus vif regret de sa
perte. Il prend une part active aux travaux préparatoires des séances, et
prononce deux importants discours qui lui gagnent; la confiance des Grecs
eux-mêmes. Au sortir de la quatrième session, il éprouve une défaillance subite
et se voit bientôt réduit à l'extrémité.
Dans l'impuissance de communier en viatique, par suite de
vomissements fréquents, le saint évêque sollicite du moins la consolation
d'adorer le corps du Seigneur: L'hostie consacrée est déposée sur sa poitrine:
par un prodige inouï de la toute-puissance divine, elle pénètre au dedans (1). Il reçoit l'extrême-onction des mains mêmes du pape, et
rend sa belle âme à Dieu, le 14 juillet 1274, quatre mois seulement après son
saint ami.
En apprenant cette mort aux Pères du concile, Grégoire X
s'écrie avec sanglots: « Elle est tombée, la colonne de la chrétienté; Frère
Bonaventure a cessé de vivre! » A la cérémonie des funérailles, un Prêcheur, le
B. Pierre de Tarentaise, tire des larmes de tous les yeux, en commentant
(1) Histoire abrégée, par un
Cordelier, Lyon 1747.
ce texte de
l'Ecriture: Je pleure sur toi, Jonathas, mon frère. Les restes mortels
du cardinal d'Albano sont déposés dans l'église de son Ordre; des miracles
illustrent sa tombe, et la cité lyonnaise le choisit pour patron. Bientôt mille
voix s'élèvent, sollicitant pour le serviteur de Dieu l'honneur des autels.
Après un procès juridique, Sixte IV, de l'Ordre des Mineurs, l'inscrit au
catalogue des saints. Le 14 mai 1587, un autre fils de François d'Assise,
Sixte-Quint, le couronne de l'auréole des Docteurs, vingt ans après qu'un pape
de la famille dominicaine, saint Pie V, a décerné la même gloire à saint
Thomas.
Tels furent, dans les noeuds de la plus sainte affection,
les rapports du Docteur angélique avec le Docteur séraphique, bien dignes l'un
et l'autre d'être proposés en exemple, à la jeunesse studieuse, et de servir de
modèles à ces touchantes amitiés de collège que le temps n'efface pas, mais qui
réclament pour base indispensable la crainte de Dieu, et pour ciment l'amour de
la vertu.
Quisconsurget adversus malignantes? Ps.
XCIII, 16.
Qui se lèvera pour dissiper les complots
de l'envie?
Outre les Ordres religieux militaires, issus des
croisades, le moyen âge vit éclore, au milieu des troubles de la catholicité,
les Ordres mendiants,, destinés eux aussi à soutenir des luttes mémorables.
Différentes sectes d'hérétiques, appelés Cathares,
Vaudois, Albigeois, Frérots, infestaient alors l'Europe, et, à la faveur d'une
apparente austérité de moeurs, semaient parmi les foules des erreurs
grossières. Ces faux réformateurs dénonçaient comme un scandale les revenus des
églises et les richesses des monastères; revenus et richesses qui étaient, en
principe, un gage de la piété des peuples ou de leur reconnaissance pour de
réels services, et que, dans le cours des siècles, avaient accrus une sage
administration de ces mêmes biens, la vie sobre des moines et leurs travaux
d'exploitation. D'autre part, le faste d'un trop grand nombre de clercs,
contrastant avec le détachement affecté de ces hypocrites, discréditait le
ministère de la parole (136) de Dieu. Il fallait donc, tant pour convertir ces
fanatiques que pour prémunir les fidèles contre leurs séductions, des hommes au
coeur d'apôtre, à la vie manifestement pauvre et mortifiée. Telle fut la pensée
qui conçut et enfanta les Ordres mendiants.
Ne possédant point de terres, et vivant d'aumônes, les
membres de ces familles religieuses s'adonnèrent au soin des âmes; par
l'exercice de la prédication et la confession, ils devinrent d'utiles
auxiliaires pour le clergé séculier, en même temps qu'ils éclairaient l'Eglise
par leur enseignement et leurs écrits.
Les plus anciens Ordres mendiants: Carmes, Augustins,
Frères Prêcheurs et Frères Mineurs, ne tardèrent pas à se concilier l'estime et
l'affection des fidèles, témoins de leurs vertus et de leurs travaux
apostoliques. Les papes leur accordèrent des faveurs spirituelles nombreuses,
et les princes chrétiens une honorable protection. Saint Louis, non content de
les assister de ses royales aumônes, admettait parfois à sa table quelques-uns
de leurs membres et s'inspirait de leurs conseils. Enfin, il plut à Dieu
d'illustrer leurs berceaux par une pléiade d'hommes éminents savoir et en
sainteté.
Cette prospérité, ce renom, alluma bientôt le feu de
l'envie. Des clercs séculiers, d'un mérite inférieur à celui des réguliers,
ourdirent contre eux une persécution intestine, au grand scandale des fidèles,
et au détriment de la justice non moins que de la charité. Ne nous étonnons
point outre mesure de cette conspiration des passions humaines en des ministres
des autels; le divin Maître a pris soin de nous apprendre qu'il est
nécessaire que le scandale arrive; mais malheur à l'homme auteur du scandale.
L'opposition qui, dès 1243, avait commencé à gronder
(137) sourdement, comme les roulements d'un tonnerre, lointain, devint plus
retentissante à partir de 1250, sous forme de railleries, chansons injurieuses,
libelles diffamatoires, et finit par éclater, avec le fracas de la foudre, en
1255, dans un livre intitulé: les Périls des derniers temps.
L'auteur, Guillaume de Saint-Amour, docteur de Paris, y
soutenait que les religieux mendiants, en laissant de côté le travail des
mains, étaient en voie de damnation; qu'il ne leur était point permis de vivre
d'aumônes; que ni le pape ni les évêques ne pouvaient les admettre à entendre
les confessions ou à prêcher sans l'agrément du clergé paroissial; enfin qu'ils
étaient positivement ces faux prophètes, précurseurs de l'Antéchrist, dont
parlent les livres saints.
Sur dix-sept docteurs que comptait alors l'Université de
Paris, trois seulement, outre l'auteur, adhérèrent à ce pamphlet. C'était une
minorité infime; mais, comme, de tout temps, l'arrogance d'une poignée
d'audacieux a su prévaloir sur la réserve des honnêtes gens, ce groupe hostile,
cette réunion d'incendiaires, selon l'expression de Thomas de Cantimpré,
déchaîna une foule d'écoliers libertins et désoeuvrés, à l'effet de dénigrer
les religieux et de porter jusqu'aux nues le nouvel écrit.
Sous le couvert des Ordres mendiants en général,
l'ouvrage était dirigé contre les Frères Mineurs et les Frères Prêcheurs. Ces
derniers surtout, sans être nommés y étaient désignés si clairement qu'on ne
pouvait s'y méprendre.
Les fils de saint Dominique recoururent d'abord à
l'assistance divine: des prières publiques furent faites dans les églises de
l'Ordre. Mais, se voyant expulsés de leurs chaires d'enseignement, et plus que
jamais entravés dans (138) l'exercice du saint ministère, ils en appelèrent au
souverain pontife. De son côté, saint Louis, récemment arrivé de Palestine,
dépêcha au Vicaire de Jésus-Christ deux docteurs, pour lui dénoncer le livre
des Périls des derniers temps.
Alexandre IV reçut très paternellement les délégués du
roi, et nomma pour examiner l'ouvrage une commission de quatre cardinaux. En
même temps, il chargea le Général des Frères Prêcheurs de le soumettre à
l'examen des meilleurs théologiens de son Ordre.
Un Français, Humbert de Romans, gouvernait alors la
famille dominicaine; il manda près de lui Thomas d'Aquin. Déjà saint
Bonaventure et Albert le Grand avaient, sur l'injonction de leurs supérieurs et
le désir du Pape, répondu par quelques écrits aux attaques des adversaires; mais,
de l'aveu des contemporains, c'est à l'Ange de l'école qu'échut principalement
la gloire d'être le Défenseur des Ordres mendiants.
La cour pontificale se tenait à Anagni, et, selon;un
usage dont on comprend assez la raison, les Généraux d'Ordres y avaient
transféré leur résidence. Frère Thomas, guère: plus âgé de trente ans, fut
introduit dans le Chapitre où siégeaient les plus graves pères, ayant à leur
tête le Maître général. « Mon fils, dit le Bienheureux Humbert, vous savez dans
quel livre infâme sont attaqués les religieux, et spécialement ceux de votre
Ordre. C'est à vous que nous confions le soin de venger l'honneur de vos
Frères, et de confondre leurs ennemis. » Thomas reçut cette honorable
commission avec larmes, et conjura les dignes supérieurs de l'assister auprès
de Dieu. Lui-même se mit à prier, et parcourut ensuite le livre avec la plus
minutieuse attention.
Il eut bientôt reconnu la mauvaise foi de l'auteur, et
démêlé les erreurs dont ces pages étaient pleines.
Le lendemain, les religieux étant de nouveau réunis par
ordre du Maître général, Frère Thomas, comme inspiré d'en haut, leur dit: « Mes
Pères et mes Frères, ayez con. fiancé au Dieu qui nous a appelés à son divin
service. J'ai lu le livre accusateur: je l'ai trouvé sans aucun fondement
théologique, et nullement étayé par les autorités qu'il invoque. A ce libelle
je répondrai, avec le secours de l'Esprit Saint, par un ouvrage qui démasque
l'erreur et dévoile le mystère d’iniquité. »
En peu de jours, Thomas d'Aquin eut conçu le plan et
réuni les développements de l'opuscule publié plus tard sous ce titre: Contre
les adversaires de la vie religieuse.
Il débute par trois versets du Psaume 82: Voici,
Seigneur, que vos ennemis ont fait grand bruit, et que ceux qui vous haïssent
ont levé la tête. Ils ont formé contre votre peuple un conseil plein de malice,
et conspiré contre vos saints. Ils ont dit: « Venu, exterminons-les dit milieu
des nations, et qu'on ne se souvienne plus à l'avenir du nom d'Israël. »
Après avoir appliqué ce passage aux attaques présentes,
l'auteur annonce la division de l'ouvrage en trois parties.
Dans la première, saint Thomas rappelle succinctement
l'origine, l'essence, la perfection de la vie religieuse, et les différentes
fins pour lesquelles l'Eglise peut établir ou approuver un Ordre nouveau.
Dans la seconde, d'une assez grande étendue, il répond
aux raisons de Guillaume de Saint-Amour, et donne le vrai sens des Ecritures et
des Pères dont l'adversaire avait voulu s'appuyer.
Pour procéder avec plus de méthode, le saint auteur
réduit la matière à six questions principales
1° Est-il permis
aux religieux d'enseigner?
2° Peuvent-ils
entrer dans un corps de docteurs séculiers?
3° Peuvent-ils
prêcher et confesser sans avoir charge d'âmes?
4° Sont-ils
obligés de travailler de leurs mains?
5° Est-il permis
aux religieux de quitter tous leurs biens sans se rien réserver, ni en
particulier, ni en commun?
6° Peuvent-ils
vivre des aumônes des fidèles?
La troisième partie est une réfutation complète de toutes
les accusations injurieuses lancées contre les religieux mendiants. On leur
reprochait la pauvreté de leurs habits; les voyages qu'ils entreprenaient pour
les besoins du saint ministère, les affaires, dont ils se chargeaient
quelquefois par, charité, leurs observances claustrales et leurs pénitences, la
résistance qu'ils opposaient à leurs adversaires une satisfaction trop marquée,
pour le succès de leurs travaux, les visites qu'ils faisaient à la cour des
princes. Saint Thomas met à jour la malice qui essaie de soulever les
multitudes contré les nouveaux venus, en les présentant comme des loups
rapaces, de faux prophètes, des envoyés ou des précurseurs de l'Antéchrist. Il
conclut en ces termes: « Par ce que nous venons de dire, avec l'aide de la
grâce, pour repousser les reproches des méchants, il demeure, prouvé qu'il n'y
a point de condamnation à craindre pour ceux qui ont l'esprit de Jésus-Christ,
et qui vivent, non selon la chair, mais dans la pratique du bien, en portant la
croix du Sauveur. Il serait aisé dé faire retomber sur nos détracteurs les
coups qu'ils veulent nous porter. Mais nous les réservons au jugement de Dieu,
leur (141) malice étant assez manifeste par tout ce qu'elle leur a fait vomir
de venin, selon cet oracle évangélique: Comment pouvez-vous proférer de
bonnes paroles, mauvais que vous êtes! Car la bouche parle de l'abondance du
coeur (1) Si quelqu'un refuse de
participer à leur iniquité, il sera un vase d'honneur, sanctifié, propre au
service de Dieu, et préparé pour toute sorte de bonnes oeuvres. Quant à ceux
qui consentent à leur dérèglement, et suivent en aveugles ces maîtres aveugles,
ils tomberont avec eux dans la fosse. Afin de nous en préserver, il suffira de
remarquer ce que nous avons dit, avec le secours du Seigneur, auquel soit
honneur et action de grâces dans les siècles des siècles.
Ce livre, observe un ancien biographe, semble moins une
production de l'esprit humain, que l'oeuvre du Saint-Esprit remise à
l'angélique Docteur par la droite du Très-Haut. « Il a toujours passé, dit
Fleury, pour l'apologie la plus parfaite des Ordres religieux (2). » Le même auteur aurait pu. y découvrir flagellées
d'avance les erreurs du gallicanisme.
Ajoutons une
simple réflexion: que de préjugés répondus encore aujourd'hui contre la vie
religieuse s'évanouiraient infailliblement, et que de haines gratuites
tomberaient d'elles-mêmes, si l'on prenait soin de consulter loyalement ce
traité magistral!
On entrevoit sans peine quelle fut l'issue du procès. Les
arguments présentés au souverain pontife par saint Thomas et les docteurs
catholiques achevèrent de porter la conviction dans on esprit. Mais, avant de
rendre son arrêt, le chef de la famille chrétienne, en père équitable et en
juge impartial, voulut entendre les parties. Guillaume
(1) Matth., XII, 34
(2) Histoire ecclésiastique, liv.
84.
de Saint-Amour et
ses défenseurs essayèrent vainement de soutenir leurs propositions. Le 5
octobre 1256, le libelle, déclaré inique, criminel, exécrable, fut livré aux
flammes, à Anagni, sous les yeux du pape. Il eut plus tard à. Paris un pareil
sort devant le collège universitaire et en présence du roi saint Louis.
En même temps, Alexandre IV expédia une bulle qui
ordonnait à quiconque aurait un exemplaire de l'ouvrage condamné, de le brûler
dans les huit jours, et cela sous peine d'excommunication. Peu après, le même
pontife adressa une lettre aux prélats français, pour assurer contre quelques
récalcitrants l'exécution de son décret.
Les trois docteurs, si chauds partisans de Guillaume, se
rétractèrent sincèrement. Deux d'entre eux voulurent même, en signe de repentir
et comme réparation des injures dont ils s'étaient rendus coupables envers les
Frères, avoir pour sépulture le cloître de Saint-Jacques. Ils s'appelaient
Chrétien de Beauvais et Odon de Douai.
Quant à l'auteur des Périls des derniers temps,
source de tout le mal, il s'obstina dans son erreur et fut, par ordre du pape,
dépouillé de son canonicat, dépossédé de sa chaire, et enfin banni du royaume.
Il se retira, croit-on, à Saint-Amour, lieu de sa naissance, en Bourgogne, et y
mourut dans l'obscurité et l'oubli.
L'Ange de l'école, plus humble,que jamais, après sa
victoire divinement obtenue, revint en France; sa récompense devant les hommes
fut d'être admis, l'année suivante; au grade de docteur de l'Université de
Paris, fait que nous avons dû rapporter plus haut pour l'enchaînement du récit.
Illuminans tu mirabiliter a montibus
aeternis, turbati sunt omnes insipientes corde. Ps. LXXV, 4.
Des montagnes éternelles vous versez des
torrents de lumière, et le trouble a saisi tous les insensés.
Il arrive parfois qu'après un radieux lever, le soleil se
cache tout à coup sous une épaisse brume ou de sombres nuages. Mais, en
parvenant à son midi, il dissipe toute obscurité jalouse, et, brillant
désormais dans un ciel sans tache, remplit jusqu'à son coucher l'univers de ses
feux. Tel nous apparaît le Docteur angélique, au point où nous en sommes de son
histoire. Il est près d'atteindre « la plénitude de l'âge du Christ »: il
approche de ses trente-trois ans. Le rayonnement de son génie, voilé d'abord
par son humilité, puis arrêté quelque temps par les ombres de la malice
humaine, se dégage et prend tout son éclat. Nouveau soleil au firmament de
l'Église, Thomas d'Aquin dissipe les vapeurs malsaines, et chasse toutes
ténèbres devant lui.
Ici la métaphore n'a rien d'outré. Le soleil est, en
effet, le symbole que la postérité lui a donné, que (144) l'iconographie place
sur sa poitrine, que sanctionne la voix autorisée des souverains pontifes. La
liturgie elle-même consacre ce rapprochement, et met sur nos lèvres, dans
l'office propre du Saint, la strophe suivante:
Joyeux de coeurs et de visages,
Chantons un triomphe si beau!
De l'erreur ont fui les nuages,
Aux rayons d'un Soleil nouveau (1).
Durant une période de vingt années, saint Thomas est, à
la lettre, suivant la parole d'Albert le Grand, la Lumière de l'Église
militante; il est encore, et sera toujours, au témoignage du pape Paul V,
l'Ange exterminateur des hérésies. C'est donc avec raison que l'art
chrétien, s'emparant de cette pensée, le représente sous la figure d'un
chérubin, d'une main tenant l'Eucharistie, de l'autre brandissant un glaive
flamboyant, pour en frapper sans pitié les hérésies abattues.
Après le livre des Périls, le Saint-Siège eut à
condamner un autre écrit, l'Évangile éternel, composé par un auteur
anonyme, d'après la doctrine erronée de l'abbé Joachim, fondateur, au XII°
siècle, du monastère de Fiora, en Calabre.
Ce livre partageait la durée du mondé en trois époques:
la première, sous l'Ancien Testament, avait été le règne du Père Eternel; la
seconde, était le règne de Jésus-Christ; la troisième, la plus parfaite de
toutes, devait être le règne du Saint-Esprit, sur le point de commencer.
La vie contemplative pure allait remplacer la vie active,
(1) Exultet
mentis jubilo
Laudans turba fidelium,
Errorum
pulso nubilo
Per novi
solis radium. (Hymne des Vêpres.)
et une Eglise
toute spirituelle succéder à l'Eglise visible. La conséquence pratique de cette
doctrine était l'abrogation prochaine des institutions du Sauveur, en présence
d'un nouveau sacerdoce, de nouveaux sacrements, d'une nouvelle morale.
L'angélique Docteur exerça son zèle contre ces
fanatiques, appelés plus tard Fratricelles et Béguins. Après
avoir opposé à leurs rêveries les vérités catholiques, il prouve que la Loi de
grâce est l'état par excellence, établi par Jésus-Christ pour préparer la
gloire de l'éternité, et qu'il n'y aura jamais d'autre Evangile.
Sur divers points de l'Europe chrétienne, et spécialement
dans la haute Italie, restaient encore des traces de manichéisme. Cette hérésie
remontait au nie siècle, et admettait deux principes éternels: l'un bon,
créateur des substances invisibles; l'autre mauvais, créateur des choses
sensibles, par conséquent de la terre, des cieux, du corps, humaine. Peu
d'années auparavant, un fils dé saint Dominique, Pierre de Vérone, travaillant
en Lombardie à l'extinction de cette erreur, était tombé sous le glaive d'un
sicaire; on avait vu le saint martyr tremper son doigt dans le sang de sa
blessure, et tracer sur le sol sa profession de foi catholique: Je crois en
un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre.
Pour venir en aide à ses Frères, qui continuaient avec
plus d'ardeur que jamais, la lutte contre le manichéisme, saint Thomas appliqua
son génie à trouver des arguments; capables de convaincre et d'éclairer les
hérétiques.
Or, dans le temps que son esprit était absorbé par ces
questions, dînant un jour à la table de saint Louis, avec le prieur de
Saint-Jacques, il lui arriva tout à coup de (148) frapper du poing, en
s'écriant: Argument péremptoire contre les Manichéens! Son supérieur, mortifié
d'un tel oubli en pareille circonstance, le tira par son habit pour le faire
revenir de sa distraction. L'humble religieux se confondit en excuses; mais le
pieux roi, loin de se croire offensé, loua bien haut son zèle pour l'honneur de
Dieu, et voulut qu'un secrétaire notât, sans tarder, un si précieux argument.
Au delà des Pyrénées, dans les provinces reconquises sur
les Maures par les rois de Castille et d'Aragon, le savant canoniste Raymond de
Pennafort s'employait avec succès à la conversion des Musulmans et des Juifs.
Convaincu de l'utilité d'un écrit opposé aux erreurs et aux superstitions des
infidèles, il recourut à son frère Thomas, d'Aquin, et fit appuyer sa demande
par le Maître de l'Ordre Humbert de Romans.
Notre Docteur répondit par la Somme philosophique ou
Somme contre les Gentils, chef-d'œuvre trop peu lu, qui, en réalité, sert
d'introduction à la Somme théologique, et; dont on a pu dire: « Ce que
fut la bataille de Poitiers sur le terrain de la force, au temps de Charles Martel,
le traité contre les Gentils le fut, au XIIle siècle, sur le terrain doctrinal
» (1).
Divisée en quatre livres, la Somme contre les Gentils est
une démonstration complète du christianisme. Dieu, ses attributs et ses
opérations; l'homme, sa chute, sa réparation; l'Eglise, les destinées de l'âme
et du corps, l'état définitif du monde: tout y est passé en revue, et exposé
principalement avec des arguments de raison dirigés contre les erreurs
orientales.
(1) R. P. Caussette, panég. de S.
Thomas, à Toulouse, 1874.
A la même époque, vivait un philosophe, nommé Averroës,
fils d'un médecin arabe, chrétien à l'extérieur, pratiquement athée. A son
sens, le christianisme était une religion impossible; à cause du mystère
de l'Eucharistie; le judaïsme, une religion d'enfants, à cause de ses
observances légales, et le mahométisme, qui ne regarde que le plaisir des sens,
une religion de pourceaux. On pouvait juger de ses véritables
convictions par cette formule, qu'il répétait souvent: Que mon âme meure de
la mort des philosophes.
Ce prétendu disciple d'Aristote soutenait l'opinion
insensée d'une intelligence unique existant dans l'univers, et dont les âmes
individuelles n'étaient, au fond, que des modifications ou des manifestations
diverses. Un tel système favorisait les passions; humaines, et attaquait la
vertu des saints, en laissant conclure qu'il n'y gavait aucune différente dans
les mérites. C'est ainsi;que raisonnaient des gens peu éclairés, et, qu'on. vit
à Paris un soldat condamné à mort pour sues crimes, refuser l'assistance du
prêtre, en disant: « Si l'âme de saint Pierre est sauvée, la mienne le sera
pareillement, car, n'ayant qu'un même esprit, nous ne devons avoir qu'une même
fin. »
Contre cette doctrine perverse, l'Ange de l'école composa
le traité de l'Unité de l'intellect, en réponse aux Averroïstes:
merveilleux ouvrage, dans lequel, après avoir exposé les preuves fournies par
la raison; et par la foi, saint Thomas renverse le système de l'adversaire avec
les paroles mêmes d'Aristote, et démontre l'individualité de l'âme et sa
responsabilité morale.
Parlant de cette nouvelle victoire sur la barbarie
musulmane, un auteur moderne s'exprime ainsi: « Que saint Louis se console, si
la croisade d'Egypte et de Tunis a (150) échoué! S'il a été vaincu dans le terrible
duel de l'islamisme arabe, la croisade de saint Thomas a réussi. Le syllogisme
de l'école a brisé comme un bélier de fer toutes les, parties de cet édifice
philosophique, dont le panthéisme était la base et le couronnement. L'armure
d'Averroës a volé en éclats, aux applaudissements unanimes de l'école ravie...
Après des siècles, la victoire de saint Thomas s'est traduite par le triomphe
de la famille chrétienne sur la famille arabe.
Tandis que le grand Docteur foudroyait une à une les
erreurs de son temps, il éclairait l'Eglise part de lumineux écrits sur le
dogme, la morale, le sens des Ecritures.
Il donnait de pieuses et savantes explications de l'Oraison
dominicale, de la Salutation angélique, du Symbole des Apôtres;
des expositions sur la Foi, le Décalogue, le Précepte de
l'amour de Dieu et du prochain, les Sacrements; des traités sur
divers ouvrages de Boëce, sur le livre des Noms divins; des
commentaires sur Job, les Psaumes, le Cantique des Cantiques; Isaïe, Jérémie, les Evangiles de saint Matthieu
et de saint Jean, les Epîtres, de saint Paul.
A Frère Réginald, son compagnon intime et son confesseur,
il dédie, sous le titre modeste de Compendium, Résumé de théologie, un
ouvrage qui ne comprend pas moins de deux cent cinquante-six chapitres; au B.
Jean de Verceil, Maître de l'Ordre, il envoie un traité sur la Forme ou les
paroles de l'absolution; au même, la Réponse à quarante-deux questions
controversées; à bon nombre de personnes, ecclésiastiques, religieuses ou
séculières, parfois de très haut rang, qui lui ont proposé leurs doutes ou
l'ont consulté sur les sujets les plus variés, il adresse des Opuscules,
(151) dont plusieurs offrent la matière de vingt ou trente pages in-folio.
Citons les traités de la Pensée, de la Différence entre le Verbe
divin et la parole humaine, des Substances séparées ou de la Nature des
anges; les traités: des Sorts; du Destin; de l'Astrologie judiciaire; de
l'Eternité du monde; de l'Essence de la matière et de ses dimensions; du
Mélange des éléments; des Secrets de la nature; dit Mouvement du coeur; du
Gouvernement des Princes; de la Perfection de la vie spirituelle; le traité
Contre la doctrine pestilentielle de ceux qui veulent empêcher l'entrée en
Religion, et bien d'autres, dont le dénombrement nous entraînerait trop
loin.
Par ordre du pape Urbain IV, et en vue de préparer la
réunion de l'Eglise grecque à l'Eglise latine, saint Thomas composa le traité Contre
les erreurs des Grecs.
Dans cet ouvrage, il se montre semblable à un habile
capitaine, qui, méditant un plan d'attaque, considère les moyens de défense de
son ennemi, pour le combattre avec la même tactique et des armes pareilles.
Notre intrépide athlète de la vérité oppose à ses adversaires l'autorité même
de leurs anciens docteurs, et les convainc de schisme et d'hérésie parles
témoignages des Athanase, des Basile, des Grégoire de Nazianze et Grégoire de
Nysse, des Cyrille, des Ephrem et des Chrysostome. On comprend quelle
impression dut produire un écrit de cette nature, et comment il devint un
arsenal pour les docteurs catholiques dans leurs disputes avec les orientaux,
aux conciles de -Lyon et de Florence, et jusqu'au sein de Constantinople, où,
dans deux discussions publiques, le savant Dominicain Barthélemy de Florence
confondit Marc d'Ephèse, lequel en mourut de honte et de chagrin.
Saint Thomas couronna son oeuvre de polémique, en
écrivant, à la prière du chantre de l'Eglise d'Antioche, un nouveau traité Contre
les Grecs, les Arméniens et les Sarrasins.
Tandis qu'il enseignait à Paris, surgit dans les écoles
une controverse restée célèbre au sujet des accidents eucharistiques,
c'est-à-dire des espèces du pain et du vin après la Consécration. Ces accidents
demeurent-ils réellement sans leur sujet ou substance propre, ou bien n'y
a-t-il qu'illusion des sens?
Sur cette question, les docteurs parisiens étaient fort
divisés. Après bien des discussions et des conférences, où toutes les
subtilités scolastiques avaient été épuisées sans résultat, ils convinrent de
consulter Maître Thomas, et de s'en tenir à sa décision. Ils avaient remarqué
qu'en d'autres questions épineuses, le savant professeur atteignait la vérité
plus sûrement et l'exposait avec plus de clarté qu'aucun autre.
Ce choix révélait une distinction bien flatteuse; mais
notre religieux avait une humilité trop profonde pour s'arrêter à cette pensée.
Il chercha dans la prière et le jeûne les lumières dont
il avait besoin pour ne rien avancer qui ne fût entièrement conforme à la foi.
Puis, ayant pris connaissance de ce qui avait été écrit sur la matière, et
s'étant recueilli en lui-même, il se mit à formuler son propre sentiment.
D'abord il distingue l'être naturel du corps de
Jésus-Christ et l'être sacramentel de ce même corps, présent partout où se
trouvent les espèces consacrées. Il conclut à la réalité des apparences ou
accidents eucharistiques, c'est-à-dire de la quantité, de la forme, de la
couleur, de la (153) saveur du pain et du vin, bien que toute la substance du
pain et du vin ait été changée en la substance du corps et du sang de Jésus-Christ.
C'est là le grand miracle que l'Eglise appelle Transsubstantiation.
Toutefois, notre Docteur ne voulut pas proposer sa
doctrine comme règle d'enseignement dans l'école, sans avoir consulté Celui qui
était l'objet même de la question. Il s'approche de l'autel, y dépose son
cahier, comme un disciple présente son travail à son maître, et, les mains
élevées vers le crucifix, il fait cette prière: « Seigneur Jésus, véritablement
présent dans ce Sacrement admirable, et auteur des merveilles qui y sont
renfermées, de vous seul j'attends la connaissance de la vérité que je dois
enseigner aux autres. C'est pourquoi, je vous en supplie très humblement, si
mes sentiments contenus en ces feuilles sont l'expression de la vérité,
accordez-moi de les faire clairement entendre. Si, au contraire, j'ai écrit
quelque chose qui soit en opposition avec la foi et la réalité de cet adorable
mystère, ne me laissez pas aller plus avant, et dire rien de préjudiciable à la
doctrine catholique. »
Pendant que saint Thomas priait ainsi, son compagnon et
plusieurs Frères qui l'observaient virent tout à coup Jésus-Christ se placer
au-dessus du cahier, devant le saint Docteur, et lui adresser les paroles
suivantes: « Oui, Thomas, tu as bien écrit du Sacrement de mon Corps et de mon
Sang; tu as résolu et traité cette question, autant qu'elle peut être comprise
en cette vie par une intelligence humaine. » La vision disparut; mais le Saint,
poursuivant son oraison, entra dans un ravissement, durant lequel il fut
soulevé de terre d'environ une coudée.
A l'annonce de ce prodige, le prieur du couvent et
d'autres religieux accoururent; de leurs propres (154) yeux ils constatèrent le
miracle et purent en rendre témoignage.
Ne doutant plus de l'exactitude de ses conclusions,
Thomas d'Aquin les proposa en présence des maîtres de l'Université, qui les
accueillirent avec pleine déférence et entière satisfaction.
Egregius
Psaltes Israel. II Reg., XXIII, I.
Il chanta les plus belles hymnes
d'Israël.
Après la glorieuse assurance donnée par le Christ
lui-même au Docteur angélique, il demeure
avéré qu'une grâce toute particulière le préparait à traiter le mystère
de l'amour, et à devenir le Chantre de la divine Eucharistie.
L'an 1264, à Orvieto, le pape Urbain IV immortalisait son
pontificat par l'institution de la fête du Saint-Sacrement.
Outre la nécessité de confondre des hérétiques dont les,
blasphèmes attaquaient, spécialement depuis deux siècles, la présence
eucharistique du Sauveur, trois causes influèrent sur la détermination du
Vicaire de Jésus-Christ.
La première fut l'occurrence de plusieurs miracles
relatifs à la sainte Eucharistie.
En 1239, époque où les Maures désolaient le royaume de
Valence, six officiers de l'armée chrétienne voulurent, avant de livrer
bataille, recevoir le Pain des forts. Pendant qu'ils (156) entendaient
dévotement la messe, les trompettes sonnèrent l'alarme, et nos braves
capitaines de sortir en toute hâte pour se mettre à la tête de leurs troupes.
Quelques heures après ils revinrent, en possession de la victoire, et le
prêtre, pour satisfaire leur piété, déploya le corporal dans lequel il avait
mis en réserve les saintes espèces. Grande fut sa surprise de les trouver
ensanglantées et tellement adhérentes au corporal qu'il ne put les détacher. Le
camp était à égale distance de plusieurs églises. Comme on ne savait dans
laquelle conserver le linge miraculeux, après l'avoir précieusement enfermé, on
le plaça sur une mule, qu'on laissa aller suivant son instinct dirigé par la
Providence. La mule s'en vint droit à Daroca, et entrant dans la cour de
l'hôpital, fléchit les genoux et expira, comme incapable désormais de servir à
un usage profane (1).
La Sainte-Chapelle, à Paris, fut le théâtre d'un miracle
non moins célèbre.
Un jour de l'année 1258, à l'Elévation de la messe, on
aperçut entre les mains du prêtre un petit enfant d'une grâce divine et d'un
éclat merveilleux. Pénétré d'une indicible émotion, le célébrant n'osait
baisser les mains, de crainte de voir l'apparition s'évanouir. On lui soutint
les bras, afin que le roi, dont le palais était proche, pût,venir contempler le
prodige. Saint Louis se contenta de répondre: « Que ceux qui ne croient pas à
la présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie aillent voir ce miracle
Par la grâce de Dieu, je n'ai pas besoin d'un tel témoignage pour affermir ma
foi. »
Un troisième miracle arrivé à Bolsena, ville de l'Etat
pontifical, eut plus de retentissement encore.
(1) Fernandez, Hist. del Corporal de
Daroca. Cf. Moreri, au mot Daroca.
Un prêtre, célébrant la messe dans l'église de
Sainte-Christine, eut après la Consécration un doute sur la présence de
Jésus-Christ. Tout à coup l'hostie commence à verser du sang: elle en répand en
si grande abondance due le corporal, les nappes, la table même de l'autel en
sont inondés. Le prêtre épouvanté prend la fuite. Il raconte le fait; on
accourt, on constate le prodige, on prévient le souverain Pontife, qui était
alors tout près, à Orvieto. Le Pape envoie des prélats de sa maison; dans une
procession solennelle, on apporte a la cathédrale d'Orvieto le corporal
ensanglanté, aujourd'hui encore objet de vénération.
L'institution de la fête du très saint Sacrement semblait
déjà provoquée par ces faits merveilleux; elle avait toutefois une raison plus
profonde dans le cœur d'Urbain IV. Encore simple archidiacre de Liège, Jacques
Pantaléon; c'était le nom d'Urbain IV avant qu'il devînt souverain pontife,
avait connu une Bénédictine hospitalière de Mont-Cornillon, nommée Julienne.
Toute sa vie, cette sainte religieuse avait ressenti une
dévotion singulière pour le Sacrement de l'autel; dès l'âge de seize ans,
chaque fois qu'elle se mettait en oraison, il lui semblait voir la lune en son
plein, avec une échancrure à son disque. Après de longs efforts pour écarter ce
qu'elle croyait une illusion du tentateur, Julienne pria Dieu de lui donner le
sens de cette vision. Il lui fut révélé que cette lune mystérieuse représentait
l'Eglise, à laquelle il' manquait une fête pour honorer le Corps du Seigneur.
En même temps lui était intimé l'ordre de faire connaître air monde la volonté
du Très-Haut. Vingt ans s'écoulèrent sans que l'humble vierge pût s'y résoudre.
Elle s'ouvrit enfin à Jean de Lausanne, chanoine de Saint-Martin-du-Mont.
C'était un prêtre fort vertueux, qui accueillit (160) favorablement la
communication, et en conféra sans délai avec l'archidiacre et plusieurs doctes
théologiens, parmi lesquels se trouvaient Hugues de Saint-Cher, alors
provincial des Frères Prêcheurs, et trois autres Dominicains, professeurs à
Liège. Leur avis à tous fut qu'il était juste et utile de rendre de nouveaux
hommages au très auguste mémorial de la Passion du Sauveur.
Comme toutes les oeuvres
divines, le projet rencontra des contradictions sans nombre, jusqu'au sein du
clergé. On traita la sainte de visionnaire, fausse dévote; on trouvait
suffisant de faire mémoire de l'institution eucharistique chaque année le Jeudi
Saint, et chaque jour dans l'action même du divin sacrifice. Mais l'évêque
Robert de Torote en jugea tout autrement, et par décret synodal prescrivit,
pour le jeudi qui suit l'octave de la Pentecôte, la célébration annuelle, dans
son diocèse, d'une fête en l'honneur du Saint-Sacrement, avec abstention
d'œuvres serviles et jeûne préparatoire.
La mort le surprit avant que son décret fût mis à
exécution; et seuls les chanoines de Saint-Martin commencèrent, en 1247, à
célébrer la fête du Corps de Jésus-Christ. L'office en avait été
composé, à la prière de la bienheureuse Julienne, par un jeune religieux de son
Ordre, nommé Jean, d'une science assez commune, mais d'une grande vertu.
Cinq ans après,
Hugues de Saint-Cher, devenu cardinal,
et légat du Saint-Siège pour l'Allemagne et les Pays-Bas; fut appelé à
Liège par les devoirs de sa charge. On était aux jours consacrés à honorer le
Corps du Seigneur. Il voulut donner l'exemple, en célébrant avec solennité la
messe du Saint-Sacrement, et il y prêcha. Ensuite, il écrivit aux évêques et
aux fidèles de sa légation, pour ordonner la célébration de la nouvelle fête.
Julienne n'eut pas la joie de voir la pleine extension
d'une oeuvre qui lui était si chère; elle mourut abreuvée d'amertume, chassée
même de son couvent. Mais elle laissait une confidente de sa pensée, dans la
personne d'une pauvre recluse, nommée Eve, connue, elle aussi, du pape Urbain.
Les recluses, assez nombreuses au moyen âge, étaient de pieuses femmes qui, par
un motif de pénitence ou de dévotion, s'enfermaient pour le reste de leurs
jours dans une étroite enceinte qu'on murait ensuite, à l'exception d'une
ouverture strictement suffisante pour livrer passage à la lumière et aux
aliments.
Apprenant l'exaltation de l'ancien archidiacre au trône
pontifical, Eve obtint, par les chanoines de Saint-Martin, que l'évêque Henri
de Gueldres, successeur de Robert de Torote, sollicitât du pape l'établissement
de la grande solennité dans tout le monde catholique.
La demande
parvint au Vicaire de Jésus-Christ presque en même temps qu'avait lieu le
miracle de Bolsena, et qu'une puissante intervention allait être, selon de
graves auteurs, la cause déterminante des résolutions du Pontife. Cette
intervention n'était autre que celle de saint Thomas lui-même.
Voici ce que porte un vieux manuscrit: « Par ordre du
pape Urbain IV, saint Thomas avait entrepris sur les Evangiles un commentaire,
intitulé plus tard la Chaîne d'or; il en offrit les prémices au Pontife, qui
pour récompense, lui proposa un évêché. Mais le Saint déclina cet honneur, et
pria seulement le Pape d'instituer la Fête du Corps de Jésus-Christ.
Urbain IV y consentit volontiers, et chargea le grand Docteur de composer cet
office admirable qu'on lit par toute l'Eglise. D'où l'on peut dire, en vérité,
que la fête (162) du Saint Sacrement est la fête de saint Thomas et des Frères
Prêcheurs » (1).
Cette dernière conclusion cessera de paraître suspecte de
partialité, quand on saura comment, en dehors même de l'influence du Docteur
angélique, l'Ordre dominicain a su rendre cette fête particulièrement sienne.
Nous avons vu plusieurs de ses docteurs approuver le pieux projet, et son
premier cardinal étendre, avant tout autre, au delà des bornes d'un simple
diocèse, la touchante solennité. En inscrivant à son cycle liturgique la fête
du Corps du Seigneur, l'Ordre de Saint-Dominique lui a donné un rang égal à
celui de Pâques et de la Pentecôte. Renchérissant même sur la liturgie romaine,
qui, durant l'octave, exclut seulement les fêtes du rit semi-double ou d'un rit
inférieur, la liturgie dominicaine rejette toute autre fête que celles de saint
Jean-Baptiste et des bienheureux apôtres Pierre et Paul.
Ce fut au mois d'août 1264 que le Saint-Père signa la
bulle Transiturus. Pour exciter la piété des fidèles, il ouvrit le
trésor des indulgences, en faveur de ceux qui assisteraient dévotement à la
Messe et aux différentes heures canoniales de la fête et de son octave; il
n'est point question de la procession, qui ne s'établit, en effet, qu'au siècle
suivant.
Le pape envoya sa bulle à Eve nommément, et, le 8
septembre, écrivit de sa propre main à la pieuse recluse une lettre dans
laquelle on lisait ces mots: « Nous vous adressons le cahier qui contient
l'office de la fête, et Nous vouions que vous en laissiez prendre copie à
toutes les personnes qui en manifesteront le désir. »
(1) Chronique des Frères Prêcheurs, ch. IX.
— Cf. Séraphin Razzi.
Les historiens constatent que l'Eglise de Liège abandonna
aussitôt les formules liturgiques dont elle se servait, et rivalisa dès lors
avec toutes les Eglises du monde pour ne chanter que le nouvel office, composé
par saint Thomas. « Il était juste, dit Antoine de Waithe, moine de l'Ordre de
Cîteaux, que ce fût le Docteur angélique qui nous apprît les merveilles et nous
expliquât la divine vertu du Pain des anges. »
Denys le Chartreux et quelques auteurs après lui avancent
qu'Urbain IV avait chargé séparément saint Thomas et saint Bonaventure de
travailler sur le même sujet, et qu'à la lecture du manuscrit de Thomas
d'Aquin, le Docteur séraphique, tout inondé de larmes, déchira une à une les
pages de son cahier.
Ce récit, dont la première trace n'apparaît qu'un siècle
et demi après l'événement, n'est peut-être qu'une légende, dont, à coup sûr, la
gloire de saint Thomas n'a pas besoin. Du moins
cet hommage que Bonaventure aurait rendu par ses larmes au chef-d'oeuvre
de son ami, répond parfaitement au caractère d'un saint dont l'âme toute suave
se liquéfiait au feu du divin amour.
L'admiration qui accueillit le monument élevé par
l'angélique Docteur à l'adorable Eucharistie n'a pas un instant cessé de
grandir: un simple coup d'œil sur la contexture, de ses parties y révèle
l'empreinte du génie, inspiré par la piété la plus tendre, initié aux secrets
de la plus noble poésie.
Les Antiennes sont une appropriation d'un verset
des psaumes à l'auguste Sacrement, sauf la dernière de toutes, l'O Sacrum
Convivium, « cri prolongé de reconnaissance pour le banquet sacré de
l'union divine, mémorial vivant des souffrances du Sauveur, où l'homme est
rempli (164) de grâce en son âme, et reçoit dans son corps même le gage de la
gloire future » (1).
Les Répons offrent un parallélisme achevé entre
l'Ancien et le Nouveau Testament, entre l'oracle des prophètes et la parole du
Christ, promettant ou donnant le pain qui est son Corps, et le vin qui est son
Sang. En regard de l'agneau figuratif des Hébreux, le Docteur angélique met le
Christ immolé, notre véritable Pâque; à la manne du désert il oppose
l'aliment céleste qui donne la vie au monde; au pain qui réconforte le
prophète Elie dans sa marche vers Horeb, le Pain des anges, devenu
nourriture de l'homme voyageur.
Les Hymnes, « incomparables et presque divines »,
au jugement d'un pape (2), sont à peu près
les seules auxquelles Urbain VIII, dans sa réforme liturgique, défendit de
toucher, à cause de leur perfection et dû respect dû à leur auteur. Le Pange
lingua résume le mystère de la foi dans une doctrine profonde et concise.
C'est l'hymne que l'Eglise choisit de préférence pour chanter le divin
Sacrement. Dans le Sacris Solemniis se déroule, avec des accents
vraiment lyriques, le récit de la dernière Cène, et l'énoncé des grands biens
conférés à la terre en cette nuit précieuse. L'hymne des Laudes est célèbre par
l'admirable strophe,quatrième, qui résume si complètement dans sa brièveté
gracieuse le mystère du Christ-Jésus, compagnon, nourriture, rançon et
récompense de l'homme. Le poète du bréviaire viaire parisien, Santeul, en
témoignait tant d'admiration, qu'il aurait, disait-il, donné volontiers pour
elle toutes ses compositions liturgiques.
Que dire enfin de la prose ou séquence Lauda Sion
(1) Année liturgique, tome X, p.
330.
(2) Benoit XIII, bulle Pretiosus.
Le premier de nos liturgistes modernes, Dom Guéranger, en
fait l'éloge suivant: « C'est là que la haute puissance de la scolastique, non
décharnée et tronquée, mais complète, comme au moyen âge, a su plier sans
effort au rythme et aux allures de la langue latine, l'exposé fidèle, précis,
d'un dogme aussi abstrait pour le théologien que doux et nourrissant au cœur du
fidèle. Quelle majesté dans l'ouverture de ce poème sublime! Quelle précision
délicate dans l'exposé de la foi de l'Eglise! Et avec quelle grâce, quel
naturel sont rappelées, dans la conclusion, les figures de l'ancienne loi qui
annonçaient le Pain des anges: l'agneau pascal et la manne! Enfin, quelle
ineffable conclusion dans cette prière majestueuse et tendre au divin Pasteur,
qui nourrit ses brebis de sa propre chair, et dont nous sommes ici les
commensaux, en attendant le jour éternel où nous deviendrons ses cohéritiers!
Ainsi se vérifie ce que nous avons dit ailleurs, que tout sentiment d'ordre se
résout nécessairement en harmonie. Saint Thomas, le plus parfait des
scolastiques du XIII° siècle, s'en est
trouvé par là même le poète le plus sublime. » (1)
Quant au chant lui-même, il mérite pareillement
attention. Certains y voient une réminiscence de pas redoublé du style antique,
en usage pour les triomphateurs de Rome païenne, et heureusement appliqué au
triomphe de Jésus-Hostie. Sans discuter la valeur de cette assertion, on doit
reconnaître que ce chant possède une ampleur, une majesté qui remue jusqu'au
plus intime de l'âme, chaque fois qu'il retentit sous les voûtes sacrées.
Tel est l'office dont l'Ange de l'école a enrichi la
sainte liturgie. Avant de le présenter au pape, il le déposa au
(1) Institutions liturgiques, t. I, ch.
XII.
pied du
Tabernacle, et le Christ, renouvelant le miracle fait à Paris au sujet de
l'opuscule sur les Accidents eucharistiques, rendit une seconde fois
témoignage à son Docteur. On conserve dans l'église des Dominicains d'Orvieto,
le crucifix qui prit la parole en cette circonstance mémorable. Il est connu
sous le nom de Crucifix de saint Thomas.
Une remarque trouve ici sa place.
Ces hymnes, ces antiennes, ces répons ne prêtent pas
seulement leur concours à la solennité des offices dans le temple chrétien; ils
fournissent encore aux fidèles, pour l'adoration silencieuse de la sainte
Eucharistie, « le meilleur thème de contemplation qui puisse éclairer leurs
intelligences et embraser leurs coeurs ».
Aussi adresserons-nous aux lecteurs pieux l'invitation
que fait le continuateur de l'Année liturgique, par rapport à la visite au
Saint Sacrement: « Durant les heures fortunées qu'un industrieux amour saura
dérober aux occupations ordinaires, qu'ils choisissent donc de préférence
l'expression de leurs sentiments dans les formules consacrées par l'Eglise
elle-même - sous l'inspiration de saint Thomas - à chanter l'Epoux en son divin
banquet: non seulement ils y trouveront la poésie, la doctrine et la grâce,
habituelle parure de l'Epouse en présence du Bien-Aimé; mais ils auront fait
vite aussi l'heureuse expérience que, comme le mets céleste lui-même, ces
formules sanctifiées se prêtent à toutes les âmes, et deviennent en chaque
bouche l'expression la plus opportune et la plus vive des besoins et désirs de
tous. »
Sublime destinée faite par la Providence à l'œuvre de
Thomas d'Aquin! Ce n'est pas assez que chaque année, au (167) retour de la fête
du Corps de Jésus-Christ, populairement la Fête-Dieu, ses hymnes incomparables
retentissent dans nos cathédrales, comme dans nos églises de hameaux. Ce n'est
pas assez que leur chant triomphal, associé à une pluie de rosés et à des
nuages d'encens, marque, à travers les rues de la grande cité, et sur les
chemins ombragés de l'humble village, le cortège pacifique du Roi des rois;
chaque semaine., pour mieux dire, chaque jour, quand l'Hostie sainte sort du
tabernacle pour recevoir les adorations de la foule et pour la bénir, elle est
saluée par deux des plus magnifiques strophes du Docteur angélique.
Ainsi en sera-t-il toujours.
Aussi longtemps que durera le, monde, jusqu'à l'heure
solennelle où le dernier prêtre, quittant la terre, emportera dans sa poitrine
la dernière hostie, saint Thomas d'Aquin, nouveau David, illustre chantre
d'Israël, restera, au sein de l'Eglise catholique, le Chantre immortel
de la divine Eucharistie!
Illuminans per omnia respexit. ECCLI.,
XLII, 16.
Dans sa course lumineuse, son regard a
tout embrassé.
Trois contrées de l'Europe avaient été marquées de Dieu,
pour servir tour à tour de théâtre au rôle providentiel de l'Ange de l'école.
L'Italie lui avait donné naissance, et, après l'avoir
initié aux lettres humaines et engendré à la vie religieuse, l'avait vu
s'éloigner, en possession d'une vocation vaillamment défendue.
L'Allemagne avait assisté à la manifestation de son
génie, et, quelques années plus tard, avait entendu de nouveau les doctes
mugissements du Boeuf de Sicile.
La France lui était devenue comme une seconde patrie.
Jeune étudiant, elle lui avait ouvert les bras; elle l'avait acclamé professeur
au collège de Saint-Jacques, docteur en la première Université du monde,
l'oracle d'une foule prodigieuse de disciples, l'arbitre des maîtres eux-mêmes,
et la lumière de l'Europe chrétienne, sur laquelle, sans quitter les principaux
foyers universitaires, il avait projeté les rayons de la vérité.
Saint Thomas devait encore, il est vrai, poser le pied
sur le sol anglais, mais pour quinze jours à peine; et l'Italie, sa patrie,
allait recueillir ses enseignements, pendant la dernière période de cette trop
courte carrière.
Urbain IV avait succédé au pape Alexandre IV. A peine
assis sur la chaire de saint Pierre, ce pontife manda près de sa personne
Thomas d'Aquin,dans la pensée qu'il rendrait à l'Eglise des services encore
plus importants. Sans tarder, notre Docteur quitta Paris et arriva dans la
Ville éternelle.
Là, il acheva quelques-uns des traités commencés en
France, et mit la main à plusieurs nouveaux écrits, dont il a été fait mention
au quinzième chapitre.
Le Saint-Père lui demanda un commentaire sur les
Evangiles. Saint Thomas composa la Chaîne d'or, citée plus haut, oeuvre
miraculeuse, selon Guillaume de Tocco; oeuvre plus resplendissante que le
soleil, au jugement du cardinal Bellarmin.
Dans cet ouvrage, d'une érudition prodigieuse, l'auteur
réunit tout ce qui a été dit de plus sublime et de plus édifiant dans une
infinité de volumes, par les interprètes grecs et latins. « Thomas parle avec
tous, écrit un biographe; tolus parlent et s'expliquent par lui. » Les textes
sont rapportés dans un si bel ordre qu'ils semblent émaner d'une seule et même
pensée.
« Il a plu à Votre Sainteté, dit-il lui-même dans son
épître dédicatoire au pape Urbain, de me confier le soin d'expliquer l'Evangile
de saint Matthieu; je me suis appliqué à ce travail, et j'ai recueilli de
nombreux passages des Pères. Mon intention a été non seulement de faire
ressortir le sens littéral, mais d'exposer le sens mystique, de réfuter
l'erreur et de prouver la vérité. »
Le souverain pontife était tellement ravi de ce
commentaire, d'un genre tout nouveau, qu'il voulait élever l'auteur à
l'épiscopat, et même à la dignité cardinalice. L'humilité du saint religieux
fut une barrière que le pape n'osa franchir. Le Père Annibal de Molaria, intime
ami de notre Docteur, après avoir été son disciple, reçut la pourpre romaine,
et Thomas, l'éminente fonction d'expliquer la philosophie et les lettres
sacrées aux clercs de la maison pontificale.
Attaché dès lors
à la cour du pape, le Docteur angélique enseignait et prêchait partout où se
rendait le Vicaire de Jésus-Christ. De la sorte, Viterbe, Orvieto, Fondi,
Pérouse, et plusieurs autres villes de moindre renom; entendirent cette grande
voix que sollicitaient les principales cités de l'Europe.
En 1264, le B. Jean de Verceil, Maître général, institua
Frère Thomas régent des études à Sainte-Sabine.
Le couvent de Sainte-Sabine, près de l'église élevée sur
le mont Aventin à la mémoire d'une martyre du second siècle, avait été donné
par Honorius III au bienheureux patriarche des Prêcheurs. Le souvenir du Saint
y était toujours vivant. C'est là qu'il avait revêtu des livrées de l'Ordre
saint Hyacinthe et le bienheureux Ceslas, deux jeunes Polonais, destinés par
Dieu à semer des couvents dans les régions du nord, et à évangéliser des
peuples sans nombre. C'est là que Dominique avait planté, en un coin du jardin,
un oranger qu'a respecté le temps, et dont le tronc s'est enrichi tout à coup
d'une tige nouvelle, l'année même où le P. Lacordaire prenait à Rome le froc
monastique. Coïncidence gracieuse, dans laquelle on a voulu voir un symbole de
la renaissance de l'Ordre dominicain en France, au souffle de l'illustre
conférencier de Notre-Dame!
Quand, en 1273, le Général des Prêcheurs transporta sa
résidence à Sainte-Marie-sur-Minerve, au centre de Rome, le couvent de
Sainte-Sabine ne cessa point d'être habité par les fils de saint Dominique.
Aujourd'hui cette maison est, hélas! aux mains du gouvernement piémontais, à la
réserve d'un bâtiment qu'occupent quelques religieux, chargés de desservir la
vieille basilique.
Saint Thomas, installé dans sa nouvelle chaire, déploya
les rares talents qu'il avait montrés précédemment à Paris et à Cologne. Toute
la ville contemplait non plus un astre naissant, mais un soleil en son midi, ce
sont les expressions d'un historien, tant il brillait par la netteté de ses pensées,
la clarté de ses raisonnements et la ravissante méthode de ses leçons. Il passa
de la sorte deux années, écouté de ses Frères comme un interprète inspiré de
l'Ecriture et de la Tradition, estimé du peuple, auquel il annonçait la parole
de, Dieu, vénéré par les cardinaux et le Vicaire de Jésus-Christ.
Clément IV, successeur d'Urbain, avait en singulière
affection l'angélique Docteur. Le siège archiépiscopal de Naples étant venu à
vaquer, il en pourvut aussitôt Thomas d'Aquin. C'était honorer tout ensemble et
l'élu, à cause de l'importance du siège, et la capitale d'un royaume dont saint
Thomas était le plus illustre citoyen: La bulle en fut expédiée à l'humble
moine, qu'elle remplit de douleur; à force de prières et de larmes, il obtint
que Dieu changeât les dispositions, de son vicaire. Par un de ces faits assez
rares dans l'histoire des papes, Clément IV retira sa bulle, laissant au saint
religieux l'entière liberté de sa vie modeste et laborieuse. A partir de cette
époque, en effet, il n'est plus trace de nouvelles tentatives pour élever saint
Thomas aux dignités. ecclésiastiques.
Bien qu'exempt pareillement de toute prélature dans le
cloître, il ne laissait pas, en dehors même de l'enseignement, d'avoir sur son
Ordre une très utile action.
Deux couvents furent fondés à sa considération ou d'après
ses désirs: l'un à San-Germano, petite ville située au pied du Mont-Cassin et
dépendante de l'abbaye; l'autre à Salerne, où fut apportée dans la suite une
des mains, du saint Docteur, avec le corps de sa soeur, la comtesse de
San-Severino.
Sauf de rares exceptions, chaque année le retrouvait
éclairant des conseils de sa prudence les assemblées capitulaires de l'Ordre,
édifiant tous les religieux par le spectacle de ses vertus.
Au commencement de juin 1259, il se rendit au Chapitre de
Valenciennes, et fut chargé par les supérieurs de dresser quelques règlements
pour les études. On lui adjoignit dans ce travail Albert le Grand, Pierre de
Tarentaise et deux autres docteurs. Les lois fort sages et très propres à
perfectionner les études qu'ils firent de concert, furent acceptées,
dit,Echard, et suivies dans l'Ordre entier.
Le Chapitre de Londres, en 1263, auquel assista notre
Saint, est célèbre par la démission volontaire du cinquième Général de l'Ordre,
le B. Humbert de Romans. Ce grand homme, non moins illustre par sa science que
par ses vertus, se retira au couvent de Valence et y mourut, l'an 1277, chargé
de mérites et d'années.
En 1267, le Chapitre se tint à Bologne, et saint Thomas y
fut appelé. Les habitants de cette ville voulurent retenir un maître si capable
de relever l'éclat de leur Université, jadis la plus florissante de l'Italie.
Il y avait juste
un demi-siècle que Bologne avait vu venir à elle un des trois oremiers essaims
de l'institut naissant. (176) Elle avait donné aux Frères l'église
Saint-Nicolas-des-Vignes, et c'est là que Dominique avait été arrêté par la
mort, dans la cinquante et unième année de son âge. Circonstance providentielle!
à l'occasion de ce Chapitre, on transporta son corps du tombeau sans sculpture
où il reposait, dans un tombeau plus riche et plus orné. Saint Thomas assista
donc à cette translation, faite solennellement en présence de plusieurs
évêques, du podestat de Bologne et d'une foule considérable; et il eut, avec
les évêques et les religieux présents, la consolation de baiser le chef sacré
de son bienheureux Père.
Après quelques jours consacrés uniquement aux effusions
de la piété, il commença ses leçons de théologie. « On vit dès lors, à Bologne,
écrit Touron, ce qu'on était accoutumé de voir dans tous les lieux où Thomas
enseignait: je veux dire une nouvelle ardeur pour d'étude, le concours des
citoyens et des étrangers, qui venaient de loin pour l'entendre, l'admiration
et l'applaudissement de tous ceux qui avaient le bonheur ou d’écouter ses
discours, ou de recevoir ses décisions. »
Cependant la France devait revoir encore son Docteur. Un
manuscrit, conservé longtemps dans la bibliothèque de Saint-Victor, nous révèle
la présence de saint Thomas d'Aquin à Paris pour le Chapitre de 1269. Il eut
alors des entretiens fréquents avec saint Louis, qui était à la veille de
s'embarquer pour ces rivages africains, où l'attendait la mort d'un martyr. Le
sage monarque admettait dans ses conseils l'illustre Docteur, et celui-ci présentait
des avis si pleins de justesse, qu'on y voyait resplendir comme une lumière
divine. En cela rien d'étonnant, dit le premier biographe, puisqu'il avait
incessamment devant les yeux les principes éternels qui régissent les actes
humains. Bien plus, se trouvait-il pour le lendemain quelque affaire épineuse,
Louis IX mandait, le soir, à Thomas de lui préparer pendant la nuit une note
sur la matière, et l'obéissant religieux se conformait à l'ordre du prince.
Les instances de son royal ami le décidèrent à remonter
dans la chaire du couvent de Saint-Jacques. I1 y enseigna encore deux ans;
puis, cédant sa place à Frère Romain, neveu du cardinal Gaetano des Ursins,
plus tard Nicolas III, il revint en Italie.
L'antiquité avait vu les villes de la Grèce se disputer
la gloire d'être la patrie d'Homère; ainsi voyait-on les plus fameuses
Universités rivaliser d'ardeur pour s'attacher Thomas d'Aquin. Plusieurs le
demandèrent aux supérieurs de l'Ordre assemblés à Florence, en 1272. Bologne
mettait tout en oeuvre afin de l'obtenir de nouveau comme Régent. Paris
rappelait des droits anciens sur l'homme éminent qui avait reçu dans ses écoles
le grade de Docteur. Rome, où il enseignait alors, faisait valoir pour le
garder le titre de capitale du monde chrétien. Naples enfin, Naples, son pays
natal, désirait ardemment s'abreuver aux eaux de sa doctrine.
Ce royaume venait de changer de maître. Le Saint-Siège,
duquel il relevait à titre de fief, en avait conféré l'investiture à Charles
d'Anjou, frère du roi de France; la dynastie des Hohenstauffen, qui avait
causé:tant de mal à l'Eglise, s'était éteinte; en la personne du jeune
Conradin, défait dans une bataille, et décapité sur le Marché de Naples par
ordre du vainqueur.
Le roi des Deux-Siciles favorisa les voeux de sa capitale,
au sujet du Docteur angélique; l'auteur d'une histoire de Naples, César Eugène,
déclare expressément que les prières du monarque prévalurent dans le Chapitre.
Saint Thomas quitta donc la Ville éternelle, et se dirigea vers le lieu que
l'obéissance lui assignait. Son entrée fut un triomphe. Les grands et le
peuple, les habitants même des campagnes firent éclater des transports de joie.
L'Université remercia son souverain de l'honneur qu'il lui avait procuré, et le
prince fixa une pension considérable pour l'entretien du saint Docteur.
Le pèlerin qui visite, à Naples, le couvent de
Saint-Dominique-le-Majeur, s'arrête à l'entrée d'une grande salle, devant
l'image d'un Frère couronné de l'auréole des saints. Au-dessous il lit, gravée
sur le marbre, l'inscription suivante: Avant d'entrer, vénérer cette image,
et cette chaire, d'où le célèbre Thomas d'Aquin fit entendre autrefois ses
oracles à un nombre infini de disciples, pour la gloire et la félicité de son
siècle. Le roi Charles Ier procura cet avantage à son royaume, et assigna au
Maître une once d'or de pension pour chaque mois.
Ut sapiens architectes, fundamentum
posui. I Cor., III, 10.
Comme un sage architecte, j'ai posé le
fondement.
L’ordre chronologique.
aussi bien que la gradation dans les oeuvres de saint Thomas, nous amène
en face du monument grandiose, dont les précédents ouvrages de l'angélique
Docteur ne sont, pour ainsi dire, que les degrés splendides, le péristyle
princier.
Nous avons nommé la SOMME THÉOLOGIQUE.
Son étude sommaire servira de conclusion à ce premier
livre.
Qu’est-ce qu'une Somme théologique?
L'assemblage parfait, harmonieux, de toutes les parties
dont se compose la Théologie, c'est-à-dire l'étude de Dieu, de Dieu
considéré en lui-même et dans ses créatures, principalement l'ange et l'homme,
dont il est là fin ultime, ou suprême, en même temps que le principe premier.
Matériaux immenses! disséminés dans les Ecritures, la
Tradition, les Conciles, les Actes pontificaux, auxquels s'ajoute encore, comme
élément utile, sinon nécessaire, le vaste trésor des sciences humaines.
Les anciens docteurs et les Pères de l'Eglise avaient, en
de nombreux et lumineux ouvrages, élucidé le dogme chrétien. « Toutefois, nul
d'entre eux n'était parvenu à élever l'édifice total de la Théologie. Après
douze cents ans de travaux, leurs écrits épars dans le passé ressemblaient aux
ruines d'un temple qui n'a pas été bâti, mais à des ruines sublimes, attendant
avec la patience de l'immortalité la main de l'architecte. L'architecte devait
sortir des cendres de saint Dominique, et, ce que nul n'aurait jamais prévu,
l'homme de la Providence, dans cette oeuvre incomparable, fut un grand
seigneur...
« A l'âge de quarante et un ans, et n'en ayant plus que
neuf à vivre, saint Thomas songea au monument qui était le but encore inconnu
de sa destinée. Il se proposa de rassembler dans un corps unique les matériaux
épars de la théologie; et de ce qui pouvait n'être qu'une compilation, il fit
un chef-d'oeuvre dont tout le monde parle, même ceux qui ne le lisent pas,
comme tout le monde parle des pyramides d'Égypte, que presque personne ne
voit. »
Nos jeunes lecteurs ont remarqué, sans doute, la
spirituelle saillie tombée, avec la citation qui précède, de la plume du Père
Lacordaire (1). Qu'ils nous
permettent de souhaiter à un grand nombre d'entre eux de parler, après les
avoir vues et étudiées à loisir, des Pyramides de la science sacrée, nous
voulons dire des trois Parties de la Somme théologique, afin que,
devenus par le sacerdoce docteurs dans l'Église, ils soient à même d'instruire
les fidèles selon la doctrine irréfragable de saint Thomas.
(1) Mémoire pour le rétablissement en
France de l'Ordre des Frères Prêcheurs, ch. IV.
En attendant, nous les invitons à contempler les grandes
lignes architecturales du monument immortel.
Au frontispice est inscrit le but du savant ouvrier.
Lisons:
« Le docteur chargé d'enseigner la vérité catholique ne
doit pas seulement éclairer les esprits déjà avancés, il lui appartient encore
de, servir à ceux qui commencent les premiers éléments de la doctrine, selon
cette parole de l'Apôtre: Comme à de petits enfants dans le Christ, je vous
ai donné le lait à boire, et non la nourriture solide. C'est pourquoi notre
intention, en composant cet ouvrage, est de présenter l'enseignement qui se
rapporte à la religion chrétienne de la manière la plus convenable à
l'instruction des commençants. »
L'auteur se
propose de le faire clairement et brièvement, autant que la matière le
comporte, en élaguant les questions inutiles, cause, à ses yeux, avec le défaut
de méthode, dé sérieuses entraves pour les jeunes intelligences.
Le but a-t-il été atteint?... La postérité n'a qu'une
voix pour l'affirmer. Si certains articles de la Somme nous paraissent
superflus, disons, avec Fleury, qu'au temps de saint Thomas ils étaient
vraiment utiles. Nombreux sont les commentateurs de la Somme: aucun n'a
surpassé le Maître en clarté, et un auteur dominicain a pu sans prétention
intituler un de ses ouvrages: Saint Thomas interprète de lui-même (1).
La Somme théologique se divise en trois Parties, dont
chacune se subdivise en Questions, et chaque Question en Articles.
(1) MASSOULIÉ, de Toulouse, XVII° siècle.
La Première Partie, écrite à Rome, sous le pontificat de
Clément IV, a pour objet l'être incréé et les êtres créés Dieu, l'ange et
l'homme.
Etudiant la nature divine, saint Thomas scrute ses
profondeurs, explore son immensité, recherche ses attributs essentiels. Il
expose, dans un style d'une transparence merveilleuse, quelle est cette Bonté
souveraine, vaste océan qui ne connaît ni fond, ni rivages; cette Immutabilité
que rien n'altère cette Eternité qui répond à tous les temps; cette Justice qui
s'épanouit en Miséricorde; cette Providence à laquelle rien n'échappe; cette
Puissance, cette Sagesse, qui agissent de concert dans l'universelle harmonie
des êtres.
Puis, comme l'aigle de l'Apocalypse, le Docteur des
docteurs s'élève jusqu'aux plus hautes cimes de la science sacrée; il plane
majestueusement autour du soleil de la Trinité, mystère par excellence.
Egalité, distinction, noms des divines personnes, processions ineffables... le
Prince des théologiens sonde toutes ces merveilles et pénètre en quelque sorte
l'impénétrable lui-même.
Après Dieu, ses oeuvres; et d'abord les anges, miroirs
limpides de la divinité. Le Docteur angélique entre, comme en pays connu, dans
ces régions des purs esprits. Il parcourt tous les rangs de la milice céleste,
et son regard si perspicace ne rencontre nulle part complète ressemblance. Au
front de chaque citoyen de l'invisible patrie, il aperçoit une beauté
distinctive, il remarque un signe spécifique qui n'appartient qu'à lui. C'est
la plus prodigieuse variété au sein de ces myriades d'êtres divisés en
hiérarchies.
L'aigle abaisse son vol; le voici descendu jusqu'au monde
physique, jusqu'à l'homme, résumé de la création. Avec quelle pénétration saint
Thomas fait l'examen de ce (183) « monde
en petit », découvre tous les secrets de sa constitution intime! Comme il
analyse délicatement le composé humain, affirme et démontre son unité
substantielle! Comme il étudie avec une exquise finesse et le ciel de l'âme et
le limon du corps!
Dieu, l'ange et l'homme! Dieu qui attire à lui, comme à
leur fin dernière, et l'ange et l'homme; mais qui les attire avec un souverain
respect de leur liberté. Saint Thomas étudie ce retour à Dieu de la créature,
invisible et visible. L'ange, d'un seul bond, atteint le terme de sa course;
l'homme s'y achemine par une succession d'actes qui procèdent de son libre
arbitre dirigé par la loi, soutenu par la grâce. La Seconde Partie est ainsi
consacrée à la morale. Le saint Docteur pose les grands principes sur les actes
humains, étudie les conditions qui les modifient: passions, habitudes, vertus,
vices, péchés; il aborde ensuite les lois qui les régissent: loi naturelle, loi
humaine, loi divine, ancienne et nouvelle; cette dernière le conduit à parler
de la grâce, source de la justification.
Aux considérations générales succèdent les applications
particulières, lesquelles diffèrent encore suivant que les actes regardent tous
les hommes sans distinction, ou chaque individu, dans la condition spéciale que
Dieu lui a faite.
Sous le premier aspect se rangent les questions traitant
des Vertus théologales, cardinales et des Vices opposés
sous le second, le détail des Devoirs de chaque état, tracé avec une
admirable précision.
Le vol de l'Ange s'élève de nouveau avec la Troisième
Partie de la Somme, consacrée à l'Incarnation du Verbe, aux mystères de ses
anéantissements, de ses humiliations, de ses triomphes, et à l'application de
ses mérites par les (184) Sacrements. L'auteur se propose d'étudier à
part chacun des sept sacrements. Après avoir traité du Baptême et de la
Confirmation, il arrive à l'Eucharistie. Son exposition est un chef-d'oeuvre,
elle est le couronnement de l'édifice... Ne convient-il pas plutôt de dire que
l'oeuvre gigantesque est privée de son couronnement?
Saint Thomas commençait les thèses sur la Pénitence,
lorsque sa main fut arrêtée par la mort. La Somme eut le sort de ces splendides
cathédrales de Paris, Strasbourg, Cologne et autres, contemporaines du grand
monument théologique, demeurées inachevées pendant des siècles; quelques-unes
le seront probablement toujours. En frappant le sublime architecte avant qu'il
eût mis la dernière main à son ouvrage, dans la vigueur de l'âge et la
plénitude du génie, Dieu montra une fois de plus que toute oeuvre humaine est
marquée par quelque endroit au coin de l'infirmité; que seules, ses oeuvres à
lui sont parfaites.
Dans la suite toutefois, un disciple zélé, Pierre
d'Auvergne, membre de la Sorbonne, ou Henri de Gorcum, docteur de Cologne,
ajouta au travail du Maître un Supplément tiré mot pour mot du commentaire de
saint Thomas sur le quatrième livre des Sentences.
Ainsi, considérée dans ses grandes lignes, la Somme de
théologie contient six cent treize questions, trois mille cent six
articles, plus de quinze mille arguments ou éclaircissements sur les
points de dogme et de morale agités dans les écoles; le tout enrichi des
maximes des philosophes et des autorités des saints Pères.
Veut-on connaître maintenant la méthode d'exposition de
notre Docteur?
Chaque question renferme l'énoncé de la thèse qu'il
s'agit d'établir. Dans un préambule très court, l'auteur (185) formule les
propositions à discuter et les ramène à autant de points précis qu'il doit y
avoir, d'articles. Les articles se succèdent, toujours identiques de
construction; après l'énoncé du, sujet sous forme dubitative, la discussion
s'ouvre par ces mots: ad primum sic proceditur, « pour le premier
article on procède ainsi. » Puis viennent les objections, dont la première
débute invariablement par ces mots videtur quod, « il paraît que », et
les suivantes par cette simple transition: praeterea, « en outre ». Ces
objections ne sont autres souvent que les attaques nullement atténuées des
adversaires. Aux objections succède une contradiction sommaire, généralement
ainsi conçue: sed contra, et motivée par une citation de l'Ecriture, des
Pères, parfois même d'Aristote. La démonstration se fait dans le corps de
l'article, et commence régulièrement de la sorte: Respondeo dicendum, «
je réponds qu'il faut dire. » L’article se termine par la réfutation, une à
une, des objections précédemment émises.
Telle est la marche de la Somme théologique, où de
déduction en déduction l'esprit est amené irrésistiblement en face de la
vérité.
On croirait peut-être qu'un ouvrage de cette importance,
écrit tout entier en un pareil style, doit engendrer la fatigue et l'ennui. Il
n'en est rien. « Sous la plume de saint Thomas, écrit un auteur moderne,
la langue latine est semblable à une eau limpide et transparente qui ne ternit
jamais le sol qu'elle arrose. Les moindres objets, si profondément qu'ils y
reposent, y apparaissent visibles comme à travers l'éther le plus pur. Ce n'est
pas le latin du siècle d'Auguste, c'est une langue simple, digne des sublimes
vérités auxquelles elle sert d'enveloppe, et cette enveloppe est si diaphane
qu'elle n'arrête jamais l'intelligence de la (186) pensée, et que l'esprit la
conçoit instantanément par une sorte d'intuition. »
D'un autre côté, l'ordre qui règne dans toutes les
parties de la Somme facilite l'étude. Aussi un homme sérieux
trouve-t-il, avec l'acquisition des plus riches connaissances, de vraies
délices à parcourir les galeries de ce merveilleux palais.
Ce jugement est celui des siècles. Pour abréger,
contentons-nous d'un seul témoignage pris dans le passé, celui du P. Possevin:
« L'ouvrage, dit le savant Jésuite, est en tout sens achevé, et il ferme la
voie à quiconque tenterait de faire quelque chose de plus beau, de plus précis
et de plus complet. Aussi le pape Jean XXII était-il vraiment inspiré,
lorsqu'il s'écriait: Comment objecter que saint Thomas n'a pas fait de
miracles pendant sa vie Chacun de ses articles est un miracle. »
Presque aussitôt après son apparition, la Somme devint le
fondement de l'enseignement théologique, et comme le manuel des maîtres et des
étudiants. La preuve en est dans les décisions des Universités d'alors, et les
décrets des Généraux d'Ordres religieux; le P. Touron en donne une énumération
détaillée (1).
Voici comment s'exprimait, en 16 115, le cardinal
Duperron, parlant devant l'assemblée générale du royaume: «La Somme de
saint Thomas a toujours été regardée comme l'oracle de la théologie, toujours
lue publiquement, et, s'il est permis de parler ainsi, toujours adorée
dans l'Ecole de Paris. »
Faut-il ajouter que, pendant très longtemps, on vit dans
le clergé français une floraison merveilleuse de savants théologiens?
(1) Livre V, ch. IX et suivants.
Depuis un siècle ou deux, la Somme de saint Thomas
avait cessé d'être expliquée dans nos chaires de théologie. Cet abandon
regrettable n'avait-il aucunement abaissé le niveau de la science
ecclésiastique?... Mais déjà nous saluons avec bonheur les heureux effets du
retour universel à la doctrine de saint Thomas, retour si vivement recommandé
par notre Saint-Père le Pape Léon XIII, disciple lui-même et grand admirateur
de l'Ange de l'école.
Quant à l'Ordre de Saint-Dominique, est-il besoin de dire
qu'il est resté constamment fidèle aux enseignements de son Docteur? Personne
n'oserait en douter. Cet attachement pour un patrimoine à jamais inaliénable
est une tradition de famille. « Du vivant même de saint Thomas, remarque
Echard, ceux qui, après avoir étudié sous lui, enseignaient ensuite dans les
universités de Paris, Oxford, Cambridge, Bologne, Naples, Cologne, se bornaient
presque à expliquer les écrits de leur commun maître. »
Quelques Frères anglais, cédant à une pression étrangère
à l’Ordre, s'étaient écartés des opinions du Docteur angélique. Il y avait
quatre ans seulement que Thomas d'Aquin avait cessé de vivre. Le Chapitre de
Milan nomme aussitôt deux religieux pour aller faire une enquête, avec plein
pouvoir de punir les coupables. A la suite de cet incident, vingt-trois
Chapitres généraux édictent ou renouvellent des décrets, en vertu desquels tout
Frère se posant en adversaire du saint Docteur sera privé à perpétuité de toute
charge ou dignité dans l'Ordre.
D'après un article des Constitutions dominicaines, nul
n'est admis au titre de maître, bachelier, lecteur en théologie, prédicateur
général, qu'il n'ait émis le serment de tenir toujours pour sienne la doctrine
irréfragable de saint (188) Thomas, exemple suivi jadis par les docteurs de la
fameuse Université de Salamanque.
Que de saints personnages, malgré d'incessantes
occupations, lisaient la Somme avec non moins d'assiduité que, de respect!
Citons saint François de Sales, saint Philippe de Néri, saint Charles Borromée,
saint Pie V, saint Antonin, saint Vincent Ferrier.
Pendant un an et demi, saint Ignace suivit les cours de
théologie au collège de Saint-Jacques, avec grande application et succès, dit
son historien (1). Ecrivant
ensuite la Règle de sa Compagnie, il fit un point des Constitutions d'y
enseigner la théologie selon la doctrine scolastique de saint Thomas.
Le grand Bossuet avait étudié, lui aussi, saint Thomas, à
Paris, et il garda constamment l'amour de sa doctrine.
Le savant Erasme déclarait ne connaître aucun théologien
qui pût être mis en parallèle avec saint Thomas, pour la rectitude du jugement
et la solidité de la doctrine (2).
Le cardinal Bessarion, le plus illustre des représentants
de l'Eglise grecque au concile de Florence, professait pour la Somme une
admiration sans réserve, et se plaisait à en proclamer l'auteur le plus
saint des savants et le plus savant des saints.
Est-ce un faible titre d'honneur pour l'Ange de l'école
que la traduction de sa Somme théologique, non seulement: en la plupart des
langues européennes, mais encore en grec, et, par les soins d'un missionnaire
de la Compagnie de Jésus, même en chinois?
(1)
Joan. Pinius, S. J. — Boll. t. XXXIV, p. 454
(2) Contre Aecolampade, sur l'Epître aux
Romains.
Ce n'est pas ici le lieu de rapporter la tradition du
Siège apostolique en faveur de la doctrine de saint Thomas; nous aurons
occasion d'y revenir. Mais si le pape Jean XXII a pu répondre comme nous l'avons
vu plus haut, à quelqu'un qui objectait que saint Thomas n'avait pas fait de
miracles, nous ajouterons: combien de miracles de grâce, c'est-à-dire de
conversions, la Somme théologique n'a-t-elle pas opérés, en portant la
lumière et la conviction dans les esprits?
Au XVe siècle, un savant rabbin, Paul de Burgos, se met à
la lire, et voici qu'aussitôt tombe le voile qui couvrait ses yeux: il
reconnaît Jésus-Christ, il devient catholique, prêtre, évêque, et meurt
patriarche d'Aquilée.
Un siècle après, Théobald Thamer, zélé disciple de
Mélanchthon, ouvre la Somme dans le dessein de la combattre. Il est
écrasé sous le poids des arguments qui confondent à l'avance les erreurs
protestantes, et il abjure l'hérésie.
Dans le même siècle, en France, le calviniste Duperron
demande à la Somme de saint Thomas l'éclaircissement de ses doutes. Il
découvre la vérité, il l'embrasse, se consacre au service de Dieu, et mérite
que l'Eglise l'honore de la pourpre romaine et de la dignité archiépiscopale.
De même qu'en un tableau les ombres font ressortir les
lumières, faut-il opposer à ces conversions d'hérétiques de bonne foi, la rage
d'autres hérétiques endurcis dans le mal? Il n'est sorte d'injures que Luther
ne dirigeât, en paroles ou en écrits, contre la doctrine de saint Thomas.
Martin Bucer, apôtre fanatique de la Réforme, s'écriait avec dépit:
« Supprimez Thomas, et j'anéantirai l'Eglise. » Vaine était l'espérance,
dit à ce propos Léon XIII, mais le témoignage n'est pas vain (1).
(1) Aeterni Patris.
Au rapport de témoins parfaitement véridiques, le saint
concile de Trente, ayant à formuler ses décrets contre le protestantisme, ne
chercha point ses inspirations ailleurs qu'en saint Thomas; par un honneur sans
égal, au milieu de la salle conciliaire, se voyaient sur une même table
l'Ecriture sainte, les Actes pontificaux et la Somme de saint Thomas! «
Après cela, dirons-nous encore avec le P. Lacordaire, Dieu seul pourra louer ce
grand homme dans le concile éternel de ses saints. »
Mais Dieu n'a pas attendu au dernier jour du monde pour
parler en faveur de la Somme théologique.
Ecoutons Guillaume de Tocco:
« Frère Dominique de Caserte, sacristain du couvent de
Naples, homme d'une oraison fervente et d'une vertu éprouvée, mérita d'assister
à une scène des plus divines et des plus touchantes. Remarquant que Frère
Thomas descendait toutes les nuits de sa cellule, avant Matines, pour se rendre
à l'église, il l'observa une fois avec plus d'attention. Retiré au fond de la
chapelle de Saint-Nicolas, où Frère Thomas demeurait en prière, il le vit
soulevé du sol à la hauteur d'environ deux coudées. Tandis qu'il admirait ce
prodige, il entendit soudain, du côté, vers lequel était tourné notre Docteur,
priant avec larmes, les paroles suivantes prononcées par le Crucifix: Tu as
bien écrit de moi, Thomas, quelle sera ta récompense? — Seigneur,
répondit le Saint, pas d'autre que Vous-même. »
C'est le troisième témoignage rendu par Jésus-Christ à la
doctrine de saint Thomas; c'est aussi celui qui est resté le plus célèbre. Les
souverains pontifes l'ont rappelé plus de vingt fois dans leurs bulles; Pie V a
enrichi d'indulgences l'autel miraculeux; Sixte-Quint a fait représenter (193)
cette scène sur une toile du Vatican, et la liturgie en consacre la mémoire
dans l'office du saint Docteur.
L'historien que nous avons cité ajoute qu'à partir de
cette vision, saint Thomas cessa d'écrire, par suite des merveilles que Dieu
lui avait révélées. « En lui demandant quel prix il souhaitait de ses travaux,
le Seigneur lui faisait assez comprendre que sa tâche était accomplie. Et la
récompense qu'il sollicita, toute en rapport avec son noble labeur, était de
pouvoir être rassasié, dans la patrie, de cette Vérité adorable, dont il avait
publié ici-bas les grandeurs avec tant de jouissance. »
Bientôt, en effet, nous le verrons descendre
prématurément dans la tombe, laissant derrière lui le monde éclairé de ses
écrits immortels; comme, en un beau soir d'été, l'astre du jour disparaît à
l'occident, quittant le ciel empourpré de ses derniers rayons.
Mais arrêtons-nous; l'heure n'est pas venue de recueillir
les élans suprêmes de la sainteté et du génie. Jusqu'ici nous avons admiré dans
sa course le soleil de la théologie; ouvrons maintenant nos coeurs à ses chauds
rayons, dans la contemplation des vertus dont il fut le foyer: après le
Docteur, étudions le Saint.
Sitis perfecti in eodem sensu et eadem
sententia. I Cor., I, 10.
Soyez
parfaits en adoptant les mêmes sentiments et les mêmes maximes.
GUILLAUME de
Tocco raconte d'un religieux, qui n'est autre que lui-même, la vision suivante:
« Un Frère très dévot à saint Thomas songeait avec anxiété à la manière dont il
retracerait une vie que rehaussaient tant de miracles, que recommandait l'éclat
d'un si juste renom. Il conjura Dieu, par l'intercession du bienheureux Thomas,
de lui accorder les qualités nécessaires pour raconter avec fruit l'heureuse
naissance du Saint, les événements de sa vie, ses progrès dans la science et sa
précieuse mort. Après avoir prié, il (196) s'endormit vers l'aurore, et vit en
songe un tissu aux mailles d'argent, enrichies de pierres précieuses. Ces
pierres étaient enchâssées dans chaque noeud avec une variété admirable. Comprenant
que ce réseau si richement orné signifiait spécialement la vie et les vertus du
saint Docteur, le Frère se demandait à quelles vertus correspondaient les
pierreries diversement nuancées. Ayant joui longtemps de cette vision, il se
réveilla, et reprit sans peine le travail commencé.
« De cette apparition il ressort manifestement que,la vie
tout entière de saint Thomas mérite d'être comparée à l'argent: elle en a la
blancheur par la pureté des intentions; la netteté, par la simplicité des
actions; la sonorité, par le retentissement de la doctrine. Cette vie ressemble
de plus à un réseau, par suite de l'enchaînement fidèle des actes et de
l'enseignement. Quant aux pierres précieuses, elles désignent les vertus
infuses que Dieu déposa dans cette âme comblée de tous les dons du ciel. »
Ainsi parle dans
sa naïveté le pieux chroniqueur.
Avant d'étudier
cette trame mystique des vertus de saint Thomas, une exposition sommaire de ses
PRINCIPES ET MAXIMES SUR LA VIE SPIRITUELLE nous paraît logique.
D'après l'oracle,
de la Vérité même, la bouche parle de l'abondance du coeur. Les paroles
recueillies sur les lèvres du Docteur angélique révèlent, on n'en saurait
douter, le trésor amassé au fond de son coeur dès l'âge le plus tendre. Ces
paroles, c'es maximes, ces réflexions ne sont, il est vrai, qu'un atome, en
regard des pages où l'Ange de l'école développe magistralement les principes de
la vie spirituelle. Mais un simple atome; quand il s'agit du prince des
théologiens, est un monde de richesses.
Touchant la vie
religieuse — nous pouvons appliquer cette remarque à toute vie chrétienne —
saint Thomas avait pour maxime qu'il ne faut jamais rien retrancher de ses
premières pratiques, mais y ajouter plutôt, chaque jour.
Il demandait sans
cesse dans ses prières la ferveur croissante, estimant comme indigne d'un
esprit sérieux et d'un coeur généreux cette déplorable pente au relâchement,
qui porte à d'égoïstes calculs une âme rachetée par le sang d'un Dieu!
Pour éviter ce
malheur, en même temps que.pour entretenir le désir allumé dans son âme à
l'époque de ses premiers engagements, Thomas étudiait avec grande avidité les
Vies des Pères du désert, et spécialement l'ouvrage connu sous le nom, de Conférences
de Cassien.
Cet ouvrage, dans
lequel le fondateur de l'abbaye de Saint-Victor,,à Marseille, raconte ses
entretiens avec les saints anachorètes d'Egypte et de Palestine, visités par,
lui, fut, durant le moyen âge, l'aliment spirituel le plus goûté des moines de
l'Occident. Saint Benoît le recommandait instamment à ses religieux. L'usage
s'était introduit d'en lire quelques lignes à haute voix, pendant que les
moines prenaient sur le soir l'adoucissement au jeûne, qui, du titre même du
livre, en latin Collationes, reçut, le nom de collation.
En cherchant par
cette lecture à raviver sa ferveur, saint Thomas ne faisait qu'imiter son
bienheureux Père, saint Dominique.
Les auteurs
rapportent que, malgré sa prodigieuse mémoire, à laquelle suffisait
habituellement une première lecture, notre Saint ne laissait pas de lire et de relire
son livre préféré. On lui demanda, un jour, pourquoi il y consacrait un temps
précieux, qu'il aurait pu employer à la (198) contemplation. Sa réponse fait
entendre quel fruit on doit retirer de la lecture spirituelle, tant recommandée
aux personnes vraiment désireuses de progresser dans la vertu.
« De cette
lecture, dit-il, je recueille la dévotion: mon esprit en a besoin pour s'élever
plus haut, mon cœur pour s'enflammer davantage. »
Utile leçon,
donnée à tant d'esprits volages, qui parcourent plusieurs livres de
spiritualité, sans retirer d'aucun le miel de la vraie dévotion!
Du reste, c'était
un autre principe de saint Thomas, pour l'avancement spirituel comme pour le
progrès dans les sciences, de s'en tenir à un bon auteur, un seul,
choisi après mûr examen, ou d'après le conseil d'un guide éclairé. Il
réprouvait là multiplicité des livres et l'inconstance de l'esprit porté à tout
effleurer sans rien approfondir. Aussi quelqu'un lui ayant demandé le moyen de
devenir savant, il répondit: C'est de ne lire qu'un livre.
Il protestait
hautement qu'une âme qui ne prie pas ne fait aucun progrès dans la vertu, et
qu'un religieux sans oraison est un soldat sans armes. D'où cette maxime: Quiconque
aspire à la perfection doit, sous peine de ne point avancer, s'adonner
fortement et sérieusement à l'oraison. Et comme le succès d'une bonne
oraison dépend du recueillement en Dieu durant le cours des actions ordinaires,
il estimait qu'une personne vraiment chrétienne doit être non moins attentive à
la présence de Dieu, que zélée pour l'exercice de la méditation; il allait
jusqu'à s'étonner qu'un religieux pût jamais penser à autre chose qu'à Dieu.
On lui demandait
à quel signe on pouvait reconnaître un homme vraiment parfait dans les voies
spirituelles. Voici la belle réponse qu'il donna: « Lorsque vous verrez (199)
quelqu'un se permettre, en conversation, des propos burlesques, et se montrer
piqué d'être compté pour rien, celui-là, quand bien même il ferait des
miracles, ne le tenez point pour parfait; sa vertu manque de base, et qui ne
sait rien souffrir est bien prêt de tomber. » Il ajoutait: « Quiconque ne parle
que de bagatelles est une paille emportée par le vent. » Aussi, dès sa
jeunesse, lorsque la conversation, après avoir roulé sur des sujets édifiants
et instructifs, descendait à des frivolités, avait-il coutume de se retirer
discrètement.
Ce n'est pas que
saint Thomas entendit bannir l'entrain, la gaieté, les joyeusetés de bon aloi,
condiment nécessaire d'une récréation utile et honnête: bien au contraire. Mais
il condamnait la dissipation, le sans-gêne, à plus forte raison ces
plaisanteries fades oui grossières, que le grand Apôtre défendait à ses
disciples d'Ephèse, et que réprouve la bonne éducation, à défaut même du sens
chrétien.
Il aimait à dire
que l'oisiveté sert d'hameçon au diable pour prendre les âmes et les attirer
dans le péché. Le péché comme notre Docteur en avait compris la malice,
les, redoutables conséquences! Ce penseur sans rival, qui avait, scruté tant de
mystères, approfondi tant de questions, avouait pourtant ne, pas comprendre une
chose: Comment un homme, avec la conscience chargée d'un seul péché mortel,
pouvait manger, dormir et se livrer à la joie!
Au sujet de la
chasteté, voici l'une de ses gracieuses comparaisons. L'artiste, pour faire son
tableau, commence par étendre sur la toile une couche légère d'un blanc très
pur: « De même, disait-il, la chasteté est comme un fond de, neige, sur lequel
le Seigneur aime à dessiner l'une ou l'autre de ses grâces; mais cette vertu,
sans l'accompagnement de la charité, n'est qu'une lampe sans huile, (200)
incapable de répandre autour d'elle la lumière, l'éclat, l'attrait. »
Parlant de la
pauvreté volontaire, dont certains font parade tout en se montrant impatients
dans les privations, saint Thomas répétait que la pauvreté du moine qui ne veut
endurer la moindre chose est argent perdu et dépense inutile.
Quant à
l'obéissance, elle a retrouvé, disait-il, la clef du Paradis que la
désobéissance avait perdue.
Une différence
notable entre l'impie et l'homme juste, c'est que soumis l'un et l'autre au feu
de la tribulation, le premier se consume comme de la paille, le second
resplendit comme un or affiné.
Au soldat du
Christ, qui a une guerre perpétuelle à soutenir contre ses défauts, est
nécessaire, disait-il encore, le bouclier de la patience, vertu qui est un gage
certain d'amour pour Dieu. Le triomphe de la patience, ajoutait-il, est
supérieur à celui de la force; car il est moins aisé de se vaincre soi-même que
de mettre en fuite toute une armée. Le moyen le plus efficace d'acquérir la
patience, c'est d'avoir le regard constamment fixé sur la Croix.
Autre maxime du Saint: ne point laisser les vieux amis
pour courir après de nouveaux; agir autrement, c'est aimer pour soi-même comme
on aime des fleurs, que l'on s'empresse de rejeter dès qu'elles ont perdu leur
fraîcheur première.
Estimant la
sagesse un des plus grands dons de Dieu, saint Thomas enseignait que l'homme
était incapable de l'acquérir par les seules forces de son travail personnel;
aussi la science sans la vertu lui parut toujours suspecte.
C'était encore
une de ses sentences habituelles, que celui qui veut se faire tout à tous,
suivant le conseil de l'Apôtre, (201) ne doit point, dans son zèle, s'exclure
lui-même de cette première charité: savoir s'appartenir était, à ses yeux, d'un
prix inestimable; l'une des principales causes du peu de lumière dans le monde
provenait, à son avis, du manque de réflexion de l'homme sur lui-même.
Pour encourager
les autres à marcher joyeusement dans la voie des observances religieuses, il
aimait à parler des avantages que ces observances apportent à l'âme et au
corps, tels que santé, prolongement des années, sauvegarde de la vie
surnaturelle: le démon, vaincu de ce côté n'ose plus exciter les révoltes de la
chair, tandis que l'excès dans le boire et le manger ouvre la porte à ses
tentations et lui promet un triomphe facile. — A ces premiers avantages, il ne
manquait pas d'ajouter, celui de l'intelligence de la science divine, apportant
l'exemple des trois jeunes Hébreux, estimés plus savants,que tous les satrapes
de Babylone, grâce à leur sobriété; car, au dire du texte sacré, ils refusaient
les mets délicats de la table royale pour se contenter d'une nourriture simple
et frugale, et ne buvaient même que de l'eau.
Un jour, la
comtesse de San-Severino, sa soeur, lui demanda de quelle manière elle pourrait
devenir une sainte. Thomas lui répondit: En le voulant! Parole profonde,
qui s'entend d'une volonté ferme et efficace, et non de ces velléités, de ces
demi-vouloirs avec lesquels tant d'âmes vont cri enfer! Qui plus que notre
Saint possédait cette énergie de volonté? N'en avait-il pas donné la preuve
lorsque à l'âge des illusions et des plaisirs, à dix-sept ans, il avait su
résister aux entraînements de la chair et du sang, braver même les ennuis d'une
longue réclusion, pour suivre la voie qui lui semblait l'unique voie du salut?
La même comtesse
l'interrogea de nouveau sur ce qu'il (202) y a de plus souhaitable en cette
vie. Il lui repartit: C'est de bien mourir.
Poursuivant ses
demandes, elle le pria de lui dire ce qu'est le Paradis, Il répondit que jamais
elle ne pourrait le savoir qu'elle ne l'eût mérité. C'était faire entendre que
la possession seule de ce bonheur parfait peut nous en révéler la nature.
Autrement nul n'en saurait parler. Car ici-bas l’oeil de l'homme n'a point
vu, son oreille n'a point entendu, son coeur n'a jamais soupçonné ce que Dieu réserve à ceux qui
l'aiment (1). Il en est du
Paradis comme de celui qui en est le maître et souverain monarque: il faut
premièrement goûter, pour juger ensuite combien il est doux. (2)
Les pages qui
précèdent résument ce que les historiens nous ont appris des maximes et des
principes de saint Thomas sur la vie
spirituelle (3).
De tels
sentiments, de si admirables dispositions nous montrent à quel degré sublime le
saint Docteur possédait les quatre grandes vertus qui forment les assises de la
vie morale.
La prudence
éclate dans les précautions qu'il prend pour ne jamais déchoir de sa première
ferveur;
La justice,
dans sa fidélité envers Dieu, ses égards et sa déférence pour le prochain, et
dans l'abnégation de lui-même;
La force,
dans sa constance à vouloir, mais tout de bon, arriver au salut et à la
sainteté;
La tempérance
enfin, dans ces principes de réserve, de retenue et de mortification que nous
avons cités.
(1) I Cor., II, 9.
(2) PS. XXXIII, 9.
(3)
Cf. CASTILLO, Histoire de Saint Dominique et de son Ordre. — FRIGERIO, Vie
de Saint Thomas. — MARCHESE, Diario Domenicano.
Après cela, nous croirons sans peine au témoignage d'un
contemporain, Frère Conrad de Suessa, qui ayant vécu plusieurs années dans le
même couvent que saint Thomas, à Orvieto, à Rome et à Naples, déposa, sous la
foi du serment, qu'il l'avait. toujours vu progresser dans la perfection, et
avancer de vertu en vertu.
Apud
me oratio Deo vites meae. Ps. XLI, 9.
Je
priais au dedans de moi-même le Dieu qui est ma vie.
COMME une cire
tendre et immaculée, l'âme de l'enfant, dans sa candeur native, conserve
ordinairement la première empreinte qu'elle a subie. Si cette empreinte est
celle du doigt divin, quelle grâce insigne!
Cette grâce,
saint Thomas la reçut aux premières lueurs de sa raison. Sitôt qu'il put former
quelques paroles, il exprima son amour pour Dieu, le désir dei connaître ses
perfections adorables. Frappé d'une pensée — pensée bien digne du futur prince
de la théologie — à six ans, au Mont-Cassin, déjà il posait gravement cette
question: Dieu, qu'est-ce que Dieu?... A mesure qu'il connut davantage
l’Etre infini, cette Bonté qui, sourit à toute la nature, mais qui pour l'homme
se montre remplie de prévenances délicates, plus délicates que celles d'une
mère à l'égard du fruit de sa tendresse, l'enfant se mit avec ardeur à la
poursuite de la Vérité sans ombre, de la Beauté sans tache.
Le Seigneur va
au-devant de ceux qui le cherchent; il (206)
repose avec complaisance son regard sur ceux qui interrogent le sien.
Notre grand Docteur éprouva merveilleusement les effets de cette grâce qui
prévient, qui soulève, qui rapproche de plus en plus une âme de son centre.
Pour employer les termes d'un historien, le Dieu de bonté l'éleva jusqu'au
troisième ciel de la plus sublime oraison; il l'y conduisit doucement, comme
par la main, et enfin lui dressa une magnifique tente sur, ce Thabor, cette
montagne de lumières, séjour des âmes spécialement chéries de l'Eternel.
Saint Thomas
vivait de Dieu par une application parfaite à la prière, et par l'offrande
assidue de toutes ses actions. Cent fois le jour, il décochait vers le ciel ces
flèches embrasées que l'on nomme oraisons jaculatoires. En avançant en âge, il
augmenta le nombre de ses prières et de ses méditations; devenu religieux, il
suivit scrupuleusement les exercices de la communauté, et parvint à une union
pour ainsi dire perpétuelle avec Dieu.
La nuit, levé
avant tous les autres, il priait longtemps dans l'église, et dès que la cloche
allait sonner Matines, il regagnait sa cellule pour en redescendre aussitôt, et
donner ainsi à penser qu'il ne faisait rien d'extraordinaire. Le jour, il
assistait habituellement à tous les offices, sans user des légitimes dispenses
auxquelles lui donnaient droit ses études continuelles, ses leçons, la composition
de si nombreux ouvrages, les visites de tant de personnes avides de ses
conseils. La divine psalmodie terminée,, il vaquait encore à l'oraison mentale.
Son âme entrait
alors dans un commerce intime avec Dieu. Son corps devenait immobile, ses larmes
coulaient en abondance, et maintes fois on le vit élevé de terre: de plusieurs
coudées. C'était le moment où saint Thomas, (207) acquérait les plus hautes
connaissances, trouvait infailliblement la solution de ses difficultés,
l'intelligence des textes de l'Ecriture, et les décisions théologiques dont il
avait besoin. Lui-même en fit la confidence à Frère Réginald, son confesseur,
avouant qu'il avait plus appris par ses méditations, à l'église, devant le
Saint Sacrement, ou dans sa cellule au pied du Crucifix, que dans tous les
livres qu'il avait consultés.
Eminemment
contemplatif, disent les Actes de sa vie, tout appliqué aux choses de Dieu, le
saint Docteur était le plus souvent ravi hors de lui-même. C'était merveille
d'observer cet homme dans les actions qui ont coutume de distraire les sens:
repas, conversations, visites. Tout à coup il s'élevait vers les régions
célestes, laissant, pour ainsi dire, la place qu'occupait son corps, pour
suivre l'élan de son esprit.
Un jour,
racontent divers auteurs, on servit au réfectoire des olives salées à tel point
que personne n'en put manger. Saint Thomas seul acheva sa portion; on s'en
aperçut trop tard pour l'arrêter. Après le repas, un Frère lui dit: « Maître,
comment avez-vous pu goûter seulement à ces olives? — Pourquoi donc n'en
aurais-je pas mangé? répondit Thomas. —
Elles étaient horriblement salées. Le Saint réfléchit un instant, et,
voulant couvrir son recueillement en Dieu, il repartit avec un sourire: « Pour
dessécher une masse de chair comme la mienne, ne faut-il pas beaucoup de sel? »
Pareille
abstraction le prit, on s'en souvient, à la table de saint Louis, lorsque,
moins attentif à la grandeur des rois de la terre qu'à l'honneur du Roi du
ciel, il s'écria en frappant du poing: « Argument péremptoire contre les
Manichéens! »
Frère Raymond
Stephani, religieux napolitain, citait un fait du même genre, qui prouve que
pour saint Thomas contemplation et étude étaient une seule et même chose.
« Un cardinal,
revêtu alors de la qualité de légat en Sicile, ayant ouï les merveilles qu'on
racontait de Frère Thomas d'Aquin, pria l'archevêque de Capoue de lui procurer
un entretien avec ce Maure. Ils se rendent au. couvent de Saint-Dominique; on
appelle le Docteur, qui descend de sa chambre de travail, tout en demeurant
dans une abstraction complète des sens. Les visiteurs attendaient depuis
plusieurs minutes qu'il, revînt à lui, lorsque tout à coup, son visage prenant,
une expression radieuse, il s'écria: « J'ai maintenant ce que je, cherchais. »
Comme le saint Docteur ne donnait aux deux prélats aucune marque de révérence,
le cardinal commençait à concevoir intérieurement quelque mépris et laissait
percer son désappointement. L'archevêque s'en aperçut et dit aussitôt: «
Monseigneur, ne vous étonnez pas de ce que vous voyez: le Maître est souvent
dans ces abstractions, au point de ne pouvoir adresser la parole, quelles que
soient les personnes avec lesquelles il se trouve. » Puis il tira vivement
Thomas par sa chape. Le Saint, revenant de sa contemplation comme d'un sommeil,
et se voyant en face de si grands personnages, s'inclina respectueusement,
demanda pardon à l'éminent cardinal, et engagea fort courtoisement la
conversation. On voulut savoir pourquoi, quelques instants plus tôt, il avait
montré un visage si joyeux. Il répondit: « Je viens de trouver un bel argument
sur une question qui m'a longtemps arrêté; le contentement intérieur que j'en
ai ressenti s'est manifesté par la joie qui a paru sur mes traits. »
Chose non moins
merveilleuse, attestée par des auteurs parfaitement dignes de foi: tel était
l'empire que, par l'habitude de la contemplation, saint Thomas avait acquis sur
les puissances de son âme et de son corps, qu'il pouvait à son gré provoquer
ces ravissements, au point de perdre toute sensibilité. En voici plusieurs
exemples.
Les médecins
avaient conseillé de lui cautériser la jambe. Il dit à son compagnon: « Quand
on viendra m'appliquer le feu, prévenez-moi d'avance. » Sa recommandation fut
suivie. Le Saint aussitôt, se mettant au lit, entra dans une extase qui le
rendit insensible à toute douleur; les
assistants purent s'en convaincre à l'immobilité du membre, malade, tandis que
le chirurgien brûlait les chairs.
Une autrefois, à
Paris, on dut lui faire, une saignée. Saint Thomas, à cause de l'extrême
délicatesse de son organisme physique, redoutait toute opération chirurgicale.
Grâce à son moyen ordinaire, le ravissement en Dieu, il n'éprouva pas la
moindre sensation.
Une nuit qu'il
dictait dans sa cellule sur la Sainte Trinité. il eut besoin de recourir
à l'oraison pour obtenir l'intelligence d'un texte fort obscur. Il
s'agenouilla, prit un cierge et dit à son secrétaire: « Quoi que vous voyiez en
moi, gardez-vous d'appeler.» Puis il entra dans sa contemplation. Au bout d'une
heure, le cierge s'était consumé presque en entier. Notre Saint demeura
insensible aux ardeurs de la flamme qui lavait atteint ses doigts.
L'oraison, qui
absorbait si totalement l'homme de Dieu et lui enlevait toute sensibilité
physique, n'endormait cependant pas toujours sa connaissance touchant les
choses du dehors, même les plus secrètes. Un jour, à Naples, Dieu lui accorda
de lire dans la pensée d'autrui.
Thomas était au
chœur, assistant avec grande piété à la messe conventuelle, lorsque le portier
du couvent vint appeler un Frère auquel on apportait une pâtisserie. Le Frère
sortit, et rentra bientôt après, l'âme fort agitée. Le Saint, en ayant
révélation, dit tout bas au religieux
« Mon Frère, veillez sur vos pensées et ne cédez pas au
tentateur. — Maître, répondit le Frère, je m'efforce de bien entendre la messe
que l'on célèbre en ce moment. — Dites-moi, reprit Thomas, pour quel motif vous
avez quitté le choeur. » Le Frère, comprenant à cette question que son secret
était connu, avoua la tentation qui l'obsédait. Thomas ajouta:. « J'ai vu le
démon danser devant vous, en vous présentant votre pâtisserie. Gardez-vous bien
de la manger tout seul; mais partagez charitablement avec vos Frères. » Le
religieux, plein d'admiration, rendit grâces à Dieu d'abord, puis à Frère
Thomas, qui lui avait donné un avertissement si salutaire.
La bonté divine
se plaisait à exaucer les demandes de son fidèle serviteur, même en des sujets
de l'ordre purement temporel.
A l'époque où
saint Thomas enseignait à Paris, il devait, un jour, devant tous les membres de
l'Université, conclure une question qui avait été discutée la veille. En se
levant, pour prier, au milieu de la nuit, selon sa coutume, il sent tout à coup
dans sa bouche une excroissance fort gênante pour la parole. Grande est sa
perplexité, parce que l'heure ne lui permet plus de mander un chirurgien. Le
Frère qui couchait près de sa cellule s'efforce de le rassurer, en lui
représentant qu'il sera facile le lendemain matin de donner contre-ordre, en
faisant connaître l'accident inopinément survenu. Mais le saint Docteur,
considérant d'un côté la déception des maîtres et des étudiants, et de l'autre
le (213) danger qui pourra résulter pour lui d'une opération difficile, répond
avec confiance: « Je ne vois d'autre ressource que de m'abandonner à la
providence de Dieu. » Tombant à genoux, il conjure longtemps le Seigneur de
l'assister. Tandis qu'il redouble de supplications, la tumeur disparaît: Thomas
se trouve entièrement soulagé.
Deux grâces
étaient l'objet assidu de ses prières: l'une, de savoir si son enseignement et
ses actes plaisaient à Dieu; l'autre de persévérer toujours dans ses premières
résolutions et de mourir simple religieux. Après la mort de ses frères,
victimes de la vengeance impériale, il en ajouta une troisième: celle de connaître
leur sort éternel.
Ces demandes lui
furent toutes trois accordées. Il apprit le salut de ses frères, de la manière
que nous verrons plus loin; Dieu permit qu'il n'exerçât, jamais ni supériorité
dans son Ordre, ni dignité dans l'Eglise; enfin il fut assuré de la bonne
disposition de son âme par une vision, « non pas, imaginaire mais corporelle »,
que Guillaume de Tocco rapporte ainsi qu'il suit:
« Frère Thomas
priait à Naples, dans l'église du couvent, lorsque lui apparut Frère Romain,
maître en théologie son successeur au collège de Saint-Jacques. Frère Thomas,
se trouvant en face de ce religieux, lui dit: « Soyez le bienvenu. Quand donc
êtes-vous arrivé? » Celui-ci répondit: « Je suis sorti de ce monde, et il m'a
été permis de vous apparaître à cause de vos mérites. » Le saint Docteur, que
cette vision soudaine avait fortement ému, recueillant ses esprits, poursuivit.
en ces termes: « Puisque Dieu le veut, je vous adjure de sa part de répondre à
mes questions. Qu'en est-il de moi, je vous prie? mes oeuvres plaisent-elles à
Dieu? » Frère Romain répondit: « Votre âme est en bon état, et vos oeuvres sont
agréables (214) à Dieu. » Le Docteur continua: « Et pour vous, qu'en est-il? »
Il répondit: « Je suis dans la vie éternelle; mais j'ai passé seize jours en
purgatoire, pour une négligence coupable à faire exécuter un testament dont
l'évêque de Paris m'avait confié le soin. » Le Saint ajouta: « Parlez-moi, je
vous prie, de cette fameuse question que nous avons agitée; tant de fois: les
habitudes acquises en cette vie demeurent-elles dans la patrie? — Frère Thomas,
répondit le visiteur, je vois Dieu, ne m'en demandez pas davantage. » Notre
Docteur insista cependant: «Depuis que voies voyez Dieu,,dites-moi, le
voyez-vous sans aucun milieu, ou au moyen de quelque similitude? » L'envoyé
céleste répondit par ce verset du Psaume quarante-septième: Comme nous avons
entendu dire, ainsi avons-nous vu dans la cité du Seigneur des vertus, et
la vision s'évanouit. L'homme de Dieu demeura dans l'étonnement d'une apparition
si merveilleuse et si inattendue, mais sa joie fut extrême de la consolante
réponse qui lui avait été donnée sur le bon état de son âme. »
Qu'admirer le
plus? L'amour du Saint pour l'oraison, son recours à la prière en tout temps,
en tout lieu, en toute circonstance; ou la fidélité du Dieu très bon à
rémunérer la foi de son serviteur par des extases, des apparitions, la
connaissance des cœurs, l'assurance que tous ses désirs sont exaucés?
De part et
d'autre, il y a matière à notre admiration et à notre instruction.
Nous apprenons d'abord que la prière humble, confiante,
persévérante est le grand secours du chrétien dans toutes les nécessités de la
vie, et la source de ses plus douces consolations. Nous voyons ensuite de
quelle manière agit (215) le Tout-Puissant envers ceux qui l'aiment et qui
l'appellent. Comme l'aigle provoque ses aiglons à voler, et étend ses ailes
pour leur servir de support (1), ainsi le
Seigneur va-t-il chercher, dans le désert de ce monde, les âmes sincèrement
désireuses de s'unir à Lui! Il les prend, les instruit, les transporte
sur les plus hautes cimes de la contemplation, et les plaçant tout près du
soleil de sa divinité, leur permet d'en fixer quelques rayons.
Tel fut le vol de
l'Ange de l'école. En peu de temps, il parvint à ce degré sublime d'oraison où
les parfaits n'en sont plus à chercher Dieu, jouissant de lui
comme par un avant-goût de la vision béatifique. C'est à cette jouissance
de Dieu dès ici-bas que tous nous devons tendre, dit le saint Docteur (2).
Puisse-t-il, par son
crédit au ciel, obtenir cette grâce à tous ceux qui s'honorent de l'avoir pour
PATRON!
(1)
Deut., XXXII, 15.
(2)
2a, 2ae. q. 182, a. 2.
Altaria
tua, Domine virtutum. Ps. LXXXIII, 4.
A
moi vos autels, ô Dieu des vertus.
SAINT Thomas eut
donc, à un degré éminent, l'esprit de prière. Cherchons à quelles sources i
s'alimentait cet esprit, vie et force de l'âme. Ouvrons de nouveau le livre qui
nous a déjà plusieurs fois instruits: ouvrons, lisons, édifions-nous.
« Frère Thomas
avait une dévotion singulière pour le très saint Sacrement. De même qu'il lui
avait été accordé d'écrire avec plus de profondeur sur ce mystère, il lui fût
donné aussi de le célébrer avec une piété plus tendre.
« Chaque jour, il
disait la messe, en entendait une autre, qu'il servait souvent, avant même
d'avoir déposé tous les ornements sacerdotaux. Si, pour cause d'infirmité ou
quelque autre motif, il n'avait pu offrir le saint sacrifice, il assistait à
deux messes consécutives.
« Pendant qu'il
célébrait, le saint Docteur éprouvait fréquemment de tels transports, que son
visage était tout inondé de larmes; c'est alors que son âme puisait avec
abondance aux lumières et aux grâces dont cet auguste sacrement est la source.
« Un dimanche de
la Passion, au couvent de Naples, Frère Thomas semblait dire la messe avec plus
de dévotion encore que de coutume. Tout à coup, les assistants, parmi lesquels
se trouvaient plusieurs officiers de l'armée, le virent absorbé par la
sublimité des mystères de l’autel. On eût dit qu'il assistait à la scène du
Calvaire, et ressentait en lui-même les souffrances de l'Homme-Dieu. C'est ce
que démontraient le ravissement de son esprit et les l'armes qui couvraient ses
joues. Comme cet état se prolongeait, quelques Frères s'approchèrent de lui,
pour l'inviter à poursuivre le saint sacrifice, et, le tirant par ses habits,
ils parvinrent à le, faire revenir de son extase.
« Après la messe,
plusieurs religieux, et les officiers ses amis, le prièrent de leur dire ce
qu'il avait éprouvé dans ce ravissement; mais le Saint refusa de les
satisfaire, confus d'avoir à révéler les divins secrets. »
Depuis que, pour
parler le langage des Ecritures, l'abîme, de la misère humaine appelle l'abîme
de la clémence infinie, et que, le Très-Haut, joignant les extrêmes, s'est
incarné dans le sein d'une Vierge pour habiter parmi nous, la religion, lien
sacré qui unit la créature au Créateur, a pris une forme nouvelle et sublime.
Le fondement du culte chrétien, c'est Jésus-Christ, Homme-Dieu, régnant au
ciel; mais en même temps réellement et substantiellement présent au Sacrement
de son. amour.
L'Eucharistie est
le centre vers lequel tout converge; et la Messe, dans laquelle Jésus-Christ,
Prêtre invisible, offre comme victime à la majesté de son Père, est l'acte
solennel, l'agité par excellence de la religion.
Au regard de la
foi, rien n'égale ici-bas le ministère du prêtre exerçant les fonctions de son
sacerdoce. Mais, après l'honneur réservé au ministre sacré, en est-il un qui
approche de celui du clerc servant à l'autel?
Comme le prêtre,
il est au milieu des anges, spectateurs invisibles de l'oblation très pure et,
grâce au concours immédiat qu'il prête à la célébration, des divins mystères,
il en recueille des fruits plus abondants que les fidèles simplement adorateurs
Vérités oubliées
ou trop peu connues! Saint Thomas d'Aquin, par son exemple, non moins que par
sa doctrine, les enseigne à tous, mais plus spécialement aux jeunes enfants
chargés, d'après l'usage, d'une fonction dont les Séraphins, eux-mêmes ne
s'acquitteraient qu'en tremblant.
Si la Messe est
l'acte par excellence du culte catholique, la Communion est la plus riche des
pratiques chrétiennes. Mais, pour être vraiment la source de tous les biens,
elle requiert, avec la pureté de conscience, une sérieuse préparation et une
fervente action de grâces. Nul ne comprit mieux ce devoir que le Docteur
eucharistique: aussi, mettant sa science, au service de sa foi, composa-t-il un
certain nombre de prières très pieuses que l'Eglise a recueillies, et qu'elle
propose à ses ministres, lorsqu'ils sont sur le point de monter à l'autel où
qu'ils en descendent.
A saint Thomas,
d'après la tradition dominicaine, appartient la dévote prière
Ame de Jésus,
sanctifiez-moi! (1)
L'Adoro te,
cette hymne dont chaque strophe exhale un parfum si suave d'adoration et
d'amour, autre chef-d’oeuvre du Docteur angélique:
O Dieu vraiment caché
sous cette Hostie,
Je vous adore, et
je tombe à genoux
A votre aspect,
mon âme anéantie
Sans hésiter se
soumet toute à vous.
Les hymnes de
l'office du très saint Sacrement peuvent être regardées aussi comme
d'admirables formules d'actes avant ou après la communion.
Saint Thomas
avait quantité d'autres prières composées par lui, pour chacun de ses exercices:
confession, prédication, étude, et autres actions de la journée.
Avant l'étude, il
récitait la prière suivante, à laquelle S. S. Léon XIII a attaché. 300 jours
d'indulgence, afin, de la rendre plus recommandable aux écoliers chrétiens.
« Dieu de
miséricorde, accordez-moi la grâce de désirer avec ardeur, de rechercher avec
prudence, de reconnaître avec vérité, et d'accomplir avec perfection ce qui
vous est
(1)
Cf. Béringer, S. J. Les Indulgences, tome I, p. 152. Consulter aussi Les
Heures d'York, ouvrage anglais, de l'an 1517; la prière Ame de Jésus
s'y trouve en entier, avec addition d'une invocation bien digne de saint
Thomas: « Splendor vultus Christi, illumina me. — Splendeur de la sainte
Face de Jésus-Christ, illuminez-moi. »
agréable, pour la louange et la gloire de votre nom.
Ainsi soit-il (1). »
Souvent aussi,
l'angélique Docteur recourait aux versets de l'Ecriture ou de la sainte liturgie.
Quand il entendait la messe, il avait coutume, à l'Elévation, de dire avec une
dévotion profonde: C'est vous, le Roi de gloire, ô Jésus! Vous, le Fils
éternel du Père, et les autres paroles du Te Deum, auquel ces
versets sont empruntés.
En temps de Carême,
à Complies, les Frères Prêcheurs, dans leur rite particulier, chantent une
belle antienne qui commence par ces mots: Media vita in morte sumus; «
au milieu de la vie, nous sommes dans la mort. » On y adresse à Dieu cette
prière touchante: « Ne nous rejetez pas au temps de la vieillesse; quand notre
force viendra à défaillir, Seigneur, ne nous abandonnez pas.- » A ces paroles,
le Docteur angélique était d'ordinaire comme ravi et absorbé dans la prière, et
il ne pouvait retenir ses larmes. (2)
L'Eucharistie est
le divin mémorial de la passion du Sauveur, et la Croix en est le royal
attribut.
Thomas d'Aquin
avait une dévotion marquée pour la croix. Il aimait à en tracer le signe
auguste sur sa personne, toutes les fois notamment que retentissaient les roulements
du tonnerre; alors il ajoutait: Verbum caro factum est, le Verbe s'est fait
chair, — Dieu est mort pour nous.
On montre à
Anagni une salle souterraine où le Saint alla plus d'une fois chercher abri
contre les orages. Un
(1)
ORATIO S. THOMAS AD DEUM ANTE LECTIONEM AUT ETUDIUM RECITANDA. Concede mihi,
misericors Deus, quae tibi placita sunt ardenter concupiscere, prudenter
investigare, veraciter agnoscere, et perfecte adimplere ad laudem et gloriam
nominis tui. Amen. (Indulg. 300 dier. Rescript. Leonis XIII, 21 Junii 1879). —
Raccolta, 1886, p. 63.
(2)
Année Dominicaine.
jour, il traça sur la muraille une croix en grandes
lettres onciales superposées, dont la réunion forme le distique suivant,
attribué à saint Fortunat, évêque de Poitiers:
Crux mihi certa salus, Crux est quam semper adoro;
Crux Domini mecum, Crux mihi refugium.
O Croix, de mon salut l'espérance assurée,
Croix sainte, sois toujours de mon coeur adorée!
Croix du Seigneur, reste avec moi;
O Croix, mon refuge est en toi!
Pour comprendre
l'ingénieuse disposition des lettres et, y lire le distique proposé, il faut
chercher au centre l'initiale du mot Crux; en remontant la ligne
médiane, on trouve Crux mihi certa salus, et en descendant: Crux est
quam semper adoro. Puis, en allant du centre vers la gauche, en suivant la
médiane horizontale, on a: Crux domini mecum; enfin à droite: Crux
mihi refugium.
Cette croix s'est
répandue dans le monde chrétien sous le nom de Croix angélique, ou Croix de
saint Thomas. Les habitants d'Anagni en ont un fac-similé dans leur maisons
pour se préserver contre le feu du ciel, et Pie IX, de sainte mémoire, a daigné
accorder 300 jours d'indulgence à quiconque réciterait pieusement les
aspirations formant le distique.
L'Église
catholique ne sépare pas la bienheureuse Vierge de sors, divin Fils; et
quiconque, l'histoire à la main, parcourt les saintes Vies des serviteurs de
Dieu, remarque chez tous une dévotion spéciale à la Mère de Jésus.
Dire qu'en saint
Thomas le culte de Marie a prévenu la raison, ce n'est assurément pas une
hyperbole. Nous, l'avons vu, sur les genoux de sa nourrice, serrer dans sa
(225) main et mettre dans sa bouche une feuille de papier portant ces mots: Ave
Maria. Cette même main devait plus tard écrire un savant traité sur la
Salutation angélique, et cette même bouche publier éloquemment les grandeurs de
l'Ave Maria. Tout un carême, à Naples, on entendit le grand Docteur
prêcher sur ces seules paroles: Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le
Seigneur est avec vous.
Les élèves de nos
collèges chrétiens, qui ont adopté l'usage de mettre des initiales pieuses en
tête de leurs devoirs scolaires, se. doutent-ils qu'ils ont pour devancier dans
cette louable pratique le Docteur de l'Eglise, Thomas d'Aquin? Les précieuses
pages d'un manuscrit autographe récemment découvert portent en marge, et de la
même écriture que le texte, ces mots souvent répétés: Ave Maria, ave Maria!
L'Eglise,
interprète infaillible des Livres saints, applique à la Mère de Dieu ces,
paroles dites de la Sagesse incréée: Pour moi, je,chéris ceux qui
m'aiment... Ceux qui contribuent à ma gloire auront la, vie éternelle (1). Saint Thomas en fit la douce expérience. Marie se
montra sa mère dès le berceau; elle inclina lés affections de son coeur vers
cet Ordre qu'elle-même appelait Mon Ordre, et auquel, en la personne du
saint fondateur, Dominique, elle confiait la plus belle des dévotions établies
en son honneur: le Rosaire. Marie fut polir saint Thomas l'étoile qui éclaira
le frêle esquif de son innocence, dans la tempête si capable de l'engloutir.
Enfin, cette science. tenant du,miracle, qui osera dire que notre Docteur ne la
dut pas à l'intervention de Celle qui est justement appelée le Siège de la
Sagesse?
Il y a plus: saint Vincent Ferrier et saint Antonin nous
(1)
Prov., VIII, 17. Eccli., XXIV, 31.
déclarent que la bienheureuse Vierge honorait Thomas de
ses visites. En ces circonstances, le grand Docteur, tel qu'un enfant qui
questionne sa mère, interrogeait la Reine du ciel, et lui demandait
l'explication des difficultés qui l'avaient arrêté dans l'étude des saintes
Lettres. Alors Marie, avec un doux sourire, s'adressait à Jésus, qu'elle tenait
dans ses bras, et le priait de donner l'explication attendue.
Frère Réginald,
sur l'aveu que lui fit le Saint lui-même, peu de jours avant sa mort, affirme
que cette aimable souveraine lui était apparue, et lui avait donné pleine
sécurité sur. sa vie, sa doctrine et sa persévérance finale. L'historien qui
rapporte le fait poursuit ainsi: « Cette tendre Mère, la plus généreuse des
femmes, ne se mêle pas seulement aux rangs des habitants de la gloire; elle
daigne aussi une pas refuser la consolation de sa présence à ceux qui sont
encore voyageurs sur la terre. Sans quitter son trône royal du ciel, elle aimes
toujours à regarder le lieu d'où elle y est montée... C'est elle, nous le
croyons pieusement, qui avait obtenu de son Fils pour son Docteur cet immense
trésor de science, en récompense du lis qu'il avait offert à, Dieu, et qu'il a
conservé, dans toute sa blancheur. » (1)
Ces réflexions
suggèrent à un autre serviteur de Marie, le cardinal Pie, d'illustre mémoire,
les paroles suivantes, dans une homélie prononcée à l'occasion du sixième
centenaire de la mort de saint Thomas: « O Vierge puissante, ô la plus
généreuse des Mères, daignez demander aussi pour nous la pureté de l'âme et du
corps; la blancheur du lis, avec l’abondance de la doctrine! Daignez nous
rassurer avant le passage suprême avant la fin de notre exil, et nous
(1)
Boll., VII, 668.
donner votre certificat concernant notre science et notre
vie: ipsum certificavit de vita sua et scientia. » (1)
Il n'est aucun de
nos lecteurs très certainement qui ne souscrive du fond du cœur à ce langage.
En commerce
habituel avec les prophètes, es apôtres et les Pères de l'Eglise, dont il
interprétait les écrits dans ses savants ouvrages, notre Saint avait conçu pour
eux, comme tout naturellement, une dévotion singulière; et avec cette
simplicité qui n'est pas le moindre charme de son caractère, il leur demandait
à eux-mêmes des éclaircissements. Souvent sa confiance fut récompensée par de
célestes apparitions. Les exemples trouveront place dans le chapitre consacré à
la science du saint Docteur.
Dévot à la
personne des saints, il l'était pareillement à leurs images et à leurs
reliques.
Vers la fin de
l'été 1272, Thomas, se rendant à Naples pour ouvrir son cours, s'arrêta au
château de la Molaria, qui se trouvait sur sa route, afin de saluer son ami, le
cardinal Richard Annibaldi. Frère Réginald et Frère Tholomée de Lucques
l'accompagnaient. A peine arrivé, il fut saisi de la fièvre avec Frère
Réginald. Le Bienheureux se rétablit promptement; il n'en fut pas ainsi de son
compagnon, dont l'état inspira même de vives inquiétudes. « Thomas, écrit
Guillaume de Tocco, venait à, sa chambre pour le consoler et le réconforter
dans le Seigneur. Après l'avoir exhorté à la patience, il lui conseilla de
s'adresser à sainte Agnès, avec espoir certain d'en recevoir le bienfait de la
santé. Lui-même implora les mérites de la vierge martyre auprès de Dieu. Prenant
ensuite des reliques de la sainte, lesquelles par dévotion il portait toujours
suspendues
(1)
Oeuvres complètes, VIII.
à son cou, il les déposa sur la poitrine du malade, et
redoubla ses supplications. A l'instant, Frère Réginald se leva joyeux et plein
de santé. Ce miracle fut attribué par les uns à la piété du Maître, par les
autres à l'intervention de sainte Agnès. Mieux vaudrait dire qu'il fut l'oeuvre
de l'un et de l'autre: les prières de l'illustre martyre s'unirent aux
instances du saint Docteur, pour obtenir de Dieu la grâce désirée. »
Large dans les
effusions de sa piété, saint Thomas ne pouvait oublier les saints de sa famille
religieuse, et principalement le bienheureux Dominique, son Père. Nous l'avons
vu, à Bologne, assister à une translation des restes du saint patriarche, et
par des veilles et des prières sur son tombeau, préluder à l'enseignement qu'il
allait distribuer aux écoliers de l'Université bolonaise. Les mémoires du temps
nous apprennent que l'angélique Docteur ne passait presque aucun jour sans
étudier la vie de saint Dominique, afin de reproduire ses vertus. En agissant
de la sorte, il était mû par cette pensée que tout Fondateur lègue à sa
descendance spirituelle un esprit qui en formera toujours le caractère
distinctif, de même que le chef d'une famille dans l'ordre naturel communique,
avec son sang et ses biens, des principes d'honneur dont ses enfants et petits
enfants ne sauraient s'écarter sans forfaiture.
Saint Thomas
professait encore une dévotion particulière envers saint Augustin, dans lequel
il voyait non pas seulement un maître pour la doctrine, mais un ancêtre
religieux, auquel les Prêcheurs sont redevables de la règle qui fait la base de
leur législation. Aussi, en témoignage de sa piété, composa-t-il, d'après le
texte même du grand évêque d'Hippone, un office propre, encore en usage dans
l'Ordre des Frères Prêcheurs.
Enfin, un
troisième culte de famille avait place dans le coeur de Thomas d'Aquin. L'an
1266, il lui fut donné de vénérer, à Milan, dans l'église de Saint-Eustorge, la
tombe du martyr Pierre de Vérone, son Frère en Religion. Les Milanais
érigeaient en ce moment un somptueux mausolée à leur nouveau protecteur
céleste. Saint Thomas apporta à cette oeuvre l'appoint de son génie. Il composa
en hexamètres rimés la belle épitaphe que voici:
PRAECO, LVCERNA, PVGIL CHRISTI, POPVLI FIDEIQVE,
HIC SILET, HIC TEGITVR, JACET HIC, MACTATVS INIQUE.
VOX OVIBVS DVLCIS, GRATISSIMA LVX ANIMORVM,
ET VERBI GLADIVS, GLADIO CECIDIT CATHARORVM.
CHRISTVS MIRIFICAT, POPVLVS DEVOTVS ADORAT,
MARTYRIOQVE FIDES
SANCTVM SERVATA DECORAT.
SED CHRISTVS NOVA
SIGNA LOQVI FACIT, AC NOVA TVRBAE
LEX DATVR, ATQUE FIDES
VVLGATA REFVLGET IN VRBE.
Le héraut, le flambeau, le champion du Christ, du peuple
et de la foi,
Ici se tait, ici est caché, ici repose, victime de
l'iniquité.
Voix suave aux brebis, lumière très douce aux âmes,
Et glaive du Verbe, il tomba sous le glaive des Cathares.
Le Christ le glorifie, le peuple dévot le révère,
Et la foi conservée par son martyre rend honneur au
saint.
Mais le Christ fait parler de nouvelles merveilles, de
nouveau à la foule
La loi est proposée, et la foi divulguée brille dans la
cité.
Vas
auri solidum, ornatum omni lapide pretioso. ECCLI., L, 10.
Il
était comme un vase d'or, enrichi de toutes sortes de pierres précieuses.
Nous savons que
Thomas veut dire abîme. Notre Saint a justifié son nom par sa science, sans
doute, mais encore, et surtout, par son humilité.
A cet égard, le
P. Feuillet fait une judicieuse remarque « Il est bien facile à une personne
qui n'a que des qualités médiocres d'éprouver de bas sentiments d'elle-même,
c'est plutôt,une justice qu'elle se rend que l'effet d'une humilité véritable.
Mais ne perdre jamais de vue ses misères et son néant, dans l'éclat d'une
naissance illustre, au milieu de lumières qui font pénétrer les mystères les
plus cachés, quand on est l'objet, de louanges et d'acclamations universelles:
voilà une humilité très particulière à saint Thomas d'Aquin. Il passait pour
l’oracle de la théologie; les papes Urbain IV et Clément IV l'honoraient de
leur amitié; saint Louis, roi de France., l'avait en vénération; les cardinaux,
les archevêques, lés évêques, les universités, en un mot, tout ce qu'il y a de
grand dans l'Eglise et dans l'Etat, le considéraient comme un homme
extraordinaire. Lui seul (232) s'estimait un néant, le plus imparfait des
religieux de son Ordre. Un jeune emporté lui reprocha un jour de n'être pas si
savant qu'on le croyait: « Vous avez raison, mon cher enfant, répondit le
Saint; et c'est pour détromper le monde de la fausse opinion qu'il a de moi que
j'étudie sans cesse. »
Au confident
intime de ses pensées, lui-même disait, quelques jours avant de mourir:
« Grâce à Dieu, jamais ma science, mon titre
de docteur, ni aucune victoire scolastique n'a fait naître en moi une
impression de vaine gloire, capable de détrôner en mon âme la vertu d'humilité.
Si parfois quelque premier mouvement s'est élevé en prévenant la raison,
celle-ci est survenue aussitôt pour le réprimer. » Un auteur ajoute qu'en
pareille circonstance, Thomas faisait extérieurement un petit signe de croix
sur son coeur, afin de se prémunir contre les atteintes de l'amour-propre, et
de lui fermer les avenues.
La liturgie
dominicaine renferme cette juste exclamation:
O don de la vertu
céleste,
De la grâce ô
pouvoir vainqueur!
Jamais la vanité
funeste
De Thomas
n'effleura le coeur.
Ce n'est pas que
le Docteur angélique n'eût conscience des lumières vraiment extraordinaires
dont Dieu avait favorisé son esprit; mais il les rapportait à l'Auteur de tout
don, s'appliquant ces paroles de l'Apôtre: Qu'as-tu que tu n'aies recu? Si
donc tu as reçu ce que tu possèdes, pourquoi te glorifier comme situ ne l'avais
pas reçu? (1)
Cette humilité le
rendait fort modéré dans les discussions
(1)
I Cor., IV, 7.
théologiques, et quoiqu'il pressât d'arguments son
adversaire, c'était néanmoins avec tant de retenue qu'alors son humilité
paraissait autant que la vivacité de son intelligence.
On peut attribuer également à cette vertu la pureté
d'intention qui régnait en tous ses actes, et aussi cette frayeur salutaire qui
le faisait trembler de n'être pas dans l'amitié de son Dieu. Telle est la
disposition du juste bien que sa conscience ne lui reproche rien, il ne se
croit pas néanmoins justifié; il a de lui-même une défiance profonde, et vit
dans l'appréhension continuelle que Celui qui sonde les cœurs et les reins ne
le trouve coupable aux yeux de sa justice
L'humilité de
saint Thomas avait en horreur les plus imperceptibles retours sur soi-même;
sans nul doute, cette vertu est la clef qui tient renfermés, et cachés à nos
yeux, jusqu'au grand jour des manifestations, les riches trésors amassés dans
cette âme, grâce aux largesses du Maître et à la fidélité du serviteur. Ennemi
de l'estime des hommes, il voilait avec le plus grand soin les faveurs dont il
était comblé du ciel; s'il en découvrait quelque chose à son confesseur,
c'était non moins par humilité, dans la crainte d'être le jouet de l'illusion,
que par simplicité et obéissance. Encore scellait-il cette déclaration d'un
acte d'humilité, défendant; à son compagnon d'en rien découvrir, si, ce n'est
après sa mort, et pourvu qu'il le jugeât expédient à la gloire de Dieu.
De l'humilité à
l'obéissance il n'y a qu'un pas; pour mieux dire, l'obéissance n'est autre
chose que l'humilité mise en pratique par l'acquiescement de la volonté propre
à la volonté d'autrui. C'est pourquoi nos auteurs (234) rapportent
indifféremment à l'une ou à l'autre de ces vertus divers traits fort édifiants
de la vie de saint Thomas.
Bien différent de
ceux qui ne veulent jamais recevoir de conseil, ou qui ne tiennent aucun compte
des salutaires observations que leur adressent des hommes ayant qualité pour
cela, le saint Docteur était entièrement soumis à la correction de qui que ce
fût; tous étaient bien venus à le reprendre.
Un jour qu'il
faisait la lecture au réfectoire, le correcteur de table l'arrêta pour avoir
donné à un mot une accentuation qui pourtant était la vraie. Le Saint accentua
sans hésitation au gré du correcteur. Après le repas, quelqu'un lui dit: «
Frère, vous avez eu tort de vous reprendre; le père correcteur s'était manifestement
trompé. » Thomas répondit: « Il importe peu de prononcer une syllabe longue ou
brève, mais c'est beaucoup d'être humble et obéissant. »
Non moins
admirable est le fait arrivé à Bologne, pendant que saint Thomas y exerçait la
fonction de régent des études.
Il se promenait
sous le cloître, seul et contemplatif, selon sa coutume, lorsqu'il est abordé
par un Frère étranger, lequel, devant aller en ville, avait l'autorisation de
prendre pour compagnon le premier religieux qu'il rencontrerait. « Mon Frère,
dit l'étranger, le Père prieur vous commande de sortir avec moi. » Frère Thomas
incline la tête en signe d'adhésion, et se met à le suivre. Mais comme,
souffrant des jambes, il ne pouvait aller aussi vite que son compagnon,
celui-ci lui en faisait de fréquents reproches. Thomas s'excusait humblement et
s'efforçait de hâter sa marche. Cependant des citoyens de Bologne furent
étonnés de voir le grand Docteur s'attacher aux pas d'un religieux inconnu.
Soupçonnant quelque méprise, ils firent connaître (235) à l'étranger la qualité
de celui qu'il admonestait ainsi. Le pauvre Frère tout confus se tourne vers
Thomas, et lui demande pardon de son erreur. Les témoins de la scène,
s'adressant alors au Maître, l'interrogèrent respectueusement sur sa
condescendance aveugle aux volontés de ce Frère. Thomas leur fit cette
admirable réponse: « Toute vie religieuse à sa perfection dans l'obéissance;
c'est par elle que l'homme se soumet à l'homme pour l'amour de Dieu, de même
que Dieu a daigné obéir à l'homme pour l'amour de l'homme. »
Par ce seul fait
se trouve justifié ce mot d'un historien l'obéissance était pour le Docteur
angélique sa boussole et son étoile polaire.
A partir du jour
où, devenant profès solennel, il abdiqua, de son plein gré, toute volonté
propre entre les mains du prieur de Naples, l'obéissance marque chaque étape de
son voyage terrestre.
C'est par
obéissance que, surmontant les répugnances de son humilité, il consentit à
recevoir les grades de bachelier, licencié, maître en théologie; c'est par
obéissance qu'il transporta tour à tour son enseignement à Cologne, Paris,
Rome, Orvieto, Pérouse, Bologne, Naples. Enfin, c'est par obéissance au premier
de tous ses supérieurs, le Vicaire de Jésus-Christ, qu'il quitta Naples; malade
et épuisé, et vint mourir dans un monastère étranger à son Ordre, en se rendant
au concile de Lyon.
Sans doute,
l'obéissance du religieux, comme la fidélité du soldat à sa consigne, doit être
aveugle et aller jusqu'à la soumission du jugement. Cependant, elle est un hommage
raisonnable, comme parle saint Paul: aussi, est-il parfois licite au
religieux d'exposer avec simplicité et respect des motifs qui rendraient son
acte d'obéissance (236) difficile ou pénible au delà de l'intention formelle du
supérieur. Quant à saint Thomas, a-t-il jamais fait valoir quelque cause de
dispense?... Le trait de Bologne répond à cette question. — Quel exemple pour
tous ceux que leur âge ou leur condition vouent à la plus exacte soumission, en
toute-chose!
Un autre fruit de
l'humilité en saint Thomas d'Aquin fut son parfait détachement. Ouvrons de
nouveau les annales de l'Ordre.
« Issu de noble
lignée, il eût pu convoiter l'abondance des richesses et la pompe des honneurs;
il mit sa richesse et sa gloire à imiter Jésus-Christ pauvre et humble, plutôt
qu'à regorger de biens temporels et à monter au faîte des, grandeurs mondaines.
Un jour, accompagné de ses étudiants, il revenait de l'abbaye de Saint-Denys,
où il était allé vénérer les précieuses reliques qu'on y conserve.. Quand les
Frères furent arrivés à une hauteur d'où l'on découvrait tout Paris, ils
s'arrêtèrent un instant: « Maître, dit l'un d'eux, voyez donc la belle cité!
— Très belle assurément, répondit
Thomas. — Ne voudriez-vous pas en être le souverain? — Qu'en ferais-je?
répondit en souriant le saint Docteur. — Vous la vendriez au roi de France, et
avec les bons écus sonnants qui en reviendraient, vous bâtiriez tous les
couvents des Frères Prêcheurs. » Or l'étudiant parlait ainsi, pensant bien
provoquer quelque mot d'édification. Le Maître reprit en effet: « Si cette
ville était à moi, le souci de son gouvernement m'arracherait à la
contemplation et m'enlèverait la jouissance de l'âme; en vérité, j'aimerais
bien mieux avoir les homélies de saint Jean Chrysostome sur saint Matthieu.»
« Il le savait,
le pieux Docteur, tout homme appartenant (237) à la milice de Jésus-Christ ne
s'embarrasse pas dans les affaires du siècle, afin de plaire à Celui qu'il a
promis de servir. Aussi, quand le bienheureux pape Clément IV, qui l'avait en
grande affection, lui offrit plusieurs dignités et revenus, refusa-t-il revenus
et dignités, content de vivre humble et pauvre. Les membres de son illustre
famille eurent à subir, en Campanie, la persécution de l'empereur Frédéric,
pour la cause de l'Église. Frère Thomas pouvait, du consentement du souverain
pontife, les assister avec les biens ecclésiastiques; l'affection naturelle,
plus encore la charité et la gratitude dues à d'aussi nobles victimes de la
cause religieuse semblaient l'y inviter; mais comme, par amour pour Dieu, il
avait été insensible à ses propres nécessités, ainsi ferma-t-il les yeux sur
celles de ses proches.
« Un pareil motif
de détachement lui fit refuser les amples bénéfices attachés au monastère de
Saint-Pierre à l'autel, construit à l'endroit où, selon la tradition, le
prince des apôtres, se rendant Rome pour la première fois, offrit le saint
sacrifice sur un autel consacré par lui. »
Un dernier trait,
car il faut se borner, nous sera fourni par Antoine de Brescia, religieux du
couvent de Naples:
« J'ai entendu
Frère Nicolas de Marsiliaco, ancien conseiller et chapelain du roi de Chypre,
disciple de Frère Thomas, et homme de grande science et sainteté, me dire les
larmes aux yeux: « Frère Antoine, j'ai vécu avec Frère Thomas a Paris, et
j'atteste devant Dieu n'avoir jamais rencontré d'homme plus ami de la pureté et
de la pauvreté. Dans le temps qu'il composait sa Somme contre les Gentils, il
ne se servait pas des cahiers en usage, mais il écrivait sur de toutes petites
feuilles; non qu'il lui fût impossible de s'en procurer de grandes, mais c'est
qu'il n'avait nul souci des choses temporelles. »
Crevit
mecum miseratio. JOB.,
XXXI, 18.
Cum his qui oderunt pacem eram
pacificus. Ps.
CXIX, 7.
La
commisération agrandi avec moi...
Et
j'étais pacifique avec ceux qui n'aimaient point la paix.
Une âme vraiment
humble est, par là même, pleine de charité. Pénétrée de la connaissance de ses misères,
croyant, ne mériter que rebut et mépris, elle conçoit une haute opinion du
prochain, le traite avec respect, s'abstient d'en mal juger, supporte ses
défauts, excuse ses intentions lorsque les actes sont manifestement blâmables,
et lui rend enfin toute sorte de bons offices.
Tel était notre
saint Docteur. En lui, la charité fut toujours, comme la décrit saint Paul,
généreuse, douce, patiente, sans amertume, sans jalousie,, sans orgueil, sans
le moindre égoïsme, etc., etc... (1).
La tradition
rapporte une anecdocte charmante, dont il fut le héros n'ayant encore que dix
ans.
C'était pendant
les vacances qui suivirent son séjour au Mont-Cassin; la famille d'Aquin
habitait alors le château
(1)
I Cor., XIII.
de Lorette. Une affreuse disette désolait le pays; les
récoltes avaient manqué, et chaque jour une foule de malheureux affamés
assiégeaient les portes de la demeure seigneuriale. Le jeune Thomas, qui dès sa
plus tendre enfance avait ouvert son coeur à la charité, se fit, en cette
circonstance, le distributeur des aumônes paternelles. Bientôt même il devint
l'intercesseur des pauvres auprès de ses parents, et son éloquence persuasive,
jointe aux charmes de sa personne, obtenait sans peine tout ce qu'il voulait.
Cependant la
souffrance des indigents augmentait toujours, et, bien que le petit comte en
vînt à,se priver d'une partie des mets qui lui étaient servis, il ne put
subvenir à tant de besoins. Après l'avoir rendu généreux, éloquent, inventif,
la charité le rendit audacieux, et même, — le dirons-nous? — un peu
coupable!... Mais y eut-il vraiment faute? La bonne foi, le consentement tacite
d'un père et d'une mère très secourables, n'est-ce pas assez pour le justifier?
D'ailleurs, une telle faute compte à coup sûr parmi celles dont on peut dire: felix
culpa, heureuse faute! Oui, heureuse vraiment, puisqu'elle appela... un
miracle!
Le jeune Thomas
se glissait donc clandestinement dans les offices, enlevait avec adresse les
aliments qui lui tombaient sous la main et allait les porter aux pauvres.
Quelques domestiques se plaignirent au seigneur d'Aquin des prodigalités de son
fils. Le comte ne comprit pas d'abord, ou feignit de ne pas comprendre; mais
enfin, sur de nouveaux griefs du majordome alarmé, il résolut d'intervenir et
de saisir le petit voleur en flagrant délit.
Un jour que Thomas s'en allait furtivement à travers les
corridors de l'antique château de Lorette, emportant dans un pli de son manteau
le doux butin de la charité, il (241) fut tout à coup arrêté par la rencontre
inopinée de son redouté seigneur et père. Celui-ci, barrant le passage, lui
commanda de découvrir ce qu'il cachait avec tant de soin. Troublé par le regard
et la voix du comte, Thomas laisse retomber le pan replié de son vêtement: il
ne s'y trouve que de belles et odorantes fleurs, qui, au grand étonnement de
l'un et de l'autre, couvrent les pieds de l'enfant et ceux du vieillard. A la
vue d'une telle justification, Landolphe, ému jusqu'aux larmes, embrasse, son,
fils avec transport, et lui permet: de suivre désormais l'inspiration de sa
charité, tant qu'il restera une obole ou un morceau de pain dans le vieux
manoir des Sommacle. » (1)
Job, le saint
patriarche de l'Idumée, disait à ses amis La commisération a grandi avec moi
depuis mon enfance. Thomas d'Aquin eût pu tenir le même langage. Aux jours
de sa vie religieuse, « plein de compassion pour les pauvres, il leur donnait
jusqu'à ses tuniques et autres objets à son usage, ne consultant dans ses
largesses que les élans de son coeur. Il ne se réservait aucun superflu,
sachant que tout superflu doit, par l'ordre du Seigneur, être employé au
soulagement de l'indigence. Il ne songeait même pas au lendemain, quand il
s'agissait de secourir un de ses semblables réduit à la nécessité. » (2).
La charité qui,
appliquée à l'aumône, s'appelle bienfaisance, revêt une autre forme dans les
relations de la vie sociale, et prend le nom de bénignité, douceur.
Ici encore nous
trouverons à nous édifier, en feuilletant les anciens mémoires.
(1)
Bareille, Histoire de saint Thomas d'Aquin, ch. III. — Cf. Malvenda,
Feuillet, Touron.
(2)
Boll., VII, 669.
« Ce Docteur
était admirable de bénignité, tout suave en paroles et libéral en ses actes,
montrant à tous quel esprit habitait son âme, et s'épanchait sur ses lèvres en
une incomparable douceur. A voir le tour de sa conversation, on pouvait lire la
sainteté de son intérieur. Lui qui ne savait pas pécher s'insurgeait avec
vigueur contre le péché, et, par amour pour la justice et pour le salut du
prochain., voulait que tout homme en charge se posât en adversaire du mal. Tout
ensemble, persécuteur de la faute et libérateur du coupable, il faisait en
sorte que la faute eût sa répression immédiate, et que le coupable ne pérît
pas. Estimant l'innocence et les dons naturels des autres à l'égal, au-dessus
même, de ses propres qualités, Thomas croyait difficilement aux défauts du
prochain. Toutefois, s'il était, constant que la faiblesse humaine eût amené
quelque chute, il pleurait la faute, comme s'il l'eût commise. Jamais il ne
contrista personne par une parole d'emportement ou de mépris. » (1)
Bel éloge! Car,
dans les joutes de l'école, au fort de la discussion, lorsque, en possession de
la vérité, on se voit aux prises avec un contradicteur présomptueux et
opiniâtre, qu'il est aisé de s'échapper en termes vifs et mordants! Saint
Thomas se tint toujours très éloigné de cet écueil; jamais il ne se prévalut de
la supériorité de sa science pour en imposer à un antagoniste. « Dans les
disputes scolastiques, dit saint Antonin, il répondait sans emphase, estimant
beaucoup ce qui lui était proposé, donnant son
avis et marquant son sentiment avec toute la déférence imaginable. »
Ses écrits
témoignent d'une modération admirable et des
(1)
Boll., VII, 699.
plus grands égards pour ceux-là mêmes dont il combat les
erreurs avec une inflexible fermeté. Et quand il rapporte les opinions des
écrivains ecclésiastiques, surtout des Pères de l'Eglise, avec quel respect il
le fait! « Si quelqu'une de leurs affirmations paraît prêter le flanc à la
critique, il s'efforce de. lui trouver un sens bon, admissible, qui l'exempte
du reproche d'erreur. Si cela même n'est pas possible, il dira simplement: l'auteur
a excédé. » (1)
Le dimanche des
Rameaux 1259, Thomas prêchait en l'église de Saint-Jacques, à Paris, lorsqu'un
certain Guillot, bedeau de la Faculté des arts, fendit la. foule, et, se
plaçant en face de la chaire,! commanda au prédicateur de faire silence, afin
qu'il pût donner lecture d'un avertissement rédigé par ses maîtres. Le Saint se
tut, et lui laissa le temps de débiter une satire sanglante, remplie des
calomnies et d'injures contre l'état religieux; Après que cet homme eut achevé,
l'orateur reprit son discours, au point où il l'avait laissé, et continua avec
une humilité et une patience qui édifièrent autant les fidèles que les avait
scandalisés l'a lecture du libelle diffamatoire.
Les auteurs font
une mention particulière du. calme inaltérable que garda notre Saint durant la
furieuse tempête soulevée par les clercs séculiers contre les religieux mendiants. Il gémissait en secret, il priait et pleurait
devant son crucifix; et si, par ordre de ses supérieurs, quittant les hautes et
pacifiques régions où il. se tenait d'ordinaire, l'Ange de l'école descendait,
dans l'arène, pour venger la justice et la vérité, toujours il combattait avec
des armes courtoises. L'ennemi terrassé, le vainqueur lui tendait généreusement
la main.
(1)
Année dominicaine, Mars.
Un jour, étant à
Paris, saint Thomas discutait avec Jean de Peckam, des Frères Mineurs, dans la
suite archevêque de Cantorbéry. Ce religieux s'emporta en paroles aigres et
méprisantes, capables d'exaspérer un homme moins patient que Thomas. Mais le
Saint ne se départit point de sa douceur et répondit avec charité. Ainsi
agissait-il en toute discussion, quel qu'en fût le caractère passionné.
Autre fait du
même genre; laissons-lui sa forme antique.
« Un religieux
passait l'examen pour la licence devant le chancelier de Paris, et devait,
selon l'usage, répondre dans l'après-midi à différentes objections. Il émit une
opinion contraire à une vérité que le saint Docteur avait précédemment établie
dans son cours, et la défendit avec un esprit altier et suffisant, comme s'il
eût voulez braver son maître. L'homme de Dieu, plein de patience, n'estima
point qu'il y eût préjudice à son autorité dans la contradiction d'un
théologien novice encore; en homme vraiment humble et magnanime, sans avoir
souci de l'injure personnelle, il revint au couvent aussi calme à l'extérieur
qu'il l'était dans le fond;de son âme. Mais ses disciples et ses compagnons,
justement indignés, ne purent retenir une respectueuse observation et Maître,
dirent-ils, nous avons été gravement. offensés en votre personne; il n'était
pas permis à ce religieux de parler ainsi contre votre opinion, et vous,
Maître, vous ne deviez pas supporter devant tous les docteurs de Paris pareille
attaque à la vérité. » Frère Thomas répondit: « Mes fils, il m'a semblé qu'il
fallait épargner ce débutants et rie pas le ouvrir de confusion en pleine
assemblée. Quant à ma doctrine, je ne crois pas qu’elle puisse souffrir
contradiction, car avec l'aide de Dieu, je l'ai appuyée des autorités des
saints, et de toutes (245) les preuves fournies par le raisonnement. Si
néanmoins les Frères le jugent utile, je pourrai suppléer demain à l'omission d'aujourd'hui.
»
« Le lendemain,
en effet, on se réunit de nouveau dans le palais de l'évêque, et Frère Thomas
s'y trouva avec les mêmes auditeurs et ses étudiants. Le licencié répéta ses
propositions de la veillé sans atténuation aucune. Frère Thomas dit alors avec
tout le ménagement possible: « Maître, l'opinion que vous défendez ne, peut
être soutenue sans erreur, parce qu'elle est contraire à tel concile; il faut
donc parler autrement. » L'argumentateur se mit à présenter sa thèse sous une
autre forme, sans la modifier quant au fond. Frère Thomas le pressa derechef,
lui opposant toujours les paroles du concile. Il finit par le contraindre à
confesser son erreur, et à demander humblement d'être éclairé. « C'est bien »,
dit alors Frère Thomas, et il lui expliqua clairement ce qu'il fallait tenir
pour vrai. Tous les maîtres admirèrent la tranquillité d'âme et la modération
de langage du saint Docteur, reprenant un adversaire comme il eût instruit un
disciple. » (1)
L'Esprit-Saint a
dit: Mon fils, conservez votre âme dans la douceur (2). Fidèle à cette recommandation, saint Thomas jouit
abondamment de tous les avantages que procure la vertu de douceur, avantages
qu'il énumère dans ses écrits.
« La douceur
chrétienne, issue de la charité, nous prépare à la connaissance de Dieu, parce
qu'elle rend notre âme maîtresse d'elle-même, et, lui faisant réprimer la
colère,, l'empêche de résister à la vérité. Elle nous rend ensuite agréables à
Dieu et aux hommes; à Dieu qui réside avec
(1)
Boll., VII, 666.
(2)
Eccli., X, 36.
complaisance dans une âme remplie de la mansuétude de
Jésus-Christ, aux hommes qui se laissent gagner sans peine par les prévenances
de la charité. » (1)
Bienheureux
ceux qui sont doux, car ils posséderont la terre, c'est-à-dire, d'après les commentateurs autorisés, les
coeurs de leurs semblables. L'influence réelle du Docteur angélique sur tous
ceux qui l'approchèrent, n'avait-elle pas en grande partie pour cause la
douceur dont toute sa personne exhalait le parfum? Nous le croyons sans peine.
Pour terminer
enfin par un témoignage dont personne ne suspectera la valeur, saint François
de Sales, ce type admirable de la douceur chrétienne, appelle Thomas d'Aquin «
la plus humble et la plus douce âme qu'on saurait dire » (2).
(1)
2a 2ae, q. 157, a. 4.
(2)
Lettres spirituelles, 180e, Vivès, 1874.
Pulchritudinem
candoris ejus admirabitur oculus. ECCLI.,
XLIII, 20.
L’oeil
ne se lasse pas d'admirer l'éclat de sa blancheur.
Oh! combien
est belle, éclatante, la génération chaste! Sa mémoire immortelle est en
honneur devant Dieu et devant les hommes.
A cette
exclamation du Sage répondent, dans la vision apocalyptique de l'apôtre saint:
Jean, les cantiques des âmes vierges, qui forment au ciel le cortège de
l'Agneau.
Le Patron des
écoles catholiques brille au premier rang de cette génération sainte. Ce n'est pas en vain qu'il est appelé Docteur
angélique. Homme vraiment céleste, innocent dans son enfance, pur en son
adolescence, athlète de la chasteté, honoré de la visite des anges, ceint par
eux d'un mystérieux cordon, déclaré leur égal, et confirmé, pour ainsi dire,
dans la virginité, il mérite à tous égards d'être proposé à l'imitation des jeunes
chrétiens, avec les. Louis de Gonzague et les Stanislas Kostka, qui se
faisaient gloire eux-mêmes de suivre ses traces.
Mais il faut au
lecteur autre chose que des affirmations; (248) consultons les monuments de
l'histoire sur l'admirable pureté de Thomas d'Aquin.
« Le saint
Docteur avait lu que la Sagesse n'entrera point dans une âme affectionnée au
mal, et n'habitera jamais dans un corps asservi au péché (1). Aussi s'efforça-t-il constamment de posséder la pureté
de l'esprit et du corps; et comme il savait que l'homme,ne peut l'obtenir en
vertu de son mérite, il pria Dieu de la lui accorder par un effet de sa
libéralité infinie. Il est certain que le don de virginité lui fut conféré,
ainsi que le prouve la vision qu'il eut dans sa prison, lorsque deux anges lui
apparurent. Cette pureté admirable est attestée par Frère Raymond Sévère,
lequel déclara par serment, à diverses reprises, qu'étant à Paris; dans le
couvent d'études, avec Frère Thomas, il ne sic rappelait pas, durant les sept
années qu'il avait passées avec lui dans la plus étroite liaison, l'avoir
entendu s'accuser au saint tribunal d'aucune pensée contraire à l'aimable
vertu. Or, ces deux religieux se communiquaient les secrets de leur conscience,
et, par la fréquente absolution, se préparaient l'un l'autre à la célébration
des saints mystères.
« A ce témoignage
s'ajoute l'affirmation de son dernier confesseur, Frère Réginald de Piperno,
qui mérita d'être le compagnon et le témoin de toute sa vie. Ce religieux
déclara plusieurs fois et à diverses personnes que la dernière confession du
Bienheureux ressemblait à celle d'un enfant de cinq ans, dépourvu de toute
malice. » (2)
Nos lecteurs se
garderont bien de voir, dans la révélation faite par les confesseurs de saint
Thomas, une rupture du sceau sacramentel. Ce sceau est assurément inviolable,
sans réserve aucune, en ce qui concerne les péchés avoués au
(1)
Sap., I, 4
(2)
Boll., VII, 667
tribunal de la réconciliation. Mais quant aux vertus
intimes des serviteurs de Dieu, quant aux merveilles de grâce opérées dans
leurs âmes par la droite du Très-Haut, aucune loi ne défend au ministre de la
Pénitence de les proclamer, après leur trépas, à l'honneur du Tout-Puissant et
pour l'édification des fidèles. L'archange Raphaël a dissipé l'objection qu'on pourrait
opposer ici, quand, avant de quitter Tobie et son fils pour, remonter au ciel,
il,' leur dit, en se faisant connaître: Il est bon de cacher le secret du
roi; mais révéler et confesser les oeuvres de Dieu est chose digne d'éloge.
La merveilleuse
pureté du Docteur angélique fut en outre dévoilée au Frère qui eut la vision du
tissu d'argent.
« Comme ce Frère
retournait à la cour pontificale pour presser la canonisation du serviteur de
Dieu, il fut retenti par une furieuse tempête dans le port d'Astura. Pour se
consoler du retard, il demanda au saint 'Docteur quelque révélation touchant
les secrets de son admirable vie. Après avoir prié dévotement et avec larmes,
il s'endormit vers l'aurore, et le bienheureux Thomas lui apparut. Il portait
les traits de l'âge viril. Près de lui se tenait un autre religieux, jadis
entré dans l'Ordre sur les conseils du Saint, et, lui aussi, sorti
prématurément de cet exil terrestre. S'adressant à ce dernier pour lui exprimer
sa surprise: « Frère Thomas, dit-il, paraît plus jeune que vous! » Le Docteur
prenant la parole, répondit: « Tels sont les saints, tous jeunes. » Désirant
l'interroger sur, l'histoire qu'il composait, le Frère reprit: « Maître, j'ai,
écrit toute votre vie; un point me paraît merveilleux, dites-moi s'il est tel
que je l'ai rapporté: Est-i1 vrai que vous soyez mort aussi pur et vierge
qu'après votre baptême, ainsi que me l'a certifié Frère Pierre de Sezza? » Le
Docteur se retournant (250) comme pour cacher la rougeur que lui causait cette
louange, répondit: « Oui, il en est ainsi; mais ce n'est pas Frère Pierre qui
l'a déclaré, c'est mon compagnon Réginald. » Le Frère voulait le questionner
encore pour savoir si l'histoire qu'il écrivait contenait la pleine vérité sur
tous les autres points. Trois globes de lumière, égaux en splendeur, mais dont
l'un surmontait les deux autres, apparurent, subitement à ses yeux. Se
rappelant alors ce qu'il avait lu touchant le triple mode de connaître Dieu, et
pensant que ce triple mode était figuré par ces globes lumineux, il dit; au
Docteur: « Maître, vous avez enseigné et écrit que les, saints auront une
triple connaissance de Dieu; l'une par les sens, l'autre par l'imagination; la
troisième par l'intellect: en est-il ainsi? — Oui, assurément », répondit
Thomas, et la vision disparut. » (1)
Ce n'est pas à
dire qu'après la résurrection, les bienheureux verront de leurs yeux corporels
l'essence divine sans doute, ils verront ainsi la très sainte Humanité: de
Notre-Seigneur Jésus-Christ; mais Dieu, étant pur esprit, est par là-même
inaccessible aux sens. Toutefois, ses perfections rayonneront avec une telle
splendeur dans la création renouvelée, que le divin éclatera en quelque sorte à
tous les regards. Déjà, au témoignage de saint Paul, l'invisible divin se rend
en quelque manière visible: dans les magnifiques spectacles du ciel et de la
terre, invisibilia Dei per ea quae facta sunt intellecta conspiciuntur (2).
Il ne faudrait
pas croire que la,pureté tout angélique du' saint Docteur ne lui coûtât aucun
effort, et qu'affermi par une grâces exceptionnelle contre les mauvais
penchants, il
(1)
Boll., VII, 667.
demeurât oisif possesseur d'un don si précieux: Les
auteurs ont soin de nous dire qu'il conserva sa pureté par une continuelle
prière et un emploi scrupuleux de son temps. A cette double précaution, saint
Thomas en joignit deux autres, également nécessaires pour maintenir dans une
âme le précieux trésor de la chasteté: une sévère retenue dans ses relations,
et une mortification parfaite des sens.
Avait-il à
converser avec les personnes d'un autre sexe, jamais il ne les regardait en
face; il les entretenait, brièvement, satisfaisait à leur direction d'une
manière fort sérieuse, et mettait fin à la visite par quelques paroles
édifiantes.
Rapprochons de
cette conduite la pratique d'un saint Louis de Gonzague, qui tenait toujours
les yeux baissés, sans les lever même sur sa propre mère, et admirons les
précautions que l'esprit de Dieu sait inspirer aux saints pour la garde de leur
innocence.
La conservation
de la pureté demande, de plus, la mortification des sens c'est une vérité
passée à l'état de maxime, que le lis de la virginité ne croît que parmi les
épines.
La mortification!
Par ce mot entendons-nous des austérités excessives, telles que l'histoire de
quelques saints nous en offre le tableau?
L'Esprit
souffle où il veut; il lui appartient, à
lui seul, de diriger dans les voies les plus ardues de la pénitence; des âmes
particulièrement appelées à reproduire l'état, d'expiation du Sauveur Jésus.
Mais il suffit d'avoir parcouru les Vies des saints; pour savoir que le Guide
divin des âmes inspire habituellement l'attrait des grandes austérités à
d'autres qu'à ceux qui ont pour mission d'éclairer l'Eglise par la splendeur de
leur doctrine et l'excellence de leurs écrits. Toutefois, dans tous les grands
docteurs on trouve (252) un esprit
remarquable de sobriété, de tempérance et de mortification. Tant il est vrai
que, pour prendre son essor vers les hauteurs qu'habite l'éternelle Vérité, l'âme
doit être dégagée du poids du corps, et de tout ce qui l'incline vers la terre!
Les biographes de
saint Thomas n'ont pas eu la prétention de tout dire sur ses vertus; le peu
qu'ils nous ont transmis sur sa mortification suffit pour nous édifier
pleinement.
Outre
l'abstinence de chair qu'il a gardée inviolablement jusqu'à la mort, et les
sept mois de jeûne ordonnés par les constitutions dominicaines, l'homme de
Dieu, se livrait à des pénitences extraordinaires, quand il rencontrait des
difficultés que sans une lumière nouvelle il ne pouvait résoudre.
Ce n'est pas la
seule occasion où il affligeât son corps. Que de fois, en feuilletant
l'histoire de notre Saint, on rencontre ces mots, ou autres expressions
équivalentes: Thomas redoublait ses prières et ses pénitences!... C'était
principalement lorsqu'il se voyait en danger d'être promu aux honneurs que cet
ami du silence et de l'obscurité offrait ses larmes et son sang, priait et
jeûnait. On pourrait même dire que saint Thomas jeûnait sans cesse; car Jean de
Blaise, qui avait été son familier pendant plus de cinq années, déclare, sous
la foi du serment, que le saint Docteur était d'une sobriété extrême, ne
mangeant qu'une fois le jour, et au réfectoire commun.
Le vin et les
plaisirs, au rapport des saints Livres, rendent l'homme le plus sage apostat de
son Dieu. Quiconque veut mener une vie pure et chaste doit, dès l'enfance,
prendre ces habitudes de sobriété et de tempérance, que recommande l'hygiène
non moins que la mortification. (253) Il doit, en outre, veiller sur tous les
sens, en particulier sur ses yeux, portes ordinaires par lesquelles le péché
pénètre dans l'âme.
Aux graves
enseignements qu'on vient de lire sur le prix de la chasteté, et les
précautions indispensables à sa conservation, ajoutons le conseil de ne pas
s'abandonner à une présomptueuse confiance. Si persévérants qu'aient été les
efforts déployés pour l'acquisition de cette vertu, à quelque degré de sainteté
que l'on soit, parvenu, fût-on même un saint Paul, ravi au troisième ciel, on
peut, par la permission de Dieu, être exposé à ce que l'Apôtre appelle le «
soufflet,de Satan ». La vigilance est donc toujours nécessaire.
Prêtons de
nouveau l'oreille à la voix de l'antiquité: « Bien que le Docteur Thomas eût,
dans sa prison, remporté sur l'ennemi de son âme un triomphe dû à sa prière,
cet esprit audacieux, une première fois vaincu par l'adolescent, eut
l'impudence de se mesurer plus tard avec le Maître.
« Jean de Blaise,
jeune homme dévoué aux Frères, et tout spécialement à Frère Thomas, vit un
jour, à Naples, le démon sous la forme d'un Ethiopien vêtu de noir, entrer dans
la chambre du Docteur, et s'approcher de lui. Aussitôt Frère Thomas lui opposa
le signe de la croix, et courant sur lui le poing levé: « Comment peux-tu venir
encore me tenter? » s'écria-t-il. A l'instant même, le démon disparut. » (1)
Comment peux-tu
venir encore?... « C'est qu'en effet, poursuit l'historien, le saint Docteur,
devenu invincible par la vertu divine, était fort éloigné des trois voies qui
(1)
Boll., VII, 674.
donnent accès à l'ennemi pour combattre le genre humain la
concupiscence de la chair, anéantie en lui par la chaste étreinte du cordon
angélique; la concupiscence des yeux, qu'avait étouffée l'attrait des
divines contemplations, et l'orgueil de la vie, auquel le rendait
insensible une profonde humilité. »
Dedi
tibi cor sapiens et intelligens, in tantum ut nullus ante te similis tui
fuerit, nec post te surrecturus sit. III REG., III, 12.
Je
t'ai donné un cœur plein de sagesse et d'intelligence, au point que, dans le
passé, nul ne t'égale, et que, dans l'avenir, personne ne s'élève à ta hauteur.
L’office de saint
Thomas, en usage dans l'Ordre des Frères Prêcheurs, contient l'antienne
suivante, qui est tout ensemble un hommage au Docteur angélique et l'énoncé
d'une loi qui ne souffre guère d'exceptions:
La belle fleur de
l'innocence,
Le lis de la
virginité,
Préparèrent à la
science
Le chantre de la
vérité.
Un corps
assujetti au péché enchaîne l'âme et comprime son élan vers la science, aussi
bien que vers la vertu; d'autre part, la fumée de l'orgueil obscurcit
l'intelligence et aveugle le jugement.
Tout au
contraire, la pureté du coeur, la mortification (256) des passions et le
dégagement des choses terrestres disposent l'esprit aux grandes et nobles
conceptions; comme aussi, là où réside l'humilité, là se trouve la sagesse
(1). Par sagesse on peut entendre la prudence consommée,
ou l'ensemble des connaissances divines et humaines: double acception que
donnent à ce mot les livres inspirés.
Mais s'il est
rigoureusement vrai que la pureté, et sa soeur l'humilité, aient frayé à l'Ange
de l'école la voie de la sagesse, il est également certain que sa science fut
plutôt miraculeuse que naturelle, plutôt infuse qu'acquise.
Dieu, s'étant plu
à réunir dans ce génie les connaissances jusqu'alors réparties, entre un grand
nombre d'esprits supérieurs, l'avait doué des plus riches et des plus
brillantes facultés: mémoire prodigieuse, où se gravait pour toujours chaque
chose lue ou entendue; vivacité d'intelligence, qui pénétrait jusqu'au plus
intime des questions; fermeté de jugement, qui n'avait point à revenir sur une
solution précédemment donnée; présence d'esprit et fécondité de pensées telles
que parfois quatre secrétaires suffisaient à peine au Maître,dictant sur les
matières les plus opposées; liaison si naturelle dans les idées, qu'elles
formaient un tissu admirable dans les écrits du Saint; bref, une connaissance
si universelle, que rien ne manquait à son enseignement.
Mais suivons le
grand Docteur dans le détail de sa laborieuse journée.
Après un léger
tribut payé à la nature, écrit un religieux érudit de notre temps (2), Thomas d'Aquin se plongeait dans ces nuits lumineuses,
auxquelles on doit tant de
(1)
Prov., XI, 2.
(2)
P. Danzas, Etudes sur les temps primitifs, T- I, p. 79.
chefs-d'oeuvre, élaborés à l'aide de, la prière et de la
méditation. L'office de Matines interrompait pendant une heure ou deux ces
doctes veilles, que le Saint reprenait ensuite jusqu'à l'aube du jour. Alors,
le premier des Frères, il offrait le saint sacrifice, entendait une messe
d'action de grâces, et, après avoir satisfait sa piété, montait en chaire pour
enseigner la théologie. Le cours terminé, le saint Docteur se mettait à écrire
ou à dicter.
Au signal du
repas, il quittait sa cellule; mais non ses pensées. Tout en mangeant, il
poursuivait l'étude des questions qui l'occupaient; l'on pouvait placer devant
lui ou retirer les assiettes sans qu'il y prît garde, et il ne distinguait
point la saveur, des mets. Thomas prenait ensuite quelques minutes de
récréation mais parfois, qu'an d ses Frères invitaient à les suivre au jardin,
il s'oubliait et remontait involontairement à sa cellule, s'y appliquant à lire la sainte Ecriture ou les
Pères, jusqu'au moment du repos de l'après-midi. Ce repos, il le prenait fort
court, et se remettait au travail. L'assistance aux Complies fermait le cercle
de cette journée, dont tous les instants avaient été ordonnés par rapport à
Dieu, et s'étaient déroulés d'anneaux en anneaux dans la contemplation, la
psalmodie chorale, l'enseignement et la composition de merveilleux ouvrages.
Ce genre de vie,
le Docteur angélique le conserva jusqu'à la fin, comme l'attestent divers
témoins qui l'avaient connu à Naples.
La maladie
n'apportait pas ordinairement trêve à ces labeurs. On peut le conjecturer en
lisant le prologue du traité sur les Substances séparées:
« Privé
d'assister aux solennités des Anges, nous ne devons pas laisser inoccupé un
temps consacré à la (258) dévotion, mais compenser par l'étude les moments
qu'il nous faut dérober à la psalmodie des divins offices. Voulant donc
expliquer l'excellence de la nature angélique; nous rechercherons ce que les
anciens ont écrit sur ces esprits célestes d'après les seules lumières
naturelles,:afin de, profiter de ce que leur doctrine a de conforme à lai foi,
et de rejeter tout ce qui serait contraire au dogme chrétien. »
L'un des
secrétaires de saint Thomas, Even Garwith, Breton, du diocèse de Tréguier,
racontait une chose vraiment surprenante. Quelquefois, après avoir longtemps
dicté, le Saint, éprouvant de la fatigue, se laissait insensiblement gagner par
le sommeil. Même en cet état, il continuait à dicter, poursuivant de point en
point la matière commencée. Je dors, mais mon cour veille, s'écrie l'épouse du
Cantique; ainsi pouvait parler le saint Docteur. Le sommeil dominait ses sens;
quant à son âme, comme si elle eût rompu tout rapport avec la chair, elle
veillait avec Dieu, dans le doux repos de la contemplation.
Pour composer sa
Chaîne d'or, Thomas dut voyager en divers monastères, afin de compulser les
manuscrits que recépaient les bibliothèques. « Or, dit Guillaume de Tocco, il
confia en grande partie à sa mémoire les textes des saints Pères, et s'en
servit dans la suite comme s'il avait eu les ouvragés sous les yeux. Lui-même,
conversant familièrement avec ses écoliers, leur dit, non par vaine gloire,
mais à la louange de la grâce divine, qu'il n'avait jamais lu de livre sans en
avoir, avec le secours de l'Esprit saint, pénétré toute la doctrine. »
Sur la solidité
de son jugement, le même auteur donne l'appréciation suivante:
« Grâce à une
disposition secrète de la Providence, les oeuvres de saint Thomas, ayant été
l'objet d'un examen (261) jaloux de la part de quelques docteurs de Paris,
reçurent de cet examen un plus grand poids. Cédant à l'envie, ces docteurs
cherchaient matière à critique; oiseaux de nuit, ils voulaient juger la lumière
elle-même; tuais la lumière les éblouit. Un maître ès arts, Frère Gilles,
Ermite de Saint Augustin et plus tard archevêque de Bourges, qui, pendant
treize ans, avait suivi les leçons de Frère Thomas, dit en se moquant de
l'insuffisance de ces détracteurs: « Une preuve manifeste de la pénétration
d'esprit et de la solidité de jugement de Frère Thomas d'Aquin, c'est que,
devenu Maître, il n'eut point à revenir, de vive voix ou par écrit, sur les
opinions et les sentiments qu'il avait soutenus n'étant que bachelier. Pour
nous, en avançant en âge, nous sommes convaincus de la faiblesse de notre
jugement; maintes fois un argument nous
oblige à changer les opinions que nous avons défendues jadis. D'où il résulte
que ceux qui mettent dans leurs balancés les écrits de l'illustre Docteur, ne
comprenant pas ce qu'ils jugent, cèdent uniquement à l'envie, semblables, à ces
moucherons qui, pour, s'approcher trop de la lumière, y brûlent leurs ailes.
L'Eglise peut donc, à bon droit, se plaindre de ces envieux, et, leur appliquer
le passage du psalmiste: Des montagnes éternelles vous versez des torrents
de lumière, et le trouble. a saisi tous les insensés. Elle semble demander
que, par un juste jugement, Dieu aveugle ces hommes jaloux de la. vérité,
tandis que resplendit la doctrine divinement inspirée de l'incomparable
Docteur. » (1)
Pour concevoir l'universalité de la science de saint
Thomas, les contemporains la comparent à celle de Salomon, duquel il est écrit:
Dieu lui avait donné un esprit vaste
(1)
Boll., VII, 670.
comme l'océan; il discourut sur toutes choses, depuis le
cèdre du Liban, jusqu'à l'hysope qui sort du rocher (1).
On peut dire des livres de saint Thomas qu'ils sont la condensation de tout ce
qu'il y a de plus relevé dans la sainte Ecriture, de plus savant chez les
Pères, de plus solide dans les écrits des docteurs, et de plus subtil chez tous
les philosophes, tant sacrés que profanes; ce qui a donné lieu à ce mot si
juste: « Thomas rassemble tous les esprits dans le sien. » (2) Et quand on songe à l'emploi que le Saint faisait de son
temps; assistant à l'office de jour et de nuit, consacrant à l'oraison de
longues heures, donnant audience à ceux qui venaient le consulter, enseignant
presque tous les jours, prêchant en maintes occasions, on ne conçoit pas qu'il ait
pu, sans miracle, composer tant de savants ouvrages, et cela en moins de temps
qu'il n'en faut à un homme, même de grand talent et de sérieuse application,
pour les lire et les étudier à fond.
Saint Thomas n'a
écrit qu'en latin; il y a lieu de croire cependant qu'il parlait avec facilité
le français et l'allemand, outre l'italien, sa langue maternelle. Certains
auteurs pensent qu'il n'ignorait pas le grec, langue qui n'entrait pas alors
dans l'enseignement classique. Erasme est de ce sentiment; et il, en donne pour
raison que les versions des oeuvres d'Aristote étaient si imparfaites au mule
siècle qu'il serait surprenant que saint Thomas eût si bien saisi le sens de ce
philosophe, si lui-même n'eût compris le grec. Le
(1)
III Reg., IV, 29, 33.
(2)
Card. CAJÉTAN, in 2a 2ae. Q. 148. — Dans la Somme théologique seulement,
on trouve, citées des sentences de quarante-six auteurs profanes, tant
philosophes qu'orateurs, historiens, poètes; des décisions, de quarante-et-un
souverains pontifes; des décrets de dix-neuf conciles, généraux ou
particuliers; des réflexions. de cinquante et un docteurs ou auteurs sacrés.
— La Chaîne d'or est une suite de
citations de vingt-huit écrivains ecclésiastiques.
saint Docteur, du reste, en parlant des livres d'Aristote
sur les Substances séparées, fait cette observation significative: «
ouvrages que nous avions étudiés, avant même qu'on les eût traduits en notre
langue. »
Chose digne de
remarque! cette science, qui tenait vraiment du miracle, le Père des lumières,
ne la dispensait encore qu'avec mesure à son serviteur, comme si un homme d'une
semblable humilité eût pu éprouver les surprises de la vaine gloire, et eût
besoin d'être maintenu constamment sous la dépendance du Maître des maîtres.
Tel que Moïse au
désert, saint Thomas devait frapper le rocher pour faire jaillir les eaux de la
Sagesse. La verge dont il se servait était l'oraison.
Nous ne voudrions
pas tomber dans des redites; toutefois, pour ne pas tronquer un texte qui va
droit à notre but, qu'on nous pardonne de rappeler un témoignage déjà entendu
du moins en partie.
Après que l'astre
de l'école se fut éteint à Fossa-Nuova, Frère Réginald revint à Naples
reprendre ses cours. La première fois qu'il reparut en chaire, il dit à ses
auditeurs avec beaucoup de larmes: « Mes Frères, tant qu'il vécut, mon
maître nie défendit de rien publier des: merveilles dont je, fus le témoin. De
ce nombre est cette science admirable dont il fut doué préférablement à tout
autre docteur, et qu'il devait moins à la puissance de son génie qu'à
l'efficacité de sa prière. Toutes les fois, en effet, qu'il voulait enseigner,
écrire ou dicter, il commençait par se retirer dans le secret,de l'oraison, et
il priait avec larmes, afin d'obtenir de Dieu l'intelligence de ses mystères.
Il s'était approché de l'oracle divin sous le poids du doute, de l'incertitude;
il en revenait avec des vues claires et certaines. »
Le même compagnon
du Docteur angélique a révélé un prodige plus merveilleux encore.
Dans le temps que
Frère Thomas écrivait son Exposition sur Isaïe, il parvint à un texte
sur lequel il ne rencontrait pas de sens littéral qui le satisfit. Il recourut
à la prière et au jeûne, pour, obtenir la lumière.
Or, à la suite
d'une journée sanctifiée par une plus austère pénitence, son compagnon l'entendit,
pendant la nuit, parler et répondre à haute voix, sans pouvoir deviner quels
étaient ses interlocuteurs. L’entretien ayant pris fin, le Saint l'appela: «
Réginald, mon fils, levez-vous; allumez la lampe, prenez le cahier que vous
avez commencé sur Isaïe, et préparez-vous à écrire de nouveau. » Le disciple
obéit, et la dictée se prolongeait; le saint Docteur proférait ses paroles avec
autant de facilité que s'il avait lu dans un livre. Enfin, il s'arrêta et dit
au Frère: « Allez, mon fils, vous reposer, il reste du temps encore pour
dormir. » Frère Réginald, très désireux de savoir le secret de cette
conversation mystérieuse, se jeta aux pieds du Maître, en disant: « Je ne me
lèverai pas de cette place, que vous ne m'ayez appris avec qui vous avez conversé
si longtemps. » Et il se mit à l'en
conjurer avec force, par le nom du Seigneur. Frère Thomas refusa une première,
une seconde fois: « Mon fils, disait-il, quel besoin avez-vous. de le savoir? »
Mais craignant de paraître mépriser le nom du Seigneur par, lequel son
compagnon avait osé l'adjurer; il dit enfin: « Cher fils, ces jours, derniers,
vous avez vu mon affliction; j'avais un doute que je ne pouvais éclaircir sur
un texte d'Isaïe; vous savez avec quelles larmes j'ai supplié Dieu de m'en
donner le sens. Eh bien, cette nuit, le Seigneur a eu pitié de moi, et m'a
envoyé les bienheureux apôtres Pierre et Paul, par l'intercession desquels
(265) je l'avais imploré, et ils m'ont pleinement instruit. Mais, de la part de
Dieu, je vous commande de ne pas divulguer ce secret de mon vivant. »
L'historien
ajoute à son récit,les réflexions suivantes, qui méritent vraiment attention: «
O conduite surprenante de la Providence, qui cache, pour un temps
l'intelligence des Ecritures, et la dévoile dans un autre avec une admirable
bonté! Elle nous montre ainsi combien l'esprit de l'homme est infirme,
impuissant par lui-même à s'élever jusqu'aux mystères divins; elle nous excite
à demander l'esprit de sagesse à Celui auquel il appartient de découvrir ses
secrets; elle nous apprend à garder sous le voile de l'humilité les diamants
célestes, cherchés et trouvés avec tant de peine. Mais aussi, heureux Docteur à
qui le porte-clefs du Paradis daigna ouvrir les saintes, Ecritures, et que
l'admirable Paul introduisit au troisième ciel de la vérité! O doctrine de saint Thomas certifiée vraie,
digne de toute confiance, approuvée d'en haut, reçue par révélation divine, et
suggérée par les docteurs du ciel!»
Touchant les
Commentaires du Docteur angélique sur saint Paul, un savant auteur s'exprime
ainsi: « Dans son exposition des saintes Lettres, saint Thomas est si fécond
que le champ des divines Ecritures semble avoir été ouvert tout entier à son
âme bienheureuse. » (1).
Après tout ce que
nous venons de dire sur la science vraiment miraculeuse de l'Ange de l'école;
comment ne pas souscrire à la déclaration suivante de Jacques de Viterbe,
archevêque de Naples?
« Je crois
fermement, et sur ma conscience, que notre Sauveur, pour instruire les fidèles,
pour éclairer le monde
(1)
Cf. Ant. Possevin, Appar. sacr., t II, p. 477 et seq
et l'Eglise universelle, a envoyé d'abord saint Paul,
ensuite saint Augustin, enfin, de nos jours, Thomas d'Aquin, après lequel je ne
crois pas qu'il vienne de semblable docteur jusqu'à la fin des siècles. » (1)
Mais, ne
l'oublions pas, saint Thomas est un modèle, c'est à lui qu'il faut demander la
manière de sanctifier l'étude: voilà pour nous le côté pratique.
L'étude, en
effet, quoique très noble et très utile en elle-même, sera inévitablement
préjudiciable au salut, si on la sépare de l'humilité et de la simplicité du
cœur, et si l’on n'a soin de la faire précéder et de l'accompagner de la
prière. Car, en supposant qu'elle ne précipite pas toujours dans des erreurs
contraires à la foi, elle nourrit au moins l'orgueil; et produit cette
sécheresse de coeur qui traîne à sa suite le dégoût des exercices de piété.
Cette remarque s'applique à l'étude des sciences religieuses comme à celle des
sciences purement profanes. L'expérience ne prouve que trop cette vérité.
Quiconque veut étudier en chrétien doit se proposer sans cesse l'exemple du
Docteur angélique, c'est-à-dire qu'il doit se défier de ses propres lumières,
ne se mettre au travail qu'après avoir imploré le secours d'en haut, se tenir
constamment en présence de Dieu, élever de temps en temps son coeur vers lui
par des aspirations enflammées, lui demander avec ferveur l'éclaircissement de
ses doutes et la solution de ses difficultés. S'il est fidèle à cette pratique,
il éprouvera bientôt, comme saint Thomas, qu'on apprend plus aux pieds du
Crucifix que dans tous les livres du monde. Alors les connaissances qu'il
acquerra tourneront toutes à l'avantage de son âme; elles deviendront
(1)
Boll., VII, 712.
pour lui un nouveau motif de reconnaître son néant, de
s'attacher à Dieu, de l'aimer, de le servir.
Le Saint,
d'ailleurs, va lui-même nous découvrir sa pensée dans une lettre adressée à un
jeune religieux, nommé Jean, et dont tous les étudiants et élèves chrétiens
peuvent tirer profit.
Très cher fils en
Jésus-Christ, vous m'avez demandé la manière d'étudier pour, acquérir le trésor
de la science. Voici les conseils que je vous donne à ce sujet:
D'abord n'essayez
pas d'entrer tout d'un coup dans la mer, mais tâchez d'y parvenir en suivant
les petits ruisseaux; c'est-à-dire allez par degrés des choses faciles aux
questions plus difficiles. Retenez bien cet avis.
Je veux que vous
soyez lent à parler, et que vous ne répondiez pas avec précipitation.
Conservez avec soin la pureté de conscience. Ne cessez
pas de vous adonner à l'oraison. Aimez la cellule, si vous voulez être
introduit dans le cellier de l'Epoux ».
Montrez-vous
aimable envers tout le monde.
Toutefois, ne
vous familiarisez avec personne, car la trop grande familiarité engendre le
mépris, et distrait de l'application nécessaire à l'étude.
Point de
recherches sur les actions d'autrui.
Ne vous mêlez,
aucunement de ce qui se dit et se fait dans le siècle.
Evitez par-dessus
tout le va-et-vient sans but. N'omettez pas de suivre les exemples des hommes
de bien et des saints personnages.
Confiez à votre
mémoire tout ce qui se dit de bon, de quelque part que vienne la vérité.
Dans ce que vous
lisez et ce que vous entendez, faites en sorte de ne rien laisser passer sans
le comprendre.
Ne manquez jamais
d'éclaircir vos doutes.
Toutes les
connaissances que vous pourrez acquérir, mettez une sainte activité à les
renfermer dans les compartiments de votre mémoire, comme on tâche de remplir un
vase jusqu'aux bords.
Ne cherchez pas à
pénétrer ce qui sera toujours au-dessus de vous:
En suivant cette
marche, vous porterez dans la,vigne du Seigneur des armées un épais feuillage
et des fruits utiles, toute la durée de votre vie. En même temps vous pourrez
atteindre le terme de vos désirs: la vraie science.
Adieu.
Vena vitae os
justi. Prov., X, 2.
Les lèvres du
juste distillent la vie.
Providentiellement amené dans le Languedoc, en 1205, pour
y travailler à la conversion des Albigeois, saint Dominique, au milieu des
labeurs, de son ministère, eut l'inspiration de fonder, un Ordre de religieux
spécialement appliqués à la prédication. C'est en déclarant ce but qu'il soumit
son projet à l'approbation, du Saint-Siège; et, par une permission de Dieu, le
pape donna au nouvel institut un nom qui est un perpétuel témoignage de sa fin.
Etienne de
Salanhac, raconte comme il suit cet épisode:
« Innocent III,
ayant occasion d'écrire au bienheureux Dominique, appela un secrétaire, et lui
dit: « Asseyez-vous et écrivez sur telles choses à Frère Dominique et à ses
compagnons; » et s'arrêtant un peu: « N'écrivez pas ainsi, dit-il, mais en
cette manière: A Frère Dominique et à ceux qui prêchent avec lui dans le
pays de Toulouse. » Réfléchissant (270) de nouveau, il dit: « Ecrivez de la
sorte: A Maître Dominique et aux FRERES PRÊCHEURS. »
Si donc la
prédication fut le but avoué du fondateur de l'Ordre de la vérité, il
s'ensuit que l'esprit de zèle doit entrer comme élément essentiel dans les
vertus d'un véritable enfant de saint Dominique. Quelle est sous ce rapport la
physionomie du plus illustre fils de ce grand patriarche, la physionomie de;
l'angélique Docteur?
A d'autres qu'à
lui, sans doute, appartiennent dans son Ordre les plus belles palmes de
l'apostolat: cependant, bien loin de rester étranger, comme on pourrait le
croire, au ministère de la parole évangélique, saint Thomas fut, dans la force
du terme, Frère Prêcheur, et Dieu bénit son zèle, non seulement par des fruits
merveilleux dans les âmes, mais encore, nous le raconterons plus loin, par un
éclatant miracle.
Le tome XXIXe
d'une édition récente des œuvres de saint Thomas (I) nous offre un recueil de
cent quarante-deux sermons pour tous les dimanches de l'année sur l'épître et
l'évangile, et de quatre-vingt-trois panégyriques de saints.
Ce ne sont, il
est vrai, que des canevas tracés à l'avance par l'orateur, ou des analyses
recueillies au courant de la plume par de pieux sténographes, disciples du
Saint, et soumises à la correction du Maître avant d'être classées parmi ses
oeuvres.
Quoi qu'il en
soit, voilà deux cent vingt-cinq plans de sermons, avec des divisions et
subdivisions, simples et claires, comme tout ce qui sort de la plume du Docteur
angélique, appuyées de textes de l'Écriture ou des Pères.
(1)
Vivès, 1876.
Quelle mine pour de jeunes prédicateurs! mine d'autant
plus précieuse qu'elle est moins exploitée! Combien peu la connaissent, combien
peu y vont puiser!
On pourra juger
de la richesse du filon par une citation, prise, pour ainsi dire, au hasard.
Sermon sur
l'évangile du second dimanche après Pâques: Le bon pasteur donne sa vie pour
ses; brebis.
« Dans ces
paroles, dit saint Thomas, il y a trois choses à noter: premièrement, la grande
bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ: il est le bon pasteur;
secondement, sa grande charité: il donne sa vie; troisièmement, la
sainteté ou la bonté de ses élus: ils sont ses brebis.
« Sur le premier
point, il faut savoir que Jésus-Christ est appelé le bon pasteur pour
trois raisons: Trois devoirs sont le propre d'un bon pasteur. Le premier est de
défendre ses brebis; le second, de les tenir et de les faire paître en de gras
pâturages; le troisième, de rechercher les brebis errantes.
« Notre-Seigneur
Jésus-Christ commence par défendre ses brebis des lions, c'est-à-dire des
démons; des loups, c'est-à-dire des tyrans, des ours, c'est-à-dire des
hérétiques. On lit dans Ezéchiel: Mes troupeaux ont été livrés en proie, et
mes brebis exposées à la dent des bêtes sauvages, XXXIV, 8: Plus loin: Je
délivrerai mon troupeau, ibid., 10. En saint Jean: Mes brebis ne
périront pas à jamais, personne ne les arrachera de mes mains, X, 28.
Secondement, le divin Pasteur, fait paître ses brebis dans les prairies de
l'Écriture, de la grâce et de la gloire: Ezéchiel dit encore: Je les mènerai
dans les pâturages les plus fertiles; les hautes montagnes d'Israël fourniront
leur pâture, XXXIV, 14. — Il recherche avec sollicitude les brebis (272)
errantes: Quel est celui d'entre vous qui, ayant cent brebis et venant à en
perdre une, ne laisse aussitôt les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert,
pour courir après celle qui s'est égarée, jusqu'à ce qu'il la retrouve?
Ainsi parle-t-il en saint Luc, XV, 4; et dans Ezéchiel: J'irai moi-même chercher
mes brebis.
« Sur le second
point, il faut remarquer trois doris que nous a faits Jésus-Christ, et dans
lesquels apparaît sa grande charité. Il a donné d'abord son corps en nourriture:
Prenez et mangez, ceci est mon corps; puis son sang en breuvage: Recevez
et buvez en tous, ceci est mon sang; enfin, son âme pour notre rançon. En
cela, dit saint Jean, nous avons connu la charité de Dieu, c'est qu'il a
donné son âme pour nous; et ailleurs: Je sacrifie mon âme pour mes
brebis, Ire Epître, III, 16.
« Sur le
troisième point, la bonté des élus il faut noter; trois actes de bonté. Le
premier est de ne nuire à personne: Ne donnez à personne aucun sujet
d'offense, 2e Epître aux
Corinthiens, VII. — Le second, de souffrir patiemment les injures: Ne
rendez pas le mal pour le mal, S. Paul aux Romains, XI. — Le troisième, de
céder volontiers à tous sa personne et ses, biens. Denys l'Aréopagite a dit: Le
bien cherche à se communiquer; et saint Jean: Nous aussi, nous devons
exposer notre vie pour nos frères, Ire Epître, III, 16.
« Pour ces trois
raisons, les brebis représentent les élus. Car, premièrement, elles ne font
injure à personnes; secondement, elles souffrent les maux avec mansuétude;
troisièmement, elles abandonnent à l'usage des hommes et leur chair et leur toison.
Ceux qui sont ainsi les brebis de Jésus-Christ parviendront sans aucun doute à
son bercail, c'est-à-dire au royaume des cieux. Ecoutez: Il placera les
(273) I, etc.; et ensuite: Venez, les bénis de mon Père, possèdez le royaume
qui vous a été préparé dès l'origine du monde, S. Matthieu, XXV, 34. Daigne
sa grâce nous y conduire. Amen. »
Dans le XXXII°
volume, nous trouvons, parmi d'autres recueils, cinquante-cinq
sermons ou conférences d'une plus grande étendue, et dont plusieurs portent des
titres spéciaux:
Sermon pour le
premier dimanche de l'Avent, en présence de l'Université de Paris.
Sermon prêché au
couvent des Frères Prêcheurs de Bologne, devant l'Université.
Sermon à Milan, en présence du clergé et du peuple.
Enfin, un très beau sermon prononcé en plein consistoire, sur la fête du Corpus
Christi — Fête-Dieu.
Et il va sans
dire que nous sommes loin de posséder, même dans ces courts abrégés, le résumé
des oeuvres oratoires du Docteur angélique. Les contemporains de saint Thomas
nous apprennent qu'il prêchait en maintes circonstances, parfois même des
carêmes entiers.
Mais quel était
le caractère de sa prédication?
Par l'extrait
donné plus haut, on peut se convaincre que sa parole était tout apostolique,
comme saint Dominique l'entendait et en laissa la tradition à sa descendance
religieuse; comme l'entendait le grand Apôtre, qui ne prêchait que Jésus, et
Jésus crucifié.
Au reste,
l'antiquité peut encore nous instruire à cet égard.
« L'admirable
Docteur, constamment appliqué aux choses célestes, et animé pour le prochain
d'une charité qui ne (274) cherchait qu'à se répandre, dirigeait ses
prédications de manière à plaire à Dieu, et à être utile au peuple. Il ne
s'égarait point dans les périodes élégantes de la rhétorique, mais s'attachait
à l'esprit et à la vertu de la parole divine, évitant ces vaines prolixités de
langage qui font le compte de la curiosité plutôt que de l'édification. Il
parlait dans l'idiome propre à son sol natal, n'ayant pu le changer à cause du
continuel ravissement de son esprit, et il proposait aux fidèles ce qui leur
était profitable, laissant les questions subtiles à la discussion de l'école.
Aussi était-il écouté avec autant de vénération que si sa prédication fût venue
du Christ lui-même. Et ce qu'il enseignait de bouche, il l'accomplissait en ses
oeuvres; il n'eût pas osé dire ce que Dieu ne lui eût pas donné de pratiquer. »
(1)
L'une des années
qu'il passa dans la Ville éternelle, à son retour de Paris, saint Thomas fut
chargé de prêcher le carême à Saint-Pierre. Il le fit avec un fruit immense: au
témoignage des auteurs il transforma, pour ainsi dire, jusqu'à la cour romaine.
Le sermon du Vendredi saint fut pathétique à un tel point que l'auditoire
fondit en larmes; l'orateur dut s'arrêter, pour laisser aux fidèles la liberté
de se frapper la poitrine et de produire des actes de contrition.
Pareillement, le
jour de Pâques, le saint prédicateur parla avec tant d'éloquence de la gloire
de la résurrection, et de la joie qu'éprouva Marie du triomphe de son Fils,
que, sans le respect dû à la majesté du temple, des cris d'allégresse et des
acclamations eussent éclaté de toute part.
Comme il
descendait de chaire, une femme qui depuis
(1)
Boll., VII, 673.
longtemps souffrait d'une perte de sang, et avait eu
vainement recours à toute sorte de remèdes, s'approcha de lui, toucha le bord
de sa chape, et se sentit guérie instantanément. A l'exemple de cette infirme
de Galilée, gratifiée d'une pareille faveur à l'attouchement de la robe de
Jésus-Christ, elle proclama, pour la gloire de Dieu, le bienfait de sa
guérison, et accompagna son libérateur jusqu'au couvent de Sainte-Sabine. Elle
fit connaître le miracle dans tous ses détails à Frère Réginald, qui le
rapporta en plusieurs circonstances et à plusieurs religieux.
Un autre témoin,
que nous connaissons, Jean de Blaise, familier de la princesse Marie, reine de
Sicile, avait assisté, à Naples, aux prédications du carême sur l'Ave Maria, et
il remarqua que, pendant ses sermons, le Saint tenait habituellement les yeux
fermés, mais la tête levée vers le ciel, où se dirigeait le regard de son
esprit.
Le zèle
apostolique de saint Thomas ne se déployait pas seulement dans la sphère d'un
nombreux et brillant auditoire; il s'exerçait encore auprès de ceux qui avaient
besoin d'être instruits ou exhortés en secret. Avec la même charité qu'il
mettait à exposer dans ses conférences publiques le dogme ou la morale
évangélique, il discutait en des entretiens privés avec quelques personnes
éloignées de la foi ou de la pratique chrétienne.
« Une année,
raconte Guillaume de Tocco, se trouvant au château de la Molaria, chez le
cardinal Richard, le Bienheureux y demeura pour la fête de Noël. En même temps
arrivèrent deux riches et savants Juifs, fort considérés parmi leurs
coreligionnaires; ils avaient coutume de venir à cette époque au château. Le
seigneur cardinal pria le saint Docteur de traiter avec ces Juifs l'affaire de
leur conversion.
« Après les avoir
entretenus longuement sur la loi ancienne et leur avoir démontré parles textes
des prophètes l'avènement du Sauveur, Frère Thomas fixa le lendemain pour
répondre aux objections qu'ils pourraient avoir à lui présenter. Dans
l'intervalle, il supplia le divin Messie, par la joie de sa Nativité, de
changer les coeurs de ces deux enfants d'Israël. Or, à l'heure fixée, les Juifs
susdits abordent l'homme de Dieu. A peine a-t-il ouvert la bouche que l'un et
l'autre se trouvent changés, avouant qu'ils ne peuvent résister à l'esprit de
sagesse qui parle en lui, et qu'ils n'ont rien à objecter à ses exhortations
franches et simples. Comme on le pense, il y eut grande joie au château, et
l'éminent cardinal célébra avec un redoublement d'allégresse la solennité de la
Naissance du Sauveur. Quant à Frère Thomas, lui-même avait coutume chaque
année, en cette fête, de recevoir du Fils de Dieu et de la glorieuse Vierge
quelque révélation nouvelle, qui apportait la joie à son esprit, et comblait
les désirs de son coeur. »
L'homme
apostolique achève son ministère au tribunal de la Pénitence. C'est là
qu'appliquant les principes de la morale chrétienne, exposés dans la chaire de
vérité, il engendre vraiment à Jésus-Christ les âmes que sa parole a initiées à
la vie de la foi. C'est là que, condescendant aux faiblesses de l'humanité et
compatissant à toute douleur, il fait couler sur les plaies les plus invétérées
le baume sacré du Calvaire. Il eût donc été d'un grand intérêt de considérer
notre sublime Docteur dans l'exercice du ministère de la réconciliation; mais
le silence plane sur ce point important de sa vie sacerdotale. Toutefois, à
parcourir ce qu'il a écrit sur la confession, dans le cours de ses ouvrages,
notamment au traité de la Pénitence, son chant du cygne, (277) on ne peut
s'empêcher d'accorder à saint Thomas une connaissance approfondie du cœur
humain. Quand on se rappelle, par ailleurs, l'empire qu'il exerça sur la
jeunesse de son époque, et son zèle pour l'instruire, soit dans la chaire de
théologie, soit dans la chaire évangélique, il n'est pas téméraire de croire
que le saint prêtre avait souvent reçu les confidences de bien des âmes.
L'amour immense dont son coeur brûlait pour Dieu débordait alors, polir
communiquer cette paix de la conscience, qu'on ne retrouve pleinement qu'aux
pieds du prêtre, quand on a eu le malheur de la perdre par le péché.
In
dilectione sua redemit eos. ISAI., LXIII, Q.
Dans
sa constante affection il délivra les siens.
EST-IL vrai,
comme on l'entend dire dans le monde, que la vie religieuse soit le sépulcre
des affections de la famille, et que, renfermé dans sa clôture, le religieux
oublie à tout jamais les personnes aimées avec lesquelles il a passé les jours bénis
de son enfance et de sa jeunesse?... Contre pareille accusation protestent des
milliers d'exemples, empruntés à la vie des saints.
Loin d'étouffer
les sentiments affectueux d'un noble coeur, la profession religieuse les épure,
les élève, leur communique quelque chose de divin. L'âme qui a choisi
Jésus-Christ pour Epoux craint sans doute de partager avec la créature l'amour
parfait qu'elle doit à son Dieu. Elle cesse d'aimer d'un amour intéressé,
égoïste ou simplement naturel; mais, en conservant à des proches, à des amis,
l'affection dont elle les entourait autrefois, elle les aime désormais en Dieu,
elle les aime pour leurs intérêts spirituels; et cette affection devenue plus
puissante se (280) traduit par de ferventes prières, par de secrètes immolations,
quelquefois aussi par de judicieux conseils, puisés auprès du Tabernacle, enfin
presque toujours par une influence latente, mais réelle, qui émane de la'
pratique cachée de sublimes vertus.
Ce n'est pas dire
assez. Que de fois l'héroïsme d'une affection toute surnaturelle pour un être
ardemment chéri fut le motif déterminant d'une vocation religieuse!
Le siècle de
Voltaire vit une fille de France quitter les splendeurs de Versailles pour
l'obscurité d'un Carmel. En posant le pied sur le seuil du monastère, l'auguste
princesse brisa-t-elle dans son âme les fibres de la piété filiale et des
légitimes affections de famille? Assurément non. Victime volontaire pour les
péchés de la cour et du royaume, offrant jour et nuit ses oraisons et ses
larmes, elle arrêtait le bras de la divine justice; même, par intervalles, à
travers les grilles de sa sombre retraite, elle versait dans le cour de son
royal père les seules gouttes de consolation vraiment capables de lui procurer
quelque joie.
De nos jours
encore, combien de cloîtres, s'ils pouvaient parler, nous révèleraient de
semblables secrets!...
Quand Thomas
d'Aquin entrait à dix-sept ans dans l'Ordre de Saint-Dominique, sa famille, en
le perdant, pour parler selon le monde, faisait en réalité un gain immense. Nous
avons vu comment il fut pour ses soeurs l'instrument providentiel de leur salut
et de leur sainteté. Les deux comtes, ses frères, virent leur existence rompue,
par une, fin prématurée. Pourrait-on soutenir qu'à aucun titre ils ne durent
aux prières de leur saint frère les sentiments chrétiens qui rendirent leur
mort précieuse aux regards de l'Eternel?
Pour la comtesse
Théodora, son nom disparaît de (281) l'histoire, peu après la sortie de notre
héros du fort San-Giovanni; tout porte à croire qu'elle précéda ses
enfants dans la tombe. Elle aussi, revenue, à de meilleurs sentiments, dut
bénir maintes fois la vocation de son fils.
Saint Thomas supporta avec un calme inaltérable les
malheurs domestiques par lesquels il plut à Dieu d'éprouver la maison d'Aquin.
Ce calme l'accompagnait sans cesse, même quand lui parvenait la nouvelle d'un
deuil de famille. « Alors, selon la déposition de Barthélemy de Capoue, il ne
changeait ni de visage, ni de regard, ne donnait aucun signe de douleur en
parole ou en acte, mais, conservant la sérénité et la quiétude de ses traits,
se contentait de demander des messes et des prières pour ses neveux ou autres
défunts, et lui-même priait pour eux. »
Cette
impassibilité apparente, qu'on aurait tort d'attribuer à l'indifférence, provenait
uniquement de ce que l'âme. de saint Thomas habitait ces hauteurs où
parviennent seulement, comme des échos lointains, les gémissements de la terre
et l'explosion des douleurs humaines.
Et, en effet, la
tristesse du chrétien, en face d'une tombe fraîchement ouverte, n'a rien qui
ressemble à la désolation de ceux qui n'ont plus d'espérance.
Nous pleurons nos
morts, soit: c'est un soulagement que nous accordons à la nature, soulagement
que le Christ a lui-même consacré par ses divines larmes sur le tombeau de
Lazare. Mais nous nous consolons dans l'espoir de retrouver un jour au sein de
Dieu ces âmes que nous avons aimées; et, à proprement parler, le seul véritable
sujet de larmes, c'est la crainte, — si malheureusement elle est fondée! — que
des êtres chéris n'aient comparu devant le souverain Juge en état de péché
mortel.
Or, telle était
l'anxiété de notre Saint, après le trépas de (282) ses infortunés frères. Leur
vie s'était écoulée dans la dangereuse profession des armes et la vanité des
jouissances du siècle; leur conduite à son égard, quand, jeune novice, il les
avait vus tendre un piège infâme à sa vertu, lui faisait craindre que leurs
âmes ne fussent restées attachées à la fange. Sans doute, des revers terribles
avaient fondu sur leurs têtes, et avaient pu leur ouvrir les voies de
l'expiation.. L'aîné, Landolphe, banni de ses domaines et dépouillé de ses
biens, était mort en exil; le second, Raynald, avait succombé dans sa prison,
aux tortures de la faim. Tout en espérant, tout en priant pour eux, Thomas
désirait ardemment connaître le sort de leurs âmes, et sollicitait du ciel la
faveur d'en être instruit par quelque lumière surnaturelle. Le Dieu de toute
consolation l'exauça au delà de sa demande.
« Un jour,
raconte le premier biographe, Frère Thomas, à Paris, était plongé dans la
méditation, quand lui apparut, en vision imaginaire, sa sœur, l'abbesse de
Sainte-Marie de Capoue. Elle déclare qu'elle est en purgatoire, et demande à
son frère un certain nombre de messes pour sa délivrance. Le Bienheureux
appelle aussitôt ses étudiants, et les conjure d'offrir pour l'âme de sa soeur
des messes et des prières. Quelque temps après, comme il était à Rome, la
défunte se montra de nouveau. Elle lui apprit qu'elle était délivrée du
purgatoire et jouissait de la gloire céleste, grâce aux messes célébrées par
ses soins. Le Saint lui demanda en quel état lui-même se trouvait devant Dieu:
«Mon frère, répondit l'âme bienheureuse, vous êtes en bon état, et bientôt vous
viendrez nous rejoindre. Il vous est réservé une plus grande gloire qu'à nous
tous; tenez bien ce que vous avez. » Thomas l'interrogea sur le sort de leur
frère Landolphe: « Il est en purgatoire, » répondit-elle. « Et Raynald? — En
paradis. »
« La joie causée
à l'homme de Dieu par cette révélation s'affermit dans une autre vision non
moins consolante. Un ange lui apparut, tenant en mains un grand livre, sur
lequel étaient écrits des noms d'élus en lettres d'or et d'azur. Dans les
lignes d'or destinées aux martyrs, Thomas distingua le nom de son frère Raynald,
dont la mort, courageusement acceptée pour la liberté de l'Eglise, avait eu
devant Dieu le mérite du martyre. » (1)
Remarquons ces
dernières paroles, pour en tirer une conclusion favorable à la gloire éternelle
de ces jeunes héros qui, en mourant pour le pouvoir temporel du Saint-Siège, à
Castelfidardo, à Mentana, à la porte Pia..., ont écrit, de leur sang, une des
plus belles pages de l'histoire de l'Eglise au XIXe siècle.
Pour compléter la
physionomie de notre saint patron, il faut au tableau de ses vertus joindre le
portrait que les contemporains nous ont laissé de sa personne et de son
caractère.
Saint Thomas d'Aquin était de haute stature, la tête
droite, le port noble et majestueux, attitude qui correspondait parfaitement à
l'élévation de son esprit. Bien proportionné dans tous ses membres, d'une
complexion délicate, d'une corpulence assez notable, il jouissait d'une vigueur
ordinaire.
Il avait le crâne
très développé, le front large, la tête un peu chauve, le teint brun, les yeux
doux et pénétrants, le visage assez beau: ensemble de qualités physiques en
harmonie parfaite avec une intelligence supérieure et des vertus hors ligne. Il
était, en outre, fort grave dans tous ses mouvements.
(1)
Boll., VII, 672.
La vigueur de son
corps était admirablement soutenue, dans les occasions difficiles, par une
énergie de volonté peu commune: de cette énergie procédait la tranquillité
d'âme qui l'accompagnait partout. On en cite un trait remarquable.
Comme il
retournait à Paris, après la condamnation du livre des Périls des derniers
temps, une effroyable tempête s'éleva sur la mer; les nautoniers éperdus
croyaient périr, et ne savaient plus à quoi se résoudre. Lui seul conserva un
sang-froid imperturbable au plus fort du danger.
Entre autres
fréquents malaises de nature à le rendre sombre et triste, l'angélique Docteur
souffrait souvent de l'estomac, soit à cause de ses abstinences et de ses
jeûnes, soit à cause de sa continuelle application à l'étude. Souvent aussi,
par suite du vol habituel de son esprit, il éprouvait, comme nous l'avons vu,
des abstractions qui le rendaient complètement étranger à tout ce qui se
faisait ou disait autour de lui. Il fallait qu'un Frère, comme une mère
attentive, veillât à prévenir ou à écarter ce qui aurait pu lui être nuisible.
Malgré cet état
de souffrance et ces habitudes de contemplation, le caractère de notre Saint
n'offrait rien de mélancolique et de concentré, mais se prêtait à l'ouverture
simple et naïve, voire même à d'agréables saillies.
On lui demanda,
un jour, pourquoi à Cologne il était resté si longtemps sans dire mot sous
maître Albert.
« C'est,
répondit-il, que je n'avais pas encore appris à parler devant un tel Maître. »
Comme, un autre jour, on voulut lui remettre quelques
deniers, il refusa et dit en souriant: « Je ne suis point chargé de garder; la
bourse de Judas. » (1)
(1)
Castillo. — Frigerio.
Sa récréation
habituelle était de se promener solitaire sous le cloître du couvent, la tête
dirigée vers le ciel. Une seule fois, à Naples, Barthélemy de Capoue le vit
sortir à la campagne, sur le soir; une autre fois, il le rencontra à travers
les rues de Capoue, à une époque où le roi tenait sa cour dans cette ville.
Thomas était venu pour arranger une affaire malheureuse arrivée à son neveu, le
comte de Fondi. En cette circonstance, on le voit, le serviteur de Dieu n'avait
pas hésité à sacrifier ses goûts personnels pour répondre à un appel de la
charité.
Terminons par
deux témoignages sur l'aménité de saint Thomas d'Aquin.
« Son seul
aspect, écrit Guillaume de Tocco, révélait la bonté de son âme, et personne ne
pouvait le regarder, ni lui parler, sans ressentir une consolation
particulière. Aussi Frère Eufranon de Salerne, qui jouit dans tout l'Ordre
d'une grande réputation, répétait-il souvent que chaque fois qu'il considérait
ou entretenait le saint Docteur, il retirait de sa vue ou de sa conversation
une grâce de joie toute spirituelle, attestant la présence de l'Esprit saint en
lui. »
Barthélemy de
Capoue dit de son côté: « C'était une opinion commune et accréditée parmi les
plus graves religieux, que l'âme de Frère Thomas était le radieux tabernacle du
Saint-Esprit, parce qu'on voyait toujours resplendir sur ses traits la joie, la
douceur, la suavité. » (1)
Ce résumé rapide
des Vertus de saint Thomas d'Aquin contribuera, nous n'en doutons point,
à l'édification de nos lecteurs, et inspirera aux étudiants le désir de marcher
sur les traces de leur glorieux Patron.
(1)
Boll., VII, 669 et 710.
Pour peu qu'on y
réfléchisse, en écartant toutefois la partie miraculeuse de son histoire, on
reconnaîtra qu'en notre Saint les actes des vertus se déroulent dans les
conditions ordinaires. L'imitation est donc à la portée de tous.
Tous, comme
Thomas d'Aquin, peuvent pratiquer l'humilité et l'obéissance, la charité et la
douceur; tous peuvent s'attacher aux pas de cet ange de pureté, et chercher un
refuge, comme lui, au pied des autels et sous le manteau de la Vierge
immaculée; tous peuvent compatir aux misères des pauvres et les assister avec
le même zèle; tous peuvent sanctifier l'étude, à son exemple, et se rendre
capables des luttes de l'apostolat par la parole ou par l'action. Saines
connaissances et action éclairée: tels sont, en effet, les fruits qui doivent
résulter d'une éducation vraiment sérieuse et profondément chrétienne.
Le Ier mai 1887,
à l'ouverture du Congrès de l'Association de la jeunesse catholique, Mgr
Freppel faisait devant un nombreux et sympathique auditoire la constatation
suivante:
« On comprend de
mieux en mieux que, pour servir efficacement les intérêts du pays, il nous faut
des hommes d'étude et des hommes d'action. Et je suis plus touché que je ne
saurais. le dire de voir dans chaque ville nos jeunes gens catholiques, ici
organisant des conférences scientifiques et littéraires, là se faisant les
catéchistes,des petits enfants, plus loin visitant et assistant les pauvres,
prêtant partout leur concours aux cercles d'ouvriers, aux associations
professionnelles, et préparant ainsi à toutes nos oeuvres des membres actifs et
des serviteurs dévoués... »
Certus quod velox est depositio
tabernaculi mei. II PETR., I, 14
J'en ai la certitude, bientôt je
laisserai mon enveloppe mortelle.
Dieu, toujours rempli de prévenances à l'égard de ses
saints, leur fait assez ordinairement connaître par certains signes,
avant-coureurs, le terme de leur exil sur la terre. C'est un secret
pressentiment, d'une fin prochaine; un dégoût indéfinissable des choses
humaines; un ravissement plus fréquent de leur esprit en Dieu; un désir
croissant de voir arriver la dissolution de leur corps pour être avec
Jésus-Christ; parfois même c'est une lumière très claire et très distincte, qui
leur révèle (292) et leur fait prédire avec une étonnante précision le jour et
l'heure de leur mort.
A partir de l'instant où l'Ange de l'école répondant à
Jésus, qui lui demandait quel prix il voulait de ses travaux, s'écria: «Pas
d'autre que vous-même, Seigneur, » il entra dans cette phase suprême qui
présage le trépas.
Le 6 décembre 1273, fête de saint Nicolas, célébrant la
messe dans la chapelle dédiée à ce saint au couvent de Naples, il eut une
révélation qui le changea tellement, que dès lors il ne lui fut plus possible
ni d'écrire ni de dicter. « Ou plutôt, dit l'auteur ancien que désormais nous
ne ferons guère que traduire, le Docteur brisa sa plume; il était à la
troisième partie de sa Somme, dans le traité de la Pénitence.
Frère Réginald, voyant son maître cesser d'écrire, lui
dit: « Père, comment laissez-vous inachevée une oeuvre si grande; entreprise,
par vous pour la gloire de Dieu et l'illumination du monde? — Je ne peux
continuer, » répondit le Saint. Réginald, qui craignait que l'excès du travail
n'eût émoussé l'intelligence du grand Docteur, insistait toujours, pour qu'il
écrivît,ou dictât, et Thomas lui répondait: « En vérité, mon fils, je ne puis
plus; tout ce que j'ai écrit me paraît un brin de paille. »
Sur le conseil de ses supérieurs, qui pensèrent qu'une absence
de Naples le reposerait, Thomas se rendit chez la comtesse de San-Severino, sa
soeur, pour laquelle il avait une;vive affection: Il n'y arriva qu'avec une
extrême difficulté, et lorsque la comtesse vint à sa rencontre, c'est à peine
s'il lui parla. Elle en fut effrayée, et dit au compagnon du Bienheureux: «
Qu'est-il donc survenu à mon frère, qu'il soit comme étranger à tout, et qu'il
ne m'ait presque (293) rien dit? — Depuis la fête de saint Nicolas, répondit
Réginald, il est fréquemment dans des abstractions de ce genre, et il n'a plus
écrit. Cependant je ne l'avais pas vu encore si complètement absorbé. » Et,
après une ou deux heures, s'approchant du Maître, il le tira vivement par sa
chape, pour le faire revenir à lui. Thomas poussa un soupir, comme un homme
arraché aux douceurs d'un profond sommeil, et dit: « Réginald, mon fils, je
vais vous apprendre un secret; mais je vous adjure, au nom du Dieu
tout-puissant, par votre attachement à notre Ordre et l'affection que vous me
portez, de ne le révéler à personne, tant que je vivrai. Le terme de mes
travaux est venu; tout ce que j'ai écrit et enseigné me semble un brin de
paille auprès de ce que j'ai vu et de ce
qui m'a été dévoilé. Désormais j'espère de la bonté de mon Dieu que la fin de
ma vie suivra de près celle de mes travaux. »
Le saint Docteur ne tarda pas à revenir à Naples,
laissant sa soeur plongée dans la désolation.
Un jour qu'il était retenu au lit par la fièvre, et que
Frère Buonfiglio de Naples, son infirmier habituel, était absent, un frère de
ce dernier, Jean Copa, fut chargé de veiller près de la chambre du malade. Tout
à coup, il aperçut une étoile brillante entrer parla fenêtre de la cellule,
venir se reposer quelque temps au-dessus de la tête du serviteur de Dieu, et
sortir ensuite, par la même ouverture.
Quarante-cinq ans après, Jean Copa, devenu vieillard,
rapportait ce prodige, sous la foi du serment, aux commissaires chargés de
l'enquête pour la canonisation de Thomas d'Aquin.
Cependant le Saint-Siège était occupé par un homme que
ses rares qualités et ses grandes, vertus ont fait placer (294) sur les autels:
il s'appelait Grégoire X. La nouvelle de son élection, qui mettait fin à une
vacance de près de trois années, l'avait surpris en Palestine, où il
travaillait à remédier aux maux des chrétiens.
Un des premiers soucis du nouveau pontife avait été de
s'occuper de la Terre Sainte, et d'y envoyer avec le titre de patriarche de
Jérusalem, Frère Agni de Lentino, alors, archevêque de Cosenza, lui
recommandant avec instances la réforme des moeurs parmi les chrétiens d'Orient.
En même temps, il adressait à tous les évêques et prélats
du monde chrétien une bulle de convocation à un concile général, dans la ville
de Lyon, pour le 1er mai 1274.
Parmi les, principales questions à traiter venait celle
de la réunion de l'Église grecque à l'Église latine; aussi attendait-on les
ambassadeurs de l'empereur Michel Paléologue avec plusieurs prélats orientaux.
Grégoire X, voulant s'entourer de toutes les lumières qui;brillaient alors dans
la catholicité, comptant de plus sur l'influence qu'exercerait au sein de
l'auguste assemblée un homme tel que Thomas d'Aquin, lui envoya un bref
spécial, pour lui enjoindre de se rendre, à Lyon, et d'apporter son Traité
contre les erreurs des Grecs.
Quoique souffrant, le Docteur angélique n'hésita pas à
obéir au Vicaire de Jésus-Christ, et, par déférence pour le chef de la
chrétienté, personne n'osa s'opposer à son départ.
Avant
de quitter. Naples, saint Thomas alla prendre congé du roi. Au cours de la
conversation, Charles lui demanda ce qu'il dirait au concile des affaires du
royaume. « Sire, répondit l'homme de Dieu, je dirai la vérité. » Cette,
franchise irrita vivement le monarque, dont le gouvernement, et la conduite
privée, au lieu de ce qu'on pouvait (295) attendre d'un frère de saint Louis,
préparaient peu à peu la catastrophe sanglante des Vêpres Siciliennes. Sachant,
en outre, le crédit dont jouissait Thomas d'Aquin, il voyait s'évanouir ses
rêves ambitieux sur Constantinople. Aussi, quand trois mois plus tard on apprit
la mort du grand Docteur, fut-ce, au rapport d'auteurs anciens, une rumeur
publique en Italie. que le Saint avait été empoisonné, sinon par ordre formel
de Charles d'Anjou, du moins à la suggestion de quelques courtisans désireux de
complaire à leur maîre.
D'autres attribuent pareil forfait à des Grecs
opiniâtrement rivés au schisme, et qui ne pouvaient pardonner à saint Thomas
ses ouvrages contre leurs erreurs. En attendant la lumière sur ce point
d'histoire, il nous faut reconnaître que le travail incessant du Docteur
angélique, joint à son austérité, était plus que suffisant pour causer une
perturbation complète dans les fonctions de la vie, et déterminer la mort à
courte échéance.
On était dans la, plus grande rigueur de l'hiver.
Accompagné de Frère Réginald, son fidèle ami et d'un religieux chargé de servir
l'un et l'autre, Thomas se dirigea d'abord vers Aquin, son pays d'origine. Là,
il reçut une lettre de Bernard Ayglère, abbé du Mont-Cassin. Le supérieur de
l'illustre abbaye, demandait l'explication d'un texte des Morales de
saint Grégoire, sur le sens duquel les Bénédictins étaient divisés. La réponse
du saint Docteur s'ouvre par cette humble salutation: « Au Révérend, Seigneur
dans le Christ Bernard, par la grâce de Dieu Abbé vénérable du Mont-Cassin,
Frère Thomas d'Aquin, son fils tout dévoué. » Au commencement de sa lettre,
Thomas signalé comme une circonstance providentielle que la missive lui soit
parvenue au moment, de son départ (296)
pour la France, et dans cette ville d'Aquin, où le bienheureux Maur,
disciple et fils de saint Benoît, en route lui aussi pour la France, avait reçu
les lettres et le viatique du saint Patriarche. Il s'excuse, alléguant la
longueur du jeûne et de l'office divin, de ne point monter à l'abbaye, puis il
résout, avec sa clarté et sa science ordinaires, les difficultés du texte de
saint Grégoire. Suivant toute, probabilité, cette lettre, trouvée il y a peu
d'années au monastère du Mont-Cassin; est le dernier écrit de saint Thomas.
Le Docteur angélique se rendit ensuite à Téano, qu'il ne
fit que traverser.
Au sortir de cette ville, par le chemin de Borgo-Nuovo,
il heurta la tête, contre un arbre à demi renversé sur la route, et le coup lui
fit presque perdre connaissance. Aussitôt s'empressèrent autour de lui Frère
Réginald, son compagnon inséparable, un certain Guillaume, doyen de Téano, plus
tard évêque de cette ville, et l'abbé Roffrid, neveu de ce dernier. Réginald
demanda au Bienheureux s'il s’était meurtri. « Peu, » répondit Thomas. Pour
faire diversion, Réginald entama un sujet de conversation; propre à
l'intéresser: « Maître, lui dit-il, vous allez au concile; il s’y fera un bien
considérable pour l'Eglise universelle, pour notre Ordre et le royaume de
Sicile. » Frère Thomas répondit: «Fasse le Seigneur que cela soit. » Réginald
poursuivit: « Sans doute, vous serez créé cardinal, comme, Frère
Bonaventure, et ainsi tous les deux vous exalterez vos Ordres. Thomas répondit
à Frère Réginald: «Dans aucune, situation je ne puis être utile à notre Ordre
comme dans celle où je me trouve. » Réginald reprit: « Père, je ne parle pas
pour vous, mais dans l'intérêt du bien général. » Le saint Docteur,
l'interrompit en disant: « Soyez sûr que jamais je n'aurai à changer ma
condition actuelle. »
Cette conversation fut entendue par l'abbé Roffrid,
lequel en rendit plus tard un témoignage authentique. Continuant leur route à
travers la Campanie, nos voyageurs arrivèrent au château de Maënza, qui
appartenait à la comtesse Francesca, épouse du seigneur Annibal de Ceccano, et
nièce du serviteur de Dieu. Ils, s'y arrêtèrent, et Thomas y perdit totalement
l'appétit. Maître Jean de Gui, médecin du château, fut appelé sans retard.
Après avoir épuisé divers remèdes, il demanda au Saint quel aliment lui ferait!
plaisir. Pour se délivrer de ses importunités peut-être, Thomas répondit: « Je
n'ai de goût que pour une chose, des harengs frais, comme on en mange en
France. » Le médecin fut fort attristé de ne pouvoir satisfaire son illustre
malade; ce poisson ne se trouvait point dans la contrée.
En sortant, il rencontra un homme nommé Bordonari,
porteur d'une corbeille de sardines arrivées à l'instant même. Il le pria de
déposer sa bourriche, et se mit à chercher si par hasard quelque autre espèce
de poisson ne serait pas mêlée aux sardines. En effet, il trouve une provision
de harengs frais. Grand fut son étonnement, parce qu'on n'avait jamais vu
pareil poisson dans ces parages, et le vendeur assurait à maintes reprises
n'avoir acheté que des sardines.
Tout joyeux, Jean de Gui donna ordre de servir ces
poissons au Maître, pensant le consoler par un mets divinement accordé à ses
désirs. Réginald dit au malade: « Dieu a rempli vos vœux, vous avez ce que vous
souhaitiez, on a trouvé des harengs. » Frère Thomas répondit: « D'où
sont-ils venus et qui les a apportés? » Réginald reprit: « C'est Dieu qui vous
les envoie. » A ces mots, Thomas, comprenant que la Providence avait fait un
miracle, se sentit touché de reconnaissance; mais il refusa de manger, et se
tournant vers le médecin: « Docteur, lui dit-il, il vaut mieux (298) que je
m'abandonne à la volonté de Dieu que de toucher à ces poissons; je les ai
désirés trop avidement. — Non, Maître, répondit le docteur, vous devez
aujourd'hui faire honneur au présent du bon Dieu. » Et avec la simplicité d'un
parfait obéissant, Thomas goûta des harengs miraculeux.
« Admirable disposition de la divine Bonté, ajoute
Guillaume de Tocco, d'accorder une légère satisfaction à celui qui n'avait
jamais outrepassé la mesure de 1a sobriété la plus stricte! Pareillement,
admirable gratitude et mortification du Saint! Il refuse avec délicatesse le
mets présenté par la main de Dieu, trouvant ce mets trop agréable! »
Le miracle fut divulgué dans tout le pays par Jean de Gui
et les diverses personnes qui avaient pris part à la petite fête. L'un de ces
heureux convives, Pierre de Castro, moine de Fossa-Nuova, vivait encore
â l'époque du procès de canonisation, et il attesta le fait avec serment.
Dieu ajouta une nouvelle grâce à celle dont nous venons
de faire le récit: il rendit l'appétit à son serviteur, et Thomas songea dès
lors à se remettre en route.
Venu, dilecte mi, egrediamur in agrum.
CANT., VII, II.
Venez, mon bien-aimé, sortons dans la,
campagne.
Après avoir pris congé du comte et de la comtesse de
Ceccano, Thomas partit de Maënza. Outre ses compagnons habituels, il avait
encore, à ses côtés plusieurs moines de Fossa-Nuova, venus. cinq jours
auparavant avec leur abbé pour voir le saint Docteur. Cédant à leurs instances,
sentant d'ailleurs le besoin de consolider ses forces, il. se rendit à leur
monastère, éloigné d'environ deux lieues. Il fut déterminé à recevoir cette
hospitalité par un autre motif, qui montre comment l'esprit religieux avait.
pénétré jusqu'à la moelle de ses os. « Si le Seigneur veut me visiter, dit-il à
ceux qui l'entouraient, il vaut mieux qu'il me trouve dans une maison
religieuse que chez des séculiers. »
Quand on arriva en face de l'abbaye, la mule qui portait
le Docteur angélique s'arrêta court; et, d'après la tradition, ses pieds de
devant laissèrent leur empreinte sur une dalle;que, l'on montre encore avec une
inscription commémorative.
Selon sa coutume, Thomas entra d'abord dans l'église,
pour y adorer le très saint Sacrement, puis il pénétra sous le cloître. A ce
moment, il lui sembla que la main du Seigneur se posait sur lui, et avec un
accent prophétique, il s'écria: « Réginald, mon fils, c'est ici le lieu de mon
repos! » Les religieux qui l'entendirent, principalement ceux de son Ordre,
fondaient en larmes; on l'installa dans une chambre dépendante des appartements
de d'abbé, et des cellules furent préparées avec grande charité pour ses
compagnons.
Il y avait plusieurs jours que saint Thomas ne quittait
plus le lit; la faiblesse augmentait progressivement. Les moines de Fossa-Nuova
le servaient avec un respect profond. Eux-mêmes allaient à la forêt voisine
chercher du bois; ils le rapportaient sur leurs épaules, ne jugeant pas
convenable de laisser ce soin à des bêtes de somme, et s'estimant trop heureux
de rendre quelques services à l'hôte illustre qu'ils possédaient.
Quant au pieux Docteur, vivement touché de leurs
attentions, il, disait, en, les voyant entrer dans sa chambre avec leur charge:
« D'où me vient cet honneur que les serviteurs de Dieu servent un homme comme
moi, et aillent chercher au loin de si lourds fardeaux? »
Non content de l'édification que leur causait le
spectacle de ses vertus, les religieux prièrent le saint malade de leur
expliquer le Cantique des cantiques, comme saint Bernard l'avait fait aux
moines de Clairvaux. L'homme de Dieu s'en excusa d'abord: « Donnez-moi l'esprit
de saint Bernard, dit-il, et je vous accorderai cette consolation, » Mais eux,
qui savaient que le même esprit anime tous les saints, redoublèrent
d'instances, et Thomas se rendit à leurs désirs. « C'est ainsi, dit
Guillaume de Tocco, qu'au milieu des défaillances du corps, cette âme restait
vaillante dans (303) l'exercice de la doctrine, et que l'étude des plus suaves
mystères allait faire bientôt place à la vision de la gloire. Vraiment, il
convenait que le grand Docteur,, prêt à quitter la prison des sens, terminât
son enseignement par le Cantique de l'amour entre l'Epoux et l'épouse, Jésus et
l'âme fidèle. »
Arrivé à ce verset du septième chapitre: Venez, mon
bien-aimé, sortons ensemble dans la campagne, il fut pris d'une faiblesse
soudaine qui lui fit comprendre que sa dernière heure approchait. Il ne songea
plus qu'à se préparer à la mort, fit une confession générale de toute sa vie,
et pria qu'on lui apportât le saint Viatique.
L'abbé, entouré de ses moines, entra dans la chambre avec
l'Hostie sainte. Thomas se fit étendre à terre, afin de recevoir dans une
posture plus humble son Seigneur et son Dieu. On lui présenta le corps de
Jésus-Christ, et selon l'antique usage de l'Eglise pour tout chrétien mourant,
on lui demanda s'il croyait que cette hostie consacrée fût le vrai Fils de
Dieu, sorti du sein de la Vierge, suspendu à la croix, mort pour nous, et
ressuscité le troisième jour. Il répondit d'une voix claire et distincte, les
joues inondées de larmes « Si la science peut ajouter ici-bas quelque chose à
la foi sur ce mystère, je réponds: Oui, je crois fermement et, tiens pour
certain que dans ce Sacrement: adorable est Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai
homme; Fils unique du Père éternel et d'une Vierge Mère; je le crois de coeur,
et le confesse de bouche; » et après quelques autres; paroles fort dévotes; «
Je vous reçois, Corps sacré, prix du rachat de mon âme, viatique de mon
pèlerinage ici-bas, pour l'amour duquel j'ai étudié, veillé, enseigné et
prêché: Jamais je n’ai rien écrit, que je sache, contre, la vérité de votre
Sacrement; si pourtant il m'était échappé une expression réprouvée par la foi,
je ne suis point opiniâtre dans mon erreur; je laisse (304) tout à la
correction de la sainte Eglise romaine, et c'est en fils obéissant de cette
Mère bien-aimée que je m'en vais de ce monde. » Il communia ensuite avec une ferveur
angélique; après son action de grâces, on le replaça sur son lit, où il
continua de s'entretenir doucement avec Dieu.
Le lendemain, il demanda l'Extrême-Onction. Tous les
assistants pleuraient seul le visage du moribond présentait une douce expression
de joie; témoignage d'une pleine confiance en Celui qu'il avait tant aimé. On
l'entendait s'écrier parfois: « Bientôt, bientôt le Dieu de, toute
consolation, le Dieu bon, le Dieu, saint mettra le comble à ses miséricordes et
remplira mes désirs. Bientôt je serai rassasié, lorsque m'apparaîtra sa gloire.
Je boirai au torrent de ses délices, il m'enivrera de l'abondance qui est en sa
maison, parce que la source de la vie est en lui, et qu’il me fera contempler
la véritable lumière dans sa lumière même. »
Cependant, les personnes présentes ne pouvaient croire à
la rigueur du décret divin qui allait priver l'Eglise d'un appui jugé si
nécessaire encore. Frère Réginald, qui avait constamment servi Thomas, non pas
seulement comme un disciple sert son maître, ou un fils son père, mais comme un
chrétien dévot honore un saint, s'approche du moribond, et lui dit:
« Père, j'avais compté que vous rendriez d'importants services au concile
de Lyon, et que vous recevriez quelque dignité capable de faire honneur à
l’Ordre et à votre propre famille... » A quai l'humble disciple de Jésus-Christ
répondit-: « Gardez-vous, mon fils, d'ouvrir votre coeur à ces
pensées. Ce qui fut autrefois l'objet de mes désirs l'est en ce moment de ma
reconnaissance. J'ai demandé à Dieu qu'il m'enlevât de ce monde dans l'état
d'humilité où sa grâce m'avait placé, il me l'accorde aujourd'hui. J'aurais pu
sans doute faire encore quelques progrès dans la science, et (305) me rendre
utile aux autres en leur faisant part de mes lumières. Maintenant il a plu au
Seigneur de me révéler pourquoi il m'a gratifié, quoique j'en fusse indigne, de
connaissances supérieures à celles de docteurs qui ont vécu plus longtemps;
c'est qu'il voulait me retirer de cette vie mortelle plus tôt qu'il ne l'a fait
pour eux, et, me rendre plus tôt participant de sa gloire éternelle.
Consolez-vous donc, cher fils, puisque mon bonheur est parfait. »
A la nouvelle de l'état désespéré de son saint oncle, la
comtesse de Ceccano était venue de Maënza. Privée de le voir, à cause de la
clôture monastique, elle lui envoya demander quelles étaient les choses dont il
pouvait avoir besoin. Thomas lui fit dire qu'il la remerciait, mais qu'il
entrerait prochainement dans un lieu où se trouve le bien dans sa plénitude. Le
mourant ajouta la recommandation pour elle de vivre au milieu du siècle sans y
attacher son coeur, et d'élever ses enfants dans la crainte de Dieu et la
pratique des vertus.
Sentant
ses forces diminuer, renouvela ses remerciements aux moines de Fossa-Nuova,
promettant, en échange de leurs soins charitables, son assistance spéciale
devant le trône de Dieu; Ces saints religieux lui demandèrent sa bénédiction,
ce qu'il ne put refuser à leurs larmes. L'un d'eux le pria de lui dire comment
on pouvait passer la vie sans perdre la grâce: « Mon Frère, répondit le
Bienheureux, tenez pour constant que celui qui sera toujours prêt à rendre
compte de ses actions au souverain Juge ne péchera jamais. » Ce furent ses
dernières paroles. Peu après commença l'agonie; elle fut courte et paisible.
Enfin la mort vint dégager son âme et lui ouvrir les portes du ciel, le 7 mars
1274, à l'aube du jour. Près d'achever sa (306) quarante-neuvième année sur la
terre, dit l'historien souvent cité, Thomas d'Aquin alla célébrer dans la
cinquantième le jubilé de l'éternelle gloire.
En ce moment, un moine priant à l'église fut saisi d'un
mystérieux sommeil, et vit en songe une étoile admirable d'éclat s'élever de
l’abbaye, deux autres de moindre grandeur venir
du ciel se joindre à l'a première, puis les trois monter vers la voûte
azurée. Aussitôt il s'éveille, et, entendant le son lugubre qui avertissait
qu'un Frère venait de mourir, il comprit que la première étoile signifiait
l'âme du saint Docteur, laquelle, quittant le corps inanimé, prenait, son essor
vers le ciel, en compagnie de deux autres âmes bienheureuses
Peut-être, dit un biographe, étaient-ce les âmes de sa
soeur, l'abbesse de Capoue, et de son frère Landolphe, qui, délivrées du
purgatoire par les suffrages de leur frère, venaient à sa rencontre, pour
marquer leur gratitude.
Ce premier prodige fut suivi d'un second.
Une étoile semblable à une comète, qui depuis trois jours
planait au-dessus du couvent, s'éclipsa tout à coup, l'heure où, l'homme de
Dieu rendait le dernier soupir.
Comment s'étonner que des lumières célestes aient salué à
son passage au sein de la gloire éternelle celui qui, jusqu'à la fin des temps,
doit resplendir comme un soleil dans l'Eglise!
In morte mirabilia operatus est. Eccli.
XLVIII, 15.
Après sa mort il opéra des merveilles.
La dépouille
mortelle du Docteur angélique n'était pas encore refroidie que le nouvel
habitant des cieux accomplissait sa promesse à l'égard des religieux de
Fossa-Nuova, en payant leurs services par des bienfaits.
Dom Jean de Ferentino, sous-prieur, était depuis quelque
temps atteint de cécité. Conduit par la main auprès du cadavre il baisa
pieusement les pieds du défunt, à la suite des autres moines, rendant par là
hommage à ses éminentes vertus. Or, il y avait dans le monastère, outre
l'évêque de Terracine et Frère Réginald, quatre ou cinq Frères Mineurs, des
Frères Prêcheurs en plus grand nombre, enfin les pères et les convers de
l'abbaye, une centaine de personnes environ. Quelqu'un dit au sous-prieur: «
Penchez-vous sur le visage du mort, mettez vos yeux sur les siens. » Frère Jean
se penche avec dévotion, approche ses yeux des yeux du cadavre; en priant, de
toute l'ardeur de son âme. A l'instant même il voit la lumière, et, se
sentant (310) parfaitement guéri: « Béni
soit Dieu, s'écrie-t-il, de m'avoir fait recouvrer la vue par les mérites de
Frère Thomas! »
En face de ce témoignage céleste rendu à la sainteté,
l'abbé de Fossa-Nuova et ses moines, tout en déplorant la perte que faisait
l'Eglise, se réjouissaient d'avoir désormais près de Dieu un puissant
protecteur. Ils lavèrent. le corps avec respect, l'exposèrent sur,un lit
funèbre et préparèrent des funérailles solennelles.
La nouvelle de la mort du grand Docteur s'était répandue
dans toute la Campanie, et l'on vit affluer au monastère un nombre considérable
de religieux et de nobles personnages, dont plusieurs étaient unis à Thomas par
les liens du sang; beaucoup d'autres étaient attirés par l'affection, la
renommée de sa science, le bruit du miracle opéré, les exemples, de ses vertus.
On se mit à couper, des morceaux de ses habits, à s'emparer de quelque objet
qui eût été à son usage. Les religieux durent faire la garde, pour empêcher de
pieux mais regrettables larcins. Prenant alors des rameaux d'olivier, la foule
les fit toucher au saint corps, afin de les conserver, comme des reliques. Au
milieu de cette affluence, le cercueil fut porté à l'église, avec grand honneur
et au chant, des Psaumes. L'évêque diocésain, le révérendissime seigneur
François, des Frères Mineurs, présidait la cérémonie, cérémonie plutôt
triomphale que funèbre.
La comtesse de Ceccano, ne pouvant entrer dans le
monastère, avait demandé par grâce que le cercueil de son oncle vénéré lui fût
présenté à la porte extérieure. En le voyant, elle et les deux parentes qui
l'entouraient éclatèrent, en sanglots. Tandis que les cloîtres retentissaient
de cris déchirants, un spectacle tout à fait inattendu acheva de (311) porter à
son comble l'émotion universelle. La mule qui servait de monture à l'angélique
Docteur, depuis que l'enflure de ses jambes ne lui permettait pas de faire ses
voyages à pied, ayant brisé son licol, s'échappa de l'étable, se dirigea vers
la bière, et là, fléchissant les genoux, s'affaissa sans vie. Dieu, selon la
réflexion de saint Antonin, voulait associer les êtres sans raison à
l'affliction causée par la perte immense que faisait le monde (1).
On entre dans l'église, et, après les prières
liturgiques, le corps est descendu dans la fosse creusée en face du
maître-autel. « Un peu de terre, dit Guillaume de Tocco, déroba l'astre
céleste, en attendant qu'il plût à Dieu de faire resplendir la sainteté de son
serviteur par, l'éclat des miracles. »
Au retour de la sépulture Frère Réginald, cédant à de
vives instances, voulut bien, pour l'édification des assistants et l'allégement
de la douleur commune, payer, un tribut d'hommages à la mémoire de son illustre
maître. Se levant donc au milieu de l'assemblée, il publia les merveilles de la
grâce en cette âme d'élite, puis il ajouta: « J'ai été le témoin de la vie
de Frère Thomas et le confident de sa conscience; j'ai fréquemment pénétré dans
le sanctuaire de son coeur et entendu sa dernière confession générale. Je
l'affirme en vérité, toujours je l'ai trouvé aussi pur qu'un enfant de cinq
ans. Jamais il n'a ressenti l'humiliant aiguillon de la chair, ni consenti à
quelque pensée mauvaise...»
Il n'en put dire davantage; les sanglots étouffèrent sa
voix, et l'assemblée lui répondit par un long gémissement. « Comment s'en
étonner? continue le pieux historien; qui aurait pu comprimer sa douleur, en
voyant descendre
(1) Chron. 3° partie, Tit. XXIII, ch. VII.
dans
la tombe un docteur si sublime? Qui aurait eu la force de retenir ses larmes,
de maîtriser ses plaintes, alors que se voilait la lumière de la sagesse, que
s'inclinait à terre la fleur de l'innocence, que se taisait' l'organe de la
vérité, que disparaissait le modèle de toute vertu? La mort, douce au grand
Docteur, mais pour nous bien amère, tarissait cette source remplie de suavité,
sans, que le passage du Maître à la gloire céleste pût consoler efficacement
l'âme troublée du disciple... » (1)
Cependant Dieu voulut que la mort,de saint Thomas, avec
la certitude de sa félicité, fût apprise dans les couvents de l'Ordre,
autrement que par la voix de la renommée.
A l'heure où il succombait, à Fossa-Nuova, un Frère
Prêcheur de Naples, nommé Paul d'Aquilée, homme de grande probité, et
réputation, vit en songe le Docteur angélique faisant son cours devant une
foule d'étudiants. — Soudain,l'apôtre saint Paul se présente, avec une escorte
de bienheureux: Thomas s'interrompt en le voyant, et s'apprête à descendre de
chaire; mais l'Apôtre lui fait signé de rester et de continuer sa leçon. Peu
après, le Maître se tourne vers saint Paul, et le prie de lui dire, s'il a
bien, saisi le sens de ses Epîtres: « Oui, répond le Docteur des nations,
autant qu'un homme vivant dans un corps mortel peut le comprendre; mais je veux
que vous veniez, avec moi, et je vous conduirai dans un lieu où vous aurez une
plus claire intelligence de toute chose; » et saint Paul semblait prendre Thomas par sa chape et
l’entraîner hors de l'école. A ce moment, le Frère crie de toutes ses forces: «
Au secours, au secours! on nous enlève notre Docteur.»
(1) Boll., VII, 676.
Les
Frères, réveillés en sursaut, courent à son lit, et lui demandent ce qui lui
est arrivé. Paul d'Aquilée raconte sa vision; on marque l'heure avec soin, et
le lendemain on apprend que Thomas d'Aquin a quitté ce monde à l'instant précis
où le saint apôtre paraissait l'inviter à le suivre dans la gloire.
Le même jour, à Cologne, maître Albert, étant à table
avec ses Frères, se mit tout à coup en fondre en larmes. Le prieur lui demanda
pourquoi il pleurait: « Dieu me fait connaître une bien triste nouvelle,
répondit-il, Frère Thomas d'Aquin, mon fils dans le Seigneur, et la lumière de
l'Eglise, vient de mourir. » Les religieux notèrent cette parole, dont la
douloureuse confirmation ne se fit pas longtemps attendre.
Trois jours après le décès du Docteur angélique, Raymond
de Pise, homme de grand labeur; et d'une profonde humilité, qui avait été
particulièrement lié avec saint, Thomas, eut lui aussi, au couvent d'Anagni,
une vision significative. Ce Frère avait versé d'abondantes larmes par la
douleur que lui causait la mort d'un si grand homme, et à la pensée que tant de
science avait péri avec lui. Ses gémissements firent bientôt place à un sommeil
permis du ciel: pendant ce sommeil, il vit Frère Thomas, revêtu des ornements
sacerdotaux, sortir de la sacristie et se rendre à l'autel avec ses ministres,
pour célébrer la Messe; lui-même était au lutrin, remplissant sa fonction de
chantre. Après l'Evangile, Thomas se retourna vers le peuple, et fit une
prédication solennelle. La messe achevée, quand il fut revenu à la sacristie,
tout le choeur s'y rendit, et les Frères firent une inclination profonde au
célébrant. En regardant plus attentivement, Frère Raymond, s'aperçut que saint
Thomas avait l’oei1 droit beaucoup plus grand (314) que le gauche, et d'un
éclat incomparablement supérieur. Comme il s'en étonnait, le Bienheureux lui
dit: « Vous êtes surpris, mon fils, de voir mon oeil droit si différent en clarté
de mon oeil gauche; eh bien, autant diffère la science que j'ai maintenant dans
la patrie de celle que j'avais sur terre. »
Plus admirable encore est la vision dont fût favorisé
Albert de Brescia, et que consacre la liturgie dominicaine dans un, répons de
Matines.
Laissons parler l'historien du procès de canonisation:
« Albert de Brescia était spécialement attaché à la
doctrine de Thomas d'Aquin, et fréquemment dans ses leçons, il affirmait la
sainteté du Maître, comme s'il en avait eu révélation: Mes bien chers Frères, disait-il, je le sais,
Frère Thomas est, dans le ciel, un grand saint.» A force de l'entendre parler
ainsi, ses disciples soupçonnèrent qu'il avait été gratifié de quelque vision,
et deux d'entre eux, Frère Antoine de Brescia et Frère Janin, après avoir
longtemps pressé leur maître, finirent par l'adjurer au nom de Dieu, de leur,
dire comment il pouvait affirmer avec tant d'assurance l'éternelle félicité de
Frère Thomas. Par respect pour le Seigneur, au nom duquel on l'avait adjuré, Albert,
répondit Très chers fils, vous savez comment j'ai suivi, fidèlement la doctrine
de Frère Thomas d'Aquin, et témoigné maintes fois mon admiration de ce que,
dans l'espace d'une vie si courte, il soit parvenu à un tel degré de science et
de sainteté. Songeant à cette merveille, je priais sans cesse Dieu, la Vierge
Marie et saint Augustin, de me montrer la gloire dont jouissait mon maître. Or,
un jour que je m'étais jeté devant l'autel de la bienheureuse Vierge, et que je
la suppliais avec beaucoup de larmes, tout à coup, au milieu de ma prière,
alors que j'étais (317) parfaitement éveillé, m'apparurent deux personnages
vénérables, entourés d'une splendeur merveilleuse. L'un avait. la mitre en
tête, l'autre était en habit de Frère Prêcheur, le front ceint d'une couronne
d'or enrichie de diamants. A son cou étaient suspendues deux chaînes, l'âne
d'or, l'autre d'argent, et sur sa poitrine brillait une escarboucle immense, en
forme de soleil, jetant des feux de toutes parts. Sa chape était constellée de
pierreries, sa tunique et son, capuce avaient la blancheur de la neige.
Stupéfait, je tombai à leurs pieds, les priant de m'indiquer qui ils étaient.
Alors celui qui portait la 'mitre répondit: « Comment, Frère Albert, vous
vous étonnez! Dieu a exaucé vos prières. Je vous déclare en ce moment que je
suis Augustin, docteur de l'Eglise, envoyé pour vous faire connaître l'a gloire
de Thomas d'Aquin qui règne avec moi. Il est mon fils,: parce qu'il a suivi en
tout la doctrine! de l'Apôtre et la mienne, et qu'il a éclairé de son
enseignement l'Eglise de Dieu. Voilà ce que signifient les pierres précieuses
qui lui servent de parure. Celle qui brille sur sa poitrine, marque
spécialement la droiture d'intention avec laquelle il a défendu et affirmé la
foi; les autres désignent les livres nombreux et les écrits de toute sorte
qu'il a composés. Aussi est-il mon égal dans la gloire, avec cette différence
qu'il me dépasse par l'auréole de la virginité. » Tel fut le récit; de Frère
Albert de Brescia, après lequel il défendit à ses deux disciples d'en rien
révéler de son vivant, sauf le cas d'une enquête juridique pour la canonisation
du docteur Thomas d'Aquin. » (1)
(1) Boll., VII, 706.
Erit sepulchrum ejus gloriosum. ISAI.,
XI, 10.
Son sépulcre, sera glorieux.
Le miracle est l’oeuvre propre de la vertu divine. Dans
cette dérogation aux lois qu'il a établies; lui-même, Dieu est l'agent
principal; il se sert des causes secondes, il se sert de l'homme, de sa parole,
de ses actes extérieurs, de ce qui lui appartient, de ce qui reste de lui après
sa mort, comme l'ouvrier, se sert de son outil: C'est pour notre bien que Dieu
opère le miracle, et cela dans un double but: en confirmation de la vérité qui
est prêchée; en démonstration de la sainteté, d'une sainteté qu'il veut faire,
resplendir pour la proposer en exemple.
Telle est la doctrine de l'Ange, de l'école. (1) Le saint. Docteur montre que cette conduite de'la
Providence est en parfaite harmonie avec la nature humaine. En effet, quelle
voix meilleure que celle du miracle Dieu pourrait-il choisir pour manifester
aux hommes, la gloire de ses saints? Cette, voix est tout aussitôt comprise de
la multitude. Quand, près de la tombe d'un serviteur de Dieu, ou a l'in-
(1) 2a, 2ae q. 178, passim.
vocation
de son nom, les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds entendent,
les malades guérissent, les morts ressuscitent, parmi les fidèles il n'y a bientôt
qu'un cri: le Saint! le Saint! Mais comme le jugement individuel laissé à
lui-même peut errer, il appartient à l'oracle infaillible, qui réside au centre
de la chrétienté, d'intervenir; dès qu'il a parlé, prononcé définitivement,
toute hésitation cesse, car Dieu se doit à lui-même, comme il doit à son
Eglise, de ne pas permettre que par de faux miracles les fidèles soient induits
à honorer d'un culte religieux une âme réprouvée.
Selon sa discipline actuelle, l'Eglise n'inscrit un
serviteur de Dieu au catalogue des saints qu'après constatation de plusieurs
miracles. Mais alors même qu'elle ne juge pas à propos de consigner dans un
décret solennel tous les prodiges par lesquels il a plu au Seigneur de
glorifier son serviteur, ces prodiges ne laissent pas de mériter créance, quand
ils ont été attestés sur l'Evangile, par
des témoins connus, que recommandent leurs vertus et leur science, et que rien
ne rend suspects d'avoir été eux-mêmes victimes de l'erreur. Dans cette
double catégorie se rangent les miracles
et les faits extraordinaires que nous allons, rapporter.
On né
saura jamais exactement quel nombre de miracles le ciel opéra,en l'honneur de
saint Thomas d'Aquin, les premières années qui suivirent sa mort. Barthélemy de
Capoue, un des personnages les plus écoutés au procès de canonisation, déposa,
comme opinion généralement répandue en Campanie, que les Cisterciens de Fossa
Nuova, craignant de perdre le, corps du Docteur angélique, celèrent à dessein
beaucoup de faveurs obtenues à son tombeau. D'un autre côté, Bernard, Gui,
voulant consacrer (321) tout le second livre de son Histoire de saint Thomas au
récit des miracles, déclare, dans le prologue, que, « par l'incurie des Frères,
quantité de prodiges opérés après l'heureux passage du Bienheureux à la patrie
céleste tombèrent dans l'oubli, et ne furent consignés dans aucun Mémoire. » (1)
Pour remédier à une telle lacune, cet auteur rapporte, en
dehors des faits extraordinaires appartenant à l'histoire même de Thomas
d'Aquin, quatre-vingt-dix-neuf miracles, extraits, soit des deux enquêtes
faîtes par ordre du Saint-Siège, soit de dépositions étrangères à ces enquêtes,
mais, d'après lui, parfaitement véridiques. Ces documents, que l'on trouve au
tome VII° des Bollandistes, composent dans
leur ensemble un glorieux trophée à la mémoire de l'Ange de l'école.
Mais ne puisons d'abord que dans la bulle de canonisation
elle-même, et, parmi les miracles d'une authenticité incontestable qu'elle
rapporte, choisissons le suivant. Il mérite d'être relaté d'après la forme
originale que lui a donnée le procès-verbal de l'enquête juridique
« Dom
Thomas de Mathias, chanoine de Salerne, témoin cité et assermenté, est
interrogé sur les miracles du dit Frère Thomas d'Aquin. Il déclare, que
lui-même, à une certaine époque, faisant édifier, pour la gloire de Dieu, une
chapelle sur l'emplacement d'une croix, était en grande sollicitude de chercher
des reliques de saints dont il pût l'enrichir. S'étant rendu à la chapelle de
San-Severino, au diocèse de Salerne, et y ayant trouvé le chapelain, Maître
Mathieu de Adjutorio, il le pria de lui montrer toutes lés reliques en sa
possession. Le chapelain lui
(1) Boll., VII, 715.
présenta
d'abord diverses reliques, que le chanoine considéra respectueusement. Ensuite
il lui déclara qu'il avait une relique bien plus précieuse. « Laquelle? dit le
chanoine. — Une main de Frère Thomas d'Aquin, des Frères Prêcheurs, » répondit
le chapelain. — Le témoin prit cette réponse pour une moquerie. « Ce Frère
Thomas, dit-il, a pu être un bon Prêcheur, mais ce n'est pas un saint,» et il
dédaigna de voir la relique. A l'instant même, il fut saisi d'un tremblement
nerveux, et il lui semblait que sa tête était devenue énorme. Repentant de son
incrédulité et des paroles irrévérencieuses qu'il, avait proférées, il se jette
aux pieds du chapelain, se confesse et demande pénitence de sa faute. Après
avoir été réconcilié, il s'approche dévotement de la susdite main pour la
baiser. A ce contact, pieux, le chanoine est subitement délivré du tremblement
nerveux et de l'enflure de la tête; il sent une odeur délicieuse s'exhaler de
la précieuse relique. Ce parfum adhéra tellement. à ses habits que, pendant
plusieurs jours, personne ne pouvait l'aborder sans être tout pénétré
d'exquises senteurs, en sorte que lui-même se voyait contraint de raconter avec
détails le miracle dont il avait été l'objet. » (1)
Un second témoignage, puisé encore au procès de
canonisation, corrobore le précédent.
« Frère Léonard de Piperno, religieux convers de
Fossa-Nuova; cité comme témoin, prête serment dans la forme voulue. Interrogé
sur les miracles du même Frère Thomas, soit pendant sa vie, soit après sa mort,
il dépose qu'à l'époque où Frère Guillaume de Tocco et son compagnon, de
l'Ordre des Prêcheurs, chargés de poursuivre la cause du dit Frère Thomas
d'Aquin, demeuraient au monastère de
(1) Boll VII, 698.
Fossa-Nuova
et avaient pour montures deux mulets qu'il fallait ferrer, il fut requis de
faire cet ouvrage. Ennuyé d'une telle besogne, il se dit en lui-même: « Que ces
Frères Prêcheurs nous fatiguent à l'occasion de leur Frère Thomas! S'il a été
un saint, comme ils le disent, qu'il fasse donc quelque grand miracle pour
éloigner d'ici ces Prêcheurs, et les empêcher d'y remettre les pieds. » A peine
avait-il achevé qu'il fut saisi au bras droit d'une douleur telle qu'il ne
pouvait plus le remuer. Cette douleur et cette inertie subsistèrent jusqu'au
lendemain. Alors il se rappela qu'il avait formé un mauvais soupçon contre le
Bienheureux. Reconnaissant sa faute et en ayant regret. il se rendit au
sépulcre du Saint, y demeura une heure en prières, et recouvra dès lors le
parfait usage de son bras, de sorte que, le lundi suivant, il put travailler à
son office, et ferra avec grande joie les mulets des deux Frères ci-dessus
mentionnés. » (1)
L'homme ne fut pas toujours, le seul à ressentir la
puissante intervention de saint Thomas. Le trait suivant, rapporté par Sanchez,
Ribera et Arriaga, provoquera peut-être le sourire; mais le fait n'aura rien
d'étrange aux yeux de tout lecteur pieux qui connaît les Fioretti de
saint François d'Assise, et tant de traits charmants empruntés à la vie des
saints.
Un jeune homme très dévot au Docteur angélique avait un
perroquet auquel il avait appris cette exclamation: Saint Thomas, priez pour
moi! Un épervier fond un jour sur le gentil oiseau, et l'emporte dans ses
cruelles serres. La pauvre victime pousse son cri habituel: Saint Thomas,
(1) Boll., VII, 692.
priez
pour moi! A l'instant même, l'épervier
tombe comme frappé de la foudre, et le perroquet est délivré.
Jeunes chrétiens, dirons-nous à la suite d'un pieux
évêque, dans ce fait permis de Dieu est contenue une leçon. Par l'invocation de
saint Thomas, un animal inconscient de son langage est arraché à la mort par
votre hommage raisonnable, votre recours empressé, assidu, au Patronnes écoles,
vous serez préservés de la griffe de Satan.
Terminons ce chapitre par un trait qui appartient au XVII°
siècle.
Parmi les couvents italiens qui. avaient le plus en
vénération l'angélique Docteur se trouvait celui de Salerne, fondé, nous
l'avons dit, de son vivant et à sa recommandation. Ce couvent possédait, outre
le corps de Théodora, sueur de notre Saint, sa main droite à lui-même, que
Thomasius, fils de la comtesse de San-Severino, y avait fait respectueusement déposer.
Or, à la partie supérieure d'un campanile fort élevé, et auquel on ne pouvait
parvenir qu'à l'aide d'une très longue échelle, était suspendue une petite
cloche, dite clochette de saint Thomas. Par un son miraculeux, elle
indiquait avec une exactitude étonnante quand approchait la dernière heure de
quelqu'un des Frères ou des serviteurs du couvent.
« Chaque fois que ce son retentit, écrivait en 1651
Silvesce Ajossa, prêtre de Capoue, tous se préparent à la mort, principalement
ceux qui, souffrant d'une maladie de langueur, se croient plus voisins du
trépas. Le résultat est souvent inattendu. Car il n'est pas rare que ceux dont
l'état paraissait le plus désespéré recouvrent la santé, tandis que d'autres
très bien portants viennent à mourir. Aussi les médecins, quand ils craignent
de se tromper dans leurs (325) prévisions, ont-ils l'habitude de demander si la
clochette de saint Thomas a fait entendre sa sonnerie. »
Pour preuve de son assertion, l'auteur ajoute le
témoignage de Michel Rocco, docteur de la Faculté de Salerne, et médecin
ordinaire du couvent.
« Ce docteur soignait le vénérable Père Innocent de
Matalun, ancien provincial de la Province napolitaine. Il avait veillé une nuit
près de son malade, pour s'assurer de l'effet d'une potion qui lui avait été
administrée. Le résultat dépassa les espérances, et le vénérable religieux
paraissait hors de danger, lorsqu'après une journée très bonne et une nuit
calme, il fut au matin trouvé mort dans son lit.
« On se demanda avec anxiété si la clochette du glorieux
saint Thomas avait retenti; l'on sut alors qu'un Frère convers, infirmier
habituel du P. de Matalun, avait été réveillé l'avant-dernière nuit par le son
de la clochette.
« Quand on me rapporta ce détail, écrit le docteur Rocco,
il me revint à la mémoire qu'au déclin de la nuit, après avoir fait prendre la
potion au malade, j'étais sorti dans une cour située à ciel ouvert, attendant
l'effet du remède, et récitant mes prières accoutumées. J'entendis alors le son
éclatant d'une clochette, produit par des coups vifs et fréquents, comme il
arrive lorsque, au lieu de mettre une cloche en branle, on la frappe avec un
marteau pour appeler le peuple aux armes. Ce son inattendu me saisit d'une vive
épouvante, et je tremblai de tous mes membres. M'étant un peu remis, je me
retournai pour voir d'où provenait ce signal, et je cherchai à me persuader
qu'on avait sonné la cloche dite du Chapitre, placée non loin de la clochette
de saint Thomas. Mais cette cloche n'aurait pu sonner de cette manière, avec ce
bruit perçant et ce timbre (326) argentin. Aussi ne puis-je croire autre chose,
sinon que ce fut le tintement entendu au même instant par le Frère dont il a
été parlé. Voilà ce que je puis affirmer à la gloire de Dieu, et à l'honneur de
notre protecteur saint Thomas d'Aquin. »
« Chose à remarquer, lisons-nous quelques lignes plus
bas, l'an 1678, la dite clochette s'étant brisée en, tombant, le P. Hyacinthe
de Tripalda, prieur du couvent, la fit refondre, du consentement de son
Chapitre, en y faisant représenter l'image de la bienheureuse Vierge, avec son
divin Fils entre ses bras. Mais, en perdant sa forme première, la clochette ne
perdit point sa vertu, comme nous le prouve une expérience de chaque jour;
d'oie nous concluons que ce lieu est particulièrement cher à saint Thomas. » (1)
(1) Boll., VII, 743.
Glorificavit illum in conspectu regum.
ECCLI., XLV, 16.
Le Seigneur l'a glorifié en présence des
princes de la terre.
Dieu avait parlé par la voix des miracles. Sans nul
doute, l'âme de Thomas d'Aquin jouissait, dans l'Eglise triomphante, de la
gloire particulière réservée aux saints. Mais il fallait encore que l'Eglise
militante lui rendît de justes honneurs, qu'elle vénérât publiquement ses
restes, plaçât ses images sur les autels et invoquât son nom.
Au Vicaire de Jésus-Christ seul, on l'a dit plus haut, il
appartient de décerner le triomphe de la canonisation, suprême honneur qu'un
héros de la foi puisse, après sa mort, recevoir de l'Eglise, sa Mère.
Jean XXII occupait le Saint-Siège et tenait sa cour à
Avignon. Les supérieurs dominicains députèrent vers lui Guillaume de Tocco,
prieur de Bénévent, et Robert, religieux de la même maison. En même temps,
Robert, roi de, Sicile, la reine-mère Marie de Hongrie, veuve du roi Charles
II, Philippe, principe de Tarente, qui portait le titre d'empereur de
Constantinople, Jean, duc de Gravina, (328) plusieurs grands seigneurs du
royaume, le clergé de Naples et les membres de l'Université, joignaient leurs
instances à celles des Frères Prêcheurs pour solliciter la canonisation de leur
illustre concitoyen.
On était à l'année 1318. Les deux messagers
s'embarquèrent à Naples. La galère, munie de deux grandes voiles, avança
rapidement. Mais quand elle fut près de doubler le Mont Argentario, vers Port
d'Hercule, sur la côte de Toscane, une furieuse tempête se déchaîna, avec des
torrents de pluie, au milieu d'une nuit profonde. Le naufrage semblait
inévitable. Guillaume et Frère Robert, retirés dans une cabine, se disposaient,
par la confession, à paraître devant Dieu. En ce moment, un des mariniers leur
cria
«
Priez donc vos saints d'arrêter la galère qui court se briser sur un roc. »
Tous deux alors invoquèrent avec larmes la Reine des
Vierges, étoile de la mer, leur Père saint Dominique, saint Pierre martyr, et
enfin le bienheureux Thomas lui-même. Ils lui représentaient avec confiance
qu'il ne devait pas laisser périr des Frères porteurs des informations
relatives à ses miracles... O prodige! à peine avaient-ils achevé, qu'un vent
nouveau souffle du flanc de la montagne, et repousse vers la haute mer la
galère désormais en sûreté.
Cette préservation miraculeuse ne fut pas sans influence
pour accréditer les deux envoyés auprès du souverain pontife. Ils lui
exposèrent humblement l'objet de leur message, et lui remirent les lettres de
leurs supérieurs et de la cour de Naples, en vue d'obtenir la nomination de
commissaires apostoliques chargés d'informer sur les miracles de Frère Thomas
d'Aquin.
Le pape, comme inspiré d'en haut, leur répondit: « Nous
ne doutons pas que Frère Thomas ne soit déjà glorieux au (331) ciel, sa vie
ayant été sainte et sa doctrine miraculeuse. » Et, s'adressant au religieux qui
avait fait la proposition:« Nous vous assignons au prochain consistoire, pour
renouveler votre supplique devant Nous et Nos vénérables Frères. »
A ces paroles, les cardinaux dominicains Nicolas de
Prato, évêque d'Ostie et doyen du Sacré Collège, Nicolas de Freauville, du
diocèse de Rouen, ancien confesseur de Philippe le Bel, et Guillaume-Pierre de
Godieu, évêque de Sabine, communément appelé le cardinal. de Bayonne, dirent
que la réponse du Saint-Père venait du ciel, et que le procès était en quelque
sorte commencé par Dieu lui-même.
Trois jours après, la pétition fut portée au consistoire
par Guillaume de Tocco, lequel, après son discours, fut invité par le souverain
pontife à se retirer. Alors le pape, animé de cet esprit qui lui avait dicté sa
précédente réponse, dirigea vers les
cardinaux, à droite et à gauche, « un regard souriant et doux comme l'est un
rayon de soleil » (1), et leur dit:
«Vénérables Frères, Nous considérons comme une grande gloire pour Nous et pour
toute l'Eglise d'inscrire ce serviteur de Dieu au catalogue des saints, pourvu
que l'on puisse vérifier quelques miracles dus à son intervention. Car il a
plus illuminé l'Eglise que tous les autres docteurs, et dans une seule année on
profite plus à la lecture de ses écrits, qu'on ne le ferait en étudiant pendant
une vie entière la doctrine des autres théologiens. »
Les cardinaux s'inclinèrent en fils soumis, et Jean XXII,
après plus ample délibération, nomma trois prélats: Humbert, archevêque de
Naples, Ange, évêque de Viterbe, et
(1) Boll., VII., 680.
Maître
Pandulphe de Sabello, notaire apostolique, pour informer juridiquement sur la
vie et les miracles du dit Frère Thomas. Le décret fut aussitôt rédigé, lu et
accepté en plein consistoire, afin d'éviter jusqu'au moindre retard dans une
canonisation que,tout le monde avait à coeur.
Les deux Frères revinrent de la cour pontificale avec les
lettres autorisant l'enquête demandée. Mais l'absence de l'évêque de Viterbe,
retenu par la maladie, ajourna le commencement de la procédure. Guillaume de
Toceo profita de ce délai pour se transporter à Fossa-Nuova, où, pendant quatre
mois entiers, il prit de nouvelles informations sur les miracles sans cesse
renouvelés par la miséricorde divine, pour augmenter la gloire de son
serviteur, et accroître la piété des fidèles.
Sur ces entrefaites, un moine de Fossa-Nuova, nommé
Barthélemy de Sulmona, homme de grande dévotion, au témoignage de son abbé, vit
en songe Frère Thomas d'Aquin entrer avec plusieurs religieux de son Ordre
dans, le choeur du monastère. Surpris de sa présence, Barthélemy lui en demanda
la cause: « J'ai appris, répondit le Saint, que le souverain pontife a ouvert
une enquête sur mes actes; c'est pour cela que je suis venu. — Il est vrai que
vous devez être canonisé, reprit le moine; cependant Frère Pierre de Morone n'a
été canonisé qu'après sa mort, et vous êtes encore vivant! » Ces paroles
faisaient allusion à la récente canonisation du Pape Célestin V, Pierre de
Morone, dont Clément V avait fixé la fête au 19 mai: Frère Thomas lui répliqua:
« Mon fils, nul n'est canonisé s'il n'est vivant; Frère Pierre de Morone est
vivant et pour cela canonisé. » S'inclinant alors profondément, comme faisait
le dévot pape dans sa cellule, il se mit à lui montrer la manière de prier de
ce saint, et ajouta: « Frère Pierre a été canonisé (333) à cause de son grand
amour pour l'oraison; vous chanterez désormais en son honneur tel invitatoire.
» Là-dessus le Frère se réveilla, ne se souvenant plus de l'invitatoire
indiqué, mais remerciant Dieu des merveilles qu'il avait vues et entendues.
Cependant il semblait que Dieu voulait intéresser les
commissaires apostoliques à poursuivre vivement la cause de l'angélique
Docteur. Le premier des trois, Humbert, archevêque de Naples, souffrait à la
jambe d'un ulcère que tout l'art des chirurgiens ne pouvait fermer. Il pria
Thomas de le mettre promptement en état de le servir. Le soir même, quand on
voulut panser, le prélat, à la place de l'ulcère on ne trouva plus qu'une tache
rougeâtre, attestant la réalité du miracle. Ange, évêque de Viterbe, avait été
saisi d'une fièvre pourprée très violente qui devait amener une mort prochaine.
Il recourut à l'intercession de saint Thomas, et s'endormit plein de confiance.
Le lendemain, il se réveilla guéri.
Le procès s'ouvrit à Naples, au palais archiépiscopal, le
samedi 21 juillet 1319. Guillaume de Tocco et Robert de Bénévent présentèrent
les lettres pontificales, et lecture publique en fut donnée aussitôt; les
évêques écoutèrent tête nue, par respect pour la parole du souverain pontife.
Le lundi 23 commença l'audition des témoins. Trente-deux personnes, tant
religieuses que séculières, furent appelées à déposer. Plusieurs d'entre elles,
ayant connu le serviteur de Dieu, gardaient encore fidèlement le souvenir de
ses vertus. On leur fit prêter serment sur l'Evangile de dire l'exacte vérité
touchant la vie et les miracles de Frère Thomas d'Aquin. Des secrétaires
inscrivaient avec soin les noms, qualités et dépositions des témoins.
Les séances se poursuivirent quinze jours presque
consécutifs. Les informations étant achevées, la minute en fut libellée, puis
signée de Pierre de Rocca-Tarani, notaire pontifical et impérial, et de
François de Loreto, notaire pontifical et royal, à la date du 18 septembre,
enfin scellée, pour être ainsi remise au Vicaire de Jésus-Christ.
Matthieu, chapelain de l'archevêque de Naples, et Pierre,
chanoine de Viterbe, furent chargés de cette commission.
Le Bienheureux voulut reconnaître par diverses faveurs
les peines que l'on prenait pour le glorifier. Matthieu, se trouvant à la maison
de campagne d'un chanoine de Naples, Jacques de Viterbe, différent de
l'archevêque du même nom, fut pris d'une fièvre qui mit ses jours en danger.
Sur le conseil de son ami, il fit vœu d'aller visiter la tombe du saint
Docteur. A l'heure où devait revenir l'accès de fièvre, il se trouva guéri.
Néanmoins, ayant pris quelque remède pour obéir au médecin, il éprouva une
dangereuse rechute. Reconnaissant sa faute, il s'en humilia devant Dieu, et
invoqua son céleste protecteur, qui lui rendit une seconde fois là santé.
Les deux envoyés se mirent en route, et remontèrent par
les Alpes. Tandis qu'ils côtoyaient le lac de Lausanne, un mulet qui portait
leurs bagages tomba d'une hauteur considérable sur des rochers aigus. Matthieu
invoqua dans l'instant Thomas d'Aquin, et la bête se releva, comme à l'aide de
mains invisibles.
Les informations portées à la cour pontificale y furent,
favorablement accueillies; mais, soit que plusieurs formalités eussent été
omises, soit qu'on eût connaissance de plus importants miracles, on procéda en
1321 à une nouvelle enquête, au monastère de Fossa-Nuova. Guillaume (335) de
Tocco y apporta, comme la première fois, une grande diligence et une profonde
sagacité.
Pendant qu'on examinait à Avignon le résultat de cette
seconde enquête, un miracle insigne s'accomplit presque sous les yeux du
souverain pontife. Sa nièce, Marie d'Arnaud, était hydropique, déjà même
abandonnée des médecins. Elle ne songeait plus qu'à se préparer à la mort, et à
bien recevoir l'indulgence plénière que lui avait envoyée le pape par l'évêque
de Lodève, Bernard Gui. Cependant son confesseur la pressa de s'adresser à
Frère Thomas, dont la canonisation se préparait alors. Elle le fit avec grande
dévotion.
La nuit suivante, ne dormant point, elle vit très
distinctement près de son lit un religieux en habit de Frère Prêcheur, lequel
lui dit d'une voix très douce: « Voulez-vous être guérie? » S'apercevant
qu'elle le prenait pour un évêque de l'Ordre, ce religieux reprit: « Je ne suis
point le prélat que vous pensez, mais Frère Thomas d'Aquin, auquel vous avez eu
recours. Accomplissez donc votre voeu et vous serez guérie. » La malade appelle
sa mère,et lui raconte la vision. L'une et l'autre promettent d'envoyer chaque
année, le jour de Noël, un cierge de six livres au couvent le plus rapproché,
et de vêtir en entier un Frère du monastère d'Avignon. Au matin, l'hydropisie
avait en partie disparu. Mais la dame ne se hâtant pas d'exécuter l'une de ses
promesses, Thomas lui apparut de nouveau et lui adressa de graves reproches.
Elle accomplit alors intégralement son voeu, et se trouva parfaitement guérie.
Le moment marqué dans les desseins de Dieu pour la
glorification de son serviteur était enfin venu. Jean XXII, ayant consulté les
cardinaux en consistoire, résolut de (336) procéder à la canonisation de Thomas
d'Aquin, et fixa pour cette cérémonie le 18 juillet de l'année 1323. Il y avait quarante-neuf ans que le
saint Docteur avait quitté la terre.
L'ouverture de la solennité se fit le 17, fête de saint
Alexis, dans l'église des Frères Prêcheurs d'Avignon, en présence du sacré
collège, de nombreux archevêques et évêques, de Robert, roi des Deux-Siciles,
et de plusieurs princes et ambassadeurs.
Le pape développa très éloquemment ce texte tiré du IVe
Livre des Rois: Voici un jour de bonnes nouvelles; si nous les taisons et
attendons jusqu'à demain pour les publier, on nous taxera de fraude; et il
rendit hommage aux vertus éminentes et à la profonde doctrine de l'Ange de
l'école.
Le P. Gratterei, représentant officiel des Frères
Prêcheurs pour la canonisation, remercia Sa Sainteté au nom de l'Ordre, et fit,
en l'honneur du Saint, un magnifique panégyrique sur ce passage de Job: A ta
voix, l'aigle prendra son essor, et posera son nid sur les plus hautes cimes.
Robert, roi de Naples et parent du Docteur angélique,
lui-même un des plus savants princes de son siècle, harangua le pape et le
sacré collège, et démontra que Thomas d'Aquin méritait vraiment le triomphe
qu'on lui décernait, parce qu'il avait été et qu'il serait, jusqu'à la fin des
siècles, une lumière ardente et luisante.
L'archevêque de Capoue, disciple du Saint, releva la
gloire de son illustre maître dans un éloquent discours.
Le P. Raymond Bequin, de Toulouse, maître du Sacré Palais
et plus tard patriarche de Jérusalem, parla devant l'auguste assemblée avec une
rare distinction.
L'archevêque d'Arles, les évêques de Londres et de
Winstown en Angleterre, prononcèrent les dernières harangues, qui furent fort
goûtées.
Le lendemain 18 juillet, toute la ville était en fête;
les travaux avaient cessé, et une foule énorme se pressait dès le matin dans la
cathédrale, Notre-Dame des Doms. Le pape célébra pontificalement la messe du
nouveau Saint, et prononça encore une fois son éloge, devant le roi et la reine
de Sicile, les prélats de sa cour, et quantité de personnes de qualité, venues
exprès à. Avignon pour être témoins de l'auguste cérémonie, et partager la joie
universelle. Il prit pour texte cette parole de l'Evangile: Ecce plus quam
Salomon hic. — Il y a ici plus que Salomon.
La bulle de canonisation, adressée à tous les
patriarches, évêques, abbés et prélats de la catholicité, est trop étendue pour
que nous en donnions une traduction intégrale. Nous nous bornerons à quelques
extraits.
Après un brillant exorde sur l'oeuvre par excellence de
la rédemption, le Vicaire de Jésus-Christ résume la vie du serviteur de Dieu,
et relate dix grands miracles dus à son intervention. Ensuite il élève ainsi la
voix:
« Tels sont, ô Dieu, vos témoignages touchant la justice
de cet homme, ils entraînent notre assentiment. Si nous. acceptons, en effet,
le témoignage humain, celui de Dieu n'est-il pas plus grand encore? Nous
croyons donc que. l'âme de Thomas d'Aquin est déjà en possession du ciel, et
nous attendons les heureux fruits de son intercession. Nous croyons qu'il
brille d'un pur éclat, parmi les saintes phalanges, comme l'étoile du matin.
Ainsi ô bon Jésus, vous nourrissez en nous la foi, vous fortifiez l'espérance,
et enflammez l'aimante charité.
« Donc que l'Eglise, notre Mère, se réjouisse, que (340)
l'Italie tressaille, que la Campanie, terre natale du Saint, soit dans
l'allégresse, que l'Ordre sacré des Prêcheurs se livre à la jubilation, que la
piété des religieux éclate, que la foule des docteurs applaudisse, que dans la
conquête de la science les jeunes gens ne s'attardent pas et les hommes mûrs se
délectent; que tous progressent en humilité, que les parfaits s'attachent de
plus en plus à la contemplation, et les fervents à la pratique des divins
préceptes.
« Car ce bon et fidèle serviteur a reçu de Dieu un coeur
docile aux saints commandements, à la règle des actions et de la doctrine, et,
par la sagesse de son humilité, il a mérité son exaltation. Au milieu de
l'Eglise, le Seigneur lui a ouvert la bouche; il l'a rempli de l'esprit de
sagesse et d'intelligence, et l'a revêtu d'un manteau de gloire.
« Comme le bon ordre demande que l'Eglise qui milite
sur la terre suive en toute chose celle qui triomphe dans les cieux, il faut
qu'elle entoure d'une particulière vénération un bienheureux dont le Seigneur
veut attester la place glorieuse parmi les phalanges angéliques.
« Nous avons examiné et discuté la sainte vie et les
miracles de ce confesseur, non pas une fois seulement, mais deux et trois fois;
non pas à la hâte, mais avec maturité, appelant même à notre aide pour cette
enquête Nos Frères les cardinaux de la sainte Eglise romaine, afin d'obtenir en
si difficile affaire un résultat plus décisif et plus certain; par une plus
sage circonspection et;une procédure plus minutieuse.
« Grâce à Notre sollicitude et à celle,de Nos
vénérables Frères, ayant parfaitement constaté la sainteté de sa vie et,
l'authenticité de ses miracles; cédant de plus aux humbles et pieuses
supplications à Nous adressées par les prélats nombreux; présents à la cour
apostolique; sur les conseils (341) et avec l'assentiment des cardinaux, Nos
Frères; par l'autorité du Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, ainsi
que par celle des bienheureux apôtres Pierre et Paul, Nous l'avons jugé digne
d'être inscrit au catalogue des saints confesseurs.
« C'est pourquoi Nous vous avertissons tous et vous
exhortons, commandant au besoin, par ces Lettres apostoliques, de célébrer
dévotement et solennellement la fête de ce Confesseur, le septième jour de
mars, et de la faire célébrer par ceux qui dépendent de vous, avec la
vénération qui lui est due.
« Pour rendre plus fervente et plus empressée l'affluence
du peuple chrétien auprès du vénérable sépulcre, et entourer d'un plus grand
éclat la solennité du serviteur de Dieu, à tous les fidèles vraiment contrits
et confessés, qui, chaque année, dans ce jour, visiteront dévotement le tombeau
du Saint pour implorer sa protection, Nous accordons, par l'autorité de Dieu
tout-puissant, et des bienheureux apôtres Pierre et Paul, un an et une
quarantaine d'indulgence; et à ceux qui accompliront ce même acte de piété dans
les sept jours qui suivent la fête, Nous remettons encore cent jours de la
peine qu'ils auraient encourue pour leurs péchés.
« Donné à Avignon, le 15 des calendes d'août — 18
juillet, — de Notre pontificat l'an septième. »
JEAN
XXII, PAPE.
Asportate ossa mea vobiscum de loco isto. GEN., L, 24.
Emportez avec vous mes ossements de ce
lieu.
QUAND un chrétien est sorti de ce monde dans la foi de
son baptême, l'Eglise catholique, avant de confier à la terre sa dépouille
mortelle, veut qu'on l'apporte en face des autels: là, au milieu des chants liturgiques, et des
cierges allumés, sur ce corps sans vie elle répand l'eau sainte, et en son
honneur fait fumer l'encens.
Si l'Eglise traite avec tant de respect un cadavre qui
peut-être, au dernier jour, ressuscitera pour la réprobation éternelle, quels
égards n'aura-t-elle pas pour les restes de ceux de ses enfants qui laissent en
mourant une juste réputation de sainteté? Quels honneurs surtout -ne leur
rendra-t-elle pas lorsque, par un jugement irréformable,, elle aura déclaré
qu'ils jouissent de la gloire avec Jésus-Christ? Aussi l'a-t-on vue toujours
recueillir avec soin les ossements de ses martyrs et de ses confesseurs, les
envelopper dans la pourpre et la soie, les porter en triomphe et les exposer à
la vénération des fidèles.
A la suite de ces réflexions, on se demande naturellement
quels hommages ont été rendus au corps de saint Thomas d'Aquin; s'il a échappé
aux ravages des siècles et à la fureur des révolutions; s'il est une ville, un
lieu où l'on puisse vénérer ce front qu'illuminait le génie, cette main qui
écrivit la Somme théologique et l'Office du très saint Sacrement.
Deux
chapitres répondront à ces questions et satisferont la légitime curiosité du
lecteur.
Frère
Réginald, en quittant Fossa-Nuova, avait protesté, devant témoins, qu'il n'y
laissait le corps du saint Docteur qu'à titre de dépôt, jusqu'à ce qu'il plût
aux supérieurs de l'Ordre de désigner le lieu définitif de sa sépulture. Les
plus vives instances s'élevaient de divers côtés pour obtenir une si précieuse
dépouille. La première demande vint de l'Université de Paris. Ses membres
adressaient aux Frères Prêcheurs, assemblés en Chapitre général à Lyon, une
lettre empreinte de la plus sombre tristesse
Hélas! hélas! qui nous donnera d'exprimer avec les
plaintes de Jérémie la désolation qui a saisi nos esprits et la, douleur qui a
pénétré nos cours, à la nouvelle que le docteur vénéré, Frère Thomas d'Aquin,
avait cessé de vivre!... Ses cendres sont le plus riche présent que vous
puissiez nous faire; nous vous les demandons. Il ne serait ni juste ni
convenable de choisir.pour la sépulture de ce Maître un autre lieu que Paris,
le foyer des sciences, l'école qui l'a élevé, nourri, réchauffé sur son sein,
et qui a reçu ensuite, avec d'ineffables consolations, les merveilleuses lumières
de son intelligence...
Naples réclamait aussi; son roi faisait valoir en même
temps les droits de la famille.
De leur côté, les religieux de Fossa-Nuova redoutaient
vivement de perdre un trésor que la divine Providence semblait leur avoir
confié. C'est pourquoi, la nuit même qui suivit les funérailles, l'abbé du
monastère, Jacques de Férentino, fit transporter secrètement le cercueil dans
une chapelle voisine du cloître et dédiée à saint Etienne. Mais, quelque temps
après, Frère Thomas lui apparut en songe, lui reprocha sévèrement de tromper
ainsi ceux qui venaient s'agenouiller sur sa tombe, et le menaça d'un
châtiment, s'il ne reportait ses restes à leur première place.
Terrifié par cette vision, et voulant encore dissimuler
sa faute, l'abbé se rend, de nuit, à la chapelle de saint Etienne, avec deux
religieux étrangers et quelques oblats. Il retire et ouvre le cercueil;
aussitôt s'en échappe une odeur des plus suaves, qui pénètre jusque dans les
dortoirs. Les moines se réveillent, ils accourent en foule et, contemplent un
spectacle inattendu. Les membres, les vêtements n'avaient nullement souffert,
bien que, de son vivant, saint Thomas fût d'une forte corpulence, et que depuis
sept mois son corps reposât dans une fosse profonde, tout près d'un cours
d'eau. On va chercher le brancard des morts, et on transporte solennellement à
l'église le saint corps qu'environne une lumière céleste. Le chantre pris à
l'improviste entonne l'antienne Iste sanctus: Ce saint mérite le souvenir
des hommes, puisqu'il est entré dans la joie des anges. Tout le jour, il y
eut grande fête; et, à la,messe, le chantre n'ayant préparé aucun Introït
spécial, commence à haute voix: Os justi: La bouche du Juste méditera la
sagesse, et sa langue rendra des jugements.
Sept ans plus tard, Pierre de Mont-Saint-Jean, un des
témoins de la translation précédente, devenu abbé de Fossa-Nuova, voulut placer
les restes du grand Docteur (346) dans un monument plus honorable, à gauche du
maître-autel. Quand on ouvrit le tombeau, il en sortit le même parfum que la
première fois, et l'on trouva le corps dans un état parfait de conservation; le
pouce de la main droite était seul entamé. Les moines chantèrent de nouveau la
messe d'un confesseur, craignant de manquer à Dieu et à son serviteur en célébrant
une messe de Requiem.
La comtesse de San-Severino ayant désiré posséder la main
droite de son saint frère, il y eut une troisième ouverture du cercueil,
quatorze ans après la mort du Docteur angélique. Les vêtements, les membres
étaient encore intacts; on détacha avec respect la main recouverte de chair; il
s'en échappait, ainsi que de tout le corps, cette odeur céleste qui déjà deux
fois avait embaumé l'assistance; mais tous ne la sentirent pas, Dieu le
permettant ainsi pour mieux attester le prodige, et prévenir tout soupçon de
supercherie. La pieuse Théodora reçut en; pleurant cette insigne relique, et la
mit dans le trésor de sa chapelle. A sa mort, la main du saint Docteur devint
la propriété du couvent de Salerne.
Cependant les Cisterciens avaient un secret pressentiment
qu'ils perdraient le corps de saint Thomas. Leurs craintes augmentèrent quand
ils virent, à peu d'intervalle, deux fils de saint Dominique occuper la chaire
pontificale, sous les noms d'Innocent V et de Benoît XI. Ils conçurent alors la
pensée de sauver au moins une partie des reliques. Une nuit donc, trois d'entre
eux se réunirent, exhumèrent le corps, en séparèrent la tête, et la déposèrent
dans une chapelle située derrière le choeur. Puis, comme le corps; était d'un
transport difficile, ils dépouillèrent les os des chairs, ensevelirent
celles-ci et renfermèrent les ossements dans une cassette portative. Faute
irréparable qui (347) peut-être a privé la postérité chrétienne du bonheur de
posséder dans son intégrité le précieux corps de l'Ange de l'école.
Le respect, rendu à la vénérable dépouille de Thomas
d'Aquin croissait chaque jour, et lorsque Jean XXII eut placé le serviteur de
Dieu sur les autels, la dévotion des fidèles ne connut presque plus de bornes.
Vers 1349, le seigneur de Piperno étant en guerre avec
Honoré, comte de Fondi, résolut d'enlever le corps de saint Thomas, afin d'en
faire argent pour payer ses troupes. Mais il fut prévenu par le comte qui, aidé
d'un moine de FossaNuova, en présence de plusieurs de ses amis, parmi lesquels
était le Dominicain; Jacobello de Sienne, enleva les saintes reliques et les
mit à l'abri dans un appartement de son château. Le danger passé, rien ne put
le décider à s'en dessaisir: ni les réclamations des Cisterciens, ni les
instances des Frères Prêcheurs, ni même les offres du roi de Sicile, qui lui
remettait à cette condition une créance de 15 mille florins, plus de 16o mille
francs de notre monnaie.
Un soir que la mère du comte et l'évêque de Fondi
s'entretenaient près de la châsse sur l'authenticité des reliques qu'elle
contenait, le saint Docteur, vêtu de l'habit dominicain, leur apparut dans une
lumière éclatante, fit quelques pas devant eux, et, leur souriant avec bonté,
rentra dans son cercueil.
A quelque temps de là, dans une partie de chasse, le
frère du comte est renversé de cheval et presque broyé dans sa chute. Le comte
au désespoir recommande son frère à saint Thomas, promettant, s'il lui sauve la
vie, de restituer le corps aux moines de Fossa-Nuova. Le blessé se rétablit, et
le comte Honoré, après s'être entendu avec l'abbé et un religieux du monastère,
porte clandestinement les (348) reliques dans une excavation pratiquée au bas
du mur du clocher.
Sur ces entrefaites, l'abbé et le religieux son confident
vinrent à mourir; le seigneur de Fondi voulut recouvrer son trésor. Il vient
nuitamment frapper au monastère, et, se disant poursuivi par des ennemis,
demande un refuge dans le clocher. On le lui accorde. En même temps, il
persuade aux moines de sonner toutes les cloches pour dérouter les soldats à sa
recherche: pur stratagème imaginé dans le but d'étouffer le bruit causé par
l'extraction qu'il projetait. Au point du jour, le comte a disparu avec les
reliques, qu'il garde dix ans à Fondi au-dessous de sa chambre.
Le Docteur angélique, apparaissant à la mère du comte, se
plaignit de cette irrévérence. Comme cette dame était gravement malade, le
Saint la toucha et la guérit. En reconnaissance, on plaça les reliques dans la
chapelle du château, avec une lampe qui brûlait nuit et jour.
Un an ne s'était pas écoulé que saint Thomas se montrait
de nouveau à la comtesse et lui disait: « Mon corps n'est pas où il doit être.
»
Sur l'avertissement de sa mère, le comte eut un entretien
avec Philippe de Théate, provincial de Sicile, lequel le supplia d'abandonner enfin les saints
ossements à la disposition du Maître de l'Ordre. Celui-ci était alors Simon de
Langres; mais peu après il devint évêque de. Nantes, et l'affaire en resta là.
« Dieu voulait, dit un auteur, donner saint Thomas d'Aquin, à Toulouse, afin
qu'il honorât cette cité et illuminât tout le royaume de France. » Deux
Toulousains eurent, en effet, la gloire de procurer à leur couvent cette
précieuse conquête.
Frère Elie de Toulouse, nommé Général des Prêcheurs,
reprit les négociations avec le comte de Fondi. Elles eurent (349) un plein
succès. Le 11 février 1367, les précieux restes lui furent remis, mais en grand
secret, dans une riche cassette, et déposés au couvent dominicain de Fondi.
Cependant Frère Raymond d'Hugues, compagnon du Maître
général et historien de cette translation, se demandait avec perplexité si des
reliques entourées de tant de mystère étaient bien authentiques. Un jour que,
sous l'empire de cette inquiétude, il priait dévotement dans l'église, il vit
tout à coup le saint Docteur, qui arrêta sur lui un regard affectueux, et lui
déclara que la cassette renfermait vraiment ses restes. Grande fut la joie dans
le couvent, et l'on chanta le Te Deum, avec une messe d'actions de
grâces.
Ce fut alors que les moines de Fossa-Nuova élevèrent la
voix bien haut, accusant même le Général des Prêcheurs d'être venu en personne
dérober sacrilègement le corps de saint Thomas. Leur plainte fut portée à Rome
devant le pape par Jacques de Sienne, avocat fiscal, qui eut soin d'y ajouter
des circonstances mensongères. Le Saint-Père se montra fort mécontent, et cita
le Maître général à son tribunal.
Après que six cardinaux dévoués à l'Ordre eurent essayé
d'adoucir la colère d'Urbain V, Frère Elie comparut devant lui, le samedi de
Pâques. En entrant dans la salle d'audience, il, dit à genoux: Très saint Père,
je souhaite longue, et heureuse vie à votre Sainteté. » Le pape répondit:
« Vous venez bien à propos, larron; c'est donc vous qui avez volé le corps
de saint Thomas? — Très saint Père, reprit Maître Elie, il est notre chair et
notre frère, » voulant faire entendre par là qu'on ne peut pas voler ce que
l'on possède en propre. Urbain l’admit alors au baisement du pied et de la
main, et l'embrassa ensuite paternellement. Les (350) assistants ne revenaient
pas d'une réception si bienveillante. Le pape continua: « Où avez-vous ordonné
qu'on plaçât le corps? — Très saint Père, nulle part; ce sera où Votre Sainteté
le voudra. » Le pape ajouta: « Je vous ferai justice. » Frère Elie répondit: «
Très saint Père, je regarderai toujours votre justice comme une grâce. » Le
pape fit alors l'éloge des Frères Prêcheurs, et dit aux cardinaux présents:
«Dussent les hérésies pulluler, je ne les crains pas, tant que durera cet
Ordre. » Puis il invita à sa table le Maître général pour le lendemain,
Dimanche de Quasimodo.
Rien ne faisait pressentir encore quelle serait, la
décision du pontife, et les Cisterciens s'agitaient d'autant plus que le
précieux trésor paraissait leur échapper. Par ordre du Général, on redoublait
les prières dans tous les couvents dominicains; une sainte religieuse de
Monte-Pulciano, soeur Catherine de Rome, fit dire au Maître d'avoir bon
courage, car tout s'arrangerait.
Quelques jours après, le pape tomba gravement malade mais
sa santé s'étant rétablie vers la Pentecôte, il se rendit à Monte-Fiascone,
avec sa cour. Frère Elie voulut l'y suivre, en s'arrêtant d'abord au couvent de
Viterbe.
Le matin de la fête du très saint Sacrement, il rencontra
sous le cloître le procureur général de l'Ordre, et lui dit que, contrairement
à ses intentions de la veille, qui étaient de célébrer la solennité avec les
Frères, il se sentait pressé, de monter à Fiascone. « Comme saint Thomas,
ajouta-t-il, a composé l'office, de la fête, et écrit des choses, si admirables
sur la divine Eucharistie, le souverain pontife pourrait bien accorder
aujourd'hui quelque grâce à l'Ordre.» Le procureur répondit qu'il avait eu la
même pensée.
Quand Maître Elîe entra dans la chapelle pontificale le
(351) cardinal de Beaufort, qui devint le pape Grégoire XI, lui fit un amical
reproche d'arriver si tard, et l'encouragea vivement à profiter de ce jour pour
obtenir la faveur tant désirée.
Après les vêpres, Urbain V donna audience, et le Maître
général fut introduit: « Très saint Père, dit-il, la solennité de ce jour nous
rappelle que saint Thomas composa l'office du Saint Sacrement, sur l'ordre de
votre prédécesseur Urbain IV. — Je nie le fait, prouvez-le; » répondit le pape,
qui étant de joyeuse humeur plaisantait agréablement. Frère Elie fournit ses
preuves, et ajouta: « De plus, saint Thomas fit, à la demande du même souverain
pontife, un admirable commentaire sur l'Evangile. — C'est vrai, dit le pape,
mais qu'en voulez-vous conclure? — Très saint Père, puisque Urbain IV d'heureuse
mémoire a imposé de si importants, travaux à saint Thomas, et que vous êtes
Urbain V, par la grâce divine, je vous supplie de décerner au Saint les
honneurs qu'il mérite. — Quels honneurs puis-je lui décerner? —Très saint Père,
qu'il demeure parmi ses Frères, les Prêcheurs, qui, l'honoreront. mieux que
personne. — Comment! reprit let pape, est-ce que, mon Ordre de Saint-Benoît
n'est pas plus capable d'honorer saint Thomas ue le vôtre qui n'est rien? —
Très saint Père, répondit humblement le Maître général, l'Ordre de Saint-Benoît
est très puissant, je le reconnais; auprès de lui, le mien n'est qu'un tout
petit grain de sable, ou plutôt est néant. Mais, aussi, l'Ordre de Saint-Benoît
compte tant de saints qu'il a peine à les fêter, tandis que celui des Prêcheurs,
que vous aimez particulièrement, Très saint Père, comme Votre Sainteté a daigné
me le dire souvent, ne possède que deux saints, outre saint Thomas. Si vous le
lui rendez, il l'honorera donc d'une façon toute spéciale. »
Le pape réfléchit; puis, invitant du geste tous ceux qui
étaient dans la salle voisine à s'approcher, il porta cette sentence: « Par
l'autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, des bienheureux apôtres Pierre et
Paul, et par la Nôtre, Nous donnons et accordons à vous, Maître général, et à
l'Ordre des Frères Prêcheurs, le corps du bienheureux Thomas d'Aquin, profès de
cet Ordre, pour être placé à Toulouse ou à Paris, selon que. le croira meilleur
le prochain Chapitre, général ou le Maître de l'Ordre. Au nom du Père et du
Fils et du Saint-Esprit. » Les assistants répondirent: Amen, et le Général des
Prêcheurs tomba aux genoux du pape, pour lui rendre grâces.
Le lendemain, sur le conseil d'un cardinal, Frère Elie
vint de nouveau remercier Sa Sainteté. Urbain V lui dit: « Hier, je vous ai donné,
à vous et à votre Ordre, le corps de saint Thomas, en remettant à votre
Chapitre général le soin de fixer le lieu où il serait porté. Mais j'ai songé à
vous délivrer de sollicitations importunes, et je choisis moi-même, pour
recevoir le corps du Saint, l'église de votre couvent de Toulouse; cela pour
quatre raisons:
« D'abord, il est certain que le bienheureux Dominique a
fondé l'Ordre des Prêcheurs à Toulouse, car il était d'au delà des monts, en
qualité d'Espagnol. Son corps devrait être à Toulouse; de fait, il est à
Bologne, et, quand même vous me le demanderiez en justice, je ne vous
l'accorderais pas, ne voulant pas dépouiller l'Italie d'un si grand trésor.
Mais, à la place, je vous concède le corps de saint Thomas, pour l'église de
votre Ordre, à Toulouse.
« En second lieu, vous m'avez prié de faire rendre à
saint Thomas de plus grands honneurs; pour ce motif, je veux que son corps soit
porté à Toulouse, car je ne connais pas de cité plus religieuse, ni de peuple
plus capable que (355) le peuple toulousain d'avoir pour ce Saint la plus
grande dévotion.
Troisièmement, il y a là une nouvelle Université de
théologie: je veux qu'elle soit établie sur la doctrine solide et ferme de
saint Thomas, et je fais aujourd'hui un commandement à tous les clercs qui
s'assemblent chaque semaine dans votre église de suivre son enseignement.
« Enfin, puisque cet incomparable Docteur se distingue
par la clarté de son style et la beauté de ses sentences, je veux que son corps
soit placé dans le lieu le plus beau et le plus convenable que l'on puisse
trouver. Or je sais que vous avez à Toulouse une vaste et magnifique église. »
Le pape dit ensuite au Maître général:
« Avez-vous la tête du Saint? — Non, Très saint-Père,
répondit Frère Elie. — Savez-vous où elle est? — Oui, Très saint Père. — Où
donc,est-elle? — A Piperno, dans une maison du Père Abbé de Fossa-Nuova, et
elle est bien gardée; le coffret qui la renferme est sous quatre clefs,
confiées à différentes personnes. » Le pape ajouta: « Eh bien, moi, je vous
donne la tête de saint Thomas, afin que vous la portiez à Toulouse avec le
corps.» Le Maître général, au comble de l'allégresse, remercia Sa Sainteté le
mieux qu'il lui fut possible, et rendit grâces à Dieu de cette nouvelle faveur.
Il s'agissait maintenant, de recouvrer le précieux chef
d'une manière parfaitement authentique et sans aucun esclandre. Le pape convint
d'y réfléchir la nuit suivante. Dieu inspira au Maître général la pensée que
Frère Guillaume de Lordat, Toulousain d'origine, et alors collecteur apostolique
en Campanie, s'acquitterait mieux que personne de cette commission.
Muni d'une bulle qui obligeait, même sous peine (356)
d'excommunication, tous les détenteurs de la tête et du corps de saint Thomas à
les lui remettre, Guillaume se présenta au couvent de Fondi, et reçut
publiquement le corps du saint Docteur, renfermé dans une belle châsse de
vermeil. L'abbé de Fossa-Nuova et les magistrats de Piperno lui livrèrent
ensuite le chef du Saint, et l'accompagnèrent à Monte-Fiascone, où il se
rendait pour remettre au souverain pontife les; précieuses reliques. Le pape
les fit déposer dans sa chapelle, et le 4 août 1368, fête de saint Dominique,
en présence de nombreux prélats et de hauts personnages, il octroya
solennellement au Maître des Prêcheurs le corps et la tête de saint Thomas,
pour être au plus tôt transportés à Toulouse. Acte public fut dressé de cette
déclaration.
Haec
requies mea in saculum sceculi. Ps. CXXXI, 14.
C'est ici que je reposerai pendant les
siècles des siècles.
Le B. Urbain V, devenu tout: à coup si libéral, envers,
l'Ordre, poussa la condescendance jusqu'à régler lui-même le mode de transport.
Il dit à Frère Elie: « Enveloppez de riches étoffes la tête et le corps du
Saint, et placez-les dans un coffre, à l'extérieur duquel vous ferez peindre
mes armes; vous y attacherez la bulle spéciale de translation. Recouvrez le
tout d'un sac noir ou brun, et faites-le porter par deux Frères. Vous même,
avec votre compagnon, vous le, suivrez à la distance d'une demi-journée, de
manière que, vous dîniez à l'endroit où ils étaient le matin, et soupiez là où
ils auront dîné. Vous conviendrez avec eux de certains signes, afin, de savoir
s'il ne leur est arrivé rien de fâcheux. En arrivant près de Toulouse, déposez
les, reliques dans la chapelle dite de Feretra, et attendez que le
clergé et le peuple viennent les y chercher, pour les introduire avec pompe
dans votre église. »
Les dispositions du pontife furent suivies, de point en
(358 ) point. Aux portes de
Florence, ville alors en guerre avec les cités voisines, on arrêta les deux
Frères et on les fouilla; mais l'âne porteur du précieux fardeau passa sans
être remarqué. Il en fut de même à la sortie, et on arriva sans obstacle à
Bologne. Là, le cardinal d'Albano, parent du pape et vicaire apostolique,
envoya aux deux Frères son auditeur Gérard Testa, avec une escorte d'honneur,
qui les accompagna jusqu'à Rivoli. On était à la fin de novembre une protection
manifeste planait sur les pieux voyageurs et sur l'animal chargé des reliques.
Les Frères arrivèrent à Prouille; la veille de Noël, et le corps de saint
Thomas demeura un mois, dans le monastère des Filles de saint Dominique, à
l'insu de tout le monde. Pendant ce temps, on faisait à Toulouse les
préparatifs d'une réception magnifique. Voici, d'après l'historien de, la
translation, quelle en fut l'ordonnance:
« Nous partîmes de Prouille, et, sur le seuil même du
monastère, une jeune fille qui était regardée comme morte revint à, la vie. Le
vendredi 26 janvier nous nous arrêtâmes à Avignon et le samedi à Villefranche pour y célébrer
la messe. Pendant notre station à Montgiscard, une vieille femme, paralytique
et un jeune garçon aveugle, sourd et muet, furent guéris.
« Le dimanche 28 Janvier, au lever du jour, le saint
corps fut déposé dans la petite chapelle de Feretra, hors des murs de
Toulouse. C'est là que vint, avec grande dévotion, le prince Louis d'Anjou, frère
du roi de France Charles V. Il était escorté d'une nombreuse suite de nobles,
et de religieux en vêtements sacerdotaux, portant des reliques. Venait après
eux une multitude de clercs et de fidèles, évaluée à cent cinquante mille
personnes; plus de dix mille tenaient (359) en main des flambeaux allumés. Dans
le cortège marchaient les archevêques de Toulouse et de Narbonne, les évêques
de Lavaur, de Béziers et d'Aire, les abbés de Saint-Saturnin et de Simorra,
tous avec leurs insignes pontificaux. Sans la guerre qui désolait alors ces
contrées, un plus grand nombre de prélats eussent été présents; ils envoyèrent
des lettres d'excuse. L'éloge du Bienheureux fut prononcé par le curé de la
Daurade, éloquent prédicateur, et par l'archevêque de Narbonne.
« Sous un magnifique dais de drap d'or, offert par le duc
d'Anjou, et porté par lui-même avec plusieurs nobles seigneurs, s'avançait le
saint corps, placé sur les épaules des religieux. On remarquait en outre six
riches étendards, dont deux aux armes du roi, les autres aux armes du pape, du
duc d'Anjou, de la cité toulousaine et de la famille du Saint.
« La Messe fut chantée solennellement dans l'église des
Prêcheurs. A l'offrande, le duc Louis présenta cinquante francs d'or —
environ six cent cinquante de notre monnaie — et promit d'en donner mille
autres pour une châsse plus riche. En un mot, la fête fut si belle que de
mémoire d'homme on n'avait rien vu à Toulouse qui en approchât. » (1)
L'anniversaire de cette translation se célèbre dans
l'Ordre de Saint-Dominique, le 28 janvier de chaque année; il se célébra
pareillement à Toulouse pendant plus de quatre siècles.
Pour
être agréable au roi de France, et pour dédommager l'Université de Paris de
n'avoir point le corps de saint Thomas, le pape Urbain V avait concédé au
couvent de
(1) Boll., VII, 730.
Saint-Jacques
le grand os du bras droit. La cérémonie de réception se fit le 13 juillet de la
même année 1369, et commença dans l'église Sainte-Geneviève, au milieu d'une
affluence considérable de prêtres et de fidèles, et en présence du cardinal de
Beauvais, de huit archevêques et évêques, et de trois abbés mitrés.
Le roi très chrétien arriva accompagné de trois reines
Jeanne, son épouse, la veuve du roi Jean e Bon, et la veuve de Philippe de
Valois. A leur suite marchaient tous les princes du sang et grand nombre de
seigneurs.
Frère Elie, Général des Prêcheurs, en habits sacerdotaux,
se présenta devant Charles V. a Sire, lui dit-il, pour vous rendre hommage,
notre Chapitre général m'a chargé, à titre de Maître de l'Ordre, d'offrir à
Votre Majesté ce bras de saint Thomas. C'est avec joie que je m'acquitte de
cette mission. Je vous jure que ce bras est parfaitement celui de Thomas
d'Aquin, pour l'attester, je m'incline devant lui et le vénère. »
Le roi reçut à genoux l'insigne relique, et la remit au
cardinal de Beauvais. On se rendit alors processionnellement à Saint-Jacques;
le cardinal y célébra la messe, et; trois sermons furent prononcés en même
temps: l'un à l'église, pour la Cour; le second dans le cloître, pour les
Frères, et le troisième pour le peuple, sur la place située devant l'église:
Charles
V se distingua par ses largesses, et voulut,que la chapelle de Saint-Thomas,
dans laquelle il plaça de ses mains le bras du grand Docteur, portât désormais
le nom de Chapelle royale.
La sainte relique y demeura jusqu'à la tourmente
révolutionnaire: le dernier Prieur de Saint-Jacques, le P. Faitot, de vénérée
mémoire, sauva le précieux trésor avec les (361) autres richesses spirituelles
de son église, en confiant le tout au duc de Parme, Ferdinand III de Bourbon,
très dévot à saint Thomas. Plus tard, la fille de Ferdinand, s'étant faite
dominicaine, apporta la relique au monastère de Saint-Dominique et Saint-Sixte,
à Rome. En 1873, Pie IX fut atteint de rhumatismes qui mirent ses jours en
danger. On se préparait à fêter pour l'année suivante le sixième centenaire de
la mort de Thomas d'Aquin. Le pape se recommanda aux prières du saint Docteur,
et désira vénérer une de ses reliques. On lui porta l'os conservé à Saint-Dominique
et Saint-Sixte. A l'application de la relique sur les parties malades, Pie IX
se sentit soulagé et fut bientôt guéri. Par reconnaissance, il fit placer le
bras de saint Thomas dans un superbe reliquaire; et, comme le monastère des
religieuses était menacé de suppression, il remit aux Pères de la Minerve; pour
enrichir leur église, le précieux trésor.
Le
couvent de Saint-Dominique de Naples, qui renfermait la chapelle de
Saint-Nicolas, si pleine pour Thomas d'Aquin de consolants mystères, hérita de
l'os principal du bras gauche. Mais en 1604, à la suite d'une peste effroyable,
pendant laquelle le peuple napolitain avait reconnu la bienfaisante
intervention de saint Thomas, la relique fut transportée en triomphe à l'église
métropolitaine, où elle est restée.
Chaque année, les Frères Prêcheurs vont la chercher en
procession pour l'exposer dans leur église le jour de la fête, et le lendemain
ils la reportent avec la même solennité.
Plusieurs villes et de nombreux couvents obtinrent enfin,
à des titres divers, d'autres reliques, mais moindres, du saint Docteur.
Quant à Toulouse, elle montra que le pape Urbain V avait
dit vrai, en affirmant que saint Thomas y serait dignement honoré. Dès 1379, sa
fête était de précepte; les capitouls venaient en grande cérémonie assister à
la messe solennelle dans l'église des Prêcheurs, et offraient au Saint, en
exécution d'un voeu, deux cierges pesant cent livres chacun.
Plus tard l'Université toulousaine adopta, une des
premières, la confrérie de la Milice angélique, en y ajoutant certains
règlements propres à maintenir parmi ses membres. la pratique d'une vie
parfaitement chrétienne!
Pendant les guerres de religion, Toulouse demeura six
jours au pouvoir des calvinistes. L'église des Frères Prêcheurs fut saccagée,
et la châsse de saint Thomas dépouillée de ses richesses; mais, par une
protection qui tient du miracle, les ossements restèrent intacts, comme
l'atteste un procès-verbal de 1587.
Grand avait été l'outrage fait à l'angélique Docteur,
bien. que le peuple n'y eût point pris de part; magnifique fut la réparation.
Grâce aux libéralités de là province entière de Toulouse,.du
clergé de France et du roi Louis XIII, on construisit dans l'église des Frères
Prêcheurs un monument, chef d'oeuvre de l'art, qui fut appelé Mausolée de
saint Thomas d'Aquin. Il n'en reste plus un seul vestige, même dans, les
musées. Voici du moins la description qu'en donnent les Annales
archéologiques:
«Dans l'abside, deux Frères dominicains, Claudius Borrey
et Jean Raymond, architectes et sculpteurs, avaient érigé de 1623 à 16227, pour
les reliques de saint Thomas d'Aquin, un immense tombeau, décoré de plusieurs
ordres de colonnes et montant jusqu'aux voûtes. Ce monument, (365) de forme
quadrangulaire, présentait à son soubassement quatre autels sur lesquels quatre
prêtres pouvaient à la fois célébrer la messe. Au centre, les os du saint
Docteur reposaient dans une châsse d'argent, exécutée par des orfèvres de
Paris. La tête était à part, dans un reliquaire de vermeil. Huit colonnes de
marbre, dont les deux plus belles étaient un présent du duc de Nevers,
garnissaient les parois du splendide mausolée. Dans les niches creusées entre
les colonnes, se trouvaient les statues de la Vierge portant le Christ, de
saint Antonin de Florence, de saint Pierre martyr, d'Albert le Grand, de saint
Thomas d'Aquin, qui tenait d'une main un glaive, de l'autre un ostensoir, et
celle de saint Dominique, la plus estimée de toutes; il y avait aussi des
figures d'anges, et une quantité prodigieuse de sculptures et de peintures. »
L'inauguration du mausolée eut lieu le jour de la
Pentecôte 1628, avec une magnificence qui ne le cédait en rien aux fêtes
brillantes de 1369. Pendant huit jours, les fidèles se pressèrent en foule
devant les saintes reliques; les louanges du grand Docteur retentirent en
diverses langues, et des joutes théologiques furent célébrées, en présence du
Père Secchi, Maître de l'Ordre, et du prince Henri de Bourbon, père du grand
Condé, qui commandait alors les armées royales dans tout le midi.
Quelques années après, Anne d'Autriche, reine de France,
visitant Toulouse, y vénéra le chef de saint Thomas. Elle revint en 1659, et
désira voir de nouveau l'insigne relique. « J'eus l'honneur de la lui
présenter, raconte le Père Percin. La Reine me dit: « Voyons si la tête sent
bon, comme l'autre fois que je la vis. » Et quand elle l'eut baisée avec grand
respect, elle ajouta: « Cette odeur est douce et donne de la dévotion. »
L'évêque de Montauban lui dit alors: « J'ai autrefois
lavé la précieuse relique dans l'eau bouillante, et bien que je renouvelasse
l'eau à plusieurs reprises, l'odeur persistait toujours et se communiquait à
l'eau. »
Pour achever l'historique du corps de saint Thomas à
Toulouse, nous ne saurions mieux faire que de reproduire le résumé qui sert d'appendice
à l'article de la Translation de saint Thomas, dans la nouvelle édition
de l'Année dominicaine.
« Les ossements de saint Thomas d'Aquin reposèrent en
paix au milieu de ses Frères », selon
son désir exprès, jusqu'aux mauvais jours de la Révolution. Le 11 juin 1790, en
présence de Hyacinthe Sermet, évêque schismatique de Toulouse, et de son clergé
constitutionnel, la municipalité de Toulouse soumit à une translation d'un
nouveau genre les reliques de saint Thomas. Nous devons le dire, autant que cela
était possible à des laïques et à des prêtres révoltés contre le pape, cette
translation s'accomplit avec décence; les hommages sincères de la population
n'y firent au moins pas défaut.
« Le corps et la tête de saint Thomas furent portés dans
les cryptes de l'église de Saint-Sernin avec les reliquaires dans lesquels ils
étaient renfermés; mais bientôt on se souvint de la richesse matérielle de ces
reliquaires, et, le 27 juillet 1794, la châsse fut dépouillée de l'or et de
l'argent qui la recouvraient. Trésor mille fois plus précieux, les saintes
reliques furent providentiellement respectées.
« En 1795, dans un intervalle de paix, M. du Bourg,
vicaire général de Mgr de Fontanges, procéda à une vérification des saintes
reliques. Il reconnut leur intégrité, et, devenu évêque de Limoges, il put, en
1807 assister à un (367) second examen fait par l'ordre de Mgr Primat,
archevêque de Toulouse, examen dans lequel les reliques de saint Thomas d'Aquin
et toutes les autres conservées dans l'église de Saint-Sernin furent reconnues
authentiques, et offertes de nouveau à la vénération des fidèles.
« En 1825, le corps du saint Docteur, placé dans une
châsse nouvelle, fut élevé au-dessus de l'autel du Saint-Esprit, au fond de
l'abside, et, en 1852, 1a tête de saint Thomas, retirée du buste de bois doré
dans lequel elle était renfermée depuis la Révolution, fut mise dans un riche
reliquaire. A cette occasion, le. T. R. P. Lacordaire, que Dieu avait suscité
pour rétablir en France l'Ordre de Saint Dominique, fut prié de faire le
panégyrique du grand Docteur, et, de ce jour il fut décidé que les Dominicains
auraient un couvent dans cette ville, qui avait été le berceau de leur Ordre.
L'année suivante, ce projet devint une réalité.
« Enfin le 24 juillet 1878, Mgr Florian Desprez,
archevêque de Toulouse — et depuis cardinal, — remplaça par une châsse
magnifique, en or et en émaux, l'humble coffre de bois dans lequel étaient,
depuis la Révolution, les reliques de saint Thomas. Cette nouvelle et dernière
translation s'accomplit en présence des archevêques de Toulouse et d'Albi, des
évêques de Montauban, de Carcassonne et de Montpellier, du Révérendissime Père
Sanvito, Vicaire général de l'Ordre des Frères Prêcheurs, des Provinciaux
français et d'un grand nombre de religieux. Un concours immense de prêtres et
de fidèles assistaient à cette cérémonie.
« L'archevêque, à genoux, retira successivement toutes
les saintes reliques et les remit au Révérendissime Père Vicaire général. Il y
avait vingt et un ossements (368) parfaitement conservés et d'une grande
dureté, que deux médecins ont examinés, reconnus et désignés par leur nom, au
procès-verbal. Après quoi, ces ossements furent renfermés par l'archevêque dans
une boîte d'ébène oblongue, sans autre ornement qu'une plaque d'argent ciselé
portant les armes, de saint Thomas, qui fut. fermée et scellée des sceaux du
prélat, de la ville de Toulouse et du Vicaire général,de l'Ordre des Frères
Prêcheurs.
« Le soir, l'évêque de Montpellier, Mgr de Cabrières, du
Tiers-Ordre de la Pénitence de Saint-Dominique, fit le panégyrique du saint
Docteur, et célébra ses oeuvres, résumées dans la Somme théologique. En
terminant, l'évêque de Montpellier exprima un voeu dont la réalisation ne
serait que justice: celui de voir le chef et les ossements du Docteur angélique
reposer de nouveau au milieu de ses Frères, dans la splendide église de
Toulouse, choisie par le pape Urbain V comme le seul reliquaire digne de
lui. »
Collaudabunt multi sapientiam ejus.
ECCLI., XXXIX, 12.
Beaucoup acclameront sa sagesse.
On l'a vu dans les deux chapitres précédents; les
honneurs rendus au corps de saint Thomas d'Aquin sont tels que l'histoire
ecclésiastique n'en a presque pas enregistré de semblables. Où chercher la
raison de ces hommages exceptionnels? Pas ailleurs; croyons-nous, que dans la
parole du Crucifix de Naples: Tu as bien écrit de moi, Thomas.
Sur cette parole, six siècles se sont levés, témoins de
l'écho qu'elle a suscité dans la parole des papes, des conciles, des ordres
religieux, des universités et des plus, savants docteurs. La poésie l'a
chantée, l'éloquence l'a célébrée, la sculpture l'a gravée dans la pierre et le
marbre, la peinture l'a fixée en des fresques et des toiles immortelles.
Pénétrons dans le détail.
L'Eglise, empruntant les expressions du cardinal
Baronius, commence ainsi qu'il suit une leçon du bréviaire dominicain: (370) «
On ne suffirait pas à rapporter tous les éloges décernés à saint Thomas par les
théologiens catholiques, et les approbations solennelles que son irréprochable
doctrine a reçues des pontifes romains. »
Alexandre IV ouvre cette glorieuse série. Dans un bref à
Emeric, chancelier de l'Eglise de Paris, il écrivait: « Bien vive a été notre
satisfaction d'apprendre avec quel zèle et quelle vigilance vous prenez les
intérêts de la piété et de la justice. C'est ainsi que récemment, avant même
d'avoir reçu nos Lettres, vous avez accordé la Licence à Frère Thomas d'Aquin,
de l'Ordre des Prêcheurs, homme également illustre par la noblesse de sa race,
la pureté de sa vie, et le trésor de science et de doctrine que la grâce de
Dieu lui a déjà fait acquérir. »
Quand Alexandre IV tenait ce langage, en 1256, Thomas
d'Aquin, âgé de trente ans, était loin encore d'avoir donné les plus belles
productions de son génie.
Citons seulement pour mémoire la fameuse parole de Jean
XXII: « Autant ce Docteur a composé d'articles, autant il a opéré de miracles,
» et cette autre du même pontife: « Lui qui
a plus éclairé,l'Eglise que tous les autres docteurs ensemble. »
Clément VI, dans une bulle datée de 1344, après avoir:
comparé la doctrine de l'Ange de l'école au rayon de soleil qui illumine la
terre, et à un glaive spirituel qui pourfend l'erreur, ajoute à sa louange: «
Les écrits de saint Thomas, remplis de sagesse et de science, ne cessent pas de
procurer à l'Eglise universelle cette abondance de fruits variés, dont l'arôme
console et réjouit toujours,la sainte Epouse de Jésus-Christ. »
Il appartient au pape Innocent IV d'avoir marqué en une
courte sentence le cachet spécial des oeuvres du Maître:
« Sa doctrine a sur toutes les autres, la Canonique
exceptée, la propriété des termes, la mesure dans l'expression, la vérité des
propositions; ceux qui la tiennent ne sont jamais surpris hors du sentier de la
vérité, et quiconque la combat est justement suspect d'erreur. »
Ecoutons Urbain V s'adressant à l'archevêque et à
l'Université de Toulouse:
« Considérant que saint Thomas a, par cette science
éminente qu'il avait reçue de Dieu, illustré non seulement l'Ordre des Frères
Prêcheurs, mais encore l'Eglise entière, et que, fidèlement attaché aux pas du
bienheureux Augustin, il a enrichi cette même Eglise d'un très grand nombre de
savants ouvrages, Nous vous exhortons dans le Seigneur Jésus à recevoir son
corps avec toute sorte de respect, d'honneur et de vénération.
« Nous voulons aussi, et Nous vous. l'enjoignons par ces
présentes, que vous. embrassiez constamment et propagiez de tout votre pouvoir
la doctrine du même saint Thomas, comme véritable et parfaitement orthodoxe. »
En 1567, le pape saint. Pie V déclara Thomas d'Aquin
Docteur de l'Eglise, et ordonna que sa fête fût célébrée avec la même solennité
lue celles des quatre premiers docteurs de l'Eglise latine: saint Grégoire le
Grand, saint Ambroise, saint Augustin et saint Jérôme. Le principal motif de
cette décision se trouve exposé comme il suit, dans la bulle Mirabilis
« Par un effet de la providence du Tout-Puissant,
plusieurs hérésies qui s'étaient élevées, depuis la mort du Docteur angélique,
sont maintenant confondues et entièrement dissipées, grâce à la force et à la
vérité de sa doctrine; on l'a vu dans le passé, mais la chose a paru en dernier
liera très clairement, dans les décrets du saint concile de Trente. »
Le zèle empressé des Napolitains, pour obtenir du
Saint-Siège le droit d'honorer saint Thomas comme patron de leur cité, donna
occasion au pape Clément VIII de leur adresser trois Brefs, desquels on peut
détacher ces magnifiques éloges
« C'est par un motif également sage et pieux que vous
désirez avoir pour nouveau protecteur le bienheureux Thomas d'Aquin, jadis
votre concitoyen, angélique interprète des volontés divines, dont la doctrine a
eu ce rare privilège d'être approuvée par le témoignage de Dieu même. En
accordant votre demande, Nous voulons non seulement satisfaire Notre dévotion
particulière envers ce Saint, mais témoigner, en Notre nom autant qu'au nom de
toute l'Eglise, combien Nous nous sentons redevables au Docteur angélique. »
Quatre ans après, Paul V, successeur de Clément VIII,
écrivait es paroles non moins remarquables:
« Nous nous réjouissons beaucoup dans le Seigneur de
voir tous les jours s'accroître le culte et les honneurs que l'on rend à saint
Thomas d'Aquin, ce très illustre athlète de la foi catholique, dont les écrits
servent à l'Eglise militante comme d'un bouclier pour repousser avec succès les
traits des hérétiques. »
Le pape Alexandre VII, qui condamna les cinq fameuses
propositions de Jansénius, écrivait, en 1660, aux docteurs de Louvain:
« Nous ne doutons point que vous ne suiviez toujours et'
n'ayez en singulière vénération les principes très sûrs et inébranlables de
saint Augustin et de saint Thomas, ces deux célèbres et saints docteurs, dont
le grand génie et la réputation si bien établie parmi les peuples catholiques
sont supérieurs à toute louange, et ne peuvent être recommandés par de nouveaux
éloges. »
Benoît XIII, dans trois magnifiques brefs, adressés à
l'Ordre des Frères Prêcheurs, auquel il déclare avoir eu l'honneur
d'appartenir, relève de son autorité apostolique les louanges décernées par ses
prédécesseurs à la doctrine de saint Thomas, et s'insurge contre les calomnies
dont on s'est armé pour l'attaquer:
« Par un effet de sa providence suprême, Dieu ne s'est
pas contenté de donner au Docteur angélique la force et la science nécessaires
pour confondre et dissiper les hérésies qui avaient précédé sa naissance ou qui
s'étaient répandues de son temps, mais encore plusieurs autres qui ont affligé
l'Eglise depuis sa mort. Méprisez donc, Nos chers fils, les calomnies que l'on
a mises en avant pour noircir vos sentiments, particulièrement sur la grâce
efficace par elle-même et par une vertu intrinsèque, comme parle l'école, et
sur la prédestination gratuite à la gloire, sans aucune prévision des mérites;
sentiments que vous avez enseignés jusqu'à ce jour avec honneur, que votre
école se glorifie avec juste titre d'avoir puisés dans saint Augustin et dans
saint Thomas, et qu'elle soutient avec une louable fermeté être conformes à la
parole divine, aux décrets des conciles, aux décisions des souverains pontifes
et à la doctrine des Pères de l'Eglise.
« Continuez de vous consacrer à l'étude des
ouvrages. de votre saint Docteur sans craindre de vous égarer, puisque ses
écrits, exempts de toute erreur, sont plus lumineux que le soleil, et que
l'Eglise, qui admire son érudition, reconnaît en avoir été éclairée; appuyés
sur une règle si sûre de la doctrine chrétienne, soutenez toujours avec courage
les vérités de notre sainte religion et la pureté de sa morale.
« Voilà ce que nos prédécesseurs ont pensé et Nous ont
(376) appris de la doctrine de saint Thomas; à leurs justes éloges Nous joignons
de grand coeur les Nôtres. »
On ne saurait trop remarquer l'acte important de Clément
XII pour honorer la mémoire de l'angélique Docteur. Après avoir rappelé,
l'approbation donnée à ses écrits par les pontifes romains, et cité nommément
treize de ses prédécesseurs: Alexandre IV, Jean XXII, Clément VI, Urbain V,
Nicolas V, Pie IV, Pie V, Sixte-Quint, Clément VIII, Paul V, Alexandre VII,
Innocent XII et Benoît XIII, le Saint-Père déclare que, voulant aussi témoigner
son estime particulière pour la doctrine de saint Thomas, il accorde à tous les
séculiers qui auront étudié la théologie dans les écoles des Frères Prêcheurs,
selon la forme en usage, mêmes prérogatives, mêmes grades, mêmes droits aux
bénéfices, que s'ils avaient suivi les cours des plus célèbres Universités du
monde.
Pour continuer cette glorieuse nomenclature, il faudrait
citer encore Benoît XIV, Pie VI, Pie IX, qui ont à l'envi comblé de louanges le
Docteur angélique. Quant à Léon XIII, ce ne sera pas trop d'un chapitre entier
pour rapporter les actes de son pontificat relatifs seulement à l'Ange de
l'école.
Dans la constitution de 1733 du pape Clément XII est
contenu le témoignage suivant
« La doctrine de ce grand homme a été exaltée dans les.
conciles même oecuméniques. »
A l'appui de cette assertion existe un discours célèbre,
prononcé à Trente, le 7 mars 1563, dans l'église des Frères Prêcheurs, devant
l'éminente assemblée des Pères du concile, par le Dominicain Jean Gallo, de
Burgos.
« Saint Thomas, disait ce docte théologien, n'a pu (377)
assister pendant sa vie à aucun concile général; mais, grâce aux trésors de sa
doctrine, on peut assurer que, depuis son heureux trépas, il ne s'est point
tenu de concile dans l'Eglise, où le saint Docteur ne se soit trouvé et n'ait
été consulté. Sans parler des autres, remarquez celui qui se tient sous nos
yeux. Parmi ses nombreux docteurs, dont les lumières font tant d'honneur à
l'Eglise, en est-il un seul qui opine sans appuyer son avis de l'autorité de
saint Thomas? Dans le secret du sanctuaire, où se traitent de si graves
questions, s'il s'élève quelque doute, quelque partage de sentiments, c'est à
saint Thomas qu'on a recours; sa doctrine est comme la pierre de touche de la
foi, c'est à elle que vous faites tous profession de vous rapporter. »
Un incident très glorieux pour notre grand. Docteur
marqua la vingt et unième session.
On se disposait à faire lecture d'un décret relatif au
moment où Jésus-Christ institua les prêtres de la loi nouvelle. L'archevêque
de- Grenade fit observer que saint Thomas paraissait contraire à une
proposition qu'on voulait insérer. Les Pères se firent aussitôt lire le passage
de la Somme cité par l'archevêque, et, pour donner le temps d'éclaircir
le doute, renvoyèrent unanimement. la promulgation du décret à la session
suivante, qui ne se tint que deux mois après.
Bossuet, expliquant la doctrine du concile de Trente, en
particulier sur la justification, a donc eu raison d'écrire: « Toute cette
doctrine a été puisée dans saint Thomas, ou plutôt, elle n'est, pour ainsi dire,
qu'un tissu de ses propres paroles. » (1)
(1) Circa dilectionem in Sacram.
Paenitentiae requisitam, XIV, XXXV.
Autre hommage rendu à la doctrine de l'Ange de l'école.
Les Pères de Trente avaient ordonné qu'on rédigeât une exposition pratique de
la foi orthodoxe à l'usage des pasteurs des âmes et des fidèles. L'ouvrage,
élaboré sous leurs, yeux, ne put être achevé pour. la fin des sessions. Une
commission de trois savants Dominicains, Léonard de Marinis, Gilles Foscherari
et François Foreiro, fut nommée pour y mettre la dernière main. Leur travail
parut trois, ans après, sous le titre de Catéchisme du concile de Trente, ou
de Catéchisme romain.
« Les approbations réitérées données au Catéchisme
romain, dit le P. Touron, sont comme autant de nouveaux témoignages en faveur
de la doctrine de saint Thomas, puisque c'est dans ses écrits qu'on a puisé et
les lumières. dont on ayant besoin, et tous les principes qu'on a répandus dans
les différentes parties de cet ouvrage. » (1).
Après que les papes et les conciles ont parlé, faut-il
faire appel à l'autorité des ordres religieux, des universités et des docteurs
catholiques? Nous en avons fait mention déjà au chapitre XVII du premier livre,
à propos de la Somme de théologie.
Toutefois un trait cité par Bernard Gui trouve ici
naturellement place: « Frère Eleuthère, des Frères Mineurs, était dans une
perplexité très grande au sujet d'une question théologique. Sans prendre. la
peine de. recourir aux écrits de saint Thomas, il pria dévotement
Notre-Seigneur et saint François d'Assise de lui découvrir la. vérité. Or,
voici que, dan une vision, saint François lui apparaît avec Thomas
(1) Livre V, chap. VIII.
d'Aquin,
dont la chape était scintillante d'étoiles. Au-dessus des deux saints, la
Vierge Mère de Dieu avec son divin Fils tenait deux splendides couronnes
suspendues sur leurs têtes. Comme le Frère éprouvait un bonheur inexprimable
dans cette vision céleste, saint François lui dit, en montrant saint Thomas: «
Monfils, croyez à ce Saint, sa doctrine ne vieillira jamais. » Frère Eleuthère,
se réveillant alors, se mit à lire saint Thomas, et trouva sur-le-camp la
solution désirée. Lui-même a raconté le fait à plusieurs religieux, assurant
par serment qu'il était véritable. »
Barthélemy de Capoue, que nous connaissons pour l'un des
principaux témoins entendus au procès de canonisation, fit plusieurs
dépositions tout à la louange de la, doctrine de saint Thomas.
Il tenait de Jacques de Viterbe, religieux augustin et
archevêque de Naples, que Frère Gilles de Rome lui avait dit fréquemment à
Paris, dans, des causeries intimes: « Frère Jacques, si les Prêcheurs l'avaient
voulu, eux seuls auraient été savants; quant à nous, nous n'eussions jamais été
que des idiots. Ils n'avaient qu'à nous refuser les écrits de Frère Thomas
d'Aquin.
« Le même Frère Jacques, continue Barthélemy, après avoir
goûté la manne délicieuse des oeuvres du saint Docteur, ne voulut jamais voir
d'autres ouvrages. La première fois qu'il vint à Naples et visita le couvent
des Prêcheurs, il se fit conduire à la cellule qui avait été celle de Frère
Thomas, et voulut qu'on lui indiquât l'emplacement de sa table de travail.
S'agenouillant aussitôt, en présence de nombreux Frères: « Je suis venu,
dit-il, pour prier à la place où se sont posés ses pieds. » (1)
(1) Boll., VII, 713.
Nos
lecteurs aimeront maintenant à contempler, comme en un diadème de perles, les
principaux titres élogieux décernés à saint Thomas d'Aquin par les papes, les
conciles, les universités, les théologiens les plus éminents de la Ville
éternelle et de tout l'univers.
Voici
ces titres:
DOCTEUR
ANGÉLIQUE
ANGE
DE L'ÉCOLE;
ANGE
DE LA THÉOLOGIE;
DOCTEUR
EUCHARISTIQUE;
DOCTEUR
INCOMPARABLE:
DOCTEUR
DES DOCTEURS;
PRINCE,
DES THÉOLOGIENS;
SIÈGE
DE LA SAGESSE;
TABERNACLE
DE LA SCIENCE ET DE LA SAGESSE DIEU;
DISCIPLE,
PRIVILÉGIÉ DU SAINT-ESPRIT;
ORACLE
DIVIN;
INTERPRÈTE
FIDÈLE DES VOLONTÉS DIVINES;
PRINCE
ET PÈRE DE L'ÉGLISE;
ASTRE
MATINAL DE L'ÉGLISE;
LUMIÈRE
DE L'ÉGLISE MILITANTE;
GRAND
LUMINAIRE DU MONDE;
FLAMBEAU
DE LA THEOLOGLE CATHOLIQUE;
LUMIÈRE
DE SCIENCE;
CHÉRUBIN
DES ANGES;
ORACLE
DU CONCILE DE TRENTE;
PIERRE
DE TOUCHE, DE LA FOI;
ATHLÈTE
DE LA FOI ORTHODOXE;
BOUCLIER
DE L'ÉGLISE MILITANTE;
ARSENAL
DE L'ÉGLISE ET DE LA THÉOLOGIE;
ANGE
EXTERMINATEUR DES HÉRÉSIES;
TERREUR
DES HÉRÉTIQUES ET MARTEAU DES HÉRÉSIES;
MIRACLE
DU MONDE;
ABIME
DE SCIENCE;
CLEF
DES SCIENCES ET CLEF DE LA LOI
ALPHA
DE TOUTES LES SCIENCES;
AIGLE
DES ÉCOLES;
RÉSUMÉ
DE TOUS LES GRANDS ESPRITS;
LANGUE
DE TOUS LES SAINTS;
COMMUN
MAITRE DE TOUTES LES UNIVERSITÉS;
PREMIER
DES SAGES ET DÉLICES DES SAVANTS;
PERLE
DU CLERGÉ, FONTAINE DES DOCTEURS ET MIROIR SANS TACHE DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS.
Enfin,
dans l'office liturgique, l'Eglise l'appelle:
ORNEMENT
DE L'UNIVERS;
GUIDE
ET LUMIÈRE DES FIDÈLES;
RÈGLE,
VOIE, LOI DES MOEURS;
TABERNACLE
DESVERTUS;
FLAMBEAU
DU MONDE;
LUMIÈRE
DE L'ÉGLISE;
SPLENDEUR
DE L'ITALIE;
HONNEUR
ET GLOIRE DES FRÈRES PRÉCHEURS;
CHANTRE
DE LA DIVINITÉ.
Tripliciter sol refulgens radiis suis.
ECCLI. XLIII, 4.
Soleil au triple rayonnement.
SAINT
Thomas, le Prince de la théologie, ne mérite-t-il pas un rang spécial parmi les
plus grands poètes enfantés par le christianisme et inspirés par lui?..
Nous l'avons vu; nul n'a chanté plus admirablement que
notre Saint la merveille par excellence, l'ineffable résumé, de toutes les
merveilles, la divine Eucharistie. Chanter l'amour de Dieu, du Dieu caché,
anéanti, pour mieux se donner à l'homme; chanter le mémorial de l'infinie
tendresse comme l'aurait fait un, séraphin sur sa lyre d'or, n'est-ce pas mériter, sans conteste, toutes les palmes
de la poésie, de cette poésie sacrée qui l'emporte incomparablement sur toute poésie profane,
par la sublimité des sujets qu'elle traite, la grandeur des sentiments qu'elle
inspire?
Mais pourquoi rappeler un seul des chefs-d'oeuvre de
Thomas d'Aquin pour démontrer qu'il est poète? Il l'est (384) dans toutes ses
oeuvres, il l'est essentiellement par son génie. Ce n'est pas le rythme qui
fait le poète, a dit le régulateur du Parnasse latin, c'est le génie, c'est le
sens du divin, c'est une voix faite pour annoncer les grandes choses, c'est le
souffle énergique des paroles et l'élévation du sujet (1).
« A cette mesure, s'écrie Mgr Landriot, saint Thomas est
un grand poète; il a le sens du divin à un degré éminent; ce qu'il traite ne
saurait être plus élevé, et ses paroles dans leur simplicité ont une puissance
que personne ne révoque en doute. M. de Humboldt (2)
disait du langage poétique « qu'il devait jaillir du pressentiment de cette
harmonie mystérieuse qui: existe entre les mondes visible et invisible. » Or,
qui a mieux compris le rapport de ces deux mondes, que saint Thomas? Pour
rendre sensibles les vérités les plus hautes, il les incarne dans une simple
comparaison, et il laisse ainsi la vérité dérouler facilement ses gerbes d'or,
aux yeux de ses lecteurs. On dirait un musicien qui, dans le silence de la
pensée, écoute les lois de l'éternelle mélodie, et les traduit sur les cordes
d'un instrument matériel. C'est lui qui a formulé cette loi merveilleuse, clef
de tout le symbolisme: « Les raisons des choses qui existent en Dieu sous une
forme intellectuelle sont écrites dans la création sous une forme sensible.» (3) Ainsi Dieu, l'éternel géomètre, l'éternel poète, a écrit
une partie de ses pensées en caractères grandioses sur toute la nature
matérielle; et le poète est celui qui lit et qui fait lire aux autres cette
écriture gigantesque. Saint Thomas a dit encore: « La Création est la voix du
Verbe, et toutes les
(1) Liv. 1, Satire IV, 40-44
(2) Ministre d'état allemand, célèbre par
ses recherches sur l'étude comparée des langues, 1767-1835.
(3) Sur l'Epître aux Hébr., ch. IX.
créatures
sont comme un chœur de voix qui répètent le même Verbe. » (1) Or, qu'est-ce que contenir en soi le feu de la poésie,
sinon posséder ce génie qui entend avec une exquise pénétration les harmonies
divines du fini et de l'infini, et qui les redit comme il les sent? Et nul ne
l'a fait en un langage plus magnifique que saint Thomas. » (2)
La poésie appelle la poésie.
Ce souffle puissant, qui circule dans tous les traités du
Maître, en particulier dans sa Somme théologique, a fait surgir autour
de la mémoire du Saint, autour de son tombeau lui-même, des chantres d'une
verve intarissable.
« Parmi les nombreux écrits à la louange du prince
des théologiens, il existe, dit Echard, un poème commençant par ces mots: A
teneris annis... Dès ses tendres années. »
D'après Echard également, un Dominicain espagnol du XVI°
siècle, Dominique de Mendoza, voulant fixer
davantage dans sa mémoire la Somme de théologie, qu'il savait par coeur,
en fit un résumé en vers hexamètres.
Un siècle après, un autre Frère Prêcheur donnait à un
travail analogue le rythme du Lauda Sion.
Vers le même temps, un savant Jésuite, le P. Aubry,
consacrait sept cent vingt-cinq vers latins à la description du mausolée
splendide élevé à la gloire du Docteur angélique, dans l'église de
Toulouse (3).
Un autre Jésuite du même siècle, le P. Labbé, a résumé les mérites et les gloires
de saint Thomas dans un éloge poétique demeuré célèbre, et souvent reproduit (1).
Mais
le plus bel hommage offert par la poésie à notre glorieux patron, nous le
devons au chantre immortel de Florence: Dante Alighieri.
(1) 1 Sent., Dist. 27, q. 2,
a. 2:
(2) Discours prononcé aux
Carmes, à Paris, le 7 mars 1864.
(3) Thomeum, sive D. Thomae Aquinatis gloriosum sepulcrum, Tolosae.
(1) SANCTI THOMAE, DOCTORIS
ANGELICI, ELOGIUM
THOMAS Angelus erat,
antequam esset Doctor angelicus.
Angelorum discipulus, et
pene aamulus fuit;
Muta ab Angelis didicit,
quaedam Angelos docere potuit:
Aut Theologiam ad terras deduxit è caelo,
Autscivit in via quod videtur in patria.
Audivit Apostolus arcana verba, sed illa tacuit
Quae Paulo dicere non licuit, haec Thomas dixit.
Mysteriorum compendium est Summa Thomae;
Collegit in ea quidquid doceri potest aut,sciri;
InclusitAmbrosios, Hieronymos, Augustinos, Gregorios;
Inclusit seipsum, major seipso, et se minor.
Epitomem fecit alienae sapientiae, et Summam suae:
Didicit omnes, qui Thomam
intelligit,
Nec totum Thomam intelligit,
qui omnes didicit;
Ubi alii dubitant, Thomas
non ambigit;
Ubi omnes desinunt; inde
incipit:
Inde progressus eo ascendit
quo nemo praeiverat,
Sequitur praeviam fidem, et
illam ducit,
Discipulam facit Theologiam,
et magistram;
Ostendit quod illa credit:
Neque aliud superest nisi
lumen gloria: post Summam Thomae.
De Deo sic loquitur, quasi
vidisset;
De tribus Personis, quasi
singulas nosset;
De Angelis sic disputat,
quasi Spiritus esset;
Ingenerat horrorem peccati,
dum describit;
Amabiles reddit virtutes,
dum ostendit
In carnatum Verbum sic
explicat, quasi vox Verbi.
Siste aliquando, Thoma, pervenit ad summum Summa tua:
Ire ulterius non potes, nisi
aliquid quaeras post omnia.
BENE SCRIPSISTI DE ME,
THOMA.
Probat scripturam hominis
Qui character est Patris;
Silete, linguae, ubi Deus
laudator est,
Fallere non potest qui
laudatur, dum qui laudat non fallitur.
Appellent alii Thomam
Angelum Theologiae,
Disant pontifices Summam tot
miraculis constare quot titulis;
Plus dicit una vox BENE.
Christus est Verbum Patris,
Thomas adverbium Filii.
QUAM ERGO MERCEDEM ACCIPIES?
Quam bene scripserit collige ex testimonio,
Quam bene vixerit disse ex praemio,
Ut scias meritum virtutes, datur optio praemii.
Quid eligat nisi DEUM, qui novit pretium Dei?
Nec potuit eligere majus,
nec debuit minus;
Male scripserat, si aliter
elegisset.
PETRUS LABBÉ, soc. Jesu.
Après avoir, pendant sa jeunesse, étudié les lettres et
la philosophie à Florence, à Bologne et à Padoue, Dante, disent ses biographes,
vint à Paris, et s'adonna dans un âge plus mûr à la sainte théologie. Il y
acquit une telle renommée qu'on l'appelait indistinctement le poète, le
philosophe et le théologien (1). Même il soutint
une thèse publique sur quatorze questions, qu'il défendit avec grand
applaudissement contre les plus fameux professeurs de l'Université. Le manque
d'argent seul le priva de la réception solennelle du bonnet.
(1) César Balbo, liv. II, ch. IX.
Alighieri fréquenta les écoles dominicaines et fit une
sérieuse étude des doctrines de saint Thomas; On en peut établir la preuve dans
sa prédilection marquée pour le Docteur angélique, auquel il consacre quatre
beaux chants de son Paradis, et plus encore dans la comparaison de son épopée
avec la Somme de théologie.
Des savants modernes ont mis en regard avec une fidélité scrupuleuse
les articles de la Somme et les stances du poète sur Dieu, l'ange, l'homme, le
dogme chrétien; ils sont arrivés à cette conclusion: sous une forme différente
la Somme théologique et la Divine Comédie ne sont qu'un seul et
même livre, à savoir le poème de l'âme qui, après avoir expié sa faute, marche
à la conquête de la félicité éternelle.
Symbolisée par Virgile, la philosophie morale avait pu
conduire aisément le chantre florentin à travers les cercles affreux de l'Enfer,
et le diriger ensuite, non sans quelque peine, par les sentiers fatigants de la
montagne du Purgatoire; mais la raison humaine a les ailes trop
courtes
pour tenter un plus haut vol. Qui donc désormais guidera l'explorateur des
régions célestes?
Sur la cime du Purgatoire, Dante suppose un plateau vaste
et délicieux: c'est le Paradis terrestre. Là doit venir le prendre le messager
divin, chargé de l'introduire dans la céleste Jérusalem. A l'approche de ce
messager, une clarté extraordinaire illumine toute la forêt, et une suave
harmonie, mêlée au bruissement des feuilles, résonne au (389) milieu de cette
atmosphère resplendissante. Tout à coup s'avancent avec une majestueuse lenteur
sept flambeaux ar dents, laissant derrière eux une traînée lumineuse; puis
vingt-quatre vieillards couronnés de lis, et les animaux symboliques d'Ezéchiel
enguirlandés de vert. Alors paraît un char triomphal tiré par un griffon et
porté sur deux roues. A droite et à gauche, les Vertus théologales et les
Vertus cardinales forment deux gracieux choeurs de danse; les quatre Docteurs
de l'Eglise latine et trois Apôtres ou évangélistes marchent par derrière.
Au-dessus, des anges répandent les roses à pleines mains et font entendre des
cantiques de félicitations
Ecoutons le poète:
Non
seulement Rome ne fêta jamais d'un char si beau Scipion l'Africain, ni même
Auguste; mais, auprès de celui-ci, pauvre serait le char du Soleil.
Dans
un nuage de fleurs qui s'élevait des mains des anges et retombait sur le char
et à l'entour,
M'apparut
une femme couronnée d'olivier par-dessus un voile blanc; elle portait un
manteau vert, et sa robe avait la couleur d'une vive flamme.
L'être mystérieux assis sur le char relève son voile, et,
Dante reconnaît... Béatrix.
Naturellement, on
croirait que cette douce apparition n'est autre que la vertueuse fille de
Foulques Portinari; le poète se charge de nous donner lui-même l'interprétation
du symbole:
Béatrix figure la science divine, resplendissant de toute
la lumière de son objet, qui est Dieu (1).
(1) Contvito, II, 4.
Béatrix, c'est donc la sainte Théologie; la Théologie,
telle que Dante l'a apprise dans les doctes volumes de Thomas d'Aquin. Bientôt
même il oubliera Béatrix pour converser avec Thomas d'Aquin en personne. Dès ce
moment, le Docteur angélique prend le rôle principal, et dans le Paradis
du poète, il remplit l'office de l'ange de l'Apocalypse qui se présente
à saint Jean, et le conduit en esprit dans la Jérusalem céleste, pour en
mesurer avec une verge d'or les admirables proportions.
Création vraiment originale, le Paradis de Dante
comprend des myriades de corps lumineux, peuplés d'êtres intelligents, d'où
s'élèvent incessamment des cantiques d'amour, de louange et de bénédiction vers
l'auteur de toutes ces merveilles. Assurément, c'est ici que les cieux
racontent la gloire de Dieu.
Après avoir visité diverses planètes, Dante, avec sa
divine conductrice, est porté par un nouvel élan de charité jusqu'au soleil.
Dans les Ecritures, le soleil est le tabernacle de l'Eternelle Sagesse; il est
également, d'après le poète, le séjour des sages qui ont illuminé le monde de
leurs doctrines.
La vue de ces grands esprits réjouit son âme: il les
voit, ornés d'une clarté qui. leur est propre, resplendir au-dessus d'une mer
lumineuse; comme de petites, flammés légères; puisse ranger en forme de
couronnes, composées chacune de douze d'entre eux, et dans des ravissements, des extases et des
rondes célestes, se renvoyer
mutuellement la lumière, la joie et l'amour dont ils sont pénétrés.
Placé au centre de l'une de ces couronnes, et s'enivrant
des douceurs de leurs harmonies, ante cherche du regard s'il lui serait donné
de reconnaître quelqu'un de ces sages. Son coeur lui dit que dans le nombre
doit être Thomas (391) d'Aquin. Le Saint a compris la pensée du poète; il vient
à lui:
Tu voudrais savoir de quelles fleurs se compose cette
couronne de Bienheureux, qui considère avec amour la belle dame qui t'a fait
monter jusqu'au ciel;
Je fus l'un des agneaux du saint troupeau que Dominique
mène par un chemin où l'on trouve une nourriture délectable, si l'on renonce
aux vanités terrestres.
Le
plus proche de ma droite fut mon frère et
mon maître: c'est Albert de Cologne, et je suis Thomas d'Aquin.
Si tu désires être renseigné sur tous les autres, suis
ceux que ma parole t'indiquera, en jetant tes regards sur chacune des lumières
dont est formée cette couronne bienheureuse.
Alors, le saint Docteur lui; désigne les âmes de Gratien,
de Pierre Lombard, de Salomon, de saint Denis l'Aréopagite, de Paul Orose, de
Boèce, de saint Isidore, du vénérable Bède, de Richard de Saint-Victor, de
Siger enfin, qui fut, à Paris, le maître de Dante, et qui « enseignait, rue du
Fouarre, des vérités si belles qu'elles lui créaient des jaloux (1). »
Puis, la couronne des bienheureux reprend sa danse
mystique et ses chants,
(1) Paradis, chant X.
Avec une mesure et une douceur qu'on ne peut connaître
que là où la jouissance est éternelle.
Cependant, Alighieri continue de s'entretenir avec saint
Thomas, et lui propose quelques doutes. L'angélique Docteur trouve ainsi
l'occasion de décrire une des époques les plus étonnantes qu'ait vues
l'histoire de l'Eglise et de la civilisation: le XIII° siècle, mélange de nobles aspirations et de douloureuses
épreuves. Partout la lutte, dans les idées comme dans les moeurs, dans la vie
publique comme au foyer de la famille; l'Eglise est battue en brèche par le
césarisme et l'hérésie: moment suprême! Comment sortira-t-elle de cette
tourmente?
La Providence qui gouverne le monde avec une sagesse où
tout regard humain est vaincu bien avant d'en voir le fond,
Voulant assurer la marche de l'Epouse vers son Bien-Aimé,
Celui qui, avec une clameur, puissante, s'unit à elle par son sang béni,
Choisit en sa faveur deux princes pour lui servir de
guidés et diriger ses pas.
L'un fut séraphique par son ardeur; l'autre, par sa
sagesse, fut sur terre un rayon de la lumière des chérubins.
En ces deux princes, Dante, a reconnu François d'Assise
et Dominique de Gusman, envoyés au monde pour apaiser les discordes de la
famille humaine, et guider l'Eglise dans l'accomplissement de sa divine
mission. Ici, saint Thomas entonne un hymne triomphal au patriarche des
Mineurs, et un instant après, délicate pensée! saint Bonaventure fait un non
moins splendide éloge du patriarche des Prêcheurs. Les deux fondateurs, avec
des moyens différents, tendent à la même fin: ils figurent la vie contemplative
et la vie active, la vie intérieure et la vie extérieure de l'Eglise. François
d'Assise est montré sur la cime des Apennins levant les mains au ciel, comme un
autre Moïse, pour rendre Dieu propice aux preux chevaliers qui, sous les ordres
de Dominique, nouveau Josué, combattent au pied des monts les ennemis du
Seigneur.
Après les louanges décernées aux fondateurs des deux
grands Ordres mendiants, Dante, bien loin de prendre congé de saint Thomas,
cherche par de nouvelles questions à le retenir longtemps encore. Il imagine
qu'aux paroles (395) du grand Docteur, les belles couronnes d'âmes qui
l'entourent resplendissent d'une plus pure lumière et tressaillent d'une joie
plus vive. Elles s'évanouissent enfin en chantant, et le poète quitte l'Ange de
l'école, non sans inviter tous les amis de la science à célébrer la gloire de
son illustre Maître.
***
Inspirateur de la poésie, qui lui rend en hommages ce
qu'elle a reçu, de lui, Thomas d'Aquin est-il aussi l'inspirateur de l'éloquence?
Pour traiter à fond cette question pleine d'intérêt, il
faudrait un volume. Mais, fidèle à la loi que nous nous sommes prescrite, la
brièveté, nous nous bornerons à jeter ici quelques pensées sommaires, trop
heureux de fournir, aux jeunes étudiants des cours de rhétorique et
d'éloquence, matière à l'exercice de leurs talents.
Sans parler autrement que pour en faire mémoire, des
éloquents panégyriques que saint,Thomas inspiré au retour de sa fête, à
d'illustres évêques, à des membres distingués du clergé séculier ou régulier,
est-il des orateurs sur le génie desquels l'Ange de l'école ait exercé, une
influence réelle et féconde?
Quand on prononce le mot d'éloquence chrétienne, tout
aussitôt un nom se présente à la pensée: celui de Bossuet. Bossuet est chez
nous, Français, la personnification de l'éloquence sacrée, peut-être
pourrait-on dire de l'éloquence sans restriction. Cet immortel génie empruntait
aux Pères de l'Eglise, à Tertullien surtout, sa vigoureuse diction. Mais à qui
demandait-il ces pensées profondes, ces aperçus immenses qui vous saisissent à
la lecture des Sermons ou des Oraisons funèbres? Après saint Augustin, à saint
(396) Thomas. N'oublions pas d'ailleurs que la doctrine du Docteur angélique
n'est autre que la doctrine du Docteur de la grâce, qui elle-même est celle de
l'Apôtre des nations.
Bossuet, nous l'avons dit, avait étudié dans sa jeunesse
cléricale la Somme de saint Thomas. S'étonnera-t-on qu'il en ait
exploité les richesses, et que son génie ait su revêtir des formes de la plus
riche éloquence les grandes et nobles pensées du prince de la théologie?
Faut-il un témoignage Bossuet lui-même notes le fournit. Dans quelques-uns de
ses discours, il jette parfois de ces exclamations qui valent à elles seules
tout un panégyrique: « J'ai appris du grand: saint Thomas... — C'est le grand
saint Thomas qui me l'apprend » (1). L'aigle de
Meaux s'élevait donc sur les ailes de l'Ange de l'école, pour atteindre ces
hauteurs où nous. l'admirons.
L'Espagne possède, elle aussi, son Bossuet: le vénérable
Louis de Grenade, dont les oeuvres faisaient les délices de saint François de
Sales. et de saint Charles Borromée. Est-il besoin de dire que Louis de Grenade
était fidèle disciple et interprète éloquent du Docteur angélique, en même.
temps que son Frère par la profession religieuse?
La douce éloquence de saint François de Sales lui-même
possède une force latente qu'on ne saurait méconnaître. Quel en est le secret?
Serait-ce témérité de croire qu'exact à lire chaque jour, autant qu'il le
pouvait, un ou plusieurs articles de la Somme, le saint évêque de Genève
s'est imprégné dés pensées solides du grand Docteur?
De nos jours, la chaire a retenti des accents d'une
éloquence toute nouvelle.
(1) Second panégyr. de saint
Joseph, et alibi.
L'élite de la France a entendu tour à tour la voix
puissante et autorisée des Lacordaire, des Félix, des Monsabré!...
Lacordaire! « Etudiez ses conférences, s'écriait Mgr
Landriot dans le brillant discours cité plus haut, étudiez ses conférences, et,
vous verrez que très souvent c'est la pensée de saint Thomas qui en fait la
principale beauté. Disciple du Maître, il s'est enrichi de la grandeur du fond,
il a perfectionné les détails de la forme. » Qui ne connaît l'admirable
panégyrique prononcé par le P. Lacordaire, en 1852, devant le chef de saint
Thomas, à Toulouse? Comme il est manifeste que « cette tête sublime, cette tête
qui en a illuminé tant d'autres », illuminait elle du grand orateur! Ecoutons:
« Qu'ils sont rares, ces hommes, mortels comme nous, qui ont entendu la voix de
la vérité dans toutes ses sphères, depuis le murmure qu'elle produit dans
l'atome jusqu'à l'harmonie qu'elle fait tomber des lèvres de Dieu, et qui,
paisibles possesseurs de ce concert, l'ont redit à notre oreille avec une
puissance digne de notre âme, de l'univers et de Dieu même! Tel fut saint
Thomas d'Aquin. Il était né prince. De là, tout d'un coup et par un seul bond,
il s'élança, jeune encore, à l'autre extrémité des choses humaines, il revêtit
l'habit de moine mendiant... Prince, moine, disciple, il pouvait monter sur le
trône de la science divine; il y monta en effet, et depuis six siècles qu'il y
est assis, la Providence ne lui a point encore envoyé de Successeur ni de
rival. Il est demeuré prince comme il était né, solitaire comme il s'était
fait, et la qualité seule de disciple a disparu en lui, parce qu'il est devenu
le maître de tous... Trahi par une hospitalité trop admiratrice, son corps
n'avait point été rendu aux supplications de son Ordre; il attendait là depuis
un siècle les décisions de l'Eglise, et la gloire paisible d'un tombeau selon
son coeur.
« Ici, mes frères,
mes entrailles s'émeuvent, car ce tombeau si longtemps attendu, ce tombeau si
envié de tout un siècle, ces restes que se sont disputés tant de villes fameuses
et les nations elles-mêmes, les voici présents! Je les vois, je les touche, j'y
applique mes lèvres enivrées du parfum qui s'en échappe, et qui ne s'est point
épuisé au feu de tant de vénération!
« O
reliques sacrées, dont j'avais tant désiré l'approche, c'est bien vous; je vous
reconnais à ces voûtes qui tressaillent de m'entendre vous louer, à ces
solennités dont vous êtes l'objet, aux joies et aux certitudes intérieures que
vous donnez de vous... »
Lisons maintenant cette page du P. Félix, détachée de la
première conférence sur le Progrès de l'intelligence par l'harmonie de la
raison et de la foi: harmonie si bien comprise par l'éminent Jésuite à
l'école de saint Thomas:
« Ah! si vous voulez contempler dans une rare figure
l'agrandissement que peut donner à l'intelligence humaine cette alliance
féconde de la raison et de la foi, de la philosophie et de là théologie, je
vous dirai: Regardez saint Thomas d'Aquin, la, plus haute représentation du
Verbe de Dieu dans un homme; saint Thomas d'Aquin, le génie de la raison et de
la foi éclairé par le double rayonnement du Verbe créateur et du Verbe incarné,
et en faisant rejaillir sur les deux mondes de l'intelligible les divines
clartés; saint Thomas d'Aquin, ange de l'école, oracle de la (399) théologie,
maître dans la philosophie, faisant parler l'une et l'autre dans la langue la
plus catholique et la plus rationnelle, la plus profonde et la plus claire, la
plus pleine et la plus précise, en un mot, la plus angélique qu'il soit
possible d'imaginer; parole, par sa lumière tranquille et par sa céleste sérénité, la plus
rapprochée du Verbe même de Dieu.
« Le voyez-vous d'ici, cet homme incomparable qui s'est
levé au sommet de nos âges chrétiens pour réfléchir la lumière du Christ, comme
la coupole de nos grandes cathédrales les rayons du soleil? Je l'aperçois au
centre même de cette cité, sur les hauteurs de la science et dans le plus vaste
épanouissement de son intelligence, montrant à l'Eglise qui l'envoie, à la
science qui l'écoute, aux siècles qui l'admirent, ce que peuvent pour
l'agrandissement d'un homme la raison et la foi se rencontrant ensemble dans
les splendeurs d'un même génie: sa théologie à sa droite, sa philosophie à sa
gauche, lui au milieu, aussi hardi philosophe que profond théologien, face, à
face avec le mondé chrétien et le monde païen, aussi illuminé de foi que
rayonnant d'intelligence, montrant ces deux chefs-d'oeuvre de la pensée, et
lui-même plus grand que ces chefs-d'oeuvre il dit, en jetant à toutes les
incrédulités et à tous es rationalismes ses invincibles défis: « Je suis
la synthèse humaine de la philosophie et de la théologie: je suis
l'agrandissement de l'intelligence de l'homme par le Verbe de Dieu; je suis
l'harmonie de la raison et de la foi!... »
A la voix puissante qui vient de nous parler a succédé,
dans la même enceinte, une autre voix non moins sympathique.
Dix-huit années durant, on a vu, à chaque Carême, se
(400) presser autour de la chaire de Notre-Dame, une assistance choisie de
prêtres, de religieux, d'hommes du monde, avides d'entendre l'Exposition dit
dogme chrétien, et par cet enseignement de préparer leurs âmes aux luttes de la
vie.
Théologien éloquent, ardent et enflammé, écrit un
appréciateur judicieux, l'orateur a reconnu, avec les vrais savants de ce
siècle, que la plus grande plaie qu'il faut guérir, avant toutes les autres,
c'est l'ignorance religieuse et l'affaiblissement du sens chrétien; il a voué
sa vie apostolique à vulgariser l'enseignement de la Somme théologique
de saint Thomas d'Aquin. Missionnaire en même temps plein de compassion pour
les pauvres pécheurs, ii a vu que dans la pratique des doctrines théologiques
il s'agit de l'application du Sang de Jésus-Christ sur les âmes: Et ce
merveilleux problème de l'application du Sang de Jésus-Christ a percé son coeur;
il l'a étudié, médité avec intelligence, avec fermeté, avec une infinie
confiance en la miséricorde de Dieu. Aussi l'a-t-il résolu selon les doctrines
les plus douces, les plus modérées, les, plus favorables aux pécheurs touchés
de repentir. »
Ainsi, commentée du haut de la chaire avec unie diction
sobre, facile, lumineuse, convaincante, la Somme théologique est comme
ces monuments publics dont les grandes lignes architecturales, un soir de fête,
paraissent tout en feu aux yeux de la multitude émerveillée: Qu'on relise,des
Conférences sur les Sacrements, et spécialement celles du Carême de 1884 sur la
divine Eucharistie, et qu'on nous dise si c'est franchir les limites du vrai
que de tirer cette conclusion: chaque année, Notre-Dame de Paris entend résonner
sous ses voûtes les accents de Thomas d'Aquin s'exprimant par la bouche de son
frère, de son éloquent disciple, le T. R. P. Monsabré.
Après la poésie et l'éloquence, la peinture: elle aussi
parle un langage propre à éveiller dans l'âme les plus nobles, les plus
religieux sentiments. Saint Thomas d'Aquin a-t-il exercé son influence sur la
peinture, et la peinture lui en a-t-elle été reconnaissante? Le lecteur va
juger.
Bien que ne venant pas au premier rang dans la
classification des beaux-arts, la peinture, grâce aux ressources dont elle
dispose et à l'avantage de fixer ses 'couvres, possède plus qu'aucun autre le
secret de représenter le beau.
Qu'est-ce que le Beau?
L'auteur de la Somme théologique, auquel nous
sommes redevables de tant de sublimes aperçus, en a-t-il donné une définition?
Constamment appliqué à l'étude, du vrai et du bien, saint
Thomas ne pouvait manquer de considérer le beau, qui jaillit de l'un et de
l'autre. Sa théorie esthétique est à la fois des plus simples et des plus
lumineuses.
Pour le Beau, dit-il, trois choses sont requises:
1° L'intégrité de l'objet, sans quoi il n'y a pas
beauté, mais laideur;
2° La proportion et la correspondance des parties,
d'où résulte l'harmonie de l'ensemble ou l'unité;
3° La splendeur, qui consisté, pour les objets
visibles, dans des couleurs gaies et vives, et qui„ dans les concepts
rationnels et les actes humains, n'est autre que l'irradiation de la raison
elle-même.
« Ces trois propriétés se trouvent au suprême degré dans
le Verbe de Dieu, origine et source de toute beauté.
« En effet, comme Fils, le Verbe possède dans toute son
(402) intégrité la même nature que le Père. En même temps, il en est l'image
absolument parfaite; saint Paul l'appelle la figure de sa substance.
Enfin, en tant que Verbe, il est la splendeur de l'intelligence du Père, ou,
selon saint Paul encore, la splendeur de sa gloire. » (1)
(1) Ia, q. 39, a. 8.
Cette admirable définition, donnée par le Docteur
angélique, est à la fois objective et subjective; objective, parce qu'elle nous
montre dans le Verbe la beauté substantielle, éternelle et immuable, qui, en se
reflétant sur les créatures, les rend belles de sa propre splendeur;
subjective, par l'énumération des qualités qui, présentées simultanément à nos
yeux, constituent la beauté, savoir: l'intégrité, la proportion ou
correspondance des parties, et la splendeur.
Le prince de la théologie embrasse dans sa définition le
beau naturel et le beau surnaturel, le beau à tous les degrés, et nous fait
remonter jusqu'à l'archétype de la beauté éternelle, le Verbe divin.
Ainsi, son esthétique a ceci de particulier qu'elle
soulève l'artiste comme dans un mouvement ascensionnel, le fait passer de la
considération de la beauté créée et finie à celle de la beauté incréée et
infinie, agit sur toutes les puissances de son âme auxquelles elle communique
un merveilleux essor.
L'esthétique de Thomas d'Aquin laisse donc bien loin la
théorie du réaliste, lequel, n'attribuant à l'art d'autre fin que
d'imiter la nature, cherche le beau hors de soi, uniquement dans les objets qui
l'entourent. Elle ne s'arrête pas à la théorie de l'idéaliste, qui
cherche le beau en soi, c'est-à-dire dans sa propre idée, dans ce qui reste en
l'homme de sa beauté primordiale, et essaie de la:reconstituer, telle qu'elle
était avant la chute. L'esthétique de notre Docteur s'élance plus haut, et
cherche le beau... en Dieu lui-même! Toutefois elle ne répudie pas l'élément
sensible; mais elle associe avec suavité le naturel au surnaturel, le sensible
à l'intelligible, l'idée à la forme, l'esprit à la matière.
En se tenant à la doctrine du Docteur angélique, l'art,
la peinture en particulier, prend un caractère éminemment mystique et
religieux. Les éléments sensibles: dessin, couleur, clair-obscur, géométrie,
perspective, tout en restant à son service, deviennent secondaires, subordonnés
à des lois d'un ordre beaucoup plus élevé, que l'art naturel n'enseigne pas,
mais qu'il faut déduire des sentiments intimes de l'âme et d'un fond propre de
vertu.
A cette théorie féconde puisa ses inspirations, durant de
longues années, la peinture italienne, qui n'a de rivale sous aucun ciel. Mais,
parmi cette phalange d'artistes fidèles aux principes de saint Thomas, nul ne
se pénétra davantage de son esprit que son frère en Religion, le B. Giovanni de
Fiesole, mieux connu sous le nom de Fra Angelico. Si parfois, d'après
certains critiques, il laisse à désirer pour la perfection du dessin, le relief
des figures, la distribution des ombres et des lumières, du moins excelle-t-il
à donner aux saints et aux anges une expression vraiment céleste. Aucun peintre
assurément n'observe mieux cette règle d'esthétique chrétienne posée par notre
saint Docteur: Plus une forme est belle, plus elle échappe aux chaînes de la
matière pour la dominer par sa vertu. (1)
Les peintures de Fra Angelico sont des méditations, des extases, des visions,
des scènes non de la terre, mais du paradis. En les contemplant, on adore, on
prie, on partage les sentiments du pieux artiste qui ne peignait qu'à genoux le
Christ et sa Mère.
(1) Ia, q. 76, a. 1.
Fra Angelico, par excellence peintre de l'intuition,
marque le point le plus lumineux de l'art chrétien. Après lui commence la
réaction, le domaine de la forme sur l'âme, puis celui de la matière sur la
forme, devenu enfin le réalisme ou positivisme moderne. Qu'on ne
s'étonne pas de ces transformations en sens rétrograde. Quand avec la
Renaissance, et, peu après, le, protestantisme, on vit le doute et l'erreur se
substituer à la foi sincère et orthodoxe, inévitablement devaient se dessécher
les vraies sources de l'inspiration, celles qui avaient fourni aux anciens
artistes tant d'immortels chefs-d'oeuvre.
De nos jours, en France, sauf d'honorables exceptions,
l'art suit la voie d'un positivisme purement matériel. Chaque année, en
rendant compte du Salon, qui offre aux amis du beau les productions
nouvelles du talent artistique, la presse honnête, après avoir rendu justice au
mérite, se voit contrainte de protester contre les aberrations d'une école pour
laquelle l'idéal esthétique s'arrête à la forme corporelle, au lieu d'atteindre
la beauté de l'âme se reflétant sur le visage de l'homme, ou, mieux, selon la
doctrine du, Docteur angélique, la splendeur du Verbe divin illuminant
toutes les créatures de son éternelle beauté.
Ne craignons pas de l'affirmer: c'est en revenant aux
principes d'esthétique chrétienne donnés par Thomas d'Aquin, que les beaux-arts
reprendront leur éclat, et exerceront une influence salutaire sur les individus
et les sociétés.
Mais il est temps de voir comment la peinture a payé au
Maître le tribut de la reconnaissance. Ne pouvant (407) contempler les uns
après les autres les monuments presque sans nombre de sa gratitude,
arrêtons-nous seulement devant les plus remarquables et les plus célèbres.
Dans la chapelle des Espagnols, à Santa-Maria-Novella de
Florence, Taddeo Gaddi, élève de Giotto, a représenté Thomas d'Aquin
majestueusement assis dans sa chaire de docteur, ayant au-dessus de lui les
Vertus théologales et cardinales; à droite et à gauche, dix sages de l'Ancien
et du Nouveau Testament, et, sous ses pieds, trois ennemis de la foi': Arius,
Sabellius, Averroës.Au-dessous, les, sciences sacrées et proifanes sont
figurées par des personnages allégoriques et par les savants qui ont
principalement illustré chacune d'elles (1).
A Sainte-Catherine de Pise, un tableau de Traïni,
disciple d'Orcagna, montre le Saint recevant de Notre-Seigneur des flots de
lumière, qu'il transmet à un auditoire composé de religieux, d'évêques, de
cardinaux et même de souverains pontifes.
Fra Angelico, dont les chefs-d'oeuvre décorent le cloître
de Fiesole et le couvent de Saint-Marc, à Florence, reproduit avec une
complaisance marquée la figure de saint Thomas. On considère généralement comme,une,de
ses plus belles têtes du Docteur évangélique celle du Couronnement de la
Vierge, actuellement au Musée du Louvre. Placé dans un groupe, au bas du
tableau, le saint Docteur paraît expliquer au roi saint Louis les gloires de
Marie au ciel. Une autre figure, peut-être plus remarquable d'expression, se
voit dans le groupe des saints religieux du Crucifiement, au couvent de
Saint-Marc, à Florence (2).
(1) Voir la gravure, p. 307
(2) V. pages 176 et 299.
Disciple d'Angelico, Benozzo Gozzoli, dans une
composition exécutée pour le Dôme de Florence et transportée au Louvre, traite
avec plus d'ampleur encore que Gaddi et Traïni le triomphe de Thomas d'Aquin.
Au centre d'une gloire circulaire, le Docteur angélique
tient ses ouvrages en mains. A ses côtés, Aristote et Platon prêtent l'oreille,
et, sous ses pieds est étendu Guillaume de Saint-Amour, le fameux adversaire
des Ordres mendiants. Au bas du tableau; le pape Alexandre IV, assis sur son.
trône, condamne le libelle des Périls des derniers temps, en présence de
saint Bonaventure, du bienheureux Albert, le Grand, des cardinaux Jean des
Ursins et Hugues de Saint-Cher, et d'autres personnages historiques. Dans la
partie supérieure, Jésus-Christ se penche vers son docteur et semble lui dire
les paroles qu'on lit au-dessous; « Tu as bien écrit de moi, Thomas. » Autour
du Fils de Dieu sont rangés saint Paul, dont l'Ange de, l'école à commenté les
épîtres; Moïse, dont il a expliqué la loi figurative, et les évangélistes,
qu'il a interprétés par les textes des Pères dans sa Chaîne d'or (1),
(1) Voir la gravure du
frontispice.
A Rome, dans l'église de la Minerve, se voit une Viles
oeuvres les plus remarquables du peintre florentin Filippino Lippi: la Dispute
de saint Thomas d'Aquin, terme synonyme en Italie; de discussion
théologique.
Assis sur une estrade que domine un édicule construit~t
décoré dans le goût du XVe siècle, saint Thomas tient d'un main le livre où il
a formulé sa doctrine; de d'autre, il montre le corps d'un hérétique, gisant à
ses pieds. La Théologie, la Philosophie et
deux figures symboliques siègent aux
côtés du saint Docteur. Au premier plan, Averroës, Arius et divers hérésiarques
l'écoutent dans des attitudes confuses, et semblent avouer leur défaite. Pour n'avoir
pas le mérite de l'originalité, cette composition ne laisse pas de présenter beaucoup
de variété et de richesse d'exécution.
A son tour, le génie de Raphaël rend hommage au génie de
Thomas d'Aquin. Dans la Chambre de la Signature, au Vatican, se voit la
fameuse composition de la Théologie, connue plutôt sous la désignation
de Dispute du Saint Sacrement. Debout près d'un autel où est exposée
l'Hostie sainte, le Docteur eucharistique, la main sur la poitrine et le visage
plein d'une majestueuse autorité, semble affirmer sa foi, au milieu d'une
brillanté assemblée d'autres docteurs.
Mentionnons le recueil flamand d'Otto-Venius; publié à
Anvers en 1610, et donnant, en trente planches, une Vie illustrée de
saint Thomas d'Aquin.
Parmi les productions plus modestes, mais non moins
pieuses, de l'iconographie de saint Thomas, nous signalerons aux élèves de nos
collèges chrétiens une charmante gravure éditée par G. Besnard, de Tours, et
faite tout exprès pour eux. Elle porte en titre latin
Saint Thomas, docteur angélique, patron céleste de toutes
les écoles catholiques.
Quant à celle qui le représente coiffé du bonnet de
docteur, chapitre IX du livre second, elle est le portrait traditionnel — Vera
effigies — dont l’original fut peint à Viterbe, en 1270, du vivant de saint
Thomas.
Puisse la douce figure de notre glorieux PATRON, souvent
reproduite dans les illustrations de ce volume, inspirer la dévotion et la joie
spirituelle que procurait, au témoignage de Frère Eufranon, la vue du Saint
lui-même! Puisse également chacun des lecteurs entendre un jour, de la bouche
de Jésus, ces consolantes paroles: « Par les oeuvres de ta vie, tu as bien écrit de moi! »
Corona tribuetur in generationem et
generationem. Prov., XXVII, 24.
Une couronne sera posée sur son front
pour les siècles des siècles.
Après d'avoir accompli notre tâche et de prendre congé de
nos bien-aimés lecteurs, nous associons dans le titre de ce chapitre, dixième
et dernier, les noms de saint Thomas d'Aquin et de Léon XIII.
Qu'on n'en soit pas surpris.
A l'acte solennel par lequel le Vicaire de Jésus-Christ a
déclaré Thomas d'Aquin Patron de toutes les écoles catholiques est due la
pensée de cet ouvrage: son meilleur couronnement sera le résumé succinct des
actes du même pontife pour la glorification de notre saint Docteur.
Léon XIII, n'étant encore que le Cardinal Joachim Pecci,
manifestait hautement son admiration pour la doctrine de l'Ange de l'école. Dès
1859, il instituait à Pérouse une Académie spéciale de Saint-Thomas-d'Aquin,
aux séances de laquelle il aimait à prendre part.
Bientôt la Somme théologique devenait le manuel de
son (414) séminaire diocésain, et plus tard il mettait aux mains de ses
étudiants en philosophie le Cours de Philosophie thomiste du R. P.
Zigliara, régent de la Minerve, avec lequel on le voyait souvent s'entretenir.
Au mois de juin 1875, l'archevêque de Pérouse
généralisait une pensée émise par l'archevêque de Naples, en rédigeant une
éloquente supplique à Pie IX, de sainte et illustre mémoire, afin qu'il daignât
proclamer saint Thomas Patron des universités, académies et écoles catholiques
du monde entier. Plusieurs cardinaux, près de deux cents archevêques et
évêques, et vingt-sept généraux d'Ordres religieux signaient avec lui.
Au pape Léon XIII était réservé l'honneur d'exaucer les
voeux du cardinal Pecci.
Le
nouveau pontife venait à peine de s'asseoir sur le siège de saint Pierre, qu'il
laissait voir sa pensée relativement à la doctrine de saint Thomas. Aux élèves des
séminaires de la Ville éternelle il recommande l'étude de la philosophie: «
d'après l'excellente méthode et les principes très sûrs qu'ont suivis les plus,
illustres maîtres de la sagesse chrétienne, et principalement le Docteur
angélique ».
A des prêtres de divers diocèses il parle dans le même
sens.
Dans une réponse aux RR. PP. Jésuites de Woodstock
(Maryland), qui lui: ont fait hommage de leurs Leçons de théologie
dogmatique, on lit ces remarquables paroles « Il est d'une souveraine
importance que le clergé soit pénétré de doctrines solides et sûres, résultat
qui sera certainement obtenu, si la doctrine de saint Thomas. fleurit dans vos
écoles... »
Dans le courant de 1876, un autographe de la Somme
(415) contre les Gentils, conservé dans une bibliothèque privée de
Bergame, avait été racheté par une souscription de évêque, du clergé et des
fidèles, pour être offert à Pie IX. Le Saint-Père en avait témoigné une grande
satisfaction, et avait voulu qu'on l'imprimât aux frais de la Propagande. Ce
fut le nouveau pape qui en eut la dédicace. En remerciant l'éditeur de son
gracieux hommage, et pour encourager ses travaux, Sa Sainteté ajoute: « Plaise
à Dieu que les autres autographes du saint Docteur échappés aux ravages du
temps, s'ils gisent quelque part dans la poussière, puissent être retrouvés et
mis en sûreté! »
En juin 1879, le pape fait venir de Naples un savant,
professeur pour occuper une chaire importante du Séminaire romain; la raison
qu'il donne de son choix, c'est qu'il veut voir refleurir dans cet athénée
les doctrines de saint Thomas.
Malgré leur valeur incontestable, les actes que nous
venons de rapporter n'étaient encore que des prémisses; la conclusion
magistrale, c'est l'encyclique Aeterni Patris.
Dans cet impérissable monument, après des considérations
grandioses sur l'importance d'une saine philosophie pour servir de base au
dogme chrétien, se trouve un des plus magnifiques éloges de saint Thomas qui
soient émanes du Siège apostolique:
« Entre tous les docteurs scolastiques brille d'un éclat sans
pareil leur prince et maître à tous, Thomas d'Aquin, lequel, ainsi que le
remarque Cajetan, pour avoir profondément vénéré les saints docteurs qui
l'ont précédé, a hérité en quelque sorte de l'intelligence de tous. Thomas
recueillit leurs doctrines comme les membres dispersés d'un même corps; il les
réunit, les classa dans un ordre admirable, et les enrichit tellement qu'on le
considère lui-même, (416) juste titre, comme le défenseur spécial et l'honneur
de l'Eglise.
« D'un esprit docile et pénétrant, d'une mémoire facile
et sûre, d'une intégrité parfaite de moeurs, n'ayant d'autre amour que celui de
la vérité, très riche de la science tant divine qu'humaine, justement comparé
au soleil, il réchauffe la terre par le rayonnement de ses vertus, et la remplit
de la splendeur de sa doctrine.
« En même temps qu'il distingue parfaitement, comme il
convient, la raison d'avec la foi, il les unit toutes deux par les liens d'une
mutuelle amitié: il conserve ainsi ses droits à chacune, il sauvegarde leur
dignité, de telle sorte que la raison, portée sur les ailes de Thomas jusqu'au
faîte de l'intelligence humaine, ne peut guère monter plus haut, et que la foi
peut à peine espérer de la raison des secours plus nombreux ou plus efficaces
que ceux que Thomas lui fournit...
Il ne faut donc pas s'étonner de l'immense enthousiasme
des siècles précédents pour les écrits du saint Docteur: Presque tous les
fondateurs et législateurs d'Ordres religieux ont ordonné à leurs sujets
d'étudier la doctrine de saint Thomas et. de s'y tenir religieusement; ils ont
pourvu d'avance à ce qu'il ne fût permis à aucun d'eux de s'écarter impunément,
ne fût-ce que sur le moindre point, des vestiges d'un si grand homme. Sans
parler de la famille dominicaine, qu'i revendique cet illustre Maître comme une
gloire lui appartenant en propre, les Bénédictins, les Carmes, les Augustins,
la Société de Jésus, et plusieurs autres Ordres religieux se sont imposé cette
loi, comme le témoignent leurs statuts respectifs.
« Et ici, c'est vraiment avec délices que l'esprit
s'envole vers ces écoles et ces académies célèbres let jadis (417) florissantes
de Paris, Salamanque, Alcala, Douai, Toulouse, Louvain, Padoue, Bologne,
Naples, Coïmbre et autres en grand nombre. Personne n'ignore que la gloire de
ces académies crut en quelque sorte avec l'âge; on sait aussi que, dans ces
nobles asiles de la sagesse humaine, Thomas régnait en prince, comme dans son
propre empire.
« Il y a plus les pontifes romains ont honoré la sagesse
de Thomas d'Aquin par de singuliers éloges et les attestations les plus
amples. »
Et Léon XIII cite en cet endroit plusieurs des
témoignages qu'on a' lus dans l'avant-dernier chapitre.
Mêmes hommages de la part; des assemblées oecuméniques de
l'Eglise:
« Dans les conciles de Lyon, de Vienne, de Florence, de
Trente, du Vatican,; on eût cru voir;Thomas prendre part, présider même, en
quelque sorte, aux délibérations et aux décrets des Pères, et combattre, avec
une vigueur invincible et le plus heureux succès, les erreurs des Grecs, des
hérétiques et, des rationalistes...
« Enfin une dernière palme semble avoir été réservée à
cet homme incomparable: il a su arracher, aux ennemis mêmes du nom catholique
le tribut de leurs éloges et de leur admiration...
Le pape conclut « en exhortant, de la manière la plus
pressante, ses Vénérables Frères à remettre en vigueur et propager; de tout
leur pouvoir la doctrine vraiment d'or de saint Thomas, et ce pour la
défense et l'ornement de la. foi catholique, pour le bien de la société, pour
l'avancement de toutes les sciences. »
Cette encyclique si imposante et si solennelle causa dans
l'univers chrétien la plus vive émotion. Les adhésions arrivèrent de toutes
parts: de l'épiscopat, des chefs d'Ordres, (418) des universités catholiques,
des théologiens les plus autorisés, et donnèrent au souverain pontife
l'occasion d'accentuer avec encore plus d'énergie ses conclusions.
Le cardinal Nina, secrétaire d'Etat, écrivant au nom du
pape, le 27 octobre, à l'archevêque de Bologne et à ses suffragants; le 28, à
l'archevêque de Turin et à ses suffragants; le 29, au Vicaire général des
Frères Prêcheurs, dit en propres termes dans chacune de ses lettres: « Le
Saint Père désire extrêmement que son encyclique ait un résultat pratique et
une vaste application, non seulement à Rome, mais encore dans toutes les
autres cités du monde chrétien. »
Que de fois, dans ses relations avec les Pasteurs de
divers diocèses, Léon XIII se plaît à
recommander les règles qu'il a tracées pour les hautes études en philosophie,
et en théologie! Nous en avons comme preuves un bref aux évêques de Belgique,
un autre aux évêques d'Irlande, une encyclique à tous les archevêques et
évêques d'Italie, un bref à l'évêque de Plaisance, un autre aux évêques de
Turin, Milan et Verceil…
A ces derniers il écrit: « Nos lettres encycliques du 4
août 1879 disent ouvertement Nos désirs et Nos voeux pour que la jeunesse; soit
formée dans la doctrine de saint Thomas d'Aquin doctrine puissante. en tout
temps pour la sage culture des intelligences, mais devenue plus opportune que
jamais pour la réfutation des erreurs funestes qui ont jeté tant d'esprits hors
de la vraie voie. »
Reçoit-il en audiences publiques ou privées des
ecclésiastiques, des religieux ou des membres de savantes académies, le pape
trouve moyen de leur parler, de saint Thomas, de la splendeur de ses doctrines,
de l'accueil sympathique fait à l'encyclique.
Le 7 mars de l'année qui suivit la publication de ce
document, deux mille savants étrangers, de tout pays, étaient rassemblés à Rome
pour fêter l'angélique Docteur, et porter au Saint-Père le respectueux hommage
de leur adhésion. Le pape les admit en audience solennelle; il était entouré de
vingt-cinq cardinaux.
« En remettant en honneur là doctrine de saint Thomas;
leur dit-il, faisons-nous autre chose que proposer un modèle où tout ce que
peut la vertu, tout ce que peut la science, brille du plais vif éclat, en la
personne d'un homme complètement versé dans: toutes les sciences divines et
humaines, d'un homme que tant de siècles ont comblé d'honneurs, et qui a été
comparé aux esprits angéliques eux-mêmes? »
Le soir du même jour, une fête littéraire était donnée à
ces étrangers et à l'élite de la société romaine par l'Académie des Arcades,
savante compagnie, fondée en 1690, et offrant cette particularité que chacun de
ses membres prend le nom d'un ancien pasteur de la Grèce., Léon XIII en fait
partie; mais, depuis son élévation au rang suprême, il a reçu un nouveau nom,
et s'appelle Pastor Maximus, le Pasteur Maxime, c'est-à-dire Très
Grand.
Notre glorieux pontife n'est pas seulement l'homme de la
parole, il. est, dans un degré non moindre, l'homme de l'action: nul ne sait
mieux que lui poursuivre la réalisation d'un noble dessein.
Deux mois après l'apparition de l'encyclique, il
adressait, au cardinal de Luca, préfet de la, Sacrée Congrégation des études,
une lettre importante dans laquelle, précisant sa pensée, il chargeait
l'éminent cardinal de préparer au plus tôt, à Rome, la fondation d'une
Académie, qui fût comme la tête et le coeur des autres académies établies ou à
établir, (420) par tout le monde chrétien, pour la diffusion et la direction de
l'enseignement thomiste.
Le 8 mai 188o, en effet, était, inaugurée l'Académie
romaine de Saint-Thomas-d'Aquin. Elle se compose de trente membres, dont
dix résident à Rome, dix en Italie, les autres à l'étranger. Ses présidents
furent au début, le docte cardinal Joseph Pecci frère de Sa Sainteté, et le
cardinal dominicain Zigliara, natif de Bonifacio, à ce titre une gloire
française.
Léon XIII prit sur sa cassette particulière de quoi doter
cette Académie, laquelle publie, deux fois par an, dans une revue périodique,
les travaux de ses membres, et même ceux des autres savants catholiques, sur la
doctrine de saint Thomas.
Outre le projet de l’Académie romaine de Saint-Thomas
d'Aquin, le souverain pontife exprimait, dans sa lettre au cardinal de Luca,
l’intention de faire éditer à nouveau les oeuvres du grand Docteur. En cela il
suivait les traces de l’un de ses prédécesseurs; saint Pie V, qui donna, en
dix-huit volumes in-folio, une édition réputée la meilleure de toutes, mais
devenue fort rare.
On n'épargnera rien pour rendre la nouvelle publication
vraiment splendide. Les éditeurs seront les Dominicains de Rome, sous le haut
patronage de leur éminent cardinal Zigliara; ils veilleront avec un soin
extrême à l'intégrité du texte, et y ajouteront les commentaires des
interprètes les plus illustres de leur Ordre; tels que Thomas de Vio, cardinal
Cajetan, pour la Somme théologique et François Silvestri, de Ferrare,
pour la Somme contre les Gentils., L'imprimeur sera le cevalier
Melandri, directeur de la typographie polyglotte de la Propagande, et le
Saint-Père, alloue une somme de trois cent mille francs pour frais
d'installation.
Telles sont les dispositions prises par Léon XIII, et
dont témoigne une lettre écrite proprio motu, le 18 janvier 1880.
Le 3 octobre de la même année, le cardinal Simeoni,
préfet de la Propagande, bénissait le local, et, environ deux ans après, il
présentait au Saint-Père le premier volume, édité à trois formats, et contenant
tout d'abord une dédicace à Léon XIII; et les actes pontificaux ayant trait à
la restauration de la philosophie chrétienne.
« Je suis fort content de ce premier volume, dit le pape
aux éditeurs, et je voudrais déjà voir cette entreprise terminée, afin qu'il
n'y eût plus un collège, plus un séminaire, où l'on ne trouvât aux mains des
maîtres et des élèves les oeuvres de saint Thomas d'Aquin, au moins. les deux Sommes,
dans un texte aussi conforme que possible à l'original.»
A l'heure qu'il est, plusieurs, nouveaux volumes ont pris
place à la suite du premier, à la satisfaction et avec les précieux
encouragements de Sa Sainteté.
Ainsi le Père des fidèles opérait une heureuse
restauration en présentant aux esprits éclairés de l'univers catholique le plus
savant des saints; il lui restait à prendre une autre mesure non moins
heureuse, en excitant la dévotion des chrétiens envers le plus saint des
savants. C'est l'objet de nouvelles Lettres apostoliques, données en forme de Bref,
le 4 août 1880, une année, jour pour jour, après la promulgation de, encyclique
Aeterni Patris.
Ce n'est point à l'aide d'une pâle analyse, mais, bien
plutôt dans le document, pontifical lui-même, que la jeunesse des écoles
catholiques doit apprendre les motifs qui ont déterminé le Saint-Père à lui
donner saint Thomas (424) d'Aquin pour patron. Aussi la traduction du bref
suivra-t-elle immédiatement ce chapitre.
Du moins, il importe de remarquer ici que le monde
chrétien salua pareillement avec acclamation le nouvel hommage rendu au
Docteur, angélique par le Vicaire de
Jésus-Christ. Depuis lors, la fête du patron céleste se célèbre chaque année
dans, les universités, collèges et écoles catholiques, avec une solennité
inconnue jusque-là. Le matin, maîtres et disciples s'assemblent au pied des autels, pour
demander au Dieu de l'Eucharistie, dont Thomas d'Aquin fut et demeure le Chantre
immortel, la pureté qui affine l'esprit pour pénétrer plus avant dans les
mystères de la science, et qui dispose
le coeur aux plus nobles vertus. Le soir, dans, des séances académiques
qui réunissent un auditoire érudit et brillant, l'éloquence, la poésie, la
musique rivalisent tour à tour dans l'expression de leurs louanges pour le
Prince des docteurs.
Aux évêques qui lui en font; la demande, le pape accorde
le renvoi de la solennité religieuse au dimanche qui suit le 7 mars, avec une
indulgence plénière pour les professeurs et les élèves des écoles catholiques.
En outre, Sa Sainteté attache des indulgences partielles
à nombre de prières composées par saint Thomas, et publiées en divers petits
recueils à l'usage de la jeunesse.
L'un de ces recueils de date récente, est un petit
office de saint Thomas d'Aquin, approuvé par la S. Congrégation des Rites
et enrichi d'indulgences par le souverain pontife. Cet opuscule, qui contient,
en outre les diverses prières composées par l'angélique Docteur, sert en
quelque sorte de complément à la vie de Saint Thomas d'Aquin, patron des
écoles catholiques.
Le 21 août 1886, à la requête du Rme P. Cicognani, (425)
Procureur général des Frères Prêcheurs, Léon XIII autorisait la dévotion des
six dimanches en l'honneur du Docteur angélique, avec indulgence plénière
chacun de ces dimanches. Enfin le pape a voulu que la liturgie rappelât à
jamais l'acte par lequel il a institué saint Thomas Patron des écoles. Sur son
ordre, une addition a été faite dans le Martyrologe à l'Éloge du Saint; et les
leçons du second nocturne, retouchées par une main non moins docte que pieuse,
après avoir présenté un admirable résumé de sa vie, concluent en ces termes: «
Exauçant les supplications et les voeux presque unanimes de l'épiscopat, Léon
XIII, pour la confusion de tant de systèmes, philosophiques qui détournent les
âmes de la vérité, pour l'accroissement des sciences et le bien général,de la
société, après avoir pris l'avis de la sacrée Congrégation des Rites, a, par
Lettres apostoliques, déclaré et institué Thomas d'Aquin patron céleste de
toutes les écoles catholiques.
De son côté, la numismatique, consacrera la réintégration
de l'enseignement thomiste dans les chaires de philosophie et de théologie.
Selon un vieil usage, chaque année, à l'occasion de la fête de saint Pierre, le
souverain pontife fait frapper une médaille commémorative du fait saillant de
l'année. La médaille de 1880 porte d'un côté l'effigie de Léon XIII, et au
revers saint Thomas debout, accueillant d'une main la Philosophie scolastique,
et lui montrant de l'autre la Théologie, sa gracieuse souveraine, à laquelle
elle doit toujours rendre hommage. On a pour exergue, en inscription latine: «
Alliance renouvelée de la science divine et de la science humaine, » et autour
de la médaille: « La doctrine de saint Thomas ramenée à son antique
gloire.»
Ce n'est pas tout. Le nouveau triomphe de Thomas d'Aquin
inspire à un ami des arts et peintre lui-même, (426) M. l'abbé Lambert,
chanoine de Paris, une composition magistrale, imitée de Benozzo Gozzoli. Elle
offre cette différence que les personnages qui figurent au plan inférieur sont,
d'une part, Léon XIII entouré du sacré collège, et de l'autre, les archevêques
et évêques fondateurs des Universités catholiques, de France. Le tableau
original se voit au séminaire de Saint-Sulpice, à Paris; des réductions en ont
été faites par la maison Schulgen, en belles lithographies et photographies.
Plus récemment encore, les; six voûtes de la superbe
galerie des Candélabres, au Vatican, devant être décorées de nouvelles
fresques, l'artiste Seitz, chargé de la quatrième, a d'après l’inspiration de
Léon XIII, représenté, dans une série de magnifiques tableaux, saint Thomas
enseignant la vérité, écrasant l'erreur sous son triple aspect: le paganisme,
le judaïsme et l'hérésie, et associant dans une douce amitié la Foi et
la Raison.
Enfin le jubilé sacerdotal de Léon XIII a sonné; de tous
les points de l'univers arrivent au Père commun des fidèles, avec les hommages
respectueux: de la piété filiale, de riches
présents ayant pour la plupart. une signification particulière. On
s'est, rappelé la prédilection marquée du souverain pontife pour le Docteur
angélique. Sous l'empire, de cette pensée, le Séminaire romain a ouvert, une
souscription à laquelle ont adhéré de
grandi, coeur tous les séminaires du monde catholique, afin d'élever dans la
Bibliothèque vaticane une statue monumentale à saint Thomas d'Aquin.
L'exécution en a été confiée au sculpteur Aureli. Saint
Thomas est représenté assis, la main droite étendue, la gauche appuyée sur la
Somme théologique. La statue, plus grande que nature, repose sur un piédestal
(427) rectangulaire, orné de deux bas-reliefs où figurent, d'un côté, Léon XIII
déclarant saint Thomas protecteur des études; de l'autre, le Docteur des
docteurs enseignant.
Honneur à un pontificat si fécond en actes importants
pour la glorification de saint Thomas d'Aquin! Successeur de pontifes
illustres, qui de mille manières ont exalté sa mémoire, et recommandé sa
doctrine, « Léon XIII résume et dépasse les hommages rendus à saint Thomas par
tous ses prédécesseurs. » Les papes venus avant lui, depuis six siècles,
avaient érigé à l'Ange de l'école « un monument plus durable que
l'airain »; Léon XIII y a mis la main à son tour, pour l'embellir et en
poser le couronnement.
C'est donc justice d'unir dans une commune louange les
noms de saint Thomas et de Léon XIII, et de citer ici, en la traduisant; une
inscription latine qui, à la séance du 7 mars 1880, au palais des Arcades,
surmontait le portrait du Docteur angélique et le buste du Pape heureusement
régnant:
THOMAS, NOUS ACCLAMONS TA SUBLIME SCIENCE,
ET L'EGLISE EN CE JOUR SE PLAIT A TE BÉNIR.
LÉON, PAR, TOI NOS COEURS S'OUVRENT A L’ESPÉRANCE,
CAR TON RÈGNE PRÉPARE UN MEILLEUR AVENIR.
SAINT DOCTEUR, GRAND PONTIFE, ORACLES DE LA TERRE,
VOUS AFFIRMEZ TOUS DEUX LA PLEINE VÉRITÉ
PUISSE LE MONDE ENFIN RECUEILLIR LA LUMIÈRE,
ET VOTRE ENSEIGNEMENT DE TOUS ÉTRE ÉCOUTÉ!
C’est un usage fondé sur la nature et approuvé par l'Eglise
catholique de rechercher le patronage des hommes éminents en sainteté, et
l'imitation de ceux qui ont excellé ou atteint la perfection en quelque genre. C'est pourquoi,
depuis déjà longtemps, un grand nombre d'ordres religieux, des collèges, des
sociétés littéraires, avaient choisi, avec l'approbation du Siège apostolique,
pour maître et pour patron saint Thomas d'Aquin, qui toujours a brillé comme un
soleil par la doctrine et par la vertu.
Or, de notre temps, l'étude de sa doctrine ayant pris un
accroissement considérable, de nombreuses demandes s'étaient produites pour
qu'il fût assigné comme Patron, par l'autorité du Saint-Siège, à tous les
collèges, académies et écoles du monde catholique. Un certain nombre d'évêques
avaient fait connaître que tel était leur voeu, et avaient envoyé, a cet effet,
des lettres particulières ou (430) collectives; beaucoup d'académies et de
sociétés savantes avaient adressé dans le même but d'humbles et instantes
suppliques.
On avait cru devoir différer de donner satisfaction à ces
ardentes prières, afin d'en laisser le nombre s'accroître, lorsque surgit un
événement favorable à la cause: Nous voulons parler de la publication, faite
l'année dernière à pareil jour, de Notre Lettre encyclique sur, la Restauration
dans les écoles catholiques, de la
philosophie chrétienne, selon l'esprit du Docteur angélique, saint Thomas
d'Aquin. En effet, les évêques, les académies, les doyens, les collèges, et les
savants de tous les pays déclarèrent, d'un seul coeur et comme d'une seule voix,
qu'ils étaient et qu'ils seraient dociles à Nos ordres qu'ils voulaient même,
dans l'enseignement de la philosophie et de la théologie, s'attacher
entièrement aux pas de, saint Thomas; affirmant qu'ils ont comme Nous la
conviction que la doctrine thomiste possède une éminente supériorité, en même
temps qu'une force et une vertu singulières pour guérir les maux dont souffre
notre époque.
Nous donc, qui avons longtemps, et vivement désiré voir
toutes les écoles fleurir sous la garde et le patronage d'un maître si
excellent, après l'attestation si formelle et si éclatante du désir universel,
Nous jugeons le moment venu d'ajouter ce nouvel éclat à la gloire immortelle de
Thomas d'Aquin.
Le premier et principal motif qui Nous déterminé, c'est
que saint Thomas est le plus parfait modèle que, dans la culture de la science,
les catholiques puissent se proposer. En lui brillent; en effet, toutes les
qualités du coeur et de l'esprit qui, imposent, à bon droit, l'imitation: une
(431) doctrine très riche, parfaitement pure, bien ordonnée; le respect de la
foi et un admirable accord avec es vérités divinement révélées; l'intégrité de
la vie, relevée par l'éclat, des plus hautes vertus.
Sa doctrine est si vaste qu'elle contient, comme une mer,
toute la sagesse de l'antiquité. Toutes les vérités émises, toutes les
questions sagement traitées par les philosophes païens, par les Pères et les
Docteurs de l'Eglise, par les hommes supérieurs qui jouissaient avant lui, non
seulement il les a pleinement connues, mais il les a accrues, complétées,
résolues avec une intelligence si supérieure, avec une telle perfection de
méthode et une telle propriété de termes, qu'il semble avoir laissé à ceux qui
le suivraient la faculté de l'imiter, mais leur avoir ôté la possibilité de
l'égaler.
Sa doctrine possède encore ce grand avantage que, munie,
de principes d'une grande largeur d'application, elle répond aux nécessités,
non pas d'une époque, mais de tous les temps, et qu'elle est très propre. à
vaincre les erreurs sans cesse renaissantes. Se soutenant par sa propre force
et sa propre valeur, elle reste invincible et cause aux adversaires un effroi
profond.
Le parfait accord de la raison et de la foi n'est pas de
moindre importance, surtout au jugement des chrétiens. Le saint Docteur démontre
avec évidence que les vérités de l'ordre naturel: ne peuvent pas être en
désaccord avec les vérités que l'on croit sur la parole de Dieu; que, par
conséquent, suivre et pratiquer la loi chrétienne, ce n’est pas un
asservissement bas et humiliant de la raison, mais une noble obéissance qui
soutient et élève l'esprit; enfin, que la raison et la foi viennent l'une et
l'autre de Dieu, non (432) pas pour qu'elles soient en dissension, mais pour
que, vivant en amies, elles se rendent de mutuels services. Tous les écrits du
bienheureux Thomas offrent le modèle de cette union et de cet admirable accord.
Car on y voit dominer et briller tantôt la raison qui, précédée parla foi,
atteint l'objet de. ses recherches dans l'investigation de la nature, tantôt la
foi qui est expliquée et défendue à l'aide de la raison, de telle sorte,
néanmoins, que chacune d'elles conserve intactes, sa force et sa dignité,
enfin, quand le sujet le demande, toutes deux marchent ensemble comme des
alliées,. contre les ennemis de l'une ou de l'autre.
S'il fut toujours très important que l'accord existât
entre la raison et la foi, on doit le tenir pour beaucoup plus important encore
depuis le XVI° siècle; car, à cette époque,
on commença à semer les germes d'une
liberté dépassant, toute borne et toute mesure, d'une liberté qui fait que la
raison humaine répudie ouvertement l'autorité divine, et demande à la
philosophie des armes pour attaquer et miner les vérités religieuses.
Enfin, le Docteur angélique n'est pas moins grand par la
vertu et la sainteté que par la doctrine. Or, la vertu est une préparation
excellente pour l'exercice des forces de l'esprit et l'acquisition de la
science; ceux qui la,négligent se flattent à tort d'acquérir une science solide
et fructueuse, parce,que la sagesse, n'entrera pas dans une âme affectionnée,
au mal, et n'habitera point dans un corps asservi au péché. Cette préparation
de l'âme, qui vient de la vertu, exista en Thomas d'Aquin à un degré excellent
et, supérieur, digne d'être divinement consacré par un fait merveilleux.
Sorti vainqueur, en effet, d'une tentation de volupté
très dangereuse, le chaste adolescent obtint de Dieu, comme (433) récompense de
son courage, de porter autour de ses reins une ceinture mystérieuse, et de
sentir en même temps complètement éteint en lui le feu de la concupiscence. Dès
lors, il vécut comme s'il eût été exempt de toute contagion du corps, méritant
d'être comparé aux esprits angéliques, autant pour l'innocence que pour la
sublimité du vol intellectuel.
Pour ces motifs, Nous jugeons le Docteur angélique digne
à tous égards d'être choisi comme patron des études. Et en prononçant avec joie
ce jugement, Nous agissons dans la pensée que le patronage de ce grand homme,
de ce grand saint, donnera une impulsion puissante à la restauration des études
philosophiques et théologiques, pour le plus grand bien de la société. Car, dès
que les écoles catholiques se seront placées sous la direction et la tutelle du
Docteur angélique, on verra fleurir comme spontanément la vraie science, puisée
à des principes certains et se développant dans un ordre rationnel. De
l'intégrité des doctrines naîtra l'intégrité de la vie, soit privée, soit
publique; et les bonnes moeurs auront pour conséquences le salut des peuples,
l'ordre, l'apaisement et la tranquillité générale.
Ceux qui s'adonnent aux sciences sacrées, si violemment
combattues de nos jours, puiseront dans les oeuvres de saint Thomas d'amples
secours pour démontrer les fondements de la foi chrétienne, persuader les
vérités surnaturelles et défendre victorieusement notre sainte religion contre
les assauts criminels de ses ennemis. Et que toutes les sciences humaines
comprennent bien qu'elles ne seront point pour cela empêchées ni retardées dans
leur marche, mais, au contraire, stimulées et agrandies quant à la raison,
réconciliée avec la foi par la disparition des causes (434) de dissentiment,
elle ira librement sous la conduite de celle-ci à la recherche du vrai.
Enfin, tous les hommes avides de savoir, façonnés par les
exemples et par les préceptes d'un si grand maître, s'habitueront à une vie
intègre; ils ne poursuivront point cette science qui, séparée de la charité,
enfle les esprits et les égare, mais la science légitime qui, découlant du Père
des lumières et dit Maître des sciences, ramène également à lui.
Il Nous a plu de consulter sur cet objet la Sacrée
Congrégation des Rites; son avis a été pleinement d'accord avec Nos voeux.
C'est pourquoi, en vertu de Notre suprême autorité, pour la gloire du bien
Tout-Puissant et l'honneur du Docteur angélique, pour l'accroissement des
sciences et l'utilité commune de la société humaine, Nous déclarons le Docteur
angélique, saint Thomas, Patron des universités, académies, collèges et écoles
catholiques, et Nous voulons qu'il soit comme tel tenu, vénéré et honoré par
tous. Il est entendu cependant que rien n'est changé pour l'avenir aux honneurs
et au rang décernés aux saints que des académies ou des collèges peuvent avoir
choisis pour patrons particuliers.
Donné a Rome, près Saint-Pierre, sous l'anneau du
Pêcheur, le 4 août 1880, de Notre Pontificat l'an troisième.
THÉODULPHE, Card. MERTEL.
A la suite de l'acte pontifical, une simple question:
Serait-ce
une innovation par trop contraire aux traditions classiques que d'ajouter
désormais à l'Ave Maria qui se dit après le Veni Sancte, une
invocation au PATRON DES ÉCOLES CATHOLIQUES, dans la forme la plus simple:
SANCTE THOMA, ORA PRO
NOBIS.
Saint Thomas, priez pour nous?
A
Messieurs les Supérieurs d'en juger.
O DOCTEUR angélique, très saint et illustre Thomas
d'Aquin, permettez au dernier de vos frères en Religion, et au plus humble de
vos serviteurs, de déposer à vos pieds ce modeste ouvrage, entrepris pour votre
gloire et l'utilité de la jeunesse dont vous êtes établi le céleste Patron.
Vous faire connaître, grand Saint, par le simple récit de
vos actions; en vous faisant connaître, vous faire aimer; en vous faisant
aimer, exciter les étudiants de nos Universités, les élèves de nos Séminaires,
de nos Collèges, de toutes nos Ecoles catholiques à vous invoquer et à imiter
vos vertus: tel est le but unique que nous nous sommes proposé. A vous de
verser sur ces pages la bénédiction qui féconde et qui assure le succès.
Protégée par vous, puisse la jeunesse studieuse éviter
les sentiers glissants, et ne déserter jamais le drapeau sans tache de votre Milice!
Puisse cette jeunesse avide de connaissances répondre aux
désirs de Léon XIII, en se désaltérant « aux eaux très pures de la sagesse,
telles que vous les répandez, profondes, limpides, intarissables! »
Puisse, du sein des générations ainsi formées sous votre
patronage, surgir une légion de chrétiens vaillants, que n'intimide point le
sarcasme de l'impie, que n'ébranle jamais le sophisme du faux philosophe, mais
que l'on trouve fidèles à l'accomplissement des divins préceptes, dociles à la
voix de l'Eglise et de son chef, toujours prêts à défendre leur foi, et, s'il
le faut, à mourir pour elle!
Puisse enfin votre protection, ô sublime Docteur et
Modèle des vertus, accompagner jusqu'au terme de leur course terrestre tous
ceux qui vous auront prié, béni, exalté ici-bas, afin que tous s'abreuvent avec
vous à la même source de lumière et de félicité, dans l'éternelle vision et la
pleine jouissance du Vrai sans nuage, du Beau sans ombre, du Bien sans mélange!
DÉCLARATION
En attribuant, dans cet ouvrage, la qualification de
Saint ou de Bienheureux à certains personnages d'une très haute vertu, nous
n'avons fait que nous conformer à une tradition autorisée, sans vouloir
prévenir les décisions de la sainte Eglise ni aucunement nous écarter des
règles posées par le Pape Urbain VIII.