Saint Thomas d’Aquin
Le Boeuf Muet
G.K. Chesterton
Édition numérique par Georges A.
Les œuvres complètes de saint Thomas d’Aquin, http://docteurangelique.free.fr
3-
La révolution aristotélicienne
4-
Une méditation sur les Manichéens
5-
La véritable vie de S. Thomas
Ce
livre est sans prétention. Il souhaite uniquement donner un regard rapide sur
un personnage de l'histoire qui mérite d'être mieux connu. Il aura atteint son
but s'il amenait des gens qui n'ont guère connu S. Thomas d'Aquin
à s'informer à son sujet auprès de meilleurs livres. Cette approche a des
implications.
Premièrement,
l'histoire s'adresse surtout à des gens qui ne sont pas de même religion que S.
Thomas, et qui peuvent s'intéresser à lui comme je pourrais moi-même
m'intéresser à Confucius ou à Mahomet. La nécessité de le présenter à des
étrangers m'oblige conséquemment à le situer par contraste à des façons de
penser étrangères. Si je présentais brièvement l'amiral Nelson à des étrangers,
je devrais détailler de nombreux faits que nombre d'Anglais connaissent et
omettre plusieurs détails que nombre d'Anglais aimeraient
connaître. Mais il me serait difficile de faire une narration émouvante et
vivante de Nelson en cachant le fait qu'il guerroya contre les Français.
Pareillement, on ne saurait guère présenter S. Thomas sans mentionner qu'il a
combattu des hérétiques, bien que ce fait puisse gêner le but même de ce récit.
J'espère seulement, et j'ai confiance, que ceux qui me considèrent comme un
hérétique ne me blâmeront pas d'exprimer mes propres convictions, ni surtout
celles de mon héros.
Il
n'y a qu'un point où cette question affecte la courte narration qui suit. En
effet, j'y exprime une fois ou l'autre ma conviction que le schisme
[protestant] du seizième siècle était en réalité une révolte retardée des
pessimistes du treizième siècle. C'était un remous du vieux puritanisme
augustinien contre la largesse aristotélicienne. Sans cette observation, je ne
saurais situer le personnage historique dans l'histoire. Cependant, le tout
n'est pas offert comme un paysage avec des figurants mais plutôt comme un seul
personnage sur ce fond de paysage.
Deuxièmement,
une pareille simplification ne me permet pas de dire beaucoup plus que ce
philosophe avait une philosophie. Je n'ai pu offrir que quelques échantillons
de cette philosophie. Et il me sera impossible de traiter adéquatement de sa
théologie. Une dame que je connais prit un livre de commentaires de textes
choisis de S. Thomas et glana le sujet bellement annoncé comme "La
simplicité de Dieu". Quand elle déposa le livre, elle dit avec un soupir:
"Si c'est là sa simplicité, je me demande bien quelle est sa
complexité." J'éprouve un grand respect pour cet excellent livre de
commentaires thomistes, mais je ne souhaite pas que mon livre soit pareillement
abandonné au premier coup d'oeil avec pareil soupir. M'est avis qu'une
biographie est une introduction à la philosophie du personnage et que la
philosophie est une introduction à sa théologie, et je ne saurais mener le
lecteur au-delà de la première étape de cette démarche.
Troisièmement,
je n'ai pas cru nécessaire de tenir compte des critiques qui se jouent du
public de temps en temps en reproduisant des paragraphes de démonologie
médiévale afin d'horrifier les lecteurs modernes par le truchement d'un langage
méconnu. Je prends pour acquis que les gens cultivés savent que Thomas d'Aquin et ses contemporains, de même que tous ses
adversaires pendant des siècles, croyaient en l'existence des démons et autres
faits similaires. Si je n'ai pas choisi d'en traiter ici, c'est que ce fait ne
contribue pas à dresser un portrait distinctif de l'homme. En effet, les
théologiens protestants et les théologiens catholiques étaient d'un commun
accord sur de tels sujets durant les centaines d'années pendant lesquelles il
existait une théologie, et S. Thomas n'y tenait pas de positions remarquables,
sinon par leur modération. Je n'ai pas évité ceci dans un but de cachotterie,
mais seulement parce que ça n'apporte rien au personnage que je souhaite
révéler. Il y a déjà si peu de place pour sa vaste forme dans un cadre aussi
exigu.
—/—
Qu'on
me permette de répondre dès le départ à un commentaire inévitable, en rapport
au surnom de ce personnage réputé, qui fonce là où les anges du Docteur
angélique osent eux-mêmes à peine marcher. Il y a quelque temps, j'ai écrit un
petit bouquin semblable à celui-ci au sujet de S. François d'Assise; puis
quelque temps après (je ne sais ni où ni comment, dit la chanson, mais surtout
pas pourquoi), j'ai promis d'écrire un livre semblable au sujet de S. Thomas d'Aquin. Cette promesse avait l'impulsion franciscaine et
manquait de logique thomiste. Si on peut dresser une esquisse de S. François,
on ne saurait produire qu'un plan de S. Thomas à l'image du plan d'une ville
labyrinthite. Pourtant, d'une certaine façon, il prendrait place tout autant
dans un plus petit livre que dans un plus gros livre. Ce que nous connaissons
de sa vie prendrait à peine quelques pages, car, contrairement à S. François,
il n'a pas laissé derrière lui une pluie d'anecdotes personnelles et de
légendes populaires. Par ailleurs, ce que nous connaissons, ou pourrions
connaître, ou aurons possiblement la chance de connaître de son oeuvre
remplirait plus de bibliothèques dans l'avenir que dans le passé. S. François
pouvait prendre la forme d'une silhouette. Mais S. Thomas n'a de sens que dans
le remplissage de la silhouette. La mode médiévale permet facilement de
traduire le petit pauvre sous forme d'une miniature aux illuminures,
à l'image de son diminutif surnom. Mais tenter de réduire la taille du Boeuf
Muet de Sicile dépasse l'expérience de dévorer un boeuf entier au
petit-déjeuner. Nous avons pourtant l'espoir qu'il soit possible d'esquisser
une telle biographie dans un monde où chacun s'estime capable de produire
l'esquisse de l'Histoire ou de n'importe quoi d'autre. Reconnaissons cependant
que dans notre cas l'esquisse risque de faire craquer les coutures, car la bure
qui contiendrait notre gigantesque Frère n'est plus en magasin.
J'ai
déjà mentionné qu'une esquisse ne contient que des portraits. Mais le contraste
actuel est tellement frappant que, si nous avions l'occasion d'apercevoir la
silhouette des deux personnages, descendant d'une colline dans leur bure de
Frères, nous serions portés à rire. Nous aurions l'impression d'apercevoir au
loin les silhouettes de Don Quichotte et de Sancho
Pansa, ou de Falstaff et de Maître Lemince. S.
François était maigre et plein d'énergie, telle la corde vibrante d'un arc et
ses mouvements ressemblaient à une flèche tirée par cet arc. Sa vie était une suite
de bonds et de coups: courant auprès d'un mendiant, courant nu dans les bois,
embarquant en un coup de vent sur un navire étranger, se précipitant dans la
tente d'un Sultan et offrant de se jeter dans le feu. Il avait l'apparence
d'une mince feuille d'automne dansant éternellement dans le vent; en réalité,
il était ce vent.
S.
Thomas était un taureau: un homme immense, gras et taciturne; doux et
magnanime, mais peu sociable; timide, même en tenant compte de l'humilité qui
accompagne la sainteté; et l'esprit absent, même en ne tenant pas compte de ses
transes occasionnelles ou extases, qu'il prenait soin de dissimuler. S.
François était tellement fougueux et même frétillant que les gens d'église
devant lesquels il apparaissait tout à coup le prenaient pour un fou. S. Thomas
était tellement impassible que ses compagnons universitaires le prenaient pour
un demeuré. Il était de ces étudiants qui préfèrent passer pour sots plutôt que
de voir ses rêves perturbés par des sots plus actifs ou agités. Ce contraste
extérieur pénétrait presque toute leur personnalité respective. Paradoxalement,
S. François était passionné de poésie, mais se méfiait des livres. Pour sa
part, S. Thomas était remarquable par son amour des livres et par leur place
dans sa vie. Il menait la vie du clerc ou du savant des Contes de Canterbury [The Canterbury Tales], qui eut préféré recevoir cent livres
d'Aristote et de la philosophie de ce dernier, plutôt que toute autre richesse
au monde. Quand on demanda à S. Thomas de quoi il était le plus reconnaissant à
Dieu, il répondit simplement: "J'ai toujours compris chaque page que j'ai
lue." S. François avait une poésie lumineuse mais des écrits plutôt
vagues. S. Thomas consacra sa vie à l'analyse de systèmes complets de la pensée
païenne et de la pensée chrétienne, et composa occasionnellement un hymne comme
s'il s'offrait un congé. Ils abordèrent les mêmes problèmes sous des angles
différents avec simplicité et subtilité. S. François estima qu'il lui suffisait
d'ouvrir son coeur aux Mahométans pour les persuader de ne pas demeurer sous la
coupe de Mahomet. S. Thomas travailla de tête pour formuler chaque distinction
et chaque déduction concernant l'absolu et l'accident afin de les sauver d'une
mauvaise compréhension d'Aristote. S. François était le fils d'un marchand,
d'un commerçant de la classe moyenne. Si toute sa vie fut en révolte contre la
vie mercantile de son père, il conserva néanmoins l'élément de rapidité et
d'adaptation qui fait du marché une ruche bruyante. S'il aimait les vertes plaines,
il ne laissait pas l'herbe pousser sous ses pieds. Il était ce que les
millionnaires américains et les bandits appellent un fil électrifié.
L'expression est typique des modernes incapables de dépasser le monde physique
pour exprimer la réalité vivante. S. François aurait préféré être décrit comme
un ver plutôt qu'une force. Mais ce ver était plein de vitalité. Adversaire
majeur de la course à l'accaparement, il avait abandonné l'idée d'accaparement
mais conservé celle de course. Pour sa part, S. Thomas abandonna un monde où le
loisir était à sa portée et devint un de ces hommes dont le labeur a la
placidité du loisir. Il était un travailleur acharné, mais n'avait rien d'un
agité. Il avait la marque de l'homme qui travaille sans être obligé de travailler.
Car il était né dans la noblesse d'une maison renommée et semblable quiétude
peut demeurer sous forme d'habitude même lorsqu'elle n'est plus un but. Cette
qualité s'exprimait chez lui par son amabilité, par exemple par sa courtoisie
et sa patience. Chaque saint est un homme avant d'être un saint; et on peut
avoir un saint pour chaque type d'homme. La plupart d'entre nous choisissons
entre ces types selon nos propres goûts. J'admets, pour ma part, que la gloire
romantique de S. François m'est toujours très chère. Mais, j'ai par la suite
éprouvé autant d'affection, et même plus sous certains rapports, envers cet
homme qui habitait inconsciemment un grand coeur et une grande tête, comme
l'héritier d'une grande maison, et qui y exerçait une hospitalité pareillement
généreuse, bien que plus distraite. Il m'arrive même d'avoir l'impression que
S. François, l'homme le plus extra-terrestre de cette terre, est trop actif à
mon goût. S. Thomas d'Aquin revient dans les collèges
et les salons de penseurs occuper une place qu'on ne lui aurait aucunement
reconnue il y a dix ans. Et le tempérament qui l'accueille est très différent
de celui qui a rendu S. François populaire, il y a une vingtaine d'années.
Un
saint est un remède parce qu'il est un antidote. Ceci explique d'ailleurs qu'un
saint soit si souvent un martyr. On le prend pour le poison parce qu'il en est
l'antidote. Il travaille généralement à ramener le monde sur la voie de la
santé en exagérant ce que le monde néglige, ce qui n'est pas toujours la même
chose d'époque en époque. Pourtant, chaque génération cherche instinctivement
son saint; il n'est pas ce que les gens veulent mais ce dont les gens ont
besoin. On peut se méprendre sur ces paroles adressées aux premiers saints:
"Vous êtes le sel de la terre." Un Kaiser en avait conclu que ses
gros Allemands étaient le sel de la terre, parce qu'ils étaient les plus boeufs
de toute la terre et donc les meilleurs. Mais le sel assaisonne et conserve le
boeuf parce qu'il diffère de celui-ci et non parce qu'il lui est semblable. Le
Christ n'a pas dit à ses apôtres qu'ils étaient uniquement des gens de qualité,
ou les seules gens de qualité, mais qu'ils étaient des gens exceptionnels; des
gens définitivement incongrus et incompatibles; et la référence au sel de la
terre est aussi aiguë et rusée et piquante que le goût du sel. C'est en tant
que gens exceptionnels qu'ils ne devaient pas perdre leur qualité
exceptionnelle. "Si le sel perd sa saveur, avec quoi salera-t-on?"
Cette question est plus percutante qu'une lamentation devant le coût du
meilleur boeuf. Si le monde devient trop mondain, il peut être semoncé par
l'Église. Mais si l'Église devient trop mondaine, elle ne saura être semoncée
correctement par la mondanité du monde.
D'où
le paradoxe de l'histoire, voulant que chaque génération soit convertie par le saint qui la contredit le plus. S. François
offrait une attraction curieuse et énigmatique pour les gens de l'époque
victorienne, pour l'Anglais du dix-neuvième siècle apparemment suffisant avec
ses affaires et son bon sens. Non seulement Matthew
Arnold, Anglais plein de suffisance, mais aussi les Libéraux anglais qu'il
critiquait pour leur suffisance, commencèrent graduellement à découvrir le
mystère du Moyen Âge au travers de l'étrange histoire racontée par les plumes
multicolores et les flammes crépitantes des images hagiographiques de Giotto.
L'histoire de S. François avait un élément qui transperça ces qualités
reconnues et exagérées des Anglais pour atteindre leurs qualités plus humaines
et cachées: la douceur secrète du coeur; la vaporeuse poésie de l'esprit;
l'attachement aux paysages et aux animaux. S. François d'Assise fut l'unique
Catholique du Moyen Âge apprécié en Angleterre en raison de ses propres
mérites. Cela tenait surtout au sentiment inconscient que le monde moderne
avait négligé ces mêmes qualités. La classe moyenne anglaise adoptait comme
image du missionnaire le type du monde qu'elle méprisait le plus: un mendiant
italien.
De
même que le dix-neuvième siècle agrippait la romance franciscaine, pour avoir
négligé la romance, le vingtième siècle agrippe la théologie rationnelle
thomiste, pour avoir négligé la raison. Dans un monde trop impassible, le
Christianisme revenait sous la forme d'un vagabond; dans un monde trop
ébouriffé, le Christianisme est revenu sous la forme d'un professeur de
logique. Dans le monde de Herbert Spencer, les gens avaient besoin d'un remède
contre leur congestion; dans le monde d'Einstein, ils ont besoin d'un remède
contre le vertige. Dans le premier cas, ils ont vaguement saisi qu'un long
jeûne avait permis à S. François d'entonner le Cantique du Soleil et la louange
de la terre fructueuse. Dans le second cas, ne fut-ce que dans l'espoir de
comprendre Einstein, il devenait d'abord nécessaire de comprendre l'usage de la
pensée. Ils commencèrent à comprendre que, de même que le dix-huitième siècle
s'était voulu l'âge de la raison et le dix-neuvième celui du bon sens, le
vingtième siècle est devenu en quelque sorte l'âge du non-sens généralisé. Un
tel monde a besoin d'un saint, mais d'abord d'un philosophe. Nous voyons dans
ces deux cas que le monde a véritablement l'instinct de ses besoins. La terre
était vraiment plate pour les gens de l'époque victorienne qui paradaient en la
disant ronde, et un stigmatisé d'Alverne parut comme
une montagne au milieu de la plaine. Mais le monde est devenu un tremblement de
terre incessant pour les modernes qui ont éliminé Newton et Ptolémée. Il y a,
pour eux, quelque chose de plus abrupte et incroyable qu'une montagne: c'est un
morceau de terre réellement stable, l'équilibre d'un homme équilibré. Si ces
deux saints ont plu à deux générations, une romantique et l'autre sceptique,
ils accomplissaient déjà la même oeuvre à leur époque, une oeuvre qui
transforma le monde. On peut soutenir que cette comparaison est vaine et même
une mauvaise image, vu que ces hommes ne furent pas de la même génération ni du
même temps de l'histoire. S'il fallait présenter deux Frères comme des jumeaux
du Ciel, il faudrait plutôt présenter S. François en compagnie de S. Dominique.
La relation entre S. François et S. Thomas est, au mieux, celle d'un oncle et
d'un neveu et, si ma promenade fantaisiste doit reconnaître des frères jumeaux
en S. François et S. Dominique, elle accepte de rappeler que Thomas était
évidemment un fils remarquable de S. Dominique tandis que son ami Bonaventure
l'était de S. François. J'ai cependant une raison (même deux) de rapprocher les
titres de deux livres et de placer S. Thomas auprès de S. François plutôt
qu'auprès de Bonaventure le Franciscain. D'abord cette comparaison, bancale
quant au temps, offre un raccourci pour toucher le coeur de l'histoire et nous
mène plus rapidement à la véritable question de la vie et de l'oeuvre de S.
Thomas d'Aquin. En effet, la plupart des gens ont une
image incomplète mais frappante de la vie et de l'oeuvre de S. François
d'Assise. Et le moyen le plus rapide de raconter une histoire est de montrer
comment deux hommes si contrastés travaillaient pourtant à la même oeuvre. L'un
des deux opérait cette tâche dans le monde de l'esprit pendant que l'autre le
faisait dans le monde mondain. Il s'agissait du même grand mouvement du Moyen
Âge que nous comprenons encore si peu. Côté constructif, il était plus
important que la Réforme. Je dirais même plus que, du côté constructif, il
était la Réforme.
Deux
faits se dégagent de ce mouvement médiéval. Ce ne sont évidemment pas des faits
contraires, mais possiblement des réponses à des erreurs contraires.
Premièrement, malgré tout ce qu'on a pu dire concernant la superstition, le bas
Moyen Âge et la stérilité de la scolastique, on s'est en réalité retrouvé
devant un mouvement d'ouverture à une lumière et une liberté sans cesse
croissantes. Deuxièmement, malgré tout ce qu'on dira plus tard concernant le
progrès, la Renaissance et les avant-coureurs de la pensée moderne, on a là un
mouvement d'enthousiasme presque entièrement théologique fidèle et orthodoxe,
qui provenait de l'intérieur. On n'avait pas affaire à un compromis avec le
monde ou à une capitulation devant les païens ou les hérétiques, ni même un
emprunt de moyens extérieurs, même lorsqu'on les a empruntés. En autant qu'il y
eut une percée vers la lumière du plein jour, elle ressemblait plus à une
montée vers le soleil qu'à l'entrée de la lumière du jour dans une prison.
Bref,
on a eu affaire à ce qu'on nomme techniquement un développement dans la
doctrine. Pourtant nous sommes régulièrement aujourd'hui devant une ignorance
crasse, non seulement de la technique, mais même de la signification du mot
développement. Ceux qui critiquent la théologie catholique paraissent croire
qu'un développement n'est pas une évolution mais plutôt une sorte d'évasion, au
mieux une adaptation. Ils s'imaginent que son succès est le succès d'une
capitulation. Pourtant le mot développement n'a pas cette signification. Quand
on dit d'un enfant qu'il s'est bien développé, on signifie qu'il a grandi et
qu'il est devenu plus fort par sa propre force. On ne veut pas dire qu'il s'est
rembourré avec des coussins et qu'il utilise des échasses pour paraître plus
grand. Quand nous disons qu'un chiot s'est développé pour devenir un chien,
nous ne voulons pas dire que sa croissance est un compromis graduel avec le
chat; nous signifions qu'il est devenu plus chien et non moins. Un
développement constitue l'expansion du plein potentiel et des implications
d'une doctrine dans le temps. Dans le cas présent, la croissance de la
théologie médiévale consistait simplement dans la pleine compréhension de cette
théologie. Il est de première importance de reconnaître ce fait dès le départ,
concernant l'époque de l'éminent Dominicain et du premier Franciscain. En
effet, leur orientation, de mille et une manières humaniste et naturaliste,
était réellement un développement de la doctrine suprême, qui était aussi le
dogme de tous les dogmes. C'est ainsi que la poésie populaire de S. François et
la prose presque rationaliste de S. Thomas révèlent
clairement leur appartenance au même mouvement. Elles sont deux pousses
majeures du développement catholique dont la dépendance envers les objets
extérieurs n'est que la dépendance de tout être vivant et grandissant envers le
monde. En d'autres mots, celui-ci les avale, les transforme et se les intègre,
mais poursuit sa course selon sa propre forme et non la leur. Un Bouddhiste ou
un Communiste peut s'imaginer que la plus parfaite unification se produit quand
deux choses se mangent mutuellement. Mais les vivants ne fonctionnent pas
ainsi. S. François était heureux de s'appeler le Troubadour de Dieu. Il ne
cherchait pas à être le Dieu des Troubadours. S. Thomas n'a pas réconcilié le
Christ avec Aristote. Il a réconcilié Aristote avec le Christ.
En
effet, malgré les contrastes frappants et même comiques entre le gros et le
mince, le grand et le petit, le vagabond et l'intellectuel, l'apprenti et
l'aristocrate, le rébarbatif à la lecture et le lecteur assidu, le missionnaire
le plus débridé qui soit et le plus placide des professeurs, le point crucial
de l'histoire médiévale est que ces deux grands hommes accomplissaient la même
oeuvre, l'un dans les universités et l'autre dans la rue. Ils n'introduisaient
pas des nouveautés païennes ou hérétiques dans le Christianisme. Au contraire,
ils menaient le Christianisme à la Chrétienté. Ceci, ils le faisaient contre
des pressions historiques souvent devenues des habitudes aux hautes études et
chez des gens en autorité dans l'Église chrétienne. Ils utilisaient, dans ce
but, des outils et des armes que bien des gens associaient à l'hérésie ou au
paganisme. S. François se servait beaucoup de la Nature tandis que S. Thomas se
servait d'Aristote. Certaines personnes pensaient qu'ils utilisaient une déesse
païenne et un sage païen. Les pages qui suivront traiteront de leur véritable
travail, en particulier dans le cas de S. Thomas. Mais il est utile de pouvoir
le comparer, dès le début, avec un saint mieux connu. On pourrait presque
paradoxalement dire que ces deux saints nous sauvaient de la Spiritualité qui
est une mort atroce. On aura possiblement de la misère à comprendre que S.
François nous sauvait du Bouddhisme par son amour des animaux et que S. Thomas
nous sauvait du Platonisme par son amour de la philosophie grecque. Mais pour
dire la vérité toute simple: ils réaffirmèrent tous deux l'Incarnation en
ramenant Dieu sur terre.
Cette
analogie apparemment lointaine offre la meilleure préface de la philosophie de
S. Thomas. Comme nous le verrons plus en détail plus tard, cet aspect purement
spirituel ou mystique du Catholicisme a relativement eu le dessus durant les
premiers siècles catholiques; grâce au génie d'Augustin, qui avait été un
platonicien et n'a peut-être jamais cessé de l'être; grâce au
transcendantalisme du pseudo-Aréopagite; grâce au
courant oriental de la fin de l'Empire, et grâce à l'ambiance passablement
asiatique de la royauté presque pontificale de Byzance. Toutes ces influences
comprimaient ce qu'on aurait présentement tendance à nommer l'élément
occidental, bien qu'on ait droit de l'appeler l'élément chrétien. En effet, son
sens commun se ramène simplement au verbe fait chair, à la parole incarnée.
Contentons-nous, pour l'instant, de noter que les théologiens s'étaient en
quelque sorte ossifiés, avec un orgueil à caractère platonicien, dans la
possession de vérités intangibles et intraduisibles, donnant l'impression
qu'aucune partie de leur sagesse n'avait racine dans le monde de la réalité.
Or, la première action, mais non la dernière, de l'Aquinate
fut de dire à ces transcendantalistes pures quelque chose comme ceci:
"Loin
de moi l'idée qu'un pauvre frère puisse nier la présence des éblouissants
diamants contenus dans votre tête, sculptés en formes mathématiques parfaites
et rayonnant une pure lumière céleste; ils sont là presque avant que vous
commenciez à penser, ou même à voir, à entendre ou à sentir. Je n'ai cependant
pas honte d'avouer que la nourriture de ma raison passe par mes sens; que ce
que je pense est grandement redevable à ce que je vois, je sens, je goûte et je
touche; et, en ce qui concerne ma raison, je me sens obligé de traiter toute
cette réalité comme étant réelle. Bref, en toute humilité, je ne crois pas que
Dieu voulut que l'Homme utilise seulement la sorte d'intelligence élevée et
abstraite que vous avez le bonheur de posséder: je crois qu'il existe un lieu
mitoyen où des faits sont proposés aux sens pour être traités par la raison; et
que la raison a le droit d'y régner comme représentante de Dieu dans l'Homme.
Certes, ceci est d'un niveau moins élevé que les anges; mais c'est d'un niveau
plus élevé que les bêtes et que tous les objets matériels qui se trouvent réellement
autour de l'Homme. Certes, l'homme peut aussi être considéré comme un objet, et
même un objet déplorable. Mais un homme peut faire ce qu'un autre homme a fait;
et si un vénérable vieux païen du nom d'Aristote peut m'aider à le faire, je
lui en serai humblement reconnaissant."
Voilà
l'origine de ce qu'on nomme faire appel à S. Thomas et à Aristote. On peut
aussi bien dire qu'il s'agit de faire appel à la Raison et à l'Autorité des
Sens. On a quelque chose de parallèle dans le fait que S. François n'était pas
seulement à l'écoute des anges mais aussi des oiseaux. Aussi, avant d'aborder
les aspects intellectuellement arides de S. Thomas, nous pouvons remarquer que
nous trouvons en lui comme en S. François un premier facteur pratique plutôt
moral: une bonne dose de franche humilité; et l'empressement de se considérer
lui-même, sous certains rapports, comme un animal, comme S. François traitait
son corps d'âne. On peut même conserver ce contraste en termes zoologiques. Si
S. François était en quelque sorte l'âne commun qui porta le Christ dans
Jérusalem, S. Thomas, qu'on a réellement comparé à un boeuf, ressemblait à ce
monstre apocalyptique qu'on trouve dans l'imagination mythique assyrienne, le
boeuf ailé. Cependant, évitons encore une fois de laisser le contraste ignorer
le caractère commun et n'oublions pas qu'aucun des deux n'aurait souffert dans
son orgueil d'exercer la même patience que le boeuf et l'âne de l'étable de
Bethléem.
On
trouve, bien entendu, dans la philosophie de S. Thomas — et nous aurons bientôt
l'occasion de nous en apercevoir — bien des idées plus étranges et plus
compliquées que l'idée fondamentale selon laquelle l'équilibre du bon sens
passe par les cinq sens. Mais l'important pour l'instant n'est pas de savoir
que ceci fait partie de la doctrine thomiste, mais qu'il s'agit véritablement
et éminemment d'une doctrine chrétienne. Sur cette question, les écrivains
modernes écrivent des tas de non-sens et poussent à bout leur ingénue habileté
à manquer l'évidence. Supposant, sans raison, dès le début, que toute
libération doit éloigner les hommes de la religion en direction de
l'irréligion, ils oublient tout aussi simplement et aveuglément cet élément
remarquable de la religion elle-même.
On
ne pourra guère cacher plus longtemps à qui que ce soit, que S. Thomas d'Aquin fut un des grands libérateurs de l'intelligence
humaine. Les sectaires du dix-septième et du dix-huitième siècle furent
essentiellement des obscurantistes et ont perpétué une légende obscurantiste
selon laquelle le Philosophe de l'École, le Scolastique, était un
obscurantiste. Déjà au dix-neuvième siècle, cette histoire devenait difficile à
avaler. Au vingtième siècle, elle devrait être inacceptable. Ceci n'a rien à
voir avec leur théologie ou la sienne. Il s'agit d'une question de proportion
historique qui finit par ressortir à mesure que les querelles du passé
s'estompent. Le fait de l'histoire nous force à voir que Thomas était un grand
homme qui réconcilia la religion et la raison, qui lui ouvrit le chemin des
sciences expérimentales, qui insista que les sens étaient les fenêtres de l'âme
et que la raison pouvait de droit divin se repaître des faits, et que la Foi
avait affaire à assimiler la viande de la plus solide et de la plus pratique
philosophie païenne. De même que le génie militaire de Napoléon est un fait de
l'histoire, de même le combat de Thomas d'Aquin en
faveur d'un esprit ouvert et libre, si on le compare à ses rivaux, ou même à
ses successeurs et à ceux qui ont voulu le remplacer. Les gens qui voudront,
quelles que soient leurs raisons, honnêtement accepter l'aboutissement de la
Réforme [protestante] devront reconnaître que le
Philosophe de l'École était le Réformateur et que les Réformateurs qui vinrent
par la suite étaient des réactionnaires par rapport à lui. Je n'emploie pas ce
mot comme un reproche venant de ma propre position, mais comme un simple fait
dans la perspective commune au progressisme moderne. Ainsi, ils lièrent à
nouveau l'esprit à l'interprétation littérale des Saintes Écritures hébraïques alors
que S. Thomas avait déjà parlé d'une grâce déposée par l'Esprit Saint chez les
philosophies grecques. Il préconisa le devoir social des oeuvres là où ils
insistèrent uniquement sur le devoir spirituel de la foi. On trouve la
confiance en la raison au coeur même de l'enseignement thomiste tandis qu'au
coeur même de l'enseignement luthérien, on voudra que la raison ne soit pas du
tout fiable.
Quand
on aura finalement accepté ce fait comme étant factuel, on courra le risque de
voir l'opposition se jeter dans l'autre extrême. Ceux qui avaient jusque-là
reproché son présumé dogmatisme au Philosophe de l'École commenceront à
l'admirer comme un Moderniste qui aurait dilué les dogmes. Ils commenceront à
décorer sa statue avec les vieilles guirlandes du progrès et à le présenter
comme un homme avant son temps, ce qui signifie toujours un homme en accord
avec le nôtre. Ils finiront par le charger de la responsabilité d'avoir donné
naissance à l'esprit moderne. Ils vont découvrir son intérêt et supposeront
aussitôt qu'il leur est semblable par cet intérêt. Jusque-là, le glissement est
pardonnable; cela s'est aussi produit jusqu'à un certain point dans le cas de
S. François. Mais, dans le cas de S. François, on ne pouvait pas dépasser un
certain point. Personne, même pas des libres-penseurs comme Renan ou Matthew Arnold, n'auraient osé
suggérer que S. François était quelque chose d'autre qu'un fervent Chrétien ou
qu'il avait un autre but que d'imiter le Christ. Pourtant S. François avait
aussi cet effet libérateur de l'humanité auprès de la religion, bien qu'il ait
libéré l'imagination plutôt que l'intelligence. Mais personne ne dirait que S.
François assouplissait la discipline chrétienne, vu qu'il la resserrait, comme
le cordon autour de sa bure de Frère. Nul ne prétendrait qu'il ouvre les portes
à la science sceptique ou qu'il introduise un humanisme païen dans le
Christianisme, ou qu'il anticipait alors la Renaissance ou faisait un compromis
avec les Rationalistes. Aucun biographe ne soutient que S. François, lorsqu'il
ouvrait les évangiles au hasard et eut lu les grands textes sur la pauvreté
avait en réalité ouvert l'Énéide et mis en pratique le Sors Virgiliana par respect des écrits et du savoir païens.
Aucun historien ne prétend que S. François écrivit le Cantique du Soleil en
imitant un hymne homérique à Apollon ou qu'il aimait les oiseaux parce qu'il
avait étudié attentivement le savoir-faire des augures romains.
Bref,
la plupart des gens, chrétiens comme païens, s'entendent généralement sur le
fait que l'état d'esprit franciscain est d'abord et avant tout un état d'esprit
chrétien, qui s'est développé innocemment (ou, si vous préférez, aveuglément)
dans le cadre de la religion chrétienne. Personne ne dirait que S. François
trouva son inspiration d'abord auprès d'Ovide. Ce serait tout aussi faux de
prétendre que Thomas d'Aquin a initialement trouvé
son inspiration auprès d'Aristote. Toute sa vie, en particulier sa jeunesse et
son choix de carrière, indiquent qu'il était essentiellement un homme fervent
et qu'il était possédé d'un amour passionné pour le culte catholique bien avant
d'avoir à en prendre la défense. Reste un autre point fort qui unit S. Thomas
et S. François. On oublie curieusement que ces deux saints, quand ils
sanctifiaient les sens et les objets les plus simples de la nature, étaient des
imitateurs d'un Maître qui n'était pas Aristote et encore moins Ovide; quand S.
François marchait humblement parmi les bêtes ou quand S. Thomas menait des
débats courtois avec les Gentils.
Les
gens qui ratent ceci, ratent la religion, fut-elle une superstition. En fait,
ils manquent même ce qu'ils considéreraient le plus superstitieux: l'histoire
monumentale d'un Homme-Dieu rapportée dans les
Évangiles. Certains manquent cela même dans le cas de S. François malgré son
appel sans scolarité et sans ambages aux Évangiles. Ils diront que la
disposition que S. François avait de s'instruire auprès des fleurs et des
oiseaux préfigurait la venue de la Renaissance Païenne. Pourtant, il saute aux
yeux que cette disposition renvoie au Nouveau Testament et, si elle offre une
orientation futuriste, c'est vers le réalisme aristotélicien de la Somme de S.
Thomas d'Aquin. Ils s'imaginent vaguement qu'une
personne qui humanise la divinité est en train de paganiser la divinité, sans
s'apercevoir qu'il s'agit en fait du dogme le plus puissant, le plus frappant
et le plus incroyable de la profession de foi. S. François devenait de plus en
plus comme le Christ et non seulement comme Bouddha, lorsqu'il regardait les
lys des champs et les oiseaux du ciel; et S. Thomas devenait d'autant plus
chrétien, et non seulement un aristotélicien, quand il insistait que Dieu et
l'image de Dieu s'étaient rencontrés au moyen de la matière du monde matériel.
Ces saints étaient des Humanistes au sens le plus précis du terme, parce qu'ils
insistaient sur l'importance de l'être humain dans le schéma théologique des
choses. Mais ils n'étaient pas des Humanistes marchant le long du sentier du
progrès conduisant au Modernisme et au scepticisme généralisé. Car ils
offraient, dans leur humanisme même, un dogme qu'on considère souvent
aujourd'hui comme le plus superstitieux des Surhumanismes.
Ils renforçaient l'étonnante doctrine de l'Incarnation, que les sceptiques
considèrent la plus difficile à croire. Il n'y a pas d'élément de la divinité
chrétienne qui soit plus indigeste que la divinité du Christ.
Ce
point est très au point: ces hommes devinrent d'autant plus orthodoxes,
conformes à la foi, qu'ils devinrent plus rationnels ou plus naturels. Devenir
plus orthodoxe, plus conforme à la foi, était l'unique façon de devenir plus
rationnel et plus naturel. En d'autres mots, une véritable théologie libérale
n'a rien à voir avec le libéralisme [théologique] et ne pourrait même pas
coexister avec celui-ci. C'est à ce point flagrant que je vais l'illustrer au
moyen d'une ou deux idées de S. Thomas. Sans anticiper l'esquisse élémentaire
du Thomisme qui viendra plus tard, nous pouvons déjà observer les points
suivants.
Nous
avons, par exemple, l'idée typique de S. Thomas selon laquelle l'être humain
doit être étudié dans toute son humanité, qu'un homme n'est pas un homme sans
son corps pas plus qu'il n'est un homme sans son âme. Un cadavre n'est pas un
homme. Mais un fantôme n'est pas plus un homme. L'école de pensée de S.
Augustin et même de S. Anselme avait plutôt négligé ce fait, considérant l'âme
comme le seul trésor nécessaire, enrobée pendant un certain temps dans une
serviette de table négligeable. Ils en furent d'autant moins orthodoxes qu'ils
furent plus spirituels. Ils volaient parfois très près des déserts orientaux de
la migration des âmes essentielles leur permettant de passer de corps
accessoire en corps accessoire de multiples fois, se réincarnant même dans des
corps de bêtes ou d'oiseaux. S. Thomas défendit vigoureusement le fait que le
corps d'un homme est tout autant son propre corps que son esprit est son
esprit, et qu'il est entièrement l'équilibre et la fusion des deux. Bien
entendu, cette notion est d'une certaine façon naturaliste et ressemble au respect
moderne des choses matérielles. Nous avons une louange du corps qui pourrait
être entonnée par Walt Whitman ou justifiée par D.H.
Lawrence: ce qu'on pourrait appeler un Humanisme ou qui pourrait même être
réclamé par le Modernisme. C'est même un Matérialisme, mais totalement opposée
au Modernisme. En effet, cette considération du corps est intrinsèquement liée
à ce que la perspective moderne estime le plus monstrueux, le plus matériel et
conséquemment le plus miraculeux des miracles. Elle est particulièrement liée
au dogme le plus étonnant et inacceptable pour le Moderniste, la Résurrection
du Corps.
Aussi,
son argumentation en faveur de la révélation est très rationaliste, tout en
étant, par ailleurs, véritablement démocratique et populaire. Son argumentation
en faveur de la révélation n'est pas du tout une argumentation contraire à la
raison. Au contraire, il semble vouloir admettre que cette vérité pourrait être
atteinte par une démarche rationnelle, si seulement elle était suffisamment
rationnelle et aussi suffisamment élaborée. En fait, il y a dans son
tempérament un élément d'optimisme, faute de trouver une meilleure expression,
qui le poussait en quelque sorte à exagérer combien les gens sont prêts à
entendre raison. Dans ses controverses, il supposait toujours que les gens
écoutaient la raison. En d'autres mots, il croit réellement que les gens
peuvent être convaincus par une argumentation, lorsqu'ils vont au bout de
celle-ci. Cependant, son bon sens lui faisait reconnaître que l'argumentation
n'a pas de fin. Au moyen d'un combat intellectuel vigoureux mené dans l'amitié
pendant une quarantaine d'années, je peux finalement convaincre un homme que
faire sortir de l'esprit de la matière n'a pas de sens. Mais, bien avant de
l'avoir convaincu à l'approche de sa mort, mille autres matérialistes seront
nés et personne ne peut tout expliquer à tout le monde. S. Thomas soutient que
les âmes de tous les gens ordinaires, ces francs travailleurs dans le monde,
sont aussi importantes que les âmes des penseurs et des chercheurs de vérité,
et il se demande comment toutes ces personnes pourraient avoir le temps de
passer à travers tous les raisonnements nécessaires pour ramasser la vérité.
Dans ce passage, S. Thomas manifeste un grand respect pour la recherche scientifique
et une grande compassion pour l'homme moyen. Son argumentation en faveur de la
Révélation n'est pas contre la raison. Elle demeure cependant une argumentation
en faveur de la Révélation. Il arrive à la conclusion que la plupart des hommes
doivent recevoir les plus hautes vérités morales de façon miraculeuse, sinon
ils ne les recevraient pas. Ses arguments sont rationnels et naturels, mais sa
propre déduction le conduit au surnaturel. Et, comme pour la plupart de ses
argumentations, il n'est pas facile de trouver une autre déduction que la
sienne. Arrivé là, tout devient aussi simple que S. François lui-même l'eut
souhaité: le message du ciel, l'histoire venue d'en haut, le conte de fée qui
est réellement vrai.
C'est
encore plus clair lorsqu'on aborde des difficultés comme le libre arbitre, la
volonté libre. Si S. Thomas a une position particulière parmi d'autres, c'est
bien celle qu'on peut appeler les souverainetés ou autonomies subordonnées. Il
était un ardent défenseur, si on ose dire, de la souveraineté-association.
Il prenait constamment la défense de l'indépendance des choses. Il insistait
pour que chaque chose ait sa propre souveraineté sur son propre terrain. Il en
serait de même pour la raison et pour les sens: "Je suis fille dans la
maison de mon père, mais maîtresse de la mienne." Aussi mettait-il de
l'emphase sur la dignité humaine qui est si facilement ravalée par des
généralisations purement théistes concernant Dieu. Personne ne pourrait
l'accuser de vouloir diviser l'homme de Dieu. Mais il voulait distinguer
l'homme de Dieu. Le libéralisme humaniste contemporain apprécie beaucoup
d'éléments de ce puissant sens de la dignité et de la liberté humaine. Mais
nous ne devons pas oublier qu'il découlait de cette volonté libre, de la
responsabilité morale de l'homme, que tant de libéraux modernes nient. Le ciel
et l'enfer et le drame mystérieux de l'âme dépendent de cette liberté sublime
et périlleuse. On a affaire à une distinction et non à une division. Mais
l'homme lui-même peut se diviser de Dieu, ce qui, sous un certain rapport,
constitue la plus forte distinction qui soit.
Il
en va de même avec la vieille question plus métaphysique de l'Un et du
Multiple, qu'il faudra reprendre plus tard et que nous reverrons trop
superficiellement. Les êtres sont-ils tellement différents qu'ils ne puissent
être classifiés, ou tellement unis qu'ils ne sauraient être distingués? Sans
prétendre répondre maintenant à de telles questions, nous pouvons en quelque
sorte dire que S. Thomas insiste fortement que la variété existe réellement
tout autant que l'unité. Sur ce point, et d'autres similaires, il s'écarte
souvent des grands philosophes grecs qu'il utilise parfois comme modèles; et il
s'éloigne définitivement des grands philosophes orientaux qui sont en quelque sorte
ses rivaux. Il soutient avec certitude que la différence entre la craie et le
fromage, ou les porcs et les pélicans, n'est pas une illusion, ou un
éblouissement venu d'une seule lumière qui aveugle notre esprit, mais qu'elle
est sensiblement ce que nous ressentons. C'est le simple bon sens, le bon sens
que les porcs sont des porcs, un bon sens aristotélicien terre-à-terre, un bon
sens humain et même païen. Mais les extrémités du ciel et de la terre se
rencontrent à nouveau ici. Cette position est aussi reliée à l'idée dogmatique
chrétienne de la Création; d'un Créateur qui a créé les porcs, plutôt qu'un
Cosmos qui les aurait uniquement formés par évolution.
Tous
ces points attestent notre point de départ. Le mouvement thomiste opéra une
ouverture et une libération en métaphysique comme le mouvement franciscain le
fit dans la morale et les moeurs. Ce fut une croissance venant de l'intérieur
même de la théologie chrétienne et aucunement un recul de la théologie
chrétienne suite aux influences païennes ou seulement humaines. Le Franciscain
avait la liberté de devenir un Frère plutôt que l'obligation de devenir un
moine. Mais, par ce fait même, il était d'autant plus chrétien, Catholique et
même ascète. De la même façon, le Thomiste était libre d'être aristotélicien
plutôt qu'obligé d'être augustinien. Et il était d'autant plus un théologien,
un théologien fidèle et orthodoxe, un dogmatiste, en ayant retrouvé, par
l'intermédiaire d'Aristote, le plus provocant de tous les dogmes, le mariage de
Dieu et de l'homme et par conséquent de Dieu et de la matière. On ne saurait
comprendre la grandeur du treizième siècle sans comprendre qu'il offrit la
croissance de nouvelles issues d'une réalité vivante. Il fut, de cette façon,
encore plus hardi et plus libre que ce qu'on appellera la Renaissance, car
celle-ci était seulement la résurrection de vieilles choses découvertes dans
une réalité morte. Ainsi, le médiévisme n'était pas une Renaissance mais une
Naissance. Il ne construisit pas des temples à l'image des tombes et ne fit pas
appel aux dieux de l'Hadès. Il créa une architecture aussi nouvelle que
l'ingénierie moderne, et demeure même l'architecture la plus moderne. Il fut
suivi, à la Renaissance, par une architecture antique. On pourrait ainsi dire
de la Renaissance qu'elle fut une Rechute. On dira ce qu'on voudra du mouvement
gothique et de l'Évangile selon S. Thomas d'Aquin, on
ne pourra pas les traiter de Rechute. On était devant une nouvelle poussée,
comme la poussée titanesque de l'ingénierie gothique, et elle prenait sa force
dans le Dieu qui produit toutes choses dans leur nouveauté.
En
un mot, S. Thomas rendait la Chrétienté plus chrétienne en la rendant plus
aristotélicienne. Ce n'est pas un paradoxe mais un simple truisme qui échappe
seulement à ceux qui savent ce qu'est un Aristotélicien mais qui ont oublié ce
qu'est un Chrétien. Comparé à un Juif, à un Musulman, à un Bouddhiste, à un
Théiste, ou aux autres possibilités les plus généralisées, le Chrétien est une
personne qui croit que la divinité ou la sainteté s'est rattachée à la matière
et est entrée dans le monde des sens. Certains écrivains modernes, qui ont raté
ce point élémentaire, ont même laissé entendre que l'acceptation d'Aristote
était une sorte de concession faite aux Arabes, comme un curé moderniste qui
fait une concession aux Agnostiques. Ils pourraient aussi bien dire que les
Croisades étaient une concession faite aux Arabes que de voir une concession
faite aux Arabes dans S. Thomas sauvant Aristote d'Averroès. Les Croisés
voulaient récupérer le lieu où le corps du Christ avait été déposé parce qu'ils
croyaient, à tort ou à raison, que c'était un lieu chrétien. S. Thomas voulait
reprendre ce qui était essentiellement le corps même du Christ, le corps
sanctifié du Fils de l'Homme qui était devenu un intermédiaire miraculeux entre
le ciel et la terre. Et il voulait avoir un corps, avec tous ses sens, parce
qu'il croyait, à tort ou à raison, qu'il était une réalité chrétienne. Disons
simplement que S. Thomas prenait la voie humble marchant dans les pas
d'Aristote, comme Dieu qui travaillait dans l'atelier de Joseph.
Enfin,
ces deux grands hommes n'étaient pas seulement unis par le caractère
véritablement révolutionnaire de leur révolution respective. Celui-ci les
séparait aussi de la plupart de leurs compagnons et de leurs contemporains. En
1215, Dominique Guzman, le Castillan, fonda un Ordre assez semblable à celui de
François; et, curieuse coïncidence historique, il le fit à peu près au même
moment que François. Son but majeur était de prêcher la philosophie catholique
aux hérétiques albigeois, dont la philosophie était une des nombreuses formes
du manichéisme auquel cette histoire se rapportera beaucoup. Elle prenait
racine dans le mysticisme éloigné et le détachement moral de l'Orient. Par conséquent,
les Dominicains devaient surtout être une fraternité de philosophes là où les
Franciscains seraient surtout une fraternité de poètes. Pour cette raison et
d'autres, S. Dominique et ses disciples sont peu connus et compris dans
l'Angleterre moderne; ils prirent éventuellement part à une guerre religieuse
conséquente à un argument théologique; or l'atmosphère de notre pays, ce
dernier siècle, a rendu un argument théologique encore moins compréhensible
qu'une guerre religieuse. Cette conséquence est assez curieuse. En effet, S.
Dominique était encore plus marqué que S. François par la stricte norme de
vertu et de vérité que les cultures protestantes aiment considérer comme leurs.
L'anecdote qu'on raconte à son sujet eut été fort répandue chez nous si elle
venait d'un Puritain: le Pape avait montré son magnifique palais papal et dit:
"Pierre ne pourrait plus dire, 'Je n'ai ni argent ni or'." Et le
Frère espagnol avait rétorqué: "Non, et il ne pourrait non plus dire,
'Lève-toi et marche'."
Nous
avons ainsi une autre façon de voir comment l'histoire populaire de S. François
nous donne un pont entre le monde médiéval et le monde moderne. C'est fondé sur
le fait mentionné: S. François et S. Dominique sont unis dans l'histoire pour
avoir accompli une même oeuvre et sont curieusement divisés par la tradition
populaire anglaise. Dans leur propre pays, ils sont comme les Jumeaux Célestes,
répandant la même lumière du ciel, presque entourés de la même auréole selon
l'image venue d'un autre Ordre où la Sainte Pauvreté est représentée sous la
forme de deux chevaliers sur un même cheval. Dans nos propres légendes, ils
sont à peu près autant unis que le sont S. Georges et son Dragon. On imagine
toujours Dominique comme un Inquisiteur inventant des poucettes de torture pendant
que François a l'apparence d'un humanitaire qui déplore l'invention des
souricières. Nous établissons facilement un lien fleuri et lumineux entre le
nom de François et celui du poète Francis Thompson. Mais nous aurions de la
difficulté à appeler celui-ci Dominique Thompson et sommes surpris qu'un homme
plein de compassion populaire et de tendresse pratique envers les pauvres
puisse s'appeler Dominique Plater. Cela nous donne la
même impression que Torquémada Thompson.
Cette
contradiction entre des alliés domestiques transformés en antagonistes à
l'étranger doit révéler quelque chose de faux. Tout autre cas nous sauterait
aux yeux. Imaginons les Libéraux anglais et les partisans du libre-échange
découvrant une région éloignée de Chine où Cobden est décrit comme un monstre
cruel et Bright comme un saint immaculé. Ils penseraient sans doute qu'il y a
une erreur là-dedans. Imaginons des Évangéliques américains qui apprendraient
qu'en France, en Italie ou dans l'une ou l'autre civilisation impénétrable pour
Moody et Sankey, qu'on y
croit que Moody est un ange et que Sankey est un diable. Ils y soupçonneraient une confusion.
Une distinction accidentelle de l'histoire a dû se produire dans quelque temps
ultérieur. Ce parallèle n'est pas aussi fantastique qu'il peut paraître. En
effet, Cobden et Bright ont réellement été traités de "tortionnaires
d'enfants" lorsque la colère a éclaté devant leur présumée dureté de coeur
lors des amendements contre les maux de la Loi des Usines. Certains aussi
considéreraient infernal le sermon de Moody et Sankey au sujet de l'Enfer. Ceci relève du jugement
personnel et les deux hommes partageaient généralement le même jugement. Mais
il doit y avoir une bourde en quelque part pour qu'une même opinion les sépare
à ce point. Et il y a pareille bourde dans le cas de la légende qu'on raconte
au sujet S. Dominique. Ceux qui ont la plus élémentaire connaissance historique
de S. Dominique savent qu'il était un missionnaire et non un persécuteur
militant. Sa contribution à la religion fut le rosaire et non le chevalet. Sa
carrière n'a pas de sens si on ne comprend pas que ses célèbres victoires
furent des victoires de la persuasion et non de la persécution. Certes, S.
Dominique croyait en la justification de la persécution au sens où le bras
séculier pouvait réprimer des désordres religieux. Mais tout le monde croyait
la même chose; même cet élégant blasphémateur, Frédéric II
de Prusse, qui ne croyait en rien d'autre. Certains soutiennent que celui-ci
fut le premier à brûler des hérétiques; quoi qu'il en soit, ce dernier estimait
que la persécution des hérétiques était un de ses devoirs et privilèges
impériaux. Mais traiter Dominique de persécuteur d'hérétique est l'équivalent
de jeter le blâme au Père Matthew, qui a persuadé des
millions d'ivrognes à prendre un voeu de tempérance, pour avoir appuyé la loi
par laquelle un policier pouvait parfois arrêter un ivrogne. On passe à côté de
la question, celle qu'un homme qui avait le don de la conversion plutôt que
celui de la contrainte. La véritable différence entre François et Dominique,
qui ne jette discrédit sur aucun, est que Dominique s'est engagé dans une
gigantesque campagne de conversion des hérétiques, tandis que François avait la
tâche plus subtile de convertir des êtres humains. C'est la vieille histoire
selon laquelle nous pouvons avoir besoin de quelqu'un comme Dominique pour
convertir des païens au Christianisme, tandis que nous avons encore plus besoin
de quelqu'un comme François pour convertir des Chrétiens au Christianisme. Nous
ne devons cependant pas perdre de vue le fait que la difficulté propre à S.
Dominique consistait à convertir toute une population (des royaumes, des villes
et des campagnes) qui s'était éloignée de la Foi et avait adopté des curieuses
et anormales religions nouvelles. Le fait qu'il ait reconquis des masses de
gens ainsi perdus, avec comme moyen la parole et la prédication, constitue un
énorme triomphe méritant un trophée colossal. On reconnaît l'humanité de S.
François pour avoir tenté, mais échoué, de convertir les Sarrasins. Et on
traite S. Dominique de bigot et d'obsédé pour avoir tenté et réussi de
convertir les Albigeois. Notre horizon doit être borné lorsque nous voyons les
campaniles d'Assise et la ligne bleue des collines ombriennes sans voir le
vaste champ de bataille de la Croisade du sud, la morale de Muret et le miracle
encore plus grand de Dominique, où le désespoir asiatique fut défait dans les
bases des Pyrénées et sur les rivages de la Méditerranée.
Il
existe cependant un lien encore plus jeune et essentiel entre Dominique et
François, qui concerne plus particulièrement l'objectif de ce livre. Ils ont
été glorifiés plus tard parce qu'ils ont été décriés dans leur temps. En effet,
ils ont lancé ce qui est le plus impopulaire chez les hommes: un mouvement
populaire. Une personne qui ose s'adresser directement aux gens se fait
toujours un grand nombre d'ennemis, à commencer par les gens eux-mêmes. Dans la
mesure où les pauvres commencent à comprendre qu'il veut leur venir en aide et
non pas leur faire du mal, les classes bien établies au-dessus d'eux, se
mettent en mouvement pour les restreindre et non pour les aider. Les riches, et
même les gens instruits, ont parfois l'impression, qui n'est pas fausse, que
ceci pourrait changer le monde, non seulement dans sa mondanité ou dans sa
sagesse mondaine, mais jusqu'à un certain point dans sa véritable sagesse. Une
telle impression n'était pas fausse dans le cas présent. Considérons, par
exemple, l'attitude véritablement gavroche de S. François qui envoyait voler
livres et études; ou la tendance postérieure des Frères d'en appeler au Pape au
mépris des évêques locaux et des autorités ecclésiastiques. En d'autres mots,
S. Dominique et S. François ont engendré une Révolution aussi populaire et
impopulaire que la Révolution Française. À notre époque, nous avons de la
difficulté de percevoir la fraîcheur de la Révolution Française dans son temps.
La Marseillaise retentit un moment comme une voix humaine sortie d'un volcan ou
comme la musique de danse d'un tremblement de terre. Les rois de la terre
tremblèrent, certains craignant que le ciel ne leur tombe sur la tête et
d'autres craignant encore plus que justice n'arrive. Aujourd'hui, on joue la
Marseillaise à des soupers-rencontres diplomatiques,
où monarques régnants et millionnaires rayonnants se mêlent, et elle semble
nettement moins révolutionnaire qu'Au clair de la lune. Il est aussi
approprié de rappeler que les révolutionnaires modernes estimeraient
insuffisante la révolte des Jacobins français de la même façon qu'ils
estimeraient insuffisante la révolte des Frères. Ils diraient que ni les uns ni
les autres ne sont allés assez loin; mais bien des gens, de cette époque,
estimaient qu'ils étaient allés beaucoup trop loin. Dans le cas des Frères, les
échelons supérieurs de l'État, et parfois même de l'Église, furent profondément
choqués devant le déversement débridé de prédicateurs populaires incontrôlés
dans la population. Nous avons de la difficulté à ressentir comment ces
événements lointains pouvaient être déconcertants et même déconsidérés. Les
révolutions se transforment en institutions; les révoltes qui rajeunissent de
vieilles sociétés vieillissent à leur tour, et un passé plein de nouveautés, de
divisions, d'innovations et d'insurrections, prend l'apparence de la texture
unifiée de la tradition.
Si,
nous voulons cependant, un fait qui rende percutant ce choc de transformation
et de défi, et qui montre combien l'expérience des Frères était crue et
enguenillée, presque turbulente d'une nouveauté audacieuse, issue d'une vie
débraillée plutôt que raffinée, dans l'opinion de bien des gens de l'époque, on
n'a qu'à se rapporter au fait suivant. La marche des Mendiants indique combien
l'ancienne Chrétienté semblait y voir la fin d'une époque, alors que les chemins
même de la terre paraissaient trembler sous les pieds de cette nouvelle armée
anonyme. "Entendez aboyer les chiens; la cohue des Mendiants s'en
vient," disait une comptine, donnant le ton de crise de l'époque. Bien des
villes se fortifiaient presque contre eux et bien des chiens de garde aboyaient
réellement et fortement quand ces Mendiants passaient. Mais le chant des
Mendiants entonnant leur Cantique du Soleil était encore plus puissant, ce
hurlement des Dogues de Dieu: les Domini
canes, comme le dit la blague médiévale: les Chiens du Seigneur. Nous
pouvons prendre la mesure du véritable déchirement introduit par cette
révolution, de la rupture d'avec le passé, avec le premier et le plus
extraordinaire événement de la vie de S. Thomas d'Aquin.
—/—
D'une
façon étrange et symbolique, Thomas d'Aquin jaillit
au centre même du monde civilisé de son époque: au coeur de la rencontre entre
les puissances qui contrôlaient alors la Chrétienté. Il avait des liens proches
avec chacune, même avec celles qu'on pouvait considérer comme étant
destructrices de la Chrétienté. Toute la querelle religieuse et toute la
querelle internationale étaient, dans son cas, une querelle familiale. Il était
né dans la pourpre, presque littéralement de la frange du manteau impérial, car
son cousin était Empereur du Saint Empire Romain. Il aurait pu inscrire les
emblèmes de la moitié des royaumes d'Europe sur son bouclier, s'il n'avait pas
balancé le bouclier. Il était italien, français, allemand et totalement européen.
D'un côté, il était héritier de la force des Normands qui avaient fait des
incursions et des razzias dans tous les coins de l'Europe et aux confins du
monde; une de ces expéditions les avait menés à la suite du Duc Guillaume à
travers les neiges aveuglantes du nord jusqu'à Chester; une autre, sur la trace
des Grecs et des Carthaginois, atteignit les portes de Syracuse en Sicile. Un
autre lien de sang le liait aux grands Empereurs du Rhin et du Danube, qui
prétendaient porter la couronne de Charlemagne. Barberousse, qui dort sous les
flots rapides, était son grand oncle et Frédéric II,
dit la Merveille du Monde, était son cousin au deuxième degré. Il était
cependant encore plus attaché par d'innombrables liens à la vie intime, à la
vivacité locale, aux petites nations entourées de murs et aux mille lieux
saints d'Italie. Physiquement parent de l'Empereur, il était encore plus parent
spirituellement du Pape. Il avait le sens de Rome et comprenait comment Rome
menait encore le monde, et il n'allait pas penser que les Empereurs allemands
de son époque pouvaient, pas plus que les Empereurs grecs d'une autre époque,
être réellement romains à l'encontre de Rome. Il ajouta, à l'ensemble
cosmopolite dont il avait hérité, bien des acquisitions personnelles qui facilitèrent
sa compréhension des peuples et lui donnèrent une sorte de caractère
d'ambassadeur et d'interprète. Il voyagea beaucoup. Il n'était pas seulement
connu à Paris et dans les universités allemandes, mais il a certainement dû
visiter l'Angleterre; on conçoit qu'il se soit rendu à Oxford et à Londres; et
on raconte que nous suivons probablement sa trace et celles de ses compagnons
dominicains quand nous allons à la gare de chemin de fer près de la rivière,
qu'on nomme Black-friars [les Moines en Noir]. Cette
vérité s'applique autant aux voyages de son esprit que de son corps. Il étudia
la littérature des adversaires du Christianisme avec beaucoup plus de soin et
d'impartialité qu'il n'était habituel à l'époque; il chercha réellement à
comprendre l'Aristotélisme arabe des Musulmans; et il rédigea un profond traité
plein d'humanité concernant la façon de traiter les Juifs. Il cherchait
toujours à tout comprendre de l'intérieur et fut particulièrement choyé d'être
né à l'intérieur du régime étatique et de la haute politique de son temps. On
peut observer son jugement à leur égard par la prochaine étape de son histoire.
S.
Thomas était l'image de l'Homme international, selon le titre d'un livre
moderne. Mais on doit se rappeler qu'il vivait à une époque internationale,
dans un monde qui était plus international que toutes les préoccupations de
tout livre moderne et de l'homme moderne. Si j'ai bon souvenir, le candidat
moderne pour le poste de l'Homme international était Cobden, un homme
presque anormalement national. S'il a toujours été un homme de sa nation, c'est
parce qu'il a toujours été un homme normal. C'est dire normal au dix-neuvième
siècle. Le treizième siècle était différent. À cette époque, un homme doté
d'influence internationale, du genre de Cobden, pouvait aussi presque posséder
une nationalité internationale. Les noms des nations, des villes et des lieux
n'exprimaient pas la présente division profonde qui caractérise le monde
moderne. L'étudiant Thomas d'Aquin reçu le surnom de
Boeuf de Sicile, bien que son lieu de naissance ait été près de Naples; mais
cela n'empêcha pas la ville de Paris de le considérer tellement et assurément
parisien, pour avoir été la gloire de la Sorbonne, qu'elle offrit de recevoir
sa sépulture. Considérons un contraste encore plus frappant avec notre époque.
Voyez ce qu'on entend par professeur allemand et rendez-vous compte que le plus
grand des professeurs allemands d'alors, Albert le Grand, fut lui-même une des
gloires de l'Université de Paris, et que Thomas d'Aquin
prit son parti à Paris. Imaginerait-on un professeur allemand moderne [de la
première moitié du vingtième siècle] acquérant une réputation internationale
pour avoir était populaire à Paris?
S'il
y avait guerre dans la Chrétienté, il s'agissait de guerre internationale au
sens où nous parlons maintenant de paix internationale. Il n'y avait pas de
guerre entre deux nations, mais guerre entre deux internationalismes: deux
États mondiaux, l'Église catholique et le Saint Empire Romain. La crise
politique de la Chrétienté eut des effets sur la vie de l'Aquinate,
d'abord par un brusque désastre, puis de plusieurs façons indirectes. Les
éléments de cette crise étaient nombreux: les Croisades; les restes du
pessimisme albigeois, que S. Dominique avait vaincu par la pensée et que Simon
de Montfort avait vaincu par les armes; l'expérience douteuse de l'Inquisition
qui provint de ce conflit; et bien d'autres choses. Mais ce fut, de façon
générale, l'époque du grand duel entre les Papes et les Empereurs, ces
Empereurs allemands qui se disaient Saints Empereurs Romains, les Hohenstaufen.
L'empereur qui affecta particulièrement cette partie de la vie de Thomas d'Aquin était plus italien qu'allemand: l'éblouissant
Frédéric II, qu'on nommait la Merveille du Monde.
Notons en passant que le latin était la langue la plus vivante de l'époque et
que nous souffrons parfois de recourir à la traduction. En effet, je crois
avoir lu en quelque endroit que l'expression latine était encore plus puissante
que Merveille du Monde; son appellation médiévale était Stupor
Mundi, qu'on pourrait mieux rendre par la
Stupéfaction du Monde. Plus tard, nous rencontrerons une pareille difficulté
dans le langage philosophique, devant traduire Ens
par Être ou Étant. Pour l'instant contentons-nous de remarquer que Frédéric a
réellement stupéfait le monde. Sa façon d'attaquer la religion était frappante
et éblouissante, comme l'illustre la secousse subie par Thomas d'Aquin au tout début de sa biographie. On peut aussi dire de
Frédéric qu'il était stupéfiant dans le sens que son éclat a parfois transformé
certains de ses admirateurs contemporains en gens stupides.
En
effet, Frédéric II est la première personnalité,
d'ailleurs tempétueuse et menaçante, à marquer la vie naissante et l'enfance de
son cousin, dans un monde incendiaire rempli de rudes combats. Arrêtons-nous
d'abord sur ce personnage. D'abord parce que sa réputation romantique, encore
véhiculée par certains historiens modernes, cache partiellement la véritable
toile de fond de son époque; ensuite, parce que cette tradition met directement
en cause le statut même de S. Thomas d'Aquin. La
perspective du dix-neuvième siècle, encore étrangement considérée par bien des
modernes comme une perspective moderne, concernant un type comme Frédéric II, se résume bien par l'expression d'un Victorien typique,
Macaulay, je crois: Frédéric était, disait-il, "un homme d'État dans un
âge de Croisés, un philosophe dans un âge de moines." Remarquons que cette
antithèse présume qu'un Croisé ne peut guère être homme d'État, ni un moine
philosophe. On peut pourtant souligner le cas de deux hommes du temps de
Frédéric II qui réfutent cette supposition. S. Louis
[de France], bien que croisé, ayant échoué comme croisé, fut un homme d'État
qui connut plus de succès que Frédéric II. Dans la
pratique politique, il a rendu populaire, solidifié et sanctifié le
gouvernement le plus puissant d'Europe, l'ordre et la puissance de la Monarchie
française, cette dynastie dont la puissance s'accrut constamment pendant cinq
cents ans pour atteindre la gloire du Grand Siècle, alors que Frédéric
s'effondra devant la Papauté et les Républiques, et un vaste rassemblement de
prêtres et de gens. Le Saint Empire Romain qu'il voulut instituer ne fut qu'un
idéal au sens d'un rêve. Il ne se réalisa jamais comme l'État solide et
inébranlable fondé par l'homme d'État français. Autre exemple, une génération
plus tard: notre propre Edouard I, pourtant croisé, fut un des hommes d'État
les plus pratiques et efficaces de l'histoire.
L'autre
moitié de l'antithèse est encore plus fausse et concerne encore plus notre
sujet. Frédéric II n'était pas un philosophe à l'âge
des moines. Il était uniquement un touche-à-tout en philosophie au temps du
moine Thomas d'Aquin. Certes, il fut un gentilhomme
intelligent et même doué, mais s'il a laissé quelques écrits sur l'être et le
devenir, ou sur le rapport précis entre les réalités et la Réalité, je ne crois
pas que ces scribouillages soient terriblement excitants pour les étudiants
d'Oxford ou les hommes de lettres de Paris, ou, encore moins, pour ces petits
groupes de Thomistes qui sont apparus même à New York et à Chicago. On ne lui
manque pas de respect en affirmant que cet empereur n'était certainement pas un
philosophe au même sens que l'était Thomas d'Aquin,
et surtout pas un philosophe aussi universel et durable. Pourtant, Thomas d'Aquin vivait à l'âge même des moines dont Macaulay semble
laisser entendre que ce fut un âge incapable de produire de la philosophie.
Ne
perdons pas notre temps sur les causes de ce préjugé victorien, que certains
considèrent encore d'avant-garde. Il provient d'une remarquable étroitesse
d'esprit selon laquelle on ne peut apporter le meilleur à notre époque si on
s'inscrit dans la foulée du monde médiéval. Ces gens de l'époque victorienne s'imaginaient
que seul un hérétique avait pu venir en aide à l'humanité; celui-là même qui
réussit presque à détruire la civilisation médiévale pourrait seul construire
la civilisation moderne. De là sont venues quantité de fables comiques, comme
celle que les cathédrales avaient dû être l'oeuvre d'une société secrète de
Francs-maçons ou que l'épopée de Dante était un cryptogramme exprimant les
rêves politiques de Garibaldi. Pourtant cette généralisation n'a pas un
caractère probable et ne correspond pas à la vérité des faits. Cette période
médiévale était surtout un temps de pensée communale ou corporative, et était
dans certains cas plus universelle que la pensée individualiste moderne. On le
voit simplement dans l'expression d'"homme d'État". À l'époque de Macaulay,
on concevait l'homme d'État comme une personne qui favorisait étroitement les
intérêts de son propre pays contre ceux des autres pays, à la façon de
Richelieu en France, de Chatham en Angleterre ou de Bismarck en Prusse. Mais,
si un homme voulait prendre la défense de tous ces pays, les unir et construire
une fraternité des États, afin de résister à un danger extérieur comme celui
présenté par des millions de Mongols — alors, le pauvre homme ne pouvait
évidemment pas être considéré comme un homme d'État. Il était seulement un
Croisé.
Soyons
honnêtes envers Frédéric II. Il fut un Croisé, mais
il fut aussi une sorte d'Anti-Croisé. Il fut un homme d'État international. Il
était un homme d'État international du type de soldat international. Un soldat international
est toujours détesté par les internationalistes. Ils détestent Charlemagne,
Charles V et Napoléon, et tous les gens qui ont essayé de créer l'État mondial
qu'ils réclament jour et nuit. Mais Frédéric est un personnage plus douteux et
moins douté, car il devait être à la tête du Saint Empire Romain mais était
accusé de vouloir être la tête d'un Aucunement-Saint
Empire Romain. Pourtant, même en tant qu'Antéchrist, il témoignerait de l'unité
de la Chrétienté.
Cette
époque avait cependant une étrange qualité qui, tout en étant internationale,
était aussi interne et intime. La guerre, dans son sens moderne, n'est possible
que parce que les hommes s'entendent plutôt que d'être en désaccord. Grâce aux
coercitions propres au monde moderne, telles l'instruction obligatoire et la
conscription, on a produit d'immenses zones pacifiques qui peuvent
s'entendre sur la Guerre. À l'époque médiévale, les gens ne s'entendaient pas
concernant la guerre de sorte que la paix pouvait éclater spontanément
n'importe où. La paix était interrompue par des conflits et les conflits par
des pardons. L'individualité cheminait dans un dédale. Les extrémités
spirituelles étaient ensemble dans l'enceinte fortifiée d'une petite ville; et
nous voyons l'âme gigantesque de Dante divisée comme une flamme fourchue entre
l'amour et la haine de sa propre cité. La complexité de la personne de l'époque
est notable particulièrement dans l'incident que nous devons maintenant
esquisser. Si on veut savoir combien l'action d'alors était plus individuelle
et imprévisible, on n'a qu'à considérer certaines péripéties de l'histoire de
la grande famille féodale d'Aquin, dont le château
était près de Naples. Nous pourrons remarquer cinq ou six péripéties dans la
brève anecdote que nous allons rapporter. Landolphe
d'Aquin, important combattant féodal typique de
l'époque, suivait à cheval, bardé de fer, la bannière impériale et attaqua un
monastère, parce que l'Empereur considérait ce monastère comme une place forte
de son ennemi le Pape. Nous verrons plus tard le même seigneur féodal envoyer
son propre fils pour devenir moine au même monastère, à la suggestion probable
du même Pape. Encore plus tard, un de ses fils fit cavalier seul et, se
rebellant contre l'Empereur, se rangea du côté des armées du Pape. Capturé par
l'Empereur, il fut promptement exécuté. J'aimerais en savoir plus long sur ce
frère de Thomas d'Aquin qui risqua sa vie, et la
perdit, au service de la cause papale, qui était, en fin de compte, la cause du
peuple. S'il n'était pas un saint, il avait certainement des qualités du
martyre. Pendant ce temps, deux autres frères, apparemment actifs et ardents au
service de l'Empereur qui avait tué le troisième frère, enlevèrent un autre
frère parce qu'ils n'approuvaient pas ses sympathies envers de nouveaux
mouvements sociaux religieux. Voilà un échantillon de l'embrouillamini d'une
famille médiévale de renom. On n'avait pas affaire à une guerre entre des
nations, mais à une vaste querelle de famille.
Nous
ne nous occupons pas de la situation de l'Empereur Frédéric, typique de son
époque, avec sa culture et sa violence, son intérêt pour la philosophie et sa
querelle avec la religion, dans l'unique but de tracer un tableau d'époque. En
ce qui nous concerne, il est le premier personnage qui entre en scène parce
qu'un de ses gestes typiques provoqua une première action, ou plutôt une
inaction obstinée, dans l'aventure personnelle de Thomas d'Aquin
en ce monde. Cette histoire illustre aussi l'embrouille remarquable d'une
famille comme celle du Comte d'Aquin, à la fois
proche de l'Église et adversaire de l'Église. En effet, Frédéric II, dans le cours de ses notables manoeuvres militaires et
politiques, allant de la condamnation d'hérétiques au bûcher à une alliance
avec les Sarrasins, avait exécuté une plongée d'aigle prédateur (l'aigle
impérial était notablement prédateur) sur un immense et puissant monastère,
l'Abbaye bénédictine du Mont Cassin. Il l'avait prise d'assaut et pillée.
À
quelques kilomètres du monastère du Mont Cassin, on aperçoit un grand rocher
escarpé ou une falaise, droit comme un pilier des Apennins. Son sommet est
surmonté par un château fort nommé La Roche Sèche. C'était l'aire où les
aiglons de la branche aquinate de la famille
impériale étaient élevés dans l'art de voler. Là habitait le comte Landolphe d'Aquin, père de Thomas
d'Aquin et de quelques sept autres frères. Il
chevauchait avec sa famille dans les campagnes militaires et devait avoir
participé à la destruction du monastère. Mais, typique de l'époque, le comte Landolphe estima que la nomination de son fils Thomas comme
Abbé de ce monastère serait un geste délicat et plein de tact. On aurait ainsi
gracieusement fait amende honorable à l'Église et on aurait réglé du même coup
une difficulté familiale.
En
effet, le comte Landolphe avait remarqué depuis un
certain temps qu'il n'y avait rien à faire de son fils Thomas, sinon un abbé ou
quelque chose du genre. Né en 1226, Thomas éprouvait depuis son tout jeune âge
une mystérieuse répulsion à l'idée de devenir un aigle prédateur ou de
s'intéresser simplement à la fauconnerie ou aux tournois ou à toute autre
activité digne d'un gentilhomme. Il était un garçon large, lourd et silencieux
qui ouvrait rarement la bouche et alors seulement pour demander soudainement de
manière explosive à son instituteur: "Qu'est-ce que Dieu?" On ne
rapporte pas la réponse, mais le chercheur a dû poursuivre sa recherche
personnelle pour trouver ses propres réponses. L'unique endroit pour un gars
comme ça était l'Église et même un cloître. Pas de problème là. Le comte Landolphe était en bonne situation pour offrir un monastère
à son fils où ce dernier aurait un titre digne de son rang social. Aussi
s'organisa-t-on pour que Thomas d'Aquin soit moine,
ce qui semblait correspondre à ses intérêts, et qu'il devienne éventuellement
Père Abbé du Mont Cassin. Mais un curieux imprévu intervint.
Pour
autant qu'on le sache, il semblerait qu'un jour le jeune Thomas d'Aquin se présenta au château de son père pour annoncer
tranquillement qu'il était devenu membre des Frères Mendiants, de l'Ordre fondé
par l'Espagnol Dominique, un peu à la façon d'un fils aîné d'un grand
propriétaire qui dirait à sa famille qu'il vient d'épouser une romanichelle ou
d'un héritier d'un Duc d'Angleterre annonçant qu'il allait prendre part à une marche
de la faim organisée par des présumés Communistes. On y retrouve l'abîme déjà
mentionné entre l'ancienne et la nouvelle vie monastique, et le tremblement de
terre opéré par la révolution dominicaine et franciscaine. Thomas avait paru
vouloir être moine et on lui avait aussitôt ouvert les portes sur la grande
avenue d'une abbaye qui le mènerait au trône d'un Abbé Mitré. Mais lui-même
exprimait le désir de devenir un petit Frère. Aussi, sa famille se jeta-t-elle
sur lui comme des bêtes sauvages. Ses frères le poursuivirent sur les routes
d'Italie, le dépouillèrent de sa bure de Frère et l'enfermèrent dans une tour
comme s'il était fou.
Il
n'est pas facile de tracer le cours de cette furieuse querelle de famille et
son aboutissement due à la ténacité du jeune Frère. Selon certains, la
désapprobation de sa mère fut de courte durée et elle se rangea de son côté.
Mais ses parents n'étaient pas les seuls concernés. Toute la classe gouvernante
de l'Europe, dont sa famille faisait partie, était agitée par l'attitude de ce
triste sire. On demanda même au Pape d'intervenir avec tact dans l'affaire et
on alla jusqu'à suggérer que Thomas puisse porter la bure dominicaine tout en
étant Abbé d'une abbaye bénédictine. Certains pourraient y voir un sage
compromis, mais l'étroit esprit médiéval de Thomas d'Aquin
n'y trouvait pas son compte. Il fit vertement comprendre qu'il voulait devenir
un Dominicain de l'Ordre des Dominicains et non pas participer à un bal
costumé. Aussi la suggestion diplomatique semble s'être dissipée.
Thomas
d'Aquin voulait être un petit Frère. Le fait
renversait ses contemporains. Il semble étrange même pour nous. En effet, ce
désir, littéralement et strictement contenu par cette formule fut l'action
pratique à laquelle sa volonté s'agrippa définitivement jusqu'à sa mort. Il ne
deviendrait pas un Abbé. Il ne serait pas un moine de grandes abbayes. Il ne
serait même pas un Père Prieur ou un gouvernant dans sa propre fraternité. Il
ne serait pas un Frère éminent ou important. Il serait un simple Frère. C'était
comme si un Napoléon avait insisté pour demeurer un simple soldat toute sa vie.
Ce gentilhomme universitaire, cultivé, lourd et silencieux ne serait pas
satisfait tant qu'il ne pourrait être établi et confirmé comme un Mendiant par
une proclamation autorisée et une déclaration officielle. Fait intéressant,
d'ailleurs: alors qu'il fit plus que son devoir en tant que Mendiant, il
n'avait guère l'étoffe d'un Mendiant et n'avait pas grande chance de devenir un
bon Mendiant. Il n'y avait rien du vagabond en lui. Il n'était pas né avec un
don de ménestrel itinérant, comme S. François, ni avec le caractère propre à un
missionnaire itinérant comme S. Dominique. Il insista pourtant pour entrer sous
un commandement militaire et pour mener une telle activité sous le commandement
d'autrui, si on l'exigeait de lui. On peut le comparer à certains aristocrates
magnanimes qui s'enrôlèrent dans les armées révolutionnaires, ou à ces grands
poètes ou savants qui furent volontaires comme simples soldats durant la Grande
Guerre [la première guerre mondiale]. Il avait découvert dans le courage et la
consistance de Dominique et de François un point qui touchait son sens profond
de la justice. Aussi, tout en demeurant une personne tout à fait raisonnable et
même diplomate, il ne céderait devant aucun obstacle à la réalisation de sa
grande décision de jeunesse et rien ne le détournerait de sa gigantesque
ambition d'occuper la plus modeste place.
Le
premier effet de sa décision, comme nous l'avons vu, était palpitant et même
saisissant. Le Général des Dominicains, sous les ordres duquel Thomas s'était
enrôlé, était probablement bien informé des manoeuvres diplomatiques pour le
récupérer et des difficultés pratiques de leur résister. Sa manoeuvre consista
à faire sortir son jeune disciple d'Italie, en lui demandant d'accompagner
quelques autres Frères à Paris. Cette première étape de la vie de l'enseignant
itinérant des nations était en quelque sorte prophétique. En effet, Paris
allait devenir, d'une certaine façon, le but de son itinéraire spirituel, vu
qu'il allait y livrer à la fois sa grande défense des Frères et son grand
combat contre les adversaires d'Aristote. Mais ce premier voyage à Paris allait
être rapidement interrompu. Les Frères avaient atteint un tournant du chemin
près d'une fontaine au bord de la route quand ils furent rattrapés par une
troupe de cavaliers déchaînés qui se saisirent de Thomas comme des brigands,
mais qui n'étaient autres que des frères inutilement agités de Thomas. Thomas
avait un bon nombre de frères. Il se peut que deux d'entre eux seulement aient
participé à ce rapt. Lui-même était le septième garçon de la famille, et les
partisans de la limitation des naissances doivent gémir que papa et maman Aquin aient inutilement ajouté ce philosophe à la noble
lignée d'ahuris qui l'enlevèrent de force. L'affaire était étrange. Il y a
quelque chose de piquant et de pittoresque à l'idée d'enlever un moine mendiant
qui était en quelque sorte un Père Abbé en fuite. Quel enchevêtrement à la fois
comique et tragique de motifs et de buts dans ce trio de frères de sang. On y
retrouve une sorte de défi chrétien qui met en lumière le contraste entre
l'illusion de l'importance des choses qui marque les hommes dits pratiques et
la ténacité encore plus pratique de l'homme dit théorique.
Ainsi
ces trois étranges frères avançaient cahin-caha sur leur tragique chemin,
attachés entre eux comme criminel et policier. Les criminels étaient pourtant
ceux qui faisaient l'arrestation. Dans le décor de l'histoire, ils donnent l'effet
d'une sinistre relation fraternelle comme celle de
Caïn et d'Abel. En effet, cette étrange avanie qui frappait la noble famille d'Aquin manifeste symboliquement un mystère époustouflant du
Moyen Âge, son habileté à réunir des oppositions contrastantes comme la
noirceur et la lumière. Deux de ces hommes, bien que princes du monde le plus
raffiné de l'époque, étaient possédés par une sauvage fierté du sang et du
blason qu'on aurait plutôt imaginée dans une tribu
dansant autour d'un totem. À ce moment, ils avaient tout oublié sauf leur nom
de famille, plus limité que celui d'une tribu, et surtout que celui d'une
nation. Quant au troisième membre du trio, né de la même mère et possiblement
très ressemblant aux deux autres, il était animé d'une conception de la
fraternité plus étendue que la plupart des démocraties modernes, car elle
n'était pas nationale mais internationale; d'une foi dans une miséricorde et
une modestie plus profondes que la sociabilité du monde moderne; d'un radical
serment de pauvreté qu'on estimerait de nos jours comme une exagération
extravagante de la révolte contre la ploutocratie et l'orgueil de classe. Deux
sauvages et un sage issus du même château italien; ou encore, un saint plus
pacifique que la plupart des sages modernes. Ce double aspect embrouille mille
controverses. On est au coeur de l'énigme du Moyen Âge, cet Âge qui n'était pas
un mais deux. L'humeur de certains hommes nous fait penser à l'Âge de pierre,
tandis que l'esprit de certains autres nous donne l'impression qu'ils sont dans
l'Âge d'or, dans la plus moderne des Utopies. On aura toujours des gens bons et
des gens méchants. Mais, à cette époque, les bons qui étaient subtils vivaient
avec les méchants qui étaient simples. Ils étaient de même famille,
grandissaient dans la même maison et entraient dans la bagarre du monde comme
les frères d'Aquin se bagarrèrent au bord de la
route, lorsqu'ils entraînèrent de force le nouveau Frère et l'enfermèrent dans
leur château sur la colline.
Quand
ses frères tentèrent de le priver de sa bure de moine, il semble leur avoir
résisté avec la combativité hérité de ses pères et paraît avoir gagné, parce
que la tentative avorta. Il accepta son emprisonnement avec son calme habituel
et n'a probablement pas tellement souffert de pouvoir philosopher dans un
donjon comme dans une cellule. En effet, la façon dont l'histoire est racontée
nous laisse croire qu'il a plutôt dû être trimbalé comme une statue de pierre
pour une bonne part de son enlèvement. Une seule anecdote concernant sa
captivité nous le montre en colère, mais plus fâché qu'à tout autre moment de
sa vie. L'événement frappa l'imagination de son temps pour des raisons
supérieures, mais il présente aussi un intérêt psychologique autant que moral.
Pour une fois dans sa vie, pour l'unique fois de sa vie, Thomas d'Aquin était véritablement hors de lui, chevauchant la
tempête hors de la tour de l'intellect et de la contemplation qui était
ordinairement son lieu de résidence. Ceci se produisit quand ses frères
introduisirent dans sa chambre une ravissante courtisane fardée dans l'espoir
de le saisir par une tentation surprise, ou, du moins, de l'impliquer dans un
scandale. Sa colère était justifiée, même à partir de critères moraux moins
strictes que les siens. En effet, la bassesse même de l'entreprise l'emportait
sur sa grossièreté. Même dans une perspective terre-à-terre, il savait que ses
frères savaient, et il savait qu'ils savaient qu'il le savait, que le supposer
brisant son engagement pour une si vile provocation était une insulte à sa
noblesse. Mais il était aussi animé d'une sensibilité encore plus terrible:
l'immense aspiration à l'humilité était en lui la voix de Dieu venant du Ciel.
On voit l'énorme forme balourde passer aussitôt à l'action et s'animer. Et il
était bellement tempétueux. Il bondit de sa chaise, saisit un tisonnier du
foyer et le brandit comme une épée flamboyante. La dame poussa évidemment un
cri et s'enfuit. C'était ce qu'il voulait. Mais on peut sourire à la pensée de
ce qui traversa la tête de la pauvrette quand elle vit une espèce de fou
gigantesque gesticulant avec des flammes comme s'il allait mettre la maison en
feu. Il se contenta, pourtant, de la suivre à la porte et de la refermer
derrière elle. Puis, avec une sorte d'impulsion de rituel violent, il braqua le
tisonnier rouge contre la porte, brûlant sur celle-ci un immense signe de la
croix noir. Puis il revint mettre le tisonnier dans son feu et s'assit sur la
chaise sédentaire des études, la chaire de philosophie, le trône secret de la
contemplation duquel il ne s'est jamais relevé.
—/—
Albert,
le Souabe, appelé correctement le Grand, fut le fondateur de la science
moderne. Il fit plus que tout autre homme pour en préparer le développement qui
a transformé l'alchimiste en chimiste et l'astrologue en astronome.
Étrangement, alors qu'à l'époque il fut en quelque sorte le premier astronome,
la rumeur voudrait qu'il soit en quelque sorte le dernier astrologue. Les
historiens sérieux abandonnent la notion absurde que l'Église médiévale ait
persécuté les scientifiques en tant que sorciers. Le contraire serait mieux
dit. C'est le monde qui les a parfois persécutés comme des sorciers et qui les
a parfois recherchés comme des sorciers, dans une poursuite qui est l'envers de
la persécution. L'Église seule les a considérés vraiment et uniquement comme
des scientifiques. Bien des ecclésiastiques ont été accusés de magie lorsqu'ils
fabriquaient des lentilles et des miroirs; et l'accusation venait de voisins
incultes et rustiques. Ils auraient probablement subi de pareilles accusations
de la part de voisins païens ou puritains ou adventistes du septième Jour. Un
tel chercheur avait une meilleure chance de s'en tirer s'il était amené en cour
devant la papauté. Ses voisins laïques l'auraient simplement pendu haut et
court. Le Pontife catholique n'a jamais dénoncé Albert le Grand comme un
magicien. Ce sont les tribus à demi-païennes du nord
qui l'ont admiré comme un magicien. Ce sont les tribus à demi-païennes
des villes industrielles contemporaines et les lecteurs de romans bon marché,
des brochures de charlatans et de prophètes journalistiques qui l'admirent
encore comme un astrologue. En réalité, l'étendue de ses connaissances et des
données strictement matérielles et mécaniques qu'il possédait était étonnante
pour un homme de son époque. Par ailleurs, on reconnaît que, dans bien d'autres
cas, les données de la science médiévale étaient passablement limitées. Mais
ceci n'avait rien à voir avec la religion médiévale. En effet, les données d'Aristote
et de la civilisation grecque étaient encore plus limitées. Le point n'est pas
tellement les données elles-mêmes que l'attitude envers ces données. La plupart
des scolastiques, lorsque leurs informateurs, qui étaient les seuls
disponibles, leur disaient qu'une licorne a une seule corne ou qu'une
salamandre vit dans le feu, utilisaient cette information comme un exemple de
logique plutôt que comme une donnée de la vie. Ils disaient en fait: "Si
une licorne possède une seule corne, alors deux licornes ont autant de cornes
qu'une vache." Le fait est élémentaire bien que la licorne soit une
légende. Cependant, avec Albert à l'époque médiévale, comme Aristote dans
l'Antiquité, on commença à mettre l'accent sur la question: "Mais la
licorne a-t-elle bien seulement une corne et la salamandre est-elle réellement
dans le feu plutôt qu'auprès du feu?" Aussi, quand les limites
géographiques et sociales de la vie médiévale s'estompèrent pour permettre
l'exploration du feu à la recherche des salamandres et du désert à la recherche
des licornes, ils durent modifier bon nombre de leurs idées scientifiques.
Voilà une attitude qui leur vaudra le mépris mérité d'une génération de
scientifiques qui vient de découvrir que l'enseignement de Newton ne tient pas,
que l'espace est limité et que l'atome [indivisible] n'existe pas.
Cet
Allemand de renom, reconnu à son sommet en tant que professeur à Paris, fut
d'abord professeur à Cologne. Des milliers d'amateurs de l'extraordinaire vie
estudiantine du Moyen Âge se réunirent autour de lui dans cette magnifique
ville romaine. Ils vinrent en groupes appelés nations, et cela illustre bien la
différence entre le nationalisme médiéval et le nationalisme moderne. Même si
on pouvait voir un jour ou l'autre une bagarre entre des étudiants espagnols et
des étudiants écossais, ou entre des Flamands et des Français, et même s'il
arrivait qu'on tire l'épée ou qu'on se lance des pierres pour des raisons
purement patriotiques, le fait est qu'ils étaient tous venus à la même école
étudier la même philosophie. Même si ça n'empêchait pas le commencement d'une
querelle, ça pouvait avoir beaucoup contribué à y mettre un terme. Le père de
la science ouvrait son livre contenant une étrange sagesse portant sur le
soleil et les comètes, les poissons et les oiseaux, devant tous ces groupes
bigarrés de gens. Il était un Aristotélicien exprimant quelque chose de
l'approche expérimentale d'Aristote, et était par ce fait même original. Par
ailleurs, il tenait moins à l'originalité dans les profondes questions portant
sur les hommes et la morale. Là-dessus, il se satisfaisait de transmettre un
Aristotélisme décent et christianisé. Il était même prêt à établir un certain
compromis dans le domaine de la métaphysique entre les Nominalistes et les
Réalistes. Il n'aurait jamais pu soutenir à lui seul, dans l'immense guerre qui
allait bientôt éclater, la défense d'un Christianisme équilibré et humanisé;
mais, lorsqu'elle se produisit, il fut entièrement de son bord. On l'appela le
Docteur Universel en raison de l'étendue de ses champs d'études scientifiques.
En réalité, cependant, il était un spécialiste. Une légende populaire a
toujours sa part de vérité. Si un homme de science doit être magicien, il était
un magicien. Et un homme de science a toujours été plus un magicien
qu'un prêtre ne le peut, vu qu'il "contrôle les éléments" plutôt que
d'être celui qui se soumet à l'Esprit qui est encore plus élémentaire que les
éléments.
Parmi
les étudiants qui affluaient dans ses salles de cours, on retrouvait un
étudiant particulièrement large et grand qui n'était pas autrement remarquable.
Il était tellement muet durant les débats que ses compagnons de classe
commencèrent à interpréter son silence comme de l'idiotie et même de la
monotonie. Après quelque temps, sa taille imposante donnait tellement
l'impression d'un gros gars demeuré qu'on le surnomma le Boeuf Muet. Il fut non
seulement objet de moquerie, mais aussi de pitié. Un étudiant au grand coeur le
prit tellement en pitié qu'il tenta de l'aider à étudier, repassant avec lui
les éléments de la logique dans une sorte de manuel de débutant. L'idiot le
remercia gentiment, et le philanthrope persévéra dans son geste généreux
jusqu'au moment où il fut lui-même incertain sur un point. Alors l'idiot, avec
une certaine gène et malheureux d'être importun, se
permit d'indiquer une solution possible à la difficulté, qui s'adonna à être
juste. L'étudiant bienfaiteur dévisagea alors comme un monstre la mystérieuse
masse d'ignorance et d'intelligence. Puis de curieux chuchotements commencèrent
à faire le tour des classes.
Un
religieux, biographe de Thomas d'Aquin, (qui fut
l'idiot de l'affaire) raconte qu'à la fin de cette rencontre, "son amour
de la vérité l'avait emporté sur son humilité"; ce qui, correctement
compris, est précisément ce qui se passa. Mais, dans une perspective
psychologique et sociale, on n'a pas là tout ce qui se passa dans cette immense
tête. L'ensemble des rares anecdotes que nous avons concernant Thomas d'Aquin révèlent de façon marquante
le type d'homme auquel nous avons affaire, et celle-ci offre un bon exemple. On
y trouve la difficulté d'un esprit adonné à une vision générale de s'adapter
tout à coup à un détail de la vie courante; on voit aussi en partie cette gène
des gens bien éduqués envers le paraître; on trouve possiblement aussi quelque
chose de l'étrange paralysie ou tentation de préférer des malentendus aux
longues explications, qui explique comment Sir James Barrie, accepta, pour sa
part, d'être un jour présenté, dans une pièce littéraire, avec un inexistant
frère Henri, plutôt que d'y adjoindre une notule de précision. Il y a de tout
cela dans l'extraordinaire humilité de notre homme extraordinaire. Mais il y a
aussi un autre élément: son indubitable "amour de la vérité" qui mit
un terme à l'ambiguïté de la situation. Cet élément ne peut jamais être ignoré
dans la description de S. Thomas. Dans les nuages comme dans des théories, il
avait un bon sens remarquable. Aussi quand ce bon sens lui fut enseigné, mais
mal enseigné, il lui fallait intervenir: "Il faut que ça cesse!"
Albert
le Grand lui-même, maître et enseignant de tous ces jeunes, fut probablement le
premier à soupçonner cette qualité du jeune homme. Il donna à Thomas quelques
travaux d'annotation ou d'exposition. Il le convainquit de mettre sa gène de
côté et de participer à au moins un débat. Albert était un vieil homme sagace
qui avait étudié les moeurs de bien d'autres animaux que la salamandre et la
licorne. Il avait étudié de nombreux spécimens de la plus monstrueuse de toutes
les monstruosités, celle qu'on appelle l'Homme. Il connaissait les signes et
les symptômes de la sorte d'homme qui est innocemment une sorte de monstre
parmi les hommes. Il était trop bon maître d'école pour ignorer qu'un idiot
n'est pas toujours idiot. Il apprit avec humour que cet idiot avait été dénommé
le Boeuf Muet par ses compagnons d'école. Bien que naturelle, on conserve la
saveur délicieuse, étrange et symbolique de l'emphase avec laquelle il finit
par se prononcer. En effet, Thomas d'Aquin ne
semblait encore être qu'un étudiant obscur et amorphe parmi des élèves bien
plus brillants et prometteurs, lorsque l'éminent Albert fracassa le silence
avec le célèbre cri prophétique: "Vous l'appelez un Boeuf Muet. Moi, je
vous dis que ce Boeuf Muet mugira avec tellement de force que ses beuglements
rempliront le monde."
Avec
son humilité toute cordiale, S. Thomas sera toujours prêt à exprimer sa
reconnaissance envers Albert le Grand, Aristote, Augustin et tout autre maître
chez qui il a puisé du savoir. Pourtant, sa propre pensée était en avance sur
celle d'Albert et de tout autre Aristotélicien tout autant qu'elle le fut à
l'égard d'Augustin et des Augustiniens. Albert avait dirigé l'attention sur
l'étude directe des faits naturels, même s'il avait dû passer par des légendes
concernant la licorne et la salamandre. Mais la vivisection du monstre humain
allait devoir être plus subtile et flexible. Ces deux hommes devinrent de
grands amis et leur amitié eut beaucoup à voir dans le combat central du Moyen
Âge. En effet, comme nous le verrons, la réhabilitation d'Aristote constitua
une révolution presque aussi révolutionnaire que l'exaltation de Dominique et
de François, et S. Thomas allait jouer un rôle marquant dans les deux cas.
On a
compris que la famille d'Aquin avait finalement
abandonné sa poursuite vengeresse contre son vilain gros canard qui, en tant
que Frère noir pourrait être mieux décrit comme un mouton noir. On raconte
quelques histoires pittoresques concernant son évasion. Le mouton noir tire
généralement parti des querelles entre les moutons blancs de la famille. On ne
sait pas exactement quels membres de la famille finirent par se rallier à sa
cause. Comme on sait qu'il aimait bien ses soeurs, on peut supposer que
l'histoire de leur contribution à son évasion est vraie. Selon cette histoire,
elles auraient attaché un grand panier à une corde au sommet de la tour. Le
panier devait être remarquablement grand s'il s'y est installé pour descendre
de sa prison pour s'évader ainsi dans le monde. Quoi qu'il en soit, il parvint
à s'échapper au moyen d'une puissance interne ou externe. Mais cette puissance
était purement individuelle. Le monde entier chassait et persécutait encore les
Frères, passablement de la même façon qu'ils avaient été poursuivis sur le
chemin de Rome. Thomas d'Aquin eut la chance de se
retrouver sous la protection d'un Frère de grande renommée, le savant et fidèle
Albert, dont la respectabilité pouvait difficilement être mise en doute.
Cependant Albert et les siens allaient eux aussi se retrouver menacés par une
tourmente croissante contre les nouveaux mouvements populaires dans l'Église.
Albert fut convoqué à Paris pour y recevoir le titre de Docteur. Tout le monde
savait que chaque geste dans cette partie avait le caractère d'un défi. Il ne
présenta qu'une demande, qui dut paraître excentrique: celle d'être accompagné
par son Boeuf Muet. Ils partirent comme des Frères bien ordinaires, des
vagabonds religieux. Ils dormirent dans des monastères sur leur route et
finalement au monastère de S. Jacques à Paris, où Thomas rencontre un autre
Frère qui était aussi un autre ami.
Ce
fut peut-être sous la menace de la tempête commune qui visait tous les Frères,
que Bonaventure le Franciscain et Thomas le Dominicain fondèrent une telle
amitié que leurs contemporains les comparaient à David et Jonathan. La chose
est intéressante, car il serait si facile de mettre le Franciscain et le
Dominicain en opposition de contradiction. On peut voir dans le Franciscain, le
Père de tous les Mystiques et les Mystiques comme des gens qui considèrent
l'épanouissement ou joie de l'âme comme une sensation plutôt qu'une pensée. La
devise des Mystiques a toujours été "Goûtez et voyez". S. Thomas
commença aussi en disant, "Goûtez et voyez"; mais il parlait alors
des premières impressions rudimentaires de l'animal humain. On pourrait dire
que le Franciscain mettait le Goût au terme alors que le Dominicain le mettait
au départ. On pourrait dire que le Thomiste débute avec quelque chose d'assurée
comme le goût d'une pomme puis en déduit une vie divine de l'intelligence,
alors que le Mystique épuise d'abord l'intelligence et termine en disant que la
perception de Dieu ressemble au goût d'une pomme. Un adversaire des deux
pourrait prétendre que S. Thomas débute avec le goût d'un fruit alors que S.
Bonaventure aboutit au goût d'un fruit. Mais les deux ont raison. C'est, si
j'ose dire, le privilège de gens qui se contredisent dans leur cosmos d'avoir
les deux raison. Le Mystique a raison de dire que la
relation entre Dieu et l'homme est essentiellement une histoire d'amour, le
modèle et le type de toutes les histoires d'amour. Le rationaliste dominicain a aussi raison de dire que l'intelligence est chez elle dans
les cieux les plus élevés, et que le goût de la vérité peut survivre et même
dévorer tous les appétits plus ternes de l'homme.
À
cette époque, Aquin et Bonaventure furent poussés à
admettre qu'ils avaient les deux raison par l'accord
presque universel des autres voulant qu'ils aient les deux tort. De toute
façon, les temps étaient troubles et, comme il arrive en de tels temps, ceux
qui travaillaient à rétablir les choses furent les plus vigoureusement accusés
de les défaire. Personne ne savait qui allait sortir gagnant de cette
confusion: l'Islam, ou les Manichéens du Midi, ou l'Empereur biface moqueur, ou
les Croisades, ou les anciens Ordres de la Chrétienté. Certains éprouvaient
cependant le puissant sentiment que tout se défaisait; et que toutes les
expériences ou les excès qu'on voyait autour de soi faisaient partie de la même
dissolution sociale. Ces gens voyaient deux signes de cette ruine: la terrible
entrée d'Aristote, venant de l'Est, comme une sorte de dieu grec avec ses
adorateurs arabes; et la liberté nouvelle des Frères. Les monastères éclataient
en quelque sorte et les moines déferlaient à travers le monde. On pouvait avoir
le sentiment qu'ils volaient partout comme des étincelles jusqu'alors contenues
dans une fournaise, la fournaise de l'amour anormal de Dieu. Ils semblaient
virer les gens de part en part avec leurs conseils de perfection. Ils
semblaient devenir démagogues. Finalement, tout fut réuni dans un livre
célèbre, Les périls des derniers temps, écrit par un réactionnaire
enragé, Guillaume de S. Amour. Le livre s'adressait au roi de France et au Pape
de sorte que ceux-ci ont établi une enquête. Aussi, nos deux amis incongrus, Aquin et Bonaventure, chacun avec son univers à l'envers
par rapport à l'autre, allèrent-ils ensemble à Rome prendre la défense de la
liberté des Frères.
Thomas
d'Aquin prit la défense du grand voeu de sa jeunesse,
en faveur de la liberté et de la pauvreté, ce qui constitua probablement le
moment le plus fort d'une carrière généralement triomphante. En effet, il
repoussa tout le mouvement de recul de son temps. Des gens en autorité ont
affirmé que, sans lui, l'immense mouvement populaire des Frères aurait pu être
totalement anéanti. Cette victoire populaire transforma l'étudiant timide et
gauche en un personnage historique et un homme public. Après cela, il sera
identifié aux Ordres Mendiants. Cependant, si S. Thomas s'est fait une renommée
par sa défense des Ordres Mendiants contre les réactionnaires, qui les voyaient
du même oeil que sa propre famille, il y a quand même une différence entre
acquérir une renommée et accomplir une oeuvre. L'oeuvre de Thomas d'Aquin était encore à venir, mais des observateurs moins
sagaces que lui pouvait déjà la voir venir. Globalement, le danger du temps
était celui de la fidélité à une orthodoxie qu'on identifie trop facilement à
l'ordre ancien et qui cherchait une condamnation définitive et concluante
d'Aristote. Déjà plusieurs condamnations irréfléchies avaient été lancées ça et
là et les Augustiniens bornés exerçaient de jour en jour une pression toujours
croissante à cet effet sur le Pape et les principaux juges de ce temps. Le
péril était apparu, on le comprend, suite à l'accident historique et
géographique qui mit les Musulmans à proximité de la culture de Byzance. Les
Arabes avaient mis la main sur les manuscrits grecs avant les Latins, qui
étaient pourtant les véritables héritiers des Grecs. Et certains Musulmans, qui
n'étaient pas particulièrement orthodoxes dans leur propre religion,
transformaient Aristote en une philosophie panthéiste encore moins acceptable
aux Chrétiens fidèles à leur propre orthodoxie. Cependant, cette seconde
controverse exige plus d'explication que la première. Comme je l'ai mentionné
dans ma note préliminaire, la plupart des modernes savent au moins que S.
François était un libérateur très populaire; que, nonobstant leur médiévisme,
les Frères constituaient relativement un mouvement populaire en faveur d'une
plus grande fraternité et d'une plus grande liberté. Avec un peu plus
d'information, les modernes auraient aussi su que c'était autant le cas des
Frères dominicains que des Franciscains. Comme plus personne ne risque
présentement de prendre la défense des abbés féodaux ou des moines rivés à un
lieu déterminé, contre des innovateurs impudents comme S. François et S.
Thomas, nous pouvons nous contenter de résumer le débat majeur concernant les
Frères, bien qu'il ébranlât la Chrétienté dans son temps. Le débat concernant
Aristote présente une plus grande difficulté, en raison des fausses conceptions
modernes sur le sujet et exige une approche plus élaborée.
D'une
certaine façon, on peut dire qu'il n'a jamais existé de véritable Révolution
dans l'histoire. On a toujours eu affaire à une Contre-révolution. Les gens se
rebellaient constamment contre les anciens rebelles; ou se repentaient de la
dernière rébellion. On pourrait le voir dans les modes contemporaines les plus
banales, si l'esprit de la mode n'était tombé dans l'habitude de considérer le
dernier rebelle comme un rebelle contre toutes les époques. La Fille Moderne,
avec son rouge à lèvres et son cocktail est tout autant une rebelle contre la
Femme des Droits de la Femme des années '80, avec ses hauts cols et son
abstentionnisme envers les boissons alcooliques, que celle-ci se rebellait
contre la dame de la première époque victorienne avec ses valses languissantes
et son carnet de citations romantiques de Byron; et cette dernière se rebellait
contre une mère puritaine pour laquelle la valse était une orgie sauvage et
Byron était le Bolcheviste de son temps. La mère puritaine elle-même remonte
l'histoire comme une rebelle contre le relâchement des moeurs de l'Église
d'Angleterre des Cavaliers, laquelle s'était rebellée contre la civilisation
catholique, qui était rebelle contre la civilisation païenne. Il faut être
déraillé pour voir une progression là où n'y a manifestement qu'un va et vient.
Peu importe quelle tendance a raison, chose certaine, la façon moderne de voir
cela à partir de la seule perspective moderne est fausse. En effet, on se
retrouve alors au terme d'une histoire. On ignore contre quoi on se rebelle
parce qu'on ne connaît pas l'apparition de l'histoire, cherchant seulement à
mettre fin à ce dont on ignore le début et, par conséquent, son être même. La
différence entre les cas restreints et les cas plus vastes est que, dans ce
dernier cas, le bouleversement humain est tellement énorme que les hommes y
partent comme des gens dans un nouveau monde, ce qui leur permet alors de
poursuivre leur cheminement très loin, et ils vont alors généralement trop
loin. Ces sortes de choses débutent par une révolte vigoureuse de sorte que l'élan
intellectuel dure tellement longtemps qu'on finit par y voir une relique du
passé. Nous en avons un excellent exemple dans la véritable histoire du retour
d'Aristote, puis du désintéressement à son égard. Vers la fin du Moyen Âge,
l'Aristotélisme avait vraiment perdu sa saveur. Mais il faut une nouveauté très
riche et très puissante pour atteindre un tel degré d'insipidité.
Quand
les modernes, parlant du plus noir rideau d'obscurantisme descendu sur
l'histoire, ont décidé qu'il n'y avait pas grand-chose de bon avant la
Renaissance et la Réforme, ils commencèrent de ce fait leur carrière moderne
par une bourde monumentale. Cette bourde était le Platonisme. Ils ont trouvé,
flânant dans les cours des princes dilettantes du seizième siècle (car ils n'avaient
pas le droit d'aller voir plus loin dans l'histoire), certains artistes et
intellectuels anti-cléricaux qui se disaient fatigués d'Aristote et qui étaient
censés s'ébrouer secrètement dans la pensée de Platon. Ignorant tout de
l'histoire des médiévaux, les modernes tombèrent aussitôt dans le piège. Ils
supposèrent qu'Aristote était une quelconque antiquité revêche et tyrannique
issue de la noirceur du Moyen Âge, et que Platon était un plaisir païen tout
neuf que des gens gavés de Christianisme n'avaient jamais goûté. Le Père Knox a
révélé l'état étonnamment infantile de l'esprit de M. H. L. Meneken
sur ce point. Évidemment, la réalité historique est tout le contraire. En fait,
c'est le Platonisme qui était en quelque sorte l'ancienne orthodoxie et l'Aristotélisme
qui a opéré la révolution moderne. Et l'homme présenté par ce livre fut le chef
de file de cette révolution moderne.
En
réalité, c'est l'Église catholique historique qui commença par être
platonicienne, et même trop platonicienne. Le Platonisme permettait la
merveilleuse atmosphère grecque respirée par les premiers grands théologiens
grecs. Les Pères de l'Église étaient plus près des Néoplatoniciens que les
penseurs de la Renaissance, lesquels ne furent que des Néo-néo-platoniciens.
Chrysostome et Basile avaient autant d'aisance à parler en termes du Logos ou
de la Sagesse poursuivi par les philosophes que les hommes de quelque religion
contemporaine ont l'aisance de parler des problèmes sociaux, du progrès ou
encore de la crise économique dans le monde. S. Augustin suivait une évolution
intellectuelle normale quand il fut platonicien avant de devenir manichéen,
puis manichéen avant de devenir chrétien. C'est même cette association qui
permet de déceler la possibilité du danger d'être trop platonicien.
De
la Renaissance au dix-neuvième siècle, les Modernes ont eu un amour presque
débile des Anciens. Le regard qu'ils portaient sur la vie médiévale reléguait
les Chrétiens au rôle de disciples des Païens: leurs idées étaient attribuées à
Platon et leur raison et leur science à Aristote. Ce n'était pourtant pas le
cas. En certains aspects, même dans la monotone perspective moderne, le
Catholicisme était des siècles en avance sur le Platonisme et l'Aristotélisme.
Nous le voyons même aujourd'hui, par exemple avec la platitude tenace de
l'astrologie. Dans ce domaine, les philosophes étaient tous du côté de la
superstition, et les saints et les gens superstitieux de cette sorte étaient
contre la superstition. Mais les grands saints eux-mêmes ont eu de la difficulté
à se départager de la superstition. Les gens soupçonneux de l'Aristotélisme de
l'Aquinate avancent régulièrement deux éléments qui
sont fort amusants et pittoresques lorsqu'on les réunit. Il y avait d'abord
cette idée que les étoiles étaient des êtres personnels qui dirigeaient nos
vies, et cette grande théorie générale que les hommes sont réunis dans un même
esprit, ce qui contredit manifestement l'immortalité, c'est-à-dire
l'individualité. La tyrannie des Anciens est telle que ces deux idées persistent
encore chez les Modernes. On trouve des tables astrologiques dans les journaux
populaires pendant que l'autre doctrine a de nouveau repris forme dans ce qu'on
appelle le Communisme, ou l'Âme de la Ruche.
Mais
il ne faut pas se méprendre ici. Quand nous louons la valeur pratique de la
révolution aristotélicienne et l'originalité de Thomas d'Aquin
qui la mena, nous ne prétendons pas que les philosophes scolastiques qui l'ont
précédé n'étaient pas des philosophes, ni même de puissants philosophes, ou qu'ils
n'avaient pas été en rapport avec la philosophie ancienne. La malheureuse
césure dans l'histoire philosophique, pour autant qu'elle eut lieu, ne s'est
pas produite avant S. Thomas, ou au début de l'histoire médiévale. Elle s'est
produite après S. Thomas et au début de l'histoire moderne. La grande tradition
intellectuelle qui nous vient de Pythagore et de Platon n'a jamais été
perturbée ou perdue suite à des bagatelles comme le sac de Rome, le triomphe
d'Attila ou toutes les invasions barbares du début du Moyen Âge. Elle fut
perdue après l'arrivée de l'imprimerie, la découverte de l'Amérique, la
fondation de la Société Royale et les lumières de la Renaissance et du monde
moderne. Si jamais, c'est là qu'on a perdu ou rompu avec agacement le long fil
délicat venu de la lointaine antiquité, celui du passe-temps humain insolite,
l'habitude de penser. On peut le démontrer par le simple fait que l'apparition
des noms des nouveaux philosophes sur des livres publiés, dut attendre le
dix-huitième siècle ou, du moins la fin du dix-septième siècle, philosophes qui
étaient, au mieux, une nouvelle sorte de philosophes. Au contraire, le déclin
de l'Empire, la transition confuse vers le Moyen Âge puis les premiers temps du
Moyen Âge furent plutôt tentés de négliger ce qui s'opposait à la philosophie
platonicienne, mais ne négligèrent jamais la philosophie. De ce côté, S. Thomas
avait, comme bien d'autres personnes originales, une ascendance longue et
claire. Il se référait constamment aux autorités de la pensée, de S. Augustin à
S. Anselme, de S. Anselme à S. Albert, et même dans ses différends avec eux, il
mettait sa référence.
Un
Anglican érudit me fit un jour la remarque, avec possiblement une certaine
aigreur: "Je ne comprends pas pourquoi tout le monde parle de Thomas d'Aquin comme s'il constituait le début de la philosophie
scolastique, bien que je pourrais comprendre qu'il le présente comme sa
fin." Je ne sais si ce commentaire se voulait une pointe, mais, chose
certaine, nous savons que la réponse de S. Thomas eut été parfaitement
courtoise. On peut d'ailleurs facilement répondre que, dans le langage thomiste
lui-même, la fin d'une chose n'est pas sa destruction mais son accomplissement.
Aucun Thomiste ne se plaindrait que le Thomisme soit la fin de notre philosophie
dans le même sens que Dieu est la fin de notre existence. En effet, cela ne
signifie pas que nous cessons alors d'exister, mais que nous devenons pérennes
comme la philosophia perennis.
Mettant cette revendication de côté, on doit rappeler que mon interlocuteur
distingué avait parfaitement raison, du fait qu'il existait des dynasties
entières de philosophes doctrinaux avant l'Aquinate,
conduisant au jour de la grande révolte des Aristotéliciens. Cette révolte
n'était pas non plus totalement abrupte et imprévue. Un écrivain compétent a
souligné, il n'y a pas longtemps, dans la Dublin Review,
que certains aspects de la nature de la métaphysique avaient fait bien du
chemin depuis Aristote avant de parvenir à Thomas d'Aquin.
Ce n'est pas manquer de respect envers le génie gigantesque et naissant du Stagirite de souligner que, sous certains rapports, il
était uniquement un fondateur rudimentaire et imprécis de la philosophie en
comparaison avec certaines subtilités subséquentes du médiévisme. Les Grecs ont
énoncé quelques riches indices que les Scolastiques ont poursuivis dans leurs
plus délicates nuances. Peut-être est-ce exagérer, mais on y a un élément de
vérité. De toute façon, il y avait évidemment toute une tradition
d'interprétation intelligente dans la philosophie aristotélicienne, et
particulièrement dans la philosophie platonicienne. Si cette finesse a
finalement dégénéré en distinctions oiseuses, elles demeuraient des
distinctions raffinées, une oeuvre nécessitant des outils hautement
scientifiques.
La
Révolution aristotélicienne fut réellement révolutionnaire parce qu'elle fut
réellement religieuse. Ce fait est tellement fondamental que j'ai cru devoir le
mentionner dès les premières pages de ce livre. La révolte fut en grande partie
une révolte des éléments les plus chrétiens de la Chrétienté. S. Thomas avait,
autant que S. François, le sentiment inconscient que son peuple perdait prise
de la ferme doctrine et de la discipline catholiques, rendues lisses par plus
de mille ans de routine. La foi lui paraissait devoir être présentée sous une
nouvelle lumière et abordée d'un autre côté. Mais son unique motivation était
le désir de la rendre populaire pour le salut des gens. De façon générale, il
est vrai qu'elle avait été trop platonicienne pour être populaire. Elle avait
besoin d'un toucher plus perspicace et plus terre-à-terre, comme celui
d'Aristote, pour en faire à nouveau une religion du bon sens. On voit cette
motivation et cette méthode dans la lutte entre Thomas d'Aquin
et les Augustiniens.
Il
faut d'abord se souvenir que l'influence grecque continuait de parvenir de
l'Empire grec, ou, du moins, du centre de l'Empire romain qui était dans la
ville grecque de Byzance et non plus à Rome. Cette influence était byzantine
dans ses bons sens comme dans ses mauvais sens. Comme l'art byzantin, elle
était rigide et mathématique et légèrement écrasante. Comme l'étiquette
byzantine, elle était orientale glissant vers la décadence. Nous sommes
hautement redevables à l'érudition de M. Christopher Dawson qui nous a éclairé
sur la façon dont Byzance s'était graduellement figée en une sorte de
théocratie asiatique ressemblant à celle qui était au service de l'Empereur
sacré de Chine. Mais les gens sans formation peuvent déjà percevoir cette
différence dans la façon dont le Christianisme oriental a tout aplati comme il
a aplati les visages pour en faire des icônes. Il devint plus une affaire de
schémas que d'images, et mena une véritable guerre de destruction contre les
statues. Aussi voyons-nous étrangement comment l'Orient était la terre de la
Croix alors que l'Occident était la terre du Crucifix. Les Grecs étaient
déshumanisés par un symbole radieux alors que les Goths étaient humanisés par
un instrument de torture. Seul l'Occident a produit des images réalistes de la
plus grande des histoires venues d'Orient. Aussi l'élément grec de la théologie
chrétienne avait-il tendance à devenir de plus en plus une sorte de Platonisme
desséché, un objet fait de diagrammes et d'abstractions, allant certes
jusqu'aux abstractions les plus nobles, mais n'était pas assez pénétré par la
grande réalité qui, par définition, est presque le contraire de l'abstraction:
l'Incarnation. Leur Logos était le Verbe, la Parole, mais pas le Verbe fait
Chair. De mille et une façons subtiles, échappant souvent aux définitions
doctrinales, cet esprit s'est répandu à travers le monde de la Chrétienté à
partir du lieu où l'Empereur sacré siégeait sous des mosaïques en or, et le
chemin pavé de l'Empire romain devenait finalement un chemin aplani pour Mahomet.
En effet, l'Islam était l'aboutissement ultime des Iconoclastes. Bien avant ce
moment, pourtant, la tendance existait de transformer la Croix en une forme
simplement décorative comme le Croissant, d'en faire un schéma comme la clef
grecque ou la Roue de Bouddha, qui tourne en rond sans jamais avancer.
Suite
partiellement à ces influences négatives, mais suite aussi à un ascétisme noble
et nécessaire qui cherchait à émuler le terrible modèle des martyres, les
premiers siècles chrétiens avaient été anti-corporels à l'excès et s'étaient
trop rapprochés de la dangereuse ligne de démarcation avec le mysticisme
manichéen. Cependant, le fait que des saints macèrent le corps était nettement
moins dangereux que le fait que des sages le négligent. Compte tenu de
l'immense contribution d'Augustin au Christianisme, Augustin le Platonicien
présentait un danger plus subtil qu'Augustin le Manichéen. On y trouva une
atmosphère qui commettait inconsciemment l'hérésie de diviser la substance de
la Trinité. On y voyait Dieu trop exclusivement comme un Esprit qui purifie ou
un Sauveur rédempteur et trop peu comme un Créateur qui crée. C'est pourquoi
des gens comme Thomas d'Aquin s'accordèrent le droit
de corriger Platon en faisant appel à Aristote, un Aristote qui prenait les
choses comme il les voyait, de même que Thomas d'Aquin
accepta les choses telles que Dieu les avait créées. Le monde d'une réelle
création est continuellement présent dans toute l'oeuvre de S. Thomas. En
termes humains, c'est lui qui sauva l'élément humain de la théologie chrétienne
même en faisant un usage pratique de certains éléments de la philosophie
païenne. Cependant, comme nous l'avons déjà souligné, cet élément humain est
aussi un élément chrétien.
La
panique devant le péril aristotélicien qui s'empara de bien des têtes
dirigeantes et pensantes de l'Église était probablement un vent sec venu du
désert. Elle était constituée beaucoup plus d'une crainte de Mahomet que d'une
crainte d'Aristote; ce qui est ironique, parce qu'il était nettement plus difficile
de concilier Aristote avec Mahomet qu'avec le Christ. L'Islam est
essentiellement une foi simple pour des gens simples, et personne ne peut
jamais transformer un panthéisme en une simple croyance. C'est à la fois trop
abstrait et trop compliqué. Il existe des croyants en un Dieu personnel qui ont
un esprit simple et des athées qui sont encore plus simples d'esprit que tout
croyant en un Dieu personnel. Mais peu de gens peuvent simplement admettre un
univers sans dieu comme dieu. Si, d'une certaine façon, on peut dire que le
Musulman avait, comparativement au Chrétien, un Dieu moins humain, il avait, si
c'est possible, un Dieu plus personnel. La volonté d'Allah était véritablement
une volonté et ne pouvait pas être transformé en un courant ou une tendance. Le
Catholique était jusqu'à un certain point plus accommodant que le Musulman sous
cet angle cosmique et abstrait. Le Catholique pouvait au moins reconnaître
qu'Aristote avait raison concernant les aspects impersonnels d'un Dieu
personnel. D'où nous pouvons généralement dire que les philosophes musulmans
qui devinrent de bons philosophes devinrent de mauvais Musulmans. Aussi
pouvait-il être normal que certains évêques et certains docteurs de la pensée
craignent que les thomistes puissent devenir de bons philosophes et de mauvais
Chrétiens. Par contre, bien des adhérents à la stricte pensée de Platon et
d'Augustin niaient déjà qu'ils soient simplement de bons philosophes. Pris
entre ces passions incongrues, l'amour de Platon et la peur de Mahomet, l'avenir
d'une quelconque culture aristotélicienne dans la Chrétienté parut sombre
pendant un certain temps. Anathème sur anathème venait d'en haut et, comme il
arrive souvent sous l'ombre de la persécution, on eut l'impression qu'il n'y
avait plus qu'une ou deux personnes qui demeuraient debout dans la zone
sinistrée. Les deux avaient l'habit noir et blanc des Dominicains: Albert et
Thomas d'Aquin tenaient ferme.
La
confusion recouvre constamment cette sorte de bataille, avec des majorités se
transformant presque magiquement en minorités puis de nouveau en majorités. On
peut difficilement situer le moment du changement de la marée qui paraît être
alors un mélange de remous, les mêmes dates semblant chevaucher et livrant une
image confuse de la crise. Le passage entre le moment de solitude des deux
Dominicains et celui où l'Église entière s'ajusta à eux pourrait peut-être être
situé autour du moment où ils furent en quelque sorte traînés devant un juge
hostile mais honnête, Étienne Tempier, Évêque de
Paris. Il était apparemment un assez bon spécimen du vieil ecclésiastique
fanatique qui estimait qu'admirer Aristote était une faiblesse pouvant conduire
à l'adoration d'Apollon. Malheureuse coïncidence, il était aussi un vieux
conservateur social fortement contrarié par la révolution populaire des Frères
Prêcheurs. Mais il était un honnête homme, et Thomas d'Aquin
n'avait jamais rien demandé d'autre que la permission de s'adresser à des
honnêtes hommes. Tout autour de lui, on trouvait des révolutionnaires
aristotéliciens d'une nature bien plus douteuse. Ainsi, Siger,
le sophiste de Brabant, avait appris son Aristotélisme des Arabes et avait
formulé une théorie ingénieuse permettant à un Arabe agnostique d'être aussi un
Chrétien. Il y avait mille et un jeunes gens de la sorte qui avaient appuyé
Abélard, pleins de la jeunesse du treizième siècle et ivres du vin grec de
Stagire. Contre eux, en autorité, il y avait l'implacable parti puritain des
Augustiniens, très heureux d'assimiler les rationalistes Albert et Thomas aux
équivoques métaphysiciens musulmans.
Le
triomphe de Thomas semble avoir réellement été un triomphe personnel. Il ne
retira aucune de ses propositions, bien qu'on raconte que l'Évêque
réactionnaire condamna certaines de celles-ci après sa mort. Dans l'ensemble,
cependant, Thomas d'Aquin convainquit la plupart de
ses critiques qu'il était un aussi bon Catholique qu'eux-mêmes. Bien entendu,
cette crise controversée fut suivie de querelles entre les Ordres religieux.
Mais on peut sans doute affirmer que le fait qu'un homme comme Thomas d'Aquin a réussi à satisfaire au moins partiellement un homme
comme Tempier marquait la fin de l'essentiel de cette
querelle. Cette histoire ressemble curieusement à celle de la traduction de la
Bible et de la prétendue suppression catholique de la Bible. Sans faire de
bruit, alors que le Pape était bien plus tolérant que l'Évêque de Paris, les
amis de l'Aquinate travaillaient ferme à une nouvelle
traduction d'Aristote. Celle-ci démontra que la traduction hérétique avait de
bien des façons été une traduction très hérétique. On peut dire que la grande
philosophie grecque fit son entrée définitive dans le système de la Chrétienté
avec l'aboutissement de ce travail. Avec un brin d'humour, on a décrit ce
processus comme le baptême d'Aristote.
Nous
avons tous entendu parler de l'humilité de l'homme de science, du grand nombre
qui furent authentiquement humbles et de certains qui
étaient très orgueilleux de leur humilité. Une tâche malheureusement trop
répétitive de ce bref travail consiste à rappeler que Thomas d'Aquin possédait véritablement l'humilité de l'homme de
science, comme une variante particulière de l'humilité du saint. Certes, il n'a
pas lui-même fait de contribution concrète sous la forme d'expériences ou de
particularités de la science physique. On pourrait même dire, là-dessus, qu'il
était en retard par rapport à la génération précédente et qu'il était beaucoup
moins un scientifique expérimental que son tuteur Albert le Grand. Malgré cela,
il fut historiquement un grand ami de la liberté scientifique. Bien compris,
les principes qu'il a établis sont peut-être les meilleurs principes qui
protègent la science contre une persécution obscurantiste. Par exemple dans le
cas de l'inspiration des Écritures Saintes, il considéra d'abord comme évident
un fait qui fut oublié pendant quatre siècles de furieux combats sectaires, à
savoir que la signification des Écritures Saintes est loin d'être évidente et
que nous devons souvent la comprendre à la lumière d'autres vérités. Si une interprétation
littérale contredit réellement et clairement un fait évident, alors nous devons
simplement comprendre que l'interprétation littérale doit être une fausse
interprétation. Malheureusement les scientifiques du dix-neuvième siècle
étaient tout autant disposés à conclure que la moindre conjecture par rapport à
la nature était un fait évident que les sectaires du dix-septième siècle
acceptaient la moindre conjecture sur les Écritures Saintes comme son
explication évidente. C'est ainsi que, surtout à l'époque victorienne, des
théories personnelles concernant la signification de la Bible et des théories
prématurées concernant la signification du monde se sont affrontées dans un
combat bruyant et publicisé; et cette collision maladroite de deux formes impatientes
d'ignorance fut appelée la querelle entre la Science et la Religion.
Mais
S. Thomas possédait l'humilité scientifique d'une façon particulière et
éclatante: il était prêt à occuper la place la plus modeste dans l'examen des
choses les plus modestes. Contrairement au spécialiste moderne, il n'étudiait
pas un ver comme si c'était l'univers, mais il était prêt à étudier la réalité
de l'univers qui se retrouve dans la réalité du ver. Son Aristotélisme
signifiait simplement que l'étude du plus petit fait conduira à l'étude de la
plus grande vérité. Que son procédé ait été logique et non biologique, qu'il
s'occupe de philosophie plutôt que de science, ne change rien son idée
essentielle qu'il faut commencer au bas de l'échelle. Mais, par sa vision des Écritures
et de la Science et d'autres sujets, il offrit ainsi une sorte de charte de
travail à des pionniers plus pratiques que lui. Il a pratiquement soutenu que,
s'ils pouvaient réellement établir la preuve de leurs découvertes pratiques,
alors l'interprétation traditionnelle des Écritures devait laisser le chemin
libre à ces découvertes. Il ne pouvait guère être plus honnête que cela. Si on
avait laissé la chose dans ses mains et dans celles de gens comme lui, il n'y
aurait jamais eu de querelle entre la Science et la Religion. Il fit de son
mieux pour dresser la carte de ces deux terrains d'étude et pour établir leur
juste frontière.
On
dit souvent avec gaieté que le Christianisme a échoué, voulant ainsi dire qu'il
n'a jamais possédé cette suprématie universelle, impériale et despotique qu'on
a observée dans chacune des grandes révolutions historiques, qui ont toutes par
la suite échoué. À aucun moment, on ne peut dire que tous les gens étaient
chrétiens comme on peut dire que, pendant quelques mois, tout le monde était
royaliste ou républicain ou communiste. Pour que des historiens qui ont
l'esprit ouvert comprennent le sens du succès chrétien, ils n'ont pas meilleure
occasion que de prendre note de la pression morale massive exercée par un homme
comme S. Thomas, en faveur du rationalisme caché des païens, qui n'avait alors
été déterré que pour le plaisir des hérétiques. C'est précisément et justement
parce qu'un nouveau type d'homme menait une recherche rationnelle d'une toute
nouvelle façon que les gens ont su oublier la malédiction qui touchait les
temples des anciens démons et les palais des despotes décédés. Ils oublièrent
même la nouvelle fureur qui sortait d'Arabie et contre laquelle ils luttaient
pour leurs vies, uniquement parce que l'homme qui leur demandait de retrouver
le bon sens et leurs sens, n'était pas un sophiste
mais un saint. Aristote a décrit le magnanime, comme un homme qui est grand et
se sait grand. Mais Aristote n'aurait jamais retrouvé sa grandeur de toujours
sans le miracle qui créa un homme encore plus magnanime: celui qui est grand et
se sait petit.
Ce
que certains appelleront la lourdeur du style employé a une certaine importance
historique. Elle offre une curieuse impression de candeur, qui eut, je pense,
un effet considérable sur ses contemporains. Ce saint homme a parfois était
traité de sceptique. En réalité, il fut largement toléré comme sceptique parce
qu'il était manifestement un saint. Alors qu'il semblait se présenter comme un
Aristotélicien têtu, à peine discernable des hérétiques arabes, je crois
fermement qu'il fut surtout protégé par la prodigieuse puissance de sa
simplicité et l'évidence de sa bonté et de son amour de la vérité. Ceux qui
partaient à l'attaque de la confiance hautaine des hérétiques furent arrêtés et
bloqués par une espèce d'humilité immense qui faisait l'effet d'une montagne,
ou encore d'une immense vallée qui est le moule d'une montagne. Tenant compte
des habitudes médiévales, on peut avoir l'impression que les autres innovateurs
n'avaient pas pareil esprit. Ceux-ci, d'Abélard à Siger
de Brabant, avaient à travers cette histoire un certain air fanfaron. Personne,
par ailleurs, ne pouvait voir la moindre fanfaronnade chez Thomas d'Aquin. La monotonie même de sa diction, dont certains se
plaignent, est là pour nous en convaincre. Il aurait pu présenter sa sagesse
avec personnalité, mais il était si prodigieusement consciencieux qu'il livra
sa sagesse sans artifice.
Après
le triomphe vint le temps du péril. C'est ce qui arrive constamment dans les
alliances, surtout vu que l'Aquinate combattait
simultanément sur deux fronts. Son but principal était de défendre la Foi
contre l'abus d'Aristote, et il le fit en prenant courageusement la défense de
l'utilisation d'Aristote. Il était parfaitement au courant du fait que des
armées d'athées et d'anarchistes étaient là qui hurlaient leur approbation de
sa victoire aristotélicienne contre tout ce qui lui tenait le plus à coeur.
Mais ce n'est pas la présence des athées, ou même des Arabes ou des Païens
aristotéliciens qui allait affecter l'extraordinaire sang-froid de Thomas d'Aquin dans la controverse. Le véritable danger qui suivit
sa victoire en faveur d'Aristote est très clair dans le curieux cas de Siger de Brabant et mérite d'être regardé si on veut
commencer à comprendre l'étrange histoire de la Chrétienté. On y trouve une
qualité plutôt bizarre qui a toujours été la note propre à la Foi, bien qu'elle
échappe à ses ennemis modernes et souvent même à ses amis modernes. Cette note
est symbolisée par la légende de l'Antéchrist, qui était la copie du Christ et
dans le proverbe profond voulant que le Diable singe Dieu. En effet, la
fausseté n'est jamais aussi fausse qu'au moment où elle est presque vraie. La
conscience chrétienne crie de douleur lorsque le coup est porté tout près du
nerf de la vérité. Aussi Siger de Brabant, à la suite
de certains Aristotéliciens arabes, proposa une théorie que la plupart des
lecteurs de journaux modernes auraient reconnue comme étant identique à celle
de S. Thomas. Et elle éveilla chez S. Thomas sa dernière et plus puissante
protestation. Il venait de gagner la bataille qui ouvrait un plus large champ à
la philosophie et à la science. Il avait libéré la place pour une entente
générale sur la foi et la recherche, une entente qui a été assez bien respectée
par les Catholiques et qui n'a surtout jamais été abandonnée sans produire une
catastrophe. L'idée était que le scientifique pouvait poursuivre librement son
exploration et ses expériences aussi longtemps qu'il ne prétendait pas avoir une
infaillibilité et une position définitive contraires à ses propres principes.
Pendant ce temps, l'Église pouvait poursuivre son développement et ses
définitions, aussi longtemps qu'elle ne réclamait pas le droit de changer le
dépôt de la foi, ce qui irait contre ses propres principes. Ayant affirmé cela,
voilà que Siger de Brabant alla soutenir quelque
chose de terriblement semblable, et pourtant de terriblement différent, au
point qu'il aurait pu (comme l'Antéchrist) aller jusqu'à tromper les élus eux-mêmes.
Siger de Brabant
disait: l'Église doit avoir théologiquement raison, mais elle peut avoir
scientifiquement tort. Il y a deux vérités: la vérité du monde surnaturel, et
la vérité du monde naturel qui contredit le monde surnaturel. Quand nous sommes
naturalistes, nous pouvons estimer que le Christianisme est un non-sens; mais
quand nous nous rappelons que nous sommes chrétiens, nous devons admettre que
le Christianisme est vrai même s'il est un non-sens. En d'autres mots, Siger de Brabant fendait en deux la tête humaine, comme
d'un coup de hache d'une vieille bataille des légendes, et déclara que l'homme
possédait deux esprits, l'un desquels lui commandait
une foi totale et l'autre lui permettait une incroyance totale. Pour beaucoup,
ceci pouvait au moins paraître comme une parodie du Thomisme. En fait, c'était
l'assassinat du Thomisme. On n'y trouvait pas deux façons de découvrir la même
vérité; on y avait une façon mensongère de faire semblant qu'il existe deux
vérités. Et il est suprêmement intéressant à noter que ce fut l'occasion unique
où le Boeuf Muet a chargé comme un taureau sauvage. Quand il se leva pour
répondre à Siger de Brabant, il était transfiguré, et
le style même de ses phrases, qui sont comme l'intonation de la voix d'une
personne, s'en trouva soudainement altéré. Il n'avait jamais été en colère
contre aucun des adversaires qui avaient été en désaccord avec lui. Mais ces
ennemis-ci avaient effectué la pire des trahisons: ils l'avaient mis en accord
avec eux.
Ceux
qui se plaignent que les théologiens tracent trop de distinctions peuvent
difficilement trouver un meilleur exemple de leur propre sottise. Le fait est
qu'une fine distinction peut manifester une contradiction pure et simple. S.
Thomas voulait bien admettre qu'une vérité peut être approchée par deux avenues
différentes, précisément parce qu'il était certain qu'il n'y a qu'une vérité.
Vu que la foi était la vérité unique, aucune découverte dans la nature ne
pouvait ultimement contredire la Foi. Vu que la Foi était la vérité unique,
aucune déduction à partir de la Foi ne pouvait ultimement contredire les faits.
On avait là une confiance curieusement audacieuse dans la réalité de sa
religion. Bien que certains puissent s'attarder à la mettre en question, cette
confiance a été justifiée. Les faits scientifiques avancés au dix-neuvième
siècle qui étaient censés contredire la Foi sont presque tous considérés comme
des fictions non-scientifiques au vingtième siècle.
Les matérialistes eux-mêmes ont fui le matérialisme et ceux qui nous prêchaient
le déterminisme en psychologie nous parlent déjà de l'indéterminisme dans la
matière. Mais, que sa confiance soit correcte ou erronée, elle était d'abord et
avant tout la confiance en l'existence d'une vérité qui ne saurait se
contredire. Voilà que le dernier regroupement de ses adversaires se produisait
pour affirmer leur accord avec lui d'affirmer qu'il existe deux vérités
contradictoires. Selon l'expression médiévale, c'était une vérité biface
camouflée sous le même capuchon et ces sophistes à bifaces osaient pratiquement
suggérer qu'il s'agisse du capuchon dominicain.
Aussi
fut-ce la première fois, dans un dernier combat, qu'il combattit avec une hache
d'armes. Ses paroles tonnèrent par-delà la patience impersonnelle qu'il avait
maintenue dans ses débats avec tant d'ennemis. "Voyez notre réfutation de
cette erreur. Elle n'est pas basée sur des documents de la foi, mais sur les
raisons et les propos des philosophes eux-mêmes. Si donc il y a quelqu'un qui,
dans l'orgueil de sa présumée sagesse, veut défier ce que nous avons écrit,
qu'il ne le fasse pas dans un coin ni devant des enfants incapables de juger de
ces questions difficiles. Qu'il réponde ouvertement en public s'il l'ose. Il me
trouvera alors sur son chemin, et non seulement ma négligeable personne, mais
beaucoup d'autres personnes dont l'étude porte sur la vérité. Nous allons
combattre ses erreurs ou guérir son ignorance."
Le
Boeuf Muet mugit maintenant, comme un taureau en furie, comme le plus terrible
et le plus puissant de tout le troupeau d'attaque. Nous avons déjà noté la
raison pour laquelle Thomas d'Aquin a explosé dans le
tonnerre d'une passion purement morale uniquement dans cette querelle avec Siger de Brabant. En effet, toute l'oeuvre de sa vie se
trouvait trahie dans son dos, par ceux qui voulaient tirer parti de ses
victoires sur les réactionnaires. Ce fut possiblement son unique moment
d'expression de passion personnelle, à part l'unique éclat dans les difficultés
qu'on lui fit dans sa jeunesse, et il combattit à nouveau ses ennemis avec un
tisonnier de feu. Pourtant, même dans cette apocalypse de colère isolée, on
peut offrir une phrase aux gens de tous les temps, qui sont en colère pour des
causes bien moindres. S'il est une expression qui mériterait d'être ciselée
dans le marbre, exprimant la raisonnabilité la plus
calme et la plus inaltérable de son intelligence incomparable, c'est une
expression qui fit irruption dans toute cette lave fondue. S'il existe une
phrase qui témoigne typiquement de Thomas d'Aquin
devant l'histoire, c'est la phrase concernant sa propre argumentation:
"Elle n'est pas fondée sur les documents de la foi, mais sur les raisons
et les propos des philosophes eux-mêmes." Si seulement les docteurs de
l'orthodoxie étaient aussi raisonnables dans leurs délibérations que Thomas d'Aquin le fut dans sa colère! Si seulement tous les
défenseurs chrétiens pouvaient se souvenir de cette maxime et l'écrire en
grandes lettres sur le mur avant d'y clouer quelques thèses. Au sommet de sa
fureur, Thomas d'Aquin comprenait ce que tant de
défenseurs de l'orthodoxie ne veulent pas comprendre. Il est inutile de dire à
un athée qu'il est un athée; ou d'accuser celui qui nie l'immortalité de
l'infamie de la nier; ou de s'imaginer qu'on peut contraindre un adversaire à
reconnaître qu'il a tort en prouvant qu'il a tort à partir des principes
d'autrui et non des siens. Après le grand exemple offert par S. Thomas, le
principe a été établi, ou devrait l'avoir toujours été, que l'on doit
totalement éviter de discuter avec un homme ou alors qu'on doit accepter de
discuter avec lui sur son terrain et non sur le nôtre. Nous pouvons poser
d'autres actions que la discussion, en accord avec notre perception des actions
moralement permises; mais si nous voulons discuter, alors nous devons discuter
"à partir des raisons et des propos des philosophes eux-mêmes." Tel
est le bon sens d'un propos attribué à un ami de S. Thomas, le grand roi de
France, S. Louis, que des gens superficiels citent en preuve de son fanatisme;
la signification en est que je dois discuter avec un infidèle comme discute un
vrai philosophe, ou alors "enfoncer une épée dans son corps aussi loin
qu'on le peut." Un vrai philosophe (même d'une école adverse) sera le
premier à reconnaître que S. Louis était entièrement philosophique.
Ainsi,
à l'apogée de la dernière grande controverse de sa campagne théologique, Thomas
d'Aquin sut donner à ses amis et à ses ennemis une
leçon, non seulement de théologie, mais aussi de controverse. Mais ce fut
réellement sa dernière controverse. Il avait été un homme de grand appétit pour
la controverse, une qualité qui existe chez certains et pas chez d'autres, chez
des saints et des pécheurs. Mais, après son grand duel victorieux contre Siger de Brabant, il fut soudainement pris d'un profond
désir de silence et de repos. Il s'en confia à un ami, et nous pourrons mieux
en parler dans un autre contexte. Il revint à la grande simplicité de la
routine monastique et parut ne désirer rien d'autre qu'une sorte de retraite
permanente. Le Pape lui demanda de repartir en mission pour une autre
diplomatie ou controverse. Il se prépara à obéir. Mais il avait à peine franchi
quelques kilomètres de route, qu'il était décédé.
—/—
On a
une anecdote de S. Thomas d'Aquin qui révèle
instantanément son intérieur comme son extérieur. On y voit, non seulement le
personnage, et même un personnage de comédie, et les couleurs de son époque et
de ses origines sociales, mais aussi, le temps d'un éclair, une représentation
de son esprit. L'incident est banal, un jour où il avait été tiré à contrecoeur
de son travail et même, pourrait-on presque dire, de son jeu. En effet, travail
et sport, pour lui étaient son passe-temps exceptionnel de réfléchir, une
activité qui a un potentiel d'intoxication plus puissant que la boisson. Il
avait décliné bon nombre d'invitations sociales issues des cours des rois et
des princes, non par manque de bienveillance — ce n'était pas son cas — mais
parce qu'il était toujours immergé dans ces gigantesques projets d'exposition
et d'argumentation qui remplissaient sa vie. À une occasion, cependant, il
avait été invité à la cour du roi Louis IX de France,
mieux connu comme le grand Saint Louis. On ne sait pour quelle raison, les
autorités dominicaines de son Ordre lui dirent d'accepter, ce qu'il fit
aussitôt, étant un Frère obéissant jusque dans son sommeil, ou plutôt dans
l'extase permanente de la réflexion.
L'évidente
faiblesse de l'hagiographie conventionnelle est sa tendance de présenter tous
les saints comme étant semblables. Pourtant, les hommes ne peuvent être plus
différents que les saints; même pas des assassins. Et on ne pouvait trouver
plus puissant contraste, à part les caractères essentiels de sainteté, entre S.
Thomas et S. Louis. S. Louis était né chevalier et roi; mais il fut de ces
hommes chez qui une certaine simplicité, combinée au courage et à l'action,
rend naturel et même facile l'accomplissement direct et prompt de tout devoir
ou de toute responsabilité de commandement, quelle que soit son importance. Il
était un homme où la sainteté et la santé allaient de pair et menaient à
l'action. Il ne perdait pas beaucoup de temps à réfléchir dans le sens de jouer
avec des théories. Même lorsqu'il devait étudier une théorie, il possédait
cette présence d'esprit de l'homme pratique exceptionnel obligé de se mettre à
la réflexion. Il ne parlait jamais à tort et à travers et était instinctivement
orthodoxe. On trouve dans le vieux proverbe païen sur les rois philosophes ou
les philosophes rois, une certaine erreur d'appréciation liée à un mystère que
le Christianisme allait seul pouvoir révéler. S'il est juste qu'un roi puisse
désirer devenir un saint, il est impossible pour un saint d'avoir grande envie
de devenir un roi. Un homme bon rêvera rarement de devenir un grand monarque,
mais, telle est la libéralité de l'Église, qu'elle ne peut interdire même à un
grand monarque de devenir un homme bon. Par ailleurs, Louis était ce type de
personne directe et militaire qui n'avait pas d'objection d'être roi, pas plus qu'il
aurait eu de la difficulté d'être capitaine, ou sergent ou d'occuper quelque
rang que ce soit dans son armée. Pour sa part, un homme comme S. Thomas aurait
réellement détesté être roi, ou d'être empêtré dans le faste et les politiques
des rois. Son humilité, mais aussi une sorte de scrupule inconscient et une
simple aversion envers la futilité, qu'on rencontre souvent chez les grands
esprits libres et érudits, l'auraient retenu d'un contact avec la complexité de
la vie de la cour. Il avait, toute sa vie, été soucieux de ne pas se mêler de
politique, et il n'y avait pas de symbole politique plus frappant et même plus
engageant, à ce moment, que le pouvoir du Roi à Paris.
Paris
était une véritable aurore boréale de l'époque, un lever du soleil au nord. Comprenons
que les contrées plus près de Rome étaient pourries par l'effet du paganisme,
du pessimisme et des influences orientales, dont la plus respectable était
celle de Mahomet. La Provence et tout le sud avaient souffert de la fièvre du
nihilisme ou de mysticisme négatif, aussi les lances et les épées du nord
étaient-elles venues balayer cette chose non-chrétienne.
C'est aussi dans le nord de la France qu'on vit apparaître cette architecture
splendide à la forme d'épées et de lances: les premières flèches gothiques. À
notre époque, on parle de bâtiments gothiques gris, mais ils avaient un tout
autre air au moment où ils furent érigés, blancs et éclatants, dans les cieux
nordiques, laissant paraître des décors d'or et de couleurs brillantes.
L'architecture prenait un nouvel envol, aussi étonnant que des vaisseaux
volants. Le nouveau Paris que nous laissa S. Louis devait être blanc comme un
lys et splendide comme une oriflamme. Il marquait le début d'une grande
nouveauté: la nation de France, qui allait transpercer et vaincre la vieille
querelle entre le Pape et l'Empereur qui distrayait les contrées dont Thomas
était issu. Malgré quoi, Thomas était venu à contrecoeur et, si c'était
possible d'un homme aussi doux, plutôt boudeur. En entrant dans Paris, on lui
montra d'une colline la splendeur des nouvelles flèches en construction et
quelqu'un dit quelque chose du genre: "Que ce doit être merveilleux de
posséder tout ceci." Thomas d'Aquin se contenta
de marmonner: "Je préférerais avoir le manuscrit de Chrysostome. Je ne
parviens pas à mettre la main dessus." D'une façon ou d'une autre, ils
parvinrent à diriger cette masse de réflexion indisposée vers un siège de la
salle de banquet royale. Ce que nous savons de Thomas nous assure qu'il fut
parfaitement courtois envers ceux qui lui adressèrent la parole, mais qu'il
parla peu de sorte qu'il fut bientôt oublié dans le tintamarre le plus génial
et bruyant du monde, le bruit d'une conversation française. On ignore les
sujets de discussion des Français, mais ceux-ci ignorèrent tout autant le gros
Italien qui était parmi eux et il dut leur rendre la pareille. Des silences
soudains se produisent même dans une conversation française, et l'interruption
intervint dans un tel moment. Aucune parole ni aucun mouvement n'étaient sortis
depuis longtemps de l'immense amas vêtu de noir et de blanc, comme un bigarré
endeuillé, qui indiquait la présence d'un moine mendiant de la rue et qui
contrastait avec toutes les couleurs, les formes et les écartelures de la
première aube de la chevalerie et de l'héraldique. Les boucliers triangulaires,
les banderoles et les lances pointues, les épées triangulaires de la Croisade,
les fenêtres pointues et les capuchons coniques exprimaient partout la
fraîcheur de l'esprit médiéval français qui arrivait justement à point.
Cependant, les couleurs des habits étaient gaies et variées sans cacher leur
richesse, car S. Louis, qui avait aussi la qualité d'être à point, avait dit à
ses courtisans: "Il faut éviter la vanité, mais chaque homme doit s'habiller
correctement, en accord avec son rang, afin que son épouse puisse l'aimer plus
facilement."
Brusquement
les gobelets tressaillirent et s'entrechoquèrent sur une table ébranlée. Le
Frère avait abattu son immense poing sur elle comme un bâton en pierre, dans un
bruit violent qui fit sursauter toute la compagnie et il s'écria de la voix
forte d'un homme pris dans un rêve: "Voilà qui réglera le cas des
Manichéens!"
Un
palais de roi, fut-il saint, a ses conventions. Un
frisson parcourut la cour et tout le monde éprouva une impression comme si le
gros Frère d'Italie avait lancé une assiette au Roi Louis ou avait tassé sa
couronne de travers. Ils regardèrent timidement la réaction du terrible trône
qui était celui des Capétiens depuis mille ans et plusieurs étaient prêts à
offrir leurs services pour balancer le gros mendiant en bure noire par la
fenêtre. Mais S. Louis avait beau paraître un homme très simple, il n'était pas
uniquement une fontaine d'honneur médiéval ou même une fontaine de miséricorde.
Il était aussi une fontaine des deux fleuves éternels: l'ironie et la
courtoisie de la France. Il s'adressa à ses secrétaires et leur demanda
doucement d'aller auprès du dialecticien distrait avec leurs tablettes pour
prendre en note l'argumentation qu'il venait d'apercevoir, vu qu'elle devait
être excellente et qu'il pourrait l'oublier. Je me suis arrêté à ce fait divers
d'abord, comme je l'ai mentionné, parce qu'il nous offre un magnifique portrait
d'un grand personnage médiéval, je dirais plus de deux grands personnages
médiévaux. Mais il a aussi la qualité d'être un type ou tournant, exprimant la
préoccupation principale de cet homme; révélant la sorte de chose qu'une
oreille philosophique indiscrète ou la curiosité psychologique aurait pu
découvrir à tout moment dans son esprit. Ce n'est pas sans raison qu'au coeur
même de la cour lumineuse de S. Louis, il ressassait des idées sur le nuage
noir des Manichéens.
Ce
livre souhaite uniquement offrir le croquis d'un homme, mais il devra traiter
au moins légèrement, à un moment donné, d'une méthode et d'une signification,
ou encore, pour employer l'infortuné jargon journalistique de notre temps, d'un
message. Viendront quelques pages très inadéquates sur notre homme par rapport
à sa théologie et à sa philosophie. Mais je dois ici parler de quelque chose
qui est à la fois encore plus générale et plus personnelle que sa philosophie.
Aussi, je dois l'aborder maintenant avant d'aborder un langage plus technique
concernant sa philosophie. Il s'agit d'une chose qu'on pourrait appeler son
attitude morale, ou sa prédisposition de tempérament, ou encore le but de sa
vie par rapport aux aspects sociaux et humains. Il savait, en effet, mieux que
la plupart d'entre nous qu'il n'existe qu'un seul but de la vie dans ce monde
et que ce but est situé au-delà de cette vie. Mais si nous voulons donner une
forme imagée et simplifiée à l'avantage qu'il voulait offrir à ce monde et à
son oeuvre dans l'histoire, à part les définitions théoriques et théologiques,
nous pourrions dire qu'il souhaitait porter un coup fatal aux Manichéens et
régler leur cas.
La
pleine signification de l'événement peut ne pas être claire pour des gens qui
n'étudient pas l'histoire théologique et encore moins pour ceux qui l'étudient.
Cela peut en effet paraître n'avoir aucun rapport avec l'histoire et la
théologie. Historiquement, S. Dominique et Simon de Montfort ont passablement
réglé, entre eux, le cas des Manichéens. Côté théologie, un docteur
encyclopédique comme l'Aquinate a manifestement
traité d'un tas d'autres hérésies en plus de l'hérésie manichéenne. Pourtant,
on y trouve sa position clef et le tournant qu'il fit effectuer à toute
l'histoire de la Chrétienté.
Ce
chapitre mérite d'être introduit ici, même si sa portée paraît plus vague que
tout le restant, parce qu'il existe une immense gaffe concernant S. Thomas et
sa foi, qui empêche la plupart des gens modernes de simplement commencer à les
comprendre. Voici à peu près comment ça se présente. S. Thomas, comme les
autres moines, en particulier les saints, menait une vie de renoncement et
d'austérité. Ainsi, ses jeûnes contrastaient sensiblement avec le luxe dans
lequel il aurait pu vivre s'il l'avait voulu. Cet élément a une grande valeur
dans sa religion, en tant que moyen d'asseoir la volonté contre la puissance de
la nature, de remercier le Rédempteur en partageant en partie ses souffrances,
de préparer un homme à affronter n'importe quoi comme missionnaire ou martyr,
et d'autres idéaux de la sorte. Ces positions sont plutôt rares dans la société
industrielle occidentale en dehors de son Église, aussi a-t-on tendance à en
faire la signification même de cette Église. Comme on rencontre rarement un
conseiller municipal qui jeûne pendant quarante jours ou un politicien qui
prend le voeu de silence des Trappistes, ou un homme du monde qui vit un strict
célibat, l'observateur moyen, regardant de l'extérieur, est plutôt convaincu,
non seulement que le Catholicisme est uniquement de l'ascétisme, mais que cet
ascétisme n'est que du pessimisme. Il se fera même un devoir d'expliquer aux
Catholiques d'où ils tiennent cette vertu héroïque. Il est toujours prêt à leur
montrer que la philosophie derrière le Catholicisme est la haine orientale
contre tout ce qui est Nature et un dégoût schopenhauerien à l'égard de la Volonté
de Vivre. J'ai même lu dans une revue "supérieure" une présentation
du livre de Mlle Rébecca West sur S. Augustin contenant la stupéfiante
suggestion que l'Église Catholique considère la sexualité comme une chose
pécheresse. Je laisse le critique résoudre la question de savoir comment le
mariage peut être un sacrement si la sexualité est un péché, ou pourquoi ce
sont les Catholiques qui sont en faveur de la natalité alors que ce sont leurs
adversaires qui préconisent la régulation des naissances. Je ne me préoccupe
pas ici de cet élément de la question mais d'un autre.
Le
critique moderne moyen voit l'idéal ascétique véhiculé avec autorité par une
Église et ne le retrouve pas chez la plupart des autres citoyens de Brixton ou de Brighton. Aussi aura-t-il tendance à dire:
"C'est l'effet de l'Autorité. Il vaut mieux avoir une Religion sans
Autorité." Évidemment, une connaissance qui irait plus loin que Brixton ou Brighton dévoilerait l'erreur. On rencontre
rarement un conseiller municipal qui jeûne ou un politicien trappiste, mais on
voit encore moins souvent des religieux accrochés dans les airs sur des
crochets ou des piques. Un orateur de la Guilde pour l'Évidence Catholique
commence rarement son discours à Hyde Park en se
tailladant avec des couteaux. Un étranger qui se présente à un presbytère
découvrira rarement un prêtre paroissial étendu par terre avec un feu brûlant
sa poitrine pendant qu'il récite des prières jaculatoires. Pourtant on
rencontre tous ces gestes en Asie, par exemple, posés par des volontaires
enthousiastes agissant uniquement par la puissante impulsion religieuse; une
Religion, dans ce cas, qui n'est ordinairement pas imposée par une Autorité
immédiate, et qui n'est surtout pas imposée par l'Autorité particulière de
l'Église. Bref, une connaissance réelle du genre humain nous enseigne que la
Religion est certainement une réalité terrible, qu'elle est un véritable feu
qui fait rage, et que l'Autorité est souvent aussi nécessaire pour le contrôler
que pour l'imposer. L'ascétisme, ou la guerre contre les appétits, est lui-même
un appétit. Il ne sera jamais chassé des étranges ambitions de l'Homme. Mais il
peut être soumis à un contrôle raisonnable et est pratiqué dans une proportion
nettement plus saine sous l'Autorité catholique que dans l'anarchie païenne ou
puritaine. Or, voici que tout cet idéal, qui a beau constituer
une partie essentielle de l'idéalisme catholique lorsqu'on le comprend, est
cependant, d'une certaine façon, une affaire nettement secondaire. L'ascétisme
n'est pas le premier principe de la philosophie catholique, mais seulement une
déduction particulière de la morale catholique. Quand nous commençons à traiter
de philosophie de base, nous voyons une contradiction complète entre le moine
qui jeûne et le fakir qui se suspend à des crochets.
Personne
ne commencera à comprendre la philosophie thomiste, ou même la philosophie
catholique, sans remarquer d'abord que son élément primaire et fondamental est
entièrement voué à la louange de la Vie, à la louange de l'Existence, à la louange
de Dieu en tant que Créateur du Monde. Tout ce qui suit ne vient que longtemps
après, conditionné par diverses complications comme la Chute et la vocation des
héros. La confusion provient du fait que l'esprit catholique fonctionne sur
deux paliers: celui de la Création et celui de la Chute. Pour comprendre cela,
imaginons l'Angleterre envahie. On pourrait avoir une loi martiale stricte dans
le Comté de Kent, parce que l'ennemi s'y trouve, et une liberté relative dans
le Comté de Hereford. Mais cette différence ne changerait rien à l'attachement
d'un patriote anglais de Hereford ou de Kent. L'amour de l'Angleterre serait
autant présente dans la partie qui doit être rachetée
avec discipline que dans la partie où on peut jouir de la liberté. Un ascétisme
catholique extrême peut être une sage ou une sotte précaution pour combattre le
mal de la Chute, mais en aucun cas il ne constituera une mise en doute du bien
de la Création. Voilà sa réelle différence, non seulement envers l'homme plutôt
excentrique qui se suspend à des crochets, mais aussi à l'égard de toute la
théorie cosmique à laquelle il est accroché. Dans le cas de nombreuses
religions orientales, l'ascétisme est réellement un pessimisme; il arrive que
l'ascète s'y torture à mort à partir d'une haine abstraite de la vie; il
n'entend pas seulement contrôler la Nature, comme il le devrait, mais il
souhaite la contredire du mieux qu'il le peut. Bien que le dogme de la négation
de la vie prenne une forme plus modérée que celle des crochets, auprès des millions
de gens des populations asiatiques, on ignore souvent qu'il règne comme premier
principe sur une vaste échelle. Une de ses formes historiques fut le grand
ennemi du Christianisme, dès ses débuts: les Manichéens.
Ce
qu'on appelle la philosophie manichéenne a connu bien des formes. Elle s'est,
en fait, attaquée à ce qui est immortel et immuable au moyen d'une curieuse
mutabilité immortelle. Elle ressemble à la légende du magicien qui se
transforme en serpent ou en nuage; mais l'ensemble possède cette marque subtile
d'irresponsabilité propre à une grande partie de la métaphysique et de la
morale d'Asie, d'où provient l'ésotérisme manichéen. Elle véhicule toujours,
selon une forme ou une autre, la notion que la nature
est mauvaise; ou, du moins, que le mal est enraciné dans la nature. Le point
essentiel est que, le mal étant enraciné dans la nature, il a aussi des droits
dans la nature. Le mal aurait autant le droit d'exister que le bien. Comme nous
l'avons mentionné, cette notion a pris de nombreuses formes. Elle a parfois
pris le visage d'un dualisme, qui mettrait le mal sur le même pied que le bien,
de sorte qu'aucun des deux ne saurait être traité d'usurpateur. On a plus
souvent eu affaire à l'idée générale que les démons ont fait le monde matériel
et que les bons esprits, s'ils existent, ne se préoccupent que du monde
spirituel. Puis elle a, plus tard, pris la forme du Calvinisme, qui soutenait
que Dieu avait bel et bien fait le monde, mais qu'il avait aussi, d'une
certaine façon, fait le mal autant que le bien: il avait fait une volonté
mauvaise de même qu'un monde mauvais. Dans cette perspective, si un homme
choisissait de damner son âme en cette vie, il ne contrecarrait pas la volonté
de Dieu, mais plutôt l'accomplissait. Nous voyons la divergence superficielle
et l'unité fondamentale du Manichéisme dans ces deux formes du Gnosticisme puis
du Calvinisme. Les anciens Manichéens enseignaient que Satan produisit toute
l'oeuvre de la création qu'on attribue habituellement à Dieu. Les nouveaux
Calvinistes enseignaient que Dieu produisit toute l'oeuvre de damnation qu'on
attribue habituellement à Satan. Un jette le regard sur le premier jour du
monde, quand un démon agit comme un dieu; l'autre regarde au dernier jour,
quand un dieu agira comme un démon. Mais les deux ont l'idée commune que le
créateur du monde était essentiellement le créateur du mal, peu importe qu'on
le traite de démon ou de dieu. Comme on trouve bien des Manichéens parmi les
Modernes, ainsi que nous le soulignerons bientôt, certains peuvent partager ce
point de vue, certains peuvent être perplexes envers lui, et certains peuvent
simplement s'étonner que nous y soyons opposés. Pour comprendre la controverse
médiévale, nous devons dire un mot de la doctrine catholique, qui est tout
autant moderne que médiévale. Que "Dieu regarda toutes ces choses et vit
qu'elles étaient bonnes" contient une subtilité que le pessimiste
ordinaire ne saisit pas ou qu'il est trop pressé de remarquer. Cette thèse
soutient qu'il n'existe aucune mauvaise chose, mais seulement de mauvais usages
des choses. Ou, si vous préférez, il n'existe pas de
mauvaises choses, seulement de mauvaises pensées, et surtout de mauvaises
intentions. Les Calvinistes sont les seules personnes qui peuvent véritablement
croire que l'enfer est pavé de bonnes intentions. C'est précisément la seule
chose qui ne peut pas servir pour le paver. Par ailleurs, on peut avoir de
mauvaises intentions concernant de bonnes choses; et certaines bonnes choses,
comme le monde et la chair, ont été déformées par une mauvaise intention
appelée le diable. Mais il ne peut pas rendre les choses mauvaises. Elles
demeurent bonnes comme au premier jour de la création. Le travail du ciel est
le seul qui soit matériel, dans la fabrication d'un monde matériel. Le travail de
l'enfer est entièrement spirituel.
Cette
erreur a pris bien des formes, mais surtout, comme dans le cas d'à peu près
toute erreur, elle a eu deux formes principales: une forme plus violente, hors
de l'Église et s'attaquant à l'Église, puis une forme plus subtile, qui était
dans l'Église et corrompait l'Église. Il n'y a jamais eu d'époque où l'Église
ne fut pas déchirée entre cette invasion et cette trahison. On l'a vu, par
exemple, à l'époque victorienne où la "compétition" darwinienne, dans
les conflits commerciaux ou raciaux, était un assaut tout aussi résolument
athée au dix-neuvième siècle que le mouvement bolchevique anti-Dieu du
vingtième siècle. Vanter une prospérité brutale, admirer les millionnaires les
plus croches qui sont parvenus à établir un monopole sur le blé par une
manoeuvre quelconque, et parler des personnes "inadaptées" (imitant
ainsi le penseur scientifique qui les achèverait parce qu'il ne peut même pas
achever sa phrase — inadaptée à quoi?) — tout cela est aussi simplement et
ouvertement anti-chrétien qu'une Messe noire. Pourtant, il y a des Catholiques
anémiques et mondains qui ont eu recours à ce charabia en faveur du
Capitalisme, dans leur première résistance pitoyable au Socialisme. Ils le
firent, du moins, jusqu'à ce que la grande encyclique du Pape sur les Droits du
travail mette un terme à cette absurdité. Le mal se retrouve toujours à
l'intérieur et à l'extérieur de l'Église; mais il a une forme plus sauvage à
l'extérieur et une forme plus raffinée à l'intérieur. Nous avions déjà vu cela
au dix-septième siècle lorsque le Calvinisme se trouvait en dehors de l'Église
et le Jansénisme à l'intérieur. Aussi au treizième siècle, le danger qui
menaçait manifestement de l'extérieur était dans la révolution des Albigeois.
Mais le danger qui guettait de l'intérieur était constitué par le
traditionalisme même des Augustiniens. En effet, les Augustiniens venaient
uniquement d'Augustin, et Augustin provenait en partie de Platon, et Platon
avait raison, mais pas sur toute la ligne. Il est mathématiquement établi
qu'une ligne qui n'est pas parfaitement dirigée sur un point donné s'en éloigne
à la mesure même qu'elle s'en rapproche. Après un tracé d'un millier d'années,
le mauvais calcul du Platonisme était rendu très près du Manichéisme.
Les erreurs
populaires ont presque toujours raison. Elles se rapportent presque toujours à
une réalité ultime au sujet de laquelle ceux qui les corrigent se sont
eux-mêmes trompés. Ainsi, curieusement, l'"amour platonique" a pris
une signification relativement plus pure et propre pour les illettrés que pour
les lettrés. Cependant, même ceux qui prennent conscience de la grande faute
grecque peuvent comprendre comment une perversité peut souvent provenir d'un
mauvais type de pureté. Or, le plus profond mensonge des Manichéens était leur
identification de la pureté et de la stérilité. Ceci contraste singulièrement
avec le langage de S. Thomas qui unit toujours la pureté à la fécondité,
naturelle comme surnaturelle. Curieusement, donc, comme je l'ai dit, on retrouve
une certaine réalité dans l'expression populaire que la relation entre André et
Andréa est "très platonique". En effet, mise à part la perversion
locale, on rencontre en quelque sorte chez Platon l'idée que les gens sont
mieux sans leur corps, que leurs têtes gagneraient à se détacher et à se
rencontrer dans un mariage purement intellectuel, comme des chérubins sur une
image. La phase ultime de cette philosophie "platonique" est sans
doute ce qui a amené le pauvre D.H. Lawrence à sa
sottise, et il était probablement ignorant du fait que la doctrine catholique
du mariage pouvait dire beaucoup de ce qu'il a dit, sans pour autant dire ses
sottises. De toute façon, il est historiquement important de savoir que l'amour
platonique a partiellement déformé l'amour humain et l'amour divin, dans la
théorie des premiers théologiens. Bien des gens médiévaux, qui auraient rejeté
avec indignation la doctrine albigeoise de la stérilité, étaient cependant
habités d'un sentiment de rejet du corps avec désespoir; et certains quittaient
tout par désespoir.
En
réalité, nous avons ici une magnifique illustration de la stupidité étroite de
ceux qui s'objectent à l'existence des "articles de foi et des
dogmes". Ce sont précisément les articles de foi et les dogmes qui ont
sauvé la santé mentale du monde. Ces gens préfèrent habituellement leur
substituer une religion de l'intuition et du sentiment. Si, au Moyen Âge
primitif on avait connu une religion du sentiment, on aurait eu une religion
d'un sentiment noir et suicidaire. Les critiques de l'ascétisme ont
probablement raison de supposer que plus d'un ermite occidental avaient une
sensibilité similaire à celle du fakir oriental. Mais il ne pouvait pas
réellement penser comme un fakir oriental, parce qu'il était un Catholique fidèle.
Et seul le Dogme reliait sa pensée à une pensée plus saine et plus humaniste.
Il n'avait pas le droit de nier qu'un Dieu bon a créé le monde normal et
naturel et il ne pouvait pas dire que le diable avait fait le monde, parce
qu'il n'était pas un Manichéen. À l'époque de la grande course vers le désert
ou le cloître, un millier d'enthousiastes pour le célibat auraient pu traiter
le mariage de péché, si, comme le suggère la mode moderne, ils n'avaient tenu
compte que de leurs idéaux personnels et leur sentiment propre envers le
mariage. Heureusement, ils devaient accepter l'Autorité de l'Église, qui avait
déclaré de façon définitive que le mariage n'est pas un péché. Une religion
émotionnelle aurait alors pu transformer le Catholicisme en Manichéisme à n'importe
quel moment. Mais là où la Religion eut rendu les gens fous, la Théologie les
conserva sains d'esprit.
Dans
ce sens, S. Thomas se présente simplement comme le grand théologien fidèle en
orthodoxie qui rappela aux hommes l'article de foi de la Création, pendant
qu'un bon nombre d'entre eux passaient un moment de sentiment de pure
destruction. Les critiques du médiévisme perdent leur temps à citer un tas de
phrases médiévales qui paraissent exprimer un pur pessimisme, s'ils ne
comprennent pas le fait central que les gens du Moyen Âge n'étaient pas
intéressés à être du Moyen Âge et n'acceptaient pas l'autorité d'un sentiment
parce qu'il était mélancolique. Ils se souciaient plutôt d'une orthodoxie, qui
n'est pas un sentiment. S. Thomas a conquis une place dominante dans l'Église
et dans le monde uniquement parce qu'il a pu leur prouver que sa glorification
du Créateur et de sa joie créatrice était plus orthodoxe que n'importe quel
pessimisme ambiant. Tel était leur critère de vérité. Une fois reconnue l'importance
de cet immense point impersonnel, on peut aussi lui reconnaître un aspect
personnel. Comme la plupart des grands maîtres religieux, il était assorti des
qualités personnelles requises pour la tâche que Dieu lui avait donnée. Nous
pouvons parler d'un talent instinctif, et, si cela plaît, nous pouvons même
dire qu'il avait le tempérament de la tâche.
Quand
on essaie de donner une image populaire d'un philosophe médiéval, on doit
utiliser un langage très moderne et très anti-philosophique. Ceci n'est pas dit
pour se moquer de la modernité mais pour reconnaître que les modernes ont
tellement joué dans les sentiments et les émotions, surtout dans le domaine des
arts, qu'ils ont développé un vaste vocabulaire imprécis qui exprime une
atmosphère plutôt qu'une attitude ou une position. Comme il a été remarqué
ailleurs, les philosophes modernes eux-mêmes ressemblent plus à des poètes
modernes, apportant chacun une touche personnelle jusqu'à la vérité et voyant
souvent la vie à travers des verres colorés. On y gagnerait presque plus à dire
que Schopenhauer avait les idées noires et que William James voyait le monde
plus en rose, que d'affirmer que l'un était un Pessimiste et l'autre un
Pragmatiste. L'approche sentimentale moderne a sa valeur, bien que les modernes
aient tendance à l'exagérer, de la même façon que la logique médiévale avait sa
valeur, bien qu'un Moyen Âge avancé ait eu tendance à la surestimer. Le fait
est qu'expliquer les médiévaux aux modernes, demande souvent l'usage du langage
sentimental moderne. Autrement le trait d'époque fera défaut en raison de
certains préjugés et de certaines ignorances concernant les personnes du Moyen
Âge. Or nous avons une caractéristique qui apporte une grande lumière à
l'oeuvre complète de S. Thomas d'Aquin, un trait
élémentaire qui pouvait même lui être inconscient, qu'il aurait possiblement
considéré comme une qualité personnelle accessoire et que nous devons
maintenant exprimer dans un langage journalistique superficiel qu'il aurait
sans doute estimé insignifiant.
Quoi
qu'il en soit, le mot de l'atmosphère est l'Optimisme. Je sais que ce mot s'est
encore plus appauvri au vingtième siècle qu'au dix-neuvième. Récemment, les
gens parlaient d'optimisme au sujet de la guerre; ils parlent maintenant d'un
optimisme du libre-échange. Ils parleront sans doute d'optimisme concernant le
tournoi international de ping-pong. À l'époque victorienne, on donnait plus de
sens à la chose quand on appliquait le mot Optimiste à Browning, à Stevenson ou
à Walt Whitman. Aussi est-ce dans un sens plus vaste et plus lumineux, que dans
le cas de ces gens, que le terme s'applique réellement à Thomas d'Aquin. Il croyait en la Vie avec la conviction la plus
solide et la plus colossale; en quelque chose ressemblant à ce que Stevenson appelait le grand théorème de la viabilité de la vie. On le
respire dans ses premiers propos concernant la réalité de l'Existence. Si
l'intellectuel morbide de la Renaissance devait dire, "Être ou ne pas
Être, voilà la question," alors l'immense docteur médiéval répond
assurément d'une voix de tonnerre, "Être, voilà la réponse!" Ce point
est très important. Bien des gens parlent normalement de la Renaissance comme
d'une époque où certains hommes ont commencé à croire en la Vie. En réalité, ce
fut l'époque où quelques hommes ont commencé, pour la première fois, à perdre
confiance en la Vie. Les médiévaux avaient imposé de nombreuses restrictions,
certaines excessives, à la faim et même à voracité humaine universelle de la
Vie. Ces restrictions avaient parfois été exprimées dans des termes fanatiques
et enragés; des termes de personnes qui résistent à une puissante force
naturelle, la force de gens qui désirent vivre. Mais ils n'avaient jamais eu à
combattre, avant l'arrivée de la pensée moderne, des gens qui désiraient
mourir. Cette horreur les avait menacés dans l'esprit asiatique albigeois, mais
ne leur fut jamais une présence quotidienne — jusqu'à maintenant.
Le
fait ressort de façon éclatante quand on compare le plus grand des philosophes
chrétiens aux seuls hommes qui semblent avoir été ses égaux ou
semblent avoir pu le devenir. Ils étaient des gens qu'il n'a jamais rencontrés
en dispute. Il n'avait jamais vu la plupart d'entre eux. Il n'avait même pas
entendu parler de certains. Platon et Augustin étaient les seuls deux avec
lesquels il put s'entretenir comme il le fit avec Bonaventure ou même Averroès.
Mais ses véritables rivaux étaient ailleurs, et les uniques véritables rivaux
de la théorie catholique. Ce sont les têtes pensantes des grands systèmes
païens. Certains sont très anciens et d'autres très modernes, comme Bouddha
d'une part et Nietzsche d'autre part. Quand nous plaçons notre gigantesque
personnage sur un plan vaste et cosmique, nous prenons tout à coup conscience,
premièrement, qu'il est l'unique théologien optimiste et, deuxièmement, que le
Catholicisme est l'unique théologie optimiste. On peut toujours concocter
quelque chose de plus doux et agréable avec l'évanouissement de la théologie et
le mélange de la croyance avec tout ce qui la contredit. Mais, au sein des
croyances cosmiques, elle seule est entièrement du côté de la Vie.
La
religion comparative nous a en effet permis de comparer les religions entre
elles et de les contraster. Voici une cinquantaine d'années, elle se lançait à
la recherche de la preuve que toutes les religions étaient essentiellement
pareilles, prouvant ainsi qu'elles avaient toutes la même valeur et qu'elles
étaient conséquemment également dépourvues de valeur. Puis cette démarche
scientifique a soudainement commencé à devenir scientifique et à découvrir la
profondeur des crevasses autant que la hauteur des collines. Le développement
d'un respect entre des gens religieux sincères est une nette amélioration. Mais
le respect révèle la différence là où le mépris ne générait qu'indifférence.
Plus nous apprécions la noble révulsion et le renoncement de Bouddha, plus nous
voyons intellectuellement qu'il est l'envers et presque le contraire du salut
du monde opéré par le Christ. Le Chrétien cherche à fuir le monde vers
l'univers, tandis que le Bouddhiste cherche à fuir l'univers encore plus que le
monde. Ce dernier souhaite se décréer tandis que
l'autre souhaite revenir à sa Création, à son Créateur. En effet, on a
tellement affaire à l'inverse de l'idée de la Croix comme Arbre de la Vie,
qu'on peut comprendre comment on aura pu les mettre côte à côte, comme si on
avait affaire à une signification égale. Ces deux idées sont parallèles et
égales comme un mont et un creux, une vallée et une colline. D'une certaine
façon, cet ultime désespoir est l'unique autre possibilité face à cette audace
divine. D'ailleurs un homme véritablement spirituel et intellectuel y voit une
sorte de dilemme, un choix très dur et terrible. Il n'y a guère de choix plus
complet sur terre que celui-ci. Qui ne veut pas grimper sur la montagne du
Christ tombe nécessairement dans l'abîme de Bouddha.
Il
en va de même, d'une façon moins lucide et digne, pour la plupart des autres
avenues offertes par l'humanité païenne. Elles sont presque toutes sans cesse
aspirées dans le tourbillon du recommencement des anciens. Elles reviennent
presque toutes à la même idée de l'éternel retour. Bouddha la décrivait
sombrement comme la Roue de la Tristesse. Certes, le pauvre Nietzsche est
parvenu à décrire comme Joyeuse Sagesse le type de recommencement que Bouddha
décrivait comme Roue de la Tristesse. Je peux seulement me demander que, si la
simple répétition était son idée d'une Joyeuse Sagesse, quelle pouvait bien être son idée d'une Triste Sagesse. Il faut
cependant reconnaître que cette idée est venue à Nietzsche au moment de sa
dépression plutôt qu'au moment de son expression. Elle lui est venue à la fin
de sa vie, quand il était au bord de l'effondrement mental; et elle est tout à
l'opposé de ses inspirations plus jeunes et plus remarquables portant sur une
liberté sauvage ou une innovation fraîche et créative. Il avait au moins essayé
une fois de s'échapper, mais a fini par être cassé — sur la roue.
Seule
sur terre, soulevée au-dessus toutes les roues et tous les tourbillons de ce
monde dont elle est libérée, on a la foi de S. Thomas, solide et équilibrée par
beaucoup plus que les métaphysiques orientales et le faste et l'apparat païens;
unique pourtant à exprimer avec vigueur et vitalité que la vie est une histoire
vivante, avec un grand commencement et une grande fin; enracinée dans la joie
primordiale de Dieu et portant comme fruit le bonheur final de l'humanité;
débutant avec le choeur colossal des fils de Dieu chantant la joie et se
terminant dans la camaraderie mystique exprimée obscurément dans les mots
antiques qui offrent l'inspiration d'une danse archaïque: "Son
enchantement se trouve auprès des fils des hommes."
Cette
esquisse est condamnée à n'offrir qu'un soupçon de philosophie, à n'effleurer
ou même à ignorer la théologie et à garder un silence à peine seyant face à la
sainteté. Pourtant, ce petit livre est aussi condamné à répéter avec une
certaine monotonie que la philosophie, dans cette histoire, dépendait
réellement de la théologie et que la théologie dépendait réellement de la
sainteté. En d'autres mots, nous devons rappeler le premier fait mis en lumière
au premier chapitre: cette immense création intellectuelle était une création
chrétienne et catholique et ne saurait être comprise autrement. C'est Thomas d'Aquin qui baptisa Aristote tandis qu'Aristote aurait été
incapable de baptiser Thomas d'Aquin. On a eu affaire
à un miracle purement chrétien, celui de faire revenir ce grand Païen du monde
des morts. Ceci peut être démontré de trois façons (comme S. Thomas aurait pu
dire), que nous pouvons résumer comme une sorte de résumé de ce livre.
Premièrement,
on trouve une preuve dans la vie de S. Thomas du fait que seule son orthodoxie
vaste et solide pouvait défendre autant de points qui semblaient inorthodoxes. La charité rachète une multitude de péchés et
de la même façon l'orthodoxie rachète une multitude d'hérésies, ou de positions
qu'on prend facilement pour des hérésies. Ce fut justement la conviction
engendrée par son Catholicisme personnel qui permit le bénéfice du doute à son
Aristotélisme impersonnel. Il n'avait pas l'odeur du brûlé parce qu'il avait
l'odeur du tisonnier, du tisonnier qu'il avait instantanément et
instinctivement saisi quand il avait subi un véritable assaut contre l'éthique
catholique fondamentale. Une expression typiquement cynique du monde moderne
dit d'un homme qu'il est tellement bon qu'il n'est bon à rien. S. Thomas était
tellement bon qu'il était bon à tout. Sa garantie s'avérait bonne pour ce que
d'autres considéraient comme des spéculations folles et dangereuses menant au
culte du néant. Qu'il ait baptisé ou pas Aristote, il fut véritablement le
parrain d'Aristote, son témoin. Il fit serment que le vieux Grec ne pouvait pas
nuire. Et tout le monde eut confiance en sa parole.
Deuxièmement,
on trouve une preuve dans la philosophie de S. Thomas du fait que tout y est
fondé sur la nouvelle intention chrétienne de partir de l'étude des faits
plutôt que des vérités. La philosophie thomiste a débuté par les premières
racines de la pensée, les sens et les truismes de la raison, alors qu'un sage
païen aurait pu mépriser ces choses comme il méprisait les arts serviles. Mais
le matérialisme, qui n'est que le cynisme d'un Païen, peut être une humilité
chrétienne chez un Chrétien. S. Thomas était disposé à commencer par
enregistrer les faits et les sensations du monde matériel, de même qu'il était
disposé à commencer par laver les casseroles et la vaisselle au monastère.
Justement, dans son Aristotélisme, il n'avait pas à avoir honte d'être le serviteur
des serviteurs de Dieu en reconnaissant que le bon sens appliqué aux objets
concrets constituait une sorte de travail servile. Un sceptique parmi les
païens pouvait devenir un cynique. Diogène le Cynique conserva toujours un
élément de mépris dans son baril tandis que la saleté des Cyniques devenait la
poussière et les cendres où oeuvraient des saints. Si nous ratons cette
perspective, nous ne comprenons rien de la plus grande révolution de
l'histoire. On avait une nouvelle raison de commencer avec les choses les plus
matérielles et les plus viles.
Troisièmement,
on trouve une preuve dans la théologie de S. Thomas, dans l'immense vérité qui
soutient toute cette théologie et toute autre théologie chrétienne. On avait
véritablement une nouvelle raison de considérer les sens, les sensations du
corps et les expériences de l'homme ordinaire avec une révérence qui aurait
surpris le grand Aristote lui-même et qu'aucune personne du monde antique
n'aurait même pu commencer à comprendre. Le corps n'était plus ce qu'il était
lorsque Platon et Porphyre et les anciens mystiques l'avaient considéré comme
mort. Le corps avait été suspendu au gibet. Il était sorti du tombeau. L'âme ne
pouvait plus mépriser des sens qui avaient été les organes d'un être plus grand
que l'homme. Platon pouvait mépriser la chair; mais Dieu ne l'avait pas
méprisée. Les sens avaient réellement été sanctifiés; de même qu'ils sont bénis
l'un après l'autre lors d'un baptême catholique. "Voir c'est croire"
n'était plus l'idiotisme d'un banal individu dans le monde de Platon. Cela
devenait une condition réelle d'une vraie croyance. Ces miroirs rotatifs qui
envoient des messages au cerveau humain, cette lumière qui éclaire le cerveau,
avaient réellement révélé à Dieu lui-même le chemin de Béthanie ou la lumière
sur le rocher élevé de Jérusalem. Ces oreilles qui résonnent des bruits
familiers avaient aussi rapporté à la pensée secrète de Dieu le bruit de la
foule qui avait semé des rameaux sur son chemin et de celle qui avait réclamé
le crucifiement. Dès lors que l'Incarnation était devenue l'idée centrale de
notre civilisation, on devait inévitablement revenir au matérialisme, au sens
de la véritable valeur de la matière et de l'édification du corps. Dès lors que
le Christ était ressuscité, Aristote devait inévitablement revenir à la vie.
Voilà
trois bonnes raisons, suffisantes, pour l'appui du saint envers une philosophie
solide et objective. Il y avait pourtant encore autre chose, immense et vague,
que j'ai tenté d'exprimer par l'interposition de ce chapitre. On peut
difficilement l'exprimer correctement, sans tomber dans l'affreux péril de
devenir populiste, ou du moins dans ce que les Modernistes estiment à tort être
populiste, c'est-à-dire verser de la religion à la religiosité. Pourtant, on ne
saurait manquer de voir un certain ton et tempérament de l'Aquinate,
comme l'arrivée d'une lumière dans une maison vitrée. Il s'agit de l'attitude
positive de son esprit, qui baigne au soleil dans la chaleur de l'étonnement
envers les choses créées et qui s'en nourrit. On y retrouve cette audace
particulière de son Église qui permet à certaines personnes d'adjoindre à leur
nom propre les titres extraordinaires de la Trinité et de la Rédemption, de
sorte qu'une religieuse peut devenir "du Saint Esprit", ou un homme
puisse ployer sous le fardeau du titre S. Jean de la Croix. De la même façon,
l'homme que nous étudions pourrait être spécialement appelé S. Thomas du
Créateur. Les Arabes ont une expression concernant les cent noms de Dieu; mais
ils ont aussi hérité d'une tradition d'un incommensurable nom indicible parce
qu'il exprime l'Existence même, muette et cependant épouvantable, comme un cri
inaudible instantané: la proclamation de l'Absolu. Peut-être aucun autre homme
a-t-il été si près d'appeler le Créateur par Son propre nom qui peut seulement
s'écrire Je suis.
—/—
À ce
point, même dans une esquisse aussi limitée et extérieure d'un grand saint,
nous devons écrire quelque chose qui ne peut pas aller parfaitement avec le
restant; l'unique chose qu'il importe d'écrire et qu'il est impossible
d'écrire. Un saint peut être un homme de tout genre, à une qualité près, à la
fois unique et universelle. On pourrait même dire que l'élément précis qui
sépare le saint de l'homme ordinaire est son empressement de ne faire qu'un
avec l'homme ordinaire. Le mot ordinaire doit être compris dans sa
signification primitive et noble, qui se rapporte au mot ordre. Un saint est
au-delà de toute envie de distinction. Il est l'unique sorte d'homme supérieur
qui n'a jamais été une personne supérieure. Mais tout ceci provient d'une
réalité centrale, qu'il n'ose appeler un privilège, mais qui constitue, dans sa
nature même, une espèce de vie privée ressemblant à une propriété privée. Comme
dans tous les cas de propriété privée saine, l'avoir suffit. Il ne souhaite pas
en limiter l'accès à une certaine quantité de personnes. Il essaie toujours de
la cacher, comme une sorte de bonne manière céleste; et Thomas d'Aquin a essayé de la cacher plus que la plupart. Pour
atteindre cette réalité, dans la mesure où nous le pouvons, il vaut mieux
commencer à l'étage supérieur pour voir l'intérieur qui peut s'y trouver et qui
contraste avec le plus visible du dehors.
L'apparence
ou la présence physique de S. Thomas d'Aquin est bien
plus facile à rappeler que celle de bien des gens qui ont vécu avant l'époque
des portraits peints. On a dit qu'il y avait peu de l'Italien dans son l'être
physique; au mieux, j'y vois une comparaison inconsciente entre S. Thomas et S.
François et, au pire, une comparaison entre lui et la légende facile des
bruyants joueurs d'orgues de Barbarie ou des tonitruants vendeurs de crème
glacée. Les Italiens ne sont pas tous de bruyants joueurs d'orgues de Barbarie
et peu d'Italiens sont comme S. François. Une nation ne répond jamais à un seul
modèle mais plutôt à un mélange de deux ou trois modèles à peu près
identifiables. S. Thomas reflétait un modèle qui n'est pas tellement commun en
Italie que commun à des Italiens peu communs.
Sa
masse permettait aisément de le considérer avec humour comme ces tonneaux de
vin ambulants qu'on retrouve dans les comédies de nombreux pays. Il en blaguait
lui-même à son propre sujet. Ce put aussi bien être lui-même, qu'un partisan
querelleur des écoles augustinienne ou arabe, qui fut à l'origine de la
merveilleuse exagération qu'on avait dû couper un demi-cercle dans la table à
manger pour qu'il puisse s'y asseoir. Mais c'était une exagération. Sa stature
était plus remarquable que sa corpulence et, par-dessus tout, sa tête était
suffisamment puissante pour dominer son corps Sa tête correspondait à un modèle
réel et reconnaissable, à en juger par les portraits traditionnels et les
descriptions personnelles que nous avons de lui. Il était assorti d'une tête au
menton et à la mâchoire lourds. Il avait un nez romain et un grand front plutôt
dégarni lequel, malgré son ampleur, offre aussi une
curieuse impression concave dotée des cavités éparses comme des cavernes de la
pensée. Napoléon avait une tête semblable sur un corps assez petit. Mussolini
l'a sur un corps plus grand et plus actif. On retrouve ce modèle sur le buste
de plusieurs Empereurs romains et parfois superposé à la chemise usée d'un
serveur italien. Mais on a généralement affaire alors à un maître serveur. Ce modèle
est tellement coutumier que je ne peux pas m'empêcher de penser que le scélérat
le plus connu de la fiction légère, dans le roman-savon
victorien appelé "La femme en blanc", a été esquissé par Wilkie Collins à partir d'un véritable comte italien, tant il
contraste avec le scélérat maigre, basané et gesticulant auquel les Victoriens
attribuent le rôle de comte italien. Comte Fosco, on
se souviendra, était un gentilhomme calme, corpulent et colossal, dont la tête
aurait pu être un buste de Napoléon aux dimensions héroïques. Certes, il fut un
scélérat mélodramatique, mais il représentait bien un Italien — de cette sorte.
Si nous nous rappelons ses manières tranquilles, le merveilleux bon sens de ses
propos et de ses actions, nous avons probablement une bonne image matérielle du
modèle de Thomas d'Aquin, à la condition d'y ajouter
un léger ton de foi pour concevoir le Comte Fosco
soudainement transformé en saint.
Les
portraits peints que nous avons de S. Thomas, bien que bon nombre ont été faits
longtemps après sa mort, sont manifestement tous des portraits du même homme.
Dans la "Dispute sur le Saint sacrement" de Raphaël, il cabre avec
défi sa tête napoléonienne et la sombre masse de son corps. Un portrait fait
par Ghirlandajo met en évidence un point particulièrement révélateur de ce
qu'on pourrait appeler la qualité italienne souvent laissée pour compte chez
cet homme. Elle fait aussi ressortir des aspects très importants d'un mystique
et d'un philosophe. On dit partout que Thomas d'Aquin
était un genre d'homme communément appelé distrait, ayant l'esprit ailleurs. Ce
type de personnage est régulièrement représenté de deux ou trois façons
conventionnelles dans les peintures, sérieuses ou comiques. Parfois,
l'expression des yeux est simplement vide, comme si la distraction était
réellement une absence d'esprit. D'autres fois, on leur donne plus
respectueusement une expression rêveuse, comme si la personne éprouvait une
envie profonde de quelque chose perdue au loin, qu'elle ne peut pas voir et
qu'elle peut seulement désirer. Voyez maintenant les yeux de S. Thomas dans le
portrait de Ghirlandajo, et vous saisirez une différence radicale. Les yeux
sont bel et bien détachés des alentours immédiats de sorte que le pot de fleurs
au-dessus de la tête du philosophe pourrait lui tomber dessus sans attirer son
attention. Mais ces yeux ne sont pas le moindrement rêveurs, et surtout ils ne
sont pas vides. Ils brûlent du feu d'une intense présence intérieure. Ce sont
des yeux vifs et très italiens. Cet homme pense à quelque chose, et cette chose
est à son apogée. Il ne s'agit pas de rien ou de n'importe quoi ou, encore
pire, de tout. Ses yeux devaient avoir quelque chose de cette vigilance sous
braise l'instant avant de frapper la table et de faire sursauter toute la compagnie
dans la salle de banquet du Roi.
Nous
avons aussi hérité de quelques impressions attestées et assurées concernant les
habitudes personnelles qui accompagnaient le physique du personnage. Quand il
n'était pas tranquillement assis à lire un livre, il marchait sans cesse autour
des cloîtres, rapidement et avec énergie, à la façon caractéristique des hommes
qui mènent des combats de l'esprit. Quand on le dérangeait, il était
parfaitement poli et s'excusait avec plus d'empressement que celui qui
s'excusait de l'interrompre. Mais on décelait en lui une nuance qui laissait
entendre qu'il préférait ne pas être interrompu. Il était disposé à arrêter sa
promenade péripatéticienne, mais il devait marcher d'autant plus vite quand il
la reprenait.
On
comprend alors que l'abstraction superficielle, que le monde voyait en lui,
avait un caractère particulier qui mérite notre attention. En effet, il existe
plusieurs absences d'esprit, incluant celle de certains poètes et intellectuels
prétentieux chez qui l'esprit n'a jamais été notablement présent. Il existe
l'abstraction du contemplatif, qu'il soit un vrai contemplatif chrétien, qui
contemple une Réalité, ou un faux contemplatif oriental qui contemple
véritablement Rien. S. Thomas n'était manifestement pas un mystique bouddhiste,
mais je ne pense pas que ses crises d'abstraction étaient même celles du
mystique chrétien. S'il a connu des extases d'un véritable mysticisme chrétien,
il prenait bien soin à ce que celles-ci n'aient pas lieu à la table des autres.
À mon avis, il passait à travers des crises de recherche propres à l'homme
pratique plutôt qu'à l'homme entièrement mystique. Il a reconnu la distinction
commune entre la vie active et la vie contemplative, mais dans les cas qui nous
concernent présentement, je pense que sa vie contemplative elle-même était une
vie active. Ça n'avait rien à voir avec sa vie supérieure, au sens d'ultime
sainteté. On se rappelle plutôt Napoléon qui semblait sombrer dans l'ennui le
plus complet lorsqu'il était à l'Opéra et qui admettait par la suite qu'il
s'était alors demandé comment il parviendrait à réunir les trois corps d'armée
de Francfort aux deux corps d'armée de Cologne. De même, dans le cas de l'Aquinate, si ses rêveries étaient des rêves, elles étaient
des rêves éveillés à l'appel du combat du jour. S'il se parlait, c'est parce
qu'il argumentait contre quelqu'un. Une autre façon de le dire: ses rêveries
étaient semblables aux rêveries d'un chien de chasse, à la poursuite de
l'erreur comme de la vérité, suivant à la piste tous les tours et détours d'une
fausseté subtile et la traquant jusqu'à sa tanière en enfer. Il aurait été le
premier à reconnaître que le penseur erroné serait probablement le plus surpris
d'apprendre l'origine de sa pensée et le lieu où elle menait. Il n'y a pas de
doute qu'il avait cette idée de poursuite qui fut à l'origine d'innombrables
erreurs et malentendus concernant les poursuites de ce qu'on nomme la
Persécution latine. Il était dépourvu comme aucun d'un tempérament de
persécuteur. Mais il possédait au plus haut point la qualité de poursuite qu'on
rencontre dans les moments désespérés, qui est la conscience que tout vit dans
son lieu propre et que rien ne meurt ailleurs que chez soi. Il lui est
certainement parfois arrivé de poursuivre sa chasse de jour sous la forme des
rêveries de jour. Mais il était un rêveur actif bien qu'il ne fût pas ce qu'on
appelle couramment un homme d'action. Et, au coeur de cette chasse, il faisait
véritablement partie des domini canes
et fut certainement le plus puissant et le plus magnanime des Dogues de Dieu.
Bien
des gens ne comprennent pas la nature même de cette sorte d'abstraction. Mais
il faut reconnaître que, malheureusement, bien des gens ne comprennent pas la
nature d'aucune sorte d'argumentation. En fait, je pense qu'il existe moins de
gens aujourd'hui qui comprennent une argumentation, qu'il y a vingt ou trente
ans. Et S. Thomas se fut probablement senti en meilleure compagnie avec les
athées du début du dix-neuvième siècle qu'avec les sceptiques vides du début du
vingtième siècle. De toute façon, un des inconvénients marqués du sport
puissant et glorieux qu'on appelle l'argumentation, est sa longueur démesurée.
Si vous discutez honnêtement, comme S. Thomas le faisait toujours, vous
trouverez que le sujet paraît quelquefois n'avoir pas de fin. Il était très
conscient de ce fait, comme on le voit à plusieurs endroits; par exemple
lorsqu'il argumente que la plupart des hommes ont besoin d'une religion
révélée, parce qu'ils n'ont pas le temps d'argumenter. C'est dire qu'ils n'ont
pas le temps d'argumenter correctement. On a toujours le temps d'argumenter de
travers, surtout à une époque comme la nôtre. Comme il était lui-même décidé
d'argumenter, d'argumenter avec honnêteté, de répondre à chacun et de traiter
de tout, il écrivit suffisamment de livres pour couler un bateau ou pour
remplir une bibliothèque, bien qu'il mourût assez tôt à la mi-temps de la vie.
Il n'aurait probablement pas réussi ça s'il ne pensait pas constamment, et
surtout pensait de façon combative, même quand il n'écrivait pas. Dans son cas,
le combat ne comprenait pas d'amertume, de mépris ou de méchanceté. Mais un
combat était un combat. D'ailleurs, c'est ordinairement l'homme qui refuse
d'argumenter qui est le premier à dénigrer. C'est la raison pour laquelle, dans
les écrits de notre temps, nous trouvons si peu d'argumentation et tellement de
dénigrement.
Nous
avons noté que S. Thomas ne s'est permis la dénonciation qu'une ou deux fois.
Mais il n'y a aucun moment où il s'est permis le dénigrement. On ne saurait
mieux résumer son esprit étonnement simple, son intelligence lucide mais
travaillante, qu'en soulignant qu'il ne savait pas dénigrer. Il était un
aristocrate intellectuel dans les deux sens du mot. Mais il ne fut jamais un
aristocrate pédant. Il ne s'est jamais préoccupé de savoir si les gens à qui il
parlait étaient de la sorte que le monde considère mériter qu'on leur parle; et
l'impression qu'il laissa auprès de ses contemporains manifesta que ceux qui
recevaient les miettes de son esprit ou de sa sagesse pouvaient être tout
autant des nullités que des personnalités, ou des nouilles que des bollés. Son intérêt était fixé sur les âmes de ses
compagnons dans ce monde et jamais sur la cote de leur intelligence. D'une
certaine façon, c'eut été trop personnel et d'une autre façon trop arrogant
pour cet esprit particulier et pour son tempérament. Il était très intéressé
par son sujet et pouvait parfois en parler longuement, bien qu'il fût
probablement encore plus longtemps silencieux. Mais il avait pleinement le
mépris inconscient que les gens réellement intelligents ont envers une
intelligentsia.
Comme
la plupart des gens intéressés aux problèmes communs aux gens, il semble avoir
eu une correspondance considérable, si on tient compte de la difficulté de
correspondre à l'époque. Nous possédons une documentation rapportant un grand
nombre de cas où de parfaits étrangers lui ont soumis des questions, et parfois
des questions plutôt ridicules. Il répondit à celles-ci avec son mélange
caractéristique de patience et de rationalité avec laquelle certaines personnes
rationnelles peuvent exprimer leur impatience. Ainsi, une personne lui demanda
si les noms de tous les élus étaient écrits sur un parchemin exposé au ciel. Il
répondit avec une sérénité à toute épreuve: "Pour autant que je le sache,
il n'en est pas ainsi; mais il n'y a pas de mal à le dire."
J'ai
souligné comment S. Thomas est, sur le portrait d'un peintre italien, présenté
en alerte même dans son état d'abstraction et doté d'un silence qui semble vouloir
déboucher sur la parole. Les peintures de cette grande tradition sont
généralement pleines de touches légères qui font preuve d'une très grande
imagination. Je songe à la sorte d'imagination observée par Ruskin quand il vit
la scène ensoleillée de la Crucifixion faite par Tintoretto,
où le visage du Christ est sombre et indéchiffrable avec l'auréole autour de sa
tête étrangement faible et aux couleurs cendrées. On peut difficilement rendre
avec plus de puissance l'idée de la Divinité elle-même qui s'éclipse. On a une
touche pareillement significative sur le portrait de Thomas d'Aquin. Ayant mis une telle vivacité et une telle vigilance
dans les yeux, l'artiste a possiblement eu l'impression d'avoir trop insisté
sur la concentration purement combative du saint. Quoi qu'il en soit, pour une
raison quelconque, il broda un curieux emblème sur sa poitrine, comme un
troisième oeil symbolique et cyclopéen. Ce n'est pas un signe chrétien usuel.
Cela ressemble plus à un disque du soleil contenant le visage d'un dieu païen.
Mais le visage lui-même est sombre et caché, et seuls les rayons qui en sortent
forment un cercle de feu. J'ignore si on lui a attribué une signification
traditionnelle. Chose certaine, sa signification imaginative est
particulièrement appropriée. Le soleil secret, sombre par excès de lumière ou
encore ne montrant sa lumière qu'en éclairant les autres pourrait servir
d'emblème à la vie intérieure et idéale du saint, qui n'était pas seulement
caché dans ses paroles et ses gestes, mais aussi par ses silences subits et ses
accès de réflexion. Bref, on ne doit pas confondre ce détachement spirituel
avec l'habitude usuelle de s'enfermer dans un isolement intellectuel. Il était
un homme parfaitement indifférent aux critiques qu'on put porter sur son comportement
usuel, comme tant d'hommes dotés d'une forme masculine imposante et héritiers
d'une certaine splendeur et grandeur sociale. Mais il conservait sa vie de
sainteté dans un intense secret. De fait, on a toujours rencontré cette sorte
de secret dans les cas de véritable sainteté, car un saint tient en profonde
horreur l'idée de jouer au Pharisien. Mais, dans le cas de Thomas d'Aquin, ce souci du secret était encore plus ancré dans sa
sensibilité au point que certaines gens du monde le diraient morbide. Il ne se
souciait pas d'être surpris à brasser des idées dans sa tête au milieu des
verres à vin d'un banquet royal car il s'agissait alors seulement d'une
question de débat. Mais quand il était question d'une vision qu'il aurait eue
de S. Paul, il agonisait à l'idée que cela puisse se répandre. C'est pourquoi
cette histoire demeure relativement incertaine. Bien entendu, ses disciples et
ses admirateurs cherchaient autant à recueillir ces histoires purement
miraculeuses que lui cherchait à les cacher. Aussi l'une ou l'autre d'entre
elles semble être assez bien assortie des conditions d'authenticité. Mais il y
en a certainement un moins grand nombre qui ont été connues par autrui que dans
le cas de nombreux saints également sincères et également modestes, cependant
plus préoccupés de zèle et moins sensible à la publicité.
En
vérité, en ce qui concerne les choses de la sorte, un énorme silence plane
autour de S. Thomas, dans sa vie comme dans sa mort. Il est un de ces êtres
immenses qui occupent peu de place. Naturellement, les miracles qu'il fit après
sa mort ont provoqué quelques remous, de même que son enterrement au moment où
l'Université de Paris a voulu s'en mêler. Je ne connais pas en détail la longue
histoire des autres projets pour l'enterrer, qui s'est finalement terminée
lorsque ses ossements sacrés ont été déposés dans l'église S. Sernin à
Toulouse, à l'entrée même des champs de bataille où ses Frères dominicains
avaient combattu la peste du pessimisme de l'Orient. Mais on ne peut guère
imaginer son tombeau comme le lieu d'une dévotion joviale, chahuteuse et
populaire de forme médiévale ou moderne. Certes, il était loin d'être un
Puritain au vrai sens du mot. Il avait su organiser un congé et un banquet pour
ses jeunes amis dans une atmosphère apparemment conviviale. Dans le contexte de
son époque, ses écrits paraissent accorder une importance raisonnable à la vie
physique, et il ira même jusqu'à insister que les gens doivent utiliser des
blagues et même des bons coups pour égayer leur vie. Cela dit, on ne lui
imagine pas vraiment une personnalité qui attire les foules ou qui suscite une
longue route pleine de tavernes comme celle qui mène au tombeau de S. Thomas
[Beckett] à Canterbury. Je le vois détester le bruit. Une légende dit qu'il
détestait les orages électriques, mais ceci est contredit par le fait qu'il fut
suprêmement calme lors d'un véritable naufrage. Quoi qu'il en soit, sa santé
plutôt fragile faisait probablement de lui un homme très calme. On a plutôt
l'impression qu'on prendrait graduellement conscience de sa présence à la façon
d'un vaste décor.
Pour
que notre brève esquisse soit digne de son sujet, nous devons
placer ici un aperçu de sa prodigieuse certitude, devant laquelle toutes ses
bibliothèques de philosophie, et même de théologie, ne sont qu'un simple amas
de pamphlets. Elle fut certainement ce qui était premier en lui, sous la forme
d'une conviction, bien avant de prendre une quelconque forme de controverse.
Elle fut vibrante dans son enfance et les circonstances de sa vie étaient
telles que les anecdotes de sa petite enfance et de son aire de jeu ont dû être
assez bien conservées. Il manifesta dès le début le caractère authentique qui
fait la preuve radicale d'un véritable Catholicisme: l'impétueuse, impatiente
et intolérante passion en faveur des pauvres et l'empressement affamé de
nourrir les affamés, qui transforme quelqu'un en casse-pieds des riches. Ceci
n'a rien à voir avec l'intellectualisme dont on l'a accusé plus tard; encore
moins avec une habitude dialectique. Il est peu probable qu'il eut l'ambition,
à l'âge de six ans, de répondre à Averroès ou qu'il ait connu quelque chose de
la Causalité Efficace, ou encore qu'il ait élaboré, comme il le fit plus tard,
toute la théorie selon laquelle un homme doive avoir un amour de soi Sincère,
Constant et Indulgent, et qu'il doive transférer cet amour de façon intacte (si
possible) à l'amour du prochain. Si tôt dans sa vie, il ne comprenait pas tout
ceci. Il ne faisait que le mettre en pratique. C'est magnifiquement typique d'un
foyer aristocratique comme le sien, par exemple, que ses parents se soient
modérément objectés à ce qu'il donne toutes sortes de choses aux mendiants et
aux vagabonds, pendant que les domestiques supérieurs en éprouvent une profonde
aversion.
Si
cependant nous considérons l'événement avec tout le sérieux qu'on doit porter
aux actes des enfants, nous pouvons apprendre quelque chose concernant le
mystérieux état d'innocence qui est la première et meilleure source de toutes
nos indignations ultérieures. Nous pouvons commencer à comprendre pourquoi une
ambition contraire à tout ce qui le touchait commença à grandir en lui,
accompagnant la croissance de cet esprit, profond et solitaire. Nous pouvons
voir ce qui allait s'amplifier constamment en lui, comme une protestation ou
une prophétie ou une prière de délivrance, jusqu'à ce qu'il stupéfie toute sa
famille en lançant au loin, non seulement les oripeaux de la noblesse, mais
aussi toutes les formes d'ambition même ecclésiastique. Son enfance peut offrir
un indice de la première foulée de sa vie adulte, quittant la maison pour
embarquer sur la grand-route et proclamant son désir de devenir un Mendiant.
Nous
avons aussi cet autre cas qui paraît offrir un second regard ou une suite, dans
un incident notoire de sa vie extérieure qui nous livre un aperçu de sa vie
intérieure. On raconte, qu'après l'événement du tisonnier et de la dame venue
pour le tenter dans la tour, il eut un rêve dans lequel deux anges le
ceignirent d'un étroit cordon de feu qui, à la fois, lui infligea une douleur
terrible et lui apporta une terrible puissance; puis qu'il s'éveilla en
poussant un cri dans la nuit. Dans le contexte de l'événement, l'impression
était très vive et contenait sans doute des vérités qu'on pourra peut-être
mieux comprendre un jour quand les prêtres et les médecins auront appris à se
parler sans l'étiquette insipide des négations du dix-neuvième siècle. On
pourrait facilement vider ce rêve au moyen de l'esprit analytique du médecin du
dix-neuvième siècle qu'on trouve dans le roman Armadale,
le réduisant à des événements des jours antérieurs: le cordon serait sa lutte
pour ne pas être dépouillé de sa bure de Frère; le fil de feu brûlant se
répandant dans les tapisseries nocturnes viendrait du tisonnier qu'il avait
attrapé dans le foyer. Mais, dans Armadale, le
rêve avait aussi connu un accomplissement mystique comme le rêve de S. Thomas
connut son accomplissement mystique. Car, c'est un fait que, suite à cet
incident, il se révéla remarquablement libéré de toute instabilité face à cet
aspect de sa nature humaine. Il est tout à fait probable que l'incident
provoqua un bouleversement de son humanité ordinaire, d'où vint ce rêve plus
puissant qu'un cauchemar. Ce n'est pas ici que nous allons analyser le fait
psychologique qui trouble tellement des non-catholiques:
comment des prêtres peuvent préserver leur célibat sans pour autant cesser
d'être virils. De toute façon, il semble probable qu'il avait moins de
difficultés que la plupart. Ceci n'a pas à voir avec une vertu, qui tient de la
volonté. Des saints aussi saints que lui se sont roulés dans les ronces pour
échapper à la pression de la passion; mais lui-même n'a jamais eu besoin de
grand chose comme contre-irritant, pour la simple
raison qu'il n'a pas grandement été irrité là comme ailleurs. Nous sommes
contraints de reconnaître que beaucoup de ceci est condamné à échapper à nos
explications et fait partie des mystères de la grâce. Mais on peut accorder un
certain crédit à l'idée psychologique de "sublimation"; c'est-à-dire
d'accaparement d'énergies inférieures à des fins
supérieures; c'est ainsi que cet appétit s'est presque totalement effacé dans
la fournaise de sa puissance intellectuelle. Il est probable que la somme des
causes surnaturelles et naturelles a permis qu'il ne connaisse ni ne souffre
beaucoup de ce côté de sa pensée.
Il
arrive parfois que le lecteur le plus orthodoxe dans sa foi a la tentation de
détester l'hagiographe autant qu'il aime le saint homme. Le saint homme cherche
toujours à dissimuler sa sainteté. C'est son invariable règle de comportement.
Pour sa part, l'hagiographe peut ressembler à un persécuteur qui cherche à
déjouer le saint homme: un espion ou un fouinard à peine plus respectueux qu'un
journaliste américain. Je reconnais que ces sentiments sont soucieux de
perfection et unilatéraux, aussi, afin de démontrer ma contrition, je vais
mentionner un ou deux incidents qui ne peuvent avoir été connus que par ce
moyen déplorable.
Il
paraît sûr qu'il vivait une sorte de vie secondaire et mystérieuse, le double
divin de ce qu'on appelle une double vie. Il paraît qu'une personne aurait
aperçu un miracle solitaire que les psychiques modernes appellent la
Lévitation. Cette personne était ou bien menteuse ou bien témoin du fait, car
il n'y a pas de doute ou de degrés pour un tel prodige attribué à un pareil
personnage. Cela devait donner l'effet de voir un immense pilier d'une église
suspendu comme un nuage. J'imagine que nul n'est en mesure de comprendre quelle
tempête spirituelle d'exaltation ou d'agonie parvient à produire une telle
convulsion dans la matière et l'espace, mais il n'y a pas grand doute que de
tels événements ont lieu. Même chez les médiums spiritistes ordinaires, on a de
la difficulté à réfuter l'évidence du fait. La révélation probablement la plus
représentative de cet aspect de sa vie est l'histoire bien connue du miracle du
crucifix: dans le silence de l'église de S. Dominique, à Naples, une voix est
sortie du Christ sculpté pour dire au Frère à genoux devant lui qu'il avait
bien écrit et pour lui offrir de choisir sa récompense parmi tout ce qui
existe.
Je
pense que tous n'ont pas bien apprécié le clou de cette histoire particulière
par rapport à ce saint en particulier. On a affaire à la vieille histoire de
l'offre, faite à un amant de la solitude ou de la simplicité, de choisir parmi
toutes les richesses de la vie. L'ermite, réel ou faux, le fakir, le fanatique
ou le cynique, Stylite sur sa colonne ou Diogène dans son tonneau, peuvent être
représentés tentés par les pouvoirs de la terre, de l'air ou des cieux, qui
offrent le meilleur de toute chose. On les voit répondre qu'ils ne veulent
rien. Ce rien, chez le cynique ou le stoïque grec, constituait une pure et
simple négativité. Il ne voulait rien. Chez le mystique ou le fanatique oriental,
ce rien est parfois une espèce de négativité positive: il souhaite Rien. Le
Rien est véritablement l'objet de son vouloir. D'autres fois, il s'agit d'une
indépendance pleine de noblesse, et les vertus jumelles de l'Antiquité: l'amour
de la liberté et la haine du luxe. Ou encore, il s'agit uniquement de
l'expression de l'auto-suffisance qui est l'opposé
exact de la sainteté. Mais même les histoires de ce genre portant sur de vrais
saints ne sont pas tout à fait semblables à celle de S. Thomas. Il n'était pas
une personne qui ne voulait rien, et il était quelqu'un qui avait un intérêt
colossal pour toute chose. Sa réponse n'était pas aussi inévitable ou simple
que certains ont pu le supposer. Comparativement à bien d'autres saints et à
bien d'autres philosophes, il était avide d'accueillir les Êtres, avec sa faim
et sa soif des Êtres. La caractéristique propre de sa thèse spirituelle était
l'affirmation de l'existence réelle des êtres et non pas seulement d'un Être.
Le Multiple existait tout autant que l'Un. Je ne parle pas des choses à manger
ou à boire ou à porter, bien qu'il n'ait jamais nié leur place dans la noble
hiérarchie de l'Existence; je parle de choses qu'on peut penser et surtout de
celles qu'on peut prouver, expérimenter et connaître. Personne ne suppose que
Thomas d'Aquin, se voyant offert par Dieu un choix
parmi tous les dons de Dieu, irait demander un million de pièces d'or ou la
Couronne de Sicile ou une bouteille d'un vin grec rarissime. Mais il aurait pu
demander une des choses que lui-même voulait réellement: et il était un homme
capable de vouloir des choses, comme il avait voulu le manuscrit perdu de S.
Chrysostome. Il aurait pu demander la solution d'une vieille difficulté, ou le
secret d'une nouvelle science, ou un aperçu de l'inconcevable esprit intuitif
des anges, ou n'importe laquelle des milliers de choses qui auraient vraiment
apporté une satisfaction à son immense appétit viril d'un univers vaste et
varié. Il faut remarquer qu'au moment où la voix sortie entre les bras ouverts
du Crucifié s'adressa à lui, ces bras étaient réellement tout ouverts et
ouvraient glorieusement les portes de tous les mondes; ces bras pointaient à
l'Est comme à l'Ouest, aux bouts du monde et aux extrémités même de
l'existence. Ces bras étaient ouverts dans un geste de générosité
toute-puissante, le Créateur lui-même offrant la Création elle-même, avec les
millions de mystères de chacun des innombrables êtres et le choeur triomphal
des créatures. Voilà le contexte flamboyant de l'Être multiforme qui donne l'exceptionnelle
puissance à la réponse de S. Thomas et qui provoque un choc de surprise quand
il leva finalement la tête et demanda avec l'audace quasi-blasphématoire
constitutive de l'humilité de sa religion: "Je veux t'avoir Toi."
Ou,
si on veut ajouter une ironie suprême et écrasante à cette histoire, tellement
chrétienne pour ceux qui peuvent la comprendre, certains ont cru pouvoir
atténuer son audace en insistant qu'il avait dit: "seulement
Toi."
On
n'a pas chez S. Thomas autant de ces miracles, au sens strictement miraculeux,
que l'on rencontre dans les vies de saints dont l'influence n'a pas été aussi
immédiate, mais ces miracles semblent avoir été bien authentifiés, car il était
une personnalité publique bien connue en poste éminent et, ce qui était fort
utile de ce côté, il avait un bon nombre d'ennemis en colère sur lesquels on
pouvait compter pour passer de telles attestations au crible. On rapporte au
moins un miracle de guérison, d'une femme qui a touché son habit, de même que
quelques incidents qui peuvent être de simples variantes de l'histoire du
crucifix de Naples. Cependant, une de ces histoires offre une importance
particulière pour révéler un autre secteur plus privé de sa vie religieuse
personnelle et même émotionnelle: le secteur qui s'est exprimé dans la poésie.
Alors qu'il était en fonction à Paris, les autres Docteurs de la Sorbonne lui
soumirent une difficulté concernant la nature de la transformation mystique des
espèces du Saint Sacrement, et il se mit à rédiger, comme à l'habitué, une
solution élaborée et lucide. Il va sans dire qu'il sentit clairement et
simplement la profonde responsabilité et la gravité d'une telle décision
judiciaire. On comprend qu'il ait paru éprouver plus de souci dans ce travail
qu'il n'en eut sur d'autres sujets. Il demanda conseil et intercession dans une
prière plus longue qu'à l'ordinaire. Finalement, dans un de ces gestes rares
mais frappants qui accompagnent les tournants de sa vie, il lança sa thèse au
pied de la croix de l'autel et la laissa là comme dans l'attente d'un jugement.
Puis il retourna au bas des marches de l'autel où il se plongea à nouveau dans
la prière. On raconte que les autres Frères le surveillaient, et qu'ils eurent
raison de le faire. Car ils déclarèrent, par la suite, que le corps du Christ
se détacha de la croix, à la vue de leurs yeux mortels, et que le Christ vint
se tenir debout sur le document, disant: "Thomas, tu as bien écrit sur le
Sacrement de Mon Corps." C'est après cela qu'eut lieu, dit-on, l'événement
où son être fut miraculeusement soulevé dans les airs.
Un
observateur perspicace situant Thomas d'Aquin dans
son époque, dit à son sujet: "A lui seul, il aurait pu restaurer toute la
philosophie si elle avait été détruite par le feu." Voilà comment on peut
dire de lui qu'il était un homme original, un esprit créatif: il aurait pu
construire son propre cosmos de pierres et de pailles, sans aucun manuscrit
d'Aristote ou d'Augustin. Mais prenons garde à une confusion trop répandue:
celle qui est entre le domaine d'originalité d'une personne et le domaine de
son plus grand intérêt, ou encore entre ce qu'elle fait le mieux et ce qu'elle
aime le mieux. Vu que S. Thomas fut un philosophe unique et remarquable, il est
à peu près inévitable que ce livre soit principalement préoccupé par l'esquisse
de sa philosophie. Il ne peut ni ne prétend être une esquisse de sa théologie.
Mais c'est parce que la théologie d'un saint est simplement le théisme d'un
saint; ou plutôt le théisme de tous les saints. Elle est moins individuelle
mais beaucoup plus intense. Elle se préoccupe de l'origine commune, mais n'est
pas vraiment le place de l'originalité. C'est pourquoi
nous sommes forcés de penser à Thomas d'abord comme le fondateur de la
philosophie thomiste, comme nous pensons à Christophe Colomb comme le
découvreur de l'Amérique, bien qu'il ait pu être tout à fait sincère dans son
voeu pieux de convertir le Khan de Tartarie, ou à James Watt comme le
découvreur du moteur à vapeur, bien qu'il eut pu être un fervent adorateur du
feu, ou un Calviniste écossais sincère, ou tout autre chose curieuse. De toute
façon, il est pleinement naturel qu'Augustin et Aquin,
Bonaventure et Duns Scot, tous les docteurs et tous les saints, se rapprochent
les uns des autres à mesure qu'ils se rapprochent des réalités divines dans les
choses et qu'il y ait ainsi moins de différence entre eux en théologie qu'en
philosophie. Certes, dans certains domaines, les critiques de l'Aquinate ont pu penser que sa philosophie a indûment
affecté sa théologie. Ceci est particulièrement vrai dans l'accusation qu'il
ait fait de l'état de Béatitude quelque chose de trop intellectuel, la
représentant comme la satisfaction de l'amour de la vérité plutôt que comme la
vérité de l'amour. De même, c'est vrai que les mystiques et les gens de l'école
franciscaine se sont préoccupés plus amoureusement de la suprématie de l'amour.
Mais tout ceci était essentiellement une question d'emphase, peut-être teintée
par le tempérament, possiblement dans le cas de S. Thomas (offrant ici quelque
chose qu'il est plus facile de sentir que d'expliquer), par l'ombre de
l'influence d'une sorte de gène. La question de savoir si l'émerveillement
suprême est une affaire d'affection plutôt que d'intelligence n'est pas matière
à une querelle mortelle entre hommes qui croyaient que celui-ci comprend les
deux et qui n'avaient pas la moindre prétention de même pouvoir imaginer
l'expérience de l'une ou de l'autre. J'ai cependant l'impression que, même si
S. Thomas avait pensé que cet émerveillement était aussi émotionnel que S.
Bonaventure le pensait, il n'aurait jamais été aussi émotionnel à son sujet. Il
aurait toujours éprouvé un certain embarras d'écrire si longuement au sujet de
l'amour.
L'unique
exception qui lui fut octroyée fut sa production rare mais remarquable de poésie.
Toute sainteté est secrète, et sa poésie sacrée fut véritablement une
sécrétion, comme une perle dans une huître hermétiquement fermée. Il en a
peut-être écrit plus que nous ne le savons. Mais une partie de celle-ci connut
un usage public grâce à la circonstance particulière où on lui demanda de
composer l'office de la Fête du Corps du Christ [Corpus Christi]:
un festival établi à la suite de la controverse à laquelle il avait contribué
l'écrit qu'il avait déposé sur l'autel. Ceci révèle un tout autre aspect de son
génie, qui était certainement génial. En général, il était un écrivain en prose
éminemment pratique. Certains diraient qu'il était un écrivain de prose
particulièrement prosaïque. Il menait une controverse en gardant deux seules
qualités à l'oeil: la clarté et la courtoisie. Et il les pratiquait parce
qu'elles sont des qualités entièrement pratiques, concernant les probabilités
d'une conversion. Mais le compositeur de la solennité du Corpus Christi n'était pas seulement ce que même les têtes ébouriffées
et sentimentales appelleraient un poète. Il était ce que de plus minutieux appelleraient un artiste. Sa double fonction rappelle plutôt
la double activité d'un grand artisan de la Renaissance, comme Michel-ange ou
Léonard de Vinci, qui travaillerait à la constitution du mur externe,
planifiant et construisant les fortifications de la ville, puis se retirerait
dans la chambre intérieure afin d'y sculpter ou modeler une coupe ou un coffret
appelé à servir de reliquaire. L'office du Corpus Christi
ressemble à un vieil instrument musical, merveilleusement et délicatement
incrusté de pierres et de métaux multicolores. L'auteur a ramassé, comme de
fines herbes, des textes anciens sur le pâturage et la fructification;
l'harmonie est remarquablement dépouillée de tout vacarme et de tout truisme;
l'ensemble est maintenu par deux puissantes déclamations latines. Le Père John
O'Connor les a traduites [en anglais] avec une adresse quasiment miraculeuse;
mais tout bon traducteur sera le premier à reconnaître qu'aucune traduction
n'est bonne, ou, à tout le cas, suffisamment bonne. Comment huit mots brefs
d'une autre langue pourraient-ils rendre: "Sumit
unus, sumunt mille; quantum
isti, tantum ille"? Comment une personne parviendra-t-elle à
reproduire le son du "Pange Lingua",
quand la toute première syllabe résonne du fracas des cymbales?
Il
existait une autre avenue, en plus de la poésie, par laquelle cet immense homme
timide pouvait se révéler tout aussi caritatif que S. François et que n'importe
quel théologien franciscain: il s'agit des affections personnelles. Bonaventure
n'allait surtout pas penser que Thomas manquait d'amour de Dieu, et Thomas ne
manqua certainement jamais d'amitié envers Bonaventure. Il éprouva envers toute
sa famille, une tendresse persistante et même têtue. Considérant la façon que
sa famille l'avait traité, ceci semblerait exiger de la charité mais aussi une
héroïque vertu de patience. Vers la fin de sa vie, il semble avoir pris un
appui particulier sur l'affection d'un de ses frères, un Frère du nom de Réginald, qui eut droit à des confidences étranges et même
déconcertantes, du genre qu'il faisait rarement même à ses amis. C'est à Réginald qu'il donna l'indice final et plutôt
extraordinaire, marquant la fin de sa carrière dans les controverses et presque
de sa vie sur terre; un indice que l'histoire n'a jamais pu expliquer.
Il
était rentré victorieux de son dernier combat avec Siger
de Brabant. Il était rentré et prenait sa retraite. Cette querelle particulière
fut l'endroit où, pouvons-nous dire, sa vie extérieure et sa vie intérieure
s'étaient rencontrées et avaient coïncidé. Il se rendit compte comment il avait
désiré depuis son enfance appeler tous les alliés dans le combat pour le
Christ; comment, beaucoup plus tard, il appela Aristote comme allié; et voilà
qu'en plein cauchemar sophistique, il prit crûment conscience, pour la première
fois, que certaines personnes pouvaient réellement souhaiter que le Christ
s'affaisse devant Aristote. Il ne s'est jamais remis de ce choc. Il gagna sa
bataille, parce qu'il était le meilleur cerveau de son époque, mais il ne
pouvait pas oublier une telle inversion de la signification et du but même de
sa vie. Il était de cette sorte de gens qui détestent détester les gens.
Jusqu'à un certain point, il n'avait même pas l'habitude de détester leurs
idées détestables. Mais devant l'abîme de l'anarchie ouverte par la sophistique
de l'Homme à Deux Esprits produite par Siger, il
avait vu la possibilité de la mort de toute idée de religion et même de toute
idée de vérité. Bien que les paroles qui rapportent l'événement soient brèves
et fragmentaires, nous saisissons qu'il était revenu avec une espèce d'horreur
envers ce monde extérieur où soufflaient ces vents sauvages de doctrine, et
avec un profond désir du monde intérieur que tout Catholique partage et dans
lequel le saint n'est pas séparé de l'homme ordinaire. Il reprit la routine
stricte de sa vie religieuse, et ne dit mot à personne pendant quelque temps.
Puis un événement se produisit (on dit que ceci arriva pendant qu'il célébrait
la messe) d'une nature telle que les hommes mortels ne connaîtront jamais.
Son
ami Réginald lui demanda aussi de reprendre ses
habitudes également régulières de lecture et d'écriture et de s'intéresser aux
controverses du moment. Thomas lui répondit avec une intensité particulière:
"Je ne peux plus écrire." Apparemment après un certain silence, Réginald se hasarda encore sur le sujet, et Thomas lui
répondit avec encore plus de force: "Je ne peux plus écrire. J'ai vu des
choses qui font de mes écrits un fétu de paille."
En
1274, alors que Thomas d'Aquin avait presque
cinquante ans, le Pape, se réjouissant d'une récente victoire sur les sophistes
arabes, lui envoya mot demandant qu'il vienne à un Concile devant être tenu à
Lyon pour traiter de ces questions controversées. Obéissant, il se leva
automatiquement, comme un soldat. Mais on peut imaginer que quelque chose dans
ses yeux disait à son entourage que cette obéissance à un commandement
extérieur ne contredirait aucunement l'obéissance à un commandement intérieur
plus mystérieux encore: un signe qu'il avait été le seul à percevoir. Il partit
en chemin avec son ami, suggérant de prendre le repos de la nuit auprès de sa
soeur, envers laquelle il était profondément dévoué. Arrivé chez elle, il fut
frappé d'une maladie dont nous ignorons la nature. Il ne nous appartient pas de
discuter des questions médicalement incertaines. Certes, il avait toujours été
de ces hommes qui, généralement en santé, sont soudainement emportés par de petites
maladies. Par ailleurs, nous ne possédons aucun récit précis de cette maladie
particulière. On le conduisit éventuellement à un monastère de Fossanuova, et son étrange mal l'emporta rapidement. Pour
ceux qui pensent qu'il n'appréciait pas suffisamment le côté émotionnel ou
romantique de la vérité religieuse, on peut noter qu'il demanda alors qu'on lui
lut le Cantique des Cantiques du début à la fin. Les sentiments des hommes
autour de lui ont dû être mélangés et plutôt indescriptibles, mais sûrement différents
des siens. Il confessa ses péchés et reçut son Dieu. Et nous pouvons être
certains que le grand philosophe avait entièrement oublié la philosophie. Mais
ce n'était pas entièrement le cas de ceux qui l'avaient aimé, ou même de ceux
qui avaient simplement vécu à son époque. Les éléments de narration sont
tellement peu nombreux et pourtant tellement essentiels, que nous avons
fortement l'impression de lire l'histoire de deux côtés émotionnels du même
événement. Ces hommes devaient savoir qu'un grand esprit travaillait encore
puissamment parmi eux. Ils ont dû sentir qu'à ce moment, l'intérieur du
monastère était encore plus vaste que l'extérieur. On était comme devant un
puissant moulin moderne qui secoue le bâtiment délabré qui le contient encore.
Car cette machine était véritablement composée des roues de tous les mondes et
évoluait comme le cosmos des sphères concentriques qui seront toujours une
espèce de symbole de la philosophie, quel que soit son sort face à une science
changeante: la profondeur de la double et de la triple transparence plus
mystérieuse que la noirceur; le septuple, ce terrible cristal. Dans l'univers
de cet esprit, il y avait une roue des anges, une roue des planètes, une roue
des plantes ou des animaux; mais il y avait aussi un ordre juste et
intelligible de toutes les choses de la terre, une autorité saine et une
liberté qui savait se respecter, et un millier de réponses à un millier de
questions issues du complexe éthique et économique. Mais il dut y avoir un
moment où les hommes surent que cet extraordinaire moulin de la pensée s'était
soudainement arrêté, et qu'après le choc du silence, cette roue n'allait plus
ébranler le monde. Il n'y avait plus, dans cette maison vide, qu'une immense
colline de glaise. Et le confesseur, qui avait été avec lui dans la chambre
intérieure, s'enfuit presque de peur et chuchota que sa confession avait été
comme celle d'un enfant de cinq ans.
—/—
Que
le Thomisme soit la philosophie du bon sens est une affaire de bon sens. Mais
cela mérite explication, parce que nous prenons depuis longtemps de telles
choses dans un sens plutôt incongru. À tort ou à raison, depuis la Réforme
[protestante], l'Europe, dont l'Angleterre en particulier, a été paradoxalement
le lieu du paradoxe. En d'autres mots, le paradoxe y était chez-soi et les
hommes y étaient chez eux. Un exemple particulièrement courant est la
vantardise des Anglais d'être pratiques parce qu'ils ne sont pas logiques. Un
Grec de l'Antiquité ou un Chinois [de l'Empire du Levant] aurait l'impression
qu'on suggère que les comptables londoniens sont habiles dans leurs additions
parce qu'ils ne possèdent pas leur arithmétique. Le problème n'est pas que ce
soit un paradoxe, mais que cette paradoxie soit
devenue une orthodoxie, que des gens soient autant à l'aise dans un paradoxe
que dans une platitude. Ce n'est pas que l'homme pratique se tienne debout sur
la tête, ce qui peut occasionnellement servir de gymnastique, stimulante bien
qu'étonnante; c'est qu'il repose ainsi sur sa tête et même dort sur la tête. La
chose a son importance, parce que l'utilisation du paradoxe devrait servir à
éveiller l'esprit. Prenons un bon paradoxe, tel celui d'Oliver Wendell Holmes, lorsqu'il disait: "Donnez-moi le
superflu et je me passerai volontiers du nécessaire." L'expression est
amusante et conséquemment frappante. Elle présente un air de défi; elle
contient une réelle vérité, bien que romantique. Exprimée sous la forme d'une
contradiction des termes, elle apporte ainsi son plaisir. Cependant, la plupart
des gens seraient d'accord qu'il serait particulièrement dangereux de fonder
l'ensemble du système social sur l'idée que nécessité ne fait
pas nécessité, comme certains ont fondé l'ensemble de la Constitution
Britannique sur l'idée que le non-sens produira toujours le bon sens. Pourtant,
même ici on peut dire que l'exemple de l'incongru a fait son chemin et que le
système industriel moderne affirme réellement: "Donnez-nous le superflu,
comme le savon de charbon et de goudron, et nous nous passerons du nécessaire,
comme du maïs," [ou encore: "Donnez-nous des autos, des bateaux et
des vidéos, et nous nous passerons d'enfants."]
Nous
savons cela, mais nous ne prenons pas toujours conscience du fait que ça ne se
limite pas aux politiques pratiques. Les philosophies abstraites du monde
moderne ont connu une pareille tournure. Depuis que le monde moderne a débuté
au seizième siècle, le système philosophique de personne n'a correspondu au
sens de la réalité des gens: à ce que les gens ordinaires, laissés à eux-mêmes,
appellent le bon sens. Chaque penseur commençait avec un paradoxe, un point de
vue personnel exigeant le sacrifice de ce qu'on appellerait un point de vue
sensé. Voilà l'élément commun [à Descartes et à Rousseau,] à Hobbes et à Hegel,
à Kant et à Bergson, à Berkeley et à William James. Pour philosopher, une
personne devait commencer par croire en quelque chose qu'aucun homme sensé ne
croirait si on la lui présentait directement: ainsi, que la loi est au-dessus
du droit, ou que le droit est en dehors du champ de la raison, ou que les
objets sont seulement ce que nous pensons qu'ils sont, ou que tout est relatif
à une réalité qui n'existe pas. Le philosophe moderne est comme un escroc qui
demande votre confiance puis vous assure qu'ensuite tout ira pour le mieux,
qu'il mettra le monde en ordre, si seulement vous acceptez qu'il trafique
l'esprit de cette façon.
Bien
entendu, en ces choses, je parle comme un sot, ou encore un crétin, bref comme
tout le monde. Le but de ce chapitre est simplement de montrer comment la
philosophie thomiste est plus près de l'esprit de l'homme ordinaire que la
plupart des autres philosophies. Je ne suis pas un philosophe qualifié, formé à
la tâche, comme le Père D'Arcy, dont l'admirable
livre sur S. Thomas m'a éclairé sur de nombreuses questions. J'espère cependant
que le Père D'Arcy me pardonnera de tirer un exemple
de son livre, qui illustre bien ce que je veux dire. Étant un philosophe
aguerri, il a naturellement l'habileté d'endurer les philosophes. Étant, de
surcroît, un prêtre, il a naturellement l'habitude non seulement d'endurer des
imbéciles avec le sourire, mais (ce qui est parfois beaucoup plus difficile)
d'endurer des gens d'esprit avec le même sourire. Surtout, son érudition en
métaphysique lui a donné la patience avec les gens d'esprit quand ils
batifolent dans la sottise. Par conséquent, il est en mesure d'écrire
tranquillement et simplement des phrases comme suit: "On peut voir une
certaine similitude entre le but et la méthode de S. Thomas et ceux de Hegel.
On trouvera cependant aussi de remarquables différences. Ainsi, S. Thomas
estime qu'il est impossible que les contradictoires existent ensemble ou encore
que la réalité et l'intelligibilité sont la même chose. Il soutient plutôt
qu'une chose doit exister avant d'être intelligible."
Qu'on
pardonne à l'homme ordinaire d'ajouter que la "différence
remarquable" lui apparaît être que S. Thomas était sain d'esprit et que
Hegel était fou. Le petit crétin n'accepte pas que Hegel puisse à la fois
exister et ne pas exister; ou qu'il soit possible de comprendre Hegel, s'il n'y
a pas de Hegel à comprendre. Pourtant, le Père D'Arcy
mentionne le paradoxe hégélien comme un événement de tous les jours, ce qui
l'est manifestement si ses journées le condamnent à lire tous les philosophes
modernes avec profondeur et sympathie. Voilà ce que je veux dire quand
j'affirme que toute la philosophie moderne part en se butant à une pierre
d'achoppement. On ne peut tout de même pas être accusé d'exagérer quand on
mentionne qu'il y a du trafiquage à soutenir que les
contraires ne sont pas incompatibles ou qu'un objet peut "être"
intelligible mais ne pas "être" du tout.
Face
à ces exercices en absurdie, la philosophie de S.
Thomas s'appuie fondamentalement sur la conviction universelle qu'un oeuf est
un oeuf. Le Hégélien peut dire qu'en réalité un oeuf est une poule parce qu'il
fait partie du processus continu du Devenir. Le Berkeleyen peut soutenir qu'un
oeuf brouillé existe uniquement à la façon d'un rêve, parce qu'on peut aussi facilement
dire qu'un rêve est la cause d'un oeuf et qu'un oeuf est la cause d'un rêve. Le
Pragmatiste peut croire qu'on y gagne à oublier que l'oeuf brouillé est un oeuf
et à retenir seulement l'embrouille. Mais aucun disciple de S. Thomas n'est
obligé de s'embrouiller le cerveau afin de brouiller correctement ses oeufs, ni
d'incliner sa tête sous un angle ou un autre pour voir un oeuf, ni plisser ses
yeux ou cligner d'un oeil afin d'obtenir une nouvelle idée des oeufs. Le
Thomiste est debout au soleil de la fraternité humaine et admet avec tout le
monde que les oeufs ne sont ni des poules, ni des rêves, ni des présupposés
pratiques, mais qu'ils sont des choses attestées par l'Autorité des Sens qui
est de Dieu.
Aussi,
même les érudits, qui savent apprécier la profondeur métaphysique du Thomisme
dans d'autres domaines, ont été surpris qu'il ne traite pas du tout de ce que
nombre d'entre eux considèrent comme la question métaphysique la plus cruciale:
à savoir si nous pouvons prouver que la saisie élémentaire d'une réalité est
réelle. La réponse est pourtant simple. Dès le début, S. Thomas a compris ce
que bien des sceptiques modernes commencent laborieusement à soupçonner, à
savoir qu'un homme doit répondre affirmativement à cette question ou alors ne
jamais répondre à aucune question, ne jamais poser de question, ne jamais même
exister intellectuellement pour répondre à une question ou poser une question.
Je conçois qu'un homme puisse, d'une certaine façon, être un sceptique
fondamental, mais il ne peut alors n'être rien d'autre: il ne peut même pas
être un défenseur du scepticisme fondamental. Si un homme soutient que tous les
mouvements de son esprit n'ont pas de sens, alors son esprit n'a pas de sens,
et lui-même n'a pas de sens. Aussi n'y a-t-il pas de sens à chercher à lui
trouver un sens. La plupart des sceptiques fondamentaux ne paraissent survivre
que parce qu'ils ne sont ni consistants dans leur scepticisme ni ne vont aux
fondements de leur scepticisme. Ils commenceront par nier toutes choses, puis
admettront quelque chose, pour favoriser la discussion — ou plutôt pour
attaquer sans discussion. J'ai ainsi lu récemment dans un journal un
merveilleux exemple de cette totale frivolité produit par la main d'un
professeur du scepticisme radical. Un homme écrivait pour affirmer un soutien
exclusif au Solipsisme, et se disait surpris de voir que cette philosophie
n'est pas tellement répandue. Or, le Solipsisme signifie qu'un homme croit à sa seule existence, et en l'existence de rien
ni de personne d'autre. Pourtant ce pauvre petit sophiste n'avait jamais
compris que, si sa philosophie était vraie, il n'existerait évidemment aucun
autre philosophe pour la professer.
À la
question: "Existe-t-il quelque chose?", S. Thomas commence aussitôt
en répondant "Oui". S'il commençait avec "non", ce ne
serait pas un début mais une fin. Voilà ce que certains d'entre nous appelons
le bon sens. Ou bien il n'existe aucune philosophie, aucun philosophe, aucun
penseur, aucune pensée, aucune chose; ou bien il existe un véritable pont entre
l'esprit et la réalité. Mais S. Thomas est en fait bien moins exigeant que
nombre d'autres penseurs, certainement moins que la plupart des penseurs
rationalistes ou matérialistes, face à la conséquence de ce premier pas. Il se
contente de dire, comme nous le verrons, qu'il suffit de reconnaître l'Ens ou l'Existence comme étant quelque chose en dehors de
nous. L'ens est ens. Un oeuf est un oeuf, et les
oeufs ne sont pas pondus par des fantasmes.
Évidemment,
je n'ai pas la folle prétention de soutenir que tous les écrits de S. Thomas
sont aussi simples et directs au sens de faciles à comprendre. Il y a des
passages que moi-même je ne comprends pas du tout. Il y a des passages qui
embêtent des philosophes bien plus savants et plus logiques que moi. Il y a des
passages sur lesquels les plus grands Thomistes ne s'entendent pas et se
disputent. Mais il s'agit alors d'une chose difficile à lire ou à comprendre,
non pas d'une chose difficile à accepter une fois qu'elle est comprise. C'est
simplement le cas du "Chat persan sur un tapis de Perse" écrit en
caractères chinois, ou de "Marie avait un mouton" en hiéroglyphes
égyptiens. Je veux seulement souligner ici que Thomas d'Aquin
est presque toujours du côté de la simplicité et qu'il appuie ce que l'homme
ordinaire considère comme de simples truismes. Prenons le cas d'un de ses
passages les plus obscurs, en ce qui me concerne, lorsqu'il explique comment
l'esprit est certain de l'existence de l'objet extérieur et non seulement de
l'impression qu'il possède de cet objet, tout en comprenant cet objet par un
concept et non seulement par son impression. Ce qui compte, ici, pour nous est
le fait qu'il explique que l'esprit est certain de l'existence de l'objet
extérieur. Dans notre propos actuel, il suffit de voir que sa conclusion
rejoint la conclusion du bon sens, qu'il a pour objet de justifier le bon sens,
bien qu'il le justifie dans un passage d'une subtilité exceptionnelle. Le
problème concernant les philosophes postérieurs est que leur conclusion est
aussi obscure que leur démonstration; ou qu'ils
atteignent un résultat dont le résultat est chaotique.
Malheureusement
nous nous frappons, de nos jours, à un gigantesque mur de brique dentelé de
pointes situé entre l'homme ordinaire et l'Ange des Écoles, séparant ainsi deux
hommes pourtant rattachés de bien des façons à la même réalité. Ce mur est
presque un accident historique, au sens qu'il a été construit voilà bien
longtemps pour des raisons qui ne concernent pas les besoins des hommes normaux
d'aujourd'hui, surtout pas le plus grand des besoins des hommes normaux, qui
est d'avoir une philosophie normale. La première difficulté tient uniquement à
la forme, non pas au sens médiéval du mot mais au sens moderne. Il y a d'abord
l'obstacle élémentaire de la langue. Puis il y a l'obstacle quelque plus subtil
de la méthode logique. Il faut cependant reconnaître que l'obstacle de la
langue y est pour beaucoup, car, même traduite, elle demeure une langue
étrangère, et est souvent mal traduite, comme c'est le cas des autres langues
étrangères. Comme toute littérature d'un autre âge ou d'un autre pays, elle
porte une atmosphère qui va au-delà de la simple traduction des mots traduits
dans des bouquins du parfait voyageur. Ainsi, tout le système de S. Thomas est
suspendu à une idée simple mais puissante, qui recouvre réellement tout ce qui
existe et tout ce qui pourrait exister. Il représente cette conception cosmique
par le mot Ens et, quiconque lit le
moindrement le latin a le sentiment que c'est exactement le bon mot pour la chose,
de la même façon qu'il a le sentiment qu'un mot français est à sa place dans
une prose française. Ce devrait être une affaire de logique, mais c'est aussi
une affaire de langue.
Nous
n'avons malheureusement aucune façon satisfaisante de traduire le mot Ens.
La difficulté est verbale plutôt que logique, mais c'est une difficulté réelle.
On comprend que le traducteur qui rendrait ce mot par "être" ou
"existence" convoierait une atmosphère différente. L'atmosphère ne
devrait pas affecter ces absolus de l'intellect, mais elle le fait. Les récents
psychologues, qui sont presque en guerre contre la raison, ne cessent de nous
dire que les mots mêmes que nous utilisons sont coloriés par notre inconscient,
au moyen de quelque chose que nous avons voulu exclure de notre conscient. Mais
on n'a pas besoin d'être aussi irrationnellement idéaliste qu'un psychologue
moderne pour admettre que la forme et le son des mots ont leur effet tout
autant dans la prose la plus dépouillée que dans la plus belle poésie. Nous ne
pouvons pas empêcher notre imagination de rappeler des associations sans
rapport, même dans des sciences abstraites comme les mathématiques. Ti-Jos Minime, passant de l'histoire à la géométrie, pourra
bien réunir un instant les Angles d'un triangle isocèle aux Angles de la
Chronique anglo-saxonne; et le mathématicien le plus avancé, s'il est aussi fou
que le psychanalyste le prétend, pourra avoir dans les racines de son
subconscient quelque matériel issu de son idée de racine. Or, dans notre langue
contemporaine, le mot "être" par exemple, encore plus le mot
"existant" livre une atmosphère brumeuse comparativement au mot court
et tranchant que nous offre le Latin. On peut se représenter quelque professeur
fantastique de fiction qui lève la main et proclame: "Ainsi nous montons
aux sommets ineffables de l'Être pur et radieux," ou, pire encore, quelque
professeur réel dans notre monde qui dit: "Tout Être est un Devenir et
n'est que l'évolution du Non-Être à la poursuite de
son Être." Ou encore, nous pouvons nous contenter du rappel des rhapsodies
romantiques des vieilles histoires d'amour: "O être bel et adorable,
lumière et souffle de mon existence." Mais toujours ce mot possède un son
plus flou et commun, comme s'il n'était utilisé que par des gens imprécis, ou
comme s'il pouvait signifier bien des choses différentes.
Or
le mot latin Ens est percutant comme l'anglais
End ou comme le français Fin. Il est
final et même abrupt: il est terminal et n'admet rien d'autre que lui-même. Un
temps, on s'est moqué des Scolastiques comme Thomas d'Aquin
en disant qu'ils discutaient pour savoir si les anges pouvaient se tenir sur la
pointe d'une épingle. Chose certaine, ce premier mot de Thomas d'Aquin est aussi pointu que la pointe d'une épingle. Tel est
aussi, dans un sens presque idéal, le cas de la Fin. Mais quand nous disons que
S. Thomas d'Aquin est fondamentalement préoccupé par
l'idée d'Être ou encore d'Existence, nous devons escamoter les généralisations
nébuleuses auxquelles nous sommes habitués et dont nous sommes peut-être même
devenus blasés dans des écrits plus idéalistes ou rhétoriques que
philosophiques. La rhétorique a sa place, tout penseur
médiéval l'admettrait volontiers, vu qu'il l'enseignait à l'école en compagnie
de la logique. On rencontre d'ailleurs plusieurs passages bien sentis chez S.
Augustin, mais aucun chez l'Aquinate. S'il s'est
promené dans la poésie, à quelques occasions spécifiques, ailleurs on le voit
peu se laisser aller à l'éloquence. Il était si peu en contact avec les
tendances modernes que, lorsqu'il lui est arrivé d'écrire de la poésie, qu'il
alla jusqu'à la produire sous la forme de poèmes. Il existe un autre côté de la
chose, que nous verrons plus tard. Il possédait cette philosophie qui sait
inspirer une poésie, comme il a particulièrement inspiré la poésie de Dante.
Une poésie dans une philosophie n'est qu'inspiration, ou, comme on dit
communément, que du vent. Pour sa part, il avait en quelque sorte une
imagination sans image. Ceci est possiblement trop radical. Il possédait une
image, qui tient à la fois d'une vraie poésie et d'une philosophie de la
réalité: celle de l'arbre de la vie ployant avec une immense humilité sous le
poids de sa profonde fécondité de vie: une image que Dante aurait pu décrire
afin de nous éblouir dans un crépuscule phénoménal et nous droguer du fruit
divin. Normalement, cependant, les mots utilisés par Thomas d'Aquin sont aussi brefs que ses livres sont longs. J'ai pris
l'exemple du mot Ens justement parce qu'il
présente un cas où le Latin est plus simple que notre langue. Quant à son
style, contrairement à celui de S. Augustin et de bien des Docteurs
catholiques, il est d'une simplicité désarmante. La difficulté qu'on éprouve à
le comprendre tient seulement à la difficulté des sujets qu'il aborde, que peu
d'esprits, à part le sien, parviennent à comprendre pleinement. Mais il
n'obscurcit jamais son sujet par des mots vides de connaissance, ou même par
des mots qui n'appartiennent qu'à l'imagination ou à l'intuition. En ce qui
concerne sa méthode, il est peut-être l'unique véritable Rationaliste parmi les
fils des hommes.
Ceci
nous conduit à une autre difficulté: celle de la méthode logique. Je n'ai
jamais compris ce qu'on prétend étroit ou antique dans un syllogisme, et encore
moins ce qu'une personne peut vouloir dire quand elle prétend que l'induction a
en quelque sorte remplacé la déduction. L'idée même
d'une déduction est que des prémisses vraies produisent une conclusion vraie.
Pour sa part, l'induction part seulement à la recherche d'un plus grand nombre
de prémisses vraies, ou, possiblement, dans ces sujets physiques, demande un
plus grand effort pour s'assurer qu'elles sont vraies. Peut-être l'homme
moderne est-il en mesure d'assurer de plus nombreuses connaissances à partir
d'un plus grand nombre de prémisses concernant les microbes ou les astéroïdes,
que l'homme médiéval parvenait à obtenir de quelques rares prémisses concernant
les salamandres et les licornes. Mais le procédé de déduction à partir des
données est semblable pour l'esprit moderne et pour l'esprit médiéval. Ce qu'on
appelle pompeusement l'induction consiste simplement à cueillir plus de
données. Aristote et Thomas d'Aquin, comme toute
personne qui a ses cinq sens, seraient manifestement d'accord qu'une conclusion
ne saurait être vraie que si ses prémisses sont vraies, et qu'un plus grand
nombre de prémisses est ce qu'il y a de mieux. La culture médiévale n'avait
malheureusement pas assez de prémisses vraies en raison des conditions limitées
de déplacement et d'expérimentation. Mais la qualité des conditions de
déplacement et d'expérimentation peuvent uniquement livrer des prémisses; reste
encore à en déduire des conclusions. Pourtant, bien des modernes parlent comme
si ce qu'ils nomment induction offrait une méthode magique pour atteindre une conclusion
sans avoir à utiliser ces affreux vieux syllogismes. Cependant, une induction
ne nous conduit pas à une conclusion. Une induction ne nous conduit qu'à une
déduction. Si les trois dernières étapes du syllogisme ne sont pas respectées,
alors la conclusion sera mauvaise. Ainsi, les grands scientifiques du
dix-neuvième siècle qu'on m'a enseigné à révérer (on appelait ça "accepter
les conclusions de la science"), sont partis faire une analyse détaillée
de l'air et de la terre, des éléments chimiques et des gaz, sans doute avec
beaucoup plus de précision qu'Aristote et Thomas d'Aquin
ont pu le faire, et sont revenus mettre leur conclusion finale sous la forme
d'un syllogisme. "Toute la matière est composée de petits blocs
microscopiques indivisibles. Or, mon corps est fait de matière. Donc, mon corps
est composé de petits blocs microscopiques indivisibles." La forme de leur
raisonnement n'était pas mauvaise, car c'est l'unique façon de raisonner. Dans
ce monde, nous n'avons comme choix que le syllogisme ou la fausseté.
Évidemment, ces hommes modernes savaient, comme les médiévaux le savaient, que
leurs conclusions ne seraient vraies que si leurs prémisses l'étaient. Voilà où
la difficulté est apparue. Car les hommes de science, et leurs fils et neveux, sont
allés jeter un nouveau coup d'oeil à la nature insécable des blocs de la
matière et découvrirent avec surprise qu'elle n'était finalement pas du tout
insécable. Ils revinrent donc compléter leur exposé par le syllogisme suivant:
"Toute la matière est composée de protons et d'électrons tourbillonnants.
Or mon corps est fait de matière. Donc mon corps est composé de protons et
d'électrons tourbillonnants." C'était encore un bon syllogisme, bien
qu'ils devront probablement devoir encore retourner jeter quelques regards à la
matière avant que nous sachions si nous avons là une prémisse vraie et une
conclusion vraie. Cependant, l'exposé de la vérité ne peut pas fonctionner
autrement qu'avec un bon syllogisme. La seule autre possibilité est un mauvais
syllogisme comme on l'a souvent rencontré: "Toute la matière est composée
de protons et d'électrons. J'aimerais bien penser que l'esprit est fait comme
la matière. Aussi, je vais annoncer au micro et par mégaphone que mon esprit
est fait de protons et d'électrons." Ceci n'est pourtant pas une
induction; c'est uniquement une merveilleuse bévue de déduction. Ce n'est pas
une autre façon ou une nouvelle façon de penser; c'est uniquement cesser de penser.
En
réalité, on veut simplement dire, et c'est tout à fait raisonnable de le faire,
que les anciens syllogiciens exposaient parfois
longuement leur syllogisme dans le détail, alors que ce n'est pas toujours
nécessaire. Un homme peut descendre ces trois marches à la course bien plus
rapidement que cela. Mais un homme ne saurait descendre ces trois marches à la
course si elles ne sont pas là. S'il l'essaie, il se brisera le cou, comme il
le ferait en sortant par la fenêtre du quatrième étage. Le mot de la fin
concernant cette fausse antithèse entre l'induction et la déduction revient à
ceci: à mesure que les prémisses ou données s'accumulaient, l'intérêt s'est
porté sur celles-ci plutôt que sur la déduction ultime où elles menaient. Mais
elles menaient à une déduction finale; ou alors à rien. Le logicien avait
tellement de choses à dire sur les électrons et les microbes, qu'il passait la
plupart de son temps à traiter de ces données et limita ou encore présuma de
son syllogisme ultime. Mais s'il raisonna correctement, quel que soit le temps
qu'il y mit, il raisonna syllogistiquement.
En
réalité, Thomas d'Aquin n'argumente ordinairement pas
avec des syllogismes, bien qu'il argumente toujours syllogistiquement.
En d'autres mots, il n'explicite pas toutes les étapes logiques de chaque cas;
la légende qui prétend le contraire est une légende facile et sans
véritablement fondement issue de la Renaissance,
voulant que les hommes de l'École étaient tous des personnages médiévaux
grognons et ennuyeux. Cependant, il est vrai que Thomas d'Aquin
argumente avec une certaine austérité et un mépris de l'ornementation, qui peut
le faire paraître monotone à quelqu'un particulièrement attaché aux formes
modernes de l'esprit et de la fantaisie. Mais ceci n'a rien à voir avec la
question posée au début du chapitre et à laquelle nous devons répondre à la
fin; la question de savoir ce que son argumentation défend. Sur ce point, on a
le droit de répéter avec force que son argumentation prend la défense du bon
sens. Il combat pour un bon sens qui rejoint encore aujourd'hui la plupart des
gens ordinaires. Il argumente en faveur des proverbes populaires qui affirment
que voir, c'est croire; que la qualité se juge au goût; qu'un homme ne peut pas
s'avaler lui-même ou nier sa propre existence. Il utilise parfois des
abstractions pour soutenir ces positions, mais ces abstractions ne sont pas
plus abstraites que l'Énergie, ou l'Évolution, ou l'Espace-Temps.
Et elles ne nous mènent pas, comme ces dernières le font souvent, à des
contradictions invivables dans la vie de tout le monde. Le Pragmatiste souhaite
être pratique, mais cet esprit pratique se révèle purement théorique. Le
Thomiste commence en étant théorique, mais sa théorie se révèle tout à fait
pratique. C'est pourquoi tant de gens y reviennent aujourd'hui.
Finalement,
il existe une certaine difficulté venant d'une langue étrangère qui est autre
chose qu'une différence avec la langue latine. La terminologie philosophique
moderne n'est pas tout à fait identique à la langue populaire et la
terminologie philosophique médiévale n'est pas du tout identique à la
terminologie philosophique moderne. On a un exemple frappant de ce fait dans le
mot clef de "forme". De nos jours, nous disons: "J'ai envoyé mes
excuses au Doyen pour la forme", ou "la procédure finale au Club du
Chat Souriant fut purement formelle." Nous voulons simplement dire que ces
choses étaient dépourvues de substance. Or, si S. Thomas avait été un membre du
Club du Chat Souriant, il aurait voulu dire tout le contraire. Il aurait
signifié que la procédure du Club du Chat Souriant portait sur ce qui était le
coeur, l'âme et le plus profond de l'être du Club du Chat Souriant, et que les
excuses faites au Doyen étaient tellement pleines d'excuse qu'elles nous
arrachaient le coeur et qu'elles baignaient dans les larmes d'une réelle
contrition. En effet, dans le langage thomiste, "formel" signifie
actuel, ou possédant la qualité décisive qui fait d'une chose qu'elle est ce
qu'elle est. On peut sommairement dire que, lorsqu'il décrit une chose composée
de Forme et de Matière, il voit correctement dans la Matière l'élément le plus
mystérieux, indéfini et informe; et ce qui la Forme est ce qui donne à une
chose le sceau de son identité. La matière, pour ainsi dire, n'est pas tant le
solide que le liquide ou le gazeux qu'on trouve dans le cosmos, et la plupart
des scientifiques modernes commencent à être d'accord là-dessus avec lui. Le
fait se trouve dans la forme. Elle est ce qui fait qu'une brique est une
brique, qu'un buste est un buste, et non pas la glaise informe inconsistante
qui leur a servi de matière. La pierre qui a brisé une statuette, dans une
quelconque niche gothique, peut avoir elle-même été une statuette, et sous
l'angle de l'analyse chimique, la statuette n'est qu'une pierre. Mais une telle
analyse chimique est tout à fait fausse en tant qu'analyse philosophique. La
réalité, ce qui fait que ces êtres existent, se trouve dans l'idée de l'image
et dans l'idée du briseur d'image. Nous n'avons ici qu'un exemple parmi
d'autres de l'idiome de la terminologie thomiste, mais ce n'est pas un mauvais spécimen
pour servir de préambule à la vérité de la pensée thomiste. Tout artiste sait
que la forme n'est pas superficielle mais fondamentale: la forme est la
fondation. Tout sculpteur sait que la forme de la statue n'est pas en dehors de
la statue mais qu'elle en est l'intérieur, au point même d'être l'intérieur du
sculpteur. Tout poète sait que la forme d'un sonnet n'est pas seulement la
forme du poème, mais qu'elle est le poème lui-même. Un critique moderne qui ne
comprend pas ce que l'homme de l'École médiévale entendait par la forme ne peut
pas le rencontrer comme son égal intellectuel.
—/—
Quel
malheur que le mot anthropologie ait été réduit à l'étude des anthropoïdes. Il
est maintenant incurablement associé à des querelles de professeurs
préhistoriques (dans plus d'un sens) pour savoir si un éclat de caillou est une
dent d'homme ou de singe; résolues parfois, dans le cas bien connu, lorsqu'on
découvrit qu'il s'agissait d'une dent de porc. Il y a évidemment place pour une
science purement physique de ces choses, mais le nom qu'on lui donne aurait pu
être utilisé, par analogie, pour une étude de sujets non seulement plus larges
et plus profonds, mais aussi plus pertinents. De même qu'en Amérique, les
nouveaux Humanistes ont souligné aux anciens Humanitaires que leur
humanitarisme s'était surtout préoccupé de sujets qui ne sont pas
spécifiquement humains, comme les conditions physiques, les appétits, les
besoins économiques, l'environnement et ainsi de suite — ainsi, de façon
pratique, ceux qu'on nomme Anthropologues rétrécissent leur esprit et le
limitent à des objets matériels qui ne sont pas notablement anthropiques. Ils
sont condamnés à chercher à travers l'histoire et la préhistoire quelque chose
qui n'est surtout pas un Homo Sapiens, mais qui est en fait toujours
considéré comme un Simius Insipiens. L'Homo Sapiens, l'homme savant, ne
peut être véritablement étudié qu'en relation avec le Sapiens et seul un
livre comme celui de S. Thomas est réellement consacré à l'idée intrinsèque de Sapientia, de Sagesse. Bref, on devrait avoir une
véritable étude appelée Anthropologie correspondant, dans son domaine, à la
Théologie dans le domaine de Dieu. Sous cet aspect, S. Thomas d'Aquin est possiblement, plus que tout autre, un éminent
anthropologue.
Je
présente mes excuses aux excellents et éminents hommes de science engagés dans
l'étude véritable de l'humain par rapport à la biologie, pour ces paroles de
début de chapitre. Mais je conçois aisément qu'ils seront les derniers à nier la
tendance quelque peu disproportionnée de la science populaire à transformer
l'étude des êtres humains en une étude de sauvages. Et la sauvagerie n'est pas
l'histoire: elle est soit le début de l'histoire soit la fin de l'histoire. Je
soupçonne que les meilleurs scientifiques sont d'accord qu'un trop grand nombre
de professeurs se sont ainsi perdus dans les bosquets ou dans la jungle; des
professeurs qui voulaient étudier l'anthropologie et ne se sont jamais rendus
plus loin que l'anthropophagie. J'avais cependant une raison spéciale de
préfacer cet appel d'une anthropologie supérieure par des excuses envers tous
les biologistes authentiques qui pourraient sembler concernés, alors qu'ils ne
le sont surtout pas, par une protestation contre une science à bon marché
répandue sur la place publique. En effet, la première remarque qu'on doit faire
concernant S. Thomas, en tant qu'anthropologue, est qu'il est remarquablement
semblable à la meilleure sorte d'anthropologue biologiste moderne: la sorte qui
porte volontiers le nom d'Agnostiques. Ce fait est un tournant de l'histoire
tellement radical et décisif que son histoire mérite d'être rappelée et
enregistrée.
S.
Thomas d'Aquin ressemble beaucoup à l'éminent
professeur Huxley, l'Agnostique qui inventa le mot Agnosticisme. Il possède la
même façon de commencer une argumentation et, diffère en cela de quiconque,
avant ou après, jusqu'à l'époque huxleyenne. Il
adopte presque mot pour mot la définition huxleyenne
de la méthode agnostique: "Suivre la raison aussi loin qu'elle pourra nous
mener"; l'unique question est de savoir: où nous mène-t-elle? Il émet la
proposition étonnamment moderne ou matérialiste: "Toute chose dans
l'intellect est d'abord passée par les sens". Voilà où il a commencé,
comme n'importe quel homme de science moderne, que dis-je, comme n'importe quel
matérialiste qui ne peut plus guère être considéré comme un homme de science.
L'enquête commence à l'opposé même de celle du mystique. Les Platoniciens, du
moins les Néo-Platoniciens, avaient tous tendance à partir de l'idée que
l'esprit était éclairé de l'intérieur. S. Thomas insista qu'il était éclairé par cinq fenêtres, que nous appelons les
fenêtres des sens. Mais il voulait que la lumière venue de l'extérieur éclaire
ce qui est à l'intérieur. Il voulait étudier la nature de l'Homme, et non
seulement de la mousse et des champignons qu'il pouvait voir en dehors de la
fenêtre, et auxquels il tenait comme une première expérience de la connaissance
humaine. Partant de ce point, il se mit à monter dans la Maison de l'Homme,
marche par marche, étage par étage, jusqu'à ce qu'il débouche au sommet de la
plus haute tour et aperçoive la plus grande vision.
En
d'autres mots, il est un anthropologue qui possède une théorie complète de
l'Homme, à tort ou à raison. Pour leur part, les Anthropologues modernes, qui
se disent des Agnostiques, échouent complètement en tant qu'Anthropologues. Les
limites qu'ils s'imposent les ont empêchés d'avoir une théorie complète de
l'Homme, et même une théorie complète de la nature. Ils ont commencé par
exclure quelque chose qu'ils ont appelé l'Inconnaissable. Cette incompréhension
eut été presque compréhensible si on avait pu comprendre l'Inconnaissable au
sens de l'Ultime. Mais on put rapidement voir que, pour eux, toutes sortes de
choses étaient Inconnaissables, et qu'elles étaient justement les choses qu'un
homme doit connaître. Il est nécessaire de savoir s'il est responsable ou
irresponsable, parfait ou imparfait, perfectible ou imperfectible, mortel ou
immortel, condamné ou libre, tout ceci, non pour comprendre Dieu, mais pour
comprendre l'Homme. Toute réflexion qui laisserait ces points dans un nuage de
doute religieux ne saurait prétendre être une Science de l'Homme. Elle fuit
l'anthropologie tout autant que la théologie. L'homme possède-t-il une volonté
libre, ou le sentiment qu'il a de choisir est-il uniquement une illusion?
Possède-t-il une conscience, ou encore sa conscience a-t-elle la moindre
autorité sur lui? N'est-elle pas seulement un préjugé provenant d'un passé tribal?
Avons-nous vraiment espoir de pouvoir régler ces questions au moyen de la
raison humaine, et celle-ci fait-elle vraiment autorité? Doit-il considérer la
mort comme étant finale; et peut-il considérer qu'une aide miraculeuse est
possible? Or, il est absurde de dire que ces questions sont inconnaissables au
sens que le sont la distinction entre un Chérubin et
un Séraphin, ou encore la Procession du Saint Esprit. Les hommes de l'École ont
peut-être visé bien au-delà de nos capacités en cherchant à connaître les
Chérubins et les Séraphins. Mais quand ils se demandaient si un homme peut
faire un choix ou si un homme doit mourir, ils posaient de simples questions
d'histoire naturelle, comme celle de savoir si un chat peut griffer ou si un
chien peut flairer. Aucune discipline qui souhaite être reconnue comme une
Science de l'Homme ne peut se dérober à ces questions. Or, voilà que les grands
Agnostiques s'y sont dérobés. Ils ont pu prétendre n'avoir aucune évidence
scientifique, mais, dans ce cas, ils n'avaient même pas l'énoncé d'une
hypothèse scientifique. De façon générale, ils ont offert une extravagante
contradiction anti-scientifique. La plupart des Monistes moralistes ont
simplement dit que l'homme n'a pas la faculté de choisir, mais qu'il doit
penser et agir comme s'il l'avait. Huxley a transformé la moralité, même la
moralité victorienne, en un phénomène strictement surnaturel. En disant qu'elle
avait des droits arbitraires au-dessus de la nature, il proposait une sorte de
théologie sans théisme.
Je
ne sais pas exactement pourquoi on a appelé S. Thomas le Docteur Angélique.
Peut-être était-ce parce qu'il avait un caractère angélique, ou l'intelligence
d'un Ange, ou encore par suite d'une possible légende qu'il pensait aux Anges,
dans le cas particulier de la pointe des aiguilles. Si c'était cela, je ne
comprends pas pourquoi cette idée a pu apparaître. L'histoire est remplie
d'exemples de l'habitude irritante d'étiqueter quelqu'un par rapport à une
chose, comme s'il n'avait rien fait d'autre. Qui a bien pu lancer la sotte
habitude de faire référence au Dr. Johnson comme "notre
lexicographe", comme s'il n'avait rien fait d'autre que composer un
dictionnaire? Pourquoi la plupart des gens insistent-ils pour situer l'esprit
puissant et de grande envergure de Pascal à son point le plus restreint: celui
qui s'est aiguisé en pointe par la rancune des Jansénistes contre les Jésuites?
Il se peut fort, pour autant que je le sache, que cette étiquette de l'Aquinate comme spécialiste lui ait été décernée pour le
déprécier comme universaliste. Le truc est bien connu qui sert à amoindrir des
gens de science ou de lettres. S. Thomas a dû se faire un certain nombre
d'ennemis, même s'il ne les a jamais traités comme des ennemis.
Malheureusement, un bon caractère est parfois plus insultant qu'un mauvais
caractère. De plus, au jugement de bien des médiévaux, il avait opéré bien des
dégâts. Curieusement, il avait même fait de nombreux dégâts des deux côtés. Il
avait été révolutionnaire contre Augustin et traditionaliste contre Averroès.
Pour certains, il pouvait laisser l'impression d'avoir tenté de détruire la
magnifique ancienneté qu'était la cité de Dieu, qui avait une certaine
ressemblance avec la République de Platon. D'autres l'auront vu infligeant un
puissant coup d'arrêt aux forces réductrices d'un Islam conquérant, aussi
dramatique que celui de Godefroi quand il prit Jérusalem d'assaut. Ces ennemis
ont peut-être cherché à le miner par voie d'une louange simulée en parlant de
son excellent petit ouvrage sur les Anges: comme on pourrait dire que Darwin
était réellement compétent lorsqu'il traitait des insectes des coraux, ou que
certains des poèmes latins du poète anglais Milton étaient excellents. Je ne
fais qu'une conjecture comme on peut en faire bien d'autres. Je suis tout à
fait disposé à accepter que S. Thomas ait eu une prédilection pour la nature
des Anges, pour la même raison qu'il était encore plus intéressé par la nature
des Hommes. Cela faisait partie de son puissant intérêt personnel pour les
êtres subordonnés et semi-dépendants, qui traverse
tout son système: une hiérarchie de libertés, plus et moins grandes. Il était
intéressé par le problème de l'Ange, comme il était intéressé par le problème
de l'Homme, parce que c'était un problème, et surtout parce que c'était un
problème d'une créature intermédiaire. Je ne prétends pas traiter ici de la
mystérieuse qualité, qu'il concevait résider dans cet être intellectuel
impénétrable qui est moins que Dieu mais plus que l'Homme. Mais c'était la
qualité de lien dans une chaîne ou de barreau d'une échelle qui préoccupait
principalement le théologien, lorsqu'il développa sa propre théorie des degrés.
C'est ce qui, par-dessus tout, le met en mouvement, quand il découvre le
fascinant mystère central de l'Homme. Pour lui, le point c'est que l'Homme
n'est pas un ballon qui monte dans le ciel ni une taupe qui creuse en
profondeur dans le sol: il est plutôt comme un arbre, dont les racines se
nourrissent de la terre pendant que ses branches les plus hautes semblent
s'élever jusqu'aux étoiles.
J'ai
souligné le fait que la libre-pensée moderne a laissé
toutes choses, dont nous-mêmes, dans le brouillard. L'affirmation de la liberté
de la pensée a conduit à la négation de la liberté de la volonté. Même
là-dessus, les Déterministes étaient passablement indéterminés entre eux. En
pratique, ils dirent aux gens que ceux-ci devaient traiter leur volonté comme
si elle était libre bien qu'elle ne soit pas libre. En d'autres mots, l'Homme
devrait vivre une double vie, ce qui rejoint exactement la vieille hérésie de Siger de Brabant concernant l'Esprit Double. En d'autres
mots, le dix-neuvième siècle laissa toutes choses en chaos: l'importance du
Thomisme, au vingtième siècle, est de pouvoir nous redonner un cosmos. Nous
pouvons voir ici de façon très rudimentaire comment l'Aquinate
débute, comme les Agnostiques, dans le sous-sol cosmique, mais qu'il parvient
ensuite à monter jusqu'aux sommets du Cosmos.
Sans
prétendre contenir dans ces limites l'essentiel de l'idée, qu'on me permette de
formuler une version approximative de cette question fondamentale, que j'ai
l'impression d'avoir moi-même rencontrée consciemment ou inconsciemment depuis
mon enfance. Quand un enfant regarde par la fenêtre et voit, disons, le gazon
vert sur le terrain, que sait-il vraiment, ou sait-il même quelque chose? Il
existe toutes sortes de jeux de maternelle faits de philosophie négative qui
dansent autour de la question. Un scientifique victorien doté de génie prendra
plaisir de dire que l'enfant ne voit pas du tout du gazon: en réalité, il ne
verrait qu'une espèce de léger nuage qui se reflète dans un petit miroir de
l'oeil humain. J'avoue qu'un tel rationalisme m'a toujours paru plutôt
sottement irrationnel. S'il n'est pas certain de l'existence du gazon, qu'il
voit par la vitre de la fenêtre, comment diable pourrait-il être certain de
l'existence de la rétine, qu'il voit par la vitre d'un microscope? Si la vue
nous trompe, pourquoi ne continuerait-elle pas à nous tromper? Des gens d'une
autre école répondent que le gazon est seulement une impression verte de
l'esprit et qu'il ne peut avoir d'autre certitude que celle de l'existence de
l'esprit. Ils déclarent qu'il peut uniquement être conscient de sa propre
conscience, ce qui est à peu près la seule chose dont nous savons qu'un enfant
n'est pas conscient. Plutôt dire, alors, qu'il existe du gazon mais pas
d'enfant que de dire qu'il existe un enfant conscient sans gazon. S. Thomas d'Aquin arrive tout à coup en pleine chicane de maternelle et
déclare catégoriquement que l'enfant est conscient de l'Ens. Bien avant
de savoir que le gazon est du gazon et que le soi est un soi, il sait que
quelque chose est quelque chose. Il vaudrait peut-être mieux dire très
énergiquement (en donnant un coup sur la table): "L'est est" ou
encore "l'existence existe." Voilà l'étendue de crédulité monastique
que S. Thomas exige de nous au départ. Peu d'incroyants nous demandent d'en
croire si peu. Pourtant, il édifiera tout le système cosmique de la Chrétienté,
sur cette pointe d'épine de la réalité, au moyen de longs processus logiques
qui n'ont jamais pu être renversés.
L'Aquinate insiste ainsi profondément, mais avec un sens
pratique, que l'idée d'affirmation est instantanément accompagnée
par l'idée de contradiction. Même un enfant voit instantanément qu'on ne
saurait accueillir à la fois une affirmation et sa contradiction Peu importe
comment vous appelez ce qu'il voit, que ce soit lune, ou mirage ou sensation ou
état de conscience, dès lors qu'il le voit, il sait que ce n'est pas vrai qu'il
ne le voit pas. Ou encore, peu importe comment vous appelez ce qu'il fait, que
ce soit voir ou rêver ou être conscient d'une impression, il sait que s'il le
fait, c'est mentir de dire qu'il ne le fait pas. Par conséquent, nous possédons
quelque chose de plus que le premier fait d'être ou d'exister. Comme son
ombre, voilà un premier énoncé de foi ou un premier commandement fondamental:
quelque chose ne peut pas être et ne pas être. En langage populaire, nous
dirons qu'il existe du vrai et du faux. Je dis dans en langage populaire, car
Thomas d'Aquin ne saura être plus subtile qu'au
moment où il expliquera que l'être ou l'existence n'est pas strictement la même
chose que la vérité; paraître vrai signifiera la saisie de l'existence d'un
être par un esprit capable de le faire. Mais, de façon générale, la division et
le dilemme sont entrés dans le monde primordial de l'actualité pure, amenant
l'ultime sorte de guerre dans le monde: le duel permanent entre Oui et Non.
C'est pour échapper à ce dilemme que bien des sceptiques ont obscurci l'univers
et dissout l'esprit. Ce sont les gens qui soutiennent qu'il existe quelque
chose qui est à la fois Oui et Non. J'ignore s'ils le prononcent Ouon.
L'étape
suivante de cette acceptation de l'actualité ou de la certitude, ou de ce qu'on
voudra bien l'appeler en langage populaire, est beaucoup plus difficile à
expliquer dans ce même langage. Mais elle est juste à l'endroit où presque tous
les autres systèmes se détraquent et abandonnent la première étape en faveur de
leur troisième étape. Thomas d'Aquin a commencé par
affirmer que notre première perception d'un fait est un fait et il ne saurait
revenir là-dessus sans admettre une fausseté. Pourtant, quand nous voyons un
fait ou des faits, comme nous les connaissons, nous observons en eux une
caractéristique passablement étrange, qui a rendu bien des modernes étrangement
sceptiques et nerveux à leur égard. Par exemple, les faits sont en grande
partie en état de changement, devenant une chose puis une autre; ou encore
leurs qualités sont relatives à d'autres choses; ou ils semblent se mouvoir
sans cesse, ou même disparaître complètement. C'est ici, dis-je, que bien des
sages lâchent prise du premier principe de la réalité qu'ils voulaient bien
concéder au point de départ et se réfugient dans l'idée qu'il n'existe rien
d'autre que le changement, ou rien d'autre que la comparaison, ou rien d'autre
que le flux, ou tout simplement rien du tout. Thomas d'Aquin
renverse l'argument de bord en bord, d'accord avec sa première prise de
conscience de la réalité. L'existence de l'existence, ou l'être de l'être, ne
fait aucun doute, même quand il en vient à ressembler à un devenir. Ceci
s'explique parce que nous ne saisissons pas la plénitude de son existence, ou
(pour employer un jargon plus contemporain) parce que nous ne voyons pas
l'existence dans son plein potentiel, dans sa parfaite réalisation. La glace
fond et devient de l'eau froide, laquelle est chauffée en eau chaude. L'eau ne
peut pas être les trois en même temps. Mais cela ne rend pas l'eau irréelle ou
même relative. Cela signifie seulement que son existence est limitée à être une
chose à la fois. Or la plénitude d'un être est d'être tout ce qu'il peut être,
sans quoi les formes moindres ou approximatives de son existence ne peuvent pas
être expliquées comme étant quelque chose; d'où la tentation de les expliquer
comme n'étant rien.
Cette
courte excursion peut au mieux être historique, sinon philosophique. Nous ne
pouvons y comprimer les preuves métaphysiques d'une telle idée, surtout pas dans
le langage métaphysique médiéval. Pourtant cette distinction se révèle comme un
point tournant dans l'histoire de la philosophie. En découvrant la mutabilité
apparente de l'existence, la plupart des penseurs en ont réellement oublié leur
propre saisie de l'existence et se sont mis à croire
uniquement en la mutabilité. Ils ne peuvent même plus dire qu'un objet en
devient un autre. Ils estiment qu'il n'existe aucun moment, dans ce processus,
où on a affaire à un être qui existe. Ça ne se ramènerait qu'à un changement.
Il serait plus logique de dire que rien change en un rien que de dire (selon
ces principes) qu'il y a eu un moment, ou qu'il pourra y en avoir un, où une
chose soit elle-même. Pour sa part, S. Thomas soutient qu'une chose ordinaire
est à tout moment quelque chose, mais n'est pas tout ce qu'elle pourrait être.
Il existe une plénitude d'existence où elle pourrait être tout ce qu'elle peut
être. De sorte que, pendant que la plupart des sages n'arrivent finalement à
rien d'autre qu'à un changement vide, il arrive à l'existence ultime qui est
inchangeable, parce qu'elle est toutes les autres choses à la fois. Alors
qu'ils décrivent un changement qui n'est véritablement qu'un changement de
rien, il décrit un inchangeable qui comprend les changements de toutes choses.
Les êtres changent parce qu'ils ne sont pas complets, mais leur réalité n'est
explicable qu'à partir d'un être qui est complet, lequel est Dieu.
Historiquement,
du moins, c'est à ce tournant étroit et serré que tous les sophistes se sont suivis
vers le néant pendant que l'homme de l'École accéda à l'autoroute de
l'expérience et de l'expansion pour accéder aux villes et à la construction des
villes. Ils ont tous échoué dès le début du jeu parce qu'ils ont soustrait dès
le début le premier chiffre auquel ils ont pensé. La saisie de quelque chose,
d'un être ou des choses, est le premier acte de l'intelligence. Mais, voyant
qu'à l'examen, une chose n'est pas fixée ou finale, ils en conclurent qu'il
n'existait rien de fixe ou de final. Aussi, de façons diverses, tous
commencèrent à voir dans une chose moins que quelque chose: une onde, une
faiblesse, une instabilité abstraite. S. Thomas, selon la même image, voyait
une chose plus étoffée qu'une chose. Elle était plus solide que le solide des
faits secondaires qu'il avait dès le début admis comme faits. Comme nous savons
que ces faits sont réels, tout élément évasif ou bizarre de leur réalité ne
peut quand même pas être irréel. Il doit simplement provenir de leur relation
avec une réelle réalité. Mille et une philosophies humaines, répandues à
travers le monde, allant du Nominalisme au Nirvana et au Maya, passant d'une
évolution informe à un quiétisme sans cervelle, proviennent de cette première
rupture de la chaîne thomiste: de l'idée, finalement, que nous ne voyons pas ce
que nous voyons, parce que nous sommes insatisfaits de ce que nous voyons ou
parce ce que ce que nous voyons ne s'explique pas tout seul. Le cosmos devient
alors une contradiction dans les termes et s'étrangle lui-même; alors que le
Thomisme le libère. La défectuosité de ce qui existe dans ce que nous voyons
provient simplement du fait que ce que nous voyons n'est pas tout ce qui
existe. Dieu est plus actuel que l'Homme lui-même, plus actuel même que la
Matière, car Dieu, avec tous ses pouvoirs, est immortellement en action à
chaque instant.
Une
comédie cosmique d'un type très curieux s'est produite récemment, concernant
les idées d'hommes très brillants, comme M. Bernard Shaw et le Doyen de St-Paul. Bref, des libres-penseurs de bien des catégories
ont souvent dit qu'ils n'avaient aucun besoin d'une Création parce que le
cosmos avait toujours existé et qu'il existerait toujours. M. Bernard Shaw
avait dit qu'il était devenu athée parce que l'univers avait continué à se
faire lui-même depuis le début des temps, ou plutôt sans avoir de début. Par la
suite, Monsieur le Doyen Inge afficha la plus parfaite consternation à l'idée
même que l'univers puisse avoir une fin. La plupart des Chrétiens modernes, qui
vivent de tradition là où les Chrétiens médiévaux vivaient de logique ou de
raison, avaient le vague sentiment que l'idée de les priver du Jour du Jugement
Dernier était plutôt épouvantable. La plupart des agnostiques modernes (qui
adorent qu'on traite leurs idées d'épouvantables) clamèrent
d'autant plus, d'une seule voix, que le réel univers scientifique, auto-générateur et suffisant, n'avait jamais eu besoin d'un
début et ne saurait avoir de fin. À ce moment même, voilà tout à coup que le
véritable scientifique, l'expert dans l'examen des faits déclara fortement,
comme la vigie sur un navire avertissant d'un récif, que l'univers allait à sa
fin. Il n'avait manifestement pas écouté les discours des amateurs. Il avait
consacré son temps à l'examen de la texture de la matière, et il rapportait
qu'elle se désintègre. Apparemment l'univers se défaisait au moyen d'une
explosion graduelle appelée énergie. Toute la chose allait certainement se
terminer et avait probablement eu un début. Cette annonce était très choquante,
non pour les fidèles de l'orthodoxie, mais pour les inorthodoxes,
qui sont plus facilement choqués. Monsieur le Doyen Inge, qui avait fait la
morale pendant des années aux orthodoxes sur leur devoir d'accepter toutes les
découvertes scientifiques, gémit à haute voix contre une découverte
scientifique nettement dépourvue de tact et implora presque les découvreurs
scientifiques d'aller ailleurs découvrir quelque chose d'autre. Presque
incroyable, mais le fait est qu'il se demanda avec quoi Dieu pourrait s'amuser
si l'univers devait cesser d'exister. Voilà jusqu'où l'esprit moderne a besoin
de Thomas d'Aquin. Mais, même sans l'Aquinate, j'ai de la difficulté à concevoir qu'une personne
éduquée, a fortiori une personne érudite, puisse le moindrement croire en Dieu
sans accepter que Dieu contienne en lui-même toutes les perfections, incluant
la joie éternelle, de sorte qu'il n'a pas besoin d'un système solaire comme
d'un cirque pour le distraire.
Quitter
ces présomptions, ces préjugés et ces déceptions personnelles pour entrer dans
le monde de S. Thomas fait l'effet de sortir d'une chambre noire où on se
bouscule pour accéder au grand jour. S. Thomas dit sans hésitation qu'il croit
lui-même que l'univers a un début et aura une fin,
parce que telle paraît être l'enseignement de l'Église. Et il défend, ailleurs,
par des douzaines d'arguments différents, la validité de ce message mystique
fait à l'humanité. De toute façon, l'Église a dit que le monde connaîtrait une
fin, et l'Église semble avoir eu raison; en supposant (comme nous sommes censés
le supposer) que les plus récents hommes de science ont raison. Mais Thomas d'Aquin, pour sa part, ne voyait aucune raison de la raison
qui empêche notre monde d'être sans fin et même sans début. Et il est certain
qu'avec un monde sans fin ou sans début, on a toujours la même nécessité
logique d'un Créateur. Quiconque ne voit pas cela, laisse-t-il gentiment
entendre, ne comprend pas vraiment ce qu'on entend par un Créateur.
En
effet, S. Thomas n'a pas dans son esprit l'image médiévale d'un vieux roi. Il a
la seconde étape de la grande argumentation concernant l'Ens
ou l'Existence, ce point si difficile à présenter sous la forme du langage
populaire. C'est pourquoi je l'ai ici introduit sous la forme d'une
argumentation posant l'existence du Créateur même s'il n'y avait pas de Jour de
la Création. En regardant l'Existence telle qu'elle est maintenant, comme le
bébé regarde le gazon, nous voyons un second aspect en elle. En termes
populaires, elle semble secondaire et dépendante. L'Existence existe, mais n'est
pas une existence suffisante; et elle ne saurait devenir ainsi par le seul fait
d'exister plus longtemps. La même saisie initiale qui nous dit qu'elle est Être
et Existence nous dit qu'elle n'est pas une Existence parfaite. Elle n'est pas
simplement imparfaite au sens populaire et controversé de comporter du péché ou
de la tristesse, mais imparfaite en tant qu'Existence. Elle est moins actuelle
que son actualité implique. Ainsi, son Existence n'est souvent qu'un Devenir;
commencer à exister ou cesser d'exister. Elle implique un être plus constant ou
complet dont elle n'a pas l'exemple en elle. Voilà la signification de
l'expression médiévale fondamentale, "Tout ce qui est en mouvement est mu
par un autre"; ce qui signifie et exprime beaucoup plus, dans la subtilité
claire de S. Thomas, que l'expression déiste voulant que "quelqu'un ait
remonté l'horloge" avec laquelle on la confond probablement souvent.
Quiconque réfléchit profondément verra que le mouvement contient en lui un
inachèvement essentiel qui le rapproche de quelque chose de plus complet.
L'argumentation
elle-même est plutôt technique et concerne le fait qu'une potentialité ne
s'explique pas elle-même: de plus, un développement doit toujours se rapporter
à quelque chose d'enveloppé. Il suffit de remarquer ici que les évolutionnistes
modernes qui ignorent cette argumentation ne le font pas parce qu'ils ont
découvert un défaut dans l'argumentation; ils n'ont simplement pas découvert
l'existence même de l'argumentation. Leur ignorance provient du fait qu'ils
sont trop superficiels pour voir le défaut de leur propre argumentation pendant
que la faiblesse de leur thèse est recouverte d'une phraséologie de mode alors
que la force de la thèse ancienne est cachée par une phraséologie démodée. Mais
les gens qui pensent réellement voient bien qu'il y a toujours quelque chose de
réellement impensable dans l'ensemble du cosmos évolutif comme ces gens le
conçoivent. Il se ramène seulement à quelque chose qui vient de rien, à un
incessant jet d'eau sortant d'une cruche vide. Ceux qui acceptent cela sans y
voir problème ont peu de chance d'atteindre la profondeur de Thomas d'Aquin et de saisir la solution à son problème. En un mot,
l'univers ne s'explique pas lui-même et ne peut pas simplement continuer à
prendre de l'extension. De toute façon, il est absurde qu'un Évolutionniste se
plaigne qu'il est impensable qu'un Dieu incontestablement impensable fasse
toutes choses à partir de rien et soutienne ensuite qu'il est plus pensable que
rien se transforme soi-même en toutes choses.
Nous
avons vu comment la plupart des philosophes évitent simplement de philosopher
sur des choses parce qu'elles changent. Ils évitent aussi de philosopher sur
des choses parce qu'elles sont différentes. Nous n'avons pas suffisamment d'espace
pour suivre S. Thomas à travers toutes ces hérésies négatives, mais nous devons
dire un mot sur le Nominalisme, c'est-à-dire sur le doute fondé sur les choses
différentes. Tout le monde sait qu'un Nominaliste déclare que les choses sont
trop différentes les unes des autres pour être classées et soutient qu'elles
sont seulement étiquetées. Thomas d'Aquin était un
Réaliste ferme mais modéré, et soutint par conséquent qu'il existe réellement
des qualités générales des êtres. Ainsi les êtres humains sont humains, et
autres paradoxes du genre. Être un Réaliste extrême l'aurait mené trop près
d'être un Platonicien. Il reconnaissait la réalité de l'individualité, mais
disait que cette réalité coexiste avec un caractère commun qui rend possible
une certaine généralisation. En fait, comme pour la plupart des choses, il a
dit exactement ce que le bon sens dirait, si des hérétiques intelligents
n'étaient pas venus le perturber. Mais ils persistent à le perturber. Je me
souviens quand M. H.G. Wells a subi une dangereuse attaque de philosophie
nominaliste et a pondu livre après livre pour démontrer que chaque être est
unique et atypique de même que chaque homme est un individu et n'est même pas
un homme. C'est délicieux et comique de voir que cette négation chaotique attire
particulièrement des gens qui se plaignent sans cesse du chaos social et qui
souhaiteraient l'enrégimenter au moyen des réglementations sociales
universelles. Les hommes qui disent qu'on ne peut rien classer insistent qu'on doit tout codifier. Ainsi, M. Bernard Shaw déclara que la
seule règle d'or est qu'il n'existe pas de règle d'or. Il préfère la règle de
fer, comme en Union Soviétique.
Ce
n'est cependant là qu'une petite inconsistance qu'on retrouve chez certains
individus modernes. Il existe une inconsistance bien plus profonde chez eux en
tant que théoriciens par rapport à la théorie générale appelée l'Évolution
créatrice. Ils semblent s'imaginer pouvoir éviter le doute métaphysique
concernant le changement en supposant (on ne sait trop pourquoi) qu'un
changement est toujours pour le meilleur. Pourtant, la difficulté mathématique
de déterminer un angle dans une courbe n'est pas altérée en renversant le
tableau et en disant qu'une courbe descendante est maintenant une courbe
ascendante. Allons au point: il n'y a pas de pointe dans une courbe, aucun
endroit où nous pouvons logiquement affirmer que la courbe a atteint son
sommet, ou révélé son origine, ou est arrivée à terme. Peu importe qu'ils
veuillent se réjouir de cette courbe et dire, "Il nous suffit qu'il y ait
toujours un au-delà", plutôt que de se lamenter, comme les poètes plus
réalistes du passé, devant la tragédie de la pure Mutabilité. Il ne suffit pas
qu'il y ait un au-delà, parce que cet au-delà peut se révéler insupportable. En
fait, l'unique défense de ce point de vue est que l'ennui est une telle agonie
que tout changement est un soulagement. Mais, en vérité, ils n'ont jamais lu S.
Thomas, sinon ils auraient découvert, avec une bonne dose de terreur, qu'ils
sont réellement d'accord avec lui. Ils veulent dire, en fait, que le changement
n'est pas que du changement, mais le déploiement de quelque chose. Et si
celle-ci est ainsi déployée, même s'il fallait douze millions d'années pour la
déployer, c'est qu'elle s'y trouvait déjà. En d'autres mots, ils sont d'accord
avec Thomas d'Aquin qu'on a partout un potentiel qui
n'a pas encore atteint sa fin en acte. Mais si elle est un potentiel défini et
si elle ne peut se terminer qu'en un acte défini, alors il existe une Grande
Existence, chez qui tous les potentiels existent déjà sous la forme d'un plan
d'action. En d'autres mots, on ne peut pas parler d'un changement pour le
meilleur sans que ce meilleur existe en quelque part, à la fois avant et après
le changement. Autrement, on n'a réellement que du seul changement, comme le
conçoivent les sceptiques les plus vides ou les pessimistes les plus noirs.
Supposons deux pistes entièrement nouvelles qui s'offrent au progrès de
l'Évolution créatrice. Comment l'évolutionniste saura-t-il quel Au-delà est le
meilleur, à moins qu'il ne reçoive un critère de meilleur du passé et du
présent? Selon leur théorie superficielle, tout peut changer, tout peut
s'améliorer, même la nature de l'amélioration. Mais, grâce à leur bon sens
caché, ils ne pensent pas vraiment qu'un idéal de bonté doive se transformer en
idéal de cruauté. Il leur arrivera typiquement d'utiliser timidement le mot
Objectif, But, [Téléonomie]; mais ils sont gênés par la simple mention du mot
Personne.
S.
Thomas est l'envers même d'un anthropomorphique, malgré sa perspicacité en tant
qu'anthropologue. Certains théologiens ont même prétendu qu'il était trop
agnostique et a trop fait de la nature de Dieu une abstraction intellectuelle.
Mais nous n'avons même pas besoin de S. Thomas, notre bon sens suffit, pour
savoir que, si on peut découvrir depuis le début, quelque chose qui peut être
appelé But, ou une équivalence, celui-ci doit demeurer en quelque chose qui
doit comporter les éléments essentiels d'une Personne. Il n'existe pas une
intention qui se promène toute seule dans l'air, pas plus qu'il n'existe un
souvenir dont personne ne se souvient ou une blague que personne n'ait jamais
faite. La seule porte de sortie pour les adeptes de telles suggestions est de
se réfugier dans une irrationalité insignifiante et sans fin; et même alors, il
est impossible de prouver que quelqu'un a le droit d'être déraisonnable si S.
Thomas n'a pas le droit d'être raisonnable.
Dans
notre esquisse de grande simplicité, je pense que nous avons ici la plus simple
vérité concernant S. Thomas le philosophe. Si l'on peut dire, il est quelqu'un
qui a été fidèle envers son premier amour, l'amour du premier jour. Dès qu'il a
rencontré les êtres, il a aussitôt reconnu en eux une qualité réelle et a par
la suite résisté à tous les doutes désintégrateurs provoqués par la nature de
ces êtres. C'est pourquoi j'ai insisté dès le début qu'il existe une sorte
d'humilité et de fidélité purement chrétienne qui soutient tout son réalisme
philosophique. S. Thomas pourrait aussi bien dire, après avoir simplement vu un
bâton ou une pierre, ce que S. Paul a dit après avoir vu le ciel caché s'ouvrir
à lui: "Je n'ai pas désobéi à la vision céleste." En effet, bien que
le bâton ou la pierre soit une vision terrestre, S. Thomas trouve par leur moyen
son chemin vers le ciel; l'important est qu'il obéit à cette vision et ne
revient pas sur elle. Presque tous les autres sages qui ont mené ou fourvoyé
l'humanité rebroussent chemin pour une raison ou une autre. Ils dissolvent le
bâton ou la pierre dans des solutions chimiques de scepticisme, soit par le
temps ou par le changement, soit par des difficultés de classement d'unités
uniques, soit par la difficulté d'accorder l'existence de la diversité et de
l'unité. La première de ces difficultés est le débat concernant la transition
fluide ou informe. La seconde est le débat entre le Nominalisme et le Réalisme,
ou portant sur l'existence des idées générales; la troisième est connue comme
l'énigme métaphysique antique de l'Un et du Multiple. Mais elles se ramènent à
peu près toutes à cette même image concernant S. Thomas. Il est fidèle envers
une première vérité et refuse une première trahison. Il ne niera pas ce qu'il a
vu, bien qu'elle soit une réalité secondaire et diverse. Il ne soustraira pas
les nombres qui ont pénétré dans sa pensée, même s'ils sont nombreux.
Il a
vu le gazon et le grain, et il n'ira pas dire qu'ils ne sont pas différents,
simplement parce qu'ils existent maintenant et que demain ils seront jetés au
feu. Telle est la substance de tout scepticisme concernant le changement, la
transition, le transformisme et le reste. Il ne dira pas qu'il n'y a pas de
gazon mais seulement une croissance. Si le gazon pousse puis se dessèche, cela
peut seulement signifier qu'il fait partie de quelque chose de plus grand, qui
est encore plus réel, et non que le gazon soit quelque chose de moins qu'il ne
paraît. S. Thomas a réellement le droit logique de dire, selon les paroles du
mystique moderne, A.E.: "C'est par le gazon que je suis de nouveau relié
au Seigneur."
Il a
vu le gazon et le grain, et il ne dira pas qu'ils ne sont pas différents, parce
qu'il y a quelque chose de commun entre le gazon et le grain. De même, il ne
dira pas qu'il n'y a rien de commun entre le gazon et le grain, parce qu'ils
sont réellement différents. Il ne dira pas, avec les Nominalistes extrêmes, que
le fait que le grain peut être différencié en une variété de fruits ou que le
gazon peut être écrasé dans la fange avec des herbes de toutes sortes nous
interdit d'établir une classification pour distinguer les herbes de la boue ou
de tracer une fine distinction entre la nourriture du bétail et le bétail. Il
ne dira pas plus, avec les Platoniciens extrêmes, qu'il a vu le fruit parfait
dans sa propre tête en fermant ses yeux, avant de voir une différence entre le
grain et le gazon. Il a vu une chose, puis une autre, puis une qualité commune
aux deux: il ne prétend pas avoir vu la qualité avant d'avoir vu la chose.
Il a
vu du gazon et du gravier; c'est dire qu'il a vu des choses réellement différentes;
des choses qui ne sont pas classées ensemble comme le gazon et le grain. Le
premier éclat de réalité nous révèle en fait un monde de choses réellement
étrangères qui ne sont pas seulement étranges par rapport à nous, mais aussi
entre elles. Les choses séparées n'ont besoin de rien d'autre en commun que
l'Existence. Toute chose est Existence, mais ce n'est pas vrai que toute chose
est Unité. C'est ici, comme je l'ai dit, que S. Thomas quitte définitivement,
pour ne pas dire avec défi, la compagnie du Panthéiste et du Moniste. Toutes
les choses existent, mais nous trouvons parmi elles cette chose qu'on appelle
différence tout autant que cette chose qu'on appelle similitude. Et nous
commençons encore ici notre relation avec le Seigneur, non seulement à partir
de l'universalité du gazon, mais à partir de l'incompatibilité entre le gazon
et le gravier. Car ce monde d'êtres différents et variés est tout
particulièrement le monde du Créateur chrétien; le monde des êtres créés, comme
des oeuvres d'un artiste, plutôt qu'un monde qui ne serait qu'une seule chose,
comme une sorte de voile miroitant et remuant en un changement trompeur, qui
est la conception commune à tant de religions anciennes de l'Asie et aux
sophistiques modernes de l'Allemagne. Face à celles-ci, S. Thomas demeure fixé
dans la même fidélité objective et têtue. Il a vu le gazon et le gravier. Il ne
désobéira pas à cette vision céleste.
En
résumé, la réalité des choses, la mutabilité des choses, la diversité des
choses, et toute autre chose du genre qu'on peut attribuer aux choses, est
respectée avec soin par le philosophe médiéval, sans perdre le contact avec
l'originale réalité. Nous n'avons pas de place dans ce livre pour préciser les
milliers d'étapes de la pensée qu'il franchit pour montrer qu'il a raison. Mais
le point que nous observons est que, en dehors du fait qu'il a raison, il est
dans le réel. Il est un réaliste d'une curieuse façon qui lui est propre, selon
une troisième façon, distincte des significations médiévale et moderne presque
contradictoires de ce mot. Même les doutes et les difficultés provenant de la
réalité l'ont poussé à croire encore plus à la réalité plutôt que moins. La tromperie
des choses qui a eu un si triste effet sur tant de sages, a l'effet presque
contraire sur ce sage. Si les choses nous trompent, c'est parce qu'elles sont
plus réelles qu'elles ne le paraissent. Elles nous trompent toujours lorsque
nous les prenons pour des buts; mais quand nous les voyons tendre vers un but
plus élevé, elles deviennent alors plus réelles que nous ne les pensons. Si
elles nous semblent, en quelque sorte, posséder une irréalité relative, c'est
parce qu'elles sont un potentiel plutôt qu'un actuel. Elles manquent
d'accomplissement, comme des sachets de semences ou des boîtes de feux
d'artifice. Elles contiennent en elles de quoi devenir plus qu'elles ne sont.
Et il existe un monde supérieur de ce que l'homme de l'École appelle
l'Épanouissement ou l'Accomplissement, où toute cette relativité devient une
actualité, où les arbres éclatent en fleurs ou les fusées explosent en
spectacle.
Je
laisse le lecteur, au tout premier échelon de ces échelles de logique par
lesquelles S. Thomas a entouré puis fait l'ascension de la Maison de l'Homme.
Il suffit de dire qu'il a utilisé des arguments tout aussi honnêtes et
laborieux pour atteindre les tourelles et parler avec les anges sur des toits
en or. Ceci a été une brève et insuffisante esquisse de sa philosophie; il est
impossible d'y mettre aussi sa théologie. Quand on écrit un tout petit livre
concernant un si grand homme, on est condamné à laisser quelque chose de côté.
Ceux le connaissent le mieux comprendront pourquoi, après profonde réflexion,
j'ai laissé de côté la seule chose importante.
—/—
On
dit souvent que S. Thomas, contrairement à S. François, n'a pas laissé de place
à l'élément indescriptible de la poésie dans son oeuvre. Ainsi, il y a peu de
références aux plaisirs qu'on peut prendre dans les fleurs et les fruits des
choses naturelles, bien qu'il se préoccupe des racines profondes de la nature.
Pourtant, je confesse qu'à la lecture de sa philosophie, j'ai éprouvé un
sentiment puissant et très particulier, analogue à la poésie. Il était
curieusement plus analogue encore à la peinture et me rappelle l'effet généré
par les meilleurs peintres modernes, quand ils projettent une lumière étrange
et crue sur des objets austères et triangulaires, ou lorsqu'ils semblent
tâtonner plutôt que saisir les piliers mêmes de l'esprit inconscient. Ceci
provient sans doute de la présence, dans son oeuvre, d'une qualité Primitive,
au meilleur sens de ce mot trop souvent maltraité. De toute façon, le plaisir
n'est pas uniquement un plaisir de la raison, mais aussi un plaisir de
l'imagination.
Cette
impression vient peut-être du fait que ces peintres traitent de réalités plutôt
que de mots. Un artiste dessine avec sérieux les courbes majestueuses d'un porc
parce qu'il ne pense pas au mot porc. Il n'y a pas d'autre penseur qui pense si
indubitablement aux choses et qui ne se laisse pas distraire par les mots, que
S. Thomas d'Aquin. Certes, de cette façon, il ne
profite pas de l'avantage des mots, mais ne souffre pas, non plus, de leur
désavantage. Ici, il est radicalement différent de S. Augustin qui était, entre
autres choses, un personnage fort spirituel. Il était aussi une espèce de poète
de la prose, doué d'un pouvoir sur l'aspect atmosphérique et émotionnel des
mots; de sorte que ses livres sont remplis de merveilleux passages qui émergent
de la mémoire comme des veloutes musicales, tels illi
in vos saeviant [Qu'ils ragent contre vous] ou
encore le cri inoubliable: "Tard dans la vie, j'ai appris à t'aimer, O
Antique Beauté!" Certes, on ne rencontre rien, ou peu, de cela chez S.
Thomas; mais s'il était dépourvu des plus hauts usages de la magie des mots, il
était aussi déchargé de leur abus, qu'on rencontre chez des artistes limités au
sentimentalisme ou renfermés sur eux-mêmes, et qui la transforment en une magie
noire et morbide. Aussi est-ce véritablement par une comparaison semblable avec
l'intellectuel purement introspectif que nous découvrons une indication de la
nature réelle de ce que je décris, ou plutôt que je ne parviens pas à décrire;
je veux dire cette poésie élémentaire et primitive qui brille dans toutes ses
pensées, et particulièrement dans la pensée par laquelle sa pensée commence:
l'intense justesse de son sens de la relation entre l'esprit et l'objet réel
extérieur à l'esprit.
L'étrangeté
des choses, qui est la lumière de toute poésie, et même de tout art, est réellement
liée à la qualité d'être autre, ou à ce qu'on appelle l'objectivité. Le
subjectif est nécessairement fade; c'est l'objectif qui offre de l'étrangeté et
de la nouveauté à l'imagination. Un grand contemplatif est ici tout à l'opposé
du faux contemplatif, le pauvre mystique qui ne regarde que sa propre âme,
l'artiste égoïste qui fuit le monde et se réfugie dans son esprit seul. Selon
S. Thomas, l'esprit agit librement par lui-même, mais sa liberté consiste
justement à trouver le chemin de la liberté et de la lumière du jour, de la
réalité et du monde des vivants. Chez le subjectiviste, la pression du monde
renferme l'imagination sur elle-même. Chez le Thomiste, la puissance de
l'esprit permet à l'imagination de sortir d'elle-même, ne fut-ce que parce que
les images qu'elle recherche sont des réalités. Toute leur romance et leur
attrait repose, en quelque sorte, sur le fait qu'elles sont réelles, qu'elles
sont des choses qui ne sont pas emprisonnées à l'intérieur de l'esprit. La
fleur est une vision parce qu'elle n'est pas uniquement une vision. Ou, si vous voulez, elle est une vision parce qu'elle n'est
pas un rêve. Telle est, pour le poète, l'étrangeté des pierres et des arbres et
des choses solides; ils sont étranges parce que solides. J'exprime cela d'abord
de façon poétique, et il faut une technique nettement plus subtile pour
l'exprimer de façon philosophique. Selon Thomas d'Aquin,
l'objet devient une partie de l'esprit; non, disons plutôt que selon Thomas d'Aquin, l'esprit devient actuellement l'objet. Mais, comme
un commentateur le note avec acuité, il devient uniquement l'objet et n'est pas
le créateur de l'objet. En d'autres mots, il existe véritablement en dehors de
l'esprit ou de l'absence d'esprit. Par conséquent, il apporte une ouverture
d'esprit dont il devient une partie. L'esprit conquiert un nouveau territoire
comme un empereur, mais uniquement parce que cet esprit a répondu à la porte
comme un serviteur. L'esprit a ouvert les portes et les fenêtres, parce que
l'activité même de cette maison est de découvrir ce qui est en dehors de la
maison. Si l'esprit suffit à soi-même, il est insuffisant pour soi-même. Car il
constitue précisément l'activité de se nourrir de faits, comme un organe
possède objectivement son objet, une alimentation à base de la viande énergique
qu'est la réalité.
Voyez
comment cette perspective évite deux précipices; les deux abîmes de
l'impuissance. L'esprit n'est pas uniquement réceptif, comme un buvard qui
absorberait passivement les sensations. Tout le matérialisme couard qui conçoit
l'homme comme totalement servile envers son milieu se fonde sur cette espèce de
mollesse. D'autre part, l'esprit n'est pas purement créateur, comme s'il
peignait des portraits sur les fenêtres et le prenait ensuite à tort pour le
paysage extérieur. L'esprit est actif, et son activité consiste à suivre, aussi
loin que la volonté choisit de le faire, la lumière du dehors qui éclaire
réellement des paysages réels. Voilà qui donne une qualité virile et
aventureuse à cette façon de voir la vie, comparativement à celle qui soutient
que les données matérielles se déversent dans un esprit sans défense, ou à
cette autre qui soutient que les influences psychologiques sortent de l'esprit
pour créer une fantasmagorie sans fondement. En d'autres mots, l'essentiel du
bon sens thomiste voit deux agents au travail: la réalité et la reconnaissance
de la réalité, et leur rencontre produit une sorte de mariage. C'est
véritablement un mariage, car il est fécond: l'unique philosophie dans ce monde
qui est réellement fécond. Elle a des résultats pratiques parce qu'elle sait
réunir un esprit aventureux et un fait étrange.
M.
Maritain s'est servi d'une admirable métaphore, dans son livre Théonas, lorsqu'il dit que le fait externe fertilise
l'intelligence interne comme l'abeille fertilise la fleur. De toute façon, tout
le système de S. Thomas repose sur ce mariage, ou ce qu'on voudra bien
l'appeler. Dieu a créé l'Homme afin qu'il soit capable de prendre contact avec
la réalité, et ce que Dieu a uni, qu'aucun homme ne le sépare.
Notons
maintenant que cette philosophie est l'unique philosophie pratique. On peut
réellement dire de presque toutes les autres philosophies que leurs adeptes
agissent malgré elles, ou ne font simplement rien. Aucun sceptique ne vit
sceptiquement, aucun fataliste ne vit fatalement. Tous, sans exception,
agissent à partir du principe selon lequel on peut prétendre ce qu'on ne peut
pas croire. Aucun matérialiste qui croit que son esprit est déterminé à sa
place par la boue, le sang et l'hérédité, n'hésite à se décider par lui-même.
Aucun sceptique qui croit que la vérité est subjective n'hésite à la traiter
objectivement.
L'oeuvre
de S. Thomas a ainsi une qualité productive qui manque à presque tous les
systèmes cosmiques qui sont apparus après lui. En effet, il construit déjà une
maison là où les nouveaux spéculateurs en sont encore à éprouver les barreaux
d'une échelle, démontrant la fragilité désespérée des briques avant leur
cuisson, analysant chimiquement le niveau spirituel de l'esprit et se querellant
pour savoir si on peut même produire les outils qui doivent servir à la
construction de la maison. Thomas d'Aquin a des
années-lumière d'avance sur eux, par-delà la signification chronologique de
l'expression selon laquelle une personne est en avance sur son temps. Il a, en
effet, jeté un pont qui franchit l'abîme du premier doute, et atteint la
réalité sur laquelle il a commencé sa construction. La plupart des philosophies
modernes ne sont pas de la philosophie mais un doute philosophique; c'est-à-dire
le doute qu'une philosophie puisse exister. Si nous acceptons le geste ou
l'argumentation fondamental de S. Thomas pour accueillir la réalité, les
déductions ultérieures seront également réelles. Elles seront des choses et non
des mots. Contrairement à Kant et à la plupart des Hégéliens, il a une foi qui
n'est pas uniquement un doute concernant un doute. Ce n'est pas seulement ce
qu'on appelle communément une foi envers une foi; il s'agit d'une foi envers un
fait. A partir de là, il peut aller de l'avant, et déduire, développer et
décider, comme un homme qui organise une ville et qui occupe le poste
décisionnel. Mais aucun homme d'une telle éminence n'a-t-il, depuis cette
époque, pensé qu'il existe une évidence réelle de quelque chose, même pas
l'évidence de ses propres sens, qui ait la puissance de porter le poids d'une
déduction assurée.
Nous
pouvons facilement inférer de tout ceci que ce philosophe ne survole pas
simplement les réalités sociales et ne les franchit pas seulement d'une
enjambée vers les réalités spirituelles, bien qu'il soit toujours orienté vers
ces dernières. Comme on le voit dans tous ses débats, il est possiblement
l'exemple parfait de la main de fer dans un gant de velours. Il fut une
personne qui donna toujours sa pleine attention à toute chose; et il paraît
conserver le regard sur chacune à mesure qu'elle passe. Pour lui, le momentané
était omniprésent. Le lecteur a l'impression que le moindre détail d'une
habitude économique ou d'un événement humain éphémère est, pendant cet instant,
sondé et presque écorché par les rayons convergeants
d'une loupe. Il est impossible de rapporter ici un millième des décisions
concernant des détails de la vie contenues dans son oeuvre; ce serait
équivalent à reproduire les comptes rendus légaux d'un incroyable siècle de
juges intègres et de magistrats judicieux. Nous devons nous contenter
d'effleurer un ou deux sujets évidents de ce genre.
J'ai
mentionné le besoin d'utiliser certains mots modernes pour offrir une ambiance
qui transmette une ambiance antique. Ainsi, nous avons pu dire que S. Thomas
était ce qu'entendent la plupart des modernes par le mot Optimiste. Il était
pareillement ce qu'ils indiquent vaguement par l'expression Libéral. Je ne veux
pas dire que ses mille et une suggestions politiques pourraient devenir des
articles du programme d'une telle croyance politique si jamais il existe de
véritables croyances politiques de nos jours. J'entends seulement qu'il
présente une atmosphère semblable qui contient l'étendue, l'équilibre et la
libre discussion. Il n'était pas vraiment un Libéral à la mesure des exigences
extrêmes des modernes, car, dans notre monde, les modernes semblent toujours
êtres les gens du temps passé plutôt que les gens du présent. Il était très
libéral comparé aux plus modernes de tous les modernes, car ils sont presque
tous en passe de devenir des Fascistes ou des Hitlériens. Le fait est qu'il
préférait manifestement le genre de décision atteinte par délibération que par
une intervention despotique. Bien qu'il reconnût avec assurance, comme tous ses
contemporains et ses coreligionnaires qu'une véritable auto-rité
doive avoir une sagesse d'auteur, il était plutôt opposé à la saveur de
l'arbitraire. Il était bien moins Impérialiste que Dante et son Papisme même
n'était guère impérial. Il affectionnait des formules comme "l'ensemble
des hommes libres" pour exprimer le matériel essentiel d'une cité. Et il
insistait sur le fait que la loi, lorsqu'elle cesse d'être juste, cesse même
d'être une loi.
Si
ce bouquin voulait verser dans la controverse, nous pourrions consacrer des
chapitres entiers sur l'économie tout autant que la morale du système thomiste.
Nous pourrions aisément démontrer qu'il était, dans ce domaine, autant un
prophète qu'un philosophe. Il sut prévoir dès le début le danger de l'économie
fondée principalement sur le commerce et la liberté de marché, qui commençait à
apparaître en son temps. Il n'a pas seulement soutenu que l'usure est
contre-nature, bien qu'il s'inscrive simplement là dans la foulée d'Aristote et
du bon sens élémentaire, qui n'a jamais été contredit par quiconque jusqu'au
temps des commercialistes qui nous ont menés à l'effondrement [de la
Dépression]. Le monde économique moderne commença avec l'écrit de Bentham sur La
défense de l'usure, et s'est terminé cent ans plus tard quand l'opinion
journaliste la plus commune a pu reconnaître que cette espèce de Finance était
insoutenable. Mais S. Thomas est allé plus loin que ça. Il mentionna même la
vérité, ignorée durant la longue période de l'idolâtrie commerciale, que les
objets produits uniquement pour être vendus risquent d'être de moindre qualité
que les objets produits pour être consommés. Nous abordons une difficulté de
langage dans les nuances du Latin quand nous arrivons à son affirmation que le
commerce comprend toujours un élément de inhonestas.
En effet, inhonestas n'a pas tout à fait le
même sens que malhonnêteté. Il signifie en quelque sorte "quelque chose
d'indigne," ou encore mieux, "quelque chose qui n'est pas tout à fait
chic." Et il avait raison. Car le commerce, au sens moderne, signifie
justement vendre quelque chose un peu plus cher que ce qu'il vaut, et les
économistes du dix-neuvième siècle ne l'auraient pas nié. Ils auraient
seulement dit que S. Thomas n'était pas un homme pratique, ce qui semblait
juste lorsque leur vision des choses menait à une prospérité pratique. Mais
cela prend un tout autre air quand elle a mené à une banqueroute généralisée.
Nous
nous heurtons, cependant, ici à un paradoxe
monumental de l'histoire. La philosophie et la théologie thomistes, lorsqu'on
les compare équitablement à d'autres philosophies, comme le Bouddhisme ou le
Monisme, et à d'autres théologies, comme le Calvinisme ou le Scientisme
Chrétien, présentent manifestement un système fonceur qui fonctionne, plein de
bon sens et de confiance pratique, et, de ce fait même, plein d'espoir et de
promesse. Et cet espoir n'est pas vain ni cette promesse sans lendemain. En
notre temps plutôt désespéré, on n'a pas d'hommes plus remplis d'espoir que
ceux qui voient en S. Thomas un meneur dans mille et une questions criantes
d'artisanat, de propriété et d'éthique économique. Il existe indubitablement un
Thomisme plein d'espoir et de créativité à notre époque. Nous constatons
curieusement, cependant, que ce mouvement n'a pas directement fait suite à
l'époque de S. Thomas. Certes, le treizième siècle a connu une forte avance du
progrès et, en certains domaines, telle la condition des paysans, la situation
s'est nettement améliorée à la fin du Moyen Âge. Mais nul ne peut honnêtement
dire que la Scolastique s'est nettement améliorée à la fin du Moyen Âge.
Personne n'est en mesure de dire jusqu'où l'esprit populaire des Frères a aidé
les mouvements médiévaux venus par la suite, ni comment cet immense Frère a pu,
avec ses lucides règles de justice et la sympathie qu'il a eue sa vie durant
pour les pauvres, contribuer indirectement à l'amélioration qui s'est
réellement produite. Ceux-là même qui ont suivi sa méthode, plutôt que son
esprit moral, ont dégénéré avec une étrange rapidité, et l'amélioration ne
s'est pas surtout produite dans la Scolastique. Nous devons reconnaître que
certains des Scolastiques ont pris le pire de la Scolastique et l'ont empiré.
Ils ont persisté à faire le décompte des étapes de la logique, mais chaque
étape de la logique les éloignait d'autant du bon sens. Ils ont oublié comment
S. Thomas avait débuté presque comme un agnostique et semblait décidé de ne
rien laisser sur terre, au ciel ou en enfer qui eut permis à quelqu'un d'en
demeurer agnostique, c'est-à-dire ignorant. Ils étaient comme des rationalistes
enragés qui n'admettraient aucun mystère dans la Foi. Au début, la Scolastique
offrait un aspect qui frappe le moderne comme fantaisiste et pédant, mais,
lorsqu'on la comprend correctement, elle menait sa fantaisie avec un bel
esprit. Il s'agissait de l'esprit de liberté, et particulièrement de l'esprit
de la volonté libre. Les spéculations concernant l'effet de la décision d'Ève
de ne pas manger le fruit de l'arbre, sur les végétaux, les animaux et les
anges, présentent une merveilleuse fantaisie. Mais, primordialement, nous avons
l'excitation du choix et le sentiment qu'elle aurait pu choisir autrement
qu'elle ne l'ait fait. Or, on conserva plutôt la technicité pointilleuse du
détective au détriment de l'excitation de l'histoire de détective qui l'a mise
en oeuvre. Le monde fut encombré d'innombrables volumes, démontrant logiquement
mille et une choses qui ne peuvent être connues que par Dieu. Ils développèrent
tout ce qui était réellement stérile dans la Scolastique et nous laissèrent la
tâche d'utiliser tout ce qui est réellement fertile dans le Thomisme.
On
offre plusieurs explications historiques. D'abord la Peste Noire a cassé les
reins du Moyen Âge; puis le déclin de la culture cléricale qui s'ensuivit eut
beaucoup à faire dans la provocation de la Réforme. Je soupçonne cependant
l'existence d'une autre cause qui se résume dans le fait que les fanatiques de
l'époque, qui eurent maille à partir avec Thomas d'Aquin,
laissèrent une école de pensée derrière eux, laquelle allait en quelque sorte
connaître son propre triomphe. Les Augustiniens les plus étroits, qui voyaient
la vie chrétienne de façon étroite, ne pouvaient même pas commencer à saisir
l'allégresse du grand Dominicain devant l'éclat de l'Existence, ni la gloire de
Dieu exprimée dans toutes ses créatures. Ils persévérèrent à mettre
fiévreusement à l'avant chaque texte ou encore chaque vérité, qui leur parut
pessimiste et paralysante. Ces Chrétiens de l'ombre ne purent être extirpés de
la Chrétienté. Ils y demeurèrent et attendirent l'occasion favorable. Les
Augustiniens de l'étroitesse, qui n'avaient que faire
de science ou de raison ou d'un usage rationnel des objets de ce monde,
auraient pu être défaits par l'argumentation, mais ils avaient accumulé une
puissante passion de conviction. Il y avait ainsi un monastère augustinien,
dans le nord, où cette passion arrivait au seuil critique d'une explosion.
Thomas
d'Aquin avait frappé fort; mais il n'avait pas
totalement réglé le cas des Manichéens. On ne règle pas facilement le cas des
Manichéens, au sens de régler pour de bon. Il avait assuré que le caractère
général du Christianisme qui nous serait légué serait surnaturel mais non
anti-naturel, et ne serait jamais assombri par une fausse spiritualité qui
anéantisse le Créateur et le Christ qui fut fait Homme. Mais sa tradition
s'engagea dans des habitudes intellectuelles moins libérales et moins
créatrices. Aussi, pendant que la société médiévale s'étiolait et dégénérait
pour d'autres raisons, la chose qu'il avait combattue se faufilait à nouveau
dans la Chrétienté. Un certain esprit ou élément de la religion chrétienne,
nécessaire et parfois noble, mais demandant toujours à être équilibré par
d'autres éléments plus doux et généreux de la Foi, commença à se renforcer, à
mesure que le cadre de la Scolastique se raidissait ou se brisait. La Crainte
du Seigneur, qui est le début de la sagesse, et qui appartient conséquemment
aux débuts et qu'on éprouve dans les froides heures menant à l'aube de la civilisation;
la puissance qui émerge de la nature sauvage et qui est transportée par les
tornades et brise les dieux de pierre; la puissance devant laquelle les nations
orientales se sont prosternées de toute leur longueur; la puissance devant
laquelle les prophètes primitifs courraient nus en poussant leurs cris,
proclamant et fuyant en même temps leur dieu; la crainte qui doit être
enracinée dans les débuts de chaque religion, vraie ou fausse, la crainte du
Seigneur, qui est le début de la sagesse mais non sa fin.
On
offre souvent comme exemple de l'indifférence ironique des souverains face aux
révolutions, et particulièrement de la frivolité de ceux qu'on a désignés comme
les Papes Païens de la Renaissance, face à la Réforme, l'histoire qu'au moment
où le Pape entendit parler pour la première fois des premières agitations du
Protestantisme, débutant en Allemagne, il se serait contenté de commenter qu'il
s'agissait simplement "d'une querelle de moines". Certes, chaque Pape
avait l'habitude des querelles entre les ordres monastiques, mais on a toujours
considéré comme une négligence étrange et presque inimaginable le fait qu'il ne
voyait pas plus que cela dans les débuts du grand schisme du seizième siècle.
Pourtant, dans un sens plus profond, il y a quelque chose à dire en faveur de
ce qu'on le blâme d'avoir dit. D'une certaine façon, les schismatiques avaient
des ancêtres spirituels dans l'époque médiévale.
Nous
avons rencontré ces ancêtres plus tôt dans ce livre, et il s'agissait bien
d'une querelle de moines. Nous avons vu comment le nom bien connu d'Augustin,
jamais prononcé sans respect par Thomas d'Aquin, mais
souvent mentionné en désaccord, endossait une école augustinienne de pensée qui
survécut plus longtemps, comme il se doit, dans l'Ordre des Augustiniens. La
différence, comme toute différence entre Catholiques, n'était qu'une différence
d'accent. Les Augustiniens insistaient sur l'impuissance de l'homme devant
Dieu, sur la connaissance absolue de Dieu concernant la destinée de l'homme,
sur le besoin d'une sainte crainte et de l'humiliation de l'orgueil
intellectuel, plus que sur les vérités opposées et complémentaires de la
volonté libre, de la dignité humaine et des bonnes oeuvres. Dans ce sens, ils
perpétuaient réellement la note distinctive de S. Augustin, qui est encore
relativement considéré de nos jours comme le Docteur Déterministe de l'Église.
Mais il y a insistance et insistance; et le temps approchait où l'insistance
d'un aspect allait devenir la contradiction radicale de l'autre. L'affaire commença
possiblement comme une querelle de moines; mais le Pape allait apprendre
combien un moine peut être querelleur. En effet, il y avait un moine en
particulier dans un monastère augustinien des forêts allemandes qui, peut-on
dire, avait un talent particulier et exceptionnel pour l'insistance; pour une
insistance et rien d'autre que l'insistance; pour une insistance avec la force
d'un tremblement de terre. Il était le fils d'un tailleur d'ardoise; un homme
doué d'une voix puissante et d'une remarquable personnalité: ruminante, sincère
et notablement morbide. Son nom était Martin Luther. Ni Augustin, ni les
Augustiniens n'auraient voulu voir le jour d'une telle défense de la tradition
augustinienne. Mais, d'une façon, possiblement, la tradition augustinienne fut
ainsi finalement vengée.
Elle
émergea à nouveau de sa cellule, par un jour de tempête et de ruine, et réclama
d'une voix nouvelle et puissante une religion élémentaire et émotionnelle et la
destruction de toutes les philosophies. Elle tenait particulièrement en horreur
les grandes philosophies grecques et la scolastique fondée sur ces
philosophies. Elle avait une théorie qui effectuait la destruction de toutes
les théories; en réalité, sa théologie était elle-même la mort de la théologie.
L'homme ne pouvait rien dire à Dieu, rien dire venant de Dieu, rien dire de
Dieu, hormis pousser un appel presque inarticulé pour la miséricorde et l'aide
surnaturelle du Christ, dans un monde où tous les êtres naturels n'avaient
aucune utilité. La raison était inutile. La volonté était inutile. L'homme ne
pouvait pas se mouvoir le moindrement par lui-même, pas plus qu'une pierre.
L'homme ne pouvait pas plus faire confiance en sa tête qu'un navet le pouvait.
Il ne restait rien sur terre ni au ciel si ce n'est le nom du Christ offert
comme un appel solitaire, déchirant comme le cri d'une bête blessée.
Nous
devons rendre justice aux personnages notables qui sont les charnières de
l'histoire. Peu importe la force et la justice de notre conviction dans la
controverse, nous ne devons pas nous méprendre à penser qu'une banalité a
transformé le monde. Il en va ainsi pour ce grand moine augustinien, vengeur de tous les Augustiniens ascétiques du Moyen Âge,
dont la forme large et robuste fut assez grande pour cacher pendant quatre
siècles la montagne lointaine de l'Aquinate. Ce
n'était pas, comme le disent avec plaisir les modernes, une affaire de
théologie. La théologie protestante de Martin Luther est une chose qu'aucun
Protestant contemporain n'accepterait comme sienne ou ne toucherait avec une
perche. Ce Protestantisme était du pessimisme, rien d'autre que l'insistance
radicale sur l'état désespéré de toute vertu humaine comme moyen d'échapper à
l'enfer. Ce Luthéranisme est maintenant irréel; d'autres phases plus modernes du
Luthéranisme sont encore plus irréelles; mais Luther n'était pas irréel. Il fut
un de ces grands barbares élémentaires à qui il arrive de changer le monde.
Comparer ces deux personnages, pourtant si lourds dans l'histoire, sur un
palier philosophique, serait évidemment futile et même injuste. Sur une carte
mentale de la dimension de Thomas d'Aquin, l'esprit
de Luther serait presque invisible. Mais il n'est pas faux de dire comme tant
de journalistes ont pu le dire sans se préoccuper du vrai et du faux, que
Luther commença une ère nouvelle, et commença ainsi le monde moderne.
Il
fut le premier homme qui fit un usage conscient de son conscient ou de ce qu'on
appellera plus tard sa Personnalité. Il possédait de fait une personnalité
relativement puissante. Thomas d'Aquin avait une
personnalité encore plus puissante. Il exerçait une présence imposante et
attirante. Il possédait une intelligence qui pouvait couvrir le monde entier
comme une batterie d'artillerie. Il possédait cette présence d'esprit
instantanée dans un débat qui seule mérite le nom d'esprit. Mais il ne lui vint
jamais à l'esprit d'utiliser autre chose que cet esprit dans la défense d'une
vérité distincte de lui-même. Thomas d'Aquin ne
songea jamais à utiliser Thomas d'Aquin comme une
arme. A aucun endroit on ne voit qu'il ait tiré avantage de sa naissance, de
son physique, de son intelligence ou de sa formation comme argument dans un
débat contre une autre personne. Bref, il appartenait à une époque
d'inconscience intellectuelle, à une époque d'innocence intellectuelle, qui
savait être intellectuelle. Luther, pour sa part, nous lança dans la mentalité
moderne dépendante de choses qui ne sont pas seulement de l'intelligence. Il
n'est pas ici question de louer ou de blâmer; peu importe qu'il ait eut une
forte personnalité ou qu'il ait été une brute dans une cour d'école. Quand il
cita un texte de l'Écriture Sainte, et y mit un mot qui ne se trouvait pas dans
l'Écriture Sainte, il se contenta de répondre à ses contradicteurs:
"Dites-leur que le Docteur Martin Luther veut qu'il en soit ainsi!"
C'est ce que nous appelons de la Personnalité. Plus tard, c'est devenu de la
Psychologie. Après ce serait la Publicité ou l'art de la vente. Nous ne sommes
pas préoccupés d'établir les avantages et les désavantages. On doit à ce grand
pessimiste Augustinien, non seulement de reconnaître finalement sa victoire sur
l'Ange des Écoles, mais aussi de reconnaître véritablement l'édification du
monde moderne. Il a détruit la Raison et lui a substitué la Suggestion.
On dit
que le grand Réformateur a brûlé en public la Somme Théologique et les
autres oeuvres de Thomas d'Aquin, et notre livre peut
se terminer avec le brasier fait avec de tels livres. On dit qu'il est très
difficile de brûler un livre, et il dut être très difficile de brûler la
montagne de livres que le Dominicain avait apportés aux débats de la
Chrétienté. De toute façon, il y a quelque chose de terrible et d'apocalyptique
à l'idée d'une telle destruction, quand nous considérons la complexité serrée
de cette étude encyclopédique des réalités sociales, morales et théoriques.
Toutes ces définitions bien ciselées qui évitaient tant d'erreurs et
d'extrémismes; tous ces jugements universels et équilibrés concernant les
conflits de loyautés ou le choix des maux; toutes les reconnaissances des
faiblesses humaines et toutes les mesures pour rétablir la santé humaine; toute
la masse de l'humanisme médiéval flétri et transformé en fumée devant le regard
de son ennemi. Puis l'immense paysan passionné se réjouit sombrement, parce que
le jour de l'Intelligence était terminé. L'oeuvre brûlait phrase par phrase,
syllogisme par syllogisme; et les maximes en or se transformèrent en flammes
dorées de la dernière gloire mourante de tout ce qui avait été la grande
sagesse des Grecs. La grande Synthèse centrale de l'histoire, qui devait relier
le monde ancien et le monde moderne, partit en fumée et, pour la moitié du
monde, s'évanouit en vapeurs.
Pendant
un certain temps, la destruction sembla finale. Ceci est encore consigné par le
fait que des hommes modernes (du Nord) peuvent encore écrire des histoires de
la philosophie où la philosophie se termine avec les derniers sophistes de
Grèce et de Rome; et ne réapparaît pas avant l'apparition d'un philosophe de
troisième ordre comme [René Descartes ou] Francis Bacon. Pourtant, ce petit
livre, s'il ne fait rien d'autre et n'a aucune autre
valeur, pourra offrir un témoignage selon lequel la marée a de nouveau changé
son cours. Nous voici quatre cents ans plus tard et ce livre-ci, je l'espère
(et je suis heureux de dire que je le crois) sera probablement perdu et oublié
dans le déluge de meilleurs livres sur S. Thomas d'Aquin
qui sortent présentement de toutes les presses d'Europe et même d'Angleterre et
des États-Unis. Comparativement à ces livres, nous avons ici un produit
d'amateur sans grande importance, qui ne court guère le danger d'être brûlé.
Et, s'il l'était, on ne remarquerait pas sa disparition dans l'averse d'écrits
nouveaux et magnifiques consacrés à la philosophia perennis, à la Philosophie de Tous les Temps.